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Full text of "Les maitres sonneurs"

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IBKARY   '    , 


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LES 


MAITRES    SONNEURS 


JV 


^\ 


ASTOlN       Nt^-  XOhM,  Dgiti-dby  Google 


f*jris.  —  iMP.  DB  LA  LiBRAiRii  RouTELLB.  —  A.  Dclrambre,  f5,  me  Breda. 


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GEORGE    SAND 


LES  MAITRES 


SONNEURS 


PARIS 

LIBRAIRIE  NOUVELLE 

BOULETARD  DES  ITALIENS)   15,    Slf  FACE  DE  LA  VAI80H  DOtiB 

U  tnutociion  et  la  reproduction  sont  résenréet 

1857  :-:!•  v    -    •  ^ 


'by^GoÔglè 


•   •     •  <>     (•        > 


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A  MONSIEUR  EUGÈNE  LAMBERT. 


Mon  cber  enfant,  puisque  tu  aimes  à  m*entendre  raconter  ce 
que  racontaient  les  paysans  à  la  veillée,  dans  ma  jeunesse, 
quand  j*aYais  le  temps  de  les  ^coûter,  je  vais  tâcher  de  me  rap- 
peler l'histoire  d'Etienne  Depardieu  et  d'en  recoudre  les  fro- 
ments épars  dans  ma  mémoire.  Elle  me  fut  dite  par  lui-m  me, 
en  plusieurs  soirées  de  breyage;  c'est  ainsi,  tu  le  sais,  qu  on  ap- 
pelle les  heures  assez  avancées  de  la  nuit  où  l'on  broie  le  chan- 
vre, et  où  chacun  alors  apportai!  sa  chronique  II  y  a  déjà  long- 
temps que  le  père  Depardieu  dort  du  sommeil  des  justes,  et  il 
était  assez  vieux  quand  il  me  fit  le  récit  des  naïves  aventures 
de  sa  jeunesse.  C'est  pourquoi  je  le  erai  parler  lui-même,  en 
imitant  sa  manière  autant  qu'il  me  sera  possible.  Tu  ne  me 
reprocheras  pas  d'y  mettre  de  l'obstination,  toi  qui  sais,  par  ' 
expérience  de  tes  oreilles,  que  les  pensées  et  les  émotions  d'un 
paysan  ne  peuvent  être  traduites  dans  notre  style,  sans  s'y  dé- 
naturer entièrement  et  sans  y  prendre  un  air  d'affectation 
choquante.  Tu  sais  aussi,  par  expérience  de  ton  esprit,  que  les 
paysans  devinent  ou  comprennent  beaucoup  plus  qu'on  ne  les 
en  croit  capables,  et  tu  as  été  souvent  frappé  de  leurs  aperçus 
soudains  qui,  même  dans  les  choses  d'art,  ressemblaient  à  des 

I 

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révélations.  Si  je  fusse  venue  te  dire,  dans  ma  langue  et  dans 
la  tienne,  certaines  choses  que  tu  as  entendues  et  comprises 
dans  la  leur,  tu  les  aurais  trouvées  si  invraisemblables  de  leur 
part,  que  tu  m'aurais  accusée  d'y  mettre  du  mien  à  mon  insu, 
et  de  leur  prêter  des  réflexions  et  des  sehtiments  qu'ils  ne 
pouvaient  avoir.  En  effet,  il  suffit  d'introduire,  dans  l'expres- 
sion de  leurs  idées,  un  mot  qui  ne  soit  pas  de  leur  vocabu- 
laire, pour  qu'on  se  sente  porté  à  révoquer  en  doute  l'idée  même 
émise  par  eux;  mais,  si  on  les  écoute  parler,  on  reconnaît  que 
s'ils  n'ont  pas,  comme  nous,  un  choix  de  mots  appropriés  à 
toutes  les  nuances  de  la  pensée,  ils  en  ont  encore  assez  pour 
formuler  ce  qu'ils  pensent  et  décrire  ce  qui  frappe  leurs  sens. 
Ce  n'est  donc  pas,  comme  on  me  l'a  reproché,  pour  le  plaisir 
puéril  de  chercher  une  orme  inusitée  en  littérature,  encore 
moins  pour  ressusciter  d'anciens  tours  de  langage  et  des 
expressions  vieillies  que  tout  le  monde  entend  et  connaît  de  reste, 
que  je  vais  m'astreindre  au  petit  travail  de  conserver*au  récit 
d'Etienne  Depardieu  la  couleur  qui  lui  est  proprOi  C'est  parce 
qu'il  m'est  impossible  de  le  faire  parler  comme  nous,  sans  dé- 
naturer les  opérations  auxquelles  se  livrait  son  esprit,  en  s'ex- 
pliquant  sur  des  points  qui  ne  lui  étaient  pas  familiers,  mais 
où  il  portait  évidemment  un  grand  désir  de  comprendre  et  d'être 
compris.  ,, , . 

Si,  malgré,  l'attention  et  la  conscience,  que  j'y  mettrai,  tu 
trouves  encore  quelquefois  que  mon  narrateur  voit  trop  clair  ou 
trop  trouble  dans  les  sujets  qu'il  aborde,  ne  t'en  prends  qu'à 
l'impuissaiice  de  ma  traduction.  Forcée  d^  choisiir  dans  les  ter- 
mes usités  de  chez  njous,  ceux,  qui  peuvent  être  entendus  de 
tout  le  monde,  je  me  prive  volpntairement  des  plus  originaux 
et  des  plus  expressifs  ;  mais,  au  moins,  j'essayerai  de  n'en  point 
introduire  qui  eussent  été  inconnus  au  paysan  que  je  fais  par- 
ler, lequel,  bien  supérieur  à  ceux  d'aujourd'hui,  ne  se  piquait 
pas  d'employer  des  mots  inintelligibles  pour  ses  auditeurs-  et 
pour  lui-même. 

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III 

Je  te  dédie  ce  roman,  non  pour  te  donner  une  marque  dV 
mitié  maternelle,  dont  tu  n'as  pas  besoin  pour  te  sentir  ^e  ma 
famille,  mais  pour  te  laisser,  après  moi,  un  point  de  repère 
dans  tes  souvenirs  de  ce  Berry  qui  est  presque  devenu  ton  pays 
d'adoption.  Tu  te  rappelleras  qu'à  l'époque  où  je  récrivais,  tu 
disais  :  «  A  propos,  je  suis  venu  ici,  il  y  a  bientôt  dix  ans,  pour 
y  passer  un  mois.  Jl  faut  pourtant  que  je  songe  à  m'en  aller.  » 
Et  comme  je  n'en  voyais  pas  la  raison,  tu  m'as  représenté  que 
tu  étais  peintre,  que  tu  avais  travaillé  dix  ans  chez  nous  pour 
rendre  ce  que  tu  voyais  et  sentais  dans  la  nature,  et  qu'il  te 
devenait  nécessaire  d'aller  chercher  à  Paris  le  contrôle  de  la 
pensée  et  de  l'expérience  des  autres.  Je  t'ai  laissé  partir,  mais 
à  la  condition  que  tu  reviendrais  passer  ici  tous  les  étés.  Dès  à 
présent,  n'oublie  pas  cela  non  plus.  Je  t'envoie  ce  roman 
comme  un  son  lointain  de  nos  cornemuses,  pour  te  rappeler 
que  les  feuilles,  poussent,  que  \es  rossignols  sont  arrivés,  et 
que  là  grande  fête  printanière  de  la  nature  va  commencer  aux 
champs. 

GEORGE  SAND. 


Nohant,  le  17  ayril  itt». 


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LES 


MAITRES    SONNEURS 


Pl^mlère  Teillée. 


Je  né  suis  point  né  d'hier,  disait,  en  1828,  le  père  Etienne. 
Je  suis  venu  en  ce  monde,  autant  que  je  peux  croire.  Tan- 
née 54  ou  55  du  siècle  passé.  Mais,  n'ayant  pas  grande  sou- 
venance de  mes  premiers  ans,  je  ne  vous  parlerai  de  moi 
qu'à  partir  du  temps  de  ma  première  communion^  qui  eut 
lieu  en  70,  à  la  paroisse  de  Saint-Chartier,  pour  lors  des- 
servie par  monsieur  Tabbé  Montpérou,  lequel  est  aujour- 
d'hui bien  sourd  et  bien  cassé. 

Ce  n'est  pas  que  notre  paroisse  de  Nohant  fût  supprimée 
dans  ce  temps-là  ;  mais  notre  curé  étant  mort,  il  y  eut, 
pour  un  bout  de  temps ,  réunion  des  deux  églises  sous  la 
conduite  du  prêtre  de  Saint-Chartier,  et  nous  allions  tous 
les  jours  à  son  catéchisme,  moi,  ma  petite  cousine,  un  gars 
appelé  Joseph,  qui  demeurait  en  la  même  maison  que  mon 
oncle,  et  une  douzaine  d'autres  enfants  de  chez  nous. 

Je  dis  mon  oncle  pour  abréger,  car  il  était  mon  grand- 
oncle,  frère  de^a  grand'mère,  et  avait  nom  Brulet ,  d'où 
sa  petite-tille,  étant  seigle  héritière  de  son  lignage,  était  ap- 
pelée Brulette,  sans  qu'on  fît  jamais  mention  de  son  nom 
de  baptême,  qui  était  Catherine. 

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6  LES  MAITRES  SONNEURS 

El  pour  vous  dire  tout  do  suite  les  choses  comme  elles 
étaient,  je  me  sentais  déjà  d'aimer  Brulelle  plus  que  je  n'y 
étais  obligé  comme  cousin,  et  j'étais  jaloux  de  ce  que  Joseph 
demeurait  avec  elle  dans  un  petit  logis  distant  d'une  portée 
de  fusil  des  dernières  maisons  du  bourg,  et  du  mien  d'un 
quart  de  lieue  de  pays  :  de  manière  qu'il  la  voyait  à  toute 
heure ,  et  qu'avant  le  temps  qui  nous  rassembla  au  caté- 
chisme, je  ne  la  voyais  pas  tous  les  jours. 

Voici  comment  le  grand-père  à  Brulette  et  la  mère  à 
Joseph  demeuraient  sous  même  chaume.  La  maison  ap- 
partenait au  vieux,  et  il  en  avait  loué  la  plus  pefite  moitié  à 
cette  femme  veuve  qui  n'avait  pas  d'autre  enfant.  Elle  s'ap- 
pelait Marie  Picot,  et  était  encore  raariable,  car  elle  n'avait 
pas  dépassé  de  grand'chose  la  trentaine,  et  se  ressouvenait 
bien,  dans  son  visage  et  dans,  sa  taille,  d'avoir  été  une  très- 
jolie  femme.  On  la  traitait  encore,  par-ci,  par-là,  de  la  belle 
Mariton,  ce  qui  ne  lui  déplaisait  point,  car  elle  eût  souhaité 
se  rétablir  en  ménage  ;  mais  n'ayant  rien  que  son  œil  vif  et 
son  parler  clair,  elle  s'estimait  heureuse  de  ne  pas  payer 
gros  pour  salocature,  et  d'avoir  pour  propriétaire  et  pour 
voisin  un  vieux  homme  juste  et  secourable,  qui  ne  la  tour- 
mentait guère  et  l'assistait  souvent. 

Le  père  Brulet  et  la  veuve  Picot,  dite  Mariton,  vivaient 
ainsi  en  bonne  estime  l'un  de  l'autre  depuis  une  douzaine 
d'années,  c'est-à-dire  depuis  le  jour^où,  la  mère  à  Brulette 
étant  morte  en  la  mettant  au  monde,  cette  Mariton  avait 
soigné  et  élevé  l'enfant  avec  autant  d'amour  et  d'égard  que 
le  sien  propre. 

Joseph,  qui  avait  trois  ans  de  plus  que  Brulette,  s'était  vu 
bercer  dans  la  même  crèche,  et  la  pouponne  avait  été  le 
premier  fardeau  qu'on  eût  confié  à  ses  petits  bras.  Plus 
tard  ,  le  père  Brulet,  voyant  sa  voisine  gênée  d'avoir  ces 
deux  enfants  déjà  forts  à  surv^ller,  avait  pris  chez  lui  le 
garçon ,  si  bien  que  la  petite  dormait  auprès  de  la  veuve 
et  le  petit  auprès  du  vieux.  • 

Tous  quatre,  d'ailleurs-,  mangeaient  ensemble,  la  Mariton 
apprêtant  les  repas ,  gardant  la  maison  et  rhabillant  les 
nippes,  tandis  que  le  vieux,  qui  était  encore  solidB  au  tra- 


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LES  MAITRES  SONNEURS  7 

vail ,  allait  en  journée ,  et  fournissait  au  plus  gros  de  la 
dépense. 

Ce  n'est  pas  qu'il  fût  bien  riche  et  que  Je  vivre  fût  bien 
conséquent;  mais  cette  veuve  aimable  et  de  bon  cœur  lui 
faisait  honnête  compagnie^  et  Brulette  la  regardait  si  bien 
comme  sa  mère,  que  mon  oncle  s'était  accoi^tumé  à  la  re- 
garder comme  sa  ôlle  ou  tout  au  moins  comme  sa  bru. 

Il  n'y  avait  rien  au  monde  de  si  gentil  et  de  si  mignon 
que  la  petite  fiJle  ainsi  élevée  par  Mariton.  Gomme  cette 
femme  aimait  la  propreté  et  se  tenait  toujours  aussi  brave 
que  son  raoyeni  le  lui  permettait,  elle  avait,  de  bonne 
.heure,  accoutumé  Brulette  à  se  tenir  de  même,  et,  à  Fâge 
où  les  enfants  se  traînent  et  se  roulent  volontiers  comme 
de  petits  animaux,  celle-ci  était  si  sage,  si  ragoûtante  et 
si  coquette  dans  toute  son  habitude,  que  chacun  la  voulait 
embrasser  :  mais  déjà  elle  se  montrait  chiche  de  ses  ca- 
resses et  ne  se  familiarisait  qu'à  bonnes  enseignes. 

Quand  elle  eut  douze  ans,  c'était  déjà  comme  une  petite 
femme,  par  moments  ;  et,  si  elle  s'oubliait  à  gaminer  au 
catéchisme,'  emportée  par  la  force  de  son  jeune  âge,  elle  se 
reprenait  vitement,  comme  poussée  au  respect  d'elle-même 
encore  plus  que  de  la  religion. 

Je  ûe  sais  pas  si  nous  aurions  pu  dire  pourquoi ,  mais 
tous  tant  que  nous  étions  de  gars  assez  diversieux  au  ca* 
téchisme,  nous  sentions  la  différence  qu'il  y  avait  entré 
elle  et  les  autres  fillettes. 

Parmi  BOUS,' il  faut  bien  vous  confesser  qu'il  y  en  avait 
d'un  peu  grands  :  mêmement ,  Joseph  avait  quinze  ans  et 
j'en  avais  seize,  ce  qui  était  une  honte  pour  nous  deux,  au 
dire  de  monsieur  le  curé  et  de  nos  parents.  Ce  retard  pro- 
venait de  ce  que  Joseph  était  trop  paresseux  pour  se  mettre 
l'instruction  dans  la  tête,  et  moi  trop  bandit  pour  y  donner 
attention  ;  si  bien  que,  depuis  trois  ans,  nous  étions  ren- 
voyés de  classe,  et,  sans  l'abbé  Montpérou,  qui  se  montra 
moins  exigeant  que  notre  vieux  curé,  je  crois  que  nous  y 
serions  encore.  .' 

Et  puis,  il  est  juste  de  confesser  aussi  que  les  garçonnets 
sont  toujours  plus- jeunes  en  esprit  que  les:  iilletteft  :  aussi, 


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8  LES  MAITRES  SONNEURS 

dans  toute  bande  d'apprentis  chrétiens,  on  a  vu  de  tout 
temps  la  différence  des  deux  espèces ,  les  mâles  étant  tous 
grands  et  forts  déjà ,  et  les  femelles  toutes  petites  et  com- 
mençant à  peine  à  porter  coiffe. 

Au  reste,  nous  arrivions  là  aussi  savants  les  uns  comme 
les  autres,  ne  sachant  point  lire,  écrire  encore  moins,  et  ne 
pouvant  retenir  que  delà  manière  dont  lés  petits  des  oiseaux 
apprennent  à  chanter,  sans  connaître  ni  plain-chant,  ni  la- 
tin, et  à  fine  force  d'écouter  de  leurs  oreilles.  Tout  de  même, 
monsieur  le  curé  connaissait  bien,  dans  le  troupeau,  ceux  qui 
avaient  l'entendement  plus  subtil,  et  qui  mieux  retenaient 
sa'  parole.  De  ces  cervelles  fines,  la  plus  fine  était  la  petite. 
Brulette,  emmi  les  filles,  et  des  plus  épaisses,  la  plus  épaisse 
paraissait  celle  de  Joseph,  emmi  les  garçons. 

Encore  qu'i^  ne  raisonnât  pas  plus  sottement  qu'uil  autre,  / 
il  était  si  peu  capable  d'écouter  et  de  se  payer  des  choses 
qu'il  n'entendait  guère,  il  marquait  si  peu  de  goût  pour  les 
enseignements,  que  je  m'en  étonnais,  moi  qui  y  mordais 
assez  Iranchement  quand  je  venais  à  bout  de  tenir 
mon  corps  tranquille  et  de  rasseoir  mes  esprits  grouil- 
lants. 

Brulette  Ten  grondait  quelquefois,  mais  n'en  tirait  rien 
que  des  larmes  de  dépit  :  —  Je  n'en  suis  pas  plus  mécréant 
qu'un  autre,  disait-il,  et  je  ne  songe  point  à  oô'enser  Dieu  ; 
mais  les  mots  ne  se  mettent  point  en  ordre  dans  ma  souve- 
nance ;  je  n'y  peux  rien. 

—  Si  fait,  disait  la  petite,  qui,  déjà,  avait  avec  lui  le  ton  et 
Fusage  du  commandement  :  si  tu  voulais  bien  1  Tu  peux 
ce  que  tu  veux;  mais  tu  laisses  courir  ton  idée  sur  toute 
autre  chose,  et  monsieur  l'abbé  a  bien  raison  de  t'appeler 
Joseph  le  distrait. 

—  Qu'il  m'appelle  comme  il  voudra,  répondait  Joseph, 
fc'esl  un  mot  que  je  n'entends  point. 

Mais  nous  l'entendions  bien,  nous  autres,  et  l'expliquions 
en  notre  langage  d'enfants,  en  l'appelant  Jos^^  Véhervigi^y 
d'où  le  nom  lui  resta,  è  son  grand  déplaisir. 

1  Littéralement  Vétwméy  celai  «pi  écarqaille  les  yenx.  ' 


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LES  MAITRES  SONNEURS  9 

Joseph  était  un  enfant  triste,  d'une  chéiive  corporence  et 
d'un  caractère  tourné  en  dedïins.  Il  ne  quittait  jamais  Bru- 
lette  et  lui  était  fort  soumis  :  elle  le  disait,  nonobstant, 
têtu  comme  un  mouton  et  le  réprimandait  à  chaque  mo- 
ment. Mais  encore  qu'elle  ne  me  fît  pas  grand  reproche  de 
mai  fainéantise^  j'aurais  souhaité  qu'elle  s'occupât  de  moi 
aussi  souvent  que  de  lui. 

Malgré  cette  jalousie  qu'il  me  donnait,  j'avais  pour  lui  plus 
d'égards  que  pour  mes  autres  camarades,  parce  qu'il  était 
des  plus  faibles  et  moi  des  plus  forts.  D'ailleurs,  si  je  ne 
l'avais  soutenu,  Brulette  m'en  aurait  beaucoup  blAmé  ;  et 
quand  je  lui  disais  qu'elle  l'aimait  plus  que  moi  qui  étais  son 
parent  : 

—  Ce  n'est  point  à  cause  de  lui,  disait-elle,  c'est  à  cause 
de  sa  mère'  que  j'aime  plus  que  vous  deux.  S'il  prenait  du 
mal ,  je  n'oserais  point  rentrer  à  la  maison  ;  et  comme  il 
ne  pense  jamais  à  ce  qu'il  fait,  elle  m'a  tant  enchargée  de 
penser  pour  deux,  que  je  tâche  de  n'y  point  manquer. 

J'entends  souvent  dire  aux  bourgeois  :  J'ai  fait  mes  études 
avec  un  tel;  c'est  mon  camarade  do  collège.  Nous  autres 
paysans,  qui  n'allions  pas  même  à  l'école  dans  mon  jeune 
temps,  nous  disons  :  J'ai  été  au  catéchisme  avec  un  tel,  c'est 
mon  camarade  de  communion.  C'est  de  là  que  commencent 
les  grandes  amitiés  de  jeunesse,  et  quelquefois  aussi  des 
haïtiens  qui  durent  toute  la  vie.  Aux  champs,  au  travail, 
dans  les  fêtes,  on  se  voit,  on  se  parle,  on  se  prend,  on  se 
quitte;  mais,  au  catéchisme,  qui  dure  un  an' et  souvent 
deux,  faut  se  supporter  ou  s'entr'aider  cinq  ou  six  heures 
par  jour.  Nous  partions  en  bande,  le  matin,  à  travers  les 
prés  et  les  pâtureaux,  par  les  traquettes,  par  les  échaliers, 
par  les  traînes,  et  nous  revenions,  le  soir,  pa^  où  il  plaisait 
à  Dieu;  car  nous  profitions  de  la  liberté  pour  courir  de  tous 
côtés  comme  des  oiseaux  folâtres.  Ceux  qui  se  plaisaient  en- 
semble ne  se  quittaient  guère,  ceux  qui  n'étaient  point  gen- 
tils allaient  seuls  ou  s'entendaient  ensombleupour  faire  des 
malices  et  des  peurs  aux  autres. 

Joseph  avait  sa  manière,  qui  n'était  ni  terrible  ni  sour- 
noise, mais  qui  n'était  pas  non  plus  bien  aimable.  Je  ne  me 

i. 

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10  LES  MAITRES  SONNEURS 

souviens  point  de  Tavoir  jamais  vu  bien  réjoui,  ni  bien 
épeuré,  ni  bien  content,  ni  bien  fâché  d'aucune  chose  qui 
nous  arrivait.  Dans  les  batailles,  il  ne  se  mettait  point  de 
côté  et  recevait  les  coups  sans  savoir  les  rendre,  mais  sans 
faire  aucune  plainte.  On  eût  dit  qu'il  ne  les  sentait  pas. 

Quand  on  s'arrêtait  pour  quelque  amusette,  il  s'en  allait 
seoir  ou  coucher  à  trois  ou  quatre  pas  des  autres,  et  ne  di- 
sant mot,  répondant  hors  de  propos,  il  avait  Tair  d'écouter 
ou  de  regarder  quelque  chose  que  les  autres  ne  saisissaient 
point  :  c'est  pourquoi  il  passait  pour  être  de  ceux  qui  voient 
lèvent,  Brulette,  qui  connaissait  sa  lubie  et  qui  ne' voulait 
pas  s'expliquer  là*dessuç,  l'appelait  quelquefois  sans  qu'il 
lui  répondît.  Alors  elle  se  mettait  à  chanter,  et  c'était  la  ma- 
nière certaine  de  le  réveiller,  comme  quand  on  siffle  pour 
dérouter  ceux  qui  ronflent. 

Voi»  dire  pourquoi  je  me  pris  d'attache  pour  un  ca- 
marade si  peu  jovial,  je  ne  saurais,  car  j'étais  tout  son 
contraire.  Je  ne  me  pouvais  point  passer  de  compagnie  et 
j'allais  toujours  écoutant  et  observant  les  autres,  me  plaisant 
à  discourir  et  à  questionner,  m'ennuyant  seul  et  cherchant 
la  gaieté  et  l'amitié.  C'est  peut-être  à  cause  de  ça  que,  plai- 
gnant ce  garçon  sérieux  et  renfermé,  je  m'accoutumais  à 
imiter  Brulette,  qui  toujours  le  secouait  et,  par  là,  lui  rendait 
plus  d'ofûce  qu'elle  n'en  recevait,  et  supportait  son  humeur 
plus  qu'elle  ne  la  gouvernait.  En  paroles,  elle  était  bien  la 
maîtresse  avec  lui,  mais  comme  il  ne  savait  suivre  aucun 
commandement,  c'était  elle,  et  c'était  moi  par  contre-coup, 
qui  étions  à  sa  suite  et  patientions  avec  lui. 

Enfin,  le  jour  de  la  première  communion  arriva,  et,  en 
revenant  de  la  messe,  j'avais  fait  si  ferme  propos  de  ne  me 
point  laisser  ^lier  à  mes  vacarmes,  que  je  suivis  Brulette 
chez  son  grand-père,  comme  le  plus  raisonnable  exemple 
qui  me  pût  retenir. 

Tandis  qu'elle  allait,  par  commandement  de  la  Mariton, 
tirer  le  lait  de  sa  chèvre,  nous  étions  restés,  Joseph  et  moi, 
dans  la  chambre  où  mon  vieux  oncle  causait  avec  sa  voi- 
sine. 

Nous  étions  occupés  à  regarder  les  images  de  dévotion 


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LES  MAITRES  SONNEURS  11 

que  le  curé  nous  avaif  données  en  souvenir  du  sacrement, 
ou,  pour  mieux  dire,  je  les  regardais  seul,  car  Joseph  son- 
geait d'autre  chose,  et  les  maniait  sans  les  voir.  Or,  on  ne 
faisait  plus  attention  à  nous,  et  la  Mariton  disait  à  son  vieux 
voisin,  à  propos  de  notre  première  communion  : 

—  Voilà  une  grande  affaire  gagnée,  et,  à  cette  heure,  je 
pourrai  louer  mon  gars.  C'est  ce  qui  me  décide  à  faire  ce 
queje  vousaidit. 

Et  comme  mon  oncle  secouait  la  tête  tristement,  elle 
reprit  : 

—  Écoutez  une  chose,  voisin.  Mon  Joset  n'a  point  d'esprit. 
Oh  ça,  tant  pis,  je  le  sais  bien;  il  tient  de  défunt  son  pauvre 
cher  homme  de  père,  qui  n'avait  pas  deux  idées  par  chaque 
semaine,  et  qui  n'en  a  pas  moins  été  un  homme  de  bien  et 
de  conduite.  Mais  c^est  tout  de  même  une  infirmité  que  d'a- 
voir si  peu  de  suite  dans  le  raisonnement,  et  quand,  par 
malheur  avec  ça,  on  tombe  dans  le  mariôge  avec  une  tête 
folle,  tout  va  au  plus  mal  en  peu  de  temps;  C'est  pourquoi 
je  m'avise,  à  mesure  que  mon  garçon  grandit  par  les  jam- 
bes, que^ce  n'est  point  sa  cervelle  qui  le  nourrira,  et  que^  si 
je  lui  laissais  quelques  écus,  je  mourrais  plus  tranquille. 
Vous  savez  le  bien  que  fait  une  petite  épargne.  Dans  nos 
pauvres  ménages,  ça  sauve. touU  Je  n'ai;  jamais  pu  rien 
mettre  de  côté,  et  il  faut  croire  que  je  ne  suis  plus  assez 
jeune  pour  plaire,  puisque  je  ne  trouve  point  h  me  rema- 
rier. Eh  bien,  s'il  en  est  ainsi,  la  volonté  de  Dieu  se  fasse! 
Je  suis  toujours  assez  jeune  pour  travailler,  et  puisque  m^ 
voilà,  apprenez,  mon  voisin,  qu«  ^aubergiste  de  Saint- 
Chartier  cherche  une  servante  ;  il  paye  un  bon  gage,  trente 
écus  par  an  I  et  il  y  a  les  profits,  qui  montent  environ  à  la 
moitié.  Avec  ça,  forte  et  réveillée  comme  je  me  sens  d'être, 
en  dix  années,  j'aurai  fait  fortune,  je  me  serai  donné  de 
l'aise  pour  mes  vieux  jours,  et  j'en  pourrai  laisser  à  ^on 
pauvre  enfant.  Qu'est-ce  que  vous  en  dites? 

Le  père  Brufet  pensa  un  peu  et  ré'pondit  : 
-^  Vous  dvez  tort,  ma  voisine  ;  vrai,  vous  avez  tort  I 
La  Mariton  songea  aussi  un  peu,  et,  comprenant  bien 
ridée  du  vieux  : 


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12  LES  MAITRES  SONNEURS 

—  Sans  doute,  sans  doute,  dit-elle/ Une  femme,  dans  une 
auberge  de  campagne,  est  exposée  au  blâme;  et  quand 
même  elle  se  comporte  sagement,  on  n  y  croit  point.  Pas 
vrai,  voilà  ce  que  vous  dites?  Eh  bien,  que  voulez-vous? 
Ça  m'ôtera  tout  à  fait  la  chance  de  me  remarier;  mais  ce 
qu'on  souffre  pour  ses  enfants,  on  ne  le  regrette  point,  et 
mêmement  on  se  réjouit  quasiment  des  peines. 

—  C'est  qu'il  y  a  pis  que  des  peines,  dit  mon  oncle ,  il  y  a 
des  hontes,  et  ça  retombe  sur  les  enfants. 

La  Mariton  soupira  : 

—  Oui,  dit-elle,  on  est  journellement  exposée  à  des  af- 
fronts dans  ces  maisons-là  ;  il  faut  toujours  se  garer,  se  dé 
fendre...  Si  on  se  fâche  trop  et  que  ça  repousse  la  pratique, 
les  maîtres  ne  sont  point  contents. 

—  Mêmement,  dit  le  vieux,  il  y  en  a  qui  cherchent  des 
femmes  de  bonne  mine  et  de  belle  humeur  comme  vous 
pour  achalander  leur  cave,  et  il  ne  faut  quelquefois  qu'une 
servante  bien  hardie  pour  qu'un  aubergiste  fasse  de  meil- 
leures affaires  que  son  voisin. 

—  Savoir  I  reprit  la  voisine.  On  peut  être  gaie,  accorte  et 
preste  à  servir  le  monde,  sans  se  laisser  offenser... 

—  On  est  toujours  offensée  en  mauvaises  paroles,  dit  le 
père  Brulet,  et  ça  doit  coûter  gros  à  une  honnête  femme  de 
s'habituer  à  ces  manières- là.  Songez  donc  comme  votre 
fils  en  sera  mortifié,  quand,  par  rencontre,  il  entendra  sur 
quel  ton  les  rouliers  et  les  colporteurs  plaisanteront  avec  sa 
mèrel  * 

—  Par  bonheur  quMl  est  si  simple  !...  répondit  la  Mariton 
en  regardant  Joseph. 

Je  le  regardai  aussi,  et  m'étonnai  qu'il  n'entendît  rien  du 
discours  que  sa  mère  ne  tenait  point  à  voix  si  basse  que  je 
n'eusse  ramassé  le  tout;  et  .j'en  augurai  qu'il  écoutait  gros, 
coi^me  nous  disions  dans  ce  temps-là,  pour  signifier  une 
personne  dure  de  ses  oreilles. 

Il  se  leva  bientôt  et  s'en  fut  joindre  Brulette  en  sa  petite 
bergerie,  qui  n'était  qu'un  pauvre  hangar  en  planches  rem- 
bourrées de  paille,  où  elle  tenait  un  lot  d'une  douzaine  de 
bêtes. 


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LES  MAITRES  SONNEURS  13 

Il  s'y  jeta  sur  les  bourrées,  et  comme  je  l'avais  suivi,  par 
crainte  d'être  jugé  curieux  si  je  restais  sans  lui  à  la  maison, 
je  vis  qu'il  pleurait  en  dedans,  encore  que  ses  yeux  n'eus- 
sent point  de  larmes. 

—  Est-ce  que  tu  dors,  Joset,  lui  dit  Brulelte,  que  te  voilà 
couché  comme  une  ouaille  malade?  Allons,  donne-moi  ces 
fagots  où  te  voilà  étendu,  que  je  fasse  manger  la  feuille  à 
mes  moulons. 

El  ce  faisant,  elle  se  prit  à  chanter;  mais  tout  doucette- 
ment, car  il  ne  convient  guère  de  brailler  un  jour  de  pre- 
mière communion. 

Il  me  parut  que  son  chant  faisait  sur  Joseph  l'effet  accou- 
tumé de  le  retirer  de  ses  songes;  il  se  leva  et  s'en  fut,  et 
Bruletle  me  dit  : 

—  Qu'est-ce  qu'il  a?  je  le  trouve  plus  sot  que  d'accoutu- 
mance. 

—  Je  crois  bien,  lui  répondis-je,  qu'il  a  fini  par  entendre 
qu'il  va  être  loué  et  quitter  sa  mère. 

—  Il  s'y  attendait  bien,  reprit  Brulette.  N'est-ce  pas  dans 
l'ordre,  qu'il  entre  en  condition,  sitôt  le  sacrement  reçu?  Si 
je  n'avais  le  bonheur  d'être  seule  enfant  à  mon  grand-père, 
il  me  faudrait  bien  aussi  quitter  la  maison  et  gagner  ma  vie 
chez  les  autres. 

Brulette  ne  me  parut  pas  avoir  grand  regret  de  se  séparer 
de  Joseph  ;  mais  quand  je  lui  eus  dit  que  la  Mariton  allait  ce 
louer  aussi  et  demeurer  loin  d'elle,  elle  se  prit  à  sangloter 
et,  courant  la  trouver,  elle  lui  dit  en  lui  jetant  ses  bras  au 
cou  :  —  Est-ce  vrai,  ma  mignonne,  que  vous  me  voulez 
quitter  ? 

—  Qui  t'a  dit  cela?  répondit  la  Mariton  :  ce  n'est  point 
encore  décidé. 

—  Si  fait,  s'écria  Brulette,  vous  l'avez  dit  et  me  le  voulez 
tenir  caché. 

—  Puisqu'il  y  a  des  gars  curieux  qui  ne  savent  point  re- 
tenir leur  langue,  dit  la  voisine  en  me  regardant,  il  faut 
donc  que  je  te  le  confesse.  Oui,  ma  fille,  il  faut  que  tu  t'y 
soumettes  comme  un  enfant  courageux  et  raisonnable  qui 
a  donné  aujourd'hui  son  âme  au  bon  Dieu. 


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14  LES  MAITRES  SONNEURS 

—Comment,  mon  papa,  dit  Brulette  à  son  grand-père, 
vous  êtes  consentant  de  la  laisser  partir  î  qui  est-ce  qui  aura 
donc  soin  de  vous  ? 

—  Toi,  ma  fille,  répondit  la  Mariton.  Te  voilà  assez  grande 
pour  suivre  ton  devoir.  Écoute-moi,  et  vous  aussi,  mon 
voisin,  car  voilà  la  chose  que  je  ne  vous  ai  point  dite... 

Et,  pn^nant  la  petite  sur  ses  genoux,  tandis  que  j'étais 
dans  les  jambes  de  mon  oncle  (son  air  chagrin  m*ayant  at- 
tiré à  lui),  la  Mariton  continua  à  raisonner  pour  Tun  et  pour 
l'autre. 

—  Il  y  a  longtemps ,  dit-elle,  que,  sans  l'amitié  que  je 
vous  devais,  j'aurais  eu  tout  profit  à  vous  payer  pension 
pour  mon  Joseph,  que  vous  m'auriez  gardé,  tandis  que 
j'aurais  amassé,  en  surplus,  quelque  chose  au  service  des 
autres.  Mais  je  me  suis  sentie  engagée  à  t'élever,  jusqu'à  ce 
jour,  ma  Brulette,  parce  que  tu  étais  la  plus  jeune,  et  parce 
qu'une  fille  a  besoin  plus  longtemps  d'une  mère  qu'un  gar- 
çon. Je  n'aurais  point  eu  le  cœur  de  te  laisser  avant  le  temps 
où  tu  te  pouvais  passer  de  moi.  Mais  voilà  que  le  temps  est 
venu,  et  si  quelque  chose  le  doit  reconsoler  de  me  perdre, 
c'est  que  tu  vas  te  sentir  utile  à  ton  graïid-père.  Je  t'ai  ap- 
pris le  ménagement  d'une  famille  et  tout  ce  qu'une  bonne 
fille  doit  savoir  pour  le  service  de  ses  parents  et  de  sa  mai-^ 
son.  Tu  t'y  emploieras  pour  l'amour  de  moi  et  pour  faire 
honneur  à  l'instruction  que  je  t'ai  donnée.  Ce  sera  ma  con-^ 
solatioB  et  ma  fierté  d*entendre  dire  à  tout  le  monde  que 
ma  Brulette  soigne  dévotieusemeiit  son  grand-père  et  gou- 
reme  son  avoir  comme  ferait  une  petite  femme.  Allons, 

.  prends  courage  et  ne  me  retire  pas  le  peu  qui  m'en  reste,  car 
si  lu  aà  de  la  peine  pour  cette  départie,  j'en  ai  encore  plus 
que  toi.  Songe  que  je  quitte  aussi  le  père  Brulet,  qui  était 
pour  moi  le  meilleur  des  amis,  et  mon  pauvre  Joilset,  qui  va 
trouver  sa  mère  et  votre  maison  bien  à  dire.  Mais  puisque 
«'est  par  le  commandement  de  mon  devoir,  tu  ne  m'^n 
voudrais  point  détourner, 

Brulette  pleura  encore  jusqu^au  soir,  et  fut  hors  d'état 
d'aider  la  Mariton  en  quoi  que  ce  soit;  mais,  quand  elle  la 
vit  cacher  ses  larmes  tout  en  préparant  le  souper,  elle  se 


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LES  MAITRES  SONNEURS  15 

jeta  encore  à  son  cou,  lui  jura  d'observer  ses  paroles,  et  se' 
'  mil  k  travailler  aussi  d'un  grand  courage. 

On  m'envoya  quérir  Joseph  qui  oubliait,  non  pour  la  pn> 
mière  fois  ni  pour  la  dernière,  l'heure  de  rentrer  et  de  faire 
comme  les  autres. 

Je  le  trouvai  en  un  coin,  songeant  tout  àeul  et  regardant 
la  terre,  comme  si  ses  yeux  y  eussent  voulu  prendre  racine.* 
Contre  sa  coutume,  il  se  laissa  arracher  quelques  paroles  où 
je  vis  plus  de  mécontentement  que  de  regret.  Il  ne  s'éton- 
nait point  d'entrer  en  service,  sachant  bien  qu'il  était  en 
âge  et  ne  pouvait  faire  autrement  ;  mais ,  sans  marquer 
qu'il  eût  entendu  les  desseins  do  sa  mère,  il  se  plaignit  de^ 
n'être  aimé  de  personne,  et  de  n'être  estimé  capable  d'au- 
cun bon  travail. 

Je  ne  le  pus  faire  expliquer  davantage,  et,  durant  la  veil- 
lée, où  je  fus  retenu  pour  faire  mes  prières  avec  Brulelte  et* 
lui,  il  parut  bouder,  tandis  que  Brulette  redoublait  de  soras' 
et  de  caresses  pour  tout  son  monde. 

Joseph  fut  loué  an-domaine  de  l'Aulnières,  chez  le  père 
Michel,  en  office  de  bouaron. 

La  Mariton  entra  comme  servante  à  l'auberge  du  Bœuf 
couronné,  chez  Benoît,  de  Saint-Chartier. 

Brulette  resta  auprès  de  son  grand-père,  et  moi  chez  mes 
parents  qui,  ayant  un  peu  de  bien,  ne  me  trouvèrent  pas  de 
trop  pour  les  aider  à  le  cultiver. 

Mon  jour  de  première  communion  m'avait  beaucoup 
secoué  les  esprits.  J'y  avais  fait  de  gros  efforts  pour  me  ran- 
ger à  la  raison  qui  convenait  à  mon  âge,  et  le  temps  du  ca- 
téchisme avec  Brulette  m'avait  changé  aussi.  Son  idée  se 
trouvait  toujours  mêlée,  je  ne  sais  comment,  avec  celle 
que  je  voulais  donner  au  bon  Dieu,  et,  tout  en  mûrissant  à 
.  la  sagesse  dans  ma  conduite,  je  sentais  ma  tête  s'en  aller 
en  des  foliotés  d'amour,  qui  n'étaient  point  encore  de  l'âge 
de  ma  cousine,  et  qui,  mêmement  pour  le  mien  ,  devan- 
çaient un  peu  trop  la  bonne  saison. 

Dans  ce  temps-là,  mon  père  m'emmena  à  la  foire  d'Or- 
vai,  du  côté  de  Saint-Amand,  pour  vendre  une  jument  pou- 
linière, et,  pour  la  première  fois  de  ma  vie,  je  fus  trois 

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16.  LES  MAITRES  SONNEURS 

jours  absent  de  la  maison.  Ma  mère  avait  observé  que  je 
n'avais  pas  tant  de  sommeil  et  d'appétit  qu'il  m'en  fallait 
pour  soutenir  mon  croît,  lequel  était  plus  hâtif  qu'il  n'est 
d'habitude  en  nos  pays,  et  mon  père  pensait  qu'un  peu  d'a- 
musement me  serait  bon.  Mais  je  n'en  pris  pas  tant,  à  voir 
du  monde  et  des  endroits  nouveaux ,  comme  j'en  aurais  eu 
six  mois  auparavant.  J'avais  comme  une  languition  sotte 
qui  me  faisait  regarder  toutes  les  filles  sans  oser  leur  dire 
un  mçt;  et  puis,  je  songeais  à  Brulette,  que  je  m'imaginais 
pouvoir  épouser,  par  la  seule  raison  que  c'était  la  seule 
qui  ne  me  fît  point  peur,  et  je  ruminais  le  compte  de  ses 
années  et  des  miennes,  ce  qui  ne  faisait  pas  marcher  le 
temps  plus  vite  que  le  bon  Di^u  ne  l'avait  réglé  à  son 
horloge. 

Comme  je  revenais  en  croupe  derrière  mon  père,  sur  une 
autre  jument  que  nous  avions  achetée  à  la  foire ,  nous  fîmes 
rencontre,  en  uii  chemin  creux,  d'un  homme  entre  les  deux 
âges  qui  conduisait  une  petite  charrette,  très-chargée  de 
mobilier,  laquelle,  n'étant  traînée  que  d'un  âne,  restait  em- 
bourbée et  ne  pouvait  faire  un  pas  de  plus.  L'homme  était 
en  train  d'allégir  le  poids,  en  posant  sur  le  chemin  une  par- 
tie de  son  chargement,  ce  que  voyant  mou  père  : 

—  Descends,  me  dit-il,  et  secourons  le  prochain  dans 
l'embarras. 

L'homme  nous  remercia  de  notre  offre,  et  comme  parlant 
à  sa  charrette  : 

—  Allons,  petite,  éveille-toi,  dit-il;  j'aime  autant  que  tu 
ne  risques  point  de  verser. 

Alors,  je  vis  se  lever,  de  dessus  un  matelas,  une  jolie  fille 
qui  me  parut  avoir  quinze  ou  seize  ans,  à  première  vue, 
et  qui  demanda,  en  se  frottant  les  yeux ,  ce  qu'il  y  avait  de 
nouveau. 

—  Il  y  a  que  le  chemin  est  mauvais,  ma  fille,  dit  le  père 
en  la  prenant  dans  ses  bras  ;  viens,  et  ne  te  mets  point  les 
pieds  dans  l'eau  ;  car  vous  saurez,  dit-il  à  mon  père,  qu'elle 
est  malade  de  fièvre  pour  avoir  poussé  trop  vite  en  hau- 
teur; voyez  quelle  grande  vigne  folle ,  pour  une  enfant 
d'onze  ans  et  demi  ! 


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LES  MAITRES  SONNEURS  17 

—  Vrai  Dieu,  dit  mon  père,  voilà  un  beau  brin  de  fille, 
et  jolio  comme  un  jour,  encore  que  la  fièvre  Tait  blêmie. 
Mais  ça  passera,  et  avec  un  peu  de  nourriture,  ça  ne  sera 
pas  d'une  mauvaise  défaite. 

Mon  père,  parlant  ainsi,  avait  la  tête  encore  remplie  du 
langage  des  maquignons  en  foire.  Mais,  voyant  que  la 
jeune  fille  avait  laissé  ses  sabots  sur  la  charrette,  et  qu'il 
n'était  point  aisé  de  les  y  retrouver,  il  m'appela,  disant  : 

—  Tiens,  toi  I  tu  es  bien  assez  fort  pour  tenir  cette  petite 
un  moment. 

Et,  la  mettant  dans  mes  bras,  il  attela  notre  jument  à  la 
place  de  l'âne  bourdi,  et  sortit  la  charrette  de  ce  mauvais 
pas.  Mais  il  y  en  avait  un  second ,  que  mon  père  connais- 
sait pour  avoir  suivi  plusieurs  fois  le  chemin,  et,  me  faisant 
appel  de  continuer,  il  marcha  en  avant  avec  l'autre  paysan 
qui  tirait  son  âne  par  les  oreilles. 

Je  portais  donc  cette  grande  fillette  et  la  regardais  avec 
étonnement,  car  si  elle  avait  la  tête  de  plus  que  Brulelte,  on 
voyait  bien,  à  sa  figure,  qu'elle  n'était  pas  plus  vieille. 

Elle  était  blanche  et  menue  comme  un  flambeau  de  cire 
vierge,  et  ses  cheveux  noirs,  débordant  d'un  petit  bonnet 
en  mode  étrangère,  qui  s'était  dérangé  dans  son  sommeil, 
mô  tombaient  sur  la  poitrine  et  me  pendaient  quasiment  jus- 
qu'aux genoux.  Je  n'avais  jamais  rien  vu  de  si  bien  achevé 
que  son  visage  pâle,  ses  yeux  bleu-clair,  bordés  de  soies 
très-épaisses,  son  air  doux  et  fatigué,  et  mêmement  un 
signe  tout  à  fait  noir  qu'elle  avait  au  coin  de  la  bouche  et 
qui  rendait  sa  beauté  très-étrange  et  difficile  à  oublier. 

Elle  semblait  si  jeune  que  mon  cœur  ne  me  disait  rien  à 
côté  du  sien,  et  ce  n'était  peut-être  pas  tant  son  manque 
d'années  que  la  langueur  de  sa  maladie  qui  mêla  faisait  pa- 
raître si  enfant.  Je  ne  lui  parlais  point,  et  marchais  toujours 
sans  la  trouver  lourde,  mais  ayant  du  plaisir  à  la  regarder, 
comme  on  en  sent  devant  toute  chose  belle,  que  ce  soit  fille 
ou  femme,  fleur  ou  fruit. 

Gomme  nous  approchions  de  la  seconde  gâne,  où  son  père 
et  le  mien  recommençaient,  l'un  à  tirer  son  cheval,  l'autre  à  " 
pousses  sa  roue,  la  fillette  me  parla  en  un  langage  qui  me  fit 


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IS  LES  MAITRES  SONNEURS 

rire,  vu  que  je  n'en  comprenais  pas  un  mot.  Elle 
de  mon  étonnement,  et,  me  parlant  alors  comme  n 
Ions  : 

—  Ne  vous  ruinez  pas  le  corps  à  me  porter,  dii 
marcherai  bien  sans  sabots  :  j'y  suis  aussi  habituée 
autres. 

—  Oui,  mais  vous  êtes  malade,  que  je  lui  répondis 
porterais  bien  quatre  comme  tous.  Mais  de  quel  pa 
vous  donc,  que  v^us  parliez  si  drôlement  tout  à  The 

—  Dé  quel  pays!  dit-elle. Je  né  suis  pas  d'un  pays, 
des  bois,  voilà  tout.  Et  vous,  de  quel  pays  que  v( 
donc? 

—  Oh  !  ma  fine,  si  vous  êtes  des  bois,  je  suis  des  b 
je  lui  répondis  en  riant. 

J'allais  cependant  la  questionner  davantage  quand  s 
vint  me  la  reprendre. 

—  Allons,  fit-il,  après  avoir  donné  une  poignée  d 
à  mon  père,  en  vous  remerciant,  mes  braves  gens, 
petite,  embrasse  donc  ce  bon  garçon  qui  t'a  portée  t 
une  châsse. 

La  fillette  ne  se  fit  point  prier;  elle  n'était  pas  encoi 
l'âge  de  la  honte,  et,  n'y  entendant  pas  malice,  elle  n 
sait  point  de  façons.  Elle  m'embrassa  sur  les  deux  joi 
me  disant  : 

—  Merci  à  vous,  mon  beau  serviteur.  Et,  passai 
bras  de  son  père ,  elle  fut  remise  sur  son  matelas  ei 
pressée  de  reprendre  son  somme,  sans  aucun  souci  c 
hots  et  des  aventures  du  chemin. 

—  Encore  adieu  !  nous  dit  son  père,  qui  me  prit  le 
pour  me  replacer  en  croupe  sur  la  jument.  Un  beau  gi 
fît-il  à  mon  père,  en  me  regardant,  et  aussi  avancé 
l'âge  que  vous  dites  qu'il  a,  que  ma  petite  dans  le  sie] 

—  Il  se  sent  bien  aussi  un  peu  d'en  être  malade,  ré| 
mon  père  ;  mais,  le  bon  Dieu  aidant,  le  travail  guérira 
Excusez-nous  si  nous  prenons  les  devants,  nous  allon 
et  voulons  arriver  chez  nous  devant  la  nuit. 

Là-dessus,  mon  père  talonna  notre  monture,  qui  p 
trot,  et  moi,  me  retournant,  je  vis  que  l'homme  à  la 


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LES  MAITRES  SONNEURS  19 

rette  coupait  sur  la  droite  et  s'en  allait  à  rencontre  de  nous* 

Je  pensai  bientôt  à  autre  chose,  mais  Brulette  m'étant  re- 
venue dans  la  tête,  je  songeai  aux  francs  baisers  que  m'a- 
vait donnés  cette  petite  fille  étrangère,  et  me  demandai 
pourquoi  Brulette  répondait  par  des  tapes  à  ceux  que  je  lui 
voulais  prendre  ;  et,  comme  la  route  était  longue  et  que  je 
m'étais  levé  avant  jour,  je  m'endormais  derrière  mon 
père,  mêlant,  je  ne  sais  comment,  les  figures  de  ces  deux 
fillettes  dans  ma  tête  eml^rouillée  de  fatigue. 

Mon  père  me  pinçait  pour  me  réveiller,  car  il  me  sentait 
lui  peser  sur  les  épaules  et  craignait  de  me  voir  tomber.  Je 
lui  demandai  qui  étaient  ces  gens  que  nous  avions  ren- 
contrés. 

—  Qui  î  fit-il,  en  se  moquant  de  mes  esprits  alourdis  ; 
nous  avons  rencontré  plus  de  cinq  cents  mondes  depuis  ce 
matin. 

—  Cet  âne  et  cette  charrette  ? 

—  Ah  bon  !  dit-il.  Ma  foi ,  je  n'en  sais  rien,  je  n'ai  pas 
songé  à  m'en  enquérir.  Ça  doit  être  des  Marchois  ou  des 
Champenois,  car  ça  a  un  accent  étranger  ;  mais  j'étais  si 
occupé  de  voir  si  cette  jument  a  un  bon  coup  de  collier,  que 
je  ne  me  suis  point  intéressé  à  autre  chose.  De  vrai,  elle  tire 
bien  et  n'est  pbint  rétive  à  la  peine  ;  je  crois  qu'elle  fera  un 
bon  service  et  que  décidément  je  ne  l'ai  point  surpayée. 

Depuis  ce  temps-là  (le  voyage  m'avait  sans  doute  été  bon], 
je  pris  le  dessus  et  commençai  à  avoir  goût  au  travail; 
mon  père  m'ayant  donné  le  soin  de  la  jument,  et  puiscefui 
du  jardin,  enfin  celui  du  pré,  je  trouvai,  petit  à  petit,  de 
l'agrément  à  bêcher,  planter  et  récolter. 

Mon  père  était  veuf  depuis  longtemps  et  se  montrait  dé- 
sireux de  me  mettre  en  jouissance  de  l'héritage  que  ma 
mère  m'avait  laissé.  Il  m'intéressait  donc  à  tous  nos  petits 
profits  et  ne  souhaitait  rien  tant  que  de  me  voir  devenir 
bon  cultivateur. 

Il  ne  fut  pas  longtemps  sans  reconnaître  que  je  mordais 
à  belles  dents  dans  ce  pain-là,  car  si  la  jeunesse  a  besoin 
d'un  grand  courage  pour  se  priver  de  plaisir  au  profit  des 
autres,  il  ne  lui  en  faut  guère  pour  se  ranger  à  ses  propres 


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9Q  LES  MAITRES  SONNEURS 

intérêts,  surtout  quand  ils  sont  mis  en  commun  avf 
bonne  famille,  bien  honnête  dans  les  partages  et  bien 
cord  dans  le  travail. 

Je  restai  bien  un  peu  curieux  de  causette  et  d'amus 
le  dimanche  ;  mais  on  ne  me  le  reprochait  point  à  la 
son,  parce  que  j'étais  bon  ouvrier  tout  h  fait  le  long 
semaine;  et^  à  ce  métier-là,  je  pris  belle  santé  et  bell 
meur,  avec  un  peu  plus  de  raison  dans  la  tête  que  j< 
avais  annoncé  au  commencement-^J'oubliai  les  fumée 
mour,  car  rien  ne  rend  si  tranquille  comme  de  suei 
la  pioche,  du  lever  au  coucher  du  soleil  ;  et  quand  vi 
nuit,  ceux  qui  ont  eu  affaire  à  la  terre  grasse  et  lour 
chez  nous,  (jui  est  là  plus  rude  maîtresse  qu'il  y  ait,  r 
musent  pas  tant  à  penser  qu'à  dormir  pour  recomm 
le  lendemain. 

C'est  de  cette  manière  que  j'attrapai  tout  douce 
l'âge  où  il  m'était  permis  de  songer,  non  plus  aux  p 
filles,  mais  aux  grandes;  et,  de  même  qu'aux  pre 
éveils  de  mon  goût,  je  retrouvai  encore  ma  cousine 
lette  plantée  dans  mon  inclination  avant  toutes  les  a 

Restée  seule  Avec  son  grand-père,  Brulette  avait  fc 
son  mieux  pour  devancçr  les  années  par  sa  raison  e 
courage.  Mais  il  y  a  des  enfants  qui  naissent  avec  le  d< 
le  destin  d'être  toujours  gâtés. 

Le  logement  de  la  Mariton  avait  été  loué  à  la  mèr« 
mouche,  de  Vieilleville,  qui  n'était  point  à  son  aise 
se^dépêcha  de  servir  les  Brulet  comme  si  elle  eût  été  à 
gages,  espérant  par  là  être  écoutée  quand  elle  rerac 
rait  ne  pouvoir  payer  les  dix  écus  de  sa  locature.  C 
qui  arriva,  et  Brulette,  se  voyant  aidée,  devancée  et  t 
en  toutes  choses  par  cette  voisine,  prit  le  temps  et  l'a 
pousser  en  esprit  et  en  beauté,  sans  se  trop  fouler  l'âi 
le  corps. 

Denxtènic  veillée. 

La  petite  Brulette  était  donc  devenue  la  belle  Bri 
dont  il  était  déjà  grandement.parlé  dans  le  pays,  po 


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LES  MAITRES  SONNEURS  21 

que,  de  mémoire  d'homme,  on  n'avait  vu  plus  jolie  fille, 
des  yeux  plus  beaux,  une  plus  fme  taille,  des  cheveux  d'un 
or  plus  doux  avec  une  joue  plus  rose;  la  main  comme  un 
satin,  et  le  pied  mignon  comme  celui  d'une  demoiselle. 

Tout  ça  vous  dit  assez  que  ma  cousine  ne  travaillait  pas 
beaucoup,  ne  sortait  guère  par  les  mauvais  temps,  avait 
soin  de  s'ombrager  du  soleil,  ne  lavait  giière  de  lessives  et 
ne  faisait  point  œuvre  de  ses  quatre  membres  pour  la  fa- 
tigue. 

Vous  croiriez  peut-être  qu'elle  était  paresseuse?  Point. 
Elle  faisait  toutes  choses  dont  elle  ne  se  pouvait  dispenser, 
tout  à  fait  vite  et  tout  à  fait  bien.  Elle  avait  trop  de  raison- 
nement pour  laisser  perdre  le  bon  ordre  et  la  propreté  dans 
son  logis  et  pour  ne  point  prévenir  et  soigner  son  grand- 
père  comme  elle  le  devait.  D'ailleurs,  elle  aimait  trop  la 
braverie  pour  n'avoir  pas  toujours  quelque  ouvrage  dans 
les  mains  :  mais  d'ouvrage  fatigant,  elle  n'en  avait  jamais 
ouï  parler.  L'occasion  n'y  était  point,  et  on  ne  saurait  dire 
qu'il  y  eût  de  sa  faute. 

Il  y  a  des -familles  où  la  peine  vient  toute  seule  avertir  la 
jeunesse  qu'il  n'est  pas  tant  question  de  s'amuser  en  ce  bas 
monde,  que  de  gagner  son  pain  en  compagnie  de  ses  pA)- 
ches.  Mais,  dans  le  petit  logis  au  père  Brulet,  il  n'y  avait 
que  peu  à  faire  pour  joindre  les  deux  bouts.  Le  vieux  n'a- 
vait encore  que  la  septantaine,  et,  bon  ouvrier,  très-adroit 
pour  travailler  la  pierre  (ce  qui,  vous  le  savez,  est  une 
grande  science  dans  nos  pays),  fidèle  à  l'ouvrage  et  vive- 
ment requis  d'un  chacun,  il  gagnait  joliment  sa  vie,  et, 
grâce  à  ce  qu'il  était  veuf  et  sans  autre  charge  que  sîa  pe- 
tite-fille, il  pouvait  faire  un  peu  d'épargne  pour  le  cas  où 
il  serait  arrêté  par  quelque  maladie  ou  accident.  Son  bon- 
heur voulut  qu'il  se  maintînt  en  bonne  santé,  en  sorte  que, 
sans  connaître  la  richesse,  il  ne  connaissait  point  la  gêne. 

Bfon  père  disait  pourtant  que  nptre  cousine  Brulette  ai- 
mait trop  la  lienaiseté,  voulant  faire  entendre  par  là  qu'elle 
aurait  peut-être  à  en  rabattre  quand  viendrait  l'heure  de* 
s^établir.  Il  convenait  avec  moi  qu'elle  était  aussi  aimable 
et  gentille  en  son  parler  qu'en  sa  personne;  mais  il  ne 

• 

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82  LES  MAITRES  SONNEURS 

m'encourageait  point  du  tout  à  faire  brigue  de  mariagrc  au- 
tour d'elle.  Il  la  trouvait  trop  pauvre  pour  être  si  demoi- 
selle, et  répétait  souvent  qu'il  fallait,  en  ménage,  ou  une 
iille  très-riche,  ou  une  fllle  très-courageuse.  «  J'aimerais  au- 
tant l'une  que  l'autre  à  première  vue,  disait-il,  et  peut-être 
qu'à  la  seconde  vue,  je  me  déciderais  pour  le  courage  en- 
core plus  que  pour  l'argent.  Mais  Bruletle  n'a  pas  assez  de 
l'un  ni  de  l'autre  pour  tenter  un  homme  sage.  » 

Je  voyais  bien  que  mon  père  avait  raison  ;  mais  les  beaux 
yeux  et  Jes  douces  paroles  de  ma  cousine  avaient  encore 
plus  raison  que  lui  avec  moi  et  avec  tous  les  autres  jeunes 
gens  qui  la  recherchaient  :  car  vous  pensez  bien  que  je 
n'étais  pas  le  seul,  et  que,  dès  l'âge  de  quinze  ans,  elle  se 
vit  entourée  de  marjolets  (Jf  ma  sorte,  qu'elle  savait  retenir 
et  gouverner  comme  son  esprit  l'y  avait  portée  de  bonne 
heure.  On  peut  dire  qu'elle  était  née  fière  et  connaissait 
son  prix,  avant  que  les  compliments  lui  en  eussent  donné 
la  mesure*  Aussi  aimait-elle  la  louange  et  la  soumission 
de  tout  le  monde.  Elle  ne  souffrait  point  qu'on  fût  hardi 
avec  elle,  mais  elle  souffrait  bien  qu'on  y  fût  craintif,  et 
j'étais,  comme  bien  d'autres,  attaché  à  elle  par  une  forte 
envie  de  lui  plaire,  en  même  temps  que  dépité  de  m'y 
trouver  en  trop  grande  compagnie. 

Nous  étions  deux,  pourtant,  qui  avions  permission  de  lui 
parler  d'un  peu  plus  près,  de  lui  donner  du  toi^  et  de  la 
suivre  jusqu'en  sa  maison  quand  elle  revenait  avec  nous  do 
la  messe  ou  de  la  danse.  C'était  Joseph  Picot  et  moi;  mais 
nous  n'en  étions  pas  plus  avancés  pour  ça,  et  peut-être 
que,  sans  nous  le  dire,  nous  nous  en  prenions  l'un  à 
l'autre. 

Joseph  était  toujours  à  la  métairie  de  l'Aulnières,  à  une 
demi-lieue  de  chez  Brulet  et  moitié  demi-lieue  de  chez  moi. 

Il  avait  passé  laboureur,  et  sans  être  beau  garçon,  il  pou- 
vait le  paraître  aux  yeux  qui  ne  répugnent  point  aux  figures 
tristes.  Il  avait  la  mine  jaune  et  maigre,  et  ses  cheveux 
'  bruns,  qui  lui  tombaient  à  plat  sur  le  front  et  au  long  des 
joues,  le  rendaient  encore  plus  chétif  dans-son  apparence.  Il 
n'était  cependant  ni  mal  fait,  ni  malgracieux  de  son  corps,  • 


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LES  MAITRES  SONNEURS  23 

et  je  trouvais,  dans  sa  mâchoire  sèchement  coudée,  quel- 
que chose  que  j'ai  toujours  observé  être  contraire  à  la  fai- 
blesse. On  le  jugeait  malade  parca  qu'il  se  mouvait  lente- 
ment et  n'avait  aucune  gaieté  de  jeunesse  ;  mais,  le  voyant 
très-souvent,  je  savais  qu'il  était  ainsi  de  sa  nature  et  ne 
souffrait  d'aucun  mal. 

C'était  pourtant  un  ouvrier  très-médiocre  à  la  terre,  pas 
très-soigneux  aux  bestiaux,  et  d'un  caractère  qui  n'avait  rien 
d'aimable. 

Son  gage  était  le  plus  bas  qu'on  puisse  payer  d^s  un  do- 
maine à  un  valet  de  charrue,  et  encore  s'étonnait-on  que  . 
son  mattre  le  voulût  bien  garder  si  longtemps,  car  il  ne 
savait  rien  faire  prospérer  aux  champs  ni  à  l'étable.  Même- 
ment,  quand  on  l'en  reprenait,  jj  avait  un  air  de  dépit  si 
farouche  qu'on  ne  savait  que  penser.  Mais  le  père  Miche] 
assurait  qu'il  n'avait  jamais  fait  aucune  mauvaise  réponse, 
et  il  aimait  mieux  ceux  qui  se  sournettent  sans  rien  dire, 
môme  en  faisant  la  grimace,  que  ceux  qui  flattent  et  qui 
trompent  en  cfiressant. 

Sa  grande  fidélité  et  le  mépris  qu'en  toutes  choses  il 
marquait  pour  les  acUons  injustes,  le  faisaient  donc  estimer 
de  son  maître,  lequel  disait  encore  de  lui  que  c'était  grand 
dommage  devoir  un  garçon  si  honnête  et  si  sage,  avoir  les 
bras  si  mois  et  le  cœur  si  inditTérent  à  son  ouvrage.  Mais 
tel  qu'il  était,  il  le  gardait  par  habitude,  et  aussi  par  consi- 
dération pour  le  père  Brulet  qui  était  un  de  ses  amis  très- 
ancien. 

Dans  ce  que  je  viens  de  vous  dire  de  lui,  vous  ne  voyez 
point  qu'ildût  plaire  aux  filles.  Aussi  ne  le  regardaient -elles 
que  pour  s'étonner  seulement  de  ne  jamais  rencontrer  ses 
yeux,  qui  étaient  grands  et  clairs  comme  ceux  d'une  chouette 
et  semblaient  ne  lui  servir  de  rien. 

Et  cependant,  j'étais  toujours  jaloux  de  lui,  parce  que 
Brulette  lui  marquait  toujours  une  attention  qu'elle  n'avait 
pour  personne  et  qu'elle  m'obligeait  d'avoir  aussi.  Elle  ne 
le  taboulait  plus  et  marquait  de  vouloir  accepter  son  hu- 
meur telle  que  Dieu  l'avait  tournée,  sans  se  fâcher  ni  s'in- 
quiéter de  rien.  Ainsi,  elle  lui  passait  de  manquer  de  ga- 

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21  LES  MAITRES  SONNEURS 

lanterie,  et  mêmement  de  politesse,  elle  qui  en  exigeait 
tant  de  la  part  des  autres.  Il  pouvait  faire  mille  sottises, 
^  comme  de  s'asseoir  sur  la  chaise  qu'elle  quittait  et  de  la 
laisser  en  chercher  une  autre  ;  de  ne  point  lui  ramas- 
ser ses  pelotes  de  laine  ou  de  fil'  quand  elles  venaient  à 
choir;  de  lui  couper  la  parole,  ou  de  casser  quelque  épe- 
lette  ou  ustensile  à  son  usage  :  et  jamais  elle  ne  lui  disait 
un  mot  d'impatience,  tandis  qu'elle  me  grondait  et  me 
plaisantait  s'il  m'arrivait  d'en  faire  seulement  le  quart. 

Et  puisf  elle  prenait  soin  de  lui  comme  s'il  eût  été  son 
-  frère.  Elle  avait  toujours  un  morceau  de  viande  en  réserve, 
quand  il  venait  la  voir,  et,  soit  qu^il  eût  faim  ou  non,  le  lui 
faisait  manger,  disant  qu'il  avait  besoin  de  se  nourrir  le 
sang  et  de  se  renforcer  l'esjtomac.  Elle  avait  l'œil  à  ses  har- 
des  ni  plus  ni  moins  que  la  Mariton,  et  môinemenl  s'en- 
.  chargeait  de  les  renouveler,  disant  que  la  mère  n'avait 
point  le  temps  de  coudre  et  de  tailler.  Et  enfin,  elle  menait 
souvent  pâturer  ses  bêles  du  côté  où  il  travaillait,  et  causait 
avec  lui,  encore  qu'il  causât  bien  peu  et  bien  mal  quand  il 
s'y  essayait. 

Et  en  outre,  elle  ne  souffrait  point  qu'on  fît  mépris  ou 
moquerie  de  son  air  triste  ou  de  sa  figure  ébervigée.  Elle 
répondait  à  toutes  les  critiques  qu'on  en  voulait  faire,  en 
disant  qu'il  n'avait  pas  une  bonne  santé,  qu'il  n'était  pas 
plus  sot  que  les  autres,  que  s'il  ne  parlait  mie,  il  n'en  pen- 
sait pas  moins  ;  enfin  qu'il  valait  mieux  se  taire  que  de  par- 
ler pour  ne  rien  dire. 

J'avais  quelquefois  bonne  envie  de  la  contrecarrer,  mais 
elle  m'arrêtait  vite,  en  disant  : 

—  Il  faut,  Tiennet,  que  tu  aies  bien  mauvais  cœur  d'a- 
bandonner ce  pauvre  gars  à  la  risée  des  autres,  eu  lieu  de 
le  défendre  quand  on  lui  fait  de  la  peine.  Je  t'aurais  cru 
meilleur  parent  pour  moi. 

Alors,  je  faisais  sa  volonté  et  défendais  Joseph,  ne  voyant 
cependant  pas  quelle  maladie  ou  quelle  affliction  il  pouvait 
avoir,  à  moins  que  la  défiance  et  la  paresse  ne  fussent  in  - 
firmités  de  nature,  coqime  possible  était,  encore  qu'il  me 
parût  au  pouvoir  de  l'homme  de  s'en  guérir. 


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LES  MAITRES  SONNEURS  25 

De  son  côté,  Joseph,  sans  me  marquer  d'aversion,  me 
regardait  aussi  froidement  que  le  reste  du  monde,  et  ne  me 
témoignait  point  tenir  compte  de  l'assistance  qu'il  recevait 
de  moi  en  toute  rencontre;  et,  soit  qu'il  fût  épris  deBrulette 
comme  les  autres,  soit  qu'il  ne  le  fût  que  de  lui-môme,  sou- 
riait d'une  étrange  manière  et  prenait  quasiment  un  air  de 
mépris  pour  moi  quand  elle  me  donnait  la  plus  petite  mar- 
que d'amitié. 

Un  jour  qu'il  avait  poussé  la  chose  jusqu'à  lever  les 
épaules,  je  résolus  d'en  avoir  explication  avec  lui,  aussi 
doucement  que  possible,  pour  ne  point  fâcher  ma  cousine, 
mais  assez  franchement  pour^ui  faire  sentir  qu'étant  souf- 
fert par  moi  auprès  d'elle  avec  tant  de  patience,  il  devait 
m'y  souffrir  avec  le  même  égard  j  mais,  comme  il  y  avait 
d'autres  amoureux  de  Brulelte  autour  de  nous,  je  remis 
mon  dessein  à  la  prjp.mière  occasion  où  je  le  trouverais  seul, 
et,  à  cette  fin,  j'allai,  au  lendemain,  le  joindre  en  un  champ 
où  il  travaillait. 

Je  fus  étonné  de  l'y  trouver  justement  en  compagnie  de 
Br4iletle,  qui  était  assise  sur  les  racines  d'un  gros  arhre,  au 
revers  du  fossé  où  il  était  censé  couper  de  l'épine  pour  faire 
des  bouchures.  Mais  il  ne  coupait  rien  du  tout,  et,  pour  tou 
travail,  cbapusait  quelque  chose  qu'il  mit  vitement  dans  sa 
poche  dès  qu'il  me  vit,  fermant  son  couteau  et  s'accotant 
de  causer,  comme  si  j'eusse  été  son  maître  le  prenant  en 
faute,  ou  comme  s'il  élait  on  train  de  dire  à  ma  cousine  de 
choses  bien  secrètes  où  je  le  venais  déranger. 

J'en  fus  si  troublé  et  fâché  que  j'allais  me  retirer  sans 
rien  dire,  quand  Brulette  m'arrêta,  et,  se  remettant  à  filer, 
car  elle  aussi  avait  mis  de  côté  son  ouvrage  en  causant  avec 
lui,  me  dit  de  m'asseoir  auprès  d'elle. 

Il  me  parut  que  c'était  une  avance  pour  endormir  mon 
dépit  et  je  m'y  refusai,  disant  que  le  temps  n'engageait 
guère  à  s'arrêter  dans  les  fossés.  De  vrai,  il  faisait,  sinon 
froid,  du  moins  très-humide;  le  dégel  rendait  les  eaux 
troubles  et  les  herbes  fangeuses.  Il  y  avait  encore  de  la  neige 
dans  les  sillons,  et  le  vent  était  désagréable.  Il  fallait,  à  mon 
sens,  que  Brulette  trouvât  Joseph  bien  intéressant  pour  me- 

«  ,-  Digitizedby  VjOOQLC 


26  LES  MAITRES  SONNEURS 

ner  ses  ouailles  dehors  ce  jour-là,  elle  qui  les  faisait  si  sou- 
vent et  si  volontiers  garder  par  sa  voisine. 

—  Joset,  dit  Druietle,  voilà  notre  ami  Tiennet  qui  boude, 
parce  qu'il  voit  que  nous  avons  un  secret  tous  les  deux.  Ne 
veux-tu  point  que  je  lui  en  fasse  part?  Son  conseil  n'y  gâ- 
terait rien,  et  il  te  dirait  ce  qu'il  pense  de  ton  idée. 

—  Lui?  dit  Joseph,  qui  recommença  à  lever  les  épaules 
comme  il  avait  fait  la  veille. 

—  Est-K^e  que  le  dos  te  démange  quand  tu  me  vois?  lui 
dis-je  un  peu  émalicé.  Je  te  pourrais  bien  gralter  d'une  ma- 
nière qui  t'en  guérirait  une  bonne  fois. 

Il  me  regarda  en  dessous^  comme  prêt  à  mordre;  mais 
Brulette  lui  toucha  doucement  Tépaule  du  bout  de  sa  que- 
nouille, et,  rappelant  ainsi  à  elle,  lui  parla  dans  Toreille  : 

—  Non,  non,  répondit-il,  sans  prendre  lajpeine  de  me  ca- 
cher sa  réponse.  Tiennet  n'est  bon  à  rien  pour  me  conseil- 
ter;  il  n'y  connaît  pas  plus  que  ta  chèvre;  et  si  tu  lui  dis  la 
moindre  chose,  je  ne  to  dirai  plus  rion.  Là-dessus,  il  ra- 
massa sa  tranche  et  sa  serpe  et  s'en  alla  travailler  plus 
loin. 

—  Allons,  dit  Brulette  en  se  levant  pour  rassembler  ses 
ouailles,  le  voilà  encore  mécontent;  mais  va,  Tiennet,  ra 
n'est  rien  de  sérieux,  je  connais  sa  fantaisie,  il  n'y  a  rien  à 
y  faire,  et  le  mieux,  c'est  de  ne  pas  le  tourmenter.  C'est  un 
garçon  qui  a  une  petite  folioté  dans  la  tôle  depuis  qu'il  est 
au  monde.  Il  ne  sait  ni  ne  peut  s'en  expliquer,  et  le  mieux 
est  de  le  laisser  tranquille  ;  car  si  on  l'assassine  de  questions, 
il  se  prend  à  pleurer  et  on  lui  fait  de  la  peine  pour  rien. 

—  M'est  avis  pourtant,  cousine,  dis-je  à  Brulette,  que  tu 
sais  bien  le  confesser. 

—  J'ai  eu  tort,  répondit-elle.  Je  pensais  qu'il  avait  une 
plus  grosso  peine.  Celle  qu'il  a  te  ferait  rire  si  je  pouvais  te 
la  raconter;  mais  puisqu'il  ne  veut  la  dire  qu'à  moi,  n'y  pen- 
sons plus. 

—  Si  c'est  peu  de  chose,  lui  diâ-je  encore,  lu  n'eri  pren- 
dras peut-être  plus  tant  de  souci* 

—  Tu  trouves  donc  que  j'en  prends  trop  ?  dit-elle.  Est-ce 
que  je  ne  dois  pas  ra  à  la  femme  qui  l'a  mis  au  monde 


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LES  MAITRES  SONNEURS  27 

et  qui  m'a  élevée  avec  plus  de  soins  et  de  caresses  que  son 
propre  enfant? 

—  Voilà  une  bonne  raison,  Brulette.  Si  c'est  la  Mari  ton 
que  tu  aimes  dans  son  fils,  à  la  bonne  heure;  mais,  alors,  je 
souhaiterais  d'avoir  la  Mariton  pour  ma  mère  :  ça  me  vau- 
drait encore  mieux  que  d'être  ton  cousin. 

—  Laisse  donc  dire  clés  sottises  comme  ça  à  mes  autres 
galants,  répondit  Brulette  en  rougissant  un  peu;  car  aucun 

•compliment  ne  l'avait  jamais  fâchée,  encore  qu'elle  se  don- 
nât l'air  d'en  rire.  , 

Et,  comme  nous  sortions  du  champ,  vis-à-vis  de  ma 
maison,  elle  y  entra  avec  moi  pour  dire  bonjour  à  ma 
sœur. 

Mais  ma  sœur  était  sortie  et,  à  cause  de  ses  moutons  qui 
étaient  sur  le  chemin,  Brulette  ne  la  voulut  pas  attendre. 
Pour  la  retenir  un  peu,  j'inventai  de  lui  retirer  ses  sabots 
pour  en  ôter  les  galoches  de  neige  et  les  embraiser;  et,  la 
tenant  ainsi  par  les  pattes,  puisqu'elle  fut  obligée  de  s'ass^eoir 
en  m'attendant,  j'essayai  de  lui  dire,  mieux  que  je  n'avais 
encore  osé  le  faire,  l'ennui  que  l'amour  d'elle  m'avait 
amassé  sur  le  cœur . 

Mais  voyez  le  d jji'ble  !  jamais  je  ne  pus  trouver  le  fin  mot 
decediscours-là.J'aurais  bien  lâché  le  second  et  le  troisième, 
mais  le  premier  ne  put  sortir.  J'en  avais  la  sueur  au  front. 
La  fillette  aurait  bien  pu  m'aider,  si  elle  l'eût  voulu,  car  elle 
connaissait  l'adr  de  ma  chanson;  d'autres  le  lui  avaient  déjà 
seriné  ;  mais,  avec  elle,  il  fallait  de  la  patience  et  du  mena-- 
gement,  et  encore  que  je  ne  fusse  point  tout  à  fait  nouveau 
dans  les  discours  de  galanterie,  ce  que  j'en  avais  échangé 
avec  d'autres  moins  difficiles  que  Brulette,  à  seules  fins  de 
m'enhardir,  ne  m'avait  rien  enseigné  de  bon  à  dire  à  une 
jeunesse  de  grand  prix  comme  était  ma  cousine. 

Tout  ce  que  je  sus  faire  fut  de  revenir  sur  la  critique  de 
son  favori  Joset.  Elle  en  rit  d'abord,  et  peu  à  peu,  voyant 
que  j'en  voulais  faire  un  blâme  sérieux,  elle  prit  un  air  plus 
sérieux  encore.  —  Laissons  ce  pauvre  malheureux  tranquille, 
dit-elle  :  il  est  assez  à  plaindre. 

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28  LES  MAITRES  SONNEURS 

—  Mais  en  quoi,  et  pourtïuoi?  Est-il  poitrinaire  ou  enragé, 
que  tu  crains  qu'on  y  touche? 

—  Il  est  pis  que  ça,  répondit  Brulette,  il  est  égoïste. 
Égoïste  était  un  mot  de  monsieur  le  curé,  que  Brulette 

avait  retenu  et  qui  n'était  point  usité  chez  nous  de  mon 
temps.  Comme  Brulette  avait  une  grande  mémoire,  elle  di- 
sait comme  cela  quelquefois  des  paroles  que  j'aurais  pu  re- 
tenir aussi,  mais  que  je  ne  retenais  point,  et  partant,  n'en- 
tendais point. 

J'eus  la  mauvaise  honte  de  ne  pas  oser  lui  en  demander 
l'explication  et  d'avoir  l'air  de  m'en  payer.  Je  m'imaginai 
d'ailleurs  que  c'était  une  maladie  mortelle  que  Joseph  avait, 
et  qu'une  si  grande  disgrâce  condamnait  toutes  mes  injus- 
tices. Je  demandai  pardon  à  Brulette  de  l'avoir  tourmentée, 
igoutant  : 

—  Si  j'avais  su  plus  tôt  ce  que  tu  me  dis,  je  n'aurais  eu  ni 
fiel  ni  rancune  contre  ce  pauvre  garçon. 

—  Comment  ne  t'en  es-tu  jamais  aperçu?  reprit-elle.  Ne 
voisrtu  pas  comme  il  se  laisse  prévenir  et  obliger,  sans  avoir 
jamais  l'idée  d'en  faire  un  uemercîment;  comme  le  moindre 
oubli  l'offense,  comme  la  moindre  plaisanterie  le  choque, 
comme  il  boude  et  souffre  à  toute  chose  qui  ne  serait  point 
remarquée  d'un  autre ,  et  comme  il  faut  ^ujours  mettre  du 
sien  dans  l'amitié  qu'on  a  pour  lui,  sans  qu'il  comprenne 
que  ce  n'est  point  son  dû,  mais  le  rendu  qu'on  fait  à  Dieu, 
pour  l'amour  du  prochain? 

—  C'est  donc  l'efifet  de  sa  maladie?  dis-je,  un  peu  intrigué 
d  es  explications  de  Brulette. 

—  N'est-ce  point  la  pire  qu'on  puisse  avoir  dans  le  cœur? 
répondit-elle. 

—Et  sa  mère  sait-elle  qu'il  a  comme  ça  dans  le  cœur  une 
maladie  sans  remède  ? 

—  Elle  s'en  doute  bien,  mais  \^  comprends  que  je  ne  lui 
en  parle  point ,  de  crainte  de  l'affliger. 

—  Et  n'a-t-on  point  tenté  quelque  chose  pour  sa  gué- 
rison? 

—  J'y  ai  fait  et  j'y  ferai  encore  mon  possible,  répondit- 
elle,  continuant  un  propos  où  l'on  ne  s'entendait  pas  du. 

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LES  MAITRES  SONNEURS  ^ 

tout  ;  mais  je  crois  que  mes  ménagements  augmentent!  on 
mai. 

■—  Il  est  bien  vrai,  ajoutai-je,  après  avoir  réfléchi,  que  ce 
garçon  a  toujours  eu,  dans  son  air,  quelque  chose  de  sin- 
gulier. Ma  grand'mère,  qui  est  morte,  et  tu  sais  qu'elle  se 
piquait  de  connaissances  sur  l'avenir,  disait  qu'il  avait  le 
malheur  écrit  sur  la  ûgure,  et  qu'il  était  condamné  à  vivre 
dans  les  peines,  ou  à  mourir  dans  la  fleur  de  ses  ans,  à, 
cause  d'une  ligne  qu'il  avait  dans  le  front;  et,  depuis  ce 
temps-là,  je  te  confesse  que  quand  Joset  se  chagrine,  je 
crois  voir  cette  ligne  de  disgrâce,  encore  que  je  ne  sache 
point  où  ma  grand'mère  la  voyait.  Alors,  j'ai  comme  peur 
de  lui,  ou  plutôt  de  son  destin,  et  je  me  sens  porté  à  lui  épar- 
gner tout  reproche  et  tout  malaise,  comme  à  quelqu'un  qui 
n'a  pas  longtemps  à'jouir  de  la  vie. 

—  Bah  !  répondit  Brulette  en  riant ,  voilà  les  rêveries  de 
ma  grand'tante  ;  je  me  les  rappelle  bien.  Ne  t'a-t-elle  point 
dit  aussi  que  les  yeux  clairs,  comme  sont  ceux  de  Joseph , 
voient  les  esprits  et  toutes  choses  cachées  ?  Mais  moi,  je  n'en 
crois  rien ,  nofi  plus  qu'au  danger  de  mort  pour  lui.  On  vit 
longtemps  avec  l'esprit  fait  comme  il  l'a  ;  on  se  soulage  en 
tourmentant  les  autres,  et  on  peut  bien  les  enterrer  tous,  en 
les  menaçant  à  toute  heure  de  se  laisser  mourir. 

Je  n'y  comprenais  plus  rien,  et  j'allais  questionner  encore, 
quand  Brulette  me  redemanda  ses  chaussures  où  elle  fourra 
lestement  ses  pieds,  bien  que  les  sabots  fussent  si  petits  que 
je  n'avais  pas  pu  y  fourrer  ma  main.  Alors,  rappelant 
son  chien  et  retroussant  sa  jupe ,  elle  me  laissa  tout  sou- 
cieux et  tout  ébahi  de  ce  qu'elle  m'avait  conté,  et  aussi  peu 
avancé  avec  elle  que  le  premier  jour. 

Le  dimanclie  ensuivant,  comme  elle  partait  pour  la  messe 
de  Saint-Chartier,  où  elle  allait  plus  volontiers  qu'à  celle  de 
notre  paroisse,  à  cause  que  l'on  dansait  sur  la  place  entre 
la  messe  et  lés  vêpres,  je  lui  demandai  de  l'accompagner. 
.  —  Non ,  me  dit-elle,  j  y  vas  avec  mon  grand-père,  et  il 
n'aime  pas  à  me  voir  suivie  sur  les  chemins  par  un  tas  de 
galants. 

—  Je  ne  suis  point  un  tas  de  galants,  lui  dis-je,  je^ 

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ao  LES  MAITRES  SONNEURS 

suis  ton  cousin,  et  jamais  mon  oncle  ne  m*a  ôté  de  son 

chemin. 

—Eh  bien,  reprit-elle,  ôte-toi  du  mien,  pour  aujourd'hui 
seulement  ;  mon  père  et  moi  nous  voulons  causer  avec  Jo- 
set,  qui  est  là  dans  la  maison  et  qui  doit  nous  suivre  à  la. 
messe. 

—  C'est  donc  qu'il  vient  vous  demander  en  mariage,  et 
que  vous  êtes  bien  aise  de  l'écouter? 

—  Est-ce  que  tu  es  fou,  Tiennet  ?  Après  ce  que  je  Tai  dit 
de  Joset? 

—  Tu  m'as  dit  qu'il  avait  une  maladie  qui  le  ferait  vivre 
plus  longtemps  qu'un  autre,  et  je  ne  vois  pas  en  quoi  ça 
pout  me  tranquilliser. 

—  Te  tranquilliser  de  quoi?  6t  Brulette. étonnée.  Quelle 
maladie?  Où  as-tu  égaré  tes  esprits?  Allons,  je  crois  que 
tous  les  hommes  sont  fous  I 

Et,  prenant  le  bras.de  son  grand-père  qui  venait  à  e41e 
avec  Joseph,  elle  partit  légère  comme  un  duvet  et  gaie 
comme  une  fauvette,  tandis  que  mon  brave  homme  d'on- 
cle, qui  ne  voyait  rien  au-dessus  d'elle,  souriait  aux  passant» 
et  avait  l'air  de  leur  dire  :  «  Ce  n'est  pas  vous  qui  avez  une 
fille  pareille  à  montrer  I  » 

Je  les  suivis  de  loin  pour  voir  si  Joseph  se  familiariserait 
avec  elle  en  chemin,  s'il  lui  prendrait  le  bras,  si  le  vieux  les 
laisserait  aller  ensemble.  Il  n'en  fut  rien.  Joseph  marcha 
tout  le  temps  à  la  gauche  de  mon  oncle,  tandis  que  Brulette 
marchait  à  droite,  et  ils  avaient  l'air  de  causer  sérieuse- 
ment. 

A  la  sortie  de  la  messe,  je  demandai  à  Brulette  de  danser 
avec  moi.  —  Oh  I  tu  t'y  prends  bien  tard,  me  dit-elle,  j'ai 
promis  au  moins  quinze  bourrées,  et  il  faudra  que  tu  re- 
viennes vers  l'heure  de  vêpres. 

Ce  n'était  pas  Joseph  qui,  dans  cette  affaire-là,  pouvait 
me  donner  du  dépit,  c^r  il  ne  dansait  jamais,  et,  pour  m'ô- 
tor  cehii  de  voir  Brulette  entourée  de  ses  autres  amoureux, 
je  suivis  Joseph  à  l'auberge  du  Bœuf  eourannéy  où  il  allait 
voir  sa  mère  et  où  je  voulais  tuer  le  temps  avec  quelque» 
amis. 


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LES  MAITRES  SONNEURS  31 

J'étais  un  peu  fréquenlier  du  cabaret,  comme  je  vous  ai 
dit  :  non  à  cause  de  la  bouteille,  qui  ne  m'a  jamais  mis  hors 
de  sens,  mais  pour  l'amour  de  la  compagnie,  de  la  causette 
et  de  la  chanson.  J'y  trouvai  plusieurs  garçons  et  filles  de 
connaissance  avec  lesquels  je  m'attablai,  tandis  que  Joseph 
s*assit  dans  un  coin,  ne  buvant  goutte,  ne  disant  mot,  et  se 
tenant  là  pour  contenter  sa  mère,  qui,  tout  en  allant  et  ve- 
nant,-était  bien  aise  de  le  voir  et-de  lui  dire  uïi  mot  par-ci, 
par-là.  Je  ne  sais  point  si  Joseph  eût  pensé  à  l'aider  dans  la 
peine  qu'elle-  avait  à  servir  tant  de  monde  ;  mais  Benoît 
n'eût  point  souffert  qu^un  garçon  si  distrait  tournât  et  virât 
dans  ses  éciielles  et  dans  ses  bouteilles. 

Vous  n'êtes  pas  sans  avoir  entendu  parler  de  défunt  Be- 
noît. C'était  un  gros  homme  de  haute  mine,  un  peu  rude  en 
paroles,  maïs  bon  vivant  et  beau  diseur  dans  l'occasion.  Il 
était  assez  juste  pour  faire  de  la  Mariton  l'estimé  qu'ail  de- 
vait, car  c'était,  à  vrai  dire^  la  reine  des  servantes,  et  jamais 
sa  maison  n'avait  été  mieux  achalandée  que  depuis  qu'elle  y 
régnait. 

La  chose  que  le  pèreBrulet  avait  annoncée  à  cetje  femme 
n'était  cependant  point  arrivée.  Le  danger  de  son  état  l'avait 
guérie  de  la  coquetterie,  et  elle  faisait  respecter  sa  personne 
aussi  bien  que  la  propriété  de  son  bourgeois.  Pour  le  vrai, 
c'était,  avant  tout,  pour  son  fils  qu'elle  avait  rangé  son  idée 
à  un  travail  çt  à  une  prudence  plus  sévères  que  son  naturel 
ne  s'y  portait  de  lui-même.  C'était  une  si  bonne  mère  en 
cela,  qu'au  lieu  de  perdre  de  l'estime,  elle  s'en  était  attirée 
ilavantage  depuis  qu'elle  était  servante  de  cabaret  ;  et  c'est 
là  une  chose  qui  ne  se  voit  point  souvent  dans  nos  campa- 
gnes, ni  ailleurs,  que  j'aie  ouï  dire. 

En  voyant  Joseph  plus  blême  et  plus  soucieux  encore  que 
d'habitude,  je  ne  sais  comment  ce  que  ma  grand'mère  m'a- 
vait dit  de  lui,  joint  à  la  maladie,  singulière  dans  mon  idée, 
que  lui  imputait  Brulette,  me  frappa  l'esprit  et  me  toucha  le 
cœur.  Sans  doute  il  me  gardait  rancune  de  quelque  parole 
«lure  qui  m'était  échappée.  Je  souhaitai  la  lui  faire  oublier, 
cl,  le  forçant  avenir  s'asseoir  à  notre  tablée, je  m'imaginai 
de  le  griser  un  peu  par  surprise,  pensant,  comme  tous  ceux 

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3â  LES  MAITRES  SONNEURS 

de  mon  âge,  qu'une  petite  fumée  de  vin  blanc  dans  les  es 

prits  est  souveraine  pour  dissiper  la  tristesse. 

Joseph,  qui  était  peu  attentionné  aux  actions  d'autour  do 
lui,  laissa  remplir  son  verre  et  pousser  son  coude  si  souvent, 
que  tout  autre  en  aurait  senti  l'effet.  Pour  ceux  qui  l'inci — 
taientà  boire,  et  qui  payèrent  d'exemple  sans  réflexion,  il 
y  en  eut  bien  vite  trop;  et,  pour  moi,  qui  voulais  garder 
mes  jambes  pour  la  danse,  je  m'arrêtai  d'abord  que  je  sen- 
tis qu'il  y  en  avait  assez.  Joseph  tomba  dans  une  .grande 
contemplation,  appuya  ses  deux  coudes  sur  la  table  et  ne  ^ 
parut  pas  plus  lourd  ni  plus  léger  qu  auparavant. 
•    On  ne  faisait  plus  attention  à  lui  ;  chacun  riait  ou  jacas- 
sait pour  son  compte,  et  l'on  se  mit  à  chanter,  comme  on 
chante  quand  on  a  bu,  ch&cun  dans  son  ton  et  dans  sa  me- 
sure, une  tablée  disant  son  refrain  à  côté  d'une  autre  ta- 
blée qui  dit  le  sien,  et  tout  ça  ensemble,  faisant  un  sabbat 
de  fous  à  casser  la  tête,  le  tout  pour  se  porter  à  rire  et  à  crier 
d'autant  plus  qu'on  ne  s'entend  pas. 

Joseph  resta  là  sans  broncher,  nous  regardant,  d'un  air 
étonné,  un  bon  bout  de  temps.  Puis  il  se  leva  et  partit  sans 
rien  dire. 

Je  pensai  qu'il  é^ait  peut-être  malade,  et  je  le  suivis. 
Mais  il  marchait  droit  et  vite,  comme  un  homme  que  le  vin 
n'a  point  entamé,  et  il  s'en  alla  si  loin,  si  loin,  en  remon- 
tant la  côte  au-dessus  de  la  ville  de  Saint-Chartier,  que  je 
le  perdis  de  vue  et  revins  sur  mes  pas  afin  de  ne  point  man- 
quer ma  bourrée  avec  Brulette. 

Elle  dansait  si  joliment,  ma  Brulette ,  que  toutun  chacun  la 
mangeait  des  yeux.  Elle  était  folle  de  la  danse,  de  la  toi- 
lette et  des  compliments  ;  mais  elle  n'encourageait  personne 
à  lui  conter  du  sérieux,  et  quand  les  vêpres  furent  sonnées,  ' 
elle  s'en  alla,  sage  et  fière,  à  l'église,  où  elle  priait  bien  un 
peu,  mais  où  elle  n'oubliait  guère  que  tous  les  regards 
étaient  braqués  sur  elle. 

Moi,  je  songeai  que  je  n'avais  point  payé  ma  dépense  au 
Bœuf  couronné  y  et  j'y  retournai  pour  compter  avec  la  Ma- 
riton,  laquelle  en  prit  occasion  de  me  demander  par  où  son 
garçon  avait  passé. 


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LES  MAITRES  SONNEURS  33 

—  Vous  Tavez  fait  boire,  dit-elle,  et  ce  n'est  point  sa 
coutume.  Vous  devriez  bien  au  moins  ne  pas  le  laisser  cou- 
rir seul.  Un  malheur  vient  si  vite  I 

Troisi^nie  veillce. 


Je  remontai  la  côte  et  pris  le  chemin  que  j'avais  vu 
prendre  à  Joseph.  Je  m'enquis  de  lui  le  long  de  la  route  et 
n'en  eus  point  nouvelles,  sinon  qu'on  l'avait  bien  vu 
passer,  mai§  non  revenir.  Ça  me  mena  jusqu'au  droit  de  la 
forêt,  oîi  j'allai  questionner  le  forestier,  dont  la  maison, 
qui  est  une  pièce  fort  ancienne,  surmonte  un  grand  mor- 
ceau de  brande  couché  en  pente.  C'est  un  endroit  bien  triste, 
malgré  qu'on  y  voie  de  loin,  et  où  il  ne  pousse,  à  la  lisière 
des  taillis  de  chêne,  que  de  la  fougère  et  des  ajoncs. 

Le  garde  forestier  était,  dans  ce  temps-là,  Jarvois,  mon 
parrain,  natif  de  Verneuil.  Sitôt  qu'il  me  vit,  comme  je 
n'allais  pas  souvent  me  promener  si  loin,  il  me  fit  tant  de 
fête  et  d'amitié  qu'il  n'y  eût  pas  moyen  de  s'en  aller. 

—  Ton  camarade  Joseph  est  venu  céans,  il  y  a  tantôt 
une  heure,  me  dit-il,  pour  nous  demander  si  les  charbonniers 
étaient  dans  la  forêt  ;  sans  doute  que  son  maître  lui  aura 
commandé  de  s'en  enquérir.  Il  n'était  ni  dérangé  en  paroles, 
ni  mal  porté  sur  ses  jambes,  et  il  a  monté  jusqu'au  gros 
chêne.  Tu  n'as  donc  point  à  t'en  inquiéter,  et  puisque  te 
voilà,  il  faut  boire  une  bouteille  avec  moi  et  attendre  que 
ma  femme  revienne  de  quérir  ses  vaches,  car  elle  serait 
fâchée  si  tu  partais  sans  l'avoir  vue. 

N'ayant  plus  sujet  de  me  tourmenter,  je  restai  chez  mon 
parrain  jusque  vers  le  coucher  du  soleil.  C'était  environ  la 
mi-février,  et,  voyant  venir  la  nuit,  je  fis  mes  adieux  et 
pris  le  chemin  d'en  sus,  afin  de  gagner  Verneuil  et  de  m'en 
retourner  tout  droit  chez  nous  par  la  roule  aux  Anglais, 
sans  repasser  par  Saint- Chartier  où  je  n'avais  plus  que 
faire. 

Mon  parrain  m'expliqua  un  peu  mon  chemin,  car  je 
n'avais  traversé  la  forêt  qu'une  ou  deux  fois  ep  ma  vie.  Vous 


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3«  LES  MAITRES  SONNEURS 

savez  que,  dans  le  pays  d'ici,  nous  ne  courons  guère  au 
loin,  surtout  ceux  de  nous  qui  se  donnent  au  travail  de  la 
terre,  et  qui  vivent  autour  des  habitations  comme  des  pous- 
sins alentour  de  la  mue. 

Aussi,  malgré  que  Ton  m'avait  bien  averti,  je  donnai 
trop  sur  ma  gauche,  et,  au  lieu  de  rencontrer  la  grande 
allée  de  chênes,  je  me  trouvai  dans  les  bouleaux,  à  une 
bonne  demi-lieue  du  point  que  j'aurais  dû  gagner. 

La  nuit  était  tout  à  fait  tombée  et  je  n'y  voyais  plus 
goutte,  car,  en  ce  temps,  la  forêt  de  Saint-Chartier  était 
encore  une  belle  forêt,  rapport  non  à  son  étendue,  qui 
n'a  jamais  été  de  conséquence,  mais  à  l'âge  des  arbres,  qui 
-ne  laissaient  guère  passer  la  clarté  entre  le  ciel  et  la 
terre. 

Ce  qu'elle  y  gagnait  en  verdeur  et  fierté,  elle  vous  le  fai- 
sait payer  du  reste.  Ce  n'était  que  ronces  et  frétais,  che- 
mins défoncés  et  ravines  d'une  bourbe  noire  et  légère,  ou 
Ton  ne  tirait  pas  trop  la  semelle,  mais  où  l'on  s'enfonçait  jus- 
qu'aux genoux  quand  on  s'écartait  un  peu  du  tracé.  Si 
bien  qujB,  perdu  sous  la  futaie,  déchiré  et  embourbé  dans 
leséclaircies,  je  commençais  à  maugréer  contre  la  mau- 
vaise heure  et  le  mauvais  endroit. 

Après  avoir  pataugé  assez  longtemps  pour  en  avoir 
chaud,  malgré  que  la  soirée  fût  bien  fraîche,  je  me  trouvai 
dans  des  fougères  sèches,  si  hautes,  que  j'en  avais  jusqu'au 
menton,  et  en  levant  les  yeux  devant  moi,  je  vis,  dans  le 
gris  de  la  nuit,  comme  une  grosse  masse  noire  au  milieu 
do  la  lande. 

Je  connus  que  ce  devait  être  le  chêne,  et  que  j'étais  arrivé 
au  fin  bout  de  la  forêt.  Je  n'avais  jamais  vu  Parbre,  mais 
j'en  avais  ouï  parler,  pour  ce  qu'il  était  renommé  un  des 
plus  anciens  du  pays,  et,  par  le  dire  des  autres,  je  savais 
comment  il  était  fait.  Vous  n'êtes  point  sans  l'avoir  vu.  C'est 
un  chêne  bourru,  étêté  de  jeunesse  par  quelque  accident,  et 
qui  a  poussé  en  épaisseur  ;  son  feuillage,  tout  desséché  par 
l'hiver,  tenait  encore  dru,  et  il  paraissait  monter  dans  lé'ciel 
comme  une  roche. 
J'allais  tirer  tie  ce  côté- là,  pensant  que  j'y  trouverais  la 


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LES  MAITRES  SONNEORS  35 

sente  qui  coupait  le  bois  eu  droite  ligue,  lorsque  j'entendis 
le  son  d'une  musique,  qui  était  approchant  celui  d'une  cor- 
nemuse, mais  qui  menait  si  grand  bruit,  qu'on  eût  dit  d'un 
tonnerre. 

Ne  me  demandez  point  comment  une  chose  qui  aurait  dû 
me  rassurer  en  me  marquant  le  voisinage  d'une  personne 
humaine,  m'épeura  comme  un  petit  enfant.  Il  faut  bien  vous 
dire  que,  malgré  mes  dix-neuf  ans  et  une  bonne  paire  de 
poings  que  j'avais  alors,  du  moment  que  je  m'étais  vu  égaré 
dans  le  bois,  je  m'étais  senti  mal  tranquille.  Ce  n'est  pas 
pour  quelques  loups  qui  descendent,  de  temps  en  temps, 
des  grands  bois  de  Saint-Aoust  danç  cette  forêt-là,  que  j'au- 
rais manqué  de  cœur,  ni  pour  la  rencontre  de  quelque  chré- 
tien malintentionné.  J'élais  enfroidi  de  cette  sorte  de  crainte 
qu'on  ne  peut  pas  s'expliquer  à  soi-même,  parc«  qu'on  ne 
-sait  pas  trop  où  en  est  la  cause.  La  nuit,  la  brume  d'hiver, 
un  tas  de  bruits  qu'on  entend  dans  les  bois  et  qui  sont  autres 
que  ceux  de  la  plaine,  un  las  dé  folles  histoires  qu'on  a  en- 
tendu raconter,  et  qui  vous  reviennent  dans  la  tête,  enfin, 
l'idée  qu'on  est  esseulé  loin  de  son  endroit;  il  y  a  de  quoi 
vous  troubler  l'esprit  quand  on  est  jeune,  voiré  quand  on 
ne  l'est  plus. 

Moquez-vous  de  moi  si  vous  voulez.  Cette  musique,  dans 
un  lieu  si  peu  fréquenté,  me  parut  endiablée.  Elle  chantait 
trop  fort  pour  être  naturelle,  et  surtout  elle  chantait  un  air 
si  triste  et  si  singulier,  que  ça  ne  ressemblait  à  aucun  air 
connu  sur  la  terre  chrétienne.  Je  doublai  le  pas,  mais  je 
m'arrêtai,  étonné  d'un  autre  bruit.  Tandis  que  la  musique 
braillait  d'un  côté,  une  clochette  sonnait  de  l'autre,  et  ces 
deux  résonnances  venaient  sur  moi,  comme  pour  m'empê- 
cher  d'avancer  ou  de  reculer. 

Jeme  jetai  de  côté  en  me  baissant  dans  les  fougères  ;  mais, 
au  mouvement  qui  s'ensuivit,  quelque  chose  fit  feu  des  qua- 
tre pieds  tout  auprès  de  moi,  et  je  vis  un  grand  animal  noir, 
que  je  ne  pus  envisager,  bondir,  prendre  sa  course  et  dis- 
paraître. 

Tout  aussitôt,  de  tous  les  points  de  la  fougeraie,  sautèrent, 
coururent,  trépignèrent  une  quantité  d'animaux  pareils,  qui 

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30  LES  MAITRES  SONNEURS 

me  parurent  gagner  tous  vers  la  clochette  et  vers  la  musi- 
que, lesquelles  s'entendaient  alors  comme  proclies  Tune  de 
Tautre.  Il  y  avait  peut-être  bien  deux  cents  de  ces  bêtes, 
mais  j'en  vis  au  moins  trente  raille,  car  la  peur  me  galo- 
pait rude,  et  je  commençais  à  avoir  des  étincelles  et  des  ta- 
ches blanches  dans  la  vue,  comme  la  frayeur  en  donne  à 
ceux  qui  ne  s'en  défendent  point. 

Je  ne  sais  par  quelles  jambes  je  fus  porté  auprès  du  chêne; 
je  ne  sentais  plus  les  miennes.  Je  me  trouvai  là,  tout  étonné 
d'avoir  fait  ce  bout  de  chemin  comme  un  tourbillon  de 
vent,  et,  quand  je  repris  mon  souffle,  je  n*entendis  plus 
rien ,  au  loin  ni  auprès  ;  je  ne  vis  plus  rien,  ni  sous  l'arbre, 
ni  sur  la  fougeraie  ;  et  je  ne  fus  pas  bien  sûr  de  n'avoir 
point  rêvé  un  sabbat  He  musique  folle  et  de  mauvaises 
bêles. 

Je  commençais  à  me  ravoir  et  à  regarder  eu  quel  lieu  j'é- 
tais. La  branchure  du  chêne  couvre  une  grande  place  her- 
bue, et  il  y  faisait  si  noir  que  je  ne  voyais  point  mes  pieds; 
si  bien  que  je  me  heurtai  contre  une  grosse  racine  et  tom- 
bai les  mains  en  avant,  sur  le  corps  d'un  homme  qui  était 
allongé  là  comme  mort  ou  endormi.  Jq  ne  sais  point  ce  que 
la  peur  me  fit  dire  ou  crier,  mais  ma  voix  fut  reconnue,  et 
tout  aussit(^t  celle  de  Joset  me  répondit  :  —  C'est  donc  toi, 
Tiennet?  Et  qu'est-ce  que  tu  viens  faire  ici  à  pareille 
heure? 

—  Et  toi-même,  qu'y  fais-tu,  mon  vieux?  lui  dis-je, 
bien  content  et  bien  consolé  de  le  troHverlà.  Je  t'ai  cherché 
tout  le  tantôt  ;  ta  mère  a  été  en  peine  de  toi,  et  je  te  croyais 
retourné  vers  elle  depuis  longtemps. 

—  J'avais  affaire  par  ici,  répondit-il,  et,  avant  de  m'en 
aller,  je  me  reposais  là,  voilà  tout. 

—  Tu  n'as  donc  pas  peur  de  te  trouver  comme  ça,  de 
nuit,  dans  un  endroit  si  laid  et  si  triste? 

—  Peur  de  quoi,  et  pourquoi,  Tiennet?  je  ne  t'entends 
point! 

J'eus  honte  de  lui  confesser  combien  j'avais  été  sot.  Ce- 
pendant, je  me  risquai  à  lui  demander  s'il  n'avait  pas  vu 
du  monde  et  des  bêtes  dans  la  clairière. 


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LES  MAITRES  SONNEURS  37 

—  Oui,  oui,  répondit-il  ;  j'ai  vu  beaucoup  de  bêtes,  et  du 
monde  aussi,  mais  tout  ça  n'est  pas  bien  méchant,  et  nous 
pouvons  nous  en  aller  tous  deux  sans  que  mal  nous  on 
arrive. 

Je  m'imaginai,  à  sa  voix,  qu'il  se  gaussait  un  peu  de  ma 
frayeur,  et  je  quittai  le  chêne  avec  lui;  mais  quand  nous 
fûmes  hors  de  son  ombrage,  il  me  sembla  que  Joset  n'avait 
ni  sa  taille  ni  sa  figure  des  autres  fois.  Il  me  paraissait  {)lus 
grand,  portant  plus  haut  la  tête,  marchant  d'un  pas  plus 
vif,  et  parlant  avec  plus  de  hardiesse.  Ça  ne  me  rassura 
point,  car  toutes  sortes  de  folies  me  traversèrent  la  remom- 
brance.  Ce  n'était  point  seulement  par  ma  grand'mère  que 
je  m'étais  laissé  conter  que  les  gens  qui  ont  la  figure  blan- 
che, l'œil  vert,  l'humeur  triste  et  la  parole  difficile  à  com- 
prendre, sont  portés  à  s'accointer  avec  les  mauvais  esprits, 
et,  en  tout  pays,  les  vieux  arbres  sont  mal  famés  pour  la 
hantise  des  sorciers  et  dfis  autres» 

Je  n'osai  respirer  tant  que  nous  fûmes  dans  la  fougeraie, 
je  m'attendais  toujours  à  voir  repasser  ce  qui  m'était  apparu 
en  songe  de  Tâme  ou  en  vérité  des  sens.  Tout  resta  tran- 
quille, et  il  n'y  eut  d'autre  bruit  que  celui  des  branches  sè- 
ches qui  se  cassaient  à  notre  passage,  ou  d'un  restant  de 
glace  qui  craquait  sous  nos  pieds. 

Joseph,  marchant  le  premier,  ne  prit  point  la  grande  allée, 
mais  coupa  à  travers  le  fourré.  On  eût  dit  d'un  lièvre  au 
fait  de  tous  les  recoins,  et  il  me  mena  si  vite  au  gué  de  l'Jgne- 
raie,  sans  traverser  le  bourg  des  potiers,  que  je  me^^rus  ar- 
rivé par  enchantement.  Là,  il  me  quitta  sans  avoir  desserré 
les  dents ,  sinon  pour  me  dire  qu'il  voulait  se  faire  voir  à  sa 
mère, puisqu'elle  était  en  peine  de  lui,  et  il  reprit  le  chemin 
de  Saint-Chartier,  tandis  que  je  tranchais  droit  sur  ma  de- 
meurance  par  les  grands  communaux. 

Je  ne  me  sentis  pas  plutôt  dans  le  pays  que  je  connais- 
sais, que  mon  angoisse  me  quitta  et  que  j'eus  grande  honte 
de  ne  pas  l'avoir  surmontée.  Sans  doute,  Joseph  m'aurait 
parlé  des  choses  que  je  désirais  savoir,  si  je  l'eusse  ques- 
tionné; car,  pour  la  première  fois,  il  avait  quitté  son  air  en- 
dormi, et  je  lui  avais  surpris,  pour  un  moment,  comme  un 


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38  LES  MAITRES  SONNEURS 

rire  dans  la  voix  et  comme  une  intention  d'assistance  dans 

la  conduite. 

Pourtant,  après  que  j'eus  dormi  sur  l'aventure,  mes  sens 
étant  bien  calmés,  je  m'assurai  de  n'avoir  point  rêvé  ce  qui 
s'était  passé  dans  la  fougeraie,  et  je  trouvais,  dans  la  quié* 
tise  de  Joseph,  quelque  chose  de  louche.  Les  bêtes  que  j'a- 
rais  vues  là,  en  si  grosse  quantité^  n'étaient  point  d'une 
présence  ordinaire.  Dans  nos  pays  on  n'a,  par  troupeaux, 
que  des  ouailles,  et  ma  vision  était  d'animaux  d'une  autre 
eouleur  et  d'une  autre  mesure.  Ce  n'était  ni  chevaux,  ni 
bœufs^  ni  moutons^  ni  chèvres;  et  on  ne  souffrait,  d'ail- 
leurs, aucun  bétail  paître  dans  la  forêt. 

A  l'heure  où  je  vous  parle,  je  trouve  que  j'étais  bien  sot. 
Pourtant,  il  y  a  bien  de  l'inconnu  dans  les  affaires  de  ce 
monde  où  Thomme  met  le  nez;  à  meilleure  enseigne,  dans 
celles  dont  le  bon  Dieu  s'est  réservé  le  secret. 

Tant  il  y  a  que  je  n'osai  point  questionner  Joseph,  car  si 
Ton  peut  être  curieux  des  bonnes  idées,  on  ne  doit  point 
l'être  des  mauvaises,  et  mêmement,  on  répugne  toujours  à 
se  fourrer  dans  les  affaires  où  l'on  peut  trouver  plus  qu'on 
le  cherche. 

^hu^rième   veiltée* 

Une  chose  me  donna  encore  plus  à  penser  par  la  suite 
des  joujs.  C'est  que  l'on  s'aperçut  à  l'Aulnières  que  Joset 
découchait  de  temps  en  temps. 

On  l'en  plaisantait,  s'imaginant  qu'il  avait  une  amourette  : 
maison  eût  beau  le  suivre  et  l'observer,  jamais  on  ne  le  vit 
s'approcher  d'un  lieu  habité,  ni  rencontrer  une  personne 
vivante.  Il  s'en  allait  à  travers  champs  et  gagnait  le  large, 
si  vite  et  si  malignement,  qu*il  n'y  avait  aucun  moyen  de 
surprendre  son  secret.  Il  revenait  au  petit  jour  et  se  trouvait 
à  son  ouvrage  comme  les  autres,  et ,  au  lieu  de  paraître 
las,  il  paraissait  plus  léger  et  plus  content  qu'à  son  habi- 
tude. 

Cela  fut  observé  par  trois  fois  dans  le  courant  de  l'hiver» 


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LES  MAITRES  SONNEURS  39 

qui  eut  pourtant  grande  rigueur  et  longue  durée  cette  an<- 
née-là.  Il  n'y  eût  neige  ou  bise  capable  d'empêcher  Joset  de 
courir  de  nuit,  quand  Theure  était  venue  pour  sa  fantaisie. 
On  s'imagina  aussi  qu'il  était  de  ceux  qui  marchent  ou  tra- 
vaillent dans  le  sommeil  ;  mais,  de  tout  cela,  il  n'était  rien, 
comme  vous  verrez. 

Bïêmement,  la  nuit  de  Noël,  commo  Vérot  le  sabotier  s'en 
allait  faire  réveillon  chez  ses  parents  à  l'Ourouer,  il  vit  sous 
forme  Râteau,  non  pas  le  géant  qu'on  dit  s'y  promener  sou- 
.vent  avec  son  râteau  sur  l'épaule,  mais  un  grand  homme 
noir  qui  n'avait  pas  bonne  mine  et  qui  marmottait  tout  bas 
quelque  chose  avec  un  autre  homme  moins  grand  et  d'une 
figure  un  peu  plus  chrétienne.  Véret  n'eut  pas  absolument 
peur  et  passa  assez  près  d'eux  pour  pouvoir  écouter  ce  qu'ils 
se  disaient.  Mais  dès  que  les  deux  autres  l'eurent  vu,  ils  se 
séparèrent;  l'homme  noir  dévalla  on  ne  sait  où,  et  son  ca- 
marade, s'approchant  de  Véret ,  lui  dit  d'une  voix  qui  lui 
parut  tout  étranglée  : 

—  Où  vas-tu  donc  comme  ra,  Denis  Véret? 

Le  sabotier  commença  de  s  étonner,  et,  sachant  qu'on  ne 
doit  point  répondre  aux  choses  de  la  nuit,  surtout  à  côté  des 
mauvais  arbres,  il  passa  son  chemin  en  détournant  la  tête; 
mais  il  fut  suivi  de  celui  qu'il  jugeait  être  un  esprit,  et  qui 
marchait  derrière  lui,  mettant  son  pas  dans  le  sien. 

Quand  ils  furent  en  haut  de  la  plaine,  le  poursuivant 
tourna  à  main  gauche,  disant  : 

—  Bonsoir,  Denis  Véret  1 

Et  ce  ne  fut  que  là  que  Véret  reconnut  Joseph- et  se  mo- 
qua de  lui-même,  mais  toutefois  sans  pouvoir  s'imaginer 
pour  quel  motif  et  en  quelle  société  il  s'était  trouvé  à  l'orme, 
entre  une  et  deux  heures  du  matin. 

Quand  cette  dernière  chose  vint  à  ma  connaissance,  j'en 
eus  du  regret  et  me  (Is  reproche  de  n'avoir  point  détourné 
Joseph  du  mauvais  chemin  qu'il  paraissait  vouloir  prendre. 
Mais  j'avais  laissé  passer  tant  de  temps  là-dessus,  que  je 
n'osai  y  revenir.  J'en  parlai  à  Brulette,  qui  ne  fit  que  s'en 
moquer,  d'où  je  commençai  à  croire  qu'ils  avaient  une 
amour  cachée  et  que  j'avais  été  pris  pour  dupe,  ainsi  que  les 

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40  LES  MAITRES  SONNEURS 

gens  qui  voulaient  y  voir  de  la  magie  et  n'y  voyaient  que 
du  feu. 

J*en  fus  plus  affligé  que  courroucé;  Joseph  si  toqué  et  si 
mou  à  Touvrage,  rae  paraissait  pour  Bruletttî  une  triste  com- 
pagnie et  un  pauvre  soutien.  Je  pouvais  bien  lui  dire  que, 
sans  parler  de  moi,  elle  aurait  pu  faire  un  meilleur  tri  ;  mais 
je  ne  m'en  sentais  point  le  courage,  craignant  de  la  fôcher 
et  de  perdre  son  amitié,  qui  me  paraissait  encore  douce, 
même  sans  le  restant  de  ses  bonnes  grâces. 

Un  soir,  revenant  à  mon  logis,  je  trouvai  Joseph  assis  au 
bord  de  la  fontaine  qu'on  appelle  la  font  de  Fond.  Ma  mai- 
son, connue  alors  sous  le  nom  de  la  croix  de  Par-Dieu, 
parce  qu'elle  se  trouvait  bâtie  auprès  d'un  carroir  de  che- 
mins dont  on  a  retranché  depuis  la  moitié,  donnait  sur  cette 
grande  pelouse  fine  que  vous  avez  vue  vendre  et  dépecer, 
comme  bien  communal  et  terre  vague,  il  n'y  a  pas  long- 
temps. C'est  grand  dommage  pour  le  petit  monde  qui  y 
nourrissait  ses  bêtes  et  qui  n'a  pu  y  rien  acheter.  C'était 
chemin  et  pâturage  bien  large,  bien  vert,  et  arrosé,  à  l'a- 
venture, des  belles  eaux  de  la  source,  qui  n'étaient  point 
Réglées  et  s'en  allaient  de  ci  et  de  là  sur  un  herbage  court, 
tondu  à  toute  heure  par  les  troupeaux  et  réjouissant  à  voir 
par  son  étendue. 

Je  me  contentais  de  dire  bonsoir  à  Joseph,  quand  il  se 
leva  et  se  mit  à  marcher  à  mon  côté,  cherchant  à  avoir  con- 
versation avec  moi,  et  paraissant  si  agité  que  j'en  fus  in- 
quiet. —Qu'est-ce  que  tu  as  donc?  lui  dis-je  enfin,  voyant 
qu'il  parlait  tout  de  travers  et  se  tourmentait  le  corps  de 
soupirs  et  de  contorsions  comme  s'il  eût  passé  dans  une 
fourmilière. 

—  Tu  me  demandes  ça?  dit-il  avec  impatience.  Ça  ne  te 
fait  donc  rien?  Tu  es  donc  sourd? 

—  Qui?  quoi?  qu'est-ce  que  c'est?  m'écriai-je,  pensant 
qu'il  avait  quelque  vision,  et  ne  me  souciant  pas  d*en  avoir 
ma  part. 

Puis  j'écoulai,  et  saisis  tout  au  loin  le  son  d'une  musette 
qui  me  parut  n'avoir  rien  que  de  naturel. 

—  Eh  bien,  lui  dis-je,  c'est  quelque  cornemuseux  qui  re- 

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LES  MAITRES  SONNEURS  41 

vient  d'une  noce  du  côté  de  la  Berthenoux?  En  quoi  est-ce 
queça  tegône? 

Joseph  répondit  d*un  air  assuré  :  —  C'est  la  musette  à 
Carnat,  mais  ce  n*est  point  lui  qui  en  joue...  C'est  quelqu'un 
qui  est  encore  plus  maladroit  que  lui! 

—  Maladroit?  Tu  trouves  Carnat  maladroit  sur  là  mu- 
sette? 

—  Maladroit  de  ses  mains,  non  pas  î^mais  maladroit  de 
son  idée,  Tiennel  !  Oh,  le  pauvre  homme  !  Il  n'est  pas  digne 
d'avoir  le  moyen  d'une  musette  !  Et  celui  qui  s'en  essaye,  à 
cette  heure,  mériterait  que  le  bon  Dieu  lui  retire  son  vent 
de  la  poitrine. 

—  Voilà  des  choses  bien  étranges  que  tu  me  dis,  et  je  ne 
sais  point  où  tu  les  prends.  Comment  peux-tu  connaître 
que  cette  musette-là  est  celle  à  Carnat  ?  Il  me  semble,  à 
moi,  que  musette  pour  musette,  ça  braille  toujours  de  la 
même  mode.  J'entends  biea  que  celle  qui  sonne  là-  bas  n'est 
pas  soufflée  comme  il  faut ,  et  que  l'air,  est  estropié  un  si 
peu;  mais  ça  ne  me  gêne  point,  car  je  n'en  saurais  pas  faire 
autant.  Est-ce  que  tu^rois  que  tu  ferais  mieux? 

—  Je  ne  sais  pas  I  mais,  pour  sûr,  il  y  en  a  qui  font  mieux 
que  ce  cornemuseux-là ,  et  mieux  que  Carnat,  sou  maître. 
Il  y  en  a  qui  sont  dans  la  vérité  de  la  chose. 

—  Où  les  as-tu  trouvés  ?  Où  sont-ils,  ces  gens  dont  tu 
parles? 

—  Je  ne  sais  pas  ;  mais  il  y  a  quelque  part  une  vérité, 
c'est  le  tout  de  la  rencontrer,  puisqu'on  n'a  pas  le  temps  et 
le  moyen  de  la  chercher. 

—  C'est  donc,  Joset ,  que  tu  aurais  ion  idée  tournée  à  la 
rausiquerie?  Voilà  qui  m'étonnerait  bien.  Je  t'ai  toujours 
connu  muet  comme  une  tanche  ,  ne  retenant  et  ne  rumi- 
nant aucune  chanson  ;  car,  quand  tu  t'essayais  sur  le  cha- 
lumeau de  paille ,  comme  font  beaucoup  de  pâtours,  tu 
changeais  tous  les  airs  que  tu  avais  entendus,  de  telle  ma- 
nière qu'on  ne  les  reconnaissait  plus.  De  ce  côté-lè,  on  te 
jugeait  encore  plus  innocent  que  tous  les  enfants  innocents 
qui  s'imaginent  de  cornemuser  sur  les  pipeaux;  or,  si  tu  dis 
que  Carnat  ne  te  contente  pas,  lui  qui  fait  danser  si  bien  en 

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42  LES  MAITRES  SONNEURS 

mesure  et  qui  mène  ses  doigts  si  subtilement,  tu  me  donnes 

encore  plus  à  penser  que  tu  n'as  pas  Toreille  bonne. 

—  Oui,  oui,  répondit  Joseph,  lu  as  raison  de  me  repren- 
dre, car  je  dis  des  sottises,  et  je  parle  de  ce  que  je  ne  sais 
pas.  Or  donc,  bonne  nuit,  Tiennet;  oublie  ce  que  je  t'ai  dit, 
car  ra  n'est  pas  ce  que  j'aurais  voulu  dire  ;  mais  j'y  pen- 
serai ,  pour  tâcher  de  te  le  dire  mieux  une  autre  fois. 

Et  il  s'en  alla  vitement,  comme  regrettant  d'avoir  parlé  ; 
mais  Brulette,  qui  sî)rtait  de  chez  nous  avec  ma  sœur,  l'ar- 
rêta ,  le  ramena  vers  moi,  et  nous  dit  :  —  Il  est  temps  que 
ces  histoires-là  finissent.  Voilà  ma  cousine  qui  s'en  est  tant 
laissé  dire,  qu'elle  tient  Joset  pour  un  loup-garou,  et  il  faut 
s'expliquer,  à  la  fin  I      . 

—  Qu'il  soit  donc  fait  selon  ton  vouloir,  répondit  Joseph, 
car  je  suis  fatigué  de  passer  pour  sorcier,  et  j'aime  encore 
mieux  passer  pour  imbécile. 

—  Non,  lu  n'es  ni  imbécile  ni  fou,  reprit  Brulette,  mais 
tu  es  bien  obstiné,  mon  pauvre  Joset!  Sache  donc,  Tiennet, 
que  ce  gars-là  n'a  rien  de  mauvais  dans  la  tête,  sinon  une 
fantaisie  de  musique  qui  n'est  pas  si  déraisonnable  que  dan- 
gereuse. 

—  Alors,  répondis-je,  je  comprends  ce  qu'il  me  disait 
tout  à  l'heure;  mais  où  diable  a-t-il  pris  pareille  idée? 

—  Un  petit  moment!  reprit  Brulette;  ne  le  fâchons  pas 
injustement;  ne  te  dépêche  pas  de  dire  qu'il  est  incapable 
de  musiquer;  car  tu  penses  peut-être,  comme  sa  mère  et 
comme  mon  grand-père,  qu'il  a  l'esprit  bouché  à  cela, 
comme  autrefois  au  catéchisme.  Moi,  je  dirai  que  c'est  toi, 
et  mon  grand-père,  qt  la  bonne Mariton  qui  n'y  connaissez 
rien.  Joseph  ne  peut  chanter,  non  qu'il  soit  court  d'haleine, 
mais  parce  qu'il  ne  fait  point  de  son  gosier  ce  qu'il  veut; 
et  comme  il  ne  se  contente  point  lui-même,  il  aime  mieux 
ne  jamais  faire  usage  de  sa  voix,  qui. lui  est  rétive.  Alors, 
bien  naturellement,  il  souhaite  de  musiquer  sur  un  instru- 
ment qui  ait  une  voix  en  place  de  la  sienne ,  et  qui  chante 
tout  ce  qui  vient  dans  son  idée.  C'est  pour  avoir  toujours 
manqué  de  cette  voix  d'emprunt,  que  notre  gars  a  toujours 
été  triste,  ou  songeur,  ou  comme  ravi  en  lui-même. 

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LES  MAITRTIS  SONNEURS  43 

—  C'est  tout  justement  comme  elle  te  le  diti  m'obsorve 
Joseph  j  qui  paraissait  soulagé  d'entendre  cette  belle  jeu- 
nesse le  débarrasser  de  ses  pensées  en  les  rendant  com- 
préhensibles pour  moi.  Mais  ce  qu'elle  ne  te  dit  point,  c'est 
qu'elle  a  une  voix  en  ma  place,  et  une  voix  si  douce ,  si 
claire,  et  qui  dit  si  justement  les  choses  entendues,  que  je 
prenais  déjà  ,  étant  petit  enfant ,  mon  plus  grand  plaisir  à 
récouler. 

—  Mais,  poursuivit  Brulette,  nous  avions  bien  quelquefois 
maille  à  partir  ensemble  à  ce  sujet-là.  J'aimais  à  imiter 
toutes  les  petites  filles  de  campagne,  qui  ont  pour  coutume, 
en  gardant  leurs  bêtes,  de  crier  leurs  chansons  à  pleine  tête, 
pour  se  faire  entendre  au  loin;  et  comme  en  criant  comme 
ça,  j'outrepassais  ma  force,  je  gâtais  tout,  et  je  faisais  mal 
aux  oreilles  de  Joset.  Et  puis ,  quand  je  me  suis  rangée  à 
chanter  raisonnablement,  il  s'est  trouvé  que  j'avais  si  bonne 
mémoire  pour  retenir  toutes  choses  chantables ,  celles  qui 
contentent  notre  gars  comme  celles  qui  Tencolèrent ,  que 
plus  d'une  fois  je  l'ai  vu  me  brûler  compagnie  tout  d'un 
coup  et  s'en  aller  sans  rien  me  dire,  encore  qu'il  m'eût 
priée  de  chanter.  Pour  ce  qui  est  de  ça,  il  n'est  pas  toujours 
bien  honnête  ni  gracieux  ;  mais  comme  c'est  lui,  j'en  ris 
au  lieu  de  m'en  fâcher.  Je  sais  bien  qu'il  y  reviendra,  car 
il  n'a  pas  la  souvenance  certaine ,  et  quand  il  a  entendu 
quelque  chansonnette  qu'il  ne  juge  point  trop  laide,  il  ac- 
court me  la  demander,  et  il  est  bien  sûr  de  la  trouver  dans 
ma  tête. 

J'observai  à  Brulette  que  Joseph  n'ayant  pas  de  souve- 
nance, ne  me  paraissait  point  né  pour  cornemuser. 

—  Oh  dame  1  c'est  là  qu'il  faut  encore  retourner  ton  ju- 
gement de  l'envers  à  l'endroit ,  répondit-elle.  Vois-tu,  mon 
pauvre  Tiennet,  ni  toi  ni  moi  ne  connaissons  la  vérité  de  la 
cho8e\  comme  dit  ce  gars-là.  Mais,  à  force  de  vivre  avec  ses 
songeries,  j'ai  fini  par  comprendre  ce  qu'il  ne  sait  pas  ou 
l^'ose  pas  dire.  La  vérité  de  la  chose,  c'est  que  Joset  prétend 
inventer  lui-même  sa  musique.,  et  qu'il  Tinvente,  de  vrai, 
W  a  réussi  à  se  faire  une  flûte  d'un  roseau ,  et  il  chante  là- 
<iessus,  je  ne  sais  comment ,  car  il  n'a  jamais  voulu  se 

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H  LES  MAITRES  SONNEURS 

laisser  ouïr  de  moi ,  ni  de  personne  de  chez  nous.  Quand  il 
voul  flûter,  il  s'en  va  le  dimanche,  et  mômement  la  nuit, 
dans  dt*s  endroits  non  fréquentés  où  il  flûte  à  sa  guise;  et 
quand  je  lui  demande  de  flûter  pour  moi,  il  me  répond 
qu'il  ne  sait  pas  encore  ce  qu'il  veut  savoir,  et  qu'il  m'en 
régalera  quand  ça  en  vaudra  la  peine.  Voilée  pourquoi ,  de- 
puis qu'il  a  inventé  ce  flûteriot,  il  s'absente  tous  les  diman- 
ches, et  quelquefois  sur  la  semaine,  pendant  la  nuit,  quand 
sa  musique  le  tient  trop  fort. 

Tu  vois,  Tiennet,  que  toutes  ces  affaires-là  sont  bien  in- 
nocentes ;  mais  c'est  à  présent  qu'il  faut  nous  expliquer  tous 
les  trois,  mes  amis  ;  car  voilà  Joset  qui  se  met  dans  la  vo- 
lonté d'employer  son  premier  gage  (ayant  jusqu'à  cette 
heure  tout  donné  en  garde  à  sa  mère)  à  faire  achat,  d'une 
musette,  et  comme  il  dit  qu'il  est  mince  ouvrier,  et  que  son 
cœur  voudrait  retirer  la  Mariton  de  ses  fatigues,  il  préten- 
drait se  faire  cornemuseux  de  son  état,  parce  que,  de  vrai, 
on  y  gagne  gros. 

—  L'idée  serait  bonne,  dit  ma  sœur,  qui  nous  écoutait, 
si,  pour  de  vrai,  Joseph  avait  le  talent  ;  mais,  avant  d'ache- 
ter la  musette,  m'est  avis  qu'il  faudrait  s'assurer  de  la  ma- 
nière de  s'en  servir. 

—  Ça,  c'est  affaire  de  temps  et  de  patience,  dit  Brulette  ; 
mais  là  n'est  point  l'empêchement.  Est-ce  que  vous  ne  savez 
pas  que  voilà,  depuis  un  tour  de  temps,  le  garçon  à  Garaat 
(^ui  s'essaye  aussi  à  cornemuser,  à  seules  fins  de  garder  au 
pays  la  place  de  son  père? 

—  Oui,  oui,  répondis-je,  et  je  vois  ce  qui  en  résulte.  Car- 
nat  est  vieux,  et  on  aurait  pu  avoir  sa  succession  ;  mais  son 
fils,  qui  la  veut,  la  gardera,  parce  qu'il  est  riche  et  bien 
appuyé  dans  le  pays;  tandis  que  toi,  Joset,  tu  n'as  encore  ni 
argent  pour  acheter  ta  musette,  ni  maître  pour  t'enseigner, 
ni  amis  de  ta  musique  pour  te  soutenir. 

—  G'estia  vérité,  répondit  Joset  tristement.  Je  n'ai  encore 
que  mon  idée,  mon  roseau  et  elle  ! 

Ce  disant ,  il  désignait  Brulette,  qui  lui  prit  la  main  bien 
amiteusement  en  lui  répondant:  —  Joset,  je  crois  bien  à 
ce  qui  est  dans  la  tête,  mais  je  ne  peux  pas  être  assurée  de 


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'  LES  MAITRES  SONNEURS  45. 

ce  qui  en  sortira.  Vouloir  et  pouvoir  sont  deux  ;  songer  et 
flûter  diffèrent  grandement.  Je  sais  que  tu  as  dans  les 
oreilles,  ou  dans  la  cervelle,  ou  dans  le  cœur,  une  vraie 
musique  du  bon  Dieu,  parce  que  j'ai  vu  ça  dans  tes  yeux 
quand  j'étais  petite,  et  que,  plus  d'une  fois,  me  prenant  sur 
tes  genoux,  tu  me  disais  d*un  air  charmé  :  —  Écoute,  ne 
fais  pas  de  bruit,  et  lâche  de  te  souvenir.  Alors,  moi,  j'é- 
coutais bien  fidèlement,  et  je  n'entendais  que  le  vent  qui 
causait  dans  les  feuillages,  ou  Teau  qui  grelottait  au  long 
des  cailloux;  mais  toi,  tu  entendais  autre  chose,  et  tu  en 
étais  si  assuré,  que  je  Tétais  par  contre. 

Eh  bien!  mon  garçon,  conserve  dans  ton  secret  ces  jo- 
lies musiques  qui  té  sont  bonnes  et  douces  ;  mais  n'essaye 
point  de  faire  le  ménétrier,  car  il  arrivera  ceci  ou  cela  :  ou 
tu  ne  pourras  jamais  faire  dire  à  ta  musette  ce  que  Teau  et 
le  vent  te  racontent  dans  l'oreille  ;  ou  bien,  si  tu  deviens 
rousiqueux  fin,  les  autres  petits  musiqueux  du  pays  te  cher- 
cheront noise  et  t'empêcheront  de  pratiquer.  Ils  te  voudront 
mal  et  te  causeront  des  peines,  comme  ils  ont  coutume  de 
faire,  pour  empêcher  qu'on  n'ait  part  à  leurs  profits  et  à 
leur  renom.  Ils  y  mettent  de  l'intérêt  et  de  la  gloriole  aussi. 
Ils  sont  ici  et  aux  alentours  une  douzaine,  qui  ne  s'accor- 
dent guère  entre  eux,  mais  qui  s'entendent  et  se  soutien- 
nent pour  ne  point  laisser  jpousser  de  nouvelles  graines  sur 
leurs  terres.  Ta  mère,  qui*  entend  causer  les  cornemuseux 
le  dimanche,  car  ils  sont  tous  gens  très-asséchés  de  soif  et 
GS[)ulumiers  de  boire  bien  avant  dans  la  nuit  après  les  danses, 
est  très-chagrinée  de  te  voir  penser  à  entrer  dans  une  pa- 
reille corporation.  Ils  sont  rudes  et  méchants,  el  toujours 
des  premiers  exposés  dans  les  querelles  et  batteries.  L'ha- 
bitu4.e  d'être  en  fête  et  chômage  les  rend  ivrognes  et  dé- 
pensiers. Enfin,  c'est  du  monde  qui  ne  te  ressemble  point, 
et  où  tu  te  gâterais,  selon  elle.  Selon  moi,  c'est  du  monde 
jaloux  et  porté  à  la  vengeance,  qui  l'écraserait  l'esprit  et 
peut-être  le  corps.  Par  ainsi,  Joset,  je  te  prie  de  reculer  au 
moins  ton  dessein  et  d'ajourner  ton  envie,  et  mêmement  d'y 
renoncer  tout  à  fait,  si  ça  n'est  pas  trop  demander  à  ton 
amitié  pour  moi,  pour  ta  mère  et  pour  Tiennet. 

s 

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,46  LES  MAITRES  SONNEURS 

Comme  je  soutenais  les  raisons  deBruletto,  qui  me  pa- 
raissaient bonnes,  Joset  fut  bien  désolé  ;  mais  il  reprit  cou- 
rage et  nous  dit  : 

—  Mes  amis,  je  vous  suis  obligé  de  vos  conseils,  qui  sont 
dans  l'intention  de  mes  vrais  intérêts,  je  le  sais;  mais  je 
vous  prie  de  me  donner  encore  liberté  d'esprit  pour  un  bout 
de  temps.  Quand  j'en  serai  venu  où  je  crois  arriver,  je  vous 
prierai  de  m'entendre  flûter  ou  cornemuser,  s'il  plaît  à  Dieu 
que  je  puisse  acheter  une  musette.  Alors,  si  vous  jugez  que 
^  je  suis  bon  à  quelque  chose,  ma  musique  vaudra  la  peine  que 
je  m'en  serve,  et  que  je  soutienne  la  guerre  pour  l'amour 
d'elle.  Sinon,  je  continuerai  à  piocher  la  terre,  et  à  me  di- 
vertir le  dimanche  avec  mon  flûtage,  sans  en  tirer  profit  ni 
faire  ombrage  à  personne.  Promettez-moi  ça,  et  je  patien- 
terai. 

Nous  lui  en  fîmes  promesse  pour  le  tranquilliser,  car  ii 
paraissait  plus  choqué  de  nos  craintes  que  touché  de  notre 
intérêt.  Je  le  regardais  dans  la  nuit,  qui  était  toute  semée 
d'étoiles,  et  le  voyais  d'autant  mieux  que  la  belle  eau  de  la 
fontaine  était  devant  nous  comme  un  miroir  qui  nous  ren- 
voyait à  la  figure  la  blancheur  du  ciel.  J'observai  ses  yeux, 
qui  avaient  la  couleur  de  l'eau  même  et  qui  paraissaient 
toujours  regarder  des  choses  que  les  autres  ne  voyaient 
point. 

Un  mois  environ  après  ce  jour-là,  Joseph  me  vint  trouver 
à  la  maison.  —  Le  temps  est  arrivé,  me  dit-il  avec  un  re- 
gard net  et  une  parole  sûre,  où  je  veux  que  les  deux  seules 
personnes  en  qui  j'ai  confiance  connaissent  mon  flûter.  Jo 
veux  donc  que  Brulette  vienne  ici  demain  soir,  parce  que 
nous  y  serons  tranquilles  tous  les  trois.  Je  sais  que  tes  pa- 
rents partent  le  matin  pour  aller  en  pèlerinage,  rapport  à  la 
fièvre  de  ton  frère  cadet  ;  tu  seras  donc  seul  dans  ta  mai- 
son, qui  est  si  bien  éloignée  dans  la  campagne  que  nous  ne 
risquons  pas  d'être  entendus.  J'ai  averti  Brulette,  elle  est 
consentante  à  sortir  du  bourg  à  la  nuit  ;  je  l'attqndrai  dans 
le  petit  chemin,  et  nous  viendrons  ici  te  trouver  sans  que 
personne  s'en  avise.  Brulette  compte  sur  toi  pour  ne  jamais 
parler  de  ra,  et  son  grand-pèro,  qui  vent  tout  ce  qu'elle 


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LES  MAITRES  SONNEURS  «f 

souhaite,  y  est  consentant  aussi,  moyennant  la  parole,  que 
j'ai  donnée  d'avance. 

A  l'heure  dite,  j'étais  devant  ma  porte,  ayant  poussé  tou- 
tes les  huisseries  pour  que  les  passants  (s'il  en  passait)  me 
crussent  couché  ou  absent,  et  j'attendais  l'arrivée  de  Bru- 
lette  et  de  Joseph.  On  était  alors  au  printemps,  et,  comme 
il  avait  tonné  dans  le  jour,  le  ciel  était  encore  chargé  de 
nuages  très-épais.  Il  faisait  de  bons  coups  de  veut  lit  de 
qui  apportaient  toutes  les  jolies  senteurs  du  mois  de  mai. 
J'écoutais  les  rossignols  qui  se  répondaient  dans  la  campa- 
gne aussi  loin  que  l'ouïe  pouvait  s  étendre,  et  je  me  di- 
sais que  Joseph  aurait  grand' peine  à  flûter  aussi  ûnement. 
Je  regardais  au  loin  toutes  les  petites  clartés  des  maisons 
s'éteindre  une  à  une  dans  le  bourg;  et  environ  dix  mi- 
nutes après  que  la  dernière  fût  soufflée,  je  vis  arriver,  tout 
droit  devant  lïioi,  le  jeune  couple  que  j'attendais.  lis  avaient 
marché  si  doucement  sur  les  herbes  nouvelles ,  et  si  bien 
côtoyé  les  grands  buissons  du  chemin,  que  je  ne  les  avais 
vus  ni  entendus  approcher.  Je  les  fis  entrer  chez  nous,  où 
j'avais  allumé  la  lampe ,  et  quand  je  les  vis  tous  deux,  elle 
toujours  si  coquettement  coitfée  et  si  quiètement  fière,  lui 
toujours  si  froid  et  si  pensif,  je  me  représentai  mai  deux 
amoureux  enflammés  de  tendresse. 

Pendant  que  je  causais  un  peu  avec  Bruletle  pour  lui 
faire  les  honneurs  de  ma  demeurance,  qui  était  assez  gen- 
tille et  dont  j'aurais  souhaité  qu'elle  prît  envie,  Joseph, 
sans  me  rien  dire,  s'étais  mis  en  devoir  d'accommoder  sa 
flûte.  Il  trouva  que  le  temps  humide  l'avait  enrhumée,  et 
jeta  une  poignée  de  chènevottes  dans  Tâtre  pour  l'y  ré- 
chauffer. Quand  les  chènevottes  s'enflammèrent,  elles  en- 
voyèrent une  grande  clarlé  à  son  visage  penché  vers  le 
foyer,  et  je  lui  trouvai  un  air  si  étrange  que  j'en  fis  tout 
bas  l'observation  à  Brulette. 

—  Vous  aurez  beau  penser  lui  dis-je,  qu'il  ne  se  cache  le 
jour  et  ne  court  la  nuit  que  pour  flûter  tout  son  soûl,  je 
sais,  moi,  qu'il  y  a  en  lui  et  autour  de  lui  quelque  secret 
qa'il  ne  nous  dit  pas. 

—  Bah  I  fit-elle  en  riant,  parce  que  Véret  le  sabotmr 

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48  LES  MAITRES  SONNEURS 

s'imagine  de  l'avoir  vu  avec  un  grand  homme  noir  k 
.  l'orme  Râteau  ? 

—  Possible  qu'il  ait  rêvé  ra,  répondis-je;  mais  moi,  je 
sais  bien  ce  que  j'ai  vu  et  entendu  à  la  forêt. 

—  Qu'est-ce  que  tu  as  vu,  Tiennet?  dit  tout  d'un  coup 
Joset,  qui  ne  perdait  rien  de  notre  discours,  encore  que 
nous  eussions  parlé  bien  bas.  Qu'est-ce  que  tu  as  entendu  ? 
Tu  as  vu  celui  qui  est  mon  ami,  et  que  je  ne  peux  te  mon- 
trer :  mais  ce  que  tu  as  entendu,  tu  vas  l'entendre  encore, 
si  la  chose  te  plaît. 

Là-dessus,  il  souffla  dans  sa  flûte,  l'œil  tout  en  feu,  et  la 
figure  comme  embrasée  par  une  fièvre. 

Ce  qu'il  flûta,  ne  me  le  demandez  point.  Je  ne  sais  si  le 
diable  y  eût  connu  quelque  chose;  tant  qu'à  moi,  je. n'y 
connus  rien,  sinon  qu'il  me  parut  bien  que  c'était  le  même 
air  que  j'avais  ouï  cornemuser  dans  la  fougeraie.  Mais 
j'avais  eu  si  belle  peur  dans  ce  moment-là,  que  je  ne  m'é- 
tais point  embarrassé  d'écouter  le  tout;  et,  soit  que  la  mu- 
sique en  fût  longue,  soit  que  Joseph  y  mît  du  sien,  il  ne 
décota  de  flûterd'un  gros  quart  d'heure,  menant  ses  doigts 
bien  finement,  ne  désoufflant  mie,  et  tirant  si  grande  son- 
nerie de  son  méchant  roseau,  que,  dans  des  moments,  on 
eût  dit  trois  cornemuses  jouant  ensemble.  Par  d'autres  fois, 
il  faisait  si  doux  qu'on  entendait  le  grelet  au  dedans  de  la 
maison  et  le  rossignol  au  dehors;  et  quand  Joset  faisait 
doux,  je  confesse  que  j'y  prenais  plaisir,  bien  que  le  tout 
ensemble  fût  si  mal  ressemblant  à  ce  que  nous  avons  cou- 
tume d'entendre  que  ça  me  représentait  un  sabbat  de 
fous. 

—  Ohl  oh!  que  je  lui  dis  quand  il  eut  fini,  voilà  bien  la 
musique  enragée  !  Où  diantre  prends-tu  tout  ça?  à  quoi 
que  ça  peut  servir,  et  qu'est-ce  que  tu  veux  signifier  par  là? 

Il  ne  me  fit  point  réponse,  et  sembla  même  qu'il  ne  m'en- 
tendait point.  Il  regardait  Brulette  qui  s'était  appuyée  con- 
tre une  chaise  et  qui  avait  la  figure  tournée  du  côté  du 
mur. 

Comme  elle  ne  disait  mot,  Joset  fut  pris  d'une  flambée 
de  colère,  soit  contre  elle,  soit  contre  lui-même,  et  je  le  vis 

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LES  MAITRES  SONNEURS  40 

faire  comme  s'il  voulait  briser  sa  flûte  entre  ses  mains  ;  mais, 
au  moment  même,  la  belle  fille  regarda  de  son  côté,  et  je 
fus  bien  étonné  de  voir  qu'elle  avait  des  grosses  larmes  au 
long  des  joues. 

Alors  Joseph  courut  auprès  d'elle,  et,  lui  prenant  vive- 
ment les  mains  :  —  Explique-toi,  ma  mignonne,  dit-il,  et 
fais-moi  connaître  si  c'est  de  compassion  pour  moi  que  tu 
pleures,  ou  si  c'est  de  contentement? 

—  Je  ne  sache  point,  répondit-elle,  que  le  contentement 
d'une  chose  comme  ça  puisse  faire  pleurer.  Ne  me  demande 
donc  point  si  c'est  que  j'ai  de  l'aise  ou  du  mal  ;  ce  que  je 
sais,  c'est  que  je  ne  m'en  puis  empêcher,  voilà  tout. 

—  Mais  à  quoi  est-ce  que  tu  as  pensé,  pendant  ma  flûte- 
rie?dit  Joseph  en  la  fixant  beaucoup. 

—  A  tant  de  choses,  que  je  ne  saurais  point  t'en  rendre 
compte,  répliqua  Brulelte. 

—  Mais  enfin,  dis-en  une,  reprit-il  sur  un  ton  qui  signi- 
fiait de  l'impatience  et  du  commandement. 

—  Je  n'ai  pensé  à  rien ,  dit  Bruletle;  mais  j'ai  eu  mille 
ressouvenances  du  temps  passé.  Il  ne  me  semblait  point  te 
voir  flûter,  encore  que  je  t'ouïsse  bien  clairement  ;  mais  tu 
me  paraissais  comme  dans  l'âge  où  nous  demeurions  en- 
semble, et  je  me  sentais  comme  portée  avec  loi  par  un 
grand  vent  qui  nous  promenait  tantôt  sur  les  blés  mûrs,  tan- 
tôt sur  des  herbes  folles,  tantôt  sur  les  eaux  courantes  ;  et  je 
voyais  des  prés,  des  bois,  des  fontaines,  des  pleins  champs 
de  fleurs  et  des  pleins  ciels  d'oiseaux  qui  passaient  dans 
les  nuées.  J'ai  vu  aussi,  dans  ma  songerie,  ta  mère  et  mon 
grand-père  assis  devant  le  feu,  et  causant  de  choses  que  je 
n'entendais  point,  tandis  que  je  te  voyais  à  genoux  dans  un 
coin,  disant  la  prière,  et  que  je  me  sentais  comme  endor- 
mie dans  mon  petit  lit.  J'ai  vu  encore  la  terre  couverte  de 
neige,  et  des  saulnées  remplies  d'alouettes,  et  puis  des 
nuits  remplies  d'étoiles  filantes,  et  nous  les  regardions,  as- 
sis tous  deux  sur  un  tertre,  pendant  que  nos  bêtes  faisaient 
le  petit  bruit  de  tondre  l'herbe;  enfin ,  j'ai  vu  tant  de  rêves 
que  c'est  déjà  embrouillé  dans  ma  tête  ;  et  si  ça  m'a  donné 
l'envie  de  pleurer,  ce  n'est  point  par  chagrin,  mais  par  une 


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50  LES  MAITRES  SONNEURS 

secousse  de  mes  esprits  que  je  ne  veux  point  iîexpliquer  du 

tout. 

—  C'est  bien  !  dit  Joset.  Ce  que  j'ai  songé,  ce  que  j'ai  vu 
en  Autant,  tu  Tas  vu  aussi!  Merci,  Brulettel  Par  loi,  je  sais 
que  je  ne  suis  point  fou  et  qu'il  y  a  une  vérité  dans  ce  qu'on 
entend  comme  dans  ce  qu'on  voit.  Oui,  oui  !  fit-il  encore 
en  se  promenant  dans  la  chambre  h  grandes  enjambées  et 
en  élevant  sa  flûte  au-Klossus  de  sa  tête;  ça  parle,  ce  mé- 
chant bout  de  roseau;  ça  dit  ce  qu'on  pense;  ça  montre 
comme  avec  les  yeux  ;  ça  raconte  comme  avec  les  mots  ; 
ça  aime  comme  avec  le  cœur  ;  ça  vit,  ça  existe!  Et  à  pré- 
sent, Joset  le  fou,  Joset  l'innocent,  Joset  l'él^ervigé,  tu  peux 
bien  retomber  dans  ton  imbécillité;  tu  es  aussi  fort, aussi 
savant,  aussi  heureux  qu'un  autre  ! 

Disant  cela,  il  ^'assit,  sans  plus  faire  attention  à  aucune 
chose  autour  de  lui. 


Cinquième  veillée. 

Nous  le  dévisagions,  Brulette  et  moi,  car  il  n'était  plus  le 
Joset  que  nous  connaissions.  Pour  moi,  il  y  avait  quelque 
chose  dans  tout  cela  qui  me  rappelait  les  histoires  qu'on  fait 
chez  nous  sur  les  sonncurs-cornemuseux,  lesquels  passent 
pour  savoir  endormir  les  plus  mauvaises  bêtes,  et  mener,  à 
nuitée,  des  bandes  de  loups  par  les  chemins,  comme  d'autres 
mèneraient  des  ouailles  aux  champs.  Joset  n'était  point  dans 
une  figure  naturelle  à  ce  moment-là,  devant  moi.  De  chélif 
et  pâlot,  il  paraissait  grandi  et  amendé,  comme  je  l'avais  vu 
dans  la  forêt.  Il  avait  de  la  mine  ;  ses  yeux  étaient  dans  sa 
tête  comme  deux  rayons  d'étoile,  et  quelqu'un  qui  l'aurait 
jugé  le  plus  beau  garçon  du  monde  ne  se  serait  point  trompé 
sur  le  moment. 

11  me  paraissait  aussi  que  Brulette  en  était  charmée  et 
ensorcelée,  puisqu'elle  avait  vu  tant  d'aftaires  dans  cette 
flûterie  pii  je  n'avais  vu  que  du  feu,  et  j'eus  beau  vouloir  lui 
représenter  que  Joset  ne  ferait  jamais  danser  que  le  diable 


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LES  MAITRES  SONNEURS  51 

avec  sa  musique,  elle  ne  m'écouta  point,  et  le  pria  de  ro- 
coramenaT- 

Il  s'y  porta  bien  volontiers,  et  reprit  sur  un  air  qui  res- 
semblait au  premier,  mais  qui  n*était  pourtant  pas  le  même; 
d'où  je  vis  que  ses  idées  ne  dift'éraient  pas  les  unes  des  au- 
tres pour  le  moment,  et  qu'il  ne  voulait  en  rien  se  ranger  h 
la  mode  du  pays.  En  voyant  comme  Brulette  écoutait  et  pa- 
raissait goûter  la  chose,  je  fis  un  effort  de  ma  tête  pour  la 
goûter  aussi,  et  il  me  parut  que  je  m'accoutumais  si  bien 
à  cette  nouvelle  sorte  de  musique,  que  j'en  étais  mouvé 
aussi  au  dedans  de  moi  ;  car  il  se  fit  aussi  en  moi  une  son- 
gerie, et  je  crus  voir  Brulette  dansant  toute  seule  au  clair 
d'une  belle  lune,  sous  des  buissons  de  blanche  épne  fleu- 
rie, et  secouant  son  tablier  rose,  comme  prête  à  s'envoler. 
Mais  voilà  que,  tout  d'un  coup,  il  se  fit,  non  loin  de  là, 
comme  une  sonnerie  de  clochette,  pareille  à  celle  que  j'avais 
ouïe  sur  la  fougeraie ,  et  la  flûterie  de  Joset  s'arrêta  comme 
coupée  net  au  beau  mitant. 

Je  me  réveillai  alors  de  ma  fantaisie,  et  m'assurai  que  la 
clochette  n'était  point  un  rêve;  que  Joseph  s'était  interrompu 
de  flûler,  qu'il  se  tenait  debout,  d'un  air  tout  estomaqué,  et 
que  Brulette  le  regardait,  non  moins  étonnée  que  moi. 

Alors  toute  ma  peur  me  revint.  —  Joset,  que  je  lui  dis 
sur  uh  ton  de  reproche,  il  y  en  a  plus  que  tu  n'en  confesses  \ 
Ce  n'est  pas  tout  seul  que  tu  as  appris  ce  que  tu  sais,  et 
voilà  dehors  un  compagnon  qui  te  répond  malgré  toi.  Or 
rà,  donne-lui  congé  vitement,  car  je  ne  serais  pas  content 
de  ravoir  en  ma  maison  ;  je  t'y  ai  invité,  et  non  point  du 
tout  lui,  ni  aucun  de  sa  séquelle.  Qu'il  s'en  aille,  ou  je  vas 
lui  chanter  une  antienne  qui  le  fâchera  bien. 

Et  disant  cela,  je  pris  à  la  cheminée  un  vieux  fusil  à  mon 
père,  que  je  savais  chargé  de  trois  balles  bénites,  car  la 
grand'bête  a  toujours  eu  coutume  de  s'ébattre  aux  alen- 
tours de  la  font  de  Fond,  et  encore  que  je  ne  l'eusse  jamais 
vue,  j'étais  toujours  prêt  à  la  recevoir,*sachant  que  mes  pa- 
rents la  redoutaient  grandement,  et  eu  avaient  été  maintes 
fois  molestés. 

Joset  so  prit  à  rire  au  lieu  de  me  répondre,  et  appt^lant 


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5*2  LES  MAITRES  SONNEURS 

son  chien,  s'en  alla  ouvrir  la  porte.  Mon  chien,  à  moi,  avait 
suivi  mes  parents  au  pèlerinage;  si  bien  que  je  ne  pouvais^ 
pas  m'assurer  si  c'était  du  vrai  monde  ou  du  mauvais  qui 
clochelait  au  dehors;  car  vous  savez  que  les  animaux  et 
particulièrement  les  chiens  ont  grande  connaissance  là- 
dessus  et  jappent  d'une  façon  qui  le  fait  assavoir  aux  hu- 
mains. 

Il  est  bien  vrai  que  Parpluche,  le  chien  à  Joset,  au  lieu  de 
s'enmalicer,  avait  couru  le  premier  vers  la  porte,  et  qu'il 
sauta  dehors  bien  gaiement  quand  il  la  vit  ouverte  ;  mais  cette 
bAte  pouvait  être  charmée  aussi,  et,  dans  tout  cela,  je  ne 
voyais  rien  de  bon. 

Joset  sortit,  et  le  vent,  qui  était  redevenu  fort,  repoussa 
sitôt  la  porte  entre  lui  et  nous.  Brulette,  qui  s'était  levée 
aussi,  fit  mine  de  la  rouvrir  pour  voir  ce  que  c'était;  mais 
je  l'en  empêchai  vitement,  lui  remontrant  qu'il  y  avait  là- 
dessous  quelque  mauvais  secret,  si  bien  qu'elle  commença 
aussi  d'être  épeurée  et  de  regretter  d'être  venue  là. 

—  N'ayez  crainte,  Brulette,  que  je  lui  dis  ;  je  crois  aux 
méchants  esprits,  mais  ne  les  redoute  point.  Ils  né  font  de 
mal  qu'à  ceux  qui  les  recherchent,  et  tout  ce  qu'ils  peuvent 
sur  les  vrais  chrétiens,  c'est  de  leur  donner  frayeur  ;  mais 
cette  frayeur-là,  on  peut  et  on  doit  la  combattre.  4'enez, 
dites  une  prière  ;  moi,  je  garderai  la  porte,  et  je  vous  assure 
que  rien  de  nuisible  n'entrera  céans. 

—  Mais  ce  pauvre  gars,  répondit  Brulette,  s'il  s'est  rais 
dans  un  mauvais  chemin,  ne  faudrait-il  pas  tâcher  de  l'en 
retirer? 

Je  lui  fis  signe  d'avoir  à  se  taire,  et,  planté  derrière  la 
porte,  avec  mon  fusil  tout  armé,  j'écoutai  de  toutes  mes 
oreilles.  Le  vent  soufflait  fort,  et  la  clochette  ne  s'entendait 
plus  que  par  moments  et  en  paraissant  s'éloigner.  Brulette 
se  tenait  au  fond  de  la  maison,  moitié  riant,  moitié  trem- 
blant, car  c'était  une  Glle  sans  grand  souci,  qui  volontiers 
se  moquait  du  diable,  et  qui,  pourtant,  n'aurait  point  sou- 
haité d'en  faire  la  connaissance. 

Tout  à  coup  j'entendis,  non  loin  de  la  porte,  Josét  qui 
revenait,  disant:  —  Oui,  oui  1  sitôt  la  Saint-Jean  qui  vient  I 


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LES  MAITRES  S0NNE7URS  53 

Merci  à  vous  et  au  bon  Dieu  I  II  sera  fait  comme  vous  sou- 
haitez, et  vous  en  avez  ma  parole. 

Comnïe  il  parlait  du  bon  Dieu,  je  repris  confiance,  et, 
ouvrant  la  porte  un  petit,  j'avisai  dehors,  où  je  reconnus, 
au  moyen  de  la  clarté  qui  sortait  de  la  maison,  Joset  à  côté 
d'un  homme  bien  vilain  à  voir,  car  il  était  noir  de  la  tête 
aux  pieds,  mêmeraent  sa  figure  et  ses,  mains,  et  il  avait, 
derrière  lui,  deux  grands  chiens  noirs  comme  lui,  qui  bati- 
folaient avec  celui  de  Joset.  Et  alors,  il  répondit  avec  ^ne 
voix  si  forte  que  Brulette  l'entendit  et  en  trembla:  a  Adieu, 
petit j  et  à  revoir.  Ici,  Clairinî  » 

Il  n'eut  pas  plutôt  dit  cela,  que  la  clochette  sauta  et  res- 
sauta,  et  que  je  vis  arriver  sur  lui  un  petit  cheval  maigre,  tout 
hérissonné,  qui  avait  des  yeux  comme  des  charbons  ardents, 
et,  au  cou 9  une  sonnette  reluisante  comme  de  l'or,  a  Va 
rappeler  ton  monde  !  •  reprit  le  grand  homme  noir.  Le  petit 
cheval  s'en  fut  galopant,  suivi  des  deux  chiens,  et  le  maî- 
tre, donnant  une  poignée  de  main  à  Joseph,  s'en  fut  aussi. 
Joset  rentra  et  refermçi  la  porte,  me  disant  d'un  air  moqueur: 

—  Qu'est-ce  que  tu  faisdonc  là,  Tiennet? 

—  Et  toi,  Joset,  qu'est-ce  que  tu  tiens  là?  que  je  répondis, 
voyant  qu'il  avait  sous  le  br^s  un  paquet  emmaillotté  d'une 
toile  noire. 

—  Ça?  dit-il.  C'est  le  bon  Dieu  qui  me  l'envoie  à  l'heure 
dite!  Viens,  mon  Tiennet,  viens,  ma  Brulette;  voyez,  voyez 
le  beau  présent  du  bon  Dieu  1 

—  Le  bon  Dieu  n'a  pas  des  anges  si  noirs,  et  ne  donne 
rien  aux  mauvaises  pratiques. 

—  Tais-toi  donc,  fit  Brulette  ;  laissons-le  s'expliquer. 
Mais  elle  n'avait  pas  fini  de  dire  ces  trois  mots,  qu'il  se  fit, 

sur  le  grand  chemin  herbu  de  la  font  de  Fond,  comme  qui 
eût  dit  à  vingt  pas  de  la  maison,  qui  n'en  était  séparée  que 
par  son  jardin  et  sa  chènevière,  un  sabbat  enragé,  comme  si 
deux  cents  hôtes  folles  galopaient  à  la  fois.  Et  la  clochette 
clochait,  les  chiens  jappaient,  et  la  grosse  voix  de  l'homme 
noir  criait  :  —  Tôt!  tôtl  ci,  cil  à  moi,  Clairin,  encore,  en- 
core! Il  m'en  faut  encore  trois!  A  toi.  Louveteau,  à  toi,  Sa- 
tan!... vite,  vite,  en  roule! 


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54  LES 'MAITRES  SONNEURS 

Pour  le  coup,  Brulelte  eut  si  belle  peur,  qu'elle  se  recu'a 
de  Joseph  et  vint  se  mettre'  à  côté  de  moi,  ce  qui  me  bailla 
grand  courage;  et  reprenant  mon  fusil  :  —  Je  n'entends 
pas,  dis-je  à  Joseph,  que  Ion  monde  vienne  se  réjouira  nui- 
tée autour  d'ici.  Voilà  Brulotte  qui  en  a  assez,  et  qui  souhai- 
terait bien  d'être  rendue  chez  elle.  Or  cà,  finis  ton  charme , 
ou  je  vas  donner  la  chasse  à  ton  sabbat. 

Joset  m'arrêta  comme  je  sortais.  —  Reste  là,  me  dit-il, 
et  ng  te  mêle  pas  de  ce  qui  ne  te  regarde  point.  Faire  se  pour- 
rait que  tu  en  eusses  regret  plus  tard.  Tiens-toi  tranquille 
et  regarde  ce  que  j'apporte;  tu  sauras  ensuite  ce  qui  en  est. 

Comme  le  vacarme  s'en  allait  se  perdant,  je  consentis  à 
regarder,  d'autant  que  Bruletle  était  affolée  de  savoir  ce  qu'é- 
tait ce  paquet,  et  Joseph  le  défaisant,  nous  fit  voir  une  mu- 
sette si  grande,  si  grosse,  si  belle,  que  c'était,  de  vrai,  une 
chose  merveilleuse  et  telle  que  je  n'en  avais  jamais  vue. 

Elle  avait  double  bourdon,  l'un  desquels,  ajusté  de  bout  en 
bout,  était  long  de  cinq  pieds,  et  tout  le  bois  de  l'instrument, 
qui  était  de  cerisier  noir,  crevait  lès  yeux  par  la  quantité 
d'enjolivures  de  plomb,  luisant  comme  de  l'argent  fin,  qui 
s'incrustaient  sur  toutes  les  jointures.  Le  sac  à  vent  était 
d'une  belle  peau,  chaussée  d'une  taie  d'indienne  rayée  bleu 
et  blanc  ;  et  tout  le  travail  était  agencé  d'une  mode  si  sa- 
vante, qu'il  ne  fallait  que  boufter  bien  petitement  pour 
enfler  le  tout  et  envoyer  un  son  pareil  à  un  tonnerre. 

—  Le  sort  en  est  donc  jeté  ?  dit  Brulette,  que  Joseph  n'é- 
coutait guère,  tant  il  trouvait  d'aise  à  démonter  et  à  re- 
monter toutes  les  pièces  de  sa  musette;  tu  vas  donc  te  faire 
cornemuseux,  Joset,  sans  égard  pour  les  empêchements 
qui  s'y  rencontrent,  et  pour  le  souci  que  ta  mère  en 
prend  ? 

—  Je  serai  cornerauseux,  dit-il,  quand  je  saurai  corne- 
rouser.  D'ici-là,  il  poussera  du  blé  sur  la  terre  et  il  tombera 
des  feuilles  dans  les  bois.  Ne  Wus  inquiétons  point  de  ce 
qui  sera,  enfants!  mais  sachez  ce  qui  est,  et  ne  m'accusez 
plus  de  faire  marché  avec  le  diable. 

Celui  qui  vient  de  m'apporter  cela  n'est  ni  sorcier,  ni 
démon.  C'est  un  homme  un  peu  rude  à  l'occasion,  son  mé- 


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LES  MAITRES  SONNEURS  55 

tier  l'y  oblige,  et  comme  il  sVn  va  passer  la  nuit  pas  loin 
d'ici,  je  te  conseille  et  te  prie,  mon  ami  Tiennet,  de  n'aller 
point  du  Côté  où  il  est.  Excuse-moi  de  no  le  point  dire 
comme  il  se  nomme  et  quel  est  son  métfer  ;  et  mêmement, 
promets-moi  de  ne  pas  dire  que  tu  l'as  vu  et  qu'il  a  passé 
par  ici.  Ça  pourrait  lui  amener  des  ennuis,  ainsi  qu'à  nous 
autres.  Sache  seulement  que  cet  homme-là  est  de  bon  con- 
seil et  de  bon  jugement.  C'est  lui  que  tu  as  entendu  dans  la 
fougeraie  de  la  forêt  de  Saint-Chartier,  jouant  d'une  mu- 
sette pareille  à  celle-ci  ;  car,  encore  qu'il  ne  soit  pgscorne- 
museux  de  son  élal,  il  en  sait  long  et  m'a  fait  entendre  des 
airs  qui  sont  plus  beaux  que  tous  les  nôtres.  C'est  lui  qui, 
voyant  que,  pour  n'avoir  pas  l'argent  suffisant,  j'étais  em- 
pêché d'acheter  pareil  instrument,  s'est  contenté  d'une 
petite  rfvance,  et  m*a  fait  celle  du  reste,  me  promettant  de 
me  rapporter  l'instrument  vers  le  temps  où  nous  voici,  et 
consentant  à  attendre  ma  commodité  pour  m'acquilter.  Car 
cette  chose-là  coûte  huit  bonnes  pistoles,  voyez-vous,  et 
c'est  quasiment  une  année  de  ma  peine.  Or,  je  n'avais  que  le 
tiers  de  la  somme,  et  il  m'a  dit  :  a  Si  tu  te  fies  à  moi,  donne, 
et  je  me  fierai  à  toi  pareillement.  »  Voilà  comme  la  chose 
s'est  faite  ;  je  ne  le  connaissais  mie,  et  nous  n'avions  pas 
de  témoins,  il  m'eût  trompé  s'il  eût  voulu  ;  et  si  j'eusse  pris 
conseil  de  vous  pour  cela,  convenez  que  vous  m'en  eussiez 
détourné.  Vous  voyez  pourtant  que  c'est  un  homme  bien 
fidèle»  car  il  m'avait  dit:  «Je  passerai  du  côté  de  ton  endroit 
à  la  Noël  qui  vient,  et  je  te  ferai  réponse.  »  A  la  Noël,  je  l'ai 
attendu  à  l'ormeRâteau,  etil  a  passé,  et  il  m'a  dit:  »  La  chose 
n'est  point  terminée,  on  y  travaille  ;  entre  le  premier  et  le 
dixième  jourde  mai,  je  passerai  encore,  et  je  te  l'apporterai.  » 
Et  voilà  que  nous  sommes  le  huit  de  mai.  Il  a  passé,  et, 
comme  il  se  détournait  un  peu  de  son  chemin  pour  aller  me 
chercher  au  bourg,  étant  ici  près,  il  a  entendu  l'air  que  je 
ôûtais  et  qu'il  sait  bien  n'être  connu  que  de  moi  au  pays 
d'ici;  tandis  que  moi,  j'ai  bien  entendu  et  reconnu  son 
elairin.  C'est  comme  cela  que,  sans  que  le  diable  y  ait  eu 
part,  nous  nous  sommes  donné  le  bonsoir,  en  nous  pro- 
mettant de  nous  revoir  à  la  Saint-Jean. 


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36  LES  MAITRES  SONNEURS 

—  S'il  en  est  ainsi,  répoadi3-je,  pourquoi  ne  lui  as-tu 
point  dit  d'entrer  chez  nous,  où  il  se  serait  reposé  et  ra- 
fraîchi d*un  bon  coup  de  vin?  Je  lui  aurais  fait  bonne  fête 
pour  Vavoir  si  horinôtement  tenu  parole. 

—  Oh  !  pour  ce  qui  est  de  ça ,  dit  Joseph,  c'est  un  homme 
qui  ne  se  comporte  pas  toujours  comme  les  autres.  Il  a  ses 
coutumes,  ses  idées  et  ses  raisons.  Ne  m'en  demande  pas 
plus  que  je  ne  peux  t'en  dire. 

—  C'est  donc  qu'il  se  cache  des  honnêtes  gens?  fit  Bru- 
lette.  Ça*  me  paraît  pire  que  d'être  sorcier.  C'est  quelqu'un 
qui  a  fait  du  mal,  puisqu'il  ne  roule  que  de  nuit,  et  que  tu 
ne  peux  point  le  nommer  à  tes  amis. 

—  Je  vous  dirai  ça  demain,  répondit  Joseph  en  sou- 
riant de  nos  craintes.  Pour  ce  soir,  pensez  comme  vous 
voudrez,  je  ne  vous  dirai  rien  de  plus.  Allons,  Brulette, 
voilà  que  le  coucou  marque  minuit.  Je  vas  te  reconduire,  et 
je  mettrai  chez  toi  ma  cornemuse  en  garde  et  en  cache; 
car  ce  n'est  point  dans  tout  le  pays  d'alentour  que  je  peux 
m'y  essayer,  et  le  temps  de  me  faire  connaître  n'est  point 
encore  venu. 

Brulette  me  fil  son  adieu  bien  gentiment,  en  mettant  sa 
main  dans  la  mienne.  Mais  quand  je  vis  qu'elle  mettait  tout 
son  bras  sous  celui  de  Joseph,  pour  s'en  aller,  la  jalousie 
me  galopant  encore  une  fois,  je  les  laissai  partir  par  le  Che- 
min, et,  coupant  droit  par  le  côté  de  la  chènevière,  je  tra- 
versai le  petit  pré  et  me  postai  sous  la  haie  pour  les  voir 
passer  ensemble.  Le  temps  s'était  éclairci  un  peu,  et,  comme 
il  avait  tombé  de  l'eau,  je  vis  Brulette  quitter  le  bras  de  Jo- 
seph pour  relever  sa  robe  plus  commodément,  en  lui  disant: 
—  Tiens,  ça  n'est  pas  aisé  de  marcher  deux  de  front.  Passe 
devant  moi. 

A  la  place  de  Joset ,  j'eusse  offert  de  la  porter  dans  le 
mauvais  chemin,  ou,  si  je  n'eusse  point  osé  la  prendre  dans 
mes  bras,  à  tout  le  moins  j'aurais  resté  derrière  elle  pour 
regarder  tout  mon  soûl  sa  jolie  jambe.  Mais  Joset  n'en  fit 
rien  ;  il  ne  s'embarrassait  d'aucune  chose  au  monde  que  de 
sa  musette,  et,  en  le  voyant  la  plier  avec  soin  et  la  regarder 


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LES  MAITRES  SONNEURS  57 

avec  amour,  je  connus  bien  qu'il  n'avait  p(»int  d'autre  amou* 
reuse  pour  le  moment. 

Je  rentrai  chez  moi  plus  tranquille  de  toutes  façons,  et 
me  mis  au  lit,  un  peu  fatigué  de  mon  corps  et  de  mon  es- 
prit. 

Mais  je  n'y  fus  pas  un  quart  d'heure  sans  être  éveillé  par 
monsieur  Parpluche,  qui,  s'étant  amusé  avec  les  chiens  de 
l'homme  élranger;  revenait  chercher  son  maître,  et  qui 
grattait  à  ma  porte.  Je  me  levai  pour  le  faire  entrer,  et  m'a- 
visai alors  d'un  bruit  dans  mon  avoine,  laquelle  poussait 
verte  et  drue  derrière  la  maison,  et  qui  me  semblait  tondue 
à  belles  dents  et  labourée  à  quatre  pieds  par  quelque  bête  à 
qui  je  n'avais  point  vendu  mon  grain  en  herbe. 

J'y  courus,  armé  du  premier  bâton  qui  me  tomba  sousla 
main  et  en  sifflant  Parpluche,  qui  ne  m'obéit  point  et  s'en 
fut  chercher  son  maître,  après  avoir  flairé  dans  la  maison. 

Entrant  donc  dans  mon  petit  champ,  j'y  vis  quelque  chose 
qui  se  roulait  sur  le  dos,  les  pattes  en  l'air,  écrasant  à  droite 
et  à  gauche,  se  relevant,  sautant,  broutant,  et  prenant  du 
tout  bien  à  son  aise.  Je  fus  un  moment  sans  oser  courir 
dessus,  ne  cx)nnaissant  pas  quelle  bête  c'était.  Je  n'en  dis- 
tinguais bien  que  les  oreilles,  qui  étaient  trop  longues  pour 
appartenir  à  un  cheval  ;  mais  le  corps  était  trop  noir  et  trop 
gros  pour  être  celui  d'un  âne.  Je  m'en  approchai  doucenient  ; 
la  bftte  ne  paraissait  ni  méchante,  ni  farouche,  et  je  connus 
alors  que*  c'était  un  mulet,  encore  que  je  n'en  eusse  pas  vu 
souvent,  car  on  n'en  élève  point  dans  nos  pays,  et  les  mu- 
letiers n'y  passent  guère.  Je  m'apprêtais  à  le  prendre  et  le 
tenais  déjè  aux  crins,  quand,  levant  de  l'arrière-train  et  lâ- 
chant une  douzaine  do  ruades  dont  je  n'eus  que  le  temps  de 
me  garer,  il  sauta  comme  un  lièvre  par-dessus  le  fossé  et 
s'ensauva  si  vite,  qu'en  un  moment  je  l'eus  perdu  de  vue. 

Ne  me  souciant  point  d'avoir  mon  avoine  gâtée  par  le  re- 
tour de  cette  bête,  je  renonçai  à  dormir  avant  d'en  avoir  le 
cœur  net.  Je  rentrai  à  la  maison  pour  prendre  ma  veste  et 
mes  souliers,  et,  fermant  bien  les  portes,  je  descendis  par 
les  prés  vers  le  côté  où  j'avais  vu  courir  la  mule.  J'avais  bien 
une  doutance  que  ça  faisait  partie  de  la  bande  à  l'homme 

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58  LES  maîtres  SONNEURS 

noir,  ami  de  Joseph  ;  justement,  Joseph  m'avait  conseillé  de 
n'y  rien  voir;  mais  depuis  que  j'avais  touché  une  bête  vi- 
vante, je  ne  me  sentais  plus  aucune  crainte.  On  n'aime  pas 
les  fantômes;  mais  quand  on  est  sûr  d'avoir  affaire  à  du  so- 
lide, c'est  autre  chose,  et  du  moment  que  l'homme  noir 
était  un  homme,  si  fort  fût-il  et  si  barbouillé  lui  plût-il  de 
se  montrer,  je  ne  m'en  embarrassais  non  plus  que  d'une 
belette. 

Vous  n'êtes  pas  sans  avoir  ouï  dire  que  j'étais  un  des  plus 
forts  du  pays  dans  mon  jeune  temps,  puisque,  tel  que  me 
voilà,  je  ne  crains  encore  personne. 

Avec  ra,  j'étais  vif  comme  un  gardon,  et  je  savais  qu'en 
un  danger  au-dessus  du  pouvoir  d'un  seul,  il  aurait  fallu 
êlre  un  oiseau  ailé  pour  m'attraper  à  la  course.  M'étant 
donc  précautionné  d'une  corde,  et  armé  de  mon  fusil,  à  moi, 
qui  n'avait  point  de  balles  bénites,  mais  qui  portait  plus 
juste  que  celui  de  mon  père,  je  me  mis  à  la  recherche. 

Je  n'avais  pas  fait  deux  cents  pas,  que  je  vis  trois  autres 
bêtes  pareilles,  dans  la  marsècbe  à  mon  beau-frère,  les- 
quelles s'y  comportaient  aussi  malhonnêtement  que  possi- 
ble. Comme  la  première,  elles  se  laissèrent  bien  approcher, 
mais,  tout  aussitôt,  prirent  leur  course  et  se  sauvèrent  dans 
un  autre  héritage  qui  dépendait  du  domaine  de  l'Aulnières, 
et  où  s'ébattait  une  troupe  d'autres  mules,  toutes  bien  en 
point,  réveillées  comme  souris  et  gambillant  à  la  lune  le- 
vante en  vraie  chasse  à  baudet,  qui  est ,  comme  vous  savez, 
la  danse  des  bourriques  du  diable,  quand  les  follets  et  les 
fades  galopent  dessus  à  travers  les  nuées. 

Il  n'y  avait  pourtant  point  là  de  magie,  mais  bien  une 
grande  fraude  de  pâture  et  un  ravage  abominable.  La  récolte 
n'était  pas  mienne,  et  j'aurais  pu  me  dire  que  cela  ne  me 
regardait  point;  mais  je  me  sentais  écoléré  d'avoir  couru 
pour  rien  après  ces  méchantes  bêtes,  et  on  ne  peut  voir 
saccager  du  beau  froment  du  bon  Dieu  sans  y  avoir 
regret. 

Je  m'avançai  donc  dans  cette  grande  pièce  de  blé  sans 
voir  âme  chrétienne,  mais  voyant  bien  foisonner  les  mulets, 
et  songeant  d'en  attraper  quelqu'un  qui  pût  me  servir  de  té- 


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LES  MAITRES  SONNEURS  50 

moignage,  quand  je  viendrais  à  porter  plainte  du  mal  com- 
mis sur  ma  terre. 

J'en  avisai  un  qui  me  paraissait  plus  raisonnable  que  les 
autres,  et  quand  je  fus  auprès,  je  vis  que  ce  n'était  point  le 
même  gibier,  mais  bien  le  petit  cheval  maigre  qui  avait  une 
clochette  au  cou,  laquelle  clochette,  comme  j'ai  su  plus 
tard,  s'appelle  clairin,  en  pays  bourbonnais,  et  donne  le 
nom  au  cheval  qui  la  porte.  Ne  sachant  rien  des  usances  du 
monde  où  je  me  trouvais,  ce  fut  par  grand  hasard  que  je 
pris  le  bon  moyen,  qui  fut  de  m'emparer  du  clairin  et  de 
l'emmener,  sauf  à  accrocher  un  mulet  ou  deux  ensuite,  si  je 
pouvais  y  aboutir. 

La  petite  bête,  qui  paraissait  mignonne  et  bien  privée ,  se 
laissa  caresser  et  emmener  sans  souci  de  rien  ;  mais,  dès 
qu'elle  se  mit  à  marcher,  son  clairin  se  mettant  à  sonner, 
grande  fut  ma  surprise  de  voir  accourir  toutes  les  mules, 
éparses  emmi  les  blés,  lesquelles  volèrent  après  moi  comme 
les  abeilles  après  leur  reine.  Par  là  je  vis  qu'elles  étaient 
dressées  à  suivre  le  clairin,  et  qu'elles  en  connaissaient  la 
sonnerie  comme  bons  moines  connaissent  la  oloche  de  ma- 
tines. 

Slxtème   TetUée. 

Je  ne  me  demandai  pas  longtejnps  ce  que  j'allais  faire  de 
cette  bande  malfaisante.  Je  tirai  droit  sur  le  domaine  de 
l'Aulnières,  pensant,  avec  raison,  qu'il  me  serait  aisé  d'ou- 
vrir la  barrière  de  la  cour,  d'y  faire  entrer  tout  mon  monde, 
après  quoi,  j'éveillerais  les  métayers,  lesquels,  avertis  du 
dommage,  agiraient  comme  bon  leur  semblerait. 

J'approchais  du  domaine,  lorsque,  par  aventure,  il  me 
parut  voir,  sur  le  chemin,  un  homme  qui  accourait  derrière 
moi.  J'armai  mon  fusil,  songeant  que  si  c'était  le  maître 
des  mulets,  j'aurais  maille  à  partir  avec  lui. 

Mais  c'était  Joseph,  qui  revenait  de  conduire  Brulette  au 
bourg,  et  qui  retournait  à  l'Aulnières. 

—  Que  fais-tu  là,  Tiennet?  me  dit-il  en  me  rejoignant  au 

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60  LES  MAITRES  SONNEURS 

plus  yile  qu'il  put  courir;  ne  t'avais-je  point  averti  de  ne 
pas  sortir  de  chez  toi  ?  Tu  te  met&-là  en  danger  de  mort  : 
lâche  ce  cheval  et  ne  le  soucie  de  ces  bêtes.  Ce  qu'on  ne 
peut  empêcher,  il  vaut  mieux  le  souffrir  que  chercher  un 
pire  mal. 

—  Merci,  mon  camarade,  que  je  lui  répondis  :  tu  as  des 
amis  bien  aimables,  qui  viennent  faire  pâturer  leur  cavale- 
rie dans  mon  bien,  et  je  ne  soufflerai  mot?  C'est  bon,  c'est 
boni  passe  ton  chemin  situ  as  peur;  moi,  j'irai  jusqu'au 
bout,  et  me  ferai  raison  par  justice  ou  par  force. 

Comme  je  disais  cela,  m'étant  arrêté  avec  les  bêtes  pour 
lui  répondre,  nous  entendîmes  japper  au  loin,  et  Joset, 
prenant  vivement  la  corde  qui  me  servait  à  mener  le  che- 
val, me  dit  :  —  Alerte,  Tiennet  !  voilà  les  chiens  du  mule- 
tier !  si  tu  ne  veux  être  dévoré,  lâche  le  clairin  ;  aussi  bien, 
le  voilà  qui  reconnaît  la  voix  de  ses  gardiens  et  tu  n'en  au- 
rais pas  bon  marché  maintenant. 

Il  disait  vrai  ;  le  clairin  avait  dressé  les  oreilles  en  avant 
pour  écouter,  puis,  les  couchant  en  arrière,  ce  qui  est  une 
grande  marque  de  dépit,  il  se  mit  à  hennir,  à  se  cabrer,  à 
ruer,  ce  qui  mit  toutes  les  mules  en  danse  autour  de  nous, 
si  bien  que  nous  n'eûmes  que  le  temps  de  nous  en  re- 
tirer, laissant  partir  le  tout,  bride  avalée,  du  côté  des 
chiens. 

Je  n'étais  guère  content  de  céder,  et  comme  les  chiens, 
après  avoir  rassemblé  leur  ^roupeau  enragé,  faisaient  mine 
de  venir  sur  nous  pour  nous  demander  nos  comptes,  je  fis 
celle  d'abattre  d'un  coup  de  fusil  le  premier  des  deux  qui 
me  porterait  la  parole. 

Mais  Joset  alla  au-devant  de  lui  et  s'en  fit  reconnaître.  — 
Ah  !  Satan,  lui  dit-il,  vous  êtes  en  faute.  Vous  vous  êtes 
amusé  à  courir  quelque  lièvre  dans  les  blés,  au  lieu  de  gar- 
der vos  bêtes,  et  quand  votre  maître  se  réveillera,  vous  se- 
rez corrigé  si  vous  n'êtes  pas  à  votre  poste,  avec  Louveteau 
et  le  clairin. 

Le  chien  Satan,  connaissant  qu'on  lui  faisait  reproche  de 
sa  conduite,  obéit  à  Joset,  qui  l'appela  vers  une  grande  fri- 
che, où  les  mules  pouvaient  pâturer  sans  faire  de  dommage, 

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LES  MAITRES  SONNEURS  61 

et  OÙ  Joseph  me  dit  qu'il  resterait  à  les  garder  jusqu'au  re- 
tour de  leur  maître. 

—  C'est  égal,  Joset,  lui  dis-je,  ça  ne  se  passera  pas  si 
tranquillement  que  tu  crois,  et  si  tu  ne  veux  me  dire  où  est 
caché  le  maître  de  ces  mulots,  je  resterai  là  à  l'attendre 
aussi,  pour  lui  dire  son  fait,  et  demander  réparation  du 
tort  qu'il  m'a  causé. 

-—  Je  vois  bien,  reprit  Joseph,  que  tu  ne  sais  pas  la  vie 
des  muletiers,  puisque  tu  crois  si  commode  d?en  avoir  rai- 
son; et,  de  vrai,  c'est,  je  crois,  la  première  fois  qu'il  en 
passe  par  ici.  Ce  n'est  point  leur  chemin,  puisque,  d'ordi- 
naire, ils  descendent  des  bois  du  Bourbonnais  par  ceux  de 
Meillant  et  de  l'Épinasse,  pour  passer  dans  ceux  de  Gheurre. 
C'est  par  aventure  que  je  me  suis  trouvé  en  rencontrer  dans 
la  forêt  de  Saint-Chartier,  où  ils  faisaient  halte,  pour  gagner 
Saint-Août,  et  du  nombre  était  celui-ci,  qui  s'appelle  Hu- 
riel,  et  qui  est  demandé^  à  présent,  aux  forges  d'Ardentes, 
pour  porter  du  charbon  et  du  minerai.  Il  a  bien  voulu  se  dé- 
temcer  d'une  couple  d'heures  pour  m'obliger.  Il  s'en  sait 
qu'ayant  quitté  ses  compagnons  et  les  pays  de  brandes,  qui 
se  trouvent  sur  le  chemin  fréquenté  de  ceux  de  son  état,  et 
où  les  mules  peuvent  pâturer  sans  nuire  à  personne,  il  a 
peut-être  cru  pouvoir  se  donner  même  licence  dans  nos 
pays  de  grain;  et  encore  qu'il  ait  grand  tort,  il  serait  mal 
commode  de  lui  faire  entendre  qu'il  n'y  a  pas  droit. 

—  Et  si,  faudra-t-il  bien  qu'il  l'entende  de  moi,  répon- 
dis-je,  car  je  sais  maintenant  de  quoi  il  retourne.  Oh  1  oh  ! 
des  muletiers!  on  sait  ce  que  c'est,  et  tu  me'donnes  souve- 
nance de  ce  que  j'en  ai  ouï  raconter  à  mon  parrain  Ger- 
vais,  le  forestier.  Ce  sont  gens  sauvages,  méchants  et  mal 
appris,  qui  vous  tuent  un  homme  dans  un  bois,  avec  aussi 
peu  de  conscience  qu'un  lapin  ;  qui  se  prétendent  le  droit 
de  ne  nourrir  leurs  bêtes  qu'aux  dépens  du  paysan,  et  qui, 
si  on  le  trouve  malséant,  et  qu'ils  ne  soient  pas  les  plus 
forts  pour  résister,  reviennent  plus  lard  ou  envoient  leurs 
compagnons  faire  périr  vos  bœufs  par  maléûce,  brûler  vos 
bâtiments,  ou  pis  encore;  car  ils  se  soutiennent  comme 
larrons  en  foire. 

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62  LES  MAITRES  SONNEURS 

—  Puisque  tu  as  ouï  parler  de  ces  choses,  dit  Joseph,  tu 
vois  que  nous  aurions  tort,  pour  un  petit  dommage,  d'en 
attirer  un  plus  grand  aux  raélayersmes  maîtres,  et  à  ta  fa- 
mille. Je  suis  loin  de  trouver  bon  ce  qui  s'est  passé,  et  quand 
maître  Huriel  m*a  dit  qu'il  allait  faire  pâturer  par  ici,  et 
faire  sa  couchée  à  la  belle  étoile,  comme  ils  font  en  tout 
temps  et  en  tout  lieu,  je  lui  avais  enseigné  cotte  chaume, 
et  recommandé  de  ne  paS  laisser  pi'omener  ses  mulets  dans 
les  terres  ensemencées.  Il  me  l'avait  promis,  car  il  n'est  pas 
méchant;  mais  il  a  les  sens  bien  vifs  et  ne  reculerait  pas 
devant  une  bande  de  monde  qui  lui  tomberait  sur  le  corps. 
Sans  doute,  il  pourrait  bien  demeurer  sur  la  place;  mais  je 
te  demande,  Tiennet,  si  un  dommage  de  dix  ou  douze  bois- 
seaux de  grain  (je  mets  tout  au  pis),  mérite  mort  d'homme 
et  tout  ce  qui  s'ensuit  pour  ceux  qui  auraient  fait  ce  mau- 
vais coup.  Retourne  donc  à  ton  bien,  vire  les  mauvaises 
bêtes,  mais  ne  cherche  querelle  à  personne  ;  si  on  te  ques- 
tionne demain,  dis  que  tu  n'as  rien  vu,  car  de  témoigner 
en  justice  contre  un  muletier,  c'est  quasiment  aussi  mau- 
vais que  de  témoigner  contre  un  seigneur. 

Joseph  avait  raison  ;  je  m'y  rendis,  et  repris  le  chemin 
de  chez  nous;  mais  je  n'en  étais  pas  plus  content  pour  ça^ 
car  de  reculer  devant  la  crainte  d'un  défi,  c'est  sagesse  pour 
les  vieux  et  dépit  pour  les  jeunes. 

J'approchais  de  ma  maison,  bien  décidé  à  ne  me  point 
coucher,  quand  il  me  parut  y  voir  de  la  clarlé.  Je  redou- 
blai des  jambes,  el,  trouvant  grande  ouverte  la  porte  que 
j'avais  laissée  fermée  au  loque toir,  j'avançai  sans  froid ir,  et 
vis  un  homme  dans  ma  cheminée,  allumant  sa  pipe  à  une 
flambée  qu'il  s'était  faite.  Il  se  retourna  pour  me  regarder, 
aussi  tranquillement  que  si  j'entrais  chez  lui,  et  je  recon- 
nus l'homme  encharbonné  que  Joseph  nommait  Huriel. 

Alors  la  colère  me  revint,  et,  fermant  la  porte  derrière 
moi  :  —  C'est  bien  !  que  je  fis  en  m'avançant  sur  lui  ;  je 
&uis  content  que  vous  veniez  dans  la  gueule  du  loup.  Nous 
allons  nous  dire  deux  mots,  à  cette  heure. 

— Trois,  si  vous  voulez,  fît-il  en  s'asseyant  sur  ses  talons 
et  en  tirant  le  feu  de  sa  pipe,  dont  le  tabac  était  humide  et 

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LES  MAITRES  SONNEURS  OS 

ne  prenait  pas.  Et  il  ajouta,  comme  en  se  moquant  :  — Il  n'y 
a  pas  seulement  chez  vous  une  mauvaise  pincette  pour 
prendre  la  braise  I 

—  Non,  que  je  répondis  ;  mais  il  y  a  une  bonne  trique 
pour  rabattre  vos  coutures. 

—  Pourquoi  donc  ça,  s'il  vous  plaît?/fit-il  encore  sans  per« 
dre  une  miette  de  son  assurance.  Vous  êtes  fâché  que  j'en- 
tre chez  vous  sans  permission?  Pourquoi  n'y  étiez-vous 
point?  J'ai  frappé  à  la  porte,  j'ai  demandé  du  feu,  ça  ne  se 
refuse  jamais.  Qui  ne  répond  consent,  j'ai  poussé  le  loquet. 
Pourquoi  n'avez-vous  point  de  serrure,  si  vous  craignez  les- 
voleurs?  J'ai  regardé  vers  les  lits,  j'ai  trouvé  maison  vide; 
j'ai  allumé  ma  pipe,  et  me  voilà.  Qu'est-ce  que  vous  avez  à- 
dire? 

En  parlant  comme  je  vous  dis,  il  prit  son  fusil  dans  sa 
main  comme  pour  en  examiner  la  batterie,  mais  c'était  bien 
pour  me  dire  :  —  Si  vous  êtes  armé,  je  le  suis  pareillement,. 
et  noui?  serons  à  deux  de  jeu. 

J'eus  l'idée  de  le  coucher  en  joue  pour  le  tenir  en  respect; 
mais,  à  mesure  que  je  regardais  sa  figure  noircie,  je  lui 
trouvais  un  air  si  ouvert  et  un  œil  éveillé  si  bon  enfant,  que 
je  sentais  moins  de  colère  que  de  fierté.  C'était  un  jeune 
homme  de  vingt-cinq  ans  tout  au  plus,  grand  et  fort,  et 
qui,  rasé  et  lavé,  pouvait  être  joli  garçon.  Je  posai  mon  fu- 
sil au  long  du  mur,  et,  m'approchant  de  lui  sans  crainte  t 

—  Causons,  lui  dis-je  en  m'asseyant  à  son  côté. 

—  A  vos  souhaits,  fit-il,  posant  pareillement  son  arme. 

—  C'est  vous  qu'on  nomme  Huriel? 

—  Et  vous  Etienne  Depardieu? 

—  D'où  savez-vous  mon  nom  ? 

—  D'où  vous  savez  le  mien  :  de  notre  petit  ami  Joseph 
Picot. 

—  C'est  donc  à  vous  les  mulets  que  je  viens  de  prendre  ?' 

—  Que  vous  venez  de  prendre?  fit-il  en  se  levant,  à  moi- 
tié,  d'étonnement.  Puis,  se  mettant  à  rire  :  —  Vous  plaisan- 
tez I  On  ne  prend  pas  mes  mulets  comme  ça. 

—  Si  fait,  lui  répondis-je,  on  les  prend  en  emmenant  le- 
clairin. 

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61  LES  MAITRES  SONNEURS 

—  Ah  1  VOUS  connaissez  la  manière?  dit-il  d'un  air  de  dé- 
fiance; mais  les  chiens? 

—  On  ne  craint  pas  les  chiens  quand  on  a  un  bon  fusil 
dans  la  main. 

—  Auriez-vous  tué  mes  chiens  ?  fit-il  encore  en  se  le- 
vant tout  à  fait.  Et  sa  figure  flamba  de  colère,  d'où  je  vis 
que  s'il  était  d'humeur  joviale,  il  pouvait  aussi  être  terrible 
à  son  moment. 

—  J'aurais  pu  tuer  vos  chiens,  répondis-je  ;  j'aurais  pu 
emmener  vos  bêtes  en  fourrière  dans  une  métairie  où  vous 
auriez  trouvé  une  dizaine  de  bon  gars  pour  parlementer.  Je 
ne  l'ai  pas  fait,  parc^  que  Joseph  m'a  remontré  que  vous 
étiez  seul,  et  que,  pour  un  dommage,  c'était  lâche  de  mettre 
un  homme  seul  dans  le  cas  de  se  faire  tuer.  J'ai  écouté  cette 
raison-là  ;  mais  nous  voilà  un  contre  un.  Vos  bêtes  ont  gâté 
mon  champel  celui  de  ma  sœur;  de  plus,  vous  venez  d'en- 
trer chez  moi  en  mon  absence,  ce  qui  est  malhonnête  et  in- 
solent. Vous  allez  me  faire  excuse  de  votre  comportement, 
me  proposer  indemnité  pour  le  dommage  de.mon  grain,  ou 
bien... 

—  Ou  bien  quoi  ?  dit-il  en  ricanant. 

—  Ou  bien  nous  allons  plaider  selon  les  droits  et  coutu- 
mes du  Berry,  qui  sont,  je  pense,  les  mêmes  que  ceux  du 
Bourbonnais,  quand  on  prend  les  poings  pour  avocats. 

—  C'est-à-dire  au  droit  du  plus  fort?  fit-il  en  retroussant 
ses  manches.  Ça  me  va  mieux  que  d'aller  devant  les  procu- 
reurs, et  si  vous  êtes  seul,  si  vous  n'agissez  pas  en  traître... 

—  Venez  dehors ,  lui  dis-je,  vous  verrez  que  je  suis  seul. 
Vous  avez  tort  de  me  faire  injure;  car,  en  entrant  ici,  je  vous 
tenais  au  bout  de  mon  fusil.  Mais  les  armes  sont  faites  pour 
tuer  les  loups  et  les  chiens  enragés.  Je  n'ai  pas  voulu  vous 
traiter  comme  une  bête,  et,  bien  qu'à  présent  vous  soyez  en 
mesure  de  me  fusiller  aussi,  je  trouve  qu'entre  hommes 
c'est  lâche  de  s'envoyer  des  balles,  la  force  ayant  été  don- 
née aux  humains  pour  s'en  servir.  Vous  ne  me  paraissez 
pas  plus  manchot  que  moi,  et  si  vous  avez  du  cœur... 

—  Mon  garçon,  fit-il  en  me  tirant  auprès  du  feu  pour  me 
regarder,  vous  avez  peut-être  tort  :  vous  êtes  plus  jeune  que 


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LES  MAITRES'SONNEURS  65 

moi,  et,  encore  que  vous  paraissiez  sec  et  solide,  je  ne  ré- 
pondrais pas  de  votre  peau.  J*aimerais  mieux  que  vous  me 
parliez  gentiment  pour  me  réclamer  votre  dû,  et  vous  en 
remettre  à  ma  justice. 

—En  voilà  assez,  lui  dis-je  en  lui  faisant  tomber  son  cha- 
peau dans  les  cendres  pour  le  fâcher;  c'est  le  mieux  cogné 
de  nous  deux  qui  sera  le  plus  gentil  tout  à  l'heure. 

Il  ramassa  son  chapeau  tranquillement,  le  mit  sur  la  ta- 
ble et  dit  :  —  Quelles  sont  vos  coutumes  dans  le  pays  d'ici? 
.  —  Entre  jeunes  gens,  répondis-je ,  il  n'y  a  ni  malice  ni 
traîtrise.  On  se  tourè  à  bras-le-corps,  on  tape  où  l'on  peut, 
sauf  la  figure.  Celui  qui  prend  un  bâton  ou  une  pierre  est 
réputé  coquin  et  assassin, 

—  C'est  comme  chez  nous,  ût-il.  Marchons  donc,  j'ai  in- 
tention de  vous  ménager  ;  mais  si  j'y  vas  plus  fort  que  je  ne 
veux,  rendez- vous,  car  il  y  a  un  moment,  vous  le  savez, 
où  on  ne  peut  pas  bien  répondre  de  soi. 

Quand  nous  fûmes  dehors,  à  même  l'herbe  drue,  nous 
mîmes  habit  bas  pour  ne  nous  point  gâter  inutilement,  et 
commençâmes  à  nous  tourer,  en  nous  serrant  les  flancs  et 
en  nous  enlevant  l'un  l'autre.  J'avais  avantage  sur  lui,  pour 
ce  qu'il  était  plus  grand  de  toute  la  tête  et  que  son  grand 
abattage  me  donnait  meilleure  prise.  D'ailleurs;  il  n'était 
pas  échauflë,  et,  croyant  avoir  trop  vite  raison  de  moi,  il  ne 
donnait  pas  sa  force  ;  si  bien  que  je  le  déracinai  à  la  troi- 
sième suée,  et  rétendis  sous  moi  :  mais  là  il  reprit  son 
avoir,  et  devant  que  j'eusse  le  temps  de  frapper,  il  se  roula 
comme  un  serpent  et  m'enlaça  si  serré  que  j'en  perdais  mou 
soupir. 

Pourtant  je  trouvai  moyen"  de  me  relever  avant  lui,  et  de 
lui  revenir  sus.  Quand  il  vit  qu'il  avait  affaire  à  franche 
partie  et  attrapait  du  bon  dans  l'estomac  et  sur  les  épaules, 
il  m'en  porta  aussi  de  rudes,  et  je  dois  dire  que  son  poing 
pesait  comme  un'  marteau  de  forge.  Mais  j'y  serais  mort 
plutôt  que  d'en  rien  sentir,  et  chaque  fois  qu'il  me  criait: 
Rends-toi  !  le  courage  et  le  moyen  me  revenaient  pour  le 
payer  on  môme  argent. 

Si  bien,  qu'un  bon  quart  d'heure  durant,  la  lutte  sembla 

4. 

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66  LKS  MAITRES  SONNEURS 

égale»  Enfin,  jo  sentis  que  je  m*épuisais,  tandis  qu'il  ne  fai- 
sait que  de  s'y  mettre  ;  car  s*il  n'avait  pas  les  ressorts  meil- 
leurs que  moir  il  avait  pour  lui  Tâge  et  le  tempérament.  Et^ 
de  fine  force,  je  me  trouvai  dessous  et  bien  battu,  sans  me 
pouvoir  dégager.  Nonobstant,  je  ne  voulus  crier  merci ,  et 
quand  il  vit  que  je  m'y  ferais  tuer,  il  se  comporta  en  homme 
généreux» — En  voilà  assez,  fit-il  en  me  lAehant  le  gosier  ;  tu 
as  la  tête  plus  dure  que  les  os,  je  vois  ça  ;  et  je  te  les  casse- 
rais avant  de  la  faire  céder.  C'est  bien!  Puisque  tu  es  un 
tiomme,  soyons  amis.  Je  te  fais  excuse  d'élre  entré  en  ta 
maison  ;  et,  à  celte  heure,  voyons  les  ravag(»s  que  t'ont  fait 
mes  mules»  Me  voilà  prêt  à  te  payer  aussi  franchement  que 
je  fai  battu.  Après  quoi,  tu  me  donneras  un  verre  de  vin, 
afin  que  nous  nous  quittions  bons  camarades. 

Le  marché  conclu,  et  quand  j'eus  empoché  trois  bons 
écus  qu'il  me  donna  pour  moi  et  mon  beau-frère,  j'allai 
tirer  du  vin  et  nous  nous  mîmes  à  table.  Trois  pichots  de 
deux  pintes  y  passèrent,  le  temps  de  dire  les  grâces,  car 
nous  étions  bien  altérés  au  jeu  que  nous  avions  joué,  et 
maître  Huriel  avait  un  coffre  qui  en  tenait  tant  qu'on  vou- 
lait. Il  me  parut  bon  compagnon,  beau  causeur  et  aimable 
à  vivre  au  possible;  et  moi,  ne  voulant  pas  rester  en  ar- 
rière de  paroles  et  d^actions,  je  remplissais  son  verre  à 
chaque  minute  et  lui  faisais  des  jurements  d'amitié  à  cas- 
ser les  vitres. 

Il  ne  paraissait  point  se  sentir  de  la  bataille;  si  fait  bien 
m'en  ressentais-je  ;  mais,  ne  voulant  pas  le  montrer,  je  lui 
fis  offre  d'une  chanson,  et  j'en  tirai  une,  avec  un  peu  d'ef- 
fort, de  mon  gosier,  encore  chaud  de  la  pressurée  de  ses 
mains.  Il  n'en  fit  que  rire.  —  Camarade,  me  dit-il,  ni  toi 
ni  les  tiens  ne  savez  ce  que  c'est  que  chanter.  Vos  airs  sont 
fades  et  votre  souffle  écourlé,  comme  vos  idées  et  vos  plai- 
sirs. Vous  êtes  une  race  de  colimaçons,  humant  toujours 
même  vent,  et  suçant  même  écorce;  car*  vous  pensez  que 
le  monde  finit  à  ces  collines  bleues  qui  cerclent  votre  ciel, 
et  qui  sont  les  forêts  de  mon  pays.  Moi,  je  te  dis,  Tiennet, 
que  c'est  là  que  le  monde  commence,  et  que  tu  marcherais 
de  ton  meilleur  pas,  bien  des  jours  et  des  nuits,  avant  de 

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LES  MAITRES  SONNEURS  CT 

sortir  de  ces  grands  bois  auprès  des(|uels  les  vôtres  sont 
des  carrés  de  pois  rames.  Et  quand  tu  en  aurais  gagné  le 
bout,  tu  trotiverais  des  montagnes,  et  encore  des  bois  tels. 
que  tu  n'en  as  jamais  vus,  car  ce  sont  de  grands  et  beaux 
sapins  d'Auvergne  inconnus  dans  vos  plaines  grasses.  Wnis- 
à  quoi  bon  te  parler  de  ces  endroits  que  tu  ne  verras  ja- 
mais? Le  Berrichon,  je  le  sais,  est  une  pierre  qui  roule  d'un 
sillon  sur  Taulre,  revenant  toujours  sur  celui  de  droite 
quand  la  charrue  Ta  poussé  pour  une  saison  sur  celui  de 
gauche.  Il  respire  un  air  lourd ,  il  aime  ses  aises,  il  n'a 
point  de  curiosité;  il  chérit  son  argent,  et  ne  le  dépense- 
point;  mais  il  ne  sait  pas  laugmenter,  et  n'a  ni  invention! 
ni  courage.  Je  ne  dis  pas  ça  pour  toi,  Tiennet;  tu  sais  te 
battre,  mais  c'est  pour  défendre  ton  bien,  et  lu  ne  saurais- 
pas  en  acquérir  par  industrie,  comme  nous  autres,  esprits 
voyageurs,  qui  vivons  partout  comme  chez  nous,  et  pre- 
nons par  ruse  ou  par  force  co  qu'on  ne  nous  donne  pas  de 
bon  gré. 

—  Oui,  j'en  suis  d'accord,  répondis-je;  mais  ne  faites- 
vous  pas  là  un  métier  de  brigands?  Voyons,  ami  Huriel, 
ne  vaut-il  pas  mieux  être  moins  riche  et  n'avoir  rien  à  se 
reprocher?  car  enfin ,  quand,  sur  vos  vieux  jours,  vous 
jouirez  de  votre  fortunp  mal  acquise,  aurez-vous  la  con- 
science bien  nette? 

—  Mal  acquise  I  Voyons,  ami  Tiennet,  dit-il  en  riant, 
vous  qui  avez,  je  suppose,  comme  tous  les  petits  proprié- 
taires de  ce  pays,  une  vingtaine  de  moutons,  deux  ou  trois- 
chèvres,  et  peut-être  une  pauvre  bourrique  à  nourrir  sur 
le  communal,  quand,  par  inadvertance,  vous  les  laissez: 
peler  les  arbres  et  manger  le  blé  vert  du  voisin,  courez- 
vous  en  offrir  réparation  ?  Ne  les  ramenez-vous  pas  au. 
plus  vile  sans  rien  dire,  quand  vous  voyez  paraître  les  gar- 
des? Et  s'ils  vous  font  procédure,  ne  pestez-vous  contre 
eux  et  contre  la  loi?  Et  si  vous  pouviez,  sans  danger,  les 
tenir  dans  quelque  bon  coin,  n'est-ce  pas  sur  leurs  épau- 
les que  vous  payeriez  l'amende  à  beaux  coups  de  trique?" 
Tenez!  c'est  par  couardise  ou  par  force  que  vous  respectez 
la  règle,  et  c'c^st  parce  que  nous  y  échappons  que  vous  nous- 

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68  LES  MAITRES  SONNEURS 

blâmez ,  par  jalousie   des  franchises  que  nous   savons 

prendre  1 

—  Je  ne  peux  pas  goûter  votre  morale  élratagère ,  Hu- 
riel  ;  mais  nous  voilà  bien  loin  de  la  musique.  Pourquoi 
raillez-vous  ma  chanson?  Est-ce  que  vous  prétendez  en 
savoir  de  meilleures? 

—  Je  ne  prétends  rien,  Tiennet;  mais  je  te  dis  que  la 
chanson,  la  liberté,  les  beaux  pays  sauvages,  la  vivacité 
des  esprits,  et,  si  tu  veux  aussi,  Tart  de  faire  fortune  sans 
devenir  bête,  tout  ça  se  tient  comme  les  doigts  de  la  main  ; 
je  te  dis  que  crier  n'est  pas  chanter,  et  que  vous  avez  beau 
beugler  comme  des  sourds  dans  vos  champs  et  dans  vos 
cabarets,  ça  ne  fait  pas  de  ia  musique.  La  musique  est 
chez  nous,  ,elle  n*est  pas  chez  vous.  Ton  ami  Josel  l'a  bien 
senti,  lui  qui  a  les  sens  plus  légers  que  toi;  car,  pour  toi, 
mon  petit  Tiennet,  je  vois  bien  que  je  perdrais  mon  temps 
à  t'en  voulpir  montrer  la  différence.  Tu  es  un  franc  Berri- 
chon>  comme  un  moineau  franc  est  un  moineau  franc,  et 
ce  que  tu  es  à  cette  heure,  tu  le  seras  dans  cinquante  ans 
d'ici  ;  ton  crin  aura  blanchi,  mais  ta  cervelle  n'aura  pas 
pris  un  jour. 

—  Pourquoi  me  juges-tu  si  sot?  repris-je  un  peu  morti- 
fié. 

—  Sot?  Pas  du  tout,  dit-il.  Franc  de  ton  cœur  et  fin  de 
ton  intérêt,  tu  l'es  et  le  seras;  mais  vivant  de  ton  corps  et 
léger  de  ton  âme,  tu  ne  saurais  jamais  l'élro. 

Voici  pourquoi,  Tiennet,  dit-il  encore  en  me  montrant 
les  meubles  qui  étaient  dans  la  maison.  Voilà  de  bons  gros 
lits  ventrus,  où  vous  dormez  dans  la  plume  jusque  par-des- 
sus les  yeux.  Vous  êtes  gens  de  bêche  et  de  pioche,  et  fai- 
seurs de  grandes  tâches  qui  se  voient  au  soleil  ;  mais  il  vous 
faut  ensuite  la  couettrde  fin  duvet  pour  vous  reposer.  Nous 
autres,  gens  des  forêts,  nous  serions  malades  s'il  fallait  nous 
ensevelir  vivants  dans  des  draps  et  des  couvertures.  Une 
hutte  de  branchage,  un  lit  de  fougère,  voilà  notre  mobilier, 
et  môme  ceux  de  nous  qui  voyagent  sans  cesse  et  qui  ne  se 
soucient  pas  de  payer  dans  les  auberges,  ne  supportent  pas 
le  toit  d'une  maison  sur  leurs  têtes;  au  cœur  des  hivers,  ils 

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LES  MAITRES  SONNEURS  69 

donnent  à  la  franche  étoile  sur  la  bÂtine  de  leurs  mulets,  et 
la  neige  leur  sert  de  linge  blanc.  —  Voilà  des  dressoirs,  des 
tables,  des  chaises,  de  la  belle  vaisselle,  des  tasses  de  grès, 
du  bon  vin,  une  crémaillère,  des  pots  à  soupe,  que  sais-je? 
Il  vous  faut  tout  cela  pour  être  contents  ;  vous  mettez  à 
chaque  repas  une  bonne  heure  pour  vous  lester;  vous  mâ- 
chonnez comme  des  bœufs  qui  ruminent  :  aussi,  quand  il 
vous  faut  remettre  sur  vos  jambes  et  retourner  à  rou\Tage, 
vous  avez  un  crève-cœur  qui  revient  tous  les  jours  deux  ou 
Irois  fois.  Vous  êtes  lourds  et  pas  plus  gaillards  d'esprits  que 
vos  bêtes  de  trait.  Le  dimanche,  accoudés  sur  des  tables, 
mangeant  plus  que  votre  faim  et  buvant  plus  que  votre 
soif,  croyant  vous  divertir  et  vous  réconforter  on  vous  in- 
digérant,  soupirant  pour  des  Glles  qui  s'ennuient  avec  vous 
sans  savoir  pourquoi;  dansant  vos  bourrées  traînantes  dans 
des  chambres  ou  dans  des  granges  où  l'on  étouffe,  vous 
faites,  d'un  jour  de  liesse  et  de  repos,  une  pesanteur  de  plus 
sur  vos  estomacs  et  sur  vçs  esprits  ;  et  la  semaine  entière 
vous  en  paraît  plus  triste,  plus  longue  et  plus  dure.  Oui, 
Tiennet,  voilà  la  vie  que  vous  menez.  Pour  trop  chérir  vos 
aises,  vous  vous  faites  trop  de  besoins,  et  pour  trop  bien  vi- 
vre, vous  ne  vivez  pas. 

—  Et  comment  donc  vivez- vous,  vous  autres  muletiers  ? 
lui  dis-je,  un  peu  ébranlé  de  sa  critique.  Voyons,  je  ne  parle 
pas  de  ton  pays  bourbonnais,  que  je  ne  connais  point,  mais 
de  toi,  muletier,  que  je  vois  là  devant  moi,  buvant  rude, 
mettant  les  coudes  sur  la  table,  n'étant  pas  fâché  de  trou- 
ver quelque  part  du  feu  pour  ta  pipe  et  un  chrétien  pour 
causer?  Es- tu  donc  fait  autrement  que  les  autres  hommes? 
Et  quand  tu  auras  mené  cette  dure  vie  que  tu  vantes,  une 
vingtaine  d'années,  l'argent  que  tu  auras  méhagé  à  le  priver 
de  tout,  ne  le  dépenseras-tu  pas  à  te  procurer  une  femme, 
une  maison,  une  table,  un  bon  lit,  du  bon  vin  et  du  repos? 

—  Voilà  bien  des  questions  à  la  fois,  Tiennet,  répondit 
mon  hôte.  Pour  un  Berrichon,  ça  n'est  pas  mal  raisonné.  Je 
vas  tâcher  d'y  répondre.  Tu  me  vois  boire  et  causer,  parce 
que  j'aime  le  vin  et  que  je  suis  un  homme.  La  table  et  la 
société  me  plaisent  même  beaucoup  plus  qu'à  toi,  par  la  rai- 

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70  LES  MAITRES  SONNEURS 

son  que  je  n'en  ai  pas  besoin  et  n^en  fais  pas  mon  habitude. 
Toujours  SUT  pied,  mangeant  sur  le  pouce,  buvant  aux  fon- 
taines que  je  rencontre,  et  dormant  sous  la  feuillée  du  pre- 
mier chêne  venu,  quand,  par  hasard,  je  trouve  boime  ta- 
ble et  bon  vin  à  discrétion,  c>.st  fête  pour  moi,  ce  n'est  plus 
nécessité.  Vivant  souvent  seul  des  semaines  entières,  la  so- 
ciété d'un  ami  m'est  tout  un  dimanche,  et  dans  une  heure 
de  causette,  je  lui  en  dis  plus  que  dans  une  journée  de  ca- 
baret. Je  jouis  donc  de  tout,  plus  que  vous  autres,  parce  que 
je  ne  fais  abus  de  rien.  Si  une  gentille  ûllette  ou  une  femme 
déterminée  me  vient  trouver  dans  mon  hallier,  c'est  pour 
me  dire  qu'elle  m'^aime  ou  qu'elle  me  veut.  Elle  sait  bien 
que  je  n'^ai  pas  le  temps  d'aller  me  planter  auprès  d'elle 
comme  un  nigaud  pour  attendre  son  heure,  et  j'^avouo 
qu'en  fait  d'amour,  j'aime  ce  qui  se  trouve,  plutôt  que  ce 
qu'il  faut  chercher  et  attendre.  Quant  à  Tavenir,  Tiennet,  je 
ne  sais  pas  si  j'aurai  jamais  une  maison  et  une  famille  :  si 
cela  m'^arrive,  j'en  serai  plus  reconnaissant  que  toi  au  bon 
Dieu,  et  j'en  connaîtrai  mieux  la  douceur  ;  mais  je  jure  que 
ma  ménagère  ne  sera  point  une  de  vos  grosses  rougeaudes, 
eût-elle  vingt  mille  écus  en  dot.  L^homme  amoureux  de  li- 
berté et  de  bonheur  vrai  ne  se  marie  pas  pour  de  l'argent. 
Je  n'aimerai  jamais  qu'une  fille  blanche  et  mince  comme 
nos  jeunes  bouleaux,  une  de  tîes  mignonnes  alertes  comme 
il  en  pousse  sous  nos  ombrages  et  qui  chantent  mieux  que 
vos  rossignols. 

—  Une  fille  comme  Brulette,  pensai-je.  Par  bonheur,  elle 
n'est  point  ici,  car  eWe  qui  méprise  tous  ceux  qu'elle  connaîU 
se  pourrait  bien  coiffer  de  ce  barbouillé,  ne  fûl-ce  que  pîir 
caprice. 

Le  muletier  continua. 

—  Adonc,  Tiennet,  je  ne  te  blâme  point  de  suivre  le  che- 
min qui  est  devant  toi;  mais  le  mien  va  plus  loin  et  me 
plaît  davantage.  Je  suis  content  de  te.connaîlre,  et  si  tu  as 
jamais  besoin  de  moi,  tu  peux  me  requérir.  Je  ne  te  de- 
mande pas  la  pareille;  je  sais  qu*un  habitant  des  plaines, 
quand  il  s'agit  de  faire  une  douzaine  de  lieues  pour  aller 
trouver  un  parent  ou  un  ami,  se  confesse  à  son  curé  el 

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LES  MAITRES  SONNEURS  71 

dresse  son  testament.  Pour  nous  autres,  ce  n'est  pas  de 
même;  nous  volons  comme  les  hirondelles,  et  on  nous  ren- 
contre quasiment  partout.  A  revoir,  une  poignée  de  main, 
et  si  lu  t'ennuies  jamais  de  ta  vie  de  paysan,  appelle  le  cor- 
L'eaunoir  du  Bourbonnais  à  ton  aide;  il  se  souviendra  qu'il 
a  cornemuse  un  air  sur  ton.  dos  sans  fâcherie,  et  qu'il  t*a 
cédé  par  estime  de  ton  bon  courage. 


SepilèvM  veillée. 

Là-dessus,  Huriel  alla  rejoindre  Joseph,  et  moi  mon  lit, 
en  dépit  de  la  critique  du  muletier;  car  si  j'avais,  jusque-là, 
caché  par  amour-propre  et  oublié  par  curiosité  le  mal  que 
je  me  sentais  dans  les  os,  je  n'en  étais  pas  moins  vanné  des 
pieds  à  la  tête.  Il  paraît  que  maître  Huriel  reprit  sa  marche 
bien  allègrement  sans  se  ressentir  de  rien  ;  pour  moi,  j*e  fus 
forcé  de  rester  couché  environ  une  semaine ,  car  je  crachais 
le  sang  et  je  me  sentais  l'estomac  tout  décroché.  Joseph  me 
vint  visiter  et  s'étonna  de  me  voir  ainsi;  mais,  par  mauvaise 
honte,  je  ne  lui  voulus  point  raconter  mon  aventure,  voyant 
que  maître  Huriel,  en  lui  parlant  de  moi,  ne  lui  avait  pas 
mentionné  de  quelle  manière  nous  nous  étions  expli- 
qués. 

Il  y  eut  grand  étonnement  au  pays  pour  le  dommage  des 
blés  de  TAulnières,  et  la  piste  des  mulets  sur  nos  chemins 
fut  une  chose  imaginante. 

En  remettant  à  mon  beau-frère  l'argent  que  j'avais  si  du- 
rement gagné  pour  lui,  je  lui  racontai  le  tout,  mais  sous  le 
secret;  et  comme  c'était  un  bon  gars  bien  prudent,  il  n'en 
fut  rien  ébruité. 

Cependant  Joseph  avait  caché  sa  musette  au  logis  de  Bru- 
letle,  et  n'en  pouvait  faire  usage,  pour  ce  que,  d'une  part, 
la  rentrée  des  foins  ne  lui  en  laissa  pas  le  temps,  et  que,  de 
l'autre,  Brulette  craignant  la  malice  de  Carnat,  fil  de  son 
mieux  pour  qu'il  renonçât  à  son  idée. 

Joseph  feignit  de  se  soumettre;  mais  il  nous  parut  bien- 
tôt qu'il  manigançait  un  nouveau  plan,  et  qu'il  songeait  do 


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72  LES  MAITRES  SONNEURS 

se  louer  dans  une  autre  paroisse  où  il  espérait  d'avoir  ses 

coudées  franches. 

Aux  approches  de  la  Saint- Jean  d'été,  il  ne  s'en  cacha 
plus  et  avertit  son  maître  de  se  procurer  un  autre  labou- 
reur; mais  il  ne  fut  jamais  possible  de  lui  faire  dire  où  il 
voulait  aller;  et,  comme  il  avait  coutume  de  dire  :  Je  ttesais 
pas,  à  tout  ce  qu'il  voulait  taire,  nous  crûmes  que  vérita- 
blement il  s*en  allait  à  la  loue  comme  les  autres,  sans  avoir 
rien  d'arrêté  dans  son  vouloir. 

Gomme  la  foire  aux  chrétiens  est  grand'fête  à  la  ville, 
Brulelte  y  alla  pour  danser ,  et  moi  aussi.  Nous  pensions  y 
trouver  Joseph  et  savoir,  à  la  fin  de  la  journée,  pour  quel 
maître  et  pour  quel  endroit  il  se  serait  décidé  ;  mais  il  ne 
parut  ni  au  matin  ni  au  soir  sur  la  place.  Personne  ne  le  vit 
dans  la  ville.  Il  avait  laissé  sa  musette,  mais  emporté,  la 
veille,  ceux  de  ses  effets  qu'il  déposait  d'ordinaire  au  logis 
du  père  Brulet. 

Comme  nous  revenions  le  soir,  Brulette  et  moi,  avectoul 
son  cortège  d'amoureux  et  d'autres  jeunesses  de  notre  pa- 
roisse, elle  me  prit  le  bras,  et,  marchant  avec  moi  sur  le 
bas-  côté  herbu  de  la  route,  à  part  des  autres,  elle  me  dit  : 

—Sais-tu,  Tiennet,  que  me  voilà  en  peine  de  notre  Joset? 
Sa  mère,  que  j'ai  vue  tantôt  à  la  ville,  est  en  grand  chagrin 
et  ne  se  peut  imaginer  où  il  aura  passé.  Il  y  a  longtemps 
déjà  qu'il  lui  a  donné  à  entendre  l'intention  qu'il  avait  de 
s'en  aller  un  peu  plus  loin  ;  mais  de  savoir  où,  il  n'y  a  pas 
eu  moyen,  et  aujourd'hui  cette  pauvre  femme  se  désole. 

—  Et  vous,  Brulette,  lui  dis-je,  m'est  avis  que  vous  n'êtes 
point  du  tout  gaie,  et  que  vous  n'avez  point  dansé  du  même 
cœur  qu'aux  autres  fêtes? 

—  J'en  conviens,  répondit-elle.  J'ai  de  l'amitié  pour  ce 
pauvre  gars  lunatique.  D'abord,  c'est  par  devoir,  à  cause  de 
sa  mère  ;  et  puis,  par  accoutumance  ;  et  enfin,  c'est  pour 
estime  de  son  flûtage. 

—  Est-il  possible  que  le  flûtage  te  fasse  tant  d'efïbt? 

—  L'effet  n'en  a  rien  de  blâmable,  cousin.  Qu'est-ce  que 
lu  y  trouves  à  reprendre  ? 

—  Rien  ;  mais... 

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LES  MAITRES  SONNEURS  73 

—  Allons,  explique-toi  donc,  fit-elle  en  riant,  car  il  y  a 
longtemps  que  tu  me  chantes  je  ne  sais  quelle  antienne  là- 
dessus,  et  je  voudrais  pouvoir  te  dire  amen  pour  qu'il  n'en 
soit  plus  question. 

—  Eh  bien,  Brulette,  lui  dis-je,  ne  parlons  plus  de  Joseph 
et  parlons  de  nous  deux  :  ne  veux-tu  point  comprendre  que 
j'ai  un  grand  amour  pour  toi,  et  ne  me  veux-tu  point  dire 
si  lu  y  répondras  un  jour  ou  l'autre? 

—  Oh  1  oh  1  parles-tu  bien  sérieusement,  cette  fois? 

—  Cette  fois  comme  les  autres.  Ça  a  toujours  été  très- 
sérieux  de  ma  part,  mêmement  quand  la  honte  me  faisait 
tourner  la  chose  en  badinage.  ^ 

—  Alors,  dit  Brulette  en  doublant  le  pas  avec  moi,  pour 
n'être  point  écoutée  de  ceux  qui  nous  suivaient,  dis-moi 
comment  et  pourquoi  tu  m'aimes  :  je  te  répondrai  après. 

Je  vis  qu'elle  voulait  des  louanges  et  de  jolies  paroles,  et 
je  n'étais  pas  des  plus  adroits  à  ce  jeu-là.  J'y  fis  de  mon 
mieux  et  lui  dis  que  depuis  que  j'étais  venu  au  monde,  je 
n'avais  eu  qu'elle  dans^mon  idée,  comme  étant  la  plus  ai- 
mable  et  la  plus  belle  des  filles  *;  mêmement  qu'à  Tâge  où. 
elle  n'avait  que  douze  ans,  elle  m'avait  déjà  ensorcelé. 

Je  ne  lui  apprenais  rien  de  nouveau,  et  elle  confessa  s'en 
être  très-bien  aperçue  au  catéchisme.  Mais,  me  raillant  : 

—  Explique-moi  donc,  me  dit-eHe,  pourquoi  tu  n'en  es 
point  mort  de  chagrin,  puisque  je  te  rembarrais  si  bien?  et 
comment  tu  as  fait  pour  devenir  un  gars  si  fort  et  si  bien 
portant,  encore  que  l'amour  te  fît,  comme  tu  prétends,  sé- 
cher sur  pied  ?*• 

—  Ce  n'est  point  là  s'expliquer  sérieusement  comme  tu  me 
le  promettais,  lui  répondis-je. 

—  Si  fait,  répliqua-t-elle,  c'est  sérieux,  car  je  n'aurai  ja- 
mais de  préférence  que  pour  celui  qui  pourra  me  jurer  de 
n'avoir  regardé,  aimé  convoité  que  moi  dans  toute  sa  vie. 

—  Oh  ça,  c'est  bien,  Brulette  I  m'écriai-je,  et,  en  ce  cas, 
je  ne  crains  personne,  sans  exception  de  ton  Joset,  qui,  j'en 
conviens,  n'a  jamais  regardé  aucune  fille,  mais  dont  les  yeux 
ne  voient  rien,  pas  même  toi,  puisqu'il  te  quitte. 

—  Laissons  Joset,  c'est  convenu,  reprit  Brulette  un  peu  vi- 

6 

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74  LES  MAITRES  SONNEURS 

vement,  et,  puisque  tu  te  vantes  de  voir  si  clair,  confesse 
que ,  malgré  ton  goût  pour  moi,  tu  as  reluqué  déjà  plus 
d*une  fille.  Çà,  ne  mens  pas,  je  hais  le  mensonge.  Qu'est- 
ce  que  tu  contais  si  joyeusement,  Tan  passé,  à  la  Sylvaine? 
Et,  il  n'y  a  pas  plus  d'un  mois  ou  deux,  à  la  grand'Bonnine, 
que  tu  fis  danser,  sous  mon  nez,  deux  dimanches  de  suite  ? 
Crois-tu  que  je  sois  aveugle,  et  que  Ton  m'en  donne  à  gar- 
der? 

Je  fus  un  peu  mortifié  d'abord,  et  puis,  encouragé  par 
ridée  qu'il  y  avait  un  brin  de  jalousie  chez  Brulette,  je  lui 
répondis  bien  franchement  : 

—  Ce  que  j€^ contais  à  ces  filles-là,  ma  cousine,  n'est  pas 
assez  joli  pour  que  je  le  répète  à  une  personne  que  je  res- 
pecte. Un  garçon  peut  faire  des  sottises  pour  se  désennuyer, 
et  le  regret  qu'il  en  a  ensuite  prouve  d'autant  mieux  que 
son  cœur  et  son  esprit  n'étaient  point  de  la  partie. 

Brulette  devint  rouge  ;  mais  elle  reprit  aussitôt  : 

—  Alors,  Tiennet,  tu  me  peux  jurer  que  mon  humeur  et 
ma  figure  n'ont  jamais  été  rabaissées  dans  ton  estime  par 
la  figure  et  la  gentillesse  d'aucun^  autre  fille ,  et  cela,  de- 
puis que  tu  es  au  monde? 

—  J'en  ferais  serment,  lui  dis-je. 

—  Fais-le  donc  :  mais  donne  ton  attention  et  ta  religion 
à  ce  que  tu  vas  dire.  Jure-moi  par  ton  père  et  ta  mère,  par 
le  bon  Dieu  et  par  ta  conscience,  qu'aucune  ne  t'a  jaftnais 
semblé  aussi  belle  que  moi.     , 

J'allais  jurer,  quand,  je  ne  sais  comment,  un  souvenir^ 
me  fil  trembler  la  langue.  Je  fus  bien  simple,  peut-être, 
d'y  faire  attention,  car  ça  n'en  eût  pas  valu  la  peine  pour 
un  esprit  plus  dégourdi  que  le  mien  ;  mais  il  ne  me  fut 
point  possible  de  mentir,  au  moment  oii  l'image  me  revint 
si  claire  devant  les  yeux.  Et  pourtant,  je  l'avais  oubliée  jus- 
qu'à cette  heure,  et  je  n'y  eusse  peut-être  jamais  repensé, 
sans  les  questions  et  commandements  de  Brulette. 

—  Tu  n'y  vas  point  vite,  dit-elle;  mais  j'aime  mieux  ça: 
je  t'estimerai  pour  une  vérité  et  te  mépriserais  pour  un 
mensonge. 

—  Eh  bien!  Brulette,  répondis-je,  puisque  tu  veux  que 

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LES  MAITRES  SONNEURS  75 

je  sois  juste,  sois-le  aussi..  Dans  toute  ma  vie,  j'ai  vu  deux 
filles,  deux  enfants,  Ton  peut  dire,  à  Fune  desquelles  j'au- 
rais barguigné  à  donner  la  préférence,  si  Ton  m*eût  dit 
dans  ce  temps-là,  où  je  n'étais  qu'un  enfant  moi-même  : 
«  Voilà  les  deux  mignonnes  qui  t'écouteront  dans  la  suite 
des  temps;  choisis  celle  que  tu  voudrais  avoir  pour 
femme.  »  Saurais  sans  doute  dit  :  a  C'est  ma  cousine,  » 
parce  que  je  te  connaissais  aimable,  et  que,  de  l'autre,  je 
ne  savais  rien  de  rien,  l'ayant  vue  en  tout  dix  minutes.  £t 
cependant,  par  réflexion,  il  est  possible  que  j'eusse  senti 
quelque  r^ret,  non  parce  qu'elle  était  plus  parfaite  que  toi 
en  beauté,  je  ne  crois  point  la  chose  possible;  mais  parce 
qu'elle  me  donna  un  baiser  gros  et  bon  sur  chaque  joue, 
lequel  je  n'avais  et  n'ai  encore  jamais  reçu  de  toi.  D'où  j'au- 
rais pu  conclure  qu'elle  était  fille  à  donner  un  jour  son  cœur 
bien  franchement,  tandis  que  la  discrétion  du  tien  me  te- 
nait dès  lors,  et  m'a  toujours  tenu  depuis,  en  peine  et  en 
crainte. 

—  Où  donc  est  cette  fille  à  présent?  demanda  Brulette, 
qui  me  parut  saisie  de  ce  que  je  disais  ;  et  comment 
est-ce  qu'on  la  nomme  ? 

Elle  fut  bien  étonnée  d'apprendre  que  je  ne  savais  ni 
son  nom  ni  son  pays,  et  que  dans  ma  souvenance,  je  ne  la 
pouvais  désigner  qu'en  l'appelant  la  fille  des  hois.  Je  lui  ra- 
contai simplement  la  petite  aventure  de  la  charrette  em- 
bourbée, et  elle  en  prit  occasion  de  me  faire  plus  de  ques- 
tions que  je  n'en  pouvaiscontenter  ;  car  il  y  avait  déjà  de  la 
confusion  dans  mes  remembrances,  et  je  ne  faisais  point 
tant  d'état  d'une  si  chétive  affaire  que  Brulette  en  voulait 
supposer.  Sa  tête  travaillait  pour  comprendre  chaque  mot 
qu'elle  m'arrachait,  et  on  eût  dit-  qu'elle  se  questionnait 
elle-même,  avec  un  peu  de  dépit,  pour  savoir  si  elle  était 
assez  jolie  pour  avoir  tant  d'exigences,  et  si  le  moyen  de 
plaire  aux  garçons  était  la  franchise  ou  le  déguisement. 

Peut-être  qu'elle  fut  tentée  un  petit  moment  de  me  faire 
oublier,  par  des  coquetteries,  cette  petite  revenante  que 
''avais  dans  la  tête,  et  qui,  plus  que  de  raison,  lui  portait 
ombrage  ;  mais  après  deux  ou  trois  mots  de  badinage,  elle 

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76  LES  MAITRES  SONNEURS 

répondit  à  mes  reproches:  —  Non,  Tiennet,  je  ne  te  ferai 
pas  un  tort  d'avoir  eu  des  yeux  pour  une  jolie  iSUe,  quand 
la  chose  est  innocente  et  naturelle  comme  tu  me  la  racontes  ; 
mais  cette  bêtise-là,  dont  nous  venons  d'amuser  nos  es- 
prits, a  tourné  le  mien,  je  ne  sais  comment,  à  des  réflexions 
sérieuses  sur  toi  et  sur  moi.  Je  suis  coquette,  mon  bon  cou- 
sin; je  sens  cette  fièvre-là  jusque  dans  la.  racine  de  mes 
cheveux;  je  ne  sais  point  si  j'en  guérirai;  mais,  telle  que 
me  voilà,  je  ne  songe  à  Tamour  et  au  mariage  que  comme 
à  la  fin  de  toute  aise  et  de  toute  fête.  J'ai  dix-huit  ans,  et 
c'est  déjà  l'âge  de  réfléchir  :  eh  bien,  la  réflexion  ne  me 
vient  encore  que  comme  un  coup  de  poing  dans  l'estomac  ;  ^ 
tandis  que  toi,  dès  l'âge  de  quinze  ou  seize  ans,  tu  t'es  déjà 
questionné  sur  la  manière  d'être  heureux  en  ménage.  Et 
là-dessus,  ton  cœur  simple  t'a  fait  une  réponse  juste  :  c'est 
qu'il  te  fallait  une  bonne  amie  simple  et  juste  comme  toi- 
même,  et  sans  malice,  fierté  ni  folie.  Or  je  te  tromperais 
vilainement  si  je  te  disais  que  je  suis  ton  fait.  Que  ce  soit 
caprice  ou  défiance,  je  ne  me  sens  portée  pour  aucun  de 
ceux  que  je  peux  choisir,  et  je  ne  voudrais  pas  répondre 
de  changer  bientôt.  Plus  je  vas,  plus  n^a  liberté  et  ma 
gaieté  me  plaisent.  Sois  donc  mon  ami,  mon  camarade  et 
mon  parent;  je  t'aimetai  comme  j'aime  Joseph ,  et  mieux 
encore  si  tu  es  plus  fidèle  à  mon  amitié  ;  mais  ne  songe 
plus  à  m'épouser.  Je  sais  que  tes  parents  y  seraient  con- 
traires, et  moi-même  je  le  serais  malgré  moi,  et  avec  le  re- 
gret de  te  mécontenter.  Voyons,  voilà  qu'on  nous  observe 
et  qu'on  court  après  nous  pour  déranger  le  discours  trog 
long  que  nous  faisons  ensemble.  Veux-tu  ne  me  point  bou- 
der, prendre  ton  parti,  et  me  rester  frère?  Si  tu  dis  oui, 
nous  ferons  la  jaunée  de  Saint-Jean  en  arrivant  au  bourg, 
et  nous  ouvrirons  gaiement  la  danse  tous  les  deux. 

—  Allons,  Brulettel  lui  dis-je  en  soupirant,  c'est  comme 
tu  voudras;  je  ferai  mon  possible  pour  ne  plus  t'aimer  que 
comme  tu  me  le  commandes,  et,  dans  tous  les  cas,  je  te  res- 
terai bon  parent  et  bon  ami,  comme  c'est  mon  devoir. 

Elle  me  prit  la  main,  et  s'amusant  à  faire  galoper  ses 
amoureux,  elle  courut  avec  moi  jusque  sur  la  place  du  bourg, 

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LES  MAITRES  SONNEURS  77 

OÙ  déjà  les  vieux  de  l'endroit  avaient  dressé  les  fagots  et  la 
paille  de  la  jaunée.  Bruletle  fut  requise,  comme  étant  arrivée 
la  première,  d'y  mettre  le  feu,  et  bientôt  la  flamme  s'éleva 
jusqu'au-dessus  du  porche  de  l'église. 

Mais  nous  n'avions  point  de  musique  pour  danser,  lors- 
que le  garçon  à  Garnat^  qui  s'appelait  François,  arriva  avec 
sa  musette  et  ne  se  fit  point  prier  pour  nous  venir  en  aide, 
car  lui  aussi  en  tenait  sa  bonne  part  pour  Brulette,  comme 
les  autres. 

On  se  mit  donc  à  baller  bien  joyeusement  ;  mais ,  au  bout 
de  peu  de  minutes,  chacun  s'écria  que  cette  musique  coupait 
les  jambes.  François  Camat  y  était  encore  trop  novice,  et  il 
avait  beau  faire  de  son  mieux,  on  ne  pouvait  pas  se  mettre 
en  train.  Il  s'en  laissa  plaisanter,  et  continua,  bien  content 
d'avoir  occasion  de  s'exercer,  car  c'était,  je  le  crois,  la  pre- 
mière fois  qu'il  faisait  danser  le  monde. 

Ça  ne  faisait  Taffaire  de  personne,  et  quand  on  vit  que 
cette  danse,  au  lieu  d'adoucir  les  jambes  déjà  lasses,  ne  fai- 
sait que  les  achever,  on  parla  de  se  dire  bonsoir,  ou  d'aller 
finir  la  journée  entre  hommes  au  cabaret.  Brulette  et  les 
autres  fillettes  se  récrièrent,  nous  traitant  de  beuveraches  et 
de  mal  plaisants  garçons;  et  cela  fit  un  débat,  au  milieu  du- 
quel un  grand  beau  sujet  se  montra  tout  d'un  coup,  avant 
qu'on  eût  pu  voir  d'où  il  sortait. 

—  Oui-dà,  enfants!  cria-t-il  d'une  voix  si  forte  qu'elle 
couvrit  tout  notre  vacarme  et  se  fit  écouter  d'un  chacun  : 
vous  voulez  danser  encore?  qu'à  cela  ne  tienne  1  Voilà  un 
cornemuseux  de  rencontre  qui  vous  en  baillera  tant  que  vous 
en  voudrez,  et  qui,  mêmement,  ne  vous  prendra  rien  pour 
sa  peine.  Donnez-moi  ça,  dit-il  à  François  Carnat,  et  m'écou- 
tez:  ça  vous  pourra  servir,  car,  encore  que  je  ne  fasse  point 
mon  état  de  musiquer,  j'en  sais  un  peu  plus  long  que  vous. 

Et,  sans  attendre  le  consentement  de  François,  il  enfla  sa 
musette  et  se  mit  à  en  jouer,  aux  cris  de  joie  des  filles  et  au 
grand  remercîment  des  garçons. 

J'avais,  dès  les  premiers  mots,  reconnu  la  voix  et  l'accent 
bourbonnais  du  muletier;  mais  je  ne  pouvais  en  croire  mes 
yeux,  tant  je  le  voyais  changé  à  son  profit. 


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78  LES  MAITRES  SONNEURS 

Au  lieu  de  son  sarrau  encharbonué,  de  ses  vieilles  guêtres 
de  cuir,  de  son  chapeau  cabossé  et  de  sa  figure  noire,  il 
avait  un  habillement  neuf,  tout  en  tin  droguet  blanc  jaspé 
de  bleu,  du  beau  linge,  un  chapeau  de  paille  enrubané  de 
trente-six  couleurs,  la  barbe  faite,  la  face  bien  lavée  et  rose 
comme  une  pêche:  enfin,  c'était  le  plus  bel  homme  que  j*âie 
vu  de  ma  vie  :  grand  comme  un  chêne,  bien  pris  de  tout  son 
corps,  la  jambe  sèche  et  nerveuse,  les  dents  comme  un  cha- 
pelet de  graines  d'ivoire,  les  yeux  comme  deux  lames  de 
couteau,  et  l'air  avenant  d*un  bon  seigneur.  Il  reluquait 
toutes  nos  filles,  souriant  aux  belles,  riant  jusqu'aux  oreilles 
devant  celles  qui  n'avaient  pas  bonne  grâce,  mais  se  mon- 
trant joyeux  et  bon  compère  à  tout  le  monde,  encourageant 
et  animant  la  danse  de  Toeil,  du  pied  et  de  la  voix;  car  il  ne 
soufflait  que  peu  dans  la  musette,  tant  il  était  habile  à  gou- 
verner son  vent,  et  disait,  entre  chaque  bouffée,  mille  drô- 
leries et  sornettes  qui  mettaient  tous  les  esprits  en  joie  et 
folie. 

Et  de  plus,  au  lieu  de  compter  les  reprises  et  carrements 
comme  fout  les  ménétriers  de  profession,  qui  s'arrêtent  tout 
juste^  quand  ils  ont  gagné  leurs  deux  sous  par  chaque  cou- 
ple, il  se  mit  à  cornemuser  d'affilée  un  bon  quart  d'heure 
durant,  changeant  ses  airs  on  ne  sait  comment,  car  il  pas- 
sait de  l'un  à  l'autre  sans  qu'on  en  vît  la  couture  ;  et  c'était 
les  plus^belles  bourrées  du  monde,  toutes  inconnues  chez 
nous,  mais  si  enlevantes  et  d'un  mouvement  si  dansable, 
qu'il  nous  semblait  voler  en  l'air  plutôt  que  gigotter  sur  le 
gazon. 

Je  crois  qu'il  aurait  cornemuse  et  que  nous  aurions  dansé 
toute  la  nuit  sans  nous  lasser,  ni  lui  ni  nous  autres,  s'il  n'eût 
été  dérangé  par  le  père  Carnat,  lequel  du  cabaret  de  la 
Biaude,  entendant  si  bien  mener  sa  musette,  était  arrivé, 
bien  étonné  et  bien  fier  du  savoir  de  son  garçon.  Mais  quand 
il  vit  l'instrument  dans  les  mains  d'un  étranger,  et  François 
qui  prenait  sa  part  de  la  danse  sans  songer  à  mal,  la  colère 
le  gagna,  et,  poussant  le  muletier  par  surprise,  il  le  fît  sau- 
ter, de  la  pierre  où  il  était  juché,  tout  au  beau  milieu  de  la 
danse. 


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LES  MAITRES  SONNEURS  7» 

Maître  Huriel  fut  un  peu  étonné  de  i'aventure,  et,  se  re- 
tournant, il  vit  Carnat  tout  dépité,  qui  lui  faisait  semonce  de 
lui  rendre  son  instrument.  • 

Vous  n'avez  point  connu  Carnat  le  cornemuseux;  c'était 
déjà  un  homme  d'âge  en  ce  temps-là,  mais  encore  solide,  et 
malicieux  comme  un  vieux  diable. 

Le  muletier  commença  de  lui  montrer  les  poings;  mais, 
retenu  par  ses  cheveux  blancs,  il  lui  rendit  doucement  la 
musette,  en  lui  répondant  :  —  Vous  auriez  pu  m'avertir  avec 
plus  d'honnêteté,  mon  vieux;  mais  s'il  vous  fôche  que  je 
prenne  votre  place,  je  vous  la  rends  de  bon  cœur  ;  d'autant 
que  je  serai  content  de  danser  à  mon  tour,  si  la  jeunesse 
d'ici  veut  souffrir  un  étranger  en  sa  com  pagnie. 

—  Oui,  oui  I  dansez  1  vous  l'avez  bien  gagné  !  cria  le  monde 
de  la  paroisse,  qui  s'était  tout  rassemblé  autour  de  sa  belle 
musique,  et  qui  déjà  s'était  affolé  de  lui,  les  vieux  <5omme 
les  jeunes. 

—Or  donc,  dit-il  en  prenant  la  main  de  Brulette,  qu'il 
avait  regardée  plus  que  toutes  les  autres,  je  demande,  pour 
mon  payement,  de  danser  avec  cette  jolie  blonde,  quand 
même  elle  serait  déjà  engagée. 

—  Elle  est  engagée  avec  moi,  Huriel,  dis-je  au  muletier; 
niais  comme  nous  sommes  amis,  je  1,e  cède  mon  droit  pour 
cette  bourrée. 

--  Merci  !  répondit-il,  en  me  donnant  une  poignée  de 
fflain;  et  il  ajouta  dans  mon  oreille:  —  Je  ne  voulais  point 
avoir  l'air  de  te  connaître;  si  tu  n'y  vois  pas  d'inconvénient 
pour  toi,  à  Ja  bonne  heure  ! 

—  Ne  dites  pas  que  vous  êtes  muletier,  repris-je,  et  tout 
ira  bien. 

Tandis  qu'un  chacun  me  questionnait  sur  l'étranger,  une 
aatre  question  s'élevait  sur  la  pierre  des  ménétriers  :  le  père 
Carnat  ne  voulait  ni  jouer,  ni  faire  jouer  son  garçon.  Même- 
tt^ent,  il  lui  faisait  grand  reproche  de  s'être  laissé  supplanter 
par  un  homme  inconnu,  et  plus  on  voulait  arranger  la  chose 
fn  lui  disant  que  cet  étranger  ne  prenait  pas  d'argent,  plus 
ii  se  fichait  rouge.  Il  en  vint  à  ne  se  plus  connaître  quand 
l«  père  Maurice  Viaud  lui  dit  qu'il  était  un  jaloux,  et  que 


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80  '  LES  MAITRES  SONNEURS 

cet  étranger  ea  remontrerait  à  tous  ceux  de  son  état  dans 
le  pays. 

Alors,  ff  vint  au  milieu  de  nous,  et,  s*adressant  à  Huriel, 
lui  demanda  s'il  avait  patente  pour  cornemuser,  ce  qui  fit 
rire  tout  le  monde,  et  le  muletier  encore  plus.  Enfin,  sommé 
de  répondre  à  ce  vieux  enragé»  Huriel  lui  dit  :  —  Je  ne  sais 
pas  les  coutumes  de  votre  pays,  mon  vieux  ;  mais  j'ai  assez 
voyagé  pour  connaître  la  loi,  et  je  sais  que  nulle  part  en 
France  les  artistes  ne  payent  patente. 

—  Les  artistes?  fit  Garnat,  étonné  d'un  mot  que,  pas  plus 
que  nous,  ik  n'avait  jamais  ouï  employer.  Qu'est-ce  que  vous 
entendez  par  là?  Est-ce  une  sottise  que  vous  me  voulez 
dire? 

—  Non  point  !  reprit  Huriel  ;  je  dirai  les  musiqueux,  si 
vous  voulez,  et  je  vous  déclare  que  je  suis  libre  de  musiquer 
sans  payer  aucun  droit  au  roi  de  France. 

—  Bien,  bien,  je  sais  ça,  répondit  Garnat;  mais  ce  que 
vous  ne  savez  pas,  vous,  c'est  qu'au  pays  d'ici,  les  musi- 
queux payent  un  droit  au  corps  des  ménétriers  pour  avoir 
licence  d'exercer,  et  ils  en  reçoivent  lettres  patentes,  s'ils 
en  sont  agréés  après  les  épreuves. 

—  Oui-da!  Je  connais  cela,  répondit  Huriel,  et  sais  très- 
bien  quelle  monnaie  il  faut  empocher  ou  débourser  dans 
vos  épreuves.  Je  ne  vous  conseillerais  pas  de  m'y  essayer; 
mais,  heureusement  pour  vous,  je  n'exerce  pas  votre  état  et 
ne  prétends  rien  chez  vous  ;  je  joue  gratis  où  il  me  plaît,  et 
cela,  nul  ne  m'en  peut  empêcher,  par  la  raison  que  je  suis 
reçu  maître  sonneur,  tandis  que  vous  ne  Têtes  peut-être 
point,  vous  qui  parlez  si  haut. 

Garnat  s'apaisa  un  peu  à  cette  parole,  et  ils  se  dirent  tout 
bas  quelques  mots  que  personne  n'entendit,  par  lesquels  ils 
se  firent  connaître  l'un  à  l'autre  qu'ils  étaient  de  la  même 
corporation,  sinon  de  la  même  cx)mpagnie.  Les  deux  Garnat, 
n'ayant  plus  rien  à  objecter,  vu  que  tout  le  monde  rendait 
témoignage  pour  Huriel  qu'il  avait  joué  sans  se  faire  payer, 
se  retirèrent  tout  grommelants,  et  en  disant  des  malhonnê- 
tetés que  personne  ne  voulut  relever,  afin  d'en  finir. 

Dès  qu'ils  furent  partis,  on  appela  la  Marie  Guillard,  qui 


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LES  MAlTftES  SONNEURS  81 

était  une  petite  jeunesse" très-subtile  de  sa  langue,  et  on  la 
fit  chanter,  pour  que  l'étranger  pût  avoir  son  plaisir  de  la 
danse. 

Il  ne  dansait  pas  de  la  même  manière  que  nous  autres , 
encore  quMl  s'accordât  très-bien  à  nos  carrements  et  à  notre 
mesure  ;  mais  il  avait  meilleure  façon  et  donnait  du  jeu  à 
tout  son  corps  si  librement,  qu'il  paraissait  encore  plus  beau 
et  plus  grand  que  de  coutume.  Bruletle  y  fit  attention,  car, 
au  moment  qu'il  l'embrassa,  comme  c'est  la  manière  de 
chez  nous  au  commencement  de  chaque  bourrée,  elle  devint 
toute  rouge  et  confuse,  contrairement  à  son  habitude,  qui 
était  tranquille  et  indifférente  à  ce  baiser-là. 

J'en  augurai  qu'elle  m'avait  un  peu  surfait  son  mépris 
pour  l'amour  ;  mais  je  n'en  témoignai  rien,  et  j'avoue  qu'en 
dépit  de  tout,  je  me  coiffais  pour  mon  compte  des  grands 
talents  et  des  belles  façons  du  muletier. 

La  danse  finie,  il  vint  à  moi,  tenant  Brulette  par  le  bras  et 
me  disant  : 

—  C'est  à  ton  tour,  mon  camarade,  et  je  ne  peux  pas  te 
faire  plus  grand  remercîment  que  de  te  rendre  cette  jolie 
danseuse.  C'est  une  vraie  beauté  de  mon  pays,  et,  à  cause 
d'elle,  je  fais  réparation  à  la  race  berrichonne  ;  mais  pour- 
quoi finir  sitôt  la  fête?  Est-ce  qu'il  n'y  a  pas,  dans  votre 
bourg,  une  autre  musette  que  celle  de  ce  vieux  chagriné? 

—  Si  fait,  dit  vivement  Brulette,  à  qui  l'envie  de  danser 
encore  fit  échapper  le  secret  qu'elle  eût  voulu  garder;  mais, 
tout  aussitôt,  elle  se  reprit  en  rougissant,  et  ajouta.  Du 
moins,  il  y  a  des  pipeaux  et  des  porchers  qui  en  savent  jouer 
tant  bien  que  mal. 

—  Fi  !  des  pipeaux  !  dit  le  muletier;  si  on  vient  à  rire,  on 
les  avale,  et  ça  fait  tousser.  J'ai  la  bouche  trop  grande  pour 
ces  instruments-là,  et  c'est  pourtant  moi  qui  veux  vous  faire 
danser,  gentille  Brulette;  car  c'est  votre  nom,  je  l'ai  entendu, 
dit-il  encore  en  s'éloignant  un  peu  avec  elle  et  moi  ;  et  je 
sais  quMl  y  a  chez  vous  une  musette  belle  et  bonne ,  venant 
du  Bourbonnais,  et  appartenant  à  un  certain  Joseph  Picot, 
votre  ami  d'enfance,  votre  camarade  de  première  commu- 
nion. 

1»: 

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82  LES  MAITRES  SONNEURS 

—  Ohl  oh  1  d'où  savez-vous  cela?  dit  Bruielte  bien  con- 
fondue. Vous  connaissez  donc  notre  Joseph?  Et  peut-être 
pourriez- vous  nous  dire  où  il  a  passé? 

—  En  êtes- vous  en  peine?  dit  Huriel  en  l'observant. 

—  Si  fort  en  peine  que  je  vous  remercierais,  d'un  grand 
oœuT,  de  m'en  donner  nouvelles. 

—  .Eh  bien,  je  vous  en  donnerai,  mignonne;  mais  pas 
avant  que  vous  m'ayez  remis  sa  musette,  que  je  suis  chargé, 
de  lui  porter  au  pays  où  il  est  maintenant. 

—  Quoi?  dit  Brulette,  il  est  donc  déjà  bien  éloigné? 

—  Assez  pour  ne  pas  avoir  envie  de  revenir. 

—  Vrai ,  il  ne  reviendra  pas?  Il  s'en  va  pour  tout  à  fait? 
Voilà  qui  m'ôte  l'envie  de  rire  et  de  danser. 

—  Oh  1  ma  belle  enfant,  fit  Huriel,  vous  êtes  donc  la  fiancée 
de  ce  petit  Joseph?  Il  ne  m'avait  pas  dit  cela! 

—  Je  ne  suis  la  fiancée  de  personne,  répondit  Brulette  en 
se  redressant. 

—  Et  pourtant,  reprit  le  muletier,  voilà  un  gage  qu'on  m'a 
dit  de  vous  montrer,  dans  le  cas  où  vous  douteriez  que  je 
suis  chargé  d'emporter  la  musette. 

—  Où  donc?  quel  gage?  fis-je  à  mon  tour. 

—  Regardez  à  mon  oreille,  dit  le  muletier,  en  relevant 
une  poignée  de  ses  cheveux  noirs  tout  crépus,  et  en  nous 
montrant  un  tout  petit  cœur  en  argent,  passé  par  son  anneau 
à  une  grande  boucle  en  or  fin  qui  lui  traversait  l'oreille  à  la 
manière  des  bourgeois  de  ce  temps-là. 

Je  crois  bien  que  ces  oreilles  percées  commencèrent  à 
donner  dans  la  vue  de  Brulette,  car  elle  lui  dit:  — Vous 
n'êtes  pas  ce  que  vous  paraissez,  et  je  vois  bien  que  vous 
n'êtes  pas  un  homme  à  vouloir  tromper  de  pauvres  gens. 
D'ailleurs,  c'est  bien  à  moi,  le  gage  que  vous  portez  là  ;  ou 
plutôt  c'est  à  Joset,  car  c'est  un  cadeau  que  sa  mère  m'a  fait 
le  jour  de  notre  première  communion,  et  que  je  lui  ai  donné 
en  souvenance  de  moi,  le  lendemain,  quand  il  a  quitté  la 
maison  pour  entrer  dans  un  service.  Or  donc,  Tiennet,  me 
dit- elle,  va-t'en  à  mon  logis,  chercher  la  musette,  et  l'ap- 
porte là,  sous  le  porche  de  l'église  où  il  fait  noir,  sans  qu'on 


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LES  MAITRES  SONNEURS  83 

voie  OÙ  tu  Tas  prise,  car  le  père  Carnat  est  un  homme  mé- 
ehant  qui  ferait  des  peines  à  mon  grand-père  s'il  savait  que 
nous  nous  sommes  prêtés  à  une  pareille  chose. 

Septième  ireillée. 

Je  fis  ce  qui  m'était  commandé,  laissant,  à  contre-cœur, 
Brulette  seule  avec  le  muletier,  dans  un  endroit  de  la  place 
déjà  bien  embruni  par  la  nuit  tombante.  Quand  je  revins, 
portant  la  musette  pliée  et  démontée  sous  ma  blouse,  je  les 
retrouvai  au  même  coin,  devisant  avec  beaucoup  d'action, 
et  Brulette  me  dit:  —  Tiennet,  je  le  prends  à  témoin  que  je 
ne  suis  point  consentante  à  donner  à  cet  homme-là  le  gage 
qu'il  a  pendu  à  son  oreille.  Il  prétend  ne  me  le  point  ren- 
dre, parce  que,  de  fait,  c'est  propriété  pour  Joset  ;  mais  il 
dit  que  Joset  ne  le  lui  reprendra  pas,  et  encore  que  ce  soit 
une  petite  chose  qui  n'a  pas  la  conséquence  de  dix  sous 
vaillant,  il  tie  me  plaît  pas  d'en  faire  don  à  un  étranger.  Je 
n'avais  pas  plus  de  douze  ans  quand  je  l'ai  baillé  à  Joset,  et 
il  faudrait  être  fm  pour  y  entendre  malice  ;  mais  puisqu'on 
veut  qu'il  y  en  ait,  ce  m'est  une  raison  de  plus  pour  le  re- 
fuser à  im  autre, 

Il  me  sembla  que  Brulette  se  donnait  trop  de  mal  pour 
enseigner  au  muletier  qu'elle  n'était  point  l'amoureuse  de 
Joset,  et  que,  pour  sa  part,  le  muletier  était  content  de 
lui  trouver  le  cœur  libre  d'engagements.  En  tout  cas,  il 
ne  se  gêna  guère  pour  continuer  à  la  courtiser  devant 
moi. 

—  Mignonne,^  lui  dit-il,  votis  avez  tort  de  vous  défier.  Je 
ne  veux  faire  montre  de  vos  dons  à  personne,  encore  qu'il 
y  eût  de  quoi  être  glorieux  s'ils  étaient  miens  ;  mais  je  re- 
connais ici,  devant  Tiennet,  que  vous  ne  m'encouragez 
point  à  vous  aimer.  Dire  que  cela  m'en  empêchera ,  je  n'en 
réponds  pas;  mais,  atout  le  moins,  vous  êtes  forcée  de 
souffrir  que  je  me  souvienne  de  vous,  et  que  j'estime  ce 
gage  de  dix  sous  vaillant  à  mon  oreille,  plus  qu'aucune  au- 
tre chose  que  j'aie  jamais  convoitée.  Joseph  est  mon  ami. 


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8i  LES  MAITRES  SONNEURS 

et  je  sais  qu'il  vous  aime  ;  mais  l'amitié  de  ce  garçon-là  est 
si  tranquille,  qu'il  ne  songera  pas  seulement  à  me  rede- 
mander son  gage.  Or  donc,  si  nous  nous  revoyons  dans  un 
an,  ou  dans  dix,  vous  le  retrouverez  là,  à  moins  que  l'o- 
reille «'y  soit  plus. 

Et  disant  ainsi,  il  prit  et  embrassa  la  main  de  Bru- 
lette,  et  se  mit  en  devoir  de  rajuster  et  d'enfler  la  corne- 
muse. 

—  Que  faites-vous  là  ?  lui  dit-elle.  Quant  à  moi,  je  vous 
l'ai  dit,  puisque  Joset  quitte  sa  mère  et  ses  amis  pour  long- 
temps, j'ai  de  la  peine  et  ne  veux  plus  me  divertir  ;  et  tant 
qu'à  vous,  vous  vous  mettez  en  danger  d'une  bataille,  si 
d'autres  cornemuseux  du  pays  viennent  à  passer. 

—  Bah  !  bah  !  répondit  Huriel,  c'est  ce  qu'on  verra  ;  ne 
vous  inquiétez  pas  de  moi;  et  quant  à  vous,  Brulette,  vous 
danserez,  ou  je  croirai  que  vous  êtes  amoureuse  d'un  ingrat 
qui  vous  quitte. 

Soit  que  Brulette  eût  trop  de  fierté  pour  laisser  prendre 
cette  idée-là,  soit  que  le  diable  de  la  danse  fût  plus  fort 
qu'elle,  sitôt  que  la  musette,  dressée  et  enflée,  commença 
de  sonner,  elle  n'y  put  tenir  et  se  laissa  emmener]  par  moi 
à  la  bourrée. 

Vous  ne  sauriez  croire,  mes  amis,  quels  cris  de  contente- 
ment et  d'émerveillance  il  y  eut  sur  la  place,  au  brijit  ton- 
nant de  cette  musette  bourbonnaise  et  au  retour  du  mule- 
tier, que  l'on  croyait  déjà  parti.On  ne  dansait  plus  que  d'un 
pied  et  on  allait  finir,  quand  il  reparut  sur  la  pierre  des 
ménétriers.  Aussitôt  ce  devint  comme  une  rage,  on  ne  s'y 
mit  plus  à  (quatre  ni  à  huit,  mais  bien  à  seize  ou  à  trente- 
deux,  se  tenant  par  les  mains,  sautant,  criant  et  riant,  que 
le  bon  Dieu  n'aurait  pu  y  placer  un  mot. 

Et  bientôt  après,  les  vieux,  les  jeunes,  les  petits  enfants 
qui  ne  savaient  pas  encore  mener  leurs  jambes,  comme  les 
grands-pères  qui  ne  tenaient  quasi  plus  sur  les  leurs,  les 
vieilles  qui  se  trémoussaient  à  l'ancienne  mode,  les  gars 
maladroits  qui  n'avaient  jamais  pu  mordre  à  la  mesure, 
tout  se  mit  en  branle,  et,  pour  un  peu,  la  cloche  de  la  pa- 
roisse s'y  serait  mise  aussi  d'elle-même.  Jugez  donc    une 


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LES  MAITRES  SONNEURS  85 

musique,  la  plus  belle  qu'on  eût  ouïe  au  pays,  et  qui  ne 
coûtait  rien  !  même  elle  paraissait  aidée  du  diable,  puisque 
le  cornemaseux  ne  demandait  jamais  grâce,  et  faisait 
éreinter  tout  le  monde  sans  se  lasser.  —  J'en  veux  avoir  le 
dernier!  s'écriait -il,  à  chaque  fois  qu'on  lui  conseillait  de  se 
reposer; je  prétends  que  la  paroisse  entière  y  crève  et  que 
nous  soyons  encore  tous  ici  au  lever  du  soleil,  moi  debout 
et  vaillant,  vous  autres  me  demandant  merci  !  —  Et  lui  de 
eomemuser,  et  nous  tous  de  trépigner  comme  des  fous. 

La  mère  Biaude,  voyant  qu'il  y  avait  là  de  l'ouvrage  et  du 
profit,  avait  fait  apporter  des  bancs,  des  tables,  du  boire  et 
du  manger,  et  comme,  de  ce  dernier  article,  elle  n'était  pas 
assez  fournie  pour  tant  de  ventres  creusés  par  la  danse,  un 
chacun  se  mit  en  devoir  de  livrer  aux  amis  et  parents  qu'il 
avait  là  tout  ce  que  son  logis  contenait  de  victuailles  pour 
la  semaine.  Qui  apportait  un  fromage^  qni  un  sac  de  noix, 
qui  un  quartier  de  chèvre,  ou  un  cochon  de  lait,  lesquels 
furent  rôtis  ou  grillés  à  la  cantine  vitement  dressée.  Celait 
comme  une  noce  oîi  les  voisins  se  seraient  invités  les  uns 
les  autres.  Les  enfants  ne  se  couchèrent  point,  on  n'eut  pas 
le  temps  d'y  songer,  et  ils  dormirent  en  tas  de  moutons  sur 
le  bois  de  travail  toujours  emmagasiné  sur  le  commun,  au 
bruit  enragé  de  la  danse  et  de  la  musette  qui  ne  s'arrêtait 
que  le  temps  d'entonner  au  comemuseux  une  chopiue  du 
meilleur  vin. 

Et  tant  plus  il  buvait,  tant  plus  il  était  gaillard  et  comemu- 
sait  en  manière  admirable.  Enfin,  l'appétit  venant  aux  plus 
solides,  Huriel  fut  forcé  de  finir,  faute  de  danseurs  à  con- 
tenter ;  et,  ayant  gagné  sa  gageure  de  nous  enterrer  tous, 
1  consentit,  à  souper.  Chacun  l'invitait  et  se  disputait  l'hon- 
neur et  le  plaisir  de  le  régaler;  mais  voyant  que  Bruletle 
venait  à  ma  table,  il  accepta  mon  offre  et  s'assit  à  côté 
d'elle,  tout  bouillant  d'esprit  et  de  belle  humeur.  Il  y  mangea 
vite  et  bien  ;  mais,  au  lieu  d'être  appesanti  par  la  digestion, 
il  fut  le  premier  à  lever  son  verre  pour  chanter,  et  malgré 
qu'il  eût  bouffé  six  heures  durant  comme  un  orage,  il  avait 
la  voix  aussi  fraîche  et  aussf  juste  que  si  de  rien  n'était.  On 
essaya  de  lui  tenir  tête,  mais  les  plus  renommés  chanteurs 

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86  LES  MAITRES  SONNEURS 

y  renoncèrent  bientôt  pour  le  plaisir  de  Técouier,  car  rien 
ne  valait  auprès  de  ses  ciiansons,  tant  pour  les  airs  que 
pour  les  paroles,  et  on  avait  mémç  grand'peine  à  lui  donner 
le  refrain  ;  car  il  n'y  avait  rien  dans  son  sac  qui  ne  fût  tout 
neuf  pour  nos  oreilles  et  d'une  qualité  qui  dépassait  tout 
notre  savoir. 

On  quitta  toutes  les  tables  pour  Fentendre,  et,  au  mo<nent 
que  le  jour  levant  commença  de  percer  à  travers  la  feuillée, 
il  y  avait  autour  de  nous  une  foule  plus  charmée  et  plus  at- 
tentionnée qu'au  plus  beau  pr^he. 

^lors  il  se  leva,  monta  sur  son  banc  et  présenta  son 
verre  vide  au  premier  rayon  du  soleil  qui  passait  au-dessus 
de  sa  tête,  en  disant,  d'un  air  qui  nous  fit  trembler  tous, 
sans  qu'on  sût  ni  pourquoi  ni  comment  :  —  Amis,  voilà  le 
flambeau  du  bon  Dieu  I  Éteignez  vos  petites  chandelles, 
et  saluez  ce  qu'il  y  a  de  plus  clair  et  de  plus  beau  dans  le 
monde  ! 

—  Et  à  présent,  dit-il  en  se  rasseyant  et  en  posant  soç 
verre  retourné  sur  la  table,  assez  causé,  assez  chanté  pour 
une  nuit".  Que  faites-vous  15,  sacristain?  Allez  sonner  l'An- 
gelus,  et  qu'on  voie  ceux  qui  se  signeront  chrétiennement  ! 
à  cela  on  connaîtra  celui  qui  s*est  diverti  honnêtement,  de 
celui  qui  s'est  abruti  comme  un  sot.  Après  que  nous  aurons 
tous  rendu  gloire  à  Dieu,  je  vous  quitterai,  mes  enfants, 
vous  remerciant  de  m'avoir  fait  si  bonne  fête  et  marqué 
tant  de  fiance.  Je  vous  devais  une  petite  réparation  pour  un 
dommage  que  j'ai  causé,  sans  le  vouloir,  à  quelques-uns 
d'entre  vous,  il  n'y  a  pas  longtemps.  Devinez  si  vous  pouvez  ; 
moi,  je  ne  suis  pas  ici  à  confesse  ;  mais  je  pense  avoir  fait 
de  mon  mieux  pour  vous  divertir,  et  le  pla.isir  valant 
mieux  que  le  profit,  selon  moi,  je  me  crois  quitte  envers 
tous. 

Et  comme  on  voulait  le  faire  expliquer:  —  Silence,  cria- 
t-il,  voilà  l'Angelus  qui  cloche  ! 

Et  il  se  mit  à  genoux,  ce  qui  entraîna  tout  le  monde  à  en 
faire  autant,  et  même  avec  un  recueillement  singulier,  car 
cet  homme-là  semblait  avoir  puissance  sur  les  esprits. 

Quand  on  eut  fini  la  prière ,  on  le  chercha  ;  il  avait 


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L«S  MAITRES  SONNEDRS  87 

disparu,  et  si  bien,  qu'il  y  eût  des  gens  qui  se  frottèrent  les 
yeux,  pensant  qu'ils  avaient  rêvé  cette  nuit  de  liesse  et 
de  folie. 

HuUténie  ireillée. 

Brulette  était  toute  tremblante,  et  quand  je  lui  demandai 
ce  qu'elle  avait  et  ce  qu'elle  pensait,  elle  me'  répondit  en 
portant  à  sa  joue  le  revers  de  sa  main  :  —  Cet  homme-là 
est  aimable,  Tiennet;  mais  il  est  bien  hardi. 

Ck)mme  j'étais  allumé  un  peu  plus  que  de  coutume,  je  me 
trouvai  assez  courageux  pour  lui  dire  :  —  Si  la  bouche  d'un 
étranger  vous  a  offensé  la  jpeau,  celle  d'un  ami  peut  enlever 
ia  tache.  Mais  eUe  me  repoussa  en  répondant  :  —  Il  est  parti , 
et  il  y  a  sagesse  à  oublier  ceux  qui  s'en  vont.   ' 

—  Mêmement  le  pauvre  Joset? 

—  Oh  1  celui-là,  c'est  différent,  dit-elle. 

—  Pourquoi  différent?  Vous  ne  répondez  point?  Ahl 
Brulette,  vous  eu  tenez  pour... 

—  Pour  qui?  dit-elle  vivement.  Comment  s'appelle-t-il? 
Dis  donc,  puisque  tu  le  connais? 

—  C'est,  lui  répondis-je  en  riant,  l'homme  noir  pour  qui 
Joset  s'est  donné  au  diable,  et  qui  vous  a  fait  peur,  un  soir 
de  ce  printemps  que  vous  étiez  en  ma  maison. 

.  —Non,  non,  tu  te  moques  1  Dis-moi  son  nom,  son  état, 
son  pays? 

—  Non  pas,  Brulette!  Tu  dis  qu'il  faut  oublier  les  absents, 
et  j*aime  autant  ne  pas  te  faire  changer  d'avis. 

Le  monde  de  la  paroisse  s'étonna  bien  de  voir  le  corne - 
museux  parti  comme  par  miracle ,  sans  qu'on  eût  songé  à  ' 
8'informer  de  lui.  Quelques-uns  l'avaient  bien  questionné; 
Diftis  à  l'un  il  avait  dit  être  Marchois  et  s'appeler  d'une  fa- 
ÇOD,  à  l'autre  il  avait  dit  autrement,  et  nul  ne  savait  la  vé- 
rité. Je  leur  jetai  encore  un  nom  différent  pour  les  dérouter, 
ûon  pas  qu'Huriel  le  gâteux  de  blés  eût  rien  à  craindre  dç 
personne,  après  qu'Huriel  le  cornemuseux  avait  si  bien 
nionté  la  tête  à  tout  le  monde,  mais  pour  me  divertir,  et 


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88  LES  MAITRES  SONNEURS 

aussi  pour  faire  eurager  Brulotte.  Puis,  quand  on  me  de- 
manda d'où  je  le  connaissais,  je  répondis,  en  me  moquant, 
que  je  ne  le  connaissais  pas  ;  qu'il  lui  avait  pris  fantaisie,  en 
arrivant,  de  m'accoster  comme  un  ami,  et  que  j'avais  ré- 
pondu de  même  par  manière  de  plaisanter. 

Cependant,  Brulette  m'ayant  questionné  à  fond,  force  me 
fut  de  lui  dire  ce  que  j*en  savais ,  et  encore  que  ce  ne  fût 
pas  grand'chose,  elle  regretta  de  l'entendre,  car  elle  avait, 
comme  beaucoup  de  gens  du  pays,  un  grand  préjugé 
contre  les  étrangers,  et  contre  les  muletiers  principale- 
ment. 

Je  pensai  que  celte  répugnance  lui  ferait  vitement  oublier 
Huriel,  et  si  elle  y  songea,  elle  ne  le  montra  guère,  car  elle 
continua  la  joyeuse  vie  qui  lui  plaisait,  sans  marquer  de 
préférence  à  personne,  disant  que,  voulant  être  femme  aussi 
fidèle  qu'elle  était  fille  insoucieuse,  elle  avait  le  droit  de 
prendre  son  temps  et  d'étudier  son  monde;  et  tant  qu'à 
moi,  me  répétant  souvent  qu'elle  ne  voulait  que  mon  ami- 
tié fidèle  et  tranquille,  sans  idée  de  mariage. 

Mon  naturel  ne  me  portant  point  à  la  tristesse,  je  n'en  fis 
point  de  maladie.  Je  me  sentais  bien  un  peu  comme  Brulette 
à  l'endroit  de  la  liberté.  J'usais  de  la  mienne  comme  un  gar- 
çon, et  je  prenais  le  plaisir  où  je  le  trouvais,  sans  la  chaîne. 
Mais,  ma  fougue  passée,  je  revenais  toujours  auprès  de  ma 
belle  cousine,  comme  en  une  compagnie  douce,  honnête  et 
réjouissante,  dont  je  me  serais  trop  privé  en  essayant  de 
bouder  contre  moi-même.  Elle  avait  plus  d'esprit  que  toutes 
les  filles  et  femmes  de  Tendroit.  Et  puis,  son  logis  était 
agréable,  toujours  propre  et  bien  gouverné,  ne  sentant  point 
la  gêne ,  et  se  remplissant ,  dans  les  veillées  d'hiver  comme 
dans  tous  les  autres  chômages  de  l'année,  de  la  plus  gentille 
jeunesse  de  la  paroisse.  Les  filles  suivaient  volontiers  la 
compagnie  de  cette  belle,  parce  qu'il  y  pleuvait  des  garçons 
à  choisir,  et  que,  de  temps  en  temps,  elles  y  accrochaient 
un  mari  pour  leur  compte.  Mêmement  Brulette  se  servait  de 
l'estime  qu'on  faisait  de  son  esprit  juste  et  de  ses  jolies  pa- 
roleis,  pour  décider  les  jeunes  gens  à  donner  leur  attention 
à  des  filles  qui  les  convoitaient,  et  elle  s'y  montrait  géné- 

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LES  MAITRES  SONNEURS  80 

peuse  comme  font  les  riches  qui  savent  bien  ne  deivoir  ja- 
mais manquer. 

Le  grand-père  Brulet  aimait  cette  jeune  compagnie  et  la 
Téjonissait  par  ses  vieilles  chansons  et  par  beaucoup  de  belles 
histoires  qu'il  savait.  Par  des  fois,  la  Mariton  venait  aussi 
pour  un  moment,  à  seules  fins  d'avoir  à  parler  de  son  gar- 
çon, et  c'était  une  femme  de  grande  causette,  encore  très- 
fraîche  et  donnant  aux  jeunes  filles  la  vraie  manière  de  se 
bien  babiller,  car  elle  était  élégante  pour  complaire  à  son 
maîlre  Benoît,  lequel  voulait  que,  par  sa  bonne  mine  et  sa 
braverie,  elle  fit  belle  enseigne  à  sa  maison. 

11  n'était  même  point  rare  qu'au  passage,  les  vielleux  du 
pays,  voyant  là  de  la  jeunesse  rassemblée,  ne  se  missent 
en  besogne  de  faire  danser  devant  la  porte,  si  bien  que  la 
Brulette,  en  son  petit  logis,  sans  autre  avoir  de  conséquence 
que  sa  gentillesse  et  sa  belle  grâce,  devint  comme  une  reine, 
que  les  filles  laides  et  délaissées  critiquaient  tout  bas,  mais 
que  les  autres  trouvaient  plus  de  profit  que  de  dépit  à  re- 
connaître et  à  fréquenter. 

Il  y  avait  approchant  une  année  qu'on  se  divertissait  ainsi, 
sans  avoir  reçu  d'autres  nouvelles  de  Joseph  que  deux  let- 
tres par  lesquelles  il  faisait  connaître  à  sa  mère  qu'il  était 
en  bonne  santé  et  gagnait  bien  sa  vie  dans  le  Bourbonnais. 
Il  n'y  disait  point  l'endroit  de  sa  demeurance,  et  les  deux 
lettres  portaient  la  mai^que  de  deux  endroits  différents.  Mê- 
mement  la  seconde  n'était  guère  commode  à  comprendre, 
encore  que  notre  nouveau  curé  fût  très-adroit  à  lire  les 
écritures;  mais  il  paraissait  que  Joseph  s'était  fait  enseigner 
l'instruction,  et  s'était  essayé,  pour  la  première  fois,  à  écrire 
de  lui-môme.  Enfin,  vint  une  troisième  lettre,  adressée  à 
^Brulette,  et  monsieur  le  curé  la  lut  bien  couramment  et  la 
trouva  clairement  tournée.  Celle-là  disait  que  Joseph  était 
un  peu  malade  et  s'en  remettait  à  la  main  d'un  ami  pour 
donner  de  ses  nouvelles.  Ce  n'était  qu'une  fièvre  de  prin- 
temps, et  l'on  ne  s'en  devait  point  tourmenter.  On  y  disait 
encore  qu'il  était  avec  des  amis,  lesquels,  faisant  coutume 
de  voyager,  se  mettaient  en  route  pour  le  pays  de  Chambé- 

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90  LES  MAITRES  SONNEURS 

rat,  d'où  ils  écriraient  encore,  si  son  étal  venait  à  s'empirer 

malgré  les  grands  soins  qu'ils  lui  donnaient. 

—  MojBi  Dieu!  dit  Brulette,  quand  le  curé  lui  eut  fait  en- 
tendre ce  qu'il  y  avait  sur  ce  papier,  j'ai  grand'peur  qu'il  ne 
se  soit  fait  muletier  aussi,  et  je  n*o§erais  dire  à  sa  mère  ni 
sa  maladie  ni  l'état  qu'il  a  pris.  La  pauvre  âme  a  bien  assez 
de  peines  comme  ça. 

Et  puis,  regardant  la  lettre,  elle  demanda  ce  que  disait  la 
signature.  Monsieur  le  curé,  qui  n'y  avait  pas  fait  grande 
attention,  mit  ses  lunettes  et  se  prit  à  rire,  disant  qu'il  n'a- 
vait jamais  vu  chose  pareille,  et  qu'il  avait  beau  s'y  repren- 
dre, il  n'y  voyait,  en  guise  de  nom,  que  la  représentation 
d'un  bout  d'oreille  avec  un  anneau  et  une  manière  de  cœur 
passé  dedans.  —  C'est,  dit-il,  quelque  signe  de  compagnon- 
nage. Toute  confrérie  a  ses  emblèmes,  et  personne  n'y  con- 
naît goutte.  Mais  Brulelle  comprit  fort  bien ,  se  troubla 
un  peu,  emporta  la  lettre  et  l'examina  souvent,  je  peux 
croire,  d'un  œil  moins  indifférent  qu'elle  ne  le  prétendait  : 
car  il  lui  poussa  en  tête  l'idée  de  savoir  lire,  et  bien  secrè- 
tement elle  s'y  mit,  avec  l'aide  d'une  ancienne  fille  de 
chambre  de  noble,  qui  était  retirée  mercière  en  notre  bourg, 
et  qui  venait  souvent  babiller  en  une  maison  si  bien  acha- 
landée de  monde ,  comme  était  celle  de  ma  cousine. 

Il  ne  fallut  pas  grand  temps  à  une  tête  si  futée  pour  en 
savoir  long,  et,  un  beau  jour,  je  fus  bien  étonné  de  voir 
qu'elle  écrivait  des  chansons  et  des  prières  qui  parçiissaient 
moulées  finement.  Je  ne  pus  m'em pêcher  de  lui  demander 
si  c'était  pour  correspondre  avec  Joseph  ou  avec  le  beau 
muletier  qu'elle  s'apprenait  des  malices  au-dessu»de  son 
état. 

—  Il  s'agit  bien  de  ce  faraud  aux  oreilles  percées!  fît-elle 
en  riant.  Me  crois-tu  fille  si  peu  réfléchie  que  d'envoyer  des 
lettres  à  un  garçon  étranger?  Mais  si  Joseph  nous  revient 
savant,  il  aura  bien  fait  de  se^sortir  de  sa  bêtise,  et,  tant 
qu'à  moi,  je  ne  suis  point  fichée  non  plus  d'être  un  peu 
moins  sotte  que  je  n'étais. 

—  Brulette,  Brulette,  lui  dis-je,  vous  mettez  votre  idée 
hors  de  votre  pays  et  de  vos  amis!  Ça  vous  portera  mal- 


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LES  MAITRES  SONNEURS  91 

heur,  prenez-y  garde  I  Je  ne  suis  pas  plus  tranquille  pour 
Joseph  là-bas  que  pour  vous  ici. 

—  Tu  peux  être  tranquille  sur  mon  compte,  Tienûel;  j'ai 
la  tête  froide,  malgré  qu'on  en  dise.  Tant  qu'à  notre  pauvre 
gars,  j'en  suis  bien  en  peine;  car  nous  voilà,  depuis  six 
mois  bientôt,  sans  nouvelles  de  lui,  et  ce  beau  muletier, . 
qui  avait  si  bien  promis  d'en  donner,  n'y  a  plus  songé.  La 
Mariton  se  désole  de  l'oubli  de  Joset,  car  elle  n'a  point  su 
sa  maladie,  et  peut-être  qu'il  est  mort  sans  que  personne 
s'en  doute. 

Je  lui  remontrai  que,  dans  ce  cas-là,  nous  en  aurions 
reçu  avertissement,  et  que  le  manque  de  nouvelles  signifiait 
toujours  bonnes  nouvelles. 

—  Tu  diras  ce  que  tu  voudras,  répondit-elle;  j'ai  rêvé,  il 
y  a  deux  nuits,  que  je  voyais  arriver  ici  le  muletier,  nous 
rapportant  sa  musette  et  nous  annonçant  qu'il  avait  péri. 
Depuis  ce  rêve ,  je  suis  attristée  dans  mon  cœur  et  me'  fais 
reproche  d'avoir  laissé  passer  tant  de  temps  sans  songer  à 
mon  pauvre  ami  de  jeunesse,  et  sans  m'essayer  à  lui  écrire; 
mais  où  lui  aurais-je  envoyé  ma  lettre,  puisque  je  ne  sais 
pas  seulement  où  il  est? 

Disant  cela,  Brulette,  qui  était  auprès  de  la  fenêtre  et  re- 
gardait par  hasard  au  dehors,  poussa  un  cri  et  devint  toute 
blanche  de  peur.  Je  regardai  aussi  et  vis  Huriel  tout  enchar- 
bonné  et  noirci  dans  sa  figure  et  ses  habillements,  comme 
je  l'avais  vu  la  première  fois.  Il  venait  vers  nous,  et  les  en- 
fants se  sauvaient  de  son,  passage  en  criant  :  a  Le  diable  I 
le  diable!  »  tandis  que  les  chiens  jappaient  après  lui. 

Saisi  de  ce  que  m'avait  raconté  Brulette,  et  voulant  lui 
épargner  d'apprendre  trop  vite  une  mauvaise  nouvelle,  je 
courus  au-devant  du  muletier,  et  ma  première  parole  fut 
pour  lui  dire  au  hasard  et  dans  un  grand  trouble  :  —  Est-ce 
donc  qu'il  est  mort? 

—  Qui?  Joseph?  répondit-il;  non.  Dieu  merci  I  Mais  vous 
savez  donc  qu'il  est  encore  malade? 

—  Est-il  en  danger? 

—  Oui  et  non.  Mais  c'est  devant  Brulette  que  je  te  veux 

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02  LES  MAITRES  SONNEURS 

parler  de  lui.  Est-ce  là  sa  maison?  Conduis-moi  auprès 
d'elle. 

—  Oui,  oui,  viens  !  lui  dis-je  ;  et,  courant  en  avant,  je  dis 
à  ma  cousine  de  se  tranquilliser  et  que  tes  nouvelles  n'é- 
taient point  si  mauvaises  qu'elle  s'y  attendait. 

Elle  appela  vitementson  graud-père  qui  chapusait  dans 
la  chambre  voisine,  et  se  mit  en  devoir  de  recevoir  honnê- 
tement le  muletier  ;  mais,  le  voyant  si  différent  de  l'idée 
qu'elle  en  avait  gardée,  si  mal  connaissable  dans  sa  cou- 
leur et  son  habillement,  elle  perdit  contenance  et  en  dé- 
tourna ses  yeux  avec  tristesse  et  confusion. 

Huriel  s'en  aperçut  bien,  car  il  se  prit  à  sourire,  et,  rele- 
vant ses  rudes  cheveux  noirs,  comme  par  hasard,  mais  de 
manière  à  montrer  que  le  gage  de  Bruletto  était  toigours  à 
son  oreille  :  —C'est  bien  moi,  dit-il  et  non  point  un  autre. 
Je  viens  exprès  de  mon  pays  pour  vous  parler  d'un  ami 
qui,»grâce  à  Dieu,  n'est  ni  mort  ni  mourant,  mais  dont  ce- 
pendant il  faut  que  je  vous  entretienne  un  peu  à  loisir. 
Avez-vous  celui  de  m'écouter? 

—  Fort  bien  oui,  dit  le  père  Brulet.  Asseyez-vous,  mon 
homme  ;  on  va  vous  servir. 

—  fl  ne  me  faut  rien,  dit  Huriel,  prenant  une  chaise.  J'at- 
tendrai l'heure  de  votre  repas.  Mais,  avant  tout,  je  me  dois 
faire  connaître  des  personnes  à  qui  je  parle. 

—  Parlez,  dit  mon  oncle,  on  vous  entendra. 

Meavtènie  veillée. 

Alors  le  muletier:  —  Je  m'appelle  Jean  Huriel,  muletier 
de  mon  état,  fils  de  Sébastien  Huriel,  qui  est  dit  Bastien 
le  grand  bûcheux,  maître  sonneur  très-renommé,  et  ou- 
vrier très-estimé  dans  les  bois  du  Bourbonnais.  Voilà  mes 
noms  et  qualités,  dont  je  peux  faire  preuve  et  honneur.  Je 
sais  que  pour  gagner  plus  de  confiance,  j'aurais  dû  me 
présenter  à  vous  comme  j'ai  le  moyen  de  paraître  ;  mais 
ceux  de  mop  état  ont  une  coutume... 

—  Votre  coutume,  dit  le  père  Brulet,  qui  lui  portait 


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LES  MAITRES  SONNEURS  93 

grande  attention ,  je  la  connais,  mon  garçon.  Elle  est  bonne 
ou  mauvaise,  selon  que  vous  êtes  bons  ou  mauvais  vous- 
mêmes.  Je  n'ai  pas  vécu  jusqu'à  présent  sans  savoir  ce  que 
c'est  que  les  muletiers,  et  comme  j'ai  roulé  autrefois  hors 
du  pays,  je  sais  vos  usages  et  comportements.  On  dit  vos 
confrères  sujets  à  beaucoup  de  méfaits  :  on  en  a  vu  enle- 
ver des  filles,  battre  des  chrétiens,  voire  les  faire  périr 
dans  de  méchantes  disputes,  et  leur  enlever  leur  argent. 

—  Je  pense,  dit  Huriel  en  riant,  qu'on  a  beaucoup  sur- 
passé le  mal  en  le  racontant.  Les  choses  dont  vous  parlez 
sont  si  anciennes  qu'on  n'en  pourrait  retrouver  les  auteurs, 
et  la  peur  qu'on  en  a  eu  dans  vos  pays  les  a  augmentées,  si 
bien  que,  pendant  longues  années,  les  muletiers  n'ont  osé 
sortir  des  forêts  qu'en  grandes  bandes  et  avec  grand  dan- 
ger. La  preuve  qu'ils  se  sont  bien  amendés  et  qu'on  n'a 
plus  à  les  craindre,  c'est  qu'ils  ne  craignent  plus  rien  eux- 
mêmes,  et  que  me  voilà  seul  au  milieu  de  vous. 

—  Oui,  dit  le  père  Brulet,  qui  n*était  point  aisé  à  persua- 
der, mais  vous  avez  le  noir  sur  la  figure,  pas  moins  !  Vous 
avez  juré  à  votre  confrérie  de  suivre  son  commandement , 
qiii  est  de  passer  déguisé  en  cette  mode  dans  les  pays  où 
vous  êtes  encore  suspects,  afin  que  si  l'un  de  vous  y  fait 
quelque  mal,  on  ne  pwisse  pas  dire,  en  voyant  les  autres 
plus  tard  :  a  C'est  lui  ou  ce  n'est  pas  lui.  »  Enfin,  vous  êtes 
tous  responsables  les  uns  pour  les  autres.  Ça  a  son  bon 
côté,  qui  est  de  vous  faire  amis  bien  fidèles,  chacun  à  la 
dévotion  de  tous;  mais  ça  laisse  une  grande  dou tance  pour  ^ 
le  restant  de  votre  religion,  et  je  ne  vous  cache  pas  que  si 
un  muletier,  tant  bon  garçon  et  avancé  d'argent  fût-il,  ve- 
nait me  demander  mon  alliance,  je  lui  offrirais  bien  de 
bon  cœur  mon  vin  et  ma  soupe,  mais  je  ne  le  semonderais 
point  d'épouser  ma  fille. 

—  Aussi,  dit  le  muletier,  l'œil  allumé  et  regardant  har- 
diment Brulette  qui  faisait  semblant  de  penser  à  autre 
chose,  n'ai-je  point  eu  l'idée  de  me  présenter  dans  un  pa- 
reil dessein  ;  vous  n'avez  pas  besoin  de  me  refuser,  père 
Brulet,  car  vous  ne  savez  pas  si  je  suis  marié  ou  garçon,  je 
ne  vous  en  ai  rien  dit. 

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94  LES  MAITRES  SONNEURS 

Brulette  baissa.les  yeux  tout  à  fait,  sans  laisser  voir  si 
elle  était  contente  ou  fôchée  du  compliment.  Puis  elle  re- 
prit son  courage,  et  dit  au  muletier  :  —  Il  ne  s'agit  point 
de  cela,  mais  de  Joset,  dont  vous  deviez  nous  donner  nou- 
velles, et  dont  la  santé  m'angoisse  beaucoup  le  cœur.  Voilà 
mon  grand- père  qui  a  élevé  ce  garçon  et  qui  lui  porte  de 
l'intérêt  :  ne  sauriez-vous  nous  parler  de  lui  avant  toutes 
choses? 

Huriel  regarda  très-fixement  Brulette,  parut  surmonter 
un  moment  de  chagrin  et  se  raflfermir  en  lui-même  pour 
parler  ;  puis  il  dit  : 

—  Joseph  est  malade,  assez  malade  pour  que  je  me  sois 
décidé  à  venir  dire  à  celle  qui  en  est  l'auteur  :  a  Voulez- 
vous  le  guérir,  et  cela  esl^il  en  votre  pouvoir  ?  » 

—  Qu'est-ce  que  vous  chantez  là?  dit  mon  oncle  ouvrant 
l'oreille,  qu'il  commençait  à  avoir  un  peu  dure.  En  quoi  ma 
fille  peut-elle  guérir  cet  enfant  dont  nous  parlons? 

—  Si  j'ai  parlé  de  moi  avant  de  parler  de  lui,  répondit 
Huriel,  c'est  que  j'avais  à  en  dire  des  choses  délicates  et  que 
vous  n'auriez  point  souffertes  du  premier  venu.  A  présent, 
si  vous  me  jugez  honnête  homme,  permettez-moi  d'expo- 
ser tout  ce  que  je  pense  et  tout  ce  aue  je  sais. 

—  Expliquez-vous  sans  crainte,  ^it  vivement  Brulette; 
je  ne  m'embarrasse  d'aucune  idée  qu'on  puisse  avoir  de 
moi. 

—  Je  n'ai  de  vous  qu'une  bonne  idée,  belle  Brulette,  ré- 
partit le  muletier  :  ce  n'est  pas  votre  faute  si  Joseph  vous 
aime  ;  et  si  vous  le  lui  rendez  dans  le  secret  de  votre  cœur, 
personne  n'a  le  droit  de  vous  en  blâmer.  On  peut  envier 
Joseph  dans  ce  cas-là,  mais  non  point  le  trahir,  ni  vous 
faire  de  la  peiiie.  Sachez  donc  comment  vont  les  choses 
entre  lui  et  moi  depuis  le  jour  où  nous  avons  fait  amitié 
ensemble,  et  où  je  lui  ai  persuadé  de  venir  apprendre ,  en 
mon  pays,  la  musique  dont  il  se  montrait  si  affolé. 

—  Je  ne  sais  pas  si  vous  lui  avez  rendu  là  un  bien  beau 
service,  observa  mon  oncle;  m'est  avis  qu'il  aurait  pu  rap- 
prendre ici  tout  aussi  bien,  et  sans  chagriner  ni  inquiéter 
son  monde. 

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LES  MAITRES  SONNEURS  05 

—  II  m'a  dit,  reprit  Huriel,  et  je  Tai  bien  vu  depuis ,  qu'il 
ne  serait  pas  souffert  par  les  autres  sonneurs.  D'ailleurs,  je 
loi  devais  la  vérité,  puisqu'il  me  donnait  sa  confiance  qua- 
siment à  la  première  vue.  La  musique  est  une  herbe  sau- 
vage qui  ne  pousse  pas  dans  vos  terres.  Elle  se  plaît  mieux 
dans  nos  bruyères,  je  ne  saurais  vous  dire  pourquoi  ;  mais 
c'est  dans  nos  bois  et  dans  nos  ravines  qu'elle  s'entretient 
et  se  renouvelle  comme  les  fleurs  de  chaque  printemps; 
c'est  là  qqjelle  s'invente  et  fait  foisonner  des  idées  pour  les 
pays  qui  en  manquent  ;  c'est  de  là  que  vous  viennent  les 
meilleures  choses  que  vous  entendez  dire  à  vos  sonneux  ; 
mais  comme  ils  sont  paresseux  ou  avares,  et  que  vous  vous 
contentez  toujours  du  même  régal,  ils  viennent  chez  nous 
une  fois  en  leur  vie,  et  se  nourrissent  là-dessus  tout  le  res^ 
tant.  A  cette  «heure  même,  ils  font  des  élèves  qui  rabâchent 
nos  vieux  airs  en  les  corrompant,  et  qui  se  croient  dispen- 
sés de  venir  consulter  nos  anciens.  Donc  un  jeune  homme 
bien  intentionné  comme  toi,  disais-je  à  votre  Joset,  qui 
s'en  irait  boire  à  la  source,  s'en  reviendrait  si  frais  et 
gras  nourri  que  personne  ne  pourrait  se  soutenir  contre 
lui. 

»  C'est  pourquoi  Joset  fit  accord  de  partira  la  Saint-Jean 
ensuivante,  et  de  s'en  aller  en  Bourbonnais,  où  il  trou- 
verait, à  la  fois,  de  l'ouvrage  pour  vivre  dans  nos  bois  et 
des  leçons  du  meilleur  maître.  Car  il  faut  vous  dire  que  les 
plus  fameux  inventeurs  sont  dans  le  haut  Bourbonnais,  vers 
les  bois  de  pins,  du  côté  où  la  Sioule  descend  emmi  les 
monts-dômes,  et  que  mon  père,  natif  du  bourg  nommé  Hu- 
îriel,  d'où  il  a  pris  son  nom,  a  passé  sa  vie  dans  les  meil- 
leurs endroits  et  se  tient  toujours  en  bonne  haleine  et  pro- 
vision de  belle  science.  C'est  un  homme  qui  n'aime  pas  à 
travailler  deux  ans  de  suite  au  môme  pays,  et  plus  il  avance 
en  âge,  plus  il  ,est  vif  et  changeant.  Il  était  en  la  forêt  de 
Tronçay  l'an  dernier;  il  a  été  ensuite  en  celle  de  l'Épinasse, 
et  il  est,  à  cette  heure,  en  celle  de  l'Alleu,  où  Joset,  tou- 
jours fendant,  bûchant  et  cornemusant  avec  lui,  l'a  suivi 
fidèlement,  l'aimant  comme  s'il  était  son  fils  et  se  louant 
d'en  être  pareillement  aimé. 

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96  LES  MAITRES  SONNEURS 

»  Il  s'y  est  trouvé  aussi  heureux  que  peut  Têtre  un  amant 
séparé  de  sa  maîtresse  ;  mais  la  vie  n'est  pas  si  douce  et  si 
commode  chez  nous  que  dans  vos  pays,  et  malgré  que  mon 
père,  conseillé  par  son  expérience,  le  voulait  retenir,  Jo- 
seph, pressé  de  réussir,  a  un  peu  trop  usé  de  son  souffle 
dans  nos  instruments,  qui  sont,  comme  vous  avez  pu  voir, 
d'autre  taille  que  les  vôtres,  et  qui  fatiguent  Testomac,  tant 
qu'on  n*a  pas  trouvé  la  vraie  manière  de  les  enfler  :  si  bien 
que  les  fièvres  l'ont  pris  et  qu'il  a  commencé  de  cracher  du 
sang.  Mon  père  connaissant  le  mal,  et  sachant  le  gouver- 
ner, lui  a  retiré  sa  musette  et  lui  a  recommandé  le  repos  ; 
mais  si  son  corps  y  a  gagné  d'une 'façon,  il  s'y  est  empiré 
de  l'autre.  Il  s'est  arrêté  de  tousser  et  de  cracher  du  sang, 
mais  il  est  tombé  dans  un  ennui  et  dans  une  faiblesse  qui 
opt  donné  frayeur  pour  sa  vie  ;  si  bien  qu'il  y,  a. huit  jours, 
revenant  d'un  de  mes  voyages,  j'ai  trouvé  Joset  si  pâle  que 
je  ne  le  reconnaissais  point,  et  si  lâdie  sur  ses  jambes  qu'il 
ne  se  pouvait  porter. 

»  Questioni^é  par  moi,  il  m'a  dit  bien  tristement  et  ver- 
sant des  larmes  :  a  Je  vois  bien,  mon  Huriel,  que  je  vas 
mourir  au  fond  de  ses  bois,  loin  de  mon  pays,  de  ma  mère, 
de  mes  amis,  et  sans  avoir  été  aimé  de  celle  à  qui  j'aurais 
tant  voulu  montrer  mon  savoir.  L'ennui  me  mange  la  tête 
et  l'impatience  me  sèche  le  cœur.  J'aurais  mieux  souhaité 
que  ton  père  me  laissât  m'achever  en  comemusant.  Je  me 
serais  éteint  en  envoyant  de  loin  à  celle  que  j'aime  toutes 
les  douceurs  que  ma  bouche  n'a  jamais  su  lui  dire,  et  en 
rêvant  que  j'étais  à  son  côté.  Sans  doute  le  père  Bastion  a 
eu  bonne  intention,  car  je  sentais  bien  que  je  m'y  tuais  par 
trop  d'ardeur.  Mais  qu'est-ce  que  je  gagne  à  mourir  moins 
vite  ?  Il  n'en  faut  pas  moins  que  je  renonce  à  la  vie,  puisque, 
«d'une  part,  me  voilà  sans  pain  et  à  votre  charge,  faute  de 
pouvoir  bûcher;  et  que,  de  l'autre,  je  me  vois  trop  chétif  de 
ma  poitrine  pour  cornemuser.  Ainsi ,  c'est  fait  de  moi.  Je 
ne  serai  jamais  rien,  et  je  m'en  vas,  sans  avoir  tant  seule- 
ment le  plaisir  de  me  remémorer  un  jour  d'amour  et  de 
bonheur.  » 

Ne  pleurez  pas,  Brulette,  continua  le  muletier  en  lui  pre- 

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^  LES  MAITRES  SONNEURS  97 

nantia  main  dont  elle  s'essuyait  le  visage;  tout. n'est  pas 
encore  perdu.  Écoutez-moi  jusqu'à  la  fin. 

»  Voyant  l'angoisse  de  ce  pauvre  enfant,  je  m'en  allai 
quérir  un  bon  médecin,  lequel,  l'ayant  examiné,  nous  dit 
qu'il  avait  plus  d'ennui  que  de  maladie,  et  qu'il  répondait 
do  le  bien  guérir,  s'il  pouvait  se  retenir  de  sonner  et  se  dis- 
penser de  bûcher  encore  un  mois  durant. 

Quant  au  dernier  point,  c'était  bien  commode;  mon 
père  n'est  pas  malheureux,  ni  moi  non  plus,  Dieu  merci,  et 
nous  n'avons  pas  grand  mérite  à  prendre  soin  d'un  ami 
empêché  dans  son  travail  ;  mais  l'ennui  de  ne  point  musi- 
quer  et  d'être  là,  loin  de  son  monde,  privé  de  voir  sa  Bru- 
lette,  sans  profit  pour  son  avancement,  a  fait  mentir  le  mé- 
decin. Un  mois  s'est  quasiment  passé,  et  Joset  n'est  pas 
mieux.  Il  ne  voulait  pas  vous  le  faire  assavoir,  mais  je  l'y 
ai  déxîidé  ;  et  mêmement,  je  le  voulais  amener  ici  avec  moi. 
Je  l'avais  bien  arrangé  sur  un  de  mes  mulets  et  vous  le  re- 
conduisais déjà,  lorsqu'au  bout  de  deux  lieues,  il  est  tombé 
en  faiblesse,  et  j'ai  été  obligé  de  le  reporter  à  mon  père,  le- 
quel m'a  dit  :  a  Va-t'en  au  pays  de  ce  garçon  et  ramène  ici 
sa  mère  ou  sa  fiancée.  Il  n'est  malade  que  de  chagrin,  et , 
envoyant  l'une  ou  l'autre,  il  reprendra  courage  et  santé 
pour  achever  ici  son  apprentissage  ou  pour  s'en  retourner 
chez  lui.  » 

»  Cela, dit  devant  Joset  l'a  beaucoup  secoué  :  a  Ma  mère, 
criail-il  comme  un  enfant;  ma  pauvre  mère,  qu'elle  vienne 
au  plus  tôt!  »  Mais  bien  vite  il  se  reprenait  :  <r  Non,  nonl^ 
je  ne  veux  pas  qu'elle  me  voie  mourir;  son  chagrin  m'a- 
chèverait trop  malheureusement!  —  Et  Brulette  ?  lui  disais- 
jetout  bas. —Oh I  Buulette  ne  viendrait  pas,  faisait-il; 
Brulette  est  bonne  ;  mais  il  n'est  point  possible  qu'elle  n'ait 
pas  fait  choix  d'un  amoureux  qui  la  retiendrait  de  me  venir 
consoler.  » 

«Alors,  j'ai  fait  jurer  à  Joset  qu'il  prendrait  au  moins 
patience  jusqu'à  mon  retour,  et  je  suis  venu.  Père  Brulet, 
décidez  de  ce  qu'il  faut  faire,  et  vous,  Brulette,  consultez 
votre  cœur. 

—  Maître  Huriel,  dit  Brulette  en  se  levant ,  j'irai ,  encore 

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m  LES  MAITRES  SONNEURS 

que  je  ne  sois  point  la  fiancée  de  Joseph,  comme  vous  le 
dites,  et  que  rien  ne  m'oblige  envers  lui,  sinon  que  sa  mère 
m'a  nourrie  de  son  lait  et  portée  en  ses  bras.  Mais  pourquoi 
pensez- vous  que  ce  jeune  homme  est  épris  de  moi,  puis- 
que, aussi  vrai  que  voilà  mon  grand-père,  il  ne  m'en  a  jamais 
dit  le  premier  mot? 

—  Il  m'avait  donc  bien  dit  la  vérité  ?  s'écria  Huriel,  comme 
charmé  de  ce  qu'il  entendait;  mais,  se  raccoisant  aussitôt  : 
Il  n'en  est  pas  moins  vrai,  dit-il,  qu'il  en  peut  mourir,  d'au- 
tant plus  que  l'espoir  ne  le  soutient  pas,  et  je  dois  ici  plai- 
der sa  cause  et  dire  ses  sentiments. 

-*-En  étes-vous  chargé?  dit  Brulétte  avec  fierté,  et  aussi 
avec  un  p45u  de  dépit  contre  le  muletier. 

—  Il  faut  que  je  m'en  charge,  commandé  ou  non,  répli- 
qua Huriel.  J'en  veux  avoir  le  cœur  net...  à  cause  de  lui  qui 
m'a  confié  sa  peine  et  demandé  mon  secours.  Voilà  donc 
comme  il  me  parlait  :  a  J'ai  voulu  me  donner  à  la  musi- 
que, autant  par  amour  de  la  chose  que  par  amour  de  ma 
mie  Brulette.  Elle  me  considère  comme  son  frère,  elle  a 
toujours  eu  pour  moi  de  grands  soins  et  une  bonne  pitié; 
mais  elle  n'en  a  pas  moins  fait  attention  à  tout  le  monde, 
hormis  *à  moi  ;  et  je  ne  l'en  peux  blâmer.  Cette  jeunesse 
aime  la  braverie  et  tout  ce  qui  rend  glorieux.  C'est  son  droit 
d'être  coquette  et  avantageuse.  J'en  ai  le  cœur  fâché,  mais 
c'est  la  faute  du  peu  que  je  vaux  si  elle  donne  ses  amitiés  à 
de  plus  vaillants  que  moi.  Tel  que  me  voilà,  ne  sachant  ni 
piocher  rude,  ni  parler  doux,  ni  danser,  ni  plaisanter,  ni 
même  chanter,  me  sentant  honteux  de  moi  et  de  mon  sort, 
je  mérite  bien  qu'elle  me  regarde  comme  le  dernier  de  ceux 
qui  pourraient  prétendre  à  elle.  Eh  bien,  voyez-vous,  cette 
peine  me  fera  mourir  si  elle  dure,  et  j'y  veux  trouver  un 
remède.  Je  sens  en  dedans  de  moi  quelque  chose  qui  me 
dit  que  je  peux  musiquer  mieux  que  tous  ceux  qui  s'en  mê- 
lent dans  notre  endroit  ;  si  j'y  a  boutais,  je  ne  serais  plus  un 
rien  du  tout.  Je  deviendrais  plus  que  les  autres,  et  comme 
cette  fille  a  du  goût  et  de  l'accent  pour  chanter,  elle  com- 
prendrait, par  elle-même,  ce  que  je  vaux,  outre  que  sa 
fierté  serait  flattée  de  l'estime  qu'on  ferait  de  moi,  » 

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LES  MAITRES  SONNEURS  99 

—  Vous  parlez,  dit  Brulette  en  souriant,  comme  si  je  Ten- 
tendais  lui-même,  encore  qu*il  ne  m'ait  jamais  dit  cela  à 
propos  de  moi.  Son  amour-propre  a  toujours  été  en  souf- 
france, et  je  vois  que  c'est  aussi  par  l'amour-propre  qu'il 
croirait  pouvoir  me  persuader  ;  mais  puisque  une  telle  ma- 
ladie le  met  en  danger  de  mourir,  je  ferai,  pour  lui  remonter 
le  courage,  tout  ce  qui  dépendra  de  la  sorte  d'amitié  que 
j*ai  pour  lui.  J'irai  le  voir  avec  la  Mariton,  si  toutefois  c'est 
le  conseil  et  la  volonté  de  mon  grand-père. 

—  Avec  la  Mariton,  dit  le  père  Brulet,  ça  ne  me  paraît 
pas  possible,  pour  des  raisons  que  je  sais  et  que  tu  sauras 
bientôt,  ma  fille.  Qu'il  te  suffise,  quant  à  préseût,  que  je  te 
dise  qu'elle  est  empêchée  de  quitter  son^maître,  à  cause 
d'embarras  qu'il  a  dans  ses  affaires.  D'ailleurs,  si  la  maladie 
de  Joseph  peut  se  dissiper,  il  est  inutile  de  tourmenter  et  de 
déranger  cette  femme.  J'irai  donc  avec  toi,  parce  que  j'ai 
la  confiance,  comme  tu  as  toujours  gouverné  Joseph  pour 
le  mieux,  que  tu  auras  encore  crédit  sur  son  esprit  pour  le 
ramener  au  courage  et  à  la  raison.  Je  sais  ce  que  tu  penses 
de  lui,  et  c'est  ce  que  j'en  pense  aussi  :  d'ailleurs,  si  nous 
le  trouvions  dans  un  état  désespéré,  nous  ferions  vitement 
écrire  pour  que  sa  mère  vienne  lui  fermer  les  yeux. 

—  Si  vous  voulez  ine  souffrir  en  votre  compagnie  pour  le 
voyage,  dit  Huriel,  je  vous  conduirai  bien  au  juste,  d'un  so- 
leil à  l'autre,  au  pays  oîi  se  trouve  Joseph,  et  mèmement 
en  une  seule  journée  si  vous  ne  craignez  pas  trop  les  mau- 
vais chemins. 

—  Nous  causerons  de  ça  à  table,  répondit  mon  oncle;  et 
quant  à  votre  compagnie,  je  la  souhaite  et  la  réclame,  car 
vous  avez  très-bien  parlé,  et  je  ne  suis  pas  sans  savoir  à 
quelle  famille  d'honnêtes  gens  vous  appartenez. 

—  Connaissez-vous  donc  mon  père?  dit  Huriel.  En  nous 
entendant  nommer  Brulette,  il  nous  a  dit,  à  Joseph  et  à  moi, 
que  son  père  avait  eu  un  ami  de  jeunesse  qui  s'appelait  Brulet. 

—  C'était  moi,  dit  mon  oncle.  J'ai  bûché  longtemps,  il  y 
a  une  trentaine  d'années,  dans  le  pays  de  Saiut-Amand  avec 
votre  grand-père,  et  j'ai  connu  votre  père  tout  jeune,  tra- 
vaillant avec  nous  et  sonnant  déjà  par  merveille.  C'était  un 

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lOa  LES  MAITRES  SONNEURS 

garçon  bien  aimable,  qui  ne  doit  pas  être  encore  trop  cha- 
griné par  rage.  Quand  vous  vous  êtes  fait  connaître  tout  à 
rheure,  je  n'ai  pas  voulu  vous  couper  la  parole,  et  si  je 
vous  ai  un  peu  tancé  sur  les  coutumes  de  votre  état,  c'était 
à  seules  lins  de  vous  éprouver.  Or  donc,  asseyez-vous,  et 
n'épargnez  rien  de  ce  qui  est  ici  à  votre  service. 

Pendant  le  souper,  Huriel  se  montra  aussi  raisonnable 
dans  ses  discours  et  aussi  gentil  dans  son  sérieux,  que  nous 
l'avions  trouvé  divertissant  et  agréable  dans  la  nuit  de  la 
Saint-Jean.  Brulette  Técoutait  beaucoup  et  paraissait  s'ac- 
coutumer à  sa  figure  de  charbonnier;  mais  quand  on  parla 
du  chemin  à  faire  et  de  la  manière  de  voyager,  elle  s'in- 
quiéta pour  son  *grand-père  de  la  fatigue  et  du  dérange- 
ment ;  et  comme  Huriel  ne  pouvait  pas  répondre  que  la 
chose  ne  fût  bien  pénible  pour  un  homme  d'âge,  je  m'offris 
à  accompagner  Brulette  à  la  place  de  mon  oncle. 

—  Voilà  la  meilleure  des  idées,  dit  Huriel.  Si  nous  ne 
sommes  que  nous  trois,  nous  prendrons  la  traverse,  et, 
partant  demain  matin,  arriverons  demain  soir.  J'ai  une 
sœur,  très-sage  et  très- bonne,  qui  recevra  Brulette  en  sa 
propre  cabiole,  car  je  ne  vous  cache  pas  que  là  où  nous 
sommes,  vous  ne  trouverez  ni  maisons,  ni  couchée  selon 
vos  habitudes. 

—  Il  est  vrai,  reprit  mon  oncle,  que  je  suis  bien  vieux 
pour  dormir  sur  la  fougère,  et  malgré  que  je  ne  sois  pas 
bien  complaisant  à  mon  corps,  si  je  venais  à  tomber  malade 
là- bas,  je  vous  serais  d'un  grand  embarras,  mes  chers  en- 
fants. Or  donc,  si  Tiennet  y  va,  je  le  connais  assez  pour  lui 
confier  sa  cousine.  Je  compte  qu'il  ne  la  quittera  d'une  se- 
melle dans  toute  rencontre  où  il  y  aurait  danger  pour  une 
jeunesse,  et  je  compte  sur  vous  aussi,  Huriel,  pour  ne  fe'x- 
poser  à  aucun  accident  en  route. 

Je  fus  bien  content  de  cette  résolution  et  me  fis  un  plaisir 
de  conduire  Brulette,  de  même  qu'un  honneur  de  la  dé- 
fendre au  besoin.  Nous  nous  départîmes  à  la  nuit,  et  avant 
la  levée  du  jour,  nous  nous  retrouvâmes  à  la  porte  du  même 
logis  ;  Brulette  déjà  prête  et  tenant  son  petit  paquet,  Huriel 
conduisant  son  clairin  et  trois  mules,  sur  l'une  desquelles  il 

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I 

LES  MAITRES  SONNEURS  101 

y  avait  une  bâtine  Irès-douce  et  très-propro  où  il  assit  Bru- 
Jette;  puis  il  enfourcha  le  cheval,  et  moi  l'autre  mule,  un 
peu  étonné  de  me  voir  là-dessus.  La  troisième,  chargée  de 
grandes  bannes  neuves,  suivait  d'elle-même,  et  Satan  fer- 
mait la  marche.  Personne  n*était  encore  levé  dans  le  village, 
et  c'était  mon  regret,  car  j'aurais  souhaiter  donner  un  peu 
de  jalousie  à  tant  de  galants  de  Brulette,  qui  m'avaient  fait 
euragfer  maintes  fois;  mais  Huriel  paraissait  pressé  de  quitter 
le  pays  sans  être  examiné  do  près  et  critiqué,  aux  oreilles 
de  Brulette,  pour  sa  flgure  noire. 

Nous  n'allâmes  pas  loin  sans  qu'il  me  lît  sentir  qu'il  ne 
me  laisserait  pas  gouverner  toutes  choses  à  mon  gré.  Nous 
étions  au  bois  de  Maritet  sur  le  midi,  et  avions  fait  quasi  la 
moitié  du  voyage.  Il  y  avait  par  là  un  petit  endroit  qu'on 
appelle  la  Ronde,  où  j'aurais  été  content  d'entrer  et  de  nous 
payer  un  bon  déjeuner;  mais  Huriel  se  moqua  de  mon  goût 
pour  le  couvert,  et,  se  voyant  soutenu  par  Brulette^  qui  était 
disposée  à  prendre  tout  en  gaieté,  il  nous  fit  descendre  un 
petit  ravin  où  coule  une  mince  rivière  qui  a  nom  la  Porte^ 
feuille,  parce  que,  de  ce  temps-là,  du  moins,  elle  était  toute 
couverte  des  grandes  nappes  du  plateau  blanc  \  et  aussi  om- 
bragée du  feuillage  de  la  forêt,  laquelle  descendait,  de  cha- 
que côté,  jusqu'à  ses  rives.  Il  lâcha  les  bêtes  dans  les  joncs» 
nous  choisit  une  belle  place  toute  rafraîchie  d'herbes  sau- 
vages, ouvrit  les  paniers,  déboucha  le  baril,  et  nous  servit 
un  aussi  bon  goûter  que  nous  l'eussions  pu  faire  chez  nous, 
bien  proprement,  et  avec  tant  d'égards  pour  Brulette  qu'elle 
ï>e  se  put  empêcher  d'en  marquer  son  plaisir. 

Et  comme  elle  vit  qu'avant  de  toucher  au  pain  pour  le 
couper,  et  à  la  serviette  blanche  qui  roulait  les  provisions, 
il  se  lavait  avec  grand  soin  les  mains  dans  la  rivière,  jus- 
qu'au-dessus des  coudes,  elle  lui  dit  en  riant  et  avec  son 
petit  air  de  commandement  gracieux  :  — Pendant  que  vous  y 
^tes,  vous  pourriez  bien  aussivous  laver  la  figure,  afin  qu'on 
voie  si  c'est  bien  vous  le  beau  cornemuseuxdela  Saint-Jean. 

—  Non,  mignonne,  répondit-il.  Il  faut  vous  habituer  à 

^  NympAea  ou  nénufar. 


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102  LKS  MAITRES  SONNEURS 

l'envers  de  la  monnaie.  Je  ne  prétends  rien  sur  votre  cœur 
qu'un  peu  d'amitié  et  d'estime,  malgré  que  je  sois  un  païen 
de  muletier;  je  n'ai  donc  pas  besoin  de  vous  plaire  par 
mon  visage,  et  ce  n*est  pas  pour  vous  que  je  le  blanchirai. 
Elle  fut  mortifiée^  mais  ne  resta  point  court  : 

—  On  ne  doit  point  faire  peur  à  ses  amis ,  dit-elle,  et  tel 
que  vous  voilà,  vous  risquez  que  la  frayeur  m'ôte  l'appétit. 

—  En  ce  cas- là,  j'irai  donc  manger  à  l'éCart,  pour  ne 
V0U3  point  écœurer. 

11  le  fit  comme  il  le  disait,  s'assit  sur  une- petite  roche 
qui  avançait  dans  l'eau,  en  arrière  de  l'endroit  où  nous 
étions  açsis,  et  se  mita  manger  seul,  tandis  que  je  profitais 
du  plaisir  de  servir  Brulette. 

Elle  en  rit  d'abord,  croyant  l'avoir  fâché  et  y  prenant  gré 
comme  toutes  les  coquettes;  mais  quand  elle  se  lassa  du 
jeu  et  le  voulut  ramener,  elle  eut  beau  l'exciter  en  paroles, 
il  tint  bon,  et,  chaque  fois  qu'elle  tournait  la  tête  devers 
lui,  il  lui  tournait  le  dos  en  se  cachant  d'elle  et  en  lui  ré- 
pondant, bien  à  propos,  mille  badineries,  sans  montrer 
aucun  dépit,  ce  qui,  pour  elle,  était  peut-être  bien  le  pire 
de  la  chose. 

De  sorte  qu'elle  en  eut  regret ,  et ,  à  un  mot  un  peu 
vif  qu'il  lâcha  sur  les  bégueules,  et  qu  elle  crut  dit  à  son 
intention,  deux  larmes  lui  tombèrent  des  yeux,  encore 
qu'elle  eût  bien  voulu  les  retenir  en  ma  présence.  Huriel  ne 
les  vit  point,  et  je  n'eus  garde  de  paraître  les  avoir  vues. 

Quand  nous  fûmes  assez  repus  pour  une  fois,  Huriel  me 
dit  de  serrer  le  restant  de  nos  vivres,  et  ajouta  :  —  Si  vous 
êtes  las,  mes  enfants,  vous  pouvez  faire  un  somme  ici,  car 
nos  bêtes  ont  besoin  qu  on  laisse  passer  la  grande  chaleur 
du  jour.  Cest  l'heure  oîi  la  mouche  est  enragée,  et,  dans 
ces  taillis,  elles  se  peuvent  frotter  et  secouer  à  leur  guise. 
Je  compte,  Tiennet,  que  tu  feras  bonne  garde  à  notre  prin- 
cesse. Moi,  je  vas  monter  un  peu  dans  la  forêt  pour  voir 
comment  s'y  gouverne  l'œuvre  du  bon  Dieu. 

Et  d'un  pas  léger,  ne  sentant  pas  plus  le  chaud  que  si 
nous  étions  au  mois  d'avril,  encore  que  ce  fût  en  plein  juil- 
let, il  grimpa  la  côte  et  se  perdit  sous  les  grands  arbres. 

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LES  MAITRES  SONNEURS  103 


Dixième   Teille. 

Brulette  fit  de  son  mieux  pour  me  cacher  son  ennui  de 
le  voir  partir,  mais,  ne  se  sentant  point  le  cœur  à  la  cau- 
sette, aile  fit  mine  de  s'endormir  sur  le  sable  fin  de  la  rive, 
la  tête  appuyée  sûr  les  paniers  qu'on  avait  retirés  au  mulet 
pour  le  soulager,  et  lo  visage  garanti  des  mouches  par  son 
mouchoir  blanc.  Je  ne  sais  si  elle  dormit  ;  je  lui  parlai  deux 
ou  trois  fois  sans  avoir  réponse,  et  comme  elle  m'avait 
laissé  mettre  ma  figure  sur  le  bout  de  son  tablier,  je  me 
Uns  coi  aussi,  mais  sans  dormir  d'abord,  car  je  me  sentais 
bien  encore  un  peu  agité  par  son  voisinage. 

Enfin  la  fatigue  me  gagna  et  je  perdis  ma  connaissance 
pour  un  bout  de  temps.  Quand  elle  me  revint,  j'entendis 
causer,  et  connus,  à  la  voix,  que  le  muletier  était  revenu 
et  s'entretenait  avec  Brulette.  Je  ne  voulus  point  déranger 
le  tablier  afin  de  pouvoir  les  entendre  parler  librement,  mais 
je  le  tenais  bien  serré  dans  mes  mains,  et  la  fillette  n'aurait 
pas  pu  s'éloigner  d'un  pas,  encore  qu'elle  l'eût  voulu. 

—  Mais  enfin,  j'ai  le  droit,  disait  Huriel,  de  vous  deman- 
der quelle  conduite  vous  avez  résolu  de  tenir  avec  ce  pauvre^ 
enfant.  Je  suis  son  ami  plus  qu'il  ne  m'est  permis  d'être  le 
vôtre,  et  je  me  reprocherais  de  vous  avoir  amenée  auprès 
de  lui,  si  votre  idée  était  de  le  tromper. 

—  Qui  vous  parle  de  le  tromper?  répondit  Brulette.  Pour- 
quoi critiquez-vous  mon  intention  sans  la  connaître? 

—  Je  ne  la  critique  pas,  Brulette;  je  vous  questionne  en 
homme  qui  aime  beaucoup  Joseph,  et  qui  vous  porte  assez 
d'estime  pour  croire  que  vous  irez  franchement  avec  lui. 

—  Cela  ne  regarnie  que  moi,  maître  Huriel  ;  vous  n'êtes 
pas  juge  de  mes  sentiments,  et  je  n'en  dois  confidence  à 
personne.  Je  ne  vous  demande  pas,  moi,  si  vous  êtes  franc 
et  fidèle  envers  votre  femme  ! 

—  Ma  femme?  fit  Huriel,  comme  étonné. 

—  Eh  oui,  reprit  Brulette,  n'êtes-vous  point  marié? 

—  Vous  ai-je  dit  cela  ?  ^ 


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104  LES  MAITRES  SONNEURS 

—  Je  croyais  que  vous  l'aviez  dit  chez  nous  hier  soir, 
quand  mon  grand-père,  s'imaginant  que  vous  veniez  me 
parler  mariagf,  s'est  dépêché  de  vous  refuser. 

—  Je  n'ai  rien  dit  du  tout,  Brulelte,  si  ce  n'est  que  je  ne 
demandais  pas  le  mariage.  Avant  d'avoir  la  personne,  il 
faut  avoir  le  cœur,  et  je  n'ai  pas  droit  au  vôtre. 

—  Je  vois  au  moins,  dit  Brulette,  que  vous  êtes  plus  rai- 
sonnable et  moins  hardi  avec  moi  que  Tan  passé. 

—  Ohl  reprit  Huriel,  si  je  vous  ai  dit,  à  la  fête  de  votre 
village,  des  paroles  un  peu  vives,  c'est  qu'elles  me  sont 
venues  comme  ça  en  vous  voyant  ;  mais  le  temps  a  passé 
là-dessus,  et  vous  devriez  avoir  oubliél'offense. 

—  Qui  vous  dit  que  je  m'en  souvienne  ?  Est-ce  que  je 
vous  en  fais  reproche? 

—  Vous  me  la  reprochez  en  vous-même,  ou  tout  au 
moins  vous  en  gardez  souvenance,  puisque  vous  ne  me 
voulez  point  parler  clairement  au  sujet  de  Joseph. 

—  J'ai  cru,  dit  Brulette,  dont  la  voix  marquait  un  peu 
d'impatience,  que  je  m'étais  expliquée  là-dessus  bien  clai- 
rement hier  au  soir;  mais  quel  accord  voulez-vous  donc 
faire  entre  ces  deux  choses-là?  Plus  je  vous  aurai  oublié, 
moins  je  dois  être  pressée  de  vous  confesser  mes  senti- 
ments pour  n'importe  qui. 

—  Tenez,  mignonne,  dit  le  muletier,  qui  ne  paraissait 
donner  dans  aucune  des  petites  réserves  de  Brulette,  vous 
avez  très-bien  parlé  sur  le  passé  hier  au  soir;  mais  vous 
n'avez  guère  appuyé  sur  l'avenir,  et  je  ne  sais  pas  encore  ce 
que  vous  comptez  dire  de  bon  à  Joseph  pour  le  raccommo- 
der avec  la  vie.  Pourquoi  refusez-vous  de  me  le  faire  savoir 
franchement  ? 

—  Et  qu'est-ce  que  cela  vous  fait,  je  vous  le  demande?  Si 
vous  êtes  marié,  ou  seulement  engagé  de  parole,  vous  ne 
devez  point  tant  regarder  à  travers  le  cœur  des  filles. 

—  Brulette,  vous  voulez  absolument  me  faire  dire  que  je 
suis  libre  de  vous  faire  la  cour.  Et  vous,  vous  ne  me  direz 
rien  de  votre  position?  Je  ne  dois  pas  savoir  si  vous  devez 
^n  jour  favoriser  Joseph,  ou  si  vous  n'avez  pas  donné  pa- 

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LES  MAITRES  SONNEURS  105 

Tole  à  quelque  autre,  ne  fût-ce  qu'à  ce  grand  garçon-là  qui 
dort  sur  votre  tablier  î 

—  Tous  êtes  trop  curieux  !  dit  Brulette  en  se  levant  et  en 
se  hâtant  de  me  retirer  le  tablier  que  je  fus  Bien  forcé  de 
lâcher,  en  faisant  celui  qui  s*é veille. 

—  Partons,  dit  Huriel,  que  la  mauvaise  humeur  de  Bru- 
lette ne  paraissait  point  entamer  et  qui  montrait  toujours  le 
rire  sur  ses  dents  blanches  et  dans  ses  grands  yeux,  les  seuls 
endroits  de  sa  figure  qui  ne  fussent  point  en  deuil. 

Nous  reprîmes  le  chemin  du  Bourbonnais.  Le  soleil  s'était 
caché  sous  une  grosse  nuée  qui  montait,  et  il  commençait  à 
tonner  ^ans  les  bas  du  ciel. 

—  Cet  orage-là  n'est  rien,  dit  le  muletier;  il  s'en  va  sur 
notre  gauche.  Si  nous  n'en  rencontrons  pas  un  autre  en  ti- 
rant sur  les  affluents  de  la  Joyeuse,  nous  arriverons  sans 
peine  ;  mais  le  temps  est  si  lourd  qu'il  faut  s'apprêter  à  tout. 

Il  déplia  alors  son  manteau,  qui  était  lié  derrière  lui  avec 
une  belle  capiche  de  femme,  toute  neuve,  dont  Brulette  s'é- 
merveilla, —  Vous  ne  direz  pas,  fit-elle  en  rougissant,  que 
vous  n'êtes  pas  marié?  A  moins  que  ce  ne  soit  un  cadeau  dé 
noces  que  vous  avez  acheté  en  chemin  ? 

—  C'est  possible,  dit  Huriel  du  même  air  ;  mais  s'il  vient 
à  pleuvoir,  vous  Tétrennerez  et  ne  le  trouverez  pas  de  trop, 
car  votre  cape  est  légère. 

Comme  il  l'avait  prédit,  le  temps  s'éclaircit  d'un  côté  et 
s'embrouilla  de  l'autre,  et,  comme  nous  traversions  une 
brande  plate,  entre  Saint-Saturnin  et  Sidiailles,  il  s'émaliça 
tout  d'un  coup  et  nous  battit  d'un  grand  vent.  Le  pays  de- 
venait sauvage,  et  la  tristesse  me  prit  malgré  moi.  Brulette 
aussi  trouva  l'endroit  bien  aride,  et  observa  qu'il  n'y  avait 
pas  un  seul  arbre  pour  s'abriter.  Huriel  se  moqua  de  nous. 
•*  Voilà  bien  les  gens  des  pays  de  blé!  dit-il;  aussitôt  qu'ils 
foulent  la  bruyère,  ils  se  croient  perdus. 

Comme  il  nous  conduisait  en  droite  ligne,  connaissant, 
comme  son  œil,  toutes  les  sentes  et  coursières  par  où  un 
naulet  pouvait  passer  pour  abréger  le  chemin,  il  nous  fit 
laisser  Sidiailles  sur  la  gauche  et  descendre  tout  droit  aux 
bords  de  la  petite  rivière  de  Joyeuse,  un  pauvre  rio  qui 

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106  LES  MAITRES  SONNEURS 

n*avait  pas  la  mine  d'être  bien  méchant,  et  que  pourtant  il 
se  montra  pressé  de  passer.  Quand  ce  fut  fait,  la  pluie  com- 
mença de  tomber,  et  il  fallait,  ou  nous  mouiller,  ou  nous 
arrêter  en  un  moulin  qu'on  appelle  le  moulin  des  Paulmes. 
Brulette  voulait  passer  outre,  et  c'était  aussi  le- conseil  du 
muletier,  qui  pensait  ne  pas  devoir  attendre  que  les  che- 
mins fussent  gâtés  ;  mais  j'observai  que  la  fille  m'étant  con- 
fiée, je  ne  devais  point  l'exposer  à  attraper  du  mal,  et  Huriel 
se  rendit  cette  fois  à  mon  vouloir. 

Nous  fûmes  arrêtés  là  deux  grandes  heures,  et  quand  il 
fut  possible  de  se  risquer  dehors,  le  soleil  s'en  allait  grand 
^  train.  La  Joyeuse  avait  si  bien  enflé  que  c'était  une  vraie  ri- 
vière dont  le  guéage  n'eût  pas  été  commode  ;  heureusement, 
nous  l'avions  derrière  nous;  mais  les  chemins  étaient 
devenus  abominables  et  nous  avions  encore  une  petite 
rivière  à  traverser  avant  de  nous  trouver  en  Bourbon- 
nais. 

Tant  que  le  jour  dura,  nous  pûmes  avancer  ;  mais  la  nuit 
vint  si  noire,  que  Brulette  eut  peur  sans  oser  le  dire.  Huriel, 
qui  s'en  aperçut  à  son  silence,  descendit  de  cheval,  et,  chas- 
sant devant  lui  cette  bête  qui  connaissait  le  chemin  aussi 
bien  que  lui-même,  il  prit  la  bride  du  mulet  qui  portait  ma 
cousine  et  le  conduisit  bien  adroitement  pendant  plus  d'une 
*  lieue,  le  soutenant  pour  qu'il  ne  bronchât,  et  se  mettant 
dans  l'eau  ou  dans  les  sables  jusqu'aux  genoux,  sans  souci 
de  rien  pour  son  compte,  et  riant  chaque  fois  que  Brulette  le 
plaignait,  ou  le  priait  de  ne  pas  se  tuer  pour  elle.  Là,  elle 
s'avisa  bien  qu'il  était  ami  plus  fidèle  et  plus  secourable  qu'un 
simple  galant,  et  qu'il  savait  aider  beaucoup  sans  se  faire 
valoir. 

Le  pays  me  paraissait  de  plus  en  plus  vilain.  C'était  toutes 
petites  côtes  vertes  coupassées  de  ruisseaux  bordés  de  beau- 
coup d'herbes  et  de  fleurs  qui  sentaient  bon,  mais  ne  pou- 
vaient en  rien  amender  le  fourrage.  Les  arbres  étaient  beaux, 
et  le  muletier  prétendait  ce  pays  plus  riche  et  plus  joli  que  le 
nôtre,  à  cause  de  ses  pâturages  et  de  ses  fruits;  mais  je  n'y 
voyais  pas  de  grandes  moissons,  et  j'eusse  souhaité  être  chez 
nous,  surtout  voyant  que  je  ne  servais  de  rien  à  Brulette  et 

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LES  MAITRES  SONNEURS  m 

que  j'avais  assez  à  faire  pour  mon  compte  de  me  tirer  des 

viviers  et  des  trous  du  chemin. 

Enfin  le  temps  s'éclaircit,  la  lune  se  montra,  et  nous  nous 

trouvâmes  dans  le  bois  de  la  Hoche,  au  confluent  do  FAr- 

non  et  d'une  autre  rivière  dont  j'ai  oublié  le  nom. 

t 

—  Restez  sur  la  hauteur,  nous  dit  Huriel;  vous  pouvez 

même  y  mettre  pied  à  terre  pour  vous  dégourdir  les  jambes. 
C'est  sablonneux  et  la  pluie  n'a  guère  percé  les  chênes.  Moi, 
je  vas  voir  si  nous  pouvons  passer  le  gué. 

Il  descendit  jusqu'à  la  rivière,  et  remontant  bientôt  :  — 
Tous  les  fonds  sont  noyés,  nous  dit-il,  et  il  nous  faudrait 
peut-être  remonter  jusqu'à  Saint-Pallais  pour  passer  en 
Bourbonnais.  Si  nous  ne  nous  étions  pas  arrêtés  au  moulin 
de  la  Joyeuse,  nous  aurions  devancé  le  débordement,  et  nous 
serions  rendus  à  cette  heure  ;  mais  ce  qui  est  fait  est  fait; 
voyons  ce  qui  nous  reste  à  faire.  L'eau  tend  à  s'écouler.  En 
restant  ici,  nous  pouvons  passer  dans  quatre  ou  cinq  heures, 
et  nous  arriverons  à  notre  destination  au  petit  jour,  sans 
fatigue  et  sans  danger  ;  car  entre  les  deux  bras  de  TArnon, 
nous  avons  pays  de  plaine  sèche  :  au  lieu  que  si  nous  remon- 
tons jusqu'à  Saint- Pallais  de  Bourbonnais,  nous  risquons  de 
barboter  toute  la  nuit  pour  ne  pas  arriver  plus  tôt. 

—  Eh  bien,  dit  Brulette,  restons  ici.  L'endroit  est  sec  et  le 
temps  clair;  et  encore  que  nous  soyons  en  un  bois  un  peu 
sauvage,  je  n'aurai  point  peur  avec  vous  deux. 

—  Voilà  enfin  une  brave  voyageuse  !  dit  Huriel.  Or  çà, 
soupons,  puisque  nous  n'avons  rien  de  mieux-è  faire.  Tien- 
net,  attache  le  clairin,  car  nous  avons  beaucoup  d'autres 
bois  avoisilïant  celui-ci,  et  je  ne  répondrais  pas  de  la  traî- 
trise de  quelque  loup.  Déshabille  les  mules,  elles  ne  s'éloi- 
gneront pas  de  la  clochette  ;  et  vous,  mignonne,  aidez-moi 
à  faire  le  feu,  car  l'air  est  encore  humide,  et  je  suis  d'avis 
que  vous  ne  preniez  pas  de  rhume  en  mangeant  bien  à 
votre  aise. 

Je  me  sentais  le  cœur  très-découragé  et  attristé  sans  pou- 
yotr  me  dire  pourquoi;  soil  que  j'eusse  honte  de  n'être  bon 
à  rîfendans  un  par,eil  voyage  auprès  de  Brulette,  soit  que  le 

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108  LES  MAITRES  SONNEURS 

muletier  eût  raison  de  me  plaisanter,  j'étais  déjà  comm^  si 
•  javais  eu  le  mal  du  pays. 

—  Dé  quoi  te  plains-tuî  me  disait  cependant  Huriel,  qui 
paraissait  toujours  plus  gai,  à  mesure  que  nous  étions  plus 
en  détresse  :  n'es-tu  pas  là  comme  un  moine  en  son  réfec- 
toire? Ces  rochers  ne  sont-ils  pas  disposés  comme  pour 
nous  servir  de  cheminée,  de  dressoirs  et  de  sièges?  Ne 
voilà- t-il  pas  ton  troisième  repas  aujourd'hui?  Cette  claire 
lune  d'argent  n'éclaire-t-elle  pas  mieux  que  ta  vieille  lampe 
d'étain  ?  Nos  vivres,  bien  couverts  dans  mes  bannos,  ont-ils 
souffert  de  la  pluie?  Ce  grand  foyer  ne  sèche-t-il  pas  l'air 
autour  de  nous?  Ces  branches  et  ces  herbes  mouillées  n'onl- 
elles  pas  meilleure  senteur  que  vos  provisions  de  fromage 
et  de  beurre  rance?  Est-ce  qu'on  ne  respire  pas  autrement 
sous  cesi  grandes  voûtures  de  branches  ?  Regarde-les,  éclai- 
i*ées  par  la  flamme  de  notre  campement  1  Ne  dirait-on  pas 
des  centaines  de  grands  bras  mafgres  qui  s'entre-croisent 
pour  nous  abriter?  Si,  de  temps  en  temps,  un  petit  vent 
nous  secoue  la  feuillée  humide  sur  la  tête,  n'en  vois-tu  pas 
pleuvoir  des  diamants  qui  nous  couronnent?  Qu'est-ce  que  tu 
trouves  de  si  triste  dans  l'idée  que  nous  sommes  seuls  dans 
un  lieu  inconnu  pour  loi  ?  Ne  rassemble-t-il  pas  ce  qu'il  y 
a  de  plus  consolant  dans  la  vie  ?  Dieu  d'abord,  qui  est  par- 
tout, et  ensuite  une  fille  charmante  et  deux  bons  amis  prêts 
à  s'entr'aider  ? 

»  Et  puis,  croy(îZ-vous  que  l'homme  soit  fait  pour  nicher 
toute  l'année  ?  M'est  avis,  au  contraire,  que  son  destin  est 
de  courir,  et  qu'il  serait  cent  fois  plus  fort,  plus  gai,  plus 
sain  d'esprit  et  de  corps,  s'il  n'avait  pas  tant  cherché  ses 
aises,  qui  l'ont  rendu  mol,  craintif  et  sujet  au\  maladies. 
Plus  vous  fuyez  le  froid  et  le  chaud,  plus  ils  vous  blessent 
quand  ils  vous  attrapent.  Vous  verrez  mon  père,  qui,  comme 
moi,  n'a  peut-être  pas  dormi  dans  un  lit  dix  fois  en  sa  vie, 
s'il  a  des  courbatures  et  des  rhumatismes,  encore  qu'il  tra- 
vaille en  bras  de  chemise  en  plein  hiver  I 

»  Et  puis  enfin,  n'est-ce  pas  réjouissant  de  se  sentir  plus 
solide  que  le  vent  et  les  tonnerres  du  ciel  ?  Quand  Toilage 
gronde,  n'est-ce  pas  la  plus  belle  des  musiques?  Et  lescou- 


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LES  MAITRES  SONNEURS  109 

rants  d'eau  qui  s'engouffrent  dans  les  ravines  et  qui  s*en 
vont  sautent  d'une  racine  sur  l'autre,  emportant  les  cail- 
loux et  laissant  leur  écume  aux  tiges  des  fougères,  ne  chan- 
tent-ils pas  aussi  des  chansons  folles  qui  portent  aux  jolis 
rêves,  quand  on  s'endort  dans  les  îlots  qu'en  une  nuit  ils 
découpent  autour  de  vous?  Les  hôtes  s'attristent  du  mau- 
vais temps,  j'en  conviens;  les  oiseaux  se  taisent,  les  renards 
se  terrent  ;  mon  chien  lui-même  cherche  un  abri  sous  le 
ventre  de  mon  cheval;  mais  ce  qui  distingue  l'homme  des 
animaux,  c'est  de  conserver  son  cœur  trancjuille  et  allègre 
au  milieu  des  batailles  de  Fair  et  du  caprice  des  nuées.  Lui 
seul,  qui  sait  se  préserver,  par  son  raisonnement,  de  la  peur 
«t  du  danger,  a  le  pouvoir  et  l'instinct  de  sentir  ce  qu'il  y  a 
de  beau  dans  ce  vacarme.  » 

Brulette  écoutait  le  muletier  avec  un  grand  saisissement. 
Elle  suivait  ses  yeux  et  tous  ses  gestes,  et  goûtait  chaque 
chose  qu'il  disait,  sans  s'expliquer  à  elle-même  comment 
des  paroles  et  des  idées  si  nouvelles  lui  montaient  la  tête  et 
lui  échaulfaient  le  cœur.  Je  m'en  sentais  bien  un  peu  touché 
aussi,  encore  que  j'y  fisse  plus  de  résistance  :  car  Huriel  avait 
une  mine  si  aimable  et  si  résojue  sous  son  barbouillage, 
qu'on  en  était  gagné  malgré  soi,  comme  lorsqu'on  se  voit 
surpassé  au  mail  par  un  si  beau  joueur  qu'on  lui  rend  hom- 
mage tout  en  perdant  son  enjeu.  ' 

Nous  n'étions  pas  pressés  de  finir  notre  souper,  car,  de 
vrai,  nous  étions  très-bien  séchés,  et  quand  notre  feu  ne  fut 
plus  qu'un  tas  de  cendres  chaudes ,  le  temps  était  devenu  si 
doux  et  si  clair  que  nous  nous  trouvions  très-dispos  et  tout 
,  ^  fait  soutenus  en  courage  et  bien-être  par  les  joyeux  pro- 
pos et  beaux  devis  du  muletier.  Dé  temps  en  temps,  il  se 
taisait  pour  écouter  la  rivière  qui  grondait  toujours  assez 
fort,  et  comme  les  eaux,  tombées  dans  les  hauts,  s'épan- 
chaient vers  son  lit  en  mille  petits  ruisseaux  encore  grouil- 
lants, il  n'y  avait  point  d'apparence  que  nous  pussions  nous 
remettre  en  marche  avant  la  tombée  de  la  nuit.  Huriel 
ayant  été  encore  s'en  assurer,  revint  nous  donner  le  con- 
seil de  dormir.  Il  fit  un  lit  à  Brulette  avec  les  bâtines  des  ' 
animaux,  et  l'enveloppa  bien  de  tout  ce  qu'il  avait  de  vête- 

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110  LES  MAITRES  SONNEURS 

ments  de  rechange,  toujours  bien  gaiemenl  et  sans  lui  conter 
davantage  fleurette ,  mais  en  lui  marquant  Tintél'êt  et  la 
douceur  qu'il  aurait  eus  pour  un  petit  enfant. 

Puis,  il  s'étendit,  sans  manteau  ni  coussins,  sur  la  terre 
séchée  aux  alentours  du  foyer,  m'invitant  à  faire  de  même, 
et  bientôt  dormit  comme  mi  loir,  ou  peu  s'en  faut. 

J'étais  bien  tranquille,  mais  je  ne  dormais  point,  car  je 
ne  pouvais  goûter  cette  façon  de  dortoir,  lorsque  j'entendis 
au  loin  une  sonnette,  comme  si  le  clairin  se  fût  détaché  et 
écarté  dans  la  forêt.  Je  me  soulevai  et  le  vis  bien  tranquille 
au  lieu  où  nous  l'avions  mis.  C'était  donc  un  autre  clairin 
qui  nous  annonçait  l'approche  ou  le  voisinage  d'autres  mu- 
letiers. 

Tout  aussitôt  je  vis  Huriel  se  soulever  aussi,  écouter,  se 
lever  tout  à  fait  et  venir  à  moi  :  —  J'ai  le  sommeil  dur,  me 
dit-il,  et  quand  je  n'ai  que  mes  mules  à  garder,  je  peux 
m'oublier  quelquefois  :  mais  comme  j'ai  ici  la  garde  d'une 
princesse  fort  précieuse,  c'est  autre  chose,'  et  je  n'ai  dormi 
que  d'un  œil.  Ainsi  as-tu  fait,  Tiennet,  et  c'est  bien.  Par- 
lons bas,  et  ne  bougeons,  car  j'aime  autant  ne  pas  faire  ren- 
contre de  mes  confrères  ;  mais  comme  j'ai  bien  choisi  la 
place  où  nous  sommes,  il  y  a  peu  d'apparence  qu'on  nous 
y  découvre. 

Il  n'avait  pas  uni  de  parler,  qu'une  ligure  noire  glissa 
entre  les  arbres  et  passa  si  près  de  Brulette  que,  pour  un 
peu,  elle  l'eût  heurtée  sans  la  voir.  C'était  un  muletier  qui, 
aussitôt,  fit  un  grand  cri  en  manière  de  sifflement,  auquel 
d'autres  cris  pareils  furent  répondus  de  plusieurs  endroits, 
et,  en  moins  d'un  instant,  une  demi-douzaine  de  ces  dia- 
bles, tous  plus  affreux  à  voir  les. uns  que  les  autres,  furent 
autour  de  nous.  Nous  avions  été  frahis  par  le  chien  d'Hu- 
riel,  qui,  sentantxies  amis  et  des  connaissances  dans  les 
chiens  des  muletiers,  avait  été  à  leur  rencontre  et  servi  de 
guide  à  leurs  maîtres  pour  trouver  notre  gîte. 

Huriel  avait  beau  s'en  cacher,  il  marquait  de  l'inquiétude, 
et  malgré  que  j'eusse  averti  doucement  Brulette  de  ne  bou- 
ger point,  et  que  je  me  fusse  mis  devant  elle  pour  la  ca- 

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LES  MAITRES  SONNEURS  111 

cher,  il  paraissait  impossible,  entourés  comme  nous  l'étions, 
de  la  sauver  bien  longtemps  de  leurs  yeux: 

J'avais  une  idée  confuse  du  danger,  et  le  devinais. plus 
que  je  ne  le  voyais,  car  Huriel  n'avait  pas  eu  le  temps  de 
m'expliquer  le  plus  ou  moins  de  chrétienté  des  gens  avec 
qui  nous  nous  trouvions.  Ils  s'entretenaient  avec  lui  dans 
le  patois  quasi  auvergnat  du  haut  Bourbonnais,  que  notre 
ami  parlait  aussi  bien  qu'eux,  encore  qu'il  fût  né  dans  le 
bas  pays.  Je  n'y  comprenais  qu'un  mot  de  temps  en  temps, 
et  voyais  bien  qu'ils  le  traitaient  de  bonne  amitié  et  lui 
demandaient  ce  qu'il  faisait  là  et  qui  j'étais.  Je  le  voyais 
désireux  de  les  éloigner,  et  même  il  me  dit,  pour  être  en- 
tendu d'eux,  qui  comprenaient  aussi  langage  de  chrétien  : 
—  Allons,  mon  camarade,  nous  allons  souhaiter  le  bonjour 
à  ces  amis  et  reprendre  notre  chemin. 

Mais,  au  lieu  de  nous  laisser  à  nos  apprêts  de  départ,  ils 
trouvèrent  la  place  bonne  pour  se  réchauffer  et  se  reposer, 
et  se  mirent  en  devoir  de  déshabiller  leurs  mulets  pour  les 
laisser  paître  jusqu'au  jour.  -—  Je  vas  crier  au  loup  pour  les 
éloigner  un  moment,  me  dit  tout  bas  Huriel.  Ne  bouge  de 
là,  ni  elle  non  plus,  je  reviens.  Toi,  habille  nos  montures 
et  nous  partirons  vite;  car  de  rester  ici,  c'est  le  pire  que 
nous  puissions  faire. 

Il  ût  comme  il  disait,  et  les  muletiers  coururent  du  côté 
où  il  criait.  Par  malheur,  je  manquai  de  patience  et  m'ima- 
ginai devoir  proûler  de  cette  confusion  pour  me  sauver 
avecfculette.  Il  m'était  possible  de  la  faire  lever  sans  qu'on 
eût  les  yeux  sur  elle,  jusque-là  les  manteaux  qui  la  cou- 
vraient l'ayant  fait  prendre  pour  un  amas  de  bardes  et  d'é- 
quipages. Elle  m'observa  bien  qu'Huriel  nous  avait  dit  de 
l'attendre  ;  mais  je  ma  sentais  pris  de  colère,  de  peur  et  de 
jalousie.  Tout  ce  que  j'avais  ouï  dire  de  la  communauté  des 
muletiers  me  revenait  en  l'esprit;  j'avais  des  soupçons  sur 
Huriel  lui-même,  si  bien  que  je  perdis  la  tête,  et,  voyant 
un  fourré  très-voisin,  je  pris  ma  cousine  résolument  par  la 
ïuain  et  l'y  entraînai  à  la  course. 

Mais  la  lune  était  si  claire,  et  les  muletiers  si  près,  que 
nous  fûmes  vus  et  qu'il  s'éleva  un  cri:  t  Ohé!  Ohé!  une 

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11-2  I/ES  MAITRES  SONNEURS 

femme  I  d  Et  tous  ces  coquins  se  mettant  à  notre  poursuite, 
je  vis  gu*il  n'y  avait  plus  d'autre  moyen  que  de  s'y  faire 
tuer.  Alors,  faisant  tête  comme  un  sanglier,  et,  levant  mon 
bâton,  j'allais  décharger  sur  la  mâchoire  du  plus  approché 
de  moi  un  coup  qui  ne  l'aurait  peut-être  pas  mis  en  para- 
dis, sans  Huriel,  qui  me  retint  le  bras,  en  se  montrant  à 
mon  côté  bien  lestement. 

Alors,  il  leur  parla  avec  beaucoup  d'action  et  de  résolu- 
tion, et  il  s'ensuivit  comme  une  dispute,  où  Brulette  ni  moi 
ne  comprenions  un  mot  et  qui  ne  paraissait  guère  rassu- 
rante, car  Huriel,  écouté  par  moments,  ne  Tétait  plus  dans 
d'autres,  et,  deux  ou  trois  fois,  l'un  de  ces  mécréants, 
qui  paraissait  le  plus  animé,  mit  sa  griffe  de  diable  sur  le 
bras  de  Brulette,  comme  pour  l'emmener  ;  et,  sans  moi,  qui 
lui  enfonçais  mes  ongles  dans  sa  peau  de  bouc,  pour  le 
faire  lâcher  prise,  il  l'aurait  arrachée  de  mes  bras  avec 
l'aide  des  autres  ;  car  ils  étaient  huit  dans  ce  moment-là, 
tous  armés  de  bons  épieux  et  paraissant  coutumiers  des 
querelles  et  des  injustices. 

Huriel,  qui  gardait  mieux  son  sang-froid,  et  qui  se  pla- 
çait toujours  entre  nous  et  l'ennemi,  me  retint  de  porter 
le  premier  coup,  lequel,  comme  je  le  compris  ensuite,  nous 
eût  perdus.  Il  se  contenta  de  parler,  tantôt  sur  un  ton  de 
remontrance,  tantôt  sur  un  air  de  menace,  et  finit,  en  se 
retournant  vers  moi,  par  me  dire  en  ma  langue.  —  N'est- 
ce  pas,  Etienne,  que  voilà  ta  sœur,  une  honnête  fille,  la- 
quelle m'est  accordée,  et  vient  en  Bourbonnais  pou^aire 
connaissance  avec  ma  famille?  Ces  gens-ci,  qui  sont  mes 
confrères,  et  bons  enfants  vis-à-vis  le  droit  et  la  justice, 
ne  me  cherchent  noise  que  par  doutance  de  la  vérité.  Ils 
s'imaginent  que  nous  étions  ici  en  causette  avec  la  pre- 
mière venue,  et  prétendent  nous  garder  en  leur  compa- 
gnie. Mais  je  leur  dis  et  je  jure  Dieu  qu'avant  de  faire  af- 
front, même  d'une  parole,  à  cette  jeunesse,  il  leur  faudra 
nous  tuer  ici  tous  les  deux,  et  avoir  notre  sang  sur 
leurs  têtes  et  sur  leurs  âmes  devant  le  ciel  et  devant  les 
hommes. 

—Eh  bien,  quand  même?  répondit  en  même  langage 

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LES  MAITRES  SONNEURS  113* 

français  un  de  ces  forcenés,  celui  qui  venait  toujours  sur 
moi  et  que  je  grillais  d'étendre  par  terre  d'un  coup  de  poing 
dans  Testomac.  Si  vous  vous  y  faites  tuer,  tant^  pis  pour 
vousl  II  ne  manque  pas  de  fosses  par  ici,  pour  enterrer 
deux  imbéciles  :  et  qu'on  vienne  les  chercher  ensuite  !  Nous 
serons  loin,  et  les  arbres  ni  les  pierres  n'ont  de  langue  pour 
raconter  ce  qu'ils  ont  vu  1 

Par  bonheur,  celui-là  était  le  seul  coquin  de  la  bande.  Il 
fut  blâmé  des  autres,  et  mêmement  un  grand  rouge,  qui 
paraissait  se  faire  écouter,  le  prit  par  un  bras  et  le  poussa 
loin  de  nous,  en  lui  disant,  dans  son  charabiat,  des  repro- 
ches et  des  jurements  à  faire  trembler  toute  la  forêt. 

Et,  de  ce  moment,  le  plus  gros  danger  fut  passé,  l'idée  du 
sang  versé  ayant  soulevé,  à  propos,  la  conscience  de  ces 
hommes  sauvages.  Ils  tournèrent  la  chose  en  riant,  et  plai- 
santèrent Huriel,  qui  leur  répondit  de  même,  faisant  contre 
fortune  bon  cœur.  Mais  ils  ne  paraissaient  point  encore  ré- 
solus à  nous  laisser  partir.  Ils  souhaitaient  voir  le  visage  de 
Brulette,  qui  se  tenait  cachée  sous  sa  cape  et  qui,  contre 
sa  coutume,  eût  bien  souhaité  se  faire  passer  pour  vieille  et 
laide. 

Mais,  tout  d'un  coup,  elle  changea  d'idée  en  devinant  que 
les  mauvaises  paroles  dites  à  Huriel  ei  à  moi  en  baragouin 
d'Auvergne,  s'adressaient  à  elle  en  questions  assez  vilaines; 
emportée  décolère  et  de  fierté,  elle  se  dégagea  de  mon  bras, 
et  jetant  sa  cape  de  dessus  sa  tête  :  —  Hommes  sans  cœur, 
leur  4it-eire  d'un  ton  offensé  et  rempli  de  courage,  j'ai  le 
bonheur  de  ne  pas  comprendre  ce  que  vous  me  dites,  mais 
je  Vois  bien  que  vous  avez  intention  de  me  faire  insulte  dans 
ros  pensées.  Eh  bien,  regardez-moi,  et  si  jamais  vous  avez 
vu  la  figure  d'une  femme  qui  mérite  respect,  connaissez 
que  la  mienne  y  a  droit.  Ayez  honte  de  votre  vilain  compor- 
tement, et  4aissez-moi  continuer  mon  chemin  sans  vous 
plus  entendre. 

L'action  de  Brulette ,  encore  que  hardie,  fit  comme  un 
miracle.  Le  grand  rouge  haussa  les  épaules,  sifflota  un  petit 
moment,  tandis  que  les  autres  se  consultaient,  un  peu  inter- 
loqués ;  puis,  tout  d'un  coup,  il  tourna  le  dos,  disant  d'une 

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'M  LES  MAITRES  fiONNEURS 

voix  forte  :  —  Assez  causée  en  route  !  Vous  m'avez  élu  chef  , 
de  bande,  j'appliquerai  punition  à  qui  tourmentera  davan- 
tage Jean  Huriel,  bon  compagnon  et  bien  vu  de  toute  ia 
confrérie. 

Ils  s'éloignèrent,  et  Huriel,  sans  faire  réflexion  ni  dire 
un  mot,  rhabilla  les  mulets  quatre  à  quatre,  nous  fit  mon- 
ter dessus,  et,  passant  devant,  non  sans  se  retourner  à 
chaque  pas,  nous  mena  bon  train  au  bord  de  la  rivière.  Elle 
était  encore  bien  grosse  et  bien  grondeuse  ;  mais  il  ne  bar- 
guigna point  pour  y  entrer,  et  quand  il  fut  au  mitant  :  — 
Venez,  cria-t-il,  n'ayez  peur  1  Et,  comme  j'hésitais  un  peu 
à  faire  mouiller  Brulette ,  car  elle  y  avait  déjà  les  pieds, 
il  revint  vers  nous  comme  en  colère,  et  frappa  la  mule  pour 
la  faire  avancer  au  plus  creux,  jurant,  et  disant  qu'il  valait 
mieux  être  morte  qu'insultée. 

—  C'est  bien  ce  que  je  pense!  lui  répondit  Brulette  sur  le 
même  ton;  et,  frappant  aussi,  elle  se  jeta  hardiment  dans 
le  courant  qui  écumait  jusqu'au-dessus  du  poitrail  de  la 
mule. 


OnzieBM  Telllée. 

Il  y  eut  un  moment  où  la  bête  parut  perdre  pied,  mais 
Brulette  était,  en  ce  moment-là,  entre  nous  deux,  et  mon- 
trait beaucoup  de  courage.  Quand  nous  fûmes  sur  l'autre 
rive,'Huriel,  fouaillanl  toujours  nos  montures,  nous  fît  pren- 
dre le  galop,  et  ce  ne  fut  qu'en  plaine,  à  la  vue  du  ciel  et  à 
la  portée  des  habitations,  qu'il  nous  laissa  souffler. 

—  A  présent,  dit-il  en  marchant  entre  moi  et  Brulette,  je 
vous  dois  des  reproches  à  tous  deux.  Je  ne  suis  pas  un  en- 
fant pour  vous  mettre  dans  un  danger  et  vous  y  laivsser. 
Pourquoi  vous  êtes-vous  sauvés  de  l'endroit  ^ù  je  vous 
avais  recommandé  de  m'attendreî 

—  C'est  vous  qui  nous  faites  reproche?  dit  Brulette  un 
peu  animée;  j'aurais  cru  que  ce  dût  être  le  contraire. 

—  Commencez  donc  I  dit  Huriel  devenu  pensif.  Je  par- 
lerai après.  De  quoi  me  blâmez-vous? 


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LES  MAITRES  SONNEURS  115 

—  Je  VOUS  blâme,  répondit-elle,  de  n'avoir  pas  eu  la  pré- 
voyance do-la  mauvaise  rencontre  que  nous  devions  faire; 
je  vous  blâme  surtout  d'avoir  su  donner  fiance  à  mon  père 
et  à  moi,  pour  me  faire  sortir  de  ma  maison  et  de  mon. 
pays,  où  je  suis  aimée  et  respectée,  et  pour  m'amener  dans 
des  bois  sauvages,  oh  vous  ne  pouvez  qu*à  grand'peine 
me  sauver  des  offenses  de  vos  amis.  Je  ne  sais  pas  quelles 
paroles  grossières  ils  ont  voulu  me  dire;  mais  j'ai  bien 
entendu  que  vous  étiez  forcé  de  répondre  de  moi  comme 
d  une  honnête  fille.  C'est  donc  qu'on  en  doit  douter  en  me 
trouvant  en  votre  compagnie?  Ahl  le  malheureux  voyage! 
Voici  la  prerafière  fois  de  ma  vie  que  je  me  vois  insultée, 
et  je  ne  croyais  point  que  cela  me  dût  arriver  jamais  ! 

Là-dessus,  de  dépit  et  de  chagrin,  le  cœur  lui  enfla  et 
elle  se  prit  à  pleurer  de  grosses  larmes.  Huriel  ne  répondit 
pas  d'abord  :  il  avait  une  grande  tristesse.  Enfin ,  il  prit 
courage  et  lui  dit  : 

—  Il  est  vrai>  Brulette,  que  vous  avez  été  méconnue.  Vous 
en  serez  vengée,  je  vous  en  réponds!  Mais  comme  je  n'ai 
pu  en  donner  punition  sur  l'heure,  sans  vous  exposer  da- 
vantage, ce  que  je  sou  fifre  au  dedans  de  moi,  de  colère  ren- 
trée, je  ne  peux  pas  vous  le  dire,  vous  ne  le  comprendriez 
jamais  I 

Et  les  larmes  qu'il  retenait  lui  coupèrent  la  parole. 

—  Je  n'ai  pas  besoin  d'être  vengée,  reprit  Brulette,  et  je 
vous  prie  de  n'y  plus  songer;  je  tâcherai  d'oublier  de  mon 
côté. 

—  Mais  vous  n'en  maudirez  pas  moins  le  jour  où  vous 
vous'ôtes  confiée  à  moi?  dit-il  en  serrant  le  poing  comme 
si,  pour  un  peu,  il  eût  voulu  s'en  assommer  lui-mAme. 

—  Allons,  allons,  leur  dis-je  à  mon  tour,  il  ne  se  faut 
point  quereller,  à  présent  que  le  mal  et  le  danger  sont  pas- 
sés. Je  recotinais  qu'il  y  a  eu  de  ma  faute.  Huriel  emmenait 
les  muletiers  d*un  côté  et  nous  eût  fait  sauver  de  l'autre. 
Cestmoi  qui  ai  jeté  Brulette  dans  la  gueule  du  loup  en 
croyant  la  sauver  plus  vite. 

—  Le  danger  n'y  était  d'aucune  façon  sans  cela ,  dit  Hu- 
riel. Certainement,  parmi  les  muletiers,  comme  parmi  tous 

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116  LES  MAITRES  SONNEURS 

les  hommes  qui  vivent  (f  une  manière  sauvajçe,  ii  y  a  des 
coquins.  Il  y  en  avait  un  dans  celte  bande-là;  mais  vous 
avez  vu  qu'il  a  été  blâmé.  Il  est  vrai  aussi  que  beaucoup 
d'autres  parmi  nous  sont  mal  appris  et  plaisantent  mal  à 
propos;  mais  je  ne  sais  point  ce  que  vous  entendez  par 
notre  communauté.  Si  nous  sommes  associés  d'argent  et 
de  plaisirs  comme  de  pertes  et  de  dangers,  nous  respe()tons 
les  femmes  les  uns  des  autres  comme  tous  les  autres  chré- 
tiens, et  vous  avez  bien  vu  que  l'honnêteté  était  pareille- 
ment respectée  pour  «Ue-méme,  puisqu'il  vous  a  suffi  de 
dire  un  mot  de  fierté  pour  ranger  ces  hommes-là  au  de- 
voir. 

—  Et  pourtant,  dit  Brulette  encore  fâchée,  vous  étiez  bien 
pressé  de  nous  faire  partir,  et  il  a  fallu  se  sauver  vitement, 
au  risque  de  se  noyer  dans  la  rivière.  Vous  voyez  bien  que 
vous  n'êtes  pas  maître  de  ces  mauvais  esprits,  et  que  vous 
aviez  grand'peur  de  les  voir  revenir  à  leur  méchante  idée. 

—  Tout  cela ,  parce  qu'on  vous  avait  vue  fuir  avec  Tien- 
net,  reprit  le  muletier.  On  a  cru  que  vous  étiez  là  en  faute. 
Sans  votre  peur  et  votre  défiance,  vous  n'auriez  même  pas 
été  vue  -de  mes  compagnons  ;  mais  vous  avez  eu  mauvaise 
idée  de  moi  tous  les  deux,  confessez-le? 

—  Je  n'avais  pas  mauvaise  idée  de  vous,  dit  Brulette. 

—  Et  moi,  si  fait,  dans  ce  moment-là,  "répondis-je.  Je 
m'en  confesse,  ne  voulant  pas  mentir. 

—  Ça  vaut  toujours  mieux,  reprit  Huriel,  et  j'espère  que 
tu  en  reviendras  sur  mon  compte. 

—  C'est  fait,  lui  dis-je.  J'ai  vu  comme  tu  étais  décidé,  et 
maître  de  ta  colère  en  même  temps,  et  je  reconnais  qu'il 
vaut  mieux  savoir  bien  parler  en  commençant,  que  de  finir 
par  là;  les  coups  viennent  toujours  assez  tôt.  Sans  toi,  je 
serais  mort  à  cette  heure,  et  toi  aussi,  pour  me  soutenir, 
ce  qui  eût  été  un  grand  mal  pour'  Brulette.  Or  donc,  nous 
en  voilà  dehors,  grâce  à  toi,  et  je  pense  que  nous  devrions 
en  être  meilleurs  amîs  tous  les  trois. 

—  A  la  bonne  heure  1  répondit  Huriel  en  me  serrant  la 
.  main.  Voilà  le  bon  côté  du  Berrichon  :  c'est  son  grand  sens 

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LES  MAITRES  SONNEURS  117 

et  son  tranquille  raisonnement.  Êtes-vous  donc  Bourbon- 
naise, Bruleite,  que  vous  voilèusi  vive  et  si  têtue  ? 

Brulette  consentit  à  mettre  sa  main  dans  la  sienne,  mais 
elle  demeura  soucieuse;  et  comme  je  pensais  qu'elle  avait 
froid,  pour  s*ôtre  beaucoup  mouillée  dans  la  rivière,  nous  la 
fîmes  entrer  dans  une  maison  pour  changer  et  se  ravigoter 
d'un  doigt  de  vin  chaud.  Le  jour  était  venu,  et  les  gens  du 
pays  paraissaient  de  bonne  aide  et  de  bon  cœur. 

Quand  nous  reprîmes  notre  voyage,  le  soleil  était  déjà 
chaud,  et  le  pays,  un  peu  élevé  entre  deux  rivières,  réjouis- 
sait la  vue  par  son  étendue,  qui  me  rappelait  nos  plaines. 
Le  dépit  de  Brulette  était  passé,  car,  en  causant  avec  elle 
auprès  du  feu  de  ces  Bourbonnais,  je  lui  avais  remontré 
qu'une  honnête  fille  n'est  point  salle  par  des  propos  d'ivro- 
gnes, et  que  nulle  femme  ne  serait  nette  si  ces  propos-Jà 
comptaient  pour  quelque  chose.  Le  muletier  nous  avait  quittés 
un  moment,  et  quand  il  revint  pour  mettre  Brulette  en  selle, 
elle  ne  se  put  tenir  de  crier  d'étonnemént.  Il  s'était  lavé,  rasé 
et  habillé  proprement,  non  pas  si  brave  qu'elle  l'avait  vu 
une  fois,  mais  aussi  gentil  de  sa  mine  et' assez  bien  couvert, 
pour  lui  faire  honneur. 

Cependant,  elle  n'en  fit  ni  compliment  ni  badinerie,  et 
seulement  le  regardait  beaucoup,  comme  pour  refaire  con- 
naissance avec  lui,  quand  il  n'avait  pas  les  yeux  sur  elle. 
Elle  paraissait  chagrinée  de  lui  avoir  été  un  peu  rêche,  mais 
ne  savait  plus  comment  revenir  là-dessus,  car  il  parlait 
d'autres  sujets,  nous  donnant  explication  du  pays  Bourbon- 
nais, oïl,  depuis  le  passage  de  la  rivière,  nous  étions  entrés, 
me  faisant  connaître  les  cultures  et  usances,  et  raisonnant 
en  homme  qui  n'est  sot  sur  aucune  chose. 

Au  bout  de  deux  heures,  sans  autre  fatigue  ni  encombre, 
toiyours  montant,  nous  étions  arrivés  à  Mesples,  qui  est  pa- 
roisse voisine  de  la  forêt  où  nous  devions  trouver  Joseph. 
Nous  ne  fîmes  que  traverser  l'endroit,  où  Huriel  fut  beau- 
coup accosté  de  gens  qui  paraissaient  lui  porter  bonne  esr- 
time,  et  de  jeunesses  qui  le  suivaient  de  l'œil  et  s'étonnaient 
de  la  compagnie  qu'il  menait  ayec  lui. 

Nousn'éiions  cependant  pas  encore  arrivés*  C'était  au  fin 

7. 

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118  LES  MAITRES  SONNEURS 

fond  du  bois,  ou,  pour  mieux  dire,  au  plus  haut,  que  nous 
devions  gagner;  car  le  bois  de  l'Alleu,  qui  se  joint  avec  celui 
de  Chambérat, remplit  un  plateau  d'où  descendent  les  sources 
de  cinq  ou  six  petites  rivières  ou  ruisseaux,  et  formait  alors 
un  pays  sauvage,  entouré  de  landes  désertes,  t)u  peu  s*en 
faut,  d'où  la  vue  s'étendait  très  au  loin  de  tous  les  côtés  ;  et 
de  tous  ces  côtés-là,  c'étaient  autres  forêts  ou  bruy&'essans 
fin. 

Nous  n'étions  cependant  encore  que  dans  le  bas  Bourbon- 
nais, qui  touche  au  plus  haut  du  Berry,  el  il  me  fut  dit  par 
Huriel  que  le  pays  allait  toujours  grimpant  jusqu'à  l'Auver- 
gne. Les  bois  étaient  beaux,  tout  en  futaies  de  chênes  blancs, 
qui  sont  la  plus  belle  espèce.  Les  ruisseaux,  dont  ces  bois 
étaient  coupés  et  ravinés  en  mille  endroits,  formaient  des 
places  plus  humides,  où  poussaient  des  vergues,  des  saules 
et  des  trembles,  tous  arbres  grands  et  forts,  dont  n'appro- 
chent point  ceux  de  notre  pays.  J'y  vis  aussi,  pour  la  première 
fois,  un  arbre  blanc  de  sa  tige  et  superbe  de  son  feuillage, 
qui  ne  pousse  point  chez  nous,  et  qui  s'appelle  le  hêtre.  Je 
crois  bien  que  c'est  le  roi  des  arbres  après  le  chêne,  et  s'il 
est  moins  beau,  on  peut  dire  quasiment  qu'il  est  plus  joli.  Ils 
étaient  encore  assez  rares  dans  cette  forêt,  et  Huriel  me  dit 
qu'ils  n'étaient  foisonnants  que  dans  le  mitant  du  pays  Bour- 
bonnais. 

Je  regardais  toutes  choses  avec  grand  étonnement,  m'at- 
tendant  toujours  à  voir  plus  de  raretés  qu'il  n'y  en  avait,  et 
ne  revenant  pas  de  trouver  que  les  arbres  n'avaient  pas  la 
tête  en  bas  et  les  racines  en  Tair,  tant  on  s'inquiète  de  ce  qiri 
est  éloigné  et  de  ce  qu'on  n'a  jamais  vu>  Quant  à  Brulette, 
soit  qu'elle  eût  du  goût  naturel  pour  les  endroits  sauvages, 
soit  qu'elle  voulût  consoler  Huriel  des  reproches  qui  l'avaient 
affligé,  elle  admirait  tout  plus  que  de  raison  et  faisait  hon- 
neur et  révérence  aux  moindres  fleurettes  du  sentier. 

Nous  marchions  depuis  un  bon  bout  de  temps  sans  ren- 
contrer âme  qui  vive,  quand  Huriel  nous  dit  en  nous  mon- 
trant une  éclaircie  et  un  grand  abatis:  —  Nous  voilà  aux 
coupes,  et  dans  deux  minutes,  vous  verrez  notre  ville  et  le 
château  de  mon  père. 

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LES  MAITRES  SONNEURS  419 

U  disait  cela  en  riant,  et  pourtant  nous  cherchions  encore 
des  yeux  quelque  chose  comme  un  bourg  et  des  maisons, 
quand  il  ajouta,  en  nous  montrant  des  huttes  de  terre  et  de 
feuillage  qui  ressemblaient  plus  à  des  terriers  d'animaux 
qu'à  des  demeures  d'humains  :  — Voilà  nos  palais  d'été,  nos 
maisons  de  plaisance.  Restez  ici,  je  cours  en  avant  pour 
avertir  Joseph. 

n  partit  au  galop,  regarda  à  l'entrée  de  toutes  ces  cabioles 
et  revint  nous  dire,  un  peu  inquiet,  mais  le  cachant  de  son 
mieux  :  —  Il  n'y  a  personne,  c'est  bon  signe  ;  Joseph  va  bien  ; 
il  aura  accompagné  mon  père  au  travail.  Attendez-moi  en- 
core ;  reposez-vous  dans  notre  cabane,  qui  est  la  première 
ici  devant  vous;  j'irai  voir  où  est  notre  malade. 

—  Non,  non,  dit  Brulette ,  nous  irons  avec  vous  ! 

—  Avez-vous  donc  peur  ici?  Vous  auriez  tort;  vous  êtes 
sur  le  domaine  des  bûcheux,  et  ce  ne  sont  pas,  comme  les 
muletiers,  des  suppôts  du  diable.  Ce  sont  de  braves  gens  de 
campagne  comme  ceux  de  chez  vous,  et  là  où  règne  mo 
père,  vous  n'avez  rien  à  craindre. 

—  Je  n'ai  pas  peur  de  votre  monde,  reprit  Brulette,  mais 
bien  de  ce  que  je  iie  vois  pas  Joset.  Qui  sait  s'il  n'est  point 
mort  et  enseveli?  Depuis  un  moment,  l'idée  m'en  est  venue, 
et  j'en  ai  le  sang  figé.  ^ 

Huriel  devint  pâle,  comme  si  la  même  idée  le  gagnait  ; 
mais  il  n'y  voulut  pas  donner  attention.  —  Le  bon  Dieu  ne 
l'aurait  pas  permis  !  dit-il  ;  descendez,  laissez  là  vos  montures 
qui  ne  passeraient  pas  dans  le  fourré,  et  venez  avec  moi. 

U  prit  une  petite  sente  qui  menait  à  une  autre  coupe;  mais 
là  encore,  nous  ne  vîmes  ni  Joseph  ni  autre  personne. 

—  Vous  pensez  que  ces  bois  sont  déserts,  nous  dit  Huriel, 
et  cependant  je  vois,  aux  coupes  fraîches,  que  les  bûcheux 
y  ont  travaillé  tout  le  matin  ;  mais  c'est  l'heure  où  ils  font 
un  petit  somme,  et  ils  pourraient  bien  être  couchés  dans  les 
bruyères  sans  que  nous  les  vissions,  à  moins  de  marcher 
dessus.  Mais  écoutez  I  voilà  qui  me  réjouit  le  cœur  I  c'est  mon 
père  qui  cornemuse,  je  reconnais  sa  manière,  et  c'est  signe 
que  Joset  ne  va  pas  plus  mal,  car  l'air  n'est  point  triste,  et  je 
sais  que  mon  père  le  serait  si  un  malheur  était  arrive. 

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1-20  LES  MAITRES  SONNEURS 

Nous  le  suivîmes,  et  c'était  véritablement  une  si  belle  mu- 
sique>  que  Brulette,  encore  que  pressée  d'arriver,  ne  se  pou- 
vait tenir  de  s'arrêter  par  moments,  comme  charmée. 

Et  sans  être  aussi  portéqu'elle  à  comprendre  une  pareille 
chose,  je  me  sentais  secoué  aussi  dans  mes  cinq  sens  de  na- 
ture. À  mesure  quej'avançais,  je  croyais  voir  autrement,  en- 
tendre autrement,  respirer  et  marcher  d'une  manière  qui 
m'était  nouvelle.  Les  arbres  me  paraissaient  plus  beaux^ 
aussi  la  terre  et  le  ciel,  et  j'avais  plein  le  cœur  un  conten- 
tement dont  je  n'aurais  su  dire  la  cause. 

Et  voilà  qu'enfin,  sur  des  roches,  au  long  desquelles  mar- 
monnait un  gentil  ruisselet  tout  rempli  de  fleurs,  nous 
vîmes  Joset  debout,  d'un  air  triste,  auprès  d'un  homme  assis 
qui  cornerausait  pour  le  plaisir  de  ce  pauvre  malade.  Le 
chien  Parpluche  était  à  côté  d'eux  et  paraissait  écouter  aussi, 
comme  eût  fait  une  personne  douée  de  connaissance. 

Gomme  on  ne  faisait  pas  encore  attention  à  nous,  Bru- 
lette nous  retint  d'avancer,  voulant  bien  regarder  Joseph  et 
prendre  connaissance  de  son  état  par  son  air,  avant  de  lui 
parler. 

Joseph  était  blanc  comme  un  linge  et  sec  comme  un  bois 
mort ,  à  quoi  nous  connûmes  bien  que  le  muletier  ne  nous 
avait  point  menti;  mais  ce  qui  nous  ^econsola  un  peu  fut 
de  voir  qu'il  avait  grandi  quasiment  de  toute  la  tête,  ce  que 
les  gens  qui  le  voyaient  tous  les  jours  pouvaient  bien  n'a- 
voir pas  remarqué,  et  nous  expliquait,  à  nous  autres,  sa 
maladie  par  la  fatigue  de  son  croît.  Et  malgré  qu'il  avait 
les  jouos  creusées  et  la  bouche  pâle,  il  était  devenu  tout  à 
fait  joli  homme,  ayant,  malgré  sa  langueur,  les  yeux  clairs 
et  même  vifs  comme  de  l'eau  courante,  des  cheveux  uns, 
qui  se  séparaient,  sur  sa  figure  blême,  en  manière  de  bon 
Jésus,  et  toute  une  semblance  d'ange  du  ciel,  qui  lé  diflfé- 
renciait  d'un  paysan  autant  qu'une  fleur  d'amandier  se  dif- 
férencie d'une  amande  dans  sa  carcotte. 

Mêmement  ses  mains  étaient  blànchrs  comme  celles  d'-une 
femme,  pour  ce  que,  depuis  un  temps,  il  n'avait  point  tra- 
vaillé, et  rhabillement  l^ourbonnais,  qu'il  avait  pris  coutume 
de  porter,  le  faisait  ressortir  plus  dégagé  et  mieux  construit, 

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LES  MAITRES  SONNEURS  121 

qu'autrefois  ses  blaudes  de  loile  de  chanvre  et  ses  gros  sa- 
bots. 

Mais  quand  nous  eûmes  donné  notre  première  attention 
à  notre  ami  Joseph,  force  nous  fut  de  regarder  aussi  le  père 
d'Huriel,  un  homme  comme  j'en  ai  peu  vu  de  pareils , 
croyez-moi,  et  qui,  sans  avoir  étudié,  avait  une  grande 
connaissance  et  un  esprit  qui  n'eût  point  gâté  un  plus  riche 
et  mieux  connu.  Il  était  grand  et  fort  homme,  de  belle  pres- 
tance comme  Huriel,  mais  plus  gros  et  large  d'épaules  ;  sa 
tête  était  pesante  et  emmanchée  de  court  comme  cellç  d'un 
taureau.  Sa  figure  n'était  point  jolie  du  tout,  pour  ce  qu'il 
avait  le  nez  plat,  la  bouche  épaisse  et  les  yeux  ronds;  mais 
ça  n'en  faisait  pas  moins  une  mine  qu'on  aimait  à  regar- 
der, et  qui,  tant  plus  on  la  regardait,  tant  plus  vous  saisis- 
sait par  un  air  de  force,  de  commandement  et  de  bonté.  Ses 
gros  yeux  noirs  brillaient  comme  deux  éclairs  dans  sa  tête, 
et  sa  grande  bouche,  quand  elle  riait,  vous  aurait  fait  re- 
venir de  la  plus  mauvaise  mort. 

Il  avait,  en  ce  moment-là,  la  tête  couverte  d'un  mouchoir 
bleu,  noué  par  derrière,  et  ne  portail  guère  autre  vêtement 
que  son  haut  de  chausse  et  sa  chemise,  avec  un  grand  ta- 
blier de  cuir,  dont  ses  mains,  usées  au  travail,  ne  différaient 
point  pour  la  couleur  et  la  dureté.  Mômement  ses  doigts  écra- 
sés ou  entaillés  par  maints  accidents  où  ils  ne  s'étaient  point 
épargnés,  semblaient  des  racines  de  buis  toutes  contournées 
de  gros  nœuds,  et  l'on  eût  dit  qu'ils  ne  pouvaient  plus  faire 
service  que  de  marteaux  à  casser  la  pierre,  Et  nonobstant, 
il  les  menait  aussi  subtilement  sur  le  hautbois  de  sa  mu- 
sette que  si  ce  fussent  légers  fuseaux  ou  menues  pattes  d'oi- 
sillons. 

A  'côté  de  lui  étaient  couchées  les  carcasses  de  grands 
chênes  fraîchement  abattus  et  dépecés,  emmi  lesquels  on 
voyait  les  instruments  de  son  travail,  sa  cognée  brillante 
comme  un  rasoir,  son  sciton  pliant  coniime  un  jonc,  et  sa 
bouteille  de  terre,  dont  le  vin  entretenait  ses  forces. 

A  un  moment,  Joset,  qui  l'écoutait  sans  souffler,  tant  il 
y  trouvait  d'aise  et  de  soulagement,  vil  son  chien  Parpluche 
venir  vers  bous  pour  nous  caresser;  jl  leva  les  yeux  et  nous 


y  Google 


^32  LES  MAITRES  SONNEURS 

vil  arrêtés  à  dix  pas  de  lui.  De  blême,  il  devint  rouge  comme 
le  feu,  mais  ne  bougea,  car  il  crut  d'abord  que  c'était  la 
vision  des  personnes  auxquelles  la  musique  le  faisait  songer. 

Brulette  courut  vers  lui,  les  bras  étendus  :  alors  il  fit  en- 
tendre un  cri-  et  tomba,  comme  suffoqué,  sur  ses  deux  ge- 
noux, c^  qui  me  fit  grand'peur ,  car  je  n'avais  point  idée 
d'une  amour  si  étrange,  et  je  pensais  que  le  saisissement 
lui  donnait  le  coup  de  la  mort. 

Mais  il  en  revint  au  plus  vite,  et  se  mit  à  remercier  Bru- 
lette, et  moi,  ainsi  qu'Huriel,  dans  des  mots  si  amitieux  et 
qui  lui  venaient  si  aisément,  qu'on  pouvait  bien  dire  que  ce 
n'était  plus  le  même  Joset  qui,  si  longtemps,  avait  répondu 
Je  ne  sais  pds,  à  toute  chose  qu'on  lui  pût  dire. 

Le  père  Bastien,  ou  plutôt  le  grand  bûcheux,  car  on  Fap- 
.  pelait  toujours  comme  ça  dans  son  pays,  posa  sa  musette 
et,  du  temps  que  Brulette  et  Joset  se  parlaient,  secoua  ma 
main  comme  s'il  m'eût  connu  de  naissance. 

—  Voilà  ton  ami  Tiennet?  dit-il  à  son  garçon.  Eh  bien, 
sa  figure  me  revient  et  sa  corporence  aussi  ;  car  je  gage  que 
j'aurais  peine  à  le  tourer,  et  j'ai  toujours  vu  que  les  honàmes 
les  plus  forts  étaient  les  plus  doux.  Je  l'ai  vu  dans  toi,  mon 
Huriel,  et  dans  moi-même  qui  me  suis  toujours  senti  en 
bonne  disposition  d'aimer  mon  prochain  plutôt  que  de  l'é- 
craser. Or  donc,  Tiennet,  sois  le  bienvenu  dans  nos  forêts 
sauvages  :  tu  n'y  trouveras  point  du  beau  pain  tie  pur  fro- 
ment et  des  salades  de  toutes  sortes  comme  dans  ton  jar- 
din; mais  nous  tâcherons  de  te  régaler  de  bonne  causerie 
et  de  franche  amitié.  Je  vois  que  tu  as  accompagné  la  belle 
fille  de  Nohant,  qui  est  comme  la  sœur  et  la  petite  mère  à 
notre  Joset.  C'est  bien  fait  à  vous,  car  le  courage  lui  man- 
quait pour  guérir  ;  mais,  à  présent,  je  n'en  serai  plus  en 
peine,  et  ce  médecin-là  me  paraît  bon. 

Il  disait  ainsi,  en  regardant  Joset,  qui  s'était  assis  sur  ses 
talons  aux  pieds  de  BruleltS  et  lui  tenait  la  main  en  l'exami- 
nant de  tous  ses  yeux,  et  la  questionnant* sur  sa  mère,  sur 
le  père  Brulet,  sur  les  voisins,  les  voisines  et  toute  la  pa- 
roissée. 

Brulette,  voyant  que  le  grand  bûcheux  parlait  d'elle,  vint 

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LES  MAITRES  SONNEURS  ,       123 

àjoi,  et  lui  fit  excuse  de  ne  fa  voir  point  salué  en  premier; 
mais  lui,  sans  plus  de  façon,  la  prit  par  le  corps  et  réleva 
sur  la  roche  comme  pour  la  voir  d'entier,  ainsi  qu'une  bonne 
sainte  ou  toute  autre  chose  précieuse;  et,  la  reposant  à 
terre,  il  l'embrassa  au  front,,  disant  à  jQ3et  qui  rougissait 
autant  que  Brulelte  :  —  Tu  me  disais  bien  1  c'est  joli  de  tout 
en  tout,  et  voilà,  je  pense^  une  pièce  sans  tache  ni  défaut. 
Uâmc  et  le  corps  sont  de  la  meilleure  qualité  qu'il  y  ait  :  ça 
se  yoit  à  travers  les  yeux.  Et  dis-moi  donc,  Huriel,  je  ne 
peux  pas  savoir,  moi  qui  suis  aveuglé  sur  mes  enfants,  si 
elle  est  plus  jolie  que  ta  so&ur;  mais  il  me  semble  qu'elle  ne 
Test  pas  moins,  et  que  si  elles  étaient  à  moi  toutes  les  deux, 
je  ne  saurais  de  laquelle  me  dire  le  plus  fier.  Voyons,  Bru- 
lette,  n'ayez  point  honte  d'être  belle,  et  n'en  soyez  pas  vaine 
non  plus.  L'ouvrier  qui  façonne  si  bien  les  créatures  de  ce 
monde  ne  vous  a  pas  consultée,  et  vous  n'êtes  pour  rien 
dans  son  ouvrage;  mais  ce  qu'il  fait  pour  nous,  on  peut  lo 
gâter  par  folie  ou  sottise,  et  je  vois,  à  votre  air,  que,  loin  de 
là,  vous  respectez  ses  dons  en  vous-même.  Oui,  oui,  vous 
éles  une  belle  jeunesse,  saine  de  cœur  et  droite  d'esprit;  je 
vous  connais  assez,  puisque  vous  voilà  ici,- venant  réconfor- 
ter ce  pauvre  enfant  qui  vous  appelait  comme  la  terre  ap- 
pelle la  pluie.  Bien  d'autres  n'eussent  pas  fait  comme  vous, 
et,  pour  cela,  je  vous  estime.  Aussi,  je  vous  demande  vos 
amitiés  pour  moi,  qui  vous  serai  ici  un  père,  et  pour  mes 
deux  enfants,  qui  vous  seront  frère  et  sœur. 

Brulette,  qui  avait  eu  gros  sur  le  cœur  le  mauvais  empor- 
tement  envers  elle  des  muletiers  dans  le  bois  de  la  Roche, 
fut  si  sensible  à  Testime  et  aux  compliments  dvi  grand  bû- 
cbeux,  qu'elle  en  eut  des  larmes  prêtes  à  couler,  et  que,  se 
jetant  à  son  cou,  elle  ne  sut  lui  répondre  qu'en  le  baisant 
comme  si  ce  fût  son  propre  père. 

—  Voilà  la  meilleure  réponse,  dit-il,  et  j'en  suis  content. 
Or  çà,  mes  enfants,  l'heure  du  repos  est  passée  pour  moi, 
et  je  dois  reprendre  ma  tâche.  Si  vous  avez  fai"îh,  voilà  mon 
bissac  et  mes  petites  provisions.  Huriel  s'en  ira  tout  à  l'heure 
avertir  sa  sœur  pour  qu'elle  vienne  vous  faire  compagnie; 
et  vous  autres,  mes  Berrichons,  vous  deviserez  avec  Joseph, 

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124      .  LES  MAITRES  SONNEURS 

car  vous  en  avez  long  à  lui  dire,  j'imagine  ;  mais  vous  ne 
vous  écarterez  point,  sans  lui,  de  mon  han  et  du  oruit  de 
ma  cognée,  car  vous  ne  connaissez  point  la  forêt  et  pour- 
riez vous  y  égarer. 

Là-dessus,  il  se  mit  à  débiter  ses  arbres,  après  avoir 
pendu  sa  musette  à  un  de  ceux  qui  étaient  encore  debout. 
Huriel  mangea  un  morceau  avec  nous,  et  questionné  sur  sa 
sœur  par  Brulette  :  —  Ma  sœur  Thérence,  nous  dit-il,  est 
une  bonne  et  gentille  enfant  d'environ  votre  âge.  Je  ne  di- 
rai pas,  comme  mon  père,  qu'elle  peut  soutenir  la  comparai- 
son avec  vous,  mais,  telle  qu'elle  est,  elle  se  laisse  regarder, 
et  son  humeur  n*est  pas  des  plus  sottes.  Elle  a  coutume  de 
suivre  mon  père  dans  toutes  ses  stations,  aûn  qu'il  n'y 
manque  de  rien,  car  la  vie  d'un  bûcheux,  comme  celle  d'un 
muletier,  est  bien  dure  et  bien  triste  quand  il  n'a  pas  de  com- 
pagnie pour  son  cœur. 

—  Et  où  donc  est-elle  en  ce  moment-ci  ?  demanda  Bru- 
lette :  ne  pourrions-nous  l'aller  trouver? 

—  Elle  est  je  ne  sais  pas  où,  répondit  Huriel,  et  je  m'é- 
tonne qu'elle  ne  nous  ait  point  entendus  venir,  car  elle  n'a 
pas  coutume  de  s'éloigner  des  loges.  L'as-tu  vue  aujourd'hui, 
Joseph? 

—  Oui,  dit-il,  mais  pas  depuis  le  matin.  Elle  était  un  peu 
abattue  et  se  plaignait  du  mal  de  tête. 

—  Elle  n'est  pourtant  pas  sujette  à  se  plaindre  de  quelque 
chose!  reprit  Huriel.  Or,  donc,  excusez-moi,  Brulette;  je 
m'en  vas  vous  la  chercher  au  plus  vite. 


Oonzlènie  Telllée. 

Il 

Quand  Huriel  nous  eut  quittés,  nous  fîmes  promenade  et' 
conversation  avec  Joseph  ;  mais,  pensant  qu'il  était  content 
de  m'avoir  vu,  et  le  serait  encore  plus  de  se  trouver  seul 
avec  Brulette,  je  les  laissai  ensemble,  sans  faire  semblant 
de  rien,  et  m'en  allai  rejoindre  le  père  Bastien  pour  m'oc- 
cuper  à  le  voir  travailler. 

C'était  une  chose  plus  réjouissante  que  vous  ne  sauriez 


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LES  MAITRES  SONNEURS  125 

croire^  car,  de  ma  vie,  je  n'ai  vu  travail  de  main  d'homme 
dépêché  d'une  si  rude  et  si  gaillarde  façon.  Je  pense  bien 
qu'il  eût  pu  faire,  sans  se  gêner,  l'œuvre  de  quatre  des  plus 
forts  chrétiens  en  sa  journée,  et  cela,  toujours  riant  et  cau- 
sant quaud  il  avait  compagnie,  ou  chaotant  et  sifflant  quand 
il  était  seul.  Il  était  d'un  sang  si  chaud  et  si  grouillant  qu'il 
me  donnait  envie  de  l'aider,  et  que  je  regrettais  de  n'avoir 
rien  à  faire  pour  mon  compte.  Il  m'apprit  que,  générale- 
ment, les  fendeux  et  bûclreux  étaient  habitants  voisins  des 
bois  où  ils  travaillaient,  et  que,  quand  leurs  demeures  en 
étaient  tout  proche,  ils  y  venaient  à  la  journée.  D'autres,  de- 
meurant un  peu  plus  loin,  y  venaient  à  la  semaine,  partant 
de  hhez  eux  le  lundi  avant  le  jour,  pour  y  retournera  la  nuit 
le  samedi  ensuivant.  Quant  à  ceux  qui  descendaient  comme 
lui  du  haut  pays,  ils  s'engageaient  pour  trois  mois,  et  leurs 
cabanes  étaient  plus  grandes,  mieux  construites  et  mieux 
approvisionnées  que  celle  des  bûcheux  à  la  semaine. 

Il  en  était  à  peu  près  de  même  des  charbonniers,  et  par  là 
on  entend  non  pas  ceux  qui  achètent  du  charbon  pour  en 
revendre,  mais  ceux  q^ui  le  fabriquent  sur  place,  au  compte 
des  propriétaires  des  bois  et  forêts.  Il  y  en  avait  aussi  qui 
achetaient  le  droit  de  l'exploiter,  de  môme  qu'il  y  avait  des 
muletiers  qui  en  faisaient  commerce  pour  leur  compte  ; 
mais,  généralement,  ce  dernier  métier  consistait  è  faire 
seulement  des  transports. 

Dans  les  temps  d'aujourd'hui,  l'industrie  des  muletiers  est 
en  baisse  et  va  à  se  perdre.  Les  forêts  «ont  mieux  percées, 
et  il  n'y  a  plus  tant  de  ces  endroits  abominables  pour  les 
chevaux  et  les  voitures,  où  le  service  des  mulets  est  le  seul 
possible.  Le  nombre  des  forges  et  usines  qui  consomment 
encore  du  charbon  dfe  bois  est  bien  mandré,  et  on  ne  voit 
que  peu  de  ces  ouvriers-là  dans  tios  pays.  Il  y  en  a  cepen- 
dant encore  qui  vont  dans  les  grands  bois  de  Cheure  en 
Berry,  ainsi  que  des  fendeux  et  bûcheux  du  Bourbonnais  ; 
.  mais,  au  temps  dont  je  vous  parle,  et  où  les  bois  couvraient 
encore  au  moins  la  moitié  de  nos  provinces,  tous  ces  états 
étaient  grandement  recherchés  et  avantageux.  Si  bien 
qu'en  une  forêt,  au  temps  de  son  exploitation,  on  trouvait 

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126  LES  MAITRES  SONNEURS 

toute  une  population  de  ces  différents  ordres,  tant  de  l'en- 
droit même  que  des  endroits  éloignés,  qui  avaient  chacun 
leurs  coutumes,  leurs  confréries,  et,  autant  que  possible, 
vivaient  en  bon  accord  les  uns  vis-à-vis  des  autres. 

Le  père  Bastien  me' raconta,  et  je  le  vis  plus  tard  moi- 
même,  que  tous  les  hommes  adonnés  au  travail  des  bois 
s'habituaient  si  bien  à  cette  vie  changeante  et  difficile,  qu'ils 
avaient  comme  le  mal  du  pays  quand  il  leur  fallait  vivre  en 
la  plaine.  Et  tant  qu'à  lui,  il  aimait  les  bois  comme  s'il  eût 
été  loup  ou  renard,  encore  qu'il  fût  le  meilleur  chrétien  et 
le  plus  divertissant  compagnon  qui  se  pût  trouver. 

Cependant  il  ne  se  moqua  point,  comme  avait  fait  Huriel, 
de  ma  préférence  pour  mon  pays.  —  Tous  les  pays  sont 
beaux,  disait-il,  du  moment  qu'ils  sont  nôtres,  et  il  est  bon 
que  chacun  fasse  estime  particulière  de  celui  qui  le  nourrit. 
C'est  une  grâce  du  bon  Dieu  sans  laquelle  les  endroits  tristes 
et  pauvres  seraient  laissés  à  l'abandon.  J'ai  ouï  dire  à  des 
gens  qui  ont  voyagé  au  loin,  qu'il  y  avait  des  terres  sous  le 
ciel  que  la  neige  ou  la  glace  couvraient  quasiment  toute 
l'année,  et  d'autres  où  le  feu  sortait  des  montagnes  et  rava- 
geait tout.  Et  cependant,  toujours  on  bâtissait  de  belles 
maisons  sur  ces  montagnes  endiablées,  toujours  on  creusait 
des  trous  pour  vivre  sous  ces  glaces.  On  y  aime,  on  s'y  ma- 
rie, on  y  danse,  on  y  chante,  on  y  dort,  on  y  élève  des 
enfants  tout  comme  chez  nous.  Ne  méprisons  donc  la  famille 
et  le  logement  de  personne.  La  taupe  aime  sa  noire  caverne, 
comme  l'oiseau  aime  son  nid  dans  la  feuillée,  et  la  fourmi 
vous  rirait  au  nez,  si  vous  vouliez  lui  faire  entendre  qu'il  y 
a  des  rois  mieux  logés  qu'elle  en  leurs,  palais. 

La  journée  s'avança  sans  que  je  visse  revenir  Huriel  avec 
sa  sœur  Thérence.  Le  père  Bastien  s'en  étonnait  un  peu,mais 
ne  s'en  inquiétait  point.  Plusieurs  fois,  je  me  rapprochai  de 
Brulette  et  de  Joset,  qui  ne  se  tenaient  pas  loin  de  là  ;  mais, 
les  voyant, causer  toujours  et  ne  point  donner  attention  à 
mon  approche,  je  m'en  allai  seul  de  mon  côté,  ne  sachant 
trop  comment  avaler  le  temps.  J'étais,  avant  toutes  choses, 
moi  aussi,  le  vrai  ami  de  cette  chère  fille.  Dix  fois  par  jour, 
je  m'en  sentais  amoureux,  dix  fois  par  jour  je  m'en  sentais 

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LES  MAITRES  SONNEURS  127 

guéri,  et,  le  plus  souvent,  je  n*y  prétendais  plus  assez  pour 
m*en  chagriner.  Je  n'avais  jamais  été  bien  jaloux  de  Joseph, 
avant  le  moment  oîi  le  muletier  nous  avait  appris  le  grand 
feu  qui  consumait  ce  jeune  homme  ;  et,  depuis  ce  moment- 
là,  chose  étrange  I  je  ne  l'étais  plus  du  tout.  Plus  Brulette 
marquait  de  compassion  pour  lui,  plus  il  me  semblait  re- 
connaître qu'elle  s'y  portait  par  devoir  d'amitié  seulem^t. 
Et  cela  me  chagrinait  au  lieu  de  me  réjouir.  N'ayant  point 
d'espérance  pour  moi,  je  souhaitais  au  moins  conserver  le 
voisinage  et  la  compagnie  d'une  personne  qui  mettait  tout 
en  aise  autour  d'elle,  et  je  me  disais  aussi  que  si  quelqu'un 
méritait  sa  préférence,  c'était  ce  jeune  gars  qui  l'avait 
toujours  aimée,  et  qui,  sans  doute,  ne  saurait  jamais  se  faire 
aimer  d'aucune  autre. 

Je  m'étonnais  même  que  ce  ne  fût  pas  là  l'idée  cachée 
de  Brulette,  surtout  voyant  comme  Josel,  au  milieu  de  sa 
maladie,  était  devenu  gentil,  savaût  et  parleur  agréable. 
Certainement  il  devait  son  changement  à  la  compagnie  du 
grand  bûcheux  et  de  son  fils,  mais  il  y  avait  mis  un  grand 
vouloir,  et  elle  devait  lui  en  savoir  gré.  Pourtant  Brulette 
ne  paraissait  pas  voir  ce  changement,  et  il  me  semblait 
qu'en  voyage,  elle  avait  bien  plus  pris  garde  au  muletier 
Huriel  qu'elle  n'avait  encore  fait  à  personne  autre.  Voilà 
l'idée  qui  m'angoissait  à  chaque  moment  davantage;  car  si 
sa  fantaisie  se  tournait  sur  cet  étranger,  deux  grosses  pei- 
nes m'attendaient  :  la  première,  c'est  que  notre  pauvre 
Joset  en  mourrait  de  chagrin;  la  seconde,  que  notre  belle 
Brulette  quitterait  le  pays  de  chez  nous,  et  que  je  n'aurais 
plus  ni  sa  vue,  ni  sa  causerie.     * 

J'en  étais  là  de  mon  raisonnement,  quand  je  vis  revenir 
Huriel,  menant  avec  lui  une  fille  si  belle  que  Brulette  n'en 
approchait  point.  Elle  était  grande,  mince,  large  d'épaules 
et  dégagée,  comme  son  frère,  dans  tous  ses  mouvements. 
Naturellement  brune,  mais  vivant  toujours  à  l'ombre  des 
bois,  elle  était  plutôt  pâle  que  blanche;  mais  cette  sorte  de 
blancheur-là  charmait  les  yeux,  en  même  temps  qu'elle  les 
étonnait,  et  tous  les  traits  de  sa  figure  étaient  sans  défaut. 
Je  fus  bien  un  peu  choqué  de  son  petit  chapeau  de  paille 

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128  LES  MAITRES  SONNEURS 

retroussé  en  arrière  comme  la  queue  d'un  bateau  ;  mais  il 
en  sortait  un  chignon  de  cheveux  si  merveilleux  de  noirceur 
et  quantité,  qu'on  s'accoutumait  bientôt  à  le  regarder.  Ce 
que  je  remarquai  dès  le  premier  moment,  c'est  qu'elle  n'é- 
*tait  pas  souriante  et  gracieuse  comme  Brulette.  Elle  ne 
cherchait  point  à  se  rendre  plus  jolie  qu'elle  ne  Tétait,  et 
son  apparence  était  d'un  caractère  plus  décidé,  plus  chaud 
dans  la  volonté,  et  plus  froid  dans  les  manières. 

Comme  je  me  trouvais  assis  contre  une  corde  de  bois 
coupé,  ils  ne  me  voyaient  point,  et,  au  moment  qu'ils  s'ar- 
rêtèrent près  de  moi  à  la  fourche  d'une  sente,  ils  se  parlè- 
rent comme  gens  qui  sont  seuls. 

—  Je  n'irai  point,  disait  la  belle  Thérence  d'une  voix 
affermie.  Je  vas  aux  cabanes  tout  préparer  pour  leur  sou- 
per et  leur  couchée;  c'est  tout  ce  que  je  veux  faire  pour  le 
moment. 

—  Et  tu  ne  leur  parleras  point?  Tu  vas  leur  montrer  ta 
mauvaise  humeur?  disait  Huriel  qui  paraissait  surpris. 

—  Je  n'ai  point  de  mauvaise  humeur,  répondit  la  jeune 
fille;  et  d'ailleurs,  si  j'en  ai,  je  ne  suis  pas  forcée  de  Ta 
montrer. 

—  Tu  la  montres  pourtant,  puisque  tu  ne  veux  point 
aller  prévenir  cette  jeunesse  qui  doit  commencer  à  s'en- 
nuyer de  la  compagnie  des  hommes,  et  qui  serait  aise,  je  le- 
parie,  de  se  trouver  avec  une  autre  jeune  fille. 

—  Elle  ne  doit  point  s'ennuyer,  reprit  Thérence,  à  moins 
qu'elle  n'ait  un  mauvais  cœur  :  mais  je  ne  suis  point  char- 
gée de  l'amuser;  je  la  servirai  et  l'assisterai,  voilà  tout  ce 
qui  est  de  mon  devoir.     • 

■—  Mais  elle  t'attend;  qu'est-ce  que  je  vas  lui  dire? 

—  Dis-lui  ce  que  tu  voudras  :  je  n'ai  pas  à  lui  rendre 
compte  de  moi.  • 

Là-dessus  la  fille  du  bûcheux  s'enfonça  dans  la  sente,  et 
Huriel  resta  un  moment  songeur,  comme  un  homme  qui 
cherche  à  deviner  quelque  chose. 

Il  passa  son  chemin,  mais  moi,  je  restai  là  où  j'étais, 
planté  comme  une  pierre.  Il  s'était  fait  en  moi  comme  un 
rêve  surprenant  à  la  première  vue  de  Thérence  ;  je  m'étais 

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LES  MAITRES  SONNEURS  12Ô 

dit  :  Voilà  une  figure  qui  m*est  connue  ;  à  qui  est-ce  qu'elle 
ressemble  donc? 

Et  puis,  à  mesure  que  je  l'avais  regardée,  tandis  qu'elle 
parlait,  j'avais  trouvé  qu'elle  me  rappelait  la  petite  fille  de 
la  charrette  embourbée  qui  m'avait  fait  rêvasser  tout  un  soir 
et  qui  pouvait  bien  être  cause  que  Brulette ,  me  trouvant 
trop  simple  dans  mon  goût,  avait  détourné  de- moi  son 
fdée.  Enfin,  lorsqu'elle  passa  tout  près  de  moi  en  s*eu  al- 
lant, encore  que  son  air  de  dépit  fût  bien  contraire  à  la 
figure  douce  et  tranquille  dont  j'avais  gardé  souvenance, 
j'observai  le  signe  noir  qu'elle  avait  au  coin  de  la  bouche, 
et  m'assurai  par  là  que  c'était  bien  la  fille  des  bois  que  j'a- 
vais portée  à  mon  cou,  et  qui  m'avait  embrassé  d'aussi  bon 
cœur  en  ce  temps-là  qu'elle  paraissait  mal  disposée  main- 
tenant à  me  recevoir. 

Je  demeurai  longtemps  dans  les  réflexions  qui  me  ve- 
naient sur  une  pareille  rencontre;  mais  enfin  la  musette 
du  grand  bûcheux,  qui  sonnait  une  manière  de  fanfare,  me 
fît  observer  que  le  soleil  était  tout  justement  couché. 

Je  n*eus  point  de  peine  à  retrouver  le  chemin  des  loges, 
car  c'est  comme  cela  qu'on  appelle  les  cabioles  des  ouvriers 
forestiers. 

Celle  des  Huriel  était  la  plus  grande  et  la  mieux  con- 
struite, formant  deux  chambres,  dont  une  pour  Thérence. 
Au-devant  régnait  une  façon  de  hangar,  tuile  en  verts  ba- 
lais, qui,sprvait  à  l'abriter  beaucoup  du  vent  et  de  la  pluie  ; 
des  planches  de  sciage ,  posées  sur  des  souches ,  formaient 
une  table  dressée  à  l'occasion. 

Pour  l'ordinaire ,  la  famille  Huriel  ne  vivait  que  de  pain 
et  de  fromage,  avec  quelques  viandes  salées,  une  fois  le 
jour.  Ce  n'était  point  avarice  ni  misère,  mais  habitude  de 
simplicité,  ces  gens  des  bois  trouvant  inutiles  et  ennuyeux 
notre  besoin  de  manger  chaud  et  d'employer  les  femmes  à 
cuisiner  depuis  le  matin  jusqu'au  soir. 

Cependant,  comptant  sur  l'arrivée  de  la  mère  à  Joseph, 
ou  sur  celle  du  père  Brulet,  Thérence  avait  souhaité  leur 
donner  leurs  aises,  et,  dès  la  veille,  s'était  approvisionnée 
à  Mesples.  Elle  venait  d'allumer  le  feu  sur  la  clairière  et 


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130  LES  MAITRES  SONNEURS 

avait  convié  ses  voisines  à  l*aider.  C'étaient  deux  femmes 
de  bûcheux,  une  vieille  et  une  laide.  Il  n'y  en  avait  pas  plus 
dans  la  forêt,  ces  gens  n'ayant  ni  la  coutume  ni  le  moyen 
de  se  faire  suivre  aux  bois,  de  leurs  familles. 

Les  loges  voisines,  au  nombre  de  six,  renfermaient  une 
douzaine  d'hommes,  qui  commençaient  à  se  rassembler  sur 
un  tas  de  fagots  pour  souper  en  compagnie  les  uns  des  au- 
tres, de  leur  pauvre  morceau  de  lard  et  de  leur  pain  de  sei- 
gle ;  mais  le  grand  bûcheux,  allant  à  eux,  devant  que  de 
rentrer  chez  lui  poser  ses  outils  et  son  tablier,  leur  dit  avec 
son  air  de  brave  homme:  — Mes  frères,  j'ai  aujourd'hui 
compagnie  d'étrangers  que  je  no  veux  point  faire  pâtir  de 
nos  coutumes  ;  mais  il  ne  sera  pas  dit  qu'on  mangera  le 
rôti  et  boira  le  vin  de  Sancerre  à  la  loge  du  grand  bûcheux 
sans  que  tous  ses  amis  y  aient  part.  Venez,  je  veux  vous 
mettre  en  bonne  connaissance  avec  mes  hôtes,  et  ceux  de 
vous  qui  me  refuseront  me  feront  de  la  peine. 

Personne  ne  refusa,  et  nous  nous  trouvâmes  rassemblés 
une  vingtaine,  je  ne  peux  pas  dire  autour  de  la  table,  puis- 
que ce  monde-là  ne  tient  point  à  ses  aises,  mais  assis,  qui 
sur  une  pierre,  qui  sur  l'herbage,  l'un  couché  de  son  long 
sur  des  copeaux,  l'autre  juché  sur  un  arbre  tordu,  et  tous 
.plus  ressemblants,  sans  comparaison  du  saint  baptême,  à 
un  troupeau  de  sangliers  qu'à  une  compagnie  de  chrétiens. 

Cependant  la  belle  Thérence,  allant  et  venant,  ne  parais- 
sait pas  encore  vouloir  nous  donner  attention,  lorsque  son 
père,  qui  l'avait  appelée  sans  qu'elle  eût  fait  mine  d'enten- 
dre, raccrocha  au  passage,  et,  l'amenant  malgré  elle,  nous 
la  présenta.— Pardonnez-lui,  mes  amis,  nous  dit-il;  c'est  une 
enfant  sauvage,  née  et  élevée  au  fond  des  bois.  Elle  a  honte, 
mais  elle  en  reviendra,  et  je  vous  demande,  Brulette,  de 
l'encourager,  car  elle  gagne  à  être  connue. 

Là-dessus,  Brulette,  qui  n'était  embarrassée  ni  mal  dispo- 
sée, ouvrit  ses  deux  bras  et  les  jeta  au  cou  de  Thérence,  la- 
quelle, n'osant  se  défendre,  mais  ne  sachant  se  livrer,  resta 
ferme  à  la  voir  venir,  et  releva  seulement  sa  tête  et  son  re- 
gard jusqu'alors  fiché  en  terre.  En  cette  position,  se  voyant 
de  près  l'une  l'autre,  les  yeux  dans  les  yeux,  et  quasi  joue 


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LES  MAITRES  SONNEURS  131 

contre  joue,  elles  me  firent  penser  de  deux  jeunes  taures, 
Tune  desquelles  avance  le  front  pour  folâtrer,  tandis  que 
l'autre,  défiante  et  déjà  malicieuse  de  son  encornure,  l'attend 
pour  la  heurter  traîtreusement. 

Mais  Thérence  parut  tout  à  coup  gagnée  par  le  regard 
doux  de  Brulette,  et,  retirant  sa  figure,  elle  la  laissa  tomber 
sur  l'épaule  de  ^elte  belle,  pour  cacher  des  pleurs  qui  lui 
remplirent  les  yeux. 

—  Ma  foi,  dit  le  père  Bastien  en  raillant  et  caressant  sa' 
fille,  voilà  ce  qui  s  appelle  être  farouche.  Je  n'aurais  jamais 
cru  que  la  honte  des  fillettes  pût  aller  jusqu'aux  larmes. 
Mais,  comprenez  quelque  chose  aux  enfants ,  si  vous  pouvez  ! 
Allons,  Brulette,  vous  me  paraissez  plus  raisonnable  ;  sui- 
vez-la, et  ne  la  lâchez  qu'elle  ne  vous  ait  parlé  :  il  n'y  a  que 
le  premier  mot  qui  coûte. 

—A  la  bonne  heure,  dit  Brulette,  je  l'aiderai,  et,  au  pre- 
mier mot  de  commandement  qu'elle  me  voudra  dire,  je  lui 
obéirai  si  bien,  qu'elle  me  pardonnera  de  lui  avoir  fait 
peur. 

Et  tandis  qu'elles  s'en  allaient  ensemble,  le  grand  bûcheui 
me  dit  :  — Voyez  un  peu  ce  que  c'est  que  les  femmes  1  La 
moins  coquette  (et  ma  Thérence  est  de  celles-là)  ne  se  peut 
trouveren  face  d'une  rivale  en  beauté,  sansêtre,  ou  échauffée 
de  dépit,  ou  glacée  de  peur.  Les  plus  belles  étoiles  font  bon 
ménage  côte  à  côte  dans  le  ciel;  mais,  de  deux  filles  de  la 
mère  Eve,  il  y  en  a  toujours  une  aiu  moins  qui  est  gênée 
par  la  comparaison  qu'on  peut  lui  faire  de  l'autre. 

—  Je  pense,  mon  père,  dit  Huriel,  que  vous  ne  Vendez 
point  justice  à  Thérence  pour  le  moment.  Elle  n'est  ni  hon- 
teuse ni  envieuse.  Et  il*  ajouta  en  baissant  la  voix  :  ■—  Je 
crois  que  je  sais  ce  qui  la  chagrine,  mais  le  mieux  sera  de 
^^7  pas  faire  attention. 

On  apporta  de  la  viande  grillée ,  des  champignons  jaunes 
très-beaux,  dont  je  ne  pus  me  décider  à  goûter,  encore  que 
je  visse  tout  ce  monde  en  manger  sans  crainte;  des  œufs 
Wcassés  avec  diverses  sortes  d'herbes  fortes,  des  galetons 
de  blé  noir,  et  des  fromages  de  Chambérat,  renommée  en 
tout  le  pays.  Tous  les  assistants  firent  bombance,  mais  d'une 


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132  LES  MAITRES  SONNEURS 

manière  bien  différente  de  la  nôtre.  Au  lieu  de  prendre  leur 
temps  et  de  ruminer  chaque  morceau,  ils  avalaient  quatre  à 
quatre  comme  gens  affamés,  ae  qui,  chez  nous,  n'eût  point 
paru  convenable,  et  ils  n'attendirent  point  d'être  repus  pour 
ôhanter  et  danser  au  b^^au  milieu  du  festin. 

Ces  gens,  d'un  sang  moins  rassis  que  le  nôtre,  semblaient 
ne  pouvoir  tenir  en  place.  Ils  ne  patientaient  point  le  temps 
qu'on  leur  fît  offre  de  quelque  plat.  Us  apportaient  leur  pain 
pour  recevoir  le  fricot  dessus,  refusaient  les  assiettes,  et  re- 
tournaient se  percher  ou  se  coucher;  d'aucuns  aussi  man- 
geaient debout,  d'autres  en  causant  et  gesticulant,  chacun 
racontant  son  histoire  ou  disant  sa  chansonnette.  C'était 
comme  abeilles  bourdonnant  autour  de  la  ruche  :  j'en  étais 
étourdi  et  ne  me  sentais  pas  festiner.  ^ 

Malgré  que  le  vin  fût  bon  et  que  le  grand  bûcheux  ne  l'é- 
pargnât point,  personne  n'en  prit  plus  qu'il  ne  fallait,  cha- 
cun étant  à  sa  tâche  et  ne  voulant  point  se  mettre  à  bas  pour 
le  travail  du  lendemain.  Aussi  la  fête  dura  peu;  et,  bien 
qu'au  milieu  elle  parût  vouloir  être  folle,  elle  finit  de  bonne 
heure  et  tranquillement.  Le  bûcheux  reçut  grands  compli- 
ments pour  ses  honnêtetés,  et  l'on  voyait  bien  qu'il  avait 
commandement  naturel  sur  toute  la  bande,  non  point  seu- 
lement par  son  moyen,  mais  aussi  pav  son  bon  cœur  et  sa 
t)onne  tête. 

On  nous  fit  beaucoup  d'avances  d'amitié  et  d'offres  de  ser- 
vice, et  je  dois  reconnaître  que  ces  gens  étaient  plus  ouverts 
et  plus  prévenants  que  ceux  de  chez  nous.  J'observai  qu'Hu- 
riel  les  amenait,  l'un  après  l'autre,  auprès  de  Brulette,  les 
lui  présentant  par  leurs  noms,  et  leur  enjoignant  de  la  re- 
garder ni  plus  ni  moins  que  comme  sa  sœur,  d'où  elle  reçut 
tant  de  révérences  et  de  politesses,  qu'elle  n'avait  jamais  été 
si  bien  fêtée  dans  notre  village. 

Quand  l'heure  de  dormir  fut  venue,  le  grand  bûcheux 
m'offrit  de  partager  sa  chambre.  Joset  avait  sa  loge  voisine 
de  la  nôtre,  mais  elle  était  plus  petite  et  nous  aurions  pu  y 
être  gênés.  Je  suivis  donc  mon  hôte,  d'autant  plus  volon- 
tiers que  j'étais  enchargé  de  veiller  de  près  sur  Brulette; 
mais  je  vis,  en  entrant  dans  la  loge,  qu'elle  ne  courait  aucun 


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LES  MAITRES  SONNEURS  133 

risque,  car  elle  devait  parlager  la  couche  de  la  belle  Thé- 
rence,  et  le  muletier,  fidèle  à  ses  habitudes,  s'était  déjà 
couché  dehors  en  travers  de  la  porto,  si  bien  que  ni  loup  ni 
voleur  n*en  eût  pu  approcher. 

En  jetant  un  coup  d*œil  sur  la  chambrette  où  les  deux 
filles  se  retiraient,  je  vis  qu'il  s'v  trouvait  un  lit  et  quelques 
meubles  très-propres  ;  Huriel,  grâce  à  ses  mulets,  pouvait 
transporter  facilement  et  sans  dépense,  d'un  lieu  à  Tautre, 
le  petit  ménage  de  sa  sœur  ;  mais  celui  de  son  père  ne  devait 
pas  lui  donner  grand  embarras,  car  il  se  composait  d'un  tas 
de  fougères  sèches  avec  une  couverture.  Encore  le  grand 
bûcheux  trouvail-il  que  c'était  de  trop  et  que,  pour  bien 
faire,  il  eût  dû  coucher  à  l'étoilée  comme  son  fils. 

J'étais  assez  las  pour  me  passer  do  mon  lit,  et  je  dormis 
d'un  bon  somme  jusqu'au  jour.  3e  pensai  que  Brulette  en 
avait  fait  autant,  car  je  ne  l'entendis  remuer  non  plus  qu'une 
petite  pierre,  derrière  la  cloison  de  planches  qui  nous  sé- 
parait. 

Quand  je  me  levai,  le  bûcheux  et  son  garçon  étaient  de- 
bout et  se  consultaient  ensemble. 

—Nous  parlions  de  toi,  me  dit  le  père,  et  comme  il  faut  que 
nous  allions  au  travail,  je  désire  que  l'affaire  dont  nous  cau- 
sons soit  décidée.  Brulette,  à  qui  j'ai  remontré  que  Joseph 
avait  besoin  de  sa  compagnie  pour  quelque  temps,  et  qui 
m'a  dit  avoir  la  volonté  de  lui  en  donner  le  plus  possible, 
s'est  engagée  pour  la  huitaine  tout  au  moins;  mais  elle  n'a 
pu  s'engager  pour  toi  et  nous  a  priés  de  t'y  décider;  C'est  ce 
que  nous  ferons,  j'espère,  en  te  disant  que  nous  en  serons 
contents,  que  tu  ne  nous  pèses  point,  et  que  nous  te  prions 
d'agir  avec  nous  comme  nous  ferions  avec  toi,  si  besoin  était. 

Cela  dit  d'un  air  de  vérité  et  d'amitié  me  commandait  de 
m'engager;  et,  de  fait,  ne  pouvant  abandonner  Brulette 
chez  des  étrangers,  encore  qu'une  huitaine  me  parût  bien 
longue,  j'étais  obligé  de  me  ranger  ii  son  vouloir  et  à  l'in- 
térêt de  Joseph. 

-^  Je  t'en  remercie,  mon  bon  Tiennei,  me  dit  Brulette, 
sortant  de  la  chambre  deThérence,  et  j'en  remercie  les  bra- 
ves gens  qui  nous  font  si  bonne  réception  ;  mais  si  je  reste, 

8 

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134  LES  MAITRES  SONNEURS 

c'est  à  la  condition  qu'on  ne  fera  point  ici  de  dépense  pour 
nous,  et  que  nous  serons  libres  tous  les  deux  de  vivre  à  nos 
frais  comme  nous  l'entendrons.  ' 

—  Il  en  sera  ce  que  vous  voudrez,  dit  Huriel,  car  si  la 
crainte  de  nous  être  à  charge  doit  vous  faire  partir  plus  vite, 
nous  aimons  mieux  renoncer  au  plaisir  de  vous  servir.  Mais 
souvenez-vous  seulement  d'une  chose ,  c'est  que  mon  père 
gagne  de  l'argent  et  moi  aussi,  et  que  nous  ne  connaissons 
pas  de  plus  grand  contentement  tous  les  deux  que  d'obliger 
nos  amis  et  de  leur  faire  honneur.  * 

Il  me  sembla  qu'Huriel  faisait  -en  toute  occasion  sonner 
un  peu  ses  écus,  comme  pour  dire  :  <r  Je  suis  un  bon  parti,  d 
Cependant  il  agit  tout  aussitôt  comme  un  homme  qui  se  met 
de  côté,  car  il  nous  annonça  qu'il  allait  nous  quitter. 

Sur  ce  mot-là,  Bruletle  eut  un  petit  frisson  que  seul  je 
vis ,  et  qu'elle  surmonta  aussitôt  pour  lui  demander,  sans 
trop  paraître  s'en  soucier,  où  il  allait  et  J)our  combien  de 
temps. 

—  Je  m'en  vas  travailler  au  bois  de  la  Roche,  nous  dit-il. 
Je  serai  .assez  près  de  vous  pour  revenir  vous  voir  si  vous 
avez  besoin  de  moi  ;  Tiennet  sait  le  chemin.  Je  vas  de  ce 
pas,  d'abord,  dans  la  lande  de  la  Croze  chercher  mes  bêtes 
et  mes  équipages,  et,  en  repassant,  je  vous  dirai  adieu. 

Là-dessus  il  partit,  et  le  grand  bûcheux,  enjoignant  à  sa 
fille  d'avoir  grand  soin  et  grand  égard  pour  nous,  s'en  alla, 
de  son  côté,  à  son  ouvrage. 

Nous  voilà  donc  restés,  Brulette  et  moi,  en  compagnie  de 
la  belle  Thérence,  laquelle,  tout  en  nous  servant  aussi  acti- 
vement que  si  elle  e^t  été  à  nos  gages,  ne  parais^it  pas 
vouloir  nous  faire  grande  fête,  et  répondait  par  oui  et  par 
non  à  tout  ce  que  nous  inventions  de  lui  dire.  Si  bien  que 
cette  indifférence  rebuta  Brulette,  qui  me  dit,  dans  un  mo- 
ment où  nous  étions  seuls  :  — Il  me  semble,  Tiennet,  que 
nous  déplaisons  beaucoup  à  cette  fille  ;  elle  m'a  fait  place 
dans  son  lit,  cette  nuit,  comme  une  personne  qui  serait  for- 
cée d'y  recevoir  un  hérisson.  Elle  s'est  jetée  dans  la  ruelle, 
le  nez  contre  la  cloison ,  et  sauf  qu'elle  m'a  demandé  si  je 
voulais  plus  ou  moins  de  couverture,  elle  ne  m'a  pas  voulu 

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LES  MAITRES  SONNEURS  135 

dire  un  mot.  J'étais  si  lasse  que  j'aurais  volontiers  dormi 
tout  de  suite ,  et  même,  voyant  qu'elle  en  faisait  semblant 
pour  se  dispenser  de  me  parler,  j'ai  fait  semblant  aussi  ; 
mais,  de  longtemps,  je  n'ai  pu  fermer  Toeil,  car  j'entendais 
qu'elle  s'étouffait  de  pleurer.  Si  tu  veux  m'en  croire,  nous  ne 
la  gênerons  pas  plus  longtemps,  nous  chercherons  quelques 
loges  vacantes  dans  une  autre  partie  de  la  forêt,  et,  s'il  n'y 
en  a  pas,  je  m'arrangerai  avec  la  vieille  femme  que  j'ai  vue 
hier  par  ici,  pour  qu'elle  envoie  son  mari  chez  un  voisin  et 
partage  son  logis  avec  moi.  Si  ce  u'est  qu'un  lit  d'herbages, 
je  m'en  contenterai  ;  c'est  payer  trop~  cher  un  matelas  et  un 
coussin  que  d'y  être  reçu  avec  des  larmes.  Quant  à  nos  re- 
pas, je  compte  que,  dès  aujourd'hui,  tu  iras  à  Mesples 
acheter  ce  qu'il  nous  faut,  et  je  me  charge  de  notre  cui- 
sine. 

—  Cest  très-bien ,  Brulette,  lui  répondis-je,  et  je  ferai 
tout  ce  que  vous  voudrez.  Cherchons  un  logement  pour 
vous,  et  ne  vous  inquiétez  pas  de  moi.  Je  ne  suis  pas  plus 
de  sel  que  ce  muletier  qui  a  dormi  dehors  sous  le  travers  de 
votre  porte.  Ainsi  ferai-je  pour  vous  de  bon  cœur,  sans 
craindre  de  fondre  à  la  rosée.  Cependant,  écoutez-moi  :  Si 
nous  quittons  comme  ça  la  loge  et  la  table  du  grand  bû- 
cheux,  il  nous  croira  fâchés,  et  comme  il  nous  a  trop  bien 
traités  pour  avoir  à  se  reprocher  quelque  chose,  il  verra 
aisément  que  c'est  sa  fille  qui  nous  rebute.  Il  l'en  grondera 
peut-être,  et  voyons  si  la  chose  sera  méritée.  Vous  dites  que 
cette  jeunesse  a  été  très-honnête,  voire  soumise  envers 
vous.  Or  donc,  si  elle  a  quelque  peine  cachée,  avons-nous 
le  droit  de  blâmer  sa  tristesse  et  son  silence?  Ne  vaudrait-il 
pas  mieux  ne  faire  semblant  de  rien,  la  laisser  libre  tout  le 
jour  d'aller  voir  ou  de  recevoir  son  galant,  si  elle  en  a  un, 
et,  quant  à  nous,  faire  société  avec  Joset,  pour  qui  seul  nous 
sommes  venus  ici?  Ne  craignez-vous  point  aussi  qu'en 
nous  voyant  chercher  tous  deux  un  autre  logement,  on  ne 
se  fourre  dans  l'idée  que  nous  avons  quelque  mauvais  mo- 
tif pour  nous  mettre  à  part? 

—  Tu  as  raison,  Tiennet,  me  dit  Brulette.  Eh  bien,  je  pa- 
tienterai avec  cette  grande  rechigneuse  et  la  verrai  venir. 

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136  LES  MAITRES  SONNEURS 


Treizième    welliée* 

La  belle  Thérence  ayant  tout  préparé  pour  noire  déjeuner, 
et  voyant  monter  le  soleil,  demanda  à  Brulette  si  elle  avait 
songé  à  réveiller  Joseph.  C'est  l'heure,  lui  dit-elle,  et  il  est 
fâché  quand  je  le  laisse  dormir  trop  tard,  parce  que  la  nuit 
d'après  il  a  peine  à  se  reprendre. 

—  Si  c'est  vous  qui  avez  coutume  de  l'appeler,  ma  mi- 
gnonne, répondit  Brulette,  faites-le  donc  :  je  ne  connais 
point  son  habitude. 

— Non,  non,  reprit  Thérence  d'un  ton  sec  :  c'est  votre 
affaire  de  le  soigner  à  présent,  puisque  vous  êtes  venue  pour 
ça.  Je  peux,  à  cette  heure,  m'en  reposer  et  vous  en  laisser* 
la  charge. 

—  Pauvre  JosetI  ne  put  s'empêcher  de  dire  notre  Bru- 
lette. Je  vois  qu'il  est  d'Un  grand  embarras  pour  vous  et 
qu'il  ferait  mieux  de  s'en  revenir  avec  nous  dans  son 
paysl 

Thérence  tourna  le  dos  sans  répondre,  et  je  dis  à  Bru- 
lette :  —  Allons  tous  de^x  l'appeler.  Je  gage  qu'il  sera  con- 
tent d'entendre  ta  voix  la  première. 

La  loge  de  Joset  touchait  quasiment  celle  du  grand  bû- 
cheux.  Sitôt  qu'il  entendit  la  voix  de  Brulette,  il  vint  tout 
courant  regarder  à  travers  la  porte  et  lui  dit  :  —  Ah  I  je 
craignais  de  rêver,  Brulette I  c'est  donc  bien  vrai  que  tu 
es  là? 

Quand  il  fut  assis  sur  les  souches  entre  nous  deux,  il  nous 
dit  que,  pour  la  première .  fois  depuis  longtemps,  il  avait 
dormi  tout  d'une  lampée,  et  cela  était  connaissable  à  son  vi- 
sage, qui  valait  déjà  dix  sous  de  plus  que  celui  de  la  veille. 
Thérence  lui  apporta,  dans  une  écuelle,  un  bouillon  de 
poule,  et  il  youlait  le  donner  à  Brulette,  qui  s'en  défendit 
d'autant  mieux  que  les  yeux  noirs  de  la  ûlle  des  bois  sem- 
blaient remplis  de  colère,  à  cause  de  l'offre  qui  lui  en  était 
faite. 

Brulette,  qui  était  trop  fine  pour  vouloir  donner  prise  à 


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LES  MAITRES  SONNEURS  137 

son  dépit,  refusa,  disant  qu'elle  n'aimait  point  le  bouillon  et 
que  ce  serait  grand  dommage  d'en  avoir  laissé  le  mal  à 
l'inûrmière  pour  n'en  retirer  ni  le  profil  ni  le  plaisir  ;  et 
même,  elle  ajouta  avec  douceur:— Je  vois,  mon  gars,  que 
tu  es  soigné  comme  un  gros  bourgeois,  et  que  ces  braves 
gens  n'épargnent  rien  pour  le  réconforter  le  corps. 

—  Oui,  dit  Josel,  prenant  la  main  de  Thérence  et  la  joi- 
gnanl,  dans  les  siennes,  à  celle  de  Brulette  ;  j'ai  causé  de  la 
dépense  à  mon  maître  (il  appelait  toiyours  comme  ça  le 
grand  bûcheux  à  cause  qu'il  lui  enseignait  à  musiquer)  et 
de  la  fatigue  à  celte  pau\Te  sœur  que  vous  voyez  15.  Sache, 
Brulette,  qu'après  loi,  j'ai  trouvé  un  ange  sur  la  terre. 
Gomme  lu  m'as  assisté  l'esprit  et  consolé  le  cœur  quand 
j'étais  un  enfant  ébervigé  et  quasi  propre  à  rien,  elle  a  soi- 
gné mon  pauvre  corps  en  détresse  quand  je  suis  tombé  ici 
en  misère  de  fièvre.  Les  secours  qu'elle  m*a  donnés,  jamais 
je  ne  pourrai  l'en  remercier  comme  je  le  dois;  mais  je  peux 
dire  une  chose  :  c'est  qu'il  n'y  en  a  pas  une  troisième  comme 
vous  deux,  et  qu'au  jour  des  récompen^s,  le  bon  Dieu  gar- 
dera au  ciel  ses  deux  plus  belles  couronnes  pour  Catherine 
Brulet,  la  rose  duBerry,  et  pour  Thérence  Huriel,  la  blanche 
épine  des  bois. 

Il  sembla  que  ce  doux  parler  de  Joseph  mît  du  baume 
dans  le  sang  de  Thérence,  car  elle  ne  refusa  plus  de  s'as- 
seoir pour  manger  avec  nous,  et  Joseph  était  entre  ces  deux 
belles  filles,  tandis  que  moi,  profitant  du  sans-gêne  que  j'a- 
vais vu  dans  la  manière  du  pays,  je  me  dérangeais  tout  en 
mangeant,  pour  être  tantôt  près  de  l'une  et  tantôt  près  de 
l'autre. 

Je  faisais  de  mon  mieux  pour  contenter  la  fille  des  bois 
par  mes  prévenances,  el  je  tenais  à  honneur  de  lui  montrer 
que  les  Berrichons  ne  sont  pas  des  ours.  Elle  répondait  très- 
doucement  à  mes  honnêtetés  ;  mais  il  ne  me  fut  point  possi- 
ble do  la  faire  sourire  ni  lever  les  yeux  sur  moi  en  me  ré- 
pondant. Elle  me  paraissait  avoir  l'humeur  bizarre,  prompte 
au  dépit,  el  remplie  de  défiance.  El  cependant,  quand  elle 
était  tranquille,  elle  avait  quelque  chose  de  si  bon  dans  l'air 
et  dans  la  voix,  qu'on  ne  pouvait  prendre  d'elle  une  mau- 

8. 

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138  LES  MAITRES  SONNEURS 

vaise  idée;  mais  ni  dans  ses  bons  moments,  ni  dans  les  an- 
tres, je  n*osai  lui  demander  si  elle  se  ressouvenait  que  je 
l'eusse  pbrtée  en  mes  bras  et  qu'elle  m'en  eût  payé  d'une  ac- 
colade. Je  m'étais  bien  assuré  que  c'était  elle,  car  son  père, 
à  qui  j'en  avais  déjà  parlé,  n'avait  point  oublié  la  chose  et 
prétendait  avoir  comme  reconnu  ma  figure  sans  savoir 
pourquoi. 

Tout  en  déjeunant,  Brulette,  comme  elle  m'en  fit  part  en- 
suite, commençait  à  avoir  une  autre  doutance  de  la  vérité. 
C'est  pourquoi  elle  se  mit  en  tête  d'observer  et  de  feindre 
pour  en  savoir  plus  long. 

—  Or  çà,  dit-elle,  vais-je  rester  tout  ce  jour  les  bras  croi- 
sés? Sans  être  une  grosse  ouvrière,  je  n'ai  pas  coutume  de 
dire  mon  chapelet  d'un  repas  à  l'autre,  et  je  vous  prie,  Thé- 
rence,  de  me  montrer  quelque  ouvrage  où  je  puisse  vous 
aider.  Si  vous  souhaitez  courir,  je  garderai  la  loge  et  y 
ferai  ce  que  vous  me  commanderez;  mais  si  vous  restez,  je 
resterai  aussi,  à  condition  que  vous  m'occuperez  pour  votre 
service. 

—  Je  n'ai  besoin  d'aucune  aide,  répondit  Thérence ,  et 
vous,  vous  n'avez  besoin  d'aucun  ouvrage  pour  vous  désen- 
nuyer. 

—  Pourquoi  donc  cela,  ma  mignonne? 

—  Parce  que  vous  êtes  avec  votre  ami,  et,  comme  je 
pourrais  être  de  trop  dans  toutes  les  choses  que  vous  avez 
à  vous  dire,  je  sortirai  si  vous  souhaitez  rester,  je  resterai 
si  vous  souhaitez  sortir. 

—  Cela  ne  ferait  ni  le  compte  de  Joset  ni  le  mien,  dit  Bru- 
lette avec  un  peu  de  malice.  Je  n'ai  point  de  secrets  à  lui 
dire,  et  tout  ce  que  nous  avions  à  nous  raconter,  nous  y 
avons  donné  la  journée  d'hier.  A  cette  heure,  le  contente- 
ment que  nous  avons  d'être  ensemble  ne  peut  que  s'aug- 
menter de  votre  compagnie,  et  nous  vous  la  demandons, 
à  moins-que  vous  n'en  ayez  une  meilleure  à  nous  préférer. 

Théren.ce  resta  indécise,  et  la  manière  dont  elle  regarda 
Joseph  fit  voir  à  Brulette  que  sa  fierté  souffrait  de  la  crainte 
d'être  importune.  Sur  quoi,  Brulette  dit  à  Joseph  :  —  Aide- 
moi  donc  à  Idftiretenir  !  Est-ce  que  tu  n'en  seras  pas  content? 

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LES  MAITRES  SONNEURS  139 

Ne  disais-tu  pas,  tout  à  l'heure,  que  nous  étions  tes  deux 
aDges gardiens?  Et  ne  veux-tu  pas  qu'ils  travaillent  ensem- 
ble à  ton  salut? 

—Tu  as  raison,  Bruletle,  dit  Joseph.  Entre  vos  deux  bons 
cœurs,  je  dois  guérir  plus  vite,  et  si  vous  vous  mettez  deux 
à  vouloir  bien  m'aimer,  il  me  semble  que  chacune  de  vous 
m'en  aimera  davantage,  comme  quand  on  se  met  à  la  tâche 
avec  un  bon  compagnon,  qui  vous  donne  de  sa  force  pour 
redoubler  la  vôtre. 

—  Est-ce  donc  moi,  dit  Thérence,  qui  serai  le  bon  compa- 
fçnon  dont  votre  payse  a  besoin?  Allons,  soit!  Je  vas  pren- 
dre mon  ouvrage,  et  je  travaillerai  ici. 

Elle  alla  quérir  du  linge  taillé  en  chemise,  et  se  mit  à  le 
coudre.  Brulette  voulut  l'aider,  et,  comme  elle  s'y  refusait  : 
—  Alors,  dit-elle  à  Joseph,  donne-moi  tes  bardes  à  raccom- 
moder; elles  doivent  avoir  besoin  de  moi,  car  il  y  a  long- 
temps que  je  ne  m'en  suis  pas  mêlée. 

Thérence  la  laissa  examiner  le  trousseau  de  Joseph  ;  mais 
il  ne  s'y  trouva  pas  un  seul  point  à  faire,  ni  seulement  un 
bouton  à  coudre,  tant  on  y  avait  bien  veillé;  et  Brulette  parla 
d'acheter  du  linge  à  Mesples  le  lendemain,  pour  lui  faire 
des  chemises  neuves.  Mais  il  se  trouva  que  celles  que  Thé- 
rence cousait  en  ce  moment  étaient  destinées  à  Joseph,  et 
qu'elle  voulait  les  finir  seule,  comme  elle  les  avait  com- 
mencées. 

Les  soupçons  venant  de  plus  en  plus  à  Brulette,  elle  fit 
semblance  d'insister  là-dessus,  et  Joseph  même  fut  obligé 
d'y  dire  son  mot,  à  savoir  que  Brulette  s'ennuyait  à  ne  rien 
faire.  Alors  Thérence  jeta  son  ouvrage  avec  colère,  disant  à 
Brulette  :  —  Finissez-les  donc  toute  seule;  je  ne  m'en  mêle 
plusl  Et  elle  s'en  alla  bouder  en  la  maison. 

—  Joset,  dit  alors  Brulette,  cette  fille-là  n'est  ni  capri- 
cieuse ni  folle,  comme  je  me  le  suis  imaginé;  elle  est  amou- 
reuse de  toi  !  ' 

Joseph  eut  un  si  grand  saisissement,  que  Brulette  vit  bien 
qu'elle  avait  parlé  trop  vite.  Elle  ne  s'imaginait  point  en- 
core combien  un  homme  malade  dans  son  corps,  par  suite 

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i;0  LES  MAITRES  SONNEURS 

du  mal  de  son  esprit,  est  faible  et  craintif  devant  la  ré- 
flexion. 

—  Que  me  dis-tu  là  I  s*écria-t-il,  et  quel  nouveau  mal- 
heur serait  donc  tombé  sur  moi? 

—  Pourquoi  serait-ce  donc  un  malheur?  * 

—  Tu  me  le  demandes,  Brulette  ?  Est-ce  que  tu  crois  qu'il 
dépendrait  de  moi  de  lui  rendre  ses  sentimt^nts? 

—  Eh  bien,  dit  Brulette,  tâchant  de  l'apaiser,  elle  s'en 
guérirait! 

—  Je  ne  sais  pas  si  on  guérit  de  l'amour,  répondit  Jo- 
seph ;  mais  moi,  si  j'avais  fait,  par  ignorance  et  par  manque 
de  précaution,  le  malheur  de  la  fille  au  grand  bûchcux,  de 
la  sœur  d'Huriel,  de  ta  vierge  des  bois,  qui  a  tant  prié  pour 
moi  et  veillé  à  ma  vie,  je  serais  si  coupable,  que  je  ne  pour- 
rais me  le  pardonner. 

'  —L'idée  ne  t'est  donc  jamais  venue  que  son  amitié  pou- 
vait se  changer  en  amour?  • 

—  Non,  Brulette,  jamais  I 

—  C'est  singulier,  Joset  ! 

—  Pourquoi  ça  ?  N'étais-je  point  accoutumé,  dès  mon  en- 
fance, à  être  plaint  pour  ma  bêtise  et  secouru  dans  ma  fai- 
blesse? Est-ce  que  Tamitié  que  tu  m'as  toujours  marquée, 
Brulette,  m'a  jamais  rendu  vaniteux  au  point  de  croire...  Ici 
Joseph  devint  rouge  comme  le  feu,  et  !Re  put  dire  un  mot 
de  plus. 

—  Tu  as  raison,  lui  répondit  Brulette,  qui  était  prudente 
et  avisée  autant  que  Thérence  était  prompte  et  sensible.  On 
peut  beaucoup  se  tromper  sur  les  sentiments  qu'on  donne 
ou  qu'on,  reçoit*  J'ai  ciu  une  folle  idée  sur  cette  fille,  et 
puisque  tu  ne  la  partages  point,  c'est  qu'elle  n'est  point  fon- 
dée. Thérence  doit  être,  comme  je  le  suis  encore,  ignorante 
de  ce  qu'on  appelle  la  vraie  amour,  en  attendant  que  le  bon 
Dieu  lui  commande  de  vivre  pour  celui  qu'il  lui  aura  choisi. 

—  N'importe,  dit  Joseph,  je  veux  et  je  dois  quitter  ce  pays. 

—  Nous  sommes  venus  pour  le  ramener,  lui  dis-je,  aus- 
sitôt que  tu  t'en  sentiras  la  force. 

Contre  mon  attente,  il  rejeta  vivement  cette  idée.  —  Non, 
non,  dit-il,  je  n'aii  qu'une  force,  c'est  ma  volonté  d'être 


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LES  MAITRES  SONNEURS  141 

grand  musieien,  pour  retirer  ma  mère  avec  moi  et  vivre 
boDoré  et  recherché  dans  mon  pays.  Si  je  quitte  celui-ci, 
j'irai  dans  le  haut  Bourbonnais  jusqu'à  ce  que  je  sois  reçu 
maître  sonneur. 

Nous  n'osâmes  point  lui  dire  qu'il  ne  nous  semblait  pas 
devoir  jouir  jamais  de  bons  poumons. 

Brulette  lui  parlad'autre  chose,  et  moi,  très-occupé  de  la 
découverte  qu'elle  venait  de  me  faire  faire  sur  Thérence, 
porté,  je  ne  sais  pourquoi,  à  m'inquiéter  d'elle,  que  je  venais 
de  voir. sortir  de  sa  loge  et  s'enfoncer  dans  le  bois,  je  me 
mis  à  marcher  du  côté  qu'elle  avait  pris,  allant  comme  à 
l'aventure,  mais  curieux  et  même  envieux  de  la  rencontrer. 

Je  ne  fus  pas  longtemps  sans  entendre  des  soupirs  étouf- 
fés qui  me  firent  connaître  où  elle  s'était  retirée.  Ne  me  sen- 
tant plus  honteux  avçc  elle,  du  moment  que  je  ne  pouvais 
rien  prétendre  dans  son  chagrin,  je  m'approchai  et  lui  par- 
lai résolument  : 

—  Belle  Thérence,  lui  dis-je,  voyant  qu'elle  ne  pleurait 
point  et  seulement  tremblait  et  suffoquait  comme  d'une  co- 
lère rentrée,  je  pense  que  nous  sommes  cause,  ma  cousine 
et  moi,  de  l'ennui  que  vous  avez.  Nos  figures  vous  choquent, 
et  surtout  celle  de  Brulette,  car  j^  n'estime  pas  la  mienne 
mériter  tant  d'attention.  Nous  parlions  de  vous  ce  matin,  et 
justement  je  l'ai  empêchée  de  s'en  aller  de  votre  loge,  où 
elle  pensait  bien  vous  être  à  charge.  Or  parlez-moi  fran- 
chement, et  nous  nous  retirerons  ailleurs;  car  si  vous 
avez  mauvaise  opinion  de  nous,  nous  n'en  sommes  pas  moins 
bien  intentionnés  pour  vous  et  craintifs  de  vous  occasionner 
<Ju  déplaisir. 

La  fière  Thérence  parut  comme  outrée  de  ma  fisanchise, 
et»  se  levant  de  Tendroit  où  je  m'étais  assis  auprès  d'elle: 
"*  Votre  cousine  veut  s'en  aller?  dit-elle  d'un  air  de 
menace;  elle  veut  me  faire  honte?  Non!  elle  ne  le  fera 
point!..!  ou  bien... 

"*  Ou  bien  quoi?  lui  dis-je,  déterminé  de  la  confesser. 

"*  Ou  bien  je  quitterai  les  bois,  et  mon  père,  et  ma  fa- 
^^ïle,  et  je  m'en  irai  mourir  seule  en  quelque  désert  ! 

Elle  parlait  comme  dans  la  fièvre,  avec  l'œil  si  sombre  et 


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142  LES  MAITRES  SONNEURS 

la  figure  si  pâle,  qu'elle  me  fit  ^eur.  —  Thérence,  lui  dis-je 
en  lui  prenant  très-honnôtemenl  la  main  et  en  la  forçant 
à  se  rasseoir,  ou  vous  êtes  née  injuste,  ou  vous  avez  des 
raisons  pour  haïr  Brulette.  Eh  bien,  dites-les-moi,  en  bonne 
chrétienne,  car  il  est  possible  que  je  la  blanchisse  du  mal 
dont  vous  l'accusez. 

—  Non,  vous  ne  la  blanchirez  pas,  car  je  la  connais  !  s'é- 
cria Thérence,  qui  ne  se  pouvait  surmonter  davantage.  Ne 
vous  imaginez  pas  que  je  ne  sache  rien  d'elle  1  Je  m'en  suis 
assez  tourmenté  l'esprit,  j'^i  assez  questionné  Joseph  et 
mon  frère  pour  juger,  à  sa  conduite,  qu'elle  est  un  cœur 
ingrat  et  un  esprit  trompeur.  C'est  une  coquette,  voilà  ce 
qu'elle  est,  votre  Berrichonne,  et  toute  personne  franche  a 
le  droit  de  la  détester. 

—  Voilà  un  reproche  bien  dur,  répondis-je  sans  me  trou- 
bler. Sur  quoi  vous  fondez-vous? 

—  Et  ne  sait-elle  point,  s'écria  Thérence,  qu'il  y  a  ici 
trois  garçons  qui  l'aiment  et  dont  elle  se  joue?  Joseph  qui 
en  meurt,  mon  frère  qui  s'en  défend,  et  vous  qui  tâchez 
d'en  guérir  ?  Prétendez-vous  me  faire  accroire  qu'elle  n'en 
sait  rien  et  qu'elle  a  une  préférence  pour  l'un  des  trois  ? 
NonI  elle  n'en  a  pour  personne;  elle  ne  plaint  pas  Joseph, 
elle  n'estime  pas  mon  frère,  elle  ne  vous  aime  pas.  Vos 
tourments  l'amusent,  et,  comme  elle  a,  en  son  village,  une 
cinquantaine  d'autres  galants,  elle  prétend  vivre  pour  tous 
et  pour  aucun ^Eh  bien,  peu  m'importe  quant  à  vous.  Tien- 
net,  puisque  je  ne  vous  connais  point.  Mais  quant  à  mon 
frère,  qui  e$t  si  souvent  éloigné  de  nous  par  son  état,  et 
qui  nous  quitte  dans  un  moment  où  il  pourrait  rester...  et 
quant  à» Joseph  qui  en  est  malade  et  quasi  hébété...  Ahl 
tenez,  votre  Brulette  est  bien  coupable  envers  tous  deux,  et 
devrait  'rougir  de  ne  pouvoir  dire  une  bonne  parole  ni  à 
l'un  nia  l'autre. 

En  ce  moment,  Brulette,  qui  nous  écoutait,  se  montra, 
et,  mal  habituée  à  être  traitée  de  la  sorte,  mais;con tente  ce- 
pendant d'entendre  expliquer  la  conduite  d'Huriel,  elle  s'as- 
sit auprès  de  Thérence  et  lui  prit  la  main  d'un  air  sérieux, 
où  il  y  avait  de  la  compassion  et  du  reproche  en  même 


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LES  MAITRES  SONNEURS  143 

temps.  Thérence  en  fut  un  peu  apaisée  et  lui  dit  d'une 
manière  plus  douce  : 

—  Pardonnez-moi,  Bruletie,  si  je  vous  ai  fait  de  la  peine  ; 
mais,  véritablement,  je  ne  me  le  reprocherai  point,  si  je 
vous  amène  à  de  meilleurs  sentiments.  Voyons,  convenez 
que  votre  conduite  a  été  fausse  et  votre  cœur  dur.  Je  ne  sais 
pas  si  c'est  la  coutume  en  vos  pays  de  se  faire  désirer  avec 
rintention  de  se  refuser;  mais  moi,  pauvre  liile  sauvage,  je 
trouve  le  mensonge  criminel  et  ne  comprends  rien  à  ces 
manéges-là.  Or  donc,  ouvrez  les  yeux  sur  le  m'ai  que  vous 
faites.  Je  ne  vous  dirai  pas  que  mon  frère  y  succombera: 
c'est  un  homme  trop  fort  et  trop  courageux,  il  est  aimé  de 
trop  de  filles  qui  vous  valent  bien,  pour  ne  pas  en  prendre 
son  parti  :  mais  ayez  pitié  du  pauvre  Joset,  Brulelte  I  Vous 
ne  le  connaissez  point,  encore  que  vous  ayez  été  élevée 
avec  lui  ;  vous  l'avez  jugé  imbécile,  et  c'est  au  contraire  un 
grand  esprit.  Vous  le  croyez  froid  et  indifférent,  tandis  qu'il 
est  rongé  d'une  tristesse'qui  prouve  le  contraire  :  mais  son 
corps  est  trop  faible  et  ne  saura  tenir  contre  le  chagrin,  si 
vous  l'abusez.  Donnez-lui  votre  cœur  comme  il  le  mérite, 
c'est  moi  qui  vous  en  prie  et  qui  vous  maudirai  si  vous  lô 
faites  mourir  I 

—  Est-ce  que  vous  pensez  ce  que  vous  me  dites  là,  ma 
pauvre  Thérence?  répondit  Brulette  en  la  regardant  à  tra- 
vers les  yeux.  Si  vous  voulez  savoir  le  fond  de  mon  idée, 
je  crois  que  vous  aimez  Joseph  et  que  je  vmis  donne,  mal- 
gré moi,  une  forte  jalousie  qui  vous  porte  à  me  chercher 
des  torts.  Eh  bieil,  regardez-y  mieux,  mon  enfant,  je  ne 
veut  point  rendre  ce  garçon  amoureux  de  moi,  je  n'y  ai 
jamais  songé,  et  je  regrette  qu'il  le  soit.  Je  suis  même  toute 
portée  à  vous  aider  à  l'en  guérir,  et  si  j'avais  su  ce  que 
vous  me  faites  voir,  je  ne  serais  point  venue  icii  encore 
que  votre  frère  m'eût  dit  la  chose  être  nécessaire. 

—  Brulette ,  dit  Thérence,  vous  me  croyez  bien  peu  flière, 
si  vous  jugez  que  j'aime  Joseph  comme  vous  l'entendez,  et 
que  je  descends  jusqu'à  la  jalousie  pour  vos  agréments.  La 
manière  dont  je  l'aime,  je  n'ai  pas  sujet  de  m'en  cacher  ni 
d'en  avoir  honte  devant  personne.  S'il  en  était  ainsi,  j'au- 

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144  LES  MAITRES  SONNEURS 

rais,  à  toul  le  moins,  assoz  d'orgueil  pour  ne  pas  laisser 
croire  que  je  vous  le  dispute.  Mais  mon  amitié  pour  lui  est 
si  franche  et  si  iionnête  que  je  me  porterai  courageusement 
à  le  défendre  contre  vos  pièges.  Ainsi,  aimez-le  franche- 
ment comme  moi,  et,  au  lieu  de  vous  en  vouloir,  je  vous 
aimerai  et  vous  estimerai  ;  je  reconnaîtrai  vos  droits,  qui 
sont  plus  anciens  que  les  miens,  et  je  vous  aiderai  à  l'em- 
mener dans  son  pays,  à  la  condition  qu'il  y  sera  votre  seul 
ami  et  votre  mari.  Autrement,  attendez-vous  à  trouver  en 
moi  une  ennemie  qui  vous  donnera  ouvertement  condam- 
nation. Il  ne  sera  pas  dit  que  j'aurai  aimé  cet  enfant  et  soi- 
gné ce  malade,  pour  qu'une  belle  coquette  de  village  le 
vienne  tuer  sous  mes  yeuï. 

—  C'est  bien,  dit  Brulette  qui  avait  repris  toute  sa  fierté; 
je  vois  de  plus  en  plus  que  vous  êtes  amoureuse  et  jalouse, 
et  j'en  suis  plus  tranquille  pour  m'en  aller  et  le  laisser  à  vos 
soins.  Que  votre  attache  soit  honnête  et  franche,  je  n'en 
doute  pas  ;  je  n'ai  pas,  comme  vous,  des  raisons  pour  être 
colère  et  injuste.  Pourtant,  je  m'étonne  de  ce  que  vous  vou- 
lez me  faire  rester  et  me  paraître  amie.  C'est  là  où  finit 
votre  sincérité,  et  je  vous  déclare  que  j'en  veux  savoir  la 
raison ,  sans  quoi  je  ne  m'y  prêterai  point. 

—  La  raison ,  vous  la  dites  vous-même,  répondit  Thé- 
rence ,  quand  vous  vous  servez  de  vilains  mots  pour  m'hu- 
milier.  Vous  venez  de  prononcer  que  j'étais  amoureuse  et 
jalouse,  :  si  c'est  comme  cela  que  vous  expliquez  la  force  et 
la  bonté  de  mon  sentiment  pour  Joseph,  vous  ne  manque- 
rez point  de  le  lui  faire  croire  aussi,  et  ce  jeune  homme, 
qui  me  doit  le  respect  et  la  reconnaissance,  se  croira  le 
droit  de  me  mépriser  et  de  se  moquer  de  moi  en  lui-même. 

—  Vous  avez  raison,  Thérence,  dit  Brulette,  qui  avait  le 
cœur  et  l'esprit  trop  justes  pour  ne  pas  estimer  la  fierté  de  la 
fille  des  bois.  Je  dois  vous  aider  à  garder  votre  secret,  et  je 
le  ferai.  Je  ne  vous  dis  pas  que  je  vous  aiderai  de  tout  mon 
pouvoir  auprès  de  Joseph  ;  votre  hauteur  s'en  offenserait, 
et  je  comprends  que  vous  ne  vouliez  pas  recevoir  son  ami- 
tié de  moi  comme  une  grâce;  mais  je  vous  prie  d'être  juste, 
de  réfléchir,  et  môme  de  me  donner  un  conseil  que,  plus 

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LES  MAITRES  SONNEURS  146 

douce  et  plus  humble  que  vous,  je  vous  demande  pour  la 
gouverne  de  ma  conscience. 

—  Dites  donc,  je  vous  écoute,  répondit  Thérence,  apaisée 
par  la  soumission  et  la  raison  de  Brulette. 

—Sachez,  avant  tout,ditcelle-ci,que  je  n*ai  jamais  eu  d'a- 
mour pour  Joseph,  et,  si  cela  pouvait  vous  guérir,  je  vous 
en  dirais  la  cause. 

—  Dites-la,  je  la  veux  savoir!  s'écria  Thérence. 

—  Eh  bien,  la  cause,  dit  Brulette,  c'est  qu'il  ne  m'aime 
pas  comme  je  voudrais  être  aimée.  J'ai  connu  Joseph  dès 
ses  premiers  ans;  il  n'a  jamais  été  aimable  avant  de  venir 
ici,  et  il  vivaifsi  retiré  en  lui-même  queje  le  jugeais  égoïste. 
A  présent,  je  veux  croire  qu'il  ne  l'était  pas  d'une  mauvaise 
façon;  mais,  d'après  l'entretien  que  nous  avons  eu  hier  en- 
semble ,  je  suis  toujours  assurée^que  j'aurais,  en  son  cœur, 
une  rivale  dont  je  serais  vilement  écrasée,  et  cette  maîtresse 
qu'il  préférera  à  sa  propre  femme,  ne  vous  y  trompez  pas, 
Thérence,  c'est  la  musique.  . 

—  J'ai  quelquefois  songé  à  ce  que  vous  dites  là,  répondit 
Thérence,  après  avoir  réfléchi  un  peu,  et  en  montrant  bien, 
par  son  air  soulagé,  qu'elle  aimait  mieux  avoir  à  se  battre 
contre  la  musique,  dans  le  cœur  de  Joseph,  que  contre 
l'aimable  Brulette.  Joseph,  dit-elle,  est  très-souvent  dans 
l'état  où  j'ai  vu  quelquefois  mon  père,  c'est-à-dire  que  le 
plaisir  de  musiquer  est  si  grand  pour  eux,  que  rien  ne 
compte  auprès  de  celui-là  ;  mais  mon  père  n'en  est  pas 
moins  si  aimant  et  si  aimable,  que  je  ne  suis  point  jalouse  de 
son  plaisir. 

—  Eh  bien,  «Thérence,  dit  Brulette,  espérons  qu'il  rendra 
Joseph  tout  pareil  à  lui  et  par  conséquent  digne  de  vous. 

—  De  moi?  pourquoi  de  moi  plus  que  de  vous?  Dieu 
m'est  témoin  queje  ne  m'occupe  pas  de  moi  quand  je  tra- 
vaille et  prie  pour  Joseph.  Mon  sort  me  tourmente  bien  peu, 
allez,  Brulette,  et  je  ne  comprends  guère  qu'on  se  souvienne 
de  soi-même  dans  l'amitié  qu'on  a  pour  une  personne. 

-—  Alor  dit  Brulette,  vous  êtes  comme  une  manière  de 
sainte,  ma  chère  Thérence,  et  je  sens  que  je  ne  vous  vaux 

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146  LES  MAITRES  SONNEUKS 

point;  car  je  mécompte  toujours  pour  quelque  chose,  et 
même  pour  beaucoup,  quand  je  me  permets  de  rêver  le  bon- 
heur dans  l'amour.  Peut'-être  n'aimez-vous  point  Joseph 
comme  je  me  Timaginais;  mais  quoi  qu'il  en  soit,  je  vous 
prie  de  me  dire  comment  je  dois  me  comporter  avec  lui.  Je 
ne  suis  point  du  tout  sûre  qu'en  lui  ôtant  l'espérance,  je  lui 
porterais  le  coup  de  la  mort:  autrement,  vous  ne  me  verriez 
pas  si  tranquille  ;  mais  il  est  malade,  c'est  bien  vrai,  et  je 
lui  dois  du  ménagement.  Voilà  où  mon  amitié  pour  lui  est 
grande  et  sincère,  et  oîi  je  ne  suis  pas  si  coquette  que  vous 
pensez;  car  s'il  est  vrai  que  j'aie  cinquante  galants  en  mon 
village,  où  serait  mon  avantage  et  mon  divertissement  de 
venir  relancer  en  ces  bois  le  plus  humble  et  le  moins  recher- 
ché de  tous?  Il  me  semblait,  au  contraire,  que  je  méritais 
mieux  de  votre  estime,  puisqu'à  l'occasion,  je  savais  lâcher 
sans  regret  ma  joyeuse  compagnie,  pour  venir  porter  assis- 
tance à  un  pauvre  camarade  qui  se  réclamait  de  mon  sou- 
venir. 

Thérence,  comprenant  enfin  qu'elle  avait  tort,  se  jeta  au 
cou  de  Brulette,  sans  lui  demander  aucunement  excuse,  mais 
en  lui  marquant  par  des  caresses  et  par  des  larmes  qu'elle 
s'en  repentait  franchement. 

Elles  en  étaient  là  quand  Huriel,  suivi  de  ses  mules,  de- 
vancé par  ses  chiens,  et  monté  sur  son  petit  cheval,  parut 
au  bout  de  l'allée  où  nous  étions. 

Le  muletier  venait  nous  faire  ses  adieux  ;  mais  rien,  dans 
son  air,  ne  marquait  le  chagrin  d'un  homme  qui  se  veut 
guérir,  par  la  fuite,  d'un  amour  nuisible.  Il  paraissait,  au 
contraire,  dispos  et  content,  et  Brulette  pensa  que  Thérence 
ne  l'avait  mis  au  rang  de  ses  amoureux  que  pour  donner 
une  raison  de  plus,  bonne  ou  mauvaise,  à  son  premier 
dépit. 

Elle  essaya  même  de  lui  faire  dire  le  vrai  motif  de  son 
départ,  et,  comme  il  prétendait  avoir  de  l'ouvrage  qui  pres- 
sait, Thérence,  de  son  côté,  disant  le  contraire  et  s'efforçant 
A  le  retenir,  Brulette,  un  peu  piquée  du  courage  qu'il  nîar- 
quait,  lui  fit  reproche  de  s'ennuyer  en  la  compagnie  des 
Berrichons.  Il  se  laissa  plaisanter  et  ne  voulut  rien  changer 

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LES  MAITRES  SONNEURS  447 

à  son  dessein;  ce  qui  finil  par  offenser  Brulette  et  la  porta 
à  lui  dire  : 

—  Puisque  je  ne  vous  verrai  peut-être  plus  jamais,  ne 
peasez-vous  pas,  maître  Uuriel,  qu'il  serait  temps  de  me 
rendre  un  gage  qui  ne  vous  appartient  pas,  et  qui  vous  pend 
toujours  à  l'oreille? 

—  Oui*dà,  répondit-il,  je  crois  qu'il  m'appartient  comme 
mon  oreille  appartient  à  ma  tête,  puisque  c'est  ma  sœur  qui 
me  l'a  donné. 

—  Voire  sœur  n'a  pu  vous  donner  ce  qui  est  à  Joseph  ou 
à  moi. 

—  Ma  sœur  a  fait  sa  première  communion  tout  comme 
vous,  Brulette,  et  quand  j'ai  rendu  votre  joyau  è  Joset,  elle 
m'a  donné  le  sien.  Demandez^^Iui  si  ce  n'est  point  la 
vérité. 

Thétence  rougit  beaucoup,  et  Hurîel  riait  en  sa  barbe. 
Brulette  crut  comprendre  que  le  plus  trompé  des  'trois  était 
Joseph,  qui  portait,  comme  une  relique,  à  son  cou,  le  petit 
cœur  d'argent  de  Thérence^  tandis  que-  le  muletier  portait 
toujours  celui  qui  lui  avait  été  confié  d'abord.  Elle  ne  se 
voulut  point  prêter  à  cette  fraude,  et  s'adressant  à  Thé- 
rence  :  —  Ma  inignonne ,  lui  dit-elle,  je  crois  que  le  gage 
que  garde  Josel  lui  portera  bonheur,  et  m'est  avis  qu'il  le 
doit  conserver;  mais  puisque  celui-ci  est  à  vous,  je  vous 
requiers  le  redemander  à  votre  frère,  afin  de  m'en  faire  un 
don,  qui  me  sera  très-prpcieux  venant  de  vous. 

—  Je  vous  ferai  n'importe  quel  autre  don  vous  souhaiterez 
de  moi,  répondit  Thérence,  et  ce  sera  de  grand  t^ur;  mais 
celui-ci  ne  m'appartient  plus.  Ce  qui  est  donné  est  donné,  et 
je  ne  pense  pas  qu'Huriel  me  le  veuille  restituer. 

—  Je  ferai,  dit  vivement  Huriel,  ce  que  Brulette  voudra. 
Voyons,  le  commandez- vous? 

—  Oui,  dit  Brulette,  qui  ne  pouvait  plus  reculer,  encore 
qu'elle^ regrettât  son  idée  en  voyant  l'air  fâché  du  muletier. 
U  ouvrit  aussitôt  son  anneau  d'oreille  et  en  retira  le  gage 
qu'il  remit  à  Brulette,  disant  :<—  Soit  fait  comme  il  vous 
plaît.  Je  serais  consolé  de  perdre  le  gage  de  ma  sœur,  si  je 
pensais  que  vous  ne  le  donnerez,  ni  ne  l'échangerez*  ^ 

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148  LES  MAITRES  SONNEURS 

—  La  preuve  que  je  ne  le  ferai  point,  dit  Brulette  en  l'at- 
tachant au  collier  de  Thérence ,  c'est  que  je  le  lui  donne  en 
garde.  Et  quant  à  vous,  dont  voici  l'oreille  déchargée  de  ce 
poids,  vous  n'avez  plus  besoin  d'aucun  signe  pour  vous  faire 
reconnaître  quand  vous  reviendrez  en  mon  pays. 

—  C'est  bien  honnête  de  voire  part,  répondit  le  muletier; 
mais  comme  j'ai  fait  mon  devoir  envers  Joseph,  et  que  vous 
savez,  à  présent,  ce  que  vous  aviez  besoin  de  savoir  pour  le 
rendre  heureux,  je  n'ai  plus  à  me  mêler  de  ses  affaires.  Je 
pense  que  vous  l'emmènerez  et  que  je  n'aurai  plus  jamais 
occasion  de  retourner  en  voire  pays.  Adieu  donc,  belle  Bru- 
lette, je  vous  augure  tous  les  biens  que  vous  méritez,  et  vous 
laisse  en  ma  famille,  qui,  mieux  que  moi,  vous  servira 
ici  et  vous  reconduira  chez  vous  quand  vous  le  souhai- 
terez. 

Là-dessus,  il  s'en  alla  chantant  : 


Un  malei,  deox  mulets,  trois  midets 
Sur  la  montagne,  voyez-les  ; 
Aa  diable  c'est  la  Innde. 


Mais  il  me  parut  que  sa  voix  n'était  point  -aussi  assurée 
qu'elle  s'efforçait  de  le  paraître;  et  Brulette,  qui  se  sentait 
mal  à  l'aise,  voulant  échapper  à  l'attention  de  Thérence, 
revint  avec  elle  et  moi  auprès  de  Joseph. 


QfuilonEtéiiie  veillée* 


Je  ne  vous  ferai  point  le  récit  de  chaque  jour  que  nous 
passâmes  en  la  forêt.  Us  furent  d'abord  peu  différents  les 
uns  des  autres.  Joseph  allait  de  mieux  en  mieux,  et  Thé- 
rence voulait  qu'on  le  maintînt  dans  ses  espérances ,  s'asso- 
ciant  toutefois  à  la  résolution  que  Brulette  avait  prise  de  ne 
•  point  l'encourager  à  expliquer  ses  sentiments.  La  chose 
n'était  guère  malaisée  à  obtenir,  car  Joseph  s'était  juré  à  lui- 


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LES  MAITRES  SONNEURS  .    149 

môme  de  ne  rien  dire  avant  le  moment  où  il  se  croirait 
digne  d'attention ,  et  il  eût  fallu  que  Brulette  fût  provocante 
aYecIui,  pour  lui  arracher  un  mot  d'amourette. 

Pour  surplus  de  précaution,  elle  ^'arrangea  de  manière 
à  n'être  jamais  seule  avec  lui.  Elle  retint  si  bien  Thérence  à 
son  côlé,  que  Thérence  en  vint  bientôt  à  comprendre  qu'on 
ûe  la  trompait  point  et  qu'on  souhaitait  môme  lui  laisser 
gouverner  la  santé  et  l'esprit  du  malade  en  toutes 
choses. 

Ces  trois  jeunes  gens  ne  s'ennuyaient  pas  ensemble.  Thé- 
rence cousait  toujours  pour  Joseph,  et  Brulette ,  m'ayant  fait 
acheter  un  mouchoir  de  mousseline  blanche,  se  mit  à  le 
festonner  et  à  le  broder,  pour  en  faire  offre  à  Thérence  ; 
car  elle  y  était  adroite,  et  c'était  merveille  de  voir  une  fille 
,  de  campagne  faire  des  ouvrages  si  fins  et  si  beaux,  comme 
elle  les  faisait.  Elle  affichait  même  devant  Joseph  de  n'aimer 
plus  la  couture  et  le  soin  des  nippes,  afin  de  se  dispenser  de 
travailler  pour  lui,  et  de  le  forcer  à  remercier  Thérence,  qui 
sV  employait  si  bien  ;  mais,  voyez  un  peu  comme  on  est 
ingrat  quand  on  s'est  laissé  déranger  l'esprit  par  une  fe- 
melle I  Joseph  ne  regardait  quasiment  point  les  doigts  de 
Thérence,  usés  à  son  service;  il  avait  toujours  les  yeux  sur 
les  mains  douces  de  Brulette,  et  on  eût  dit  qu'à  la  voir  tirer 
son  aiguille,  il  comptait  chaque  point  comme  un  moment  de 
son  bonheur. 

Je  m'étonnais  comment  Tamour  pouvait  ainsi  remplir  son 
esprit  et  occuper  tout  sou  temps,  sans  qu'il  songeât  seule- 
ment à  faire  quelque  ouvrage  de  ses  mains.  Quant  à  moi, 
feus  beau  essayer  de  peler  de  l'osier  et  de  faire  des  paniers, 
ou,  avec  des  pailles  de  seigle,  des  tresses  pour  les  chapeaux, 
je  ne  fus  point  là  deux  fois  vingt-quatre  heures  sans  avoir 
un  si  gros  ennui,  que  j'en  étais  malade.  Le  dimanche  est  un 
beau  jour,  parce  qu'il  vous  repose  de  six  jours  de  fatigue  ; 
mais  sept  dimanches  par  semaine,  c'est  trop  pour  un  homme 
habitué  à  faire  service  de  ses  membres.  Je  ne  m'en  serais 
point  aperçu,  si  l'une  de  ces  belles  eût  voulu  faire  attention 
à  moi  ;  mt^mement,  la  blanche  Thérence,  avec  ses  grands 
yeux,  un  peu  enfoncés,  et  son  signe  hoir  auprès  de  la  bou- 

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150    ,  LES  MAITRES  SONNEURS 

che,  m'aurait  bien  tapé  sur  la  tête,  si  elle  Teût  souhaité; 
mais  elle  n'était  poânt  d'une  humeur  à  se  laisser  détourner 
de  son  idée.  Elle  causait  peu,  riait  encore  moins,  et  si  Ton 
essayait  le  moindre  badinage,  elle  vous  regardait  d*un  air 
si  étonné  qu'elle  vous  ôtait  la  hardiesse  de  lui  en  donner 
explicalion. 

Si  bien  qu'après  avoir  passé  deux  jours  à  fâfîoter  avec  ces 
trois  personnes  tranquilles,  autour  des  loges,  ou  à  m'as- 
seoir  avec  elle  de  place  en  place  dans  la  forêt,  m'étant  bien 
assuré  que  Brulette  était  aussi  en  sûreté  en  ce  pays  que  dans 
le  nôtre,  je  commençai  à  chercher  de  l'occupation,  et  j'of- 
fris au  grand  bûcheux  de  l'aider  à  sa  tâche.  Il  m'y  reçut 
bien,  et  je  commençais  à  me  divertir  en  sa  compagnie  ; 
mais  quand  je  lui  eus  dit  que  je  ne  voulais  point  èlre  payé 
et  que  je  bûchais  à  seules  fins  de  me  désennuyer  en  tra-  , 
vaillant,  il  ne  fut  plus  retenu  par  son  bon  cœur  qui  lui  au- 
rait fait  excuser  mes  fautes,  et  commença  de  me  montrer 
qu'il  n'y  avait-point  d*honrme  plus  malpatient  que  lui,  en 
fait  d'ouvrage.  Comme  je  n'étais  point  là  dans  mon  métier 
et  ne  savais  pas  bien  me  servirties  outils,  je  le  fâchais  par  la 
moindra  maladresse,  et  je  vis  bien  qu'il  se  faisait  tant  de 
violence  pour  ne  me  point  traiter  d'imbécile  et  de  lourdaud, 
que  les  yeux  lui  eu  sortaient  de  la  tête 'et  que  la  sueur  lui 
en  découlait  du  front 

Ne  voulant  point  avoir  des  mots  avec  un  homme  si  bon 
et  si  agréable  en  toutes  autres  choses,  je  m'employai  avec 
les  scieurs  de  long,  et  je  m'en  acquittai  à  leur  contentement; 
mais  là,  je  connus  bien  que  l'ouvrage  est  triste  et  lourd 
quand  ce  n'est  qu'un  exercice  de  notre  corps  et  qu'il  ne  s'y 
joint  pas  l'idée -d'un  profit  pour  soi-même  ou  pour  les 
siens. 

Brulette  me  dit  le  quatrième  jour  :  —  Tiennet ,  je  vois  que 
tu  as  de  l'ennui,  et  je  ne  te  cache  pas  que  j'en  ai  aussi  ma 
bonne  part;  mais  c'est  demain  dimanche,  et  il  nous  faut 
inventer .  quelque  réjouissance.  Je  sais  que  les  gens  delà 
forêt  se  réunissent  dans  un  bel  adroit,  où  le  grand  bû- 
cheux les  fait  danser.  £h  bien,  il  nous  faut  acheter  du  vin 
et  quelque  victuaille  pour4eur  donner  un  plus  beau  diman- 

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^  LES  MAITRES  SONNEURS  151 

(Ée  que  âe  coutume,  et  faire  honneur  à  notre  pays  chez  ces 
étrangers.  ' 

Je  fis  comme  Brulette  me  commandait,  et,  le  lendemain, 
nous  étions  sur  un  bel  herbage  avec  tous  les  ouvriers  de  la 
Mt  et  plusieurs  filles  et  femmes  des  environs,  que  Thé - 
rence  avait  invitées  pour  la  danse.  Le  grand  bûcheux  cor- 
nemusait.  Sa  fille,  superbe  ep  sou  attifage  bourbonnais, 
était  grandement  fêtée,  sans  se  départir  de  son  air  sérieux. 
Joset,  tout  enivré  des  grâces  de  Brulette,  qui  n'avait  point 
oublié  d'apporter  de  chez  nous  un  peu  de  toilette,  et  qui 
charmait  tous  les  yeux  par  sa  bonne  mine  et  ses  jolis  airs, 
la  regardait  danser.  Je  me  démenais  à  régaler  tout  le 
monde  de  mes  rafraîchissements,  et  comme  je  tenais  à 
bien  faire  les  choses,  je  n'y  avais  rien  épargné.  Il  m'en 
coûta  bien  trois  bons  écus  de  ma  poche,  mais  je  n'y  ai  ja- 
mais eu  regret,  tant  on  se  montra  sensible  à  mes  honnêtetés. 
A  l'heure  de  la  vesprée,  tout  allait  au  mieux,  et  chacun 
disait  que,  de  mémoire  d'homme,  les  gens  des  bois  ne  s'é- 
taient si  bien  divertis  entre  eux.  Il  y  vint  même  un  frère  quê- 
teur, qui  était  de  passage,  et  qui,  sous  prétexte  de  mendier 
pour  son  couvent,  remplit  fort  bien  son  estomac,  et  buvait 
aussi  rude  que  bûcheux  ou  fendeux  qu'il  y  eût;  ce  qui  beau- 
coup me  divertissait,  encore  que  ce  fût  à  mes  dépens;  car 
c'était  la  prendère  fois  que  je  voyais  boire  un  carme,  et 
favais  toujours  ouï  dire  que,  pour  lever  le  coude,  c'étaient 
les  premiers  hommes  de  la  chrétienté. 

J'étais  en  train  de  lui  remplir  sa  tasse,  m'ébahissant  de 
ne  le  pouvoir  soûler  de  boire,  quand  il  se  fit  dans  la  danse 
on  grand  dérangement  et  un  grand  vacarme.  Je  sortis  de 
la  ramée  que  je  m'étais  bâtie  et  où  je  recevais  le  monde  al- 
téré, pour  regarder  ce  que  c'était,  et  vis  une  bande  de  trois 
cents,  et  peut-être  quatre  cents  mulets  qui  suivaient  un 
dairin,  lequel  s'était  mis  en  tête  de  traverser  l'assemblée, 
et  qui,  repoussé  d'un  chacun  à  beaux  coups  de  pied  et  de 
trique,  s'en  allait,  épeuré,  sautant  de  droite  et  de  gauche  ; 
en  sorte  que  les  mulets,  qui  sont  animaux  têtus  et  très-durs 
de  leurs  os,  accoutumés  de  trancher  où  le  clairin  tranchait, 
avaient  pris  leur  passage  emmi  les  danseurs,  s'embarras- 

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ISa  LliS  MAITRES  SONNSUHS 

sant  peu  qu'on  leur  battît  en  grange  sur  les  reins,  bouscu- 
lant tout  le  monde,  et  allant  devant  eux  comme  ils  eussent 
fait  en  un  champ  de  chardons. 

Ces  bétes  n'allaient  pas  assez  vite,  chargées  qu'elles  étaient, 
pour  qu'on  n'eût  point  le  temps  de  s'en  garer.  Il  n'y  eut 
donc  personne  de  foulé  ni  de  blessé;  seulement,  beaucoup 
de  garçons,  qui  étaient  échapffés  à  la  danse,  impatientés 
d'être  interrompus  dans  leur  plaisir,  tapaient  et  juraient 
fort,  au  point  que  la  chose  était  divertissante  à  voir,  et  que 
le  grand  bûchcux  s'arrêta  de  sonner  pour  se  tenir  le  ventre 
à  force  de  rire. 

Mais,  connaissant  Tair  de  musique  qui  rassemble  les  mules, 
et  que  je  connaissais  aussi  pour  l'avoir  ouï  en  la  forêt  de 
Saint-Chartier,  le  père  Bastion  sonna  en  la  propre  manière 
qu'il  fallait,  et,  tout  aussitôt,  le  clairin  et  ses  suivants,  accou- 
rant autour  de  la  piotle  oîi  il  était  monté,  il  se  mit  à  rire  de 
plus  belle,  d'avoir,  au  lieu  d'une  brave  compagnie  endiman- 
chée, une  troupe  de  bêtes  noires  à  faire  danser. 

Cependant  Bruletle,  qui,  au  milieu  de  la  confusion,  s'était 
retirée  à  côté  de  moi  et  de  Joseph,  paraissait  angoissée  et  ne 
riait  que  du  bout  des  dents.  —  Qu'as-tu?  lui  dis-je;  c'est 
peut-^tre  notre  ami  Huriel  qui  repasse  par  ici  et  qui  va  venir 
danser  avec  toi. 

—  Non,  non,  répondit-elle;  Thérence,  qui  connaît  bien 
les  mules  de  son  frère,  dit  qu'il  n'y  en  a  pas  une  seule  à  lui 
dans  cette  bande;  et  d'ailleurs,  ce  n'est  point  là  son  cheval, 
.  ni  ses  chiens.  Or  j'ai  peur  de  tous  les  muletiers,  hormis  Hu- 
riel, et  j'ai  envie  que  nous  nous  retirions  d'ici. 

Et  comme  elle  disait  cela,  nous  vîmes  une  vingtaine  de 
muletiers,  qui  débouchaient  du  bois  environnant  et  venaient 
pour  écarter  leurs  bêtes  et  regarder  la  danse. 

Je  rassurai  Brulette;  car,  en  plein  jour  et  à  la  vue  dotant 
de  monde,  je  ne  craignais  point  d'embûche,  et  me  sentais 
bon  pour  la  défendre.  Seulement,  je  lui  dis  de  ne  point  s'écar- 
ter de  moi,  et  retournai  à  ma  ramée  dont  je  voyais  les  mu- 
letiers s'approcher  avec  peu  de  façons. 

Et  comme  ils  criaient:  a  A  boire!  à  boire  !»  comme  gens  qui 
se  croient  au  cabaret,  je  leur  fis  observer  honnêtement  que 

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LES  MAITRES   SONNEURS  153 

je  ne  vendais  point  le  vin,  et  que  s'ils  le  voulaient  honnête- 
ment  requérir,  je  serais  content  de  leur  donner  le  coup  de 
vespres. 

—  C'est  donc  une  noce?  dit  le  plus  grand  de  tous,  que  je 
reconnus  alors  à  son  poil  rouge,  pour  le  chef  de  ceux  dont 
nous  avions  fait  si  mauvaise  rencontre  au  bois  de  la  Roche. 

—  Noce  ou  non,  lui  dis-je,  c'est  moi  qui  régale,  et  c'est  de 
bon  cœur  envers  qui  me  plaît;  mais... 

Il  ne  me  laissa  pas  achever  et  répondit:  —  Nous  n'avons 
pas  droit  ici,  et  vous  y  êtes  maître;  merci  pour  vos  bonnes 
intentions ,  mais  vous  ne  nous  connaissez  point,  et  devez 
garder  votre  vin  pour  vos  amis. 

Il  dit  quelques  mots  aux  autres  dans  son  patois  et  les  em- 
mena à  l'écart,  où  ils  s'assirent  par  terre  et  firent  leur  sou- 
per très-sagement,  tandis  que  le  grand  bûcheux  alla  leur 
parler,  et  marqua  beaucoup  d'égards  à  leur  chef,  le  grand 
rouge,  qui  s'appelait  Archignat,  et  passait  pour  un  homme 
juste  autant  que  peut  l'être  un  muletier. 

Ck)mme,  au  reste,  ces  gens  étaient  aussi  considérés  que 
d'autres  par  ceux  de  la  forêt,  nous  nous  gardâmes,  Brulette 
et  moi,  de  dire  à  personne  qu'ils  nous  répugnaient,  et  elle 
retourna  à  la  danse  sans  plus  de  crainte;  car,  sauf  le  chef, 
nous  n'avions  reconnu  parmi  eUx  aucun  de  ceux  qui  avaient 
manqué  de  nous  faire  un  si  mauvais  parti  durant  notre 
vojage  ;  et,  en  fin  de  compte,  ce  chef  nous  avait  sauvés  du 
méchant  vouloir  de  ses  compagnons. 

Plusieurs  de  ceux  qui  étaient  là  savaient  comemuser,  non 
pas  comme  le  grand  bûcheux,  qui  n'avait  pas  son  pareil 
dans  le  monde,  et  qui  eut  fait  sauter  les  pierres  et  batifoler 
les  chênes  de  la  forêt,  s'il  l'eût  souhaité ,  mais  beaucoup 
mieux  que  Carnat  et  son  garçon  ;  si  bien  que  la  musette 
changea  de  mains,  et  arriva  en  celles  du  muletier-chef  que 
je  vous  ai  nommé  Archignat,  tandis  que  le  grand  bûcheux, 
qui  avait  le  cœur  elle  corps  encore  jeunes,' prit  le  plaisir  de 
faire  danser  sa  fille,  dont,  à  bon  droit,  il  était  aussi  fier  que, 
chez  nous,  Iç  pèreBruletde  la  sienne. 

Mais  comme  il  criait  à  Brulette  de  venir  lui  faire  vis-à-vis, 
un  vilain  diable,  sortant  je  ne  sais  d'où,  se  présenta  et  la 

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454  LES  MAITRES  SONNEURS 

voulut  prendre  par  la  main.  Encore  qu'il  commençât  de 
faire  nuit,  Braiette  le  reconnut  toul  d'abord  pour  celui  qui» 
au  bois  de  la  Roche,  avait  menacé  le  plus,  et  même  proposé 
d'assassiner  ses  deux  défenseurs  et  de  les  enterrer  sous  quel- 
que arbre  qui  n'en  dirait  riiot. 

La  peur  et  l'aversion  lui  firent  refuser  bien  vite  et  se  ser- 
rer contre  moi,  qui,  ayant  épuisé  mes  provisions,  me  ren- 
dais à  la  danse  avec  elle. 

—  Cette  fille  m'a  promis  la  danse,  dis-je  au  muletier  qui 
s'y  entêtait.  Laissez-nous,  et  cherchez-en  une  autre/ 

—  C'est  bien,  dit-il;  mais  quand. elle  aura  balle  celte 
bourrée  avec  vous,  ce  sera  mon  tour. 

—  Non,  dit  Brulette  vivement.  J'aimerais  mieux  ne  baller 
de  ma  vie. 

—  C'est  ce  que  nous  verrons,  fit-il;  et  il  nous  suivit  à  la 
danse,  où  il  se  tint  derrière  nous,  nous  critiquant,  je'pense, 
en  son  langage,  et  lâchant,  à  chaque  fois  que  Brulette  re- 
passait devant  lui,  des  paroles  que  ses  mauvais  yeux  me 
faisaient  juger  insolentes. 

—  Attends  que  j'aie  fini,  lui  dis-je  en  le  heurtant  au  pas- 
sage ;  je  te  baillerai  ton  compte  enr  un  langage  que  ton  dos 
saura  bien  entendre^ 

Mais,  quand  la  bourrée  fut  finie,  j'eus  beati  le  chercher, 
il  s'était  si  bien  caché  que  je  ne  pus  mettre  la  main  dessus. 
Brulette,  voyant  comme  il  était  lâche,  cessa  de  le  craindre 
et  dansa  avec  d'autres,  qui,  tous,  bien' joliment,  lui  faisaient 
hommage;  mais,  en  un  moment  où  je  n'avais  plus  les  yeux 
sur  elle,  ce  coquin  la  vint  prendre  au  milieu  d'une  bande 
d'autres  fillettes,  l'attira  de  force  au  milieu  du  bal,  et,  pro- 
titant  de  la  nuit,  qui  empêchait  de  voir  la  résistance  de 
Brulette,  il  la  voulut  embrasser.  En  ce  moment,  j'accou- 
rais, ne  voyant  pas  bien,  et  m'imaginant^  d'entendre  Bru^ 
lette  m'appeler  ;  naais ,  je  n'eus  point  le  temps  de  lui 
faire  justice  moi-même,  car,  devant  que  cette  laide  figure 
encharfeonnée  eût  touché  la  sienne,  l'homme  reçut  au  châ- 
gnon  du  cou  une  si  jolie  em^ignade,  que  les^yeux  durent 
lui  en  grossir  comme  ceux  d'un  rat  pris  au  piton. 

Brulette,  croyant  que  ce  secours  lui  venait  de  naoi,  se 

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LES  MAITRES  SONNEURS  155 

jeta  vitemenl  aux  bras  de  son  défenseur,  et  bien  étonnée  fut 
de  se  trouver  dans  ceux  d'Huriel. 

Je  voulus  profiter  de  ce  que  notre  ami  était  embarrassé 
de  ses  mains  pour  empoigner,  à  mon  tour,  le  méchant  co- 
quin, et  je  lui  aurais  payé  tout  ce  que  je  lui  devais,  si  4e 
inonde  ne  se^fût  mis  entre  nous.  Et  comme  cet  homme 
nous  accâgnait  de  sottises ,  nous  traitant  de  lâches,  pour 
Bous  être  mis  deux  contre  lui,  la  musique  s'arrêta  :  on  se 
rassembla  sur  le  lieu  de  la  querelle,  et  le  grand  bûcheux 
rât  avec  le  grand  Archîgnat,  l'un  défendant  aux  muletiers, 
l'autre  aux  bûcheux  et  fendeux,  de  prendre  parti  avant  que 
l'affaire  fût  éclaircie. 

Malzac,  c'était  le  nom  de  notre  ennemi  (et  il  avait  une 
langue  aussi  mauvaise  que  celle  d'un  aspic),  porta  sa  plainte 
le  premier,  prétendit  qu'il  avait  honnêtement  invité  la  Ber- 
richonne, qu'en  l'embrassant  ilVavait  fait  qu'user  du  droit 
et  de  la  coutume  de  la  bourrée,  et  que  deux  galants  de  cette 
fille,  à  savoir  Huriel  et  moi,  l'avions  pris  en  traître  et 
mauvaisement  frappé. 

—  Le  fait  est  faux,  répondis-je,  et  c'est  à  mon  grand  re- 
gret que  je  n'ai  point  roué  de  coups  celui  qui  vous  parle; 
mais  la  vérité  est  que  je  suis  arrivé  trop  tard  pour  le  pren- 
dre soit  en  franchise,  soit  en  trahison,  et  qu'on  m'a  retenu 
la  main  au  moment  que  j'allais  cogner.  Je  vous  dis  la  chose 
CQmme  elle  est  ;  mais  lâchez-moi,  et  je  ne  le  ferai  point 
mentir! 

—  Et  quant  à  moi,  dit  Huriel ,  je  l'ai  pris  au  collet  comme 
on  prend  un  lièvre,  mais  sans  le  frapper,  et  ce  n'est  pas 
ma  faute  si  ses  habits  n'ont  pas  garanti  sa  peau;  mai9  je 
lui  dois  une  meilleure  leçon  et  ne  suis  venu  ici,  ce  soir, 
que  pour  en  trouver  l'occasion.  Or  donc,  je  demande  à  maî- 
tre Archignat,  mon  chef,  ainsi  qu'à  maître  Bastien ,  mon 
père,  d'être  entendu  sur  l'heure  ou  après  la  fête,  et  de  me 
faire  justice  si  mon  droit  est  reconnu  bon. 

Là-dessus  arriva  le  frère  capucin,  qui  voulut  prêcher  la 
paix  chrétienne  ;  mais  il  avait  trop  fêté  le  vin  bourbonnais 
pour  mener  bien  subtilement  sa  langue,  et  il  ne  put  se  faire 
entendre  dans  le  bruit. 

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156  LES  MAITRES  SONNEURS 

—  Silence  !  cria  le  grand  bûcheux  d'une  voix  qui  eûl 
couvert  le  tonnerre  du  ciel.  Écartez-vous  tous,  et  laissez- 
nous  régler  nos  affaires;  vous  pouvez  écouter,  mais  non 
point  prendre  voix  à  ce  chapitre.  Ici ,  tous  les  muletiers , 
pour  Malzac  et  Huriel.  Ici  moi  et  les  anciens  de  la  forêt, 
servant  de  parrains  et  juges  à  ce  garçon  du  Berry.  Parlé, 
Tiennet,  et  porte  ta  plaitite.  Quelles  raisons  avais-tu  d'en 
vouloir  à  ce  muletier?  Si  c'est  pour  avoir  tenté  d'embrasser  ta 
payse,  à  la  danse,  je  sais  que  c'est  la  coutume  en  ton  endroit 
comme  chez  nous.  Ça  ne  suffirait  donc  pas  pour  avoir  eu 
même  l'intention  de  frapper  un  homme.  Dis-nous  le  sujet 
de  ton  dépit  contre  lui;  c'est  par  là  qu'il  faut  commencer. 

Je  ne  me  fis  point  prier  pour  parler,  et,  malgré  que  l'as- 
semblée des  muletiers  et  des  anciens  me  causât  un  peu  de 
trouble,  je  sus  assez  bien  dérouiller  ma  langue  pour  racon- 
ter, comme  il  faut,  l'histoire  du  bois  de  la  Roche,  et  invo- 
quer le  témoignage  du  chef  Archignat  lui-même,  à  qui  je 
rendis  justice,  peut-être  un  peu  meilleure  qu'il  ne  la  méri- 
tait ;  mais  je  voyais  bien  que  je  ne  devais  point  jeter  de 
blâme  sur  lui,  pour  me  l'avoir  favorable,  et  je  lui  montrai 
en  cela  que  les  Berrichons  ne  sont  pas  plus  sots  que  d'au- 
tres, ni  plus  aisés  à  mettre  dans  leur  tort. 

Tous  les  assistants  qui,  déjà,  faisaient  bonne  estime  de 
Brulette  et  de  moi,  réprouvèrent  la  conduite  de  Malzac; 
mais  le  grand  bûcheux  réclama  enfore  le  silence,  et  s'a- 
dressant  à  maître  Archignat,  lui  demanda  s'il  y  avait  du 
faux  dans  mon  rapport. 

Ce  grand  compère  rouge  était  un  homme  fin  et  prudent 
Il  îivait  la  figure  aussi  blanche  qu'un  linge,  et,  quelque 
dépit  qu'on  lui  pût  causer,  il  ne  paraissait  pas  avoir  une 
goutte  de  sang  de  plus  ou  de  moins  dans  le  corps.  Ses  yeux 
vairons  étaient  assez  doux  et  n'annonçaient  point  la  faus- 
seté; mais  sa  bouche,  qui  était  à  moitié  cachée  sous  sa 
barbe  de  renard,  souriait  de  temps  en  temps  d'un  air  sot 
qui  cachait  mal  un  bon  fonds  de  malice.  Il  n'aimait  point 
Huriel,  mais  il  faisait  tout  comme,  e(  il  passait  pour  se 
conduire  en  homme  juste.  Au  fond,  c'était  le  plus  grand 
pillard  qu'il  y  eût,  et  sa  conscience  mettait  les  intérêts  de 

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LES  MAITRES  SONNEURS  «57 

sa  confrérie  au-dessus  de  tout.  On  t'avait  pris  pour  chef  à  cause 
de  la  froideur  de  son  sang,  qui  lui  permetlail  d'opérer  par  la 
ruse,  et  par  là  d'éviter  à  sa  bande  les  querelles,  voire  les  pro- 
cédures, où  il  passait  pour  être  aussi  clerc  qu'un  procureur. 

Tl  ne  répondit  rien  à  la  question  du  grand  bûcheux,  et  on 
n'eût  su  dire  si  c'était  bêtise  ou  prudence,  car  tant  plus  il 
avait  Tesprit  éveillé,  tant  plus  il  se  donnait  l'air  d'un  homme 
endormi,  qui  rêvasse  en  lui-même  et  n'entend  point  ce  ' 
qu'on  lui  demande. 

Il  se  contenta  de  faire  un  signe  à  Huriel,  comme  pour  lui 
deniander  si  le  témoignage  qu'il  allait  faire  serait  conforme 
au  sien  ;  mais  Huriel  qui,  sans  être  sournois,  était  aussi  bien 
avisé  que  lui,  répondit  :  —  Maître,  vous  avez  été  invoqffé 
comme  témoin  par  ce  garçon.  S'il  vous  plaît  de  lui  donner 
raison,  je  n'ai  pas  à  vous  confirmer  dans  la  vérité  de  vos 
paroles,  et  s'il  vous  convient  de  lui  donner  tort,  les  cou- 
tumes de  ma  confrérie  me  défendent  de  vous  porter  un  dé- 
menti. Personne,  ici,  n'a  rien  à  voir  dans  nos  affaires,  et  si 
Malzac  a  été  blâmable,  je  sais  d'avance  que  vous  l'aurez 
blâmé.  Mais  il  s'agit  pour  moi  d'une  autre  affaire.  Dans  la 
question  que  nous  avons  eue  ensemble  devant  vous  au  bois 
de  la  Roche,  et  dont  je  ne  suis  point  appelé  à  dire  le  motif, 
Malzac  m'a,  par  trois  fois,  dit  que  je  mentais,  et  menacé 
personnellement.  Je  ne  sais  si  vous  y  avez  fait  attention, 
mais  je  le  déclare  par  serment;  et  comme  je  m'en  trouve 
offensé  et  déshonoré,  je  réclame  le  droit  de  bataille,  selon  . 
la  coutume  de  notre  ordre. 

Archiguat  consulta  tout  bas  les  autres  muletiers,  et, il  pa- 
raît que  tous  approuvèrent  Huriel,  car  ils  se  formèrent  en 
rond,  et  le  chef  dit  un  seul  mot  :  «  Allez  I  »  Sur  quoi  Malzac 
et  Huriel  se  mirent  eu  présence. 

Je  voulais  m'y  opposer,  disant  que  c'était  à  moi  de  ven- 
ger ma  cousine,  et  que  la  plainte  que  j'avais  portée  était  d'une 
plus  grande  conséquence  que  celle  d'Huriel  ;  mais  Archî- 
gnat  me  repoussa,  en  disant  :  —  Si  Huriel  est  battu,  lu  te  pré- 
senteras après  lui;  mais  si  c'est  Malzac  qui  a  le  dessous,  il 
faudra  bien  que  tu  te  contentes  de  ce  que  tu  auras  vu  faire. 

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158  LES   MAITRES  SONNEURS 

—  Que  les  fetames  se  retirent!  cria  le  grand  bûcheux  ; 
elles  sont  de  trop  ici. 

Et  en  disant  cela,  il  était  pâle  ;  mais  il  ne  reculait  point 
devant  le  danger  que  son  Qls  pouvait  courir. 

—  Qu'elles  se  retirent  si  elles  veulent,  dit  Thérence,  qui 
était  aussi  pâle,  mais  aussi  ferme  que  lui;  moi^  je  dois 
être  là  pour  mon  frère,  s'il  y  a  du  sang  à  arrêter. 

Brulette,  plus  morte  que  vive,  suppliait  Huriol  et  moi  de 
ne  pas  donner  suite  à  la  querelle;  mais  il  était  trop  tard 
pour  récouter.  Je  la  confiai  à  Joseph,  qui  l'emmena  à  dis- 
tance, et,  posant  ma  veste, je  me  tins  prêta  venger  Huriel, 
s'il  avait  le  dessous. 

^Je  ne  savais  point  quel  serait  le  combat  et  je  regardai 
bien,  pour  n'être  pas  pris  au  dépourvu  quand  mon  tour  vien- 
drait. On  avait  allumé  deux  torchères  de  résine  et  mesuré, 
avec  des  pas,  la  place  dont  les  deux  combattants  ne  devaient 
point  sortir.  On  leur  donna  à  chacun  un  bâton  de  courza^ 
noueux  et  court,  et  le  grand  bûcheux  assista  maître  Archi- 
gnat  dans  toutes  ces  préparations,  avec  une  tranquillité  qu'il 
n'avait  guère  dans  le  cœur  et  qui  faisait  de  la  peine  à  voir. 

Malzac,  petit  et  maigre,  n'était  pas  aussi  fort  qu'Huriel, 
mais  il  était  plus  vif  de  ses  mouvements  et  connaissait 
mieux  la  bataille;  car  Huriel,  encore  qu'adroit  au  bâton, 
était  d'un  naturel  si  bon,  qu'il  avait  eu  bien  peu  souvent 
l'occasion  de  s'en  servir. 

Voilà  ce  qu'il  me  fut  dit  pendant  qu'ils  commençaient  à  se 
iâter,  et  j'avoue  que  le  cœur  me  battait  fort,  autant  de  crainte 
pour  Huriel  que  de  colère  contre  son  ennemi. 

Pendant  deux  ou  trois  minutes,  qui  me  parurent  des  heures 
d'horloge,  aucun  coup  ne  porta,  étant  bien  paré  de  part  et 
d'autre;  enfin,  on  commença  à  entendre  que  le  bois  ne 
frappait  plus  toujours  le  bois,  et  le  bruit  sourd  que  faisaient 
ces  bâton«  sur  les  corps  qu'ils  rencontraient  me  donnait, 
chaque  fois,  comme  une  sueur  froide.  Dans  notre  pays,  on 
ne  se  bai  jamais  .comme  cela,  dans  les  règles,  avec  d'autres 
armes  que  les  poignets,  et  je  confesse  que  je  n'avais  pas  l'es- 


1  Honx. 


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LES  MAITRES  SONNEURS  ISH 

prit  endurci  à  Tidée  des  tètes  fendues  et  des  mâchoires  bri- 
sées. Jamais  temps  ne  m'a  paru  plus  long  et  souffrance  pire 
que  dans  cette  occasion-là.  Avoir  Malzac  si  adroit,  je  trem- 
blais de  peur  pour  moi  aussi  peut-être;  mais,  en  même 
temps,  j'avais  tant  de  rage  de  ne, pouvoir  m'en  mêler,  que, 
sien  ne  m'eût  retenu,  je  me  serais  jeté  au  milieu. 

La  chose  me  faisait  dégoût,  malice  et  pitié,  et  pourtant, 
j'ouvrais  la  bouche  et  les  yeux  pour  n'en  rien  perdre,  car  le 
vent  secouait  les  torches,  et,  par  moments,  on  ne  voyait 
quasi  plus  rien  qu'un  moulinet  blanchâtre  '  autour  des  ba- 
tailleurs ;  mais^  voilà  que  l'un  des  deux  fit  entendre  un  sou- 
pir comme  celui  d'un  arbre  cassé  en  deux  par  un  coup  de 
vent,  et  roula  dans  la  poussière. 

Lequel  était-ce?  Je  ne  voyais  plus,  j'avais  des  orblutes 
dans  les  yeux.;  mais  j'entendis  la  voix  de  Thérence  qui  di- 
sait :  —  Dieu  soit  béni,  mon  frère  a  gagné  I 

Je  recommençai  h  voir  clair.  Huriel  était  debout  et  atten- 
dait, en  franc  compagnon,  que  l'autre  se  relevât,  sans  pour- 
tant l'approcher,  dans  la  crainte  d'une  trahison  dont  il  le 
savait  bien  capable. 

Biais  Malzac  ne  se  releva  point,  et  Archignat,  faisant  dé- 
fense à  personne  de  bouger,  l'appela  par  trois  fois.  Il  n'en 
eut  point  de  réponse  et  s'avança  jusqu'à  lui,  disant  : — Mal- 
zac, c'est  moi,  ne  touchez  point  I 

Malzac  ne  parut  pas  en  ^voir  grande  envie,  car  il  ne  se 
mut  non  plus  qu'une  pierre  ;  et  le  chef,  se  penchant  sur  lui, 
le  toucha  le  regarda,  et,  appelant,  par  leurs  noms,  deux 
muletiers,  leur  dit:  —  C'est  partie  perdue  pour  lui;  faites 
ce  qui  est  à  faire. 

Aussitôt  ils  le  prirent  par  les  pieds  et  la  tête,  et  s'en  al- 
lèrent, toujours  courant,  suivis  des  autres  muletiers,  qui 
s'enfoncèrent  dans  la  forêt,  défendant  à  tout  ce  qui  n'était 
pas  do  leur  bande  de  s'enquérir  du  résultat  ée  l'affaire. 
Maître  Archignat  les  suivit  le  dernier,  après  avoir  parlé  dans 
VoFeille  da  grand  bûcheux,  qui  lui  répondit  seulement  : 
—  Ça  suffit,  adieu  I 

Thérence  s'était  attachée  à  son  frère  et.  lui  essuyait  la 
sueur  de  la  figure  avec  son  mouchoir,  lui  demandant  s'il 

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160  LES  MAITRES  SONNEURS 

était  blessé,  et  le  voulant  retenir  pour  Texaminer;  maisil  lui 

parla  aussi  daris  Toreille,  et  au  premier  mot,  elle  lui  répondit  : 

—  Oui,  oui...  adieu  I 

Alors  Huriel  prit  le  bras  de  maître  Archignat,  et  tous  deux 
disparurent  aussitôt  dans  l'ombre,  car,  du  pied,  en  se  sau- 
vant, ils  renversèrent  les  torches,  et  Je  me  sentis  comme 
quand,  d'un  mauvais  rêve  tout  plein  de  bruits  et  de  clar- 
tés, on  s'éveille  dans  le  silence  et  l'épaisseur  de  la  nuit. 

Halnsléme  veillée* 

Cependant  ma  vue  s'éclaircit  peu  à  peu,  et  mes  pieds,  que 
la  souleur  tenait  comme  chevillés  en  terre ,  me  permirent 
de  suivre  le  grand  bûcheux  qui  m'entraînait  du  côté  des 
loges.  Je  fus  alors  bien  étonné  de  voir  que  nous  étions  seuls» 
avec  sa  fille,  Joseph,  Brulette  et  les  trois  ou  quatre  anciens 
qui  avaient  assisté  au  combat.  Tout  le  reste  du  monde  s'était 
ensauvé  sitôt  qu'on  avait  vu  prendre  les  bâtons,  afin  de  n'a- 
voir point  à  témoigner  en  justice  si  l'affaire  tournait  mal. 
Les  gens  des  bois  ne  se  trahissent  point  les  uns  les  autres, 
et  pour  n'avoir  point  à  être  appelés  et  tourmentés  par  les 
hommes  de  loi,  ils  s'arrangent  pour  ne  rien  savoir  et  n'avoir 
rien  à  dire.  Lé  grand  bùcheux  parla  aux  anciens  dans  leur 
langage,  et  je  les  vis  retourïier  sur  le  lieu  du  combat,  sans 
pouvoir  m'imaginer  ce  qu'ils  y  voulaient  faire  ;  je  suivis  Jo- 
seph et  les  femmes,  et  nous  revînmes  aux  loges  sans  lious 
dire  un  mot  les  uns  aux  autres. 

Quant  à  moi,  j'avais  été  si  secoué  en  moi-même,  que  je 
ne  me  sentais  point  en  train  de  causer.  Quand  nous  fûmes 
rentrés  en  la  loge,  nous  étions  tous  si  blêmes  que  nousjious 
fîmes  quasiment  peur.  Le  grand  bûcheux,  qui  nous  avait 
rejoint,  s'assit,  l'air  pensif  et  les  yeux  fichés  en  terre.  Bru- 
lette, qui  avait  fait  un  grand  effort  pour  ne  questionner  per- 
sonne, fondit  en  larmes  dans  un  coin;  Joseph,  conïmo 
accablé  de  fatigue  et  de  souci,  s'étendit  de  son  long  sur  le 
lit  de  fougère.  Thérence  seule  allait  et  venait  pour  pré- 
parer la  couchée  ;  mais  elle  avait  les  dents  serrées,  et  quand 

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LES   MAITRES  SONNEURS  161 

elle  faisait  efiFort  pour  parler.  Il  semblait  qu'elle  fût  devenue 
bègue. 

Mais,  au  bout  de  quelques  moments  donnés  à  la  réflexion 
ou  à  ^inquiétude,  le  grand  bûcheux  se  leva,  et  nous  regar- 
dant tous:  —  Eh  bien,  mes  enfants,  nous  dit- il,  qu'est-ce 
qu'il  y  a  donc?  Une  leçon  a  été  donnée,  en  toute  justice,  h  un 
mauvais  homme,  connu  dans  tous  ses  passages  pour  quel- 
que méchante  action,  et  qui  avait  abandonné  sa  femme, 
laquelle  en  est  morte  de  misère  et  de  chagrin.  Il  y  a  long- 
temps que  ce  Malzac  déshonorait  le  corps  des  muletiers,  et 
s'il  fût  mort,  personne  ne  l'eût  pleuré.  Faut-il  que  nous 
soyons  tristes  et  tourmentés  pour  quelques  bons  coups  que 
mon  fils  Huriel  lui  a  portés  en  franche  bataille?  Pourquoi 
pleurez-vous,  Brulette?Avez-voiisle  cœur  si  doux  que  vous 
plaigniez  le  vaincu?  et  ne  jugez-vous  point  que  mon  fils  a 
bien  fait  de  venger  votre  honneur  et  le  sien  ?  Il  m'avait  tout 
raconté,  et  je  savais  que,  par  prudence  pour  vous,  il  n'avait- 
pas  voulu  punir  sur  Theure  le  méfait  de  son  confrère.  Il  au- 
rait même  souhaité  que  Tiennet  n'en  parlât  point  et  n'y  fût 
pour  rien.' Mais  moi,  qui  ne  voulais  point  de  manquement  à 
la  vérité,  j'ai  laissé  parler  Tiennet  comme  il  a  cru  devoir 
faire.  Je  suis  content  qu'il  n'ait  pas  pu  s'exposer  dans  une 
bataille  très-dangereuse  pour  celui  qui  n'en  connaît  point 
les  feintes.  Je  suis  content  auçsi  que  la  bonne  chance  ait 
été  pour  mon  fils;  car,  entre  un  homme  juste  et  un  mauvais 
chrétien,  j'aurais  pris  parti  dans  mon  cœur  pour  le  juste, 
encore  qu'il  n'eût  point  été  le  sang  de  mon  sang  et  la  chair 
de  ma  chair.  Par  ainsi,  remercions  Dieu,  qui  a  bien  jugé,  et 
lui  demandons  d'être  toujours  pour  nous,  en  ceci  et  en  toutes 
choses. 

Et  le  grand  bûcheux  se  mit  à  genoux,  et  fit  avec  nous  la 
prière  du  soir,  dont  chacun  se  sentit  réconforté  et  tranquil- 
lisé ;  puis,  on  se  sépara  de  bonne  amitié  pour  prendre  du 
repos. 

Je  ne  fus  pas  longtemps  sans  entendre  que  le  grand  bû- 
cheux, dont  je  partageais  toujours  la  chambrette,  dormait 
dur,  malgré  un  peu  d'angoisse  dans  ses  rêvasseries.  Mais, 
dans  la  loge  des  filles,  j'entendais  toujours  pleurer  Bruletle, 


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162  LES  MAITRES  SONNEURS 

qui  en  était  malade  et  ne  se  pouvait  remettre;  et  comme  elle 
parlait  avec  Thérence,  j'approchai  mon  oreille  tout  près  de 
la  cloison,  non  point  par  curiosité^  mais  par  souci  de  sa 
peine. 

—  Allons,  allons,  rentrez  vos  pleurs  et  vous  endormez,  di- 
sait Thérence  d'un  ton  décidé.  Les  larmes  ne  servent  de 
rien,  et,  je  vous  l'ai  dit,  il  faut  que  j'y  aille  ;  si  vous  réveillez 
mon  père,  qui  ne  le  sait  point  blessé,  il  voudra  y  aller,  et  ça 
peut  le  compromettre  dans  une  mauvaise  affaire,  au  lieu  que 
moi,  je  n'y  risque  rien. 

—  Vous  me  faites  peur,  Thérence;  comment  irez-vous 
toute  seule  trouver  ces  muletiers?  Tenez,  ils  m'effrayent 
toujours  beaucoup,  et  pourtant  j'y  veux  aller  avec  vous.  Je 
le  dois,  puisque  c'est  moi  qui  suis  la  cause  de  la  bataille. 
Nous  appellerons  Tiennet... 

—  Non  pas  !  non  pas  !  ni  vous,  ni  lui  !  Les  muletiers  ne 
regretteront  pas  Malzac  s'il  en  meurt  ;  bien  au  contraire: 
mais  s'il  avait  été  mis  à  mal  par  quelqu'un  qui  ne  fût  pas 
de  leur  corps,  et  surtout  par  un  étranger,  à  l'heure  qu'il  est 
votre  ami  Tiennet  serait  en  mauvaise  passe.  Laissez-le  donc 
dormir;  c'est  assez  qu'il  ait  voulu  s'en  mêler,  pour  qu*il 
fasse  bien,  à  présent,  de  se  tenir  tranquille.  Quant  è  vous, 
Brulette,  sachez  bien  que  vous' y  seriez  mal  reçue,  puisque 
vous  n'avez  pas,  comme  moi,  un  intérêt  de  famille  qui  vous 
y  attire,  et  où  personne,  chez  eux,  ne  s'avisera  de  me  con- 
trecarrer. Ils  me  connaissent  tous ,  et  ne  craignent  jJas  que 
je  sois  de  trop  dans  leurs  secrets. 

—  Mais,  croyez-vous  donc  les  trouver  encore  dans  la  fo- 
rêt ?  Votre  père  n'a-t-il  pas  dit  qu'ils  s'en  allaient  dans  le 
haut  pays  et  ne  passeraient  pas  la  nuit  dans  les  environs? 

—  Il  faut  toujours  qu'ils  y  restent  le  temps  de  panser  les 
blessés  ;  mais  si  je  ne  les  trouvais  plus,  je  serais  tranquille  ; 
car  ce  serait  la  preuve  que  mon  frère  n'a  que  peu  de  mal, 
et  qu'il  aurait  pu  se  mettre  en  route  avec  eux  tout  de 
suite.  ' 

—  Est-ce  que  vous  l'avez  vue,  cette  blessure?  dites,  ma 
chère  Thérence,  ne  me  cachez  rien  I 

•—  Je  ne  l'ai  pas  vue  :  on  ne  voyait  rien  ;  il  disait  n'avoir 

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LES  MAITRES  SONNEURS         '  163 

reçu  aucun  mauvais  coup  et  ne  pensait  point  à  lui-même  : 
mais,  regardez,  Brulette,  et  ne  vous  écriez  pas  ;  voilà  le 
mouchoir  dont  je  lui  ai  essuyé  la  figure  et  que  je  croyais 
mouillé  de  sa  sueur.  J'ai  vu^  en  arrivant  ici,  qu'il  était  tout 
trempé  de  son  sang,  et  il  m*a  fallu  du  courage  pour  retenir 
mon  saisissement  devant  mon  père,  qui  était  bien  assez 
soucieux^  et  devant  Joseph,  qui  est  bien  assez  malade. 

Il  se  fit  un  silence,  comme  si  Brulette,  en  regardant  ou 
en  prenant  le  mouchoir,  eût  été  suflbquée  ;  puis,  Thérence 
lui  dit  : 

—  Rendez-le-moi  ;  il  faut  que  je  le  lave  dans  le  premier 
ruisseau  que  je  rencontrerai. 

—  Ah  I  dit  Brulette,  laissez-le-moi  garder  ;  je  le  tiendrai 
bien  caché. 

—  Non,  mon  enfant,  répondit  Thérence;  si  les  gens  de 
justice  avaient  l'éveil  de  quelque  bataille,  ils  viendraient 
toutbousculcrici,etmômemeDtfouiller  les  personnes. Ils  sont, 
devenus  très-tracassiers  depuis  quelque  temps,  et  voudraient 
nous  faire  renoncer  à  nos  coutumes,  qui  se  perdent  bien 
assez  d'elles-mêmes  sans  qu'ils  y  mettent  la  main, 

—  Hélas  I  dit  Brulette,  ne  serai l-îl  pas  à  souhaiter  que  la  ' 
coutume  de  batailles  aussi  dangereuses  fût  ôtée  de  votre  , 
pays? 

—  Oui,  mais  cela  dépend  de  bien  des  choses  auxquelles  les 
juges  du  roi  ne  peuvent  ou  ne  veulent  rien.  Il  faudrait 
qu'ils  rendissent  la  justice,  et  ils  ne  la  rendent  guère  qu'à 
ceux  qui  ont  le  moyen  de  la  payer.  En  est-il  autrement  dans 
vos  pays?  Vous  n'en  savez  rien,  mais  je  gage  bien  que  c'est 
comme  chez  nous.  Seulement,  les  Berrichons  ont  le  sang 
très-lourd  et  ils  patientent  avec  le  mal  qu'on  peut  leur  faire, 
sans  s'exposer  à  en  chercher  un  pire.  Ici,  ce  n'est  point  do 
même.  L'homme  qui  vit  dans  les  forêts,  s'il  ne  se  défendait 
point  des  méchants  comme  des  loups  et  des  autres  mau- 
vaises bêtes,  ne  pourrait  point  exister.  Est-ce  que,  par 
hasard,  vous  blâmeriez  mon  frère  d'avoir  demandé  justice 
devant  son  monde,  d'une  injure  et  d'une  menace  qu'il  avait 
été  forcé  d'endurer  devant  vous?  Il  y  a  peut-être  bien  eu  un 
peu  de  votre  faute,  dans  la  rancune  qu'il  en  avait  gardée  ; 

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164  LES  MAITRES  SONNEURS 

songez  à  cela,  Brulette,  avant  de  Taccuser.  Si  vous  n'aviez 
pas  marqué  tant  de  chagrin  et  de  dépit  pour  les  insultes  de 
ce  muletier,  il  les  aurait  peut-être  oubliées  pour  sa  pari,  car 
il  n'y  a  pas  homme  plus  douxqu'Huriel  et  plus  enclin  à 
pardonner  ;  mais  vous  vous  teniez  pour  offensée,  il  vous 
avait  promis  réparation,  il  vous  l'a  baillée  bonne.  Ce  n'est 
pas  un  reproche  que  je  vous  fais,  ni  à  lui  non  plus  ;  j'aurais 
peut-être  été  aussi  chatouilleuse  que  vous,  et,  quant  à  lui, 
il  a  fait  son  devoir. 

—  Non,  non,  dit  Brulette  se  remettant  à  pleurer,  il  ne 
me  devait  point  de  s'exposer  pour  moi  comme  il  Ta  fait,  et 
j'ai  eu  tort  de  lui  montrer  ma  fierté.  Je  ne  me  le  pardonnerai 

•jamais,  et,  s'il  lui  arrive  malheur  d'une  manière  ou  de 
l'autre,  votre  père  et  vous,  qui  avez  été  si  bons  pour  moi, 
ne  pourrez  non  plus  me  faire  grâce. 

—  Ne  vous  tourmentez  pas  de  cela,  répondit  Thérence, 
Arrive  ce  que  Dieu  voudra,  vous  n'aurez  point  de  reproche 
de  nous.  Je  vous  connais  à  présent,  Brulette,  et  je  sais  que 
vous  méritez  l'estime.  Allons ,  essuyez  vos  larmes,  et  tâchez 
de  vous  reposer.  J'espère  que  je  n'aurai  pas  de  mauvaises 
nouvelles  à  vous  rapporter,  et  je  suis  sûre  que  mon  frère 
sera  consolé  et  guéri  à  moitié,  si  vous  me  permettez  de  lui 
dire  le  chagrin  que  vous  cause  son  mal. 

—  Je  pense,  dit  Brulette,  qu'il  y  sera  moins  sensible  qu'à 
votre  «mitié,  et  qu'il  n'y  a  point  de  femme  au  monde  qu'il 
puisse  aimer  autant  qu'une  sœur  si  bonne  et  d'un  si  grand 
courage.  C'est  pourquoi,  Thérence,  je  me  reproche  de  vous 
avoir  demandé  votre  gage  de  première  communion,  et  s'il 
lui  prenait  envie  de  le  ravoir,  je  pense  que  vous  feriez  bien 
de  le  lui  rendre,  puisque  vous  l'avez  à  votre  collier. 

—A  la  bonne  heure,  Brulette,  dit  Thérence,  et  pour  cette 
parole,  je  vous  embrasse.  Dormez  en  paix,  je  pars! 

—  Je  ne  dormirai  pas,  répondit  Brulette,  je  prierai  Dieu 
de  vous  assister  jusqu'à  ce  que  je  vous  voie  de  retour. 

J'entendis  Thérence  sortir  doucement  de  sa  loge,  et  j'en 

fis  autant,  une  minute  après.  Je  ne  pouvais  point  m'accommo- 

der  la  conscience  de  l'idée  que  cette  heWe  jeunesse  allait 

'osi  s'exposer  toute  seule  aux  dangers  de  la  nuit,  et  que, 

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L'ES  MAITRES  SONNEURS  ifô 

par  crainte  pour  moi-même,  je  ne  ferais  pas  ce  qui  était  eu 
moi  pour  lui  porter  assistance.  Les  gens  qu'elle  allait  trou- 
ver ne  me  paraissaient  pas  si  commodes  et  si  bons  chrétiens 
qu'elle  le  disait,  et  d'ailleurs,  ils  n'étaient  peut-être  pas  les 
seuls  à  battre  les  bois  à  cette  heure.  Notre  danse  avait  attiré 
des  gredots,  et  Ton  sait  que  tous  ceux  qui  demandent  la  cha- 
rité ne  la  fcml  pas  aux  autres  quand  l'occasion  du  mal  leur 
est  belle.  Et  puis,  je  nt  sais  pas  pourquoi  la  figure  rouge 
et  luisante  du  frère  carme,  qui  avait  si  bien  fêté  mon  vin, 
me  revenait  en  mémoire.  Il  m'avait  semblé  ne  pas  baisser 
souvent  les  yeux  quand  il  passait  auprès  des  filles,  et  je  ne 
savais  point  ce  quHl  était  devenu  dans  la  bagarre. 

Mais  comme  Thérence  avait  témoigné  à  Brulette  ne  vou- 
loir point  de  ma  compagnie  pour  aller  trouver  les  mule- 
tiers, souhaitant  ne  pas  lui  déplaire,  je  me  déterminai  de  la 
suivre  à  portée  de  l'ouïe,  sans  me  montrer  à  elle,  si  elle  n'a- 
vait pas  occasion  de  crier  à  l'aide.  A  cette  fin,  je  lui  laissai 
donc  prendre  environ  une  minute  d'avance,  mais  pas  da- 
vantage, encore  que  j'eusse  aimé  à  tranquilliser  Brulette  en 
lui  disant  mon  dessein;  j'aurais  craint  de  me  retarder  et  de 
perdre  la  piste  de  la  belle  des  bois. 

Je  la  vis  traverser  la  clairière  et  entrer  dans  le  taillis  qui 
descendait  vers  le  lit  d'un  ruisseau,  non  loin  des  loges.  J*y 
entrai  après  elle,  par  le  même  sentier,  et,  comme  il  s'y  trou- 
vait beaucoup  de  crochets,  je  la  perdis  bien  vite  de  vue  ; 
mais  j'entendais  le  petit  bruit  de  son  pas,  qui,  de  temps  en 
temps,  cassait  une  branche  morte  parterre,  ou  faisait  rouler 
un  petit  caillou. 

Il  me  sembla  qu'elle  marchait  vite,  et  j'en  fis  autant  pour 
ne  me  point  trop  laisser  dépasser.  Deux  ou  trois  fois,  je  me 
crus  si  près  d'elle,  que  je  me  détardai  un  peu  pour  ne  pas 
me  faire  voir.  J'arrivai  ainsi  à  l'une  des  routes  tracées  dans 
le  bois;  mais  l'ombrage  de  la  futaie  y  régnait  si  dru,  que 
j'eus  beau  regarder  à  ma  droite  et  à  ma  gauche,  je  pus  rien 
voir  qui  me  fît  connaître  quel  côté  elle  avait  pris. 

J'écoutai,  l'oreille  penchée  vers  la  terre,  et  j'en  tendis,  dans 
la  sente  qui  continuait  de  l'autre  côté  du  chemin,  le  même 
bruit  de  branches  qui  m'avait  déjà  servi.  Je  me  hâtai  d'aller 

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1(56  LES  MAITRES  SONNEURS 

par  là,  jusqu'à  un  autre  chemin  qui  me  conduisit  au  ruis- 
seau, et  là,  je  commençai  à  croire  que  je  n'étais  plus  sur 
la  tra<*^  de  Thérence,  car  le  ruisseau  était  large  et  vaseux, 
et  quand  je  Teus  passé,  en  y  enfonçant  beaucoup ,  je  ne 
trouvai  plus  aucune  trace  frayée.  Il  n'y  a  rien  qui  trompe 
comme  les  sentiers  des  bois  :  en  des  endroits,  les  arbres  se 
trouvent  plantés  de  manière  qu'on  croit  avoir  trouvé  uûe 
allée  ;  ou  bien  les  animaux,  en  allait  boire  à  quelque  mare, 
ont  battu  un  passage  ;  mais  tout  à  coup,  on  se  trouve  pris 
dans  des  ronces  si  méchantes,  ou  enfoncé  dans  un  terrain 
si  mouvant,  que  rien  ne  sert  de  s'y  obstiner.  On  n'y  entre- 
rait que  pour  s'y  égarer  de. plus  en  plus. 

Cependant,  je  m'y  entêtai,  p^rce  que  j'entendais  toujours 
du  bruit  devant  moi,  et  même  ce  bruit  devint  si  certain  que 
je  me  mis  de  courir,  me  déchirant  aux  épines  et  m*enfon- 
çant  au  plus  épais  :  mais  une  manière  de  grognement  sau- 
vage que  j'entendis  me  fît  connaître  que  ce  que  je  pour- 
suivais était  un  sanglier,  qui  commençait  à  s'enpuyer  de 
moi  et  à  m'avertir  qu'il  en  avait  assez. 

N'ayant  qu'un  bâton  pour  défense,  et  ne  connaissant 
d'ailleurs  point  la  manière  d'avoir  raison  d'une  pareille  bêle, 
je  quittai  la  partie  et  revins  sur  mes  pas ,  un  peu  inquiet 
que  ce  sanglier  ne  s'imaginât,  par  honnêteté,  de  me  vouloir 
faire  la  conduite. 

Par  bonheur,  il  n'y  songea  point,  et  je  remontai  jusqu'au 
premier  chemin,  d'où,  à  tout  hasard,  je  tirai  du  côté  qui 
conduisait  à  l'entrée  du  bois  deChambérat,  où  nous  avions 
fait  la  fête. 

Encore  que  dérouté,  je  ne  voulus  point  renoncer  à  mon 
idée,  car  Thérence  pouvait  aussi  bien  que  moi  faire  rencon- 
tre d'une  bête  sauvage,  et  je  ne  pense  point  qu'elle  sût  des 
paroles  pour  s'en  faire  écouter. 

Je  connaissais  déjà  assez  la  forêt  pour  ne  m'y  point  per- 
dre longtemps,  et  je  gagnai  l'endroit  de  la  danse.  Il  me  fal- 
lut quelques  moments  pour  hi'assurer  que  c'était  bien  la 
même  clairière,  car  j'avais  compté  y  retrouver  ma  ramée 
que  je  n'avais  pas  pris  le  temps  d'enlever,  non  plus  que  les 

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LES  MAITRES  SONNEURS  107 

ustensiles  dont  je  Favai^garnie,  et  j'en  trouvai  la  place  aussi 
Dette  que  si  elle  rïy  eut  jamais  été.  « 

Cependant,  en  y  regarclant  bien,  je  reconnus  l'endroit 
où  j'avais  enfoncé  les  pieux,  et  celui  où  les  pieds  des  dan- 
seurs avaient  brûlé  le  gazon. 

Je  voulus  me  remettre  en  route  vers  le  côté  par  où  les 
maletiers  avaient- emmené  Huriel  et  emporté  Malzac;  mais 
j'eus  beau  chercher  à  m.'pn  souvenir,  j'avais  été  si  empêché 
de  mes  esprits  dans  ce  moment-là,  que  je  ne  pus  m'en  faire 
une  idée.  Force  me  fut  d'aller  à  l'aventure ,  et  je  marchai 
ainsi  toute  la  nuit,  bien  las,  comme  vous  pouvez  croire, 
m'arrétant  souvent  pour,  écouter,  et  n'entisndaut  que  les 
chevêches  qui  criaient  dans  les  arbres,  ou  quelque  pauvre 
i  lièvre  qui  avait  plus  peur  de  moi  que  moi  de  lui. 
•  Encore  que  le  bois  de  Chambérat  ne  fît,  dans  ce  temps-là; 
qu'un  seul  bois  avec  celui  de  l'ÂJleu,  je  ne  le  connaissais 
PW,  n'y  ayant  été  qu'une. fois  depuis  que  j'étais  en  ce  pays. 
Je  ne  fus  pas  longtemps  sans  m'y  trouver  perdu,  chose  qui 
ne  me  tourmenta  guère,  car  je  savais  que  ni  l'un  ni  l'autre 
de  ces  bois  n'était  d'une  conséquence  à  me  mener  jusqu'à 
Borne.  D*aiUeurs,  le  grand  bûcheux  m'avait  déjà  appris  à 
m'orienter,  i^on  par  les  étoiles,  qui.  ne  se  voient  pas  tou- 
jouî^  en  une  forêt,  mais  par  la  direction  des  maîtresses 
branches,  lesquelles,  en  nos  pays,  du  mitant,  sont  souvent 
battues  du.  vent  de  galerne  et  s'étendent  plus  volontiers  vers 
ie  levant  du  jour.  .  , 

La  nuit  était  très-claire^  et  si  douce,  que,  si  je  n'eusse  été 
galopé  de  quelque  souci  d'esprit  et  fatigué  de  mon  corps, 
j'aurais  pris  aise  à  la  promenade.  Il  ne  faisait  point  clair  de 
lune;  mais  les  étoiles  brillaient  dans  le  ciel,  qui  n'était  em- 
broutllé  d'aucune  nuée  ;  et  mêmement,  sous  la  fouillée,  je 
voyais  très-bien  à  me  conduire.  Je  m'étais  fort  amendé  en 
ooufage  depuis  le  temp3  où  j'avais  peur  en  ^a  petite  forêt  de 
Saint-Chartier  ;  car,  tout  au  rebours ,  je  me  sentais  aussi 
tranquille  que  dans  nos  traines,  et  voyant  fuir  jes  animaux 
à  mon  approcl>e,  je  ne  m*en  souciais  plus  du  tout.  Je  com- 
mençais aussi  à  reconnaître  que  ces  endrols  couverts,  ces 
ruisseaux  grouillants  dans  les  ravines,  ces  herbages  tins,  ees 

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168  LES  MAITRES  SONNEURS 

chemins  de  sable,  et  tous  ces  arbres  d'un  beau  croît  et  d'une 
gralide  fierté  pouvaient  faire  aimer  ce  pays  à  ceux  qui  en 
étaient.  Il  y  avait  de  grandes  fleurs  dont  je  ne  sais  point  le 
nom,  qui  sont  comme  gueules  blanches  picotées  de  jaune, 
et  dont  l'odeur  est  si  vive  et  si  bonne,  que,  par  moments, 
je  me  serais  cru  en  un  jardin  K 

En  marchant  toujours  vers  le  couchant ,  je  gagnai  les 
brandes  et  suivis  longtemps  la  lisière,  écoutant  et  regardant 
partout;  mais  je  ne  rencontrai  signe  de  monde  en  aucun 
lieu,  et  m'en  revins  sur  la  pique  du  jour,  sans  avoir  trouvé 
ni  Thérence  ni  personne  à  qui  parler. 

Comme  j'en  avais  assez  et  ne  conservais  plus  espoir  de 
m'utiliser,  je  rentrai  sous  bois,  et,  coupant  tout  à  travers, 
je  vis  enfin,  dans  un  endroit  très-sauvage,  sous  un  gros 
chêne,  quelque  chose  qui  me  parut  être  quelqu'un.  Le  petit 
jour  grisonnait  jusque  sur  les  buissons,  et  je  m'avançai  sans 
bruit  jusqu'à  portée  de  reconnaître  le  froc  du  frère  carme. 
Ce  pauvre  homme,  que  j'avais  soupçonné  dans  mon  esprit, 
était  bien  sagement  et  dévotement  agenouillé,  et  faisait  ses 
prières  sans  paraître  penser  à  mal. 

Je  in'approchai  en  toussant  pour  l'avertir  et  ne  le  point 
effrayer;  mais  ce  n'était  pas  de  besoin,  car  qe  moine  était 
un  compère,  ne  craignant  que  Dieu,  et  pas  du  tout  le  diable 
ni  les  hommes. 

Il  leva  la  tête,  me  regarda  sans  élonnement,  puis  renfon-- 
çant  sa  figure  sous  son  capuchon,  se  remit  à  marmonner 
tout  bas  ses  orémus,  et  je  ne  voyais  que  le  bout  de  sa  barbe 
qui  dansait  à  chaque  parole,  comme  celle  d'une  chèvre  qui 
croque-du  sel. 

Quand  il  me  parut  avoir  fini,  je  lui  souhaitai  bonnes  ma- 
tines, espérant  avoir  de  lui  quelque  nouvelle  ;  mais  il  me 
fit  signe  de  me  taire,  se  leva ,  ramassa  sa  besace,  regarda 
bien  la  place  où  il  s'étiil  agenouillé,  et  avec  son  pied  quasi 
nu,  releva  l'herbe  et  nivela  le  sable  qu'il  avait  foulés  ;  puis, 
il  m'emmena  à  une  petite  distance  et  me  dit  à  voix  cou- 
verte : 

Protoblement  la  mélisse. 

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LES  MAITRES  SONNEURS  169 

—  Puisque  vous  savez  ce  qui  en  est,  je  ne  suis  pas  fâché 
de  vous  parler  avant  que  je  reprenne  ma  tournée. 

Le  voyant  en  humeur  de  causer,  je,me  gardai  de  le  ques- 
tionner, ce  qui  Teût  rendu  peut-être  plus  méfiant  ;  mais,  au 
moment  qu'il  ouvrait  la  bouche,  Huriel  se  montra  devant 
nous  et  parut  si  surpris  et  même  contrarié  de  me  voir  là, 
que  j'en  fus  embarrassé  de  mon  côté,  comme  si  j'étais  pris 
en  faute. 

Il  faut  dire  aussi  qu'Huriel  m'eut  peut-être  effrayé  si  je 
l'eusse  rencontré  seul  à  seul  dans  la  brume  du  matin.  Il 
était  plus  barbouillé  de  noir  que  je  ne  l'avais  encore  vu,  et 
un  mouchoir,  serré  sur  sa  tête,  cachait  si  bien  ses  cheveux 
et  son  front,  qu'on  ne  voyait  guère  de  sa  figure  que  ses 
grands  yeux,  .qui  paraissaient  creusés  et  qui  avaient  perdu 
leur  feu  ordinaire.  Il  avait  l'air  d'être  son  propre  esprit  plu- 
tôt que  son  propre  corps,  tant  il  glissait  doucement  sur  les 
bruyères,  comme  s'il  eût  craint  d'éveiller  même  les  grelets 
et  les  moucherons  cachés  dans  l'herbe. 

Le  mwne  prit  le  premier  la  parole,  non  pas  comme  un 
homme  qui  en  accoste  un  autre,  mais  comme  celui  qui  re- 
prend un  entretien  après  un  peu  de  dérangement  :  — Puis- 
que le  voilà,  dit-il  en  me  montrant,  il  est  utile  de  lui  faire 
des  recommandations  sérieuses,  et  j'élaisen  train  de  lui  dire. 

—  Puisque  vous  lui  avez  tout  dit...  reprit  Huriel  en  lui 
coupant  la  parole  d'un  air  de  reproche. 

A  mon  tour,  je  coupai  la  parole  à  Huriel  pour  lui  appren- 
dre que  je  ne  savais  encore  rien,  et  qu'il  était  libre  de  me 
cacher  ce  qu'il  avait  sur  le  bout  de  la  langue. 

—  C'est  bien  à  toi,  répondit  Huriel,  de  ne  pas  chercher  à 
en  savoir  plus  long  qu'il  ne  faut;  mais  si  c'est  ainsi,  frère 
Nicolas,  quevous  gardez  un  secret  de  cette  conséquence,  je 
regrette  de  m'être  fié  à  vous. 

—  Ne  craignez  rien,  dit  le  carme.  Je  croyais  ce  jeune 
homme  aussi  compromis  que  vous  I 

—Il  ne  l'est  pas  du  tout,  dit  Huriel,  Dieu  merci!  C'est  assez 
de  moi  I 

—  Tant  mieux  pour  lui  s'il  n'a  péché  que  par  intention, 
reprit  le  moine.  Il  est  votre  ami,  et  vous  n'avez  rien  à  en 

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170  LES  MAITRES  SONNEURS 

craindre;  mais  quant  à  moi,  je  serais  bien  aise  qu'il  ne  dît 

à  personne  que  j*ai  passé  la  nuit  dans  ces  bois. 

—  QuVst-ceque  ça  peut  vous  faire?  dit  Huriel;  un  mule- 
tier a  é(é  blessé  par  accident;  vous  lui  avez  donné  des  soins, 
et,  grâce  à  vous,  il  sera  vite  guéri  :  qui  peut  vous  blâmer 
de  cette  charité  ? 

—  Oui,  oui,  dit  le  moine  :  gardez  bien  la  fiole  et  usez-en 
deux  fois  par  jour.  Lavez  bien  la  plaie  à  l'eau  courante; 
aussi  souvent  que  faire  se  pourra  ;  ne  laissez  point  les  cbe- 
veux  s'y  coller,  et  tenez-la  à  couvert  de  la  poussière  :  c'est 
tout  ce  qu'il  faut.  Si  vous  veniez  à  prendre  la  fièvre,  faites- 
vous  faire  Une  bonne  saignée  par  le  premier  frater  que  vous 
rencontrerez. 

—  Merci  I  dit  Huriel.  J'ai  assez  perdu  de  sang  oonime  cela, 
et  ne  crois  point  qu'on  en  ait  jamais  trop.  Grâces  vous 
soient  rendues,  mon  frère,  pour  vos  bons  secours,  dont  je 
n'avais  pas  grand  besoin ,  mais  dont  je  ne  vous  sais  pas 
moins  de  gré;  et,  à  présent,  recevez  nos  adieux,  car  voilà 
qu'il  fait  jour,  et  votre  pri^e  vous  a  retenu  ici  un  peu  trop. 

—  Sans  doute,  reprit  le  moine;  mais  me  laisserez-vous 
partir  ^ns  me  faire  un  bout  de  confession  ?  J'ai  soigné  vo- 
tre peau,  c'était  le  plus  pressé;  mais  votre  conscience  estr 
(Bile  en  meilleur  étati  et  pensez-vous  d'avoir  pas  besoin  de 
l'absolution,  qui  est  pour  l'âme  ce  que  le  baume  est  pour 
le  corps  ? 

—  J'en  aurais  grand  besoin,  mon  père,  dit  Huriel;  mais 
vous  auriez  tort  de  me  la  donner;  je  n'en  suis  pas  digne 
avant  d'avoir  fait  pénitence  :  et  quant  à  ma  c^onfession, 
vous  n'en  avez  que  faire  pour  me  prêcher^  vous  qui  m'avez 
vu  pécher  mortellement.  Priez  Dieu  pour  moi,  voilà  ce  que 
je  vous  demande,  et  faites  dire  beaucoup  de  messes  pour... 
les  gens  qui  se  laissent  trop  emporter  à  la  colère. 

J'avais  cru  d'abord  que  le  niuletier  plaisantait;  mais 
je  connus  que  non,  à  la  manière  triste  dont  il  parla,  et 
à  l'argent  qu'il  remit  au  carme  en  finissant  son  discours. 

—  Comptez  que  vous  en  aurez  selon  votre  générosité,  dit 
le  carme  eu  serrant  l'argent  dans  son  aumônière  ;  et  il  ajouta 
d'un  air  qui  ne  sentait  point  le  c>agot  :  a  Maître  Huriel,  nous 

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LES  MAITRES  SONNEURS  171 

sommes  tous  pécheurs,  et  il  n'y  a  qu'un  juge  qui  soit  juste. 
Lui  seul,  qui  n*a  jamais  fait  le  mal,  est  en  droit  de  con- 
damner ou  d'absoudre  les  fautes  des  hommes.  Recomman- 
dez-vous h  lui,  et  comptez  que  tout  ce  qui  est  à  votre  dé- 
charge, il  vous  en  fera  profiter  dans  sa  miséricorde.  Quant 
aux  juges  de  la  terre,  bien  sot  et  bien  lâche  serait  celui  qui 
voudrait  vous  envoyer  devant  eux,  qui  sont  faibles  ou  en- 
durcis comme  des  créatures  fragiles.  Repentez-vous, 
vous  aurez  raison,  mais  ne  vous  trahissez  pas,  et  quand 
vous  sentirez  la  grâce  vous  appeler  au  tribunal  de  pénitence, 
n'ayez  affaire  qu'à  un  bon  prêtre,  voire  à  un  pauvre  carme 
déchaussé  ^omme  le  frère  Nicolas. 

Et  vous,  mon  enfant,  dit  encore  le  bonhomme,  qui  se 
sentait  en  goût  de  prêcher  et  qui  voulut  me  donner  aussi  son 
coup  de  goupillon ,  apprenez  à  modérer  vos  appétits  et  à 
surmonter  vos  passions.  Évitez  les  occasions  de  pécher; 
fuyez  les  querelles  et  les  rixes  sanglantes.^. 

—  C'est  bon,  c'est  bon,  frère  Nicolas,  dit  Huriel  en  l'in- 
terrompant. Vous  prêchez  un  converti,  et  vous  n'avez  pas 
de  pénitence  à  commander  à  celui  dont  les  mains  sont  res- 
tées pures.  Adieu.  Partez,  je  vous  dis,  il  est  temps. 

Le  moine  s'en  alla  en  nous  donnant  la  main,  d'un  grand 
air  de  franchise  et  de  bonté.  Quand  il  fut  loin,  Huriel,  me 
prenant  le  bras,  me  ramena  vers  l'arbre  où  j'avais  vu  le 
carme  en  prières  : 

—  Tiennet,  me  dit-il,  je  n'ai  aucune  méfiance  de  toi,  et, 
si  j'ai  fait  semblant  de  rappeler  ce  bon  frère  au  silence, 
(?est  pour  le  rendre  prudent.  Au  reste,  il  n'y  a  guère  de 
danger  de  son  côté  :  il  est  le  propre  oncle  de  notre  chef  Ar- 
chignat,  et  c'est,  en  outre,  un  homme  sûr,  toujours  en  bon- 
nes relations  avec  les  muletiers,  qui  l'aident  souvent  à 
transporteries  denrées  de  sa  collecte  d'un  lieu  à  l'autre; 
mais  si  je  suis  Iranquille  sur  lui  et  sur  toi,  ce  n'est  pas  une 
raison  pour  que  je  te  dise  ce  que  tu  n'as  pas  besoin  de  sa- 
voir, à  moins  que  tu  ne  le  souhaites  pour  ne  pas  douter  de 
mon  amitié. 

—  Tu  en  feras  ce  que  tu  voudras,  lui  répondis-je.  S'il 
est  utile  pour  toi  que  je  sache  les  conséquences  de  la  bat- 

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m  LES  MAITRES  SONNEURS 

terie  avec  Malzac,  dis-les-moi,  quand  même  j'aurais  regret 
à  les  entendre  ;  sinon,  j'aime  autant  ne  pas  trop  savoir  ce 
qu'il  est  devenu.  , 

—  Ce  qu'il  est  devenu  !  répéta  Hufiel,  dont  la  voix  sembla 
étouffée  par  un  grand  malaise  ;  et  il  m'arrêta  aux  premières 
branches  que  le  chêne  étendait  vers  nous,  c-omme  s'il  eût 
craint  de  marcher  sur  un  terrain  où  je  ne  voyais  pourtant 
nulle  trace  de  ce  que  je  commençais  à  deviner.  Puis  il 
ajouta,  en  jetant  devant  lui  un  regard  obscurci  de  tristesse, 
et  parlant  de  ce  qu'il  voulait  taire,  comme  si  quf  Ique  chose 
le  poussait  à  se  trahir  :  —  Tien  net,  te  souviens-tu  des  pa- 
roles glaçantes  que  cet  homme  nous  a  dites  au  bois  de  la 
Roche?  «  Il  ne  manque  pas  de  fosses  dans  les  bois  pour 
enterrer  les  fous,  et  ni  les  pierres,  ni  les  arbres  n'ont  de 
langue  pour  raconter  ce  qu'ils  ont  vu  !  » 

—  Oui,  répondis- je,  sentant  une  sueur  froide  me  passer 
par  tout  le  corps;  il  paraît  que  les  mauvaises  paroles  ten- 
tent le  mauvais  sort,  et  qu'elles  portent  malheur  à  ceux  qui 
les  disent. 


Seizième  Teille. 


Huriel  se  signa  en  soupirant;  je  fis  comme  lui,  et,  nous  dé- 
tournant de  ce  mauvais  arbre,  nous  passâmes  notre  chemin. 

J'aurais  voulu  lui  dire,  comme  le  carme,  quelqu»^  bonne 
parole  pour  le  tranquilliser,  car  je  voyais  bien  qu'il  avait 
l'esprit  en  peine  ;  mais,  outre  que  je  n'étais  pas  assez  sa- 
vant pour  le  prêche,  je  me  sentais  coupable  aussi  à  ma 
manière.  Je  me  disais,  par  exemple,  que  si  je  n'eusse  point 
raconté  tout  haut  l'histoire  du  bois  de  la  Roche,  Huriel  ne 
se  serait  peut-être  pas  si  bien  souvenu  du  serment  qu'il 
avait  faite  Brulette  de  la  venger,  et  que  si  je  ne  me  fusse 
point  porté  le  premier  son  défenseur  devant  les  muletiers 
et  les  anciens  de  la  forêt,  Huriel  ne  se  serait  pas  tant  pressé 
d'en  avoir  l'honneur  avant  moi  vis-à-vis  d'elle. 

Tourmenté  de  ces  idées,  je  ne  pus  m'em  pêcher  de  les 


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LES  MAITRES  SONNEURS  173 

dire  à  Huriel  et  de  m'accuser  devant  lui,  comme  Bruletle 
s'était  accusée  devant  Théreoce. 

—  Mon  cher  ami  Tiennet,  me  répondit  le  muletier,  tu  es 
un  bon  cœur  et  un  brave  garçon.  Je  ne  veux  point  que  tu 
gardes  du  trouble  en  ta  conscience,  pour  une  chose  que 
Dieu,  au  jour  du  jugement,  n'attribuera  ni  à  toi  ni  peut- 
être  à  moi.  Le  frère  Nicolas  a  raison,  il  est  le  seul  juge  qui 
puisse  rendre  bonne  justice,  parce  qu'il  sait  les  choses 
comme  elles  sont.  Il  n'a  pas  besoin  d'appeler  des  témoins 
et  de  faire  enquête  de  la  vérité.  Il  lit  dans  le  fin  fond  ûe^ 
cœurs,"  et  il  sait  bien  que  le  mien  n'avait  juré  ni  comploté 
mort  d*homme,  au  moment  où  j'ai  pris  un  bâton  pour  cor- 
riger ce  malheureux.  Ces  armes-là  sont  mauvaises;  mais 
elles  sont  les  seules  que  nos  coutumes  nous  permettent  en 
pareil  cas,  et  ce  n'est  pas  moi  qui  en  ai  inventé  l'usage. 
Certes,  mieux  vaudrait  la  seule  force  des  bras  et  le  seul 
office  des  poings,  comme  jious  y  avons  eu  recours  une  nuit, 
dans  ton  pré,  à  propos  de  mon  mulet  et  de  ton  avoine; 
mais  sache  qu'un  muletier  doit  être  aussi  brave  et  aussi 
jaloux  de  son  renom  d'honneur  que  les  plus  grands  mes- 
sieurs portant  l'épée.  Si  j'avais  avalé  l'injure  de  Malzac 
sans  en  chercher  réparation,  j'aurais  mérité  d'être  chassé 
de  ma  confrérie.  11  est  bien  vrai  que  je  n*ai  pas  cherché 
cela  de  sang-froid,  comme  on  doit  le  faire.  J'avais  rencon- 
tré, hier  matin,  ce  Malzac  seul  à  seul, dans  ce  même  bois  de 
la  Roche,  où  je  travaillais  tranquillement,  sans  plus  songer 
à  lui.  Il  m'avait  encore  molesté  de  ses  sottes  paroles,  pré- 
tendant que  Brulette  n'était  qu'une  ramasseuse  de  bois 
mort;  ce  qui,  chez  les  forestiers,  s'entend  d'un  fantôme 
qui  court  la  nuit,  et  dont  la  croyance  sert  souvent  aux 
filles  de  mauvaise  conduite  pour  n'être  point  reconnues, 
grâce  à  la  peur  que  les  bonnes  gens  ont  de  cet  esprit  fol- 
let. Aussi,  dans  l'idée  des  muletiers,  qui  ne  sont  point 
crédules,  un  pareil  mot  est  une  grande  injure. 

»  Pourtant,  je  fus  aussi  endurant-  que  possible  ;  mais, 
à  la  fin,  poussé  à  bout,  je  lui  fis  des  menaces  pour  m'en 
débarrasser.  Il  me  répondit  alors  que  j'étais  un  lâche,  ca- 
pable d'abuser  de  ma  force   en  un  endroit  écarté,  mais 

«0. 

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174^  LKS  MAITRES  SONNEURS 

que  je  n'oserais  pas  le  défier  au  bâton,  en  franche  ba- 
taille, devant  témoins;  que  chacun  saVait  bien  que  je  n'a-, 
vais  jamais  eu  occasion  de  marquer  ma  hardiesse,  et 
que  là,  où  il  y  avait  compagnie,  j'étais  toujours  du  goût 
de  tout  le  monde,  afin  de  n'avoir  point  à  me  mesurer  en 
partie  égale. 

»  Là-dessus,  il  me  quitta,  disant  qu'il  y  avait  danse  au 
bois  de  Chambérat,  que  c'était  Brulette  qui  régalait,  et 
qu'elle  en  avait  le  moyen,  attendu  qu'elle  était  maîtresse 
d'un  gros  bourgeois  en  son  pays  ;  et  que,  pour  sa  part,  iï 
irait  là  se  divertir  et  courtiser  la  demoiselle  à  ma  barbe, 
si  j*avais  le  cœur  de  m'en  venir  assurer. 

»  Tu  sais,  Tiennet,  que  j'avais  intention  de  ne  plus  re-  ' 
voir  Brulette,  et  celéf  pour  des  raisons  que  je  te  dirai  peut- 
être  plus  tard. 

—  Je  les  sais,  répondis-je,  car  je  vois  que  tu  as  vu  ta  sœur 
cette  nuit,  et  voilà,  à  ton  oreille,  un  gage  qui  dépasse  Ion 
mouchoir  et  qui  me  prouve  ce  dont  j'avais  déjà  une  forte 
doutanee. 

—  Si  tu  sais  que  j'aime  Brulette  et  que  je  tiens  à  son 
gage,  reprit  Huriel,  tu  en  sais  autant  que  moi;  mais  tu  ne  peux 
en  savoir  davantage,  car- je  ne  suis  sûr  que  de  son  amitié, 
et  quant  au  reste...  Mais  il  ne  s'agit  pas  de  ça,  et  je  te  veux 
raconter  comment  le  malheur  m'a  ramené  ici.  Je  ne  vdulais 
ni  être  vu  de  Brulette,  ni  lui  parjer,  parce  que  j'avais  re- 
marqué le  tourment  qui  serrait  le  cœur  de  Joseph  à  mon 
endroit;  mais  je  savais  que  Joseph  n'avait  pas  ses  forces 
pour  la  défendre,  et  que  Malzac  était  assez  sournois  pour 
s'échapper  aussi  de  toi. 

s>  Je  suis  donc  venu  ici  au  commencement  de  la  fête,  et 
je  me  suis  tenu  caché  aux  alentours  de  la  danse,  me  pro- 
mettant de  partir  sans  me  faire  voir,  si  Malzac  n'y  venait 
point.  Tu  sais  le  reste  jusqu'au  moment  où  nous  avons  pris 
le  bâton.  Dans  ce  moment-là,  j'étais  en  colère,  je  le  con- 
fesse; mais  pouvait-il*en  être  autrement,  à  moins  de  valoir 
autant  qu'un  saint  du  paradis?  Cependant,  je  ne  voulais  que 
donner  une  correction  à  mon  ennemi,  et  ne  pas  laisser  dire 
plus  longtemps,  surtout  dans  un  moment  oh  Brulette  était 

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LES  MAITRES  SONNEURS  175 

au  pays,  qu'à  force  d'être  doux  et  patient,  j'étais  ua  lièvre. 
Tu  as  vu  que  mon  père,  qui  est  las.de  pareils  propos,  ne 
m'a  pas  empêché  de  prouver  que  je  suis  un  homme;  mais 
il  faut  que  je  sois'doué  d'une  mauvaise  chance,  puisque  à 
mon  premier  combat,  et  quasi  de  mon  premier  coup...  Ahî 
Tiennet  !  on  a  beau  avoir  été  forcé,  et  sentir  en  soi-même 
qu'on  est  doux  et  humain,  on  ne  se  c6nsole  pas  aisément, 
j'en  ai  peur,  d'avoir  eu  la  main  si  mauvaise  I  Un  homme 
est  un  homme,  si  mar  appris  et  mal  embouché  qu'il  soit: 
celui-là  était  peu  de  chose  de  bon,  mais  il  aurait  eu  le 
temps  de  s'amender,  et  voilà  que  je  l'ai  envoyé  rendre  ses 
comptes  avant  qu'il  les  eût  mis  en  ordre.  Aussi  Tiennet,  tu 
me  vois,  je  f  assure,  bien  dégoûté  de  l'état  de  muletier,  et 
je  reconnais,  à  présent,  avec  Brulette,  ^u'il  est  malaisé  à  un 
homme  juste  et  craignant  Dieu  de  s'y  maintenir  en  estime 
avec  sa  conscience  et  l'opinion  des  autres.  Je  suis  obligé  d'y 
passer  encore  un  temps,  à  cause  des  engagements  que  j'ai 
pris  ;  mais  tu  peux  compter  que  le  plus  tôt  possible,  je  m'en 
retirerai  et  prendrai  quelque  autre  métier  plus  tranquille. 

—  C'est  là,  dis- je  à  HurieU  ce  que  je  dois  rapporter  à  Bru* 
lette,  est-ce  pas  ?  - 

—  Non,  répondit  Huriel,  avec  une  grande  assùranœ;  î^ 
moins  que  Joseph  ne  soit  si  bien  guéri  de  son  amour  et  de^ 
sa  maladie  qu'il  puisse  renoncer  à  elle.  J'aime  Joseph  au- 
tant que  vous  l'aimez,  mes  bons  enfants;  et  d'ailleurs,  il 
m*a  fait  ses  confidences,  il  m'a  pris  pour  son  conseil  et  son 
soutien  ;  je  ne  le  veux  pas  tromper,  ni  contrecarrer. 

—  Mais  Brulette  ne  veut  pas  de  lui  pour  amant  et  mari, 
et  peut-être  vaudrait-il  mieux  qu'il  le  sût  le  plus  tôt  pos- 
sible. Je  me  chargerais  bien  de  le  raisonner,  si  les  autres 
n'osaient,  et  il  y  à  chez  vous  une  personne  qui  pourrait 
rendre  Joseph  heureux,  tandis  qu'il  ne  le  sera  point  par  Bru- 
letle.  Il  aura  beau  attendre,  plus  il  se  flattera,  plus  le  coup 
lui  paraîtra  dur  à  porter  :  au  lieu  que,  s'il  ouvrait  les  yeux 
sur  la  véritable  attache  qu'il  peut  trouver  ailleurs... 

—  Laissons  cela,  répondit  Huriel  en  fronçant  un  peu  le 
sourcil,  ce  qui  hii  fit  faire  la  grimace  d'un  homme  qui 
souffre  d'un  grand  trou  à  la  tête,  comme  il  Tavait  justement 

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176  LES  MAITRES  SONNEURS 

tout  frais  sous  son  mouchoir  rouge  :  toutes  choses  sont  en 
la  main  de  Dieu  ;  et,  dans  notre  famille,  personne  n*est 
pressé  de  faire  son  bonheur  aux  dépens  de  celui  des  autres. 
Il  faut,  quant  à  moi,  que  je  parte,  car  je  répondrais  trop 
mal  aux  gens  qui  me  demanderaient  où  a  passé  Malzac,  et 
jpourquoi  on  ne  le  voit  plus  au  pays.  Écoule  seulement  en- 
core un  mot  sur  Brulette  et  sur  Joseph.  Il  est  bien  inutile  de 
leur  dire  le  malheur  que  j'ai  fait.  Excepté  les  muletiers,  il 
n'y  a  que  mon  père,  ma  sœur,  lé  moine  et  toi  qui  sachiez 
que  quand  l'homme  est  tombé,  c'était  pour  ne  plus  se  rele- 
ver. Je  n'ai  eu  que  le  temps  de  dire  à  Thérence  tout  bas  : 
a  II  est  mort;  il  faut  que  je  quitte  le  pays.  »  Maître  Archignat 
en  a  dit  autant  à  mon  père;  mais  les  autres  bûcheux  n'en 
savaient  rien  et  ne  souhaitaient  point  le. savoir.  Le  moine 
lui-môme  n'y  aurait  vu  que  du  feu,  s'il  ne  nous  eût  suivie 
pour  porter  secours  aux  blessés,  et  les  muletiers  étaient  ten- 
tés de  le  renvoyer  sans  lui  rien  dire;  mais  le  chef  a  ré- 
pondu de  lui,  et  moi,  quand  j'aurais  dû  y  risquer  mon  cou, 
je  ne  voulais  pas  que  cet  homme  fût  enterré  comme  un  chien, 
sans  prières  chrétiennes. 

»  A  présent,  c'est  à  la  garde  de  Dieu.  Tu  comprends 
donc,  de  reste,  qu'un  homme  menacé,  comme  je  suis,  d'une 
mauvaise  affaire,  ne  peut  pas,  de  longtemps,  songer  à  cour- 
tiser une  fille  aussi  recherchée  et  aussi  précieuse  que  Bru- 
lette. Seulement,  tu  peux  bien,  pour  l'amour  de  moi,  ne  pas 
'  lui  dire  où  j'en  suiç.  Je  veux  bien  qu'elle  m'oublie,  mais  non 
qu'elle  me  haïsse  ou  me  craigne. 

—  Elle  n'en  aurait  pas  le  droit,  répondis-je,  puisque  c'est 
pour  l'amour  d'elle... 

—  Ah  1  dit  Huriel  en  soupirant  et  en  passant  sa  main  sur 
ses  yeux,  voilà  un  amour  qui  me  coûte  cher  ! 

—  Allons,  allons,  lui  dis-je,  du  courage  I  Elle  ne  saura 
rien,  tu  peux  compter  sur  ma  parole;  et  tout  ce  que  je  pour- 
rai faire  pour  qu'à  l'occasion  elle  reconnaisse  ton  mérite, 
je  le  ferai  bien  fidèlement. 

—  Doucement,  doucement,  Tiennet,  reprit  Huriel;  je  ne 
te  demande  pas  de  te  mettre  de  côté  pour  moi  comme  je  m'y 
suis  mis  pour  Joseph.  Tu  ne  me  connais  pas  autant,  tu  ne 

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LES  MAITRES  SONNEURS  177 

me  dais  pas  la  même  amitié,  et  je  sais  ce  que  c'est  que  de 
pousser  un  autre  en  la  place  qu'on  voudrait  occuper.  Tu  en 
tiens  aussi  pour  Brulette,  et  il  faudra  que^  sur  trois  préten- 
dants que  nous  sommes,  deux  soient  justes  et  raisonnables 
quand  le  troisième  sera  préféré.  Encore  ne  savons-nous 
point  si  nous  ne  serons  pas  pillés  par  un  quatrième.  Mais, 
quoi  qu'il  en  advienne,  j'espère  que  nous  resterons  amis  et 
frères  tous  les  trois, 

—  Il  faut  me  retirer  de  l'ordre  des  prétendants,  répondis- 
je  en  souriant  sans  dépit.  J'ai  toujours  été  le  moins  em- 
porté, et,  à  présent,  je  suis  aussi  tranquille  que  si  je  n'y 
avais  jamais  songé.  Je  sais  le  secret  du  cœur  de  cette  belle  ; 
je  trouve  qu  elle  a  fait  le  bon  choix,  et  j'en  suis  content. 
Adieu  donc,  mon  Huriel,  que  le  bon  Dieu  t'assiste  et  que  l'es- 
pérance t'aide  à  oublier  cette  mauvaise  nuit  î 

Nous  nou»  donnâmes  l'accolade  du  départ,  et  je  m'enquis 
du  lieu  où  il  se  rendait. 

—  Je  m'en  vas,  dit-il,  jusqu'aux  montagnes  du  Forez. 
Fais-moi  écrire  au  bourg  d'Huriel,  qui  est  mon  lieu  de  nais- 
sance et  où  nous  avons  des  parents  établis.  Ils  me  feront 
passer  tes  lettres. 

—  Mais  pourras-tu  voyager  si  loin  avec  cette  plaie  à  la 
tête?  N'est-elle  point  dangereuse? 

—  Non;  non,  dit-il,.ce  n'est  rien,  et  j'aurais  souhaité  que 
l'autre  eût  la  tête  aussi  dur^  que  moi! 

Quand  je  me  trouvai  seul,  je  m'étonnai  de  tout  ce  qm 
était  advenu  en  la  forêt  sans  que  j'en  eusse  ouï  ou  surpris 
la  moindre  chose.  D'autant  plus  que,  repassant,  au  grand 
jour,  sur  la  place  de  la  danse,  je  vis  que,  depuis  le  minuit, 
on  était  revenu  faucher  l'herbe  et  piocher  la  terre  pour  en- 
lever toute  trace  du  malheur  qui  y  était  arrivé.  Ainsi,  d'une 
part,  on  était  venu,  par  deux  fois,  raccommoder  les  choses 
en  cet  endroit;  de  l'autre,  Thérence  avait  communiqué  avec 
son  frère,  et,  au  milieu  de  tout  cela,  on  avait  pu  faire  un 
enterrement,  sans  que,  malgré  la  nuit  claire  et  le  silence 
des  bois,  en  les  suivant  dans  toute  leur  longueur  et  en  prê- 
tent grande  attention ,  j'eusse  été  averti  par  la  moindre  ap- 
parence et  le  moindre  souffle.  Cela  me  donna  bien  à  penser 

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f78  LES  MAITRES  SONNEURS 

SUT  la  différeDce  des  habitudes  et  partant  des  caractères, 
entre  les  gens  forestiers  el  les  laboureurs  des  pays  décou- 
verts. Dans  les  plaines,  le  bien  et  le  mal  se  voient  trop  pour 
qu*on  n'apprenne  pas,  de  bonne  heure,  à  se  soumettre  aux 
lois  et  à  se  conduire  suivant  la  prudence.  Dan$  les  forêts, 
on  sentqu*on  peut  échapper  aux  regards  des  hommes,  et 
on  ne  s'en  rapporte  qu'au  jugement  de  Dieu  ou  du  diable, 
selon  qu'on  est  bien  ou  mal  intentionné. 

Quand  je  regagnai  les  loges,  le  soleil  était  levé;  le  grand 
bûcheux  était  parti  pour  son  ouvrage,  Joseph  dormait  en- 
core, Thérenoe  et  Brulelte  causaient  ensemble  sous  le  han- 
gar. Elle^  me  demandèrent  pourquoi  je  m'étais  levé  si  ma- 
tin, et  je  vis  que  Tbérence  était  inquiète  de  ce  que  j'avais  pu 
voir  et  apprendre.  Je  fis  comme  si  je  ne  savais  rien,  et 
comme  si  je  n'avais  pas  quitté  le  bois  de  l'Alleu. 

Joseph  vint  bientôt  nous  rejoindre,  et  j'observai  qu'il  avait 
beaucoup  meilleure  mine  qu'à  notre  arrivée. 

—  Je  n'ai  pourtant  guère  dormi,  répondit-il,  je  me  suis 
senti  agité  jusqu'à  l'approche  du  jour;  mais  je  crois  que 
c'est  parce  que  la  fièvre,  qui  m'a  tant  accablé,  m'a  enfin 
quitté  depuis  hier  soir,  car  je  me  sens  plus  fort  et  plus  dis- 
pos que  je  ne  l'ai  été  depuis  longtemps. 

Tbérence,  qui  se  connaissait  à  la  fièvre,  lui  questionna 
le  pouls,  et  la  figure  de  cette  belle,  qui  était  bien  fatiguée  et 
abattue,  s'éclaircit  tout  d'un  coup. 

—  Allons!  dit-elle,  le  bon  Dieu  nous  envoie  au  moins 
ce  bonheur,  que  voilà  un  malade  en  bon  chemin  pour  gué- 
rir. La  fièvre  est  partie  et  les  forces  du  sang  reviennent 
déjà. 

—  S'il  faut  que  je  vous  dise  Ce  que  j'ai  senti,  reprit  Jo- 
seph, ne  dites  pas  que  c'est  une  songerie;  mais  voici  la 
chose.  D'abord,  apprenez-moi  si  Huriel  «st  parti  sans  bles- 
sure, et  si  l'autre  n'en  a  pas  plus  qu'il  ne  faut.  Avez-vous 
reçu  des  nouvelles  du  bois  de  Cbambérat? 

—  Oui,  oui ,  tépliqua  vivement  Tbérence.  Tous  deux 
sont  partis  pour  le  haut  pays.  Dites  ce  que  vous  alliez 
dire. 

—  Je  ne  sais  pas  trop  si  vous  le  comprendrez,  vous 

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LES  MAITRES  SONNEURS  179 

deux^  reprit  Joseph^s'adrossatitaut  jeunes  filles,  mais  voilà 
Tiennet  qui  Pentondra  bien.  En  voyant  hier  notre  Huriel 
se  battre  si  résolument,  les  jambes  m'ont  manqué,  et,  me 
sentant  plus  faible  qu'une  femme,  j'aurais,  pour  un  rien, 
perdu  ma  connaissance;  mais,  en  même  temps  que  mon 
corps  s'en  allait  défaillant,  mon  cœur  devenait  chaud  et 
mes  yeux  ne  lâchaient  point  de  regarder  le  combat.  Quand 
Huriei  a  abattu  son  homme  et  qu  il  est  resté  debout,  il  m'a 
passé  un  vertige,  et,  si  je  ne  me  fusse  retenu,  j'aurais  crié 
victoire,  et  mômement  chanté  comme  un  fou  ou  comme 
un  homme  pris  de  vin.  J*aurais  couru  Tembrasser  si  j'avais 
pu;  mais  tout  s'est  dissipé,  et,  en  revenant  ici,  j'étais  brisé 
dans  tous  mes  os,  comme  si  j'eusse  porté  et  reçu  les  coups. 

—  N'y  pensez  plus,  dit  Thérence,  ce  sont  de  vilaines 
choses  à  voir  et  à  se  remémorer.  Je  gage  que  vous  en  avez 
mal  rêvé  ce  matin  ? 

—Je  n'en  ai  rêvé  ni  bien  ni  mal,  dit  Joseph;  j'y  ai  songé, 
et  me  suis  senti  peu  à  peu  tout  réveillé  dans  mes  idées,  et 
tout  raccommodé  dans  mon  corps,  comme  si  l'heure  était 
venue,  pour  moi  d'emporter  mon  lit»  et  de  marcher,  à  la 
manière  de  ce  paralyliq^ue  dont  il  est  parlé  aut  Évangiles. 
Je  voyais  Huriel  devant  moi,  tout  brillant  de  lumièrç,  et 
me  reprochant  ma  maladie  comme  une  lâcheté  de  mon  es- 
prit. Il  avait  l'air  dé  me  dire:  a  Je  suis  un  homme,  et  tu 
n'es  qu'un  enfant;  tu  trembles  la  .fièvre  pendant  que  mon 
sang  est  en  feu.  Tu  n'es  bon  à  rien,  et  moi  je  suis  bon  à 
tout  pour  les  autres  et  pour  moi-môme, ^  Allons,  allons, 
écoute  cette  musique...  »  El  j'ententiais  des  airs  qui  gron- 
daient, comme  l'orage,  et  <:|ui  m'enlevaient  sur  mon  Ut, 
comme  le  vent  enlève  les  feuilles  tombées.  Tenez,  Brulette, 
je  crois  que  j'ai  fini  d'être  lâche  et  malade,  et  que  je  pour- 
rais, à  présent,  aller  au  pays,  embrasser  ma  mère  et  faire 
mon  paquet  pour  partir,  car  je  veux  voyager,  apprendre,  et 
me  faire  ce  que  je  dois  être. 

—  Vous  voûtez  voyager?  dit  Thérence,  qui  s'était  allu- 
mée de  contentement  comme  un  soleil,  et  qui  redevint  blan- 
che et  brouillée  comme  la  lune  d'automne.  Vous  espère;; 
trouver  un  meilleur  maître  que  mon  père,  et  de  meilleurs 

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IgO  LES  MAITRES  SONNEURS 

amis  que  les  gens  d'ici?  Allez  voir  vos  parents,  vous  ferez 
bien,  si  vous  en  avez  la  force;  mais,  à  moins  que  vous 
n*ayez  envie  de  mourir  au  loin... 

Le  chagrin  ou  le  mécontentement  lui  coupèrent  la  pa- 
role. Joseph,  qHi  l'observait,  changea  tout  de  suite  de  mine 
et  de  langage. 

—  Ne  faites  pas  attention  à  ce  que  je  rêvais  ce  mâtin , 
Th(^rence,  lui  dit-il;  jamais  je  ne  trouverai  meilleur  maître 
ni  meilleurs  amis.  Vous  m'avez  dit  de  vous  raconter  mes 
songes;  je  vous  les  raconte,  voilà  tout.  Quand  je  serai  guéri, 
je  vous  demanderai  conseil  à  vous  trois,  ainsi  qu'à  votre 
père.  Jusque-là,  ne  pensons  point  à  ce  qui  peut  me  passer 
par  la  tête,  et  réjouissons-nous,  du  temps  que  nous  sommes 
ensemble. 

Thérence  s'apaisa;  mais  Bruletteet  moi,  qui  connaissions 
bien  comme  Joseph  était  décidé  et  entêlé  sous  son  air  doux; 
nous,  qui  nous  souvenions  de  la  manière  dont  il  nous  avait 
quittés,  sans  rien  contredire  et  sans  se  laisser  rien  persua- 
der, nous  pensâmes  que  son  parti  était  pris,  et  que  per- 
sonne n'y  pourrait  rien  changer. 

Pendant  les  deux  jours  qui  s'ensuivirent,  je  recommén- 
çai^de  m'ennuyer,  et  Brulette  pareillement,  malgré  qu'elle 
se  dégageât  beaucoup  pour  achever  la  broderie  dont  elle 
voulait  faire  don  à  Thérence,  et  qu'elle  allât  voir  le  grand 
bûcheux  souvent,  tant  pour  laisser  Joseph  aux  soins  de  la 
fille  des  bois,  que  pour  parler  d'Huriel  avec  son  père  et -con- 
soler ce  brave  homme  de  la  tristesse  et  de  la  crainte  où 
l'avait  mis  la  bataille.  Le  grand  bûcheux,  touché  de  l'ami- 
tié qu'elle  lui  marquait,  eut  la  confiance  de  lui  dire  toute  la 
vérité  sur  Malzac,  et  loin  que  Brulette  en  voulût  mal  à 
Huriel,  comme  celui-ci  l'avait  redouté,  elle  ne  s'en  attacha 
que  mieux  à  lui,  par  l'intérêt  qu'elle  lui  portait  et  la  recon- 
naissance qu'elle  lui  devait. 

Le  sixième  jour,  on  parla  de  se  séparer,  car  le  terme  ap- 
prochait, et  il  fallait  s'occuper  du  départ.  Joseph  reprenait 
à  vue  d'œil;  il  travaillait  un  peu  et  faisait  de  tout  son 
mieux  pour  vitement  éprouver  et  ramener  ses  forces.  H 
était  décidé  à  nous  reconduire  et  à  passer  un  ou  deux  jours 

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LES  MAITRES  SONNEURS  181 

au  pays,  disant  qu'il  reviendrait  au  bois  de  TAlIeu  tout  de 
suite,  ce  qui  ne  nous  paraissait  pas  bien  certain,  non  plus 
qu'à  Thérence,  qui  commençait  à  s'inquiéter  de  sa  santé 
quasi  autant  qu'elle  s'était  inquiétée  de  sa  maladie.  Je  ne 
sais  si  ce  fut  elle  qui  persuada  au  grand  bûcheux  de  nous 
reconduire  jusqu'à  mi-chemin,  ou  si  l'idée  lui  en  vint  de 
lui-même ,  mais  il  nous  en  fit  l'offre,  qui  fut  bien  vite  ac- 
ceptée de  Brulette,  et  n(5  plut  qu'à  moitié  à  Joseph,  encore 
qu'il  n'en  fît  rien  voir. 

Ce  bout  de  voyage  ne  pouvait  que  donner  au  grand  bû- 
cheux une  diversion  à  son  chagrin,  et,  en  s'y  préparant,  la 
veille  du  départ,  il  reprit  une  bonne  partie  de  sa  belle  hu- 
meur. Les  muletiers  avaient  quitté  le  pays  sans  encombre, 
et  il  n'y  était  point  question  de  Malzac,  qui  n'avait  ni  pa- 
rents ni  amis  pour  le  réclamer.  Il  pouvait  donc  bien  se  pas- 
ser un  an  ou  deux  avant  que  la  justice  se  tourmentât  de  ce 
qu'il  était  devenu,  et  encore,  était-elle  bien  capable  de  ne 
s'en  enquérir  jamais;  car,  dans  ce  temps-là,  11  n'y  avait  pas 
grand'police  en  France,  et  un  homme  de  peu  pouvait  dispa- 
raître sans  qu'on  y  prît  garde. 

De  plus,  la  famille  du  grand  bûcheux  devait  quitter  l'en- 
droit à  la  fln  de  la  saison,  et  comme  ni  le  père  ni  le  fils  ne 
se  tenaient  plus  de  six  mois  au  môme  lieu,  il  eût  fallu  être 
habile  pour  savoir  où  les  réclamer. 

Pour  toutes  ces  raisons,  le  grand  bûcheux,  qui  ne  crai- 
gnait que  le  premier  contre-coup  de  l'événement,  voyant 
que  le  secret  ne  s'ébruitait  point,  reprit  confiance  et  nous 
l'cndit  le  courage. 

Le  matin  du  huitième  jour,  il  nous  fit  tous  monter  dans 
une  petite  charrette  basse  qu'il  avait  empruntée,  ainsi  qu'un 
cheval,  à  un  sien  ami  de  la  forêt,  et,' prenant  les  rênes, 
nous  conduisit  par  le  plus  long,  mais  par  lé  plus  sûr  che- 
min, jusqu'à  Sainte-Sevère,  où  nous  devions  prendre  congé 
de  lui  et  de  sa  fille. 

Brulette  regrettait,  en  elle-même,  de  passer  par  un  pays 
nouveau,  où  elle  ne  revoyait  aucun  des  endroits  où  elle 
avait  cheminé  en  la  compagnie  d'Huriel.  Pour  moi,  j'étais 
content  de  voyager  et  de  voir  Saint-Pallais  en  Bourbonnais, 

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Igd  LES  MAITRES  SONNEURS 

et  Préveranges,  qui  sont  petits  bourgs  sur  grandes  hau- 
teurs; puis,  SaintrPrejet  et  Pérassay,  qui  sont  autres  bourgs, 
en  descendant  le  courant  de  TJndre;  et,  comme  nous  sui- 
vions, quasi  depuis  sa  source,  cette  rivière  qui  passe  chez 
nous,  je  ne  me  trouvais  plus  si  étrange  et  ne  me  sentais  plus 
en  un  pays  perdu. 

Je  me  reconnus  tout  à  fait  à  Sainte-Sevère,  qui  n'est  plus 
qu'à  six  lieues  de  chez  nous,  et  où  j'étais  déjà  venu  une 
fois.  Là,  du  temps  que  mes  compagnons  de  route  parliaient 
d'adietix,  je  fus  m'enquérir  d'une  voiture  à  louer  pour 
continuer  notre  voyage;  mais  je,  ne  pus  en  trouver  une 
que  pour  le  lendemain,  aussi  matin  que  je  le  souhaite- 
rais. 

Quand  j'en  revins  dire  la  nouvelle^  Joseph  prit  de  l'hu- 
meur.—Quoi  donc  faire  d'une  ch^rreUe?  dit-il  ;  ne  pouvons- 
nous,  de  notre  pied,  nous  en  aller  chez  nous  à  la  fraîcheur 
et  arriver  sur  la  tardée  du  soir?  Brulette  a  fait  souvent  plus 
de  chemin  pour  aller  danser  à  quelque  assemblée,  et  je  me 
sens  tout  capable  d'en  faire  autant  qu'elle. 

Thérence  observa  qu'une  si  longue  course  lui  ferait  reve- 
nir la  fièvre,  et  il  s'y  obstina  d'autant  plus  ;  mais  Brulette, 
qui  voyait  bien  le  chagrin  de  Thérence,  coupa  court  en  di- 
sant qu'elle  se  sentait  lasse,  qu'elle  serait  dise  de  passer  la 
nuit  à  l'auberge  et  de  s'en  aller  ensuite  en  voiture. 

—  Eh  bien,  dit  le  grand  bûcheux,  nous  ferons  de  même. 
•  Nous  laisserons  reposer  notre  cheyal  toute  la  nuit,  et  nous 
nous  départirons  de  vous  autres  au  jour  de  demain.  Et,  si 
vous' m'en  croyez,  au  lieu  de  nous  restaurer  en  cette  au- 
berge pleine  de  mouches,  nous  emporterons  notre  dîner 
sous  quelque  feuillade,  ou  au  bord  de  l'eau,  et  y  passerons 
la  soirée  à  deviser  jusqu'à  I  heure  de  dormir. 

Ainsi  fut  fait.  Je  retins  d^x  chambres,  Tune  pour  les 
filles,  l'autre  pour  les  hommes,  et  voulant  régaler  une  bonne 
fois  le  père  Bastien  à  mon  idée,  m'étant  aperçu  qu'à  l'occa- 
sion il  était  beau  mangeur,  je  fis  remplir  une  grande  cor- 
beille de  ce  qu'il  y  avait  de  mieux  en  pâtés,  pain  blanc,  vin 
et  brandevin,  et  l'emportai  au  dehors  de  la  ville.  Il  est  heu- 
reux que  la  mode  de  boire  le  café  et  la. bière  ne  jégnât  pas. 

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LES  MAITRES  SONNEURS  183 

encore,  car  je  n'y  aurais  pas  regardé  et  y  eusse  laissé  le 
restant  de  ma  poche. 

Sainte-Sevèrè  est  un  bel  endroit  coupé  en  ravins  bien 
arrosés,  et  réjouissant  à  la  vue.  Nous  fîmes  choix  d*un  ter- 
tre élevé,  où  Fair  était  si  vif  que,  du  repas,  il  ne  resta  ni 
une  croûte,  ni  une  verrée  de  boisson. 

Après  quoi,  le  grand  bûcheux  se  sentant  tout  gaillard, 
prit  sa  musette,  qui  ne  le  quittait  jamais,  et  dit  à  Joseph  : 

—  Mon  enfant,  on  ne  sait  qui  vit  ou  qui  meurt;  nous 
nous  quittons,  selon  toi,  pour  deux  ou  trois  jours;  selon 
moi,  tu  as  Tidée  d'une  plus  longue  départie  ;  mais  peut-^tre 
que,  selon  Dieu,  nous  né  devons  point  nous  revoir.  Voilà 
ce  qu'il  faut  toujours  se  dire  quand,  au  crois(»ment  d'un 
chemin ,  chacun  tire  de  son  côté.  J'espère  que  tu  t'en  vas 
content  de  moi  et  de  mes  enfants,  comme  je  suis  content 
de  loi  et  de  tes  amis  qui  sont  là  ;  mais  je  n'oublie  point  que 
le  principal  a  été  de  t'enseigner  la  musique,  et  j'ai  regret 
aiux  deux  mois  de  maladie  qui  t'ont  forcé  de  l'arrêter.  Je  ne 
prétends  pas  que  j'aurais  pu  faire  de  toi  un  grand  savant, 
je  sais  qu'il  y  en  a  dans  les  villes,  messieurs  et  dames,  qui 
sonnent  sur  des  instruraenls  que  nous  ne  connaissons  pas, 
et  qui  lisent  des  airs  écrits  comme  on  lit  la  parole  écrite 
dans  les  livres.  Sauf  le  plain-chant,  que  j'ai  appris  dans  ma 
jeunesse,  je  ne  connais  pas  beaucoup  cette  musique-là  et 
Ven  ai  montré  tout  ce  que  je  savais,  c'est-à-dire  les  clefs, 
les  notes  et  la  mesure.  Quand  tu  auras  envie  d'en  connaître  . 
plus  long,  tu  iras  dans  les  grandes  villes,  où  les  violoneurs 
l'apprendront  le  menuet  et  la  contredanse  ;  mais  je  ne  sais 
pas  si  ra  le  servira,  à  moins  que  lu  ne  veuilles  quitter  ton 
pays  et  ta  condition  de  paysan. 

—Dieu  m'en  garde!  répondit  Joseph  en  regardant  Brulette. 

—  Or  donc,  reprit  le  grand  bûcheux,  tu  trouveras  ailleurs 
l'instruction  qu'il  te  faut  pour  sonner  la  musette  ou  la  vielle. 
Si  lu  veux  revenir  à  moi,  je  t'y  aiderai;  si  tu  crois  trouver  • 
^u  nouveau  dans  le  pays  d'en  sus,  il  faut  y  aller.  Tout  ce 
y^^  j'aurais  souhaité,  c'est  de  te  mener  .tout  doucement, 
jusqu'au  temps  où  ton  souffle  saura  se  donner  sans  effort, 
6t  où  tes  doigts  ne  se  tromperont  plus  ;  car  pour  l'idée,  ça 

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181  LES  MAITRES  SONNEURS 

ne  se  donne  point,  et  tu  as  la  tienne,  que  je  sais  être  de 
bonne  qualité.  Je  ne  t*ai  pas  épargné  la  provision  que  j'ai 
dans  la  tête,  et  ce  que  tu  auras  retenu,  tu  t'en  serviras  s'il 
te  plaît;  mais,  comme  ton  vouloir  est  de  composer,  tu  ne 
peux  mieux  faire  que  de  voyager  un  jour  ou  Tautre,  pour 
tirer  la  comparaison  de  ton  fonds  avec  celui  d'autrui.  Il  te 
faut  donc  monter  jusqu'à  TAuvergne  et  au  Forez,  afin  de 
voir,  de  Taulre  côté  de  nos  vallons,  comme  le  monde 
est  grand  et  beau,  et  comme  le  cœur  s'élargit  quand,  du 
haut  d'une  vraie  montagne,  on  regarde  rouler  des  eaux 
vives  qui  couvrent  la  voix  des  hommes  et  font  verdir  des 
arbres  qui  ne  déverdissent  jamais.  Ne  descends  pourtant 
guère  dans  les  plaines  des  autres  pays.  Tu  y  retrouverais 
ce  que  lu  aurais  laissé  dans  les  tiennes;  car  voici  le  mo- 
ment de  te  donner  un  enseignement  que  tu  ne  dois  pas  ou- 
blier. Écoute-le  donc  bien  fidèlement. 


Olx-sepileme-  veillée* 


Le  grand  bûcheux,  s'étant  assuré  que  Joseph  lui  donnait 
bonne  attention,  poursuivit  ainsi  son  discours  : 

—  La  musique  a  deux  modes  que  les  savants,  comme f ai 
ouï  dire,  appellent  majeur  et  mineur,  et  que  j'appelle,  moi, 
mode  clair  et  mode  trouble;  ou,  si  tu  veux,  mode  de  ciel 
bleu  et  mode  de  ciel  gris;  ou  encore,  mode  de  la  force  ou 
de  la  joie,  et  mode  de  la  tristesse  ou  de  la  songerie.  Tu  peux 
chercher  jusqu'à  demain,  tu  ne  trouveras  pas  la  fin  des  op- 
positions qu'il  y  a  entre  ces  deux  modes,  non  plus  que  tu  n'en 
trouveras  un  troisième;  car  tout,  sur  la  terre,  est  ombre  ou 
lumière,  repos  ou  section.  Or,  écoute  bien  toujours,  Joseph  I 
*  La  plaine  chante  en  majeur  et  la  montagne  en  mineur.  Si 
tu  étais  resté  en  ton  pays,  tu  aurais  toujours  eu  des  idées 
dans  le  mode  clair  et  tranquille,  et,  en  y  retournant,  lu 
verras  le  parti  qu'un  esprit  comme  le  tien  peut  tirer  de  ce 
mode  ;  car  l'un  n'est  ni  plus  ni  moins  que  l'autre. 


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LES  MAITRES  SONNEtRS  185 

»  Mais,  comme  tu  le  sentais  musicien  complet,  tu  étais 
tourmenté  de  ne  pas  entendre  sonner  le  mineur  à  ton 
oreille.  Vos  ménétriers  et  vos  chanteuses  l'ont  par  acquit, 
parce  que  le  chant  est  comme  Tair  qui  souffle  partout  et 
transporte  le  germe  des  plantes  d'un  horizon  à  Taulre.  Mais, 
de  ce  que  la  nature  ne  les  a  pas  faits  songeurs  et  passion- 
nés, les  gens  de  ton  pays  se  servent  mal  du  ton  triste  et  le 
corrompent  en  y  touchant.  Voilà  pourquoi  il  t'a  semblé  que 
vos  cornemuses  jouaient  faux. 

»  Donc,  si  tu  veux  connaître  le  mineur,  va  le  chercher 
dans  les  endroits  tristes  et  sauvages,  et  sache  qu'il  faut 
quelquefois  verser  plus  d'une  larme  avant  de  se  bien  ser- 
vir d'un  mode  qui  a  été  donné  à  ï'homme  pour  se  plain- 
dre de  ses  peines,  ou  tout  au  moins  pour  soupirer  ses 
amours.  » 

Joseph  comprenait  si  bien  le  grand  bûcheux,  qu'il  le 
pria  de  jouer  le  dernier  air  qu'il  avait  inventé,  pour  nous 
donner  échantillon  de  ce  mode  gris  et  triste  qu'il  appelait 
le  mineur. 

—  Oui-dà,  mon  garçon,  dit  le  vieux,  tu  l'as  donc  guetté, 
l'air  que  je  m'essaye  d'emmancher  sur  des  paroles  depuis 
une  huitaine?  Je  pensais  bien  l'avoir  chanté  pour  moi  seul; 
mais  puisque  tu  étais  aux  écoutes,  le  voilà  tel  que  je  compte 
le  laisser. 

Et,  démanchant  sa  musette,  il  en  sépara  le  hautbois, 
dopt  il  joua  très-doux  un  air  qui,  sans  être  chagrinant, 
donnait  à  l'esprit  souvenir  ou  attente  de  toutes  sortes  de 
choses,  à  l'idée  de  chacun  qui  Técoutait. 

Joseph  ne  se  sentait  pas  d'aise  pour  la  beauté  de  l'air,  et 
Brulette,  qui  l'entendit  sans  bouger,  parut  s'éveiller  d'un 
songe  quand  il  fut  fini. 

—  Et  les  paroles,  dit  Thérence,  sont-elles  tristes  aussi, 
mon  père? 

—  Les  paroles,  répondit-il,  sont  comme  l'air,  un  peu  em- 
brouillantes et  portant  réflexion.  C'est  l'histoire  du  tintoin 
de  trois  galants  autour  d'une  fille. 

El  il  chanta  une  chanson,  aujourd'hui  répandue  en  notre 

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186  LES  MAITRES  SONNEURS 

pays,  mais  dont  on  a  dérangé  beaucoup  les  paroles.  La 
voilà  telle  que  le  grand  bûcheux  la  disait  : 


Trois  fendeax  y  avait» 
Ab  printemps,  sur  l'berbette; 
(J'entends  le  rossignolet) , 
Trois  fendeax  y  avait, 
Parlant  à  la  fillette. 

Le  plus  jeune  disait, 
(Celai  qui  tient  la  rose); 
(J'entends  le  rossignolet) , 
Le  plus  jeune  disait  : 
J'aime  bien,  mais  je  n'ose. 

Le  plus  vieux  s'écriait  : 
(Celui  qui  tient  la  fende), 
(^entends  le  rossignoletj , 
Le  plus  vieux  s'écriait  : 
Quand  j'aime  je  commande. 

Le  troisième  chantait. 
Portant  la  fieur  d'amande , 
(J'entends  le  rossignolet), 
Le  troisième  chantait  : 
Moi,  j'aime  et  je  demande. 

—  Mon  ami  ne  serez , 
Vous  qui  portez  la  rose  ; 
(J'entends  le  rossignolet), 
Mon  ami  ne  serez , 
Si  vous  n'osez,  je  n'ose* 

Mon  maître  ne  serez , 
Vous  qui  tenez  la  fende  , 
(J'entends  le  rossignolet), 
Mon  maître  ne  serez. 
Amour  ne  se  commande. 


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LES  MAITRES  SONNEURS  IW 

if  on  amant  yons  serez  y 
Voas  qai  portez  Tamande, 
(J'entends  le  rossignolet), 
Von  amant  vous  serez, 
On  donne  à  qai  demande. 

Je  goûtai  beaucoup  plus  l'air  ajusté  avec  les  paroles,  que 
je  n'avais- fait  la* première  fois,  et  j'eu  fus  si  content,  que  je 
Redemandai  encore  sur  Ih  musette;  mais  le  grand  bûcheux, 
qui  ne  tirait  pas  vanité  de  ses  œuvres,  dit  que  ça  n*en  va- 
lait pas  la  peine,  et  nous  joua  d'autres  airs,  tantôt  sur  un 
mode,  tantôt  sur  l'autre,  et  mêmement  en  les  employant 
tous  deux  dans  un  même  cbant,  enseignant  à  Joseph  la 
manière  de  passer,  à  propos,  du  majeur  dans  le  minçur, 
et  pareillement  du  second  dans  le  premier. 

Si  bien  que  les  étoiles  jetaient  leur  feu  depuis  longtemps, 
et  que  nous  ne  sentions  pas  l'envie  de  nous  retirer;  mê- 
mement les  gens  de  la  ville  et  des  environs  s'assemblèrent 
au  bas  du  ravin  pour  écouter,  au  fi:rand  contentement  de 
leurs  oreilles.  Et  plusieurs  disaient  :  a  C'est  un  sonneur  du 
Bourbonnais,  et,  qui  plus  est,  un  maître  sonneur.  Cela  se  con- 
naît à  la  science,  et  pas  un  de  chez  nous  n'y  pourrait  jouter.» 
Tout  on  reprenant  le  chemin  de  l'auberge,  le  père  Bastiea 
continua  de  démontrer  Joseph,  et  celui-ci,  qui  ne  s'en  lassait 
point,  resta  un  peu  en  arrière  de  nous  à  l'écouter  et  à  le  ques- 
tionner. Je  marchais  donc  devant  avec  Thérence,  qui,  tou- 
jours très-serviable  et  courageuse,  m'aidait  à  remporter  les 
paniers.  Brulette,  entre  les  deux  couples,  allait  seule,  rêvant  à 
je  ne  sais  quoi,  comme  elle  en  prenait  le  goût  depuis  quelques 
jours,  et  Thérence  se  retournait  souvent  comme  pour  la 
regarder,  mais,  dans  le  vrai,  pour  voir  si  Joseph  nous  suivait. 
—  Rpgardez-le  donc  bien,  Thérence,  lui  dis^je  en  un  mo- 
ment où  elle  en  paraissait  toute  angoissée;  car  votre  père 
Ta  dit  :  Quand  on  se  quitte  pour  un  jour,  c'est  peut-être 
pour  toute  la  vie. 

^  Oui,  répondit-elle;  mais  aussi  quand  on  croit  se  quit- 
ter pour  toute  la  vie,  il  peut  se  faire  que  ça  ne  soit  que 
pour  un  jour.  '      • 


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488  LES  MAITRES  SONNEURS 

—  Vous  me  rappelez,  repris-je,  qu'en  vous  voyant,  une 
fois,  vous  envoler  comme  une  songerie  de  ma  tète,  je  pen- 
sais bien  ne  vous  retrouver  jamais. 

—  Je  sais  ce  que  vous  voulez  dire,  fit-elle.  Mon  père  m'en 
a  rafraîchi  la  souvenance ,  hier,  en  me  parlant  de  vous  : 
car  mon  père  vous  aime  beaucoup,  Tiennet,  et  fait  de  vous 
une  estime  très-grande. 

—  J'en  suis  content  et  honoré,  Thérence;  mais  je  ne  sais 
guère  en  quoi  je  la  mérite,  car  je  n'ai  rien  de  ce  qui  an- 
nonce un  homme  tant  si  peu  différent  des  autres. 

—  Mon  père  ne  se  trompe  pas  dans  ses  jugements,  et  ce 
qu'il  pense  de  vous,  je  le  crois;  mais  pourquoi,  Tiennct, 
cela  vous  fait-il  soupirer? 

—  Ai-je  donc  soupiré,  Thérence?  C'est  malgré  moi. 

—  Sans  doute,  c'est  malgré  vous  ;  mais  ce  n'est  point 
une  raison  pour  me  cacher  vos  sentiments.  Vous  aimez 
Brulette,  et  vous  craignez... 

—  J'aime  beaucoup  Brulette,  c'est  vrai;  mais  sans  sou-, 
pirs  d'amour,  et  sans  regret  ni  souci  de  ce  qu'elle  pense  à 
l'heure  qu'il  est.  Je  n'ai  point  d'amour  dans  le  cœur,  puis- 
que ça  ne  me  servirait  de  rien. 

—  Ah  I  vous  êtes  bien  heureux,  Tiennet,  s'écria-t-elle, 
de  gouverner  comme  ça  votre  idée  par  la  raison  ! 

—  Je  vaudrais  mieux,  Thérence,  si,  comme  vous,  je  la 
gouvernais  par  le  cœur.  Oui,  oui,  je  vous  devine  et  vous 
connais,  allez  !  car  je  vous  regarde  et  je  trouve  bien  le  fin 
mot  de  votre  conduite.  Je  vois,  depuis  huil^jours,  comme 
vous  savez  vous  mettre  à  l'écart  pour  la  guérison  de 
Joseph,  et  comme  vous  le  soignez  secrètement,  sans  qu'il 
y  voie  paraître  le  bout  de  vos  mains.  Vous  le  voulez  heu- 
reux, et  vous  n'avez  point  menti  en  nous  disant,  à  Brulette 
et  à  moi,  que  pourvu  qu'on  fît  du  bien  à  ce  qu'on  aime, 
on  n'avait  pas  besoin  d'y  trouver  son  profit.  C'est  bien 
comme  ça  que  vous  êtes,  et  malgré  que  la  jalousie  vous 

.  tourne  quelquefois  un  peu  le  sang,  vous  en  revenez  tout 
de  suite,  et  si  saintement,  que  c'est  merveille  de  voir  la 
4brce  et  la  bqnté  que  vous  avez!  Convenez  donc  que  si 


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LES  MAITRES  SONJ^EURS  189 

Pun  de  nous  doit  faire  estime  de  Tautre,  c'est  moi  de  vous, 
et  non  pas  vous  de  moi.  Je  suis  un  garçon  assez  raison-, 
nable,  voilà  tout,  et  vaus  êtes  une  fille  d'un  grand  cœur  et 
d'une  rudo  gouverne  d'elle-même. 

—  Merci  pour  ]#  bien  que  vous  pensez  de  moi ,  répondit 
Thérence  ;  mais  peut-être  que  je  n'y  ai  pas  tant  de  mérite 
que  vous  crqyez,  mon  brave  garçon.  Vous  voulez  me  voir 
amoureuse  de  Joseph  ;  cela  n'est  point  I  Aussi  vrai  que  Dieu 
est  mon  juge,  je  n'ai  jamais  pensé  à  être  sa  femme,  et  rat- 
tache que  j'ai  pour  lui  serait  plutôt  celle  d'une  sœur  ou 
d*une  mère. 

—  Oh  !  pour  cela,  je  ne  suis  pas  bien  sûr  que  vous  ne  vous 
trompiez  pas  sur  vous-même,  Thérence  I  votre  naturel  est 
emporté  ! 

—  C'est  pour  ça,  justement,  que  je  ne  me  trompe  point. 
J'aime  vivement  et  quasiment  follement  mon  père  et  mon 
frère.  Si  j'avais  des  enfants,  je  les  défendrais  comme  une 
louve  et  les  couverais  comme  une  poule;  mais  ce  qu'on 
appelle  l'amour,  ce  que,  par  exemple,  mon  frère  sent  pour 
Brulette,  l'envie  de  plaire,  et  un  je  ne  sais  quoi  qui  fait  qu'on 
s'ennuie  seul  et  qu'on  ne  peut  penser  sans  souffrance  à  ce 
qu'on  aime...  je  ne  le  sens  point  et  ne  m'en  embarrasse 
point  l'esprit.  Que  Joseph  nous  quitte  pour  toujours  s'il  doit 
s'en  trouver  bien,  j'en  remercie  Dieu,  et  ne  me  désolerai  que 
s'il  doit  s'en  trouver  mal. 

La  manière  dont  Thérence  pensait  me  donnait  bien  à 
penser  aussi.  Je  n'y  comprenais  plus  grand'chose,  tant  elle 
me  paraissait  au-dessus  de  tout  le  monde»  et  de  moi-même. 
Je  marchai  encore  un  bout  de  chemin  auprès  d'elle  sans 
lui  rien  dire,  et  ne  sachant  guère  où  s'en  allait  mon  es- 
prit; car  il  me  prenait  pour  elle  des  bouffées  d'amitié, 
comme  si  j'allais  l'embrasser  d'un  grand  cœur  et  sans  son- 
ger à  mal.  Puis,  tout  d'un  coup,  je  la  voyais  si  jeune  et  si 
belle,  qu'il  me  venait  comme  de  la  honte  et  de  la  crainte. 
Quand  nous  fûmes  arrivés  à  l'auberge,  je  lui  demandai,  je 
ne  sais  à  propos  de  quelle  idée  qui  me  vint,  ce  qu'au  juste 
son  père  lui  avait  dit  de  moi. 

10. 

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180  LES  MAITRES  SONNEURS    , 

—  Il  a  dit,  répondit-elle,  que  vous  étiez  l'homme  du  plus 
grand  bon  sens  qu'il  eût  jamais  connu. 

—  Autant  Vaut  dire  une  bonne  bote,  pas  vrai  ?  repris-je 
en  riant,  un  peu  mortifié. 

—  Non  pas,  répliqua  Thérence;  voilà  l«s  propres  paroles 
de  mon  père  :  a  Celui  qui  voit  le  plusclair  dans  les  choses  de 
ce  monde  est  celui  qui  agit  avec  le  plus  de  justice...  »  Or 
donc,  le  grand  bon  sens  fait  la- grande  bonté,  et  je  ne  crois 
point  que  mon  père  se  trompe.     . 

—  En  ce  cas,  Thérence,  m'écriai-je  un  peu  secoué  dans 
le  fond  du  cœur,  ayez  un  peu  d'amitié  pour  moi. 

—  J'en  ai  beaucoup,  répondit-elle  en  me  serrant*  la  main 
que  je  lui  tendais;  mais  cela  fut  dit  d'un  air  de  franc  cama- 
rade qui  rabattait  toute  fumée,  et  je  dormis  là-dessus  sans 
plus  d'imagination  (jti'il  n'çn  fallait  avoir. 

Le  lendemain,  quand  vint  l'heure  des  adieux,  Brulette 
pleura  en  embrassant  le  grand  bûcheux,  et  lui  fil  promettre 
qu'il  viendrait  nous  voir  chez  nous  avec  Thérence.  Et  puis, 
ces  deux  belles  filles  se  firent  si  grandes  caresses  et  assu- 
rances d'amitié,  qu'elles  ne  se  pouvaient  quitter.  Joseph  pré- 
senta ses  remercîments  à  sou  maître  pour  tout  le  bien  et  le 
profit  qu'il  en  avait  reçu,  et  quand  ce  fut  au  tour  de  Thé- 
rence, il  essaya  de  lui  rendre  les  mêmes  grâces;  mais  elle 
'le  regarda  d'un  air  de  franchise  qui  le  troubla,  et,  se  ser- 
rant la  main,  ils  ne  dirent  guère  mieux  que  :  «  A  revoir, 
portez- vous  bien.  » 

Ne  me  sentant  pas  trop  honteux,  je  demandai  à  Thérence 
licence  de  l'embrasser,  pensant  en  donner  le  bon  exemple  à 
Joseph;  mais  il  n'en  profita  point  et  monta  vitement  sur  la 
voiture  pour  couper  court  aux  accolades.  Il  était  comme  mé- 
content de  lui  et  des  autres.  Brulette  se  plaça  tout  au  fond 
de  la  charrette,  et  tant  qu'elle  put  voir  nos  amis  du  Bour- 
bonnais, elle  les  suivit  des  yeux,  tandis  que  Thérence,  de- 
bout sur  la  porte,  paraissait  songer  plutôt  que  se  désoler.   ^ 

Nous  fîmes  assez  tristement  quasi  tout  le  reste  du  che- 
min. Joseph  ne  disait  mot.  Il  eût  peut-être  souhaité  que 
Brulette  s'occupât  un  peu  de  lui  ;  mais  à  mesure  que  Joseph 
avait  repris  ses  forces,  Brulette  avait  repris  sa  liberté  de 

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LES  MAITBES  SONNEURS  191 

penser  à  celui  qui  mieuï  Jui  plaisait;  et,  reportant  bonne 
part  de  ses  amitiés  sur  le  père  et  la  sœur  d*Huriel,  elle 
songeait  à  eux  et  en  causait  avec  moi  pour  les  louer  et  les 
regretter.  Et,  comme  si  elle  eût  laissé  tous  ses  esprits  der- 
rière elle,  elle  regrettait  aussi  le  pays  que  nous  venions 
de  quitter.  —  C'est  chose  étrange,  me  disait-elle,  comme  je 
trouve,  à  mesure  que  nous  approchons  de  chez  nous,  que 
les  arbres  sont  petits;  les  herbes  jaunes,  les  eaux  endormies. 
Avant  d'avoir  jamais  quitté  nos  plaines,  je  m'imaginais 
ne  pas  pouvoir  me  supporter  trois  jours  dans  des  bois; 
et,  à  celte  heure,  il  me  semble  que  j'y  passerais  ma  vie  aussi 
bien  que  Thérence,  si  j'avais  mon  vieux  père  avec  moi. 

—  Je  ne  peux  pas  en  dire  autant,  cousine,  lui  répondis- 
se. Pourtant,  s'il  le  fallait,  je  pense  que  je  n'en  mourrais 
point;  mais  que  les  arbres  soient  tant  grands,  les  herbes 
tant  vertes  et  les  eaux  tant  vives  qu'elles  voudront,  j'aime 
mieux  une  ortie  en  mon  pays  qu'un  chêne  en  pays  d'étran- 
gers. Le  coeur  me  saute  de  joie  à  chaque  pierre  et  à  chaque 
buisson  que  je  reconnais,  comme  si  j'étais  absent  depuis 
deux  ou  trois  ans,  et  quand  je  vas  apercevoir  le  clocher  dé 
noire  paroisse,  je  lui  veux,  pour  sûr,  bailler  un  bon  coup 
de  chapeau. 

—  Et  toi,  Joset?  dit  Brulelte,  qtii  prit  enfin  garde  à  Tair 
ennuyé  de  notre  camarade.  Toi  qui  es  absent  depuis  pins 
d'une  année,  n'es-tu  pas  content  d'approcher  de  ton  en- 
droit? « 

—  Excuse-moî,  Brulette,  répondît  Joseph  ;  je  ne  sais  pas 
de  qifoi  vous  parlez.  J'avais  dans  la  tête  de  me  àouvenir  de 
la  chanson  du  grand  bûcheux,  et  il  y  a,  au  milieu,  une 
petite  revirade  que  je  ne  peux  pas  rattraper. 

—  Bah  I  dit  Brulette,  c'est  quand  la  chanson  dit  :  TentendÊ 
fe  Tomgnolei. 

Et,  le  disant,  elle  le  chanta  tout  au  juste,  ce  dont  Joseph, 
comme  réveillé,  sauta  de  joie  sur  la  charrette  en  frappant 
ses  mains. 

—  Ah  !  Brulette,  dit-il,  que  tu  es  donc  heureuse  de  te 
souvenir  comme  ça  I  Encore,  encore  Tentends  lé  rom- 
gnoîet  ! 

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192  LES  MAITRES  SONNEURS 

—  J'aime  mieux  dire  toute  la  chanson,  fit-elle,  et  elle 
nous  la  chanta  tout  entière  sans  en  omettre  un  mot;  ce  qui 
mit  Joseph  en  si  grande  joie,  qu'il  lui  serra  les  mains  en  lui 
disant  avec  un  courage  dont  je  ne  l'aurais  pas  cru  capable, 
qu'il  n'y  avait  qu'un  musicien  pour  être  digne  de  son 
amitié. 

—  Le  fait  est,  dit  Bruletto,  qui  songeait  à  Huriel,  que  si 
j'avais  un  bon  ami,  je  le  souhaiterais  beau  sonneur  et  beau  • 
chanteur. 

—  Il  est  rare  d'être  l'un  et  l'autre,  reprit  Joseph  .-La  son- 
nerie casse  la  voix,  et  sauf  le  grand  bûcheux... 

-r  Et  son  fils!  dit  Brulette,  parlant  à  l'étourdie. 

Je  lui  poussai  le  coude,  et  elle  voulut  parler  d'autre 
chose  ;  mais  Joseph,  qui  n'était  pas  sans  être  mordu  de 
jalousie,  revint  sur  la  chanson. 

—  Je  crois,  dit-il,  que  quand  le  père  Bastien  Ta  mise  en 
paroles,  il  a  songé  à  trois  garçons  de  notre  connaissance  ; 
car  je  me  souviens  d'une  causerie  que  nous  avons  eue  avec 
lui  à  souper,  le  jour  de  votre  arrivée  dans  les  bois. 

—  Je  ne  m'en  souviens  pas,  dit  Brulette  en  rougissant. 

—  Si  fait  moi,  reprit  Joseph.  On~parlait  de  Tamour  des 
filles,  et  Huriel  disait  que  cela  ne  se  gagnait  point  à  croix 
ou  pile.  Tiennet  assurait,  en  riant,  que  la  douceur  et  la 
soumission  ne  servaient  de  rien,  et  que,  pour  être  aimé,  il 
fallait  plutôt  se  faire  craindre  que  d'être  trop  bon.  Huriel 
reprit  pour  contredire  Tiennet,  et  moi  j'écoutai  sans  par- 
ler. Ne  serait-ce  pas  moi,  celui  qui  porte  la  rose?  le  plus 
Jeune  des  trois  ?  Il  aime,  mais  il  n'ose?  Dites  donc  le  dernier 
couplet,  Brulette,  puisque  vous  le  savez  si  bien  I  N'y  a-t-il 
pas  :  On  donne  à  gui  demande  ? 

—  Puisque  tu  le  sais  aussi  bien  que  moi,  dit  Brnlette 
un  peu  piquée,  retiens-le  pour  le  chanter  à  la  première 
bonne  amie  que  tu  auras.  S'il  plaît  au  grand  bûchAix  de 
mettre  en  chansons  les  discours  qu'il  entend,  ce  n'est  pas 
à  moi  d'en  tirer  la  conséquence.  Je  n'y  entends  encore  rien 
pour  ma  part.  Mais  j'ai  les  fourmis  dans  les  pieds,  et,  pen- 

.  dant  que  le  cheval  monte  la  côte,  je  veux  me  dégourdir  un 
peu. 

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LES  MAITRES  SONNEURS  193 

Et,  sans  attendre  que  j'eusse  repris  les  rênes  pour  arrêter 
le  cheval,  elle  sauta  sur  le  chemin  et  se  mil  à  marcher  en 
avant,  aussi  légère  qu'une  bergeronnette. 

J'allais  descendre  aussi;  Joseph  me  retint  par  le  bras,  et, 
toujours  suivant  son  idée  :  —  N'est-ce  pas,  dit-il,  qu'on  mé- 
prise également  ceux  qui  marquent  trop  leur  vouloir,  et 
ceux  qui  ne  le  marquent  pas  du  tout? 

—  Si  c'est  pour  moi  que  tu  dis  ça... 

—  Je  ne  dis  ça  pour  personne.  Je  reprends  la  causerie 
que  nous  avions  là-bas  et  qui  s'est  tournée  en  chanson 
contre  tesf  paroles  et  contre  mon  silence.  Il  paraît  que  c'est 
Huriel  qui  a  gagné  le  procès  auprès  de  la  fillette. 

—  Quelle  fillette?  dis-je,  impatienté;  car  Joseph  n'avait 
point  mis  sa  confiance  en  moi  jusqu'à  cette  heure,  et  je  ne 
lui  savais  point  de  gré  de  me  la  donner  par  dépit. 

— Quelle  fillette?  reprit-il  d'un  air  de  moquerie  chagrine; 
celle  de  la  chanson  I 

—  Eh  bien,  quel  procès  Huriel  a-t-il  gagné?  Cette  fil- 
lette-là demeure  donc  bien  loin,  puisque  le  pauvre  garçon 
est  parti  pour  le  Forez? 

Joseph  resta  un  moment  à  songer;  puis  il  reprit:  —Il  n'en 
est  pas  moins  vrai  qu*il  avait  raison,  quand  il  disait  qu'entre 
le  commandement  et  le  silence j  il  y  avait  la  prière.  Ça  re- 
vient toujours  un  peu  à  ton  premier  dire,  qui  était  que, 
pour  être  écouté,  il  ne  faut  point  trop  aimer.  Celui  qui  aime 
trop  ^st  craintif;  il  ne  se  peut  arracher  une  parole  du 
ventre,  et  on  le  juge  sot  parce  qu'il  est  transi  de  désir  et 
de  honte. 

—  Sans  doute,  répondis-je.. J'ai  passé  par  là  en  mainte  oo- 
.casion  ;  mais  il  m'est  quelquefois  arrivé  do  si  mal  parler,  que 
j'aurais  mieux  fait  de  me  taire  :  j'aurais  pu  me  flatter  plus 
longtemps. 

Le  pauvre  Joseph  se  mordit  la  langue  et  ne  parla  plus. 
J'eus  .regret  de  l'avoir  fâché,  et,  cependant,  je  ne  me  pou- 
vais défendre  de  trouver  sa  jalousie  bien  mal  plantée  sur  le 
terrain  d'Huriel,  étant  à  ma  connaissance  que  ce  garçon 
l*avait  servi  de  son  mieux  à  son  propre  détriment,  et  je  pris, 
de  ce  moment,  la  jalousie  en  si  mauvaise  estime,  que,  de- 

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194  LES  MAITRES  SONNEURS 

puîs>  je  n'en  ai  plus  jamais  senti  la  piqûre,  et  ne  Taurais 
sentie,  je  crois,  qu*à  bonnes  enseignes. 

J'allais  cependant  lui  parler  plus  doucement,  quand  nous 
vîmes  que  Brulette,  qui  marchait  toujours  devant,  s'était' 
arrêtée  an  bord  du*  chemin  pour  parler  avec  un  moine  qui 
me  semblait  gros  et  court  comme  celui  dont  noas  avions  fait 
connaissance  au  bois  deChambérat.  Je  fouaillai  le  cheval, 
et  je  m'assurai  que  c'était  bien  W  même  frère  Nicolas.  Il 
avait  demandé  à  Brulette  s'il  était  loin  de  notre  bourg,  et, 
comme  il  s'en  fallait  encore  d'une  petite  Meue  et  qu'il  se 
disait  bien  fatigué,  elle  lui  avait  fait  offre  de  monter  sur 
notre  voiture  pour  gagner  l'endroit. 

Nous  lui  fîmes  place,  ainsi  qu'à  un  grand  corbillon  cou- 
vert qu'il  portait,  et  qu'il  posa,  avec  précaution,  sur  ses  ge- 
noux. Aucun  de  nous  ne  songea  à  lui  demander  ce  que  c'é- 
tait, excepté  moi  peut-être,  qui  suis  d'un  naturel  un  peu 
curieux  ;  mais  j'aurais  craint  de  manquer  à  l'honnêteté  que 
je  lui  devais,  car  les  frères  quêteurs  ramassaient  dans  leurs 
courses  toutes  sortes  de  choses  qu'ils  se  faisaient  donner  par 
la  dévotion  des  marchands  et  qu'ils  revendaient  ensuite  au 
proût  de  leur  couvent.  Tiwit  leur  était  bon  pour  ce  com- 
merce, mêmement  des  afOquets  de  femme,  qu'on  était 
quelquefois  bien  étonné  dé  voir  dans  leurs  mains,  et  dont 
quelques-uns  n'osaient  pas  trafiquer  ouveîrtement. 

Je  repris  lé  trot,  et  bientôt  nous  avisâmes  le  clocher,  et 
puis  les  vieux  ormeaux  de  la  place ,  et  puis  toutes  les  mai- 
sons grandes  et  petites  du  bourg,  qui  ne  me  firent  pas  au- 
tant de  plaisir  que  je  m'en  étais  promis,  la  rencontre  de 
frère  Nicolas  m'ayanl  remis  en  mémoire  des  choses  tristes 
et  qui  me  donnaient  un  restant  d'inquiétude.  Je  vis  cepen- 
dant qu'il  était  sur  ses  gardes  aussi  bien  que  moi,  car  il  ne 
me  dit  pas  un  mot  devant  Brulette  et  Joseph,  qui  pût  faire 
«roîre  que  nous  nous  étions  vus  ailleurs  qu'à  la  fête,  et  que 
lui  ou  moi  en  savions  plus  long  que  bien  d'autres  sur  ce  qui 
s'y  élait  passé. 

C'était  un  homme  agréable  et  d'humeur  joviale  qui  m'au- 
rait pourtant  diverti  dans  un  autre  moment;  mais  j'étais 
pressé  d'arriver  et  de  me  trouver  seul  avec  lui,  pour  lui  de- 

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LES  MAITRES  SONNEURS  195 

mander  s'il  avait  eu,  de  son  côté,  quelque  nouvelle  de  l'a- 
venture. A  rentrée  du  bourg,  Joseph  sauta  à  terre,  et, 
quelque  chose  que  Brulette  pût  lui  dire  pour  le  faire  venir 
se  reposer  chez  son  père,  il  prit  le  chemin  de  Saint-Char*- 
tier,  disant  qu'il  viendrait  saluer  le  père'Brulet  quand  il  au- 
rait vu  et  embrassé  sa  mère.  ' 
Il  me  sembla  que  le  catme  l'y  (fjoussait comme  àson  pre- 
mier devoir,  mais  avec  l'envie  de  le  faire  partir.  Et  puis,  au 
lieu  d'accepter  l'offre  que  je  lui  fis  de  venir  souper  et  cou- 
cher en  mon  logis,  il  me  dit  qu'il  s'arrêterait  seulement  une 
heure  en  celui  du  père  Brulet,  à  qui  il  avait  affaire. 

—  Vous  serez  le  bienvenu,  lui  dit  Brulette;  mais  con- 
naissez-vous donc  mon  grand-père?  Je  ne  vous  ai  encore 
jamais  vu  chez  nous? 

—  Je  ne  connais  ni  voh^e  endroit,  ni  voire  famille,  ré- 
pondit le  moine;  mais  je  suis  pourtant  chargé  d'une  com- 
mission que  je  ne  peux  dire  que  chez  vous. 

Je  revins  à  mon  idée  qu'il  avait,  dans  son  panier,  des 
dentelles  ou  des  rubans  à  vendre,  et  qu'ayant  ouï  dire;  aux 
environs,  que  Brulette  était  la  plus  pimpante  de  l'endroit, 
outre  qu'il  l'avait  vue  très^requinquée  à  la  fête  de  Cham- 
Mrat,  il  souhaitait  lui  montrer  sa  marchandise,  sans  s'ex- 
poser à  la  critique,  qui,  dans  ce  temps-là,  n'épargnait  guère 
ni  bons  ni  mauvais  moines. 

Je  pensai  que  c'était  aussi  l'idée  de  Brulette,  car,  lors- 
qu'elle descendit  la  première  devant  sa  porte,  elle  tendit  les 
deux  mains  pour  prendre  la  corbeille,  lui  disant:  — Ne 
craignez  rien,  je  me  doute  de  ce  que  c'est.  Mais  le  carme 
refusa  de  s'en  séparer,  disant,  de  son  côté,  que  c'était  de 
valeur  et  craignait  la  casse.  ' 

—  Je  vois,  mon  frère,  lui  dis-je  tout  bas,  en  le  retenant 
un  peu,  que  vous  voilà  bien  affairé.  Je  ne  vous  veux  point 
déranger  ;  c'est  pourquoi  je  vous  prie  de  me  dire  vite  s'il  y  a 
du  nouveau  pour  l'affaire  de  là-bas. 

—  Rien  que  je  sache,  me  dit-il  en  parlant  de  môme 
point  de  nouvelles,  bonnes  nouvelles.  Et,  me  secouant  la 
main  avec  amitié,  il  entra  en  la  maison  de  Brulette,  où 

elle  était  pendue  au  cou  de  son  grand-père. 

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IM  LES  MAITRES  SONNEURS 

Je  pensais  cpie  ce  vieux,  qui  d'ordinaire  éiait  fort  hon- 
nête, me  devait  quelque  bon  accueil  et  beau  remercîtnent 
pour  le  grand  soin  que  j*avais  eu,  d'elle  ;  mais,  au  lieu  de 
me  retenir  un  moment,  comme  s'il  eût  été  encore  plus 
pressé  de  l'arrivée  du  carme  que  de  la  nôtre,  il  le  prit  par  la 
main  et  le  conduisit  au  fond  de  la  maison,  en  me  disant  qu'il 
me  priait  de  l'excuser  s'il  avait  besoin  d'être  seul  avec  sa  fille 
pour  des  affaires  de  conséquence. 


Dlx-haltléme  irelllée. 


Je  ne  suis  pas  beaucoup  choquable,  et  cependant  je  me 
trouvai  choqué  d'être  si  mal  reçu,  et  m'en  fus  chez  nous 
remiser  ma  carriole  et  m'informer  de  ma  famille.  Et  puis, 
la  journée  étant  trop  avancée  pour  se  mettre  au  travail,  je 
dévallai  par  le  bourg  pour  voir  si  chaque  chose  était  en  sa 
place,  et  n'y  trouvai  aucun  changement,  sinon  qu'un  des 
arbres  couchés  sur  le  communal,  devant  la  porte  du  sabo- 
tier, avait  été  débité  en  sabots,  et  que  le  père  Godard  avait 
ébranché  son  peuplier  et  mis  de  la  tuile  neuve  sur  son 
courlil. 

J'avais  cru  que  mon  voyage  dans  le  Bourbonnais  aurait 
fait  plus  de  bruit,  et  je  m'attendais  à  tant  de  questions  que 
j'aurais  fort  à  faire  d'y  répondre;  mais  le  monde  de  chez 
nous  est  très-indifférent,  et,  pour  la  première  fois,  je  m'a- 
visai qu'il  était  même  endormi  à  toutes  choses,  car  je  fus 
obligé  d'apprendre  à  plusieurs  que  j'arrivais  de  loin.  Ils  ne 
savaient  seulement  point  que  je  me  fusse  absenté. 

Vers  le  soir,  comme  je  retournais  à  mon  logis,  je  ren- 
contrai le  carme  qui  s'en  allait  à  la  Châtre,  et  qui  me  dit, 
de  la  part  du  père  Brulet,  qu'il  me  iroulait  avoir  à  souper. 

Qui  fut.bien  étonné,  en  entrant  chezBrulette?  ce  fut  moi, 
d'y  trouver  le  grand- père,  assis  d'un  côté  et  la  belle  de 
l'autre,  regardant  sur  la  table,  entre  eux  deux,  la  corbeille 
du  moine,  ouverte,  et  remplie  d'un  gros  gars  d'environ  un 


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LES  MAITRES  SONNEURS  197 

an,  assis  sur  un  coussin  et  s'essayant'  à  manger  des  guignes 
noires,  dont  il  s'embarbouillait  tout  le  museau  I 

Brulette  me  sembla  d'abord  très-pensive  et  même  triste; 
mais  quand  elle  vit  mon  étonnement,  elle  ne  se  put  retenir 
de  rire;  après  quoi  elle  s*essuya  les  yeux  et  me  parut  avoir 
versé  quelques  larmes,  plutôt  de  chagrin  ou  de  dépit,  que 
de  gaieté. 

—  Allons,  dit-elle  enfin,  ferme  la  porte  et  nous  écoute. 
Voilà  mon  père  qui  veut  te  mettre  au  fait  du  beau  cadeau 
que  le  moine  nous  a  apporté. 

— ^  Vous  saurez,  mon  neveu,  dit  le  père  Brulet,  qui  jamais 
ne  riait  d'aucune  chose  plaisante,  non  plus  qu'il  ne  se  trou- 
blait d'aucun  souci,  que  voilà  un  enfant  orphelin  dont  nous 
nous  sommes  arrangés  avec  le  carme,  pour  prendre  soin, 
rapyennant  pension.  Nous  ne  connaissons  à  cet  enfant  ni 
père,  ni  mère,  ni  pays,  ni  rien.  Il  s'appelle  Chariot,  voilà 
tout  ce  que  nous  en  savons.  La  pension  est  bonne,  et  le 
carme  nous  a  donné  la  préférence,  pour  ce  qu'il  avait  ren- 
contré ma  fille  en  Bourbonnais;  et,  comme  il  lui  avait  été 
dit  d'où  elle  était,  et  que  c'était  une  personne  bien  comme  il 
faut,  n'ayant  pas  grand  bien,  mais  n'étant  chargée  d'aucune 
misère  et  pouvant  disposer  de  son  temps,  il  a  pensé  à  lui 
faire  plaisir  et  à  lui  rendre  service  en  lui  donnant  la  garde 
et  le  profit  de  ce  marmot. 

Encore  que  la  chose  fût  assez  étonnante,  je  ne  m'en 
étonnai  pas  dans  le  premier  moment,  et  demandai  seule- 
ment si  ce  carme  était  anciennement  connu  du  père  Brulet, 
pour  qu'il  eût  fiance  en  ses  paroles ,  au  sujet  de  la  pen- 
sion. 

—  Je  ne  l'avais  jamais  vu,  dit-il  ;  mais  je  sais  qu'il  est 
venu  plusieurs  fois  dans  les  environs,  et  qu'il  est  connu  de 
gens  dont  je  suis  sûr,  et  qui^m'avaient  déjà  annoncé  de  sa 
part,  il  y  a  deux  ou  trois  jours,  l'atTaire  dont  il  me  voulait 
parler.  D'ailleurs,  une  année  de  la  pension  est  payée  par 
avance,  et  quand  l'argent  manquera,  il  sera  temps  de  s'en 
tourmenter. 

—  A  la  bonne  heure,  mon  oncle  ;  vous  savez  ce  que  vous 
avez  à  faire;  mais  je  n^  me  serais  pas  attendu  à  voir  ma 

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198  LES  MAITRES  SONNEU.ltS 

cousine,  qui  aime  tant  sa  liberté,  s'embarrasser  d*UQ  mar- 
mot qui  ne  lui  est  de  rien,  et  qui,  sans  vous  offenser  par 
conséquent,  n'est  pas  bien  gentil  dans  son  apparence. 

—  Voilà  ce  qui  me  fâche,  dit  Brulette,  et  ce  que  j'étais  en 
train  de  dire  à  mon  père^quand  tu  es  entré  céans.  —  Et 
elle  ajouta,  .en  frottant  le  bec  du  petit  avec  son  mouchoir  : 
—  J'ai  beau  l'essuyer,  il  n'en  a  pas  la  bouche  mieux  fen- 
due, et  j'aurais  pourtant  souhaité  faire  mon  apprentissage 
avec  un  enfant  agréable  à  caresser.  Celui-ci  paraît  de 
mauvaise  humeur  et  ne  répond  à  aucune  risée.  Il  ne  regarde 
que  la  mangeaille. 

—  Bah  !  dit  le  père  Brulet,  il  n'est  pas  plus  vilain  qu'un 
autre  enfant  de  son  âge,  et  quant  à  devenir  mignon,  c'est 
ton  affaire.  Il  est  fatigué  d'avoir  voyagé  et  ne  sait  point  où 
il  en  est,  ni  ce  qu'on  lui  veut. 

Le  père  Brulet  étant  sorti  pour  aller  chercher  son  couteau, 
qu'il  avait  laissé  chez  la  voisine,  je  coirimençai  à  m'étonner 
davantage  en  me  trouvant  seul  avec  Brulette.  Elle  paraissait 
contrariée  par  moments,  et  même  peinée  pour  tout  de 
bon. 

—  Ce  qui  me  tourmente,  dit-elle,  c'est  que  je  ne  sais  point 
soigner  un  enfant.  Je  ne  voudrais  oas  laisser  souffrir  une 
pauvre  créature  qui  ne  se  peut  aider  en  rien;  mais  je 
m'y  trouve  si  maladroite,  que  j'ai  regret  d'avoir  été  jusqu'à 
cette  heure,  peu  portée  à  m'occuper  de  ce  petit  monde-là. 

— En  effet,  lui  dis-je,  tu^nè  me  parais  point  née  à  ce  métier, 
et  je  ne  comprends  pas  que  ton  grand-père,  lequel  je  n'ai 
jamais  connu  intéressé,  te  donne  une  pareille  charge  pour 
quelques  écus  de  plus  au  bout  de  Tannée. 

—  Tu  parles  comme  un  riche,  reprit-elle.  Songe  que  je 
n'ai  rien  en  dot,  et  que  la  peur  de  la  misère  est  ce  qui  m'a 
toujours  détournée  du  mariage. 

—  Voilà  une  mauvaise  raison,  Brulette;  car  tu  as  été  et 
tu  seras  encore  recherchée  par  de  plus  riches  que  toi,  qui 
t'aiment  pour  tes  beaux  yeux  et  ton  joli  ramage. 

—  Mes  beaux  yeux  passeront,  et  mon  joli  ramage  ne  me 
servira  de  rien  quand  la  ]?eauté  s'en  ira.  Je  ne  veux  pas 
qu'on  me  reproche,  au  bout  de  quelques  années  j  d'avoir 

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LES  MAITRES  SONNEURS  109 

dépensé  ma  dot  d'agréments  et.de  n*en  avoir  pas  apporté 
une  pJus  solide  dans  le  ménage. 

—  Cesl  dooc  que  lu  penses  pour  de  bon  à  te  marier, 
depuis  que  nous  sommes  revenus  du  Bourix>nnais?  Voici  la 
première  fois  que  je  t'entends  faiire  des  projets  d'épargne. 

—  Je  n'y  pense  pas  plus  que  je  n'y  pensais,  répondit-elle 
d'un  ton  moins  assuré  qu'à  l'ordinaire  ;  mais  je  n'ai  jamais 
dit  que  je  voulusse  rester  fille. 

—  Si  fait,  si  fait,  tu  penses  à  t'établir,  lui  dis-je  en  riant. 
Tu  n'as  pas  besoin  de  t'en  cacher  avec  moi,  je  ne  le  demande 
plus  rien,  et  ce  que  tu  fais  en  te  chargeant  de  ce  pietit  mal- 
heureux riche  que  voilà,  lequel  a  desécus  et  point  de  mère, 
me  marque  bien  que  tu  veux  faire  ton  meuriol  *.  Sans 
cela,  ton  grand-père,  que  lu  as  toujours  gouverné  comme 
s'il  était  ton  petit-fils,  ne  t'aurait  pas  forcé  la  main  pour 
prendre  un  pareil  gars  en  sevrage. 

Brulette  prit  alors  l'enfant  pour  l'ôter  de  dessus  la  table 
et  mettre  le  couvert,  et,  en  le  portant  sur  le  lit  de  son 
grand-père,  elle  le  regarda  d'un  air  fort  triste. 

—  PauVre  Chariot  I  dit-elle,  je  ferai  bien  pour  toi  nion 
possible,  car  tu  es  à  plaindre  d'être  venu  au  monde,  et 
m'est  avis  qu'on  ne  t'y  avait  point  souhaité. 

Mais  sa  gaieté  fut  vite  revenue,  et  mémement  elle  eut  de 
grandes  risées  à  souper^  en  faisant,  manger  Chariot,  qui 
avait  l'appétit  d'un  petit  loup  et  répondait  à  toutes  ses  pré- 
venances en  lui  voulant  griffer  la  figure. 

Sur  les  huit  heures  du  soir,  Joseph  entra  et  fut  bien  ac- 
cueilli du  père  Brulet;  mais  j'observai  que  Brulette,  qui  ve- 
nait de  remettre  Chariot  sur  le  lit,  tira  vilement  la  courtine 
■comme  pour  le  cacher,  et  parut  tourmentée  tout  le  temps 
que  Joseph  demeura.  J'observai  aussi  qu'il  ne  lui  fut  pas 
dit  un  mot  de  cette  singulière  trouvaille,  ni  par  le  vieux  ni 
par  Brulette,  et  je  pensai  devoir  m'en  taire  pareillement 
pour  leur  complaire. 

Joseph  était  chagrin  et  répondait  le  moins  possible  aux 

i  Provision  de  fruits  qa'oa  fait  mOrir  après  la  eneiUette. 

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aOO  LES  MAITRES  SONNEURS 

questions  de  mon  oncle.  Bruletle  lui  demanda  s'il  avait 
trouvé  sa  mère  en  bonne  santé,  et  si  elle  avait  été  bien  sur- 
prise et  bien  contente  de  le  voir.  Et,  comme  il  disait  oui  tout 
court  à  chaque  chose,  elle  lui  demanda  encore  s'il  ne  s'é- 
tait pas  trop  fatigué  en  allant  à  Saint-Cbartier,  de  son  pied, 
et  en  revenant  le  soir  même. 

—  Je  ne  voulais  point  passer  la  journée,  dit-il,  sans  ren- 
dre mes  devoirs  à  votre  grand-père,  et,  à  présent,  je  me 
sens  fatigué  pour  de  vrai  et  m'en  irai  passer  la  nuit  chez 
Tiennet,  si  je  ne  le  dérange  point.  , 

Je  lui  répondis  qu'il  me  ferait  plaisir,  et  l'emmenai  à  la 
maison,  où,  quand  nous  fûmes  couchés,  il  me  dit  : 

—  Tiennet,  me  voilà  autant  sur  mon  départ  comme  sur 
mon  arrivée.  Je  ne  suis  venu  au  pays  que  pour  quitter  le 
bois  de  l'Alleu,  qui  m'élait  tourné  en  déplaisance. 

—  Et  c'est  le  tort  que  tu  as,  Joseph;  tu  étais  là  chez  des 
amis  qui  remplaçaient  ceux  que  lu  avais  quittés... 

—  Enfin,  c'est  mon  idée,  dit-il  un  peu  sèchement  ;  mais, 
prenant  un  ton  plus  doux,il  ajouta:— Tiennet  1  Tiennet!  il  y 
a  des  choses  qu'on  peut  dire,  et  il  y  en  a  aussi  qu'on  doit 
taire.  Tu  m'as  fait  du  mal  aujourd'hui,  en  me  donnant  à 
entendre  que  je  ne  serais  peut- êtje  jamais  agréé  de  Brulette. 

—  Joseph,  je  ne  t'ai  rien  dit  de  pareil,  par  la  raison  que 
je  ne  sais  point  si  tu  songes  à  ce  que  tu  dis  là. 

—  Tu  le  sais,  reprit-il,  et  mon  tort  est  de  n'eu  avoir  ja- 
mais ouvert  mon  cœur  avec  toi.  Mais  que  veux-tu?  je  ne 
suis  point  de  ceux  qui  se  confessent  aisément,  et  les  choses 
qui  me  tracassent  le  plus  sont  celles  dont  je  m'explique  le 
moins  volontiers.  C'est  mon  malheur,  et  je  crois  que  je  n'ai 
pointd'autre  maladie  qu'une  idée  toujours  tendue  aux  mêmes 
fins,  et  toujours  rentrée  au  moment  qu'elle  me  vient  sur  les 
lèvres.  Écoute-moi  donc;  pendant  que  je  peux  causer,  car 
Dieu  sait  pour  combien  de  temps  je  vas  redevenir  muet. 
J'aime,  et  je  vois  que  je  ne  suis  point  aimé.  Il  y  a  si  longues 
années  qu'il  en  est  ainsi  (car  j'aimais  déjà  Brulette  alors 
qu'elle  était  une  enfant  ),  que  je  suis  accoutumé  à  ma  peine. 
Je  ne  me  suis  jamais  flatté  de  lui  plaire,  et  j'ai  vécu  avec 
la  croyance  qu'elle  ne  ferait  jamais  attention  à  moi.  A 

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LES  MAITRES  SONNEURS  201 

présent,  j'ai  yu  par  sa  venue  en  Bourbonnais  que 
j'étais  quelque'chose  pour  elle,  et  c'est  ce  qui  m'a  rendu 
la  force  et  la  volonté  6e  ne  point  mourir.  Mais  je  sais 
très-bien  qu'elle  a  vu  là-bas  quelqu'un  qui  lui  convien- 
drait mieux  que  moi. 

—  Je  n'en  sais  rien,  répondis-je  ;  mais  si  cela  était,  ce 
quelqu'un-là  ne  t'aurait  pas  donné  sujet  dj3  plainte  ou 
de  reproche, 

—  C'est  vrai,  reprit  Joseph,  mon  dépit  est  injuste;  d'au- 
tant plus  qu'Huricl,  connaissant  Brulette  pour  une  hon- 
nête fliie,  et  n'étant  pas  en  position  de  se  marier  avec  elle, 
tant  qu'il  sera  de  la  confrérie  des  muletiers,  a,  de  lui- 
même,  fait  ce  qu'il  devait  faire  en  s'éloignant  d'elle  pour 
longtemps.  Je  peux  donc  avoir  espérance  de  me  revenir 
présenter  à  Brulette,  un  peu  plus  méritant  que  je  ne  le  suis. 
A  cette  heure,  je  ne  me  puis  souffrir  ici,  car  je  sens  que  je 
n'y  apporte  rien  de  plus  que  par  le  passé.  Il  a  quelque 
chose  dans  l'air  et  dans  les  paroles  de  chacun  qui  me  dit: 

a  Tu  es  malade,  tu  es  maigre,  tu  es  laid,  tu  es  faible,  et 
lu  ne  sais  rien  de  bon  ni  de  neuf  pour  nous  intéresser  à 
toil  »  Oui,  Tiennet,  ce  que  je  te  dis  est  certain  :  liia  mère 
a  eu  comme  peur  de  ma  figure  en  me  voyant  paraître,  et 
elle  a  versé  tant  de  larmes  en  m'embrassant^  que  la 
peine  y  était  pour  plus  que  la  joie.  Ce  soir  encore,  Bru- 
lette a  eu  l'air  embarrassé  en  me  voyant  chez  elle,  et  son 
grand-père,  tout  brave  homme  et  bon  ami  qu'il  est  pour 
moi,  a  paru  inquiet  si  j'allongerais  ou  non  sa  veillée.  Ne 
dis  pas  que  je  me  suis  imaginé  tout  cela .  Comme  tous 
ceux  qui  parlent  peu,  je  vois  beaucoup.  Blon  temps  n'est 
donc  pas  venu:  il  faut  que  je  parte,  et  le  plu^  tôt  sera  le 
mieux. 

—  Je  crois,  lui  dis-je,  qu'il  faudrait  au  moins  prendre 
quelques  journées  pour  te  reposer;  car  m'est  avis  que  tu 
veux  t'éloigner  beaucoup  d'ici,  et  je  ne  trouve  pas  de 
bonne  amitié,  que  tu  nous  mettes  sur  ton  compte  dans  des 
inquiétudes  que  tu  nous  pourrais  épargner. 

—  Sois  tranquille,  Tiennet,  répondit-il.  J'ai  la  force  qu'il 
faut,  et  ne  serai  plus  malade.  Je  sais  une  chose,  à  présent, 

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«tt  LES  MAITRES  SONNEURS 

c'est  que  les  corps  cbétifs,  à  qui  Dieu  ri*a  pas  donné  grands 
ressorts,  sont  pourvus  d*un  vouloir  qui  les  mène  mieux  que 
la  grosse  santé  des  autres.  Je  p'ai  rien  inventé  quand  je 
vous  ai  dit  là-bas  que  j'avais  été  comme  renouvelé  en  voyant 
Huriel  se  battre  si  hardiment,  et  que,  tout  éveillé,  dans  la 
nuit,  j'avais  ouï  sa  voix  me  dire  :  a  Susl  sus!  je  suis  un 
homme,  et  tant  que  tu  n'en  seras  pas  un,  tu  ne  compteras 
pour  rien.  »  Je  me  veux  donc  départir  de  ma  pauvre  na- 
turjp,  et  revenir  ici  aussi  bon  à  voir  et  meilleur  à  entendre 
que  tous  les  galants  de  Brulette. 

—  Mais,  lui  dis-je  encore,  si  elle  fait  son  choix  avant  ton 
retour?  La  voilà  qui  prend  dix-neuf  ans,  et  pour  une  fille 
courtisée  comme  elle  Test,  il  est  temps  qu'elle  se  décide. 

—  Elle  ne  se  décidera  que  pour  Huriel  où  pour  moi,  répon- 
dit Joseph  d'une  voix  assurée.  Il  n'y  a  que  lui  ou  moi  qui 
soyons  faits  pour  lui  donner  de  l'amour.  Excuse-moi,  Tien- 
net,  je  sais,  ou,  tout  au  moins,  je  crois  que  tu  y  as  songé... 

—  Oui,  répondis-je,  mais  je  n'y  songe  plus. 

—  Et  bien  tu  fais,  dit  Joseph,  car  tu  n'aurais  point  été 
heureux  avec  elle.  Elle  a  des  goûts  et  des  idées  qui  ne  sont 
pas  du  terrain  où  elle  a  fleuri,  et  il  faut  qu'un  autre  vent  la 
secoue.  Celui  qui  souffle  ici  n'est  pas  assez  subtil  et  ne  pour- 
rait que  la  dessécher.  Elle  le  sent  bien,  malgré  qu'elle  ne  le 
sache  peint  dire,  et  je  te  réponds  que  si  Huriel  ne  me  trahit 
point,  je  la  retrouverai  libre  dans  un  an  et  même  dans 
deux. 

Là-dessus,  Joseph,  comme  épuisé  de  s'être  abandonné  si 
longtemps,  laissa  retomber  sa  tête  sur  l'oreillor  et  s'endor- 
mit. Il  y  avait  bien  une  heure  que  je  me  déballais  pour  ne 
pas  lui  en  donner  exemple,  car  j'étais  las  tout  mon  soûl; 
mais  quand,  à  la  levée  du  jour,  j'appelai  Joseph,  rien  ne 
me  répondit.  Je  le  cherchai  ;  il  était  parti  sans  réveiller  per- 
sonne. 

Brulette  alla,  dans  le  jour,  voir  laMariton,  disant  que  c'é- 
tait pour  lui  apprendre  doucement  la  chose  et  savoir  ce  qui 
s'était  passé  entre  elle  et  son  fils.  Elle  ne  voulut  point  de 
ma  compagnie  pour  cette  visite,  et  me  dit,  au  retour,  qu'elle 
n'avait  pu  beaucoup  la  faire  expliquer,  parce  que  son  maî- 

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LES  MAITRES  SONNEURS  903 

tre  Benoît  était  malade  et  môme  en  danger  pour  un  coup  de 
sang.  J'augurai  que  cette  femme,  obligée  de  soigner 
SOD  bourgeois,  n'avait  pas  pu,  la  veille,  s'occuper  de  son 
garçon  autant  qn'elle  l'aurait  souhaité,  et  que  Joseph  en 
avait  pris  de  la  jalousie,  comme  son  naturel  annonçait  de 
s'y  porter  en  toutes  choses. 

—  Ckjla  est  vrai,  me  dit  Brulette  ;  à  mesure  que  Joset  s'est 
déniaisé  par  l'ambition,  il  est  devenu  exigeant,  et  je  crois 
qae  je  l'aimais  mieux  simple  et  soumis  comme  il  était  d'a- 
bord. 

Et  comme  je  racontai  à  Brulette  tout  ce  qu'il  m'avait  dit 
la  veille,  avant  de  s'endormir  :  —S'il  a  un  si  boau  vouloir, 
dit-elle,  nous  ne  ferions  que  le  contrarier  en  nous  tourmen- 
tant de  lui  plus  qu'il  ne  souhaite.  Qu'il  s'en  aille  donc  à  la 
garde  de  Dieul  Si  j'étais  une  coquette  mauvaise  comme  tu 
me  l'as  quelquefois  reproché  dans  le  temps,  je  serais  fière 
d'être  la  cause  que  ce  garçon  en  cherche  si  long  pour  élever 
son  esprit  et  son  sort  ;  mais  cela  n'est  point,  et  je  regrette 
plutôt  qq'il  n'agisse  pas  seulement  en  vue  de  sa  mère  et  de 
lui-même. 

—  Mais  n'a-t-il  pas  raison  pourtant,  quand  il  dit  que  tu 
ne  pourras  choisir  qu'entre  Huriel  et  lui  ? 

—  J'ai  du  temps  pour  penser  à  cela,  dit-elle  en  riant  des 
lèvres  sans  que  sa  figure  en  fût  égayée,  puisque  voilà  les 
deux  seuls  galants  que  Joseph  me  permette,  s'enfuyant  de 
moi  de  toutes  leurs  jambes. 

Pendant  une  semaine,  l'arrivée  de  l'enfant  que  le  moine 
avait  apporté  chez  Brulette  fit  la  nouvelle  du  bourg  et  le 
tourment  des  curieux.  Il  en  fut  bâti  tant  d'histoires  que, 
pour  un  peu.  Chariot  aurait  été  le  fils  d'un  prince,  et  chacun 
"Voulait  emprunter  de  l'argent  ou  vendre  des  biens  au  père 
Brulet,  estimant  que  la  pension  qui  avait  pu  décider  sa  fille 
i  un  métier  si  contraire  à  ses  goûts  devait  être  le  revenu 
d'une  province,  à  tout  le  moins.  On  s'étonna  vite  de  voir 
que  le  vieux  et  la  fillette  ne  changeaient  rien  à  leur  pauvre 
^e,  ne  quittaient  point  leur  petit  logis  et  n'y  ajoutaient  qu'un 
*^Toeau  pour  coucher  l'enfant,  ei  une  écuelle  pour  lui  faire 
8*  soupe.  Il  en  fallut  donc  rabattre  ;  mais  des  commères, qui 

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204  LES  MAITRES  SONNEURS 

n'en  voulaient  point  avoir  sitôt  le  démenti,  commencèrent  à 
critiquer  mon  oncle  sur  son  avarice,  et  même  à  le  blâmer, 
prétendant  qu'on  ne  faisait  pas,  pour  le  soin  de  cet  enfant, 
tout  ce  qui  était  dû  en  rapport  d'un  si  gros  profit. 

La  jalousie  des  uns  et  le  mécontentement  des  autres  lui 
firent  donc  des  ennemis  qu'il  n'avait  jamais  eus,  dont  bien  il 
s'étonna;  car  il  était  homme  simple  et  d'une  si  bonne  reli- 
gion, qu'il  n'avait  pas  seulement  prévu  qu'une  telle  chose 
ferait  tant  parler.  Mais  Brulette-n'en  fit  que  rire,  et  lui  per- 
suada de  n'y  point  donner  attention. 

Cependant  les  jours  et  les  semaines  se  suivirent,  sans  qu'il 
nous  vînt  aucune  nouvelle  de  Joseph,  d'Huriel,  du  grand 
bûcheux  ni  de  Thérence.  Brulelte  envoya  des  lettres  à  Thé- 
rence,  moi  à  Huriel,  et  il  ne  nous  fut  fait  aucune  réponse. 
Brulette  s'en  affligea  et  en  prit  même  du  dépit;  si  bien 
qu'elle  me  dit  vouloir  ne  plus  songer  à  des  étrangers,  qui 
n'avaient  pas  seulement  mémoire  d'elle  et  ne  lui  retour- 
naient pas  l'amitié  qu'elle  leur  avait  avancée. 

Elle  recommença  donc  à  se  faire  belle  et  à  se  montrer 
aux  danses,  car  les  galants  se  tourmentaient  de  son  air 
triste  et  du  mal  de  tête  dont  elle  se  plaignait  souvent  de- 
puis son  voyage  en  Bourbonnais.  Ce  voyage  même  avait 
bien  été  un  peu  critiqué,  et  on  avait  dit  qu'elle  avait  par  là 
une  amour  cachée,  soit  pour  Joseph,  soit  pour  un  autre.  On 
souhaitait  qu'elle  se  montrât  encore  plus  aimable  que  de 
coutume,  pour  lui  pardonner  de  s'être  absentée  sans  con- 
sulter personne. 

Brulette  était  trop  fière  pour  s'en  tirer  par  des  câlineries; 
mais  le  goût  qu'elle  avait  pour  le  plaisir  l'emportant  de  ce 
côté-là,  elle  essaya  de  confier  la  garde  de  Chariot  à  sa  voi- 
sine, la  mère  Lamouche,  et  de  se  donner,  comme  par  le* 
passé,  de  l'étourdissement. 

Or,  un  soir  que  je  revenais  avec  elle  du  pèlerinage  de 
Vaudevant,  qui  est  une  grande  fête,  nous  ouïmes  Chariot 
brailler,  du  plus  loin  que  nous  pouvions  accourir  vers  la 
maison.  —  Ce  maudit  gars,  me  dit  Brulette,  ne  décote  pas 
d'être  en  malice,  et  je  ne  sais  qui  serait  capable  de  le  gou- 
verner. 

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LES  MAITRES    SONNEURS  205 

,  —Es-tu  sûre,  lui  dis-je,  que  la  Lamouche  en  prend  le  soin 
qu'elle  t'a  promis? 

r-  Sans  doute,  sans  doute.  Elle  n'a  que  ça  à  faire,  et  je 
l'en  récompense  de  manière  à  la  contenter. 

Mais  Chariot  braillait  toujours,  et  la  maison  nous  parais- 
sait fermée  comme  si  tout  le  monde  en  fût  sorti. 

Brulette  se  mit  de  courir  et  eut  beau  cogner  à  la  porte  de 
la  voisine,  personne  ne  répondit,  sinon  Chariot  qui  criait 
encore  plus  fort,  soit  de  peur,  soit  d'ennui  ou  de  rage. 

Je  fus  obligé  de  monter  sur  le  chaume  de  la  maison  et  de 
descendre  en  la  chambre  par  la  trappe  du  fenil.  J'ouvris 
vilement  la  porte  à  Brulette,  et  nous  vîmes  Chariot  tout  seul, 
se  roulant  dans  les  cendres,  où,  par  bonheur,  il  ne-  se  trou- 
vait plus  de  feu,  et  violet  comme  une  bette  à  force  de 
hurler. 

—  Oui-dà  !  dit  Brulette,  est-ce  ainsi  qu'on  garde  ce  pauvre 
petit  malheureux?  Allons I  qui  prend  enfant  prend  maître. 
J'aurais  dû  le  savoir,  et  ne  me  point  charger  de  ^celui-ci  ou 
renoncera  tout  divertissement. 

Elle  emporta  Chariot  en  son  logis,  moitié  apitoyée,  moitié 
impatientée,  et,  l'ayant  lavé,  repu  et  reconsolé  de  son  mieux, 
elle  le  mit  dormir  et  s'assit  bien  soucieuse,  la  tête  dans  ses 
mains.  J'essayai  de  lui  remontrer  qu'il  n'était  pas  malaisé, 
en  faisant  le  sacrifice  de  l'argent  qu'elle  empochait,  de 
conûer  ce  petit  à  quelque  femme  bien  douce  et  bien  soi- 
gneuse. 

—  Non,  fit-elle.  Il  faudra  toujours  le  surveiller,  puisque 
f  ai  répondu  de  lui,  et  tu  vois  ce  que  c'est  que  la  surveillance. 
Pour  un  jour  qu'on  croit  pouvoir  y  manquer,  c'est  justement 
ce  jour-là  qu'il  aurait  fallu  n'y  manquer  point.  D'ailleurs, 
cela  ne  se  peut,  ajouta-t-clle  en  pleurant.  Ce  serait  mal,  et  je 
me  le  reprocherais  toute  ma  vie. 

—  Tu  aurais  tort,  si  l'enfant  doit  y  gagner.  Il  n'est  point 
heureux  chez  toi  ;  il  pourrait  l'être  ailleurs. 

—  Comment  !  il  n'est  point  heureux  ?  Tes^tère  que  si, 
sauf  les  jours  où  je  m'absente.  Eh  bien,  je  ne  m'absenterai 
plus. 

'il 

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a06  LES  MAITRES  SONNEURS 

—  Je  te  dis  qu'il  n'est  guère  mieux  les  autres  jours. 

—  Comment!  comment  I  dit  encore  Brulette,  frappant  ses  ' 
mains  avec  dépit,  où  prends-tu  cela?  M'as-tu  jamais  vue  le 
maltraiter  ou  seulement  le  menacer?  Puis-je  l'empêcher 
d'être  d'un  naturel  mal  plaisant  et|  rechigneux  ?  Il  serait  à 
moi  que  je  n'en  saurais  faire  davantage. 

—  Oh  I  je  sais  que  tu  ne  lui  fais  aucun  mal  et  ne  le  laisses 
souffrir  de  rien,  parce  que  tu  es  douce' chrétienne;  mais 
enfin,  tu  ne  saurais  l'airper,  cela  ne  dépend  pas  de  toi,  et, 
sans  le  savoir,  il  le  ^ent  si  bien  qu'il  n'est  porté  à  aimer  et 
à  caresser  personne.  Les  animaux  ont  bien  la  connaissance 
du  bon  vouloir  ou  de  la  répugnance  qu'ils  nous  occa- 
sionnent? Pourquoi  les  petits  humains  ne  l'auraient-ils 
pas  ? 


Dlx-neuYlème  veillée* 


Brulette  rougit,  bouda ,  pleura  encore  et  ne  répondit  point  ; 
mais  le  lendemain,  je  la  trouvai  menant  ses  bêtes  aux 
champs  et  ayant  avec  elle,  contre  son  habitude,  le  gros 
Chariot  sur  ses  bras.  Elle  s'assit  au  lieu  du  pâturage,  et 
l'enfant  se  roulant  sur  sa  robe,  elle  me  dit  : 

—  Tiennet,  tu  avais  raison  hier.   Tes  reproches  m'ont 
^  donné  à  penser,  et  mon  parti  en  est  pris.  Je  ne  promets  pas 

d'aimer  beaucoup  ce  Chariot,  mais  au  moins  d'agir  tout 
comme,  et  peut-être  que  Dieu  m'en  récompensera  un  jour 
en  me  donnant  des  enfants  plus  mignons  que  celui-là. 

—  Eh  !  ma  mie,  lui  répondis-je,  je  ne  sais  où  tu  prends 
ce  que  tu  dis  et  ce  que  tu  penses.  Je  ne  t'ai  fait  aucun  re- 
proche, et  je  n'en  ai  h  te  faire  que  sur  l'entêtement  où  te 
voilà  d'élever  toi-même  ce  vilain  gars.  Voyons,  veux-tu  que 
je  fasse  écrire  à  ce  carnie,  ou  que  je  l'aille  trouver,  pour 
qu'il  lui  cherche  une  autre  famille?  Je  sais  où  est  son  cou- 
vent, et  j'aime  mieux  encore  faire  un  voyage  que  de  te  voir 
condamnée  à  de  pareilles  galères. 

—  Non,  non,  Tiennet,  dit  Brulette,  il  ne  faut  pas  seule- 


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LES  MAITRES  SONNEURS  .  207 

ment  penser  à  changer  ce  qui  est  convenu.  Mon  père  a  pro- 
mis pour  moi,  et  j'ai  dû  Tapprouver.  Si  je  pouvais  te  dire... 
mais  je  ne  le  peux  pas.  Sache  seulement  une  chose,  c'est 
que  Fargent  n'est  pour  rien  dans*le  marché,  et  que,  ni  mon 
père  ni  moi,  ne  voudrions  accepter  un  denier  en  payement 
du  devoir  qui  nous  est  commandé. 

—  Voilà  que  lu  m'étonnes  de  plus  en  plus.  A  qui  donc  cet 
enfant?  c'est  donc  à  des  personnes  de  votre  parenté?  de  la 
mienne,  par  conséquent? 

—  Ça  se  peut,  dit-elle.  Nous  avons  de  la  famille  au  loin 
d'ici.  Mais  prends  que  Je  ne  te  dis  rien,  car  je  ne  le  peux  ni 
ne  le  dois.  Seulement  laisse  croire  que  ce  marmot  nous  est 
étranger  et  que  nous  en  sommes  payés.  Autrement  les  mau- 
vaises langues  accuseraient  peut-être  des  personnes  qui  ne 
le  méritent  point. 

—  Diantre  I  lui  dis-je,  tu  me  mets  le  iftarteau  dans  la  tête  1 
Tai  beau  chercher... 

—  Justement,  il  ne  faut  pas  chercher.  Je  te  le  défends  ; 
quand  même  je  suis  sûre  que  tu  ne  trouverais  rien. 

—  A  la  bonne  heure  ;  mais  alors,  tu  vas  donc  te  mettre 
en  sevrage  de  divertissements  comme  ce  gars  est  en  sevrage 
de  nourrice?  Le  diable  soit  de  la  parole  de  ton  grand-père I 

—  Mon  grand-père  a  bien  agi,  et  si  je  l'avais  contredit, 
j'aurais  été  une  sans  cœur.  Aussi,  je  te  répète  que  je  ne 
veux  point  m'y  mettre  à  moitié,  quand  j'y  devrais  périr 
d'ennui... 

Brulette  avait  une  tête.  De  ce  jour-là^  il  se  fit  en  elle  un 
changement  tel,  qu'on  ne  la  reconnaissait  point.  Elle  ne 
quittait  plus  \à  maison  que  pour  faire  pâturer  ses  ouailles 
et  sa  chèvre,  toujours  en  compagnie  de  Chariot;  et,  quand 
elle  l'avait  couché  le  soir,  elle  prenait  son  ouvrage  et  veil- 
lait au  dedans.  Elle  n'alla  plus  à  aucune  danse  et  n'a- 
cheta plus  de  belles  nippes,  n'ayant  plus  occasion  de  s'en 
attifer. . 

A  ce  dur  métier-lè,  elle  devint  sérieuse  et  même  triste, 
car  elle  se  vit  bientôt  délaissée.  Il  n'est  si  jolie  fille  qui,  pour 
avoir  de  l'entourage,  ne  soit  forcée  d'être  aimable,  et  Bru- 
lette, ne  inontrant  plus  aucun  souci  de  plaire,  fut  jugée 

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208  .    LES  MAITRES  SONNEURS 

nfaussade  pour  avoir  trop  donné  de  son   esprit  par  le 

passé. 

A  mon  sens,  elle  n'avait  changé  qu'en  mieux,  car  n'ayant 
jamais  fait  la  coquette,  mais  seulement  la  princesse  avec 
moi,  elle  me  paraissait  plus  douce  en  son  parler,  plus  sen- 
sée et  plus  intéressante  en  sa  conduite;  mais  il  n'en  fut  pas 
jugé  ainsi.  Elle  avait  laissé  prendre  assez  d'espérance  à 
tous  ses  galants  pour  que  chacun  se  trouvât  offensé  de  son 
abandon,  comme  s'il  eût  eu  des  droits;  et,  encore  que  sa 
coquetterie  eût  été  très-innocente,  elle  en  fut  punie  cérame 
d'un  dommage  qu'elle  aurait  fait  supporter  aux  autres;  ce 
qui  prouve,  à  mon  idée,  que  les  hommes  ont  autant,  sinon 
plus  de  vanité  que  les  femmes,  et  ne  trouvent  pas  qu'on  en 
fasge  jamais  assez  pour  contenter  ou  ménager  l'estime  qu'ils 
ont  d'eux-mêmes. 

Ce  qu'il  y  a  de  sûi^  à  tout  le  moins,  c'est  qu'il  y  a  bien  du 
monde  injuste,  mêmement  parmi  ces  jeunes  gens  qui  pa- 
raissent si  bons  enfants  et  serviteurs  si  réjouis,  tant  qu'ils 
son!  amoureux.  Plusieurs  de  ceux-là  tournèrent  à  l'aigre, 
et  j'eus,  plus  d'une  fois,  des  mots  avec  eux  pour  défendre 
ma  cousine  du  blâme  qu'on  lui  donnait.  Ils  se  trouvèrent 
malheureusement  soutenus  par  les  commères  et  les  inté- 
ressés qui  jalousaient  la  prétendue  fortune  du  père  Brulel; 
si  bien  que  Brulette,  informée  de  ces  malices,  ftrt  obligée  de 
défendre  sa  porte  à  des  curieux  mal  intentionnés,  ou  à  do 
lâches  amis  qui,  par  faiblesse,  répétaient  ce  qu'ils  avaient 
ouï  dire  aux  autres. 

Ce  fut  de  cette  manière  qu'en  moins  d'une  année,  la  reine 
du  bourg,  la  rose  de  Nohant,  fut  abîmée  des  méchants  et 
abandonnée  des  sots.  On.fit  d'elle  des  diffamations  ?i  noires, 
que  je  tremblais  qu'elle  n'en  eût  connaissance,  et  que,  moi- 
même,  j'eu  étais  par  des  fois  tourmenté,  et  embarrassé  d'y 
répondre. 

La  plus  forte  des  menteries,  mais  à  laquelle  le  p^re  Bru- 
let  aurait  bien  dû  s'attendre,  c'est  que  Chariot  n'était  ni  un 
pauvre  champi  abandonné,  ni  un  fils  de  prince  élevé  en 
secret,  mais  bien  l'enfant  de  Brulette.  J'avais  beau  remon- 
trer que  celte  jeunesse  ayant  toujours  vécu  ouvertement  sous 


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LES  MAITRES  SONNEURS  209. 

les  yeux  du  monde,  et  n'ayant  jamais  favorisé  personne  en 
particulier,  ne  pouvait  pas  avoir  commis  une  faute  si  dif- 
ficile à  cacher.  On  me  répondait  par  l'exemple  d'une  telle 
et  d'une  telle,  qui  avaient  bien  gaillardement  dissimulé  leur 
état  jusqu'au  dernier  jour,  et  avaient  reparu,  quasi  le  len- 
demain, aussi  tranquilles  et  réveillées  que  si  de  rien  n'était, 
et  même  avaient  réussi  à  cacher  les  conséquences,  jusque 
après  s'être  mariées  avec  les  auteurs  ou  les  dupes  de  leur 
faute.  Cela  était  malheureusement  arrivé  plus  d'une  fois 
chez  nous.  Dans  nospqtits  bourgs  de  campagne,  où  les  mai- 
sons sont  toutes  parsemées  emmi  les  jardins,  et  séparées 
les  uqes  des  autres  par  des  chènevières,  des  luzernières, 
voire  des  champs  assez  étendus,  il  n'est  pas  aisé  de  voir  et 
d'entendre  à  toute  heure  de  nuit  les  uns  chez  les  autres,  et, 
de  tout  temps,  il  s'est  passé  bien  des  choses  dont  \h  bon 
Dieu  seul  a  fait  le  jugement. 

Une  des  plus  enragées  langues  était  celle  de  la  mère  La- 
mouche,  depuis  que  Brulette  l'avait  surprise  dans  son  tort  et 
lui  avait  retiré  la  garde  de  l'enfant.  Elle  avait  été  si  long- 
temps la  servante  volontaire  et  le  chien  couchant  de  Bru- 
ielte,  qu'elle  ne  s'arrangeait  plus  de  ne  rien  gagner  avec 
elle,  et,  pour  s'en  revancher,  elle  inventait  fout  ce  qu'on 
souhaitait  lui  faire  dire.  Jille  racontait  donc,  à  qui  voulait 
l'entendre,  que  Brulette  s'était  oubliée  dans  son  honneur 
avec  ce  chétif  gars  Joset,  et  qu'elle  en  avait  eu  tant  de  honte 
qu'elle  lui  avait  commandé  de  partir.  Joset  s'y  était  soumis 
moyennant  la  promesse  qu'elle  ne  se  marierait  avec  aucun 
autre,  et  il  avait  été  chercher  fortune  au  loin,  àseulesûns  de^ 
l'épouser.  L'enfant  avait  été,  disait  encore  Lamouche,  em- 
porté dans  le  Bourbonnais  par  des  messagers  tout  barbouillés 
de  noir  qu'on  disait  muletiers,  et  avec  lesquels  Joseph  s'était 
ménagé  des  accointances  dans  le  temps, 'sous  couleur  d'a- 
cheter une  cornemuse;  mais  il  n'y  avait  jamais  eu  d'autre 
cornemuse  en  jeu  que  ce  braillard  de  Chariot.  EnQn,  un  an 
environ  après  sa  délivrance,  Brulette  avait  été  voir  son 
amant  et  son  petit,  en  ma  compagnie  et  en  celle  d'un  mu- 
letier aussi  laid  queje  diable.  C'est  là  que  nous  avions  fait 
ta  connaissance  du  frère  quêteur,  lequel  s'était  prêté  à  rap- 

49. 

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210  LES  MAITRES  SONNEURS 

porter  Je  petit  avec  nous,  en  conséquence  de  quoi  nous 
avions,  de  concert,  fabriqué  l'histoire  d'Un  champi  de  riche, 
ce  qui  était  d'autatït  plus  faux  que  ce  champi-Ià  n'avait  pas 
fait  entrer  un  sou  de  plus  au  logis  de  mon  oncle. 

Lorsque  la  Lamouche  eût  inventé  cette  explication,  où, 
comme  vous  voyez,  le  mensonge  se  trouvait  emmêlé  avec  la 
vérité,  son  dire  prévalut  sur  tous  les  autres,  et  la  visite,  si 
courte  et  quasiment  cachée,  que  Joseph  était  venu  faire  avec 
nous  au  pays  acheva  de  persuader  le  monde. 

Alors  on  en  fit  de  grandes  risées,  et  Brulette  fut  qualifiée 
de  Josette ,  en  manière  de  sobriquet. 

Malgré  mon  dépit  contre  toutes  ces  méchancetés,  Brulette 
prenait  si  peu  de  soin  de  s'en  défendre  et  marquait,  par  ses 
soins  pour  l'enfant,  tant  de  mépris  du  qu'en  dira-t-on,  que 
je  comnM>nçais  à  m'y  embrouiller  moi-même.  Qu*ésl-ce  qu'il 
y  avait  d'absolument  impossible,  après  tout,  à  ce  que  j'eusse 
été  pris  pour  dupe?  Dans  un  temps,  l'amitié  de  Brulette, 
pour  Joseph  m'avait  donné  de  la  jalousie.  Quelque  sage  et 
retenue  que  '  soit  une  fille,  quelque  honteux  que  soit  un 
garçon,  l'amour  et  l'ignorance  en  ont  surpris  bien  d^autres, 
et  il  y  a  des  couples  si  jeunes 'qu'ils  né  connaissent  le  mal 
qu'après  y  être  tombés.  Pour  avoir  été  sotte  une  fois,  Brulette 
aurait  pu  n'en  être  pas  moins,  par  la  suite,  une  fille  de  tête, 
capable  de  bien  cacher  son  malheur,  trop  fière  pour  s'en 
confesser,  et  assez  juste,  nonobstant^  pour  ne  vouloir  tromper 
personne.  Était-ce  par  son  commandement  que  Joseph  vou- 
lait se  rendre  digne  d'être  un  beau  mari  et  un  bon  père  de 
famille?  C'était  d'un  vouloir  sage  et  patient.  M'étais-je 
trompé  en  supposant  qu'elle  avait  du  goût  pour  Huriel? 
J'en  étais  bien  capable,  et  quand  même  ce  goû^  lui  serait 
venu  malgré  elle,  comme  elle  n'y  avait  guère  cédé,  elle 
n'avait  pas  grand*  tort  envers  Joseph.  Enfin,  était-ce  par 
devoir  de  conscience  ou  par  durée  d'amitié  qu'elle  avait 
marché  au  secours  de  ce  pauvre  malade  ?  C'était  son  droit 
dans  les  deux  cas.  Finalement,  si  elle  était  mère,  elle  était 
bonne  mère,  encore  que  son  naturel  n'y  fût  peut-être  pas 
porté.  Toutes  les  femmes  peuvent  avoir  des  enfants,  toutes 
les  femmes  ne  sont  pas  curieuses  d'enfants  pour  cela,  et 

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•  LES  MAITRES  SONNEURS  211 

Bralette  n'en  avait  que  plus  do  mérite  à  revenir  au  sien,  en 
dépit  de  son  goût  pout  ia  compagnie  et  des#)utes  qu'elle 
laissait  prendre  sur  la  vérité. 

Tout  bien  considéré,  je  ne  voyais,  en  tout  ce  que  je  pou- 
vais supposer  de  pire,  rien  qui  me  fît  rabattre  de  mon  amitié 
pour  ma  cousine.  Seulement,  je  Tavais  vue  si  diversieuse 
là-dessus  dans  ses  paroles,  que  je  me  trouvais  gêné  dans 
ma  confiance.  Elle  savait  trop  bien  user  de  ruse,  s'il  était 
vrai  qu'elle  aimât  Joseph;  et  si  elle  ne  Taimait  point,  elle 
avait  donné  trop  d'aisé  et  d'oubFi  à  ses  esprits  pour  une  per-^ 
sonne  résolue  à  faire  son  devoir. 

Si  elle  n'avait  pas  été  si  maltraitée,  je  me  serais  ralenti  de 
la  fréquenter,  tant  ces  doutes  m'avaient  ôté  de  mon  assu- 
rance avec  elle;  mais  je  me  commandai,  tout  au  contraire, 
de  Palier  voir  journellement  et  de  ne  pas  lui  marquer  la 
moindre  méfiance  de  ses  paroles.  Cependant  j*étais  toujours 
étonné  de  la  peine  qu'elle  avait  à  se  ranger  à  son  devoir  de 
mère.  Malgré  le  poids  de  chagrin  que  je  lui  sentais  sur  le 
cœur,  il  lui  venait,  à  tout  moment,  des  retours  de  cette  belle 
jeunesse  toujours  fleurissante  en  toute  sa  personne.  Si  elle 
n'étalait  plus  ni  soie  ni  dentelle,  elle  n'en  avait  pas  moins 
toujours  ses  cheveux  lisses,  son  bas  blanc  bien  tiré,  et  ses 
pieds  mignons  grillaient  de  sauter  quand  elle  voyait  une 
belle  place  verte  ou  entendait  un  son  de  musette.  Quelque- 
fois, dans  la  maison,  quand  une  bourrée  bourbonnaise  lui 
revenait  en  mémoire,  elle  mettait  Chariot  sur  les  genoux  du 
grand-père,  et  me  faisait  danser  avec  elle,  en  chantant,  riant 
et  se  carrant  comme  si  toute  la  paroissée  eût  été  encore  là 
pour  la  regarder;  mais,  au  bout  d'un  moment,  Chariot  criait 
€t  voulait  aller  au  lit,  ou  être  porté,  ou  manger  sans  faim 
et  boire  sans  soif.  Elle  le  reprenait  avec  des  larmes  dans  les 
yeux,,  comme  un  chien  à  qui  on  remet  son  collier,  et,  en 
soupirant,  le  berçait  ou  lui  chantait  une  routine,  ou  le  faisait 
se  pourlicher  de  quelque  galette. 

Voyant  conîme  elle  regrettait  son  beau  temps,  je  tâchai 
de  liii  offrir  ma  sœur  pour  garder  son  petit,  tandis  qu'elle 
ii^itaux  danses  de  Saint- Chartier.  Il  faut  vous  dire  qu'en 
ce  tempff-là,  il  y  avait,  au  vieux  château  dont  vous  ne  voyez 

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212  LES  MAITRES  SONNEURS  • 

plus  que  la  carcasse,  une  demoiselle  vieille,  qui  était  de  bello 
humeur  et  dînait  bal  à  tout  le  pays  environnant.  Bourgeois 
ou  nobles,  paysans  ou  artisans,  y  allait  qui  voulait;  les  salles 
du  château  étant  si  grandes  qu'elles  ne  pouvaient  jamais  être 
trop  remplies.  Et  Ton  y  voyait  aller  messieurs  et  dames 
montés  sur  leurs  chevaux  ou  bourriques  en  plein  hiver,  par 
des  chemins  abominables,  en  bas  de  soie,  boucles  d'argent 
et  tignasses  poudrées  à  blanc  comme  Tétaient  souvent  de 
neige  les  arbres  du  chemin.  On  s'y  amusait  tant,  que  rien 
n'arrêtait  la  compagnie  riche  et  pauvre,  qui  s'y  voyait  bien 
régalée  de  midi'à  six  heures  du  soir. 

La  demoiselle  dame  de  Sain t-Chartier,  qui  avait  remarqué 
Brulette  dans  les  danses  sur  la  place.  Tannée  d'auparavant, 
et  qui  était  curieuse  d'amener  de  jolies  filles  à  ses  bals  de 
jour,  la  fit  demander,  et,  par  mon  conseil,  elle  s'y  rendit  une 
fois.  Je  crus  bien  faire,  car  je  m'imaginais  qu'elle  se  laissait 
trop  rabaisser,  en  ne  voulant  pas  tenir  tête  aux  méchants 
esprits.  Elle  avait  toujours  si  bon  air  et  un  langage  si  à 
propos,  qu'il  ne  me  paraissait  point  possible  qu'on  n'en 
revînt  pas  sur  son  compte,  en  la  voyant  si  belle  et  si  bien 
tenue. 

Son  entrée  à  mon  bras  fit  d'abord  chuchoter,  sans  qu'on 
osât  davantage.  Je  la  fis  danser  le  premier,  et,  comme  elle 
avait  une  grâce  dont  personne  ne  se  pouvait  défendre, 
d'autres  vinrent  l'inviter,  qui  peut-être  furent  tentés  de  lui 
dire  quelque  joyeuselé,  mais  n'osèrent  point  s'y  risquer. 
Tout  allait  en  douceur,  quand  des  bourgeois  arrivèrent  dans 
la  salle  où  nous  étions;  car  les  paysans  avaient  leur  bal  à 
part,  et  ne  se  confondaient  avec  les  riches  que  sur  la  fin, 
quand  les  dames,  ennuyées  d'être  quittées  de  leurs  danseurs, 
se  décidaient  à  se  mélanger  avec  les  filles  de  campagne,  les- 
quelles attiraient  mieux  gens  de  toutes  sortes  par  leur  franc  ' 
ramage  et  leur  fraîche  santé. 

Brulette  fut  d'abord  guignée  comme  la  plus  fine  pièce  de 
l'étalage,  et  les  bas  de  soie  lui  firent  tant  de  fête  que  les  bas 
de  laine  n'en  pouvaient  plus  guère  approcher;  et,  par  esprit 
de  ^contradiction,  après  l'avoir  bien  déchirée  pendant  six 
mois,  redevinrent  tous  jaloux  en  une  heure,  c'est-à-dire  plus 


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LES  MAITRES  SONNEURS  213 

amoureux  qu'auparavant  ;  si  bien  que  ce  fut  cotmneutie  rage 
à  qui  l'inviterait,  et  on  se  serait  quasi  battu  pour  lui  donner 
le  baiser  de  l'entrée  en  danse. 

'  Les  dames  et  demoiselles  en  bisquèrent,  et  les  femmes  de 
chez  nous  firent  reproche  à  leurs  paroissiens  de  ne  savoir 
pas  mieux  garder  leur  rancune  ;  mais  ce  fut  comme  si  elles 
chantaient  complies,  tant  le  regard  d'une  belle  a  plus  de 
baume  que  la  langue  d'une  laide  n'a  de  venin. 

—  Eh  bien,  Brulette,  lui  dis-jê  en  la  ramenant  chez  nous, 
n'avais-je  pas  raison  de  te  secouer  un  peu  de  tes  ennuis?  Tu 
vois  que  la  partie  n'est  jamais  perdue,  quand  on  sait  la  jouer 
franchement. 

—  Je  t'en  remercie,  cousin ,  me  dit-elle.  Tu  es  le  meilleur 
de  mes  amis,  et  mômemerit,  je  pense,  le  seul  fidèle  et 
sûr  que  j'aie  jamais  eu.  Je  suis  contente  d'avoir  eu  raison 
de  mes  ennemis,  et,  à  présent,  ne  m'ennuierai  plus  à  la 
maison. 

—  Diantre  I  tu  vas  vite  1  Hier,  c'était  tout  bouderie;  aujour- 
d'hui, c'est  tout  liesse  I  Tu  vas  donc  reprendre  ton  rang  de 
reine  du  bourg? 

—  Non,  dit-elle;  tu  ne  m'entends  pas.  Voici  la  dernière 
fête  oîi  j'irai,  tant  que  j'aurai  Chariot;  car,  si  tu  veux  que 
je  te  le  dise,  je  ne  me  suis  pas  diverti  une  miette.  J'ai  fait 
bon  visage  pour  te  contenter,  et  je  suis  aise,  à  présent, 
d'avoir  soutenu  l'épreuve;  mais,  tout  le  temps  que  j'ai  été  là, 
je  n'ai  pensé  qu'à  mon  pauvre  gars.  Je  le  voyais  toujours 
pleurant  et  rechignant,  quelque  amitié  qu'on  pût  lui  faire 
chez  toi,  et  il  est  si  maladroit  à  se  faire  comprendre,  qu'il 
se  sera  ennuyé  en  ennuyant  les  autres. 

Ces  paroles  de  Brulette  me  retournèrent  le  sang.  J'avais 
oublié  Chariot  en  la  voyant  rire  et  danser.  L'amour  dont 
elle  ne  se  cachait  plus  pour  lui  me  remit  en  lête  tout  ce  qui 
me  semblait  ses  mensonges  passés;  et  je  crus  aussi  pouvoir 
la  regarder  comme  une  affineuse  sans  pareille ,  qui  se  lassait 
de  se  contraindre. 

—  Tu  l'aimes  donc  de  tes  entrailles?  lui  dis-je,  sans  trop 
songer  aux  paroles  que  j'employais. 

—Avec  mes  entrailles?  dit-elle  étonnée.  Eh  bien,  peut-être 

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2M  LES  MAITRES  SONNEURS 

qu'on  aime  comme  cela  tous  les  enfants,  quand  on  réfléchit 
à  ce  qu'on  Teur  doit.  Je  n*ai  jamais  fait  semblant,  comme 
•bien  des  jeunesses  que  j'ai  vues  griller  pour  le  mariage, 
d'avoir  Tinstinct  d'une  bonne  poule  couveuse.  J'avais  peut- 
être  la  tête  un  peu  trop  éventée  pour  mériter  d'entrer  en 
famille  de  bonne  heure.  Il  y  en  a  qui  ne  peuvent  gagner 
leurs  seize  ans  sans  en  perdre  le  dormir.  Moi,  je  gagnerai 
la  vingtaine  sans  trouver  que  je  suis  en  retard.  Si  c'est  un 
tort,  il  n'y  a  pas  de  ma  faute.  Je  suis  comme  Dieu  m'a  faite 
et  j'ai  marché  comme  il  m'a  poussée.  A  dire  vrai,  un  petit 
enfant  est  un  rude  maître,  injuste  comme  un  mari  qui  se- 
rait foi,  obstiné  comme  une  bête  affamée.  J'aime  le  raison- 
nement et  la  justice,  et  n^e  serais  plue  en  une  compagnie 
douce  et  sage.  J'aime  aussi  la  propreté,  et  tu  m'as  souvent 
raillé  de  ce  qu'un  grain  de  poussière  sur  le  dressoir  me 
tourmentait,  et  de  ce  qu'une  mouche  dans  mon  verre  m'ô- 
tait  la  soif.  Un  petit  enfant  va  toujours  cherchant  la  mal- 
propreté, quoi  qu'on  fasse  pour  l'en  dégoûter.  Et  puis,  j'aime 
à  penser,  à  songer,  à  me  ressouvenir;  et  le  petit  enfant  veut 
qu'on  ne  songe  qu'à  lui,  et  s'ennuie  dès  que  vous  ne  le  re- 
gardez plus.  Mais  tout  cela  ne  fait  rien,  Tiennet,  quahd  le 
bon  Dieu  s'en  mêle.  Il  a  inventé  une  espèce  de  miracle  qui 
se  fait  dans  nos  entendements  quand  il  \e^  faut,  et,  à  présent, 
je  sais  une  chose  à  laquelle  je  ne  croyais  pas,  devant  qu'elle 
m'advîot:  c'est  que  n'importe  quel  enfant,  fût-il  laid  et  mé- 
chant, peut  bien  être  mordu  par  uue  louve  ou  piétiné  par 
une  chèvre,  mais  jamais  par  une  femme,  et  qu'il  viendra  à 
la  gouverner,  à  moins  qu'elle  ne  soit  faite  d'un  autre  bois 
que  les  autres. 

Comme  elle  disait  cela,  nous  entrions  chez  moi,  où  Char- 
lot  jouait  avec  les  enfants  de  ma  sœur.  —Oh  !  ma  foi,  vous 
faites  bien  d'arriver,  dit  ma  sœur  à  Brulette  ;  vous  avez  là 
le  gars  le  plus  farouche  qu'il  y  ait  sur  terre.  Il  bal  les  miens, 
les  mord,  les  enjure,  et  il  faut  avec  lui  quarante  charretées 
de  patience  et  de  compassion. 

Brulette  s'approcha,  en  riant,  de  Chariot  qui  jamais  ne  lui 
faisait  aucune  fête,  et,  le  regardant  jouer  à  sa  manière,  lui 
dit,  comme  s'il  eût  pii  l'entendre  :  J'en  étais  bien  sûre,  que  tu 


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LES  MAITRES  SONNEURS  215 

ne  te  ferais  point  aimor  chez  ces  braves  gens  qui  te  suppor- 
tent, li  n'y  a  donc  que  moi,  mon  pauvre  chat-huant,  qui  sois 
accoutumée  à  ton  t)ec  et  à  tes  griffes  ! 

Quoique  Cliarlot  n'eût  guère  en  ce  temps-là  que  dix-huit 
mois,  il  eut  Tair  de  comprendre  ce  que  lui  disait  Brulette; 
car  il  se  leva,  après  l'avoir  regardée  un  moment  d'un  air 
peusif,  puis,  sautant  après  elle ,  se  mit  à  lui  manger  les 
mains  de  baisers,  comme  s'il  eût  voulu  la  dévorer. 

—  Oh  !  oh  I  dit  ma  sœur,  il  a  tout  de  même  ses  bons  mo- 
ments, à  ce  qu'il  paraît  1 
'—  Ma  fine,  dit  Brulette,  j'en  suis  aussi  confondue  que 
vous,  car  voilà  le  premier  que  je  lui  vois.  Et,  embrassant 
Chariot  sur  ses  gros  yeux  ronds,  elle  se  prit  à  pleurer  de 
joie  et  de  tendresse. 

Je  ne  sais  pourquoi  je  fus  secoué  de  ce  mouvement-là 
comme  si  c'était  chose  morveilleuse.  Et,  au  fait,  si  ce  gars 
n'était  point  à  elle,  Brulette,  en  ce  moment-là,  changeait 
bien  devant  mes  yeux.  Cette  fllle  si  accrêtée,  qu'elle  n'eût 
point  voulu Jrai ter  le  roi  de  cousin,  six  mois  auparavant,  et 
que,  le  matin  même,  toute  la  jeunesse  de  l'endroit,  bourgeois 
et  paysans,  aurait  encore  servie  à  genoux,  avait  mis  tant  de 
pitié  et  de  chrétienté  dans  son  cœur  qu'elle  se  trouvait  ré- 
compensée de  toutes  ses  peines  par  U'S  premières  caresses 
d'un  mal  plaisant  petit  bavoux,  sans  gentillesse  et  quasi  sans 
connaissance. 

J'en  eus  une  larme  dans  l'œil,  en  songeant  à  ce  que  lui  coû- 
taient ces  caresses-là,  et,  prenant  Chariot  sur  mon  épaule, 
je  le  reportai  avec  elle  à  son  logis. 

J'eus  vingt  fois  sur  le  bout  de  la  langue  de  lui  demander 
la  vérité;  car,  si  elle  était  fautive  de  Chariot,  j'étais  tout  prêt 
à  lui  en  remettre  le  péché,  et  si,  au  contraire,  elle  prenait 
le  fardeau  du  péché  d'une  autre,  j'avais  envie  de  lui  baiser 
le  bout  des  pieds,  comme  à  la  plus  douce  et  patiente  ga- 
gneuse de  paradis. 

Mais  je  n'osais  lui  faire  de  questions,  et  quand  je  disais 
mes  doutes  à  ma  sœur,  laquelle  n'a  jamais  été  sotte,  elle 
me  répondait  :  —  Si  tu  n'oses  point  lui  en  parler,  c'est  que 

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210  LES  MAITRES  SONNEURS 

tu  la  sens  innocente  au  fond  de  ton  esprit.  Et  d'ailleurs,  di- 
sait-elle encore,  une  si  belle  fille  aurait  fabriqué  un  plus 
beau  garçon.  Il  ne  lui  ressemble  non  plus  qu'une  pomme 
de  terre  à  une  rose. 


irin^èaie  irelUce. 


L'hiver  passa  et  le  printemps  vint,  sans  que  Brulette  vou- 
lût retourner  à  aucun  divertissement.  Elle  n'y  sentait  même 
plus  de  regret,  ayant  compris  qu'il  ne  tiendrait  qu'à  elle  de 
se  rendre  encore  maîtresse  des  cœurs,  mais  disant  que  tant 
d'amitiés  d'hommes  et  de  femmes  l'avalent  trahie,  qu'elle 
n'en  estimait  plus  le  nombre  et  se  tiendrait  dorénavant  à  la 
qualité.  La  pauvre  enfant  ne  savait  pas  encore  tout  le  mal 
qu'on  lui  avait  fait.  Tous  l'avaient  décriée  ;  aucun  n'avait  eu 
le  courage  de  l'insulter.  Quand  on  la  regardait,  on  trouvait 
l'honnêteté  écrite  sur  sa  figure;  quand  elle  avait  le  dos 
tourné,  on  se  vengeait,  par  des  paroles,  de  l'estime  dont  on 
n'avait  pu  se  défendre,  et  on  lui  jappait  de  loin  aux  jambes, 
comme  font  les  chiens  couards  qui  n'osent  sauter  à  la  fi- 
gure. 

Le  père  Brulet  se  faisait  vieux,  (îevenait  un  peu  sourd,  et 
pensait  plus  souvent  en  lui-même,  comme  font  les  person- 
nes d'âge,  qu'il  ne  s'attentionnait  aux  paroles  du  monde.  Le 
père  et  la  fille  n'avaient  donc  pas  tout  le  chagrin  qu'on  eût 
souhaité  leur  faire,  et  mon  père,  à  moi,  ainsi  que  le  restant 
de  la  famille,  qui  étaient  chrétiennement  sages,  me  don- 
naient le  conseil  et  l'exemple  de  ne  point  leur  en  tourmen- 
ter l'esprit,  disant  que  la  vérité  se  ferait  jour  et  qu'un  temps 
viendrait  où  les  mauvaises  langues  seraient  punies. 

Le  temps,  qui  est  aussi  un  grand  balayeur,  commençait  à 
emporter  de  lui-môme  cette  méchante  poussière.  Brulette 
eût  méprisé  d'en  tirer  vengeance  et  n'en  voulut  jamais  avoir 
d'autre  que  de  recevoir  très-froidement  les  avances  qui  lui 
furent  faites  pour  revenir  en  ses  bonnes  grâces,  il  se  trouva 
comme  il  arrive  toujours,  qu'elle  eut  des  amis  parmi  ceux 


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LES  MAITRES  SONNEURS  217 

qu'elle  n'avait  pas  eu  pour  galants,  et  ces  amis^  sans  intérêt 
et  sans  dépit,  la  défendirent  au  moment  qu'elle  n'y  comp- 
tait pas.  Je  ne  parle  pas  de  la  Mariton,  qui  lui  était  comme 
une  mère,  et  qui,  dans  son  cabaret,  faillit,  plus  d'une  fois, 
jeter  les  pots  à  la  tête  des  buveurs,  quand  ils  se  permet- 
taient de  chanter  la  Josette^  mais  de  personnes  qu'on  ne 
pouvait  accuser  d'aller  à  l'aveugle  et  qui  firent  honte  aux 
affronteurs, 

Brulette  s'était  d(mc  rangée,  avec  peine  d'abord,  mais  peu 
k  peu  avec  contentement,  à  une  vie  plus  tranquille  que  par 
le  passé.  Elle  était  fréquentée  de  personnes  plus  raisonna- 
bles et  venait  souvent  à  la  maison  avec  son  Chariot  qui, 
l'hiver  passé,  perdit  les  rougeurs  de  sa  mine  échauffée  et 
prit  une  humeur  plus  avenante.  L'enfant  n'était  pas  tant  laid 
que  bourru,  et  quand  la  douceur  et  l'amitié  de  Brulette  l'eu- 
rent, à  flne  force,  apprivoisé,  on  s'aperçut  que  ses  gros  yeux 
noirs  ne  manquaient  pas  d'esprit,  et  que,  quand  sa  grande 
bouche  voulait  bien  rire,  elle  était  plus  drôle  que  vilaine.  Il 
avait  passé  par  une  gourme  dont  Brulette,  autrefois  si  dé- 
goûtée, l'avait  pansé  et  soigné  si  bravement,  qu'il  était  de- 
venu l'enfant  le  plus  sain,  le  plus  ragoûtant  et  le  plus  pro- 
prement tenu  qu'il  y  eût  dans  le  bourg.  11  avait  bien  toujours 
la  mâchoire  trop  large  et  le  nez  trop  court  pour  être  joli, 
mais  comme  la  santé  est  le  principal  chez  un  marmot,  on 
ne  se  pouvait  défendre  de  s'écrier  sur  sa  grosseur,  sa  force 
et  son  air  décidé. 

Mais  ce  qui  rendait  Brulette  encore  plus  fière  de  son  œuvre, 
c*esf  que  Chariot  devenait  tous  les  jours  plus  mignon  de  ses 
paroles  et  plus  franc  de  son  cœur.  Quand  elle  l'avait  pris  on 
garde,  les  premiers  mots  qu'il  sût  dire  étaient  des  jurons  à 
faire  reculer  un  régiment;  mais  elle  lui  avait  fait  oublier 
^ulcela  et  lui  avait  appris  de  jolies  prières  et  un  tas  d'amu- 
seUes  et  de  disettes  gentilles  qu'il  arrangeait  à  sa  mode  et 
^  réjouissaient  tout  le  monde.  Il  n'était  pas  né  câlin  et  ne 
caressait  pas  volontiers  le  premier  venu,  mais  il  avait  pour 
sa  mignonne,  comme  il  appelait  Brulette,  une  attache  si  ' 
dolente,  que  quand  il  avait  fait  quelque  sottise,  comme  de 
couper  son  tablier  pour  se  faire  des  cravates,  ou  de  mettre 

13 

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9i8  LES  MAITRES  SONNEURS 

son  sabot  dans  le  pot  à  la  soupe,  il  venait  au-devant  des  re» 
proches  et  lui  serrait  le  cou  si  fort  pour  Tembrasser  qu'elle 
n'avait  pas  le  courage  de  lui  faire  la  morale* 

Au  mois  de  mai,  nous  fûmes  invités  à  la  noce  d*uDe  cott* 
sine  qui  se  mariait  au  Ghassin  et  qui  envoya,  dès  la  vdlle, 
une  charrette  pour  nous  amener»  faisant  dire  à  Qrulette  que. 
si  elle  ne  venait  avec  Chariot,  elle  lui  enchagrinerait  son 
jour  de  mariage. 

Le  Ghassin  est  un  joli  endroit  sur  la  rivière  du  Gourdon,  à 
environ  deux  lieues  de  chez  nous.  Le  pays  rappelle  un  si  peu 
le  Bourbonnais  ;  et  Brulette,  qui  était  petite  mangeuse,  quitta 
le  bruit  de  la  noce  et  s'eîi  alla  promener  au  dehors  pour  dés- 
ennuyer Gharlot.  —  Mômement,  me  dit-elle,  je  voudrais  le 
conduire  en  quelque  ombrage  tranquille»  car  c'est  Th^re 
où  il  fait  son  somme,  et  le  bruit  de  la  noce  Ten  empêche. 
S'il  y  manque,  il  sera  mal  à  son  aise  et  greugnoux  jusqu'au 
soir. 

Gomme  il  faisait  grand  chaud,je  lui  fis  offire  de  la  conduire 
dans  un  petit  bois  anciennement  cultivé  en  garenne,  qui 
joute  le  château  ruiné ,  et  qui,  bien  clos  encore  d'épines  et  de 
fossés,  est  un  endroit  bien  abrité  et  retiré.—  Allons-y,  dit- 
elle.  Le  petit  dormira  sur  moi^  et  tu  retourneras  te  divertir* 

Quand  nous  y  fûmes,  je  la  priai  de  me  laisser  avec  elle. 

— Je  ne  suis  plus  si  curieux  de  noces  que  j'étais,  lui  dis-je, 
et  je  m'amuserai  autant,  sinon  mieux,  à  causer  avec  toi.  On 
s'ennuie  quand  on  n'est  pas  dans  son  endroit  et  qu'on  n'a 
rien  à  faire,  et  tu  t'ennuierais  là  ;  ou  bien  tu  y  serais  peut- 
être  accostée  de  quelque  monde  qui,  ne  te  connaissant  point, 
te  donnerait  une  autre  sorte  d'ennui. 

—  A  la  bonne  heure,  répondit-elle  ;  mais  je  vois  bien,  mon 
pauvre  cousin,  que  je  te  suis  toujours  un  embarras  ;  et  ce- 
pendant, tu  t'y  donnes  de  si  grand'patience  et  de  si  bon  cœur 
que  je  ne  sais  point  m'en  déshabituer.  Il  faudra  pourtant 
bien  que  ça  vienne,  car  le  voilà  dans  l'âge  de  l'établir,  et  la 
femme  que  tu  auras*  me  verra  peut-être  d'un  mauvais  oeil, 
comme  font  tant  d'autres,  et  ne  voudra  point  croire  que  je 
mérite  ton  amitié  et  la  sienne. 

—  C'est Irop  tôt  pour  t'en  tourmenter,  lui  dis^je  en  arran- 


y  Google 


LES  MAITRES  SONNEURS  2llB 

géant  le  gros  Chariot  sur  ma  blouse  que  j'étendis  sur  le  ga- 
zon, tandis  qu'elle  s'asseyait  à  côté  de  lui  pour  lui  virer  les 
mouches:  je  ne  songe  point  au  mariage,  et  s'il  m'arrive  de 
m'engager  dans  ce  chemin-là,  je  te  jure  que  ma  femme  fera 
bon  ménage  avec  toi,  ou  que  je  ferai  mauvais  ménage  avec 
elle.  Il  faudrait  qu'elle  eût  le  cœur  planté  de  travers  pour  ne 
point  reconnaître  que  j'ai  pour  toi  la  plus  honnête  de  toutes 
les  amitiés,  et  pour  ne  pas  comprendre  que,  t'ayant  suivie 
dans  tes  joies  et  dans  tes  peines,  je  me  suis  accoutumé  à  ta 
eompagnie  comme  si  toi  et  moi  ne  faisions  qu'un.  Mais  toi, 
eousine,  ne  songes-tu  pas  au  mariage  et  a5-tu  donc  fait  la 
eroix  sur  ce  chapitre-là  ? 

—  Oh  I  quanta  moi,  Tiennet,je  crois  que  oui,  n'en  déplaise 
à  la  volonté  du  bon  Dieu  1  me  voilà  bientôt  fille  majeure,  et 
je  crois  qu'à  attendre  l'envie  du  mariage,  je  Tai  laissée  pas- 
ser sans  y  prendre  garde. 

—  Cest  plutôt  maintenant  qu'elle  commence  peut-être, 
ma  mignonne.  Le  goût  du  divertissement  te  quitte,  l'amour 
des.  enfants  t'est  venu,  et  je  te  vois  t'accommoder  de  la  vie 
tranquille  du  ménage;  mais  il  n'en  est  pas  moins  vrai  que 
tues  toujours  dans  ton  printemps,  comme  voilà  la  terre  en 
fleurs.  Tu  sais  que  je  ne  t'en  conte  plus;  ainsi  tu  peux  me 
croire  quand  je  te  dis  que  tu  n'as  jamais  été  si  jolie,  en- 
core que  tu  sois  devenue  un  peu  pâle,  comme  était  la  belle 
Thérence  des  bois.  Mêmement^  tu  as  pris  un^etit  air  triste 
comme  le  sien,  qui  se  marie  assez  bien  ,avec  tes  coiffes 
unies  et  tes  robes  grises.  Enfin ,  je  crois  que  ton  dedans 
a  changé  et  que  tu  vas  devenir  dévote,  si  tu  n'es  amou- 
reuse. 

— Ne  me  parle  pas  de  cela,  mon  cher  ami,  s'écria  Brulette. 
J'aurais  pu  me  tourner  vers  l'amour  ou  vers  le  ciel,  il  y  a  un 
an.  Je  me  sentais,  comme  tu  dis,  changée  en  dedans;  mais 
me  voilà  attachée  aux  peines  de  ce  monde,  sans  y  trouver  ni 
la  douceur  de  l'amour,  ni  la  force  de  la  rehgion.  Il  me  sem- 
ble que  je  suis  liée  à  un  joug  et  que  je  pousse  en  avant,  de  ma 
tête,  sans  savoir  quelle  charrue  je  traîne  derrière  moi.  Tu 
vois  que  j^  n'en  suis  pas  plus  triste  et  que  je  n'en  veux  pas 
mourir  ;  mais  je  confesse  que  j'ai  regret  à  quelque  chose 

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220  LES  MAITRES  SONNEURS 

dans  ma  vie,  non  point  à  ce  qui  a  été,  mais  à  ce  qQi  aurait  pu 

être. 

—  Voyons,  Brulette,  lui  dis-je  enm'asseyant  auprès  d'elle 
et  lui  prenant  la  main,  c'est  peut-être  Theure  de  la  con- 
fiance. Tu  peui,  à  présent,  me  dire  tout  sans  crainte  de  ma 
jalousie  ou  de  mon  chagrin.  Je  me  suis  guéri  de  souhaiter 
autre  chose  que  ce  que  tu  peux  me  bailler.  Baiiie-la-moi^ 
cette  chose  qui  m'est  bien  due,  baille-moi  la  conûdence  de 
tes  peines. 

Brulette  devint  rouge,  fit  un  effort  pour  parler,  mais  ne 
pût  dire  un  mot.  On  aurait  cru  que  je  la  forçais  de  se  con* 
fesser  à  elle-même  et  qu'elle  s'en  était  si  bien  défendue 
qu'elle  n'en  savait  plus  le  moyen. 

Elle  leva  ses  beaux  yeux  sur  le  pays  que  nous  avions  de- 
vant nous,  car  nous  nous  étions  placés  au  bout  du  bois,  sur 
un  herbage  en  terrasse  qui  surmontait  un  joli  vallon  tout 
bosselé  en  tertres  couverts  de  cultures. 

Au-dessous  de  nos  pieds  coulait  la  petite  rivière,  et,  de 
l'autre  côté,  le  terrain  se  relevait  tout  droit  sous  une  belle 
futaie  de  chênes  peu  étendue,  mais  si  foisonnante  en  grands 
arbres  qu'on  eût  dit  d'un  coin  de  la  forêt  de  TAlleu.  Je  vis 
dans  les  yeux  de  Brulette  à  quoi  elle  pensait,  et,  lui  reprenant 
sa  main,  qu'elle  m'avait  retirée  pour  se  prendre  le  cœur, 
comme  une  personne  qui  souffre  de  ce  côté-là  :  —  Ëst-ecv 
Hurle!  ou  Joseph?  lui  dis-je  d'un  ton  où  je  ne  mettais  ni 
moquerie  ni  malice. 

—  Ce  n'est  pas  Joseph  !  répondit-elle  vivement. 

—  Alors,  c'est  Huriel;  mais  es-tu  libre  de  suivre  ton  in-» 
clination  ? 

—  Comment  aurais-je  de  l'inclination,  répondit-elle  en 
rougissant  toujours  plus,  pour  quelqu'un  qui  n'a  sans  doute 
jamais  songé  à  moi  ? 

—  Ça  n'est  pas  une  raison  I 

—  Si  fait,  je  te  dis. 

—  Eh  non,  je  te  jure.  J'en  ai  bien  eu  pour  toi  ! 

—  Mais  tu  t'en  es  corrigé. 

—  Et  toi,  tu  te  corriges  à  grand'peine;  ce  qui  veut  dire 
que  tu  en  es  encore  malade.  Mais  Joseph? 

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LES  MAITRES  SONNEURS  m 

—  Bh  bien,  quoi,  Joseph? 

—  Tu  ne  t'es  donc  jamais  engagée  à  lui  ? 

—  Tu  le  sais  bien  I 

—  Mais...  Chariot? 

—  Eh  bien,  quoi.  Chariot? 

Comme  mes  yeux  étaient  tombés  sur  Tenfant,  les  siens  s'y 
tournèrent  aussi,  et  puis  revinrent  sur  moi,  si  étonnés,  si 
clairs  d'innocence,  que  je  fus  honteux  de  mon  doute  comme 
d'une  injure  que  je  lui  aurais  dite.  —  Ce  n'est  rien,  repli- 
quai-je  vitement.  Je  disais  i&/  Chariot,  parce  que  je  rnUma- 
jlnais  le  voir  s'éveiller. 

Dans  ce  moment-là,  une  sonnerie  de  musette  se  fit  en-^ 
tendre  de  l'autre  côté  de  l'eau,  dans  les  chênes,  et  Brulette 
en  fut  secouée  comme  une  feuille  par  un  coup  de  vent. 

--  Oui-dà,lui  dis-je,  la  danse  va  s'engager  chezlanaariée, 
et  je  pense  qu'on  envoie  la  musique  pour  te  chercher. 

—  Non  !  non  I  dit  Brulette,  qui  était  devenue  pâle.  Ce  n'est 
ni  un  air,  ni  une  musette  du  pays.  Tiennet,  Tiennet...  ou  je 
suis  folle....  ou  celui  qui  joue  là-bas.... 

—  Le  vois-tu?  lui  dis-je,  avançant  sur  la  terrasse  et  regar- 
dant de  tous  mes  yeux;  serait-ce  le  père  Bastien? 

'  —  Je  ne  vois  personne,  dit-elle  en  me  suivant  ;  mais  ce 
B'est  pas  le  grand  bûcheux,..  Ce  n'est  pas  non  plus  Joseph... 
Cest... 

—  Huriel  peut-être  I  Ça  me  paraît  moins  sûr  que  la  rivière 
qui  nous  en  sépare;  mais  allons-y  tout  de  même;  nous 
h-ouverons  un  gué,  et  s'il  est  par  là,  il  faudra  bien  que  nous 
l'Altrapions  au  passage,  ce  beau  muletier,  et  sachions  ce 
<ïu'il  pense. 

—  Non,  Tiennet,  je  ne  veux  point  quitter  ni  déranger 
Chariot. 

—  Au  diable  Chariot!  Alors,  attends-moi  là;  j'y  vas  tout 
seul. 

—Non,  non,  non  !  Tiennet  !  s'écria  Brulette  en  me  retenant 
à  deux  mains;  Tendroit  est  dangereux   pour  descendre. 

—  Quand  je  m'y  devrais  casser  le  cou,  je  te  veux  sortir  de 
h  peine  où  tu  es  !  m*écriai-je. 

—  Quelle  peine?  fit-elle  en  me  retenant  toiyours  et  en 

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222  LES  MAITRES  SONNEURS 

se  ravisant  de  son  premier  trouble,  par  un  effort  de  sa 
fierté.  Qu'est-ce  que  ça  me  fait,  que  ce  soit  Huriel  ou  tout 
autre  qui  passe  dans  ce  bois?  Crois-tu  que  je  yeuilie  faire 
courir  après  quelqu'un  qui,  me  sachant  là,  passerait  peut- 
être  encore  plus  loin. 

—  Si  c'est  là  ce  que  vous  pensez,  fit  une  douce  voix  der- 
rière nous,  il  faudra  donc  que  nous  nous  en  allions? 

Nous  nous  étions  retournés  au  premier  mot  :  la  belle  Thé- 
rence  était  devant  nos  yeux. 

A  sa  vue,  Brulette,  qui  avait  tant  murmuré  de  son  oubli, 
perdit  tout  son  courage,  et  tomba  dans  ses  bras  en  versant 
un  grand  flot  de  pleurs. 

—  Eh  bien,  eh  bien,  dit  Thérence  en  l'embrassant  avec 
la  force  d'une  vraie  fille  de  fendeux  qu'elle  était,  m'avez- 
vous  crue  oublieuse  de  nos  amitiés?  Pourquoi  jugez-vous 
mal  des  gens  qui  n'ont  point  passé  un  jour  sans  songer  à 
vous? 

—  Dites-lui  vitement  si  votre  jTrère  est  1^,  Thérence,  m*6^ 
criai-je,  car...  Brulette,  se  retournant,  mit  sa  main  sur  ma 
bouche,  et  je  me  repris  en  riant  pour  dire  :  Car  j'ai  grand'- 
soif  do  le  revoir. 

—  Mon  frère  est  là,  dit  Thérence;  mais  il  ne  vous  sait 
point  si  près...  Tenez,  le  voilà  qui  s'éloigne,  car  sa  musi- 
que ne  s'entend  quasiment  plus. 

Elle  regarda  Brulette,  qui  redevenait  pâle,  et  ajouta  en 
riant:  —  Il  est  trop  loin  pour  que  je  puisse  l'appeler;  mais  il 
ne  tardera  pas  de  tourner  par  ici  et  de  venir  au  vieux  châ- 
teau. Alors,  si  vous  ne  le  méprisez  pas  trop,  Brulette,  et  li 
vous  ne  m'en  empêchez  pas,  je  lui  ferai  une  petite  surprise, 
à  quoi  il  ne  s'attend  guère  ;  car  il  ne  croyait  vous  saluer  que 
ce  soir.  Nous  devions  aller  vous  faire  visite  à  votre  bourg, 
et  c'est  un  bonheur  que  je  vous  aie  trouvée  ici  pour  nous 
sauver  d'un  retard  dans  nqtre  rencontre.  Rentrons  sous  ce 
bois,  car  s'il  vous  apercevait  d'où  il  est,  il  serait  capable  de 
se  noyer  en  passant  la  rivière,  dont  il  ne  connaît  point  en- 
core les  gués. 

Nous  retournâmes  nous  asseoir  autour  de  Chariot,  que 
Thérence  regarda,  demandant,  de  son  grand  air  simple  et 

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LES  MAITRES  SONNEURS  223 

fhine,  s'il  était  à  moi.  —  A  moins  que  je  ne  fusse  marié 
depuis  longtemps,  lui  répondis-je,  ce  qui  n'est  pas...  ^ 
—  Il  est  vrai,  reprit-elle  en  le  regardant  mieux,  c'est 
déjà  un  petit  bonhomme  ;  mais  vous  auriez  pu  être  marié 
quand  vous  êtes  venu  chez  nous.  Puis,  elle  avoua,  en  riant, 
qu'elle  se  faisait  peu  d'idée  de  la  croissance  des  marmots, 
n'en  voyant  guère  pousser  dans  les  bois  où  elle  vivait  tou- 
jours, et  où  les  humains  ont  peu  coutume  d'amener  et 
d'élever  leurs  familles.  —  Vous  me  retrouvez  aussi  sau- 
vage que  vous  m'avez  laissée,  reprit-elle,  mais  cependant 
moins  quinteuse,  et  j'espère  que  ma  douce  Berrichonne 
n'aura  plus  à  se  plaindre  de  ma  méchante  humeur. 

—  En  eflfet,  dit  Brulette,  vous  me  paraissez  plus  gaie, 
mieux,  portante,  et  si  fort  embellie  qu'on  a  les  yeux  éblouis 
de.  vous  regarder. 

C?é(ait  là  une  remarque  qui  m'avait  brûlé  la  vue  dès  le. 
premier  moment.  Thérence  avait  fait  une  provision  de  santé, 
de  fraîcheur  et  de  clarté  dans  la  figure  qui  la  changeait  en 
une  autre  femme.  Si  elle  avait  encore  l'œil  ijn  peu  enfoncé 
sous  le  front,  son  sourcil  noir  ne  se  tordait  plus  pour  en 
cacher  le  feu,  et  s'il  y  avait  toujours  de  la  fierté  dans  son 
rire,  il  y  avait  aussi  de  la  belle  gaieté  qui,  par  moments, 
faisait  reluire  ses  dents  brillantes  comme  des  perles  de  rosée 
dans  une  fleur.  Ses  joues  n'étonnaient  plus  par  •  leur  blan- 
cheur de  fièvre,  le  soleil  de  mai  l'ayant  un  peu  mordue  en 
;royage  ;  mais  il  y  avait  poussé  des  roses;  et  je  ne  sais  pas  quoi 
déjeune,  de  fort,  de  vaillant  dans  toute  sa  mine  me  fit  sau- 
ter le  cœur  à  unp  idée  qui  me  vint,  je  ne  sais  comment, 
en  regardant  si  le  signe  noir  comme  un  velours,  qu'elle 
avait  au  coin  de  la  bouche,  était  toujours  bien  à  la 
même  place. 

—  Mes  amis,  nous  dit-elle  en  essuyant  ses  beaux  cheveux, 
crêpelés  naturellement,  que  la  chaleur  avait  collés  à  son 
front,  puisque  nous  avons  un  moment  pour  nous  parier 
avant  que  mon  frère  soit  ici,  je  vous  veux,  sans  grimace  et 
sans  honte,  régaler  de  mon  histoire;  car  à  cette  histoire-là 
tient  celle  de  plusieurs  autres.  Seulement,  dis-moi,  Brulette, 
si  ce  Tiennet,  dont  tu  faisais  autrefois  grande  estime,  est, 

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^1     .  LES  MAITRES  SONNEURS 

comme  il  me  parait,  toigours  le  même,  et  si  je  peux  re- 
prendre la  causette  avec  toi  comme  le  jour  où  nous  Tavons 
laissée ,  il  y  aura  un  an  à  la  moisson  qui  vient  ? 

—  Oui,  ma  chère  Thérence,  tu  le  peux,  répondit  ma 
cousine,  contente  d'en  être  tutoyée  pour  la  première 
fois. 

—  Eh  bien,  Tiennet,  dit  Thérence  avec  une  vaillantise  de 
bonne  foi  sans  pareille,  et  qui  la  faisait  bien  différer  de  la 
retenue  et  craintive  Brulette,  je  ne  vous  apprendrai  rien  en 
vous  disant  que  Fan  passé,  avant  votre  visite  chez  nous,  je 
m'étais  attachée  à  un  pauvre  garçon  triste  et  souSf^ant  de 
son  corps,  comme  une  mère  s'attache  à  son  enfant.  Je  ne 
le  savais  pas  encore  épris  d'une  autre,  et  lui,  voyant  mon 
amitié,  dont  je  ne  me  cachais  point,  n'avait  pas  le  courage 
de  me  dire  que  j'en  serais  mal  payée.  Pourquoi  Joseph ,  car 
je  peux  bien  le  nommer,  et  vous  voyez,  mes  amis,  que  ça 
ne  me  fait  point  changer  de  couleur,  pourquoi  Joseph,  à 
qui  j'avais  tant  demandé,  dans  ses  défaillances  de  maladie, 
de  me  dire  la  cause  de  ses  peines,  m'avait-il  juré  n'en  avoir 
point  d'autre  que  le  regret  de  sa  mère  et  de  son  pays?  Il 
me  jugeait  donc  lâche  et  me  faisait  injure,  car  s'il  se  fût 
ouvert  à  moi,  c'est  moi  qui  aurais  été  chercher  Brulette, 
sans  sourciller,  et  sans  tomber  dans  le  tort  de  prendre  une 
mauvaise  opinion  d'elle,  comme  cela  m'est  arrivé,  dont  je 
me  confesse  et  lui  demande*  pardon. 

—  Tu  l'as  déjà  fait,  Thérence,  et  il  n'y  a  rien  à  pardonnei^ 
quand  l'amitié  y  est  déjà. 

—  Oui,  mon  enfant,  reprit  Thérence,  mais  le  tort  que  tu 
oublies,  je  n'en  ai  pas  moins  gardé  souvenance,  et,  pour 
tout  au  monde,  j'aurais  voulu  le  réparer  auprès  de  Joseph 
en  lui  conservant  mes  soins,  mon  amitié,  ma  bonne  hu^ 
meur  après  ton  départ.  Songez,  mes  amis,  que  je  n'avais  ja- 
mais menti,  moi,  et  que,  dès  mon  plus  jeune  âge,  mon 
père,  qui  s'y  connaît,  m'avait  surnommée  Thérence  la  sin- 
cère. Quand,  sur  les  bords  de  votre  In^re,  la  dernière  fois 
que  je  vous  vis,  à  moitié  chemin  de  chez,  vous,  je  parlai 
seule  à  seul  un  moment  avec  Joseph ,  le  priant  de  revenir 
chez  nous  et  lui  promettant  que  rien  ne  serait  changé  dans 


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«LES  MAITRES  SONNEURS  tt5 

JDon  intérêt  pour  son  repos  et  sa  sauté,  pourquoi  a-t-il  ré- 
visé, dans  son  cœur,  de  me  croire?  Et  pourquoi^  me  pro- 
mettant, des  lèvres,  de  revenir,  mensonge  dont  je  ne  fus 
point  dupe,  se'retira-t-il  de  moi  pour  toigours  on  me  mé- 
prisant, comme  une  fiile  sans  souci  et  sans  honte  qui  le 
tourmenterait  de  quelque  lâche  foUeté  d'amour? 

—  Ëh  quoi,  dis-Je,  est-ce  que  Joseph,  qui  n'a  passé  que 
vingt-quatre  heures  avec  nous,  n'est  pas  retourné  auprès  de 
vous  autres,  pour,  à  tout  le  moins,  vous  dire  ses  desseins 
et  faire  ses  adieux?  Depuis  qu'il  nous  a  quittés,  nous  n'avons 
point  eu  de  nouvelles  de  lui. 

—  Si  vous  n*en  avez  point  eu  nouvelles ,  reprit  Thé* 
rence,  je  vas  vous  en  dire.  Joseph  est  retourné  en  nos  bois 
sans  nous  voir,  sans  nous  parler.  Il  est  venu  nuitamment 
comme  un  voleur  qui  a  honte  du  soleil.  Il  est  entré  en  sa 
loge  pour  prendre  sa  cornemuse  et  ses  effets,  et  il  est  parti 
sans  saluer  le  seuil  de  la  cabane  de  mon  père,  sans  seule- 
ment détourner  la  tête  de  notre  côté.  Je  l'ai  vu,  je  ne  dor- 
mais pas.  J'ai  suivi  de  l'œil  toutes  ses  actions,  et  quand  il  ^ 
été  enfoncé  dans  le  bois,  je  me  suis  sentie  aussi  tranquille 
qu'une  morte.  Mon  père  m'a  réchauffée  au  soleil  du  bon 
Dieu  et  de  son  grand  cœur.  M'emmenant  avec  lui  dans  la 
lande,  il  m'a  parlé  tout  un  jour,  ensuite  toute  une  nuit,  jus- 
qu'à ce  qu'il  m'ait  vue  prier  et  dormir.  Vous  connaissez  un 
peu  mon  père,  mes  chers  anUs,  mais  vous  ne  pouvez  pas 
savoir  comme  il  aime  ses  enfants,  comme  il  les  console, 
comme  il  sait  trouver  tout  ce  qu'il  faut  leur  dire  pour  les 
rendre  semblables  à  lui,  qui  est  un  ange  du  ciel  caché  sous 
l'écorce  d'un  vieux  chêne. 

»  Mon  père  m'a  guérie  ;  sans  lui,  j'aurais  méprisé  Joseph  ; 
à  présent,  je  ne  l'aime  plus,  voilà  touti 

Et,  finissant  ainsi,  Thérence  essuya  encore  son  beau  front, 
mouillé  de  sueur,  reprit  son  haleine,  embrassa  Brulette,  et 
me  tendit,  en  riant,  une  grande  main  blanche  et  bien  faite, 
dont  elle  secoua  la  mienne  avec  la  franchise  qu'un  garçon 
eût  pu  y  mettre. 


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LES  MAITRES  SONNEURS    • 


WÈmgi  «t  «nlÀme  veilla. 


Je  vis  que  firulette  était  portée  à  blâmer  Joseph  très-sé- 
vèrement et  je  pensai  devoir  le  défendre  un  peu.  —  Je  suis 
loin  d'approuver  ce  que  sa  conduite  montre  d'ingratitude 
envers  vous,  dis-je  à  Thérence  ;  mais,  puisque  vous  en  êtes 
assez  revenue  pour  voir  selon  la  justice,  convenez  qu'au 
fond  de  son  idée,  il  y  avait  un  respect  pour  vous  et  une 
crainte  de  vous  tromper.  Tout  le  monde  n'est  pas  vous,  ma 
belle  fille  des  bois,  et  je  pense  môme  que  peu  de  gens  ont 
le  Cœur  assez  pur  et  le  courage  assez  franc  pour  aller  droit 
au  but  et  dire,  comme  cela,  les  choses  telles  qu'elles  sont 
Et  puis,  vous  avez  une  somme  de  force  et  de  vertu  dont 
Joseph,  et  bien  d'autres  en  sa  place,  ne  se  senthraient  peut- 
être  point  capables. 

—  Je  ne  vous  entends  point,  dit  Thérence. 

—  Si  fait  moi,  dit  Brulette.  Joseph  craignait  sans  doute 
de  se  laisser  jeter  un  charme  par  votre  beauté,  et  de  vous 
aimer  pour  cela,  sans  pouvoir  vous  donner  tout  son  cœur, 
comme  vous  le  méritez. 

—  Oh  I  dit  Thérence,  toute  rougissante  d'orgueil  fâché, 
c'est  juste  de  cela  que  je  me  plains!  Joseph  a  craint  de  m'en- 
tratner  dans  quelque  faute,  dites  le  mot.  Il  n'a  pas  compté 
sur  ma  raison  et  sur  mon  honneur.  Eh  bien,  son  estime 
m'eût  consolée,  au  lieu  que  son  doute  est  une  chose  humi- 
liante. N'importe,  Brulette,  je  lui  pardonne  tout,  parce  que 
je  n'en  souffre  plus  et  me  sens  au-dessus  de  lui;  mais  rien 
n'ôtera  du  fond  de  mon  cœur  que  Joseph  a  été  ingrat  en- 
vers moi  et  qu'il  a  vu  petitement  son  devoir.  Je  vous  di- 
rais :  N'en  parlons  plus,  si  je  n'étais  obligée  de  vous  racon- 
ter le  reste  ;  mais  il  le  faut,  autrement  vous  ne  sauriez  quoi 
penser  de  la  conduite  de  mon  fVère. 

—  Ah!  Thérence,  dit  Brulette,  il  me  tarde  bien  d'appren- 
dre de  vous  d'il  n'y  a  pas  eu  de  suites  à  un  malheur  qui 
nous  tourmentait  tous  là-bas  ! 


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LES  MAITRES  SONNEURS  881 

—  Mon  firèfe,  dit  Thérence,  n'a  pas  fait  Ce  qu'on  sMma-^ 
ginait  Au  lieu  de  s^en  aller  cacher  son  malheureux  secret 
dans  Jes  pays  éloignés,  il  est  rerenu  sur  ses  pas  au  bout  de 
huit  jours.  H  a  été  chercher  le  carme  à  son  couvent,  qui 
est  du  côté  de  Montluçon^  où  il  savait  qu'il  le  trouverait  re* 
venu  de  sa  tournée; 

»  Frfere  Nicolas,  qu'il  lui  a  dit ,  je  ne  peux  pas  vivre 
avec  un  mensonge  si  lourd  sur  le  cœur.  Vous  m'avez  dit 
de  m'en  confesser  à  Dieu,  mais  il  y  a  sur  la  terre  une  justice 
qui,  pour  n'être  pas  toujours  bien  rendue,  n'en  est  pas 
moins  une  loi  venue  du  ciel.  Il  faut  donc  que  je  me  con- 
fesse aussi  aux  hommes  et  que  j'endure  la  peine  et  le  blâme 
que  j'ai  pu  mériter. 

> —  Un  moment,  mon  fils,  a  répondu  le  moine  ;  les  hom- 
mes ont  inventé  la  peine  de  mort,  que  Dieu  réprouve,  et  ils. 
vous  tueront  peut-être  volontairement  pour  avoir  tué  par 
mégarde* 

»  —  Ça  n'est  pas  possible,  a  dit  mon  iVère.  Jen'ai  pas  voulu 
tuer,  et  je  le  prouverai. 

D^  Vous  le  prouverez  par  témoins,  a  dit  le  moine;  alors 
vous  compromettrez  vos  compagnons^  votre  chef,  qui  est 
mon  neveu  et  qui  n'est  pas  plus  assassin  que  vous  dans  son 
intention  :  vous  les  exposerez  à  être  tourmentés  et  vous 
vous  verrez  entraîné  à  trahir  les  jurements  que  vou3  avez 
faits  à  votre  confrérie.  Tenez,  restez  à  mon  couvent  et  at- 
tendez-moi. Je  me  charge  d'arranger  tout,  pourvu  que  vous 
ne  me  demandiez  pas  trop  comment,  b 

»Là  dessus  le  carme  a  été  trouver  son  abbé,  lequel  Ta  ren- 
voyé devant  son  évêque^  celui  que,  dans  les  campagnes, 
nous  appelons  le  grand  prêtre,  comme  dans  les  temps  an- 
ciens, et  qui  est  évêque  de  Montluçon.  Le  grand  prêtre  , 
qui  a  le  pouvoir  d'être  écouté  des  plus  grands  juges,  a  dit 
et  fait  des  choses  que  nous  ne  savons  point;  puis  il  a  mandé 
mon  frère  devant  lui  et  lui  a  dit  :  a  Mon  fils,  confessez- 
vous  à  moi  comme  à  Dieu,  b  Et  Huriel  ayant  dit  toute  la 
vérité  de  bout  en  bout,  Pévêque  lui  a  dit  encore:  «  Faites- 
en  pénitence,  mon  fils,  et  repentez-vous.  Votre  affaire  est 
arrangée  devant  les  hommes;  vous  n'en  serez  jamais  in-« 

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j»S  LJES  MAITRES  SONNEURS 

quiété;  mais  tous  devez  apaiser  le  Tnécontentement  de 
Dieu,  et  pour  cela,  je  tous  engage  à  quitter  la  compagnie 
atla  confrérie  des  muletiers^qui  sont  gens  sans  .religion  et 
dont  les  pratiques  secrètes  sont  contraires  aux  lois  du  ciel 
et  de  la  terre.  »  Et  mon  frère  lui  ayant  humblement  remon^ 
tré  qu'il  s'y  trouvait  pourtant  d*honnêtes  gens  :  a  C'est  tant 
pis,  a  dit  le  grand  prêtre.  Si  les  honnêtes  gens  qui  s*y  trou« 
vent  refusaient  les  serments  qui  s'y  font^  le  mal  sortirait  de 
cette  société-là,  et  ce  serait  une  corporation  d'ouvriers  aussi 
estimable  que  toute  autre.x> 

.  »  Mon  frère  a  réfléchi  aux  paroles  du  grand  prêtre,  et  aurait 
souhaité  réformer  les  mauvaises  coutumes  de  ses  confrères, 
ce  qui  lui  paraissait  plus  utile  que  de  les  abandonner.  Il  a 
donc  été  les  irbuver  et  leur  a  fort  bien  parlé,  à  ce  qu'on  m*a 
dit;  mais,  après  l'avoir  écouté  très-doucement,  ils  lui  ont 
répondu  ne  pouvoir  et  ne  vouloir  rien  changer  dans  leurs 
usances.  Sur  quoi,  il  leur  a  payé  le  dédit  convenu,  a  vendu 
tous  ses  mulets,  et  n'a  gardé  que  son  clairin  pour  notre  ser- 
vice.  Par  ainsi,  Brulette,  ce  n'est  pas  un  muletier  que  vous 
allez  voir,  mais  un  bon  et  solide  fendeux  de  bois  qui  tra- 
vaille avec  son  père. 

—  Et  qui  a  dû  avoir  un  peu  de  peine  à  s'y  habituer,  peut-» 
être?  dit  Brulette,  cachant  malle  plaisir  qu'elle  goûtait  dans 
toutes  ces  nouvelles. 

— S*il  a  senti  quelque  peine  à  changer  de  travail,  répon- 
dit Thérence,  il  s'en  est  consolé  en  se  souvenant  que  vous 
aviez  peur  des  muletiers,  et  que  dans  vos  pays,  on  les  avait 
en  abomination.  Mais  puisque  j'ai  contenté  votre  impatience 
de  savoir  comment  mon  frère  était  sorti  de  ses  peines,  il 
faut  que  vous  m'entendiez  vous  reparler  de  Joseph,  pour 
vous  en  apprendre  une  chose  qui  vous  fâchera  peut-être, 
belle  Brulette,  et  vous  étonnera  encore  plus. 

Comme  Thérence  disait  cela  avec  un  peu  de  malice  et  de 
gaieté,  Brulette  ne  s'en  inquiéta  pmnt,  et  la  pria  de  s'ex«« 
pliquer, 

—Sachez  donc,  dit  Thérence,  que  nous  avons  passé  ces 
trois  derniers  mois  en  la  forêt  de  Montaigu,  où  nous  avons 
rencontré  Joseph  bien  portant,  mais  toiyours  sérieux  e^ 


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LES  MÀITBES  SONNEURS  S» 

comme  recueilli  en  lui-môme;  et,  si  vous  voulez  connattie 
où  il  est,  je  vous  dirai  que  nous  l'avons  laissé  par  là  avec 
mon  père,  qui  Taide  à  se  faire  recevoir  maître  sonneur; 
car  vous  savez,  ou  ne  savez  pas,  que  cela  aussi  est  une  con* 
firérie,  et  qu'il  y  faut  des  pratiques  dont  on  ne  dit  pas  le  se- 
^  cret.  Joseph  a  été  embarrassé  d'abord  en  nous  voyant*  Il  se 
sentait  honteux  pour  me  parler,  «t  nous  eût  peut-être  évi«<> 
tés,  si  mon  père,  après  lui  avoir  reproché  son  manque  de 
fiance  et  d'amitié,  ne  l'eht  retenu,  sachant  bien  qu'il  lui 
était  encore  nécessaire.  En  s'assurant  que  j'étais  tranquille 
et  sans  mauvaise  ressouvenance,  Joseph  s'est  enhardi  & 
nous  redemander  notre  amitié,  et  mêmement  a  tâché  de 
s'excuser  de  sa  conduite  ;  mais  mon  père,  qui  ne  lui  vou- 
lait point  laisser  mettre  le  doigt  sur  la  blessure,  a  tourné  la 
chose  en  plaisanterie,  et  lui  a  fait  travailler  le  bois  et  la  mu- 
sique, à  seules  fins  de  le  mener  vilement  au  bout  de  sa 
tâche. 

Or,  comme  il  ne  nous  parlait  point  de  vous  autres,  je 
m'en  suis  étonnée,  et  l'ai  questionné  beaucoup  sans  en  pou- 
voir tirer  un  mot.  Ni  mon  frère  ni  moi  n'avions  de  vos  nou- 
velles, qui  ne  nous  sont  venues  que  la  semaine  dernière, 
quand  nous  avons  passé  par  notre  paysd'Huriel.  Nous  étions 
donc  tourmentés  à  votre  sujet,  et  mon  père  ayant  dit  un 
peu  vivement  à  Joseph  que  s'il  avait  des  lettres  de  son  pays, 
il  devait  au  moins  nous  dire  qui  vit  ou  qui  meurt,  Joseph 
lui  a  répondu  :  a  Tout  le  monde  va  bien  et  moi  aussi,  d  Et , 
il  disait  cela  d'une  voix  qui  sonnait  bien  creux. 

Mon  père,  qui  n'y  va  point  par  quatre  chemins,  lui  9 
commandé  de  parier;  mais  lui,  d'un  ton  raide:  a  Je  vous 
dis,  mon  maître,  que  tous  nos  amis  de  là-bas  sont  contents, 
et  que  si  vous  me  voulez  accorder  votre  fille  en  mariage,  je 
serai  aussi  content  que  les  autres.  » 

Nous  avons  pensé  d'abord  qu'il  devenait  fou,  et  ne  lui 
avons  répondu  qu'en  riant,  encore  que  son  air  nous  donnftt 
de  l'inquiétude;  mais  il  y  revint  sérieusement  deux  jours 
après  et  me  demanda  à  moi-même  si  j'avais  de  l'amitié  pour 
loi»  Je  n*eus  point  d'autre  vengeance  à  faire  d'une  oflbe  si 


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â»  LES  MAITRES  SONNEUR 

tardive  que  de  lui  répondre  :  a  Oui,  Joseph,  j-ai  de  ramitté 
pour  vous,  comme  Brulette  en  a.  » 

Il  serra  la  bouche,  baissa  la  tête  et  n'y  revint  pas. 

Mais  mon  frère  l'ayant  pris  dans  un  autre  moment,  en 
a  eu  cette  réponse  :  a  H  uriel,  je  ne  pense  plus  à  Brulette,  et  te 
prie  de  ne  m'en  jamais  parler.  » 

Il  n'y  a  pas  eu  moyen  d'en  tirer  davantage,  sinon  qu'il 
voulait,  aussitôt  qu'il  serait  reçu  maître  sonneur,  aller  pra- 
tiquer un  bout  de  temps  en  son  pays,  pour  montrer  à  sa 
mère  qu'il  était  en  état  de  la  soutenir;  après  quoi,  il  irait  se 
fixer  avec  elle  dans  la  Marche,  ou  dans  le  Bourbonnais  si  je 
voulais  être  sa  femme. 

Alors  il  y  a  eu  entre  mon  père,  mon  frère  et  moi  de 
grandes  explications.  Tous  deux  me  voulaient  faire  confesser 
que  j'y  consentirais  peut-être  ;  mais  Joseph  y  revenait  trop 
tard  pour  moi,  et  j*avais  fait  trop  de  réflexions  à  son  sujeL 
J'ai  refusé  tranquillement,  ne  sentant  plus  rien  pour  lui,  et 
sentant  bien  aussi  qu'il  n'avait  jamais  rien  eu  pour  moi.  Je 
suis  fille  trop  fière  pour  vouloir  être  un  remède  contre  le 
dépit.  J'ai  pensé  'que  vous  lui  aviez  écrit  pour  lui  ôter  l'es- 
pérance... 

—  Non,  dit  Brulette,  je  ne  l'ai  point  fait,  et  c'est  tout  bon- 
nement grâce  à  Dieu  qu'il  m'a  oubliée.  C'elst  peut-être  qu'il 
vous  connaît  mieux,  maThérence,  et  que... 

—  Non,  non,  dit  résolument  la  ûlle  des  bois:  si  ce  n'est 
par  dépit  contre  votre  indifférence,  c'est  alors  par  dépit 
contre  ma  guérison.  Il  ne  ferait  donc  cas  de  moi  que  parce 
que  je  n'en  fkis  plus  assez  de  lui  I  Si  c'est  là  son  amour,  ce 
ne  serait  pas  le  mien,  Brulette!  Tout  ou  rien;  oui  pour 

.  la  vie  en  toute  franchise,  ou  non  pour  la  vie  en  toute 
liberté! 

»  Mais  voilà  cet  enfant  qui  s'éveille,  et  je  vous  veux  emme- 
ner à  ma  demeurance  du  moment,  qui  est  ce  vieux  château 
du  Ghassin. 

—  Ne  nous  direz-vous,  au  moins,  fit  Brulette,  bien  intri- 
guée de  tout  ce  qu'elle  apprenait,  comment  et  pourquoi  vous 
êtes  dans  le  pays  d'ici  ? 

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LES  MAITRES  SONNEURS  281 

—  Vous  ôte&  trop  pressée  de  savoir,  répolQdit  Thérence  ; 
soyez-le  donc  un  peu  plus  de  voir  ! 

fit  la  prenant  par  le  cou  avec  son  beau  bras  nu,  tout  brun 
dufoieil,  elle  remmena  sans  lui  donner  le  temps  de  ramask 
ser  Chariot,  qu'elle  prit  comme  un  ehebrillon  sous  son  autrp 
bras,  encore  qu'il  fût  déjà  lourd  comme  un  petit  bœuf. 

Le  fief  du  Chassinaété  un  château,  j'ai  ouï  dire,  avecju»* 
tice  et  droits  seigneuriaux  ;  mais,  dans  «e  temps-là,  il  n'en 
restait  déjà  plii3  que  le  porche  qui  est  une  pièce  de  consé- 
quence, lourdement  bâtie,  et  si  «paisse  qu'il  y  a  des  cham- 
bres logeables  dans  les  côtés.  Il  me  paraîtrait  même  que  la 
bâtisse  que  je  vous  nomme  un  porche,  et  dont  l'usage  n'est 
guère  facile  à  expliquer  à  présent  (de  la  manière  qu'il  est 
construit),  était  une  voûte  servant  d'entrée  à  d'autres  bâti- 
ments; car,  de  ceux  qui  restent  autour  du  préau  et  qui  ne 
sont  que  mauvaises  étables  et  granges  délabrées ,  je  ne 
sais  quelle  défense  on  aurait  pu  tirer,  ni  quelles  aises  on  eût 
pu  s'y  donner.  Il  y  avait  encore  cependant,  à  l'heure  que  je 
vous  raconte,  trois  ou  quatre  chambres  dégarnies  qui  pa- 
raissaient anciennes;  mais  si  jamais  gros  seigneurs  s'y  sont 
logés  pour  leur  plaisir,  il  ne  leur  en  fallait^uère. 

C'est  pourtant  dans  cette  masure  que  le  bonheur  attendait 
quelques-uns  de  ceux  dont  je  vous  dis  l'histoire,  et  comme 
s'il  y  avait  un  je  ne  sais  quoi  de  caché  dans  l'homme,  qui  le 
régale  par  avance  des  biens  qui  lui  sont  promis,  Brulette  et 
moi  ne  trouvâmes  rien  de  laid  ni  de  triste  en  cet  endroit. 
Le  préau  herbu,  entouré  de  deux  côtés  par  les  ruines,  des 
deux  autres  par  le  petit  bois  dont  nous  sortions  ;  la  grande 
haie  où  déjà  je  m'étais  étonné  de  voir  des  arbustes  connus 
seulement  dans  les  jardins  des  riches,  ce  qui  marqaait  que 
le  lieu  avait  eu  des  soins  et  des  agréments  ;  le  gros  portail 
trapu,  tout  encombré  de  décombres,  où  l'on  voyait  pourtant 
des  bancs  de  pierre,  comme  si  au  temps  jadis  quelque  guet- 
teur avait  eu  charge  de  garder  cette  baraque  réputée  pr^ 
deuse  ;  des  ronces  si  longues  qu'elles  couraient  d'un  bout  à 
l'autre  de  ce  chétif  enclos  :  tout  cela,  encore  que  semblable 
à  une  prison  fermée  d'oubli  et  de  délaissement  plus  qu'au- 
trefois de  guerre  et  de  méfiance,  nous  parut  cependant  ai- 


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m  LES  MAITRES  SONNEURS 

màUe  comme  le  soleil  de  printemps  qui  en  perçait  les  bar* 
rières  et  eil  séchait  l'iiumidité.  Peut-être  aussi  que  la  vuede 
notre  vieille  connaissance^  le  clairin  d'Huriel,  qui  paissait  là 
en  liberté/  nous  fut  un  avant-goût  de  la  présence  d'un  vrai 
ami.  Je  compte  qu'il  nous  reconnut,  car  il  vint  se  faire  ca* 
resser,  et  Brulette  ne  se  put  tenir  de  baiser  la  lune  blancbe 
qu'il  avait  au  front. 

—  Voilà  mon  cbâteau,  dit  Thérence  en  nous  menant  à 
une  cbambre  où  déjà  étaient  installés  son  lit  et  ses  petits 
meubles,  et  vous  voyez,  à  côté,  celle  de  mon  frère  et  de 
mon  père. 

—  Il  va  donc  venir,  le  grand  bûcbeux?  m'écriai- je  en 
sautant  d*aise  ;  à  la  bonne  heure  1  car  je  ne  connais  pas  dQ 
chrétien  plus  à  mon  goût. 

—  Et  raison  vous  avez,  fit  Thérence  en  me  tapant  sur  l'o* 
reille  d'un  air  d'amitié.  Il  vous  aime  aussi.  Eh  bien,  vous 
le  verrez,  si  vous  voulez  revenir  la  semaine  prochaine^  et 
même...  l^ais  c'est  trop  tôt  vous  parler  de  cela*  Voilà  le  pa« 
tron  qui  arrive. 

Brulette  rougit  encore,  pensant  que  ce  fût  Huriel  que 
Thérence  appelait  ainsi  ;  mais  ce  n'était  qu'un  bourgeois 
étranger,  lequel  avait  acheté  la  coupe  de  la  forêt  du  Ghassin. 

Je  dis  forêt  parce  que,  sans  doute,  il  y  en  avait  une  au- 
trefois, qui  continuait  la  petite  et  belle  futaie  de  chênes  que 
nous  avions  avisée  de  l'autre  côté  de  l'eau.  Puisque  le  nom 
s'en  est  conservé,  il  faut  croire  qu'il  n'y  a  pas  été  donné 
pour  rien.  Par  la  conversation  que  cet  acheteur  de  bois  eut 
avec  Thérence,  nous  fûmes  bien  vite  au  fait.  Il  était  du 
Bourbonnais  et  connaissait,  de  longue  date,  le  grand  bû- 
cheux  et  sa  famille  pour  gens  de  bon  travail  et  de  parole 
certaine.  Étant  en  quête,  par  son  état,  de  beaux  arbres  pour 
la  marine  du  roi,  il  avait  découvert  cette  cQupe  vierge» 
chose  rare  en  nos  pays,  et  avait  confié  Tentreprise  de  l'a-* 
batage  et  du  débiiage  au  père  Bastion,  à  quoi  cèlui-«i  s*é« 
tait  décidé  d'autant  mieux  que  son  fils  et  sa  fiHe,  sachant 
Tendroit  voisin  du  nôtre»  avaient  fait  grand'fête  à  l'idée 
de  venir  passer  tout  l'été  et  peut-être  partie  de  l'hiver  aiHr 
près  de  nous. . 


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LES  MAITRES  SONNEURS  988 

Le  grand  bûcheux  avait  donc  le  ehoix  et  la  gourerne  de 
ses  ouvriers  par  un  contrat  à  forfait  avec  le  fournisseur  des 
chantiers  de  l'État;  et  pour  faciliter  son  exploitation,  ce 
fournisseur  avait  fait  consentir  le  propriétaire  de  la  forêt  à 
lui  céder  gratis  Tusance  du  vieu^f  château,  où  lui,  bour* 
geois,  se  serait  senti  bien  mal  logé,  mais  où  une  famille  de 
bûcheux  se  trouverait  mieux,  dans  la  saison  avancée,  que 
sous  ses  cabanes  de  pieux  et  de  bruyères. 

Huriel  et  sa  sœur  étaient  arrivés  depuis  le  malin  seule- 
ment; l'une  avait  commencé  de  s'installer,  tandis  que  l'au- 
tre avait  été  faire  connaissance  avec  le  bois,  le  terrain  et 
lesgensdu  pays. 

Nous  entendîmes  que  l'acheteur  rappelait  à  Thérence,  qui 
paraissait  s'entendre  aussi  bien  qu'homine  que  ce  fût  aux 
affaires  du  bûchage^  une  condition  de  son  accord  avec  le 
père  Bastien.  C'était  qu'il  n'emploierail  que  des  ouvriers 
bourbonneux  pour  le  débitage  des  tiges,  vu  qu'eux  seuls  en 
savaient  le  ménagement,  et  non  point  ceux  du  pays,  qui  lui 
gâteraient  ses  plus  belles  pièces.  «  C'est  bien,  lui  répondit  la 
fille  des  bois;  mais  pour  le  fagotage,  nous  prendrons  qui 
nous  voudrons.  Nous  ne  sommes  point  d'avis  de  retirer  tout 
ouvrage  aux  gens  d'ici,  qui  nous  molesteraient  et  nous 
prendraient  en  haïtion.  Ils  y  sont  déjà  assez  portés  envers 
tout  ce  qui  n'est  pas  de  leur  paroisse.» 

—Or  donc,  Bruletle,  nous  dit-elle  quand  fut  parti  le  palron, 
qui  avait  établi  son  quartier  à  Sarzay,  m'est  avis  que  si  rien 
ne  te  retient  dans  ton  village,  tu  pourrais  bien  faire  faire  à 
ton  grand-père  un  joli  emploi  de  son  été.  Tu  m*as  dit  qu'il 
était  encore  bon  ouvrier,  et  il  aurait  affaire  à  un  bon  chef, 
qui  est  mon  pèi^  et  qui  lui  en  laisserait  prendre  à  son  aise. 
"Vous  vous  logeriez  ici  sans  rien  dépenser,  nous  ferions  mé- 
nage ensemble...  , 

Et  comme  Bruletle  mourait  d'envie  de  dire  oui,  et  n'osait 
point  se  trahir  encore,  Thérence  ajouta  :— Si  tu  barguignes, 
je  croirai  que  tu  as  le  cœur  engagé  dans  ton  endroit,  et  que 
mon  frère  arrive  trop  lard. 

— '^Trop  tard?  fit  une  voix  bien  sonnante  qui  venait  de  la 

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234  LES  IfAITRES  SONNEURS 

petite  fenêtre  grillagée  de  lierre  :  que  le  bon  Dieu  fasse  men- 
tir cette  parole-là! 

ËtHuriel,  beau  et  frais  comme  un  bomme  joli  qu'il  était 
quand  le  charbon  ne  lui  faisait  plus  de  tort,  entra  vitement 
et  enleva  Brulette  dans  6es  bras  pour  lui  baiser  fortement 
les  joues,  car  il  n'était  pas  façonnier  et  ne  connaissait  point 
la  retenue  un  peu  glaçante  des  gens  de  chez  nous.  Il  pa^ 
raissait  si  content,  criait  si  haut  et  riait  si  fort  qu'il  n'y  avait 
pas  moyen  pour  elle  de  s'en  fâcher.  Il  me  bigea  aussi  comme 
du  pain,  et  sautait  par  la  chambre  comme  si  la  joie  et  i'**- 
mitié  lui  eussent  fait  l'effet  du  vin  nouveau. 

Il^is,  tout  d'un  coup,  ayant  observé  Chariot,  il  s'arrêta , 
regarda  d'un  autre  côté,  s'efforça  pour  dire  deux  ou  trois 
mots  qui  n'avaient  point  rapport  à  lui,  s*assit  sur  le  lit  de  sa 
sœur  et  devint  si  pâle  que  je  crus  qu'il  s'en  allait  en  pâ- 
moison; 

—  Qu'est-ce  qu'il  a  donc?  cria  Thérence  étonnée  ;  et,  lui 
touchant  la  tête,  elle  dit  :  —  Ah  !  mon  Dieu,  ta  sueur  se 
glace  sur  toi  !  Tu  le  sens  donc  malade? 

—  Non,  non,  fit  Huriel  en  ce  relevant  et  se  secouant  C'est 
la  joie,  le  saisissement...  ce  n'est  rien  I     ' 

A  ce  moment-là,  la  mère  de  la  mariée  vint  nous  deman- 
der pourquoi  nous  avions  quitté  la  noce,  et  si  Brulette  ou 
l'enfant  n'étaient  point  malades.  Voyant  que  nous  avions 
été  retenus  par  une  compagnie  étrangère,  elle  invita  très- 
honnêtement  Huriel  et  Thérence  à  venir  se  divertir  avec 
nous,  au  repas  et  à  la  danse.  Cette  femme,  qui  était  ma 
tante,  étant  sœur  de  mon  père  et  du  défunt  père  à  Brulette, 
me  paraissait  être  dans  le  secret  de  la  naissance  de  Chariot, 
car  il  n'avait  été  fait  aucune  question  sur  lui,  et  on  en  avait 
eu  grand  soin  en  son  logis.  Mêmement,  elle  avait  dit  à  son 
monde  que  c'était  un  petit  parent,  et  les  gens  du  Chassin 
n'en  avaient  pris  aucun  soupçon. 

Comme  Huriel,  qui  était  encore  troublé  dans  ses  esprits, 
remerciait  ma  tante  sans  se  décider  è  rien,  Thérence  le  ré^ 
veilla  en  lui  disant  que  Brulette  était  obligée  de  reparaître 
à  la  noce  et  que  s'il  ne  l'y  suivait,  il  perdrait  l'occasion  de 
l'amener  à  ce  qu'ils  souhaitaient  tous  les  deux.  Mais  Huriel 


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LES  MAITRES  SONNEURS  235 

était  devenu  inquiet  et  eomme  hésitant,  lorsque  Brulette 
loi  dit:  —  Est-ce  que  vous  ne  me  vouler  point  faire  dan- 
ser aujourd'hui? 

—  Vrai ,  Brulette?  lui  dit-il  en  la  regardant  bien  aux  yeux  : 
souhaitez-vous  m'avoir  pour  danseur  ?    • 

—  Oui,  car  je  me  souviens  que  vous  dansez  au  mieux. 

—  Est-ce  là  toute  la  raison  de  votre  souhait  ? 

Brulette  fut  embarrassée,  trouvant  que  ce  garçon  était 
bien  pressé  de  la  faire  expliquer,  et  n'osant  cependant  pas 
revenir  à  ses  petits  airs  dégagés  d'autrefois,  tant  elle  crai- 
gnait de  le  voir  se  dépiter  ou  se  décourager  encore.  Mais 
Thérence  essaya  de  la  retirer  de  sa  peine  en  faisant  rcpro- 
ahe  à  Huriel  d'en  trop  demander  pour  le  premier  jour. 

—  Tu  as  raison,  sœur,  répondit-il.  Et  pourtant  je  ne  puis 
me  comporter  autrement.  Écoutez,  Brulette,  et  pardonnez- 
moi.  Il  faut  que  vous  me  promettiez  de  n'avoir  pas  d'autre 
danseur  que  moi  à  cette  fête,  ou  je  n'irai  point. 

—  Eh  bien,  voilà  un  drôle  de  garçon!  dit  ma  tante  qui 
était  une  petite  femme  gaie  et  prenant  tout  pour  le  mieux. 
h  vois  bien,  ma  Brulette,  que  c'est  un  galant  pour  toi,  et 
m'est  avis  qu'il  n'en  tient  pas  à  moitié  ;  mais  apprenez,  mon 
enfant,  dit-elle  à  Huriel,  que  ce  n'est  pas  la  coutume  de  no- 
tre pays  de  tant  montrer  ce  qu'on  pense,  et  qu'on  ne  danse 
ici  plusieurs  fois  de  suite  qu'avec  une  fille  dont  on  a,  en 
promesse,  le  cœur  et  la  main. 

—  C'est  ici  comme  chez  nous,  ma  bonne  mère,  répondit 
Huriel,  et  cependant  il  faut  qu'avec  ou  sans  promesse  de  son 
cœur,  Brulette  que  voilà  me  fasse  promesse  de  sa  main 
pour  toute  la  danse* 

—  Si  cela  lui  convient,  je  ne  l'empêche  pas,  reprit  ma 
tante.  Elle  est  raisonnable  et  sait  très-bien  se  conduire  $ 
mais  j'ai  devoir  de  l'avertir  qu'il  en  sera  beaucoup  parlé. 

—Frère,  dit  Thérence,  je  crois  que  tu  tieviens  fou.  Est-ce 
comme  cela  qu*il  faut  être  avec  cette  Brulette  que  tu  con- 
nais si  retenue,  et  qui  ne  t'a  pas  encore  donné  les  droits 
que  tu  réclames? 

—  Oh  I  que  je  sois  fou,  qu'elle  soit  retenue,  tout  cela  se 
peut,  tlit  Huriel  ;  mais  il  faut  que  ma  folie  ait  raison  et  que 

• 

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236  LES  MAITRES  SONNEURS 

fia  retenue  ait  torl  aujourd'hui,  tout  de  suit^.  Je  ne  lui  de* 
mande  rien  autre  chose  que  de  me  souffrir  auprès  d'elle 
jusqu'à  la  fin  de  cette  noce.  Si  elle  ne  veut  plus  entendre 
parler  de  moi  après,  elle  en  sera  maîtresse. 

—  Ces!  bien,  dit  ma  tante  ;  mais  le  tort  que  vous  lui  aurez 
fait,  si  vous  vous  Vêtirez  d'elle,  qui  le  réparera? 

—  Elle  sait,  dit  Huriel,  que  je  ne  me  retirerai  pas. 

—  Si  tu  le  sais>^dit  ma  tante  à  Brulette,  voyons,  explique* 
toi  ;  car  voilà  une  affaire  à  quoi  je  ne  comprends  rien.  T'es-tu 
donc  accordée  avec  ce  garçon  dans  le  Bourbonnais? 

-*  Non ,  répondit  Huriel,  sans  laisser  à  Brulette  le  temps 
de  parler.  Je  ne  lui  ai  rien  demandé,  jamais  1  Ce  que  je  lui 
demande  à  cette  heure,  c'est  à  elle,  à  .elle  toute  seule  et 
sans  consulter  personne,  de  savoir  si  elle  me  le  peut  oc- 
troyer. 

Brulette,  tremblante  comme  une  feuille^  s'était  tournée 
vers  le  mur  et  cachait  sa  figure  dans  ses  mains.  Si  elle  était 
contente  de  voir  Huriel  si  résolu  auprès  d'elle,  elle  était  fâ- 
chée aussi  de  le  voir  prendre  si  peu  d'égard  pour  son  na- 
turel craintif  et  incertain.  Elle  n'était  pas  bâtie  comme 
Thérence,  pour  dire  comme  cela  un  beau  oui  tout  de  suite 
et  devant  tout  le  monde;  si  bien  que,  ne  sachant  comment 
en  sortir,  elle  s'en  prit  à  ses  yeux  et  pleura. 


Xlmgi-étmLÎcm»   Tctllée. 


—Vous  êtes  un  véritable  imbriaque,  mon  ami,  dit  ma  tante 
à  Huriel,  en  lui  donnant  une  tape  pour  le  retirer  de  Bru- 
lette, dont  il  s'était  approché  tout  ému;  et,  prenant  les  mains 
de  sa  nièce»  elle  la  consola  en  la  priant  doucement  de  lui 
dure  tout  ce  que  cela  pouvait  signifier. 

<—  Si  ton  grand-père  était  là,  lui  dit-elle,  c'est  lui  qui 
m'expliquerait  de  quoi  il  retourne  entre  toi  et  ce  garçon 
étranger,  et  il  faudrait  s'en  rapporter  à  son  jugement  ;  mais, 
puisque  je  te  sers  ici  de  père  et  de  mère,  c*est  à  moi  que  tu 
dois  confiance.  Souhaites-tu  que  je  te  débarrasse  des  pour-r 


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LES  MAITRES  SONNEURS  SOJ 

suites  qu'on  te  fait,  et  qu'au  lieu  d'inviter  ce  badin  ou  ce 
brutal,  car  je  ne  sais  de  quel  nom  rappeler,  je  le  prie  de 
nous  laisser  tranquilles? 

—  Eh  bien,  s'écria  Huriel,  ce  que  je  réclame  c'est  qu'elle 
dise  sa  volonté,  à  quoi  je  me  rangerai  sans  dépit,  et  en  ]ui 
conservant  mon  estime  et  mon  amitié.  Si  elle  me  croit  badin 
ou  brutal,  qu'elle  me  consigne.  Parlez,  Brulette;  je  serai 
toigours  votre  ami  et  votre  serviteur  :  vous  le  savez  bien. 

—  Soyez  ce  que  vous  voudrez,  dit  enfin  Brulette  en  se  le- 
vant et  en  lui  tendant  la  main  ;  vous  m'avez  défendue  dans 
une  occasion  si  dangereuse,  et  vous  avez  souffert  pour  moi 
de  tels  soucis,  que  je  ne  peux  ni  ne  veux  vous  refuser  une 
aussi  petite  cbose  que  de  danser  ajrec  vous  tant  qu'il  vous 
plaira. 

—  Songez  à  ce  que  vous  dit  votre  tante,  répliqua  Huriel 
en  lui  tenant  la  main.  Il  en  sera  parlé,  et  s'il  n'en  résulte 
rien  de  bon  entre  nous  deux,  ce  qui,  de  votre  part,  est  en- 
core possible,  tout  arrangement  ou  projet  que  vous  auriez 
pour  .un  autre  mariage  en  sera  gâté  ou  retardé. 

—Eh  bien,  le  mal  n'en  serait  pas  si  grand,  répondit  Bru- 
lette, que  celui  où,  sans  réflexion  ni  crainte,  vous  vous  êtes 
jeté  pour  moi.  Ma  tante,  excusez-moi,  ajouta-t-elle,  si  je 
ne  peux  pas  vous  expliquer  cela  tout  de  suite  ;  mais  croyez 
que  vôtre  nièce  vous  aime,  vous  respecte ,  et  n'aura  jamais 
rien  à  se  reprocher  devant  vous. 

—J'en  suis  bien  assurée,  dit  la  bonne  tante  en  l'embrassant; 
mais  que  répondrons-nous  aux  questions  qui  nous  seront 
faites? 

—  Rien,  ma  tante,  dit  résolument  Brulette,  rien  du  touti 
Je  suis  payée  pour  ne  me  point  embarrasser  des  questions, 
et  vous  savez  que  j'en  ai  l'habitude. 

Alors  Huriel  baisa,  par  cinq  ou  six  fois,  la  main  de  Bru- 
lette, en  lui  disant  : 

^  Merci,  la  mignonne  de  mon  cœur;  je  ne  vous  ferai  pas 
repentir  de  ce  que  vous  m'accordez  là. 

*- Venez-vous,  grand  obstiné?  lui  dit  ma  tante.  Je  ne 
peux  pas  me  détarder  plus  longtemps,  et  si  je  n'emmène 

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9»  LES  MAITRES  SONNEURS 

vitement  Brulette,  la  mariée  est  capable  de  qaitter  son 
monde  pour  la  venir  réclamer  ici. 

—  Allez,  allez,  Brulette,  fit  Thérence,  et  kdssez<-moi  cet 
enfant;  je  vous  réponds  d'en  avoir  soin. 

—  Ne  venez- vous  donc  point,  ma  belle  Bourbonnaise?  dit 
ma  tante,  qui  ne  se  pouvait  lasser  de  regarder  Thérence 
comme  une  merveille.  Je  compte  bien  sur  vous  aussi, 

—  J'irai  plus  tard,  ma  brave  femme,  dit  Thérence.  Pour 
le  moment,  je  veux  donner  à  mon  fr^e  des  habits  conve- 
nables pour  vous  faire  honneur;  car  nous  voilà  encore  tous 
les  deux  dans  nos  effets  de  voyage. 

La  tante  emmena  Brulette,  qui  voulait  emmener  Chariot; 
mais  Thérence  insista  pour  le  garder,  voulant  que  son  frère 
eût  le  loisir  d'être  avec  sii  mie  sans  le  trouble  et  l'embarras 
de  ce  petit  enfant.  Cela  n*était  point  du  goût  de  Chariot,  qui, 
voyant  emmener  sa  mignonne,  commença  de  brailler  et  de 
se  débattre  dans  les  bras  de  la  Bourbonnaise;  mais  elle,  le 
regardant  d'un  air  sérieux  et  volontaire,  lui  dit  :  —  Tu  vas  te 
taire,  mon  garçon;  il  le  faut,  c'est  comme  ça. 

Chariot,  qui  ne  s'était  jamais  vu  commander,  fut  si  étonné 
d'un  ton  pareil  qu'il  accota  tout  de  suite;  mais,  comme  je 
voyais  Brulette  angoissée  de  le  laisser  dans  les  mains  d'une 
fille  qui,  de  sa  vie,  n'avait  touché  un  marmot,  je  lui  promis 
de  le  rsy^ener  moi-même  dès  qu'il  serait  besoin ,  et  la 
poussai  à  suivre  notre  petite  tante,  qui  commençait  à  s'im- 
patienter. 

Huriel,  poussé,  de  son  côté,  par  sa  sœur,  entra  dans  sa 
chambre  pour  se  raser  et  faire  sa  toilette  ;  et  moi,  restant  seul 
avec  Thérence,  je  l'aidai  à  défaire  ses  coffres  et  à  déplier  les 
habits,  tandis  que  Chariot,  tout  maté,  la  regardait  d'un  air 
ébahi.  Quand  j'eus  porté  à  Huriel  les  effets  dont  Thérence 
me  chargeait  les  bras,  je  revins  pour  lui  demander  si  elle 
n'allait  pas  aussi  s'habiller,  et  lui  offrir  de  promener  l'en- 
fant pendant  ce  temps-là. 

—  Quant  à  moi,  répondit-elle  en  mettant  ses  affîquets  sur 
son  lit,  j'irai  si  Brulette  s'en  tourmente;  mais,  si  elle  peut 
m'oublier  un  peu,  je  vous  confesse  que  j'aimerais  mieux 
rester  tranquille.  Pans  tous  les  cas,  je  serai  prête  en  un 


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LES  MAITRES  SONNEURS  W 

momeiity  et  n*ai  besoin  de  personne  pour  me  conduire.  Je 
sais  habituée  à  chercher  et  h  préparer  les  logements  en 
TOjage,  comme  un  vrai  sergent  en  campagne,  et  ne  suis 
embarrassée  de  rien,  en  quelque  lieu  que  je  me  trouve. 

—  Vous  n'aimez  donc  pas  la  danse,  lui  dis-je,  puisque  ce 
n*est  pas  la  honte  des  nouvelles  connaissances  qui  vous  fait 
préférer  de  rester  seule  au  logis? 

—  Non,  je  n'aime  pas  la  danse,  répondit-elle,'ni  le  bruit, 
ni  la  table,  [ni  surtout  le  temps  perdu  qui  laisse  venir 
fennui. 

—  Mais  On  n'aime  pas  toujours  la  danse  pour  la  danse. 
Vous  avez  donc  crainte  ou  répugnance  des  propos  que  les 
garçons  font  avec  les  jeunes  filles? 

—  Je  n'ai  répugnance  ni  crainte,  dit-elle  simplement. 
Gela  ne  m'amuse  pas,  voilà  tout.  Je  n'ai  pas  l'esprit  de  Bru- 
lette.  Je  ne  sais  répondre  à  propos,  ni  plaisanter,  ni  pousser 
personne  à  la  causerie.  Je  suis  sotte  et  rêvasseuse,  enfin 
je  m'imagine  d*être  aussi  mal  placée  en  une  compa- 
gnie que  le  serait  un  loup  ou  un  renard  que  l'on  inviterait 
à  danser. 

—  Vous  n'avez  pourtant  mine  de  loup  ni  d'aucune  bête 
chafouine,  et  vous  dansez  d'une  aussi  belle  grâce  que 
les  branches  des  saules  quand  un  air  doux  les  caresse. 

Je  lui  en  aurais  dit  davantage,  mais  Huriei  sortit  de  sa 
chambre,  beau  comme  un  soleil,  et  plus  pressé  de  s'en  aller 
que  moi,  qui  me  serais  bien  convenu  en  la  compagnie  de  sa 
sœur.  Elle  le  retint  un  peu  pour  lui  arranger  sa  cravate  et 
lui  nouer  ses  jarretières  de  dessus,  ne  le  trouvant  jamais 
assez  bien  pour  être  digne  de  danser  toute  une  noce  avec 
Brulette;  et  ce  faisant  :  --  Nous  expliqueras-tu,  lui  dit^elle, 
pourquoi  tu  t'es  montré  si  jaloux  de  ne  la  laisser  se  divertir 
qu'avec  toi?  Ne  crains-tu  pas  de  la  choquer  par  un  si  prompt 
commandement? 

—  TiennetI  dit  Huriei,  s'arrètant  tout  d'un  coup  de  3'ar- 
ranger,  et  prenant  Chariot  qu'il  mit  sur  la  table  pour  le 
regarder  tout  son  soûl,  à  qui  est  cet  enfant-là? 

Thérence,  étonnée,  demanda  d'abord  à  lui,  pourquoi  il 


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aïO  LES  MAITRES  SONNEURS 

faisait  cette  question-là,  et  ensuite  à  moi,  pourquoi  je  n*y 
répondais  point. 

Nous  nous  regardions  tous  les  trois  dans  les  yeux,  comme 
trois  essottis,  et  j'aurais  donné  gros  pour  pouvoir  répondre^ 
car  je  voyais  bien  qu'une  pierre  menaçait  de  nous  tomber 
sur  la  tête.  Enfin,  je  pris  courage  en  me  souvenant  de  ce 
que  j*avais  senti,  ce  jour-là  môme ,  d'honnêteté  et  de  vérité 
dans  les  yeUx  de  ma  cousine,  à  une  pareille  question  que  je 
lui  avais  faite;  et  allant  lout  de  suite  de  Favant,  je  répondis 
à  Huriel  :  —  Mon  camarade,  si  tu  viens  en  notre  vil- 
lage, beaucoup  de  gens  te  diront  que  Chariot  est  l'enfant  de 
Brulette.,. 

Il  ne  me  laissa  pas  continuer,  et,  prenant  le  petit,  il  le 
toucha  et  le  retourna  comme  un  chasseur  qui  examine  un 
gibier  de  rencontre.  Craignant  quelque  id^  de  colère,  je 
voulus  lui  retirer  l'enfant,  mais  il  le  retint  en  me  disant  : 

— Ne  crains  rien  pour  ua  pauvre  innocent;  je  ne  suis  pas 
un  mauvais  cœur,  et  si  je  lui  trouvais  de  la  ressemblance 
avec  elle^  peut-être  qu'en  détestant  mon  sort,  je  ne  pourrais 
pas  m'empêcher  d'embrasser  cette  ressemblance;  mais  il 
n'y  en  a  point,  et  j'ai  beau  me  questionner  le  sang,  cet  en- 
fant, dans  mes  bras,  ne  me  donne  ni  chaud  ni  froid. 

—  Tienuet,  Tiennet,  répondez-lui  I  s'écria  Thérence  sor- 
tant comme  d'un  rêve  ;  répondez-moi  aussi,  car  je  ne  sais 
point  ce  que  cela  veut  dire,  et  je  deviens  folle  d'y  songer. 
Il  n'y  a  point  de  tache  dans  notre  famille,  et  si  mon  père  le 
croyait... 

Huriel  lui  coupa  la  parole.  —  Attends ,  ma  sœur,  dit-il. 
Un  mot  de  trop  serait  bien  vite  dit,  et  c'est  à  Tiennet  de 
nous  répondre.  Une  fois,  deux  fois,  Tiennet,  toi  qui  es  un 
honnê^  homme,  dis-moi  à  qui  est  cet  enfant-là. 

—  Je  te  jure  Dieu  que  je  ne  le  sais  pas,  lui  répon- 
dis-je. 

—  S'il  était  à  elle,  tu  le  saurais? 

—  Il  ne  me  semble  point  qu'elle  eût  pu  me  le  ca- 
cher. 

—  T'a-t-elle  jamais  caché  quelque  autre  chose  ? 

—  Jamais. 


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LES  MAITRES  SONNEURS  2H 

•«  Gonnaît^elle  I^s  parents  de  cet  enfant? 
—  Oiri,  mais  elle  ne  veutpas  seulement  qu'on  la  questionne 


—  Nie-t-ellc  que  l'enfant  soit  à  elle? 

—  Personne  n*a  jamais  osé  le  lui  demander! 

—  Pas  même  toi? 

Je  racontai  en  trois  mots  ce  que  je  savais,  ce  que  je  croyais, 
et  je  finis  en  disant:  — Rien  ne  peut  me  servir  de  preuve 
pour  ou  cont]re  Brulette;  mais,  j'ai  beau  faire,  je  ne  peux 
pas  la  soupçonner. 

—  Eh  bien,  ni  moi  non  plus!  dit  Huriel.  Et,  donnant  un 
baiser  à  Chariot,  il  le  remit  par  terre. 

—  Ni  moi  non  plus,  dit  Thérence;  mais  pourquoi  cette 
idée  est-elle  venue  à  d'autres,  et  comment  t'est-elle  venue  à 
loi,  mon  fVère,  en  regardant  cet  enfant?  Je  a'avais  pas  seu- 
lement songé  à  demander  s'il  était  neveu  ou  cousin  de  Bru- 
lette. Je  me  disais  qu'il  était  apparemment  de  sa  famille,  et 
il  me  sufflsait  de  le  voir  sur  ses  bras  pour  que  je  voulusse  le 
prendre  sur  les  miens. 

—  Il  faut  donc  que  je  t'explique  cela,  dit  Huriel,  encore 
que  les  mots  me  brûlent  la  bouche.  Eh  bien  oui^  j'aime 
mieux  le  dire  I  Ce  sera  Tunique  fois,  car  mon  parti  est  pris» 
quoi  qu'il  y  ait,  quoi  qu'il  arrive!  Sache,  Thérence,  qu'il  y 
a  trois  jours,  quand  nous  avons  quitté  Joseph  à  Montaigu... 
tu  sais  comme  je  partais  le  cœur  libre  et  content  !  Joseph 
était  guéri,  Joseph  renonçait  à  Brulette,  Joseph  te  demandait 
en  mariage,  et  Brulette  n'était  pas  mariée  !  il  le  disait.  Il  la 
regardait  comme  libre  aussi,  et,  à  toutes  mes  questions,  il 
répondait  :  0  Comme  tu  voudras,  je  n'en  suis  plus  amou- 
reux ;  tu  peux  l'aimer  sans  que  je  m'en  inquiète.  » 

<r  Eh  bien,  sœur,  au  moment  où  nous  le  quittions,'il  me 
retint  par  le  bras  et  me  dit,  pendant  que  tu  montais  sur  la 
charrette  :  «  Est-ce  donc  vrai?  est-ce  décidé,  Huriel,  que  tu 
vas  au  pays  de  chez  nous?  Et  ton  idée  est-elle  de  faire  la 
cour  à  celle  que  j'ai  tant  aimé>e? 

5—  Oui,  lui  dis-je,  puisque  tu  veux  le  savoir.  C'est  mon 
Idée,  et  tu  n'as  plus  le  droit  de  revenir  sur  la  tienne,  ou  je 

)  14 

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S«2  LES  MAITRES  SONNEURS 

croirais  que  ta  as  voulu  te  jouer  de  moi  en  me  demandant 
ma  sœur. 

»— -Cela  n'est  pas,  a  répondu  Joseph;  mais  je  crois  que  je 
le  trahirais,  à  cette  heure,  si  je  te  laissais  partir  sans  te  dire 
une  triste  chose.  Dieu  m'est  témoin  q\ie  de  telles  paroles  ne 
me  seraient  jamais  sorties  de  la  bouche  contre  une  personne 
dont  le  père  m'a  élevé,  si  tu  n'étais  pas  là  tout  prêt  à  faire 
une  faute.  Mais ,  comme  ton  père  m'a  élevé  aussi,  donnant 
rinstruction  à  mon  esprit,  comme  l'autre  avait  donné  le  soin 
et  la  nourriture  à  mon  corps,  je  crois  que  je  suis  obligé  à  la 
vérité.  Sache  donc,  Huriel,  qu'au  temps  où  je  quittais  Bru- 
lette  par  amour,  Brulette  avait  déjà  eu,  à  mon  insu,  de  l'a- 
mour pour  un  autre,  et  qu'il  y  en  a  une  preuve  aujourd'hui 
bien  vivante ,  qu'elle  ne  prend  même  pas  le  soin  de 
cacher.  A  présent,  fais  comme  tu  voudras,  je  n'y  veux  plus 
penser.  » 

JD  Là-dessus,  Joseph  a  tourné  le  dos  et  s'est  enfui  dans 
le  bois. 

9  II  avait  l'air  si  agité,  et  moi,  je  sentais  tant  d'amour  et 
de  foi  dans  mon  cœur,  que  j'ai  accusé  ce  malheureux  jeune 
homme  d'un  mouvement  de  folie  et  de  mauvaise  rage.  Tu 
te  souviens,  ma  sœur,  que  tu  m'as  trouvé  changé  et  que  tu 
m'as  cru  malade  pendant  que  nous  allions  au  bourg  d'Huriel. 
Quand  nous  avons  été  là,  tuas  trouvé  chez  nos  parents  deux 
lettres  de  Brulette,  et  moi  trois  lettres  de  Tienne!,  toutes  déjà 
anciennes^  et  qu'on  avait  manqué  à  nous  envoyer,  malgré 
qu^on  nous  l'eût  si  bien  promis.  Ces  lettres-là  étaient  si  sim- 
ples, si  bonnes,  et  marquaient  tant  de  vérité  dans  l'amitié, 
que  j'ai  dit  :  a  Marchons  !  »  et  les  paroles  de  Joseph  ont  passé 
de  mon  esprit  comme  un  mauvais  rêve.  J'en  avais  honte 
pour,  lui;  je  ne  voulais  pas  m'en  souvenir.  £t  quand,  tout  à 
L'heure,  j'ai  vu  là,  Brulette,  avec  son  air  si  doux,  et  sa  mo- 
destie qui  me  charmait  tant  par  le  passé,  je  jure  Dieu  que 
j'avais  oublié  tout,  aussi  bien  oublié  que  la  chose  qui  n'a 
jamais  été.  La  vue  de  cet  enfant  m'a  tué!  Et  voilà  pourquoi 
j'ai  voulu  savoir  si  Brulette  était  libre  de  m'aimcr.  Elle  l'est, 
puisqu'elle  m'a  promis  de  s'exposer  pour  moi  à  la  critique 
et  au  délaissement  des  autres.  Eh  bien,  puisqu'elle  ne  dépend 

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LES  MAITRES  SONNEURS  M3 

de  personne,  si  elle  a  eu  un  malheur  dans  sa  vie...  que  jéle 
oroie  un  peu  ou  pas  du  tout...  qu'elle  le  confesse  ou  s'en 
justifie...  c'est  tout  un  :  je  l'aime  ! 

-^  Tu  aimerais  une  fille  déshonorée?  s'écria  Thérence. 
NOD,  non!  pense  à  ton  père,  à  ta  sœurl  Ne  va  pas  à  cette 
noce  avant  que  nous  sachions  la  vérité.  Je  n'accuse  pas 
Bruiettey  je  ne  crois  pas  à  Joseph.  Je  suis  sûre  que  Brulette 
est  sans  tache,  mais  encore  faut-il  qu'elle  le  dise^  et  elle 
fera  mieux,  elle  le  prouvera.  Allez  la  chercher,  Tiennet.  U 
faut  qu>Blle  s'explique  tout  de  suite,  avant  que  mon  frère 
fasse  un  de  ces  pas  qu'un  honnête  homme  ne  peut  plus 
faire  en  arrière. 

—  Tu  n'*iras  pas,  Tiennet,  dit  Huriel,  je  te  le  défends.  Si, 
eomme  je  le  crois,  Brulette  est  aussi  innocente  que  ma 
sœur  Tbérence,  il  ne  lui  sera  pas  fait  l'injure  d'une 
question  avant  que  je  lui  aie  fait,  moi,  l'honneur  de  ma 
parole. 

—  Penses-y,  mon  frère.  ^  dit  encore  Thérence. 

—  Ma  sœur,  répondit  Huriel,  tu  oublies  une  chose  :  c'est 
que,  si  Brulette  a  fait  une  faute,  moi,  j'ai  fait  un  crime,  et 
que,  si  Tamour  l'a  entraînée  à  mettre  un  enfant  dans  le 
monde,  moi,  l'amour  m'a  entraîné  à  mettre  un  homme  dans 
la  terre  1 

Et  comme  Thérence  insistait  :  —  Assez,  assez  1  lui  dit-il 
en  l'embrassant  et  en  la  repoussant.  J'ai  beaucoup  à  me 
faire  pardonner  avant  de  juger  les  autres  :  j'ai  tué  un 
homme  1  Disant  cela,  il  s'enfuit  sans  vouloir  m'attendre, 
et  je  le  vis  courir  vers  la  maison  de  la  mariée,  qui  fumait 
<le  cuisiile  et  grouillait  do  vacarme  emmi  toutes  celles  du 
▼illage.  ^ 

*-  Ah  !  dit  Thérence  en  le  suivant  des  yeux,  mon  pauvre 
frère  n'a  pas  oublié  son  malheur  1  et  peut-être  qu'il  ne  s'en 
consolera  jamais  ! 

— n  s'en  consolera,  Thérence,  lui  dis-je,  quand  il  se  verra 
aimé  de  celle  qu'il  aime,  et  je  vous  réponds  qu'il  l'est  déjà 
et  depuis  longtemps. 

—  Je  le  crois  bien  aussi,  Tiennet;  mais  si  cette  fille  n'était 
pas  digne  de  lui! 

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M4  LES  MAITRES  SONNEURS 

—  Voyons,  ma  belle  Thérence,  ètes-rous  donc  si  sévère 
que  vous  feriez  péché  mortel  d'un  malheur  arrivé  à  une 
enfant;  et,  qui  sait?...  peut-être  par  surprise  ou  par 
force? 

—  Ce  n'est  pas  tant  le  malheur  ou  la  faute  que  je  blâme-» 
rais,  que  les  mensonges  de  la  bouche  ou  de  la  conduite  qui 
en  auraient  été  la  conséquence.  Si,  du  premier  jour,  votre 
cousine  avait  dit  à  mon  frère  :  a  Ne  me  recherchez  pas» 
j'ai  été  trompée  ou  violentée,  d  j'aurais  compris  que  mon 
frère  n'en  tînt  compte  et  pardonnât  tout  à  la  frange  con* 
fession  ;  mais  se  laisser  tant  courtiser  et  admirer  sans  rien 
dire...  Voyons,  Tiennet,  ne  savez^vous  vraiment  rien?  Ne 
pouvez-vous,  à  tout  le  moins,  deviner  ou  supposer  quelque 
chose  qui  me  tranquillise?  J'aime  tant  Brulette,  que  je  ne 
me  sens  point  le  courage  de  la  condamner.  Et  pourtant  que 
me  dira  mon  père,  s'il  pense  que  j'aurais  dû  tout  faire  pour 
retenir  Huriel  dans  un  pareil  danger? 

^  Thérence,  je  ne  peux  rien  vous  dire,  sinon  que,  moins 
que  jamais,  je  doute  de  Brulette;  car,  si  vous  voulez  savoir 
quelle  était  la  ^ule  personne  que  je  pusse  soupçonner  de 
l'avoir  abusée,  et  sur  qui  les  accusations  du  monde  eussent 
un  peu  d'apparence  de  raison,  je  vous  dirai  que  c'était 
Joseph,  lequel  m'en  paraît  aussi  blanc  que  neige,  d'après  ce 
que  votre  frère  vient  de  nous  en  apprendre.  Or,  il  n'y  avait 
au  monde,  à  ma  connaissance,  qu'un  autre  garçon,  je  ne  dis 
pas  capable,  mais  en  position,  par  son  amitié  avec  Brulette, 
de  se  laisser  détourner  de  son  honneur  par  une  mauvaise 
tentation.  Ce  garçon-là,  c'est  moi.  Eh  bien,  le  croyez-vous, 
Thérence?  Regardez-moi  dans  les  yeux  avant  de  mfe  répon- 
dre. Persqnne  ne  me  Ta  jamais  imputé,  que  je  sache,  mais 
je  pourrais  en  être  le  païen  tout  de  même,  et  vous  ne  me 
connaissez  point  assez  pour  être  sûre  de  mon  honnêteté  et 
dejna  parole.  Voilà  pourquoi  je  vous  dis,  regardez  à  ma 
figure  si  le  mensonge  et  la  lâcheté  s'y  peuvent  loger  à'  leur 
aise? 

Thérence  fit  ce  quo  je  lui  disais  et  me  regarda  sans  mon- 
trer d'embarras,  puis  elle  me  dit  : 

—  Non,  Tiennet,  vous  n'êtes  pas  dans  le  cas  de  mentir. 

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les:  MAITRES  SONNEURS  '      945 

comme  ça;  et  si  tous  êtes  tranquille  sur  Bîulette,  je  sens 
que  je  dois  l'être  aussi.  Allons,  mon  garçon,  allez-vous^n 
à  la  fête  :  je  n*ai  plus  besoin  de  vous  ici* 

—  Si  fait,  lui  dis-je.  Cet  enfant  va  vous  embarrasser. 
Il  D'est  pas  bien  commode  avec  les  personnes  qu'il  ne  con- 
naît point,  et  je  voudrais  ou  l'emmener  ou  vous  aider  à  ie 
garder. 

—  Il  n'est  pas  commode?  dit  Thérence  en  le  prenant  sur 
ses  genoux.  Bahl  qu'est-ce  qu'il  y  a  donc  de  si  malaisé  à 
gouverner  une  marmaille  comme  ça?  Je  n'y  ai  jamais 
essayé,  mais  il  ne  me  paraît  pas  qu'il  y  faille  tant  de  ma- 
lice. Voyons,  mon  gros  gars,  que  te  faut-il?  Veux-tu  point 
manger? 

—  Non,  dit  Chariot,  qui  boudait  sans  oser  le  m<Hi- 
trer. 

—  Oui«dà,  c'est  comme  il  te  plaira I  Je  ne  te  force  point; 
mais  quand  tu  souhaiteras  ta  soupe,  tu  pourras  la  demander; 
je  veux  bien  te  servir,  et  mêmement  t'amuser,  si  tu  t'ennuies. 
Dis,  veux-tu  t'amuser  avec  moi? 

—  Non,  dit  Chariot  en  fronçant  sa  figure  bien  fière- 
ment. 

—  Or  donc,  amuse-toi  tout  seul,  dit  tranquillement  Thé- 
rence en  le  mettant  à  terre.  Moi,  je  vas  aller  voir  le  beau  petit 
cheval  noir  qui  mange  dans  la  cour. 

Elle  fit  mine  d'y  aller.  Chariot  pleura.  Thérence  fit 
semblant  de  ne  pas  Fëntendre,  jusqu'à  ce  qu'il  vtnt  à 
eUe. 

—  Eh  bien,  qu'est-ce  qu'il  y  a?  dit-elle,  comme  étonnée  ; 
dépèchè-toi  de  le  dire,  ou  je  m'en  vas;  je  n'ai  pas  le  temps 
d'attendre. 

—  Je  veux  voir  le  beau  petit  cheval  noir,  dit  Chariot  en 
sanglotant. 

—  En  ce  cas,  viens,  mais  sans  pleurer,  car  il  se  sauvB 
quand  il  entend  crier  les  enfants. 

Chariot  rentra  son  dépit  et  alla  caresser  et  admirer  le 
clairin. 

—  Veux-tu  monter  dessus?  dit  Thérence. 

—  Non,  j'ai  peur 

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216  LES  MAITRES  SONNEURS 

—  Je  to  Uendrai. 

—  Non,  j'ai  peur. 

—  Eh  bien,  n'y  monte  pas. 

Au  bout  d'un  moment,  il  y  voulut  monter. 

—  Non,  dit  Thérenoe,  tu  aurais  peur. 

—  Non. 

—  Si  fait,  je  te  dis. 

—  Eh  non  1  dit  Chariot. 

Elle  le  mit  sur  le  cheval,  qu'elle  fit  marcher  en  tenant 
l'enfant  lûen  adroitement,  et,  quand  je  les  eus  regardés  un 
bon  moment,  je  fus  bien  assuré  que  les  caprices  de  Chariot 
ne  pouvaient  pas  tenir  contre  une  volonté  aussi  tranquille 
que  celle  de  Thérence.  Elle  s'y  prenait  tout  aussi  bien,  dès 
le  premier  jour,  pour  gouverner  un  marmot  naturellement 
dirâcile,  que  Brulette  y  était  arrivée  par  une  année  de  pa- 
tience et  de  fatigue,  et  l'on  voyait  que  le  bon  Dieu  Tavaii 
faite  pour  être  bonne  mère  sans  apprentissage.  Elle  en  de- 
vinait les  finesses  et  les  forces,  et  s'y  prêtait  sans  se  tour- 
menter, s'étonner  ni  s'impatienter  de  rien. 

Chariot,  qui  se  croyait  le  maître  avec  tout  le  monde,  fut 
étonné  de  voir  qu'il  ne  l'était,  avec  elle,  que  de  bouder  contre 
lui-même,et  qu'elle  s'en  embarrassait  si  peu,  que  c'était  peine 
perdue.  Aussi,  au  bout  d'une  demi-heure,  devint-il  tout  à 
fait  gentil,  demandant  de  lui-même  ce  qu'U  souhaitait,  et  se 
dépêchant  d'accepter  ce  qui  lui  était  offert.  Thérence  le  fit 
manger,  et  j'admirai  comme,  de  son*  propre  jugement,  elle 
sut  mesurer  ce  qu'il  lui  fallait,  sans  trop  ni  trop  peu,  et  comme 
elle  sut  ensuite  l'occuper  à  côté  d'elle,  touten  s'occupant  elle- 
même,  causant  avec  lui  comme  avec  une  personne  raison- 
nable, et  lui  donnant  tant  de  confiance,  sans  avoir  Tair  de 
le  questionner,  qu'il  lui  eut  bientôt  défilé  tout  son  chapelet 
de  disettes,  dont  il  avait  l'habitude  de  se  faire  prier  quand 
on  s'en  montrait  trop  curieux.  Et  mêmement,  il  se  trouvait 
si  content  avec  elle  et  si  fier  de  savoir  causer,  qu'il  s'impa- 
tientait contre  les  mots  qu'il  ne  connaissait  point,  et  rendait 
son  idée  par  des  mots  de  son  invention,qui  n'étaient  du  tout 
sots  ni  vilains. 

—  Qu'est-ce  que  vous  faites  donc  là,  Tiennet?  me  dit«<eUe 

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^      LES  MAITRES  SONNEURS  24T 

tout  d'un  coup,  comme  pour  me  faire  entendre  que  je  res- 
tais trop  longtemps. 

Et,  comme  j'avais  déjà  inventé  cinquante  petites  histoires 
pour  ne  pas  m'en  aller,  je  me  trouvai  à  court,  et  ne  sus  rien 
lui  dire,  sinon  que  j'étais  occupé  à  la  regarder. 

—  Est-ce  que  ça  vous  amuse?  fit-elle. 

—  Je  ne  sais  pas,  lui  répondis-je.  Autant  vaut  demander 
au  blé  s'il  est  content  de  se  sentir  pousser  au  soleil. 

—  Oh  !  oh  I  il  paraît  que  vous  êtes  devenu  malin  pour 
tourner  les  complimepts!  mais  pensez  donc  que  c'est  peine 
perdue  avec  moi,  qui  n'y  comprends  rien  et  n'y  sais  lien 
répondre. 

—  Je  n'y  connais  rien  non  plus,  Thérence.  Tout  ce  que  je 
veuï  dire,  c'est  qu'à  mon  idée,  il  n'y  a  rien  de  si  beau  et  de 
si  sahi  à  voir  qu'une  jeune  ûlle  prenant  son  plaisir  dans  la 
causette  d'un'  petit  enfant. 

-—Est-ce  que  ça  n'est  pas  naturel?  dit  Thérence.  Il  me 
semble,  à  moi,  que  je  rentre  dans  la  vérité  des  choses  du 
bon  Dieu,  en  regardant  et  en  écoutant  ce  marmot.  Je  sens 
bien  que  je  ne  vis  pas,  à  l'ordinaire,  comme  une  femme  doit 
aimer  à  vivre;  mais  je  n'ai  pas  choisi  mon  sort,  et  l'état 
voyageur  et  abandonné  que  je  mène  est  dans  mon  devoir, 
puisque  j'y  suis  le  soutien  et  le  bonheur  de  mon  père.  Aussi» 
je  ne  m'^i  plains  pas  et  ne  souhaite  pas  une  vie  qui  ne  serait 
pas  la  sienne;  seulement,  je  comprends  bien  le  plaisir  des 
autres;  celui  que  Brulette  a  dans  la  société  de  son  Chariot, 
qu'il  soit  à  elle  ou  au  bon  Dieu,  me  serait  très-doux  aussi. 
Je  n'ai  pas  eu  souvent  l'occasion  d'un  si  gentil  divertisse- 
ment, et  je  peux^  bien  le  prendre  où  je  le  trouve.  Vrai, 
c'est  une  jolie  compagnie  que  ce  petit  bonhomâie,  et  je 
ne  savais  pas  que  ça  pouvait  avoir  tant  d'esprit  et  de  con- 
naissance, 

—  Et  pourtant,  mignonne,  ce  Chariot  n'est  aimable  que 
par  les  grands  soins  de  Brulette,  et  il  lui  a  fallu  s'amender 
beaucoup  pour  l'être  autant  que  celui  que  Dieu  a  fait  gentil 
le  son  naturel. 

—  Vous  m'étonnez  grandement,  dit  Thérence.  S'il  y  a  des 
enfonts  plus  gentils  que  celui-là,  on  est  trop  heureux  de 

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ai8  LES  MAITRES  SONNEURS 

pouvoir  vivre  avec  eux.  Mais  en  voilà  assez»  Tiennet.  Allez- 
vous-en,  ou  Ton  viendra  vous  chercher  et  on  voudra  aussi 
m'emmener,  ce  qui  me  contrarierait,  je  vous  le  confesse, 
car  je  suis  un  peu  lasse  et  je  me  trouve  si  bien  d*ètre  là  tran- 
quille avec  ce  petit,  qu'on  ne  me  rendrait  pas  service  en  me 
dérangeant  sitôt. 

11  fallut  bien  obéir,  et  je  m'en  allai  le  cœur  tout  rempli 
et  tout  révolutionné  des  idées  qui  me  venaient  au  siyet  de 
cette  fille. 


Wfai|rMr*isièaM  veUlce. 


Ce  n'était  pas  seulement  la  beauté  surprenante  de  Thé- 
rence  qui  m'occupait  l'esprit,  mais  un  je  ne  sais  quoi  qui 
me  la  faisait  paraître  au-dessus  de  toutes  les  autres.  Je  m'é- 
tonnais d'aimer  tant  Brulette,  qui  lui  ressemblait  si  peu,  et 
j'allais  me  demandant  si  l'une  des  deux  était  trop  franche  ou 
Fautre  trop  fine.  Dans  mon  jugement,  Brulette  était  plus  aima- 
ble, ayant  toujours  quelque  chose  de  gentil  à  dire  à  ses  amis, 
et  sachant  les  retenir  autour  d'elle  par  toutes  sortes  de  petits 
commandements  dont  les  garçons  se  sentent  flattés,  parce 
qu'ils  aiment  à  se  croire  nécessaires.  Tout  au  rebours,  Thé- 
rence  vous  marquait  franchement  n'avoir  aucun  besoin  de 
vous,  et  semblait  môme  étonnée  ou  ennuyée  que  l'on  fît 
attention  à  elle.  Toutes  deux  sentaient  leur  prix  cependant; 
mais  tandis  que  Brulette  se  donnait  la  peine  de  vous  le  faire 
sentir  aussi,  l'autre  avait  l'air  de  ne  vouloir  qu'une  estime 
pareille  à  celle  qu'elle  pourrait  vous  rendre.  Et  je  ne  sais 
comment  ce  grain  de  fierté,  plus  caché,  me  paraissait 
une  amorce  qui  donnait  la  tentation  en  même  temps  que  la 
peur. 

Je  trouvai  la  danse  enrayée  tout  au  mieux,  et  Brulette 
voltigeant  comme  un  papillon  aux  mains  et  aux  bras  d'Hu- 
riel.  Il  y  avait  tant  de  feu  sur  leurs  visages,  elle  paraissait 
si  ivrée  au  dedans  et  lui  au  dehors,  qu'ils  ne  voyaient  et 
n'entendaient  rien  autour  d'eux.  La  musique  les  enlevait,^ 


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LES  MAITRES  SONNEURS  M 

mais  je  crois  bien  que  leurs  pieds  ne  se  sentaient  point 
toucher  la  terre,  et  que  leurs  esprits  dansaient  dans  le 
paradis.  Comme,  parmi  ceux  qui  mènent  la  bourrée,  il  y  en 
a  peu  qui  n'aient  point  une  amour  ou  une  grosse  fantaisie  en 
la  tête,  on  ne  faisait  pas  seulement  attention  à  eux,  et  il  y 
avait  tant  de  vin,  de  bruit,  de  poussière,  de  cbansous  et  de 
joyeuses  paroles  dans  Tair  chaud  de  la  noce,  que  le  soir 
arriva  sans  que  l'assistance  prît  grand  souci  du  contente* 
ment  particulier  d'un  chacun. 

Brulette  ne  se  dérangea  que  pour  me  demander  nouvelles 
de  Chariot  et  pourquoi  îhérence  ne  venait  point;  mais  elle 
se  tranquillisa  aisément  sur  mes  réponses,  et  Huriel  ne  lui 
donna  pas  le  temps  d'en  écouter  bien  long  sur  la  conduite 
de  son  gars. 

Je  ne  me  sentais  point^en  goût  de  danser,  car  il  se  faisait 
que  je  ne  trouvais  là  aucune  iQlle  jolie,  encore  qu'il  y  en  eût; 
mais  pas  une  ne  ressemblait  à  Thérence,  et  Thérence  ne  me 
sortait  point  de  la  tête.  Je  me  mis  en  un  coin  pour  regarder 
son  frère,  afin  d'avoir  quelque  nouvelle  à  lui  en  donner 
quand  elle  me  questionnerait.  Huriel  avait  si  bien  oublié  son 
tourment,  qu'il  était  tout  bonheur  et  toute  jeuoesse.  Il  se 
trouvait  bien  assorti  avec  Brulette,  en  ce  qu'il  aimait  le 
plaisir  et  le  bruit  autant  qu'elle,  quand  il  s*y  mettait,  et  il 
avait  le  dessus  sur  tous  les  autres  garçons,  en  ce  qu'il  ne  se 
lassait  jamais  à  la. danse.  Chacun  sait  qu'en  tout  pays,  les 
femmes  enterrent  les  hommes  à  la  bourrée  et  tiennent  en** 
core  sans  débrider  quand  nous  sommes  crevés  de  soif  et  de 
diaud.  Huriel  n'était  curieux  de  boire  ni  de  manger,  et  on 
aurait  dit  qu'il  avait  juré  de  rassasier  Brulette  de  son  meil- 
leur divertissement;  mais,  au  fond,  je  voyais  bien  qu'il  y 
prenait  son  propre  plaisir,  et  qu'il  aurait  fait  le  tour  de  la 
terre  sur  un  pied^  pourvu  que  cette  légère  danseuse  fUt'  à 
son  bras. 

A  la  fin, .  plusieurs  garçons,  ennuyés  d'être  refusés  par 
Brulette,  observèrent  qu'il  y  avait  un  étranger  bien  favorisé 
d'elle,  et  on  commença  d'en  causer  autour  des  tables.  Il  faut 
vous  dire  que  Brulette,  qui  ne  s'était  pas  attendue  à  se  tant 
divertir,  et  qui  avait  un  peu  de  mépris  dorénavant  pour  tous 


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250  LES  MAITRES  SONNEURS 

les  galants  des  environs,  à  cause  du  mauvais  comportement 
de  leurs  langues,  ne  s'était  point  mise  dans  de  grands  atours. 
Elle  avait  plutôt  Pair  d^une  petite  nonne  que  de  la  reine  de 
chez  nous;  et,  comme  il  y  avait  là  de  grandes  toilettes  de 
gala,  elle  n*avait  pas  fait  les  beaux  effets  du  temps  passé* 
Cependant,  quand  elle  se  fut  animée  à  la  danse,  force  fut 
de  se  rappeler  que  nulle  ne  pouvait  lui  être  comparée,  et 
ceux  qui  ne  la  connaissaient  point  ayant  questionné  ceux 
qui  la  connaissaient,  il  en  fut  dit  du  mal  et  du  bien  autour 
de  moi. 

J'y  prêtai  l'oreille,  voulant  en  avoir  le  cœur  net,  et  ne 
donnai  point  à  connaître  qu'elle  était  ma  parente.  Alors 
j'entendis  revenir  l'histoire  du  moine  et  de  Tenfant,  de 
Joseph  et  du  Bourbonnais,  et  il  fut  dit  que  ce  n'était  peut- 
être  pas  Joseph  l'auteur  du  péché,  mais  bien  ce  grand  garçon 
si  empressé  auprès  d'elle  et  paraissant  si  sûr  de  son  fail 
qu'il  ne  souffrait  personne  autre  s'en  approcher. 

—  Eh  bien,  dit  l'un,  si  c'est  lui  et  qu'il  vienne  à  répara- 
tion,  mieux  vaut  tard  que  jamais. 

—  Ma  foi,  dit  un  autre,  elle  n'avait  pas  mal  choisi.  C'est 
un  gars  superbe  et  qui  paraît  très-bon  enfant, 

—  Après  tout,  dit  un  troisième,  ça  fera  un  beau  couple, 
et  quapd  le  prêtre  y  aura  passé,  ça  sera  aussi  bon  qu'un 
autre  ménage. 

Par  là,  je  vis  bien  qu'une  femme  n'est  jamais  perdue  tant 
qu'elle  a  une  bonne  protection,  mais  qu'il  en  faut  une  fran- 
che et  finale,  car  cent  ne  valent  rien,  et  tant  plus  s'en  mê- 
lent, tant  plus  la  rabaissent  et  lui  font  tort. 

Dans  ce  moment-là,  ma  tante  prit  Huriel  à  part,  et,  l'a- 
menant auprès  de  moi,  lui  dit  : 

—  Je  vous  veux  faire  trinquer  une  verrée  de  mon  vin  à 
ma  santé,  car  vous  me  réjouissez  l'âme  de  si  bien  danser, 
et  de  mettre  si  bien  en  train  le  monde  de  ma  noce. 

Huriel  avait  regret  de  quitter  Brulette  pour  un  moment; 
mais  la  maîtresse  du  logis  était  fort  décidée,  et  il  n'y  avait 
pas  moyen  de  lui  refuser  une  politesse. 

Ils  s'assirent  donc  à  un  bout  de  table,  qui  se  trouvait  vide, 
une  chandelle  posée  entre  eux,  et  se  voyant  face  à  face.  Ma 


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LES  MAITRES  SONNEURS  S51 

tante  Marghitonne  était,  comme  je  tous  l'ai  dit,  une  toute 
petite  femme  qui  avait  oublié  d'être  sotte.  Elle  portait  la  plus 
drôle  de  figure  qu'on  pût  voir,  très-blanche  et  très-fraîche, 
encore  qu'elle  eût  la  cinquantaine  et  mis  au  monde  quatorze 
enfants.  Je  n'ai  jamais  vu  un  si  long  nez,  avec  de  si  petits 
yeux,  enfoncés  de  chaque  côté  comme  par  une  vrille,  mais 
si  vifs  et  si  malins  qu'on  ne  les  pouvait  regarder  sans  avoir 
envie  de  rire  et  de  bavarder. 

Je  vis  pourtant  qu'Huriel  était  sur  ses  gardes,  et  qu'il  se 
méfiait  du  vin  qu'elle  lui  versait.Il  trouvait  dans  son  air  quel- 
que chose  de  moqueur  et  de  curieux,  et,  sans  savoir  trop 
pourquoi,  il  se  mettait  en  défense.  Ma  tante,  qui,  depuis  le 
matin,  n'avait  pas  reposé  une  minute  de  remuer  et  de  cau- 
ser, avait  grand'soif  pour  de  bon ,  et  n'eut  point  avalé  trois 
petits  coups,  que  le  bout  pointu  de  son  grand  nez  devint 
rouge  cooime  une  senelle,  et  que  sa  grande  bouche,  où  il  y 
avait  des  dents  blanches  et  serrées  pour  trois  personnes  plu- 
tôt que  pour  une,  se  mit  à  rire  jusqu'aux  oreilles.  Pourtant, 
elle  n'était  pas  dérangée  dans  son  jugement,  car  jamais 
femme  ne  porta  mieux  la  gaieté  sans  outrance  et  la  malice 
sans  méchanceté. 

—  Ah  çà,  mon  garçon,  lui  dit-elle,  après  beaucoup  de 
propos  en  l'air,  qui  ne  lui  avaient  servi  qu'à  faire  passer  la 
première  soif,  vous  voilà,  pour  tout  de  bon,  accordé  avec  ma 
Brulette  ?  Il  n'y  a  point  à  reculer,  car  ce  que  vous  souhaitiez 
est  arrivé  :  tout  le  monde  en  cause,  et  si  vous  pouviez  enten- 
dre, comme  moi,  ce  qui  se  dit  de  tous  les  côtés,  vous  verriez 
qu'on  vous  met  sur  le  dos  le  futur  aussi  bien  que  le  passé  de 
ma  jolie  nièce. 

Je  vis  que  cette  parole  enfonçait  un  couteau  dans  le  cœur 
d'Huriel  et  le  faisait  tomber  des  étoiles  dans  les  épines;  mais 
il  y  fit  bonne  contenance  et  répondit  en  riant  : 

—  Je  souhaiterais,  ma  bonne  dame,  avoir  eu  le  passé, 
car  tou.t  en  elle  n'a  pu  être  que  beau  et  bon  ;  mais  si  j'ai  le 
futur  seulement,  je  me  tiendrai  pour  bien  partagé  du  bon 
Dieu. 

—  Et  sage  vous  serez,  riposta  ma  tante,  riant  toiyours,  et 
le  regardant  de  près  avec  ses  petits  yeux  verts  qui  ne  voyaient 

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SSa  LES  MAITRES  SONNEURS 

pas  de  loin,  de  telle  façon  qu'on  eût  dit  qa'elle  lui  voulait 
percer  le  front  avec  son  nez  efQlé.  Quand  on  aime,  on  aime 
tout,  et  on  ne  se  rebute  de  rien. 

—C'est  ma  volonté,  dit  Uuriel  d'un  ton  sec  qui  ne  démonta 
point  ma  tante. 

—  Et  c*est  d'autant  mieux  de  votre  part,  que  la  pauvre 
Brulette  a  plus  d'ordre  que  de  bien.  Vous  savez  sans  doute 
que  toute  sa  dot  tiendrait  bien  dans  votre  verre,  et  si,  n'y  a- 
t-il  point  de  louis  d'or  dans  son  compte. 

—  £b  bien,  tant  mieux,  dit  Huriel;  le  compte  en  sera  fait 
vilement,  et  je  n'aime  point  à  perdre  mes  heures  dans  les 
additions. 

—  D'ailleurs,  fit  ma  tante,  un  enfant  tout  élevé  est  un  em- 
barras de  moins  dans  un  ménage,  surtout  si  le  père  fait  son 
devoir,  comme  il  le  fera,  je  vous  en  réponds  ! 

Le  pauvre  Huriel  eut  chaud  et  froid  ;  mais,  pensant  que 
ce  fût  une  épreuve,  il  la  soutint  et  dit  : 

—  Le  père  fera  son  devoir,  moi  aussi,  j'en  réponds  1  car  il 
n'y  aura  pas  d'autre  père  que  moi  pour  tous  les  enfants  nés 
ou  à  naître. 

—  Oh!  quant  à  ça,  reprit-elle,  vous  n'en  serez  pas  le 
maître,  je  vous  en  donne  ma  parole  1 

—  J'espère  que  si,  dit-il  en  serrant  son  verre,  comme  s'il 
l'eût  voulu  écraser  dans  ses  doigts.  Quiconque  abandonne 
son  bien  n'a  plus  à  y  repêcher,  et  je  suis  un  gardien  assez 
fidèle  pour  ne  point  souffrir  les  maraudeurs. 

Ma  tante  allongea  sa  petite  main  sèche  et  la  passa  sur  le 
ftront  d'Uuriel.  Elle  y  sentit  la  sueur,  encore  qu'il  fût  très- 
pâle;  et,  changeant  tout  à  coup  sa  mine  de  malin  diable  en 
une  figure  bonne  et  franche  comme  Tétait  le  fond  de  sen 
cœur: 

—  Mon  garçon,  lui  dit-elle,  mettez  vos  coudes  sur  la  ta- 
ble et  venez  ici  tout  auprès  de  ma  bouche.  Je  vous  veux 
donner  un  bon  baiser  sur  la  joue. 

Huriel,  étonné  de  son  air  attendri,  se  prêta  à  sa  fantaisie* 
Elle  releva  les  cheveux  épais  de  sa  tempe  et  avisa  le  gage 
de  Brulette,  qu*il  portait  toujours,  et  que  sans  doute  elle 
connaissait.  Alors,  approchant  sa  grande  bouche,  conune  si 


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LES  MAITR^ES  SONNEURS  253 

elle  l'eût  vouluf  mordre,  elle  lui  glissa  quatre  ou  cinq  paroles 
dans  le  tuyau  de  l'ouïe,  mais  si  bas,  si  bas,  que  je  n'en  pus 
rien  attraper.  Puis  elle  €gouta  tout  haut,  en  lui  pinçant  le 
bout  de  l'oreille  : 

—  Allons  I  voilà  une  oreille  très-fidèle,  mais  convenez 
qu'elle  en  est  bien  récompensée  ? 

Huriel  ne  fit  qu'un  saut  par-dessus  la  table,  renversant  les 
verres  et  la  cjiandelle  que  je  n'eus  que  le  temps  de  rattra- 
per. Il  se  trouvait  déjà  assis  auprès  de  ma  petite  tante  et 
l'embrassait  aussi  fort  que  si  elle  eût  été  la  mère  qui  Tavait 
mis  au  monde.  Il  paraissait  comme  fou,  criait  et  chantait, 
buvait  et  trinquait,  et  ma  petite  tante,  riant  comme  une  pe- 
tite crécelle,  lui  disait  en  choquant  son  verre  : 

—  A  la  santé  du  père  de  votre  enfant! 

C'est  ce  qui  prouve,  dit  elle  aussitôt  en  se  retournant  vers 
moi,  que  les  plus  malins  sont  quelquefois  ceux  qu'on  croit 
les  plus  sots,  de  même  que  les  plus  sots  se  trouvent  être 
ceux  qui  se  croient  bien  malins.  Tu  peux  le  dire  aussi,  toi, 
mon  Tiennet,  qui  as  le  cœur  droit  et  la  parenté  fidèle,  et  je 
sais  que  tu  t'es  conduit  avec  ta  cousine  comme  si  tu  lui 
eusses  été  frère.  Tu  mérites  d'en  être  récompensé,  et  je 
compte  que  le  l)on  Dieu  ne  te  fera  pas  banqueroute.  Un  jour 
ou  l'autre  il  te  donnera  aussi  ton  parfait  contenteme];it. 

Là-dessus  elle  s'en  alla,  et  Huriel,  me  serrant  dans  ses 
bras: 

—  Ta  tante  a  raison,  me  dit-il;  c'est  la  meilleure  des 
femmes.  Tu  n'es  pas  dans  le  secret,  mais  ça  ne  fait  rien.  Tu 
n'en  es  que  meilleur  ami  :  aussi...  donne-moi  ta  parole, 
Tiennet,  que  tu  viendras  travailler  ici  tout  l'été  avec  nous, 
car  j'ai  mon  idée  sur  toi,  et,  si  Dieu  m'assiste,  tu  m'en  remer- 
cieras bel  et  bien. 

—  Si  je  t'entends,  lui  dis-je,  tu  viens  de  boire  ton  vin  bien 
pur,  et  ma  tan^e  en  a  retiré  le  brin  de  paille  qui  t'aurait  fait 
tousser;  mais  ton  idée  sur  moi  me  paraît  plus  difficile  à 
contenter. 

—  Ami  Tiennet,  le  bonheur  se  gagné,  et  si  tu  n'as  pas 
une  idée  contraire  à  la  mienne... 

—  J'ai  peur  de  l'avoir  trop  pareille;  mais  ça  ne  suffit  pas. 

15 

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3il  LES  MAITRES  SONNEURS 

—  Sans  doute  ;  mais  qui  ne  risque  rien  n'a  rien.  Es-tu  si 
Berrichon  que  tu  ne  veuilles  tenter  le  sort? 

—  Tu  me  donnes  trop  bon  exemple  pour  que  j'y  fasse  le 
couard,  répondis-je;  mais  crois-tu  donc... 

Brulette  vint  nous  interrompre,  et  nous  vîmes  à  son  air 
qu'elle  ne  se  doutait  toujours  de  rien. 

—  Asseyez-vous  là,  dit  Huriel  en  l'attirant  sur  ses  genoux, 
comme  cela  se  fait  chez  nous  sans  qu'on  y  v^e  du  mal  ;  et 
dites-moi,  ma  chère  mignonne,  si  vous  n'avez  point  envie 
de  danser  avec  quelque  autre  que  moi?  Vous  m'avez  donné 
et  tenu  parole  ;  c'est  tout  ce  que  je  souhaitais  pour  m'ôter  un 
ebagrin  que  j'avais  sur  le  cœur;  mais  si  vous  pensez  qu'on 
en  parlera  d'une  manière  qui  vous  fâcherait,  me  voilà  sou- 
mis à  votre  plaisir,  et  ne  danserai  plus  qu'à  votre  comman- 
dement. 

—  Est-ce  donc,  maître  Huriel,  répondit  Brulette,  que  vous 
êtes  las  de  ma  compagnie,  et  que  vous  souhaitez  faire  con- 
naissance avec  les  autres  jeunesses  delà  noce? 

— Oh  1  si  vous  le  prenez  comme  ça,s'écria  Huriel  tout  éperdu 
de  joie,  à  la  bonne  heure!  Je  ne  sais  pas  seulement  s'il  y  a 
ici  d'autres  jeunesses  que  vous  et  ne  veux  pqs  le  savoir. 

Alors,  il  lui  présenta  son  verre,  la  priant  d'y  toucher  avec 
ses  lèvres,  et  but  ensuite  de  grand  cœur.  Puis  il  cassa  le 
verre  pour  qiie  nul  autre  ne  s'en  pût  servir,  et  emmena  dan- 
ser sa  fiancée,  tandis  que  je  me  pris  à  réfléchir  sur  la  chose 
qu'il  m'avait  donnée  à  entendre  et  dont  je  me  sentais  tout 
je  ne  sais  comment. 

le  ne  m'étais  pourtant  pas  encore  tâté  de  ce  côté-là,  et  il 
ne  m'avait  jamais  semblé  que  je  fusse  de  nature  assez  ar- 
dente pour  m'éprendre,  à  la  légère,  d'une  fille  aussi  sé- 
rieuse que  Thérence.  Je  m'étais  sauvé  du  dépit  de  ne  point 
plaire  à  Brulette,  par  mon  humeur  gaie  et  complaisante  à  la 
distraction;  mais  je  ne  pouvais  pas  penser  à  Thérence  sans 
une  sorte  de  tremblement  dans  la  moelle  de  mes  os,  comme 
si  l'on  m'eût  invité  à  voyager  en  pleine  mer,  moi  qui  n'avais 
jamais  mis  le  pied  sur  un  bateau  de  rivage. 

«Est-ce  que,  par  hasard,  pensais-je,  j'en  serais  tombé 
amoureux  aujourd'hui,  sans  le  savoir?  Il  faut  le  croire, 

V 

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LES  MAITRES  SONNEURS  255 

puisque  voilà  Huriei  qui  m'y  poiisse,  et  dont  Toeil  aura  saisi 
la  vérité  sur  ma  figure;  mais  je  n'en  suis  pas  certain,  parce 
que  je  me  sens  comme  étouffé  depuis  tantôt,  et  il  me  sem- 
blait que  l'amour  devait  prendre  plus  gaiement  que  ra.  » 

Tout  en  devisant  avec  moi  même,  je  me  trouvai,  je  ne 
saurais  dire  comment,  arrivé  au  vieux  chAteau.  Ce  vieux 
tas  de  pierres  dormait  à  la  lune,  aussi  muet  que  ceux  qui 
Tout  bâti;  seulement  une  petite  clarté,  sortantde  la  chambre 
que  Thérence  y  occupait  sur  le  préau,  annonçait  que  les 
morts  n'en  étaient  plus  les  seuls  gardiens.  Je  m'avançai 
bien  doucement,  et,  regardant  à  travers  le  feuillage  de  la 
petite  croisée,  qui  n'avait  ni  vitrage  ni  boisure,  je  vis  la 
belle  iille  des  bois  disant  sa  prière,  à  genoux,  auprès  de  son 
lit,  où  Chariot  était  couché  et  dormait  h  pleins  yeux. 

Je  vivrais  bien  cent  ans  que  je  n'oublierais  point  la  figure 
qu'elle  avait  dans  ce  moment-là.  C'était  comme  une  image 
de  sainte,  aussi  tranquille  que  celles  que  l'on  taille  en  pierre 
pour  les  églises.  Je  venais  de  voir  Brulette,  aussi  tmllante 
qu'un  soleil  d'été,  dans  la  joie  de  son  amour  et  le  vol  de  sa 
danse  ;  Thérence  était  là,  seule  et  contente,  aussi  blanche 
que  la  lune  dans  la  nuit  claire  du  printemps.  On  entendait 
au  loin  la  musique  des  noceux;  mais  cela  ne  disait  rien  à 
l'oreille  de  la  fille  des  bois,  et  je  pense  qu'elle  écoutait  le 
rossignol  qui  lui  chantait  un  plus  beau  cantique  dans  le 
buisson  voisin. 

Je  ne  sais  point  ce  qui  se  fit  en  moi;  mais  voilà  que,  tout 
d'un  coup,  je  pensai  à  Dieu,  idée  qui  ne  me  venait  peut- 
être  pas  assez  souvent,  dans  ce  temps  de  jeunesse  et  d'ou- 
bliacce  où  j'étais,  mais  qui  me  plia  les  deux  genoux,  comme 
par  un  secret  commandement,  et  me  remplit  les  yeux  do 
larmes  qui  tombèrent  en  pluie,  comme  si  un  gros  nuage 
venait  de  se  crever  dans  ma  tête. 

Ne  me  demandez  point  quelle  prière  je  fis  aux  bons  an- 
ges du  ciel.  Je  ne  m'entendais  pas  moi-même.  Je  n'f  usse 
pas  encore  osé  demander  à  Dieu  de  me  donner  Thérence, 
mais  je  crois  bien  que  je  le  requis  de  me  rendre  mieux  mé- 
ritant pour  un  si  grand  honneur. 

Quand  je  me  relevai  de  terre,  je  vis  que  Thérence  avait 

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256  LES%IAITRES  SONNEURS 

lini  son  oraison  et  qu'elle  s'apprêtait  à  dormir.  Elle  avait 
ôté  sa  coiffe,  et  j'appris  qu'elle  avait  des  cheveux  noirs  qui  ' 
lui  tombaient  en  grosses  tresses  jusqu'aux  pieds  ;  mais  devant 
qu'elle  eût  ôté  la  première  épingle  de  son  habillement,  vous 
me  croirez  si  vous  voulez,  je  m'étais  déjà  sauvé,  comme  si 
j'eusse  craint  d'être  en  délit  de  sacrilège.  Je  n'étais  pourtant 
pas  plus  sot  qu*un  autre,  et  je  n'avais  point  coutume  de 
bouder  le  diable;  mais  Thérence  me  tenait  le  cœur  en  res- 
pect comme  si  elle  eût  été  cousine  de  la  sainte  Vierge. 

Comme  je  sortais  du  vieux  château,  un  homme,  que  jeue 
voyais  pas  dans  l'ombre  du  portail,  me  surprit  en  me  portant 
la  parole  : 

—  Hé,  l'ami,  disait-il,  apprenez-moi  si  c'est  là,  comme  je 
pense,  l'ancien  château  duChassin?  , 

—  Le  grand  bûcheux  1  m'écriai-je,  le  reconnaissant  à  la 
voix.  Et  je  l'embrassai  d'un  si  grand  cœur  qu'il  en  fut 
étonné,  car  il  n'avait  pas  autant  souvenir  de  moi  comme  j'a- 
vais de  lui. 

Mais  sitôt  qu'il  m'eut  remis,  il  me  fit  grandes  amitiés  et 
me  dit  : 

—  Apprends-moi  vitement,  mon  garçon,  si  tu  as  vu  mes 
enfants,  ou  si  tu  les  sais  arrivés  en  cet  endroit. 

—  Ils  y  sont  depuis  ce  matin,  répondis-je,  ainsi  que  moi 
et  ma  cousine  Brulette.  Votre  fille  Thérence  est  là,  bientran- 
qujlle,  tandis  que  ma  cousine  est,  ici  près,  à  la  noce  d'une 
autre  cousine,  avec  votre  cher  bon  fils  Hiu*iel. 

—  Dieu  merci  1  dil  le  grand  bûcheux,  je  n'arrive  pas  trop 
tard,  et  Joseph  est,  à  cette  heure,  sur  la  route  de  Nohant, 
où  il  croit  bien  les  trouver  ensemble. 

—  Joseph?  il  est  donc  venu  comme  vous?  On  ne  vous  at- 
tendait tous  deux  que  dans  cinq  ou  six  jours,  et  Huriel  nous 
disait... 

—  Tu  vas  savoir  comment  tournent  les  choses  de  ce 
monde,  dit  le  père  Bastien  en  me  tirant  un  peu  sur  le  che- 
min, afin  de  n'être  entendu  que  de  moi.  De  toutes  les  choses 
qui  vont  au  gré  du  vent,  la  cervelle  des  amoureux  est  la 
plus  légère.  Huriel  t'a-t-il  raconté  tout  ce  qui  regarde 
Joseph? 


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LES  MAITRES  SONNEURS  257 

—  Oui,  de  tous  points,  que  je  crois. 

—  Joseph,  en  voyant  partir  Huriel  et  Thérence  pour  le 
pays  d*ici,  lui  parla  dans  l'oreille  ;  sais-tu  ce  qu*il  lui  a  dit? 

—  Oui,  je  le  sais,  père  Bastien;  mais... 

—  Tais-toi,  car,  moi  aussi,  je  le  sais.  Voyant  mon  fils 
changer  de  couleur,  et  Joseph  se  sauver  dans  le  bois  d*un 
air  tout  singulier,  j'allai  après  lui  et  lui  commandai  de  me 
dire  quel  secret  il  venait  de  raconter  à  Huriel.  «  Mon  maître, 
dit  Joseph,  je  ne  sais  pas  si  j'ai  bien  ou  mal  fait  ;  j'ai  cru 
y  être  obligé,  et  voilà  ce  que  c'est;  je  vous  le  dois  pareille- 
ment. »  Lè-dessus,  il  me  raconta  avoir  reçu  une  lettre  de  son 
pays,  où  on  lui  apprenait  que  Brulette  élevait  un  enfant 
qui  ne  pouvait  être  que  le  sien;  et,  me  .disant  cela  avec 
beaucoup  de  souffrance  et  de  dépit,  il  me  conseilla  for- 
tement de  courir^  après  Huriel  pour  l'empêcher  d'aller  faire 
une  grande  sottise,  ou  boire  une  grosse  honte. 

»  Quand  je  l'eus  questionné  sur  l'âge  de  Tenfant,  et  qu'il 
m'eut  fait  lire  la  lettre  qu'il  avait  toujours  sur  lui,  comme 
s'il  eût  voulu  porter  ce  remède  sur  la  blessure  de  son  amour, 
je  ne  me  sentis  pas  du  tout  persuadé  qu'on  ne  se  fût  point 
moqué  de  lui,  d'autant  que  le  garçon  Carnat,  qui  lui  écri- 
vait cette  chose,  en  réponse  à  un5  avance  de  Joseph  pour 
se  faire  honnêtement  agréer  sonneur  de  musette  eu  son 
pays,  paraissait  y  avoir  mis  de  la  malice  pour  empêcher  son 
retour.  Puis,  me  rappelant  la  décence  et  la  modestie  de  la 
petite  Brulette,  je  me  persuadai  de  plus  en  plus  qu'on  lui  fai- 
sait injure,  et  ne  pus  m'empôcher  de  railler  et  de  blâmer 
Joseph  pour  avoir  cru  si  légèrement  à  une  affaire  si  vi- 
laine. 

»  J'aurais  sans  doute  mieux  fait,  mon  bon  Tiennet,  de  le 
laisser,  méprise  ou  non,  dans  la  croyance  que  Brulette  était 
indigne  de  son  attachement;  mais  que  veux-tu?  l'esprit  de 
justice  conduisait  ma  langue  et  m'empêchait  de  songer  aux 
conséquences.  J'étais  si  mécontent  de  voir  diffamer  une  pau- 
vre honnête  fille,  que  je  parlais  comme  je  m'y  sentais  poussé. 
Cela  fit  sur  Joseph  plus  d'effet  que  je  n'aurais  cru.  Il  tourna 
vitement  du  tout  au  tout,  et,  versant  des  larmes  comme  un 
enfant,  il  se  laissa  choir  à  terre,  déchirant  ses  habits  et  s'ar- 

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258  LES  MAITRES  SONNEURS 

racbant  les' cheveux,  avec  tantde  chagrin  et  de  colère  contre 
lui-même,  que  j'eus  grand* peine  à  l'apaiser.  Par  bonheur 
•  que  sa  sanlé  est  devenue  pareille  à  la  tienne,  car,  un  an  plus 
tôt,  ce  désespoir,  qui  le  secouait  si  fort,  l'aurait  tué. 

»Je  passai  le  restant  du  jour  et  toute  la  veillée  seul  à  seul 
avec  lui  à  lâcher  de  lui  remettre  Tesprit.  Ce  n'était  point 
facile  pour  moi.  D'une  part,  je  sais  que  mon  fils,  depuis 
le  premier  jour  où  il  a  vu  Brulette,  s  est  pris  pour  elle  d'une 
amour  très-obstinée,  et  qu'il  n'a  été  raccommodé  avec 
la  vie  que  le  jour  où  Joseph  ne  s  est  plus  mis  en  travers  de 
son  espérance.  Do  Tautre  part,  j'ai  pour  Joseph  une  grande 
amitié  aussi,  et  je  sais  que  Brulette  est  dans  son  idée  depuis 
qu'il  est  au  monde.  Il  me  fallait  sacrifier  l'un  des  deux,  et  je 
me  deman<iais  si  je  ne  serais  pas  un  égoïste  de  père  en  me 
prononçant  pour  la  satisfaction  de  mon  fils  au  détriment  de 
mon  élève. 

»  Tiennet,  tu  ne  connais  plus  Joseph,  et  peut-être  ne  fas- 
tu  jamais  bien  connu.  Ma  fille  Thérence  a  pu  t'en  parler  un 
peu  sévèn ment.  Elle  ne  le  juge  pas  de  la  même  manière 
que  moi.  Elle  le  croit  égoïste,  dur  et  ingrat.  H  y  a  du  vrai 
là  dedans;  mais  ce  qui  l'excuse  devant  mes  yeux  ne  peut 
l'excuser  devant  les  yeifx  d'une  jeunesse  comme  elle.  Les 
femmes,  mon  petit  Tiennet,  ne  nous  demandent  que  de  les 
aimer.  Elles  ne  prennent  que  dans  leur  cœur  la  subsistance 
de  leur  vie.  Dieu  1rs  a  faites  comme  ça,  et  nous  en  sommes 
heureux  quand  nous  sommes  dignes  de  le  comprendre. 

—  Il  me  semble,  observai-je  au  grand  bûcheux,  que  je  le 
comprends  à  cette  heure,  et  que  les  femmes  ont  grandement 
raison  de  ne  vouloir  de  nous  que  notre  cœur,  car  c*est  la 
meilleure  chose  que  nous  ayons. 

—  Sans  doute,  sans.doute,  mon  fils  1  reprit  œ  grand  brave 
homme.  J'ai  toujours  pensé  ainsi.  J'ai  aimé  la  mère  de  mes 
enfants  plus  que  l'argent,  plus  que  le  talent,  plus  que  le 
plaisir  et  la  gaudriole,  plus  que  tout  au  monde.  Je  vois  bien 
que  mon  fils  Huriel  est  de  mon  acabit,  puisqu'il  a  changé, 
sans  regret,  d'état  et  de  goûts  pour  se  rendre  capable  de 
prétendre  à  firulette.  Et  je  crois  que  tu  penses  de  même, 
puisque  tu  le  dis  si  franchement.  Mais  enfin  le  talent  est 

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LES  MAITRES  SONNEURS  29» 

quelque  chose  que  Dieu  estime  aussi,  puisqu'il  ne  le  donne 
pas  à  tout  le  monde,  et  on  doit  du  respect  et  du  secours  à 
ceux  qu'il  a  marqués  comme  les  ouailles  de  son  choix. 

—  Croyez-vous  donc  que  votre  fils  Huriel  n*ait  pas  au- 
tant d'esprit  et  plus  de  talent  dans  la  sonnerie  que  notre 
Joset? 

—  Mon  fils  Huriel  a  de  l'esprit  et  du  talent.  Il  a  été  reçu 
maître  sonneur  à  dix-huit  ans,  et  encore  qu'il  n'en  fasse  pas 
le  métier,  il  en  a  la  connaissance  et  la  facilité;  mais  il  y  a 
une  grande  différence,  ami  Tiennet,  entre  ceux  qui  retien- 
nent et  ceux  qui  inventent  :  il  y  a  ceux  qui,  avec  des  doigts 
légers  et  une  mémoire  juste,  disent  agréablement  ce  qu'on 
leur  a  enseigné  ;  mais  il  y  a  ceux  qui  ne  se  contentent  d'au- 
cune leçon  et  vont  devant  eux,  cherchant  des  idées  et  fai- 
sant, à  tous  les  musiciens  à  venir,  le  cadeau  de  leurs  trou- 
vailles. Or  je  te  dis  que  Joseph  est  de  ceux-lè,  et  qu'il  y  a 
même  en  lui  deux  natures  bien  remarquables  :  la  nature  de 
la  plaine,  où  il  est  né,  et  qui  lui  donne  des  idées  tranquilles, 
fortes  et  douces,  et  la  nature  de  nos  bois  et  de  nos  collines, 
qui  s'est  ouverte  à  son  entendement  et  qui  lui  a  donné  des 
idées  tendres,  vives  et  sensibles.  Il  sera  donc,  pour  ceux  qui 
auront  des  oreilles  pour  entendre,  autre  chose  qu'un  son- 
neur ménétrier  de  campagne.  Il  sera  un  vrai  maître  sonneur 
des  anciens  temps,  un  de  ceux  que  les  plus  forts  écoutent 
avec  attention  et  qui  commandent  des  changements  à  la 
coutume. 

—  Vous  croyez  donc,  père  Bastien,  qu'il  deviendra  un  se- 
cond grand  bûcheux  de  votre  ordre  ? 

—  Ah  !  mon  pauvre  Tiennet,  répondit  ïe  vieux  sonneur 
en  soupirant,  tu  ne  sais  de  quoi  tu  parles,  et  j'aurais  peut- 
être  de  la  peine  à  te  le  faire  comprendre  I 

—  Essayez  toujours,  lui  dis-je,  vous  êtes  bon  à  écouter, 
et  il  n'est  pas  bon  que  je  reste  toujours  simple  comme  je 
suis. 


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aeo  LES  MAITRES  SONNEURS 


'WlBgi-qaatrienie   TctIIce» 


—  Sache  donc,  reprit  le  grand  bûcheux,  oubliant  son  ré- 
cit aussi  bien  que  moi  (car  il  aimait  à  causer  quand  il  se 
voyait  entendu  volontiers) ,  que  j'aurais  été  quelque  chose, 
si  je  m'étais  donné  tout  entier  et  sans  partage  à  la  musique. 
Je  l'aurais  pu  si  je  m'étais  fait  ménétrier,  comme  c'était 
ridée  de  ma  jeunesse.  Ce  n'est  pas  qu'on  gagne  dii  talent  à 
brailler  trois  jours  «t  trois  nuits  durant  à  une  noce,  comme 
le  malheureux  que  j'entends,  d'ici,  estropier  notre  branle 
montagnard.  On  s'y  fatigueet  on  s'y  rouille,  quand  on  n'a  en 
vue  que  l'argent  à  gagner;  mais  il  y  a  manière  pour  un  ar- 
tiste de  vivre  de  son  corps  sans  se  tuer  l'âme  dans  ce  mé- 
tier-tà.  Comme  la  moindre  fêle  rapporte  deux  ou  trois 
pistoles,  on  peut  en  prendre  à  son  aise,  se  soutenir  fruga- 
lement et  voyager  pour  son  plaisir  et  son  instruction. 

»  C'est  ce  que  Joseph  veut  faire,  et  ce  que  je  lui  ai  tou- 
jours conseillé.  Mais  voici  ce  qui  m'arriva,  à  moi.  Je  de- 
vins amoureux,  et  la  mère  de  mes  chers  enfants  ne  voulut 
potnt  entendre  à  être  la  femme  d'un  ménétrier  sans  feu  ni 
lieu,  toujours  dehors ,  passant  les  nuits  en  vacarme,  les 
jours  en  sommeil,  et  finissant  la  vie  en  débauche  ;  car,  par 
malheur,  il  est  rare  que  l'on  s'en  puisse  préserver  toujours 
dans  un  pareil  état.  Elle  me  retint  donc  au  travail  des  bois, 
et  tout  fut  dit.  Je  n'ai  jamais  regretté  mon  talent  tant  qu'elle 
a  vécu.  Pour  moi,  je  te  l'ai  dit,  l'amour  était  la  plus  belle 
des  musiques. 

»  Resté  veuf  de  bonne  heure  et  chargé  de  deux  jeunes  en- 
fants ,  je  me  suis  donné  tout  à  eux  ;  mais  mon  savoir  s'y  est 
,  bien  rouillé,  et  mes  doigts  sont  devenus  crochus,  à  manier 
toujours  la  serpe  et  la  cognée.  Aussi,  je  te  confesse,  Tien- 
net,  que  si  mes  deux  enfants  étaient  établis  heureusement 
et  selon  leur  C/œur,  je  quitterais  cette  tâche  pesante  de  lever 
le  fer  et  de  fendre  le  bois,  et  m'en  irais,  content  et  rajeuni, 
vivre  à  ma  guise  et  chercher  la  causerie  des  anges  jusqu'à 


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LES  MAITRES  SONNEURS  261 

ce  que  la  vieillesse  me  ramenât  engourdi  et  rassasié  au 
foyer  de  ma  famille. 

«Et  puis,  je  me  lasse  de  couper  des  arbres.  Sais-tu,  Tien- 
net,  que  je  les  aime,  ces  beaux  vieux  compagnons  de  ma 
vie,  qui  m'ont  raconté  tant  de  choses  dans  les  bruits  de 
leurs  feuillages  et  les  craquements  de  leurs  branches  !  Et 
moi,  plus  malsain  que  le  feu  du  ciel,  je  les  en  ai  remerciés 
en  le«r  plantant  la  hache  dans  le  cœur  et  en  les  couchant 
à  mes  pieds,  comme  autant  de  cadavres  mis  en  pièces  ! 
Ne  ris  pas  de  moi,  je  n'ai  jamais  vu  tomber  un  vieux  chêne, 
ou  seulement  un  jeune  saule,  sans  trembler  de  pitié  ou  ëe 
crainte,  comme  un  assassin  des  œuvres  du  bon  Dieu,  Il  me 
tarde  de  me  promener  sous  des  ombrages  qui  ne  me  re- 
pousseront plus  comme  un  ingrat^  et  qui  me  diront  enfin 
des  secrets  dont  je  n'étais  pas  digne.  » 

Le  grand  bûcheux,  qui  s'était  passionné  à  parler,  resta 
pensif  un  moment,  et  moi  aussi,  étonné  de  ne  point  le  trou- 
ver aussi  fou  que  tout  autre  m'eût  semblé  en  sa  place,  soit 
qu'il  sût  me  rendre  ses  idées,  soit  que  j'eusse  moi-même  la 
tête  montée  d'une  certaine  façon. 

—  Tu  penses  sans  doute,  reprit-il,  que  nous  voilà  bien 
loin  de  Joseph;  mais  tu  te  trompes;  nous  y  sommes  d'au- 
tant mieux,  et,  à  présent,  tu  comprendras  pourquoi  je  me 
suis  décidé,  après  un  peu  d'hésitation,  à  brusquer  les  pei- 
nes de  ce  pauvre  enfant.  Je  me  suis  dit,  et  j'ai  vu,  à  la  tour- 
nure que  prenait  son  chagrin,  qu'il  ne  pourrait  jamais  ren- 
dre une  femme  heureuse,  et  que,  partant,  il  ne  serait  jamais 
heureux  lui-même  avec  une  femme,  è  moins  qu'elle  ne  fût 
remplie  d'orgueil  à  cause  de  lui.  Car  Joseph,  il  faut  bien  le 
reconnaître,  n'a  pas  tant  besoin  d'amitié  que  d'encourage- 
ment ou  de  louange.  Ce  qui  Ta  rendu  si  épris  de  Brulette, 
^*est  que,  de  bonne  heure ,  elle  l'a  écouté  et  excité  à  la  mu-  ' 
sique;  ce  qui  l'a  empêché  d'aimer  ma  fille  (car  son  retour 
vers  elle  n'a  été  que  du  dépit),  c'est-que  ma  fille  lui  deman- 
dait plus  d'attachement  que  de  savoir,  et  le  traitait  comme 
un  fils  plutôt  que.comme  un  homme  de  grand  talent. 

»  J'ose  dire,  à  présent,  que  j'ai  lu  dans  le  cœur  de  ce  gar- 
çon et  que  toute  son  idée  était  d'éblouir,  un  jour,  Brulette; 

lîi. 

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262'      '  LES  MAITRES  SONNEURS 

et  comme  Brulelte  élait  ternie  pour  la  reine  de  beauté  et  de 
fierté  de  son  endroit,  il  aurait,  grâce  à  elle,  làté  de  la  royauté 
tout  son  soûl  ;  mais  Brulette,  fanée  par  une  faute,  ou  tout 
au  moins  rabaissée  dans  Tapparence,  Brulette,  moquée  et 
critiquée,  n'était  plus  son  rêve.  Et  moi,  qui  connaissais  aussi 
le  cœur  de  mon  fils  Huriel,  je  savais  qu'il  ne  condamnerait 
pas  Brulette  sans  examen,  et  que  si  elle  n'avait  rien  fait  de 
condamnable,  il  Taimerait  et  la  soutiendrait  d'autant  mieux 
qu'elle  serait  plus  méconnue. 

»  Voilà  donc  ce  qui  m'a  décidé,  en  fin  de  compte,  à  com- 
battre l'amour  de  Joseph,  et  lui  conseiller  de  ne  plus  songer 
au  mariage.  Et  mêmement,  j'ai  tâché  de  lui  faire  entendre 
ce  dont  j'étais  quasiment  certain,  c'est  que  Brulette  lui  pré- 
férait mon  fils. 

»Il  a  paru  se  rendre  à  mes  raipns,  mais  c'était,  je  pense, 
pour  s'en  débarrasser;  car,  au  petit  jour,  hier  matin,  j'ai 
vu  qu'il  faisait  ses  dispositions  pour  s'en  aller.  Encore  qu'il 
se  crût  plus  fin  que  moi  et  comptât  pouvoir  déloger  par  sur- 
prise, je  me  suis  accrochée  lui,  jusqu'à  ce  que  perdant  pa- 
tience, il  m'ait  laissé  voir  le  fond  du  sac.  J*ai  connu  alors 
que  son  dépit  était  gros,  et  qu'il  était  décidé  à  courir  après 
Huriel  pour  lui  disputer  Brulette,  si  Brulette  lui  en  parais- 
sait valoir  la  peine.  Et  comme  il  n'était  pas,  pour  cela,  assuré 
du  dernier  point,  je  pensai  devoir  le  blâmer,  voire  me  mo- 
quer d'un  amour  comme  le  sien,  qui  n'était  que  jalousie  sans 
estime,  et  comme  qui  dirait  gourmandise  sans  appétit. 

dII  a  confessé  que  j'y  voyais  clair;  mais  il  est  parti  quand 
même,  et,  à  cela,  tu  reconnais  son  obstination.  Au  moment 
de  recevoir  la  maîtrise  de  son  art,  et  quand  le  rendez-vous 
était  pris  pour  un  concours  du  côté  d'Ausances,  il  a  tout 
quitté,  sauf  à  être  retardé  encore  longtemps,  disant  qu'il  se 
ferait  recevoir  de  gré  ou  de  force  en  son  pays.  Le  voyant  si 
bien  décidé  que,  pour  un  peu,  il  se  serait  emporté  contre 
moi,  j'ai  pris  le  parti  d^  venir  avec  lui,  craignant  quelque 
chose  de  mauvais  dans  son  premier  mouvement,  ou  quelque' 
nouveau  malheur  dans  celui  d'Huriel.  Nous  nous  sommes 
départis  l'un  de  l'autre,  seulement  à  une  demi-lieue  en  sus, 
au  bourg  de  Sarzay;  et  tandis  qu'il  prenait  le  chemin  de 

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LES  MAITRES  SONNEURS  203 

Nohant,  j'ai  pris  celui  qui  m'a  amené  ici ,  espérant  bien  y 
trouver  encore  Huriei  et  pouvoir  raisonner  avec  lui;  et  me 
disant,  d'ailleurs,  que  mes  jambes  me  porteraient  bien  en- 
core jusqu'à  Nohant,  ce  soir,  si  besoin  était. 

—  Par  bonheur,  vous  pourrez  vous  reposer  tranquillement 
cette  nuit,  dis-je  au  grand  bûcheux;  nous  aviserons  demain; 
mais  êtes-vous  donc  tourmenté  pour  tout  de  bon  de  la  ren- 
contre de  ces  deux  galants?  Joseph  n'a  jamais  été  querel- 
leux  à  ma  connaissance,  et  je  Tai  toujours  vu  se  taire  quand 
on  lui  montrait  les  dents. 

—  Oui,  oui,  répondit  le  père  Bastien,  tu  as  vu  cela  dans  le 
temps  qu'il  n'était  qu'un  enfant  maladif  et  défiant  de  sa 
force  ;  mais  il  n'y  a  pire  eau  que  celle  qui  dort,  et  il  n'est 
pas  toujours  sain  d'en  remuer  le  fond. 

—  Ne  voulez-vous  point  entrer  dans  votre  nouvelle  de- 
meurance  et  voir  votre  fille? 

—  Tu  m'as  dit  qu'elle  était  là  bien  tranquille;  je  n'en  suis 
donc  point  en  peine,  et  me  sens  plus  pressé  de  savoir  la  vé- 
rité sur  Brulette  ;  car,  enfin,  encore  que  mon  cœur  l'ait  dé- 
fendue ,  mon  raisonnement  me  dit  qu'il  faut  qu'il  y  ait  eu , 
en  sa  conduite,  quelque  petite  chose  qui  prête  au  blâme,  et 
j'en  dois  être  juge  avant  que  d'aller  plus  loin. 

J'allais  lui  raconter  ce  qui  s'était  passé  une  heure  aupara- 
vant, sous  mes  yeux,  entre  Huriei  et  ma  tante,  quand  Huriei 
lui-même  arriva  vers  nous,  dépêché  par  Brulette,  qui  crai- 
gnait la  gêne  occasionnée  à  Thérence  pour  le  dormir  de 
Chariot.  Le  père  et  le  fils  eurent  alors  une  explication  où 
Huriei ,  priant  son  père  de  ne  point  lui  faire  dire  un  secret 
où  il  avait  engagé  sa  parole,  et  dont  Brulette  même  ne  le 
savait  pas  instruit,  lui  jura,  sur  son  baptême,  que  Brulette 
était  digne  en  tout  d'être  bénie  par  lui. 

—  Venez  la  voir,  mon  cher  père,  ajouta-tr-il  ;  cela  vous  est 
bien  commode,  car,  en  ce  moment,  on  danse  dehors,  et 
vous  n'avez  pas  besoin  d'être  invité  pour  vous  trouver  là.  A 
la  manière  dont  elle  vous  embrassera,  vous  verrez  bien  que 
jamais  fille  plus  aimable  et  plus  mignonne  ne  fut  plus 
saine  de  sa  conscience. 

—  Je  n'en  doute  plus,  mon  fils,  et  j'irai  seulement  pour  te 

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«I  ^  LES  MAITRES  SONNEURS 

contenter,  ainsi  que  pour  le  plaisir  de  lavoir;  mais  demeu- 
rons encore  un  peu,  car  je  te  veux  parler  de  Joseph. 

Je  pensai  devoir  les  laisser  s'en  expliquer  ensemble,  et  aller 
avertir  ma  tante  de  l'arrivée  du  grand  bûcheux,  sachant  bien 
qu'elle  lui  ferait  bon  accueil  et  ne  le  laisserait  point  dehors. 
Mais  je  ne  trouvai  au  logis  que  Brulette  toute  seule.  Toute  la 
noce,  avec  la  musique  en  tête,  avait  été  porter  la  rôtie  aux 
nouveaux  mariés,  lesquels  s'étaient  retirés  en  une  maison 
voisine,  car  il  était  environ  les  onze  heures  du  soir.  C'est 
une  ancienne  coutume,  que  je  n'ai  jamais  trouvée  bien 
honnête,  d'aller  ainsi  troubler,  par  une  visite  et  des  chan- 
sons de  joyeuseté,  la  première  honte  d'une  jeune  mariée; 
et,  encore  que  les  autres  'jeunes  filles  s'y  fussent  rendues 
avec  ou  sans  malice,  Brulette  avait  eu  la  décence  de  ne  bou- 
ger du  coin  du  feu,  où  je  la  vis  assise,  comme  surveillant 
un  reste  de  cuisine,  mais  prenant  un  peu  de  repos  dont  elle 
avait  besoin.  Et,  comme  elle  me  paraissait  assoupie,  je  ne  la 
voulus  point  déranger,  ni  lui  ôter  la  bonne  surprise  du  ré- 
veil que  lui  ferait  le  grand  bûcheux. 

Bien  las  moi-même,  je  m'assis  contre  une  table,  où  j'al- 
longeai les  deux  bras  et  la  tête  dessus,  comme  [on  se  met 
quand  on  veut  se  refaire  d'une  ou  deux  minutes  de  som- 
meil; mais  je  pensai  à  Thérence  et  ne  dormis  point.  Seule- 
ment j'eus,  pour  un  moment  bien  court,  les  idées  embrouil- 
lées, lorsque,  à  un  petit  bruit,  j'ouvris  les  yeux  sans  lever  la 
tête,  et  je  vis  qu'un  homme  était  entré  et  s'approchait  de  la 
cheminée. 

Encore  qu*on  eût  emporté  toutes  les  chandelles  pour  la 
visite  aux  nouveaux  mariés,  le  feu  de  fagots,  qui  flambait, 
envoyait  assez  de  clarté  dans  la  chambre  pour  me  laisser 
reconnaître  bien  vite  celui  qui  était  là.  C'était  Joseph,  lequel, 
sans  doute,  avait  rencontré  sur  le  chemin  de  Nohant  quel- 
ques noceux  qui,  lui  apprenant  où  nous  étions,  l'avait  porté 
è  revenir  sur  ses  pas.  Il  était  tout  poudreux  de  son  voyage 
et  portait  son  paquet  au  bout  d'un  bâton,  qu'il  jeta  en  un 
coin,  et  resta  planté,  comme  une  pierre  levée,  à  regarder 
Brulette  endormie,  sans  faire  attention  à  moi. 

Depuis  uii  an  que  je  ne  l'avais  vu,  il  s'était  fait  en  lui  au- 

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LES  MAltRES  SONNEURS  265 

tant  de  changement  que  dans  Tbérence.La  santé  lui  étant 
venue  plus  belle  qu'il  ne  l'avait  jamais  eue,  on  pouvait  dire 
qu'il  était  joli  homme  et  que  sa  figure  carrée  et  son  corps  sec 
marquaient  plus  de  muscles  que  de  maigreur.  II  était  jaune 
de  ligure,  autant  comme  porté  à  la  bile  que  comme  recuit 
par  le  hâle,  et  ce  teint  obscur  allait  bien  avec  ses  grands 
yeux  clairs  et  ses  longs  *cheveux  plats.  C'était  bien  toujours 
la  même  physionomie  triste  et  songeuse  ;  mais  il  s'y  était 
mêlé  quelque  chose  de  décidé  et  de  hardi  qui  montrait  enfin 
le  rude  vouloir  si  longtemps  caché  au  dedans. 

Je  ne  bougeai,  voulant  savoir  de  quelle  façon  il  aborderait 
Brulette  et  ce  qu'on  pouvait  augurer  de  sa  prochaine  ren- 
contre avec  Huriel.  Sans  doute  il  étudiait  la  figure  de  Bru- 
lette et  y  cherchait  la  vérité,  et  peut-être  que  sous  ses  yeux, 
clos  par  un  léger  somme,  il  reconnut  la  paix  du  cœur;  car 
la  fillette  était  bien  jolie,  vue  comme  cela  au  feu  de  l'âtre. 
Elle  avait  encore  le  teint  animé  de  plaisir,  la  bouche  sou- 
riante de  contentement,  et  les  fines  soies  de  ses  yeux  abais- 
sés envoyaient  sur  ses  joues  une  ombre  très-douce,  qui  sem- 
blait cligner  en  dessous,  comme  ces  regards  fripons  que  les 
jeunes  filles  détournent  pour  mieux  voir.  Mais  elle  dormait 
pour  tout  de  bon,  et,  rêvant  sans  doute  d'Huriel»  ne  songeait 
pas  plus  à  amorcer  Joseph  qu'à  le  repousser. 

Je  vis  qu'il  la  trouvait  si  belle  que  son  dépit  ne  tenait  plus 
qu'à  un  fil,  car  il  se  baissa  vers  elle,  et,  avec  une  résolution 
dont  je  ne  l'aurais  jamais  cru  doué,  il  approcha  sa  bouche 
tout  près  de  la  sienne  et  l'eût  touchée,  si,  par  je  ne  sais 
quelle  bisque  qui  me  vint,  je  n'eusse  toussé  fortement  pour 
arrêter  le  baiser  au  passage. 

Brulette  s'éveilla  en  sursaut;  je  fis  comme  si  pareille  chose 
m'arrivait,  et  Joseph  se  trouva  un  peu  sot  entre  nous  deux 
qui  lui  demandions  ses  portements,  sans  qu'il  y  eût  appa- 
rence de  confusion  dans  Brulette  ni  de  malice  dans  moi. 


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265  LES  MAITRES  SONNEURS 


Y^ing-tp-clmiaiéiiie  Tclllee. 


Joseph  se  remit  très-vite,  et,  reprenant  son  courage, 
comme  s'il  n'en  eût  point  voulu  garder  le  démenti  :  —  Je 
suis  aise  de  vous  trouver  céans,  dit- il  à  Brulette,  et,  après 
un  an  écoulé  sans  nous  voir ,  ne  voulez-vous  plus  embrasser 
votre  ancien  ami?  Il  s'approcha  encore;  mais  elle  se  re- 
cula, étonnée  de  son  air  singulier,  et  lui  répondit  :  —  Non, 
Joset,  je  n  ai  point  coutume  d'embrasser  aucun  garçon, 
quelque  ami  ancien  qu'il  me  soit  et  quelque  plaisir  que  j'aie 
à  le  saluer. 

—  Vous  êtes  devenue  bien  farouche!  reprit-il  d'un  aiç  de 
moquerie  et  de  colère.  » 

—  Je  ne  sache  pas,  Joset,  dit-elle,  avoir  jamais  été  fa- 
rouche hors  de  propos  avec  vous.  Vous  ne  m'avez  point  mise 
dans  le  cas  de  l'être  ;  et  comme  vous  ne  m'avez  jamais  de- 
mandé de  me  familiariser  avec  vous,  je  n'ai  pas  eu  la  peine 
de  me  défendre  de  vos  embrassades.  Qu'est-ce  qu'il  y  a 
donc  de  changé  entre  nous,  pour  que  vous  me  réclamiez  ce 
qui  n'est  jamais  entré  dans  nos  amitiés? 

—  Voilà  bien  des  paroles  et  des  grimaces  pour  un  baiser  1 
dit  Joseph,  se  montant  peu  à  peu.  Si  je  ne  vous  ai  jamais 
réclamé  ce  dont  vous  étiez  si  peu  avare  avec  les  autres,  c'est 
que  j'étais  un  enfant  très-sot.  J'aurais  cru  que  vous  me  re- 
cevriez mieux,  à  présent  que  je  ne  suis  plus  si  niais  et  si 
craintif. 

—  Qu'est-ce  qu'il  a  donc?  me  dit  Brulette  étonnée  et 
mômement  effrayée,  en  se  rapprochant  de  moi.  Est-ce  lui, 
ou  quelqu'un  qui  lui  ressemble  ?  J'ai  cru  reconnaître  notre 
Joset  ;  mais,  à  présent,  ce  n'est  plus  ni  sa  parole,  ni  sa  figure, 
ni  son  amitié. 

—  En  quoi  vous  ai-je  manqué,  Brulette?  reprit  Joseph,  un 
peu  démonté  et  déjà  repentant,  au  souvenir  du  passé.  Est- 
ce  parce  que  j'ai  le  courage  qui  me  manquait  pour  vous  dire 
que  vous  êtes,  pour  moi ,  la  plus  belle  du  monde,  et  que  j'ai 


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LES  MAITRES  SONNEURS  267 

toujours  souhaité  vos  bonnes  grâces?  Il  n*y  a  point  là  d'of- 
fense, et  je  n'en  suis  peut-être  pas  plus  indigne  que  bien 
d'autres  soufferts  autour  de  vous? 

Disant  cela  avec  un  retour  de  dépit,  il  me  regarda  en  face, 
et  je  vis  qu'il  souhaitait  chercher  querelle  au  premier  qui 
s'y  voudrait  prêter.  Je  ne  demandais  pas  mieux  que  d'essuyer 
son  premier  feu.  —  Joseph,  lui  dis- je,  Brulette  a  raison  de 
te  trouver  changé.  Il  n'y  a  rien  là  d'étonnant.  On  sait  com- 
ment on  se  quitte  et  non  comment  on  se  retrouvera.  Ne  sois 
donc  pas  surpris  si  tu  trouves  en  moi  aussi  un  petit  chan- 
gement. J'ai  toujours  été  doux  et  patient,  te  soutenant  en 
toute  rencontre  et  te  consolant  dans  tes  ennuis;  mais  si  tu 
es  devenu  plus  injuste  que  par  le  passé,  je.suis  devenu  plus 
chatouilleux,  et  je  trouve  mauvais  que  tu  dises  devant  moi 
à  ma  cousine  qu'elle  est  prodigue  de  baisers  et  qu'elle 
souffre  trop  de  gens  autour  d'elle. 

Joseph  me  regarda  d'un  œil  méprisant,  et  prit  vérita- 
blement un  air  de  diable  emmalicé  pour  me  rire  à  la  figure. 
Et  puis  il  dit,  en  croisant  ses  bras,  et  me  toisant  comme  s'il 
eût  voulu  prendre  ma  mesure  : 

—  Ah  vraiment,  Tiennet?  C'est  donc  toi?  Eh  bien,  je 
m'en  étais  toujours  douté ,  à  l'amitié  que  tu  me  marquais 
pour  m'endormir. 

—  Qu'est-ce  que  vous  ditendez  par  là,  Joset?  dit  Brulette 
offensée,  et  pensant  qu'il  eût  perdu  l'esprit.  Où  avez-vous 
pris  le  droit  de  me  blâmer,  et  comment  vous  passe-t-il  par 
la  tête  de  chercher  à  voir  quelque  chose  de  mal  ou  de  ri- 
dicule entre  mon  cousin  et  moi?  Êtes-vous  donc  pris  de  vin 
ou  de  fièvre,  que  vous  oubliez  le  respect  que  vous  me  devez, 
et  l'attachement  que  je  croyais  mériter  de  vous? 

Joseph  fut  battu  de  l'oiseau,  et  prenant  la  main  de  Bru- 
lette dans  la  sienne,  il  lui  dit  avec  des  yeux  remplis  de 
larmes  : 

—  J'ai  tort,  Brulette  ;  oui,  j'ai  été  un  peu  secoué  par  la  fa- 
tigue et.par  l'impatience  d'arriver;  mais  je*  n'ai  pour  vous 
que  de  l'empressement,  et  vous  ne  devez  pas  le  prendre  en 
mauvaise  part.  Je  sais  très-bien  que  vos  manières  sont  re- 
tenues et  que  vous  voulez  soumission  de  tout  le  monde. 


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268  LES  MAITRES  SONNEURS 

C'est  le  droit  de  votre  beauté,  qui  n'a  fait  que  gagner  au  lieu 
de  se  perdre  ;  mais  convenez  que  vous  aimez  toujours  le 
plaisir,  et  qu'à  la  danse  on  s'embrasse  beaucoup.  Cest  la 
coutume,  et  je  la  trouverai  bonne  quand  j'en  pourrai  pro- 
fiter à  mon  tour.  Il  faut  que  cela  soit,  car  je  sais  danser,  à 
présent,  tout  comme  un  autre,  et,  pour  la  première  fois  de 
ma  vie,  je  vas  danser  avec  vous.  J'entends  revenir  les  mu- 
settes. Venez,  et  vous  verrez  que  je  ne  bouderai  plus  contre 
le  plaisir  d'être  au  nombre  de  vos  serviteurs. 

—  Joset,  répondit  Brulette,  que  ce  discours  ne  contenta 
qu'à  demi,  vous  vous  trompez  si  vous  pensez  que  j'ai  encore 
des  serviteurs.  J'ai  pu  être  coquette,  c'était  mon  goût,  et  je 
n'ai  pas  de  compte  à  rendre  de  moi  ;  mais  j'avais  aussi  le 
droit  et  le  goût  de  changer.  Je  ne  danse  donc  plus  avec  tout 
le  monde,  et,  ce  soir,  je  ne  danserai  pas  davantage. 

—  J'aurais  cru,  dit  Joseph  piqué,  que  je  n'étais  pas  tout  le 
monde  pour  l'ancienne  camarade  avec  qui  j'ai  communié 
et  vécu  sous  le  même  toit  I 

La  musique  et  les  noceux,  qui  arrivaient  à  grand  bruit, 
lui  coupèrent  la  parole,  et  Huriel  entrant,  tout  animé,  sans 
faire  la  moindre  attention  à  Joseph,  prit  Brulette  dans  ses 
bras,  l'enleva  comme  une  paille  et  la  conduisit  à  son  père  qui 
était  dehors,  et  qui  l'embrassa  bien  joyeusement,  au  grand 
crève-cœur  de  Joseph  qui  la  suivait,  et  qui,  serrant  les  poings, 
la  voyait  faire  à  ce  vieux  les  amitiés  d'une  fille  à  son 
père. 

Me  coulant  alors  à  l'oreille  du  grand  bûcheux,  je  lui  fis 
observer  que  Joseph  était  là,  et,  le  prévenant  de  sa  mauvaise 
humeur,  je  lui  dis  qu'il  serait  à  propote  qu'il  emmenât 
Huriel,  tandis  que  je  déciderais  bien  aisément  Brulette  à  se 
retirer  "aussi.  Par  ce  moyen,  Joseph,  qui  n'était  pas  de  la 
noce  et  que  ma  tante  ne  retiendrait  point,  serait  bien  obligé 
d'aller  coucher  à  Nohant  ou  dans  quelque  autre  maison  du 
Chassin.  Le  grand  bûcheux  fut  de  mon  avis,  et  faisant  sem- 
blant de  ne  point  voir  Joseph,  qui  se  tenait  à  l'écart,  il  se 
consulta  avec  Huriel,  tandis  que  Brulette  s'en  alla  voir 
dans  quel  endroit  de  la  maison  elle  pourrait  passer  la 
nuit. 


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LE"S  MAITRES  SONNEURS  2fî9 

Mais  ma  lante,  qui  s'était  vantée  de  nous  héberger,  n'avait 
pas  compté  qu'elle  prendrait  fantaisie  de  se  coucher  avant 
les  trois  ou  quatre  heures  du  matin.  Les  garçons  ne  se  cou- 
chent môme  point  du  tout  la  première  nuit  des  noces,  et 
font  de  leur  mieux  pour  que  la  danse  ne  périsse  point  trois 
jours  et  trois  nuits  durant.  Si  l'un  d'eux  se  sent  trop  fati- 
gué, il  s'en  va  au  foin  faire  un  somme.  Quant  aux  tilles  et 
femmes,  elles  se  retirent  toutes  en  une  même  chambre; 
mais  ce  ne  sont  guère  que  les  vieilles  et  les  laides  qui  lâ- 
chent ainsi  la  compagnie. 

Aussi ,  quand  Brulette  monta  en  la  chambre  oîi  elle  comp- 
tait trouver  place  auprès  de  quelque  parente,  elle  tomba  dans 
toute  une  ronflerie  qui  ne  lui  donna  pas  seulement  un  coin 
grand  comme  la  main,  et  celles  qu'elle  réveilla  lui  dirent  de 
revenir  au  jour,  quand  elles  iraient  reprendre  le  service  de 
la  table.  Elle  redescendit  pour  nous  dire  son  embarras,  car 
elle  s'y  était  prise  trop  tard  pour  s'arranger  avec  les  voi- 
sines, il  n'y  avait  pas  seulement  une  chaise  en  une  chambre 
fermée,  oîi  oWe  pût  passer  la  nuit. 

—  Alors,  dit  le  grand  bûcheux,  il  faut  vous  en  aller  dor- 
mir avec  Thérence.  Mon  garçon  et  moi  passerons  le  temps 
ici  et  personne  n'y  pourra  trouver  à  redire. 

J'avisai  que,  pour  ôler  tout  prétexte  à  la  jalousie  de  Jo- 
seph, il  était  aisé  à  Brulette  de  s*^chapper  avec  moi  sans 
rien  dire,  et  le  grand  bûcheux  allant  à  lui  et  l'occupant  par 
ses  questions,  j'emmenai  ma  cousine  au  vieux  château,  en  * 
sortant  par  le  jardin  de  ma  tante. 

Quand  je  revins ,  je  trouvai  le  grand  bûcheux,  Joseph  et 
Huriel  attablés  ensemble.  Ils  m'appelèrent,  et  je  me  mis  à 
souper  avec  eux,  me  prêtant  à  manger,  boire,  causer  et 
chanter  pour  éviter  l'éclat  du  dépit  qui  aurait  pu  s'amas- 
ser dans  les  discours  dont  Brulette  aurait  été  le  sujet.  Joseph, 
nous  voyant  ligués  pour  le  forcer  à  faire  bonne  contenance, 
se  posséda  très-bien  d*abord,  et  montra  même  de  la  gaieté  ; 
mais,  malgré  lui,  il  mordit  bientôt  en  caressant,  et  on  sen- 
tait qu'à  tout  propos  joyeux  il  avait  un  aiguillon  au  bout 
de  la  langue ,  ce  qui  l'empêchait  d'y  aller  franchement. 

Le  grand  bûcheux  eût  souhaité  endormir  son  fiel  par  un 

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•270  LES  MAITRES  SONNEURS 

peu  de  vin,  et  je  crois  que  Joseph  s'y  serait  prêlé  de  bon 
cœur  pour  s'oublier  lui-même  ;  mais  jamais  le  vin  n'avait 
eu  de  prise  sur  lui,  et,  moins  que  jamais,  ii  en  ressentit  le 
bon  secours.  Il  but  quatre  fois  comme  nous  autres,  qui 
n'avions  pas  de  raisons  pour  vouloir  enterrer  nos  entende- 
ments, et  il  n'en  eut  que  les  idées  plus  claires  et  la  parole 
plus  nette. 

Enfin,  à  une  méchanceté  un  peu  trop  forte  qui  lui  vint, 
sur  la  finesse  des  femmes  et  la  traîtrise  des  amis,  Huriel, 
frappant  du  poing  sur  la  table  et  prenant  dans  ses  mains 
le  bras  de  son  père,  qui  depuis  longtemps  le  poussait  du 
coude  pouf  le  rappeler  à  la  patience  : 

—  Non,  mon  père,  dit-il,  pardonnez-moi,  mais  je  n'en 
puis  endurer  davantage,  et  il  vaut  mieux  s'expliquer  ouver- 
tement quand  on  y  est.  Que  ce  soit  demain,  ou  dans  une 
semaine,  ou  dans  ime  année,  je  sais  que  Joseph  aura  la 
dent  aussi  pointue  qu'à  cette  heure,  et  si  j'ai  l'oreille  fermée 
jusque-là,  il  faudra  bien  toujours  qu'elle  finisse  par  s'ouvrir 
aux  reproches  et  aux  injustices.  Voyons,,  Joseph,  il  y  a  une 
bonne  heure  que  je  comprends,  et  tu  as  dépensé  beaucoup 
d'esprit  de  trop.  Parle  chrétien,  j'écoute.  Dis  ce  que  tu  as 
sur  le  cœur,  le  pourquoi  et  le  comment.  Je  te  répondrai  de 
même. 

—  Allons,  soiti  expliquez- vous ,  dit  le  grand  bûcheux, 
en  renversant  son  verre  et  prenant  son  parti  comme  il  sa- 
vait le  faire  à  l'occasion  :  on  ne  boira  plus,  si  ce  n'est  pour 
trinquer  de  franche  amitié,  car  il  ne  faut  pas  mêler  le  ve- 
nin du  diable  au  vin  du  bon  Dieu. 

—  Vous  m'étonnez  beaucoup  tous  les  deux,  dit  Joseph, 
qui  devint  jaune  jusque  dans  le  blanc  de  l'œil,  et  qui  ce- 
pendant continua  de  rire  mauvaisement.  A  qui  diantre  en 
avez-vous,  et  pourquoi  vous  grattez-vous  quand  nulle  mou- 
che ne  vous  pique?  Je  n'ai  rien  contre  personne;  seulement 
je  suis  en  humeur  de  me  moquer  de  tout,  et  je  ne  pense 
pas  que  vous  m'en  puissiez  ôter  l'envie. 

—  Peut-être  1  dit  Huriel,  dépité  à  son  tour. 

—  Essayez-y  donci  reprit  Joseph  toujours  ricanant, 

—  Assez  I  dit  le  grand  bûcheux,  frappant  sur  la  table 


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LES  MAITRES  SONNEURS  271 

avec  sa  grosse  main  noueuse.  Taisez- vous  Tun  et  l'autre,  et 
puisqu'il  n'y  a  pas  de  franchise  chez  toi,, Joseph,  j'en  aurai 
pour  deux.  Tu  as  méconnu  dans  ton  cœur  la  femme  que  lu 
voulais  aimer  ;  c'est  un  tort  que  le  bon  Dieu  peut  te  par- 
donner, car  il  ne  dépend  pas  toujours  d'un  homme  d'être 
confiant  ou  méfiant  dans  ses  amitiés;  mais  c'est,  à  tout  le 
moins,  un  malheur  qui  ne  se  répare  guère.  Tu  es  tombé 
dans  ce  malheur,  il  faut  t'y  accoutumer  et  t'y  soumettre. 

—  Pourquoi  donc  ça,  mon  maître?  dit  Joseph,  se  redres- 
sant comme  un  chat  sauvage.  Qu'est-ce  qui  s'est  chargé  de 
dire  mon  tort  à  celle  qui  n'en  avait  pas  eu  connaissance  et 
qui  n'a  rien  eu  à  on  souffrir  ? 

—  Personne  I  répondit  Huriel.  Je  ne  suis  pas  un  lâche. 

—  Alors,  qui  s'en  chargera?  reprit  Joseph. 

—  Toi-même,  dit  le  grand  bûcheux. 

—  Et  qui  m'y  obligera? 

—  La  conscience  de  ton  propre  amour  pour  elle.  Un 
doute  ne  va  jamais  seul,  et  si  tu  es  guéri  du  premier,  il 
t'en  viendra  un  second  qui  te  sortira  des  lèvres  aux  pre- 
miers mots  que  tu  lui  voudras  dire. 

—  M'est  avis,  Joseph,  dis-je  à  mon  tour,  que  c'est  déjà 
fait,  et  que  tu  as  offensé,  ce  soir,  la  personne  que  tu  veux 
disputer. 

—  C'est  possible,  répondit-il  fièrement;  mais  cela  ne 
regarde  qu'elle  et  moi.  Si  je  veux  qu'elle  en  revienne,  qui 
vous  dit  qu'elle  n'en  reviendra  pas?  Je  me  rappelle  une 
chanson  de  mon  maître  dont  la  musique  est  belle  et  les 
paroles  vraies: 

On  donne  à  qui  demande. 

Eh  bien,  marchez,  Huriel  i  Demandez  en  paroles,  moi  je 
demanderai  en  musique,  et  nous  verrons  si  on  est  trop  en- 
gagé avec  vous  pour  ne  pas  se  retourner  de  mon  côté. 
Voyons,  allez-y  franchement,  vous  qui  me  reprochez  d'y 
aller  de  travers!  Nous  voilà  à  deux  de  jeu,  nous  n'avons  pas 
besoin  de  nous  déguiser.  Une  belle  maison  n'a  pas  qu'une 
porte,  et  nous  frapperons  chacun  à  la  nôtre. 

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272  LES  MAITRES  SONNEURS 

—  Je  le  veux  bien,  répondit  Huriel;  mais  vous  ferez  at- 
tention à  une  chose,  c*est  que  je  ne  veux  plus  de  reproches, 
ni  sérieux,  ni  moqueurs.  Si  j'oublie  ceux  que  j'aurais  à  vous 

,  faire,  ma  douceur  nMra  pas  jusqu'à  souffrir  ceux  que  je  ne 
mérite  pas. 

—  Je  veux  savoir  ce  que  vous  me  reprochez  1  fit  Joseph, 
à  qui  le  trouble  de  sa  bile  ôtait  la  souvenance. 

—  Je  vous  défends  de  le  demander,  et  je  vous  commande 
de  vous  en  aviser  vous-même,  répondit  le  grand  bûcheux. 
Quand  vous  échangeriez  quelque  mauvais  coup  avec  mon 
fils,  vous  n'en  seriez  pas  plus  blanc  pour  cela,  et  vous  n'au- 
riez pas  sujet  d'être  bien  fier,  si  je  vous  retirais  le  pardon 
que,  sans  rien  dire,  mon  cœur  vous  a  accordé  I 

—  Mon  maître,  s'écria  Joseph,  très-échauffé  d'émotion,  si 
vous  avez  cru  avoir  quelque  pardon  à  me  faire,  je  vous  en 
remercie  ;  mai§,  dans  mon  idée,  je  ne  vous  ai  pas  fait  d'of- 
fense. Je  n'ai  jamais  songé  à  vous  tromper,  et  si  votre  fille 
avait  voulu  dire  oui,  je  n'aurais  pas  reculé  devant  mon 
offre;  c'est  une  fille  sans  pareille  pour  la  raison  et  la  droi- 
ture; je  l'aurais  ainAée,  mal  ou  bien,  mais  sincèrement  et 
sans  trahison.  Elle  m'eût  peut-être  sauvé  de  bien  des  torts 
et  de  bien  des  peines  I  mais  elle  ne  m'en  a  pas  trouvé  di- 
gne. Or  donc,  je  suis  libre,  è  cette  heure,  de  rechercher  qui 
me  plaît,  et  je  trouve  que  celui  qui  avait  ma  confiance  et 
me  promettait  son  secours  s'est  bien  dépêché  de  profiter 
d'un  moment  de  dépit  pour  me  vouloir  supplanter. 

—  Ce  moment  de  dépit  a  duré  un  mois,  Joseph,  répondit 
Huriel,  soyez  donc  juste  I  Un  mois,  pendant  lequel  vous  avez, 
par  trois  fois,  demandé  ma  sœur.  Je  devais  <ionc  penser 
que  vous  en  faisiez  une  dérision,  et,  pour  vous  justifier 
d'une  pareille  insulte  auprès  de  moi,  il  faut  que  vous  me 
blanchissiez  de  tout  blâme.  J*ai  cru  à  votre  parole,  voilà 
tout  mon  tort:  ne  me  donnez  point  à  croire  que  c'en  soit 
un  dont  je  me  doive  repentir. 

Joseph  garda  le  silence  ;  puis,  se  levant  :  —  Oui,  vous  avez 
raison  dans  le  raisonnement,  dit-il.  Vous  y  êtes  tous  deux 
plus  forts  que  moi,  et  j'ai  parlé  et  agi  comme  un  homme  qui 
ne  sait  pas  bien  ce  qu'il  veut;  mais  vous  êtes  plus  fous  que 

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LES  MAITRES  SONNEURS  273 

moi  si  vous  ne  savez  pas  que,  sans  être  fou,  on  peut  vouloir 
deux  choses  contraires.  Laissez-moi  pour  ce  que  je  suis,  et 
je  vous  laisserai  pour  ce  que  vous  voudrez  être.  Si  vous  êtes 
un  cœur  franc,  Huriel,  je  ie  connaîtrai  bientôt,  et,  si  vous 
gagnez  la  partie  de  bon  jeu,  je  vous  rendrai  justice  et  me 
retirerai  sans  rancune. 

—  A  quoi  connaîtrez-vous  mon  cœur  franc,  si  vous 
n'avez  pas  encore  été  capable  de  le  juger  et  de  m'en  tenir 
compte? 

—  A  ce  que  vous  direz  de  moi  à  Brulette,  répondit  Jo- 
seph. Il  vous  est  commode  de  l'indisposer  contre  moi^  et  je 
ne  peux  pas  vous  rendre  la  pareille. 

—  Attends  !  dis-je  à  Joseph.  N'accuse  personne  injuste- 
ment. Thérence  a  déjà  dit  à  Brulette  que  tu  l'avais  deman- 
dée en  mariage  il  n'y  a  pas  quinze  jours. 

—  Mais  il  n*a  pas  été  dit  et  il  ne  sera  pas  dit  autre  chose, 
ajouta  Huriel.  Joseph,  nous  sommes  meilleurs  'que  tu  ne 
crois.  Nous  ne  voulons  pas  t'ôter  l'amitié  de  Brulette. 

Cette  parole  toucha  Joseph,  et  il  avança  la  main  comme 
pour  prendre  celle  d'Huriel  ;  mais  son  bon  mouvement  de- 
meura en  route,  et  il  s'en  alla,  sans  dire  un  mot  de  plus  à 
personne. 

:— C'est  un  cœur  bien  dur  I  s'écria  Huriel,  qui  était  trop 
bon  pour  ne  pas  souffrir  de  ces  airs  d'ingratitude. 

—  Non  !  c'est  un  cœur  malheureux,  lui  répondit  son  père. 
Frappé  de  cette  parole,  je  suivis  Joseph  pour  le  gronder 

ou  le  consoler,  car  il  me  semblait  qu'il  emportait  la  mort 
dans  ses  yeux.  J'étais  aussi  mal  content  de  lui  qu'Huriel, 
mais  l'habitude  que  j'avais  eue  de  le  plaindre  et  de  le  sou- 
tenir, m'emportait  vers  lui  quand  même. 

Il  marchait  si  vite  sur  le  chemin  de  Nohant,  que  je  l'eus 
bientôt  perdu  de  vue;  mais  il  s'arrêta  au  bord  du  Lajon, 
qui  est  un  petit  étang  sur  une  brande  déserte.  L'endroit  est 
triste*  et  n'a,  pour  tout  ombrage,  que  quelques  mauvais 
arbres  mal  nourris  en  terre  maigre  ;  mais  le  marécage  foi- 
sonne de  plantes  sauvages,  et,  comme  c'était  le  moment  de 
la  pousse  du  plateau  blanc  et  de  mille  sortes  d'herbages  de 
marais,  il  y  sentait  bon  comme  en  une  chapelle  fleurie. 

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274  LES  MAITRES  SONNEURS 

Joseph  s'était  jeté  dans  les  roseaux,  et,  ne  se  sachant  pas 
suivi,  se  croyant  seul  et  caché,  il  gémissait  et  grondait  en 
même  temps,  comme  un  loup  blessé.  Je  rappelai,  seulement 
pour  l'avertir,  car  je  pensais  bien  qu'il  ne  me  voudrait  pas 
répondre,  et  j'allai  droit  à  lui. 

—  Ça  n'est  pas  tout  ça ,  lui  dis-je,  il  faut  s'écouter,  et  les 
pleurs  ne  sont  pas  des  raisons. 

—  Je  ne  pleure  pas,  Tiennet,  me  répondit-il  d'une  voix 
assurée.  Je  ne  suis  ni  si  faible  ni  si  heureux  que  de  me 
pouvoir  soulager  de  cette  manière-là.  C'est  tout  au  plus  si, 
dans  les  pires  moments,  il  me  vient  une  pauvre  larme  hors 
des  yeux,  et  celle  qui  cherche  à  en  sortir,  à  cette  heure, 
n'est  pas  de  l'eau,  mais. du  fgu,  que  je  crois,  car  elle  me 
brûle  comme  un  charbon  ardent;  mais  ne  m'en  demande 
pas  la  cause;  je  ne  sais  pas  la  dire  ou  ne  veux  pas  la 
chercher.  Lé  temps  de  la  conflance  est  passé.  Je  suis  dans 
ma  force  et  ne  crois  plus  à  l'aide  des  autres.  C'était  de  la 
pitié;  je  n'en  ai  plus  besoin,  et  ne  veux  plus  compter  que 
sur  moi-même.  Merci  de  tes  bonnes  intentions.  Adieu. 
Laisse-moi. 

—  Mais  où  vas-tu  passer  la  nuit  ? 

—  Je  vas  voir  ma  mère. 

—  Il  est  bien  tard,  et  il  y  a  loin  d'ici  à  Saint-Chartier, 

—  N'importe!  dilril  en  se  levant.  Je  ne  saurais  rester  en 
place.  Nous  nous  re verrons  demain,  Tiennet, 

—  Oui,  chez  nous,  car  c'est  demain  que  nous  y  retour- 
nons. 

—  Ça  m'est  égal,  dit-il  encore.  Où  elle  sera,  je  saurai 
bien  la  retrouver,  votre  Brulette,  et  elle  n'a  peut-être  pas 
encore  dit  son  dernier  mot! 

Il  s'en  alla  d'un  air  très-résolu,  et,  voyant  que  sa  fierté  le 
soutenait,  je  renonçai  à  le  tranquilliser.  Je  comptai  que  la 
fatigue,  le  plaisir  de  voir  sa  mère  et  une  ou  deux  journées 
de  réflexion  le  ramèneraient  à  la  raison.  Je  projetai  donc 
de  conseiller  à  Brulette  de  rester  au  Chassin  jusqu'au  sur- 
lendemain, et,  revenant  vers  ce  village,  je  trouvai,  dans  le 
coin  d'un  pré  que  je  traversais  pour  m'abréger  le  retour, 


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LES  MAITRES  SONNEURS  275 

le  graud  bûcheux  et  son  fils  qui  faisaient,  comme  ils 
disaient,  leur  couverture  :  ce  qui  signifiait  qu'ils  s'arran- 
geaient pour  dormir  dans  l'herbe,  ne  voulant  pas  déranger 
les  deux  fillettes  au  vieux  château,  et  se  faisant  un  plaisir 
de  reposer  à  la  franche  étoile  en  cette  douce  saison  de 
printemps. 

Leur  idée  me  sembla"bonne,  et  le  gazon  frais  meilleur 
que  le  foin  écfiauffé,  en  quelque  grenier,  par  une  trentaine 
de  camarades.  Je  m'étendis  donc  à  leurs  côtés,  et,  regardant 
les  petits  nuages  blancs  dans  le  ciel  clair,  respirant  l'au- 
bépine, et  songeant  à  Thérence,  je  in'endormis  du  meilleur 
somme  que  j'eusse  jamais  fait. 

J'ai  toujours  été  franc  dymeur  et  m'en  suis  rarement 
tiré  de  moi-même  dans  ma  jeunesse.  Mes  deux  camarades 
de  lit,  ayant  beaucoup  marché  pour  venir  au  Chassin, 
laissèrent  aussi  lever  le  soleil,  et  s'éveillèrent  en  riant  de  se 
voir  devancer  par  lui,  ce  qui  ne  leur  arrivait  pas  souvent, 
fis  s'égayèrent  encore  davantage  en  regardant  comme  je 
m'y  prenais  pour  ne  pas  tomber  dans  la  ruelle,  en  ouvrant 
les  yeux  sans  savoir  où  j'étais. 

—  Or  rà,  dit  Huriel,  debout,  mon  garçon ,  ca»  nous  voilà 
en  retard.  Sais-tu  une  chose?  c'est  que  nous  sommes  aujour- 
d'hui au  dernier  jour  de  mai,  et  que  c'est  chez  nous  la  cou- 
tume d'attacher  le  bouquet  à  la  porte  de  sa  bonne  amie, 
quand  on  ne  s'est  pas  trouvé  à  même  de  le  faire  au  premier 
jour  du  mois.  Il  n'y  a  point  de  risque  qu'on  nous^ait  pré- 
venus, puisque,  d'une  part,  on  ne  sait  point  où  sont  logées 
ma  sœur  et  ta  cousine,  et  que,  de  l'autre,  on  ne  pratique 
pas  chez  vous  ce  bouquet  du  revenez-y.  Mais  nos  belles  sont 
peut-être  déjà  éveillées,  et  si  elles  sortent  de  leur  chambre 
avant  que  le  mai  soit  planté  à  l'huisserie,  elles  nous  traite- 
ront de  paresseux, 

—  Comme  cousin,  répondis-je  en  riant,  je  te  permets 
bien  de  planter  ton  mai,  et  comme  frère,  ta  permission 
serait  bonne  pour  le  mien;  mais  voilà  le  père  qui  n'entend 
peut-être,  pas  de  la  même  oreille  ? 

—  Si  faitl  dit  le  grand  bûcheux.  Ituriel  m'a  dit  quelque 

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276  LES  MAtTRES  SONNEURS 

chose  décela.  Essayer  n'est  pas  difficile  ;  réussir,  c'est  autre 
chose  !  Si  tu  sais  t'y  prendre,  nous  verrons  bien,  mon  enfant. 
Cela  le  regarde  1 

Encouragé  par  son  air  d'amitié,  je  courus  au  buisson 
voisin  et  coupai,  bien  gaiement,  tout  un  jeune  cerisier  sau- 
vage en  fleur,  tandis  qu'Huriel,  qui  s'était  à  l'avance  pourvu 
d'un  de  ces  beaux  rubans  tissus  de*  soie  et  d'or  qu'on  vend 
dans  son  pays,  et  que  les  femmes  mettent  sons  leurs  coiffes 
de  dentelle,  mêlait  de  l'épine  blanche  avec  de  l'épine  rose  et 
les  nouait  en  un  bouquet  digne  d'une  reine. 

Nous  ne  fîmes  que  trois  enjambées  du  pré  au  château,  et 
le  silence  qui  y  était  nous  assura  que  nos  belles  dormaient 
encore,  sans  doute  pour  avoir  causé  ensemble  une  bonne 
partie  de  la  nuit;  mais  notre *étonnement  fut  grand  lors- 
que, entrant  dans  le  préau,  nous  vîmes  un  superbe  mai  tout 
chamarré  de  rubans  blanc  et  argent,  pendu  à  la  porte  que 
nous  pensions  étrenner. 

—  Oui-dà  1  dit  Huriel ,  se  mettant  en  devoir  d'arracher 
cette  offrande  suspecte,  et  regardant  de  travers  son  chien 
qui  avait  passé  la  nuit  dans  le  préau.  Gomment  donc  avez- 
vous  gardé  la  maison,  maître  Satan  ?  Avez-vous  fait  déjà 
des  connaissances  dans  le  pays,  que  vous  n'avez  pas  mangé 
les  jambes  de  ce  planteur  de  mai? 

—  Un  moment,  dit  le  grand  bûcheux,  arrêtant  son  fils 
qui  voulait  ôter  le  bouquet  :  il  n'y  a,  par  ici,  qu'una  con- 
naissance que  Satan  soit  capable  de  respecter  et  qui  sache  la 
coutume  du  revenez-y  y  pour  Tavoir  vue  pratiquer  chez  nous. 
Or,  tu  as  promis,  à  celui-là  justement,  de  ne  le  point  con- 
trecarrer. Contente-toi  donc  de  plaire  sans  le  faire  prendre 
en  déplaisance,  et  respecte  son  offrande,  comme  sans  doute 
il  eût  respecté  la  tienne. 

—  Oui,  mon  père,  dit  Huriel,  si  j'étais  sûr  que  ce  fût  lui; 
mais  qui  nous  dit  que  ce  ne  soit  pas  quelque  autre?  et  pour 
Thérence  peut-être?' 

Je  lui  observai  que  personne  ne  connaissait  Thérence  et 
ne  l'avait  peut-être  encore  vue,  et,  en  regardant  les  fleurs 
de  nénufar  blanc  qui  étaient  là  liées  en  gerbes  et  fraîche- 


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LES  MAITRES  SONNEURS  227 

mpDt  arrachées,  je  me  rappelai  que  ces  plantes  n'étaient 
pas  communes  dans  Tendroit  et  ne  poussaient  guère  que 
dans  les  marais  du  Lajon,  où  j'avais  vu^Joseph  s'arrêter. 
Sans  doute,  au^  lieu  de  s'en  aller  à  Saint-Chartier,  il  était 
revenu  sur  ses  pas,  et  il  avait  môme  fallu  qu'il  entrât  bien 
avant  dans  Teau  et  dans  le  sable  mouvant,  qui  y  est  dan- 
gereux, pour  en  retirer  une  si  belle  provision. 

—  Allons,  dit  Huriel  en  soupirant,  c'est  donc  que  la 
bataille  commence  entre  nous!  Et  il  attacha  son  mai  d'un 
air  soucieux  que  je  trouvai  bien  modeste  de  sa  part,  car  il 
me  semblait  pouvoir  être  sûr  de  son  fait  et  ne  craindre 
personne.  J'aurais  bien  voulu  être  aussi  assuré  de  ma 
chance  auprès  de  sa  sœur,  et,  en  plantant  mon  bouquet, 
le  cœur  me  battait  comme  si  je  l'eusse  sentie  derrière  la 
porte,  toute  prête  è  me  le  jeter  à  la  figure. 

Aussi  devins- je  pâle  quand  cette  porte  s'ouvrit;  mais  ce 
fut  Brulette  qui  parut  la  première,  donna  le  baiser  du 
matin  au  grand  bûcheux,  une  poignée  de  main  à  moi,  et 
montra  une  mine  tout  enrougie  d'aise  à  HurieJ,  à  qui  elle 
n'osa  cependant  rien  dire. 

—  Oh  1  oh  1  mon  père,  dit  Thérence,  arrivant  aussi^  et 
embrassant  bien  fort  le  grand  bûcheux,  vous  avez  donc 
fait  le  jeune  homme  toute  la  nuit?  Allons,  entrez,  que  je 
vous  fasse  déjeuner.  Mais,  auparavant,  laissez-moi  regarder 
ces  bouquets.  Trois,  Brulette?  oh  I  comme  vous  y  allez,  mi- 
gnonne 1  Est-ce  que  celte  procession-là  va  durer  tout  le 
matin? 

-^  Deux  seulement  pour  Brulette,  répondit  Huriel;  le 
troisième  est  pour  toi,  ma  sœur.  Et  il  lui  montra  mon  ceiri- 
sier,  si  chargé  de  fleurs,  qu'il  avait  déjà  fait  une  pluie  blan- 
che sur  le  seuil  de  la  porte. 

—  Pour  moi?  dit  Thérence  étonnée.  C'est  donc  toi,  frère, 
qui  as  craint  de  me  rendre  jalouse  de  Brulette? 

—Un  frère  n'est  pas  si  galant  que  ça,  dit  le  grand  b(\cheux. 
N'as-tu  donc  aucune  doutance  d'un  amoureux  craintif  et 
discret,  qui  serré  les  dents  au  lieu  de  se  déclarer? 
Ifa.  Thérence  regarda  autour  d'elle,  comme  si  elle  cherchait; 

16 

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228  LES  MAITRES  SONNEURS 

quelque  autre  que  moi,  et,  quand  elle  arrêta  ses  yeux  noirs 
sur  ma  figure  déconfite  et  sotte,  je  crus  qu'elle  allait  rire, 
ce  qui  m'eût  percé  le  cœur.  Mais  elle  n'en  fit  rien,  et  rougit 
même  un  si  peu.  Puis,  me  tendant  la  main^  bien  franche- 
ment :  —  Merci,  Tiennet,  fit-elle.  Vous  avez  voulu  me  mar- 
quer votre  souvenir,  et  je  l'accepte ,  sans  plus  m'en  faire 
accroire  qu'il  ne  faut  pour  un  bouquet. 

—  Eh  bien,  dit  le  grand  bûcheux,  si  tu  l'acceptes,  ma 
fille,  il  t'en  faut,  suivant  l'usage,  attacher  un  brin  sur  ta 
coiffe! 

—  Mais  non,  répondit  Thérence;  cela  pourrait  fâcher 
quelque  fille  du  pays,  et  je  ne  veux  point  que  ce  bon  Tien- 
net  ait  à  se  repentir  pour  m'avoir  fait  une  honnêteté. 

—  Oh  t  ça  ne  fâchera  personne,  m'écriai-je  ;  et  si  ça  ne 
vous  fâche  point  vous-même,  ça  me  contentera  grande- 
ment. 

—  Soitl  dit-elle,  en  cassant  une  petite  branche  de  mes 
fleurs  qu'elle  s'attacha  d'une  épingle  sur  la  tête.  Nous  ne 
sommes  ici  qu'au  Chassin,  Tiennet;  si  nous  étions  en  votre 
endroit,  j'y  ferais  plus  de  façons,  crainte  de  vous  brouiller 
avec  quelque  payse. 

—  Brouillez-moi  avec  toutes,  Thérence,  je  ne  demande  pas 
mieux  ! 

—  Pour  cela?  dit-elle,  ce  serait  aller  trop  vite.  Quand  on 
dépouille  son  prochain,  il  faut  le  dédommager,  et  je  ne 
vous  connais  pas  asse/,  Tiennet,  pour  dire  que  nous  y  ga- 
gnerions tous  les  deux.  Puis,  détournant  ce  propos  avec 
l'oubli  d'elle-même  qu'elle  faisait  si  naturellement: 

—  C'est  à  ton  tour,  mignonne,  dit-elle  à  Brulette  ;  quel 
remercîment  vas-tu  faire  de  ces  deux  mais,  et  dans  lequel 
choisiras-tu  ton  fleuron  ? 

*—  Dans  aucun,  si  je  ne  sais  d'où  ils  me  viennent,  répon- 
dit ma  prudente  cousine.  Parlez  donc,  Huriel,  et  m'empê- 
chez de  faire  une  méprise. 

—  Je  ne  peux  rien  dire,  dit  Huriel,  sinon  que  voilà  le 
mien, 

—  Alors,  je  le  prends  tout  entier,  fit-elle  en  le  détachant  ; 

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LES  MAITRES  SONNEURS  279 

et  quant  à  ce  bouquet  de  rivière,  m'est  avîs  qu'il  se  déplaît 
bien,  pendu  à  ma  porte.  Il  se  trouvera  mieux  dans  le  fossé. 
Parlant  ainsi,  elle  orna  sa  coiffe  et  son  corsage  des  fleurs 
d'Huriel,  et  après  avoir  serré  le  restant  dans  sa  chambre, 
elle  se  disposait  à  jeter  l'autre  dans  le  reste  d'ancien  fossé 
qui  séparait  le  préau  du  petit  parc;  mais  comme  elle  y  por- 
tait la  main,  Huriel  s'étant  refusé  à  faire  une  telle  insulte  à 
.  son  rival,  un  son  de  musette  sortit  du  bois  dont  le  taillis 
serrait  la  petite  cour  en  face  de  nous,  et  quelqu'un,  qui  par 
conséquent  se  trouvait  caché  assez  près  pour  entendre-  et 
voir  toutelfe  choses,  joua  l'air  des  Trois  Fendeux,  du  père 
Bastien. 

Il  le  joua  d'abord  tel  que  nous  le  connaissions,  et  ensuite 
un  peu  différemment,  d'une  façon  plus  douce  et  plus  triste, 
et  enfin  le  changea  du  tout  au  tout,  variant  les  modes  et  y 
mêlant  du  sien,  qui  n'était  pas  pire,  et  qui  même  semblait 
soupirer  et  prier  d'une  manière  si  tendre  qu'on  ne  se  pou- 
vait tenir  d'en  être  touché  de  compassion.  Ensuite,  il  le  prit 
sur  un  ton  plus  fort  et  plus  vif,  comme  si  c'était  une  chan- 
son de  reproche  et  de  commandement,  et  Bruietle,  qui  s'é- 
tait avancée  et  arrêtée  au  bord  du  fossé,  prête  à  y  jeter  le 
mai,  mais  ne  s'y  pouvant  décider,  recula  comme  effrayée 
de  la  colère  qui  était  marquée  dans  cette  musique.  Alors 
Joseph,  écartant  les  broussailles  avec  ses  pieds  et  ses  épaules, 
parut  sur  le  revers  du  fossé,  l'œil  en  feu,  sonnant  toujours» 
et  semblant,  par  son  jeu  et  sa  mine,  menacer  Brulette  d'un 
grand  désespoir  si  elle  ne  renonçait  point  à  L'affront  qu'elle 
avait  eu  dessein  de  lui  faire. 


—Brave  musique  et  grand  sonneur!  s'écria  le  grand  bû- 
cheux ,  battant  des  mains  quand  ce  fut  fini.  Voilà  du  bon  et 
du  beau,  Joseph,  et  on  se  peut  consoler  de  tout  quand  on 
tient  comme  ça  le  dragon  par  les  cornes.  Viens  ici  qu'on  te 
complimente  1 


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280  LES  MAITRES  SONNEURS 

—  On  ne  se  console  pas  d'une  insulte,  mon  maître,  ré- 
pondit Joseph,  et  il  y  aura,  pour  toute  la' vie,  un  fossé  plein 
d'épines  entre  Brulette  et  moi,  si  elle  jette  dans  celui-ci  les 
fleurs  de  mon  offrande. 

—  A  Dieu  ne  plaise,  répondit  Brulette,  que  je  paye  si  mal 
une  si  belle  aubade!  Viens  ici,  Joset;  il  n'y  aura  jamais 
d'épines  entre  nous,  que  celles  que  tu  y  planteras  toi- 
même. 

Joseph,  brisant,  comme  un  sanglier,  les  ronces  drues 
comme  un  filet  qui  le  retenaient  sur  la  berge  du  fossé,  et 
voltigeant  sur  la  vase  qui  en  verdissait  le  fond,  sauta  dans 
le  préau,  et,  prenant  le  bouquet  dans  les  mains  de  Brulette, 
il  en  arracha  des  fleurs  qu'il  lui  voulut  placer  sur  la  tête,  à 
côté  de  l'épine  blanche  et  rose  d'Huriel.  Il  agissait  ainsi 
d'un  air  d'orgueil,  et  comme  un  homme  qui  a  gagné  le 
droit  d'imposer  sa  volonté  ;  mais  Brulette  l'arrêtant,  lui 
dit: 

—  Un  moment,  Joseph  ;  j'ai  mon  idée,  et  c'est  à  toi  de 
t'y  soumettre.  Tu  dois  être  bientôt  reçu  maître  sonneur,  et 
puisque  le  bon  Dieu  m'a  rendue  si  sensible  à  la  musique, 
c'est  que  je  m'y  entends  un  peu  sans  avoir  rien  appris.  J'ai 
donc  fantaisie  de  faire  ici  un  concours  et  d'y  récompenser 
celui  qui  s'y  comportera  le  mieux.  Donne  ta" musette  à 
Huriel  et  qu'il  fasse  sa  preuve,  comme  tu  viens  de  faire  la 
tienne. 

—  Oui,  oui,  j'y  consens  tout  à  fait,  s'écria  Joseph,  dont  la 
figure  brilla  de  défi.  A  ton  tour,  Huriel,  et  fais  parler  cette 
peau  de  bouc  comme  le  gosier  d'un  rossignol,  si  tu 
peuxl 

—  Ce  ne  sont  pas  là  nos  conditions,  Joseph,  répondit  Hu- 
riel. Tu  as  dit  que  tu  me  laisserais  la  parole  et  j'ai  parlé! 
Je  te  laisse  la  musique,  où  je  reconnais  que  tu  es  au-dessus 
de  moi.  Reprends  donc  ta  musette  et  parle  encore  en  ton 
langage  ;  personne  ici  ne  se  lassera  de  t'enlBudre. 

—  Puisque  tu  te  confesses  vaincu,  reprit  Joseph,  je  ne 
jouerai  plus  que  par  commandement  de  Brulette. 

—  Joue,  lui  dit-elle  ;  et,  tandis  qu'il  sonnait  encore  mer- 

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LES  MAITRES  SONNEURS  281 

Teineosement,  elle  tressa  tine  guirlande  des  fleurs  de  nénu* 
far  blanc  avec  les  rubans  argentés  qui  liaient  la  gerbe.  La 
chanterie  de  Joseph  étant  achevée,  elle  vint  à  lui  et  enroula 
cette  guirlande  autour  du  bourdon  de  sa  cornemuse,  en  lui . 
parlant  ainsi  : 

—  Joset,  le  beau  sonneur,  je  te  reçois  maître  en  sonnerie 
et  t'en  donne  le  prix.  Que  ce  gage  te  porte  bonheur  et 
gloire,  et  qu'il  te  marque  l'estime  que  je  fais  de  tes  grands 
t<ilents. 

—  Oui,  oui,  c'est  bien  !  dit  Joseph.  Merci,  ma  Bruletle. 
Achève  donc  de  me  rendre  fier  et  content,  eh  gardant  pour 
toi  une  de  ces  fleurs  que  tu  me  donnes.  Cueille  sur  moi  la 
plus  belle  et  la  mets  vilement  sur  ton  cœur,  si  tu  ne  la  veux 
mettre  sur  ton  front, 

Brulette  sourit  en  rougissant,  et,  belle  comme  un  ange, 
regarda  Huriel,  qui  pâlissait  et  se  jugeait  perdu. 

—  Joseph,  répondit-elle,  je  t'ai  donné  là  une  belle  maî- 
trise, celle  de  la  musique  I  II  t'en  faut  contenter  et  ne  point 
demander  la  maîtrise  d'amour,  qui  ne  se  gagne  point  par 
force  ni  par  science,  mais  par  la  volonté  du  bon  Dieu. 

La  figure  d'Huriel  s'êclaircit,  et  celle  de  Joseph  s'em- 
brasa. 

—  Brulette,  s'écria-t-il,  il  faudra  que  la  volonté  du  bon 
Dieu  soit  la  mienne  ! 

—  Oh!  doucement,  ditrclle;  lui  seul  estile maître,  et  voilà 
an  de  ses  petits  anges  qui  ne  doit  point  entendre  de  paroles 
contraires  à  la  religion. 

Elle  disait  cela,  recevant  dans  ses  bras  Chariot,  bondis-' 
sant  après  elle  comme  un  agneau  vers  sa  mère.  Thérence, 
qui  était  rentrée  en  la  chambre  pendant  la  sonnerie  de  Jo- 
seph, venait  de  le  lever,  et,  sans  prendre  le  temps  de  se 
laisser  habiller,  il  accourait,  quasi  nu,  embrasser  sa  mi- 
gnonne, avec  un  air  de  maître  et  de  jaloux  qui  se  moquait 
bien  de^  prétentions  des  amoureux. 

Joseph,  qui  avait  oublié  tous  ses  soupçons  et  qui  se  croyait 
abusé  par  la  lettre  du  fils  Carnat,  se  recula  du  passage  de 
Chariot,  comme  si  ce  fût  un  serpent  ;  et  quand  il  le  vii 

4G. 

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aB2  LES  MAITRES  SONNEURS 

échaBger  avec  Brulette  des  caresses  si  vives,  l'appelant 
mère  mignonDe  et  maman  au  petit  Chariot,  il  lui  passa  un 
vertige  devant  les  yeux  comme  s'il  allait  tomber  en  pâmoi- 
son ;  mais,  tout  aussitôt^  transporté  de  colère^  11  s'élança 
sur  Tenfant,  et,  Tattirant  à  lui  très-brutalement  : 

—  Voilà  donc  enfin  la  vérité  qui  se  montre!  dit-il  d'une 
voix  suffoquée;  voilà  le  jeu  qu'on  fait  de  moi,  et  la  mattrise 
d'amour  qui  m'a  devancé! 

Bruletle,  effrayée  de  la  colère  de  Joseph  et  des  crîs  de 
Chariot,  voulut  le  lui  reprendre;  mais,  ne  se  connaissant 
plus,  il  le  tirait  à  lui,  riant  d'une  manière  farouche,  et  di- 
sant qu'il  le  voulait  regarder  tout  sdn  soûl  pour  en  trouver 
la  ressemblance  ;  et,  dans  ce  débat,  il  serrait  l'enfant  sans  y 
songer  et  l'étouffait,  au  désespoir  de  Brulette,  qui,  n'osant 
pas  ajouter,  par  sa  défense,  au  risque  qu'il  y  courait,  se  jeta 
vers  Huriel  en  lui  disant  : 

—  Mon  enfant  !  mon  enfant  !  il  me  tue  mon  pauvre  en- 
fant! 

Huriel  n'y  alla  pas  deux  fois.  Il  empoigna  Joseph  par  la 
nuque  et  le  serra  si  vite  et  si  fort,  que  ses  bras  raidis  se  des- 
serrant, je  pus  recevoir  Chariot  dans  les  miens  et  le  rappor- 
ter quasi  pâmé  à  Brulette. 

Joseph  .faillit  pâmer  aussi,  autant  de  l'accès  de  rage  qui 
lui  était  venu,  que  de  la  manière  dont  Huriel  l'avait  em- 
poigné. Il  s'en  serait  suivi  une  bataille,  et  le  grand  bûcheux 
se  jetait  déjà  au  milieu,  si  Joseph  eût  compris  ce  qui  s'était 
passé;  mais  il  ne  se  rendait  compte  de  rien,  sinon  que 
Brulette  était  mère  et  qu'il  avait  été  trompé  par  elle  et  par 
nous. 

-^  Vous  ne  vous  en  cachez  donc  plus?  lui  dit-il  avec  des 
mots  entrecoupés  d'un  reste  d'étouffement. 

—  Qu'est-ce  que  vous  prétendez  donc  me  dire?  répliqua 
Bruletle,  qui  était  tout  en  larmes,  assise  sur  le  gazon,  et 
adoucissant  avec  ses  mains  les  meurtrissures  que  Chariot 
avait  reçues  aux  bras.  Vous  êtes  un  fou  très-méchant,  voilà 
tout  ce  que  je  sais.  Ne  vous  approchez* plus  de  moi,  et  n'ayez 
jamais  le  malheur  de  brutaliser  cet  enfant,  si  vous  ne  vou- 
lesi  que  Dieu  vous  maudisse! 

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LES  MAITRES  SONNEURS  £83: 

-7-  Un  seul  mot,  Brulette  ;  dit  Joseph,  si  vous  êtes  sa  mère, 

confessez-le.  Vous  aurez  ma  pitié  et  mon  pardon  ;  je  vous 

soutiendrai  même,  au  besoin  ;  mais  si  vous  ne  pouvez  le 

nier  que  par  un  mensonge vous  aurez  mon  mépris  et 

mon  oubli  ! 

—  Sa  mère?  moi,  sa  mère?  s'écria  Brulette  en  se  rele- 
vant comme  pour  repousser  Chariot.  Vous  croyez  que  je  suis  ' 
sa  mère?  dit-elle  encore,  en  reprenant  contre  son  cœur  le 
pauvre  enfant,  cause  de  tant  de  soucis.  Alors  elle  regarda 
d'un  air  égaré  autour  d'elle,  et,  cherchant  Huriel  des  yeux: 
Est-il  possible,  s'écria-t-elle,  que  Ton  pense  de  moi  une  pa- 
reille chose? 

—  La  preuve  qu'on  ne  le  pense  pas ,  répondit  Huriel  en 
s'approchant  d'elle  et  en  caressant  Chariot,  c'est  qu'on  aime 
l'enfant  que  vous  aimez. 

—  Dites  mieux,  mon  frère,  s'écria  vivement  Thérence^ 
dites  ce  que  vous  me  disiez  hier  :  a  Qu'il  soit  à  elle  pu  non,, 
il  sera  mien  si  elle  veut  être  mienne.  » 

Brulette  jeta  ses  deux  bras  au  cou  d'Huriél,  et  s'y  tenant 
attachée  comme  une  vigne  à  un  chêne: 

—  Soyez  donc  mon  maître,  dit-elle,  car  je  n'en  ai  jamais- 
eu  et  n'en  aurai  jamais  d'autre  que  vous. 

Joseph  regardait  cet  accord  soudain  dont  il  était  la  cause, 
avec  une  douleur  et  un  regret  si  grands,  qu'il  faisait  peine  ht 
voir.  Le  cri  de  vérité  de  Brulette  l'avait  saisi,  et  il  croyait 
avoir  rêvé  l'offense  qu'il  venait  de  lui  faire.  Il  sentit  que 
tout  était  fini  entre  eux,  et,  sans  dire  une  parole,  il  ramassa 
sa  musette  et  s'enfuit. 

Le  grand  bûcheux  courut  après  lui  et  le  ramena,  disant  : 

—  Non,  non,  ce  n'est  pas  comme  cela  qu'il  faut  se  quit- 
ter, après  une  amitié  d'enfance.  Abaisse  ton  orgueil,  Joseph, 
et  demande  pardon  à  cette  honnête  fille.  C'est  ma  fille,  è 
cette  heure,  l'accord  en  est  fait,  et  j'en  suis  fier;  mais  il 
faut  qu'elle  reste  ta  sœur.  On  pardonne  à  un  frère  ce  qu'on 
île  peut  pardonner  à  un  amant. 

—  Qu'elle  me  pardonne  si  elle  veut  et  si  elle  peut!  dit 
Joseph;  mais  si  je  suis  coupable,  je  ne  peux  recevoir  l'ab- 

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9BI  LES  MAITRES  SONNEURS 

solution  que  de  moi-même.  Haïssez-moi,  Brulette ,  cela  me 
vaudra  peut-être  mieux.  Je  vois  bien  que  j'ai  fait  ce  qu'il 
fallait  pour  me  perdre  dans  votre  esprit.  Il  n'y  a  pas  à  en 
revenir;  mais  si  je  vous'fais  pitié,  ne  me.lè  dites  pas.  Je  ne 
vous  demande  plus  rien. 

—  Cela  ne  serait  pas  arrivé,  répondit  Brulette,  si  vous 
aviez  fait  votre  devoir,  qui  était  d'aller  embrasser  votre 
mère.  Allez-y,'  Joseph,  et  surtout  ne  lui  dites  pas  de  quoi 
vous  m'avez  accusée  :  vous  la  feriez  mourir  de  cha- 
grin. 

—  Ma  chère  fille,  reprit  encore  le  grand  bûcheux,  rete- 
nant toujours  Joseph,  j'ai  idée  qu'il  ne  faut  gronder  les 
enfants  que  quand  ils  sont  dans  un  état  tranquille.  Autre- 
ment, ils  entendent  de  travers  ce  qu'on  leur  dit,  et  ne 
profitent  point  des  reproches.  Pour  moi,  Joseph  a  des  mo- 
ments de  folleté,  et  s'il  n'en  fait  pas  amende  honorable 
aussi  aisément  qu'un  autre,  c'est  peut-être  qu'il  sent  beau- 
coup son  tort  et  souffre  plus  de  son  propre  blâme  que  de 
celui  d'autrui.  Donnez-lui  l'exemple  de  la  raison  et  de  la 
bonté.  Il  n'est  pas  malaisé  de  pardonner  quand  on  est  heu- 
reux, et  vous  devez  vous  sentir  contente  d'être  aimée  comme 
vous  Têtes  ici.  Davantage  ne  serait  pas  possible,  car  je  sais 
de  vous,  à  présent,  des  choses  qui  me  font  vous  tenir  en  si 
haute  estime,  que  voilà  des  mains  qui  tordraient  le  cou  à 
quiconque  vous  insulterait  délibérément;  mais  il  n'en  est 
point  ainsi  de  Tinsulte  de  Joseph.  Elle  est  partie  de  la  fièvre 
et  non  de  la  réflexion,  et  la  honte  Ta  suivie  de  si  près  que 
son  cœur  vous  en  fait>  à  cette  heure ,  parfaite  réparation. 
Allons,  Joseph,  un  mot  de  ta  signature  à  la  fin  de  mon  dis- 
cours; je  ne  t'en  demande  pas  plus,  et  Brulette  s'en  conten- 
tera, n'est-ce  pas,  ma  fille? 

—  Vous  ne  le  connaissez  guère  si  vous  croyez  qu'il  le  dira, 
mon  père,  répondit  Brulette  ;  mais  je  ne  l'exige  pas,  parce 
que,  avant  tout,  je  vous  veux  contenter.  Par  ainsi,  Joseph, 
je  te  pardonne,  encore  que  tu  n'y  tiennes  point.  Reste  dé- 
jeuner avec  nous,  et  parlons  d'autre  chose;  ce  qui  a  été  dit 
est  oublié. 

Joseph  ne  dit  mot,  mais  il  ôta  son  chapeau  et  posa  son 

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LES  MAITRES  SONNEURS  285 

bâton,  comme  décidé  à  rester.  Les  deux  jeunes  filles  ren- 
trèrent en  la  maison  pour  apprêter  le  repas,  et  Huriel,  qui 
avait  grand  soin  de 'son  cheval,  se  mit  à  Tétriller  et  à  le 
panser.  Je  m'occupai  de  Chariot  que  Brulette  m'avait  confié  ; 
«t  le  grand  bûcheur,  voulant  distraire  Joseph,  lui  parla 
musique  et  loua  beaucoup  l'arrangement  qu'il  avait  donné 
à  sa  chanson. 

—  Ne  me  parlez  plus  de  cette  chanson-là,  lui  dit  Joseph. 
Elle  ne  me  rappellerait  que  des  peines,  et  je  la  veux  oublier. 

—  Eh  bien,  dit  le  grand  bûcheux,  joue-moi  quelque 
autre  chose  de  ton  invention,  et  là,  tout  de  suite,  comme 
ridée  t'en  viendra. 

Joseph  s'éloigna  avec  lui  dans  le  parc,  et  nous  l'enten- 
dîmes sonner  des  airs  si  tristes  et  si  plaintifs,  qu'il  sem- 
blait d'une  âme  prosternée  dans  le  repentir  et  la  contri- 
tion. 

—  L'entends-tu?  dis-je  à  Brulette.  Voilà  sa  manière  de 
sevonfesser,  sans  doute,  et  si  le  chagrin  est  une  réparation, 
il  te  la  donne  de  son  mieux. 

—  Je  ne  crois  pas  à  un  bien  tendre  cœur  sous  une  si  rude 
ûerlé,  répondit  Brulette;  je  suis,  à  présent,  comme  Thé- 
rence  :  un  peu  de  tendresse  m'attire  plus  qu'un  beau  sa- 
voir; mais  j'ai  pardonné,  et  si  ma  pitié  n'est  pas  aussi 
grande  que  Joseph  la  réclame  en  son  langage,  c'est  parce 
que  je  lui  connais  une  consolation  dont  mon  oubli  ne  le 
privera  point  :  c'est  l'estime  que  les  autres  et  lui-même  fe- 
ront de  ses  talents.  Si  Joseph  n'y  tenait  pas  plus  qu'à  l'a- 
mitié, il  n'aurait  pas  la  langue  muette  et  l'œil  sec  devant 
tes  reproches  de  l'amitié.  On  ne  sait  bien  demander  que  ce 
dont  on  a  grand  besoin. 

—  Eh  bien,  dit  le  ^and  bûcheux,  revenant  seul  du  parc, 
l*avez-vous  écouté,  m'es  enfants?  Il  a  dit*tout  ce  qu'il  pou- 
vait et  voulait  dire,  et,  content  de  m'avoir  tiré  les  larmes 
des  yeux  avec  ses  inventions,  il  s'en  va  plus  tranquille. 

—  Vous  ne  l'avez  pas  pu  garder  à  déjeuner,  pas  moins  ! 
dit  Thérence  en  souriant. 

— J^on,  répondit  le  père.  Il  a  trop  bien  sonné  pour  n'être 


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28ft  LÀS  MAITRES  SONNEURS 

pas  consolé  aux  trois  quarts,  et  il  a  mieux  aimé  partir 

là-dessus,  [que  sur  quelque  sottise  qu*ii  aurait  pu  dire  à 

table. 


Tingi-seiilièiiie  TelUce. 


Quand  nous  fûmes  au  repas,  nous  nous  sentions  tous 
soulagés  de  Tappréhension  de  la  veille,  par  rapport  à  la  fâ- 
cherie d*Huriel  et  de  Joseph,  et,  comme  Thérence  montrait 
bien,  soit  en  sa  présence,  soit  en  son  absence,  qu'elle  n'avait 
pour  lui  aucun  ressentiment,  bon  ou  mauvais  du  passé,  je 
me  trouvais,  ainsi  qu'Huriel  et  le  grand  bûcheux,  en  idées 
riantes  et  tranquilles.  Chariot,  se  voyant  choyé  et  caressé 
de  tout  le  monde,  commençait  à  oublier  Vhomme  qui  Tavait 
épeuré  et  meurtri.  De  temps  en  temps,  il  se  retournait  en- 
core au  moindre  bruit,  et  Thérence  le  consolait  en  rianfet 
en  lui  disant  qu'il  était  parti  et  ne  reviendrait  plus.  Nous 
étions  là  comme  une  seule  famille ,  et ,  tout  en  servant 
Thérence  avec  un  grand  respect,  je  me  disais  que  j'aurais 
le  vouloir  moins  impérieux  et  plus  patient  avec  mes  amours 
que  Joseph  avec  les  siennes. 

Brulette  seule  demeurait  soucieuse  et  accablée,  comme  si 
elle  eût  reçu  déns  le  cœur  un  mauvais  coup.  Huriel  s'en  in- 
quiétait; le  grand  bûcheux,  qui  connaissait  bien  Tâme  hu- 
maine dans  tous  ses  plis,  et  qui  était  si  bon  que  sa  figure 
et  sa  parole  mettaient  du  miel  dans  toutes  les  amertumes, 
lui  prit  ses  petites  mains,  et  attirant  sa  jolie  tête  sur  sotf 
cœur,  lui  dit,  à  la  fin  du  repas  : 

-^  Brulette,  nous  avons  une  prière  à  t'adresser,  et  si  tu 
as  l'air  triste  et  inquiète,  voilà  mon  fils  et  moi  qui  n'ose- 
rons. Ne  veux-tu  point  nous  donner  un  sourire  d'encoura- 
gement? 

—  Parlez,  mon  père,  et  commandez-moi  ?  répondit  Bru- 
lette. 

—  Eh  bien,  ma  fille,  il  faut  que  tu  sois  consentante  de 


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LES  MAITRES  SONNEURS  287 

nous  présenter  dès  demain  à  ton  grand-père,  à  seules  lins 
qu'il  agrée  mon  Huriel  pour  son  petit-fils. 

—  C'est  trop  tôt,  mon  père,  répondit  Brulette,  répandant 
encore  quelques  larfnes  ;  ou  pour  mieux  dire,  c'est  trop  tard. 
Car  si  vous  m'aviez  commandé  cela,  il  y  a  une  heure,,  avant 
que  Joseph  lâchât  de  certaines  paroles  devant  moi,  j'eusse 
été  consentante  de  bon  cœur.  A  présent,  j'aurais  honte,  je 
vous  le  confesse,  d'accepter  si  librement  la  foi  d'un  hon- 
nête hbmme,  quand  je  vois  que  je  ne  passe  point  pour  une 
honnête  fille.  Je  savais  bien  qu'on  m'avait  reproché  une 
humeur  légère  et  des  goûts  de  coquetterie.  Votre  fils  lui- 
môme  m'avait  doucement  tancée  là-dessus,  Tan  dernier. 
Thérence  m'en  blâmait,  tout  en  me  donnant  son  amitié. 
Aussi,  vpyant  qu'Huriel  avait  tant  de  courage  pour  me  quit- 
ter sans  me  demander  rien,  j'avais  fait  de  grandes  ré- 
flexions. Le  bon  Dieu  m'y  avait  aidée  en  m'envoyant  la 
charge  de  ce  petit  enfant,  qui  ne  me  plaisait  pas  d'abord  et 
qup  j'aurais  peut-être  refusé,  si,  à  mon  devoir,  ne  se  fût 
mêlée  ridée  que,  par  un  peu  de  souffrance  et  de  vertu,  je 
serais  plus  digne  d'être  aimée,  que  par  mon  babillage  et  mes 
toilettes.  Je  pensais  donc  d'avoir  réparé  mes  années  d'in- 
souciance,.et  d'avoir  mis  sous  mes  pieds  le  trop  grand  amour 
de  ma  petite  personne.  Je  me  voyais  bien  critiquée  et  dé- 
laissée chez  nous;  je  m'en  consolais  en  me  disant  :  «  S'il  re- 
vient, lui,  il  ven-a  bien  que  je  ne  mérite  pas  d'être  blâmée 
pour  être  devenue  raisonnable  et  sérieuse.»  Mais  voilà  -que 
j'apprends  bien  autre  chose,  autant  par  la  conduite  de  Jo- 
seph que  par  la  parole  de  Thérence.  Ce  n'était  pas  seule- 
ment Joseph  qui  me  croyait  égarée  depuis  longtemps,  c'é- 
tait Huriel  aussi,  puisqu'il  avait  l'amour  assez  fort  et  le  cœur 
assez  grand  pour  dire  hier  à  sa  sœur  :  a  Fautive  ou  non  fau- 
tive, je  l'aime  et  la  prends  comme  elle  est.  »  Ah  !  Huriel,  je 
vous  en  remercie  !  mais  je  ne  veux  pas  que  vous  m'épou- 
siez avant  de  me  connaître.  Je  souffrirais  trop  de  vous  voir 
critiqué  comme  vous  allez  l'être,  sans  doute,  à  cause  de 
moi.  Je  vous  respecte  trop  pour  laisser  dire  que  vous  en- 
dossez la  paternité  d'un  champi.  Allons  I  convenez  qu'il  faut 
que  j'aie  été  bien  légère  dans  mes  allures  d'autrefois,  pour 

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288  LES  MAITRES  SONNEDBS 

donner  prise  à  une  pareille  accusation  !  Eli  bien,  je  veux 
que  vous  méjugiez  par  ma  conduite  de  tous  les  jours,  et 
que  vous  sachiez  que  je  ne  suis  pas  seulement  belle  dan* 
seuse  à  la  noce,  mais  bonne  gardienne  de,  mon  devoir  à  la 
maison.  Nous  viendrons  demeurer  ici,  crimme  vous  le  sou- 
haitez; et,  dans  un  an,  si  je  ne  suis  pas  maîtresse  de  vous 
prouver  que  je  n'ai  pas  à  rougir  de  mes  soins  pour  Chariot, 
du  moins  je  vous  aurai  donné,  par  toutes  mes  actions,  la 
preuve  que  je  suis  raisonnable  dans  mes  esprits  autant  que 
saine  dans  ma  conscience. 

Huriel  arracha  Brulette  des  bras  de  son  père,  embrassa 
dévotement  les  larmes  qui  coulaient  de  ses  beaux  yeux,  et 
la  replaçant  où  il  Tavait  prise  : 

—  Bénissez-la  donc  bien,  mon  père,  dit-il,  car  vous  voyez 
si  je  vous  ai  menti  en  vous  disant  qu'elle  en  était  digne. 
Elle  a  très-bien  parlé,  cette  chère  langue  dorée,  et  il  n'y  a 
rien  à  lui  répondre,  sinon  que  nous  n'avons  pas  besoin 
d'un  an  ni  même  d'un  jour  d'épreuve,  et  que  nous  irons, 
dès  ce  soir,  la  demander  à  son  grand-père;  car  de  passer 
encore  une  nuit  dans  l'attente  de  ce  consentement,  je  ne 
m'en  sens  pas  le  courage,  à  présent  que  je  n'ai  plus  que 
cela  à  obtenir  pour  me  sentir  le  roi  du  monde.  • 

—  Voilà  donc,  dit  le  père  Bastion  à  Brulette,  ce  que  tu  as 
gagné  à  chercher  du  répit?  Au  lieu  de  te  demander  demain, 
nous  te  demanderons  aujourd'hui.  Allons,  mon  enfant,  il 
t'y  faut  soumettre,  et  c'est  le  châtiment  de  ta  mauvaise  con- 
duite dans  le  temps  passé. 

Le  contentement  s'épanouit  enfin  sur  le  visage  de  Bru- 
lette, et  le  mal  que  lui  avait  fait  Joseph  fut  oubhé.  Cepen- 
dant, quand  nous  quittâmes  la  table,  il  lui  en  vint  encore 
un  relintement.  Chariot  entendant  Huriel  appeler  le  grand 
bûcheux  mon  père,  l'appela  de  même,  et  en  fut  d'autant 
mieux  caressé;  mais  Brulette  s'en  affligea  encore  un 
brin. 

—Ne  faudrait-il  pas,  dit-elle,  se  donner  enfin  la  peine 
d'inventer  une  parenté  à  ce  pauvre  enfant?  car  chaque  fois, 
à  présent,  qu'il  m'appellera  sa  mère,  il  me  semblera  qu'il 
fait  souffrir  ceux  qui  m'aiment. 

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LES  MAITRES  SONNEURS  3» 

On  allait  encore  la  rassurer  sur  ce  point,  lorsque  Thé- 
rencedii: 

—  Parlez  plus  bas,  nous  sommes  écoulés.  Et,  tournant 
lous,  comme  elle,  nos  yeux  du  côté  du  portail,  nous  vîmes 
le  bout  d'un  bâton  appuyé  à  terre  et  la  renflure  d'une  be- 
sace pleine,  qui  dépassaient  le  mur  et  marquaient  bien 
qu'un  mendiant  était  là,  attendant  qu'on  f!t  attention  à  lui, 
et  pouvant  entendre  des  choses  qui  né  le  regardaient 
point. 

Je  m'avançai  vers  lui  et  reconnus  le  carme  Nicolas,  qui, 
tout  aussitôt  s'approchant,  nous  confessa,  sans  embarras, 
qu'il  nous  écoutait  depuis  un  quart  d'heure  ety  avait  même 
pris  .beaucoup  de  plaisir. 

—  Il  me  semblait  bien  connaître  la  voix  d'Huriel,  dit-il; 
mais,  en  faisant  ma  tournée ,  je  m'attendais  si  peu  à  le 
trouver  céans,  mes  chers  amis,  que  je  n'en  aurais  pas  été 

•certain,  sans  diverses  choses  qui  se  sont  dites  ici,  et  où 
Bruletle  sait  bien  que  je  ne  suis  pas  de  trop. 

—  Nous  le  savons  aussi,  dit  Huriel. 

—  Vous?  fit  le  moine.  Oui,  cela  doit  être! 

—  Et  cela  est,  parce  que  la  tante  m'a  tout  contié  hier  soir, 
dit  Huriel  à  Brulette.  Vous  voyez,  mignonne,  que  je  n'ai 
pas  tant  de  mérite  à  vous  croire. 

—  Oui,  dit  Brulette  bien  soulagée,  mais  hier  matin!... 
Eh  bien,  puisque  vous  voilà  instruit  de  mes  aflaires,  ajouta- 
t-^lle  en  parlant  au  moine,  que  me  conseillez-vous,  frère 
Nicolas?  Vous  qui  avez  été  employé  dans  celles  de  Chariot, 
ne  trouverez-vous  pas  quelque  histoire  à  répandre  pour 
couvrir  le  secret  de  ses  parents  et  réparer  le  dommage  fait 
à  mon  honneur? 

—  Une  histoire?  dit  le  carme.  Moi,  conseiller  et  aider  le 
mensonge?  Je  ne  suis  point  de  ceux  qui  se  peuvent  damner 
pour  l'amour  des  jeunes  filles,  ma  miel  II  ne  m'en  revien- 
drait rien.  11  faudra  donc  que  je  vous  aide  autrement,  et  j'y 
ai  déjà  travaillé  plus  que  vous  ne  pensez.  Ayez  patience,  et 
tout  s'arrangera  aussi  bien  qu'une  autre  affaire,  oii  maître 
Huriel  sait  bien  que  je  n'ai  pas  été  mauvais  ami. 

17 

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ttO  LES  MAITRES  SONNEURS 

—  Je  sais  que  je  vous  dois  le  repos  et  la  sûreté  de  ma  vie,* 
répondit  Huriel.  Aussi,  qu'on  dise  des  moines  ce  qu*on  vou- 
dra :  j'en  sais  au  moins  un^pour  qui  je  me  ferais  couper  en 
quatre.  Asseyez-vous  donc,  mon  frère,  et  passez  avec  nous 
la  journée.  Ce  qui  est  à  nous  est  à  vous^  et  la  maison  où 
nous  sommes  est  aussi  la  vôtre. 

Thérence  et  le  grand  bûcheux  allaient  faire  aussi  leurs 
honnêtetés  au  bon  frère,  quand  ma  tante  Marghitonne  ar- 
riva et  ne  nous  voulut  plus  souffrir  ailleurs  qu'avec  elle.  Ou 
allait  faire  la  cérémonie  du  chou,  qui  est  la  grande  farce 
ancienne  du  lendemain  des  noces,  et  déjà  la  promenade 
commençait  et  venait  de  notre  côté.  On  buvait,  chantait  et 
dansait  à  chaque  repos.  Il  n'y  avait  plus  moyen  pour  Thé-, 
rence  de  se  tenir  à  Técart,  et  elle  accepta  mon  bras 'pour 
aller  au-devant  du  cortège,  tandis  qu'Huriel  y  menait  Bru- 
lelte.  Ma  tante  se  chargea  du  petit,  et  le  grand  bûcheux,  en- 
traînant le  carme,  le  décida  aisément  à  se  divertir  en  bonne 
compagnie. 

Le  gar5  qui  jouait  le  personnage  du  jardinier,  ou,  comme 
on  dit  encore  chez  nous,  du  païen,  sur  la  civière,  était  orné 
d'une  manière  qui  étonnait  bien  le  monde.  Il  avait  ramassé, 
auprès  du  petit  parc,  une  belle  guirlande  de  nénufars  liée 
de  rubans  d'argent,  et  s'en  était  fait  une  ceinture  sur  sa  bosse 
de  niasse.  Il  ne  nous  fallût  pas  grand  temps  pour  la  recon- 
naître. Joseph  l'avait  perdue  ou  jetée  en  se  retirant  de  nous. 
Les  rubans  faisaient  envie  aux  ûlles  de  la  noce,  qui  délibé<- 
rèrent  de  ne  les  point  laisser  gAter,  et,  se  jetant  toutes  sur 
le  païen-,  encore  qu'en  se  défendant  il  en  embrassât  plus 
d'une  avec  son  museau  barbouillé  de  lie»  elles  l'en  dépouil- 
lèrent et  se  firent  le  partage  de  cette  riche  livrée  de  ma- 
riage. Ainsi  les  rubans  dépecés  de  Joseph  brillèrent  tout  le 
jour  sur  la  coiffe  des  plus  fraîches  fillettes  de  l'endroit  et  { 
firent  encore  un  meilleur  usage  qu'il  ne  pensait  en  les  lais-  J 
sant  sqr  le  chemin.  1 

La  comédie  donnée  de  porte  en  porte  dans  le  village  fut  ' 
aussi  folle  que  de  coutume,  et  se  termina  par  un  grand  re- 
pas et  des  danses  jusqu'à  la  nuit.  Après  quoi ,  prenant  congé, 
Brulelle  et  moi,  accompagnés  du  grand  bûcheux,  de  Thérenct) 

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LES  MAITRES  SONNEURS  291 

et  d*Hurîel»  nous  partîmes  pour  Nohant,  avec  le  moi  De  va 
tôte,  qui  conduisait  leclairin  par  la  bride,  et  sur  leclairin, 
te  g^os  Chariot,  un  peu  grisé  de  tout  ce  qu*il  avait  vu,  riant 
comme  un  fou,  et  s*essayant  à  chanter  comme  il  avait  en- 
tendu faire  tout  le  jour. 

Encore  que  la  jeunesse  d'aujourd'hui  soit  bien  dégénérée, 
vous  avez  tant  de  fois  vu  des  fillettes  de  quinze  ans  faire  cinq 
lieues  le  matin  et  autant  le  soir  sur  leurs  jambes ,  pour  une 
journée  de  danse  par  la  plus  forte  chaleur,  que  vous  ne  pen- 
serez point  que  nous  arrivâmes  chez  nous  rendus  de  fatigue. 
Tout  au  contraire,  nous  avions  encore  dansé  à  quatre,  plus 
d'une  fois,  le  long  du  chemin,  le  grand  bûcheux  sonnant 
de  la  musette.  Chariot  dormant  sur  le  cheval,  et  le  carme 
nous  traitant  de  fous,  nous  grondant,  et  ne  se  pouvant 
retenir  de  rire  et  de  frapper  des  mains  pour  nous 
exciter. 

.  Enfin  nous  étions  à  la  porte  de  Brulette  sur  les  dix  heures 
du  soir,  et  le  père  Brulet  dormait  en  son  lit,  quand  la  joyeuse 
compagnie  entra  dans  la  chambre.  Comme  il  était  pas  mal 
sourd  et  dormait  dur,  Brulette  coucha  le  petit,  nous  servit 
un  bout  de  collation,  et  se  consulta  avec-  nous  sur  le 
réveil  qu'on  lui  ferait,  avant  qu'il  eût  fini  son  premier 
somme. 

A  la  fin  il  se  retourna  de  notre  côté,  vit  la  lumière,  re- 
connut sa  fille  et  moi,  s'étonna  des  autres,  et,  «'asseyant  sur 
son  lit,  d'un  air  aussi  sérieux  qu'un  juge,  écouta  le  discours 
que  lui  fit  un  peu  haut  et  en  peu  de  paroles,  mais  bien  hon- 
nêtement, le  grand  bûcheux.  Le  carme,  en  qui  le  père  Bru- 
let avait  toute  confiance,  y  ajouta  l'éloge  de  la  famille  Hu- 
riel,  et  Hurlel  déclara  son  inclination  et  tous  ses  bons  sen- 
timents pour  le  présent  et  l'avenir. 

Le  père  Brulet  écouta  le  tout  sans  dire  un  mot,  et  j*avais 
crainte  qu'il  n'y  eût  rien  compris  ;  mais  encore  qu'il  parût 
rêver,  il  avait  son  entendement  libre  et  répondit  en  homme 
sage,  qu'il  reconnaissait  très-bien  dans  le  grand  bûcheux  le 
fils  d'un  ancien  ami  ;  qu'il  faisait  grand  état  de  toute  la  fa- 
mille; qu'il  estimait  le  frère  Nicolas  digne  de  foi,  et  que, 
par-dessus  tout,  il  se  fiait  à  l'esprit  et  au  fin  jugemc^nt  de  sa 

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2îfâ  LES  MAITRES  SONNEURS 

petile-fille.  Selon  lui,  elle  n'avait  pas  tant  retardé  son  choix 
et  refusé  de  si  beaux  partis,  pour  finir  par  une  sottise,  et 
puisqu'elle  souhaitait  épouser  Huriel,  Huriel  devait  être  un 
bon  mari. 

11  parlait  d'une  manière  avisée,  et  pourtant  sa  mémoire 
lui  faisait  défaut  sur  un  point  qui  lui  revint  au  moment  où 
nous  nous  retirions;  c'est  qu'Huriel  était  un  muletier  : 

—  Et  c'est  là ,  dit-il,  le  seul  point  qui  me  fâche...  Ma  petite- 
fille  s'ennuiera  donc  seule  à  la  maison  les  trois  quarts  de 
l'année  ? 

On  le  consola  bien  en  lui  apprenant  qu'Huriel  avaitquitté 
son  état  pour  se  mettre  au  fendage,  et  il  agréa  Tidée  d'aller 
travailler  au  Chassin  pendant  la  bonne  saison. 

Nous  nous  départîmes  donc  tous  contents  les  uns  des  au- 
tres. Thérence  resta  avec  Brulette,  et  j'emmenai  les  autres  à 
mon  logis. 

Nous  apprîmes,  le  lendemain  soir,  par  le  carme,  qui  s'était 
promené  tout  le  jour,  que  Joseph,  lequel  n'avait  point  paru 
au  bourg  de  Nohant,  était  allé  passer  une  heure  avec  sa 
mère,  après  quoi  il  s'était  mis  en  route  pour  courir  les  en- 
virons, disant  que  son  idée  était  de  rassembler  les  sonneurs 
du  pays  en  un  concours  où  il  demanderait  la  maîtrise  et  le 
droit  pour  pratiquer.  La  Mariton  était  bien  en  peine  de  cette 
résolution-là,  pensant  que  les  Carnat  et  toute  la  bande  des 
ménétriers  du  pays,  qui  était  déjà  plus  nombreuse  que  de 
.  besoin,  s'y  montreraient  contraires  et  lui  causeraient  du 
trouble  et  du  tort.  Mais  Joseph  ne  l'avait  point  écoutée,  di- 
sant toujours  qu'il  la  voulait  retirer  de  servitude  et  emme- 
ner au  loin  avec  lui,  encore  qu'elle  n'y  parût  point  disposée 
comme  il  l'eût  souhaité. 

Le  surlendemain ,  tous  nos  apprêts  étant  faits,  et  les  pre- 
miers bans  d'Huriel  et  de  Brulette  déjà  publiés  au  prône  de 
notre  paroisse,  nous  retournâmes  tous  au  Chassin.  C'étail 
comme  le  départ  pour  un  pèlerinage  au  bout  du  monde. 
Comme  il  nous  fallait  emporter  du  mobilier,  et  que  Brulette 
voulait  que  son  grand-père  ne  manquât  de  rien,  nous  avions 
loué  une  charrette,  et  tout  le  village  ouvrait  de  grands 

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LES  MAITRES  SONNEURS  293 

yeux,  à  nous  voir  emporter  de  sa  maison  jusqu'aux  paniers. 
Elle  n'oublia  ni  ses  chèvres  ni  ses  poules,  que  Thérence  se 
réjouissait  d'avoir  à  soigner,  elle  qui  ne.  connaissait  pas  le 
gouvernement  des  bêtes  et  qui  disait  vouloir  l'apprendre 
pendant  que  l'occasion  s'en  trouvait. 

Gela  me  fournit  celle  de  m'offrir  en  plaisanterie  à  sa 
gouverne,  comme  la  plus  soumise  et  fidèle  bête  de  tout  le 
trx)upeau.  Elle  ne  s'en  fâcha  pas,  mais  ne  jn'encouragea 
point  à  passer  du  badinage  au  sérieux.  Seulement ,  il  me 
sembla  bien  qu'elle  n'était  pas  mécontente  de  me  voir  quit- 
ter si  gaiement  pays  et  famille  pour  la  suivre,  et  que,  si  elle 
ne  m'attirait  pas,  elle  ne  me  repoussait  pas  non  plus. 

Au  moment  où  le  vieux  Brulet  et  les  femmes,  avec  Char- 
lot,  montaient  sur  la  voiture,  Brulette  étant  fière  de  s'en 
aller  avec  un  si  bel  amoureux,  à  la  barbe  de  tous  les  amou- 
reux qui  l'avaient  méconnue,  le  carme  vint  comm(î  pour 
nous  dire  adieu,  et  ajouta  pour  les  oreilles  des  curieux: 
—  Au  fait,  je  vas  de  votre  côté,  et  ferai  un  bout  de  chemin 
avec  vous. 

Il  monta  auprès  du  père  Brulet,  et  au  bout  d'une  lieue, 
iJans  un  chemin  couvert,  il  fit  arrêter.- Huriel  conduisait  son 
clairin,  qui  était  aussi  bon  au  tirage  qu'au  transport,  et 
nous  marchions  un  peu  en  avant,  le  grand  bûcheux  et  moi. 
Voyant  )a  voiture  retardée,  nous  retournâmes,  pensant  que 
ce  fût  quelque  accident,  et  vîmes  Brulette  tout  en  pleurs, 
embrassant  Chariot,  qui  s'attachait  à  elle  en  faisant  de 
grands  cris,  parce  que  le  carme  le  voulait  emporter.  Huriel 
intercédait  pour  qu'on  s'y  prît  autrement,  car  il  était  si 
peiné  du  chagrin  de  Brulette,  que,  pour  un  peu,  il  aurait 
pleuré  aussi. 

—  Qu'y  a-l-il  donc?  dit  le  grand  bûcheux,  et  pourquoi, 
ma  fille,  voulez-vous  vous  départir  de  ce  pauvre  enfant? 
Est-ce  donc  la  suite  de  votre  idée  de  l'autre  jour? 

—  Non ,  mon  père ,  répondit  Brulette.  Ce  sont  ses  vérita- 
bles parents  qui  le  réclament,  et  c'est  pour  son  bien.  Le 
pauvre  petit  ne  comprend  pas  cela,  et  moi,  encore  que  je  le 
comprenne,  le  cœur  me  manque.  Mais  comme  il  y  a  des 


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294  LES  MAlTliES  SONNEURS 

raisons  pour  que  la  chose  se  fasse  sans  retard,  donnez- 
moi  du  courage,  au  lieu  de  m*en  ôter. 

Et,  tout  en  parlant  de  courage,  elle  n'en  avait  point  contrie 
les  pleurs  et  les  caresses  de  Chariot,  car  elle  était  arrivée  à 
l'aimer  d'une  grande  tendresse,  et  il  fallut  que  Thérence 
s'en  mêlât.  La  fille  des  bois  avait  dans  son  air  et  dans  ses 
moindres  discours  une  assurance  de  bonté  qui  eût  persuadé 
les  pierres,  et  que  l'enfant  sentait,  encore  qu'il  ne  sût  com- 
ment. Elle  réussit  à  lui  faire  entendre  de  s'apaiser,  et  qu'on 
ne  le  quittait  que  pour  bien  peu,  de  sorte  que  frère  Nico- 
las put  l'emporter  sans  violence ,  et  qu'on  se  mit  en  route 
au  son  d'une  manière  de  rondine  qu'il  lui  chantait  pour  l'é- 
baubir,  et  qui  ressemblait  à  un  psaume  d'église  plus  qu'à 
une  chanson;  mais  Chariot  s'en  paya,  et  quand  leurs  voix 
se  perdirent,  celle  du  carme  couvrait  les  dernières  plaintes - 
du  pauvre  mignon. 

—  Allons,  Brulette,  en  route,  dit  le  grand  bûcheux.  Nous 
vous  aimerons  tant,  que  nous  vous  consolerons. 

Huriel  monta  sur  le  brancard,  afin  d'être  près  d'elle,  et, 
tout  le  long  du  chemin,  l'entretint  si  doucement,  qu'elle  lui 
dit,  à  l'arrivée  : 

—  Ne  me  croyez  pas  inconsolable,  mon  vrai  ami  !  J'ai  eu 
le  cœur  faible  un  moment;  mais  je  sais  bien  où  reporter 
l'amitié  que  j'avais  pour  cet  enfant,  et  où  je  retrouverai  la 
joie  qu'il  me  donnait. 

Il  ne  nous  fallut  pas  grand  temps  pour  nous  installer  au 
vieux  château,  etmémement  y  pendre  la  crémaillère.  Il  y 
avait  plusieurs  chambres  habitables,encore  qu'elles  n'eussent 
pas  de  mine  et  qu'on  les  eût  crues  prêtes  à  nous  choir  sur  la 
tête  ;  mais  il  y  avait  si  longtemps  que  le  vent  en  secouait 
les  ruines  sans  les  renverser,  qu'elles  pouvaient  bien  encore 
durer  autant  que  nous. 

La  tante  Marghitonne,  enchantée  de  tiotre  voisinage, 
nous  fournit  tout  ce  qui  eût  pu  manquer  aux  petites  aises 
dont  nous  étions  coutumiers,  et  que  la  famille  d'Huriel  se 
laissa  persuader  de  partager  avec  nous,  malgré  le  peu  d'ha- 
bitude qu'elle  en  avait  et  le  peu  de  cas  qu'elle  en  faisait. 


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LES  MAITRES  SONNEURS  295 

Les  ouvriers  bourbonnais  que  le  graâd  bûcheux  avait  em- 
baucbés  arrivèrent,  et  il  en  embaucha  d'autres  dans  l'en- 
droit même.  Si  bitsn  que  nous  étions  là  comme  une  colonie, 
campée  partie  dans  le  bourg,  partie  dans  les  ruines,  tra- 
vaillant tous  de  bon  cœur  sous  la  conduite  d'un  homme 
juste  qui  savait  ce  que  c'est  que  la  peine  à  ménager  et  le 
couragef  à  récompenser,  et  nous  réunissant  tous  les  soirs 
pour  manger  ensemble  sur  le  préau,  écouter  et  raconter 
des  histoires,  chanter  et  folâtrer  à  la  fraîche,  et  faisant  bal, 
le  dimanche,  avec  toute  la  jeunesse  du  pays,  qui  nous  savait 
tant  de  gré  de  la  musique  bourbonnaise,  qu'on  nous  appor- 
tait de  petits  présents  de  tous  les  côtés,  et  nous  considérait 
on  ne  peut  plus. 

Le  travail  était  rude,  à  cause  de  la  pente  de  la  futaie  qui 
se  trouvait  quasiment  à  pic  sur  la  rivière,  et  Tabatage  of- 
frait de  grands  dangers.  J'avais  fait,  au  bois  de  l'Alleu,  l'ex- 
périence du  caractère  vif  du  grand  bûcheux.  Comme  il  n'a- 
vait que  des  ouvriers  de  choix  pour  sa  partie,  et  que  les 
dépeceurs  étaient  à  leurs  pièces,  il  n'avait  pas  sujet  de 
s'impatienter  ;  mais  j'avais  l'ambition  de  devenir  un  fen- 
deux  du  premier  ordre  pour  lui  complaire,  et  je  craignais 
que  mon  apprentissage  ne  me  fît  encore  traiter  de  maladroit 
et  d'imprudent,  ce  qui  m'eût  bien  mortifié  devant  Thérence. 
Aussi  jpriai-je  Huriel  de  m'en  faire  à  part  la  démonstration 
et  de  me  laisser  le  bien  observer  dans  la  pratique.  Il  s*y 
prêta  de  son  mieux,  et  j'y  portai  un  si  bon  vouloir,  qu'en 
peu  de  jours  j'étonnai  le  maître  par  mon  habileté.  Il  m'en 
fit  compliment,  et  mémement  me  demanda  devant  sa  fille 
pourquoi  je  me  donnais  si  vaillamment  à  un  état  qui  no 
m'était  point  de  nécessité  en  mon  endroit.  —  C'est,  lui  ré- 
pondis-je,  que  je  ne  serais  pas  fâché  d'être  bon  à  gagner  ma 
vie  en  tout  pays.  On  ne  sait  point  ce  qui  peut  arriver,  et  si 
j'aimais  une  femme  qui  me  voulût  emmener  au  fond  des 
bois,  je  l'y  suivrais,  et  l'y  soutiendrais  aussi  bien  qu'un 
autre. 

Et,  pour  marquer  à  Thérence  que  je  n'étais  pas  si  câlin 
qu'elle  le  pensait  peut-être,  je  m'exerçais  à  coucher  sur  la 
dure,  à  vivre  sobrement,  et  à  devenir  un  forestier  aussi  so- 


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296  LES  MAITRES  SONNEURS 

Hde  que  ceux  qui  renlouraient.  Je  ne  m'en  trouvais  pas  plus 
mai  portant,  et  même  je  sentais  bien  mon  esprit  y  devenir 
plus  léger  et  mes  idées  plus  claires.  Beaucoup  de  choses  que 
je  n'entendais  point  sans  de  grandes  explications  au  com- 
mencement, se  débroiîllaient  peu  à  peu  d*elles-mômos 
devant  mes  yeux,  et  elle  no  riait  plus  de  mes  questions  lour- 
daudes. Elle  causait  avec  mol  sans  ennui  et  marquait  de  la 
confiance  dans  mes  jugements. 

Pourtant  une  bonne  quinzaine  se  passa  devant  que  j'eusse 
un  peu  dVspérance,  et  comme  je  me  plaignais  à  Huriel  de 
n*oser  point  dire  un  mot  à  une  fille  qui  me  paraissait  trop 
au-dessus  de  moi  pour  me  vouloir  jamais  regarder^  il  me 
répliqua  : 

—  Sois  tranquille,  Tiennet,  ma  sœur  a  le  cœur  le  plus  juste 
qui  existe,  et  si,  comme  toutes  les  jeunes  filles,  elle  a  ses 
moments  de  fantaisie,  il  n*y  a  point  d'imagination  en  elle 
qui  ne  cède  à  l'amour  d'une  belle  vérité  et  d*une  franche 
réparation. 

Les  discours  d'Hurlel,  qui  étaient  aussi  ceux  de  son  père 
avec  moi,  me  baillèrent  grand  courage,  et  Thérence  recon- 
nut en  moi  un  si  bon  serviteur,  j*étais  Si  attentionné  à  ce 
qu'elle  n'eût  peine,  fatigue  ou. impatience  d'aucune  chose 
dépendant  de  mon  pouvoir;  j'étais  si  soigneux  de  ne  regar- 
der aucune  autre  fille,  et  d'ailleurs  j'en  avais  si  peu  d'envie; 
enfin,  je  me  comportais  avec  un  respect  si  honnête  et  qui 
lui  marquait  si  bien  l'état  que  je  faisais  de  son  mérite,  qu'elle 
y  ouvrit  les  yeux,  et  je  la  vis  plusieurs  fois  me  regarder 
courir  au-devant  de  ses  souhaits,  avec  un  air  de  réflexion 
très-doux,  et  m*en  payer  par  des  remercîmentsquimeren- 
.  daient  fier.  Elle  n'était  pas  habituée,  comme  Brulette,  à  se 
voir  prévenir,  et  n'eût  pas  su,  comme  elle,  y  inviter  genti- 
ment. Elle  paraissait  môme  toujours  étonnée  qu'on  y  son- 
geât ;  mais  quand  cela  arrivait,  elle  en  marquait  une  grande 
obligation,  et  je  ne  me  sentais  pas  d'aise  quand  elle  me  di- 
sait, de  son  air  sérieux,  et  sans  fausse  retenue  : 

—  Vraiment,  Tiennet,  vous  avez  trop  bon  cœur.  Ou  bien: 
—  Tiennet,  vous  prenez  pour  moi  tant  de  peine,  que  je  vou- 
drais avoir  à  en  prendre  pour  vous  dans  l'occasion. 

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LES  MAITRES  SONNEURS  397 

Un  jour  qu'elle  me  parlait  en  cette  manière,  devant  les 
autres  bûeheux,  l'un  d'eux,  qui  était  un  beau  garçon  bour- 
bonnaiSy  observa,  à  moitié  voix,  qu'elle  me  gratifiait  d'un 
grand  intérêt. 

—  Certainement,  Léonard,  lui  répondit' Thérence  en  le 
regardant  d'un  air  assuré.  Je  lui  porte  l'intérêt  que  je  dois 
à  sa  complaisance  pour  moi  et  à  son  amitié  pour  les 
miens. 

—  Est-ce  que  vous  croyez,  reprit  Léonard,  qu'on  n'agi-% 
rait  pas  aussi  biefT  que  lui ,  si  on  croyait  être  payé  de 
même? 

—  Je  serais  juste  avec  tout  le  monde,  répliqua-t-elle,  si 
j'avais  le  goût  ou  le  besoin  des  complaisances  de  tout  le 
monde  ;  mais  cela  n'est  point,  et,  de  l'humeur  dont  je  suis, 
l'amitié  d'une  seule  personne  me  contente. 

J'étais  assis  sur  le  gazon,  auprès  d'elle^  tandis  qu'elle  par- 
lait ainsi,  et  je  pris  sa  main  dans  la  mienne,  sans  oser  plus 
que  de  l'y  retenir  un  petit  moment.  Elle  me  la  retira,  mais 
non  sans  me  l'appuyer,  en  passant,  sur  l'épaule,  en  signe 
de  confiance  et  de  parenté  d'âme. 

Pourtant  les  choses  duraient  ainsi,  et  je  commençais  à 
souffrir  grandement  de  ma  retenue  avec  elle,  d'autant  que 
les  amours  d'Huriel  et  de  Bruletle  étaient  si  tendres  et  si 
heureuses,  que  cela  troublait  le  cœur  et  l'esprit.  Leur  beau 
jour  approchait,  et  je  ne  voyais  pas  venir  le  mien. 


WlB^-hattfèMe   veillée. 


Un  dimanche,  c'était  celui  du  dernier  ban  de  Brulette,  le 
grand  bûeheux  et  son  fils  qui,  dès  le  matin,  m'avaient  paru 
se  consulter  secrètement,  s'en  allèrent  ensemble,  disant 
qu'une  affaire  regardant  le  mariage  les  appelait  à  Nohant. 
Brulette,  qui  savait  bien  où  en  étaient  les  préparatifs  de  sa 
noce,  s'étonna  qu'ils  y  fissent  tant  de  diligence  inutile,  ou 
<lu'on  ne  la  mit  point  de  la  partie.  Elle  fut  même  tentée  de 

17. 


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398  LES  MAITRES  SONNEURS 

bouder  Huriel,  qui  annonçait  d'être  absent  pour  vingt- 
quatre  heures  ;  mais  il  ne  céda  point  et  sut  la  tranquilliser, 
lui  laissant  penser  qu'il  ne  la  quittait  que  pour  s'occuper 
d'elle,  et  lui  ménager  quelque  belle  surprise. 

Cependant,  Therence,  que  mes  yeux  ne  quittaient  guère, 
me  paraissait  faire  effort  pour  cacher  son  inquiétude,  et^ 
dès  que  son  père  et  Huriel  furent  partis,  elle  m'emmena  dans 
le  petit  parc,  où  elle  me  parla  ainsi  : 
.  —  Tiennet,  je  suis  tourmentée,  et  ne  sais  quel  remède  y 
trouver.  Écoutez  ce  qui  se  passe,  et  dites-mol  ce  que  nous 
pourrions  faire  pour  empêcher  des  malheurs.  La  nuit  der- 
nière, ne  dormant  point,  j'ai  entendu  mon  frère  et  mon 
père  faire  accord  de  s'en  aller  au  secours  de  Joseph,  et,  dans 
leur  entretien,  voilà  ce  que  j'ai  compris  :  Joseph,  encore  que 
tr^s-mal  accueilli  par  tous  les  ménétriers  du  canton,  aux- 
quels il  s'est  présenté  pour  réclamer  le  concours,  s'est  Qb- 
stinè  à  vouloir  recevoir  d'eux  la  maîtrise,  chose  queû 
somme  ils  ne  lui  peuvent  refuser  ouvertement,  sans  avoir 
mis  ses  talents  à  l'épreuve. 

»  Il  s'est  trouvé  que  le  fils  Carnat  devait  être  reçu  en  la  place 
de  son  père,  qui  se  retire  du  métier,  par  la  corporation,  au- 
jourd'hui même,  si  bîen  que  Joseph  vient  là,  troubler  une 
chose  qui  ne  devait  pas  être  contesiéo,  et  qui  était  promise 
et  assurée  d'avance. 

»0r  nos  bûcheux,  en  se  promenant  dans  les  cabarets  des 
environs,  ont  entendu  et  surpris  les  mauvais  desseins  de  la 
bande  des  sonneurs  de  votre  pays,  lesquels  sont  résolus, 
d'évincer  Joseph,  s'ils  le  peuvent,  en  faisant  û  de  sa  science. 
S'il  n'y  risquait  que  le  dépit  d'endurer  une  injustice  et  une 
contrariété,  ce  ne  serait  point  assez  pour  m'inquiéter  commcî 
vous  voyez;  mais  mon  père  et  mon  frère,  qui  sont  maîtres 
sonneurs  et  qui  ont  voix  à  tout  chapitre  de  musique,  n'im- 
porte en  quel  pays  ils  se  trouvent,  ont  cru  de  leur  devoir 
d'aller  réclamer  leur  place  au  concours ,  à  seules  fins  d*y 
soutenir  Joseph.  Et  puis,  au  bout  de  tout  cela,  il  y  a  encore 
quelque  chose  que  je  ne  sais  point,  parce  que  les  sonneur» 
ont  un  secret  de  confrérie  dont  mon  frère  et  mon  père  ne 
parlaient  entre  eux  qu'à  mots  couverts  et  dans  des  paroles 

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LES  MAITRES  SONNEURS.  299 

OÙ  je  D*ai  pa  rien  entendre.  De  toutes  manières,  soit  dans 
leur  prétention  au  jugement  du  concours,  soit  dans  quelque 
autre  cérémonie  où  Ton  dit  que  les  épreuves  sont  dures,  il 
y  a  du  danger  peureux,  car  ils  ont  pris,  sous  leurs  sarraux, 
les  petits  bâtons  de  courza  qui  sont  une  arme  dont  vous  avez 
vu  la  morsure;  et  mômement  ils  ont  afûlé  leurs  serpes  et 
les  ont  cachées  aussi  sur  eux,  se  disant  Tuu  à  Tautre,  vers 
le  matin  : 

—  Le  diable  soit  de  ce  garçon,  qui  n*a  de  bonheur  pour  lui 
ni  pour  les  autres  1  II  le  faut  pourtant  secourir,  car  il  va  se 
jeter  dans  la  gjiieule  du  loup,  sans  souci  de  sa  peau  ni  de 
celle  de  ses  amis. 

D  Et  mon  frère  se  plaignait,  disant  qu'à  la  veille  de  se  ma- 
rier, il  ne  serait  pas  content  de  fendre  encore  une  tête  ou  de 
ne  point  rapporter  la  sienne  entière.  A  quoi  mon  père  ré- 
pondait qu'il  n'y  fallait  point  porter  de  mauvais  pronostics, 
mais  aller  devant  soi,  où  Thumanité  commandait  de  secourir 
son  prochain. 

»  Comme  ils  avaient  cité  notre  ami  Léonard  parmi  ceux  qui 
avaient  recueilli  les  mauvais  bruiU,  j*ai  questionné  ce  Léo- 
nard un  moment  à  Ja  hâte,  et  il  m*a  dit  que  Joseph  et  con- 
séquemment  ceux  qui  le  voudraient  soutenir  étaient  depuis 
une  huitaine  Tobjet  de  grandes  menaces,  et  que  vos  sonneurs 
n'avaient  pas  seulement  parlé  de  lui  refuser  la  maîtrise  à  ce 
concours,  mais  encore  de  lui  ôter  Tenvie  et  le  pouvoir  de 
s'y  présenter  une  autre  fois.  Je  sais,  pour  l'avoir  ouï  dire 
chez  nous,  étant  petite,  à  l'époque  où  mon  frère  fut  reçu 
mattre  sonneur,  qu'il  s'y  fallait  comporter  bravement  et 
passer  par  je  ne  sais  qnels  essais  de  la  force  et  du  courage. 
Mais  chez  nous,  les  sonneurs  menant  une  vie  errante  et  ne 
faisant  pas  tous  métier  de  ménétriers,  ne  se  gênent  point 
les  uns  les  autres  et  ne  persécutent  guère  les  aspirants.  Il 
paraît,  aux  précautions  de  mon  père  et  au  dire  de  Léonard, 
qu'ici,  c'est  autre  chose,  et  qu'il  s'y  fait  quelquefois  des  ba  • 
tailles  d'où  ne  reviennent  point  tous  ceux  qui  s'y  rendent. 
Assistez-moi,  Tiennel,  car  je  me  sens  morte  de  peur  et  de 
tristesse.  Je  n'ose  point  donner  l'éveil  h  nos  bûcheux,  car  si 
mon  père  pensait  que  j'ai  surpris  et  trahi  quelque  secret  de 

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aOO  LES  MAITRES  SONNEURS 

la  confrérie,  il  me  retirerait  l'estime  et  la  œnfiance.  Il  est 
accoutumé  à  me  voir  aussi  courageuse  qu'une  femme  peut 
rêtre  dans  les  dangers  ;  mais,  depuis  la  malheureuse  affaire 
de  Malzac,  je  vous  confesse  que  je  n*ai  plus  de  courage 
du  tout,  et  que  je  suis  tentée  d'aller  me  jeter  au  milieu 
de  la  bataille,  tant  j'en  crains  les  suites  pour  ceux  que 
j'aime. 

—  Et  c'est  là,  ma  brave  ûilc,  ceque  vous  appelez  mancfber 
de  courage  ?  répondis-je  à  Thérence.  Allons,  restez  tran- 
quille et  laissez*moi  faire.  Le  diable  sera  bien  malin  si  je  ne 
découvre  et  surprends  de  moi-même,  et  sans  qu'on  vous 
soupçonne,  le  secret  des  sonneurs;  et,  que  votre  père  m'en 
blâme,  qu'il  me  châsse  d'auprès  de  lui  et  me  retire  tout  le 
bonheur  que  j'ai  songé  de  gagner.,,  ça  ne  fait  rien ,  Tbé- 
renœ  î  pourvu  que  je  vous  le  ramène  ou  que  je  vous  le  ren- 
voie sain  et  sauf,  ainsi  qu'Huriel,  je  serai  assez  payé,  ne 
dussé-je  point  vous  revoir.  Adieu,  contenez  vos  angoisses, 
ne  dites  rien  à  Brulelte,  elle  y  perdrait  la  tête.  Je  saurai  vi- 
tement  ce  qu'il  faut  faire.  N'ayez  point  l'air  de  rien  savoir. 
Je  prends  tout  sur  mon  dos. 

Thérence  se  jeta  à  mon  oou  et  m'embrassa  sur  les  deux 
joues  avec  toute  l'innocence  d'une  bonne  Olle  ;  et,  rempli  do 
courage  et  de  conûance,  je  me  mis  à  l'œuvre. 

Je  commençai  par  aller  chercher  Léonard,  que  je  savais 
être  un  bon  gars,  très-fort  et  hardi,  et  grandement  attaché 
au  père  Bastion.  Encore  qu'il  fût  un  peu  jaloux  de  moi  au 
sujet  de  Thérence,  il  entra  dans  mon  plan,  et  je  le  consultai 
sur  ce  qu'il  pouvait  savoir  du  nombre  des  sonneurs  appelés 
au  concours  et  du  lieu  où  nous  pourrions  les  aller  surveiller. 
Il  ne  me  put  rien  dire  du  premier  point.  Quant  au  second, 
il  m'apprit  que  le  concours  ne  se  faisait  point  secrètement 
et  qu'on  le  disait  fixé  pour  l'heure  d'après  vêpres,  à  Saint- 
Chartier,  dans  le  cabaret  de  Benoît.  La  délibération  qui 
devait  s'ensuivre  était  la  seule  chose  où  les  sonneurs  s(; 
retiraient  entre  eux;  mais  c'était  toujours  dans  la  maison 
même,  et  leur  jugement  était  rendu  en  public. 

Je  pensai  alors  qu'une  demi-douzaine  de  garçons  bien 
résolus  suffiraient  à  rétablir  la  paix,  si,  comme  Thérence  le 


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LES  MAITRES  SONNEURS  301 

pensait,  il  survenait  des  querelles,  et  que  la  justice  étant  de 
notre  côté,  nous  trouverions  bien,  au  pays,  des  bons  en- 
faots  qui  nous  donneraient  un  coup  de  main.  Je  fis  doue  I.e 
choix  de  mes  compagnons  avec  Léonard,  et  nous  en  trou- 
vâmes quatre  bien  consentants  à  nous  suivre,  ce  qui,  avec 
nous  deux,  faisait  le  nombre  souhaité.  Ils  n'hésitèrent  que 
sur  une  chose,  la  crainte  de  déplaire  à  leur  maître  en  lui 
portant  secours  malgré  lui;  mais  je  leur  jurai  que  le  grand 
bûcheux  ne  saurait  jamais  leurs  bonnes  intentions  sMls  le 
souhaitaient  ;  que  nous  serions  amenés  comme  par  le  ha- 
sard, et  enfin  que,  si  quelqu'un  en  devait  être  blâmé,  ils 
pourraient  tout  rejeter  sur  moi,  qui  les  aurais  attirés  là  pour 
boire,  sans  les  prévenir  de  rien. 

Nous  étant  ainsi  accordés,  j'allai  dire  à  Thérence  que  nous 
étions  en  mesure  contre  n'importe  quel  danger,  et,  nous 
munissant  chacun  d'une  bonne  trique,  nous  arrivâmes  à 
Saint-Charlier  à  l'heure  dite. 

Le  cabaret  à  Benoît  était  si  rempli,  qu'on  ne  s'y  pouvait 
retourner  et  que  force  nous  fut  d'accepter  une  table  en  de- 
hors. En  somme,  je  ne  fus  pas  fâché  d'y  installer  ma  ré- . 
serve,  et,  leur  recommandant  bien  de  ne  se  point  ivrt  r,  je 
me  coulai  dans  la  maison  où  je  comptai  seize  cornemuseux 
de  profession,  sans  parler  d'Huriel  et  de  son  père,  qui  étaient 
attablés  au  coin  le  plus  obscur  de  la  salle,  le  chapeau  sur  les 
yeux,  et  d'autant  moins»aisés  à  reconnaître  que  peu  de  ceux 
qui  se  trouvaient  là  les  avaient  aperçus  ou  rencontrés  dans 
le  pays.  Je  fis  comme  si  je  ne  les  voyais  point,  et,  parlant 
haut  à  leur  portée,  je  m'enquls  à  Benoît  de  cette  bande  de 
sonneurs  réunis  à  son  auberge,  comme  d'une  chose  dont  je 
n'avais  pas  seulement  ouï  parler  et  dont  je  ne  connaissais 
point  le  motif. 

—  Commenjt,  me  dit  le  patron,  qui  relevait  de  sa  maladie 
et  qui  était  beaucoup  blêmi  et  mandré,ne  sais-tu  point  que 
Joseph,  ton  ancien  ami,  le  garçon  de  ma  ménagère,  va 
passer  au  concours  avec  le  fils  Gamat?  Je  ne  te  cache  pas 
que  c'est  une  sottise,  me  dit-il  tout  bas.  La  mère  s'en  désole 
et  craint  les  mauvaises  raisons  qui  s'échangent  dans  ces 
sortes  de  conseils.  Mêmement,  elle  en  est  si  troublée  qu'elle 

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902  LES  MAITRES  SONNEURS 

en  perd  la  tête  et  qu'on  se  plaint  d'être  mal  servi  céans, 
pour  la  première  fois. 

—  Vous  puis -je  aider  en  quelque  chose?  lui  dis-je,  sou- 
haitant d'avoir  une  raison  pour  rester  en  dedans,  et  tourner 
autour  des  tables. 

—  Ma  foi,  mon  garçon,  répondit-il,  si  tu  y  as  bonne  vo- 
lonté, tu  me  rendras  service,  car  je  ne  te  cache  pas  que  je 
suis  éticore  faible,  et  ne  peux  pas  me  baisser  pour  tirer  le 
vin,  sans  avoir  le  vertige  ;  mais  j'ai  confiance  en  toi  :  voilà 
la  clef  du  cellier.  Charge-toi  de  remplir  et  d'apporter  les 
pichets.  J'espère  que  la  Marilon  et  ses  aides  de  cuisine  suf- 
firont au  restant  du  service. 

Je  ne  me  le  fis  point  dire  deux  fois  ;  j'allai  avertir  mes 
compagnons  de  l'emploi  que  je  prenais  pour  le  bien  de  la 
chose,  et  je  fis  la  besogne  de  sommelier,  qui  me  permit  de 
tout  voir  et  de  tout  entendre. 

Joseph  et  Carnat  le  jeune  étaient  chacun  au  bout  d'une 
grande  table,  régalant  ^outela  sonnerie,  chacun  par  moitié. 
Il  y  régnait  plus  de  bruit  que  de  plaisir.  On  criait  et  chantait, 
pour  se  dispenser  de  causer,  car  on  était  sur  la  défensive  de 
part  et  d'autre,  et  on  y  sentait  les  intérêts  et  les  jalousies  en 
émoi. 

J'observai  bientôt  que  tous  les  sonneurs  n'étaient  pas , 
comme  je  l'avais  craint,  du  parti  des  Carnat  contre  Joseph  ; 
car,  si  bien  que  se  tienne  une  confrérie,  il  y  a  toujours  quel- 
que vieille  pique  qui  y  met  le  désaccord  ;  mais  je  vis  aussi, 
peu  à  peu,  qu'il  n'y  avait  là  rien  de  rassurant  pour  Joseph, 
parce  que  ceux  qui  ne  voulaient  point  de  son  concurrent  ne 
voulaient  pas  de  lui  davantage,  et  souhaitaient  voirmandrer 
le  nombre  des  ménétriers  par  la  retraite  du  vieux  Carnat. 
Il  me  parut  môme  que  c'était  le  grand  nombre  qui  pen- 
sait ainsi,  et  j'augurai  que  les  deux  aspirants  seraient 
évincés. 

Après  qu'on  eut  festiné  environ  deux  heures,  le  concours 
fut  ouvert.  Le  silence  ne  fut  point  requis,  car  la  cornemuse, 
en  une  chambre,  n'est  point  un  instrument  qui  s'embarrasse 
des  autres  bruits,  et  les  chanteurs  ne  s*y  obstinent  pas  long- 

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LES  MAITRES  SONNEURS  303 

temps.  Il  vint  une  foule  de  monde  aux  alentours  de  la  mai- 
son. Mes  cinq  camarades  grimpèrent  du  dehors  sur  la  croisée 
ouverte;  je  ne  me  plaçai  pas  loin  d'eux.  Huriei  et  son  père  • 
ne  bougèrent  de  leur  coin.  Garnat,  désigné  par  le  sort  pour 
commencer,  monta  sur  Tarche  au  pain,  et,  encouragé  par 
son  père,  qui  ne  se  pouvait  retenir  de  lui  marquer  la  me- 
sure avec  ses  sabots,  commença  de  sonner  une  demi- 
heure  durant  sur  Tancienne  musette  du  pays,  à  petit  bour- 
don. 

II  en  sonna  fort  mal,  étant  fort  ému,  et  je  vis  que  cela 
faisait  plaisir  à  la  plus  grande  partie  des  sonneurs.  Ils  gar- 
dèrent le  silence,  comme  ils  avaient  coutume  de  faire  pour 
se  donner  l'air  important;  mais  les  autres  assistants  le  gar- 
dèrent aussi,  ce  qui  fâcha  bien  le  pauvre  garçon,  car  il  avait 
espéré  un  peu  d'encouragement,  et  son  père  commença  de 
ruminer  en  grand  dépit,  laissant  voir  la  vengeance  et  la 
méchanceté  de  son  naturel. 

Quand  ce  vint  à  Joseph,  il  s'arracha  d'auprès  de  sa  mère, 
qui,  tout  le  ten^ps,  Tavait  supplié,  en  lui  parlant  bas,  de  ne 
se  point  mettre  sur  les  rangs.  Il  monta  sur  l'arche,  tenant 
avec  beaucoup  d'aisance  sa  grande  cornemuse  bourbonnaise 
qui  éblouit  tous  les  yeux  par  ses  ornements  d'argent,  ses 
miroirs  et  la  longueur  de  ses  bourdons.  Joseph  avait  l'air 
ûer  et  regardait  comme  en  pitié  ceux  qui  l'allaient  écouter. 
On  remarquait  la  bonne  mine  qui  lui  était  venue,  et  les  jeu- 
nesses du  lieu  se  demandaient  si  c^était  là  Joset  i'ébervigé, 
qu'on  avait  jugé  si  simple  et  qu'on  avait  vu  si  malingret. 
Toutefois  il  avait  un  air  de  hauteur  qui  ne  plaisait  poiiit,  et, 
dès  qu'il  eut  rempli  la  salle  du  bruit  de  son  instrument,  il  y 
eut  quasi  plus  de  peur  que  de  plaisir  dans  la  curiosité  qu'il  . 
causait  aux  ûlleltes. 

Mais  comme  11  ne  manquait  pas  là  de  monde  qui  s'y  con- 
naissait, et  surtout  les  chantres  de  la  paroisse,  et  puis  les 
chanvreurs  qui  sont  grands  experts  en  idées  de  chansons, 
etmémement  des  femmes  âgées  qui  étaient  bonnes  gar- 
diennes des  meilleures  choses  du  temps  passé,  Joseph  fut 
vilement  goûté,  tant  pour  la  manière  de  faire  sonner  son 
instrument  sans  y  prendre  aucune  fatigue,  et  de  donner  le 

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304  LES  MAITRES  SONNEURS 

^  SOU  juste^  que  pour  le  goût  qu*il  montrait  en  jouant  des 
airs  nouveaux  d'une  beauté  sans  pareille.  Et,  comme  il  lui  • 
fut  fait  observation,  par  les  Carnat,  que  sa  musette^  mieux 
sonnante,  lui  donnait  de  l'avantage,  il  la  démancha  et  nVn 
garda  que  le  hautbois,  dont  il  se  servit  si  bien  qu'on  put 
encore  mieux  goûter  TexcelleAce  de  ses  airs.  Enfin,  il  prit 
la  musette  de  Carnat  et  la  mena  si  habilement  qu'il  en  tira 
encore  des  sons  agréables,  et  qu'on  eût  dit  d'un  aulre  instru- 
ment que  celui  qu'on  avait  entendu  d'abord. 

Les  juges  ne  firent  rien  connaître  de  leur  opinion,  mais 
les  autres  assistants,  trépignant  de  joie  et.  faisant  grande  ac- 
clamation, décidèrent  que  rien  de  si  beau  n'avait  été  ouï  au 
pays  de  chez  nous,  et  la  mère  Bline  de  la  Breuille,  qui  avait 
quatre-vingt-sept  ans  et  n'était  encore  sourde  ni  bègue, 
s'avançaut  à  la  table  des  sonneurs,  et  frappant  de  sa  bé- 
quille au  milieu  d'eux,  leur  dit  en  son  franc  parler  que  le 
grand  âge  autorisait: 

— Vous  aurez  beau  faire  la  moue  et  branler  la  tôle,  ça  nVst 
aucun  de  vous  qui  pourrait  jouter  avec  ce  gars;  on  parlera 
de  lui  dans  deux  cents  ans  d'ici,  et  tous  vos  noms  seront 
oubliés  avant  que  vos  carcasses  soient  pourries  dans  la  terre. 

Puis  elle  sortit,  disant  (et  tout  le  monde  avec  elle)  que  si 
les  sonneurs  rejetaient  Joseph  de  leur  corporation,  c'était  la 
pire  injustice  qui  se  pûtcommettre  et  la  plus  vilaine  jalousie 
qui  se  pût  avouer. 

C'était  le  moment  de  délibérer,  et  les  sonneurs  montè- 
rent en  une  chambre  haute,  dont  j'allai  leur  ouvrir  la  porte 
à  seules  fins  d'essayer  de  surprendre  quelque  chose  en 
les  écoutant  causer  sur  l'escalier.  Les  derniers  qui  se  pré- 
.  sehlèreot  à  cette  porte  pour  entrer  furent  le  grand  bûcheux 
et  Huriel  ;  mais  alors,  le  père  Carnat,  qui  reconnaissait  le 
fils  pour  l'avoir  vu  chez  nous  à  la  jaunée  de  Saint-Jean,  leur 
demanda  ce  qu'ils  souhaitaient,  et  de  quel  droit  ils  se  pré- 
sentaient au  conseil. 

—  Du  droit  que  nous  donne  la  maîtrise,  répondit  le  père 
Bastien,  et  si  vous  en  doutez,  faites-nous  les  questions  d'u- 
sage, ou  éprouvez-nous  en  quelle  musique  vous  voulez. 

On  les  fil  entrer  et  on  referma  la  porte.  J'essayai  bien  d'en- 

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LES  MAITRES  SONNEURS  303 

tendre,  mais  on  parlait  à  voix  basse,  et  je  ne  pus  m'àssurer 
d'autre  chose,  sinon  qu'on  reconnaissait  le  droit  des  deux 
étrangers,  et  qu'on  délibérait  sur  Iç  concours,  sans  bruit  et 
sans  dispute. 

A  travers  la  fente  de  i'huis,  je  vis  qu'on  se  formait  en  ras- 
semblements de  quatre  ou  cinq,  et  qu'on  échangeait  dos  rai- 
sons tout  bas  avant  d'aller  aux  voix;  mais  quand  ce  fut  le 
moment  de  voter,  un  des  sonneurs  vint  voir  s'il  n'y  avait 
personne  aux  écoutes,  et  force  me  fut  de  me  cacher  et  de 
descendre  aussitôt,  crainte  d'être  surpris  en  une  faute  ou 
j'aurais  eu  de  la  honte  sans  excuse;  car  rien  ne  pouvait  plus 
me  donner  à  penser  que  mes  amis  eussent  besoin  de  ixion 
aide  en  une  réunion  si  tranquille. 

Je  retrouvai  en  bas  mes  jeunes  gens  et  beaucoup  d'autres 
de  ma  connaissance,  qui  s'étaient  attablés,  faisant  fête  et 
compliment  à-  Joseph.  Le  (ils  Carnat  était  seul  et  triste  en 
un  coin,  oublié  et  humilié  au  possible.  Lo  carme  était  là 
aussi,  sous  la  cheminée,  s'enquérant  auprès  de  la  Mariton 
et  de  Benoît  de  ce  qui  se  passait  en  leur  logis.  Quand  il  fut 
au  fait,  il  approcha  delà  plus  grande  table  où  chacun  vou- 
lait trinquer  avec  Joseph  et  le  questionner  sur  le  pays  où  il 
a^ait  appris  ses  talents. 

—  Ami  Joseph,  dit  le  frère  Nicolas,  nous  sommes  de  con- 
naissance, et  je  vous  veux  complimenter  aussi  sur  l'applau- 
dissement que  vous  venez  d'avoir,  à  bon  droit,  céans.  Mais 
permettez-moi  de  vous  remontrer  qu'il  est  généreux  autant 
que  sage  de  consoler  les  vaincus,  et  qu'à  votre  place,  je  fe- 
rais avance  d'amitié  au  fils  Carnat,  que  je  vois  là,  bien  triste 
et  bien  seul. 

'  Le  carme  parla  ainsi  d'une  façon  à  n'être  entendu  que  de 
Joseph  et  de  quelques  autres  qui  l'a  voisinaient,  et  je  pensai 
qu'il  le  faisait  autant  par  conseil  de  son  bon  cœur  que  par 
incitation  de  la  mère  à  Joseph,  qui  eût  souhaité  voir  revenir 
les  Carnat  de  leur  aversion  pour  lui. 

La  manière  dont  le  carme  en  appelait  à  la  générosité  de 
Joseph  flatta  ce  garçon  dans  son  amour-propre. 

—  Vous  avez  raison,  père  Nicolas,  fit-il;  et,  d'une  voix 


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306  LES  MAITRES  SONNEURS 

—  Allons,  François,  dit-il  au  fils  Carnat,  pourquoi  bou- 
der les  amis?  Tu  n*as  pas  si  bien  joué  que  tu  es  en  état  de 
le  faire,  j'en  suis  certain  ;  mais  tu  auras  ta  revanche  une 
autre  fois  ;  et,  d'ailleurs,  le  jugement  n'en  est  pas  encore 
porté.  Ainsi,  au  lieu  de  nous  tourner  le  dos,  viens  boire 
avec  nous,  et  tenons- nous  aussi  tranquilles  que  deux  bœufs 
attelés  au  même  charroi. 

Chacun  approuva  Joseph,  et  Garnat,  craignant  de  j^rattre 
trop  jaloux,  accepta  son  offre  et  vint  s'asseoir  non  loin  de 
lui.  C'était  bien  jusque-là;  mais  Joseph  ne  se  put  défendre 
de  marquer  combien  il  estimait  mieux  son  savoir  que  ce- 
lui des  autres,  et,  dans  les  honnêtetés  qu'il  fît  à  son  concur- 
rent, il  prit  des  airs  de  protection  qui  le  blessèrent  d'autant 
plus. 

—  Tu  parles  comme  si  tu  tenais  la  maîtrise ,  dit  Camat, 
qui  était  pâle  et  hautain,  et  tu  ne  tiens  rien  encore.  Ce  n'est 
pas  toujours  au  plus  subtil  de  ses  doigts  et  au  plus  adroit 
de  ses  inventions  que  ceux  qui  s'y  connaissent  donnent  la 
meilleure  part.  C'est  quelquefois  à  celui  qui  est  le  mieux 
connu  et  le  mieux  estimé  au  pays,  et  qui ,  par  là,  promet 
un  bon^camarade  aux  autres  ménétriers. 

.  —  Oh  I  je  m'y  attends  bien ,  répliqua  Joseph.  J'ai  été 
Iongtempsabsent,et,encoreque  je  mepique  de  mériter  au- 
tant d'estime  qu'un  autre  par  ma  conduite,  je  sais  de  reste 
qu'on  se  rejettera  sur  la  mauvaise  raison  que  je  suis  peu 
connu.  Eh  bien ,  ça  m'est  égal,  François  I  Je  ne  m'attendais 
point  à  trouver  ici  une  assemblée  de  vrais  musiciens,  ca- 
pables de  me  juger,  et  assez  amis  du  beau  savoir  pour 
préférer  mon  talent  à  leurs  intérêts  et  à  leurs  accointances. 
Tout  ce  que  je  souhaitais,  c'était  de  me  faire  entendre 
et  juger  devant  ma  mère  et  mes  amis,  par  les  oreilles 
saines  et  les  gens  raisonnables.  A  présent,  je  me  moque 
bien  de  vos  beugleurs  de  musette  criarde  1  Je  crois,  Dieu 
me  pardonne ,  que  je  serais  plus  fier  de  leur  refus  que  de 
leur  agrément. 

.  Le  carme  observa  doucement  à  Joseph  qu'il  ne  parlait  pas 
d'une  manière  sage.  —  Il  ne  faut  point  récuser  les  juges 

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LES  MAITRES  SONNEURS    •  307 

qu'on  a  demaDdés  librement,  lui  dit-il,  et  l'orgueil  gâte  tou- 
jours le  plus  l)eau  mérite. 

—  Laissez-lui  son  orgueil,  reprit  Carnat.  Je  ne  suis  point 
jaloux  de  celui  qu'il  p»mt  montrer.  Il  lui  faut  bien  un  peu 
de  talent  pour  se  consoler  de  ses  autres  disgrâces ,  car  c'est 
de  lui  qu'on  peut  dire  :  Beau  joueur,  bien  joué. 

—  Qu'est-ce  que  vous  entendez  par  là  ?  dit  Joseph  en  po- 
sant son  verre  et  le  regardant  entre  les  yeux. 

—  Je  n'ai  pas  besoin  de  le  dire ,  répondit  l'autre.  Tout  le 
monde  ici  l'entend  de  reste. 

—  Mais  je  ne  l'entends  point,  moi;  et  comme  c'est  à  moi 
que  vous  parlez,  je  vous  citerai  comme  lâche  si  vous  crai- 
gnez de  vous  expliquer. 

—  Oh!  je  peux  bien  te  dire  en  face,  reprit  Carnat,  une 
chose  qui  n'est  point  faite  pour  t'offenser;  car  il  n'y  a  peut- 
être  pas  plus  de  ta  faute  à  être  malheureux  en  amour,  qu'il 
n'y  en  a  eu  de  la  mienne  à  être  malheureux,  ce  soir,  en 
musique. 

—  Allons,  allons!  dit  un  des  jeunes  gens  qui  se  trouvaient- 
là,  laissons  la  Josette  tranquille.  Elle  a  trouvé  un  épouseux, 
ça  ne  regarde  plus  personne. 

—  Et  m'est  avis,  ajouta  un  autre,  que  ce  n'est  point  Jo- 
seph qui  est  joué  dans  cette  histoire-là ,  mais  bien  celui  qui 
va  endosser  son  ouvrage. 

—  De  qui  parlez-vous  ?  s'écria  Joseph ,  comme  pris  de 
vertige.  Qui  appelez-vous  Josette  ?  et  quel  méchant  badi- 
nage  prétendez-vous  me  faire  ? 

—  Taisez-vous!  s'écria  la  Mariton,  rouge  et  tremblante 
de  colère  et  ^e  chagrin,  comme  elle  était  toujours  quand 
on  accusait  Brulette.  Je  voudrais  que  toutes  vos  méchantes 
langues  fussent  arrachées  et  clouées  à  la  porte  de  l'église  I 

—  Parlons  plus  bas,  dit  un  des  jeunes  gens;  vous  savez 
bien  que  la  Mariton  n*entend  pas  qu'on  médise  de  la  bonne 
amie  à  son  Joset.  Les  belles  se  soutiennent  entre  elles,  et 
celle-ci  n'est  pas  encore  trop  mûre  pour  perdre  sa  voix  au 
chapitre. 


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306        '  .    LES  MA1TRE9  SONNEURS 

Joseph  s'éverluait  à  compreûdre  de  quoi  on  l'accusait  ou 
le  raillait. 

—  Explique-moi  donc  ça,  me  disait-il  en  me  tiraillant 
le  bras.  Ne  me  laisse  pas  sans  défense  ou  sans  réponse. 

J'allais  m'en  mêler,  encore  que  je  me  fusse  interdit 
d'entrer  dans  aucune  dispute  où  ne  seraient  point  le  grand 
bûcheux  et  son  fils,  lorsque  François  Garnat  me  coupa  la 
parole: 

—Eh  mon  Dieu  1  fit-il  à  Joseph  en  ricanant,  Tiennet  né 
t'en  dira  pas  plus  que  je  t'en  ai  écrit. 

—  C'est  donc  de  cela  que  vous  parlez?  dit  Joseph.  Eh  bien, 
je  jure  que  vous  êtes  un  menteur,  et  que  vous  avez  écrit 
et  signé  un  faux  témoignage.  Jamais... 

—  Bon,  bon,  reprit  Carnat.  Tu  as  pu  faire  ton  profit  de  ma 
lettre,  et  si,  comme  l'on  croit,  tu  étais  Tauteur  de  l'enfant, 
tu  n'as  pas  été  trop  sot  d'en  repasser  la  propriété  à  un  ami. 
C'est  un  ami  bien  fidèle,  puisqu'il  est  là-haut  occupé  à  te 
soutenir  dans  le  conseil.  Mais  si,  comme  je  le  pense,  moi, 
tu  es  venu  pour  réclamer  ton  droit,  et  qu'on  te  l'ait  refusé, 
ainsi  qu'il  résulterait  d'une  scène  bien  drôle  qui  a  été  vue 
de  loia  et  qui  a  eu  lieu  au  château  du  Chassin... 

—Quelle  scène?  dit  le  carme.  Il  faut  vous  expliquer,  jeune 
homme,  car  j'en  étais  peut-être  le  témoin,  et  je  veux  savoir 
de  quelle  manière  vous  racontez  les  choses. 

—  Comme  vous  voudrez,  répondit  Carnat.  Je  la  dirai 
comme  je  l'ai  vue  de  mes  yeux,  sans  entendre  les  discours 
qui  s'y  faisaient,  mais  vous  en  donnerez  l'explication  comme 
vous  pourrez.  Vous  saurez  donc,  vous  autres,  que,  le  der- 
nier jour  du  mois  passé,  Joseph,  s'étant  levé  de  ton  matin 
pour  porter  un  mai  à  la  porte  de  Brulette,  et  y  ayant  va 
un  gros  gars  d'environ  deux  ans  qui  ne  peut  être  que  le 
sien ,  le  voulut  réclamer  sans  doute ,  puisqu'il  le  prit  pour 
l'emporter  et  qu'il  s'ensuivit  une  dispute,  où  son  ami  le 
bûcheux  bourbonnais,  le  même  qui  est  là-haut  avec  son 
père,  et  qui  épouse  la  Brulette  dimanche  qui  vient,  lui 
poiia  de  bons  coups,  et  puis  embrassa  la  mère  et  l'enfant; 
après  quoi  Joset  l'ébervigé  fut  mis  en  douœur  à  la  porte 

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LES  MAITRES  SONNEURS  309 

et  n'y  est  point  retourné  du  depuis.  Or,  voilà  la  plus  belle 
histoire  que  j'aie  jamais  vue.  Arrangez-la  comme  vous  vou- 
drez. C'est  toujours  un  enfant  qui  se  voit  disputé  par  deux 
pères ,  et  une  fille  qui ,  au  lieu  de  se  donner  au  premier 
enjôleur,  le  chasse  à  coups  de  pied  comme  indigne  ou 
incapable  d'élever  l'enfant  de  ses  œuvres. 

Au  lieu  de  répondre ,  comme  il  s'en  était  vanté,  à  cette 
accusation,  le  père  Nicolas  était  retourné  vers  la  cheminée, 
et  parlait  bas,  mais  vivement,  avec  Benoît.  Joseph  était  si 
saisi  de  voir  interpréter  de  la  sorte  une  aventure  dont,  après 
tout,  il  ne  pouvait  dire  le  fin  mot,  qu'il  cherchait  autour  do 
Jui  quelqu'un  pour  l'y  aider,  et  la  Mariton  étant  sortie  de  la 
chambre  comme  une  folle,  il  ne  restait  que  moi  pour  rem- 
barrer Carnat.  Son  discours  avait  occasionné  de  l'étonne- 
ment,  et  personne  ne  songeait  à  défendre  Brulelte,  contre 
laquelle  il  y  avait  toujours  un  gros  dépit.  J'essayai  de  pren- 
dre son  parti;  mais  Carnat  m'interrompit  aux  premiers 
mots. 

—  Oh  !  tant  qu'à  toi,  le  cousin,  fit-il,  personne  ne  t'accuse; 
tu  peux  y  être  de  bonne  foi,  encore  qu'on  sache  que  tu  t'es 
entremis  pour  attraper  le  monde  en  apportant  au  pays  l'en- 
fant déjà  élevé  dans  le  Bourbonnais.  Mais  tu  es  si  simple, 
que  tu  n'y  as  peut-être  vu  que  du  feu.  Le  diable  me  punisse, 
ajoute-t-il  en  s'adressant  à  l'assistance,  si  ce  garçon-là  u'est 
pas  sot  comme  un  panier.  Il  est  capable  d'avoir  servi  de 
parrain  à  Tenfant,  croyant  faire  le  baptême  d'une  cloche.  Il 
aura  été  dans  le  Bourbonnais  pour  voir  son  filleul,  et  on  lui 
aura  prouvé  qu'il  avait  poussé  dans  le  cœur  d'un  chou.  Il 
l'aura  apporté  chez  lui  dans  une  besace,  pensant  mettre,  le 
soir,  un  .chebril  à  la  broche.  Enfin,  il  est  si  valet  et  si  bon 
cousin  à  la  fille,  que  si  elle  lui  avait  voulu  faire  entendre 
que  le  gros  Chariot  lui  ressemble,  il  s'en  serait  trouvé 
content. 


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310  LES  MAITRES  SONNEURS 


l'inup^-neavlénie  veillée. 


J'avais  beau  répondre  et  protester  en  me  fâchant,  on  était 
plus  en  train  de  rire  que  de  ra'écouter,  et  c'a  été  de  tout  temps 
une  grande  amusette  pour  les  garçons  éconduits,  de  mé- 
dire d'une  pauvre  fille.  On  se  dépêche  de  l'abîmer,  sauf  à 
en  revenir  plus  tard,  si  Ton  voit  qu'elle  ne  le  méritait 
point. 

Mais,  au  milieu  du  bruit  des  mauvaises  paroles,  on  enten- 
dit une  voix  forte,  que  la  maladie  avait  un  peu  diminuée, 
mais  qui  était  encore  capable  de  couvrir  toutes  celles  d'un 
cabaret  en  rumeur.  C'était  le  maître  du  logis,  habitué  de 
longue  date  à  gouverner  les  orages  du  vin  et  les  vacarmes 
de  la  bombance. 

—  Tenez  vos  langues,  dit-il,  et  m'écoutez,  ou,  dussé-je 
fermer  la  maison  pour  toujours,  je  vous  ferai  sortir  à  l'in- 
stant môrne.  Tâchez  de  vous  taire  sur  le  compte  d'une  fille  de 
bien,  que  vous  ne  décriez  que  pour  l'avoir  trouvée  trop  sage. 
Et,quanl  aux  véritables  parents  de  l'enfant  qui  a  donné  lieuà' 
tant  d'histoires,  dites-leur  donc  enfin,  bien  en  face,  le  blâme 
que  vous  leur  destinez,  car  les  voilà  devant  vous.  Oui  !  dit-il 
en  attirant  contre  lui  la  Mariton  qui  pleurait,  tenant  Chariot 
dans  ses  bras,  voilà  la  mère  de  mon  héritier,  et  voilà  mon  fils 
reconnu  par  mon  mariage  avec  cette  brave  femme.  Si  vous 
m'en  demandez  la  date  bien  au  juste,  je  vous  répondrai  que 
vous  ayez  à  vous  mêler  de  vos  affaires  ;  mais  pourtant,  à 
celui  qui  aurait  de  bonnes  raisons  pour  me  questionner,  je 
pourrais  montrer  des  actes  qui  prouvent  que  j'ai  toujours 
reconnu  l'enfant  pour  mien,  et  qu'avant  sa  naissance,  sa 
mère  était  déjà  ma  légitime  épouse,  encore  que  la  chose  fût 
tenue  cachée. 

Il  se  fit  un  grand  silence  d'étonnement,  et  Joseph,  qu| 
s'était  levé  aux  premiers  mots,  resta  debout  comme  changé 
en  pierre.  Le  moine,  qui  vit  du  doute,  de  la  honte  et  de  la 


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LES  MAITRES  SONNEURS  3il 

colère  dans  ses  yeux,  jugea  à  propos  dç  donner  quelques  ex- 
plications de  plus.  Il  nous  apprit  que  Benoît  avait  été  empè- 
ché.de  rendre  son  mariage  public  par  l'opposition  d'un  pa- 
rent à  succession  qui  lui  avait  prêté  des  fonds  pour  son 
commerce,  et  qui  aurait  pu  le  ruiner  en  lui  en  demandant 
la  restitution.  Et  comme  la  Mariton  craignait  d*être  attaquée 
dans  sa  renommée,  surtout  à  cause  de  son  fils  Joseph^  elle 
avait  caché  la  naissance  de  Chariot  et  Tavait  mis  en  nourrice 
à  Sainte-Sevère  ;  mais,  au  bout  d'un  an,  elle  l'avait  trouvé,  si 
mal  éduqué,  qu'elle  avait  prié  Brulette  de  s'en  charger, 
comptant  que  nulle  autre  n'en  aurait  autant  de  soin.  Elle 
n'avait  point  prévu  que  cela  ferait  du  tort  à  cette  jeunesse, 
et  quand  elle  l'avait  su,  elle  avait  voulu  reprendre  l'enfant; 
mais  la  maladie  de  Benoit  avait  fait  empêchement,  et  Bru- 
lette, d'ailleurs,  s'y  était  si  bien  attachée,qu'elle  n'avait  point 
voulu  s'en  séparer. 

— Oui,  oui,  dit  vivement  la  Mariton,  la  pauvre  âme  qu'elle 
estl  elle  m'a  montré  son  courage  dans  l'amitié.  «  Vous  avez 
assez  de  peine  comme  cela,  me  disaiit-elle,  s'il  faut  que  vous 
perdiez  votre  mari,  et  que  peut-être  votre  mariage  soit  at- 
taqué ensuite  par  sa  famille.  Il  est  trop  malade  pour  que 
vous  puissiez  souhaiter  qu'il  se  mette  dans  le.s  grands  em- 
barras qui  résulteraient,  à  présent^  de  la  déclaration  de  votre 
mariage.  Ayez  patience,  et  ne  le  tuez  point  par  des  soucis 
d'affaires.  Tout  s'arrangera  à  vos  souhaits,  si  Dieu  vous  fait 
la  grâce  qu'il  en  revienne.  » 

—Et  si  j'en  suis  revenu,  ajouta  Benoît,  c'est  par  les  soinsde 
cette  digne  femme,  qui  est  ma  femme,  et  par  la  bonté  d'âme 
de  la  jeune  fille  en  question,  qui  s'est  exposée  patiemment 
au  blâme  et  à  l'insulte,  plutôt  que  de  me  poussera  ma  ruine 
en  trahissant  nos  secrets.  Mais  voilà  encore  un  fidèle  ami, 
ajouta-t-il  en  montrant  le  carme^  un  homme  de  tête,  d'ac- 
tion et  de  franche  parole,  qui  a  été  mon  camarade  d'écx>le, 
dans  le  temps  que  j'étais  élevé  à  Montluçon.  C*est  lui  qui  a 
été  trouver  mon  vieux  diable  d'oncle,  et  qui  à  la  on,  pas  plus 
tard  que  ce  matin,  l'a  fait  consentir  à  mon  mariage  avec  ma 
bonne  ménagère.  Et  quand  il  a  eu  lâché  la  promesse  qu'il 
me  laisserait  ses  fonds  et  son  héritage,  on  lui  a  avoué  que 

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312  LES  MAITRES  SONNEURS 

le  prêtre  y  avait  déjà  passé,  et  on  lu^i  a  présenté  ie  gros  Char- 
iot, qu'il  a  trouvé  beau  garçon  et  bien  ressemblant  à  l'au- 
teur de  ses  jours. 

Ce  contentement  de  Benoît  fit  revenir  la  gaieté,  et  chacun 
fut  frappé  de  cette  ressemblance  dont,  pourtant,  on  ne  s'é- 
tait point  avisé  jusque-là,  moi  pas  plus  que  les  autres. 

—  Par  ainsi,  Joseph,  dit  encore  Taubergisle,  tu  peux  et 
dois  aimer  et  respecter  ta  mère,  comme  je  Taimeet  la  res- 
pecte. Je  fais  serment  ici  que  c'est  la  plus  courageuse  et  la 
plus  secourable  chrétienne  qu*il  y  ait  auprès  d'un  malade, 
et  que  je  n'ai  jamais  eu  une  heure  d'hésitation  dans  ma  vo- 
lonté de  déclarer  tôt  ou  tard  ce  que  je  déclare  aujourd'hui. 
Nous  voilà  assez  bien  dans  nos  affaires.  Dieu  merci,  et 
comme  j'ai  juré  à  elle  et  à  Dieu  que  je  remplacerais  le  père 
que  tu  as  perdu,  si  tu  veux  demeurer  avec  nous,  je  t'asso- 
cierai à  mon  commerce  et  te  ferai  faire  de  bons  profils.  Tu 
n'as  donc  pas  besoin  de  te  jeter  dans  le  corncmusage,  puis- 
que ta  mère  y  voit  des  inconvénients  pour  toi  et  des  inquié- 
tudes pour  elle.  Ton  idée  était  de  lui  assurer  un  sort.  Cane 
regarde  plus  que  moi,  et  mêmement  je  m'offre  à  assurer  le 
tien.  Nous  écouteras-tu,  à  la  fin,  et  renonceras-tu  à  ta  dam- 
née musique  ?  Né  veux-tu  point  demeurer  en  ton  pays,  vivre 
en  famille,  et  rougirais-tu  d'avoir  un  aubergiste  honnête 
homme  pour  ton  beau-père? 

—  Vous  êtes  mon  beau-père,  cela  est  certain,  répondit 
Joseph  sans  marquer  ni  joie  ni  tristesse,  mais  se  tenant  as- 
sez froidement  sur  la  défensive  ;  vous  êtes  honnête  homme, 
je  le  sais,  et  riche  je  le  vois  :  si  ma  mère  se  trouve  heureuse 
avec  vous... 

—  Oui,  oui,  Joseph  I  la  plus  heureuse  du  monde,  aujour- 
d'hui surtout  !  s'écria  la  Mariton  en  l'embrassant,  car  j'es- 
père que  lu  ne  me  quitteras  plus. 

—  Vous  vous  trompez,  ma  mère,  répondit  Joseph.  Vous 
n'avez  plus  besoin  de  moi,  et  vous  êtes  contente.  Tout  est 
bien.  Vous  étiez  le  seul  devoir  qui  me  rappelât  au  pays,  il  ne 
m'y  restait  plus  que  vous  à  aimer,  puisque  Brulette,  il  est 
bon  pour  elle  que  tout  le  monde  l'entende  aussi  de  ma 

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LES  MAITRES  SONNEURS  3f3 

bouche,  n'a  jamais  eu  pour  moi  que  les  sentiments  d*une 
soDur.  À  présent  me  voilà  libre  de  suivre  ma  destinée,  qui 
n'est  pas  bien  aimable ,  mais  qui  m*est  trop  bien  marquée 
pour  que  je  ne  la  préfère  point  à  tout  l'argent  du  commerce 
et  à  toutes  les  aises  de  la  famille.  Adieu  donc ,  ma  mère  1  • 
Que  Dieu  récompense  ceux  qui  vous  donneront  le  bonheur; 
moi,  je  n'ai  plus  besoin  de  rien,  ni  d'état  en  ce  pays,  ni  de 
brevet  de  maîtrise  octroyé  par  des  ignorants  mal  inten- 
tionnés pour  moi.  J'ai  mon  idée  et  ma  musette  qui  me  sui- 
vront partout,  et  tout  gagne-pain  me  sera  bon,  puisque  je 
sais  qu'en  tous^  lieux  je  me  ferai  connaître  sans  autre  peine 
que  celle  de  me  faire  entendre. 

Ck)mme  il  disait  cela,  la  porte  de  l'escalier  s'ouvrit  et  toute 
l'assemblée  des  sonneurs  rentra  en  silence.  Le  père  Carnat 
réclama  l'attention  de  la  compagnie,  et,  d'un  air  joyeux  et 
décidé  qui  étonna  bien  tout  le  monde,  il  dit  : 

—  François  Carnat,  mon  fils,  après  examen  de  vos  ta- 
lents et  discussion  de  vos  droits,  vous  avez  été  déclaré  trop 
novice  pour  recevoir  la  maîtrise.  On  vous  engage  donc  à 
étudier  encore  un  bout  de  temps  sans  vous  dégoûter,  à 
soûles  fins  de  vous  représenter  plus  lard  au  concours  qui 
vous  sera  peut-être  plus  favorable.  Et  vous,  Joseph  Picot, 
du  bourg  de  Nohant,  le  conseil  des  maîtres  sonneurs  du 
pays  vous  fait  assavoir  que,  par  vos  talents  sans  pareils, 
vous  êtes  reçu  maître  sonneur  de  première  classe,  sans  ex- 
ception d'une  seule  voix. 

—  Allons!  répondit  Joseph,  qui  resta  comme  indifférent 
à  cette  belle  victoire  et  à  l'approbation  qui  y  fut  donnée  par 
tous  les  assistants,  puisque  la  chose  a  tourné  ainsi,  je 
l'accepte,  encore  que,  n'y  comptant  point,  je  n'y  tinsse 
guère. 

La  hauteur  de  Joseph  ne  fut  approuvée  de  personne,  et  le 
père  Carnat  se  dépêcha  de  dire,  d'un  air  où  je  trouvai  beau- 
coup de  malice  déguisée  :  —  Il  paraîtrait,  Joseph,  que  vous, 
souhaitez  vous  en  tenir  à  l'honneur  et  au  titre,  et  que  votre 
intention  n'est  pas  de  prendre  rang  parmi  les  ménétriers  du 
pays? 

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314  LES  MAITRES  SONNEURS 

—  Je  n'en  sais  rien  encore,  répondit  Joseph,  par  bravade 
assurément,  et  pour  ne  pas  contenter  trop  vite  ses  juges  : 
j'y  donnerai  réflexion. 

—  Je  crois,  dit  le  jeune  Carnat  à  son  père,  que  toutes  ses 
réflexions  sont  faites,  et  quMl  n*aura  pas  le  courage  d'aller 
plus  avant. 

—  Le  courage?  dit  vivement  Joseph  :  et  quel  courage  faut- 
il,  s'il  vous  plaît? 

Alors  le  doyen  des  sonneurs,  qui  était  le  vieux  Pâillou,  de 
Verneuil,  dit  à  Joseph  : 

—•  Vous  n'êtes  pas  sans  savoir,  jeune  homme,  qu'il  ne 
s'agit  pas  seulement  de  sonner  d'un  instrument  pour  être 
reçu  en  notre  compagnie,  mais  qu'il  y  a  un  catéchisme  de 
musique  qu'il  faut  connaître  et  sur  lequel  vous  serez  ques- 
tionné, si  toutefois  vous  vous  sentez  l'instruction  et  la  har- 
diesse pour  y  répondre.  Il  y  a  encore  des  engagements  à 
prendre.  Si  vous  n'y  répugnez  point,  il  faut  vous  décider 
avant  une  heure  et  que  la  chose  soit  terminée  demain 
matin. 

—  Je  vous  entends,  dit  Joseph  ;  il  y  a  les  secrets  du  mé- 
tier ,  les  conditions  et  les  épreuves.  Ce  sont  do  grandes  sot- 
tises, autant  que  je  peux  croire,  et  la  musique  n'y  entre  pour 
rien,  car  je  vous  défierais  bien  de'répondre,  sur  ce  point,  à 
aucune  question  que  je  pourrais  vous  faire.  Par  ainsi,  celles 
que  vous  me  prétendez  adresser  ne  rouleront  pas  sur  un 
sujei  auquel  vous  êtes  aussi  étranger  que  les  grenouilles 
d'un  étang,  et  ne  seront  que  sornettes  de  vieilles  femmes. 

—  Si  vous  le  prenez  ainsi,  dit  Rcnet,  le  sonneur  de  iMers, 
nous  voulons  bien  vous  laisser  croire  que  vous  êtes  un  grand 
savant  et  que  nous  sommes  des  ânes.  Soit  I  Gardez  vos  se- 
crets, nous  garderons  les  nôtres.  Nous  ne  sommes  point 
pressés  de  les  dire  à  qui  en  fait  mépris.  Mais  alors,  souvenez- 
vous  d'une  chose  :  voilà  votre  brevet  de  maître  sonneur, 
qui  vous  est  délivré  par  nous,  et  où  rien  ne  manque,  de 
l'avis  de  ces  sonneurs  bourbonnais,  vos  amis,  qui  font  re-' 
digé  et  signé  avec  nous  tous.  Vous  êtes  libre  d'aller  exercer 
vos  talents  où  ils  feront  besoin  et  où  vous  pourrez  ;  mais  il 

» 

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LES  MAITRES  SONNEURS  315 

TOUS  est  défendu  d'y  essayer  dans  retendue  des  paroisses 
que  nous  exploitons^  et  qui  sont  au  nombre  de  cent  cin- 
quante, selon  la  distribution  qui  en  a  été  faite  entre  nous,  et 
dont  la  liste  vous  sera  donnée.  Et  si  vous  y  contrevenez, 
nous  sommes  obligés  de  vous  avertir  que  vous  n'y  serez 
souffert  de  gré  ni  de  force,  et  que  la  chose  sera  toute  à  vos 
risques  et  périls. 
Ici  la  Mariton  prit  la  parole. 

—  Vous  n'avez  pas  besoin  de  lui  faire  des  menaces,  dit- 
elle,  et  pouvez  le  laisser  à  son  humeur,  qui  est  de  cornemuser 
sans  y  chercher  de  profit.  Il  n*a  pas  besoin  de  ça,^  Dieu 
merci,  et  n'a  pas,  d'ailleurs,  la  poitrine  assez  forte  pour 
faire  état  de  ménétrier.  Allons,  Joseph,  remercie-les  de 
l'honneur  qu'ils  te  donnent  et  ne  les  chagrine  point  dans 
leurs  intérêts.  Que  ce  soit  une  convention  vilement  réglée, 
et  voilà  mon  homme  qui  en  fera  les  frais,  avec  un  bon  quar- 
tant  de  vin  d'Issoudun  ou  de  Sancerre,  au  choix  de  la  com- 
pagnie. 

—  À  la  bonne  heure,  répondit  le  vieux  Garnal.  Nous  vou- 
lons bien  que  la  chose  en  reste  là.  Ce  sera  le  mieux  pour 
voire  garçon,  car  il  ne  faut  être  ni  sot  ni  poltron  pour  se 
frotter  aux  épreuves,  et  m'est,  avis  que  le  pauvre  enfant 
n'est  point  taillé  pour  y  passer. 

—  C'est  ce  que  nous  verrons  !  dit  Joseph,  se  laissant 
prendre  au  piège,  malgré  les  avertissements  que  lui  donnait 
tout  bas  le  grand  bûcheux.  Je  réclame  les  épreuves,  et 
comme  vous  n'avez  pas  le  droit  de  me  les  refuser,  après 
m'avoir  délivré  le  brevet,  je  prétends  être  ménétrier  si  bon 
me  semble,  ou,  tout  au  moins,  vous  prouver  que  je  n'en 
serai  empêché  par  aucun  de  vous. 

—  Accordé I  dit  le  doyen,  laissant  voir,  ainsi  que  Carnat 
et  plusieurs  autres,  la  méchante  joie  qu'ils  y  prenaient.. 
Nous  allons  nous  préparer  à  la  fête  de  votre  réception,  l'ami 
Joseph  ;  mais  songejz  qu'il  n'y  a  point  à  en  revenir,  à  pré- 
sent, et  que  vous  serez  tenu  pour  une  poule  mouillée  et  pour 
un  vantard  si  vous  changez  d'avis. 

—  Marchez,  marchez  !  dit  Joseph.  Je  vous  attends  de  pied 
ferme.    , 

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316  LES  MAITRES  SONNEURS 

—  C'est  nous,  lui  dit  Carnat  près  de  roreille,qui  vous  at- 
tendrons au  coup  de  minuit. 

—  Où?  dit  encore  Joseph  avec  beaucoup  d'assurance. 

—  A  la  porte  du  cimetière,  répondit  tout  bas  le  doyen  ;  et, 
sans  vouloir  accepter  le  vin  de  Benoît  ni  entendre  les  rai- 
sons de  sa  femme,  ils  s'en  allèrent  tous  ensemble,  promet- 
tant malheur  à  qui  les  suivrait  ou  les  espionnerait  dans 
leurs  mystères. 

Le  grand  bûcheux  et  Huriel  les  suivirent  saûsdireunraot 
de  plus  à  Joseph,  d'où  je  vis  que,  s'ils  étaient  contraires  au 
mal  qui  lui  était  souhaité  par  les  autres  sonneurs,  ils  n'en 
regardaient  pas  moins  comme  un  devoir  sérieux  de  ne  lui 
donner  aucun  avertissement  et  de  ne  trahir  en  rien  le  se- 
cret de  la  corporation. 

Malgré  les  menaces  qui  avaient  été  faites,  je  ne  me  gênai 
point  pour  les  suivre,  à  distance,  sans  autre  précaution  que 
celle  de  m'en  aller  par  le  môme  chemin,  les  mains  dans  les 
poches  et  sifflant,  comme  qui  n'aurait  eu  aucun  souci  de 
leurs  affaires.  Je  savais  bien  qu'ils  ne  me  laisseraient  point 
assez  approcher  pour  entendre  leurs  manigances  ;  mais  je 
voulais  voir  de  quel  côté  ils  prétendaient  s'embusquer, 
aûn  de  chercher  le  moyen  d'en  approcher  plus  tard  sans  être 
observé. 

Dans  cette  idée,  j'avais  fait  signe  à  Léonard  de  garder  les 
autres  au  cabaret,  jusqu'à  ce  que  je  revinsse  les  avertir  ; 
mais  ma  poursuite  ne  fut  pas  longue.  L'auberge  était  dans 
la  rue  qui  descend  à  la  rivière  et  qui  est  aujourd'hui  roule 
postale  sur  Issoudun.  Dans  ce  temps-là,  c'était  un  petit 
casse-cou  étroit  et  mal  pavé,  bordé  de  vieilles  maisons  à  pi- 
gnons pointus  et  à  croisillons  de  pierre.  La  dernière  de  ces 
maisons  a  été  démolie  l'an  passé.  De  la  rivière,  qui  arrosait 
le  mur  en  contre-bas  de  l'auberge  du  Bœuf  couronné,  on 
montait,  raide  comme  pique,  à  la  place,  qui  était,  comme 
aujourd'hui,  cette  longue  chaussée  raboteuse  plantée  d'ar- 
bres, bordée  à  gauche  par  des  maisons  fort  anciennes,  à 
droite  par  le  grand  fossé,  alors  rempli  d'eau,  et  la  grande 
muraille  alors  bien  entière  du  château.  Au  bout,  l'église 

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LES  MAITRES  SONNEURS  317 

finit  la  place,  et  deux  ruelles  descendent  Tune  à  la  curr, 
Tautre  le  long  du  cimetière.  C'est  par  celle-là  que  tournèrent 
les  cornemuseux.  Ils  avaient  environ  une  bonne  portée  dn 
fusil  en  avance  sur  moi,  c'est-à-dire  le  temps  de  suivre  la 
ruelle  qui  longe  le  cimetière,  et  de  dél)oucher  dans  la  cam- 
pagne, par  la  poterne  de  la  tour  des  Anglais,  à  moins  qu'ils 
ne  fissent  choix  de  s'arrêter  en  ce  lieu,  ce  qui  n'était  guère 
commode,  car  le  sentier,  serré  à  droite  par  le  fossé  du  châ- 
teau, et  de  l'autre  côté  par  le  talus  du  cimetière,  ne  pouvait 
laisser  passer  qu'une  personne  à  la  fois. 

Quand  je  jugeai  qu'ils  devaient  avoir  gagné  la  poterne,  je 
tournai  l'angle  du  château  par  une  arcade  qui,  dans  ce 
temps-là,  donnait  passage  aux  piétons  sous  une  galerie 
servant  aux  seigneurs  pour  se  rendre  à  l'église  parois- 
siale. 

Je  me  trouvai  seul  dans  cette  ruelle,  où,  passé  soleil  cou- 
ché, aucun  chrétien  ne  se  risquait  jamais,  tant  pour  ce 
qu'elle  côtoyait  le  cimetière,  que  parce  que  le  flanc  nord  du 
château  était  mal  renommé.  On  parlait  de  je  ne  sais  com- 
bien de  personnes  noyées  dans  le  fossé  du  temps  de  la 
guerre -des  Anglais,  et  mômement  on  jurait  d'y  avoir  ei;- 
tendu  siffler  la  cocadriile  dans  les  temps  d'épidémie. 

Vous  savez  que  la  cocadriile  est  une  manière  de  lézard 
qui  paraît  tantôt  réduit  pas  plus  gros  que  le  petit  doigt,  tan- 
tôt gonflé,  par  le  corps,  à  la  taille  d'un  bœuf  et  long  de  cinq 
à  six  aunes.  Cette  bête,  que  je  n'ai  jamais  vue,  et  dont  je  ne 
vous  garantis  point  l'existence,  est  réputée  vomip  un  venin 
qui  empoisonne  l'air  et  amène  la  peste. 

Encore  que  je  n'y  crusse  pas  beaucoup,  je  ne  m'amusai 
point  dans  ce  passage,  où  le  grand  mur  du  château  et  les 
gros  arbres  du  cimetière  ne  laissaient  guère  percer  la  clarté 
du  ciel.  Je  marchai  vite,  sans  trop  regarder  à  droite  ni  à 
gauche,  et  sortis  par  la  poterne  des  Anglais,  dont  il  ne  reste 
pas  aijgourd'hui  pierre  sur  pierre. 

Mais  là,  malgré  que  la  nuit  fût  belle  et  la  lune  levée,  je 
ne  vis,  ni  auprès  ni  au  loin ,  trace  des  dix-huit  personnes 
que  je  suivais.  Je  questionnai  tous  les  alentours,  j'avisai 

18. 

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318  LES  MAITRES  SONNEURS 

jusque  dans  la  maison  du  père  Bégneux,  qui  était  la  seule 
habitation  où  ils  auraient  pu  entrer.  On  y  donnait  bien  tran- 
quillement, et,  soit  dans  les  sentiers,  soit  dans  le  découvert, 
il  n'y  avait  ni  bruit,  ni  trace,  ni  aucune  apparence  de  per- 
sonne vivante. 

J'augurai  donc  que  la  sonnerie  mécréante  était  entrée  dans 
le  cimetière  pour  y  faire  quelque  mauvaise  conjuration,  et, 
sans  en  avoir  nuHe  envie ,  mais  résolu  à  tout  risquer  pour 
les  parents  de  Thérence,  je  repassai  la  poterne  et  rentrai 
dans  la  maudite  rouette  aux  Anglais,  marchant  doux,  me 
serrant  au  talus  dont  je  rasais  quasiment  les  tombes,  et  ou- 
vrant mes  oreilles  au  moindre  bruit  que  je  pourrais  sur- 
prendre. 

J'entendis  bien  la  chouette  pleurer  dans  les  donjons,  et  les 
couleuvres  siffler  dans  l'eau  noire  du  fossé  ;  mais  ce  fut 
tout.  Les  morts  dormaient  dans  la  terre  aussi  tranquilles  que 
des  vivants  dans  leurs  lits.  Je  pris  courage  pour  grimper  le 
talusrét  donner  un  coup  d'oeil  dans  le  champ  du  repos.  J'y 
vis  tout  en  ordre,  et  de  mes  sonneurs,  pas  plus  de  nou- 
velles que  s'ils  n'y  fussent  jamais  passés. 

Je  fis  le  tour  du  château.  H  était  bien  fermé,  et  comme  il 
était  environ  les  dix  heures,  maîtres  et  serviteurs  y  dormaient 
comme  des  pierres. 

Alors  je  retournai  au  Bœuf  couronné^  ne  pouvant  m'ima- 
giner  ce  qu'étaient  devenus  les  sonneurs,  mais  voulant  faire 
cacher  mes  camarades  dans  la  ruelle  aux  Anglais,  puisque, 
de  là,  nous  verrions  bien  ce  qui  arriverait  à  Joseph,  à 
l'heure  du  rendez-vous  donné  à  la  porte  du  cimetière. 

Je  les  trouvai  sur  le  pont,  délibérant  de  s'en  retourner 
chez  eux,  et  disant  qu'ils  ne  voyaient  plus  aucun  danger 
pour  les  Huriel,  puisqu'ils  s'étaient  si  bien  entendus  avec  les 
autres  dans  le  conseil  de  maîtrise.  Pour  ce  qui  regardait 
Joseph  tout  seul,  ils  ne  s'en  souciaient  point  et  voulurent 
me  détourner  d'y  prendre  part.  Je  leur  remontrai  qu'à  mon 
sens  c'était  dans  les  épreuves  qui  allaient  se  faire  que  le 
danger  commençait  pour  tous  les  trois,  puisque  la  mau- 
vaise intention  des  sonneurs  avait  été  bien  visible,  et  que  les 

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LES  MAITRES  SONNjElURS  31» 

Huriel  allaient  y  secourir  Joseph,  selon  leurs  prévisions  de 
la  matinée. 

—  Êtes-Yous  donc  déjà  dégoûtés  de  l'entreprise?  leur  dis- 
je.  Est-ce  parce  que  nous  ne  sommes  que  huit  contre  seize  ^ 
el  ne  vous  sentez-vous  point  chacun  du  cœur  pour  deux? 

—  Comment  comptez-vous?  me  dit  Léonard.  Croyez- 
vous  que  le  grand  bûcheux  et  son  fils  se  mettent  avec  nous^ 
con  tre  leurs  con  frères  ? 

—  Je  comptais  mal,  lui  répondis-je,  ciir'nous  sommes 
neuf.  Jose{th  ne  se  laissera  point  manger  la  laine  sur  le  dos^ 
si  on  lui  chauffe  trop  les  oreilles,  et  puisque  les  deux  Huriel 
ont  pris  des  armes,  il  me  paraît  biçn  certain  que  c'est  pour  le 
défendre,  s*ils  ne  peuvent  se  faire  écouter. 

—  Il  ne  s'agit  pas  de  ça,  reprit  Léonard  ;  nous  ne  serions 
que  nous  six,  et  ils  seraient  vingt  contre  nous,  que  nous 
irions  encore  sans  les  compter  ;  mais  il  y  a  autre  chose  qui. 
nous  plaît  moins  que  la  bataille.  On  vient  d'en  causer  au 
cabaret,  chacun  a  raconté  son  histoire  ;  le  moine  a  blâmé 
ces  pratiques-là  comme  impies  et  abominables;  la  Mariton 
a  pris  une  peur  qui  a  gagné  tous  les  assistants,  et,  encore- 
que  Joseph  ail  ri  de  tout  cela,  nous  ne  pouvons  pas  être  cer- 
tains qu'il  n'y  ait  quelque  chose  de  vrai  au  fond.  On  a  parlé 
d'aspirants  cloués  dans  une  bière,  do  brasiers  où  on  les 
faisait  choir,  et  de  croix  de  fer  rouge  qu'on  leur  faisait  em- 
brasser. Ces  choses-là  me  paraissent  trop  fortes  à  croire  ;, 
mais  si  j'étais  sûr  que  ce  fût  tout,  je  saurais  bien  donner 
une  bonne  correction  aux  gens  assez  mauvais  pour  y  con- 
traindre un  pauvre  prochain.  Malheureusement... 

— Allons,  allons,  luidis-je,  je  vois  que  vous  vous  êtes  laissé- 
épeurer.  Qu'est-ce  qu'il  y  a  encore?  Dites  le  tout,  afin  qu'on 
s'en  moque  ou  qu'on  s'en  gare. 

^-  Il  y  a,  dit  un  des  garçons,  voyant  que  Léonard  avait 
honte  de  tout  confesser,  que  nous  n'avons  jamais  vu  la  per- 
sonne du  diable,  et  qu'aucun  de  nous  ne  souhaite  faire  s» 
connaissance. 

—  Ohl  ohl  leur  dis<*je,  voyant  que  tous  étaient  soulagés* 
par  cet  aveu  et  allaient  dire  comme  lui,  c'est  donc  du  propre- 

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320  LES  MAITRES  SONNEURS 

Luqjfer  qu'il  retourne  ?  Eh  bien,  à  la  bonne  heurel  Je  suis  trop 
bon  chrétien  pour  le  redouter;  je  donne  mon  âme  à  Dieu, 
et  je  vous  réponds  de  prendre  aux  crins,  è  moi  tout  seul, 
Tennemi  du  genre  humain,  aussi  résolument  que  je  pren- 
drais un  bouc  à  la  barbe.  Il  y  a  assez  longtemps  qu'il  porte 
dommage  à  ceux  qui  le  craignent  :  m'est  avis  qu'un  bon 
gars  qui  l'écornerait  lui  ôlerait  la  moitié  de  sa  malice,  et  ça 
serait  toujours  autant  de  gagné. 

—  Ma  foi,  dit  Léonard,  honteux  de  sa  crainte,  si  tu  te 
prends  comme  ça,  je  n'y  reculerai  pas,  et  si  tu  lui  casses  les 
cornes,  je  veux ,  à  tout  le  moins,  tenter  de  lui  arracher  la 
queue.  On  dit  qu'elle  est  bonne,  et  nous  verrons  bien  si  elle 
est  d'or  ou  de  chanvre. 

Il  n'y  a  si  bon  remède  contre  la  peur  que  la  plaisanterie,  et  je 
je  ne  vous  cache  pas  qu'en  mettant  la  chose  sur  ce  ton-là,  je 
n'étais  point  du  tout  curieux  de  me  mesurer  avec  Georgeon^ 
comme  chez  nous  on  l'appelle.  Je  ne  me  sentais  peut-être  pas 
plus  rassuré  que  les  autres  ;  mais,  pour  Thérence,  je  me  serais 
jeté  ^  en  la  propre  gueule  du  diable.  Je  l'avais  promis  ;  le 
bon  Dieu  lui-même  ne  m'eût  point  détourné  de  mon  des- 
sein. 

Mais  c'est  mal  parler.  Le  bon  Dieu,  tout  au  contraire,  me 
donnait  force  et  confiance,  et,  tant  plus  je  me  sentis  an- 
goissé dans  cette  nuit-là,  tant  plus  je  pensai  à  lui,  et  re- 
quis son  aide. 

Quand  les  autres  camarades  nous  virent  décidés,  Léonard 
et  moi,  ils  nous  suivirent.  Pour  rendre  la  chose  plus  sûre, 
je  retournai  au  cabaret,  comptant  y  trouver  d'autres  artiis 
qui,  sans  savoir  de  quoi  il  s'agissait,  nous  suivraient  comme 
eu  partie  de  plaisir,  et  nous  soutiendraient  à  l'occasion  ; 
mais  l'heure  était  avancée,  et  il  n'y  avait  plus  au  B(Buf  cou- 
ronné que  Benoît  qui  soupait  avec  le  carme ,  la  Mariton  qui 
faisait  des  prières,  et  Joseph  qui  s'était  jeté  sur  un  lit  et 
dormait,  je  dois  le  dire,  avec  une  tranquillité  qui  nous  flt 
honte  de  nos  hésitations. 

—  Je  n'ai  qi^June  espérance,  nous  dit  la  Mariton  en  se 
relevant  de  sa  prière,  c'est  qu'il  laissera  passer  l'heure  et 
ne  se  réveillera  que  demain  matin. 

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LES  MAITRES  SONNEURS  3M 

—  Voilà  les  femmes!  répondit  Benoît  en  riant;  elles 
croient  qu  il  fait  bon  vivre  au  prix  de  la  honte.  Mais  moi, 
j*ai  donné  à  son  garçon  parole  de  le  réveiller  avant  minuit, 
et  je  n'y  manquerai  point. 

—  Ah  !  vous  ne  l'aimez  pas  !  s^écria  la  mère.  Nous  ver- 
rons si  vous  pousserez  notre  Chariot  dans  le  danger,  quand 
son  tour  viendra. 

—  Vous  ne  savez  ce  que  vous  dites,  ma  femme,  répondit 
Taubergiste.  Allez  dormir  avec  mon  garçon  ;  moi,  je  vous 
réponds  de  ne  pas  trop  laisser  dormir  le  vôtre.  Je  ne  veux 
point  qu'il  me  reproche  de  l'avoir  déshonoré. 

•—  Et  d'ailleurs,  dit  le  carme,  quel  danger  voulez-vous 
donc  voir  dans  les  sottises  qu'ils  vont  faire?  Je  vous  dis  que 
vous  rêvez,  ma  bonne  femme.  Le  diable  ne  mange  per- 
sonne; Dieu  ne  le  souffrirait  point,  et  vous  n'avez  pas  si 
mal  élevé  votre  fils,  que  vous  craigniez  qu'il  se  veuille 
damner  pour  la  musique?  Je  vous  répète  que  les  vilaines 
pratiques  des  sonneurs  ne  sont,  après  tout,  que  de  l'eau 
claire,  des  badinages  impies,  dont  les  gens  d'esprit  savent 
fort  bien  se  défendre,  et  il  suffira  à  Joseph  de  se  moquer 
des  démons  dont  on  lui  va  parler  pour  les  mettre  tous  en 
fuite.  Il  ne  faut  pas  d'autre  exorcisme,  et  je  vous  réponds 
que  je  ne  voudrais  pas  perdre  une  goutte  d'eau  bénite  avec 
le  diable  qu'on  lui  montrera  cette  nuit. 

Les  paroles  du  carme  mirent  le  cœur  au  ventre  de  mts 
camarades. 

^-  Si  c'est  une  farce,  me  dirent-ils,  nous  tomberons  des- 
sus et  battrons  en  grange  sur  le  mauvais  esprit;  mais  no 
ferons-nous  point  part  à  Benoît  de  notre  dessein  ?  Il  nous 
aiderait  peut-être? 

—  A  vous  dire  vrai,  répondis-je,  je  n'en  sais  rien.  II 
passe  pour  un  très-brave  homme  ;  mais  on  ne  tient  jamais 
le  fin  mot  des  ménages,  surtout  quand  il  y  a  des  enfants  d'un 
premier  lit.  Les  beaux-pères  ne  les  voient  pas  toujours 
d'un  bon  œil,  et  Joseph  n'a  pas  été  bien  aimable,  ce  soir, 
avec  le  sien.  Partons  sans  rien  dire,  ce  sera  le  mieux,  (*t 
rheure  n'est  pas  loin  où  il  faut  que  nous  soyons  prêts. 

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aSâ  LES  MAITRES  SONNEURS 

Prenant  alors  le  chemin  de  Téglise,  sans  bruit  et  passant  un 
à  un,  nous  allâtiies  nous  poster  dans  la  rouetleaux  Anglais.  La 
lune  était  si  ttasse,  que  nous  pouvions,  en  nous  couchant  le 
long  du  talus,  n*être  pas  vus,  quand  môme  on  eût  passé 
tout  près  de  nous.  Mes. camarades,  étant  étrangers  au  pays, 
n'avaient  point  pour  cet  endroit  les  répugnances  que  j*avais 
senties  d*abord,  et  je  pus  les  y  laisser  pour  jm'avanccîr  et  noie 
cacher  dans  le  cimetière,  assez  près  Me  la  porte  pour  voir 
ce  qui  entrerait,  et  assez  près  d'eux  aussi  pour  les  préve- 
nir au  besoin. 


TrèDtieiue   veillée. 

J'attendis  assez  longtemps,  d'autant  plus  que  les  heures 
ne  paraissent  jamais  courtes  dans  la  triste  compagnie  des 
trépassés.  Enfin  minuit  sonna  à  l'église ,  et  je  vis  la  tête 
d'un  homme  dépasser  en  dehors  le  petit  mur  du  cime- 
tière, tout  auprès  de  la  porte.  Un  bon  quart  d'heure  se  traîna 
encore  sans  que  je  visse  ou  entendisse  autre  chose  que  cet 
homme,  ennuyé  d'attendre,  qui  se  mit  à  siffler  un  air  bour- 
bonnais, à  quoi  je  reconnus  que  c'était  Joseph,  qui  trom- 
pait sans  doute  l'espérance  de  ses  ennemis  en  ne  ressen- 
tant aucune  frayeur  du  voisinage  des  morts. 

Enfin,  un  autre  homme,  qui  était  collé  contre  la  porte, 
en  dedans,  et  que  je  n'avais  pu  voira  cause  d'un  gros 
buis  qui  me  le  masquait,  passa  vivement  sa  tête  par- 
dessus le  petit  mur  comme  pour  surprendre  Joseph,  qui 
ne  bougea  point  et  qui  lui  dit  en  riant  :  —  Eh  bien,  père 
Carnat,  vous  êtes  en  retard,  et,  pour  un  peu,  je  me  serais 
endormi  à  vous  attendre.  M'ouvrîrez-vous  la  porte,  ou 
dois-je  entrer  dans  lejardin-aux  orties,  par  la  brèche? 

—  Non,  dit  le  vieux  Carnat.  Cela  fâcherait  le  curé,  et  il  ne 
faut  point  braver  ouvertement  les  gens  d'église.  Je  vais  à  toi. 

Il  enjamba  par-dessus  le  mur,  et  dit  à  Joseph  qu'il  se  fal- 
lait laisser  couvrir  la  tête  et  les  bras  d'un  sac  irès-épais,  et 
marcher  sans  résistance. 


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LES  MAITRES  SONNEURS  323 

•^  Faites,  dit  Joseph,  d'un  ton  de  moquerie  et  quasi  de 
mépris. 

Je  les  suivis  de  l'œil  par-dessus  le  mur  et  je  les  vis  ren- 
trer dans  la  rouette  aux  Anglais.  Je  coupai  droit  jusqu'au 
talus  où  étaient  cachés  mes  jeunes  gens;  mais  je  n'en  trou- 
vai plus  que  quatre.  Le  plus  jeune  avait  déguerpi  tout  dou- 
cement sans  rien  dire,  et  je  n'étais  pas  sans  crnirfte  que  les 
autres  n'en  fissent  autant,  car  ils  avaient  trouvé  le  temps 
long,  et  ils  me  dirent  avoir  entendu,  en  ce  lieu,  des  bruits 
singuliers  qui  leur  semblaient  venir  de  dessous  terre. 

Nous  vîmes  bientôt  arriver  Joseph,  marchantsans  y  voir, 
et  conduit  par  Carnat.  Us  venaient  sur  nous,  mais  quittèrent 
le  sentier  à  une  vingtaine  de  pas.  Carnat  fit  descendre  Jo- 
seph jusqu'au  bord  du  fossé,  et  nous  pensâmes  qu'il  fy  vou- 
lait faire  noyer.  Aussi  étions-nous  d^à  sur  nos  jambes  et 
prêts  à  empêcher  cette  traîtrise,  lorsque  nous  vîmes  que 
tous  deux  entraient  dans  Teau,  qui  n'était  point  creuse 
en  cet  endroit,  et  gagnaient  une  arcade  basse,  au  pi^d  de 
la  grande  muraille  du  château,  qui  baignait  dans  le  fossé. 
Ils  y  entrèrent,  et  ceci  m'expliqua  par  où  les  autres  avaient 
disparu  quand  je  les  avais  si  bien  cherchés. 

Il  s'agissait  de  faire  comme  eux,  et  ça  ne  me  paraissait 
guère  malaisé  ;  mais  j'eus  bien  de  la  peine  à  y  décider  mes 
compagnons.  Ils  avaient  ouï  dire  que  les  souterrains  du  châ- 
teau s'étendaient  sous  la  campagne  jusqu'à  Déols,  qui  est  à 
environ  neuf  lieues,  et  qu'une  personne  qui  n'en  connaîtrait 
pas  les  détours  ne  s'y  pourrait  jamais  retrouver. 

Je  fus  obligé  de  leur  dire  que  je  les  connaissais  très-bien, 
encore  que  je  n'y  eusse  jamais  mis  le  pied,  et  que  je  n'eusse 
aucune  idée  si  c'était  des  celliers  pour  le  vin,  ou^une  ville 
sous  terre,  comme  aucuns  le  prétendaient. 

Je  marchais  le  premier,  sans,  voir  seulement  où  je  posais 
mes  pieds,  tâtant  les  murs  qui  faisaient  un  passage  très- 
étroit  et  où  il  ne  fallait  guère  lever  la  tête  pour  rencontrer 
la  voûte. 

Nous  avancions  comme  cela  depuis  un  bon  moment,  quand 
il  se  fit,  au-dessous  do  nous,  un  vacarme  comme  si  c'était 

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sa*  LES  MAITRES  SONNEURS 

quarante  tonnerres  roulant  dans  les  cavernes  du  diable.  Cela 
était  si  singulier  et  si  épouvantable,  que  je  m'arrôtai  pour 
lâcher  d'y  comprendre  quelque  chose,  et  puis  j'avançai  vile- 
ment, ne  voulant  pas  me  laisser  refroidir  par  Timagination 
do  quelque  diablerie,  et  disant  à  mes  camarades  de  me  sui- 
vre ;  mais  le  bruit  était  trop  fort  pour  qu'ils  m'entendissent 
f)arler,  et  moi,  pensant  qu'ils  étaient  sur  mes  talons,  j'a- 
vançai encore  plus,  jusqu'à  ce  que,  n'entendant  plus  rien, 
et  me  retournant  pour  leur  demander  s'ils  étaient  là,  je  n'en 
reçus  aucune  réponse. 

Gomme  je  ne  voulais  point  parler  haut,  je  fis  quatre  ou 
cinq  pas  en  retour  de  ceux  que  j'avais  faits  en  avant.  J'al- 
longeai les  mains,  j'appelai  avec  précaution  ;  adieu  la  com- 
pagnie, ils  m'^ûvaient  laissé  tout  seul. 

Je  pensai  que  n'étant  pas  bien  loin  de  l'entrée,  je  les  rat- 
traperais dedans  ou  dehors;  je  marchai  donc  plus  vite  et 
avec  plus  d'assurance,  et  repassai  l'arcade  par  où  j'étais  en- 
tré, ^our  regarder  et  chercher  tout  le  long  de  la  rouelle  aux 
Anglais;  mais  il  était  arrivé  de  mes  camarades  comme  des 
sonneurs,  il  semblait  que  la  terre  les  eût  dévorés. 

J'eus  comme  un  moment  de  malefièvre  en  songeant  qu'il 
me  fallait  tout  abandonner,  ou  rentrer  dans  ces  maudites 
cavernes  et  m'y  trouver  tout  seul  aux  prises  avec  les  embû- 
ches et  les  frayeurs  qui  y  attendaient  Joseph.  Mais  je  me  de- 
mandai si,  dans  le  cas  où  il  ne  s'agirait  que  de  lui,  je  me 
retirerais  tranquillement  de  son  danger.  Mon  âme  de  chré- 
tien m'ayant  répondu  que  non,  je  demandai  à  mon  cœur  si 
l'amour  de  Thérence  n'était  pas  aussi  solide  en  lui  que 
l'amour  du  prochain  dans  ma  conscience,  et  la  réponse 
que  j'en  reçus  me  fît  repasser  Tarcade  noire  et  vaseuse 
bien  résolument  et  courir  dans  le  souterrain,  non  pas 
aussi  gai,,  mais  aussi  prompt  que  si  c'eût  été  à  ma  propre 
noce. 

Comme  je  tâtais  toujours  en  marchant,  je  trouvai,  sur  ma 
droite,  rentrance  d'une  autre  galerie  que  je  n'avais  point 
sentie  la  première  fois  en  tâtant  sur  ma  gauche,  et  je  me 
dis  que  mes  camarades,  en  se  retirant,  avaient  dû  la  ren- 

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LES  MAITRES  SONNEURS  305 

contrer  et  s'y  engager,  croyant  aller  à  la  sortie.  Je  m'y  en- 
gageai pareillement,  car  rien  ne  me  disait  que  mon  prcmi(T 
chemin  fût  celui  qui  me  rapprochait  des  sonneurs. 

Je  n'y  retrouvai  point  mes  camarades,  mais  quant  aux 
sonneurs,  je  n'eus  pas  fait  vingt-cinq  pas  que  j'entendis  leur 
vacarme  de  beaucoup  plus  près  que  je  n'avais  fait  la  pre- 
mière fois,  et  bientôt  une  clarté  trouble  me  fit  voir  que  j<; 
débouchais  dans  un  grand  caveau  rond  qui  avait  trois  ou 
quatre  sorties  noires  comme  la  gueule  de  l'enfer. 
^  Je  m'étonnai  dé  voir  clair  ou  peu  s'en  faut  dans  un  en- 
droit voûté  où  ne  se  trouvait  aucun  luminaire,  et,  me  bais- 
sant^ je  reconnus  que  cette  lueur  venait  du  dessous  et  perçait 
le  sol  où  je  marchais.  J'observai  aussi  que  ce  /sol  se  renflait 
en  voûte  sous  mes  pieds,  et,  craignant  qu'il  n^fût  point  so- 
lide, je  jne  m'aventurai  point  au  mitant,  mais,  suivant  lo 
mur,  je  m'avisai  de  plusieurs  crevasses  où,  en  me  couchant 
par  terre,  je  collai  ma  vue  bien  commodément  et  vis  tout  ce 
qui  se  passait  dans  un  autre  caveau  rond,  placé  juste  au- 
dessous  de  celui  où  j'étais. 

C'était,  comme  j'ai  su  après,  un  ancien  cachot,  attenant  à 
celui  de  la  grande  oubliette  dont  la  bouche  se  voyait  encore, 
il  n'y  a  pas  trente  ans,  dans  les  salles  hautes  du  château.  Je 
m'en  doutai  bien,  à  voir  les  débris  d'ossements  qu'on  y  avait 
dressés  en  manière  d'épouvantail,  avec  des  cierges  de  résine 
plantés  dans  des  crânes  au  fond  de  l'enceinte.  Joseph  était  \h 
tout  seul,  les  yeux  débandés,  les  bras  croisés,  aussi  tranquiKe 
que  je  l'étais  peu,  et  paraissant  écouter  avec  mépris  le  tinta- 
marre des  dix-huit  musettes  qui  braillaient  toutes  ensemble, 
prolongeant  la  même  note  en  manière  de  rugissement.  Coite 
musique  d'enragés  venait  de  quelque  cave  voisine,  où  les 
sonneurs  se  tenaient  cachés,  et  où,  sans  doute,  ils  savaient 
qu'un  écho  singulier  trentuplait  la  ré^nnance;  moi,  qui 
n'en  savais  rien  et  qui  ne  m'en  avisai  que  par  réflexion ,  je 
pensai  d'abord  qu'il  y  avait  là  tous  les  cornemuseux  du 
Berry,  de  l'Auvergne  et  du  Bourbonnais  rassemblés. 

Quand  ils  se  furent  soûlés  de  faûre  ronfler  leurs  instru- 
ments, ils  se  mirent  à  pousser  des  cris  et  des  miaulements 
qui,  répétés  par  ces  échos,  paraissaient  être  ceux  d'une 

10 

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^G  LES  MAITRES  SONNEURS 

grande  foule  mêlée  (f animaux  furieux  de  toute  espèce; 
mais  à  tout  cela,  Joseph,  qui  était  véritablement  un  homme 
comme  j'en  ai  peu  vu  dans  les  paysans  de  chez  nous,  se 
contentait  de  lever  les  épaules  et  de  bâiller,  comme  ennuyé 
d'un  jeu  d'im béciles. 

Son  courage  passait  en  moi ,  et  je  commençais  à  vouloir 
rire  de  la  comédie,  quand  un  petit  bruit  me  fit  tourner  la 
léte,  et  je  vis,  juste  derrière  moi,  à  l'entrée  de  la  galerie  par 
où  j'étais  venu,  une  figure  qui  me  glaça  les  sens. 

C'était  comme  un  seigneur  de§  temps  passés,  portant  une 
cuirasse  de  fer,  une  pique  bien  affilée  et  des  habits  de  cuir 
d*une  mode  qu'on  ne  voit  plus.  Mais  le  plus  affreux  de  sa 
personne  était  sa  figure,  qui  offrait  la  véritable  ressemblance 
d'une  tête  de  mort. 

Je  me  remis  un  peu,  me  disant  que  c'était  un  'déguise- 
ment pris  par  un  de  la  bande  pour  éprouver  Joseph;  mais, 
en  y  pensant  mieux,  je  vis  que  le  danger  était  pour  moi, 
puisque  daas  ce  cas,  me  trouvant  aux  écoutes,  il  allait  me 
faire  un  mauvais  parti. 

Mais,  encore  qu'il  pût  me  vQir  comme  je  le  voyais,  il  ne 
bougea  point  et  resta  planté  à  la  manière  d'un  fantôme, 
moitié  dans  l'ombre,  moitié  dans  la  clarté  qui  venait  d'en 
bas;  et  comme  celte  clarté  allait  et  venait  selon  qu'on  l'agi- 
tait, il  y  avait  des  moments  où,  ne  le  distinguant  plus,  je 
croyais  l'avoir  eu  seulement  dans  ma  tète;  mais  tout  d'un 
coup,  il  reparaissait  clairement,  sauf  ses  jambes  qui  res- 
taient toujours  dans  l'obscur,  derrière  une  espèce  de  mar- 
che, de  telle  sorte  que  je  m'imaginais  le  voir  flotter  comme 
une  figure  de  nuages^ 

Je  ne  sais  combien  de  minutes  je  passai  à  me  tourmenter 
de  cette  vision ,  ne^pensant  plus  du  tout  à  épier  Joseph ,  et 
craignant  de  devenir  fou  pour  avoir  tenté  plus  qu'il  n'était 
en  moi  d'affronter.  Je  me  souvenais  d'avoir  vu,  dans  les 
salles  du  château,  une  vieille  peinture  qu'on  disait  être  le 
portrait  d'un  ancien  guerrier  bien  mal  commode,  que  le  sei- 
«rneur  du  lieu,  lequel  était  son  propre  frère,  avait  fait  jeter 
en  l'oubliette.  Le  revôtissement  de  fer  et  de  cuir  que  j'avais 

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LES  iIaITRES  sonneurs  32T 

là  devant  moi/sur  une  figure  de  mc/ti  desséchée,  était  si  res- 
semblant à  celui  de  l'image  peinte,  que  l'idée  me  venait 
bien  naturellement  d'une  âme  en  colère  et  en  peine,  qui 
venait  épier  la  profanation  de  son  sépulcre,  et  qui,  peut- 
être  bien,  en- marquerait  son  déplaisir  d'une  manière  ou  do 
l'autre. 

Ce  qui  me  rendit  mon  calcul  assez  raisonnable,  c'est  que 
cette  âme  ne  me  disait  rien  et  ne  s'oC/Cupait  point  de  moi, 
connaissant  peut-être  que  je  n'étais  point  là  à  mauvaises 
intentions  contre  sa  pauvre  carcasse. 

Un  bruit  différent  des  autres  arracha  pourtant  mes  yeux 
du  cVarme  qui  les  retenait,  je  regardai  dans  le  caveau  où 
était  Joseph,  et  j'y  vis  une  autre  chose  bien  laide  et  bien 
étrange. 

Joseph  était  toujours  debout  et  assuré,  en  face  d'un  êlr(> 
abominable,  tout  habillé  de  peau  de  chien,  portant  des  cor- 
nes dans  une  tête  chevelue,  avec  une  figure  rouge,  des 
griffes,  une  queue,  et  faisant  toutes  les  sauteries  et  grima- 
ces d'un  possédé.  C'était  fort  vilain  à  voir,  et  cependant  jo 
n'en  fus  pas  longtemps  la  dupe,  car  il  avait  beau  changer 
sa  voix,  il  me  semblait  reconnaître  celle  de  Doré-Fratin,  le 
comemuseux  de  Pouligny,  un  des  hommes  les  plus  forts  et 
les  plus  batailleurs  de  nos  alentours. 

—  Tu  as  beau  répondre,  disait-il  à  Joseph,  que  tu  le  ris 
àe  moi  et  que  tu  n'as  aucune  peur  do  l'enfer,  je  suis  le  roi 
des  musiqueux  et,  sans  ma  permission,  tu  n'exerceras  point 
que  tu  ne  m'aies  vendu  ton  âme. 

Joseph  lui  répondit  :  —  Qu'est-ce  qu'un  diable  aussi  sot 
que  vous  ferait  de  l'âme  d'un  musicien?  Il  ne  s'en  pourrait 
point  servir. 

—  Fais  attention  à  tes  paroles,  dit  l'autre.  Ne  sais-tu 
point  qu'il  faut  ici  se  donner  au  diable,  ou  être  plus  fort  que 
lui? 

—  Oui,  oui,  répliqua  Joseph.  Je  sais  la  sentence  :  il  faut 
tuer  le  diable,  ou  que  le  diable  vous  tue. 

Sur  ce  mot-là,  je  vis  Huriel  et  son  père  sortir  d'une 
voûte  de  côté  et  s'approcher  du  diable  comme  pour  lui  par- 

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3^  .LES  MAITRES  SONNEURS 

lerj  mais  ils  furent  retenus  par  les  autres  sonneurs  qui 
se  montrèrent  autour  de  lui;  et  Carnat  le  père,  s*adressant 
à  Joseph  : 

—  On  voit,  lui  dit- il,  que  tu  ne  redoutes  pas  les  sorti- 
lèges et  on  l'en  tiendra  quitte ,  si  tu  te  veux  conformer  à 
l'usage,  qui  est  de  battre  le  diable,  en  marque  de  refus  que 
tu  fais  chrétiennement  de  te  soumettre  à  lui. 

—  Si  le  diable  veut  être  bien  étrillé ,  répliqua  Joseph , 
donnez-m'en  la  permission  vilement,  et  il  verra  si  sa  peau 
est  plus  dure  que  la  mienne.  Quelles  sont  les  armes? 

—  Aucune  autre  que  les  poings,  répondit  Carnat. 

—  C*est  en  franc  jeu,  j'espère?  dit  le  grand  bûcheux. 
Joseph  ne  prit  pas  le  temps  de  s'en  assurer,  et  encolèré 

du  jeu  qu'on  faisait  de  lui,  il  sauta  sur  le  diable,  lui  arracha 
sa  coiffure  et  le  prit  au  corps  si  résolument  qu'il  le  jeta  par 
terre  et  tomba  dessus. 

Mais  il  se  releva  aussitôt,  et  il  me  sembla  qu'il  poussait 
un  cri  de  surprise  et  de  souffrance;  mais  toutes  les  muset- 
tes se  mirent  à  jouer,  sauf  celles  d'Huriel  et  de  son  père, 
lesquels  faisaient  semblant,  et  regardaient  le  combat  d'un 
air  de  doute  et  d'inquiétude. 

Cependant  Joseph  roulait  le  diable  et  paraissait  le  plus 
fort;  mais  je  trouvais  en  lui  une  rage  qui  ne  me  paraissait 
point  naturelle  et  qui  me  faisait  craindre  que,  par  trop  de 
violence,  il  ne  se  mît  dans  son  tort.  Les  sonneurs  sem- 
blaient l'y  aider,  car,  au  lieu  de  secourir  leur  camarade, 
trois  fois  renversé,  ils  tournaient  autour  de  la  lutte,  son- 
nant toujours  et  frappant  des  pieds  pour  l'exciter  à  tenir 
bon. 

Tout  d'un  coup,  le  grand  bûcheux  sépara  les  combat- 
tants en  allongeant  un  coup  de  bâton  sur  les  pattes  du  dia- 
ble, et  menaçant  de  faire  mieux  la  seconde  fois,  si  on  ne 
l'écoulait  parler.  Huriel  accourut  à  son  côté,  le  bâton  levé 
aussi,  et  tous  les  autres  s'arrêtant  de  tourner  et  de  sonner, 
il  se  fit  un  repos  et  un  silence. 

Je  vis  alors  que  Joseph,  vaincu  par  la  douleur,  essuyait 
ses  mains  déchirées  et  sa  figure  couverte  de  sang,  et  que  si 

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LES  MAITRES  SONNEURS  329 

Huriel  ne  Veùi  retenu  dans  ses  bras,  il  serait  tomt)é  sans 
connaissance 9  (andis  que  Doré-Fratin  jetait  son  attirail, 
soufflait'de  chaud,  et  n'essuyait  en  ricanant  que  la  sueur 
d'un  peu  de  fatigue. 

-  — Qu'est-ce  à  dire?  s'écria  Camat,  venant  d'un  air  de 
menace  contre  le  grand  bûcheux.  Êtes-vous  un  faux  frère? 
De  quel  droit  mettez-vous  empêchement  aux  épreuves? 

—  J'y  mets  empêchement  à  mes  risques  et  à  votre  honte, 
répliqua  le  grand  bûcheux.  Je  ne  suis  pas  un  faux  frère,  et 
vous  êtes  de  méchants  maîtres,  aussi  traîtres  que  dénatu- 
rés. Je  m'en  doutais  bien,  que  vous  nous  trompiez,  pour 
faire  souffrir  et  peut-être  blesser  dangereusement  ce  jeune 
homme  !  Vous  le  haïssez,  parce  que  vous  sentez  qu'il  vous 
serait  préféré,  et  que  là  où  il  se  ferait  entendre,  on  ne  vou- 
drait plus  vous  écouter.  Vous  n'avez  pas  osé  lui  refuser  la 
maîtrise,  parce  que  tout  le  monde  vous  l'eût  reproché  comme 
une  injustice  trop  criante;  mais,  pour  le  dégoûter  de  pra- 
tiquer dans  les  paroisses  dont  vous  avez  fait  usurpation, 
vous  lui  rendez  les  épreuves  si  dures  et  si  dangereuses 
qu'aucun  de  vous  ne  les  aurait  supportées  si  longtemps. 

—  Je  ne  sais  pas  ce  que  vous  voulez  dire,  répondit  le  vieux 
deyen,  Pailloux  de  Verneuil,  et  les  reproches  que  vous  nous 
faites  ici  en  présence  d'un  aspirant  sont  d'une  insolence 
sans  pareille.  Nous  ne  savons  pas  comment  on  pratique  la 
réception  dans  vos  pays,  mais  ici,  nous  sommes  dans  nos 
coutumes  et  ne  souffrirons  pas  qu'on  les  blâme. 

—  Je  les  blâmerai,  moi,  dit  Huriel,  qui  étanchait  toujours 
le  sang  de  Joseph  avec  son  mouchoir,  et,  l'ayant  assis  sur 
son  genou,  l'aidait  à  revenir.  Ne  pouvant  et  ne  voulant 
vous  faire  connaître  hors  d'ici,  à  cause  du  serment  qui  me 
fait  votre  confrère,  je  vous  dirai,  au  moins.,  en  face,  que 
vous  êtes  des  bourreaux.  Dans  nos  pays,  on  se  bat  avec  le 
diable  par  pur  amusement  et  en  ayant  soin  de  ne  se  faire 
aucun  mal.  Ici,  vous  choisissez  le  plus  fort  d'entre  vous  et 
vous  lui  laissez  des  ai'mes  cachées  dont  il  cherche  à  crever 
les  yeux  et  percer  les  veines.  Voyez!  ce  jeune  homme  est 
abîmé,  et,  dans  la  colère  où  l'avait  mis  votre  méchanceté, 

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330  LES  MAITRES.  SONNEURS 

il  s*y  serait  fait  tuer,  si  nous  ne  l'eussions  arrêté.  Qu'en 
aurioz-vous  fait  alors?  Vous  l'eussiez  donc  jeté  en  celte  ca- 
verne d'oubli,  où  ont  péri  tant  d'autres  pauvres  malheu- 
reux dont  les  ossements  devraient  se  redresser  pour  vous 
reprocher  d'être  aussi  méchants  que  vos  anciens  jsei- 
gtjeurs? 

Cette  parole  d'Huriei  me  rappela  l'apparition  que  j'avais 
oubliée,  et  je  me  retournai  pour  voir  si  son  invocation  l'at- 
tirerait à  lui.  Je  ne  la  vis  plus,  et  pensai  à  trouver  le  chemin 
du  caveau  d'en  bas,  où,  d'un  moment  à  l'autre,  je  sentais 
bien  devoir  être  utile  à  mes  amis. 

Je  trouvai  tout  de  suite  l'escalier  et  le  descendis,  jusqu'à 
l'entrée,  où  je  ne  songeai  même  pas  à  me  tenir  caché,  tant 
il  y  avait  là  de  dispute  et  de  confusion,  qui  ne  permettaient 
pas  de  faire  attention  à  moi. 

Le  grand  bûcheux  avait  ramassé  la  casaque  de  peau  de 
.  bête ,  et  montrait  comme  quoi  elle  était  garnie  de  pointes , 
comme  une  carde  à  étriller  les  bœufs,  et  les  mitaines  que  ce 
faux  diable  portait  encore  avaient,  à  la  panme  des  mains, 
de  bons  clous  bien  assujettis,  la  pointe  en  dehors.  Les  autres 
étaient  furieux  de  se  voir  blâmer  devant  Joseph.— Voilà  bien 
du  bruit  pour  des  égfatignures,  disait  Carnal.  N'est»ii 
point  dans  l'ordre  que  le  diable  ait  des  ongles  1  et  cet  in- 
nocent, qui  l'a  attaqué  sans  prudence ,  ne  savait-il  point 
qu'on  ne  joue  pas  avec  lui  sans  s'y  faire  échafFrer  un  peu  le 
museau?  Allons,  allons,  ne  le  plaignez  point  tant,  ce  n'est 
rien  ;  et  puisqu'il  en  a  assez,  qu'il  se  retire  et  confesse  qu'il 
n'est  point  de  force  à  se  divertir  avec  nous  ;  partant,  qu'il 
ne  saurait  être  de  notre  compagnie  en  aucune  manière, 

—  J'en  serai  !  dit  Joseph ,  qui ,  en  s'arrachant  des  bras 
d'Hurit'l ,  montra  qu'il  avait  la  poitrine  ensanglantée  et  sa 
chemise  déchirée .  J'en  serai  malgré  vous  I  J'entends  que  la 
bataille  recommence,  et  il  faudra  que  Tun  de  nous  reste 
ici. 

—  Et  moi ,  je  m'y  oppose ,  dit  le  grand  bûcheux ,  et  j'or* 
donne  que  ce  jeune  homme  soit  déclaré  vainqueur,  ou  bien 
je  jure  d'amener  dans  ce  pays  une  bande  de  sonneurs,  qui 


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LES  MAITRE^  SONNEURS  33t 

feront  connaître  la  manière  de  se  comporter,  et  y  rétabli- 
ront la  justice. 

—  Vous?  dit  Fratin,  en  tirant  une  manière  d'épieu  de 
sa  ceinture.  Vous  pourrez  ïe  faire,  mais  non  pas  sans  por- 
ter de  nos  marques,  à  seules  fins  qu*on  puisse  donner  foi  à 
vos  rapports. 

Le  grand  bûcheux  et  Huriel  se  mirent  en  défense.  Joseph 
se  jeta  sar  Fratin  pour  lui  arracher  son  épieu,  et  je  ne  fis 
qu'un  saut  pour  les  jbindre;  maisT,  devant  qu'on  eût  pu  échan- 
ger des  coups,  la  figure  qui  m'avait  tant  troublé  se  montra 
sur  le  seuil  de  l'oubliette,  étendit  sa  pique  et  s'avança  d'un 
pas  qui  suffit  pour  donner  la  frayeur  aux  malintentionnés. 
Et,  comme  on  s'arrêtait,  morfondu  de  crainte  et  d'étonne- 
ment,  on  entendit  une  voix  plaintive ,  qui  récitait  la  prose 
des  morts  dans  le  fond  de  l'oubliette. 

C'en  fut  assez  pour  démonter  la  confrérie,  et  l'un  des 
sonneurs  s'étant  écrié:  «  Les  morts  1  les  morts  qui  se  lèvent  !  » 
tous  prirent  la  fuite,  pêle-mêle ,  criant  et  se  ppussant,  par 
toutes  les  issues,  sauf  celle  de  l'oubliette,  où  apparaissait 
une  autre  figure  couverte  d'un  suaire,  toujours  psalmodiant 
de  la  manière  la  plus  lamentable  qui  se  puisse  imaginer. 
Si  bien  qu'en  une  minute,  nous  nous  trouvâmes  sans  enne- 
mis, le  guerrier  ayant  jeté  son  casque  et  son  masque,  et 
nous  montrant  la  figure  réjouie  de  Benoît,  tandis  que  le 
carme,  déroulant  son  suaire,  se  tenait  les  côtes  à  force  de 
rire. 

—  Que  le  bon  Dieu  me  pardonne  la  mascarade!  disait-îl; 
mais  je  l'ai  faîte  à  bonne  intention,  et  il  me  semble  que  ces 
coquins  méritaient  qu'on  leur  donnât  une  bonne  leçon, 
pour  leur  apprendre  à  se  moquer  du  diable,  dont  ils  ont 
plus  de  peur  que  ceux  à  qui  ils  le  font  voir. 

—  J'en  étais  bien  sûr,  moi,  disait  Benoît,  qu'en  voyant 
notre  comédie,  ils  trembleraient  ^u  beau  milieu  de  la  leur. 
Mais  alors,  avisant  le  sang  et  les  blessures  de  Joseph,  il 
s'inquiéta  de  lui  et  lui  montra  tant  d'intérêt,  que  cela,  joint 
au  secours  qu'il  lui  apportait,  me  prouva  son  amitié  pour 
lui  et  son  bon  cœur,  dont  j'avais  douté. 


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33i  LES  MAITRES  SONNEURS 

Tandis  que  nous  nous  assurions  que  Joseph  n'avait  pas 
de  mal  trop  profond ,  le  carme  nous  racontait  comme  quoi 
le  sommelier  du  château  lui  avait  dit  avoir  coutume  de  per- 
mettre aux  sonneurs  et  autres  joyeuses  confréries  de  faire 
leurs  cérémonies  dans  les  souterrains.  Ceux  où  nous  étions 
se  trouvaient  assez  distants  des  bâtiments  habités  par  la 
demoiselle  dame  de  Saint-Chartier,  pour  qu'elle  n'entendît 
pas  le  bruit,  et,  dans  tous  les  cas,  elle  n'eût  fait  qu'en  rire, 
car  on  n'imaginait  point  qu'il  s'y  pût  mêler  de  la  méchan- 
ceté ;  mais  Benoît,  qui  se  doutait  de  quelque  mauvais  des- 
sein, avait  demandé  au  même  sommelier  un  déguisement 
et  les  clefs  des  souterrains,  et  c'est  ainsi  qu'il  se  trouvait  là 
si  à  point  pour  écarter  le  danger. 

—  Eh  bien,  lui  dit  le  grand  bûcheux,  merci  pour  votre 
assistance  ;  mais  je  regrette  que  l'idée  vous  en  soit  venue, 
car  ce3  gens  sont  capables  dem'acxîuser  de  l'avoir  réclamée, 
et,  par  là,  d'avoir  trahi  les  secrets  de  mon  métier.  Si  vous 
m'en  croyez,  nous  partirons  sans  bruit,  et  leur  laisserons 
croire  qu'ils  ont  vu  des  fantômes. 

—  D'autant  plus,  dit  Benoît,  que  leur  rancune  pourrait 
me  retirer  leur  consommation ,  qui  n'est  pas  peu  de  chose. 
Pourvu  «ïu'ils  n'aienl  point  reconnu  Tiennet?  Et  comment 
diable,  h  propos,  Tiennejt  se  trouve-t-il  là? 

—  Ne  l'avez-vous  pas  amené  ?  dit  Huriel. 

—  Vraiment  non,  répondis-je.  Je  suis  venu  pour  mon 
compte,  à  cause  de  toutes  les  histoires  qu'on  faisait  sur 
vos  diableries.  J'étais  curieux  de  les  voir;  mais  je  vous  jure 
qu'ils  avaient  l'esprit  trop  égaré  et  la  vue  trop  trouble  pour 
me  reconnaître.  • 

Nous  allions  partir,  quand  des  bruits  de  voix  écolérées  et 
des  tumultes  sourds,  comme  ceux  d'une  querelle,  se  firent 
entendre. 

—  Oui-dà  !  dit  le  carme,  qu'y  a-t-il  encore?  Je  arois  qu'ils 
n^viennent  et  que  nous  n'en  avons  pas  fini  avec  eux.  Et 
vite!  reprenons  nos  déguisements  I 

—  Laissez  faire,  dit  Benoît,  prêtant  l'oreille  ;  je  vois  ce  que 
c'est,  j'ai  rencontré,  en  venant  ici  par  les  caves  du  château, 


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LES  MAITRES  SONNEUBS  333 

quatre  OU  cinq  gaillards  dont  un  m*est  connu.  C'esl  Léo- 
nard, votre  ouvrier  bourbonnais,  père  Bastien.  Ces  jeunes 
gpns  venaient  aussi  par  curiosité  sans  doute;  mais  ils  s'é- 
laient  égarés  dans  les  caveaux  et  n'étaient  pas  bien  rassurés. 
Je  leur  ai  donné  ma  lanterne  en  leur  disant  de  m'allendre. 
Ils  auront  été  rencontrés  par  les  sonneurs  en  déroule,  et  ils 
s'amusent  à  leur  donner  la  chasse. 

—  La  chasse  pourrait  bien  ôlre  pour  eux,  dit  Huriel,  s'ils 
ne  sont  pas  en  nombre.  Allons-y  voir! 

Nous  nous  y  disposions,  quand  les  pas  et  le  bruit  se  rap- 
prochant, nous  vîmes  rentrer  Carnat,  Doré-Fratin  et  une 
hande  de  huit  autres  qui ,  ayant,  en  effet,  échangé  quelques 
bonnes  tapes  avec  mes  camarades,  étaient  revenus  de  leur 
poltronnerie  et  comprenaient  qu  ils  avaient  affaire  à  de  bons 
vivants.  Ils  se  retournèrent  contre  nous,  accablant  les  Hu- 
riel de  reproches  pour  les  avoir  trahis  et  fait  tomber  dans 
une  embûche.  Le  grand  bûcheux  s'en  défendit,  et  le  carme 
voulut  mettre  la  paix  en  prenant  tout  sur  son  compte  ^eten 
lour  reprochant  leurs  torts  ;  mais  ils  se  sentaient  en  force, 
parce  qu'à  tout  moment  il  en  arrivait  d'autres  pour  les  sou- 
Ipuir,  et  quïind  ils  se  virent  à  peu  près  au  complet,  ils  éle- 
vèrent le  ton  et  commencèrent  à  passer  des  insultes  aux 
menaces  et  des  menaces  aux  coups.  Sentant  qu'il  n'y  avait- 
pas  moyen  d'éviter  la  rencontre,  d'autant  plus  qu'ils  avaient 
bu  beaucoup  d'eau-de-vie  pendant  les  épreuves  et  ne  sft 
connaissaient  plus  guère,  nous  nous  mîmes  en  défense, 
serrés  les  uns  contre  les  autres,  et  faisant  face  à  l'ennemi 
(ie  tous  côtés,  comme  se  tiennent  les  bœufs  quand  une  bande 
de  loups  les  attaque  au  pâturage.  Le  carme  y  ayant  perdu 
sa  morale  et  son  latin,  y  perdit  aussi  sa  patience,  car,s'em- 
parant  du  bourdon  d'une  musette  tombée  dans  la  bagarre, 
il  s'en  servit  aussi  bien  qu'homme  peut  faire  pour  défendre 
sa  peau. 

Par  malheur,  Joseph  était  affaibli  de  la  perte  de  son  sang, 
et  Huriel,  qui  avait  toujours  dans  le  cœur  la  mort  de  Malzac, 
craignait  plus  de  faire  du  mal  que  d'en  recevoir.  Tout  oc- 
cupé de  proléger  son  père,  qui  y  allait  comme  un  lion,  il  se 
mettait  en  grand  danger.  Benoît  s'escrimait  très-bien  pour 

10. 

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33i  LES  MAITRES  SO|ÏNEURS 

un  homme  qui  sort  de  maladie;  mais,  en  somme,  nous 
n'étions  que  six  contre  quinze  ou  seize,  et,  comme  le  sang 
commençait  à  se  montrer,  la  rage  venait,  et  je  vis  qu'on 
ouvrait  les  couteaux.  Je  n'eus  que.  le  temps  de  me  jeter  de- 
vant le  grand  bûcheux  qui,  répugnant  encore  à  tirer  Tarme 
tranchante,  était  l*objet  de  la  plus  grosse  rancune.  Je  reçus 
un  coup  dans  le  bras,  que  je  ne  sentis  quasiment  point, 
mais  qui  me  gêna  pourtant  bien  pour  continuer,  et  je  voyais 
la  partie  perdue,  quand,  par  bonheur,  mes  quatre  camara- 
des, se  décidant  à  venir  au  bruit,  nous  apportèrent  un  ren- 
fort suffisant,  et  mirent  en  fuite,  pour  la  seconde  fois,  et 
pour  la  dernière,  nos  ennemis  épuisés,  pris  par  derrière,  et 
ne  sachant  point  si  ce  serait  le  tout. 

Je  vis  que  la  victoire  nous  restait,  qu'aucun  de  mes  amis 
n'avait  grand  mal,  et  m*apercevant  tout  d'un  coup  que 
j'en  avais  trop  reçu  pour  un  homme  tout  seul,  je  tombai 
comme  un  sac,  et  ne  connus  ni  ne  sentis  plus  aucune  chose 
de  ce  monde. 


Trente  ei  nnlènie  veillée. 


Quapd  je  me  réveillai,  je  me  vis  couché  dans  un  même 
lit  avec  Joseph,  et  il  me  fallut  un  peu  de  peine  pour  récla- 
mer mes  esprits.  Enfin,  je  connus  que  j'étais  en  la  propre 
chambre  de  Benoît,  que  le  lit  était  bon,  les  draps  bien 
blancs,  et  que  j'avais  au  bras  la  ligature  d'une  saignée.  Le 
soleil  brillait  sur  les  courtines  jaunes,  et,  sauf  une  grande 
faiblesse,  je  no  sentais  aucun  mal.  Je  me  tournai  vers  Jo- 
seph, qui  avait  bien  des  marques,  mais  aucune  dont  il  dût 
rester  dévisagé ,  et  qui  me  dit  en  m^embrassant  :  — Eh  bien, 
monTiennet,  nous  voilà  comme  autrefois,  quand,  au  re- 
tour du  catéchisme,  nous  nous  rejposions  dans  un  fossé, 
après  nous  être  battus  avec  les  gars  de  Verneuil?  Comme 
dans  ce  temps-là ,  tu  m'as  défendu  à  ton  dommage,  et, 
comme  dans  ce  temps-là,  je  ne  sais  point  t'en  remercier 
comme  tu  le  mérites;  mais  en  tout  temps,  tu  as  deviné  peut- 


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LES  MAITRES  SONNEURS  *  335 

être  que  mon  cœur  n*est  pas  si  chiche  que  ma  langue.  — Je 
Tai  loujours  pensé,  mon  camarade,  lui  répondis-je  en  Tem-' 
brassant  aussi,  et  si  je  t*ai  encore  une  fois  secouru,  j*en  suis 
content.  Cependant,  il  n*en  faut  pas  prendre  trop  pour  toi. 
J'avais  une  autre  idée...  Je  m'arrêtai,  ne  voulant  point  cé- 
der à  la  faiblesse  de  mes  esprits,  qui  m*aurait,  pour  un  peu, 
laissé  échapper  le  nom  de  Thérence;  mais  une  main  blanche 
tira  doucement  la  courtine,  et  je  vis  devant  moi  la  propre 
image  dé  Thérence  qui  se  penchait  vers  moi,  tandis  que  la 
!^]ariton,  passant  dans  la  ruelle,  caressait  et  questionnait  son 
fils. 

Thérence  se  pencha  sur  moi,  comme  je  vous  dis,  et  moi, 
tout  saisi,  croyant  rêver,  je  me  soulevais  pour  la  remercier 
de  sa  visite  et  lui  dire  que  je  n'étais  point  en  danger,  quand, 
sot  comme  un  malade  et  rougissant  comme  une  fille,  je 
reçus  d'elle  le  plus  beau  baiser  qui  ait  jamais  fait  revenir  un 
mort. 

—  Qu'est-ce  que  vous  faites,  Thérence  ?  m*écriai-je  en  lui 
empoignant  les  mains  que  j'aurais  quasi  mangées;  voulez- 
vous  donc  me  rendre  fou  ? 

—  Je  veux  vous  remercier  et  aimer  toute  ma  vie,  répon- 
dit-elle, car  vous  m'avez  tenu  parole;  vous  m'avez  renvoyé 
mon  père  et  mon  frère  sains  et  saufs,  dès  ce  matin,  et  je  sais 
tout  ce  que  vous  avez  fait,  tout  ce  qui  vous  est  arrivé  pour 
l'amour  d'eux  et  de  moi.  Aussi  me  voilà  pour  ne  plus  vous 
quitter  tant  que  vous  serez  malade. 

—  A  la  bonne  heure,  Thérence,  lui  dis-je  en  soupirant  : 
c'est  plus  que  je  ne  mérite.  Fasse  donc  le  bon  Dieu  que  je 
ne  guérisse  point,  car  je  ne  sais  ce  que  je  deviendrais 
après. 

—  Après?  dit  le  grand  bûcheux,  qui  venait  d'entrer  avec 
Hqriel  et  Brulette.  Voyons,  ma  fille,  que  ferons-nous  de  lui 
après? 

—  Après  ?  dit  Thérence,  rougissant  en  plein  pour  la  pre- 
mière fois. 

—  Allons!  allons!  Thérence  la  sincère,  reprit  le  grand 


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396  LES  MAITRES  SONNEURS 

bûcheuxy  parlez  comme  il  convient  à  Id  fille  qui  n'a  jamais 
menti. 

—  Eh  bien,  mon  père,  dit  Thércnce,  après j  je  ne  le 
quitterai  pas  davantage. 

—  Otez-vous  de  là  I  m'écriai-je,  fermez  les  rideaux,  je  me 
veux  habiller,  lever,  et  puis  sauter,  chanter  et  danser  ;  je  ne 
suis  point  malade,  j*ai  le  paradis  dans  Pâme^...  Mais,  disant 
cela,  je  retombai  en  faiblesse,  et  ne  vis  plus  que  dans  une 
manière  de  rêve,  Thérence,  qui  me  soutenait  dans  ses  bras 
et  me  donnait  des  soins. 

Le  soir,  je  me  sentis  mieux  ;  Joseph  était  déjà  sur  pied,  et 
j'aurais  pu  y  être  aussi,  mais  on  ne  le  souffrit  point,  et 
force  me  fut  de  passer  la  veillée  dû  lit,  tandis  que  mes  amis 
causaient  dans  la  chambre,  et  que  ma  Thérence,  assise  à 
mon  chevet,  m'écoutait  doucement  et  me  laissait  lui 
répandre  en  paroles  tout  le  baume  dont  j'avais  le  cœur 
rempli. 

Le  carme  causait  avec  Benoît,  tous  deux  arrosant  la  con- 
versation de  quelques  pichets  de  vin  blanc,  qu'ils  avalaient 
en  guise  de  tisane  rafraîchissante.  Huriel  causait  avec 
Brulette  en  un  coin  ;  Joseph  avec  sa  mère  et  le  grand  bû- 
cheux. 

Or  Huriel  disait  à  Brulette  : 

—  Je  t'avais  bien  dit,  le  premier  jour  que  je  te  vis,  en  te 
montrant  ton  gage  à  mon  anneau  d'oreille  :  «  Il  y  restera 
toujours,  à  moins  que  l'oreille  n'y  soit  plus.  »  Eh  bien,  l'o- 
reille, quoique  fendue  dans  la  bataille,  y  est  encore,  et  l'an- 
neau, quoique  brisé,  le  voilà,  avec  le  gage  un  peu  bosselé. 
L'oreille  guérira,  l'anneau  sera  ressoudé,  et  tout  reprendra 
sa  place,  par  là  grâce  de  Dieu. 

La  Mariton  disait  au  grand  bûcheux  : 

—  Eh  bien,  qu'est-ce  qui  va  résulter  de  cette  bataille,  à 
présent?  Ils  sont  capables  de  m'assassiner  mon  pauvre  en- 
fant, s'il  essaye  de  cornemuser  dans  le  pays? 

—  Non,  répondait  le  grand  bûcheux  ;  tout  s'est  passé 
pour  le  mieux,  car  ils  ont  reçu  une  bonne  leçon,  et  il  s'y  est 
trouvé  assez  de  témoins  étrangers  à  la  confrérie  pouf  qu'ils 


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LES  MAITRES  SONNEURS  337 

n'osent  plus  rien  tenter  contre  Joseph  et  contre  nous,  lis 
sont  capables  de  faire  le  mal  quand  cela  se  passe  entre  eux, 
et  qu'ils  ont,  par  force  ou  par  amitié,  arraché  à  un  aspirant 
le  serment  de  se  taire.  Joseph  n'a  rien  juré  ;  il  se  taira  parce 
qu'il  est  généreux,  Tienne!  aussi,  de  môme  que  mes  jeunes 
bûcheux  par  mon  conseil  et  mon  commandement.  Mais  vos 
sonneurs  savent  bien  que  s'ils  touchaient,  à  présent,  à  un 
cheveu  de  nos  têtes,  les  langues  seraient  déliées  et  l'affaire 
irait  en  justice. 
Et  le  carme  disait  à  Benoît  : 

—  Je  ne  saurais  point  rire  avec  vous  de  l'aventure,  depuis 
que  j'y  ai  eu  un  accès  de  colère  dont  il  me  faudra  faire 
cx)nfession  et  pénitence.  Je  leur  pardonne  bien  les  coups 
qu'ils  ont  essayé  de  me  porter,  mais  non  ceux  qu'ils  m*ont 
forcé  de  leur  appliquer.  Ah!  le  père  prieur  de  mon  couvent 
a  bien  raison  de  me  tancer  quelquefois,  et  de  me  dire  qu'il 
faut  combattre  en  moi  non-seulement  le  vieil  homme,  mais 
encore  le  vieux  paysan,  c'est-à-dire  celui  qui  aime  le  vin  et 
la  bataille.  Le  vin,  continua  le  carme  en  soupirant  et  en 
'remplissant  son  verre  jusqu'aux  bords,  j'en  suis  corrigé. 
Dieu  merci  !  mais  je  mé  suis  aperçu  cette  nuit  que  j'avais 
encore  le  sang  querelleur  et  qu'une  tape  me  rendait  fu- 
rieux. 

—  N'étiez-vous  point  là  en  état  et  en  droit  de  légitime 
défense?  dit  Benoît.  Allons  donc  I  vous  avez  parlé  aussi 
bien  que  vous  deviez,  et  n'avez  levé  le  bras  que  quand  vous 
y  avez  été  forcé. 

— '  Sans  doute,  sans  doute,  répondit  le  carme  ;  mais  mon 
malin  diable  de  père  prieur  me  fera  des  questions.  Il  me 
tirera  les  vers  du  nez,  et  je  serai  forcé  de  lui  confesser  qu'au 
lieu  d'y  aller  avec  réserve  et  à  regret,  je  me  suis  laissé  em- 
porter au  plaisir  de  taper  comme  un  sourd,  oubliant  que 
j'avais  le  froc  au  dos,  et  m'imaginànt  être  au  temps  où, 
gardant  les  vaches  avec  vous,  dans  les  prairies  du  Bour- 
bonnais, j'allais  cherchant  querelle  aux  autres  pâtours  pour 
la  seule  vanité  mondaine  de  montrer  que  j'étais  le  plus  fort 
et  le  plus  têtu. 

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338  LES  MAITRES  SONNEURS 

Joseph  ne  disait  rien,  et  sans  doute  il  souffrait  de  voir 
deux  couples  hieureux  qu'il  n'avait  plus  le  droit  de  bouder, 
ayant  reçu  d'Huriel  et  de  moi  si  bonne  assistance. 

Le  grand  bûcheux,  qui  avait  pour  lui,  en  plus,  un  faible 
de  musicien,  Tentretenait  dans  ses  idées  de  gloire.  Il  faisait 
donc  de  grand  efforts  pour  voir  sans  jalousie  lecontentement 
des  autres,  et  nous  étions  forcés  de  reconnaître  qu*il  y  avait, 
dans  ce  garçon  si  fier  et  si  froid ,  une  force  d'esprit  peu 
commune  pour  se  vaincre. 

Il  resta  caché,  ainsi  que  moi,  dans  la  maison  de  sa  mère, 
jusqu'à  ce  que  les  marques  de  la  bataille  fussent  effacées; 
car  le  secret  de  l'affaire  fut  gardé  par  mes  camarades,  avec 
menaces  aux  sonneurs  toutefois,  de  la  part  de  Léonard,  qui 
se  conduisit  très-sagement  et  très -hardiment  avec  eux, 
de  tout  révéler  aux  juges  du  canton,  s'ils  ne  se  rangeaient  à 
la  paix,  une  fois  pour  toutes. 

Quand  ils  furent  tous  debout,  car  il  y  en  avait  eu  plus  d*un 
de  bien  endommagé,  et  notamment  le  père  Carnat,  à  qui  il 
paraît  que  j'avais  démanché  le  poignet,  les  paroles  furent 
échangées  et  les  accords  conclus.  Il  fut  décidé  que  Joseph, 
aurait  plusieurs  paroisses,  et  il  se  les  fit  adjuger,  encore 
qu'il  eût  Tintention  de  n*en  point  jouir. 

Je  fus  un  peu  plus  malade  que  je  ne  croyais,  non  tant  à 
cause  de  ma  blessure,  qui  n'était  pas  bien  grande,  ni  des 
coups  dont  on  ni'avait  assommé  le  corps,,  que  de  la  saignée 
trop  forte  que  le  carme  m'avait  faite  à  bonne  intention.  Hu- 
riel  et  Brulette  eurent  l'amitié  bien  charmante  de  vouloir 
relarder  leur  mariage,  à  seules  fins  d'attendre  le  mien  ;  et 
un  mois  après,  les  deux  noces  se  firent  ensemble,  môme- 
ment  les  trois,  car  Benoît  voulut  rendre  le  sien  public  et  en 
célébrer  la  fête  avec  la  nôtre.  Ce  brave  homme,  heureux 
d'avoir  un  héritier  si  bien  élevé  par  Brulette,  essaya  de  lui 
faire  aœepter  un  don  de  conséquence  ;  mais  elle  le  refusa 
obstinément,  et  se  jetant  aux  bras  de  la  Mariton  : 

—  Ne  vous  souvient-il  donc  plus,  s'écria-t-elle,  que  cette 
femme-là  m'a  servi  de  mère  pendant  une  douzaine  d'an- 
nées, et  croyez- vous  que  je  puisse  accepter  de  L'argent  quand 
je  ne  suis  pas  encore  quitte  envers  elle? 


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LES  MAITRES  SONNEURS  330 

—  Oui,  dit  la  MarJton  ;  mais  ton  éducation  a  été  tout  bon* 
neur  et  tout  plaisir  pour  moi ,  tandis  que  celle  de  mon  Char- 
lot  t'a  causé  des  affronts  et  des  peines. 

—  Ma  chère  amie,  répondit  Brulette,  ceci  est  la  chose  qui 
remet  un  peu  d'égalité  dans  nos  comptes.  J'eurais  souhaité 
pouvoir  faire  le  bonheur  do  votre  Joset  en  retour  de  vos 
bontés  pour  moi;  mais  cela  n'a  pas  dépendu  de  mon  pau- 
vre cœur,  et  dès  lors,  pour  vous  compenser  de  la  peine  que 
je  lui  causals,  je  devais  bien  m'exposer  à  souffrir  pour  l'a- 
mour de  votre  autre  enfant. 

— Voilà  une  fille  1...  s'écria  Benoît,  essuyant  ses  gros  yeux 
ronds  qui  n'étaient  point  sujets  aux  larmes.  Oui,  oui,  voilà 
une  fille  I...  Et  il  n'en  pouvait  dire  davantage. 

Pour  se  venger  des  refus  de  Brulette,  il  voulut  faire  les 
frais  de  sa  noce,  et  celle  de  la  mienne  par-dessus  le  marché. 
Et  comme  il  n'y  épargna  rien  et  y  invita  au  moins  deux  cents 
personnes,  il  y  fut  pour  une  grosse  somme,  de  laquelle  il 
ne  marqua  jamais  aucun  regret.' 

Le  carme  nous  avait  fait  trop  bonne  promesse  pour  y 
manquer,  d'autant  plus  que  son  père  prieur  l'ayant  misa 
l'eau  pendant  un  mois  pour  sa  pénitence,  le  jour  de  nos 
noces  fut  celui  où  l'interdit  était  levé  de  son  gosier.  Il  n'en 
abusa  point  et  se  comporta  d'une  manière  si  aimable,  que 
nous  fîmes  tous  avec  lui  la  même  amitié  qu'il  y  avait  entre 
lui,  Huriel  et  Benoît. 

Joseph  alla  bien  courageusement  jusqu'au  jour  des  noces. 
Le  matin,  il  fut  pâle  et  comme  accablé  de  réflexions;  mais, 
en  sortant  de  l'église,  il  prit  la  musette  des  mains  de  mon 
beau-père  et  joua  une  marche  de  noces  qu'il  avait  compo- 
sée, la  nuit  même,  à  notre  intention.  C'était  une  si  belle 
chose  de  musique,  et  il  y  fut  donné  tant  d'acclamation,  que 
son  chagrin  se  dissipa,  qu'il  sonna  triomphalement  ses  plus 
beaux  airs  de  danse  et  se  perdit  dans  son  délice  tout  le  temps 
que  dura  la  fête. 

Il  nous  suivit  ensuite  au  Chassin,et  là,  le  grand  bûcheux, 
ayant  réglé  toutes  nos  affaires  : — Mes  enfants,  vous  voilà 
heureux  et  riches  pour  des  gens  de  campagne  ;  je  vous 

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340  LES  MAITRES  SONNEURS 

laisse  Taffaire  de  celle  fulaio,  qui  est  une  belle  affaire,  el 
tout  ce  que  je  possède  d'ailleurs  est  à  vous.  Vous  allez  passer 
ici  quasiment  le  reste  de  Tannée,  et  vous  déciderez,  pendant 
ce  temps-là,  de  vos  plans  de  campagnes  pour  l'avenir.  Vous 
êtes  de  pays  différents  et  vous  avez  des  goûts  et  des  habi- 
tudes divers.  Essayez-vous  à  la  vie  que  chacun  de  vous 
doit  procurer  à  sa  femme  pour  la  rendre  heureuse  de  tous 
points  et  ne  lui  pas  faire  regretter  des  unions  si  bien  com- 
mencées. Je  reviendrai  dans  un  an.  Tâchez  que  j'aie  deux 
beaux  petits  enfants  à  caresser.  Vous  me  direz  alors  ce  que 
vous  aurez  réglé.  Prenez  votre  temps,  telle  chose  paraît 
bonne  aujourd'hui  qui  paratt  pire  ou  meilleure  le  lende- 
main. 

—  Ef  où  donc  allez-vous,  mon  père  ?  dit  Thérence  en  l'en- 
tourant de  ses  bras  avec  frayeur. 

—  Je  vas  musiquer  un  peu  par  les  chemins  avec  Joseph, 
répondit-il,  car  il  a  besoin  de  cela,  et  moi,  il  y  a  trente  ans 
que  j*en  jeûne. 

Ni  larmes  ni  prières  ne  le  purent  retenir,  et  nous  leur 
fîmes  la  conduite  jusqu'à  moitié  chemin  de  Sainte-Sevère, 
Là,  tandis  que  nous  embrassions  le  grand  bûcheux  avec 
beaucoup  de  chagrin,  Joseph  nous  dit  :  —  Ne  vous  désolez 
point.  C'est  à  moi,  je  le  sais,  qu'il  sacrifie  la  vue  de  votre 
bonheur,  car  il  a  pour  moi  aussi  le  cœur  d'un  père,  el  il 
sait  que  je  suis  le  plus  à  plaindre  de  ses  enfants;  mais  peut- 
être  n'aurai-je  pas  longtemps  besoin  de  lui,  et  j'ai  dans  l'idée 
que  vous  le  reverrez  plus  tôt  qu'il  ne  le  croit  lui-même. 

Là-dessuS;  pliant  les  genoux  devant  ma  femme  et  devant 
celle  d'Huriel  : 

—  Mes  chères  sœurs,  dit-il,  je  vous  ai  offensées  l'une  et 
l'autre,  el  j'en  ai  été  assez  puni  par  mes  pensées.  Ne  me 
voulez-vous  point  pardonner,  afin  que  je  me  pardonne  et 
m*en  aille  plus  tranquille? 

Toutes  deux  l'embrassèrent  de  grande  affection,  et  il  vint 
ensuite  à  nous,  nous  disant,  avec  une  surprenante  abon- 
dance de  cœur,  les  meilleures  et  les  plus  douces  paroles  qu'il 
eût  dites  de  sa  vie^  nous  priant  aussi  de  lui  pardonner  $es 
fautes  et  de  garder  mémoire  de  lui. 

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LES  MAITRES  SONNEURS  iH 

Nous  montâmes  sur  une  hauteur  pour  les  voir  le  plus 
longtemps  possible.  Le  grand  bûcheux  sonnait  généreuse- 
ment dans  sa  musette,  et,  de  temps  en  temps,  se  retournait 
pour  agiter  son  bonnet  et  nous  envoyer  des  baisers  avec  la 
main. 

Joseph  ne  se  retourna  point.  Il  marchait  en  âlence  et  la 
tête  baissée,  comme  brisé  ou  recueillie  Je  ne  pus  m'empê- 
cher  de  dire  à  Huriel  que  je  lui  avais  trouvé  sur  la  figure, 
au  moment  du  départ,  ce  je  ne  sais  quoi  que  j'y  avais  re- 
marqué souvent  dans  sa  première  jeunesse,  et  qui  est,  chez 
nous,  réputé  la  physionomie  d'un  homme  frappé  d'un  mau- 
vais destin. 

Les  larmes  de  la  famille  se  séchèrent  peu  à  peu  dans  le 
bonheur  et  l'espérance.  Ma  belle  chère  femme  y  fit  plus 
d'effort  que  les  autres  ;  car,  n'ayant  jamais  quitté  son  père, 
elle  semblait  perdre  avec  lui  la  moitié  de  son  âme ,  et  je  vis 
bien  que,  malgré  son  courage,  son  amitié  pour  moi,  et  le 
bonheur  que  lui  donna*  bientôt  l'espoir  d'être  mère,  il  lui 
manquait  toujours  quelque  chose  après  quoi  elle  soupirait 
en  secret. 

Aussi,  je  songeais  sans  cesse  à  arranger  ma  vie  de  ma- 
nière à  nous  réunir  avec  le  grand  bûcheux,  dussé-je  vendre 
mon  bien,  quitter  ma  famille,  et  suivre  ma  femme  où  il  lui 
plairait  d*aller. 

Il  en  était  de  même  de  Brulette,  qui  se  sentait  résolue  à  ne 
consulter  que  les  goûts  de  son  mari,  surtout  quand  sou 
grand-père,  après  une  courte  maladie,  se  fut  éteint  bien 
tranquillement  comme  il  avait  vécu,  au  milieu  de  nos  soins 
et  des  caresses  de  sa  chère  enfant. 

—  Tiennet,  me  disait-elle  souvent,  il  faudra,  je  le  vois, 
que  le  Berry  soit  vaincu  en  nous  par  le  Bourbonnais.  Huriel 
aime  trop  cette  vie  de  force  et  de  changement  d'air,  pour 
que  nos  plaines  dormantes  lui  plaisent.  11  me  donne  trop 
de  bonheur  pour  que  je  lui  souffre  quelque  regret  caché.  Je 
n'ai  phis  de  famille  chez  nous;  tous  mes  amis,  hormis  toi, 
m'y  ont  fait  des  peines,  je  ne  vis  plus  que  dans  Huriel.  Oh 
il  sera  bien,  c'est  là  que  je  me  sentirai  le  mieux. 

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3^  LES  MAITRES  SONNEURS 

L'hiver  nous  trouva  encore  au  bois  duChassin.  Nous  avions 
bien  gâté  ce  bel  endroit  dont  la  futaie  de  chênes  était  le  plus 
grand  ornement.  La  neige  couvrait  les  cadavres  de  ces  beaux 
arbres  dépouillés  par  nous  et  jetés  tous,  la  tète  en  avant, 
dans  la  rivière,  qui  les  retenait,  encore  plus  froids  et  plus 
morts,  dans  la  glace.  Nous  goûtions,  Huriel  et  moi,  auprès 
d'un  feu  de  copeaux  qi^e  no5  femmes  venaient  d'allumer  pour 
y  réchauffer  nos  soupes,  et  nous  les  regardions  avec  bon- 
heur, car  toutes  deux  étaient  en  train  de  tetiir  la  promesse 
qu'elles  avaient  faite  au  grand  bûcheux  de  lui  donner  de  la 
survivance. 

Tout  d'un  coup  elles  s'écrièrent,  et  Thérence,  oubliant 
qu'elle  n'était  plus  aussi  légère  qu'au  printemps,  s'élança 
quasi  au  travers  du  feu  podr  embrasser  un  homme  que  nous 
cachait  la  fumée  épaisse  des  feuilles  humides.  C'était  son 
brave  homme  de  père,  qui  bientôt  n'eut  plus  assez  de  bras 
et  de  bouche  pour  répondre  à  toutes  nos  caresses.  Après  la 
première  joie,  nous  lui  demandâmes  nouvelles  de  Joseph  et 
vîmes  sa  figure  s'obscurcir  et  ses  yeux  se  remplir  de  larmes. 

— Il  vous  l'avait  annoncé,  répondit-il,  que  vous  me  rever- 
riez plus  tôt  que  je  ne  pensais  I  II  sentait  comme  un  avertis- 
sement de  son  sort,  et  Dieu,  qui  amollissait  l'écorce  de  son 
cœur  en  ce  moment-là,  lui  conseillait  sans  doute  de  réfléchir 
sur  lui-même. 

Nous  n'osions  plus  faire  de  questions.  Le.  grand  bûcheux 
s'assit,  ouvrit  sa  besace  et  en  tira  les  morceaux  d'une  mu- 
sette brisée. 

—  Voilà  tout  ce  que  je  vous  rapporte  de  ce  malheureux 
enfant,  dit-il.  Il  n'a  pu  échapper  à  son  étoile.  Je  pensais 
avoir  adouci  son  orgueil, mais,  pour  tout  ce  qui  tenait  de  la 
musique,  il  devenait  chaque  jour  plus  hautain  et  plus  farour 
che.  C'est  ma  faute,  peut-être  1  Je  voulais  le  consoler  des 
peines  d'amour  en  lui  montrant  son  bonheur  dans  son  ta- 
lent. Il  a  goûté  au  moins  les  douceurs  de  la  louange  ;  mais 
à  mesure  qu'il  s'en  nourrissait,  la  soif  lui  en  venait  plus  acre. 

»  Nous  étions  loin  :  nous  avions  poussé  jusijue  dans  les 
montagnes  du  Morvan,  où  il  y  a  beaucoup  de  sonneurs  en- 
core plus  jaloux  que  ceux  d'ici,  mais  non  pas  tant  pour  leurs 

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LE6  MAITRES  SONNEURS  343 

intérêts  que  pour  leur  amour-propre.  Joseph  a  manqué  de 
prudence,  ii  les  a  offensés  en  paroles,  dans  un  repas  qu'ils 
lui  avaient  offert  très-honnêtement  et  à  bonnes  intentions 
d'abord.  Par  malheur,  je  ne  l'y  avais  point  suivi,  me  trouvant 
un  peu  malade,  et  n'ayant  pas  sujet  de  me  méfier  de  la  bonne 
intelligence  qu'il  y  avait  entre  eux  au  départ. 

Il  passa  la  nuit  dehors,  comme  il  faisait  souvent;  et 
comme  j*avais  remarqué  qu'il  était  parfois  un  peu  jaloux  de 
l'applaudissement  qu'on  donnait  à  mes  vieilles  chansons^ 
je  n&le  voulais  point  gêner.  Au  matin,  je  sortis,  encore  un 
peu  tremblant  de  fièvre,  et  j'appris,  dans  le  bourg,  qu'on 
avait  ramassé  une  m^usette  brisée  au  bord  d'un  fossé.  Je 
courus  pour  la  voir  et  la  reconnus  bien  vite.  Je  me  rendis 
à  l'endroit  où  elle  avait  été  trouvée,  et,  cassant  la  glace  du 
fossé,  j'y  découvris  son  malheureux  corps  tout  gelé.  Il  ne 
portait  aucune  marque  de  violence,  et  les  autres  son« 
neurs  ont  juré  qu'ils  l'avaient  quitté,  sans  dispute  et  sans 
ivresse,  à  une  tieue  dq  là.  J'ai  en  vain  recherché  les  au- 
teurs de  sa  mort.  C'est  un  endroit  sauvage  où  les  gens  de 
justice  craignent. le  paysan,  et  où  le  paysan  ne  craint  que 
le  diable.  Il  m'a  fallu  partir  en  me  cpnteQtant  de  leurs  tristes 
et  sots  propos.  Ils  croient  fermement  en  ce  pays,  ce  que  Ton 
croit  un  peudanscelui-ci,.à  savoir:  qu'on  no  peut  devenir 
musicien  sans  vendre  son  âme  à  l'enfer,  et  qu'un  jour  ou 
l'autre,  Satan  arrache  la  musette  des  mains  du  sonneur  et 
la  lui  brise  sur  le  dos,  ce  qui  l'égaré,  le  rend  fou  et  le  pousse 
à  se  détruire.  C'est  comme  cela  qu'ils  expliquent  les  ven- 
geaûcès  que  les  sonneurs  tirent  les  uns  des  autres,  et  ceux- 
ci  n'y  contredisent  guère,  ce  qui  leur  est  moyen  de  se  faire 
redouter  et  d'échapper  aux  consè:|uences.  Aussi  lestient^on 
en  si  mauvaise  estime  et  en  si  grande  crainte,  que  je  n'ai  pu 
faire  entendre  mes  plaintes,  et  que,  pour  un  peu,  si  je  fusse 
resté  dans  l'endroit.  Ton  m'eût  accusé  d'avoir  moi-môme 
appelé  le  diable  pour  me  débarrasser  de  mon  compa- 
gnon. 

—  Héias  1  dit  Brulette  en  pleurant,  mon  pauvre  Joset  I 
mon  pauvre  camarade  l  Et  qu'est-ce  que  nous  allons  dire  à 
sa  mère,  mon  bon  Dieu  ? 

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34t  LES  MAITRES  SONNEURS 

—  Nous  lui  dirons,  répliqua  tristement  le  grand  bûcheux, 
de  ne  point  laisser  Chariot  s*énamourer  de  la  musique. 
C'est  une  trop  rude  maîtresse  pour  des  gens  comme  nous 
autres.  Nous  n'avons  point  la  tête  assez  forte  pour  ne 
point  prendre  le  vertige  sur  les  hauteurs  où  elle  nous 
mène  ! 

—  Oh!  mon  père,  s'écria  Thérence,  si  vous  pouviez 
l'abandonner ,  Dieu  sait  dans  quels  malheurs  elle  vous 
jettera  aussi  ! 

—  Sois  tranquille,  ma  chérie,  répondit  le  grand  bûcheux. 
M'en  voilà  revenu  I  Je  veux  vivre  en  famille,  élever  ces  pe- 
tits enfants-là,  que  je  vois  déjà  en  rêve  danser  sur  mes  ge- 
noux. Oh  est-ce  que  nous  nous  fixons,  mes  chers  en- 
fants? 

—  Oîi  vous  voudrez,  s'écria  Thérence. 

—  Et  où  voudront  nos  maris,  s'écria  Brulette. 

—  Où  voudra  ma  femme,  m'écriai-je  aussi. 

—  Où  vous  voudrez  tous,  dit  Huriel  à  son  tour. 

—  Eh  bien,  dit  le  grand  bûcheux,  comme  je  sais  vos  hu- 
meurs et  vos  moyens,  et  que  je  vous  rapporte  encore 
un  peu  d'argent,  j'ai  calculé,  en  route,  qu'il  était  aisé 
de  contenter  tout  le  monde.  Quand  on  veut  que  la  pêche 
mûrisse,  il  ne  faut  point  arracher  le  noyau.  Le  noyau,  c'est 
la  terre  que  possède  Tiennet.  Nous  allons  l'arrondir  et  y 
bâtir  une  bonne  maison  pour  nous  tous.  Je  serai  content  de 
faire  pousser  le  blé,  de  ne  plus  abattre  les  beaux  om- 
brages du  bon  Dieu,  et  de  composer  mes  petites  chan- 
sons à  l'ancienne  mode,  le  soir,  sur  ma  porte,  au  milieu  des 
miens,  sans  aller  boire  le  vin  des  autres  et  sans  faire  de  ja- 
loux. Huriel  aigae  à  courir  le  pays,  sa  femme  est,  à  présent, 
de  la  même  humeur.  Ils  prendront  des  entreprises  comme 
celle  de  cette  futaie,  où  je  vois  que  vous  avez  bien  travaille, 
et  iront  passer  la  belle  saison  dans  les  bois.  Si  leur  famille 
trop  jeune  les  embarrasse  quelquefois,  Thérence  est  de  force 
et  de  cœur  à  gouverner  double  nichée,  et  on  se  retrouvera 
à  la  fin  de  chaque  automne  avec  double  plaisir,  jusqu'au, 
jour  où  mon  fils,  après  m'avoir  fermé  les  yeux  depuis  long- 

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LES  MAITRES  SONNEURS  3*5 

temps,  sentira  le  besoiD  du  repos  de  toute  Tannée,  comme 
je  le  sens  à  cette  heure. 

Tout  ce  que  disait  là  mon  beau-père  arriva  comme  il  le 
conseillait  et  Taugurait.  Le  bon  Dieu  bénit  notre  obéissance  ; 
et,  conime  la  vie  est  un  ragoût  mélangé  de  tristesse  et  de 
contentement,  la  pauvre  Mariton  vint  souvent  pleurer  chez 
nous,  et  le  bon  carme  y  vint  souvent  rire. 


FIN. 


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LA  FILLEULE 


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I^irfft,  «»  lar.  DE  LA  LiBn^iKiE  K9IJVELLE.  -*  A.  Oelciiiibi«|  15,  me  Breda. 


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fiEORGE   SAND 


LÀ 


FILLEULE 


PARIS 

LIBRAIRIE   NOUVELLE 

BOULSTAltl»  DES  ITALnNS,    15,   IH    FACE   ME   Lk   NAISOH 

La  traduction  et  la  reprodnetion  sont  réservées 
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LA  FILLEULE 


PREMIÈRE   PARTIE 


AMICEE 


HÉMOIRES    DE    STÉPHEN 

Tarais  seize  ans  lorsque  je  fus  reçu  bachelier  à  Bourges. 
Les  études  de  province  ne  sont  pas  très-fortes.  Je  n'en  pas- 
sais pas  moins  pour  Taigle  du  lycée. 

Heureusement  pour  moi,  j'étais  aussi  modeste  que  peut 
rêtre  un  écolier  habitué  au  triomphe  annuel  des  premiers 
prix.  Un  violent  chagrin  me  préserva  des  ivresses  de  la 
vanité. 

J'avais  travaillé  avec  ardeur  pour  être  agréable  à  ma  mère 
et  pour  la  rejoindre.  Elle  m'avait  dit  en  pleurant,  le  jour 
de  notre  séparation  :  <c  Mieux  tu  apprendras,  plus  tôt  tu  me 
seras  rendu,  d  A  chaque  saison  des  vacances,  elle  m'avait 
répété  ce  vœu.  Mon  travail  de  chaque  année  avait  été  juste 


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2  l^A  FILLEULE 

le  double  de  celui  de  mes  compagnons  d*étude.  Aucun 
d'eux  n'avait  sans  doute  une  mère  comme  la  mienne. 

Je  n'avais  aimé  qu'elle  avec  passion.  Lorsque,  à  la  veille 
de  passer  mes  derniers  examens,  je  songeais  à  sa  joie,  je 
me  sentais  si  fort,  l\\xe  si  l'on  m'eût  interrogé  sur  quelque 
sujet  d'étude  tout  à  fait  nouveau  pour  moi,  il  me  semble 
qu'inspiré  du  ciel,  j'aurais  su  répondre. 

Je  venais  de  recevoir  mon  diplôme,  et  j'allais  prendre 
congé  du  proviseur,  lorsque  la  foudre  tomba  sur  moi.  Une 
lettre  cachetée  de  noir  me  fut  remise.  Elle  était  de  mon 
père,  a  Mon  pauvre  enfant,  me  disait-il,  je  n'ai  pas  voulu 
»  t'annoncer  cette  fatale  nouvelle  avant  l'épreuve  de  tes 
»  examens.  Quel  qu'en  soit  le  résultat,  il  faut  que  tu  saches 
»  aujourd'hui  que  ta  mère  est  au  plus  mal  et  qu'il  nous 
»  reste  bien  peu  d'espérance  que  tu  puisses  arriver  à  temps 
»  pour  l'embrasser...  » 

Je  compris  que  ma  mère  était  morte,  et  je  sentis  mourir 
en  moi  subitement  quelque  chose  comme  la  moitié  de  mon 
âme. 

Je  ne  pleurai  pas,  je  partis  ;  je  ne  devais,  je  ne  pouvais 
jamais  être  consolé  ;  je  sortais  de  l'enfance,  et  je  voyais 
déjà  clahrement  que  je  n'aurais  pas  de  jeunesse. 

Je  ne  trouvai  plus  de  ma  mère  que  ses  longs  cheveux 
noirs  qu'elle  avait  fait  couper  pour  moi  une  heure  avant 
d'expirer. 

J*dvai^  tout  juste  l'âge  qu'elle  avait  eu  en  me  donnant 
le  jour,  seize  ans  !  Elle  venait  de  mourir  du  choléra  dans 
toute  la  force  de  la  vie,  dans  tout  l'éclat  de  sa  beauté.  Je 
trouvai  mon  père  plus  accablé  que  moi.  Sa  douleur  était 
morne,  maladive  ;  mais  elle  ne  pouvait  pas  être  durable.      < 

Mon  père  était  un  homme  d'une  forte  santé,  d'une  grande 
activité  physique,  d'une  intelligence  réelle,  mais  qui  se  mou- 
vait dans  le  cercle  étroit  des  intérêts  domestiques.  C'était  un 


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LA  FILLEULE  3 

bourgeois  de  campagne ,  le  plus  riche  de  son  hameau  :  il 
avait  environ  six  mille  livres  de  rente.  La  cbnservaiion  et 
Tentretien  de  son  fonds  territorial  était  Tunique  occupation 
de  sa  vie.  Tant  qu'il  eut  une  femme  et  un  fils^  il  put  app^er 
devoir  ce  qui  était,  en  réalité  et  par  soi-même,  un  plaisir 
sérieux  pour  lui.  Au  commencement  de  son  veuvage,  il  lui 
sembla,  comme  à  moi,  qu'il  ne  pourrait  plus  s'intéresser  à 
rien.  Peu  à  peu,  il  se  résigna  à  reprendre  ses  occupations 
par  sollicitude  pour  moi.  Plus  tard,  il  les  continua  par  be- 
soin d'agir  et  de  vivre. 

Je  glisserai  rapidement  sur  de  tristes  détails.  Il  suffira  de 
dire  une  chose  que  dans  notre  province  chacun  sait  être 
vraie.  Une  certaine  classe  de  bourgeois  aisés  formait,  à 
cette  époque,  une  caste  nouvelle.  Ces  nouveaux  riches 
avaient,  à  grand' peine ,  cousu  les  lambeaux  de  quelques 
mincçs  héritages  ou  acquisitions  dont  l'ensemble  formait 
enfin  un  lot  qui  satisfaisait  ou  flattait  leur  ambition.  Tout 
est  r^atif  :  tel  qui  s'était  marié  ietvec  une  métairie  de  qua-> 
rante  mille  francs,  se  regardait  comme  riche  quand  il  avait 
triplé  ou  quadruplé  cet  avoir.  Alc»rs  sa  fortune  était  faite,* 
sa  terre  était  constituée ,  elle  pouvait  s'arrondir  dans  son 
imagination;  mais  l'idée  de  la  voir  encore  se  diviser  en 
plusieurs  parts  lui  devenait  inadmissible,  révoltante;  il  ju- 
rait de  n'avoir  qu'un  héritier,  et  il  se  tenait  parole  à  lui- 
même. 

Alors,  à  côté  de  l'épouse  légitime,  pour  laquelle  on  avait 
généralement  de  l'affection  et  des  égards  quand  même, 
venait  s'implanter,  de  l'autre  côté  de  la  rue  ou  du  chemin, 
la  paysanne  dont  les  nombreux  enfants  devaient  être  as- 
sistés et  protégés ,  sans  pouvoir  prétendre  à  morceler  Thé» 
ritage  du  protecteur.  Cette  paysanne  était  ordinairement 
mariée,  sa  postérité  était  donc  censée  légitime  et  connat- 
trait  une  sorte  d'aisance  relative.  Gela  était  de  notoriété 


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4  LA  FILLEULS 

publique,  mais  ne  troublait  pas  Tordre  établi.  Le  bourgeois 
de  province  af)porte  du  calcul ,  même  dans  ses  entraîne- 
ments. 

^  l'époque  où  je  vins  au  monde,  il  y  avait  aussi,  comme 
cause  de  ce  trouble  moral  dans  les  unions  de  province,  une 
différence  sensible  d'éducation  entre  les  sexes.  La  vanité 
du  paysan,  récemment  devenu  bourgeois  et  sachant  à  peine 
lire,  était  de  s'allier  à  une  famille  plus  pauvre,  il  «st  vrai , 
mais  plus  relevée  et  comptant  quelque  échevin  de  ville 
parmi  ses  ancêtres.  Mon  père  apporta  en  mariage  une  for- 
tune de  campagne,  deux  cent  mille  francs  ;  ma  mère ,  une 
bonne  éducation  ,  des  habitudes  plus  élégantes  et  un  nom 
plus  anciennement  admis  au  rang  de  bourgeoisie:  eHe  s'ap- 
pelait Rivesanges;  mon  père,  qui  s'appelait  Guérin,  joignit 
les  deux  noms,  comme  c'était  encore  l'usage  chez  nous  dans 
ces  occasions.  « 

Mais  ce  n*est  pas  tant  le  nom  que  la  terre,  qui  est  Tidéal 
de  ce  bourgeois  de  campagne.  Peu  lui  Importe  le  sexe  de 
son  unique  héritier.  En  cela ,  il  diffère  de  l'ancien  noble, 
qui  tenait  à  la  terre  à  cause  du  nom  et  du  titre.  Le  culti- 
vateur enrichi  aime  naturellement  la  terre  pour  la  terre. 
Que  celle  qu'il  a  réussi  à  constituer  subsiste  et  lui  survive 
dans  son  entier,  il  mourra  tranquille.  Le  noble  s'e^X  soumis 
à  la  suppression  du  droit  d'aînesse  ;  le  bourgeois  proteste 
à  sa  manière.  Il  réduit  sa  famille ,  au  risque  de  la  voir  s'é- 
teindre. 

Il  n'y  avait  donc  pas  de  danger  que  mon  père,  encore 
jeune,  se  remariât.  Mon  sort  l^t  pire.  La  paysanne  vint 
tenir  son  ménage, •  occuper  sa  maison  et  s'emparer  de  sa 
vie. 

J'étais  trop  jeune,  ma  mère  m'avait  inspiré  un  trop  grand 
respect  filial  pour  que  je  pusse  préserver  mon  père  de  cette 
tyrannie  naissante.  Je  ne  protestai  que  par  ma  tristesse  ; 


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LA  FILLEtXE  5 

elle  déplut.  Au  bout  d'un  an,  mon  père  m'appela  et  me  dit  : 
— Vous  vous  ennuyez  chez  moi;  vous  avez  reçu  l'éducation 
d'un  bourgeois  de  ville  :  donc  vous  avez  perdu  le  goût  de 
la  campagne.  Vous  y  reviendrez  quand  vous  ne  m'aurez 
plus.  Mais,  en  attendant,  il  vous  faut  chercher  une  occupa- 
tion qui  utilise  les  connaissances  qu'on  vous  a  données  au 
collège.  Voulez-vous  être  avocat  ou  médecin  ?'Ne  songez  ni 
au  notariat  ni  à  la  charge  d'avoué.  Pour  vous  acheter  un?. 
étude,  il  nous  faudrait  vendre  de  la  terre,  et  je  n'ai  pas 
réuni  quatre  jolis  domaines  pour  les  dépecer.  Voyons,  mon 
fils,  prononcez-vous. 

Je  demandai  timidement  à  mon  père  s'il  désirait  que  je 
fusse  avocat  ou  médecin  ;  je  ne  me  sentais  pas  de  vocation 
spéciale,  mais  ma  mère  m'avait  enseigné  l'obéissance. 

J'aurais  travaillé  pour  elle  par  amour;  j'aurais  travaillé 
pour  lui  par  devoir. 

Mon  père  parut  embarrassé  de  ma  question. 

—J'aimerais  bien,  dit-il,  que  vous  fussiez  avocat  ou  mé- 
decin, ou  toute  autre  chose  qui  vous  fît  gagner  de  l'argent. 

—  Avez-vous  besoin,  repris-je,  que  je  gagne  de  l'argent 
pour  vous? 

—  Pour  moi?  s'écria- t-il  en  souriant.  Non,  mon  garçon, 
je  te  remercie;  gagnes-en  pour  toi-même.  Tu  peux  compter 
sur  douze  cents  livres  de  pension  que  je  te  servirai.  C'est 
peu  à  Paris,  à  ce  qu'on  dit;  c'est  beaucoup  pour  moi.  Gagne 
de  quoi  être  plus  riche  de  mon  vivant,  voilà  ce  que  je  te 
conseille. 

—  Combien  me  donnoz-vous  de  temps  pour  gagner  de 
quoi  vous  épargner  ce  sacrifice? 

—  Tout  le  temps  que  tu  voudras,  répondit-il.  Je  te  dois 
une  pension;  ma  fortune  me  le  permet,  ma  position  me  le 
commande;  mais  ne  songe  pas  à  me  réclamer  autre  chose 
jusqu'à  ce  que  tu  te  disposes  à  te  marier. 


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6  LA  FILLEULE 

Là-deS5us,  mon  père  me  donna  cent  firancs  pour  mon 
premier  mois,  trente  francs  pour  mon  voyage,  un  manteau, 
une  malle  pleine  de  linge  et  une  poignée  de  main^  Je  vis 
qu'il  était  impatient  de  me  voir  partir  ;  je  partis  le  soir  môme, 
emportant  les  cheveux  de  ma  mère,  quelques  livres  qu'elle 
avait  aimés  et  des  violettes  cueillies  sur  sa  tombe. 

J'esquisse  rapidement  ces  premières  années  de  ma  vie. 
J'espère  n'y  apporter  ni  orgueil,  ni  aigreur ,  ni  aucune  em- 
phase de  douleur  ou  de  mélancolie.  Je  veux  arriver  au  récit 
d'une  phase  de  mon  existence  que  j'ai  besoin  de  me  résu- 
mer à  moi-même;  mais  j*ai  besoin  aussi  de  m©  rendre 
compte  succinctement  des  circonstances  et  des  impressions 
qui  m'y  ont  amené. 

On  m'a  souvent  reproché  d'avoir  un  caractère  exception- 
neh  Voilà  ce  dont  il  m'est  impossible  de  convenir,  puisque 
je  ne  m'en  aperçois  pas  et  qu'il  me  semble  agir  en  toutes 
choses  dans  le  cercle  logique  de  ma  liberté  légitime,  et  non- 
seulement  dans  celui  de  mes  droits,  mais  encore  dans  celui 
de  mes  devoirs. 

Ne  connaissant  personne  à  Paris,  devant  y  reneentrer  seu- 
lement quelques  camarades  de  collège,  je  n'eus  pas  la  tem- 
tation  d'y  faire  une  installation  plus  brillante  que  mes  res- 
sources ne  me  le  permettaient.  Seulement,  dès  les  premiers 
jours,  je  compris  que  l'hôtel  rempli  d'étudiants  était  un  mi- 
lieu  trop  bruyant  pour  la  tristesse  où  j'étais  encore  plongé 
et  que  n^avait  point  adoucie  les  adieux  de  mon  père.  Je  louai 
une  mansarde  dans  le  voisinage  du  Luxembourg  et  dans 
une  maison  tranquille.  J'achetai  à  crédit  un  lit  de  fer,  une 
table  et  deux  chaises.  Longtemps  ma  malle  me  servit  de 
conuBOde  et  de  bibliothèque.  Peu  à  peu,  m'étant  aoqoitté 
de  mes  premiers  achats,  je  pus  m'instailer  un  peu  mieux  et 
me  trouver  matérieUement  aussi  bien  que  possible,  selon 
mes  goûts.  Ma  mère  m'avait  donné  ceux  d'une  propreté  ob 


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LA  FIIXEI7LE  7 

peu  recbeTchée  pour  ma  condition  et  fort  en  dehors  des 
habitudes  de  mes  pareils.  Mon  père  avait  prédit  que  cela 
me  conduirait  à  faire  des  dettes  ou  à  ne  me  trouver  bien 
nulle  part.  Il  se  trompait.  Si  Thomme  habitué  à  un  certain 
soin  de  sa  personne  a  plus  de  peine  à  s'installer  que  celui 
qui  se  ocmtente  du  premier  local  venu,  il  a  aussi,  à  s'y  con- 
imer,  une  secrète  jouissance  qui  le  préserve  de  la  vie  tur-* 
bttlente  du  dehors.  C'est  ce  qui  m'arriva.  Quand  je  me  vis 
dans  des  murailles  revêtues  d'un  papier  IVais,  et  que  je  pus 
regarder  les  arbres  du  Luxembourg  à  travers  des  vitres  bien 
claires,  il  me  sembla  que  je  pouvais  passer  ma  vie  dans 
cette  mansarde,  et  j'y  passai  tout  le  temps  de  mon  séjour  à 
Paris. 

J'ornai  ma  cellule  à  mon  gré.  Quelques  fleurs  sous  le 
châssis  de  ma  fenôtre  inclinée  au  penchant  du  toit,  mes  re- 
liques dans  une  boîte  à  ouvrage  de  ma  mère,  un  vieux  chftle 
qu'elle  m'avait  donné  autrefois  pour  en  faire  un  tapis  de 
table  et  que,  de  crainte  de  l'user,  je  relevais  à  la  place  où 
j'installais  mon  travail,  son  pauvre  petit  piano  que  mon  père 
consentit  à  m'envoyer,  un  couvre-^pied  qu'elle  avait  tricoté 
pour  moi,  voilà  de  quoi  je  me  composai  un  luxe  d'un  prix 
et  d'un  charme  inestimables. 

Mes  anciens  amis  de  collège  vinrent  me  voir.  Us  me  trou- 
vèrent doux  et  obligeant,  mais  assez  morne,  cachotier,  di- 
saient-ils, parce  que  je  ne  leur  confiais  pas  les  aventures 
que  je  n'avais  pas  ;  en  somme,  plus  bizarre  que  divertissant. 
J'eus  un  peu  de  regret  de  leur  avoir  ouvert  ma  porte,  et 
même  une  véritable  terreur,  un  jour  qu'ayant  fait  un  efSoh 
pour  leur  sembler  moins  maussade  et  les  mettre  à  l'aise^  je 
les  vis  poser  leurs  cigares  allumés  sur  le  châle  de  ma  mère 
et  ouvrir  son  piano  pour  y  jouer  à  tour  de  bras  des  contre- 
danses. Je  craignais  de  poêer  la  religion  filiale;  j'étais  in- 
quiet, agité;  je  failUs  un  instant  passer  pour  un  avare,  parce 


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8  •  LA  FILLBULB 

que  je  refusai  de  prêter  un  lîyre  qui  lui  avait  ^partena.  Un 
seul  d'entre  eux  me  devina,  c'était  Edmond  Boque,  qui  de- 
vint mon  ami  de  cœur. 
Dès  que  nos  bruyants  compagnons  Airent  partis: 

—  Cette  société  ne  te  conviendra  jamais,  me  dit-il.  Tu 
n'es  pas  enfant,  mon  pauvre  Stéphen,  je  ne  sais  môme  pas 
si  tu  es  jeune.  Peut-être  le  deviendras-tu  en  vieillissant. 
Quant  à  présent,  il  te  faut  la  solitude  avec  un  ami  ou  deux. 
Choisis-les  bien,  et  apprends  un  secret  pour  préserver  ton 
repos  de  Foisiveté  des  autres,  un  secret  dont  je  me  trouve 
parfaitement  bien. 

Il  fit  le  tour  (Je  ma  chambre,  trouva,  le  long  de  la  cloi- 
son qui  donnait  sur  le  palier,  un  pan  de  bois,  et  me  dit  : 
-7  Domain ,  tu  feras  venir  un  ouvrier,  si  tu  n'es  pas  assez 
adroit  pour  faire  cette  besogne  toi-même.  Un  trou  de  la 
grosseur  d'un  tuyau  de  plume  sera  pratiqué  ici.  Tu  verras 
qui  frappe  ou  sonne  à  ta  porte,  et  tu  feras  le  mort  pour 
quiconque  ne  sera  pas  ton  ami.  Ce  n'est  pas  plus  malin  que 
ça.  Entends-moi  bien  :  tout  l'avenir  d'un  homme  dépend 
d'une  circonstance  ou.  d'une  précaution  de  cette  impor- 
tance-là. 

—  Et  tout  le  caractère  d'un  homme,  lui  répondis-je,  se 
révèle  dans  une  pareille  prévision.  Eh  bien ,  je  ne  saurais 
suivre  ton  conseil. 

Edmond  Roque  était  un  esprit  net  et  ferme.  Il  ne.  con- 
naissait pas  la  susceptibilité  et  ne  se  piquait  qu'à  bon  escient. 

—  J'entends,  me  dit-il;  tu  sais  que  je  ne  suis  pas  égoïste, 
et  je  sais  que  tu  es  dévoué.  Mais  tu  me  reproches  de  ne  pas 
étendre. assez  l'obligeance;  moi  je  te  reprocherai  de  l'exa- 
gérer. J'aurais  peut-être  été  jaloux  de  toi,  si  je  n'avais 
compris  que  lu  Femportais  par  l'intelligence  et  moi  par  le 
caractère.  Tu  travaillais  pour  l'amour  de  quelqu'un  :  ta 
mère!  je  le  sais.  Moi,  je  travaillais...  tu  vas  dire. pour  moi- 


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LA  FILLEULE  9 

même?  Non!  pour  l'amour  de Ja  science.  Savoir  pour  sa- 
Toir,  c'est  une  assez  belle  jouissance,  et  qui  n'a  pas  besoin 
de  stimulant  étranger  ou  accessoire.  Nous  voici  livrés  à  nos 
propres  forces;  je  sais  ce  que  je  veux,  et  ce  que  tu  veux, 
toi,  tu  ne  le  sais  pas. 

—  Il  est  vrai  quant  à  moi,  mon  cher  Edmond.  Mais  ne 
me  parle  que  de  toi.  Quel  est  le  but  que  tu  poursuis?  La 
gloire  on  la  fortune? 

—  Ni  l'une  ni  l'autre  I  la  science,  te  dis-je.  J'en  ai  assez 
appris  jusqu'à  ce  jour  pour  être  certain  que  je  ne  sais  rien 
du  tout.  Eh  bien  I  je  veux  savoir,  avant  de  mourir,  tout  ce 
qu'un  homme  peut  apprendre.  Nos  camarades  n'en  deman- 
dent pas  tant.  Tous  veulent  savoir  d'abord  ce  que  c'est  que 
le  plaisir,  puis  quelques-uns  pousseront  l'ambition  peut- 
être  jusqu'à  vouloir  pénétrer  les  savantes  profondeurs  de  la 
chicane,  ou  s'assimiler  les  phrases  creuses  et  ronflantes  du 
barreau,  ou  encore  se  promener  dans  le  vaste  champ  des 
coi^ectures  médicales.  Je  ne  me  contente  pas  de  si  peu,  ni 
toi  non  plus,  j'espère.  Comme  toi,  j'ai  quelque  fortune  dans 
l'avenir;  comme  toi,  des  parents  qui  ne  m'imposent  pas  le 
choix  d'un  état:  comme  toi,  des  goûts  simples,  des  habi- 
tudes de  frugalité  rustique  qui  me  permettent  de  vivre  avec 
le  peu  qu'on  me  donne.  Tous  deux ,  nous  comprenons  la 
douceur  de  l'étude  ;  tous  deux,  nous  pouvons  être  heureux 
par  là.  Je  suis  résolu  à  l'être,  je  le  suis  déjà.  C'est  à  toi  d'é^ 
carter  les  vulgaires  obstacles  qui  te  feront  perdre  la  seule 
chose  précieuse  qui  soit  au  monde,  le  temps  1  les  heures  de 
celte  vie  si  courte  qui  ne  sont  malheureusement  pas  comp- 
tées doubles  pour  l'esprit  studieux  et  avide  1  C'est  à  toi  sur- 
tout de  chercher  là  ta  force  et  ta  consolation,  car  je  te  vois 
brisé  intérieurement  et  incapable  de  trouver  dans  le  désor- 
dre la  stufHide  ressource  des  ivresses  vulgaires.  Allons,  cou- 
rage, ferme  ta  porte,  perce  ton  mur,  endurcis  ton  cœur, 

i. 


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iO  liA  FILLEULE 

non  conire  le  Jiiesoin  naturel  que  tout  esprit  Juste  épronre 
d'assister  son  semblable,  mais  contre  la  oondesœndanoe  ba-» 
nale  qui  dégénère  vite  en  faiblesse  et  en  duperie* 

Edmond  Roque  raisonnait  fort  bien  à  son  point  de  rue, 
mais  il  ne  voyait  pas  parfaitement  clair  dans  mon  Ame. 
Comment  Feût-il  fait?  Je  ne  me  voyais  moi*méme  qu'à 
travers  un  nuage.  Il  était  méridional^  il  avait  grandi  sous  oe 
ciel  dont  la  lumière  accuse  vivement  et  un  peu  sèchement 
tous  les  objets.  Moi  j'étais  du  Berry,  un  pays  où  les  brmnes 
ëe  TsMitomne  sont  profondes,  où  les  vents  soufflent  avec 
violence»  où  la  température,  inconstante  et  capricieuse, 
rend  l'homme  très-incertain,  moins  grave  en  réalilé  qu'en 
apparence,  volontiers  ind<^entet  même  fatigué  de  vivre, 
mdme  avant  d'avoir  vécu. 

Vaincu  par  ses  eihortations,  je  perçai  ma  eleison;  mais 
on  no  change  pas  ses  instincts  ;  mon  moyen  tourna  contre 
moiw  J'avais  résolu  de  n'otivrir  qu'à  ceu:s  qui  méril0r«i»dit 
une  exception.  Il  arriva  que  je^  n'en  trouvai  pas  an  seul  qui 
n*eût  droit  au  sacrifice  de  mon  temps  et  de  mon  trav^*  Sans 
ce  maudit  point  d'observation,  j'eusse  tenu  bon  peut-'ètie; 
mais  dès  que  j'avais  eu  le  malheur  de  regarder,  je  me  fai- 
sais un  reproche  de  rester  sourd,  et  les  plus  imporUms,  les 
plus  désœuvrés,  les  moins-sympathiques  étaieniprecisénent 
ceux  que  j'avais  la  patience  de  supporter,  tant  j'avais  peur 
de  devenir  égoïste  et  insociable  depuis  que  je  m*étais  assuré 
un  moyen  de  l'êbre. 

Heureusement  pour  moi,  je  n'étais  pas  assez  riche  dans  le 
présent  pour  qu'on  pût  venir  me  demander  beaucoup  de 
services.  Et  puis  je  n'étais  pas  gai,  je  n'acceptais  aucune  par- 
tie de  {Saisir.  Le  deuil  que  je  portais  encore  à  mon  chapeau 
me  permettait  d'observer  celui  que  je  devais  toujouf  s  porter 
dans  mon  cœur«  Mes  camarades  de  collège  étaient  tout  en* 
tiers  à  l'ivresse  de  la  première  année  de  s^our  à  Paris. 


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LA  FJIXfiULB       •  tl 

J'eus  doue  pins  de  ealine  que  ma  fatale  douceur  de  tempé^ 
Fautât  ne  devait  m'^  faire  e^^péier,  et  je  pus  suivre  les  con* 
seils  de  Roque  en  m'adonnant  à  Tétude,  sinon  avec  ardeuri 
du  moins  avec  assiduité. 


II 


Il  ne  s'agissait  pas  pour  moi  de  savoir  si  je  persisterais, 
en  d^t  de  mon  chagrin ,  à  être  studieux  et  à  m'instruire 
sMeusement.  Je  ne  pouvais  pas  ne  pas  aimer  Tétude.  Soit 
que  j'en  eusse  le  goût  inné,  soit  que  la  volonté  d'obéir  à  ma 
mère  m'en  eût  donné  l'habitude  précoce,  je  ne  savais  plus 
être  oisif,  et  mes  longues  et  fréquentes  rêveries  étaient  plu- 
tôt des  méditations  que  des  contemplations.  De  toutes  les 
distractions  auxquelles  je  ne  tenais  plus,  la  lecture  et  la  ré- 
flexion étaient  encore  pour  moi  les  plus  naturelles  et  les 
plus  acceptables.  Je  travaillais  donc  machinalement,  et, 
pour  ainsi  dire,  d'instinct,  comme  on  mange  sans  grand 
appétit,  comme  on  marche  sans  but  déterminé,  comme  on 
vit  enfin  sans  songer  à  vivre. 

Cependant  Edmond  Roque,  qui  vehait  me  faire  de  rares 
mais  de  longues  et  sérieuses  visites,  exigeait  que  je  misse 
de  l'ordre  dans  mes  études,  et  que,  comme  lui,  je  suivisse 
une  méthode  pour  arriver  du  détail  è[  l'ensemble.  Cela  m'eût 
été  possible  si  ma  mère  eût  vécu,  si  elle  eût  pu  me  dire  ou 
nf  écrire  ce  qu'elle  désirait.  Mais  j'étais  un  pauvre  être  de 
sentiment,  et  mon  intelligence  si  vantée  ne  se  trouvait  en 
réalité  que  la  très-humble  servante  de  mes  affections.  Les 
affections  brisées,  le  cœur  était  vide,  et  l'esprit  s'en  allait  h 
la  dérive  par  un  calme  plat,  flottant  comme  une  embarca- 
tion qui  n'a  rien  perdu  de  ses  agrès,  mais  qui  n'a  ni  passa- 


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i2  LA  FiLLEGLE 

ger  k  porter,  lii  pilote  pour  la  conduire,  et  qui  va  où  le  flot 
voudra  la  faire  éctiouer,  la  briser  ou  lui  faire  rjeprendre  le 
courant. 

Roque  s'étonnait  de  cette  situation  morale.  Il  n'y  com- 
prenait absolument  rien,  et  m'adressait  de  généreux  et  véhé- 
ments reproches. 

—  Que  fais -tu  là  ?  disait-il  en  examinant  mes  livres  et  mes 
notes.  Quinze  jours  de  philosophie,  puis  tout  à  coup  des 
poètes,  de  l'art,  de  la  critique  1  Des  langues  mortes,  c'est.bcm  ; 
mais  au  bout  de  la  semaine,  de  la  musique,  des  sciences 
naturelles,  mêlées  d'économie  politique  et  de  sculpture I 
Quel  incroyable  gâchis  de  facultés  divines  I  quelle  désotentfr 
perte  de  temps  et  de  puissance  I 

—  Ne  me  disais-tu  pas,  lui  répondais-je  avec  une  lan- 
gueur un  peu  moqueuse  au  fond,  qu'il  fallait  apprendre, 
avant  de  mourir ,  tout  ce  qu'un  homme  peut  savoir? 

—  Mais  tu  as  pris ,  s'écriait-il ,  le  vrai  moyen  pour  ne 
jamais  rien  savoir,  c'est  d'apprendre  tout  à  la  fois.  Les 
connaissances  se  tiennent,  j'en  conviens,  mais  c'est  en  se 
suivant  comme  les  anneaux  d'une  chaîne,  et  n<m  en  se  mê- 
lant comme  un  jeu  de  cartes. 

—  Et  pourtant,  avant  toute  partie  livrée,  on- mêle  les 
cartes  I 

—  Ainsi  tu  fais  de.  la  vie  un  jeu  où  le  hasard  sera  tou- 
jours là  pour  se  moquer  de  tes  combinaisons,  ou  pour  t'é- 
pargner  la  peine  de  rien  combiner?  Tiens,  j'ai  grand'peur 
qu'après  avoir  dépensé  plus  de  temps  et  d'intelligence  qu'il 
n'en  faudra^  pour  devenir  réellement  instruit,  tu  ne  finisses 
par  être  un  poète  ou  un  critique,  e'est-à'-dire  quelqu'un  qui 
chante  sur  tout,  ou  qui  parle  de  tout  parce  qu'il  ne  cpunaît 
rien. 

Je  me  défendais  mal,  si  mal  que  cet  esprit  ardent  et  rude 
s'impatientait  contre  moi  et  me  quittait  fâché.  Il  revenait 


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LA  FILLEULE  13 

pourtant,  et  après  chaque  bourrasque,  H  semblait  qu'il  m'ai- 
mât davantage.  Un  jour,  je  lui  dis  en  souriant  : 

—  Tu  me  reproches  de  croire  que  Taffeclion  est  quelque 
chose  de  plus  dans  la  vie  de  l'homme  que  sa  raison  et  sa 
science-,  et  pourtant  ta  conduite  avec  moi  prouve  que,  toi 
aussi,  tu  e^  gouverné  par  ce  qu'il  te  plaît  d'appeler  la  fai- 
blesse du  cœur.  Tu  m'estimais  sans  m'aimer,  au  collège  : 
c'était  le  temps  où  tu  me  croyais  ton  égal,  pafce  que  j'avais 
deia  volonté.  A  présent,  que  tu  me  méprises  un  peu 
pour  mon  insouciance ,  tu  m'aimes,  conviens-en,  puisque 
tu  te  donnes  tant  de  peine  pour  me  mettre  dans  le  bon 
cb^nin  ? 

—  Oui,  j'en  conviens,  s'écria-t-il  avec  une  sorte  de  colère 
plaisante:  j'ai  de  l'amitié  pour  toi  depuis  que  je  U)  sens 
faible ,  et  je  suis  indigné  d'aimer  la  faiblesse,  moi  (]ui  la 
déteste. 

Roque  s'en  allait  consolé  et  raffermi  dens  sa  résolution  de 
me  surpasser,  quand  il  avait  trouvé  une  plaisanterie  à  m'op- 
poser.  Mais,  dans  cette  lutte  livrée  à  mon  âme,  il  n'oubliait 
qu'une  chose,  c'était  de  la  comprendre;  de  même  que,  dans 
son  ardente  recherche  de  la  vérité  absolue,  il  oubliait  d'étu- 
dier le  cœur  humain.  Il  ne  l'a  jamais  connu:  aussi  a-t-il  passé 
sa  vie  à  s'étonner  et  à  s'indigner  des  contradictions  et  des 
faiblesses  d'autrui ,  sans  éprouver  ni  la  souffrance  de  les 
partager,  ni  la  douceur  de  les  plaindre. 

Au  bout  de  deux  ans,  je  connaissais  et  comprenais  infini- 
ment plus  de  choses  que  mon  ami ,  mais  je  n'en  savais  à 
fond  et  rigoureusement  aucune,  tandis  qu'il  était  ferré,  c'est- 
à-dire  absolu  et  convaincu,  sur  plusieurs  points.  Il  n'avait 
pas  plus  que  moi  pour  but  une  spécialité  déterminée.  Il 
admettait  avec  moi  que  rien  ne  pressait,  et  que  la  Provi- 
dence nous  ayant  mis,  comme  on  disait  chez  nous,  du  pain 
sur  la  planche  (sa  famille  était  fixée  en  Berry),  nous  pou-^- 


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14  LA  FiLLEITLE 

viODS  bien  donner  à  nos  consciences  la  satisfaction  de  ne 
pas  embrasser  nn  état  dans  la  société  avant  de  nous  sentir 
propres  h  le  bien  remplir.  Nous  nous  permettions,  lui  de 
critiquer ,  moi  de  plaindre  nos  condisciples  pressés  par  la 
nécessité,  ou  par  une  étroite  ambition,  de  se  faire  médecins 
sans  connaître  la  médecine ,  hommes  de  loi  sans  connaître 
les  lois.  Il  les  traitait  de  bourreaux  du  corps  et  de  Tesprît; 
Je  les  considérais  comme  des  victimes  condamnées  à  faire 
d'autres  victimes.  Tous  deux  nous  aspirions ,  avant  d'agir, 
à  embrasser  une  certitude  religieuse,  philosophique,  morale 
et  sociale.  On  voit  que  notre  ambition  n'était  pas  mince. 
Chez  Roque,  elle  était  audacieuse  et  obstinée.  Chez  moi,  elle 
était  déjà  mêlée  d'un  doute  profond.  Je  craignais  de  décou- 
vrir que  l'homme  n'est  pas  capable  d'affirmer  quelque  chose, 
et  je  prenais  mon  parti  d'accepter  cette  destinée  pour  les 
autres  et  pour  moi-môme.  Roque  ne  voulait  admettre  rien 
de  semblable  ;  il  était  résolu  à  devenir  fou  ou  à  se  brûler  la 
cervelle  le  jour  où,  après  avoir  péniblement  gravi  vers  la 
lumière,  il  la  trouverait  enveloppée  d'un  nuage  impénétra- 
ble. Ce  Jour-là,  il  devait  ou  maudure  l'humanité,  ou  se  mau- 
dire lui-même.  Heureusement,  ce  jour  ne  devait  jamais 
venir  d'une  manière  définitive.  Jamais  l'homme  intelligMït 
ne  se  persuade  qu'il  a  monté  assez  haut  pour  tout  voir;  ou 
si  Torgueil  hii  donne  le  vertige,  il  (  roit  voir  ce  qu'il  ne  voit 
réellement  pas. 

La  saison  des  vacances  arriva.  Je  ne  désirais  point  passer 
ces  deux  mois  chez  mon  père;  mais  je  comptais  aller  le 
saluer  pour  lui  témoigner  ma  déférence,  et  repartir.  Il  m'é- 
crivit que  ce  serait  du  temps  et  do  l'argent  perdus.  Je  com- 
pris que  la  Miehown$  (c'était  le  nom  de  sa  gouvernante) 
m'interdisait  l'approche  du  foyer  paternel.  Celte  situation 
n'était  pas  faite  pour  me  donner  du  courage. 

—  Voilà,  me  dit  Edmond  Roque  (le  seul  à  qui  Je  fisse  con- 


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LA  FILLEULE  15 

fidence  de  mes  chagrins  domestiques),  le  résultat  des  entraî- 
nements du  oœur«  Tu  dis  que  ton  père  est,  malgré  tout,  bon 
et  sensible  :  reconnais  donc  que  c'est  par  l'abus  de  cette 
pvéleiidue  bonté  et  de  cette  sensil^Hté  égoïste  qu'il  manque 
aux  deroirs  de  la  famille.  Philosophe  là-dessus,  au  lieu  de 
fen  affecter.  Pardonne,  excuse,  c'est  fort  bien  ;  mais  pré- 
senre  ton  avenir  d'une  destinée  semblable.  Ne  cultive  pas 
en  toi  la  pensée  d'un  amour  idéal  pour  une  créature  mor- 
telle; on  se  fait,  grâce^à  cette  rêvwie,  un  besoin  d'intimité 
subSime  qui  n'aboutit  qu'aux  risibles  déceptions  de  la  vie 
réelle.  Tu  es  poëte  comme  ta  mère,  mais  tu  es  faible  comme 
ton  père,  ne  l'oublie  pas,  et  [nrends  garde  de  faire  comme 
Pétrarque,  pour  qui  Laure  fût  une  abstraction  ,  et  qui. 
finit  par  s'accommoder,  dit-on,  delà  poésie  de  sa  cuisi- 
nière. 

Boque  voulut  m'emmener  passer  les  vacances  dans  sa 
famille.  Il  avait  de  très-bons  parents  qui  donnaient  l'exemple 
de  toutes  les  vertus  domestiques,  daûs  une  vie  calme  et  froi- 
dement réglée.  Ce  miUeu  m'eût  été  salutaire,  je  le  sentais. 
Mais  la  famille  Roque  demeurait  à  quelques  Keues  seulement 
de  mon  village,  et  il  nae  sembla  que  mon  séjour  chez  elle 
affloberait,  pour  mon  pauvre  père,  la  honte  de  mon  exil. 
Je  refusai ,  j'étais  résigné  à  rester  seul  à  Paris  et  à  léver, 
dans  ma  mansarde  brûlante,  la  fraîcheur  des  ombrages  de 
ma  vallée. 

Roque  eut  {»tié  de  ma  tranquillité  d'âme. 

-^  (7est  de  l'apathie,  me  dit-il.  Je  ne  veux  pas  te  laisser 
ainsi,  pour  te  retrouver  dans  deux  mois  à  l'état  de  chrysa- 
lide. Tu  vas  aller  passer  ce  temps  de  solitude  dans  le  plus 
bel  endroit  du  monde.  Tu  y  seras  poëte  ou  naturaliste  jus- 
qu'à mon  retour;  c^  vaudra  mieux  que  de  te  momifier 
l'entendement. 

Nous  partîmes  ensemble  par  la  route  de  Nemours,  Mon- 


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16  LA  FILLKCLE 

targis  et  Bourges  ;  c'était  à  peu  près  le  chemin  de  notre  pays* 
A  un  quart  de  lieue  de  son  trajet,  Roque  roulut  s'arrêter  pour 
m'installer  dans  la  retraite  qu'il  me  ménageait. 

Plus  âgé  que  moi  de  deux  ans ,  et  sorti  de  collège  avant 
moi,  Roque  avait  déjà  fait  l'apprentissage  d'un  certain  lurt 
dans  le  choix  d'une  solitude  momentanée.  Il  me  conduisît 
dans  une  maisonnette  isolée  du  village  d'Avon ,  et  perdue 
dans  les  taillis ,  à  la  lisière  de  la  forêt  de  Fontainebleau. 
Cette  pauvre  demeure  était  habitée  par  un  vieux  couple  hon- 
nête et  propre,  qui  nous  reçut  à  bras  ouverts  et  se  chaigea 
de  moi  pour  une  très-modique  rétribution. 

Jean  et  Marie  Floche,  tel  était  le  nom  de  mes  hôtes.  Leur 
rustique  demeure  se  composait  de  deux  étages  contenant 
chacun  deux  chambres.  Un  escalier  extérieur,  tout  tapissé 
de  lierre,  montait  au  premier,  qui  me  fut  loué.  Au  rez-de- 
chaussée,  le  ménage  Floche  se  chargeait  de  préparer  mes 
repas  et  de  respecter  mon  isolement. 

Roque,  résolu  à  consacrer  deux  journées  à  mon  installa- 
tion, commença  par  me  promener  dans  les  plus  beaux  sites 
de  la  forêt.  Il  avait  tracé  lui-même  un  plan  des  principales 
localités,  au  moyen  duquel  je  pouvais  parcourir  do  vastes 
espaces  sans  me  perdre  ;  mais  il  voulut  jouir  de  mon  ravis- 
sement en  me  faisant  pénétrer  avec  lui  dans  la  vallée  de  la 
Sole,  dans  les  gorgesde  Franchart,  au  carrefour  du  Grand- 
Veneur  et  dans  tous  ces  beaux  lieux  dont  les  arbres  sécu- 
laires étaient  alors  dans  toute  leur  magnificence. 

Cette  journée  fut  la  seule  agréable  que  j'eusse  passée  de- 
puis mon  malheur.  Elle  devait  unir  d'une  manière  fort 
triste. 

Nous  avions  marché  depuis  le  lever  du  soleil  jusqu'à  son 
déclin,  ^ns  prendre  d'autre  repos  que  le  temps  de  faire 
un  léger  festin  d'anachorète  sur  la  bruyère  en  Ûeur.  Roque 
avait  commencé  son  cours  de  science  universelle  par  la  géo- 


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LA  FILLEULE  17 

logie.  li  n'était  c»ccupéqu'à  fouitler  à  ses  pieds,  et,  dans  son 
ardeur,  il  oublia  bientôt  de  jouir  de  l'ensemble  des  beautés 
de  la  nature.  Sa  vive  intelligence  n'avait  cependant  pas  de 
portes  complètement  fermées;  mais  il  se  privait  volontaire* 
ment  des  jouissances  qui  eussent  pu  détoiirner  son  attr^n- 
tion  du  sujet  actuel  de  ses  recherches.  Il  ramassait,  brisait, 
creusait,  et  en  môme  temps  démontrait  avec  feu.  Je  sentais 
que  cette  tension  prolongée  de  sa  volonté  eût  fatigué  ma 
pensée  ;  mais  je  me  devais  à  lui  tout  entier  ce  jour-là>  et, 
tout  en  récoutant,  je  voyais  rapidement  passer  devant  mes 
yeux  des  tableaux  enchanteurs,  des  rayons  splendides,  des 
détails  d'une  indicible  poésie.  Il  ne  fallait  pas  songer  à  in- 
terrompre mon  bouillant  compagnon  pour  lui  demander  de 
partager  mon  ivresse,  a  Je  reviendrai,  »  me  disais-je,  et,  à 
chaque  pas,  je  marquais  un  but,  je  méditais  une  halte  déli- 
cieuse pour  mes  futures  excursions. 

L*air  suave  de  la  forêt  et  le  bienfaisant  exercice  du  corps 
me  retrempaient  sans  que  j*en  eusse  conscience.  Dans  ces 
pittoresques  décors  d'arbres  et  de  rochers,  je  ne  retrouvais 
pas  la  physionomie  uniforme  et  gravement  mélancolique  de 
mon  pays;  mais  la  marche  prolongée  dans  des  régions,  soli* 
taires  me  rendait,  à  mon  insu,  l'énergie  physique  et  la  douce 
langueur  morale  de  mes  jeunes  années.  Je  redevenais  moi- 
môme,  la  vie  rentrait  dans  mon  sein. 

Au  coucher  du  soleil,  chargés  d'échantillons  de  toutes 
sortes,  nous  reprîmes  le  chemin  de  notre  gîte.  A  un  endroit 
sablonneux  et  découvert,  deux  blocs  jetés  le  long  du  sentier, 
comme  des  autels  druidiques,  s'animèrent  tout  à  coup  d'une 
scène  étrange,  sauvage,  presque  effrayante. 

Une  femme  affreusement  brlle  de  pâleur,  de  haillons  pit- 
toresques, d'expression  farouche  et  de  souffrance,  était  de- 
bout, adossée  contre  un  des  rochers,  morne,  les  yeux  fixés 
à  terre,  puis  tout  à  coup  levés  vers  le  ciel  avec  un  air  de 


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18  LA  FILLEULE 

reprodie  et  de  malédiction  inexprimables.  Alors,  à  inter- 
yalies  égaux,  un  rugissement  sourd  s'échappait  de  sa  poi- 
trine» Elle  cachait  ausâtôt  son  front  livide  dans  ses  mains, 
elle  crispait  ses  doigts  maigres  dans  les  flots  noirs  de  sa  rude 
chevelure  éparse  sur  ses  épaules.  La  sueur  et  les  larmes 
coulaient  sur  son  visage.  Au-dessus  d'elle,  sur  le  rocher,  un 
jeune  garçon  de  neuf  à  dix  ans  et  d'un  beau  type  accentué, 
qui  appartenait  évidemment,  comme  sa  mère,  à  la  race  er- 
rante et  mystérieuse  qu'on  appelle  improprement  les  bobé- 
mieps,  semblait  attendre  un  signal,  ou  chercher  de  Toeil  un 
gîte  secourable.  Un  petit  mulet  décharné  paissait  à  deux  pas 
de  là.  Ce  groupe  était  l'image  de  la  faim,  de  la  détresse  ou 
du  désespoir. 

Aux  cris  étouffés  de  la  femme,  nous  avions  doublé  le  pas.  , 
.  Je  me  hâtai  de  l'interroger;  elle  me  fit  signe  qu'elle  ne  com- 
prenait pas.  Elle  ne  savait  pas  un  mot  de  notre  langue  : 
mais,  d'un  geste  de  découragement  presque  dédaigneux, 
elle  nous  engageait  à  passer  notre  chemin.  Roque  s'adressa 
à  l'enfant.  Il  répondit  en  espagnol.  Mais  mon  ami,  qui  avait 
étudié  la  philosophie  universelle  de  la  formation  des  lan- 
gues, n'entendait  d'autre  langue  vivante  que  la  sienne. 

—Tiens  là,  me  cria-t-il  ;  toi  qui  as  étudié  au  hasard  tant 
de  choses,  ne  saurais-tu  pas  l'espagnol  incidemmeni  ? 

C'était  le  mot  dont  il  se  servait  pour  railleries  fragments 
sans  ordre  de  mes  connaissances  superficielles.  Je  me  sentais 
trop  vivement  ému  pomr  partager  son  sang-Aroid.  En  toute 
autre  rencontre,  j'eusse  récusé  ma  compétence  ;  mais  il  n'y 
avait  là  ni  modestie  ni  mauvaise  honte  que  la  pitié  ne  dût 
faire  taire.  Je  me  hasardai  à  prononcer  pour  la  première  fois 
une  langue  que  je  lisais  assez  couramment  et  dont  j'avais  es- 
sayé de  deviner  l'euphonie*  Je  me  fis  comprendre,  et  le  jeune 
vagabondme  répondit  :  —  Nous  sommes  gitanos  d'Andalou- 
sie. Mon  père  nous  a  quittéscet  hiver  pour  aller  chercher  for- 


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LA  FILLEULE  19 

tan©  è  Paris,  d'où  il  nous  a  fait  écrire  de  venir  le  rejoindre. 
Nous  nous  sommes  mis  en  roule,  il  y  a  trois  mois  ;  mais  voilà 
ma  mère  très-malade  tout  d'un  coup  et  qui  va  mourir  ici, 
parce  qu'on  ne  veut  la  recevoir  nulle  part. 

Interrogé  sur  la  cause  de  ce  refus  barbare,  il  sourit  amè- 
rement, baissa  les  yeux,  et,  les  relevant  sur  moi,  encouragé 
peut-être  par  la  compassion  qu'il  Usait  dans  les  miens  :  — 
Regardez  ma  mère!  me  dit-il  d'un  air  suppliant. 

La  malheureuse,  dans  une  nouvelle  étreinte  de  souffi*ance, 
avait  laissé  tomber  de  ses  épaules  le  lambeau  de  couverture 
dont  nous  l'avions  vue  drapée^  :  elle  était  dans  un  état  de 
grossesse  avancé. 

—  Il  n'est  pas  nécessaire  d'être,  comme  loi,  passé  maître 
bachelier  de  Salamanque,  s'écria  Edmond  Roque  en  me  re- 
joignant, pour  voir  que  celle  pauvre  mendiante  est  en  proie 
aux  premières  douleurs  de  l'enfantement.  Ah  çà  1  qu'allons- 
nous  en  faire  ?  car,  de  la  laisser  là  aux  prises  avec  les  seules 
ressources  de  la  nature,  qui  sont  pourtant  les  meilleures, 
c'est  demander  à  la  Providence  de  prendre  une  trop  grande 
responsabilité. 

—  La  Providence,  c'est  nous  qui  nous  trouvons  là ,  lui  ré- 
pondis-je.  Il  nous  faut  essayer  de  transporter  cette  femme 
À  notre  gîte,  et  il  faudra  bien  que  la  mère  Floche  s'exécute 
en  fait  d'hospitalité. 

Nous  étions  en  train  de  chercher  comment  nous  pourrions 
improviser  une  sorie  de  brancard,  quand  la  bohémienne,  à 
qui  son  fils  fit  comprendre  notre  bon  vouloir,  vainquit  sa 
souffrance  avec  un  courage  héroïque,  et  nous  dit  par  signes 
qu'elle  nous  suivrait.  Elle  ne  pouvait  pas  ou  ne  voulait  pas 
parler.  Nous  n'entendîmes  pas  un  mot  soriir  de  sa  bouche, 
scellée  par  la  souffrance  ou  la  fierté. 

Un  quart  d'heure  après,  nous  étions  à  la  maison  Floche. 

Craignant  de  rencontrer  là  une  répugnance  semblable  à 


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20  LA  FILLEULE 

celle  qui  avait  fait  repousser  ailleurs  la  pauvre  vagabonde, 
nous  cachâmes  sa  situation  à  l'œil  peu  clairvoyant  du  vieux 
Floche,  jusqu'à  ce  que  notre  protégée  eût  franchi  le  seuil  de 
la  porte.  Alors  il  nous  sembla  qu'elle  avait  des  droits  sacrés 
à  l'assistance  de  ses  hôtes,  et  pendant  que  je  haranguais  les 
vieux  époux,  Boque  partit  pour  aller  en  toute  hâte  chercher 
une  sage-femme  au  village. 

Le  père  Floche  ne  parut  pas  très-satisfait  d'abord  de  l'aveu  - 
ture  ;  mais  sa  femme,  qui  avait  l'autorité  dans  le  ménage, 
montra  une  charité  toute  chrétienne,  et  l'obligea  de  la  secon- 
der dans  les  soins  vraiment  maternels  et  touchants  qu'elle 
se  hâta  de  prodiguer  à  l'étrangère.  Roque  revint  avec  la 
sage-femme  d'Avon,  et  quand  nous  eûmes  remis  noire  ma- 
lade entre  ses  mains,  nous  montâmes  dans  nos  chambres, 
où  notre  modeste  souper  nous  attendait  depuis  longtemps. 

—  Je  ne  pense  pas  que  nous  puissions  porter  aucun  se- 
cours à  la  patiente,  en  cas  d'accident,  dit  mon  ami  en  atta- 
quant le  repas  avec  la  fureur  d'un  appétit  de  vingt-deux 
ans,  à  moins  que  tu  n'aies  appris  incidemment  la  médecine 
et  la  chirurgie? 

—  Heureusement  que  non,  répondis-jo.  Tu  n'as  doue  pas 
à  te  préoccuper  de  l'éventualité  d'un  meurtre.  Mange  en 
paix.  Si  la  matrone  d'Avon  n'a  pas  pris  ses  inscriptions, 
comme  tant  de  jeunes  assassins  nos  condisciples,  elle  a  du 
moins  pour  elle  l'expérience. 


m 


—  Sais-tu  qu'elle  est  très-belle,  cette  misérable  créature! 
disait  Roque,  tout  en  dévorant  On  voit  bien  en  elle  le  spec- 
tre d'une  de  ces  ravissantes  gitanelles  que  Michel  Cervantes 


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LA  FILLEULE  21 

ne  dédaigna  pas  déchanter.  C'est  un  pan  ruiné  de  TAlham- 
bra.  A  propos,  toi  qui  apprends  tout,  sais-tu  par  hasard 
ce  que  c'est  que  cette  race  immonde  qui  porte  encore  au 
ftront  le  sceau  de  je  ne  sais  quelle  grandeur  déchue? 

—  Ce  sont,  lui  répondis-je,  des  Indiens  pur  sang  qu'on 
a  baptisés  de  tous  les  noms  des  pays  traversés  par  eux 
dans  leur  longue  et  obscure  migration  à  travers  le  monde , 
Égyptiens,  Bohèmes,  Zingari... 

—  Et  cœtera,  reprit  Roque ,  en  attaquant  un  autre  plat. 
Il  en  est  d'eux  comme  de  ces  fossiles  que  l*on  trouve  épars 
sur  tous  les  points  du  globe,  et  que  le  vulgaire  foule  aux 
pieds  sans  se  douter  que  ce  sont  les  ossements  du  monde 
primitif. 

Là-dessus  Roque  entama  une  dissertation  qui,  accom- 
pagnée d'une  mastication  acharnée,  dura  près  d'une  heure, 
et  qui  aurait  pu  durer  toute  la  nuit,  si  la  mère  Floche  ne  fût 
entrée,  portant  dans  son  tablier  quelque  chose  qu'elle  pré- 
tendait nous  faire  embrasser  et  bénir.  C'était  un  petit  avor- 
ton roulé  dans  un  vieux  tapis  de  pied  d'où  sortait  une  fac» 
violacée,  des  yeux  fermés,  des  traits  informes. 

—  Fil  ôtez  cela  !  s'écria  Roque,  c'est  aff'reux  à  voir  quand 
on  mange. 

—  Un  enfant  qui  vient  de  naître,  c'est  sacré,  monsieur  1 
répondit  la  vieille  en  m'apportant  la  progéniture  de  la 
bohémienne. 

L'emphase  de  la  mère  Floche  fit  sur  moi,  à  mon  corps 
défendant,  une  certaine  impression.  Je  lui  laissai  poser  le 
petit  être  devant  moi  sur  la  table  et  le  regardai  curieuse- 
ment. Je  n'avais  jamais  accordé  autant  d'attention  à  un 
pareil  objet ,  et ,  comme  tous  les  hommes  chez  qui  les  en- 
trailles paternelles  n'ont  pas  encore  parlé,  je  ne  ressentais 
pour  cette  première  manifestation  de  la  vie  humaine  qu'un 
mélange  de  dégoût  et  dé  pitié. 


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22  LA  FILLEULE 

—  C'était  bien  la  peine  d'assister  cette  gracieuse  perle 
d'Andalousie  1  disait  mon  ami  en  riant.  Elle  nous  a  gra- 
tifiés d'un  petit  monstre  I 

—  Ma  foi ,  monsieur,  vous  n'y  connaissez  rien,  reprit  la 
mère  Floche.  Cette  petite  fille,  quoique  très-brune,  est  la 
plus  jolie  que  j'aie  jamais  vue. 

—  Joli,  ça?  s'écria  Roque.  Ainsi,  mon  pauvre  Stéphen, 
nous  avons  été  encore  plus  laids,  nous  autres  I 

a  Admirons  l'instinct  des.  femmes!  p^isais-je  ;  là  où  nous 
ne  voyons  qu'une  ébauche  informe  de  l'œuvre  divine,  leur 
appréciation  mystérieuse  saisit  la  révélation  de  l'avenir.  » 

—  Mais  de  quoi  avez-vous  .revêtu  cette  pauvre  créature  ? 
demandai-je  à  mon  hôtesse. 

—  De  ce  que  j'ai  trouvé  de  plus  propre  dans  les  bardes 
de  la  bohémienne ,  répondit-elle.  Mais  la  sage-femme  est 
en  train  de  couper  des  langes  dans  un  de  mes  vieux  draps, 
et  mon  homme  a  été  chercher  une  mauvaise  couverture 
dont  nous  lui  ferons  des  couches. 

€  En  attendant ,  mettons  ce  marmot  dans  une  enveloppe 
moins  rude,)»  pensai-je;  et,  ouvrant  ma  malle,  j'y  trouvai 
des  mouchoirs  de  toile  et  un  grand  cache-nez  en  mérinos 
dont  la  mère  Floche  habilla  l'enfant. 

Ma  sollicitude  parut  très-pu^ile  à  Roque ,  qui  trouvait 
sage  que  l'enfant  destiné  à  ne  jamais  connaître  les  dou* 
ceurs  de  la  civilisation  s'habituât,  dès  le  premier  jour,  à  s'é- 
battre nu  dans  une  sorte  de  paillasson. 

On  appela  d'en  bas  la  mère  Floche. 

—  Ah  1  mes  bons  messieurs,  s'écria-t-elle,  je  ne  sais  où 
donner  de  la  tête.  Et  mon  homme  qui  n'a  pas  encore  soupe  ! 
Laissez-moi  poser  cette  pauvre  petite  sur  votre  lit  pour  un 
moment  ;  je  reviens  la  chercher. —  Elle  sortit  sur  un  second 
appel  de  son  mari,  qui  paraissait  s'impatienter,  et  nous 
restâmes  chargés  de  la  garde  de  l'enfant. 


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LJL  FILLEULE  23 

—  EUe  est  honneî  me  dit  Edmond  en  style  d'écolier  {Vor- 
venture  est  le  mot  sous-entendu  de  cette  locution).  N'aurais*- 
tu  pas  appris,  ineidemmenty  l'art  de  nourrir  les  marmots? 

L'enfant  criait  ;  nous  imaginâmes  de  lui  donner  de  l'eau 
sucrée. 

—  Tiens  1  ça  boit!  disait  Roque  émerveillé. 

L'enfant  s'endormit  sur  mfts  genoux.  Roque  reprit  sa 
dissertation  sur.  le  déloge,  tout  en  fumant  son  cigare. 

Cependant,  au  bruit  et  au  mouvement  qui  se  faisaient  au 
rez-de-chaussée  avait  succédé  un  silonce  complet. 

—  Je  crois,  Dieu  me  pardonne,  dis-je  à  mon  ami  en  l'in- 
terrompant, que  tout  le  monde^  vaincu  par  la  fatigue,  s'est 
endormi  en  bas,  et  que  nous  allons  être  obligés  de  bercer 
eette  sorte  d'être  toute  la  nuit. 

—  Voyons  I  voyons  1  donne-moi  çà,  répondit  Roque  en 
voulant  prendre  l'enfant.  Je  vais  le  reporter  à  sa  mère. 

—  Va  voir  ce  qui  se  passe ,  lui  dis-je ,  et  envoie-moi  la 
mère  Floche. 

Roque  descendit  Je  restai  seul  avec  l'enfant,  sans  trop 
m'apercevoir  qu'il  était  sur  mes  genoux ,  le  soutenant]  in- 
stinctivement, et  songeant  à  l'amour  des  mères,  à  la  mienne 
par  conséquent. 

Puis  ma  rêverie  prit  un  autre  cours.  Je  me  demandai  ce 
que  c'était  que  l'énigme  de  cette  destinée  humaine  qui  se 
pose  si  diverse  à  rentrée  de  chacun  de  nous  dans  lé  monde, 
à  cet  incroyable  jeu  du  hasard  qui  préside  à  la  vie ,  et  que 
nous  avons  besoin  d'attribuer,  pauvres  êtres  que  nous  som- 
mes, à  des  combinaisons  inexplicables  de  la  Providence, 
pour  en  justifier  la  rigueur  ou  la  bizarrerie. 

Tout  à  coup  la  porte  s'ouvrit  et  je  vis  apparaître  le  petit 
bohémien.  Son  teint  olivâtre  n'était  guère  susceptible  de  ré- 
véler la  pâleur  de  l'émotion  ou  de  la  fatigue;  mais  son  oeil 
fixe,  sa  bouche  contractée,  donnaient  à  ce  visage  d'enfant 


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ai  LA  FILLKULIS 

une  expression  de  douleur  et  de  volonté  au-dessus  de  son 
âge. 

—  Rendez-moi  ma  sœur,  mé  dit-il  laconiquement  en  espar 
gnol.  Ma  mère  est  morte  ! 

Je  gardai  Tenfant  dans  mes  bras,  et  je  descendis  à  la  hâte. 
Je  trouvai  Roque  constatant  que  la  bohémienne,  épuisée  de 
fatigue,  de  misère  et  peut-^tre  de  chagrin,  venait  de  suo- 
comber  à  Tefifort  suprême  de  l'enfantement. 

Quand  le  petit  gilano,  qui  m'avait  suivi,  se  fut  assuré  de 
la  vérité,  dont  apparemment  il  doutait  encore,  une  crise  de 
'  désespoir  violent  succéda  à  son  apparente  fermeté.  Il  se  jeta 
sur  le  cadavre  en  criant^  puis  il  se  mit  à  lui  parler  dans  sa 
langue  asiatique,  sur  un  ton  dolent,  entrecoupé  de  sanglots 
qui,  parfois,  prenaient  l'intonation  d'un  chant  ou  d^une  dé- 
clamation. Pendant  plus  d'une  heure  il  fut  impossible  de  le 
calmer,  et  nos  exhortations  semblaient  lui  inspirer  une  sorte 
de  rage  impuissante  bu  de  haine  sombre.  Cette  scène,  à  la- 
quelle les  autres  assistants,  occupés  de  remplir  les  forma- 
lités prescrites  en  pareil  cas,  donnèrent  forcément  peu  d'at- 
tention ,  me  pénétra  vivement.  Je  ne  pouvais  en  détacher 
mes  yeux.  La  face  pâle  de  cette  morte,  encadrée  de  longs 
cheveux  noirs,  représentait  à  mou  imagination  ma  mère, 
dont  je  n'avais  pu  consoler  l'agonie  et  contempler  les  traits 
flétris.  Le  désespoir  de  cet  enfant  était  celui  que  j'aurais  eu 
sans  doute  à  son  âge.  Moi  je  n'avais  pu  pleurer.  Ses  san- 
glots produisirent  sur  moi  un  efifet  magnétique;  mes  nerfs, 
ébranlés  tantôt  par  la  monotonie  déchirante  de  ses  gémis- 
sements, tantôt  par  ses  brusques  et  bizarres  exclamations 
dans  une  langue  inconnue,  se  détendirent  enfin,  et  je  sentis 
des  ruisseaux  de  larmes  couler  sur  mes  joues,  en  même  temps 
qu'un  élan  sympathique  me  portait  à  une  commisération  in- 
finie pour  cet  être  frappé  d'une  infortune  semblable  à  la 
mienne. 


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LA  FILLBULB  25 

A  minuit,  le  décès  légalement  constaté,  le  maire  et  les  té* 
moins  partis,  la  sage-^femme  fut  payée  et  congédiée. 

Qu'allaient  devenir  les  enfants?  Mes  hôtes  étaient  si  fati- 
gués qu'ils  remirent  au  lendemain  à  s'en  occuper.  La  mère 
Floche  amena  une  de  ses  trois  brebis  et  on  put  faire  teter  le 
nouveau-né.  Bien  que  l'aîné  fût  arrivé  mourant  de  faim,  il 
refusa  de  rien  prendre  et  voulut  passer  la  nuit  auprès  du 
matelas  où  gisait  la  morte.  De  plus  en  plus  apitoyé  sur  son 
sort,  j'envoyai  dormir  tout  le,  monde  et  je  restai  seul  avec 
lui,  le  cadavre,  la  petite  fille  couchée  dans  une  corbeille,  la 
brebis  et  son  agneau. 

Alors  le  gitano  se  calma.  Il  s'assit  au  pied  du  matelas  et 
me  regarda  attentivement,  mais  sans  vouloir  échanger  avec 
moi  une  seule  parole.  Il  semblait  qu'il  observât  quelque 
prescription  de  sa  religion,  qui  lui  défendait  de  parler  dans 
la  chambre  mortuaire.  Enfin  il  parut  s'assoupir,  et,  voyant 
tout  tranquille  autour  de  moi,  je  finis  par  m'endormir  moi- 
même  sur  ma  chaise. 

Le  chant  du*  coq  qui  vint  sonner  sa  fanfare  matinale  au- 
près de  la  porte  m'éveilla.  Il  faisait  à  peine  jour.  Je  ne  vis 
plus  le  petit  garçon  dans  la  chambre.  Je  pensai  qu'il  avait 
été  voir  son  mulet,  ou  dormir  dans  l'étable.  Je  m'assurai 
que  la  petite  fille  reposait  tranquillement.  La  brebis  broutait 
à  une  brassée  de  feuilles  vertes  qu'on  lui  avait  apportée  dans 
la  chambre  par  précaution.  La  morte  s'était  raidie  sous  la 
couverture.  Sa  main  livide  et  maigre,  extraordinairement 
petite  et  bien  faite,  sortait  du  linceul  et  pendait  à  terre. 
Elle  était  ornée  d'un  bracelet  d'or  trop  large  qui  retombait 
jusqu'à  la  naissance  des  doigts.  Je  le  pris  pour  le  donner  à 
son  fils.  J'étais  si  accablé,  que  je  le  mis  dans  ma  poche  sans 
le  regarder,  et  que  je  me  rendormis  presque  aussitôt. 

Ce  ne  fut  qu'au  grand  jour^ue  l'on  vint  me  relayer.  Le 
gitanillo  n'était  pas  rentré.  Le  mulet  avait  disparu  avec  lui. 

9 

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â6  LA  FIIXBULB 

Nous  peDsftmes  qu'ils  avaient  été,  Tun  portant  Tautre,  cher- 
cher Tasslstance  de  quelque  vagabond  de  la  tribu  pour  &k^ 
sevelir  la  mère  et  emmener  Penfant  ;  mais  cette  journée  et 
les  suivantes  s'écoulèrent  sans  qu'on  entendît  parler  du  fur- 
gitif  ni  d'aucun  de  sa  race  • 

Dans  l'attente  de  quelque  réclamation,  le  maire  du  village 
s'entendit  avec  la  mère  Floche  et  nous,  pour  assurer  provi- 
soirement l'existence  du  pauvre  être  abandonné.  Nous  fû- 
mes tous  fort  embarrassés  quand  il  s'agit  de  faire  dressa 
son  acte  de  naissance.  Nous  ne  savions  pas  le  nom  de  la 
mère,  nous  ignorions  si  l'enfant  pouvait  réclamer  une  pa* 
ternité  quelconque.  Il  fallut  donc  l'inscrire  au  rentre  de 
l'état  civil  comme  né  de  parents  inconnus.  La  mère  Floche 
porta  la  petite  fille  au  baptême  et  la  prit  pour  filleule,  avec 
moi  pour  parrain,  dans  cette  pauvre  petite  égUse  d'Avon  où 
un  simple  nom  gravé  sur  une  dalle,  Monaldeêchi  ^,  rap- 
pelle un  des  plus  sombres  drames  amoureux  du  dix-sep- 
tième siècle. 

Roque,  bon  et  généreux,  vida  sa  petite  bourse  sur  le  ber- 
ceau de  notre  protégée,  mais  n'en  continua  pas  moins  à  rire 
de  l'aventure.  Il  voulait  qu'on  donnât  à  la  gitanilla  quelque 
nom  expressif  ou  burlesque.  La  mère  Floche,  qui  tenait  au 
sien,  insistait  pour  qu'on  l'appelât  Sophistique»  Le  maire 
avait  l'habitude  de  donner  à  tous  les  ^fants  trouvés  de  sa 
commune  le  même  prénom,  Frumence,  quel  que  fût  leur 
sexe.  Il  me  fallut  soutenir  plus  d'un  assaut  pour  baptiser  à 
mon  gré  ma  filleule;  mais  quand  on  m'eut  concédé  ce  droit, 
je  me  trouvai  fort  embarrassé.  Aucun  nom  ne  me  semblait 
assez  caractéristique  pour  une  destinée  aussi  étrange;  mais 
il  était  dans  celle  de  Tenfant  d'en  avoir  un  très-vulgaire. 
Je  m'avisai  de  regarder  le  bracelet  que  j'avais  retiré  du 

1.  L'inscriplion  porte  :  M^mMexi^ 


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LA  FILLEULE  ,  27 

poignet  da  la  morte  :  c'était  une  grosse  chaîne  d'or  fer- 
mée d'un  cadenas  sur  lequel  étaient  gravées  d'imposantes 
armoiries,  et  d'une  plaque  qui  portait  ce  seul  mot  :  M(h- 
rena. 

Dans  ma  simplicité,  je  crus  aroir  fait  une  grande  décou- 
verte, et  j'allai  fièrement  montrer  à  mon  ami  Roque  le  nom 
de  la  mère,  et  la  généalogie  de  l'enfant  écrite  dans  la  lan- 
gue hiéroglyphique  du  blason.  Il  éclata  de  rire. 

—  Cela?  s'écria-t-il,  c'est  un  collier  de  chien  volé  à  quel- 
que grande  dame  espagnole,  et  ce  nom,  si  doux  en  fran- 
çais, qui,  tu  le  sais,  signifie  tout  bonnement  »iotr«  ou  brune^ 
c'est  le  nom  d'une  petite  chienne  qui  aura  peut-être  coûté 
bien  des  pleurs  à  sa  maîtresse.  Les  gitanos  sont  grands  es- 
camoteurs de  chiens  et  de  chevaux,  surtout  quand  ces  ani- 
maux de  luxe  sont  ornés  richement.  Que  ta  grande  flâneuse 
d'imagination  daigne  donc  rabattre  de  ses  fumées  :  tu  n'au- 
ras pas  pour  filleule  une  descendante  de  quelque  Médina- 
Cœli,  enlevée  à  son  berceau  par  les  sorcières  errantes  de 
l'Andalousie  :  ce  n'est  que  la  fille  d'une^  diseuse  de  bonne 
aventure  ou  d'une  danseuse  de  carrefour,  dont  le  mari  ou 
l'amant  (si  ce  n'est  elle-même)  s'adonnait  au  rapt  des  pe- 
tits chiens  et  des  chaînes  d'or. 

L'explication  était  péremptoire,  au  point  que,  renonçant 
d'emblée  à  mes  idées  romanesques,  je  répondis  sans  hé- 
siter :  ^  » 

*-Eh  bien ,  que  le  nom  de  Moréna  lui  soit  léger!  C'est 
un  adjectif  qui  peut  qualifier  sans  profanation  une  créature 
humaine  aussi  bien  que  toute  autre  créature  de  Dieu,  et 
beaucoup  de  noms  inscrits  aux  célestes  archives  du  calen- 
drier n'ont  pas  une  origine  plus  recherchée. 

En  ce  moment,  la  mère  Floche  apporta  la  petite  fille,, 
qu'elle  avait  attifée  de  son  mieux  et  qui,  grftce  à  cette  rapi- 
dité prodigieuse  avec  laquelle  la  nature  dégage  son  type  de 


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2S  LA  FILLSVLB 

la  première  ébauche,  semblait  d'heure  en  heure  prendre 
figure  humaine.  La  teinte  violacée  avait  disparu;  les  traits, 
encore  vagues,  étaient  pourtant  un  peu  raffermis,  et  ]a 
peau  prenait  un  ton  bronzé  très-caractéristique, 

—  C'est  une  négresse,  s'écria  Roque,  une  mulâtresse, 
tout  au  moins.  Ëh  bien!  elle  sera  parfaitement  nom- 
mée. 

—  Ne  m'en  parlez  pas,  dit  la  mère  Floche  un  peu  conster- 
née; je  doute  qu'un  être  de  cette  couleur-là  puisse  devenir 
chrétien  au  baptême.  Je  m'imaginais  que  la  mère  et  le  gar- 
çon s'étaient  noircis  au  soleil  de.  leur  pays;  mais  voilà 
qu'au  grand  jour  la  petite  en  tient  aussi ,  et  je  crains  bien . 
que  ce  ne  soit  une  race  de  diables. 

—  Tranquillisez-vous ,  dit  Roque,  M.  le  curé  va  blanchir 
tout  ça. 

Nous  nous  rendîmes  donc  à  la  mairie  et  à  l'église,  où  il 
me  fallut  adjoindre  au  nom  de  Moréna,  que  le  maire  et  le 
curé  s'obstinaient  à  regarder  comme  un  nom  de  famille, 
le  prénom  d*Anna.  En  fait  de  dragées,  j'avais  donné  le  ma- 
tin à  ma  commère  un  vieux  manteau  que  son  époux  avait 
brossé,  la  veille,  d'un  air  de  convoitise.  Les  femmes  de 
l'endroit,  qui  s'entretenaient,  beaucoup  de  l'aventure,  se 
pressèrent  autour  de  nous  pour  voir  l'enfant  mystérieux. 
Mais  la  mère  Floche,  qui  avait  honte  de  la  petitesse  de  sa 
liUeule,  ramena  avec  soin  sur  elle  le  fichu  de  grosse  xnousr- 
Staline  qui  lui  servait  de  voile  baptismal,  et  nous  allâmes 
faire  tous  ensemble,  c'est-à-dire  à  nous  quatre,  le  repas 
classique.  Après  quoi  Roque  monta  en  diligence,  me  re- 
commanda l'étude  de  la  géologie,  m'embrassa  et  partit  pour 
rejoindre  sa  famille. 

Nous  nous  étions  opposés  à  ce  que  l'enfant  fût  mis  à 
l'hospice  et  inscrit  aux  enfants  trouvés.  La.  mère  Floche, 
ne  voyant  venir  personne  pour  réclamer  sa  ûlleule,  ne 


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«  LÀ  PlLtEUl.fi  â9 

sMnquiéta  pourtant  pas.  Elle  était  nierveilieusement  bonne 
et  aimante,  cette  pauvre  vieille,  et  elle  soignait  tendrement 
Moréna  (qu'elle  persistait  à  appeler  Anna]^  toujours  nourrie 
avec  succès  par  ia  brebis  noire. 

Je  crois  en  vérité  que  lors  même  que  nous  n'eussions  pas 
contribué,  Edmond  et  moi,  aux  premiers  frais  de  cette 
humble  éducation,  elle  les  eût  pris  sur  elle  seule  par  cha- 
rité. Elle  trouvait  l'enfant  si  grêle,  qu'elle  craignit  d'abord 
de  le  voir  succomber  dans  ses  mains.  Mais  elle  put  bientôt 
se  convaina^  que  cette  apparence  était  trompeuse,  que  l'en- 
fant était  ainsi  dans  les  proportions  normales  de  sa  race, 
et  qu'il  était  même  d'une  santé  beaucoup  plus  robuste,  d'un 
appétit  plus  facile  à  satisfaire  et  d'un  développement  plus 
précoce  que  tous  ceux  du  même  âge  qu'elle  avait  sous  les 
yeux. 

Cette  aventure  ne  pouvait  alors  prendre  une  longue  place 
dans  mes  pensées.  Après  la  première  émotion  produite  sur 
moi  par  le  drame  de  la  mort  de  la  bohémienne,  mon  ima- 
gination ,  qui  s'était  allumée  un  instant,  se  refroidit  tout  à 
fait.  Pendant  deux  ou  trois  jours,  j'avais  rêvé  une  sorte 
d'adoption  des  deux  orphelins  que  Dieu  semblait  avoir  jetés 
dans  mes  bras.  Mais  la  disparition  ou  plutôt  la  fuite  du 
petit  garçon,  qui  me  paraissait  avoir  épié  dans  mes  yeux 
la  pitié  dont  sa  sœur  était  l'objet,  et  s'être  sauvé,  sans  rien 
dire,  pour  me  contraindre  à  m'en  chaîner,  la  circonstance 
du  bracelet,  le  nom  même  que,  dans  un  moment  d'humeur 
peut-être,  j'avais  donné  à  la  petite  fille,  tout  contribuait  à 
me  faire  envisager  les  choses  sous  leur  véritable  aspect. 
Les  bohémiens  [sont  une  race  dégradée  par  la  misère  et 
l'abandon.  Leur  type  étrange,  leur  mystérieuse  origine,  prê- 
tent sans  doute  à  la  poésie,  et,  à  l'époque  où  je  faisais  cette 
rencontre,  ils  étaient  à  la  mode  en  littérature.  Mais  j'avais 
assez  lu  un  peu  de  tout  pour  connaître  la  réalité  des  choses 


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W^  *  liA  FILLEUliB 

et  pour  voiTy  à  côté  de  ce  diarme  pittoresque  que  l'on  avait 
le  caprice  de  leur  inréter ^  le  mépris  trop  fondé  qu'ils  iospi^ 
rent  aux  Dations  qui  les  cou&aissent  et  qui  souffrent  de  leurs 
rapines,  de  leur  malpropreté,  de  leurs  ruses,  de  leur  abjco 
^on  en  un  mot«^ 

L'enfant  devint  donc  Mentôt  pour  moi  \m  olijet  de  curio* 
site  physiologique,  de  pitié  naturelle,  et  rien  de  plus».  Qoacid 
je  rendrais  le  soir  de  mes  longues  courses  dans  la  forêt,  je 
regardais  sur  la  litière  frakhe  et  parfumée  de  Fétable,  le 
groupe  de  la  brebis  noire  allaitant  ses  deux  nourrissons, 
Tenfant  et  Tagneau,  J'admirais  la  maternelle  sollicitude  de 
ma  vieille  hôtesse  et  la  débonnaireié  du  père  Floche,  qui 
détestait  les  marmots  et  à  qui  sa  femme  persuadait  de  ber- 
cer celui-là.  Ces  deux  vicsllards,  rangés,  probes  el  fiustères, 
me  paraissaient  alors  bien  plus  dignes  d'attention  et  d'in* 
térêt  que  la  problématique.destinée  de  ma  iiileiile. 


IV 


Ma  santé  de  paysan  avait  beaucoup  souffert  pour  s'aecli* 
mater  à  Fair  de  Paris  et  à  la  réclusion  où  je-  m'étais  ptu  à 
m'ouhlier  moi-même.  Dans  cette  bdle  forêt*  de  Fontaine* 
bleau,  qui  a  inspiré  son  poëte ,  Fauteur  d*Ob$irrMtn,  comme 
les  forêts  vierges  de  rAmérique  ont  inspiré  Chateaubriand 
et  Cooper,  je  me  sentis  bientôt  renaître.  Mon  âme  resta 
triste,  mais  non  oppre£sée,et  j'éprouvai  moins  qu'à  Paris 
le  besoin  de  m'ateorber  dans  les  livres  pour  échapper  aux 
réflexions  amères. 

Je  me  laissai  prendre,  non  plus  comme  im  désœuvré, 
mais  comme  un  enftint,  aux  séductions  de  la  nature  ;  je  sen- 
tais, si  je  puis  parler  ainsi,  mes  yeux  s'agrandir  et  ma  vue 


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lA  FILLEULE  31 

s'édaireir  pour  embrasser  le  spectacle  des  choses  éternelle- 
ment Traies  dans  Tordre  de  la  beauté  matérielle  :  les  grarids 
arbres,  ces  monuments  qui  vivent  et  progressent;  les  fleurs 
sauvages,  cette  ornementation  qu'on  respire  et  qui  renaît 
sous  le  pied  qui  la  brise  ;  les  ivresses  bruyantes  que  répand 
le  soleil  sur  les  plantes  et  les  animaux  Vjes  langueurs  muettes 
(À  la  lune  plonge  délicieusement  la  création,  toujours  éveil- 
lée, même  dans  son  silence*  J'avais  encotedans  l'esprit  un 
peu  de  ce  vague  contemplatif  que  ne  secouent  pas  aisément 
ceux  qui  ont  respiré  en  naissant  l'air  des  vallées  de  ilndre  '^ 
mais  je  m'initiais  à  l'appréciation  d'une  nature  moins  douce 
et  plus  belle.  Je  n'attendais  plus,  dans  une  promenade  sans- 
but,  les  influences  du  dehors  ;  j'allais  les  chercher,  les  sur- 
prendre même  dans  ces  sites  qui  résument  ou  rapprochent 
la  grandeur  et  la  grâce,  l'immensité  des  horizons  éblouis* 
'  sants,  ou  la  sauvagerie  des  retraites  cachées. 

Un  matin,  je  vis  voler  sur  les  bruyères,  ou  dormir  sur 
l'écorce  des  bouleaux,  de  si  beaux  insectes,  que  je  me  pris  de 
goût  pour  l'entomologie.  « Ëocoare  une  étude  incidente,pen^ 
saj-je  en  souriant;  mais  qu'importe,  si  elle  me  charme  pen- 
dant une  saison?  jt> 

Je.nie  procurai  quelques  livres  que  je  feuilletais  le  soir  pour 
m'assimiler  l'esprit  des  classifications  établies.  Je  vis  que  ce 
n'était  pas  là  unesdence  faite,  mais  un  champ  illimité  d'ob- 
jservations  ouvert  à  l'activité  de  l'explorateur.  Poiu'  devenir 
entomologiste ,  il  faut  consacrer  sa  vie  à  compter  les  fils 
d'une  dentelle  flottante,  insaisissable,  merveilleuse,  que  le 
soleil  ou  la  brise  secouent  sur  la  végétation,  à  toutes  les 
heures  du  jour  et  de  la  nuit.  L'application  de  cette  conquête 
est  utile,  dans  un  petit  nombre  de  cas,  à  l'agriculture  et  à 
l'industrie  ;  mais  dès  qu'on  se  voue  à  une  spécialité  dans  la 
pratique  scientifique,  adieu  l'étude  sans  bornes,  adieu  l'ob- 
servation des  mystères  infinis,  adieu  l'inierminable  récolte 


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32  LA  FILLEULE 

dos  richesses  qui  pullulent,  dans  l'air  et  la  lumière  I  a  Je 
ne  serai  pas  entomologiste,  pensais-je,  car  je  ne  pourrais 
pas  être  autre  chose;  et  comme  je  ne  peux  pas  tout  savoir, 
quoi  qu'en  dise  mon  ami  Roque,  je  veux  au  moins  tout 
comprendre,  selon  mes  moyens.  » 

J'étudiai  donc  les  insectes  selon  ma  méthode,  qui  consis- 
tait à  n'en  point  avoir,  à  saisir  au  vol  tout  ce  que  la  fécon- 
dité des  cieux  faisait  pleuvoir  autour  de  moi,  à  connaître  les 
lois  de  la  vie,  à  sentir  les  prodigalités  inépuisables  de  la 
beauté  dans  chaque  être,  dans  chaque  objet  livré  à  mon  exa- 
men, et  je  vécus  ainsi  un  mois  qui  passa  comme  un  jour. 

Le  désir  de  surprendre  telle  ou  telle  espèce  sur  certaine 
plante  m'emporta  aussi  dans  le  domaine  de  la  botanique. 
Mêmes  aperçus,  même  entraînement  et  mêmes  réserves; 
mais  dès  lors,  double  jouissance.  La  plante  et  son  parasite, 
beaux  ou  intéressants  tous  les  deux,  m'attirèrent  dans  les 
régions  où  certaines  espèces  parquent  leur  existence.  Dans 
ces  courses  motivées,  toutes  les  splendeurs  du  cadre,  tous 
les  accidents  pittoresques  ou  instructifs  du  chemin  me  sai- 
sissaient d'autant  plus,  qu'ils  étaient  le  superflu  de  ma  con- 
quête :  c'était  le  vase  de  la  vie  universelle  qui  débordait  sur 
moi  au  moment  où,  chercheur  modeste,  je  ne  lui  en  deman- 
dais qu'une  goutte. 

Heureux  jours  qui  m'avez  créé^une  source  d'intarissables 
compensations  aux  amertumes  de  la  vie  morale,  je  ne  sau- . 
rais  trop  vous  rappeler  à  ma  mémoire  et  vous  bénir  !  a  0  ma 
mère  I  m*écriais-je  quelquefois  dans  une  extase  soudaine, 
si,  en  ce  moment,  lu  peux  me  voir,  tu  me  regardes  vivre  et 
cela  seul  peut  te  consoler  de  ne  plus  vivre  à  mes  côtés.  » 

Je  ûs  une  rencontre  qui  me  contraria  d'abord ,  mais  à  la- 
quelle je  me  laissai  aller  peu  à  peu,  par  ce  sentiment  de  com- 
misération morale  que  je  ne  pouvais  vaincre.  Sur  plusieurs 
points  de  la  forêt,  je  me  trouvai  face  à  face  avec  un  garçon 


y  Google 


LA  FILLEtLE  33 

un  peu  plus  âgé  que  moi,  agréable  de  ûgure  et  mis  avec  plus 
de  recherche  que  moi  dans  sa  tenue  de  touriste.  Il  me  prit 
d'abord  pour  un  de  ces  maraudeurs  problématiques  qu'on 
voit  errer  dans  les  régions  écartées,  et  dont  il  est  souvent 
difficile  de  s'expliquer  l'oisiveté  inquiète.  Quand  il  vit  que 
j'herborisais  et  chassais  aux  insectes,  il  chercha  à  lier  con- 
naissance et  s'y  prit  avec  tant  de  courtoisie,  que  je  me  laissai 
imposer  plusieurs  fois  sa  société. 

Ce  fut  une  société  agréable  par  elle-môme,  mais  à  laquelle 
pourtant  j'eusse  préféré  la  solitude.  Je  n'aime  pas  la  conver-* 
salion;  je  suis  de  ces  esprits  qui  s'assombrissent  en  se  résu- 
mant. 

Hubert  Clet  était  un  fils  de  famille  dérouté  dans  Ja  vie, 
qui  était  censé  chercher  un  état,  et  qui  avait  la  ferme  réso- 
lution de  n'en  trouver  aucun  digne  de  ses  facultés.  Né  et 
élevé  à  Paris,  fils  d'un  industriel  aisé,  assez  répandu  déjà 
dans  je  monde  des  artistes  élégants,  plus  spirituel  que  capa- 
ble et  plus  aimable  qu'aimant,  il  cachait  une  imgiense  va- 
nité sous  les  dehors  du  savoir-vivre.  L'estime  qu'il  se  portait 
à  lui-môme  ne  se  révélait  donc  pas  par  des  affirmations  de 
mauvais  goût,  mais  elle  se  trahissait  par  sa  manière  de  rai- 
sonner. ^ 

D'abord,  il  me  crut  au  môme  point  de  vue  que  lui.  Il  crut 
que  je  méprisais  tous  les  moyens  offerts  par  la  société  ac- 
tuelle à  l'emploi  de  ma  capacité.  Mais  quand  il  vit  que,  loin 
de  là,  je  doutais  assez  de  moi-môme  pour  vouloir  prendre 
le  temps  de  m'instruire  avant  de  m'utiliser,  que  je  ne  reniais 
pas  le  devoir,  mais  que  je  m'y  soumettais  au  contraire  dans 
Tavenir,  en  vue  de  quelque  affection  future  dont  je  sentais 
le  germe  couver  en  moi  lentement,  il  fit  comme  Roque  avait 
fait  à  un  autre  point  de  vue  :  il  rabattit  de  soa  estime  pour 
mon  intelligence  et  goûta  un  certain  plaisir  à  se  regarder 
comme  mon  supérieur. 


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34  LA  FltLBULB 

Voilà  le  résumé  qu'il  me  contraignit  à  me  faire  à  moi-^ 
même  en  le  lui  déclinant.  J^en  Ais  attristé.  Tétais  encore  dam» 
une  situation  d'esprit  où  j'aurais  voulu  oublier  l'avenir,,  afin 
de  m'habituer  au  souvenir  du  passé.  Mais,  devant  ses  théories 
insoisées  sur  le  mépris  qu'il  affichait  pour  ses  semblables, 
je  sentis  ma  conscience  se  révolter.  En  cela,  bien  qu'il  me 
fit  souffrir,  il  ne  d<»ina  une  leçon  utile,  tout  au  rebours  de 
sa  conviction. 

Ge  qjull  y  avait  d'étrange  dans  son  superbe  détachement 
des  hommes  et  des  <^ses,  c'est  que,  tandis  que  je  vivais  en 
ermite,  sevré  par  ma  pauvreté,  ma  tristesse  et  ma  timidité, 
des  jouissances  de  la  jeunesse,  du  contact  des  arts,  de  la 
société  des  femmes  et  de  toutes  les  élégances  de  la  vie  pari- 
sienne, il  nageait  en  i^eine  eau  dans  ce  milieu  tant  dédai- 
gné. Il  avait  dansé  avec  la  llalibrau,  il  allait  chez  Victor 
Hugo,  il  donnait  à  Balzac  des  sujets  de  roman,  il  était 
abonné  au  Conservatoire  de  musique.  Sans  doute  il  se  van- 
tait un  peU|  car  il  allait  jusqu'à  prétendre  que  vingt  éditeurs 
lui  demandaient  ses  oeuvres,  et  que  s'il  n'avait  pas  de  nom, 
c'est  parce  qu'il  méprisait  la  gloire  et  voulait  vivre  en  poëte, 
pour  lui-même» 

Par  moments,  je  le  pris  pour  un  hâbleur  et  pour  un  fou.  Il 
y  avait  un  peu  de  cela,  mais  c'était  le  travers  de  sa  première 
jeunesse,  et  il  devait  s'en  corriger.  Il  pensait,  comme  tant 
d'autres,  que,  s'il  n'était  pas  grand  homme,  c'est  qu'il  ne  le 
voulait  pas. 

'  Ge  travers  était  déplorablement  répandu  alors.  Je  n'en 
^avais  rien,  moi  qui  vivais  seul  ou  avec  des  camarades  très- 
simples  de  nceurs  et  encore  à  demi  rustiques.  Hubert  Clet 
m'étonna  done  beaucoup  au  commencement.  Un  instant  ii 
me  parut  un  phénomène  si  curieux  à  observer,  que  je  faillis 
négliger  pour  lui  le  eoléoptère.  Je  me  demandais  si,  en  effet, 
c^était  là  un  homme  de  génie  dont  il  fallait  combattre  la 


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LA  FlIXEULE  35 

sainte  pudeur  qui  Tempêchait  de  se  manifester,  ou  un  soi  à 
qui  j*eu8se  mieux  fait  de  tourner  le  dos. 

Au  bout  de  quelques  causeries,  je  le  connus  assez  bien, 
pour  un  provincial  et  un  apprenti  savant  que  j'étais.  Je  vis 
qu'il  avait  trop  d'esprit  pour  n^étre  pas  capable  d'arriver  au 
talent,  mais  que  ce  ne  serait  jamais  un  grand  artiste  litté- 
raire,  parce  qu'il  vivait  trop  dans  l'amour  de  lui-même»  Je  vis 
qu'il  était  plus  naïf  d*amour-propre  et  plus  faible  de  cœur 
qu'il  ne  le  pensait,  et  qu'il  y  avait  môme  en  lui  d'excellentes 
quartés  qu'il  eût  rougi  d'avouer  comme  étant  trop  naturelles 
et  trop  prosaïques,  mais  qui  devaient  t6t  ou  tard  l'emporter 
sur  ses  affectations  d'ennui  et  de  désespoir. 

Un  soir,  il  m'accompagna  pour  la  première  fois  à  mon  gtte. 
Il  demeurait,  lui,  dans  une  superbe  villa  d'été  appartenant  à 
la  sœur  d'im  de  ses  amis.  Cet  ami  l'avait  amené  là,  pour  la 
saison  de  la  chasse.  Mais  il  méprisait  la  chasse  comme  tourt  le 
reste,  et  il  prétendait  chérir  la  solitude  ;  voilà  pourquoi  il 
s'emparait  de  moi  et  ne  me  permettait  plus  d'être  seuL 

Il  vit  mon  intérieur  provisoire  de  la  maison  Floche,  et  le 
trouva  plus  original  et  plus  poétique  qu'il  ne  Tétait  réelle- 
ment. L'histoire  de  la  bohémienne  et  la  vue  de  Moréna, 
qui,  en  réalité,  était  devenue,  au  bout  de  six  semaines^  ittsie 
fort  jolie  petite  créature,  lui  inspirèrent  l'idée... 

(  Ici  nous  trouvons  une  lacune  dans  le  manuscrit  de  Sté^ 
phen  Rivesanges,  soit  qu'il  ne  Vait  jamais  remplie,  soit 
qu'un  de  ses  cqfoiers  ait  été  perdu  ou  hrûlé.  Mais  nous  trou- 
vonSj  pour  nous  renseigner  sur  la  suite  de  son  histoire,  di- 
verses lettres  et  fragments  qui  combleront  cette  lacune^  &t 
qui  ont  sans  doute  été  réunis  à  dessein  par  lui  à  ses  mé- 
moires,) 


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36  LA  FILLEULE 

LETTRE  DE  liADAME  DE  SAULE  A  BfADAME  MARANGE 

«  Mère  chérie,  dépêchez-vous  de  revenir.  Savez-vous  que 
c'est  long,  six  mortels  jours  sans  vous  voir  1  Vous  ne  m'a- 
vez pas  habituée  à  cela ,  et  me  voilà  déjà  comme  une  âme 
en  peine,  ou  plutôt  comme  un  corps  sans  âme.  Vous  me  di- 
rez que  j'ai  un  frère  pour  me  tenir  compagnie.  Bah  !  vous 
savez  bien  que  c'est  de  votre  compagnie  à  vous  que  j'ai  be- 
soin ,  et  que  celle  de  M.  Julien  est  une  chose  fantasque  et 
passagère  que  je  n'ai  pas  la  prétention  d'accaparer.  Il  chasse 
du  matin  au  soir,  ce  cher  enfant,  et  s'il  est  invisible  tout  le 
jour  pour  les  gens  sédentaires  comme  nous,  du  moins  il 
rentre  à  la  nuit,  très-gai  et  très-aimable,  quelque  poudreux, 
crotté  ou  éreinté  qu'il  soit.  Dormez  en  paix  sur  le  compte 
de  votre  Benjamin,  chère  petite  mère.  Il  se  porte  à  ravir,  et 
je  crois  qu'il  est  aussi  sage  que  vous  pouvez  le  souhaiter. 

»  Votre  grande  fille ,  je  devrais  presque  dire  votre  vieille 
enfant,  est  moins  raisonnable.  Quand  vous  n'êtes  pas  là, 
elle  s*ennuie  de  tout,  elle  ne  sait  que  faire  de  sa  vie.  Que 
voulez-vous  I  il  me  semble  que  je  ne  suis  rien  par  moi- 
même,  que  c'est  par  vous  que  je  pense,  que  je  raisonne  et 
que  j'existe. 

»  Quand  vous  allez  revenir,  je  vous  raconterai  toute  une 
histoire...  Mais  puisque  vous  n'arrivez' qu'après-demain , 
pourquoi  ne  vous  la  raconterais-je  pas.  tout  de  suite?  C'est 
si  bon  de  causer  avec  vous!  il  n'y  a  que  cel^de  bon.  D'ail- 
leurs vous  serez  au  courant  d'avance,  et  vous  ferez  vos 
bonnes  petites  réflexions  en  chemin,  car  vous  allez  voir  que 
j'attends  votre  décision,  comme  de  coutume  et  pour  toute 
chose. 

x>  Hier  matin,  l'ami  de  Julien,  ce  joli  petit  M.  Hubert  Clet, 
que  je  ne  trouve  ni  sot  ni  fou,  puisque  vous  ne  voulez  pas 


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LA  FILLEULE  37 

que  je  juge  trop  séyèrement  ies  enfants  que  votre  enfant 
distingue,  s'est  avisé,  à  déjeuner,  de  me  raconter  une  triste 
aventure  qui  s'est  passée,  il  y  a  six  semaines,  je  crois,  à 
trois  lieues  de  nous,  au  village  d'Avon  :  Avon-Monaldeschi, 
comme  vous  dites. 

»  Une  pauvre  Égyptienne,  dont  on  n*a  pu  savoir  le  nom, 
est  venue  accoucher  et  mourir,  dans  l'espace  d'une  heure, 
cihez  de  bonnes  gens  qui  ont  gardé  l'enfant  et  qui  en  pren- 
nent soin.  L'enfant, ^quoique  un  peu  noir  (ou  plutôt  jaune), 
est  Tjoli  comme  un  amour.  Le  récit  de  M.  Clet  m'a  donné 
ridée  d'aller  me  promener  jusque-là  en  voiture,  avec  lui 
pour  guide  et  notre  bon  vieux  chevalier  pour  chaperon, 
quoique,  en  vérité,  il  ne  me  semble  pas  qu'une  femme  de 
trente  ans  et  un  garçon  de  vingt  ans  puissent  jamais  se 
croire  en  tête-à-téte.  Mais  vous  voulez  que  votre  fille  soit 
comme  devait  être  la  femme  de  César,  et  vous  avez  raison. 
Je  suis  trop  fière  que  vous  vouliez  être  fière  de  moi,  pour 
risquer  jamais  une  étourderie. 

Tb  Nous  avons  trouvé  M.  et  madame  Floche  (c'est  un  an- 
cien jardinier  et  une  ancienne  laitière,  qui  ont  bien  cent 
trente  ans  à  eux  deux]  occupés  à  laver  et  à  babichonuer  la 
petite  Moréna  avec  autant  de  propreté,  d'adresse  et  de  ten- 
dresse que  si  c'eût  été  le  fruit  de  leur  antique  union.  Hélas  I 
ces  bonnes  gens  sont  comme  moi  :  ils  n'ont  pas  eu  d'enfants; 
mais  ils  ont  vieilli  ensemble,  et  moi,  sans  ma  mère,  je  se- 
rais une  triste  veuve. 

D  La  petite  ûHe  est  un  bijou  ;  la  brebis  noire  qui  la  nour- 
rit est  une  bonne  bête.  Je  suis  restée  là,  une  heure,  à  m'a- 
muser,  comme  un  enfant  que  je  suis  encore  malgré  les 
trois  cheveux  blancs  que  vous  m'avez  trouvés  l'autre  jour 
sur  la  tempe  droite. 

»  Et  puis  est  arrivé  le  parrain  et  le  protecteur  de  l'en* 
faut,  car  il  faut  que  vous  sachiez  qu'il  y  a  un  bon  être  qui  a 

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38  <c  l'A  FILLEULE 

promis  de  veiller  sur  elle  et  de  la  faire  vivre  aussi  long- 
temps et  aussi  bien  qu'il  pourrait.  C'est  un  tout  jeune  homme» 
4e  l'âge  de  notre  Julien»  qui  jouit,  le  croiriez-vous»  de  douze 
cents  livres  de  rente,  et  qui  trouve  moyen  de  faire  la  cha- 
rité avec  cela  1  Et  Julien,  qui  a  douze  mille  francs  de  pen- 
sion et  qui  n'en  trouve  pas  assez  pour  ses  menus  plaisirs  ! 
Je  lui  ai  foit  la  morale  là-dessus  en  rentrant.  Mais  il  m'a 
envoyé  pattre,  comme  de  coutume,  et,  comme  de  coutume 
aussi»  il  a  uni  par  me  dire  que  j'avais  raison  de  ne  pas  faire 
comme  lui.  Je  reviens  à  mon  histoire,  qui  ressemble  un^u 
à  ceUe  des  sept  châteaux  du  roi  de  Bohême. 

JD  Ce  jeune  homme  —  il  s'appelle  Stéphen...  je  ne  sais 
plus  quoi,  —  était  à  se  promener  dans  la  forôt  avec  un  au- 
tre pauvre  étudiant  comme  lui,  quand  ils  ont  rencontré  et 
amené  la  bohémienne  chez  les  Floche,  où  ils  avaient  loué 
deux  petites  chambres.  L'autre  est  parti,  laissant  pour  l'or- 
phelin tout  ce  qu'il  avait  d'argent  et  disant  que  ses  parents, 
payeraient  son  voyage  à  l'arrivée.  M.  Stéphen  est  resté  pour 
passer  les  vacances  dans  la  forêt;  mais  il  a  donné  presque 
tout  son. linge  et  il  s^est  procuré  cinquante  francs,  qu'il  n'a* 
vait  pas,  pour  assurer  à  l'enfant  les  bonnes  grâces  de  ses 
hôtes  et  compléter  sa  petite  layette. 

»  La  mère  Floche  m'a  raconté  tout  cela,  et  elle  a  su  après 
coup  que  ce  jeune  homme  avait  fait  mettre  sa  montre  au 
mont-de-piété,  à  Paris,  pour  avoir  cette  petite  somme.  Elle 
9  voulu  la  lui  rendre;  il  n'a  jamais  voulu  y  consentir. 

B  Voyez,  chère  mère,  comme  il  y  a  des  cœurs  excellents,  et 
parmi  les  gens  les  moins  heureux!  J'ai  été  vraiment  atten- 
drie en  voyant  arriver  ce  jeune  savant,  tout  brûlé  par  le  so- 
leil, vêtu  d'une  blouse  dé  routier,  marchant  dans  de  gros 
souliers  dont  nos  domestiques  ne  voudraient  pas,  et  tout 
chargé  de  plantes,  de  cailloux  et  de  boîtes  d'insectes  qu'il 
ses  journées  à  recueillir»  et  une  partie  de  ses  nuits  à 

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LA  FILLEULE  39 

étudier.  Il  a  été  intimidé  de  nous  voir  là,  au  point  de  Youloir 
se  sauver  ;  mais  M.  Clet,  qui  a  fait  connaissance  avec  lui  dans 
ses  promenades,  me  Ta  présenté  malgré  lui.  Le  chevalier  l'a 
interrogé  sur  ses  recherches,  et  il  est  si  modeste,  qu'il  s'est 
imaginé  que  notre  ami  était  plus  savant  que  lui.  C'était  fort 
amusant  de  le  voir  répondre  avec  déférence  à  des  questions 
dont  ce  cher  homme  ne  comprenait  pas  les  réponses,  et  j*ai 
vu  le  chevalier  si  embarrassé,  un  moment,  de  continuer  la 
conversation,  qu'il  a  failli  lui  demander  quelle  différence  il 
faisait  entre  les  papillons  et  les  lépidoptères. 

»  Moi  qui  n'en  sais  guère  plus  long  que  notre  ami ,  je  mè 
bornai  à  interroger  le  jeune  homme  sur  la  bohémienne.  Ap- 
paremment qu'il  s'était  apprivoisé  avec  nos  figures,  car  il 
me  répondit  sans  se  troubler  et  avec  une  élégance  d'exprès* 
sions  à  laquelle  je  ne  m'attendais  pas  de  la  part  d'un  écolier 
de  cette  apparence.  J'ai  su  depuis,  par  M.  Clet,  que  ce  n'est 
pas  une  nature  ordinaire;  que,  dès  l'âge  de  seize  ans,  il  avait 
fini  toutes  ses  études,  après  avoir  eu  les  premiers  prix  sept 
ans  de  suite.  Il  assure  qu'il  est  aussi  avancé  dans  son  in- 
struction et  dans  sa  raison  qu'un  homme  fait  et  d'un  ca- 
ractère sérieux.  Enfin,  il  l'avoue  presque  pour  son  égal: 
jugez  combien  il  faut  que  ce  jeune  homme  lui  soit  supé- 
rieur 1 

»  J'ai  eu  bien  envie,  tant  il  me  paraissait  gentil  et  inté- 
ressant, de  l'inviter  à  venir  nous  voir  ;  mais  je  n'ai  rien 
voulu  faire  sans  votre  avis.  Il  me  semble  que  ce  serait  pour 
mon  jeune  frère  une  connaissance  plus  utile  que  ce  bel  es- 
prit en  herbe  de  Clet.  Vous  en  déciderez,  mère.  Ce  n'est  pas 
là  ce  qui  me  fait  vous  écrire.  C'est  l'envie  désordonnée  qui 
s'est  emparée  de  moi  de  prendre  et  d'élever  la  petite  Mo- 
réna.  N'estH^  pas  notre  devoir  à  nous  autres  qui  sommes 
riches,  d'empêcher  les  pauvres  de  se  sacrifier  les  uns  pour 
les  autres  ?  N'aurion&-nous  pas  honte  de  les  voir  se  dévouer 


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iSO  LA  FILLEULE 

quand  nous  nous  croiserions  les  bras?  Tai  failli  mettre  l'en- 
fant et  la  brebis ,  voire  Tagneau,  dans  ma  voiture  ;  mais  j'ai 
dit  :  Ma  mère  arrive  lundi,  attendons  et  laissons-lui  le  plai- 
sir d'ordonner. 

j»  Adieu,  vous  que  j'aime.  Revenez  donc  vite.  Votre  pau- 
vre petite  Marquise  hurle  tous  les  soirs  en  passant  devant 
votre  chambre,  elle  me  donne  envie  d'en  faire  autant.  » 


ANCIE!^  JOURNAL  DE  STÉPHEN.  —  FRAGMENTS 

Avon,  97  septembre  1833. 

Anicée  de  Saule  1  quel  doux  nom  I  et  quelle  douce  créature 
«que  celle  qui  le  porte  I  Où  ai-je  vu  une  figure,  un  portrait 
•qui  lui  ressemble?  Je  ne  m'en  souviens  pas,  mais  bien  cer* 
Vainement  ce  n'est  pas  la  première  fois  que  je  vois  ce  type 
aimable  et  pur. 

Aujourd'hui,  entre  dix  et  onze  heures,  j'ai  vu  l'éclosion 
d^Elpénor,  au  pied  d'une  vigne  sauvage.  Je  suis  resté  une 
•heure  à  attendre  que  ses  ailes  fussent  développées.  Elles 
étaient  humides  d'abord  et  semblaient  lisses,  incolores.  A 
mesure  qu'elles  séchaient,  je  voyais  apparaître  le  duvet  si 
doux  de  son  corps  et  la  poussière  si  bien  tamisée  de  ses  ailes. 
Sqs  portions  de  rose  étaient  juste  de  la  couleur  de  l'écume 
de  la  vendange,  et  ses  portions  vertes  de  cellô  de  Tolive  dans 
.la  saumure. 

Quand  cette  dame  s'est  retirée,  j'ai  gravi  les  rochers  pour 
voir  le  lever  de  Procyon.  Il  monle  entre  deux  fragments  de 

^hers  qui  sont  ici  à  l'horizon  et  qui  lui  font  un  repoussoir 

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LA  FILLEULE  41 

formidable  ;  il  brille  perdu  dans  les  profondeurs  de  Téther 
que  ce  cadre  fait  reculer.  Cela  donne,  à  la  vue  même,  le  sen- 
timent de  rinfini.  Je  n'avais  jamais  vu  les  étoiles  si  belles 
que  ce  soir. 

30  septembre. 

• 

Elle  est  revenue,  avec  sa  mère  celte  fois.  J'ai  été  profon- 
dément ému.  Cette  mère,  ô  mon  Dieu  !  c'est  la  mienne  ;  elle 
lui  ressemble,  non  pas  trait  pour  trait;  mais  ieurs  âmes 
étaient  semblables,  puisque  tant  de  signes  extérieurs  établis- 
sent dans  mon  souvenir  une  similitude  qui  me  pénètre  et 
me  bouleverse.  C'est  la  voix  de  ma  mère  ;  c'est  son  regard 
si  ferme  dans  la  franchise,  si  doux  dans  la  bonté;  c'est  sa 
démàrche,«a  manière  de  s'habiller,  presque  aussi  ^imple, 
en  vérité,  quoique  cette  dame  soit  riche.  C'est  son  esprit  sur- 
tout, son  jugement  droit,  sa  tendre  indulgence,  sa  modestie, 
sa  grâce.  Elle  a  quarante-six  ans,  dit-on;  elle  paraît  à  peine 
plus  âgée  que  ne  l'était  ma  chère  défunte  la  dernière  fois 
que  je  la  vis.  Comme  les  femmes  de  Paris  se  conservent 
longtemps  I  Nous  n'avons  pas  .l'idée  de  cela  dans  nos  cam- 
pagnes. La  belle  Anicée  de  Saule  dit  tout  haut  qu'elle  a 
trente  ans.  Je  ne  puis  le  croire.  C'est,  à  peu  de  chose  près, 
l'âge  qu'avait  ma  mère,  et  il  ne  me  semble  pas  qu'elle  soit 
plus  âgée  que  moi  d'un  jour.  Si  l'on  nous  voyait  ensemble 
dans  mon  pays,  sans  nous  connaître,  on  croirait  que  je  suis 
le  frère  de  l'une  et  le  fils  de  l'autre. 

— ....  Les  champignons  pullulent  dans  la  forêt  ;  c'est,  quoi 
qu'on  en  dise,  la  plus  saine  nourriture  qui  se  puisse  trouver. 
Elle  est  presque  aussi  fortifiante  que  la  chair  des  animaux 
et  offrirait  aux  paysans  une  ressource  véritable  pendant  la 
moitié  de  l'année.  Malheureusement  ils  connaissent  peu  les 


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4â  LA  FILLEULE 

espèces  alimentaires,  et  quand  ils  ne  s'empoisonnent  pas,  ils 
ont  une  méfiance  qui  va  jusqu'à  s'abstenir  entièrement.  J'en 
ai  vu  qui  vendent  des  échantillons  superbes  pour  la  con- 
sommation, et  qui,  pour  rien  au  monde,  ne  voudraient  en 
manger. 

J'ai  trouvé  l'agaric-améthyste  en  assez  grande  quantité  ces 
jours-ci.  Cest  le  plus  élégant  de  ces  cryptogames.  Sa  cou- 
leur lilas  est  d'une  nuance  admirable,  et  il  exhale  un  parfum 
d'iris  et  de  violette. 

(Ici  reprenait,  dam  Us  cahiers,  le  récit  écrit  par  Stéphen, 
d  une  époque  très-postérieure  de  sa  vie.} 

Dans  les  premiers  jours ,  je  ne  fus  pas  aussi  occupé  de 
cette  rencontre  que  bien  d^autres  l'eussent  été  à  ma  place. 
Il  faisait  enoore  un  temps  magnifique,  et  les  chtrmes  de  la 
promenade  m'empêchaient  de  songer  avec  regret  que  ma 
position  ne  devait  pas  me  mettre  en  rapport  avec  des  person- 
nes si  haut  placées  dans  ce  qu'on  appelle  le  monde.  J'allais 
plier  bagage ,  d'ailleurs  Roque  m'écrivait  du  Berry  et  me  don- 
nait rendez-vous  à  Paris  pour  le  10  octobre. 

Il  fallait  songer  à  établir  mon  budget  pour  la  suite  de 
l'éducation  de  Moréna.  Je  demandai  un  soir  à  la  mère  Floche 
si  elle  pourrait  s'en  charger  pour  vingt  francs  par  mois.  Je 
ne  pouvais  faire  ce  léger  sacrifice  sans  m'imposer  de  sé- 
rieuses privations;  mais  gagner  vingt  francs  par  mois  ne 
me  paraissait  pas  impossible,  n'importe  à  quelle  besogne, 
et  ne  devait  pas  prendre  beaucoup  de  temps  sur  mes 
études. 

—  Monsieur,  dit  le  père  Floche  d'un  air  grave,  ou  nous 

allons  nous  brouiller  ensemble,  ou  vous  allez  reprendre  tout 

'ue  vous  avez  doliné  pour  Tenfant.  C'enfant  est  née  sous 

toile,  monsieur.  Les  dames  qui  sont  venues  ici  l'ont  prise 


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LA  FILLBULB  43 

en  amitié  et  veulent  s'en  charger.  Ça  faisait  de  la  peine  à 
ma  femme  de  s'en  séparer  si  vite,  mais  moi  je  trouve  que 
nous  sommes  trop  vieux  pour  soigner  un  enfant  si  petit. 
Que  nous  soyons  pris  d'infirmités  l'un  ou  l'autre,  c'est  lui  qui 
en  souffrira.  La  femme  a  donc  entendu  raison.  On  lui  a  fait, 
bon  gré  mal  gré,  un  joli  cadeau  pour  son  bon  cœur,  et 
on  emmène  la  petite  au  château  de  Saule  le  jour  où 
vous  partirez  pour  Paris.  On  ne  veut  pas  vous  en  priver 
jusque-là. 

— ;  Quoi!  tout  cela  sans  me  consulter,  père  Floche?  Je  suis 
le  parrain,  moi,  le  seul  parent,  pour  ainsi  dire,  puisque  j*en 
ai  accepté  les  devoirs,  et,  bien  que  ces  dames  me  parais- 
sent d'excellentes  âmes,  j'ai  voix  au  chapitre  avant  tout  le 
monde.  J'étais  décidé  à  payer  pour  l'enfant  le  nécessaire 
et  à  veiller  sur  lui,  non  pas  seulement  un  an  ou  deux,  mais 
toujours.  " 

—  Eh  bien,  monsieur,  qui  vous  empêchera  d'y  veiller? 
Est-ce  que  vous  n'avez  pas  lu  la  lettre  que  M.  Clet  vous  a 
apportée? 

—  Non,  dit  Clet,  qui  venait  d'entrer,  puisqu'elle  est  encoire 
dans  ma  poche.  J'allais  au-devant  de  Stéphen  sur  un  chemin, 
pendant  qu'il  rentrait  par  l'autre.  Tenez,  mon  cher,  lisez 
cette  missive. 

La  lettre  était  de  madame  Marange. 

a  Laissez-nous  faire  notre  devoir,  monsieur  ;  vous  n'en 
aurez  pas  moins  îe  mérite  d'avoir  fait  le  vôtre  et  au  delà. 
Permettez-nous,  à  ma  fille  et  à  moi,  de  nous  charger  de  la 
pauvre  Moréua.  Nous  relèverons  avec  amour,  et,  je  l'espère, 
avec  sagesse.  Pour  cela,  il  eist  nécessaire  de  nous  consulter 
et  de  nous  entendre  avec  vous.  Vene^onc  passer  la  journée 
chez  nous  demain,  afin  que  nous  ayons  le  temps  d'en  cau-^ 


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44  Li^  FltLBITLE 

ser.  Mon  fils  ira  vous  chercher  pour  vous  montrer  le  chemin. 
Nous  désirons  que  tous  ne  l'oubliiez  pas. 

»  JULIE  MA  RANGE.  » 

Elle  s'appelait  Julie,  comme  ma  mère,  cette  sainte  fem- 
me !  Il  y  a  une  destinée!  Ckîtte  dernière  circonstance ,  plus 
encore  que  la  lettre  et  Témotion  que  certaines  ressem- 
blances m'avaient  causée,  me  décidèrent  à  vaincre  ma  sau- 
vagerie et  à  me  tenir  prêt  dès  le  lendemain  matin  à  accepter 
l'invitation. 

Le  jeune  Marapge  vint  à  dix  heures,  dans  un  tilbury  pim- 
pant, traîné  par  un  cheval  superbe.  Ce  jeune  homme,  beau, 
grand  et  fort,  déjà  barbu  jusqu'aux  oreilles,  paraissait  beau- 
coup plus  âgé  que  moi  ;  mais  je  vis  bientôt  que  c'était  un 
véritable  enfant,  et  un  enfant  gâté,  qui  pis  esU  II  était  bien 
élevé  et  ce  qu'on  appelle  bon  garçon;  mais  ses  vanités 
étaient  puérilesé  II  plaçait  son  bonheur  et  sa  gloire  dans  ses 
habits,  dans  ses  équipages,  dans  ses  armes  de  chasse,  dans 
ses  moustaches,  que  sais-jel  jusque  dans  ses  bottes.  Il  fut 
heureux,  pendant  le  trojet,  de  la  pensée  que  j'étais  ébloui  de 
son  élégance.  Un  petit  accident  qui  nous  arriva  me  haussa 
un  peu  dans  son  estime.  Son  beau  cheval  perdit  un  fer  et  se 
mit  à  boiter.  Je  m'en  aperçus  le  premier  et  le  priai  d'ar- 
rêter. 

—  Pourquoi?  me  ditril  ;  au  prochain  village  nous  trouve- 
rons un  maréchal  ferrant. 

—  Qui  fera  boiter  Tanimal  bien  davantage,  parce  qu'il 
n'aura  pas  de  chaussures  -convenables  pour  son  pied. 
Votre  cheval  est  panard,  monsieur,  tout  magnifique  qu'il 
est,  du  reste.  Il  n'y  a  donc  pas  longtemps  que  vous  l'avez  T 

—  Ma  foi,  non,  huit  jours. 

—  Et  vous  l'avez  acheté  sans  voir  que  ses  fers  de  devant 


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LA  FILLEULE  45 

scml  plus  épais  sur  un  bord  que  sur  Tautre,  parce  que  son 
pied  ne  pose  pas  également  par  terre  ? 

—  Vous  êtes  sûr  de  ça? 

—  Très-sûr  ;  veçez  vous  en  assurer  vous-même. 

Nous  descendîmes ,  et  pendant  qu'il  constatait  le  fait 
d'un  air  de  mauvaise  humeur,  je  fis  quelques  trentaines 
de  pas  sur  la  route  que  nous  avions  parcourue,  et  je  retrouvai 
le  fer. 

—  Mon  cher  ami,  vous  êtes  l'obligeance  même ,  me  dit 
mon  compagnon,  et,  ma  foi,  je  vous  avoue,  ajouta-t-il  naï- 
vement, que  je  ne  vous  aurais  pas  cru  si  bon  juge.  J'ai  été 
enfoncé  de  1,000  fr.  sur  ce  çheval-là.  Vous  qui  ne  l'avez 
examiné  qu'un  instant  avant  de  partir,  vous  avez  vu  sa  tare 
qui  m'avait  échappé,  à  moi,  après  trois  heures  d'examen  et 
d'essai. 

—  Ce  n'est  pas  une  tare.  Ayez  soin  qu'il  soit  toujours 
ferré  convenablement,  et  il  vous  fera  autant  de  service  qu'un 
autre. 

—  Où  diable  avez-vous  appris  à  vous  connaître  en  che- 
vaux ?  On  me  disait  que  vous  étiez  un  savant  en  m,  et  je  me 
suis  toujours  figuré  les  savants  distraits,  ignorant  toujours 
les  choses  réelles,  fort  maladroits  de  leurs  mains  et  ayant  la 
vue  basse. 

—  Je  ne  suis  pas  savant,  lui  dis-je,  et  j'ai  été  élevé  à  la 
campagne.  Mon  père  est  propriétaire,  mon  grand-père  était 
fermier,  fils  d'un  simple  paysan.  J'ai  le  droit  de  savoir 
observer  un  peu  les  animaux. 

Nous  arrivAmes  au  château  de  Saule ,  une  belle  et  suave 
retraite  entre  la  Seine  et  la  forêt,  et  jetée  à  mi-côte  dans  les 
collines  rocheuses  qui  dominent  le  fleuve  et  la  vallée.  Du 
château,  qui  était  une  maison  fraîche,  vaste  et  plus  commo- 
dément adaptée  à  la  vie  intime  que  nos  vieux  manoirs  du 

3. 

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46  LA  FILLEULE 

Berry,  on  embrassait  une  vue  à  la  fois  riante  et  immense. 
Le  jardin  descendait  en  pente  vers  la  Seine.  Le  parc  montait 
vers  la  forêt,  et  couronnait  de  ses  derniers  arbres  la  crête  du 
monticule.  De  là  aussi  la  vue  était  belle,  plus  belle  à  mon 
gré.  Elle  plongeait  sur  ces  bassins  de  rochers  épars  dans  la 
verdure,  et  embrassait  ces  horizons  boisés,  imposants  et 
mélancoliques,  qui  font  ressembler  la  forêt  de  Fontainebleau 
à  quelque  solitude  inculte  du  nouveau  monde. 

Je  n'avais  pas  apporté  de  toilette  à  Avon.  La  meilleure 
raison  pour  ne  pas  me  présenter  en  habit,  c'est  que  je  n'en 
avais  pas.  Pour  le  reste,  ne  comptant  rendre  visite  qu'aux 
grands  chênes  et  aux  petits  ruisseaux  de  la  contrée,  je  m'é- 
tais muni  des  vêtements  les  mieux  appropriés  au  genre  de 
vie  que  je  devais  mener.  J'arrivais  donc  chez  des  dames  du 
monde,  en  blouse,  en  grosses  guêtres,  et,  comme  je  me 
rappelle  les  moindres  circonstances  de  cette  première  visite, 
en  linge  fort  propre  mais  assez  grossier.  J'avais  encore  mon 
trousseau  du  pays,  des  chemises  du  plus  beau  chanvre,  filé 
dru  par  nos  servantes;  ma  mère  elle-même  avait  dû,  plus 
d'une  fois,  charger  les  quenouilles  et  mettre  la  main  au 
rouet. 

A  ma  place,  Roque  n'eût  pas  été  pris  au  dépourvu.  La  seule 
puérilité  de  cet  esprit  si  sérieux  [puérilité  bien  pardonnable 
à  vingt  ans)  consistait  ^  avoir  tout  de  suite  l'air  d'un  savant, 
ou  tout  au  moins  d'un  homme  grave.  En  conséquence,  il 
était,  dès  le  matin,  partout,  et  dans  toutes  les  saispns  de 
l'année,  vêtu  de  noir,  en  habit,  en  souliers,  et  portait  la 
cravate  blanche.  Il  a  gardé  ce  costume  toute  sa  vie,  par  goût 
d'abord,  par  habitude  ensuite. 

Malgré  l'inconvenance  de  ma  tenue,  je  me  présentai  sans 
aucun  embarras  :  cette  inconvenance  étant  involontaire,  je 
m'en  excusai  tout  de  suite  sans  mauvaise  honte.  J'ai  toigours 
été  sauvage,  réservé,  je  ne  me  suis  jamais  senti  timide.  Il 


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LA  FILLEULE  47 

me  semble  qu'il  y  a»  dans  la  timidité,  autant  de  sottise  et  de 
yanité  que  dans  routrecuidance. 

D'ailleurs ,  je  crois  que  l'homme  le  plus  gauche  du  monde 
se  fût  vite  trouvé  à  l'aise  auprès  de  madame  Marange  et  de 
sa  fille.  Ni  avant  de  les  voir,  ni  dans  tout  le  cours  de  ma 
vie  ensuite,  je  n'ai  connu  de  femmes  plus  simples,  plus 
franches,  plus  faciles  à  juger  à  première  vue.  Ce  qui  gêne, 
en  général,  les  gens  ^sans  usage  ou  sans  expérience,  c'est 
l'embarras  de  savoir  à  qui  ils  ont  affaire,  et  la  crainte  de  dire 
ou  de  faire  quelque  chose  qui  choque  les  inconnus  qu'ils 
abordent.  Avec  Anicée  et  sa  mère,  à  moinf  d'être  inepte,  il 
était  impossible  de  ne  pas  se  rendre  compte,  d'emblée,  de 
leurs  caractères,  de  leurs  goûts,  de  leurs  sentiments,  de  leurs 
habitudes.  Telles  je  les  ai  vues  le  premier  jour,  telles  je  de- 
vais les  voir  toute  la  vie  :  deux  glaces  sans  défaut,  deux  mi- 
roirs de  pureté  qui,  toujours  placés  en  face  l'un  de  l'autre, 
se  renvoyaient  l'image  de  la  perfection  pour  la  refléter  à 
Tinfini  dans  leur  transparente  profondeur. 

Quand  j'entrai,  elles  étaient  dans  le  parterre,  occupées  à 
greffer  des  roses.  Elles  s'y  prenaient  fort  adroitement,  et  je 
m'of&is  à  les  aider.  J'avais  si  souvent  pratiqué  la  greffe 
d'arrière-saison  à  ceil  dormant,  qu'elles  m'accordèrent 
toute  confiance  dès  le  premier  coup  d'œil  jeté  sur  ma  be- 
sogne. 

Rien  n'est  si  agréable  que  cette  manière  de  faire  connais- 
sance en  prenant  part  en  commun  à  quelque  occupation 
champêtre  ou  domestique.  La  journée  passa  pour  moi  comme 
un  instant,  grâce  à  l'activité  et  à  la  simplicité  d'habitudes  de 
ces  deux  femmes,  et  à  la  bienveillance  délicate  qu^elles 
mirent  à  m'associer  à  leurs  délassements.  Aussitôt  après 
le  déjeuner,  Julien  prit  son  fusil;  Hubert  Clet  prit  ua 
livre,  et  je  restai  seul  avec  les  daihes.  Je  voulus  parler  de 
Moréna. 


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48  LA  FILLBULB 

—  Pas  encore ,  nous  avons  le  temps  1  dirent-elles.  C'était 
une  manière  tout  affectueuse  de  me  retenir,  et  il  ne  fut  ques- 
tion de  Torpheline  que  le  soir,  après  dîner. 

Je  me  laissai  faire.  Pourquoi  n*aurais-je  pas  accepté  l'in- 
timité offerte  avec  tant  de  confiance  ?  Je  les  suivis  dans  le 
parc,  où  elles  cueillirent  des  ceps  pour  le  dîner;  sous  les 
treilles,  où  elles  mirent  les  plus  belles  grappes  de  raisin  dans 
des  sacs;  à  la  cueillette  des  poires,  où  elles  trièrent  les  es- 
pèces qui  devaient  être  mangées  à  différentes  époques;  dans 
le  fruitier,  où  elles  placèrent  les  plus  beaux  échantillons  sur 
les  rayons,  après  les  avoir  essuyés  avec  soin  im  à  un,  pour 
les  préserver  de  la  moisissure.  C'était  ainsi  que  je  passais 
autrefois  le  temps  de  mes  vacances ,  aidant  ma  mère  dans 
tous  ces  soins  que  la  femme  intelligente  et  laborieuse  sait 
rendre  aussi  poétiques  qu'utiles.  En  vérité,  par  moments, 
j'oubliai  mes  années  de  douleur  :  je  me  crus  auprès  d'elle, 
aidée  par  une  charmante  sœur  qui  embellissait  mon  rêve  el 
ne  le  dérangeait  pas.  Par  moments,  je  faillis  appeler  ma- 
dame Marange  maman  et  dire  cï^ez  tums  en  parlant  de  la 
maison. 

Je  vis  arriver  avec  tristesse  le  moment  de  les  quitter.  Qui 
m'etit  dit,  le  matin,  que  je  passerais  un  jour  entier  sans  dé- 
sirer de  me  retrouver  seul,  et  que  je  le  trouverais  court, 
m'eût  bien  étonné;  et  voilà  que  je  trouvais  ce  qui  m'arrivait 
tout  naturel,  comme  si  j*eusse  passé  ma  vie  entre  cette  mère 
et  sa  fille. 

—  Enfm ,  je  pris  mon  chapeau  de  paille  et  demandai  la 
permission  de  parler  de  Moréna.  J'exposai  que ,  sans  doute, 
c'était  un  grand  bonheur  pour  elle  de  trouver  une  protec- 
tion si  brillante  et  si  généreuse;  mais  qu'il  y  aurait  peut-être 
un  grand  malheur  à  la  suite,  celui  d'être  élevée  dans  des 
conditions  trop  au-dessus  de  sa  vraie  condition,  et  de  re- 
tomber dans  la  misère  avec  désespoir,  avec  opprobre peut- 


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LA  FILLEULE  49 

être,  après  avoir  connu  des  douceurs  trop  grandes  et  ca- 
ressé des  rêves  trop  brillants. 

—  Vous  parlez  avez  beaucoup  de  raison  et  de  prudence , 
répondit  madame  Marange  ;  et  je  ne  saurais  vous  faire  un 
crime  de  ne  pas  nous  connaître  assez  pour  savoir  que  si 
nous  nous  cbargeons  de  cette  enfant  aujourd'hui,  c'est  pour 
ne  l'abandonner  et  la  négliger  jamais.  Prenez  donc  le  temps 
d'avoir conûance  en  nous;  revenez  1 

—  Ah  !  madame,  m'écriai-je,  ce  n'est  pas  là  ce  qui  m'in- 
quiète. Je  vous  connais  toutes  deux,  à  l'heure  qu'il  est.  Cest 
dire  que  je  crois  en  vous,  que  je  suis  sûr  de  votre  persévé- 
rance dans  la  charité;  mais  je  vois  comme  on  est  heureux 
auprès  de  vous  et  comme  on  doit  souffrir  de  vous  quitter. 
Une  telle  existence  rendra  quiconque  la  goûtera  si  difficile 
jwirtout  le  reste,  qu'il  vous  deviendra  impossible  de  la  faire 
cesser  sans  briser  une  âme  généreuse,  ou  sans  aigrir  un 
cœur  égmste.  Que  sera  l'enfant  de  la  bohémienne?  un  ange 
ou  un  démon,  dans  les  conditions  où  Vous  allez  la  placer  I 
Élevée  par  de  pauvres  gens,  habituée  aux  privations,  assu- 
jettie de  bonne  heure  au  travail,  pourvu  qu'elle  soit  proté- 
gée contre  le  vice  et  préservée  de  la  misère  qui  y  conduit,  je 
voyais  son  avenir  tout  simple  et  assez  clair.  A  présent,  je  ne 
le  vois  plus  que  dans  un  nuage.  C'est  un  nuage  doré,  il  est 
vrai,  mais  il  n'en  est  pas  moins  impénétrable. 

Pendant  que  je  parlais,  madame  Marange  regardait  sa 
fille  comme  pour  lui  dire  :  or  Je  m'attendais  à  cela.  » 
Quand  j'eus  parlé  : 

—  Voilà  mot  pour  mot,  dit-elle,  les  objections  que  j'ai 
faites  à  ma  chère  Anicée,  lorsqu'elle  m'a  exprimé  son  désir 
d'élever  celte  pauvre  petite.  Ces  objections  sont  très-fortes  ^ 
et  subsistent  encore  dans  mon  esprit,  en  partie.  Mais  ma 
fille  dit  à  cela  que  nous  serioDs  coupables  de  donner  à  la 
prévoyance  plus  qu'à  Tentraînemenl;  et  j'ai  aussi  bien  de 


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50  LA  FILLEULE 

la  peine  à  croire,  je  vous  le  confesse,  qae  le  premier  mou- 
vement du  cœur,  qui  est  toujours  le  meilleur,  ne  soit  pas 
aussi  le  plus  sage.  Voyons,  Moréna  ne  sera  peut-être  ni  un 
ange  ni  un  démon,  mais  tout  bonnement  une  011e  insigni- 
fiante; et,  dans  ce  cas-là,  rien  n'est  si  facile  que  de  lui  fiadre 
une  existence  appropriée  à  ses  facultés  et  à  ses  goûts.  Mais 
admettons  votre  hypothèse  :  si  elle  est  un  ange,  nous  Tai- 
merons  assez  pour  satisfaire  l'ambition  d'un  ange.  Si  elle 
€»st  un  démon,  nous  la  plaindrons  et  lui  pardonnerons  assez 
pour  qu'elle  soit  un  peu  nK)îns  démon«  Est-ce  qu'on  doit 
regarder,  avant  de  faire  ce  que  Dieu  prescrit,  si  on  en  sera 
récompensé  en  cette  vie?  n<m  sans  doute.  Je  vois  dans  vas 
yeux  que  vous  pensez  comme  nous;  seulement,  vous  orai- 
gnez  que  le  bien^-étre  et  la  culture  de  l'intelligence  ne  dé- 
veloppent le  mauvais  germe  qui  peut  se  trouver  dans  cette 
petite  créature.  Là-dessus^  Anicée  ne  partage  pas  mes  crain- 
tes ;  elle  dit  que  si  le  ver  est  d^à  dans  le  fruit,  un  bon  so- 
leil ne  lui  fera  pas  tant  de  mal,  en  nourrissant  l'un  et  l'au- 
tre, que  le  ffoid  qui  gèle  et  tue  le  fruit  avec  le  ver. 

—  Je  vous  avouerai  que  le  ver  me  fait  grand'peur,  ro- 
,pri&-je. 

Et  je  racontai  de  quelle  manière  le  petit  gitano,  le  frère 
de  Moréna,  avait  subitement  et  sournoisement  abandonné 
sa  sœur  auprès  du  cadavre  de  sa  mère,  après  m'avoir  at- 
tendri par  le  spectacle  d'une  douleur  trompeuse. 

Ce  court  récit  fit  une  certaine  impression  sur  madame 
Mérange. 

—  Ma  fille ,  dit-elle,  pensons-y.  Je  peux  braver  et  suppor- 
ter bien  des  chagrins  ;  mais  ne  pas  te  préserver  de  tous  ceux 
-que  je  puis  prévoir,  je  ne  le  dois  pas,  je  ne  le  veux  pas. 


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LA  FILLECLB  51 


VI 


Je  m'attendais  à  voir  mon  avis  prévaloir.  Il  n'en  fut  rien. 
Madame  de  Saule  était  le  reflet  le  plus  pur  de  sa  mère,  mais 
c'était  un  reflet  si  splendide  qu'il  effaçait  parfois,  en  dépit 
d'elle-même,  le  foyer  où  il  allait  puiser  la  lumière.  Dans 
eette  adoration  mutuelle  qui  semblait  fondre  deux  âmes  en 
une  seule,  il  était  difficile,  dans  les  circonstances  ordinaires 
de  la  vie,  de  trouver  une  différence.  Anicée  en  paraissait 
même  comme  annihilée  volontairement  aux  yeux  vulgaires; 
et,  dans  le  monde,  j'ai  vu  plus  tard  qu'on  lui  reprochait 
cette  naturelle  et  sainte  vertu  de  l'amour  filial,  comme  une 
faiblesse  d'esprit  qui  l'empêchait  d'exister,  d'avoir  une  idée 
à  elle,  une  volonté  propre.  C'était  l'opinion  d'Hubert  Clet 
en  particulier,  comme  je  vais  avoir  bientôt  à  le  dire. 

On  se  trompait,  et,  dès  le  premier  jour,  je  fus  à  même  de 
ne  point  partager  cette  erreur.  Anicée,  qui  était  menée  à 
l'habitude,  entraînait  parfois  son  guide.  C'était  l'affaire  d'un' 
instant,  il  est  vrai,  mais  dans  cet  instant,  Tune  faisait  faire 
tant  de  chemin  à  l'autre  par  l'ardeur  de  son  sentiment  et  le 
courage  de  son  esprit,  qu'elles  ne  pouvaient  revenir  sur 
leurs  pas  ni  l'une  ni  l'autre. 

—  Ma  chère  mère,  s'écria*t-elle,  vous  dites  que  vous  ne 
voulez  pas  que  je  m'expose  à  des  chagrins;  c'est  impossible  ; 
pour  cela,  il  faudrait  me  rendre  égoïste  et  commencer  par 
m'en  donner  l'exemple  :  c'est  ce  que  vous  n'avez  jamais  pu 
et  ne  pourrez  jamais  faire.  D'ailleurs,  il  n'y  a  pas  de  cha- 
grins que  je  ne  puisse  supporter  sans  grand  mérite^  puisque 
je  vous  ai  pour  me  consoler  et  me  dédommager  de  tout. 
Laissez  donc  dire  ce  grand  philosophe,  cet  homme  mûr  et 


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53  LA  FILLEll.E 

froid  qui  fait  comme  vous  faites  toujours,  cVsl-à-diro  qu'il 
commence  par  se  dépouiller,  s'engager  et  se  sacrifier,  après 
quoi  il  donne  aux  autres  des  leçons  de  prévoyance  et  de 
méfiance.  Demandez-lui  donc  s'il  s'est  occupé  des  mécomptes 
et  des  déceptions  qui  l'attendent  peut-être,  le  jour  où  il  s'est 
chargé  de  cette  enfant.  Voulez-vous  donc  avoir  à  l'estimer 
plus  que  moi?  J'en  serai  très-jalouse,  je  vous  aveftis.  e' 
vous,  monsieur  Stéphen,  vous  êtes  un  orgueilleux  qui  voulez 
garder  tous  les  risques  et  toutes  les  peines  pour  vous  seuL 
Vous  craignez  que  je  ne  gâte  votre  filleule  :  vous  supposez 
qu'elle  aura  tant  d'intelligence  qu'elle  sera  forcément  comme 
un  diable  dans  notre  bénitier.  Eh  bien,  je  vous  dis,  moi, 
que  si  c'est  une  créature  supérieure,  c'est  un  crime  d'étouflter 
l'intelligence  et  une  lâcheté  de  ne  pas  la  développer  à  tout 
prix  :  car  l'intelligence  a  des  droits  sacrés,  et  si  on  les  mé- 
connaît, c'est  alors  qu'elle  s'irrite  et  devient  ennemie  des 
autres  et  d'elle-même: 

Madame  Marange  était  ébranlée,  et  moi  j'étais  vaincu. 

—  Tenez,  dit  la  bonne  mère,  pour  terminer,  il  n'y  a  pas 
de  théories  absolues  devant  l'avenir,  et,  de  tout  ce  que  nous 
prévoyons  là,  si  quelque  chose  arrive,  ce  sera  d'une  manière 
si  imprévue  que  toute  notre  sagesse  d'aujourd'hui  ne  nous 
servira  de  rien.  Il  faut  faire  le  bien  au  jour  le  jour,  et  laisser 
à  Dieu  le  soin  du  lendemain.  Tout  ce  que  nous  pouvons  ar- 
ranger, c'est  une  éducation  appropriée  aux  facultés  et  au 
caractère  que  nous  verrons  poindre  et  grandir  chez  notre 
orpheline.  Si  la  nature  Ta  faite  pour  une  vie  d'humble  tra- 
vail, et  qu'elle  s'y  porte  sans  réflexion  avec  de  l'incapacité 
pour  le  reste,  nous  en  ferons  une  bonne  petite  ouvrière  ;  si 
elle  a  de  l'imagination  et  de  l'ardeur,  nous  la  ferons  artiste; 
si  elle  est  sage  et  bienfaisante,  nous  en  ferons  une  demoi- 
selle. Mais  nous  avons  besoin  que  le  parrain  surveille,  juge 
et  conseille.  C'est  son  droit,  et  notre  devoir,  à  nous,  est  de  ne 


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LA  FILLSULB  5S 

rien  faire  sans  le  consulter.  Ain^,  monsieur  Stéphen,  vous 
voilà  forcé  de  nous  voir  souvent  et  d'être  un  peu  de  notre 
famille  pour  toujours. 

Je  baisai  avec  effusion  la  main  de  madame  Marange.  Ma- 
dame de  Saule  me  tendit  la  sienne  aussi.  J'allais  en  faire 
autant;  je  m'arrêtai  tout  à  coup  :  il  me  sembla  qu'elle  était 
trop  jeune  pour  cette  preuve  de  familiarité  dans  le  respect. 

On  voulut  me  faire  reconduire.  J'aimais  beaucoup  mieux 
marcher,  et  je  Taftlrmai  si  sineèrement  qu'on  me  laissa 
libre.  Hubert  Clet  me  conduisit  jusqu'à  la  sortie  du  parc, 
afin  de  me  montrer  la  traverse,  et  quand  il  fut  là»  nôtre 
entretien  remmena  plus  loin,  presque  jusqu'à  mi-chemin 
d'Avon. 

—  Allons,  mon  cher  Stéphen,  me  dit-il  aussitôt  que  nous 
fûmes  sortis  de  la  maison,  voilà  votre  filleule  adoptée,  et 
vous  aussi,  le  parrain,  adopté  avec  enthousiasme  ! 

Comme  il  y  avait  un  dépit  marqué  dans  son  accent,  je 
m'arrêtai,  étonné  et  attendant  qu'il  s'expliquât  mieujc.  Il  s'en 
aperçut,  se  prit  à  rire  et  passa  outre;  je  le  suivis. 

—  Je  vous  fais  mon  compliment,  reprit-il,  quelques  pas 
plus  loin,  d'un  ton  plus  naturel,  du  succès  que  vous  avez 
auprès  de  ces  dames.  Tout  le  monde  n'est  pas  si  heureux  I 
c'est  ce  qui  prouve  qu'avec  les  femmes,  quand  il  s'agit  de 
plaire,  il  suffit  de  le  vouloir. 

—  Je  comprends  fort  bien,  lui  répondis-je  en  riant,  que 
vous  ne  l'avez  pas  voulu,  puisque  vous  désirez  que  je  le 
comprenne  ;  mais  permettez-moi  de  ne  pas  le  croire.  Vous 
avez  dû  désirer  de  vous  rendre  agréable ,  et  je  pense  (en 
tout  bien,  tout  honneur,  car  je  ne  me  permets  jamais  de 
plaisanter  mal  à  propos)  que  vous  avez  d^  réussir  autant 
que  vous  le  méritez* 

—  Oh  !  oh  I  l'homme  sérieux  !  reprit-il,  des  compliment^ 
un  peu  moqueurs  pour  moi  et  de  la  diplomatie  à  propos  de 


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54  LA  FILLEULE 

madame  de  Saulel  Déjà?  Gomme  vous  y  allez,  mon  pro- 
vincial !  Vous  devriez  être  plos  confiant  avec  celui  qui  vous 
a  valu  cette  belle  connaissance. 

—  Je  ne  la  cherchais  pas. 

— >  Ge  qui  veut  dire  que  vous  ne  voulez  me  savoir  aucun 
gré  d'avoir  fait  ici  votre  éloge  et  de  vous  avoir  porté  aux 
nues? 

—  Si  fait;  si  vos  éloges  sont  sincères,  quelque  exagérés 
qu*ils  puissent  être,  j'en  suis  reconnaissant,  ainsi  que  de 
Fhcmneur  que  vous  m'avez  procuré  en  me  faisant  con- 
naître ,des  personnes  qui  me  paraissent  dignes  de  tous  les 
respects. 

—  Allons,  Stéphen,  s'écria-t-il  avec  un  pou  d'humeur,  ne 
le  prenez  pas  sur  ce  ton.  Vous  me  faites  l'effet  dans  ee  mo- 
ment-ci, vous  qui  avez  pourtant  de  l'esprit,  d*un  maître 
d'école  de  village  qui  a  dîné  chez  la  châtelaine  de  l'endroit, 
et  qui  a  été  si  ébloui  de  cette  faveur  qu'il  n'a  môme  pas 
voulu  regarder  si  elle  était  laide  ou  belle. 

—  Je  n'ai  pas  été  tant  de  mon  village  :  j'ai  fort  biep  vu 
que  madame  de  Saule  est  belle  comme  un  ange. 

—  Ah  I  j'en  étais  sûr.  Vous  aimez  ces  têtes-là?  C'est  fade, 
c'est  calme,  c'est  ennuyeux  comme  un  ciel  sans  nuages. 

—  Permettez-^moi  d'avoir  mon  goût.  Peu  vous  importe, 
je  présume. 

—  Sans  doute.  Mais  cela  ne  sera  peut-être  pas  aussi  in- 
différent à  madame  de  Saule.  Il  faudra  que  je  lui  dise  votre 
admiration. 

—  De  quoi  vous  mêlez-vous,  je  vous  prie? 

->  J'ai  envie  de  m'amuser  à  lui  faire  la  cour  pour  vous. 
€a  me  distraira. 

.  —  Je  vous  engage  beaucoup,  si  vous  ne  voulez  pas  être 
inconvenant  dans  vos  façons  de  vous  divertir,  de  ne  pas 
me  prendre  pour  le  suyet  de  vos  plaisanteries. 


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LA  FlfXBtJLE  55 

-•  Bien,  bien  !  Vous  vous  fâchez,  parce  que  vous  vous 
sentez  Je  courage  de  Mre  la  cour  pour  votre  compte.  Bravo  I 
mon  savant.  Vous  avez  plus  de  courage  et  d'aplomb  que  je 
ne  me  le  serais  imaginé  avant  de  vous  voir  ici.  Gomme  vous 
vous  tenez  sur  vos  deux  pieds  1  Allons,  pardonnez  mes  sottes 
railleries,  et  habituez-vous,  puisque  vous  voilà  lancé  dans 
le  monde,  à  ne  pas  prendre  au  sérieux  ces  sortes  de  choses. 
Bien  d'autres  que  moi  vous  feront  compliment  de  vos 
bonnes  fortunes;  n'allez  pas  vous  imaginer  chaque  fois  que 
'C'est  par  dépit  ou  par  convoitise.  Pour  moi  il  n'en  est  rien. 
Madame  de  Saule  est  une  i)elle  personne  et  une  excellente 
femme,  mais  si  vulgaire  d'esprit,  si  froide  d'imagination  et 
si  dominée  par  sa  mère,  qu'elle  en  est  abêtie,  et  ce  n'est 
pas  moi  qui  voudrais  engager  la  lutte  contre  tant  de  vertu, 
de  prosaïsme  et  do  surveillance  maternelle.  D'ailleurs,  quelle 
femme  mérite  d'^re  aimée  assez  pour  qu'on  la  dispute,  ou 
seulement  pour  qu'on  Tenvie  à  un  camarade?  Elle  existe 
peut-être,*  mais  je  confesse  ne  l'aVoir  jamais  rencontrée. 

n  me  parla  longtemps  encore  sur  ce  ton,  et  j'avoue  que  sa 
fatuité  me  déplut  tant  ce  jour-là,  que  je  faillis,  à  plusieurs 
reprises,  le  lui  faire  sentir  durement.  Plus  il  s'etforçait  de 
dénigrer  madame  de  Saule,  plus  je  lisais  clairement  dans  sa 
pensée  qu'il  en  était  vivement  épris,  et  que  n'ayant  pas  été 
encouragé,  il  n'avait  pas  même  trouvé  moyen  de  le  lui  dire  ; 
il  était  blessé  de  me  voir  mieux  accueilli  au  bout  d'une  jour- 
née, que  lui  au  bout  de  deux  mois,  et  il  se  mordait  les  doigts 
de  m'avoir  introduit  dans  la  maison.  J'ai  su,  depuis,  qu'il 
avait  imaginé  de  raconter  l'histoire  de  Moréna  et  la  mienne, 
pour  se  ménager  un  tête-à-tête  avec  madame  de  Saule,  en 
l'accompagnant  chez  les  Floche  en  l'absence  de  sa  mère. 
Mais  ce  projet  avait  échoué.  Madame  de  Saule  s'était  fait 
escorter  d'un  vieux  ami  de  sa  famille. 

Si  je  me  contins,  ce  fut  par  la  crainte  d'être  aussi  fat  que 


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56  LA  FILIBULE 

lui  en  m'imagmant  que  madame  de  SaUle  avait  besoin  de 
moi  pour  embrasser  la  cause  de  ses  charmes  et  de  ses  mé* 
rites.  Je  pris  le  parti  de  ne  plus  écouter  ce  qu'il  me  disait; 
il  s'en  aperçut  et  me  souhaita  le  bonsoir,  en  assuriftnt  que 
j'étais  amoureux  fou  et  quej'étais  capable  de  ne  pas  retrouver 
mon  chemin. 

Je  le  retrouvai  fort  bien.  J*ignore  si  j'étais  amoureuic.  Je 
n'en  avais  pas  conscience,  car  j'eusse  pu  jurer  que  je  no 
l'étais  pas.  Je  me  sentais  presque  heureux  ce  soir-là.  J'avais 
plus  de  conGance  dans  la  vie,  je  marchais  avec  plus  de  plai- 
sir, la  nuit  me  paraissait  plus  belle;  je  ne  me  sentes  ph» 
seul  et  abandonné  sur  la  terre  :  et  pourtant  je  n'espérais 
rien,  je  n'eusse  rien  osé  désirer.  Hubert  Glet  avait  gâté  la 
première  heure  de  ma  course,  en  s'efforçant  de  donner  une 
forme  réelle  à  mes  vagues  et  cbastes  aspirations;  mais,  à 
mesure  que  je  m'avançais  seul  dans  la  forêt,  cette  influence 
désagréable  se  dissipait,  et  je  me  retrouvais  seul  avec  les 
bons  souvenirs  de  ma  journée. 

La  lune  était  splendide,  le  profond  et  majestueux  silence 
des  premières  nuits  d'automne  n'était  interrompu,  par  mo- 
ments^ que  par  la  course  eflRarée  et  soudaine  des  cerfe  et 
des  biches  doot  je  troublais  la  retraite. 

C'était  l'époque  de  l'année  où  les  gardes  de  la  forêt  et  les 
paysans  de  la  lisière  croient  entendre  passer  la  chasse  fan- 
tastique du  grand  veneur.  J'aurais  bien  souhaité  quelque 
brillante  vision  de  ce  genre  ;  mais  elles  ne  sont  accordées 
qu'à  ceux  qui  ont  le  bonheur  d'y  croire. 

Il  était  près  de  minuit  quand  j'arrivai  à  la  maison  Floche. 
Je  revenais  souvent  aussi  tard.  Je  sortais  même  quelq\iefois 
au  milieu  de  la  nuit  pour  étudier  la  géographie  céleste,  et 
je  rentrais,  aux  approches  du  jour,  sans  réveiller  mon  hôte. 
J'avais  la  clef  de  ma  chambre,  et  l'escalier  était  extérieur. 

Je  fus  surpris^  en  approchant  de  la  maison,  de  voir  de  la 


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LA  FILLBULB  57 

lumière  au  rez«-de-chaussée,  comme  si,  par  exception,  on  se 
fût  inquiété  de  mon  absence.  Je  doublai  le  pas,  et  remar- 
quai une  ombre  noire,  qui  semblait  se  détacher  de  la  fenêtre, 
glisser  le  long  du  mur  et  s'enfoncer  dans  le  buisson.  Cétait 
évidemment  quelqu'un  qui  épiait,  du  dehors,  ce  qui  se  pas- 
sait à  l'intérieur.  Je  ne  m'amusai  pas  à  crier  :  Qui  va  là  ? 
comme  font  les  gens  qui  ont  peur  et  qui  craignent  de  mettre 
la  main  sur  le  larron.  J'allai  droit  à  la  maison  en  sifflant, 
comme  si  je  n'eusse  rien  remarqué,  et  quand  je  fus  arrivé  è 
fendroit  du  buisson  où  le  fantôme  avait  disparu^  j*y  entrai 
brusquement.  Aussitôt  un  bruit  de  pas  et  de  branches  bri- 
sées m'apprit  que  le  voleur  ou  le  curieux  fuyait  en  me  sen- 
tant si  près  de  lui.  Je  le  suivis,  mais  il  avait  de  l'avance  sur 
moi  et  m'échappa.  Un  instant  je  le  vis  traverser  le  chemin 
à  vingt  pas  de  moi.  C'était  un  homme;  voilà  tout  ce  que  je 
pus  distinguer.  Je  courus  en  vain  ;  ramené  à  mon  gîte  par 
crainte  de  quelque  danger  plus  voisin  pour  mes  hôtes,  j'a- 
bandonnai ma  poursuite  inutile,  et  retournai  vers  eux  par 
un  autre  chemin. 

J'y  étais  à  peine  engagé  que  je  vis  accourir  à  ma  rencontre 
une  autre  ombre  plus  petite  et  plus  grêle,  que  je  distinguais 
assez  pour  voir  que  c'était  un  enfant»  Sans  doute  il  croyait 
rejoindre  par  là  l'autre  fugitif  sans  me  rencontrer  ;  mais 
dès  qu'il  m'aperçut,  il  coupa  droit  dans  le  fourré,  oh  je  ne 
perdis  pas  mon  temps  à  le  chercher. 

Une  bande  de  malfaiteurs  menaçait  peut-être  la  maison. 
Le  mieux  était  d'aller  avertir  nos  hôtes  et  de  défendre  la 
place  avec  le  vieux  Floche,  qui  possédait  un  bon  fusil  de 
munition  (  il  avait  été  de  la  garde  nationale  de  Fontaine- 
bleau ),  et  qui,  avec  mon  aide^  pouvait  faire  bonne  conte- 
nance. 

La  lumière  éclairait  encore  la  croisée  de  leur  chambre, 
et,  au  moment  d'entrer,  je  crus  entendre  de  sourds  gémis- 


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Se  hX  FILtEVLE 

sements.  Je  poussai  vivement  la  porte.  La  mère  Floche 
était  levée  et  fit  un  cri  d'effroi.  Bientôt  rassurée,  elle  me 
rassura  moi-môme  en  me  disant  que  son  mari  souffrait  de 
ses  rhumatismes,  et  que  rien  de  fâcheux  d'ailleurs  ne  leur 
était  arrivé.  J'approchai  du  lit  du  père  Floche.  Il  était  en 
proie  à  de  vives  douleurs,  et  je  crois  que  si  on  nous  avait 
attaqués,  il  eût  été  hors  d'état  de  se  défendre.  U  avait  un 
rhumatisme  articulaire  des  plus  aigus.  Moréna  dormait 
tranquillement  dans  sa  oorbeiUe  posée  sur  un  coffire,  au 
pied  du  lit  de  la  vieille  femme. 

Je  n'avais  rien  à  indiquer  qui  pût  soulager  le  malade;  sa 
femme,  habituée  à  le  soigner,  s'en  acquittait  fort  Uen.  Je 
fis  une  ronde  attentive  et  minutieuse  autour  de  la  maison, 
et  ne  voyant  plus  rien  qui  pût  donner  des  craintes,  je  ren- 
trai pour  aider  la  bonne  Floche  à  veiller  son  mari.  Je  lui 
demandai  alors  si  elle  avait  vu  ou  entendu  quelqu'un  rôder 
sous  sa  fenêtre.  Elle  ne  s'était  aperçue  de  rien,  mais  elle 
me  raconta  que  vers  le  cou(^r  du  soleil,  un  homme  de 
fort  mauvaise  mine  était  entré  chez  elle  pour  allumer  sa 
pipe,  sans  trop  demander  la  permission.  Il  n'avait  pourtant 
montré  aucune  hostilité,  et  même,  en  voyant  le  pèreFio<^ 
se  traîner  à  son  lit,  il  s'était  approché  de  Moréna  que  la 
mère  Floche  tenait  dans  ses  bras;  il  l'avait  beaucoup  regar- 
dée, offrant  de  la  bercer  pendant  qu'elle-même  aiderait  son 
mari  à  se  coucher;  il  avait  fait  cette  offre  d'un  ton  fort 
doux;  «mais  il  avait  une  si  vilaine  figure  et  un  regard  si 
faux,  ajouta  la  vieille,  que  je  n'ai  pas  osé  lui  confier  l'en- 
fant et  que  je  Tai  engagé  .même  à  ne  pas  nous  déranger 
plus  longtemps.  Alors  il  s*est  mis  à  rire,  en  disant  :  Est-ce 
que  vous  croyez  que  je  yexix  vous  la  voler,  votre  petite  fille?, 
elle  n'est  pas  déjà  si  belle  1  — Ma  foi,  elle  n'est  pas,  lui  ai«je 
dit  de  même,  bien  blanche  ni  bien  grasse»  mais  vous  n'avez 
rien  à  lui  reprocher  de  ce  c^é-là.  » 


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LA  F1I.LBULE  59 

—  C'était  donc  un  bohémien?  demandai-je  à  mon  hô- 


—  Je  ne  saurais  pas  trop  vous  dire,  répondit-elie.  C'était 
un  homme  très^brûlé  du  soleil  ;  mais  malgré  que  ces  gens- 
là  jse  marient  toujours  entre  eux,  il  y  a  Inen  du  sang  mêlé 
dans  leur  race.  J'en  ai  vu  qui  étaient  noirs  comme  des  nè- 
gres et  d'autres  qui  étaient  presque  blancs.  Je  jurerais  que 
notre  Anna  est  la  fille  d'un  chrétien  d'Espagne,  car  elle  n'a 
pas  les  grosses  lèvres  et  les  cheveux  crépus,  et  quant  à  sa 
peau ,  il  y  a  bien  des  gens  du  midi  de  la  France  qui  ne  l'ont 
pas  plus  blanche* 

—  C'est  vrai;  mais  continuez  votre  récit.  J*ai  dans  l'idée 
que  ce  visiteur  brun  et  laid  était  de  la  tribu,  qu'il  savait 
très-bien  l'histoire  de  la  naissance  de  Moréna  et  qu'il  venait 
pour  la  réclamer  ou  pour  l'enlever. 

—  II  ne  Va  pas  récl€anée  du  tout.  Je  n'avais  pas  grande 
envie  de  faire  la  conversation  avec  lui,  et  je  n'ai  voulu  ni  le 
questionner  ni  l'écouter.  Il  s'est  en  allé  en  ricanant  et  en 
disant:  c<  Si  votre  mari  est  longtemps  malade  comme  ça, 
voilà  un  petit  enfant  qui  ne  sera  guère  soigné  ou  qui  vous 
gênera  beaucoup.  Vous  serez  forcée  de  le  mettre  en  nour- 
rice*..'—C'est  bien,  x>  lui  ai-je  dit.  Et  il  est  parti  sans  rien 
demander. 

—  Tout  cela  et  ce  que  j'ai  vu  tout  à  l'heure  me  confir- 
ment dans  mon  idée,  mère  Floche  :  l'homme  qui  r^ardait 
chez  vous  à  travers  la  vitre  était  probablement  le  même  que 
vous  avez  reçu  et  congédié;  et  quanta  l'enfant,  qui  ne  s'est 
pas  présenté  chez  vous,  mais  qui  s'est  caché  à  mon  appro- 
che, je  jurerais  que  c'est  le  frère  de  Moréna. 

—  Alors  vous  pensez,  dit-elle,  qu'ils  ont  l'idée  de  me  vo- 
ler ma  pauvre  petite  pour  en  faire  une  saltimbanque?  Ce 
serait  bien  la  peine  de  l'avoir  fait  baptiser  et  d'en  avoir  eu 
un  si  grand  soinl  Alors,  monsieur,  il  faut  nous  réjouir  de 


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€0  LA  FlLLEtXE 

ce  que  ces  daines  charitables  veulent  s*en  charger,  et  il  faut 
la  leur  donner  le  plus  tôt  possible;  car  une  fois  que  vous 
serez  parti,  avec  mon  mari  malade  comme  ça,  comment 
pourrai-je  la  défendre,  cette  pauvre  créature  innocente? 

J'étais  complètement  de  l'avis  de  la  bonne  femme,  et  les 
circonstances  de  cette  soirée  levaient  tous  mes  scrupules.  Je 
passai  la  nuit  à  veiller  autour  de  la  maison.  Dès  le  jour,  je 
courus  à  Avon,  d*où  je  ramenai,  primo,  une  femme  que  la 
mère  Floche  consentait  à  prendre  pour  Taider  à  soigner  son 
mari;  iecundo,  une  petite  charrette  attelée  d'un  âne  robuste 
et  couverte  en  toile.  Je  pris  les  rênes,  après  avoir  caché  la 
brebis  noire  au  fond  de  ce  modeste  véhicule,  à  côté  de  Mo- 
réna  bien  couchée  dans  sa  corbeille* 

Je  fis  ces  dispositions  avec  beaucoup  de  mystère;  je  pou- 
vais compter  sur  la  prudente  discrétion  de  mes  hôtes,  et  je 
fis  plusieurs  détours  dans  la  forêt,  m'assurant  bien  partout 
et  avec  soin  que  je  n'étais  ni  observé  ni  suivi.  On  eût  dit 
que  l'enfant  comprenait  mes  desseins,  car  elle  ne  trahit  pas 
une  seule  fois  mal  à  propos  sa  présence  par  un  vagisse- 
ment. 

J'entrai  par  la  porte  du  parc  qui  touchait  à  la  forêt.  J'y 
rencontrai  madame  de  Saule ,  qui  m'aida  à  m'introduire  avec 
mon  précieux  bagage  dans  la  maison,  sans  être  vu  de  ses 
domestiques,  dont  elle  n'était  pas  parfaitement  sûre. 

C'est  ainsi  que  j'arrivai  pour  la  seconde  fois  dans  cet 
Éden  que  j'avais  quitté  la  veille  avec  peu  d'espoir  d'y  reve- 
nir aussi  vite  que  je  le  souhaitais. 


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LA  FILLEtLK  Gt 


VU 


Je  fus  accueilli  avec  une  joie  siucère.  Madame  de  Saule 
me  remerciait  avec  effusion.  Il  semblait  qu'elle  crût  me  de- 
voir de  la  reconnaissance.  Elle  reçut  l'enfant  comme  un 
dépôt  sacré  que  je  lui  confiais,  admira  sa  propreté,  sa  gen- 
tillesse, et  s'épanouit  au  sourire  de  cette  petite  physiono- 
mie. C'était  le  premier  sourire  de  Moréna.  On  eût  dit  qu'elle 
était  frappée  de  la  beaulé  de  son  nouvel  asile  et  de  la  ten- 
dresse de  sa  mère  adoptive.  Étrange  destinie  que  la  sienne, 
étrange  destinée  que  la  nôtre  I 

Comme  Je  n'avais  annoncé  l'exécution  de  mes  promesses 
que  pour  la  fin  de  la  semaine  suivante,  on  n'avait  encore 
rien  préparé  pour  l'installalion  de  l'enfant.  On  n'avait  pas 
même  décidé  si  elle  serait  nourrie  dans  la  maison  ou  dans  les 
environs.  Le  premier  soin  de  madame  de  Saule  fut  de  me 
prier  de  la  porter  dans  sa  chambre,  où  nous  devions  trou- 
ver madame  Marange. 

Là,  je  racontai  en  détail  les  petits  événements  de  la  veille, 
et  nous  eûmes  à  nous  consulter.  Si  Moréna  avait  réellement 
une  famille  qui  vînt  à  la  réclamer,  nous  ne  pouvions  la  lui 
refuser.  Mais  quelle  serait  la  preuve  que  cette  famille  fût 
celle  de  la  bohémienne,  puisque  nous  ne  savions  pas  même 
ie  nom  de  cette  dernière? 

Nous  devions  donc  être  très-circonspects  avant  d'accorder 
confiance  à  ceux  qui  se  présenteraient,  et  défendre  l'enfant 
contre  des  tentatives  d'enlèvement.  Par  conséquent,  la  pre- 
mière éducation  nous  forçait  à  des  précautions  particuliè- 
res. De  ce  moment,  la  question  fut  tranchée.  Moréna  devait 
être  et  serait  élevée  dans  la  maison  de  madame  de  Saule. 

4 

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62  UL  FILLBUUS 

Tous  les  hasards  poussaient  Moréna  dans  les  bras  de  cet 
ange. 

Une  des  femmes  les  plus  dévouées  à  son  service'  fut  char- 
gée de  veiller  à  toute  heure  sur  l'enfant.  On  lui  attribua  une 
chambre  aérée  et  commode  dans  Te  corps  de  logis  qu'habi- 
taient la  mère  et  la  fille.  La  brebis^  dont  le  lait  paraissait  si 
merveilleusement  approprié  à  son  tempérameht,  puis- 
qu'elle n'avait  jamais  été  et  ne  Ait  jamais  malade  pendant 
l'allaitement,  lui  fut  conservée  pour  nourrice. 

Pendant  qu'on  vaquait  à  ces  soins,  j'eus  le  loisir  et  l'occa- 
sion d'apprécier  tout  à  fait  les  instincts  et  l'flme  maternelle 
d'Anicée.  La  Providence  se  trompe  donc  quelquefois,  puis- 
qu'elle n'avait  pas  béni  les  entrailles  d'une  telle  femme. 

Pourquoi  ne  ferai&-je  pas  ici  le  portrait  d*Anicée  de 
Saule?...  Le  pourrai-jel  Ma  main  n'a  jamais  essayé  de  le 
tracer  ;  elle  tremble  en  l'essayant. 

Elle  était  plus  petite  que  grande,  et  toujours  si  chastement 
vêtue  que  tout  le  monde  ne  savait  pas  si  elle  était  belle  au- 
trement que  par  le  visage.  Il  fallait  une  de  ces  rares  occa- 
sions où,  pour  se  soumettre  aux  exigences  du  monde,  elle 
revêtait  une  toilette  de  ville,  pour  savoir  que  ses  épaules 
étaient  aussi  parfaites  que  ses  bras,  et  son  corsage  aussi  fin 
que  ses  pieds  étaient  petits.  A  l'habitude,  elle  avait  des  ha- 
bits aisés,  flottants,  sous  lesquels  chaque  mouvement  gra- 
cieux trahissait  pour  moi  la  beauté  de  son  être,  mais  qui, 
loin  d'appeler  le  regard,  semblaient  vouloir  y  dérober  sans 
affectation  la  femme  pudique  par  instinct.  Vivant  tou- 
jours dans  l'intimité  de  la  famille,  ne  sortant  de  son  inté^ 
rieur  que  contrainte  et  forcée  par  certaines  convenances  de 
position,  on  la  voyait  tous  les  jours  semblable  à  elle-même 
de  caractère,  de  manières  et  même  de  costume.  Hubert^ 
dans  ses  jours  d'humeur,  disait  qu'elle  n'était  pas  assez 
femme,  et  qu'il  y  avait  quelque  chose  d'insolemment  apa- 


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LA  FILLEULE  63 

thique  à  passer  sa  vie  en  robe  de  chambre.  D'autres  fois, 
quand  il  la  comparait  aux  autres  femmes  du  monde,  il 
avouait  qu'avec  sa  robe  blanche  ou  gris-de-perle  à  larges  plis 
et  à  larges  manches ,  ses  beaux  cheveux  bruns  noués  et  rele- 
vés comme  au  hasard ,  elle  arrivait,  on  ne  savait  comment, 
à  être  toujours  la  plus  richement  habillée  et  la  plus  heureu- 
sement coiffée.  Alors  il  prétendait  que,  sous  cet  air  de  né- 
gligence et  d'oubh  d'elle-même,  il  y  avait  une  insigne  co- 
quetterie ;  car  il  n'était  pas  embarrassé  pour  se  contredhre 
lui-même,  en  étudiant  comme  un  problème  désespérant 
cette  femme  si  simple  et  si  vraie,' dont  la  beauté  mojale  était 
aussi  transparente  que  sa  beauté  physique  était  voilée- 
Tout  le  mystère  de  cet  art  qu'elle  avait  de  plaire  toujours 
aux  regards  en  même  temps  qu'à  l'âme,  consistait  dans  un 
sentiment  du  vrai  que  je  n'ai  jamais  vu  en  défaut  chez  elle. 
Si  elle  touchait  à  une  broderie  coloriée,*  sans  y  songer  et 
sans  s'appliquer,  elle  peignait  un  chef-d'œuvre  avec  son 
aiguille  ;  si  elle  regardait  une  œuvre  d'art,  elle  en  sentait 
immédiatement  le;  fort  et  le  faible  avec  une  justesse  pro- 
digieuse; si  elle  admirait  un  beau  livre,  on  pouvait  être  sûr 
que  là  ou  l'auteur  avait  été  le  plus  véritablement  inspiré,  là 
aussi  elle  était  le  plus  vivçment  émue.  Aussi,  en  nouant  sa 
ceinture  à  la  hâte,  ou  en  relevant  ses  cheveux  magnifiques 
sans  consulter  le  miroir,  elle  se  faisait,  sans  prémédi- 
tation, poétique  et  belle  comme  ces  figures  du  Parthénon, 
largement  et  simplement  conçues,  qui  semblent  réaliser  la 
perfection  à  l'insu  de  la  main  qui  les  a  créées. 

C'est  dire  assez  que  c'était  un  être  de  premier  mouve- 
ment. Pourtant  son  imagination  était  calme,  peut-être 
même  froide;  son  éducation  n'avait  pas  été  plus  approfon- 
die que  celle  des  autres  femmes  de  sa  condition.  Elle  n'é- 
tait savante  en  rien  de  ce  qui  sort  des  attributions  de  son 
sexe.  Elle  avait  même  dû  être  un  peu  paresseuse  dans  son 


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64  LA  FILLEULE 

enfance,  faute  de  vanité  ou  à  force  de  bonheur;  car,  outre 
qu'elle  avait  eu  la  meilleure  des  mères,  c'était  une  nature 
heureuse  par  elle-même.  Mais  son  cœur,  doué  d'une  bien- 
veillance, d'une  commisération,  d'un  dévouement  extrêmes, 
lui  tenait  lieu  d'imagination,  de  science  et  d'activité.  Elle 
devinait  tout  cela  par  le  sentiment  personnel,  et,  comme 
jamais  son  sentiment  personnel  n'avait  rien  d'égoïste,  d'hy- 
pocrite ou  de  lâche,  elle  avait  dans  le  cœur  des  décisions 
souveraines,  des  solutions  sans  réplique,  des  sagesses  tou- 
tes divines. 

Elle  présentait  donc  ce  contraste  enchanteur  d'une  per- 
sonne  très-raisonnable  et  très-spontanée,  douce  comme 
l'abnégation,  résolue  comme  le  dévouement  ;  faible  devant 
tout  ce  qui  demandait  de  la  tolérance,  forte  devant  tout  ce 
qui  exigeait  de  l'équité.  Les  gens  qui  la  connaissaient  peu 
la  jugeaient  froide  et  nulle,  à  cause  de  sa  vie  austère  et  de 
sa  complète  absence  de  coquetterie.  Ceux  qui  la  connais- 
saient davantage  la  trouvaient  romanesque  dans  sa  con- 
fiante bonté.  Ceux  qui  la  connaissaient  tout  à  fait  la  ju- 
geaient comme  je  viens  de  la  peindre. 

«  Elle  est  tout  cœur  des  pieds  à  la  tête,  disait  le  vieux 
chevalier  de  Valestroit,  l'ami  d'enfance  de  son  grand-père. 
Sa  conscience,  son  esprit,  son  instruction,  sa  grâce,  tout 
part  de  là.  » 

J*aurai  Toccasion  de  parler  davantage  de  ce  vieillard  qui 
l'appréciait  si  bien ,  parce  que  lui-même,  ridiculement  igno- 
rant pour  un  homme,  avait,  comme  Anicée,  des  puissances 
de  cœur  qui  suppléaient  à  tout.  Il  faut  que  je  reprenne  le 
fil  de  mon  histoire  ;  je  m'aperçois  que  je  suis  un  narrateur 
bien  malhabile,  et  que  j'écris  comme  j'ai  vécu,  en  m'arrê- 
tant  à  chaque  pas  pour  admirer  ce  qui  me  charme,  sans 
songer  h  gagner  le  but. 

Je  dois  pourtant  dire  absolument,  avant  de  passer  outre, 


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LA  FlLLfilîLB  .  d5 

gue  eette  joaroée  s'écoula  comme  la  veille  et  le  lendemain , 
comme  bien  des  jours  ensuite,  sans  que  cet  être  divin  m*oc- 
cupât  de  manière  à  me  le  faire  définir.  Il  y  avait  en  moi 
un  instinct  qui  me  commandait  de  l'estimer  sans  réserve , 
de  Taimer  sans  réflexion.  L'amour  s'insinuait  dans  mon 
sein  comme  s'insinuent  dans  les  veines  ces  vins  doux  de 
mon  pa^is,  qui ,  à  la  saison  des  vendanges,  semblent  inno- 
cents comme  le  lait ,  et  qui  vous  font  complètement  ivre 
avant  qu'on  ait  étanché  la  première  soif.  Tous  les  étran- 
gers y  sont  pris  j  leur  raison  est  à  peine  troublée  que  leurs 
pieds  sont  enchaînés  déjà  par  l'ivresse.  Moi ,  étranger  à 
l'amour,  à  la  vie,  j'étais  déjà  lié  par  une  passion  absolue  et 
invincible,  avant  de  croire  que  je  fusse  seulement  amou- 
reux. 

Tous  les  jours,  vers  cinq  heures,  je  m'en  retournais  à  la 
maison  Floche,  ne  voulant  pas  abandonner  mes  hôtes  à  la 
tristesse,  à  la  maladie  et  à  Visolement.  Tous  les  jours  ma- 
dame Marangp,  en  recevant  mes  adieux ,  me  disait  :  «  A  de* 
main ,  n'est-ce  pas  ?»  Et  tous  les  jours  j'arrivais  à  midi. 

J'avais  fixé  mon  départ  au  10  octobre.  Le  père  Floche 
commençait  à  se  lever.  Rien  de  menaçant  ne  s'était  produit 
autour  de  sa  demeure.  On  n'avait  pas  vu  non  plus  la  moin- 
dre trace  du  pied  d'un  gitano  sur  le  sable  des  allées  du  paro 
de  Saule.  Le  9,  comme  j'allais  décidément  faire  mes  adieux, 
madame  Marange  me  dit: 

—  Pourquoi  nous  quitter?  Nous  sommes  forcés  par  nos 
affaires  de  rester  ici  jusqu'à  la  fin  du  mois  ;  restez-y  avec 
nous.  Quittez  votre  maison  Floche,  qui  devient  froide,  et 
vos  bois,  qui  vous  rendront  misanthrope.  Nous  avons  pour 
vous  une  petite  chambre  bien  modeste,  mais  bien  isolée, 
où  vous  travaillerez  tant  qu'il  vous  plaira.  Allez  embrasser 
votre  ami  du  Berry,  puisqu'il  vous  attend,  et  revenez  le 
lendemain.  Vous  ne  serez  pas  trop  en  retard  pour  les  cours 

4. 


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66  LA  FILLEULE 

que  vous  voulez  suivre,  et  vous  reviendrez  avec  nous  à 
JParis.  Comme  nous  comptons  emmener  Moréna,  vous  ne 
l'aurez  pas  perdue  de  vue  un  seul  jour. 

Peus  le  courage  de  refuser  ;  je  sentais  d'avance  tout  ce 
que  Roque  aurait  à  me  reprocher'  si  je  m'endormais  ainsi 
dans  les  délices.  Madame  Marange  insista. 

—  Tenez,  me  dit-elle,  ce  n'est  pas  une  offre  que  je  vous 
fais,  c'est  une  preuve  d'amitié  que  je  vous  demande.  Je  ne 
peux  pas  vous  dire  pourquoi  et  comment  vous  nous  ren- 
drez service  en  nous  sacrifiant  ces  \ingt  jours;  je  vous  le 
dirai  probablement  plus  tard. 

Je  n'hésitai  plus,  je  promis.  Tallai  recevoir  Roque  à  la  di- 
ligence de  Paris ,  car  cette  fois  il  n'avait  pu  revenir  par 
Fontainebleau.  Il  me  gronda,  il  me  railla ,  il  me  menaça 
de  m'abandonner  à  mon  apathie  si  je  le  quittais.  Je  le  quit- 
tai. Je  revins  à  Saule  le  lendemain. 

-7-  Tenez,  me  dit  madame  de  Marange,  le  soir  même,  en 
se  promenant  seule  avec  moi  au  jardin ,  je  suis  si  recon- 
naissante de  votre  dévouement ,  que  je  veux  vous  dire  de 
suite  en  quoi  il  consiste.  Cest  à  nous  préserver  de  la  mal- 
veillance d'un  petit  ennemi  que  nous  nous  sommes  fait.  Ce 
pauvre  M.  Hubert  Clet  ne  s'est-il  pas  imaginé  de  faire  à 
ma  fille  la  plus  sotte,  la  plus  ébouriflée,  la  plus  ridicule  dé- 
claration d'amour?  Elle  en  a  ri.  Ça  Ta  blessé ,  et  cependant 
il  reste ,  après  avoir  toutefois  juré  de  ne  pas  recommencer. 
Nous  ne  trouvons  pas  que  nous  devions  le  chasser,  cela 
n'en  vaut  pas  la  peine.  Ma  fille  a  trente  ans.  Elle  a  déjà* 
derrière  elle  une  vie  si  sérieuse  et  si  irréprochable,  qu'elle 
aurait  mauvaise  grâce  à  éloigner  d'elle  un  si  pauvre  dan- 
ger. D'ailleurs,  mon  fils,  qui,  naturellement,  ne  sait  rien 
de  cela,  et  qui  ,.sous  ses  airs  d'enfant  gâté,  cache  des  in- 
stincts assez  chevaleresques,  pourrait  bien  faire  un  mauvais 
parti  à  son  ami.  M.  Clet  est  volontiers  rogue,  et  ne  se  lais- 


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LA  FILLEULE  67 

serait  pas  traiter  comme  un  petit  garçon.  Devant  cette 
crainte,  nous  avons  dû  nous  taire;  mais,  bien  que  M.  Clet 
soit  redevenu  fort  convenable,  son  insistance  à  rester  ici 
nous  étonne.  Il  semble  quMl  se  soit  promis  à  lui-même  de 
ne  pas  passer  pour  éconduit  auprès,de  ses  amis  de  Paris, 
auxquels  nous  savons ,  par  le  chevalier,  qu'il  a  fait  la  con- 
fidence de  ses  projets  amoureux.  Je  crains  qu'il  ne  s'obstine 
à  retourner  seulement  le  même  jour  que  nous,  et  à  se 
montrer  assidu  chez  nous.  Je  crains  que  cette  petite  co- 
médie de  mauvais  goût  ne  fasse  perdre  patience  à  notre 
vieux  chevalier,  qui  a  la  tête  vive,  et  qu'il  ne  remette  tout 
haut  cet  enfant  à  sa  place.  Alors...  je  vous  avoue  ma  fai- 
blesse de  mère ,  je  crains  un  duel  entre  mon  fils  et  M.  Hu- 
bert. 

—  Dois-je  m'en  charger,  madame?  répondis-je  avec  une 
naïveté  qui  fit  sourire  madame  Mérange;  Parlez,  je  provo- 
querai Hubert  aujourd'hui  même. 

—  A  Dieu  ne  plaise,  mon  cher  enfant  I  s*écria-t-elle  ; 
vous  n'av^  pas  mission  de  défendre  ma  fille,  et  une  affaire 
qui  nous  atteint  si  peu  ne  mérite  pas  le  plus  petit  coup 
d'épée.  Il  ne  s'agit  pas  de  cela,  mais  de  détruire,  par  votre 
présence,  l'efifet  de  l'outrecuidance  de  M.  Clet.  Sans  vous, 
nous  voici  seules  ici  avec  mon  fils  et  lui  qui  se  pose  en  don 
Juan.  Nous  avons  de  vieux  amis,  nous  n'avions  jamais 
reçu  de  jeunes  gens  dans  l'intimité  de  la  campagne.  De  ce 
que  nous  avons  cédé  au  désir  que  montrait  Julien  de  nous 
amener  celui-là,  il  voudra  faire  conclure  que  ses  préten- 
tions sont  agréables.  Si  vous  êtes  ajmis  dans  cette  intimité, 
il  ne  pourra  se  vanter  d'une  exception  en  sa  faveur,  et 
même ,  je  veux  vous  demander  de  nous  amener  votre  ami 
Roque  un  de  ces  jours,  ne  fût-ce  que  pour  quelques  heures. 
Nous  l'aimons  sans  le  connaître  et  nous  voulons  le  voir  à 
Paris.  Puisqu'il  faut  que  mon  fils,  en  devenant  un  jeune 


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68  LA  riLLEULE 

bommcy  ramène  la  jeunesse  à  notre  foyer,  je  voudrais  Yj 
entourer,  en  même  temps  que  nous,  de  jeunes  gens  sé- 
rieux et  d'un  caractère  sûr.  Ils  sont  •  rares.  Puisque  nous 
sommes  assez  heureux  pour  vous  avoir  découvert,  restez- 
nous.  Peu  à  peu,  je  suis  persuadée  que  vous  prendrez  de 
l'influence  sur  Julien,  et  que  vous  le  dégoûterez  des  gens  et 
des  choses  frivoles. 

Cette  bonne  mère  n'eut  pas  de  peine  à  me  convaincre. 
La  pensée  ne  me  vint  seulement  pas  de  lui  dire  qu'elle  ve- 
nait d'imaginer  un  remèdn  qui  pouvait  être  pire  que  le  mal. 
Je  me  sentais  si  fort  de  la  conscience  de  mon  respect  pour 
sa  iiile,  que  je  n'imaginai  pas  une  chose  bien  simple  et  qui 
devait  arriver  nécessairement  :  c'est  que  Clet,  par  dépit, 
donnerait  à  entendre,  dans  un  sens  ironique  ou  malveil- 
lant, que  je  lui  étais  préféré. 

Dès  ce  jour  laJutte  fut  engagée  sourdement  entre  lui  et 
moi.  Il  se  borna  d'abord  à  observer;  puis  me  railla  de 
filer  le  parfait  amour,  sans  espoir  et  sans  profit;  enfin,  il 
partit  brusquement,  résolu,  non  à  calomnier  madame  de 
Saule  (son  âme  n'était  pas  capable  de  cette  noirceur  pré- 
méditée), mais  tout  porté  à  dénigrer  nos  relations  lors- 
qu'elles gêneraient  son  amour-propre. 

Madame  Marange  avait  de  la  fortune,  mais  la  terre  de 
Saule,  qui  avait  appartenu  à  son  gendre,  était  sans  impor- 
tance. M.  de  Saule  avait  eu  des  emplois  assez  brillants  pour 
suppléer  à  l'insuffisance  de  son  patrimoine.  Après  sa  mort, 
sa  veuve,  qui  n'avait  jamais  eu  le  goût  du  monde,  avait 
souhaité  d'habiter  la  campagne  une  grande  partie  de  l'an- 
née, et,  aux  fiiverses  résidences  qu'elle  possédait,  elle  avait 
préféré  celle-là  à  cause  du  site.  On  avait  donc  décoré  avec 
une  élégante  simplicité  le  petit  chûteau,  et  agrandi  le 
jardin  et  le  parc  aux  dépens  des  prairies  environnantes  ; 
l'exploitation  agricole  offrant  un  mince  revenu,  on  n'avait 


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Là  FILLEULE  09 

pas  à  s'eD  occuper  beaucoup,  et  on  sortait  peu  de  \9l  réserve, 
si  ce  n*est  pour  aller^  rendre  des  services  pleins  de  simpli- 
cité et  de  cordialité  aux  gens  de  la  campagne,  quelquefois 
pour  visiter  en  voiture  les  plus  beaux  sites  environnants. 
En  général,  ces  deux  femmes  vivaient  comme  cacbées  dans 
leur  sanctuaire,  subissant  les  visites  avec  une  aménité  rési- 
gnée, et  préférant  une  vie  réglée  et  uniforme  à  tout  autre 
genre  d'existence. 

C'est  ainsi  que  j'avais  vécu  près  de  ma  mère ,  et  la 
destinée  t^'Ânicée  dans  le  présent  était  si  semblable  à  la 
mienne  dans  le  passé,  qu'auprès  d'elle  je  croyais  recom- 
mencer à  vivre  dans  les  conditions  normales  de  mon  être. 

Roque,  cédant  à  ma  prière  et  aux  aimables  avances  de 
madame  Marange,  vint  passer  une  journée  avec  nous.  Il 
était  trop  bon  et  trop  droit  pour  ne  pas  apprécier  de  suite 
ces  deux  femmes;  il  remarqua  vite  une  cbose  qui  ne 
m'avait  pas  frappé,  et  qui  ne  changea  rien  à  mes  sentiments 
quand  il  me  la  fit  constater  :  c'est  que  madame  Marang:e, 
avec  son  ton  simple  et  sa  vie  modeste,  était  extrêmement 
intelligente  et  sérieusement  instruite  pour  une  femme.  En 
cela,  elle  dépassait  sa  fille;  mais  elle. cachait  ce  genre  de 
supériorité  avec  un  soin  extrême,  et  il  fallait,  pour  s'en 
apercevoir,  toute  l'obstination  naturelle  que  mettait  Ed- 
mond Roque  à  ne  vouloir  pas  s'intéresser  aux  choses  vul- 
gaires, et  le  besoin  qu'il  avait  continuellement  d'élever  la 
conversation  à  des  résumés  de  science  abstraite,  quand  il  ne 
pouvait  la  faire  rouler  sur  des  faits  de  science  positive.  11  était 
pédant,  mais  de  bonne  foi,  avec  tant  d'amour  et  si  peu  de 
vanité,  qu'il  fallait  bien  l'accepter  ainsi,  et  l'aimer  quand 
même.  Par  obligeance,  par  bonté,  par  savoir-vivre,  madame 
Marange  lui  laissa  donc  voir  qu'elle  le  comprenait.  Elle  était 
la  veuve  d'un  homme  qui  avait  cultivé  modestement  les 
sciences  par  goût  et  par  aptitude  naturelle  ;  elle  n'était  pas 


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70  LA  FILLEtJLE 

une  femme  savante,  mais  rien  de  ce  qui  avait  intéressé  scm 
mari  ne  lui  était  étranger. 

J'ai  dit  par  quelle  supériorité  d'élan  dans  la  tendresse 
Anicée  redevenait  l'égale,  et  à  mes  yeux,  plus  que  l'égale  de 
son  admirable  mère  ;  mais  Roque  n'en  jugea  pas  ainsi  :  il 
trouva  bien  plus  d'attrait  è  se  faire  écouter,  et  même  ques- 
tionner par  madame  Marange,  qu'à  contempler  madame  de 
Saule.  Elle  lui  sembla  par  conséquent  la  plus  jeune,  la  plus 
belle  des  deux.  Il  est  certain  qu'elle  était  encore  charmante 
et  qu'elle  pouvait  éblouir  un  tout  jeune  homme.  Ces  sortes 
de  sympathies,'  que  l'âge  rend  disproportionnées,  et  qui 
sont  invraisemblables  à  la  pensée,  sont  pourtant  très-fré- 
quentes, par  conséquent  très-naturelles  ;  mais,  entre  une 
femme  si  saine  de  jugement,  aussi  vraiment  chaste  que  ma- 
dame Marange,  et  un  '^enfant  aussi  pur  et  aussi  froid  que 
mon  ami,  l'attrait  ne  pouvait  qu'être  tout  moral ,  la  sollici- 
tude toute  maternelle. 

Néanmoins,  la  jeunesse,  quelque  austère  qu'elle  se  fasse, 
aime  à  exagérer  ses  appréciations;  ses  hyperboles  sont 
vives,  son  vocabulaire  est  jeune.  Aussi  Roque  me  dit-il  en 
riant,  dès  le  premier  jour,  qu'il  était  amoureux  de  madame 
Marange. 

—  Oui,  amoureux  est  le  mot,  ajouta-t-il  en  reprenant  son 
sérieux  habituel;  je  ne  sais  pas  si  c'est  une  femme  d'un  âge 
mûr,  cela  m'est  parfaitement  égal  ;  elle  me  paraît  beaucoup 
plus  belle  que  sa  fille,  et  nulle  femme  ne  m'a  jamais  plu 
autant  qu'elle.  Tu  peux  donc  lui  dire  de  ma  part  qu'elle  a 
en  moi  un  adorateur  dévoué,  un  mari  très-ûdèle  si  bon  lui 
semble. 

C'est  ainsi  que,  pendant  plus  de  vingt  ans.  Roque  parla 
de  madame  Marange  et  qu'il  lui  parla  à  elle-même  fmais 
comme  jamais  il  n'alla  plus  loin  et  ne  songea  même  à 
lui  baiser  la  main,  cette  sainte  femme  n'en  fut  pas  com- 


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liA  FILLEULE  7i 

promise^  et,  à  soixante-diz  dns,  elle  l'appelait  encore  son 
amoureux,  avec  cette  simplicité  enjouée  qui  est  le  privil^e 
des  matrones  irréprochables. 

Malgré  le  plaisir  que  Roque  goûta  dans  cette  journée,  il  ne 
manqua  pas,  dès  qu'il  fut  seul  avec  moi,  de  me  gronder 
énergiquement  sur  ma  paresse.  Je  n'avais  pas  ouvert  un 
livre  depuis  quinze  jours  ;  je  n'y  avais  pas  même  songé.  Je 
ne  sentais  pas  le  besoin  de  la  vie  purement  intellectuelle, 
depuis  que  celle  du  cœur  m'était  rendue.  J'avais  été  sevré 
de  cellerci  depuis  deux  ans  :  il  me  semblait  bien  avoir  le 
droit  de  la  savourer  pendant  quelques  jours. 

—Quelques  jours  !  disait  Roque  indigné.  Ne  dirait-on  pas 
que  monsieur  compte  vivre  plusieurs  siècles  !  et  il  mourra 
peut-être  samedi  ou  dimanche.  Il  mourra  sans  avoir  appris 
ce  qu'on  peut  apprendre  dans  une  semaine^  c'est-à-dire  un 
monde,  un  des  mondes  dont  se  compose  le  monde  infini  de 
la  science. 

Roque  prêchait  d'exemple.  Dans  ses  vacances,  il  avait  ap- 
pris le  sanscrit;  il  appelait  cela  respirer  l'air  natal  et  se  re- 
tremper à  la  campagne. 

Il  blâma  l'adoption  de  Moréna;  il  eut  pour  le  faire  toutes 
les  raisons  qui  m'avaient  fait  hésiter.  Il  fut  sourd  à  celles  qui 
m'avaient  vaincu  ;  ce  qui  ne  l'empêcha  pas  de  trouver  la 
petite  fille  ravissante  et  de  donner  de  fort  bons  conseils  sur 
la  manière  de  soigner  son  développement  physique. 


Vlil 

Nous  sommes  encore  une  fois  privés  des  souvenirs  per- 
sonnels de  Stéphen  ;  mais  comme  c*est  à  cette  même  époque 
que  nous  avons  connu  intimement  les  principaux  person^ 


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72  1.A    FILLKILE 

nages  de  celte  histoire,  nous  pourrons  raconter  très-fldèie- 
ment  ce  qui  manque  dans  son  récit 

Madame  Marange  et  sa  fille  occupaient  à  Paris  une  maison 
qu'elles  avaient  achetée  rue  de  Gourcelles  ;  leur  genre  de  vie 
y  était  à  peu  près  le  même  qu'à  la  campagne;  elles  j  avaient 
un  grand  et  beau  jardin  qui  les  isolait  du  voisinage  et  leur 
permettait  de  ne  pas  trop  se  croire  à  la  ville.  Elles  eussent 
préféré  passer  toute  l'année  aux  champs  ;  mais  Julien  Ma- 
range n'eût  pas  été  de  cet  avis,  et  elles  le  trouvaient  trop 
jeune  pour  l'abandonner  à  lui-même.  Dès  le  matin,  Ànicée 
s'occupait  de  Moréna;  elle  surveillait  sa  toilette,  et  même, 
quand  sa  mère  ne  l'observait  pas  trop,  elle  s'en  acquittait 
elle-même  avec  un  plaisir  naïf  :  elle  n'avait  jamais  connu 
cette  joie  féminine  de  toucher  adroitement  à  un  petit  être, 
de  chercher  à  deviner  ses  désirs,  à  étudier  le  langage  de  ses 
vagissements  et  l'expression,  chaque  jour  plus  intelligible, 
de  ses  r^ards.  Elle  s'initiait,  avec  une  amoureuse  curio- 
sité, à  ces  mille  petits  soins  dont  Tintelligence  est  révélée  aux 
mères  et  qu'elle  regrettait  si  douloureusement  d'être  forcée 
d'apprendre.  Elle  rougissait  presque  de  son  ignorance  ;  elle 
avait  hâte  de  n'avoir  plus  le  secours  d'une  étrangère  entre 
elle  et  cet  enfant,  à  qui  elle  voulait  pouvoir  s'imaginer  qu'elle 
avait  donné  la  vie. 

Madame  Marange  craignait  un  peu  l'excès  de  cette  ten- 
dresse, et  s'efforçait  de  la  réprimer  ou  de  la  contenir.  Il  y 
avait  cinq  ans  déjà  qu' Anicée  était  veuve.  Sa  mère  désirait 
qu'elle  se  remariât,  et  redoutait  un  «bstacle  dans  l'adoption 
exclusive  et  jalouse  de  cet  enfant  étranger,  qu' Anicée  tendait 
à  considérer  comme  le  sien  propre,  jusqu'à  concevoir  déjà 
vaguement  l'idée  de  ne  le  sacrifier  à  aucune  affection  nou- 
velle. 

Anicée  avait  été  mariée  à  un  homme  de  mérite,  mais  qu'un 
fond  d'ambition  cachée  avait  bientôt  privé  des  charmes  de 


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LA  FILLEULE  73 

Fexpansion  et  de  l'appréciation  des  douceurs  du  foyer  domes- 
.  tique.  Elle  avait  souffert  de  cette  déception  sourde  et  lente, 
et  peu  à  peu  complète.  Son  mari  avait  des  procédés  exquis 
envers  elle,  selon  le  monde  ;  mais  son  intimité  était  devenue 
morne,  préoccupée,  froide,  un  peu  hautaine.  Anicée  n'avait 
pas  aggravé  son  mal  par  d'importuns  et  d'inutiles  reproches. 
Elle  avait  sacrifié  ses  goûts  et  son  idéal  de  bonheur  tendre 
et  caché.  Elle  ne  s'était  jamais  voulu  avouer  qu'elle  était 
malheureuse.  Elle  ne  pouvait  l'être  complètement  avec  une 
âme  si  douce,  tant  de  penchant  à  s'effacer  ou  à  s'immoler, 
et  les  consolations  d'une  mère  si  assidue  et  si  parfaite.  C'était 
une  victime  souriante  et  parée,  qui  mourait  de  langueur  et 
d'ennui  au  milieu  de  l'éclat  du  monde.  Elle  avait  souffert  sans 
jamais  se  plaindre  ;  mais  sa  mère  ne  s'y  était  pas  trompée  : 
elle  avait  essayé  de  le  faire  comprendre  à  M.  de  Saule.  En 
sentant  ses  torts,  il  s'était  aigri  comme  font  les  gens  qui  ne 
peuvent  ou  ne  veulent  pas  les  réparer.  Il  avait  eu  de  l'amer- 
tume contre  sa  belle-mère,  prétendant  qu'elle  exerçait  sur 
sa  ûlle  une  influence  fâcheuse  en  l'encourageant  dans  sa 
manie  de  retraite;  il  songeait  presque  à  séparer  ces  deux 
femmes,  ce  qui  eût  été  la  mort  de  l'une  ou  de  l'autre,  si  la 
mort  ne  l'eût  surpris  lui-même. 

Anicée  n'avait  donc  connu  dans  l'amour  et  le  mariage 
qu'un  bonheur  court  et  trompeur.  Elle  ne  désirait  pas  faire 
une  nouvelle  expérience.  La  pensée  d'être  rapprochée  pour 
toujours  de.sa  mère  la  dédommageait  de  la  solitude  de  sa 
vie.  Depuis  cinq  ans,  elle  faisait  comme  faisait  Stéphen  de- 
puis un  mois.  Elle  se  reposait  d'avoir  souffert,  sans  songrr 
à  vivre  complètement. 

Dans  la  journée,  elle  ne  recevait  personne;  en  cela  elle 
était  d'accord  avec  madame  Marange,  qui  pensait  qu'on  doit, 
pour  conserver  la  santé  de  l'esprit,  s'appartenir  chaque  jour 
un  certai    nombre  d'heures.  Elles  déjeunaient  avec  Julien, 

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74  LA  FILLEULB 

gai  suivait  ou  était  censé  suivre  des  cours.  Dès  qu'il  était 
sorti,  ^les  lisaient  et  brodaient  alternativement  ensemble. 
Elles  vivaient  dans  une  telle  fusion  d^habitudes,  qu'il  n'y 
avait  jamais  qu'un  livre  commencé  ou  un  ouvrage  de  femme 
sur  le  métier  pour  elles  deux.  De  temps  en  temps  on  appor- 
tait Moréna,  qui  se  roulait  à  leurs  pieds  sur  une  épaisse  cou- 
verture de  soie  piquée.  Peu  à  peu,  Anicée  obtint  qu'elle  y 
restât  presque  tout  le  temps.  Elle  éprouvait  une  jouissance 
infinie  à  contempler  les  mouvements  souples  et  gracieux 
de  cette  ravissante  petite  créature  qui,  ne  souffrant  jamais 
et  se  sentant  prévenue  dans  tous  ses  désirs,  ne  troublait 
fo^sque  jamais  de  ses  ctIs  le  calme  de  cette  suave  de- 
meure. 

Après  la  lecture,  Anicée  et  sa  mère,  qui  avaient  le  goût  de 
l'oi*dre  dans  les  choses  morales  et  matérielles,  s^occupaient 
alternativement  ou  ensemble  des  détails  de  leur  intérieur; 
elles  renouvelaient  ou  arrosaient  les  fleurs  choisies  qui  par- 
fumaient les  appartements;  elles  ordonnaient  le  dîner  selon 
te  giM  des  hôtes  qu'elles  attendaient  ;  elles  écrivaient  leurs 
lettres,  elles  s'habillaient  l'une  l'autre. 

Julien  rentrait.  On  s'occupait  de  lui,  de  ses  études,  de  ses 
plaisirs  surtout,  dont  il  était  beaucoup  plus  pressé  de  rendre 
compte  et  de  demander  les  moyens  de  renouvellement.  Le 
chevalier  de  Valestroit,  ou  quelque  autre  vieux  ami,  venait 
dîner.  Anicée  allait  ensuite  s'occuper  du  souper  et  du  cou- 
cher de  Moréna.  A  huit  heures,  le  terme  moyen  de  la  réunion 
était  une  dizaine  de  personnes  intimes.  Une  fois  dans  la  se- 
inaine  on  rendait  des  visites  dans  la  journée;  une  autre  fois 
on  allait  au  spectacle  le  soir. 

C'est  à  cette  vie  placide  et  délicieusement  monotone  que 
Stéphen  fut  associé.  Elle  semblait  avoir  été  faite  exprès  pour 
fui.  Ce  jeune  homme  était  un  étrange  composé-  de  moliesse 
et  d'ardeur  intellectuelle.  Ses  facultés,  peu  communes  par 


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LA  FILLEULE  75 

leur  précocité,  leur  variété  et  leur  étendue,  le  rivaient  à  Vé^ 
tude  solitaire  pendant  la  journée.  S*il  paraissait  y  apporter 
moins  d'acharnement  que  son  ami  Roque^  c*est  qu'il  y  ap* 
portait  réeilejnent  plus  de  facilité.  Il  avait  une  mémoire 
prodigieuse  et  une  rare  promptitude  d'assimilation.  Il  était 
de  ces  heureuses  organisations  qui. n'ont  jamais  l'air  d'avoir 
travaillé,  parce  qu'elles  n'ont  pas  besoin  de  résumer  leurs 
conquêtes.  Elles  en  jouissent  en  silejice  et  les  possèdent  sans 
les  compter.  Sa  modestie  excessive  ne  tenait  pas  à  un  effort 
de  sa  volonté  pour  rester  dans  les  limites  du  bon  goût. 
C'était  plutôt  une  langueur  naturelle  et  charmante  qui  le 
préservait  du  besoin  de  produire  son  mérite.  Il  avait  un 
fonds  de  poésie  dans  l'âme  qui  ne  lui  permettait  pas  d'être 
systématique,  et  tandis  que  Roque  voulait  tout  soumettre  à 
la  r^le  de  l'analyse  pour  arriver  à  la  certitude,  Stéphen 
trouvait  la  conviction  par  une  intuition  soudaine  et  sûre  qui 
ressem  blait  au  génie. 

Ce  génie  humble  et  caché  se  sufQsait  à  lui-même  tout  le 
-temps  où  il  lui  était  impossible  de  vivre  par  le  cœur;  mais 
dès  que  le  soir  arrivait,  si  un  obstacle  imprévu  retardait  sa 
sortie  accoutumée  et  sa  course  rapide  du  Luxembourg  aux 
Champs-*Élysées,  il  se  faisait  en  lui  une  impétuosité  de  vo- 
lonté dont  on  ne  l'aurait  pas  oru  susceptible.  Les  jours  où 
Anicée  et  sa  mère  allaient  au  spectacle,  il  entrait  dans  une 
sorte  de  crise  singulière;  il  se  demandait  avec  terreur,  lui 
si  doux,  si  patient  et  si  facile  à  occuper,  ce  qu'il  allait  devo^ 
nir  jusqu'à  l'heure  où  il  avait  l'habitude  de  les  quitter  les 
autres  soirs.  Pendant  quelques  semaines,  il  avait  acheté  une 
contre-marque  pour  avoir  le  droit  d'entrer  au  parterre,  de 
les  regarder  de  loin  et  d'aller  les  saluer  un  instant  dans 
l'entr'acte.  Mais  cette  manière  de  les  voir  en  public  le  fit 
souflrir  davantage,  et  il  y  renonça. 

Alors  il  ouvrit  sa  porte  à  quelques  amis  qui  venaient  cau- 

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76  LA  FILLEULE 

ser  et  fumer,  ce  soir-là,  chez  lui.  Pour  son  compte,  il  causait 
peu  et  fumait  encore  moins  ;  mais  il  les  écoulait  et  s'inté- 
ressait à  réchange  de  leurs  idées.  Tout  ce  qui  lui  eût  paru 
oiseux  ou  fatigant  en  d'autres  moments,  lui  était,  à  celui- 
là,  plus  agréable  que  la  solitude  la  mieux  utilisée.  Il  avait 
besoin  ou  de  S'étourdir,  ou  de  faire  un  effort  pour  se  rap- 
peler qu'il  y  avait  d'autres  êtres  sur  la  terre  que  les  deux 
femmes  de  la  rue  de  Courcelles. 

Roque  venait  là  aussi,  les  yeux  brûlés  par  le  travail,  la 
voix  brève  et  l'esprit  tendu,  ne  voulant  pas  avouer  qu'il 
avait  besoin  de  cette  heure  de  repos,  et  feignant  de  s'y  laisser 
aller  par  complaisance. 

Ces  petites  réunions,  dans  une  chambre  encore  trop  pe- 
tite pour  les  contenir,  et  où  la  circulation  du  jeune  sang 
suppléait  parfois  à  l'insuffisance  du  combustible,  ne  man- 
quaient pas  d'un  certain  charme.  Les  trois  ou  quatre  amis 
•des  deux  amis  étaient  des  sujets  assez  distingués  pour  les 
apprécier.  Au  milieu  de  la  légèreté  un  peu  folle  de  leur  âge, 
l'influence  pure  de  Stéphen,  le  souffle  ardent  de  Roque  fai- 
saient passer  des  rayons  de  poésie  ou  des  éclairs  d'esprit.  On 
discutait  sur  toutes  choses  avec  chaleur,  avec  ce  mélange 
d'entêtement,  de  mauvaise  foi  et  d'ingénuité  insouciante 
qui  est  propre  aux  jeunes  gens  de  tous  les  pays,  mais  à  ceux 
de  France  particulièrement. 

Quand  deux  ou  trois  oisifs  de  première  année  se  trou- 
vaient là  aussi,  les  fréquentes  interruptions,  les  saillies  pit- 
toresques, les  applaudissements  ou  les  huées  de  cet  auditoire 
désintéressé  dans  les  questions  soulevées,  brisaient  forcé- 
ment l'obstination  passionnée  de  Roque  et  faisaient  passer 
dans  la  conversation  d'autres  courants  d'idées  que  Stéphen 
aimait  assez  à  saisir  au  vol,  à  fixer  par  une  réflexion  jetée 
comme  au  hasard,  et  à  livrer  à  l'analyse  hachée  et  variée  des 
autros. 


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LA  FILLEULE  77 

Pendant  ce  temps,  il  rentrait  dans  son  silence,  et,  tout  en 
suivant  leurs  raisonnements  ou  leurs  déraisonnements,  il 
pensait  un  peu  à  autre  chose.  Quelquefois  on  le  priait  de 
jouer  sur  son  piano  un  air  du  pays  qui ,  comme  une  brise 
rafraîchissante,' planait  sur  ces  jeunes  têtes;  et  cependant  on 
n'écoulait  pas.  Roque,  qui  n'avait  jamais  rien  écouté  d*tnti- 
tile,  entamait  une  dissertation  sur  la  musique  des  Chinois 
et  des  Indiens  dans  !e^  temps  primitifs.  On  ne  Técoutait  pas 
non  plus;  mais  on  entendait  de  chaque  oreille  le  musicien 
et  le  savant,  et,  au  milieu  de  ce  bruit  de  paroles,  de  cette 
fumée  de  tabac  et  de  ce  décousu  d^idées  qui  flottaient  au- 
dessus  de  sa  tête,  Stéphen  s'oubliait  au  piano  et  improvisait 
sans  le  savoir,  tout  en  recueillant  quelques  bribes  de  la 
causerie  des  autres.  Il  lui  semblait  être  alors  sous  les 
noyers  de  son  village  ou  sous  les  chênes  de  la  forêt  de 
Fontainebleau,  et  saisir  au  loin  les  sont  vagues  de  la  voix 
humaine  emportée  à  chaque  instant  par  les  souffles  de 
Forage. 

—  Un  soir  que  j'improvisais  ainsi,  dit  Stéphen  dans  un 
fragment  que  nous  nous  sommes  efforcé  de  rejoindre  par 
ce  qui  précède,  nous  vîmes  entrer  chez  moi  une  espèce  de 
vieux  Schmuck  *,  ancien  chef  d'orchestre  allemand ,  qui 
vivait  pauvrement  à  Paris  de  quelques  leçons.  Il  demeurait 
à  côté  de  moi  depuis  peu  de  temps  :  une  cloison  séparait  ma 
chambre  de  la  sienne.  J'ignorais  sa  profession  et  son  talent, 
sans  quoi  je  me  serais  fait  scrupule  de  troubler  son  repos  et 
d'écorcher  ses  oreilles.  Il  fut  accueilli  par  des  rires  homé- 
riques, car  il  n'y  avait  rien  de  plus  plaisamment  laid  que  sa 
figure  et  son  accoutrement,  et  il  arrivait  de  l'air  effaré  d'un 
homme  réveillé  dans  son  premier  sommeil,  qui  demande 
grâce,  vu  l'heure  indue,  et  qui  menace  d'invoquer  la  haute 


1.  Peisonnage  de  Balzac,  dans  le  Couiin  Pom. 


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78  lA  FILtEULK 

impartialité  du  portier.  Je  me  levai,  prêta  céder  à  ses  trop 
justes  réclamations;  mais  il  s'agissait  du  contraire. 

—  Mon  cher  voisin,  me  dit-il,  vous  avez  ici  un  ami  qui 
parle  fort  bien  sur  la  théorie  musicale,  mais  qui  parle  trop 
près  de  la  tête  de  mon  lit,  et  qui  m'empêche  d'entendre  les 
airs  que  vous  jouez.  Ces  airs  champêtres  que  vous  répétez 
tous  les  soirs  me  sont  agréables  pour  m'endormir,  et  l'élo- 
quence de  monsieur  me  réveille.  Si  vous  vouliez  seulement 
changer  le  piano  de  place,  le  mettre  où  monsieur  cause,  et 
faire  causer  monsieur  à  la  place  où  vous  jouez  maintenant, 
Je  serais  un  voisin  heureux  et  reconnaissant. 

—  G*est  une  épigramme  à  deux  tranchants  I  s'écria  Roque. 
J'agace  monsieur  avec  ma  science,  et  tu  l'endors  avec  tes 
mélodies. 

—  Vive  le  voisin  !  il  a  de  l'esprit  !  s'écria-t-on  autour  de 
moi.  Que  sa  volonté  soit  faite  !  mais  qu'auparavant  il  nous 
joue  quelque  chose  d'un  peu  plus  neuf  que  les  complaintes 
ou  les  bourrées  de  Sléphen. 

—  Oui,  dit  le  vieillard,  je  le  veux  bien,  mes  enfants.  Vous 
aimez  le  neuf,  n'est-ce  past  Je  vais  vous  en  donner. 

Et,  se  plaçant  au  piano,  il  se  mit  à  jouer  admirablement 
quelque  chose  de  sublime  qui  me  jeta  dans' une  extase  où  je 
restai  plongé  longtemps  encore  a  près  qu'il  eut  fini. 

Mes  amis  l'écoUtaientavec  plaisir  et  l'applaudissaient  avec 
élan.  Sur  quoi  Roque  se  remit  à  disserter,  cette  fois,  sur  la 
musique  moderne  comparée  à  celle  du  siècle  dernier.  Il  avait 
lu  la  veille  un  ouvrage  critique  sur  ce  si]yet,  et  il  nous  le 
résuma  avec  beaucoup  de  précision  et  de  clarté.  Seulement, 
il  trouva  matière  à  prouver  le  raisonnement  de  son  auteur, 
en  faisant  des  remarques  sur  le  prétendu  motif- de  Bellirii 
que  l'Allemand  venait  de  nous  servir. 

Je  n'écoutais  guère,  et  pourtant,  bien  que  je  ne  fusse  pas 
assez  savant  on  musique  pour  deviner  l'auteur  de  cette  chose 


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LA  FILLEULE  1t9 

admirable  ^  je  sentais  si  bien  que,  par  sa  .{MTOfondeur  et  ssi 
simplicité ,  elle  n'appartenait  pas  à  Pécole  moderne ,  qae 
je  ne  pus  me  défendre  de  hausser  les  épaules  devà&t  les  ap- 
plications de  mon  ami.  Alors  le  vieux  maître  se  tourna  V'ers 
moi  ; 

— Vous  voyez,  monsieur,  me  dit-il,  ce  que  c*est  que  la  pré- 
vention sans  Texpérience,  et  la  théorie  sans  la  pratique. 
Votre  ami  prétend  que  ces  formes-là  n'auraient  pu  être  trou- 
vées il  y  a  cent  ans,  et  pourtant  je  viens  de  vous  joiier  tout 
bonnement  un  choral  à  trois  parties  de  Sébastien  Badii. 

Roque  s'en  alla  de  fort  mauvaise  humeur,  tous  mes -amis 
^n  riant,  et  je  restai  seul  avec  le  vieux  maître  d'har- 
monie. 
•    ••••••••••••••    •••**• 

Ici  s'interrompt  encore  le  fragment,  etnous  sommes  foiûé 
d'y  suppléer  de  nouveau.  Ce  que  Sléphen  oublie  ou  sup- 
prime, c'est  ce  que  M.  Schwartz  lui  dit  ce  soir-ià.  Il  lui  dé- 
clara qu'il  était  un  grand  musicien  et  qu'il  pouvait  devenir 
un  grand  compositeur  s'il  le  voulait,  Stéphen,  qui  avait 
appris  de  sa  mère,  à  l'âge  de  huit  ans,  les  premiers  éléments 
des  règles  musicales^  et  qui ,  depuis,  n'avait  jamais  ouvert 
un  cahier  de  musique,  eut  bien  de  la  peine  à  croire  que 
l'Allemand  ne  continuait  pas  à  se  moquer  de  lui.  D'après  «on 
insistance,  il  pensa  que  le  pauvre  diable  manquait  de  leçons, 
et  il  allait  lui  proposer,  avec  son  irréflexion  de  charité  habi- 
tuelle, de  devenir  son  élève,  lorsque  Schwartz ,  conune  s'il 
eût  deviné  sa  pensée,  s'écria  : 

—  Surtout  ne  prenez  pas  de  leçons!  Vous  êtes  d'une  intel- 
ligence à  étudier  tout  seul  la  partie  scientifique,  mais  ne  de- 
mandez jamais  votre  sentiment,  votre  goût,  vos  idées  à 
personne.  Vous  savez  l'harmonie  ? 

—  Non  vraiment,  monsieur,  répondit  Stéphen;  c'est  tout 
au  plus  si  je  sais  qu'il  y  a  une  science  pour  régler  ces  lois 


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80  LA  FILLEULE 

qui,  trop  violées,  déchirent  l'oreille,  et,  trop  observées, 
refroidissent  Témotion. 

—  Voilà  une  grafide  parole  I  s'écria  Schwartz.  Ah  !  mon- 
sieur ,  vous  savez  ce  que  c'est  que  l'harmonie  mieux  que 
tous  ceux  qui  se  sonl  mêlés  de  la  déûnir,  et  vous  possédez 
la  pratique  sans  connaître  la  théorie.  Je  me  suis  bien  aperçu 
de  cela  en  vous  écoutant.  Vous  faites  des  fautes  d'ortho- 
graphe musicale  qui  sont  d'un  grand  artiste  et  que  vous 
auriez  le  droit  d'imposer  comme'du  purisme  si  vous  étiez 
auteur  célèbre. 

—  Mes  fautes  d'orthographe ,  les  voici ,  dit  Stéphen  en 
reproduisant  sur  le  piano  certains  passages  de  ses  airs  du 
Berry.  N'est-ce  pas,  c'est  là  ce  qui  vous  étonne  et  vous 
charme?  Moi,  cela  me  charme  sans  m'étonner,  parce  que 
mon  oreille  y  est  habituée  et  que  mon  sentiment  en  a  be- 
soin. Je  ne  saurais  vous  dire  le  nom  de  ces  accords  ;  je  ne 
le  connais  pas.  Us  me  plaisent  parce  que  je  les  ai  entendu 
faire  aux  ménétriers  de  mon  pays.  Quant  à  ces  transitions, 
je  sais  bien  qu'elles  ne  se  rencontrent  pas  dans  la  musique 
officielle;  mais  elles  sont  dans  la  nature,  et  comme  la  na- 
ture ne  peut  pas  ne  pas  avoir  raison,  c'est  la  musique  offi- 
cielle, la  musique  légale,  si  vous  voulez,  qui  a  tort. 

—  Bravo!  s'écria  Schwartz;  et  ils  causèrent  avec  passion 
une  partie  de  la  nuit.  Stéphen  s'était  plusieurs  fois  privé 
de  dîner  pour  avoir  de  quoi  payer  la  dernière  des  places 
aux  Italiens  les  jours  où  l'opéra  était  selon  son  cœur.  Il 
avait  un  grand  instinct  du  beau,  du  grand  et  du  vrai  dans 
tous  les  arts. 

La  conversation  de  Schwartz,  entremêlée  de  l'exécution 
de  divers  courts  chefs-d'œuvre ,  l'intéressa  tellement  que, 
dès  le  lendemain,  il  abandonna  momentanément  toutes  ses 
autres  études  pour  se  livrer  à  la  lecture  de  la  musique.  En 
peu  de  jours ,  ses  doigts,  qui  s'étaient  déjà  exercés ,  avec 


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LA  FILLEULE  81 

beaucoup  d'adresse  naturelle  et  de  moelleux  InstiDClif,  à 
exprimer  sur  Tinstrument  ses  souvenirs  d'enfance  et  ses 
rêveries  auditives,  surent  rendre  la  penSée  d'autrui.  Ses  bons 
yeux  prompts,  soutenus  par  une  attention  surhumaine,  par 
vinrent  à  lire  sans  effort  les  partitions  et  les  manuscrits  lar- 
gement griffonnés  que  Schwartz  mit  à  sa  disposition.  Au 
bout  de  trois  mois,  Sléphen  lisait  à  livre  ouvert  et  il  avait 
lu  presque  tout  ce  qu'il  y  a  de  beau  et  de  bon  à  lire  dans  ce 
qui  a  été  recueilli  des  œuvres  des  maîtres.  Il  était  devenu 
bon  musicien  ;  il  improvisait  avec  plus  de  liberté  morale, 
avec  un  sentiment  plus  étendu,  qui  n'avait  pas  cessé  d'être 
naïf  et  individuel. 

Schwartz,  qu'il  avait  écouté  d'abord  avec  enthousiasme, 
récoutait  à  son  tour  avec  adoration.  Roque  n'osait  plus  dis- 
serter devant  eux,  si  ce  n'est  sur  l'inutilité  relative  de  l'art. 
Stépheu avait  appris  incidemment  la  musique;  il  s'était, créé 
une  nouvelle  source  de  jouissances,  et  tous  les  soirs,  en  re- 
venant de  la  rue  de  Courcelles ,  il  se  racontait  son  propre 
bonheur  dans  cette  langue  de  l'imagination  et  du  sentiment 
que  beaucoup  de  philosophes  et  de  savants  croient  vague  et 
creuse  parce  qu'elle  est  mystérieuse  et  inûnie. 

Un  jour,  Stéphen,  qui,  malgré  le  conseil  de  Schwartz,  ne 
voulait  pas  être  compositeur  de  musique,  reprit  ses  études 
générales  et  réserva  ses  jouissances  musicales  pour  ses  heu- 
res de  loisir.  Mais,  le  soir,  il  lui  arriva  un  triomphe  sur 
lequel  il  était  loin  de  compter  et  qui  fit  entrer  son  âme  dans 
une  nouvelle  phase  d'ivresse  et  de  joie.  Il  nous  le  racontera 
lui-même. 


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82  .  LA  FILLEULE 

IX 

ANCIEN    JOURNAL    DE    STÉPHEN 

tS  mars  ISS3. 

Elles  ont  parlé  ce  soir  de  partir  I  Eîles  veulent  retourner 
à  Saule  dans  un  mois.  Et  moi,  que  vais- je  donc  devenir? 
Je  le  savais  pourtant,  qu'elles  passeraient  la  belle  saison  là 
bas  !  et  je  l'avais  oublié  à  force  de  ne  pas  vouloir  que  ce  fût 
possible. 

Non,  elles  ne  partiront  pas,  ou  je  trouverai  moyen  de  les 
suivre  ;  elle  me  Ta  presque  dit;  elle  ne  peut  pas  vouloir  me 
tromper;  elle  parlait  d'ailleurs  malgré  elle...  Ah  !  c'est  là  ce 
qui  me  fait  peur  :  si  elle  avait  réfléchi,  elle  n'aurait  pas  dit 
cela.  A  quoi  pensais-je  quand  j'ai  mis  une  main  distraite  sur 
ce  piano  ?  Je  ne  l'avais  vu  jamais  ouvert.  Je  sais  qu'Anicée 
chante  un  peu,  mais  avec  tant  de  timidité  ou  de  mystère 
que  ce  bel  instrument  est  là  eomme  un  meublo  de  parade. 
J'ai  cru  qu'on  attendait  quelque  artiste,  j'étais  curieux  d'en- 
tendre un  beau  son.  Moi  qui  suis  habitué  au  petit  instru- 
ment bien  criard  de  ma  pauvre  mère,  je  n'en  suis  pas  moins 
avide  quelquefois ;de  galoper  sur  un  coursier  plus  souple  et 
plus  puissant.  Avec  un  doigt  j'interrogeais  à  petit  bruit 
les  dernières  touches ,  celles  dont  est  privée  mon  épinette 
surannée. 

On  a  parlé  de  ce  départ,  je  n'ai  pas  tressailli,  j'espère, 
mais  ma  main  droite  s'est  crispée  involontairement  et  un 
sanglot  rapide  et  sourd  s'est  échappé  de  l'instrument  trop 
sonore. 

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LA  FILLEULE  ^ 

—  Ah  !  il  joue  du  piano,  il  est  musicien  l  s'est  écriée  ma- 
dame Marange  ;  il  est  capable  de  tout  savoir  sans  qu'on  s'en 
doute.  Allons,  dites-nous  quelque  chose  de  bon.  Tout  à 
l'heure,  une  jeune  parente  vient  de  nous  faire  subir,  de  par 
sa  marnai) ,  un  rondo  si  féroce,  que  nous  en  avons  encore 
les  nerfs  agacés.  Guérissez-nous,  si  vous  êtes  médecin*  Vous 
ferez  une  bonne  action. 

Clet,  qui  vient  encore  de  temps  en  temps,  est  entré  en  ce 
moment.  Clet  méprise  tout  ce  qui  ose  faire  de  la  muaque, 
parce  qu'il  professe  pour  la  musique  en  elle-même  un  culte 
que  rien  ne  peut  satisfaire.  Il  m'a  supplié  de  ne  pas  jouer. 
Cela  m'en  a  donné  ^vie,  ne  fût-ce  que  pour  distraire  de  sa 
conversation  madame  de  Saule,  qui  le  trouve  insupportable. 
Pai  joué  d'une  manière  très-enfantine  une  chanson  de  mon 
pays.  Elle  a  plu  à  madame  Marange.  Clet  a  daigné  approuver 
la  modestie  de  mon  choix. 

Anicée  n'a  rien  dit  du  tout. 

Là-dessus  on  est  venu  lui  dire  tout  bas  que  l'accordeur 
était  là. 

—  Il  vient  trop  tard,  ce  bon  Schwartz,  a  répondu  madame 
Marange.  On  l'avait  demandé  pour  sept  heures,  il  en  est 
neuf,  et  nous  avons  avalé  le  rondo  à  huit.  Priez- le  de  reve- 
nir demain  dans  la  journée. 

Le  nom  de  Schwartz  m'avait  un  peu  surpris,  mais  tous  les 
Allemands  s'appellent  plus  ou  moins  Schwartz,  et  je  n'y  pen^ 
sais  plus,  quand  Anicée  dit  à  sa  mère  : 

—  Ahl  maman,  c'est  cruel  de  faire  revenir  ce  pauvre 
vieux  de  la  rue  de  l'Ouest  jusqu'ici,  pour  une  besogne  qu'il 
ferait  en  cinq  minutes  si  vous  le  permettiez.  Je  sais  bien  que 
c'est  ennuyeux  d'entendre  accorder  un  instrument,  mais 
nous  voilà  en  si  petit  comité!  Nous  pouvons  passer  dans  le 
petit  salon  et  fermer  les  portes. 

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84  LA  FILLEULE 

—  Tu  as  raison,  a  dit  madame  Marange.  Faites  entrer  ce 
bon  Allemand. 

—Il  y  a  donc  deux  Schwartz  dans  ma  rue  ?  pensais-je  ;  car, 
à  coup  sûr,  un  homme  du  talent  de  mon  professeur  n'est 
pas  facteur  à  trois  francs  la  course. 

Ck)mme  nous  passions  dans  la  pièce  voisine,  on  a  introduit 
Schwartz,  le  vrai  Schwarlz,  Thomme  de  génie,  mon  ami, 
mon  maître.  Des  larmes  me  sont  venues  aux  yeux.  Je  suis 
rentré  dans  le  salon,  je  lui  ai  serré  les  deux  mains. 

—  Vous  le  connaissez  donc?  a  dit  Anicée  qui  était  resiée 
près  du  piano  pour  accueillir  avec  bonté  le  pauvre  vieillard. 

—  Ne  dites  pas  qui  je  suis,  m'a  dit  Schwartz  en  allemand. 
Que  voulez-vous,  la  misère  fait  faire  tant  de  choses! 

La  misère  !  et  je  ne  le  savais  pas!  Il  manque  de  leçons  et 
il  ne  me  Ta  jamais  dit  I  II  manque  de  pain  peut-être,  et  il 
me  l'a  caché  avec  un  orgueil  stoïque  I 

Je  lui  ai  désobéi.  J'ai  dit  à  Anicée  : 

—  Vous  demandiez  de  la  bonne  musique  pour  vous  re- 
mettre ;  laissez-le  accorder  son  piano,  et  priez-le  d'en  jouer. 

—  Ohî  je  m'en  doutais  bien,  a-t-elle'  répondu.  Il  y  a 
comme  cela  tant  de  talents  qui  se  cachent  ou  s'ignorent! 
Eh  bien,  nous  resterons  au  salon  pendant  qu'il  donnera  son 
accord,  afin  qu'il  ne  se  sauve  pas  sans  nous  avoir  charmés. 

Madame  Marange  est  rentrée  au  salon  pour  savoir  ce  qui 
nous  y  arrêtait.  Elle  ne  quitte  pas  sa  fille  du  regard;  c'est 
la  première  fois  que  sa  présence  m'a  fait  souffrir  entre  nous 
deux.  Jamais  je  n'avais  désiré  de  me  trouver  seul  avec  Ani- 
cée; mais,  ce  soir,  il  me  semblait  qu'elle  avait  vu  mon  effroi, 
qu'elle  devinait  ma  souffrance  et  qu'elle  me  parlerait  de  ce 
fatal  départ  pour  m'en  adoucir  la  pensée. 

Sa  mère,  en  apprenant  que  Schwartz  était  un  grand  mu- 
sicien, a  compris  sa  situation. 

—  Eh  bien,  nous  a-t-elle  dit  tout  bas,  demain  il  viendra 

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LA  FILLEULE  85 

donner  des  leçons  ici.  Ce  sera  un  prétexte  pour  l'entendre 
souvent,  et  nous  lui  donnerons  un  louis  par  cachet.  Priez- 
le  de  rester  avec  nous  pour  prendre  le  thé;  nous  le  ferons 
jouer  ensuite;  et  nous  aurons  Tair  de  nous  décider  à  cause 
de  son  talent  et  non  à  cause  de  votre  recommandation. 

Clet  s'était  endormi  sur  le  divan  du  petit  salon  ;  nous  l'y 
avons  oublié.  Le  chevalier  est  venu  ;  madame  Marange  a  chu- 
choté avec  lui,  et  il  s'est  engagé  à  trouver»  en  moins  de  huit 
jours,  deux  autres  élèves  à  mon  pauvre  ami.  On  a  servi  le 
thé.  Schwartz  avait  fini  son  accord.  Anicée  lui  a  sucré  elle- 
même  sa  tasse.  Clet,  qui  se  tue  à  fumer  de  l'opium  parce  que 
c'est  la  mode,  ne  s'est  pas  éveillé.  Le  chevalier,  qui  ne  com- 
prend rien  à  cette  mode-là,  avait  envie  de  le  jeter  dans  le 
jardin.  C'est  effrayant,  ce  que  Schwartz  a  englouti  de  sand- 
wiches.  Je  jure  que  le  malheureux  n'avait  pas  dîné  I  Peut- 
'être  a-t-il  été  empêché  de  venir  chercher  ses  trois  francs  à 
l'heure  convenue,  parce  qu'il  se  sera  trouvé  mal  en  route. 

Je  n'ai  rien  dit  de  cela  ;  mais"  madame  Marange,  qui  de- 
vine tout,  m'a  dit  tout  haut: 

—  Ce  thé,  c'est  fade  pour  les  jeunes  gens.  Démon  temps, 
on  servait,  le  soir,  une  galantine  et  une  bouteille  de  vieux 
malaga. 

—  Ma  mère  a  des  idées  merveilleuses,  s'est  écriée  ma- 
dame de  Saule  ;  moi  qui  n'ai  pas  dîné  I  monsieur  Stéphen, 
à  votre  âge,  on  a  toujours  faim,  venez  me  tenir  compa- 
gnie, et  vous  aussi,  monsieur  Schwartz,  un  peu  de  com- 
plaisance :  c'est  si  triste  de  souper  seule  I 

Nous  avons  passé  dans  la  salle  à  manger.  En  un  clin  d'oeil 
tout  était  prêt.  Mon  pauvre  Schwartz  croyait  rêver.  On  a  eu 
soin  de  ne  pas  le  regarder  manger  et  boire.  Seulement, 
madame  Marange  lui  remplissait  son  assiette  et  son  verre 
comme  par  distraction  et  en  nous  parlant  de  l'opéra  nou- 
veau et  de  la  séance  de  la  Chambre. 


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86  LA  FILLEULE 

Quand  nous  sommes  entrés  au  salon,  Sehwartz  ne  mar- 
ehait  pas  très- droit.  Il  avait  pourtant  bu  modérément,  mais 
qui  sait  depuis  combien  de  temps  û  ne  boit  que  de  Teau  ! 

Il  avait  Toeil  en  leu,  et  sa  laideur  n'était  plus  risible.  li 
s*est  assis  au  piano  en  trébuchant  «et  en  s'écriant  d'une  voix 
pleine  que  je  ne  lui  connaissais  pas: 

—  A  nous  deux^  mon  petit,  è  présent! 

Il  s'adressait  à  Tinstrument,  dont  ir  venait  d'être  le  ma- 
nœuvre, et  dont  il  reprenait  possession  en  maître.  Il  a  été 
sublime.  Anicée  et  sa  mère  ont  été  transportées.  Ah  î  comme 
Anicée  a  compris  !  Elle  prétend  qu'elle  n'est  pas  musicienne  I 
C'est  possible  :  elle  n*a  besoin  d©  rien  savoir,  puisqu'elle 
sent  et  devine  toutes  choses. 

Clet  s'est  éveillé  au  tonnerre  formidable  qu'évoquait 
Sehwartz  sur  le  clavier;  il  est  entré  comme  un  homme  en 
somnambulisme.  Il  était  vivement  secoué  par  le  grandiose 
impétueux  du  vieux  maître.  Il  n'a  pas  voulu  le  dire,  mais 
il  n'a  osé  faire  aueune  réflexion  dédaigneuse. 

Sehwartz,  après  avoir  joué  une  heure,  s'est  levé  malgré 
les  réclamations  i  II  était  dégrisé. 

—  En  voilà  assez,  a-t-il  dit  :  je  vous  ferais  mal  aux  nerfs, 
car  j'y  ai  mal  moi-même.  Je  deviens  bizarre,  et  je  ne  suis 
pas  de  ceux  qdi  croient  être  beaux  quand  ils  sont  fous.  Il 
faut  boire  un  peu  de  l'eau  pure  de  la  source  après  tout  ce 
malaga.  Viens  ici,  toi,  m'a-t-il  dit  en  me  tutoyant  pour  la 
première  fois  ;  joue-leur  une  fugue  de  Bach,  bien  tranquille 
et  bien  vraie  :  tiens,  celle  que  tu  disais  l'autre  soir  en  ren- 
trant. 

J'ai  Objecté  que  je  ne  la  savais  pas  tout  entière  par 
cœur. 

—  Tant  mieux,  s'est-il  écrié,  tu  improviseras  la  fin  et  tu 
partiras  de  là  pour  le  pays  de  ta  fantaisie. 

Clet  a  pris  son  chapeau  en  disant  : 


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LA  FILLEULE  87 

.  —Ah  1  rélève  va  jouer!  Attends,  Stéphenl  mon  cher  ami» 
je  n'écoute  jamais  les  amateurs. 

On  Ta  laissé  sortir,  mais  il  est  resté  dans  la  pièce  voisine 
pour  m'écouter,  afin  de  se  ménager  une  rentrée  accablante 
pour  mon  amour-propre. 

J'ai  eu  le  premier  mouvement  de  vanité  que  j'aie  jamais 
ressenti.  J'aii  joué  avec  audace...  Et  puis  j'ai  oublié  Clet,  et 
le  chevalier,  qui  ne  s'amusait  pas  beaucoup,  et  Julien,  qui 
rentrait  et  q^i  faisait  un  grand  bruit  de  tasses,  et  Schwartz 
lui-même,  qui  croyait  devoir  m'encourager.  Je  me  suis  re- 
trouvé seul  dans  ma  pensée  avec  elle.  Je  lui  ai  dit  en  mu- 
sique tout  ce  que  l'âme  endolorie  et  inquiète  peut  dire  à 
Dieu  qui  veut  se  retirer  d'elle.  Par  moments,  je  revoyais  le 
pâle  et  doux  visage  de  sa  mère,  cette  ombre  lumineuse  qui 
s'attache  au  rayonnement  de  mon  étoile.  Je  me  laissais  ras- 
surer et  consoler  par  elles  deux...  Mais  la  nuit  se  faisait  au- 
tour de  moi  ;  elles  s'envolaient  ensemble  vers  FEmpyrée. 

J'avais  des  sanglots  dans  le  cœur...  je  jouais  mal,  très- 
mal...  je  ne  suis  pas  encore  sûr  du  clavier;  mais  j'avais  des 
idées,  de  l'émotion  surtout.  Madame  Marange  m'a  presque 
embrassé;  Schwartz  m'a  embrassé  tout  à  fait.  Clet  est  ren- 
tré sans  rien  dire,  pour  observer  Anicée,  qui  ne  disait  rien 
et  me  dérobait  son  visage.  J'ai  fermé  le  piano  pendant  qu'on 
faisait  compliment  de  moi  à  Schwartz.  Alors  Anicée  s'est 
penchée  vers  moi  et  m'a  dit  tout  bas,  avec  des  yeux  pleins 
de  larmes  : 

—  Stéphen,  vous  m'avez  fait  bien  du  mal;  vous  souffrez 
donc? 

—  Vous  partez  ! 

*—  Eh  bien ,  et  vous  aussi . 

Il  m'a  semblé  d'abord  que  cela  voulait  dire  :Vous  partez 
avec  nous...  Mais,  moi  aussi,  je  m'en  souviens,  j'avais  parlé, 
il  y  a  quelques  jours,  d'aller  en  Berry  voir  mon  père,  qu'on 


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88  LA  FILLEULS 

me  dit  malade.  J*ai  rêvé  qu'elle  me  disait  de  la  suivre.., 
j'ai  eu  le  vertige  I  Mais  non,  elle  pleurait  I  0  mon  Dieu,  elle 
a  pleuré  pour  moil...  Je  crains  de  devenir  fou. 


17  mais. 

Il  me  semble  .que  sa  mère  s'inquiète  de  ce  qui  se  passe 
en  moi.  Pourquoi  donc  son  regard  pèse-t-il  quelquefois  sur 
le  mien  comme  celui  d'un  juge  sur  un  coupable?  Ne  peut- 
elle  donc  plus  lire  jusqu'au  fond  de  mon  âme?  De  ce  que 
cette  âme  est  devenue  triste,  n'est-elle,  pas  toujours  aussi 
pure?  Et  si  je  souffre,  si  je  m'alarme,  si  je  sens  que  je  ne 
peux  pas  vivre  sans  elle,  que  lui  importe? 

Si  j*étais  nécessaire  au  bonheur  d'Anicée  comme  elle  l'est 
au  mien,  sa  mère  pourrait  sinquiéter...  et  encore...  Si  cela 
était,  ne  lui  consacrerais-je  pas  ma  vie  entière?  Moi  qui 
m'attacherais  à  tous  ses  pas,  rien  que  par  égoïsme,  que  se* 
rait-ce  donc  si  j'étais  assez  béni  du  ciel  pour  qu'elle  invo- 
quât mon  dévouement? 

....  Hélas!  je  suis  un  enfant!  L'amour  s'empare  de  moi 
avec  violence,  et  je  veux  encore  me  donner  le  change,  me 
persuader  que  c'est  de  l'amitié,  qu'on  ne  doit  rien  redouter 
de  moi,  que  je  ne  dois  rien  craindre  de  moi-même.  Mon 
Dieu  !  il  me  semble  pourtant  que  je  ne  demande,  pour  être 
le  plus  calme,  le  plus  satisfait  des  hommes,  que  de  la  voir 
tous  les  jours,  là,  dans  son  paisible  intérieur,  auprès  de  sa 
mère,  entourée  de  ses  vieux  amis,  souriante,  affectueuse, 
et  ne  m'aimant  pas  plus  qu'elle  n'aime  Horéna  ou  même  la 
brebis  noire. 

De  l'amour  !  est-ce  de  l'amour  que  j'ai  pour,  elle  ?  Je  ne 
sais  pas  ce  que  c'est  que  l'amour,  moi  ;  je  suis  trop  jeune, 


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LA  FILLEULE  89 

OU  j'ai  vécu  trop  absorbé  par  raa  mère.  Le  premier  jour 
que  j'ai  vu  Anicée,  c'est  à  ma  mère  que  j'ai  songé,  c'est  sa 
mère  que  j'ai  regardée.  L'amour  peut^il  exister  sans  Fespé- 
rance  du  retour?  Et  là  où  il  n'y  a  pas  d'espérance,  le  désir 
peut-il  naître?  Elle  m'aime  comme  son  frère.  Elle  a  rai- 
son :  je  l'aime  tant,  cette  sœur-là  1 


X 


REPRISE    DU    RÉCIT    DE    STÉPHEN 


Si  j*avais  pu  la  voir  toigours,  si  sa  mère  m'eût  invité  à 
la  suivre  à  la  campagne,  des  mois,  des  ans,  la  vie  peut-être, 
se  fussent  écoulés  sans  que  j'eusse  la  conscience  nette  de 
ma  passion.  En  cela,  grâce  à  Dieu,  sa  mère  se  trompa  :  la 
meilleure  sauvegarde  entre  deux  êtres  parfaitement  purs  et 
enthousiastes,  c'est  le  respect,  l'espèce  de  crainte  qu'ils  s'in- 
spirent l'un  à  l'autre  en  se  voyant  responsables  devant  Dieu 
de  la  liberté  qu'on  leur  laisse. 

Madame  Marange  crut  devoir  nous  séparer.  Avait-elle  lu 
dans  le  cœur  de  sa  fille  une  préférence  trop  marquée  pour 
moi?  Ah  !  la  plus  sage  des  mères  est  donc  imprudente  paiv 
fois,  puisqu'elle-même  m'avait  tendu  les  bras  avec  tant 
d'affection  et  m'avait  placé  si  haut  dans  son  estime  !  Elle 
regardait  donc  comme  impossible,  au  commencement, 
qu'Anicée  me  vît  avec  d'autres  yeux  que  les  siens?  Elle  ou- 
bliait donc  que  sa  fille  ne  pouvait  pas  m'aimer  comme  elle, 
d'une  maternelle  amitié  ! 

De  ce  qu'Anicée  avait  neuf  ou  dix  ans  quand  je  vins  au 


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90  LA  FILLSULE 

monde,  en  résultait-il  que  je  fasse  née^saircment^  à  yingt 
ans,  un  enfant  à  ses  yeux? 

Et  d'ailleurs,  qu'importe  de  quel  sentiment  une  femme 
nous  aime,  pourvu  qu'elle  nous  aime  quand  nous  l'adorons? 
Je  suis  bien  œrtain  que  si  madame  Marage  eût  voulu  pren- 
dre au  sérieux  les  naïves  et  respectueuses  adorations  d'Ed- 
mond Roque,, et  qu'elle  eût  consenti  à  l'épouser,  il  eût  été 
fier  d'être  son  mari,  et  se  fût  trouvé,  grâce  à  son  caractère 
à  lui,  parfaitement  heureux  tout  le  reste  de  sa  vie. 

Lajiature  a  des  lois  imprescriptibles  pour  la  généralité 
des  êtres  ;  mais  elle  produit  elle-même  tant  d'exceptions, 
elle  donne  à  des  enfants  une  âme  si  mûre,  à  des  vieillards 
un  esprit  si  ardent  ou  un  cœur  si  naïf,  elle  ride  de  si  jeunes 
fronts,  elle  respecte  si  longtemps  de  beaux  visages,  qu'on 
ne  doit  s'étonner  de  rien,  A  plus  forte  raison  faut-il  ad- 
mettre que  l'âge  ne  fait  pas  toute  l'expérience,  toute  la  sé- 
curité, toute  l'invulnérabilité  de  l'âme.  Je  ne  me  suis  ja- 
mais senti  d'un  jour,  d'une  heure,  plus  jeune  qu'Anicée; 
elle  a  eu  des  cheveux  blancs  avant  moi;  à  présent  c'est  moi 
qui  en  ai  plus  qu'elle;  elle  savait  lire  sans  doute  avant  que 
je  fusse  né  ;  moi,  à  dix  ans,  j'en  savais  plus  qu'elle  à  vingt; 
et  à  vingt  ans  j'étais  un  homme,  et  je  voyais,  je  sentais  en 
elle  la  simplicité,  la  candeur  angélique,  la  sainte  ignorance 
d'une  jeune  fille. 

Auicée  m'avait  dit  un  mot  qui  me  laissa,  jusqu'au  der- 
nier moment,  l'espérance  de  la  suivre  à  Saule  pour  toute  la 
saison.  C'est  ainsi  que  je  l'ent^idais;  elle  l'avait  bien  com- 
pris. La  veille  de  leur  départ,  sa  mère  me  dit  :  Vous  inati- 
drez  me  voir,  fi^est-^e  pas  ? 

Ce  fut  un  coup  de  massue  pour  moi.  Je  regardai  Aniêée 
d'un  air  de  reproche  inexprimable.  Elle  pâlit.  Sa  mère  nous 
regarda  tous  deux.  Il  n'y  eut  pas,  i\  ne  pouvait  pas  y  avoir 
d'autre  explication  entre  nous.  A  voir  les  choses  d'une  ma- 


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LA  FfLLVULK  9i 

nière  positive,  j'étais  fou  de  rêver  autre  chose  que  l'hospi* 
talité  d'une  ou  deux  semaines.  Mais  moi,  je  trouvais  ces 
convenances  fausses  et  lâches.  On  m'estimait  plus  que  les 
autres,  j'étais  le  seul  ami  jeune  en  qui  l'on  eût  et  Ton  dût 
avoir  une  entière  confiance  ;  on  m'avait  donné  cette  con- 
fiance dès  le  premier  jour,  et,  après  six  mois  d'épreuve, 
quand  on  devait  être  arrivé  à  la  certitude,  on  avait  peur 
d'être  jugée  trop  confiante,  on  me  sacrifiait  à  la  crainte  de 
quelque  jalousie  d'entourage  ou  de  quelque  impuissante 
malveillance.  Je  me  sentais  brisé,  je  fis  mes  adieux  sans 
amertume.  Il  me  sembla  que  je  n'aimais  plus  œtte  mère 
que  j'avais  osé  comparer  à  la  mienne,  et  que  sa  fille,  ordi- 
nairement si  courageuse,  en  ce  moment  si  craintive,  ne  mé* 
ritait  plus  une  si  enthousiaste  admiration  de  ma  part. 

En  un  instant  sans  doute  mon  attitude  et  mon  langage 
exprimèrent  la  tristesse  résignée  de  cette  déception.  Ànicée, 
moins  maîtresse  d'elle-même,  regarda,  à  son  tour,  sa  mère 
d'un  air  de  reproche  plein  d'anxiété,  et  comme  je  sortais, 
elle  s*écria,  plutôt  qu'elle  ne  me  dit,  de  revenir  à  l'heure  du 
départ,  le  lendemain  matin,  pour  l'aider  à  prendre  ses  der- 
nières dispositions.  Je  répondis  que  j'étais  à  ses  ordres, 
mais  d'un  air  de  demi-détachement  qui  n'était  pas  joué.  Je 
la  voyais  bien  rougir  et  souffrir  de  son  manque  de  parole  ; 
mais  je  voulais  qu'elle  eût  la  force  de  le  réparer  ouverte- 
ment, ou  de  se  repentir  avec  franchise  de  l'imprudence  de 
sa  promesse.  Elle  m'avait  rendu  la  vie,  elle  me  la  reprenait 
sans  motif  et  sans  excuse.  Je  sentis  pour  la  première  fois 
que  la  douceur  de  won  tempérament  cachait  une  fermeté 
réelle,  inébranlable.  Non,  non,  je  n'étais  pas  un  enfant  I 

Je  fis  beaucoup  de  réflexions  dans  ma  longue  course  pour 
revenir  à  pied  chez  moi.  Schwartz,  qui  m'attendait  toujours 
jusqu'à  minuit,  me  sauta  au  cou. 

—  Chcï  enfant,  cher  ami  I  s'écria-til  dans  sa  langue,  que 


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9i  LA  F1LLEU1.E 

j'étais  arrivé  à  connaître  passablement,  grâce  à  lui  ;  mon 
violon,  mon  cher  violon,  tu  saisi  que  je  voulais  vendre  cinq 
cents  francs,  et  dont  les  brocanteurs  ne  voulaient  pas  me 
dpnner  deux  louis,  on  me  Tacheté  mille  francs  1 

—  Qui  cela? 

—  Devine? 

Et  san^  songer  à  ce  qu'il  disait,  il  me  remit  une  lettre 
que  madame  Marange  lui  avait  envoyée  dans  la  soirée,  sans 
me  rien  dire,  et  qui  lui  demandait  le  précieux  instrument 
pour  son  fils  Julien,  en  lui  envoyant  un  billet  de  banque. 

Puis  en  posl-scriptum,  elle  ajoutait  :  a  Voilà  mon  fils  qui 
est  forcé  tout  d'un  coup  de  partir  pour  une  de  nos  terres. 
Comme  il  pourrait  bien  y  passer  quelque  temps,  il  vous 
prie  de  lui  garder  ce  violon  jusqu'à  ce  qu'il  vous  le  rede- 
mande, et  de  le  jouer  souvent  pour  l'entretenir.  »  Ces  fem- 
mes étaient  bonnes  et  d'une  délicatesse  exquise.  Je  leur 
avais  dit  que  Schwartz  cherchait  à  vendre  son  violon,  mais 
que  le  jour  où  il  en  viendrait  à  bout,  il  regretterait  amère- 
ment le  fidèle  compagnon  de  toute  sa  vie.  Elles  le  lui 
payaient  donc  avec  l'intention  bien  évidente  de  trouver 
prétexte  sur  prétexte  pour  l'empêcher  de  le  livrer. 

Schwartz  était  fier,  mais  facile  à  tromper.  Il  ne  se  doutait 
pas  de  la  reconnaissance  qu'il  devait  à  ces  âmes  ingénieuses 
dans  l'art  de  rendre  service.  Mais  il  était  sûr  de  son  lende- 
main et  heureux  de  ne  pas  se  séparer  de  son  violon.  Il  en 
joua  toute  la  nuit. 

J'avais  esjjéré  me  sentir  calme.  Je  ne  me  sentis  que  fort. 
Schwartz  m'empêcha  de  dormir  :  je  fleurai;  je  pensais  à 
Anicée  comme  si  elle  était  morte.  Je  fus  exact  au  rendez- 
vous  qu'elle  m'avait  donné.  La  mère  et  la  fille  affectèrent 
de  me  charger  de  mille  commissions,  et  même  elles  me 
confièrent  la  surveillance  de  la  maison  de  Paris,  comme  si 
elles  eussent  voulu  me  traiter  en  ami  intime  devant  les  au- 


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LA  FILLEULE  93 

très  intimes  qui  étaient  là.  Un  instant  je  me  trouvai 
seul  arec  madame  Marange,  et  elle  s'empressa  de  me  parler 
avec  une  affection  que  je  rie  pus  m*empêcher  de  trouver 
diplomatique. 

—  Que  je  regrette  que  vous  n'ayez  pas  dix  ans  de  plus  ! 
me  dit-elle.  Vous  ne  seriez  plus  forcé  de  rester  ici  pour  de- 
venir savant,  comme  c'est  votre  louable  et  trop  juste  ambi- 
tion. Vous  viendriez  passer  tout  Tété  à  Saule,  n'est-ce  pas? 

—  Vous  croyez,  madame,  lui  répondis-je,  que  j'ai  l'am- 
bition de  devenir  savant?  Vous  me  confondez  avec  mon 
ami  Roque. 

—  Non  pas,  non  pas,  reprit-elle.  (Et  il  me  semblait  que 
toutes  ses  réflexions  étaient  faites  à  dessein  de  m'ouvrir  les 
yeux  sur  ma  position  vis-à-vis  de  sa  fille,  comme  si  j'eusse 
conçu  quelque  espoir  insensé.)  Vous  devez  vouloir  être  sa- 
vant en  conscience.  La  vie  d'un  homme  est  consacrée 
d'avance  par  les  dons  qu'il  a  reçus.  Quel  dommage  pour 
nous  que  vous  soyez  un  être  si  intelligent,  et,  par  là,  respon- 
sable de  sa  propre  destinée  I  Que  n'êtes-vous  un  pauvre 
vieux  malheureux  comme  Schwartz,  avec  tout  ce  que  vous 
savez  de  plus  que  lui  1  nous  vous  eussions  emmené  pour  re- 
faire l'éducation  de  Julien,  et  j'eusse  été  si  contente  de  trou- 
ver un  prétexte  pour  garder  toujours  un  ami  tel  que  vous  ! 
Mais  vous  êtes  un  fils  de  famille,  et  personne  n'a  le  droit  de 
s'emparer  de  vous.  Vous  n'avez  pas  non  plus  celui  de  dis- 
poser de  vous-même. 

Elle  avait  tellement  raison  que  j'en  eus  du  dépit. 

—  J'aurai  toujours  le  droit,  lui  répondis-je,  d'aller  herbo- 
riser dans  la  forêt  de  Fontainebleau  ;  c'est  ce  qui  me  conso- 
lera un  peu  de  vous  voir  partir. 

—  J'espère  bien  que  vous  viendrez  vous  reposer  quelque- 
fois chez  nous  de  vos  courses  scientifiques,  reprit-elle  d'un 
air  contraint  et  presque  froid. 

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94  LA  FIIXBULB 

J'avais  provoqué  mon  arrêt.  Je  ne  devais  venir  qu'en  visite 
et  le  moins  possible.  Je  Taimais  mieux  ainsi,  moi  qui  vou- 
lais connaître  mon  sort.  C'est  dans  Tordre  :  le  bonheur 
ferme  les  yeux  sur  le  lendemain ,  le  malheur  ne  sait  pas 
vivre  au  jour  le  jour.  J*élais  calme  comme  un  martyr.  Ani- 
cée  me  sembla  plus  calme  que  moi  encore,  car,  ce  jour-là, 
elle  n'était  pas  même  triste.  Ses  yeux  avaient  une  expres- 
sion que  je  ne  comprenais  pas,  et  dont  la  tranquille  douceur 
me  faisait  parfois  l'effet  d*une  insulte. 

Au  moment  de  monter  en  voiture  : 

—  Venez  ici,  parrain,  me  dit-elle,  en  me  présentant  la 
petite.MDréna.  Donnez  votre  bénédiction  à  votre  filleule. 

Et  comme  je  me  penchais  sur  le  berceau  pour  embrasseî 
Fenfanl: 

•^  Sléphen,  me  dit-elle  à  voix  basse ,  comptez  un  peu  sot 
l'avenir  et  sur  moi;  notre  amitié  est  indissoluble. 

Je  relevai  les  yeux  sur  elle,  je  lus  dans  les  siens  cette  sorte 
d'enthousiasme  inspiré  qu'elle  avait  quand  elle  prenait  une 
résolution  généreuse  qui  devait  triompher  de  la  prudente 
sollicitude  de  sa  mère.  Je  ne  sais  ce  qui  se  passa  enmoi  ; 
je  passai  de  rabattement  à  une  sorte  de  joie  pleine  de  sécu- 
rité. 

—.Merci!  lui  dis-je. 

Et  le  chevalier  nous  sépara.  Il  partait  avec  elles. 

Hubert  Clet  et  Edmond  Roque  étaient  là  aussi.  Edmond 
était  venu  assez. rarement  dans  le  courant  de  l'hiver,  mais 
avec  les  gens  qui  lui  plaisaient,  il  était  ami,  et  mèmie  naïve- 
ment familier  dès  le  premier  jour  et  poui:  toute  sa  vie^  il . 
n'avait  donc  pas  rtiaiiqué  de  venir  faire  les  adieux  de  l'ami- 
tié à  la  dernière  heure.  Julien,  qui  restait  quelques  jours 
encore  à  Paris,  avait  invité  son  ami  Clet  à  déjeuner,  et  con- 
tinuait à  ne  pas  se  douter  que  ce  personnage  fût  antipathi- 
que à  sa  sœur.  Mais,  chose  étrange  et  qui  peint  bien  la 

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Uk  FILLEULE  95 

diptomatie  malerneUe,  madame  Marange,  qui  in*avait 
d'abord  retenu  dans  son  intimité  pour  écarter  ou  pour 
paralyser  l'apparence  de  celle  de  Clet,  avait, cessé  de  re- 
pousser ce  dernier  dès  le  monie^t  où  il  lui  avait  semblé 
que  la  mienne  pouvait  devenir  dangereuse. 

Dès  que  la  voiture  qui  emportait  mon  âme  et  ma  vie  eut 
disparu,  Julien  exigea  que  nous  vinssions  déjeuner  tous  les 
trois  avec  lui  au  café  de  Paris.  J'aurais  voulu  être  seul,  mais 
Clet  m'observait  d'un  air  narquoiS;  et  j'avais  à  faire  bonne 
contenance.  Je  me  laissai  emmener. 

Roque  avec  sa  cravate  blanche  et  ses  lunettes  d'or  fit  sen- 
sation au  café  de  Paris.  Je  vis  fort  bien  les  sourires  mo^ 
queurs  des  jeunes  dandys,  dont  il  frôla  un  peu  gauchem^t 
les  tables,  et  je  devinai  les  mots  dits  tout  bas  à  Julien  par 
quelqu'un  d'entre  eux*  Cette  ligure  de  jeune  pédant  les  di- 
vertissait. On  ne  me  regarda  pas.  Je  vis  par  là  que  j'avais 
l'air  de  tout  le  monde,  et  j'en  fus  bien  aise.  J'aurais  pu  être 
ridicule  sans  m'en  douter,  et  ce  jour-là,  pour  la  première 
fois,  j'en  aurais  souffert.  Celui  que  madame  de  Sauio  aimait 
comme  son  frère  n'avait  pas  le  droit  de  faire  rire,  même 
les  enfants;  quant  à  Hubert  Clet,  il  connaissait  tout  le 
monde,  tout  le  monde  le  connaissait,  il  était  là  chez  lui. 
Ayant  de  la  fortune,  de  l'usage,  de  l'élégance,  et  de  l'esprit 
par-dessus  le  marché,  il  était  tenu  en  grande  estime  par  la 
jeune  fashion  parisienne. 

Notre  déjeuner  fut  gai.  Rougissant,  je  crois,  un'  peu  de 
son  pédant,  Julien  avait  demandé  un  salon  pour  nous  quatre. 
Mais  Roque  fut  extrêmement  spirituel,  et,  contre  son  habi- 
tude, nullement  fatigant;  voué  par  goût  et  par  système  à  une 
grande  sobriété,  mais  parfaitement  distrait,  il  se  grisa  dès 
le  premier  service.  Il  s'en  aperçut  lui-même,  et,  nous  dé- 
clarant qu'il  se  trouvait  dans  un  état  de  réplétion  et  à^éhriéié 
fort  dékctahle,  il  fut  étincelant  d'érudition  satirique  et,  lui 


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96  LA  FILLEILE 

le  plus  chaste  des  hommes,  de  graveture  pantagruélesque. 
C'était  son  fait,  au  reste,  de  parler  de  tout  ex  professa,  sans 
avoir  jamais  usé  de  rien. 

Clet  fut  fort  triste,  dès  qu'il  se  vit  écrasé  par  la  verve  d'un- 
homme  dont  il  s'était  promis  de  faire  un  plastron. 

Julien,  qui  était  frivole  comme  un  enfant  riche  et  comblé, 
mais  bon  comme  sa  mère,  au  fond,  et  généreux  comme  sa 
sœur,  donna  les  mains  joyeusement  au  triomphe  de  Roque. 

Clet,  que  le  vin  ne  pouvait  égayer,  devint  nerveux  et 
tourna  à  l'irritation. 

Il  me  serait  impossible  de  dire  par  quel  chemin  de  tra- 
verse nous  nous  trouvâmes  arrêtés  face  à  face,  lui  et  mol, 
dans  une  impasse  de  plaisanteries  assez  aigres  de  sa  part, 
un  peu  dures  de  la  mienne.  J*étais  parfaitement  de  sang- 
froid  ,  et  s'il  était  ivre ,  il  le  paraissait  si  peu ,  que  je  ne  pus 
tolérer  ses  sarcasmes. 

Son  animosité  contre  moi  datait  déjà  de  loin.  Il  avait  su 
la  contenir  jusque-là.  J'aurais  dû  me  dire  peut-être  qu'il 
était  sérieusement  épris,  puisqu'il  souffrait,  et  que  ce  malaise 
demandait  quelque  indulgence  de  ma  part.  Mais  11  dénigrait 
si  ouvertement  pour  moi  l'objet  de  mon  culte,  que  je  perdis 
patience  et  le  blessai  plus  que  je  ne  voulais. 

Roque  faisait  tant  de  bruit  que  nous  eûmes  le  malheur  de 
pouvoir  nous  dire,  sans  être  entendus,  tout  ce  que  la  présence 
et  l'attention  de  Julien  nous  eussent  forcés  de  refouler  bien 
avant.  Quand  on  se  leva  de  table,  Hubert  Clet  m'avait  pro- 
voqué tout  bas.  Julien  remarqua  que  tous  deux  nous  étions 
pâles.  Roque  déclara  que  c'était  la  densité  nébuleme  de  la  fu- 
mée des  cigares  qui  nous  faisait  paraître  ainsi,  et  il  sortit 
pour  promener  gaiement  les  fumées  de  son  vin  sur  les  bou- 
levards. Je  vis  bien  que  sa  cravate  blanche  un  peu  relâchée, 
son  grand  chapeau  rejeté  en  arrière  et  ses  yeux  myopes 
brillant  derrière  ses  lunettes  posées  de  travers  faisaient  rc- 


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LA  FILLEULE  97 

tourner  les  passants;  je  le  remmenai  dans  notre  quartier 
latin. 

Le  lendemain,  j'étais  au  bois  de  Boulogne  avec  lui,  atten- 
dant Hubert  Clet,  qui  y  arriva  bientôt,  escorté  de  son  témoin. 
Il  n'avait  pu  choisir  Julien,  et  pour  cause  :  le  sujet  de  notre 
querelle  et  notre  querelle  elle-même  devaient  lui  être  soi- 
gneusement cachés. 

Je  ne  m'étais  jamais  battu,  comme  on  peut  croire.  Clet,  qui 
vivait  dans  le  monde  et  qui  affichait  l'esprit  frondeur,  avait 
eu  déjà  une  affaire.  Il  était  d'un  calme  magnifique  et  s'y 
complaisait  comme  un  acteur  qui  joue  un  rôle  dans  ses 
moyens.  Je  n'avais  rien  à  affecter.  Je  n'ai  jamais  su  si  j'a- 
vais du  courages  mais  il  ne  me  semble  pas  qu'il  en  faille  pour 
risquer  sa  vie  au  bout  d'un  pistolet  ou  d'une  épée,  quand 
elle  est  toujours  en  risque,  à  tous  les  moments  de  notre 
éphémère  et  fragile  existence.  Roque ,  qui  m'aimait  certai- 
nement autant  que  lui-même  et  qui  eût  souhaité  se  battre  à 
ma  place,  avait  autant  de  sang-froid  que  moi,  ce  qui  était 
beaucoup  plus  méritoire. 

Le  témoin  de  Clet  était  un  professeur  émérite  d'affaires 
d'honneur  qui,  à  vingt-cinq  ans,  prenait  les  airs  d'un  pa- 
triarche du  coupe-gorge.  Il  voulut  d'abord  essayer  d'arran- 
ger l'affaire,  et  me  demanda,  dans  la  forme  classique,  si,  en 
traitant  M.  Clet  de  fat  impertinent,  j'avais  eu  l'intention  de 
l'offenser  personnellement. 

Je  répondis  qu'à  coup  sûr  j'avais  eu  l'intention  de  lui 
prouver  son  impertinence  et  sa  sottise,  et  que  je  persistais 
dans  ce  sentiment,  à  moins  qu'il  ne  convînt  lui-même  de  son 
toft  et  ne  le  réparât  en  rétractant  les  sottises  et  les  imperti- 
nences qu'il  m'avait  dites. 

C'était  au  tour  de  Roque  d'aller  demander  à  Clet  s'il  avait 
eu  l'intention  de  m'offenser.  Il  s'y  prit  plus  simplement  et  lui 
dit: 

6 

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9è  LA.  FUXSULK 

—  Vous  avez  traité  mon  ami  de  tartufe  de  village  et  de 
petit  don  Juan  de  mansarde.  C'est  peut-être  drôle,  mais  nous 
ne  voulons  pas  en  rire.  On  vous  a  répondu  sans  amphibologie 
que  vous  étiez  un  fat  et  un  impertinent  ;  vous  avez  demandé 
à  vous  battre,  nous  voici  ;  que  décidez-vous? 

Le  témoin  de  Glet  trouva  le  procédé  irrégulier,  et  après 
dix  minutes  de  poiu'parlers  très-inutiles,  où  le  témoin  nous 
donna  à  tous  trois  de  fortes  envies  de  rire,  nous  fûmes  pla- 
cés, Glet  et  moi,  en  face  l'un  de  l'autre.  Nous  tirâmes  en- 
semble.  Glet  me  logea  une  balle  dans  les  côtes.  Je  Ini  cassai 
un  bras.  L*honneur  était  satisfait.  Ma  blessure  n'était  pas 
très-grave.  La  balle  fut  aisément  extraite.  Je  ne  soufi&is  p^ 
de  manière  à  perdre  le  courage  ou  la  connaissance  un  seid 
instant.  Sans  être  d'une  apparence  robuste,  j'ai  dans  le  sang 
un  peu  de  la  force  tranquille  du  paysan  berrichon,  je  ne 
suis  pas  très-sensible  à  la  douleur. 

Glet  fut  plus  malade  que  moi«  Son^Hrganisation  nerv^ise, 
déjà  très-excitée  par  un  régime  absurde,  lui  oocasicmna  de 
violents  accès  de  fièvre,  et  l'enflure  du  bras  fut  fort  tenace. 
Roque  le  vit  souvent  de  ma  part,  et  lui  rendit  son  estime  en 
voyant  que,  reconnaissant  son  tort,  il  tenait  fort  secrets 
notre  duel  et  sa  cause. 

J'étais  au  lit  depuis  trois  jours,  encore  assez  malade 
et  affaibli  par  l'opération,  lorsque  je  reçus  une  lettre  de 
mon  père  qui  m'annonçait  de  grosses  pertes  de  bestiaux,  et 
m'engageait  à  vivre  de  mon  travail,  sans  compter  davan- 
tage sur  son  assistance. 

Gette  contrariété  me  parut  d'abord  peu  de  chose,  mais  ce 
manque  de  parole  et  le  ton  froid  et  presque  dur  de  la  lettre 
m'affectèrent  beaucoup.  Mon  pauvre  père,  lui,  si  loyal  et  si 
bon,  il  me  retirait  même  ia  jouissance  du  mince  héritage  de 
ma  mère,  et  il  m'abandonnait  à  mes  propres  ressources 
sans  me  donner  le  temps  d'aviser. 


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LA  FILLEULE  99 

Ce  n'esà  pas  du  jour  au  lendemain  qu'on  trouve  une  oc- 
capation,  si  misérable  qu'elle  soit.  J'arais  contracté  quel- 
ques obligations,  en  ce  sens  que  f  avais  attribué  d'avance, 
«ir  lés  termes  de  ma  modique  pension,  deux  petites  sommes 
au  payement  des  dettes  d'un  ami  encore  plus  gêné  que  moi. 
J'étais  donc  forcé  de  lui  manquer  de  parole  à  mon  tour,  et 
on  a  si  mauvaise  grâlce  à  accuser  ses  parents,  que  si  je 
n'eusse  été  hors  d'état  de  me  mouvoir,  j'aurais  pris  des  cro- 
chets ou  un  fiacre  à  conduire,  plutôt  que  d'en  venir  à  cette 
honteuse  excuse. 


XI 


le  quittai  mou  lit  pour  me  mettre  en  quête  d'un  emploi 
mais  il  me  fallait,  pour  entrer  dans  une  indu.strie  quelcon- 
que, un  répondant  ^nnu  des  industriels,  et  je  n'en  connais- 
sais aucun,  ne  voulant  pas  invoquer  l'appui  de  Glet  et  de  sa 
famille* 

Four  oocuper  une  fonction  dans  le  gouveraem^t,  si  ob- 
scure qu'elle  fût,  il  me  fallait  des  titres  ou  un  surnumérariat. 
J'aurais  pu  donner  des  leçons,  être  répétiteur  dans  un  col- 
lège, ou  seulement  maître  d'études.  Pour  tout  cela,  il  me 
fallait  des  protecteurs,  des  connaissances.  J'avais  vécu  trop 
seul,  et  pour  rien  au  monde  Je  n'aurais  voulu  m'adressera 
madame  Marange  ou  à  sa  fille,  par  conséquent  à  aucune 
personne  de  lepr  entourage. 

Je  vis  quel  affreux  métier  est  celui  de  solKciteur.  Je  le  fis 
avec  courage  et  sans  vouloir  me  sentir  atteint  d'une  humi- 
liation, ni  tressé  d'aucune  méfiance.  Si  on  était  peu  acôes- 
sible  fûUT  le  malheur,  c'était  la  faute  du  genre  humain,  qui 
apparemment  pullule  de  malheureux  lâches  et  fourbes. 


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100  LA  FILLBCLB 

Cependant  la  détresse  arrivait  avec  une  efrayante  rapi- 
dité* J'écrivis  à  mon  père  pour  lui  demander  trois  mois  de 
répit,  lui  remontrant  avec  soumission  que  c'était  le  temps 
nécessaire  pour  trouver  à  me  caser.  Il  ne  me  répondit  pas. 
J'ai  su  plus  tard  qu'une  main  avide  et  cruelle  avait  supprimé 
ma  lettre. 

Roque  eût  partagé  sa  cfaambre  et  son  pain  avec  moi  ; 
mais  je  l'aurais  gêné  dans  ses  études,  et,  en  acceptant  son 
assistance,  je  l'eusse  empêché  d'acheter  des  livres  et  des  in- 
struments, car  il  apprenait  en  ce  moment  la  médecine  et  la 
chirurgie,  et  je  savais  qu'il  se  privait  souvent  de  manger 
pour  se  procurer  cette  satisfaction.  Autant  valait  lui  deman- 
der sa  vie  que  ses  moyens  de  développement  intellectuel.  Je 
lui  cachai  ma  position. 

Mon  bon  Schwartz  commençait  à  retomber  dans  la  mi- 
sère. Il  avait  naïvement  confié  ses  mille  francs  à  un  com- 
patriote qui  les  lui  avait  emportés.  La  goutte  l'avait  pris,  et, 
après  de  vains  efforts  pour  descendre  son  escalier,  il  s'était 
vu  forcé  d'interrompre  ses  leçons  dès  le  début.  Rien  ne 
fait  plus  de  tort  à  un  malheureux  que  de  commencer 
par  être  malade.  On  l'avait  em  placé  au  bout  de  quinze 
jours. 

Je  n'avais  ni  le  temps  ni  la  force  d'aller  donner  un  coup 
d'œil  à  la  maison  de  la  rue  de  Courcelles  ;  par  conséquent, 
je  n'avais  pas  l'occasion  d'écrire  à  Saule.  Mon  silence  étonna 
et  inquiéta.  On  envoya  Julien  savoir  de  mes  nouvelles.  Il 
vint  deux  fois  sans  me  trouver  et  écrivit  que  je  me  portais 
bien,  puisque  j'étais  toujours  dehors.  Puis  il  partit  lui-même 
pour  rejoindre  sa  mère  et  sa  sœur. 

Ma  blessure  était  guérie,  malgré  le  peu  de  soin  que  j'en 
avais  pris;  mais  ma  force,  qui  n'avait  pas  eu  le  temps  de 
revenir,  commençait  à  m'abandouner  tout  à  fait.  Parfois 
j'éprouvais  des  faims  dévorantes  que  je  n'avais  pas  le  moyen 


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LA  FILLEULB  101 

de  satisfaire.  D'autres  fois,  j'éprouvais  un  dégoût  invincible 
pour  les  aliments.  Un  jour  je  dépensai  pour  mon  déjeuner 
et  celui  de  Schwartz  ma  dernière  pièce  de  monnaie.  Je  sor- 
tis en  me  disant  qu'il  fallait  trouver  du  travail  ce  jour-là, 
ou  avouer  ma  misère  à  mon  pauvre  Roque. 

Je  courus  tout  le  jour;  je  rentrai  sans  succès  et  sans  es- 
pérance. Le  lendemain  je  voulus  tenter  encore  une  journée 
de  démarches  avant  de  me  risquer  à  de  tristes  aveux.  Je 
sortis  à  jeun,  je  rentrai  de  même,  sans  plus  de  succès  que 
la  veille. 

J'avais  vendu  ou  engagé  au  mont-de- piété  mes  pauvres 
hardes.  Il  ne  me  restait  que  les  reliques  de  ma  mère,  au 
milieu  desquelles  j'allais  mourir  d'inanition  plutôt  que  d'es- 
sayer d'en  tirer  un  dernier  morceau  de  pain. 

Je  me  décidai  à  écrire  à  Roque  que  Schwartz  avait  faim 
et  que  je  n'avais  plus  rien  à  partager  avec  lui.  Je  portai  ma 
lettre  à  la  première  boîte,  ne  me  sentant  pas  la  force  d'al- 
ler jusque  chez  mon  ami  qui  demeurait  auprès  de  l'Obser- 
vatoire. Je  remontai  avec  peine  mes  cinq  étages,  j'entrai 
doucement  chez  Schwartz.  Il  dormait.  Je  savais  que  le  pianp 
ne  le  réveillait  pas.  Je  me  mis  à  jouer  très-doux  la  dernière 
chanson  rustique  que  j'avais  entendu  chanter  à  ma  mère. 
Je  sentis  un  grand  calme  succéder  aux  battements  préci- 
pités de  mon  cœur.  La  sueur  se  reftroidit  sur  mon  front.  La 
dernière  goutte  d'huile  s'épuisa  dans  la  lampe.  Je  m'en 
aperçus  à  peine,  tant  mon  regard  était  déjà  troublé;  puis  je 
ne  sentis  plus  rien  :  mes  mains  se  raidirent  sur  le  clavier, 
ma  tête  tomba  sur  le  pupitre;  il  me  sembla  que  je  m'endor- 
mais pour  toujours.  Je  distinguai  encore  faiblement  Thor- 
loge  du  Luxembourg  qui  sonnait  dix  heures  ;  puis  je  devins 
complètement  inerte. 

Quand  je  revins  de  cette  défaillance,  je  vis  autour  de  moi 
des  fantômes  qui  me  firent  craindre  de  n'avoir  échappé  à  la 

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102  lA  niXEtJLE 

mort  que  pdtrr  ^irrlfaBr  à  la  folie.  Anîcée  et  sa  m^^  étaient 
prègde  moi;  elles  me  parlaient  arec  tendresse,  ellesnie 
pfodigttaient  tes  plus  doux  soins.  Sehwartz  ^  le  chevalier 
de  Yaiestroit  allaient'  et  venaient  dans  la  ehambie.  Je  vis  • 
confusément  des  fioles,  des  tasses.  On  m*ayait'  fait  prendre 
quelque  cordialy  car  Je  me  sentais  ranimé  ;  mais  je  ne  com- 
prenais pas  encore. 

Je  Ais  très^ongtemps  avant  de  me  rendre  compte  de 
rien.  On  metit  lever,  on  .m'aida  à  descendre  l'escalier,  on 
me  mit  en  voilure  ;  je  me  laissai  conduire  comme  dans  un 
rêve.  Je  ne  me  retrouvai  moi-même  que  dans  la  maison  delà 
rue  de  Gourcelles,  devant  un  souper  de  famille,  où  Schwaitz 
était  assis.  Les  choses  se  passaient  pour  nous  deux  comme 
elles  s'étaient  passées  deux  mois  auparavant  pour  lui  sent. 
On  nous  disait  qu'on  avait  faim,  et  on  nous  priait  de  mim- 
ger  parcomplaisanœ^ 

La  mémoire  de  cette  soirée  me  revint  entièrement,  et  Je 
sentis  la  honte  de  la  misère  m'accabler  jusqu'à  la  douleur. 
Le  bon  Allemand  était  si  facile  à  tromper  qu'il  trouvait  l'ex- 
plication de  madame  Marange  toute  naturelle.  Elle  était  ve- 
nue à  Paris  avec  sa  fille  pour  y  passer  deux  jours.  Étonnée 
d'apprendre  de  ses  gens  qu*on  ne  m'avait  pas  revu  depuis 
son  départ,  elle  avait  envoyé  le  chevalier  savoir  si  j'étais 
malade.  On  lui  avait  dit  que  j'étais  sorti,  mais  que  je  n'é- 
tais pas  rétabli  d'un  accident  qu^on  attribuait  à  une  chute. 
Cette  réponse  l'avait  surpris;  il  avait  pensé  que  J'étais  fort 
mal  et  que  je  ne  voulais  pas  recevoir.  Il  n'avait  osé  forcer 
ma  porte.  Il  en  avait  été  grondé  par  madame  Marange  et 
sa  fille,  qui  étaient  montées  en  voiture  à  dix  heures  du  soir, 
ne  voulant  pas  rester  toute  la  nuit  dans  l'inquiétude.  On  tes 
avait  laissées  monter.  Elles  m'avaient  trouvé  évanoui.  En 
revenant  à  moi,  j'avais  accepté  de  venir  souper  avec  elles 
pour  partir  le  lendemain  avec  elles  pour  la  campagne,  car 

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LA  FIU«1ULS  103 

it' était  évident  que  j'avais  besoin  de  me  remettee  et  de  me 
reposer  de  mon  travail. 

Tout  ce  réoit  était  exact,  mais  la  vérité  n'en  était  pas 
complète,  je  le  sentais.  On  feignait  d'ignorer  que  je  me 
fusse  battu  en  duel  et  que  la  misère  fût  la  cause  de  ma  re- 
chute. Je  voyais  bien  qu'on  me  trompait,  qpe  le  portier  de 
ma  maison  avait  été  plus  explicite  avec  M.  de  Valestroit,  ou 
que  Schwartz  lui-même,  réveillé  en  sui^saut  par  la  visite  des 
deux  femmes,  leur  avait  tout  avoué  sans  s'^n  douter. 

Je  sentais  la  pitié  de  la  mère  peser  sur  moi  comme  une 
humiliation,  l'inquiétude  de  la  fille  comme  un  doute  :  la 
première  devait  se  dire  que  j'étais  trop  obscur,  trop  pauvre^ 
pour  devenir  jamais  un  égal  ;  la  seconde,  que  je  n'avais  pas 
assez  de  courage  physique  et  moral  pour  devenir  un  appui. 
La  fatalité  de  mon  malheur  et  lesentiment  de  ma  faiblesse 
me  navrèrent.  Je  m'étais  ^nti  assez  î(ài  naguère  pour  être 
le  fils,  le  frère  et  l'ami  de  ces  deux  femmes,  et  voilà  qu'elles 
m'apportaient  chez  elles  comme  un  malade  et  medonnaient 
à  manger  comme  à  un  pauvre. 

Ces  réflexions  succédèrent  rapidement  à  mon  atonie,  et 
je  fondis  en  larmes,  nouvelle  preuve  de  faiblesse  qu'il  me 
fut  impossible  de  leur  dérober. 

Madame  Marange  me  prit  la  tête  dans  ses  mains  avec  une 
bonté  indicible,  tandis  qu'Anicée  prenait  les  miennes  et  les 
caressait  presque  comme  celles  d'un  enfant  que  l'on  veut 
consoler  ;  puis,  tout  en  me  dorlotdmt  de  la  sorte,  elles  dirent 
au  chevalier,  qui  ne  devinait  pas  comme  elles  ma  pensée, 
que  c'était  une  crise  nerveuse  dont  il  ne  fallait  pas  s'éton- 
ner après  mon  évanouissement,  lequel  n'était  lui-même 
qu'un  état  nerveux. 

J'eus  bien  de  la  peine  à  retenir  mes  sanglots,  je  suffoquais. 
Madame  Marange,  craignant  une  crise  plus  forte,  sortit  pour 
me  chercher  de  l'éther.  Le  chevalier  prit  une  bougie  pour 

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104  LA  FILLEULE 

l'accompagner.  Schwartz,  que  ses  robustes  instincts  physi- 
ques dominaient  toigours  un  peu,  et  qui  mangeait,  comme 
les  loups,  un  jour  sur  quatre,  -avait  la  vue  plongée  dans  son 
assiette.  Anicée,  qui  était  restée  debout  près  de  moi,  passa 
ses  bras  autour  de  ma  tête,  l'attira  contre  son  cœur  avec  une 
effusion  angélique,  et  mit  son  mouchoir  sur  mes  yeux  pour 
essuyer  mes  larmes.  Ma  fierté  fut  vaincue  par  cette  sainte 
caresse.  Je  sentis  la  sœur  et  la  mère  dans  le  sein  de  la  femme, 
ces  types  sacrés  qu'aucun  autre  genre  d'amour  n'efface  dans 
les  âmes  complètes.  Mes  larmes  coulèrent  plus  douces;  elles 
se  tarirent  dans  la  batiste  embaumée  de  ce  mouchoir,  qu'elle 
me  laissa  garder,  couvrir  de  baisers  et  cacher  dans  mon 
sein  quand  sa  mère  rentra. 

On  me  trouva  mieux.  Le  bon  chevalier  répéta  à  plusieurs 
reprises  :  Ça  ne  sera  rim,  comme  on  dit  à  un  enfant  qui 
s'est  fait  une  bosse  à  la  tête.  Madame  Marange  me  prescri- 
vit de  manger,  prétendant  que  mon  médecin  avait  dû  me 
mettre  à  la  diète  parce  que  c'était  la  mode,  mais  que  l'abus 
de  ce  système  tuait  les  malades  plus  que  le  mal.  Chaque  mé  - 
nagement  inventé  par  elle  pour  sauver  mon  orgueil  me  ré- 
vélait sa  bonté  et  mon  humiliation.  Mais  déjà  je  ne  sentais 
plus  l'une  et  je  m'abandonnai  à  l'autre.  Je  fis  un  effort  pour 
lui  obéir,  mais  j'avais  une  autre  organisation  que  celle  de 
Schwartz,  et  plusieurs  jours  se  passèrent  avant  que  je  pusse 
manger  sans  dégoût  et  sans  souffrance. 

Il  était  deux  heures  du  matin  quand  je  me  rendis  compte 
du  temps  écoulé.  Je  voulus  me  retirer  avec  Schwartz.  Ma- 
dame Marange  nous  dit  que  puisque  nous  devions  partir  tous 
deux  avec  elle  et  sa  fille  à  dix  heures  le  lendemain,  nous 
coucherions,  ainsi  que  le  chevalier,  dans  le  pavillon  de  son 
jardin.  On  avait  tout  préparé  pendant  le  souper.  J'étais  vaincu 
par  la  fatigue,  je  dormis  quelques  heures,  et  quand,  selon 
mon  habitude,  je  m'éveillai  au  joiu*,  le  chant  des  merles  et 


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LA  FILLEULE  105 

des  pinsons  qui  peuplaient  le  jardin  me  causa  la  douce  illu- 
sion de  Id  campagne.  Ma  tête  était  encore  si  faible,  que  je 
fus  quelque  temps  à  comprendre  où  j'étais  réellement,  et 
quelles  circonstances  imprévues  m'y  avaient  amené. 

Alors  ma  honte  me  revint,  en  dépit  du  mouchoir  d'Anicée 
qui  était  là  sous  mon  chevet,  et  que  je  pressai  sur  mon  vi- 
sage comme  pour  en  effacer  la  rougeur.  Mais  comment  ne 
p^  rougir  de  rentrer  ainsi  chez  elle  en  nécessiteux^  moi  qui, 
en  voulant  la  suivre,  avais  été  fier  de  Tidée  de  lui  sacrifier 
toute  ma  vaine  science  et  tout  mon  avenir  intellectuel  I 

—  Non  !  non  I  m'écriai-je  en  me  jetant  hors  de  ce  lit  moel- 
leux où  j'avais  été  déposé  comme  par  le  Samaritain  de  TÉ- 
vangile.  Je  n'accepterai  pas  leurs  bienfaits  !  Ce  n*est  pas  ainsi 
que  je  veux  faire  fléchir  la  rigueur  de  ma  destinée.  Je  suis 
trop  jeune  de  dix  ans,  voilà  mon  tort.  Il  faut  que  je  le  ré- 
pare par  une  volonté  surhumaine. 

Mon  parti  fut  bientôt  pris.  J'écrivis  à  madame  Marange  : 

a  Vous  l'avez  deviné,  mon  secret,  je  n'ai  pas  besoin  de 
vous  le  dire;  J'en  conviens  avec  vous.  Vous  savez  que  je  ne 
le  lui  ai  jamais  dit,  à  elle,  car  vous  lisez  dans  son  cœur,  et 
j'espère  que  vous  estimez  un  peu  l'honnêteté  du  mien. 

»  Vous  voulez  qu'elle  se  marie,  je  l'ai  bien  vu.  Vous  ne 
repoussez  pas  d'auprès  d'elle  les  hommes  de  quarante  ans 
qui  ont  du  mérite.  C'est  elle  qui  les  refuse  au  bout  de  deux 
entrevues.  A  la  première,  c'est  l'autorité  qu'elle  vous  con- 
cède ;  à  la  seconde,  c'est  son  droit  qu'elle  reprend. 

»  Vous  ne  tenez  ni  à  la  naissance  ni  à  la  fortune.  Vous 
êtes  d'origine  plébéienne.  Vous  êtes  assez  riche,  et  d'ailleurs 
votre  esprit  est  trop  élevé,  votre  âme  trop  noble  pour  ne  pas 
préférer  l'honneur  et  la  vertu  à  toutes  choses. 

x>  Mais  vous  vous  méfiez  de  la  jeunesse.  En  théorie  vous 
avez  raison.  Je  vous  ai  souvent  entendue  blâmer  les  amours 


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106  tk  muMxjw 

disproportionnés  sous  le  rapport  de  l'âgée*  Vous  disiez  qu'une 
femme  ^u  v(Ate  est  vieille  et  qu'un  époux  4e  trenteM^inqjnts 
est  eneoreun  jeune  homme.  Fm  bien  tout  compris,  riea  ne 
m'inquiétftity  fxùis  ravoùerai-je,  je  ne  pr^is  riea  de  cel« 
pour  moi, 

'  »  Vous  n'avez  pas  voulu  admettre  d'exoepCton  en  ma  fa-r 
veur,  force  m'a  été  de  comprendre*  Pourquoi  donc  me  ra- 
menez^vous  aujourd'liui  ici?  Parce  que  la  maladie  et  la  dé- 
tresse m'ont  fait  si  petit  devant  la  pitié^  que  vous  ne  me 
craignez  plus  l 

»  Ange  de  bonté,  je  baise  vos  mains  bienfaisantes  et  je 
pars  ;  je  veux  pouvoir  emporter  de  diez  vous  TespéraBce. 
L'espérance  de  mériter  votre  cooâanee  absolue,  oui,  je  Tai, 
malgré  vous  et  malgré  moi.  Quoiqu'il  arrive,  je  serai  votre 
fils  par  la  volonié,  par  le  dévouement,  par  le  respect,  par  la 
soumission,  par  la  tendresse^ 

»  P.  S.  — Retenez  le  pauvre  Schwartz;  faites-lui  faire  des 
chemises  et  des  habits  ;  donnez-lui  peu  d'argent  à  la  fois» 
C'est  un  enfatit,  lui,et'il  a  soixante  ans,  madame  I  » 

■■'•■■■  .  -v 

Je  csKîhetai  cette  letlre,  je  la  mis  en  évidence  sur  la  table  » 
etavant  que  persoime  fftt  encore  éveillé  dans  la  maison,  je 
gagnai  la  rue  et  allai  droit  chez  Roque. 

Il  venait  de  recevoir  ma  lettre.  Il  m'ouvrit  ses  bras  ea  me 
faisant  de  vifs  r^(Mroehes  lîe  ma  trop  longye  discrétion. 

—  Eh  bien»  lui  dis-je^  ce  n'est  plus  Schwartz  qui  meurt 
de  faim,  c'est  moi.  Je  ne  sois  jç^s  seulement  gêné,  je  suis  ré- 
duit à  la  derrière  extrémité. 

Et  je  lui  rdoontai  tout  ce  qui  s'était  passé  la  veille.  Il  m'ap*- 
prouva  et  me  remercia  même  de  mon  courage,  comme  s\ 
je  l'avais  eu  à^n.  intention.  Puis  il  me  sauva  d'emWée,  en 
me  procurant  de  quoi  vivre.  On  lui  proposait  un  mince  em- 


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LA  FILLEULE  107 

pk)i  tftt  jardin  des  Plantés,  celai  de  préparateui'  et  ée  omser- 
rateur  d'objets  d'iiistaire  nalurette ,  à  douze  cents  francs 
d'appointements.  Plus  hardi  et  plus  confiant  que  moi,  Roqae 
«rait  déjà  des  protections;  maî$  il  avait  dé  quoi  continuer 
ses  élades  à  son  gré ,  moyesinant  un  r^ime  df existence 
stoïque,  ^t  il  ne  voulait  pas  sacrifier  hcm  teinps  à  gagner  sa 
vie. 

—  Puisque  tu  en  es  réduit  là ,  me  «tit-il,  accepte  cet  em-^ 
ploi  que  je  me  fais  fort  de  pouvoir  te  céder.  Tu  anras  tes 
soirées  libres  pour  tes  chères  études  ineidenUs^  et  d'ailleurs 
nous  te  trouverons  mieux  avecie  temps.  Seulement,  plus  de 
projets  de  promenades  dans  la  forêt  de  Fontainebleau^  du 
côté  de  certaines  résidences;  plus  de  soirées  d'hiver  dans 
un  petit  salon  doré,  où  Ton  voit  deux  bien  charmantes 
femmes,  mais  où  Ton  dépense  plus  que  Ton  acquiert;  plus 
d'interminables  improvisations  la  nuit,  plus  d'amour  ab- 
sorbant et  de  dithyrambes  au  clair  de  la  lune« 

J'étais  résigné  à  tout,  sauf  à  ne  point  aimer^  puisque  c'était 
dans  cet  amour  que  je  puisais  mon  courage»  Au  bout  de  trois 
jours,  j'étais  installé  au  cablEHH  d'histoire  naturelle^dahs  un 
petit  laboratoire  où  j'empaillais  des  oiseaux*  J*avais  souvent 
£adt  cette  besogne  à  la  campagne  pour  mon  plaisir,  et  j  y 
étais  fort  adroit.  * 

Mon  apprentissage  fut  donc  un  morceau  de  réception  qui 
me  valut  de  grands  éloges  :  on  me  trouva  propre  à  plusieurs 
autres  soins,  et,  au  bout  de  trois  mois,  sans  aucune  récla- 
mation de  ma  part,  mes  appointements  furent  portés  à  deux 
mille  francs. 

J'étais  riche  1  j*avais  des  habits  et  des  chemises  que  per- 
sonne ne  m'avait  donnés;  je  n'avais  pas  été  forcé  do 
vendre  le  petit  piano  de  ma  mère,  auquel  je  tenais  comme 
Schwartz  à  son  violon.  Il  me  restait ,  grâce  à  Tattention 
et  à  la  prestesse  avec  lesquelles  j'expédiais  ma  besogne,  six 


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108  LÀ  FILLEULE 

heures  par  jour  pour  travailler  à  ma  fentaisie  {de  six 
heures  à  minuit).  Ten  dormais  six.  J'en  consacrais  dix  à 
mon  emploi.  .  . 

.  Un  jour,  on  m'annonça  upe  nouvelle  qui  me  remplit  d'or- 
gueil et  de  joie.  On  me  donnait  trois  mois  de  liberté  pour 
faire,  au  profit  du  cabinet,  une  exploration  scientifique  dans 
la  forêt  de  Fontainebleau.  Il  fallait  remplacer  certains  indi- 
vidus précieux  qui  s'étaient  détériorés  aux  collections.  Je 
partis  ivre  de  bonheur,  et  j'allai  planter  ma  tente,  pour  com- 
mencer, à  la  maison  Floche. 


XII 


Je  trouvai  me;s  vieux  amis  en  bonne  santé,  et  l'accueil 
qu'ils  me  firent  me  toucha  vivement.  Tous  deux  pleuraient 
de  joie  et  m'appelaient  leur  enfant.  Ils  se  réjouissai^t  de 
mon  bien-être  comme  s'il  leur  eût  été  personnel.  Je  passai 
huit  jours  dans  la  région  d'A  von,  bien  décidé  ànepasgoûter 
le  bonheur  d'aller  à  Saule  avant  d'avoir  commencé  nw  mis- 
sion et  de  m'ôtre  mis  en  mesure  de  la  continuer  sans  inler 
ruption  après  ma  première  visite. 

Au  bout  de  la  semaine,  je  pus  donc  me  présenter.  Cette 
fois  j'étais  encore  revêtu  de  la  blouse,  comme  lorsque  j'avais 
fait  ma  première  entrée.  Mais  ce  n'était  plus  par  pauvreté  que 
je  me  montrjais  ainsi.  Je  portais  le  costume,  l'uniforme,  si , 
l'on  veut,  de  mon  emploi. 

J'arrivai  à  l'improviste  et  j'entrai  par  le  parc,  dont  je  con- 
naissais les  issues  dérobées.  C'était  la  même  époque,  à  peu 
près,  que  celle  de  l'année  précédente.  La  chaleur  était  encore 
bonne  à. savourer,  les  arbres  pliaient  sous  les  fruits,  les 
jardins  revêtaient  cette,  seconde  parure  de  l'arrière-saison 


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LA  FILLEULB  t09 

qui,  pour  être  moins  luxuriante  que  œlie  du  printemps,  n'eu 
est  que  plus  coquette  et  plus  soignée. 

Au  détour  d'une  allée  de  bosquet  qui  aboutissait  à  la  pe- 
louse, je  me  trouvai  tout  à  coup  face  à  face  avec  Anicée.  Elle 
était  assise  sur  un  banc  et  lisait  à  l'ombre,  pendant  qu'à 
vingt  pas  d'elle,  Moréna,  sous  l'œil  de  sa  bonne,  jouait  sur 
l'herbe  avec  son  ex-nourrice,  la  brebis  noire.  Moréna  était 
sevrée. 

Anicée,  en  me  voyant,  ne  put  retenir  un  cri.  Elle  laissa 
tomber  son  livre,  accourut  dans  mes  bras  et  me  baisa  sur  les 
deux  joues  av€C  l'effusion  d'une  sœur.  Puis  elle  rougit  après, 
ne  sut  me  rien  dire,  se  rassit  sur  le  banc  en  me  faisant  signe 
de  m'asseoir  auprès  d'elle,  et  là,  devenue  tremblante,  elle  fit 
de  vains  eiïorts  pour  retenir  ses  larmes. 

J'eus  peur  d'abord  ;  je  n'osais  croire  à  tant  de  bonheur. 
Je  pensai  qu'un  malheur  était  arrivé  dans  la  famille,  ou 
qu'il  lui  était  interdit  par  sa  mère  de  mereeevoir—ou  enfin 
qu'elle  s'était  laissé  fiancer  à  un  autre  que  moi. 

Il  n'y  avait  rien  de  tout  cela  !  Justice  et  bonté  du  ciel,  j'étais 
aimél  Aussitôt  que  je  l'eus  compris,  je  cessai  mes  questions  et 
ne  demandai  pas  même  la  cause  de  cies  larmes  qui  me  ren- 
daient si  fier.  Elle  avait  pleuré  deux  fois  pour  moi,  une  fois  de 
douleur  et  une  autre  fois  de  joie.  Quel  plus  naïf  aveu  pouvais- 
je  exiger  ?  Je  n'ai  jamais  compris  qu'un  homme  osât  arra- 
cher à  la  femme  qu'il  veut  aimer  toute  sa  vie  Une  caresse  ou 
un  mot  qui  l'engage  prématurément.  C'est  froisser  la  pudeur 
de  l'âme,  c'est  violer  la  conscience.  Jusqu*è  Thymen  complet 
des  âmes,  celui  qui  veut  être  véritablement  aimé  doit  respec- 
•  ter  la  liberté  et  laisser  grandir  la  confiance.  Insensé  celui  qui 
croit  avoir  les  droits  du  maître  parce  qu'il  a  surpris  us  mo- 
ment d'émotion  et  trraché  ce  mot  :  «  Je  vous  aime,  »  après 
lequel  la  femme  ressent  parfois  encore  plus  de  peur  de  l'a- 
voir dit  qu'elle  n'a  éprouvé  d'entraînement  à  le  dire. 

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110  LÀ  FILLEULS 

Non,  non,  je  ne  vouldis  pas  l'obtenir  ainsi  1  je  voulais  laisser 
venir  un  jour  où  elle  me  le  dirait,  sans  polir  et  sans  trem- 
bler, avec  de  la  joie  dans  l'âme  et  de  la  sérénité  dans  le  re- 
gard. 

Sa  mère  vint  nous  joindre  et  me  montra  une  affection 
sincère.  Dès  les  premiers  mots,  elle  fut  aussi  franche  avec 
moi  qu'elle  avait  été  prudente;  car  Anicée  nous  ayant  quit- 
tés ui)  instant  pour  aller  me  chercher  ma  fllleule ,  qui  s'était 
éloignée  avec  la  bonne,  elle  me  dit  en  me  regardant  tout 
droit  dans  les  yeux  et  en  me  tenant  les  deux  mains  : 

—  Non,  vous  n'êtes  pas  un  enfant.  Vous  êtes  un  hoiUme 
de  bien,  et  vous  serez  un  homme  de  mérite.  Je  n'ai  jamais' 
dit  non,  moi  I  à  présent  je  ne  dis  pas  oui,  cela  ne  dépend  pas 
de  moi.  Je  tiens  à  ce  que  vous  ne  croyiez  pas  que  j'abuse  de 
mon  influence  et  de  mon  autorité.  Mais  je  suis  mère  avant 
tout,  et  je  dois  désirer  que  le  temps  consacre  la  confiance 
et  l'affection. 

—  Dix  ans,  s'il  le  faut  1  m'écrîai-jo  en  lui  baisant  les  mains 
avec  ardeur. 

—  Hélas  1  dit-elle  en  souriant  avec  tristesse,  dans  dix  ans 
elle  en  aura  quarante  I 

—  En  eût-elle  cinquante  !  répondis-je  avec  une  femeté 
qui  frappa  madame  Marange  et  dont  elle  m'a  avoué  depuis 
avoir  subi  l'influence  plus  qu'elle  ne  vouliait. 

Moréna,  qui  marchait  déjà  seule,  avec  des  pieds  d'une 
adresse  singulière,  malgré  leur  petitesse  phénoménale,  vint 
m'embrasser  sans  se  faire  prier.  Sa  précocité  était  quelque 
chose  de  remarquable  et  dont  je  fus  même  un  peu  efftayé 
sans  oser  le  dire  à  sa  mère  adoptive.  Elle  parlait  déjà  d'ttne 
voix  claire  et  avec  une  prononciation  nette.  Son  vocabulaire 
était  du  double  au  moins  plus  étendu  que  celui  des  enfants 
de  son  âge.  Ses  traits  aussi  se  dessinaient  prématuréiiient,  et 
la  beauté  s'y  faisait  en  dépit  de  la  gentillesse.  Quoique  très- 


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} 


LA  FIJLLELXE  11  i 

brune,  elle  n'avait  rien  dans  les  cheveux,  dans  le  type  et 
dans  la  peau ,  qui  ne  fût  acceptable  à  la  race  européenne. 
La  mère  Floche  avait  raison,  pensai-je,  elle  est  fille  d'un 
chrétien  d'Espagne. 

Anicée  l'aimait  trop.  Elle  se  faisait  son  esclave  avec  un 
élan  et  une  imprévoyance  qui  révélaient  chez  elle  des  sour- 
ces d'intarissable  dévouement.  Si  je  Teusse  écoutée,  j'aurais 
gâté  ma  filleule,  et  plusieurs  fois  elle  me  reprocha  d'être 
trop  sévère.  Un  jour  même  elle  me  dit  presque  tristement 
que  je  ne  l'aimais  pas  assez.  J'ai  compris,  j'ai  su  depuis  que, 
se  regardant  déjà  comme  ma  femme,  elle  youlait  que  je  me 
crusse  le  père  de  cet  enfant  que  je  lui  avais  donné  et  pour 
lequel  aussitôt  elle  s'était  senti  des  entrailles  de  mère. 

Je  revins  plusieurs  fois  à  Saule  durant  mon  excursion,  et 
même  ayant,  à  force  d'activité  et  d'ardeur,  recueilli  les  échan- 
tillons qui  en  étaient  le  but,  j'eus  presque  un  mois  de  sur- 
plus que  je  pus  passer  auprès  d'Anicée. 

On  retarda  pour  moi  la  rentrée  accoutumée  à  Paris,  sans 
me  le  dire  toutefois  ;  mais  les  tendres  condescendances  de 
la  mère  pour  la  fille  étaient  pour  moi  d'une  transparence 
adorable.  Des  rares  prétendants  que  madame  de  Saule  avait 
consenti  à  laisser  paraître  un  instant  chez  elle  Tannée  pré- 
cédente, il  n'était  plus  question.  De  temps  en  temps,  ma- 
dame Marange  recevait  une  lettre  de  quelque  amie  qui  la 
blâmait  de  laisser  sa  fille  veuve  si  longtemps  et  qui  lui  pro- 
posait un  parti  convenable.  Anicée,  avec  une  malicieuse  in- 
génuité, se  faisait  lire  ces  lettres  tout  haut  devant  moi,  et 
elle  riait  ensuite  avec  une  gaieté  qui  me  touchait  profondé- 
ment; elle  forçait  sa  mère  a  en  rire  aussi,  et  en  somme, 
l'homme  de  quarante  ans,  si  longtemps  rêvé  par  madame 
Marange,  devenait  un  mythe  qu' Anicée  la  forçait  de  relé- 
guer au  nombre  des  fictions,  comme  Polyphème  ou  Croquc- 
mitsrino. 


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112  LA  FUXFXLE 

Dans  tout  cela,  pas  un  mot  échangé  entre  nous  deux,  ni 
entre  nous  trois,  qui  pût  donner  un  corps  a  la  crainte  ou  a 
l'espérance.  C'était  comme  une  convention  tacite  de  compter 
les  uns  sur  les  autres  sans  engager  la  conscience  et  la  li  - 
berté  de  personne.  Le  mot  d'amour  était  toujours  traduit 
dans  la  langue  vulgaire  de  l'amitié;  le  mot  de  mariage  n^é- 
tait  pas  même  prononcé.  Anicée  n'arrêtait  pas  son  ôsprit 
sur  l'éventualité  d'une  union  plus  intime  que  celle  qui  ré-î 
gnait  entre  nous.  Pour  toutes  les  satisfactions  personnelles, 
c'était  l'enfant  le  plus  soumis  à  ces  lois  de  l'inconnu  que  l(^s 
mères  appellent  l'avenir  de  leurs  filles.  Elle  avait  la  pureté 
tranquille  d'une  jeune  vierge,  à  l'âge  où  les  passions  boule- 
versent le  cœur  ou  l'imagination  des  femmes. 

Quel  sanctuaire  de  céleste  chasteté  que  Tintimilé  de  celle 
mère  et  de  cette  fille  1  l'une  qui  pouvait  dire  à  l'autre  sans 
rougeur  et  sans  tressaillement  :  «  Oui,  j'aime  et  je  veux  ai- 
mer; »  l'autre  qui  ne  pouvait  jamais  craindre  qu'une  choso, 
c'est  que  sa  fille  ne  fût  pas  aimée  autant  qu'elle  le  méri- 
tait. 

Je  travaillais  avec  délices  à  Saule.  Nous  nous  séparions 
une  heure  après  le  déjeuner,  et  j'allais  étudier  dans  ma 
chambre  ou  dans  la  campagne.  Mais  je  préférais  ma  chambn», 
parce  que,  de  temps  en  temps,  j'entendais  Anicée  passci- 
doucement  sous  ma  fenêtre,  ou  rire  et  chanter  au  loin  pouf 
divertir  sa  Morénita,  Avec  certaines  personnes  on  se  trouve 
investi  du  don  de  l'ubiquité  intellectuelle.  On  se  sent  avec 
elles  sans  sortir  de  soi-même.  Anicée  ne  m'a  jamais  dérangé 
d'aucun  travail,  et  jamais  aucun  travail  ne  m'a  distrait 
d'elle.  ' 

Nous  nous  retrouvions  à  l'heure  du  dîner  avec  un  plaisir 
extrême.  Pour  bien  savourer  une  société  chère  et  précieuse, 
il  faut  la  mériter  par  l'accomplissement  soutenu  d'un  devoir. 

L'âme  humaine  n'est  pas  faite  d'ailleurs  pour  les  félicités 


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LA  FILLEULE  113 

d'une  constante  effusion.  Quand  elle  est  assez  forte  pour  ne 
pas  s'y  épuiser,  elle  s'y  exalte,  et  la  passion  devient  jalouse, 
exigeante,  maladive.  Le  travail  a  été  donné  à  l'homme 
C5omme  le  gouvernail  de  sa  raison  même  et  le  stimulant  de. 
ses  affections. 

Nos  soirées  étaient  délicieuses.  Je  jouais  du  piano  entre 
chieA  et  loup,  sans  vouloir  permettre  qu'on  abusât  de  mon 
inspiration  jusqu'à  se  blaser  dans  Tattention  émue  qu'on 
voulait  bien  m'accorder.  On  apportait  les  lampes  et  je  fai- 
sais la  lecture  pendant  que  les  femmes  travaillaient.  Ma- 
dame Marange  occupait  dès  lors  le  métier  à  elle  seule  ;  Ani- 
cée  avait  toujours  quelque  nippe  à  coudre  ou  à  broder  pour 
son  enfant.  Après  la  lecture,  nous  causions  plus  ou  moins 
sans  tenir  compte  de  l'heure,  et  minuit  venait  quelquefois 
BOUS  surprendre  au  coin  du  feu  pétillant  des  premiers  froids 
d'automne.  Habitué  à  me  lever  à  six  heures,  j'avais  encore 
quatre  heures  de  matinée  pour  mes  études  avant  de  revoir 
mes  bicn-aimées  compagnes. 

Roque  vint  nous  voir,  ainsi  que  Schwartz,  que  madame 
lilarange,  après  l'avoir  bien  refait,  avait  réussi  à  placer . 
comme  organiste  à  Fontainebleau.  La  présence  de  ces  deux 
amis  me  fut  plus  douce  qu'elle  ne  me  Tavait  jamais  été,  et 
Roque,  qui  commençait  à  se  décourager  de  celte  succession 
de  spécialités  qu'il  avait  prétendu  tirer  de  lui-même.  Ro- 
que, dont  la  vue  et  la  mémoire  s'usaient  déjà,  et  qui  sen- 
tait, à  la  fleur  de  l'âge,  que  les  forces  humaines  ont  une 
limite  infranchissable  à  la  volonté  la  mieux  trempée.  Ro- 
que, devenu  philosophe,  cessa  de  me  railler  et  de  me  tour- 
menter. 

—  Tu  as  raison,  me  dit-il  en  m'écoutant  lui  résumer  les 
divers  travaux  dont  je  m'occupais,  il  faut  se  nourrir  de  la 
science,  mais  selon  la  loi  de  la  vie  physique  qui  veut  qu'on 
mange  pour  vivre,  et  non  qu'on  vive  pour  manger.  Les  in- 


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114  LA  FILLEULE 

digestions  ne  tuent  pas  les  corps  robustes,  mais  elles  dé- 
truisent Testomac  à  la  longue.  Hélas  1  la  vie  est  trop  courte 
et  ne  se  renouvello  pas  à  mesure  qu'on  Tépuise.  On  ne  peut 
psiS  savoir!  11  faut  se  contenter  de  comprendre.  Oui,  oui,  tu 
as  mieux  procédé  que  moi,  Stéphen,  en  étant  plus  modeste; 
il  faut  absolument  choisir  entre  ces  deux  termes  :  connaître 
un  peu  tout,  ou  bien  ne  connaître  qu'une  chose  à  fond. 
Voyons,  quel  parti  prendrair-je,  et  quel  parti  prendras-tu? 
Ou  bien  quel  parti  prendrons-nous  tous  deux? 

—  Mon  ami,  lui  répondis-je,  nous  allons  prendre  tous 
deux  les  deux  partis  :  nous  serons  généraux  et  absolus, 
universels  et  spéciaux.  Écoutenfnoi  bien.  Puisque  tu  as, 
comme  nous  disions,  le  pain  cuit  sur  la  planche  au  foyer 
paternel,  et  que  tu  m'as  procuré  le  pain  quotidien  du  tra- 
vail manuel,  nous  allons  passer  encore  deux  ou  trois  ans  à 
comprendre,  sinon  à  connaître  le  plus  de  choses  possible, 
sans  nous  dessécher  sur  aucune.  Alors  nous  serons  tout  bon- 
nement ce  qu'on  appelle  des  hommes  instruits,  ce  qui  n'est 
pas  grand'chose,  mais  nous  aurons  des  intelligences  rom- 
pues au  travail  et  encore  saines,  ce  qui  sera  beaucoup.  Alors 
nous  prendrons  une  spécialité  et  nous  nous  y  adonnerons 
pour  le  reste  de  nos  jours. 

—  Hélas  !  c'est  bien  bête,  une  spécialité  1  s'écria-t-il. 

—  C'est  bête  quand  on  est  béte,  lui  répondis-je.  Malheu- 
reusement le  vulgaire  a  raison  de  dire  :  Béte  comme  un  sa-- 
vant,  en  ce  sens  que  la  plupart  d'entre  eux  se  font  spéciaux 
en  partant  de  l'ignorance  absolue.  Or,  comme  toutes  les 
sciences  se  tiennent,  celui  qui  n'en  possède  qu'une  et  qui 
dédaigne  ou  néglige  d'acquérir  de  bonnes  notions  sur  toutes 
les  autres,  n'est  plus  qu'un  rouage  qui  fonctionne  seul  et 
sans  utilité  pour  la  machine.  Nous  aurons  paré  à  ce  danger 
de  l'atrophie  des  nombreux  lobes  de  notre  cerveau  en  les 
exerçant  tous  d'avance  sans  excès. 

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LA  FILLEULE  11$ 

»  Puis,  le  jour  venu  d*en  privilégier  un  seul,  nous  mar- 
cherons sans  effort  et  avec  une  rapidité  souveraine  vers  ce 
but.  Nous  ne,trouverons  pas  sur  notre  route  les  hésitations 
de  notre  propre  ineptie,  et  nous  ne  nous  dirigerons  pas  en 
aveugles  entre  des  rivages  inconnus.  Nous  serons  savants 
dans  notre  partie,  mais,  à  tous  autres  égards,  nous  s^ons 
encore  des  hommes.  Si  tu  es  médecin,  une  bonne  somme 
de  philosophie,  un  peu  d'art,  assez  de  métaphysique,  beau- 
coup d'histoire  et  pas  mal  de  littérature,  t'auront  aidé  d'a- 
vance à  connaître  l'homme,  ce  grand  problème  en  qui  la 
vie  de  l'âme  est  si  étroitement  unie  à  celle  du  corps,  que 
qui  ignore  l'une,  ignore  l'autre.  Ainsi  de  toutes  les  branches 
scientifiques.  Elles  partent  d'un  tronc  dont  il  faut  bien  avoir 
analysé  la  moelle,  et  la  religion  serait  même  le  vrai  point 
de  départ, 

—  Oui,  oui,  trois  fois  oui,  dit  Roque  soucieux  et  convaincu 
en  même  temps.  Donc,  il  est  trop  tôt  pour  que  j'étudie  Ta- 
natomie  du  corps,  puisque,  selon  toi,  je  ne  connais  pas  celle 
de  l'âme. 

— Non,  mon  ami,  étudie-les  ensemble  ;  seulement,  il  faut 
le  temps  à  tout.  N'aie  pas  l'orgueilleuse  rage  d'être  grand 
médecin  en  moins  d'années  qu'if  n'en  faut  aux  autres  pour 
être  des  carabins  passables.  Examine  toutes  ces  choses  que 
je  te  dis,  et  ne  sois  médecin  que  dans  dix  ans. 


XIII 


Roque  fut  triste  à  dîner;  pressé  amicalement  d'en  dire  la 
cause,  il  nous  promit  de  s'expliquer  au  jardin,  et  là, 
marchant  avec  animation  sous  la  lune  nuageuse  de  no- 
vembre : 


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116  LA  FILLEULE 

—  Mes  chers  amis,  s'écria-t-il  av«5  une  grande  naïveté  de 
cœur,  sachez  que,  jusqu'à  ce  jour,  j'ai  été  un  âne,  et,  qui  pis 
•est,  un  sot  ! 

Et  il  résuma  d'une  manière  brillante  et  claire  le  sujet  de 
notre  entretien.  Il  me  plaça  plus  haut  que  lui,  lui  qui  sans 
méchanceté,  sans  en  avoir  mêraeconsciencç,m'avait  toujours 
traité  en  petit  garçon  devant  Anicée  et  sa  mère;  il  passa 
d'une  extrémité  à  Tautre;  et.  passionné  en  tout,  il  déclara 
tjue  j'étais  l'esprit  le  plus  juste ,  le  génie  le  plus  lucide  qu'il 
eût  jamais  rencontré. 

Je  voulus  rire  de  ces  éloges  que  madame  Marange  écou- 
tait avec  une  sollicitude  avide.  Anicée  me  prit  le  bras  en  me 
disant  d'un  ton  d'autorité  jalouse  : 

—  Ne  riez  pas,  taisez-vous  :  il  a  raison.  Ne  vous  moquez 
pas;  ne  dépréciez  pas  celui  dont  il  parle.  C'est  une  chose 
que  je  ne  souû'rirai  de  la  part  de  personne,  pas  même  de  la 
vôtre. 

Quand  Roque  eut  tout  dit,  madame  Marange  conclut  avec 
une  grande  sagesse  d'application. 

—  Stéphen  avait  raison,  dit-elle.  Qui  ne  sait  pas  la  géo- 
logie ne  saura  jamais  la  botanicjue,  et  réciproquement^  qui 
n'entend  rien  à  la  musique  manquera  d'un  sens  dans  la 
poésie;  qui  ne  se  doute  pas  de  l'anatomie  ne  saura  jamais 
dessiner.  Il  est  vrai  que  de  grands  génies  ont  tout  deviné, 
mais  deviner  équivaut  à  savoir.  Donc  l'exception  confirme 
la  règle.  Maintenant,  continua-t-elle,  peut-on  vous  deman- 
der, sans  indiscrétion,  mon  cher  Stéphen,  quelle  spécialité 
vous  comptez  embrasser? 

—  J'attends  qu'on  me  le  dise ,  répondis- je  en  pressant, 
contre  mon  cœur  le  bras  qu' Anicée  avait  passé  sous  le  mien 
çn  me  grondant.    . 

—  Qui  donc  vous  le  dira  mieux  que  vous-même?  demanda 
madame  Marange. 


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h\   FILLEULE  117 

—  Vous,  madame,  répoiidis-j^  encore  en  m'adressant  à 
elle  et  en  regardant  sa  fille.  Je  vous  ai  entendu  dire  autre- 
fois qu'un  homme  ne  pouvait  se  passer  d'un  état.  Moi,  j'aime 
tant  toutes  les  choses  que  j'étudie,  que  je  n'ai  pas  de  préfé- 
rence marquée.  Jadis,  je  comptais  sur  ma  mère  pour  me 
désigner  mon  but.  A  quelle  autre  puis-je  demander  main- 
tenant de  me  rendre  ce  service?  N'est-ce  point  à.vous  qui 
m'avez  témoigné   tant  d'intérêt  et  qui  êtes  un  si  bon 

Madame  Marange  semblait  attendre  que  sa  fille  parlât  la 
première  ;  Anicée  ainsi  encouragée  répondit  : 

—  Moi,  je  ne  suis  pas  un  grand  esprit  comme  vous  autres. 
Je  comprends  le  bonheur  de  l'étude;  mais  la  nécessité  de 
s'illustrer,  je  n'y  ai  jamais  rien  compris. 

—  S'illustrer,  non!  observa  sa  mère;  mais  se  rendre 
utile. 

—  Ah  I  c'est  la  prétention  de  tout  le  monde,  Reprit  Anicée 
avec  un  peu  de  tristesse.  Tous  les  ambitieux  se  croient  ou 
se  disent  nécessaires.  Le  mérite  vrai  est  plus  modeste.  Il  est 
utile  à  tout  et  à  tous  sans  le  savoir.  Un  jour  vient  où  il  se 
révèle  malgré  lui,  mais  c'est  quand  il  a  déjà  fait  tout  le  bien 
qu'il  est  capable  de  faire. 

—  L'oracle  est  obscur,  dit  Roque.  Doit-on  donc  attendre 
que  la  profession  vienne  vous  chercher  et  le  succès  vous 
surprendre? 

—  Peut-être. 

—  Alors  point  de  spécialité  ;  nous  retombons  dans  mon 
ancien  système  :  tout  savoir  pour  être  propre  à  tout.  Mais 
je  sais  à  présent  qne  c'est  impossible,  car  l'homme  vit  trop 
peu  de  temps. 

—  Alors,  dit  Anicée,  sanis  songer  qu'elle  ne  répondait  qu'à 
moi,  un  emploi  quelconque  de  l'intelligence,  celui  qui  gênera 
le  moins  la  vie  du  cœur. 

T. 

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118  LA  FILLEULE 

Jfi  fus  bien  heureux  de  cette  réponse  qui  me  disait  tant 
de  choses  et  que  Roque  trouva  très-vague  et  très-insigni- 
fiante. 

Anicée  m'aimait  tel  que  j'étais,  sans  nom,  sans  état,  sans 
science  réelle,  peut-être  sans  avenir.  Oh  !  oui,  j'étais  bien 
heureux  I  Je  comprenais  ce  que  sa  mère  semblait  oublier, 
qu'elle  avait  été  mal  aimée  par  un  ambitieux,  et  que  son 
rêve  était  un  époux  humble  et  dévoué.  J'étais  donc  fort  em- 
barrassé entre  la  mère  et  la  fille.  L'une  qui  me  préférait 
inconnu  et  pauvre,  l'autre  qui  m'eût  voulu  tout  au  moins 
distingué  et  indépendant  de  position. 

Le  problème  était  posé.  C'est  à  Paris  qu'il  devait  se  ré- 
soudre. Il  s'agissait  de  savoir  si,  au  lieu  de  travailler  pour 
mon  instruction  personnelle  six  heures  par  jour ,  j'irais 
passer  toutes  mes  soirées,  comme  l'année  précédente,  à  la 
rue  de  Gourcelles.  En  prenant  ce  dernier  parti,  je  retardais 
de  six  mois  mon  développement  intellectuel,  je  prolongeais 
les  incertitudes  de  madame  Marange  sur  mon  état  futur,  je 
blessais  la  noble  ambition  qu'elle  nourrissait  de  ne  voir  sa 
flUe  unie  qu'à  un  homme  de  talent  ou  de  science.  Il  fallait 
cela  pour  me  faire  pardonner  les  malheureux  dix  ans  qui 
me  manquaient,  et  cependant  elle  sentait  bien  qu'il  fallait  dix 
ans  encore  pour  que  j'eusse  un  nom,  et  elle  frémissait  à 
ridée  de  ce  long  veuvage  pour  Anicée. 

De  son  côté ,  Anicée  me  trouvait  stoïque,  cruel,  presque 
égoïste  de  sacrifier  ainsi  le  bonheur  d'être  auprès  d'elle 
à  l'espoir ,  peut-être  chimérique,  de  lui  donner  un  nom 
illustre. 

—  J'ai  trente  ans,  disait-elle  à  sa  mère.  Vous  dites  qu'on 
est  vieille  à  quarante.  Je  n'aurai  donc  eu  ni  jeunesse  ni 
amour.  Je  ne  vous  demande  pas  de  nous  marier,  moi.  Il  n'j 
songe  pas  non  plus.  '  Mais  ne  me  privez  pas  de  la  douceur 
de  le  voir.  Quel  plus  humble  bonheur  que  le  mien  !  voir 


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.      LA  FILLECLB  tl9 

tous  les  soirs  moD  ami  derantctix  personnes,  puis-je  moins 
demander? 

J'essayai  de  satisfaire  madame  Marai^e  en  ne  venant 
chex  elle  qu'une  fois  par  semaine-  Cette  privation  me  fut 
un  supplice.  Je  Favais  supportée  alors  que  mon  orgueil, 
blessé  par  sa  méfiance  ouTanimé  par  mon  propre  espoir, 
m'avait  soutenu  dans  cette  lutte  contre  moi-même.  Mais 
je  n'avais  plus  un  stimulant  aussi  at^if.  Je  me  savais  aimé, 
,  on  m'avait  béni,  on  me  laissait  espérer,  on  venait  de  me 
donner  un  mois  de  bonheur  sans  mélange.  Je  ne  pouvais 
me  faire  à  l'idée  de  recommencer  mon  épreuve.  Taimais 
cette  femme  de  toutes  les  puissances  de  mon  âme;  je  la 
sentais  aussi  nécessaire  à  mon  esprit  qu^à  mon  cœur,  bien 
qu'elle  n'eût  que  du  cœur  pour  alimenter  son  intelligence 
et  la  mienne.  Son  caractère,  dont  sa  beauté  douce  et  tran- 
quille était  l'expression  constante,  formait  autour  de  moi 
une  atmosphère  de  sérénité  dont  je  ne  pouvais  plus  me 
passer.  Ce  n'était  peut-être  pas  de  la  passion,  (fêtait  mieux 
et  plus,  car  c'était  un  amour  que  Roque  ne  pouvait  com- 
parer, disait-il,  qu'à  une  idée  fixe,  à  une  monomanie.  Pour 
moi,  c'était  quelque  chose  comme  la  nostalgie.  Rien  ne 
pouvait  me  distraire,  le  matin,  de  l'impatience  de  lavoir  le 
soir,  et  le  soir  passé  loin  d'elle  était  si  aride  que  mon  travail 
avortait  dans  ma  tête. 

Le  bon  Roque  imagina  un  expédient  auquel  il  sut  faire 
consentir  madame  Marange  :  ce  fut  de  dire  à  l'entourage 
que  feu  M.  Marange  avait  laissé  d'importantes  recherches 
scientifiques  à  débrouiller  et  à  mettre  en  ordre.  Il  y  avait 
du  vrai  là-dedans.  Seulement  ces  manuscrits  ne  valaient 
pas  la  peine  que  je  me  fusse  donnée;  mais  il  fut  convenu 
que  je  ne  me  la  donnerais  pas.  Les  amis  n'y  verraient  que 
du  feu,  et  on  trouverait  plus  tard  un  prétexte  pour  «e  pas 
donner  suite  à  l'idée  d'une  publication* 


y  Google 


ISO  LA  FILLEULE      . 

En  coùséquence,  j'habiterais  le  pavilton  du  jardin  de  la 
rue  de  Courcelles,  de  sept  heures  du  soir  à  cinq  heures  du 
matin ,  les  prétendus  manuscrits  ne  pouvant  être  en  sûreté 
à  mon  domicile;  Il  y  avait  une  bonne  petite  bibliothèque 
de  choix  à  mon  usage  dansée  pavillon.  D'ailleurs, j'appor- 
terais les  ouvrages  spéciaux  dont  j'aurais  besoin.  Je  paraî- 
trais rarement  au  dîner  pour'  n-ètre  pas  trop  remarqué,  et 
je  pourrais  voir  la  mère  et  la  fille  à  la  dérobée,  me  sentir 
auprès  d'elles...  Je  n'en  demandais  pas  davantage. 

Cette  bonne  mère  consentit  à  subir  auprès  de  ses  amis  le 
petit  ridicule  de  vouloir  faire  un  succès  posthume  à  son 
mari.  Je  passai  donc  ainsi  un  hiver  bien  heureux.  On  s*é~ 
tonna  peu  de  me  voir  devenu  le  secrétaire  d'un  mort  ;  on 
m'oublia  vite  daus  la  poussière  de  ces  écrits  qui  faisaient  peur 
à  tout  le  monde.  Tavais  le  moyen  de  payer  un  cabriolet  de 
louage  qui  venait  me  prendre  de  grand  matin  pour  me 
conduire  au  jardin  des  Plantes.  J'achevais  ma  nuit  en  som- 
meillant, en  dépit  du  froid,  dans  ce  rude  véhicule.  Je  reve- 
nais à  pied  le  soir,  je  dînais  en  route,  j'étais  à  mon  poste 
à  sept  heures.  Je  trouvais  mon  feu  et  ma  lampe  allumés 
et  de  douces  recherches  de  bien-être  pour  ma  veillée  soli- 
taire, où  je  reconnaissais  la  main  délicate  d'Anicée. 

Dans  le  courant  de  la  soirée,  elle  quittait  souvent  le 
salon  pour  aller  voir  Moréna  et  trouvait  presque  toiyours 
moyen  d'ouvrir  la  fenêtre  de  sa  propre  chambre  qui  don- 
nait en  face  de  la  mienne.;  Malgré  le  froid  et  la  neige, 
elle  y  restait  quelques  minutes,  jusqu'à  ce  que,  désespéré 
de  la  voir  s'exposer  à  un  rhume,  je  lui  fisse  comprendre 
en  me  retirant  que  mes  remords  m'arrachaient  à  ma 
joie. 

Quand  ses  hôtes  étaient .  partis ,  c'était  toujours  d'assez 
bonne  heure,  à  cause  de  l'éloignement  du  quartier,  elle 
agitait  une  sonnette,  et  j'accourais  près  du  feu,  entre  elle  et 


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i 


LA  FILLEULE  121 

sa  mère.  On  me  permettait  d'y  rester  une  demi-heure  et  je 
retournais  travailler  et  dormir. 

Insensiblement,  madame  Marange,  sûre  de  moi  autant 
que  d'Anicée,  nous  laissa  seuls  ensemble»  Tous  lès  domes- 
tiques se  couchaient.  Il  n'y  avait  pas  de  malveillants  parmi 
eux.  Anicée  était  trop  connue,  trop  aimée  pour  être  ca  • 
lomniée  dans  son  intérieur.  Alors,  nous  prolongions  dou- 
cement la  veillée,  malgré  le  reproche  que  se  faisait  mon 
amie  de  me  dévorer  mon  temps.  Puis  elle  riait  de  mes 
ÎMTOjets  de  gloire,  elle  se  faisait  fort  de  me  conserver  l'es- 
time et  l'amitié  de  sa  mère  sans  cela.  Elle  avait  envie  d'al- 
ler brûler  mes  livres;  elle  m'ordonnait  de  dormir  au  lieu 
de  travailler  en  la  quittant. 

Je  désobéissais  :  je  veillais  jusqu'à  deux  heures  du  ma- 
tin, non  par  besoin  de  travailler,  mais  pour  mener  de  front 
la  double  ambition  que  sa  mère  me  suggérait,  être  heureux 
par  elle  et  digne  d'elle.  Je  ne  dormais  donc  plus  que  quatre 
heures  sur  vingt-quatre,  quelquefois  moins.  Je  n'en  fus  pas 
malade  ni  même  accablé  un  seul  jour.  L'amour  fait  vivre  ; 
c'est  l'absence  qui  tue. 

Un  jour  dans  la  semaine,  on  m'accordait  pour  récréation 
d'accompagner  ces  dames  au  théâtre.  Je  ne  me  le  reprochai 
plus  quand  je  vis  que  cela  m'était  utile  aussi  et  développait 
en  moi  des  jouissances  d'art  et  des  souffrances  de  critique 
qui  formaient  mon  jugement  où  éveillaient  mon  imagina- 
tion. Puisqu'il  entrait  dans  mon  plan  de  n'être  volontaire- 
ment étranger  à  rien  de  ce  qui  intéresse,  émeut,  redresse 
on  corrompt  les  hommes,  je  devais  connaître  cet  art,  qui, 
hien  entendu,  saurait  résumer  tous  les  autres. 

Un  soir  que  nous  entrions  à  l'Opéra,  où  elles  allaient,  mo- 
destement, dans  une  baignoire,  et  sans  toilette,  je  fus  frappé 
de  la  figure  d'un  gamin  qui  étendait  un  bout  de  tapis  sur  la 
roue  des  fiacres  et  recevait  deux  sous  de  ceux  qui  en  des- 


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132  LA  FIIXBUUS 

ceQdaient.  Bien  qaMl  se  fût  fait  depuis  dix-huit  mois  un 
chaDgement  dans  sa  taille  et  dans  ses  traits^  je  ne  pouvais 
en  douter,  c'était  le  frère  de  Moréna. 

Je  ne  voulus  prfs  en  faire  la  remarque  devant  mes  com- 
pagnes; mais,  dès  que  je  les  eus  installées  dans  leur  loge, 
je  revins  au  péristyle;  je  descendis  les  degrés  et  je  rejoignis 
le  gitano. 

Le  gitano  vint  à  moi  avec  empressement  dès  que  je  l'eus 
appelé,  et  me  reconnut  sans  hésitation. 

—  Ahl  ah!  monsieur,  me  dit-il  en  français  et  avec  une 
assurance  extraordinaire,  c'est  vous  qui  m'avez  volé  ma 
sœur  I 

A  cette  apostrophe  faite  tout  haut,  plusieurs  personnes  qui 
passaient  se  retournèrent.  On  me  prenait  pour  un  suborneur 
de  filles.  J'emmenai  l'enfant  dans  im  endroit  de  la  rue  plus 
isolé  et  je  lui  demandai  l'explication  de  sa  fuite  soudaine 
après  la  mort  de  sa  mère,  son  nom,  celui  de  son  père,  celui 
de  sa  sœur,  enfin. 

—  Monsieur,  répondit-il,  si  vous  voulez  me  promettre  de 
me  dire  ce  que  vous  avez  fait  de  ma  petite  cœur,  je  vous 
apprendrai  bien  des  choses. 

—  Je  ne  promets  rien,  répondis^je,  sinon  de  te  rendre  un 
peu  moins  malheureux  que  tu  me  semblés  l'être,  si  tu  en 
vaux  la  peine. 

Et  comme  il  parut  mordre  à  l'appât  d'une  récompense,  je 
lui  donnai  rendez-vous  pour  le  lendemain,  au  labyrinthe  du 
jardin  des  Plantes.    • 

Dans  la  crainte  qu'il  n'y  manquât,  j'aurais- au  moins  voulu 
lui  arracher  tout  de  suite  le  nom  et  les  indications  princi- 
pales ;  mais  il  prit  un  air  de  mystère,  prétendit  qu'il  avait 
des  secrets  importants  à  me  révéler  et  fut  exact  au  rendez- 
vous  du  lendemain. 

Quand  je  revis  cet  enfant  au  jour,  je  fus  frappé  de  la 


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lÀ  FILLEULB  123 

beauté  extraordinaire  de  ses  traits  et  de  Félégance  gracieuse 
de  son  corps,  en  dépit  des  misérables  haillons  dont  il  était 
à  peine  couvert.  Tout  en  lui  annonçait  une  vive  intelli- 
gence, son  regard  pénétrant,  son  sourire  expressif,  la  jus- 
tesse de  ses  souvenirs,  et  la  facilité  avec  laquelle  il  parlait 
un©  langue  dont  il  n'avait  pas  la  première  notion  dix-huit 
mois  auparavant.  Son  vocabulaire  pittoresque  frisant  l'igno- 
ble était  celui  du  milieu  où,  depuis  Fontainebleau,  il  avait 
traîné  son  impudence  et  sa  misère;  et,  malgré  ce  cachet 
impur,  il  y  avait  dans  son  accent  espagnol  peu  accusé,  dans 
sa  voix  suave,  dans  sa  prononciation  fine,  je  ne  sais  quelle 
distinction  et  qu^l  charme  qui  formaient  un  douloureux 
contraste  entre  sa  nature  et  sa  situation. 

Voici  le  récit  vrai  ou  faux  dont  il  me  gratifia. 

Son  père  était  un  gitano  d'Andalousie,  qui  exerçait  aux 
environs  de  Séville  la  profession  de  raseur  de  mulets.  Il  faut 
savoir  qu'en  Espagne  on  rase  le  poil  des  chevaux  communs, 
des  ânes  et  des  mulets.  Les  bohémiens  sont  généralement 
employés  à  cette  fonction  sociale.  Ce  père  était  bon  chrétien. 
(Tous  les  gitanes  d'Espagne,  terrifiés  par  l'inquisition,  af- 
fectent une  dévotion  outrée,  et  encombrent  de  leurs  adora- 
tions le  porche  des  églises,  sans  réussir  à  persuader  aux 
populations  qu'ils  ne  pratiquent  pas  en  secret  le  culte  du 
diable.)  Il  s'appelait  Antonio,  et  rien  de  plus;  sa  femme  fai- 
sait des  corbeilles,  tirait  l'horoscope,  chantait  et  dansait  sur 
la  voie  publique.  Lui,  le  fils  de  cette  union,  tenait  les  casta- 
gnettes ou  raclait  la  guitare.  Là  s'était  bornée  son  éduca- 
tion. 

Je  traduirai  de  l'argot  le  reste  du  récit  du  gitanello. 

—  Je  vous  ai  dit,  là-bas,  monsieur,  que  mon  père  avait 
quitté  ma  mère  enceinte  pour  aller  chercher  sa  vie  en 
France,  et  qu'il  nous  avait  fait  écrire  de  venir  le  retrouver  à 
Paris.  Je  savais  très-bien  que  mon  père  était  fâché  contre 


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1S4  LA  FIIXBULB 

elle  en  la  quittant,  mais  je  ne  savais  [>as  pourquoi»  et  je 
n'avais  pas  besoin  de  vous  le  dire.  Quand  ma  pauvre  mère 
fut  morte,  au  milieu  de  mon  chagrin,  je  regardai  avec  at- 
tention ma  petite  sœur  et  je  vis  qu'elle  était  blanche. 

—  Blanche  ?  observai-je  ;  pas  précisément* 

—  Elle  Test  toujours  plus  que  moi,  reprit-il.  Vous  n'avez 
qu'à  me  regarder  et  à  comparer,  si  elle  vit  encore  et  si  vous 
savez  où  elle  est. 

Je  ne  répondis  pas  à  cette  question  détournée,  et  je  con- 
statai qu'en  effet  ce  jeune  garçon  ne  pouvait  renier  sa  race, 
tandis  que  Moréna  pourrait  toujours  faire  douter  de  la 
sienne. 

Il  reprit  : 

—  Cet  enfant  blanc  me  fit  peur.  Je  me  souvins  d'avoir 
entendu  mon  père  me  dire  en  colère,  avant  de  quitter  TEs^ 
pagne  :  a  Le  frère  ou  la  sœur  que  ta  mère  va  te  donner 
viendra  au  monde  avec  une  peau  blanche.  Si  tu  fais  bien, 
tu  lui  mettras  la  tête  sous  une  pierre ,  et  tu  danseras  des- 
sus. x>  Mon  père  est  méchant,  je  ne  le  suis  pas  ;  seulement, 
je  me  dis  :  a  Si  je  ne  tue  pas  cette  enfant,  mon  père  viendra 
nous  tuer  tous  les  deux.  »  Et  je  me  sauvai.  Je  n'ai  rien  volé 
à  ma  sœur.  Ma  mère  avait  deux  choses,  un  petit  mulet  et  un 
bracelet  d'or;  j'ai  pris  le  mulet  pour  moi,  j'ai  laissé  le  bra- 
celet à  la  petite.  Qu'est-ce  qu'il  est  devenu? 

—  Ça  ne  te  regarde  pas.  Continue. 

—  Je  montai  sur  la  bête  et  je  gagnai  Paris  où,  sans  cher- 
cher mon  père,  je  ne  tardai  pas  à  le  rencontrer.  Il  fut  con-r 
tent  de  me  voir,  et  me  dit  que  ma  mère  avait  bien  fait  de 
mourir  si  son  enfant  était  blanc.  Je  lui  dis  que  l'enfant 
était  mort  aussi;  mais  il  voulut  savoir  la  vérité  et  se  fit 
conduire  par  moi  à  la  maison  Floche.  Il  y  entra ,  regarda 
la  petite  et  me  dit  en  revenant  :  a  Ce  n'est  pas  ma  fllle  ; 
qu'elle  devienne  ce  qu'elle  pourra.  »  Il  ne  s'en  est  pas  oc- 


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LA  PILLEDLB  iâ5 

cupé  depQis,  et  m'a  empêché  d*aller  savoir  de  ses  nou- 
velles. 

—  Cette  partie  de  ton  histoire  me  semble  un  peu  louche, 
mon  garçon,  ou  tu  es  bien  lâche.  Si  tu  croyais  ton  père 
capable,  de  tuer  ta  sœur,  pourquoi  Tas-tu  conduit  auprès 
d'elle?  Ne  pouvais-tu  pas  dire  que  tu  ne  saurais  pas  re- 
trouver l'endroit? 

—  Il  ne  m'aurait  pas  cru  et  m'aurait  battu  jusqu'à  ce  que 
je  parle.  Un  gitano  de  mon  âge  qui  ne  se  souviendrait  pas 
d'un  endroit  où  il  a  pasasé,  ce  n*est  pas  possible  à  croire! 

"^  Alors,  par  crainte  des  coups,  tu  as  risqué  la  vie  de  la 
sœur?  Je  vois  que  tu  es  né  sans  cœur  et  sans  courage* 
C'est  plus  malheureux  pour  toi  que  tout  le  reste. 

—  Je  ne  vous  dis  pas  le  contraire,  répondit  l'enfant  avec 
une  naïveté  dont  ie  ftis  consterné. 

—  EiQfin,  repris-je,  que  s'est-il  passé  dans  l'esprit  de  ton 
père  en  voyant  cette  enfant?  Tu  ne  mêle  dis  pas.  Tu  oublies 
que  je  vous  ai  surpris  tous  deux,  ce  soir- là,  vers  minuit, 
guettant  et  rôdant  autour  de  la  maison  Floche. 

—  Ah  !  c'était  vous?  dit  le  gitanillo  en  souriant;  je  m'en 
doutais  bien.  Vous  n'avez  pas  abandonné  ma  sœur  ;  vous 
aviez  eu  l'air  de  l'aimer. 

—  Je  ne  réponds  pas ,  mon  drôle,  j'interroge.  Que  faisiez- 
vous  là,  si  vous  n'aviez  pas  de  mauvaises  intentions? 

—  Ah  I  voilà,  monsieur.  Mon  père,  après  avoir  dit  que,  sa 
femme  étant  morte,  il  ne  lui  en  voulait  plus  et  laisserait 
vivre  l'enfant,  se  ravisa  et  dit  :  «  Je  vais  la  prendre  et  la 
porter  au  duc  de  Florès.  Ou  il  me  donnera  de  l'argent  pour 
l'élever  et  me  taire,  ou  je  la  tuerai  sous  ses  yeux.  » 

—  Où  est-il ,  ce  duc  de  Florès? 

—  A  Paris,  monsieur...  Mais,  en  vous  voyant  là,  mon 
père  s  est  caché.  Puis  nous  sommes  revenus  bien  douce- 
ment dans  la  nuit.  Nous  vous  avons  vu  veiller  et  fqire  la 


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126  LÀ  FiixraiLB 

ronde  avec  un  fusil.  Nous  avon^  eu  peur,  et  nous  ne  som- 
mes revenus  là  qu'au  bout  de  huit  jours,  espérant  que  vous 
seriez  parti.  Vous  étiez  parti  en  effet  et  l'enfant  aussi ,  et 
nous  n'avons  pas  pu  savoir  où  elle  était. 

—  L'enfant  est  morte,  lui  dis-je,  ne  la  cherche  plus. 

-^  Comment ,  elle  est  morte  aussi ,  cette  pauvre  petite  ! 
s'écria  le  gitanillo  en  jouant  ou  en  laissant  voir  une  cer** 
taine  émotion.  Ëh  bien,  tant  mieux,  ajouta-t-il  en  repre- 
nant ses  airs  cyniques  ;  elle  ne  risque  plus  rien. 

Il  y  avait  quelque  chose  dé  fourbe  dans  son  accent  qui 
ne  m'échappa  point.  Il  était  évident  que  j'allais  être  ob- 
servé^ exploité  ou  rançonné,  si  je  ne  me  tenais  sur  mes 
gardes.  Je  résistai  donc  au  désir  que  j'avais  éprouvé  de 
sauver  aussi  cet  enfant  de  l'opprobre  et  de  la  misère,  s'il 
était  possible ,  et ,  l'abandonnant  à  son  sort ,  je  lui  donnai 
quelque  argent,  en  lui  disant  que  je  quittais  Paris  le  len- 
demain et  que  j'allais  vivre  en  province.  Je  ne  m'éloignai 
pourtant  pas  sans  lui  demander  son  nom  et  sa  demeure, 
si  toutefois  il  en  avait  une.  Il  me  dit  qu'il  s'appelait  Rosa- 
rio,  et  qu*il  n'avait  pas  de  domicile,  son  père  logeant  à  la 
nuit  tantôt  dans  un  lieu,  tantôt  dans  un  autre.  Il  ne  voulut 
me  rien  dire  de  clair  sur  l'industrie  que  cet  homme  pouvait 
exercer. 


XIV 

Pour  me  débarrasser  du  gitanillo,  je  me  perdis  dans  les 
groupes  de  promeneurs,  qui  étaient  nombreux,  ce  jour-là, 
dans  le  jardin.  Je  gagnai  mon  laboratoire,  sans  me  croire 
suivi;  mais,  ayant  eu  à  passer  par  l'extérieur,  dans  un  autre 
corps  de  logis,  je  vis,  à  peu  de  distance,  le  gitanillo  qui  pa- 


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LÀ  PILLBULB  i27 

raîssait  jouer  avec  d'autres  polissons  de  sou  âge,  et  qui  se 
retrouva  encore  là  quand  je  revins  à  mon  poste-  Si  bien 
qu'il  fût  dressé  à  l'espionnage,  il  avait  douze  ans,  et  sa  figure 
trahissait  ses  desseins. 

Quand  j'eus  à  me  retirer  vers  six  heures,  j'eus  soin  de  ne 
pas  sortir  par  les  jardins  ;  mais,  à  la  porte  de  la  rue,  je  vis 
en  observation  une  figure  sombre  et  basanée  qui  ne  pou- 
vait être  que  celle  du  père  de  Rosario. 

Je  n'essayai  pas  de  tromper  sa  vigilance  ni  de  lutter  de  ruse 
avec  lui.  J'avais  eu  occasion  d'observer  les  mœurs  des  bohé- 
miens dans  les  fréquentes  apparitions  qu'ils  font  dans  nos 
campagnes.  Je  savais  ce  que  le  premier  venu  de  ces  indivi- 
dus peut  déployer  de  persévérance,  de  fourberie,  je  dirais 
presque  de  génie  dans  la  science  de  tromper,  pour  dérober 
une  poule  ou  seulement  un  œuf.  A  plus  forte  raison,  mon 
espion  devait-il  déjouer  toutes  mes  précautions,  si  réelle- 
ment il  avait  un  intérêt  de  vengeance  ou  de  cupidité  à  re- 
trouver Moréna.  Mon  parti  fut  bientôt  pris.  J'appelai  un  fia- 
cre et  lui  dis  de  m'attendre.  Puis  je  rentrai ,  bien  certain 
que  mon  bohémien  passerait  là  autant  d'heures  qu'il  me 
plairait  d'en  faire  gagner  au  fiacre. 

J'ajlai  trouver  un  des  agents  de  police  qui  veillent  à  la  sû- 
reté des  richesses  du  cabinet,  et  je  lui  déclarai  qu'un  homme 
que  j'avais  de  fortes  raisons  pour  croire  dangereux  al  mal- 
intentionné depuis  longtemps ,  était  en  train  de  me  guetter 
à  la  porte  ;  que  c'était  un  de  ces  bohémiens  qui  font  souvent 
le  métier  de  voler  les  enfants,  et  que  je  croyais  celui-là  dé- 
terminé à  me  suivre  pour  opérer  quelque  chose  en  ce  genre 
dans  une  maison  où  j'allais  souvent. 

Je  connaissais  les  principaux  agents  dont  l'office  était  de 
prêter  main-forte  aux  g'ardiens.  Tous  me  connaissaient, 
et  celui-là  particulièrement,  parce  que,  dans  une  tentative 
de  vol  au  cabinet  de  minéralogie,  j'avais  eu  à  échanger  des 


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128  LA  FILLEULE 

renseignements  avec  lui.  Il  me  savait  donc  inca  pable  de 
Tinduirp  en  erreur  pour  ma  satisfaction  particulière,  et  il 
mo  répondit  avec  ce  ton  de  suprême  paternité  que  ce  genre 
de  fonctionnaire  aime  à  prendre  dans  certains  cas:  «Allez, 
mon  petit,  montez  dans  votre  fiacre,  je  vous  réponds  qu'il 
ire  vous  suivra  pas,  et  que  nous  saurons  ce  qu'il  est  et  ce 
qu'il  veut.  » 

Au  moment  où  je  montais  en  voiture,  c'est-à-dire  moins 
de  trois  minutes  après,  quatre  agents -de  police  cernaient 
mon  gitano,qui,  avec  l'instinct  du  gibier  devant  les  chiens, 
avait  senti  leur  approche  et  s'était  éloigné.  Mais  il  trouva  le 
passage  fermé  par  un  de  ces  messieurs  qui  lui  mit  la  main 
au  cx)llet  et  lui  ht  décliner  ses  noms  et  qualités.  Je  les  laissai 
aux  prises  avec  lui ,  assuré  que,  dans  le  cas  où  il  pourrait . 
justifier  de  son  droit  à  fouler  le  pavé  de  Paris,  on  l'occupe- 
rait assez  longtemps  pour  l'empêcher  de  me  suivre,  et  qu'en 
même  temps  on  l'effrayerait  assez  pour  l'empêcher  de  re- 
commencer de  sitôt.  Le  bohémien  est  excessivement  pol- 
tron. De  tous  les  bandits  c'est  le  moins  redoutable  :  dès 
qu'il  se  voit  observé,  comme  certains  animaux  de  proie  ou 
de  rapine,  il  revient  rarement  aux  endroits  où  il  a  été 
chafssé. 
_^^— '-i^TTendemain,  j'appris  du  même  agent  de  police  que  mon 
homme  s'appelait  ou  3e  faisait  appeler  Antonio,  qu'il  était 
bohémien  de  race  ou  de  profession,  qu'il  ne  pouvait  justifier 
d'aucun  moyen  d'existence,  et  qu'on  l'avait  arrêté  provisoi- 
rement. On  était  slir  la  trace  de  ses  méfaits,  parce  qu'il  avait 
un  enfant  qui  se  faisait  appeler  Dariole,  et  dont  on  obser- 
vait toutes  les  démarches. 

Au  bout  de  quelques  jours,  les  rensi^igpements  furent 
plus  complets.  Antonio  exerçait  assez  fructueusement  le  mé- 
tier de  voleur  à  la  tire,  auquel  il  voulait  dresser  son  (5ls. 
Celui-Kîi,  paresseux,  vagabond,  menteur,  insolent,  était  ce- 


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LA  FILLEULE  129 

pendant,  soil  par  frayeur,  soit  par  un  fonds  de  probité  natu- 
relle, un  fort  mauvais  élève  que  son  père  rouait  de  coups 
pour  sa  résistance  ou  sa  gaucherie.  Comment  on  avait  su 
tous  ces  détails,  je  Tai  oublié  ;  mais  ils  étaient  certains,  et 
l'agent  de  police,  qui,  après  tout,  rentré  dans  sa  famille , 
était,  à  ses  heures,  un  homme  aussi  doux  et  aussi  moral 
que  bien  d'autres,  s'apitoyait  sur  le  sort  de  ce  petit  malheu- 
reux dont  il  hésitait  à  s'emparer. 

Tirer  un  enfant  du  bourbier  du  crime  et  du  vice,  pour  es- 
sayer, à  tout  risque,  d'en  faire  un  honnête  homme,  c'est  là 
un  devoir  qui  m'a  toujours  paru  d'une  pratique  irrésistible , 
quand  les  moyens  de  m'en  acquitter  no  m'ont  pas  été  abso- 
lument interdits  par  ma  position.  Je  priai  donc  l'agent  do 
police  d'arrêter  Bariole,  de  manière  à  Teffrayer  beaucoup, 
puis  de  me  ramener  et  de  consentir  devant  lui,  sur  mes  in- 
stances, à  me  le  laisser  gouverner.  Comme  on  ne  pouvait 
constater  encore  aucun  fait  ouvertement  coupable  de  sa  part , 
il  n'appartenait  qu'en  herbe  aux  tribunaux.  C'était  l'expres- 
sion dL'  mon  interlocuteur. 

Autant  les  agents  subalternes  de  la  police  sont  haïs  quand 
ils  fonctionnent  dans  Tordre  des  passions  politiques,  autant 
ils  étonnent  parfois  par  leiir  bon  sens  et  leur  équité  dans  les 
choses  qui  sont  du  véritable  ressort  de  leur  institution  civile. 
Le  jour  où  les  discordes  humaines  ne  confondront  plus  for- 
cément ces  deux  attributions  si  diverses,  la  police  devra  être 
et  sera  une  mission  toute  paternelle  dans  ses  plus  justesse- 
vérités,  et  on  se  fera  un  honneur  de  lui  appartenir. 

L'homme  qui  m'aida  à  essayer  la  conversion  du  frère  de 
Moréna  s'y  prit  avec  autant  d'habileté  que  de  charité  ;  et 
bientôt  débarrassé,  grâce  è  lui,  d'Antonio,  .qui  fut  mis  jus- 
qu'à nouvel  ordre  hors  d'état  de  nuire,  je  pus  confier  l'édu- 
cation physique  et  morale  de  Rosario  dit  Dariole  à  de  bra- 
ves gens  que  je  connaissais  et  que  j'aidai  de  mon  mieux  à 


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130  LA  FILLEULE 

le  corriger.  Ce  n'est  pas  le  moment  de  dire  si  nous  j  parvîn- 
mes aisément  ;  comme  je  n'ai  jamais  perdu  ce  garçon  de 
vue ,  j'aurai  beaucoup  à  parler  de  lui  dans  la  suite  de  ces 
mémoires. 

Avant  de  faire  part  à  mes  amies  de  la  rue  de  Courcelles  des 
faits  que  je  viens  de  rapporter,  je  voulus  continuer  mes  re- 
cherches sur  la  naissance  de  Moréna ,  et  faire  tout  ce  qui 
était  eu  moi  pour  assurer  la  possession  aussi  légitime  que 
possible  de  cette  enfant  tant  aimée,  à  ma  chère  Anicée. 

Je  pris  des  informations,  grâces  auxquelles  je  sus  bientôt 
qu'il  existait  en  effet  un  duc  de  Florès,  jeune,  beau,  riche  et 
libéral,  habitant  Paris  depuis  peu  avec  sa  jeune  femme,  qui 
était  môme  fort  à  la  mode,  et  qu'on  disait  être  en  mêrtie  temps 
fort  coquette  dans  le  monde  et  fort  jalouse  de  son  mari.  Je 
trouvai  son  domicile,  je  vis  une  belle  v<»ture  à  ses  armes 
dans  la  cour;  je  tirai  de  ma  poche  le  bracelet  de  la  bohé- 
mienne, je  m'assurai  bien  que  c'était  le  ipême  écusson,  les 
mêmes  emblèmes,  la  même  couronne. 

Je  me  demandai  alors  comment  je  procéderais.  Je  pensai 
que  je  devais  chercher  à  connaître  assez  cet  homme  pour 
lui  inspirer  de  la  confiance,  et  j'allais  me  retirer  avec  cette 
résolution,  lorsqu'en  relevant  la'lêtC)  je  vis  devant  moi  le 
duc  en  personne,  qui  regardait  d'un  air  étonné  l'objet  que 
je  tenais  daus  mes  mains.  Sa  figure  me  plut,  la  mienne  fit 
apparemment  le  même  effet  sur  lui,  car,  en  nous  toisant 
mutuellement,  nous  échangeâmes  un  sourire  de  bienveil- 
lance instinctive. 

Je  crus  devoir  profiter  de  ce  moment  de  vague  sympathie 
qui  ne  reviendrait  peut-être  plus,  et  je  n'hésitai  pas  à  lui 
adresser  la  parole. 

—  Monsieur,  lui  dis-je,  vous  êtes  sans  doute  un  peu  sur- 
pris de  voir  entre  mes  mains  un  objet  qui  a  appartenu 
soit  à  voas,  soit  à  quelqu'un  de  votre  famifle.  Pourrai-j<s 


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LA  FILLEULE  131 

à  ce  sujet,  vous  entretenir  en  particulier  quelques  in- 
stants? 

-F-  Certes,  monsieur,  répondit-il  avec  la  môme  francliise, 
et  je  vous  avoue  que  cet  objSt  m'intrigue  un  peu.  Mais  je 
suis  absolument  forcé  de- sortir;  voulez- vous  m'obliger  de 
monter  avec,  moi  dans  ma  voiture  .jusqu'à  la  porte  Maillot, 
où  j'ai  donné  rendez-vous  à  la  duchesse?  Gomme  là  nous 
montons  à  cheval,  je  vous  ferai  reconduire  où  vous  vou- 
drez. 

—  Ce  sera  inutile,  répondis-je,  j'ai  précisément  affaire  de 
ce  côté. 

Il  me  fit  passer  le  premier  avec  beaucoup  de  courtoisie, 
et  quand  nous  fûmes  assis  côte  à  côte,  il  me  demanda  avec 
une  familiarité  polie  qui  j'étais. 

— Stéphen  Rivesauges,  lui  répondis-je;  un  nom  complè- 
tement obscur,  mais  porté  par  un  honnête  garçon,  attaché 
pour  le  moment  au  cabinet  d'histoire  naturelle. 

—  Un  jeune  savant  I  c'est  fort  bien.  Vous  êtes  plus  que 
moi ,  qui  suis  un  ignorant.  Mais  je  suis  aussi  un  honnête 
garçon.  Voyons,  montrez-moi  ce  collier  dont  vous  avez  si 
bien  étudié  le  blason  dans  ma  cour. 

Il.i|ggarda  le  bracelet,  sourit  encore,  eut  un  impercepti- 
ïÀe  mouvement  d'embarras,  puis  me  le  rendit  en  disant  : 

—  C'est  bien  ça.  C'est  le  collier  de  ma  pauvre  chienne, 
qui  est  morte,  par  parenthèse.  On  vous  l'a  vendu  î 

—  Non,  monsieur. 

—  Vous  l'avez  trouvé? 

—  Pas  davantage. 

—  Alors,  dit-il  en  souriant  encore,  on  vous  l'a  donné  ? 

—  Encore  moins,  répondis-je. 

—  Ah  çà  !  vous  ne  l'avez  pourtant  pas  volé?  Vous  n'avez 
pas  du  tout  la  mine  d'un  voleur.  Expliquez-vous  donc.  D'où 
vous  vient  le  collier  de.  ma  diienne? 


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132  L4.FIUBLXB 

—  Je  rai  pris aubras d'une  morte. 

—  Morte!  dit-il  avec  une  légère  émotion.  Déjà?  pauvre 
femme!.,.  Ah  çàl  est-ce  que  vous  Tavez  connue?  Oui, 
je  le  vois...  Nombre!  j'espèfe  que  son  mari  ne  Ta  pas 
tuée? 

En  disant  c«s  mots,  le  jeune  duc  parut  sérieusement  af- 
fecté. 

—  Monsieur  le  duc,  lui  dis-je,  j'allais  vous  faire  plusieurs 
questions  qui  deviennent  inutiles.  Je  vois  qu'on  ne  m'a 
pas  trompé,  et  je  sais  ce  que  je  voulais  savoir.  A  pré- 
sent, vous  saurez  ce  que  ja  sais,  car  je  vais  vous  le  dire. 
Son  mari  ne  l'a  pas  tuée,  il  l'avait  abandonnée  en  Espagne. 
Elle  est  morte  dans  la  forêt  de  Fontainebleau,  en  essayant 

,  d'aller  le  rejoindre.  Ce  collier,  dont  elle  s'était  fait  un  orne^ 
ment,  je  l'ai  pris,  pour  le  donner  à  sa  fille,  si  vous  voulez 
bien  le  permettre.  - 

—  A  sa  fille!  elle  n'avait  pas  d'enfant!  s'écria  le  duc.JSlle 
élevait  un  petit  garçon  qui  était  le  fils  de  son  mari  et  non 
le  sien. 

—  Êtes-vous  bien  sûr  de  ce  que  vous  dites  là,  monsieur 
le  duc? 

—  Très-sûr.  Cette,  tribu  de  gitanes  a  campé  longtemps 
sur  mes  terres;  la.  belle  Pilar  n'avait  que  vingt  ans  lors- 
qu'elle est  morte,  puisque  vous  dites  qu'elle  est  morte. 
Voyons,  racontez^moi  donc... 

—  Avant  tout,  je  dois  persister  à  vous.demander  à  qui  je 
dois  remettre  ce  gage.  Est-ce  l'héritage  dûment  acquis  à 
la  fille  dont  Pilar  est  devenue  mère,  une  heure  avant  de 
mourir?  .     , 

—  Ah!  c'est  donc  certain?  Elle  a  eu  une  fille?  à  quelle 
époque? 

-*  Le  âO  août  1832.  Une  fille  dont  la  peau  n'est  pas  plus 
brune  que  la  vôtre,  monsieur  le  duc. 


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LA  FILLECtB  133 

—  Alors,  moDsieur,  dit  le  duc  avec  une  grande  franchise, 
c'est  ma  fille  I  Je  ne  peux  pas,  je  ne  veux  pas  le  nier.  Je  lui 
ferai  un  sort,  c'est  mon  devoir. 

—  Personne,  repris-je,  n'a  le  droit  de  refuser  les  dons 
d'un  père  pour  sa  fille  ;  mais  e  dois  vous  dire  que  la  vôtre 
B'a  besoin  de  rien*  quant  à  présent;  qu'elle  a  été  recueillie 
avec  bonté,  avec  tendresse  ;  qu'elle  est  nourrie  et  élevée  avec 
soin  «t  même  avec  luxe. 

Je  racontai  toute  la  vérité  au  duc.  Elle  lui  fit  une  grande 
impression,  et  il  me  serra  la  main  avec  beaucoup  de  viva- 
cité; il  m'embrassa  presque  en  apprenant  que  j'étais  le  par- 
rain de  sa  fille.  A  son  tour  il  me  raconta  l'histoire  de  la 
bohémienne: 

—Elle  était  belle,  jeune  et  sage.  On  la  reèheircha.it  dans  les 
châteaux  d*alentour.  Il  n'était  pas  une  fête,  une  noce  où  on 
ne  la  mandât  pour  figurer  les  danses  mystérieusement  vo- 
luptueuses de  sa  tribu ,  et  pour  tirer  l'horoscope  des  jeunes 
époux.  Les  dames  la  comblaient  de  présents  et  la  paraient 
d'atours  et  de  bijoux.  On  ne  rappelait  que  la  belle  Pilar. 
Tous  les  jeunes  gens  en  étaient  amoureux,  tous  les  hommes 
lui  faisaient  la  cour;  mais  elle  était  méfiante  et  farouche 
avec  les  chrétiens  d'Espagne,  comme  le  sont  beaucoup  de 
gitanas,  en  dépit  de  la  liberté  de  leur  langage  et  de  la  lasci- 
veté  de  leurs  poses  mimiques. 

D  Elle  était  mariée  selon  les  rites  de  sa  tribu  à  Antonio  dit 
Àigol.  Aucun  Jien  civil  n'existait  entre  eux.  Ainsi,  dit  le 
duc,  rassurez-vous  sur  les  prétentions  que  cet  homme  pour- 
rait vouloir  élever.  Ni  dans  le  fait,  ni  selon  les  lois  de  votre 
'  pays  et  du  mien,  il  ne  peut  revendiquer  la  paternité  de  ma 
fille. 

»  Pilar,  continua-t-il,  avait  aimé  ce  gitano  dès  l'âge  de 
douze  ans,  qui  est  l'âge  nubile  pour  les  filles  de  cette  race. 
Mais  lorsiiu'elle  vint  camper  chez  nous  avec  lui,  elle  redou- 

s 

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134  LA  FILLEULS 

tait  extrêmement  sa  jalousie,  et  ne  lui  était, ûdèle  que  par 
crainte  de  sa  vengeance. 

0  Je  fus  cependant  aimé  d'elle.  Cest  dans  mon  château, 
peu  de  temps  après  mon  mariage,  qu'elle  laissa  voir  h  tous 
sa  préférence,  je  devrais  dire  sa  fantaisie,  son  engouement 
pour  moi.  Gomme  elle  n'avait  écouté  aucun  Espagnol  et 
qu'elle  partageait  Thorreur  secrète  qu'ont  encore  beaucoup 
de  gitanas  pour  quiconque  n'est  pas  de  leur  race,  ce  fut  une 
sorte  de  triomphe  pour  mon  amour-propre,  dont  je  com- 
mençai par  rire,  bien  que  je  fusse  très-envié  des  jeunes 
gens  de  mon  entourage. 

»  Peu  à  peu,  malgré  l'amour  très-réel  que  j'avais  pour  la 
duchesse,  j'eus  le  malheur,  la  déraison,  je  commis  la  faute 
de  succomber  à  l'enivrement  que  la  belle  Piter  produisait 
par  la  grâce  sensuelle  de  ses  danses,  par  le  charme  étrange 
de  ses  chansons,  par  l'ardeur  de  sa  bizarre  passion  pour 
moi. 

»  La  duchesse  eut  des  soupçons.  Je  fus  forcé  de  refuser  à 
Pilar  de  l'enlever  à  son  mari.  Il  la  quitta  en  la  dépouillant 
de  ses  bardes  et  de  ses  bijoux.  Je  voulus  au  moins  l'indem- 
niser de  cette  perte,  tout  en  la  félicitant  de  recouvrer  une 
liberté  dont  je  ne  voulais  plus  profiter.  Son  désespoir  fut 
extrême,  presque  tragique,  et  j'eus  beaucoup  de  peine  à 
l'empêcher  de  troubler  mon  ménage.  Il  y  avait  de  la  gran- 
deur chez  cette  pauvre  femme,  car  je  ne  pus  rien  lui  faire 
accepter;  elle  qui  dépouillait  avec  avidité  les  autres  fils  de 
famille,  en  les  leurrant  de  vaines  promesses,  elle  ne  vou- 
lut rien  recevoir  de  cçlui  a  qui  elle  avait  jeté  et  livré  son 
ciieur . 

»  Un  soir,  en  revenant  de  la  chasse ,  je  la  rencontrai , 
pôle,  échevelée,  errant  sur  la  bruyère,  couverte  de  gue- 
nilles,, amaigrie,  presque  laide.  C'était  l'ouvrage  de  deux 
.mois  de  désespoir  jet  de  découragement»  Eile  me  demanda 


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LA  FILLEULE  135 

un  souvenir;  je  savais  qu'elle  repousserait  ma  bourse  avec 
colère.  Je  n'avais  sur  moi  aucun  bijou.  Elle  avisa  le  collier 
de  ma  chienne  et  le  demanda.  €k>mme  il  était  en  or  massif 
et  de  quelque  pViî,  je  fus  content  de  le  lui  donner;  mais 
par  je  ne  sais  quelle  malice,  quelle  jalousie  ou  quelle  super- 
stition inexplicable,  car  tout  est  mystère  chez  lesgitanos,  elle 
tua  ma  chienne  en  lui  détachant  son  collier.  L'animal  fit  un 
hurlement  de  détresse.  Il  me  fut  impossible  de  voir  si  ce 
fut  l'effet  d'un  poison  violent  ou  d'une  strangulation  ra- 
pide; mais  il  bondit  comme  pour  mordre  la  bohémienne, 
essaya  de  venir  se  réfugier  vers  moi,  et  tomba  mort  à  mes 
pieds. 

n>  Pilar  s'éloigna  en  silence  et  disparut.  Je  sus  bientôt 
qu'elle  avait  quitté  le  pays  avec  le  jeune  Rosario,  qui  n'est 
pas,  je  vous  le  répète,  le  frère  de  sa  fille,  car  ce  qui  l'empê- 
diait  de  se  croire  infidèle  à  Algol,  c'était  la  pensée  de  n'a-^ 
voir  jamais  eu  d'enfant  de  lui.  Rosario  était  un  beau  gar- 
çon, assez  doux,  peu  nuisible  pour  un  gitano,  mais  lâche, 
mutin  et  menteur  avec  Pilar,  qu'il  aimait  pourtant,  car  elle 
lui  tenait  lieu  de  mère,  et  vous  savez  que  chez  les  bohé- 
miens l'adoption  équivaut  à  la  maternité. 

»  Maintenant  que  je  vous  ai  dit  toute  la  vérité,  comme 
un  honnête  homme  la  doit  à  un  honnête  homme,  voyez  et 
appréciez  ma  situation.  J'ai,  je  vous  l'avoue,  le  préjugé  de 
mon  pays,  et  tout  en  subissant  le  prestige  de  l'amour  et  de 
la  beauté  de  Pilar,  je  n'ai  pu  vaincre  le  dégoût  moral  que  sa 
race  inspire  à  la  mienne.  Fussé-je  libre,  je  vous  jure  bien 
que  jamais  je  ne  donnerais  mon  nom  à  la  fille  d'une  gitana, 
me  ressemblât-elle  trait  pour  trait,  eût-elle  toutes  les  grâces, 
toutes  les  vertus  de  la  mère  adoptive  dont  vous  me  cachez 
le  nom. 

j»  Écoutez-moi  encore,  monsieur.  Si  j'étais  libre,  ou  si 
j'avais  subi  cet  entraînement  de  jeunesse^  avant  mon  ma- 


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196  LA  FILLEULE 

riage,  je  ne  rougirais  pas  d'avouer  que  j'ai  eu  un  enfant  de 
la  beJle  Piiar.Mais  ici,  je  suis  trop  coupable  pour  n'être  pas 
un  peu  honteux ,  et  c'est  à  vous  qui  m'avez  témoigné  tant 
de  loyauté  et  de  sympathie,  à  vous  qui  m'inspirez  tant  do 
confiance,  à  vous  enfm  qui  avez  recueilli  et  adopté  cette  en- 
fant, que  je  livre  un  secret  d'où  dépend  le  repos  et  l'hon- 
neur de  mon  ménage.  Vous  avez  l'intention  de  garder  ce 
secret,  n'est-il  pas  vrai  ? 

—  J'en  ai  la  ferme  volonté,  lui  répondis-je,  et  s'il  en  est 
besoin,  je  vous  en  donne  ma  parole  d'honneur. 

—  Il  sufGt,  je  suis  tranquille,  dit  le  duc.  Gardez  ce  brace- 
let pour  Morénita,  mais  «tfacez-en  les  armes,  je  vous  le  de- 
mande. 

—  Vous  pouvez  y  compter;  mais  nous,  monsieur,  nous  les 
parents  adoptifs  de  cette,  enfant,  nous  qui  allons  lui  donner 
une  âme,  une  conscience,  des  talents,  des  vertus,  s'il  est 
possible...  et  qui  sait,  peut-être  un  nom,  une  fortune,  pou- 
vons-nous compter  que  si,  par  suite  de  je  ne  sais  que-Ile  ca- 
tastrophe imprévue,  nous  venions  à  disparaître  sans  l'avoir 
établie,  vous  lui  accorderiez  une  protection  efficace  et  vrai- 
ment paternelle? 

—  Ostensiblement,  jamais;  indirectement,  toujours,  et, 
dès  à  présent,  je  demande  à  lui  constituer  une  rente. 

—  Cela  ne  me  regarde  pas,  monsieur  ;  j'en  parlerai  à  m 
mère.  C'est  ainsi  que  s'intitule  celle  qui  s'en  est  chargée,  et 
je  viendrai,  si  vous  le  permettez,  vous  faire  part  de  ses  inten- 
tions, en  vous  la  nommant  si  elle  y  consent. 

—  Pas  chez  moi ,  dit  le  duc,  qui  paraissait  inquiet  à  mesure 
que  nous  approchions  de  la  porte  Maillot,  où  l'attendait  sa 
femme.  Écrivez-moi  à  l'adresse  que  voici,  et  j'irai  vous  trou- 
ver chez  vous.  Il  me  donna  en  même  temps  l'adresse  de 
son  banquier. 

—  Je  vois,  monsieur  le  duc,  lui  dis-je,  que  ma  présence 


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LA:  FILLSLXE  137 

auprès  de  vous  peut  sûrprendroi  et  que  je  dépasse  lé  but  de 
ma  coufse.  Veuillez  me  faire  descendre  ici. 

Nous  tious  séparâmes  après  nous  être  serré  la  main  avec 
cordialité,  presque  avec  affection. 


XV 


Je  fus  joyeux  de  porter  ces  bonnes  nouvelles  à  madame  de 
Saule.  Sa  fille  adoptive  lui  était  légitimement  acquise,  non- 
seulement  par  les  droits  de  la  charité,  mais  encore  par  la 
volonté  de  son  père.  Ce  père  occupait  un  rang  dans  le 
monde,  non-seulement  par  la  naissance  et  la  fortune,  avan- 
tages que  nous  n'avions  point  enviés  pour  notre  enfant, 
mais  par  son  caractère,  qui  était  des  plus  honorables.  La 
mère  de  Morénîta  n'était  pomt  à  nos  yeux  une  vile  créature. 
Sa  race  ne  nous  répugnait  point.  La  France  est  le  pays  où, 
sous  ce  rapport,  on  est  lo  plus  équitable  et  le  plus  dégagé  de 
préjugés  barbares  ;  où  juifs,  nègres,  bohémiens,  sont  des 
hommes  différents  dé  nous  en  fait,  mais  ^aux  en  droits; 
où,  enfin,  Ton  a  la  justice  et  la  raison  de  comprendre  que 
rabaissement  ou  la  corruption  des  races  longtemps  oppri- 
mées sont  l'ouvrage  fatal  de  la  persécution,  de  la  honte  et 
du  malheur. 

Cette  belle  Pilar  était  par  elle-même,  d'après  le  récit  du 
duc,  une  nature  aimante  et  spontanée,  a  la  fois  capable  d'une 
grande  retenue  dans  ses  mœurs  et  d'une  grande  affection 
dans  sa  vie.  Elle  intéressait  beaucoup  Anicée,  qui  ne  se 
lassait  pas  d'interroger  mes  souvenirs  de  la  soirée  du 
20  août. 

Nous  étions  fort  satisfaits  surtout  de  savoir  que  notre,  pu- 
pille n'appartenait  en  rien  au  misérable  bohémien  qui  avait 

8. 


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138  LA  FILLEULE 

menacé  ses  jours,  ni  même  au  gitanillo,  dont,  malgré  mon 
adoption,  l'avenir  était  si  douteax* 

Néanmoins  madame  Marange  et  sa  fille  voulurent  contri- 
buer aux  frais  de  l'éducation  de  ce  dernier,  mais  il  fut  con- 
venu qu'on  ne  mettrait  jamais  ces  deux  enfants  en  rapport. 
J'effaçai  moi-même  avec  soin  les  armoiries  du  bracelet,  et 
Anicée  m'ayànt  autorisé  à  confier  son  nom  au  duc,  le  secret 
réciproque  fut  gardé  avec  une  scrupuleuse  fidélité. 

Personne  n'ignorait  pourtant,  dans  le  monde  où  s'éten- 
daient les  relations  de  mes  deux  amies,  qu'elles  eussent  re- 
cueilli et  adopté  un  enfant.  Mais,  inquiets  jusqu'à  ce  jour  des 
projets  d'enièvement'que  j^vais  surpris  à  la  maison  Floche, 
nous  avions  inventé  une  fable  à  laquelle  le  maire  d'Avon  et 
les  vieux  Floche  s'étaient  prêtés  avec  intelligence.  Le  jour 
où  j'avais  emmené  Morénita  au  château  de  Saule,  on  se  rap- 
pelle que  j'avais  pris  mes  précautions  pour  n'être  pas  suivi 
et  pour  entrer  au  château,  où^  pendant  plusieurs  jours,  des 
domestiquer  fidèles  nous  avaient  aidés  à  cacher  sa  présence* 
Ainsi,  selon  nous,  l'enfant  de  la  bohémienne  avait  été  res- 
titué à  ses  parents,  qui  l'avaient  réclamé,  et  celui  que,  vers 
le  même  temps,  on  avait  recbdlli  au  château  de  Saule  était 
celui  d'une  mystérieuse  amie  qui  l'avait  envoyé  de  loin,  et 
dont  on  saurait  le  nom  plus  tard.  Hubert  Clet  et  Edmond 
Roque  étaient  naturellement  dans  la  confidence. 

Ce  plan  adopté  à  la  hâte  n'avait  pas  été  merveilleusement 
con^u  ;  mais  nous  n'avions  pas  eu  le  loisir  de  mieux  faire, 
et  je  ne  sais  quel  concours  de  circonstances  fortuites  le  fit 
réussir  mieux  que  nous  ne  l'espérions  d'abord. 

Certaines  gens  n'avaient  pas  manqué  de  dire  que  cette  en- 
fant appartenait  à  madame  de  Saule.  Cette  calomnie  était 
tombée  d'elle-même  devant  sa  candeur  et  le  charme  d'une 
vertu  qui  se  faisait  trop  aimer  pour  qu'on  éprouvât  le  be- 
soin de  la  révoquer  en  doute.  Ensuite,  nous  imaginâmes  de 


y  Google 


LA  FILLEULE  139 

dire,  en  voyant  l'enfant  persister  à  être  fort  brune,  qu'elle 
était  fille  d'une  Indienne  et  d'un  Anglais;  et  lorsque  le  duc 
de  Florès  nous  eut  ôté  l'espoir  de  lui  donner  un  nom,  nous 
résolûmes  de  lui  en  donner  un  quelconque  auquel  les  oreil- 
les s'habitueraient.  C'est  une  loi  applicable  à  tous  les  hu- 
mains ,  que  les  mots  tranchent  toutes  les  questions  insolu- 
bles à  Tesprit  et  satisfont  la  curiosité  d'autant  plus  qu'ils 
n'expliquent  rien.  Morénita  fut,  dès  ce  jour,  débaptisée  pour 
le  public  et  s'appela,  par  l'ordre  \de  ses  parents,  disions- 
nous,  Ana'is  Hartwell.  Nous  lui  gardâmes  son  petit  nom 
comme  un  sobriquet  de  l'intimité.  Son  existence ,  son  bap- 
tême, son  inscription  au  registre  de  la  mairie  d'Avon,  n'a- 
vaient pas  assez  marqué  dans  l'endroit  pour  qu'on  s'en 
souvînt  quand  l'enfant  aurait  grandi.  D'ailleurs,  une  cir- 
constance arriva  qui  nous  éloigna  de  ce  voisinage,  et  c'est 
ici  que,  laissant  de  côté  Thistoire  de  nos  enfants  adoptifs, 
je  rentre  dans  celle  de  mon  amour. 

Vers  la  fin  de  l'hiver  que  je  viens  de  raconter,  je  reçus 
une  lettre  du  curé  de  mon  village  qui  m'engageait  à  venir 
recevoir  les  derniers  adieux  de  mon  père.  Il  mourait  d'une 
maladie  du  foie  dont  il  avait  négligé  l'invasion  et  qui  s'é- 
tait développée  avec  une  rapidité  effrayante.  Il  s'affligeait 
de  ne  pas  recevoir  de  mes  nouvelles.  Il  m'accusait  de  le 
bouder.  Il  ignorait  qu'on  avait  intercepté  nos  relations  avec 
une  lâche  et  criminelle  persistance. 

J'assistai  à  ses  derniers  moments ,  qui  furent  très-dou- 
loureux et  empoisonnés  par  l'aversion  et  la  terreur  subites 
que  sa  maîtresse  lui  inspira.  Il  crut,  à  tort  sans  doute, 
qu'elle  avait  voulu  hâter  sa  mort  pour  le  dépouiller  plus 
vite  ;  inévitable  châtiment  qu'entraînent  souvent  de  telles 
unions.  H  était  saisi  du  itemords  de  m'avoir  méconnu  et  né- 
gligé, et  de  s'être  laissé  entraîner  à  profaner  le  foyer  de  sa 
chaste  épouse  pour  le  livrer  à  la  cupidité  d'une  marâtre  im- 


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140  LA   FILLEULS 

pure.  Je  le  consolai  de  mon  mieux  par  ma  tendresse,  et 
notre  bon  curé  s'efforça  de  rassurer  sa  conscience  purifiée 
par  le  repentir.  Il  mourut  en  me  bénissant.  La  Michonne 
avait  fui  déjà,  emportant  ce  qu'elle  avait  pu  accaparer  d'ar- 
gent et  de  nippes.  Je  ne  voulus  pas  souiller  d'une  lutte 
d'intérêts  grossiers  la  maison  où  mes  parents  avaient  cessé 
de  vivre.  Je  laissai  la  pillarde  en  repos,  je  conduisis  mon 
père  au  cimetière,  sans  préoccupations  indignes  de  la  solen- 
nité de  ma  douleur.  Une  seule  consolation  pouvait  me  la 
faire  accepter,  c'était  d'avoir  subi  l'injustice  sans  me  plain- 
dre, et  de  n'avoir  pas  eu  même  un  sentiment  d'aigreur  à 
me  reprocher  envers  l'auteur  do  mes  jours. 

Le  malheur  qui  frappait  mon  âme  changeait  ma  situa- 
tion matérielle.  Je  me  trouvais,  malgré  les  dilapidations  de 
la  Michonne,  possesseur  d'un  fonds  de  terre  qui  m'assurait 
un  revenu  bien  supérieur  à  mes  besoins,  et  qui,  vendu  ou 
mieux  exploité,  pouvait  me  rapporter  dix  mille  francs  de 
rente. 

Anicée  avait  épousé  M.  de  Saule  moins  riche  que  moi  de 
patrimoine.  Je  savais  que  la  question  d'argent  n'occupait 
pas  sa  mère  plus  qu'elle.  Mais  j'étais  satisfait  de  pouvoir  me 
dire  que  désormais  je  ne  tiendrais  mon  bien-être  et  ma 
liberté  que  de  moi-même. 

Cetto  aisance  me  permettait  aussi  de  me  débarrasser  de 
l'emploi  gagne-pain  qui  absorbait  la  meilleure  partie  de 
mon  temps  dans  des  occupations  matérielles.  J-aime  le 
travail  manuel;  mais  dix  heures  par  jour,  c'est  trop  pour 
l'intelligence. 

Je  devenais  donc  libre  de  m'instruire  plus  vile,  de  pren- 
dre plus  tôt  un  état,  si  madame  Marange  persistait  à  le  dé- 
sirer,, et  de  ne  pas  sacrifier  à  l'étude  les  heures  bénies  que 
je  pouvais  consacrer  à  l'amie  de  mon  cœur. 

Ily  avaitalorsuneterre  dequelqueimportanceen  ventedans 


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LA  FILLEULE  141 

mon  pays,  une  terre  où  les  miennes  se  trouvaient  presque 
enclavées.  A  mon  retour,  j'appris  que  madame  Marànge 
était  rentrée  dans  une  somme  assez  considérable  dont  jus- 
que-là des  débiteurs  de  son  mari  lui  avaient  servi  Tintérét. 
Elle  désirait  placer  cette  somme  en  terres,  et,  comme  elle 
me  consultait  sur  toutes  choses,je  lui  indiquai  naturellement 
celle  de  Briole,  qui  lui  présentait  de  fort  bonnes  condi- 
tions. 

Elle  teignit  de  voulotr  Tacheter  et  Tacheta  en  effet.  Son 
but,  en  paraissant  très-soucieuse  de  cette  affaire,  était  de 
voir  mon  pays,  mes  relations,  de  s'informer  de  ma  famille, 
et  de  pouvoir  dire  à  ceux  qui  en  douteraient  que  j'avais  une 
existence  et  un  nom  honorables,  quoique  Tun  fût  obscur  et 
l'autre  médiocre.  Elle  pensait  aussi  que  si  elle  devait  con- 
sentir à  mon  bonheur,  comme  un  tel  mariage  donnerait 
lieu  à  beaucoup  de  critiques,  il  serait  bon  d'avoir  au  loin  un 
asile  contre  les  propos ,  où  nous  nous  laisserions  oublier 
quelques  années,  pour  revenir  en  possession  d'un  bonheur 
domestique  et  d'une  dignité  d'attitude, dont  rien  n'aurait 
troublé  la  paisible  conquête.  Elle  redoutait  pour  sa  fille  et 
pour  moi,  beaucoup  plus  que  pour  elle-même,  l'effet  des 
premiers  haut^-crU  qu'on  ne  manquerait  pas  de  pousser. 

Au  lieu  d'aller  à  Saule,  nous  partîmes  donc  pour  le  Berry, 
elle,  Anicée  et  moi.  Morénita,  ne  courant  plus  aucun  dan- 
ger, fut  laissée  à  Saule  pour  une  quinzaine,  sous  la  garde 
des  bons  serviteurs,  dont  on  était  sûr  comme  de  soi-même. 

Que  mon  émotion  fut  douce  et  profonde  quand,  de  la 
hauteur  de  ***,  j'embrassai  les  horizons  violets  de  ma  vallée 
natale!  J'étais  monté  sur  le  siège  de  la  voiture,  et  Anicée  y 
était  à  mes  côtés,  voulant  jouir  de  ce  beau  point  de  vue  que 
je  lui  iivais  annoncé  en  traversant  les  maigres  steppes  qui  y 
conduisent.  Nous  étions  ravis  tous  deux,  elle  de  se  voir  dans 
mon  pays,  moi  de  l'y  avoir  amenée,  et,  dans  notre  admira- 


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142  LA  FILLBULB 

tiop  pour  ce  vaste  paysage  embrasé  des  reflets  du  soleil 
couchant,  à  chaque  détail  observé ,  à  chaque  perspective 
ouverte,  nous  nous  disions  notre  amour  dans  chaque  jouis- 
sance de  nos  regards,  dans  chaque  parole  de  notre  atten- 
tion descriptive.  Je  ne  suis  pourtant  pas  certain  que  nous 
ayons  rien  vu  en  réalité.  Nous  étions  emportés  comme  dans 
un  rêve  de  bonheur  champêtre,  où  tout  était  nous-mêmes. 

Je  conduisis  mes  deux  amies  dans  la  chambre  <îue  ma 
mère  avait  habitée  et  que,  dans  mon  précédent  voyage, 
j'avais  fait  rafraîchir  et  remeubler  avec  soin ,  comme  du 
temps  où,  petit  enfant,  je  Thabitais  avec  elle.  La  joie  de 
voir  Anicée  dans  cette  chambre,  devant  reposer  à  la  même 
place  où  j'avais  dormi  sur  le  sein  de  ma  mère,  me  rendit 
délicieux  un  passé  qui  jusque-là  m'avait  déchiré  l'âme. 
L'horreur  des  regrets  s'eflàça  entièrement  pour  donner  place 
à  toutes  les  tendresses,  à  toutes  les  dévotions  du  souvenir. 
Mon  cœur  se  fondit  en  douces  larmes ,  et  je  tombai  invo- 
lontairement à  genoux.  Anicée  me  comprit  et  fut  heureuse. 
Sa  mère,  attendrie  et  vaincue,  prit  nos  mains  dans  les  sien- 
nes en  nous  disant  :  a  Oui,  je  le  vois  et  je  le  sais  :  il  est  des 
affections  si  belles  et  si  pures  qu'elles  doivent  tout  vaincre  I 
Dieu  soit  avec  nous,  quoi  qu'il  arrive  I  » 

On  s'étonna,  on  s'émerveilla  beaucoup  dans  mon  village 
de  l'arrivée  de  ces  belles  dames.  Malgré  la  simplicité  de  leur 
toilette  et  de  leurs  manières,  on  sentait  iastmctivement  la 
distinction  de  ces  êtres  supérieurs. 

Quand  on  les  vit  entrer  en  pourparler  av(îc  les  hommes 
d'affaires  et  visiter  la  propriété  de  Briole,  on  ne  fit  plus  de 
commentaires  fantastiques  sur  leur  présence  chez  moi;  car, 
sur  l'article  des  intérêts  matériels,  les  campagnards  devien- 
nent sérieux.  On  désira  que  l'acquisition  fût  faite  par  ces 
bonnes  personnes  qui  ne  paraissaient  pas  vouloir  humiliet 
le  monde,  et  qui  plaisaient  déjà  à  toute  la  paraissée. 


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LA  FILIEULE  143 

Notre  séjour  s'y  prolongea  d'un  mois,  et  m«idaine  Ma- 
range  se  décida  à  acheter  Briole.  C'était  une  terre  de  cinq 
cent  miiie  francs  qu'elle  payait  comptant,  ce  qui  ûi  grand 
bruit  dans  le  pays.  Alors  personne  n'osa  plus  penser  ce 
qu'on  avait  été  fort  tenté  de  publier  au  commencement,  à 
savoir  que  la  jeune  dame  était  ma  maîtresse.  Quelques-uns 
me  firent  l'honneur  de  me  dire  que  sans  doute  elle  devien- 
drait ma  femme.  De  plus  positifs  m'apprirent  que  j'étais 
tout  bonnement  son  homme  d'affaires  et  me  conseillèrent 
de  prendre  les  biens  en  régie  plutôt  qu'en  ferme ,  parce 
qu'il  y  avait  moins  de  risques  à  courir. 

Les  formalités  nécessaires  à  cette  acquisition  et  les  arran- 
gements du  domicile  devaient  bien  durer  encore  un  an  ou 
dix-huit  mois.  En  revenant  à  Saule,  mon  cœur  débordait. 
Madame  Marange  venait  de  me  dire  : 

—  Je  suis  fOTcée  de  convenir  que  ces  six  semaines  de  tête- 
à-tête  avec  vous  (car  ma  fille  et  moi  ne  comptons  jamais 
que  pour  une)  ont  passé  comme  un  jour.  Je  ne  sais  à  quoi 
cela  tient.  Est-ce  l'air  de  votre  pays  qui  rend  heureux  î  est- 
ce  votre  société  qui  ne  ressemble  à  aucune  autre?  Il  est  cer- 
tain que  je  n'ai  pas  eu  un  moment  d'ennui,  de  contrariété 
ou  même  d'inquiétude.  Ah  !  Stéphen,  vous  êtes  un  roué, 
avec  votre  air  candide.  Vous  travaillez  habilement  à  me  sé- 
duire, et  vous  ferez  si  bien,  que  j'arriverai  à  croire  aussi 
qu'on  ne  peut  pas  se  passer  de  vous  quand  on  vous  a  connu 
quelques  jours. 

C'était  me  dire  que,  par  mes  soins  et  la  sincérité  de  mon 
amour,  j'avais  levé  tous  ses  doutes.  Mais  Anicée  n'ajoutait 
pas  un  mot  à  cet  encouragement,  et  bien  que  sûr  d'elle,  je 
tremblais  presque  convulsivement  en  prenant  ses  mains 
avec  celles  de  sa  mère  dans  les  miennes.  Elle  ne  m'avait 
jamais  dit  ce  que  je  n'avais  pas  demandé  à  savoir,  ce  que 
je  savais  bien  au  fond  ;  car  si  aucun  langage  n*était  plus 


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144  LA  FILLEULE 

réservé  que  le  sien,  aucune  physionomie  n'était  plus  naïVo, 
aucune  conduite  plus  loyale.  Mais  comment  allait-elle  fran- 
chir cet  abîme  de  crainte  pudique  qui  nous  séparait  encore? 
De  quelle  voix  enivrante  ou  timide  allait*elle  dire  ce  oui 
tant  désiré? 

EMe  parut  se  recueillir.  Nous  étions  entrés  dans  la  forél 
de  Fontainebleau.  La  voiture  roulait  sur  le  sable,  qui  amor- 
.  tissait  le  bruit  des  chevaux  et  des  roues.  Nous  étions  aux 
plus  beaux  jours  de  Tété.  La  lune  projetait  sur  le  chemin 
blanc  et  moelleux  les  ombres  allongées  des  arbres.  Un  air 
frais  et  suave,  que  doublait  la  rapidité  tranquille  de  notre 
course,  faisait  entrer  jusque  dans  l'âme  un  bien-être  déli- 
cieux. 

Anicée,  qui  était  au  fond  de  la  voiture  auprès  de  madame 
Marange,  glissa  comme  à  genoux  sur  le  coussin  où  repo- 
saient les  pieds  de  sa  mère,  et  ainsi  courbée  devant  elle,  on 
eût  presque  dit  devant  moi  aussi,  elle  dit  avec  une  émotion 
vive,  mais  assurée  dans  son  expression  : 

—  Ma  mère,  j'aime  Stéphen  de  toutes  les  puissances  de 
mon  âme,  vous  le  savez  bien*  Stéphen ,  j'aime  ma  more 
plus  que  moi-même,  vous  n'en  doutez  pas.  Décidez  ensem- 
ble de  ma  vie.  De  quelque  façon  que  je  vous  appartienne  à 
tous  deux,  comme  fille,  épouse  ou  sœur,  je  serai  heureuse. 
Mais  si  je  dois  me  séparer  de  l'un  de  vous,  ma  mère  sait 
bien  que  je  ne  m'en  consolerai  jamais. 

—  Ne  nous  séparons  jamais  1  m'écriai-je.  Sachez,  Anicée, 
■que  mon  âme  et  la  vôtre  ne  comptent  que  pour  une  devant 

Votre  mère,  comme  elle  le  disait  tout  à  l'heure  en  pariant 
"À'elle  et  de  vous,  et  ne  croyez  pas  qu'il  me  fût  plus  facile  do 
^ine  séparer  d'elle  que  cela  ne  l'est  pour  vous-même.  Est-ce 
qu'elle  n'est  pas  ma  mère  par  le  choix  de  mon  cœur?  est-ce 
qu'elle  ne  ressemble  pas  d'âme  et  de  visage  à  celle  que  j'ai 
perdue?  est-ce  qu'elle  ne  s'appelle  pas  Julie?  est-ce  que, 


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JLA  FILLEULB  t45 

avaat  de  vous  regarder  pour  la  première  fois,  je  ne  Tavais 
pas  vue,  elle,  comme  une  apparition  de  mon  bonheur  passé, 
comme  une  vision  de  mon  bonheur  futur?  Voilà  ce  que  je 
désire^  moi  :  nou3  ne  nous  séparerons  pas,  parce  que  nous 
ne  le  pouvons  pas.  Quel  serment  ferions-nous  qui  ne  fût 
puéril  à  nos  propres  yeux  ? 

-r-Eh  bien ,  oui,  mes  enfants,  je  le  sais,  je  vous  crois,  dit 
madame  Marange  en  m'embrassant  au  front  et  en  serrant 
sa  OUe  contre  son  cœur,  et  je  suis  comme  vous  doux.  Voilà 
donc  un  trio  inséparable;  mais  comment  faire  accepter 
cette  union  sans  scandale?  Je  me  ris  comme  vous  de  la 
calomnie,  mais  nous  devons  le  bon  exemple,  et  les  rela- 
tions les  plus  pures  sont  d'un  exemple  dangereux  pour  les 
faibles  1 

—  Stéphen,  dit  Anicée  avec  sa  résolution  naïve,  vous  voilà 
donc  forcé  de  m'épouser  ?  Je  ne  vous  demande  pas  pardon 
d'avoir  dix  ans  de  plus  que  vous,  puisque  je  ne  vous  ai  ja- 
mais reproché  d'avoir  dix  ans  de  moins  que  moi.  Je  ne 
rougis  pas  non  plus  de  vous  êti*  très-inférieure  par  l'es- 
prit, je  sais  que  je  suis  bonne  et  que  je  vous  aime  assez 
pour  chérir  votre  supériorité.  Ce  dont  je  m'afflige  pour 
vous,  c'est  do  la  critique  de  vos  amis;  c'est  du  soupçon  des 
malveillants  et  de  la  calomnie  des  ennemis.  Ils  diront  que 
vous  épousez  une  vieille  femme  parce  qu'elle  est  riche, 
comme  ils  diront  de  moi  que  j'épouse  un  enfant  parce  que 
je  suis  folle.  Voyons,  cela  m'est  égal  à  moi^  mais  votre  po- 
sition est  plus  difficile,  et  l'accusation  qui  pèsera  sur  vous 
sera  plus  grave.  Il  faut  bien  aimer  une  femme  pour  se  lais- 
ser méconnaître  à  cause  d'elle.  M'aimez-vous  à  ce  point-là? 

—  0  Anicée  1  m'écriai-je,  dites-moi  si  vous  en  doutez! 

—  NonI  répondit-elle,  et  se  tournant  vers  moi,  toujours 
agenouillée,  elle  appuya  son  front  sur  mon  épaule  et  baisa 
mon  vôtement  avec  une  passion  si  vraie  et  en  même  temps 

9 

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146  LA  FILLEULE 

avec  une  chasteté  qui  semblait  si  respectueuse,  que  je  faillis 
m*évanouir« 

Deux  ans  devaient  cependant  s'écouler  encore  avant  qu'il 
me  fût  permis  de  presser  cet  ange  contre  mon  cœur.  Toute 
candide  qu'elle  était,  elle  n'avait  point  l'embarrassante  igno-. 
rance  qui  trouble  les  sens  par  sa  gaucherie.  Le  respect  était 
facile  auprès  d'elle;  elle  l'imposait  par  cette  droiture  même 
et  ce  complet  abandon  de  l'âme  qui  n'excite  point  les  pas- 
sions, parce  qu'il  vous  communique  la  certitude.  Le  non  des 
coquettes  donne  la  fièvre;  le  oui  d'Anicée  donnait  la  santé 
morale,  la  sérénité,  la  force. 

Madame  Marange  ne  faisait  plus  d'objections  sur  Pavenir, 
mais  j'avais  compris  qu'elle  souffrirait  toujours  de  mon 
obscurité.  Un  peu  de  gloire  pouvait  seule  me  faire  pardon-* 
ner  ma  jeunesse  aux  yeux  du  monde  :  je  résolus  de  faire  la 
chose  qui  m'était  le  plus  antipathique,  c'est-à-dire  d'es- 
compter mon  mérite  à  venir  en  me  faisant  connaître 
avant  l'époque  de  maturité  où  j'en  serais  vraiment  digne, 
puisque  la  célébrité,  cette  torture  du  talent,  est  considérée 
par  le  vulgaire  comme  sa  récompense. 

Que  pouvais-je  faire  pour  arriver  d'emblée  à  ce  but?  Je 
surmontai  mon  dégoût,  j'arrêtai  ma  pensée  sur  un  moyen 
prompt.  Je  publiai  un  mémoire  philosophico-scientifique 
dans  une  revue,  sous  le  nom  de  Louis  Stcphen.  Je  fis  exé- 
cuter au  Conservatoire  un  fragment  d'oratorio  avec  chœurs, 
éous  le  nom  de  Jean  Guérin.  J'écrivis,  pour  une  revue  lit- 
téraire, un  petit  roman  sous  le  nom  de  Paul  de  Rivesanges. 
de  ces  trois  choses,  pensais-je,  une  réussira  peut-être.  Si 
toutes  trois  échouent,  mon  avenir  n'en  sera  pas  compro- 
mis, puisque  j'ai  du  temps  pour  faire  oublier  ma  chute,  et 
que  je  puis  me  cacher,  sans  mentir,  sous  les  trois  pseudo- 
nymes que  je  me  suis  composés  avec  mes  véritables  noms 
et  prénoms. 


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LA  FILLEULE  147 

Si  j*avais  su  ce  qu'il  faut  de  pas  el  de  démarches,  de  pro- 
tections et  d'entregent  pour  se  faire  imprimer  ou  entendre 
dans  des  conditions  favorables,  j'aurais,  certes,  renoncé  à 
ma  folle  entreprise.  Heureusement,  je  n*en  savais  rien,  et 
j'y  allai  avec  une  modeste  confiance  qui  fut  prise  pour  la 
conscience  de  ma  force,  jointe  à  une  bonhomie  qui  plut,  La 
société  est  ainsi  faite,  que  le  hasard  dispose  souvent  des 
existences  particulières  au  rebours  du  légitime,  du  logique 
et  du  vraisemblable. 

J'allais  livrer  à  la  publicité  les  échantillons  choisis,  mais 
véritablement  naïfs,  de  ce  que  Roque  avait  appelé  mes  étu- 
des incidentes,  et  non-seulement  je  devais  trouver  ce  jour- 
là  toutes  les  portes  ouvertes  devant  moi,  mais  encore,  dans 
chaque  lieu,  des  gens  disposés  à  me  sauter  au  cou. 

Mon  fragment  musical  fut  applaudi  avec  transport;  deux 
morceaux  eurent  les  honneurs  du  his.  Les  journaux,  notez 
que  je  ne  connaissais  pas  un  seul  journaliste,  déclarèrent 
que  Louis  Stéphen  était  un  jeune  compositeur  destiné-  à 
remplacer  tous  les  maîtres  morts,  à  effacer  tous  les  maîtres 
vivants.  J'étais  tombé  sur  une  veine  de  bienveillance  de  ces 
messieurs  pour  le  seul  être  parfaitement  inconnu  dont  ils. 
n'eussent  pas  de  mal  à  dire.  "^ 

Ma  nouvelle  littéraire  et  mon  mémoire  scientiflque  eurent 
un  succès  égal  dans  les  deux  classes  de  public  auxquelles 
ils  s'adressaient.  J'étais  le  premier  écrivain  de  l'époque, 
au  dire  de  bien  des  gens  qui  ne  s'y  connaissaient  pas, 
et  de  plusieurs  écrivains  qui  en  '  voulaient  à  leurs  con- 
frères. 

Ma  gloire  dura  environ  six  semaines.  Durant  six  semaines 
on  s'entretint  dans  le  monde,  tantôt  d'une  de  mes  œuvres, 
tantôt  de  l'autre.  Un  feuilleton  qui  avait  pour  titre  les  Jeunes 
Gloires,  décréta  que  l'avenir  appartenait  à  un  nouveau 
littérateur,  à  un  nouveau  compositeur  de  musique,  à  un 

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148  LJL  FILLEULE 

nouveau  savant,  qui  avaieut  fait  simultanément  leur  ap- 
parition dans  le  monde.  Un  parallèle  ingénieux  établissait 
qui  si  Louis  Stéphen  n'avait  pas  la  grâce  de  Jean  Guérin, 
en  revanche  il  avait  la  profondeur  qui  manquait  peut-être 
à  ce  dernier ,  mais  que  ni  l'un  ni  l'autre  n'avait  le  bril- 
lant, le  passionné  de  Paul  Rivesanges,  et  qu'il  existait  entre 
ces  trois  génies,  sortis  d'écoles  toutes  différentes,  une  di- 
versité merveilleuse  qui  leur  permettait  de  grandir  sans  se 
gêner  mutuellement. 

Un  instant  je  crus  que  Clet ,  avec  qui  je  m'étais  lié  de 
nouveau,  et  qui  avait,  par  d'excellents  procédés,  réparé  tous 
ses  torts  envers  moi  et  envers  mes  amis,  était  l'auteur  de 
cette  plaisanterie.  Mais  Clet,  qui  ne  me  connaissait  que 
sous  le  nom  de  Stéphen  Rivesanges  (car  j'avais  pris  l'ha- 
bitude de  ne  porter  que  le  nom  de  ma  mère),  et  qui  n'avait 
pas  fait  attention  à  l'habile  arrangement  de  mes  pseudo- 
nymes, ne  se  doutait  pas  que  je  fusse  le  résumé  du  trio  en 
faveur.  Je  vis,  dès  les  premiers  mots,  qu'il  était  de  bonne 
foi,  et  je  ne  voulus  pas  le  détromper. 

J'étais  resté  seul  un  mois  à  Paris  pour  lancer  ma  triple 
publication  à  l'insu  d'Anicée  et  de  sa  mère.  Pendant  vingt- 
quatre  heures  après  leur  retour,  elles  ne  se  doutèrent  de 
rien.  Mais  un  soir,  en  rentrant  de  leur  journée  de  visites, 
je  les  vis  fort  intriguées,  la  tille  inquiète,  la  mère  radieuse, 
et  me  demandant  comment  il  se  faisait  que  trois  succès  se 
trouvassent  signés  chacun  de  deux  de  mes  noms.  Je  me 
pris  à  rire  et  j'avouai  tout.  Madame  Marange  m'embrassa 
avec  enthousiasme.  Anicée  me  dit  avec  un  peu  de  tristesse 
et  de  crainte  : 

—  Vous  voilà  donc  célèbre  I  c'est  pour  cela  que  nous 
avons  été  un  mois  sans  vous  voir  1 

—  Chère  bien-aimée,  lui  dis-je  en  m'asseyant  à  ses  ge- 
noux, c'était  une  fantaisie  de  notre  aimable  mère,  il  fallait 


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LA  FILLEULE  149 

bien  la  contenter.  A  présent,  elle  n'en  aura  peut-être  plus 
de  ce  genre.  Elle  voit  ce  que  c'est  que  la  célébrité  et  ce  que 
prouve  le  succès.  De  véritables  savants,  de  grands  philo- 
sophes, des  maîtres  respectables,  des  artistes  consommés 
se  le  voient  refuser  ou  contester  toute  leur  vie.  J'arrive, 
moi  enfant,  avec  quelques  élucubrations  nées  d*un  moment 
d'enthousiasme,  de  conviction  ou  d'attendrissement.  Tout 
mon  mérite,  c'est  d'avoir  eu  assez  de  lucidité  dans  ces 
heutes-là  pour  m'exprimer  sous  une  forme  claire  ou  facile 
qui  plaît  aux  ignorants  ;  je  ne  suis  ni  savant,  ni  ipaestro, 
ni  poëte  :  les  Aristarques  me  couronnent  pour  faire  pièce 
aux  vrais  maîtres.  Le  public  les  croit  sur  parole,  et  me  voilà 
passé  grand  homme  comme  on  est  reçu  bachelier,  avocat 
ou  médecin,  pour  avoir  répondu  à  propos  à  des  questions 
sur  lesquelles  on  est  ferré  de  frais.  Savez-vous  que,  si  ce 
n'était  pas  si  bouffon,  ce  serait  fort  triste  ! 
—  A  la  bonne  heure,  dit  Anicée,  vous  n'êtes  point  eni- 
vré, et  je  vous  retrouve  le  môme. 

—  Moi,  Stéphen,  dit  madame  Marange,  je  comprends  la 
leçon  que  vous  me  donnez.  Nous  avons  voulu  lire  vos  pu- 
blications dans  notre  voiture  ;  nous  avons  acheté  les  nu- 
méros de  ces  revues;  et  quant  à  votre  fragment  de  Ruth 
et  Noémi,  une  de  nos  amies  nous  en  a  indiqué  les  princi- 
paux motifs  sur  le  piano.  Nous  avons  reconnu  votre  âme 
et  votre  esprit;  mais  je  conviens  que,  dans  quelques  paroles 
que  vous  nous  dites  au  coin  du  feu,  de  même  que  dans 
quelques  phrases  que  vous  nous  improvisez  sur  le  piano, 
il  y  a  encore  plus  que  dans  ces  échantillons  livrés  à  l'exa- 
men de  tous.  Oui,  vous  avez  raison  :  vous  avez  l'instinct, 
le  germe,  le  sentiment  du  beau  et  du  vrai  ;  mais  vous  ne 
serez  vous-même  que  dans  quelques  années,  et  cette  gloire 
escomptée  est  une  faveur  pure,  qui  vous  rendrait  ridicule 
si  vous  la  preniez  au  sérieux. 


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150  LA  FILLEULE 

—  Pire  que  ridicule  1  répoudis-je  ;  elle  me  jetterait  dans 
la  honte  du  fiasco,  à  mon  prochain  essai. 

—  Je  ne  le  crois  pas,  reprit  Anicée  ;  vous  ne  ferez  jamais 
rien  de  faux  ni  de  vulgaire.  Mais  la  nécessité  de  soutenir 
vos  succès  vous  créerait  une  foule  de  préoccupations  mi- 
sérables qui  vous  empêcheraient  de  vous  compléter.  Puis- 
que c'est  votre  avis,  laissons  dormir  cette  gloire.  Si  vous  y 
tenez,  vous  serez  toujours  à  temps  de  la  ressaisir. 

—  Vous  avez  mis  le  doigt  sur  la  plaie,  lui  dis-je,  frappé 
de  son  bon  jugement.  Les  hommes  d'un  talent  médiocre 
commencent,  comme  moi,  par  d'heureux  succès  ;  mais  ils 
se  laissent  enivrer,  et,  livrant  leur  âme  et  leur  temps  au 
besoin  de  briller,  ils  oublient  de  vivre  et  avortent.  Voyons, 
bonne  mère,  ajoutai-je  en  m'adressant  à  madame  Marange, 
est-ce  là  ce  que  vous  voulez  de  moi? 

—  Dieu  m'en  préserve  1  répondit-elle  ;  mais  je  ne  vous 
en  remercie  pas  moins  d'avoir  eu  vos  succès  :  ils  aplanis-  ■ 
sent  bien  des  obstacles,  à  ce  qu'il  me  semble.  Tout  en  gar- 
dant votre  mcognito ,  vous  me  donnez  des  armes  pour  re- 
pousser les.  dédaigneuses  observations  de  mon  monde  sur 
votre  jeunesse  et  votre  inconsistance,  A  la  première  cri- 
tique sur  notre  engouement  pour  vous,  j'insinuerai  que 
vous  avez  fait  preuve  de  grande  supériorité  sur  tons  les 
prétendants  à  la  main  de  ma  fille,  et,  au  besoin,  je  lâche  le 
grand  mot  :  je  déclare ,  comme  en  confidence ,  à  tout  le 
monde,  que  ce  petit  garçon  s'appelle  Jean,  Louis,  Stéphen, 
Guérin,  Rivesanges. 

—  Oui ,  si  dans  ce  temps-là,  répondis-je,  les  feuilletons 
qui  m'ont  fait  trois  noms  dans  une  semaine  tie  sont  pas 
complètement  oubliés,  vous  pourrez  dire  que  votre  gendre 
est  un  jeune  homme  bien  doué ,  et  qui  a  beaucoup  de  fa- 
cilité. 

Nous  passâmes  la  soirée  à  rire  en  lisant  ces  fameux  ar- 


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LA  FILLEULE  151 

ticles,  et  le  bon  chevalier  de  Valeslroit,  qui  vint  apprendre 
de  nous  la  vérité  de  cette  histoire,  s'en  amusa  aussi,  bien 
qu'il  nous  trouvât  singuliers  de  ne  pas  vouloir  en  tirer 
meilleur  parti. 

Madame  Marange  était  complètement  convertie  au  senti- 
ment d'Anicée ,  que  le  vrai  mérite  grandit  dans  l'obscurité, 
et  que  c'est  à  ceux  qui  savent  l'apprécier  de  le  faire  mûrir 
en  le  rendant  heureux.'Rien  ne  semblait  plus  s'opposer  à 
notre  union,  lorsqu'un  obstacle  que  nous  n'avions  pas  prévu 
(ce  sont  toujours  les  seuls  réels  dont  on  ne  s'avise  pas)  vint 
apporter  de  nouvelles  entraves  à  mon  bonheur. 

Julien,  le  frère  d'Anicée,  était  un  brave,  bon  et  beau  garçon 
que  j'aimais  de  tout  mon  cœur  et  qui  me  le  rendait.  Mais  il 
avait  "peu  d'intelligence,  beaucoup  de  paresse,  aucune  in- 
struction, et  par  conséquent  le  goût  du  monde,  le  besoin  des 
choses  frivoles  et  l'habitude  des  relations  superficielles.  Un 
jour  il  lui  arriva ,  lui  qui  avait  vu  sans  méfiance  et  sans 
hostilité  mon  admission  dans  l'intimité  de  sa  famille ,  de 
recueillir... 

Ici,  les  manuscrits  de  Stéphen  sont  interrompus  par  des 
années  de  souvenirs  omis  ou  supprimés.  Nous  allons 
être  forcé  de  franchir  cette  distance  et  de  substituer  di- 
verses narrations  à  la,sienne ,  divers  fragments  à  ses  mé- 
moires, en  attendant  que  nous  en  retrouvions  la  suite. 


FIN   DE  LA  PREMIÈRE  PARTIR 


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DEUXIÈME    PARTIE 


morEnita 


J0URT9AL    D  UNE    JEUNE    FILLE.    —    FRAGMENTS 

20  août  1846.  —  Briole. 

J'ai  aujourd'hui  quatorze  ans.  Je  ne  suis  ni  grande  ni 
forte;  je  ne  sais  pourquoi  ceux  qui  me  voient  pour  la  pre- 
mière fois  prétendent  que  j'en  ai  dix-huit  ou  vingt,  et  que 
ma  bonne  mère  cache  mon  âge.  Qui  sait?  c'est  pe^t-élre 
vrai  I  J'ai  «ne  destinée  si  bizarre,  moi,  et  ma  naissance  est 
si  mystérieuse  I 

La  grand'maman  Marange  dit  à  ceux  qui  s'étonnent  de 
mes  manières,  que  je  suis  d'une  intelligence  fort  précoce. 
Ou  cela  est  certain ,  ou  l'on  me  dissimule  mon  âge ,  car 
lorsque  je  suis  en  compagnie  des  jeunes  filles  de  quatorze  à 
seize  ans,  elles  me  paraissent  idiotes,  et  j'aimerais  autant 
revenir  à  mes  poupées,  au  temps  qu'en  causant  avec  elles  je 
faisais  les  questions  et  les  réponses,  que  de  faire  la  conver- 
sation avec  de  pareils  mannequins. 

Il  y  a  longtemps  que  j'ai  envie  d'écrire,  jour  par  jour,  ce 
qui  m'intéresse.  J'ai  voulu  attendre  mon  anniversaire ,  et  je 


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LA  FILLBULE  153 

commence.  Aurai-je  la  patience  de  continuer?  Je  ferai  là- 
dessus  ce  qu'il  me  plaira.  Peut-être  ne  s'ennuie-t-on  jamais 
de  ce  qu'on  est  toujours  libre  de  planter  là, 

A  mon  réveil,  j'ai  trouvé  sur  le  pied  de  mon  lit  trois  gros 
bouquets.  Tous  les  ans  on  invente  une  manière  différente 
de  me  souhaiter  ma  fête.  Cette  fois-ci  j'avais  à  deviner.  J'ai 
tout  de  suite  compris  que  les  roses  mousseuses  blanches  ve- 
naient de  maman,  les  pensées  de  grand'mère,  et  que  l'hé- 
liotrope avait  été  cueilli  de  la  part  de  mon  parrain.  Comme 
ils  sont  malins  tous  trois  1  Ce  sont  les  fleurs  que  chacun 
examine  ou  respire  avec  prédilection. 

Puis,  sur  la  table  de  ma  chambre ,  il  y  avait  une  jolie  robe 
toute  brodée  par  maman,  un  beau  coffre  à  ouvrage  choisi 
par  bonne  maman,  un  portrait  de  toutes  deux  crayonné 
par  mon  parrain.  Comme  il  dessine  et  comme  il  voit  bien, 
lui!  Elles  ressemblent  que  c'est  incroyable I  Oui,  c'est  bien 
là  la  grand'mère  avec  ses  yeux  pénétrants  et  son  petit  air 
doux  qui  est  quelquefois  si  sévère.  C'est  bien  mamita  *,  avec 
ses  beaux  cheveux  à  minces  filets  argentés,  ses  traits  admi- 
rables, son  sourire  si  tendre,  sa  jolie  taille  souple...  Comme 
elle  est  encore  belle  et  jolie,  mamita  I  Et  comme  mon  parrain 
l'admire  et  la  comprend,  puisqu'il  l'a  reproduite  ainsi  de 
mémoire  I 

Avec  son  cadeau,  il  y  avait  une  lettre  d'envoi  que  j'attache 
ici  avec  une  épingle.  Il  me  semble  que  mon  journal  sera 
complet  si  j'y  ajoute  les  lettres  qui  m'intéressent. 

«  Manille,  le  3  mai  1846. 

»  Ma  bien-aimée  filleule,  cette  lettre  arrivera,  j'espère,  à 
temps  pour  que  mamita  te  la  remette  le  jour  de  ton  anni- 

1.  En  espagnol,  petite  maman. 


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154  LA  FILLEULE 

versaire,  avec  la  copie  d'un  dessin  que  j'ai  fait  à  bord  du 
navire  qui  m'a  amené  ici,  et  qui ,  s'il  ressemble,  comme  je 
me  l'imagine,  à  tes  deux  anges  gardiens,  est  le  plus  doux 
souvenir  que  je  puisse  t'envoyer.  Cet  envoi,  chère  enfant, 
est  le  dernier  que  j'aurai  à  l'adresser,  et  si  Dieu  le  permet» 
j'arriverai  peu  de  temps  après  cette  lettre.  Jusque-là,  con- 
tinue d'être  la  joie  et  le  bonheur  de  tes  deux  mères,  à  les 
chérir,  à  leur  épargner  l'ombre  d'un  chagrin,  à  leur  parler 
de  moi,  et  à  prier  pour  le  bonheur  de  celui  qui  t'aime  et  te 
bénit! 

D  STÉPHEN.  » 

Il  va  donc  enfin  revenir,  mon  cher  parrain,  mon  bon  Sté- 
phen  I  Quand  je  pense  qu'il  y  a  deux  ans  que  nous  ne  l'a- 
vons vu!  Deux  ans!  c'est  deux  siècles,  à  mon  âge!  Cest 
tout  au  plus  si  je  me  souviens  de  sa  figure,  et  pourtant  je 
pense  à  lui  bien  souvent,  tous  les  jours.  Je  l'aimais  tant, 
lui,  et  il  était  si  bon  pour  moi  !  Pas  meilleur  que  roamita 
cependant,  c'est  impossible;  moins  tendre  môme,  moins 
indulgent,  quelquefois  un  peu  grondeur.  Mais  je  ne  sais  pas 
ce  qu'il  y  avait  en  lui  de  si  persuasif,  de  si  imposant  par- 
fois, de  si  attrayant  toujours.  C'était  peut-être  sa  grande 
supériorité  sur  tout  ce  qui  m'entoure,  dont  je  ne  me  rendais 
pas  bien  compte  alors,  mais  que  je  subissais  par  instinct.  Et 
puis,  il  est  plus  jeune  que  mamita,  et  ce  qui  est  jeune  plaît 
toujours  mieux  aux  enfants. 

Pourtant  il  me  paraissait  un  homme  mûr ,  et,  à  présent, 
quand  je  demande  son  âge  et  qu'on  me  dit  qu'il  n'a  que 
trente-quatre  ans,  je  suis  tout  étonnée.  Je  me  rappelle  cepen- 
dant qu'il  avait  les  yeux  un  peu  creusés ,  le  teint  pâle  et 
quelques  cheveux  blancs.  Voilà  tout  ce  que  je  peux  me  re- 
présenter de  sa  figure.  C'est  singulier  comme  on  regarde  peu 
et  mal  à  douze  ans,  comme  on  se  fait  des  idées  vagues  et 


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LA  FILLEULE  155 

fausses  I  je  trouvais  mamila  vieille  dans  ce  temps-ià,  et 
bonae  maman  décrépite.  Aujourd'hui,  celle-ci  me  paraît 
encore  belle,  et  mamila  si  charmante  que  j'en  serais  jalouse 
si  je  ne  Tadorais  pas. 

Le  fait  est  qu'elle  a  dû  être  cent  fois  plus  jolie  que  je  ne 
le  serai  jamais;  elle  est  blanche  comme  la  neige,  et  moi,  il 
me  semble  que  je  suis  noire,  comme  un  corbeau.  On  dit  que 
cela  me  sied;  je  n'en  suis  pas  sûre.  On  me  voit  ici  avec  des 
yeux  abusés  par  la  tendresse.  Je  voudrais  bien  aller  dans  le 
monde,  nç  fût-ce  qu'une  fois...  ne  fût-ce  que  pour  me  voir 
là,  en  toilette  de  bal,  devant  une  grande  glace,  afin  de  me 
juger  et.  de  me  cwinaître  ;  mais  on  dit  qu'on  ne  se  voit 
jamais  tel  qu'on  est  !  Eh  bien ,  je  verrais  daiis  les  regards 
des  autres  si  je  plais  à  tout  le  monde  autant  qu'à  ma  fa- 
mille. 

Quand  je  demande  à  mamita  si  je  suis  jolie,  elle  me  ré- 
pond : 

—  A  mes  yeux  tu  es  parfaite,  parce  que  je  t'aime. 

C'est  bien  bon,  cette  réponse-là,  mais  ce  n'est  pas  une 
réponse.  Grand'mère  alors  hausse  un  peu  les^  épaules,  et 
me  dit  ; 

—  Eh  bien,  si  nous  te  trouvons  à  notre  gré,  que  t'im- 
porte le  reste? 

Ah  I  pardon,  bonne  maman';  je  ne  vous  le  dis  pas,  mais 
cela  m'importe  beaucoup  à  présent,  et  je  ne  suis  pîus  d'âge 
à  me  payer  de  ces  raisons-là.  Je  vois  bien  qu'une  fille  laide 
paraît  toujours  maussade,  qu'on  la  plaint  si  elle  en  souffre, 
qu'on  s'en  jnoque  si  elle  ne  s'en  doute  pas. 

Je  vois  bien  que  la  première  chose  qu'on  apprécie,  en 
regardant  mamita,  c'est  sa  beauté  qui  plaît  aux  yeux  et  qui 
fait  qu'on  l'aime  tout  de  suite.  Oui ,  oui,  je  vois  bien  que  la 
beauté  est  la  première  richesse,  la  première  puissance  d'une 
femme,  la  seule  durable ,  quoi  qu'on  en  dise,  puisque  avec 


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156  LA  FILLEULE 

ses  quarante-quatre  ans,  mamita  écrase  encore  bien  des 
jeunes  personnes,  et  ([ue  grand'mère,  avec  sa  soixantaine, 
a  encore  un  amoureux,  ce  singulier  M.  Roque,  qui  la  de- 
mande tous  les  ans  en  mariage  devant  tout  le  monde.  Il  ne 
faut  pas  m'en  donner  à  garder,  bonne  maman,  vous  avez 
encore  un  petit  brin  de  vanité  au  fond  des  yeux,  quand  on 
vous  dit  que  vos  mains  sont  des  chefs-d'œuvre  de  la  na- 
ture. 

Moi,  j'ai  une  bien  petite  main,  si  petite  que  je  défie  toutes 
celtes  de  France  et  de  Navarre  de  mettre  mon  gant.  Mais, 
mon  Dieu,  qu'elle  est  grêle  et  jaunâtre  !  Ils  disent  que  je 
suis  de  race  indienne  par  ma  mère...  Et  voilà  mon  parrain 
qui  s'en  va  dans  la  mer  des  Indes  conduire  une  mission 
scientifique!  Qui  sait  s'il  ne  verra  pas  là  ma  vraie  mère,  s'il 
ne  me  la  ramènera  pasl  C'est  peut-être  une  surprise  qu'on 
me  ménage  !  Moi,  je  crois  à  tout  ce  qui  me  passe  par  la  tête. 
Il  y  a  des  moments  où  je  crois  que  mon  parrain  est  mon 
père.  Il  y  a  des  gens  qui  le  croient  aussi  ou  qui  se  l'imagi- 
nent. Pourtant...  ma  mère  est  morte.  Oui,  mamita  me  l'a 
dit  si  sérieusement,  encore  aujourd'hui,  que  cela  est  cer- 
tain... Mais  mon  père?  Non,  ce  n'est  pas  Stéphen,  il  n^est 
pas  assez  riche  pour... 

îraoftt. 

Pour...  Que  voulais-je  dire  hier?  —  Si  c'est  ainsi  que  j'é- 
cris mon  journal,  je  n'aurai  jamais  le  temps  de  me  rendre 
compte  de  tout.  Je  vois,  en  relisant  ce  que  je  n'ai  pu  conti- 
nuer hier  soir,  grâce  au  sommeil  qui  m'a  écrasée  tout  d'un 
coup,  que  je  n'ai  fait  que  babiller  avec  moi-même,  comme 
font  les  serins  en  cage,  et  que  je  n'ai  rien  raconté  au  papier 
de  l'emploi  de  ma  journée. 

N'importe.  Celle  d'aujourd'hui  n'a  rien  amené  de  bien 


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LA  FILLEULE  157 

intéressant.  Je  vais  reprendre  celle  de  mon  anniversaire;  ce 
n'est  pas  tous  les  jours  fête. 

J'étais  à  peine  levée,  que  mes  deux  mamans  sont  venues 
m'embrasser  et  me  dire  qu'il  fallait  me  dépêcher  de 
m'habiUer,  parce  qu'il  y  avait  en  bas  quelque  chose  pour 
inoi. 

C'était  le  cadeau  mystérieux  de  tous  les  ans,  le  cadeau  de 
mon  père,  car  il  existe,  celui-là,  il  s'occupe  de  moi,  il  me 
comble,  il  me  pare,  il  me  gâte...  Dirai-je  qu'il  m'aime? 
Hélas  I  je  ne  Tai  jamais  vu,  je  ne  saurai  peut-être  jamais 
son  nom.  S'il  m'enrichit  et  me  protège,  d'où  vient  qu'il  se 
cache  si  bien? 

J'étais  un  peu  avide  de  voir  ce  nouveau  cadeau.  Je  n'avais 
guère  dormi  de  la  nuit,  à  force  d'y  songer.  Ah  1  je  le  vois 
bien,  je  n'ai  pas  dix-huit  ansl 

Mamita  m'a  conduite  sur  le  perron  du  jardin,  et  là  j'ai  vu 
arriver,  en  piaffant  et  en  bondissant,  à  la  main  de  notre 
vieux  domestique  André,  le  plus  ravissant  petit  cheval 
arabe  que  j'aie  jamais  imaginé  :  noir  comme  la  nuit,  l'œil 
d'une  gazelle  en  colère  ^  des  naseaux  tout  en  feu,  des  jambes 
de  lévrier,  des  pieds  qui  né  touchent  pas  la  terre;  et  avec 
cela  doux  comme  un  mouton,  n'ayant  peur  de  rien  pour- 
tant, solide  comme  un  pont  sur  ses  petits  jarrets  d'acier , 
enfin  les  dehors  les  plus  brillants  du  monde,  et  pas  un  dé- 
faut de  caractère,  ni  de  conformation,  à  ce  qu'on  dit.  J'ai 
entendu  dire  aux  domestiques  qu'un  cheval  comme  cela  â 
peut-être  coûté  vingt  mille  francs.  Donc  mon  père,  ou  celui 
qui  le  remplace  auprès  de  moi,  est  immensément  riche. 

Ce  bel  animal  était  tout  caparaçonné,  tout  sellé,  tout 
bridé,  avec  des  glands,  des  boucles,  des  tresses,  des  rubans, 
des  fleurs,  des  perles.  On  lui  avait  fait,  pour  me  le  présen- 
ter, une  toilette  folle,  comme  pourofl^r  un  jouet  à  un  en- 
fant. Oui,  j'ai  bien  quatorze  ans  !  Si  j'en  avais  davantage,  on 


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158  tA  FILLEILB 

me  donnerait  plus  sérieusement  quelque  chose  de  plus  sé- 
rieux. 

Alors  ma  bonne  maman  m'a  fait  le  discours  de  tous  les 
ans  :  «  Morénita,  vous  avez,  de  par  le  monde,  un  ami  in- 
connu, un  bon  génie  qui  vous  chérit  et  vous  [wrotége;  il  sait 
tout  ce  que  vous  faites,  tout  ce  que  vous  dites,  tout  ce  que 
vous  pensez.  »  Puis  elle  a  ajouté  :  a  II  a  donc  su  que  vous 
mouriez  d'envie  de  monter  à  cheval  avec  votre  mamita,  et 
que  nous  n'y  avions  pas  encore  consenti,  parce  que  nous 
ne  pouvions  pas  trouver  tout  de  suite  un  cheval  qui  fût,  en 
môme  temps,  parfaitement  sûr  et  d'une  allure  assez  douce 
pour  une  petite  personne  comme  vous.  Alors  ce  bon  génie 
a  été  dans  les  écuries  de  la  reine  des  fées,  et  il  y  a  trouvé 
ce  cheval,  qui  s'appelle  Ganope,  et  auquel  il  nous  écrit  que 
nous  pouvons  vous  confier  sans  aucune  crainte,  car  il  est 
aussi  bon  qu'il  est  joli.  » 

J'ai  demandé  en  grâce  qu'on  me  laissât  monter  dessus. 
On  y  a  consenti,  en  recommandant  bien  à  André  de  le  con- 
duire au  pas  par  la  bride,  le  long  de  l'allée.  Mes  mamans 
me  suivaient.  J'ai  eu  d'abord  peur  de  me  voir  perchée  a 
haut  sur  quelque  chose  qui  remue.  Ce  cheval,  qui  est  tout 
petit,  comme  celle  qui  doit  le  monter,  me  paraissait  grand 
comme  un  dromadaire.  J'ai  crié  quand  j'ai  senti  qu'il  mar- 
chait. Mamita  s'est  moquée  de  moi. 

—  Voyez,  a-t-elle  dit,  quelle  belle  écuyère  nous  avons  là  I 
Elle  grillait  de  monter  des  girafes,  et  elle  a  peur  de  se  voir 
sur  un  chevreuil  I 

Gela  m'a  piquée  d'honneur;  je  me  suis  rassurée  tout  d'un 
coup,  j'ai  dit  à  André  de  le  faire  marcher  un  peu  plus  vite, 
et  nous  avons  été  au  tournant  de  l'allée  avant  nos  mar- 
cheuses. Alors,  me  voyant  hors  de  leur  vue,  j'ai  dit  à  André 
de  lâcher  la  bride  ;  il  me  l'a  mise  dans  la  main  sans  mé- 
fiance, m'a  appris  la  manière  de  la  tenir»  et  s'est  remis  à 


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I.A  FliXEULE  159 

■  marcher  à  la  tête  du  cheval,  s'attendant  à  m'entendre  lui 
crier  de  m'arrôter.  Mais  moi,  j'avais  mon  idée.  Aussitôt  que 
je  me  suis  sentie  en  liberté,  j'ai  secoué  la  bride  et  frappé 
du  talon  au  hasard. 

Aussitôt  Canope  est  parti  au  galop,  et  me  voilà  lancée.  An- 
dré s'est  mis  à  courir.  Maman,  qui  arrivait,  s'est  mise  à 
crier.  Moi,  qui  me  trouvais  fort  à  Taise  et  qui  n'avais  plus 
peur,  j'ai  redoublé,  me  divertissant  à  faire  tirer  la  langue 
au  vieux  André,  et  en  un  clin  d'œil  j'étais  au  bout  de  la 
grande  allée  de  marronniers*  Là,  j'ai  eu  peur,  parce  qu'il  y 
avait  un  tournant,  et  que  j'ai  entendu  dire  à  mamita  qu'on 
pouvait  tomber  quand  on  ne  savait  pas  sur  quel  pied  le  che- 
val galopait.  J'aurais  été  bien  embarrassée  de  le  dire;  aussi 
j'ai  préféré  tirer  sur  la  bride,  et  Canope  s'est  arrêté  tout 
court;  si  court,  que  ne  m'attendant  pas  à  tant  d'obéissance, 
j'ai  failH  passer  par-dessus  sa  tête.  De  ce  moment -là,  j'ai 
compris  tout  de  suite  à  qui  j'avais  affaire.  C'est  comme  le 
bon  piano  de  mamita,  qui  ne  rend  plus  de  sons  si  on  l'atta- 
que trop  fort,  et  dont  il  faut  se  servir  avec  du  moelleux 
dans  les  mains.  J'ai  fait  retourner  ce  cher  petit  animal 
sur  lui-môme.  Je  ne  savais  trop  comment  m'y  prendre; 
mais  je  crois  qu'il  devine  ce  qu'on  veut.  C'est  un  vrai 
cheval  d'enfant  ;  je  suis  venue  vers  mamita,  m'amusant 
à  passer  du  pas  au  galop  et  du  galop  au  pas,  tout  cela  si 
aisément  qu'il  me  semblait  n'avoir  fait  autre  chose  de  ma 
vie. 

Mamita  était  pâle.  Bonne  maman  m'a  grondée.  J'ai  de- 
mandé si  mon  cheval  ou  moi  avions  fait  quelque  sottise 
et  ce  qu'on  avait  à  me  reprocher,  puisque  j'avais  vaincu 
ma  peur  et  que  je  revenais  saine  et  sauve. 

—  Vous  avez  entendu  que  votre  mère  vous  rappelait,  a 
d    bonne  maman^  et  vous  n'avez  point  obéi. 

J'ai  dit  que  je  n'avais  pas  entendu. 


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160  LA  FILLEULE 

—Eh  bien ,  a  repris  la  grand'mère,  votre  cœur  aurait  dû' 
entendre  que  le  sien  battait  d'effroi  et  de  souffrance. 

J*ai  embrassé  mamita  en  lui  demandant  pardon.  Elle  a  dit 
à  André  d'allervite  chercher  son  cheval  afin  de  m'accompa- 
gner,  et  m'a  permis  de  faire  le»  tour  du  parc  avec  lui.  Je  l'ai 
fait  trois  fois  ;  j'étais  comme  ivre,  comme  folle.  Dieu  I  que 
plaisir  de  monter  à  cheval  I  J'avais  bien  raison  d'y  rêver 
toutes  lés  nuits.  C'est  le  paradis  des  fées  ! 

En  revenant,  André  a  dit  à  maman: 

—  Vraiment,  madame,  je  crois  que  nous  n'aurons  rien  à 
lui  enseigner.  Elle  trouve  d'elle-même  tout  ce  qu'il  faut  faire, 
et  n'a  peur  de  rien. 

Comme  j'étais^  fière  de  savoir  déjà  mener  mon  cheval  ! 
J'aurais  voulu  que  mon  père  me  vît  I  et  mon  parrain  surtout, 
qui  disait  autrefois  que  je  ne  serais  jamais  brave,  parce  que 
j'étais  trop  nerveuse. 

Ce  matin ,  mamita  a  monté  à  cheval  avec  moi  et  André. 
J'ai  été  un  peu  jalouse  d'elle,  parce  que,  vraiment,  elle  est 
plus  tranquille  que  moi,  tandis  que  j'ai  encore  des  moments 
de  peur  affreuse,  quand  Canope  prend  ses  airs  mutins.  Mais 
il  n'en  est  pas  plus  méchant  pour  cela  et  je  m'y  habituerai. 
Je  me  garde  bien  de  dire  que  j'ai  peur.  Peut-être  qu'elle  est 
comme  moi,  mamita,  et  qu'elle  ne  s'en  vante  pas;  mais 
non,  c'est  une  nature  si  calme  !  Elle  n'avait  jamais  monté  à 
cheval  de  sa  vie,  il  y  a  deux  ans.  Les  médecins  le  lui  ordon- 
nent ,  sa  mère  l'en  prie ,  et  voilà  qu'elle  a  du  courage ,  de 
l'aplomb  et  de  la  grâce  tout  de  suite,  par  ordonnance.  Je  vou 
drais  bien  voir  si  j'ai  une  bonne  tournure  à  cheval.  J'ai  peu 
d'avoir  l'air  d'un  fagot.  Il  faut  que  je  me  perfectionne  avant 
que  mon  parrain  arrive.  Je  me  souviens  que  j'étais  furieuse 
quand  il  se  moquait  de  moi. 


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LA  FILLEULE  161 


I  août...  midi. 


J'ai  bien  mal  pris  ma  leçon  d'harmonie  aigourd'hui,  et  le 
père  Schwartz  s'est  impatienté.  C'est  un  brave  homme,  mais 
il  est  trop  vieux;  ce  n'est  pas  ma  faute  s'il  m'ennuie.  J'aimais 
bien  mieux  les  leçons  de  mon  parrain  ;  je  le  craignais  da- 
vantage, mais  je  comprenais  mieux.  Il  est  pédant,  ce  vieux 
Allemand  :  le  voilà  qui  prend  de  l'humeur  parce  que  je 
monte  à  cheval,  et  qui  dit  que  cela  me  tournera  la  tête  ! 

Il  est  certain  que  cela  me  grise  un  peu  et  que  je  saute  des 
fossés  toute  la  nuit,  en  rêve.  Ah  I  que  j'ai  envie  de  sauter  un 
fossé  comme  André  I  mais  mamita  ne  veut  pas,  et  si  elle  le 
voulait,  je  ne  sais  pas  si  j'oserais.  Mon  Dieu,  que  c'est  joli, 
que  c'est  beau,  le  mouvement,  le  grand  air  !  Aller  loin,  bien 
loin  I...  Le  parc  m'ennuie  ;  mamita  veut  toujours  rentrer,  et 
voilà  grand'mère  qui  trouve  déjà  qu'une  heure  par  jour 
dans  le  manège  du  jardin,  c'est  beaucoup  pour  mon  petit 
corps.. Mais  je  me  sens  très-forte,  moil  Est-ce  qu'elle  se  fi- 
gure que  j'ai  soixante  ans? 

Quatre  heures. 

La  journée  est  mauvaise  décidément  :  mamita  n'a  pas 
voulu  me  laisser  monter  à  cheval  aujourd'hui.  Elle  prétend 
que  cela  me  donne  la  fièvre  et  me  rend  irritable.  Je  crois 
qu'en  effet  j'ai  été  un  peu  mauvaise.  Et  puis,  la  grand'mère 
est  venue,  par  là-dessus,  dire  que  le  manège,  de  deux  jours 
l'un,  c'était  assez  ;  que  le  cheval  devait  être  un  exercice,  un 
délassement,  mais  non  une  passion,  une  rage.  Je  comprends^ 
bien  cela  chez  mamita,  mais,  pour  moi,  c'est  autre  chose, 
et  me  voilà  un  peu  furieuse.  Maman  est  triste I...  Allons,  j'ai 
tort.  Je  vais  l'embrasser,  mais  c'est  bien  enn^^eux  de  tou- 


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1«2  LA  FILLEULS 

jours  céder.  C'est  bien  la  peine  que  mon  père  m'ait  envoyé  un 
si  beau  cheval  pour  que  je  ne  m'en  serve  pasi  Je  suis  sûre 
que  s'il  était  là,  il  me  donnerait  raison.  Que  c'est  triste,  de  ne 
pas  être  élevé  par  ses  parents  ! 

€iDq  heures. 

Maman  m'a  fait  pleurer.  Elle  est  si  bonne,  ma  pauvre  ma- 
niita  I  si  douce,  si  tendre,  si  vraie  I  Eh  !  mon  Dieu  I  je  l'aime 
plus  que  tout  au  monde.  Pourquoi  ai-je  tant  de  peine  à  lui 
obéir? 


II 


LETTRE  DE  STEPHEN  A  AMICEE.  —  FRÂGtfENTS 

Manille,  le  3  mai  1846. 

Oui,  ma  bien-aimée,  c'est  la  dernière  lettre.  Je  m'embar- 
querai le  27,  et  s'il  plaît  aux  cieux  de  bénir  ma  traversée,  je 
serai  à  tes  pieds  vers  la  mi-septembre.  0  Anicée,  c'est  la 
première  fois  que  je  te  quitte  depuis  dix  ans  d'un  bonheur 
si  complet  qu'il  est  divin,  et  je  jure  bien  que  c'est  la  dernière. 
Tu  l'as  voulu,  cruelle  amie,  généreuse  créature  !  Je  ne  pou- 
vais refuser  cette  mission  sans  manquer  à  mes  devoirs,  di- 
sais-tu. Après  tant  de  travaux  consciencieux  et  assidus,  j'é- 
tais forcé  de  rendre  à  la  science,  ne  fût-ce  qu'une  fois  en 
ma  vie,  un  service  éclatant,  de  faire  à  l'humanité  un  grand 
sacrifice.  Eh  bien ,  je  l'ai  fait,  j'ai  immolé  deux  années  de 
ma  viel  J'ai  consentie  mourir  tout  vivant  pendant  deux 
années I  Je  suis  quitte,  n'est-ce  pas?  j'ai  payé  mon  tribut, 


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LA  FILLEULE  103 

j'ai  apporté  ma  pierre  à  Tédifice;  on  ne  me  parlera  jamais 
plus  d'aller  dans  un  lieu  où  tu  ne  pourras  pas  me  suivre  ! 
Non,  tu  ne  sais  pas  ce  que  c'est  que  de  vivre  sans  toi.  Com- 
ment le  saurais-tu  ?  Il  est  impossible  que  quelqu'un  au  monde 
soit  senàblable  à  toi,  pour  que  tu  te  fasses  un^  idée  de  ce  que 
tu  es  pour  moi.  0  mon  amie,  ma  sainte  ,  mon  âme ,  mon 
avenir,  ma  vie,  mon  toutl...  Je  ne  puis  rien  trouver  qui 
soulage  mon  cœur  en  t'écrivant.  Les  mots  sont  nuls;  il  n'en 
existe  pas  pour  exprimer  mon  amour,  ma  passion...  Oui, 
c'est  une  passion  dévorante  que  cet  amour  si  calme  auprès 
de  toi,  si  déchirant  de  loinl  Tu  remplis  l'âme  qui  te  pos- 
sède d'une  joie  si  complète,  qu'à  tes  côtés  on  savoure  l'in- 
fini :  mais  être  séparé  de  toi  par  des  continents,  par  des 
mer3,  par  d'autres  étoiles  que  celles  qui  ferment  notre  ho- 
rizon, passer  des  jours,  d^s  mois,  des  années  sans  te  voir, 
sans  t'entendre,  sans  te  presser  sur  mon  cœur,  c'est  l'hor- 
reur de  la  tombe,  moins  le  repos  de  la  mort.  Jamais,  jamais 
je  ne  recommencerai  cette  épreuve.  Je  ne  sais  comment  j'ai 

puyrésister 

Que  ta  mère  chérie  te  donne  la  force  qui  me  manque; 
que  cet  ange  béni  te  verse  une  double  tendresse.,  qu'elle 
essuie  tes  larmes  en  secret,  qu'elle  me  conserve. ces  beaux 
yeux  qui  sont  mon  Empyrée,  mon  ciel  sans  limites,  ma 

source  sans  fond  I .    . 

Folle,  qui  croit  que  je  la  trouverai  vieillie!  C'est  moi  qui 
suis  vieux  maintenant.  Loin  de  toi  j'ai  cent  ans.  Je  n'ai  ni 
cœur,  ni  volonté,  ni  force,  ni  repos.  Ah  !  je  n'étais  pas  né 
pour  ce  qu'on  appelle  les  grandes  choses,  moil  Je  ne  sais 
pourquoi  j'ai  aimé  les  sciences  et  les  arts  avant  de  te  con- 
naître. C'était  le  besoin  de  te  rencontrer  qui  me  faisait 
chercher  mon  idéal  dans  l'univers.  Je  t'ai  trouvée,  je  n'ai 
plus  cherché.  Je  n'ai  .plus  travaillé  que  pour  te  mériter  aux 
yeux  du  monde.  Ce  jour  est-il  enfin  venu,  mon  Dieu?  Ah  ! 


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164  LA  FILLEULE 

pourquoi  n'a-t-on  pas  laissé  œs  deux  pauvres  cœurs  s'ado- 
rer et  se  fondre  ensemble  dans  Poubli  de  tout  ce  qui  n'était 
pas  eux  I  C'était  donc  un  crime  de  notre  part  que  de  n'avoir 
besoin  de  rien  et  de  personne  ? 

Oui ,  certainement ,  les  lettres  de  laMorénita  sont  char- 
mantes, je  dirais  surprenantes  pour  son  âge,  si  je  n'avais 
assisté  au  rapide  développement  de  cette  étrange  petite 
créature.  Elle  sait  exprimer,  avec  une  facilité  rare,  toutes 
ses  jeunes  lubies;  et  ce  qui  ne  la  fait  ressembler  à  aucune 
des  petites  merveilles  qu'on  rencontre  de  temps  en  temps 
dans  les  arts  ou  dans  les  sciences,  c'est  qu'elle  n'a  ni  science 
ni  art,  et  qu'elle  garde,  dans  l'expression,  le  naturel  qu'à  son 
âge  on  dédaigne  et  farde  presque  toujours. 

Mais  ce  n'est  pas  une  raison  pour  la  croif  e  supérieure  à 
toi,  mon  Anicée.  Prends  garde  à  ce  besoin  que  tu  éprouves  de 
V^ffacer  devant  ce  que  tu  aimes.  Si  la  pauvre  enfant  s'en  aper- 
çoit jamais,  la  vanité  la  prendra.  Comment  veux-tu  qu'on  se 
croie  plus  que  toi,  et  que  la  raison  tienne  contre  une  tellecause 
d'orgueil?  Moréna  avait  des  défauts  qui  ne  lui  permettront 
jamais  d'aller  jusqu'à  ta  ceinture.  Ahl  j'ai  peur  de  trouver  ma 
filleule  horriblement  gâtée,  chère  amie.  Heureusement  la 
bonne  maman  estlà.  Mais  je  n'aime  pasl'engouementaveugle 
de  ce  père  qui  la  traite  en  princesse  des  Mille  et  une  Nuits, 
et  qui  ne  veut  la  voir  qu'à  travers  le  trou  d'une  serrure. 
Où  donc  l'a-t-il  vue  sans  qu'elle  s'en  soit  doutée?  Tu  me 
conteras  cela.  Mais  je  dis  que,  puisqu'il  n'a  pas  d'enfants 
après  quinze  ans  de  mariage,  et  que  sa  femme  n*est  plus  ja- 
louse de  lui,  il  ferait  mieux  de  l'adopter  sans  l'éloigner  de 
toi.  Tu  vois,  je  parle  en  vieux.  C'est  moi  qui  suis  le  raison- 
neur, le  bonhomme  Prévoyance.  Je  crains  l'avenir  pour  cette 
enfant,  qui  s'habitue  à  croire  qu'elle  est  fille  d'un  roi,  et  qui 
dédaignera  tous  les  partis,  pour  arrivera  découvrir  que  cer- 
tains partis  la  dédaignent. 


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LA  FILLEULE  165 

Je  lui  envoie,  pour  son  anniversaire,  un  don  tout  de  senti- 
ment. J'ai  grand'peur  que,  ce  jour-là,  enivrée  par  quelque 
nouvelle  folie  de  ce  cher  duc,  qui  est  un  homme  d'imagina- 
tion plus  que  de  jugement,  elle  ne  méprise  un  peu  mon  ca- 
deau de  parrain,  pour  se  regarder  au  miroir,  revêtue  de 
quelque  robe  de  brocart,  coiflee  de  quelque  escarboucle 
tiirée  de  Técrin  des  fées. 

Vous  ne  me  parlez  pas  de  Rosario,  donc  vous  n'avez  pas 
encore  découvert  ce  qu'il  est  devenu.  Je  confesse  que  je  ne 
m'en  tourmente  plus  guère.  Nous  Tavons  pourvu  d'un  état, 
en  ne  refusant  aucun  développement  à  son  éducation  musi- 
cale. Il  en  a  profité  tant  bien  que  mal.  Ses  défauts  se  corri- 
geront peut-être  forcément  dans  le  contact  du  monde  bril- 
lant qu'il  recherche ,  monde  indulgent  à  l'ordinaire,  mais 
hautain  parfois,  et  qui,  tout  en  applaudissant  les  seguidillas 
du  gitano,  lui  pèsera  lourd  sur  la  tête,  s'il  ne  sait  esquiver 
la  rencontre  des  humiliations.  J'ai  dans  l'idée  qu'il  s*est  dé- 
robé aux  études  du  Conservatoire  et  aux  sermons  de  Roque, 
pour-aller  briller  dans  quelque  petite  cour  d'Allemagne,  ou 
dans  quelque  pays  à  festival,  sous  un  nouveau  nom  de 
guerre.  Il  nous  reviendra  encore  avec  quelques  dettes.  Ce 
n'est  rien,  si  l'honneur  est  sauf.  Espérons-le.  S'il  a  peu  de 
sentiment  de  la  vraie  dignité  morale,  il  a  du  moins  peu  de 
vices,  et  sa  vanité  immense  le  préserve  des  entraînements 
qui  abaissent  sans  retour. 

Laisse  le  père  Schwartz  ennuyer  Morénita  et  lui  prouver 
que  l'imagination  .et  la  facilité  ne  sufQsent  pas.  Dis  à  cet 
excellent  ami  que  je  lui  rapporte  de  la  musique?  indoue,  chi- 
noise, japonnaise,  plein  mon  cerveau,  car  je  me  fie  plus  à  ma 
mémoire  et  à  mon  sentiment  pour  lui  traduire  tout  cela,  qu'à 
une  version  écrite,  où,  malgré  moi,  j'altérerais  Tétrangeté 
du  texte. 

Roque  m'a  écrit  de  Paris  une  lettre  de  vingt  pages.  Bon 


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166  LA  FILLEULE 

Roque  I  il  est  parvenu  à  être  un  médecin  de  renom,  lui  qui 
méprisait  tant  la  science  des  conjectures  !  C'est  égal,  si  tu  es 
malade,  j'aime  mieux  que  tu  consultes  le  vieux  médecin  du 
village,  n  procédera"  par  la  routine  de  Texpérience,  au  lieu 
que  Roque,  par  la  route  des  idées  pures,  m'effrayerait  beau- 
coup encore  dans  la  pratique.  Il  faudra  que  je  tâche  de 
mettre  encore  beaucoup  d'eau  dans  son  vin.  J'espère  qu'il 
viendra  passer  trois  jours  avec  nous  pour  mon  arrivée. 

Et  notre  ami  Glet  est  donc  enfin  accouché  d'un  joli  poëme, 
qui  ne  méritait  pas  tant  de  façons?  Je  m'en  doutais  bien 3 
les  montagnes  accouchent  toujours  de  la  même  manière. 
N'importe,  je  serai  aise  de  le  revoir.  Je  l'aime  depuis  que  tu 
m*as  fail'un  si  grand  mérite  de  mon  premier  duel.  Dieu  sait 
que  mon  mérite  n'était  pas  grand ,  et  que,  pour  ne  pas  être 
un  blanc*-bec,  j'aurais,  dans  ce  temps-là,  cassé  cent  bras  et 
reçu  cent  balles  dans  le  corps,  sans  me  plaindre  et  sans 
plaindre  personne.  Qui  croirait  cela,  à  me  voir?  Mais  il  fal- 
lait bien  prendre  cette  inscription-là  I 

Quand  je  songe  que  dans  trois  mois  je  serai  à  tes  pieds!... 
c'est  à  devenir  fou  1  II  me  faudra  séjourner  une  semaine  à 
l'isthme  de  Suez.  Je  t'écrirai  des  bords  de  la  mer  Rouge. 


m 

JOURNAL    DE    MORÉKITÀ 

1C  septembre.  —  Briole. 

Il  est  donc  enfin  revenu ,  mon  cher  parrain  !  Mais  il  est 
vieux!...  Gomme  j'ai  été  surprise  de  le  voir  avec  un  visage 
hâlé,  amaigri,  des  cheveux  blancs  sur  les  deux  tempes!  Cela 


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tA  FlLLEtLe  167 

in'a  intimidée,  et  j'ai  retrouvé  plus  de  la  peur  que  de  la  ten- 
dresse que  j'avais  pour  lui  autrefois. 

Il  était  arrivé  à  cinq  heures  du  matin;  je  ne  le  savais  pas. 
Mamita,  en  entrant  dans  ma  chambre,  ne  m'en  a  rien  dit. 
C'est  une  surprise  qu'on  me  ménageait.  Nous  nous  sommes 
mises  à  table  ;  en  voyant  un  couvert  de  plus,  je  me  suis  dou- 
tée de  quelque  chose;  mais  le  père  Schwartz  a  dit  d'un  ton 
si  sérieux  que  M.  Ciet  était  arrivé  et  venait  passer  trpis  mois 
avec  nous,  que  je  n'ai  pu  m'empêdier  de  faire  la  moue.  J'ai 
ce  Clet  en  horreur,  je  ne  sais  pas  pourquoi.  Aussi  quelle  joie 
quand  mon  parrain  est  entré  !  J'ai  été  si  émue  que  je  n'osais 
pas  l'embrasser.  Il  en  a  été  étonné  ;  et  puis,  après  les  pre- 
mières tendresses,  il  s'est  mis  à  m'examiner.  J'étais  bien  mal 
à  y  aise,  et  ses  remarques  n'étaient  pas  trop  obligeantes. 
a  Tu  n'as  guère  grandi,  et  je  crois  que  tu  es  plus  brune  qu'à 
mon  départ.  Quelle  petite  sauterelle  !»  Ah  !  je  vois  bien  que, 
décidément,  je  suis  laide  ;  mais  il  aurait  pu  se  dispenser  de 
me  le  faire  entendre  si  clairement.  Alors  il  faudra  que  je 
m'arrange  pour  avoir  beaucoup  d'esprit;  autrement,  per- 
sonne ne  prendra  garde  à  moi ■ .    .    .    • 


90  septembre. 

Depuis  quatre  jours,  j'ai  pris  mes  leçons  avec  assiduité, 
j'ai  étudié  mon  piano  avec  ardeur.  C'est  que  mon  parrain 
m'a  encouragée.  H  a  été  content  de  mon  jeu,  mais  il  a  trouvé 
que  je  ne  lisais  pas  la  musique  assez  vite,  et  il  a  dit  qu'il  ne 
me  ferait  travailler  que  quand  Schwartz  serait  très-content 
de  moi.  Il  me  trouve  instruite  et  avancée  pour  mon  âge, 
mais  il  fait  entendre  que  si  j'en  restais  là,  je  ne  serais  qu'une 
petite  sotte.  Allons,  je  vois  bien  qu'il  faut  que  je  me  donne 


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168  LA  FILLEULE 

beaucoup  de  peine  pour  lui  plaire»  à  ce  bourru  de  parrain  ! 
Eh  bien,  on  s^en  donnera. 

Gomme  il  aime  mes  deux  mamans  I  Je  crois  qu'il  préfère 
mamita.  Oui,  c^est  une  adoration  qu'il  a  pour  elle.  Ce  sont 
des  soins,  des  attentions.^  et  quand  il  croit  que  je  ne  le  vois 
pas,  il  la  regarde  comme  Taigle  épris  de  la  beauté  du  so- 
leil. Que  je  suis  peu  de  chose,  moi,  entre  ces  deux  êbres  si 
parfaits  et  qui  se  comprennent  si  bien  I  Pourquoi  ne  sont- 
ils  pas  mariés  ensemble  1  C'est  singulier  celai  car  tous  ceux 
qui  les  abordent  sans  les  connaître  leur  parlent  comme  sMIs 
étaient  mari  et  femme  et  n'hésitent  pas  à  me  croire  leur 
fille. 

Leur  fille  1  Ah  I  je  voudrais  l'être  !  mamita  ne  m'aimerait 
peut-être  pas  mieux,  mais  mon  parrain  ne  serait  pas  si 
clairvoyant  sur  mes  défauts ,  et  s*il  s'imaginait  que  je  lui 
ressemble,  il  me  trouverait  belle.  Je  ne  sais  pas  pourquoi 
j'ai  tant  d'amour-propre  avec  tui  1  Quand  grand'mère  me 
réprimande,  cela  m'impatiente,  voilà  tout;  quand  c^est 
mamita,  cela  m'afflige;  quand  c*e^  lui...  cela  me  vexe  et 
m'humilie. 

Qu'est-ce  que  ça  me  fait,  après  tout,  de  ne  pas  être  pour 
lui,  comme  pour  mamita,  une  petite  merveille?  Il  n'est  ni 
mou  père  ni  mon  futur  mari,  et  voilà  les  deux  seuls  hom- 
mes à  qui  je  sois  forcée  de  plaire  I    > 

Si  septembre. 


M.  Roque  et  M.  Clet  sont  arrivés  ce  matin.  Quelle  drôle  de 
figure  que  M.  Roque,  avec  ses  lunettes  d'or  qui  tombent  sur 
son  nez  à  chaque  mouvement  qu'il  fait  !  Comme  il  est  brus- 
que, gauche,  anguleux,  grand,  maigre,  avec  des  habits  trop 
larges,  et  des  pieds  si  longs,  des  souliers  si  baroques  I  Je  ne 


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UL  FILLEULE  169 

peux  pas  le  regarder  sans  rire.  Heureusement  il  ne  s'en 
aperçoit  pas.  Je  crois  que  plus  il  est  savant  et  spirituel,  plus 
je  le  trouve  ridicule.  Mon  parrain  est  cependant  plus  savant 
que  lui ,  à  ce  qu'on  assure,  et  quant  à  de  l'esprit,  il  en  a 
cent  fois  davantage,  je  m'en  aperçois  bien.  Pourtant  jamais 
personne  ne  trouvera  M.  Rivesanges  plaisant  ni  bizarre.  Je 
voudrais  bien  Tentendre  jouer  du  piano.  Je  ne  m'y  connais- 
sais pas  autrefois.  Il  me  semble  qu'à  présent  cela  me  ferait 
un  grand  plaisir.  Il  ne  veut  pas  me  faire  plaisir  apparem- 
ment, car  il  m'a  refusé  net  hier,  et  puis  il  a  ajouté  en 
se  tournant  vers  mamita  : 

—  A  moins  pourtant  que  vous  ne  l'exigiez  I 

—  Non,  lui  a-t-elle  répondu,  pas  encore.  Il  faut,  pour  que 
cela  vous  plaise,  que  vous  vous  sentiez  en  train  de  rêver,  et 
c'est  trop  tôt. 

—  Oui,  oui,  a-t-il  repris  :  la  rêverie,  c'est  le  bonheur  qu'on 
savoure,  et  je  ne  suis  pas  encore  assez  remis  de  la  joie  de 
me  trouver  ici. 

J'ai  écrit  ses  phrases  pour  ne  pas  les  oublier.  Je  ne  le» 
comprends  guère,  mais  elles  me  font  rêver  aussi,  moi.  C'est 
donc  un  bien  grand  bonheur  que  l'amitié,  puisque  voilà  un 
homme  si  heureux  de  la  société  de  mamila  ! 

Ah  I  je  suis  trop  seule,  moi  !  Je  ne  connais  pas  toutes  ces 
douceurs  de  sentiment  dont  on  parle  autour  de  moi.  Mamita 
est  heureuse  de  ne  jamais  quitter  sa  mère  ;  M.  Roque  est  heu- 
reux de  revoir  mon  parrain.  Schwartz  est  heureux  de  voir 
les  autres  si  heureux.  Il  n'y  a  que  moi  qui  me  sente  triste 
souvent  et  ennuyée  au  fond  du  cœur.  Je  les  aime  certaine- 
ment autant  qu'on  peut  aimer,  ces  bons  parents  adoptifs; 
mais  cela  ne  fait  pas  que  je  ne  désire  et  ne  rêve  rien  hors 
d'ici.  Quoi?  je  ne  sais  pas!  quelque  amitié  qui  me  fasse 
trouver  que  je  suis  heureuse  cçmme  les  autres,  ou  quelque 
distraction  qui  me  fasse  oublier  que  je  ne  le  suis  pas. 

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170  hX  FILLEULE 

M.  Giet,  que  je  continue  à  détester  cordialement,  et  qui»  j& 
crois,  me  le  rend  bien,  a  beaucoup  parlé  du  monde,  et  des 
fêtes,  et  des  spectacles  de  Paris,  toutes  ces  belles  choses  que 
j'entrevois  à  peine,  du  fond  de  notre  chartreuse  de  la  rue 
de  Courcelles,  et  que  mes  mamans  déclarent  si  puériles  et 
si  maussades!  Quelle  étrange  idée  ont  les  gens  graves  de  vou- 
loir dégoûter  les  autres  de  ce  qui  leur  déplaît  I  Mon  parrain 
est  de  leur  avis.  Eh  bien,  pourquoi  est-il  un  homme  de  si 
grand  mérite?  Pour  qui  s'est-il  donné  la  peine  de  savoir 
tant  de  choses?  Est-ce  que  ce  serait  pour  mamita  toute  seule, 
comme  il  a  l'air  de  le  lui  dire  avec  ses  yeux,  quand  il  reçoit 
son  éloge?  Elle  doit  être  bien  fière  au  fond  de  son  cœur,  si 
cela  est  ainsi! 

Oui,  oui,  je  comprends  qu'avec  une  admiration  si  con7 
stante  et  si  flatteuse  auprès  d'elle,  elle'ne  désire  pas  celle  des 
autres  et  fuie  le  monde  pour  se  renfermer  dans  l'amitié.  — 
Mais  moi,  personne  ne  m'admirç,  et  je  trouve  cela  fort  triste. 
Mon  parrain  a  eu  l'air  de  me  dire  aujourd'hui  que  j'étais 
vaine.  Non,  puisque  je  n'ai  pas  sujet  de  l'être.  J'aurais  besoin 
d'être  tout  pour  quelqu'un;  je  serais  tout  pour  mamita  si  elle 
n'avait  pas  sa  mère,  son  frère,  et  mon  parrain  qu'elle  aime 
certainement  encore  plus  que  moi  I 

25  septembre. 

J'ai  essayé  aujourd'hui  défaire  une  étude  d'après  nature  de 
la  flgure  de  mon  parrain,  pendant  qu'il  lisait.  J'étais  forcée 
de  le  regarder,  et  comme  il  ne  me  regardait  pas,  jamais  je 
ne  l'ai  si  bien  vu.  Je  ne  sais  plus  s'il  est  vieux  comme  je  me 
l'étais  imaginé  à  son  arrivée;  je  crois  que  c'est  parce  que 
je  m'étais  fait  de  lui  une  toute  autre  idée  que  je  l'ai  trouvé 
ainsi.  Aujourd'hui,  il  m'a  semblé  jeune,  ou  tout  atu  moins  si 
beau,  qu'il  n'a  pas  besoin  de  jeunesse.  Non,  je  me  trompe 


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LA  F1LLEUI.E  171 

encore,  il  n'est  pas  béaa.  II  a  une  physionomie  si  expressive, 
si  ilistinguée,  si  agréable,  quMl  n'a  pas  plus  besoin  de  beauté 
que  de  fraîcheur.  Il  a  beaucoup  gagné,  d^ailleurs,  depuis  le 
peu  de  Jours  qu'il  est  ici.  Son  teint  s'est  éclairci,  reposé;  son 
regard  a  pris  une  expression  plus  douce.  Un  peu  plus  de 
toilette  aussi  a  rajeuni  sa  tournure.  Oui,  il  a  tout  à  fait  Pair 
d'un  jeune  homme  quand  il  rit  :  et  quelles  dents  de  perles  I 
Ses  yeux  sont  alors  comme  ceux  d'an  enfant;  mais  s*il  de- 
vient sévère,  s'il  blâme  mes  idées,  s'il  raille  mes  fantai- 
sies, il  est  vieux,  bien  vieux  1  II  me  fait  peur;  mais  je  ne 
sais  pourquoi  je  l'aime  encore  plus  après  qu'il  m'a  groijdée. 


9B  septembre. 

Puisqu'il  le  veut,  je  monterai  à  chevaj  moins  souvent  et 
prendrai  mon  plaisir  avec  plus  de  tranquillité.  C'est  vrai  que 
je  suis  une  nature  immodérée!  Comme  il  a  deviné  cela  tout 
de  suite I  et  mamita  qui  ne  s'en  doutait  pasi  Vraiment,  je 
crois  que  s'il  ne  me  chérit  pas  comme  elle ,  du  moins  il  fait 
plus  d'attention  à  moi.  It  faut  donc  que  je  sois  calme  et  pa- 
tiente. Allons,  j'en  aurai  l'air,  dussé-je  en  mourir! 


97  septembre. 

Il  a  enfin  joué  et  improvisé  ce  soir.  Oh  I  quel  talent,  quelle 
âme,  quel  cliarme  I  Voilà  la  seule  de  ses  grandes  facultés 
que  je  sois  un  peu  capable  de  comprendre,  n^oi  I  Pour  le 
reste,  j'admire  sur  parole.  Mais  la  musique,  c'est  une  chose 
que  je  sens,  que  je  possèdje  dans  mon  cœur ,  comnîe  lui, 
quoiqu'il  en  dise,  et  quoique  je  ne  la  possède  pas  encore  dans 
ma  tête,  comme  Schwartz.  Non,  non,  je  ne  l'ai  pas  seule- 


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\72  LA  FILLEULE 

ment  au  bout  des  doigts,  comme  ils  le  prétendent,  cet  art 
divin  I  Mon  cher  Stéphen  l'a  fait  passer  aujourd'hui  dans  tout 
mon  être.  J'étais  émue,  brisée,  j'avais  envie  de  pleurer,  je 
tremblais.  Il  n'a  pas  daigné  voir  cela,  lui,  mais  mamita  s'en 
est  bien  aperçue.  Elle  m'a  embrassée  en  disant  :  a  Eh  bien,  tu 
vois  qu'il  vaut  mieux  posséder  un  don  comme  celui-là,  qui 
fait  tant  de  bien  aux  autres,  que  d'être  habile  à  sauter  les 
fossés  pour  leur  faire  peur?  »Elle  a  bien  raison,  mamita  1 
Et  puis,  elle  sait  que  tout  me  sera  possible  si  mon  parrain 
s'en  mêle  un  peu,  et  elle  attire  toujours  son  attention  sur 
moi;  mais  ce  n'est  pas  facile  :  on  dirait  qu'il  ne  veut  m'en 
accorder  qu'à  ses  moments  perdus. 


28  septembre. 

Il  m'a  fait  beaucoup  de  peine  aujourd'hui.  Il  est  venu  à 
quatre  heures,  comme  tous  les  jours,  et  je  me  suis  trouvée 
seule  au  salon  lorsqu'il  y  est  entré.  J'étudiais  mon  piano, 
je  me  suis  levée  bien  vite  pour  ne  pas  l'ennuyer  II  m'a  dit 
de  continuer  et  a  pris  le  journal.  Je  l'ai  supplié  de  ne  pas 
m'entendre. 

—  Oh  parbleu  I  sois  tranquille,  a-t-il  répondu,  je  ne  t'en- 
tends pasi 

J'ai  trouvé  cela  bien  cruel,  je  le  lui  ai  dit  avec  des  larmes 
dans  les  yeux.  Il  m'a  regardée  alors  d'un  air  si  étonné,  si 
froid,  si  sévère,  que  j'ai  failli  m'évanouir. 

—  Vous  ne  m'aimez  pas  du  tout,  me  suis-je  écriée. 

—  Allons,  a-t-il  répondu,  je  vois  bien  que  tu  es  folle. 

Et  il  a  repris  son  chapeau,  il  est  sorti  sans  me  donner  la 
moindre  assurance  d'affection.  Oh  I  il  est  étrange,  mon  par- 
rain 1  il  a  les  caprices  d'un  homme  qui  sent  tout  le  monde 
au-dessous  de  lui.  C'est  un  orgueilleux I...  ou  bien  je  lui  dé- 


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LA  FJLLBUtE  173 

plais  particulièrement.  H  me  trouve  laide.  C'est  donc  que  je 
le  suis.  Si  j'en  étais  sûre,  je  me  tuerais  I 


IV 

JOUBNAL  DE  STÉPHEN.  —  FRAGMENTS 

39  septembre. 

Pour  la  première  fois ,  aujourd'hui,  j'ai  goûté  l'indicible 
charme  de  mes  anciennes  rêveries.  Loin  d'elle,  cela  m'était 
impossible.  Je  tournais  à  la  tristesse,  h  la  douleur,  presque 
au  désespoir.  Et  puis,  ces  climats  brûlants,  ces  aspects 
splendides  de  l'Inde  ne  sont  pas  faits  pour  ce  genre  de 
contemplation.  La  nature  tropicale  est  trop  vigoureuse  pour 
l'homme  ;  elle  l'énervé  de  chaleur  ou  elle  l'accable  de  ma- 
gnificences. Ces  brises,  chargées  d'acres  parfums,  ne  ca- 
ressent pas,  elles  enivrent  ;  ce  ciel  étincelant  ne  souffre  pas 
le  regard  de  l'homme.  Tant  de  vigueur  semble  faite  pour 
les  êtres  où  la  matière  domine  l'intelligence.  L'éléphant  et 
le  tigre  sont  les  rois  de  ces  contrées.  L'Indien  est  faible 
comme  un  roseau. 

Depuis  mon  retour,  je  n'avais  pas  eu  une  matinée  de 
loisir.  Tant  de  travaux  h  mettre  en  ordre  I  tant  d'idées  à 
repasser  au  crible  de  la  réflexion  I  tant  d'aperçus  à  sou- 
mettre à  Fexamen  de  la  conscience I  Oui,  jç  suis  sincère, 
j*aime  la  vérité,  je  suis  son  serviteur,  je  serais  son  cheva- 
lier au  besoin.  Produire  de  brillants  travaux,  tout  le  monde 
le  peut,  avec  quelque  savoir  et  de  l'imagination.  Mais  don- 
ner à  la  science  une  forme  attrayante,  lui  ouvrir  un  nouvel 
horizon  sur  un  point  quelconque,  sans  hasarder  de  lérné* 

10. 


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174  liA  FILLEULE   ' 

raifes  assertions,  voir  plus  loin  que  la  méthode  aride,  sans 
Toir  faux  pour  se  singulariser,  c'est  plus  qu.'un  travail  à 
faire,  c'est  un  devoir  à  remplir.  Ce  devoir  accompli  fera 
enfin  de  moi,  à  trente-quatre  ans,  un  homme  qu'on  jugera 
peut-être  digne  d'avouer  son  bonheur  intime.  Il  y  a  long- 
temps que  j'eusse  pu  extorquer  ce  droit.  Le  bruit  et  le  suc- 
cès sont  si  souvent  le  prix  de  l'audace  et  du  sophisme  I 
mais  ce  n'est  pas  ainsi  quç  je  voulais  mériter  ma  récom- 
pense. 

Me  voilà  donc  enfin  dans  ma  chère  vallée,  sous  mon  ciel 
pâle ,  dans  une  atmosphère  appropriée  à  mon  organisation 
physique  et  morale  I 

Je  puis  enfin  me  posséder,  moi,  et  oublier  ce  monde  de 
l'infini,  où  je  m'épouvante  d'être  si  petit,  pour  me  sentir 
renaître  et  pour  retrouver  mon  individualité,  ma  jeunesse, 
ma  puissance  relative  dans  le  monde  de  mes  affections  et 
de  mes  goûts  I  Arrière  le  journal  du  savant  CTihié  de  mots 
grecs,  latins  et  arabes  I  Ne  fûtr-ce  que  pour  quelques  jours, 
je  veux  reprendre  le  jourml  de  l'écolier  amoureux. 

Il  fait  depuis  dvant->hier  une  chaleur  exceptionnelle  dans 
la  saison  de  nofere  climat.  On  se  croirait  aux  premiers  jours 
d'août.  Après  avoir  fermé  et  scellé  mes  derniers  cahiers,  je 
me  suis  senti  un  besoin  d'enfônt  de  courir  seul  dans  la 
campagne,  sans  volonté,  sans  but,  comme  autrefois.  Ce  n'é- 
tait pas  encore  l'heure  d'aller  rejoindre  ma  biMi-aimée. 
J'avais  un  tiers  de  journée  à  dépenser  en  songeant  à  elle 
sans  douleur,  sans  inquiétude,  sans  impatience. 

J'ai  pris  la  rive  gauche  de  ma  petite  rivière  et  je  l'ai  sui- 
vie en  herborisant.  Il  n'y  a  pas  ici  un  pauvre  brin  d'herbe 
que  je  ne  regarde  avec  plaisir  comme  un  vieux  ami.  Au 
lieu  de  ces  noms  barbares  que  la  science  leur  donne,  je 
pourrais  les  baptiser  tous  de  quelque  mot  charmant  qui 
serait  un  souvenir  de  ma  vie  intime. 


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N 


LA  FfLLGtLE  175 

Au  bout  d'une  heure  de  marche,  je  suis  revenu  sur  mes 
pas,  ne  voulant  pas  perdre  de  vue  ce  cher  manoir  de  Briole 
dont  j'ai  été* bien  assez  longtemps  séparé  par  des  horizons 
sans  nombre.  J'étais  content  de  me  voir  assez  près  pour 
me  dire  que,  si  je  voulais,  d'un  trait  de  course,  en  quelques 
minutes,  je  serais  là.  Mais  j'avais  la  rivière  à  traverser  et 
plus  d'une  heure  de  marche  sans  passerelle.  Pour  n'avoir 
pas  cet  obstacle  qui  gênait  déjà  la  liberté  de  mon  rêve,  j'ai 
fait  un  paquet  de  mes  habits  et  j'ai  traversé  à  la  nage  le 
ruisseau  calme  et  profond  à  cet  endroit-là.  L'eau  était  en- 
core si  agréable  que  j'y  suis  resté  dix  minutes  ;  après  quoi, 
à  demi  rhabillé  sur  l'autre  rive,  étendu  sur  le  sable  tiède 
que  perçaient  de  vigoureuses  touffes  de  brome,  j'ai  goûté 
un  indescriptible  bien-être,  et  j'ai  dépensé  là ,  complète- 
ment inerte,  complètement  heureux ,  les  deux  heures  qui 
me  restaient. 

0  douceur  infinie  de  l'air  natal  I  placidité  des  eaux  pares» 
seuses,  complaisant  silence  du  vent  dans  les  arbres,  dé- 
bonnaire magesté  des  bœufs  couchés  sur  Pherbe  courte  et 
brûlée  des  prairies,  jeux  naïfs  des  canetons  que  la  poule 
veut  ramener  au  rivage,  pays  simple  et  bon,  prose  char- 
mante de  la  poésie  rustique  I 

Je  n'étais  pas  loin  du  moulin.  J'entendais  le  cri  plaintif 
et  doux  de  la  roue  vermoulue  qui  semble  se  plaindre  du 
travail  et  pleurer  avec  l'eau  qui  l'entraîne.  Les  jeux  des  en- 
fants et  le  chant  des  coqs  envoyaient  de  temps  en  temps 
une  fusée  de  gaieté  dans  l'air  somnolent.  Une  fraîcheur 
molle  pénétrait  dans  tous  mes  pores.  L'arôme  des  plantes 
aquatiques  planait  sur  moi  sans  chercher  à  m'écraser.  Rien 
de  violent,  rien  de  sublime  dans  cette  nature  paisible.  Là  où 
j'étais  couché,  je  n'avais  rien  à  admirer  :  l'horizon  était 
fermé  pour  moi,  d'uu  côté  par  les  buissons  épais  de  la  rive 
gauche,  au  bout  d'un  travers  de  ruisseau  qui  n'a  pas  vingt 

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176  LA    FILLEULE 

pieds  de  large  ;  de  l'autre,  par  le  terrain  qui  se  relevait  en 
talus  inégal  à  deux  mètres  au-dessus  de  ma  tête.  Par  une 
échancrure,  j'apercevais  seulement  la  cime  de  quelques  ar- 
bres et  un  pan  de  toit,  dont  les  ardoises  se  confondaient 
avec  la  végétation  bleuâtre  des  saules.  C'était  Briole,  mon 
nid,  mon  asile,  mon  Éden ,  là  tout  près,  pour  ainsi  dire  sous 
m^  main. 

Que  pouvais-je  désirer?  Une  forêt  vierge?  des  précipices? 
une  végétation  -hérissée  qui  déchire  les  regards?  les  vents 
maritimes  qui  abrutissent?  les  cimes  qui  donnent  le  ver- 
tige? les  cataractes  qui  ébranlent  les  nerfs?  Non,  non!  Je 
ne  regrettais  rien  de  tout  cela,  je  ne  voulais  rien  de  mieux, 
rien  de  plus  que  cet  horizon  de  pauvres  herbes,  ce  ruis 
seau  sablonneux,  ce  gloussement  de  la  poule,  cette  apathie 
des  bœufs  qui  venaient  tremper  leurs  genoux  cagneux 
dans  la  vase,  à  mes  côtés,  et  qui,  en  se  dérangeant  fort  peu 
pour  moi,  ne  me  dérangeaient  pourtant  nullement. 

De  quoi  l'homme  pensant  a-t-il  besoin  pour  être  heureux? 
De  spectacles,  d'émotions,  de  surprises,  de  découvertes,  de 
conquêtes?  Non,  il  a  besoin  d'être  aimé  d'abord,  et  puis  de 
quelques  instants  de  repos  absolu  après  son  travail. 

Ce  repos  de  l'âme  et  du  corps  n'est  pas  l'oubli  de  la  vie. 
Ce  n'est  pas  la  végétation  de  la  plante  ni  la  digestion  de 
l'animal  ;  c'est  quelque  chose  qui  participe  de  ces  mornes 
extases  de  la  matière,  mais  qui  n'empêche  pas  le  principe 
divin  de  se*  sentir  en  possession  de  lui-même.  L'amour 
rassasié  chez  les  végétaux  et  chez  les  bêtes  semble  ne  plus 
exister  quand  sa  phase  est  épuisée.  Chez  l'homme  il  s'éter- 
nise dans  sa  pensée,  et  cette  pensée  n'admet  pas  que  la 
mort  même  puisse  l'anéantir,  tant  elle  est  puissante  et  pro- 
fondément hée  à  son  principe  vital.  Le  souvenir  du  bonheur 
et  son  attente  sont  vivants  jusque  dans  le  sommeil. 

Pendant  deux  heures  de  cette  complète  inaction,  je  n'eus 

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LA  FILLEULE  177 

pas  une  seconde  d'ennui,  et  il  me  semble  pourtant  qu'elles 
ont  duré  deux  siècles:  Je  ne  sais  si  je  pensais,  je  ne  sou- 
geais  pas  à  penser;  j'ai  pourtant  très-bien  vu  et  entendu 
toutes  choses  autour  de  moi.  Les  myriades  d'ablettes  argen- 
tées qui  s'ébattaient  au  soleil  dans  les  petits  lacs  creusés  sur 
le  sable  de  la  rire  par  le  pied  des  bœufs  ;  la  gourmandise 
capricieuse  du  chevreau  qui  est  venu  goûter  à  toutes  les 
plantes  et  qui  a  fini  par  s'accommoder  d'une  écorce  à  ron- 
ger ;  le  sillage  muet  de  la  loutre  le  long  des  roseaux  ;  la 
Chasse  ardente  de  la  fauvette  qui  a  guetté  et  poursuivi  la 
même  mouche  pendant  un  quart  d'heure  entier,  au  milieu 
de  mille  autres  qu'elle  dédaignait;  le  niveau  de  la  rivière 
qui  a  baissé,  à  mesure  que  s'ouvraient  les  déversoirs  des 
moulins,  et  qui  a  laissé  les  mousses  inondées  de  ses  mar- 
ges bâiller  au  soleil;  l'ombre  des  arbres  qui  était  à  mes 
pieds  et  qui,  passant  sur  moi,  a  fui  derrière  ma  tète...  Où 
est  le  plaisir  de  contempler  ou  seulement  de  remarquer  tout 
cela?  Ce  n'est  ni  un  plaisir  de  savant,  ni  même  un  plaisir 
de  poëte.  Tous  deux  sont  difficiles  à  satisfaire.  Il  faut  à  l'un 
du  beau,  à  l'autre  du  rare.  Bfa  jouissance  s'accommodait  de 
ce  qu'il  y  avait  de  moins  insolite,  de  plus  vujgaire  dans  le 
premier  milieu  venu,  un  coin  d'herbe  et  de  sable  au  revers 
d*un  fossé,  un  réseau  de  ronces  pour  cadre  et  quelques  ar- 
doises pour  lointain. 

Anicée  I...  tu  es  dans  tout,  tu  es  tout  pour  moi.  Au  delà 
de  ces  lignes  bleues  qui  encadrent  le  ciel  autour  de  ta  de- 
meure, il  n'y  a  rien  dans  l'univers  dont  je  me  soucie  sans 
toi,  comme  il  n'y  a  rien  que  je  ne  puisse  supporter  à  cause 
de  toi.  Là  où  tu  vis  ma  vie  se  renferme,  là  où  tu  passes  elle 
s'attache  à  tes  pas...  Trésor  sans  prix,  inépuisable  source 
d'orgueil  intérieur  et  de  pieuse  reconnaissance  qiie  la  pos- 
session d'une  âme  sans  tache,  d'une  clarté  sans  ombre, 
d'une  tendresse  sans  défaillance  !  Les  soleils  mêmes  ont  des 


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i78  LA  FILLEULE 

obscurcissements,  et,  dans  les  abîmes  de  l'Empyrée,  on  voit 
l'éternelle  lumière  subir,  au  sein  des  astres,  de  mystérieuses 
intermittences.  L*amour  et  la  douceur  de  cette  femme  n'en 
ont  pas.  Elle  sera  toujours  jeune ,  puisqu'elle  pourra  mou-"^ 
rir  courbée  sous  le  poids  de  l'âge  sans  avoir  commis  une 
faute,  sans  avoir  connu  une  mauvaise  pensée.  Trouvez-moi 
donc  une  vierge  de  quinze  ans  qui  puisse  me  garantir 
qu'elle  fournira  encore  deux  fois  cette  carrière,  sans  pécher 
une  seule  fois  contre  le  ciel  et  contre  moi,  pas  même  dans 
le  secret  de  son  imagination  I  Couronne  ton  front  de  che- 
veux blancs,  ma  sainte  compagne;  moi,  j'y  ajouterai  la 
couronne  de  lis  et  de  jasmin  des  madones. 

A  trois  heures  je  suis  rentré  chez  moi  pour  m'hahiller. 
Malgré  la  liberté  de  la  campagne  et  de  l'absence  d'étiquette 
qu'a  toujours  pratiquée  ma  bonne  mère,  je  ne  veux  jamais 
me  présenter  devant  elle  ou  devant  sa  fille  sans  être  d'une 
pifopreté  scrupuleuse.  L'abandon  des  soins  de  la  personne 
est  un  manque  de  respect  envers  le^  femmes,  et  je  venxres- 
pecter  ces  deux  femmes-là  jusque  dans,  les  plus  humbles 
détails  de  la  vie,  et  à  tous  les  instants  de  ma  vie. 

Je  ne  regrette  pas  de  ne  point  habiter  officiellement  le 
château.  Tout  y  est  élégant,  commode^  agréable  à  voir  et 
ingénieusement  adapté  aux  aises  de  c^tte  vie  tranquille.  J'ai 
moi-même  arrangé  ce  séjour  avec  un  3Qin  jaloux  d'y  voir 
m»  hien-aimée  ne  manquer  et  ne  souffrir  de  rien.  Comme 
l'oisillon  tisse  et  ouate  3on  nid,  nous  autres,  pauvres  hu- 
mains, nous  bâtissons  ^os  demeures  avec  amour  pour  cette 
courte  saison  qui  s'appelle  la  vie.  Plusieurs  y  mettent  de 
l'orgueil.  L'orgueil  dé  la  maison  que  j'ai  préparée,  c'est 
celle  qui  devait  l'habiter. 

Mfiis  la  possession  des  choses  n'est  pas  ce  que  s'imagiiie 
te  vulgaire.  Toujours  illusoire  et  précaire,  elle  est  une  jouis- 
sance à  laquelle  l'homme  raisonnable  ne  peut  attacher  qu'un 


y  Google 


LA  FILLEULB  179 

prix  relatif.  Il  ne  peut  aimer  sa  maison  et  son  jardin  qu'en 
transformant,  dans  sa  pensée,  ces  objets  matériels  en  té- 
moins de  son  bonheur  passé  ou  présent.  Si  de  tels  objets 
deviennent  ehers,  c'est  parce  que,  de  l'état  de  choses,  ils 
passent  à  Tétat  de  souvenirs. 

J'aime  donc  Briole  comme  on  aime  un  être  abstrait.  Ces 
l'auréole  de  suavité  que  respire  mon  amie»  c'est  la  mienne 
par  conséquent.  Jo  possède  cette  chose  ainsi  idéalisée.  Mais 
que  je  sois  seul,  que  celle  dont  la  présence  l'éclairé  me  soit 
ravie.,  que  ferais-je  de  ce  sanctuaire  vide?  Une  relique  qui, 
ap^  moiy  serait  inévitablement  profanée.  Ah  I  il  faudrai* 
pouvoir  anéantir  tout  ce  qui  a  appartenu  à  un  être  adoré, 
comme  on  brûle  ses  habiU  plutôt  que  do  les  voir  toucher 
par  des  mains  étrangères  I 

Je  trouve  notre  vie  si  bien  arrangée  que  je  souhaite  n'y 
rien  changer.  Les  unions  qu'on  appelle  disproportionnées 
sous  le  rapport  de  la  fortune  seraient  purifiées,  même  aux 
yeux  jaloux,  si  l'amour  et  la  religion,  et  non  les  intérêts 
matériels,  en  formaient  le  seul  lien. 

Que  le  sentier  est  doux  qui,  de  mon  verg^er,  conduit  a» 
jardin  d'Anicéel  En  prenant  à  travers  les  prés,  je  n'ai  pas 
pour  dix  minutes  de  trajet.  Au  bout  de  la  prairie,  où  le  pla- 
teau s'abaisse  assez  brusquement,  mes  pas  avaient  creusé, 
avant  le  grand  voyage  dont  j'arrive,  une  sorte  d'escalier  sur 
la  coulée  rapide*  J'ai  trouvé  à  mon  retour  la  rainure  com- 
blée et  mon  doux  chemin  de  gazon  prolongé  en  pente  moel- 
leuse jusque  sous  les  premiers  chênes  <ie  la  réserve* 

...J'ai  fait  en  cet  endroit  une  rencontre  singulièrement 
amenée*  Je  passais  vite,  prenant  plaisir  à  frôler  les 'feuilles 
sèches  qui  commencent  à  joncher  la  terre,  lorsque  je  mi» 
suis  vu  comme  enveloppé  d'un  nuage  bleu  et  parfumé. 
C'était  une  pluie  de  violettes  effeuillées  qui  tombait  d'en 
haut  sur  ma  tête.  J'ai  regardé  au-dessus  de  moi,  j'ai  vu  « 


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180  Uk  FILUBULB 

vingt  pieds  au  moins,  sur  uue  longue  branche  qui  forme 
comme  un  pont  au-dessus  du  sentier,  quelque  chose  qui 
d'abord  m'a  paru  inexplicable.  C'était  un  pan  d'étoffe  flot- 
tante, et  puis  un  bras  humain  qui  se  croyait  caché  dans  les 
feuilles  et  qui  s'enlaçait  à  la  brajQChe  pour  retenir  un  corps, 
un  être,  que  la  branche  même  supportait  et  m'empêchait  de 
voir.  Du  point  oîi  j'étais  placé,  j'ai  reconnu  pourtant  bientôt 
ce  petit  bras  mince,  assez  rond,  très-joli  quoique  très-brun, 
un  vrai  bras  d'alméé,  souple,  faible  et  fort  gracieux.  Quand 
la  main  qui  secouait  le  tablier  plein  de  violettes  eut  fini  son 
aspersion,  elle  se  hâta  d'embrasser  aussi  la  branche,  et  le 
feuillage,  un  instant  écarté,  redevint  immobile.  La  personne 
était  redevenue  invisible. 

Je  ne. crus  pas  devoir  remarquer  cet  hommage  de  ma  fil- 
leule. L'adolescence  de  certaines  organisations  est  bizarre. 
L'imagination  est  malade  d'une  inquiétude  qui  s'ignore 
elle-même  et  qui  se  porte  au  hasard  sur  le  premier  objet 
venu.  Anicée  ne  comprend  pas  celte  vague  et  pénible  agi- 
tation qu'elle  n'a  jamais  ressentie.  Je  ne  veux  pas  la  lui 
faire  deviner.  Elle  s'en  effrayerait  plus  que  de  raison.  Un 
fait  naturel,  si  connu,  si  passager,  l'engouement  d'une 
fillette  pour  son  tuteur,  ne  doit  ni  étonner,  ni  tourmenter 
sérieusement.  Le  mieux  est  de  n'y  pas  faire  attention.  Cette 
fantaisie  de  l'âme  sera  vite  remplacée  par  une  autre. 

Je  feignis  d'être  distrait;  je  baissai  la  tête ,  je  passai  outre. 
A  quelque  distance,  je  me  glissai  dans  les  buissons  et  j'ob- 
servai Morénita,  pour  voir  comment  elle  s'y  prendrait  pour 
descendre  de  si  haut,  prêt  à  lui  porter  secours  au  besoin. 

Elle  a  été  d'une  agilité,  d'une  souplesse  et  d'une  témérité 
extraordinaires  dès  son  enfance  ;  elle  grimpait  comme  un 
écureuil  et  nageait  comme  une  mouette.  Nous  ne  pensions 
pas  devoir  contrarier  ses  instincts  ni  gêner  son  développe- 
ra)ue  physique.  Avant  mon  voyage,  Anicée  se  laissait  en- 


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LA  FILIiKVLE  181 

core  persuader  de  voir  dans  cette  enfant  un  phénomène  à 
étudier  avec  indulgence  et  tendresse,  plus  qu*un  être  à  chérir 
passionnément.  J'ai  toujours  senti  couver  en  elle  quelque 
chose  de  violent  et  de  sauvage  dont  l'éducation  adoucira  la 
forme,  mais  qu'elle  ne  vaincra  jamais  entièrement.  Je  vois 
bien  qu*en  mon  absence,  celte  femme  qui  aime,  comme  la 
Providence,  un  peu  en  aveugle,  a  redoublé  d'illusions  en 
même  temps  que  de  sollicitude  pour  son  bizarre  trésor.  Elle 
s'imagine  acclimater  la  plante  exotique  dans  son  atmosphère 
de  pudeur  et  d'aménité.  Dieu  le  veuille  !  mais  je  doute  d'un 
tel  mirade.  La  plante  projettera  ses  épines  acéréos  le  jour 
où  s'épanouira  la  floraison. 

Si  Anicée  voyait  maintenant  sa  prétendue  miss  Hartwell 
courir  ainsi  dans  les  arbres  comme  un  chat  sauvage,  elle 
en  serait  effrayée.  Devant  elle,  l'enfant,  dont  le  premier 
mouvement  est  impétueux,  mais  dont  la  réflexion  est  bonne, 
se  contient  assez.  Mais  voici  déjà  plusieurs  fois  que  je  la  vois 
s'exercer  en  cachette  à  des  choses  excentriques  dont  le  péril 
enivre  sa  curiosité  ardente. 

Elle  resta  quelque  temps  couchée  sur  sa  branché ,  avec 
une  grâce  étudiée  ou  naturelle  qui  eût  allumé  certainement 
la  verve  descriptive  de  Clet.  Glet  passe  se.s  soirées  à  lui  faire 
des  vers  spirituels  où  il  la  compare  à  tous  les  lutins,  à  tous 
les  djinns  de  la  poésie  romantique  orientalisée.  Morénita , 
qui  a  beaucoup  de  goût  en  littérature,  et  qui  trouve  le  style 
échevelé  de  Clet  plus  grotesque  que  flatteur,  se  fâche  de  ces 
dithyrambes.  Clet  la  trouve  sotte  de  n'en  être  pas  charmée. 
Ils  se  querellent,  et  véritablement,  en  dépit  de  nous-mêmes, 
il  nous  oblige  à  reconnaître  qu'il  n*est  pas  de  force  contre 
cette  langue  de  quatorze  ans  qui  énumère  ses  travers  avec 
une  volubilité  inouïe. 

Je  n'ai  pas  l'imagination  opiacée  de  Clet.  Je  n'ai  pas  été 
ému  dn  spectacle  de  cette  liane  vivante  qui  s'était  enroulée 


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t&È  hA  FIIXBULl 

autour  de  la  branche;  j*ai  là  une  filleule  charmante  et  qui 
allumera  des  passions 9  cela  n'est  que  trop  certain;  mais 
malgré  moi,  en  la  comparant  à  une  liane,  je  songeais  aussi 
aux  serpents  de  Tlnde,  qui  n'ont  pas  plus  de  malice  dans  le 
caractère  que  les  autres  animaux,  mais  qui  ont  du  venin 
dans  le  sang,  et  que  le  passant  n'aime  guère  à  rencontrer. 

Elle  était  incroyablement  jolie  pourtant  dans  sa  pose 
adroite  et  nonchalante.  Sa  petite  tête  un  peu  conique,  inon- 
dée de  magnifiques  cheveux  noirs,  s'était  penchée  comme 
pour  dormir  ou  pour  pleurer.  Le  rameau  de  chêne  est  fort 
et  assez  large  pour  lui  f^ire  un  lit,  mais  il  est  si  long  et  si 
feuillu  à  l'extrémité,  que  le  moindre  vent  l'ébranle^j^t  cette 
enfant  ainsi  bercée,  insouciante  du  danger  et  comme  acca- 
blée d'une  mystérieuse  tristesse,  me  rappelait  complète- 
ment, pour  la  promit  fois,  le  type  dont  nous  nous  ré- 
jouissions de  la  voir  s'écarter  :  c'était  la  vraie  gitana,  la 
créature  paresseuse,  hardie,  fantasque,  insoumise,  inquiète, 
dangereuse  aux  autres ,  dangereuse  à  elle-même. 

Elle  se  décida  enfin  à  descendre;  elle  s'y  prit  si  adroite- 
ment que  fe  ©'eus  aucun  sentiment  d'inquiétude  pour  elle. 
Elle  disparut  plusieurs  fois,  dans  le  feuillage  et  reparut  tou- 
jours debout,  s'acGrochant  aux  branches  voisines  et  descen- 
dant, sans  broncher,  vers  le  tronc  énorme  du  chême,  qui, 
brisé  jadis  par  la  foudre,  présente  une  plate-forme  moussue 
assez  voisine  du  sol.  Morénita  franchit  cette  distance  en  se 
laissant  glisser  comme  une  couleuvre  sur  la  bruyère.  Elle  se 
releva,  rattacha  ses  cheveux  dénoués,  débarrassa  ses  vête- 
ments de  la  mousse  qui  s'y  était  attachée,  et  partit  comme 
une  flèche  dans  la  direction  du  château. 

Je  m'épluchai  à  mon  tour;  je  ne  voulais  pas  qu'un  seul 
pétale  de  ses  violettes  restât  dans  mes  cheveux  ni  sur  mes 
habits.  Je  la  laissai  prendre  de  l'avance  et  rentrai  sans  la 
rencontrer. 


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LA  FILLEULE  183 

A  dîner,  elle  m'a  boudé.  Je  n'y  ai  pas  pris  garde.'Le  soir, 
elle  a  passé  à  une  gaieté  nerveuse  assez  bruyante.  Elle  a  été 
plus  taquine  avec  Clet;  elle  l'eût  blessé  tout  à  fait  si  je  ne 
fusse  intervenu.  Je  l'ai  un  peu  grondée.  Elle  m'a  regardé 
avec  des  yeux  ardents  de  colère  ;  puis,  tout  à  coup,  c'était 
une  tendresse  extatiqife.  Anicée  m'a  presque  grondé  à  son 
tour  de  ma  sévérité.  J'ai  tourné  le  tout  en  plaisanterie.  Mo- 
rénita  nous  a  dit  bonsoir.  Comme  de  coutume,elle  est  venue 
me  présenter  son  front.  Il  était  humide  et  brûlant.  Je  me 
suis  essuyé  les  lèvres  en  me  plaignant  de  cette  transpiration 
des  enfants  qui  résiste  à  la  fraîcheur  du  soir.  Elle  a  été 
blessée  et  humiliée  au  dernier  point.  Il  y  avait  presque  de 
la  haine  dans  le  reproche  de  ses  yeux  noirs  et  hautains. 
Allons,  j'espère  que  c'est  le  dernier  accès  de  cette  fièvre  do 
croissance,  et  que  le  galop  de  Canope  la  consolera  demain. 

Pauvres  enfants,  tardifs  ou  précoces,  faibles  ou  forts,  il 
vous  faut  accomplir  tous  les  développements  de  votre  pre- 
mière existence  à  travers  des  soufïlrances  particulières.  Ces 
souffrances  changent  avec  Fêtre  qui  se  transforme,  mais  âo 
phase  en  phase,  de  fièvre  en  fièvre,  ou  de  langueur  en  lan- 
gueur, la  vie  n'est  qu'un  travail  ascendant  jusqu'à  l'heure 
de  maturité  où  commence  le  travail  inverse  de  la  dissolution 
de  l*être. 

Faisons  l'âme  forte,  puisque  le  corps  est  si  faible,  et  la 
vie  pleine  de  sainteté,  puisqu'elle  est  semée  de  tant  de 
périls  ! 

Anicée,  tu  e$  Tarehe  sainte  qui  a  toujours  vogué  en  paix 
sur  les  flots  troublés! 


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184  LA  FlLtBtLE 


LETTRE    DE    LA    DUCHESSE    DE    FLORÈS 
A    MADAME    DE    SAULE 

«  Paris  f  le  15  novembre  1846. 

»  C'est  une  amie  inconnue  qui  vous  écrit ,  une  âniie  c|ui 
comprend  la  vôtre,  qui  l'admire  el  qui  la  cherche.  Oui,  ma- 
dame, j'ai  toujpurs  désiré  vivement  de  vous  rencontrer  dans 
le  monde  ;  mais  vous  n'y  allez  pas.  Pour  vous  trouver,  il 
faut  pénétrer  dans  les  sanctuaires  de  Tinlimilé.  Étrangère, 
voyageuse,  un  peu  errante,  je  n'ai  pu  saisir  l'occasion  de 
former  autour  de  vous  des  relations  qui  me  missent  à  même 
d'arriver  jusqu'à  vous.  Il  faut  pourtant  qu'il  vienne,  ce  mo- 
ment tant  désiré  I  Mon  bonheur  domestique  en  dépend.  Cet 
aveu  fait,  je  sais  que  vous  ne  me  refuserez  pas. 

»  Vous  êtes  un  être  calme  comme  la  perfection.  Aucun 
souci  poignant  ne  peut  vous  atteindre.  Tout  le  monde  n'a 
pas  mérité  comme  vous  du  ciel  le  don  de  ne  plus  souffrir. 
Moi,  Espagnole  et  passionnée,  j'ai  beaucoup  souffert,  je 
souffre  encore;  mais  je  suis  peut-être  excusable  :  tout  mon 
crime  est  d'avoir  trop  aimé  mon  mari.  Ah  !  madame,  vous 
le  connaissez,  lui,  je  le  sais.  Vous  avez  daigné  sans  doute  le 
recevoir  quelquefois.  Vous  avez  donc  pu  deviner,  sinon 
comprendre,  la  violence  de  mon  affection  pour  lui. 

»  Ma  jalousie  l'a  rendu  malheureux  pendant  longtemps. 
Elle  s'est  calmée,  elle  s'est  même  dissipée.  Devant  une  con- 
duite loyale  comme  la  sienne,  j'ai  dû  prendre  confiance,  me 


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LA   FlLLKlhE  185 

repentir  de  mes  soupçons,  et  pardonner  dans  mon  cœur  à 
l'uiiique  faute  de  sa  vie. 

»  Cette  faute,  vous  la  connaissez,  vous,  la  tendre  et  gé- 
néreuse mère  adoptive  de  Morénita.  J'ai  passé  des  années  à 
lâcher  d'en  surprendre  le  secret,  mais  pendant  ces  années- 
là,  je  me  nourrissais  du  vain  espoir  d'être  mère;  tout  le 
châtiment  que  j'eusse  voulu  infliger  à  l'infidélité  de  mon 
mari,  c'eût  été  de  lui  donner  un  fils  héritier  de  son  nom, 
ou  une  fille  plus  belle  que  l'enfant  de  la  gitana.  Dieu  m'a 
refusé  ce  bonheur.  J'ai  trente  ans  ;  il  y  a  fluinze  ans  que  je 
suis  mariée,  je  ne  puis  conserver  aucune  illusion.  Le  duc  doit 
subir  le  malheur  d'avoir  une  épouse  stérile.. 

»  Devant  cette  infortune,  mon  orgueil  de  femme  est  tombé. 
J'ai  pleuré  amèrement.  Je  me  suis  repentie  d'avoir  agité  et 
troublé  la  vie  de  mon  noble  duc  par  les  orages  de  la  jalou- 
sie, mbi  qui  ne  pouvais  lui  donner  ces  joies  paternelles 
qu'une  misérable  bohémienne  a  pu  lui  faire  connaître  I 

»  J'ai  su  alors  une  chose  qui  m'a  consternée  d'abord ,  et 
dont  j'ai  enûn  pris  bravement  mon  parti.  Le  duc  aime  cette 
enfant  avec  passion.  Attaché  à  ses  pas  comme  un  amant  à 
ceux  de  sa  maîtresse,  n'osant  la  voir  ouvertement  chez  vous, 
dans  la  crainte  d'ébruiter  son  secret,  il  cherche  toutes  les 
occasions  de  la  rencontrer,  ne  fût-ce  que  pour  la  voir  passer 
en  voiture  ou  l'apercevoir  de  loin,  au  concert,  aux  Bouffes, 
dans  les  promenades.  Il  s'ingénie  à  la  surprendre  agréable- 
ment ,  h  lui  envoyer  des  cadeaux  mystérieux  ;  enfin ,  il  est 
comme  malade  du  besoin  d'embrasser  et  de  bénir  son  enfant. 
Pauvre  duc,  pauvre  ami  I 

»  Mais  cela  a  duré  assez  longtemps  pour  l'expiation  de  sa 
faute  envers  moi,  trop  longtemps  pour  la  satisfaction  de 
mon  injuste  dépit.  Je  rougis  d'avoir  résisté  si  longtemps  à 
la  voix  de  mon  cœur.  Je  viens  à  vous,  madame,  pour  que 
vous  m'aidiez  h  réparer  mon  tort  et  à  rendre  le  bonheur  à 

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166  T4A  FIIiLSULB 

celui  qui,  par  son  dévouement  et  son  respect  pour  moi,  est 
redevenu  digne  à  mes  yeux  de  tout  mon  dévouement,  de 
tout  mon  respect. 

D  Yeuiliez,  madame,  me  recevoir  demain  dans  la  mati-- 
née  ;  nous  avons  à  causer  ensemble  sans  témoins.  J'ai  besoin 
de  vos  conseils,  j'ose  dire  de  votre  sympathie.  J'y  ai  droit 
par  mes  chagrins,  je  la  mérite  par  les  sentiments  de  tendre 
vénération  que  je  professerai  toiyours  pour  vous. 

j»  DOLORÈs,  duchesse  de  florès. 


x>  P.  S.  Je  n'ai  pas  besoin  de  dire  à  la  femme  la  plus  gé- 
néreuse et  la  plus  délicate  qui  existe,  que  ma  lettre  et  notre 
entrevue  doivent  être  ignorées  de  tous,  et  du  duc  particu- 
lièrement. » 


NARRATION    DE    l'ÉCRIVAIN    QUI     A    RECUEILLI 
LES    DOCUMENTS    DE    CETTE    HISTOIRE 

Madame  de  Saule  consulta  Stéphen  sur  la  lettre  qu'on  vient 
de  lire  et  le  questionna  sur  le  caractère  de  la  duchesse.  Sté- 
phen avait  été  invité  plusieurs  fois  par  le  duc  de  Florès  à 
des  réunions  choisies.  Il  connaissait  l'entourage  des  deux 
époux  ;  il  avait  vu  plusieurs  fois  la  belle  Dolorès,  qui  l'avait 
reçu  et  traité  avec  une  distinction  particulière. 

Voici  le  portrait  qu'il  ûl  de  cette  femme  à  Anicée.  C'était 
une  beauté  espagnole  accomplie,  et  l'hyperbolique  Hubert 
Clet  n'exagérait  rien  en  la  comparant  à  une  sirène.  EHe  avait 
des  séductions  irrésistibles,  une  grâce  enchanteresse,  re- 
haussée par  une  élégance  luxueuse  d'un  goût  exquis.  Elle 
ne  paraissait  nulle  part  sans  éclipser  toutes  les  autres  fem- 


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LA  FlIXEULB  197 

mes;  aussi  aimait-elle  à  paraître  partout.  Sa  coquetterie  était 
effrénée,  et  longtemps  elle  avait  eu  un  cortège  d'esclaves  qui 
auraient  vendu  leur  âme  pour  un  de  ses  sourires.  Mais  on 
se  lasse  pourtant,  à  la  longue,  d'une  vaine  poursuite.  Outre 
que  les  fréquents  voyages  de  la  duchesse  en  Espagne,  en 
Angleterre,  en  Italie,  en  Orient  même  (car  elle  avait  Thumeur 
voyageuse),  avaient  souvent  rompu  ses  relations  et  changé 
son  entourage,  il  était  enfin  de  notoriété  publique  que  cette 
agaçante  beauté  était  d'une  vertu  invincible  ou  d'une  fidé- 
lité de  cœur  à  son  mari  qui  rendait  sa  fidélité  conjugale 
inébranlable. 

—  Savez-vous ,  dit  Anicée  en  souriant ,  que  ce  portrait 
ressemble  un  peu  à  celui  de  la  belle  Pilar,  et  que  le  duc 
parait  destiné  à  inspirer  les  passions  les  plus  rares,  celles 
qui  subjuguent  la  coquetterie  même  ? 

—  Il  y  a  plus  d'analogie  qu'on  ne  pense,  répondit  Sté- 
phen,  entre  les  vieux  et  les  nouveaux  chrétiens  d'Espagne, 
Chez  les  méridionaux ,  quand  le  cœur  et  les  sens  s^aUa- 
cbent  exclusivement  à  un  être  de  leur  choix,  Timaginatioa 

*  ne  reste  pas  moins  accessible  à  la  fantaisie  de  plaire  à  tous, 
et  c'est  une  fantaisie  ardente,  soutenue,  qui  leur  semble  un 
dédommagement  légitime- de  la  vertu.  La  gitana  alimente 
sa  coquetterie  par  la  cupidité ,  l'Espagnole  par  la  vanité.  Il 
faut  bien  qu'il  y  ait  une  cause  à  cette  antique  jalousie  clas- 
sique des  Espagnols  pour  leurs  femmes.  Celle-là  me  semble 
dssez  fondée. 

—  Et  le  duc>  est<-il  jaloux?  demanda  madame  Marange^ 

—  Il  l'a  été ,  répondit  Sléphen ,  et  il  faut  que  ces  deux 
époux  aient  l'un  pour  l'autre  un  fonds  d'affection  bien  sin- 
cère et  bien  solide,  pour  qu'il  ait  résisté  aux  tempêtes  de 
leur  intérieur.  Tout  cela  s'est  calmé  avec  le  temps.  La  du- 
chesse s'est  lassée  de  confier  ses  chagrins  domestiques  à 
une  visigtaine  d'amis ,  qui  se  sont  lassés  à  leur  tour  d'es- 


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188  LA  FILLEULE 

suyer,  sans  profit,  ses  belles  larmes.  J'ai  vu  des  scènes 
moitié  dramatiques ,  moitié  comiques ,  où  notre  ami  Clet , 
enrégimenté  parmi  les  soupirants ,  se  croyait  toujours  à  la 
veille  de  devenir  le  consolateur  de  cette  lionne  rugissante, 
laquelle ,  en  dépit  de  Topium  du  poëte  blasé ,  l'émouvait 
fortement  par  ses  pleurs ,  ses  évanouissements ,  sa  noire 
crinière  éparse  sur  ses  blanches  épaules ,  et  toute  cette 
mise  en  scène  de  la  passion  espagnole ,  qui  pose  toujours 
un  peu,  lors  même  qu'elle  n'est  pas  jouée.  Il  y  avait  aussi 
à  se  faire  admirer,  plaindre  et  désirer,  une  sorte  de  ven- 
geance morale  chez  la  duchesse  ;  mais  tout  reflfet  a  élé 
produit,  les  aspirants  en  ont  été  pour  leurs  frais,  et  depuis 
que  îes  époux  semblent  fixés  définitivement  à  Paris,  leur 
'  intérieur,  en  continuant  de  resplendir  dans  un  cadre  assez 
brillant,  est  devenu  plus  voilé,  plus  calme,  par  conséquent 
plus  digne  et  plus  heureux,  je  le  présume. 

Cette  conversation  avait  lieu  dans  le  petit  salon  de  la  rue 
de  Courcelles,  tandis  que  Morénita  courait  dans  le  jardin. 

—  Ainsi ,  pour  nous  résumer,  reprit  Anicée  ,  c'est  une 
coquette  à  demi  corrigée  ,  une  jalouse  à  demi  réconciliée. 
Sa  lettre  vous  paraît-elle  sincère  ,  et  n'y  voyez-vous  pas 
un  piège?  On  plaide  quelquefois  le  faux  pour  savoir  le 
vrai.  Le  secret  qu'elle  me  demande  m'inquiète  un  peu.  Si 
ses  intentions  sont  généreuses ,  pourquoi  les  cache-l-elle  à 
son  mariî 

—  Vous  êtes  trop  généreuse  vous-même,  répondit  Sté- 
phen,  pour  trahir  une  femme  qui  se  confie  à  vous  ;  mais 
votre  scrupule  est  fondé  ,  et  c'est  à  moi  de  déjouer  les  em- 
bûches, s'il  y  a  lieu.  Laissez-moi  faire  ;  accordez  l'entrevue 
pour  demain,  je  vous  dirai  ce  soir  quelle  attitude  vous  y 
devez  garder. 

Anicée  écrivit  deux  mots  à  la  duchesse  pour  lui  donner 
le  rendez-vous  qu'elle  demandait.  Stéphen  alla  trouver  le 


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LA  FILLEULE  189 

duc  à  la  Bourse,  où  il  jouail  un  peu  de  temps  en  lomps,  et 
où  il  flânait  presque  tous  les  jours.  C'était  un  homme  un 
peu  désœuvré,  d'une  imagination^  vive  que  ne  soutenait 
pas  une  éducation  assez  sérieuse,  et  qui ,  parfois,  ne  savait 
que  faire  de  son  intelligence  active  et  de  sa  volonté  ar- 
dente. 

Il  n'était  guère  plus  âgé  que  Stéphen  et  pouvait  passer 
pour  un  des  hommes  les  plus  beaux,  les  plus  élégants  et 
les  plus  aimables  de  l'aristocratie  espagnole  et  parisienne. 

Stéphen,  qui  avait  toujours  conservé  un  certain  ascen- 
dant sur  lui ,  exigea  sa  parole  d'honneur  qu'il  ne  parlerait 
jamais  à  sa  femme  de  la  lettre  qu'il  lui  montrait ,  et  lui 
promit,  en  retour,  que  madame  de  Saule,  dans  son  en- 
trevue avec  la  duchesse,  ne  parlerait  et  n'agirait  que  con- 
formément aux  intentions  du  père  de  Moréna. 

Le  duc  parut  vivement  touché  de  la  lettre  de  sa  femme. 

—  Fiez-vous  à  elle,  s'écria-t-il  ;  elle  est  fière  et  vindi- 
cative; mais  quand  elle  a  pardonné,  elle  est  loyale  et  géné- 
reuse! Je  suis  ravi  de  l'idée  d'un  rapprochement  possible 
entre  ma  fille  et  moi  ;  et  ma  reconnaissance  pour  la  du- 
chesse est  profonde.  Je  garderai  pourtant  le  secret  de  votre 
délicate  indiscrétion,  je  le  dois;  mais  j'attendrai  avec  im- 
patience la  surprise  que  ma  femme  me  ménage,  et  je  m'y 
laisserai  prendre  avec  une  joie  extrême. 

—  A  la  bonne  heure  I  dit  Stéphen.  Mais  vous  parlez  d'un 
rapprochement  possible.  Il  faut  que  je  sache  comment  vous 
l'entendez. 

—  Comment  puis-je  vous  le  dire  ?  reprit  le  duc.  Ce  sera 
comme  ma  femme  l'entendra,  car  vous  conviendrez  qu'elle 
a  chez  elle  des  droits  impre'scriptibles. 

—  Attendez  I  dit  Stéphen.  La  duchesse  peut  vouloir  vous 
réunir  à  votre  fille  en  la  prenant  sur  ce  pied  dans  sa  mai- 
son. Si  telle  est  votre  volonté,  madame  de  Saule  n'a  rien  à 

11. 

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198  LA  FILLBULB 

objecter.  Elle  subira  avec  courage  la  profonde  douleur  de 
se  voir  arracher  l'enfant  qu'elle  a  recueillie  et  élevée  avec 
tant  d'amour,  ainsi  que  la  crainte  assez  fondée  de  voir 
achever  Téducation  de  cette  enfant  dans  des  conditions 
trop  brillantes  pour  être  aussi  salutaires. 

—Non  I  s'écria  vivement  le  duc,  jamais  je  ne  payerai  par 
régoïsme  et  l'ingratitude  le  dévouement  d'une  si  noble 
femme«  Mettez  à  ses  pieds  mon  coeur  et  ma  volonté*  Je  ne 
lui  reprendrais  ma  fille  que  le  jour  où  elle  me  dirait  :  y&i 
suis  lasse,  je  ne  m'en  charge  plus* 

—  Je  n'attendais  pas  moins  de  vous,  dit  Stéphen.  A  pré- 
sent, voici  l'autre  éventualité.  La  duchesse  peut  vouloir,  p^ 
bonne  intention,  s'arroger  certains  droits  d'adoption  mater- 
nelle sur  cette  jeune  fille,  l'emmener  dans  le  monde,  la 
séparer  momentanément  de  sa  véritable  mère  adoptive; 
enfin,  contrarier  beaucoup,  à  son  insu,  les  idées  que  celle^^i 
s'est  fautes  de  l'avenir  moral  de  son  enfant.  Un  conflit  de 
sollicitudes  diversement  entendues  peut  s'élever  entre  ces 
deux  protectrices;  à  laquelle  des  deux,  vous  qui,  seul,  avez 
l'autorité  naturelle  et  légitime  devant  Dieu ,  donnerez-vous 
raison,  si  l'on  vient  à  invoqua  votre  décision  ? 

— •  A  madame  de  Saule,  n'en  doutez  pas,  répondit  le  duc 
avec  un  peu  d'entraînement  A  celle  qui.- 

Il  s'arrêta,  craignant  d'établir  entre  ces  deux  femmes  un 
parallèle  trc^  désavantageux  pour  la  sienne.  U  se  reprit: 

—  Acelle^  dit41,  qui  a,  par  quatorze  années  de  soins  a^ 
sidus  et  de  dévouements  sublimes,  acquis,  devant  Dieu  et 
devant  les  hommes,  une  autorité  plus  légitime  et  plus  sa* 
crée  que  la  mienne.  Êtes-vous  contât ,  et  croyez-vous  que 
madame  de  Saule  serait  plus  tranquille  si  j'allais  moi-4nème, 
dès  ce  soir,  la  confirmer  .dans  ses  droits?  Ma  femme  a  si 
longtemps  surveillé  toutes  mes  démarches,  que  je  n'ai  ja* 
mais  osé  aller  remercier,  de  vive  voix^  cet  ange  de  vertu  et 


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LA  F1LLBUL8  IH 

de  bonté.  Je  craignais  aussi,  en  voyant  de  pi^s  ma  fille,  en 
lui  parlant,  de  ne  pouvoir  contenir  mon  émotion*  Mais  puis- 
que aujourd'hui... 

•—  Attendez  à  demain,  dit  Stéphen;  si  la  duchesse  se  fait 
un  noble  et  doux  plaishr  de  pousser  elle^nême  votre  fille 
dans  voshras,  nous  ne  devons  pas  l'en  priver  d'avance.  Je 
reviendrai  demain  vous  dire  le  résultat  de  l'entrevue,  et 
nous  aviserons.  Jusque-là,  madame  de  Saule  agira,  avec  it 
duchesse,  selon  la  conscience  de  son  affection  pour  More* 
,  nita,  et  conformément  à  l'autorité  que  vous  lui  transoœUex 
par  ma  bouche. 

On  voit,  par  ce  qui  précède,  que  jamais  le  duc  n'avait  parlé 
à  madame  de  Saule  ni  à  Morénita.  Il  les  avait  guettées  ou 
rencontrées  assez  souvent  pour  bien  connaître  les  traits  de 
l'une  et  de  l'autre.  Un  double  enthousiasme  s'était  allumé 
en  lui,  l'orgueil  paternel  et  une  admiration  pour  Anicôe 
dont  il  lui  eût  été  difficile  à  lui-même  de  définir  la  nature. 

Au  fait,  c'était  un  couple  idéal,  en  même  temps  qu'un  cojd* 
tcaste  charmant,  que  ces  deux  êtres  si  divers  :  Anioée  avec 
son  incontestable  beauté,  image  de  la  sérénité  de  son  âme; 
Moréna  avec  sa  physionomie  expressive  et  sa  vivacité  nec* 
veuse.  D'un  côté,  le  charme  profond  et  doucement  péné^ 
trant  ;  de  l'autre,  la  séduction  impétueuse  et  saisissante.  Mo* 
réna  se  trompait  en  se  croyant  laide.  Sa  petite  personne, 
dont  elle  s'inquiétait  à  fort,  était  un  chef-d'œuvre  delà  na* 
ture.  Stéphen,  observateur  savant,  voyait,  avec  ses  yeux  de 
parrain  et  de  philosophe,  certains  indices  révélateurs  de  fa-, 
cultes  morales  incomplètes  dans  certaines  grâces  que  l'ar- 
tiste seul  eût  adorées.  Mais  l*homme  est  généralement  plus 
poëte  que  sage,  il  aime  mieux  ce  qui  l'étonné  et  l'in- 
quiète que  ce  qui  le  rassure  et  le  charme.  Personne,  si  ce 
n'est  Stéphen  ou  Roque,  ne  pouvait  voir  Morénita  sans  subir 
une  sorte  de  fascination,  ou  tout  au  moins  une  curiosité 


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192  LA  FILLEULE 

maladive  d'étudier  l*étrangeté  de  cette  grâce,  de  cet  esprit, 
de  cette  destinée. 

Faible  de  muscles,  robuste  de  santé  et  de  volonté,  remar- 
quablement petite,  mais  taillée,  comme  les  figures  des  ca- 
mées antiques,  dans  des  proportions  si  élégantes  qu'elle 
paraissait  grande  quand  on  la  voyait  isolée  ;  blanche  aux 
lumières  à  force  de  finesse  et  de  transparence  dans  la  peau, 
bien  qu'elle  fût  d*un  ton  olivâtre  en  réalité  ;  nonchalante  et 
contemplative,  mais  tout  aussitôt  capable  d'une  attention 
soutenue  et  d'une  assimilation  rapide;  colère  et  craintive, 
tendre  par  accès,  glaciale  dans  la  bouderie,  inconstante  et 
tenace,  selon  que  sa  fantaisie  devenait  passion  ou  sa  passion 
fantaisie,  elle  était  un  problème  pour  quiconque  s'engouait 
de  ce  qu'elle  avait  d'attrayant,  sans  vouloir  faire  la  part  de 
la  fatalité  de  Torganisation,  ce  ver  mystérieux  qui  ronge  les 
plus  belles  fleurs. 

Le  duc  était  saintement  et  naïvement  épris  de  sa  fiile.  Il 
chérissait  en  elle  non-seulement  le  fruit  de  ses  entrailles, 
mais  encore  le  souvenir  de  ce  type  qui  l'avait  enivré  et  en- 
traîné jadis,  en  dépit  de  son  amour  pour  sa  femtne  et  de  la 
religion  du  serment  conjugal,  qui  n'était  point  une  chimère 
à  ses  yeux.  Il  se  sentait  dominé  d'avance  par  cette  enfant 
expansive  et  téméraire. 

La  duchesse  vint  à  la  rue  de  Gourcelles  è  l'heure  indiquée. 
Elle  exprima  tout  d'abord  à  madame  de  Saule  le  désir  d'em- 
mener Morénita  et  de  ne  plus  s'en  séparer.  L'étonnement 
que  le  refus  formel  d'Anicée  lui  causa  étonna  Ânicée  à  son 
tour.  Celle-ci  s'aperçut  que  la  duchesse  ne  comprenait  rien  à 
l'affection  maternelle,  et  regardait  l'adoption  d'un  enfant 
comme  une  charge  plus  méritoire  qu'agréable. 

Elle  se  rabattit  alors  sur  la  proposition  d'emmener  Mo- 
réna  chez  elle  pour  quelques  jours.  Anicée  s'y  refusa  égale- 
ment. 


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LA  FILLEULE  193 

—  Cela  est  impossible,  lui  dit-elle  avec  la  fermeté  qu'elle 
savait  mettre  dans  la  douceur,  à  moins  que  Moréna  ne  soit 
officiellement  adoptée  par  son  père.  Jusqu'ici,  telle  n'a  pas 
été  rintention  du  duc.  Or,  tant  qu'elle  ne  sera  pas  mariée, 
elle  ne  doit  pas  mettre  les  pieds  sans  moi  dans  une  maison 
où  on  peut  la  croire  étrangère. 

—  Vous  êtes  bien  rigide,  répliqua  la  duchesse  avec  un  peu 
de  dépit.  Je  pensais  pouvoir  me  préoccuper  aussi,  et  avec 
quelque  succès  peut-être,  de  l'établissement  de  celte  jeune 
personne.  Dans  la  retraite  où  vous  l'enfermez,  elle  trouvera 
difficilement  le  moyen  de  s'éclairer  sur  son  choix.  Est-ceque 
vous  ne  croyez  pas  le  temps  venu  de  la  produire  un  peu 
dans  le  monde,  et,  dans  ce  cas,  la  première  maison  où  elle 
doit  paraître  n'est-elle  pas  la  mienne? 

—  Oui,  madame,  répondit  Anicée;  mais  le  moment  n'est 
pas  venu,  selon  moi.  Ma  fille  n*a  que  quatorze  ans. 

—  Eh  bien,  je  me  suis  mariée  à  quinze!  dit  la  duchesse 
presque  irritée. 

—  Et  moi  à  seize,  reprit  doucement  Anicée,  et  croyez-moi, 
madame,  c'était  beaucoup  trop  tôt  pour  toutes  deux. 

—  Enfin,  madame,  concluons,  dit  la  duchesse,  qui  ne 
s'attendait  pas  à  faire  si  peu  d'effet  sur  madame  de  Saule.  De 
toutes  fàçoDs,  même  pour  un  jour,  même  pour  une  heure, 
même  avec  vous,  vous  me  la  refusez  ? 

—  Non,  madame;  si  M.  le  duc  exige  que  je  vous  la  pré- 
sente chez  lui,  je  n'ai  pas  le  droit  de  m'y  refuser. 

—  Fort  bien!  s'écria  la  duchesse,  tout  à  fait  piquée  ;  vous 
ferez  le  sacrifice  de  déroger  à  vos  habitudes  de  retraite  pour 
complaire  à  l'époux  infidèle  ;  vous  ne  ferez  rien  pour  l'épouse 
généreuse  qui  pardonne,  et  dans  l'intérêt  même  de  l'enfant, 
vous  ne  la  confierez  pas  à  sa  protection? 

Anicée  réussit,  par  sa  raison  pleine  d'égards  et  de  dou- 
ceur, à  calmer  cette  âme  irritable  et  à  lui  faire  comprendre 


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194  LA  FIIXBULS 

qu'il  ne  fallait  pas  placer  le  duc  dans  l'alternative  d'avouer 
sa  faute  aux  yeux  du  monde,  ou  de  ne  pas  recevoir  sa  fille 
avec  la  distinction  particulière  qu'elle  méritait  de  lui. 

La  duchesse  subit,  en  dépit  d'elie-m^e,  l'ascendant  de 
cette  femme  plus  forte  qu'elle  de  sa  conscience,  et  con- 
sentit à  se  laisser  guider  par  elle  dans  l'acte  de  généro- 
sité conjugale  dont  elle  voulait  se  faire  un  mérite  auprès^de 
son  mari. 

Il  lui  fallut  d'abord  renoncer  ou  paraître  renoncer  à  avoir 
ce  mérite  aux  yeux  du  monde.  Anicée  exigea  que  tout  se 
passât ,  jusqu'à  la  manifestation  des  volontés  paternelles, 
dans  le  secret  de  l'intimité. 

La  duchesse  céda  et  partit  en  remerciant  madame  de  Saule 
de  son  bon  conseil. 


VI 


Deux  jours  après  cette  entrevue  de  ses  deux  protectrices, 
Morénita  reprenait  son  journal. 


JOURNAL    DE    MOftÉNITA 

Paris,  19  norembre  t846. 

Je  ne  voulais  plus  rien  écrire.  Gela  m'avait  fait  trop  de 
mal  !  Il  me  semblait  qu'en  me  racontant  mes  peines,  je  les 
augmentais  et  lem:  donnais  une  réalité  qu'elles  n'auraient 
pas  eue  sans  cela.  Augourd'hui  que  mon  esprit  est  dans  une 
disposition  plus  riante,  je  veux  enregistrer  le  souvenir  de 
cette  soirée. 


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LA  FlLUiULB  t95 

Que  signiQe-4-elle  ?  je  n'en  sais  trop  rien.  Mais  il  y  a  encore 
du  mystère  là^essous.  M.  Glet  dit  qu'il  n'y  a  d'agréable  dans 
la  vieque  l'inconnu.  Bonnemaman  appelle  cela  un  paradoxe* 
A-t-^Ue  raison?  Les  cachotteries  qui  m'environnent  ont 
leurs  moments  de  charme,  mais  je  sens  souvent  aussi  les 
épines  de  la  curiosité  inassouvie  m'atleindre  au  milieu 
de  toutes  ces  guirlandes  de  roses  où  Ton  enferme  mon  petit 
horizon... 

Nous  venions  de  dîner,  et  mon  parrain  prenait  son  café 
au  coin  du  feu.  J'avais  étendu  mamita  défendre  sa  porte, 
excepté  pour  deux  personnes  qu'elle  n'avait  ni  nommées,  ni 
décrites  à  ses  gens,  mais  qui  devaient  demander  M.  Stépben 
tout  court.  Elle  avait  ditceia,  ne  croyant  pas  être  entendue 
de  moi.  Et  je  croyais,  moi,  que  c'était  quelque  rendez-vous 
d'affaires;  je  m'attendais  à  m'ennuyer. 

On  a  demandé  mon  parrain;  il  est  sorti  du  seàon  et  y  a 
ramené  aussitôt  une  beUe,  jolie,  charmante  lîMnme,  parée 
comme  pour  une  demi-soirée,  mais  avec  quel  goût  et  quelle 
recherche!  Elle  avait  une  robe  de  soie  blanche  à  grandes 
fleurs  flambées,  dés  fuchsias  de  corail  moiKtés  en  or,  des 
dentelles  magnifiques  et  une  proôisk)n  de  bfaeelets,  tous 
plus  beaux  les  uns  que  les  autres.  Cest  bien  joli  d'avoir  une 
quantité  de  bijoux  différents.  Mamka  m'a  donné  tous  les 
siens.  Elle  dit  que  ce  sont  des  objets  d'art  agréables  à  re- 
garder, incommodes  à  porter,  mais  que,  si  cela  m'amuse, 
il  n'y  a  pas  de  raison  pour  m'en  priver.  Mais  elle  n'est  pas 
immensément  riche,  ma  bonne  mamita;  elle  n'a  jamais  été 
coquette,  et  elle  fait  tant  de  bien,  ^pie  son  écria  n'était  pas 
très-éclatanL  Mon*parrain  me  biâme  d-atmer  follement  la 
parure,  depuis  que  nous  sommes  revenus  ici.  Que  vei^il 
donc  que  j'aime?  il  n'a  qu'à  m'aimer  un  peu  plus,  lui  ;  il 
verra  si  je  me  sow»e  des  chiffons  et  des  affiquets  dont  j'es- 
saye de  m'amuser. 


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t96  LA  FILLEULE 

La  belle  dame,  après  les  politesses  un  peu  mhs  façon 
qu^elle  a  adressées  à  mes  deux  mamans,  s'est  mise  à  me  re- 
garder avec  tant  de  curiosité,  que  moi,  qui  ne  suis  pas 
timide,  j*ai  failli  en  être  décontenancée.  Cela  commençait 
même  à  devenir  impertinent ,  lorsqu'elle  est  venue  à  moi 
et  m'a  demandé  avec  beaucoup  de  grâce  la  permission  de 
m'embrasser.  J'ai  été  fort  surprise,  j'hésitais,  je  regar- 
dais mamita.  Celle-ci  m*a  dit  :  «  Madame  a  connu  des  per- 
sonnes de  ta  famille  et  s'intéresse  à  toi  réellement.  Re- 
mercie-la de  la  bonté  qu'elle  te  témoigne.  » 

La  belle  dame  m'a  tendu  sa  belle  main,  j'ai  encore  jeté  un 
coup  d'œil  furtif  sur  mamita,  mais  elle  ne  m'a  pas  fait  signe 
de  la  baiser.  Je  me  sens  bien  d'être  un  peu  fière  ;  et,  ne  me 
souciant  pas  de  faire  plus  de  frais  (}u*il  n'en  faut,  j'ai  pré- 
senté mon  front,  qu'on  a  baisé  avec  assez  de  franchise,  à  ce 
qu'il  me  semble. 

Alors  nous  avons  été  bonnes  amies.  Cette  dame  a  l'aplomb 
et  le  ton  familier  des  personnes  du  grand  monde.  Nous  n'en 
voyons  pas  beaucoup ,  mais  celles  qui  viennent  chez  nous 
de  temps  en  temps  ont  toutes  un  air  de  famille.  Pourtant 
Celle-là  est  Espagnole.  Sa  physionomie  et  son  accent  lui 
donnent  une  certaine  originalité. 

Gomme  elle  me  paraissait  un  peu  indiscrète  dans  sa  ma- 
nière de  m'inlerroger  sur  mes  goûts  et  mes  plaisirs,  j'ai 
pris  mon  ouvrage  pour  rompre  la  conversation  ;  mais  elle 
paraissait  décidée  à  me  faire  la  cour.  Elle  a  rapproché  sa 
chaise  de  la  mienne,  et  regardant  mon  crochet,  elle  m'a 
demandé  si  je  savais  faire  un  certain  point  que  je  ne  con- 
naissais pas.  Elle  a  pris  ma  soie  et  mon  moule  pour  me 
l'enseigner,  louant  avec  exagération  l'adresse  avec  laquelle 
j'apprenais  à  le  faire.  Pendant  qu'elle  démontrait,  je  m'avi- 
sai de  regarder  ses  bracelets.  Elle  me  les  passa  tous  dans 
les  bras,  disant  que  je  les  verrais  mieux.  Je  me  suis  laissé 


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LA  FILLEULE  197 

faire,  comptant  les  lui  rendre,  et  pensant  qu'elle  me  prenait 
pour  un  joujou.  Comme  cette  dame  est  assez  potelée,  j'avais 
de  ses  bracelets  jusqu'au  coude. 

Nous  étions  dans  cette  espèce  de  camaraderie  improvisée, 
quand  on  a  demandé  mon  parrain  pour  la  seconde  fois.  Il 
est  sorti  et  est  rentré  avec  un  beau  et  grand  jeune  homme 
qu'on  a  appelé  plusieurs  fois,  par  mégarde^  je  pense,  mon- 
sieur le  duc.  Son  premier  mouvement  a  été  de  saluer  raa- 
mita  et  bonne  rcaman,  auxquelles  il  a  baisé  la  main.  Puis 
apercevant  sa  femnae  qu'apparemment  il  ne  s'attendait  pas 
à  trouver  là,  il  a  fait  une  exclamation  de  surprise  et  a  paru 
embarrassé.  Je  ne  suis  pourtant  pas  sûre  que  tout  cela  ne 
soit  pas  une  comédie.  Est-c«  pour  moi  qu'elle  a  été  jouée? 
Je  ne  comprends  pas  pourquoi. 

La  duchesse,  après  lui  avoir  tendu  la  main,  qu'il  a  reçue 
presque  à  genoux,  ce  qui  m'a  encore  étonnée  passablement, 
me  l'a  présenté  comme  son  mari,  en  ajoutant  que,  lui  aussi, 
avait  connu  mes  parents  et  prenait  à  moi  un  grand  intérêt.  - 
Puis,  comme  le  duc  me  saluait  et  me  regardait  d'un  air  at- 
tendri, elle  m'a  poussée  vers  lui  en  me  disant  de  l'embras- 
ser. J'ai  rougi  beaucoup.  Je  n'ai  pas  l'habitude  d'embrasser 
les  hommes,  et  mon  parrain  m'a  bien  fait  sentir  que  je  n'é- 
tais plus  assez  petite  fille  pour  prendre  cette  familiarité, 
même  avec  lui. 

Le  duc,  qui  paraissait  plus  troublé  que  moi,  a  pris  mes 
deux  mains  dans  les  siennes  et  les  a  portées  à  ses  lèvres  en 
me  disant  : 

—  Ma  chère  miss  Harlwell,  j'ai  l'âge  qu'aurait  votre  père 
et  j'ai  été  son  ami.  J'ai  peut-être  le  droit  de  vous  donner  la 
bénédiction  qu'il  vous  donnerait  en  vous  voyant  si  char- 
manie  et  si  intéressante.  Mais  je  veux  vous  inspirer  de  la 
confiance  avant  de  vous  demander  un  peu  d'amitié.  Les 
présentations  solennelles  sont  toujours  gênantes  à  votre 


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i98  Là  FilXBULB 

âge  :  permettez-moi  de  causer  avec  vous,  et  faites-moi  taire 
si  je  vous  importune. 

Je  me  suis  sentie  tout  à  coup  si  à  l'aise  et  si  complète- 
ment gagnée,  que  j*ai  regretté  de  ne  pas  l'avoir  embrassé. 
Il  ne  m'aurait  pas  repoussée  comme  fait  mon  parrain,  lui  I 

Mamita  nous  a  aidés  à  nous  mettre  en  rapport  plus  vite, 
en  lui  disant,  avec  une  modestie  maternelle  «  que  je  com- 
prenais l'espagnol.  Quand  sa  femme  et  lui  ont  vu  que  je 
parlais  leur  langue  tout  aussi  bien  qu'eux,  et  comme  si  c'é* 
tait  la  mienne  propre,  ils  ont  fait  des  cris  d^admiration  et 
ont  béni  mamita  sur  tous  les  tons  pour  l'excellente  éduca- 
tion qu'elle  m'a  donnée.  J'ai  un  peu  souri  de  cet  orgueil  na* 
tional  et  leur  ai  recommandé  de  ne  pas  dire  trop  de  mal  de 
mamita  devant  elle,  en  espagnol,  vu  qu'elle  le  comprenait 
tout  aussi  bien  que  moi.  Mamita  s'est  obstinée  à  leur  ré- 
pondre en  français,  prétendant  qu'elle  ne  voulait  pas  leur 
fatiguer  l'oreille  (»ar  une  prononciation  défectueuse,  et 
qu'elle  ne  connaissait  un  peu  la  langue  que  pour  m'avoir, 
entendue  prendre  mes  leçons  avec  mou  parrain. 

Dans  le  fait,  je  crois  que  mamita  faisait  là  un  acte  de  res- 
pect envers  sa  mère,  qui  n'entend  pas  cette  langue,  et,  pro-^ 
fitant  de  l'exemple,  voulant  paraître  aussi  une  bonne  fille 
bien  élevée,  j'ai  reparlé  français  tout  le  reste  de  la  soirée. 
Vraiment,  je  me  suis  senti  beaucoup  d'amour-propre  de- 
vant ce  duc,  qui  me  plaît  à  la  folie.  J'ai  très-bien  joué  du 
piano  et  très-joliment  chanté  en  espagnol  devant  lui.  Pour 
un  peu,  j'aurais  dansé  le  boléro,  que  j'ai  appris  toute  seule, 
en  secret,  devant  la  psyché  de  ma  chambre,  après  l'avoir 
vu  danser  à  Fanny  Elssler.  Je  sais  bien  que  je  le  danse,  si- 
non mieux  qu'elle,  du  moins  plus  dansle  vrai  caractère. 

Le  duc  était  enchanté  de  moi,  et  sa  femme  aussi.  Il  n*y  a 
pas  d'éloges  qu'ils  n'aient  faits  de  moi  à  mamita,  à  tel  point 
qu'elle  les  a  priés  de  ne  pas  me  gâter. 


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LA  FlIiLBCLB    '  199 

—  Elle  a  trop  de  bon  sens  pour  être  vaine,  leur  a-t-elle 
dit.  Dites-lui  surtout  de  continuer  à  être  modeste  ;  cela  vau- 
dra encore  mieux  que  tous  ses  petits  talents  et  toutes  ses 
gentillesses. 

Elle  disait  cela  pour  moi,  cette  bonne  mère  ;  mais,  au 
fond,  elle  était  très-ûère  de  mon  succès  devant  ces  étran- 
gers, je  le  voyais  bien.  Quand  ils  ont  pris  congé,  comme  ils 
ne  parlaient  pas  de  revenir^  j'ai  cédé  à  un  élan  qui  m*est 
venu  de  dire  au  duc  : 

— -'  Eh  bien,  est-ce  que  nous^ ne  nous  reverrons  pas? 

—  Vous  le  voyez,  a-t-il  dit  à  mamita  en  me  pressant  un 
peu  sur  son  coeur,  nous  sommes  déjà  si  bons  amis  que  nous 
avons  de  la  peine  à  nous  quitter,  et  que  me  voici  tout  à  fait 
triste  et  malheureux  si  vous  ne.  permettez  à  la  duchesse  et 
à  moi  de  revenir. 

Mamita  a  dit  qu'elle  comptait  bien  quMls  reviendraient 
souvent.  J'ai  voulu  alors  remettre  tous  les  bracelets  à  la  du- 
chesse ;  mais  elle  m'a  priée  de  les  garder,  et  comme  ma- 
mita objectait  que  j'étais  trop  jeune  pour  tant  de  luxe,  elle 
a  dit  qu'elle  reviendrait  les  chercher  et  qu'elle  désirait  qu'ils 
me  fissent  penser  à  elle  en  attendant.  Je  vois  bien  qu'elle 
veut  me  donner  tout  cela.  C'est  insensé,  il  y  en  a  pour  une 
somme  folle,  j'ai  été  étourdie  d'un  pareil  cadeau.  Mamita  a 
dit,  quand  nous  avons  été  seules  avec  mon  parrain,  que  si 
on  insistait,  je  n'aurais  pas  bonne  grâce  à  refuser  ;  alors  je 
me  suis  vue  à  la  tête  de  tant  de  bracelets,  que,  pendant  un 
moment,  je  les  ai  examinés  l'un  après  l'autre,  ccnnme  une 
enfant  que  je  suis. 

Hélas  )  mon  parrain  est  bien  oruel  pour  moi  !  tantôt  il  me 
reproche  de  faire  la  demoiselle,  et  tantôt  de  n'être  qu'une 
morveuse.  Que  veutr-il  donc  que  je  sois?  On  m'a  aidée  et 
poussée  à  faire  des  progrès  qui,  je  le  vois  bien,  dépassent  la 
portée  de  mon  âge  en  bien  des  choses,  et  si  je  m'abandonne 


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200  LA  FILLEULE 

à  mes  idées,  il  me  fait  taire  ou  me  rembarre  ;  si  je  redeviens 
enfant  pour  m'amuser  à  des  hochets,  il  me  prend  en  pitié  ! 
Il  ne  m'a  pourtant  pas  chapitrée  ce  soir;  mais  mamita 
ayant  essayé  de  savoir  si  ces  personnes  m'étaient  également 
sympatiiiques,  comme  j'hésitais  un  peu  avant  de  répondre, 
a  a  dit,  lui,  d'un  ton  moqueur  : 

—  Bah  I  croyez-vous  qu'elle  puisse  songer,  ce  soir,  à  autre 
chose  qu*à  ses  bracelets? 

J'ai  eu  alors  du  dépit,  et,  n'hésitant  plus  à  me  prononcer, 
j'ai  dit  que  tous  les  bracelets  du  monde  ne  m'empêcheraient 
pas  de  juger  que  la  duchesse  était  une  bonne  femme  un 
peu  commère,  et  le  duc  un  homme  presque  aussi  parfait 
que  mon  parrain,  mais  beaucoup  plus  indulgent  pour  moi* 

Cette  réponse  a  paru  étonnor  mamita,  qui  a,  certes,  une 
grande  affection  et  même  de  Fengouement  pour  mon  par- 
rain. Elle  a  failli  me  contredire,  puis  elle  s'est  arrêtée,  et 
sans  prendre  note  de  mon  reproche,  elle  a  fait  l'éloge  du 
duc.  J'ai  demandé  son  nom;  mamita  a  paru  hésiter;  mon 
parrain  s'est  hâté  de  dire  : 

—  Jusqu'à  nouvel  ordre,  il  n'a  pas  de  nom  ici.  Des  rai- 
sons de  famille  l'obligent  à  y  venir  incognito. 

Il  a  fallu  me  payer  de  cette  réponse.  Mon  parrain,  qui  de- 
meure un  peu  loin  d'ici,  nous  a  souhaité  le  bonsoir,  et  moi, 
me  sentant  le  cœur  très-gros  de  son  air  toujours  froid  et 
dur  avec  moi,  j'ai  été  me  coucher.  Mais  loin  d'avoir  envie  de 
dormir,  voilà  que  je  griffonne  encore  dans  mon  lit  à  une 
heure  du  matin. 

Mon  Dieu  !  à  quoi  cela  me  sert-il  ?  Cela  ne  me  soulage  pas. 
Si  je  lui  écrivais,  à  lui,  ce  serait  différent  ;  mais  il  se  moque- 
rait de  moi,  et  pourtant  il  me  semble  que  je  saurais  lui  faire 
par  écrit  des  reproches  mieux  tournés  que  je  ne  peux  les 
dire. 

Allons,  altons  !  qu'ai-jc  besoin  do  penser  toujours  à  lui  ? 


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LA  FILLBULB  .  201 

C'est  un  homme  bizarre  ;  personne  ne  le  croit,  mais  moi  je 
le  sais.  Je  sais  que  sa  bienveillance,  son  grand  esprit,  sa  to- 
lérance, son  savoir-vivre,  ne  Tempêchent  pas  d'avoir  des 
manies ,  des  grippes,  et  que  je  suis  l'objet  d'une  des  mieux 
conditionnées.  Pourquoi  moi,  hélas?  moi  qu'il  aimait  tant 
quand  j'étais  petite  !  moi  qu'il  faisait  sauter  sur  ses  genoux 
avec  tant  d'amour  !  moi  qu'il  a  pris  ensuite  tant  de  soin  à 
instruire  et  à  qui  il  parlait  toujours  comme  un  père  à  sa  fille  I 
moi  à  qui  il  écrivait,  durant  son  grand  voyage ,  des  lettres  si 
bonnes  !  Il  m'a  revue,  et,  dès  le  premier  jour,  j'ai  senti  que  je 
ne  lui  plaisais  plus;  qu'il  me  regardait  avec  curiosité,  avec 
ironie,  avec  aversion I...  Oui,  c'est  de  la  haine  qu'il  a  pour 
moi  maintenant  I 

Gomment  ai-je  pu  mériter  cela,. moi  qui  fais  tous  mes 
efforts  pour  corriger  en  moi  ce  qu'il  blâme,  moi  qui  renonce 
si  courageusement  à  tous  les  amusements  qui  lui  déplaisent  ? 
Avant-hier  encore,  j'avais  envie  d'aller  à  l'Opéra.  Nous  n'y 
allons  pâs  trois  fois  par  an.  Mamita  y  consentait.  C'était  pour 
entendre  Guillaume  Tell!  il  a  dit  qu'il  valait  mieux,  à  mon 
âge,  entendre  de  la  musique  au  Conservatoire,  et  surtout  ap- 
prendre à  lire  soi-même,  que  de  se  brûler  les  yeux  et  de  se 
blaser  les  oreilles  au  théâtre.  J'avais  envie  de  pleurer,  j'aime 
tant  le  spectacle  1  L'effort  que  je  fais  pour  cacher  le  plaisir 
que  j'y  goûte  me  donne  chaque  fois  la  fièvre.  Eh  bien ,  je 
me  suis  soumise  sans  raisonner,  j'ai  renfoncé  mes  larmes, 
ot  il  ne  m'en  a  pas  su  le  moindre  gré.  Âh  !  je  suis  bien  mal- 
heureuse I 

Deax  heures  dn  matin. 

Je  pleure  et  je  m'agite  saus  pouvoir  dormir.  J'aime  autant 
me  remettre  à  écrire  que  de  me  battre  comme  cela  avec 
mes  idées  noires.  Qu'est-ce  que  j'ai  donc,  mon  Dieu  î  et 


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102  UL  ynxEuuB 

pourquoi  suis-je  si  sensible  à  Findifférence  <f  im  homme 
qui,  après  tout,  n'est  pas  mon  père  et  n'est  peut-être  pas 
seulement  mon  tuteur?  Mon  ami,  mon  protecteur  véritable, 
c'est  probaUement  ce  duc  qui  est  venu  hier  soir  et  qui  pa- 
raît si  bon.  n  paraît  aussi  plus  jeune,  et  il  est  certainement 
plus  beau  que  M.  Stéphen.  J*ai  fait  tout  mon  possible  pour 
iui  plaire,  et  j'y  ai  réussi.  Sa  femme  lui  a  dit  en  espagnol, 
avant  qu'elle  sût  que  j'entendais  cette  langue,  qu'elle  me 
trouvait  jolie,  jolie  comme  un  démon;  il  a  répondu  :  a  Non  ! 
jolie  comme  vous,  joUe  comme  nn  ange,  b 

Je  suis  donc  jolie,  enfin?  Pourquoi  mon  parrain  me 
trouve-t-ril  laide?  Il  n'est  pas  comme  mamita,  qui  m'admire 
en  tout  !  Décidément,  je  no  veux  plus  l'aimer.  Je  veux  pen- 
ser à  mon  cher  duc.  Qui  sait — une  idée  folle  I  —  si  ce  n'est 
pas  lui  qui  est  mon  père?  Non,  c'est  imposable,  sa  femme 
n'est  pas  ma  mère,  je  le  sais  bien,  et  d'ailleurs  ma  mère  est 
morte.  Mais  il  pourrait  avoir  été  marié  deux  fois...  Alors 
pourquoi  me  cacherait-il  que  je  suis  sa  fille?  Ah!  peut-être 
que  cette  belle  dame  qu'il  a  épousée  en  secondes  noces  n'a 
pas  voulu  qu'il  m'élevât  dans  sa  maison.  Elle  a  sans  doute 
d'autres  enfants,  et  elle  est  jalouse  de  moi.  A  présent,  elle 
se  sera  repentie  de  sa  cruauté  et  elle  vient  pour  me  conso- 
ler, en  attendant  qu'elle  me  permette  de  rentrer  dans  la  mai- 
son paternelle  I  Oui,  voilà  enfin  une  supposition  assez  vrai- 
semblable, après  toutes  celles  que  j'ai  déjà  faites  et  qui  se 
sont  trouvées  absurdes.  Il  est  certain  que  mon  père  est  vivant, 
parce  que  mamita,  qui  ne  sait  pas,  qui  ne  peut  pas  mentir,  ne 
m'a  jamais  dit  avec  insistance  ni  avec  assurance  qu'il  fût  mort. 

Et  tous  ces  c»leaux  que  je  reçois  chaque  année  pour  mes 
étrennes  et  le  jour  de  ma  naissance?  C'est  sans  doute  la  du- 
chesse qui  me  les  envoyait  pour  me  dédommager  de  m'avoir 
privée  des  caresses  de  mon  père.    .    .    .  ' 


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LA  FILLEUtB  203 

La  rêverie,  le  sommeil  ou  les  larmes  avaient  interrompu 
le  joarnal  de  Morénita;  elle  ne  le  reprit  pas  les  jours  sui- 
vants. Elle  fut  assez  sérieusement  indisposée* 

Cette  jeune  ûlle  éprouvait  pour  Stéphen  une  passion  nais- 
'  santé  dont  le  début  s'annonçait  avec  la  violence  qu'elle  portait 
dans  tous  ses  engouements.  Mais  malgré  la  précocité  de  son 
développement  physique,  élevée  par  madame  de  Saule,  elle 
avait  encore  toute  l'ignorance  de  son  âge,  et  donnait  encore 
le  nom  de  tendresse  filiale  à  ce  sentiment  qui  l'agitait. 

Stéphen  vit  le  danger,  non  pas  de  se  laisser  séduire  un 
seul  instant  par  tant  de  beauté,  dMnnocence,  de  jeunesse  et 
de  flamme',  mais  celui  de  laisser  croître  dans  ce  pauvre  cœur 
un  mai  incurable.  D'abord  il  ne  crut  pas  ce  mal  aussi  sé- 
rieux qu'il  Fêtait;  mais  il  vit  des  progrès  si  rapides  qu'il  en 
ftit  etfrayé,  et  pensa  sérieusement  au  moyen  de  le  conjurer. 
Les  affectations  de  froideur  et  d'éloignement  amenant  tmo 
sorte  de  désespoir  chez  sa  pauvre  filleule,  il  essaya  d'un  au- 
tre système,  celui  de  la  douceur  et  de  la  bonté.  Mais,  dès  le 
premier  jour,  il  dut  y  renoncer  entièrement  :  Tefifet  était 
pire.  Morénita  arrivait  à  une  joie  délirante  ;  elle  lui  baisait 
les  mains  avec  ardeur,  et  dès  qu'il  voulait  lui  persuader  de 
contenir  son  émotion ,  elle  l'accablait  de  reproches  d'une 
véhémence  incompréhensible.  L'orage  de  la  passion  boule- 
versait cette  jeune  tête.  Elle  semblait  commencer  à  com- 
prendre ce  qu'elle  éprouvait  et  avoir  déjà  perdu  la  force 
d'en  rougir  et  d'y  résister. 

Stéphen  se  résolut,  ou  plutôt  fut  entraîné  fatalement  à  lui 
faire  un  aveu  t^rible  pour  elle,  hasardé  pour  lui  et  pour 
Anicée,  car  c'était  la  révélation  d'un  secret  que  Morénita 
n'aurait  peut-être  pas  la  prudence  de  garder  et  d'où  dépen- 
dait encore  le  repos  de  la  famille. 

—  Mon  enfant,  lui  dit-il  un  soir  qtf elle  était  presque  foïh? 
et  le  menaçait  de  mourir  de  chagrin  s'il  ne  promettait  de 


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204  LA  FIUiBtLB 

Taimer  comme  elle  l'aimait,  plus  que  tout  le  monde,  ce  que 
vous  me  demandez  là  est  tout  à  fait  impossible.  Il  est  une 
personne  que  j'aime  et  que  j'aimerai  toujours  plus  que  tous^ 
parce  que  je  l'ai  aimée  avant  vous. 

—  Je  sais  qui,  s'écria  l'enfant  avec  des  yeux  ardents  de  * 
colère,  c'est  mamital  Vous  allez  me  dire  qu'elle  le  mérite 
mieux  que  moi,  je  ne  dis  pas  ie  contraire  ;  mais  vous  n'en 

-  êtes  pas  moins  injuste  de  me  la  préférer,  car  elle  n'a  pas 
besoin  que  vous  l'aimiez  tant;  elle  vous  aime  avec  piété,  et 
moi  je  vous  aime  avec  rage  I 

—-Qu'en  savez-vous;,  Morénita?  reprit  Stéphen  stupéfiait 
de  ce  mélange  d'audace  et  d'innocence,  de  ces  paroles  in- 
sensées avec  une  ignorance  si  complète  de  leur  portée.  Sa- 
vez-vous  que  pour  aimer  parfaitement  il  faut  être  trois  fois 
éprouvé,  trois  fois  saint  devant  Dieu,  et  que  cela  n'est  pas 
donné  aux  enfants  terribles  comme  vous,  qui  veulent  tout 
dominer,  tout  accaparer,  tout  briser  autour  d'eux?  £t  que 
m'importe  que  vous  m'aimiez  avec  rage,  comme  vous  dites, 
à  moi  qui  suis  aimé  avec  religion? 

—  Eh  bien,  non!  s'écria  Morénita,  pleine  de  l'amer 
triomphe  d'une  vengeance  de  femme  déjà  bien  sentie,  vous 
n'êtes  pas  aimé  avec  religion  ;  et,  comme  mamita  est  la  vertu 
même,  elle  ne  vous  aime  pas  du  tout. 

—  Qu'est-ce  que  cela  signifie?  demanda  Stéphen,  Texa- 
minant  avec  surprise  et  méfiance. 

—  Cela  signifie,  répondit  Morénita,  que  si  maman  vous 
aimait  comme  vous  dites,  elle  vous  aurait  épousé.  Eh  bien, 
quoique  je  sois  une  petite  fille,  je  sais  qu'on  ne  doit  pas 
trop  aimer  un  homme  dont  on  ne  veut  pas,  ou  dont  on  ne 
peut  pas  faire  son  mari* 

—Alors,  ne  m'aimez  pas  trop,  Morénita,  dit  Stéphen  avec 
un  sourhre  de  pitié,  car  je  ne  peux  ni  ne  veux  être  le  vôtre. 
Puisque  vous  savez  tant  de  choses  et  faites  de  si  beaux  rai- 


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LA  FIIXEULE  205 

sonnemenis,  vous  auriez  dû  vous  dire  cela  avant  de  m'ai- 
mer  à  la  rage. 

—  Est-ce  donc  que  vous  êtes  le  mari  de  mamita?  s'écria 
la  petite  fille  frappée  de  terreur  ;  et,  se  levant,  elle  ajouta 
avec  une  énergie  mêlée  d'une  grandeur  extraordinaire  :  —  Si 
je  le  croyais,  je  demanderais  pardon  à  Dieu  de  tout  ce  que 
j'ai  osé  dire  et  penser. 

—  Eh  bien,  je  suis  le  mari  de  mamita,  répondit  Stéphen, 
gagné  par  la  solennité  que  prenait  cet  entretien,  un  entre- 
tien terrible,  bizarre,  et  qui  certes  ne  pouvait  pas  se  re- 
nouveler. 

—  Le  monde  Tignore,  ajouta-t-il  ;  mais  nos  amis,  nos  ser- 
viteurs le  savent...  Il  allait  lui  expliquer  par  quelles  circon- 
stances étranges  et  cruelles  il  avait  été  forcé  de  tenir  son 
mariage  secret  jusqu'à  ce  jour;  mais  Morénita  ne  l'enten- 
dait plus  :  elle  était  tombée  sur  un  fauteuil,  elle  était  éva- 
nouie. 

Stéphen,  qui  avait  réussi  à  cacher  è  sa  femme  la  cause 
des  bizarreries  de  leur  fille  adoptive,  et  qui  avait  choisi  pour 
cette  conversation  avec  elle  un  jour  où  Anicée  était  sortie  avec 
sa  mère,  secourut  l'enfant  sans  vouloir  appeler  les  domesti- 
ques. Elle  n'eut  pas  une  larme,  pas  une  plainte,  pas  une 
réflexion,  et  se  renferma  dans  un  morne  silence.  Il  essaya 
alors  de  lui  raconter  succinctement  sa  vie,  et  comment  Ju- 
lien, le  frère  d'Anicée,  avait  failli  périr  dans  un  duel  dont 
il  était  la  cause  involontaire  et  fatale.  Le  jeune  homme  n'a- 
vait pu  entendre  dire  que  sa  sœur  allait  faire,  à  trente  ans, 
la  folie  d'une  mésalliance  inouïe;  lui,  qui  ne  croyait  pas  à 
l'amour  d'Anicée  et  de  Stéphen,  et  qui  n'y  eût  rien  com- 
pris, il  avait  souffleté  un  de  ceux  qui  se  livraient  à  ces  com- 
mentaires et  qui  répandaient  dans  son  monde  de  sanglan- 
tes critiques  sur  l'absurde  passion  de  sa  sœur,  sur  l'hypocrite 
ambition  de  Stoplion,  sur  la  tolérance  philosophique  de  la 

12 

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206  LA  FILLEULE 

mère.  Il  s'était  battu,  il  avait  éfté  grièvement  blessé.  On  rat- 
vait  sauvé  à  grand'peine  ;  mais  cette  catastrophe  avait  rendu 
impossible  un  mariage  officiel  qui,  chaque  jour,  eût  exposé 
Julien  à  des  périls  semblables  ;  car  il  persistait  à  estimer 
Stéphen  et  à  croire  sa  sœur  innocente  de  la  fantaisie  qu'on 
lui  attribuait. 

Devant  de  tels  obstacles,  il  avait  fallu  tromper  ce  monde 
injuste  et  méchant,  ce  frère  généreux  mais  obstiné  dans  ses 
préjugés.  Stéphen  et  Anicée  s'étaient  mariés  en  pays  étran- 
ger, sous  les  yeux  de  madame  Marange  et  du  chevalier  de 
Valestroit,  lequel  était  mort  peu  de  temps  après.  Roque, 
Clet,  Schwartz  et  les  vieux  domestiques  avaient  gardé  fidè- 
lement le  secret  de  cette  union.  Julien  s'était  marié  aussi.  Il 
habitait  le  midi  de  la  France.  Il  témoignait  toujours  la  plus 
vive  affection  à  sa  sœur,  la  plus  haute  estime  à  Stéphen,  et 
commençait  h  leur  écrire  que,  toute  réflexion  faite,  il  regret- 
tait qu'ils  ne  fussent  pas  unis.  Le  monde  aussi  commençait  à 
dire  la  même  chose.  CTest  que  Stéphen  avait  conquis  l'ad- 
miration de  tous  par  des  travaux  d'un  mérite  reconnu,  par 
une  attitude  constamment  digne,  par  une  conduite  toujours 
noble  et  généreuse.  Il  allait  publier  la  relation  de  son  voyage 
scientifique.  Si  un  succès  sérieux  couronnait  Fœuvre  de  sa 
vie,  il  espérait  pouvoir  bientôt  déclarer  son  mariage,  ap- 
porter à  sa  femme  autant  d'honneur  qu'il  lui  eût  attiré  de 
blâme  et  d'ironie  en  agissant  prématurément. 

Mais  quelque  liberté  que  cette  déclaration  dût  apporter 
dans  leurs  relations  officielles,  Stéphen,  satisfait  d'être  légi- 
timement et  indissolublement  uni  à  la  seule  femme  qu'il 
eût  jamais  aimée,  fier  de  pouvoir  enfin  lui  donner  le  nom 
que  sa  mère  avait  porté,  était  décidé  cependant  à  ne  pas 
faire  régulariser  son  mariage  par  les  lois  civiles  de  la 
France.  N'ayant  pas  d'enfants,  cette  ré^:  ilarisation  ne  pou- 
vait servir  qu'à  lui  assurer  la  jouissancG  des  biens  de  sa 


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LA  FILLEULE  207 

femme,  et  c'est  à  quoi  il  ne  voulait  jamais  descendre.  Ani- 
cée  elle-même  eût  rougi  de  Vy  faire  songer,  Stéphen  était 
par  lui-môme  riche  au  delà  de  ses  besoins,  qui  étaient 
restés  fort  simples.  U  aimait  à  babiter  en  Berry  la  maison 
de  sa  mère,  et  à  Paris  un  modeste  appartement  où  il  pou- 
vait recevoir  ses  amis  sans  être  forcé  de  les  éblouir  d'un 
luxe  qui  n'eût  pas  été  sien.  D'ailleurs  il  avait  pris  une  si 
douce  habitude  de  se  regarder  comme  l'amant  de  sa  femme, 
ils  étaient  si  sûrs  Tun  de  l'autre,  la  séparation  de.  chaque 
jour  rendait  la  réunion  de  chaque  lendemain  si  douce^  le 
mystère  redore  d'une  si  douce  chasteté  les  relations  trop 
souvent  indiscrètes  du  mariage,  il  écarte  si  absolument  les 
commentaires  grossiers  par  lesquels  beaucoup  de  gens  se 
plaisent  à  en  avilir  la  sainteté,  que  les  heureux  époux  ne 
se  sentaient  nullement  pressés  de  modifier  le  tranquille  et 
solide  arrangement  de  leur  vie. 


VII 


De  tout  ce  que  nous  venons  de  dire  au  lecteur,  Stéphen 
ne  dit  à  Morénita  que  ce  qu'elle  devait  savoir  et  pouvait 
comprendre  :  la  différence  des  fortunes  entre  Anicée  et  lui, 
les  préventions  impitoyables  du  monde,  la  résistance  déjà 
presque  vaincue  de  Julien,  les  efforts  que  Stéphen  avait  dû 
faire  pour  mériter,  par  le  talent,  la  science  et  la  conduite , 
l'honneur  d'appartenir  à  une  femme  comme  Anicée,  le  désir 
qu'il  avait  de  prolonger  encore  le  temps  de  son  épreuve, 
afin  d*être  complètement  digne  de  se  déclarer  son  protec- 
teur et  sou  protégé. 

Morénita  écouta  cette  explication  d'un  air  calme. 

—  C'est  bien,  dit-elle  quand  Stéphen  eut  tout  dit.  Vous 


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208  LA  FILLEULE 

ne  me  méprisez  pas  assez,  j'espère,  pour  craindre  que  je 
trahisse  jamais  le  secret  de  ma  mère.  Veuillez  oublier  ma 
folie;  moi,  je  jure  qu'elle  est  passée.  J'ai  fait  un  rêve,  j'ai 
été  malade,  voilà  tout;  je  sens  que  je  mourrais  si  quelqu'un 
me  le  rappelait.  J'ose  croire  que  personne  au  monde  ne  me 
causera  cette  humiliation. 

Morénila  parut  très-satisfaite  et  presque  consolée  d'ap- 
prendre que  mamita  n'avait  pas  eu  le  moindre  soupçon  de 
son  égarement,  et  que  madame  Marange  n'avait  jamais 
semblé  s'en  apercevoir.  Elle  s'en  était  aperçue  cependant, 
c^tte  femme  pénétrante  et  sage;  mais,  n'ayant  pas  le  moin- 
dre doute  sur  la  prudence  de  son  gendre,  elle  s'était  tue, 
comptant  bien  qu'il  trouverait  le  remède. 

Stéphen ,  voyant  sa  filleule  calmée  et  en  apparence  très- 
raisonnable,  lui  témoigna  de  l'amitié  et  s'efforça,  avec  un 
enjouement  tout  paternel,  de  lui  persuader  qu'elle  s'était 
absolument  trompée  sur  le  sentiment  qu'elle  éprouvait  pour 
lui.  Il  feignait  de  n'avoir  jamais  cru  qu'à  un  mouvenaent 
filial  exprimé  avec  l'exaltation  d'une  tête  vive.  Mais  Moré- 
nita  l'interrompit,  et,  prenant  tout  à  coup  l'attitude  d'une 
femme  fière  et  forte  : 

—  Taisez-vous,  lui  dit-elle  ;  vous  ne  me  connaissez  pas, 
vous  ne  me  comprendrez  jamais,  ni  les  uns  ni  les  autres. 
Ce  que  je  suis.  Dieu  seul  le  sait,  et  l'avenir  me  le  révélera 
à  moi-même  I 

Elle  se  leva  et  sortit.  Stéphen  fut  un  p?u  inquiet  de  son 
air  froid  et  sombre.  Il  alla  dire  à  la  vieille  bonne  qui  l'avait 
élevée  qu'elle  paraissait  souffrante,  et  l'engagea  à  la  sur- 
veiller. 

Morénita  se  voyant  observée,  fit  un  effort  héroïque  pour 
cacher  sa  souffrance  et  feignit  de  s'endormir  avec  calme. 
Mais,  au  milieu  de  la  nuit,  elle  eut  un  violent  accès  de 
fièvre,  et  Anicée  fut  éveillée  en  sursaut  par  ses  cris. 


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LA   FILLEULE  209 

Morénita  fut  malade  pendant  quelques  jours-  Roque,  qui 
voyait  partout  des  cas  de  la  maladie  qu'il  était  en  train 
d'étudier  particulièrement,  prononça  le  mot  do  méningite  et 
voulut  traiter  la  petite  fille  comme  pour  une  fièvre  céré- 
brale. Heureusement  Stéphen,  qui  ne  vit  là  qu'une  irritation 
nerveuse,  s'opposa  aux  saignées  et  conseilla  des  calmants. 
Au  bout  de  la  semaine,  la  malade  était  guérie. 

Le  duc  et  la  duchesse  vinrent  la  voir  pendant  et  après  sa 
courte  maladie.  La  sollicitude  qu'ils  lui  témoignèrent  parut 
soulager  et  consoler  beaucoup  Morénita,  dont  l'accablement 
moral  était  extrême, et  qui  parut  enfin  reprendre  la  volonté 
de  .vivre.  Cette  enfant,  au  milieu  de  ses  souffrances,  avait 
montré  à  Stéphen  une  sorte  de  courage  sombre  et  soutenu. 
Pas  un  mot  d(î  sa  bouche,  pas  une  expression  de  son  visage 
n'avait  trahi  le  secret  de  son  âme,  môme  dans  quelques 
moments  de  délire  que  lui  avait  donné  la  fièvre.  Elle  avait 
pris  une  résolution  inébranlable. 

Un  jour,  Morénita  reçut  une  lettre  aipsi  conçue,  qui  se 
trouva  dans  un  envoi  de  fleurs  de  la  duchesse  : 

((  Si  vous  voulez  savoir  tous  les  secrets  qui  vous  con- 
»  cernent,  et  que  jamais  ni  le  duc,  ni  sa  femme,  ni 
»  votre  mamita«  ni  son  mari  ne  vous  révéleront,  don- 
»  nez  un  rendez-vous  à  la  personne  qui  vous  écrit  ces 
»  lignes  à  l'insu  de  tous,  et  qui  ira  prendre  votre  réponse, 
y>  cette  nuit,  dans  la  branche  du  sapin  qui  dépasse,  en 
»  dehors,  la  crête  du  mur  de  votre  jardin.  Il  n'y  en  a 
j>  qu'une.  » 

Morénita,  chose  étrange  à  son  âge  et  avec  l'éducation 
qu'elle  avait  reçue,  n'hésita  pas  un  instant  sur  ce  qu'elle 
voulait  faire.  La  nature,  si  longtemps  et  si  patiemment 
combattue  en  elle  par  les  exemples  et  les  leçons  d'Anicée , 

11. 

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MO  LA  FILUKILH 

reprenait  tous  ses  droits  sur  cette  organisation  inquiète,  té- 
méraire et  aventureuse.  Rien  ne  peignait  mieux  la  situation 
de  ces  deux  femmes  que  le  mot  vulgaire  du  vieux  Schwartz, 
lorsqu'il  parlait  d'elles  avec  Sléphen  :  a  C'est  une  poule,  di- 
sait-il ,  qui  a  couvé  un  oeuf  de  canard  ;  et  de  canard  sau- 
vage, encore  I  »  £n  effet,  le  moment  approchait  où  la  pau- 
vre poule,  éperdue  sur  la  rive ,  allait  voir  la  progéniture 
étrangère  se  lancer  dans  la  première  eau  courante  qui  ten- 
terait son  insurmontable  instinct. 

Morénita  prit  le  costume  qu'on  lui  avait  fait  faire  pour 
ses  leçons  de  gymnastique,  leçons  qui,  par  parenthèsci 
n'avaient  pas  atteint  leur  but,  qui  était  de  la  faire  grandir. 
Elle  attendit  l'heure  où  son  parrain  était  parti,  et  où  tout 
le  monde  était  endormi.  Elle  s'enveloppa  de  sa  pelisse 
fourrée,  se  glissa  dans  le  jardin ,  gagna  le  mur,  grimpa 
lestement  dans  le  sapin  jusqu'à  la  branche  indiquée,  et 
attendit  résolument  l'aventure. 

De  l'autre  côté  de  cette  muraille,  médiocrement  étevée, 
s'étendait  le  jardin  petit  et  touffu  d'une  maison  voisine. 
L'appartement  du  rez-de-chaussée  d'où  ce  jardin  dépendait 
n'était  pas  loué.  Morénita,  sans  faire  semblant  de  rien,  s'é- 
tait assurée  de  ces  détails  dans  la  soirée. 

Au  bout  d'une  heure  d'attente,  elle  entendit  s'agiter  les 
branches  d'un  autre  massif  d'arbres,  dont  les  cimes  se  con- 
fondaient avec  celles  du  jardin  d'Anicée.  On  posa  une 
échelle  contre  le  mur,  où^  l'on  monta  avec  précaution.  La 
nuit  était  tiède  et  voilée  de  nuages.  L'ombrage  épais  du 
double  massif  que  séparait  le  mur  mitoyen  rendait  l'obscu- 
rité presque  complète  en  cet  endroit. 

Morénita,  tapie  dans  son  arbre,  tout  près  de  la  tige,  sentit 
s'agiter  la  branche  qu'elle  surveillait.  Il  n'y  avait  pas  un 
souffle  de  vent,  elle  reconnut  qu'on  interrc^ait  l'extrémité 
de  cette  branche  pour  y  trouver  la  réponse  qu'on  lui  avait 


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I^A  FiLLBULB  2ii 

demandée  ;  alors  elle  retira  brusquwment  la  branche  vers 
elle,  en  disant  :  a  Écoutez  I  » 

Le  premier  mouvement'de  la  personne  qui  venait  ainsi 
fut  de  fuir.  Mais  Morénita  ayant  répété  de  sa  voix  douce  et 
enfantine  :  «  Écoutez  !  »  on  se  rassura,  on  se  rapprocha,  et 
une  tête  d*homme  se  montra  au-dessus  du  mur. 

—  Écoutez  I  dit  Morénita  pour  la  troisième  fois,  et  ne 
bougez  pas.  Il  n'y  a  pas  de  lettre,  et  c'est  moi  en  personne 
qui  suis  là  pour  entendre  ce  que  vous  avez  à  me  dire. 

— Merci  pour  cette  confiance,  répondit  en  espagnol  une 
voix  d'homme ,  plus  douce  que  celle  de  nos  climats ,  et 
d'une  fraîcheur  harmonieuse,  qui  sembla  être  à  Morénita 
l'écho  renforcé  de  la  sienne  propre. 

—  Ne  comptez  pas  trop  là-dessus,  reprit-elle,  je  ne  sais 
pas  qui  vous  êtes,  et,  avant  tout,  je  veux  le  savoir.  Ce  n'est 
pas  que  je  vous  craigne  :  la  branche  qui  nous  sert  de  con- 
ducteur ne  pourrait  pas  vous  porter,  et  je  serais  à  la  maison 
avant  que  vous  eussiez  franchi  le  mur.  Je  n'ai  là  qu'un 
coup  de  sonnette  à  donner  pour  réveiller  tout  le  monde  ; 
je  crierais  au  voleur,  et  alors  gare  à  vous  I 

—  Je  vois,  Morénila,  que  je  m'étais  trompé,  répondit  la 
voix;  vous  vous  méfiez  de  moi.  Un  autre  à  ma  place  s'en 
affligerait;  moi,  je  m'en  réjouis  et  vous  en  félicite.  Voulez- 
vous  savoir  pourquoi  t 

—  Oui ,  quand  vous  aurez  dit  qui  vous  êtes. 

—  Un  seul  mot  répondra  aux  deux  questions  :  Morénita, 
je  suis  ton  frère  I 

—  0  mon  Dieul  est-ce  vrai?  s'écria  l'enfant  crédule.  Ohl 
que  je  voudrais  vous  voir! 

—  C'est  bien  facile,  répondit  l'inconnu,  qui  était  à  cheval 
sur  le  mur;  je  vais  vous  passer  mon  échelle,  qui  est  fort  lé- 
gère. Nous  irons  dans  Tappartemeni  de  ce  jardin,  dont  le 


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212  LA  FILLEULE 

portier,  qui  me  coBDaît  et  qui  a  confiance  en  moi,  m*a  remis 
les  clefs. 

—  Non,  non,  dit  Morénita  en  se  ravisant.  Ce  serait  mal. 

—  Mal  I  reprit  le  jeune  homme.  Un  frère  et  une  sœur*? 

—  Et  qui  me  prouve  que  vous  disiez  la  vérité?  Voyons, 
êtes- vous  noir  comme  moi  ? 

—  Plus  noir  que  vous. 

—  Alors,  vous  êtes  d'origine  indienne. 

—  Précisément. 

—  Il  me  semble  que  votre  voix  ressemble  à  la  mienne  et 
qu'elle  m'est  connue,  comme  si  ce  n'était  pas  la  première  fois 
que  je  l'entends. 

—  C'est  pourtant  la  première  fois  que  je  vous  parle,  et 
comme  vous  ne  pouvez  pas  vous  souvenir  du  jour  de  voire 
naissance,  c'est  la  première  fois  que  vous  me  voyez. 

—  C'est-à-dire,  observa  Morénita  en  riant,  que  je  ne  vous 
vois  pas  du  tout.  Est-ce  que  vous  me  voyez,  vous? 

—  Pas  distinctement.  Mais  je  vous  ai  vue  plusieurs  fois  a 
votre  insu. 

—  Vous  vous  intéressez  donc  un  peu  à  moi  ? 

—  Je  vous  aime  de  toutes  les  puissances  de  mon  âme, 
s'écria-t-il,  parce  que  vous  êtes  belle  tîomme  la  Vierge  d'É- 
gj'pte...  et  parce  que  tu  es  ma  sœur!  ajouta-t-il  avec  une 
tendresse  presque  aussi  passionnée  que  son  exclamation. 

Un  charme  inconnu  pénétra  dans  l'âme  incertaine  de  Mo- 
rénita. Elle  qui  avait  tant  d'envie  de  se  savoir  belle ,  elle 
s'entendait  louer  par  cette  voix  mystérieuse  qui  avait  les  ac- 
cents de  l'amour  et  dont  elle  ne  pouvait  se  méfier,  si  c'é- 
tait, en  effet,  celle  d'un  frère.  Agitée,  curieuse,  elle  s'écria  : 

—  Je  veux  vous  voir  I  je  saurai  bien  si  nous  nous  res- 
semblons, et  si  la  voix  du  sang  parle  à  mon  cœur.  Mais  je 
ne  sortirai  pas  du  jardin  de  maman.  Si  elle  s'éveillait,  si  elle 
ne  me  trouvait  plus  dans  ma  chambre  ni  dans  le  jardin,  elle  en 

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L.4  FILLEULE  213 

mourrait  de  peur  et  8e  chagrin.  Voyons,  il  y  a  chez  nous, 
tout  près  d'ici,  un  pavillon  inhabité  ;  je  vais  chercher  la  clef 
et  de  quoi  allumer  les  bougies.  Attendez-moi. 

Elle  retourna  à  la  maison,  s'assura  que  tout  y  était  tran- 
quille, prit  une  petite  lanterne  sourde,  les  clefs  du  paviHon 
et  s'y  rendit,  afin  que  la  porte  fût  ouverte  au  moment  où 
elle  y  introduirait  son  prétendu  fVère.  Il  y  était  déjà,  car  i! 
^paraissait  connaître  parfaitement  les  localités,  et  ils  entrè- 
rent ensemble.  Morénila  tremblait.  L'inconnu  paraissait  fort 
à  Taise,  et  son  premier  soin  fut  d'allumer  les  bougies 
comme  un  homme  très-avide  de  se  montrer  et  très-sûr 
d'être  admiré. 

C'était,  en  effet,  le  plus  charmant  garçon  de  vingt-quatre 
ans  qui  existât  peut-être  au  monde.  Saris  ressembler  à  Mo- 
rénita,  il  avait  avec  elle  des  similitudes  de  race  qui  devaient 
la  frapper.  Gomme  elle ,  il  était  frêle  et  d'une  petite  stature 
qui,  par  l'élégance  rare  de  ses  proportions,  ôtait  l'idée  d'une 
organisation  chétive  et  faisait  un  charme  de  ce  qui  eût  sem- 
blé pauvre  dans  celle  d'un  Européen.  Il  était  fraûchement 
bronzé,  mais  d'un  ton  si  fin,  si  ambré,  si  uni,  que  sa  peau 
semblait  transparente.  Tous  ses  traits  étaient  d'une  perfec- 
tion délicate.  Une  barbe  fort  mince  qui  ne  devait  jamais 
épaissir,  mais  dont  la  finesse  et  le  noir  d'ébène  encadraient 
avec  bonheur  sa  bouche  mobile  et  ses  dénis  éblouissantes; 
une  chevelure  crépue  qui  semblait  abondante  par  le  moiive^ 
ment  naturel  de  sa  masse  légère,  un  regard  dont  la  har- 
diesse paraissait  brûlante,  des  pieds  et  des  mains  d'une  pe- 
titesse et  d'une  beauté  de  forme  incomparables,  une  voix 
suave  comme  la  plus  douce  brise,  une  prononciation  mélo- 
dieuse dans  toutes  les  langues,  tel  était  succinctement  le  gi- 
tanillo. 

Morénita  fut  éblouie  de  cette  beauté  de  type  qui  répondait 
si  complètement  à  l'idéal  dont  le  moule,  si  l'on  peut  dire 


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214  LA  FILLSULE 

ainsi,  était  dans  son  imagination.  Elle  cfkit  se  voir  elle-même 
sous  une  forme  nouvelle,  et,  jetant  un  cri  de  surprise  : 

—  Oh  !  oui,  dit-elle,  tu  es  mon  frère,  je  le  vois  biea,  et  il 
y  a  en  moi  quelque  chose  qui  me  le  dit. 

—  Eh  bien,  laisse-moi  donc  embrasser  ma  sœur!  s'écria 
le  jeune  homme  en  la  pressant  sur  son  cœur  avec  une  effu- 
sion que  Morénita  crut  chaste,  et  qui  cependant  l'effraya. 

Elle  rougit  et  détourna  la  tête  ;  le  gitano  ne  put  qu'effleu- 
rer les  tresses  noires  de  sa  chevelure. 

Se  ravisant  aussitôt,  et  craignant  de  se  trahir,  il  reprit  le 
calme  attendri  qui  convenait  à  son  rôle  et  raconta  à  Moré- 
nita tout  ce  qu'elle  ignorait  de  sa  propre  histoire.  Il  ne  lui 
cacha  qu'une  chose  :  c'est  qu'il  n'était  pas  son  frère. 

Ce  récit  bouleversa  Morénita  ;  elle  ne  le  comprit  qu'à  moi- 
tié. Elle  était  si  simple,  au  milieu  de  la  témérité  de  sa  con- 
duite, qu'elle  ne  savait  pas  qu'on  pût  être  la  fille  d'un  homme 
marié  avec  une  autre  femme  et  d'une  femme  mariée  avec 
un  autre  homme.  Ses  questions  enfantines  sur  ce  point  firent 
éclater  de  rire  le  gitanillo,  dont  la  délicatesse  de  sentiments 
n'était  pas  excessive.  Cette  gaieté,  à  propos  d'une  chose  c[ui 
lui  semblait  si  sérieuse,  étonna  Morénita,  la  fâcha  et  la  trou- 
bla intérieurement,  sans  qu'elle  sût  pourquoi. 

Rosario,  qui  tenait  à  gagner  sa  confiance ,  et  chez  qui  la 
ruse  pouvait  se  prêter  à  tout,  reprit  des  manières  plus  gra- 
ves; il  essaya  de  lui  dire  qu'il  y  avait,  en  dehors  des  lois 
humaines,  des  mariages  que  Dieu  ne  maudissait  pas  tou- 
jours. 

—  Tenez,  s'écria  la  pauvre  enfant,  humiliée  instinctive- 
ment, si  ces  mariages-là  sont  criminels,  ne  me  le  dites  pas, 
ne  me  dites  plus  rien  !  Ne  me  forcez  pas  à  blâmer  mon  père 
et  ma  mère  I 

Puis,  réfléchissant  malgré  elle,  elle  ajouta  tristement  : 

—  Oui,  je  le  vois  bien,  se  marier  avec  une  personne. 


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LA  FILLEULE  215 

quand  on  Test  déjà  avec  une  autre,  c'est  mal  :  on  la  trompe; 
on  désobéit  non-seulement  aux  lois  faites  par  les  hommes, 
mais  à  Dieu,  par  qui  on  a  juré  de  n'avoir  pas  d'autre  ami- 
tié. Yoilà  du  moins  ce  qu'on  m'a  enseigné,  ce  que  je  crois;  ^ 
et  puisque  mon  père  rougit  de  moi  au  point  de  ne  pas  vou- 
loir que  je  sache  qui  je  suis,  puisqu'il  m'a  cafchée  si  long- 
temps à  sa  femme,  et  paraît  décidé  à  me  cacher  au  monde ,  * 
c*est  que  ma  naissance  est  une  honte  pour  lui,  et  que  je  suis, 
moi,  un  être  méprisable  et  méprisé  ! 

—  Non ,  ma  sœur,  répondit  Rosario;  les  enfants  sont  in- 
nocents de  la  faute  de  leurs  parents. 

—  Vous  avouez  donc  que  c'est  une  faute?  reprit-elle  avec 
vivacité.  Allons!  je  comprends  tout  maintenant!  Mon  père  a 
eu  deux  femmes,  ma  mère  a  eu  deux  maris.  Ma  pauvre  mère 
en  est  morte  de  chagrin  en  me  mettant  au  monde  ;  je  ne  puis 
que  la  plaindre  et  prier  pour  elle  1 

Ici,  Morénita,  gagnée  par  une  émotion  soudaine,  fondit 
en  larmes  sans  trop  se  rendre  compte  de  ce  qu'elle  éprou- 
vait et  de  ce  qu'elle  disait;  puis  elle  se  calma  brusquement 
en  ajoutant  : 

—  Mais  mon  père  est  bien  coupable,  lui,  puisqu'il  l'a 
abandonnée  à  son  malheur,  à  son  repentir,  à  la  misère,  à  la 
pitié  d'aulrui.  Pauvre  femme!  être  renvoyée,  oubliée,  mé- 
prisée ainsi  parce  qu'elle  n'était  pas  noble,  parce  qu'elle  était 
pauvre!  Pourquoi  l'avoir  aimée,  si  elle  n'était  pas  digne  de 
lui?  Ah!  tenez,  vous  m'avez  fait  bien  du  mal  !  vous  m'avez 
fait  maudire  mon  père!  • 

Elle  pleura  encore  beaucoup; puis,  passant  à  un  sentiment 
contraire,  elle  s'effraya  de  ce  qu'elle  pensait  et  supplia  Rosario 
d'oublier  ce  qu'elle  venait  de  dire.  Elle  chercha  des  raisons 
pour  excuser  le  duc  de  Florès,  elle  s'efforça  d'en  trouver 
pour  le  respecter  et  pour  l'aimer  encore.  Mais  ces  révéla- 
tions, trop  fortes  pour  son  âge  et  très-dangereuses  pour  un 


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216  LA  FILLEULE 

caractère  comme  le  sien,  jetèrent  un  si  grand  trouble  dans 
son  âme  et  une  si  grande  confusion  dans  ses  idées,  que  Ro- 
sario,  qui  n'avait  rien  su  prévoir  de  tout  cela,  se  repentit 
d'avoir  été  si  vite. 

II  faisait  son  possible  pour  la  consoler,  et  elle  ne  l'é- 
cpulait  guère.  Tout  d'un  coup,  ses  idées  prirent  un  autre 
cours. 

—  Vous  dites  que  nous  sommes  gitanos?  s*écria-t-elle. 
Qu'est-ce  donc  que  cette  race  maudite?  J'en  ai  entendu  par- 
ler quelquefois.  Je  crois  que  j'ai  vu  passer  de  ces  gens  qu'on 
appelle  en  France  des  bohémiens.  Ils  étaient  laids,  sales, 
misérables,  affreux  I  Ahl  oui,  je  me  rappelle  tout!  Un  soir, 
M.  Roque  (vous  dites  que  vous  le  connaissez)  a  parlé  lon- 
guement devant  moi  de  cette  tribu  vagabonde  :  c'est  bien  là 
M.  Roque  1  le  savant  qui  ne  se  rappelle  rien  quand  il  dis- 
serte I A  présent  je  me  souviens,  moi,  et  je  comprends  pour- 
quoi mamila  voulait  toiyours  changer  la  conversation,  pour- 
quoi sa  mère  toussait  pour  l'interrompre.  Tout  cela  m'éton- 
uait.  Mon  parrain  n'était  pas  là;  M.  Clet  prenait  la  défense 
des  pauvres  gitanos ,  et  surtout  des  charmantes  filles  de  la 
bohème,  comme  il  disait.  Et  il  me  regardait  ;  je  prenais  note 
dejtoutçela,  et  pourtant  je  ne  comprenais  pas.  J'étais  donc 
stupide?  M.  Roque  disait  que  nous  faisions  pitié  et  dégoût 
dans  toute  l'Europe,  mais  qu'en  Espagne  surtout  on  allait 
jusqu'à  l'horreur  et  au  mépris,  ce  qui  n'empêchait  pas  que 
les  belles  gitanillas  ne  plussent  aux  hommes.  Elles  allu- 
maient!» parfois  des  passions.  Là-dessus,  oui,  je  crois  le  voir 
encore,  il  s'est  arrêté  court  :  ses  yeux  se  sont  portés  et  fixés 
sur  moi  d'une  manière  si  étrange,  que  je  me  suis  mise  h 
rire  de  sa  figure,  comme  une  enfant  que  je  suis,  une  enfaot 
qui  no  comprend  rien,  qui  ne  devine  rien.  Il  s'aper- 
cevajt  enfin  que  j'étais  là,  moi,  et  que  j'étais  une  bohé- 
mienne 1 


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LA  FILLBULB  217 

En  parlant  ainsi  avec  feu,  Morénita,  exaltée  et  désespérée, 
cacha  sa  figure  dans,  ses  mains,  et,  oubliant  ce  jeune  frère 
qu'elle  avait  été  si  curieuse  de  voir  et  si  ravie  de  trouver 
charmant,  elle  se  mit  à  penser  à  Stéphen  qu'elle  aimait,  à 
qui.  elle  s'était  sentie  si  violemmçnt  désireuse  de  plaire,  et 
qui  l'avait  tirée  du  bourbier  de  la  bohème,  ramassée  pour 
ainsi  dire  au  coin  de  la  borne,  et  débarrassée  de  ses  haillons 
.  pour  la  mettre  dans  son  mouchoir  comme  un  pauvre  animal 
perdu  qu'on  trouve  sous  ses  pieds,  et  à  qui  l'on  prend  fan- 
taisie de  conserver  l'existence.  L'orgueil  de  Morénita  se 
révoltait  contre  la  découverte  de  ces  faits  trop  réels,  dont  le 
gitanillo  ne  lui  avait  sauvé  aucun  détail.  Elle  se  sentait 
humiliée  jusqu'à  la  moelle  de  ses  os,  elle  qui,  dans  ses 
rêves  romanesques,  avait  été  jusqu'à  se  croire  appelée  à 
hériter  de  quelque  archipel  fantastique  découvert  par  Sté- 
phen. 

Elle  ne  pleurait  plus,  mais  elle  tordait  ses  mains  avec 
désespoir  et  ne  songeait  plus  à  son  frère,  qui  l'examinait 
avec  stupeur.  Il  l'arracha  enfin  à  cette  sombre  méditation  en 
l'entourant  de  ses  bras  et  en  l'appelant  sa  sœur. 

—  Ta  sœur?  dit  Morénita  en  le  repoussant  avec  amertume. 
Toi,  enfant  de  la  nuit,  noir  comme  elle,  beau  comme  une 
étoile,  j'en  conviens,  mais  haï  et  redouté  de  ceux  qui  se  di- 
sent les  fils  de  la  lumière?  Eh  bien ,  oui,  nous  sommes  frè- 
res, il  le  faut  bien  I. Nous  portons  tous  les  deux  au  front  le 
sceau  de  notre  abjection,  et  si  on  ne  nous  eût  élevés  par 
charité ,  nous  irions  par  les  rues  demander  l'aumône  ou 
errer  avec  les  chiens  perdus  des  carrefours  I  Ahl  vraiment, 
je  suis  une  belle  miss  Hartwell!  c'était  bien  la  peine  de  me 
donner  tant  de  talents  et  de  me  façonner  aux  manières  du 
grand  monde  1  Voilà  ce  que  je  suis,  moi,  une  bohémienne  ! 
Ah  I  maudits  soient  les  insensés  qui  se  sont  fait  un  amuse- 
ment de  me  traiter  ainsi  I  Ils  m'ont  donné  le  goût  de  l'or- 

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218  LA  FILLEUtB 

gueil  el  les  besoins  de  Topulence.  Que  comptent-ils  donc  faire 
de  moi?  Mamita  parle  de  me  marier.  Vraimentl  avec  qui 
donc?  Où  trouvera-t-elle  un  homme  de  sa  race,  ayant  quel- 
que fierté,  qui  voudra  se  mésallier  à  ce  point?  A-t-elle  fait 
pousser  en  serre  chaude,  ou  dans  quelque  ménagerie,  un 
gitano  débarbouillé  comme  moi  de  sa  fange  natale,  et  tout 
prêt  à  produire  dans  le  monde  la  rareté  d'un  couple  de 
notre  espèce,  civilisé  à  l'européenne  et  travesti  à  la  fran- 
cise? 

Morénita  éclata  d'un  rire  amer,  et,  regardant  le  beau 
gitanillo  qui  la  contemplait  d'un  air  indéfinissable,  elle 
lui  prit  la  main  avec  un  mélange  d'affection  et  de  dépit,  en 
ui  disant  : 

—  C'est  grand  dommage  que  tu  sois  mon  frère,  car,  en 
vérité,  je  ne  vois  que  nojis  deux  qui,  au  milieu  de  celte  race 
d'étrangers  et  de  maîtres,  eussions  pu  nous  consoler  Tun  par 
l'autre  de  cet  esclavage  doré,  de  cet  abaissement  montré  aa 
doigt  1 


VIII 

Morénita  parlait  en  espagnol  avec  une  isorte  d'éloquence 
sauvage  que  nous>enonçons  à  traduire.  Grande  diseuse  de 
riens  et  amoureuse  de  puérilités  folles  quand  elle  redevenait 
petite  fille,  elle  trouvait,  dans  l'émotion  de  la  colère  ou  du 
chagrin ,  une  abondance  étrange  de  sentiments  exaltés  et 
de  paroles  acerbes.  Rosariô  eut  un  instant  peur  d'elle.  Ce 
n'est  pas  qu'il  ne  fdt  de  force  à  lui  tenir  tête  dans  l'occasion: 
mais  il  se  sentait  épris  d'elle  d'une  façon  tout  à  fait  insolite 
dans  sa  vie  déjà  usée  et  blasée,  et  il  se  demandait,  lui  qui 
avait  eu  tant  de  succès  vulgaires  êi  faciles,  s'il  triompherait 


y  Google 


LA  FILLEULE  219 

jamais  de  cette  âme  mobile  et  violente  dans  laquelle  il  sen- 
tait enfin  son  égale. 

—  Morénita ,  lui  dit-il  en  se  mettant  à  genoux  auprès 
d'elle  et  en  prenant  ses  petites  mains  dans  les  siennes,  vous 
êtes  une  enfant,  une  enf&nt  gâtée,  qui  plus  est.Vous  Reprochez 
à  votre  destinée,  à  vos  parents,  à  ceux  qui  vous  ontélevée^ 
des  choses  pour  lesquelles  vous  devriez  bénir  le  hasard  à 
toute  heure.  Je  ne  me  plains  de  rien,  moi  qui  n*ai  pas  été 
choyé  et  adoré  comme  vous  du  ciel  et  des  hommes.  Je  suis 
plutôt  reconnaissant  envers  votre  parrain  et  ses  amis ,  qui 
m'ont  jeté  le  pain  de  la  pitié  et  qui  voulaient  me  condamner 
au  travail  mécanique,  s'imaginant  que  celioL  était  encore  trop 
bon  pour  moi.  Je  n'ai  jamais  connu  ni  caresses  ni  tendres 
paroles.  M.  Stéphen  était  assez  doux  et  ne  refusait  pas  de 
me  faiïe  donner  les  connaissances  élémentaires  ;  le  père 
Schwartz,que  j'ai  suivi  quelque  temps  à  Fontainebleau,  était 
tantôt  fort  grognon,  tantôt  niaisement  débonnaire  :  c'est 
selon  le  dîner  qu'il  avait  fait.  Si  j'ai  appris  le  langage  et  les 
manières  d'un  homme  qui  ne  sera  jamais  déplacé  dans 
aucun  monde,  c'est  à  moi  seul  que  je  le  dois.  J'ai  lu ,  j'ai 
regardé,  j'ai  écouté,  j'ai  deviné  tout  ce  qui  m'était  nécessaire 
pour  l'avenir  que  j'ai  rêvé.  M.  Roque  est  un  pédant  et  M.  Clet 
un  sot,  que  je  donnerais  toas  deux  volontiers  au  diable,  si 
je  n'avais  su  pa-ofiter  d'eux  en  étudiant  leurs  travers  et  en 
pénétrant,  par  cet  examen,  dans  les  travers  dé  leur  espèce. 
Par  l'un  je  connais  les  prétentions  des  gens  capables  ;  par 
l'autre,  celles  des  gens  frivoles.  Depuis,  en  courant  le  mondei 
j'ai  regardé  à  tous  les  étages  de  la  société.  Le  vernis  et  le 
cadre  changent  selon  les  degrés,  mais  cfesttoigours  la  môme 
peinture.  En  somme,  je  prends  les  choses  comme  elles  sont, 
et,  me  moquant  un  peu  de  tout,  je  ne  me  sens  irrité  contre 
personne,  Yous  pensez  que  nous  sommes  une  race  d'escla- 
ves. Quant  à  moi,  qui  n'ai  pas  un  grand  d'Espagne  pour 


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âdO  LA  FILLEULE 

père,  carie  mien  a  vécu  dans  les  rues  et  péri  dans  les  pri- 
sons avec  ce  quUi  y  a  de  pire  au  monde  ;  moi  qui  ne  suis 
comblé  ni  de  douceurs  ni  de  bijoux,  et  qui  ne  puis  dire, 
comme  vous,  que  mes  chaînes  sont  dorées  ;  moi  qui  suis  un 
bohémien  complet,  destiné  à  me  frayer  mon  chemin  sans 
l'aide  de  personne,  et  peut-être  malgré  tout  le  monde,  je  me 
sens  assez  fort  pour  me  faire  libre  et  pour  me  moquer  de 
ceux  qui  se  diront  ou  se  croiront  mes  maîtres.  Voyons,  Mo- 
rénita,  belle  petite  fée  aux  rêves  ambitieux,  réconciliez-vous 
avec  rétoile  des  bohémiens.  Il  n'y  a  pas  que  nous,  allez,' qui 
soyons  des  enfants  perdus  et  des  produits  d'aventure.  Leur 
race  de  maîtres,  comme  vous  l'appelez,  a  un  trop-plein  de 
besoins  et  de  désirs  que  leur  société  ne  peut  pas  contenter, 
et  le  mot  de  bohémiens  s'applique  maintenant  par  méta- 
phore à  une  bonne  partie  des  vieux  chrétiens  d'Ëurçpe.  La 
France  en  fourmille,  et  les  autres  nations,  qui  toutes  copient 
celle-là ,  accueillent  fort  bien  tous  les  aventuriers  d'esprit , 
de  talent  ou  de  hlague,  sans  leur  demander  leur  origine  ou 
leur  extrait  de  baptême.  Nous  deux,  chère  petite,  nous 
intéressons  par  cela  même  que  nous  étions  destinés  au  mal- 
heur avant  de  naître,  et  les  idées  philosophiques ,  qui  sont 
de  mode,  nous  feront  même  la  part  meilleure  qu'aux  bohé- 
miens volontaires.  Ainsi,  plus  de  honte,  plus  de  décourage- 
ment, plus  de  jalousie.  Vous  êtes  jolie  comme  le  démon 
Astarté,  et  d'une  beauté  qui  ne  ressemble  à  celle  d'aucune 
femme  du  monde.  Il  faut  briller  dans  ce  monde  et  y  régner. 
Vous  avez  trente  mille  fois  plus  de  talent  et  d'esprit  qu'il 
n'en  faut  pour  cela  :  mais  il  faut  sortir  de  l'ombre  où  Ton 
vous  tient  et  chercher  le  soleil  de  la  mode,  le  sceptre  de 
l'engouement.  Vous  ne  vous  connaissez  pas,  vous  vous  pre- 
nez pour  une  pauvre  petite  fille  élevée  par  charité,  destinée 
à  trembler  et  à  rougir  à  toute  heure ,  en  attendant  l'aumône 
d'un  mariage  de  convenance  qu'on  vous  assurera  à  prix 


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LA  FILLEULE  221 

d'argent.  Otez  ces  idées-là  de  votre  esprit.  Vous  êtes  un 
oiseau  de  liberté  et  de  proie,  qui  rompra  bientôt  les  fils  do- 
rés de  sa  cage  et  quî  fera  bien. 

— Je  ne  comprends  pas,  dit  Morénita,  qui  écoutait  avec 
une  surprise  croissante.  Que  puis-je  donc  faire  pour  m'af- 
fVanchir  de  cette  vie  de  famille  où  je  souftre,  j'en  conviens, 
d'un  ennui  et  d'un  chagrin  profonds?  Si  je  demande  à  en 
sortir,  on  dira  que  je  suis  ingrate,  et  une  fois  condamnée 
comme  mauvais  cœur,  qui  est-ce  qui  s'intéressera  à 
moi? 

—  Il  ne  faut  jamais  sortir  des  prisons  par  les  grandes 
portes,  elles  sont  trop  en  vue;  il  y  a  toujours  des  portes  de 
dégagement  :  prenez-en  une  qui  s'ouvre  en  ce  moment-cil 
La  duchesse  de  Florès  a  la  fantaisie  de  vous  avoir  avec  elle. 
Votre  mamita,  qui  a  plus  d'influence  sur  le  duc  que  sa  pro- 
pre femme,  fait  résistance,  parce  qu'elle  croit  qu'on  ne  vous 
prendra  pas  assez  au  sérieux  dans  cette  nouvelle  famille,  et 
qu'on  vous  y  donnera  des  goûts  frivoles.  Ces  goûts  de  luxe, 
de  bruit  et  de  triomphe  qu'on  appelle  frivoles,  ce  sont  les 
seuls  goûts  sérieux  qu'une  femme  puisse  avoir.  Sans  eux, 
elle  passe  sa  vie  à  avoir  quatorze  ans,  comme  votre  mère 
adoptive,  qui  est  encore  sous  la  tutelle  de  sa  maman,  et  qui 
n'ose  pas  avouer  qu'elle  est  mariée.  La  voilà  vieille  femme 
dans  une  situation  ridicule,  tandis  que,  belle  encore  et 
charmante,  on  le  dit,  elle  pourrait  briller  dans  le  monde, 
avoir  tous  les  triomphes  de  la  jeunesse  avec  tous  les  profits 
de  l'âge  mûr. 

—  Oui,  tout  cela  est  vrail  s'écria  Morénita,  dont  les  se- 
crets instincts  de  liberté  longtemps  comprimés  répondaient 
à  la  doctrine  du  gitaniHo  jusqu'à  un  certain  point.  Mamita 
est  esclave  de  tout  et  voudrait  me  river  à  sa  vie  d'escla- 
vage et  de  captivité.  Mais  elle  m'aime  et  m'a  habituée  à 
avoir  besoin  d'être  année.  La  duchesse  ne  m'aimera  pas. 


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2^  LA  FILLEULE 

Elle  fera  de  moi  un  jouet  comme  un  petit  chien,  une  né- 
gresse ou  un  perroquet.  Et  quand  elle  se  dégoûtera  de 
moi ,  que  deviendrai-je,  si  mamita  fôdiée  ne  veut  pas  me 
reprendre  ? 

—  Votre  mamita  vous  reprendra  toujours,  ne  fût-ce  que 
pour  conserver  son  rôle  d'ange,  qui  est  sans  doute  sa  co- 
quetterie, à  elle.  Et  d'ailleurs,  quel  besoin  avez- vous  de  ces 
tendresses  de  femme?  Ne  saveat-vous  pas  qu'elles  sont  fort 
précaires,  sinon  tout  à  fait  menteuses?  Croyez  bien  que  vous 
êtes  destinée  à  être  haïe  de  toutes  celles  qui  vous  caressent 
aujourd'hui,  car  vous  leur  mettrez  bientôt  votre  petit  pied 
sur  la  tête,  et  la  duchesse  sera  votre  ennemie,  ce  jour-là. 
Que-  vous  importe  I  Croyez-Tousdonc  aussi  que  la  mamita  ne 
vous  exécrerait  pas,  un  de  ces  matins,  si  votre  cher  Stéphen 
s'avisait  de  reconnaître  que  sa  filleule  est  plus  jeune  que  sa 
femme? 

—  Stéphen  l  s'écria  Morénitaen  se  levant.  Ce  nom  avait 
réveillé  tous  les  orages  de  son  âme.  Elle  se  rassit  sans  rien 
dire,  sentant  déjà  grandir  en  elle  cette  force  qu'ont  les  êtres 
passionnés,  pour  refouler  et  cacher  leurs  secrets.  Mais  le 
gilanillo  avait  senti  vibrer  la  corde  sensible.  Il  se  hâta 
d'ajouter  ; 

—  Jamais  vôtre  parrain  w  vous  fera  cet  honneur,  tant 
que  vous  pousserez  sous  ses  yeux  comme  un  petit  animal 
domestique;  mais  étendez  vois  ailes  et  planez,  devenez  une 
reine  de  la  mode,  et  vous  verrez  s'il  se  souviendrai  de  vous 
avoir  ramassée  si  bas,  à  moins  que  ce  ne  soit  pour  enrager 
de  vous  avoir  ,laissée  envoler  si  »haut.  Alors  ne  comptez  plus 
sur  les  papas  et  les  mamansde  la  ruedeCourcelles.,Moquez- 
yous  de  la  diichease  aussi.  Vous  aurez  une  cour,  ce  qui  vau- 
dra mieux  qu'tji|0  fanwlle,  et  dies  esclaves,  ce  que  vous  pré- 
férerez à  des  maîtres. 

.  —  Vous  me  tentez,  dit  Morénila  ;  mais  vqus  m'abusez  peut- 


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LA  FILLEULE  223 

être.  Où  est  donc  loa  puissance  pour  conquérir  ainsi  une 
royauté? 

—  Regarde-toi  donc,  ma  sœur,  dit  Rosario  qû  la  condui- 
sant vers  la  glace. 

—  Oui,  dit-elle  naïvement.  Depuis  que  je  vous  ai  vu,  vous 
qui  me  ressemblez,  je  m'imagine  que  je  dois  être  jolie,  et  à 
présent  que  vous  vous  regardez  dans  la  glace  avec  moi,  en 
ayant  l'air  d'être  enchanté  de  ma  figure,  je  me  vois  par  vos 
yeux  et  je  me  plais.  Mais  suis-je  donc  mieux  que  la  duchesse 
et  que  toutes  ces  belles  dame#? 

—  Vous  êtes  autre,  dit  Rosario.  Vous  ne  ressemblez  à 
aucune;  vous  êtes  étrange;  c'est  être  supérieure  à  toutes, 
c'est  être  unique  et  légitime  souveraine  chez  une  race  où 
régnent  la  lassitude  et  la  fantaisie. 

—  Mais  avec  cela  il  me  faudrait  de  l'esprit,  de  l'instruc- 
tion et  des  talents  !  Mes  parents  adoptifs  disent  que"  j'aurai 
tout  cela  dans  quelques  années,  mais  que  je  n'ai  rien  et  ne 
sais  rien  encore. 

—  Ah  I  je  connais  cette  chanson-là  I  répliqua  le  gitanillo 
en  riant.  C'est  toujours  le  même  air  et  4es  mêmes  paroles. 
Us  m'ont  élevé  au  son  de  cette  serinette.  C'est  bien  eux,  avec 
leur  intelligence  épaisse  et  leur  croissance  paresseuse  1  Ils 
ne  savent  pas  que  lesgitanillos  mûrissent  plus  vite.  Et  puis, 
ces  gens  qui  veulent  tout  approfondir  et  qui  ne  savent  pas 
que  la  jeunesse  n'a  pas  besoin  d'autre  chose  que  de  n'être 
pas  vieille  !  Ils  sont  tous  plus  ou  moins  Roque,  ces  philo-^ 
sophes!  Ne  crains  rien,  Morénita  de  mon  âme,  nous  ircms 
plus  loin  qu'eux  sans  nous  donner  tant  de  peine  I  Si  tu  viens 
à  me  seconder,  nous  aurons  de  l'éclat,  de  l'argent  et  la 
liberté! 

—  Que  sais-tu  donc?  dit  Morénita  étonnée  ;  tu  as  un  état, 
de  l'honneur,  un  nom  ? 

—  En  espérance  l  et  l'espérance  chez  moi,  c'est  la  volonté. 


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â24  LA  FILLEULE 

Je  ne  suis  pas  encore  lancé  à  Paris,  et  n'y  suis  revenu  que 
pour  te  voir,  pour  te  sauver  de  Tenterrement  somptueux 
que  Tamour  de  ta  mamita  et  de  ton  parrain  préparc  à  ton 
étoile.  Suis  mon  conseil,  quitte-les,  et  compte  qu'aussitôt 
sortie  de  celte  maison,  tu  me  trouveras  à  tes  côtés  pour  te 
diriger  et  te  protéger  contre  le  despotisme  hypocrite  de  tes 
nouveaux  maîtres. 

—  Est-ce  que  tu  parles  de  mon  père,  Rosario  ? 

—  Ton  père  est  un  grand  enfant  qui  t'aime  en  égoïste,  et 
qui  te  négligera  de  nàême  qu#nd  il  verra...  Mais  il  est  trop 
tôt  pour  t'édairer  5ur  certaines  choses  que  tu  ne  compren- 
drais pas.  On  t'a  tenue  dans  une  si  grande  ignorance  de  la 

'  vie,  que  je  dois  attendre  un  peu  que  tu  t'éclaires  toi-même. 
Veux-tu  faire  et  dire  tout  ce  que  je  te  dicterai  ?  veux-tu  croire 
aveuglément  en  moi,  ton  seul  ami,  ton  seul  véritable  pa- 
rent ? 

—  Oui,  je  le  veux,  ditMorénita,  fascinée  par  la  résolution 
de  Rosario  et  par  la  promesse  d'un  incompréhensible  ave- 
nir. Que  faut-il  faire? 

—  Il  faut  s'affranchir  de  tous  ces  liens  factices  de  la  recon- 
naissance par  lesquels  la  protection  nous  enchahie.  Il  ne  faut 
plus  aimer  personne  dans  ce  monde  d'étrangers  ;  il  faut  m'ai- 
mer,  moi. 

—Eh  bien,  oui,  je  t'aimerai,  mon  frère  I  Mais  ne  me  quil- 
teras-tu  pas?  Ne  me  trouverai-je  jamais  abandonnée  sur  les 
chemins,  repoussée  de  toutes  les  portes  comme  l'a  été  notre 
pauvre  mère? 

—Notre  mère  n'avait  pas  de  frère.  Moi,  je  ne  le  quitterai 
plus  dès  que  tu  n'auras  plus  besoin  que  de  moi.  Jusque-là  il 
faut  un  peu  tromper,  Morénita,  tromper  sans  malice,  et  dans 
le  but  légitime  de  racheter  la  liberté  qu'on  t'a  ravie.  Il  faut 
plaire  à  ton  père  et  l'installer  chez  lui.  Il  faut  flatter  la  du- 
chesse et  l'amener  à  le  produire  dans  le  monde.  Il  faut  y 

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LA  FILLEULE  225 

plaire,  y  être  remarquée,  admirée,  y  faire  beaucoup  parler 
de  toi. 

—  Comment  cela  î 

—  Il  faut  être  coquette,  c'est  bien  facile  :  tu  n'auras  qu'à 
regarder  la  duchesse;  mais  garde-toi  de  faillir,  garde-toi 
d'aimer,  tu  serais  perdue  ! 

—  Oui,  je  le  sens  bien,  dit  Morénita,  qui  songeait  à  Sté- 
phen,  je  serais  perdue,  je  serais  humiliée,  sacrifiée,  traitée 
comnie  une  mendiante  d'affection  ;  comparée,  avec  des  rires 
de  pitié  ou  de  mépris,  aux  reines  et  aux  saintes  de  leur 
inonde.  Non,  non,  je  ne  dois  aimer  aucun  de  ces  hommes 
qui  ne  sont  pas  mes  frères  I 

—  A  la  bonne  heure I  dit  Rosario.  Il  se  fait  tard,  je  vais  le 
quitter.  Demain  je  vais  quitter  Paris,  j'irai  t'attendre. 

—  Où  donc? 

—  Dans  un  pays  où  tu  viendras  inévitablement  me  rejoin- 
dre au  printemps, 

—  Et  jusque-là  je  ne  te  verrai  plus? 

—  Si  fait,  quelquefois  en  secret,  si  lu  es  discrète,  prudente 
et  résolue. 

—  Je  le  suis  I 

—  Eh  bien,  à  loi  pour  toujours  !  s'écria  impétueusement 
le  gitano  en  la  pressant  dans  ses  bras  avec  une  énergie  qui 
ne  troubla  plus  Morénita. 

Elle  ne  doutait  plus,  elle  croyait  sentir  la  voix  du  sang, 
elle  subissait  une  influence  qui  plaisait  à  son  imagination  et 
dont  les  promesses  la  jetaient  dans  un  monde  nouveau  de 
rêves  et  d'étonnements. 

Quand  elle  se  retrouva  seule^  elle  fut  quelque  temps  encore 
sous  l'empire  de  cet  enivrement,  jusqu'à  ce  que,  couchée 
dans  son  petit  ht,  sous  son  édredon  couleur  de  rose,  et  ber- 
cée par  le  souffle  paisible  et  régulier  de  la  bonne  qui  dor- 

13. 

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226  LA  FILLEULE 

inait  dans  une  chambre  voisine,  elle  tâcha  de  résumer  ses 
idées  et  de  voir  clair  dans  sa  situation. 

La  pensée  de  quitter  Anicée  s'était  présentée  .cent  fois  à 
son  esprit  depuis  le  jour  où,  elle  avait  entendu  dire  à  Slé- 
phen  qu'il  n'avait  jamais  aimé,  qu'il  n'aimerait  jamais  une 
autre  femme  que  celle  à  laquelle  il  était  uni  pour  la  vie.  De- 
puis ce  jour,  Morénita  a^ait  ressenti  des  accès  de  jalousie 
bien  voisins  de  la  haine.  Elle  les  avait  combattus,  mais  il 
s'était  fait  en  elle  un  détachement  profond  de  la  plus  pré- 
cieuse, de  la  meilleure  affection  de  sa  vie  :  du  moins  elle  le 
croyait  ainsi,  car  les  symptômes  de  l'aversion  étaient  en  elle. 
Elle  ne  pouvait  plus  embrasser  Anicée  sans  pâlir  ou  sans 
rougir.  Elle  sentait  le  feu  de  la  colère  monter  à.  son  front 
ou  le  froid  du  désespoir  le  couvrir  d'une  sueur  glacée.  Inha- 
bile à  se  résumer,  malgré  les  efforts  de  son  intelligence, 
parce  que  l'inconséquence  de  sa  nature  l'arrêtait  à  chaque 
instant,  il  lui  restait  tout  juste  assez  de  religion  dans  l'âme 
pour  qu'elle  désirât  fuir  sa  mère  adoptive  plutôt  que  d'arri- 
ver à  la  détester. 

L'espèce  de  perversité  de  cœur  du  gitanillo  J'effraya  bien 
un  peu,  mais  il  y  avait  dans  le  sien  un  écho  afifaibli  de  celte 
personnalité,  sinon  de  cette  ingratitude.  Elle  se  rassura  à  ses 
propres  yeux  par  la  pensée  de  ce  qu'elle  souffrait,  de  ce 
qu'elle  aurait  à  souffrir  enœre  dans  sa  famille  adoptive, 
torturée  par  une  passion  qu'elle  ne  savait  pas  combattre  de- 
puis le  jour  de  délire  où  elle  l'avait  manifestée. 

Dans  cet  esprit  impétueux  et  avide  de  bonheur,  la  crainte 
4e  la  douleur  morale  n'était  envisagée  qu'avec  épouvante, 
a  Non,  je  ne  veux  plus  souffrir  I  se  dit-elle  en  tombant  ac- 
^îablée  de  fatigue  sur  son  oreiller.  Je  n'ai  rien  fait  pour  être 
malheureuse,  moîl  Mon  frère  dit  qu'avec  de  la  volonté  on 
est  heureux,  triomphant,  hbre.  Je  veux  l'être,  je  le  serai, 
4iussé-je  briser  et  fouler  aux  pieds  tous  ces  liens,  sacrés 


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LA  FILLEULE  237 

pour  les  autres,  qui  n*exislent  pas  pour  les  enfants  du  hasard 
et  du  désespoir  I  d 


JOURNAL  DE  STÉPHEN.  —  FRAGMENTS 


Paris  4  5  décembre  i84& 

C'est  un  fait  accompli.  Morénita  a  suivi  aujourd'hui  la  du- 
chesse de  Florès  à  son  hôtel.  L'étrange  obstination  de  cette 
enfant  à  nous  quitter  reste  un  impénétrable  mystère  pour 
ma  pauvre  Anicée.  Le  peu  de  résistance  que  j'ai  fait  à  celte 
résolution  étonnait  et  affligeait  presque  mon  bon  ange. 
Sainte  et  digne  femme  I  si  je  lui  disais  la  vérité,  elle  ne  voudrait 
pas  y  croire ,  elle  croirait  plutôt  que  je  rêve.  Ah  I  combien 
peu  elle  devine  cette  nature  indomptable  et  bizarre  I  Jamais 
le  hasard  n'a  rapproché  des  êtres  plus  différents,  plus  inca- 
pables de  se  comprendre  l'un  l'autre.  Sans  doute  Morénita 
n'est  pas  dépourvue  de  cœur,  car  elle  a  souffert  en  quittant 
sa  mère  adoptive;  mais  elle  manque  absolument  de  con- 
science, car  elle  n'a  pas  hésité  à  lui  faire  cet  affront,  à  lui 
causer  cette  douleur. 

Elle  était  si  pressée  de  secouer  la  poussière  de  ses  pieds 
en  quittant  le  seuil  de  son  asile,  qu'elle  n'a  pas  voulu  atten- 
dre un  prétexte  quelconque.  La  brusquerie  de  sa  détermina- 
tion va  révéler  à  tous  le  secret  de  sa  naissance.  Il  est  étrange 
que  le  duc,  si  jaloux  jusqu'à  ce  jour  de  le  cacher,  en  ait  pris 
son  parti  avec  tant  d'abandon  et  de  philosophie.  A-t-il  de- 
viné la  folle  passion  de  sa  ûlle,  ou  a-t-elle  eu  le  courage  de 
la  lui  révéler?  Est-ce  un  élan  des  entrailles  amené  par  la 
détresse  morale  de  ce  pauvre  être,  ou  bien  une  condescen- 
dance envers  sa  femme,  dont  l'engouement  pour  Morénita 


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228  LA  FILLEULE 

lient  de  l'extravagance  î  Non,  ce  n'est  rien  de  tout  cela  : 
c'est  quelque  chose  qui  me  paraît  absurde  à  croire,  et  que 
je  suis  forcé  de  constater.  Morénita  exerce  une  influence  ma- 
gnétique sur  la  plupart  des  êtres  qui  l'approchent.  Elle  at- 
tendrit, persuade  et  domine.  Elle  charme  comme  le  basilic. 
Ma  chère  Anicée  a  subi  ce  prestige  la  première,  et  plus  que 
tous.les  autres.  Ma  belle-mère  n'y  a  résisté  qu'à  demi.  Roque, 
à  qui  tout  ce  qui  constitue  la  nature  de  cette  enfant  et  de  sa 
race  entière  est  essentiellement  antipathique,  n'a  jamais  eu 
pour  elle  qu'indulgence  et  faiblesse.  Clet,  sans  en  rien  dire 
et  sans  y  céder,  en  est  agité,  je  dirais  amoureux,  s'il  pouyait 
l'être.  Moi  seul,  je  l'ai  considérée  avec  autant  de  froideur  et 
de  clairvoyance  que  le  vieux  Schwartz.  Oh  1  je  n'ai  pas  eu 
de  mérite  à  la  préserver  d'elle-même  en  ce  qui  me  concerne  ; 
je  ne  sens  pour  elle  que  de  la  pitié  dans  le  passé,  dans  le 
présent,  dans  l'avenir. 

'  C'est  son  avenir  surtout  qui  me  semble  déplorable  :  c'est 
celui  d'une  barque  sans  pilote  et  sans  gouvernail.  Un  rouage 
essentiel,  ou  pour  mieux  dire  le  moteur  principal,  manque 
à  cette  organisation  charmante,  anomalie  fatale,  richesse 
décevante  et  stérile. 

Elle  a  sa  force  relative,  car  elle  a  résisté  à  l'interrogatoire 
le  plus  ingénieux,  le  plus  serré,  le  plus  saisissant  qu'ait  ja- 
mais suggéré  la  tendresse  d'une  mère.  Pauvre  Anicée  I  elle 
était  stupéfaite  de  cette  opiniâtreté.  Jusqu'au  dernier  mo- 
ment elle  a  cru  la  vaincre.  Quand  la  duchesse  a  monté  dans 
sa  voiture,  Anicée  était  encore  persuadée  que  Morénita  al- 
lait se  jeter  dans  son  sein  et  refuser  de  la  quitter. 

Elle  a  été  vaincue,  ma  pauvre  sainte  femme!  et  à  présent 
la  voilà  consternée. 

L'angélique  créature  a  eu  la  force  de  nous  cachei"  son  dés- 
espoir. Voyant  dans  mes  yeux  et  dans  ceux  de  sa  mère  com- 
bien nous  étions  inquiets  et  affectés  pour  elle,  elle  a  eu  le 


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LA  FILIEULB  229 

courage  de  rentrer  dans  la  maison  en  souriant,  en  nous  te- 
nant la  main  et  en  nous  disant  :  «c  Que  voulez-vous,  voilà  les 
enfants  !  une  autre  à  ma  place  serait  désolée  ;  mais  de  quoi 
puis-je  souffrir  entre  vous  deux  ?uJ 

Elle  a  fait  semblant  de  dîner  :  jamais  elle  n'a  été  plus  at- 
tentive pour  nous,  plus  occupée  de  nous  distraire  et  plus  ado- 
rablement  tendre  en  nous  remettant  sous  les  yeux  à  chaque 
instant  tous  les  éléments  de  notre  bonheur  domestique.  Elle 
était  môme  gaie,  et  tout  en  riant,  elle  ne  sentait  pas  couler 
sur  ses  joues  deux  intarissables  ruisseaux  de  larmes. 

Je  voudrais  l'emmener  en  Berry  ou  la  faire  voyager,  car, 
pendant  longtemps,  tout  dans  son  intérieur,  ici  ou  là-bas,  lui 
rappellera  le  souvenir  de  cette  fatale  enfant.  Je  Ty  ai  préparée 
par  quelques  mots  jetés  comme  au  hasard.  Elle  a  compris, 
et  m'embrassant,  elle  m'a  dit  :  c  Ne  crains  rien.  Je  ne  suis  pas 
née  ingrate,  moi  1  II  n'appartient  à  personne  de  m'empècher 
d'être  heureuse  par  ton  affection.  Je  ne  rougis  pas  devant 
toi  d'éprouver  ce  chagrin  inattendu.  Il  y  a  peut-être  plus  de 
surprise  que  de  douleur  dans  l'ébranlement  qu'il  me  cause. 
Mais  sache  bien  que  c'était  à  cause  de  toi  plus  encore  qu'à 
cause  d'elle-même  que  je  chérissais  Morénila.  C'était  le  pre- 
mier lien  entre  nous,  c'était  comme  une  enfant  à  nous.  Nous 
nous  étions  trompés.  Ces  enfants-là  n'appartiennent  jamais 
à  personne.  Je  l'avais  toujours  senti  sans  Tavouer.  J'étais 
beaucoup  plus  à  Morénita  qu'elle  n'était  à  moi.  Elle  ne  rele- 
vait que  d'elle-même. 

«  Tiens,  s'est-elle  écriée  en  se  jetant  dans  mon  sein,  laisse- 
moi  pleurer  sans  t'inquiéter  de  moi  ;  contre  ton  cœur,  les 
larmes  ne  peuvent  pas  être  amères.  Je  ne  te  promets  pas  de 
l'oublier,  tu  ne  l'exiges  pas,  mais  je  te  jure  de  m'habituer  à 
cette  séparation  et  de  ne  sentir  que  davantage  l'ineffable 
bonheur  de  t'appartenir.  Restons  ici,  si  tu  le  permets,  pour 
veiller  quoique  temps  sur  cette  pauvre  petite  qu'on  va  Wen 


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230  LA  FILLEULE 

mal  diriger  peutr-ôixe,  et  qui  pourra  bien  revenir  nous  de- 
mander protection  contre  les  hasards,  de  sa  nouvelle  des- 
tinée. 

—  Restons,  ai-je  dit  à. ma  bien-aimée,  le  temps  que  tu 
jugeras  nécessaire  à  cette  épreuve  ;  mais  considère  ce  reste 
de  sollicitude  comme  un  devoir  que  tu  accomplis  jusqu'au 
bout.  Ne  te  flatte  pas  de  voir  Tentent  s'améliorer  dans  ce 
milieu  si  bien  fait  pour  le  côté  dangereux  de  ses  instincts, 
et  surtout  n'engage  plus  désormais  contre  ses  volontés  folles 
une  lutte  où  tu  serais  décidément  brisée;  ne  t'étonne  même 
pas  de  m'entendre  te  dire  que  je  m'opposerais  à  ton  zèle. 
Je  sais  que,  dans  le  tourbillon  où  se  lance  Morénita,  tu  se- 
rais si  fourvoyée,  si  étrangère,  si  impuissante,  que  ton  rôle 
perdrait  forcément  de  sa  dignité. 

—Tu  sais  tout  mieux  que  pipi,  a  répondu  ma  douce  corn- 
pagne.  Je  ne  ferai  jamais  que  ce  que  tu  jugeras  utile  et 


IX 


NARRATION 

Morénita  fut  introduite  et  installée  dans  la  maison  du  duc 
de  Florès  avec  si  peu  de  préambule,  qu'en  huit  jours  tout 
Paris,  comme  disent  les  gens  du  monde,  savait  qu'une  jolie 
petite  bâtarde  (fruit  d'une  erreur  de  jeunesse),  élevée  my&* 
térieusement  par  une  madame  de  SauJe  [personne  fort.ho^ 
noràble,  mais  point  répand^e]^  avait  été  réintégrée  dans  lia 
maison  paternelle  par  les  soins  généreux  et  délicats  de  la 
duchesse  de  Florès.  On  ne  fit  pas  de  longs  commentaires 
sur  l'aventure,  bien  qu'on  ne  parlât  pas  d'autre  chose  dans 


y  Google 


LA  F1IX£ULB  231 

certains  salons.  L'histoire  de  la  belle  Pilar  ne  fut  point  uu 
mystère,  la  ducl^esse  ayant  eu  soin  de  la  raoonter  en  secret 
à  quarante,  personnes  de  sa  oonnaissanc^.  La  seule  chose 
dont  on  ne  sut  rien,  ce  fut  la  honteuse  existence  et  la  triste 
Qn  d'Antonio  dit  Algol.  Ce  détail  eût  gâté  le  charme  du  ro- 
man que  la  duchesse  faisait  circuler;  et  Rosario  étant  en- 
core parfaitement  inconnu  à  Paris,  il  ne  fut  pas  question 
<]e  lui. 

Le  duc  avait  oublié  jusqu'à  l'existence  de  cetenfant,  qu'il 
avait  nécessairement  perdu  de  vue  et  qui,  n'ayant  aucun 
lien  direct  avec  sa  fille,  ne  ppuvait  aucunement  l'intéresser. 
11  n'avait  pas  même  su  que  Stéphen  Teût  fait  élever,  celui- 
ci  n*ayant  pas  l'habitude  de  proclamer  ses  bonnes  oeuvres. 
La  duchesse  étaitrelle  dans  la  même  ignorance  que  son 
mari?  D*où  Rosario,  inconnu  à  ce  couple,  tenait-il  tous  les 
détails  de  leur  intérieur  qu'il  avait  confiés  à  Morénitaî  Voilà 
ce  que  Morénita  ^o  demandait  quelquefois;  mais  discrète, 
méfiante  et  résolue  comme  son  frère  lui  avait  recommandé 
de  l'être,  elle  ne  hasarda  pas  la  moindre  question,  et. le  nom 
de  Bosario  ne  sortit. pas  une  seule  fois  de  ses  lèvres. 

C'avait  été  un  assez  étrange  ménage  que  celui  des  deux 
époux  espagnols,  mais  ils  vivaient  en  bonne  intelligence 
depuis  que  la  passion  était  épuisée  entre  eux ,  et  la  du- 
chesse mettait  le  sceau  à  cette  pacification  en  ouvrant  ses 
bras  à  l'enfant  de  la  gitana. 

Le  duc^  par  la  fantaisie  d'un  cœur  romanesque,  géné- 
reux, et  mal  satisfait  de  la  vie»  aimait  en  ellet  Morénita 
comme  on  aime  quelquefois  les  bâtards,  c'est-^-dire  avec 
une  prédilection  qui  l'emporte  sur  celle  qu'on  aurait  ou 
qu'on  a  pour  des  enfants  légilimest  II  avait  beaucoup  perdu 
en.France  de  ses  préjugés  contre  la  race  des  gitanoa;  la  pas* 
sion  de  la  pauvre  Pilar  s'était  embellie  de  la  poé$ie  de  ses 
souvenirs,  jusqu'à  lui  faire  croire  qu'il  l'avait  sérieusement 


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232  LA  FILLEULE 

partagée.  Enân,  en  voyant  Tattrait  qu'exerçait  Morénita  à 
première  vue  sur  son  entourage ,  Taccueil  qu'on  faisait  à 
son  esprit  précoce,  à  ses  talents  oîi  perçait  sinon  une  grande 
conscience,  du  moins  une  grande  originalité,  il  arriva  à 
présenter  sa  pupille,  miss  Hartwell,  avec  un  sourire  de 
triomphe  modeste  qui  disait  à  tout  le  monde  :  C'est  ma 
fille,  et  si  je  ne  le  dis  pas  tout  haut,  c'est  par  respect  pour 
les  convenances. 

On  ne  pouvait  pas  douter  qu'il  n'eût  l'intention  de  lui 
donner  une  belle  dot.  La  richesse  de  sa  parure  et  les  joyaux 
dont  elle  était  couverte  attestaient  la  prodigalité  de  la  solli- 
citude paternelle.  La  duchesse  la  montrait  dans  tous  les  bals, 
dans  tous  les  théâtres  aristocratiques,  et,  n'étant  point  d'âge 
à  pouvoir  être  effacée,  elle  semblait  se  faire  un  ornement, 
un  attrait  de  plus  du  voisinage  de  cette  jolie  tête  pâle,  parée 
de  fleurs  et  de  perles.  Elle  posait  la  jeune  mère  avec  une 
grâce  ravissante,  et  disait  à  qui  voulait  l'entendre  qu'elle 
considérait  Morénita  comme  sa  propre  fille.  Aussi  les  partis 
ne  tardèrent-ils  pas  à  se  présenter.  Artistes  ambitieux,  no- 
bles ruinés,  exilés  polonais  ayant  un  nom  et  de  la  pres- 
tance, aspirants  dij^omates,  tous  beaux  ou  jeunes,  titrés 
dans  l'art  ou  dans  le  patriciat,  formèrent  une  cour  assidue, 
enjouée,  brillante,  à  l'enfant  de  la  bohémienne.  La  prédic- 
tion de  Rosario  se  réalisait  avec  une  rapidité  incroyable.  La 
jeunesse,  l'argent,  l'esprit  et  la  beauté,  c'est  bien  assez  pour 
(aire  oul)lier  une  peau  un  peu  brune,  des  cheveux  plantés 
un  peu  bas  et  une  mère  un  peu  saltimbanque.  Il  arriva 
môme  que  l'on  fit,  après  coup,  une  célébrité  à  cette  pauvre 
femme,  à  cette  pâle  rose  d'Andalousie  qui  avait  brillé  un 
instant  dans  un  coin  de  province,  et  dont  on  fit  la  perle  des 
Espagnes.  On  se  disait  à  l'oreille  en  regardant  Morénita: 

—  C'est  la  fille  du  duc  de  Florès  et  de  la  belle  Piiar  ;  vous 
savez,  la  fameuse  Pllarl 


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LA  FILLEULE  :23S 

—  Non,  connais  pasi 

— Bah  I  il  n'a  été  bruit  que  d'elle  en  Espagne...  à  ce  qu'il 
paraît  I 

Si  une  femme  un  peu  collej-monlé  s'avisait  de  dire: 

—  Une  bohémienne I  mais  c'est  afifreux,  celai 

Il  se  trouvait  toujours  quelqu'un  pour  répondre  : 

—  Oh!  celle-là  était  une  exception,  une  vertu.  Elle  n'a 
eu  qu'un  amour,  elle  n'a  commis  qu'une  faute  en  sa  vie.  On 
dit  que  son  histoire  est  fort  touchante  et  qu'elle  est  morte 
dans  un  coin,  fuyant  les  bienfaits  du  duc,  et  dans  les  sen- 
timents les  plus  religieux. 

Au  milieu  de  tout  ce  triomphe,  que  se  passait-il  dans  le 
cœur  de  bronze  de  la  gitanilla?  Son  journal  nous  la  mon*- 
trera  moins  endurcie  que  sa  conduite  ne  le  ferait  croire. 


JOURNAL    DE    MORÉNITA 


Paris ,  1er  janvier  1M7. 

Les  étrennes  d'aujourd'hui  ont  été  si  magnifiques,  si  va- 
riées, mon  père  a  été  si  bon,  tous  mes  amis  si  aimables, 
j'ai  reçu  tant  de  fleurs,  de  bonbons,  de  colifichets  ruineux, 
de  caresses  et  de  compliments,  que  je  me  suis  laissé  dis- 
traire et  que  j'ai  oublié  ma  tristesse  pendant  tout  un  jour. 

Mais  me  voilà  seule  et  j'y  retombe.  Que  me  manque-t-il 
donc,  et  pourquoi  suis-je  forcée  de  feindre  la  satisfaction 
et  l'enjouement?  Me  voilà  mise  comme  un  ange,  avec  une 
robe  de  soie  d'un  rose  si  pâle,  si  pAle,  qu'on  dirait  qu'elle  est 
blanche  et  seulement  éclairée  d'un  reflet.  Cela,  avec  le  bur- 
nous rose  vif  lamé  d'argent  que  m'a  donné  aujourd'hui  la 
duchesse,  est  d'un  efl'et  cbarmant.  Mes  cheveux,  naturelle- 


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2M  LA  FILLEULE 

ment  ondes,  s'arrangent  si  bien  que  je  fais  le  désespoir  de 
toutes  les  Jçunes  personnes  qui  veulent  imiter  mai  coiffure. 
Ce  soir,  comme  il  ne  restait  plus  au  salon  que  la  comtesse 
de  Palma,  qui  prétendait  qu^on  était  toujours  forcée  de 
mettre  de  faux  cheveux  pour  se  bien  coiffer,  en  eût-on  au- 
tant qu'elle,  qui  en  a  beaucoup  de  faux  et  de  vrais,  mon 
père,  qui  savait  bien  à  quoi  s'en  tenir  sur  mon  compte,  a 
dit  en  riant  : 

«Est-ce  vrai,  et  la  Morénita  a-t-elle  déjà  besoin  de  cf^t 
artifice?  Voyons donfcl  » 

Il  a  défait  ma  coiffure  et  s'est  plu  à  me  couvrir  de  ma 
richesse  naturelle,  qui  vraiment  n'est  pas  commune.  La 
comtesse  s'est  récriée  d'admiration,  mais  elle  n'était  pas 
très-<X)ntente.  La  duchesse  l'était  beaucoup  de  la  voir  en- 
rager. 

Ahl  pauvre  mamita!...  vous  étiez  fière  de  mes  cheveux, 
vousl  plus  lière  que  s'ils  étaient  les  vôtres  1  Vous  les  mon- 
triez à  Stéphen  quand  j'étais  enfant,  et  vous  ne  vouliez  pas 
me  les  laisser  arranger  moi-même,  prétendant  que ,  dans 
ma  pétulance,  j'en  cassais  toiyours  quelques-uns.  C'était 
donc  bien  précieux  pour  vous,  un  cheveu  de  ma  tète  I 

Allons,  voilà  que  je  pense  encore  à  mamita  !  j'oublie  tou- 
jours que  je  la  déteste.  Oh  I  que  de  mal  vous  m'avez  fait, 
cruelle  mamita  I  Vous  m'avez  aimée  comme  je  ne  le  serai 
jaQiais  de  personne,  pas  même  de  mon  père,  qui  ne  chérit 
de  moi  que  ce  qu'il  voit.  Vous,, vous  connaissiez  mes  dé- 
fauts et  vous  tes  aimiez  aussi  !  J'aurais  été  méchante  et  con 
trefaite,  que  vous  m'eussiez  élevée  avec  le  même  amour. 
Pourquoi  donc  vous  ôtes-vous  laissé  aimer  par  l'homme  que 
j'aimais?  Comment  n'avez-vous  pas  deviné,  vous  qui  cher- 
chiez mes  moindres  fantaisies  jusque  dans  mes  regards,  que 
je  ne  voulais  plaire  qu'à,  lui,  et  qu'il  ne  fallait  pas  lui  plaire, 
vous?  Ëst-ce  que  vous  aviez  besoin  de  son  amour,  vous  si 


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tA  FILLEULE  335 

beureuso,  si  raisonnable,  et  d'un  âge  où  le  cœur  n'a  plus 
besoin  e  passion?...  Hélas  !  j'oublie  toujours  que  Stéphen  est 
plus  près  de  Tâge  de  mamita  que  du  mi^n  1  Ob  !  c'est  lui  que 
je  haisi  lui  qui  m'a  bumiliée  et  qui  n'a  pas  eu  le  plus  petit 
effort  à  faire  pour  me  trouver  si  inférieure  à  sa  femme  1 

Comme  la  visite  que^nous  leur  avons  faite  hier  soir  m'a 
irritée  !  Il  fallait  bien  aller  soubaiter  la  bonne  année  à  ma 
mère  adoptive.  Le  duc  est  réellement  enthousiaste  d'elle,  je 
crois;  la  duchesse,  qui  dit  les  mots  tels  qu'ils  sont,  prétend 
en  riant  qu'il  en  est  amoureux  fou.  Il  est  singulier  qu'elle 
n'en  soit  pas  jalouse,  elle  qui  l'a  été,  dit-on,  avec  excès.  Moi, 
je  le  suis  :  j'étais,  blessée  de  voir  mou  père  regarder  une  autre 
que  moi,  et  çn  parler  avec  cette  admiration.  La  duchesse 
s'amuse  des  engouements  de  son  mari.  Elle  raille  un  peu  les 
femmes  qui  y  croient.  Elle  a  eu  l'air  de  dire  hier,  mais  sans 
aucun  dépit,  que  mamita  était  contente  de  plaire  au  duc,  et, 
comme  je  disais  qu'elle  n'avait  jamais  été  vaine  : 

«  Ne  croyez  pas  cela,  m'a-4-elle  dit  :  les  femmes  qui  s'en 
cachent  le  mieux  sont  celles  qui  y  mordent  le  plus.  » 

Est-ce  possible?  Ahl  si  mamita  était  coquette,  j'en  serais 
bien  contente  !  Stéphen  ne  serait  plus  si  fier  ni  si  heureux  I 

Ahl  je. sens  que  je  devieps  méchante!  Oui,  il  faut  l'être, 
puisque  je  suis  haïe.  . 

Et  pourtant  je  ne  peux  pas  oublier  I  Oh  I  que  j6  ne  retourae 
jamais  avec  mamita,  car  s'il  fallait  m'en  séparer  encore  une 
fois,  j'en  deviendrais  folle  !  C'est  elle  qui  ne  me  connaît 
guère  1  Ne  s'est-elle  pas  imaginé  qu'elle  avait  du  chçigrin  et 
que  je  n'en  avais  pas  1  i^le  se  seraiconsQlée  le  spir  même  -en 
sentant  le  baiser  que  Stéphçn  met  chaque  sw  sur  sa  main! 
Âbl  quel  baiserl  J'ai  été  bien  longtemps  sans  le  comprendre! 
mais  le  jour  où  je  l'ai  compris,  il  me.faisait  tressaiUir,  il  me 
mettait  chaque  fois  la  rage  et  le  désespoir,  dans  l'âme!  Que 
de  choses  dans  une  caresçf^  si  respectueuse  et  dans  un  regard 


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236  LA  FILLEULE 

si  passionné  1  Ah  1  toutes  les  mères  devraient  être  veuves  ou 
vieilles  comme  madame  Marange  I 

Je  ne  suis  pourtant  pas  jalouse  des  amis  de  la  duchesse.  Je 
ne  Taime  pas^  la  duchesse;  elle  ne  m*aime  pas  non  plus. 
Devant  le  monde,  ce  sont  des  caresses  et  des  chatteries  char- 
mantes. Quand  nous  sommes  tête  à  tête^  nous  n'avons  phis 
un  mot  à  dire,  et  tout  ce  que  nous  pouvons  faire  pour  dissi- 
muler notre  antipathie  naturelle,  c'est  de  nous  occuper  de 
chiffons  et  de  projets  de  toilette. 

Pourquoi  fait-elle  semblant  de  me  chérir  ?  pourquoi  m'a- 
t-elle  attirée  et  amenée  ici?  Évidemment  je  lui  sers  à  quelque 
chose.  Gare  à  elle  quand  je  Taurai  découvert  ou  deviné!  je 
lui  ferai  sentir  qu'on  ne  se  joue  pas  impunément  de  la  bohé- 
mienne! 


JOURNAL  DE  STÉPHEN 


8  lauvier. 


Ce  soir  Anicée  m'a  demandé  si  j'avais  renoncé  à  mon  pro- 
jet de  voyage  en  Italie,  et  si  je  ne  croyais  pas  que  cela  ferait 
du  bien  à  sa  mère,  qui  est  souffrante. 

—  J'avoue  que  pour  mon  compte,  a-t-elle  «goûté,  je  serais 
contente  de  changer  d'air  et  de  me  retrouver  tout  à  fait  seule 
avec  vous  deux. 

—  Toujours  plus  seule!  lui  ai-je  dit.  Tu  ne  crains  pas  de 
feffrayerun  jour  de  cet  éloignement  de  toutes  choses? 

—  Non,  mon  ami,  a-t-elle  répondu;  il  commence  à  me 
tarder,  je  te  l'avoue,  d*ôtre  regardée  comme  ta  femme. 

Surpris,  et  voyant  s'ouvrir  une  nouvelle  perspective  à  ses 
idées,  je  l'ai  pressée  de  s'expliquer. 


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LA  FILLBULB  337 

—  Maman  trouve  notre  vie  parfaitement  arrangée»  a-t-elle 
dit  en  riant;  toi  aussi,  n'est-ce  pas?  Mais  moi,  je  penche  à 
présent  vers  les  idées  folles,  et  j'ai  une  grande  envie  de  me 
compromettre  avec  toi,  pour  que  maman,  effrayée  de  notre 
situation,  se  décide  à  nous  laisser  publier  que  nous  ne 
sommes  pas  de  jeunes  amants,  mais  de  vieux  époux. 

Je  me  suis  agenouillé  devant  elle,  je  lui  ai  dit  que  je  la 
comprenais.  Nous  n'avons  pas  dit  un  mot  deMorénita.  Nous 
partirons  demain. 


NARRATION 

Le  duc  de  Florès,  en  retournant  le  sprlendemain  à  la  rue 
de  Courcelles,  où  il  allait  rarement  avec  sa  femme  et  sa  fille, 
mais  seul  le  plus  souvent  possible,  apprit  que  la  famille  était 
partie  pour  le  Berry,  oh  l'appelaient  des  affaires  imprévues. 
Il  se  mordit  les  lèvres  et  rentra  pour  annoncer  cette  nouvelle 
à  Morénita.^orénita  était  au  manège  avec  une  dame  de 
compagnie.  La  duchesse  s'habillait  pour  aller  la  rejoindre. 
Elle  reçut  son  mari  avec  un  éclat  de  rire.  . 

—  Eh  bien,  fUi  de  mon  âme,  lui  dit-elle  en  espagnol  de- 
vant la  femme  de  chambre  qui  n'entendait  que  le  français, 
voilà  une  figure  allongée  qui  m'annonce  que  vous  venez  de 
la  rue  de  Courcelles.  Vous  n'avez  trouvé  personne,  et  pen- 
dant votre  absence,  Morénita  a  reçu  une  lettre  de  sa  mamita 
qui  lui  envoie  un  charmant  couvre-pied  tricoté  par  'ses 
belles  mains,  et  qui  lui  fait  ses  adieux  pour  quelques  mois. 

Le  portier  m'a  dit  quelques  jours,  répliqua  le  duc  avec 

un  secret  dépit. 

—  Mon  cher  Almaviva,  reprit  la  duchesse,  vous  serez  tou- 
ours  un  franc  étourdi.  Ce  qui  se  passe,  voyez-vous,  est  pour 


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238  l'A  FILLBCLB 

moi  clair  comme  le  jour.  Vous  avez  toujours  voulu  douter 
de- la  venté.  Je  vous  ai  pourtant  dit  eent  fois  que  madame 
de  Saule  était  sé^ètement  mariée  «vec  M.  Rivesanges:  Yous 
n'avez  pas  voulu  me  croire  ;  vous  avez  risqué  t^p  tôt  votre 
déclaration.  Le  mari  s*est  aperçu  de  votre  amour.  14  emi^ne 
sa  femme,  et  il  fait  bien,  car  chacun  sait  que  vous  êtes  irré- 
sistible. 

—  J'espère ,  ma  chère  Dolorès ,  dit  le  duc  troublé  et  con- 
trarié, que  tout  ceci  est  une  plaisanterie  que  vous  me 
faites? 

—  Une  pure  plaisanterie,  répondit-elle  en  l'embrassant 
au  front.  Et  elle  sortit  en  riant  encore. 

Il  y  avait  du  vrai  dans  les  suppositions  de  la  duchesse.  Le 
duc,  vivement  épris  d'Anicée,  s'était  exprimé  avec  elle*trop 
claîrementw  Avec  un^  femme  aussi  modeste ,  aussi  éloignée 
de  l'idée  de  plaire,  il  n'était  pas  possible  d'être  comïMis  à 
demi-mot.  Anicée,  sentant  dès  lors  qu'elle  ne  pouvait  plus 
continuer  ses  relations  avec  la'famille  de  Morénita  sans  en- 
courager des  prétentions  qui,  loin  de  la  flatter,  l'offensaient, 
avait  pris  vite  un  parti  décisif.  Lé  voi^nage  de4tette  étrange 
enfant,  son  attitude  singulière  et  presque  hautaine  dans  leurs 
rares  entrevues,  la  faisaient  souffrir.  EDe  était  restée  à  sa 
portée  par  un  reste  de  dévouement.  Mais  leurs  liens  officiels 
rompus  par  l'imprudence  du  duc,  elle  cédait  au  besoin  de 
consacrer  sa  vie  entière  à  Stéphen.  Elle  redevenait  libre  de 
vivre  enfin  pour  elle-même  en  vivant  pour  lui  seul. 

Le  duc  n'était  ni  un'  ftit  ni  un  sot;  mais  il  avait  les  pas- 
sions vives  et  comptait  d'assez  beaux  succès  dans  sa  vie  pour 
ne  pas  croire  offenser  une  femme  plus  âgée  que  lui,  et  qu'il 
supposait  libre,  en  lui  offirant  son  cœur.  Il  avait  les  mœurs 
faciles  des  gens  privilégiés  de  la  fortune  et  de  la  nature,  et, 
sans  perversité  audacieuse,  il  n'avait  pas  de  notions  bien 
précises  sur  la  vertu.  C'était  un  peu  la  faute  de  sa  femme. 


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LA  FULLEUtE  239 

qui»  sans  manquer  essentiellement  à  ses  devoirs,  ne  lui  avait 
jamais  fait  une  vie  sérieuse  et  vraiment  digne.  Avec  une 
femme  comme  Anioée,  il  eût  été  le  modèle  des  époux.  II  le 
sentait,  et  il  l'avait  dit  à  celle-<îi  avec  une  ingénuité  très-* 
grande. 

—  Vous  ne  savez  donc  rien  de  ma  vie  ?  lui  avait  dit  Ani- 
oée, étonnée  de  sa  conQance.  • 

—  Non,  madame»  avait  répondu  le  duc;  je  crois,  je  sens 
que  Stéphen  vous  a  aimée  et  qu'il  vous  aime  encore.  Mais 
vous  si  loyale  et  si  courageuse,  vous  ne  Vavet  point  épousé. 
Je  crois  donc  que  vous  ne  l'avez  jamais  aimé  que  d'amitié. 

Anicée  avait  été  sur  le  point  de  dire  qu'elle  était  mariée  ; 
mais,  craignant  d*avoir  l'air  de  se  retranchier  èuT  son  de- 
voir et  de  laisser  par  ïk  quelque  espérance  au  duc,  elle  lui 
avait  répondu  avec  douceur  et  simplicité  qu'elle  aimait  Sté* 
phen  d'amour  et  d'amitié,  et  comptait  l'épouser,  mainte- 
nant qu'elle  n'avait  plus  à  se  préoccuper  de  l'avenir  de 
Morénita. 

Stéphen  avait  interrompu  cette  conversation.  If  avait  vu 
rémotion  du  duc  :  il  avait  compris  ce  que,  depuis  quelque 
temps  déjè,  il  croyait  pressentir.  Le  calme  d^Anicée  n'eût 
pas  permis  un  soupçon,  lors  même  que  sa  vie  entière  n'eût^ 
pas  éloigné  un  tel  sentiment  comme  un  outrage.  U  ne  lui 
avait  pas  fait  une  seule  question  ;  il  n'en  avait  reçu  aucune 
confidence.  A  quoi  bon,  quand  on  s'aime  parfaitement?  Il 
semblerait  qu'on  attache  quelque  mérite  à  être  resté  inébran- 
lable dans  cette  fidélité  du  cœur  et  de  Fesprit  qui  est  le  pre- 
mier besoin  de  l'affection  vraie.  Anicée  ne  mettait  pas  plus 
de  gloire  à  être  insensible  k  la  passion  du  duc,  que  Stéphen 
ne  s'en  attribuait  d'avoir  résisté  à  celle  de  Morénita.  lis  par- 
tirent ensemble^' le  matin  du  jour  où  le  due,  agité  et  vérita- 
blement affecté,  revenait  pour  demander  à  Anicée  d'oublier 
sa  folie  et  pour  lui  offrir  de  s*éloigner  momentanément. 


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240  1^  FILLEULE 

plutôt  que  de  priver  la  d||chesse  et  Morénita  de  ses  re- 
lations. 

Ce  départ  fut  ud  coup  violent  porté  au  cœur  de  la  jeune 
fille.  Jusque-là  elle  ne  s'était  pas  crue  séparée  de  sa  ma- 
mita.  Gomme  un  enfant  boudeur  et  entêté,  elle  s'était  ima- 
ginée qu'elle  ou  Stéphen  la  supplieraient  bientôt  de  revenir 
faire  la  joie  de  leur  intérieur,  et,  tout  en  se  promettant  de  ne 
pas  céder ,  elle  s'était  réjouie  de  songer  qu'elle  serait  toi^yours 
à  même  de  le  faire  ;  mais  Anlcée  n'était  pas  faible  et  Stéphen 
était  fort.  La  conscience  d'avoir  pris  en  pure  perte  une  dé- 
termination folle  et  cruelle  lui  fit  verser  en  secret  un  tor- 
rent de  larmes. 

Mais  le  repentir  ne  dura  pas  longtemps.  Morénita  n'était 
pas  de  nature  à  se  dire  qu'elle  eût  dû  faire  un  grand  effort 
de  modestie  et  de  religion,  rentrer  en  elle-même,  vaincre 
sa  passion  pour  Stéphen,  et  se  guérir  par  le  sentiment  du 
bonheur  de  sa  mère.  L'idée  de  résister  à  ses  propres  entraî- 
nements ne  semblait  pas  admissible  chez  elle.  Était-ce  le 
résultat  de  cette  paresse  de  Tâme,  de  cette  nullité  de  la  con- 
science qui  était  eonmie  sa  tache  originelle,  et  qui  la  domi- 
nait fatalement  ?  Pouvait-elle  et  ne  voulait-elle  pas,  ou  ne 
pouvaiirelle  pas  vouloir?  Hardi  et  savant  celui  qui  tranchera 
de  tels  problèmes  au  fond  des  cœurs  humains  1  Qu'il  prenne 
garde  d'être  trop  indulgent  pour  notre  nature,  mais  qu'il 
prenne  garde  aussi  d'être  trop  cruel  ! 

Le  cœur  était  vivant  et  chaud  (nous  ne  dirons  pas  bon)  en 
elle,  malgré  ce  désordre  de  la  volonté.  Si  elle  était  sauvage- 
ment éprise  de  Stéphen,  elle  était  attachée  plus  profondé- 
ment encore  à  sa  mamita.  Elle  ne  s'était  pas  endormie  ou 
éveillée  un  seul  jour  dans  son  lit  de  satin  de  la  rue  de  la 
Paix,  sans  songer  à  son  petit  lit  de  mousseline  de  la  rue  de 
Gourcelles ,  et  sans  tremper  son  oreiller  de  larmes,  en  se 
rappelant  ce  dernier  baiser  du  soir,  ce  premier  baiser  du 


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LA  FILLEULE  241 

vaatin  qu'Anicée,  pendant  quatorze  ans,  était  venue  déposer 
sur  ses  paupières  appesanties.  Tout  était  changé  dans  sa  vie, 
et,  à  chaque  moment,  elle  sentait  le  prix  de  ce  qu'elle  avait 
dédaigné.  Comblée  de  présents  et  couverte  d^atours,  sa  soif 
de  parures  était  déjà  assouvie.  Une  toilette  nouvelle  ap- 
portée par  la  couturière,  sans  qu'elle  l'eût  désirée  et  prévue, 
ne  lui  causait  plus  ce  plaisir  d'enfant  qu'elle  goûtait  à  choi- 
sir elle-même,  à  consulter  vingt  fois  Ânicée  ou  madame 
Marange,  à  l'emporter  après  une  petite  lutte  qui  exerçait 
sa  volonté  et  allumait  sa  convoitise.  Personne  ne  savait 
plus  rhabiller  et  la  coiffer  comme  cette  mère  intelligente  et 
enjouée  qui ,  en  satisfaisant  sa  vanité ,  réussissait  à  la  mo- 
dérer par  le  sentiment  du  goût.  Au  spectacle,  ce  n'était  plus 
la  petite  loge  sombre  et  cachée  où  l'on  n'allait  que  pour  sa- 
vourer quelque  chef-d'œuvre,  et  où  chaque  beauté  était 
sentie.  C'était  la  loge  brillante,  exposée  à  tous  les  regards, 
où  il  n'était  pas  question  d'écouter,  mais  de  paraître.  On  ne 
choisissait  plus;  on  subissait  le  hasard  de  la  représentation. 
La  duchesse  avait  un  sentiment  assez  borné  des  arts.  Elle 
s'extasiait  sur  une  roulade ,  sur  une  pirouette,  lorgnait  un 
bel  acteur  ou  critiquait  les  toilettes  de  l'avant-scène,  mais 
n'était  pas  réellement  touchée  d'une  phrase  bien  dite,  d'un 
sentiment  bien  exprimé ,  d'une  grâce  vraiment  poétique. 
MoréDita  se  sentait  comme  rabaissée  dans  sa  société,  elle 
qui  s'était  sentie  parfois  véritablement  artiste  auprès  de  ce 
jugement  droit  et  de  cette  délicatesse  exquise  d' Anicée.  Elle 
se  disait  à  elle-même  qu'elle  allait  devenir  nulle,  et  ressen- 
tait, au  bout  de  six  semaines  d'enivrement,  la  fatigue  et  le 
dégoût  de  cette  vie  d'apparat.  Toutes  les  conversations  iiii 
semblaient  vides,  pauvres,  niaises,  ou  d'un  esprit  tendu  et 
d'une  gaieté  factice.  Sans  bien  se  rendre  compte  de  cette 
infériorité  générale  et  de  la  supériorité  d' Anicée,  elle  s'é- 
tonnait d'avoir  connu  l'ennui  maladif  de  la  puberté  auprès 

14 

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â42  LA  FILLEULE 

d'elle,  depuis  qu'elle  ne  sentait  plus  ni  tooMon,  îbI  plaiâr, 
ni  désir  d'aucune  chose  dans  sa  nouvelle  existence. 

Après  avoir  sangloté  longtemps  le  soir  de  ce  départ ,  ^le 
passa  au  dépit  et  à  la  fâcherie.  Elle  voulut  s'imaginer  mille 
extravagances  :  qu'Anicée  ne  l'avait  jamais  aimée  ;  qu'elle 
avait  donné  la  main  à  leur  séparation  avec  une  joie  seerèle; 
qu'elle  s'était  sentie  gênée  par  sa  présence,  jalouse  de  sa 
jeunesse,  que  sais-je  I  Après  bien  des  divagations,  elle  s'en- 
dormît en  pensant  au  bonheur  que  Bosario  lui  avait  promis 
et  qu'elle  ne  trouvait  pas  dans  ses  triomphes. 

Pendant  deux  jours  elle  fut  de  cette  humeur  qu'on  appeJte 
vulgairement  massacrante  ;  le  mot  est  juste.  On  dénigre,  on 
analyse,  on  rabaisse,  on  détruit  tout  dans  sa  pensée  quand 
on  est  mécontent  de  son  propre  fonds. 

Le  duc  s'en  affligea  et  s'en  plaignit.  La  duchesse  s'en 
moqua  et  n'y  fit  pas  grande  attention.  Elle  paraissait  préoc- 
cupée, et  donnait  pour  prétexte  le  soin  de  préparer  une 
grande  soirée  musicale. 


X 


Morénita  se  ranima  un  peu  au  moment  de  paraître  à 
cette  réunion  dont^  elle  devait  aider  officiellement  la  du- 
chesse à  faire  les  honneurs.  Depuis  qu'elle  vivait  chez  son 
père,  il  n'y  avait  point  encore  eu  de  gala  chez  lui.  La  du- 
chesse paraissait  pressée  enfin  de  montrer  Morénita  à  tout 
son  monde.  Le  duc  se  laissait  faire. 

Clet  et  Roque,  qui  venaient  de  temps  en  temps  et  que  la 
duchesse  affectait  de  traiter  comme  des  amis  plus  intimes 
de  son  mari  qu'ils  n'étaient  réellement,  arrivèrent  des  pre- 
miers. Roque,  qui  ne  pouvait  pas  perdre  l'habitude  d'em- 


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LA  FILLEULE  243 

brasser  Morénita  au  front  en  arrivant  et  de  la  tutoyer,  Tint 
s'asseoir  auprès  d'dle,  et  regardant  confusément  ^a  pa- 
rure : 

—  Yertudieul  lui  dit-il  en  riapt,  si  je  n'étais  Famoureux 
de  ta  bonne  maman  Marange,  je  serais  le  tien,  ce  soir.  Tu 
ine  fais  l'effet  de  la  reine  de  Saba.  Ab  çà  I  tu  n'oublies  pas, 
j'espère,  au  milieu  de  tes  splendeurs,  d'écrire  à  ta  mamita 
et  à  cette  obère  grand'mère,  et  à  ton  parrain  qui  t'aime 
tant? 

.  La  duchesse  s'approcba  et  dit  à  Roque,  en  riant,  de  parler 
plus  bas  s'il  roulait  continuer  à  tutoyer  miss  Hartwell. 

—  Bien,  bien,  fit-il,  c'est  juste,  je  ne  dois  plus  la  traiter 
comme  une  enfant. 

Et -il  redoubla  sans  s'en  douter. 

Heureusement,  l'arrivée  de  plusieurs  grands  personnages 
donna  à  Morénita  un  prétexte  pour  le  laisser  avec  un  autre 
médecin  qui  engagea  avec  lui  une  discussion  sur  l'homœo- 
pathie.  C'était  la  bête  noire  de  Roque  que  cette  invention 
nouvelle.  Le  salon  se  remplit,  la  musique  commença,  et 
entre  les  premières  phrases  du  récitatif  d'un  chanteur  en 
renom, on  entendit  des  interruptions  étranges.—  Vincemmo, 
0  padrif  disait  la  voix  suave  et  vibrante. 

—  Vos  pères  étaient  des  ânes,  disait  en  fausset  le  doc- 
teur homœopathe  à  Roque  indigné,  qui  venait  d'invoquer 
la  science  des  classiques. 

Le  chanteur  s'arrêta  stupéfait. 

—  Restons-en  là,  si  vous  le  prenez  ainsi  1  s'écria  Roque 
de  sa  voix  sèche  et  impérieuse,  répondant  à  son  antago- 
niste. 

Un  immense  éclat  de  rire  accuefiyt  l'étrange  mal-à-pro- 
pos de  cette  sortie.  La  duchesse  pria  gaiement  et. familière- 
ment  les  deux  disputeurs  de  passer  dans  une  galerie  où  ils 


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244  LA  FILLEULE 

De  seraient  pas  gênés  par  la  musique.  Roque  ne  demandait 
pas  mieux. 

On  recommença  la  ritournelle,  et  le  chanteur  fut  dédom- 
magé par  un  grand  succès. 

Cet  incident  avait  favorisé  l'inaperçu  de  l'introduction 
d*un  nouveau  personnage,  qui  se  glissa  dans  la  foule^  et 
que  la  duchesse  présenta  fort  légèrement  au  duc,  en  lui 
disant  que  c'était  un  jeune  artiste  espagnol  qu'on  lui  re- 
commandait, et  qu*il  faudrait  encourager  un  peu,  parce 
qu'il  allait  se  faire  entendre  pour  la  première  fois  devant 
une  aussi  nombreuse  compagnie. 

L'artiste  salua  avec  assez  d'aisance  et  passa  du  côté  des 
musiciens. 

—  Çà  ?  dit  le  duc  à  la  duchesse  en  le  suivant  de  Toeil,  c'est 
un  gitanol 

—  Possible  !  reprit-elle  avec  indiflTérence. 
•—  Pur  sang  I  observa  le  duc. 

—  Eh  bien>  répliqua  la  duchesse  avec  un  sourire  aimable 
des  plus  mordants,  est-ce  que  nous  méprisons  ces  gens-là, 
nous  autres? 

Le  duc  regarda  involontairement  sa  ûlle,  qui  n'avait  pas 
vu  entrer  l'artiste,  et  qui  causait  avec  Clet,  également  inat- 
tentif à  cet  incident. 

Morénita  n'écoutait  plus  la  musique  qu'avec  distraction. 
Elle  savait  par  cœur  tous  les  morceaux,  elle  avait  vu  tous 
les  artistes  sur  les  planches.  Elle  était  déjà  rassasiée  des 
meilleures  choses,  aguerrie  contre  les  plus  mauvaises. 
Tout  à  coup,  un  Tiêm  !  expressif  de  Cle.t  lui  fit  lever  la 
tête;  mais,  nonchalante,  elle  ne  remarqua  pas  l'objet  de  sa 
surprise. 

—  Qu'avez-vous  donct  lui  dit-elle. 

—  Rien,  répondit  Clet. 

Et  il  recommença  à  lui  faire  la  cour  à  sa  manière,  moitié 


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LA  FILLELLB  245 

ai^e,  moitié  tendre,  et  en  somme  assez  ridicule,  maigre 
beaucoup  d'esprit. 

Morénita  ne  le  haïssait  plus  depuis  qu'elle  avait  quitté  Ani- 
cée.  Il  lui  rappelait  ce  tranquille  petit  monde  de  la  rue  de 
Courcelles  et  cette  quiétude  du  château  berrichon  qu'elle 
regrettait  en  dépit  d'elle-même. 

Tout  à  coup  elle  cessa  de  l'écouter  et  de  lui  répondre.  Une 
voix  d'argent,  qui  semblait  sortir  à  travers  le  duvet  d'un 
cygne ,  chantait  quelque  chose  d'étrange  dans  une  langue 
inconnue.  Le  son  d'une  guitare  vigoureusement  attaquée 
contrastait,  par  sa  sécheresse  et  ses  rauques  étouffements, 
avec  la  douceur  caressante  et  la  monotonie  mélancolique 
du  chant.  C'était  comme  un  soupir  de  la  brise,  interrompu 
par  le  rugissement  sourd  de  quelque  animal  fantastique, 
comme  la  plainte  des  sirènes  emportées  par  les  tritons  hen- 
nissants. Une  partie  de  l'auditoire,  composée  de  personnes 
de  diverses  nations,  frénjissait  de  surprise  et  d'entraînement.  - 
Une  moindre  partie,  exclusivement  composée  d'Espagnols 
et  de  Portugais,  souriait  gravement  ou  haussait  les  épaules 
de  pitié.  Morénita,  palpitante,  avait  mis  les  deux  mains  sur 
son  cœur.  Elle  regardait  avec  une  étrange  attention.  La  du- 
chesse était  invisible  derrière  le  mouvement  rapide  de  son 
éventail  et  ne  paraissait  pas  écouter. 

Morénita,  qui  s'était  placée  un  peu  en  arrière  des  princi- 
paux groupes,  comme  une  personne  ennuyée  de  se  mon- 
trer, et  qui  était  trop  petite  pour  voir  au-dessus  des  autre 
têtes,  sfe  leva  brusquement  pour  regarder  le  chanteur.  Son 
mouvement  fut  remarqué,  ainsi  que  le  rapide  regard  qu'é- 
changèrent les  deux  gitanos  au-dessus  de  tout  ce  monde  plus 
grand  qu'eux  par  le  rang  et  la  stature. 
Morénita  se  rassit  aussitôt. 

—  Eh  bien ,  lui  dit  Clet  à  voix  basse,  à  mon  tour,  je  vous 
demanderai  :  Qu'avez-vous  donc? 

14. 


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SM  LA  FILLEULE 

—  A  montour,  je  vous  répondrai  :  Rienî  dit  Morénita^  avec 
un  sang-froid  extraordinaire. 

—  Est-ce  que  vous  avez  vu  la  figure  de  ce  garçon  qui 
chante  ? 

—  Non,  je  regardais  sa  guitare,  qui  a  un  son  bizarre  et 
désagréable.  Ce  n'est  pas  une  guitare  comme  les  autres.  Si 
M.  Roque  était  là,  il  nous  expliquerait  au  moins  les  paroles 
de  la  chanson,  peut-^tre. 

—  Je  l'en  défie  bien  I  dit  Clet. 

—  Bah  î  si  ce  n'est  que  du  chinois  ou  du  sanscrit,  reprit 
tforénita,  il  ne  sera  pas  embarrassé  pour  si  peu.  Allez  donc  le 
chercher  ;  ceci  l'intéressera  peut-être. 

Et,  changeant  de  place,  elle  se  déroba  aux  investi- 
gations de  son  interlocuteur  d'un  air  parfaitement  na- 
turel. 

Quand  Rosario  eut  fini  ;ses  trois  couplets,  il  y  eut  un  mou- 
Tement  d'hésitation  qu'on  pouvait  ^prendre  pour  un  mur- 
mure d'encouragement.  On  parlait  beaucoup  de  ce  qu'on 
venait  d'entendre  :  on  n'applaudissait  pas.  Ceux  qui  étaient 
charmés  se  le  disaient  les  uns  aux  autres;  ceux  qui  n'étaient 
qu^étonnés^demandaient  l'explication  de  cette  chose  insolite. 
Obux  qui  n'avaient  pas  d'opinion,  et  c'est  toujours  le  plus 
grand  nombre,  recommençaient  à  parler  bourse,  chemins 
de  fer  ou  politique.  Les  graves  Espagnols  disaient  aux  ques- 
tionneurs : 

— •  Nous  serions  bien  embarrassés  de  vous  dire  ce  qu'il  a 
chanté.  Mais  nous  connaissons  tous  les  sons  de  cette  lan- 
gue :  c^est  du  gitano  tout  pur.  Vraiment,  ce  n'est  pas  la 
peine  de  venir  en  France  pour  entendre  cela.  Cela  court  les 
rues  chez  nous.  C'est  absurde,  c'est  affreux,  et  l'on  ne  com- 
prend pas  que,  dans  une  maison  espagnole,  on  fasse  chanter 
«Ht  bohémien  après  mademoiselle  Grisi.     \ 

Cependant  les  artistes  italiens,  et  tout  ce  qui  se  trouvait 


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LA  FILLEULE  247 

de  gens  de  goût,  de  sentiment  ou  de  science  musicale  dans 
l'auditoire^  disaient: 

—  C'est  du  gitano  si  l'on  veut,  ms^is  c'est  de  l'art,  chaaté 
ainsi.  Cela  peut  rappeler  des  chants  barbares  éçQTchés  dans 
les  rues  par  des  chanteurs  inhabiles;  mais  ce  garçon-là  en 
a  découvert  les  vrais  types,  et  il  leur  restitue  de  son  chef 
tout  ce  que  le  temps  et  l'ignorance  ont  altéré,  ou  bien  il 
nous  les  traduit  avec  une  science  qui  n'étouJOTe  pa$  rorigina* 
lité  d'un  génie  tout  empreint  de  la  couleur  originale.  C'est 
un  grand  artiste  qui  ne  sait  peut-être  rien,  mais  qui  ne  res- 
semble à  rien,  qui  est  magnifiquement  doué,  et  qui  remue 
le  cœur  et  l'imagination  d'une  façon  magique.  Comment  I 
ayoutaîent  ces  dilettanti,  est-ce  qu'il  a  déjà  fini? 

—  Ah!  mon  Dieu,  est-ce  qu'il  va  recommencer?  disaient 
les  autres. 

Le  gitanillo  écoutait  ce  croisement  d'opinions^  d'un  air 
fort  calme,  saisissant  une  parole  à  droite,  épiant  un  regard 
à  gauche,  et  accordant  sa  guitare  avec  beaucoup  de  lenteur 
et  de  majesté.  Le  programme  de  la  soirée  portait  deux  ro-- 
mances  de  lui,  séparées  par  plusieurs  autres,  morceaux 
chantés  par  les  Italiens.  Il  n'en  tint  compte,  et,  voulant  pro- 
duire son  effet,  cramponné  à  sa  chaise  et  rivé  au  plancher, 
sans  qu'il  y  parût  à  la  grâce  aisée  de  son  attitude,  il  com- 
mença un  second  air  sans  se  faire  prier  par  les  uns,  sans 
se  laisser  intimider  par  les  autres. 

Il  emporta  son  succès  d'assaut.  Les  vrais  amatpurs  étaient 
fixés,  et,  sentant  une  résistance  injuste,  le  couvrirent  d'ap- 
plaudissements plus  chauds  et  plu^  bruyants  qu'il  n'est 
d'usage  dans  le  grand  mpnde. .  - 

Il  y  eut,  sur  quelques  fauteuils,  une  muette  indigna- 
tion. L'Espagnol  de  race  hait  le  gitano,  comme  le  Polonais 
hait  le  juif,  comme  l'Américain  hait  le  nègre,  comme  l'In- 
dien hait  le  paria. 


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248  LA  FItLEULB 

—  Cest  assez,  dit  le  duc  bas  au  gitanillo,  en  lui  parlant 
d'un  air  fort  poli,  au  milieu  du  groupe  de  musiciens  oti  il 
était  rentré,  et  il  lui  glissa  dans  la  main  un  petit  rouleau 
d'or,  en  lui  désignant  la  porte  d^un  regard  furtif ,  sans  du- 
reté, mais  sans  appel.  Rosario,  content  de  son  succès, 
s'éclipsa;  mais  comme  il  serrait  sa  guitare  dans  Fanticham- 
bre,  il  revit  près  de  lui  la  figure  du  duc,  qui  lui  dit,  en  le 
regardant  avec  attention  : 

—  Gomment  vous  appelle-t-on  ? 
-—  Algénib,  répondit  le  gitano. 

—  Vous  êtes  gitano,  vous  ne  vous  en  cachez  pas  î 

—  Je  ne  m'en  cache  pas,  au  contraire  :  c'est  mon  état. 

—  Vous  avez  raison.  De  quelle  province  d'Espagne  ôtes- 
vous? 

—  Je  suis  né  en  Angleterre,  où  on  nous  appelle  gypsies» 

—  Comment  s'appelait  votre  père? 

•—  Je  n'en  sais  rien.  Je  n'ai  jamais  connu  ni  père  ni  mère. 
Pai  été  abandonné  chez  des  paysans,  qui  m'ont  élevé  jus- 
qu'à l'âge  de  douze  ans,  et  qui  m'ont  ensuite  rendu  à  des 
gens  de  ma  tribu  qui  venaient  d'Espagne  et  qui  m'y  ont 
conduit. 

—  Vous  ne  connaissez  personne  à  Paris? 

—  Personne  encore,  monseigneur. 

—  Qui  vous  a  recommandé  à  la  duchesse? 

—  La  comtesse  de  Fuentes. 

—  C'est  bien.  Je  vous  ferai  demander,  si  j'ai  besoin  de 
vous. 

—  Je  pars  demain  pour  la  Russie,  monseigneur. 

—  A,  la  bonne  heure  I  dit  le  duc 

Et  Rosario  sortit,  emportant  sa  guitare  et  ses  dix  louis. 

—  Je  m'étais  trompé,  pensa  le  duc  en  rentrant  dans  ses 
salons.  Gomment  me  rappellerais-je  la  figure  de  cet  enfant 
au  point'de  le  reconnaître? 


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LA  FILLEULE  249 

Ciel  causait  avec  Roque  derrière  une  pyramide  de  fleurs. 

—  Conçoit-on  Firapudence  de  ce  gaillard-là  1  disait  Ed- 
mond Clet  en  regardant  le  programme  de  la  soirée,  imprimé 
en  or  sur  du  satin  blanc.  Se  faire  appeler  du  nom  d'une  des 
plus  belles  étoiles  du  ciel,  quand  on  s'est  appelé  Dariolel  et 
venir  chanter  ici,  sous  notre  nez,  quand  on  a  tenu  le  tor- 
chon sur  la  roue  des  sapins  I 

—  Eh  bien,  pourquoi  pas?  disait  Roque,  que  rien  n'éton- 
nait dans  les  choses  de  ce  monde.  Est-ce  qu*on  le  connaît? 

—  Mais  le  duc? 

—  Comment  le  connaîtrait-il,  depuis  le  temps?  Il  n'a  ja- 
mais fait  la  moindre  question  sur  son  compte,  et  notre 
protégé  est  trop  fin  pour  n'être  pas  venu  ici  sous  un  nom 
supposé,  sans  avoir  une  histoire  toute  prête. 

—  Hais  s'il  prétend  se  faire  connaître  à  Paris,  voilà  peut- 
être  un  grand  embarras  pour  la  petite? 

—  La  petite  ne  sait  seulement  pas  s'il  existe. 

—  Elle  l'a  écouté  et  regardé  avec  une  agitation  très-frap- 
pante. 

—  La  cigale  a  reconnu  la  musique  de  sa  bruyère.  Les 
bêtes  ont  bien  des  instincts  sauvages  qui  survivent  à  la  do- 
mestication, pourquoi  les  êtres  humains  n'en  auraient-ils 
pas?  Je  suis  fâché  de  n'avoir  pas  entendu  chanter  notre 
Indien  dans  sa  langue,  au  lieu  d'avoir  bavardé  en  pure 
perte  avec  cet  homœopathe  saugrenu.  Voyez  un  peu  la  mé- 
moire des  enfants  I  J'aurais  cru  qu'il  n'en  savait  plus  un 
mot.  Il  a  eu  du  succès? 

—  Un  succès  d'enthousiasme. 

—  Tant  pis,  il  n'apprendra  plus  rien,  le  paresseux  I 

—  Qu'apprendrait-il  de  mieux?  Il  a  trouvé  sa  veine. 

—  Allons  donc  le  trouver,  et  sachons  comment  il  vit  et 
où  il  perche.  Au  fond,  je  ne  le  hais  pas,  ce  garçon  :  c'est 
un  drôle  de  corps. 


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236  LA  FILLEULR 

Et  Roque  chercha  s(m  protégé,  qu'il  De  trouva  plus. 

Morénita  avait  suivi  des  yeux  les  mouvements  de  Bosario 
et  de  son  père  ;  puis,  tous  deux  avaient  disparu,  et  elle  cher- 
chait avec  préoccupation  à  r^oindre  l'un  ou  l'autre,  quand 
elle  entendit  une  douairière  castillane,  qui  ne  la  savait  pas 
derrière  elle,  dire  à  sa  voisme  ; 

—  Voilà  une  grande  maison  qui  s'en  va  en  quenouille 
d'une  façon  déplorable.  Que  feront-ils  de  cette  gitanilla?Le 
duc  estfou,vraim.ent,  et  la  duchesse  encore  plus  folle!  Ils 
auront  beau  la  requinquer,  ils  ne  la  blanchiront  pas,  et,  à 
moins  de  la  marier  avec  un  gratteur  de  guitare  comme 
celui  qui  nous  a  écorché  les  oreilles  tout  à  l'heure,  je  crains 
pour  eux  qu'elle  ne  reste  fille. 

-—  Une  gitana  rester  fille  I  répliqua  l'autre  vieille  en  rica- 
nant j  il  n'y  a  pas  de  risque,  et  le  mariage  est  bien  le  moin- 
dre de  leurs  soucis,  à  ces  pauvrettes. 

—  Tant  pis. pour  le  duc,  reprit  la  première.  Il  verra  que 
de  race  le  chien  chasse,  et  ce  sera  bien  fait.  Çtomment  ose- 
t-on  montrer  aux  gens  comme  il  faut  le  produit  d'une  pa- 
reille incartade  ?  Il  y  a  de  quoi  éloigner  de  chez  lui  ICvS 
femmes  honnêtes.  Je  ne  croyais  pas.  la  duchesse  extrava- 
gaEute  à  ce  poinHà;  si  cela  continue,  on  n'amènera  plus 
les  jeunes  personnes  chez  elle.  Pour  moi,  je  suis  aux  regrets 
que  ma  petile-fiUe  soit  ici,  et  je  vais  lui  défendre  de  ré- 
pondre à  cette  moricaude,  si  elle  se  permet  de  lui  adresser 
la  parole. 

Morénita  sentit  faiblir  ses  genoux.  Elle  fut  sur  le  point 
de  tomber  évanouie  ;  mais  ranimée  par  la  colère,  elle  frappa 
d'un  grand  coup  d*éventail  le  turban  de  la  douairière  au 
moment  oî^  celle-?ci  se  levait,  La  dame  jse  retourna  d'un  air 
courroucé.  » 

■^  Pardpn,  sdaojra,  dit  Morénita  de^  l'air  iç,  plys  insolent 
qu'elle  put  se  donner,  je  ne  vous  voyais  pas. 


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LA  FILLEULE  ^1 

—  Ce  n'est  pas  étonnant,  répondit  la  dame;  vous  êtes  si 
petite  I 

—  Cest  vrai,  madame,  j'ai  pris  votre  turban  pour  un 
coussin,  et  je  le  trouvais  placé  trop  haut,  Tai  cru  que  sa  placé 
devait  être  sous  mes  pieds,  et  j'allais  Fy  mettre;  mais  j'ai 
vu  votre  figure  et  j'ai  eu  peur, 

—  L'insol^ite!  s'écria  la  vieille  femme  en  s'éloignant; 
c'est  une  vraie  gitana  de  la  rue  ! 

Cette  altercation  avait  été  entendue  de  quelques  personnes. 
En  peu  d'instants  elle  circula  dans  des  groupes  nombreux. 
C'était  la  demi-heure  d'itftervalJe  entre  la  première  et  la 
seconde  partie  du  concert.  Tous  les  Français  jeunes  furent 
du  parti  de  Morénita  et  dirent  entre  eux  qu'elle  avait  bien 
fait  de  river  le  clou  à  une  vieille  sorcière.  Les  gens  sérieux 
trouvaient  la  chose  fâcheuse.  Les  jeunes  femmes  en  rk&ii 
aux  dépens  des  deux  parties.  Plusieurs  précieuses  en  furent 
formalisées.  Bon  nombre  de  vieux  Espagnols  des  deux 
sexes  se  retirèrent  fort  irrités,  la  dame  outragée  en  tête,  et 
se  plaignant  au  duc,  avec  l'aigreur  et  la  rudesse  presque 
grossière  que  prennent  tout  à  cbup  les  gens  du  grand 
monde  quand  ils  se  croient  provoqués  par  leurs  infé-- 
rieun. 

Le  duc,  Yivement  affecté  de  cette  algarade,  chercha  par- 
tout sa  lille.  Elle  avait  quitté  le  salon.  Morénita,  pâle  de  rage, 
tremblante,  et  prête  à  suffoquer,  s'était  enfuie*dans  sa 
chambre,  et,  tirant  les  verrous  pour  cacher  une  émotion 
qu'elle  voulait  paraître  surmonter,  s'était  jetée  sur  un  sofa. 
Elle  avait  laissé  sa  toilette  fort  éclairée,  afin  de  pouvoir 
revenir  au  besoin,  de  temps  en  temps,  rajuster  sa  coiffure^ 
Elle  fut  surprise  de  se  trouver  dans  l'obscurité,  et  sérieuse- 
ment eifirayée  lorsqu'elle  se  sentit  entourée  de  deux  bras 
sojiples  et  forts  qui  l'enlaçaient  comme  deux  serpents»  ^Elle 
allait  crier  lorsqu'elle  reconnut  la  voix  de  Rosario  qui  l'ap- 


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252  LA  FILLBULB 

pelait  sa  sœur»  sa  bien-aimée,  son  unique  amour  sur  la 
terre. 

Alors  Morénita  fondit  en  larmes,  et,  reprenant  son  éner- 
gie, elle  lui  raconta  en  deux  mots  quel  outrage  elle  venait  de 
subir. 

—  Ce  n*est  rien,. dit  legitanillo  en  riant.  Moi,  j'ai  été  mis 
à  la  porte.  On  m'a  glissé  de  l'argent  dans  la  main  cooufne 
à  un  valet,  et  on  m'a  empêché  de  compléter  mon  succès  en 
chantant  dans  la  seconde  partie  du  concert.  Mais  qu'est<ce 
que  cela  nous  fait,  Morénita  ?  Nous  ne  sommes  pas  méprisés, 
va  1  On  n'insulte  que  ce  qif  on  déteste,  et  on  ne  déteste  que 
ce  qu*on  redoute.  Ce  qu'on  dédaigne  réellement,  on  n'y  fait 
pas  attention.  A  l'heure  qu'il  est,  vois-tu,  cent  femmes  sont 
amoureuses  de  moi  dans  le  salon  dont  on  me  chasse,  et  tous 
les  hommes  ont  la  tête  à  l'envers  pour  la  gitanilla  qu'on  dé- 
nigre. Laisse  passer  ce  flot  d'injures,  petite  sœur  chérie  : 
c'est  ton  véritable  règne  qui  commence  I  Est-ce  qu'une  véri- 
table n^iss  Hartwell,  avec  des  yeux  en  couhsse  et  la  bouche 
en  cœur,  baisant  la  main  des  vieilles  guenons  de  cette  race 
de  singes,  et  mendiant  leur  pitié  protectrice ,  ne  serait  pas 
bientôt  reléguée  au  petit  cercle  et  au  mariage  de  raison  avec 
un  maître  clerc  de  notaire  ou  quelque  sous-secrétaire  d'am- 
bassade? Allons  donc  1  II  faut  être  adorée  par  tous  leurs  prin- 
ces de  la  terre.  Ils  croiront  pouvoir  te  séduire  ;  mais,  après 
qu'ils  ausont  fait  mille  fohes  pour  toi,  tu  leur  diras  :  Arrière» 
vieux  chrétiens  l  je  n'aime  que  mon  semblable,  que  mon 
ami...  que  mon  frère  I 

L'idée  de  cette  lutte  efï^ayait  Morénita  ;  mais  celle  d'une 
passion  nouvelle,  qu'elle  croyait  chaste  et  sainte  dans  son 
but,  plaisait  à  son  esprit  exalté. 

—  Oui,  oui,  s'écria-t-elle  en  enlaçant  étroitement  ses  mains 
crispées  à  celles  de  Rosario,  toi  seul,  mon  sang,  mon  âme^ 
rca  force ,  ma  haine,  mon  refuge,  mon  secret  !  Ne  me  quitto 


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LA  FILLBULB  %3 

plus  OU  reviens  bientôt.  Je  ne  peux  plus  vivre  sans  être 
aimée  exclusivement,  et  je  sens  que  c'est  ainsi  que  tu 
m'aimes  I 
On  frappa  à  la  porte. 

—  Venez,  chère  enfant,  dit  la  voix  de  la  duchesse;  votre 
père  vous  cherche  ;  il' est  inquiet  de  vous.  Sortez  avec  moi, 
ne  craignez  rien. 

Dans  son  trouble,  Morénita  ne  remarqua  pas  la  protection 
que  semblait  accorder  la  duchesse  à  son  entrevue  avec  Ro- 
sario.  Celui-ci  la  poussa  hors  de  la  chambre  en  lui  disant: 

—  Ne  t'inquiète  pas  de  moi,  je  sortirai. 

Et  Morénita  alla  retrouver  le  duc  sans  voir  ce  que  la  du- 
chesse était  devenue  après  l'agiroir  avertie. 

Le  duc  venait  à  sa  fille  avec  plus  de  sollicitude  que  de  cour- 
roux. Quand  il  la  vit  forte  et  audacieuse,  il  s'effraya  davan- 
tage et  essaya  de  la  dominer  par  une  remontrance.  Mais 
elle  n'accepta  aucun  blâme,  et,  se  plaignant  vivement  d'avoir 
été  insultée  dans  la  maison  du  duc: 

—  Si  c'est  ainsi  que  votre'monde  m'accueille,  lui  dit- elle, 
j'ai  bien  mal  fait  de  quitter  mamita,  dont  tous  les  amis  la 
respectaient  trop  pour  ne  pas  me  respecter  aussi,  et  qui  ne 
recevait  pas  chez  elle  des  gens  disposés  à  lui  faire  un  crime 
de  sa  tendresse  pour  moi. 

Le  duc,  la  voyant  exaspérée,  lui  dit  qu'elle  était  souffrante 
et  qu'elle  ferait  bien  de  se  retirer. 

—  Si  vous  me  le  commandez,  répliqua  l'indomptable  en- 
fant, je  subirai  l'humiliation  de  cette  pénitence  publique  ; 
mais  je  vous  avertis  que  je  quitterai  demain  votre  maison 
pour  n'y  plus  rentrer. 

—  Et  où  donc  irez-vous,  ma  pauvre  Morénita?  dit  le  duc 
qui  se  repentait  un  peu  tard  d'avohr  cédé  au  caprice  de  sa 
femme  en  adoptant  ouvertement  l'enfant  terrible.  N'avez- 
vous  pas  abandonné  avec  beaucoup  de  dureté  la  généreuse 

15 

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254  LA  FILLEULE 

I 

femme  qui  vous  tenait  lieu  de  mère?  et  ne  savez- vous  pas, 
d'ailleurs,  qu'elle  est  maintenant  en  Italie  ? 

—  Eh  I  mon  Dieu,  répondit  Morénita  avec  un  accent  et  une 
expression  de  visage  où  se  peignait  l'instinct  de  la  liberté  fa- 
rouche élevé  à  sa  pluB  haute  puissance,  est-ce  donc  si  diffi- 
cile à  trouver,  l'Italie?  Est-ce  que  la  terre  manque  de  che- 
mins pour  nous  porter  et  le  ciel  d'étoiles  pour  nous  guider? 
Voyons,  monsieur  le  duc,  est-ce  vrai  ce  que  j'ai  entendu 
toe  à  la  marquise  d'Acerda  ?  Suis-je  une  bohémienne  ? 

—  A-t-elle  dit  cela?  dit  le  duc  embarrassé. 

—  Elle  Ta  dit,  et  bien  d'autres  choses  encore. 

—  Quoi  donc  ? 

—  Elle  a  dit  que  j*étais  votr^  fille  1 

—  Morénita  !  s'écria  le  duc  perdant  la  tète ,  nous  cause- 
♦rons  demain.  Pour  l'amour  de  moi  et  de  vous-même,  tenez- 
vous  tranquille  jusque-là. 

—  Eh  bien,  qu'est-ce  donc?  dit  la  duchesse  en  venant 
les  rejoindre  sur  l'escalier  dérobé  où  le  père  et  la  fille  cau- 
saient ainsi  avec  animation;  nt)us  allons  faire  remarquer 
notre  absence. 

Et  elle  les  emmena  dans  la  galerie,  tandis  que  Rosarîo 
s'esquivait  par  le  chemin  qu'ils  lui  laissaient  hbre. 

—  De  quoi  vous  tourmentez- vous?  dit  la  duchesse  à  son 
mari  et  à  Morénita,  avant  de  rentrer  avec  eux  dans  les  sa- 

.  Ions.  Comme  vous  voilà  déconfits  pour  un  incident  ridicule 
o«  les  rieurs  sont  pour  nous  I  Est-ce  (jue  ces  prises  de  bec 
entre  femmes  n'arrivent  pas  tous  les  jours  dans  le  monde? 
Est-€e  qu'il  n'^est  pas  peuplé  de  sottes  cancanières,  jalouses 
des  jolies  personnes  î  Votre  grand  tort,  mon  duc,  est  d'être 
apprécié  par  les  jeunes,  et  c'est  toujours  un  dépit  pour  les 
vieilles  ;  le  vôtre,  ma  petite  miss,  est  de  faire  fureur  par 
vos  beaux  yeux.  Eh  bien,  le  grand  malheur,  quand  notre 
salon  serait  débarrassé,  une  fois  pour  toutes ,  de  ces  anti- 


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Là  FILLEUIiB  255 

quailles  I  Si  cela  n'avait  pas  coûté  une  attaque  de  nerfs  à 
cette  chère  enfant,  je  m'en  réjouirais.  11  paraît  qu'elle  a  ré- 
pondu avec  l'esprit  d'un  diable.  Elle  nous  contera  ça  ;  mai 
rentrons,  il  le  faut.  Voilà  la  Persiani  qui  va  chanter. 


XI 


Morénita  fut  entraînée  à  un  mouvement  de  reconnais- 
sance pour  la  duchesse  et  l'embrassa.  La  duchesse  s'ar- 
rangea pour  lui  rendre  cette  caresse  sur  le  seuil  de  la 
grande  porte,  qui,  de  la  galerie,  s'ouvrait  sur  le  salon  prin- 
cipal. C'était  une  protection  ouvertement  déclarée ,  dont  la 
plupart  des  hommes  lui  surent  gré,  dont  une  partie  des  • 
femmes  la  blâma.  La  duchesse  tenait  beaucoup  moins  à 
satisfaire  les  unes  qu'à  éblouir  et  charmer  les  autres.  Après 
le  concert,  on  soupa.  Il  était  assez  tard. Les  trois  quarts  de 
l'assemblée  s'étaient  écoulés  peu  à  peu.  On  retint  quelques 
artistes ,  les  amis  restèrent  ;  des  gens  aimables  et  distingués 
furent  naturellement  retenus  aussi  par  cette  réunion  plus 
choisie-.  Des  femmes  gaies  ou  coquettes  prirent  leur  parti 
de  s'amuser  pour  leur  compte ,  sans  se  soucier  de  se  lier 
trop  avec  la  gitanilla,  qui  leur  inspirait,  au  reste,  une  grande 
curiosité.  D'autre^,  meilleures  ou  plus  intimes,  l'acceptaient 
sans  marchander,  et  même  il  y  en  avait  là  quelques-unes 
d'assez  mûres  et  d'assez  honorables  pour  consoler  la  famille 
de  l'échec  de  la  soirée. 

Le  souper  fut  très-brillant.  Roque  se  grisa  un  peu,  mais 
il  eut  beaucoup  d'esprit  et  fut  fort  convenable.  Les  artistes 
et  les  littérateurs  s'animèrent  et  furent  charmants.  Ciel,  un 
peu  éclipsé,  partant  un  peu  morose,  se  sentit  consolé  par 
quelques  attentions  gracieuses  de  la  duchesse. 


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256  LA  FILLELXB 

La  conversation,  devenue  générale  au  bout  de  la  table 
qu'occupait  Morénita,  vint  à  rouler  sur  le  gitanillo.  Des  es- 
prits compétents  en  parièrent  avec  enthousiasme.  Une  jeune 
et  jolie  femme,  un  peu  grisée  par  son  propre  entrain,  dé- 
clara en  riant  à  un  de  ses  voisins,  non  loin  de  Morénita, 
qui  l'entendit,  qu'elle  en  avait  la  tête  tournée.  Morénita  la 
regarda  et  sentit  un  mouvement  de  triomphe  mêlé  d'un 
éclair  de  jalousie  qu'elle  ne  s'expliqua  pas  à  elle-même.  Une 
ex-c>antatrice  italienne,  un  peu  vieillotte,  prisée  pour  son 
esprit  et  sa  rondeur,  porta  aux  nues  la  grâce  et  la  beauté  du 
bohémien ,  disant  qu'à  son  âge  elle  n'avait  plus  besoin  de 
faire  l'hypocrite.  Un  peintre  estimé  regretta  de  ne  pas  s'être 
enquis  de  sa  demeure  :  il  eût  voulu  voir  encore  ce  beau  type 
et  en  fixer  le  souvenir  par  quelque  croquis. 
•  La  duchesse  demanda  à  Roque,  d'un  ton  fort  naturel,  s'il 
Faviait  déjà  entendu  quelque  part,  et  à  Clet  s'il  ne  pourrait 
pas  le  retrouver  pour  lui  demander  la  musique  de  sa  ro- 
mance. L'un  et  l'autre  répondirent  d'une  manière  évasive, 
regardant  le  duc,  qui  ne  se  doutait  plus  de  rien,  mais  qui  se 
promettait  intérieurement  de  ne  plus  laisser  aucun  gitano 
pénétrer  chez  lui  pour  y  fournir  matière  à  des  rapproche- 
ments désagréables  pour  sa  fille. 

Malgré  le  resserrement  de  bienveillance  ou  d'engouement 
qui  se  fit  autour  du  duc,  de  sa  femme  et  de  Morénita,  cette 
soirée  laissa  des  traces  pénibles  dans  leur -monde,  et  pour 
qu'on  ne  s'aperçût  pas  de  la  désertion  de  plusieurs  gros 
bonnets,  il  fallut  que  la  duchesse  étendît  ses  relations  dans 
le  monde  de  la  jeunesse,  de  la  mode  et  du  talent.  Ce  n'est 
jamais  difficile  à  une  jolie  femme  riche.  Morénita  se  rit 
donc  bientôt  entourée  et  courtisée  de  plus  belle.  Mais  le 
bonheur  n'est  pas  dans  cette  vie  mêlée  d'éléments  hé- 
térogènes. Morénita  continua  à  s'ennuyer  sans  savoir  pour- 
quoi. 


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LA   FILL1£L'LE  257 

Chose  étrange,  ce  cœur  avide  de  se  répandre,  cette  orga- 
nisation enfiévrée  par  l'inquiétude  des  sens,  celte  imagina- 
tion  active,  cet  être  où  tout  concourait  à  l'irruption  de 
quelque  délire,  repoussait  froidement  les  séductions  de  la 
flatterie  et  les  entraînements  du  plaisir.  Deux  types  obsé- 
daient sa  pensée  et  remplissaient  le  cadre  de  sa  prédilection 
secrète,  Stéphen  et  Rosario  :  le  frère  mystérieux,  charmant 
et  persuasif;  le  père  adoptif,  parfait  mais  rigide;  deux  ab- 
sents, deux  êtres  dont  Texistence  ne.  lui  paraissait  jamais 
pouvoir  s'assimiler  à  la  sienne.  Pour  tous  les  autres  hom- 
mes, Morénila  n'éprouvait  qu'un  mélange  de  méfiance, 
de  dédain  et  même  d'antipathie  qu'elle  avait  peine  à  leur 
'    cacher. 

Elle  sentait  pourtant  que  Rosario  lui  avait  dit  la  vérité,  en 
lui  répétant  que,  dans  sa  situation,  elle  ne  pouvait  que  s'é- 
lever par  la  coquetterie,  que  redescendre  par  l'humilité. 
Elle  était  donc  coquette,  mais  avec  âpreté,  avec  tyrannie, 
avec  une  malice  profonde  et  cruelle  dans  l'occasion.  Aussi 
inspirait-elle  de  l'amour  et  de  la  haine.  Personne  ne  pou- 
vait lui  faire  connaître  la  douceur  de  l'amitié,  personne  n'en 
pouvait  ressentir  pour  elle. 

Sou  âme  s'aigrissait  rapidement  dans  cette  position  fausse 
et  pénible.  Le  duc  n'avait  pas  su  contribuer  à  la  guérir.  Il 
avait  reculé  devant  l'aveu  du  lien  qui  l'unissait  à  elle.  Au 
moment  de  le  lui  révéler,  il  s'était  arrêté,  effrayé  de  son  ca- 
ractère, impétueux  et  des  exigences  qui  pouvaient  surgir. 
Trompé  par  la  feinte  ignorance  de  sa  fille,  il  avait  traité  les 
propos  de  la  vieille  marquise  de  rêverie ,  de  méchanceté 
pure.  Morénila  était  restée  miss  Hartwell,  la  fille  d'un  ami 
de  Calculla  et  d'une  Anglaise  morte  sur  le  navire  qui  l'ame- 
nait en  Franco,  en  lui  donnant  le  jour. 

Morénita,  en  se  voyant  mystifiée  ainsi,  avait  écrit  sur  une 
page  de  son  journal  : 


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258  LA  FILLEULE 

«  Vous  me  faites  orpheline,  mon  père  î  Eh  bien,  tant 
mieux  1  vous  me  faites  libre  I  » 

Elle  s'était  donc  redressée  de  toute  sa  petite  taille,  et  Clet, 
qui  prenait  du  dépit  contre  elle,  comme  bien  d'autres,  com- 
mençait à  la  comparer  à  un  petit  serpent  qui  veut  toujours 
mordre,  parce  qu'il  rêve  toujours  qu'on  lui  marche  sur  la 
queue. 

Altière  avec  les  valets,  souple,  caressante  et  moqueuse 
avec  le  duc,  qui  souffrait  toujours  de  ses  instincts  violents  ; 
raide  et  hautaine  avec  la  duchesse,  qui  supportait  ses  frasH 
ques  de  caractère  avec  une  douceur  et  une  insouciance  inouïe 
chez  une  personne  autrefois  violente  et  impérieuse,  elle 
remplissait  la  maison  paternelle  de  ses  caprices  et  l'agitait 
parfois  de  ses  fureurs.  Elle  réparait  tout  très-vite  par  d'in- 
volontaires élans  de  tendresse  pour  son  père,  qui  s'y  lais- 
sait gagner  ;  par  de  prudentes  soumissions  envers  la  du- 
chesse, qui  accueillait  son  retour  avec  des  rires  pleins  de 
bonhomie;  par  des  prodigalités  aux  laquais,  qui,  dès  lors, 
souhaitaient  voir  revenir  l'orage  destiné  à  crever  en  pluie 
d'or  sur  leurs  têtes. 


UNE    LETTRE    DE    MORÉNITA    A    ANICÉE 


«  Nice,  15  avril  1847. 

»  Mamita ,  me  voici  dans  un  beau  climat  qui  ne  me  fait 
pas  de  bien,  vu  que  je  ne  suis  pas  malade.  Toute  ma  mala«* 
die,,  c'est  de  vous  avoir  quittée,  et  comme  je  ne  peux  pas 
vous  rejoindre,  cette  maladie  est  mortelle. 

»  Mortelle  pour  mon  âme.  Mon  petit  corps  robuste  vivra 
quand  même.  Alors,  vous  voila  tranquille?  Dans  ce  monde, 


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LA  FILLEULE  259 

c'est  toujours  comme  cela*  Pourvu  que  les  gens  no  soient 
pas  enterrés,  on  suppose  qu'ils  vivent  et  que  cela  leur  suf- 
fit. Cela  sufQt  à  vous,  mamita^  qui  êtes  parfaite  et  qui  ne 
pouvez  pas  être  malheureuse.  Moi,  Je  ne  m'arrange  pas 
d'être  ce  que  je  suis. 

»  Vous  dites  que  je  vous  écris  par  énigmes.  C'est  singu- 
lier! il  me  semble  que  je  suis  de  v«rre,  et  que  je  laisse  trop 
voir  le  peu  de  bien,  le  beaucoup  de  mal  que  je  sens  en 
moi. 

D  Le  duc  est  en  Espagne  pour  des  raisons  de  politique.  On 
m'a  expliqué  de  quoi  il  s'agissait.  J'aurais  pu  comprendre, 
je  n'ai  pas  écouté  :  c'était  bien  assez  d'avoir  le  cœur  brisé 
par  son  départ  sans  vouloir  me  casser  la  tête  de  ce  qui  le 
cause. 

j»  La  duchesse  s'amusait  à  Paris;  mais  elle  s'est  imaginé 
qu'elle  s'amuserait  ici  davantage.  Moi  qui  m'y  ennuyais,  il 
m'a  été  indifférent  de  continuer  à  m'ennuyer  ici. 

»  Je  devrais  vous  dire  que  je  me  trouve  mieux  d'être 
moins  loin  de  vous.  Hélas  1  je  suis  plus  loin,  chaque  jour 
plus  loin,  de  mon  bonheur,  de  mon  passé,  de  mon  enfance, 
le  seul  beau  temps  de  ma  vie,  quand  vous  étiez  toute  ma 
vie! 

»  Si  cela  peut  vous  intéresser,  j'ai  grandi  un  peu,  et  on 
dit  que  je  suis  fort  embellie.  Mais  je  sens,  moi,  que  j'enlai- 
dis au  moral.  Je  suis  affreusement  gâtée  :  aussi  je  suis 
mauvaise,  colère,  hargneuse,  fantasque.  J'ai  fait  souvent 
beaucoup  de  peine  au  duc,  je  me  suis  fait  détester  de  beau- 
coup de  gens,  et  je  me  trouve  fort  ingrate  envers  la  du- 
chesse. 

»  Adieu,  mamita.  Mamita...  ô  maniita!  je  suis  moins  mé- 
chante que  malheureuse,  allez  1  » 

Telles  étaient  les  lettres  de  cette  bizarre  enfant.  Anicée 


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960  LA  FILLEULB 

ne  les  comprenait  pas.  Madame  Marange  les  devinait.  Sté- 
phen  ne  pouvait  les  expliquer. 

Ils  s'étaient  établis  pour  Tété  à  Gastellamare,  près  de  Na- 
plos.  Ils  avaient  écrit  à  Paris  pour  déclarer  leur  mariage  à 
ceux  de  leurs  amis  qui  l'ignoraient  ou  qui  en  doutaient  en- 
core. Le  temps  était  enfin  venu  où  Stéphen,  reconnu  homme 
de  science  et  homme  de  cœur  éprouvé,  tout  le  monde  s'é- 
criait en  apprenant  cette  nouvelle  :  «  Bahl  ils  étaient  mar- 
ries? Eh  bien,  ils  avaient  raison.  C'est  le  couple  le  mieux 
assorti,  le  plus  sage  et  le  meilleur  qui  existe.  » 

Après  quelques  jours  passés  à  Nice,  la  duchesse  écrivit  au 
duc  que  l'air  ne  lui  convenait  pas  et  qu'elle  louerait  une 
villa  aux  environs  de  Gênes  pour  y  passer  le  printemps. 
Morénita  lui  avait  servi  de  prétexte  pour  ne  pas  suivre  son 
mari  en  Espagne.  Là,  en  effet,  l'adoption  de  la  gitanilla 
eût  fait  le  plus  mauvais  effet.  Le  duc,  en  prenant  sa  ûUe 
avec  lui,  n'avait  pas  prévu  qu'elle  s'emparerait  si  despoti- 
quement  de  sa  vie  et  ne  lui  permettrait  jamais  de  la  tenir 
cachée.  La  duchesse  acceptait  cet  inconvénient,  qui  déran- 
geait toute  leur  existence,  avec  une  longanimité  inouïe. 

La  villa  génoise  était  ravissante.  Dans  cet  admirable  pays, 
Morénita  eut  une  première  journée  de  calme,  suivie  d'un 
lendemain  d'enivrement  qui  ne  lui  permit  plus  de  s'en- 
nuyer. 

Comme  elle  était  le  soir  à  sa  fenêtre,  rêvant  aux  étoiles 
et  entendant  le  bruit  majestueux  de  la  mer  que  lui  appor- 
tait la  brise  au  milieu  Tl'un  silence  énervant,  la  voix  magi- 
que et  la  guitare  sauvage  de  la  bohème  résonnèrent  sous 
sa  croisée.  Cette  croisée,  au  rez-de-chaussée,  s'ouvrait  sur 
les  jardins.  Rosario,  d'un  bond  souple  et  vigoureux  comme 
celui  du  léopard,  s'élanra  dans  la  chambre  et  tomba  à  ses 
pieds. 

— N'aie  {MI&  peur,  luidit-41  en  ^nbrassant  ses  bras  nus 


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LA  FILLEULE  261 

avec  transport.  La  duchesse  ne  peut  nous  entendre.  Les  va- 
lets sont  absents  ou  gagnés.  D'ailleurs,  quand  un  gitano  se 
laissera  surprendre  par  d'autres  gens  que  ceux  de  sa  race, 
il  fera  beau  !  Me  voici  enfin,  Morénita  de  mon  âme  I  Ne  te 
l'avais-je  pas  promis,  que  tu  viendrais  dans  un  beau  pays 
où  tu  me  retrouverais?  Nous  sommes  libres  de  nous  voir 
pendant  trois  mois.  La  duchesse  ^  un  amant,  elle  ne  s'avi- 
sera pas... 

—  Quoi  I  s'écria  Morénita,  cette  femme  trompe  mon  père? 

—  Ton  père  a  bien  trompé  notre  mère  ! 

—  Oh  !  mon  Dieu  !  nous  sommes  les  enfants  du  mal  et 
du  mensonge! 

—  Qu'importe?  il  y  a  une  chose  vraie,  c'est  que  nous  nous 
aimons,  nous  deux. 

— Je  n'aime  plus  que  toi,  mon  frère,  dit  Morénita  en  fai- 
sant un  effort  de  volonté  pour  arracher  Stéphen  de  son 
âme  avec  cette  parole.  Mais  dis-moi  donc  comment  tu  sais 
tout  ce  que  tu  m'apprends  et  comment  tu  savais  que  nous 
viendrions  ici. 

—  J'ai  voulu  le  savoir,  voilà  tout.  Comment  peux-tu  me 
faire  une  pareille  question,  toi,  gitanilla?  Ceux  qui  n'ont 
pas  la  force  ont  la  ruse  :  c'est  le  bienfait  des  cieux  qui  dé- 
dommage notre  pauvre  famille  errante  de  toutes  les  misè- 
res. Depuis  le  .jour  oli  j'ai  su  que  tu  existais,  je  n'ai  jamais 
reperdu  tes  traces,  ni  celles  d'aucun  des  êtres  auxquels  ta 
vie  était  liée. 

—  Raconte-moi  donc  ce  jour-là. 

— C'était  un  jour  que  ton  parrain  Stéphen  m'avait  dit  que 
tu  étais  morte.  Ce  jour-là,  ce  méchant  homme... 

—  Lui,  un  méchant  homme,  Stéphen  I  Tu  le  hais  donc,  à 
présent? 

—  Je  l'ai  toujours  haï  depuis  ce  jour-là  !  Écoute  :  il  fit  ar- 
rêter mon  pauvre  père,  il  le  fit  jeter  en  prison,  où  il  est 

4S. 


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262  LA  FILLEULE 

mort.  Le  gitano  résiste  aux  supplices,  au  fouet,  à  la  faim, 
aux  rigueurs  des  plus  affreux  climats,  aux  nuits  sans  abri 
sur  la  terre  durcie  par  la  gelée,  lui  le  fils  du  soleil  !  Mais  la 
captivité  le  tue.  Cest  Stéphen  qui  a  tué  mon  père  1 

—  Dieu  rivant  î  pourquoi  cette  cruauté? 

—  C'était  par  amitié  pour  toi,  parce  que  mon  père  vou- 
lait te  tuer, 

—  Moi?  Mais  c'est  affreux,  tout  ce  que  lu  me  racontes  au- 
jourd'hui, mon  pauvre  frère  1 

—  Le  moment  est  venu  de  tout  te  dire.  Mon  père  n'était 
pas  le  tien,  ne  le  plains  pas!  il  était  cruel;  il  voulait  me 
rendre  voleur  ;  moi,  j'étais  trop  intelligent  pour  vivre  si  bas. 
Je  résistais.  Il  me  frappait  jusqu'au  sang  1 

—  Ah  1  les  gitanos  I  c'est  horrible  !  s'écria  Morénita  avec 
un  accent  de  terreur  et  de  détresse. 

—  Lès  gitanos  aiment  pourtant  leurs  petits  avec  passion, 
reprit  Rosario  ;  mais  il  faut  que  leurs  enfants  se  soumettent 
à  leurs  idées,  et  quand  l'un  de  nous  veut  agir  autrement  et 
traiter  à  sa  guise  avec  le  monde  des  étrangers,  son  père  et 
sa  mère  le  maudissent,  l'abandonnent  ou  le  font  mourir. 
Mon  père  avait  été  si  dur  pour  moi  que  je  n'ai  pas  pu  le  re- 
gretter; mais  c'était  mon  père,  vois-tu,  et  je  n'en  dois  pas 
moins  haïr  son  assassin.  En  le  voyant  saisir  et  emmener 
par  la  police,  que  Stéphen  avait  avertie  (il  est  rusé  aussi, 
Stéphen  î),  je  ne  me  jetai  pas  dans  le  filet  avec  lui  ;  je  sui- 
vis Stéphen,  je  m'attachai  à  ses  pas.  Je  sus,  dès  le  soir 
même,  où  tu  étais,  et  comme  quoi  il  était,  lui,  l'amant  de 
ta  niaman.  J'espérais  que  cette  découverte  servirait  à  mon 
père,  mais  elle  ne  lui  servit  de  rien.  Il  était  pris.  On  m'ob- 
serva bientôt  moi-même,  on  m'arrêta  et  on  me  livra  à  celui 
qui  me  tuait  mon  père  et  qui  me  volait  ma  sœur.  Tu  sais 
le  reste.  Cet  homme  m'a  fait  élever;  il  s'est  établi  mon  bien- 
faiteur. Ces  gens-là  nous  ont  toujours  traités  comme  des 


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I.A  FILLEULE  363 

,  ohiens,  jetant  à  Peau  ceux  de  nous  qui  leur  déplaisent,  met- 
tant les  autres  à  rattache  et  leur  donnant  du  pain  pour  les 
faire  grandir.  J*ai  ramassé  le  pain,  j*ai  léché  la  main  du 
maître  et  j'ai  brisé  rattache.  N'est-ce  pas  là  ce  que  tu  as  fait 
avec  ta  mamita? 

—  Hélas  !  oui,  mon  Dieul  dit  Morépita  en  fondant  en  lar- 
mes; mais  j'ai  mangé  le  pain  sans  appétit,  j'ai  léché  la  main 
sans  dégoût,  et  j'ai  brisé  l'attache  sans  plaisir.  Ahl  je  ne 
suis  qu'à  demi  bohémienne,  moi! 

—  Oui,  oui,  c'est  rrai,  reprit  durement  Rosario  ;  il  y  a  du 
sang  chrétien  dans  tes  veines,  pour  ton  malheur,  pauvre 
fille,  car  cela  te  rend  lâche,  et,  au  lieu  d'aimer  ton  frère  le 
^itano,  tu  aimes  ton  parrain  qui  te  crache  au  visage. 

«-Non,  non,  ce  n'est  pas  vrail  s'écria  Morénita  épouvan- 
tée de  la  pénétration  de  Rosario*    . 

r- Ne  mentez  pas!  reprit-il  avec  colère  et  en  lui  tordant 
le  bras  d'un  air  farouche.  Ce  n'est  pas  moi  que  l'on  trompe. 
Je  suis  votre  frère,  le  fils  de  l'homme  que  votre  mèje  a 
trompé.  Il  m'avait  fait  jurer  de  vous  tuer,  j'ai  violé  mon 
serment,  et,  vous  voyant  si  jolie,  j'ai  senti,  qu'au  lieu  de 
vous  haïr,  je  vous  aimais  avec  passion;  mais  il  faut  oublier 
le  chrétien,  il  faut  le  haïr,  il  faut  m'aimer.,.  ou  bien, 
moi,  je.,. 

—  Tu  me  tuerais?  dit  Morénita  glacée  de  terreur  et  es- 
sayant de  fqir, 

—  Non  I  je  t'abandonnerais,  répondit  froidement  Rosario, 
en  lui  lançant  un  regard  d'inexprimable  mépris  qui  l'effraya 
plus  que  sa  colère. 

Elle  plia  involontairement  le  genou  devant  lui,  en  lui  ré- 
pondant, comme  fascinée  par  une  puissance  inconnue: 

—  Oui,  je  l'oublierai  1  et  quant  à  la  haine...  c'est  déjà  fait, 
val  ajouta-t-elle  en  se  relevant  et  en  retrouvant  son  éner- 
gie avec  cette  mobilité  d'émotion  qui  lui  était  propre. 


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264  LA  FILLEULE 

—  Viens  jurer  cela  sur  mon  cœur,  dit  Rosario  en  lui  ou- 
vrant ses  bras. 

£tle  s*y  jeta,  mais  se  sentant  étreindre  avec  une  force 
convulsive,  elle  eut  peur  encore  et  poussa  un  cri. 

—  Tais-toi,  malheureuse!  dit  Rosario  en  lui  mettant  la 
main  sur  la  bouche.  Que  crains-tu  de  moi?  ne  suis-je  pas 
ton  frère?  n'ai-je  pas  le  droit  de  t'embrasser,  de  te  gron- 
der, de  te  sauver  de  toi-même? 

Rosario  ou  plutôt  Algénib,  car  c'était  le  nom  mystérieux 
qu'il  avait  reçu  de  ses  parents,  et  l'autre  n'était  que  le  nom 
chrétien  que  les  gitanos  méprisent  en  secret  ;  Algénib  éprou- 
vait pour  Morénita  un  amour  effréné,  qui,  à  chaque  instant, 
menaçait  de  l'emporter  sur  sa  ruse;  mais  il  la  voyait  pure, 
et  11  sentait  que  la  passion  seule  vaincrait  son  effi*oi  et  sa 
surprise.  Cette  passion  ne  pouvait  naître  dans  son  co&iaœ 
tant  qu'elle  le  regarderait  comme  son  frère ,  et  le  gttano 
redoutait  ce  moment  où  il  lui  faudrait  avouer  son  men- 
songe, dévoiler  son  plan  de  séduction  et  s'exposer  peut- 
être  à  une  méfiance  invincible.  Morénita  avait  avec  lui  la 
crédulité  d'un  enfant;  elle  n'avait  pas  seulement  songé  à 
demander  sur  quelles  preuves  il  établissait  leur  parenté. 
Trompée  une  fois,  ne  craindrait-elle  pas  de  Fôtre  encore,  et 
ne  reculerait-elle  pas  épouvantée  devant  la  pensée  d'un 
amour  incestueux? 

Pour  certaines  tribus  de  bohémiens  errants,  l'union  entre 
frère  et  soeur  n'est  pas  plus  criminelle  qu'elle  ne  l'était  chez 
les  patriarches  de  la  Bibles  Mais  soit  qu' Algénib  ne  fût 


1.  L*aatear  de  cette  histoire,  caosaat  un  joor  avec  nue  très-belle  fille  de  bohème 
qui  faisait  métier  de  devancer  les  chevaax  II  la  coarse,  et  remarquant  avec  pitié 
qn^elle  était  enceinte,  lai  demanda  lequel  des  bohémiens  qoi  rentonraieat  était  son 
mari.  —  Il  n*est  pas  %  âii^lte.  C'est  mon  frère.  —  Vous  parla  ainsi  de  tous  les 
hommes  de  votre  tribu  ?  —  Non  pas,  répondit-elle.  C'est  le  fils  de  moB  pèro  et  de 
ma  mère,  qui  a  denx  ans  de  moins  qne  moi. 


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lA  FILLEULE  265 

pas  né  dans  celte  secte,  ou  qu*il  craignît  avec  raison  que 
Morénita,  chrétienne,  n'eût  horreur  d'une  telle  pensée,  il 
ne  voulait  se  dévoiler  que  le  jour  où  il  lui  fournirait  la 
preuve  qu'il  n'était  pas  le  fils  de  la  belle  Pilar.  ûr  il  atten- 
dait cette  preuve.  Il  ne  l'avait  pas  dans  les  mains.  Il  ne 
pouvait  invoquer  que  la  parole  de  son  père  et  le  souvenir 
de  sa  véritable  mère,  morte  quatre  ou  cinq  ans  avant  l'union 
d'Algol  avec  Pilar. 

Algénib  enfant  avait  aimé  Pilar  comme  sa  propre  mère. 
Chez  les  bohémiens,  comme  chez  plusieurs  peuplades  sau- 
vages, l'adoption  est  une  seconde  nature.  Pilar  était  une 
créature  douce  et  aimante,  à  laquelle  il  devait  certainement 
des  instincts  meilleurs  que  ceux  de  son  père.  Une  organi- 
sation exquise,  un  génie  naturel  et  le  goût  du  bien-être 
l'avaient  séparé  de  sa  race  et  jeté  dans  la  civilisation  avec 
le  besoin  d'y  rester;  mais  aucune  notion  de  religion  sé- 
rieuse n'avait  adouci  en  lui  l'âpreté  du  vouloir  personnel  ; 
aucun  lien  de  solidarité  ne  l'attachait  au  monde  chrétien. 
Tout  ce  qui  lui  semblait  désirable  lui  semblait  légitime,  tout 
ce  qu'il  croyait  inévitable  lui  paraissait  permis. 

Mais,  ne  pouvant  effîrayer  la  pudeur  de  Morénita  sans 
compromettre  toutes  ses  espérances,  il  fut  maître  de  lui 
tout  le  temps  nécessaire.  Il  l'étonnait  bien  parfois  par  qud- 
que  regard  trop  brûlant,  par  quelque  parole  trop  énergique, 
par  quelque  étreinte  trop  impétueuse;  mais  il  ne  donnait 
pas  à  son  esprit  le  temps  de  s'arrêter  sur  cette  frayeur  :  il 
la  chassait  par  ce  doux  nom  de  soeur  qui  était  en  eux  comme 
une  invisible  protection  du  ciel. 

Pendant  trois  mois,  Rosario  vint  presque  tous  les  soirs 
passer  trois  ou  quatre  heures  avec  Morénita.  Ce  fut  une  vie 
étrange  que  celle  arrangée  par  la  duchesse  pour  sa  pupille 
et  pour  elle-même»  Contrairement  à  ses  habitudes  de  luxe, 
de  mouvement  et  de  bruit,  elle  s^enferma  dans  une  retraite 


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266  LA  FILLBULB 

absolue,  disant  à  Morénîta  qu'elle  voulait  lui  rendre  un  peu 
du  bonheur  tranquille  qu'elle  avait  goûté  chez  madame  de 
Saule  et  qu'elle  avait  peut-être  raison  de  regretter.  A  ses 
amis,  elle  écrivait  qu'elle  était  soufiârante;  aux  personnes 
qu'elle  connaissait  à  Gênes  et  aux  environs!  elle  disait  en 
riant  que,  n'ayant  pas  son  mari  auprès  d'elle,  elle  se  con- 
sidérait comme  une  veuve  momentanément  inconsolablet 
et  n'avait  l'appétit  d'aucun  autre  plaisir  que  le  repos  des 
champs.  S'il  y  avait  à  s'étonner  de  cette  résolution  dans  son 
caractère  et  dans  ses  habitudes,  il  n'y  avait  rien  à  y  repren- 
dre, car  sa  conduite  extérieure  était  irréprochable,  et,  dans 
sa  maison  même,  malgré  l'assertion  de  Rosarlo,  personne 
n'eût  pu  surprendre  la  trace  d'une  intrigue  pour  son  propre 
•compte. 

L'intrigue  surprenante  par  sa  liberté  et  sa  sécurité,  c'é- 
tait celle  que  Rosario  entretenait  dans  la  maison  avec  l'in- 
nocente Morénita.  A  neuf  heures  du  soir,  la  duchesse  se 
«couchait  et  s'endormait  très-réellementj  pour  se  réveiller  à 
cinq  heures  du  matin.  Elle  se  promenait  dans  son  jardin 
toute  seule,  brodait  ou  lisait  d'un  air  fort  calmé,  ensuite 
^iéjeunait  avec  Morénita  à  midi,  recevait  ou  rendait  avec 
elle  quelques  visites  ou  faisait  quelque  promenade  en  voi- 
ture, rarement  une  course  à  Gênes  pour  des  emplettes,  ou 
pour  examiner  à  loisir  une  des  belles  collections  de  tableaux 
qui  enrichissent  les  palais.  Soit  qu'elles  dînassent  dehors  ou 
<5hez  elles,  tête  à  tête  ou  avec  quelques  personnes,  ces  deux 
femmes  se  retrouvaient  seules,  le  soir,  de  fort  bonne  heure. 
La  duchesse  commençait  aussitôt  à'  bâiller,  riant  de  l'haM- 
tude  qu'elle  prenait  de  se  coucher  comme  les  poules,  disant 
qu'elle  s'en  trouvait  fort  bien,  et  engageant  Morénita  à  se 
refaire  comme  elle  des  fatigues  du  nionde,  pendant  ce 
répit  qui  leur  était  accordé.  Morénita  disait  qu'elle  aimait 
mieux  étudier  jusqu'à  minuit  dans  sa  chambre  et  dormir 


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LA  FILLEULE  267 

plus  tard  dans  la  matinée;  que  cette  manière  de  vivre  lui 
plaisait  beaucoup  aussi,  et  que  jamais  elle  n'avait  employé 
son  temps  plus  à  son  gré. 

La  duchesse  n'avait  que  deux  domestiques  qui  couchas- 
sent dans  la  maison,  laquelle  était  fort  jolie,  mais  fort 
petite.  Les  autres  serviteurs  étaient  dés  gens  du  pays,  loués 
à  la  semaine,  qui,  chaque  soir,  retournaient  dans  leur  fa- 
mille, le  hameau  qu'ils  habitaient  étant  situé  à  cinq  mhiuteb 
de  chemin  de  la  villetta. 

L'appartement  de  la  duchesse  était  tourné  vers  l'est,  ce- 
lui de  Morénita  vers  le  couchant. 

Il  semblait  donc  que  tout  fût  disposé  avec  soin  pour  fa- 
voriser les  relations  secrètes  des  deux  gitanes.  Rosarîo 
habitait  Gènes  et  y  menait  aussi  une  existence  très-cachée. 
Il  ne  s'y  faisait  pas  entendre,  il  n'y  recherchait  aucune  pro- 
tection, il  n'y  établissait  aucun  lien  avec  les  gens  d'aucune 
classe,  n'étant,  lui,  d'aucune  classe  en  réalité.  Il  ne  s'était 
jamais  présenté  chez  la  duchesse,  et  il  ne  semblait  pas  que 
celle-ci  eût  gardé  le  moindre  souvenir  dé  son  existence, 
car  il  ne  lui  arriva  pas  une  seule  fois  de  prononcer  son 
nom  devant  Morénita. 


Xll 


La  saison  était  magnifique.  Il  n'y  avait  pas,  de  Gênes  à 
la  villa,  une  demi-heure  de  chemin.  Tous  les  soirs,  entre 
neuf  et  dix  heures,  si  Morénita  quittait  la  duchesse  un  peu 
plus  lard,  elle  trouvait  son  frère  installé  dans  sa  chambre; 
si  c'était  un  peu  plus  tôt,  e\\e  l'attendait  dans  le  jardin  et 
le  faisait  entrer  sans  bruit  et  sans  trouble. 

Ils  causaient  ensemble  ou  Itavaillaient  jusqu'après  mi- 


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966  LA  FILLEULS 

nuit,  souvent  plus  tard,  à  mesure  que  Fétude  prit  une  place 
importante  dans  leurs  veillées.  Aigénib  souhaitait  avec  pas- 
sion que  sa  sœur  apprît  la  langue,  les  chants  et  les  danses 
de  sa  tribu.  Celte  fantaisie,  qui  d'abord  parut  étrange  à 
Morénita,  la  gagna  à  mesure  qu'elle  consentit  à  la  satisfaire. 
Sa  voix  charmante,  un  peu  voilée,  et  que  les  leçons  de 
Sehwartz  n'avaient  encore  osé  développer,  à  cause  de  scm 
Jeune  âge,  n'avait  rien  perdu  de  ce  timbre  guttural  propre 
i^ux  gosiers  de  sa  race.  Son  corps  souple  trouvait  en  lui- 
même,  et  sans  autre  guide  que  Tinstinct,  toute  la  grâce  des 
aimées.  Aigénib  n'avait  plus  qu'à  régler  à  sa  guise  les  pas 
et  les  poses  de  sa  danse,  comme  il  n'avait  qu'à  meubler  sa 
mémoire  des  airs  et  des  paroles  de  ses  chants. 

Il  était  réellement  doué  d'un  génie  musical  particulier.  Il 
avait  appris  la  musique  officielle^  comme  disait  Sehwartz, 
avec  beaucoup  de  facilité,  mais  il  s'était  toujours  senti  op- 
pressé de  ses  idées  propres  et  du  vague  souvenir  de  ces 
chants  par  lesquels  Pilar  avait  charmé  son  enfance.  H  se 
rappelait  quel  prestige  cette  chanteuse  illettrée  avait  exercé 
dans  les  campagnes  et  les  châteaux  de  l'Andalousie.  Il  avait 
hasardé  devant  Stéphen  et  Sehwartz  quelques  fragments  de 
ces  souvenirs  incomplets.  Il  avait  été  frappé  de  l'intérêt 
qu'ils  y  avaient  pris  et  de  l'impression  qu'ilç  en  avaient  re- 
çue. Dès  lors  il  s'était  lu,  disant  qu'il  ne  se  rappelait  pas 
autre  chose,  et  voulant  mettre  en  réserve  son  petit  tonds 
pour  l'avenir,  sans  en  faire  part  à  personne. 

—  Quand  j'ai  vu,  en  poursuivant  mes  éludes  classiques, 
dit-il  à  Morénita,  un  soir  qu'elle  l'inlerrogeait  plus  partieu- 
lièrement  sur  son  passé,  qu'il  fallait,  pour  percer  la  foule, 
avoir  des  prolecteurs  puissants  et  dévoués,  chose  impossible 
à  un  bohémien,  ou  que,  pour  gagner  misérablement  sa  vie, 
il  fallait  piocher  ou  ramper  toute  sa  vie,  j'ai  planté  là  irré- 
vocablement les  protecteurs  obscurs  ou  tièdes,  le  métier 


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LA  FlLLEi'LB  â^ 

pénible  et  impuissant*  J'avais  déjà  voyagé  en  promenant 
ma  petite  science  classique  dans  diverses  contrées.  J'étais 
gentil,  je  ne  chantais  pas  mal,  mais  il  y  en  avait  tant  d'au- 
tres comme  moi  I  M.  Stéphen  ne  me  faisait  espérer  qu'un 
sort  médiocre.  Alors  je  suis  reparti  à  pied  et  arrivé  en 
guenilles  au  cœur  de  la  bohème,  dans  le  faubourg  de  Cor- 
doue  qui  est  abandonné  aux  gitanes.  Mes  haillons  étaient  le 
costume  de  Tordre,  j'ai  été  bien  accueilli,  grâce  aux  princi- 
pales formules  de  nos  rites  originels  que  je  n'avais  point 
oubliées.  J'ai  passé  six  mois  parmi  eux,  voyant^  écoutant, 
m'imprégnant  de  leur  génie  et  laissant  grandir  mon  inspi- 
ration. De  là  j'ai  été  à  Séville,  où  j'ai  recueilli  encore  bien 
des  richesses,  car  je  ne  me  bornais  pas  aux  chants  et  aux 
danses  des  gitanes,  je  voulais  aussi  m'assimiler  l'art  espa- 
gnol dans  ce  qu'il  a  de  primitif,  dans  ses  origines  mores- 
ques. Pauvre,  sale,  hideux,  vivant  de  rien,  j'étais  heureux 
de  travailler  dans  un  galetas,  écrivant  avec  un  mauvais 
crayon  sur  du  papier  que  je  réglais  moi-même  par  écono- 
mie. J'ai  parcouru  aussi  une  partie  de  l'Allemagne  et  de  la 
basse  Pologne,  étudiant  les  formes  juives  et  tziganes.  Toutes 
ces  formes  viennent  originairement  des  pays  que  bénit  le 
soleil  et  se  tiennent  par  des  relations  plus  étroites  qu'on  ne 
pense. 

Revenu  en  France,  j'ai  puisé  dans  mes  souvenirs,  j'ai 
composé,  j'ai  traduit,  j'ai  rajusté,  j'ai  imité,  j'ai  enfln  crééi^ 
J'ai  essayé  mes  premières  compositions  devant  toi,  chez  le 
duc.  Les  Français  les  ont  admirées,  les  Espagnols  les  ont 
méprisées.  J'étais  heureux ,  j'avais  réussi.  C'était  du  gitano 
pur,  et  pourtant  c'était  de  l'art.  On  l'a  dit,  on  l'a  senti,  et, 
à  présent,  je  suis  mon  maître.  J'ai  une  spécialité  unique  où 
je  brave  toute  espèce  de  concurrents.  Je  vais  courir  le  monde 
avec  mes  chansons.  Dans  les  endroits  où  je  trouverai  des 
auditeurs  trop  barbares,  je  danserai  peut-être  I  ne  pouvant 


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270  LA  FILLEULE 

parler  à  l'âme  par  les  oreilles,  je  parlerai  au  sens  par  les 
yeux  :  je  ferai  les  deux  choses  que  la  fourmi  conseillait  à 
la  cigale,  et  que  la  cigale  eût  dû  faire. 

—  Quoi!  lu  veux  me  quitter?  dit  Morénita  effrayée.  Tu 
avais  juré  de  ne  plus  jamais  m'abandonner  chez  la  race 
étrangère  ! 

—  Que  puis-je  faire  pour  une  sœur  qui  a  un  père  grand 
d'Espagne?  répondit  Algénib,  qui  ne  perdait  pas  une  occa- 
sion de  détacher  Morénita  de  ses  liens  avec  le  monde.  Et 
quel  besoin  a  de  moi  la  fille  adoptive  du  beau  Stéphen  et 
de  la  tendre  mamita?  Ils  ont  une  fortune  ou  un  rang  à  lui 
donner;  moi,  je  ne  lui  offrirais  que  le  travail,  la  vie  errante 
et  une  pauvreté  relative. 

-—La  pauvreté!  De  quoi  vis-tu  donc  aujourd'hui?  Tu  as 
de  beaux  habits^  du  linge  fin,  des  bijoux  et  rien  à  faire, 
puisque  tu  es  libre  de  ton  temps  et  de  tes  actions? 

—  Cela,  c'est  mon  affaire,  dit  Algénib  en  souriant.  A  côté 
de  l'art  qui  ne  nourrit  plus  l'artiste  dès  qu'il  se  repose,  il  y 
a  l'intelligence  des  secrets  du  cœur  humain  qui  lui  crée 
d'autres  ressources.  Je  te  dirai  cela  plus  tard.  A  présent,  tu 
ne  comprendrais  pas.  Chantons. 

—  Pourquoi  chanter?  pourquoi  étudier  ensemble,  reprit 
Morénita,  si  nous  devons  ne  plus  nous  connaître  dans  quel- 
ques jours,  nous  séparer  pour  jamais? 

—  Tu  veux  le  savoir?  Eh  bien  »  les  gitanos  font  le  métier 
de  découvrir  le  secret  des  destinées,  et  moi  je  lis  clairement 
dans  la  tienne.  Tu  te  brouilleras  avec  la  duchesse  et  même 
avec  ton  père;  l'une  te  chassera,  l'autre  te  laissera  partir.  La 
mamita  te  recevra  peut-être,  mais,  ou  le  divin  Stéphen  t'a- 
breuvera d'afi^onts  que  tu  ne  pourras  longtemps  supporter, 
ou  il  cédera  à  ta  passion,  et  alors  mamita  et  sa  mère... 

—  Tais-toi,  tais-toi,  esprit  i^échant,  âme  cruelle!  s*écria 


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LA  FILLEULE  271 

Morénita  ;  jamais  je  ne  repasserai  le  seuil  de  leur  maison  ! 
je  l'ai  juré,  et  je  ne  suis  pas  si  faible  que  tu  crois. 

—  Eh  bien,  alors,  tu  n'auras  pas  d'autre  refuge  que  le 
sein  de  ton  frère,  et  il  faudra  bien  que  tu  fasses  avec  lui  le 
métier  de  bohémienne.  Seulement,  je  te  l'ai  préparé  un  peu 
moins  dur,  un  peu  moins  vil  qu'il  ne  l'est  pour  tes  pauvres 
sœurs.  Au  lieu  de  chanter  ou  de  danser  dans  la  rue,  tu  bril- 
leras sur  les  théâtres;  au  lieu  de  te  parer  d'oïipeaux  et  de 
clinquant,  tu  auras  de  la  soie  et  du  velours  ;  au  lieu  de  cou- 
cher à  la  belle  étoile  ou  dans  les  granges  des  châteaux,  lu 
voyageras  en  poste  et  tu  descendras  dans  des  palais.  Tu  seras 
enfin  une  artiste,  une  cantatrice  vantée,  adorée.  Tu  seras 
entourée  d'hommages,  et  comme  tu  les  aimes... 

—  Tu  mens,  je  les  déteste! 

—  Si  c'est  vrai,  tu  fais  bien,  car  je  veux  que  tu  les  reçoi- 
ves, mais  je  ne  veux  pas  que  tu  y  cèdes,  et  le  jour  où  tu  ai- 
merais un  ailtre  homme  que  ton  gitano,  malheur  à  toi,  ma 
sœur  I  Apprends  donc  vite  et  bien  ce  que  je  t'enseigne;  ce 
,n*est  peut-être  pas  demain  que  celante  servira,  mais  je  sais 
que  le  jour  doit  venir  où  tu  m'appelleras  à  ton  aide  et  où  tu 
me  remercieras  de  t'a  voir  donné  un  état  plus  utile  que  tous 
les  talents  d'agréments  par  lesquels.  Dieu  merci,  au  reste, 
on  t'y  a  préparée. 

Le  ton  de  domination  tantôt  protectrice,  tantôt  menaçante 
d'Algénib,  n'effrayait  déjà  plus  Morénita.  Elle  s'y  était  habi- 
tuée; elle  se  sentait  aimée,  ce  qui  diminuait  beaucoup  le 
sentiment  de  la  peur;  elle  se  sentait  disputée,  ce  qui  satis- 
faisait son  besoin  d'occuper  exclusivement  un  cœur  agité  et 
exigeant  comme  le  sien  propre. 

Le  mois  d'août  approchai!.  Morénita  avait  fait  des  progrès 
si  rapides,  elle  prononçait  si  bien  sa  langue  maternelle,  elle 
chantait  d'une  façon  si  adorable  les  ravissantes  créations 
d'Algénib,  elle  mimait  avec  lui  des  scènes  chorégraphiques 


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272  LA  FILLEULE 

d'une  grâce  si  voluptueuse,  que  le  gltano  se  sentait  ivre 
d'oj^ueil,  de  joie  et  d'amour.  Éperdu  et  tremblant  quand 
leurs  voix  argentines  et  fraîches  mariaient  leurs  doux  ac- 
cords au  milieu  du  silence  de  la  nuit ,  ou  quand  Jeurs  bras 
s'enlaçaient  devant  )a  glace  où  se  rencontraient  leurs  brû- 
lants regards,  vingt  fois  il  faillit  s'oublier,  se  trahir,  et  ha- 
sarder pour  un  moment  d'ivresse  l'avenir  de  bonheur  et  de 
fortune  qu'il  se  préparait. 

Cependant  jamais  aucun  écho  indiscret  ne  s'était  réveillé 
dans  la^illa,  au  bruit  léger  de  leurs  pas,  aucune  brise  n'a- 
vait porté  leurs  doux  awîents  à  des  oreilles  attentives  ou  cu- 
rieuses. Morénita  eût  dû  se  dire  que  cela  était  d'autant  ptus 
extraordinaire,  que  Rosario  n'y  mettait  aucune  prudence. 
Mais  la  conflante  ou  téméraire  jeune  fille  n'y  songeait  guère 
et  se  laissait  persuader  que  la  duchesse  était  trop  occupée 
de  son  propre  secret  pour  épier  ou  pour  vouloir  troubler  le 
sien. 

Ce  secret  de  la  duchesse  n'était  pourtant  guère  vraisem- 
blable. Rien  n'en  trahissait,  rien  même  n'en  pouvait  faire 
soupçonner  l'existence. 

Une  nuit  que  Rosario  se  relirait  et  longeait  le  mur  exté- 
rieur du  jardin,  un  petit  caillou,  tombé  à  ses  pieds,  l'avertit 
de  lever  la  tête.  Il  passait  en  ce  moment  au  pied  d'un  kiosque 
qui  formait  l'angle  de  l'enclos.  Plusieurs  fois  déjà  il  avait 
obéi  à  ce  signal.  Le  kiosque  avait  une  sortie  sur  le  chemin 
qu'il  suivait,  et  il  était  situé  de  manière  que  Morénita  ne 
vît  rien  de  ce  qui  se  passait,  lors  même  qu'elle  serait  res- 
tée à  sa  fenêtre  pour  écouter  les  pas  de  son  frère  se  perdre 
dans  l'éloignement. 

Le  gitanp,  averti  et  soumis,  poussa  la  porte  du  kiosque  et 
y  entra. 

—  Eh  bien ,  mon  cher  enfant,  lui  dit  la  duchesse  du  ion 
de  bonté  prolectrice  qu'elle  avait  toujours  eu  avec  lui  dans 


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LA  FILLEULE  273 

leurs  rares  mais  significatives  entrevues,  vous  avez  donc  vu 
votre  sœur,  ce  soir?  Concevez-vous  les  cachotteries  de  celte 
chère  enfant,  qui  ne  me  parle  jamais  de  vous?  Si  le  hasard 
ne  me  faisait  vous  voir  sortir  de  la  maison  quelquefois, 
comme  aujourd'hui,  par  exemple,  je  ne  me  douterais  pas 
que  vous  y  venez  souvent.  Je  dis  souvent,  je  n'en  sais  rien, 
après  tout.  N'abusez  pourtant  pas  de  ma  tolérance.  Le  monde 
est  méchant,  et  le  duc,'  qui  a  de  terribles  préjugés,  ne  me 
pardonnerait  pas  d'avoir  permis  ces  relations  trop  légitimes 
et  trop  naturelles  d'une  sœur  et  d'un  frère,  quelque  secrètes 
qu'elles  fussent. 

—  Ah  î  madame  la  duchesse ,  répondit  Rosario ,  jouant  la 
même  comédie  que  son  interlocutrice,  bien  qu'il  ne  songeât 
pas  plus  à  la  tromper  qu'elle  ne  devait  espérer  de  le  tromper 
lui-même,  vous  êtes  un  ange  de  bonté  et  de  justice.  Vous 
seule  au  monde  êtes  assez  grande  pour  comprendre  le  besoin 
qu'éprouvent  deux  pauvres  parias,  perdus  ou  tout  au  moins 
déplacés  daus  un  monde  ennemi ,  de  se  rapprocher  et  de 
goûter  les  douceurs  d'une  amitié  sainte.  C'est  un  bonheur 
qu'eux  seuls  peuvent  se  donner  l'un  à  l'autre,  car  ils  seront 
toujours,  quoi  qu'on  fasse,  exclus  de  la  famille  dès  vieux 
chrétiens! 

—  J'ignore  absolument  quelles  sont  les  intentions  du  duc 
pour  l'avenir  de  votre  sœur,  reprit  la  duchesse,  mais  je  suis 
certaine  qu'il  ne  vous  permettra  jamais  de  la  voir,  et  qu'il 
vous  chasserait  de  sa  maison  si  vous  vous  hasardiez  à  y  re- 
paraître. Il  l'a  fait  une  fois  déjà  avec  tant  de  rigueur  I  Ah  I 
mon  cœur  en  a  saigné,  je  vous  l'ai  dit.  Mais  que  voulez- 
vous  1  dans  notre  race  comme  dans  la  vôtre,  les  femmes  sont 
esclaves,  et  les  hommes  aussi  sont  esclaves  de  leurs  propres 
préjugés  1  Le  duc  est  pourtant  le  meilleur  des  hommes  î 

—  Oui,  madame,  on  le  dit;  mais  on  assure  qu'il  a  des 
moments  de  colère  où  il  est  implacable  1 


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274  LA  FILLEULE 

«  Quoi  1  pensa  la  ducnesse  en  frissonnant,  le  gitano  sau- 
rait-il?..«  Oui,  ces  gens-là  savent  tout  dès  qu'ils  se  mettent 
en  tête  de  savoir  quelque  chose I  Eh  bien,  n'importe,  j'ai 
passé  ce  Rubicon  dans  ma  pensée.  » 

—  Mon  cher  enfant,  dit-elle  avec  calme,  je  ne  vous  en- 
gage pas  à  dire  à  Morénita  que  je  suis  dans  votre  confidence. 
Puisqu'elle  ne  me  le  dit  pas  elle-même,  vous  comprenez 
qu'elle  se  méfie  de  ma  tendresse.  Et  moi,  je  me  méfierais  de 
sa  discrétion  auprès  du  duc.  Dans  un  jour  de  dépit  contre 
lui  ou  contre  moi ,  elle  pourrait  me  trahir  en  se  trahissant 
elle-même. 

—  Tout  cela  était  convenu,  senora,  répondit  le  gitano. 
Vous  croyez  que  j'ai  été  assez  fou  pour  manquer  à  la  parole 
que  vous  avez  daigné  exiger  de  moi? 

-^  Non,  dit  la  duchesse  d*un  ton  expressif,  car  ma  protec- 
tion est  à  ce  prix.  A  propos,  cher  enfant,  avez-vous  trouvé 
quelque  chose  à  gagner  à  Gênes? 

—  Non,  madame,  je  n'ai  pas  cherché.  Je  craignais  trop 
de  me  faire  remarquer,  et  que  le  bruit  de  ma  présence  dans 
votre  voisinage  ne  vînt  quelque  jour  aux  oreilles  de  M.  le 
duc. 

—  Ah  !  c'est  juste  !  dit  la  duchesse  d'un  air  fort  naturel 
qui  en  eût  imposé  à  tout  autre  ;  vous  avez  bien  fait.  Mais  de 
quoi  vivez-vous,  alors? 

— Du  présent  que  madame  la  duchesse  a  daigné  me  faire 
en  quittant  Paris, 

—  Vous  ai-je  donné  quelque  chose?  je  ne  m'en  souviens 
pas.  Ah  !  par  exemple,  j'ai  fait  une  grande  étourderie  de 
vous  dire  où  nous  allions  ;  j'aurais  dû  prévoir  que  vous  nous 
suivriez,  que  vous  saisiriez  l'occasion  de  voir  cette  chère 
sœur!  Hélas  1  c'est  une  occasion  et  une  liberté  qui  ne  se 
retrouveront  peut-être  plus.  Le  duc  revient  d'Espagne  dans 
un  mois,  ot  il  nous  faudra  le  rejoindre  à  Paris. 


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LA  FILLEULE  275 

—  J'entends!  pensa  Rosario,  il  est  temps  que  j'enlève  Mo- 
rénita. 

—  Allons,  il  se  fait  tard,  reprit  la  duchesse,  et  je  vois  que 
vous  vous  oubliez  quelquefois  à  babiller  avec  cette  «chère 
enfant.  Je  crains  que  cela  ne  la  fatigue.  Quant' à  la  compro- 
mettre, il  n'y  a  pas  de^danger,  j'espère?  Tout  le  monde  ne 
sait  pas  qu'elle  est  votre  sœur  ;  vous  êtes  prudent  ? 

—  Gomme  personne  ne  le  sait ,  je  suis  plus  que  pru- 
dent. Dès  que  j'ai  passé  le  seuil  de  cette  maison,  je  suis 
gitano. 

—  Bonsoir^  gitanillo,  dit  la  duchesse  en  souriant.  Ah  ! 
tenez  I  pondant  que  j'y  pense,  et  en  cas  que  je  ne  vous  ren- 
contre plus,  car  il  ne  faut  pas  que  vous  me  rendiez  visite  1 
si  vous  avez  besoin  de  quelque  chose ,  je  ne  veux  pas  que  le 
frère  de  Morénita  soit  dans  la  gêne  :  vous  pourrez  passer 
chez  mon  banquier  à  Turin,  ou  à  Londres,  si  vovis  y  allez, 
comme  vous  en  aviez  l'intention.  Ces  messieurs  sont  avertis. 
Vous  vous  présenterez  sous  le  nom  que  je  vous  ai  dit.  Ils 
vous  remettront  chacun  dix  mille  francs,  ce  sera  de  quoi 
vous  mettre  à  flot,  car  il  ne  faut  pas  aborder  le  public  avec 
le  ventre  creux.  Il  faut  faire  payer  très-cher,  si  vous  voulez 
avoir  beaucoup  de  monde;  en  Angleterre  surtout!  Bonsoir, 
bonsoir!  Ne  me  remerciez  pas  :<c'est  de  l'argent  placé  pour 
l'honneur  de  mon  jugement,  car  vous  êtes  un  grand  artiste, 
et  vous  aurez  de  la  gloire.  Le  duc  me  saura  gré  un  jour  de 
n'avoir  pas  souffert  que  le  frère  de  sa  fille  fût  forcé  d'affi- 
cher la  misère  en  chantant  dans  les  cafés.  D'ailleurs,  ne  vous 
doisp-je  pas  de  la  .reconnaissance  pour  tous  les  services 
que  vous  m'avez  rendus?  N'est-ce  pas  à  vous  que  je  dois 
d'avoir  connu  l'existence  de  cette  chère  Morénita  et  l'his- 
toire de  sa  naissance,  par  conséquent  le  bonheur  que  j'ai 
éprouvé  h,  la  rapprocher  de  son  père  et  à  amener  celui-ci 
à  remplir  ses  devoirs  envers  elle?  Allez-vous-en,  mon 


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276  LA  FILLEULE 

garçon.  Si  je  ue  vous  revois  pas,  bonne  chance  et  boa 
voyage  I 

a  Ainsi,  se  disait  Algénib  en  reprenant  le  chemin  de  Gènes, 
il  faat*que  je  me  hâte;  c*est  en  Angleterre  que  je  dois  me 
rendre  d*abord,  et  j'ai  vingt  mille  francs  pour  mes  frais.- 
Après  -cela,  on  essayera  de  m*abandonner  à  mes  propres 
forces,  mais  je  ne  le  permettrai  qu'autant  qu'il  me  plaira, 
car  je  ne  suis  dupe  de  rien  et  je  ^is  tout. .  Et  d'ailleurs, 
qu'importe  ?  J'ai  du  talent ,  j'ai  du  génie,  et  je  suis 
aimé  de  Morénila...  Mais  cette  maudite  preuve  qui  n'arrive 
asi  D 

Le  lendemain  matin,  Algénib  alla  sur  le  port,  comme  il 
y  allait  tous  les  jours  depuis  une  quinzaine,  espérant  voir 
débarquer  un  petit  intrigant  qu'il  avait  connu  affamé  et 
faisant  tous  les  métiers  à  Sévilie.  Il  lui  avait  écrit  de  cher- 
cher son  acte  de  baptême  dans  deux  ou  trois  localités  où  il 
supposait  qu'il  avait  dû  naître,  car  il  ne  le  savait  pas  préci- 
sément. Ce  personnage  devait  le  lui  rapporter  lui-même,  et, 
en  récompense,  Algénib  devait  lui  payer  son  voyage  et  lui 
donner  de  quoi  vi\Te  pendant  huit  jours  à  Gênes,  où  il  espé- 
rait s'utiliser.  Telles  étaient  leurs  conventions.  Mais  l'aven- 
turier subalterne  n'arriva  pas,  et,  le  jour  même,  Algénib 
reçut  par  la  poste  une  lettre  de  lui  qui  luiapprenait  que  la 
paroisse  d'Andalousie  où  il  avait  pu  naître  était  introuvable. 
Algénib  commenta  le  post-s<^ptum  de  la  lettre.  Son  ami  lui 
annonçait  qu'il  ne  désirait  plus  passer  en  Italie.  Pour  le 
moment,  il  avait  trouvé  moyen  de  s'établir  chirurgien  et 
maquignon  dans  les  environs  de  Sévilie,  Algénib  comprit 
que  son  ami  ne  s'était  pas  donné  la  peine  de  chercher  son 
acte,  et,  perdant  l'espérance  de  se  le  procurer,  il  résolut  de 
brusquer  le  dénoûment  de  sa  passion. 

II  retarda  volontairement  sa  visite  à  la  villa,  voulant 
préparer  l'émotion  de  l'entrevue  par  l'inquiétude  et  Fim- 


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LA  FILLEULE  277 

patience  de  Morénita.  Il  arriva  vers  onze  heures,  pâle  et 
tremblant.  Il  était  positivement  fort  ému,  car  il  avait  beau 
être  fourbe,  il  était  éperdument  amoureux,  et  n'abordait  pas 
sans  effroi  Forage  qu'il  allait  soulever. 

—  Ohl  mon  Dieu,  que  t'est-il  arrivé?  s'écria  Morénita  en 
le  pressant  dans  ses  bras. 

Elle  croyait  à  un  accident,  elle  l'examinait,  craignant  qu'il 
ne  fût  blessé. 

—  Laisse-moi,  laisse-moi,  dit-il  en  la  repoussant;  ne  me 
tue  pas...  Morénita,  je  ne  peux  plus  vous  aimer,  je  ne  peux 
plus  recevoir  vos  douces  caresses.  Il  faut  que  je  vous  quitte, 
je  viens  vous  dire  adieu  pour  toujours. 

Il  tomba  suffoqué  sur  le  sofa,  et,  comme  elle  restait  stupé- 
faite et  terrifiée  devant  lui  : 

—  Oui,  s'écria-t-il  avec  angoisse,  je  serais  un  lâche  si  je 
vous  trompais  seulement  un  jour,  seulement  une  heure. 
Vous  me  mépriseriez.  Il  faut  tout  vous  direl...  Hélas I  mon 
Dieul  en  aurai-je  le  courage?  Oui,  je  l'aurai.  Morénita,  on 
m'avait  trompé,  je  ne  suis  pas  le  fils  de  ta  mère ,  je  ne  suis 
pas  ton  frère,  je  ne  te  suis  rien  ! 

Morénita  demeura  pâle  et  interdite;  un  nuage  de  sombre 
défiance  passa  sur  son  front,  car  elle  avait,  comme  tous  les 
caractères  extrêmes ,  ces  fréquentes  alternatives  d'aveugle 
abandon  et  de  sauvage  fierté. 

—  Vous  n'êtes  pas  mon  frère  ?  dit-elle.  Eh  bien,  il  y  a  des 
moments  où  j'en  ai  douté.  Et  vous?  vous  n'avez  pas  eu  de 
ces  moments-là? 

—  J'aurais  dû  les  avoir,  car  je  me  suis  senti  à  chaque 
instant  troublé  par  un  excès  d'admiration  et  de  jalousie  qui 
eût  dû m'éclairer  sur  mes  propres  sentiments!  J'étais  forcé 
de  me  combattre  moi-même,  de  me  rappeler  ce  que  nous 
étions  l'un  à  l'autre.  Ohl  mon  Dieu,  pourquoi  mon  père 
m'a-t-il  trompé  ainsi? 

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278  LA  FILLEULE 

—  Oui,  au  fait,  dit  Morénita,  dout  le  regard  profond  lui 
faisait  subir  un  rude  interrogatoire,  dans  quel  but  tous 
avail^il  trompé?  Vous  seriez  embarrassé  de  me  le  dire!  S'il 
voulait  me  tuer  et  vous  contraindre  à  me  retrouver  pour  me 
livrer  à  sa  vengeance,  il  avait  tout  intérêt  à  vous  faire  savoir 
que  vous  ne  me  deviez  ni  protection  ni  pitié  1 

Algénib  ne  s'était  pas  attendu  à  tant  de  sang-froid  et  de  ré- 
flexion, a  Elle  se  méfie,  pensa-t-il  ;  elle  ne  m'aime  pas,  je 
suis  perdu  1  » 

Alors  il  cessa  de  feindre.  Une  douleur  réelle,  mêlée  de  dé- 
pit et  de  jalousie,  s'empara  de  lui.  Il  se  leva. 

—  Vous  me  haïssez,  dit-il  ;  c*est  bien  I  Vous  pensez  que  je 
vous  ai  trompée  pour  vous  séduire.  Il  me  semble  pourtant 
que  je  vous  ai  respectée  I  Mais  quand  il  serait  vrai  que ,  pour 
vous  voir,  pour  me  faire  aimer  de  vous,  je  me  serais  servi 
d'une  vraisemblance,  d'une  fiction  qui  vous  préservait  de  lout 
danger  puisqu'elle  m'imposait  à  moi-même  une  si  pénible 
retenue,  où  serait  le  mal?  Si  vous  aviez  un  peu  d'affection 
pour  moi,  vous  ne  m'en  feriez  pas  un  crime.  Mais  vous  voilà 
prête  à  m'accuser  des  plus  mauvaises  intentions  et  à  me 
chasser  comme  un  intrigant,  parce  que  vous  n'aimez  et  ne 
rêvez  que  votre  Sléphen  ! 

—  Taisez-vous  I  dit  Morénila  avec  hauteur  et  sécheresse. 
Vous  n'avez  pas  le  droit  de  fouiller  dans  ma  pensée,  vous 
n'avez  aucun  droit  sur  moi.  Ne  nommez  pas  un  homme  à  qui 
vous  devez  tout,  et  qui  est  incapable  d'un  mensonjge,  lui  ! 

—  Ah  I  nous  y  voici  1  s'écria  le  gitano  furieux.  Elle  l'aime 
toujours ,  et  moi  elle  me  méprise  !  Ah  !  fille  de  chrétien,  race 
d'Espagnols,  vous  dédaignez  le  sein  qui  vous  a  portée  I  Allez 
donc,  retournez  à  ces  parents  d'emprunt  qui  flattent  votre 
vanité,  mais  qui  vous  châtieront  cruellement  de  votre  tache 
originelle. 

—  C'est  assez,  dit  Morénita  offensée,  allez-vous-en.  Vous 


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LA.  FILLEULE  279 

n'êtes  pas  mon  frère  ;  votre  présence  chez  moi  h  cette  heure- 
ci  n'est  plus  jamais  possible. 

—  Lâche  que  tu  es  !  s'écria  le  gitano,  tu  crains  d'être  blâ- 
mée !  Te  voilà  comme  ces  demoiselles  hypocrites  qui  n'ont 
jamais  un  jour  d'imprudence,  et  dont  l'esprit  corrompu  est 
accessible  à  toutes  les  fantaisies  où  il  ne  faut  ni  franchise 
ni  courage  1  Eh  bien,  malheur  à  toi  dans  l'avenir  !  Quant  au 
présent,  n'espère  pas  te  débarrasser  si  aisément  de  moi.  Tu 
es  mauvaise,  mais  tu  es  belle  ;  je  n'estime  plus  ton  cœur, 
mais  je  suis  encore  amoureux  de  ta  beauté,  et  il  ne  sera  pas 
dit  qu'un  homme  de  la  race  ennemie  respirera  avant  moi  le 
premier  parfum  do  ton  souffle.  Tu  m'appartiens  de  droit, 
quoi  que  tu  dises,  et  tu  vas  me  donner  le  baiser  de  l'amour, 
ou  mourir. 

—  Je  ne  vous  crains  plus,  dit  Morénita  outrée ,  en  prenant 
le  cordon  de  la  sonnette  qu'elle  tira  avec  violence.  Je  sais 
que  les  gitanes  sont  lâches  !  Fuyez  donc,  je  vous  le  conseille  : 
je  dirai  qu'un  voleur  m'a  effrayée,  ou  que  j'ai  fait  un  mau- 
vais rêve. 

—  Tu  verras  si  je  suis  lâche,  moil  répondit  Algénib  en 
s'asseyant  avec  audace  sur  le  lit  de  Morénita.  Commande 
donc  à  tes  valets  de  m'ôter  de  là  I  Mais  auparavant  tu  leur  ex- 
pliqueras comment  je  m'y  trouve. 

—  Je  dirai  la  vérité  !  s'écria  Morénita  en  se  dirigeant  vers 
la  porte,  je  dirai  que  je  vous  ai  cru  mon  frère  et  que  vous  ne 
l'êtes  pas. 

D'un  bond  rapide,  Algénib  se  plaça  devant  la  porte. 

—  N'espère  pas  m'échapper,  dit-il,  personne  ne  viendra. 
Tout  le  monde  est  sourd  ici  1 

—  Excepté  moi  !  dit  une  voix  d'homme  à  travers  la  porte, 
qui,  brusquement  poussée,  envoya  le  gitano  frapper  du  corps 
contre  la  muraille. 

C'était  le  duc  de  Florès.  Morénita  s'élança  dans  ses  bras. 


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â80  LA.  FILLEULE 

—  Laissez-moi,  dit  le  duc  en  l'éloignant,  je  vous  parlerai 
plus  tard.  Avant  tout,  je  veux  châtier  ce  drôle. 

Et  s*avançant  sur  Algénib,  il  le  prit  au  collet,  et  le  pliant 
en  deux  comme  un  roseau ,  il  le  fit  tomber  à  genoux. 

Le  gitano,  éperdu  et  vaincu  par  une  terreur  qui  fit  rou- 
gir Morénita  jusqu'au  fond  de  l'âme,  n'essaya  pas  de  se  dé- 
fendre. Mais  aucune  parole  ne  sortit  de  sa  bouche,  et  le  duc, 
qui  ne  l'eût  maltraité  qu'avec  répugnance,  ne  put  lui  arracher 
ni  prières  ni  promesses.  L'œil  fixé  à  terre,  morne,  farouche, 
plein  de  haine,  mais  résigné  comme  l'homme  sans  espoir  et 
sans  ressource,  ce  rejeton  d'une  race  dévouée  depuis  quatre 
siècles  à  la  persécution  et  aux  supplices,  semblait  attendre 
la  mort  avec  le  fatalisme  oriental.  Il  y  avait  quelque  chose 
d'effrayant  dans  cette  malédiction  muette,  dans  cette  pro- 
testation faite  à  Dieu  seul  de  la  faiblesse  contre  la  force. 

Le  duc  résista  à  la  tentation  de  le  frapper. 

—  Va-t'en,  ver  I  lui  dit-il  en  espagnol  ;  mais  souviens-toi 
que  si  je  te  retrouve  jamais  sous  mes  pieds,  je  t'écrase  I 

Et  il  le  lança  vers  la  fenêtre,  par  où  le  gitano  prit  sa  volée 
comme  un  papillon  de  nuit  et  disparut  sans  bruit  dans  les 
ténèbres.  •( 

Morénita,  muette  de  terreur,  et  voyant  son  père  irrité  pour 
la  première  fois,  n'essaya  pas  de  l'attendrir.  Au  reste,  il  ne 
lui  en  donna  pas  le  temps,  car  il  sortit  après  l'avoir  enfer- 
mée à  double  tour,  pour  aller  explorer  et  fermer  le  jardin. 
Il  alla  ensuite  chercher  un  des  domestiques  qu'il  avait  ra- 
menés d'Espagne  et  sur  lequel  il  pouvait  compter.  Il  lui  mit 
un  fusil  dans  les  mains  et  lui  ordonna  de  faire  bonne  garde 
contre  les  voleurs  du  dehors  ou  contre  quiconque  bougerait 
de  la  maison.  Puis  il  donna  d'autres  ordres  et  rentra. 

La  duchesse  avait  vu  et  entendu  arriver  son  mari.  Atten- 
tive et  prudente ,  elle  devina  ce  qui  se  passait,  et  s'arran- 
geant  tout  de  suite  le  rôle  qu'elle  voulait  garder  encore,  elle 


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LA  FILLEULE  281 

retira  les  verrous  de  sa  chambre,  se  recoucha  et  feignit  d*élre 
plongée  dans  le  plus  profond  soonneil. 

Le  duc  approcha  avec  précaution,  observa  en  silence  le 
paisible  aliM  de  sa  femme.  Il  ne  pouvait  l'accuser  que  d'a- 
voir manqué  de  surveillance.  Mais  de  quel  droit  lui  aurait- 
il  imposé  ce  devoir  "l 

Il  la  réveilla:  elle  feignit  la  joie.  Il  lui  raconta  ce  qu^il 
venait  de  surprendre  :  elle  joua  la  surprise.  Il  lui  exprima 
son  mécontentement  contre  l'imprudence  de  Morénita:  elle 
fît  semblant  d'intercéder  ;  elle  ne-paraissail  rien  comprendre 
à  cette  aventure  et  n*en  pas  croire  ses  oreilles.  Le  duc  ne  dor-, 
mit  pas,  il  était  en  proie  à  une  grande  irritation.  Dès  le  point 
du  jour,  il  rentra  chez  Morénita  et  la  trouva  assise  à  la  place 
oh  il  l'avait  laissée,  plus  rêveuse  qu'abattue,  et  comme  per- 
due dans  ses  réflexions. 

—  Monsieur  le  duc,  lui  dit-elle  dès  les  premiers  mots 
d'explication  qu'il  prononça,  si  vous  avez  été  à  portée  d'en- 
tendre la  scène  que,,  pour  moi,  vous  avez  si  heureusement 
dénouée,  vous  savez  que  vous  n'avez  aucun  reproche  à  m'a- 
dresser,  et  vous  me  connaissez  assezj  j'espère,  pour  croire 
que  je  ne  veux  demander  pardon  de  rien  à  un  protecteur 
qui  n'est  pas  mon  père.  J'ai  peut-être  eu  tort  de  recevoir 
chez  moi  un  jeune  homme  qui  n'était  pas  mon  frère,  et  de 
ne  pas  deviner  qu'il  me  trompait.  Mais  ce  manque  de  pé- 
nétration est  un  tort  léger  à  mon  âge  :  peut-être  n'en  est- 
ce  pas  un  du  tout  dans  la  situation  particulière  où  me. jette 
l'ignorance  de  mon  sort  dans  le  passé  et  dans  l'avenir.  Le 
jour  où  je  saurai  de  qui  je  suis  la  fille,  à  qui  je  dois  confiance 
et  soumission  entière,  je  serai  fort  coupable  si  je  manque 
à  des  devoirs  si  doux  et  si  fdciles.  Jusque-là,  il  est  tout  sim* 
pie  que  je  m'étonne,  que  je  m'inquiète,  que  j'ouvre  l'oreille 
à  toutes  sortes  de  révélations  et  que  je  sois  la  dupe  du  pre- 
mier veni% 

ir. 


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282  LA  FILLEULE 

—  Ainsi,  dit  le  duc  un  peu  rassuré,  ce  gitano  s'était  fait 
passer  pour  votre  frère?  Mais  quel  est-il?  C'est  le  même  qui 
a  chanté  chez  moi  cet  hiver?  D'où  sort-il,  et  comment  s'est- 
il  introduit  chez  vous,  ici,  à  Tinsu  de  la  duchesse? 

—  Ah  !  dit  Morénita  railleuse  et  triomphante,  vous  ne  sa- 
vez rien  ?  et  vous  êtes  arrivé  à  temps  pour  m'empêcher  d'être 
tuée  par  cet  aventurier  que  vous  supposiez  aimé  de  moij  et 
seulanent  un  peu  trop  pressé  d'en  obtenir  l'aveu? 

— »  Jene  sais  absolument  rien ,  Morénita,  que  ce  que  vouis 
voudrez  bien  m*apprendre,  dit  lé  duc,  espérant  la  désarmer 
par  sa  franchise  et  sa  douceur  ;  ce  que  vous  m'accusez  d'a- 
voir pensé,  en  vous  trouvant  aux  prises  avec  ce  misérable, 
tout  autre  Feût  pensé  à  ma  place.  Je  venais  plein  de  joie  et 
de  confiance,  pour  surprendre  la  duchesse  et  vous  par  mon 
retour,  et  j'étais  loin  de  m'attendre  à  vous  trouver  dans  un 
pareil  danger.  J'ai  rougi  pour  vous  de  voir  que  vous  vous  y 
^tiez  volontairement  exposée. . . 

—  Ne  rougissez  [)lus,  monsieur  le  duc,  dit  Morénita  avec 
amertume,  puisque  vous  savez  que  jusqu'à  ce  jour  j'ai  pris 
Algénib,  fils  d'Algol,  pour  mon  ftrère. 

—  Fils  d'Algol!  s'écria  le  duc  soudainement  troublé. 

—  Oui,  dit  Morénita  d'un  ton  de  légèreté  féroce,  le  mari 
de  la  belle  Pilar,  que  vous  avez  connue,  à  ce  qu'il  préfend, 
et  dont  il  disait  d'abord  être  le  fils. 

Le  duc,  bouleversé,  se  leva. 

—  C'^st  assez,  Morénita,  dit-il  ;  une  pareille  conversation 
entre  vous  et  moi  ne  peut  aller  plus  loin.  Je  veux  ignorer  ce 
qu'on  a  pu  vous  dire  ;  j'aurais  souhaité  vous  voir  moins 
empressée  de  le  croire.  Vous  pourriez  penser,  aujourd'hui  du 
moins,  que  le  lâche  capable  de  vous  tromper  en  se  disant 
votre  frère  vous  a  menti  sur  tout  le  reste.  Mais,  vous  mepa- 
raissez  disposée  à  écouter  les  plus  fâcheuses  histoires  et  à 
laisser  approcher  jusqu'à  vous  les  plus  étranges  bandits  I 


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LA  FILLEULE  283 

Cette  tendance  au  romanesque  tient  d'assez  près  à  la  folie, 
et  j'y  dois  prendre  garde.  Je  n'ai  rien  à  vous  expliquer 
sur  les  mystères  qui  obsèdent  votre  imagination.  Sachez 
seulement  que  vous  n'avez  pas  le  droit  de  m'interro- 
ger,  et  que  j'ai  celui  de  surveiller  et  de  diriger  votre  con- 
duite. 

Deux  heures  après,  le  duc,  la  duchesse  et  Morénita  pre- 
naient en  poste  la  route  du  Turin.  Le  duc  était  profondément 
blessé  contre  sa  fille,  assez  embarrassé  devant  sa  femme, 
et  en  proie  à  une  irritation  intérieure  qui,  chez  lui,  rempla- 
çait rarement,  mais  radicalement,  la  douceur  et  la  faiblesse 
habituelles. 

La  duchesse  était  calme,  bonne,  généreuse  envers  Moré- 
nita, qu'elle  s'efforçait  de  réconcilier  avec  le  duc. 

Morénita  était  inquiète,  mais,  trop  fière  pour  s'humilier, 
elle  ne  faisait  aucune  question . 

Les  ordres  que  le  duc  avait  donnés  n'avaient  amené  au- 
cun résultat.  Les  gens  chargés  de  suivre  et  de  retroUver 
Algénib  sur  la  route  de  Gênes  ne  Tavaient  pas  aperçu. 

Deux  jours  après,  le  duc  conduisait  Morénita  en  visite  chez 
une  parente  qui  était  supérieure  d'un  des  plus  riches  cou- 
vents de  Turin.  Il  la  laissa  seule  avec  elle  pour  quelques 
instants,  prétextant  une  autre  visite  avec  la  duchesse,  qui 
sortit  du  couvent,  ayant  l'air  de  pleui^r.  Ils  ne  revinrent  pas. 
Morénita  était  cloîtrée . 

De  tous  les  mauvais  partis  que  le  duc  avait  à  prendre, 
celui-là  était  le  pire.  Peut-être  le  meilleur  eût-il  été  de  lais- 
ser Morénita  courir  à  sa  destinée.  Avec  certaines  natures, 
les  obstacles  irritent  la  résistance  et  changent  la  velléité  en 
résolution,  la  volonté  en  désespoir. 

La  pauvre  gitanilla,  en  entendant  les  grilles  et  les  ver- 
rous se  refermer  sur  elle,  frémit  de  la  tête  aux  pieds.  Elle 
se  rappela  ces  mots  d'Algénib,  à  propos  de  son  père  : 


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284  LA  FILLEULE 

<x  Les  gitaoos  supportent  la  faim,  le  froid,  toutes  les  mi- 
sères; mais  la  captivité  les  tue  I  » 

—  Oui,  oui,  se  dit-elle,  voilà  ce  qu'on  fait  de  bous! 
Algénib  avait  raison.  On  séduit  nos  mères,  et  on  les 
abandonne;  on  ramasse  leurs  enfants,  on  leur  jette  du 
pain  et  on  les  met  à  rattache.  Tant  pis  pour  ceux  qui  m^i- 
rentl 

De  ce  moment,  le  sang  de  la  race  proscrite  et  sacriûée  se 
ranima  en  elle.  Elle  sentit  qu'elle  haïssait  son  père.  Elle 
maudit  le  mouvement  d'orgueil  qu'elle  avait  eu  en  se  croyant 
afl[ï*anchie  de  ses  liens  avec  la  bohème,  au  moment  où  le 
duc  avait  terrassé  Algénib  sous  ses  pieds. 

—  Oh!  qu'il  revienne,  ce  malheureux  pariai  s'écria-t-elle 
en  tordant  ses  mains  dans  le  silence  de  sa  cellule,  et  je  te 
grandirai  de  toute  la  puissance  de  ma  haine  contre  mes 
tyrans  ! 

Le  couvent  qu'on  lui  avait  assigné  pour  retraite  et  pour 
prison  était  une  véritable  forteresse.  Dans  les  premiers  jours, 
il  sembla  à  l'infortunée  jeune  fille  qu'elle  était  enterrée  vi- 
vante, et  tout  plan  d'évasion  lui  parut  inadmissible.  Elle 
garda  pourtant  un  profond  silence  et  ne  daigna  pas  faire 
entendre  une  plainte.  Les  religieuses ,  que  le  duc  avait  aver- 
ties, s'attendaient  à  une  explosion  terrible.  Il  n'en  fut  rien. 
La  captive  fut  muette,  froide,  polie,  et  d'une  rare  dignité 
dans  sa  douleur. 

C'était  le  beau  côté  de  cette  nature  mêlée  de  grandeur  et 
de  misère.  Si  elle  avait  la  vanité  puérile,  l'ingratitude  et  la 
personnalité  déréglée  de  l'instinct  sauvage  dans  le  triom^- 
phe,  elle  avait  aussi  le  stoïcisme,  la  patience,  la  ûerté  dans 
la  défaite. 

Avec  son  admirable  divination,  Anicée,  sans  se  piquer 
de  la  science  de  l'analyse  du  cœur  humain,  avait  compris 
ce  qu'il  fallait  k  cette  enfant.  Alors  qu'on  l'accusait  d'être 


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L4  FILLfiiXE  â85 

aveugle  et  de  la  gâter,  elle  suivait  la  seule  ligne  de  con- 
duite appropriée  à  son  caractère.  Elle  ne  brisait  aucune 
spontanéité,  et,  faisant  la  part  de  la  fatalité  de  Torganisa- 
tion,  elle  satisfaisait  les  appétits  invincibles,  toutes  les  fois 
qu'ils  n'avaient  pas  de  danger  immédiat  ou  sérieux.  Le 
duc,  tour  à  tour  plus  faible  et  plus  rigide,  devait  amener  sa 
fille  à  cette  complète  révolte  intérieure  qui  est  pire  que  la 
révolte  ouverte  et  passagère. 

Morénild  eut  l'intelligence  de  comprendre  que  Toppres- 
sion  est,  à  la  longue,  un  fardeau  aussi  pénible  à  ceux  qui 
Texercenl  qu'à  ceux  qui  le  subissent;  que,  dans  les  desseins 
de  Dieu,  personne  n'est  prédestiné  à  l'état  de  geôlier,  et 
que,  sans  les  continuelles  révoltes  des  captifs,  qui  donnent 
à  la  volonté  des  gardiens  une  tension  factice  et  maladive, 
les  liens  les  mieux  serrés  se  relâcheraient  forcément  plus  tôt 
qu'on  ne  Tespère. 

Elle  s'était  fait  haïr  dans  le  monde,  elle  se  ût  aimer  dans 
le  couvent.  Le  duc,  à  qui  la  supérieure  écrivit  pour  faire 
l'éloge  de  sa  belle  pénitente,  s'applaudit  du  parti  qu'il  avait 
pris. 

—  Avec  ces  natures  indisciplinées,  disait-il  à  sa  femme, 
la  rigueur  est  salutaire.  Elles  ne  cèdent  qu'à  une  volonté 
plus  ferme  que  la  leur. 

—  Savoir!  répondait  la  duchesse  avec  un  sourire  étrange. 
En  toute  chose  il  faut  considérer  la  fin.  Les  âmes  vraiment 
énergiques  savent  attendra.  Elles  ne  plient  que  pour  mieux 
se  relever.  Je  crois  votre  fille  plus  forte  que  vous. 

—  C'est  ce  que  nous  verrons  I  reprenait  le  duc  avec  hu- 
meur. 

Et  pourtant  son  cœur  saignait  déjà  à  l'idée  des  pleurs  que 
Morénita  versait  peut-être  en  secret.  Il  était  bon  par  tempé- 
rament ;  mais  malgré  l'intention  d'être  juste,  il  ne  savait 
pas  rêtre. 


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286  LA  FlLLBtLB 

—  Dans  six  mois  ou  un  an ,  disait-il,  quand  nous  nous 
serons  bien  assujés  que  tout  lien  entre  elle  et  ce  drôle  est 
rompu  par  l'oubli  et  Tabsence,  nous  la  reprendrons  et  nous 
la  marierons  tout  de  suite.  Cherchons-lui  un  mari;  tout  est 
là.  Nous  augmenterons  sa  dot  en  raison  dé  la  sottise  qu'elle 
a  faite  et  du  danger  auquel  elle  s'est  exposée  en  recevant  ce 
gitano.  Si  le  coquin  se  vante,  nous  le  ferons  taire.  L'époux 
de  Morénita,  recevant  de  nous  protection  et  richesse,  ne 
sera  pas  bien  à  plaindre. 

Marier  Morénita  devint  donc  l'idée  fixe  du  duc  de  Flores. 
Il  était  impatient  de  mettre  un  terme  à  la  captivité  de  sa 
fille.  Lui  aussi  savait  bien  que  les  bohémiens  ne  supportent 
pas  longtemps  la  privation  de  la  liberté.  On  lui  écrivait 
qu'elle  était  souffrante  ;  il  craignait  qu'elle  ne  fût  malade, 
et  puis  il  était  las  de  vouloir. 

Il  sonda  toutes  les  personnes  de  son  entourage  qui  pou- 
vaient être  desiépoux  sortables.  A  sa  grande  surprise,  mal- 
gré les  cinq  cent  mille  francs  de  dot  qu'il  fit  délicatement 
sonner  à  leurs  oreilles,  il  n'en  trouva  pas  une  seule  qui  vou- 
lût comprendre.  Il  pensait  cependant  que  l'aventure  de  la 
villetta  était  restée  fort  secrète.  Aucun  de  ses  amis  ne  lui 
avoua  que  la  duchesse  l'avait  mis  dans  la  confidence.  Tous 
y  étaient  initiés,  et  chacun  se  croyait  le  seul. 

Le  duc  ne  voulait  pas  se  rabattre  sur  des  gens  sans  fierté, 
il  n*en  eût  pas  manqué  ;  ni  sur  des  hommes  trop  laids  ou 
trop  âgés,  Morénita  les  eût  repoussés.  Enfin,  il  découvrit, 
dans  un  coin  de  sa  cervelle,  la  pensée  de  s'en  ouvrir  fran- 
chement à  Hubert  Clet. 

Clct,  le  poëte,  l'homme  de  lettres,  le  sceptique  à  l'endroit 
des  choses  sérieuses,  l'enthousiaste  à  propos  des  choses  fri- 
voles, Clet,  qui  avait  mangé  sa  fortune,  ouvrit  l'oreille  à 
cette  proposition,  mais  sous  toutes  réserves. 

—  Je  sais  toute  la  vérité  sur  l'aventure  de  Gênes,  dit-il  au 


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LA  FILLEULE  287 

duc;  je  vous  remercie  de  la  conôance  et  de  la  franchise  avec 
laquelle  vous  m'en  parlez.  Mais  je  tiens  tous  les  détails  de  la 
bouche  d'Algénib  en  personne. 

—  Vous  l'avez  dont  vu?  il  est  donc  à  Paris?  s'écria  le 
duc. 

—  Je  l'y  ai  vu  peu  de  jours  après  votre  retour.  Il  n'a  fait 
que  traverser  et  doit  être  maintenant  en  Angleterre.  J'ai 
protégé  et  assisté  l'enfance  de  ce  pauvre  garçon ,  qui  n'est 
pas  si  méprisable  que  vous  croyez.  Il  a  confiance  en  moi,  il 
m'a  tout  raconté.  Morénita  a  été  non-seulement  invulnéra- 
ble à  son  plan  de  séduction,  mais  encore  dure,  hautaine, 
cruelle  pour  lui.  Il  la  déteste  maintenant  autant  qu'il  l'a 
aimée,  et  y  renonce  avec  d'autant  plus  d'empressement  qu'il 
a  grand'peur  de  vous.  Je  ne  vois  donc  pas  trop  pourquoi 
vous  vous  êtes  cru  forcé  de  mettre  cette  pauvre  petite  au 
couvent.  Vous  dites  qu'elle  y  est  devenue  sage  :  je  crains 
que  vous  ne  l'y  retrouviez  folle.  Voyons  1  vous  lui  donnez 
une  fortune,  el  je  suis  amourc^ux  d'elle  :  deux  motife  pour 
que  je  l'épouse  sans  folie  et  sans  bassesse,  si  elle  veut  de 
moi  ;  mais  je  doute  qu'elle  s'accommode  de  mes  quarante 
ans  et  surtout  de  l'absence  de  prestige  à  laquelle  doit  se  ré- 
signer un  homme  qui  vous  a  bercée,  et  qu'on  voyait  déjà 
vieux  alors  qu'il  était  encore  jeune.  Or,  écoutez,  mon  cher 
duc,  je  ne  veux  pas  être  la  condition  sine  qud  non  de  la  dé- 
livrance de  Morénita.  L'amour  de  la  liberté  pourrait  lui  ar- 
racher le  oui  fatal,  et  que  voulez-vous  ?  j'ai  encore  la  pré- 
tention d'être  aimé,  ne  fût-ce  que  dans  les  premières  années 
de  mon  mariage.'  C'est  peut-être  par  amour-propre  que  j'y 
tiens,  car,  au  fond,  je  suis  assez  philosophe,  mais  j'y  tiens* 
Je  vous  avertis  donc  que  Morénita  ne  sortira  pas  du  couvent 
à  cause  de  moi,  à  moins  que  je  ne  lui  aie  parlé  moi-même. 

—  Est-ce  que  vous  croyez,  dit  le  duc ,  que  cela  ne  vau- 
drait pas  la  peine  de  faire  le  voyage  de  Turin? 


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28S  LA   FILLEULE 

—  Oui,  si  VOUS  me  donnez  votre  parole  d'honneur  de  ne 
la  prévenir  en  aueune  façon. 

Le  duc  s'y  engagea  et  donna  à  Çlet  une  lettre  d'introduc- 
tion auprès  de  sa  parente  la  supérieure,  afin  qu'il  pût  voir 
Morénita  comme  pour  lui  apporter  des  nouvelles  du  duc 
et  de  là  duchesse. 


XIII 

FRAGMENT    d'UNE    LETTRE    DE    CLET    A    STÉPHEN 
ET    A    AKICÉE 


«  Toriu,  10  décembre  îiff. 


»  A  présent ,  chèrs  amis,  que  je  vous  ai  raconté  toute  l'af- 
faire, et  que  vous  savez  où  prendre  votre  pauvre  Morénita, 
dont  vous  êtes  si  inquiets,  je  vais  vous  dire  comment  je  l'ai 
retrouvée  et  ce  qui  s'est  passé  entre  nous. 

»  Aussitôt  qu'elle  a  paru  à  la  grille  du  parloir,  j'ai  été  frappé 
du  changement  qui  s'est  fait  en  elle  depuis  huit  mois  que 
je  ne  l'avais  vue.  Elle  n'a  pas  beaucoup  grandi  ;  elle  n'est 
ni  plus  grasse  ni  plus  colorée,  mais  sa  beauté  diabolique  a 
pris  un  caractère  de  sérieux  et  de  fermeté  qui  montre  l'ange 
à  travers  le  démon  beaucoup  plus  que  par  le  passé.  Elle 
m'a  accueilli  avec  beaucoup  de  grâce  et  même  d'enjoue- 
ment ;  elle  a  plus  d'esprit  que  jamais. 

»  Pressée  par  moi  de  dire  franchement  si  elle  s'ennuyait 
au  couvent ,  elle  a  répondu  avec  une  hypocrisie  de  fierté 
vraiment  admirable  qu'elle  s'y  trouvait  fort  bien  et  ne  dé- 
sirait pas  en  sortir. 

»  J'ai  été  dupe  de  sou  assurance,  et  j'ai  commencé  à  lui 


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LA  FiLLEUUS  â^ 

faire  un  peu  la  cour,  ne  craignant  plus  d*étre  considéré 
comme  un  pi^-aller  entre  la  chaîne  du  mariage  et  celle  du 
cloître.  Au  cas  qu'elle  m'eût  écouté,  je  vous  jure  bien  que  je 
n'eusse  point  passé  outre.sans  vous  demander  votre  agrément, 
car  le  duc  aura  beau  faire,  à  mes  yeux,  vous  êtes  et  serez^ou- 
jours  les  véritables  parents  de  cette  pauvre  perle  d'Andalousie; 

i>Nous  étions  seuls  au  parloir,  séparés  par  la  grille.  La 
mur-écùute,  avertie  apparemment  par  Tabbesse  que  j'avais 
à  entretenir  Morénita  d'affaires  de  famille,  s'était  retirée. 

»  —  Voyons,  chère  enfant,  ai-je  dit  à  rotre  pupille,  soyez 
franche.  Si  je  ne  vous  déplais  pas ,  si  vous  avez  confiance 
on  moi ,  écrivez-en  à  mamita  et  demandez-lui  conseil.  Si 
c'est  le  contraire  ,  souvenez-vous  que  je  suis  son  ami  res- 
pectueux et  dévoué,  le  vôtre,  et  que  ni  elle,  ni  votre  maman 
Marange,  ni  votre  parrain,  ni  moi,  ne  voulons  vous  laisser 
ïT.ourir  de  chagrin  ici.  Ouvrez  votre. cœur  altier  à  la  con- 
fiance, et  comptez  sur  nous.  J'ose  affirmer  que  mamita  ob-^ 
iiencîrait  du  duc  de  vous  reprendre  avec  elle. 

»  —  Cela...  jawais  l  a-t-elle  dit  avec  la  môme  énergie 
d'obstination  que  vous  lui  avez  vue  dès  le  commencement  de 
sa  résolution.  L'étrange  fille  n'a  pas  voulu  ajouter  un  mot, 
ni  changer  un  iota  à  db  laconique  progranmie,  quelques  in- 
stances q  le  j'ai('  pu  lui  faire. 

»>  —  Alors,  lui  ai-je  dit,  je  vais  donc  vous  dire  adieu,  et 
vous  laisser  indéfiniment  ici. 

»  —  Monsieur  Clet,  s'est-elle  écriée  en  me  voyant  disposé 
à  partir  et  en  passant  ses  pauvres  petites  mains  à  travers  la 
grille  pour  me  retenir,  ne  m'abandonnez  pas  I  Et  les  san- 
glots l'ont  étouffée. 

»  —  Que  voulez-^vous  donc  que  je  fasse?  lui  ai-je  dit  en- 
core. Si  vous  voulez  cacher  votre  ennui  et  votre  déplaisir 
d'être  ici,  il  n'y  a  pas  de  raison  pour  qu'on  ne  vous  y  laisse 
encore  longtemps  ;  car  on  ne  veut  vous  en  tirer  que  pour 

n 

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290  LA  FILLEULS 

VOUS  marier,  et  ce  n'est  pas  bien  facile  ht  présent,  outre  que 
vous  êtes  fort  difficile  vous-même.  Vous  repoussez  la  pro- 
tection de  l'adorable  mamita,  vous  boudez  le  duc,  vous  ne 
roulez  pas  vous  expliquer  avec  moi... 

D — Tenez  1  je  ne  veux  pas  vous  tromper  !  vous  êtes  un  vieil 
ami  et  vous  me  plaignez.  Je  ne  vous  aime  pas  assez  pour  vous 
épouser;  sachez-moi  quelque  gré  de  ma  franchise,  et  sau- 
vez-moi, puisque  je  vous  sauve  d'un  malheur  et  d'une  folie. 

D  —  Allons,  merci  pour  cela,  Morénita.  A  présent,  que 
voulez- vous  que  je  fasse  pour  vous? 

D  —  Que  vous  m'aidiez  à  tromper  le  duc  et  que  vous  me  fas- 
siez sortir  d*ici  en  lui  laissant  croire  ce  que  je  vais  lui  émre. 

»  —Et  vous  allez  lui  écrire  que  vous  consentez  à  m'épou- 
ser?  Ma  foi,  non,  merci;  faites  et  dites  ce  que  vous  vou- 
drez, mais  moi,  je  ne  peux  me  résigner  à  un  pareil  rôle. 

»  —  Pourquoi  donc?  vous  avez  trop  de  vanité  pour  vouloir 
paraître  dupe  de  ma  petite  rouerie  ? 

X)  —  Ce  n'est  pas  cela,  mais  c'est  la  déloyauté  envers  le  duc 
qui  me  répugne. 

»  —  Si  fait,  c'est  celai  a-t-elle  repris  avec  colère;  et  l'an- 
cienne Morénita  a  reparu  pour  quelques  moments.  Elle  m'a 
dit  pas  mal  d'injures,  et,  abusant  de  son  malheur,  elle  a 
fait  son  possible  pour  me  blesser.  Tout  cela  s'est  noyé  dans 
les  larmes,  et  je  n'ai  pu  la  cahner  et  la  quitter  qu'en  lui 
promettant  de  faire  ce  qu'elle  me  demande.  Mais  je  vous 
confesse  que  j'ai  promis  cela  comme  on  promet  la  lune  aux 
enfants  qui  crient.  Je  ne  me  sens  pas  la  force  de  jouer  le 
duc  et  la  duchesse  à  ce  point ,  et  je  vous  écris  bien  vite  pour 
que  vous  veniez  me  tirer  d'embarras. 

B  Faut-il  que  cette  enfant  souffire  et  languisse  en  prison 
pour  avoir  prêté  l'oreille  aux  romances  et  aux  romans  de 
son  frère  en  bohème,  le  plus  innocemment  du  monde,  après 
tout  ?  Je  vous  répète  que  le  duc  n'entend  rien  au  méti^  de 


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LA  FILLEULE  291 

père,  et  tous  pensez  avec  moi  qu'on  fait  toujours  fort  mal 
ce  métier- là  quand  on  ne  le  fait  pas  franchement  et  ouver- 
tement. Morénita  juge  la  question  avec  un  bon  sens  qui  ef- 
fraye. Elle  refuse  toute  soumission,  toute  confiance  à  un 
père  qui  rougit  de  rappeler  sa  fille.  Vous  me  direz  qu'elle  n'a 
pas  mieux  agi  avec  vous  iiui  n'aviez  pas  ces  torts-là  envers 
elle.  Que  voulez-vous  I  il  7  a  là-dessous  un  secret  de  race,  ou 
une  manie  d'enfant  que  je  ne  puis  vous  expliquer,  car  cette 
fillette  est  une  énigme  sous  bien  des  rapports. 

»  Venez,  ou  écrivez-moi,  mes  amisi  Je  reste  le  bec  dans 
l'eau  et  le  cœur  à  votre  service.  » 

Stéphen,  Anicée  et  madame  Marange  étaient  à  Genève,  où 
Roque  les  avait  rejoints  pour  quelque  temps,  lorsque  cette 
lettre,  adressée  par  Clet  à  Naples,  leur  fut  renvoyée  par  la 
poste,  après  les  avoir  cherchés  à  Venise,  où  ils  avaient 
passé  une  quinzaine  ;  elle  avait  donc  déjà  plus  de  douze 
jours  de  date. 

Anicée  n'avait  reçu  aucune  lettre  de  Morénita  depuis  celle 
de  Nice  que  nous  avons  transcrite.  Elle  avait  su  son  séjour  de 
trois  mois  à  Gènes,  et  avait  attribué  son  silence  à  Toubli  le 
plus  complet  ;  elle  en  avait  souffert,  mais  sans  élever  une 
plainte  qui  pût  faire  remarquer  à  son  mari  et  à  sa  mère^les^-., 
torts  de  l'enfant  qu'elle  chérissait  toujours.  Elle  avait  su  en- 
suite le  retour  d'Espagne  du  duc  de  Florès  et  le  départ  de  sa 
famille  pour  Paris.  Mais  elle  ignorait  qu'on  eût  laissé  Moré- 
nita à  Turin.  Seulement,  au  bout  de  deux  mois,  elle  avait 
reçu  en  Italie  des  nouvelles  de  Clet,  qui,  ne  voulant  pas 
s'expliquer  clairement  sur  cette  aventure,  l'avait  jetée  dans 
de  grandes  perplexités.  Ses  instances  avaient  obtenu  qu'il 
fût  plus  explicite,  et  la  lettre  qu'on  vient  de  lire,  et  dont  nous 
avons  omis  le  commencement,  lui  révélait  enfin  la  vérité. 

Madame  Marauge  s'était  trouvée  assez  grièvement  malade 


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292  LA  FILLEULE 

à  Genève,  au  moment  de  retourner  à  Briole  avec  ses  enfants. 
Elle  était  encore  hors  d'état  de  supporter  un  voyage  quel- 
conque. Ânicée,  ne  pouvant  la  quitter^  supplia  Stéplien  de 
courir  à  Turin,  afin  de  pénétrer  enfin  le  motif  de  la  con- 
duite de  Morénita  envers  elle,  de  vaincre  sa  résistance  et  de 
la  ramener  avec  ou  sans  l'assentiment  du  duc,  celui-ci  se 
paraissant  pas  remplir  avec  intelligence  ses  devoirs  de  tuteur 
ou  de  père. 

Stéphen  éprouvait  une  grande  répugnance  à  se  charger 
de  cette  mission.  Il  eût  voulu  la  confier  à  Roque,  mais  per- 
sonne n'était  moins  propre  à  la  remplir,  quelque  bonne  vo- 
lonté qu'il  pût  y  mettre, 

Stéphen  voyait  l'angoisse  de  sa  femme  si  pénible,  qu'il  ne 
savait  que  faire  pour  y  remédier  sans  risquer  auprès  de  Mo- 
rénita une  démarche  qui  lui  paraissait  pourtant  de  nature 
à  empirer  sa  situation. 

Il  se  résolut  à  éclairer  Anicée  sur  les  causes  mystérieuses 
de  l'abandon  et  de  l'ingratitude  de  sa  fille  adoptive. 

—  N'est-ce  que  cela?  dit  la  magnanime  et  généreuse 
femme.  Eh  bien^,  c'est  la  fantaisie  involontaire  d'un  cerveau 
malade.  Pourquoi  ne  me  l'avoir  pas  dit  plus  tôt?  Je  l'aurais 
guérie,  moi  qui  la  connaissais  si  bien,  cette  pauvre  petite 
créature  bizarre.  Je  ne  lui  aurais  pas  brisé  la  coupe  de  la  vé- 
rité sur  la  tête  si  brusquement.  Je  lui  aurais  laissé,  pendant 
quelques  jours,  l'espérance  de  te  plaire  et  même  de  t'épou- 
ser.  C'est  une  nature  qu'il  ne  faut  pas  heurter.de  front  et 
qui  n'entre  en  pour  par  1er  avec  le  possible  qu'après  avoir  fait 
acte  d'omnipotence  dans  son  imagination.  Je  n'aurais  de- 
mandé que  trois  mois  pour  la  guérir.  A  présent  que  cette 
manie  a  été  froissée  et  qu'on  l'a  laissée  couverdans  le  silence, 
elle  sera  plus  difficile  à  extirper.  C'est  égal,  je  m'en  charge. 
Qu'on  me  rende  ma  pauvre  malade ,  et  lu  m'aideras  tout  le 
•  premier  h  débarrasser  son  âmo  de  cette  posjiession  diaho- 


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LA   FILLEULE  S93 

lique.  Ahl  Stéphen,  comment  se  fait-il  que  les  anges  aient 
<luelquefois  peur  du  démon  ?  C'est  ce  qui  t'est  arrivé  pour- 
tant* Si  je  te  connaissais  moins,  je  dirais  que  tu  as  douté  de 
toi-même,  puisque  lu^as  douté  de  Dieu  et  reculé  devant  cet 
exorcisme.  Allons,  allons,  marche  et  ne  crains  rien.  Je  ne 
peux  pas  être  jalouse ,  malgré  mes  quarante-cinq  ans  I  Pour 
cola,  il  faudrait  douter  de  toi,  et  j'y  ai  plus  de  foi  que  toi- 
même.  Bamène-moi  mon  Astarté,  mon  djinn,  ma  bohé- 
mienne. Je  connais  ses  dents  :  elles  s'émousseront  dans  les 
fruits  que  nous  cueillerons  pour  elle  aux  arbres  de  notre  pa- 
radis. Et  puis,  quand  elle  nous  ferait  un  peu  souffrir!  ne  lui 
devons-nous  pas  de  subir  toutes  les  conséquences,  de  rem- 
plir tous  les  devoirs  de  Tadoption?  Est-ce  sa  faute  si  elle  a 
dans  les  veines  un  peu  de  flamme  infernale?  N'avions-nouà 
pas  prévu  qu'il  pouvait  en  être  ainsi,  le  jour  où  nous  avons 
juré  de  lui  servir  de  père  et  de  mère  ?  Rappelle-toi  que  tu  te 
méûdis  de  ma  persévérance,  que  lu  craignais  pour  ta  lilleule; 
et  aujourd'hui,  c'est  toi  qui  es  un  mauvais  parrain,  c'est 
toi  qui  me  conseilles  l'abandon  et  l'égoïsme!  Non,  non!  tu 
vas  partir  et  tu  vas  me  la  ramener.  Écoute,  tu  lui  diras: 
«  Mamita  est  malade,  elfe  a  besoin  de  toi  pour  la  soigner, 
o\\e  te  demande,  »  et  tu  verras  qu'elle  accourra  bien  vite, 
car  elle  m'aime  et  m'aimera  d'autant  plus  maintenant  qu'elle 
sentira  ses  mouvements  d'aversion  plus  injustes. 

—  Aht  ma  sainte  femme!  s'écria  Stéphen,  tu  parles  des 
anges  qui  ne  devraient  jamais  douter  de  Dieu  1  Les  anges  ne 
sont  rien  auprès  de  toi,  et,  après  quinze  ans  d'efforts  pour  te 
mériter,  on  se  sent  encore  si  petit  devant  toi  qu'on  en  est 
effrayé! 

Stéphen  partit  pour  Turin  avec  Roque,  ne  voulant  pas, 
malgré  tout,  exposer  Morénila  à  l'émotion  de  se  trouver  seule 
avec  lui  en  voyage. 
Cependant  Clet,  voyant  huit  jours  écoulés  sans  recevoir  de 


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âM  UL  niXEULB 

nouvelles  de  ses  amis,  perdait  complètement  la  tête.  Il*  se 
voyait  aux  prises  avec  la  plus  dangereuse  des  tentatrices,  son 
imagination  ;  nous  pourrions  dire  sa  vanité,  bien  que  le 
temps  et  Texpérience  en  eussent  amoindri  Tépanouissement 
primitif. 

Morénita,  dont  le  premier  mouvement  avec  lui  avait  été 
sincère,  voyant  qu'elle  ne  pouvait  le  décider  à  seconder  son 
plan,  revint  à  la  fourbe  féminine  dont  elle  croyait  avoir  le 
droit  d'user  dans  ses  détresses.  Elle  feignit  de  se  raviser; 
elle  fut  coquette.  Il  n'eut  pas  la  forcé  de  suspendre  ses  visites 
au  couvent  jusqu'à  l'arrivée  de  Stéphen,  qu'au  reste  il  n'es- 
pérait pas  beaucoup  voir  venir  à  temps  pour  le  diriger.  Le 
duc  écrivait  à  Clet  d'insister  et  de  faire  sa  cour.  L'abbesae, 
avertie  d'encourager  le  projet  de  mariage,  laissait  les  visites 
se  répéter  et  se  prolonger  sans  témoins.  Morénita  usa  de 
toutes  les  ressources  de  son  esprit  et  de  sa  malice  ;  Glet  l'aida 
lui-même  à  le  duper.  Voici  comment. 

Il  se  défia  d'abord  de  la  sincérité  de  ce  retour  vers  lui,  et, 
avant  d'y  croire,  il  voulut  la  preuve  de  cette  affection  trop 
soudaine. 

—  Quelle  preuve  ?  dit  la  jeune  'fille,  toigours  innocente 
dans  son  astuce. 

—  Aucune,  à  coup  sûr,  répondit  Clet  surpris  et  charmé  de 
sa  candeur,  que  vous,  moi  ou  le  duc  puissions  jamais  avoir 
à  nous  reprocher.  Donnez-moi  un  gage,  écrivez-moi  une 
lettre,  que  sais-jel  Établissons  un  lien  qui,  s'il  n'enchaîne 
pas  votre  conscience,  mette  au  moins  ma  loyauté  à  couvert 
auprès  du  duc  et  de  mamita. 

—  Écoutez,  dît-«Ue,  êtes-vous  autorisé  par  le  duc  à  me 
faire  sortir  du  couvent  et  à  me  ramener  vers  lui,  si  je  m*en- 
gage  à  vous  épouser? 

—  Non  certes  1  Que  vous  connaissez  mal  les  convenances 
du  monde,  vous  qui  y  avez  pourtant  brillé  un  instant  ! 


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LA  FILLBVLB'  295 

—  Un  instant  si  court,  que  je  ne  me  rappelle  rien  ou  n'y  ai 
rien  compris.  Alors,  tenez,  si  les  convenances  vous  défen- 
dent de  me  ramener  à  Paris,  c'est  raison  de  plus  :  enlevez 
moi  I  j'espère  que  je  serai  assez  compromise  avec  vous  ;  que 
ni  vous  ni  mon  père  ne  pourrez  plus  douter  de  moi,  et  que 
ce  sera  un  engagement  indissoluble. 

—  Pas  sûrl  dit  Clet  fort  ému.  Shakspeare  a  dit,  en  par- 
lant de  la  femme  :  a  Pevôde  comme  l'onde  1 1» 

—  Ah  !  vous  vous  méfiez  encore?  Eh  bien,  vous  êtes  un 
niais  !  Vous  devriez  vous  dire  que  si  je  viens  à  me  rétracter, 
après  m'être  perdue  de  réputation  pour  vous,  vous  n*en  re- 
cevrez pas  moins  de  compliments  pour  votre  ascendant  sur 
les  femmes,  et  que  vous  pourrez  crier  partout  que  c'est  vous 
qui  m'avez  trompée. 

—  Vous  êtes  un  méchant  diable,  dit  Clet  en  riant;  mais 
vous  êtes  folle  I  Je  ne  veux  pas  jouer  ce  rôle-là. 

—  Vous  êtes  donc  devenu  bien  moral? 

—  Non,  mais  je  suis  un  honnête  homme,  l'ami  du  duc  et 
de  Stéphen.  Toute  sottise  que  je  vous  laisserais  faire  serait 
une  tache,  pour  votre  mamita  surtout.  Il  ne  faut  pas  que 
l'enfant  qu'elle  à  élevée  soit  perdue  de  réputation,  comme 
vous  dites. 

—  Ah  1  toujours  mamita  1  dit  Morénita  avec  colère.  Si  l'on 
tient  à  mon  honneur,  c'est  à  cause  du  sien  1  Moi,  je  ne  compte 
jamais  I  Tenez,  vous  ne  m'aimez  pas  ! 

Morénita  pleura.  Clet  se  sentit  bien  faible.  Deux  jours  de 
cette  lutte  épuisèrent  ce  qui  lui  restait  de  forces.  Il  n'en 
gaïdaplus  que  pour  résister  à  une  fuite  en  Angleterre,  à  un 
mariage  de  Gretna-Green  que  lui  proposait  Morénita.  Il  était 
si  bien  convaincu,  que  tout  ce  qu'il  put  obtenir  fut  de  con- 
duire directement  Morénita  à  Paris  et  de  tenir  sa  main  de 
celles  du  duc  et  de  la  duchesse.  Il  fallut  promettre  de  renon- 
cer à  attendre  l'avis  de  Stéphen  et  de  sa  femme. 


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S96  '  LA   FILLBLXB 

It  ne  restait  plus  qu*à  effectuer  renlëvement.  Ciet  n'était 
muni  d'aucun  pouvoir  du  duc  auprès  de  la  supérieure  pour 
faire  sortir  Morénita  du  couvent;  mais  Morénita  avait  tout 
prévu;  elle  était  sûre  de  son  fait. 

r--  S'en  aller  la  nuit  par-dessus  les  murs,  lui  dit-elle,  des- 
cendre par  les  fenêtres,  tout  ce  qu'on  peut  imaginer  de  plus 
difQciie  et  de  plus  périlleux,  est  absolument  impossible.  U  y 
a  longtemps  que  j'y  songe  et  je  sais  à  quoi  m^en  tenir. 

—  Il  y  a  longtemps?  dit  Ciet.  Vous  ne  devriez  pas  me  dire 
celai 

—  Ai-je  dit  longtemps?  reprit-elle.  Eh  bien,  va  pour 
longtemps,  car  il  y  a  huit  jours,  et  c'est  un  siècle  I 

—  Allons!  si  le  difficile  est  l'impossible,  le  possible  est 
donc  dans  le  facile?  Explique-toi. 

—  La  chose  impossible  à  tous,  facile  à  vous  seul,  c'est 
l'entrée  et  la  sortie  de  ce  parloir,  c'est  le  téte-à-iète  où  nous 
voilà.  Eh  bien,  faites-moi  sortir  à  travers  cette  grille  qui 
nous  sépare,  et  tout  est  dit. 

.Glet  examina  la  grille  :  elle  était  en  fer,  très-massive  et 
solidement  scellée  dans  la  muraille. 

—  Que  les  hommes  sont  bétes!  dit  Morénita  qui  le  regar- 
dait en  riant.  Et  cette  petite  fenêtre,  au  milieu,  pour  faire 
passer  les  cadeaux,  les  jouets  ou  les  brioches  que  les  parents 
apportent  à  leurs  enfants? 

—  Elle  est  grillée  aussi  et  fermée  en  dedans  avec  un  ca- 
denas. 

«-  Yoid  l'empreinte,  dit  Morénita  en  la  tirant  de  sa  poche, 
vous  allez  faire  faire  une  clef. 

—  Sublime  !  dit  Glet,  qui,  malgré  lui,  s'amusait  comme  un 
enfont  de  Tidée  d'enlever  une  femme  qu'on  lui  donnait 
d'avance  avec  une  dot.  Mais  quand  nous  aurons  une  clef, 
vous  ne  passerez  pas  par  cette  étroite  ouverture. 

^  J'y  passerai,  dit  Morénita. 

i 

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LA  FILLEULB  S97 

— -  Impossibiel  II  y  a  de  quoi  vous  briser.  Je  ne  veux  pas 
d'une  femme  passée  au  laminoir. 

—  ry  passerai,  dU  Morénita,  et  je  n'aurai  pas  uii  cheveu 
de  moins. 

~  A  la  bonne  heure  1  dit  Clet,  bien  résolu  à  ne  pas  flaire 
faire  de  clef  et  à  ne  pas  exposer  Morcnita  à  cette  affreuse  et 
impossible  épreuve. 

Elle  le  devina,  et,  se  ravisant,  elle  lui  dit: 

—  J'ai  une  autre  idée.  Oui,  un  moyen  sûr,  naturel,  excel- 
lent, mais  je  ne  veux  pas  vous  le  dire,  vous  le  feriez  manquer 
par  votre  peu  de  sang-froid.  A  demain.  Ne  venez  ici  qu'à  la 
nuit,  ayez  une  voiture  à  la  porte,  un  grand  manteau  sur  les 
épaules,  une  chaise  de  poste  à  la  sortie  de  la  ville,  et  je  vous 
réponds  de  tout. 

Clet  n'en  croyait  rien,  mais  elle  lui  arracha  sa  parole 
d'honneur  de  se  tenir  prêt  pour  l'enlèvement  le  lendemain 
à  l'heure  dite.  I^Iorénita,  pour  lui  donner  confiance,  lui  re- 
mit une  lettre  adressée  au  duc,  dans  laquelle  elle  lui  dé<- 
clarait  gaiement  sa  résolution  d'épouser  M.  Hubert  Clet, 
et  qu'elle  chargeait  celui-ci  de  mettre  à  la  poste  le  soir 
même» 

—  Mais,  sMl  en  est  ainsi,  dit  Clet  en  mettant  la  lettre  dans 
sa  poche  après  avoir  consenti  à  la  lire,  à  quoi  bon  l'équipée 
que  nous  allons  faire?  Dans  quatre  jours,  gr✠ à  cette 
lettre,  le  duc  sera  ici,  vous  sortirez  le  jour  même,  et  nous 
retournerons  tous  les  trois  à  Paris,  sans  scandale,  sans 
danger. 

—  Ahl  V0U3  craignez  le  scandale,  à  présent?  dit  froide- 
ment Morénita*  1^  bien  !  renoncez  à  moi.  Je  ne  veux  pas 
d'un  mari  passé  au  laminoir  des  convenances,  qui,  au  pre- 
mier nuage,  me  reprocherait  de  l'avoir  choisi  par  haine  du 
couvent,  car  je  pourrais  bien  lui  reprocher,  moi,  de  m'avoir 
délivrée  par  amour  de  ma  dot-  Je  nie  ferai  jamais  qu'un  ma- 


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2BB  LA  FiIXEUI.S 

riage  d'amour,  je  vous  le  déclare.  Fuyons  comme  deux 
amants,  sans  cela  nous  ne  serons  jamais  époux,  je  vous  le 
jure  par  Tâme  de  iça  mère  1 

Clet  se  relira  aussi  effrayé  qu'enivré.  Si  la  dot  lui  plaisait, 
la  femme  le  charmait  encore  plus.  Il  en  avait  peur,  mais 
son  amour-propre  lui  persuada  qu'il  vaincrait  le  démon.  Il 
ne  se  diluait  pas  qu'il  avait  bu  et  fumé  trop  d'opium  dans  sa 
crise  romantique  pour  n'être  pas  facile  à  endormir  par  le 
chant  de  la  sirène. 

11  passa  une  nuit  fort  agitée  et  se  retrouva  assez  froid  le 
lendemain.  Au  fond  du  cœur,  sa  passion  pour  la  gitanilla 
était  un  peu  factice.  Elle  avait  plutôt  son  siège  dass  l'ima- 
gination. Quand  il  se  rappelait  le  pauvre  enfant  noir  de  la 
maison  Floche,  allaité  sur  la  paille  par  une  brebis,  les  pre- 
miers cris,  les  premiers  rires,  les  premiers  pas  du  marmot 
dans  le  parc  de  Saule,  les  premières  malices  de  la  petite  fille, 
les  premières  coquetteries  de  l'adolescente,  bien  qu'il  n'eût 
pas  naturellement  les  entrailles  très-paternelles,  il  se  figu- 
rait qu'il  faisait  la  cour  à  sa  propre  fille,  et  il  se  trouvait  tout 
au  moins  fort  ridicule.  . 

Il  se  remit  sur  ses  pieds  en  se  disant  qu'allumer  une  pas- 
sion, malgré  tant  do  souvenirs  propres  à  l'empêdier  de 
naître,  et  toute  cette  prose  que  l'habitude  répand  dans  la 
poésie  de  l'amour,  était  une  conquête  d'autant  plus  glo- 
rieuse. Il  lui  était  passé  aussi  quelquefois  par  la  tête  que 
Stéphen  inspirait  cette  passion  qtuind  même  à  sa  filleule. 
Sans  se  l'avouer  précisément,  il  eut  du  plaisir  à  se  persuader 
qu'il  l'emportait  sur  un  homme  qu'il  avait  toujours  senti  su- 
périeur à  lui,  et,  à  tout  événement,  il  commanda  la  chaise 
de  poste  à  la  sortie  de  la  ville,  se  munit  du  manteau,  et  monta 
dans  le  fiacre  pour  se  rendre  au  couvent.  Il  n'avait  oublié 
que  la  clef  de  la  grille  du  parloir. 

Il  faisait  nuit,  et  il  eut  à  s'approcher  du  portier,  qui  était 


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LA  FILLEULS  299 

fort  clairvoyant,  fK>ur  se  faire  reconnaître.  Cette  clairvoyance 
était  moindre  à  la  sortie  des  visiteurs  qu'à  leur  entrée,  per- 
sonne  ne  pouvant  prévoir  qu'il  fût  possible  de  traverse^  les 
grilles  du  parloir. 

Ordinairement  Clet,  lorsqu'il  venait  dans  la  soirée,  atten- 
dait dan»  Tobscdrité  qu'on  eût  averti  Morénita.  Elle  arrivait 
alors  avec  une  religieuse  qui  apportait  de  la  lumière,  qui 
s'assurait  qUe  le  visiteur  était  bien  celui  dont  les  parents  au- 
torisaient l'assiduité,  et  qui  se  retirait  après  avoir  échangé 
quelque  politesse  avec  lui. 

La  surprise  de  Clet  fut  grande  en  voyant  le  parloir  éclairé 
et  Morénita  seule  devant  lui,  non  derrière  la  grille,  mais 
dans  le  compartiment  de  la  pièce  où  il  se  trouvait  lui-même. 
Elle  portait  un  coSreX  où  étaient  ses  bijoux,  et  une  mantille 
noire  enveloppait  sa  taille. 

—  Est-ce  vous,  grand  Dieu?  s'écria-t-il.  Par  où  êles-vous 
sortie? 

Morénita  lui  montra  ses  bras  meurtris,  ses  mains  ensan- 
glantées. 

—  J'ai  passé  au  laminoir,  dit-elle  en  souriant.  A  présent 
ne  voulez-vous  plus  de  moi? 

Clet,  éperdu  et  enthousiasmé,  la  prit  dans  ses  bras,  et  re- 
devenu le  cavalier  espagnol  des  rêves  de  sa  jeunesse  litté- 
raire, il  s'écria,  comme  dans  une  de  ses  nouvelles  : 

—  A  toi  pour  la  vie,  mon  âme,  ma  lionne,  ma  pan- 
thère I  etc. 

Morénita  avait  tout  son  sang-froid. 
'  —  HÂtons-nous,  ditr-elle.  Le  portier  sonne  dans  le  cloître 
pour  m'avertir  de  votre  visite...  Écoutez...  ouil  Nous  avons 
le  temps  avant  qu'il  soit  retourné  à  son  poste.  Il  n'est  même 
pas  nécessaire  que  vous  me  cachiez  sous  vôtre  manteau. 
Cela  nous  retarderait;  il  faut  courir! 

Et,  sans  attendre  sa  réponse,  elle  s'élança  vers  la  porte  du 


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9C0  LA   FlLLEtLK 

parloir,  qu'il  avait  laissée  ouverte,  franchit,  avec  la  rapidité 
d*ane  flèche,  le  couloir  qui  conduisait  dehors,  passa  devant 
.  la  loge  du  portier,  oh  il  n'y  avait  personne,  et  franchit  la 
porte  extérieure  avant  que  Glet,  embarrassé  dans  son  man- 
teau et  craignant  d'éveiller  l'attention  ou  la  méfiance  par 
Irop  d'empressement,  eût  traversé  la  cour. 

Il  s'applaudit  de  son  calme  en  entendant  le  portier  rentrer 
sans  émoi  dans  sa  loge.  Alors  il  se  hâta,  franchit  le  seuil  de 
la  rue,  vit  la  portière  de  son  fiacre  ouverte,  et  Morénita 
assise  au  fond.  Il  s'élança  à  ses  côtés,  ordonna  au  cocher  de 
sortir  tranquillement  de  la  rue,  puis  de  fouetter  de  toutes 
ses  forces  jusqu'à  la  sortie  de  la  ville. 
.  Son  premier  mouvement  fut  de  serrer  Morénita  contre 
son  coeur;  mais  elle  se  dégagea  aveceffiroi,  et,  ramenant  sa 
mantille  autour  d'elle,  cachant  sa  figure  dans  ses  deux 
mains,  elle  se  renfonça  dans  son  coin,  muette,  farouche,  et 
comme  épouvantée  du  tête-à-tête. 

Cette  terreur  soudaine  de  la  part  d'une  personne  si  réso- 
lue l'instant  d'auparavant,  surprit  Glet,  mais,  loin  de  le 
blesser,  le  flatta  beaucoup.  Cette  crainte,  ce  trouble,  cette 
pudeur  auxquels  il  ne  s'attendait  pas,  c'était  de  l'amour, 
c'était  l'aveu  d'une  faiblesse  sur  laquelle  il  n'avait  pas 
compté* 

—  Chère  Morénita,  dit-il  en  tâchant  de  porter  à  ses  lèvres 
mie  main  qu'elle  lui  retira  obstinément,  que  pouvez-vous 
donc  craindre  de  votre  meilleur  ami,  de  votre  serviteur  dé- 
voué? A  présent,  disposez  de  moi  comme  d'un  esclave.  Je 
ne  peux  plus  douter  de  votre  amour,,  ne  doutez  pas  de  mon 
respect.  Tous  feriez  injure  à  celui  qui  se  regarde  comme 
votre  époux,  et  qui  ne  veut  vous  dévoir  qu'à  vous-même. 

La  tremblante  fugitive  ne  répondit  pas  un  mot,  et  Clet 
épuisa  vainement  son  éloquence  à  vouloir  la  rassurer. 

Ils  arrivèrent  à  un  endroit  fort  sombre,  où  la  chaise  tout 


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|.A  FILLEULE  301 

attelée  attendait.  Morénita  y  monta  avec  empressement.  Clet 
paya  son  fiacre,  donna  ses  ordres  à  la  hâte,  et  reprit  sa 
course  avec  sa  fiancée. 

Elle  s'entêta  dans  son  silence,  et  Clet  Teût  crue  évanouie, 
sans  le  soin  qu'elle  jbrenait  de  s'éloigner  de  lui  aussitôt  qu'il 
essayait  de  se  rapprocher  d'elle.  Pour  lui  marquer  son  res- 
pect, il  s'installa  sur  la  banquette  de  devant  et  ne  lui  adressa 
plus  la  parole.  Elle,  cachée  toujours  dans  sa  mantille  et  im- 
mobile dans  son  coin,  ne  bougea  de  toute  la  nuit  et  feignit 
de  dormir.  Clet  trouva  peu  à  peu  cette  façon  d'agir  très- 
bizarre,  très-prude  et  trop  anglaise  pour  une  Espagnole. 

Il  essaya  de  dormir  aussi;  mais  un  dépit  croissant  Ten 
empêcha.  Évidemment  Morénita  l'avait  joué,  elle  n'avait 
pour  lui  que  du  dédain,  de  la  haine  peut-être.  Aussitôt  que 
le  jour  paraîtrait  et  qu'elle  se  verrait  hors  d'atteinte  dans  sa 
fuite,  elle  allait  le  réveiUer  de  ses  illusions  par  le  plus  dia- 
bolique éclat  de  rire. 

Le  jour  vint,  en  effet,  et  la  voyageuse  s'était  endormie 
pour  tout  de  bon.  Alors  Clet,  sortant  comme  d'un  rêve,  exa- 
mina peu  à  peu  sa  compagne  à  la  clarté  douteuse  de  l'aube. 
11  fut  surpris  4e  la  malpropreté  de  sa  robe  brune  et  de  la 
grossièreté  de  la  chaussure  qui  cachait  son  petit  pied.  La 
figure  et  les  mains  restaient  voilées  et  enveloppées  avec 
soin,  mais  de  quel  lambeau  de  soie  craquée  et  rougie  par 
Tusurel 

Sans  doute  Morénita  s'était  déguisée  à  dessein  en  pauvre 
fille  pour  n'être  pas  reconnue  à  la  sortie  du  couvent  ;  mais 
il  ne  semblait  pas  à  Clet  qu'elle  fût  affublée  de  ces  guenilles 
au  moment  rapide  où  elle  lui  était  apparue  dans  le  parloir 
et  où  elle  lui  avait  parlé  à  visage  découvert. 

Une  soudaine  méfiance  s'empara  de  lui.  Il  avança  douce- 
ment la  main,  saisit  le  voile  à  poignée  sur  l'épaule  de  la 
dormeuse,  et  l'arracha  brusquement. 


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302  LA  FILLEULE 

Que  devint-il  en  découvrant  la  plus  laide  et  la  plus  mal- 
propre gitanilla  qu'il  fût  possible  de  ramasser  au  coin  de  la 
rue  !  une  vraie  guenon,  crépue,  hérissée,  noire  comme  l'en- 
fer, au  regard  stupide,  au  sourire  sournois,  à  la  griffe  cro- 
chue! Petite,  menue  et  jeune  comme  Morénita,  bien  faite 
d'ailleurs  et  assez  gracieuse  dans  ses  mouvements,  comme 
toutes  les  bohémiennes,  elle  avait  joué  avec  succès  ce  rôle 
évidemment  préparé  d'avance,  et  tout  autre  que  Clet  eût  pu 
y  être  pris.  Il  eut  le  courage  d'éclater  de  rire  et  de  lui  de- 
mander si  elle  avait  bien  dormi.  Elle  lui  répondit  dans  un 
idiome  incompréhensible  qu'elle  n'entendait  pas  te  fran- 
çais. 

Clet  fut  en  ce  moment  un  grand  philosophe.  Au  lieu  de 
lancer  le  petit  monstre  par  la  portière,  il  se  rappela  que  de- 
puis trois  heures  il  avait  envie  de  fumer.  Il  tira  son  tabac, 
roula  gravement  une  cigarette  et  l'alluma.  La  gitanilla  avança 
sa  maigre  patte  comme  pour  demander  Taumône  de  la  même 
jouissance.  Clet,  sans  sourciller,  lui  donna  du  papier,  du  ta- 
bac et  du  feu. 

Tout  en  fumant,  il  s'avisa  d'une  nouvelle  mystification 
fort  possible  et  plus  sanglante  encore  de  la  p^rt  de  Morénita, 
s'il  ne  brusquait  la  séparation  avec  la  doublure  qu'elle  s'étmt 
procurée  :  il  allait  peut-être,  au  premier  relais,  se  voir  en- 
touré d'une  bande  de  bohémiens  qui  l'accuseraient  publi- 
quement d'avoir  enlevé  cette  jeune  merveille,  et  qui  feraient 
un  esclandre  pour  le  rançonner.  11  pensa  ne  devoir  pas 
pousser  la  chevalerie  jusqtfà  ee  risque,  et,  appelant  le  pos- 
tillon, après  s'être  assuré  que  Pendroit  était  désert,  il  fit 
arrêter  la  voiture.  Alors,  prenant  la  petite  par  un  bras,  il  la 
planta  sur  le  chemin,  en  lui  donnant  un  louis  et  en  lui  di- 
sant: 

—  Si  tu  entends  le  français,  ma  mie,  reçois  mes  remercî- 
ments  pour  le  service  que  tu  m'as  rendu,  et  dis  à  ceux  quii 


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LA  FUXEULB  303 

t'emploient  que  je  les  bénis  pour  m*avoir  épargné  la  pire 
sottise  que  je  pusse  jamais  faire. 

Après  quoi  il  remonta  en  voiture  et  continua  sa  route 
vers  Paris,  où  il  alla  raconter  l'affaire  au  duc  de  Flores, 
en  le  priant  de  ne  plus  compter  sur  lui  pour  épouser  miss 
Hartwell. 

Le  duc  entra  dans  une  véritable  fureur  contre  Morénita, 
eC  rendit  Clet  témoin  d'une  scène  d'intérieur  bien  étrange. 

Lai  duchesse  était  entrée  dans  le  cabinet  de  son  mari  pour 
prendre  sa  part  du  récit  de  Clet.  Un  sourire  involontaire 
illuminait  son  visage  expressif  pendant  qu'il  parlait.  Leduc 
s'en  aperçut  et  sa  colère  augmenta. 

—  En  vérité,  madame,  s'écria-t-il,  on  dirait  que  vous  vous 
réjouissez  de  la  honte  et  du  ridicule  que  vous  avez  attirés 
sur  moi  I 

—  Que  voulez-vous  dire  ?  demanda  la  duchesse  en  le  re- 
gardant avec  audace. 

—  N'est-ce  pas  vous  qui,  malgré  mes  objections  et  ma  ré- 
sistance, avez  soufQé  à  cette  malheureuse  petite  fille  la 
pensée  de  quitter  ses  parents  adoptifs  et  de  venir  demeurer 
chez  moi?  N'avais-je  pas  prévu  que  vous  ne  sauriez  pas  la 
diriger,  que  vous  lui  tourneriez  la  tête  pçur  vos  exemples,  et 
que  vous  l'abandonneriez  ensuite  à  tous  les  dérèglements  de 
son  caractère? 

—  Par  mes  exemples?  reprit  la  duchesse  avec  une  froideur 
effrayante.  Vous  avez  dit  cela,  je  crois?  Auriez-vous  la  bonté 
de  vous  expliquer,  monsieur  le  duc  ? 

—  Ehl  madame,  vous  me  comprenez  bien!  répliqua  le 
duc  hors  de  lui. 

-r*  Certainement;  mais  notre  ami,  M.  Clet,  ne  comprend 
.  pas,  et  il  faut  que  je  lui  explique... 

—  Quoi?  qu'expliquerez-vous?  s'écria  le  duc  en  pâlissant' 
•  Taisez-vous,  madame;  vous  êtes  folle I 


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304  LA  FILLEULE 

Clet  prit  son  chapeau  pour  s'en  aller* 

—  Restez,  monsieur  Clet,  dit  ia  duchesse  avec  autorité  ^t 
en  se  jetant  presque  dans  ses  bras;  car  j'ai  à  dire  à  no^n- 
sieur  le  duc  des  choses  bien  graves,  et  si  je  les  lui  dis  tête  à 
tête,  je  vous  jure  qu'il  me  tuera.  • 

Clet,  effrayé,  demeura  incertain. 

—  Elle  a  raison,  dit  le  duc;  je  sens  qu'die  va  dire  des 
choses  qui  me  rendront  fou.  Beslez,  Clet,  vous  êtes  homme 
d*honneur.  Protégez  madame  contre  moi,  s'il  le  faut;  il  faut 
ibien  que  je  la  laisse  implorer  la  pitié  des  autres! 

—  Écoutez  et  jugez  I  reprit  la  duchesse  avec  une  énergie 
extraordinaire.  Il  y  a  quinze  ans  que  vous  nous  connaissez, 
monsieur  Clet;  vous  savez  avec  quelle  passion,  quelles  souf- 
frances, quelle  fidélité  j'ai  aimé  M.  le  duc  de  Florès.  Vous 
saviez,  vous,  qu'il  me  trompait,  qu'il  m'avait  toiqoors 
trompée  ;  que,  dès  les  premiers  jours  de  notre  mariage,  il 
m'avait  fait  l'injure  de  me  préférer  une  vile  gitana,  çt  que, 
depuis,  il  avait  eu  d'autres  maîtresses.  Lasse  de  souffrir  et  de 
rougir,  une  fois,  une  seule  fois  dans  ma  vie,  Dieu  qui  m'en- 
tend le  sait  bien,  j'ai  aimé  un  autre  homme.  Je  n'ai  pas  cédé 
à  sa  passion,  je  n'ai  pas  manqué  à  mes  devoirs,  mais  je  l'ai 
aimé  de  toutes  les  forces  de  mon  cœur!  C'était  lord  B..., 
que  vous  avez  vu  ici.  Je  puis  bien  le  nommer  à  présent  qu'il 
est  mort;  on  ne  peut  pas  le  tuer  deux  fois!  Eh  bien, 
lord  B...  passe  pour  avoir  été  assassiné,  il  y  a  deux  ans, 
dans  son  parc,  en  Angleterre.  C'est  la  vérité  ;  mais  ce  qu'on 
ne  sait  pas,  c'est  que  l'assassin,  c'est  M.  le  ducde  Florès. 

—  Vous  mentez!  s'écria  le  duc;  je  l'ai  provoqué  en  duel; 
nous  nous  sommes  battus  loyalement. 

—  Sans  témoins;  c'est  un  assassinat,  monsieur,  dans  tous 
les  pays  du  monde  et  selon  toutes  les  lois  humaines.  Vous 

*  l'avez  tué  par  jalousie,  parce  que  je  l'aimais,  vous  qui  no 
m'aimiez  pas,  lorsque  j'avais  respecté  votre  honneur  tandis . 


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LA  FILLEULE  305 

que  vous  m'étiez  cent  fois  infidèle.  C'est  la*  loi  du  monde. 
Vous  pensiez  que  c'était  votre  droit;  je  ne  me  suis  pas  ré-- 
voltée,  je  ne  me  suis  pas  séparée  de  vous,  je  n'ai  fait  en- 
tendre aucune  plainte;  vt)us  ne  m'avez  vue  ni  pâlir,  ni  dé- 
faillir, ni  pleurer.  Frappé  de  mon  courage  et  touché  de  ma 
soumission,  vous  avez  daigné  me  pardonner  vos  soupçons, 
et  cacher  au  monde  la  cause  de  mon  secret  désespoir. 

—  Eh  bien,  dit  le  duc,  cachons-la.  toujours  et  taisez-vous, 
madame.  Vous  voilà  assez  confessée,  et  moi  aussi! 

Le  duc,  oppressé  par  de  cruels  souvenirs,  voulut  se  retirer. 
La  duchesse  le  retint. 

—  Mais  moi,  je  ne  vous  ai  pas  pardonné  I  s'écria-t-^lle 
l'œil  en  feu  et  la  bouche  frémissante.  J'ai  juré  de  me  venger 
et  j'ai  tenu  parole.  L'occasion  m'a  servie,  je  ne  l'ai  pas  laissée 
échapper.  Le  gitano  Algénib  est  venu  un  jour  me  révéler 
secrètement  l'histoire  de  la  belle  Pilar  et  l'existence  de  l'in- 
téressante Morénita.  J*ai  payé  la  confiance  et  le  dévouement 
de  cet  aventurier  :  je  lui  ai  confié  lé  soin  de  ma  ven- 
geance! 

»  C'est  par  lui,  par  moi  par  conséquent,  que  Morénita  a 
su  de  qui  elle  était  la  fille,  par  moi  qu'elle  s'est  laissé  per- 
suader de  quitter  madame  de  Saule,  et  M.  Stéphen  dont  elle 
était  follement  amoureuse,  pour  venir  imposer  à  M.  le  duc 
l'humiliation  et  le  ridicule  de  .cette  indigne  paternité.  C'est 
par  moi  que  le  gitano,  épris  d'elle,  malgré  la  haine  et  la 
jalousie  qu'il  avait  éprouvées  pour  elle  avant  delà  voir, a  pu 
entretenir  avec  elle  une  intrigue  dont  voici  le  résultat.  Il 
l'enlève  !  Libre  à  vous,  monsieur  le  djjc,  de  courir  après  eux, 
et  de  tuer  l'amant  de  votre  fille  comme  vous  avez  tué 
ramant  de  votre  femme.  Ce  ne  sera  pas  trop  de  deux 
meurtres  pour  la  gloire  d'un  si  bon  père  et  d'tin  époux  si 
fidèle  !  Mais,  quoi  que  vous  fassiez,  vous  boirez  la  honte  de 
votre  alliance  avec  la  race  égyptienne,  liliss  Hartwell  a  fait 


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306  1«A  FUXBVLE 

trop  de  bruit  dans  Paris,  elle  a  brillé  d'un  trop  vif  édtAàims 
vos  salons  pour  qu'on  oublie  son  apparition  et  pour  qu'on 
ignore  sa  destinée.  Rendue  aux  bons  instincts  de  sa  sature^ 
elle  va  courir  les  cbemins  en  secouant  les  grelots  d'un  tam- 
bour de  basque  et  en  profilant  sa  gracieuse  cambrure  à  la 
lueur  des  étoiles,  comme  feu  madame  sa  mère,  d'irré-^ 
sistible  mémoire.  Moi,  qui  ai  mené  toutes  ces  choses  &  bonne 
fin,  à  rintention  de  M.  le  duc  et  de  madame  Rivesanges, 
cette  Klivine  madone  qui  a  donné  à  sa  chère  Morénita  de  si 
bons  exemples  à  défaut  de  bons  principes;  moi  qui  me 
venge  ainsi  des  premières  et  des  dernières  trahisons  de  mon 
noble  maître,  j'attends  le  châtiment  qu'il  voudra  bien  m'in- 
fliger  pour  tant  de  scélératesses.  Me  fera-tril  le  plaisir  de 
m'abandonner?  Hélas,  non!  le  monde  en  parlerait.  Se  don- 
nera-t-il  celui  de  me  battre  ou  de  me  tuer?  Non,  car  voici 
un  témoin  qui  dirait  que  M.  le  duc  est  un  assassin  et  un 
lâche.  Enfin  égorgera-t-il  mon  amant  dans  mes  bras?  Je 
l'en  défie,  car  je  n'ai  point  d'amant,  et  j'ai  au  moins  la 
consolation  de  pouvoir  le  maudire  et  le  braver  en  face  ! 

Ayant  ainsi  parlé  d'une  voix  étranglée  parla  douleur  et  la 
colère,  cette  terrible  Espagnole  tomba  raide  sur  le  tapis,  en 
proie  à  des  convulsions  effrayantes.  L'infortuné  duc  s'arra- 
chait les  cheveux.  Clet  les  sépara,  et  les  ayant  laissés  aux 
soitas  de  leurs  gens,  rentra  chez  lui  consterné,  malade  lui- 
même,  et  frémissant  désormais  à  l'idée  d'entrer  dans  une 
famille  si  déplorablemeïil  troublée. 

Pendant  que  ces  choses  se  passaient  à  Paris,  Stéphen  et 
Roque  cheminaient  de  Genève  à  Turin,  et  Morénita  avec 
'  Algénib  cheminaient  de  Turin  à  Genève.  L'intention  de  ces 
derniers  était  de  gagner  l'Angleterre  par  l'Allemagne. 

Au  sortir  du  couvent,  Morénita,  qui  durant  sa  captivité 
avait  réussi  à  échanger  secrètement  quelques  lettres  avec  le 
gitano,  trouva  celui-ci  au  poste  qu'elle  lui  avait  assigné,  il 


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LA  FILLBIJLB  907 

était  à  la  porte  de  la  nie  avec  une  petite  compatriote  que, 
moyennant  finances,  il  avait  facilement  décidée  à  jouer  le 
rôle  indiqué.  Il  la  fit  lestement  monter  dans  le  fiacre  de 
Clet,  sans  que  le  cocher  lui-même  s'en  aperçût. 

Aussitôt  que  Moréuita  eut  franchi  la  porte  du  monaslère, 
les  deux  jeunes  gens  se  prirent  par  le  bras,  et,  tournant  la 
première  rue,  s'éloignèrent  en  courant,  comme  savent  cou- 
rir les  chevreuils  et  les  amoureux.  Ils  gagnèrent  ensuite, 
sans  se  trop  presser,  un  faubourg  où  ils  furent  reçus  dans 
une  matison  de  mauvaise  mine  par  un  homme  basané  qui 
portait  le  costume  d'un  villageois  des  environs,  mais  en 
qui  le  type  gitano  était  fortement  caractérisé.  Il  échangea 
quelques  paroles  dans  sa  langue  avec  Algénib,  et  servit  de 
guide  et  d'éclaireur  aux  fugitifs  jusque  dans  la  campagne. 
A  rentrée  d'un  pauvre  cabaret  où  mangeaient  et  buvaient 
d'autres  bohémiens,  ils  trouvèrent  une  de  ces  longues  voi- 
tures à  deux  roues  qui  servent  aux  colporteurs  aisés  pour 
le  transport  de  leurs  marchandises.  Ils  montèrent  dans  le 
large  compartiment  destiné  aux  ballots.  Un  nouveau  bohé- 
mien s'installa  dans  la  partie  qui  sert  de  cabriolet  au  con- 
ducteur. Un  maigre  cheval  traînait  au  pas  ce  véhicule  qui 
gagna  ainsi  la  grande  route,  sans  passer  sous  les  yeux  des 
douaniers  ni  de  la  police,  et  qui  marcha  toute  la  nuit,  sans 
crainte  et  sans  danger,  au  pied  des  montagnes. 

Cette  fuite  tranquille,  obscure,  sans  émotion  et  ssms 
drame,  laissa  Morénita  tout  entière  au  sentiment  de  sa  situa- 
tion morale.  L'espèce  de  chambre  où  elle  voyageait  ainsi 
était  propre,  garnie  de  matelas  et  de  couvertures,  et  éclairée 
par  une  petite  lampe  dont  la  clarté  ne  perçait  pas  au  dehors. 
Les  parois  élevées  ne  permettaient  pas  qu'on  pût  voir  le 
pays  qu'on  traversait  ;  l'air  ne  venait  que  de  deux  lucarnes 
placées  trop  haut  pour  que  Morénita  assise  pût  se  distraire 
en  suivant  des  yeux  les  objets  extérieurs. 


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308  LA  FlLLEtXE 

Cet  Isolement,  ce  calme,  cette  sorte  d'emprisonnement 
avec  Àlgénib,  sans  espoir  d'aucune  autre  protection  que  la 
sienne,  jetèrent  une  grande  épouva'nte  dans  Fâme  de  More- 
nita.  Elle  n*avait  échangé  que  quelques  mots  avec  lui  dans 
le  trajet  du  couvent  à  la  voiture,  des  mots  qui  n'avaient 
rapport  qu'à  l'action  présente,  rien  sur  le  passé,  rien  sur 
l'avenir.  Algénib,  froid,  contraint  ou  indifférent  avec  elle,  ne 
paraissait  pas  disposé  à  rompre  le  silence  le  premier.  Après 
s'être  assuré,  avec  l'air  de  dégoût  d'im  homme  qui  se  pré- 
tend civilisé,  que  la  cabine  roulante  des  bohémiens  était 
aussi  propre  qu'il  l'avait  exigé,  il  s'installa  dans  un  coin  pour 
dormir,  donnant,  par  cette  manière  d'être  farouche  et  bizarre, 
un  singulier  pendant  à  la  scène  qui  se  passait  à  la  même 
heure  dans  la  voiture  de  Clet. 

Sans  doute  Algénib,  en  faisant  à  la  fausse  Morénita  le  pro- 
gramme de  son  attitude  vis-à-vis  de  Clet,  avait  adopté  le  sien 
propre  dans  des  conditions  analogues.  Un  instant  même  il 
avait  eu  l'idée  de  jeter  un  double  outrage  à  la  face  de  ceux 
qu'il  appelait  ses  ennemis  naturels,  en  substituant  à  lui- 
même  dans  sa  fuite  un  affreux  gitano,  pour  confondre  l'or- 
gueil de  Morénita.  Selon  lui,  Morénita  avait  renié  son  rang 
et  parjuré  sa  religion  en  le  laissant  maltraiter  par  le  duc 
après  avoir  repoussé  son  amour.  îl  la  haïssait  depuis  ce  jour- 
là.  Il  avait  juré  de  se  venger  d'elle.  Il  croyait  n'être  revenu 
lui  offrir  son  assistance  que  pour  arriver  à  ce  but.  Mais  la 
jalousie  et  la  passion  qui  couvaient  sous  cette  haiûe  ne  lui 
avaient  pas  permis  de  confier  à  un  autre  le  soin  de  sa  ven- 
geance. 

Morénita  eut  peur  de  ce  silence  et  comprît  ce  qui  se 
passait  dans  ce  cœur  si  vindicatif.  Elle  se  fût  jouée  faci- 
lement de  tout  autre;  mais  elle  sentait  là  un  homme  délié 
d'esprit,  aussi  pénétrant,  aussi  insaisissable  au  piège  que 
la  femme  la  plus  habile,  et  je  ne  sais  quel  respect  in- 


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LA  FILLEULE  309 

stinctif  pour  un  caractère  si  semblable  au  sien  se  mêlait  à 
sa  crainte. 

Elle  prit  le  parti  de  lui  tenir  tête  de  la  même  manière, 
et ,  gardant  le  silence,  elle  feignit  de  s'assoupir  aussi  ;  mais 
elle  n'ouvrit  pas  une  seule  fois  les  yeux  à  la  dérobée 
sans  voir  les  yeux  ardents  du  gitano  attachés  sur  elle 
avec  une  expression  indéfinissable.  Dès  qu'il  se  voyait 
observé,  il  reprenait  sa  feinte  indifférence  ou  son  sommeil 
simulé. 

La  nuit  entière  se  passa  ainsi.  Au  point  du  jour,  le  voitu- 
rier  s'arrêta  à  l'entrée  d'un  bois.  Il  faisait  très-froid.  Moré- 
nita  était  glacée,  elle  avait  faim.  Algénib,  qui  paraissait 
insensible  à  tout,  ne  parut  pas  non  plus  s'inquiéter  d'elle  et 
descendit  comme  pour  marcher  un  peu,  sans  lui  demander 
si  elle  voulait  en  faire  autant,  et  sans  lui  dire  où  elle  était. 
Le  conducteur  s'éloigna  aussi.  Morénita  se  crut  abandonnée 
à  quelque  péril  inconnu  ;  en  proie  à  une  affreuse  inquié- 
tude, elle  eut  l'idée  de  fuir  de  son  côté  pour  se  soustraire  à 
son  étrange  protecteur.  Elle  le  pouvait,  la  voiture  restait 
ouverte.  Elle  l'eût  osé,  mais  elle  ne  le  voulut  pas.  «  C'est 
de  la  confiance  qu'il  exige  peut-être,  pensa-t-elle.  Je 
feindrai  d'en  avoir.  »  Elle  se  sentait  sous  la  main  d'un 
maître. 

Au  bout  d'une  demi-heure,  Algénib  reparut  avec  le  bohé- 
mien. 

—  Venez,  dit-il  à  Morénita. 

Il  la  laissa  descendre  sans  lui  offrir  le  bras,  paya  son 
conducteur  en  lui  secouant  la  main  d'un  air  affectueux,  et 
marcha  le  premier  ou  prenant  à  travers  le  bois,  sans  se 
retourner  pour  voir  si  sa  compagne  le  suivait. 

Elle  le  suivit  résolument,  quoique  brisée,  et  arriva  avec 
lui  à  la  maison  d'un  garde  forestier  où  elle  fut  reçue  dans 
une  pièce  fort  propre,  bien  chauffée  et  servie  d'un  déjeuner 


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310  LA  FILLBULB 

confortable.  Âlgénib  Ty  laissa  seule.  Jjbl  femme  du  garde  loi 
conseilla  de  se  reposer  quelques  heures  dans  un  bon  lit. 
Cette  femme  paraissait  honnête  et  bien  intentionnée.  More- 
nita  accepta,  se  remit  da  f^oid  et  de  la  fatigue,  et ,  relevée 
vers  midi,  attendit  Algénib  sans  oser  faire  la  moindre  ques- 
tion sur  son  compte,  et  sans  vouloir  témoigner  Tirapatience 
de  le  revoir. 

Cette  impatience  était  vive  pourtant.  La  curiosité  comment 
çait  à  remplacer  l'inquiétude. 

Algénib  entra  enfin,  après  lui  avoir  fait  non  pas  demander 
si  elle  voulait  le  recevoir,  mais  dire  simplement  qu'il  avait  à 
lui  parler.  ' 

—  Sefiorita,  dit-il  sans  s'asseoir,  je  viens  de  pourvoir  à  la 
suite  de  votre  voyage.  Ce  soir,  une  voiture  de  louage  vien- 
dra vous  prendre  ici.  Je  vous  conseille,  malgré  le  froid,  de 
ne  voyager  que  la  nuit  et  par  courtes  étapes,  sans  prendre 
ni  la  poste  ni  les  voitures  publiques.  Quand  on  se  sauve,  il 
faut  toujours  se  laisser  dépasser.  Le  duc  vous  cherchera  en 
Angleterre.  Il  faut  n'y  arriver  que  quand  il  en  sera  parti. 
Prenez  donc  votre  temps.  Voici  de  l'argent,  il  vous  en  faut* 
Vous  me  le  restituerez  quand  vous  aurez  vendu  quelques 
diamants.  Rien  ne  presse  ;  j'ai  de  quoi  attendre.  J'ai  acheté 
pour  vous  une  pelisse  fourrée  que  vous  trouverez  dans  votre 
voiture,  et  sur  ce,  je  vous  souhaite  un  bon  voyage  et  de 
brillantes  destinées. 

—  Vraiment,  Algénib,  vous  m'abandonnez  ainsi  ?  ditMo- 
rénila  stupéfaite  ;  sont-ce  là  vos  promesses? 

—  Vous  voulez  dire  mes  offres.  Or,  des  offres  ne  sont  pas 
des  engagements  dès  qu'elles  ont  été  rejetées,  et  c'est  ce  que 
vous  avez  fait  des  miennes. 

—  Quoi  I  je  suis  avec  vous,  et  vous  prétendez  que  je  n'ai 
pas  accepté  vos  services? 

—  Mes  services,  oui;  mon  dévouement,  non!  Ne  jouons 


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LA  FILLEULE  311 

pas  sur  les  mots,  Morénita  Florès.  Yoîci  ma  dernière  lettre, 
et  voici  votre  réponse. 

Et  tirant  deux  lettres  d^  sa  poche,  Algénib  les  relut  avec 
une  sorte  de  pédantisme  amer. 

—  Je  vous  écrivais,  dit-il  :  a  Morénita ,  vous  m'avez  hu- 
milié, foulé  aux  pieds.  Je  vous  pardonne,  vous  êtes  assez 
-  punie.  Je  suis  près  de  vous,  j'attends  vos  ordres.  »  Ce  n'était 
pas  long,  mais  c'était  clair  ;  cela  signifiait  :  Je  vous  aime,  diS' 
posez  de  moi.  Votre  réponse  n'est  ni  moins  courte  ni  plus  ob- 
scure: «  Je  ne  veux  pas  de  conditions.  Sauvez-moi.  Je  n'ai 
rien  à  me  faire  pardonner.  Je  suis  prête  à  fuir,  j'attends  la 
preuve  de  votre  affection,  d  Cela  signifie  :  Je  ne  vous  aime 
pas,  servez-moi.  Eh  bien,  à  un  homme  que  la  vanité  n'a- 
veuglé pas  comme  M.  Clet,  il  ne  faut  pas  espérer  de  dorer 
la  pilule.  Il  sait  avaler  le  fiel  de  la  vérité,  celui  qui  a  beaucoup 
lutté  et  beaucoup  souffert  !  Mais  il  vaut  peut-être  mieux  que 
bien  d'autres.  Le  gitano  abject  a  bien  voulu  vous  prouver 
qu'il  est  plus  généreux  et  en  même  temps  plus  fier  que  vos 
beureux  du  monde,  qui  ne  vous  délivrent  et  ne  vous  proté- 
g^entqu'à  la  condition  de  vous  posséder,  au  risque  d'être  trom- 
pés le  lendemain.  J'étais  bien  aise  de  vous  donner  cette  leçon, 
senorita,  et  je  n'ai  pas  insisté  dans  ma  correspondance: 
elle  n'a  plus  roulé  entre  vous  et  moi  que  sur  les  moyens  d'é- 
vasion. Vous  voilà  libre,  grand  bien  vous  fasse  I  Je  vous  de- 
vais cela,  parce  que,  malgré  le  noble  sang  de  votre  père, 
vous  êtes  gitana,  et  que  les  gitanes,  ces  êtres  si  dégradés  et 
si  misérables,  se  doivent  entre  eux  l'assistance  fraternelle 
et  ne  l'oublient  jamais.  Quoique  votre  mère  ait  trompé  mon 
père,  je  me  suis  souvenu  aussi  qu'elle  m'àV^ait  adopté  avec 
amour,  qu'elle  m'avait  porté  dans  ses  bras,  qu'elle  avait  par- 
tagé son  dernier  morceau  de  pain  avec  mol  comme  avec 
l'enfant  de  ses  entrailles,  et  j'ai  eu  pitié  de  sa  fille;  voilà 
•   out! 


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312  LA  FILLBLLB 

Algénib,  qui  avait  dit  tout  cela  avec  emphase  et  dédain, 
ne  put  cependant  réveiller  en  lui  le.  souvenir  de  la  pauvre 
Pilar  sans  éprouva  une  émotion  profonde.  Ceux  qui  mépri* 
sent  le  plus  cruellement  les  gitanos  ne  sauraient  Jeur  re- 
fuser la  force  et  la  tendresse  dans  les  affections  de  famille. 
lA  voix  d'Algénib  fût  un  instant  voilée,  et  ses  yeux  brûlants 
se  remplirent  de  larmes. 

Morénita  se  leva  et  lui  prit  la  main  : 

—  Vous  êtes  meilleur  que  je  ne  pensais,  dit-elle,  et  je 
vous  ai  méconnu,  pardonnez -le-moi, 

—  A  la  bonne  heure I  reprit-il.  Adieu! 

—  Non.  11  est  impossible  que  nous  nous  quittons  ainsi! 
s*écria  Morénita.  Malgré  tout,  nous  sommes  les  enfants  du 
malheur  et  de  la  persécution,  et  il  n'est  pas  nécessaire  d'a- 
voir été  portés  dans  le  même  sein  pour  nous  sentir  frères. 
Je  le  vois  bien,  je  suis  plus  gitana  qu'Espagnole,  et  si  je 
rougis  de  quelque  chose  à  présent,  c'est  d*avoir  rougi  de 
vous.  Ne  soyez  pas  si  sévère,  songez  à  l'éducation  que  j'ai 
reçue!... 

—  Vous  mentez ,  Morénita  ;  ni  votre  mamita  ni  même 
votre  cher  Stéphen  ne  vous  avaient  enseigné  à  mépriser  les 
bohémiens.  Ils  ne  vous  en  parlaient  pas  assez  peut-être, 
mais  quand  l'occasion  les  y  forçait,  ils  vous  disaient  qu'il 
fallait  plaindre  et  secourir  les  descendants  des  pauvres  sou- 
dras,  plus  soudras,  plus  parias  encore  en  Europe  qu'ils  ne 
Tétaient  jadis  dans  leur  patrie.  Oh  1  je  sais  bien  ce  que  Bté- 
phen  pensait  de  la  cruauté  de  sa  race,  et  à  présent  je  lui 
rends  justice.  C'est  chez  votre  père  que  vous  avez  appris  à 
nous  dédaigner.  C'est  là  que  votre  cœur  s'est  corrompu. 
C'est  peut-être  ma  faute,  je  vous  ai  donné  de  mauvais  con- 
seils, et  vous  en  avez  profité  contre  moi  et  contre  vous- 
même.  Adieu,  vous  dis-je,  vous  êtes  vaine  et  menteuse  pour 
deux  gitanillas,  car  vous  l'êtes  comme  une  Espagnole. 


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LA  FIIXKrLE  313 

—  Je  ne  yeux  pas  que  vous  me. haïssiez!  s'écria  Morénita. 
—Je  ne  vous  hais  pas,  répondit  Algénib,  vous  m'êtes  in- 
différente. 

—  Vous  m'aimiez  pourtant  encore,  il  y,  a  un  mois,  quand 
vous  êtes  revenu  de  Paris  à  Turin  pour  me  chercher,  au 
lieu  d'aller  seul  en  Angleterre? 

—  Ah  I  je  vas  vous  dire  !  répondit-il  avec  un  sourire  amer, 
j'avais  reçu  de  l'argent  pour  vous  enlever.  J'aurais  voulu 
le  gagner,  parce  que  j'aime  l'argent.  Mais  je  ne  suis  pas 
voleur,  quoique  gitano,  et  quand  j'ai  su  que  vous  ne  me 
suiviez  pas  de  bon  cœur,  j'ai  renoncé  à  l'argent  et  à  vous. 
A  présent,  sachez  que  si  je  vous  emmenais,  je  n'aurais  pas 
de  quoi  faire  vivre  longtemps  une  princesse  comme  vous. 
Il  me  faudrait  recourir  à  la  duchesse  ;  ce  serait  très-avilis- 
sant, n'est-ce  pas?  Eh  bien,  si  je  vous  aimais,  si  vous  m'ai- 
miez, je  m'en  moquerais  bien  !  Je  ne  serais  pas  vil,  je 
serais  méchant.  Il  y  a  manière  de  faire  les  choses.  Je  ran- 
çonnerais pour  vous  cette  femme  qui  paye  ses  vengeances 
et  qui  serait  forcée  de  payer  notre  -bonheur.  Mais  ne  pen- 
sons pas  à  tout  cela,  nous  ne  pourrions  pas  nous  aimer  ! 

—  Non ,  ne  pensons  pas  à  rançonner  nos  ennemis,  dit 
Morénita,  qui  comprit  aussitôt  la  conduite  de  la  duchesse 
envers  elle,  et  qui  en  frémit,  songeons  à  les  fuir,  à  ne  ja- 
mais retomber  dans  leurs  mains.  Algénib,  sauve-moi  et  je 
t'aimerai  peut-être  I  Ne  veux-tu  donc  pas  me  mériter,  toi 
qui  m'aimais  tant  à  la  villetia  !  Je  n'ai  pas  besoin  d'argent, 
j'ai  des  bijoux,  ils  sont  à  moi  :  c'est  mon  père  qui  me  les  a 
donnés.  C'est  de  quoi  attendre  que  nous  soyons  assez  ou- 
bliés de  nos  persécuteurs,  assez  libres  pour  gagner  notre 
pain  nous-mêmes.  Prends-moi  pour  ta  sœur  comme  autre- 
fois. Figurons-nous  que  nous  ne  nous  étions  pas  trompés 
sur  notre  parenté.  Soyons  amis  comme  dans  ce  temps-là. 
C'a  été  le  plus  pur  et  plus  doux  de  ma  vie,  rends-le-moi  ! 


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3U  LA  FILLEULE 

*-  Jamais  I  dit  Àlgénib.  J'ai  été  avili,  jeté  à  genoux^  frappé 
presque  sous  vos  yeux  par  votre  père,  et  vous  avez  regardé, 
vous  n'avez  rien  dit,  vous  n'avez  pas  maudit  le  sang  chré- 
tien; vous  étiez  contente! 

-—Mon  Dieu!  vous  aviez  voulu  me  tuer,  vous,  ou  me  con- 
traindre à  vous  obéir  sans  amour  I 

—  J'étais  fou  dans  ce  moment-là,  j'avais  la  passion  pour 
excuse.  Vous,  vous  étiez  de  sang-froid  en  me  voyant  mal- 
traiter, et  vous  aviez  la  lâcheté  pour  refuge. 

— Ainsi,  vous  me  dédaignez,  et  après  m'a  voir  enlevée, 
vous  allez  m'abandonner?  Mais  songez  donc  que  c'est  une 
honte  pire  que  celle  d'avoir  été  séduite! 

—  Vous  ne  savez  pas  ce  que  c'est  que  d'être  séduite,  ma 
pauvre  seflorita  :  vous^ne  le  serez  jamais,  je  vous  en  ré- 
ponds, vous  êtes  trop  méfiante  !  mais  vous  serez  outragée. 
C'est  le  sort  de  celles  qui  promettent  et  ne  tiennent  pas. 
Allons  1  je  vois  que  vous  avez  peur  de  vous  trouver  seule  et 
que  vous  tenez  à  ce  que  j'aie  l'air  d'être  votre  dupe.  Je  me 
ris  de  cette  prétention,  je  saurai  la  déjouer;  partons,  si  vous 
voulez.  Mais  alors  il  vous  faudra  aller  oh  je  veux. 

—  Oîi  donc  voudriez- vous  me  conduire? 

—  Chez  votre  mamita  et  voire  parrain  Stéphen,  qui, 
seuls,  vous  feront  grâce  et  vous  accorderont  leur  protec- 
tion. 

—  Vous  voulez  me  conduire  chez  mon  parrain,  vous  qui 
étiez  si  jaloux  de  lui,  et  qui,  vingt  fois,  m'avez  menacée  de 
me  tuer  si  je  ne  l'oubliais? 

—Je  vous  ai  dit  que  je  ne  vous  aimais  plus,  par  consé- 
quent je  ne  suis  plus  jaloux  de  personne.  Vous  doutez  donc 
encore  de  celât  Vraiment,  vous  avez  la  fatuité  bien  tenace, 
miss  Hartwell  I 

—Eh  bien,  partez  donc,  dit  Morénita,  blessée  jusqu'au 


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LA  FILLEULE  315 

fond  de  Pâme.  J'irai  seule  où  vous  m'offrez  de  me  conduire. 
Pour  retrouver  mes  vrais  amis,  je  n'ai  pas  besoin  de  vous. 

— Oui*  oui,  allez-y,  dit  Algénib,  vous  ferez  fort  bien,  et 
allez-y  seule,  vous  me  ferez  grand  plaisir. 

Il  sortit  Avec  fermeté  et  sans  détourner  la  tête.  Morénita 
crut  voir  qu'il  ]u\  cachait  des  larmes  de  rage. 

—  Il  reviendra,  dit-elle. 

—  Elle  me  laisse  partir!  pensa  Algénib  en  sortant  de  la 
maison.  C'est  qu'elle  ne  croit  pas  à  mon  courage.  Il  faut 
que  je  lui  dise  adieu  de  manière  à  briser  le  sien. 

Il  revint  frapper  à  sa  porte. 

—  J'en  étais  sûre*!  se  dit  Morénita. 

—  Senora,  dit  Algénib,  je  viens  de  m'in former  si  la  route 
est  sûre  pour  une  femme  qui  voyagerait  seule  la  nuit  dans 
une  voiture  de  louage.  On  -me  dit  que,  pourvu  que  le  Voi- 
turin  soit  un  brave  homme,  il  n'y  a  aucun  risque.  La  police 
est  trop  bien  faite  pour  qu'il  y  ait  des  voleurs.  Soyez  donc 
sans  inquiétude.  L'homme  que  j'ai  choisi  est  sûr  et  ne  se 
fera  pas  payer  deux  fois;  il  Test  d'avance.  C'est  à  Genève 
qu'il  vous  conduira. 

—  Pourquoi  à  Genève? 

—  Parce  que  M.  et  madame  Rivesanges  sont  là.  Présen- 
tez-leur mes  compliments  et  recevez  mes  adieux. 

Il  la  salua  avec  aisance  et  disparut.  Il  quitta  bien  réelle- 
ment la  maison  du  garde,  et  Morénita,  qui,  de  sa  fenêtr,e,  le 
suivait  des  yeux  avec  consternation ,  le  vit  disparaître  au 
loin  dans  la  direction  de  Turin. 

Alors  elle  fondit  en  larmes.  S'il  l'eût  implorée,  elle  l'eût 
joué  ou  brisé.  Il  la  bravait,  il  était  aimé. 

Puis,  la  terreur  de  l'isolement  s'empara  de  son  âme  en 
détresse. 

—  Seule,  seule!  abandonnée!  s'écria-t-elle.  Non!  c'est 
impossible  !  Hier,  j'avais  deux  chevaliers  qui  se  disputaient 

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:M6  la  fillblxb 

riionneur  de  m'enlever;  à  Theurc'  qu'il  est,  tous  deux  mo 
înéprisent!  Qu'ai-je  donc  fait,  mon  Dieu,  et  que  vais-je  de- 
venir? Qui  sait  si  mamita  ne  va  pas  me  chasser  comme 
une  ûiLe  perdue?  0  Algénib,  c'est  pourtant  toi  qui  es  cause 
de  mon  malheur,  et  tu  m'abandonnes  I 

Elle  appela  le  garde,  lui  ordonna  de  monter  à  chevaU  de 
rejoindre  Âlgénib  et  de  le  lui  ramener  tout  de  suite. 

••— S^ii  ne  veut  pas,  dit-elle,  éperdue  et  sans  songera  s'ot- 
server  devant  son  hôte,  dites-lui  que  je  me  tuerai  en  voms 
voyant  revenir  sans  lui. 

Le  garde  monta  à  cheval  et  partit.  Morénita  le  vit  mettre 
son  petit  poney  au  galop,  suivre  Taliée  qu' Algénib  ayiJt 
suivie,  et  disparaître  derrière  les  mêmes  masses  d'arbres. 
Elle  compta  les  minutes,  les  heures...  La  nuit  viat.  Le  garde 
n'avait  pas  reparu.  Morénita,  en  proie  à  une  ai;goisse  in- 
soutenable, sortit  de  sa  chambre  pour  s'informer  si  cet 
homme  n'était  pas  revenu  par  im  autre  chemin. 

—  Il  n'est  pas  revenu  du  tout,  dit  la  forestière.  Ça  m'é- 
tonne; mais  ne  voulez-vous  pas  partir  vous-mênie,  signo- 
rina?  Voilà  votre  voiture  qui  arrive...  Ah  !  s'écria-t-elle  en 
regardant  vers  la  direction  opposée,  et  mon  homme  aussi  I 
avec  votre  frère...  et  deux  autres  messieurs. 

Morénita  regarda  du  même  côté,  étouffa  un  cri,  rentra 
dans  la  maison  et  courut  s'enfermer  dans  sa  chambre.  Les 
deux  hommes  qui  accompagnaient  Algénib  étaient  Stépben 
et  Roque. 

La  confusion  et  l'épouvante  de  cette  pauvre  enfant  étaient 
si  grandes,  qu'un  instant  elle  eut  la  pensée  de  se  jeter  p^ 
la  fenêtre  et  de  se  tuer  pour  échapper  à  Thumiliation  de  se 
voir  rendue  à  l'homme  qui  l'avait  dédaignée,  par  celui  qui 
la  dédaignait. 

On  frappa  à  sa  porte,  elle  ne  répondit  pas.  Elle  était 
comme  paralysée. 


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LA  FIlLEtXB  317 

—  Attendons  qu*il  lui  plaise  (f  ouvrir,  disait  la  voix  de 
Stépben. 

—  Non ,  répondait  celle  de  Roque.  Il  y  a  là-dessous  quel- 
que chose  de  louche;  enfonçons  la  porte. 

Roque  l'eût  fait  comme  il  le  disait.  Horénita  se  hâta  d'ou- 
vrir; mais  son  parti  était  déjà  pris.  Il  lui  avait  suffi  d'un 
instant  pour  se  reconnaîtreet  se  décider. 

—  Quoi!  c'est  vous,  mon  parrain?  dit-elle,  metlant  son 
.émotion  sur  le  compte  de  la  surprise  ;  et  U.  Roque  ?  Je  suis' 
heureuse  de  vous  revoir.  Oserai-je  vous  demander  des  nou- 
velles de  ces  dames,  qui  probablement  ne  me  permettent 
plus  de  les  appeler  mes  deux  mamans  ? 

—  Morénita,  dit  Stéphen ,  je  suis  chargé  pour  vous  de  la 
commission  que  voici  :  ct^is-lui  que  sa  mamita  est  malade, 
qu'elle  la  demande,  qu'elle  a  besoin  d'elle,  x»  Que  répondez- 
vous  T 

—0  mon  Dieul  elle  est  donc  bien  malade?  s'écria  Moré- 
nita en  pâlissant.  PartonsI  Elle  me  demande...  c'est  donc 
qu'elle  va  mourir?  Et  l'enfant  repentante,  oubliant  sa  situa- 
tion personnelle,  tomba  défaillante  sur  une  chaise.  Tout 
son  ancien  amour  pour  Anicée  lui  revenait  au  cœur,  et  les 
sanglots  l'étouffèrent  subitement. 

—  Non,  non,  dit  le  bon  Roque  en  lui  prenant  la  tête 
comme  H  eût  fait  dix  ans  auparavant,  ta  mamita  n'est  pas 
malade.  (Tétait  une  épreuve.  Puisque  ton  cœur  vaut  mieux 
<|ue  ta  cervelle,  reviens  avec' nous,  enfant  prodigue,  et  nous 
tuerons  le  voau  gras  pour  ton  rétour. 

—  Merci,  monsieur  Roque,  dit  Morénita  en  portant  à  ses 
lèvres  la  main  de  ce  paternel  àiîài.  Oh!  vous  me  rendez  la 
vie.  Puisque  mamita  se  porte  bien  et  m'aime  encore,  j'irai 
lui  demander  pardon  à  deux  genoux,  pourvu  que  mon  com- 
pagnon de  voyage  me  le  permette,  ajouta-t-elle  en  baissant 
los  yeux,  et  j'espère  qu'il  me  le  permettra. 

fS. 

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318  *  LA  FILLEULB 

—  Qu'est-ce  à  dire,  et  qui  est  ce  compagnon  de  voyage? 
dit  Roque  en  regardant  Algénib;  c'est  donc  lui?  Il  préten- 
dait t'avoir  rencontrée  ici  par  hasard,  comme  nous  venons 
de  le  rencontrer  lui-même  sur  la  route  de  Turin,  où  nous 
allions  te  chercher.  Nous  ne  l'avons  pas  cru  absolument; 
nous  le  connaissons  pour  un  fieffé  conteur  d'histoires,  ce 
moricaud-là  1  Mais,  enfin,  il  nous  a  amenés  vers  toi,  et 
comme  il  eût  pu  se  dispenser  de  cette  partie  de  la  vérité, 
nous  lui  en  savons  gré.  Voyons,  maître  Rosario,  expliquez- 
vous  devant  elle.  H  est  temps.  Nous  voulons  tout  savoir^  et 
vos  affaires  seront  meilleures  si  vous  ne  ofientez  pas.  Pour- 
quoi et  comment  est-elle  ici?  Où  allait-elle,  et  pourquoi  re^ 
tourniez- vous  seul  à  Paris? 

—  Monsieur  Roque ,  répondit  Algénib  avec  une  froide  as- 
surance ,  dès  les  premiers  mots  que  vous  m'avez  dits  en 
m'arrêtant  sur  le  chemin,  j'ai  vu  que  vous  saviez  tout  jus- 
qu'au moment  où  M.  Clet  est  arrivé  à  Turin  pour  épouser... 
cette  demoiselle  I  Vous  m'avez  parlé  fort  durement,  M.  Sté- 
phen  aussi...  Il  en  avait  le  droit,  au  reste. 

—  Cest  fort  heureux,  dit  Roque  ;  et  moi,  je  ne  l'avais 
pas? N'importe,  passons.  Tu  sais  que  nous  connaissons  ta 
conduite;  à  présent,  veux-tu  nier  ce  qui  nous  paratt  dé- 
montré quant  au  reste  ? 

.  —  Roque,  dit  Stéphen ,  cette  explication  en  présence  de 
Morénita  est  déplacée.  Qu'ils  s'expliquent  séparément,  puis- 
qu'il est  indispensable  que  nous  connaissions  leurs  senti 
ments  et  leurs  projets.  Causez  avec  ma  filleule;  elle  aura, 
j'espère,  confiance  en  vous.  Moi,  je  me  charge  d'arradier  la 
confession  de  ce  malheureux,  s'il  lui  reste  un  peu  de  cœur 
et  de  conscience  que  je  puisse  invoquer  encore. 

—  Épargnez-moi  les  reproches,  monsieur  Stéphen,  ré- 
pondit Algénib  fort  ému.  De  vous  je  dois  tout  supporter; 
mais  il  n'est  pas  sûr  que  maintenant  cela  me  fût  possible. 


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LA  FlLLEVIiE  .         31^ 

Je  vous  ai  dit  ce  que  je  voulais. vous  dire;  vous  n'en  saurez 
pas  davantage.  Ce  dont  on  m'a  accusé  auprès  de  vous  n'est 
que  trop  vrai.  J'ai  trompé  votre  filleule,  je  l'aimais  !  Elle  m'a 
puni  en  me  repoussant  et  en  me  méprisant,  le  jour  où  elle 
a  su  que  je  n'étais  pas  sou  frère.  Je  n*ai  pas  à  m'expiiquer 
sur  autre  chose.  Je  vous  ai  dit  que  vous  ne  sauriez  rien  de 
moi,  que  vous  alliez  la  voir,  qu'elle  parlerait  elle-même  et 
dirait  ce  qu'elle,  voudrait.  Qu'elle  le  fasse  !  Quoi  qu'elle  dise,, 
que  ce  soit  vrai  ou  faux,  je  ne  la  contredirai  pas.  Elle  est  ma 
sœur  devant  le  Dieu  de  mes  pères,  et  vous  avez  eu  beau 
faire,  je  suis  resté  gitano.  C'est-à-dire  que  votre  vérité  n'est 
pas  la  mienne,  et  que  je  ne  vous  dois  pas  le  fond  de  ma 
pensée.  Allons,  senorila,  parlez!  Et  tenez,  voulez-vous  que 
je  m'en  aille?  Oui,  ce  sera  mieux,  vous  serez  plus  libre  de 
vos  réponses.  Je  ne  crains  pas  que  les  miennes  vous  contre- 
disent, je  n'en  ferai  aucune. 

—  Allons  !  dit  Roque,  il  a  fait  un  progrès  ;  il  refuse  la 
vérité;  autrefois  il  mentait  en  promettant  de  la  dire. 

Algénib  s'apprêtait  à  sortir;  Morénita  le  retint. 

—  Restez,  dit-elle,  je  veux  parler  devant  vous.  Mon  par- 
rain, ajouta-t-elle  avec  fermeté  en  pliant  le  genou  devant 
Stéphen,  pardonnez-iUQi,  en  attendant  que  mamita  me  par- 
donne. J'ai  disposé  de  moi  sans  votre  permission.  J'aime  ce 
jeune  homme,  non  pas  malgré  sa  tromperie^  mais  à  cause 
de  ce  qu'il  a  imaginé  et  osé  pour  se  faire  aimer  de  moi.  J'ai 
pris  l'habitude  de  Taimer  en  le  croyant  mon  frère.  Il  ne  m'a 
pas  été  possible  de  la  perdre,  maigre  un  moment  de  colère 
que  j'ai  eu  contre  lui.  C'est  lui  qui  m'a  enleyép  hier  soir, 
c'est  avec  lui  que  je  me  sauvais  en  Angleterre,  où.  nous  de- 
vions nous  marier.  Voyez  si  vous  croyez  qu'il  soit  possible 
au  duc  de  Florès  de  s'y  Opposer,  et  si  mamita  me  conseille- 
rait de  manquer  à  ma  parole. 

En  parlant  ainsi  à  Stéphen  sans  hésitation  et  sans  trou- 


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aaO  LA  PILLBULB 

bie,  Morénita»  triomphante  d'elle-même  et  de  la  résistance 
d'Algénib»  vit  les  yeux  de  ce  beau  jeune  homme  s'illuminer 
de  tous  les  rayons  de  l'orgueil,  de  la  joie  et  de  l'amour.  Il 
était  pur,  il  était  grand  dans  ce  moment-là,  pour  la  pre- 
mière fols  de  sa  vie  peut-être.  Quand  Morénita  eut  parié,  il 
tremblait,  il  se  soutenait  à  peine,  il  songeait  à  la  prendre 
dans  ses  bras,  à  l'emporter,  à  fuir  avec  elle  au  bout  du 
monde,  si  Stéphen  hésitait  à  la  lui  accorder.  Il  avait  même 
du  courage,  non  pas  peut-être  le  courage  agressif  refusé  è 
son  organisation,  mais  le  courage  passif,  persévérant,  in- 
domptable. 

Stéphen,  qui  avait  regardé  attentivement  Morénita  pen- 
dant qu'elle  se  dédarait  ainsi,  se  retourna  v^s  Algénib  et 
le  regarda  de  même. 

—  C'est  bien,  dit-il  après  un  moment  de  silence.  Pour 
moi,  j'acquiesce  à  votre  liberté  autant  que  mes  droits  d'adop- 
tion sur  vous  deux  me  le  permettent.  Je  vous  demande 
seulement  de  venir  consulter  ma  femme  sur  les  moyens  de 
fléchir  la  répugnance  que  le  duc  de  Florès  apportera  sans 
doute  à  cette  union. 

—  Le  duc  de  Florès  n'est  pas  mon  père  !  dit  Morénita  avec 
force.  Il  me  l'a  dit,  je  dois  le  croire.  Il  n'a  aucun  droit  sur 
moi.  Je  n'ai  qu'une  parente,  qu'une  mère,  qu'une  tutrice, 
c'est  votre  femme,  mon  pairain,  c'est  mamita  bien-aimée. 
Les  lois  ne  me  font  dépendre  d'aucune  autorité.  Mon  cœur 
est.  libre  de  choisir  celle  qu'il  me  convient  de  regarder 
comme  légitime  et  sacrée.  Allons,  mon  parrain,  retournez 
vers  mamita,  ajouta-t-elle.  Dites-lui  que  j'arrive;  nous 
vous  suivrons  de  près,  mon  ttère  et  moi. 

—  Doucement,  dit  Roque,  ceci  n'est  pas  régulier.  Vous 
n'êtes  pas  mariés,  et  nous  sommés  chargés  de  ramener  une 
jeune  personne,  et  non  deux  jeunes  époux,  à  mamita.    • 

—  Pardonnez-moi,  monsienr  Roque,  dit  Morénita  en  rô- 

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LA  FILLEULE  ^1 

gardant  Algénib,  et  en  dissi^nt  ainsi  Le  nuage  qui  déjà 
obscureissait  son  âme  inquiète  et  jalouse;  mais  sans  mon 
liancé,  cela  n'est  ni  convenable  ni  possible. 

Stéphen  comprit  cette  fermeté  et  l'admira.  Il  était  trop  pé- 
'  uétrant  pour  ne  pas  voir. que  Morénita  faisait  un  dernier 
effort  pour  se  rattacher  à  Algénib;  mais  comme  il  suppo- 
sait leur  liaison  plus  intime,  il  désirait  qu'elle  fût  franche^ 
mont  acceptée. 

^-  Morénita  a  raison,  dit-il,  nous  voyagerons  tous  ensem- 
ble* Je  vais  chercher  la  voiture  que  nous  avons  laissée  sur 
le  chemin.  Préparez-vous  tous  trois  à  y  monter  avec  moi. 


XIV 

FRAGMENTS    DES    MÉMOIRES    DE    STÉPHEN 

La  révolution  de  février  n'avait  rien  changé  à  nos  paisi- 
bles habitudes,  et  nous  passâmes  presque  toute  l'année 
1848  à  Briole,  heureux  quand  mèà^  dans  notre  intérieur, 
bien  qu'attristés  et  consternés  fétki  retentissement  des  dis- 
cordes civiles. 

Je  n'étais  pas,  je  n'ai  jamais  été  un  homme  politique.  J'ai 
les  mœurs  trop  douces  pour  ce  rude  métier.  Je  les  trouve 
oaifs,  ces  gens  qui  vous  disent  qu'il  ne  faut  que  de  .la  vo- 
lonté et  du  courage  pour  être  un  instrument  actif  dans 
l'œuvre  du  progrès  de  son  siècle.  Je  ne  crois  pas  manquer 
de  volonté;  je  ne  crois  pas  manquer  de  courage,  ni  au  mo- 
ral, ni  au  physique  ;  mais  il  est  des  temps  de  fatalité  dans 
Phistoire  où  la  lutte  des  idées  disparaît  derrière  la  lutte  des 
passions.  Ce  ne  sont  plus  tant  les  systèmes  qui  se  combat- 
tent que  les  hommes  qui  se  haïssent.  Puis  viennent  des 


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322  Jéé.  FILLEULE 

jours  néfastes  oà  ils  s'égprgent,  et  le  lendemain,  ivres  ou 
brisés  dans  la  défaite  ou  la  victoire,  *ils  se  demandent  avee 
effroi  pour  quelle  cause,  pour  quel  principe  ils  ont  commis 
ce  parricide  I 

Je  ne  sais  point  haïr.  Je  ne  le  peux  pas.  Je  n'en  fus  pas  ' 
moins  souvent  victime  des  vexations  du  fait  et  des  injustices 
de  l'opinion.  Pourquoi  aurais-je  été  oublié,  dans  mon  coin, 
par  la  colère  ou  la  souffrance  générale?  A  cette  triste  épo- 
que, pas  un  homme  ne  fut  épargné  par  Tesprit  de  parti, 
qu'il  eût  remué  ou  mûri  quelque  idée  dans  la  politique,  dans 
Tart  ou  dans  la  science.  » 

Mais  notre  sanctuaire  domestique  resta  inattaquable. 
Comme,  en  aucun  temps,  je  n'avais  eu  ambition  et  souci 
d'aucune  chose  vénale,  retentissante  ou  flatteuse  dans  les 
prospérités  de  ce  monde,  les  vicissitudes  de  la  politique  et 
les  orages  de  la  société  passèrent  autour  de  notre  nid  sans 
y  faire  pénétrer  les  préoccupations  personnelles,  les  ambi- 
tions déçues  ou  satisfaites,  les  vengeances  avortées  ou  as- 
souviesy  les  mauvais  désirs  ou  les  poignants  remords. 

Les  événements  avaient  chassé  de  France  beaucoup  d'é- 
trangers de  marque,  inquiets  ou  avides  du  contre-coup  que 
nos  agitations  produiraient  dans  leur  pays.  Le  duc  de  Flo-. 
rès  était  retourné  en  Espagne  sans  exiger  que  sa  femme  l'y 
suivît.  Leur  union  était  devenue  si  malheureuse,  qu'ils  ne 
cherchaient  plus  qu'un  prétexte  pour  en  relâcl^r  les  liens 
sans  les  briser.  La  duchesse  alla  vivre  en  Italie,  oîi  les 
symptômes  d'une  dévotion  exallée  ne  tardèrent  pas  à  se 
manifester  chez  elle. 

Le  duc  ne  nous  donna  plus  signe  de  vie  et  parut  vouloir 
ignorer  ce  que  nous  déciderions  pour  l'avenir  de  Morénita. 
L'abandon  fut  Tinévitabje  dénoûment  d'une  tendresse  pa- 
ternelle ai  peu  sage  et  si  peu  courageuse. 

Les  six  premiers  naois  dje  la  république  furent  pour  tous 


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LA  nLLEULB  323 

les  arts  un  temps  d^arrêt;  un  temps  d'effroi,  de  gêne  ou  de 
misère  pour  la  plupart  des  artistes.  Algénib  consentit  à  ne 
s'occuper  de  son  avenir  qu^en  trayaillant  pour  se  l'assurer 
plus  sérieux  et  plus  honorable.  Il  reprit  ses  études  avec 
Schwartz,  avouant  enfin  que  cet  admirable  professeur  lui 
donnait  beaucoup  sans  hii  rien  ôter.  Morénita  lui  inspira* 
du  courage  et  de  la  suite  dans  le  travail,  en  lui  donnant 
l'exemple.  . 

Dans  les  premiers  jours  dé  notre  réunion  à  Genève,  ma 
belle-mère,  Roque  et  moi,  avions  pensé  qu'il  n'y  avait  qu'un 
parti  à  prendre^  qui  était  de  marier  les  deux  gitanes  et  de 
veiller  ensuite  à  établir  leur  existence  dans  les  conditions 
les  moins  anormales  qu'il  nous  serait  possible  de  leur  créer. 
A  cet  effet,  j'avais  écrit  au  duc,  qui  ne  m'avait»pas  répondu, 
soit  qu'il  n'eût  pas  reçu  ma  lettre,  soit  qu'il  ne  sûtà  quoi  se 
décider,  soit  qu'il  voulût  témoigner  de  son  mépris  pour  une 
fille  rebelle.  Je  n'insistai  pas.  Ma  chère  Anicée  était  satis- 
faite de  n'avoir  plus  de  concurrents  funestes  dans  sa  solli- 
citude pour  Morénita  ;  mais  quand  je  lui  parlai  de  conclure 
le  mariage,  devenu  inévitabfe  et  nécessaire  selon  toutes  les 
apparences,  elle  me  dit  en  souriant  :  «  Vous  vous  trompez 
tous.  Bien  ne  presse,  Morénita  est  pure.  Je  n'ai  pas  eu  be- 
soin de  l'interroger.  J'ai  senti  dans  son  premier  regard, 
dans  son  premier  baiser,  qu'elle  me  revenait  enfant  comme 
elle  était  partie.  Elle  aime  Algénib,  je  le  crois.  Elle  a  la  vo- 
lonté de  n'aimer  que  lui,  j'en  suis  sûre,  il  y  a  plus,  je  te 
déclare  que  ma  conscience  est  tranquille,  parce  que  je  crois 
que  c'est  le  seul  homme  qu'elle  puisse  aimer.  Pourtant  je 
veux  le  connaître,  ce  cœur  aigri  par  les  premières  impres- 
sions de  la  vie.  Je  veux  savoir  si  la  somme  du  bien  peut 
l'emporter  radicalement  en  lui  sur  celle  du  mal.  Gela  n'ar- 
rivera peut-être  pas  si  nous  ne  sommes  décidés  à  nous  en 
mêler.  Il  le  faut  donc!  Je  ne  sais  si  ce  sera  très-divertis- 


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JS4  LA  FILLBtXE 

sant,  car  ii  ne  paraît  maniable  qu*à  la  surface,  ion  gitane; 
mais  nous  devons  à  Morénita  de  lui  faire  le  meilleur  é{K)ux 
possible,  ou  de  la  préserver  de  lui,  si  décidément  c'est  uu 
cœur  où  la  haine  doit  tenir  plus  de  place  que  l'amour.  » 

Nous  étions  revenus  à  Briole  en  mars  1848,  avec  le  jeuoe 
'  couple,  et  voici  quelle  était,  vers  la  fîn  de  Tautomne,  la 
situation  de  nôtre  famille.  Je  ne  sais  par  quel  art  magique, 
révélé  à  la  délicatesse  d'un  cœur  de  femme  et  à  la  persud- 
sion  d'un  cœur  de  mère,  Anicée  avait  arraché,  des  profon- 
deurs de  la  conscience  tortueuse  d'Âlgénib,  un  serment 
inviolable  à  ses  propres  yeux.  Il  avait  juré  de  regarder,  pen- 
dant six  mois  entiers,  Morénita  comme  sa  sœur.  En  retour, 
il  avait  exigé  d'Ânicée  une  confiance  absolue  dans  ses  rela- 
tions avec  Morénita.  Il  tint  parole  en  voyant  que  cette  nobio 
femme  comptait  sur  lui,  et  malgré  l'ardeur  de  ses  sens,  les 
fluctuations  de  sa  volonté  rebelle  et  les  dangereux  souvenirs 
d'une  dépravation  précoce,  il  ne  compromit  par  aucun  en- 
traînement trop  marqué  la  chasteté  de  sa  fiancée. 

Ainsi,  pendant  qu'on  disait  dans  le  monde,  quand  par 
hasard  on  s'y  souvenait  de  l'apparition  de  miss  Hartweil, 
qu'elle  s'était  sauvée  avec  un  chanteur  des  rues,  et  que, 
déjà  abandonnée  par  lui,  elle  avait  été  recueillie  par  ma 
femme,  qui  était  occupée  à  cacher  les  suites  de  sa  faute, 
Algénib  et  Morénita  vivaient  innocemment  épris  sous  nos 
yeux,  l'une  ignorant  encore  la  nature  des  égarements  qu'on 
lui  imputait,  l'autre  combattant  Qt  dominant  avec  une  sorte 
d'héroïsme  les  révoltes  de  sa  passion.  Ce  n'est  pas  le  seul 
exemple  que  j'aie  vu  de  ces  vérités  invraisemblables.  J'ai 
surpris,  sous  des  dehors  austères,  des  turpitudes  inouïes. 
J'ai  découvert,  au  fond  d'existences  calomniées,  des  can- 
deurs surprenantes.  L'opinion  n'est  donc  plus,  pour  moi, 
un  critérium  de  la  moralité.  Elle  n'est  pas  volontairement 
injuste,  mais  elle  n'est  pas  toujours  éclairée,  et  je  n'aime 


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LA  FILLEULE  325 

pas  qu'on  y  tienne  trop.  On  devient  trop  habile  à  se  conci- 
lier Testime  publique  sans  se  priver  d'aucun  vice,  quand  on 
la  préfère  à  la  libre  quiétude  de  la  conscience. 

L'engouement  bizarre  que  ma  âlleule  avait  ressenti  pour 
moi  n'iùquiéta  pas  un  instant  Anicée.  Morénita,  en  la  re- 
trouvant à  Genève,  s'était  jetée  dans  ses  bras  avec  une  pas- 
sion trop  franche,  une  émotion  trop  sentie,  pour  que  la 
jalousie,  l'amour  par  conséquent  ne  fût  pas  vaincu. 

Il  n'en  fut  pas  de  même  d'Algénib.  Il  fut  longtemps  om  - 
brageux  et  sournoisement  atteiitif  à  mes  manières  avec  su 
fiancée.  Je  sentais  souvent,  au  milieu  de  ses  retours  vers 
moi,  un  accès  de  haine  ou  de  méfiance  plus  fort  peut-être 
jque  sa  volonté.  Je  lui  pardonnais,  je  feignais  de  ne  m'a- 
percevoir  de  rien. 

Dans  les  premiers  temps,   Morénita  fut  ravissante  de 
grâces,  de  tendresses,  d'adorations  pour  sa  mamita.  Je  fus 
vraiment  surpris  de  voir  tout,  ce  que  ce  cœur  inégal,  facile 
à  troubler,  renfermait  d'ardeur  dans  la  reconnaissance. 
Elle  avait  trouvé  tout  simple  d'être  gâtée  et  choyée  dans  ce 
qu'elle  appelait  naïvement  son  temps  d'innocence,  c'est-à- 
dire  avant  sa  phase  d'ingratitude.  Elle  ne  se  reprochait  que 
cela  dans  sa  vie.  La  vanité,  la  coquetterie,  la  tyrannie,  la 
duplicité  féminine,  l'indépendance  sans  frein,  tous  les  dé- 
fauts qui  avaient  fait  explosion  durant  son  absence,  ne 
comptaient  pas  beaucoup  à  ses  yeux.  Ils  lui  étaient  trop  na- 
turels pour  qu'elle  les  condamnât  sévèrement  en  elle-même. 
Mais  le  crime  d'avoir  boudé  et  affligé  sa  mère,  elle  ne  com- 
prenait déjà  plus  comment  elle  avait  pu  le  commettre,  et,  à 
chaque  souvenir  de  ce  temps-là,  on  la  voyait  rougir  et  pâ- 
lir, interroger,  de  son  œil  d'animal  sauvage,  l'œil  si  divi- 
nement humain  d' Anicée ,  saisir  à  la  dérobée  sa  main  ou 
les  plis  de  sa  robe,  les  embrasser  avec  ardeur,  et  quelque- 
fois avec  une  sorte  de  désespoir  enfantin  et  sauvage,  en- 

19 

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3^  LA  FIIXBIJLB 

foncer  ses  ongles  ou  ses  dents  dans  sa  propre  chair  comme 
pour  se  punir  de  sa  folie.  Le  repentir  était  dans  cette  âme  . 
altière  une  sprte  de  soulagement  efljréné  aux  tortures  de 
son  propre  orgueiU  Devant  les  reproches  d'Anicée,  elle  fût 
entrée  en  révolte ,  elle  fût  redevenue  impie.  Devant  son 
inaltérable  mansuétude,  elle  était  vaincue  et  trouvait  une 
secrète  joie  à  Tôtre. 

Nous  ne  pouvions  voir  aussi  facilement  ce  qui  se  passait 
dans  l'âme  d'Alg^ib.  Une  cuirasse  impénétrable  cachait,  à 
rhabitude,  ses  émotions  intimes,  au  point  que  nous  pen- 
sions souvent  avec  effiroi  qu'il  ne  comprenait  pas  et  ne  sen- 
tait pas  les  choses  morales.  C'était  une  nature  plus  impres- 
sionnable et  plus  nerveuse  encore  que  celle  de  Horénita 
devant  les  choses  extérieures.  L'amour,  le  désir,  le  soupçon, 
faisaient  passer  des  lueurs  sinistres  sur  son  visage  sombre, 
des  éclairs  ou  des  rayons  dans  ses  yeux  embrasés  ou  ravis. 
Lorsqu'il  contemplait  Morénita,  c'était  parfois  un  être  trans- 
figuré ;  mais  Anioée  craignait  que  les  sens  ne  fussent  émus 
aux  dépens  du  cœur. 

Ses  chants  pénétrants,  qui  chaque  jour  prenaient  plus  de 
charme;  ses  compositions,  qui  annonçaient  de  plus  en  plus 
un  génie  original,  un  talent  ingénieux  et  souple  ;  sa  facilité 
à  s'assimiler  toutes  les  connaissances  dont  les  éléments 
tombaient  sous  sa  main,  et  à  en  exprimer  pour  ainsi  dire  le 
suc  sur  les  conceptions  de  son  art;  son  esprit  vif,  mordant, 
prompt  à  la  réplique  ;  sa  beauté  peu  commune,  en  faisaient 
certainement  un  homme  à  part,  un  type  d'artiste  émouvant 
pour  l'imagination.  Biais  il  y  avait  en  lui  une  personnalité 
inquiète  à  propos  de  tout,  un  empressement  à  la  méfiance, 
qui  faisaient  parfois  redeuter  une  ingratitude  incurable. 

Cette  disposition  nous  inquiétait  d'autant  plus  qu'elle  pa- 
raissait souvent  systématique.  Non-seulement  le  cœur  n'é- 
prouvait pas  le  besoin  de  se  livrer,  mais  encore  il  semblaii 


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.    J 


LA  FILLEULE  227 

fju'il  eût  celui  de  se  défendre,  et  un  secret  plaisir  à  se  re- 
fuser. 

Morénita,  portée  aux  mêmes  défauts,  ne  les  remarquait 
pas  ou  ne  les  haïssait  point ,  et  Anicée  me  disait  souvent: 
«Ils  sont  heureux  à  leur  manière;  ils  s'aiment  autrement 
que  nous.  » 

Cependant  il  nous  était  impossible  de  pénétrer  complète- 
ment dans  ces  deux  âmes,  et  nous  sentions  bien  qu'il  y 
avait  des  différences  essentielles  entre  elles  et  nous,  qu£ 
nous  rendaient,  à  plusieurs  ^ards,  étrangers  les  uns  aux 
autres. 

.  Madame  Marange  avait  u^  prédilection  avouée  pour  Al- 
génib  ;  elle  en  augurait  beaucoup  pour  l'avenir  et  se  sentait 
portée  à  le  préférer  à  Morénita.  Celte  mère  parfaite,  cette 
femme  émineute,  avait  au  fond  du  caractère  une  certaine 
irrésolution  que  l'idée  de  la  force  avait  toujours  charmée 
et  subjuguée.  Elle  aimait  tout  ce  qui  était  un  symptôme 
d'énei^ie  morale,  et  un  peu  de  tendance  à  la  domination 
ne  la  choquait  pas.  Selon  elle,  Morénita  n'avait  que  des 
velléités,  Algénib  avait  des  puissances.  * 

Algénib  avait  beaucoup  de  respect  extérieur  et  de  défé- 
rence apparente  pour  ma  femme  et  pour  sa  mère;  mais  il 
ne  s'épanchait  jamais  avec  personne.  Il  travaillait  avec  un 
soin  extrême  ses  manières,  sa  toilette^  son  extérieur.  Long- 
temps il  avait  copié  la  teaue,  le  langage  et  les  modes  de  ce 
monde  qu'il  affectait  de  mépriser,  avec  le  mauvais  goût  des 
parvenus.  Chez  nous,  il  épurait  tout  cela  avec  une  attention 
sérieuse,  et  sa  préoccupation  dominante  semblait  être  de 
demander  à  madame  Marange  les  traditions  de  la  bonne 
compagnie.  Morénita  paraissait  fort  sensible  à  ses  progrès, 
elle  qui,  d'instinct,  avait  toigours  eu  l'aisance  et  Taplomb 
d'une  petite  princesse. 

Elle  était  plus  souvent  mélancolique  que  riante  auprès  de 

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328  LA  FILLELLE 

lui.  Elle  n'essayait  plus  d'être  coquette  :  elle  craignait  son 
ironie  ou  son  blâme.  Il  ne  la  gâtait  pas,  il  faut  le  dire.  Il 
la  dominait  par  cette  passion  muette  et  concentrée  qu'elle 
paraissait  subir  avec  orgueil  plutôt  que  partager  avec  joie. 

C'était  ainsi  seulement,  je  pense,  que  Morénita  pouvait 
aimer.  Elle  était  de  ces  natures  qui  abusent,  qui  épuisent, 
qui  se  lassent,  et  qui  ne  conservent  que  ce  qu'on  les  force 
d'épargner  par  la  crainte  de  le  perdre.  Sous  ce  rapport , 
Algénib  était  un  amant  de  génie,  et  je  me  disais  souvent 
avec  admiration  que  vingt  ans  d'analyse  du  cœur  humain 
ne  m'avaient  pas  donné  le  quart  de  la  science  qu'il  possé- 
.  dait  à  l'endroit  de  celui  de  sa  fiincée.  Il  est  vrai  que  la  pos- 
session de  cette  femme  n'eût  jamais  été  pour  moi  un  idéal 
capable  de  me  donner  tant  d'empire  sur  moi-même. 

Un  soir  que  nous  étions  réunis  au  salon,  Morénita,  qui 
était  dans  un  moment  d'expansion  et  de  gaieté,  jouait  avec 
une  petite  caille  apprivoisée  dont  nous  avions  tous  admiré 
la  grâce  et  la  gentillesse. 

—  Elle  est  si  belle  et  si  sage,  dit-elle,  que  je  veux  que 
vous  Tembrassiez,  inamita  I 

Elle  l'approcha  des  lèvres  de  ma  femme,  qui  causait  avec 
Roque,  arrivé  chez  nous  la  veille.  Anicée  baisa  machinale- 
ment le  dos  lisse  et  propret  du  petit  animal,  et  continua  sa 
conversation.  Roque  lui  parlait  tout  bas  de  Clet,  qui  venait 
de  faire  un  assez  brillant  mariage. 

Morénita,  qui  n'entendait  pas,  et  qui ,  malgré  la  rouerie 
insigne  de  son  aventure  avec  le  pauvre  Clet,  était  toigours 
un  petit  enfant,  posa  sa  caille  sur  la  table  pour  la  voirmar 
cher.  L'oiseau  alla  du  côté  d' Algénib  et  se  blottit  dans  sa 
main.  Algénib  la  porta  à  ses  lèvres  et  l'embrassa  aussi. 

Morénita  devint  pâle,  et  lui  dit  à  demi-voix,  d'un  ton  irrité  : 

—  Pourquoi  l'embrassez-vous,  vous  qui  n'aimez  pas  les 
bêtes? 


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LA  FILLEULE  329 

—  Je  ne  sais  pas,  dit  Algéoib,  qui  avait  l'esprit  de  n'être 
jamais  galant  avec  elle. 

-T-  Moi,  je  le  sais!  reprit  Morénita,  impétueuse  et  comme 
désolée. 

—  Si  vous  le  savez,  dites-le  donc. 

—  Vous  savez,  vous,  que  je  ne  peux  pas  le  dire.  Mais  ré- 
pondez ,  est-ce  cela  ? 

-r  Oui ,  c'est  cela ,  répondit  Algénib ,  la  regardant  en 
face. 

—  Ah  !  mon  Dieu  1  c'est  donc  pour  me  rendre  folle  et  mé- 
chante encore  une  fois?  s'écria  Morénita  en  se  levant.  Don- 
nez-moi ma  caille,  je  veux  Itii  tordre  le  cou  1 

—  Que  dit-elle  donc  là?  demanda  Anicée  surprise,  en  se 
retournant. 

Elle  vil  Morénita  qui  allait  étrangler  sa  caille.  Algénib 
la  lui  reprit  avec  autorité,  et  la  donnant  à  ma  femme  : 

—  Sauvez-la,  madame,  dit-il  d'un  air  fort  animé,  vous 
qui  plaignez  tout  ce  qui  est  faible,  et  qui  relevez  tout  ce  que 
le  monde  foule  aux  pieds. 

Anicée  regarda  Morénita,  qui  tremblait  de  colère.  C'était 
le  premier  orage  depuis  son  retour. 

-^  Mais  qu'est-ce  qu'il  y  a  donc?  dit-elle  en  s'adressant 
à  sa  nière  et  à  moi,  qui  avions  contemplé  cette  petite  scène 
avec  la  même  stupéfaction. 

— 11  y  a  que  ta  fille  est  jalouse  de  toi,  dit  madame  Ma- 
range  en  levant  les  épaules,  moitié  riant,  moitié  grondant. 

Morénita  jeta  un  cri  de  douleur,  et  s'élançant  vers  ma 
femme,  elle  tomba  à  ses  genoux  et  cacha  sa  figure  dans  ses 
mains,  qu'elle  prit  pour  les  couvrir  de  larmes  et  de  baisers. 

Algénib  souriait' d'un  air  de  dédain  ;  ma  femme  caressait 
Morénita  avec  inquiétude  et  ne  comprenait  pas. 

—  Madame,  dit  Algénib,  j'ai  dérobé  un  baiser  à  cette  char- 
mante petite  créature  que  vous  avez  là  dans  votre  manche, 

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330  JLA  VILLBULE 

et  Morénila  troure  que  c*est  une  injure  que  je  lui  ai  faite. 
Voilà  pourquoi  elle  veut  la  tuer. 
•^  Tuer  sa  caille?  Mais  elle  est  donc  folle  1  dit  Anicêe. 

—  Mamita,  dit  Morénita  en  se  levant ,  je  vous  aime,  mais 
vous  me  ferez  mourir,  je  sens  cela.  Ce  n'est  pas  votre  faute, 
ce  qui  arrive,  mais  c'est  égal,  il  faut  que  je  vous  quitte.  H  y 
a  huit  jours  que  j'y  pense,  et  ce  soir,  je  le  veux,  renvoyez- 
moi  au  couvent.  J'en  mourrai,  puisque  je  ne  peux  pas  vivre 
sans  vous;  mais  je  mourrais  ici,  puisque  je  ne  peux  pas  vivre 
avec  vous  I 

Elle  s'enfuyait»  hors  d'elle-même  et  en  proie  à  un  véri- 
table accès  de  démence.  Algénib  courut  après  elle,  la  prit 
dans  ses  bras  et  la  rapporta  plutôt  qu'il  ne  l'amena  aux  pieds 
d'Anicée. 

—  Morénita  de  mon  âme  I  s'écria-t-il  rayonnant  d'enthou- 
siasipe  et  de  joie,  sois  bénie  pour  ce  mouvement-là  !  Tu  au- 
rais quitté  ta  mère  pour  moi,  aussi?  Tu  en  as  eu  la  pensée, 
c'est  tout  ce  qu'il  me  faut.  A  présent,  écoute.  Pai  embrassé 
ton  oiseau  par  méchanceté  pure,  comme  j'ai  pris  l'autre  jour 
devant.toi  les  fleurs  du  bouquet;  comme  je  l'ai  dit,  ce  matin, 
que  les  femmes  blanches  étaient  plus  belles  que  les  noires. 
Tu  as  été  furieuse,  je  ne  trouvais  pas  que  ce  fût  assez.  Ce 
soir,  je  suis  content,  je  suis  heureux,  je  te  remercie  I 

—  Algénib,  dit  Anicée  d*un  ton  sévère,  tout  ce  que  je 
comprends  de  vos  mystères  d'enfants,  c'est  qu'elle* souffre 
et  que  cela  vous  amuse. 

—  Madame,  répondit  Algénib  en  pliant,  aussi  le  genou  de- 
vant ma  femme,  si  je  n'étais  pas  un  pauvre  gitano  indigne, 
je  dirais  que  je  vous  aime  conmie  ma  mère;  ne  vous  fâchez 
pas  de  cette  parole-là  ;  c*est  la  première  fois  de  ma  vie,  c'est 
probablement  la  dernière  que  je  me  sentirai  assez  ému,  assez 
exalté  par  la  joie  pour  avoir  tant  de  confiance  et  de  présomp- 
tion. Vous  avez  été  pour  moi  plus  que  celle  qui  m'a  donné 

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LA  FILLEVLB  931 

la  vie,  plus  que  la  pauvre  Pilar  qui  me  l'avait  conservée  par 
ses  soins.  Vous  m'avez  donné  une  ftme  en  m'accordant  de 
Testime,  en  réclamant  de  moi  une  promesse  et  en  y  croyant  I 
Je  ne'dis  pas  que  je  ne  mentirai  plus  jamais  aux  hommes; 
mais  je  ne  mentirai  pas  plus  à  vous  qu'à  Dieu.  Groyez-moi 
donc  quand  je  vous  dis  que  je  rendrai  votre  enfant  heureuse 
et  qu'elle  n'aura  jamais  à  rougir  de  moi.  Donnez-la-moi  pour 
femme,  car  je  commence  à  devenir  fou,  etc*est  demain  que 
je  suis  dégagé  de  mon  serment 


JOURNAL    DE    STÉPHEN 


15  août  185;S.  -^Briole,  six  heures  do  matin. 

C'est  aujourd'hui  l'anniversaire  d'Anicée.  Hier  soir,  Moré- 
nita  lui  a  écrit  de  Vienne,  où  notre  jeune  couple  d'artistes 
fait  fureur.  Sa  lettre  est  charmante.  Elle  y  parle  de  sa  gloire 
au  moins  autant  que  de  son  bonheur,  ou  plutôt  elle  confond 
ces  deux  choses.  A  chacun  sa  destinée  I 

Il  n'a  manqué  à  la  nôtre  que  la  joie  d'avoir  des  enfants. 
Cela  nous  imposait  le  devoir  d'élever  ceux  qui  n'avaient  pas 
de  parents.  Nous  l'avons  rempli  le  mieux  possible. 

Quel  beau  bouquet  je  vais  porter  sous  les  fenêtres  d'Anicée  I 
La  iucca  filamenteuse  a  fleuri  derrière  la  haie  des  troënes. 
Il  y  a  quinze  ans  aujourd'hui  que  nous  avons  planté  cette 
fleur  mystérieuse  dont  l'épi  luxuriant  dort  quelquefois  si 
longtemps  dans  le  sein  de  la  terre.  Auicée  la  croyait  infé- 
conde et  ne  la  regardait  plus.  L'épi  s'est  élancé  enfln  et  s'est 
couvert  d'une  girandole  de  fleurs  d'un  blanc  pur,  un  vrai 
bouquet  do  mariool 


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332  LA  FILLËLLE 

Déjà  quinze  ans  d'hyménée!  que  c'est  court,  mon  Dleul 
et  que  cela  passe  vite  1  Quoi  !  ce  n'est  que  le  temps  de  faire 
éclore  une  petite  plante  I  Celle-ci  est  Timage  de  notre  félidté 
cachée,  et  ce  jour  me  semble  celui  de  la  première  floraison 
de  mon  amour  et  de  mon  bonheur. 


FIN 


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