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LES
MAITRES SONNEURS
JV
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ASTOlN Nt^- XOhM, Dgiti-dby Google
f*jris. — iMP. DB LA LiBRAiRii RouTELLB. — A. Dclrambre, f5, me Breda.
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GEORGE SAND
LES MAITRES
SONNEURS
PARIS
LIBRAIRIE NOUVELLE
BOULETARD DES ITALIENS) 15, Slf FACE DE LA VAI80H DOtiB
U tnutociion et la reproduction sont résenréet
1857 :-:!• v - • ^
'by^GoÔglè
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A MONSIEUR EUGÈNE LAMBERT.
Mon cber enfant, puisque tu aimes à m*entendre raconter ce
que racontaient les paysans à la veillée, dans ma jeunesse,
quand j*aYais le temps de les ^coûter, je vais tâcher de me rap-
peler l'histoire d'Etienne Depardieu et d'en recoudre les fro-
ments épars dans ma mémoire. Elle me fut dite par lui-m me,
en plusieurs soirées de breyage; c'est ainsi, tu le sais, qu on ap-
pelle les heures assez avancées de la nuit où l'on broie le chan-
vre, et où chacun alors apportai! sa chronique II y a déjà long-
temps que le père Depardieu dort du sommeil des justes, et il
était assez vieux quand il me fit le récit des naïves aventures
de sa jeunesse. C'est pourquoi je le erai parler lui-même, en
imitant sa manière autant qu'il me sera possible. Tu ne me
reprocheras pas d'y mettre de l'obstination, toi qui sais, par '
expérience de tes oreilles, que les pensées et les émotions d'un
paysan ne peuvent être traduites dans notre style, sans s'y dé-
naturer entièrement et sans y prendre un air d'affectation
choquante. Tu sais aussi, par expérience de ton esprit, que les
paysans devinent ou comprennent beaucoup plus qu'on ne les
en croit capables, et tu as été souvent frappé de leurs aperçus
soudains qui, même dans les choses d'art, ressemblaient à des
I
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révélations. Si je fusse venue te dire, dans ma langue et dans
la tienne, certaines choses que tu as entendues et comprises
dans la leur, tu les aurais trouvées si invraisemblables de leur
part, que tu m'aurais accusée d'y mettre du mien à mon insu,
et de leur prêter des réflexions et des sehtiments qu'ils ne
pouvaient avoir. En effet, il suffit d'introduire, dans l'expres-
sion de leurs idées, un mot qui ne soit pas de leur vocabu-
laire, pour qu'on se sente porté à révoquer en doute l'idée même
émise par eux; mais, si on les écoute parler, on reconnaît que
s'ils n'ont pas, comme nous, un choix de mots appropriés à
toutes les nuances de la pensée, ils en ont encore assez pour
formuler ce qu'ils pensent et décrire ce qui frappe leurs sens.
Ce n'est donc pas, comme on me l'a reproché, pour le plaisir
puéril de chercher une orme inusitée en littérature, encore
moins pour ressusciter d'anciens tours de langage et des
expressions vieillies que tout le monde entend et connaît de reste,
que je vais m'astreindre au petit travail de conserver*au récit
d'Etienne Depardieu la couleur qui lui est proprOi C'est parce
qu'il m'est impossible de le faire parler comme nous, sans dé-
naturer les opérations auxquelles se livrait son esprit, en s'ex-
pliquant sur des points qui ne lui étaient pas familiers, mais
où il portait évidemment un grand désir de comprendre et d'être
compris. ,, , .
Si, malgré, l'attention et la conscience, que j'y mettrai, tu
trouves encore quelquefois que mon narrateur voit trop clair ou
trop trouble dans les sujets qu'il aborde, ne t'en prends qu'à
l'impuissaiice de ma traduction. Forcée d^ choisiir dans les ter-
mes usités de chez njous, ceux, qui peuvent être entendus de
tout le monde, je me prive volpntairement des plus originaux
et des plus expressifs ; mais, au moins, j'essayerai de n'en point
introduire qui eussent été inconnus au paysan que je fais par-
ler, lequel, bien supérieur à ceux d'aujourd'hui, ne se piquait
pas d'employer des mots inintelligibles pour ses auditeurs- et
pour lui-même.
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III
Je te dédie ce roman, non pour te donner une marque dV
mitié maternelle, dont tu n'as pas besoin pour te sentir ^e ma
famille, mais pour te laisser, après moi, un point de repère
dans tes souvenirs de ce Berry qui est presque devenu ton pays
d'adoption. Tu te rappelleras qu'à l'époque où je récrivais, tu
disais : « A propos, je suis venu ici, il y a bientôt dix ans, pour
y passer un mois. Jl faut pourtant que je songe à m'en aller. »
Et comme je n'en voyais pas la raison, tu m'as représenté que
tu étais peintre, que tu avais travaillé dix ans chez nous pour
rendre ce que tu voyais et sentais dans la nature, et qu'il te
devenait nécessaire d'aller chercher à Paris le contrôle de la
pensée et de l'expérience des autres. Je t'ai laissé partir, mais
à la condition que tu reviendrais passer ici tous les étés. Dès à
présent, n'oublie pas cela non plus. Je t'envoie ce roman
comme un son lointain de nos cornemuses, pour te rappeler
que les feuilles, poussent, que \es rossignols sont arrivés, et
que là grande fête printanière de la nature va commencer aux
champs.
GEORGE SAND.
Nohant, le 17 ayril itt».
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LES
MAITRES SONNEURS
Pl^mlère Teillée.
Je né suis point né d'hier, disait, en 1828, le père Etienne.
Je suis venu en ce monde, autant que je peux croire. Tan-
née 54 ou 55 du siècle passé. Mais, n'ayant pas grande sou-
venance de mes premiers ans, je ne vous parlerai de moi
qu'à partir du temps de ma première communion^ qui eut
lieu en 70, à la paroisse de Saint-Chartier, pour lors des-
servie par monsieur Tabbé Montpérou, lequel est aujour-
d'hui bien sourd et bien cassé.
Ce n'est pas que notre paroisse de Nohant fût supprimée
dans ce temps-là ; mais notre curé étant mort, il y eut,
pour un bout de temps , réunion des deux églises sous la
conduite du prêtre de Saint-Chartier, et nous allions tous
les jours à son catéchisme, moi, ma petite cousine, un gars
appelé Joseph, qui demeurait en la même maison que mon
oncle, et une douzaine d'autres enfants de chez nous.
Je dis mon oncle pour abréger, car il était mon grand-
oncle, frère de^a grand'mère, et avait nom Brulet , d'où
sa petite-tille, étant seigle héritière de son lignage, était ap-
pelée Brulette, sans qu'on fît jamais mention de son nom
de baptême, qui était Catherine.
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6 LES MAITRES SONNEURS
El pour vous dire tout do suite les choses comme elles
étaient, je me sentais déjà d'aimer Brulelle plus que je n'y
étais obligé comme cousin, et j'étais jaloux de ce que Joseph
demeurait avec elle dans un petit logis distant d'une portée
de fusil des dernières maisons du bourg, et du mien d'un
quart de lieue de pays : de manière qu'il la voyait à toute
heure , et qu'avant le temps qui nous rassembla au caté-
chisme, je ne la voyais pas tous les jours.
Voici comment le grand-père à Brulette et la mère à
Joseph demeuraient sous même chaume. La maison ap-
partenait au vieux, et il en avait loué la plus pefite moitié à
cette femme veuve qui n'avait pas d'autre enfant. Elle s'ap-
pelait Marie Picot, et était encore raariable, car elle n'avait
pas dépassé de grand'chose la trentaine, et se ressouvenait
bien, dans son visage et dans, sa taille, d'avoir été une très-
jolie femme. On la traitait encore, par-ci, par-là, de la belle
Mariton, ce qui ne lui déplaisait point, car elle eût souhaité
se rétablir en ménage ; mais n'ayant rien que son œil vif et
son parler clair, elle s'estimait heureuse de ne pas payer
gros pour salocature, et d'avoir pour propriétaire et pour
voisin un vieux homme juste et secourable, qui ne la tour-
mentait guère et l'assistait souvent.
Le père Brulet et la veuve Picot, dite Mariton, vivaient
ainsi en bonne estime l'un de l'autre depuis une douzaine
d'années, c'est-à-dire depuis le jour^où, la mère à Brulette
étant morte en la mettant au monde, cette Mariton avait
soigné et élevé l'enfant avec autant d'amour et d'égard que
le sien propre.
Joseph, qui avait trois ans de plus que Brulette, s'était vu
bercer dans la même crèche, et la pouponne avait été le
premier fardeau qu'on eût confié à ses petits bras. Plus
tard , le père Brulet, voyant sa voisine gênée d'avoir ces
deux enfants déjà forts à surv^ller, avait pris chez lui le
garçon , si bien que la petite dormait auprès de la veuve
et le petit auprès du vieux. •
Tous quatre, d'ailleurs-, mangeaient ensemble, la Mariton
apprêtant les repas , gardant la maison et rhabillant les
nippes, tandis que le vieux, qui était encore solidB au tra-
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LES MAITRES SONNEURS 7
vail , allait en journée , et fournissait au plus gros de la
dépense.
Ce n'est pas qu'il fût bien riche et que Je vivre fût bien
conséquent; mais cette veuve aimable et de bon cœur lui
faisait honnête compagnie^ et Brulette la regardait si bien
comme sa mère, que mon oncle s'était accoi^tumé à la re-
garder comme sa ôlle ou tout au moins comme sa bru.
Il n'y avait rien au monde de si gentil et de si mignon
que la petite fiJle ainsi élevée par Mariton. Gomme cette
femme aimait la propreté et se tenait toujours aussi brave
que son raoyeni le lui permettait, elle avait, de bonne
.heure, accoutumé Brulette à se tenir de même, et, à Fâge
où les enfants se traînent et se roulent volontiers comme
de petits animaux, celle-ci était si sage, si ragoûtante et
si coquette dans toute son habitude, que chacun la voulait
embrasser : mais déjà elle se montrait chiche de ses ca-
resses et ne se familiarisait qu'à bonnes enseignes.
Quand elle eut douze ans, c'était déjà comme une petite
femme, par moments ; et, si elle s'oubliait à gaminer au
catéchisme,' emportée par la force de son jeune âge, elle se
reprenait vitement, comme poussée au respect d'elle-même
encore plus que de la religion.
Je ûe sais pas si nous aurions pu dire pourquoi , mais
tous tant que nous étions de gars assez diversieux au ca*
téchisme, nous sentions la différence qu'il y avait entré
elle et les autres fillettes.
Parmi BOUS,' il faut bien vous confesser qu'il y en avait
d'un peu grands : mêmement , Joseph avait quinze ans et
j'en avais seize, ce qui était une honte pour nous deux, au
dire de monsieur le curé et de nos parents. Ce retard pro-
venait de ce que Joseph était trop paresseux pour se mettre
l'instruction dans la tête, et moi trop bandit pour y donner
attention ; si bien que, depuis trois ans, nous étions ren-
voyés de classe, et, sans l'abbé Montpérou, qui se montra
moins exigeant que notre vieux curé, je crois que nous y
serions encore. .'
Et puis, il est juste de confesser aussi que les garçonnets
sont toujours plus- jeunes en esprit que les: iilletteft : aussi,
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8 LES MAITRES SONNEURS
dans toute bande d'apprentis chrétiens, on a vu de tout
temps la différence des deux espèces , les mâles étant tous
grands et forts déjà , et les femelles toutes petites et com-
mençant à peine à porter coiffe.
Au reste, nous arrivions là aussi savants les uns comme
les autres, ne sachant point lire, écrire encore moins, et ne
pouvant retenir que delà manière dont lés petits des oiseaux
apprennent à chanter, sans connaître ni plain-chant, ni la-
tin, et à fine force d'écouter de leurs oreilles. Tout de même,
monsieur le curé connaissait bien, dans le troupeau, ceux qui
avaient l'entendement plus subtil, et qui mieux retenaient
sa' parole. De ces cervelles fines, la plus fine était la petite.
Brulette, emmi les filles, et des plus épaisses, la plus épaisse
paraissait celle de Joseph, emmi les garçons.
Encore qu'i^ ne raisonnât pas plus sottement qu'uil autre, /
il était si peu capable d'écouter et de se payer des choses
qu'il n'entendait guère, il marquait si peu de goût pour les
enseignements, que je m'en étonnais, moi qui y mordais
assez Iranchement quand je venais à bout de tenir
mon corps tranquille et de rasseoir mes esprits grouil-
lants.
Brulette Ten grondait quelquefois, mais n'en tirait rien
que des larmes de dépit : — Je n'en suis pas plus mécréant
qu'un autre, disait-il, et je ne songe point à oô'enser Dieu ;
mais les mots ne se mettent point en ordre dans ma souve-
nance ; je n'y peux rien.
— Si fait, disait la petite, qui, déjà, avait avec lui le ton et
Fusage du commandement : si tu voulais bien 1 Tu peux
ce que tu veux; mais tu laisses courir ton idée sur toute
autre chose, et monsieur l'abbé a bien raison de t'appeler
Joseph le distrait.
— Qu'il m'appelle comme il voudra, répondait Joseph,
fc'esl un mot que je n'entends point.
Mais nous l'entendions bien, nous autres, et l'expliquions
en notre langage d'enfants, en l'appelant Jos^^ Véhervigi^y
d'où le nom lui resta, è son grand déplaisir.
1 Littéralement Vétwméy celai «pi écarqaille les yenx. '
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LES MAITRES SONNEURS 9
Joseph était un enfant triste, d'une chéiive corporence et
d'un caractère tourné en dedïins. Il ne quittait jamais Bru-
lette et lui était fort soumis : elle le disait, nonobstant,
têtu comme un mouton et le réprimandait à chaque mo-
ment. Mais encore qu'elle ne me fît pas grand reproche de
mai fainéantise^ j'aurais souhaité qu'elle s'occupât de moi
aussi souvent que de lui.
Malgré cette jalousie qu'il me donnait, j'avais pour lui plus
d'égards que pour mes autres camarades, parce qu'il était
des plus faibles et moi des plus forts. D'ailleurs, si je ne
l'avais soutenu, Brulette m'en aurait beaucoup blAmé ; et
quand je lui disais qu'elle l'aimait plus que moi qui étais son
parent :
— Ce n'est point à cause de lui, disait-elle, c'est à cause
de sa mère' que j'aime plus que vous deux. S'il prenait du
mal , je n'oserais point rentrer à la maison ; et comme il
ne pense jamais à ce qu'il fait, elle m'a tant enchargée de
penser pour deux, que je tâche de n'y point manquer.
J'entends souvent dire aux bourgeois : J'ai fait mes études
avec un tel; c'est mon camarade do collège. Nous autres
paysans, qui n'allions pas même à l'école dans mon jeune
temps, nous disons : J'ai été au catéchisme avec un tel, c'est
mon camarade de communion. C'est de là que commencent
les grandes amitiés de jeunesse, et quelquefois aussi des
haïtiens qui durent toute la vie. Aux champs, au travail,
dans les fêtes, on se voit, on se parle, on se prend, on se
quitte; mais, au catéchisme, qui dure un an' et souvent
deux, faut se supporter ou s'entr'aider cinq ou six heures
par jour. Nous partions en bande, le matin, à travers les
prés et les pâtureaux, par les traquettes, par les échaliers,
par les traînes, et nous revenions, le soir, pa^ où il plaisait
à Dieu; car nous profitions de la liberté pour courir de tous
côtés comme des oiseaux folâtres. Ceux qui se plaisaient en-
semble ne se quittaient guère, ceux qui n'étaient point gen-
tils allaient seuls ou s'entendaient ensombleupour faire des
malices et des peurs aux autres.
Joseph avait sa manière, qui n'était ni terrible ni sour-
noise, mais qui n'était pas non plus bien aimable. Je ne me
i.
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10 LES MAITRES SONNEURS
souviens point de Tavoir jamais vu bien réjoui, ni bien
épeuré, ni bien content, ni bien fâché d'aucune chose qui
nous arrivait. Dans les batailles, il ne se mettait point de
côté et recevait les coups sans savoir les rendre, mais sans
faire aucune plainte. On eût dit qu'il ne les sentait pas.
Quand on s'arrêtait pour quelque amusette, il s'en allait
seoir ou coucher à trois ou quatre pas des autres, et ne di-
sant mot, répondant hors de propos, il avait Tair d'écouter
ou de regarder quelque chose que les autres ne saisissaient
point : c'est pourquoi il passait pour être de ceux qui voient
lèvent, Brulette, qui connaissait sa lubie et qui ne' voulait
pas s'expliquer là*dessuç, l'appelait quelquefois sans qu'il
lui répondît. Alors elle se mettait à chanter, et c'était la ma-
nière certaine de le réveiller, comme quand on siffle pour
dérouter ceux qui ronflent.
Voi» dire pourquoi je me pris d'attache pour un ca-
marade si peu jovial, je ne saurais, car j'étais tout son
contraire. Je ne me pouvais point passer de compagnie et
j'allais toujours écoutant et observant les autres, me plaisant
à discourir et à questionner, m'ennuyant seul et cherchant
la gaieté et l'amitié. C'est peut-être à cause de ça que, plai-
gnant ce garçon sérieux et renfermé, je m'accoutumais à
imiter Brulette, qui toujours le secouait et, par là, lui rendait
plus d'ofûce qu'elle n'en recevait, et supportait son humeur
plus qu'elle ne la gouvernait. En paroles, elle était bien la
maîtresse avec lui, mais comme il ne savait suivre aucun
commandement, c'était elle, et c'était moi par contre-coup,
qui étions à sa suite et patientions avec lui.
Enfin, le jour de la première communion arriva, et, en
revenant de la messe, j'avais fait si ferme propos de ne me
point laisser ^lier à mes vacarmes, que je suivis Brulette
chez son grand-père, comme le plus raisonnable exemple
qui me pût retenir.
Tandis qu'elle allait, par commandement de la Mariton,
tirer le lait de sa chèvre, nous étions restés, Joseph et moi,
dans la chambre où mon vieux oncle causait avec sa voi-
sine.
Nous étions occupés à regarder les images de dévotion
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LES MAITRES SONNEURS 11
que le curé nous avaif données en souvenir du sacrement,
ou, pour mieux dire, je les regardais seul, car Joseph son-
geait d'autre chose, et les maniait sans les voir. Or, on ne
faisait plus attention à nous, et la Mariton disait à son vieux
voisin, à propos de notre première communion :
— Voilà une grande affaire gagnée, et, à cette heure, je
pourrai louer mon gars. C'est ce qui me décide à faire ce
queje vousaidit.
Et comme mon oncle secouait la tête tristement, elle
reprit :
— Écoutez une chose, voisin. Mon Joset n'a point d'esprit.
Oh ça, tant pis, je le sais bien; il tient de défunt son pauvre
cher homme de père, qui n'avait pas deux idées par chaque
semaine, et qui n'en a pas moins été un homme de bien et
de conduite. Mais c^est tout de même une infirmité que d'a-
voir si peu de suite dans le raisonnement, et quand, par
malheur avec ça, on tombe dans le mariôge avec une tête
folle, tout va au plus mal en peu de temps; C'est pourquoi
je m'avise, à mesure que mon garçon grandit par les jam-
bes, que^ce n'est point sa cervelle qui le nourrira, et que^ si
je lui laissais quelques écus, je mourrais plus tranquille.
Vous savez le bien que fait une petite épargne. Dans nos
pauvres ménages, ça sauve. touU Je n'ai; jamais pu rien
mettre de côté, et il faut croire que je ne suis plus assez
jeune pour plaire, puisque je ne trouve point h me rema-
rier. Eh bien, s'il en est ainsi, la volonté de Dieu se fasse!
Je suis toujours assez jeune pour travailler, et puisque m^
voilà, apprenez, mon voisin, qu« ^aubergiste de Saint-
Chartier cherche une servante ; il paye un bon gage, trente
écus par an I et il y a les profits, qui montent environ à la
moitié. Avec ça, forte et réveillée comme je me sens d'être,
en dix années, j'aurai fait fortune, je me serai donné de
l'aise pour mes vieux jours, et j'en pourrai laisser à ^on
pauvre enfant. Qu'est-ce que vous en dites?
Le père Brufet pensa un peu et ré'pondit :
-^ Vous dvez tort, ma voisine ; vrai, vous avez tort I
La Mariton songea aussi un peu, et, comprenant bien
ridée du vieux :
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12 LES MAITRES SONNEURS
— Sans doute, sans doute, dit-elle/ Une femme, dans une
auberge de campagne, est exposée au blâme; et quand
même elle se comporte sagement, on n y croit point. Pas
vrai, voilà ce que vous dites? Eh bien, que voulez-vous?
Ça m'ôtera tout à fait la chance de me remarier; mais ce
qu'on souffre pour ses enfants, on ne le regrette point, et
mêmement on se réjouit quasiment des peines.
— C'est qu'il y a pis que des peines, dit mon oncle , il y a
des hontes, et ça retombe sur les enfants.
La Mariton soupira :
— Oui, dit-elle, on est journellement exposée à des af-
fronts dans ces maisons-là ; il faut toujours se garer, se dé
fendre... Si on se fâche trop et que ça repousse la pratique,
les maîtres ne sont point contents.
— Mêmement, dit le vieux, il y en a qui cherchent des
femmes de bonne mine et de belle humeur comme vous
pour achalander leur cave, et il ne faut quelquefois qu'une
servante bien hardie pour qu'un aubergiste fasse de meil-
leures affaires que son voisin.
— Savoir I reprit la voisine. On peut être gaie, accorte et
preste à servir le monde, sans se laisser offenser...
— On est toujours offensée en mauvaises paroles, dit le
père Brulet, et ça doit coûter gros à une honnête femme de
s'habituer à ces manières- là. Songez donc comme votre
fils en sera mortifié, quand, par rencontre, il entendra sur
quel ton les rouliers et les colporteurs plaisanteront avec sa
mèrel *
— Par bonheur quMl est si simple !... répondit la Mariton
en regardant Joseph.
Je le regardai aussi, et m'étonnai qu'il n'entendît rien du
discours que sa mère ne tenait point à voix si basse que je
n'eusse ramassé le tout; et .j'en augurai qu'il écoutait gros,
coi^me nous disions dans ce temps-là, pour signifier une
personne dure de ses oreilles.
Il se leva bientôt et s'en fut joindre Brulette en sa petite
bergerie, qui n'était qu'un pauvre hangar en planches rem-
bourrées de paille, où elle tenait un lot d'une douzaine de
bêtes.
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LES MAITRES SONNEURS 13
Il s'y jeta sur les bourrées, et comme je l'avais suivi, par
crainte d'être jugé curieux si je restais sans lui à la maison,
je vis qu'il pleurait en dedans, encore que ses yeux n'eus-
sent point de larmes.
— Est-ce que tu dors, Joset, lui dit Brulelte, que te voilà
couché comme une ouaille malade? Allons, donne-moi ces
fagots où te voilà étendu, que je fasse manger la feuille à
mes moulons.
El ce faisant, elle se prit à chanter; mais tout doucette-
ment, car il ne convient guère de brailler un jour de pre-
mière communion.
Il me parut que son chant faisait sur Joseph l'effet accou-
tumé de le retirer de ses songes; il se leva et s'en fut, et
Bruletle me dit :
— Qu'est-ce qu'il a? je le trouve plus sot que d'accoutu-
mance.
— Je crois bien, lui répondis-je, qu'il a fini par entendre
qu'il va être loué et quitter sa mère.
— Il s'y attendait bien, reprit Brulette. N'est-ce pas dans
l'ordre, qu'il entre en condition, sitôt le sacrement reçu? Si
je n'avais le bonheur d'être seule enfant à mon grand-père,
il me faudrait bien aussi quitter la maison et gagner ma vie
chez les autres.
Brulette ne me parut pas avoir grand regret de se séparer
de Joseph ; mais quand je lui eus dit que la Mariton allait ce
louer aussi et demeurer loin d'elle, elle se prit à sangloter
et, courant la trouver, elle lui dit en lui jetant ses bras au
cou : — Est-ce vrai, ma mignonne, que vous me voulez
quitter ?
— Qui t'a dit cela? répondit la Mariton : ce n'est point
encore décidé.
— Si fait, s'écria Brulette, vous l'avez dit et me le voulez
tenir caché.
— Puisqu'il y a des gars curieux qui ne savent point re-
tenir leur langue, dit la voisine en me regardant, il faut
donc que je te le confesse. Oui, ma fille, il faut que tu t'y
soumettes comme un enfant courageux et raisonnable qui
a donné aujourd'hui son âme au bon Dieu.
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14 LES MAITRES SONNEURS
—Comment, mon papa, dit Brulette à son grand-père,
vous êtes consentant de la laisser partir î qui est-ce qui aura
donc soin de vous ?
— Toi, ma fille, répondit la Mariton. Te voilà assez grande
pour suivre ton devoir. Écoute-moi, et vous aussi, mon
voisin, car voilà la chose que je ne vous ai point dite...
Et, pn^nant la petite sur ses genoux, tandis que j'étais
dans les jambes de mon oncle (son air chagrin m*ayant at-
tiré à lui), la Mariton continua à raisonner pour Tun et pour
l'autre.
— Il y a longtemps , dit-elle, que, sans l'amitié que je
vous devais, j'aurais eu tout profit à vous payer pension
pour mon Joseph, que vous m'auriez gardé, tandis que
j'aurais amassé, en surplus, quelque chose au service des
autres. Mais je me suis sentie engagée à t'élever, jusqu'à ce
jour, ma Brulette, parce que tu étais la plus jeune, et parce
qu'une fille a besoin plus longtemps d'une mère qu'un gar-
çon. Je n'aurais point eu le cœur de te laisser avant le temps
où tu te pouvais passer de moi. Mais voilà que le temps est
venu, et si quelque chose le doit reconsoler de me perdre,
c'est que tu vas te sentir utile à ton graïid-père. Je t'ai ap-
pris le ménagement d'une famille et tout ce qu'une bonne
fille doit savoir pour le service de ses parents et de sa mai-^
son. Tu t'y emploieras pour l'amour de moi et pour faire
honneur à l'instruction que je t'ai donnée. Ce sera ma con-^
solatioB et ma fierté d*entendre dire à tout le monde que
ma Brulette soigne dévotieusemeiit son grand-père et gou-
reme son avoir comme ferait une petite femme. Allons,
. prends courage et ne me retire pas le peu qui m'en reste, car
si lu aà de la peine pour cette départie, j'en ai encore plus
que toi. Songe que je quitte aussi le père Brulet, qui était
pour moi le meilleur des amis, et mon pauvre Joilset, qui va
trouver sa mère et votre maison bien à dire. Mais puisque
«'est par le commandement de mon devoir, tu ne m'^n
voudrais point détourner,
Brulette pleura encore jusqu^au soir, et fut hors d'état
d'aider la Mariton en quoi que ce soit; mais, quand elle la
vit cacher ses larmes tout en préparant le souper, elle se
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LES MAITRES SONNEURS 15
jeta encore à son cou, lui jura d'observer ses paroles, et se'
' mil k travailler aussi d'un grand courage.
On m'envoya quérir Joseph qui oubliait, non pour la pn>
mière fois ni pour la dernière, l'heure de rentrer et de faire
comme les autres.
Je le trouvai en un coin, songeant tout àeul et regardant
la terre, comme si ses yeux y eussent voulu prendre racine.*
Contre sa coutume, il se laissa arracher quelques paroles où
je vis plus de mécontentement que de regret. Il ne s'éton-
nait point d'entrer en service, sachant bien qu'il était en
âge et ne pouvait faire autrement ; mais , sans marquer
qu'il eût entendu les desseins do sa mère, il se plaignit de^
n'être aimé de personne, et de n'être estimé capable d'au-
cun bon travail.
Je ne le pus faire expliquer davantage, et, durant la veil-
lée, où je fus retenu pour faire mes prières avec Brulelte et*
lui, il parut bouder, tandis que Brulette redoublait de soras'
et de caresses pour tout son monde.
Joseph fut loué an-domaine de l'Aulnières, chez le père
Michel, en office de bouaron.
La Mariton entra comme servante à l'auberge du Bœuf
couronné, chez Benoît, de Saint-Chartier.
Brulette resta auprès de son grand-père, et moi chez mes
parents qui, ayant un peu de bien, ne me trouvèrent pas de
trop pour les aider à le cultiver.
Mon jour de première communion m'avait beaucoup
secoué les esprits. J'y avais fait de gros efforts pour me ran-
ger à la raison qui convenait à mon âge, et le temps du ca-
téchisme avec Brulette m'avait changé aussi. Son idée se
trouvait toujours mêlée, je ne sais comment, avec celle
que je voulais donner au bon Dieu, et, tout en mûrissant à
. la sagesse dans ma conduite, je sentais ma tête s'en aller
en des foliotés d'amour, qui n'étaient point encore de l'âge
de ma cousine, et qui, mêmement pour le mien , devan-
çaient un peu trop la bonne saison.
Dans ce temps-là, mon père m'emmena à la foire d'Or-
vai, du côté de Saint-Amand, pour vendre une jument pou-
linière, et, pour la première fois de ma vie, je fus trois
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16. LES MAITRES SONNEURS
jours absent de la maison. Ma mère avait observé que je
n'avais pas tant de sommeil et d'appétit qu'il m'en fallait
pour soutenir mon croît, lequel était plus hâtif qu'il n'est
d'habitude en nos pays, et mon père pensait qu'un peu d'a-
musement me serait bon. Mais je n'en pris pas tant, à voir
du monde et des endroits nouveaux , comme j'en aurais eu
six mois auparavant. J'avais comme une languition sotte
qui me faisait regarder toutes les filles sans oser leur dire
un mçt; et puis, je songeais à Brulette, que je m'imaginais
pouvoir épouser, par la seule raison que c'était la seule
qui ne me fît point peur, et je ruminais le compte de ses
années et des miennes, ce qui ne faisait pas marcher le
temps plus vite que le bon Di^u ne l'avait réglé à son
horloge.
Comme je revenais en croupe derrière mon père, sur une
autre jument que nous avions achetée à la foire , nous fîmes
rencontre, en uii chemin creux, d'un homme entre les deux
âges qui conduisait une petite charrette, très-chargée de
mobilier, laquelle, n'étant traînée que d'un âne, restait em-
bourbée et ne pouvait faire un pas de plus. L'homme était
en train d'allégir le poids, en posant sur le chemin une par-
tie de son chargement, ce que voyant mou père :
— Descends, me dit-il, et secourons le prochain dans
l'embarras.
L'homme nous remercia de notre offre, et comme parlant
à sa charrette :
— Allons, petite, éveille-toi, dit-il; j'aime autant que tu
ne risques point de verser.
Alors, je vis se lever, de dessus un matelas, une jolie fille
qui me parut avoir quinze ou seize ans, à première vue,
et qui demanda, en se frottant les yeux , ce qu'il y avait de
nouveau.
— Il y a que le chemin est mauvais, ma fille, dit le père
en la prenant dans ses bras ; viens, et ne te mets point les
pieds dans l'eau ; car vous saurez, dit-il à mon père, qu'elle
est malade de fièvre pour avoir poussé trop vite en hau-
teur; voyez quelle grande vigne folle , pour une enfant
d'onze ans et demi !
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LES MAITRES SONNEURS 17
— Vrai Dieu, dit mon père, voilà un beau brin de fille,
et jolio comme un jour, encore que la fièvre Tait blêmie.
Mais ça passera, et avec un peu de nourriture, ça ne sera
pas d'une mauvaise défaite.
Mon père, parlant ainsi, avait la tête encore remplie du
langage des maquignons en foire. Mais, voyant que la
jeune fille avait laissé ses sabots sur la charrette, et qu'il
n'était point aisé de les y retrouver, il m'appela, disant :
— Tiens, toi I tu es bien assez fort pour tenir cette petite
un moment.
Et, la mettant dans mes bras, il attela notre jument à la
place de l'âne bourdi, et sortit la charrette de ce mauvais
pas. Mais il y en avait un second , que mon père connais-
sait pour avoir suivi plusieurs fois le chemin, et, me faisant
appel de continuer, il marcha en avant avec l'autre paysan
qui tirait son âne par les oreilles.
Je portais donc cette grande fillette et la regardais avec
étonnement, car si elle avait la tête de plus que Brulelte, on
voyait bien, à sa figure, qu'elle n'était pas plus vieille.
Elle était blanche et menue comme un flambeau de cire
vierge, et ses cheveux noirs, débordant d'un petit bonnet
en mode étrangère, qui s'était dérangé dans son sommeil,
mô tombaient sur la poitrine et me pendaient quasiment jus-
qu'aux genoux. Je n'avais jamais rien vu de si bien achevé
que son visage pâle, ses yeux bleu-clair, bordés de soies
très-épaisses, son air doux et fatigué, et mêmement un
signe tout à fait noir qu'elle avait au coin de la bouche et
qui rendait sa beauté très-étrange et difficile à oublier.
Elle semblait si jeune que mon cœur ne me disait rien à
côté du sien, et ce n'était peut-être pas tant son manque
d'années que la langueur de sa maladie qui mêla faisait pa-
raître si enfant. Je ne lui parlais point, et marchais toujours
sans la trouver lourde, mais ayant du plaisir à la regarder,
comme on en sent devant toute chose belle, que ce soit fille
ou femme, fleur ou fruit.
Gomme nous approchions de la seconde gâne, où son père
et le mien recommençaient, l'un à tirer son cheval, l'autre à "
pousses sa roue, la fillette me parla en un langage qui me fit
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IS LES MAITRES SONNEURS
rire, vu que je n'en comprenais pas un mot. Elle
de mon étonnement, et, me parlant alors comme n
Ions :
— Ne vous ruinez pas le corps à me porter, dii
marcherai bien sans sabots : j'y suis aussi habituée
autres.
— Oui, mais vous êtes malade, que je lui répondis
porterais bien quatre comme tous. Mais de quel pa
vous donc, que v^us parliez si drôlement tout à The
— Dé quel pays! dit-elle. Je né suis pas d'un pays,
des bois, voilà tout. Et vous, de quel pays que v(
donc?
— Oh ! ma fine, si vous êtes des bois, je suis des b
je lui répondis en riant.
J'allais cependant la questionner davantage quand s
vint me la reprendre.
— Allons, fit-il, après avoir donné une poignée d
à mon père, en vous remerciant, mes braves gens,
petite, embrasse donc ce bon garçon qui t'a portée t
une châsse.
La fillette ne se fit point prier; elle n'était pas encoi
l'âge de la honte, et, n'y entendant pas malice, elle n
sait point de façons. Elle m'embrassa sur les deux joi
me disant :
— Merci à vous, mon beau serviteur. Et, passai
bras de son père , elle fut remise sur son matelas ei
pressée de reprendre son somme, sans aucun souci c
hots et des aventures du chemin.
— Encore adieu ! nous dit son père, qui me prit le
pour me replacer en croupe sur la jument. Un beau gi
fît-il à mon père, en me regardant, et aussi avancé
l'âge que vous dites qu'il a, que ma petite dans le sie]
— Il se sent bien aussi un peu d'en être malade, ré|
mon père ; mais, le bon Dieu aidant, le travail guérira
Excusez-nous si nous prenons les devants, nous allon
et voulons arriver chez nous devant la nuit.
Là-dessus, mon père talonna notre monture, qui p
trot, et moi, me retournant, je vis que l'homme à la
dby Google
LES MAITRES SONNEURS 19
rette coupait sur la droite et s'en allait à rencontre de nous*
Je pensai bientôt à autre chose, mais Brulette m'étant re-
venue dans la tête, je songeai aux francs baisers que m'a-
vait donnés cette petite fille étrangère, et me demandai
pourquoi Brulette répondait par des tapes à ceux que je lui
voulais prendre ; et, comme la route était longue et que je
m'étais levé avant jour, je m'endormais derrière mon
père, mêlant, je ne sais comment, les figures de ces deux
fillettes dans ma tête eml^rouillée de fatigue.
Mon père me pinçait pour me réveiller, car il me sentait
lui peser sur les épaules et craignait de me voir tomber. Je
lui demandai qui étaient ces gens que nous avions ren-
contrés.
— Qui î fit-il, en se moquant de mes esprits alourdis ;
nous avons rencontré plus de cinq cents mondes depuis ce
matin.
— Cet âne et cette charrette ?
— Ah bon ! dit-il. Ma foi , je n'en sais rien, je n'ai pas
songé à m'en enquérir. Ça doit être des Marchois ou des
Champenois, car ça a un accent étranger ; mais j'étais si
occupé de voir si cette jument a un bon coup de collier, que
je ne me suis point intéressé à autre chose. De vrai, elle tire
bien et n'est pbint rétive à la peine ; je crois qu'elle fera un
bon service et que décidément je ne l'ai point surpayée.
Depuis ce temps-là (le voyage m'avait sans doute été bon],
je pris le dessus et commençai à avoir goût au travail;
mon père m'ayant donné le soin de la jument, et puiscefui
du jardin, enfin celui du pré, je trouvai, petit à petit, de
l'agrément à bêcher, planter et récolter.
Mon père était veuf depuis longtemps et se montrait dé-
sireux de me mettre en jouissance de l'héritage que ma
mère m'avait laissé. Il m'intéressait donc à tous nos petits
profits et ne souhaitait rien tant que de me voir devenir
bon cultivateur.
Il ne fut pas longtemps sans reconnaître que je mordais
à belles dents dans ce pain-là, car si la jeunesse a besoin
d'un grand courage pour se priver de plaisir au profit des
autres, il ne lui en faut guère pour se ranger à ses propres
y Google
9Q LES MAITRES SONNEURS
intérêts, surtout quand ils sont mis en commun avf
bonne famille, bien honnête dans les partages et bien
cord dans le travail.
Je restai bien un peu curieux de causette et d'amus
le dimanche ; mais on ne me le reprochait point à la
son, parce que j'étais bon ouvrier tout h fait le long
semaine; et^ à ce métier-là, je pris belle santé et bell
meur, avec un peu plus de raison dans la tête que j<
avais annoncé au commencement-^J'oubliai les fumée
mour, car rien ne rend si tranquille comme de suei
la pioche, du lever au coucher du soleil ; et quand vi
nuit, ceux qui ont eu affaire à la terre grasse et lour
chez nous, (jui est là plus rude maîtresse qu'il y ait, r
musent pas tant à penser qu'à dormir pour recomm
le lendemain.
C'est de cette manière que j'attrapai tout douce
l'âge où il m'était permis de songer, non plus aux p
filles, mais aux grandes; et, de même qu'aux pre
éveils de mon goût, je retrouvai encore ma cousine
lette plantée dans mon inclination avant toutes les a
Restée seule Avec son grand-père, Brulette avait fc
son mieux pour devancçr les années par sa raison e
courage. Mais il y a des enfants qui naissent avec le d<
le destin d'être toujours gâtés.
Le logement de la Mariton avait été loué à la mèr«
mouche, de Vieilleville, qui n'était point à son aise
se^dépêcha de servir les Brulet comme si elle eût été à
gages, espérant par là être écoutée quand elle rerac
rait ne pouvoir payer les dix écus de sa locature. C
qui arriva, et Brulette, se voyant aidée, devancée et t
en toutes choses par cette voisine, prit le temps et l'a
pousser en esprit et en beauté, sans se trop fouler l'âi
le corps.
Denxtènic veillée.
La petite Brulette était donc devenue la belle Bri
dont il était déjà grandement.parlé dans le pays, po
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LES MAITRES SONNEURS 21
que, de mémoire d'homme, on n'avait vu plus jolie fille,
des yeux plus beaux, une plus fme taille, des cheveux d'un
or plus doux avec une joue plus rose; la main comme un
satin, et le pied mignon comme celui d'une demoiselle.
Tout ça vous dit assez que ma cousine ne travaillait pas
beaucoup, ne sortait guère par les mauvais temps, avait
soin de s'ombrager du soleil, ne lavait giière de lessives et
ne faisait point œuvre de ses quatre membres pour la fa-
tigue.
Vous croiriez peut-être qu'elle était paresseuse? Point.
Elle faisait toutes choses dont elle ne se pouvait dispenser,
tout à fait vite et tout à fait bien. Elle avait trop de raison-
nement pour laisser perdre le bon ordre et la propreté dans
son logis et pour ne point prévenir et soigner son grand-
père comme elle le devait. D'ailleurs, elle aimait trop la
braverie pour n'avoir pas toujours quelque ouvrage dans
les mains : mais d'ouvrage fatigant, elle n'en avait jamais
ouï parler. L'occasion n'y était point, et on ne saurait dire
qu'il y eût de sa faute.
Il y a des -familles où la peine vient toute seule avertir la
jeunesse qu'il n'est pas tant question de s'amuser en ce bas
monde, que de gagner son pain en compagnie de ses pA)-
ches. Mais, dans le petit logis au père Brulet, il n'y avait
que peu à faire pour joindre les deux bouts. Le vieux n'a-
vait encore que la septantaine, et, bon ouvrier, très-adroit
pour travailler la pierre (ce qui, vous le savez, est une
grande science dans nos pays), fidèle à l'ouvrage et vive-
ment requis d'un chacun, il gagnait joliment sa vie, et,
grâce à ce qu'il était veuf et sans autre charge que sîa pe-
tite-fille, il pouvait faire un peu d'épargne pour le cas où
il serait arrêté par quelque maladie ou accident. Son bon-
heur voulut qu'il se maintînt en bonne santé, en sorte que,
sans connaître la richesse, il ne connaissait point la gêne.
Bfon père disait pourtant que nptre cousine Brulette ai-
mait trop la lienaiseté, voulant faire entendre par là qu'elle
aurait peut-être à en rabattre quand viendrait l'heure de*
s^établir. Il convenait avec moi qu'elle était aussi aimable
et gentille en son parler qu'en sa personne; mais il ne
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82 LES MAITRES SONNEURS
m'encourageait point du tout à faire brigue de mariagrc au-
tour d'elle. Il la trouvait trop pauvre pour être si demoi-
selle, et répétait souvent qu'il fallait, en ménage, ou une
iille très-riche, ou une fllle très-courageuse. « J'aimerais au-
tant l'une que l'autre à première vue, disait-il, et peut-être
qu'à la seconde vue, je me déciderais pour le courage en-
core plus que pour l'argent. Mais Bruletle n'a pas assez de
l'un ni de l'autre pour tenter un homme sage. »
Je voyais bien que mon père avait raison ; mais les beaux
yeux et Jes douces paroles de ma cousine avaient encore
plus raison que lui avec moi et avec tous les autres jeunes
gens qui la recherchaient : car vous pensez bien que je
n'étais pas le seul, et que, dès l'âge de quinze ans, elle se
vit entourée de marjolets (Jf ma sorte, qu'elle savait retenir
et gouverner comme son esprit l'y avait portée de bonne
heure. On peut dire qu'elle était née fière et connaissait
son prix, avant que les compliments lui en eussent donné
la mesure* Aussi aimait-elle la louange et la soumission
de tout le monde. Elle ne souffrait point qu'on fût hardi
avec elle, mais elle souffrait bien qu'on y fût craintif, et
j'étais, comme bien d'autres, attaché à elle par une forte
envie de lui plaire, en même temps que dépité de m'y
trouver en trop grande compagnie.
Nous étions deux, pourtant, qui avions permission de lui
parler d'un peu plus près, de lui donner du toi^ et de la
suivre jusqu'en sa maison quand elle revenait avec nous do
la messe ou de la danse. C'était Joseph Picot et moi; mais
nous n'en étions pas plus avancés pour ça, et peut-être
que, sans nous le dire, nous nous en prenions l'un à
l'autre.
Joseph était toujours à la métairie de l'Aulnières, à une
demi-lieue de chez Brulet et moitié demi-lieue de chez moi.
Il avait passé laboureur, et sans être beau garçon, il pou-
vait le paraître aux yeux qui ne répugnent point aux figures
tristes. Il avait la mine jaune et maigre, et ses cheveux
' bruns, qui lui tombaient à plat sur le front et au long des
joues, le rendaient encore plus chétif dans-son apparence. Il
n'était cependant ni mal fait, ni malgracieux de son corps, •
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LES MAITRES SONNEURS 23
et je trouvais, dans sa mâchoire sèchement coudée, quel-
que chose que j'ai toujours observé être contraire à la fai-
blesse. On le jugeait malade parca qu'il se mouvait lente-
ment et n'avait aucune gaieté de jeunesse ; mais, le voyant
très-souvent, je savais qu'il était ainsi de sa nature et ne
souffrait d'aucun mal.
C'était pourtant un ouvrier très-médiocre à la terre, pas
très-soigneux aux bestiaux, et d'un caractère qui n'avait rien
d'aimable.
Son gage était le plus bas qu'on puisse payer d^s un do-
maine à un valet de charrue, et encore s'étonnait-on que .
son mattre le voulût bien garder si longtemps, car il ne
savait rien faire prospérer aux champs ni à l'étable. Même-
ment, quand on l'en reprenait, jj avait un air de dépit si
farouche qu'on ne savait que penser. Mais le père Miche]
assurait qu'il n'avait jamais fait aucune mauvaise réponse,
et il aimait mieux ceux qui se sournettent sans rien dire,
môme en faisant la grimace, que ceux qui flattent et qui
trompent en cfiressant.
Sa grande fidélité et le mépris qu'en toutes choses il
marquait pour les acUons injustes, le faisaient donc estimer
de son maître, lequel disait encore de lui que c'était grand
dommage devoir un garçon si honnête et si sage, avoir les
bras si mois et le cœur si inditTérent à son ouvrage. Mais
tel qu'il était, il le gardait par habitude, et aussi par consi-
dération pour le père Brulet qui était un de ses amis très-
ancien.
Dans ce que je viens de vous dire de lui, vous ne voyez
point qu'ildût plaire aux filles. Aussi ne le regardaient -elles
que pour s'étonner seulement de ne jamais rencontrer ses
yeux, qui étaient grands et clairs comme ceux d'une chouette
et semblaient ne lui servir de rien.
Et cependant, j'étais toujours jaloux de lui, parce que
Brulette lui marquait toujours une attention qu'elle n'avait
pour personne et qu'elle m'obligeait d'avoir aussi. Elle ne
le taboulait plus et marquait de vouloir accepter son hu-
meur telle que Dieu l'avait tournée, sans se fâcher ni s'in-
quiéter de rien. Ainsi, elle lui passait de manquer de ga-
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21 LES MAITRES SONNEURS
lanterie, et mêmement de politesse, elle qui en exigeait
tant de la part des autres. Il pouvait faire mille sottises,
^ comme de s'asseoir sur la chaise qu'elle quittait et de la
laisser en chercher une autre ; de ne point lui ramas-
ser ses pelotes de laine ou de fil' quand elles venaient à
choir; de lui couper la parole, ou de casser quelque épe-
lette ou ustensile à son usage : et jamais elle ne lui disait
un mot d'impatience, tandis qu'elle me grondait et me
plaisantait s'il m'arrivait d'en faire seulement le quart.
Et puisf elle prenait soin de lui comme s'il eût été son
- frère. Elle avait toujours un morceau de viande en réserve,
quand il venait la voir, et, soit qu^il eût faim ou non, le lui
faisait manger, disant qu'il avait besoin de se nourrir le
sang et de se renforcer l'esjtomac. Elle avait l'œil à ses har-
des ni plus ni moins que la Mariton, et môinemenl s'en-
. chargeait de les renouveler, disant que la mère n'avait
point le temps de coudre et de tailler. Et enfin, elle menait
souvent pâturer ses bêles du côté où il travaillait, et causait
avec lui, encore qu'il causât bien peu et bien mal quand il
s'y essayait.
Et en outre, elle ne souffrait point qu'on fît mépris ou
moquerie de son air triste ou de sa figure ébervigée. Elle
répondait à toutes les critiques qu'on en voulait faire, en
disant qu'il n'avait pas une bonne santé, qu'il n'était pas
plus sot que les autres, que s'il ne parlait mie, il n'en pen-
sait pas moins ; enfin qu'il valait mieux se taire que de par-
ler pour ne rien dire.
J'avais quelquefois bonne envie de la contrecarrer, mais
elle m'arrêtait vite, en disant :
— Il faut, Tiennet, que tu aies bien mauvais cœur d'a-
bandonner ce pauvre gars à la risée des autres, eu lieu de
le défendre quand on lui fait de la peine. Je t'aurais cru
meilleur parent pour moi.
Alors, je faisais sa volonté et défendais Joseph, ne voyant
cependant pas quelle maladie ou quelle affliction il pouvait
avoir, à moins que la défiance et la paresse ne fussent in -
firmités de nature, coqime possible était, encore qu'il me
parût au pouvoir de l'homme de s'en guérir.
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LES MAITRES SONNEURS 25
De son côté, Joseph, sans me marquer d'aversion, me
regardait aussi froidement que le reste du monde, et ne me
témoignait point tenir compte de l'assistance qu'il recevait
de moi en toute rencontre; et, soit qu'il fût épris deBrulette
comme les autres, soit qu'il ne le fût que de lui-môme, sou-
riait d'une étrange manière et prenait quasiment un air de
mépris pour moi quand elle me donnait la plus petite mar-
que d'amitié.
Un jour qu'il avait poussé la chose jusqu'à lever les
épaules, je résolus d'en avoir explication avec lui, aussi
doucement que possible, pour ne point fâcher ma cousine,
mais assez franchement pour^ui faire sentir qu'étant souf-
fert par moi auprès d'elle avec tant de patience, il devait
m'y souffrir avec le même égard j mais, comme il y avait
d'autres amoureux de Brulelte autour de nous, je remis
mon dessein à la prjp.mière occasion où je le trouverais seul,
et, à cette fin, j'allai, au lendemain, le joindre en un champ
où il travaillait.
Je fus étonné de l'y trouver justement en compagnie de
Br4iletle, qui était assise sur les racines d'un gros arhre, au
revers du fossé où il était censé couper de l'épine pour faire
des bouchures. Mais il ne coupait rien du tout, et, pour tou
travail, cbapusait quelque chose qu'il mit vitement dans sa
poche dès qu'il me vit, fermant son couteau et s'accotant
de causer, comme si j'eusse été son maître le prenant en
faute, ou comme s'il élait on train de dire à ma cousine de
choses bien secrètes où je le venais déranger.
J'en fus si troublé et fâché que j'allais me retirer sans
rien dire, quand Brulette m'arrêta, et, se remettant à filer,
car elle aussi avait mis de côté son ouvrage en causant avec
lui, me dit de m'asseoir auprès d'elle.
Il me parut que c'était une avance pour endormir mon
dépit et je m'y refusai, disant que le temps n'engageait
guère à s'arrêter dans les fossés. De vrai, il faisait, sinon
froid, du moins très-humide; le dégel rendait les eaux
troubles et les herbes fangeuses. Il y avait encore de la neige
dans les sillons, et le vent était désagréable. Il fallait, à mon
sens, que Brulette trouvât Joseph bien intéressant pour me-
« ,- Digitizedby VjOOQLC
26 LES MAITRES SONNEURS
ner ses ouailles dehors ce jour-là, elle qui les faisait si sou-
vent et si volontiers garder par sa voisine.
— Joset, dit Druietle, voilà notre ami Tiennet qui boude,
parce qu'il voit que nous avons un secret tous les deux. Ne
veux-tu point que je lui en fasse part? Son conseil n'y gâ-
terait rien, et il te dirait ce qu'il pense de ton idée.
— Lui? dit Joseph, qui recommença à lever les épaules
comme il avait fait la veille.
— Est-K^e que le dos te démange quand tu me vois? lui
dis-je un peu émalicé. Je te pourrais bien gralter d'une ma-
nière qui t'en guérirait une bonne fois.
Il me regarda en dessous^ comme prêt à mordre; mais
Brulette lui toucha doucement Tépaule du bout de sa que-
nouille, et, rappelant ainsi à elle, lui parla dans Toreille :
— Non, non, répondit-il, sans prendre lajpeine de me ca-
cher sa réponse. Tiennet n'est bon à rien pour me conseil-
ter; il n'y connaît pas plus que ta chèvre; et si tu lui dis la
moindre chose, je ne to dirai plus rion. Là-dessus, il ra-
massa sa tranche et sa serpe et s'en alla travailler plus
loin.
— Allons, dit Brulette en se levant pour rassembler ses
ouailles, le voilà encore mécontent; mais va, Tiennet, ra
n'est rien de sérieux, je connais sa fantaisie, il n'y a rien à
y faire, et le mieux, c'est de ne pas le tourmenter. C'est un
garçon qui a une petite folioté dans la tôle depuis qu'il est
au monde. Il ne sait ni ne peut s'en expliquer, et le mieux
est de le laisser tranquille ; car si on l'assassine de questions,
il se prend à pleurer et on lui fait de la peine pour rien.
— M'est avis pourtant, cousine, dis-je à Brulette, que tu
sais bien le confesser.
— J'ai eu tort, répondit-elle. Je pensais qu'il avait une
plus grosso peine. Celle qu'il a te ferait rire si je pouvais te
la raconter; mais puisqu'il ne veut la dire qu'à moi, n'y pen-
sons plus.
— Si c'est peu de chose, lui diâ-je encore, lu n'eri pren-
dras peut-être plus tant de souci*
— Tu trouves donc que j'en prends trop ? dit-elle. Est-ce
que je ne dois pas ra à la femme qui l'a mis au monde
•Digitized
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LES MAITRES SONNEURS 27
et qui m'a élevée avec plus de soins et de caresses que son
propre enfant?
— Voilà une bonne raison, Brulette. Si c'est la Mari ton
que tu aimes dans son fils, à la bonne heure; mais, alors, je
souhaiterais d'avoir la Mariton pour ma mère : ça me vau-
drait encore mieux que d'être ton cousin.
— Laisse donc dire clés sottises comme ça à mes autres
galants, répondit Brulette en rougissant un peu; car aucun
•compliment ne l'avait jamais fâchée, encore qu'elle se don-
nât l'air d'en rire. ,
Et, comme nous sortions du champ, vis-à-vis de ma
maison, elle y entra avec moi pour dire bonjour à ma
sœur.
Mais ma sœur était sortie et, à cause de ses moutons qui
étaient sur le chemin, Brulette ne la voulut pas attendre.
Pour la retenir un peu, j'inventai de lui retirer ses sabots
pour en ôter les galoches de neige et les embraiser; et, la
tenant ainsi par les pattes, puisqu'elle fut obligée de s'ass^eoir
en m'attendant, j'essayai de lui dire, mieux que je n'avais
encore osé le faire, l'ennui que l'amour d'elle m'avait
amassé sur le cœur .
Mais voyez le d jji'ble ! jamais je ne pus trouver le fin mot
decediscours-là.J'aurais bien lâché le second et le troisième,
mais le premier ne put sortir. J'en avais la sueur au front.
La fillette aurait bien pu m'aider, si elle l'eût voulu, car elle
connaissait l'adr de ma chanson; d'autres le lui avaient déjà
seriné ; mais, avec elle, il fallait de la patience et du mena--
gement, et encore que je ne fusse point tout à fait nouveau
dans les discours de galanterie, ce que j'en avais échangé
avec d'autres moins difficiles que Brulette, à seules fins de
m'enhardir, ne m'avait rien enseigné de bon à dire à une
jeunesse de grand prix comme était ma cousine.
Tout ce que je sus faire fut de revenir sur la critique de
son favori Joset. Elle en rit d'abord, et peu à peu, voyant
que j'en voulais faire un blâme sérieux, elle prit un air plus
sérieux encore. — Laissons ce pauvre malheureux tranquille,
dit-elle : il est assez à plaindre.
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28 LES MAITRES SONNEURS
— Mais en quoi, et pourtïuoi? Est-il poitrinaire ou enragé,
que tu crains qu'on y touche?
— Il est pis que ça, répondit Brulette, il est égoïste.
Égoïste était un mot de monsieur le curé, que Brulette
avait retenu et qui n'était point usité chez nous de mon
temps. Comme Brulette avait une grande mémoire, elle di-
sait comme cela quelquefois des paroles que j'aurais pu re-
tenir aussi, mais que je ne retenais point, et partant, n'en-
tendais point.
J'eus la mauvaise honte de ne pas oser lui en demander
l'explication et d'avoir l'air de m'en payer. Je m'imaginai
d'ailleurs que c'était une maladie mortelle que Joseph avait,
et qu'une si grande disgrâce condamnait toutes mes injus-
tices. Je demandai pardon à Brulette de l'avoir tourmentée,
igoutant :
— Si j'avais su plus tôt ce que tu me dis, je n'aurais eu ni
fiel ni rancune contre ce pauvre garçon.
— Comment ne t'en es-tu jamais aperçu? reprit-elle. Ne
voisrtu pas comme il se laisse prévenir et obliger, sans avoir
jamais l'idée d'en faire un uemercîment; comme le moindre
oubli l'offense, comme la moindre plaisanterie le choque,
comme il boude et souffre à toute chose qui ne serait point
remarquée d'un autre , et comme il faut ^ujours mettre du
sien dans l'amitié qu'on a pour lui, sans qu'il comprenne
que ce n'est point son dû, mais le rendu qu'on fait à Dieu,
pour l'amour du prochain?
— C'est donc l'efifet de sa maladie? dis-je, un peu intrigué
d es explications de Brulette.
— N'est-ce point la pire qu'on puisse avoir dans le cœur?
répondit-elle.
—Et sa mère sait-elle qu'il a comme ça dans le cœur une
maladie sans remède ?
— Elle s'en doute bien, mais \^ comprends que je ne lui
en parle point , de crainte de l'affliger.
— Et n'a-t-on point tenté quelque chose pour sa gué-
rison?
— J'y ai fait et j'y ferai encore mon possible, répondit-
elle, continuant un propos où l'on ne s'entendait pas du.
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LES MAITRES SONNEURS ^
tout ; mais je crois que mes ménagements augmentent! on
mai.
■— Il est bien vrai, ajoutai-je, après avoir réfléchi, que ce
garçon a toujours eu, dans son air, quelque chose de sin-
gulier. Ma grand'mère, qui est morte, et tu sais qu'elle se
piquait de connaissances sur l'avenir, disait qu'il avait le
malheur écrit sur la ûgure, et qu'il était condamné à vivre
dans les peines, ou à mourir dans la fleur de ses ans, à,
cause d'une ligne qu'il avait dans le front; et, depuis ce
temps-là, je te confesse que quand Joset se chagrine, je
crois voir cette ligne de disgrâce, encore que je ne sache
point où ma grand'mère la voyait. Alors, j'ai comme peur
de lui, ou plutôt de son destin, et je me sens porté à lui épar-
gner tout reproche et tout malaise, comme à quelqu'un qui
n'a pas longtemps à'jouir de la vie.
— Bah ! répondit Brulette en riant , voilà les rêveries de
ma grand'tante ; je me les rappelle bien. Ne t'a-t-elle point
dit aussi que les yeux clairs, comme sont ceux de Joseph ,
voient les esprits et toutes choses cachées ? Mais moi, je n'en
crois rien , nofi plus qu'au danger de mort pour lui. On vit
longtemps avec l'esprit fait comme il l'a ; on se soulage en
tourmentant les autres, et on peut bien les enterrer tous, en
les menaçant à toute heure de se laisser mourir.
Je n'y comprenais plus rien, et j'allais questionner encore,
quand Brulette me redemanda ses chaussures où elle fourra
lestement ses pieds, bien que les sabots fussent si petits que
je n'avais pas pu y fourrer ma main. Alors, rappelant
son chien et retroussant sa jupe , elle me laissa tout sou-
cieux et tout ébahi de ce qu'elle m'avait conté, et aussi peu
avancé avec elle que le premier jour.
Le dimanclie ensuivant, comme elle partait pour la messe
de Saint-Chartier, où elle allait plus volontiers qu'à celle de
notre paroisse, à cause que l'on dansait sur la place entre
la messe et lés vêpres, je lui demandai de l'accompagner.
. — Non , me dit-elle, j y vas avec mon grand-père, et il
n'aime pas à me voir suivie sur les chemins par un tas de
galants.
— Je ne suis point un tas de galants, lui dis-je, je^
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ao LES MAITRES SONNEURS
suis ton cousin, et jamais mon oncle ne m*a ôté de son
chemin.
—Eh bien, reprit-elle, ôte-toi du mien, pour aujourd'hui
seulement ; mon père et moi nous voulons causer avec Jo-
set, qui est là dans la maison et qui doit nous suivre à la.
messe.
— C'est donc qu'il vient vous demander en mariage, et
que vous êtes bien aise de l'écouter?
— Est-ce que tu es fou, Tiennet ? Après ce que je Tai dit
de Joset?
— Tu m'as dit qu'il avait une maladie qui le ferait vivre
plus longtemps qu'un autre, et je ne vois pas en quoi ça
pout me tranquilliser.
— Te tranquilliser de quoi? 6t Brulette. étonnée. Quelle
maladie? Où as-tu égaré tes esprits? Allons, je crois que
tous les hommes sont fous I
Et, prenant le bras.de son grand-père qui venait à e41e
avec Joseph, elle partit légère comme un duvet et gaie
comme une fauvette, tandis que mon brave homme d'on-
cle, qui ne voyait rien au-dessus d'elle, souriait aux passant»
et avait l'air de leur dire : « Ce n'est pas vous qui avez une
fille pareille à montrer I »
Je les suivis de loin pour voir si Joseph se familiariserait
avec elle en chemin, s'il lui prendrait le bras, si le vieux les
laisserait aller ensemble. Il n'en fut rien. Joseph marcha
tout le temps à la gauche de mon oncle, tandis que Brulette
marchait à droite, et ils avaient l'air de causer sérieuse-
ment.
A la sortie de la messe, je demandai à Brulette de danser
avec moi. — Oh I tu t'y prends bien tard, me dit-elle, j'ai
promis au moins quinze bourrées, et il faudra que tu re-
viennes vers l'heure de vêpres.
Ce n'était pas Joseph qui, dans cette affaire-là, pouvait
me donner du dépit, c^r il ne dansait jamais, et, pour m'ô-
tor cehii de voir Brulette entourée de ses autres amoureux,
je suivis Joseph à l'auberge du Bœuf eourannéy où il allait
voir sa mère et où je voulais tuer le temps avec quelque»
amis.
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LES MAITRES SONNEURS 31
J'étais un peu fréquenlier du cabaret, comme je vous ai
dit : non à cause de la bouteille, qui ne m'a jamais mis hors
de sens, mais pour l'amour de la compagnie, de la causette
et de la chanson. J'y trouvai plusieurs garçons et filles de
connaissance avec lesquels je m'attablai, tandis que Joseph
s*assit dans un coin, ne buvant goutte, ne disant mot, et se
tenant là pour contenter sa mère, qui, tout en allant et ve-
nant,-était bien aise de le voir et-de lui dire uïi mot par-ci,
par-là. Je ne sais point si Joseph eût pensé à l'aider dans la
peine qu'elle- avait à servir tant de monde ; mais Benoît
n'eût point souffert qu^un garçon si distrait tournât et virât
dans ses éciielles et dans ses bouteilles.
Vous n'êtes pas sans avoir entendu parler de défunt Be-
noît. C'était un gros homme de haute mine, un peu rude en
paroles, maïs bon vivant et beau diseur dans l'occasion. Il
était assez juste pour faire de la Mariton l'estimé qu'ail de-
vait, car c'était, à vrai dire^ la reine des servantes, et jamais
sa maison n'avait été mieux achalandée que depuis qu'elle y
régnait.
La chose que le pèreBrulet avait annoncée à cetje femme
n'était cependant point arrivée. Le danger de son état l'avait
guérie de la coquetterie, et elle faisait respecter sa personne
aussi bien que la propriété de son bourgeois. Pour le vrai,
c'était, avant tout, pour son fils qu'elle avait rangé son idée
à un travail çt à une prudence plus sévères que son naturel
ne s'y portait de lui-même. C'était une si bonne mère en
cela, qu'au lieu de perdre de l'estime, elle s'en était attirée
ilavantage depuis qu'elle était servante de cabaret ; et c'est
là une chose qui ne se voit point souvent dans nos campa-
gnes, ni ailleurs, que j'aie ouï dire.
En voyant Joseph plus blême et plus soucieux encore que
d'habitude, je ne sais comment ce que ma grand'mère m'a-
vait dit de lui, joint à la maladie, singulière dans mon idée,
que lui imputait Brulette, me frappa l'esprit et me toucha le
cœur. Sans doute il me gardait rancune de quelque parole
«lure qui m'était échappée. Je souhaitai la lui faire oublier,
cl, le forçant avenir s'asseoir à notre tablée, je m'imaginai
de le griser un peu par surprise, pensant, comme tous ceux
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3â LES MAITRES SONNEURS
de mon âge, qu'une petite fumée de vin blanc dans les es
prits est souveraine pour dissiper la tristesse.
Joseph, qui était peu attentionné aux actions d'autour do
lui, laissa remplir son verre et pousser son coude si souvent,
que tout autre en aurait senti l'effet. Pour ceux qui l'inci —
taientà boire, et qui payèrent d'exemple sans réflexion, il
y en eut bien vite trop; et, pour moi, qui voulais garder
mes jambes pour la danse, je m'arrêtai d'abord que je sen-
tis qu'il y en avait assez. Joseph tomba dans une .grande
contemplation, appuya ses deux coudes sur la table et ne ^
parut pas plus lourd ni plus léger qu auparavant.
• On ne faisait plus attention à lui ; chacun riait ou jacas-
sait pour son compte, et l'on se mit à chanter, comme on
chante quand on a bu, ch&cun dans son ton et dans sa me-
sure, une tablée disant son refrain à côté d'une autre ta-
blée qui dit le sien, et tout ça ensemble, faisant un sabbat
de fous à casser la tête, le tout pour se porter à rire et à crier
d'autant plus qu'on ne s'entend pas.
Joseph resta là sans broncher, nous regardant, d'un air
étonné, un bon bout de temps. Puis il se leva et partit sans
rien dire.
Je pensai qu'il é^ait peut-être malade, et je le suivis.
Mais il marchait droit et vite, comme un homme que le vin
n'a point entamé, et il s'en alla si loin, si loin, en remon-
tant la côte au-dessus de la ville de Saint-Chartier, que je
le perdis de vue et revins sur mes pas afin de ne point man-
quer ma bourrée avec Brulette.
Elle dansait si joliment, ma Brulette , que toutun chacun la
mangeait des yeux. Elle était folle de la danse, de la toi-
lette et des compliments ; mais elle n'encourageait personne
à lui conter du sérieux, et quand les vêpres furent sonnées, '
elle s'en alla, sage et fière, à l'église, où elle priait bien un
peu, mais où elle n'oubliait guère que tous les regards
étaient braqués sur elle.
Moi, je songeai que je n'avais point payé ma dépense au
Bœuf couronné y et j'y retournai pour compter avec la Ma-
riton, laquelle en prit occasion de me demander par où son
garçon avait passé.
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LES MAITRES SONNEURS 33
— Vous Tavez fait boire, dit-elle, et ce n'est point sa
coutume. Vous devriez bien au moins ne pas le laisser cou-
rir seul. Un malheur vient si vite I
Troisi^nie veillce.
Je remontai la côte et pris le chemin que j'avais vu
prendre à Joseph. Je m'enquis de lui le long de la route et
n'en eus point nouvelles, sinon qu'on l'avait bien vu
passer, mai§ non revenir. Ça me mena jusqu'au droit de la
forêt, oîi j'allai questionner le forestier, dont la maison,
qui est une pièce fort ancienne, surmonte un grand mor-
ceau de brande couché en pente. C'est un endroit bien triste,
malgré qu'on y voie de loin, et où il ne pousse, à la lisière
des taillis de chêne, que de la fougère et des ajoncs.
Le garde forestier était, dans ce temps-là, Jarvois, mon
parrain, natif de Verneuil. Sitôt qu'il me vit, comme je
n'allais pas souvent me promener si loin, il me fit tant de
fête et d'amitié qu'il n'y eût pas moyen de s'en aller.
— Ton camarade Joseph est venu céans, il y a tantôt
une heure, me dit-il, pour nous demander si les charbonniers
étaient dans la forêt ; sans doute que son maître lui aura
commandé de s'en enquérir. Il n'était ni dérangé en paroles,
ni mal porté sur ses jambes, et il a monté jusqu'au gros
chêne. Tu n'as donc point à t'en inquiéter, et puisque te
voilà, il faut boire une bouteille avec moi et attendre que
ma femme revienne de quérir ses vaches, car elle serait
fâchée si tu partais sans l'avoir vue.
N'ayant plus sujet de me tourmenter, je restai chez mon
parrain jusque vers le coucher du soleil. C'était environ la
mi-février, et, voyant venir la nuit, je fis mes adieux et
pris le chemin d'en sus, afin de gagner Verneuil et de m'en
retourner tout droit chez nous par la roule aux Anglais,
sans repasser par Saint- Chartier où je n'avais plus que
faire.
Mon parrain m'expliqua un peu mon chemin, car je
n'avais traversé la forêt qu'une ou deux fois ep ma vie. Vous
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3« LES MAITRES SONNEURS
savez que, dans le pays d'ici, nous ne courons guère au
loin, surtout ceux de nous qui se donnent au travail de la
terre, et qui vivent autour des habitations comme des pous-
sins alentour de la mue.
Aussi, malgré que Ton m'avait bien averti, je donnai
trop sur ma gauche, et, au lieu de rencontrer la grande
allée de chênes, je me trouvai dans les bouleaux, à une
bonne demi-lieue du point que j'aurais dû gagner.
La nuit était tout à fait tombée et je n'y voyais plus
goutte, car, en ce temps, la forêt de Saint-Chartier était
encore une belle forêt, rapport non à son étendue, qui
n'a jamais été de conséquence, mais à l'âge des arbres, qui
-ne laissaient guère passer la clarté entre le ciel et la
terre.
Ce qu'elle y gagnait en verdeur et fierté, elle vous le fai-
sait payer du reste. Ce n'était que ronces et frétais, che-
mins défoncés et ravines d'une bourbe noire et légère, ou
Ton ne tirait pas trop la semelle, mais où l'on s'enfonçait jus-
qu'aux genoux quand on s'écartait un peu du tracé. Si
bien qujB, perdu sous la futaie, déchiré et embourbé dans
leséclaircies, je commençais à maugréer contre la mau-
vaise heure et le mauvais endroit.
Après avoir pataugé assez longtemps pour en avoir
chaud, malgré que la soirée fût bien fraîche, je me trouvai
dans des fougères sèches, si hautes, que j'en avais jusqu'au
menton, et en levant les yeux devant moi, je vis, dans le
gris de la nuit, comme une grosse masse noire au milieu
do la lande.
Je connus que ce devait être le chêne, et que j'étais arrivé
au fin bout de la forêt. Je n'avais jamais vu Parbre, mais
j'en avais ouï parler, pour ce qu'il était renommé un des
plus anciens du pays, et, par le dire des autres, je savais
comment il était fait. Vous n'êtes point sans l'avoir vu. C'est
un chêne bourru, étêté de jeunesse par quelque accident, et
qui a poussé en épaisseur ; son feuillage, tout desséché par
l'hiver, tenait encore dru, et il paraissait monter dans lé'ciel
comme une roche.
J'allais tirer tie ce côté- là, pensant que j'y trouverais la
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LES MAITRES SONNEORS 35
sente qui coupait le bois eu droite ligue, lorsque j'entendis
le son d'une musique, qui était approchant celui d'une cor-
nemuse, mais qui menait si grand bruit, qu'on eût dit d'un
tonnerre.
Ne me demandez point comment une chose qui aurait dû
me rassurer en me marquant le voisinage d'une personne
humaine, m'épeura comme un petit enfant. Il faut bien vous
dire que, malgré mes dix-neuf ans et une bonne paire de
poings que j'avais alors, du moment que je m'étais vu égaré
dans le bois, je m'étais senti mal tranquille. Ce n'est pas
pour quelques loups qui descendent, de temps en temps,
des grands bois de Saint-Aoust danç cette forêt-là, que j'au-
rais manqué de cœur, ni pour la rencontre de quelque chré-
tien malintentionné. J'élais enfroidi de cette sorte de crainte
qu'on ne peut pas s'expliquer à soi-même, parc« qu'on ne
-sait pas trop où en est la cause. La nuit, la brume d'hiver,
un tas de bruits qu'on entend dans les bois et qui sont autres
que ceux de la plaine, un las dé folles histoires qu'on a en-
tendu raconter, et qui vous reviennent dans la tête, enfin,
l'idée qu'on est esseulé loin de son endroit; il y a de quoi
vous troubler l'esprit quand on est jeune, voiré quand on
ne l'est plus.
Moquez-vous de moi si vous voulez. Cette musique, dans
un lieu si peu fréquenté, me parut endiablée. Elle chantait
trop fort pour être naturelle, et surtout elle chantait un air
si triste et si singulier, que ça ne ressemblait à aucun air
connu sur la terre chrétienne. Je doublai le pas, mais je
m'arrêtai, étonné d'un autre bruit. Tandis que la musique
braillait d'un côté, une clochette sonnait de l'autre, et ces
deux résonnances venaient sur moi, comme pour m'empê-
cher d'avancer ou de reculer.
Jeme jetai de côté en me baissant dans les fougères ; mais,
au mouvement qui s'ensuivit, quelque chose fit feu des qua-
tre pieds tout auprès de moi, et je vis un grand animal noir,
que je ne pus envisager, bondir, prendre sa course et dis-
paraître.
Tout aussitôt, de tous les points de la fougeraie, sautèrent,
coururent, trépignèrent une quantité d'animaux pareils, qui
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30 LES MAITRES SONNEURS
me parurent gagner tous vers la clochette et vers la musi-
que, lesquelles s'entendaient alors comme proclies Tune de
Tautre. Il y avait peut-être bien deux cents de ces bêtes,
mais j'en vis au moins trente raille, car la peur me galo-
pait rude, et je commençais à avoir des étincelles et des ta-
ches blanches dans la vue, comme la frayeur en donne à
ceux qui ne s'en défendent point.
Je ne sais par quelles jambes je fus porté auprès du chêne;
je ne sentais plus les miennes. Je me trouvai là, tout étonné
d'avoir fait ce bout de chemin comme un tourbillon de
vent, et, quand je repris mon souffle, je n*entendis plus
rien , au loin ni auprès ; je ne vis plus rien, ni sous l'arbre,
ni sur la fougeraie ; et je ne fus pas bien sûr de n'avoir
point rêvé un sabbat He musique folle et de mauvaises
bêles.
Je commençais à me ravoir et à regarder eu quel lieu j'é-
tais. La branchure du chêne couvre une grande place her-
bue, et il y faisait si noir que je ne voyais point mes pieds;
si bien que je me heurtai contre une grosse racine et tom-
bai les mains en avant, sur le corps d'un homme qui était
allongé là comme mort ou endormi. Jq ne sais point ce que
la peur me fit dire ou crier, mais ma voix fut reconnue, et
tout aussit(^t celle de Joset me répondit : — C'est donc toi,
Tiennet? Et qu'est-ce que tu viens faire ici à pareille
heure?
— Et toi-même, qu'y fais-tu, mon vieux? lui dis-je,
bien content et bien consolé de le troHverlà. Je t'ai cherché
tout le tantôt ; ta mère a été en peine de toi, et je te croyais
retourné vers elle depuis longtemps.
— J'avais affaire par ici, répondit-il, et, avant de m'en
aller, je me reposais là, voilà tout.
— Tu n'as donc pas peur de te trouver comme ça, de
nuit, dans un endroit si laid et si triste?
— Peur de quoi, et pourquoi, Tiennet? je ne t'entends
point!
J'eus honte de lui confesser combien j'avais été sot. Ce-
pendant, je me risquai à lui demander s'il n'avait pas vu
du monde et des bêtes dans la clairière.
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LES MAITRES SONNEURS 37
— Oui, oui, répondit-il ; j'ai vu beaucoup de bêtes, et du
monde aussi, mais tout ça n'est pas bien méchant, et nous
pouvons nous en aller tous deux sans que mal nous on
arrive.
Je m'imaginai, à sa voix, qu'il se gaussait un peu de ma
frayeur, et je quittai le chêne avec lui; mais quand nous
fûmes hors de son ombrage, il me sembla que Joset n'avait
ni sa taille ni sa figure des autres fois. Il me paraissait {)lus
grand, portant plus haut la tête, marchant d'un pas plus
vif, et parlant avec plus de hardiesse. Ça ne me rassura
point, car toutes sortes de folies me traversèrent la remom-
brance. Ce n'était point seulement par ma grand'mère que
je m'étais laissé conter que les gens qui ont la figure blan-
che, l'œil vert, l'humeur triste et la parole difficile à com-
prendre, sont portés à s'accointer avec les mauvais esprits,
et, en tout pays, les vieux arbres sont mal famés pour la
hantise des sorciers et dfis autres»
Je n'osai respirer tant que nous fûmes dans la fougeraie,
je m'attendais toujours à voir repasser ce qui m'était apparu
en songe de Tâme ou en vérité des sens. Tout resta tran-
quille, et il n'y eut d'autre bruit que celui des branches sè-
ches qui se cassaient à notre passage, ou d'un restant de
glace qui craquait sous nos pieds.
Joseph, marchant le premier, ne prit point la grande allée,
mais coupa à travers le fourré. On eût dit d'un lièvre au
fait de tous les recoins, et il me mena si vite au gué de l'Jgne-
raie, sans traverser le bourg des potiers, que je me^^rus ar-
rivé par enchantement. Là, il me quitta sans avoir desserré
les dents , sinon pour me dire qu'il voulait se faire voir à sa
mère, puisqu'elle était en peine de lui, et il reprit le chemin
de Saint-Chartier, tandis que je tranchais droit sur ma de-
meurance par les grands communaux.
Je ne me sentis pas plutôt dans le pays que je connais-
sais, que mon angoisse me quitta et que j'eus grande honte
de ne pas l'avoir surmontée. Sans doute, Joseph m'aurait
parlé des choses que je désirais savoir, si je l'eusse ques-
tionné; car, pour la première fois, il avait quitté son air en-
dormi, et je lui avais surpris, pour un moment, comme un
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38 LES MAITRES SONNEURS
rire dans la voix et comme une intention d'assistance dans
la conduite.
Pourtant, après que j'eus dormi sur l'aventure, mes sens
étant bien calmés, je m'assurai de n'avoir point rêvé ce qui
s'était passé dans la fougeraie, et je trouvais, dans la quié*
tise de Joseph, quelque chose de louche. Les bêtes que j'a-
rais vues là, en si grosse quantité^ n'étaient point d'une
présence ordinaire. Dans nos pays on n'a, par troupeaux,
que des ouailles, et ma vision était d'animaux d'une autre
eouleur et d'une autre mesure. Ce n'était ni chevaux, ni
bœufs^ ni moutons^ ni chèvres; et on ne souffrait, d'ail-
leurs, aucun bétail paître dans la forêt.
A l'heure où je vous parle, je trouve que j'étais bien sot.
Pourtant, il y a bien de l'inconnu dans les affaires de ce
monde où Thomme met le nez; à meilleure enseigne, dans
celles dont le bon Dieu s'est réservé le secret.
Tant il y a que je n'osai point questionner Joseph, car si
Ton peut être curieux des bonnes idées, on ne doit point
l'être des mauvaises, et mêmement, on répugne toujours à
se fourrer dans les affaires où l'on peut trouver plus qu'on
le cherche.
^hu^rième veiltée*
Une chose me donna encore plus à penser par la suite
des joujs. C'est que l'on s'aperçut à l'Aulnières que Joset
découchait de temps en temps.
On l'en plaisantait, s'imaginant qu'il avait une amourette :
maison eût beau le suivre et l'observer, jamais on ne le vit
s'approcher d'un lieu habité, ni rencontrer une personne
vivante. Il s'en allait à travers champs et gagnait le large,
si vite et si malignement, qu*il n'y avait aucun moyen de
surprendre son secret. Il revenait au petit jour et se trouvait
à son ouvrage comme les autres, et , au lieu de paraître
las, il paraissait plus léger et plus content qu'à son habi-
tude.
Cela fut observé par trois fois dans le courant de l'hiver»
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LES MAITRES SONNEURS 39
qui eut pourtant grande rigueur et longue durée cette an<-
née-là. Il n'y eût neige ou bise capable d'empêcher Joset de
courir de nuit, quand Theure était venue pour sa fantaisie.
On s'imagina aussi qu'il était de ceux qui marchent ou tra-
vaillent dans le sommeil ; mais, de tout cela, il n'était rien,
comme vous verrez.
Bïêmement, la nuit de Noël, commo Vérot le sabotier s'en
allait faire réveillon chez ses parents à l'Ourouer, il vit sous
forme Râteau, non pas le géant qu'on dit s'y promener sou-
.vent avec son râteau sur l'épaule, mais un grand homme
noir qui n'avait pas bonne mine et qui marmottait tout bas
quelque chose avec un autre homme moins grand et d'une
figure un peu plus chrétienne. Véret n'eut pas absolument
peur et passa assez près d'eux pour pouvoir écouter ce qu'ils
se disaient. Mais dès que les deux autres l'eurent vu, ils se
séparèrent; l'homme noir dévalla on ne sait où, et son ca-
marade, s'approchant de Véret , lui dit d'une voix qui lui
parut tout étranglée :
— Où vas-tu donc comme ra, Denis Véret?
Le sabotier commença de s étonner, et, sachant qu'on ne
doit point répondre aux choses de la nuit, surtout à côté des
mauvais arbres, il passa son chemin en détournant la tête;
mais il fut suivi de celui qu'il jugeait être un esprit, et qui
marchait derrière lui, mettant son pas dans le sien.
Quand ils furent en haut de la plaine, le poursuivant
tourna à main gauche, disant :
— Bonsoir, Denis Véret 1
Et ce ne fut que là que Véret reconnut Joseph- et se mo-
qua de lui-même, mais toutefois sans pouvoir s'imaginer
pour quel motif et en quelle société il s'était trouvé à l'orme,
entre une et deux heures du matin.
Quand cette dernière chose vint à ma connaissance, j'en
eus du regret et me (Is reproche de n'avoir point détourné
Joseph du mauvais chemin qu'il paraissait vouloir prendre.
Mais j'avais laissé passer tant de temps là-dessus, que je
n'osai y revenir. J'en parlai à Brulette, qui ne fit que s'en
moquer, d'où je commençai à croire qu'ils avaient une
amour cachée et que j'avais été pris pour dupe, ainsi que les
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40 LES MAITRES SONNEURS
gens qui voulaient y voir de la magie et n'y voyaient que
du feu.
J*en fus plus affligé que courroucé; Joseph si toqué et si
mou à Touvrage, rae paraissait pour Bruletttî une triste com-
pagnie et un pauvre soutien. Je pouvais bien lui dire que,
sans parler de moi, elle aurait pu faire un meilleur tri ; mais
je ne m'en sentais point le courage, craignant de la fôcher
et de perdre son amitié, qui me paraissait encore douce,
même sans le restant de ses bonnes grâces.
Un soir, revenant à mon logis, je trouvai Joseph assis au
bord de la fontaine qu'on appelle la font de Fond. Ma mai-
son, connue alors sous le nom de la croix de Par-Dieu,
parce qu'elle se trouvait bâtie auprès d'un carroir de che-
mins dont on a retranché depuis la moitié, donnait sur cette
grande pelouse fine que vous avez vue vendre et dépecer,
comme bien communal et terre vague, il n'y a pas long-
temps. C'est grand dommage pour le petit monde qui y
nourrissait ses bêtes et qui n'a pu y rien acheter. C'était
chemin et pâturage bien large, bien vert, et arrosé, à l'a-
venture, des belles eaux de la source, qui n'étaient point
Réglées et s'en allaient de ci et de là sur un herbage court,
tondu à toute heure par les troupeaux et réjouissant à voir
par son étendue.
Je me contentais de dire bonsoir à Joseph, quand il se
leva et se mit à marcher à mon côté, cherchant à avoir con-
versation avec moi, et paraissant si agité que j'en fus in-
quiet. —Qu'est-ce que tu as donc? lui dis-je enfin, voyant
qu'il parlait tout de travers et se tourmentait le corps de
soupirs et de contorsions comme s'il eût passé dans une
fourmilière.
— Tu me demandes ça? dit-il avec impatience. Ça ne te
fait donc rien? Tu es donc sourd?
— Qui? quoi? qu'est-ce que c'est? m'écriai-je, pensant
qu'il avait quelque vision, et ne me souciant pas d*en avoir
ma part.
Puis j'écoulai, et saisis tout au loin le son d'une musette
qui me parut n'avoir rien que de naturel.
— Eh bien, lui dis-je, c'est quelque cornemuseux qui re-
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LES MAITRES SONNEURS 41
vient d'une noce du côté de la Berthenoux? En quoi est-ce
queça tegône?
Joseph répondit d*un air assuré : — C'est la musette à
Carnat, mais ce n*est point lui qui en joue... C'est quelqu'un
qui est encore plus maladroit que lui!
— Maladroit? Tu trouves Carnat maladroit sur là mu-
sette?
— Maladroit de ses mains, non pas î^mais maladroit de
son idée, Tiennel ! Oh, le pauvre homme ! Il n'est pas digne
d'avoir le moyen d'une musette ! Et celui qui s'en essaye, à
cette heure, mériterait que le bon Dieu lui retire son vent
de la poitrine.
— Voilà des choses bien étranges que tu me dis, et je ne
sais point où tu les prends. Comment peux-tu connaître
que cette musette-là est celle à Carnat ? Il me semble, à
moi, que musette pour musette, ça braille toujours de la
même mode. J'entends biea que celle qui sonne là- bas n'est
pas soufflée comme il faut , et que l'air, est estropié un si
peu; mais ça ne me gêne point, car je n'en saurais pas faire
autant. Est-ce que tu^rois que tu ferais mieux?
— Je ne sais pas I mais, pour sûr, il y en a qui font mieux
que ce cornemuseux-là , et mieux que Carnat, sou maître.
Il y en a qui sont dans la vérité de la chose.
— Où les as-tu trouvés ? Où sont-ils, ces gens dont tu
parles?
— Je ne sais pas ; mais il y a quelque part une vérité,
c'est le tout de la rencontrer, puisqu'on n'a pas le temps et
le moyen de la chercher.
— C'est donc, Joset , que tu aurais ion idée tournée à la
rausiquerie? Voilà qui m'étonnerait bien. Je t'ai toujours
connu muet comme une tanche , ne retenant et ne rumi-
nant aucune chanson ; car, quand tu t'essayais sur le cha-
lumeau de paille , comme font beaucoup de pâtours, tu
changeais tous les airs que tu avais entendus, de telle ma-
nière qu'on ne les reconnaissait plus. De ce côté-lè, on te
jugeait encore plus innocent que tous les enfants innocents
qui s'imaginent de cornemuser sur les pipeaux; or, si tu dis
que Carnat ne te contente pas, lui qui fait danser si bien en
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42 LES MAITRES SONNEURS
mesure et qui mène ses doigts si subtilement, tu me donnes
encore plus à penser que tu n'as pas Toreille bonne.
— Oui, oui, répondit Joseph, lu as raison de me repren-
dre, car je dis des sottises, et je parle de ce que je ne sais
pas. Or donc, bonne nuit, Tiennet; oublie ce que je t'ai dit,
car ra n'est pas ce que j'aurais voulu dire ; mais j'y pen-
serai , pour tâcher de te le dire mieux une autre fois.
Et il s'en alla vitement, comme regrettant d'avoir parlé ;
mais Brulette, qui sî)rtait de chez nous avec ma sœur, l'ar-
rêta , le ramena vers moi, et nous dit : — Il est temps que
ces histoires-là finissent. Voilà ma cousine qui s'en est tant
laissé dire, qu'elle tient Joset pour un loup-garou, et il faut
s'expliquer, à la fin I .
— Qu'il soit donc fait selon ton vouloir, répondit Joseph,
car je suis fatigué de passer pour sorcier, et j'aime encore
mieux passer pour imbécile.
— Non, lu n'es ni imbécile ni fou, reprit Brulette, mais
tu es bien obstiné, mon pauvre Joset! Sache donc, Tiennet,
que ce gars-là n'a rien de mauvais dans la tête, sinon une
fantaisie de musique qui n'est pas si déraisonnable que dan-
gereuse.
— Alors, répondis-je, je comprends ce qu'il me disait
tout à l'heure; mais où diable a-t-il pris pareille idée?
— Un petit moment! reprit Brulette; ne le fâchons pas
injustement; ne te dépêche pas de dire qu'il est incapable
de musiquer; car tu penses peut-être, comme sa mère et
comme mon grand-père, qu'il a l'esprit bouché à cela,
comme autrefois au catéchisme. Moi, je dirai que c'est toi,
et mon grand-père, qt la bonne Mariton qui n'y connaissez
rien. Joseph ne peut chanter, non qu'il soit court d'haleine,
mais parce qu'il ne fait point de son gosier ce qu'il veut;
et comme il ne se contente point lui-même, il aime mieux
ne jamais faire usage de sa voix, qui. lui est rétive. Alors,
bien naturellement, il souhaite de musiquer sur un instru-
ment qui ait une voix en place de la sienne , et qui chante
tout ce qui vient dans son idée. C'est pour avoir toujours
manqué de cette voix d'emprunt, que notre gars a toujours
été triste, ou songeur, ou comme ravi en lui-même.
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LES MAITRTIS SONNEURS 43
— C'est tout justement comme elle te le diti m'obsorve
Joseph j qui paraissait soulagé d'entendre cette belle jeu-
nesse le débarrasser de ses pensées en les rendant com-
préhensibles pour moi. Mais ce qu'elle ne te dit point, c'est
qu'elle a une voix en ma place, et une voix si douce , si
claire, et qui dit si justement les choses entendues, que je
prenais déjà , étant petit enfant , mon plus grand plaisir à
récouler.
— Mais, poursuivit Brulette, nous avions bien quelquefois
maille à partir ensemble à ce sujet-là. J'aimais à imiter
toutes les petites filles de campagne, qui ont pour coutume,
en gardant leurs bêtes, de crier leurs chansons à pleine tête,
pour se faire entendre au loin; et comme en criant comme
ça, j'outrepassais ma force, je gâtais tout, et je faisais mal
aux oreilles de Joset. Et puis , quand je me suis rangée à
chanter raisonnablement, il s'est trouvé que j'avais si bonne
mémoire pour retenir toutes choses chantables , celles qui
contentent notre gars comme celles qui Tencolèrent , que
plus d'une fois je l'ai vu me brûler compagnie tout d'un
coup et s'en aller sans rien me dire, encore qu'il m'eût
priée de chanter. Pour ce qui est de ça, il n'est pas toujours
bien honnête ni gracieux ; mais comme c'est lui, j'en ris
au lieu de m'en fâcher. Je sais bien qu'il y reviendra, car
il n'a pas la souvenance certaine , et quand il a entendu
quelque chansonnette qu'il ne juge point trop laide, il ac-
court me la demander, et il est bien sûr de la trouver dans
ma tête.
J'observai à Brulette que Joseph n'ayant pas de souve-
nance, ne me paraissait point né pour cornemuser.
— Oh dame 1 c'est là qu'il faut encore retourner ton ju-
gement de l'envers à l'endroit , répondit-elle. Vois-tu, mon
pauvre Tiennet, ni toi ni moi ne connaissons la vérité de la
cho8e\ comme dit ce gars-là. Mais, à force de vivre avec ses
songeries, j'ai fini par comprendre ce qu'il ne sait pas ou
l^'ose pas dire. La vérité de la chose, c'est que Joset prétend
inventer lui-même sa musique., et qu'il Tinvente, de vrai,
W a réussi à se faire une flûte d'un roseau , et il chante là-
<iessus, je ne sais comment , car il n'a jamais voulu se
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H LES MAITRES SONNEURS
laisser ouïr de moi , ni de personne de chez nous. Quand il
voul flûter, il s'en va le dimanche, et mômement la nuit,
dans dt*s endroits non fréquentés où il flûte à sa guise; et
quand je lui demande de flûter pour moi, il me répond
qu'il ne sait pas encore ce qu'il veut savoir, et qu'il m'en
régalera quand ça en vaudra la peine. Voilée pourquoi , de-
puis qu'il a inventé ce flûteriot, il s'absente tous les diman-
ches, et quelquefois sur la semaine, pendant la nuit, quand
sa musique le tient trop fort.
Tu vois, Tiennet, que toutes ces affaires-là sont bien in-
nocentes ; mais c'est à présent qu'il faut nous expliquer tous
les trois, mes amis ; car voilà Joset qui se met dans la vo-
lonté d'employer son premier gage (ayant jusqu'à cette
heure tout donné en garde à sa mère) à faire achat, d'une
musette, et comme il dit qu'il est mince ouvrier, et que son
cœur voudrait retirer la Mariton de ses fatigues, il préten-
drait se faire cornemuseux de son état, parce que, de vrai,
on y gagne gros.
— L'idée serait bonne, dit ma sœur, qui nous écoutait,
si, pour de vrai, Joseph avait le talent ; mais, avant d'ache-
ter la musette, m'est avis qu'il faudrait s'assurer de la ma-
nière de s'en servir.
— Ça, c'est affaire de temps et de patience, dit Brulette ;
mais là n'est point l'empêchement. Est-ce que vous ne savez
pas que voilà, depuis un tour de temps, le garçon à Garaat
(^ui s'essaye aussi à cornemuser, à seules fins de garder au
pays la place de son père?
— Oui, oui, répondis-je, et je vois ce qui en résulte. Car-
nat est vieux, et on aurait pu avoir sa succession ; mais son
fils, qui la veut, la gardera, parce qu'il est riche et bien
appuyé dans le pays; tandis que toi, Joset, tu n'as encore ni
argent pour acheter ta musette, ni maître pour t'enseigner,
ni amis de ta musique pour te soutenir.
— G'estia vérité, répondit Joset tristement. Je n'ai encore
que mon idée, mon roseau et elle !
Ce disant , il désignait Brulette, qui lui prit la main bien
amiteusement en lui répondant: — Joset, je crois bien à
ce qui est dans la tête, mais je ne peux pas être assurée de
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' LES MAITRES SONNEURS 45.
ce qui en sortira. Vouloir et pouvoir sont deux ; songer et
flûter diffèrent grandement. Je sais que tu as dans les
oreilles, ou dans la cervelle, ou dans le cœur, une vraie
musique du bon Dieu, parce que j'ai vu ça dans tes yeux
quand j'étais petite, et que, plus d'une fois, me prenant sur
tes genoux, tu me disais d*un air charmé : — Écoute, ne
fais pas de bruit, et lâche de te souvenir. Alors, moi, j'é-
coutais bien fidèlement, et je n'entendais que le vent qui
causait dans les feuillages, ou Teau qui grelottait au long
des cailloux; mais toi, tu entendais autre chose, et tu en
étais si assuré, que je Tétais par contre.
Eh bien! mon garçon, conserve dans ton secret ces jo-
lies musiques qui té sont bonnes et douces ; mais n'essaye
point de faire le ménétrier, car il arrivera ceci ou cela : ou
tu ne pourras jamais faire dire à ta musette ce que Teau et
le vent te racontent dans l'oreille ; ou bien, si tu deviens
rousiqueux fin, les autres petits musiqueux du pays te cher-
cheront noise et t'empêcheront de pratiquer. Ils te voudront
mal et te causeront des peines, comme ils ont coutume de
faire, pour empêcher qu'on n'ait part à leurs profits et à
leur renom. Ils y mettent de l'intérêt et de la gloriole aussi.
Ils sont ici et aux alentours une douzaine, qui ne s'accor-
dent guère entre eux, mais qui s'entendent et se soutien-
nent pour ne point laisser jpousser de nouvelles graines sur
leurs terres. Ta mère, qui* entend causer les cornemuseux
le dimanche, car ils sont tous gens très-asséchés de soif et
GS[)ulumiers de boire bien avant dans la nuit après les danses,
est très-chagrinée de te voir penser à entrer dans une pa-
reille corporation. Ils sont rudes et méchants, el toujours
des premiers exposés dans les querelles et batteries. L'ha-
bitu4.e d'être en fête et chômage les rend ivrognes et dé-
pensiers. Enfin, c'est du monde qui ne te ressemble point,
et où tu te gâterais, selon elle. Selon moi, c'est du monde
jaloux et porté à la vengeance, qui l'écraserait l'esprit et
peut-être le corps. Par ainsi, Joset, je te prie de reculer au
moins ton dessein et d'ajourner ton envie, et mêmement d'y
renoncer tout à fait, si ça n'est pas trop demander à ton
amitié pour moi, pour ta mère et pour Tiennet.
s
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,46 LES MAITRES SONNEURS
Comme je soutenais les raisons deBruletto, qui me pa-
raissaient bonnes, Joset fut bien désolé ; mais il reprit cou-
rage et nous dit :
— Mes amis, je vous suis obligé de vos conseils, qui sont
dans l'intention de mes vrais intérêts, je le sais; mais je
vous prie de me donner encore liberté d'esprit pour un bout
de temps. Quand j'en serai venu où je crois arriver, je vous
prierai de m'entendre flûter ou cornemuser, s'il plaît à Dieu
que je puisse acheter une musette. Alors, si vous jugez que
^ je suis bon à quelque chose, ma musique vaudra la peine que
je m'en serve, et que je soutienne la guerre pour l'amour
d'elle. Sinon, je continuerai à piocher la terre, et à me di-
vertir le dimanche avec mon flûtage, sans en tirer profit ni
faire ombrage à personne. Promettez-moi ça, et je patien-
terai.
Nous lui en fîmes promesse pour le tranquilliser, car ii
paraissait plus choqué de nos craintes que touché de notre
intérêt. Je le regardais dans la nuit, qui était toute semée
d'étoiles, et le voyais d'autant mieux que la belle eau de la
fontaine était devant nous comme un miroir qui nous ren-
voyait à la figure la blancheur du ciel. J'observai ses yeux,
qui avaient la couleur de l'eau même et qui paraissaient
toujours regarder des choses que les autres ne voyaient
point.
Un mois environ après ce jour-là, Joseph me vint trouver
à la maison. — Le temps est arrivé, me dit-il avec un re-
gard net et une parole sûre, où je veux que les deux seules
personnes en qui j'ai confiance connaissent mon flûter. Jo
veux donc que Brulette vienne ici demain soir, parce que
nous y serons tranquilles tous les trois. Je sais que tes pa-
rents partent le matin pour aller en pèlerinage, rapport à la
fièvre de ton frère cadet ; tu seras donc seul dans ta mai-
son, qui est si bien éloignée dans la campagne que nous ne
risquons pas d'être entendus. J'ai averti Brulette, elle est
consentante à sortir du bourg à la nuit ; je l'attqndrai dans
le petit chemin, et nous viendrons ici te trouver sans que
personne s'en avise. Brulette compte sur toi pour ne jamais
parler de ra, et son grand-pèro, qui vent tout ce qu'elle
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LES MAITRES SONNEURS «f
souhaite, y est consentant aussi, moyennant la parole, que
j'ai donnée d'avance.
A l'heure dite, j'étais devant ma porte, ayant poussé tou-
tes les huisseries pour que les passants (s'il en passait) me
crussent couché ou absent, et j'attendais l'arrivée de Bru-
lette et de Joseph. On était alors au printemps, et, comme
il avait tonné dans le jour, le ciel était encore chargé de
nuages très-épais. Il faisait de bons coups de veut lit de
qui apportaient toutes les jolies senteurs du mois de mai.
J'écoutais les rossignols qui se répondaient dans la campa-
gne aussi loin que l'ouïe pouvait s étendre, et je me di-
sais que Joseph aurait grand' peine à flûter aussi ûnement.
Je regardais au loin toutes les petites clartés des maisons
s'éteindre une à une dans le bourg; et environ dix mi-
nutes après que la dernière fût soufflée, je vis arriver, tout
droit devant lïioi, le jeune couple que j'attendais. lis avaient
marché si doucement sur les herbes nouvelles , et si bien
côtoyé les grands buissons du chemin, que je ne les avais
vus ni entendus approcher. Je les fis entrer chez nous, où
j'avais allumé la lampe , et quand je les vis tous deux, elle
toujours si coquettement coitfée et si quiètement fière, lui
toujours si froid et si pensif, je me représentai mai deux
amoureux enflammés de tendresse.
Pendant que je causais un peu avec Bruletle pour lui
faire les honneurs de ma demeurance, qui était assez gen-
tille et dont j'aurais souhaité qu'elle prît envie, Joseph,
sans me rien dire, s'étais mis en devoir d'accommoder sa
flûte. Il trouva que le temps humide l'avait enrhumée, et
jeta une poignée de chènevottes dans Tâtre pour l'y ré-
chauffer. Quand les chènevottes s'enflammèrent, elles en-
voyèrent une grande clarlé à son visage penché vers le
foyer, et je lui trouvai un air si étrange que j'en fis tout
bas l'observation à Brulette.
— Vous aurez beau penser lui dis-je, qu'il ne se cache le
jour et ne court la nuit que pour flûter tout son soûl, je
sais, moi, qu'il y a en lui et autour de lui quelque secret
qa'il ne nous dit pas.
— Bah I fit-elle en riant, parce que Véret le sabotmr
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48 LES MAITRES SONNEURS
s'imagine de l'avoir vu avec un grand homme noir k
. l'orme Râteau ?
— Possible qu'il ait rêvé ra, répondis-je; mais moi, je
sais bien ce que j'ai vu et entendu à la forêt.
— Qu'est-ce que tu as vu, Tiennet? dit tout d'un coup
Joset, qui ne perdait rien de notre discours, encore que
nous eussions parlé bien bas. Qu'est-ce que tu as entendu ?
Tu as vu celui qui est mon ami, et que je ne peux te mon-
trer : mais ce que tu as entendu, tu vas l'entendre encore,
si la chose te plaît.
Là-dessus, il souffla dans sa flûte, l'œil tout en feu, et la
figure comme embrasée par une fièvre.
Ce qu'il flûta, ne me le demandez point. Je ne sais si le
diable y eût connu quelque chose; tant qu'à moi, je. n'y
connus rien, sinon qu'il me parut bien que c'était le même
air que j'avais ouï cornemuser dans la fougeraie. Mais
j'avais eu si belle peur dans ce moment-là, que je ne m'é-
tais point embarrassé d'écouter le tout; et, soit que la mu-
sique en fût longue, soit que Joseph y mît du sien, il ne
décota de flûterd'un gros quart d'heure, menant ses doigts
bien finement, ne désoufflant mie, et tirant si grande son-
nerie de son méchant roseau, que, dans des moments, on
eût dit trois cornemuses jouant ensemble. Par d'autres fois,
il faisait si doux qu'on entendait le grelet au dedans de la
maison et le rossignol au dehors; et quand Joset faisait
doux, je confesse que j'y prenais plaisir, bien que le tout
ensemble fût si mal ressemblant à ce que nous avons cou-
tume d'entendre que ça me représentait un sabbat de
fous.
— Ohl oh! que je lui dis quand il eut fini, voilà bien la
musique enragée ! Où diantre prends-tu tout ça? à quoi
que ça peut servir, et qu'est-ce que tu veux signifier par là?
Il ne me fit point réponse, et sembla même qu'il ne m'en-
tendait point. Il regardait Brulette qui s'était appuyée con-
tre une chaise et qui avait la figure tournée du côté du
mur.
Comme elle ne disait mot, Joset fut pris d'une flambée
de colère, soit contre elle, soit contre lui-même, et je le vis
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LES MAITRES SONNEURS 40
faire comme s'il voulait briser sa flûte entre ses mains ; mais,
au moment même, la belle fille regarda de son côté, et je
fus bien étonné de voir qu'elle avait des grosses larmes au
long des joues.
Alors Joseph courut auprès d'elle, et, lui prenant vive-
ment les mains : — Explique-toi, ma mignonne, dit-il, et
fais-moi connaître si c'est de compassion pour moi que tu
pleures, ou si c'est de contentement?
— Je ne sache point, répondit-elle, que le contentement
d'une chose comme ça puisse faire pleurer. Ne me demande
donc point si c'est que j'ai de l'aise ou du mal ; ce que je
sais, c'est que je ne m'en puis empêcher, voilà tout.
— Mais à quoi est-ce que tu as pensé, pendant ma flûte-
rie?dit Joseph en la fixant beaucoup.
— A tant de choses, que je ne saurais point t'en rendre
compte, répliqua Brulelte.
— Mais enfin, dis-en une, reprit-il sur un ton qui signi-
fiait de l'impatience et du commandement.
— Je n'ai pensé à rien , dit Bruletle; mais j'ai eu mille
ressouvenances du temps passé. Il ne me semblait point te
voir flûter, encore que je t'ouïsse bien clairement ; mais tu
me paraissais comme dans l'âge où nous demeurions en-
semble, et je me sentais comme portée avec loi par un
grand vent qui nous promenait tantôt sur les blés mûrs, tan-
tôt sur des herbes folles, tantôt sur les eaux courantes ; et je
voyais des prés, des bois, des fontaines, des pleins champs
de fleurs et des pleins ciels d'oiseaux qui passaient dans
les nuées. J'ai vu aussi, dans ma songerie, ta mère et mon
grand-père assis devant le feu, et causant de choses que je
n'entendais point, tandis que je te voyais à genoux dans un
coin, disant la prière, et que je me sentais comme endor-
mie dans mon petit lit. J'ai vu encore la terre couverte de
neige, et des saulnées remplies d'alouettes, et puis des
nuits remplies d'étoiles filantes, et nous les regardions, as-
sis tous deux sur un tertre, pendant que nos bêtes faisaient
le petit bruit de tondre l'herbe; enfin , j'ai vu tant de rêves
que c'est déjà embrouillé dans ma tête ; et si ça m'a donné
l'envie de pleurer, ce n'est point par chagrin, mais par une
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50 LES MAITRES SONNEURS
secousse de mes esprits que je ne veux point iîexpliquer du
tout.
— C'est bien ! dit Joset. Ce que j'ai songé, ce que j'ai vu
en Autant, tu Tas vu aussi! Merci, Brulettel Par loi, je sais
que je ne suis point fou et qu'il y a une vérité dans ce qu'on
entend comme dans ce qu'on voit. Oui, oui ! fit-il encore
en se promenant dans la chambre h grandes enjambées et
en élevant sa flûte au-Klossus de sa tête; ça parle, ce mé-
chant bout de roseau; ça dit ce qu'on pense; ça montre
comme avec les yeux ; ça raconte comme avec les mots ;
ça aime comme avec le cœur ; ça vit, ça existe! Et à pré-
sent, Joset le fou, Joset l'innocent, Joset l'él^ervigé, tu peux
bien retomber dans ton imbécillité; tu es aussi fort, aussi
savant, aussi heureux qu'un autre !
Disant cela, il ^'assit, sans plus faire attention à aucune
chose autour de lui.
Cinquième veillée.
Nous le dévisagions, Brulette et moi, car il n'était plus le
Joset que nous connaissions. Pour moi, il y avait quelque
chose dans tout cela qui me rappelait les histoires qu'on fait
chez nous sur les sonncurs-cornemuseux, lesquels passent
pour savoir endormir les plus mauvaises bêtes, et mener, à
nuitée, des bandes de loups par les chemins, comme d'autres
mèneraient des ouailles aux champs. Joset n'était point dans
une figure naturelle à ce moment-là, devant moi. De chélif
et pâlot, il paraissait grandi et amendé, comme je l'avais vu
dans la forêt. Il avait de la mine ; ses yeux étaient dans sa
tête comme deux rayons d'étoile, et quelqu'un qui l'aurait
jugé le plus beau garçon du monde ne se serait point trompé
sur le moment.
11 me paraissait aussi que Brulette en était charmée et
ensorcelée, puisqu'elle avait vu tant d'aftaires dans cette
flûterie pii je n'avais vu que du feu, et j'eus beau vouloir lui
représenter que Joset ne ferait jamais danser que le diable
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LES MAITRES SONNEURS 51
avec sa musique, elle ne m'écouta point, et le pria de ro-
coramenaT-
Il s'y porta bien volontiers, et reprit sur un air qui res-
semblait au premier, mais qui n*était pourtant pas le même;
d'où je vis que ses idées ne dift'éraient pas les unes des au-
tres pour le moment, et qu'il ne voulait en rien se ranger h
la mode du pays. En voyant comme Brulette écoutait et pa-
raissait goûter la chose, je fis un effort de ma tête pour la
goûter aussi, et il me parut que je m'accoutumais si bien
à cette nouvelle sorte de musique, que j'en étais mouvé
aussi au dedans de moi ; car il se fit aussi en moi une son-
gerie, et je crus voir Brulette dansant toute seule au clair
d'une belle lune, sous des buissons de blanche épne fleu-
rie, et secouant son tablier rose, comme prête à s'envoler.
Mais voilà que, tout d'un coup, il se fit, non loin de là,
comme une sonnerie de clochette, pareille à celle que j'avais
ouïe sur la fougeraie , et la flûterie de Joset s'arrêta comme
coupée net au beau mitant.
Je me réveillai alors de ma fantaisie, et m'assurai que la
clochette n'était point un rêve; que Joseph s'était interrompu
de flûler, qu'il se tenait debout, d'un air tout estomaqué, et
que Brulette le regardait, non moins étonnée que moi.
Alors toute ma peur me revint. — Joset, que je lui dis
sur uh ton de reproche, il y en a plus que tu n'en confesses \
Ce n'est pas tout seul que tu as appris ce que tu sais, et
voilà dehors un compagnon qui te répond malgré toi. Or
rà, donne-lui congé vitement, car je ne serais pas content
de ravoir en ma maison ; je t'y ai invité, et non point du
tout lui, ni aucun de sa séquelle. Qu'il s'en aille, ou je vas
lui chanter une antienne qui le fâchera bien.
Et disant cela, je pris à la cheminée un vieux fusil à mon
père, que je savais chargé de trois balles bénites, car la
grand'bête a toujours eu coutume de s'ébattre aux alen-
tours de la font de Fond, et encore que je ne l'eusse jamais
vue, j'étais toujours prêt à la recevoir,*sachant que mes pa-
rents la redoutaient grandement, et eu avaient été maintes
fois molestés.
Joset so prit à rire au lieu de me répondre, et appt^lant
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5*2 LES MAITRES SONNEURS
son chien, s'en alla ouvrir la porte. Mon chien, à moi, avait
suivi mes parents au pèlerinage; si bien que je ne pouvais^
pas m'assurer si c'était du vrai monde ou du mauvais qui
clochelait au dehors; car vous savez que les animaux et
particulièrement les chiens ont grande connaissance là-
dessus et jappent d'une façon qui le fait assavoir aux hu-
mains.
Il est bien vrai que Parpluche, le chien à Joset, au lieu de
s'enmalicer, avait couru le premier vers la porte, et qu'il
sauta dehors bien gaiement quand il la vit ouverte ; mais cette
bAte pouvait être charmée aussi, et, dans tout cela, je ne
voyais rien de bon.
Joset sortit, et le vent, qui était redevenu fort, repoussa
sitôt la porte entre lui et nous. Brulette, qui s'était levée
aussi, fit mine de la rouvrir pour voir ce que c'était; mais
je l'en empêchai vitement, lui remontrant qu'il y avait là-
dessous quelque mauvais secret, si bien qu'elle commença
aussi d'être épeurée et de regretter d'être venue là.
— N'ayez crainte, Brulette, que je lui dis ; je crois aux
méchants esprits, mais ne les redoute point. Ils né font de
mal qu'à ceux qui les recherchent, et tout ce qu'ils peuvent
sur les vrais chrétiens, c'est de leur donner frayeur ; mais
cette frayeur-là, on peut et on doit la combattre. 4'enez,
dites une prière ; moi, je garderai la porte, et je vous assure
que rien de nuisible n'entrera céans.
— Mais ce pauvre gars, répondit Brulette, s'il s'est rais
dans un mauvais chemin, ne faudrait-il pas tâcher de l'en
retirer?
Je lui fis signe d'avoir à se taire, et, planté derrière la
porte, avec mon fusil tout armé, j'écoutai de toutes mes
oreilles. Le vent soufflait fort, et la clochette ne s'entendait
plus que par moments et en paraissant s'éloigner. Brulette
se tenait au fond de la maison, moitié riant, moitié trem-
blant, car c'était une Glle sans grand souci, qui volontiers
se moquait du diable, et qui, pourtant, n'aurait point sou-
haité d'en faire la connaissance.
Tout à coup j'entendis, non loin de la porte, Josét qui
revenait, disant: — Oui, oui 1 sitôt la Saint-Jean qui vient I
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LES MAITRES S0NNE7URS 53
Merci à vous et au bon Dieu I II sera fait comme vous sou-
haitez, et vous en avez ma parole.
Comnïe il parlait du bon Dieu, je repris confiance, et,
ouvrant la porte un petit, j'avisai dehors, où je reconnus,
au moyen de la clarté qui sortait de la maison, Joset à côté
d'un homme bien vilain à voir, car il était noir de la tête
aux pieds, mêmeraent sa figure et ses, mains, et il avait,
derrière lui, deux grands chiens noirs comme lui, qui bati-
folaient avec celui de Joset. Et alors, il répondit avec ^ne
voix si forte que Brulette l'entendit et en trembla: a Adieu,
petit j et à revoir. Ici, Clairinî »
Il n'eut pas plutôt dit cela, que la clochette sauta et res-
sauta, et que je vis arriver sur lui un petit cheval maigre, tout
hérissonné, qui avait des yeux comme des charbons ardents,
et, au cou 9 une sonnette reluisante comme de l'or, a Va
rappeler ton monde ! • reprit le grand homme noir. Le petit
cheval s'en fut galopant, suivi des deux chiens, et le maî-
tre, donnant une poignée de main à Joseph, s'en fut aussi.
Joset rentra et refermçi la porte, me disant d'un air moqueur:
— Qu'est-ce que tu faisdonc là, Tiennet?
— Et toi, Joset, qu'est-ce que tu tiens là? que je répondis,
voyant qu'il avait sous le br^s un paquet emmaillotté d'une
toile noire.
— Ça? dit-il. C'est le bon Dieu qui me l'envoie à l'heure
dite! Viens, mon Tiennet, viens, ma Brulette; voyez, voyez
le beau présent du bon Dieu 1
— Le bon Dieu n'a pas des anges si noirs, et ne donne
rien aux mauvaises pratiques.
— Tais-toi donc, fit Brulette ; laissons-le s'expliquer.
Mais elle n'avait pas fini de dire ces trois mots, qu'il se fit,
sur le grand chemin herbu de la font de Fond, comme qui
eût dit à vingt pas de la maison, qui n'en était séparée que
par son jardin et sa chènevière, un sabbat enragé, comme si
deux cents hôtes folles galopaient à la fois. Et la clochette
clochait, les chiens jappaient, et la grosse voix de l'homme
noir criait : — Tôt! tôtl ci, cil à moi, Clairin, encore, en-
core! Il m'en faut encore trois! A toi. Louveteau, à toi, Sa-
tan!... vite, vite, en roule!
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54 LES 'MAITRES SONNEURS
Pour le coup, Brulelte eut si belle peur, qu'elle se recu'a
de Joseph et vint se mettre' à côté de moi, ce qui me bailla
grand courage; et reprenant mon fusil : — Je n'entends
pas, dis-je à Joseph, que Ion monde vienne se réjouira nui-
tée autour d'ici. Voilà Brulotte qui en a assez, et qui souhai-
terait bien d'être rendue chez elle. Or cà, finis ton charme ,
ou je vas donner la chasse à ton sabbat.
Joset m'arrêta comme je sortais. — Reste là, me dit-il,
et ng te mêle pas de ce qui ne te regarde point. Faire se pour-
rait que tu en eusses regret plus tard. Tiens-toi tranquille
et regarde ce que j'apporte; tu sauras ensuite ce qui en est.
Comme le vacarme s'en allait se perdant, je consentis à
regarder, d'autant que Bruletle était affolée de savoir ce qu'é-
tait ce paquet, et Joseph le défaisant, nous fit voir une mu-
sette si grande, si grosse, si belle, que c'était, de vrai, une
chose merveilleuse et telle que je n'en avais jamais vue.
Elle avait double bourdon, l'un desquels, ajusté de bout en
bout, était long de cinq pieds, et tout le bois de l'instrument,
qui était de cerisier noir, crevait lès yeux par la quantité
d'enjolivures de plomb, luisant comme de l'argent fin, qui
s'incrustaient sur toutes les jointures. Le sac à vent était
d'une belle peau, chaussée d'une taie d'indienne rayée bleu
et blanc ; et tout le travail était agencé d'une mode si sa-
vante, qu'il ne fallait que boufter bien petitement pour
enfler le tout et envoyer un son pareil à un tonnerre.
— Le sort en est donc jeté ? dit Brulette, que Joseph n'é-
coutait guère, tant il trouvait d'aise à démonter et à re-
monter toutes les pièces de sa musette; tu vas donc te faire
cornemuseux, Joset, sans égard pour les empêchements
qui s'y rencontrent, et pour le souci que ta mère en
prend ?
— Je serai cornerauseux, dit-il, quand je saurai corne-
rouser. D'ici-là, il poussera du blé sur la terre et il tombera
des feuilles dans les bois. Ne Wus inquiétons point de ce
qui sera, enfants! mais sachez ce qui est, et ne m'accusez
plus de faire marché avec le diable.
Celui qui vient de m'apporter cela n'est ni sorcier, ni
démon. C'est un homme un peu rude à l'occasion, son mé-
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LES MAITRES SONNEURS 55
tier l'y oblige, et comme il sVn va passer la nuit pas loin
d'ici, je te conseille et te prie, mon ami Tiennet, de n'aller
point du Côté où il est. Excuse-moi de no le point dire
comme il se nomme et quel est son métfer ; et mêmement,
promets-moi de ne pas dire que tu l'as vu et qu'il a passé
par ici. Ça pourrait lui amener des ennuis, ainsi qu'à nous
autres. Sache seulement que cet homme-là est de bon con-
seil et de bon jugement. C'est lui que tu as entendu dans la
fougeraie de la forêt de Saint-Chartier, jouant d'une mu-
sette pareille à celle-ci ; car, encore qu'il ne soit pgscorne-
museux de son élal, il en sait long et m'a fait entendre des
airs qui sont plus beaux que tous les nôtres. C'est lui qui,
voyant que, pour n'avoir pas l'argent suffisant, j'étais em-
pêché d'acheter pareil instrument, s'est contenté d'une
petite rfvance, et m*a fait celle du reste, me promettant de
me rapporter l'instrument vers le temps où nous voici, et
consentant à attendre ma commodité pour m'acquilter. Car
cette chose-là coûte huit bonnes pistoles, voyez-vous, et
c'est quasiment une année de ma peine. Or, je n'avais que le
tiers de la somme, et il m'a dit : a Si tu te fies à moi, donne,
et je me fierai à toi pareillement. » Voilà comme la chose
s'est faite ; je ne le connaissais mie, et nous n'avions pas
de témoins, il m'eût trompé s'il eût voulu ; et si j'eusse pris
conseil de vous pour cela, convenez que vous m'en eussiez
détourné. Vous voyez pourtant que c'est un homme bien
fidèle» car il m'avait dit: «Je passerai du côté de ton endroit
à la Noël qui vient, et je te ferai réponse. » A la Noël, je l'ai
attendu à l'ormeRâteau, etil a passé, et il m'a dit: » La chose
n'est point terminée, on y travaille ; entre le premier et le
dixième jourde mai, je passerai encore, et je te l'apporterai. »
Et voilà que nous sommes le huit de mai. Il a passé, et,
comme il se détournait un peu de son chemin pour aller me
chercher au bourg, étant ici près, il a entendu l'air que je
ôûtais et qu'il sait bien n'être connu que de moi au pays
d'ici; tandis que moi, j'ai bien entendu et reconnu son
elairin. C'est comme cela que, sans que le diable y ait eu
part, nous nous sommes donné le bonsoir, en nous pro-
mettant de nous revoir à la Saint-Jean.
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36 LES MAITRES SONNEURS
— S'il en est ainsi, répoadi3-je, pourquoi ne lui as-tu
point dit d'entrer chez nous, où il se serait reposé et ra-
fraîchi d*un bon coup de vin? Je lui aurais fait bonne fête
pour Vavoir si horinôtement tenu parole.
— Oh ! pour ce qui est de ça , dit Joseph, c'est un homme
qui ne se comporte pas toujours comme les autres. Il a ses
coutumes, ses idées et ses raisons. Ne m'en demande pas
plus que je ne peux t'en dire.
— C'est donc qu'il se cache des honnêtes gens? fit Bru-
lette. Ça* me paraît pire que d'être sorcier. C'est quelqu'un
qui a fait du mal, puisqu'il ne roule que de nuit, et que tu
ne peux point le nommer à tes amis.
— Je vous dirai ça demain, répondit Joseph en sou-
riant de nos craintes. Pour ce soir, pensez comme vous
voudrez, je ne vous dirai rien de plus. Allons, Brulette,
voilà que le coucou marque minuit. Je vas te reconduire, et
je mettrai chez toi ma cornemuse en garde et en cache;
car ce n'est point dans tout le pays d'alentour que je peux
m'y essayer, et le temps de me faire connaître n'est point
encore venu.
Brulette me fil son adieu bien gentiment, en mettant sa
main dans la mienne. Mais quand je vis qu'elle mettait tout
son bras sous celui de Joseph, pour s'en aller, la jalousie
me galopant encore une fois, je les laissai partir par le Che-
min, et, coupant droit par le côté de la chènevière, je tra-
versai le petit pré et me postai sous la haie pour les voir
passer ensemble. Le temps s'était éclairci un peu, et, comme
il avait tombé de l'eau, je vis Brulette quitter le bras de Jo-
seph pour relever sa robe plus commodément, en lui disant:
— Tiens, ça n'est pas aisé de marcher deux de front. Passe
devant moi.
A la place de Joset , j'eusse offert de la porter dans le
mauvais chemin, ou, si je n'eusse point osé la prendre dans
mes bras, à tout le moins j'aurais resté derrière elle pour
regarder tout mon soûl sa jolie jambe. Mais Joset n'en fit
rien ; il ne s'embarrassait d'aucune chose au monde que de
sa musette, et, en le voyant la plier avec soin et la regarder
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LES MAITRES SONNEURS 57
avec amour, je connus bien qu'il n'avait p(»int d'autre amou*
reuse pour le moment.
Je rentrai chez moi plus tranquille de toutes façons, et
me mis au lit, un peu fatigué de mon corps et de mon es-
prit.
Mais je n'y fus pas un quart d'heure sans être éveillé par
monsieur Parpluche, qui, s'étant amusé avec les chiens de
l'homme élranger; revenait chercher son maître, et qui
grattait à ma porte. Je me levai pour le faire entrer, et m'a-
visai alors d'un bruit dans mon avoine, laquelle poussait
verte et drue derrière la maison, et qui me semblait tondue
à belles dents et labourée à quatre pieds par quelque bête à
qui je n'avais point vendu mon grain en herbe.
J'y courus, armé du premier bâton qui me tomba sousla
main et en sifflant Parpluche, qui ne m'obéit point et s'en
fut chercher son maître, après avoir flairé dans la maison.
Entrant donc dans mon petit champ, j'y vis quelque chose
qui se roulait sur le dos, les pattes en l'air, écrasant à droite
et à gauche, se relevant, sautant, broutant, et prenant du
tout bien à son aise. Je fus un moment sans oser courir
dessus, ne cx)nnaissant pas quelle bête c'était. Je n'en dis-
tinguais bien que les oreilles, qui étaient trop longues pour
appartenir à un cheval ; mais le corps était trop noir et trop
gros pour être celui d'un âne. Je m'en approchai doucenient ;
la bftte ne paraissait ni méchante, ni farouche, et je connus
alors que* c'était un mulet, encore que je n'en eusse pas vu
souvent, car on n'en élève point dans nos pays, et les mu-
letiers n'y passent guère. Je m'apprêtais à le prendre et le
tenais déjè aux crins, quand, levant de l'arrière-train et lâ-
chant une douzaine do ruades dont je n'eus que le temps de
me garer, il sauta comme un lièvre par-dessus le fossé et
s'ensauva si vite, qu'en un moment je l'eus perdu de vue.
Ne me souciant point d'avoir mon avoine gâtée par le re-
tour de cette bête, je renonçai à dormir avant d'en avoir le
cœur net. Je rentrai à la maison pour prendre ma veste et
mes souliers, et, fermant bien les portes, je descendis par
les prés vers le côté où j'avais vu courir la mule. J'avais bien
une doutance que ça faisait partie de la bande à l'homme
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58 LES maîtres SONNEURS
noir, ami de Joseph ; justement, Joseph m'avait conseillé de
n'y rien voir; mais depuis que j'avais touché une bête vi-
vante, je ne me sentais plus aucune crainte. On n'aime pas
les fantômes; mais quand on est sûr d'avoir affaire à du so-
lide, c'est autre chose, et du moment que l'homme noir
était un homme, si fort fût-il et si barbouillé lui plût-il de
se montrer, je ne m'en embarrassais non plus que d'une
belette.
Vous n'êtes pas sans avoir ouï dire que j'étais un des plus
forts du pays dans mon jeune temps, puisque, tel que me
voilà, je ne crains encore personne.
Avec ra, j'étais vif comme un gardon, et je savais qu'en
un danger au-dessus du pouvoir d'un seul, il aurait fallu
êlre un oiseau ailé pour m'attraper à la course. M'étant
donc précautionné d'une corde, et armé de mon fusil, à moi,
qui n'avait point de balles bénites, mais qui portait plus
juste que celui de mon père, je me mis à la recherche.
Je n'avais pas fait deux cents pas, que je vis trois autres
bêtes pareilles, dans la marsècbe à mon beau-frère, les-
quelles s'y comportaient aussi malhonnêtement que possi-
ble. Comme la première, elles se laissèrent bien approcher,
mais, tout aussitôt, prirent leur course et se sauvèrent dans
un autre héritage qui dépendait du domaine de l'Aulnières,
et où s'ébattait une troupe d'autres mules, toutes bien en
point, réveillées comme souris et gambillant à la lune le-
vante en vraie chasse à baudet, qui est , comme vous savez,
la danse des bourriques du diable, quand les follets et les
fades galopent dessus à travers les nuées.
Il n'y avait pourtant point là de magie, mais bien une
grande fraude de pâture et un ravage abominable. La récolte
n'était pas mienne, et j'aurais pu me dire que cela ne me
regardait point; mais je me sentais écoléré d'avoir couru
pour rien après ces méchantes bêtes, et on ne peut voir
saccager du beau froment du bon Dieu sans y avoir
regret.
Je m'avançai donc dans cette grande pièce de blé sans
voir âme chrétienne, mais voyant bien foisonner les mulets,
et songeant d'en attraper quelqu'un qui pût me servir de té-
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LES MAITRES SONNEURS 50
moignage, quand je viendrais à porter plainte du mal com-
mis sur ma terre.
J'en avisai un qui me paraissait plus raisonnable que les
autres, et quand je fus auprès, je vis que ce n'était point le
même gibier, mais bien le petit cheval maigre qui avait une
clochette au cou, laquelle clochette, comme j'ai su plus
tard, s'appelle clairin, en pays bourbonnais, et donne le
nom au cheval qui la porte. Ne sachant rien des usances du
monde où je me trouvais, ce fut par grand hasard que je
pris le bon moyen, qui fut de m'emparer du clairin et de
l'emmener, sauf à accrocher un mulet ou deux ensuite, si je
pouvais y aboutir.
La petite bête, qui paraissait mignonne et bien privée , se
laissa caresser et emmener sans souci de rien ; mais, dès
qu'elle se mit à marcher, son clairin se mettant à sonner,
grande fut ma surprise de voir accourir toutes les mules,
éparses emmi les blés, lesquelles volèrent après moi comme
les abeilles après leur reine. Par là je vis qu'elles étaient
dressées à suivre le clairin, et qu'elles en connaissaient la
sonnerie comme bons moines connaissent la oloche de ma-
tines.
Slxtème TetUée.
Je ne me demandai pas longtejnps ce que j'allais faire de
cette bande malfaisante. Je tirai droit sur le domaine de
l'Aulnières, pensant, avec raison, qu'il me serait aisé d'ou-
vrir la barrière de la cour, d'y faire entrer tout mon monde,
après quoi, j'éveillerais les métayers, lesquels, avertis du
dommage, agiraient comme bon leur semblerait.
J'approchais du domaine, lorsque, par aventure, il me
parut voir, sur le chemin, un homme qui accourait derrière
moi. J'armai mon fusil, songeant que si c'était le maître
des mulets, j'aurais maille à partir avec lui.
Mais c'était Joseph, qui revenait de conduire Brulette au
bourg, et qui retournait à l'Aulnières.
— Que fais-tu là, Tiennet? me dit-il en me rejoignant au
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60 LES MAITRES SONNEURS
plus yile qu'il put courir; ne t'avais-je point averti de ne
pas sortir de chez toi ? Tu te met&-là en danger de mort :
lâche ce cheval et ne le soucie de ces bêtes. Ce qu'on ne
peut empêcher, il vaut mieux le souffrir que chercher un
pire mal.
— Merci, mon camarade, que je lui répondis : tu as des
amis bien aimables, qui viennent faire pâturer leur cavale-
rie dans mon bien, et je ne soufflerai mot? C'est bon, c'est
boni passe ton chemin situ as peur; moi, j'irai jusqu'au
bout, et me ferai raison par justice ou par force.
Comme je disais cela, m'étant arrêté avec les bêtes pour
lui répondre, nous entendîmes japper au loin, et Joset,
prenant vivement la corde qui me servait à mener le che-
val, me dit : — Alerte, Tiennet ! voilà les chiens du mule-
tier ! si tu ne veux être dévoré, lâche le clairin ; aussi bien,
le voilà qui reconnaît la voix de ses gardiens et tu n'en au-
rais pas bon marché maintenant.
Il disait vrai ; le clairin avait dressé les oreilles en avant
pour écouter, puis, les couchant en arrière, ce qui est une
grande marque de dépit, il se mit à hennir, à se cabrer, à
ruer, ce qui mit toutes les mules en danse autour de nous,
si bien que nous n'eûmes que le temps de nous en re-
tirer, laissant partir le tout, bride avalée, du côté des
chiens.
Je n'étais guère content de céder, et comme les chiens,
après avoir rassemblé leur ^roupeau enragé, faisaient mine
de venir sur nous pour nous demander nos comptes, je fis
celle d'abattre d'un coup de fusil le premier des deux qui
me porterait la parole.
Mais Joset alla au-devant de lui et s'en fit reconnaître. —
Ah ! Satan, lui dit-il, vous êtes en faute. Vous vous êtes
amusé à courir quelque lièvre dans les blés, au lieu de gar-
der vos bêtes, et quand votre maître se réveillera, vous se-
rez corrigé si vous n'êtes pas à votre poste, avec Louveteau
et le clairin.
Le chien Satan, connaissant qu'on lui faisait reproche de
sa conduite, obéit à Joset, qui l'appela vers une grande fri-
che, où les mules pouvaient pâturer sans faire de dommage,
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LES MAITRES SONNEURS 61
et OÙ Joseph me dit qu'il resterait à les garder jusqu'au re-
tour de leur maître.
— C'est égal, Joset, lui dis-je, ça ne se passera pas si
tranquillement que tu crois, et si tu ne veux me dire où est
caché le maître de ces mulots, je resterai là à l'attendre
aussi, pour lui dire son fait, et demander réparation du
tort qu'il m'a causé.
-— Je vois bien, reprit Joseph, que tu ne sais pas la vie
des muletiers, puisque tu crois si commode d?en avoir rai-
son; et, de vrai, c'est, je crois, la première fois qu'il en
passe par ici. Ce n'est point leur chemin, puisque, d'ordi-
naire, ils descendent des bois du Bourbonnais par ceux de
Meillant et de l'Épinasse, pour passer dans ceux de Gheurre.
C'est par aventure que je me suis trouvé en rencontrer dans
la forêt de Saint-Chartier, où ils faisaient halte, pour gagner
Saint-Août, et du nombre était celui-ci, qui s'appelle Hu-
riel, et qui est demandé^ à présent, aux forges d'Ardentes,
pour porter du charbon et du minerai. Il a bien voulu se dé-
temcer d'une couple d'heures pour m'obliger. Il s'en sait
qu'ayant quitté ses compagnons et les pays de brandes, qui
se trouvent sur le chemin fréquenté de ceux de son état, et
où les mules peuvent pâturer sans nuire à personne, il a
peut-être cru pouvoir se donner même licence dans nos
pays de grain; et encore qu'il ait grand tort, il serait mal
commode de lui faire entendre qu'il n'y a pas droit.
— Et si, faudra-t-il bien qu'il l'entende de moi, répon-
dis-je, car je sais maintenant de quoi il retourne. Oh 1 oh !
des muletiers! on sait ce que c'est, et tu me'donnes souve-
nance de ce que j'en ai ouï raconter à mon parrain Ger-
vais, le forestier. Ce sont gens sauvages, méchants et mal
appris, qui vous tuent un homme dans un bois, avec aussi
peu de conscience qu'un lapin ; qui se prétendent le droit
de ne nourrir leurs bêtes qu'aux dépens du paysan, et qui,
si on le trouve malséant, et qu'ils ne soient pas les plus
forts pour résister, reviennent plus lard ou envoient leurs
compagnons faire périr vos bœufs par maléûce, brûler vos
bâtiments, ou pis encore; car ils se soutiennent comme
larrons en foire.
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62 LES MAITRES SONNEURS
— Puisque tu as ouï parler de ces choses, dit Joseph, tu
vois que nous aurions tort, pour un petit dommage, d'en
attirer un plus grand aux raélayersmes maîtres, et à ta fa-
mille. Je suis loin de trouver bon ce qui s'est passé, et quand
maître Huriel m*a dit qu'il allait faire pâturer par ici, et
faire sa couchée à la belle étoile, comme ils font en tout
temps et en tout lieu, je lui avais enseigné cotte chaume,
et recommandé de ne paS laisser pi'omener ses mulets dans
les terres ensemencées. Il me l'avait promis, car il n'est pas
méchant; mais il a les sens bien vifs et ne reculerait pas
devant une bande de monde qui lui tomberait sur le corps.
Sans doute, il pourrait bien demeurer sur la place; mais je
te demande, Tiennet, si un dommage de dix ou douze bois-
seaux de grain (je mets tout au pis), mérite mort d'homme
et tout ce qui s'ensuit pour ceux qui auraient fait ce mau-
vais coup. Retourne donc à ton bien, vire les mauvaises
bêtes, mais ne cherche querelle à personne ; si on te ques-
tionne demain, dis que tu n'as rien vu, car de témoigner
en justice contre un muletier, c'est quasiment aussi mau-
vais que de témoigner contre un seigneur.
Joseph avait raison ; je m'y rendis, et repris le chemin
de chez nous; mais je n'en étais pas plus content pour ça^
car de reculer devant la crainte d'un défi, c'est sagesse pour
les vieux et dépit pour les jeunes.
J'approchais de ma maison, bien décidé à ne me point
coucher, quand il me parut y voir de la clarlé. Je redou-
blai des jambes, el, trouvant grande ouverte la porte que
j'avais laissée fermée au loque toir, j'avançai sans froid ir, et
vis un homme dans ma cheminée, allumant sa pipe à une
flambée qu'il s'était faite. Il se retourna pour me regarder,
aussi tranquillement que si j'entrais chez lui, et je recon-
nus l'homme encharbonné que Joseph nommait Huriel.
Alors la colère me revint, et, fermant la porte derrière
moi : — C'est bien ! que je fis en m'avançant sur lui ; je
&uis content que vous veniez dans la gueule du loup. Nous
allons nous dire deux mots, à cette heure.
— Trois, si vous voulez, fît-il en s'asseyant sur ses talons
et en tirant le feu de sa pipe, dont le tabac était humide et
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LES MAITRES SONNEURS OS
ne prenait pas. Et il ajouta, comme en se moquant : — Il n'y
a pas seulement chez vous une mauvaise pincette pour
prendre la braise I
— Non, que je répondis ; mais il y a une bonne trique
pour rabattre vos coutures.
— Pourquoi donc ça, s'il vous plaît?/fit-il encore sans per«
dre une miette de son assurance. Vous êtes fâché que j'en-
tre chez vous sans permission? Pourquoi n'y étiez-vous
point? J'ai frappé à la porte, j'ai demandé du feu, ça ne se
refuse jamais. Qui ne répond consent, j'ai poussé le loquet.
Pourquoi n'avez-vous point de serrure, si vous craignez les-
voleurs? J'ai regardé vers les lits, j'ai trouvé maison vide;
j'ai allumé ma pipe, et me voilà. Qu'est-ce que vous avez à-
dire?
En parlant comme je vous dis, il prit son fusil dans sa
main comme pour en examiner la batterie, mais c'était bien
pour me dire : — Si vous êtes armé, je le suis pareillement,.
et noui? serons à deux de jeu.
J'eus l'idée de le coucher en joue pour le tenir en respect;
mais, à mesure que je regardais sa figure noircie, je lui
trouvais un air si ouvert et un œil éveillé si bon enfant, que
je sentais moins de colère que de fierté. C'était un jeune
homme de vingt-cinq ans tout au plus, grand et fort, et
qui, rasé et lavé, pouvait être joli garçon. Je posai mon fu-
sil au long du mur, et, m'approchant de lui sans crainte t
— Causons, lui dis-je en m'asseyant à son côté.
— A vos souhaits, fit-il, posant pareillement son arme.
— C'est vous qu'on nomme Huriel?
— Et vous Etienne Depardieu?
— D'où savez-vous mon nom ?
— D'où vous savez le mien : de notre petit ami Joseph
Picot.
— C'est donc à vous les mulets que je viens de prendre ?'
— Que vous venez de prendre? fit-il en se levant, à moi-
tié, d'étonnement. Puis, se mettant à rire : — Vous plaisan-
tez I On ne prend pas mes mulets comme ça.
— Si fait, lui répondis-je, on les prend en emmenant le-
clairin.
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61 LES MAITRES SONNEURS
— Ah 1 VOUS connaissez la manière? dit-il d'un air de dé-
fiance; mais les chiens?
— On ne craint pas les chiens quand on a un bon fusil
dans la main.
— Auriez-vous tué mes chiens ? fit-il encore en se le-
vant tout à fait. Et sa figure flamba de colère, d'où je vis
que s'il était d'humeur joviale, il pouvait aussi être terrible
à son moment.
— J'aurais pu tuer vos chiens, répondis-je ; j'aurais pu
emmener vos bêtes en fourrière dans une métairie où vous
auriez trouvé une dizaine de bon gars pour parlementer. Je
ne l'ai pas fait, parc^ que Joseph m'a remontré que vous
étiez seul, et que, pour un dommage, c'était lâche de mettre
un homme seul dans le cas de se faire tuer. J'ai écouté cette
raison-là ; mais nous voilà un contre un. Vos bêtes ont gâté
mon champel celui de ma sœur; de plus, vous venez d'en-
trer chez moi en mon absence, ce qui est malhonnête et in-
solent. Vous allez me faire excuse de votre comportement,
me proposer indemnité pour le dommage de.mon grain, ou
bien...
— Ou bien quoi ? dit-il en ricanant.
— Ou bien nous allons plaider selon les droits et coutu-
mes du Berry, qui sont, je pense, les mêmes que ceux du
Bourbonnais, quand on prend les poings pour avocats.
— C'est-à-dire au droit du plus fort? fit-il en retroussant
ses manches. Ça me va mieux que d'aller devant les procu-
reurs, et si vous êtes seul, si vous n'agissez pas en traître...
— Venez dehors , lui dis-je, vous verrez que je suis seul.
Vous avez tort de me faire injure; car, en entrant ici, je vous
tenais au bout de mon fusil. Mais les armes sont faites pour
tuer les loups et les chiens enragés. Je n'ai pas voulu vous
traiter comme une bête, et, bien qu'à présent vous soyez en
mesure de me fusiller aussi, je trouve qu'entre hommes
c'est lâche de s'envoyer des balles, la force ayant été don-
née aux humains pour s'en servir. Vous ne me paraissez
pas plus manchot que moi, et si vous avez du cœur...
— Mon garçon, fit-il en me tirant auprès du feu pour me
regarder, vous avez peut-être tort : vous êtes plus jeune que
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LES MAITRES'SONNEURS 65
moi, et, encore que vous paraissiez sec et solide, je ne ré-
pondrais pas de votre peau. J*aimerais mieux que vous me
parliez gentiment pour me réclamer votre dû, et vous en
remettre à ma justice.
—En voilà assez, lui dis-je en lui faisant tomber son cha-
peau dans les cendres pour le fâcher; c'est le mieux cogné
de nous deux qui sera le plus gentil tout à l'heure.
Il ramassa son chapeau tranquillement, le mit sur la ta-
ble et dit : — Quelles sont vos coutumes dans le pays d'ici?
. — Entre jeunes gens, répondis-je , il n'y a ni malice ni
traîtrise. On se tourè à bras-le-corps, on tape où l'on peut,
sauf la figure. Celui qui prend un bâton ou une pierre est
réputé coquin et assassin,
— C'est comme chez nous, ût-il. Marchons donc, j'ai in-
tention de vous ménager ; mais si j'y vas plus fort que je ne
veux, rendez- vous, car il y a un moment, vous le savez,
où on ne peut pas bien répondre de soi.
Quand nous fûmes dehors, à même l'herbe drue, nous
mîmes habit bas pour ne nous point gâter inutilement, et
commençâmes à nous tourer, en nous serrant les flancs et
en nous enlevant l'un l'autre. J'avais avantage sur lui, pour
ce qu'il était plus grand de toute la tête et que son grand
abattage me donnait meilleure prise. D'ailleurs; il n'était
pas échauflë, et, croyant avoir trop vite raison de moi, il ne
donnait pas sa force ; si bien que je le déracinai à la troi-
sième suée, et rétendis sous moi : mais là il reprit son
avoir, et devant que j'eusse le temps de frapper, il se roula
comme un serpent et m'enlaça si serré que j'en perdais mou
soupir.
Pourtant je trouvai moyen" de me relever avant lui, et de
lui revenir sus. Quand il vit qu'il avait affaire à franche
partie et attrapait du bon dans l'estomac et sur les épaules,
il m'en porta aussi de rudes, et je dois dire que son poing
pesait comme un' marteau de forge. Mais j'y serais mort
plutôt que d'en rien sentir, et chaque fois qu'il me criait:
Rends-toi ! le courage et le moyen me revenaient pour le
payer on môme argent.
Si bien, qu'un bon quart d'heure durant, la lutte sembla
4.
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66 LKS MAITRES SONNEURS
égale» Enfin, jo sentis que je m*épuisais, tandis qu'il ne fai-
sait que de s'y mettre ; car s*il n'avait pas les ressorts meil-
leurs que moir il avait pour lui Tâge et le tempérament. Et^
de fine force, je me trouvai dessous et bien battu, sans me
pouvoir dégager. Nonobstant, je ne voulus crier merci , et
quand il vit que je m'y ferais tuer, il se comporta en homme
généreux» — En voilà assez, fit-il en me lAehant le gosier ; tu
as la tête plus dure que les os, je vois ça ; et je te les casse-
rais avant de la faire céder. C'est bien! Puisque tu es un
tiomme, soyons amis. Je te fais excuse d'élre entré en ta
maison ; et, à celte heure, voyons les ravag(»s que t'ont fait
mes mules» Me voilà prêt à te payer aussi franchement que
je fai battu. Après quoi, tu me donneras un verre de vin,
afin que nous nous quittions bons camarades.
Le marché conclu, et quand j'eus empoché trois bons
écus qu'il me donna pour moi et mon beau-frère, j'allai
tirer du vin et nous nous mîmes à table. Trois pichots de
deux pintes y passèrent, le temps de dire les grâces, car
nous étions bien altérés au jeu que nous avions joué, et
maître Huriel avait un coffre qui en tenait tant qu'on vou-
lait. Il me parut bon compagnon, beau causeur et aimable
à vivre au possible; et moi, ne voulant pas rester en ar-
rière de paroles et d^actions, je remplissais son verre à
chaque minute et lui faisais des jurements d'amitié à cas-
ser les vitres.
Il ne paraissait point se sentir de la bataille; si fait bien
m'en ressentais-je ; mais, ne voulant pas le montrer, je lui
fis offre d'une chanson, et j'en tirai une, avec un peu d'ef-
fort, de mon gosier, encore chaud de la pressurée de ses
mains. Il n'en fit que rire. — Camarade, me dit-il, ni toi
ni les tiens ne savez ce que c'est que chanter. Vos airs sont
fades et votre souffle écourlé, comme vos idées et vos plai-
sirs. Vous êtes une race de colimaçons, humant toujours
même vent, et suçant même écorce; car* vous pensez que
le monde finit à ces collines bleues qui cerclent votre ciel,
et qui sont les forêts de mon pays. Moi, je te dis, Tiennet,
que c'est là que le monde commence, et que tu marcherais
de ton meilleur pas, bien des jours et des nuits, avant de
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LES MAITRES SONNEURS CT
sortir de ces grands bois auprès des(|uels les vôtres sont
des carrés de pois rames. Et quand tu en aurais gagné le
bout, tu trotiverais des montagnes, et encore des bois tels.
que tu n'en as jamais vus, car ce sont de grands et beaux
sapins d'Auvergne inconnus dans vos plaines grasses. Wnis-
à quoi bon te parler de ces endroits que tu ne verras ja-
mais? Le Berrichon, je le sais, est une pierre qui roule d'un
sillon sur Taulre, revenant toujours sur celui de droite
quand la charrue Ta poussé pour une saison sur celui de
gauche. Il respire un air lourd , il aime ses aises, il n'a
point de curiosité; il chérit son argent, et ne le dépense-
point; mais il ne sait pas laugmenter, et n'a ni invention!
ni courage. Je ne dis pas ça pour toi, Tiennet; tu sais te
battre, mais c'est pour défendre ton bien, et lu ne saurais-
pas en acquérir par industrie, comme nous autres, esprits
voyageurs, qui vivons partout comme chez nous, et pre-
nons par ruse ou par force co qu'on ne nous donne pas de
bon gré.
— Oui, j'en suis d'accord, répondis-je; mais ne faites-
vous pas là un métier de brigands? Voyons, ami Huriel,
ne vaut-il pas mieux être moins riche et n'avoir rien à se
reprocher? car enfin , quand, sur vos vieux jours, vous
jouirez de votre fortunp mal acquise, aurez-vous la con-
science bien nette?
— Mal acquise I Voyons, ami Tiennet, dit-il en riant,
vous qui avez, je suppose, comme tous les petits proprié-
taires de ce pays, une vingtaine de moutons, deux ou trois-
chèvres, et peut-être une pauvre bourrique à nourrir sur
le communal, quand, par inadvertance, vous les laissez:
peler les arbres et manger le blé vert du voisin, courez-
vous en offrir réparation ? Ne les ramenez-vous pas au.
plus vile sans rien dire, quand vous voyez paraître les gar-
des? Et s'ils vous font procédure, ne pestez-vous contre
eux et contre la loi? Et si vous pouviez, sans danger, les
tenir dans quelque bon coin, n'est-ce pas sur leurs épau-
les que vous payeriez l'amende à beaux coups de trique?"
Tenez! c'est par couardise ou par force que vous respectez
la règle, et c'c^st parce que nous y échappons que vous nous-
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68 LES MAITRES SONNEURS
blâmez , par jalousie des franchises que nous savons
prendre 1
— Je ne peux pas goûter votre morale élratagère , Hu-
riel ; mais nous voilà bien loin de la musique. Pourquoi
raillez-vous ma chanson? Est-ce que vous prétendez en
savoir de meilleures?
— Je ne prétends rien, Tiennet; mais je te dis que la
chanson, la liberté, les beaux pays sauvages, la vivacité
des esprits, et, si tu veux aussi, Tart de faire fortune sans
devenir bête, tout ça se tient comme les doigts de la main ;
je te dis que crier n'est pas chanter, et que vous avez beau
beugler comme des sourds dans vos champs et dans vos
cabarets, ça ne fait pas de ia musique. La musique est
chez nous, ,elle n*est pas chez vous. Ton ami Josel l'a bien
senti, lui qui a les sens plus légers que toi; car, pour toi,
mon petit Tiennet, je vois bien que je perdrais mon temps
à t'en voulpir montrer la différence. Tu es un franc Berri-
chon> comme un moineau franc est un moineau franc, et
ce que tu es à cette heure, tu le seras dans cinquante ans
d'ici ; ton crin aura blanchi, mais ta cervelle n'aura pas
pris un jour.
— Pourquoi me juges-tu si sot? repris-je un peu morti-
fié.
— Sot? Pas du tout, dit-il. Franc de ton cœur et fin de
ton intérêt, tu l'es et le seras; mais vivant de ton corps et
léger de ton âme, tu ne saurais jamais l'élro.
Voici pourquoi, Tiennet, dit-il encore en me montrant
les meubles qui étaient dans la maison. Voilà de bons gros
lits ventrus, où vous dormez dans la plume jusque par-des-
sus les yeux. Vous êtes gens de bêche et de pioche, et fai-
seurs de grandes tâches qui se voient au soleil ; mais il vous
faut ensuite la couettrde fin duvet pour vous reposer. Nous
autres, gens des forêts, nous serions malades s'il fallait nous
ensevelir vivants dans des draps et des couvertures. Une
hutte de branchage, un lit de fougère, voilà notre mobilier,
et môme ceux de nous qui voyagent sans cesse et qui ne se
soucient pas de payer dans les auberges, ne supportent pas
le toit d'une maison sur leurs têtes; au cœur des hivers, ils
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LES MAITRES SONNEURS 69
donnent à la franche étoile sur la bÂtine de leurs mulets, et
la neige leur sert de linge blanc. — Voilà des dressoirs, des
tables, des chaises, de la belle vaisselle, des tasses de grès,
du bon vin, une crémaillère, des pots à soupe, que sais-je?
Il vous faut tout cela pour être contents ; vous mettez à
chaque repas une bonne heure pour vous lester; vous mâ-
chonnez comme des bœufs qui ruminent : aussi, quand il
vous faut remettre sur vos jambes et retourner à rou\Tage,
vous avez un crève-cœur qui revient tous les jours deux ou
Irois fois. Vous êtes lourds et pas plus gaillards d'esprits que
vos bêtes de trait. Le dimanche, accoudés sur des tables,
mangeant plus que votre faim et buvant plus que votre
soif, croyant vous divertir et vous réconforter on vous in-
digérant, soupirant pour des Glles qui s'ennuient avec vous
sans savoir pourquoi; dansant vos bourrées traînantes dans
des chambres ou dans des granges où l'on étouffe, vous
faites, d'un jour de liesse et de repos, une pesanteur de plus
sur vos estomacs et sur vçs esprits ; et la semaine entière
vous en paraît plus triste, plus longue et plus dure. Oui,
Tiennet, voilà la vie que vous menez. Pour trop chérir vos
aises, vous vous faites trop de besoins, et pour trop bien vi-
vre, vous ne vivez pas.
— Et comment donc vivez- vous, vous autres muletiers ?
lui dis-je, un peu ébranlé de sa critique. Voyons, je ne parle
pas de ton pays bourbonnais, que je ne connais point, mais
de toi, muletier, que je vois là devant moi, buvant rude,
mettant les coudes sur la table, n'étant pas fâché de trou-
ver quelque part du feu pour ta pipe et un chrétien pour
causer? Es- tu donc fait autrement que les autres hommes?
Et quand tu auras mené cette dure vie que tu vantes, une
vingtaine d'années, l'argent que tu auras méhagé à le priver
de tout, ne le dépenseras-tu pas à te procurer une femme,
une maison, une table, un bon lit, du bon vin et du repos?
— Voilà bien des questions à la fois, Tiennet, répondit
mon hôte. Pour un Berrichon, ça n'est pas mal raisonné. Je
vas tâcher d'y répondre. Tu me vois boire et causer, parce
que j'aime le vin et que je suis un homme. La table et la
société me plaisent même beaucoup plus qu'à toi, par la rai-
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70 LES MAITRES SONNEURS
son que je n'en ai pas besoin et n^en fais pas mon habitude.
Toujours SUT pied, mangeant sur le pouce, buvant aux fon-
taines que je rencontre, et dormant sous la feuillée du pre-
mier chêne venu, quand, par hasard, je trouve boime ta-
ble et bon vin à discrétion, c>.st fête pour moi, ce n'est plus
nécessité. Vivant souvent seul des semaines entières, la so-
ciété d'un ami m'est tout un dimanche, et dans une heure
de causette, je lui en dis plus que dans une journée de ca-
baret. Je jouis donc de tout, plus que vous autres, parce que
je ne fais abus de rien. Si une gentille ûllette ou une femme
déterminée me vient trouver dans mon hallier, c'est pour
me dire qu'elle m'^aime ou qu'elle me veut. Elle sait bien
que je n'^ai pas le temps d'aller me planter auprès d'elle
comme un nigaud pour attendre son heure, et j'^avouo
qu'en fait d'amour, j'aime ce qui se trouve, plutôt que ce
qu'il faut chercher et attendre. Quant à Tavenir, Tiennet, je
ne sais pas si j'aurai jamais une maison et une famille : si
cela m'^arrive, j'en serai plus reconnaissant que toi au bon
Dieu, et j'en connaîtrai mieux la douceur ; mais je jure que
ma ménagère ne sera point une de vos grosses rougeaudes,
eût-elle vingt mille écus en dot. L^homme amoureux de li-
berté et de bonheur vrai ne se marie pas pour de l'argent.
Je n'aimerai jamais qu'une fille blanche et mince comme
nos jeunes bouleaux, une de tîes mignonnes alertes comme
il en pousse sous nos ombrages et qui chantent mieux que
vos rossignols.
— Une fille comme Brulette, pensai-je. Par bonheur, elle
n'est point ici, car eWe qui méprise tous ceux qu'elle connaîU
se pourrait bien coiffer de ce barbouillé, ne fûl-ce que pîir
caprice.
Le muletier continua.
— Adonc, Tiennet, je ne te blâme point de suivre le che-
min qui est devant toi; mais le mien va plus loin et me
plaît davantage. Je suis content de te.connaîlre, et si tu as
jamais besoin de moi, tu peux me requérir. Je ne te de-
mande pas la pareille; je sais qu*un habitant des plaines,
quand il s'agit de faire une douzaine de lieues pour aller
trouver un parent ou un ami, se confesse à son curé el
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LES MAITRES SONNEURS 71
dresse son testament. Pour nous autres, ce n'est pas de
même; nous volons comme les hirondelles, et on nous ren-
contre quasiment partout. A revoir, une poignée de main,
et si lu t'ennuies jamais de ta vie de paysan, appelle le cor-
L'eaunoir du Bourbonnais à ton aide; il se souviendra qu'il
a cornemuse un air sur ton. dos sans fâcherie, et qu'il t*a
cédé par estime de ton bon courage.
SepilèvM veillée.
Là-dessus, Huriel alla rejoindre Joseph, et moi mon lit,
en dépit de la critique du muletier; car si j'avais, jusque-là,
caché par amour-propre et oublié par curiosité le mal que
je me sentais dans les os, je n'en étais pas moins vanné des
pieds à la tête. Il paraît que maître Huriel reprit sa marche
bien allègrement sans se ressentir de rien ; pour moi, j*e fus
forcé de rester couché environ une semaine , car je crachais
le sang et je me sentais l'estomac tout décroché. Joseph me
vint visiter et s'étonna de me voir ainsi; mais, par mauvaise
honte, je ne lui voulus point raconter mon aventure, voyant
que maître Huriel, en lui parlant de moi, ne lui avait pas
mentionné de quelle manière nous nous étions expli-
qués.
Il y eut grand étonnement au pays pour le dommage des
blés de TAulnières, et la piste des mulets sur nos chemins
fut une chose imaginante.
En remettant à mon beau-frère l'argent que j'avais si du-
rement gagné pour lui, je lui racontai le tout, mais sous le
secret; et comme c'était un bon gars bien prudent, il n'en
fut rien ébruité.
Cependant Joseph avait caché sa musette au logis de Bru-
letle, et n'en pouvait faire usage, pour ce que, d'une part,
la rentrée des foins ne lui en laissa pas le temps, et que, de
l'autre, Brulette craignant la malice de Carnat, fil de son
mieux pour qu'il renonçât à son idée.
Joseph feignit de se soumettre; mais il nous parut bien-
tôt qu'il manigançait un nouveau plan, et qu'il songeait do
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72 LES MAITRES SONNEURS
se louer dans une autre paroisse où il espérait d'avoir ses
coudées franches.
Aux approches de la Saint- Jean d'été, il ne s'en cacha
plus et avertit son maître de se procurer un autre labou-
reur; mais il ne fut jamais possible de lui faire dire où il
voulait aller; et, comme il avait coutume de dire : Je ttesais
pas, à tout ce qu'il voulait taire, nous crûmes que vérita-
blement il s*en allait à la loue comme les autres, sans avoir
rien d'arrêté dans son vouloir.
Gomme la foire aux chrétiens est grand'fête à la ville,
Brulelte y alla pour danser , et moi aussi. Nous pensions y
trouver Joseph et savoir, à la fin de la journée, pour quel
maître et pour quel endroit il se serait décidé ; mais il ne
parut ni au matin ni au soir sur la place. Personne ne le vit
dans la ville. Il avait laissé sa musette, mais emporté, la
veille, ceux de ses effets qu'il déposait d'ordinaire au logis
du père Brulet.
Comme nous revenions le soir, Brulette et moi, avectoul
son cortège d'amoureux et d'autres jeunesses de notre pa-
roisse, elle me prit le bras, et, marchant avec moi sur le
bas- côté herbu de la route, à part des autres, elle me dit :
—Sais-tu, Tiennet, que me voilà en peine de notre Joset?
Sa mère, que j'ai vue tantôt à la ville, est en grand chagrin
et ne se peut imaginer où il aura passé. Il y a longtemps
déjà qu'il lui a donné à entendre l'intention qu'il avait de
s'en aller un peu plus loin ; mais de savoir où, il n'y a pas
eu moyen, et aujourd'hui cette pauvre femme se désole.
— Et vous, Brulette, lui dis-je, m'est avis que vous n'êtes
point du tout gaie, et que vous n'avez point dansé du même
cœur qu'aux autres fêtes?
— J'en conviens, répondit-elle. J'ai de l'amitié pour ce
pauvre gars lunatique. D'abord, c'est par devoir, à cause de
sa mère ; et puis, par accoutumance ; et enfin, c'est pour
estime de son flûtage.
— Est-il possible que le flûtage te fasse tant d'efïbt?
— L'effet n'en a rien de blâmable, cousin. Qu'est-ce que
lu y trouves à reprendre ?
— Rien ; mais...
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LES MAITRES SONNEURS 73
— Allons, explique-toi donc, fit-elle en riant, car il y a
longtemps que tu me chantes je ne sais quelle antienne là-
dessus, et je voudrais pouvoir te dire amen pour qu'il n'en
soit plus question.
— Eh bien, Brulette, lui dis-je, ne parlons plus de Joseph
et parlons de nous deux : ne veux-tu point comprendre que
j'ai un grand amour pour toi, et ne me veux-tu point dire
si lu y répondras un jour ou l'autre?
— Oh 1 oh 1 parles-tu bien sérieusement, cette fois?
— Cette fois comme les autres. Ça a toujours été très-
sérieux de ma part, mêmement quand la honte me faisait
tourner la chose en badinage. ^
— Alors, dit Brulette en doublant le pas avec moi, pour
n'être point écoutée de ceux qui nous suivaient, dis-moi
comment et pourquoi tu m'aimes : je te répondrai après.
Je vis qu'elle voulait des louanges et de jolies paroles, et
je n'étais pas des plus adroits à ce jeu-là. J'y fis de mon
mieux et lui dis que depuis que j'étais venu au monde, je
n'avais eu qu'elle dans^mon idée, comme étant la plus ai-
mable et la plus belle des filles *; mêmement qu'à Tâge où.
elle n'avait que douze ans, elle m'avait déjà ensorcelé.
Je ne lui apprenais rien de nouveau, et elle confessa s'en
être très-bien aperçue au catéchisme. Mais, me raillant :
— Explique-moi donc, me dit-eHe, pourquoi tu n'en es
point mort de chagrin, puisque je te rembarrais si bien? et
comment tu as fait pour devenir un gars si fort et si bien
portant, encore que l'amour te fît, comme tu prétends, sé-
cher sur pied ?*•
— Ce n'est point là s'expliquer sérieusement comme tu me
le promettais, lui répondis-je.
— Si fait, répliqua-t-elle, c'est sérieux, car je n'aurai ja-
mais de préférence que pour celui qui pourra me jurer de
n'avoir regardé, aimé convoité que moi dans toute sa vie.
— Oh ça, c'est bien, Brulette I m'écriai-je, et, en ce cas,
je ne crains personne, sans exception de ton Joset, qui, j'en
conviens, n'a jamais regardé aucune fille, mais dont les yeux
ne voient rien, pas même toi, puisqu'il te quitte.
— Laissons Joset, c'est convenu, reprit Brulette un peu vi-
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74 LES MAITRES SONNEURS
vement, et, puisque tu te vantes de voir si clair, confesse
que , malgré ton goût pour moi, tu as reluqué déjà plus
d*une fille. Çà, ne mens pas, je hais le mensonge. Qu'est-
ce que tu contais si joyeusement, Tan passé, à la Sylvaine?
Et, il n'y a pas plus d'un mois ou deux, à la grand'Bonnine,
que tu fis danser, sous mon nez, deux dimanches de suite ?
Crois-tu que je sois aveugle, et que Ton m'en donne à gar-
der?
Je fus un peu mortifié d'abord, et puis, encouragé par
ridée qu'il y avait un brin de jalousie chez Brulette, je lui
répondis bien franchement :
— Ce que j€^ contais à ces filles-là, ma cousine, n'est pas
assez joli pour que je le répète à une personne que je res-
pecte. Un garçon peut faire des sottises pour se désennuyer,
et le regret qu'il en a ensuite prouve d'autant mieux que
son cœur et son esprit n'étaient point de la partie.
Brulette devint rouge ; mais elle reprit aussitôt :
— Alors, Tiennet, tu me peux jurer que mon humeur et
ma figure n'ont jamais été rabaissées dans ton estime par
la figure et la gentillesse d'aucun^ autre fille , et cela, de-
puis que tu es au monde?
— J'en ferais serment, lui dis-je.
— Fais-le donc : mais donne ton attention et ta religion
à ce que tu vas dire. Jure-moi par ton père et ta mère, par
le bon Dieu et par ta conscience, qu'aucune ne t'a jaftnais
semblé aussi belle que moi. ,
J'allais jurer, quand, je ne sais comment, un souvenir^
me fil trembler la langue. Je fus bien simple, peut-être,
d'y faire attention, car ça n'en eût pas valu la peine pour
un esprit plus dégourdi que le mien ; mais il ne me fut
point possible de mentir, au moment oii l'image me revint
si claire devant les yeux. Et pourtant, je l'avais oubliée jus-
qu'à cette heure, et je n'y eusse peut-être jamais repensé,
sans les questions et commandements de Brulette.
— Tu n'y vas point vite, dit-elle; mais j'aime mieux ça:
je t'estimerai pour une vérité et te mépriserais pour un
mensonge.
— Eh bien! Brulette, répondis-je, puisque tu veux que
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LES MAITRES SONNEURS 75
je sois juste, sois-le aussi.. Dans toute ma vie, j'ai vu deux
filles, deux enfants, Ton peut dire, à Fune desquelles j'au-
rais barguigné à donner la préférence, si Ton m*eût dit
dans ce temps-là, où je n'étais qu'un enfant moi-même :
« Voilà les deux mignonnes qui t'écouteront dans la suite
des temps; choisis celle que tu voudrais avoir pour
femme. » Saurais sans doute dit : a C'est ma cousine, »
parce que je te connaissais aimable, et que, de l'autre, je
ne savais rien de rien, l'ayant vue en tout dix minutes. £t
cependant, par réflexion, il est possible que j'eusse senti
quelque r^ret, non parce qu'elle était plus parfaite que toi
en beauté, je ne crois point la chose possible; mais parce
qu'elle me donna un baiser gros et bon sur chaque joue,
lequel je n'avais et n'ai encore jamais reçu de toi. D'où j'au-
rais pu conclure qu'elle était fille à donner un jour son cœur
bien franchement, tandis que la discrétion du tien me te-
nait dès lors, et m'a toujours tenu depuis, en peine et en
crainte.
— Où donc est cette fille à présent? demanda Brulette,
qui me parut saisie de ce que je disais ; et comment
est-ce qu'on la nomme ?
Elle fut bien étonnée d'apprendre que je ne savais ni
son nom ni son pays, et que dans ma souvenance, je ne la
pouvais désigner qu'en l'appelant la fille des hois. Je lui ra-
contai simplement la petite aventure de la charrette em-
bourbée, et elle en prit occasion de me faire plus de ques-
tions que je n'en pouvaiscontenter ; car il y avait déjà de la
confusion dans mes remembrances, et je ne faisais point
tant d'état d'une si chétive affaire que Brulette en voulait
supposer. Sa tête travaillait pour comprendre chaque mot
qu'elle m'arrachait, et on eût dit- qu'elle se questionnait
elle-même, avec un peu de dépit, pour savoir si elle était
assez jolie pour avoir tant d'exigences, et si le moyen de
plaire aux garçons était la franchise ou le déguisement.
Peut-être qu'elle fut tentée un petit moment de me faire
oublier, par des coquetteries, cette petite revenante que
''avais dans la tête, et qui, plus que de raison, lui portait
ombrage ; mais après deux ou trois mots de badinage, elle
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76 LES MAITRES SONNEURS
répondit à mes reproches: — Non, Tiennet, je ne te ferai
pas un tort d'avoir eu des yeux pour une jolie iSUe, quand
la chose est innocente et naturelle comme tu me la racontes ;
mais cette bêtise-là, dont nous venons d'amuser nos es-
prits, a tourné le mien, je ne sais comment, à des réflexions
sérieuses sur toi et sur moi. Je suis coquette, mon bon cou-
sin; je sens cette fièvre-là jusque dans la. racine de mes
cheveux; je ne sais point si j'en guérirai; mais, telle que
me voilà, je ne songe à Tamour et au mariage que comme
à la fin de toute aise et de toute fête. J'ai dix-huit ans, et
c'est déjà l'âge de réfléchir : eh bien, la réflexion ne me
vient encore que comme un coup de poing dans l'estomac ; ^
tandis que toi, dès l'âge de quinze ou seize ans, tu t'es déjà
questionné sur la manière d'être heureux en ménage. Et
là-dessus, ton cœur simple t'a fait une réponse juste : c'est
qu'il te fallait une bonne amie simple et juste comme toi-
même, et sans malice, fierté ni folie. Or je te tromperais
vilainement si je te disais que je suis ton fait. Que ce soit
caprice ou défiance, je ne me sens portée pour aucun de
ceux que je peux choisir, et je ne voudrais pas répondre
de changer bientôt. Plus je vas, plus n^a liberté et ma
gaieté me plaisent. Sois donc mon ami, mon camarade et
mon parent; je t'aimetai comme j'aime Joseph , et mieux
encore si tu es plus fidèle à mon amitié ; mais ne songe
plus à m'épouser. Je sais que tes parents y seraient con-
traires, et moi-même je le serais malgré moi, et avec le re-
gret de te mécontenter. Voyons, voilà qu'on nous observe
et qu'on court après nous pour déranger le discours trog
long que nous faisons ensemble. Veux-tu ne me point bou-
der, prendre ton parti, et me rester frère? Si tu dis oui,
nous ferons la jaunée de Saint-Jean en arrivant au bourg,
et nous ouvrirons gaiement la danse tous les deux.
— Allons, Brulettel lui dis-je en soupirant, c'est comme
tu voudras; je ferai mon possible pour ne plus t'aimer que
comme tu me le commandes, et, dans tous les cas, je te res-
terai bon parent et bon ami, comme c'est mon devoir.
Elle me prit la main, et s'amusant à faire galoper ses
amoureux, elle courut avec moi jusque sur la place du bourg,
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LES MAITRES SONNEURS 77
OÙ déjà les vieux de l'endroit avaient dressé les fagots et la
paille de la jaunée. Bruletle fut requise, comme étant arrivée
la première, d'y mettre le feu, et bientôt la flamme s'éleva
jusqu'au-dessus du porche de l'église.
Mais nous n'avions point de musique pour danser, lors-
que le garçon à Garnat^ qui s'appelait François, arriva avec
sa musette et ne se fit point prier pour nous venir en aide,
car lui aussi en tenait sa bonne part pour Brulette, comme
les autres.
On se mit donc à baller bien joyeusement ; mais , au bout
de peu de minutes, chacun s'écria que cette musique coupait
les jambes. François Camat y était encore trop novice, et il
avait beau faire de son mieux, on ne pouvait pas se mettre
en train. Il s'en laissa plaisanter, et continua, bien content
d'avoir occasion de s'exercer, car c'était, je le crois, la pre-
mière fois qu'il faisait danser le monde.
Ça ne faisait Taffaire de personne, et quand on vit que
cette danse, au lieu d'adoucir les jambes déjà lasses, ne fai-
sait que les achever, on parla de se dire bonsoir, ou d'aller
finir la journée entre hommes au cabaret. Brulette et les
autres fillettes se récrièrent, nous traitant de beuveraches et
de mal plaisants garçons; et cela fit un débat, au milieu du-
quel un grand beau sujet se montra tout d'un coup, avant
qu'on eût pu voir d'où il sortait.
— Oui-dà, enfants! cria-t-il d'une voix si forte qu'elle
couvrit tout notre vacarme et se fit écouter d'un chacun :
vous voulez danser encore? qu'à cela ne tienne 1 Voilà un
cornemuseux de rencontre qui vous en baillera tant que vous
en voudrez, et qui, mêmement, ne vous prendra rien pour
sa peine. Donnez-moi ça, dit-il à François Carnat, et m'écou-
tez: ça vous pourra servir, car, encore que je ne fasse point
mon état de musiquer, j'en sais un peu plus long que vous.
Et, sans attendre le consentement de François, il enfla sa
musette et se mit à en jouer, aux cris de joie des filles et au
grand remercîment des garçons.
J'avais, dès les premiers mots, reconnu la voix et l'accent
bourbonnais du muletier; mais je ne pouvais en croire mes
yeux, tant je le voyais changé à son profit.
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78 LES MAITRES SONNEURS
Au lieu de son sarrau encharbonué, de ses vieilles guêtres
de cuir, de son chapeau cabossé et de sa figure noire, il
avait un habillement neuf, tout en tin droguet blanc jaspé
de bleu, du beau linge, un chapeau de paille enrubané de
trente-six couleurs, la barbe faite, la face bien lavée et rose
comme une pêche: enfin, c'était le plus bel homme que j*âie
vu de ma vie : grand comme un chêne, bien pris de tout son
corps, la jambe sèche et nerveuse, les dents comme un cha-
pelet de graines d'ivoire, les yeux comme deux lames de
couteau, et l'air avenant d*un bon seigneur. Il reluquait
toutes nos filles, souriant aux belles, riant jusqu'aux oreilles
devant celles qui n'avaient pas bonne grâce, mais se mon-
trant joyeux et bon compère à tout le monde, encourageant
et animant la danse de Toeil, du pied et de la voix; car il ne
soufflait que peu dans la musette, tant il était habile à gou-
verner son vent, et disait, entre chaque bouffée, mille drô-
leries et sornettes qui mettaient tous les esprits en joie et
folie.
Et de plus, au lieu de compter les reprises et carrements
comme fout les ménétriers de profession, qui s'arrêtent tout
juste^ quand ils ont gagné leurs deux sous par chaque cou-
ple, il se mit à cornemuser d'affilée un bon quart d'heure
durant, changeant ses airs on ne sait comment, car il pas-
sait de l'un à l'autre sans qu'on en vît la couture ; et c'était
les plus^belles bourrées du monde, toutes inconnues chez
nous, mais si enlevantes et d'un mouvement si dansable,
qu'il nous semblait voler en l'air plutôt que gigotter sur le
gazon.
Je crois qu'il aurait cornemuse et que nous aurions dansé
toute la nuit sans nous lasser, ni lui ni nous autres, s'il n'eût
été dérangé par le père Carnat, lequel du cabaret de la
Biaude, entendant si bien mener sa musette, était arrivé,
bien étonné et bien fier du savoir de son garçon. Mais quand
il vit l'instrument dans les mains d'un étranger, et François
qui prenait sa part de la danse sans songer à mal, la colère
le gagna, et, poussant le muletier par surprise, il le fît sau-
ter, de la pierre où il était juché, tout au beau milieu de la
danse.
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LES MAITRES SONNEURS 7»
Maître Huriel fut un peu étonné de i'aventure, et, se re-
tournant, il vit Carnat tout dépité, qui lui faisait semonce de
lui rendre son instrument. •
Vous n'avez point connu Carnat le cornemuseux; c'était
déjà un homme d'âge en ce temps-là, mais encore solide, et
malicieux comme un vieux diable.
Le muletier commença de lui montrer les poings; mais,
retenu par ses cheveux blancs, il lui rendit doucement la
musette, en lui répondant : — Vous auriez pu m'avertir avec
plus d'honnêteté, mon vieux; mais s'il vous fôche que je
prenne votre place, je vous la rends de bon cœur ; d'autant
que je serai content de danser à mon tour, si la jeunesse
d'ici veut souffrir un étranger en sa com pagnie.
— Oui, oui I dansez 1 vous l'avez bien gagné ! cria le monde
de la paroisse, qui s'était tout rassemblé autour de sa belle
musique, et qui déjà s'était affolé de lui, les vieux <5omme
les jeunes.
—Or donc, dit-il en prenant la main de Brulette, qu'il
avait regardée plus que toutes les autres, je demande, pour
mon payement, de danser avec cette jolie blonde, quand
même elle serait déjà engagée.
— Elle est engagée avec moi, Huriel, dis-je au muletier;
niais comme nous sommes amis, je 1,e cède mon droit pour
cette bourrée.
-- Merci ! répondit-il, en me donnant une poignée de
fflain; et il ajouta dans mon oreille: — Je ne voulais point
avoir l'air de te connaître; si tu n'y vois pas d'inconvénient
pour toi, à Ja bonne heure !
— Ne dites pas que vous êtes muletier, repris-je, et tout
ira bien.
Tandis qu'un chacun me questionnait sur l'étranger, une
aatre question s'élevait sur la pierre des ménétriers : le père
Carnat ne voulait ni jouer, ni faire jouer son garçon. Même-
tt^ent, il lui faisait grand reproche de s'être laissé supplanter
par un homme inconnu, et plus on voulait arranger la chose
fn lui disant que cet étranger ne prenait pas d'argent, plus
ii se fichait rouge. Il en vint à ne se plus connaître quand
l« père Maurice Viaud lui dit qu'il était un jaloux, et que
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80 ' LES MAITRES SONNEURS
cet étranger ea remontrerait à tous ceux de son état dans
le pays.
Alors, ff vint au milieu de nous, et, s*adressant à Huriel,
lui demanda s'il avait patente pour cornemuser, ce qui fit
rire tout le monde, et le muletier encore plus. Enfin, sommé
de répondre à ce vieux enragé» Huriel lui dit : — Je ne sais
pas les coutumes de votre pays, mon vieux ; mais j'ai assez
voyagé pour connaître la loi, et je sais que nulle part en
France les artistes ne payent patente.
— Les artistes? fit Garnat, étonné d'un mot que, pas plus
que nous, ik n'avait jamais ouï employer. Qu'est-ce que vous
entendez par là? Est-ce une sottise que vous me voulez
dire?
— Non point ! reprit Huriel ; je dirai les musiqueux, si
vous voulez, et je vous déclare que je suis libre de musiquer
sans payer aucun droit au roi de France.
— Bien, bien, je sais ça, répondit Garnat; mais ce que
vous ne savez pas, vous, c'est qu'au pays d'ici, les musi-
queux payent un droit au corps des ménétriers pour avoir
licence d'exercer, et ils en reçoivent lettres patentes, s'ils
en sont agréés après les épreuves.
— Oui-da! Je connais cela, répondit Huriel, et sais très-
bien quelle monnaie il faut empocher ou débourser dans
vos épreuves. Je ne vous conseillerais pas de m'y essayer;
mais, heureusement pour vous, je n'exerce pas votre état et
ne prétends rien chez vous ; je joue gratis où il me plaît, et
cela, nul ne m'en peut empêcher, par la raison que je suis
reçu maître sonneur, tandis que vous ne Têtes peut-être
point, vous qui parlez si haut.
Garnat s'apaisa un peu à cette parole, et ils se dirent tout
bas quelques mots que personne n'entendit, par lesquels ils
se firent connaître l'un à l'autre qu'ils étaient de la même
corporation, sinon de la même cx)mpagnie. Les deux Garnat,
n'ayant plus rien à objecter, vu que tout le monde rendait
témoignage pour Huriel qu'il avait joué sans se faire payer,
se retirèrent tout grommelants, et en disant des malhonnê-
tetés que personne ne voulut relever, afin d'en finir.
Dès qu'ils furent partis, on appela la Marie Guillard, qui
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LES MAlTftES SONNEURS 81
était une petite jeunesse" très-subtile de sa langue, et on la
fit chanter, pour que l'étranger pût avoir son plaisir de la
danse.
Il ne dansait pas de la même manière que nous autres ,
encore quMl s'accordât très-bien à nos carrements et à notre
mesure ; mais il avait meilleure façon et donnait du jeu à
tout son corps si librement, qu'il paraissait encore plus beau
et plus grand que de coutume. Bruletle y fit attention, car,
au moment qu'il l'embrassa, comme c'est la manière de
chez nous au commencement de chaque bourrée, elle devint
toute rouge et confuse, contrairement à son habitude, qui
était tranquille et indifférente à ce baiser-là.
J'en augurai qu'elle m'avait un peu surfait son mépris
pour l'amour ; mais je n'en témoignai rien, et j'avoue qu'en
dépit de tout, je me coiffais pour mon compte des grands
talents et des belles façons du muletier.
La danse finie, il vint à moi, tenant Brulette par le bras et
me disant :
— C'est à ton tour, mon camarade, et je ne peux pas te
faire plus grand remercîment que de te rendre cette jolie
danseuse. C'est une vraie beauté de mon pays, et, à cause
d'elle, je fais réparation à la race berrichonne ; mais pour-
quoi finir sitôt la fête? Est-ce qu'il n'y a pas, dans votre
bourg, une autre musette que celle de ce vieux chagriné?
— Si fait, dit vivement Brulette, à qui l'envie de danser
encore fit échapper le secret qu'elle eût voulu garder; mais,
tout aussitôt, elle se reprit en rougissant, et ajouta. Du
moins, il y a des pipeaux et des porchers qui en savent jouer
tant bien que mal.
— Fi ! des pipeaux ! dit le muletier; si on vient à rire, on
les avale, et ça fait tousser. J'ai la bouche trop grande pour
ces instruments-là, et c'est pourtant moi qui veux vous faire
danser, gentille Brulette; car c'est votre nom, je l'ai entendu,
dit-il encore en s'éloignant un peu avec elle et moi ; et je
sais quMl y a chez vous une musette belle et bonne , venant
du Bourbonnais, et appartenant à un certain Joseph Picot,
votre ami d'enfance, votre camarade de première commu-
nion.
1»:
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82 LES MAITRES SONNEURS
— Ohl oh 1 d'où savez-vous cela? dit Bruielte bien con-
fondue. Vous connaissez donc notre Joseph? Et peut-être
pourriez- vous nous dire où il a passé?
— En êtes- vous en peine? dit Huriel en l'observant.
— Si fort en peine que je vous remercierais, d'un grand
oœuT, de m'en donner nouvelles.
— .Eh bien, je vous en donnerai, mignonne; mais pas
avant que vous m'ayez remis sa musette, que je suis chargé,
de lui porter au pays où il est maintenant.
— Quoi? dit Brulette, il est donc déjà bien éloigné?
— Assez pour ne pas avoir envie de revenir.
— Vrai , il ne reviendra pas? Il s'en va pour tout à fait?
Voilà qui m'ôte l'envie de rire et de danser.
— Oh 1 ma belle enfant, fit Huriel, vous êtes donc la fiancée
de ce petit Joseph? Il ne m'avait pas dit cela!
— Je ne suis la fiancée de personne, répondit Brulette en
se redressant.
— Et pourtant, reprit le muletier, voilà un gage qu'on m'a
dit de vous montrer, dans le cas où vous douteriez que je
suis chargé d'emporter la musette.
— Où donc? quel gage? fis-je à mon tour.
— Regardez à mon oreille, dit le muletier, en relevant
une poignée de ses cheveux noirs tout crépus, et en nous
montrant un tout petit cœur en argent, passé par son anneau
à une grande boucle en or fin qui lui traversait l'oreille à la
manière des bourgeois de ce temps-là.
Je crois bien que ces oreilles percées commencèrent à
donner dans la vue de Brulette, car elle lui dit: — Vous
n'êtes pas ce que vous paraissez, et je vois bien que vous
n'êtes pas un homme à vouloir tromper de pauvres gens.
D'ailleurs, c'est bien à moi, le gage que vous portez là ; ou
plutôt c'est à Joset, car c'est un cadeau que sa mère m'a fait
le jour de notre première communion, et que je lui ai donné
en souvenance de moi, le lendemain, quand il a quitté la
maison pour entrer dans un service. Or donc, Tiennet, me
dit- elle, va-t'en à mon logis, chercher la musette, et l'ap-
porte là, sous le porche de l'église où il fait noir, sans qu'on
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LES MAITRES SONNEURS 83
voie OÙ tu Tas prise, car le père Carnat est un homme mé-
ehant qui ferait des peines à mon grand-père s'il savait que
nous nous sommes prêtés à une pareille chose.
Septième ireillée.
Je fis ce qui m'était commandé, laissant, à contre-cœur,
Brulette seule avec le muletier, dans un endroit de la place
déjà bien embruni par la nuit tombante. Quand je revins,
portant la musette pliée et démontée sous ma blouse, je les
retrouvai au même coin, devisant avec beaucoup d'action,
et Brulette me dit: — Tiennet, je le prends à témoin que je
ne suis point consentante à donner à cet homme-là le gage
qu'il a pendu à son oreille. Il prétend ne me le point ren-
dre, parce que, de fait, c'est propriété pour Joset ; mais il
dit que Joset ne le lui reprendra pas, et encore que ce soit
une petite chose qui n'a pas la conséquence de dix sous
vaillant, il tie me plaît pas d'en faire don à un étranger. Je
n'avais pas plus de douze ans quand je l'ai baillé à Joset, et
il faudrait être fm pour y entendre malice ; mais puisqu'on
veut qu'il y en ait, ce m'est une raison de plus pour le re-
fuser à im autre,
Il me sembla que Brulette se donnait trop de mal pour
enseigner au muletier qu'elle n'était point l'amoureuse de
Joset, et que, pour sa part, le muletier était content de
lui trouver le cœur libre d'engagements. En tout cas, il
ne se gêna guère pour continuer à la courtiser devant
moi.
— Mignonne,^ lui dit-il, votis avez tort de vous défier. Je
ne veux faire montre de vos dons à personne, encore qu'il
y eût de quoi être glorieux s'ils étaient miens ; mais je re-
connais ici, devant Tiennet, que vous ne m'encouragez
point à vous aimer. Dire que cela m'en empêchera , je n'en
réponds pas; mais, atout le moins, vous êtes forcée de
souffrir que je me souvienne de vous, et que j'estime ce
gage de dix sous vaillant à mon oreille, plus qu'aucune au-
tre chose que j'aie jamais convoitée. Joseph est mon ami.
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8i LES MAITRES SONNEURS
et je sais qu'il vous aime ; mais l'amitié de ce garçon-là est
si tranquille, qu'il ne songera pas seulement à me rede-
mander son gage. Or donc, si nous nous revoyons dans un
an, ou dans dix, vous le retrouverez là, à moins que l'o-
reille «'y soit plus.
Et disant ainsi, il prit et embrassa la main de Bru-
lette, et se mit en devoir de rajuster et d'enfler la corne-
muse.
— Que faites-vous là ? lui dit-elle. Quant à moi, je vous
l'ai dit, puisque Joset quitte sa mère et ses amis pour long-
temps, j'ai de la peine et ne veux plus me divertir ; et tant
qu'à vous, vous vous mettez en danger d'une bataille, si
d'autres cornemuseux du pays viennent à passer.
— Bah ! bah ! répondit Huriel, c'est ce qu'on verra ; ne
vous inquiétez pas de moi; et quant à vous, Brulette, vous
danserez, ou je croirai que vous êtes amoureuse d'un ingrat
qui vous quitte.
Soit que Brulette eût trop de fierté pour laisser prendre
cette idée-là, soit que le diable de la danse fût plus fort
qu'elle, sitôt que la musette, dressée et enflée, commença
de sonner, elle n'y put tenir et se laissa emmener] par moi
à la bourrée.
Vous ne sauriez croire, mes amis, quels cris de contente-
ment et d'émerveillance il y eut sur la place, au brijit ton-
nant de cette musette bourbonnaise et au retour du mule-
tier, que l'on croyait déjà parti.On ne dansait plus que d'un
pied et on allait finir, quand il reparut sur la pierre des
ménétriers. Aussitôt ce devint comme une rage, on ne s'y
mit plus à (quatre ni à huit, mais bien à seize ou à trente-
deux, se tenant par les mains, sautant, criant et riant, que
le bon Dieu n'aurait pu y placer un mot.
Et bientôt après, les vieux, les jeunes, les petits enfants
qui ne savaient pas encore mener leurs jambes, comme les
grands-pères qui ne tenaient quasi plus sur les leurs, les
vieilles qui se trémoussaient à l'ancienne mode, les gars
maladroits qui n'avaient jamais pu mordre à la mesure,
tout se mit en branle, et, pour un peu, la cloche de la pa-
roisse s'y serait mise aussi d'elle-même. Jugez donc une
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LES MAITRES SONNEURS 85
musique, la plus belle qu'on eût ouïe au pays, et qui ne
coûtait rien ! même elle paraissait aidée du diable, puisque
le cornemaseux ne demandait jamais grâce, et faisait
éreinter tout le monde sans se lasser. — J'en veux avoir le
dernier! s'écriait -il, à chaque fois qu'on lui conseillait de se
reposer; je prétends que la paroisse entière y crève et que
nous soyons encore tous ici au lever du soleil, moi debout
et vaillant, vous autres me demandant merci ! — Et lui de
eomemuser, et nous tous de trépigner comme des fous.
La mère Biaude, voyant qu'il y avait là de l'ouvrage et du
profit, avait fait apporter des bancs, des tables, du boire et
du manger, et comme, de ce dernier article, elle n'était pas
assez fournie pour tant de ventres creusés par la danse, un
chacun se mit en devoir de livrer aux amis et parents qu'il
avait là tout ce que son logis contenait de victuailles pour
la semaine. Qui apportait un fromage^ qni un sac de noix,
qui un quartier de chèvre, ou un cochon de lait, lesquels
furent rôtis ou grillés à la cantine vitement dressée. Celait
comme une noce oîi les voisins se seraient invités les uns
les autres. Les enfants ne se couchèrent point, on n'eut pas
le temps d'y songer, et ils dormirent en tas de moutons sur
le bois de travail toujours emmagasiné sur le commun, au
bruit enragé de la danse et de la musette qui ne s'arrêtait
que le temps d'entonner au comemuseux une chopiue du
meilleur vin.
Et tant plus il buvait, tant plus il était gaillard et comemu-
sait en manière admirable. Enfin, l'appétit venant aux plus
solides, Huriel fut forcé de finir, faute de danseurs à con-
tenter ; et, ayant gagné sa gageure de nous enterrer tous,
1 consentit, à souper. Chacun l'invitait et se disputait l'hon-
neur et le plaisir de le régaler; mais voyant que Bruletle
venait à ma table, il accepta mon offre et s'assit à côté
d'elle, tout bouillant d'esprit et de belle humeur. Il y mangea
vite et bien ; mais, au lieu d'être appesanti par la digestion,
il fut le premier à lever son verre pour chanter, et malgré
qu'il eût bouffé six heures durant comme un orage, il avait
la voix aussi fraîche et aussf juste que si de rien n'était. On
essaya de lui tenir tête, mais les plus renommés chanteurs
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86 LES MAITRES SONNEURS
y renoncèrent bientôt pour le plaisir de Técouier, car rien
ne valait auprès de ses ciiansons, tant pour les airs que
pour les paroles, et on avait mémç grand'peine à lui donner
le refrain ; car il n'y avait rien dans son sac qui ne fût tout
neuf pour nos oreilles et d'une qualité qui dépassait tout
notre savoir.
On quitta toutes les tables pour Fentendre, et, au mo<nent
que le jour levant commença de percer à travers la feuillée,
il y avait autour de nous une foule plus charmée et plus at-
tentionnée qu'au plus beau pr^he.
^lors il se leva, monta sur son banc et présenta son
verre vide au premier rayon du soleil qui passait au-dessus
de sa tête, en disant, d'un air qui nous fit trembler tous,
sans qu'on sût ni pourquoi ni comment : — Amis, voilà le
flambeau du bon Dieu I Éteignez vos petites chandelles,
et saluez ce qu'il y a de plus clair et de plus beau dans le
monde !
— Et à présent, dit-il en se rasseyant et en posant soç
verre retourné sur la table, assez causé, assez chanté pour
une nuit". Que faites-vous 15, sacristain? Allez sonner l'An-
gelus, et qu'on voie ceux qui se signeront chrétiennement !
à cela on connaîtra celui qui s*est diverti honnêtement, de
celui qui s'est abruti comme un sot. Après que nous aurons
tous rendu gloire à Dieu, je vous quitterai, mes enfants,
vous remerciant de m'avoir fait si bonne fête et marqué
tant de fiance. Je vous devais une petite réparation pour un
dommage que j'ai causé, sans le vouloir, à quelques-uns
d'entre vous, il n'y a pas longtemps. Devinez si vous pouvez ;
moi, je ne suis pas ici à confesse ; mais je pense avoir fait
de mon mieux pour vous divertir, et le pla.isir valant
mieux que le profit, selon moi, je me crois quitte envers
tous.
Et comme on voulait le faire expliquer: — Silence, cria-
t-il, voilà l'Angelus qui cloche !
Et il se mit à genoux, ce qui entraîna tout le monde à en
faire autant, et même avec un recueillement singulier, car
cet homme-là semblait avoir puissance sur les esprits.
Quand on eut fini la prière , on le chercha ; il avait
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L«S MAITRES SONNEDRS 87
disparu, et si bien, qu'il y eût des gens qui se frottèrent les
yeux, pensant qu'ils avaient rêvé cette nuit de liesse et
de folie.
HuUténie ireillée.
Brulette était toute tremblante, et quand je lui demandai
ce qu'elle avait et ce qu'elle pensait, elle me' répondit en
portant à sa joue le revers de sa main : — Cet homme-là
est aimable, Tiennet; mais il est bien hardi.
Ck)mme j'étais allumé un peu plus que de coutume, je me
trouvai assez courageux pour lui dire : — Si la bouche d'un
étranger vous a offensé la jpeau, celle d'un ami peut enlever
ia tache. Mais eUe me repoussa en répondant : — Il est parti ,
et il y a sagesse à oublier ceux qui s'en vont. '
— Mêmement le pauvre Joset?
— Oh 1 celui-là, c'est différent, dit-elle.
— Pourquoi différent? Vous ne répondez point? Ahl
Brulette, vous eu tenez pour...
— Pour qui? dit-elle vivement. Comment s'appelle-t-il?
Dis donc, puisque tu le connais?
— C'est, lui répondis-je en riant, l'homme noir pour qui
Joset s'est donné au diable, et qui vous a fait peur, un soir
de ce printemps que vous étiez en ma maison.
. —Non, non, tu te moques 1 Dis-moi son nom, son état,
son pays?
— Non pas, Brulette! Tu dis qu'il faut oublier les absents,
et j*aime autant ne pas te faire changer d'avis.
Le monde de la paroisse s'étonna bien de voir le corne -
museux parti comme par miracle , sans qu'on eût songé à '
8'informer de lui. Quelques-uns l'avaient bien questionné;
Diftis à l'un il avait dit être Marchois et s'appeler d'une fa-
ÇOD, à l'autre il avait dit autrement, et nul ne savait la vé-
rité. Je leur jetai encore un nom différent pour les dérouter,
ûon pas qu'Huriel le gâteux de blés eût rien à craindre dç
personne, après qu'Huriel le cornemuseux avait si bien
nionté la tête à tout le monde, mais pour me divertir, et
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88 LES MAITRES SONNEURS
aussi pour faire eurager Brulotte. Puis, quand on me de-
manda d'où je le connaissais, je répondis, en me moquant,
que je ne le connaissais pas ; qu'il lui avait pris fantaisie, en
arrivant, de m'accoster comme un ami, et que j'avais ré-
pondu de même par manière de plaisanter.
Cependant, Brulette m'ayant questionné à fond, force me
fut de lui dire ce que j*en savais , et encore que ce ne fût
pas grand'chose, elle regretta de l'entendre, car elle avait,
comme beaucoup de gens du pays, un grand préjugé
contre les étrangers, et contre les muletiers principale-
ment.
Je pensai que celte répugnance lui ferait vitement oublier
Huriel, et si elle y songea, elle ne le montra guère, car elle
continua la joyeuse vie qui lui plaisait, sans marquer de
préférence à personne, disant que, voulant être femme aussi
fidèle qu'elle était fille insoucieuse, elle avait le droit de
prendre son temps et d'étudier son monde; et tant qu'à
moi, me répétant souvent qu'elle ne voulait que mon ami-
tié fidèle et tranquille, sans idée de mariage.
Mon naturel ne me portant point à la tristesse, je n'en fis
point de maladie. Je me sentais bien un peu comme Brulette
à l'endroit de la liberté. J'usais de la mienne comme un gar-
çon, et je prenais le plaisir où je le trouvais, sans la chaîne.
Mais, ma fougue passée, je revenais toujours auprès de ma
belle cousine, comme en une compagnie douce, honnête et
réjouissante, dont je me serais trop privé en essayant de
bouder contre moi-même. Elle avait plus d'esprit que toutes
les filles et femmes de Tendroit. Et puis, son logis était
agréable, toujours propre et bien gouverné, ne sentant point
la gêne , et se remplissant , dans les veillées d'hiver comme
dans tous les autres chômages de l'année, de la plus gentille
jeunesse de la paroisse. Les filles suivaient volontiers la
compagnie de cette belle, parce qu'il y pleuvait des garçons
à choisir, et que, de temps en temps, elles y accrochaient
un mari pour leur compte. Mêmement Brulette se servait de
l'estime qu'on faisait de son esprit juste et de ses jolies pa-
roleis, pour décider les jeunes gens à donner leur attention
à des filles qui les convoitaient, et elle s'y montrait géné-
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LES MAITRES SONNEURS 80
peuse comme font les riches qui savent bien ne deivoir ja-
mais manquer.
Le grand-père Brulet aimait cette jeune compagnie et la
Téjonissait par ses vieilles chansons et par beaucoup de belles
histoires qu'il savait. Par des fois, la Mariton venait aussi
pour un moment, à seules fins d'avoir à parler de son gar-
çon, et c'était une femme de grande causette, encore très-
fraîche et donnant aux jeunes filles la vraie manière de se
bien babiller, car elle était élégante pour complaire à son
maîlre Benoît, lequel voulait que, par sa bonne mine et sa
braverie, elle fit belle enseigne à sa maison.
11 n'était même point rare qu'au passage, les vielleux du
pays, voyant là de la jeunesse rassemblée, ne se missent
en besogne de faire danser devant la porte, si bien que la
Brulette, en son petit logis, sans autre avoir de conséquence
que sa gentillesse et sa belle grâce, devint comme une reine,
que les filles laides et délaissées critiquaient tout bas, mais
que les autres trouvaient plus de profit que de dépit à re-
connaître et à fréquenter.
Il y avait approchant une année qu'on se divertissait ainsi,
sans avoir reçu d'autres nouvelles de Joseph que deux let-
tres par lesquelles il faisait connaître à sa mère qu'il était
en bonne santé et gagnait bien sa vie dans le Bourbonnais.
Il n'y disait point l'endroit de sa demeurance, et les deux
lettres portaient la mai^que de deux endroits différents. Mê-
mement la seconde n'était guère commode à comprendre,
encore que notre nouveau curé fût très-adroit à lire les
écritures; mais il paraissait que Joseph s'était fait enseigner
l'instruction, et s'était essayé, pour la première fois, à écrire
de lui-môme. Enfin, vint une troisième lettre, adressée à
^Brulette, et monsieur le curé la lut bien couramment et la
trouva clairement tournée. Celle-là disait que Joseph était
un peu malade et s'en remettait à la main d'un ami pour
donner de ses nouvelles. Ce n'était qu'une fièvre de prin-
temps, et l'on ne s'en devait point tourmenter. On y disait
encore qu'il était avec des amis, lesquels, faisant coutume
de voyager, se mettaient en route pour le pays de Chambé-
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90 LES MAITRES SONNEURS
rat, d'où ils écriraient encore, si son étal venait à s'empirer
malgré les grands soins qu'ils lui donnaient.
— MojBi Dieu! dit Brulette, quand le curé lui eut fait en-
tendre ce qu'il y avait sur ce papier, j'ai grand'peur qu'il ne
se soit fait muletier aussi, et je n*o§erais dire à sa mère ni
sa maladie ni l'état qu'il a pris. La pauvre âme a bien assez
de peines comme ça.
Et puis, regardant la lettre, elle demanda ce que disait la
signature. Monsieur le curé, qui n'y avait pas fait grande
attention, mit ses lunettes et se prit à rire, disant qu'il n'a-
vait jamais vu chose pareille, et qu'il avait beau s'y repren-
dre, il n'y voyait, en guise de nom, que la représentation
d'un bout d'oreille avec un anneau et une manière de cœur
passé dedans. — C'est, dit-il, quelque signe de compagnon-
nage. Toute confrérie a ses emblèmes, et personne n'y con-
naît goutte. Mais Brulelle comprit fort bien , se troubla
un peu, emporta la lettre et l'examina souvent, je peux
croire, d'un œil moins indifférent qu'elle ne le prétendait :
car il lui poussa en tête l'idée de savoir lire, et bien secrè-
tement elle s'y mit, avec l'aide d'une ancienne fille de
chambre de noble, qui était retirée mercière en notre bourg,
et qui venait souvent babiller en une maison si bien acha-
landée de monde , comme était celle de ma cousine.
Il ne fallut pas grand temps à une tête si futée pour en
savoir long, et, un beau jour, je fus bien étonné de voir
qu'elle écrivait des chansons et des prières qui parçiissaient
moulées finement. Je ne pus m'em pêcher de lui demander
si c'était pour correspondre avec Joseph ou avec le beau
muletier qu'elle s'apprenait des malices au-dessu»de son
état.
— Il s'agit bien de ce faraud aux oreilles percées! fît-elle
en riant. Me crois-tu fille si peu réfléchie que d'envoyer des
lettres à un garçon étranger? Mais si Joseph nous revient
savant, il aura bien fait de se^sortir de sa bêtise, et, tant
qu'à moi, je ne suis point fichée non plus d'être un peu
moins sotte que je n'étais.
— Brulette, Brulette, lui dis-je, vous mettez votre idée
hors de votre pays et de vos amis! Ça vous portera mal-
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LES MAITRES SONNEURS 91
heur, prenez-y garde I Je ne suis pas plus tranquille pour
Joseph là-bas que pour vous ici.
— Tu peux être tranquille sur mon compte, Tienûel; j'ai
la tête froide, malgré qu'on en dise. Tant qu'à notre pauvre
gars, j'en suis bien en peine; car nous voilà, depuis six
mois bientôt, sans nouvelles de lui, et ce beau muletier, .
qui avait si bien promis d'en donner, n'y a plus songé. La
Mariton se désole de l'oubli de Joset, car elle n'a point su
sa maladie, et peut-être qu'il est mort sans que personne
s'en doute.
Je lui remontrai que, dans ce cas-là, nous en aurions
reçu avertissement, et que le manque de nouvelles signifiait
toujours bonnes nouvelles.
— Tu diras ce que tu voudras, répondit-elle; j'ai rêvé, il
y a deux nuits, que je voyais arriver ici le muletier, nous
rapportant sa musette et nous annonçant qu'il avait péri.
Depuis ce rêve , je suis attristée dans mon cœur et me' fais
reproche d'avoir laissé passer tant de temps sans songer à
mon pauvre ami de jeunesse, et sans m'essayer à lui écrire;
mais où lui aurais-je envoyé ma lettre, puisque je ne sais
pas seulement où il est?
Disant cela, Brulette, qui était auprès de la fenêtre et re-
gardait par hasard au dehors, poussa un cri et devint toute
blanche de peur. Je regardai aussi et vis Huriel tout enchar-
bonné et noirci dans sa figure et ses habillements, comme
je l'avais vu la première fois. Il venait vers nous, et les en-
fants se sauvaient de son, passage en criant : a Le diable I
le diable! » tandis que les chiens jappaient après lui.
Saisi de ce que m'avait raconté Brulette, et voulant lui
épargner d'apprendre trop vite une mauvaise nouvelle, je
courus au-devant du muletier, et ma première parole fut
pour lui dire au hasard et dans un grand trouble : — Est-ce
donc qu'il est mort?
— Qui? Joseph? répondit-il; non. Dieu merci I Mais vous
savez donc qu'il est encore malade?
— Est-il en danger?
— Oui et non. Mais c'est devant Brulette que je te veux
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02 LES MAITRES SONNEURS
parler de lui. Est-ce là sa maison? Conduis-moi auprès
d'elle.
— Oui, oui, viens ! lui dis-je ; et, courant en avant, je dis
à ma cousine de se tranquilliser et que tes nouvelles n'é-
taient point si mauvaises qu'elle s'y attendait.
Elle appela vitementson graud-père qui chapusait dans
la chambre voisine, et se mit en devoir de recevoir honnê-
tement le muletier ; mais, le voyant si différent de l'idée
qu'elle en avait gardée, si mal connaissable dans sa cou-
leur et son habillement, elle perdit contenance et en dé-
tourna ses yeux avec tristesse et confusion.
Huriel s'en aperçut bien, car il se prit à sourire, et, rele-
vant ses rudes cheveux noirs, comme par hasard, mais de
manière à montrer que le gage de Bruletto était toigours à
son oreille : —C'est bien moi, dit-il et non point un autre.
Je viens exprès de mon pays pour vous parler d'un ami
qui,»grâce à Dieu, n'est ni mort ni mourant, mais dont ce-
pendant il faut que je vous entretienne un peu à loisir.
Avez-vous celui de m'écouter?
— Fort bien oui, dit le père Brulet. Asseyez-vous, mon
homme ; on va vous servir.
— fl ne me faut rien, dit Huriel, prenant une chaise. J'at-
tendrai l'heure de votre repas. Mais, avant tout, je me dois
faire connaître des personnes à qui je parle.
— Parlez, dit mon oncle, on vous entendra.
Meavtènie veillée.
Alors le muletier: — Je m'appelle Jean Huriel, muletier
de mon état, fils de Sébastien Huriel, qui est dit Bastien
le grand bûcheux, maître sonneur très-renommé, et ou-
vrier très-estimé dans les bois du Bourbonnais. Voilà mes
noms et qualités, dont je peux faire preuve et honneur. Je
sais que pour gagner plus de confiance, j'aurais dû me
présenter à vous comme j'ai le moyen de paraître ; mais
ceux de mop état ont une coutume...
— Votre coutume, dit le père Brulet, qui lui portait
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LES MAITRES SONNEURS 93
grande attention , je la connais, mon garçon. Elle est bonne
ou mauvaise, selon que vous êtes bons ou mauvais vous-
mêmes. Je n'ai pas vécu jusqu'à présent sans savoir ce que
c'est que les muletiers, et comme j'ai roulé autrefois hors
du pays, je sais vos usages et comportements. On dit vos
confrères sujets à beaucoup de méfaits : on en a vu enle-
ver des filles, battre des chrétiens, voire les faire périr
dans de méchantes disputes, et leur enlever leur argent.
— Je pense, dit Huriel en riant, qu'on a beaucoup sur-
passé le mal en le racontant. Les choses dont vous parlez
sont si anciennes qu'on n'en pourrait retrouver les auteurs,
et la peur qu'on en a eu dans vos pays les a augmentées, si
bien que, pendant longues années, les muletiers n'ont osé
sortir des forêts qu'en grandes bandes et avec grand dan-
ger. La preuve qu'ils se sont bien amendés et qu'on n'a
plus à les craindre, c'est qu'ils ne craignent plus rien eux-
mêmes, et que me voilà seul au milieu de vous.
— Oui, dit le père Brulet, qui n*était point aisé à persua-
der, mais vous avez le noir sur la figure, pas moins ! Vous
avez juré à votre confrérie de suivre son commandement ,
qiii est de passer déguisé en cette mode dans les pays où
vous êtes encore suspects, afin que si l'un de vous y fait
quelque mal, on ne pwisse pas dire, en voyant les autres
plus tard : a C'est lui ou ce n'est pas lui. » Enfin, vous êtes
tous responsables les uns pour les autres. Ça a son bon
côté, qui est de vous faire amis bien fidèles, chacun à la
dévotion de tous; mais ça laisse une grande dou tance pour ^
le restant de votre religion, et je ne vous cache pas que si
un muletier, tant bon garçon et avancé d'argent fût-il, ve-
nait me demander mon alliance, je lui offrirais bien de
bon cœur mon vin et ma soupe, mais je ne le semonderais
point d'épouser ma fille.
— Aussi, dit le muletier, l'œil allumé et regardant har-
diment Brulette qui faisait semblant de penser à autre
chose, n'ai-je point eu l'idée de me présenter dans un pa-
reil dessein ; vous n'avez pas besoin de me refuser, père
Brulet, car vous ne savez pas si je suis marié ou garçon, je
ne vous en ai rien dit.
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94 LES MAITRES SONNEURS
Brulette baissa.les yeux tout à fait, sans laisser voir si
elle était contente ou fôchée du compliment. Puis elle re-
prit son courage, et dit au muletier : — Il ne s'agit point
de cela, mais de Joset, dont vous deviez nous donner nou-
velles, et dont la santé m'angoisse beaucoup le cœur. Voilà
mon grand- père qui a élevé ce garçon et qui lui porte de
l'intérêt : ne sauriez-vous nous parler de lui avant toutes
choses?
Huriel regarda très-fixement Brulette, parut surmonter
un moment de chagrin et se raflfermir en lui-même pour
parler ; puis il dit :
— Joseph est malade, assez malade pour que je me sois
décidé à venir dire à celle qui en est l'auteur : a Voulez-
vous le guérir, et cela esl^il en votre pouvoir ? »
— Qu'est-ce que vous chantez là? dit mon oncle ouvrant
l'oreille, qu'il commençait à avoir un peu dure. En quoi ma
fille peut-elle guérir cet enfant dont nous parlons?
— Si j'ai parlé de moi avant de parler de lui, répondit
Huriel, c'est que j'avais à en dire des choses délicates et que
vous n'auriez point souffertes du premier venu. A présent,
si vous me jugez honnête homme, permettez-moi d'expo-
ser tout ce que je pense et tout ce aue je sais.
— Expliquez-vous sans crainte, ^it vivement Brulette;
je ne m'embarrasse d'aucune idée qu'on puisse avoir de
moi.
— Je n'ai de vous qu'une bonne idée, belle Brulette, ré-
partit le muletier : ce n'est pas votre faute si Joseph vous
aime ; et si vous le lui rendez dans le secret de votre cœur,
personne n'a le droit de vous en blâmer. On peut envier
Joseph dans ce cas-là, mais non point le trahir, ni vous
faire de la peiiie. Sachez donc comment vont les choses
entre lui et moi depuis le jour où nous avons fait amitié
ensemble, et où je lui ai persuadé de venir apprendre , en
mon pays, la musique dont il se montrait si affolé.
— Je ne sais pas si vous lui avez rendu là un bien beau
service, observa mon oncle; m'est avis qu'il aurait pu rap-
prendre ici tout aussi bien, et sans chagriner ni inquiéter
son monde.
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LES MAITRES SONNEURS 05
— II m'a dit, reprit Huriel, et je Tai bien vu depuis , qu'il
ne serait pas souffert par les autres sonneurs. D'ailleurs, je
loi devais la vérité, puisqu'il me donnait sa confiance qua-
siment à la première vue. La musique est une herbe sau-
vage qui ne pousse pas dans vos terres. Elle se plaît mieux
dans nos bruyères, je ne saurais vous dire pourquoi ; mais
c'est dans nos bois et dans nos ravines qu'elle s'entretient
et se renouvelle comme les fleurs de chaque printemps;
c'est là qqjelle s'invente et fait foisonner des idées pour les
pays qui en manquent ; c'est de là que vous viennent les
meilleures choses que vous entendez dire à vos sonneux ;
mais comme ils sont paresseux ou avares, et que vous vous
contentez toujours du même régal, ils viennent chez nous
une fois en leur vie, et se nourrissent là-dessus tout le res^
tant. A cette «heure même, ils font des élèves qui rabâchent
nos vieux airs en les corrompant, et qui se croient dispen-
sés de venir consulter nos anciens. Donc un jeune homme
bien intentionné comme toi, disais-je à votre Joset, qui
s'en irait boire à la source, s'en reviendrait si frais et
gras nourri que personne ne pourrait se soutenir contre
lui.
» C'est pourquoi Joset fit accord de partira la Saint-Jean
ensuivante, et de s'en aller en Bourbonnais, où il trou-
verait, à la fois, de l'ouvrage pour vivre dans nos bois et
des leçons du meilleur maître. Car il faut vous dire que les
plus fameux inventeurs sont dans le haut Bourbonnais, vers
les bois de pins, du côté où la Sioule descend emmi les
monts-dômes, et que mon père, natif du bourg nommé Hu-
îriel, d'où il a pris son nom, a passé sa vie dans les meil-
leurs endroits et se tient toujours en bonne haleine et pro-
vision de belle science. C'est un homme qui n'aime pas à
travailler deux ans de suite au môme pays, et plus il avance
en âge, plus il ,est vif et changeant. Il était en la forêt de
Tronçay l'an dernier; il a été ensuite en celle de l'Épinasse,
et il est, à cette heure, en celle de l'Alleu, où Joset, tou-
jours fendant, bûchant et cornemusant avec lui, l'a suivi
fidèlement, l'aimant comme s'il était son fils et se louant
d'en être pareillement aimé.
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96 LES MAITRES SONNEURS
» Il s'y est trouvé aussi heureux que peut Têtre un amant
séparé de sa maîtresse ; mais la vie n'est pas si douce et si
commode chez nous que dans vos pays, et malgré que mon
père, conseillé par son expérience, le voulait retenir, Jo-
seph, pressé de réussir, a un peu trop usé de son souffle
dans nos instruments, qui sont, comme vous avez pu voir,
d'autre taille que les vôtres, et qui fatiguent Testomac, tant
qu'on n*a pas trouvé la vraie manière de les enfler : si bien
que les fièvres l'ont pris et qu'il a commencé de cracher du
sang. Mon père connaissant le mal, et sachant le gouver-
ner, lui a retiré sa musette et lui a recommandé le repos ;
mais si son corps y a gagné d'une 'façon, il s'y est empiré
de l'autre. Il s'est arrêté de tousser et de cracher du sang,
mais il est tombé dans un ennui et dans une faiblesse qui
opt donné frayeur pour sa vie ; si bien qu'il y, a. huit jours,
revenant d'un de mes voyages, j'ai trouvé Joset si pâle que
je ne le reconnaissais point, et si lâdie sur ses jambes qu'il
ne se pouvait porter.
» Questioni^é par moi, il m'a dit bien tristement et ver-
sant des larmes : a Je vois bien, mon Huriel, que je vas
mourir au fond de ses bois, loin de mon pays, de ma mère,
de mes amis, et sans avoir été aimé de celle à qui j'aurais
tant voulu montrer mon savoir. L'ennui me mange la tête
et l'impatience me sèche le cœur. J'aurais mieux souhaité
que ton père me laissât m'achever en comemusant. Je me
serais éteint en envoyant de loin à celle que j'aime toutes
les douceurs que ma bouche n'a jamais su lui dire, et en
rêvant que j'étais à son côté. Sans doute le père Bastion a
eu bonne intention, car je sentais bien que je m'y tuais par
trop d'ardeur. Mais qu'est-ce que je gagne à mourir moins
vite ? Il n'en faut pas moins que je renonce à la vie, puisque,
«d'une part, me voilà sans pain et à votre charge, faute de
pouvoir bûcher; et que, de l'autre, je me vois trop chétif de
ma poitrine pour cornemuser. Ainsi , c'est fait de moi. Je
ne serai jamais rien, et je m'en vas, sans avoir tant seule-
ment le plaisir de me remémorer un jour d'amour et de
bonheur. »
Ne pleurez pas, Brulette, continua le muletier en lui pre-
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^ LES MAITRES SONNEURS 97
nantia main dont elle s'essuyait le visage; tout. n'est pas
encore perdu. Écoutez-moi jusqu'à la fin.
» Voyant l'angoisse de ce pauvre enfant, je m'en allai
quérir un bon médecin, lequel, l'ayant examiné, nous dit
qu'il avait plus d'ennui que de maladie, et qu'il répondait
do le bien guérir, s'il pouvait se retenir de sonner et se dis-
penser de bûcher encore un mois durant.
Quant au dernier point, c'était bien commode; mon
père n'est pas malheureux, ni moi non plus, Dieu merci, et
nous n'avons pas grand mérite à prendre soin d'un ami
empêché dans son travail ; mais l'ennui de ne point musi-
quer et d'être là, loin de son monde, privé de voir sa Bru-
lette, sans profit pour son avancement, a fait mentir le mé-
decin. Un mois s'est quasiment passé, et Joset n'est pas
mieux. Il ne voulait pas vous le faire assavoir, mais je l'y
ai déxîidé ; et mêmement, je le voulais amener ici avec moi.
Je l'avais bien arrangé sur un de mes mulets et vous le re-
conduisais déjà, lorsqu'au bout de deux lieues, il est tombé
en faiblesse, et j'ai été obligé de le reporter à mon père, le-
quel m'a dit : a Va-t'en au pays de ce garçon et ramène ici
sa mère ou sa fiancée. Il n'est malade que de chagrin, et ,
envoyant l'une ou l'autre, il reprendra courage et santé
pour achever ici son apprentissage ou pour s'en retourner
chez lui. »
» Cela, dit devant Joset l'a beaucoup secoué : a Ma mère,
criail-il comme un enfant; ma pauvre mère, qu'elle vienne
au plus tôt! » Mais bien vite il se reprenait : <r Non, nonl^
je ne veux pas qu'elle me voie mourir; son chagrin m'a-
chèverait trop malheureusement! — Et Brulette ? lui disais-
jetout bas. —Oh I Buulette ne viendrait pas, faisait-il;
Brulette est bonne ; mais il n'est point possible qu'elle n'ait
pas fait choix d'un amoureux qui la retiendrait de me venir
consoler. »
«Alors, j'ai fait jurer à Joset qu'il prendrait au moins
patience jusqu'à mon retour, et je suis venu. Père Brulet,
décidez de ce qu'il faut faire, et vous, Brulette, consultez
votre cœur.
— Maître Huriel, dit Brulette en se levant , j'irai , encore
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m LES MAITRES SONNEURS
que je ne sois point la fiancée de Joseph, comme vous le
dites, et que rien ne m'oblige envers lui, sinon que sa mère
m'a nourrie de son lait et portée en ses bras. Mais pourquoi
pensez- vous que ce jeune homme est épris de moi, puis-
que, aussi vrai que voilà mon grand-père, il ne m'en a jamais
dit le premier mot?
— Il m'avait donc bien dit la vérité ? s'écria Huriel, comme
charmé de ce qu'il entendait; mais, se raccoisant aussitôt :
Il n'en est pas moins vrai, dit-il, qu'il en peut mourir, d'au-
tant plus que l'espoir ne le soutient pas, et je dois ici plai-
der sa cause et dire ses sentiments.
-*-En étes-vous chargé? dit Brulétte avec fierté, et aussi
avec un p45u de dépit contre le muletier.
— Il faut que je m'en charge, commandé ou non, répli-
qua Huriel. J'en veux avoir le cœur net... à cause de lui qui
m'a confié sa peine et demandé mon secours. Voilà donc
comme il me parlait : a J'ai voulu me donner à la musi-
que, autant par amour de la chose que par amour de ma
mie Brulette. Elle me considère comme son frère, elle a
toujours eu pour moi de grands soins et une bonne pitié;
mais elle n'en a pas moins fait attention à tout le monde,
hormis *à moi ; et je ne l'en peux blâmer. Cette jeunesse
aime la braverie et tout ce qui rend glorieux. C'est son droit
d'être coquette et avantageuse. J'en ai le cœur fâché, mais
c'est la faute du peu que je vaux si elle donne ses amitiés à
de plus vaillants que moi. Tel que me voilà, ne sachant ni
piocher rude, ni parler doux, ni danser, ni plaisanter, ni
même chanter, me sentant honteux de moi et de mon sort,
je mérite bien qu'elle me regarde comme le dernier de ceux
qui pourraient prétendre à elle. Eh bien, voyez-vous, cette
peine me fera mourir si elle dure, et j'y veux trouver un
remède. Je sens en dedans de moi quelque chose qui me
dit que je peux musiquer mieux que tous ceux qui s'en mê-
lent dans notre endroit ; si j'y a boutais, je ne serais plus un
rien du tout. Je deviendrais plus que les autres, et comme
cette fille a du goût et de l'accent pour chanter, elle com-
prendrait, par elle-même, ce que je vaux, outre que sa
fierté serait flattée de l'estime qu'on ferait de moi, »
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LES MAITRES SONNEURS 99
— Vous parlez, dit Brulette en souriant, comme si je Ten-
tendais lui-même, encore qu*il ne m'ait jamais dit cela à
propos de moi. Son amour-propre a toujours été en souf-
france, et je vois que c'est aussi par l'amour-propre qu'il
croirait pouvoir me persuader ; mais puisque une telle ma-
ladie le met en danger de mourir, je ferai, pour lui remonter
le courage, tout ce qui dépendra de la sorte d'amitié que
j*ai pour lui. J'irai le voir avec la Mariton, si toutefois c'est
le conseil et la volonté de mon grand-père.
— Avec la Mariton, dit le père Brulet, ça ne me paraît
pas possible, pour des raisons que je sais et que tu sauras
bientôt, ma fille. Qu'il te suffise, quant à préseût, que je te
dise qu'elle est empêchée de quitter son^maître, à cause
d'embarras qu'il a dans ses affaires. D'ailleurs, si la maladie
de Joseph peut se dissiper, il est inutile de tourmenter et de
déranger cette femme. J'irai donc avec toi, parce que j'ai
la confiance, comme tu as toujours gouverné Joseph pour
le mieux, que tu auras encore crédit sur son esprit pour le
ramener au courage et à la raison. Je sais ce que tu penses
de lui, et c'est ce que j'en pense aussi : d'ailleurs, si nous
le trouvions dans un état désespéré, nous ferions vitement
écrire pour que sa mère vienne lui fermer les yeux.
— Si vous voulez ine souffrir en votre compagnie pour le
voyage, dit Huriel, je vous conduirai bien au juste, d'un so-
leil à l'autre, au pays oîi se trouve Joseph, et mèmement
en une seule journée si vous ne craignez pas trop les mau-
vais chemins.
— Nous causerons de ça à table, répondit mon oncle; et
quant à votre compagnie, je la souhaite et la réclame, car
vous avez très-bien parlé, et je ne suis pas sans savoir à
quelle famille d'honnêtes gens vous appartenez.
— Connaissez-vous donc mon père? dit Huriel. En nous
entendant nommer Brulette, il nous a dit, à Joseph et à moi,
que son père avait eu un ami de jeunesse qui s'appelait Brulet.
— C'était moi, dit mon oncle. J'ai bûché longtemps, il y
a une trentaine d'années, dans le pays de Saiut-Amand avec
votre grand-père, et j'ai connu votre père tout jeune, tra-
vaillant avec nous et sonnant déjà par merveille. C'était un
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lOa LES MAITRES SONNEURS
garçon bien aimable, qui ne doit pas être encore trop cha-
griné par rage. Quand vous vous êtes fait connaître tout à
rheure, je n'ai pas voulu vous couper la parole, et si je
vous ai un peu tancé sur les coutumes de votre état, c'était
à seules lins de vous éprouver. Or donc, asseyez-vous, et
n'épargnez rien de ce qui est ici à votre service.
Pendant le souper, Huriel se montra aussi raisonnable
dans ses discours et aussi gentil dans son sérieux, que nous
l'avions trouvé divertissant et agréable dans la nuit de la
Saint-Jean. Brulette Técoutait beaucoup et paraissait s'ac-
coutumer à sa figure de charbonnier; mais quand on parla
du chemin à faire et de la manière de voyager, elle s'in-
quiéta pour son *grand-père de la fatigue et du dérange-
ment ; et comme Huriel ne pouvait pas répondre que la
chose ne fût bien pénible pour un homme d'âge, je m'offris
à accompagner Brulette à la place de mon oncle.
— Voilà la meilleure des idées, dit Huriel. Si nous ne
sommes que nous trois, nous prendrons la traverse, et,
partant demain matin, arriverons demain soir. J'ai une
sœur, très-sage et très- bonne, qui recevra Brulette en sa
propre cabiole, car je ne vous cache pas que là où nous
sommes, vous ne trouverez ni maisons, ni couchée selon
vos habitudes.
— Il est vrai, reprit mon oncle, que je suis bien vieux
pour dormir sur la fougère, et malgré que je ne sois pas
bien complaisant à mon corps, si je venais à tomber malade
là- bas, je vous serais d'un grand embarras, mes chers en-
fants. Or donc, si Tiennet y va, je le connais assez pour lui
confier sa cousine. Je compte qu'il ne la quittera d'une se-
melle dans toute rencontre où il y aurait danger pour une
jeunesse, et je compte sur vous aussi, Huriel, pour ne fe'x-
poser à aucun accident en route.
Je fus bien content de cette résolution et me fis un plaisir
de conduire Brulette, de même qu'un honneur de la dé-
fendre au besoin. Nous nous départîmes à la nuit, et avant
la levée du jour, nous nous retrouvâmes à la porte du même
logis ; Brulette déjà prête et tenant son petit paquet, Huriel
conduisant son clairin et trois mules, sur l'une desquelles il
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I
LES MAITRES SONNEURS 101
y avait une bâtine Irès-douce et très-propro où il assit Bru-
Jette; puis il enfourcha le cheval, et moi l'autre mule, un
peu étonné de me voir là-dessus. La troisième, chargée de
grandes bannes neuves, suivait d'elle-même, et Satan fer-
mait la marche. Personne n*était encore levé dans le village,
et c'était mon regret, car j'aurais souhaiter donner un peu
de jalousie à tant de galants de Brulette, qui m'avaient fait
euragfer maintes fois; mais Huriel paraissait pressé de quitter
le pays sans être examiné do près et critiqué, aux oreilles
de Brulette, pour sa flgure noire.
Nous n'allâmes pas loin sans qu'il me lît sentir qu'il ne
me laisserait pas gouverner toutes choses à mon gré. Nous
étions au bois de Maritet sur le midi, et avions fait quasi la
moitié du voyage. Il y avait par là un petit endroit qu'on
appelle la Ronde, où j'aurais été content d'entrer et de nous
payer un bon déjeuner; mais Huriel se moqua de mon goût
pour le couvert, et, se voyant soutenu par Brulette^ qui était
disposée à prendre tout en gaieté, il nous fit descendre un
petit ravin où coule une mince rivière qui a nom la Porte^
feuille, parce que, de ce temps-là, du moins, elle était toute
couverte des grandes nappes du plateau blanc \ et aussi om-
bragée du feuillage de la forêt, laquelle descendait, de cha-
que côté, jusqu'à ses rives. Il lâcha les bêtes dans les joncs»
nous choisit une belle place toute rafraîchie d'herbes sau-
vages, ouvrit les paniers, déboucha le baril, et nous servit
un aussi bon goûter que nous l'eussions pu faire chez nous,
bien proprement, et avec tant d'égards pour Brulette qu'elle
ï>e se put empêcher d'en marquer son plaisir.
Et comme elle vit qu'avant de toucher au pain pour le
couper, et à la serviette blanche qui roulait les provisions,
il se lavait avec grand soin les mains dans la rivière, jus-
qu'au-dessus des coudes, elle lui dit en riant et avec son
petit air de commandement gracieux : — Pendant que vous y
^tes, vous pourriez bien aussivous laver la figure, afin qu'on
voie si c'est bien vous le beau cornemuseuxdela Saint-Jean.
— Non, mignonne, répondit-il. Il faut vous habituer à
^ NympAea ou nénufar.
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102 LKS MAITRES SONNEURS
l'envers de la monnaie. Je ne prétends rien sur votre cœur
qu'un peu d'amitié et d'estime, malgré que je sois un païen
de muletier; je n'ai donc pas besoin de vous plaire par
mon visage, et ce n*est pas pour vous que je le blanchirai.
Elle fut mortifiée^ mais ne resta point court :
— On ne doit point faire peur à ses amis , dit-elle, et tel
que vous voilà, vous risquez que la frayeur m'ôte l'appétit.
— En ce cas- là, j'irai donc manger à l'éCart, pour ne
V0U3 point écœurer.
11 le fit comme il le disait, s'assit sur une- petite roche
qui avançait dans l'eau, en arrière de l'endroit où nous
étions açsis, et se mita manger seul, tandis que je profitais
du plaisir de servir Brulette.
Elle en rit d'abord, croyant l'avoir fâché et y prenant gré
comme toutes les coquettes; mais quand elle se lassa du
jeu et le voulut ramener, elle eut beau l'exciter en paroles,
il tint bon, et, chaque fois qu'elle tournait la tête devers
lui, il lui tournait le dos en se cachant d'elle et en lui ré-
pondant, bien à propos, mille badineries, sans montrer
aucun dépit, ce qui, pour elle, était peut-être bien le pire
de la chose.
De sorte qu'elle en eut regret , et , à un mot un peu
vif qu'il lâcha sur les bégueules, et qu elle crut dit à son
intention, deux larmes lui tombèrent des yeux, encore
qu'elle eût bien voulu les retenir en ma présence. Huriel ne
les vit point, et je n'eus garde de paraître les avoir vues.
Quand nous fûmes assez repus pour une fois, Huriel me
dit de serrer le restant de nos vivres, et ajouta : — Si vous
êtes las, mes enfants, vous pouvez faire un somme ici, car
nos bêtes ont besoin qu on laisse passer la grande chaleur
du jour. Cest l'heure oîi la mouche est enragée, et, dans
ces taillis, elles se peuvent frotter et secouer à leur guise.
Je compte, Tiennet, que tu feras bonne garde à notre prin-
cesse. Moi, je vas monter un peu dans la forêt pour voir
comment s'y gouverne l'œuvre du bon Dieu.
Et d'un pas léger, ne sentant pas plus le chaud que si
nous étions au mois d'avril, encore que ce fût en plein juil-
let, il grimpa la côte et se perdit sous les grands arbres.
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LES MAITRES SONNEURS 103
Dixième Teille.
Brulette fit de son mieux pour me cacher son ennui de
le voir partir, mais, ne se sentant point le cœur à la cau-
sette, aile fit mine de s'endormir sur le sable fin de la rive,
la tête appuyée sûr les paniers qu'on avait retirés au mulet
pour le soulager, et lo visage garanti des mouches par son
mouchoir blanc. Je ne sais si elle dormit ; je lui parlai deux
ou trois fois sans avoir réponse, et comme elle m'avait
laissé mettre ma figure sur le bout de son tablier, je me
Uns coi aussi, mais sans dormir d'abord, car je me sentais
bien encore un peu agité par son voisinage.
Enfin la fatigue me gagna et je perdis ma connaissance
pour un bout de temps. Quand elle me revint, j'entendis
causer, et connus, à la voix, que le muletier était revenu
et s'entretenait avec Brulette. Je ne voulus point déranger
le tablier afin de pouvoir les entendre parler librement, mais
je le tenais bien serré dans mes mains, et la fillette n'aurait
pas pu s'éloigner d'un pas, encore qu'elle l'eût voulu.
— Mais enfin, j'ai le droit, disait Huriel, de vous deman-
der quelle conduite vous avez résolu de tenir avec ce pauvre^
enfant. Je suis son ami plus qu'il ne m'est permis d'être le
vôtre, et je me reprocherais de vous avoir amenée auprès
de lui, si votre idée était de le tromper.
— Qui vous parle de le tromper? répondit Brulette. Pour-
quoi critiquez-vous mon intention sans la connaître?
— Je ne la critique pas, Brulette; je vous questionne en
homme qui aime beaucoup Joseph, et qui vous porte assez
d'estime pour croire que vous irez franchement avec lui.
— Cela ne regarnie que moi, maître Huriel ; vous n'êtes
pas juge de mes sentiments, et je n'en dois confidence à
personne. Je ne vous demande pas, moi, si vous êtes franc
et fidèle envers votre femme !
— Ma femme? fit Huriel, comme étonné.
— Eh oui, reprit Brulette, n'êtes-vous point marié?
— Vous ai-je dit cela ? ^
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104 LES MAITRES SONNEURS
— Je croyais que vous l'aviez dit chez nous hier soir,
quand mon grand-père, s'imaginant que vous veniez me
parler mariagf, s'est dépêché de vous refuser.
— Je n'ai rien dit du tout, Brulelte, si ce n'est que je ne
demandais pas le mariage. Avant d'avoir la personne, il
faut avoir le cœur, et je n'ai pas droit au vôtre.
— Je vois au moins, dit Brulette, que vous êtes plus rai-
sonnable et moins hardi avec moi que Tan passé.
— Ohl reprit Huriel, si je vous ai dit, à la fête de votre
village, des paroles un peu vives, c'est qu'elles me sont
venues comme ça en vous voyant ; mais le temps a passé
là-dessus, et vous devriez avoir oubliél'offense.
— Qui vous dit que je m'en souvienne ? Est-ce que je
vous en fais reproche?
— Vous me la reprochez en vous-même, ou tout au
moins vous en gardez souvenance, puisque vous ne me
voulez point parler clairement au sujet de Joseph.
— J'ai cru, dit Brulette, dont la voix marquait un peu
d'impatience, que je m'étais expliquée là-dessus bien clai-
rement hier au soir; mais quel accord voulez-vous donc
faire entre ces deux choses-là? Plus je vous aurai oublié,
moins je dois être pressée de vous confesser mes senti-
ments pour n'importe qui.
— Tenez, mignonne, dit le muletier, qui ne paraissait
donner dans aucune des petites réserves de Brulette, vous
avez très-bien parlé sur le passé hier au soir; mais vous
n'avez guère appuyé sur l'avenir, et je ne sais pas encore ce
que vous comptez dire de bon à Joseph pour le raccommo-
der avec la vie. Pourquoi refusez-vous de me le faire savoir
franchement ?
— Et qu'est-ce que cela vous fait, je vous le demande? Si
vous êtes marié, ou seulement engagé de parole, vous ne
devez point tant regarder à travers le cœur des filles.
— Brulette, vous voulez absolument me faire dire que je
suis libre de vous faire la cour. Et vous, vous ne me direz
rien de votre position? Je ne dois pas savoir si vous devez
^n jour favoriser Joseph, ou si vous n'avez pas donné pa-
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LES MAITRES SONNEURS 105
Tole à quelque autre, ne fût-ce qu'à ce grand garçon-là qui
dort sur votre tablier î
— Tous êtes trop curieux ! dit Brulette en se levant et en
se hâtant de me retirer le tablier que je fus Bien forcé de
lâcher, en faisant celui qui s*é veille.
— Partons, dit Huriel, que la mauvaise humeur de Bru-
lette ne paraissait point entamer et qui montrait toujours le
rire sur ses dents blanches et dans ses grands yeux, les seuls
endroits de sa figure qui ne fussent point en deuil.
Nous reprîmes le chemin du Bourbonnais. Le soleil s'était
caché sous une grosse nuée qui montait, et il commençait à
tonner ^ans les bas du ciel.
— Cet orage-là n'est rien, dit le muletier; il s'en va sur
notre gauche. Si nous n'en rencontrons pas un autre en ti-
rant sur les affluents de la Joyeuse, nous arriverons sans
peine ; mais le temps est si lourd qu'il faut s'apprêter à tout.
Il déplia alors son manteau, qui était lié derrière lui avec
une belle capiche de femme, toute neuve, dont Brulette s'é-
merveilla, — Vous ne direz pas, fit-elle en rougissant, que
vous n'êtes pas marié? A moins que ce ne soit un cadeau dé
noces que vous avez acheté en chemin ?
— C'est possible, dit Huriel du même air ; mais s'il vient
à pleuvoir, vous Tétrennerez et ne le trouverez pas de trop,
car votre cape est légère.
Comme il l'avait prédit, le temps s'éclaircit d'un côté et
s'embrouilla de l'autre, et, comme nous traversions une
brande plate, entre Saint-Saturnin et Sidiailles, il s'émaliça
tout d'un coup et nous battit d'un grand vent. Le pays de-
venait sauvage, et la tristesse me prit malgré moi. Brulette
aussi trouva l'endroit bien aride, et observa qu'il n'y avait
pas un seul arbre pour s'abriter. Huriel se moqua de nous.
•* Voilà bien les gens des pays de blé! dit-il; aussitôt qu'ils
foulent la bruyère, ils se croient perdus.
Comme il nous conduisait en droite ligne, connaissant,
comme son œil, toutes les sentes et coursières par où un
naulet pouvait passer pour abréger le chemin, il nous fit
laisser Sidiailles sur la gauche et descendre tout droit aux
bords de la petite rivière de Joyeuse, un pauvre rio qui
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106 LES MAITRES SONNEURS
n*avait pas la mine d'être bien méchant, et que pourtant il
se montra pressé de passer. Quand ce fut fait, la pluie com-
mença de tomber, et il fallait, ou nous mouiller, ou nous
arrêter en un moulin qu'on appelle le moulin des Paulmes.
Brulette voulait passer outre, et c'était aussi le- conseil du
muletier, qui pensait ne pas devoir attendre que les che-
mins fussent gâtés ; mais j'observai que la fille m'étant con-
fiée, je ne devais point l'exposer à attraper du mal, et Huriel
se rendit cette fois à mon vouloir.
Nous fûmes arrêtés là deux grandes heures, et quand il
fut possible de se risquer dehors, le soleil s'en allait grand
^ train. La Joyeuse avait si bien enflé que c'était une vraie ri-
vière dont le guéage n'eût pas été commode ; heureusement,
nous l'avions derrière nous; mais les chemins étaient
devenus abominables et nous avions encore une petite
rivière à traverser avant de nous trouver en Bourbon-
nais.
Tant que le jour dura, nous pûmes avancer ; mais la nuit
vint si noire, que Brulette eut peur sans oser le dire. Huriel,
qui s'en aperçut à son silence, descendit de cheval, et, chas-
sant devant lui cette bête qui connaissait le chemin aussi
bien que lui-même, il prit la bride du mulet qui portait ma
cousine et le conduisit bien adroitement pendant plus d'une
* lieue, le soutenant pour qu'il ne bronchât, et se mettant
dans l'eau ou dans les sables jusqu'aux genoux, sans souci
de rien pour son compte, et riant chaque fois que Brulette le
plaignait, ou le priait de ne pas se tuer pour elle. Là, elle
s'avisa bien qu'il était ami plus fidèle et plus secourable qu'un
simple galant, et qu'il savait aider beaucoup sans se faire
valoir.
Le pays me paraissait de plus en plus vilain. C'était toutes
petites côtes vertes coupassées de ruisseaux bordés de beau-
coup d'herbes et de fleurs qui sentaient bon, mais ne pou-
vaient en rien amender le fourrage. Les arbres étaient beaux,
et le muletier prétendait ce pays plus riche et plus joli que le
nôtre, à cause de ses pâturages et de ses fruits; mais je n'y
voyais pas de grandes moissons, et j'eusse souhaité être chez
nous, surtout voyant que je ne servais de rien à Brulette et
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LES MAITRES SONNEURS m
que j'avais assez à faire pour mon compte de me tirer des
viviers et des trous du chemin.
Enfin le temps s'éclaircit, la lune se montra, et nous nous
trouvâmes dans le bois de la Hoche, au confluent do FAr-
non et d'une autre rivière dont j'ai oublié le nom.
t
— Restez sur la hauteur, nous dit Huriel; vous pouvez
même y mettre pied à terre pour vous dégourdir les jambes.
C'est sablonneux et la pluie n'a guère percé les chênes. Moi,
je vas voir si nous pouvons passer le gué.
Il descendit jusqu'à la rivière, et remontant bientôt : —
Tous les fonds sont noyés, nous dit-il, et il nous faudrait
peut-être remonter jusqu'à Saint-Pallais pour passer en
Bourbonnais. Si nous ne nous étions pas arrêtés au moulin
de la Joyeuse, nous aurions devancé le débordement, et nous
serions rendus à cette heure ; mais ce qui est fait est fait;
voyons ce qui nous reste à faire. L'eau tend à s'écouler. En
restant ici, nous pouvons passer dans quatre ou cinq heures,
et nous arriverons à notre destination au petit jour, sans
fatigue et sans danger ; car entre les deux bras de TArnon,
nous avons pays de plaine sèche : au lieu que si nous remon-
tons jusqu'à Saint- Pallais de Bourbonnais, nous risquons de
barboter toute la nuit pour ne pas arriver plus tôt.
— Eh bien, dit Brulette, restons ici. L'endroit est sec et le
temps clair; et encore que nous soyons en un bois un peu
sauvage, je n'aurai point peur avec vous deux.
— Voilà enfin une brave voyageuse ! dit Huriel. Or çà,
soupons, puisque nous n'avons rien de mieux-è faire. Tien-
net, attache le clairin, car nous avons beaucoup d'autres
bois avoisilïant celui-ci, et je ne répondrais pas de la traî-
trise de quelque loup. Déshabille les mules, elles ne s'éloi-
gneront pas de la clochette ; et vous, mignonne, aidez-moi
à faire le feu, car l'air est encore humide, et je suis d'avis
que vous ne preniez pas de rhume en mangeant bien à
votre aise.
Je me sentais le cœur très-découragé et attristé sans pou-
yotr me dire pourquoi; soil que j'eusse honte de n'être bon
à rîfendans un par,eil voyage auprès de Brulette, soit que le
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108 LES MAITRES SONNEURS
muletier eût raison de me plaisanter, j'étais déjà comm^ si
• javais eu le mal du pays.
— Dé quoi te plains-tuî me disait cependant Huriel, qui
paraissait toujours plus gai, à mesure que nous étions plus
en détresse : n'es-tu pas là comme un moine en son réfec-
toire? Ces rochers ne sont-ils pas disposés comme pour
nous servir de cheminée, de dressoirs et de sièges? Ne
voilà- t-il pas ton troisième repas aujourd'hui? Cette claire
lune d'argent n'éclaire-t-elle pas mieux que ta vieille lampe
d'étain ? Nos vivres, bien couverts dans mes bannos, ont-ils
souffert de la pluie? Ce grand foyer ne sèche-t-il pas l'air
autour de nous? Ces branches et ces herbes mouillées n'onl-
elles pas meilleure senteur que vos provisions de fromage
et de beurre rance? Est-ce qu'on ne respire pas autrement
sous cesi grandes voûtures de branches ? Regarde-les, éclai-
i*ées par la flamme de notre campement 1 Ne dirait-on pas
des centaines de grands bras mafgres qui s'entre-croisent
pour nous abriter? Si, de temps en temps, un petit vent
nous secoue la feuillée humide sur la tête, n'en vois-tu pas
pleuvoir des diamants qui nous couronnent? Qu'est-ce que tu
trouves de si triste dans l'idée que nous sommes seuls dans
un lieu inconnu pour loi ? Ne rassemble-t-il pas ce qu'il y
a de plus consolant dans la vie ? Dieu d'abord, qui est par-
tout, et ensuite une fille charmante et deux bons amis prêts
à s'entr'aider ?
» Et puis, croy(îZ-vous que l'homme soit fait pour nicher
toute l'année ? M'est avis, au contraire, que son destin est
de courir, et qu'il serait cent fois plus fort, plus gai, plus
sain d'esprit et de corps, s'il n'avait pas tant cherché ses
aises, qui l'ont rendu mol, craintif et sujet au\ maladies.
Plus vous fuyez le froid et le chaud, plus ils vous blessent
quand ils vous attrapent. Vous verrez mon père, qui, comme
moi, n'a peut-être pas dormi dans un lit dix fois en sa vie,
s'il a des courbatures et des rhumatismes, encore qu'il tra-
vaille en bras de chemise en plein hiver I
» Et puis enfin, n'est-ce pas réjouissant de se sentir plus
solide que le vent et les tonnerres du ciel ? Quand Toilage
gronde, n'est-ce pas la plus belle des musiques? Et lescou-
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LES MAITRES SONNEURS 109
rants d'eau qui s'engouffrent dans les ravines et qui s*en
vont sautent d'une racine sur l'autre, emportant les cail-
loux et laissant leur écume aux tiges des fougères, ne chan-
tent-ils pas aussi des chansons folles qui portent aux jolis
rêves, quand on s'endort dans les îlots qu'en une nuit ils
découpent autour de vous? Les hôtes s'attristent du mau-
vais temps, j'en conviens; les oiseaux se taisent, les renards
se terrent ; mon chien lui-même cherche un abri sous le
ventre de mon cheval; mais ce qui distingue l'homme des
animaux, c'est de conserver son cœur trancjuille et allègre
au milieu des batailles de Fair et du caprice des nuées. Lui
seul, qui sait se préserver, par son raisonnement, de la peur
«t du danger, a le pouvoir et l'instinct de sentir ce qu'il y a
de beau dans ce vacarme. »
Brulette écoutait le muletier avec un grand saisissement.
Elle suivait ses yeux et tous ses gestes, et goûtait chaque
chose qu'il disait, sans s'expliquer à elle-même comment
des paroles et des idées si nouvelles lui montaient la tête et
lui échaulfaient le cœur. Je m'en sentais bien un peu touché
aussi, encore que j'y fisse plus de résistance : car Huriel avait
une mine si aimable et si résojue sous son barbouillage,
qu'on en était gagné malgré soi, comme lorsqu'on se voit
surpassé au mail par un si beau joueur qu'on lui rend hom-
mage tout en perdant son enjeu. '
Nous n'étions pas pressés de finir notre souper, car, de
vrai, nous étions très-bien séchés, et quand notre feu ne fut
plus qu'un tas de cendres chaudes , le temps était devenu si
doux et si clair que nous nous trouvions très-dispos et tout
, ^ fait soutenus en courage et bien-être par les joyeux pro-
pos et beaux devis du muletier. Dé temps en temps, il se
taisait pour écouter la rivière qui grondait toujours assez
fort, et comme les eaux, tombées dans les hauts, s'épan-
chaient vers son lit en mille petits ruisseaux encore grouil-
lants, il n'y avait point d'apparence que nous pussions nous
remettre en marche avant la tombée de la nuit. Huriel
ayant été encore s'en assurer, revint nous donner le con-
seil de dormir. Il fit un lit à Brulette avec les bâtines des '
animaux, et l'enveloppa bien de tout ce qu'il avait de vête-
7
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110 LES MAITRES SONNEURS
ments de rechange, toujours bien gaiemenl et sans lui conter
davantage fleurette , mais en lui marquant Tintél'êt et la
douceur qu'il aurait eus pour un petit enfant.
Puis, il s'étendit, sans manteau ni coussins, sur la terre
séchée aux alentours du foyer, m'invitant à faire de même,
et bientôt dormit comme mi loir, ou peu s'en faut.
J'étais bien tranquille, mais je ne dormais point, car je
ne pouvais goûter cette façon de dortoir, lorsque j'entendis
au loin une sonnette, comme si le clairin se fût détaché et
écarté dans la forêt. Je me soulevai et le vis bien tranquille
au lieu où nous l'avions mis. C'était donc un autre clairin
qui nous annonçait l'approche ou le voisinage d'autres mu-
letiers.
Tout aussitôt je vis Huriel se soulever aussi, écouter, se
lever tout à fait et venir à moi : — J'ai le sommeil dur, me
dit-il, et quand je n'ai que mes mules à garder, je peux
m'oublier quelquefois : mais comme j'ai ici la garde d'une
princesse fort précieuse, c'est autre chose,' et je n'ai dormi
que d'un œil. Ainsi as-tu fait, Tiennet, et c'est bien. Par-
lons bas, et ne bougeons, car j'aime autant ne pas faire ren-
contre de mes confrères ; mais comme j'ai bien choisi la
place où nous sommes, il y a peu d'apparence qu'on nous
y découvre.
Il n'avait pas uni de parler, qu'une ligure noire glissa
entre les arbres et passa si près de Brulette que, pour un
peu, elle l'eût heurtée sans la voir. C'était un muletier qui,
aussitôt, fit un grand cri en manière de sifflement, auquel
d'autres cris pareils furent répondus de plusieurs endroits,
et, en moins d'un instant, une demi-douzaine de ces dia-
bles, tous plus affreux à voir les. uns que les autres, furent
autour de nous. Nous avions été frahis par le chien d'Hu-
riel, qui, sentantxies amis et des connaissances dans les
chiens des muletiers, avait été à leur rencontre et servi de
guide à leurs maîtres pour trouver notre gîte.
Huriel avait beau s'en cacher, il marquait de l'inquiétude,
et malgré que j'eusse averti doucement Brulette de ne bou-
ger point, et que je me fusse mis devant elle pour la ca-
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LES MAITRES SONNEURS 111
cher, il paraissait impossible, entourés comme nous l'étions,
de la sauver bien longtemps de leurs yeux:
J'avais une idée confuse du danger, et le devinais. plus
que je ne le voyais, car Huriel n'avait pas eu le temps de
m'expliquer le plus ou moins de chrétienté des gens avec
qui nous nous trouvions. Ils s'entretenaient avec lui dans
le patois quasi auvergnat du haut Bourbonnais, que notre
ami parlait aussi bien qu'eux, encore qu'il fût né dans le
bas pays. Je n'y comprenais qu'un mot de temps en temps,
et voyais bien qu'ils le traitaient de bonne amitié et lui
demandaient ce qu'il faisait là et qui j'étais. Je le voyais
désireux de les éloigner, et même il me dit, pour être en-
tendu d'eux, qui comprenaient aussi langage de chrétien :
— Allons, mon camarade, nous allons souhaiter le bonjour
à ces amis et reprendre notre chemin.
Mais, au lieu de nous laisser à nos apprêts de départ, ils
trouvèrent la place bonne pour se réchauffer et se reposer,
et se mirent en devoir de déshabiller leurs mulets pour les
laisser paître jusqu'au jour. -— Je vas crier au loup pour les
éloigner un moment, me dit tout bas Huriel. Ne bouge de
là, ni elle non plus, je reviens. Toi, habille nos montures
et nous partirons vite; car de rester ici, c'est le pire que
nous puissions faire.
Il ût comme il disait, et les muletiers coururent du côté
où il criait. Par malheur, je manquai de patience et m'ima-
ginai devoir proûler de cette confusion pour me sauver
avecfculette. Il m'était possible de la faire lever sans qu'on
eût les yeux sur elle, jusque-là les manteaux qui la cou-
vraient l'ayant fait prendre pour un amas de bardes et d'é-
quipages. Elle m'observa bien qu'Huriel nous avait dit de
l'attendre ; mais je ma sentais pris de colère, de peur et de
jalousie. Tout ce que j'avais ouï dire de la communauté des
muletiers me revenait en l'esprit; j'avais des soupçons sur
Huriel lui-même, si bien que je perdis la tête, et, voyant
un fourré très-voisin, je pris ma cousine résolument par la
ïuain et l'y entraînai à la course.
Mais la lune était si claire, et les muletiers si près, que
nous fûmes vus et qu'il s'éleva un cri: t Ohé! Ohé! une
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11-2 I/ES MAITRES SONNEURS
femme I d Et tous ces coquins se mettant à notre poursuite,
je vis gu*il n'y avait plus d'autre moyen que de s'y faire
tuer. Alors, faisant tête comme un sanglier, et, levant mon
bâton, j'allais décharger sur la mâchoire du plus approché
de moi un coup qui ne l'aurait peut-être pas mis en para-
dis, sans Huriel, qui me retint le bras, en se montrant à
mon côté bien lestement.
Alors, il leur parla avec beaucoup d'action et de résolu-
tion, et il s'ensuivit comme une dispute, où Brulette ni moi
ne comprenions un mot et qui ne paraissait guère rassu-
rante, car Huriel, écouté par moments, ne Tétait plus dans
d'autres, et, deux ou trois fois, l'un de ces mécréants,
qui paraissait le plus animé, mit sa griffe de diable sur le
bras de Brulette, comme pour l'emmener ; et, sans moi, qui
lui enfonçais mes ongles dans sa peau de bouc, pour le
faire lâcher prise, il l'aurait arrachée de mes bras avec
l'aide des autres ; car ils étaient huit dans ce moment-là,
tous armés de bons épieux et paraissant coutumiers des
querelles et des injustices.
Huriel, qui gardait mieux son sang-froid, et qui se pla-
çait toujours entre nous et l'ennemi, me retint de porter
le premier coup, lequel, comme je le compris ensuite, nous
eût perdus. Il se contenta de parler, tantôt sur un ton de
remontrance, tantôt sur un air de menace, et finit, en se
retournant vers moi, par me dire en ma langue. — N'est-
ce pas, Etienne, que voilà ta sœur, une honnête fille, la-
quelle m'est accordée, et vient en Bourbonnais pou^aire
connaissance avec ma famille? Ces gens-ci, qui sont mes
confrères, et bons enfants vis-à-vis le droit et la justice,
ne me cherchent noise que par doutance de la vérité. Ils
s'imaginent que nous étions ici en causette avec la pre-
mière venue, et prétendent nous garder en leur compa-
gnie. Mais je leur dis et je jure Dieu qu'avant de faire af-
front, même d'une parole, à cette jeunesse, il leur faudra
nous tuer ici tous les deux, et avoir notre sang sur
leurs têtes et sur leurs âmes devant le ciel et devant les
hommes.
—Eh bien, quand même? répondit en même langage
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LES MAITRES SONNEURS 113*
français un de ces forcenés, celui qui venait toujours sur
moi et que je grillais d'étendre par terre d'un coup de poing
dans Testomac. Si vous vous y faites tuer, tant^ pis pour
vousl II ne manque pas de fosses par ici, pour enterrer
deux imbéciles : et qu'on vienne les chercher ensuite ! Nous
serons loin, et les arbres ni les pierres n'ont de langue pour
raconter ce qu'ils ont vu 1
Par bonheur, celui-là était le seul coquin de la bande. Il
fut blâmé des autres, et mêmement un grand rouge, qui
paraissait se faire écouter, le prit par un bras et le poussa
loin de nous, en lui disant, dans son charabiat, des repro-
ches et des jurements à faire trembler toute la forêt.
Et, de ce moment, le plus gros danger fut passé, l'idée du
sang versé ayant soulevé, à propos, la conscience de ces
hommes sauvages. Ils tournèrent la chose en riant, et plai-
santèrent Huriel, qui leur répondit de même, faisant contre
fortune bon cœur. Mais ils ne paraissaient point encore ré-
solus à nous laisser partir. Ils souhaitaient voir le visage de
Brulette, qui se tenait cachée sous sa cape et qui, contre
sa coutume, eût bien souhaité se faire passer pour vieille et
laide.
Mais, tout d'un coup, elle changea d'idée en devinant que
les mauvaises paroles dites à Huriel ei à moi en baragouin
d'Auvergne, s'adressaient à elle en questions assez vilaines;
emportée décolère et de fierté, elle se dégagea de mon bras,
et jetant sa cape de dessus sa tête : — Hommes sans cœur,
leur 4it-eire d'un ton offensé et rempli de courage, j'ai le
bonheur de ne pas comprendre ce que vous me dites, mais
je Vois bien que vous avez intention de me faire insulte dans
ros pensées. Eh bien, regardez-moi, et si jamais vous avez
vu la figure d'une femme qui mérite respect, connaissez
que la mienne y a droit. Ayez honte de votre vilain compor-
tement, et 4aissez-moi continuer mon chemin sans vous
plus entendre.
L'action de Brulette , encore que hardie, fit comme un
miracle. Le grand rouge haussa les épaules, sifflota un petit
moment, tandis que les autres se consultaient, un peu inter-
loqués ; puis, tout d'un coup, il tourna le dos, disant d'une
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'M LES MAITRES fiONNEURS
voix forte : — Assez causée en route ! Vous m'avez élu chef ,
de bande, j'appliquerai punition à qui tourmentera davan-
tage Jean Huriel, bon compagnon et bien vu de toute ia
confrérie.
Ils s'éloignèrent, et Huriel, sans faire réflexion ni dire
un mot, rhabilla les mulets quatre à quatre, nous fit mon-
ter dessus, et, passant devant, non sans se retourner à
chaque pas, nous mena bon train au bord de la rivière. Elle
était encore bien grosse et bien grondeuse ; mais il ne bar-
guigna point pour y entrer, et quand il fut au mitant : —
Venez, cria-t-il, n'ayez peur 1 Et, comme j'hésitais un peu
à faire mouiller Brulette , car elle y avait déjà les pieds,
il revint vers nous comme en colère, et frappa la mule pour
la faire avancer au plus creux, jurant, et disant qu'il valait
mieux être morte qu'insultée.
— C'est bien ce que je pense! lui répondit Brulette sur le
même ton; et, frappant aussi, elle se jeta hardiment dans
le courant qui écumait jusqu'au-dessus du poitrail de la
mule.
OnzieBM Telllée.
Il y eut un moment où la bête parut perdre pied, mais
Brulette était, en ce moment-là, entre nous deux, et mon-
trait beaucoup de courage. Quand nous fûmes sur l'autre
rive,'Huriel, fouaillanl toujours nos montures, nous fît pren-
dre le galop, et ce ne fut qu'en plaine, à la vue du ciel et à
la portée des habitations, qu'il nous laissa souffler.
— A présent, dit-il en marchant entre moi et Brulette, je
vous dois des reproches à tous deux. Je ne suis pas un en-
fant pour vous mettre dans un danger et vous y laivsser.
Pourquoi vous êtes-vous sauvés de l'endroit ^ù je vous
avais recommandé de m'attendreî
— C'est vous qui nous faites reproche? dit Brulette un
peu animée; j'aurais cru que ce dût être le contraire.
— Commencez donc I dit Huriel devenu pensif. Je par-
lerai après. De quoi me blâmez-vous?
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LES MAITRES SONNEURS 115
— Je VOUS blâme, répondit-elle, de n'avoir pas eu la pré-
voyance do-la mauvaise rencontre que nous devions faire;
je vous blâme surtout d'avoir su donner fiance à mon père
et à moi, pour me faire sortir de ma maison et de mon.
pays, où je suis aimée et respectée, et pour m'amener dans
des bois sauvages, oh vous ne pouvez qu*à grand'peine
me sauver des offenses de vos amis. Je ne sais pas quelles
paroles grossières ils ont voulu me dire; mais j'ai bien
entendu que vous étiez forcé de répondre de moi comme
d une honnête fille. C'est donc qu'on en doit douter en me
trouvant en votre compagnie? Ahl le malheureux voyage!
Voici la prerafière fois de ma vie que je me vois insultée,
et je ne croyais point que cela me dût arriver jamais !
Là-dessus, de dépit et de chagrin, le cœur lui enfla et
elle se prit à pleurer de grosses larmes. Huriel ne répondit
pas d'abord : il avait une grande tristesse. Enfin , il prit
courage et lui dit :
— Il est vrai> Brulette, que vous avez été méconnue. Vous
en serez vengée, je vous en réponds! Mais comme je n'ai
pu en donner punition sur l'heure, sans vous exposer da-
vantage, ce que je sou fifre au dedans de moi, de colère ren-
trée, je ne peux pas vous le dire, vous ne le comprendriez
jamais I
Et les larmes qu'il retenait lui coupèrent la parole.
— Je n'ai pas besoin d'être vengée, reprit Brulette, et je
vous prie de n'y plus songer; je tâcherai d'oublier de mon
côté.
— Mais vous n'en maudirez pas moins le jour où vous
vous'ôtes confiée à moi? dit-il en serrant le poing comme
si, pour un peu, il eût voulu s'en assommer lui-mAme.
— Allons, allons, leur dis-je à mon tour, il ne se faut
point quereller, à présent que le mal et le danger sont pas-
sés. Je recotinais qu'il y a eu de ma faute. Huriel emmenait
les muletiers d*un côté et nous eût fait sauver de l'autre.
Cestmoi qui ai jeté Brulette dans la gueule du loup en
croyant la sauver plus vite.
— Le danger n'y était d'aucune façon sans cela , dit Hu-
riel. Certainement, parmi les muletiers, comme parmi tous
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116 LES MAITRES SONNEURS
les hommes qui vivent (f une manière sauvajçe, ii y a des
coquins. Il y en avait un dans celte bande-là; mais vous
avez vu qu'il a été blâmé. Il est vrai aussi que beaucoup
d'autres parmi nous sont mal appris et plaisantent mal à
propos; mais je ne sais point ce que vous entendez par
notre communauté. Si nous sommes associés d'argent et
de plaisirs comme de pertes et de dangers, nous respe()tons
les femmes les uns des autres comme tous les autres chré-
tiens, et vous avez bien vu que l'honnêteté était pareille-
ment respectée pour «Ue-méme, puisqu'il vous a suffi de
dire un mot de fierté pour ranger ces hommes-là au de-
voir.
— Et pourtant, dit Brulette encore fâchée, vous étiez bien
pressé de nous faire partir, et il a fallu se sauver vitement,
au risque de se noyer dans la rivière. Vous voyez bien que
vous n'êtes pas maître de ces mauvais esprits, et que vous
aviez grand'peur de les voir revenir à leur méchante idée.
— Tout cela , parce qu'on vous avait vue fuir avec Tien-
net, reprit le muletier. On a cru que vous étiez là en faute.
Sans votre peur et votre défiance, vous n'auriez même pas
été vue -de mes compagnons ; mais vous avez eu mauvaise
idée de moi tous les deux, confessez-le?
— Je n'avais pas mauvaise idée de vous, dit Brulette.
— Et moi, si fait, dans ce moment-là, "répondis-je. Je
m'en confesse, ne voulant pas mentir.
— Ça vaut toujours mieux, reprit Huriel, et j'espère que
tu en reviendras sur mon compte.
— C'est fait, lui dis-je. J'ai vu comme tu étais décidé, et
maître de ta colère en même temps, et je reconnais qu'il
vaut mieux savoir bien parler en commençant, que de finir
par là; les coups viennent toujours assez tôt. Sans toi, je
serais mort à cette heure, et toi aussi, pour me soutenir,
ce qui eût été un grand mal pour' Brulette. Or donc, nous
en voilà dehors, grâce à toi, et je pense que nous devrions
en être meilleurs amîs tous les trois.
— A la bonne heure 1 répondit Huriel en me serrant la
. main. Voilà le bon côté du Berrichon : c'est son grand sens
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LES MAITRES SONNEURS 117
et son tranquille raisonnement. Êtes-vous donc Bourbon-
naise, Bruleite, que vous voilèusi vive et si têtue ?
Brulette consentit à mettre sa main dans la sienne, mais
elle demeura soucieuse; et comme je pensais qu'elle avait
froid, pour s*ôtre beaucoup mouillée dans la rivière, nous la
fîmes entrer dans une maison pour changer et se ravigoter
d'un doigt de vin chaud. Le jour était venu, et les gens du
pays paraissaient de bonne aide et de bon cœur.
Quand nous reprîmes notre voyage, le soleil était déjà
chaud, et le pays, un peu élevé entre deux rivières, réjouis-
sait la vue par son étendue, qui me rappelait nos plaines.
Le dépit de Brulette était passé, car, en causant avec elle
auprès du feu de ces Bourbonnais, je lui avais remontré
qu'une honnête fille n'est point salle par des propos d'ivro-
gnes, et que nulle femme ne serait nette si ces propos-Jà
comptaient pour quelque chose. Le muletier nous avait quittés
un moment, et quand il revint pour mettre Brulette en selle,
elle ne se put tenir de crier d'étonnemént. Il s'était lavé, rasé
et habillé proprement, non pas si brave qu'elle l'avait vu
une fois, mais aussi gentil de sa mine et' assez bien couvert,
pour lui faire honneur.
Cependant, elle n'en fit ni compliment ni badinerie, et
seulement le regardait beaucoup, comme pour refaire con-
naissance avec lui, quand il n'avait pas les yeux sur elle.
Elle paraissait chagrinée de lui avoir été un peu rêche, mais
ne savait plus comment revenir là-dessus, car il parlait
d'autres sujets, nous donnant explication du pays Bourbon-
nais, oïl, depuis le passage de la rivière, nous étions entrés,
me faisant connaître les cultures et usances, et raisonnant
en homme qui n'est sot sur aucune chose.
Au bout de deux heures, sans autre fatigue ni encombre,
toiyours montant, nous étions arrivés à Mesples, qui est pa-
roisse voisine de la forêt où nous devions trouver Joseph.
Nous ne fîmes que traverser l'endroit, où Huriel fut beau-
coup accosté de gens qui paraissaient lui porter bonne esr-
time, et de jeunesses qui le suivaient de l'œil et s'étonnaient
de la compagnie qu'il menait ayec lui.
Nousn'éiions cependant pas encore arrivés* C'était au fin
7.
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118 LES MAITRES SONNEURS
fond du bois, ou, pour mieux dire, au plus haut, que nous
devions gagner; car le bois de l'Alleu, qui se joint avec celui
de Chambérat, remplit un plateau d'où descendent les sources
de cinq ou six petites rivières ou ruisseaux, et formait alors
un pays sauvage, entouré de landes désertes, t)u peu s*en
faut, d'où la vue s'étendait très au loin de tous les côtés ; et
de tous ces côtés-là, c'étaient autres forêts ou bruy&'essans
fin.
Nous n'étions cependant encore que dans le bas Bourbon-
nais, qui touche au plus haut du Berry, el il me fut dit par
Huriel que le pays allait toujours grimpant jusqu'à l'Auver-
gne. Les bois étaient beaux, tout en futaies de chênes blancs,
qui sont la plus belle espèce. Les ruisseaux, dont ces bois
étaient coupés et ravinés en mille endroits, formaient des
places plus humides, où poussaient des vergues, des saules
et des trembles, tous arbres grands et forts, dont n'appro-
chent point ceux de notre pays. J'y vis aussi, pour la première
fois, un arbre blanc de sa tige et superbe de son feuillage,
qui ne pousse point chez nous, et qui s'appelle le hêtre. Je
crois bien que c'est le roi des arbres après le chêne, et s'il
est moins beau, on peut dire quasiment qu'il est plus joli. Ils
étaient encore assez rares dans cette forêt, et Huriel me dit
qu'ils n'étaient foisonnants que dans le mitant du pays Bour-
bonnais.
Je regardais toutes choses avec grand étonnement, m'at-
tendant toujours à voir plus de raretés qu'il n'y en avait, et
ne revenant pas de trouver que les arbres n'avaient pas la
tête en bas et les racines en Tair, tant on s'inquiète de ce qiri
est éloigné et de ce qu'on n'a jamais vu> Quant à Brulette,
soit qu'elle eût du goût naturel pour les endroits sauvages,
soit qu'elle voulût consoler Huriel des reproches qui l'avaient
affligé, elle admirait tout plus que de raison et faisait hon-
neur et révérence aux moindres fleurettes du sentier.
Nous marchions depuis un bon bout de temps sans ren-
contrer âme qui vive, quand Huriel nous dit en nous mon-
trant une éclaircie et un grand abatis: — Nous voilà aux
coupes, et dans deux minutes, vous verrez notre ville et le
château de mon père.
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LES MAITRES SONNEURS 419
U disait cela en riant, et pourtant nous cherchions encore
des yeux quelque chose comme un bourg et des maisons,
quand il ajouta, en nous montrant des huttes de terre et de
feuillage qui ressemblaient plus à des terriers d'animaux
qu'à des demeures d'humains : — Voilà nos palais d'été, nos
maisons de plaisance. Restez ici, je cours en avant pour
avertir Joseph.
n partit au galop, regarda à l'entrée de toutes ces cabioles
et revint nous dire, un peu inquiet, mais le cachant de son
mieux : — Il n'y a personne, c'est bon signe ; Joseph va bien ;
il aura accompagné mon père au travail. Attendez-moi en-
core ; reposez-vous dans notre cabane, qui est la première
ici devant vous; j'irai voir où est notre malade.
— Non, non, dit Brulette , nous irons avec vous !
— Avez-vous donc peur ici? Vous auriez tort; vous êtes
sur le domaine des bûcheux, et ce ne sont pas, comme les
muletiers, des suppôts du diable. Ce sont de braves gens de
campagne comme ceux de chez vous, et là où règne mo
père, vous n'avez rien à craindre.
— Je n'ai pas peur de votre monde, reprit Brulette, mais
bien de ce que je iie vois pas Joset. Qui sait s'il n'est point
mort et enseveli? Depuis un moment, l'idée m'en est venue,
et j'en ai le sang figé. ^
Huriel devint pâle, comme si la même idée le gagnait ;
mais il n'y voulut pas donner attention. — Le bon Dieu ne
l'aurait pas permis ! dit-il ; descendez, laissez là vos montures
qui ne passeraient pas dans le fourré, et venez avec moi.
U prit une petite sente qui menait à une autre coupe; mais
là encore, nous ne vîmes ni Joseph ni autre personne.
— Vous pensez que ces bois sont déserts, nous dit Huriel,
et cependant je vois, aux coupes fraîches, que les bûcheux
y ont travaillé tout le matin ; mais c'est l'heure où ils font
un petit somme, et ils pourraient bien être couchés dans les
bruyères sans que nous les vissions, à moins de marcher
dessus. Mais écoutez I voilà qui me réjouit le cœur I c'est mon
père qui cornemuse, je reconnais sa manière, et c'est signe
que Joset ne va pas plus mal, car l'air n'est point triste, et je
sais que mon père le serait si un malheur était arrive.
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1-20 LES MAITRES SONNEURS
Nous le suivîmes, et c'était véritablement une si belle mu-
sique> que Brulette, encore que pressée d'arriver, ne se pou-
vait tenir de s'arrêter par moments, comme charmée.
Et sans être aussi portéqu'elle à comprendre une pareille
chose, je me sentais secoué aussi dans mes cinq sens de na-
ture. À mesure quej'avançais, je croyais voir autrement, en-
tendre autrement, respirer et marcher d'une manière qui
m'était nouvelle. Les arbres me paraissaient plus beaux^
aussi la terre et le ciel, et j'avais plein le cœur un conten-
tement dont je n'aurais su dire la cause.
Et voilà qu'enfin, sur des roches, au long desquelles mar-
monnait un gentil ruisselet tout rempli de fleurs, nous
vîmes Joset debout, d'un air triste, auprès d'un homme assis
qui cornerausait pour le plaisir de ce pauvre malade. Le
chien Parpluche était à côté d'eux et paraissait écouter aussi,
comme eût fait une personne douée de connaissance.
Gomme on ne faisait pas encore attention à nous, Bru-
lette nous retint d'avancer, voulant bien regarder Joseph et
prendre connaissance de son état par son air, avant de lui
parler.
Joseph était blanc comme un linge et sec comme un bois
mort , à quoi nous connûmes bien que le muletier ne nous
avait point menti; mais ce qui nous ^econsola un peu fut
de voir qu'il avait grandi quasiment de toute la tête, ce que
les gens qui le voyaient tous les jours pouvaient bien n'a-
voir pas remarqué, et nous expliquait, à nous autres, sa
maladie par la fatigue de son croît. Et malgré qu'il avait
les jouos creusées et la bouche pâle, il était devenu tout à
fait joli homme, ayant, malgré sa langueur, les yeux clairs
et même vifs comme de l'eau courante, des cheveux uns,
qui se séparaient, sur sa figure blême, en manière de bon
Jésus, et toute une semblance d'ange du ciel, qui lé diflfé-
renciait d'un paysan autant qu'une fleur d'amandier se dif-
férencie d'une amande dans sa carcotte.
Mêmement ses mains étaient blànchrs comme celles d'-une
femme, pour ce que, depuis un temps, il n'avait point tra-
vaillé, et rhabillement l^ourbonnais, qu'il avait pris coutume
de porter, le faisait ressortir plus dégagé et mieux construit,
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LES MAITRES SONNEURS 121
qu'autrefois ses blaudes de loile de chanvre et ses gros sa-
bots.
Mais quand nous eûmes donné notre première attention
à notre ami Joseph, force nous fut de regarder aussi le père
d'Huriel, un homme comme j'en ai peu vu de pareils ,
croyez-moi, et qui, sans avoir étudié, avait une grande
connaissance et un esprit qui n'eût point gâté un plus riche
et mieux connu. Il était grand et fort homme, de belle pres-
tance comme Huriel, mais plus gros et large d'épaules ; sa
tête était pesante et emmanchée de court comme cellç d'un
taureau. Sa figure n'était point jolie du tout, pour ce qu'il
avait le nez plat, la bouche épaisse et les yeux ronds; mais
ça n'en faisait pas moins une mine qu'on aimait à regar-
der, et qui, tant plus on la regardait, tant plus vous saisis-
sait par un air de force, de commandement et de bonté. Ses
gros yeux noirs brillaient comme deux éclairs dans sa tête,
et sa grande bouche, quand elle riait, vous aurait fait re-
venir de la plus mauvaise mort.
Il avait, en ce moment-là, la tête couverte d'un mouchoir
bleu, noué par derrière, et ne portail guère autre vêtement
que son haut de chausse et sa chemise, avec un grand ta-
blier de cuir, dont ses mains, usées au travail, ne différaient
point pour la couleur et la dureté. Mômement ses doigts écra-
sés ou entaillés par maints accidents où ils ne s'étaient point
épargnés, semblaient des racines de buis toutes contournées
de gros nœuds, et l'on eût dit qu'ils ne pouvaient plus faire
service que de marteaux à casser la pierre, Et nonobstant,
il les menait aussi subtilement sur le hautbois de sa mu-
sette que si ce fussent légers fuseaux ou menues pattes d'oi-
sillons.
A 'côté de lui étaient couchées les carcasses de grands
chênes fraîchement abattus et dépecés, emmi lesquels on
voyait les instruments de son travail, sa cognée brillante
comme un rasoir, son sciton pliant coniime un jonc, et sa
bouteille de terre, dont le vin entretenait ses forces.
A un moment, Joset, qui l'écoutait sans souffler, tant il
y trouvait d'aise et de soulagement, vil son chien Parpluche
venir vers bous pour nous caresser; jl leva les yeux et nous
y Google
^32 LES MAITRES SONNEURS
vil arrêtés à dix pas de lui. De blême, il devint rouge comme
le feu, mais ne bougea, car il crut d'abord que c'était la
vision des personnes auxquelles la musique le faisait songer.
Brulette courut vers lui, les bras étendus : alors il fit en-
tendre un cri- et tomba, comme suffoqué, sur ses deux ge-
noux, c^ qui me fit grand'peur , car je n'avais point idée
d'une amour si étrange, et je pensais que le saisissement
lui donnait le coup de la mort.
Mais il en revint au plus vite, et se mit à remercier Bru-
lette, et moi, ainsi qu'Huriel, dans des mots si amitieux et
qui lui venaient si aisément, qu'on pouvait bien dire que ce
n'était plus le même Joset qui, si longtemps, avait répondu
Je ne sais pds, à toute chose qu'on lui pût dire.
Le père Bastien, ou plutôt le grand bûcheux, car on Fap-
. pelait toujours comme ça dans son pays, posa sa musette
et, du temps que Brulette et Joset se parlaient, secoua ma
main comme s'il m'eût connu de naissance.
— Voilà ton ami Tiennet? dit-il à son garçon. Eh bien,
sa figure me revient et sa corporence aussi ; car je gage que
j'aurais peine à le tourer, et j'ai toujours vu que les honàmes
les plus forts étaient les plus doux. Je l'ai vu dans toi, mon
Huriel, et dans moi-même qui me suis toujours senti en
bonne disposition d'aimer mon prochain plutôt que de l'é-
craser. Or donc, Tiennet, sois le bienvenu dans nos forêts
sauvages : tu n'y trouveras point du beau pain tie pur fro-
ment et des salades de toutes sortes comme dans ton jar-
din; mais nous tâcherons de te régaler de bonne causerie
et de franche amitié. Je vois que tu as accompagné la belle
fille de Nohant, qui est comme la sœur et la petite mère à
notre Joset. C'est bien fait à vous, car le courage lui man-
quait pour guérir ; mais, à présent, je n'en serai plus en
peine, et ce médecin-là me paraît bon.
Il disait ainsi, en regardant Joset, qui s'était assis sur ses
talons aux pieds de BruleltS et lui tenait la main en l'exami-
nant de tous ses yeux, et la questionnant* sur sa mère, sur
le père Brulet, sur les voisins, les voisines et toute la pa-
roissée.
Brulette, voyant que le grand bûcheux parlait d'elle, vint
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LES MAITRES SONNEURS , 123
àjoi, et lui fit excuse de ne fa voir point salué en premier;
mais lui, sans plus de façon, la prit par le corps et réleva
sur la roche comme pour la voir d'entier, ainsi qu'une bonne
sainte ou toute autre chose précieuse; et, la reposant à
terre, il l'embrassa au front,, disant à jQ3et qui rougissait
autant que Brulelte : — Tu me disais bien 1 c'est joli de tout
en tout, et voilà, je pense^ une pièce sans tache ni défaut.
Uâmc et le corps sont de la meilleure qualité qu'il y ait : ça
se yoit à travers les yeux. Et dis-moi donc, Huriel, je ne
peux pas savoir, moi qui suis aveuglé sur mes enfants, si
elle est plus jolie que ta so&ur; mais il me semble qu'elle ne
Test pas moins, et que si elles étaient à moi toutes les deux,
je ne saurais de laquelle me dire le plus fier. Voyons, Bru-
lette, n'ayez point honte d'être belle, et n'en soyez pas vaine
non plus. L'ouvrier qui façonne si bien les créatures de ce
monde ne vous a pas consultée, et vous n'êtes pour rien
dans son ouvrage; mais ce qu'il fait pour nous, on peut lo
gâter par folie ou sottise, et je vois, à votre air, que, loin de
là, vous respectez ses dons en vous-même. Oui, oui, vous
éles une belle jeunesse, saine de cœur et droite d'esprit; je
vous connais assez, puisque vous voilà ici,- venant réconfor-
ter ce pauvre enfant qui vous appelait comme la terre ap-
pelle la pluie. Bien d'autres n'eussent pas fait comme vous,
et, pour cela, je vous estime. Aussi, je vous demande vos
amitiés pour moi, qui vous serai ici un père, et pour mes
deux enfants, qui vous seront frère et sœur.
Brulette, qui avait eu gros sur le cœur le mauvais empor-
tement envers elle des muletiers dans le bois de la Roche,
fut si sensible à Testime et aux compliments dvi grand bû-
cbeux, qu'elle en eut des larmes prêtes à couler, et que, se
jetant à son cou, elle ne sut lui répondre qu'en le baisant
comme si ce fût son propre père.
— Voilà la meilleure réponse, dit-il, et j'en suis content.
Or çà, mes enfants, l'heure du repos est passée pour moi,
et je dois reprendre ma tâche. Si vous avez fai"îh, voilà mon
bissac et mes petites provisions. Huriel s'en ira tout à l'heure
avertir sa sœur pour qu'elle vienne vous faire compagnie;
et vous autres, mes Berrichons, vous deviserez avec Joseph,
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124 . LES MAITRES SONNEURS
car vous en avez long à lui dire, j'imagine ; mais vous ne
vous écarterez point, sans lui, de mon han et du oruit de
ma cognée, car vous ne connaissez point la forêt et pour-
riez vous y égarer.
Là-dessus, il se mit à débiter ses arbres, après avoir
pendu sa musette à un de ceux qui étaient encore debout.
Huriel mangea un morceau avec nous, et questionné sur sa
sœur par Brulette : — Ma sœur Thérence, nous dit-il, est
une bonne et gentille enfant d'environ votre âge. Je ne di-
rai pas, comme mon père, qu'elle peut soutenir la comparai-
son avec vous, mais, telle qu'elle est, elle se laisse regarder,
et son humeur n*est pas des plus sottes. Elle a coutume de
suivre mon père dans toutes ses stations, aûn qu'il n'y
manque de rien, car la vie d'un bûcheux, comme celle d'un
muletier, est bien dure et bien triste quand il n'a pas de com-
pagnie pour son cœur.
— Et où donc est-elle en ce moment-ci ? demanda Bru-
lette : ne pourrions-nous l'aller trouver?
— Elle est je ne sais pas où, répondit Huriel, et je m'é-
tonne qu'elle ne nous ait point entendus venir, car elle n'a
pas coutume de s'éloigner des loges. L'as-tu vue aujourd'hui,
Joseph?
— Oui, dit-il, mais pas depuis le matin. Elle était un peu
abattue et se plaignait du mal de tête.
— Elle n'est pourtant pas sujette à se plaindre de quelque
chose! reprit Huriel. Or, donc, excusez-moi, Brulette; je
m'en vas vous la chercher au plus vite.
Oonzlènie Telllée.
Il
Quand Huriel nous eut quittés, nous fîmes promenade et'
conversation avec Joseph ; mais, pensant qu'il était content
de m'avoir vu, et le serait encore plus de se trouver seul
avec Brulette, je les laissai ensemble, sans faire semblant
de rien, et m'en allai rejoindre le père Bastien pour m'oc-
cuper à le voir travailler.
C'était une chose plus réjouissante que vous ne sauriez
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LES MAITRES SONNEURS 125
croire^ car, de ma vie, je n'ai vu travail de main d'homme
dépêché d'une si rude et si gaillarde façon. Je pense bien
qu'il eût pu faire, sans se gêner, l'œuvre de quatre des plus
forts chrétiens en sa journée, et cela, toujours riant et cau-
sant quaud il avait compagnie, ou chaotant et sifflant quand
il était seul. Il était d'un sang si chaud et si grouillant qu'il
me donnait envie de l'aider, et que je regrettais de n'avoir
rien à faire pour mon compte. Il m'apprit que, générale-
ment, les fendeux et bûclreux étaient habitants voisins des
bois où ils travaillaient, et que, quand leurs demeures en
étaient tout proche, ils y venaient à la journée. D'autres, de-
meurant un peu plus loin, y venaient à la semaine, partant
de hhez eux le lundi avant le jour, pour y retournera la nuit
le samedi ensuivant. Quant à ceux qui descendaient comme
lui du haut pays, ils s'engageaient pour trois mois, et leurs
cabanes étaient plus grandes, mieux construites et mieux
approvisionnées que celle des bûcheux à la semaine.
Il en était à peu près de même des charbonniers, et par là
on entend non pas ceux qui achètent du charbon pour en
revendre, mais ceux q^ui le fabriquent sur place, au compte
des propriétaires des bois et forêts. Il y en avait aussi qui
achetaient le droit de l'exploiter, de môme qu'il y avait des
muletiers qui en faisaient commerce pour leur compte ;
mais, généralement, ce dernier métier consistait è faire
seulement des transports.
Dans les temps d'aujourd'hui, l'industrie des muletiers est
en baisse et va à se perdre. Les forêts «ont mieux percées,
et il n'y a plus tant de ces endroits abominables pour les
chevaux et les voitures, où le service des mulets est le seul
possible. Le nombre des forges et usines qui consomment
encore du charbon dfe bois est bien mandré, et on ne voit
que peu de ces ouvriers-là dans tios pays. Il y en a cepen-
dant encore qui vont dans les grands bois de Cheure en
Berry, ainsi que des fendeux et bûcheux du Bourbonnais ;
. mais, au temps dont je vous parle, et où les bois couvraient
encore au moins la moitié de nos provinces, tous ces états
étaient grandement recherchés et avantageux. Si bien
qu'en une forêt, au temps de son exploitation, on trouvait
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126 LES MAITRES SONNEURS
toute une population de ces différents ordres, tant de l'en-
droit même que des endroits éloignés, qui avaient chacun
leurs coutumes, leurs confréries, et, autant que possible,
vivaient en bon accord les uns vis-à-vis des autres.
Le père Bastien me' raconta, et je le vis plus tard moi-
même, que tous les hommes adonnés au travail des bois
s'habituaient si bien à cette vie changeante et difficile, qu'ils
avaient comme le mal du pays quand il leur fallait vivre en
la plaine. Et tant qu'à lui, il aimait les bois comme s'il eût
été loup ou renard, encore qu'il fût le meilleur chrétien et
le plus divertissant compagnon qui se pût trouver.
Cependant il ne se moqua point, comme avait fait Huriel,
de ma préférence pour mon pays. — Tous les pays sont
beaux, disait-il, du moment qu'ils sont nôtres, et il est bon
que chacun fasse estime particulière de celui qui le nourrit.
C'est une grâce du bon Dieu sans laquelle les endroits tristes
et pauvres seraient laissés à l'abandon. J'ai ouï dire à des
gens qui ont voyagé au loin, qu'il y avait des terres sous le
ciel que la neige ou la glace couvraient quasiment toute
l'année, et d'autres où le feu sortait des montagnes et rava-
geait tout. Et cependant, toujours on bâtissait de belles
maisons sur ces montagnes endiablées, toujours on creusait
des trous pour vivre sous ces glaces. On y aime, on s'y ma-
rie, on y danse, on y chante, on y dort, on y élève des
enfants tout comme chez nous. Ne méprisons donc la famille
et le logement de personne. La taupe aime sa noire caverne,
comme l'oiseau aime son nid dans la feuillée, et la fourmi
vous rirait au nez, si vous vouliez lui faire entendre qu'il y
a des rois mieux logés qu'elle en leurs, palais.
La journée s'avança sans que je visse revenir Huriel avec
sa sœur Thérence. Le père Bastien s'en étonnait un peu,mais
ne s'en inquiétait point. Plusieurs fois, je me rapprochai de
Brulette et de Joset, qui ne se tenaient pas loin de là ; mais,
les voyant, causer toujours et ne point donner attention à
mon approche, je m'en allai seul de mon côté, ne sachant
trop comment avaler le temps. J'étais, avant toutes choses,
moi aussi, le vrai ami de cette chère fille. Dix fois par jour,
je m'en sentais amoureux, dix fois par jour je m'en sentais
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LES MAITRES SONNEURS 127
guéri, et, le plus souvent, je n*y prétendais plus assez pour
m*en chagriner. Je n'avais jamais été bien jaloux de Joseph,
avant le moment oîi le muletier nous avait appris le grand
feu qui consumait ce jeune homme ; et, depuis ce moment-
là, chose étrange I je ne l'étais plus du tout. Plus Brulette
marquait de compassion pour lui, plus il me semblait re-
connaître qu'elle s'y portait par devoir d'amitié seulem^t.
Et cela me chagrinait au lieu de me réjouir. N'ayant point
d'espérance pour moi, je souhaitais au moins conserver le
voisinage et la compagnie d'une personne qui mettait tout
en aise autour d'elle, et je me disais aussi que si quelqu'un
méritait sa préférence, c'était ce jeune gars qui l'avait
toujours aimée, et qui, sans doute, ne saurait jamais se faire
aimer d'aucune autre.
Je m'étonnais même que ce ne fût pas là l'idée cachée
de Brulette, surtout voyant comme Josel, au milieu de sa
maladie, était devenu gentil, savaût et parleur agréable.
Certainement il devait son changement à la compagnie du
grand bûcheux et de son fils, mais il y avait mis un grand
vouloir, et elle devait lui en savoir gré. Pourtant Brulette
ne paraissait pas voir ce changement, et il me semblait
qu'en voyage, elle avait bien plus pris garde au muletier
Huriel qu'elle n'avait encore fait à personne autre. Voilà
l'idée qui m'angoissait à chaque moment davantage; car si
sa fantaisie se tournait sur cet étranger, deux grosses pei-
nes m'attendaient : la première, c'est que notre pauvre
Joset en mourrait de chagrin; la seconde, que notre belle
Brulette quitterait le pays de chez nous, et que je n'aurais
plus ni sa vue, ni sa causerie. *
J'en étais là de mon raisonnement, quand je vis revenir
Huriel, menant avec lui une fille si belle que Brulette n'en
approchait point. Elle était grande, mince, large d'épaules
et dégagée, comme son frère, dans tous ses mouvements.
Naturellement brune, mais vivant toujours à l'ombre des
bois, elle était plutôt pâle que blanche; mais cette sorte de
blancheur-là charmait les yeux, en même temps qu'elle les
étonnait, et tous les traits de sa figure étaient sans défaut.
Je fus bien un peu choqué de son petit chapeau de paille
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128 LES MAITRES SONNEURS
retroussé en arrière comme la queue d'un bateau ; mais il
en sortait un chignon de cheveux si merveilleux de noirceur
et quantité, qu'on s'accoutumait bientôt à le regarder. Ce
que je remarquai dès le premier moment, c'est qu'elle n'é-
*tait pas souriante et gracieuse comme Brulette. Elle ne
cherchait point à se rendre plus jolie qu'elle ne Tétait, et
son apparence était d'un caractère plus décidé, plus chaud
dans la volonté, et plus froid dans les manières.
Comme je me trouvais assis contre une corde de bois
coupé, ils ne me voyaient point, et, au moment qu'ils s'ar-
rêtèrent près de moi à la fourche d'une sente, ils se parlè-
rent comme gens qui sont seuls.
— Je n'irai point, disait la belle Thérence d'une voix
affermie. Je vas aux cabanes tout préparer pour leur sou-
per et leur couchée; c'est tout ce que je veux faire pour le
moment.
— Et tu ne leur parleras point? Tu vas leur montrer ta
mauvaise humeur? disait Huriel qui paraissait surpris.
— Je n'ai point de mauvaise humeur, répondit la jeune
fille; et d'ailleurs, si j'en ai, je ne suis pas forcée de Ta
montrer.
— Tu la montres pourtant, puisque tu ne veux point
aller prévenir cette jeunesse qui doit commencer à s'en-
nuyer de la compagnie des hommes, et qui serait aise, je le-
parie, de se trouver avec une autre jeune fille.
— Elle ne doit point s'ennuyer, reprit Thérence, à moins
qu'elle n'ait un mauvais cœur : mais je ne suis point char-
gée de l'amuser; je la servirai et l'assisterai, voilà tout ce
qui est de mon devoir. •
■— Mais elle t'attend; qu'est-ce que je vas lui dire?
— Dis-lui ce que tu voudras : je n'ai pas à lui rendre
compte de moi. •
Là-dessus la fille du bûcheux s'enfonça dans la sente, et
Huriel resta un moment songeur, comme un homme qui
cherche à deviner quelque chose.
Il passa son chemin, mais moi, je restai là où j'étais,
planté comme une pierre. Il s'était fait en moi comme un
rêve surprenant à la première vue de Thérence ; je m'étais
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LES MAITRES SONNEURS 12Ô
dit : Voilà une figure qui m*est connue ; à qui est-ce qu'elle
ressemble donc?
Et puis, à mesure que je l'avais regardée, tandis qu'elle
parlait, j'avais trouvé qu'elle me rappelait la petite fille de
la charrette embourbée qui m'avait fait rêvasser tout un soir
et qui pouvait bien être cause que Brulette , me trouvant
trop simple dans mon goût, avait détourné de- moi son
fdée. Enfin, lorsqu'elle passa tout près de moi en s*eu al-
lant, encore que son air de dépit fût bien contraire à la
figure douce et tranquille dont j'avais gardé souvenance,
j'observai le signe noir qu'elle avait au coin de la bouche,
et m'assurai par là que c'était bien la fille des bois que j'a-
vais portée à mon cou, et qui m'avait embrassé d'aussi bon
cœur en ce temps-là qu'elle paraissait mal disposée main-
tenant à me recevoir.
Je demeurai longtemps dans les réflexions qui me ve-
naient sur une pareille rencontre; mais enfin la musette
du grand bûcheux, qui sonnait une manière de fanfare, me
fît observer que le soleil était tout justement couché.
Je n*eus point de peine à retrouver le chemin des loges,
car c'est comme cela qu'on appelle les cabioles des ouvriers
forestiers.
Celle des Huriel était la plus grande et la mieux con-
struite, formant deux chambres, dont une pour Thérence.
Au-devant régnait une façon de hangar, tuile en verts ba-
lais, qui,sprvait à l'abriter beaucoup du vent et de la pluie ;
des planches de sciage , posées sur des souches , formaient
une table dressée à l'occasion.
Pour l'ordinaire , la famille Huriel ne vivait que de pain
et de fromage, avec quelques viandes salées, une fois le
jour. Ce n'était point avarice ni misère, mais habitude de
simplicité, ces gens des bois trouvant inutiles et ennuyeux
notre besoin de manger chaud et d'employer les femmes à
cuisiner depuis le matin jusqu'au soir.
Cependant, comptant sur l'arrivée de la mère à Joseph,
ou sur celle du père Brulet, Thérence avait souhaité leur
donner leurs aises, et, dès la veille, s'était approvisionnée
à Mesples. Elle venait d'allumer le feu sur la clairière et
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130 LES MAITRES SONNEURS
avait convié ses voisines à l*aider. C'étaient deux femmes
de bûcheux, une vieille et une laide. Il n'y en avait pas plus
dans la forêt, ces gens n'ayant ni la coutume ni le moyen
de se faire suivre aux bois, de leurs familles.
Les loges voisines, au nombre de six, renfermaient une
douzaine d'hommes, qui commençaient à se rassembler sur
un tas de fagots pour souper en compagnie les uns des au-
tres, de leur pauvre morceau de lard et de leur pain de sei-
gle ; mais le grand bûcheux, allant à eux, devant que de
rentrer chez lui poser ses outils et son tablier, leur dit avec
son air de brave homme: — Mes frères, j'ai aujourd'hui
compagnie d'étrangers que je no veux point faire pâtir de
nos coutumes ; mais il ne sera pas dit qu'on mangera le
rôti et boira le vin de Sancerre à la loge du grand bûcheux
sans que tous ses amis y aient part. Venez, je veux vous
mettre en bonne connaissance avec mes hôtes, et ceux de
vous qui me refuseront me feront de la peine.
Personne ne refusa, et nous nous trouvâmes rassemblés
une vingtaine, je ne peux pas dire autour de la table, puis-
que ce monde-là ne tient point à ses aises, mais assis, qui
sur une pierre, qui sur l'herbage, l'un couché de son long
sur des copeaux, l'autre juché sur un arbre tordu, et tous
.plus ressemblants, sans comparaison du saint baptême, à
un troupeau de sangliers qu'à une compagnie de chrétiens.
Cependant la belle Thérence, allant et venant, ne parais-
sait pas encore vouloir nous donner attention, lorsque son
père, qui l'avait appelée sans qu'elle eût fait mine d'enten-
dre, raccrocha au passage, et, l'amenant malgré elle, nous
la présenta.— Pardonnez-lui, mes amis, nous dit-il; c'est une
enfant sauvage, née et élevée au fond des bois. Elle a honte,
mais elle en reviendra, et je vous demande, Brulette, de
l'encourager, car elle gagne à être connue.
Là-dessus, Brulette, qui n'était embarrassée ni mal dispo-
sée, ouvrit ses deux bras et les jeta au cou de Thérence, la-
quelle, n'osant se défendre, mais ne sachant se livrer, resta
ferme à la voir venir, et releva seulement sa tête et son re-
gard jusqu'alors fiché en terre. En cette position, se voyant
de près l'une l'autre, les yeux dans les yeux, et quasi joue
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LES MAITRES SONNEURS 131
contre joue, elles me firent penser de deux jeunes taures,
Tune desquelles avance le front pour folâtrer, tandis que
l'autre, défiante et déjà malicieuse de son encornure, l'attend
pour la heurter traîtreusement.
Mais Thérence parut tout à coup gagnée par le regard
doux de Brulette, et, retirant sa figure, elle la laissa tomber
sur l'épaule de ^elte belle, pour cacher des pleurs qui lui
remplirent les yeux.
— Ma foi, dit le père Bastien en raillant et caressant sa'
fille, voilà ce qui s appelle être farouche. Je n'aurais jamais
cru que la honte des fillettes pût aller jusqu'aux larmes.
Mais, comprenez quelque chose aux enfants , si vous pouvez !
Allons, Brulette, vous me paraissez plus raisonnable ; sui-
vez-la, et ne la lâchez qu'elle ne vous ait parlé : il n'y a que
le premier mot qui coûte.
—A la bonne heure, dit Brulette, je l'aiderai, et, au pre-
mier mot de commandement qu'elle me voudra dire, je lui
obéirai si bien, qu'elle me pardonnera de lui avoir fait
peur.
Et tandis qu'elles s'en allaient ensemble, le grand bûcheui
me dit : — Voyez un peu ce que c'est que les femmes 1 La
moins coquette (et ma Thérence est de celles-là) ne se peut
trouveren face d'une rivale en beauté, sansêtre, ou échauffée
de dépit, ou glacée de peur. Les plus belles étoiles font bon
ménage côte à côte dans le ciel; mais, de deux filles de la
mère Eve, il y en a toujours une aiu moins qui est gênée
par la comparaison qu'on peut lui faire de l'autre.
— Je pense, mon père, dit Huriel, que vous ne Vendez
point justice à Thérence pour le moment. Elle n'est ni hon-
teuse ni envieuse. Et il* ajouta en baissant la voix : ■— Je
crois que je sais ce qui la chagrine, mais le mieux sera de
^^7 pas faire attention.
On apporta de la viande grillée , des champignons jaunes
très-beaux, dont je ne pus me décider à goûter, encore que
je visse tout ce monde en manger sans crainte; des œufs
Wcassés avec diverses sortes d'herbes fortes, des galetons
de blé noir, et des fromages de Chambérat, renommée en
tout le pays. Tous les assistants firent bombance, mais d'une
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132 LES MAITRES SONNEURS
manière bien différente de la nôtre. Au lieu de prendre leur
temps et de ruminer chaque morceau, ils avalaient quatre à
quatre comme gens affamés, ae qui, chez nous, n'eût point
paru convenable, et ils n'attendirent point d'être repus pour
ôhanter et danser au b^^au milieu du festin.
Ces gens, d'un sang moins rassis que le nôtre, semblaient
ne pouvoir tenir en place. Ils ne patientaient point le temps
qu'on leur fît offre de quelque plat. Us apportaient leur pain
pour recevoir le fricot dessus, refusaient les assiettes, et re-
tournaient se percher ou se coucher; d'aucuns aussi man-
geaient debout, d'autres en causant et gesticulant, chacun
racontant son histoire ou disant sa chansonnette. C'était
comme abeilles bourdonnant autour de la ruche : j'en étais
étourdi et ne me sentais pas festiner. ^
Malgré que le vin fût bon et que le grand bûcheux ne l'é-
pargnât point, personne n'en prit plus qu'il ne fallait, cha-
cun étant à sa tâche et ne voulant point se mettre à bas pour
le travail du lendemain. Aussi la fête dura peu; et, bien
qu'au milieu elle parût vouloir être folle, elle finit de bonne
heure et tranquillement. Le bûcheux reçut grands compli-
ments pour ses honnêtetés, et l'on voyait bien qu'il avait
commandement naturel sur toute la bande, non point seu-
lement par son moyen, mais aussi pav son bon cœur et sa
t)onne tête.
On nous fit beaucoup d'avances d'amitié et d'offres de ser-
vice, et je dois reconnaître que ces gens étaient plus ouverts
et plus prévenants que ceux de chez nous. J'observai qu'Hu-
riel les amenait, l'un après l'autre, auprès de Brulette, les
lui présentant par leurs noms, et leur enjoignant de la re-
garder ni plus ni moins que comme sa sœur, d'où elle reçut
tant de révérences et de politesses, qu'elle n'avait jamais été
si bien fêtée dans notre village.
Quand l'heure de dormir fut venue, le grand bûcheux
m'offrit de partager sa chambre. Joset avait sa loge voisine
de la nôtre, mais elle était plus petite et nous aurions pu y
être gênés. Je suivis donc mon hôte, d'autant plus volon-
tiers que j'étais enchargé de veiller de près sur Brulette;
mais je vis, en entrant dans la loge, qu'elle ne courait aucun
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LES MAITRES SONNEURS 133
risque, car elle devait parlager la couche de la belle Thé-
rence, et le muletier, fidèle à ses habitudes, s'était déjà
couché dehors en travers de la porto, si bien que ni loup ni
voleur n*en eût pu approcher.
En jetant un coup d*œil sur la chambrette où les deux
filles se retiraient, je vis qu'il s'v trouvait un lit et quelques
meubles très-propres ; Huriel, grâce à ses mulets, pouvait
transporter facilement et sans dépense, d'un lieu à Tautre,
le petit ménage de sa sœur ; mais celui de son père ne devait
pas lui donner grand embarras, car il se composait d'un tas
de fougères sèches avec une couverture. Encore le grand
bûcheux trouvail-il que c'était de trop et que, pour bien
faire, il eût dû coucher à l'étoilée comme son fils.
J'étais assez las pour me passer do mon lit, et je dormis
d'un bon somme jusqu'au jour. 3e pensai que Brulette en
avait fait autant, car je ne l'entendis remuer non plus qu'une
petite pierre, derrière la cloison de planches qui nous sé-
parait.
Quand je me levai, le bûcheux et son garçon étaient de-
bout et se consultaient ensemble.
—Nous parlions de toi, me dit le père, et comme il faut que
nous allions au travail, je désire que l'affaire dont nous cau-
sons soit décidée. Brulette, à qui j'ai remontré que Joseph
avait besoin de sa compagnie pour quelque temps, et qui
m'a dit avoir la volonté de lui en donner le plus possible,
s'est engagée pour la huitaine tout au moins; mais elle n'a
pu s'engager pour toi et nous a priés de t'y décider; C'est ce
que nous ferons, j'espère, en te disant que nous en serons
contents, que tu ne nous pèses point, et que nous te prions
d'agir avec nous comme nous ferions avec toi, si besoin était.
Cela dit d'un air de vérité et d'amitié me commandait de
m'engager; et, de fait, ne pouvant abandonner Brulette
chez des étrangers, encore qu'une huitaine me parût bien
longue, j'étais obligé de me ranger ii son vouloir et à l'in-
térêt de Joseph.
-^ Je t'en remercie, mon bon Tiennei, me dit Brulette,
sortant de la chambre deThérence, et j'en remercie les bra-
ves gens qui nous font si bonne réception ; mais si je reste,
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134 LES MAITRES SONNEURS
c'est à la condition qu'on ne fera point ici de dépense pour
nous, et que nous serons libres tous les deux de vivre à nos
frais comme nous l'entendrons. '
— Il en sera ce que vous voudrez, dit Huriel, car si la
crainte de nous être à charge doit vous faire partir plus vite,
nous aimons mieux renoncer au plaisir de vous servir. Mais
souvenez-vous seulement d'une chose , c'est que mon père
gagne de l'argent et moi aussi, et que nous ne connaissons
pas de plus grand contentement tous les deux que d'obliger
nos amis et de leur faire honneur. *
Il me sembla qu'Huriel faisait -en toute occasion sonner
un peu ses écus, comme pour dire : <r Je suis un bon parti, d
Cependant il agit tout aussitôt comme un homme qui se met
de côté, car il nous annonça qu'il allait nous quitter.
Sur ce mot-là, Bruletle eut un petit frisson que seul je
vis , et qu'elle surmonta aussitôt pour lui demander, sans
trop paraître s'en soucier, où il allait et J)our combien de
temps.
— Je m'en vas travailler au bois de la Roche, nous dit-il.
Je serai .assez près de vous pour revenir vous voir si vous
avez besoin de moi ; Tiennet sait le chemin. Je vas de ce
pas, d'abord, dans la lande de la Croze chercher mes bêtes
et mes équipages, et, en repassant, je vous dirai adieu.
Là-dessus il partit, et le grand bûcheux, enjoignant à sa
fille d'avoir grand soin et grand égard pour nous, s'en alla,
de son côté, à son ouvrage.
Nous voilà donc restés, Brulette et moi, en compagnie de
la belle Thérence, laquelle, tout en nous servant aussi acti-
vement que si elle e^t été à nos gages, ne parais^it pas
vouloir nous faire grande fête, et répondait par oui et par
non à tout ce que nous inventions de lui dire. Si bien que
cette indifférence rebuta Brulette, qui me dit, dans un mo-
ment où nous étions seuls : — Il me semble, Tiennet, que
nous déplaisons beaucoup à cette fille ; elle m'a fait place
dans son lit, cette nuit, comme une personne qui serait for-
cée d'y recevoir un hérisson. Elle s'est jetée dans la ruelle,
le nez contre la cloison , et sauf qu'elle m'a demandé si je
voulais plus ou moins de couverture, elle ne m'a pas voulu
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LES MAITRES SONNEURS 135
dire un mot. J'étais si lasse que j'aurais volontiers dormi
tout de suite , et même, voyant qu'elle en faisait semblant
pour se dispenser de me parler, j'ai fait semblant aussi ;
mais, de longtemps, je n'ai pu fermer Toeil, car j'entendais
qu'elle s'étouffait de pleurer. Si tu veux m'en croire, nous ne
la gênerons pas plus longtemps, nous chercherons quelques
loges vacantes dans une autre partie de la forêt, et, s'il n'y
en a pas, je m'arrangerai avec la vieille femme que j'ai vue
hier par ici, pour qu'elle envoie son mari chez un voisin et
partage son logis avec moi. Si ce u'est qu'un lit d'herbages,
je m'en contenterai ; c'est payer trop~ cher un matelas et un
coussin que d'y être reçu avec des larmes. Quant à nos re-
pas, je compte que, dès aujourd'hui, tu iras à Mesples
acheter ce qu'il nous faut, et je me charge de notre cui-
sine.
— Cest très-bien , Brulette, lui répondis-je, et je ferai
tout ce que vous voudrez. Cherchons un logement pour
vous, et ne vous inquiétez pas de moi. Je ne suis pas plus
de sel que ce muletier qui a dormi dehors sous le travers de
votre porte. Ainsi ferai-je pour vous de bon cœur, sans
craindre de fondre à la rosée. Cependant, écoutez-moi : Si
nous quittons comme ça la loge et la table du grand bû-
cheux, il nous croira fâchés, et comme il nous a trop bien
traités pour avoir à se reprocher quelque chose, il verra
aisément que c'est sa fille qui nous rebute. Il l'en grondera
peut-être, et voyons si la chose sera méritée. Vous dites que
cette jeunesse a été très-honnête, voire soumise envers
vous. Or donc, si elle a quelque peine cachée, avons-nous
le droit de blâmer sa tristesse et son silence? Ne vaudrait-il
pas mieux ne faire semblant de rien, la laisser libre tout le
jour d'aller voir ou de recevoir son galant, si elle en a un,
et, quant à nous, faire société avec Joset, pour qui seul nous
sommes venus ici? Ne craignez-vous point aussi qu'en
nous voyant chercher tous deux un autre logement, on ne
se fourre dans l'idée que nous avons quelque mauvais mo-
tif pour nous mettre à part?
— Tu as raison, Tiennet, me dit Brulette. Eh bien, je pa-
tienterai avec cette grande rechigneuse et la verrai venir.
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136 LES MAITRES SONNEURS
Treizième welliée*
La belle Thérence ayant tout préparé pour noire déjeuner,
et voyant monter le soleil, demanda à Brulette si elle avait
songé à réveiller Joseph. C'est l'heure, lui dit-elle, et il est
fâché quand je le laisse dormir trop tard, parce que la nuit
d'après il a peine à se reprendre.
— Si c'est vous qui avez coutume de l'appeler, ma mi-
gnonne, répondit Brulette, faites-le donc : je ne connais
point son habitude.
— Non, non, reprit Thérence d'un ton sec : c'est votre
affaire de le soigner à présent, puisque vous êtes venue pour
ça. Je peux, à cette heure, m'en reposer et vous en laisser*
la charge.
— Pauvre JosetI ne put s'empêcher de dire notre Bru-
lette. Je vois qu'il est d'Un grand embarras pour vous et
qu'il ferait mieux de s'en revenir avec nous dans son
paysl
Thérence tourna le dos sans répondre, et je dis à Bru-
lette : — Allons tous de^x l'appeler. Je gage qu'il sera con-
tent d'entendre ta voix la première.
La loge de Joset touchait quasiment celle du grand bû-
cheux. Sitôt qu'il entendit la voix de Brulette, il vint tout
courant regarder à travers la porte et lui dit : — Ah I je
craignais de rêver, Brulette I c'est donc bien vrai que tu
es là?
Quand il fut assis sur les souches entre nous deux, il nous
dit que, pour la première . fois depuis longtemps, il avait
dormi tout d'une lampée, et cela était connaissable à son vi-
sage, qui valait déjà dix sous de plus que celui de la veille.
Thérence lui apporta, dans une écuelle, un bouillon de
poule, et il youlait le donner à Brulette, qui s'en défendit
d'autant mieux que les yeux noirs de la ûlle des bois sem-
blaient remplis de colère, à cause de l'offre qui lui en était
faite.
Brulette, qui était trop fine pour vouloir donner prise à
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LES MAITRES SONNEURS 137
son dépit, refusa, disant qu'elle n'aimait point le bouillon et
que ce serait grand dommage d'en avoir laissé le mal à
l'inûrmière pour n'en retirer ni le profil ni le plaisir ; et
même, elle ajouta avec douceur:— Je vois, mon gars, que
tu es soigné comme un gros bourgeois, et que ces braves
gens n'épargnent rien pour le réconforter le corps.
— Oui, dit Josel, prenant la main de Thérence et la joi-
gnanl, dans les siennes, à celle de Brulette ; j'ai causé de la
dépense à mon maître (il appelait toiyours comme ça le
grand bûcheux à cause qu'il lui enseignait à musiquer) et
de la fatigue à celte pau\Te sœur que vous voyez 15. Sache,
Brulette, qu'après loi, j'ai trouvé un ange sur la terre.
Gomme lu m'as assisté l'esprit et consolé le cœur quand
j'étais un enfant ébervigé et quasi propre à rien, elle a soi-
gné mon pauvre corps en détresse quand je suis tombé ici
en misère de fièvre. Les secours qu'elle m*a donnés, jamais
je ne pourrai l'en remercier comme je le dois; mais je peux
dire une chose : c'est qu'il n'y en a pas une troisième comme
vous deux, et qu'au jour des récompen^s, le bon Dieu gar-
dera au ciel ses deux plus belles couronnes pour Catherine
Brulet, la rose duBerry, et pour Thérence Huriel, la blanche
épine des bois.
Il sembla que ce doux parler de Joseph mît du baume
dans le sang de Thérence, car elle ne refusa plus de s'as-
seoir pour manger avec nous, et Joseph était entre ces deux
belles filles, tandis que moi, profitant du sans-gêne que j'a-
vais vu dans la manière du pays, je me dérangeais tout en
mangeant, pour être tantôt près de l'une et tantôt près de
l'autre.
Je faisais de mon mieux pour contenter la fille des bois
par mes prévenances, el je tenais à honneur de lui montrer
que les Berrichons ne sont pas des ours. Elle répondait très-
doucement à mes honnêtetés ; mais il ne me fut point possi-
ble do la faire sourire ni lever les yeux sur moi en me ré-
pondant. Elle me paraissait avoir l'humeur bizarre, prompte
au dépit, el remplie de défiance. El cependant, quand elle
était tranquille, elle avait quelque chose de si bon dans l'air
et dans la voix, qu'on ne pouvait prendre d'elle une mau-
8.
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138 LES MAITRES SONNEURS
vaise idée; mais ni dans ses bons moments, ni dans les an-
tres, je n*osai lui demander si elle se ressouvenait que je
l'eusse pbrtée en mes bras et qu'elle m'en eût payé d'une ac-
colade. Je m'étais bien assuré que c'était elle, car son père,
à qui j'en avais déjà parlé, n'avait point oublié la chose et
prétendait avoir comme reconnu ma figure sans savoir
pourquoi.
Tout en déjeunant, Brulette, comme elle m'en fit part en-
suite, commençait à avoir une autre doutance de la vérité.
C'est pourquoi elle se mit en tête d'observer et de feindre
pour en savoir plus long.
— Or çà, dit-elle, vais-je rester tout ce jour les bras croi-
sés? Sans être une grosse ouvrière, je n'ai pas coutume de
dire mon chapelet d'un repas à l'autre, et je vous prie, Thé-
rence, de me montrer quelque ouvrage où je puisse vous
aider. Si vous souhaitez courir, je garderai la loge et y
ferai ce que vous me commanderez; mais si vous restez, je
resterai aussi, à condition que vous m'occuperez pour votre
service.
— Je n'ai besoin d'aucune aide, répondit Thérence , et
vous, vous n'avez besoin d'aucun ouvrage pour vous désen-
nuyer.
— Pourquoi donc cela, ma mignonne?
— Parce que vous êtes avec votre ami, et, comme je
pourrais être de trop dans toutes les choses que vous avez
à vous dire, je sortirai si vous souhaitez rester, je resterai
si vous souhaitez sortir.
— Cela ne ferait ni le compte de Joset ni le mien, dit Bru-
lette avec un peu de malice. Je n'ai point de secrets à lui
dire, et tout ce que nous avions à nous raconter, nous y
avons donné la journée d'hier. A cette heure, le contente-
ment que nous avons d'être ensemble ne peut que s'aug-
menter de votre compagnie, et nous vous la demandons,
à moins-que vous n'en ayez une meilleure à nous préférer.
Théren.ce resta indécise, et la manière dont elle regarda
Joseph fit voir à Brulette que sa fierté souffrait de la crainte
d'être importune. Sur quoi, Brulette dit à Joseph : — Aide-
moi donc à Idftiretenir ! Est-ce que tu n'en seras pas content?
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LES MAITRES SONNEURS 139
Ne disais-tu pas, tout à l'heure, que nous étions tes deux
aDges gardiens? Et ne veux-tu pas qu'ils travaillent ensem-
ble à ton salut?
—Tu as raison, Bruletle, dit Joseph. Entre vos deux bons
cœurs, je dois guérir plus vite, et si vous vous mettez deux
à vouloir bien m'aimer, il me semble que chacune de vous
m'en aimera davantage, comme quand on se met à la tâche
avec un bon compagnon, qui vous donne de sa force pour
redoubler la vôtre.
— Est-ce donc moi, dit Thérence, qui serai le bon compa-
fçnon dont votre payse a besoin? Allons, soit! Je vas pren-
dre mon ouvrage, et je travaillerai ici.
Elle alla quérir du linge taillé en chemise, et se mit à le
coudre. Brulette voulut l'aider, et, comme elle s'y refusait :
— Alors, dit-elle à Joseph, donne-moi tes bardes à raccom-
moder; elles doivent avoir besoin de moi, car il y a long-
temps que je ne m'en suis pas mêlée.
Thérence la laissa examiner le trousseau de Joseph ; mais
il ne s'y trouva pas un seul point à faire, ni seulement un
bouton à coudre, tant on y avait bien veillé; et Brulette parla
d'acheter du linge à Mesples le lendemain, pour lui faire
des chemises neuves. Mais il se trouva que celles que Thé-
rence cousait en ce moment étaient destinées à Joseph, et
qu'elle voulait les finir seule, comme elle les avait com-
mencées.
Les soupçons venant de plus en plus à Brulette, elle fit
semblance d'insister là-dessus, et Joseph même fut obligé
d'y dire son mot, à savoir que Brulette s'ennuyait à ne rien
faire. Alors Thérence jeta son ouvrage avec colère, disant à
Brulette : — Finissez-les donc toute seule; je ne m'en mêle
plusl Et elle s'en alla bouder en la maison.
— Joset, dit alors Brulette, cette fille-là n'est ni capri-
cieuse ni folle, comme je me le suis imaginé; elle est amou-
reuse de toi ! '
Joseph eut un si grand saisissement, que Brulette vit bien
qu'elle avait parlé trop vite. Elle ne s'imaginait point en-
core combien un homme malade dans son corps, par suite
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i;0 LES MAITRES SONNEURS
du mal de son esprit, est faible et craintif devant la ré-
flexion.
— Que me dis-tu là I s*écria-t-il, et quel nouveau mal-
heur serait donc tombé sur moi?
— Pourquoi serait-ce donc un malheur? *
— Tu me le demandes, Brulette ? Est-ce que tu crois qu'il
dépendrait de moi de lui rendre ses sentimt^nts?
— Eh bien, dit Brulette, tâchant de l'apaiser, elle s'en
guérirait!
— Je ne sais pas si on guérit de l'amour, répondit Jo-
seph ; mais moi, si j'avais fait, par ignorance et par manque
de précaution, le malheur de la fille au grand bûchcux, de
la sœur d'Huriel, de ta vierge des bois, qui a tant prié pour
moi et veillé à ma vie, je serais si coupable, que je ne pour-
rais me le pardonner.
' —L'idée ne t'est donc jamais venue que son amitié pou-
vait se changer en amour? •
— Non, Brulette, jamais I
— C'est singulier, Joset !
— Pourquoi ça ? N'étais-je point accoutumé, dès mon en-
fance, à être plaint pour ma bêtise et secouru dans ma fai-
blesse? Est-ce que Tamitié que tu m'as toujours marquée,
Brulette, m'a jamais rendu vaniteux au point de croire... Ici
Joseph devint rouge comme le feu, et !Re put dire un mot
de plus.
— Tu as raison, lui répondit Brulette, qui était prudente
et avisée autant que Thérence était prompte et sensible. On
peut beaucoup se tromper sur les sentiments qu'on donne
ou qu'on, reçoit* J'ai ciu une folle idée sur cette fille, et
puisque tu ne la partages point, c'est qu'elle n'est point fon-
dée. Thérence doit être, comme je le suis encore, ignorante
de ce qu'on appelle la vraie amour, en attendant que le bon
Dieu lui commande de vivre pour celui qu'il lui aura choisi.
— N'importe, dit Joseph, je veux et je dois quitter ce pays.
— Nous sommes venus pour le ramener, lui dis-je, aus-
sitôt que tu t'en sentiras la force.
Contre mon attente, il rejeta vivement cette idée. — Non,
non, dit-il, je n'aii qu'une force, c'est ma volonté d'être
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LES MAITRES SONNEURS 141
grand musieien, pour retirer ma mère avec moi et vivre
boDoré et recherché dans mon pays. Si je quitte celui-ci,
j'irai dans le haut Bourbonnais jusqu'à ce que je sois reçu
maître sonneur.
Nous n'osâmes point lui dire qu'il ne nous semblait pas
devoir jouir jamais de bons poumons.
Brulette lui parlad'autre chose, et moi, très-occupé de la
découverte qu'elle venait de me faire faire sur Thérence,
porté, je ne sais pourquoi, à m'inquiéter d'elle, que je venais
de voir. sortir de sa loge et s'enfoncer dans le bois, je me
mis à marcher du côté qu'elle avait pris, allant comme à
l'aventure, mais curieux et même envieux de la rencontrer.
Je ne fus pas longtemps sans entendre des soupirs étouf-
fés qui me firent connaître où elle s'était retirée. Ne me sen-
tant plus honteux avçc elle, du moment que je ne pouvais
rien prétendre dans son chagrin, je m'approchai et lui par-
lai résolument :
— Belle Thérence, lui dis-je, voyant qu'elle ne pleurait
point et seulement tremblait et suffoquait comme d'une co-
lère rentrée, je pense que nous sommes cause, ma cousine
et moi, de l'ennui que vous avez. Nos figures vous choquent,
et surtout celle de Brulette, car j^ n'estime pas la mienne
mériter tant d'attention. Nous parlions de vous ce matin, et
justement je l'ai empêchée de s'en aller de votre loge, où
elle pensait bien vous être à charge. Or parlez-moi fran-
chement, et nous nous retirerons ailleurs; car si vous
avez mauvaise opinion de nous, nous n'en sommes pas moins
bien intentionnés pour vous et craintifs de vous occasionner
<Ju déplaisir.
La fière Thérence parut comme outrée de ma fisanchise,
et» se levant de Tendroit où je m'étais assis auprès d'elle:
"* Votre cousine veut s'en aller? dit-elle d'un air de
menace; elle veut me faire honte? Non! elle ne le fera
point!..! ou bien...
"* Ou bien quoi? lui dis-je, déterminé de la confesser.
"* Ou bien je quitterai les bois, et mon père, et ma fa-
^^ïle, et je m'en irai mourir seule en quelque désert !
Elle parlait comme dans la fièvre, avec l'œil si sombre et
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142 LES MAITRES SONNEURS
la figure si pâle, qu'elle me fit ^eur. — Thérence, lui dis-je
en lui prenant très-honnôtemenl la main et en la forçant
à se rasseoir, ou vous êtes née injuste, ou vous avez des
raisons pour haïr Brulette. Eh bien, dites-les-moi, en bonne
chrétienne, car il est possible que je la blanchisse du mal
dont vous l'accusez.
— Non, vous ne la blanchirez pas, car je la connais ! s'é-
cria Thérence, qui ne se pouvait surmonter davantage. Ne
vous imaginez pas que je ne sache rien d'elle 1 Je m'en suis
assez tourmenté l'esprit, j'^i assez questionné Joseph et
mon frère pour juger, à sa conduite, qu'elle est un cœur
ingrat et un esprit trompeur. C'est une coquette, voilà ce
qu'elle est, votre Berrichonne, et toute personne franche a
le droit de la détester.
— Voilà un reproche bien dur, répondis-je sans me trou-
bler. Sur quoi vous fondez-vous?
— Et ne sait-elle point, s'écria Thérence, qu'il y a ici
trois garçons qui l'aiment et dont elle se joue? Joseph qui
en meurt, mon frère qui s'en défend, et vous qui tâchez
d'en guérir ? Prétendez-vous me faire accroire qu'elle n'en
sait rien et qu'elle a une préférence pour l'un des trois ?
NonI elle n'en a pour personne; elle ne plaint pas Joseph,
elle n'estime pas mon frère, elle ne vous aime pas. Vos
tourments l'amusent, et, comme elle a, en son village, une
cinquantaine d'autres galants, elle prétend vivre pour tous
et pour aucun ^Eh bien, peu m'importe quant à vous. Tien-
net, puisque je ne vous connais point. Mais quant à mon
frère, qui e$t si souvent éloigné de nous par son état, et
qui nous quitte dans un moment où il pourrait rester... et
quant à» Joseph qui en est malade et quasi hébété... Ahl
tenez, votre Brulette est bien coupable envers tous deux, et
devrait 'rougir de ne pouvoir dire une bonne parole ni à
l'un nia l'autre.
En ce moment, Brulette, qui nous écoutait, se montra,
et, mal habituée à être traitée de la sorte, mais;con tente ce-
pendant d'entendre expliquer la conduite d'Huriel, elle s'as-
sit auprès de Thérence et lui prit la main d'un air sérieux,
où il y avait de la compassion et du reproche en même
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LES MAITRES SONNEURS 143
temps. Thérence en fut un peu apaisée et lui dit d'une
manière plus douce :
— Pardonnez-moi, Bruletie, si je vous ai fait de la peine ;
mais, véritablement, je ne me le reprocherai point, si je
vous amène à de meilleurs sentiments. Voyons, convenez
que votre conduite a été fausse et votre cœur dur. Je ne sais
pas si c'est la coutume en vos pays de se faire désirer avec
rintention de se refuser; mais moi, pauvre liile sauvage, je
trouve le mensonge criminel et ne comprends rien à ces
manéges-là. Or donc, ouvrez les yeux sur le m'ai que vous
faites. Je ne vous dirai pas que mon frère y succombera:
c'est un homme trop fort et trop courageux, il est aimé de
trop de filles qui vous valent bien, pour ne pas en prendre
son parti : mais ayez pitié du pauvre Joset, Brulelte I Vous
ne le connaissez point, encore que vous ayez été élevée
avec lui ; vous l'avez jugé imbécile, et c'est au contraire un
grand esprit. Vous le croyez froid et indifférent, tandis qu'il
est rongé d'une tristesse'qui prouve le contraire : mais son
corps est trop faible et ne saura tenir contre le chagrin, si
vous l'abusez. Donnez-lui votre cœur comme il le mérite,
c'est moi qui vous en prie et qui vous maudirai si vous lô
faites mourir I
— Est-ce que vous pensez ce que vous me dites là, ma
pauvre Thérence? répondit Brulette en la regardant à tra-
vers les yeux. Si vous voulez savoir le fond de mon idée,
je crois que vous aimez Joseph et que je vmis donne, mal-
gré moi, une forte jalousie qui vous porte à me chercher
des torts. Eh bieil, regardez-y mieux, mon enfant, je ne
veut point rendre ce garçon amoureux de moi, je n'y ai
jamais songé, et je regrette qu'il le soit. Je suis même toute
portée à vous aider à l'en guérir, et si j'avais su ce que
vous me faites voir, je ne serais point venue icii encore
que votre frère m'eût dit la chose être nécessaire.
— Brulette , dit Thérence, vous me croyez bien peu flière,
si vous jugez que j'aime Joseph comme vous l'entendez, et
que je descends jusqu'à la jalousie pour vos agréments. La
manière dont je l'aime, je n'ai pas sujet de m'en cacher ni
d'en avoir honte devant personne. S'il en était ainsi, j'au-
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144 LES MAITRES SONNEURS
rais, à toul le moins, assoz d'orgueil pour ne pas laisser
croire que je vous le dispute. Mais mon amitié pour lui est
si franche et si iionnête que je me porterai courageusement
à le défendre contre vos pièges. Ainsi, aimez-le franche-
ment comme moi, et, au lieu de vous en vouloir, je vous
aimerai et vous estimerai ; je reconnaîtrai vos droits, qui
sont plus anciens que les miens, et je vous aiderai à l'em-
mener dans son pays, à la condition qu'il y sera votre seul
ami et votre mari. Autrement, attendez-vous à trouver en
moi une ennemie qui vous donnera ouvertement condam-
nation. Il ne sera pas dit que j'aurai aimé cet enfant et soi-
gné ce malade, pour qu'une belle coquette de village le
vienne tuer sous mes yeuï.
— C'est bien, dit Brulette qui avait repris toute sa fierté;
je vois de plus en plus que vous êtes amoureuse et jalouse,
et j'en suis plus tranquille pour m'en aller et le laisser à vos
soins. Que votre attache soit honnête et franche, je n'en
doute pas ; je n'ai pas, comme vous, des raisons pour être
colère et injuste. Pourtant, je m'étonne de ce que vous vou-
lez me faire rester et me paraître amie. C'est là où finit
votre sincérité, et je vous déclare que j'en veux savoir la
raison , sans quoi je ne m'y prêterai point.
— La raison , vous la dites vous-même, répondit Thé-
rence , quand vous vous servez de vilains mots pour m'hu-
milier. Vous venez de prononcer que j'étais amoureuse et
jalouse, : si c'est comme cela que vous expliquez la force et
la bonté de mon sentiment pour Joseph, vous ne manque-
rez point de le lui faire croire aussi, et ce jeune homme,
qui me doit le respect et la reconnaissance, se croira le
droit de me mépriser et de se moquer de moi en lui-même.
— Vous avez raison, Thérence, dit Brulette, qui avait le
cœur et l'esprit trop justes pour ne pas estimer la fierté de la
fille des bois. Je dois vous aider à garder votre secret, et je
le ferai. Je ne vous dis pas que je vous aiderai de tout mon
pouvoir auprès de Joseph ; votre hauteur s'en offenserait,
et je comprends que vous ne vouliez pas recevoir son ami-
tié de moi comme une grâce; mais je vous prie d'être juste,
de réfléchir, et môme de me donner un conseil que, plus
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LES MAITRES SONNEURS 146
douce et plus humble que vous, je vous demande pour la
gouverne de ma conscience.
— Dites donc, je vous écoute, répondit Thérence, apaisée
par la soumission et la raison de Brulette.
—Sachez, avant tout,ditcelle-ci,que je n*ai jamais eu d'a-
mour pour Joseph, et, si cela pouvait vous guérir, je vous
en dirais la cause.
— Dites-la, je la veux savoir! s'écria Thérence.
— Eh bien, la cause, dit Brulette, c'est qu'il ne m'aime
pas comme je voudrais être aimée. J'ai connu Joseph dès
ses premiers ans; il n'a jamais été aimable avant de venir
ici, et il vivaifsi retiré en lui-même queje le jugeais égoïste.
A présent, je veux croire qu'il ne l'était pas d'une mauvaise
façon; mais, d'après l'entretien que nous avons eu hier en-
semble , je suis toujours assurée^que j'aurais, en son cœur,
une rivale dont je serais vilement écrasée, et cette maîtresse
qu'il préférera à sa propre femme, ne vous y trompez pas,
Thérence, c'est la musique. .
— J'ai quelquefois songé à ce que vous dites là, répondit
Thérence, après avoir réfléchi un peu, et en montrant bien,
par son air soulagé, qu'elle aimait mieux avoir à se battre
contre la musique, dans le cœur de Joseph, que contre
l'aimable Brulette. Joseph, dit-elle, est très-souvent dans
l'état où j'ai vu quelquefois mon père, c'est-à-dire que le
plaisir de musiquer est si grand pour eux, que rien ne
compte auprès de celui-là ; mais mon père n'en est pas
moins si aimant et si aimable, que je ne suis point jalouse de
son plaisir.
— Eh bien, «Thérence, dit Brulette, espérons qu'il rendra
Joseph tout pareil à lui et par conséquent digne de vous.
— De moi? pourquoi de moi plus que de vous? Dieu
m'est témoin queje ne m'occupe pas de moi quand je tra-
vaille et prie pour Joseph. Mon sort me tourmente bien peu,
allez, Brulette, et je ne comprends guère qu'on se souvienne
de soi-même dans l'amitié qu'on a pour une personne.
-— Alor dit Brulette, vous êtes comme une manière de
sainte, ma chère Thérence, et je sens que je ne vous vaux
9
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146 LES MAITRES SONNEUKS
point; car je mécompte toujours pour quelque chose, et
même pour beaucoup, quand je me permets de rêver le bon-
heur dans l'amour. Peut'-être n'aimez-vous point Joseph
comme je me Timaginais; mais quoi qu'il en soit, je vous
prie de me dire comment je dois me comporter avec lui. Je
ne suis point du tout sûre qu'en lui ôtant l'espérance, je lui
porterais le coup de la mort: autrement, vous ne me verriez
pas si tranquille ; mais il est malade, c'est bien vrai, et je
lui dois du ménagement. Voilà où mon amitié pour lui est
grande et sincère, et oîi je ne suis pas si coquette que vous
pensez; car s'il est vrai que j'aie cinquante galants en mon
village, où serait mon avantage et mon divertissement de
venir relancer en ces bois le plus humble et le moins recher-
ché de tous? Il me semblait, au contraire, que je méritais
mieux de votre estime, puisqu'à l'occasion, je savais lâcher
sans regret ma joyeuse compagnie, pour venir porter assis-
tance à un pauvre camarade qui se réclamait de mon sou-
venir.
Thérence, comprenant enfin qu'elle avait tort, se jeta au
cou de Brulette, sans lui demander aucunement excuse, mais
en lui marquant par des caresses et par des larmes qu'elle
s'en repentait franchement.
Elles en étaient là quand Huriel, suivi de ses mules, de-
vancé par ses chiens, et monté sur son petit cheval, parut
au bout de l'allée où nous étions.
Le muletier venait nous faire ses adieux ; mais rien, dans
son air, ne marquait le chagrin d'un homme qui se veut
guérir, par la fuite, d'un amour nuisible. Il paraissait, au
contraire, dispos et content, et Brulette pensa que Thérence
ne l'avait mis au rang de ses amoureux que pour donner
une raison de plus, bonne ou mauvaise, à son premier
dépit.
Elle essaya même de lui faire dire le vrai motif de son
départ, et, comme il prétendait avoir de l'ouvrage qui pres-
sait, Thérence, de son côté, disant le contraire et s'efforçant
A le retenir, Brulette, un peu piquée du courage qu'il nîar-
quait, lui fit reproche de s'ennuyer en la compagnie des
Berrichons. Il se laissa plaisanter et ne voulut rien changer
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LES MAITRES SONNEURS 447
à son dessein; ce qui finil par offenser Brulette et la porta
à lui dire :
— Puisque je ne vous verrai peut-être plus jamais, ne
peasez-vous pas, maître Uuriel, qu'il serait temps de me
rendre un gage qui ne vous appartient pas, et qui vous pend
toujours à l'oreille?
— Oui*dà, répondit-il, je crois qu'il m'appartient comme
mon oreille appartient à ma tête, puisque c'est ma sœur qui
me l'a donné.
— Voire sœur n'a pu vous donner ce qui est à Joseph ou
à moi.
— Ma sœur a fait sa première communion tout comme
vous, Brulette, et quand j'ai rendu votre joyau è Joset, elle
m'a donné le sien. Demandez^^Iui si ce n'est point la
vérité.
Thétence rougit beaucoup, et Hurîel riait en sa barbe.
Brulette crut comprendre que le plus trompé des 'trois était
Joseph, qui portait, comme une relique, à son cou, le petit
cœur d'argent de Thérence^ tandis que- le muletier portait
toujours celui qui lui avait été confié d'abord. Elle ne se
voulut point prêter à cette fraude, et s'adressant à Thé-
rence : — Ma inignonne , lui dit-elle, je crois que le gage
que garde Josel lui portera bonheur, et m'est avis qu'il le
doit conserver; mais puisque celui-ci est à vous, je vous
requiers le redemander à votre frère, afin de m'en faire un
don, qui me sera très-prpcieux venant de vous.
— Je vous ferai n'importe quel autre don vous souhaiterez
de moi, répondit Thérence, et ce sera de grand t^ur; mais
celui-ci ne m'appartient plus. Ce qui est donné est donné, et
je ne pense pas qu'Huriel me le veuille restituer.
— Je ferai, dit vivement Huriel, ce que Brulette voudra.
Voyons, le commandez- vous?
— Oui, dit Brulette, qui ne pouvait plus reculer, encore
qu'elle^ regrettât son idée en voyant l'air fâché du muletier.
U ouvrit aussitôt son anneau d'oreille et en retira le gage
qu'il remit à Brulette, disant :<— Soit fait comme il vous
plaît. Je serais consolé de perdre le gage de ma sœur, si je
pensais que vous ne le donnerez, ni ne l'échangerez* ^
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148 LES MAITRES SONNEURS
— La preuve que je ne le ferai point, dit Brulette en l'at-
tachant au collier de Thérence , c'est que je le lui donne en
garde. Et quant à vous, dont voici l'oreille déchargée de ce
poids, vous n'avez plus besoin d'aucun signe pour vous faire
reconnaître quand vous reviendrez en mon pays.
— C'est bien honnête de voire part, répondit le muletier;
mais comme j'ai fait mon devoir envers Joseph, et que vous
savez, à présent, ce que vous aviez besoin de savoir pour le
rendre heureux, je n'ai plus à me mêler de ses affaires. Je
pense que vous l'emmènerez et que je n'aurai plus jamais
occasion de retourner en voire pays. Adieu donc, belle Bru-
lette, je vous augure tous les biens que vous méritez, et vous
laisse en ma famille, qui, mieux que moi, vous servira
ici et vous reconduira chez vous quand vous le souhai-
terez.
Là-dessus, il s'en alla chantant :
Un malei, deox mulets, trois midets
Sur la montagne, voyez-les ;
Aa diable c'est la Innde.
Mais il me parut que sa voix n'était point -aussi assurée
qu'elle s'efforçait de le paraître; et Brulette, qui se sentait
mal à l'aise, voulant échapper à l'attention de Thérence,
revint avec elle et moi auprès de Joseph.
QfuilonEtéiiie veillée*
Je ne vous ferai point le récit de chaque jour que nous
passâmes en la forêt. Us furent d'abord peu différents les
uns des autres. Joseph allait de mieux en mieux, et Thé-
rence voulait qu'on le maintînt dans ses espérances , s'asso-
ciant toutefois à la résolution que Brulette avait prise de ne
• point l'encourager à expliquer ses sentiments. La chose
n'était guère malaisée à obtenir, car Joseph s'était juré à lui-
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LES MAITRES SONNEURS . 149
môme de ne rien dire avant le moment où il se croirait
digne d'attention , et il eût fallu que Brulette fût provocante
aYecIui, pour lui arracher un mot d'amourette.
Pour surplus de précaution, elle ^'arrangea de manière
à n'être jamais seule avec lui. Elle retint si bien Thérence à
son côlé, que Thérence en vint bientôt à comprendre qu'on
ûe la trompait point et qu'on souhaitait môme lui laisser
gouverner la santé et l'esprit du malade en toutes
choses.
Ces trois jeunes gens ne s'ennuyaient pas ensemble. Thé-
rence cousait toujours pour Joseph, et Brulette , m'ayant fait
acheter un mouchoir de mousseline blanche, se mit à le
festonner et à le broder, pour en faire offre à Thérence ;
car elle y était adroite, et c'était merveille de voir une fille
, de campagne faire des ouvrages si fins et si beaux, comme
elle les faisait. Elle affichait même devant Joseph de n'aimer
plus la couture et le soin des nippes, afin de se dispenser de
travailler pour lui, et de le forcer à remercier Thérence, qui
sV employait si bien ; mais, voyez un peu comme on est
ingrat quand on s'est laissé déranger l'esprit par une fe-
melle I Joseph ne regardait quasiment point les doigts de
Thérence, usés à son service; il avait toujours les yeux sur
les mains douces de Brulette, et on eût dit qu'à la voir tirer
son aiguille, il comptait chaque point comme un moment de
son bonheur.
Je m'étonnais comment Tamour pouvait ainsi remplir son
esprit et occuper tout sou temps, sans qu'il songeât seule-
ment à faire quelque ouvrage de ses mains. Quant à moi,
feus beau essayer de peler de l'osier et de faire des paniers,
ou, avec des pailles de seigle, des tresses pour les chapeaux,
je ne fus point là deux fois vingt-quatre heures sans avoir
un si gros ennui, que j'en étais malade. Le dimanche est un
beau jour, parce qu'il vous repose de six jours de fatigue ;
mais sept dimanches par semaine, c'est trop pour un homme
habitué à faire service de ses membres. Je ne m'en serais
point aperçu, si l'une de ces belles eût voulu faire attention
à moi ; mt^mement, la blanche Thérence, avec ses grands
yeux, un peu enfoncés, et son signe hoir auprès de la bou-
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150 , LES MAITRES SONNEURS
che, m'aurait bien tapé sur la tête, si elle Teût souhaité;
mais elle n'était poânt d'une humeur à se laisser détourner
de son idée. Elle causait peu, riait encore moins, et si Ton
essayait le moindre badinage, elle vous regardait d*un air
si étonné qu'elle vous ôtait la hardiesse de lui en donner
explicalion.
Si bien qu'après avoir passé deux jours à fâfîoter avec ces
trois personnes tranquilles, autour des loges, ou à m'as-
seoir avec elle de place en place dans la forêt, m'étant bien
assuré que Brulette était aussi en sûreté en ce pays que dans
le nôtre, je commençai à chercher de l'occupation, et j'of-
fris au grand bûcheux de l'aider à sa tâche. Il m'y reçut
bien, et je commençais à me divertir en sa compagnie ;
mais quand je lui eus dit que je ne voulais point èlre payé
et que je bûchais à seules fins de me désennuyer en tra- ,
vaillant, il ne fut plus retenu par son bon cœur qui lui au-
rait fait excuser mes fautes, et commença de me montrer
qu'il n'y avait-point d*honrme plus malpatient que lui, en
fait d'ouvrage. Comme je n'étais point là dans mon métier
et ne savais pas bien me servirties outils, je le fâchais par la
moindra maladresse, et je vis bien qu'il se faisait tant de
violence pour ne me point traiter d'imbécile et de lourdaud,
que les yeux lui eu sortaient de la tête 'et que la sueur lui
en découlait du front
Ne voulant point avoir des mots avec un homme si bon
et si agréable en toutes autres choses, je m'employai avec
les scieurs de long, et je m'en acquittai à leur contentement;
mais là, je connus bien que l'ouvrage est triste et lourd
quand ce n'est qu'un exercice de notre corps et qu'il ne s'y
joint pas l'idée -d'un profit pour soi-même ou pour les
siens.
Brulette me dit le quatrième jour : — Tiennet , je vois que
tu as de l'ennui, et je ne te cache pas que j'en ai aussi ma
bonne part; mais c'est demain dimanche, et il nous faut
inventer . quelque réjouissance. Je sais que les gens delà
forêt se réunissent dans un bel adroit, où le grand bû-
cheux les fait danser. £h bien, il nous faut acheter du vin
et quelque victuaille pour4eur donner un plus beau diman-
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^ LES MAITRES SONNEURS 151
(Ée que âe coutume, et faire honneur à notre pays chez ces
étrangers. '
Je fis comme Brulette me commandait, et, le lendemain,
nous étions sur un bel herbage avec tous les ouvriers de la
Mt et plusieurs filles et femmes des environs, que Thé -
rence avait invitées pour la danse. Le grand bûcheux cor-
nemusait. Sa fille, superbe ep sou attifage bourbonnais,
était grandement fêtée, sans se départir de son air sérieux.
Joset, tout enivré des grâces de Brulette, qui n'avait point
oublié d'apporter de chez nous un peu de toilette, et qui
charmait tous les yeux par sa bonne mine et ses jolis airs,
la regardait danser. Je me démenais à régaler tout le
monde de mes rafraîchissements, et comme je tenais à
bien faire les choses, je n'y avais rien épargné. Il m'en
coûta bien trois bons écus de ma poche, mais je n'y ai ja-
mais eu regret, tant on se montra sensible à mes honnêtetés.
A l'heure de la vesprée, tout allait au mieux, et chacun
disait que, de mémoire d'homme, les gens des bois ne s'é-
taient si bien divertis entre eux. Il y vint même un frère quê-
teur, qui était de passage, et qui, sous prétexte de mendier
pour son couvent, remplit fort bien son estomac, et buvait
aussi rude que bûcheux ou fendeux qu'il y eût; ce qui beau-
coup me divertissait, encore que ce fût à mes dépens; car
c'était la prendère fois que je voyais boire un carme, et
favais toujours ouï dire que, pour lever le coude, c'étaient
les premiers hommes de la chrétienté.
J'étais en train de lui remplir sa tasse, m'ébahissant de
ne le pouvoir soûler de boire, quand il se fit dans la danse
on grand dérangement et un grand vacarme. Je sortis de
la ramée que je m'étais bâtie et où je recevais le monde al-
téré, pour regarder ce que c'était, et vis une bande de trois
cents, et peut-être quatre cents mulets qui suivaient un
dairin, lequel s'était mis en tête de traverser l'assemblée,
et qui, repoussé d'un chacun à beaux coups de pied et de
trique, s'en allait, épeuré, sautant de droite et de gauche ;
en sorte que les mulets, qui sont animaux têtus et très-durs
de leurs os, accoutumés de trancher où le clairin tranchait,
avaient pris leur passage emmi les danseurs, s'embarras-
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ISa LliS MAITRES SONNSUHS
sant peu qu'on leur battît en grange sur les reins, bouscu-
lant tout le monde, et allant devant eux comme ils eussent
fait en un champ de chardons.
Ces bétes n'allaient pas assez vite, chargées qu'elles étaient,
pour qu'on n'eût point le temps de s'en garer. Il n'y eut
donc personne de foulé ni de blessé; seulement, beaucoup
de garçons, qui étaient échapffés à la danse, impatientés
d'être interrompus dans leur plaisir, tapaient et juraient
fort, au point que la chose était divertissante à voir, et que
le grand bûchcux s'arrêta de sonner pour se tenir le ventre
à force de rire.
Mais, connaissant Tair de musique qui rassemble les mules,
et que je connaissais aussi pour l'avoir ouï en la forêt de
Saint-Chartier, le père Bastion sonna en la propre manière
qu'il fallait, et, tout aussitôt, le clairin et ses suivants, accou-
rant autour de la piotle oîi il était monté, il se mit à rire de
plus belle, d'avoir, au lieu d'une brave compagnie endiman-
chée, une troupe de bêtes noires à faire danser.
Cependant Bruletle, qui, au milieu de la confusion, s'était
retirée à côté de moi et de Joseph, paraissait angoissée et ne
riait que du bout des dents. — Qu'as-tu? lui dis-je; c'est
peut-^tre notre ami Huriel qui repasse par ici et qui va venir
danser avec toi.
— Non, non, répondit-elle; Thérence, qui connaît bien
les mules de son frère, dit qu'il n'y en a pas une seule à lui
dans cette bande; et d'ailleurs, ce n'est point là son cheval,
. ni ses chiens. Or j'ai peur de tous les muletiers, hormis Hu-
riel, et j'ai envie que nous nous retirions d'ici.
Et comme elle disait cela, nous vîmes une vingtaine de
muletiers, qui débouchaient du bois environnant et venaient
pour écarter leurs bêtes et regarder la danse.
Je rassurai Brulette; car, en plein jour et à la vue dotant
de monde, je ne craignais point d'embûche, et me sentais
bon pour la défendre. Seulement, je lui dis de ne point s'écar-
ter de moi, et retournai à ma ramée dont je voyais les mu-
letiers s'approcher avec peu de façons.
Et comme ils criaient: a A boire! à boire !» comme gens qui
se croient au cabaret, je leur fis observer honnêtement que
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LES MAITRES SONNEURS 153
je ne vendais point le vin, et que s'ils le voulaient honnête-
ment requérir, je serais content de leur donner le coup de
vespres.
— C'est donc une noce? dit le plus grand de tous, que je
reconnus alors à son poil rouge, pour le chef de ceux dont
nous avions fait si mauvaise rencontre au bois de la Roche.
— Noce ou non, lui dis-je, c'est moi qui régale, et c'est de
bon cœur envers qui me plaît; mais...
Il ne me laissa pas achever et répondit: — Nous n'avons
pas droit ici, et vous y êtes maître; merci pour vos bonnes
intentions , mais vous ne nous connaissez point, et devez
garder votre vin pour vos amis.
Il dit quelques mots aux autres dans son patois et les em-
mena à l'écart, où ils s'assirent par terre et firent leur sou-
per très-sagement, tandis que le grand bûcheux alla leur
parler, et marqua beaucoup d'égards à leur chef, le grand
rouge, qui s'appelait Archignat, et passait pour un homme
juste autant que peut l'être un muletier.
Ck)mme, au reste, ces gens étaient aussi considérés que
d'autres par ceux de la forêt, nous nous gardâmes, Brulette
et moi, de dire à personne qu'ils nous répugnaient, et elle
retourna à la danse sans plus de crainte; car, sauf le chef,
nous n'avions reconnu parmi eUx aucun de ceux qui avaient
manqué de nous faire un si mauvais parti durant notre
vojage ; et, en fin de compte, ce chef nous avait sauvés du
méchant vouloir de ses compagnons.
Plusieurs de ceux qui étaient là savaient comemuser, non
pas comme le grand bûcheux, qui n'avait pas son pareil
dans le monde, et qui eut fait sauter les pierres et batifoler
les chênes de la forêt, s'il l'eût souhaité , mais beaucoup
mieux que Carnat et son garçon ; si bien que la musette
changea de mains, et arriva en celles du muletier-chef que
je vous ai nommé Archignat, tandis que le grand bûcheux,
qui avait le cœur elle corps encore jeunes,' prit le plaisir de
faire danser sa fille, dont, à bon droit, il était aussi fier que,
chez nous, Iç pèreBruletde la sienne.
Mais comme il criait à Brulette de venir lui faire vis-à-vis,
un vilain diable, sortant je ne sais d'où, se présenta et la
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454 LES MAITRES SONNEURS
voulut prendre par la main. Encore qu'il commençât de
faire nuit, Braiette le reconnut toul d'abord pour celui qui»
au bois de la Roche, avait menacé le plus, et même proposé
d'assassiner ses deux défenseurs et de les enterrer sous quel-
que arbre qui n'en dirait riiot.
La peur et l'aversion lui firent refuser bien vite et se ser-
rer contre moi, qui, ayant épuisé mes provisions, me ren-
dais à la danse avec elle.
— Cette fille m'a promis la danse, dis-je au muletier qui
s'y entêtait. Laissez-nous, et cherchez-en une autre/
— C'est bien, dit-il; mais quand. elle aura balle celte
bourrée avec vous, ce sera mon tour.
— Non, dit Brulette vivement. J'aimerais mieux ne baller
de ma vie.
— C'est ce que nous verrons, fit-il; et il nous suivit à la
danse, où il se tint derrière nous, nous critiquant, je'pense,
en son langage, et lâchant, à chaque fois que Brulette re-
passait devant lui, des paroles que ses mauvais yeux me
faisaient juger insolentes.
— Attends que j'aie fini, lui dis-je en le heurtant au pas-
sage ; je te baillerai ton compte enr un langage que ton dos
saura bien entendre^
Mais, quand la bourrée fut finie, j'eus beati le chercher,
il s'était si bien caché que je ne pus mettre la main dessus.
Brulette, voyant comme il était lâche, cessa de le craindre
et dansa avec d'autres, qui, tous, bien' joliment, lui faisaient
hommage; mais, en un moment où je n'avais plus les yeux
sur elle, ce coquin la vint prendre au milieu d'une bande
d'autres fillettes, l'attira de force au milieu du bal, et, pro-
titant de la nuit, qui empêchait de voir la résistance de
Brulette, il la voulut embrasser. En ce moment, j'accou-
rais, ne voyant pas bien, et m'imaginant^ d'entendre Bru^
lette m'appeler ; naais , je n'eus point le temps de lui
faire justice moi-même, car, devant que cette laide figure
encharfeonnée eût touché la sienne, l'homme reçut au châ-
gnon du cou une si jolie em^ignade, que les^yeux durent
lui en grossir comme ceux d'un rat pris au piton.
Brulette, croyant que ce secours lui venait de naoi, se
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LES MAITRES SONNEURS 155
jeta vitemenl aux bras de son défenseur, et bien étonnée fut
de se trouver dans ceux d'Huriel.
Je voulus profiter de ce que notre ami était embarrassé
de ses mains pour empoigner, à mon tour, le méchant co-
quin, et je lui aurais payé tout ce que je lui devais, si 4e
inonde ne se^fût mis entre nous. Et comme cet homme
nous accâgnait de sottises , nous traitant de lâches, pour
Bous être mis deux contre lui, la musique s'arrêta : on se
rassembla sur le lieu de la querelle, et le grand bûcheux
rât avec le grand Archîgnat, l'un défendant aux muletiers,
l'autre aux bûcheux et fendeux, de prendre parti avant que
l'affaire fût éclaircie.
Malzac, c'était le nom de notre ennemi (et il avait une
langue aussi mauvaise que celle d'un aspic), porta sa plainte
le premier, prétendit qu'il avait honnêtement invité la Ber-
richonne, qu'en l'embrassant ilVavait fait qu'user du droit
et de la coutume de la bourrée, et que deux galants de cette
fille, à savoir Huriel et moi, l'avions pris en traître et
mauvaisement frappé.
— Le fait est faux, répondis-je, et c'est à mon grand re-
gret que je n'ai point roué de coups celui qui vous parle;
mais la vérité est que je suis arrivé trop tard pour le pren-
dre soit en franchise, soit en trahison, et qu'on m'a retenu
la main au moment que j'allais cogner. Je vous dis la chose
CQmme elle est ; mais lâchez-moi, et je ne le ferai point
mentir!
— Et quant à moi, dit Huriel , je l'ai pris au collet comme
on prend un lièvre, mais sans le frapper, et ce n'est pas
ma faute si ses habits n'ont pas garanti sa peau; mai9 je
lui dois une meilleure leçon et ne suis venu ici, ce soir,
que pour en trouver l'occasion. Or donc, je demande à maî-
tre Archignat, mon chef, ainsi qu'à maître Bastien , mon
père, d'être entendu sur l'heure ou après la fête, et de me
faire justice si mon droit est reconnu bon.
Là-dessus arriva le frère capucin, qui voulut prêcher la
paix chrétienne ; mais il avait trop fêté le vin bourbonnais
pour mener bien subtilement sa langue, et il ne put se faire
entendre dans le bruit.
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156 LES MAITRES SONNEURS
— Silence ! cria le grand bûcheux d'une voix qui eûl
couvert le tonnerre du ciel. Écartez-vous tous, et laissez-
nous régler nos affaires; vous pouvez écouter, mais non
point prendre voix à ce chapitre. Ici , tous les muletiers ,
pour Malzac et Huriel. Ici moi et les anciens de la forêt,
servant de parrains et juges à ce garçon du Berry. Parlé,
Tiennet, et porte ta plaitite. Quelles raisons avais-tu d'en
vouloir à ce muletier? Si c'est pour avoir tenté d'embrasser ta
payse, à la danse, je sais que c'est la coutume en ton endroit
comme chez nous. Ça ne suffirait donc pas pour avoir eu
même l'intention de frapper un homme. Dis-nous le sujet
de ton dépit contre lui; c'est par là qu'il faut commencer.
Je ne me fis point prier pour parler, et, malgré que l'as-
semblée des muletiers et des anciens me causât un peu de
trouble, je sus assez bien dérouiller ma langue pour racon-
ter, comme il faut, l'histoire du bois de la Roche, et invo-
quer le témoignage du chef Archignat lui-même, à qui je
rendis justice, peut-être un peu meilleure qu'il ne la méri-
tait ; mais je voyais bien que je ne devais point jeter de
blâme sur lui, pour me l'avoir favorable, et je lui montrai
en cela que les Berrichons ne sont pas plus sots que d'au-
tres, ni plus aisés à mettre dans leur tort.
Tous les assistants qui, déjà, faisaient bonne estime de
Brulette et de moi, réprouvèrent la conduite de Malzac;
mais le grand bûcheux réclama enfore le silence, et s'a-
dressant à maître Archignat, lui demanda s'il y avait du
faux dans mon rapport.
Ce grand compère rouge était un homme fin et prudent
Il îivait la figure aussi blanche qu'un linge, et, quelque
dépit qu'on lui pût causer, il ne paraissait pas avoir une
goutte de sang de plus ou de moins dans le corps. Ses yeux
vairons étaient assez doux et n'annonçaient point la faus-
seté; mais sa bouche, qui était à moitié cachée sous sa
barbe de renard, souriait de temps en temps d'un air sot
qui cachait mal un bon fonds de malice. Il n'aimait point
Huriel, mais il faisait tout comme, e( il passait pour se
conduire en homme juste. Au fond, c'était le plus grand
pillard qu'il y eût, et sa conscience mettait les intérêts de
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LES MAITRES SONNEURS «57
sa confrérie au-dessus de tout. On t'avait pris pour chef à cause
de la froideur de son sang, qui lui permetlail d'opérer par la
ruse, et par là d'éviter à sa bande les querelles, voire les pro-
cédures, où il passait pour être aussi clerc qu'un procureur.
Tl ne répondit rien à la question du grand bûcheux, et on
n'eût su dire si c'était bêtise ou prudence, car tant plus il
avait Tesprit éveillé, tant plus il se donnait l'air d'un homme
endormi, qui rêvasse en lui-même et n'entend point ce '
qu'on lui demande.
Il se contenta de faire un signe à Huriel, comme pour lui
deniander si le témoignage qu'il allait faire serait conforme
au sien ; mais Huriel qui, sans être sournois, était aussi bien
avisé que lui, répondit : — Maître, vous avez été invoqffé
comme témoin par ce garçon. S'il vous plaît de lui donner
raison, je n'ai pas à vous confirmer dans la vérité de vos
paroles, et s'il vous convient de lui donner tort, les cou-
tumes de ma confrérie me défendent de vous porter un dé-
menti. Personne, ici, n'a rien à voir dans nos affaires, et si
Malzac a été blâmable, je sais d'avance que vous l'aurez
blâmé. Mais il s'agit pour moi d'une autre affaire. Dans la
question que nous avons eue ensemble devant vous au bois
de la Roche, et dont je ne suis point appelé à dire le motif,
Malzac m'a, par trois fois, dit que je mentais, et menacé
personnellement. Je ne sais si vous y avez fait attention,
mais je le déclare par serment; et comme je m'en trouve
offensé et déshonoré, je réclame le droit de bataille, selon .
la coutume de notre ordre.
Archiguat consulta tout bas les autres muletiers, et, il pa-
raît que tous approuvèrent Huriel, car ils se formèrent en
rond, et le chef dit un seul mot : « Allez I » Sur quoi Malzac
et Huriel se mirent eu présence.
Je voulais m'y opposer, disant que c'était à moi de ven-
ger ma cousine, et que la plainte que j'avais portée était d'une
plus grande conséquence que celle d'Huriel ; mais Archî-
gnat me repoussa, en disant : — Si Huriel est battu, lu te pré-
senteras après lui; mais si c'est Malzac qui a le dessous, il
faudra bien que tu te contentes de ce que tu auras vu faire.
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158 LES MAITRES SONNEURS
— Que les fetames se retirent! cria le grand bûcheux ;
elles sont de trop ici.
Et en disant cela, il était pâle ; mais il ne reculait point
devant le danger que son Qls pouvait courir.
— Qu'elles se retirent si elles veulent, dit Thérence, qui
était aussi pâle, mais aussi ferme que lui; moi^ je dois
être là pour mon frère, s'il y a du sang à arrêter.
Brulette, plus morte que vive, suppliait Huriol et moi de
ne pas donner suite à la querelle; mais il était trop tard
pour récouter. Je la confiai à Joseph, qui l'emmena à dis-
tance, et, posant ma veste, je me tins prêta venger Huriel,
s'il avait le dessous.
^Je ne savais point quel serait le combat et je regardai
bien, pour n'être pas pris au dépourvu quand mon tour vien-
drait. On avait allumé deux torchères de résine et mesuré,
avec des pas, la place dont les deux combattants ne devaient
point sortir. On leur donna à chacun un bâton de courza^
noueux et court, et le grand bûcheux assista maître Archi-
gnat dans toutes ces préparations, avec une tranquillité qu'il
n'avait guère dans le cœur et qui faisait de la peine à voir.
Malzac, petit et maigre, n'était pas aussi fort qu'Huriel,
mais il était plus vif de ses mouvements et connaissait
mieux la bataille; car Huriel, encore qu'adroit au bâton,
était d'un naturel si bon, qu'il avait eu bien peu souvent
l'occasion de s'en servir.
Voilà ce qu'il me fut dit pendant qu'ils commençaient à se
iâter, et j'avoue que le cœur me battait fort, autant de crainte
pour Huriel que de colère contre son ennemi.
Pendant deux ou trois minutes, qui me parurent des heures
d'horloge, aucun coup ne porta, étant bien paré de part et
d'autre; enfin, on commença à entendre que le bois ne
frappait plus toujours le bois, et le bruit sourd que faisaient
ces bâton« sur les corps qu'ils rencontraient me donnait,
chaque fois, comme une sueur froide. Dans notre pays, on
ne se bai jamais .comme cela, dans les règles, avec d'autres
armes que les poignets, et je confesse que je n'avais pas l'es-
1 Honx.
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LES MAITRES SONNEURS ISH
prit endurci à Tidée des tètes fendues et des mâchoires bri-
sées. Jamais temps ne m'a paru plus long et souffrance pire
que dans cette occasion-là. Avoir Malzac si adroit, je trem-
blais de peur pour moi aussi peut-être; mais, en même
temps, j'avais tant de rage de ne, pouvoir m'en mêler, que,
sien ne m'eût retenu, je me serais jeté au milieu.
La chose me faisait dégoût, malice et pitié, et pourtant,
j'ouvrais la bouche et les yeux pour n'en rien perdre, car le
vent secouait les torches, et, par moments, on ne voyait
quasi plus rien qu'un moulinet blanchâtre ' autour des ba-
tailleurs ; mais^ voilà que l'un des deux fit entendre un sou-
pir comme celui d'un arbre cassé en deux par un coup de
vent, et roula dans la poussière.
Lequel était-ce? Je ne voyais plus, j'avais des orblutes
dans les yeux.; mais j'entendis la voix de Thérence qui di-
sait : — Dieu soit béni, mon frère a gagné I
Je recommençai h voir clair. Huriel était debout et atten-
dait, en franc compagnon, que l'autre se relevât, sans pour-
tant l'approcher, dans la crainte d'une trahison dont il le
savait bien capable.
Biais Malzac ne se releva point, et Archignat, faisant dé-
fense à personne de bouger, l'appela par trois fois. Il n'en
eut point de réponse et s'avança jusqu'à lui, disant : — Mal-
zac, c'est moi, ne touchez point I
Malzac ne parut pas en ^voir grande envie, car il ne se
mut non plus qu'une pierre ; et le chef, se penchant sur lui,
le toucha le regarda, et, appelant, par leurs noms, deux
muletiers, leur dit: — C'est partie perdue pour lui; faites
ce qui est à faire.
Aussitôt ils le prirent par les pieds et la tête, et s'en al-
lèrent, toujours courant, suivis des autres muletiers, qui
s'enfoncèrent dans la forêt, défendant à tout ce qui n'était
pas do leur bande de s'enquérir du résultat ée l'affaire.
Maître Archignat les suivit le dernier, après avoir parlé dans
VoFeille da grand bûcheux, qui lui répondit seulement :
— Ça suffit, adieu I
Thérence s'était attachée à son frère et. lui essuyait la
sueur de la figure avec son mouchoir, lui demandant s'il
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160 LES MAITRES SONNEURS
était blessé, et le voulant retenir pour Texaminer; maisil lui
parla aussi daris Toreille, et au premier mot, elle lui répondit :
— Oui, oui... adieu I
Alors Huriel prit le bras de maître Archignat, et tous deux
disparurent aussitôt dans l'ombre, car, du pied, en se sau-
vant, ils renversèrent les torches, et Je me sentis comme
quand, d'un mauvais rêve tout plein de bruits et de clar-
tés, on s'éveille dans le silence et l'épaisseur de la nuit.
Halnsléme veillée*
Cependant ma vue s'éclaircit peu à peu, et mes pieds, que
la souleur tenait comme chevillés en terre , me permirent
de suivre le grand bûcheux qui m'entraînait du côté des
loges. Je fus alors bien étonné de voir que nous étions seuls»
avec sa fille, Joseph, Brulette et les trois ou quatre anciens
qui avaient assisté au combat. Tout le reste du monde s'était
ensauvé sitôt qu'on avait vu prendre les bâtons, afin de n'a-
voir point à témoigner en justice si l'affaire tournait mal.
Les gens des bois ne se trahissent point les uns les autres,
et pour n'avoir point à être appelés et tourmentés par les
hommes de loi, ils s'arrangent pour ne rien savoir et n'avoir
rien à dire. Lé grand bùcheux parla aux anciens dans leur
langage, et je les vis retourïier sur le lieu du combat, sans
pouvoir m'imaginer ce qu'ils y voulaient faire ; je suivis Jo-
seph et les femmes, et nous revînmes aux loges sans lious
dire un mot les uns aux autres.
Quant à moi, j'avais été si secoué en moi-même, que je
ne me sentais point en train de causer. Quand nous fûmes
rentrés en la loge, nous étions tous si blêmes que nousjious
fîmes quasiment peur. Le grand bûcheux, qui nous avait
rejoint, s'assit, l'air pensif et les yeux fichés en terre. Bru-
lette, qui avait fait un grand effort pour ne questionner per-
sonne, fondit en larmes dans un coin; Joseph, conïmo
accablé de fatigue et de souci, s'étendit de son long sur le
lit de fougère. Thérence seule allait et venait pour pré-
parer la couchée ; mais elle avait les dents serrées, et quand
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LES MAITRES SONNEURS 161
elle faisait efiFort pour parler. Il semblait qu'elle fût devenue
bègue.
Mais, au bout de quelques moments donnés à la réflexion
ou à ^inquiétude, le grand bûcheux se leva, et nous regar-
dant tous: — Eh bien, mes enfants, nous dit- il, qu'est-ce
qu'il y a donc? Une leçon a été donnée, en toute justice, h un
mauvais homme, connu dans tous ses passages pour quel-
que méchante action, et qui avait abandonné sa femme,
laquelle en est morte de misère et de chagrin. Il y a long-
temps que ce Malzac déshonorait le corps des muletiers, et
s'il fût mort, personne ne l'eût pleuré. Faut-il que nous
soyons tristes et tourmentés pour quelques bons coups que
mon fils Huriel lui a portés en franche bataille? Pourquoi
pleurez-vous, Brulette?Avez-voiisle cœur si doux que vous
plaigniez le vaincu? et ne jugez-vous point que mon fils a
bien fait de venger votre honneur et le sien ? Il m'avait tout
raconté, et je savais que, par prudence pour vous, il n'avait-
pas voulu punir sur Theure le méfait de son confrère. Il au-
rait même souhaité que Tiennet n'en parlât point et n'y fût
pour rien.' Mais moi, qui ne voulais point de manquement à
la vérité, j'ai laissé parler Tiennet comme il a cru devoir
faire. Je suis content qu'il n'ait pas pu s'exposer dans une
bataille très-dangereuse pour celui qui n'en connaît point
les feintes. Je suis content auçsi que la bonne chance ait
été pour mon fils; car, entre un homme juste et un mauvais
chrétien, j'aurais pris parti dans mon cœur pour le juste,
encore qu'il n'eût point été le sang de mon sang et la chair
de ma chair. Par ainsi, remercions Dieu, qui a bien jugé, et
lui demandons d'être toujours pour nous, en ceci et en toutes
choses.
Et le grand bûcheux se mit à genoux, et fit avec nous la
prière du soir, dont chacun se sentit réconforté et tranquil-
lisé ; puis, on se sépara de bonne amitié pour prendre du
repos.
Je ne fus pas longtemps sans entendre que le grand bû-
cheux, dont je partageais toujours la chambrette, dormait
dur, malgré un peu d'angoisse dans ses rêvasseries. Mais,
dans la loge des filles, j'entendais toujours pleurer Bruletle,
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162 LES MAITRES SONNEURS
qui en était malade et ne se pouvait remettre; et comme elle
parlait avec Thérence, j'approchai mon oreille tout près de
la cloison, non point par curiosité^ mais par souci de sa
peine.
— Allons, allons, rentrez vos pleurs et vous endormez, di-
sait Thérence d'un ton décidé. Les larmes ne servent de
rien, et, je vous l'ai dit, il faut que j'y aille ; si vous réveillez
mon père, qui ne le sait point blessé, il voudra y aller, et ça
peut le compromettre dans une mauvaise affaire, au lieu que
moi, je n'y risque rien.
— Vous me faites peur, Thérence; comment irez-vous
toute seule trouver ces muletiers? Tenez, ils m'effrayent
toujours beaucoup, et pourtant j'y veux aller avec vous. Je
le dois, puisque c'est moi qui suis la cause de la bataille.
Nous appellerons Tiennet...
— Non pas ! non pas ! ni vous, ni lui ! Les muletiers ne
regretteront pas Malzac s'il en meurt ; bien au contraire:
mais s'il avait été mis à mal par quelqu'un qui ne fût pas
de leur corps, et surtout par un étranger, à l'heure qu'il est
votre ami Tiennet serait en mauvaise passe. Laissez-le donc
dormir; c'est assez qu'il ait voulu s'en mêler, pour qu*il
fasse bien, à présent, de se tenir tranquille. Quant è vous,
Brulette, sachez bien que vous' y seriez mal reçue, puisque
vous n'avez pas, comme moi, un intérêt de famille qui vous
y attire, et où personne, chez eux, ne s'avisera de me con-
trecarrer. Ils me connaissent tous , et ne craignent jJas que
je sois de trop dans leurs secrets.
— Mais, croyez-vous donc les trouver encore dans la fo-
rêt ? Votre père n'a-t-il pas dit qu'ils s'en allaient dans le
haut pays et ne passeraient pas la nuit dans les environs?
— Il faut toujours qu'ils y restent le temps de panser les
blessés ; mais si je ne les trouvais plus, je serais tranquille ;
car ce serait la preuve que mon frère n'a que peu de mal,
et qu'il aurait pu se mettre en route avec eux tout de
suite. '
— Est-ce que vous l'avez vue, cette blessure? dites, ma
chère Thérence, ne me cachez rien I
•— Je ne l'ai pas vue : on ne voyait rien ; il disait n'avoir
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LES MAITRES SONNEURS ' 163
reçu aucun mauvais coup et ne pensait point à lui-même :
mais, regardez, Brulette, et ne vous écriez pas ; voilà le
mouchoir dont je lui ai essuyé la figure et que je croyais
mouillé de sa sueur. J'ai vu^ en arrivant ici, qu'il était tout
trempé de son sang, et il m*a fallu du courage pour retenir
mon saisissement devant mon père, qui était bien assez
soucieux^ et devant Joseph, qui est bien assez malade.
Il se fit un silence, comme si Brulette, en regardant ou
en prenant le mouchoir, eût été suflbquée ; puis, Thérence
lui dit :
— Rendez-le-moi ; il faut que je le lave dans le premier
ruisseau que je rencontrerai.
— Ah I dit Brulette, laissez-le-moi garder ; je le tiendrai
bien caché.
— Non, mon enfant, répondit Thérence; si les gens de
justice avaient l'éveil de quelque bataille, ils viendraient
toutbousculcrici,etmômemeDtfouiller les personnes. Ils sont,
devenus très-tracassiers depuis quelque temps, et voudraient
nous faire renoncer à nos coutumes, qui se perdent bien
assez d'elles-mêmes sans qu'ils y mettent la main,
— Hélas I dit Brulette, ne serai l-îl pas à souhaiter que la '
coutume de batailles aussi dangereuses fût ôtée de votre ,
pays?
— Oui, mais cela dépend de bien des choses auxquelles les
juges du roi ne peuvent ou ne veulent rien. Il faudrait
qu'ils rendissent la justice, et ils ne la rendent guère qu'à
ceux qui ont le moyen de la payer. En est-il autrement dans
vos pays? Vous n'en savez rien, mais je gage bien que c'est
comme chez nous. Seulement, les Berrichons ont le sang
très-lourd et ils patientent avec le mal qu'on peut leur faire,
sans s'exposer à en chercher un pire. Ici, ce n'est point do
même. L'homme qui vit dans les forêts, s'il ne se défendait
point des méchants comme des loups et des autres mau-
vaises bêtes, ne pourrait point exister. Est-ce que, par
hasard, vous blâmeriez mon frère d'avoir demandé justice
devant son monde, d'une injure et d'une menace qu'il avait
été forcé d'endurer devant vous? Il y a peut-être bien eu un
peu de votre faute, dans la rancune qu'il en avait gardée ;
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164 LES MAITRES SONNEURS
songez à cela, Brulette, avant de Taccuser. Si vous n'aviez
pas marqué tant de chagrin et de dépit pour les insultes de
ce muletier, il les aurait peut-être oubliées pour sa pari, car
il n'y a pas homme plus douxqu'Huriel et plus enclin à
pardonner ; mais vous vous teniez pour offensée, il vous
avait promis réparation, il vous l'a baillée bonne. Ce n'est
pas un reproche que je vous fais, ni à lui non plus ; j'aurais
peut-être été aussi chatouilleuse que vous, et, quant à lui,
il a fait son devoir.
— Non, non, dit Brulette se remettant à pleurer, il ne
me devait point de s'exposer pour moi comme il Ta fait, et
j'ai eu tort de lui montrer ma fierté. Je ne me le pardonnerai
•jamais, et, s'il lui arrive malheur d'une manière ou de
l'autre, votre père et vous, qui avez été si bons pour moi,
ne pourrez non plus me faire grâce.
— Ne vous tourmentez pas de cela, répondit Thérence,
Arrive ce que Dieu voudra, vous n'aurez point de reproche
de nous. Je vous connais à présent, Brulette, et je sais que
vous méritez l'estime. Allons , essuyez vos larmes, et tâchez
de vous reposer. J'espère que je n'aurai pas de mauvaises
nouvelles à vous rapporter, et je suis sûre que mon frère
sera consolé et guéri à moitié, si vous me permettez de lui
dire le chagrin que vous cause son mal.
— Je pense, dit Brulette, qu'il y sera moins sensible qu'à
votre «mitié, et qu'il n'y a point de femme au monde qu'il
puisse aimer autant qu'une sœur si bonne et d'un si grand
courage. C'est pourquoi, Thérence, je me reproche de vous
avoir demandé votre gage de première communion, et s'il
lui prenait envie de le ravoir, je pense que vous feriez bien
de le lui rendre, puisque vous l'avez à votre collier.
—A la bonne heure, Brulette, dit Thérence, et pour cette
parole, je vous embrasse. Dormez en paix, je pars!
— Je ne dormirai pas, répondit Brulette, je prierai Dieu
de vous assister jusqu'à ce que je vous voie de retour.
J'entendis Thérence sortir doucement de sa loge, et j'en
fis autant, une minute après. Je ne pouvais point m'accommo-
der la conscience de l'idée que cette heWe jeunesse allait
'osi s'exposer toute seule aux dangers de la nuit, et que,
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L'ES MAITRES SONNEURS ifô
par crainte pour moi-même, je ne ferais pas ce qui était eu
moi pour lui porter assistance. Les gens qu'elle allait trou-
ver ne me paraissaient pas si commodes et si bons chrétiens
qu'elle le disait, et d'ailleurs, ils n'étaient peut-être pas les
seuls à battre les bois à cette heure. Notre danse avait attiré
des gredots, et Ton sait que tous ceux qui demandent la cha-
rité ne la fcml pas aux autres quand l'occasion du mal leur
est belle. Et puis, je nt sais pas pourquoi la figure rouge
et luisante du frère carme, qui avait si bien fêté mon vin,
me revenait en mémoire. Il m'avait semblé ne pas baisser
souvent les yeux quand il passait auprès des filles, et je ne
savais point ce quHl était devenu dans la bagarre.
Mais comme Thérence avait témoigné à Brulette ne vou-
loir point de ma compagnie pour aller trouver les mule-
tiers, souhaitant ne pas lui déplaire, je me déterminai de la
suivre à portée de l'ouïe, sans me montrer à elle, si elle n'a-
vait pas occasion de crier à l'aide. A cette fin, je lui laissai
donc prendre environ une minute d'avance, mais pas da-
vantage, encore que j'eusse aimé à tranquilliser Brulette en
lui disant mon dessein; j'aurais craint de me retarder et de
perdre la piste de la belle des bois.
Je la vis traverser la clairière et entrer dans le taillis qui
descendait vers le lit d'un ruisseau, non loin des loges. J*y
entrai après elle, par le même sentier, et, comme il s'y trou-
vait beaucoup de crochets, je la perdis bien vite de vue ;
mais j'entendais le petit bruit de son pas, qui, de temps en
temps, cassait une branche morte parterre, ou faisait rouler
un petit caillou.
Il me sembla qu'elle marchait vite, et j'en fis autant pour
ne me point trop laisser dépasser. Deux ou trois fois, je me
crus si près d'elle, que je me détardai un peu pour ne pas
me faire voir. J'arrivai ainsi à l'une des routes tracées dans
le bois; mais l'ombrage de la futaie y régnait si dru, que
j'eus beau regarder à ma droite et à ma gauche, je pus rien
voir qui me fît connaître quel côté elle avait pris.
J'écoutai, l'oreille penchée vers la terre, et j'en tendis, dans
la sente qui continuait de l'autre côté du chemin, le même
bruit de branches qui m'avait déjà servi. Je me hâtai d'aller
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1(56 LES MAITRES SONNEURS
par là, jusqu'à un autre chemin qui me conduisit au ruis-
seau, et là, je commençai à croire que je n'étais plus sur
la tra<*^ de Thérence, car le ruisseau était large et vaseux,
et quand je Teus passé, en y enfonçant beaucoup , je ne
trouvai plus aucune trace frayée. Il n'y a rien qui trompe
comme les sentiers des bois : en des endroits, les arbres se
trouvent plantés de manière qu'on croit avoir trouvé uûe
allée ; ou bien les animaux, en allait boire à quelque mare,
ont battu un passage ; mais tout à coup, on se trouve pris
dans des ronces si méchantes, ou enfoncé dans un terrain
si mouvant, que rien ne sert de s'y obstiner. On n'y entre-
rait que pour s'y égarer de. plus en plus.
Cependant, je m'y entêtai, p^rce que j'entendais toujours
du bruit devant moi, et même ce bruit devint si certain que
je me mis de courir, me déchirant aux épines et m*enfon-
çant au plus épais : mais une manière de grognement sau-
vage que j'entendis me fît connaître que ce que je pour-
suivais était un sanglier, qui commençait à s'enpuyer de
moi et à m'avertir qu'il en avait assez.
N'ayant qu'un bâton pour défense, et ne connaissant
d'ailleurs point la manière d'avoir raison d'une pareille bêle,
je quittai la partie et revins sur mes pas , un peu inquiet
que ce sanglier ne s'imaginât, par honnêteté, de me vouloir
faire la conduite.
Par bonheur, il n'y songea point, et je remontai jusqu'au
premier chemin, d'où, à tout hasard, je tirai du côté qui
conduisait à l'entrée du bois deChambérat, où nous avions
fait la fête.
Encore que dérouté, je ne voulus point renoncer à mon
idée, car Thérence pouvait aussi bien que moi faire rencon-
tre d'une bête sauvage, et je ne pense point qu'elle sût des
paroles pour s'en faire écouter.
Je connaissais déjà assez la forêt pour ne m'y point per-
dre longtemps, et je gagnai l'endroit de la danse. Il me fal-
lut quelques moments pour hi'assurer que c'était bien la
même clairière, car j'avais compté y retrouver ma ramée
que je n'avais pas pris le temps d'enlever, non plus que les
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LES MAITRES SONNEURS 107
ustensiles dont je Favai^garnie, et j'en trouvai la place aussi
Dette que si elle rïy eut jamais été. «
Cependant, en y regarclant bien, je reconnus l'endroit
où j'avais enfoncé les pieux, et celui où les pieds des dan-
seurs avaient brûlé le gazon.
Je voulus me remettre en route vers le côté par où les
maletiers avaient- emmené Huriel et emporté Malzac; mais
j'eus beau chercher à m.'pn souvenir, j'avais été si empêché
de mes esprits dans ce moment-là, que je ne pus m'en faire
une idée. Force me fut d'aller à l'aventure , et je marchai
ainsi toute la nuit, bien las, comme vous pouvez croire,
m'arrétant souvent pour, écouter, et n'entisndaut que les
chevêches qui criaient dans les arbres, ou quelque pauvre
i lièvre qui avait plus peur de moi que moi de lui.
• Encore que le bois de Chambérat ne fît, dans ce temps-là;
qu'un seul bois avec celui de l'ÂJleu, je ne le connaissais
PW, n'y ayant été qu'une. fois depuis que j'étais en ce pays.
Je ne fus pas longtemps sans m'y trouver perdu, chose qui
ne me tourmenta guère, car je savais que ni l'un ni l'autre
de ces bois n'était d'une conséquence à me mener jusqu'à
Borne. D*aiUeurs, le grand bûcheux m'avait déjà appris à
m'orienter, i^on par les étoiles, qui. ne se voient pas tou-
jouî^ en une forêt, mais par la direction des maîtresses
branches, lesquelles, en nos pays, du mitant, sont souvent
battues du. vent de galerne et s'étendent plus volontiers vers
ie levant du jour. . ,
La nuit était très-claire^ et si douce, que, si je n'eusse été
galopé de quelque souci d'esprit et fatigué de mon corps,
j'aurais pris aise à la promenade. Il ne faisait point clair de
lune; mais les étoiles brillaient dans le ciel, qui n'était em-
broutllé d'aucune nuée ; et mêmement, sous la fouillée, je
voyais très-bien à me conduire. Je m'étais fort amendé en
ooufage depuis le temp3 où j'avais peur en ^a petite forêt de
Saint-Chartier ; car, tout au rebours , je me sentais aussi
tranquille que dans nos traines, et voyant fuir jes animaux
à mon approcl>e, je ne m*en souciais plus du tout. Je com-
mençais aussi à reconnaître que ces endrols couverts, ces
ruisseaux grouillants dans les ravines, ces herbages tins, ees
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168 LES MAITRES SONNEURS
chemins de sable, et tous ces arbres d'un beau croît et d'une
gralide fierté pouvaient faire aimer ce pays à ceux qui en
étaient. Il y avait de grandes fleurs dont je ne sais point le
nom, qui sont comme gueules blanches picotées de jaune,
et dont l'odeur est si vive et si bonne, que, par moments,
je me serais cru en un jardin K
En marchant toujours vers le couchant , je gagnai les
brandes et suivis longtemps la lisière, écoutant et regardant
partout; mais je ne rencontrai signe de monde en aucun
lieu, et m'en revins sur la pique du jour, sans avoir trouvé
ni Thérence ni personne à qui parler.
Comme j'en avais assez et ne conservais plus espoir de
m'utiliser, je rentrai sous bois, et, coupant tout à travers,
je vis enfin, dans un endroit très-sauvage, sous un gros
chêne, quelque chose qui me parut être quelqu'un. Le petit
jour grisonnait jusque sur les buissons, et je m'avançai sans
bruit jusqu'à portée de reconnaître le froc du frère carme.
Ce pauvre homme, que j'avais soupçonné dans mon esprit,
était bien sagement et dévotement agenouillé, et faisait ses
prières sans paraître penser à mal.
Je in'approchai en toussant pour l'avertir et ne le point
effrayer; mais ce n'était pas de besoin, car qe moine était
un compère, ne craignant que Dieu, et pas du tout le diable
ni les hommes.
Il leva la tête, me regarda sans élonnement, puis renfon--
çant sa figure sous son capuchon, se remit à marmonner
tout bas ses orémus, et je ne voyais que le bout de sa barbe
qui dansait à chaque parole, comme celle d'une chèvre qui
croque-du sel.
Quand il me parut avoir fini, je lui souhaitai bonnes ma-
tines, espérant avoir de lui quelque nouvelle ; mais il me
fit signe de me taire, se leva , ramassa sa besace, regarda
bien la place où il s'étiil agenouillé, et avec son pied quasi
nu, releva l'herbe et nivela le sable qu'il avait foulés ; puis,
il m'emmena à une petite distance et me dit à voix cou-
verte :
Protoblement la mélisse.
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LES MAITRES SONNEURS 169
— Puisque vous savez ce qui en est, je ne suis pas fâché
de vous parler avant que je reprenne ma tournée.
Le voyant en humeur de causer, je,me gardai de le ques-
tionner, ce qui Teût rendu peut-être plus méfiant ; mais, au
moment qu'il ouvrait la bouche, Huriel se montra devant
nous et parut si surpris et même contrarié de me voir là,
que j'en fus embarrassé de mon côté, comme si j'étais pris
en faute.
Il faut dire aussi qu'Huriel m'eut peut-être effrayé si je
l'eusse rencontré seul à seul dans la brume du matin. Il
était plus barbouillé de noir que je ne l'avais encore vu, et
un mouchoir, serré sur sa tête, cachait si bien ses cheveux
et son front, qu'on ne voyait guère de sa figure que ses
grands yeux, .qui paraissaient creusés et qui avaient perdu
leur feu ordinaire. Il avait l'air d'être son propre esprit plu-
tôt que son propre corps, tant il glissait doucement sur les
bruyères, comme s'il eût craint d'éveiller même les grelets
et les moucherons cachés dans l'herbe.
Le mwne prit le premier la parole, non pas comme un
homme qui en accoste un autre, mais comme celui qui re-
prend un entretien après un peu de dérangement : — Puis-
que le voilà, dit-il en me montrant, il est utile de lui faire
des recommandations sérieuses, et j'élaisen train de lui dire.
— Puisque vous lui avez tout dit... reprit Huriel en lui
coupant la parole d'un air de reproche.
A mon tour, je coupai la parole à Huriel pour lui appren-
dre que je ne savais encore rien, et qu'il était libre de me
cacher ce qu'il avait sur le bout de la langue.
— C'est bien à toi, répondit Huriel, de ne pas chercher à
en savoir plus long qu'il ne faut; mais si c'est ainsi, frère
Nicolas, quevous gardez un secret de cette conséquence, je
regrette de m'être fié à vous.
— Ne craignez rien, dit le carme. Je croyais ce jeune
homme aussi compromis que vous I
—Il ne l'est pas du tout, dit Huriel, Dieu merci! C'est assez
de moi I
— Tant mieux pour lui s'il n'a péché que par intention,
reprit le moine. Il est votre ami, et vous n'avez rien à en
10
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170 LES MAITRES SONNEURS
craindre; mais quant à moi, je serais bien aise qu'il ne dît
à personne que j*ai passé la nuit dans ces bois.
— QuVst-ceque ça peut vous faire? dit Huriel; un mule-
tier a é(é blessé par accident; vous lui avez donné des soins,
et, grâce à vous, il sera vite guéri : qui peut vous blâmer
de cette charité ?
— Oui, oui, dit le moine : gardez bien la fiole et usez-en
deux fois par jour. Lavez bien la plaie à l'eau courante;
aussi souvent que faire se pourra ; ne laissez point les cbe-
veux s'y coller, et tenez-la à couvert de la poussière : c'est
tout ce qu'il faut. Si vous veniez à prendre la fièvre, faites-
vous faire Une bonne saignée par le premier frater que vous
rencontrerez.
— Merci I dit Huriel. J'ai assez perdu de sang oonime cela,
et ne crois point qu'on en ait jamais trop. Grâces vous
soient rendues, mon frère, pour vos bons secours, dont je
n'avais pas grand besoin , mais dont je ne vous sais pas
moins de gré; et, à présent, recevez nos adieux, car voilà
qu'il fait jour, et votre pri^e vous a retenu ici un peu trop.
— Sans doute, reprit le moine; mais me laisserez-vous
partir ^ns me faire un bout de confession ? J'ai soigné vo-
tre peau, c'était le plus pressé; mais votre conscience estr
(Bile en meilleur étati et pensez-vous d'avoir pas besoin de
l'absolution, qui est pour l'âme ce que le baume est pour
le corps ?
— J'en aurais grand besoin, mon père, dit Huriel; mais
vous auriez tort de me la donner; je n'en suis pas digne
avant d'avoir fait pénitence : et quant à ma c^onfession,
vous n'en avez que faire pour me prêcher^ vous qui m'avez
vu pécher mortellement. Priez Dieu pour moi, voilà ce que
je vous demande, et faites dire beaucoup de messes pour...
les gens qui se laissent trop emporter à la colère.
J'avais cru d'abord que le niuletier plaisantait; mais
je connus que non, à la manière triste dont il parla, et
à l'argent qu'il remit au carme en finissant son discours.
— Comptez que vous en aurez selon votre générosité, dit
le carme eu serrant l'argent dans son aumônière ; et il ajouta
d'un air qui ne sentait point le c>agot : a Maître Huriel, nous
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LES MAITRES SONNEURS 171
sommes tous pécheurs, et il n'y a qu'un juge qui soit juste.
Lui seul, qui n*a jamais fait le mal, est en droit de con-
damner ou d'absoudre les fautes des hommes. Recomman-
dez-vous h lui, et comptez que tout ce qui est à votre dé-
charge, il vous en fera profiter dans sa miséricorde. Quant
aux juges de la terre, bien sot et bien lâche serait celui qui
voudrait vous envoyer devant eux, qui sont faibles ou en-
durcis comme des créatures fragiles. Repentez-vous,
vous aurez raison, mais ne vous trahissez pas, et quand
vous sentirez la grâce vous appeler au tribunal de pénitence,
n'ayez affaire qu'à un bon prêtre, voire à un pauvre carme
déchaussé ^omme le frère Nicolas.
Et vous, mon enfant, dit encore le bonhomme, qui se
sentait en goût de prêcher et qui voulut me donner aussi son
coup de goupillon , apprenez à modérer vos appétits et à
surmonter vos passions. Évitez les occasions de pécher;
fuyez les querelles et les rixes sanglantes.^.
— C'est bon, c'est bon, frère Nicolas, dit Huriel en l'in-
terrompant. Vous prêchez un converti, et vous n'avez pas
de pénitence à commander à celui dont les mains sont res-
tées pures. Adieu. Partez, je vous dis, il est temps.
Le moine s'en alla en nous donnant la main, d'un grand
air de franchise et de bonté. Quand il fut loin, Huriel, me
prenant le bras, me ramena vers l'arbre où j'avais vu le
carme en prières :
— Tiennet, me dit-il, je n'ai aucune méfiance de toi, et,
si j'ai fait semblant de rappeler ce bon frère au silence,
(?est pour le rendre prudent. Au reste, il n'y a guère de
danger de son côté : il est le propre oncle de notre chef Ar-
chignat, et c'est, en outre, un homme sûr, toujours en bon-
nes relations avec les muletiers, qui l'aident souvent à
transporteries denrées de sa collecte d'un lieu à l'autre;
mais si je suis Iranquille sur lui et sur toi, ce n'est pas une
raison pour que je te dise ce que tu n'as pas besoin de sa-
voir, à moins que tu ne le souhaites pour ne pas douter de
mon amitié.
— Tu en feras ce que tu voudras, lui répondis-je. S'il
est utile pour toi que je sache les conséquences de la bat-
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m LES MAITRES SONNEURS
terie avec Malzac, dis-les-moi, quand même j'aurais regret
à les entendre ; sinon, j'aime autant ne pas trop savoir ce
qu'il est devenu. ,
— Ce qu'il est devenu ! répéta Hufiel, dont la voix sembla
étouffée par un grand malaise ; et il m'arrêta aux premières
branches que le chêne étendait vers nous, c-omme s'il eût
craint de marcher sur un terrain où je ne voyais pourtant
nulle trace de ce que je commençais à deviner. Puis il
ajouta, en jetant devant lui un regard obscurci de tristesse,
et parlant de ce qu'il voulait taire, comme si quf Ique chose
le poussait à se trahir : — Tien net, te souviens-tu des pa-
roles glaçantes que cet homme nous a dites au bois de la
Roche? « Il ne manque pas de fosses dans les bois pour
enterrer les fous, et ni les pierres, ni les arbres n'ont de
langue pour raconter ce qu'ils ont vu ! »
— Oui, répondis- je, sentant une sueur froide me passer
par tout le corps; il paraît que les mauvaises paroles ten-
tent le mauvais sort, et qu'elles portent malheur à ceux qui
les disent.
Seizième Teille.
Huriel se signa en soupirant; je fis comme lui, et, nous dé-
tournant de ce mauvais arbre, nous passâmes notre chemin.
J'aurais voulu lui dire, comme le carme, quelqu»^ bonne
parole pour le tranquilliser, car je voyais bien qu'il avait
l'esprit en peine ; mais, outre que je n'étais pas assez sa-
vant pour le prêche, je me sentais coupable aussi à ma
manière. Je me disais, par exemple, que si je n'eusse point
raconté tout haut l'histoire du bois de la Roche, Huriel ne
se serait peut-être pas si bien souvenu du serment qu'il
avait faite Brulette de la venger, et que si je ne me fusse
point porté le premier son défenseur devant les muletiers
et les anciens de la forêt, Huriel ne se serait pas tant pressé
d'en avoir l'honneur avant moi vis-à-vis d'elle.
Tourmenté de ces idées, je ne pus m'em pêcher de les
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LES MAITRES SONNEURS 173
dire à Huriel et de m'accuser devant lui, comme Bruletle
s'était accusée devant Théreoce.
— Mon cher ami Tiennet, me répondit le muletier, tu es
un bon cœur et un brave garçon. Je ne veux point que tu
gardes du trouble en ta conscience, pour une chose que
Dieu, au jour du jugement, n'attribuera ni à toi ni peut-
être à moi. Le frère Nicolas a raison, il est le seul juge qui
puisse rendre bonne justice, parce qu'il sait les choses
comme elles sont. Il n'a pas besoin d'appeler des témoins
et de faire enquête de la vérité. Il lit dans le fin fond ûe^
cœurs," et il sait bien que le mien n'avait juré ni comploté
mort d*homme, au moment où j'ai pris un bâton pour cor-
riger ce malheureux. Ces armes-là sont mauvaises; mais
elles sont les seules que nos coutumes nous permettent en
pareil cas, et ce n'est pas moi qui en ai inventé l'usage.
Certes, mieux vaudrait la seule force des bras et le seul
office des poings, comme jious y avons eu recours une nuit,
dans ton pré, à propos de mon mulet et de ton avoine;
mais sache qu'un muletier doit être aussi brave et aussi
jaloux de son renom d'honneur que les plus grands mes-
sieurs portant l'épée. Si j'avais avalé l'injure de Malzac
sans en chercher réparation, j'aurais mérité d'être chassé
de ma confrérie. 11 est bien vrai que je n*ai pas cherché
cela de sang-froid, comme on doit le faire. J'avais rencon-
tré, hier matin, ce Malzac seul à seul, dans ce même bois de
la Roche, où je travaillais tranquillement, sans plus songer
à lui. Il m'avait encore molesté de ses sottes paroles, pré-
tendant que Brulette n'était qu'une ramasseuse de bois
mort; ce qui, chez les forestiers, s'entend d'un fantôme
qui court la nuit, et dont la croyance sert souvent aux
filles de mauvaise conduite pour n'être point reconnues,
grâce à la peur que les bonnes gens ont de cet esprit fol-
let. Aussi, dans l'idée des muletiers, qui ne sont point
crédules, un pareil mot est une grande injure.
» Pourtant, je fus aussi endurant- que possible ; mais,
à la fin, poussé à bout, je lui fis des menaces pour m'en
débarrasser. Il me répondit alors que j'étais un lâche, ca-
pable d'abuser de ma force en un endroit écarté, mais
«0.
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174^ LKS MAITRES SONNEURS
que je n'oserais pas le défier au bâton, en franche ba-
taille, devant témoins; que chacun saVait bien que je n'a-,
vais jamais eu occasion de marquer ma hardiesse, et
que là, où il y avait compagnie, j'étais toujours du goût
de tout le monde, afin de n'avoir point à me mesurer en
partie égale.
» Là-dessus, il me quitta, disant qu'il y avait danse au
bois de Chambérat, que c'était Brulette qui régalait, et
qu'elle en avait le moyen, attendu qu'elle était maîtresse
d'un gros bourgeois en son pays ; et que, pour sa part, iï
irait là se divertir et courtiser la demoiselle à ma barbe,
si j*avais le cœur de m'en venir assurer.
» Tu sais, Tiennet, que j'avais intention de ne plus re- '
voir Brulette, et celéf pour des raisons que je te dirai peut-
être plus tard.
— Je les sais, répondis-je, car je vois que tu as vu ta sœur
cette nuit, et voilà, à ton oreille, un gage qui dépasse Ion
mouchoir et qui me prouve ce dont j'avais déjà une forte
doutanee.
— Si tu sais que j'aime Brulette et que je tiens à son
gage, reprit Huriel, tu en sais autant que moi; mais tu ne peux
en savoir davantage, car- je ne suis sûr que de son amitié,
et quant au reste... Mais il ne s'agit pas de ça, et je te veux
raconter comment le malheur m'a ramené ici. Je ne vdulais
ni être vu de Brulette, ni lui parjer, parce que j'avais re-
marqué le tourment qui serrait le cœur de Joseph à mon
endroit; mais je savais que Joseph n'avait pas ses forces
pour la défendre, et que Malzac était assez sournois pour
s'échapper aussi de toi.
s> Je suis donc venu ici au commencement de la fête, et
je me suis tenu caché aux alentours de la danse, me pro-
mettant de partir sans me faire voir, si Malzac n'y venait
point. Tu sais le reste jusqu'au moment où nous avons pris
le bâton. Dans ce moment-là, j'étais en colère, je le con-
fesse; mais pouvait-il*en être autrement, à moins de valoir
autant qu'un saint du paradis? Cependant, je ne voulais que
donner une correction à mon ennemi, et ne pas laisser dire
plus longtemps, surtout dans un moment oh Brulette était
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LES MAITRES SONNEURS 175
au pays, qu'à force d'être doux et patient, j'étais ua lièvre.
Tu as vu que mon père, qui est las.de pareils propos, ne
m'a pas empêché de prouver que je suis un homme; mais
il faut que je sois'doué d'une mauvaise chance, puisque à
mon premier combat, et quasi de mon premier coup... Ahî
Tiennet ! on a beau avoir été forcé, et sentir en soi-même
qu'on est doux et humain, on ne se c6nsole pas aisément,
j'en ai peur, d'avoir eu la main si mauvaise I Un homme
est un homme, si mar appris et mal embouché qu'il soit:
celui-là était peu de chose de bon, mais il aurait eu le
temps de s'amender, et voilà que je l'ai envoyé rendre ses
comptes avant qu'il les eût mis en ordre. Aussi Tiennet, tu
me vois, je f assure, bien dégoûté de l'état de muletier, et
je reconnais, à présent, avec Brulette, ^u'il est malaisé à un
homme juste et craignant Dieu de s'y maintenir en estime
avec sa conscience et l'opinion des autres. Je suis obligé d'y
passer encore un temps, à cause des engagements que j'ai
pris ; mais tu peux compter que le plus tôt possible, je m'en
retirerai et prendrai quelque autre métier plus tranquille.
— C'est là, dis- je à HurieU ce que je dois rapporter à Bru*
lette, est-ce pas ? -
— Non, répondit Huriel, avec une grande assùranœ; î^
moins que Joseph ne soit si bien guéri de son amour et de^
sa maladie qu'il puisse renoncer à elle. J'aime Joseph au-
tant que vous l'aimez, mes bons enfants; et d'ailleurs, il
m*a fait ses confidences, il m'a pris pour son conseil et son
soutien ; je ne le veux pas tromper, ni contrecarrer.
— Mais Brulette ne veut pas de lui pour amant et mari,
et peut-être vaudrait-il mieux qu'il le sût le plus tôt pos-
sible. Je me chargerais bien de le raisonner, si les autres
n'osaient, et il y à chez vous une personne qui pourrait
rendre Joseph heureux, tandis qu'il ne le sera point par Bru-
letle. Il aura beau attendre, plus il se flattera, plus le coup
lui paraîtra dur à porter : au lieu que, s'il ouvrait les yeux
sur la véritable attache qu'il peut trouver ailleurs...
— Laissons cela, répondit Huriel en fronçant un peu le
sourcil, ce qui hii fit faire la grimace d'un homme qui
souffre d'un grand trou à la tête, comme il Tavait justement
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176 LES MAITRES SONNEURS
tout frais sous son mouchoir rouge : toutes choses sont en
la main de Dieu ; et, dans notre famille, personne n*est
pressé de faire son bonheur aux dépens de celui des autres.
Il faut, quant à moi, que je parte, car je répondrais trop
mal aux gens qui me demanderaient où a passé Malzac, et
jpourquoi on ne le voit plus au pays. Écoule seulement en-
core un mot sur Brulette et sur Joseph. Il est bien inutile de
leur dire le malheur que j'ai fait. Excepté les muletiers, il
n'y a que mon père, ma sœur, lé moine et toi qui sachiez
que quand l'homme est tombé, c'était pour ne plus se rele-
ver. Je n'ai eu que le temps de dire à Thérence tout bas :
a II est mort; il faut que je quitte le pays. » Maître Archignat
en a dit autant à mon père; mais les autres bûcheux n'en
savaient rien et ne souhaitaient point le. savoir. Le moine
lui-môme n'y aurait vu que du feu, s'il ne nous eût suivie
pour porter secours aux blessés, et les muletiers étaient ten-
tés de le renvoyer sans lui rien dire; mais le chef a ré-
pondu de lui, et moi, quand j'aurais dû y risquer mon cou,
je ne voulais pas que cet homme fût enterré comme un chien,
sans prières chrétiennes.
» A présent, c'est à la garde de Dieu. Tu comprends
donc, de reste, qu'un homme menacé, comme je suis, d'une
mauvaise affaire, ne peut pas, de longtemps, songer à cour-
tiser une fille aussi recherchée et aussi précieuse que Bru-
lette. Seulement, tu peux bien, pour l'amour de moi, ne pas
' lui dire où j'en suiç. Je veux bien qu'elle m'oublie, mais non
qu'elle me haïsse ou me craigne.
— Elle n'en aurait pas le droit, répondis-je, puisque c'est
pour l'amour d'elle...
— Ah 1 dit Huriel en soupirant et en passant sa main sur
ses yeux, voilà un amour qui me coûte cher !
— Allons, allons, lui dis-je, du courage I Elle ne saura
rien, tu peux compter sur ma parole; et tout ce que je pour-
rai faire pour qu'à l'occasion elle reconnaisse ton mérite,
je le ferai bien fidèlement.
— Doucement, doucement, Tiennet, reprit Huriel; je ne
te demande pas de te mettre de côté pour moi comme je m'y
suis mis pour Joseph. Tu ne me connais pas autant, tu ne
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LES MAITRES SONNEURS 177
me dais pas la même amitié, et je sais ce que c'est que de
pousser un autre en la place qu'on voudrait occuper. Tu en
tiens aussi pour Brulette, et il faudra que^ sur trois préten-
dants que nous sommes, deux soient justes et raisonnables
quand le troisième sera préféré. Encore ne savons-nous
point si nous ne serons pas pillés par un quatrième. Mais,
quoi qu'il en advienne, j'espère que nous resterons amis et
frères tous les trois,
— Il faut me retirer de l'ordre des prétendants, répondis-
je en souriant sans dépit. J'ai toujours été le moins em-
porté, et, à présent, je suis aussi tranquille que si je n'y
avais jamais songé. Je sais le secret du cœur de cette belle ;
je trouve qu elle a fait le bon choix, et j'en suis content.
Adieu donc, mon Huriel, que le bon Dieu t'assiste et que l'es-
pérance t'aide à oublier cette mauvaise nuit î
Nous nou» donnâmes l'accolade du départ, et je m'enquis
du lieu où il se rendait.
— Je m'en vas, dit-il, jusqu'aux montagnes du Forez.
Fais-moi écrire au bourg d'Huriel, qui est mon lieu de nais-
sance et où nous avons des parents établis. Ils me feront
passer tes lettres.
— Mais pourras-tu voyager si loin avec cette plaie à la
tête? N'est-elle point dangereuse?
— Non; non, dit-il,.ce n'est rien, et j'aurais souhaité que
l'autre eût la tête aussi dur^ que moi!
Quand je me trouvai seul, je m'étonnai de tout ce qm
était advenu en la forêt sans que j'en eusse ouï ou surpris
la moindre chose. D'autant plus que, repassant, au grand
jour, sur la place de la danse, je vis que, depuis le minuit,
on était revenu faucher l'herbe et piocher la terre pour en-
lever toute trace du malheur qui y était arrivé. Ainsi, d'une
part, on était venu, par deux fois, raccommoder les choses
en cet endroit; de l'autre, Thérence avait communiqué avec
son frère, et, au milieu de tout cela, on avait pu faire un
enterrement, sans que, malgré la nuit claire et le silence
des bois, en les suivant dans toute leur longueur et en prê-
tent grande attention , j'eusse été averti par la moindre ap-
parence et le moindre souffle. Cela me donna bien à penser
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f78 LES MAITRES SONNEURS
SUT la différeDce des habitudes et partant des caractères,
entre les gens forestiers el les laboureurs des pays décou-
verts. Dans les plaines, le bien et le mal se voient trop pour
qu*on n'apprenne pas, de bonne heure, à se soumettre aux
lois et à se conduire suivant la prudence. Dan$ les forêts,
on sentqu*on peut échapper aux regards des hommes, et
on ne s'en rapporte qu'au jugement de Dieu ou du diable,
selon qu'on est bien ou mal intentionné.
Quand je regagnai les loges, le soleil était levé; le grand
bûcheux était parti pour son ouvrage, Joseph dormait en-
core, Thérenoe et Brulelte causaient ensemble sous le han-
gar. Elle^ me demandèrent pourquoi je m'étais levé si ma-
tin, et je vis que Tbérence était inquiète de ce que j'avais pu
voir et apprendre. Je fis comme si je ne savais rien, et
comme si je n'avais pas quitté le bois de l'Alleu.
Joseph vint bientôt nous rejoindre, et j'observai qu'il avait
beaucoup meilleure mine qu'à notre arrivée.
— Je n'ai pourtant guère dormi, répondit-il, je me suis
senti agité jusqu'à l'approche du jour; mais je crois que
c'est parce que la fièvre, qui m'a tant accablé, m'a enfin
quitté depuis hier soir, car je me sens plus fort et plus dis-
pos que je ne l'ai été depuis longtemps.
Tbérence, qui se connaissait à la fièvre, lui questionna
le pouls, et la figure de cette belle, qui était bien fatiguée et
abattue, s'éclaircit tout d'un coup.
— Allons! dit-elle, le bon Dieu nous envoie au moins
ce bonheur, que voilà un malade en bon chemin pour gué-
rir. La fièvre est partie et les forces du sang reviennent
déjà.
— S'il faut que je vous dise Ce que j'ai senti, reprit Jo-
seph, ne dites pas que c'est une songerie; mais voici la
chose. D'abord, apprenez-moi si Huriel «st parti sans bles-
sure, et si l'autre n'en a pas plus qu'il ne faut. Avez-vous
reçu des nouvelles du bois de Cbambérat?
— Oui, oui , tépliqua vivement Tbérence. Tous deux
sont partis pour le haut pays. Dites ce que vous alliez
dire.
— Je ne sais pas trop si vous le comprendrez, vous
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LES MAITRES SONNEURS 179
deux^ reprit Joseph^s'adrossatitaut jeunes filles, mais voilà
Tiennet qui Pentondra bien. En voyant hier notre Huriel
se battre si résolument, les jambes m'ont manqué, et, me
sentant plus faible qu'une femme, j'aurais, pour un rien,
perdu ma connaissance; mais, en même temps que mon
corps s'en allait défaillant, mon cœur devenait chaud et
mes yeux ne lâchaient point de regarder le combat. Quand
Huriei a abattu son homme et qu il est resté debout, il m'a
passé un vertige, et, si je ne me fusse retenu, j'aurais crié
victoire, et mômement chanté comme un fou ou comme
un homme pris de vin. J*aurais couru Tembrasser si j'avais
pu; mais tout s'est dissipé, et, en revenant ici, j'étais brisé
dans tous mes os, comme si j'eusse porté et reçu les coups.
— N'y pensez plus, dit Thérence, ce sont de vilaines
choses à voir et à se remémorer. Je gage que vous en avez
mal rêvé ce matin ?
—Je n'en ai rêvé ni bien ni mal, dit Joseph; j'y ai songé,
et me suis senti peu à peu tout réveillé dans mes idées, et
tout raccommodé dans mon corps, comme si l'heure était
venue, pour moi d'emporter mon lit» et de marcher, à la
manière de ce paralyliq^ue dont il est parlé aut Évangiles.
Je voyais Huriel devant moi, tout brillant de lumièrç, et
me reprochant ma maladie comme une lâcheté de mon es-
prit. Il avait l'air dé me dire: a Je suis un homme, et tu
n'es qu'un enfant; tu trembles la .fièvre pendant que mon
sang est en feu. Tu n'es bon à rien, et moi je suis bon à
tout pour les autres et pour moi-môme, ^ Allons, allons,
écoute cette musique... » El j'ententiais des airs qui gron-
daient, comme l'orage, et <:|ui m'enlevaient sur mon Ut,
comme le vent enlève les feuilles tombées. Tenez, Brulette,
je crois que j'ai fini d'être lâche et malade, et que je pour-
rais, à présent, aller au pays, embrasser ma mère et faire
mon paquet pour partir, car je veux voyager, apprendre, et
me faire ce que je dois être.
— Vous voûtez voyager? dit Thérence, qui s'était allu-
mée de contentement comme un soleil, et qui redevint blan-
che et brouillée comme la lune d'automne. Vous espère;;
trouver un meilleur maître que mon père, et de meilleurs
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IgO LES MAITRES SONNEURS
amis que les gens d'ici? Allez voir vos parents, vous ferez
bien, si vous en avez la force; mais, à moins que vous
n*ayez envie de mourir au loin...
Le chagrin ou le mécontentement lui coupèrent la pa-
role. Joseph, qHi l'observait, changea tout de suite de mine
et de langage.
— Ne faites pas attention à ce que je rêvais ce mâtin ,
Th(^rence, lui dit-il; jamais je ne trouverai meilleur maître
ni meilleurs amis. Vous m'avez dit de vous raconter mes
songes; je vous les raconte, voilà tout. Quand je serai guéri,
je vous demanderai conseil à vous trois, ainsi qu'à votre
père. Jusque-là, ne pensons point à ce qui peut me passer
par la tête, et réjouissons-nous, du temps que nous sommes
ensemble.
Thérence s'apaisa; mais Bruletteet moi, qui connaissions
bien comme Joseph était décidé et entêlé sous son air doux;
nous, qui nous souvenions de la manière dont il nous avait
quittés, sans rien contredire et sans se laisser rien persua-
der, nous pensâmes que son parti était pris, et que per-
sonne n'y pourrait rien changer.
Pendant les deux jours qui s'ensuivirent, je recommén-
çai^de m'ennuyer, et Brulette pareillement, malgré qu'elle
se dégageât beaucoup pour achever la broderie dont elle
voulait faire don à Thérence, et qu'elle allât voir le grand
bûcheux souvent, tant pour laisser Joseph aux soins de la
fille des bois, que pour parler d'Huriel avec son père et -con-
soler ce brave homme de la tristesse et de la crainte où
l'avait mis la bataille. Le grand bûcheux, touché de l'ami-
tié qu'elle lui marquait, eut la confiance de lui dire toute la
vérité sur Malzac, et loin que Brulette en voulût mal à
Huriel, comme celui-ci l'avait redouté, elle ne s'en attacha
que mieux à lui, par l'intérêt qu'elle lui portait et la recon-
naissance qu'elle lui devait.
Le sixième jour, on parla de se séparer, car le terme ap-
prochait, et il fallait s'occuper du départ. Joseph reprenait
à vue d'œil; il travaillait un peu et faisait de tout son
mieux pour vitement éprouver et ramener ses forces. H
était décidé à nous reconduire et à passer un ou deux jours
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LES MAITRES SONNEURS 181
au pays, disant qu'il reviendrait au bois de TAlIeu tout de
suite, ce qui ne nous paraissait pas bien certain, non plus
qu'à Thérence, qui commençait à s'inquiéter de sa santé
quasi autant qu'elle s'était inquiétée de sa maladie. Je ne
sais si ce fut elle qui persuada au grand bûcheux de nous
reconduire jusqu'à mi-chemin, ou si l'idée lui en vint de
lui-même , mais il nous en fit l'offre, qui fut bien vite ac-
ceptée de Brulette, et n(5 plut qu'à moitié à Joseph, encore
qu'il n'en fît rien voir.
Ce bout de voyage ne pouvait que donner au grand bû-
cheux une diversion à son chagrin, et, en s'y préparant, la
veille du départ, il reprit une bonne partie de sa belle hu-
meur. Les muletiers avaient quitté le pays sans encombre,
et il n'y était point question de Malzac, qui n'avait ni pa-
rents ni amis pour le réclamer. Il pouvait donc bien se pas-
ser un an ou deux avant que la justice se tourmentât de ce
qu'il était devenu, et encore, était-elle bien capable de ne
s'en enquérir jamais; car, dans ce temps-là, 11 n'y avait pas
grand'police en France, et un homme de peu pouvait dispa-
raître sans qu'on y prît garde.
De plus, la famille du grand bûcheux devait quitter l'en-
droit à la fln de la saison, et comme ni le père ni le fils ne
se tenaient plus de six mois au môme lieu, il eût fallu être
habile pour savoir où les réclamer.
Pour toutes ces raisons, le grand bûcheux, qui ne crai-
gnait que le premier contre-coup de l'événement, voyant
que le secret ne s'ébruitait point, reprit confiance et nous
l'cndit le courage.
Le matin du huitième jour, il nous fit tous monter dans
une petite charrette basse qu'il avait empruntée, ainsi qu'un
cheval, à un sien ami de la forêt, et,' prenant les rênes,
nous conduisit par le plus long, mais par lé plus sûr che-
min, jusqu'à Sainte-Sevère, où nous devions prendre congé
de lui et de sa fille.
Brulette regrettait, en elle-même, de passer par un pays
nouveau, où elle ne revoyait aucun des endroits où elle
avait cheminé en la compagnie d'Huriel. Pour moi, j'étais
content de voyager et de voir Saint-Pallais en Bourbonnais,
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Igd LES MAITRES SONNEURS
et Préveranges, qui sont petits bourgs sur grandes hau-
teurs; puis, SaintrPrejet et Pérassay, qui sont autres bourgs,
en descendant le courant de TJndre; et, comme nous sui-
vions, quasi depuis sa source, cette rivière qui passe chez
nous, je ne me trouvais plus si étrange et ne me sentais plus
en un pays perdu.
Je me reconnus tout à fait à Sainte-Sevère, qui n'est plus
qu'à six lieues de chez nous, et où j'étais déjà venu une
fois. Là, du temps que mes compagnons de route parliaient
d'adietix, je fus m'enquérir d'une voiture à louer pour
continuer notre voyage; mais je, ne pus en trouver une
que pour le lendemain, aussi matin que je le souhaite-
rais.
Quand j'en revins dire la nouvelle^ Joseph prit de l'hu-
meur.—Quoi donc faire d'une ch^rreUe? dit-il ; ne pouvons-
nous, de notre pied, nous en aller chez nous à la fraîcheur
et arriver sur la tardée du soir? Brulette a fait souvent plus
de chemin pour aller danser à quelque assemblée, et je me
sens tout capable d'en faire autant qu'elle.
Thérence observa qu'une si longue course lui ferait reve-
nir la fièvre, et il s'y obstina d'autant plus ; mais Brulette,
qui voyait bien le chagrin de Thérence, coupa court en di-
sant qu'elle se sentait lasse, qu'elle serait dise de passer la
nuit à l'auberge et de s'en aller ensuite en voiture.
— Eh bien, dit le grand bûcheux, nous ferons de même.
• Nous laisserons reposer notre cheyal toute la nuit, et nous
nous départirons de vous autres au jour de demain. Et, si
vous' m'en croyez, au lieu de nous restaurer en cette au-
berge pleine de mouches, nous emporterons notre dîner
sous quelque feuillade, ou au bord de l'eau, et y passerons
la soirée à deviser jusqu'à I heure de dormir.
Ainsi fut fait. Je retins d^x chambres, Tune pour les
filles, l'autre pour les hommes, et voulant régaler une bonne
fois le père Bastien à mon idée, m'étant aperçu qu'à l'occa-
sion il était beau mangeur, je fis remplir une grande cor-
beille de ce qu'il y avait de mieux en pâtés, pain blanc, vin
et brandevin, et l'emportai au dehors de la ville. Il est heu-
reux que la mode de boire le café et la. bière ne jégnât pas.
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LES MAITRES SONNEURS 183
encore, car je n'y aurais pas regardé et y eusse laissé le
restant de ma poche.
Sainte-Sevèrè est un bel endroit coupé en ravins bien
arrosés, et réjouissant à la vue. Nous fîmes choix d*un ter-
tre élevé, où Fair était si vif que, du repas, il ne resta ni
une croûte, ni une verrée de boisson.
Après quoi, le grand bûcheux se sentant tout gaillard,
prit sa musette, qui ne le quittait jamais, et dit à Joseph :
— Mon enfant, on ne sait qui vit ou qui meurt; nous
nous quittons, selon toi, pour deux ou trois jours; selon
moi, tu as Tidée d'une plus longue départie ; mais peut-^tre
que, selon Dieu, nous né devons point nous revoir. Voilà
ce qu'il faut toujours se dire quand, au crois(»ment d'un
chemin , chacun tire de son côté. J'espère que tu t'en vas
content de moi et de mes enfants, comme je suis content
de loi et de tes amis qui sont là ; mais je n'oublie point que
le principal a été de t'enseigner la musique, et j'ai regret
aiux deux mois de maladie qui t'ont forcé de l'arrêter. Je ne
prétends pas que j'aurais pu faire de toi un grand savant,
je sais qu'il y en a dans les villes, messieurs et dames, qui
sonnent sur des instruraenls que nous ne connaissons pas,
et qui lisent des airs écrits comme on lit la parole écrite
dans les livres. Sauf le plain-chant, que j'ai appris dans ma
jeunesse, je ne connais pas beaucoup cette musique-là et
Ven ai montré tout ce que je savais, c'est-à-dire les clefs,
les notes et la mesure. Quand tu auras envie d'en connaître .
plus long, tu iras dans les grandes villes, où les violoneurs
l'apprendront le menuet et la contredanse ; mais je ne sais
pas si ra le servira, à moins que lu ne veuilles quitter ton
pays et ta condition de paysan.
—Dieu m'en garde! répondit Joseph en regardant Brulette.
— Or donc, reprit le grand bûcheux, tu trouveras ailleurs
l'instruction qu'il te faut pour sonner la musette ou la vielle.
Si lu veux revenir à moi, je t'y aiderai; si tu crois trouver •
^u nouveau dans le pays d'en sus, il faut y aller. Tout ce
y^^ j'aurais souhaité, c'est de te mener .tout doucement,
jusqu'au temps où ton souffle saura se donner sans effort,
6t où tes doigts ne se tromperont plus ; car pour l'idée, ça
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181 LES MAITRES SONNEURS
ne se donne point, et tu as la tienne, que je sais être de
bonne qualité. Je ne t*ai pas épargné la provision que j'ai
dans la tête, et ce que tu auras retenu, tu t'en serviras s'il
te plaît; mais, comme ton vouloir est de composer, tu ne
peux mieux faire que de voyager un jour ou Tautre, pour
tirer la comparaison de ton fonds avec celui d'autrui. Il te
faut donc monter jusqu'à TAuvergne et au Forez, afin de
voir, de Taulre côté de nos vallons, comme le monde
est grand et beau, et comme le cœur s'élargit quand, du
haut d'une vraie montagne, on regarde rouler des eaux
vives qui couvrent la voix des hommes et font verdir des
arbres qui ne déverdissent jamais. Ne descends pourtant
guère dans les plaines des autres pays. Tu y retrouverais
ce que lu aurais laissé dans les tiennes; car voici le mo-
ment de te donner un enseignement que tu ne dois pas ou-
blier. Écoute-le donc bien fidèlement.
Olx-sepileme- veillée*
Le grand bûcheux, s'étant assuré que Joseph lui donnait
bonne attention, poursuivit ainsi son discours :
— La musique a deux modes que les savants, comme f ai
ouï dire, appellent majeur et mineur, et que j'appelle, moi,
mode clair et mode trouble; ou, si tu veux, mode de ciel
bleu et mode de ciel gris; ou encore, mode de la force ou
de la joie, et mode de la tristesse ou de la songerie. Tu peux
chercher jusqu'à demain, tu ne trouveras pas la fin des op-
positions qu'il y a entre ces deux modes, non plus que tu n'en
trouveras un troisième; car tout, sur la terre, est ombre ou
lumière, repos ou section. Or, écoute bien toujours, Joseph I
* La plaine chante en majeur et la montagne en mineur. Si
tu étais resté en ton pays, tu aurais toujours eu des idées
dans le mode clair et tranquille, et, en y retournant, lu
verras le parti qu'un esprit comme le tien peut tirer de ce
mode ; car l'un n'est ni plus ni moins que l'autre.
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LES MAITRES SONNEtRS 185
» Mais, comme tu le sentais musicien complet, tu étais
tourmenté de ne pas entendre sonner le mineur à ton
oreille. Vos ménétriers et vos chanteuses l'ont par acquit,
parce que le chant est comme Tair qui souffle partout et
transporte le germe des plantes d'un horizon à Taulre. Mais,
de ce que la nature ne les a pas faits songeurs et passion-
nés, les gens de ton pays se servent mal du ton triste et le
corrompent en y touchant. Voilà pourquoi il t'a semblé que
vos cornemuses jouaient faux.
» Donc, si tu veux connaître le mineur, va le chercher
dans les endroits tristes et sauvages, et sache qu'il faut
quelquefois verser plus d'une larme avant de se bien ser-
vir d'un mode qui a été donné à ï'homme pour se plain-
dre de ses peines, ou tout au moins pour soupirer ses
amours. »
Joseph comprenait si bien le grand bûcheux, qu'il le
pria de jouer le dernier air qu'il avait inventé, pour nous
donner échantillon de ce mode gris et triste qu'il appelait
le mineur.
— Oui-dà, mon garçon, dit le vieux, tu l'as donc guetté,
l'air que je m'essaye d'emmancher sur des paroles depuis
une huitaine? Je pensais bien l'avoir chanté pour moi seul;
mais puisque tu étais aux écoutes, le voilà tel que je compte
le laisser.
Et, démanchant sa musette, il en sépara le hautbois,
dopt il joua très-doux un air qui, sans être chagrinant,
donnait à l'esprit souvenir ou attente de toutes sortes de
choses, à l'idée de chacun qui Técoutait.
Joseph ne se sentait pas d'aise pour la beauté de l'air, et
Brulette, qui l'entendit sans bouger, parut s'éveiller d'un
songe quand il fut fini.
— Et les paroles, dit Thérence, sont-elles tristes aussi,
mon père?
— Les paroles, répondit-il, sont comme l'air, un peu em-
brouillantes et portant réflexion. C'est l'histoire du tintoin
de trois galants autour d'une fille.
El il chanta une chanson, aujourd'hui répandue en notre
Ûigitizedby Google
186 LES MAITRES SONNEURS
pays, mais dont on a dérangé beaucoup les paroles. La
voilà telle que le grand bûcheux la disait :
Trois fendeax y avait»
Ab printemps, sur l'berbette;
(J'entends le rossignolet) ,
Trois fendeax y avait,
Parlant à la fillette.
Le plus jeune disait,
(Celai qui tient la rose);
(J'entends le rossignolet) ,
Le plus jeune disait :
J'aime bien, mais je n'ose.
Le plus vieux s'écriait :
(Celui qui tient la fende),
(^entends le rossignoletj ,
Le plus vieux s'écriait :
Quand j'aime je commande.
Le troisième chantait.
Portant la fieur d'amande ,
(J'entends le rossignolet),
Le troisième chantait :
Moi, j'aime et je demande.
— Mon ami ne serez ,
Vous qui portez la rose ;
(J'entends le rossignolet),
Mon ami ne serez ,
Si vous n'osez, je n'ose*
Mon maître ne serez ,
Vous qui tenez la fende ,
(J'entends le rossignolet),
Mon maître ne serez.
Amour ne se commande.
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LES MAITRES SONNEURS IW
if on amant yons serez y
Voas qai portez Tamande,
(J'entends le rossignolet),
Von amant vous serez,
On donne à qai demande.
Je goûtai beaucoup plus l'air ajusté avec les paroles, que
je n'avais- fait la* première fois, et j'eu fus si content, que je
Redemandai encore sur Ih musette; mais le grand bûcheux,
qui ne tirait pas vanité de ses œuvres, dit que ça n*en va-
lait pas la peine, et nous joua d'autres airs, tantôt sur un
mode, tantôt sur l'autre, et mêmement en les employant
tous deux dans un même cbant, enseignant à Joseph la
manière de passer, à propos, du majeur dans le minçur,
et pareillement du second dans le premier.
Si bien que les étoiles jetaient leur feu depuis longtemps,
et que nous ne sentions pas l'envie de nous retirer; mê-
mement les gens de la ville et des environs s'assemblèrent
au bas du ravin pour écouter, au fi:rand contentement de
leurs oreilles. Et plusieurs disaient : a C'est un sonneur du
Bourbonnais, et, qui plus est, un maître sonneur. Cela se con-
naît à la science, et pas un de chez nous n'y pourrait jouter.»
Tout on reprenant le chemin de l'auberge, le père Bastiea
continua de démontrer Joseph, et celui-ci, qui ne s'en lassait
point, resta un peu en arrière de nous à l'écouter et à le ques-
tionner. Je marchais donc devant avec Thérence, qui, tou-
jours très-serviable et courageuse, m'aidait à remporter les
paniers. Brulette, entre les deux couples, allait seule, rêvant à
je ne sais quoi, comme elle en prenait le goût depuis quelques
jours, et Thérence se retournait souvent comme pour la
regarder, mais, dans le vrai, pour voir si Joseph nous suivait.
— Rpgardez-le donc bien, Thérence, lui dis^je en un mo-
ment où elle en paraissait toute angoissée; car votre père
Ta dit : Quand on se quitte pour un jour, c'est peut-être
pour toute la vie.
^ Oui, répondit-elle; mais aussi quand on croit se quit-
ter pour toute la vie, il peut se faire que ça ne soit que
pour un jour. ' •
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488 LES MAITRES SONNEURS
— Vous me rappelez, repris-je, qu'en vous voyant, une
fois, vous envoler comme une songerie de ma tète, je pen-
sais bien ne vous retrouver jamais.
— Je sais ce que vous voulez dire, fit-elle. Mon père m'en
a rafraîchi la souvenance , hier, en me parlant de vous :
car mon père vous aime beaucoup, Tiennet, et fait de vous
une estime très-grande.
— J'en suis content et honoré, Thérence; mais je ne sais
guère en quoi je la mérite, car je n'ai rien de ce qui an-
nonce un homme tant si peu différent des autres.
— Mon père ne se trompe pas dans ses jugements, et ce
qu'il pense de vous, je le crois; mais pourquoi, Tiennct,
cela vous fait-il soupirer?
— Ai-je donc soupiré, Thérence? C'est malgré moi.
— Sans doute, c'est malgré vous ; mais ce n'est point
une raison pour me cacher vos sentiments. Vous aimez
Brulette, et vous craignez...
— J'aime beaucoup Brulette, c'est vrai; mais sans sou-,
pirs d'amour, et sans regret ni souci de ce qu'elle pense à
l'heure qu'il est. Je n'ai point d'amour dans le cœur, puis-
que ça ne me servirait de rien.
— Ah I vous êtes bien heureux, Tiennet, s'écria-t-elle,
de gouverner comme ça votre idée par la raison !
— Je vaudrais mieux, Thérence, si, comme vous, je la
gouvernais par le cœur. Oui, oui, je vous devine et vous
connais, allez ! car je vous regarde et je trouve bien le fin
mot de votre conduite. Je vois, depuis huil^jours, comme
vous savez vous mettre à l'écart pour la guérison de
Joseph, et comme vous le soignez secrètement, sans qu'il
y voie paraître le bout de vos mains. Vous le voulez heu-
reux, et vous n'avez point menti en nous disant, à Brulette
et à moi, que pourvu qu'on fît du bien à ce qu'on aime,
on n'avait pas besoin d'y trouver son profit. C'est bien
comme ça que vous êtes, et malgré que la jalousie vous
. tourne quelquefois un peu le sang, vous en revenez tout
de suite, et si saintement, que c'est merveille de voir la
4brce et la bqnté que vous avez! Convenez donc que si
dby Google
LES MAITRES SONJ^EURS 189
Pun de nous doit faire estime de Tautre, c'est moi de vous,
et non pas vous de moi. Je suis un garçon assez raison-,
nable, voilà tout, et vaus êtes une fille d'un grand cœur et
d'une rudo gouverne d'elle-même.
— Merci pour ]# bien que vous pensez de moi , répondit
Thérence ; mais peut-être que je n'y ai pas tant de mérite
que vous crqyez, mon brave garçon. Vous voulez me voir
amoureuse de Joseph ; cela n'est point I Aussi vrai que Dieu
est mon juge, je n'ai jamais pensé à être sa femme, et rat-
tache que j'ai pour lui serait plutôt celle d'une sœur ou
d*une mère.
— Oh ! pour cela, je ne suis pas bien sûr que vous ne vous
trompiez pas sur vous-même, Thérence I votre naturel est
emporté !
— C'est pour ça, justement, que je ne me trompe point.
J'aime vivement et quasiment follement mon père et mon
frère. Si j'avais des enfants, je les défendrais comme une
louve et les couverais comme une poule; mais ce qu'on
appelle l'amour, ce que, par exemple, mon frère sent pour
Brulette, l'envie de plaire, et un je ne sais quoi qui fait qu'on
s'ennuie seul et qu'on ne peut penser sans souffrance à ce
qu'on aime... je ne le sens point et ne m'en embarrasse
point l'esprit. Que Joseph nous quitte pour toujours s'il doit
s'en trouver bien, j'en remercie Dieu, et ne me désolerai que
s'il doit s'en trouver mal.
La manière dont Thérence pensait me donnait bien à
penser aussi. Je n'y comprenais plus grand'chose, tant elle
me paraissait au-dessus de tout le monde» et de moi-même.
Je marchai encore un bout de chemin auprès d'elle sans
lui rien dire, et ne sachant guère où s'en allait mon es-
prit; car il me prenait pour elle des bouffées d'amitié,
comme si j'allais l'embrasser d'un grand cœur et sans son-
ger à mal. Puis, tout d'un coup, je la voyais si jeune et si
belle, qu'il me venait comme de la honte et de la crainte.
Quand nous fûmes arrivés à l'auberge, je lui demandai, je
ne sais à propos de quelle idée qui me vint, ce qu'au juste
son père lui avait dit de moi.
10.
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180 LES MAITRES SONNEURS ,
— Il a dit, répondit-elle, que vous étiez l'homme du plus
grand bon sens qu'il eût jamais connu.
— Autant Vaut dire une bonne bote, pas vrai ? repris-je
en riant, un peu mortifié.
— Non pas, répliqua Thérence; voilà l«s propres paroles
de mon père : a Celui qui voit le plusclair dans les choses de
ce monde est celui qui agit avec le plus de justice... » Or
donc, le grand bon sens fait la- grande bonté, et je ne crois
point que mon père se trompe. .
— En ce cas, Thérence, m'écriai-je un peu secoué dans
le fond du cœur, ayez un peu d'amitié pour moi.
— J'en ai beaucoup, répondit-elle en me serrant* la main
que je lui tendais; mais cela fut dit d'un air de franc cama-
rade qui rabattait toute fumée, et je dormis là-dessus sans
plus d'imagination (jti'il n'çn fallait avoir.
Le lendemain, quand vint l'heure des adieux, Brulette
pleura en embrassant le grand bûcheux, et lui fil promettre
qu'il viendrait nous voir chez nous avec Thérence. Et puis,
ces deux belles filles se firent si grandes caresses et assu-
rances d'amitié, qu'elles ne se pouvaient quitter. Joseph pré-
senta ses remercîments à sou maître pour tout le bien et le
profit qu'il en avait reçu, et quand ce fut au tour de Thé-
rence, il essaya de lui rendre les mêmes grâces; mais elle
'le regarda d'un air de franchise qui le troubla, et, se ser-
rant la main, ils ne dirent guère mieux que : « A revoir,
portez- vous bien. »
Ne me sentant pas trop honteux, je demandai à Thérence
licence de l'embrasser, pensant en donner le bon exemple à
Joseph; mais il n'en profita point et monta vitement sur la
voiture pour couper court aux accolades. Il était comme mé-
content de lui et des autres. Brulette se plaça tout au fond
de la charrette, et tant qu'elle put voir nos amis du Bour-
bonnais, elle les suivit des yeux, tandis que Thérence, de-
bout sur la porte, paraissait songer plutôt que se désoler. ^
Nous fîmes assez tristement quasi tout le reste du che-
min. Joseph ne disait mot. Il eût peut-être souhaité que
Brulette s'occupât un peu de lui ; mais à mesure que Joseph
avait repris ses forces, Brulette avait repris sa liberté de
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LES MAITBES SONNEURS 191
penser à celui qui mieuï Jui plaisait; et, reportant bonne
part de ses amitiés sur le père et la sœur d*Huriel, elle
songeait à eux et en causait avec moi pour les louer et les
regretter. Et, comme si elle eût laissé tous ses esprits der-
rière elle, elle regrettait aussi le pays que nous venions
de quitter. — C'est chose étrange, me disait-elle, comme je
trouve, à mesure que nous approchons de chez nous, que
les arbres sont petits; les herbes jaunes, les eaux endormies.
Avant d'avoir jamais quitté nos plaines, je m'imaginais
ne pas pouvoir me supporter trois jours dans des bois;
et, à celte heure, il me semble que j'y passerais ma vie aussi
bien que Thérence, si j'avais mon vieux père avec moi.
— Je ne peux pas en dire autant, cousine, lui répondis-
se. Pourtant, s'il le fallait, je pense que je n'en mourrais
point; mais que les arbres soient tant grands, les herbes
tant vertes et les eaux tant vives qu'elles voudront, j'aime
mieux une ortie en mon pays qu'un chêne en pays d'étran-
gers. Le coeur me saute de joie à chaque pierre et à chaque
buisson que je reconnais, comme si j'étais absent depuis
deux ou trois ans, et quand je vas apercevoir le clocher dé
noire paroisse, je lui veux, pour sûr, bailler un bon coup
de chapeau.
— Et toi, Joset? dit Brulelte, qtii prit enfin garde à Tair
ennuyé de notre camarade. Toi qui es absent depuis pins
d'une année, n'es-tu pas content d'approcher de ton en-
droit? «
— Excuse-moî, Brulette, répondît Joseph ; je ne sais pas
de qifoi vous parlez. J'avais dans la tête de me àouvenir de
la chanson du grand bûcheux, et il y a, au milieu, une
petite revirade que je ne peux pas rattraper.
— Bah I dit Brulette, c'est quand la chanson dit : TentendÊ
fe Tomgnolei.
Et, le disant, elle le chanta tout au juste, ce dont Joseph,
comme réveillé, sauta de joie sur la charrette en frappant
ses mains.
— Ah ! Brulette, dit-il, que tu es donc heureuse de te
souvenir comme ça I Encore, encore Tentends lé rom-
gnoîet !
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192 LES MAITRES SONNEURS
— J'aime mieux dire toute la chanson, fit-elle, et elle
nous la chanta tout entière sans en omettre un mot; ce qui
mit Joseph en si grande joie, qu'il lui serra les mains en lui
disant avec un courage dont je ne l'aurais pas cru capable,
qu'il n'y avait qu'un musicien pour être digne de son
amitié.
— Le fait est, dit Bruletto, qui songeait à Huriel, que si
j'avais un bon ami, je le souhaiterais beau sonneur et beau •
chanteur.
— Il est rare d'être l'un et l'autre, reprit Joseph .-La son-
nerie casse la voix, et sauf le grand bûcheux...
-r Et son fils! dit Brulette, parlant à l'étourdie.
Je lui poussai le coude, et elle voulut parler d'autre
chose ; mais Joseph, qui n'était pas sans être mordu de
jalousie, revint sur la chanson.
— Je crois, dit-il, que quand le père Bastien Ta mise en
paroles, il a songé à trois garçons de notre connaissance ;
car je me souviens d'une causerie que nous avons eue avec
lui à souper, le jour de votre arrivée dans les bois.
— Je ne m'en souviens pas, dit Brulette en rougissant.
— Si fait moi, reprit Joseph. On~parlait de Tamour des
filles, et Huriel disait que cela ne se gagnait point à croix
ou pile. Tiennet assurait, en riant, que la douceur et la
soumission ne servaient de rien, et que, pour être aimé, il
fallait plutôt se faire craindre que d'être trop bon. Huriel
reprit pour contredire Tiennet, et moi j'écoutai sans par-
ler. Ne serait-ce pas moi, celui qui porte la rose? le plus
Jeune des trois ? Il aime, mais il n'ose? Dites donc le dernier
couplet, Brulette, puisque vous le savez si bien I N'y a-t-il
pas : On donne à gui demande ?
— Puisque tu le sais aussi bien que moi, dit Brnlette
un peu piquée, retiens-le pour le chanter à la première
bonne amie que tu auras. S'il plaît au grand bûchAix de
mettre en chansons les discours qu'il entend, ce n'est pas
à moi d'en tirer la conséquence. Je n'y entends encore rien
pour ma part. Mais j'ai les fourmis dans les pieds, et, pen-
. dant que le cheval monte la côte, je veux me dégourdir un
peu.
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LES MAITRES SONNEURS 193
Et, sans attendre que j'eusse repris les rênes pour arrêter
le cheval, elle sauta sur le chemin et se mil à marcher en
avant, aussi légère qu'une bergeronnette.
J'allais descendre aussi; Joseph me retint par le bras, et,
toujours suivant son idée : — N'est-ce pas, dit-il, qu'on mé-
prise également ceux qui marquent trop leur vouloir, et
ceux qui ne le marquent pas du tout?
— Si c'est pour moi que tu dis ça...
— Je ne dis ça pour personne. Je reprends la causerie
que nous avions là-bas et qui s'est tournée en chanson
contre tesf paroles et contre mon silence. Il paraît que c'est
Huriel qui a gagné le procès auprès de la fillette.
— Quelle fillette? dis-je, impatienté; car Joseph n'avait
point mis sa confiance en moi jusqu'à cette heure, et je ne
lui savais point de gré de me la donner par dépit.
— Quelle fillette? reprit-il d'un air de moquerie chagrine;
celle de la chanson I
— Eh bien, quel procès Huriel a-t-il gagné? Cette fil-
lette-là demeure donc bien loin, puisque le pauvre garçon
est parti pour le Forez?
Joseph resta un moment à songer; puis il reprit: —Il n'en
est pas moins vrai qu*il avait raison, quand il disait qu'entre
le commandement et le silence j il y avait la prière. Ça re-
vient toujours un peu à ton premier dire, qui était que,
pour être écouté, il ne faut point trop aimer. Celui qui aime
trop ^st craintif; il ne se peut arracher une parole du
ventre, et on le juge sot parce qu'il est transi de désir et
de honte.
— Sans doute, répondis-je.. J'ai passé par là en mainte oo-
.casion ; mais il m'est quelquefois arrivé do si mal parler, que
j'aurais mieux fait de me taire : j'aurais pu me flatter plus
longtemps.
Le pauvre Joseph se mordit la langue et ne parla plus.
J'eus .regret de l'avoir fâché, et, cependant, je ne me pou-
vais défendre de trouver sa jalousie bien mal plantée sur le
terrain d'Huriel, étant à ma connaissance que ce garçon
l*avait servi de son mieux à son propre détriment, et je pris,
de ce moment, la jalousie en si mauvaise estime, que, de-
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194 LES MAITRES SONNEURS
puîs> je n'en ai plus jamais senti la piqûre, et ne Taurais
sentie, je crois, qu*à bonnes enseignes.
J'allais cependant lui parler plus doucement, quand nous
vîmes que Brulette, qui marchait toujours devant, s'était'
arrêtée an bord du* chemin pour parler avec un moine qui
me semblait gros et court comme celui dont noas avions fait
connaissance au bois deChambérat. Je fouaillai le cheval,
et je m'assurai que c'était bien W même frère Nicolas. Il
avait demandé à Brulette s'il était loin de notre bourg, et,
comme il s'en fallait encore d'une petite Meue et qu'il se
disait bien fatigué, elle lui avait fait offre de monter sur
notre voiture pour gagner l'endroit.
Nous lui fîmes place, ainsi qu'à un grand corbillon cou-
vert qu'il portait, et qu'il posa, avec précaution, sur ses ge-
noux. Aucun de nous ne songea à lui demander ce que c'é-
tait, excepté moi peut-être, qui suis d'un naturel un peu
curieux ; mais j'aurais craint de manquer à l'honnêteté que
je lui devais, car les frères quêteurs ramassaient dans leurs
courses toutes sortes de choses qu'ils se faisaient donner par
la dévotion des marchands et qu'ils revendaient ensuite au
proût de leur couvent. Tiwit leur était bon pour ce com-
merce, mêmement des afOquets de femme, qu'on était
quelquefois bien étonné dé voir dans leurs mains, et dont
quelques-uns n'osaient pas trafiquer ouveîrtement.
Je repris lé trot, et bientôt nous avisâmes le clocher, et
puis les vieux ormeaux de la place , et puis toutes les mai-
sons grandes et petites du bourg, qui ne me firent pas au-
tant de plaisir que je m'en étais promis, la rencontre de
frère Nicolas m'ayanl remis en mémoire des choses tristes
et qui me donnaient un restant d'inquiétude. Je vis cepen-
dant qu'il était sur ses gardes aussi bien que moi, car il ne
me dit pas un mot devant Brulette et Joseph, qui pût faire
«roîre que nous nous étions vus ailleurs qu'à la fête, et que
lui ou moi en savions plus long que bien d'autres sur ce qui
s'y élait passé.
C'était un homme agréable et d'humeur joviale qui m'au-
rait pourtant diverti dans un autre moment; mais j'étais
pressé d'arriver et de me trouver seul avec lui, pour lui de-
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LES MAITRES SONNEURS 195
mander s'il avait eu, de son côté, quelque nouvelle de l'a-
venture. A rentrée du bourg, Joseph sauta à terre, et,
quelque chose que Brulette pût lui dire pour le faire venir
se reposer chez son père, il prit le chemin de Saint-Char*-
tier, disant qu'il viendrait saluer le père'Brulet quand il au-
rait vu et embrassé sa mère. '
Il me sembla que le catme l'y (fjoussait comme àson pre-
mier devoir, mais avec l'envie de le faire partir. Et puis, au
lieu d'accepter l'offre que je lui fis de venir souper et cou-
cher en mon logis, il me dit qu'il s'arrêterait seulement une
heure en celui du père Brulet, à qui il avait affaire.
— Vous serez le bienvenu, lui dit Brulette; mais con-
naissez-vous donc mon grand-père? Je ne vous ai encore
jamais vu chez nous?
— Je ne connais ni voh^e endroit, ni voire famille, ré-
pondit le moine; mais je suis pourtant chargé d'une com-
mission que je ne peux dire que chez vous.
Je revins à mon idée qu'il avait, dans son panier, des
dentelles ou des rubans à vendre, et qu'ayant ouï dire; aux
environs, que Brulette était la plus pimpante de l'endroit,
outre qu'il l'avait vue très^requinquée à la fête de Cham-
Mrat, il souhaitait lui montrer sa marchandise, sans s'ex-
poser à la critique, qui, dans ce temps-là, n'épargnait guère
ni bons ni mauvais moines.
Je pensai que c'était aussi l'idée de Brulette, car, lors-
qu'elle descendit la première devant sa porte, elle tendit les
deux mains pour prendre la corbeille, lui disant: — Ne
craignez rien, je me doute de ce que c'est. Mais le carme
refusa de s'en séparer, disant, de son côté, que c'était de
valeur et craignait la casse. '
— Je vois, mon frère, lui dis-je tout bas, en le retenant
un peu, que vous voilà bien affairé. Je ne vous veux point
déranger ; c'est pourquoi je vous prie de me dire vite s'il y a
du nouveau pour l'affaire de là-bas.
— Rien que je sache, me dit-il en parlant de môme
point de nouvelles, bonnes nouvelles. Et, me secouant la
main avec amitié, il entra en la maison de Brulette, où
elle était pendue au cou de son grand-père.
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IM LES MAITRES SONNEURS
Je pensais cpie ce vieux, qui d'ordinaire éiait fort hon-
nête, me devait quelque bon accueil et beau remercîtnent
pour le grand soin que j*avais eu, d'elle ; mais, au lieu de
me retenir un moment, comme s'il eût été encore plus
pressé de l'arrivée du carme que de la nôtre, il le prit par la
main et le conduisit au fond de la maison, en me disant qu'il
me priait de l'excuser s'il avait besoin d'être seul avec sa fille
pour des affaires de conséquence.
Dlx-haltléme irelllée.
Je ne suis pas beaucoup choquable, et cependant je me
trouvai choqué d'être si mal reçu, et m'en fus chez nous
remiser ma carriole et m'informer de ma famille. Et puis,
la journée étant trop avancée pour se mettre au travail, je
dévallai par le bourg pour voir si chaque chose était en sa
place, et n'y trouvai aucun changement, sinon qu'un des
arbres couchés sur le communal, devant la porte du sabo-
tier, avait été débité en sabots, et que le père Godard avait
ébranché son peuplier et mis de la tuile neuve sur son
courlil.
J'avais cru que mon voyage dans le Bourbonnais aurait
fait plus de bruit, et je m'attendais à tant de questions que
j'aurais fort à faire d'y répondre; mais le monde de chez
nous est très-indifférent, et, pour la première fois, je m'a-
visai qu'il était même endormi à toutes choses, car je fus
obligé d'apprendre à plusieurs que j'arrivais de loin. Ils ne
savaient seulement point que je me fusse absenté.
Vers le soir, comme je retournais à mon logis, je ren-
contrai le carme qui s'en allait à la Châtre, et qui me dit,
de la part du père Brulet, qu'il me iroulait avoir à souper.
Qui fut.bien étonné, en entrant chezBrulette? ce fut moi,
d'y trouver le grand- père, assis d'un côté et la belle de
l'autre, regardant sur la table, entre eux deux, la corbeille
du moine, ouverte, et remplie d'un gros gars d'environ un
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LES MAITRES SONNEURS 197
an, assis sur un coussin et s'essayant' à manger des guignes
noires, dont il s'embarbouillait tout le museau I
Brulette me sembla d'abord très-pensive et même triste;
mais quand elle vit mon étonnement, elle ne se put retenir
de rire; après quoi elle s*essuya les yeux et me parut avoir
versé quelques larmes, plutôt de chagrin ou de dépit, que
de gaieté.
— Allons, dit-elle enfin, ferme la porte et nous écoute.
Voilà mon père qui veut te mettre au fait du beau cadeau
que le moine nous a apporté.
— ^ Vous saurez, mon neveu, dit le père Brulet, qui jamais
ne riait d'aucune chose plaisante, non plus qu'il ne se trou-
blait d'aucun souci, que voilà un enfant orphelin dont nous
nous sommes arrangés avec le carme, pour prendre soin,
rapyennant pension. Nous ne connaissons à cet enfant ni
père, ni mère, ni pays, ni rien. Il s'appelle Chariot, voilà
tout ce que nous en savons. La pension est bonne, et le
carme nous a donné la préférence, pour ce qu'il avait ren-
contré ma fille en Bourbonnais; et, comme il lui avait été
dit d'où elle était, et que c'était une personne bien comme il
faut, n'ayant pas grand bien, mais n'étant chargée d'aucune
misère et pouvant disposer de son temps, il a pensé à lui
faire plaisir et à lui rendre service en lui donnant la garde
et le profit de ce marmot.
Encore que la chose fût assez étonnante, je ne m'en
étonnai pas dans le premier moment, et demandai seule-
ment si ce carme était anciennement connu du père Brulet,
pour qu'il eût fiance en ses paroles , au sujet de la pen-
sion.
— Je ne l'avais jamais vu, dit-il ; mais je sais qu'il est
venu plusieurs fois dans les environs, et qu'il est connu de
gens dont je suis sûr, et qui^m'avaient déjà annoncé de sa
part, il y a deux ou trois jours, l'atTaire dont il me voulait
parler. D'ailleurs, une année de la pension est payée par
avance, et quand l'argent manquera, il sera temps de s'en
tourmenter.
— A la bonne heure, mon oncle ; vous savez ce que vous
avez à faire; mais je n^ me serais pas attendu à voir ma
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198 LES MAITRES SONNEU.ltS
cousine, qui aime tant sa liberté, s'embarrasser d*UQ mar-
mot qui ne lui est de rien, et qui, sans vous offenser par
conséquent, n'est pas bien gentil dans son apparence.
— Voilà ce qui me fâche, dit Brulette, et ce que j'étais en
train de dire à mon père^quand tu es entré céans. — Et
elle ajouta, .en frottant le bec du petit avec son mouchoir :
— J'ai beau l'essuyer, il n'en a pas la bouche mieux fen-
due, et j'aurais pourtant souhaité faire mon apprentissage
avec un enfant agréable à caresser. Celui-ci paraît de
mauvaise humeur et ne répond à aucune risée. Il ne regarde
que la mangeaille.
— Bah ! dit le père Brulet, il n'est pas plus vilain qu'un
autre enfant de son âge, et quant à devenir mignon, c'est
ton affaire. Il est fatigué d'avoir voyagé et ne sait point où
il en est, ni ce qu'on lui veut.
Le père Brulet étant sorti pour aller chercher son couteau,
qu'il avait laissé chez la voisine, je coirimençai à m'étonner
davantage en me trouvant seul avec Brulette. Elle paraissait
contrariée par moments, et même peinée pour tout de
bon.
— Ce qui me tourmente, dit-elle, c'est que je ne sais point
soigner un enfant. Je ne voudrais oas laisser souffrir une
pauvre créature qui ne se peut aider en rien; mais je
m'y trouve si maladroite, que j'ai regret d'avoir été jusqu'à
cette heure, peu portée à m'occuper de ce petit monde-là.
— En effet, lui dis-je, tu^nè me parais point née à ce métier,
et je ne comprends pas que ton grand-père, lequel je n'ai
jamais connu intéressé, te donne une pareille charge pour
quelques écus de plus au bout de Tannée.
— Tu parles comme un riche, reprit-elle. Songe que je
n'ai rien en dot, et que la peur de la misère est ce qui m'a
toujours détournée du mariage.
— Voilà une mauvaise raison, Brulette; car tu as été et
tu seras encore recherchée par de plus riches que toi, qui
t'aiment pour tes beaux yeux et ton joli ramage.
— Mes beaux yeux passeront, et mon joli ramage ne me
servira de rien quand la ]?eauté s'en ira. Je ne veux pas
qu'on me reproche, au bout de quelques années j d'avoir
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LES MAITRES SONNEURS 109
dépensé ma dot d'agréments et.de n*en avoir pas apporté
une pJus solide dans le ménage.
— Cesl dooc que lu penses pour de bon à te marier,
depuis que nous sommes revenus du Bourix>nnais? Voici la
première fois que je t'entends faiire des projets d'épargne.
— Je n'y pense pas plus que je n'y pensais, répondit-elle
d'un ton moins assuré qu'à l'ordinaire ; mais je n'ai jamais
dit que je voulusse rester fille.
— Si fait, si fait, tu penses à t'établir, lui dis-je en riant.
Tu n'as pas besoin de t'en cacher avec moi, je ne le demande
plus rien, et ce que tu fais en te chargeant de ce pietit mal-
heureux riche que voilà, lequel a desécus et point de mère,
me marque bien que tu veux faire ton meuriol *. Sans
cela, ton grand-père, que lu as toujours gouverné comme
s'il était ton petit-fils, ne t'aurait pas forcé la main pour
prendre un pareil gars en sevrage.
Brulette prit alors l'enfant pour l'ôter de dessus la table
et mettre le couvert, et, en le portant sur le lit de son
grand-père, elle le regarda d'un air fort triste.
— PauVre Chariot I dit-elle, je ferai bien pour toi nion
possible, car tu es à plaindre d'être venu au monde, et
m'est avis qu'on ne t'y avait point souhaité.
Mais sa gaieté fut vite revenue, et mémement elle eut de
grandes risées à souper^ en faisant, manger Chariot, qui
avait l'appétit d'un petit loup et répondait à toutes ses pré-
venances en lui voulant griffer la figure.
Sur les huit heures du soir, Joseph entra et fut bien ac-
cueilli du père Brulet; mais j'observai que Brulette, qui ve-
nait de remettre Chariot sur le lit, tira vilement la courtine
■comme pour le cacher, et parut tourmentée tout le temps
que Joseph demeura. J'observai aussi qu'il ne lui fut pas
dit un mot de cette singulière trouvaille, ni par le vieux ni
par Brulette, et je pensai devoir m'en taire pareillement
pour leur complaire.
Joseph était chagrin et répondait le moins possible aux
i Provision de fruits qa'oa fait mOrir après la eneiUette.
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aOO LES MAITRES SONNEURS
questions de mon oncle. Bruletle lui demanda s'il avait
trouvé sa mère en bonne santé, et si elle avait été bien sur-
prise et bien contente de le voir. Et, comme il disait oui tout
court à chaque chose, elle lui demanda encore s'il ne s'é-
tait pas trop fatigué en allant à Saint-Cbartier, de son pied,
et en revenant le soir même.
— Je ne voulais point passer la journée, dit-il, sans ren-
dre mes devoirs à votre grand-père, et, à présent, je me
sens fatigué pour de vrai et m'en irai passer la nuit chez
Tiennet, si je ne le dérange point. ,
Je lui répondis qu'il me ferait plaisir, et l'emmenai à la
maison, où, quand nous fûmes couchés, il me dit :
— Tiennet, me voilà autant sur mon départ comme sur
mon arrivée. Je ne suis venu au pays que pour quitter le
bois de l'Alleu, qui m'élait tourné en déplaisance.
— Et c'est le tort que tu as, Joseph; tu étais là chez des
amis qui remplaçaient ceux que lu avais quittés...
— Enfin, c'est mon idée, dit-il un peu sèchement ; mais,
prenant un ton plus doux,il ajouta:— Tiennet 1 Tiennet! il y
a des choses qu'on peut dire, et il y en a aussi qu'on doit
taire. Tu m'as fait du mal aujourd'hui, en me donnant à
entendre que je ne serais peut- êtje jamais agréé de Brulette.
— Joseph, je ne t'ai rien dit de pareil, par la raison que
je ne sais point si tu songes à ce que tu dis là.
— Tu le sais, reprit-il, et mon tort est de n'eu avoir ja-
mais ouvert mon cœur avec toi. Mais que veux-tu? je ne
suis point de ceux qui se confessent aisément, et les choses
qui me tracassent le plus sont celles dont je m'explique le
moins volontiers. C'est mon malheur, et je crois que je n'ai
pointd'autre maladie qu'une idée toujours tendue aux mêmes
fins, et toujours rentrée au moment qu'elle me vient sur les
lèvres. Écoute-moi donc; pendant que je peux causer, car
Dieu sait pour combien de temps je vas redevenir muet.
J'aime, et je vois que je ne suis point aimé. Il y a si longues
années qu'il en est ainsi (car j'aimais déjà Brulette alors
qu'elle était une enfant ), que je suis accoutumé à ma peine.
Je ne me suis jamais flatté de lui plaire, et j'ai vécu avec
la croyance qu'elle ne ferait jamais attention à moi. A
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LES MAITRES SONNEURS 201
présent, j'ai yu par sa venue en Bourbonnais que
j'étais quelque'chose pour elle, et c'est ce qui m'a rendu
la force et la volonté 6e ne point mourir. Mais je sais
très-bien qu'elle a vu là-bas quelqu'un qui lui convien-
drait mieux que moi.
— Je n'en sais rien, répondis-je ; mais si cela était, ce
quelqu'un-là ne t'aurait pas donné sujet dj3 plainte ou
de reproche,
— C'est vrai, reprit Joseph, mon dépit est injuste; d'au-
tant plus qu'Huricl, connaissant Brulette pour une hon-
nête fliie, et n'étant pas en position de se marier avec elle,
tant qu'il sera de la confrérie des muletiers, a, de lui-
même, fait ce qu'il devait faire en s'éloignant d'elle pour
longtemps. Je peux donc avoir espérance de me revenir
présenter à Brulette, un peu plus méritant que je ne le suis.
A cette heure, je ne me puis souffrir ici, car je sens que je
n'y apporte rien de plus que par le passé. Il a quelque
chose dans l'air et dans les paroles de chacun qui me dit:
a Tu es malade, tu es maigre, tu es laid, tu es faible, et
lu ne sais rien de bon ni de neuf pour nous intéresser à
toil » Oui, Tiennet, ce que je te dis est certain : liia mère
a eu comme peur de ma figure en me voyant paraître, et
elle a versé tant de larmes en m'embrassant^ que la
peine y était pour plus que la joie. Ce soir encore, Bru-
lette a eu l'air embarrassé en me voyant chez elle, et son
grand-père, tout brave homme et bon ami qu'il est pour
moi, a paru inquiet si j'allongerais ou non sa veillée. Ne
dis pas que je me suis imaginé tout cela . Comme tous
ceux qui parlent peu, je vois beaucoup. Blon temps n'est
donc pas venu: il faut que je parte, et le plu^ tôt sera le
mieux.
— Je crois, lui dis-je, qu'il faudrait au moins prendre
quelques journées pour te reposer; car m'est avis que tu
veux t'éloigner beaucoup d'ici, et je ne trouve pas de
bonne amitié, que tu nous mettes sur ton compte dans des
inquiétudes que tu nous pourrais épargner.
— Sois tranquille, Tiennet, répondit-il. J'ai la force qu'il
faut, et ne serai plus malade. Je sais une chose, à présent,
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«tt LES MAITRES SONNEURS
c'est que les corps cbétifs, à qui Dieu ri*a pas donné grands
ressorts, sont pourvus d*un vouloir qui les mène mieux que
la grosse santé des autres. Je p'ai rien inventé quand je
vous ai dit là-bas que j'avais été comme renouvelé en voyant
Huriel se battre si hardiment, et que, tout éveillé, dans la
nuit, j'avais ouï sa voix me dire : a Susl sus! je suis un
homme, et tant que tu n'en seras pas un, tu ne compteras
pour rien. » Je me veux donc départir de ma pauvre na-
turjp, et revenir ici aussi bon à voir et meilleur à entendre
que tous les galants de Brulette.
— Mais, lui dis-je encore, si elle fait son choix avant ton
retour? La voilà qui prend dix-neuf ans, et pour une fille
courtisée comme elle Test, il est temps qu'elle se décide.
— Elle ne se décidera que pour Huriel où pour moi, répon-
dit Joseph d'une voix assurée. Il n'y a que lui ou moi qui
soyons faits pour lui donner de l'amour. Excuse-moi, Tien-
net, je sais, ou, tout au moins, je crois que tu y as songé...
— Oui, répondis-je, mais je n'y songe plus.
— Et bien tu fais, dit Joseph, car tu n'aurais point été
heureux avec elle. Elle a des goûts et des idées qui ne sont
pas du terrain où elle a fleuri, et il faut qu'un autre vent la
secoue. Celui qui souffle ici n'est pas assez subtil et ne pour-
rait que la dessécher. Elle le sent bien, malgré qu'elle ne le
sache peint dire, et je te réponds que si Huriel ne me trahit
point, je la retrouverai libre dans un an et même dans
deux.
Là-dessus, Joseph, comme épuisé de s'être abandonné si
longtemps, laissa retomber sa tête sur l'oreillor et s'endor-
mit. Il y avait bien une heure que je me déballais pour ne
pas lui en donner exemple, car j'étais las tout mon soûl;
mais quand, à la levée du jour, j'appelai Joseph, rien ne
me répondit. Je le cherchai ; il était parti sans réveiller per-
sonne.
Brulette alla, dans le jour, voir laMariton, disant que c'é-
tait pour lui apprendre doucement la chose et savoir ce qui
s'était passé entre elle et son fils. Elle ne voulut point de
ma compagnie pour cette visite, et me dit, au retour, qu'elle
n'avait pu beaucoup la faire expliquer, parce que son maî-
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LES MAITRES SONNEURS 903
tre Benoît était malade et môme en danger pour un coup de
sang. J'augurai que cette femme, obligée de soigner
SOD bourgeois, n'avait pas pu, la veille, s'occuper de son
garçon autant qn'elle l'aurait souhaité, et que Joseph en
avait pris de la jalousie, comme son naturel annonçait de
s'y porter en toutes choses.
— Ckjla est vrai, me dit Brulette ; à mesure que Joset s'est
déniaisé par l'ambition, il est devenu exigeant, et je crois
qae je l'aimais mieux simple et soumis comme il était d'a-
bord.
Et comme je racontai à Brulette tout ce qu'il m'avait dit
la veille, avant de s'endormir : —S'il a un si boau vouloir,
dit-elle, nous ne ferions que le contrarier en nous tourmen-
tant de lui plus qu'il ne souhaite. Qu'il s'en aille donc à la
garde de Dieul Si j'étais une coquette mauvaise comme tu
me l'as quelquefois reproché dans le temps, je serais fière
d'être la cause que ce garçon en cherche si long pour élever
son esprit et son sort ; mais cela n'est point, et je regrette
plutôt qq'il n'agisse pas seulement en vue de sa mère et de
lui-même.
— Mais n'a-t-il pas raison pourtant, quand il dit que tu
ne pourras choisir qu'entre Huriel et lui ?
— J'ai du temps pour penser à cela, dit-elle en riant des
lèvres sans que sa figure en fût égayée, puisque voilà les
deux seuls galants que Joseph me permette, s'enfuyant de
moi de toutes leurs jambes.
Pendant une semaine, l'arrivée de l'enfant que le moine
avait apporté chez Brulette fit la nouvelle du bourg et le
tourment des curieux. Il en fut bâti tant d'histoires que,
pour un peu. Chariot aurait été le fils d'un prince, et chacun
"Voulait emprunter de l'argent ou vendre des biens au père
Brulet, estimant que la pension qui avait pu décider sa fille
i un métier si contraire à ses goûts devait être le revenu
d'une province, à tout le moins. On s'étonna vite de voir
que le vieux et la fillette ne changeaient rien à leur pauvre
^e, ne quittaient point leur petit logis et n'y ajoutaient qu'un
*^Toeau pour coucher l'enfant, ei une écuelle pour lui faire
8* soupe. Il en fallut donc rabattre ; mais des commères, qui
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204 LES MAITRES SONNEURS
n'en voulaient point avoir sitôt le démenti, commencèrent à
critiquer mon oncle sur son avarice, et même à le blâmer,
prétendant qu'on ne faisait pas, pour le soin de cet enfant,
tout ce qui était dû en rapport d'un si gros profit.
La jalousie des uns et le mécontentement des autres lui
firent donc des ennemis qu'il n'avait jamais eus, dont bien il
s'étonna; car il était homme simple et d'une si bonne reli-
gion, qu'il n'avait pas seulement prévu qu'une telle chose
ferait tant parler. Mais Brulette-n'en fit que rire, et lui per-
suada de n'y point donner attention.
Cependant les jours et les semaines se suivirent, sans qu'il
nous vînt aucune nouvelle de Joseph, d'Huriel, du grand
bûcheux ni de Thérence. Brulelte envoya des lettres à Thé-
rence, moi à Huriel, et il ne nous fut fait aucune réponse.
Brulette s'en affligea et en prit même du dépit; si bien
qu'elle me dit vouloir ne plus songer à des étrangers, qui
n'avaient pas seulement mémoire d'elle et ne lui retour-
naient pas l'amitié qu'elle leur avait avancée.
Elle recommença donc à se faire belle et à se montrer
aux danses, car les galants se tourmentaient de son air
triste et du mal de tête dont elle se plaignait souvent de-
puis son voyage en Bourbonnais. Ce voyage même avait
bien été un peu critiqué, et on avait dit qu'elle avait par là
une amour cachée, soit pour Joseph, soit pour un autre. On
souhaitait qu'elle se montrât encore plus aimable que de
coutume, pour lui pardonner de s'être absentée sans con-
sulter personne.
Brulette était trop fière pour s'en tirer par des câlineries;
mais le goût qu'elle avait pour le plaisir l'emportant de ce
côté-là, elle essaya de confier la garde de Chariot à sa voi-
sine, la mère Lamouche, et de se donner, comme par le*
passé, de l'étourdissement.
Or, un soir que je revenais avec elle du pèlerinage de
Vaudevant, qui est une grande fête, nous ouïmes Chariot
brailler, du plus loin que nous pouvions accourir vers la
maison. — Ce maudit gars, me dit Brulette, ne décote pas
d'être en malice, et je ne sais qui serait capable de le gou-
verner.
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LES MAITRES SONNEURS 205
, —Es-tu sûre, lui dis-je, que la Lamouche en prend le soin
qu'elle t'a promis?
r- Sans doute, sans doute. Elle n'a que ça à faire, et je
l'en récompense de manière à la contenter.
Mais Chariot braillait toujours, et la maison nous parais-
sait fermée comme si tout le monde en fût sorti.
Brulette se mit de courir et eut beau cogner à la porte de
la voisine, personne ne répondit, sinon Chariot qui criait
encore plus fort, soit de peur, soit d'ennui ou de rage.
Je fus obligé de monter sur le chaume de la maison et de
descendre en la chambre par la trappe du fenil. J'ouvris
vilement la porte à Brulette, et nous vîmes Chariot tout seul,
se roulant dans les cendres, où, par bonheur, il ne- se trou-
vait plus de feu, et violet comme une bette à force de
hurler.
— Oui-dà ! dit Brulette, est-ce ainsi qu'on garde ce pauvre
petit malheureux? Allons I qui prend enfant prend maître.
J'aurais dû le savoir, et ne me point charger de ^celui-ci ou
renoncera tout divertissement.
Elle emporta Chariot en son logis, moitié apitoyée, moitié
impatientée, et, l'ayant lavé, repu et reconsolé de son mieux,
elle le mit dormir et s'assit bien soucieuse, la tête dans ses
mains. J'essayai de lui remontrer qu'il n'était pas malaisé,
en faisant le sacrifice de l'argent qu'elle empochait, de
conûer ce petit à quelque femme bien douce et bien soi-
gneuse.
— Non, fit-elle. Il faudra toujours le surveiller, puisque
f ai répondu de lui, et tu vois ce que c'est que la surveillance.
Pour un jour qu'on croit pouvoir y manquer, c'est justement
ce jour-là qu'il aurait fallu n'y manquer point. D'ailleurs,
cela ne se peut, ajouta-t-clle en pleurant. Ce serait mal, et je
me le reprocherais toute ma vie.
— Tu aurais tort, si l'enfant doit y gagner. Il n'est point
heureux chez toi ; il pourrait l'être ailleurs.
— Comment ! il n'est point heureux ? Tes^tère que si,
sauf les jours où je m'absente. Eh bien, je ne m'absenterai
plus.
'il
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a06 LES MAITRES SONNEURS
— Je te dis qu'il n'est guère mieux les autres jours.
— Comment! comment I dit encore Brulette, frappant ses '
mains avec dépit, où prends-tu cela? M'as-tu jamais vue le
maltraiter ou seulement le menacer? Puis-je l'empêcher
d'être d'un naturel mal plaisant et| rechigneux ? Il serait à
moi que je n'en saurais faire davantage.
— Oh I je sais que tu ne lui fais aucun mal et ne le laisses
souffrir de rien, parce que tu es douce' chrétienne; mais
enfin, tu ne saurais l'airper, cela ne dépend pas de toi, et,
sans le savoir, il le ^ent si bien qu'il n'est porté à aimer et
à caresser personne. Les animaux ont bien la connaissance
du bon vouloir ou de la répugnance qu'ils nous occa-
sionnent? Pourquoi les petits humains ne l'auraient-ils
pas ?
Dlx-neuYlème veillée*
Brulette rougit, bouda , pleura encore et ne répondit point ;
mais le lendemain, je la trouvai menant ses bêtes aux
champs et ayant avec elle, contre son habitude, le gros
Chariot sur ses bras. Elle s'assit au lieu du pâturage, et
l'enfant se roulant sur sa robe, elle me dit :
— Tiennet, tu avais raison hier. Tes reproches m'ont
^ donné à penser, et mon parti en est pris. Je ne promets pas
d'aimer beaucoup ce Chariot, mais au moins d'agir tout
comme, et peut-être que Dieu m'en récompensera un jour
en me donnant des enfants plus mignons que celui-là.
— Eh ! ma mie, lui répondis-je, je ne sais où tu prends
ce que tu dis et ce que tu penses. Je ne t'ai fait aucun re-
proche, et je n'en ai h te faire que sur l'entêtement où te
voilà d'élever toi-même ce vilain gars. Voyons, veux-tu que
je fasse écrire à ce carnie, ou que je l'aille trouver, pour
qu'il lui cherche une autre famille? Je sais où est son cou-
vent, et j'aime mieux encore faire un voyage que de te voir
condamnée à de pareilles galères.
— Non, non, Tiennet, dit Brulette, il ne faut pas seule-
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LES MAITRES SONNEURS . 207
ment penser à changer ce qui est convenu. Mon père a pro-
mis pour moi, et j'ai dû Tapprouver. Si je pouvais te dire...
mais je ne le peux pas. Sache seulement une chose, c'est
que Fargent n'est pour rien dans*le marché, et que, ni mon
père ni moi, ne voudrions accepter un denier en payement
du devoir qui nous est commandé.
— Voilà que lu m'étonnes de plus en plus. A qui donc cet
enfant? c'est donc à des personnes de votre parenté? de la
mienne, par conséquent?
— Ça se peut, dit-elle. Nous avons de la famille au loin
d'ici. Mais prends que Je ne te dis rien, car je ne le peux ni
ne le dois. Seulement laisse croire que ce marmot nous est
étranger et que nous en sommes payés. Autrement les mau-
vaises langues accuseraient peut-être des personnes qui ne
le méritent point.
— Diantre I lui dis-je, tu me mets le iftarteau dans la tête 1
Tai beau chercher...
— Justement, il ne faut pas chercher. Je te le défends ;
quand même je suis sûre que tu ne trouverais rien.
— A la bonne heure ; mais alors, tu vas donc te mettre
en sevrage de divertissements comme ce gars est en sevrage
de nourrice? Le diable soit de la parole de ton grand-père I
— Mon grand-père a bien agi, et si je l'avais contredit,
j'aurais été une sans cœur. Aussi, je te répète que je ne
veux point m'y mettre à moitié, quand j'y devrais périr
d'ennui...
Brulette avait une tête. De ce jour-là^ il se fit en elle un
changement tel, qu'on ne la reconnaissait point. Elle ne
quittait plus \à maison que pour faire pâturer ses ouailles
et sa chèvre, toujours en compagnie de Chariot; et, quand
elle l'avait couché le soir, elle prenait son ouvrage et veil-
lait au dedans. Elle n'alla plus à aucune danse et n'a-
cheta plus de belles nippes, n'ayant plus occasion de s'en
attifer. .
A ce dur métier-lè, elle devint sérieuse et même triste,
car elle se vit bientôt délaissée. Il n'est si jolie fille qui, pour
avoir de l'entourage, ne soit forcée d'être aimable, et Bru-
lette, ne inontrant plus aucun souci de plaire, fut jugée
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208 . LES MAITRES SONNEURS
nfaussade pour avoir trop donné de son esprit par le
passé.
A mon sens, elle n'avait changé qu'en mieux, car n'ayant
jamais fait la coquette, mais seulement la princesse avec
moi, elle me paraissait plus douce en son parler, plus sen-
sée et plus intéressante en sa conduite; mais il n'en fut pas
jugé ainsi. Elle avait laissé prendre assez d'espérance à
tous ses galants pour que chacun se trouvât offensé de son
abandon, comme s'il eût eu des droits; et, encore que sa
coquetterie eût été très-innocente, elle en fut punie cérame
d'un dommage qu'elle aurait fait supporter aux autres; ce
qui prouve, à mon idée, que les hommes ont autant, sinon
plus de vanité que les femmes, et ne trouvent pas qu'on en
fasge jamais assez pour contenter ou ménager l'estime qu'ils
ont d'eux-mêmes.
Ce qu'il y a de sûi^ à tout le moins, c'est qu'il y a bien du
monde injuste, mêmement parmi ces jeunes gens qui pa-
raissent si bons enfants et serviteurs si réjouis, tant qu'ils
son! amoureux. Plusieurs de ceux-là tournèrent à l'aigre,
et j'eus, plus d'une fois, des mots avec eux pour défendre
ma cousine du blâme qu'on lui donnait. Ils se trouvèrent
malheureusement soutenus par les commères et les inté-
ressés qui jalousaient la prétendue fortune du père Brulel;
si bien que Brulette, informée de ces malices, ftrt obligée de
défendre sa porte à des curieux mal intentionnés, ou à do
lâches amis qui, par faiblesse, répétaient ce qu'ils avaient
ouï dire aux autres.
Ce fut de cette manière qu'en moins d'une année, la reine
du bourg, la rose de Nohant, fut abîmée des méchants et
abandonnée des sots. On.fit d'elle des diffamations ?i noires,
que je tremblais qu'elle n'en eût connaissance, et que, moi-
même, j'eu étais par des fois tourmenté, et embarrassé d'y
répondre.
La plus forte des menteries, mais à laquelle le p^re Bru-
let aurait bien dû s'attendre, c'est que Chariot n'était ni un
pauvre champi abandonné, ni un fils de prince élevé en
secret, mais bien l'enfant de Brulette. J'avais beau remon-
trer que celte jeunesse ayant toujours vécu ouvertement sous
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LES MAITRES SONNEURS 209.
les yeux du monde, et n'ayant jamais favorisé personne en
particulier, ne pouvait pas avoir commis une faute si dif-
ficile à cacher. On me répondait par l'exemple d'une telle
et d'une telle, qui avaient bien gaillardement dissimulé leur
état jusqu'au dernier jour, et avaient reparu, quasi le len-
demain, aussi tranquilles et réveillées que si de rien n'était,
et même avaient réussi à cacher les conséquences, jusque
après s'être mariées avec les auteurs ou les dupes de leur
faute. Cela était malheureusement arrivé plus d'une fois
chez nous. Dans nospqtits bourgs de campagne, où les mai-
sons sont toutes parsemées emmi les jardins, et séparées
les uqes des autres par des chènevières, des luzernières,
voire des champs assez étendus, il n'est pas aisé de voir et
d'entendre à toute heure de nuit les uns chez les autres, et,
de tout temps, il s'est passé bien des choses dont \h bon
Dieu seul a fait le jugement.
Une des plus enragées langues était celle de la mère La-
mouche, depuis que Brulette l'avait surprise dans son tort et
lui avait retiré la garde de l'enfant. Elle avait été si long-
temps la servante volontaire et le chien couchant de Bru-
ielte, qu'elle ne s'arrangeait plus de ne rien gagner avec
elle, et, pour s'en revancher, elle inventait fout ce qu'on
souhaitait lui faire dire. Jille racontait donc, à qui voulait
l'entendre, que Brulette s'était oubliée dans son honneur
avec ce chétif gars Joset, et qu'elle en avait eu tant de honte
qu'elle lui avait commandé de partir. Joset s'y était soumis
moyennant la promesse qu'elle ne se marierait avec aucun
autre, et il avait été chercher fortune au loin, àseulesûns de^
l'épouser. L'enfant avait été, disait encore Lamouche, em-
porté dans le Bourbonnais par des messagers tout barbouillés
de noir qu'on disait muletiers, et avec lesquels Joseph s'était
ménagé des accointances dans le temps, 'sous couleur d'a-
cheter une cornemuse; mais il n'y avait jamais eu d'autre
cornemuse en jeu que ce braillard de Chariot. EnQn, un an
environ après sa délivrance, Brulette avait été voir son
amant et son petit, en ma compagnie et en celle d'un mu-
letier aussi laid queje diable. C'est là que nous avions fait
ta connaissance du frère quêteur, lequel s'était prêté à rap-
49.
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210 LES MAITRES SONNEURS
porter Je petit avec nous, en conséquence de quoi nous
avions, de concert, fabriqué l'histoire d'Un champi de riche,
ce qui était d'autatït plus faux que ce champi-Ià n'avait pas
fait entrer un sou de plus au logis de mon oncle.
Lorsque la Lamouche eût inventé cette explication, où,
comme vous voyez, le mensonge se trouvait emmêlé avec la
vérité, son dire prévalut sur tous les autres, et la visite, si
courte et quasiment cachée, que Joseph était venu faire avec
nous au pays acheva de persuader le monde.
Alors on en fit de grandes risées, et Brulette fut qualifiée
de Josette , en manière de sobriquet.
Malgré mon dépit contre toutes ces méchancetés, Brulette
prenait si peu de soin de s'en défendre et marquait, par ses
soins pour l'enfant, tant de mépris du qu'en dira-t-on, que
je comnM>nçais à m'y embrouiller moi-même. Qu*ésl-ce qu'il
y avait d'absolument impossible, après tout, à ce que j'eusse
été pris pour dupe? Dans un temps, l'amitié de Brulette,
pour Joseph m'avait donné de la jalousie. Quelque sage et
retenue que ' soit une fille, quelque honteux que soit un
garçon, l'amour et l'ignorance en ont surpris bien d^autres,
et il y a des couples si jeunes 'qu'ils né connaissent le mal
qu'après y être tombés. Pour avoir été sotte une fois, Brulette
aurait pu n'en être pas moins, par la suite, une fille de tête,
capable de bien cacher son malheur, trop fière pour s'en
confesser, et assez juste, nonobstant^ pour ne vouloir tromper
personne. Était-ce par son commandement que Joseph vou-
lait se rendre digne d'être un beau mari et un bon père de
famille? C'était d'un vouloir sage et patient. M'étais-je
trompé en supposant qu'elle avait du goût pour Huriel?
J'en étais bien capable, et quand même ce goû^ lui serait
venu malgré elle, comme elle n'y avait guère cédé, elle
n'avait pas grand* tort envers Joseph. Enfin, était-ce par
devoir de conscience ou par durée d'amitié qu'elle avait
marché au secours de ce pauvre malade ? C'était son droit
dans les deux cas. Finalement, si elle était mère, elle était
bonne mère, encore que son naturel n'y fût peut-être pas
porté. Toutes les femmes peuvent avoir des enfants, toutes
les femmes ne sont pas curieuses d'enfants pour cela, et
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• LES MAITRES SONNEURS 211
Bralette n'en avait que plus do mérite à revenir au sien, en
dépit de son goût pout ia compagnie et des#)utes qu'elle
laissait prendre sur la vérité.
Tout bien considéré, je ne voyais, en tout ce que je pou-
vais supposer de pire, rien qui me fît rabattre de mon amitié
pour ma cousine. Seulement, je Tavais vue si diversieuse
là-dessus dans ses paroles, que je me trouvais gêné dans
ma confiance. Elle savait trop bien user de ruse, s'il était
vrai qu'elle aimât Joseph; et si elle ne Taimait point, elle
avait donné trop d'aisé et d'oubFi à ses esprits pour une per-^
sonne résolue à faire son devoir.
Si elle n'avait pas été si maltraitée, je me serais ralenti de
la fréquenter, tant ces doutes m'avaient ôté de mon assu-
rance avec elle; mais je me commandai, tout au contraire,
de Palier voir journellement et de ne pas lui marquer la
moindre méfiance de ses paroles. Cependant j*étais toujours
étonné de la peine qu'elle avait à se ranger à son devoir de
mère. Malgré le poids de chagrin que je lui sentais sur le
cœur, il lui venait, à tout moment, des retours de cette belle
jeunesse toujours fleurissante en toute sa personne. Si elle
n'étalait plus ni soie ni dentelle, elle n'en avait pas moins
toujours ses cheveux lisses, son bas blanc bien tiré, et ses
pieds mignons grillaient de sauter quand elle voyait une
belle place verte ou entendait un son de musette. Quelque-
fois, dans la maison, quand une bourrée bourbonnaise lui
revenait en mémoire, elle mettait Chariot sur les genoux du
grand-père, et me faisait danser avec elle, en chantant, riant
et se carrant comme si toute la paroissée eût été encore là
pour la regarder; mais, au bout d'un moment, Chariot criait
€t voulait aller au lit, ou être porté, ou manger sans faim
et boire sans soif. Elle le reprenait avec des larmes dans les
yeux,, comme un chien à qui on remet son collier, et, en
soupirant, le berçait ou lui chantait une routine, ou le faisait
se pourlicher de quelque galette.
Voyant conîme elle regrettait son beau temps, je tâchai
de liii offrir ma sœur pour garder son petit, tandis qu'elle
ii^itaux danses de Saint- Chartier. Il faut vous dire qu'en
ce tempff-là, il y avait, au vieux château dont vous ne voyez
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212 LES MAITRES SONNEURS •
plus que la carcasse, une demoiselle vieille, qui était de bello
humeur et dînait bal à tout le pays environnant. Bourgeois
ou nobles, paysans ou artisans, y allait qui voulait; les salles
du château étant si grandes qu'elles ne pouvaient jamais être
trop remplies. Et Ton y voyait aller messieurs et dames
montés sur leurs chevaux ou bourriques en plein hiver, par
des chemins abominables, en bas de soie, boucles d'argent
et tignasses poudrées à blanc comme Tétaient souvent de
neige les arbres du chemin. On s'y amusait tant, que rien
n'arrêtait la compagnie riche et pauvre, qui s'y voyait bien
régalée de midi'à six heures du soir.
La demoiselle dame de Sain t-Chartier, qui avait remarqué
Brulette dans les danses sur la place. Tannée d'auparavant,
et qui était curieuse d'amener de jolies filles à ses bals de
jour, la fit demander, et, par mon conseil, elle s'y rendit une
fois. Je crus bien faire, car je m'imaginais qu'elle se laissait
trop rabaisser, en ne voulant pas tenir tête aux méchants
esprits. Elle avait toujours si bon air et un langage si à
propos, qu'il ne me paraissait point possible qu'on n'en
revînt pas sur son compte, en la voyant si belle et si bien
tenue.
Son entrée à mon bras fit d'abord chuchoter, sans qu'on
osât davantage. Je la fis danser le premier, et, comme elle
avait une grâce dont personne ne se pouvait défendre,
d'autres vinrent l'inviter, qui peut-être furent tentés de lui
dire quelque joyeuselé, mais n'osèrent point s'y risquer.
Tout allait en douceur, quand des bourgeois arrivèrent dans
la salle où nous étions; car les paysans avaient leur bal à
part, et ne se confondaient avec les riches que sur la fin,
quand les dames, ennuyées d'être quittées de leurs danseurs,
se décidaient à se mélanger avec les filles de campagne, les-
quelles attiraient mieux gens de toutes sortes par leur franc '
ramage et leur fraîche santé.
Brulette fut d'abord guignée comme la plus fine pièce de
l'étalage, et les bas de soie lui firent tant de fête que les bas
de laine n'en pouvaient plus guère approcher; et, par esprit
de ^contradiction, après l'avoir bien déchirée pendant six
mois, redevinrent tous jaloux en une heure, c'est-à-dire plus
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LES MAITRES SONNEURS 213
amoureux qu'auparavant ; si bien que ce fut cotmneutie rage
à qui l'inviterait, et on se serait quasi battu pour lui donner
le baiser de l'entrée en danse.
' Les dames et demoiselles en bisquèrent, et les femmes de
chez nous firent reproche à leurs paroissiens de ne savoir
pas mieux garder leur rancune ; mais ce fut comme si elles
chantaient complies, tant le regard d'une belle a plus de
baume que la langue d'une laide n'a de venin.
— Eh bien, Brulette, lui dis-jê en la ramenant chez nous,
n'avais-je pas raison de te secouer un peu de tes ennuis? Tu
vois que la partie n'est jamais perdue, quand on sait la jouer
franchement.
— Je t'en remercie, cousin , me dit-elle. Tu es le meilleur
de mes amis, et mômemerit, je pense, le seul fidèle et
sûr que j'aie jamais eu. Je suis contente d'avoir eu raison
de mes ennemis, et, à présent, ne m'ennuierai plus à la
maison.
— Diantre I tu vas vite 1 Hier, c'était tout bouderie; aujour-
d'hui, c'est tout liesse I Tu vas donc reprendre ton rang de
reine du bourg?
— Non, dit-elle; tu ne m'entends pas. Voici la dernière
fête oîi j'irai, tant que j'aurai Chariot; car, si tu veux que
je te le dise, je ne me suis pas diverti une miette. J'ai fait
bon visage pour te contenter, et je suis aise, à présent,
d'avoir soutenu l'épreuve; mais, tout le temps que j'ai été là,
je n'ai pensé qu'à mon pauvre gars. Je le voyais toujours
pleurant et rechignant, quelque amitié qu'on pût lui faire
chez toi, et il est si maladroit à se faire comprendre, qu'il
se sera ennuyé en ennuyant les autres.
Ces paroles de Brulette me retournèrent le sang. J'avais
oublié Chariot en la voyant rire et danser. L'amour dont
elle ne se cachait plus pour lui me remit en lête tout ce qui
me semblait ses mensonges passés; et je crus aussi pouvoir
la regarder comme une affineuse sans pareille , qui se lassait
de se contraindre.
— Tu l'aimes donc de tes entrailles? lui dis-je, sans trop
songer aux paroles que j'employais.
—Avec mes entrailles? dit-elle étonnée. Eh bien, peut-être
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2M LES MAITRES SONNEURS
qu'on aime comme cela tous les enfants, quand on réfléchit
à ce qu'on Teur doit. Je n*ai jamais fait semblant, comme
•bien des jeunesses que j'ai vues griller pour le mariage,
d'avoir Tinstinct d'une bonne poule couveuse. J'avais peut-
être la tête un peu trop éventée pour mériter d'entrer en
famille de bonne heure. Il y en a qui ne peuvent gagner
leurs seize ans sans en perdre le dormir. Moi, je gagnerai
la vingtaine sans trouver que je suis en retard. Si c'est un
tort, il n'y a pas de ma faute. Je suis comme Dieu m'a faite
et j'ai marché comme il m'a poussée. A dire vrai, un petit
enfant est un rude maître, injuste comme un mari qui se-
rait foi, obstiné comme une bête affamée. J'aime le raison-
nement et la justice, et n^e serais plue en une compagnie
douce et sage. J'aime aussi la propreté, et tu m'as souvent
raillé de ce qu'un grain de poussière sur le dressoir me
tourmentait, et de ce qu'une mouche dans mon verre m'ô-
tait la soif. Un petit enfant va toujours cherchant la mal-
propreté, quoi qu'on fasse pour l'en dégoûter. Et puis, j'aime
à penser, à songer, à me ressouvenir; et le petit enfant veut
qu'on ne songe qu'à lui, et s'ennuie dès que vous ne le re-
gardez plus. Mais tout cela ne fait rien, Tiennet, quahd le
bon Dieu s'en mêle. Il a inventé une espèce de miracle qui
se fait dans nos entendements quand il \e^ faut, et, à présent,
je sais une chose à laquelle je ne croyais pas, devant qu'elle
m'advîot: c'est que n'importe quel enfant, fût-il laid et mé-
chant, peut bien être mordu par uue louve ou piétiné par
une chèvre, mais jamais par une femme, et qu'il viendra à
la gouverner, à moins qu'elle ne soit faite d'un autre bois
que les autres.
Comme elle disait cela, nous entrions chez moi, où Char-
lot jouait avec les enfants de ma sœur. —Oh ! ma foi, vous
faites bien d'arriver, dit ma sœur à Brulette ; vous avez là
le gars le plus farouche qu'il y ait sur terre. Il bal les miens,
les mord, les enjure, et il faut avec lui quarante charretées
de patience et de compassion.
Brulette s'approcha, en riant, de Chariot qui jamais ne lui
faisait aucune fête, et, le regardant jouer à sa manière, lui
dit, comme s'il eût pii l'entendre : J'en étais bien sûre, que tu
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LES MAITRES SONNEURS 215
ne te ferais point aimor chez ces braves gens qui te suppor-
tent, li n'y a donc que moi, mon pauvre chat-huant, qui sois
accoutumée à ton t)ec et à tes griffes !
Quoique Cliarlot n'eût guère en ce temps-là que dix-huit
mois, il eut Tair de comprendre ce que lui disait Brulette;
car il se leva, après l'avoir regardée un moment d'un air
peusif, puis, sautant après elle , se mit à lui manger les
mains de baisers, comme s'il eût voulu la dévorer.
— Oh ! oh I dit ma sœur, il a tout de même ses bons mo-
ments, à ce qu'il paraît 1
'— Ma fine, dit Brulette, j'en suis aussi confondue que
vous, car voilà le premier que je lui vois. Et, embrassant
Chariot sur ses gros yeux ronds, elle se prit à pleurer de
joie et de tendresse.
Je ne sais pourquoi je fus secoué de ce mouvement-là
comme si c'était chose morveilleuse. Et, au fait, si ce gars
n'était point à elle, Brulette, en ce moment-là, changeait
bien devant mes yeux. Cette fllle si accrêtée, qu'elle n'eût
point voulu Jrai ter le roi de cousin, six mois auparavant, et
que, le matin même, toute la jeunesse de l'endroit, bourgeois
et paysans, aurait encore servie à genoux, avait mis tant de
pitié et de chrétienté dans son cœur qu'elle se trouvait ré-
compensée de toutes ses peines par U'S premières caresses
d'un mal plaisant petit bavoux, sans gentillesse et quasi sans
connaissance.
J'en eus une larme dans l'œil, en songeant à ce que lui coû-
taient ces caresses-là, et, prenant Chariot sur mon épaule,
je le reportai avec elle à son logis.
J'eus vingt fois sur le bout de la langue de lui demander
la vérité; car, si elle était fautive de Chariot, j'étais tout prêt
à lui en remettre le péché, et si, au contraire, elle prenait
le fardeau du péché d'une autre, j'avais envie de lui baiser
le bout des pieds, comme à la plus douce et patiente ga-
gneuse de paradis.
Mais je n'osais lui faire de questions, et quand je disais
mes doutes à ma sœur, laquelle n'a jamais été sotte, elle
me répondait : — Si tu n'oses point lui en parler, c'est que
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210 LES MAITRES SONNEURS
tu la sens innocente au fond de ton esprit. Et d'ailleurs, di-
sait-elle encore, une si belle fille aurait fabriqué un plus
beau garçon. Il ne lui ressemble non plus qu'une pomme
de terre à une rose.
irin^èaie irelUce.
L'hiver passa et le printemps vint, sans que Brulette vou-
lût retourner à aucun divertissement. Elle n'y sentait même
plus de regret, ayant compris qu'il ne tiendrait qu'à elle de
se rendre encore maîtresse des cœurs, mais disant que tant
d'amitiés d'hommes et de femmes l'avalent trahie, qu'elle
n'en estimait plus le nombre et se tiendrait dorénavant à la
qualité. La pauvre enfant ne savait pas encore tout le mal
qu'on lui avait fait. Tous l'avaient décriée ; aucun n'avait eu
le courage de l'insulter. Quand on la regardait, on trouvait
l'honnêteté écrite sur sa figure; quand elle avait le dos
tourné, on se vengeait, par des paroles, de l'estime dont on
n'avait pu se défendre, et on lui jappait de loin aux jambes,
comme font les chiens couards qui n'osent sauter à la fi-
gure.
Le père Brulet se faisait vieux, (îevenait un peu sourd, et
pensait plus souvent en lui-même, comme font les person-
nes d'âge, qu'il ne s'attentionnait aux paroles du monde. Le
père et la fille n'avaient donc pas tout le chagrin qu'on eût
souhaité leur faire, et mon père, à moi, ainsi que le restant
de la famille, qui étaient chrétiennement sages, me don-
naient le conseil et l'exemple de ne point leur en tourmen-
ter l'esprit, disant que la vérité se ferait jour et qu'un temps
viendrait où les mauvaises langues seraient punies.
Le temps, qui est aussi un grand balayeur, commençait à
emporter de lui-môme cette méchante poussière. Brulette
eût méprisé d'en tirer vengeance et n'en voulut jamais avoir
d'autre que de recevoir très-froidement les avances qui lui
furent faites pour revenir en ses bonnes grâces, il se trouva
comme il arrive toujours, qu'elle eut des amis parmi ceux
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LES MAITRES SONNEURS 217
qu'elle n'avait pas eu pour galants, et ces amis^ sans intérêt
et sans dépit, la défendirent au moment qu'elle n'y comp-
tait pas. Je ne parle pas de la Mariton, qui lui était comme
une mère, et qui, dans son cabaret, faillit, plus d'une fois,
jeter les pots à la tête des buveurs, quand ils se permet-
taient de chanter la Josette^ mais de personnes qu'on ne
pouvait accuser d'aller à l'aveugle et qui firent honte aux
affronteurs,
Brulette s'était d(mc rangée, avec peine d'abord, mais peu
k peu avec contentement, à une vie plus tranquille que par
le passé. Elle était fréquentée de personnes plus raisonna-
bles et venait souvent à la maison avec son Chariot qui,
l'hiver passé, perdit les rougeurs de sa mine échauffée et
prit une humeur plus avenante. L'enfant n'était pas tant laid
que bourru, et quand la douceur et l'amitié de Brulette l'eu-
rent, à flne force, apprivoisé, on s'aperçut que ses gros yeux
noirs ne manquaient pas d'esprit, et que, quand sa grande
bouche voulait bien rire, elle était plus drôle que vilaine. Il
avait passé par une gourme dont Brulette, autrefois si dé-
goûtée, l'avait pansé et soigné si bravement, qu'il était de-
venu l'enfant le plus sain, le plus ragoûtant et le plus pro-
prement tenu qu'il y eût dans le bourg. 11 avait bien toujours
la mâchoire trop large et le nez trop court pour être joli,
mais comme la santé est le principal chez un marmot, on
ne se pouvait défendre de s'écrier sur sa grosseur, sa force
et son air décidé.
Mais ce qui rendait Brulette encore plus fière de son œuvre,
c*esf que Chariot devenait tous les jours plus mignon de ses
paroles et plus franc de son cœur. Quand elle l'avait pris on
garde, les premiers mots qu'il sût dire étaient des jurons à
faire reculer un régiment; mais elle lui avait fait oublier
^ulcela et lui avait appris de jolies prières et un tas d'amu-
seUes et de disettes gentilles qu'il arrangeait à sa mode et
^ réjouissaient tout le monde. Il n'était pas né câlin et ne
caressait pas volontiers le premier venu, mais il avait pour
sa mignonne, comme il appelait Brulette, une attache si '
dolente, que quand il avait fait quelque sottise, comme de
couper son tablier pour se faire des cravates, ou de mettre
13
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9i8 LES MAITRES SONNEURS
son sabot dans le pot à la soupe, il venait au-devant des re»
proches et lui serrait le cou si fort pour Tembrasser qu'elle
n'avait pas le courage de lui faire la morale*
Au mois de mai, nous fûmes invités à la noce d*uDe cott*
sine qui se mariait au Ghassin et qui envoya, dès la vdlle,
une charrette pour nous amener» faisant dire à Qrulette que.
si elle ne venait avec Chariot, elle lui enchagrinerait son
jour de mariage.
Le Ghassin est un joli endroit sur la rivière du Gourdon, à
environ deux lieues de chez nous. Le pays rappelle un si peu
le Bourbonnais ; et Brulette, qui était petite mangeuse, quitta
le bruit de la noce et s'eîi alla promener au dehors pour dés-
ennuyer Gharlot. — Mômement, me dit-elle, je voudrais le
conduire en quelque ombrage tranquille» car c'est Th^re
où il fait son somme, et le bruit de la noce Ten empêche.
S'il y manque, il sera mal à son aise et greugnoux jusqu'au
soir.
Gomme il faisait grand chaud,je lui fis offire de la conduire
dans un petit bois anciennement cultivé en garenne, qui
joute le château ruiné , et qui, bien clos encore d'épines et de
fossés, est un endroit bien abrité et retiré.— Allons-y, dit-
elle. Le petit dormira sur moi^ et tu retourneras te divertir*
Quand nous y fûmes, je la priai de me laisser avec elle.
— Je ne suis plus si curieux de noces que j'étais, lui dis-je,
et je m'amuserai autant, sinon mieux, à causer avec toi. On
s'ennuie quand on n'est pas dans son endroit et qu'on n'a
rien à faire, et tu t'ennuierais là ; ou bien tu y serais peut-
être accostée de quelque monde qui, ne te connaissant point,
te donnerait une autre sorte d'ennui.
— A la bonne heure, répondit-elle ; mais je vois bien, mon
pauvre cousin, que je te suis toujours un embarras ; et ce-
pendant, tu t'y donnes de si grand'patience et de si bon cœur
que je ne sais point m'en déshabituer. Il faudra pourtant
bien que ça vienne, car le voilà dans l'âge de l'établir, et la
femme que tu auras* me verra peut-être d'un mauvais oeil,
comme font tant d'autres, et ne voudra point croire que je
mérite ton amitié et la sienne.
— C'est Irop tôt pour t'en tourmenter, lui dis^je en arran-
y Google
LES MAITRES SONNEURS 2llB
géant le gros Chariot sur ma blouse que j'étendis sur le ga-
zon, tandis qu'elle s'asseyait à côté de lui pour lui virer les
mouches: je ne songe point au mariage, et s'il m'arrive de
m'engager dans ce chemin-là, je te jure que ma femme fera
bon ménage avec toi, ou que je ferai mauvais ménage avec
elle. Il faudrait qu'elle eût le cœur planté de travers pour ne
point reconnaître que j'ai pour toi la plus honnête de toutes
les amitiés, et pour ne pas comprendre que, t'ayant suivie
dans tes joies et dans tes peines, je me suis accoutumé à ta
eompagnie comme si toi et moi ne faisions qu'un. Mais toi,
eousine, ne songes-tu pas au mariage et a5-tu donc fait la
eroix sur ce chapitre-là ?
— Oh I quanta moi, Tiennet,je crois que oui, n'en déplaise
à la volonté du bon Dieu 1 me voilà bientôt fille majeure, et
je crois qu'à attendre l'envie du mariage, je Tai laissée pas-
ser sans y prendre garde.
— Cest plutôt maintenant qu'elle commence peut-être,
ma mignonne. Le goût du divertissement te quitte, l'amour
des. enfants t'est venu, et je te vois t'accommoder de la vie
tranquille du ménage; mais il n'en est pas moins vrai que
tues toujours dans ton printemps, comme voilà la terre en
fleurs. Tu sais que je ne t'en conte plus; ainsi tu peux me
croire quand je te dis que tu n'as jamais été si jolie, en-
core que tu sois devenue un peu pâle, comme était la belle
Thérence des bois. Mêmement^ tu as pris un^etit air triste
comme le sien, qui se marie assez bien ,avec tes coiffes
unies et tes robes grises. Enfin , je crois que ton dedans
a changé et que tu vas devenir dévote, si tu n'es amou-
reuse.
— Ne me parle pas de cela, mon cher ami, s'écria Brulette.
J'aurais pu me tourner vers l'amour ou vers le ciel, il y a un
an. Je me sentais, comme tu dis, changée en dedans; mais
me voilà attachée aux peines de ce monde, sans y trouver ni
la douceur de l'amour, ni la force de la rehgion. Il me sem-
ble que je suis liée à un joug et que je pousse en avant, de ma
tête, sans savoir quelle charrue je traîne derrière moi. Tu
vois que j^ n'en suis pas plus triste et que je n'en veux pas
mourir ; mais je confesse que j'ai regret à quelque chose
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220 LES MAITRES SONNEURS
dans ma vie, non point à ce qui a été, mais à ce qQi aurait pu
être.
— Voyons, Brulette, lui dis-je enm'asseyant auprès d'elle
et lui prenant la main, c'est peut-être Theure de la con-
fiance. Tu peui, à présent, me dire tout sans crainte de ma
jalousie ou de mon chagrin. Je me suis guéri de souhaiter
autre chose que ce que tu peux me bailler. Baiiie-la-moi^
cette chose qui m'est bien due, baille-moi la conûdence de
tes peines.
Brulette devint rouge, fit un effort pour parler, mais ne
pût dire un mot. On aurait cru que je la forçais de se con*
fesser à elle-même et qu'elle s'en était si bien défendue
qu'elle n'en savait plus le moyen.
Elle leva ses beaux yeux sur le pays que nous avions de-
vant nous, car nous nous étions placés au bout du bois, sur
un herbage en terrasse qui surmontait un joli vallon tout
bosselé en tertres couverts de cultures.
Au-dessous de nos pieds coulait la petite rivière, et, de
l'autre côté, le terrain se relevait tout droit sous une belle
futaie de chênes peu étendue, mais si foisonnante en grands
arbres qu'on eût dit d'un coin de la forêt de TAlleu. Je vis
dans les yeux de Brulette à quoi elle pensait, et, lui reprenant
sa main, qu'elle m'avait retirée pour se prendre le cœur,
comme une personne qui souffre de ce côté-là : — Ëst-ecv
Hurle! ou Joseph? lui dis-je d'un ton où je ne mettais ni
moquerie ni malice.
— Ce n'est pas Joseph ! répondit-elle vivement.
— Alors, c'est Huriel; mais es-tu libre de suivre ton in-»
clination ?
— Comment aurais-je de l'inclination, répondit-elle en
rougissant toujours plus, pour quelqu'un qui n'a sans doute
jamais songé à moi ?
— Ça n'est pas une raison I
— Si fait, je te dis.
— Eh non, je te jure. J'en ai bien eu pour toi !
— Mais tu t'en es corrigé.
— Et toi, tu te corriges à grand'peine; ce qui veut dire
que tu en es encore malade. Mais Joseph?
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LES MAITRES SONNEURS m
— Bh bien, quoi, Joseph?
— Tu ne t'es donc jamais engagée à lui ?
— Tu le sais bien I
— Mais... Chariot?
— Eh bien, quoi. Chariot?
Comme mes yeux étaient tombés sur Tenfant, les siens s'y
tournèrent aussi, et puis revinrent sur moi, si étonnés, si
clairs d'innocence, que je fus honteux de mon doute comme
d'une injure que je lui aurais dite. — Ce n'est rien, repli-
quai-je vitement. Je disais i&/ Chariot, parce que je rnUma-
jlnais le voir s'éveiller.
Dans ce moment-là, une sonnerie de musette se fit en-^
tendre de l'autre côté de l'eau, dans les chênes, et Brulette
en fut secouée comme une feuille par un coup de vent.
-- Oui-dà,lui dis-je, la danse va s'engager chezlanaariée,
et je pense qu'on envoie la musique pour te chercher.
— Non ! non I dit Brulette, qui était devenue pâle. Ce n'est
ni un air, ni une musette du pays. Tiennet, Tiennet... ou je
suis folle.... ou celui qui joue là-bas....
— Le vois-tu? lui dis-je, avançant sur la terrasse et regar-
dant de tous mes yeux; serait-ce le père Bastien?
' — Je ne vois personne, dit-elle en me suivant ; mais ce
B'est pas le grand bûcheux,.. Ce n'est pas non plus Joseph...
Cest...
— Huriel peut-être I Ça me paraît moins sûr que la rivière
qui nous en sépare; mais allons-y tout de même; nous
h-ouverons un gué, et s'il est par là, il faudra bien que nous
l'Altrapions au passage, ce beau muletier, et sachions ce
<ïu'il pense.
— Non, Tiennet, je ne veux point quitter ni déranger
Chariot.
— Au diable Chariot! Alors, attends-moi là; j'y vas tout
seul.
—Non, non, non ! Tiennet ! s'écria Brulette en me retenant
à deux mains; Tendroit est dangereux pour descendre.
— Quand je m'y devrais casser le cou, je te veux sortir de
h peine où tu es ! m*écriai-je.
— Quelle peine? fit-elle en me retenant toiyours et en
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222 LES MAITRES SONNEURS
se ravisant de son premier trouble, par un effort de sa
fierté. Qu'est-ce que ça me fait, que ce soit Huriel ou tout
autre qui passe dans ce bois? Crois-tu que je yeuilie faire
courir après quelqu'un qui, me sachant là, passerait peut-
être encore plus loin.
— Si c'est là ce que vous pensez, fit une douce voix der-
rière nous, il faudra donc que nous nous en allions?
Nous nous étions retournés au premier mot : la belle Thé-
rence était devant nos yeux.
A sa vue, Brulette, qui avait tant murmuré de son oubli,
perdit tout son courage, et tomba dans ses bras en versant
un grand flot de pleurs.
— Eh bien, eh bien, dit Thérence en l'embrassant avec
la force d'une vraie fille de fendeux qu'elle était, m'avez-
vous crue oublieuse de nos amitiés? Pourquoi jugez-vous
mal des gens qui n'ont point passé un jour sans songer à
vous?
— Dites-lui vitement si votre jTrère est 1^, Thérence, m*6^
criai-je, car... Brulette, se retournant, mit sa main sur ma
bouche, et je me repris en riant pour dire : Car j'ai grand'-
soif do le revoir.
— Mon frère est là, dit Thérence; mais il ne vous sait
point si près... Tenez, le voilà qui s'éloigne, car sa musi-
que ne s'entend quasiment plus.
Elle regarda Brulette, qui redevenait pâle, et ajouta en
riant: — Il est trop loin pour que je puisse l'appeler; mais il
ne tardera pas de tourner par ici et de venir au vieux châ-
teau. Alors, si vous ne le méprisez pas trop, Brulette, et li
vous ne m'en empêchez pas, je lui ferai une petite surprise,
à quoi il ne s'attend guère ; car il ne croyait vous saluer que
ce soir. Nous devions aller vous faire visite à votre bourg,
et c'est un bonheur que je vous aie trouvée ici pour nous
sauver d'un retard dans nqtre rencontre. Rentrons sous ce
bois, car s'il vous apercevait d'où il est, il serait capable de
se noyer en passant la rivière, dont il ne connaît point en-
core les gués.
Nous retournâmes nous asseoir autour de Chariot, que
Thérence regarda, demandant, de son grand air simple et
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LES MAITRES SONNEURS 223
fhine, s'il était à moi. — A moins que je ne fusse marié
depuis longtemps, lui répondis-je, ce qui n'est pas... ^
— Il est vrai, reprit-elle en le regardant mieux, c'est
déjà un petit bonhomme ; mais vous auriez pu être marié
quand vous êtes venu chez nous. Puis, elle avoua, en riant,
qu'elle se faisait peu d'idée de la croissance des marmots,
n'en voyant guère pousser dans les bois où elle vivait tou-
jours, et où les humains ont peu coutume d'amener et
d'élever leurs familles. — Vous me retrouvez aussi sau-
vage que vous m'avez laissée, reprit-elle, mais cependant
moins quinteuse, et j'espère que ma douce Berrichonne
n'aura plus à se plaindre de ma méchante humeur.
— En eflfet, dit Brulette, vous me paraissez plus gaie,
mieux, portante, et si fort embellie qu'on a les yeux éblouis
de. vous regarder.
C?é(ait là une remarque qui m'avait brûlé la vue dès le.
premier moment. Thérence avait fait une provision de santé,
de fraîcheur et de clarté dans la figure qui la changeait en
une autre femme. Si elle avait encore l'œil ijn peu enfoncé
sous le front, son sourcil noir ne se tordait plus pour en
cacher le feu, et s'il y avait toujours de la fierté dans son
rire, il y avait aussi de la belle gaieté qui, par moments,
faisait reluire ses dents brillantes comme des perles de rosée
dans une fleur. Ses joues n'étonnaient plus par • leur blan-
cheur de fièvre, le soleil de mai l'ayant un peu mordue en
;royage ; mais il y avait poussé des roses; et je ne sais pas quoi
déjeune, de fort, de vaillant dans toute sa mine me fit sau-
ter le cœur à unp idée qui me vint, je ne sais comment,
en regardant si le signe noir comme un velours, qu'elle
avait au coin de la bouche, était toujours bien à la
même place.
— Mes amis, nous dit-elle en essuyant ses beaux cheveux,
crêpelés naturellement, que la chaleur avait collés à son
front, puisque nous avons un moment pour nous parier
avant que mon frère soit ici, je vous veux, sans grimace et
sans honte, régaler de mon histoire; car à cette histoire-là
tient celle de plusieurs autres. Seulement, dis-moi, Brulette,
si ce Tiennet, dont tu faisais autrefois grande estime, est,
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^1 . LES MAITRES SONNEURS
comme il me parait, toigours le même, et si je peux re-
prendre la causette avec toi comme le jour où nous Tavons
laissée , il y aura un an à la moisson qui vient ?
— Oui, ma chère Thérence, tu le peux, répondit ma
cousine, contente d'en être tutoyée pour la première
fois.
— Eh bien, Tiennet, dit Thérence avec une vaillantise de
bonne foi sans pareille, et qui la faisait bien différer de la
retenue et craintive Brulette, je ne vous apprendrai rien en
vous disant que Fan passé, avant votre visite chez nous, je
m'étais attachée à un pauvre garçon triste et souSf^ant de
son corps, comme une mère s'attache à son enfant. Je ne
le savais pas encore épris d'une autre, et lui, voyant mon
amitié, dont je ne me cachais point, n'avait pas le courage
de me dire que j'en serais mal payée. Pourquoi Joseph , car
je peux bien le nommer, et vous voyez, mes amis, que ça
ne me fait point changer de couleur, pourquoi Joseph, à
qui j'avais tant demandé, dans ses défaillances de maladie,
de me dire la cause de ses peines, m'avait-il juré n'en avoir
point d'autre que le regret de sa mère et de son pays? Il
me jugeait donc lâche et me faisait injure, car s'il se fût
ouvert à moi, c'est moi qui aurais été chercher Brulette,
sans sourciller, et sans tomber dans le tort de prendre une
mauvaise opinion d'elle, comme cela m'est arrivé, dont je
me confesse et lui demande* pardon.
— Tu l'as déjà fait, Thérence, et il n'y a rien à pardonnei^
quand l'amitié y est déjà.
— Oui, mon enfant, reprit Thérence, mais le tort que tu
oublies, je n'en ai pas moins gardé souvenance, et, pour
tout au monde, j'aurais voulu le réparer auprès de Joseph
en lui conservant mes soins, mon amitié, ma bonne hu^
meur après ton départ. Songez, mes amis, que je n'avais ja-
mais menti, moi, et que, dès mon plus jeune âge, mon
père, qui s'y connaît, m'avait surnommée Thérence la sin-
cère. Quand, sur les bords de votre In^re, la dernière fois
que je vous vis, à moitié chemin de chez, vous, je parlai
seule à seul un moment avec Joseph , le priant de revenir
chez nous et lui promettant que rien ne serait changé dans
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«LES MAITRES SONNEURS tt5
JDon intérêt pour son repos et sa sauté, pourquoi a-t-il ré-
visé, dans son cœur, de me croire? Et pourquoi^ me pro-
mettant, des lèvres, de revenir, mensonge dont je ne fus
point dupe, se'retira-t-il de moi pour toigours on me mé-
prisant, comme une fiile sans souci et sans honte qui le
tourmenterait de quelque lâche foUeté d'amour?
— Ëh quoi, dis-Je, est-ce que Joseph, qui n'a passé que
vingt-quatre heures avec nous, n'est pas retourné auprès de
vous autres, pour, à tout le moins, vous dire ses desseins
et faire ses adieux? Depuis qu'il nous a quittés, nous n'avons
point eu de nouvelles de lui.
— Si vous n*en avez point eu nouvelles , reprit Thé*
rence, je vas vous en dire. Joseph est retourné en nos bois
sans nous voir, sans nous parler. Il est venu nuitamment
comme un voleur qui a honte du soleil. Il est entré en sa
loge pour prendre sa cornemuse et ses effets, et il est parti
sans saluer le seuil de la cabane de mon père, sans seule-
ment détourner la tête de notre côté. Je l'ai vu, je ne dor-
mais pas. J'ai suivi de l'œil toutes ses actions, et quand il ^
été enfoncé dans le bois, je me suis sentie aussi tranquille
qu'une morte. Mon père m'a réchauffée au soleil du bon
Dieu et de son grand cœur. M'emmenant avec lui dans la
lande, il m'a parlé tout un jour, ensuite toute une nuit, jus-
qu'à ce qu'il m'ait vue prier et dormir. Vous connaissez un
peu mon père, mes chers anUs, mais vous ne pouvez pas
savoir comme il aime ses enfants, comme il les console,
comme il sait trouver tout ce qu'il faut leur dire pour les
rendre semblables à lui, qui est un ange du ciel caché sous
l'écorce d'un vieux chêne.
» Mon père m'a guérie ; sans lui, j'aurais méprisé Joseph ;
à présent, je ne l'aime plus, voilà touti
Et, finissant ainsi, Thérence essuya encore son beau front,
mouillé de sueur, reprit son haleine, embrassa Brulette, et
me tendit, en riant, une grande main blanche et bien faite,
dont elle secoua la mienne avec la franchise qu'un garçon
eût pu y mettre.
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LES MAITRES SONNEURS •
WÈmgi «t «nlÀme veilla.
Je vis que firulette était portée à blâmer Joseph très-sé-
vèrement et je pensai devoir le défendre un peu. — Je suis
loin d'approuver ce que sa conduite montre d'ingratitude
envers vous, dis-je à Thérence ; mais, puisque vous en êtes
assez revenue pour voir selon la justice, convenez qu'au
fond de son idée, il y avait un respect pour vous et une
crainte de vous tromper. Tout le monde n'est pas vous, ma
belle fille des bois, et je pense môme que peu de gens ont
le Cœur assez pur et le courage assez franc pour aller droit
au but et dire, comme cela, les choses telles qu'elles sont
Et puis, vous avez une somme de force et de vertu dont
Joseph, et bien d'autres en sa place, ne se senthraient peut-
être point capables.
— Je ne vous entends point, dit Thérence.
— Si fait moi, dit Brulette. Joseph craignait sans doute
de se laisser jeter un charme par votre beauté, et de vous
aimer pour cela, sans pouvoir vous donner tout son cœur,
comme vous le méritez.
— Oh I dit Thérence, toute rougissante d'orgueil fâché,
c'est juste de cela que je me plains! Joseph a craint de m'en-
tratner dans quelque faute, dites le mot. Il n'a pas compté
sur ma raison et sur mon honneur. Eh bien, son estime
m'eût consolée, au lieu que son doute est une chose humi-
liante. N'importe, Brulette, je lui pardonne tout, parce que
je n'en souffre plus et me sens au-dessus de lui; mais rien
n'ôtera du fond de mon cœur que Joseph a été ingrat en-
vers moi et qu'il a vu petitement son devoir. Je vous di-
rais : N'en parlons plus, si je n'étais obligée de vous racon-
ter le reste ; mais il le faut, autrement vous ne sauriez quoi
penser de la conduite de mon fVère.
— Ah! Thérence, dit Brulette, il me tarde bien d'appren-
dre de vous d'il n'y a pas eu de suites à un malheur qui
nous tourmentait tous là-bas !
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LES MAITRES SONNEURS 881
— Mon firèfe, dit Thérence, n'a pas fait Ce qu'on sMma-^
ginait Au lieu de s^en aller cacher son malheureux secret
dans Jes pays éloignés, il est rerenu sur ses pas au bout de
huit jours. H a été chercher le carme à son couvent, qui
est du côté de Montluçon^ où il savait qu'il le trouverait re*
venu de sa tournée;
» Frfere Nicolas, qu'il lui a dit , je ne peux pas vivre
avec un mensonge si lourd sur le cœur. Vous m'avez dit
de m'en confesser à Dieu, mais il y a sur la terre une justice
qui, pour n'être pas toujours bien rendue, n'en est pas
moins une loi venue du ciel. Il faut donc que je me con-
fesse aussi aux hommes et que j'endure la peine et le blâme
que j'ai pu mériter.
> — Un moment, mon fils, a répondu le moine ; les hom-
mes ont inventé la peine de mort, que Dieu réprouve, et ils.
vous tueront peut-être volontairement pour avoir tué par
mégarde*
» — Ça n'est pas possible, a dit mon iVère. Jen'ai pas voulu
tuer, et je le prouverai.
D^ Vous le prouverez par témoins, a dit le moine; alors
vous compromettrez vos compagnons^ votre chef, qui est
mon neveu et qui n'est pas plus assassin que vous dans son
intention : vous les exposerez à être tourmentés et vous
vous verrez entraîné à trahir les jurements que vou3 avez
faits à votre confrérie. Tenez, restez à mon couvent et at-
tendez-moi. Je me charge d'arranger tout, pourvu que vous
ne me demandiez pas trop comment, b
»Là dessus le carme a été trouver son abbé, lequel Ta ren-
voyé devant son évêque^ celui que, dans les campagnes,
nous appelons le grand prêtre, comme dans les temps an-
ciens, et qui est évêque de Montluçon. Le grand prêtre ,
qui a le pouvoir d'être écouté des plus grands juges, a dit
et fait des choses que nous ne savons point; puis il a mandé
mon frère devant lui et lui a dit : a Mon fils, confessez-
vous à moi comme à Dieu, b Et Huriel ayant dit toute la
vérité de bout en bout, Pévêque lui a dit encore: « Faites-
en pénitence, mon fils, et repentez-vous. Votre affaire est
arrangée devant les hommes; vous n'en serez jamais in-«
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j»S LJES MAITRES SONNEURS
quiété; mais tous devez apaiser le Tnécontentement de
Dieu, et pour cela, je tous engage à quitter la compagnie
atla confrérie des muletiers^qui sont gens sans .religion et
dont les pratiques secrètes sont contraires aux lois du ciel
et de la terre. » Et mon frère lui ayant humblement remon^
tré qu'il s'y trouvait pourtant d*honnêtes gens : a C'est tant
pis, a dit le grand prêtre. Si les honnêtes gens qui s*y trou«
vent refusaient les serments qui s'y font^ le mal sortirait de
cette société-là, et ce serait une corporation d'ouvriers aussi
estimable que toute autre.x>
. » Mon frère a réfléchi aux paroles du grand prêtre, et aurait
souhaité réformer les mauvaises coutumes de ses confrères,
ce qui lui paraissait plus utile que de les abandonner. Il a
donc été les irbuver et leur a fort bien parlé, à ce qu'on m*a
dit; mais, après l'avoir écouté très-doucement, ils lui ont
répondu ne pouvoir et ne vouloir rien changer dans leurs
usances. Sur quoi, il leur a payé le dédit convenu, a vendu
tous ses mulets, et n'a gardé que son clairin pour notre ser-
vice. Par ainsi, Brulette, ce n'est pas un muletier que vous
allez voir, mais un bon et solide fendeux de bois qui tra-
vaille avec son père.
— Et qui a dû avoir un peu de peine à s'y habituer, peut-»
être? dit Brulette, cachant malle plaisir qu'elle goûtait dans
toutes ces nouvelles.
— S*il a senti quelque peine à changer de travail, répon-
dit Thérence, il s'en est consolé en se souvenant que vous
aviez peur des muletiers, et que dans vos pays, on les avait
en abomination. Mais puisque j'ai contenté votre impatience
de savoir comment mon frère était sorti de ses peines, il
faut que vous m'entendiez vous reparler de Joseph, pour
vous en apprendre une chose qui vous fâchera peut-être,
belle Brulette, et vous étonnera encore plus.
Comme Thérence disait cela avec un peu de malice et de
gaieté, Brulette ne s'en inquiéta pmnt, et la pria de s'ex««
pliquer,
—Sachez donc, dit Thérence, que nous avons passé ces
trois derniers mois en la forêt de Montaigu, où nous avons
rencontré Joseph bien portant, mais toiyours sérieux e^
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LES MÀITBES SONNEURS S»
comme recueilli en lui-môme; et, si vous voulez connattie
où il est, je vous dirai que nous l'avons laissé par là avec
mon père, qui Taide à se faire recevoir maître sonneur;
car vous savez, ou ne savez pas, que cela aussi est une con*
firérie, et qu'il y faut des pratiques dont on ne dit pas le se-
^ cret. Joseph a été embarrassé d'abord en nous voyant* Il se
sentait honteux pour me parler, «t nous eût peut-être évi«<>
tés, si mon père, après lui avoir reproché son manque de
fiance et d'amitié, ne l'eht retenu, sachant bien qu'il lui
était encore nécessaire. En s'assurant que j'étais tranquille
et sans mauvaise ressouvenance, Joseph s'est enhardi &
nous redemander notre amitié, et mêmement a tâché de
s'excuser de sa conduite ; mais mon père, qui ne lui vou-
lait point laisser mettre le doigt sur la blessure, a tourné la
chose en plaisanterie, et lui a fait travailler le bois et la mu-
sique, à seules fins de le mener vilement au bout de sa
tâche.
Or, comme il ne nous parlait point de vous autres, je
m'en suis étonnée, et l'ai questionné beaucoup sans en pou-
voir tirer un mot. Ni mon frère ni moi n'avions de vos nou-
velles, qui ne nous sont venues que la semaine dernière,
quand nous avons passé par notre paysd'Huriel. Nous étions
donc tourmentés à votre sujet, et mon père ayant dit un
peu vivement à Joseph que s'il avait des lettres de son pays,
il devait au moins nous dire qui vit ou qui meurt, Joseph
lui a répondu : a Tout le monde va bien et moi aussi, d Et ,
il disait cela d'une voix qui sonnait bien creux.
Mon père, qui n'y va point par quatre chemins, lui 9
commandé de parier; mais lui, d'un ton raide: a Je vous
dis, mon maître, que tous nos amis de là-bas sont contents,
et que si vous me voulez accorder votre fille en mariage, je
serai aussi content que les autres. »
Nous avons pensé d'abord qu'il devenait fou, et ne lui
avons répondu qu'en riant, encore que son air nous donnftt
de l'inquiétude; mais il y revint sérieusement deux jours
après et me demanda à moi-même si j'avais de l'amitié pour
loi» Je n*eus point d'autre vengeance à faire d'une oflbe si
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â» LES MAITRES SONNEUR
tardive que de lui répondre : a Oui, Joseph, j-ai de ramitté
pour vous, comme Brulette en a. »
Il serra la bouche, baissa la tête et n'y revint pas.
Mais mon frère l'ayant pris dans un autre moment, en
a eu cette réponse : a H uriel, je ne pense plus à Brulette, et te
prie de ne m'en jamais parler. »
Il n'y a pas eu moyen d'en tirer davantage, sinon qu'il
voulait, aussitôt qu'il serait reçu maître sonneur, aller pra-
tiquer un bout de temps en son pays, pour montrer à sa
mère qu'il était en état de la soutenir; après quoi, il irait se
fixer avec elle dans la Marche, ou dans le Bourbonnais si je
voulais être sa femme.
Alors il y a eu entre mon père, mon frère et moi de
grandes explications. Tous deux me voulaient faire confesser
que j'y consentirais peut-être ; mais Joseph y revenait trop
tard pour moi, et j*avais fait trop de réflexions à son sujeL
J'ai refusé tranquillement, ne sentant plus rien pour lui, et
sentant bien aussi qu'il n'avait jamais rien eu pour moi. Je
suis fille trop fière pour vouloir être un remède contre le
dépit. J'ai pensé 'que vous lui aviez écrit pour lui ôter l'es-
pérance...
— Non, dit Brulette, je ne l'ai point fait, et c'est tout bon-
nement grâce à Dieu qu'il m'a oubliée. C'elst peut-être qu'il
vous connaît mieux, maThérence, et que...
— Non, non, dit résolument la ûlle des bois: si ce n'est
par dépit contre votre indifférence, c'est alors par dépit
contre ma guérison. Il ne ferait donc cas de moi que parce
que je n'en fkis plus assez de lui I Si c'est là son amour, ce
ne serait pas le mien, Brulette! Tout ou rien; oui pour
. la vie en toute franchise, ou non pour la vie en toute
liberté!
» Mais voilà cet enfant qui s'éveille, et je vous veux emme-
ner à ma demeurance du moment, qui est ce vieux château
du Ghassin.
— Ne nous direz-vous, au moins, fit Brulette, bien intri-
guée de tout ce qu'elle apprenait, comment et pourquoi vous
êtes dans le pays d'ici ?
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LES MAITRES SONNEURS 281
— Vous ôte& trop pressée de savoir, répolQdit Thérence ;
soyez-le donc un peu plus de voir !
fit la prenant par le cou avec son beau bras nu, tout brun
dufoieil, elle remmena sans lui donner le temps de ramask
ser Chariot, qu'elle prit comme un ehebrillon sous son autrp
bras, encore qu'il fût déjà lourd comme un petit bœuf.
Le fief du Chassinaété un château, j'ai ouï dire, avecju»*
tice et droits seigneuriaux ; mais, dans «e temps-là, il n'en
restait déjà plii3 que le porche qui est une pièce de consé-
quence, lourdement bâtie, et si «paisse qu'il y a des cham-
bres logeables dans les côtés. Il me paraîtrait même que la
bâtisse que je vous nomme un porche, et dont l'usage n'est
guère facile à expliquer à présent (de la manière qu'il est
construit), était une voûte servant d'entrée à d'autres bâti-
ments; car, de ceux qui restent autour du préau et qui ne
sont que mauvaises étables et granges délabrées , je ne
sais quelle défense on aurait pu tirer, ni quelles aises on eût
pu s'y donner. Il y avait encore cependant, à l'heure que je
vous raconte, trois ou quatre chambres dégarnies qui pa-
raissaient anciennes; mais si jamais gros seigneurs s'y sont
logés pour leur plaisir, il ne leur en fallait^uère.
C'est pourtant dans cette masure que le bonheur attendait
quelques-uns de ceux dont je vous dis l'histoire, et comme
s'il y avait un je ne sais quoi de caché dans l'homme, qui le
régale par avance des biens qui lui sont promis, Brulette et
moi ne trouvâmes rien de laid ni de triste en cet endroit.
Le préau herbu, entouré de deux côtés par les ruines, des
deux autres par le petit bois dont nous sortions ; la grande
haie où déjà je m'étais étonné de voir des arbustes connus
seulement dans les jardins des riches, ce qui marqaait que
le lieu avait eu des soins et des agréments ; le gros portail
trapu, tout encombré de décombres, où l'on voyait pourtant
des bancs de pierre, comme si au temps jadis quelque guet-
teur avait eu charge de garder cette baraque réputée pr^
deuse ; des ronces si longues qu'elles couraient d'un bout à
l'autre de ce chétif enclos : tout cela, encore que semblable
à une prison fermée d'oubli et de délaissement plus qu'au-
trefois de guerre et de méfiance, nous parut cependant ai-
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m LES MAITRES SONNEURS
màUe comme le soleil de printemps qui en perçait les bar*
rières et eil séchait l'iiumidité. Peut-être aussi que la vuede
notre vieille connaissance^ le clairin d'Huriel, qui paissait là
en liberté/ nous fut un avant-goût de la présence d'un vrai
ami. Je compte qu'il nous reconnut, car il vint se faire ca*
resser, et Brulette ne se put tenir de baiser la lune blancbe
qu'il avait au front.
— Voilà mon cbâteau, dit Thérence en nous menant à
une cbambre où déjà étaient installés son lit et ses petits
meubles, et vous voyez, à côté, celle de mon frère et de
mon père.
— Il va donc venir, le grand bûcbeux? m'écriai- je en
sautant d*aise ; à la bonne heure 1 car je ne connais pas dQ
chrétien plus à mon goût.
— Et raison vous avez, fit Thérence en me tapant sur l'o*
reille d'un air d'amitié. Il vous aime aussi. Eh bien, vous
le verrez, si vous voulez revenir la semaine prochaine^ et
même... l^ais c'est trop tôt vous parler de cela* Voilà le pa«
tron qui arrive.
Brulette rougit encore, pensant que ce fût Huriel que
Thérence appelait ainsi ; mais ce n'était qu'un bourgeois
étranger, lequel avait acheté la coupe de la forêt du Ghassin.
Je dis forêt parce que, sans doute, il y en avait une au-
trefois, qui continuait la petite et belle futaie de chênes que
nous avions avisée de l'autre côté de l'eau. Puisque le nom
s'en est conservé, il faut croire qu'il n'y a pas été donné
pour rien. Par la conversation que cet acheteur de bois eut
avec Thérence, nous fûmes bien vite au fait. Il était du
Bourbonnais et connaissait, de longue date, le grand bû-
cheux et sa famille pour gens de bon travail et de parole
certaine. Étant en quête, par son état, de beaux arbres pour
la marine du roi, il avait découvert cette cQupe vierge»
chose rare en nos pays, et avait confié Tentreprise de l'a-*
batage et du débiiage au père Bastion, à quoi cèlui-«i s*é«
tait décidé d'autant mieux que son fils et sa fiHe, sachant
Tendroit voisin du nôtre» avaient fait grand'fête à l'idée
de venir passer tout l'été et peut-être partie de l'hiver aiHr
près de nous. .
dby Google
LES MAITRES SONNEURS 988
Le grand bûcheux avait donc le ehoix et la gourerne de
ses ouvriers par un contrat à forfait avec le fournisseur des
chantiers de l'État; et pour faciliter son exploitation, ce
fournisseur avait fait consentir le propriétaire de la forêt à
lui céder gratis Tusance du vieu^f château, où lui, bour*
geois, se serait senti bien mal logé, mais où une famille de
bûcheux se trouverait mieux, dans la saison avancée, que
sous ses cabanes de pieux et de bruyères.
Huriel et sa sœur étaient arrivés depuis le malin seule-
ment; l'une avait commencé de s'installer, tandis que l'au-
tre avait été faire connaissance avec le bois, le terrain et
lesgensdu pays.
Nous entendîmes que l'acheteur rappelait à Thérence, qui
paraissait s'entendre aussi bien qu'homine que ce fût aux
affaires du bûchage^ une condition de son accord avec le
père Bastien. C'était qu'il n'emploierail que des ouvriers
bourbonneux pour le débitage des tiges, vu qu'eux seuls en
savaient le ménagement, et non point ceux du pays, qui lui
gâteraient ses plus belles pièces. « C'est bien, lui répondit la
fille des bois; mais pour le fagotage, nous prendrons qui
nous voudrons. Nous ne sommes point d'avis de retirer tout
ouvrage aux gens d'ici, qui nous molesteraient et nous
prendraient en haïtion. Ils y sont déjà assez portés envers
tout ce qui n'est pas de leur paroisse.»
—Or donc, Bruletle, nous dit-elle quand fut parti le palron,
qui avait établi son quartier à Sarzay, m'est avis que si rien
ne te retient dans ton village, tu pourrais bien faire faire à
ton grand-père un joli emploi de son été. Tu m*as dit qu'il
était encore bon ouvrier, et il aurait affaire à un bon chef,
qui est mon pèi^ et qui lui en laisserait prendre à son aise.
"Vous vous logeriez ici sans rien dépenser, nous ferions mé-
nage ensemble... ,
Et comme Bruletle mourait d'envie de dire oui, et n'osait
point se trahir encore, Thérence ajouta :— Si tu barguignes,
je croirai que tu as le cœur engagé dans ton endroit, et que
mon frère arrive trop lard.
— '^Trop tard? fit une voix bien sonnante qui venait de la
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234 LES IfAITRES SONNEURS
petite fenêtre grillagée de lierre : que le bon Dieu fasse men-
tir cette parole-là!
ËtHuriel, beau et frais comme un bomme joli qu'il était
quand le charbon ne lui faisait plus de tort, entra vitement
et enleva Brulette dans 6es bras pour lui baiser fortement
les joues, car il n'était pas façonnier et ne connaissait point
la retenue un peu glaçante des gens de chez nous. Il pa^
raissait si content, criait si haut et riait si fort qu'il n'y avait
pas moyen pour elle de s'en fâcher. Il me bigea aussi comme
du pain, et sautait par la chambre comme si la joie et i'**-
mitié lui eussent fait l'effet du vin nouveau.
Il^is, tout d'un coup, ayant observé Chariot, il s'arrêta ,
regarda d'un autre côté, s'efforça pour dire deux ou trois
mots qui n'avaient point rapport à lui, s*assit sur le lit de sa
sœur et devint si pâle que je crus qu'il s'en allait en pâ-
moison;
— Qu'est-ce qu'il a donc? cria Thérence étonnée ; et, lui
touchant la tête, elle dit : — Ah ! mon Dieu, ta sueur se
glace sur toi ! Tu le sens donc malade?
— Non, non, fit Huriel en ce relevant et se secouant C'est
la joie, le saisissement... ce n'est rien I '
A ce moment-là, la mère de la mariée vint nous deman-
der pourquoi nous avions quitté la noce, et si Brulette ou
l'enfant n'étaient point malades. Voyant que nous avions
été retenus par une compagnie étrangère, elle invita très-
honnêtement Huriel et Thérence à venir se divertir avec
nous, au repas et à la danse. Cette femme, qui était ma
tante, étant sœur de mon père et du défunt père à Brulette,
me paraissait être dans le secret de la naissance de Chariot,
car il n'avait été fait aucune question sur lui, et on en avait
eu grand soin en son logis. Mêmement, elle avait dit à son
monde que c'était un petit parent, et les gens du Chassin
n'en avaient pris aucun soupçon.
Comme Huriel, qui était encore troublé dans ses esprits,
remerciait ma tante sans se décider è rien, Thérence le ré^
veilla en lui disant que Brulette était obligée de reparaître
à la noce et que s'il ne l'y suivait, il perdrait l'occasion de
l'amener à ce qu'ils souhaitaient tous les deux. Mais Huriel
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LES MAITRES SONNEURS 235
était devenu inquiet et eomme hésitant, lorsque Brulette
loi dit: — Est-ce que vous ne me vouler point faire dan-
ser aujourd'hui?
— Vrai , Brulette? lui dit-il en la regardant bien aux yeux :
souhaitez-vous m'avoir pour danseur ? •
— Oui, car je me souviens que vous dansez au mieux.
— Est-ce là toute la raison de votre souhait ?
Brulette fut embarrassée, trouvant que ce garçon était
bien pressé de la faire expliquer, et n'osant cependant pas
revenir à ses petits airs dégagés d'autrefois, tant elle crai-
gnait de le voir se dépiter ou se décourager encore. Mais
Thérence essaya de la retirer de sa peine en faisant rcpro-
ahe à Huriel d'en trop demander pour le premier jour.
— Tu as raison, sœur, répondit-il. Et pourtant je ne puis
me comporter autrement. Écoutez, Brulette, et pardonnez-
moi. Il faut que vous me promettiez de n'avoir pas d'autre
danseur que moi à cette fête, ou je n'irai point.
— Eh bien, voilà un drôle de garçon! dit ma tante qui
était une petite femme gaie et prenant tout pour le mieux.
h vois bien, ma Brulette, que c'est un galant pour toi, et
m'est avis qu'il n'en tient pas à moitié ; mais apprenez, mon
enfant, dit-elle à Huriel, que ce n'est pas la coutume de no-
tre pays de tant montrer ce qu'on pense, et qu'on ne danse
ici plusieurs fois de suite qu'avec une fille dont on a, en
promesse, le cœur et la main.
— C'est ici comme chez nous, ma bonne mère, répondit
Huriel, et cependant il faut qu'avec ou sans promesse de son
cœur, Brulette que voilà me fasse promesse de sa main
pour toute la danse*
— Si cela lui convient, je ne l'empêche pas, reprit ma
tante. Elle est raisonnable et sait très-bien se conduire $
mais j'ai devoir de l'avertir qu'il en sera beaucoup parlé.
—Frère, dit Thérence, je crois que tu tieviens fou. Est-ce
comme cela qu*il faut être avec cette Brulette que tu con-
nais si retenue, et qui ne t'a pas encore donné les droits
que tu réclames?
— Oh I que je sois fou, qu'elle soit retenue, tout cela se
peut, tlit Huriel ; mais il faut que ma folie ait raison et que
•
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236 LES MAITRES SONNEURS
fia retenue ait torl aujourd'hui, tout de suit^. Je ne lui de*
mande rien autre chose que de me souffrir auprès d'elle
jusqu'à la fin de cette noce. Si elle ne veut plus entendre
parler de moi après, elle en sera maîtresse.
— Ces! bien, dit ma tante ; mais le tort que vous lui aurez
fait, si vous vous Vêtirez d'elle, qui le réparera?
— Elle sait, dit Huriel, que je ne me retirerai pas.
— Si tu le sais>^dit ma tante à Brulette, voyons, explique*
toi ; car voilà une affaire à quoi je ne comprends rien. T'es-tu
donc accordée avec ce garçon dans le Bourbonnais?
-* Non , répondit Huriel, sans laisser à Brulette le temps
de parler. Je ne lui ai rien demandé, jamais 1 Ce que je lui
demande à cette heure, c'est à elle, à .elle toute seule et
sans consulter personne, de savoir si elle me le peut oc-
troyer.
Brulette, tremblante comme une feuille^ s'était tournée
vers le mur et cachait sa figure dans ses mains. Si elle était
contente de voir Huriel si résolu auprès d'elle, elle était fâ-
chée aussi de le voir prendre si peu d'égard pour son na-
turel craintif et incertain. Elle n'était pas bâtie comme
Thérence, pour dire comme cela un beau oui tout de suite
et devant tout le monde; si bien que, ne sachant comment
en sortir, elle s'en prit à ses yeux et pleura.
Xlmgi-étmLÎcm» Tctllée.
—Vous êtes un véritable imbriaque, mon ami, dit ma tante
à Huriel, en lui donnant une tape pour le retirer de Bru-
lette, dont il s'était approché tout ému; et, prenant les mains
de sa nièce» elle la consola en la priant doucement de lui
dure tout ce que cela pouvait signifier.
<— Si ton grand-père était là, lui dit-elle, c'est lui qui
m'expliquerait de quoi il retourne entre toi et ce garçon
étranger, et il faudrait s'en rapporter à son jugement ; mais,
puisque je te sers ici de père et de mère, c*est à moi que tu
dois confiance. Souhaites-tu que je te débarrasse des pour-r
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LES MAITRES SONNEURS SOJ
suites qu'on te fait, et qu'au lieu d'inviter ce badin ou ce
brutal, car je ne sais de quel nom rappeler, je le prie de
nous laisser tranquilles?
— Eh bien, s'écria Huriel, ce que je réclame c'est qu'elle
dise sa volonté, à quoi je me rangerai sans dépit, et en ]ui
conservant mon estime et mon amitié. Si elle me croit badin
ou brutal, qu'elle me consigne. Parlez, Brulette; je serai
toigours votre ami et votre serviteur : vous le savez bien.
— Soyez ce que vous voudrez, dit enfin Brulette en se le-
vant et en lui tendant la main ; vous m'avez défendue dans
une occasion si dangereuse, et vous avez souffert pour moi
de tels soucis, que je ne peux ni ne veux vous refuser une
aussi petite cbose que de danser ajrec vous tant qu'il vous
plaira.
— Songez à ce que vous dit votre tante, répliqua Huriel
en lui tenant la main. Il en sera parlé, et s'il n'en résulte
rien de bon entre nous deux, ce qui, de votre part, est en-
core possible, tout arrangement ou projet que vous auriez
pour .un autre mariage en sera gâté ou retardé.
—Eh bien, le mal n'en serait pas si grand, répondit Bru-
lette, que celui où, sans réflexion ni crainte, vous vous êtes
jeté pour moi. Ma tante, excusez-moi, ajouta-t-elle, si je
ne peux pas vous expliquer cela tout de suite ; mais croyez
que vôtre nièce vous aime, vous respecte , et n'aura jamais
rien à se reprocher devant vous.
—J'en suis bien assurée, dit la bonne tante en l'embrassant;
mais que répondrons-nous aux questions qui nous seront
faites?
— Rien, ma tante, dit résolument Brulette, rien du touti
Je suis payée pour ne me point embarrasser des questions,
et vous savez que j'en ai l'habitude.
Alors Huriel baisa, par cinq ou six fois, la main de Bru-
lette, en lui disant :
^ Merci, la mignonne de mon cœur; je ne vous ferai pas
repentir de ce que vous m'accordez là.
*- Venez-vous, grand obstiné? lui dit ma tante. Je ne
peux pas me détarder plus longtemps, et si je n'emmène
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9» LES MAITRES SONNEURS
vitement Brulette, la mariée est capable de qaitter son
monde pour la venir réclamer ici.
— Allez, allez, Brulette, fit Thérence, et kdssez<-moi cet
enfant; je vous réponds d'en avoir soin.
— Ne venez- vous donc point, ma belle Bourbonnaise? dit
ma tante, qui ne se pouvait lasser de regarder Thérence
comme une merveille. Je compte bien sur vous aussi,
— J'irai plus tard, ma brave femme, dit Thérence. Pour
le moment, je veux donner à mon fr^e des habits conve-
nables pour vous faire honneur; car nous voilà encore tous
les deux dans nos effets de voyage.
La tante emmena Brulette, qui voulait emmener Chariot;
mais Thérence insista pour le garder, voulant que son frère
eût le loisir d'être avec sii mie sans le trouble et l'embarras
de ce petit enfant. Cela n*était point du goût de Chariot, qui,
voyant emmener sa mignonne, commença de brailler et de
se débattre dans les bras de la Bourbonnaise; mais elle, le
regardant d'un air sérieux et volontaire, lui dit : — Tu vas te
taire, mon garçon; il le faut, c'est comme ça.
Chariot, qui ne s'était jamais vu commander, fut si étonné
d'un ton pareil qu'il accota tout de suite; mais, comme je
voyais Brulette angoissée de le laisser dans les mains d'une
fille qui, de sa vie, n'avait touché un marmot, je lui promis
de le rsy^ener moi-même dès qu'il serait besoin , et la
poussai à suivre notre petite tante, qui commençait à s'im-
patienter.
Huriel, poussé, de son côté, par sa sœur, entra dans sa
chambre pour se raser et faire sa toilette ; et moi, restant seul
avec Thérence, je l'aidai à défaire ses coffres et à déplier les
habits, tandis que Chariot, tout maté, la regardait d'un air
ébahi. Quand j'eus porté à Huriel les effets dont Thérence
me chargeait les bras, je revins pour lui demander si elle
n'allait pas aussi s'habiller, et lui offrir de promener l'en-
fant pendant ce temps-là.
— Quant à moi, répondit-elle en mettant ses affîquets sur
son lit, j'irai si Brulette s'en tourmente; mais, si elle peut
m'oublier un peu, je vous confesse que j'aimerais mieux
rester tranquille. Pans tous les cas, je serai prête en un
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LES MAITRES SONNEURS W
momeiity et n*ai besoin de personne pour me conduire. Je
sais habituée à chercher et h préparer les logements en
TOjage, comme un vrai sergent en campagne, et ne suis
embarrassée de rien, en quelque lieu que je me trouve.
— Vous n'aimez donc pas la danse, lui dis-je, puisque ce
n*est pas la honte des nouvelles connaissances qui vous fait
préférer de rester seule au logis?
— Non, je n'aime pas la danse, répondit-elle,'ni le bruit,
ni la table, [ni surtout le temps perdu qui laisse venir
fennui.
— Mais On n'aime pas toujours la danse pour la danse.
Vous avez donc crainte ou répugnance des propos que les
garçons font avec les jeunes filles?
— Je n'ai répugnance ni crainte, dit-elle simplement.
Gela ne m'amuse pas, voilà tout. Je n'ai pas l'esprit de Bru-
lette. Je ne sais répondre à propos, ni plaisanter, ni pousser
personne à la causerie. Je suis sotte et rêvasseuse, enfin
je m'imagine d*être aussi mal placée en une compa-
gnie que le serait un loup ou un renard que l'on inviterait
à danser.
— Vous n'avez pourtant mine de loup ni d'aucune bête
chafouine, et vous dansez d'une aussi belle grâce que
les branches des saules quand un air doux les caresse.
Je lui en aurais dit davantage, mais Huriei sortit de sa
chambre, beau comme un soleil, et plus pressé de s'en aller
que moi, qui me serais bien convenu en la compagnie de sa
sœur. Elle le retint un peu pour lui arranger sa cravate et
lui nouer ses jarretières de dessus, ne le trouvant jamais
assez bien pour être digne de danser toute une noce avec
Brulette; et ce faisant : -- Nous expliqueras-tu, lui dit^elle,
pourquoi tu t'es montré si jaloux de ne la laisser se divertir
qu'avec toi? Ne crains-tu pas de la choquer par un si prompt
commandement?
— TiennetI dit Huriei, s'arrètant tout d'un coup de 3'ar-
ranger, et prenant Chariot qu'il mit sur la table pour le
regarder tout son soûl, à qui est cet enfant-là?
Thérence, étonnée, demanda d'abord à lui, pourquoi il
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aïO LES MAITRES SONNEURS
faisait cette question-là, et ensuite à moi, pourquoi je n*y
répondais point.
Nous nous regardions tous les trois dans les yeux, comme
trois essottis, et j'aurais donné gros pour pouvoir répondre^
car je voyais bien qu'une pierre menaçait de nous tomber
sur la tête. Enfin, je pris courage en me souvenant de ce
que j*avais senti, ce jour-là môme , d'honnêteté et de vérité
dans les yeUx de ma cousine, à une pareille question que je
lui avais faite; et allant lout de suite de Favant, je répondis
à Huriel : — Mon camarade, si tu viens en notre vil-
lage, beaucoup de gens te diront que Chariot est l'enfant de
Brulette.,.
Il ne me laissa pas continuer, et, prenant le petit, il le
toucha et le retourna comme un chasseur qui examine un
gibier de rencontre. Craignant quelque id^ de colère, je
voulus lui retirer l'enfant, mais il le retint en me disant :
— Ne crains rien pour ua pauvre innocent; je ne suis pas
un mauvais cœur, et si je lui trouvais de la ressemblance
avec elle^ peut-être qu'en détestant mon sort, je ne pourrais
pas m'empêcher d'embrasser cette ressemblance; mais il
n'y en a point, et j'ai beau me questionner le sang, cet en-
fant, dans mes bras, ne me donne ni chaud ni froid.
— Tienuet, Tiennet, répondez-lui I s'écria Thérence sor-
tant comme d'un rêve ; répondez-moi aussi, car je ne sais
point ce que cela veut dire, et je deviens folle d'y songer.
Il n'y a point de tache dans notre famille, et si mon père le
croyait...
Huriel lui coupa la parole. — Attends , ma sœur, dit-il.
Un mot de trop serait bien vite dit, et c'est à Tiennet de
nous répondre. Une fois, deux fois, Tiennet, toi qui es un
honnê^ homme, dis-moi à qui est cet enfant-là.
— Je te jure Dieu que je ne le sais pas, lui répon-
dis-je.
— S'il était à elle, tu le saurais?
— Il ne me semble point qu'elle eût pu me le ca-
cher.
— T'a-t-elle jamais caché quelque autre chose ?
— Jamais.
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LES MAITRES SONNEURS 2H
•« Gonnaît^elle I^s parents de cet enfant?
— Oiri, mais elle ne veutpas seulement qu'on la questionne
— Nie-t-ellc que l'enfant soit à elle?
— Personne n*a jamais osé le lui demander!
— Pas même toi?
Je racontai en trois mots ce que je savais, ce que je croyais,
et je finis en disant: — Rien ne peut me servir de preuve
pour ou cont]re Brulette; mais, j'ai beau faire, je ne peux
pas la soupçonner.
— Eh bien, ni moi non plus! dit Huriel. Et, donnant un
baiser à Chariot, il le remit par terre.
— Ni moi non plus, dit Thérence; mais pourquoi cette
idée est-elle venue à d'autres, et comment t'est-elle venue à
loi, mon fVère, en regardant cet enfant? Je a'avais pas seu-
lement songé à demander s'il était neveu ou cousin de Bru-
lette. Je me disais qu'il était apparemment de sa famille, et
il me sufflsait de le voir sur ses bras pour que je voulusse le
prendre sur les miens.
— Il faut donc que je t'explique cela, dit Huriel, encore
que les mots me brûlent la bouche. Eh bien oui^ j'aime
mieux le dire I Ce sera Tunique fois, car mon parti est pris»
quoi qu'il y ait, quoi qu'il arrive! Sache, Thérence, qu'il y
a trois jours, quand nous avons quitté Joseph à Montaigu...
tu sais comme je partais le cœur libre et content ! Joseph
était guéri, Joseph renonçait à Brulette, Joseph te demandait
en mariage, et Brulette n'était pas mariée ! il le disait. Il la
regardait comme libre aussi, et, à toutes mes questions, il
répondait : 0 Comme tu voudras, je n'en suis plus amou-
reux ; tu peux l'aimer sans que je m'en inquiète. »
<r Eh bien, sœur, au moment où nous le quittions,'il me
retint par le bras et me dit, pendant que tu montais sur la
charrette : « Est-ce donc vrai? est-ce décidé, Huriel, que tu
vas au pays de chez nous? Et ton idée est-elle de faire la
cour à celle que j'ai tant aimé>e?
5— Oui, lui dis-je, puisque tu veux le savoir. C'est mon
Idée, et tu n'as plus le droit de revenir sur la tienne, ou je
) 14
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S«2 LES MAITRES SONNEURS
croirais que ta as voulu te jouer de moi en me demandant
ma sœur.
»— -Cela n'est pas, a répondu Joseph; mais je crois que je
le trahirais, à cette heure, si je te laissais partir sans te dire
une triste chose. Dieu m'est témoin q\ie de telles paroles ne
me seraient jamais sorties de la bouche contre une personne
dont le père m'a élevé, si tu n'étais pas là tout prêt à faire
une faute. Mais , comme ton père m'a élevé aussi, donnant
rinstruction à mon esprit, comme l'autre avait donné le soin
et la nourriture à mon corps, je crois que je suis obligé à la
vérité. Sache donc, Huriel, qu'au temps où je quittais Bru-
lette par amour, Brulette avait déjà eu, à mon insu, de l'a-
mour pour un autre, et qu'il y en a une preuve aujourd'hui
bien vivante , qu'elle ne prend même pas le soin de
cacher. A présent, fais comme tu voudras, je n'y veux plus
penser. »
JD Là-dessus, Joseph a tourné le dos et s'est enfui dans
le bois.
9 II avait l'air si agité, et moi, je sentais tant d'amour et
de foi dans mon cœur, que j'ai accusé ce malheureux jeune
homme d'un mouvement de folie et de mauvaise rage. Tu
te souviens, ma sœur, que tu m'as trouvé changé et que tu
m'as cru malade pendant que nous allions au bourg d'Huriel.
Quand nous avons été là, tuas trouvé chez nos parents deux
lettres de Brulette, et moi trois lettres de Tienne!, toutes déjà
anciennes^ et qu'on avait manqué à nous envoyer, malgré
qu^on nous l'eût si bien promis. Ces lettres-là étaient si sim-
ples, si bonnes, et marquaient tant de vérité dans l'amitié,
que j'ai dit : a Marchons ! » et les paroles de Joseph ont passé
de mon esprit comme un mauvais rêve. J'en avais honte
pour, lui; je ne voulais pas m'en souvenir. £t quand, tout à
L'heure, j'ai vu là, Brulette, avec son air si doux, et sa mo-
destie qui me charmait tant par le passé, je jure Dieu que
j'avais oublié tout, aussi bien oublié que la chose qui n'a
jamais été. La vue de cet enfant m'a tué! Et voilà pourquoi
j'ai voulu savoir si Brulette était libre de m'aimcr. Elle l'est,
puisqu'elle m'a promis de s'exposer pour moi à la critique
et au délaissement des autres. Eh bien, puisqu'elle ne dépend
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LES MAITRES SONNEURS M3
de personne, si elle a eu un malheur dans sa vie... que jéle
oroie un peu ou pas du tout... qu'elle le confesse ou s'en
justifie... c'est tout un : je l'aime !
-^ Tu aimerais une fille déshonorée? s'écria Thérence.
NOD, non! pense à ton père, à ta sœurl Ne va pas à cette
noce avant que nous sachions la vérité. Je n'accuse pas
Bruiettey je ne crois pas à Joseph. Je suis sûre que Brulette
est sans tache, mais encore faut-il qu'elle le dise^ et elle
fera mieux, elle le prouvera. Allez la chercher, Tiennet. U
faut qu>Blle s'explique tout de suite, avant que mon frère
fasse un de ces pas qu'un honnête homme ne peut plus
faire en arrière.
— Tu n'*iras pas, Tiennet, dit Huriel, je te le défends. Si,
eomme je le crois, Brulette est aussi innocente que ma
sœur Tbérence, il ne lui sera pas fait l'injure d'une
question avant que je lui aie fait, moi, l'honneur de ma
parole.
— Penses-y, mon frère. ^ dit encore Thérence.
— Ma sœur, répondit Huriel, tu oublies une chose : c'est
que, si Brulette a fait une faute, moi, j'ai fait un crime, et
que, si Tamour l'a entraînée à mettre un enfant dans le
monde, moi, l'amour m'a entraîné à mettre un homme dans
la terre 1
Et comme Thérence insistait : — Assez, assez 1 lui dit-il
en l'embrassant et en la repoussant. J'ai beaucoup à me
faire pardonner avant de juger les autres : j'ai tué un
homme 1 Disant cela, il s'enfuit sans vouloir m'attendre,
et je le vis courir vers la maison de la mariée, qui fumait
<le cuisiile et grouillait do vacarme emmi toutes celles du
▼illage. ^
*- Ah ! dit Thérence en le suivant des yeux, mon pauvre
frère n'a pas oublié son malheur 1 et peut-être qu'il ne s'en
consolera jamais !
— n s'en consolera, Thérence, lui dis-je, quand il se verra
aimé de celle qu'il aime, et je vous réponds qu'il l'est déjà
et depuis longtemps.
— Je le crois bien aussi, Tiennet; mais si cette fille n'était
pas digne de lui!
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M4 LES MAITRES SONNEURS
— Voyons, ma belle Thérence, ètes-rous donc si sévère
que vous feriez péché mortel d'un malheur arrivé à une
enfant; et, qui sait?... peut-être par surprise ou par
force?
— Ce n'est pas tant le malheur ou la faute que je blâme-»
rais, que les mensonges de la bouche ou de la conduite qui
en auraient été la conséquence. Si, du premier jour, votre
cousine avait dit à mon frère : a Ne me recherchez pas»
j'ai été trompée ou violentée, d j'aurais compris que mon
frère n'en tînt compte et pardonnât tout à la frange con*
fession ; mais se laisser tant courtiser et admirer sans rien
dire... Voyons, Tiennet, ne savez^vous vraiment rien? Ne
pouvez-vous, à tout le moins, deviner ou supposer quelque
chose qui me tranquillise? J'aime tant Brulette, que je ne
me sens point le courage de la condamner. Et pourtant que
me dira mon père, s'il pense que j'aurais dû tout faire pour
retenir Huriel dans un pareil danger?
^ Thérence, je ne peux rien vous dire, sinon que, moins
que jamais, je doute de Brulette; car, si vous voulez savoir
quelle était la ^ule personne que je pusse soupçonner de
l'avoir abusée, et sur qui les accusations du monde eussent
un peu d'apparence de raison, je vous dirai que c'était
Joseph, lequel m'en paraît aussi blanc que neige, d'après ce
que votre frère vient de nous en apprendre. Or, il n'y avait
au monde, à ma connaissance, qu'un autre garçon, je ne dis
pas capable, mais en position, par son amitié avec Brulette,
de se laisser détourner de son honneur par une mauvaise
tentation. Ce garçon-là, c'est moi. Eh bien, le croyez-vous,
Thérence? Regardez-moi dans les yeux avant de mfe répon-
dre. Persqnne ne me Ta jamais imputé, que je sache, mais
je pourrais en être le païen tout de même, et vous ne me
connaissez point assez pour être sûre de mon honnêteté et
dejna parole. Voilà pourquoi je vous dis, regardez à ma
figure si le mensonge et la lâcheté s'y peuvent loger à' leur
aise?
Thérence fit ce quo je lui disais et me regarda sans mon-
trer d'embarras, puis elle me dit :
— Non, Tiennet, vous n'êtes pas dans le cas de mentir.
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les: MAITRES SONNEURS ' 945
comme ça; et si tous êtes tranquille sur Bîulette, je sens
que je dois l'être aussi. Allons, mon garçon, allez-vous^n
à la fête : je n*ai plus besoin de vous ici*
— Si fait, lui dis-je. Cet enfant va vous embarrasser.
Il D'est pas bien commode avec les personnes qu'il ne con-
naît point, et je voudrais ou l'emmener ou vous aider à ie
garder.
— Il n'est pas commode? dit Thérence en le prenant sur
ses genoux. Bahl qu'est-ce qu'il y a donc de si malaisé à
gouverner une marmaille comme ça? Je n'y ai jamais
essayé, mais il ne me paraît pas qu'il y faille tant de ma-
lice. Voyons, mon gros gars, que te faut-il? Veux-tu point
manger?
— Non, dit Chariot, qui boudait sans oser le m<Hi-
trer.
— Oui«dà, c'est comme il te plaira I Je ne te force point;
mais quand tu souhaiteras ta soupe, tu pourras la demander;
je veux bien te servir, et mêmement t'amuser, si tu t'ennuies.
Dis, veux-tu t'amuser avec moi?
— Non, dit Chariot en fronçant sa figure bien fière-
ment.
— Or donc, amuse-toi tout seul, dit tranquillement Thé-
rence en le mettant à terre. Moi, je vas aller voir le beau petit
cheval noir qui mange dans la cour.
Elle fit mine d'y aller. Chariot pleura. Thérence fit
semblant de ne pas Fëntendre, jusqu'à ce qu'il vtnt à
eUe.
— Eh bien, qu'est-ce qu'il y a? dit-elle, comme étonnée ;
dépèchè-toi de le dire, ou je m'en vas; je n'ai pas le temps
d'attendre.
— Je veux voir le beau petit cheval noir, dit Chariot en
sanglotant.
— En ce cas, viens, mais sans pleurer, car il se sauvB
quand il entend crier les enfants.
Chariot rentra son dépit et alla caresser et admirer le
clairin.
— Veux-tu monter dessus? dit Thérence.
— Non, j'ai peur
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216 LES MAITRES SONNEURS
— Je to Uendrai.
— Non, j'ai peur.
— Eh bien, n'y monte pas.
Au bout d'un moment, il y voulut monter.
— Non, dit Thérenoe, tu aurais peur.
— Non.
— Si fait, je te dis.
— Eh non 1 dit Chariot.
Elle le mit sur le cheval, qu'elle fit marcher en tenant
l'enfant lûen adroitement, et, quand je les eus regardés un
bon moment, je fus bien assuré que les caprices de Chariot
ne pouvaient pas tenir contre une volonté aussi tranquille
que celle de Thérence. Elle s'y prenait tout aussi bien, dès
le premier jour, pour gouverner un marmot naturellement
dirâcile, que Brulette y était arrivée par une année de pa-
tience et de fatigue, et l'on voyait que le bon Dieu Tavaii
faite pour être bonne mère sans apprentissage. Elle en de-
vinait les finesses et les forces, et s'y prêtait sans se tour-
menter, s'étonner ni s'impatienter de rien.
Chariot, qui se croyait le maître avec tout le monde, fut
étonné de voir qu'il ne l'était, avec elle, que de bouder contre
lui-même,et qu'elle s'en embarrassait si peu, que c'était peine
perdue. Aussi, au bout d'une demi-heure, devint-il tout à
fait gentil, demandant de lui-même ce qu'U souhaitait, et se
dépêchant d'accepter ce qui lui était offert. Thérence le fit
manger, et j'admirai comme, de son* propre jugement, elle
sut mesurer ce qu'il lui fallait, sans trop ni trop peu, et comme
elle sut ensuite l'occuper à côté d'elle, touten s'occupant elle-
même, causant avec lui comme avec une personne raison-
nable, et lui donnant tant de confiance, sans avoir Tair de
le questionner, qu'il lui eut bientôt défilé tout son chapelet
de disettes, dont il avait l'habitude de se faire prier quand
on s'en montrait trop curieux. Et mêmement, il se trouvait
si content avec elle et si fier de savoir causer, qu'il s'impa-
tientait contre les mots qu'il ne connaissait point, et rendait
son idée par des mots de son invention,qui n'étaient du tout
sots ni vilains.
— Qu'est-ce que vous faites donc là, Tiennet? me dit«<eUe
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^ LES MAITRES SONNEURS 24T
tout d'un coup, comme pour me faire entendre que je res-
tais trop longtemps.
Et, comme j'avais déjà inventé cinquante petites histoires
pour ne pas m'en aller, je me trouvai à court, et ne sus rien
lui dire, sinon que j'étais occupé à la regarder.
— Est-ce que ça vous amuse? fit-elle.
— Je ne sais pas, lui répondis-je. Autant vaut demander
au blé s'il est content de se sentir pousser au soleil.
— Oh ! oh I il paraît que vous êtes devenu malin pour
tourner les complimepts! mais pensez donc que c'est peine
perdue avec moi, qui n'y comprends rien et n'y sais lien
répondre.
— Je n'y connais rien non plus, Thérence. Tout ce que je
veuï dire, c'est qu'à mon idée, il n'y a rien de si beau et de
si sahi à voir qu'une jeune ûlle prenant son plaisir dans la
causette d'un' petit enfant.
-—Est-ce que ça n'est pas naturel? dit Thérence. Il me
semble, à moi, que je rentre dans la vérité des choses du
bon Dieu, en regardant et en écoutant ce marmot. Je sens
bien que je ne vis pas, à l'ordinaire, comme une femme doit
aimer à vivre; mais je n'ai pas choisi mon sort, et l'état
voyageur et abandonné que je mène est dans mon devoir,
puisque j'y suis le soutien et le bonheur de mon père. Aussi»
je ne m'^i plains pas et ne souhaite pas une vie qui ne serait
pas la sienne; seulement, je comprends bien le plaisir des
autres; celui que Brulette a dans la société de son Chariot,
qu'il soit à elle ou au bon Dieu, me serait très-doux aussi.
Je n'ai pas eu souvent l'occasion d'un si gentil divertisse-
ment, et je peux^ bien le prendre où je le trouve. Vrai,
c'est une jolie compagnie que ce petit bonhomâie, et je
ne savais pas que ça pouvait avoir tant d'esprit et de con-
naissance,
— Et pourtant, mignonne, ce Chariot n'est aimable que
par les grands soins de Brulette, et il lui a fallu s'amender
beaucoup pour l'être autant que celui que Dieu a fait gentil
le son naturel.
— Vous m'étonnez grandement, dit Thérence. S'il y a des
enfonts plus gentils que celui-là, on est trop heureux de
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ai8 LES MAITRES SONNEURS
pouvoir vivre avec eux. Mais en voilà assez» Tiennet. Allez-
vous-en, ou Ton viendra vous chercher et on voudra aussi
m'emmener, ce qui me contrarierait, je vous le confesse,
car je suis un peu lasse et je me trouve si bien d*ètre là tran-
quille avec ce petit, qu'on ne me rendrait pas service en me
dérangeant sitôt.
11 fallut bien obéir, et je m'en allai le cœur tout rempli
et tout révolutionné des idées qui me venaient au siyet de
cette fille.
Wfai|rMr*isièaM veUlce.
Ce n'était pas seulement la beauté surprenante de Thé-
rence qui m'occupait l'esprit, mais un je ne sais quoi qui
me la faisait paraître au-dessus de toutes les autres. Je m'é-
tonnais d'aimer tant Brulette, qui lui ressemblait si peu, et
j'allais me demandant si l'une des deux était trop franche ou
Fautre trop fine. Dans mon jugement, Brulette était plus aima-
ble, ayant toujours quelque chose de gentil à dire à ses amis,
et sachant les retenir autour d'elle par toutes sortes de petits
commandements dont les garçons se sentent flattés, parce
qu'ils aiment à se croire nécessaires. Tout au rebours, Thé-
rence vous marquait franchement n'avoir aucun besoin de
vous, et semblait môme étonnée ou ennuyée que l'on fît
attention à elle. Toutes deux sentaient leur prix cependant;
mais tandis que Brulette se donnait la peine de vous le faire
sentir aussi, l'autre avait l'air de ne vouloir qu'une estime
pareille à celle qu'elle pourrait vous rendre. Et je ne sais
comment ce grain de fierté, plus caché, me paraissait
une amorce qui donnait la tentation en même temps que la
peur.
Je trouvai la danse enrayée tout au mieux, et Brulette
voltigeant comme un papillon aux mains et aux bras d'Hu-
riel. Il y avait tant de feu sur leurs visages, elle paraissait
si ivrée au dedans et lui au dehors, qu'ils ne voyaient et
n'entendaient rien autour d'eux. La musique les enlevait,^
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LES MAITRES SONNEURS M
mais je crois bien que leurs pieds ne se sentaient point
toucher la terre, et que leurs esprits dansaient dans le
paradis. Comme, parmi ceux qui mènent la bourrée, il y en
a peu qui n'aient point une amour ou une grosse fantaisie en
la tête, on ne faisait pas seulement attention à eux, et il y
avait tant de vin, de bruit, de poussière, de cbansous et de
joyeuses paroles dans Tair chaud de la noce, que le soir
arriva sans que l'assistance prît grand souci du contente*
ment particulier d'un chacun.
Brulette ne se dérangea que pour me demander nouvelles
de Chariot et pourquoi îhérence ne venait point; mais elle
se tranquillisa aisément sur mes réponses, et Huriel ne lui
donna pas le temps d'en écouter bien long sur la conduite
de son gars.
Je ne me sentais point^en goût de danser, car il se faisait
que je ne trouvais là aucune iQlle jolie, encore qu'il y en eût;
mais pas une ne ressemblait à Thérence, et Thérence ne me
sortait point de la tête. Je me mis en un coin pour regarder
son frère, afin d'avoir quelque nouvelle à lui en donner
quand elle me questionnerait. Huriel avait si bien oublié son
tourment, qu'il était tout bonheur et toute jeuoesse. Il se
trouvait bien assorti avec Brulette, en ce qu'il aimait le
plaisir et le bruit autant qu'elle, quand il s*y mettait, et il
avait le dessus sur tous les autres garçons, en ce qu'il ne se
lassait jamais à la. danse. Chacun sait qu'en tout pays, les
femmes enterrent les hommes à la bourrée et tiennent en**
core sans débrider quand nous sommes crevés de soif et de
diaud. Huriel n'était curieux de boire ni de manger, et on
aurait dit qu'il avait juré de rassasier Brulette de son meil-
leur divertissement; mais, au fond, je voyais bien qu'il y
prenait son propre plaisir, et qu'il aurait fait le tour de la
terre sur un pied^ pourvu que cette légère danseuse fUt' à
son bras.
A la fin, . plusieurs garçons, ennuyés d'être refusés par
Brulette, observèrent qu'il y avait un étranger bien favorisé
d'elle, et on commença d'en causer autour des tables. Il faut
vous dire que Brulette, qui ne s'était pas attendue à se tant
divertir, et qui avait un peu de mépris dorénavant pour tous
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250 LES MAITRES SONNEURS
les galants des environs, à cause du mauvais comportement
de leurs langues, ne s'était point mise dans de grands atours.
Elle avait plutôt Pair d^une petite nonne que de la reine de
chez nous; et, comme il y avait là de grandes toilettes de
gala, elle n*avait pas fait les beaux effets du temps passé*
Cependant, quand elle se fut animée à la danse, force fut
de se rappeler que nulle ne pouvait lui être comparée, et
ceux qui ne la connaissaient point ayant questionné ceux
qui la connaissaient, il en fut dit du mal et du bien autour
de moi.
J'y prêtai l'oreille, voulant en avoir le cœur net, et ne
donnai point à connaître qu'elle était ma parente. Alors
j'entendis revenir l'histoire du moine et de Tenfant, de
Joseph et du Bourbonnais, et il fut dit que ce n'était peut-
être pas Joseph l'auteur du péché, mais bien ce grand garçon
si empressé auprès d'elle et paraissant si sûr de son fail
qu'il ne souffrait personne autre s'en approcher.
— Eh bien, dit l'un, si c'est lui et qu'il vienne à répara-
tion, mieux vaut tard que jamais.
— Ma foi, dit un autre, elle n'avait pas mal choisi. C'est
un gars superbe et qui paraît très-bon enfant,
— Après tout, dit un troisième, ça fera un beau couple,
et quapd le prêtre y aura passé, ça sera aussi bon qu'un
autre ménage.
Par là, je vis bien qu'une femme n'est jamais perdue tant
qu'elle a une bonne protection, mais qu'il en faut une fran-
che et finale, car cent ne valent rien, et tant plus s'en mê-
lent, tant plus la rabaissent et lui font tort.
Dans ce moment-là, ma tante prit Huriel à part, et, l'a-
menant auprès de moi, lui dit :
— Je vous veux faire trinquer une verrée de mon vin à
ma santé, car vous me réjouissez l'âme de si bien danser,
et de mettre si bien en train le monde de ma noce.
Huriel avait regret de quitter Brulette pour un moment;
mais la maîtresse du logis était fort décidée, et il n'y avait
pas moyen de lui refuser une politesse.
Ils s'assirent donc à un bout de table, qui se trouvait vide,
une chandelle posée entre eux, et se voyant face à face. Ma
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LES MAITRES SONNEURS S51
tante Marghitonne était, comme je tous l'ai dit, une toute
petite femme qui avait oublié d'être sotte. Elle portait la plus
drôle de figure qu'on pût voir, très-blanche et très-fraîche,
encore qu'elle eût la cinquantaine et mis au monde quatorze
enfants. Je n'ai jamais vu un si long nez, avec de si petits
yeux, enfoncés de chaque côté comme par une vrille, mais
si vifs et si malins qu'on ne les pouvait regarder sans avoir
envie de rire et de bavarder.
Je vis pourtant qu'Huriel était sur ses gardes, et qu'il se
méfiait du vin qu'elle lui versait.Il trouvait dans son air quel-
que chose de moqueur et de curieux, et, sans savoir trop
pourquoi, il se mettait en défense. Ma tante, qui, depuis le
matin, n'avait pas reposé une minute de remuer et de cau-
ser, avait grand'soif pour de bon , et n'eut point avalé trois
petits coups, que le bout pointu de son grand nez devint
rouge cooime une senelle, et que sa grande bouche, où il y
avait des dents blanches et serrées pour trois personnes plu-
tôt que pour une, se mit à rire jusqu'aux oreilles. Pourtant,
elle n'était pas dérangée dans son jugement, car jamais
femme ne porta mieux la gaieté sans outrance et la malice
sans méchanceté.
— Ah çà, mon garçon, lui dit-elle, après beaucoup de
propos en l'air, qui ne lui avaient servi qu'à faire passer la
première soif, vous voilà, pour tout de bon, accordé avec ma
Brulette ? Il n'y a point à reculer, car ce que vous souhaitiez
est arrivé : tout le monde en cause, et si vous pouviez enten-
dre, comme moi, ce qui se dit de tous les côtés, vous verriez
qu'on vous met sur le dos le futur aussi bien que le passé de
ma jolie nièce.
Je vis que cette parole enfonçait un couteau dans le cœur
d'Huriel et le faisait tomber des étoiles dans les épines; mais
il y fit bonne contenance et répondit en riant :
— Je souhaiterais, ma bonne dame, avoir eu le passé,
car tou.t en elle n'a pu être que beau et bon ; mais si j'ai le
futur seulement, je me tiendrai pour bien partagé du bon
Dieu.
— Et sage vous serez, riposta ma tante, riant toiyours, et
le regardant de près avec ses petits yeux verts qui ne voyaient
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SSa LES MAITRES SONNEURS
pas de loin, de telle façon qu'on eût dit qa'elle lui voulait
percer le front avec son nez efQlé. Quand on aime, on aime
tout, et on ne se rebute de rien.
—C'est ma volonté, dit Uuriel d'un ton sec qui ne démonta
point ma tante.
— Et c*est d'autant mieux de votre part, que la pauvre
Brulette a plus d'ordre que de bien. Vous savez sans doute
que toute sa dot tiendrait bien dans votre verre, et si, n'y a-
t-il point de louis d'or dans son compte.
— £b bien, tant mieux, dit Huriel; le compte en sera fait
vilement, et je n'aime point à perdre mes heures dans les
additions.
— D'ailleurs, fit ma tante, un enfant tout élevé est un em-
barras de moins dans un ménage, surtout si le père fait son
devoir, comme il le fera, je vous en réponds !
Le pauvre Huriel eut chaud et froid ; mais, pensant que
ce fût une épreuve, il la soutint et dit :
— Le père fera son devoir, moi aussi, j'en réponds 1 car il
n'y aura pas d'autre père que moi pour tous les enfants nés
ou à naître.
— Oh! quant à ça, reprit-elle, vous n'en serez pas le
maître, je vous en donne ma parole 1
— J'espère que si, dit-il en serrant son verre, comme s'il
l'eût voulu écraser dans ses doigts. Quiconque abandonne
son bien n'a plus à y repêcher, et je suis un gardien assez
fidèle pour ne point souffrir les maraudeurs.
Ma tante allongea sa petite main sèche et la passa sur le
ftront d'Uuriel. Elle y sentit la sueur, encore qu'il fût très-
pâle; et, changeant tout à coup sa mine de malin diable en
une figure bonne et franche comme Tétait le fond de sen
cœur:
— Mon garçon, lui dit-elle, mettez vos coudes sur la ta-
ble et venez ici tout auprès de ma bouche. Je vous veux
donner un bon baiser sur la joue.
Huriel, étonné de son air attendri, se prêta à sa fantaisie*
Elle releva les cheveux épais de sa tempe et avisa le gage
de Brulette, qu*il portait toujours, et que sans doute elle
connaissait. Alors, approchant sa grande bouche, conune si
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LES MAITR^ES SONNEURS 253
elle l'eût vouluf mordre, elle lui glissa quatre ou cinq paroles
dans le tuyau de l'ouïe, mais si bas, si bas, que je n'en pus
rien attraper. Puis elle €gouta tout haut, en lui pinçant le
bout de l'oreille :
— Allons I voilà une oreille très-fidèle, mais convenez
qu'elle en est bien récompensée ?
Huriel ne fit qu'un saut par-dessus la table, renversant les
verres et la cjiandelle que je n'eus que le temps de rattra-
per. Il se trouvait déjà assis auprès de ma petite tante et
l'embrassait aussi fort que si elle eût été la mère qui Tavait
mis au monde. Il paraissait comme fou, criait et chantait,
buvait et trinquait, et ma petite tante, riant comme une pe-
tite crécelle, lui disait en choquant son verre :
— A la santé du père de votre enfant!
C'est ce qui prouve, dit elle aussitôt en se retournant vers
moi, que les plus malins sont quelquefois ceux qu'on croit
les plus sots, de même que les plus sots se trouvent être
ceux qui se croient bien malins. Tu peux le dire aussi, toi,
mon Tiennet, qui as le cœur droit et la parenté fidèle, et je
sais que tu t'es conduit avec ta cousine comme si tu lui
eusses été frère. Tu mérites d'en être récompensé, et je
compte que le l)on Dieu ne te fera pas banqueroute. Un jour
ou l'autre il te donnera aussi ton parfait contenteme];it.
Là-dessus elle s'en alla, et Huriel, me serrant dans ses
bras:
— Ta tante a raison, me dit-il; c'est la meilleure des
femmes. Tu n'es pas dans le secret, mais ça ne fait rien. Tu
n'en es que meilleur ami : aussi... donne-moi ta parole,
Tiennet, que tu viendras travailler ici tout l'été avec nous,
car j'ai mon idée sur toi, et, si Dieu m'assiste, tu m'en remer-
cieras bel et bien.
— Si je t'entends, lui dis-je, tu viens de boire ton vin bien
pur, et ma tan^e en a retiré le brin de paille qui t'aurait fait
tousser; mais ton idée sur moi me paraît plus difficile à
contenter.
— Ami Tiennet, le bonheur se gagné, et si tu n'as pas
une idée contraire à la mienne...
— J'ai peur de l'avoir trop pareille; mais ça ne suffit pas.
15
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3il LES MAITRES SONNEURS
— Sans doute ; mais qui ne risque rien n'a rien. Es-tu si
Berrichon que tu ne veuilles tenter le sort?
— Tu me donnes trop bon exemple pour que j'y fasse le
couard, répondis-je; mais crois-tu donc...
Brulette vint nous interrompre, et nous vîmes à son air
qu'elle ne se doutait toujours de rien.
— Asseyez-vous là, dit Huriel en l'attirant sur ses genoux,
comme cela se fait chez nous sans qu'on y v^e du mal ; et
dites-moi, ma chère mignonne, si vous n'avez point envie
de danser avec quelque autre que moi? Vous m'avez donné
et tenu parole ; c'est tout ce que je souhaitais pour m'ôter un
ebagrin que j'avais sur le cœur; mais si vous pensez qu'on
en parlera d'une manière qui vous fâcherait, me voilà sou-
mis à votre plaisir, et ne danserai plus qu'à votre comman-
dement.
— Est-ce donc, maître Huriel, répondit Brulette, que vous
êtes las de ma compagnie, et que vous souhaitez faire con-
naissance avec les autres jeunesses delà noce?
— Oh 1 si vous le prenez comme ça,s'écria Huriel tout éperdu
de joie, à la bonne heure! Je ne sais pas seulement s'il y a
ici d'autres jeunesses que vous et ne veux pqs le savoir.
Alors, il lui présenta son verre, la priant d'y toucher avec
ses lèvres, et but ensuite de grand cœur. Puis il cassa le
verre pour qiie nul autre ne s'en pût servir, et emmena dan-
ser sa fiancée, tandis que je me pris à réfléchir sur la chose
qu'il m'avait donnée à entendre et dont je me sentais tout
je ne sais comment.
le ne m'étais pourtant pas encore tâté de ce côté-là, et il
ne m'avait jamais semblé que je fusse de nature assez ar-
dente pour m'éprendre, à la légère, d'une fille aussi sé-
rieuse que Thérence. Je m'étais sauvé du dépit de ne point
plaire à Brulette, par mon humeur gaie et complaisante à la
distraction; mais je ne pouvais pas penser à Thérence sans
une sorte de tremblement dans la moelle de mes os, comme
si l'on m'eût invité à voyager en pleine mer, moi qui n'avais
jamais mis le pied sur un bateau de rivage.
«Est-ce que, par hasard, pensais-je, j'en serais tombé
amoureux aujourd'hui, sans le savoir? Il faut le croire,
V
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LES MAITRES SONNEURS 255
puisque voilà Huriei qui m'y poiisse, et dont Toeil aura saisi
la vérité sur ma figure; mais je n'en suis pas certain, parce
que je me sens comme étouffé depuis tantôt, et il me sem-
blait que l'amour devait prendre plus gaiement que ra. »
Tout en devisant avec moi même, je me trouvai, je ne
saurais dire comment, arrivé au vieux chAteau. Ce vieux
tas de pierres dormait à la lune, aussi muet que ceux qui
Tout bâti; seulement une petite clarté, sortantde la chambre
que Thérence y occupait sur le préau, annonçait que les
morts n'en étaient plus les seuls gardiens. Je m'avançai
bien doucement, et, regardant à travers le feuillage de la
petite croisée, qui n'avait ni vitrage ni boisure, je vis la
belle iille des bois disant sa prière, à genoux, auprès de son
lit, où Chariot était couché et dormait h pleins yeux.
Je vivrais bien cent ans que je n'oublierais point la figure
qu'elle avait dans ce moment-là. C'était comme une image
de sainte, aussi tranquille que celles que l'on taille en pierre
pour les églises. Je venais de voir Brulette, aussi tmllante
qu'un soleil d'été, dans la joie de son amour et le vol de sa
danse ; Thérence était là, seule et contente, aussi blanche
que la lune dans la nuit claire du printemps. On entendait
au loin la musique des noceux; mais cela ne disait rien à
l'oreille de la fille des bois, et je pense qu'elle écoutait le
rossignol qui lui chantait un plus beau cantique dans le
buisson voisin.
Je ne sais point ce qui se fit en moi; mais voilà que, tout
d'un coup, je pensai à Dieu, idée qui ne me venait peut-
être pas assez souvent, dans ce temps de jeunesse et d'ou-
bliacce où j'étais, mais qui me plia les deux genoux, comme
par un secret commandement, et me remplit les yeux do
larmes qui tombèrent en pluie, comme si un gros nuage
venait de se crever dans ma tête.
Ne me demandez point quelle prière je fis aux bons an-
ges du ciel. Je ne m'entendais pas moi-même. Je n'f usse
pas encore osé demander à Dieu de me donner Thérence,
mais je crois bien que je le requis de me rendre mieux mé-
ritant pour un si grand honneur.
Quand je me relevai de terre, je vis que Thérence avait
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256 LES%IAITRES SONNEURS
lini son oraison et qu'elle s'apprêtait à dormir. Elle avait
ôté sa coiffe, et j'appris qu'elle avait des cheveux noirs qui '
lui tombaient en grosses tresses jusqu'aux pieds ; mais devant
qu'elle eût ôté la première épingle de son habillement, vous
me croirez si vous voulez, je m'étais déjà sauvé, comme si
j'eusse craint d'être en délit de sacrilège. Je n'étais pourtant
pas plus sot qu*un autre, et je n'avais point coutume de
bouder le diable; mais Thérence me tenait le cœur en res-
pect comme si elle eût été cousine de la sainte Vierge.
Comme je sortais du vieux château, un homme, que jeue
voyais pas dans l'ombre du portail, me surprit en me portant
la parole :
— Hé, l'ami, disait-il, apprenez-moi si c'est là, comme je
pense, l'ancien château duChassin? ,
— Le grand bûcheux 1 m'écriai-je, le reconnaissant à la
voix. Et je l'embrassai d'un si grand cœur qu'il en fut
étonné, car il n'avait pas autant souvenir de moi comme j'a-
vais de lui.
Mais sitôt qu'il m'eut remis, il me fit grandes amitiés et
me dit :
— Apprends-moi vitement, mon garçon, si tu as vu mes
enfants, ou si tu les sais arrivés en cet endroit.
— Ils y sont depuis ce matin, répondis-je, ainsi que moi
et ma cousine Brulette. Votre fille Thérence est là, bientran-
qujlle, tandis que ma cousine est, ici près, à la noce d'une
autre cousine, avec votre cher bon fils Hiu*iel.
— Dieu merci 1 dil le grand bûcheux, je n'arrive pas trop
tard, et Joseph est, à cette heure, sur la route de Nohant,
où il croit bien les trouver ensemble.
— Joseph? il est donc venu comme vous? On ne vous at-
tendait tous deux que dans cinq ou six jours, et Huriel nous
disait...
— Tu vas savoir comment tournent les choses de ce
monde, dit le père Bastien en me tirant un peu sur le che-
min, afin de n'être entendu que de moi. De toutes les choses
qui vont au gré du vent, la cervelle des amoureux est la
plus légère. Huriel t'a-t-il raconté tout ce qui regarde
Joseph?
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LES MAITRES SONNEURS 257
— Oui, de tous points, que je crois.
— Joseph, en voyant partir Huriel et Thérence pour le
pays d*ici, lui parla dans l'oreille ; sais-tu ce qu*il lui a dit?
— Oui, je le sais, père Bastien; mais...
— Tais-toi, car, moi aussi, je le sais. Voyant mon fils
changer de couleur, et Joseph se sauver dans le bois d*un
air tout singulier, j'allai après lui et lui commandai de me
dire quel secret il venait de raconter à Huriel. « Mon maître,
dit Joseph, je ne sais pas si j'ai bien ou mal fait ; j'ai cru
y être obligé, et voilà ce que c'est; je vous le dois pareille-
ment. » Lè-dessus, il me raconta avoir reçu une lettre de son
pays, où on lui apprenait que Brulette élevait un enfant
qui ne pouvait être que le sien; et, me .disant cela avec
beaucoup de souffrance et de dépit, il me conseilla for-
tement de courir^ après Huriel pour l'empêcher d'aller faire
une grande sottise, ou boire une grosse honte.
» Quand je l'eus questionné sur l'âge de Tenfant, et qu'il
m'eut fait lire la lettre qu'il avait toujours sur lui, comme
s'il eût voulu porter ce remède sur la blessure de son amour,
je ne me sentis pas du tout persuadé qu'on ne se fût point
moqué de lui, d'autant que le garçon Carnat, qui lui écri-
vait cette chose, en réponse à un5 avance de Joseph pour
se faire honnêtement agréer sonneur de musette eu son
pays, paraissait y avoir mis de la malice pour empêcher son
retour. Puis, me rappelant la décence et la modestie de la
petite Brulette, je me persuadai de plus en plus qu'on lui fai-
sait injure, et ne pus m'empôcher de railler et de blâmer
Joseph pour avoir cru si légèrement à une affaire si vi-
laine.
» J'aurais sans doute mieux fait, mon bon Tiennet, de le
laisser, méprise ou non, dans la croyance que Brulette était
indigne de son attachement; mais que veux-tu? l'esprit de
justice conduisait ma langue et m'empêchait de songer aux
conséquences. J'étais si mécontent de voir diffamer une pau-
vre honnête fille, que je parlais comme je m'y sentais poussé.
Cela fit sur Joseph plus d'effet que je n'aurais cru. Il tourna
vitement du tout au tout, et, versant des larmes comme un
enfant, il se laissa choir à terre, déchirant ses habits et s'ar-
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258 LES MAITRES SONNEURS
racbant les' cheveux, avec tantde chagrin et de colère contre
lui-même, que j'eus grand* peine à l'apaiser. Par bonheur
• que sa sanlé est devenue pareille à la tienne, car, un an plus
tôt, ce désespoir, qui le secouait si fort, l'aurait tué.
»Je passai le restant du jour et toute la veillée seul à seul
avec lui à lâcher de lui remettre Tesprit. Ce n'était point
facile pour moi. D'une part, je sais que mon fils, depuis
le premier jour où il a vu Brulette, s est pris pour elle d'une
amour très-obstinée, et qu'il n'a été raccommodé avec
la vie que le jour où Joseph ne s est plus mis en travers de
son espérance. Do Tautre part, j'ai pour Joseph une grande
amitié aussi, et je sais que Brulette est dans son idée depuis
qu'il est au monde. Il me fallait sacrifier l'un des deux, et je
me deman<iais si je ne serais pas un égoïste de père en me
prononçant pour la satisfaction de mon fils au détriment de
mon élève.
» Tiennet, tu ne connais plus Joseph, et peut-être ne fas-
tu jamais bien connu. Ma fille Thérence a pu t'en parler un
peu sévèn ment. Elle ne le juge pas de la même manière
que moi. Elle le croit égoïste, dur et ingrat. H y a du vrai
là dedans; mais ce qui l'excuse devant mes yeux ne peut
l'excuser devant les yeifx d'une jeunesse comme elle. Les
femmes, mon petit Tiennet, ne nous demandent que de les
aimer. Elles ne prennent que dans leur cœur la subsistance
de leur vie. Dieu 1rs a faites comme ça, et nous en sommes
heureux quand nous sommes dignes de le comprendre.
— Il me semble, observai-je au grand bûcheux, que je le
comprends à cette heure, et que les femmes ont grandement
raison de ne vouloir de nous que notre cœur, car c*est la
meilleure chose que nous ayons.
— Sans doute, sans.doute, mon fils 1 reprit œ grand brave
homme. J'ai toujours pensé ainsi. J'ai aimé la mère de mes
enfants plus que l'argent, plus que le talent, plus que le
plaisir et la gaudriole, plus que tout au monde. Je vois bien
que mon fils Huriel est de mon acabit, puisqu'il a changé,
sans regret, d'état et de goûts pour se rendre capable de
prétendre à firulette. Et je crois que tu penses de même,
puisque tu le dis si franchement. Mais enfin le talent est
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LES MAITRES SONNEURS 29»
quelque chose que Dieu estime aussi, puisqu'il ne le donne
pas à tout le monde, et on doit du respect et du secours à
ceux qu'il a marqués comme les ouailles de son choix.
— Croyez-vous donc que votre fils Huriel n*ait pas au-
tant d'esprit et plus de talent dans la sonnerie que notre
Joset?
— Mon fils Huriel a de l'esprit et du talent. Il a été reçu
maître sonneur à dix-huit ans, et encore qu'il n'en fasse pas
le métier, il en a la connaissance et la facilité; mais il y a
une grande différence, ami Tiennet, entre ceux qui retien-
nent et ceux qui inventent : il y a ceux qui, avec des doigts
légers et une mémoire juste, disent agréablement ce qu'on
leur a enseigné ; mais il y a ceux qui ne se contentent d'au-
cune leçon et vont devant eux, cherchant des idées et fai-
sant, à tous les musiciens à venir, le cadeau de leurs trou-
vailles. Or je te dis que Joseph est de ceux-lè, et qu'il y a
même en lui deux natures bien remarquables : la nature de
la plaine, où il est né, et qui lui donne des idées tranquilles,
fortes et douces, et la nature de nos bois et de nos collines,
qui s'est ouverte à son entendement et qui lui a donné des
idées tendres, vives et sensibles. Il sera donc, pour ceux qui
auront des oreilles pour entendre, autre chose qu'un son-
neur ménétrier de campagne. Il sera un vrai maître sonneur
des anciens temps, un de ceux que les plus forts écoutent
avec attention et qui commandent des changements à la
coutume.
— Vous croyez donc, père Bastien, qu'il deviendra un se-
cond grand bûcheux de votre ordre ?
— Ah ! mon pauvre Tiennet, répondit ïe vieux sonneur
en soupirant, tu ne sais de quoi tu parles, et j'aurais peut-
être de la peine à te le faire comprendre I
— Essayez toujours, lui dis-je, vous êtes bon à écouter,
et il n'est pas bon que je reste toujours simple comme je
suis.
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aeo LES MAITRES SONNEURS
'WlBgi-qaatrienie TctIIce»
— Sache donc, reprit le grand bûcheux, oubliant son ré-
cit aussi bien que moi (car il aimait à causer quand il se
voyait entendu volontiers) , que j'aurais été quelque chose,
si je m'étais donné tout entier et sans partage à la musique.
Je l'aurais pu si je m'étais fait ménétrier, comme c'était
ridée de ma jeunesse. Ce n'est pas qu'on gagne dii talent à
brailler trois jours «t trois nuits durant à une noce, comme
le malheureux que j'entends, d'ici, estropier notre branle
montagnard. On s'y fatigueet on s'y rouille, quand on n'a en
vue que l'argent à gagner; mais il y a manière pour un ar-
tiste de vivre de son corps sans se tuer l'âme dans ce mé-
tier-tà. Comme la moindre fêle rapporte deux ou trois
pistoles, on peut en prendre à son aise, se soutenir fruga-
lement et voyager pour son plaisir et son instruction.
» C'est ce que Joseph veut faire, et ce que je lui ai tou-
jours conseillé. Mais voici ce qui m'arriva, à moi. Je de-
vins amoureux, et la mère de mes chers enfants ne voulut
potnt entendre à être la femme d'un ménétrier sans feu ni
lieu, toujours dehors , passant les nuits en vacarme, les
jours en sommeil, et finissant la vie en débauche ; car, par
malheur, il est rare que l'on s'en puisse préserver toujours
dans un pareil état. Elle me retint donc au travail des bois,
et tout fut dit. Je n'ai jamais regretté mon talent tant qu'elle
a vécu. Pour moi, je te l'ai dit, l'amour était la plus belle
des musiques.
» Resté veuf de bonne heure et chargé de deux jeunes en-
fants , je me suis donné tout à eux ; mais mon savoir s'y est
, bien rouillé, et mes doigts sont devenus crochus, à manier
toujours la serpe et la cognée. Aussi, je te confesse, Tien-
net, que si mes deux enfants étaient établis heureusement
et selon leur C/œur, je quitterais cette tâche pesante de lever
le fer et de fendre le bois, et m'en irais, content et rajeuni,
vivre à ma guise et chercher la causerie des anges jusqu'à
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LES MAITRES SONNEURS 261
ce que la vieillesse me ramenât engourdi et rassasié au
foyer de ma famille.
«Et puis, je me lasse de couper des arbres. Sais-tu, Tien-
net, que je les aime, ces beaux vieux compagnons de ma
vie, qui m'ont raconté tant de choses dans les bruits de
leurs feuillages et les craquements de leurs branches ! Et
moi, plus malsain que le feu du ciel, je les en ai remerciés
en le«r plantant la hache dans le cœur et en les couchant
à mes pieds, comme autant de cadavres mis en pièces !
Ne ris pas de moi, je n'ai jamais vu tomber un vieux chêne,
ou seulement un jeune saule, sans trembler de pitié ou ëe
crainte, comme un assassin des œuvres du bon Dieu, Il me
tarde de me promener sous des ombrages qui ne me re-
pousseront plus comme un ingrat^ et qui me diront enfin
des secrets dont je n'étais pas digne. »
Le grand bûcheux, qui s'était passionné à parler, resta
pensif un moment, et moi aussi, étonné de ne point le trou-
ver aussi fou que tout autre m'eût semblé en sa place, soit
qu'il sût me rendre ses idées, soit que j'eusse moi-même la
tête montée d'une certaine façon.
— Tu penses sans doute, reprit-il, que nous voilà bien
loin de Joseph; mais tu te trompes; nous y sommes d'au-
tant mieux, et, à présent, tu comprendras pourquoi je me
suis décidé, après un peu d'hésitation, à brusquer les pei-
nes de ce pauvre enfant. Je me suis dit, et j'ai vu, à la tour-
nure que prenait son chagrin, qu'il ne pourrait jamais ren-
dre une femme heureuse, et que, partant, il ne serait jamais
heureux lui-même avec une femme, è moins qu'elle ne fût
remplie d'orgueil à cause de lui. Car Joseph, il faut bien le
reconnaître, n'a pas tant besoin d'amitié que d'encourage-
ment ou de louange. Ce qui Ta rendu si épris de Brulette,
^*est que, de bonne heure , elle l'a écouté et excité à la mu- '
sique; ce qui l'a empêché d'aimer ma fille (car son retour
vers elle n'a été que du dépit), c'est-que ma fille lui deman-
dait plus d'attachement que de savoir, et le traitait comme
un fils plutôt que.comme un homme de grand talent.
» J'ose dire, à présent, que j'ai lu dans le cœur de ce gar-
çon et que toute son idée était d'éblouir, un jour, Brulette;
lîi.
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262' ' LES MAITRES SONNEURS
et comme Brulelte élait ternie pour la reine de beauté et de
fierté de son endroit, il aurait, grâce à elle, làté de la royauté
tout son soûl ; mais Brulette, fanée par une faute, ou tout
au moins rabaissée dans Tapparence, Brulette, moquée et
critiquée, n'était plus son rêve. Et moi, qui connaissais aussi
le cœur de mon fils Huriel, je savais qu'il ne condamnerait
pas Brulette sans examen, et que si elle n'avait rien fait de
condamnable, il Taimerait et la soutiendrait d'autant mieux
qu'elle serait plus méconnue.
» Voilà donc ce qui m'a décidé, en fin de compte, à com-
battre l'amour de Joseph, et lui conseiller de ne plus songer
au mariage. Et mêmement, j'ai tâché de lui faire entendre
ce dont j'étais quasiment certain, c'est que Brulette lui pré-
férait mon fils.
»Il a paru se rendre à mes raipns, mais c'était, je pense,
pour s'en débarrasser; car, au petit jour, hier matin, j'ai
vu qu'il faisait ses dispositions pour s'en aller. Encore qu'il
se crût plus fin que moi et comptât pouvoir déloger par sur-
prise, je me suis accrochée lui, jusqu'à ce que perdant pa-
tience, il m'ait laissé voir le fond du sac. J*ai connu alors
que son dépit était gros, et qu'il était décidé à courir après
Huriel pour lui disputer Brulette, si Brulette lui en parais-
sait valoir la peine. Et comme il n'était pas, pour cela, assuré
du dernier point, je pensai devoir le blâmer, voire me mo-
quer d'un amour comme le sien, qui n'était que jalousie sans
estime, et comme qui dirait gourmandise sans appétit.
dII a confessé que j'y voyais clair; mais il est parti quand
même, et, à cela, tu reconnais son obstination. Au moment
de recevoir la maîtrise de son art, et quand le rendez-vous
était pris pour un concours du côté d'Ausances, il a tout
quitté, sauf à être retardé encore longtemps, disant qu'il se
ferait recevoir de gré ou de force en son pays. Le voyant si
bien décidé que, pour un peu, il se serait emporté contre
moi, j'ai pris le parti d^ venir avec lui, craignant quelque
chose de mauvais dans son premier mouvement, ou quelque'
nouveau malheur dans celui d'Huriel. Nous nous sommes
départis l'un de l'autre, seulement à une demi-lieue en sus,
au bourg de Sarzay; et tandis qu'il prenait le chemin de
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LES MAITRES SONNEURS 203
Nohant, j'ai pris celui qui m'a amené ici , espérant bien y
trouver encore Huriei et pouvoir raisonner avec lui; et me
disant, d'ailleurs, que mes jambes me porteraient bien en-
core jusqu'à Nohant, ce soir, si besoin était.
— Par bonheur, vous pourrez vous reposer tranquillement
cette nuit, dis-je au grand bûcheux; nous aviserons demain;
mais êtes-vous donc tourmenté pour tout de bon de la ren-
contre de ces deux galants? Joseph n'a jamais été querel-
leux à ma connaissance, et je Tai toujours vu se taire quand
on lui montrait les dents.
— Oui, oui, répondit le père Bastien, tu as vu cela dans le
temps qu'il n'était qu'un enfant maladif et défiant de sa
force ; mais il n'y a pire eau que celle qui dort, et il n'est
pas toujours sain d'en remuer le fond.
— Ne voulez-vous point entrer dans votre nouvelle de-
meurance et voir votre fille?
— Tu m'as dit qu'elle était là bien tranquille; je n'en suis
donc point en peine, et me sens plus pressé de savoir la vé-
rité sur Brulette ; car, enfin, encore que mon cœur l'ait dé-
fendue , mon raisonnement me dit qu'il faut qu'il y ait eu ,
en sa conduite, quelque petite chose qui prête au blâme, et
j'en dois être juge avant que d'aller plus loin.
J'allais lui raconter ce qui s'était passé une heure aupara-
vant, sous mes yeux, entre Huriei et ma tante, quand Huriei
lui-même arriva vers nous, dépêché par Brulette, qui crai-
gnait la gêne occasionnée à Thérence pour le dormir de
Chariot. Le père et le fils eurent alors une explication où
Huriei , priant son père de ne point lui faire dire un secret
où il avait engagé sa parole, et dont Brulette même ne le
savait pas instruit, lui jura, sur son baptême, que Brulette
était digne en tout d'être bénie par lui.
— Venez la voir, mon cher père, ajouta-tr-il ; cela vous est
bien commode, car, en ce moment, on danse dehors, et
vous n'avez pas besoin d'être invité pour vous trouver là. A
la manière dont elle vous embrassera, vous verrez bien que
jamais fille plus aimable et plus mignonne ne fut plus
saine de sa conscience.
— Je n'en doute plus, mon fils, et j'irai seulement pour te
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«I ^ LES MAITRES SONNEURS
contenter, ainsi que pour le plaisir de lavoir; mais demeu-
rons encore un peu, car je te veux parler de Joseph.
Je pensai devoir les laisser s'en expliquer ensemble, et aller
avertir ma tante de l'arrivée du grand bûcheux, sachant bien
qu'elle lui ferait bon accueil et ne le laisserait point dehors.
Mais je ne trouvai au logis que Brulette toute seule. Toute la
noce, avec la musique en tête, avait été porter la rôtie aux
nouveaux mariés, lesquels s'étaient retirés en une maison
voisine, car il était environ les onze heures du soir. C'est
une ancienne coutume, que je n'ai jamais trouvée bien
honnête, d'aller ainsi troubler, par une visite et des chan-
sons de joyeuseté, la première honte d'une jeune mariée;
et, encore que les autres 'jeunes filles s'y fussent rendues
avec ou sans malice, Brulette avait eu la décence de ne bou-
ger du coin du feu, où je la vis assise, comme surveillant
un reste de cuisine, mais prenant un peu de repos dont elle
avait besoin. Et, comme elle me paraissait assoupie, je ne la
voulus point déranger, ni lui ôter la bonne surprise du ré-
veil que lui ferait le grand bûcheux.
Bien las moi-même, je m'assis contre une table, où j'al-
longeai les deux bras et la tête dessus, comme [on se met
quand on veut se refaire d'une ou deux minutes de som-
meil; mais je pensai à Thérence et ne dormis point. Seule-
ment j'eus, pour un moment bien court, les idées embrouil-
lées, lorsque, à un petit bruit, j'ouvris les yeux sans lever la
tête, et je vis qu'un homme était entré et s'approchait de la
cheminée.
Encore qu*on eût emporté toutes les chandelles pour la
visite aux nouveaux mariés, le feu de fagots, qui flambait,
envoyait assez de clarté dans la chambre pour me laisser
reconnaître bien vite celui qui était là. C'était Joseph, lequel,
sans doute, avait rencontré sur le chemin de Nohant quel-
ques noceux qui, lui apprenant où nous étions, l'avait porté
è revenir sur ses pas. Il était tout poudreux de son voyage
et portait son paquet au bout d'un bâton, qu'il jeta en un
coin, et resta planté, comme une pierre levée, à regarder
Brulette endormie, sans faire attention à moi.
Depuis uii an que je ne l'avais vu, il s'était fait en lui au-
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LES MAltRES SONNEURS 265
tant de changement que dans Tbérence.La santé lui étant
venue plus belle qu'il ne l'avait jamais eue, on pouvait dire
qu'il était joli homme et que sa figure carrée et son corps sec
marquaient plus de muscles que de maigreur. II était jaune
de ligure, autant comme porté à la bile que comme recuit
par le hâle, et ce teint obscur allait bien avec ses grands
yeux clairs et ses longs *cheveux plats. C'était bien toujours
la même physionomie triste et songeuse ; mais il s'y était
mêlé quelque chose de décidé et de hardi qui montrait enfin
le rude vouloir si longtemps caché au dedans.
Je ne bougeai, voulant savoir de quelle façon il aborderait
Brulette et ce qu'on pouvait augurer de sa prochaine ren-
contre avec Huriel. Sans doute il étudiait la figure de Bru-
lette et y cherchait la vérité, et peut-être que sous ses yeux,
clos par un léger somme, il reconnut la paix du cœur; car
la fillette était bien jolie, vue comme cela au feu de l'âtre.
Elle avait encore le teint animé de plaisir, la bouche sou-
riante de contentement, et les fines soies de ses yeux abais-
sés envoyaient sur ses joues une ombre très-douce, qui sem-
blait cligner en dessous, comme ces regards fripons que les
jeunes filles détournent pour mieux voir. Mais elle dormait
pour tout de bon, et, rêvant sans doute d'Huriel» ne songeait
pas plus à amorcer Joseph qu'à le repousser.
Je vis qu'il la trouvait si belle que son dépit ne tenait plus
qu'à un fil, car il se baissa vers elle, et, avec une résolution
dont je ne l'aurais jamais cru doué, il approcha sa bouche
tout près de la sienne et l'eût touchée, si, par je ne sais
quelle bisque qui me vint, je n'eusse toussé fortement pour
arrêter le baiser au passage.
Brulette s'éveilla en sursaut; je fis comme si pareille chose
m'arrivait, et Joseph se trouva un peu sot entre nous deux
qui lui demandions ses portements, sans qu'il y eût appa-
rence de confusion dans Brulette ni de malice dans moi.
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265 LES MAITRES SONNEURS
Y^ing-tp-clmiaiéiiie Tclllee.
Joseph se remit très-vite, et, reprenant son courage,
comme s'il n'en eût point voulu garder le démenti : — Je
suis aise de vous trouver céans, dit- il à Brulette, et, après
un an écoulé sans nous voir , ne voulez-vous plus embrasser
votre ancien ami? Il s'approcha encore; mais elle se re-
cula, étonnée de son air singulier, et lui répondit : — Non,
Joset, je n ai point coutume d'embrasser aucun garçon,
quelque ami ancien qu'il me soit et quelque plaisir que j'aie
à le saluer.
— Vous êtes devenue bien farouche! reprit-il d'un aiç de
moquerie et de colère. »
— Je ne sache pas, Joset, dit-elle, avoir jamais été fa-
rouche hors de propos avec vous. Vous ne m'avez point mise
dans le cas de l'être ; et comme vous ne m'avez jamais de-
mandé de me familiariser avec vous, je n'ai pas eu la peine
de me défendre de vos embrassades. Qu'est-ce qu'il y a
donc de changé entre nous, pour que vous me réclamiez ce
qui n'est jamais entré dans nos amitiés?
— Voilà bien des paroles et des grimaces pour un baiser 1
dit Joseph, se montant peu à peu. Si je ne vous ai jamais
réclamé ce dont vous étiez si peu avare avec les autres, c'est
que j'étais un enfant très-sot. J'aurais cru que vous me re-
cevriez mieux, à présent que je ne suis plus si niais et si
craintif.
— Qu'est-ce qu'il a donc? me dit Brulette étonnée et
mômement effrayée, en se rapprochant de moi. Est-ce lui,
ou quelqu'un qui lui ressemble ? J'ai cru reconnaître notre
Joset ; mais, à présent, ce n'est plus ni sa parole, ni sa figure,
ni son amitié.
— En quoi vous ai-je manqué, Brulette? reprit Joseph, un
peu démonté et déjà repentant, au souvenir du passé. Est-
ce parce que j'ai le courage qui me manquait pour vous dire
que vous êtes, pour moi , la plus belle du monde, et que j'ai
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LES MAITRES SONNEURS 267
toujours souhaité vos bonnes grâces? Il n*y a point là d'of-
fense, et je n'en suis peut-être pas plus indigne que bien
d'autres soufferts autour de vous?
Disant cela avec un retour de dépit, il me regarda en face,
et je vis qu'il souhaitait chercher querelle au premier qui
s'y voudrait prêter. Je ne demandais pas mieux que d'essuyer
son premier feu. — Joseph, lui dis- je, Brulette a raison de
te trouver changé. Il n'y a rien là d'étonnant. On sait com-
ment on se quitte et non comment on se retrouvera. Ne sois
donc pas surpris si tu trouves en moi aussi un petit chan-
gement. J'ai toujours été doux et patient, te soutenant en
toute rencontre et te consolant dans tes ennuis; mais si tu
es devenu plus injuste que par le passé, je.suis devenu plus
chatouilleux, et je trouve mauvais que tu dises devant moi
à ma cousine qu'elle est prodigue de baisers et qu'elle
souffre trop de gens autour d'elle.
Joseph me regarda d'un œil méprisant, et prit vérita-
blement un air de diable emmalicé pour me rire à la figure.
Et puis il dit, en croisant ses bras, et me toisant comme s'il
eût voulu prendre ma mesure :
— Ah vraiment, Tiennet? C'est donc toi? Eh bien, je
m'en étais toujours douté , à l'amitié que tu me marquais
pour m'endormir.
— Qu'est-ce que vous ditendez par là, Joset? dit Brulette
offensée, et pensant qu'il eût perdu l'esprit. Où avez-vous
pris le droit de me blâmer, et comment vous passe-t-il par
la tête de chercher à voir quelque chose de mal ou de ri-
dicule entre mon cousin et moi? Êtes-vous donc pris de vin
ou de fièvre, que vous oubliez le respect que vous me devez,
et l'attachement que je croyais mériter de vous?
Joseph fut battu de l'oiseau, et prenant la main de Bru-
lette dans la sienne, il lui dit avec des yeux remplis de
larmes :
— J'ai tort, Brulette ; oui, j'ai été un peu secoué par la fa-
tigue et.par l'impatience d'arriver; mais je* n'ai pour vous
que de l'empressement, et vous ne devez pas le prendre en
mauvaise part. Je sais très-bien que vos manières sont re-
tenues et que vous voulez soumission de tout le monde.
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268 LES MAITRES SONNEURS
C'est le droit de votre beauté, qui n'a fait que gagner au lieu
de se perdre ; mais convenez que vous aimez toujours le
plaisir, et qu'à la danse on s'embrasse beaucoup. Cest la
coutume, et je la trouverai bonne quand j'en pourrai pro-
fiter à mon tour. Il faut que cela soit, car je sais danser, à
présent, tout comme un autre, et, pour la première fois de
ma vie, je vas danser avec vous. J'entends revenir les mu-
settes. Venez, et vous verrez que je ne bouderai plus contre
le plaisir d'être au nombre de vos serviteurs.
— Joset, répondit Brulette, que ce discours ne contenta
qu'à demi, vous vous trompez si vous pensez que j'ai encore
des serviteurs. J'ai pu être coquette, c'était mon goût, et je
n'ai pas de compte à rendre de moi ; mais j'avais aussi le
droit et le goût de changer. Je ne danse donc plus avec tout
le monde, et, ce soir, je ne danserai pas davantage.
— J'aurais cru, dit Joseph piqué, que je n'étais pas tout le
monde pour l'ancienne camarade avec qui j'ai communié
et vécu sous le même toit I
La musique et les noceux, qui arrivaient à grand bruit,
lui coupèrent la parole, et Huriel entrant, tout animé, sans
faire la moindre attention à Joseph, prit Brulette dans ses
bras, l'enleva comme une paille et la conduisit à son père qui
était dehors, et qui l'embrassa bien joyeusement, au grand
crève-cœur de Joseph qui la suivait, et qui, serrant les poings,
la voyait faire à ce vieux les amitiés d'une fille à son
père.
Me coulant alors à l'oreille du grand bûcheux, je lui fis
observer que Joseph était là, et, le prévenant de sa mauvaise
humeur, je lui dis qu'il serait à propote qu'il emmenât
Huriel, tandis que je déciderais bien aisément Brulette à se
retirer "aussi. Par ce moyen, Joseph, qui n'était pas de la
noce et que ma tante ne retiendrait point, serait bien obligé
d'aller coucher à Nohant ou dans quelque autre maison du
Chassin. Le grand bûcheux fut de mon avis, et faisant sem-
blant de ne point voir Joseph, qui se tenait à l'écart, il se
consulta avec Huriel, tandis que Brulette s'en alla voir
dans quel endroit de la maison elle pourrait passer la
nuit.
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LE"S MAITRES SONNEURS 2fî9
Mais ma lante, qui s'était vantée de nous héberger, n'avait
pas compté qu'elle prendrait fantaisie de se coucher avant
les trois ou quatre heures du matin. Les garçons ne se cou-
chent môme point du tout la première nuit des noces, et
font de leur mieux pour que la danse ne périsse point trois
jours et trois nuits durant. Si l'un d'eux se sent trop fati-
gué, il s'en va au foin faire un somme. Quant aux tilles et
femmes, elles se retirent toutes en une même chambre;
mais ce ne sont guère que les vieilles et les laides qui lâ-
chent ainsi la compagnie.
Aussi , quand Brulette monta en la chambre oîi elle comp-
tait trouver place auprès de quelque parente, elle tomba dans
toute une ronflerie qui ne lui donna pas seulement un coin
grand comme la main, et celles qu'elle réveilla lui dirent de
revenir au jour, quand elles iraient reprendre le service de
la table. Elle redescendit pour nous dire son embarras, car
elle s'y était prise trop tard pour s'arranger avec les voi-
sines, il n'y avait pas seulement une chaise en une chambre
fermée, oîi oWe pût passer la nuit.
— Alors, dit le grand bûcheux, il faut vous en aller dor-
mir avec Thérence. Mon garçon et moi passerons le temps
ici et personne n'y pourra trouver à redire.
J'avisai que, pour ôler tout prétexte à la jalousie de Jo-
seph, il était aisé à Brulette de s*^chapper avec moi sans
rien dire, et le grand bûcheux allant à lui et l'occupant par
ses questions, j'emmenai ma cousine au vieux château, en *
sortant par le jardin de ma tante.
Quand je revins , je trouvai le grand bûcheux, Joseph et
Huriel attablés ensemble. Ils m'appelèrent, et je me mis à
souper avec eux, me prêtant à manger, boire, causer et
chanter pour éviter l'éclat du dépit qui aurait pu s'amas-
ser dans les discours dont Brulette aurait été le sujet. Joseph,
nous voyant ligués pour le forcer à faire bonne contenance,
se posséda très-bien d*abord, et montra même de la gaieté ;
mais, malgré lui, il mordit bientôt en caressant, et on sen-
tait qu'à tout propos joyeux il avait un aiguillon au bout
de la langue , ce qui l'empêchait d'y aller franchement.
Le grand bûcheux eût souhaité endormir son fiel par un
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•270 LES MAITRES SONNEURS
peu de vin, et je crois que Joseph s'y serait prêlé de bon
cœur pour s'oublier lui-même ; mais jamais le vin n'avait
eu de prise sur lui, et, moins que jamais, ii en ressentit le
bon secours. Il but quatre fois comme nous autres, qui
n'avions pas de raisons pour vouloir enterrer nos entende-
ments, et il n'en eut que les idées plus claires et la parole
plus nette.
Enfin, à une méchanceté un peu trop forte qui lui vint,
sur la finesse des femmes et la traîtrise des amis, Huriel,
frappant du poing sur la table et prenant dans ses mains
le bras de son père, qui depuis longtemps le poussait du
coude pouf le rappeler à la patience :
— Non, mon père, dit-il, pardonnez-moi, mais je n'en
puis endurer davantage, et il vaut mieux s'expliquer ouver-
tement quand on y est. Que ce soit demain, ou dans une
semaine, ou dans ime année, je sais que Joseph aura la
dent aussi pointue qu'à cette heure, et si j'ai l'oreille fermée
jusque-là, il faudra bien toujours qu'elle finisse par s'ouvrir
aux reproches et aux injustices. Voyons,, Joseph, il y a une
bonne heure que je comprends, et tu as dépensé beaucoup
d'esprit de trop. Parle chrétien, j'écoute. Dis ce que tu as
sur le cœur, le pourquoi et le comment. Je te répondrai de
même.
— Allons, soiti expliquez- vous , dit le grand bûcheux,
en renversant son verre et prenant son parti comme il sa-
vait le faire à l'occasion : on ne boira plus, si ce n'est pour
trinquer de franche amitié, car il ne faut pas mêler le ve-
nin du diable au vin du bon Dieu.
— Vous m'étonnez beaucoup tous les deux, dit Joseph,
qui devint jaune jusque dans le blanc de l'œil, et qui ce-
pendant continua de rire mauvaisement. A qui diantre en
avez-vous, et pourquoi vous grattez-vous quand nulle mou-
che ne vous pique? Je n'ai rien contre personne; seulement
je suis en humeur de me moquer de tout, et je ne pense
pas que vous m'en puissiez ôter l'envie.
— Peut-être 1 dit Huriel, dépité à son tour.
— Essayez-y donci reprit Joseph toujours ricanant,
— Assez I dit le grand bûcheux, frappant sur la table
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LES MAITRES SONNEURS 271
avec sa grosse main noueuse. Taisez- vous Tun et l'autre, et
puisqu'il n'y a pas de franchise chez toi,, Joseph, j'en aurai
pour deux. Tu as méconnu dans ton cœur la femme que lu
voulais aimer ; c'est un tort que le bon Dieu peut te par-
donner, car il ne dépend pas toujours d'un homme d'être
confiant ou méfiant dans ses amitiés; mais c'est, à tout le
moins, un malheur qui ne se répare guère. Tu es tombé
dans ce malheur, il faut t'y accoutumer et t'y soumettre.
— Pourquoi donc ça, mon maître? dit Joseph, se redres-
sant comme un chat sauvage. Qu'est-ce qui s'est chargé de
dire mon tort à celle qui n'en avait pas eu connaissance et
qui n'a rien eu à on souffrir ?
— Personne I répondit Huriel. Je ne suis pas un lâche.
— Alors, qui s'en chargera? reprit Joseph.
— Toi-même, dit le grand bûcheux.
— Et qui m'y obligera?
— La conscience de ton propre amour pour elle. Un
doute ne va jamais seul, et si tu es guéri du premier, il
t'en viendra un second qui te sortira des lèvres aux pre-
miers mots que tu lui voudras dire.
— M'est avis, Joseph, dis-je à mon tour, que c'est déjà
fait, et que tu as offensé, ce soir, la personne que tu veux
disputer.
— C'est possible, répondit-il fièrement; mais cela ne
regarde qu'elle et moi. Si je veux qu'elle en revienne, qui
vous dit qu'elle n'en reviendra pas? Je me rappelle une
chanson de mon maître dont la musique est belle et les
paroles vraies:
On donne à qui demande.
Eh bien, marchez, Huriel i Demandez en paroles, moi je
demanderai en musique, et nous verrons si on est trop en-
gagé avec vous pour ne pas se retourner de mon côté.
Voyons, allez-y franchement, vous qui me reprochez d'y
aller de travers! Nous voilà à deux de jeu, nous n'avons pas
besoin de nous déguiser. Une belle maison n'a pas qu'une
porte, et nous frapperons chacun à la nôtre.
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272 LES MAITRES SONNEURS
— Je le veux bien, répondit Huriel; mais vous ferez at-
tention à une chose, c*est que je ne veux plus de reproches,
ni sérieux, ni moqueurs. Si j'oublie ceux que j'aurais à vous
, faire, ma douceur nMra pas jusqu'à souffrir ceux que je ne
mérite pas.
— Je veux savoir ce que vous me reprochez 1 fit Joseph,
à qui le trouble de sa bile ôtait la souvenance.
— Je vous défends de le demander, et je vous commande
de vous en aviser vous-même, répondit le grand bûcheux.
Quand vous échangeriez quelque mauvais coup avec mon
fils, vous n'en seriez pas plus blanc pour cela, et vous n'au-
riez pas sujet d'être bien fier, si je vous retirais le pardon
que, sans rien dire, mon cœur vous a accordé I
— Mon maître, s'écria Joseph, très-échauffé d'émotion, si
vous avez cru avoir quelque pardon à me faire, je vous en
remercie ; mai§, dans mon idée, je ne vous ai pas fait d'of-
fense. Je n'ai jamais songé à vous tromper, et si votre fille
avait voulu dire oui, je n'aurais pas reculé devant mon
offre; c'est une fille sans pareille pour la raison et la droi-
ture; je l'aurais ainAée, mal ou bien, mais sincèrement et
sans trahison. Elle m'eût peut-être sauvé de bien des torts
et de bien des peines I mais elle ne m'en a pas trouvé di-
gne. Or donc, je suis libre, è cette heure, de rechercher qui
me plaît, et je trouve que celui qui avait ma confiance et
me promettait son secours s'est bien dépêché de profiter
d'un moment de dépit pour me vouloir supplanter.
— Ce moment de dépit a duré un mois, Joseph, répondit
Huriel, soyez donc juste I Un mois, pendant lequel vous avez,
par trois fois, demandé ma sœur. Je devais <ionc penser
que vous en faisiez une dérision, et, pour vous justifier
d'une pareille insulte auprès de moi, il faut que vous me
blanchissiez de tout blâme. J*ai cru à votre parole, voilà
tout mon tort: ne me donnez point à croire que c'en soit
un dont je me doive repentir.
Joseph garda le silence ; puis, se levant : — Oui, vous avez
raison dans le raisonnement, dit-il. Vous y êtes tous deux
plus forts que moi, et j'ai parlé et agi comme un homme qui
ne sait pas bien ce qu'il veut; mais vous êtes plus fous que
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LES MAITRES SONNEURS 273
moi si vous ne savez pas que, sans être fou, on peut vouloir
deux choses contraires. Laissez-moi pour ce que je suis, et
je vous laisserai pour ce que vous voudrez être. Si vous êtes
un cœur franc, Huriel, je ie connaîtrai bientôt, et, si vous
gagnez la partie de bon jeu, je vous rendrai justice et me
retirerai sans rancune.
— A quoi connaîtrez-vous mon cœur franc, si vous
n'avez pas encore été capable de le juger et de m'en tenir
compte?
— A ce que vous direz de moi à Brulette, répondit Jo-
seph. Il vous est commode de l'indisposer contre moi^ et je
ne peux pas vous rendre la pareille.
— Attends ! dis-je à Joseph. N'accuse personne injuste-
ment. Thérence a déjà dit à Brulette que tu l'avais deman-
dée en mariage il n'y a pas quinze jours.
— Mais il n*a pas été dit et il ne sera pas dit autre chose,
ajouta Huriel. Joseph, nous sommes meilleurs 'que tu ne
crois. Nous ne voulons pas t'ôter l'amitié de Brulette.
Cette parole toucha Joseph, et il avança la main comme
pour prendre celle d'Huriel ; mais son bon mouvement de-
meura en route, et il s'en alla, sans dire un mot de plus à
personne.
:— C'est un cœur bien dur I s'écria Huriel, qui était trop
bon pour ne pas souffrir de ces airs d'ingratitude.
— Non ! c'est un cœur malheureux, lui répondit son père.
Frappé de cette parole, je suivis Joseph pour le gronder
ou le consoler, car il me semblait qu'il emportait la mort
dans ses yeux. J'étais aussi mal content de lui qu'Huriel,
mais l'habitude que j'avais eue de le plaindre et de le sou-
tenir, m'emportait vers lui quand même.
Il marchait si vite sur le chemin de Nohant, que je l'eus
bientôt perdu de vue; mais il s'arrêta au bord du Lajon,
qui est un petit étang sur une brande déserte. L'endroit est
triste* et n'a, pour tout ombrage, que quelques mauvais
arbres mal nourris en terre maigre ; mais le marécage foi-
sonne de plantes sauvages, et, comme c'était le moment de
la pousse du plateau blanc et de mille sortes d'herbages de
marais, il y sentait bon comme en une chapelle fleurie.
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274 LES MAITRES SONNEURS
Joseph s'était jeté dans les roseaux, et, ne se sachant pas
suivi, se croyant seul et caché, il gémissait et grondait en
même temps, comme un loup blessé. Je rappelai, seulement
pour l'avertir, car je pensais bien qu'il ne me voudrait pas
répondre, et j'allai droit à lui.
— Ça n'est pas tout ça , lui dis-je, il faut s'écouter, et les
pleurs ne sont pas des raisons.
— Je ne pleure pas, Tiennet, me répondit-il d'une voix
assurée. Je ne suis ni si faible ni si heureux que de me
pouvoir soulager de cette manière-là. C'est tout au plus si,
dans les pires moments, il me vient une pauvre larme hors
des yeux, et celle qui cherche à en sortir, à cette heure,
n'est pas de l'eau, mais. du fgu, que je crois, car elle me
brûle comme un charbon ardent; mais ne m'en demande
pas la cause; je ne sais pas la dire ou ne veux pas la
chercher. Lé temps de la conflance est passé. Je suis dans
ma force et ne crois plus à l'aide des autres. C'était de la
pitié; je n'en ai plus besoin, et ne veux plus compter que
sur moi-même. Merci de tes bonnes intentions. Adieu.
Laisse-moi.
— Mais où vas-tu passer la nuit ?
— Je vas voir ma mère.
— Il est bien tard, et il y a loin d'ici à Saint-Chartier,
— N'importe! dilril en se levant. Je ne saurais rester en
place. Nous nous re verrons demain, Tiennet,
— Oui, chez nous, car c'est demain que nous y retour-
nons.
— Ça m'est égal, dit-il encore. Où elle sera, je saurai
bien la retrouver, votre Brulette, et elle n'a peut-être pas
encore dit son dernier mot!
Il s'en alla d'un air très-résolu, et, voyant que sa fierté le
soutenait, je renonçai à le tranquilliser. Je comptai que la
fatigue, le plaisir de voir sa mère et une ou deux journées
de réflexion le ramèneraient à la raison. Je projetai donc
de conseiller à Brulette de rester au Chassin jusqu'au sur-
lendemain, et, revenant vers ce village, je trouvai, dans le
coin d'un pré que je traversais pour m'abréger le retour,
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LES MAITRES SONNEURS 275
le graud bûcheux et son fils qui faisaient, comme ils
disaient, leur couverture : ce qui signifiait qu'ils s'arran-
geaient pour dormir dans l'herbe, ne voulant pas déranger
les deux fillettes au vieux château, et se faisant un plaisir
de reposer à la franche étoile en cette douce saison de
printemps.
Leur idée me sembla"bonne, et le gazon frais meilleur
que le foin écfiauffé, en quelque grenier, par une trentaine
de camarades. Je m'étendis donc à leurs côtés, et, regardant
les petits nuages blancs dans le ciel clair, respirant l'au-
bépine, et songeant à Thérence, je in'endormis du meilleur
somme que j'eusse jamais fait.
J'ai toujours été franc dymeur et m'en suis rarement
tiré de moi-même dans ma jeunesse. Mes deux camarades
de lit, ayant beaucoup marché pour venir au Chassin,
laissèrent aussi lever le soleil, et s'éveillèrent en riant de se
voir devancer par lui, ce qui ne leur arrivait pas souvent,
fis s'égayèrent encore davantage en regardant comme je
m'y prenais pour ne pas tomber dans la ruelle, en ouvrant
les yeux sans savoir où j'étais.
— Or rà, dit Huriel, debout, mon garçon , ca» nous voilà
en retard. Sais-tu une chose? c'est que nous sommes aujour-
d'hui au dernier jour de mai, et que c'est chez nous la cou-
tume d'attacher le bouquet à la porte de sa bonne amie,
quand on ne s'est pas trouvé à même de le faire au premier
jour du mois. Il n'y a point de risque qu'on nous^ait pré-
venus, puisque, d'une part, on ne sait point où sont logées
ma sœur et ta cousine, et que, de l'autre, on ne pratique
pas chez vous ce bouquet du revenez-y. Mais nos belles sont
peut-être déjà éveillées, et si elles sortent de leur chambre
avant que le mai soit planté à l'huisserie, elles nous traite-
ront de paresseux,
— Comme cousin, répondis-je en riant, je te permets
bien de planter ton mai, et comme frère, ta permission
serait bonne pour le mien; mais voilà le père qui n'entend
peut-être, pas de la même oreille ?
— Si faitl dit le grand bûcheux. Ituriel m'a dit quelque
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276 LES MAtTRES SONNEURS
chose décela. Essayer n'est pas difficile ; réussir, c'est autre
chose ! Si tu sais t'y prendre, nous verrons bien, mon enfant.
Cela le regarde 1
Encouragé par son air d'amitié, je courus au buisson
voisin et coupai, bien gaiement, tout un jeune cerisier sau-
vage en fleur, tandis qu'Huriel, qui s'était à l'avance pourvu
d'un de ces beaux rubans tissus de* soie et d'or qu'on vend
dans son pays, et que les femmes mettent sons leurs coiffes
de dentelle, mêlait de l'épine blanche avec de l'épine rose et
les nouait en un bouquet digne d'une reine.
Nous ne fîmes que trois enjambées du pré au château, et
le silence qui y était nous assura que nos belles dormaient
encore, sans doute pour avoir causé ensemble une bonne
partie de la nuit; mais notre *étonnement fut grand lors-
que, entrant dans le préau, nous vîmes un superbe mai tout
chamarré de rubans blanc et argent, pendu à la porte que
nous pensions étrenner.
— Oui-dà 1 dit Huriel , se mettant en devoir d'arracher
cette offrande suspecte, et regardant de travers son chien
qui avait passé la nuit dans le préau. Gomment donc avez-
vous gardé la maison, maître Satan ? Avez-vous fait déjà
des connaissances dans le pays, que vous n'avez pas mangé
les jambes de ce planteur de mai?
— Un moment, dit le grand bûcheux, arrêtant son fils
qui voulait ôter le bouquet : il n'y a, par ici, qu'una con-
naissance que Satan soit capable de respecter et qui sache la
coutume du revenez-y y pour Tavoir vue pratiquer chez nous.
Or, tu as promis, à celui-là justement, de ne le point con-
trecarrer. Contente-toi donc de plaire sans le faire prendre
en déplaisance, et respecte son offrande, comme sans doute
il eût respecté la tienne.
— Oui, mon père, dit Huriel, si j'étais sûr que ce fût lui;
mais qui nous dit que ce ne soit pas quelque autre? et pour
Thérence peut-être?'
Je lui observai que personne ne connaissait Thérence et
ne l'avait peut-être encore vue, et, en regardant les fleurs
de nénufar blanc qui étaient là liées en gerbes et fraîche-
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LES MAITRES SONNEURS 227
mpDt arrachées, je me rappelai que ces plantes n'étaient
pas communes dans Tendroit et ne poussaient guère que
dans les marais du Lajon, où j'avais vu^Joseph s'arrêter.
Sans doute, au^ lieu de s'en aller à Saint-Chartier, il était
revenu sur ses pas, et il avait môme fallu qu'il entrât bien
avant dans Teau et dans le sable mouvant, qui y est dan-
gereux, pour en retirer une si belle provision.
— Allons, dit Huriel en soupirant, c'est donc que la
bataille commence entre nous! Et il attacha son mai d'un
air soucieux que je trouvai bien modeste de sa part, car il
me semblait pouvoir être sûr de son fait et ne craindre
personne. J'aurais bien voulu être aussi assuré de ma
chance auprès de sa sœur, et, en plantant mon bouquet,
le cœur me battait comme si je l'eusse sentie derrière la
porte, toute prête è me le jeter à la figure.
Aussi devins- je pâle quand cette porte s'ouvrit; mais ce
fut Brulette qui parut la première, donna le baiser du
matin au grand bûcheux, une poignée de main à moi, et
montra une mine tout enrougie d'aise à HurieJ, à qui elle
n'osa cependant rien dire.
— Oh 1 oh 1 mon père, dit Thérence, arrivant aussi^ et
embrassant bien fort le grand bûcheux, vous avez donc
fait le jeune homme toute la nuit? Allons, entrez, que je
vous fasse déjeuner. Mais, auparavant, laissez-moi regarder
ces bouquets. Trois, Brulette? oh I comme vous y allez, mi-
gnonne 1 Est-ce que celte procession-là va durer tout le
matin?
-^ Deux seulement pour Brulette, répondit Huriel; le
troisième est pour toi, ma sœur. Et il lui montra mon ceiri-
sier, si chargé de fleurs, qu'il avait déjà fait une pluie blan-
che sur le seuil de la porte.
— Pour moi? dit Thérence étonnée. C'est donc toi, frère,
qui as craint de me rendre jalouse de Brulette?
—Un frère n'est pas si galant que ça, dit le grand b(\cheux.
N'as-tu donc aucune doutance d'un amoureux craintif et
discret, qui serré les dents au lieu de se déclarer?
Ifa. Thérence regarda autour d'elle, comme si elle cherchait;
16
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228 LES MAITRES SONNEURS
quelque autre que moi, et, quand elle arrêta ses yeux noirs
sur ma figure déconfite et sotte, je crus qu'elle allait rire,
ce qui m'eût percé le cœur. Mais elle n'en fit rien, et rougit
même un si peu. Puis, me tendant la main^ bien franche-
ment : — Merci, Tiennet, fit-elle. Vous avez voulu me mar-
quer votre souvenir, et je l'accepte , sans plus m'en faire
accroire qu'il ne faut pour un bouquet.
— Eh bien, dit le grand bûcheux, si tu l'acceptes, ma
fille, il t'en faut, suivant l'usage, attacher un brin sur ta
coiffe!
— Mais non, répondit Thérence; cela pourrait fâcher
quelque fille du pays, et je ne veux point que ce bon Tien-
net ait à se repentir pour m'avoir fait une honnêteté.
— Oh t ça ne fâchera personne, m'écriai-je ; et si ça ne
vous fâche point vous-même, ça me contentera grande-
ment.
— Soitl dit-elle, en cassant une petite branche de mes
fleurs qu'elle s'attacha d'une épingle sur la tête. Nous ne
sommes ici qu'au Chassin, Tiennet; si nous étions en votre
endroit, j'y ferais plus de façons, crainte de vous brouiller
avec quelque payse.
— Brouillez-moi avec toutes, Thérence, je ne demande pas
mieux !
— Pour cela? dit-elle, ce serait aller trop vite. Quand on
dépouille son prochain, il faut le dédommager, et je ne
vous connais pas asse/, Tiennet, pour dire que nous y ga-
gnerions tous les deux. Puis, détournant ce propos avec
l'oubli d'elle-même qu'elle faisait si naturellement:
— C'est à ton tour, mignonne, dit-elle à Brulette ; quel
remercîment vas-tu faire de ces deux mais, et dans lequel
choisiras-tu ton fleuron ?
*— Dans aucun, si je ne sais d'où ils me viennent, répon-
dit ma prudente cousine. Parlez donc, Huriel, et m'empê-
chez de faire une méprise.
— Je ne peux rien dire, dit Huriel, sinon que voilà le
mien,
— Alors, je le prends tout entier, fit-elle en le détachant ;
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LES MAITRES SONNEURS 279
et quant à ce bouquet de rivière, m'est avîs qu'il se déplaît
bien, pendu à ma porte. Il se trouvera mieux dans le fossé.
Parlant ainsi, elle orna sa coiffe et son corsage des fleurs
d'Huriel, et après avoir serré le restant dans sa chambre,
elle se disposait à jeter l'autre dans le reste d'ancien fossé
qui séparait le préau du petit parc; mais comme elle y por-
tait la main, Huriel s'étant refusé à faire une telle insulte à
. son rival, un son de musette sortit du bois dont le taillis
serrait la petite cour en face de nous, et quelqu'un, qui par
conséquent se trouvait caché assez près pour entendre- et
voir toutelfe choses, joua l'air des Trois Fendeux, du père
Bastien.
Il le joua d'abord tel que nous le connaissions, et ensuite
un peu différemment, d'une façon plus douce et plus triste,
et enfin le changea du tout au tout, variant les modes et y
mêlant du sien, qui n'était pas pire, et qui même semblait
soupirer et prier d'une manière si tendre qu'on ne se pou-
vait tenir d'en être touché de compassion. Ensuite, il le prit
sur un ton plus fort et plus vif, comme si c'était une chan-
son de reproche et de commandement, et Bruietle, qui s'é-
tait avancée et arrêtée au bord du fossé, prête à y jeter le
mai, mais ne s'y pouvant décider, recula comme effrayée
de la colère qui était marquée dans cette musique. Alors
Joseph, écartant les broussailles avec ses pieds et ses épaules,
parut sur le revers du fossé, l'œil en feu, sonnant toujours»
et semblant, par son jeu et sa mine, menacer Brulette d'un
grand désespoir si elle ne renonçait point à L'affront qu'elle
avait eu dessein de lui faire.
—Brave musique et grand sonneur! s'écria le grand bû-
cheux , battant des mains quand ce fut fini. Voilà du bon et
du beau, Joseph, et on se peut consoler de tout quand on
tient comme ça le dragon par les cornes. Viens ici qu'on te
complimente 1
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280 LES MAITRES SONNEURS
— On ne se console pas d'une insulte, mon maître, ré-
pondit Joseph, et il y aura, pour toute la' vie, un fossé plein
d'épines entre Brulette et moi, si elle jette dans celui-ci les
fleurs de mon offrande.
— A Dieu ne plaise, répondit Brulette, que je paye si mal
une si belle aubade! Viens ici, Joset; il n'y aura jamais
d'épines entre nous, que celles que tu y planteras toi-
même.
Joseph, brisant, comme un sanglier, les ronces drues
comme un filet qui le retenaient sur la berge du fossé, et
voltigeant sur la vase qui en verdissait le fond, sauta dans
le préau, et, prenant le bouquet dans les mains de Brulette,
il en arracha des fleurs qu'il lui voulut placer sur la tête, à
côté de l'épine blanche et rose d'Huriel. Il agissait ainsi
d'un air d'orgueil, et comme un homme qui a gagné le
droit d'imposer sa volonté ; mais Brulette l'arrêtant, lui
dit:
— Un moment, Joseph ; j'ai mon idée, et c'est à toi de
t'y soumettre. Tu dois être bientôt reçu maître sonneur, et
puisque le bon Dieu m'a rendue si sensible à la musique,
c'est que je m'y entends un peu sans avoir rien appris. J'ai
donc fantaisie de faire ici un concours et d'y récompenser
celui qui s'y comportera le mieux. Donne ta" musette à
Huriel et qu'il fasse sa preuve, comme tu viens de faire la
tienne.
— Oui, oui, j'y consens tout à fait, s'écria Joseph, dont la
figure brilla de défi. A ton tour, Huriel, et fais parler cette
peau de bouc comme le gosier d'un rossignol, si tu
peuxl
— Ce ne sont pas là nos conditions, Joseph, répondit Hu-
riel. Tu as dit que tu me laisserais la parole et j'ai parlé!
Je te laisse la musique, où je reconnais que tu es au-dessus
de moi. Reprends donc ta musette et parle encore en ton
langage ; personne ici ne se lassera de t'enlBudre.
— Puisque tu te confesses vaincu, reprit Joseph, je ne
jouerai plus que par commandement de Brulette.
— Joue, lui dit-elle ; et, tandis qu'il sonnait encore mer-
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LES MAITRES SONNEURS 281
Teineosement, elle tressa tine guirlande des fleurs de nénu*
far blanc avec les rubans argentés qui liaient la gerbe. La
chanterie de Joseph étant achevée, elle vint à lui et enroula
cette guirlande autour du bourdon de sa cornemuse, en lui .
parlant ainsi :
— Joset, le beau sonneur, je te reçois maître en sonnerie
et t'en donne le prix. Que ce gage te porte bonheur et
gloire, et qu'il te marque l'estime que je fais de tes grands
t<ilents.
— Oui, oui, c'est bien ! dit Joseph. Merci, ma Bruletle.
Achève donc de me rendre fier et content, eh gardant pour
toi une de ces fleurs que tu me donnes. Cueille sur moi la
plus belle et la mets vilement sur ton cœur, si tu ne la veux
mettre sur ton front,
Brulette sourit en rougissant, et, belle comme un ange,
regarda Huriel, qui pâlissait et se jugeait perdu.
— Joseph, répondit-elle, je t'ai donné là une belle maî-
trise, celle de la musique I II t'en faut contenter et ne point
demander la maîtrise d'amour, qui ne se gagne point par
force ni par science, mais par la volonté du bon Dieu.
La figure d'Huriel s'êclaircit, et celle de Joseph s'em-
brasa.
— Brulette, s'écria-t-il, il faudra que la volonté du bon
Dieu soit la mienne !
— Oh! doucement, ditrclle; lui seul estile maître, et voilà
an de ses petits anges qui ne doit point entendre de paroles
contraires à la religion.
Elle disait cela, recevant dans ses bras Chariot, bondis-'
sant après elle comme un agneau vers sa mère. Thérence,
qui était rentrée en la chambre pendant la sonnerie de Jo-
seph, venait de le lever, et, sans prendre le temps de se
laisser habiller, il accourait, quasi nu, embrasser sa mi-
gnonne, avec un air de maître et de jaloux qui se moquait
bien de^ prétentions des amoureux.
Joseph, qui avait oublié tous ses soupçons et qui se croyait
abusé par la lettre du fils Carnat, se recula du passage de
Chariot, comme si ce fût un serpent ; et quand il le vii
4G.
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aB2 LES MAITRES SONNEURS
échaBger avec Brulette des caresses si vives, l'appelant
mère mignonDe et maman au petit Chariot, il lui passa un
vertige devant les yeux comme s'il allait tomber en pâmoi-
son ; mais, tout aussitôt^ transporté de colère^ 11 s'élança
sur Tenfant, et, Tattirant à lui très-brutalement :
— Voilà donc enfin la vérité qui se montre! dit-il d'une
voix suffoquée; voilà le jeu qu'on fait de moi, et la mattrise
d'amour qui m'a devancé!
Bruletle, effrayée de la colère de Joseph et des crîs de
Chariot, voulut le lui reprendre; mais, ne se connaissant
plus, il le tirait à lui, riant d'une manière farouche, et di-
sant qu'il le voulait regarder tout sdn soûl pour en trouver
la ressemblance ; et, dans ce débat, il serrait l'enfant sans y
songer et l'étouffait, au désespoir de Brulette, qui, n'osant
pas ajouter, par sa défense, au risque qu'il y courait, se jeta
vers Huriel en lui disant :
— Mon enfant ! mon enfant ! il me tue mon pauvre en-
fant!
Huriel n'y alla pas deux fois. Il empoigna Joseph par la
nuque et le serra si vite et si fort, que ses bras raidis se des-
serrant, je pus recevoir Chariot dans les miens et le rappor-
ter quasi pâmé à Brulette.
Joseph .faillit pâmer aussi, autant de l'accès de rage qui
lui était venu, que de la manière dont Huriel l'avait em-
poigné. Il s'en serait suivi une bataille, et le grand bûcheux
se jetait déjà au milieu, si Joseph eût compris ce qui s'était
passé; mais il ne se rendait compte de rien, sinon que
Brulette était mère et qu'il avait été trompé par elle et par
nous.
-^ Vous ne vous en cachez donc plus? lui dit-il avec des
mots entrecoupés d'un reste d'étouffement.
— Qu'est-ce que vous prétendez donc me dire? répliqua
Bruletle, qui était tout en larmes, assise sur le gazon, et
adoucissant avec ses mains les meurtrissures que Chariot
avait reçues aux bras. Vous êtes un fou très-méchant, voilà
tout ce que je sais. Ne vous approchez* plus de moi, et n'ayez
jamais le malheur de brutaliser cet enfant, si vous ne vou-
lesi que Dieu vous maudisse!
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LES MAITRES SONNEURS £83:
-7- Un seul mot, Brulette ; dit Joseph, si vous êtes sa mère,
confessez-le. Vous aurez ma pitié et mon pardon ; je vous
soutiendrai même, au besoin ; mais si vous ne pouvez le
nier que par un mensonge vous aurez mon mépris et
mon oubli !
— Sa mère? moi, sa mère? s'écria Brulette en se rele-
vant comme pour repousser Chariot. Vous croyez que je suis '
sa mère? dit-elle encore, en reprenant contre son cœur le
pauvre enfant, cause de tant de soucis. Alors elle regarda
d'un air égaré autour d'elle, et, cherchant Huriel des yeux:
Est-il possible, s'écria-t-elle, que Ton pense de moi une pa-
reille chose?
— La preuve qu'on ne le pense pas , répondit Huriel en
s'approchant d'elle et en caressant Chariot, c'est qu'on aime
l'enfant que vous aimez.
— Dites mieux, mon frère, s'écria vivement Thérence^
dites ce que vous me disiez hier : a Qu'il soit à elle pu non,,
il sera mien si elle veut être mienne. »
Brulette jeta ses deux bras au cou d'Huriél, et s'y tenant
attachée comme une vigne à un chêne:
— Soyez donc mon maître, dit-elle, car je n'en ai jamais-
eu et n'en aurai jamais d'autre que vous.
Joseph regardait cet accord soudain dont il était la cause,
avec une douleur et un regret si grands, qu'il faisait peine ht
voir. Le cri de vérité de Brulette l'avait saisi, et il croyait
avoir rêvé l'offense qu'il venait de lui faire. Il sentit que
tout était fini entre eux, et, sans dire une parole, il ramassa
sa musette et s'enfuit.
Le grand bûcheux courut après lui et le ramena, disant :
— Non, non, ce n'est pas comme cela qu'il faut se quit-
ter, après une amitié d'enfance. Abaisse ton orgueil, Joseph,
et demande pardon à cette honnête fille. C'est ma fille, è
cette heure, l'accord en est fait, et j'en suis fier; mais il
faut qu'elle reste ta sœur. On pardonne à un frère ce qu'on
île peut pardonner à un amant.
— Qu'elle me pardonne si elle veut et si elle peut! dit
Joseph; mais si je suis coupable, je ne peux recevoir l'ab-
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9BI LES MAITRES SONNEURS
solution que de moi-même. Haïssez-moi, Brulette , cela me
vaudra peut-être mieux. Je vois bien que j'ai fait ce qu'il
fallait pour me perdre dans votre esprit. Il n'y a pas à en
revenir; mais si je vous'fais pitié, ne me.lè dites pas. Je ne
vous demande plus rien.
— Cela ne serait pas arrivé, répondit Brulette, si vous
aviez fait votre devoir, qui était d'aller embrasser votre
mère. Allez-y,' Joseph, et surtout ne lui dites pas de quoi
vous m'avez accusée : vous la feriez mourir de cha-
grin.
— Ma chère fille, reprit encore le grand bûcheux, rete-
nant toujours Joseph, j'ai idée qu'il ne faut gronder les
enfants que quand ils sont dans un état tranquille. Autre-
ment, ils entendent de travers ce qu'on leur dit, et ne
profitent point des reproches. Pour moi, Joseph a des mo-
ments de folleté, et s'il n'en fait pas amende honorable
aussi aisément qu'un autre, c'est peut-être qu'il sent beau-
coup son tort et souffre plus de son propre blâme que de
celui d'autrui. Donnez-lui l'exemple de la raison et de la
bonté. Il n'est pas malaisé de pardonner quand on est heu-
reux, et vous devez vous sentir contente d'être aimée comme
vous Têtes ici. Davantage ne serait pas possible, car je sais
de vous, à présent, des choses qui me font vous tenir en si
haute estime, que voilà des mains qui tordraient le cou à
quiconque vous insulterait délibérément; mais il n'en est
point ainsi de Tinsulte de Joseph. Elle est partie de la fièvre
et non de la réflexion, et la honte Ta suivie de si près que
son cœur vous en fait> à cette heure , parfaite réparation.
Allons, Joseph, un mot de ta signature à la fin de mon dis-
cours; je ne t'en demande pas plus, et Brulette s'en conten-
tera, n'est-ce pas, ma fille?
— Vous ne le connaissez guère si vous croyez qu'il le dira,
mon père, répondit Brulette ; mais je ne l'exige pas, parce
que, avant tout, je vous veux contenter. Par ainsi, Joseph,
je te pardonne, encore que tu n'y tiennes point. Reste dé-
jeuner avec nous, et parlons d'autre chose; ce qui a été dit
est oublié.
Joseph ne dit mot, mais il ôta son chapeau et posa son
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LES MAITRES SONNEURS 285
bâton, comme décidé à rester. Les deux jeunes filles ren-
trèrent en la maison pour apprêter le repas, et Huriel, qui
avait grand soin de 'son cheval, se mit à Tétriller et à le
panser. Je m'occupai de Chariot que Brulette m'avait confié ;
«t le grand bûcheur, voulant distraire Joseph, lui parla
musique et loua beaucoup l'arrangement qu'il avait donné
à sa chanson.
— Ne me parlez plus de cette chanson-là, lui dit Joseph.
Elle ne me rappellerait que des peines, et je la veux oublier.
— Eh bien, dit le grand bûcheux, joue-moi quelque
autre chose de ton invention, et là, tout de suite, comme
ridée t'en viendra.
Joseph s'éloigna avec lui dans le parc, et nous l'enten-
dîmes sonner des airs si tristes et si plaintifs, qu'il sem-
blait d'une âme prosternée dans le repentir et la contri-
tion.
— L'entends-tu? dis-je à Brulette. Voilà sa manière de
sevonfesser, sans doute, et si le chagrin est une réparation,
il te la donne de son mieux.
— Je ne crois pas à un bien tendre cœur sous une si rude
ûerlé, répondit Brulette; je suis, à présent, comme Thé-
rence : un peu de tendresse m'attire plus qu'un beau sa-
voir; mais j'ai pardonné, et si ma pitié n'est pas aussi
grande que Joseph la réclame en son langage, c'est parce
que je lui connais une consolation dont mon oubli ne le
privera point : c'est l'estime que les autres et lui-même fe-
ront de ses talents. Si Joseph n'y tenait pas plus qu'à l'a-
mitié, il n'aurait pas la langue muette et l'œil sec devant
tes reproches de l'amitié. On ne sait bien demander que ce
dont on a grand besoin.
— Eh bien, dit le ^and bûcheux, revenant seul du parc,
l*avez-vous écouté, m'es enfants? Il a dit*tout ce qu'il pou-
vait et voulait dire, et, content de m'avoir tiré les larmes
des yeux avec ses inventions, il s'en va plus tranquille.
— Vous ne l'avez pas pu garder à déjeuner, pas moins !
dit Thérence en souriant.
— J^on, répondit le père. Il a trop bien sonné pour n'être
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28ft LÀS MAITRES SONNEURS
pas consolé aux trois quarts, et il a mieux aimé partir
là-dessus, [que sur quelque sottise qu*ii aurait pu dire à
table.
Tingi-seiilièiiie TelUce.
Quand nous fûmes au repas, nous nous sentions tous
soulagés de Tappréhension de la veille, par rapport à la fâ-
cherie d*Huriel et de Joseph, et, comme Thérence montrait
bien, soit en sa présence, soit en son absence, qu'elle n'avait
pour lui aucun ressentiment, bon ou mauvais du passé, je
me trouvais, ainsi qu'Huriel et le grand bûcheux, en idées
riantes et tranquilles. Chariot, se voyant choyé et caressé
de tout le monde, commençait à oublier Vhomme qui Tavait
épeuré et meurtri. De temps en temps, il se retournait en-
core au moindre bruit, et Thérence le consolait en rianfet
en lui disant qu'il était parti et ne reviendrait plus. Nous
étions là comme une seule famille , et , tout en servant
Thérence avec un grand respect, je me disais que j'aurais
le vouloir moins impérieux et plus patient avec mes amours
que Joseph avec les siennes.
Brulette seule demeurait soucieuse et accablée, comme si
elle eût reçu déns le cœur un mauvais coup. Huriel s'en in-
quiétait; le grand bûcheux, qui connaissait bien Tâme hu-
maine dans tous ses plis, et qui était si bon que sa figure
et sa parole mettaient du miel dans toutes les amertumes,
lui prit ses petites mains, et attirant sa jolie tête sur sotf
cœur, lui dit, à la fin du repas :
-^ Brulette, nous avons une prière à t'adresser, et si tu
as l'air triste et inquiète, voilà mon fils et moi qui n'ose-
rons. Ne veux-tu point nous donner un sourire d'encoura-
gement?
— Parlez, mon père, et commandez-moi ? répondit Bru-
lette.
— Eh bien, ma fille, il faut que tu sois consentante de
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LES MAITRES SONNEURS 287
nous présenter dès demain à ton grand-père, à seules lins
qu'il agrée mon Huriel pour son petit-fils.
— C'est trop tôt, mon père, répondit Brulette, répandant
encore quelques larfnes ; ou pour mieux dire, c'est trop tard.
Car si vous m'aviez commandé cela, il y a une heure,, avant
que Joseph lâchât de certaines paroles devant moi, j'eusse
été consentante de bon cœur. A présent, j'aurais honte, je
vous le confesse, d'accepter si librement la foi d'un hon-
nête hbmme, quand je vois que je ne passe point pour une
honnête fille. Je savais bien qu'on m'avait reproché une
humeur légère et des goûts de coquetterie. Votre fils lui-
môme m'avait doucement tancée là-dessus, Tan dernier.
Thérence m'en blâmait, tout en me donnant son amitié.
Aussi, vpyant qu'Huriel avait tant de courage pour me quit-
ter sans me demander rien, j'avais fait de grandes ré-
flexions. Le bon Dieu m'y avait aidée en m'envoyant la
charge de ce petit enfant, qui ne me plaisait pas d'abord et
qup j'aurais peut-être refusé, si, à mon devoir, ne se fût
mêlée ridée que, par un peu de souffrance et de vertu, je
serais plus digne d'être aimée, que par mon babillage et mes
toilettes. Je pensais donc d'avoir réparé mes années d'in-
souciance,.et d'avoir mis sous mes pieds le trop grand amour
de ma petite personne. Je me voyais bien critiquée et dé-
laissée chez nous; je m'en consolais en me disant : « S'il re-
vient, lui, il ven-a bien que je ne mérite pas d'être blâmée
pour être devenue raisonnable et sérieuse.» Mais voilà -que
j'apprends bien autre chose, autant par la conduite de Jo-
seph que par la parole de Thérence. Ce n'était pas seule-
ment Joseph qui me croyait égarée depuis longtemps, c'é-
tait Huriel aussi, puisqu'il avait l'amour assez fort et le cœur
assez grand pour dire hier à sa sœur : a Fautive ou non fau-
tive, je l'aime et la prends comme elle est. » Ah ! Huriel, je
vous en remercie ! mais je ne veux pas que vous m'épou-
siez avant de me connaître. Je souffrirais trop de vous voir
critiqué comme vous allez l'être, sans doute, à cause de
moi. Je vous respecte trop pour laisser dire que vous en-
dossez la paternité d'un champi. Allons I convenez qu'il faut
que j'aie été bien légère dans mes allures d'autrefois, pour
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288 LES MAITRES SONNEDBS
donner prise à une pareille accusation ! Eli bien, je veux
que vous méjugiez par ma conduite de tous les jours, et
que vous sachiez que je ne suis pas seulement belle dan*
seuse à la noce, mais bonne gardienne de, mon devoir à la
maison. Nous viendrons demeurer ici, crimme vous le sou-
haitez; et, dans un an, si je ne suis pas maîtresse de vous
prouver que je n'ai pas à rougir de mes soins pour Chariot,
du moins je vous aurai donné, par toutes mes actions, la
preuve que je suis raisonnable dans mes esprits autant que
saine dans ma conscience.
Huriel arracha Brulette des bras de son père, embrassa
dévotement les larmes qui coulaient de ses beaux yeux, et
la replaçant où il Tavait prise :
— Bénissez-la donc bien, mon père, dit-il, car vous voyez
si je vous ai menti en vous disant qu'elle en était digne.
Elle a très-bien parlé, cette chère langue dorée, et il n'y a
rien à lui répondre, sinon que nous n'avons pas besoin
d'un an ni même d'un jour d'épreuve, et que nous irons,
dès ce soir, la demander à son grand-père; car de passer
encore une nuit dans l'attente de ce consentement, je ne
m'en sens pas le courage, à présent que je n'ai plus que
cela à obtenir pour me sentir le roi du monde. •
— Voilà donc, dit le père Bastion à Brulette, ce que tu as
gagné à chercher du répit? Au lieu de te demander demain,
nous te demanderons aujourd'hui. Allons, mon enfant, il
t'y faut soumettre, et c'est le châtiment de ta mauvaise con-
duite dans le temps passé.
Le contentement s'épanouit enfin sur le visage de Bru-
lette, et le mal que lui avait fait Joseph fut oubhé. Cepen-
dant, quand nous quittâmes la table, il lui en vint encore
un relintement. Chariot entendant Huriel appeler le grand
bûcheux mon père, l'appela de même, et en fut d'autant
mieux caressé; mais Brulette s'en affligea encore un
brin.
—Ne faudrait-il pas, dit-elle, se donner enfin la peine
d'inventer une parenté à ce pauvre enfant? car chaque fois,
à présent, qu'il m'appellera sa mère, il me semblera qu'il
fait souffrir ceux qui m'aiment.
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LES MAITRES SONNEURS 3»
On allait encore la rassurer sur ce point, lorsque Thé-
rencedii:
— Parlez plus bas, nous sommes écoulés. Et, tournant
lous, comme elle, nos yeux du côté du portail, nous vîmes
le bout d'un bâton appuyé à terre et la renflure d'une be-
sace pleine, qui dépassaient le mur et marquaient bien
qu'un mendiant était là, attendant qu'on f!t attention à lui,
et pouvant entendre des choses qui né le regardaient
point.
Je m'avançai vers lui et reconnus le carme Nicolas, qui,
tout aussitôt s'approchant, nous confessa, sans embarras,
qu'il nous écoutait depuis un quart d'heure ety avait même
pris .beaucoup de plaisir.
— Il me semblait bien connaître la voix d'Huriel, dit-il;
mais, en faisant ma tournée , je m'attendais si peu à le
trouver céans, mes chers amis, que je n'en aurais pas été
•certain, sans diverses choses qui se sont dites ici, et où
Bruletle sait bien que je ne suis pas de trop.
— Nous le savons aussi, dit Huriel.
— Vous? fit le moine. Oui, cela doit être!
— Et cela est, parce que la tante m'a tout contié hier soir,
dit Huriel à Brulette. Vous voyez, mignonne, que je n'ai
pas tant de mérite à vous croire.
— Oui, dit Brulette bien soulagée, mais hier matin!...
Eh bien, puisque vous voilà instruit de mes aflaires, ajouta-
t-^lle en parlant au moine, que me conseillez-vous, frère
Nicolas? Vous qui avez été employé dans celles de Chariot,
ne trouverez-vous pas quelque histoire à répandre pour
couvrir le secret de ses parents et réparer le dommage fait
à mon honneur?
— Une histoire? dit le carme. Moi, conseiller et aider le
mensonge? Je ne suis point de ceux qui se peuvent damner
pour l'amour des jeunes filles, ma miel II ne m'en revien-
drait rien. 11 faudra donc que je vous aide autrement, et j'y
ai déjà travaillé plus que vous ne pensez. Ayez patience, et
tout s'arrangera aussi bien qu'une autre affaire, oii maître
Huriel sait bien que je n'ai pas été mauvais ami.
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ttO LES MAITRES SONNEURS
— Je sais que je vous dois le repos et la sûreté de ma vie,*
répondit Huriel. Aussi, qu'on dise des moines ce qu*on vou-
dra : j'en sais au moins un^pour qui je me ferais couper en
quatre. Asseyez-vous donc, mon frère, et passez avec nous
la journée. Ce qui est à nous est à vous^ et la maison où
nous sommes est aussi la vôtre.
Thérence et le grand bûcheux allaient faire aussi leurs
honnêtetés au bon frère, quand ma tante Marghitonne ar-
riva et ne nous voulut plus souffrir ailleurs qu'avec elle. Ou
allait faire la cérémonie du chou, qui est la grande farce
ancienne du lendemain des noces, et déjà la promenade
commençait et venait de notre côté. On buvait, chantait et
dansait à chaque repos. Il n'y avait plus moyen pour Thé-,
rence de se tenir à Técart, et elle accepta mon bras 'pour
aller au-devant du cortège, tandis qu'Huriel y menait Bru-
lelte. Ma tante se chargea du petit, et le grand bûcheux, en-
traînant le carme, le décida aisément à se divertir en bonne
compagnie.
Le gar5 qui jouait le personnage du jardinier, ou, comme
on dit encore chez nous, du païen, sur la civière, était orné
d'une manière qui étonnait bien le monde. Il avait ramassé,
auprès du petit parc, une belle guirlande de nénufars liée
de rubans d'argent, et s'en était fait une ceinture sur sa bosse
de niasse. Il ne nous fallût pas grand temps pour la recon-
naître. Joseph l'avait perdue ou jetée en se retirant de nous.
Les rubans faisaient envie aux ûlles de la noce, qui délibé<-
rèrent de ne les point laisser gAter, et, se jetant toutes sur
le païen-, encore qu'en se défendant il en embrassât plus
d'une avec son museau barbouillé de lie» elles l'en dépouil-
lèrent et se firent le partage de cette riche livrée de ma-
riage. Ainsi les rubans dépecés de Joseph brillèrent tout le
jour sur la coiffe des plus fraîches fillettes de l'endroit et {
firent encore un meilleur usage qu'il ne pensait en les lais- J
sant sqr le chemin. 1
La comédie donnée de porte en porte dans le village fut '
aussi folle que de coutume, et se termina par un grand re-
pas et des danses jusqu'à la nuit. Après quoi , prenant congé,
Brulelle et moi, accompagnés du grand bûcheux, de Thérenct)
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LES MAITRES SONNEURS 291
et d*Hurîel» nous partîmes pour Nohant, avec le moi De va
tôte, qui conduisait leclairin par la bride, et sur leclairin,
te g^os Chariot, un peu grisé de tout ce qu*il avait vu, riant
comme un fou, et s*essayant à chanter comme il avait en-
tendu faire tout le jour.
Encore que la jeunesse d'aujourd'hui soit bien dégénérée,
vous avez tant de fois vu des fillettes de quinze ans faire cinq
lieues le matin et autant le soir sur leurs jambes , pour une
journée de danse par la plus forte chaleur, que vous ne pen-
serez point que nous arrivâmes chez nous rendus de fatigue.
Tout au contraire, nous avions encore dansé à quatre, plus
d'une fois, le long du chemin, le grand bûcheux sonnant
de la musette. Chariot dormant sur le cheval, et le carme
nous traitant de fous, nous grondant, et ne se pouvant
retenir de rire et de frapper des mains pour nous
exciter.
. Enfin nous étions à la porte de Brulette sur les dix heures
du soir, et le père Brulet dormait en son lit, quand la joyeuse
compagnie entra dans la chambre. Comme il était pas mal
sourd et dormait dur, Brulette coucha le petit, nous servit
un bout de collation, et se consulta avec- nous sur le
réveil qu'on lui ferait, avant qu'il eût fini son premier
somme.
A la fin il se retourna de notre côté, vit la lumière, re-
connut sa fille et moi, s'étonna des autres, et, «'asseyant sur
son lit, d'un air aussi sérieux qu'un juge, écouta le discours
que lui fit un peu haut et en peu de paroles, mais bien hon-
nêtement, le grand bûcheux. Le carme, en qui le père Bru-
let avait toute confiance, y ajouta l'éloge de la famille Hu-
riel, et Hurlel déclara son inclination et tous ses bons sen-
timents pour le présent et l'avenir.
Le père Brulet écouta le tout sans dire un mot, et j*avais
crainte qu'il n'y eût rien compris ; mais encore qu'il parût
rêver, il avait son entendement libre et répondit en homme
sage, qu'il reconnaissait très-bien dans le grand bûcheux le
fils d'un ancien ami ; qu'il faisait grand état de toute la fa-
mille; qu'il estimait le frère Nicolas digne de foi, et que,
par-dessus tout, il se fiait à l'esprit et au fin jugemc^nt de sa
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2îfâ LES MAITRES SONNEURS
petile-fille. Selon lui, elle n'avait pas tant retardé son choix
et refusé de si beaux partis, pour finir par une sottise, et
puisqu'elle souhaitait épouser Huriel, Huriel devait être un
bon mari.
11 parlait d'une manière avisée, et pourtant sa mémoire
lui faisait défaut sur un point qui lui revint au moment où
nous nous retirions; c'est qu'Huriel était un muletier :
— Et c'est là , dit-il, le seul point qui me fâche... Ma petite-
fille s'ennuiera donc seule à la maison les trois quarts de
l'année ?
On le consola bien en lui apprenant qu'Huriel avaitquitté
son état pour se mettre au fendage, et il agréa Tidée d'aller
travailler au Chassin pendant la bonne saison.
Nous nous départîmes donc tous contents les uns des au-
tres. Thérence resta avec Brulette, et j'emmenai les autres à
mon logis.
Nous apprîmes, le lendemain soir, par le carme, qui s'était
promené tout le jour, que Joseph, lequel n'avait point paru
au bourg de Nohant, était allé passer une heure avec sa
mère, après quoi il s'était mis en route pour courir les en-
virons, disant que son idée était de rassembler les sonneurs
du pays en un concours où il demanderait la maîtrise et le
droit pour pratiquer. La Mariton était bien en peine de cette
résolution-là, pensant que les Carnat et toute la bande des
ménétriers du pays, qui était déjà plus nombreuse que de
. besoin, s'y montreraient contraires et lui causeraient du
trouble et du tort. Mais Joseph ne l'avait point écoutée, di-
sant toujours qu'il la voulait retirer de servitude et emme-
ner au loin avec lui, encore qu'elle n'y parût point disposée
comme il l'eût souhaité.
Le surlendemain , tous nos apprêts étant faits, et les pre-
miers bans d'Huriel et de Brulette déjà publiés au prône de
notre paroisse, nous retournâmes tous au Chassin. C'étail
comme le départ pour un pèlerinage au bout du monde.
Comme il nous fallait emporter du mobilier, et que Brulette
voulait que son grand-père ne manquât de rien, nous avions
loué une charrette, et tout le village ouvrait de grands
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LES MAITRES SONNEURS 293
yeux, à nous voir emporter de sa maison jusqu'aux paniers.
Elle n'oublia ni ses chèvres ni ses poules, que Thérence se
réjouissait d'avoir à soigner, elle qui ne. connaissait pas le
gouvernement des bêtes et qui disait vouloir l'apprendre
pendant que l'occasion s'en trouvait.
Gela me fournit celle de m'offrir en plaisanterie à sa
gouverne, comme la plus soumise et fidèle bête de tout le
trx)upeau. Elle ne s'en fâcha pas, mais ne jn'encouragea
point à passer du badinage au sérieux. Seulement , il me
sembla bien qu'elle n'était pas mécontente de me voir quit-
ter si gaiement pays et famille pour la suivre, et que, si elle
ne m'attirait pas, elle ne me repoussait pas non plus.
Au moment où le vieux Brulet et les femmes, avec Char-
lot, montaient sur la voiture, Brulette étant fière de s'en
aller avec un si bel amoureux, à la barbe de tous les amou-
reux qui l'avaient méconnue, le carme vint comm(î pour
nous dire adieu, et ajouta pour les oreilles des curieux:
— Au fait, je vas de votre côté, et ferai un bout de chemin
avec vous.
Il monta auprès du père Brulet, et au bout d'une lieue,
iJans un chemin couvert, il fit arrêter.- Huriel conduisait son
clairin, qui était aussi bon au tirage qu'au transport, et
nous marchions un peu en avant, le grand bûcheux et moi.
Voyant )a voiture retardée, nous retournâmes, pensant que
ce fût quelque accident, et vîmes Brulette tout en pleurs,
embrassant Chariot, qui s'attachait à elle en faisant de
grands cris, parce que le carme le voulait emporter. Huriel
intercédait pour qu'on s'y prît autrement, car il était si
peiné du chagrin de Brulette, que, pour un peu, il aurait
pleuré aussi.
— Qu'y a-l-il donc? dit le grand bûcheux, et pourquoi,
ma fille, voulez-vous vous départir de ce pauvre enfant?
Est-ce donc la suite de votre idée de l'autre jour?
— Non , mon père , répondit Brulette. Ce sont ses vérita-
bles parents qui le réclament, et c'est pour son bien. Le
pauvre petit ne comprend pas cela, et moi, encore que je le
comprenne, le cœur me manque. Mais comme il y a des
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294 LES MAlTliES SONNEURS
raisons pour que la chose se fasse sans retard, donnez-
moi du courage, au lieu de m*en ôter.
Et, tout en parlant de courage, elle n'en avait point contrie
les pleurs et les caresses de Chariot, car elle était arrivée à
l'aimer d'une grande tendresse, et il fallut que Thérence
s'en mêlât. La fille des bois avait dans son air et dans ses
moindres discours une assurance de bonté qui eût persuadé
les pierres, et que l'enfant sentait, encore qu'il ne sût com-
ment. Elle réussit à lui faire entendre de s'apaiser, et qu'on
ne le quittait que pour bien peu, de sorte que frère Nico-
las put l'emporter sans violence , et qu'on se mit en route
au son d'une manière de rondine qu'il lui chantait pour l'é-
baubir, et qui ressemblait à un psaume d'église plus qu'à
une chanson; mais Chariot s'en paya, et quand leurs voix
se perdirent, celle du carme couvrait les dernières plaintes -
du pauvre mignon.
— Allons, Brulette, en route, dit le grand bûcheux. Nous
vous aimerons tant, que nous vous consolerons.
Huriel monta sur le brancard, afin d'être près d'elle, et,
tout le long du chemin, l'entretint si doucement, qu'elle lui
dit, à l'arrivée :
— Ne me croyez pas inconsolable, mon vrai ami ! J'ai eu
le cœur faible un moment; mais je sais bien où reporter
l'amitié que j'avais pour cet enfant, et où je retrouverai la
joie qu'il me donnait.
Il ne nous fallut pas grand temps pour nous installer au
vieux château, etmémement y pendre la crémaillère. Il y
avait plusieurs chambres habitables,encore qu'elles n'eussent
pas de mine et qu'on les eût crues prêtes à nous choir sur la
tête ; mais il y avait si longtemps que le vent en secouait
les ruines sans les renverser, qu'elles pouvaient bien encore
durer autant que nous.
La tante Marghitonne, enchantée de tiotre voisinage,
nous fournit tout ce qui eût pu manquer aux petites aises
dont nous étions coutumiers, et que la famille d'Huriel se
laissa persuader de partager avec nous, malgré le peu d'ha-
bitude qu'elle en avait et le peu de cas qu'elle en faisait.
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LES MAITRES SONNEURS 295
Les ouvriers bourbonnais que le graâd bûcheux avait em-
baucbés arrivèrent, et il en embaucha d'autres dans l'en-
droit même. Si bitsn que nous étions là comme une colonie,
campée partie dans le bourg, partie dans les ruines, tra-
vaillant tous de bon cœur sous la conduite d'un homme
juste qui savait ce que c'est que la peine à ménager et le
couragef à récompenser, et nous réunissant tous les soirs
pour manger ensemble sur le préau, écouter et raconter
des histoires, chanter et folâtrer à la fraîche, et faisant bal,
le dimanche, avec toute la jeunesse du pays, qui nous savait
tant de gré de la musique bourbonnaise, qu'on nous appor-
tait de petits présents de tous les côtés, et nous considérait
on ne peut plus.
Le travail était rude, à cause de la pente de la futaie qui
se trouvait quasiment à pic sur la rivière, et Tabatage of-
frait de grands dangers. J'avais fait, au bois de l'Alleu, l'ex-
périence du caractère vif du grand bûcheux. Comme il n'a-
vait que des ouvriers de choix pour sa partie, et que les
dépeceurs étaient à leurs pièces, il n'avait pas sujet de
s'impatienter ; mais j'avais l'ambition de devenir un fen-
deux du premier ordre pour lui complaire, et je craignais
que mon apprentissage ne me fît encore traiter de maladroit
et d'imprudent, ce qui m'eût bien mortifié devant Thérence.
Aussi jpriai-je Huriel de m'en faire à part la démonstration
et de me laisser le bien observer dans la pratique. Il s*y
prêta de son mieux, et j'y portai un si bon vouloir, qu'en
peu de jours j'étonnai le maître par mon habileté. Il m'en
fit compliment, et mémement me demanda devant sa fille
pourquoi je me donnais si vaillamment à un état qui no
m'était point de nécessité en mon endroit. — C'est, lui ré-
pondis-je, que je ne serais pas fâché d'être bon à gagner ma
vie en tout pays. On ne sait point ce qui peut arriver, et si
j'aimais une femme qui me voulût emmener au fond des
bois, je l'y suivrais, et l'y soutiendrais aussi bien qu'un
autre.
Et, pour marquer à Thérence que je n'étais pas si câlin
qu'elle le pensait peut-être, je m'exerçais à coucher sur la
dure, à vivre sobrement, et à devenir un forestier aussi so-
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296 LES MAITRES SONNEURS
Hde que ceux qui renlouraient. Je ne m'en trouvais pas plus
mai portant, et même je sentais bien mon esprit y devenir
plus léger et mes idées plus claires. Beaucoup de choses que
je n'entendais point sans de grandes explications au com-
mencement, se débroiîllaient peu à peu d*elles-mômos
devant mes yeux, et elle no riait plus de mes questions lour-
daudes. Elle causait avec mol sans ennui et marquait de la
confiance dans mes jugements.
Pourtant une bonne quinzaine se passa devant que j'eusse
un peu dVspérance, et comme je me plaignais à Huriel de
n*oser point dire un mot à une fille qui me paraissait trop
au-dessus de moi pour me vouloir jamais regarder^ il me
répliqua :
— Sois tranquille, Tiennet, ma sœur a le cœur le plus juste
qui existe, et si, comme toutes les jeunes filles, elle a ses
moments de fantaisie, il n*y a point d'imagination en elle
qui ne cède à l'amour d'une belle vérité et d*une franche
réparation.
Les discours d'Hurlel, qui étaient aussi ceux de son père
avec moi, me baillèrent grand courage, et Thérence recon-
nut en moi un si bon serviteur, j*étais Si attentionné à ce
qu'elle n'eût peine, fatigue ou. impatience d'aucune chose
dépendant de mon pouvoir; j'étais si soigneux de ne regar-
der aucune autre fille, et d'ailleurs j'en avais si peu d'envie;
enfin, je me comportais avec un respect si honnête et qui
lui marquait si bien l'état que je faisais de son mérite, qu'elle
y ouvrit les yeux, et je la vis plusieurs fois me regarder
courir au-devant de ses souhaits, avec un air de réflexion
très-doux, et m*en payer par des remercîmentsquimeren-
. daient fier. Elle n'était pas habituée, comme Brulette, à se
voir prévenir, et n'eût pas su, comme elle, y inviter genti-
ment. Elle paraissait môme toujours étonnée qu'on y son-
geât ; mais quand cela arrivait, elle en marquait une grande
obligation, et je ne me sentais pas d'aise quand elle me di-
sait, de son air sérieux, et sans fausse retenue :
— Vraiment, Tiennet, vous avez trop bon cœur. Ou bien:
— Tiennet, vous prenez pour moi tant de peine, que je vou-
drais avoir à en prendre pour vous dans l'occasion.
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LES MAITRES SONNEURS 397
Un jour qu'elle me parlait en cette manière, devant les
autres bûeheux, l'un d'eux, qui était un beau garçon bour-
bonnaiSy observa, à moitié voix, qu'elle me gratifiait d'un
grand intérêt.
— Certainement, Léonard, lui répondit' Thérence en le
regardant d'un air assuré. Je lui porte l'intérêt que je dois
à sa complaisance pour moi et à son amitié pour les
miens.
— Est-ce que vous croyez, reprit Léonard, qu'on n'agi-%
rait pas aussi biefT que lui , si on croyait être payé de
même?
— Je serais juste avec tout le monde, répliqua-t-elle, si
j'avais le goût ou le besoin des complaisances de tout le
monde ; mais cela n'est point, et, de l'humeur dont je suis,
l'amitié d'une seule personne me contente.
J'étais assis sur le gazon, auprès d'elle^ tandis qu'elle par-
lait ainsi, et je pris sa main dans la mienne, sans oser plus
que de l'y retenir un petit moment. Elle me la retira, mais
non sans me l'appuyer, en passant, sur l'épaule, en signe
de confiance et de parenté d'âme.
Pourtant les choses duraient ainsi, et je commençais à
souffrir grandement de ma retenue avec elle, d'autant que
les amours d'Huriel et de Bruletle étaient si tendres et si
heureuses, que cela troublait le cœur et l'esprit. Leur beau
jour approchait, et je ne voyais pas venir le mien.
WlB^-hattfèMe veillée.
Un dimanche, c'était celui du dernier ban de Brulette, le
grand bûeheux et son fils qui, dès le matin, m'avaient paru
se consulter secrètement, s'en allèrent ensemble, disant
qu'une affaire regardant le mariage les appelait à Nohant.
Brulette, qui savait bien où en étaient les préparatifs de sa
noce, s'étonna qu'ils y fissent tant de diligence inutile, ou
<lu'on ne la mit point de la partie. Elle fut même tentée de
17.
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398 LES MAITRES SONNEURS
bouder Huriel, qui annonçait d'être absent pour vingt-
quatre heures ; mais il ne céda point et sut la tranquilliser,
lui laissant penser qu'il ne la quittait que pour s'occuper
d'elle, et lui ménager quelque belle surprise.
Cependant, Therence, que mes yeux ne quittaient guère,
me paraissait faire effort pour cacher son inquiétude, et^
dès que son père et Huriel furent partis, elle m'emmena dans
le petit parc, où elle me parla ainsi :
. — Tiennet, je suis tourmentée, et ne sais quel remède y
trouver. Écoutez ce qui se passe, et dites-mol ce que nous
pourrions faire pour empêcher des malheurs. La nuit der-
nière, ne dormant point, j'ai entendu mon frère et mon
père faire accord de s'en aller au secours de Joseph, et, dans
leur entretien, voilà ce que j'ai compris : Joseph, encore que
tr^s-mal accueilli par tous les ménétriers du canton, aux-
quels il s'est présenté pour réclamer le concours, s'est Qb-
stinè à vouloir recevoir d'eux la maîtrise, chose queû
somme ils ne lui peuvent refuser ouvertement, sans avoir
mis ses talents à l'épreuve.
» Il s'est trouvé que le fils Carnat devait être reçu en la place
de son père, qui se retire du métier, par la corporation, au-
jourd'hui même, si bîen que Joseph vient là, troubler une
chose qui ne devait pas être contesiéo, et qui était promise
et assurée d'avance.
»0r nos bûcheux, en se promenant dans les cabarets des
environs, ont entendu et surpris les mauvais desseins de la
bande des sonneurs de votre pays, lesquels sont résolus,
d'évincer Joseph, s'ils le peuvent, en faisant û de sa science.
S'il n'y risquait que le dépit d'endurer une injustice et une
contrariété, ce ne serait point assez pour m'inquiéter commcî
vous voyez; mais mon père et mon frère, qui sont maîtres
sonneurs et qui ont voix à tout chapitre de musique, n'im-
porte en quel pays ils se trouvent, ont cru de leur devoir
d'aller réclamer leur place au concours , à seules fins d*y
soutenir Joseph. Et puis, au bout de tout cela, il y a encore
quelque chose que je ne sais point, parce que les sonneur»
ont un secret de confrérie dont mon frère et mon père ne
parlaient entre eux qu'à mots couverts et dans des paroles
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LES MAITRES SONNEURS. 299
OÙ je D*ai pa rien entendre. De toutes manières, soit dans
leur prétention au jugement du concours, soit dans quelque
autre cérémonie où Ton dit que les épreuves sont dures, il
y a du danger peureux, car ils ont pris, sous leurs sarraux,
les petits bâtons de courza qui sont une arme dont vous avez
vu la morsure; et mômement ils ont afûlé leurs serpes et
les ont cachées aussi sur eux, se disant Tuu à Tautre, vers
le matin :
— Le diable soit de ce garçon, qui n*a de bonheur pour lui
ni pour les autres 1 II le faut pourtant secourir, car il va se
jeter dans la gjiieule du loup, sans souci de sa peau ni de
celle de ses amis.
D Et mon frère se plaignait, disant qu'à la veille de se ma-
rier, il ne serait pas content de fendre encore une tête ou de
ne point rapporter la sienne entière. A quoi mon père ré-
pondait qu'il n'y fallait point porter de mauvais pronostics,
mais aller devant soi, où Thumanité commandait de secourir
son prochain.
» Comme ils avaient cité notre ami Léonard parmi ceux qui
avaient recueilli les mauvais bruiU, j*ai questionné ce Léo-
nard un moment à Ja hâte, et il m*a dit que Joseph et con-
séquemment ceux qui le voudraient soutenir étaient depuis
une huitaine Tobjet de grandes menaces, et que vos sonneurs
n'avaient pas seulement parlé de lui refuser la maîtrise à ce
concours, mais encore de lui ôter Tenvie et le pouvoir de
s'y présenter une autre fois. Je sais, pour l'avoir ouï dire
chez nous, étant petite, à l'époque où mon frère fut reçu
mattre sonneur, qu'il s'y fallait comporter bravement et
passer par je ne sais qnels essais de la force et du courage.
Mais chez nous, les sonneurs menant une vie errante et ne
faisant pas tous métier de ménétriers, ne se gênent point
les uns les autres et ne persécutent guère les aspirants. Il
paraît, aux précautions de mon père et au dire de Léonard,
qu'ici, c'est autre chose, et qu'il s'y fait quelquefois des ba •
tailles d'où ne reviennent point tous ceux qui s'y rendent.
Assistez-moi, Tiennel, car je me sens morte de peur et de
tristesse. Je n'ose point donner l'éveil h nos bûcheux, car si
mon père pensait que j'ai surpris et trahi quelque secret de
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aOO LES MAITRES SONNEURS
la confrérie, il me retirerait l'estime et la œnfiance. Il est
accoutumé à me voir aussi courageuse qu'une femme peut
rêtre dans les dangers ; mais, depuis la malheureuse affaire
de Malzac, je vous confesse que je n*ai plus de courage
du tout, et que je suis tentée d'aller me jeter au milieu
de la bataille, tant j'en crains les suites pour ceux que
j'aime.
— Et c'est là, ma brave ûilc, ceque vous appelez mancfber
de courage ? répondis-je à Thérence. Allons, restez tran-
quille et laissez*moi faire. Le diable sera bien malin si je ne
découvre et surprends de moi-même, et sans qu'on vous
soupçonne, le secret des sonneurs; et, que votre père m'en
blâme, qu'il me châsse d'auprès de lui et me retire tout le
bonheur que j'ai songé de gagner.,, ça ne fait rien , Tbé-
renœ î pourvu que je vous le ramène ou que je vous le ren-
voie sain et sauf, ainsi qu'Huriel, je serai assez payé, ne
dussé-je point vous revoir. Adieu, contenez vos angoisses,
ne dites rien à Brulelte, elle y perdrait la tête. Je saurai vi-
tement ce qu'il faut faire. N'ayez point l'air de rien savoir.
Je prends tout sur mon dos.
Thérence se jeta à mon oou et m'embrassa sur les deux
joues avec toute l'innocence d'une bonne Olle ; et, rempli do
courage et de conûance, je me mis à l'œuvre.
Je commençai par aller chercher Léonard, que je savais
être un bon gars, très-fort et hardi, et grandement attaché
au père Bastion. Encore qu'il fût un peu jaloux de moi au
sujet de Thérence, il entra dans mon plan, et je le consultai
sur ce qu'il pouvait savoir du nombre des sonneurs appelés
au concours et du lieu où nous pourrions les aller surveiller.
Il ne me put rien dire du premier point. Quant au second,
il m'apprit que le concours ne se faisait point secrètement
et qu'on le disait fixé pour l'heure d'après vêpres, à Saint-
Chartier, dans le cabaret de Benoît. La délibération qui
devait s'ensuivre était la seule chose où les sonneurs s(;
retiraient entre eux; mais c'était toujours dans la maison
même, et leur jugement était rendu en public.
Je pensai alors qu'une demi-douzaine de garçons bien
résolus suffiraient à rétablir la paix, si, comme Thérence le
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LES MAITRES SONNEURS 301
pensait, il survenait des querelles, et que la justice étant de
notre côté, nous trouverions bien, au pays, des bons en-
faots qui nous donneraient un coup de main. Je fis doue I.e
choix de mes compagnons avec Léonard, et nous en trou-
vâmes quatre bien consentants à nous suivre, ce qui, avec
nous deux, faisait le nombre souhaité. Ils n'hésitèrent que
sur une chose, la crainte de déplaire à leur maître en lui
portant secours malgré lui; mais je leur jurai que le grand
bûcheux ne saurait jamais leurs bonnes intentions sMls le
souhaitaient ; que nous serions amenés comme par le ha-
sard, et enfin que, si quelqu'un en devait être blâmé, ils
pourraient tout rejeter sur moi, qui les aurais attirés là pour
boire, sans les prévenir de rien.
Nous étant ainsi accordés, j'allai dire à Thérence que nous
étions en mesure contre n'importe quel danger, et, nous
munissant chacun d'une bonne trique, nous arrivâmes à
Saint-Charlier à l'heure dite.
Le cabaret à Benoît était si rempli, qu'on ne s'y pouvait
retourner et que force nous fut d'accepter une table en de-
hors. En somme, je ne fus pas fâché d'y installer ma ré- .
serve, et, leur recommandant bien de ne se point ivrt r, je
me coulai dans la maison où je comptai seize cornemuseux
de profession, sans parler d'Huriel et de son père, qui étaient
attablés au coin le plus obscur de la salle, le chapeau sur les
yeux, et d'autant moins»aisés à reconnaître que peu de ceux
qui se trouvaient là les avaient aperçus ou rencontrés dans
le pays. Je fis comme si je ne les voyais point, et, parlant
haut à leur portée, je m'enquls à Benoît de cette bande de
sonneurs réunis à son auberge, comme d'une chose dont je
n'avais pas seulement ouï parler et dont je ne connaissais
point le motif.
— Commenjt, me dit le patron, qui relevait de sa maladie
et qui était beaucoup blêmi et mandré,ne sais-tu point que
Joseph, ton ancien ami, le garçon de ma ménagère, va
passer au concours avec le fils Gamat? Je ne te cache pas
que c'est une sottise, me dit-il tout bas. La mère s'en désole
et craint les mauvaises raisons qui s'échangent dans ces
sortes de conseils. Mêmement, elle en est si troublée qu'elle
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902 LES MAITRES SONNEURS
en perd la tête et qu'on se plaint d'être mal servi céans,
pour la première fois.
— Vous puis -je aider en quelque chose? lui dis-je, sou-
haitant d'avoir une raison pour rester en dedans, et tourner
autour des tables.
— Ma foi, mon garçon, répondit-il, si tu y as bonne vo-
lonté, tu me rendras service, car je ne te cache pas que je
suis éticore faible, et ne peux pas me baisser pour tirer le
vin, sans avoir le vertige ; mais j'ai confiance en toi : voilà
la clef du cellier. Charge-toi de remplir et d'apporter les
pichets. J'espère que la Marilon et ses aides de cuisine suf-
firont au restant du service.
Je ne me le fis point dire deux fois ; j'allai avertir mes
compagnons de l'emploi que je prenais pour le bien de la
chose, et je fis la besogne de sommelier, qui me permit de
tout voir et de tout entendre.
Joseph et Carnat le jeune étaient chacun au bout d'une
grande table, régalant ^outela sonnerie, chacun par moitié.
Il y régnait plus de bruit que de plaisir. On criait et chantait,
pour se dispenser de causer, car on était sur la défensive de
part et d'autre, et on y sentait les intérêts et les jalousies en
émoi.
J'observai bientôt que tous les sonneurs n'étaient pas ,
comme je l'avais craint, du parti des Carnat contre Joseph ;
car, si bien que se tienne une confrérie, il y a toujours quel-
que vieille pique qui y met le désaccord ; mais je vis aussi,
peu à peu, qu'il n'y avait là rien de rassurant pour Joseph,
parce que ceux qui ne voulaient point de son concurrent ne
voulaient pas de lui davantage, et souhaitaient voirmandrer
le nombre des ménétriers par la retraite du vieux Carnat.
Il me parut môme que c'était le grand nombre qui pen-
sait ainsi, et j'augurai que les deux aspirants seraient
évincés.
Après qu'on eut festiné environ deux heures, le concours
fut ouvert. Le silence ne fut point requis, car la cornemuse,
en une chambre, n'est point un instrument qui s'embarrasse
des autres bruits, et les chanteurs ne s*y obstinent pas long-
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LES MAITRES SONNEURS 303
temps. Il vint une foule de monde aux alentours de la mai-
son. Mes cinq camarades grimpèrent du dehors sur la croisée
ouverte; je ne me plaçai pas loin d'eux. Huriei et son père •
ne bougèrent de leur coin. Garnat, désigné par le sort pour
commencer, monta sur Tarche au pain, et, encouragé par
son père, qui ne se pouvait retenir de lui marquer la me-
sure avec ses sabots, commença de sonner une demi-
heure durant sur Tancienne musette du pays, à petit bour-
don.
II en sonna fort mal, étant fort ému, et je vis que cela
faisait plaisir à la plus grande partie des sonneurs. Ils gar-
dèrent le silence, comme ils avaient coutume de faire pour
se donner l'air important; mais les autres assistants le gar-
dèrent aussi, ce qui fâcha bien le pauvre garçon, car il avait
espéré un peu d'encouragement, et son père commença de
ruminer en grand dépit, laissant voir la vengeance et la
méchanceté de son naturel.
Quand ce vint à Joseph, il s'arracha d'auprès de sa mère,
qui, tout le ten^ps, Tavait supplié, en lui parlant bas, de ne
se point mettre sur les rangs. Il monta sur l'arche, tenant
avec beaucoup d'aisance sa grande cornemuse bourbonnaise
qui éblouit tous les yeux par ses ornements d'argent, ses
miroirs et la longueur de ses bourdons. Joseph avait l'air
ûer et regardait comme en pitié ceux qui l'allaient écouter.
On remarquait la bonne mine qui lui était venue, et les jeu-
nesses du lieu se demandaient si c^était là Joset i'ébervigé,
qu'on avait jugé si simple et qu'on avait vu si malingret.
Toutefois il avait un air de hauteur qui ne plaisait poiiit, et,
dès qu'il eut rempli la salle du bruit de son instrument, il y
eut quasi plus de peur que de plaisir dans la curiosité qu'il .
causait aux ûlleltes.
Mais comme 11 ne manquait pas là de monde qui s'y con-
naissait, et surtout les chantres de la paroisse, et puis les
chanvreurs qui sont grands experts en idées de chansons,
etmémement des femmes âgées qui étaient bonnes gar-
diennes des meilleures choses du temps passé, Joseph fut
vilement goûté, tant pour la manière de faire sonner son
instrument sans y prendre aucune fatigue, et de donner le
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304 LES MAITRES SONNEURS
^ SOU juste^ que pour le goût qu*il montrait en jouant des
airs nouveaux d'une beauté sans pareille. Et, comme il lui •
fut fait observation, par les Carnat, que sa musette^ mieux
sonnante, lui donnait de l'avantage, il la démancha et nVn
garda que le hautbois, dont il se servit si bien qu'on put
encore mieux goûter TexcelleAce de ses airs. Enfin, il prit
la musette de Carnat et la mena si habilement qu'il en tira
encore des sons agréables, et qu'on eût dit d'un aulre instru-
ment que celui qu'on avait entendu d'abord.
Les juges ne firent rien connaître de leur opinion, mais
les autres assistants, trépignant de joie et. faisant grande ac-
clamation, décidèrent que rien de si beau n'avait été ouï au
pays de chez nous, et la mère Bline de la Breuille, qui avait
quatre-vingt-sept ans et n'était encore sourde ni bègue,
s'avançaut à la table des sonneurs, et frappant de sa bé-
quille au milieu d'eux, leur dit en son franc parler que le
grand âge autorisait:
— Vous aurez beau faire la moue et branler la tôle, ça nVst
aucun de vous qui pourrait jouter avec ce gars; on parlera
de lui dans deux cents ans d'ici, et tous vos noms seront
oubliés avant que vos carcasses soient pourries dans la terre.
Puis elle sortit, disant (et tout le monde avec elle) que si
les sonneurs rejetaient Joseph de leur corporation, c'était la
pire injustice qui se pûtcommettre et la plus vilaine jalousie
qui se pût avouer.
C'était le moment de délibérer, et les sonneurs montè-
rent en une chambre haute, dont j'allai leur ouvrir la porte
à seules fins d'essayer de surprendre quelque chose en
les écoutant causer sur l'escalier. Les derniers qui se pré-
. sehlèreot à cette porte pour entrer furent le grand bûcheux
et Huriel ; mais alors, le père Carnat, qui reconnaissait le
fils pour l'avoir vu chez nous à la jaunée de Saint-Jean, leur
demanda ce qu'ils souhaitaient, et de quel droit ils se pré-
sentaient au conseil.
— Du droit que nous donne la maîtrise, répondit le père
Bastien, et si vous en doutez, faites-nous les questions d'u-
sage, ou éprouvez-nous en quelle musique vous voulez.
On les fil entrer et on referma la porte. J'essayai bien d'en-
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LES MAITRES SONNEURS 303
tendre, mais on parlait à voix basse, et je ne pus m'àssurer
d'autre chose, sinon qu'on reconnaissait le droit des deux
étrangers, et qu'on délibérait sur Iç concours, sans bruit et
sans dispute.
A travers la fente de i'huis, je vis qu'on se formait en ras-
semblements de quatre ou cinq, et qu'on échangeait dos rai-
sons tout bas avant d'aller aux voix; mais quand ce fut le
moment de voter, un des sonneurs vint voir s'il n'y avait
personne aux écoutes, et force me fut de me cacher et de
descendre aussitôt, crainte d'être surpris en une faute ou
j'aurais eu de la honte sans excuse; car rien ne pouvait plus
me donner à penser que mes amis eussent besoin de ixion
aide en une réunion si tranquille.
Je retrouvai en bas mes jeunes gens et beaucoup d'autres
de ma connaissance, qui s'étaient attablés, faisant fête et
compliment à- Joseph. Le (ils Carnat était seul et triste en
un coin, oublié et humilié au possible. Lo carme était là
aussi, sous la cheminée, s'enquérant auprès de la Mariton
et de Benoît de ce qui se passait en leur logis. Quand il fut
au fait, il approcha delà plus grande table où chacun vou-
lait trinquer avec Joseph et le questionner sur le pays où il
a^ait appris ses talents.
— Ami Joseph, dit le frère Nicolas, nous sommes de con-
naissance, et je vous veux complimenter aussi sur l'applau-
dissement que vous venez d'avoir, à bon droit, céans. Mais
permettez-moi de vous remontrer qu'il est généreux autant
que sage de consoler les vaincus, et qu'à votre place, je fe-
rais avance d'amitié au fils Carnat, que je vois là, bien triste
et bien seul.
' Le carme parla ainsi d'une façon à n'être entendu que de
Joseph et de quelques autres qui l'a voisinaient, et je pensai
qu'il le faisait autant par conseil de son bon cœur que par
incitation de la mère à Joseph, qui eût souhaité voir revenir
les Carnat de leur aversion pour lui.
La manière dont le carme en appelait à la générosité de
Joseph flatta ce garçon dans son amour-propre.
— Vous avez raison, père Nicolas, fit-il; et, d'une voix
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306 LES MAITRES SONNEURS
— Allons, François, dit-il au fils Carnat, pourquoi bou-
der les amis? Tu n*as pas si bien joué que tu es en état de
le faire, j'en suis certain ; mais tu auras ta revanche une
autre fois ; et, d'ailleurs, le jugement n'en est pas encore
porté. Ainsi, au lieu de nous tourner le dos, viens boire
avec nous, et tenons- nous aussi tranquilles que deux bœufs
attelés au même charroi.
Chacun approuva Joseph, et Garnat, craignant de j^rattre
trop jaloux, accepta son offre et vint s'asseoir non loin de
lui. C'était bien jusque-là; mais Joseph ne se put défendre
de marquer combien il estimait mieux son savoir que ce-
lui des autres, et, dans les honnêtetés qu'il fît à son concur-
rent, il prit des airs de protection qui le blessèrent d'autant
plus.
— Tu parles comme si tu tenais la maîtrise , dit Camat,
qui était pâle et hautain, et tu ne tiens rien encore. Ce n'est
pas toujours au plus subtil de ses doigts et au plus adroit
de ses inventions que ceux qui s'y connaissent donnent la
meilleure part. C'est quelquefois à celui qui est le mieux
connu et le mieux estimé au pays, et qui , par là, promet
un bon^camarade aux autres ménétriers.
. — Oh I je m'y attends bien , répliqua Joseph. J'ai été
Iongtempsabsent,et,encoreque je mepique de mériter au-
tant d'estime qu'un autre par ma conduite, je sais de reste
qu'on se rejettera sur la mauvaise raison que je suis peu
connu. Eh bien , ça m'est égal, François I Je ne m'attendais
point à trouver ici une assemblée de vrais musiciens, ca-
pables de me juger, et assez amis du beau savoir pour
préférer mon talent à leurs intérêts et à leurs accointances.
Tout ce que je souhaitais, c'était de me faire entendre
et juger devant ma mère et mes amis, par les oreilles
saines et les gens raisonnables. A présent, je me moque
bien de vos beugleurs de musette criarde 1 Je crois, Dieu
me pardonne , que je serais plus fier de leur refus que de
leur agrément.
. Le carme observa doucement à Joseph qu'il ne parlait pas
d'une manière sage. — Il ne faut point récuser les juges
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LES MAITRES SONNEURS • 307
qu'on a demaDdés librement, lui dit-il, et l'orgueil gâte tou-
jours le plus l)eau mérite.
— Laissez-lui son orgueil, reprit Carnat. Je ne suis point
jaloux de celui qu'il p»mt montrer. Il lui faut bien un peu
de talent pour se consoler de ses autres disgrâces , car c'est
de lui qu'on peut dire : Beau joueur, bien joué.
— Qu'est-ce que vous entendez par là ? dit Joseph en po-
sant son verre et le regardant entre les yeux.
— Je n'ai pas besoin de le dire , répondit l'autre. Tout le
monde ici l'entend de reste.
— Mais je ne l'entends point, moi; et comme c'est à moi
que vous parlez, je vous citerai comme lâche si vous crai-
gnez de vous expliquer.
— Oh! je peux bien te dire en face, reprit Carnat, une
chose qui n'est point faite pour t'offenser; car il n'y a peut-
être pas plus de ta faute à être malheureux en amour, qu'il
n'y en a eu de la mienne à être malheureux, ce soir, en
musique.
— Allons, allons! dit un des jeunes gens qui se trouvaient-
là, laissons la Josette tranquille. Elle a trouvé un épouseux,
ça ne regarde plus personne.
— Et m'est avis, ajouta un autre, que ce n'est point Jo-
seph qui est joué dans cette histoire-là , mais bien celui qui
va endosser son ouvrage.
— De qui parlez-vous ? s'écria Joseph , comme pris de
vertige. Qui appelez-vous Josette ? et quel méchant badi-
nage prétendez-vous me faire ?
— Taisez-vous! s'écria la Mariton, rouge et tremblante
de colère et ^e chagrin, comme elle était toujours quand
on accusait Brulette. Je voudrais que toutes vos méchantes
langues fussent arrachées et clouées à la porte de l'église I
— Parlons plus bas, dit un des jeunes gens; vous savez
bien que la Mariton n*entend pas qu'on médise de la bonne
amie à son Joset. Les belles se soutiennent entre elles, et
celle-ci n'est pas encore trop mûre pour perdre sa voix au
chapitre.
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306 ' . LES MA1TRE9 SONNEURS
Joseph s'éverluait à compreûdre de quoi on l'accusait ou
le raillait.
— Explique-moi donc ça, me disait-il en me tiraillant
le bras. Ne me laisse pas sans défense ou sans réponse.
J'allais m'en mêler, encore que je me fusse interdit
d'entrer dans aucune dispute où ne seraient point le grand
bûcheux et son fils, lorsque François Garnat me coupa la
parole:
—Eh mon Dieu 1 fit-il à Joseph en ricanant, Tiennet né
t'en dira pas plus que je t'en ai écrit.
— C'est donc de cela que vous parlez? dit Joseph. Eh bien,
je jure que vous êtes un menteur, et que vous avez écrit
et signé un faux témoignage. Jamais...
— Bon, bon, reprit Carnat. Tu as pu faire ton profit de ma
lettre, et si, comme l'on croit, tu étais Tauteur de l'enfant,
tu n'as pas été trop sot d'en repasser la propriété à un ami.
C'est un ami bien fidèle, puisqu'il est là-haut occupé à te
soutenir dans le conseil. Mais si, comme je le pense, moi,
tu es venu pour réclamer ton droit, et qu'on te l'ait refusé,
ainsi qu'il résulterait d'une scène bien drôle qui a été vue
de loia et qui a eu lieu au château du Chassin...
—Quelle scène? dit le carme. Il faut vous expliquer, jeune
homme, car j'en étais peut-être le témoin, et je veux savoir
de quelle manière vous racontez les choses.
— Comme vous voudrez, répondit Carnat. Je la dirai
comme je l'ai vue de mes yeux, sans entendre les discours
qui s'y faisaient, mais vous en donnerez l'explication comme
vous pourrez. Vous saurez donc, vous autres, que, le der-
nier jour du mois passé, Joseph, s'étant levé de ton matin
pour porter un mai à la porte de Brulette, et y ayant va
un gros gars d'environ deux ans qui ne peut être que le
sien , le voulut réclamer sans doute , puisqu'il le prit pour
l'emporter et qu'il s'ensuivit une dispute, où son ami le
bûcheux bourbonnais, le même qui est là-haut avec son
père, et qui épouse la Brulette dimanche qui vient, lui
poiia de bons coups, et puis embrassa la mère et l'enfant;
après quoi Joset l'ébervigé fut mis en douœur à la porte
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LES MAITRES SONNEURS 309
et n'y est point retourné du depuis. Or, voilà la plus belle
histoire que j'aie jamais vue. Arrangez-la comme vous vou-
drez. C'est toujours un enfant qui se voit disputé par deux
pères , et une fille qui , au lieu de se donner au premier
enjôleur, le chasse à coups de pied comme indigne ou
incapable d'élever l'enfant de ses œuvres.
Au lieu de répondre , comme il s'en était vanté, à cette
accusation, le père Nicolas était retourné vers la cheminée,
et parlait bas, mais vivement, avec Benoît. Joseph était si
saisi de voir interpréter de la sorte une aventure dont, après
tout, il ne pouvait dire le fin mot, qu'il cherchait autour do
Jui quelqu'un pour l'y aider, et la Mariton étant sortie de la
chambre comme une folle, il ne restait que moi pour rem-
barrer Carnat. Son discours avait occasionné de l'étonne-
ment, et personne ne songeait à défendre Brulelte, contre
laquelle il y avait toujours un gros dépit. J'essayai de pren-
dre son parti; mais Carnat m'interrompit aux premiers
mots.
— Oh ! tant qu'à toi, le cousin, fit-il, personne ne t'accuse;
tu peux y être de bonne foi, encore qu'on sache que tu t'es
entremis pour attraper le monde en apportant au pays l'en-
fant déjà élevé dans le Bourbonnais. Mais tu es si simple,
que tu n'y as peut-être vu que du feu. Le diable me punisse,
ajoute-t-il en s'adressant à l'assistance, si ce garçon-là u'est
pas sot comme un panier. Il est capable d'avoir servi de
parrain à Tenfant, croyant faire le baptême d'une cloche. Il
aura été dans le Bourbonnais pour voir son filleul, et on lui
aura prouvé qu'il avait poussé dans le cœur d'un chou. Il
l'aura apporté chez lui dans une besace, pensant mettre, le
soir, un .chebril à la broche. Enfin, il est si valet et si bon
cousin à la fille, que si elle lui avait voulu faire entendre
que le gros Chariot lui ressemble, il s'en serait trouvé
content.
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310 LES MAITRES SONNEURS
l'inup^-neavlénie veillée.
J'avais beau répondre et protester en me fâchant, on était
plus en train de rire que de ra'écouter, et c'a été de tout temps
une grande amusette pour les garçons éconduits, de mé-
dire d'une pauvre fille. On se dépêche de l'abîmer, sauf à
en revenir plus tard, si Ton voit qu'elle ne le méritait
point.
Mais, au milieu du bruit des mauvaises paroles, on enten-
dit une voix forte, que la maladie avait un peu diminuée,
mais qui était encore capable de couvrir toutes celles d'un
cabaret en rumeur. C'était le maître du logis, habitué de
longue date à gouverner les orages du vin et les vacarmes
de la bombance.
— Tenez vos langues, dit-il, et m'écoutez, ou, dussé-je
fermer la maison pour toujours, je vous ferai sortir à l'in-
stant môrne. Tâchez de vous taire sur le compte d'une fille de
bien, que vous ne décriez que pour l'avoir trouvée trop sage.
Et,quanl aux véritables parents de l'enfant qui a donné lieuà'
tant d'histoires, dites-leur donc enfin, bien en face, le blâme
que vous leur destinez, car les voilà devant vous. Oui ! dit-il
en attirant contre lui la Mariton qui pleurait, tenant Chariot
dans ses bras, voilà la mère de mon héritier, et voilà mon fils
reconnu par mon mariage avec cette brave femme. Si vous
m'en demandez la date bien au juste, je vous répondrai que
vous ayez à vous mêler de vos affaires ; mais pourtant, à
celui qui aurait de bonnes raisons pour me questionner, je
pourrais montrer des actes qui prouvent que j'ai toujours
reconnu l'enfant pour mien, et qu'avant sa naissance, sa
mère était déjà ma légitime épouse, encore que la chose fût
tenue cachée.
Il se fit un grand silence d'étonnement, et Joseph, qu|
s'était levé aux premiers mots, resta debout comme changé
en pierre. Le moine, qui vit du doute, de la honte et de la
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LES MAITRES SONNEURS 3il
colère dans ses yeux, jugea à propos dç donner quelques ex-
plications de plus. Il nous apprit que Benoît avait été empè-
ché.de rendre son mariage public par l'opposition d'un pa-
rent à succession qui lui avait prêté des fonds pour son
commerce, et qui aurait pu le ruiner en lui en demandant
la restitution. Et comme la Mariton craignait d*être attaquée
dans sa renommée, surtout à cause de son fils Joseph^ elle
avait caché la naissance de Chariot et Tavait mis en nourrice
à Sainte-Sevère ; mais, au bout d'un an, elle l'avait trouvé, si
mal éduqué, qu'elle avait prié Brulette de s'en charger,
comptant que nulle autre n'en aurait autant de soin. Elle
n'avait point prévu que cela ferait du tort à cette jeunesse,
et quand elle l'avait su, elle avait voulu reprendre l'enfant;
mais la maladie de Benoit avait fait empêchement, et Bru-
lette, d'ailleurs, s'y était si bien attachée,qu'elle n'avait point
voulu s'en séparer.
— Oui, oui, dit vivement la Mariton, la pauvre âme qu'elle
estl elle m'a montré son courage dans l'amitié. « Vous avez
assez de peine comme cela, me disaiit-elle, s'il faut que vous
perdiez votre mari, et que peut-être votre mariage soit at-
taqué ensuite par sa famille. Il est trop malade pour que
vous puissiez souhaiter qu'il se mette dans le.s grands em-
barras qui résulteraient, à présent^ de la déclaration de votre
mariage. Ayez patience, et ne le tuez point par des soucis
d'affaires. Tout s'arrangera à vos souhaits, si Dieu vous fait
la grâce qu'il en revienne. »
—Et si j'en suis revenu, ajouta Benoît, c'est par les soinsde
cette digne femme, qui est ma femme, et par la bonté d'âme
de la jeune fille en question, qui s'est exposée patiemment
au blâme et à l'insulte, plutôt que de me poussera ma ruine
en trahissant nos secrets. Mais voilà encore un fidèle ami,
ajouta-t-il en montrant le carme^ un homme de tête, d'ac-
tion et de franche parole, qui a été mon camarade d'écx>le,
dans le temps que j'étais élevé à Montluçon. C*est lui qui a
été trouver mon vieux diable d'oncle, et qui à la on, pas plus
tard que ce matin, l'a fait consentir à mon mariage avec ma
bonne ménagère. Et quand il a eu lâché la promesse qu'il
me laisserait ses fonds et son héritage, on lui a avoué que
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312 LES MAITRES SONNEURS
le prêtre y avait déjà passé, et on lu^i a présenté ie gros Char-
iot, qu'il a trouvé beau garçon et bien ressemblant à l'au-
teur de ses jours.
Ce contentement de Benoît fit revenir la gaieté, et chacun
fut frappé de cette ressemblance dont, pourtant, on ne s'é-
tait point avisé jusque-là, moi pas plus que les autres.
— Par ainsi, Joseph, dit encore Taubergisle, tu peux et
dois aimer et respecter ta mère, comme je Taimeet la res-
pecte. Je fais serment ici que c'est la plus courageuse et la
plus secourable chrétienne qu*il y ait auprès d'un malade,
et que je n'ai jamais eu une heure d'hésitation dans ma vo-
lonté de déclarer tôt ou tard ce que je déclare aujourd'hui.
Nous voilà assez bien dans nos affaires. Dieu merci, et
comme j'ai juré à elle et à Dieu que je remplacerais le père
que tu as perdu, si tu veux demeurer avec nous, je t'asso-
cierai à mon commerce et te ferai faire de bons profils. Tu
n'as donc pas besoin de te jeter dans le corncmusage, puis-
que ta mère y voit des inconvénients pour toi et des inquié-
tudes pour elle. Ton idée était de lui assurer un sort. Cane
regarde plus que moi, et mêmement je m'offre à assurer le
tien. Nous écouteras-tu, à la fin, et renonceras-tu à ta dam-
née musique ? Né veux-tu point demeurer en ton pays, vivre
en famille, et rougirais-tu d'avoir un aubergiste honnête
homme pour ton beau-père?
— Vous êtes mon beau-père, cela est certain, répondit
Joseph sans marquer ni joie ni tristesse, mais se tenant as-
sez froidement sur la défensive ; vous êtes honnête homme,
je le sais, et riche je le vois : si ma mère se trouve heureuse
avec vous...
— Oui, oui, Joseph I la plus heureuse du monde, aujour-
d'hui surtout ! s'écria la Mariton en l'embrassant, car j'es-
père que lu ne me quitteras plus.
— Vous vous trompez, ma mère, répondit Joseph. Vous
n'avez plus besoin de moi, et vous êtes contente. Tout est
bien. Vous étiez le seul devoir qui me rappelât au pays, il ne
m'y restait plus que vous à aimer, puisque Brulette, il est
bon pour elle que tout le monde l'entende aussi de ma
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LES MAITRES SONNEURS 3f3
bouche, n'a jamais eu pour moi que les sentiments d*une
soDur. À présent me voilà libre de suivre ma destinée, qui
n'est pas bien aimable , mais qui m*est trop bien marquée
pour que je ne la préfère point à tout l'argent du commerce
et à toutes les aises de la famille. Adieu donc , ma mère 1 •
Que Dieu récompense ceux qui vous donneront le bonheur;
moi, je n'ai plus besoin de rien, ni d'état en ce pays, ni de
brevet de maîtrise octroyé par des ignorants mal inten-
tionnés pour moi. J'ai mon idée et ma musette qui me sui-
vront partout, et tout gagne-pain me sera bon, puisque je
sais qu'en tous^ lieux je me ferai connaître sans autre peine
que celle de me faire entendre.
Ck)mme il disait cela, la porte de l'escalier s'ouvrit et toute
l'assemblée des sonneurs rentra en silence. Le père Carnat
réclama l'attention de la compagnie, et, d'un air joyeux et
décidé qui étonna bien tout le monde, il dit :
— François Carnat, mon fils, après examen de vos ta-
lents et discussion de vos droits, vous avez été déclaré trop
novice pour recevoir la maîtrise. On vous engage donc à
étudier encore un bout de temps sans vous dégoûter, à
soûles fins de vous représenter plus lard au concours qui
vous sera peut-être plus favorable. Et vous, Joseph Picot,
du bourg de Nohant, le conseil des maîtres sonneurs du
pays vous fait assavoir que, par vos talents sans pareils,
vous êtes reçu maître sonneur de première classe, sans ex-
ception d'une seule voix.
— Allons! répondit Joseph, qui resta comme indifférent
à cette belle victoire et à l'approbation qui y fut donnée par
tous les assistants, puisque la chose a tourné ainsi, je
l'accepte, encore que, n'y comptant point, je n'y tinsse
guère.
La hauteur de Joseph ne fut approuvée de personne, et le
père Carnat se dépêcha de dire, d'un air où je trouvai beau-
coup de malice déguisée : — Il paraîtrait, Joseph, que vous,
souhaitez vous en tenir à l'honneur et au titre, et que votre
intention n'est pas de prendre rang parmi les ménétriers du
pays?
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314 LES MAITRES SONNEURS
— Je n'en sais rien encore, répondit Joseph, par bravade
assurément, et pour ne pas contenter trop vite ses juges :
j'y donnerai réflexion.
— Je crois, dit le jeune Carnat à son père, que toutes ses
réflexions sont faites, et quMl n*aura pas le courage d'aller
plus avant.
— Le courage? dit vivement Joseph : et quel courage faut-
il, s'il vous plaît?
Alors le doyen des sonneurs, qui était le vieux Pâillou, de
Verneuil, dit à Joseph :
—• Vous n'êtes pas sans savoir, jeune homme, qu'il ne
s'agit pas seulement de sonner d'un instrument pour être
reçu en notre compagnie, mais qu'il y a un catéchisme de
musique qu'il faut connaître et sur lequel vous serez ques-
tionné, si toutefois vous vous sentez l'instruction et la har-
diesse pour y répondre. Il y a encore des engagements à
prendre. Si vous n'y répugnez point, il faut vous décider
avant une heure et que la chose soit terminée demain
matin.
— Je vous entends, dit Joseph ; il y a les secrets du mé-
tier , les conditions et les épreuves. Ce sont do grandes sot-
tises, autant que je peux croire, et la musique n'y entre pour
rien, car je vous défierais bien de'répondre, sur ce point, à
aucune question que je pourrais vous faire. Par ainsi, celles
que vous me prétendez adresser ne rouleront pas sur un
sujei auquel vous êtes aussi étranger que les grenouilles
d'un étang, et ne seront que sornettes de vieilles femmes.
— Si vous le prenez ainsi, dit Rcnet, le sonneur de iMers,
nous voulons bien vous laisser croire que vous êtes un grand
savant et que nous sommes des ânes. Soit I Gardez vos se-
crets, nous garderons les nôtres. Nous ne sommes point
pressés de les dire à qui en fait mépris. Mais alors, souvenez-
vous d'une chose : voilà votre brevet de maître sonneur,
qui vous est délivré par nous, et où rien ne manque, de
l'avis de ces sonneurs bourbonnais, vos amis, qui font re-'
digé et signé avec nous tous. Vous êtes libre d'aller exercer
vos talents où ils feront besoin et où vous pourrez ; mais il
»
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LES MAITRES SONNEURS 315
TOUS est défendu d'y essayer dans retendue des paroisses
que nous exploitons^ et qui sont au nombre de cent cin-
quante, selon la distribution qui en a été faite entre nous, et
dont la liste vous sera donnée. Et si vous y contrevenez,
nous sommes obligés de vous avertir que vous n'y serez
souffert de gré ni de force, et que la chose sera toute à vos
risques et périls.
Ici la Mariton prit la parole.
— Vous n'avez pas besoin de lui faire des menaces, dit-
elle, et pouvez le laisser à son humeur, qui est de cornemuser
sans y chercher de profit. Il n*a pas besoin de ça,^ Dieu
merci, et n'a pas, d'ailleurs, la poitrine assez forte pour
faire état de ménétrier. Allons, Joseph, remercie-les de
l'honneur qu'ils te donnent et ne les chagrine point dans
leurs intérêts. Que ce soit une convention vilement réglée,
et voilà mon homme qui en fera les frais, avec un bon quar-
tant de vin d'Issoudun ou de Sancerre, au choix de la com-
pagnie.
— À la bonne heure, répondit le vieux Garnal. Nous vou-
lons bien que la chose en reste là. Ce sera le mieux pour
voire garçon, car il ne faut être ni sot ni poltron pour se
frotter aux épreuves, et m'est, avis que le pauvre enfant
n'est point taillé pour y passer.
— C'est ce que nous verrons ! dit Joseph, se laissant
prendre au piège, malgré les avertissements que lui donnait
tout bas le grand bûcheux. Je réclame les épreuves, et
comme vous n'avez pas le droit de me les refuser, après
m'avoir délivré le brevet, je prétends être ménétrier si bon
me semble, ou, tout au moins, vous prouver que je n'en
serai empêché par aucun de vous.
— Accordé I dit le doyen, laissant voir, ainsi que Carnat
et plusieurs autres, la méchante joie qu'ils y prenaient..
Nous allons nous préparer à la fête de votre réception, l'ami
Joseph ; mais songejz qu'il n'y a point à en revenir, à pré-
sent, et que vous serez tenu pour une poule mouillée et pour
un vantard si vous changez d'avis.
— Marchez, marchez ! dit Joseph. Je vous attends de pied
ferme. ,
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316 LES MAITRES SONNEURS
— C'est nous, lui dit Carnat près de roreille,qui vous at-
tendrons au coup de minuit.
— Où? dit encore Joseph avec beaucoup d'assurance.
— A la porte du cimetière, répondit tout bas le doyen ; et,
sans vouloir accepter le vin de Benoît ni entendre les rai-
sons de sa femme, ils s'en allèrent tous ensemble, promet-
tant malheur à qui les suivrait ou les espionnerait dans
leurs mystères.
Le grand bûcheux et Huriel les suivirent saûsdireunraot
de plus à Joseph, d'où je vis que, s'ils étaient contraires au
mal qui lui était souhaité par les autres sonneurs, ils n'en
regardaient pas moins comme un devoir sérieux de ne lui
donner aucun avertissement et de ne trahir en rien le se-
cret de la corporation.
Malgré les menaces qui avaient été faites, je ne me gênai
point pour les suivre, à distance, sans autre précaution que
celle de m'en aller par le môme chemin, les mains dans les
poches et sifflant, comme qui n'aurait eu aucun souci de
leurs affaires. Je savais bien qu'ils ne me laisseraient point
assez approcher pour entendre leurs manigances ; mais je
voulais voir de quel côté ils prétendaient s'embusquer,
aûn de chercher le moyen d'en approcher plus tard sans être
observé.
Dans cette idée, j'avais fait signe à Léonard de garder les
autres au cabaret, jusqu'à ce que je revinsse les avertir ;
mais ma poursuite ne fut pas longue. L'auberge était dans
la rue qui descend à la rivière et qui est aujourd'hui roule
postale sur Issoudun. Dans ce temps-là, c'était un petit
casse-cou étroit et mal pavé, bordé de vieilles maisons à pi-
gnons pointus et à croisillons de pierre. La dernière de ces
maisons a été démolie l'an passé. De la rivière, qui arrosait
le mur en contre-bas de l'auberge du Bœuf couronné, on
montait, raide comme pique, à la place, qui était, comme
aujourd'hui, cette longue chaussée raboteuse plantée d'ar-
bres, bordée à gauche par des maisons fort anciennes, à
droite par le grand fossé, alors rempli d'eau, et la grande
muraille alors bien entière du château. Au bout, l'église
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LES MAITRES SONNEURS 317
finit la place, et deux ruelles descendent Tune à la curr,
Tautre le long du cimetière. C'est par celle-là que tournèrent
les cornemuseux. Ils avaient environ une bonne portée dn
fusil en avance sur moi, c'est-à-dire le temps de suivre la
ruelle qui longe le cimetière, et de dél)oucher dans la cam-
pagne, par la poterne de la tour des Anglais, à moins qu'ils
ne fissent choix de s'arrêter en ce lieu, ce qui n'était guère
commode, car le sentier, serré à droite par le fossé du châ-
teau, et de l'autre côté par le talus du cimetière, ne pouvait
laisser passer qu'une personne à la fois.
Quand je jugeai qu'ils devaient avoir gagné la poterne, je
tournai l'angle du château par une arcade qui, dans ce
temps-là, donnait passage aux piétons sous une galerie
servant aux seigneurs pour se rendre à l'église parois-
siale.
Je me trouvai seul dans cette ruelle, où, passé soleil cou-
ché, aucun chrétien ne se risquait jamais, tant pour ce
qu'elle côtoyait le cimetière, que parce que le flanc nord du
château était mal renommé. On parlait de je ne sais com-
bien de personnes noyées dans le fossé du temps de la
guerre -des Anglais, et mômement on jurait d'y avoir ei;-
tendu siffler la cocadriile dans les temps d'épidémie.
Vous savez que la cocadriile est une manière de lézard
qui paraît tantôt réduit pas plus gros que le petit doigt, tan-
tôt gonflé, par le corps, à la taille d'un bœuf et long de cinq
à six aunes. Cette bête, que je n'ai jamais vue, et dont je ne
vous garantis point l'existence, est réputée vomip un venin
qui empoisonne l'air et amène la peste.
Encore que je n'y crusse pas beaucoup, je ne m'amusai
point dans ce passage, où le grand mur du château et les
gros arbres du cimetière ne laissaient guère percer la clarté
du ciel. Je marchai vite, sans trop regarder à droite ni à
gauche, et sortis par la poterne des Anglais, dont il ne reste
pas aijgourd'hui pierre sur pierre.
Mais là, malgré que la nuit fût belle et la lune levée, je
ne vis, ni auprès ni au loin , trace des dix-huit personnes
que je suivais. Je questionnai tous les alentours, j'avisai
18.
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318 LES MAITRES SONNEURS
jusque dans la maison du père Bégneux, qui était la seule
habitation où ils auraient pu entrer. On y donnait bien tran-
quillement, et, soit dans les sentiers, soit dans le découvert,
il n'y avait ni bruit, ni trace, ni aucune apparence de per-
sonne vivante.
J'augurai donc que la sonnerie mécréante était entrée dans
le cimetière pour y faire quelque mauvaise conjuration, et,
sans en avoir nuHe envie , mais résolu à tout risquer pour
les parents de Thérence, je repassai la poterne et rentrai
dans la maudite rouette aux Anglais, marchant doux, me
serrant au talus dont je rasais quasiment les tombes, et ou-
vrant mes oreilles au moindre bruit que je pourrais sur-
prendre.
J'entendis bien la chouette pleurer dans les donjons, et les
couleuvres siffler dans l'eau noire du fossé ; mais ce fut
tout. Les morts dormaient dans la terre aussi tranquilles que
des vivants dans leurs lits. Je pris courage pour grimper le
talusrét donner un coup d'oeil dans le champ du repos. J'y
vis tout en ordre, et de mes sonneurs, pas plus de nou-
velles que s'ils n'y fussent jamais passés.
Je fis le tour du château. H était bien fermé, et comme il
était environ les dix heures, maîtres et serviteurs y dormaient
comme des pierres.
Alors je retournai au Bœuf couronné^ ne pouvant m'ima-
giner ce qu'étaient devenus les sonneurs, mais voulant faire
cacher mes camarades dans la ruelle aux Anglais, puisque,
de là, nous verrions bien ce qui arriverait à Joseph, à
l'heure du rendez-vous donné à la porte du cimetière.
Je les trouvai sur le pont, délibérant de s'en retourner
chez eux, et disant qu'ils ne voyaient plus aucun danger
pour les Huriel, puisqu'ils s'étaient si bien entendus avec les
autres dans le conseil de maîtrise. Pour ce qui regardait
Joseph tout seul, ils ne s'en souciaient point et voulurent
me détourner d'y prendre part. Je leur remontrai qu'à mon
sens c'était dans les épreuves qui allaient se faire que le
danger commençait pour tous les trois, puisque la mau-
vaise intention des sonneurs avait été bien visible, et que les
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LES MAITRES SONNjElURS 31»
Huriel allaient y secourir Joseph, selon leurs prévisions de
la matinée.
— Êtes-Yous donc déjà dégoûtés de l'entreprise? leur dis-
je. Est-ce parce que nous ne sommes que huit contre seize ^
el ne vous sentez-vous point chacun du cœur pour deux?
— Comment comptez-vous? me dit Léonard. Croyez-
vous que le grand bûcheux et son fils se mettent avec nous^
con tre leurs con frères ?
— Je comptais mal, lui répondis-je, ciir'nous sommes
neuf. Jose{th ne se laissera point manger la laine sur le dos^
si on lui chauffe trop les oreilles, et puisque les deux Huriel
ont pris des armes, il me paraît biçn certain que c'est pour le
défendre, s*ils ne peuvent se faire écouter.
— Il ne s'agit pas de ça, reprit Léonard ; nous ne serions
que nous six, et ils seraient vingt contre nous, que nous
irions encore sans les compter ; mais il y a autre chose qui.
nous plaît moins que la bataille. On vient d'en causer au
cabaret, chacun a raconté son histoire ; le moine a blâmé
ces pratiques-là comme impies et abominables; la Mariton
a pris une peur qui a gagné tous les assistants, et, encore-
que Joseph ail ri de tout cela, nous ne pouvons pas être cer-
tains qu'il n'y ait quelque chose de vrai au fond. On a parlé
d'aspirants cloués dans une bière, do brasiers où on les
faisait choir, et de croix de fer rouge qu'on leur faisait em-
brasser. Ces choses-là me paraissent trop fortes à croire ;,
mais si j'étais sûr que ce fût tout, je saurais bien donner
une bonne correction aux gens assez mauvais pour y con-
traindre un pauvre prochain. Malheureusement...
— Allons, allons, luidis-je, je vois que vous vous êtes laissé-
épeurer. Qu'est-ce qu'il y a encore? Dites le tout, afin qu'on
s'en moque ou qu'on s'en gare.
^- Il y a, dit un des garçons, voyant que Léonard avait
honte de tout confesser, que nous n'avons jamais vu la per-
sonne du diable, et qu'aucun de nous ne souhaite faire s»
connaissance.
— Ohl ohl leur dis<*je, voyant que tous étaient soulagés*
par cet aveu et allaient dire comme lui, c'est donc du propre-
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320 LES MAITRES SONNEURS
Luqjfer qu'il retourne ? Eh bien, à la bonne heurel Je suis trop
bon chrétien pour le redouter; je donne mon âme à Dieu,
et je vous réponds de prendre aux crins, è moi tout seul,
Tennemi du genre humain, aussi résolument que je pren-
drais un bouc à la barbe. Il y a assez longtemps qu'il porte
dommage à ceux qui le craignent : m'est avis qu'un bon
gars qui l'écornerait lui ôlerait la moitié de sa malice, et ça
serait toujours autant de gagné.
— Ma foi, dit Léonard, honteux de sa crainte, si tu te
prends comme ça, je n'y reculerai pas, et si tu lui casses les
cornes, je veux , à tout le moins, tenter de lui arracher la
queue. On dit qu'elle est bonne, et nous verrons bien si elle
est d'or ou de chanvre.
Il n'y a si bon remède contre la peur que la plaisanterie, et je
je ne vous cache pas qu'en mettant la chose sur ce ton-là, je
n'étais point du tout curieux de me mesurer avec Georgeon^
comme chez nous on l'appelle. Je ne me sentais peut-être pas
plus rassuré que les autres ; mais, pour Thérence, je me serais
jeté ^ en la propre gueule du diable. Je l'avais promis ; le
bon Dieu lui-même ne m'eût point détourné de mon des-
sein.
Mais c'est mal parler. Le bon Dieu, tout au contraire, me
donnait force et confiance, et, tant plus je me sentis an-
goissé dans cette nuit-là, tant plus je pensai à lui, et re-
quis son aide.
Quand les autres camarades nous virent décidés, Léonard
et moi, ils nous suivirent. Pour rendre la chose plus sûre,
je retournai au cabaret, comptant y trouver d'autres artiis
qui, sans savoir de quoi il s'agissait, nous suivraient comme
eu partie de plaisir, et nous soutiendraient à l'occasion ;
mais l'heure était avancée, et il n'y avait plus au B(Buf cou-
ronné que Benoît qui soupait avec le carme , la Mariton qui
faisait des prières, et Joseph qui s'était jeté sur un lit et
dormait, je dois le dire, avec une tranquillité qui nous flt
honte de nos hésitations.
— Je n'ai qi^June espérance, nous dit la Mariton en se
relevant de sa prière, c'est qu'il laissera passer l'heure et
ne se réveillera que demain matin.
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LES MAITRES SONNEURS 3M
— Voilà les femmes! répondit Benoît en riant; elles
croient qu il fait bon vivre au prix de la honte. Mais moi,
j*ai donné à son garçon parole de le réveiller avant minuit,
et je n'y manquerai point.
— Ah ! vous ne l'aimez pas ! s^écria la mère. Nous ver-
rons si vous pousserez notre Chariot dans le danger, quand
son tour viendra.
— Vous ne savez ce que vous dites, ma femme, répondit
Taubergiste. Allez dormir avec mon garçon ; moi, je vous
réponds de ne pas trop laisser dormir le vôtre. Je ne veux
point qu'il me reproche de l'avoir déshonoré.
•— Et d'ailleurs, dit le carme, quel danger voulez-vous
donc voir dans les sottises qu'ils vont faire? Je vous dis que
vous rêvez, ma bonne femme. Le diable ne mange per-
sonne; Dieu ne le souffrirait point, et vous n'avez pas si
mal élevé votre fils, que vous craigniez qu'il se veuille
damner pour la musique? Je vous répète que les vilaines
pratiques des sonneurs ne sont, après tout, que de l'eau
claire, des badinages impies, dont les gens d'esprit savent
fort bien se défendre, et il suffira à Joseph de se moquer
des démons dont on lui va parler pour les mettre tous en
fuite. Il ne faut pas d'autre exorcisme, et je vous réponds
que je ne voudrais pas perdre une goutte d'eau bénite avec
le diable qu'on lui montrera cette nuit.
Les paroles du carme mirent le cœur au ventre de mts
camarades.
^- Si c'est une farce, me dirent-ils, nous tomberons des-
sus et battrons en grange sur le mauvais esprit; mais no
ferons-nous point part à Benoît de notre dessein ? Il nous
aiderait peut-être?
— A vous dire vrai, répondis-je, je n'en sais rien. II
passe pour un très-brave homme ; mais on ne tient jamais
le fin mot des ménages, surtout quand il y a des enfants d'un
premier lit. Les beaux-pères ne les voient pas toujours
d'un bon œil, et Joseph n'a pas été bien aimable, ce soir,
avec le sien. Partons sans rien dire, ce sera le mieux, (*t
rheure n'est pas loin où il faut que nous soyons prêts.
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aSâ LES MAITRES SONNEURS
Prenant alors le chemin de Téglise, sans bruit et passant un
à un, nous allâtiies nous poster dans la rouetleaux Anglais. La
lune était si ttasse, que nous pouvions, en nous couchant le
long du talus, n*être pas vus, quand môme on eût passé
tout près de nous. Mes. camarades, étant étrangers au pays,
n'avaient point pour cet endroit les répugnances que j*avais
senties d*abord, et je pus les y laisser pour jm'avanccîr et noie
cacher dans le cimetière, assez près Me la porte pour voir
ce qui entrerait, et assez près d'eux aussi pour les préve-
nir au besoin.
TrèDtieiue veillée.
J'attendis assez longtemps, d'autant plus que les heures
ne paraissent jamais courtes dans la triste compagnie des
trépassés. Enfin minuit sonna à l'église , et je vis la tête
d'un homme dépasser en dehors le petit mur du cime-
tière, tout auprès de la porte. Un bon quart d'heure se traîna
encore sans que je visse ou entendisse autre chose que cet
homme, ennuyé d'attendre, qui se mit à siffler un air bour-
bonnais, à quoi je reconnus que c'était Joseph, qui trom-
pait sans doute l'espérance de ses ennemis en ne ressen-
tant aucune frayeur du voisinage des morts.
Enfin, un autre homme, qui était collé contre la porte,
en dedans, et que je n'avais pu voira cause d'un gros
buis qui me le masquait, passa vivement sa tête par-
dessus le petit mur comme pour surprendre Joseph, qui
ne bougea point et qui lui dit en riant : — Eh bien, père
Carnat, vous êtes en retard, et, pour un peu, je me serais
endormi à vous attendre. M'ouvrîrez-vous la porte, ou
dois-je entrer dans lejardin-aux orties, par la brèche?
— Non, dit le vieux Carnat. Cela fâcherait le curé, et il ne
faut point braver ouvertement les gens d'église. Je vais à toi.
Il enjamba par-dessus le mur, et dit à Joseph qu'il se fal-
lait laisser couvrir la tête et les bras d'un sac irès-épais, et
marcher sans résistance.
dby Google
LES MAITRES SONNEURS 323
•^ Faites, dit Joseph, d'un ton de moquerie et quasi de
mépris.
Je les suivis de l'œil par-dessus le mur et je les vis ren-
trer dans la rouette aux Anglais. Je coupai droit jusqu'au
talus où étaient cachés mes jeunes gens; mais je n'en trou-
vai plus que quatre. Le plus jeune avait déguerpi tout dou-
cement sans rien dire, et je n'étais pas sans crnirfte que les
autres n'en fissent autant, car ils avaient trouvé le temps
long, et ils me dirent avoir entendu, en ce lieu, des bruits
singuliers qui leur semblaient venir de dessous terre.
Nous vîmes bientôt arriver Joseph, marchantsans y voir,
et conduit par Carnat. Us venaient sur nous, mais quittèrent
le sentier à une vingtaine de pas. Carnat fit descendre Jo-
seph jusqu'au bord du fossé, et nous pensâmes qu'il fy vou-
lait faire noyer. Aussi étions-nous d^à sur nos jambes et
prêts à empêcher cette traîtrise, lorsque nous vîmes que
tous deux entraient dans Teau, qui n'était point creuse
en cet endroit, et gagnaient une arcade basse, au pi^d de
la grande muraille du château, qui baignait dans le fossé.
Ils y entrèrent, et ceci m'expliqua par où les autres avaient
disparu quand je les avais si bien cherchés.
Il s'agissait de faire comme eux, et ça ne me paraissait
guère malaisé ; mais j'eus bien de la peine à y décider mes
compagnons. Ils avaient ouï dire que les souterrains du châ-
teau s'étendaient sous la campagne jusqu'à Déols, qui est à
environ neuf lieues, et qu'une personne qui n'en connaîtrait
pas les détours ne s'y pourrait jamais retrouver.
Je fus obligé de leur dire que je les connaissais très-bien,
encore que je n'y eusse jamais mis le pied, et que je n'eusse
aucune idée si c'était des celliers pour le vin, ou^une ville
sous terre, comme aucuns le prétendaient.
Je marchais le premier, sans, voir seulement où je posais
mes pieds, tâtant les murs qui faisaient un passage très-
étroit et où il ne fallait guère lever la tête pour rencontrer
la voûte.
Nous avancions comme cela depuis un bon moment, quand
il se fit, au-dessous do nous, un vacarme comme si c'était
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sa* LES MAITRES SONNEURS
quarante tonnerres roulant dans les cavernes du diable. Cela
était si singulier et si épouvantable, que je m'arrôtai pour
lâcher d'y comprendre quelque chose, et puis j'avançai vile-
ment, ne voulant pas me laisser refroidir par Timagination
do quelque diablerie, et disant à mes camarades de me sui-
vre ; mais le bruit était trop fort pour qu'ils m'entendissent
f)arler, et moi, pensant qu'ils étaient sur mes talons, j'a-
vançai encore plus, jusqu'à ce que, n'entendant plus rien,
et me retournant pour leur demander s'ils étaient là, je n'en
reçus aucune réponse.
Gomme je ne voulais point parler haut, je fis quatre ou
cinq pas en retour de ceux que j'avais faits en avant. J'al-
longeai les mains, j'appelai avec précaution ; adieu la com-
pagnie, ils m'^ûvaient laissé tout seul.
Je pensai que n'étant pas bien loin de l'entrée, je les rat-
traperais dedans ou dehors; je marchai donc plus vite et
avec plus d'assurance, et repassai l'arcade par où j'étais en-
tré, ^our regarder et chercher tout le long de la rouelle aux
Anglais; mais il était arrivé de mes camarades comme des
sonneurs, il semblait que la terre les eût dévorés.
J'eus comme un moment de malefièvre en songeant qu'il
me fallait tout abandonner, ou rentrer dans ces maudites
cavernes et m'y trouver tout seul aux prises avec les embû-
ches et les frayeurs qui y attendaient Joseph. Mais je me de-
mandai si, dans le cas où il ne s'agirait que de lui, je me
retirerais tranquillement de son danger. Mon âme de chré-
tien m'ayant répondu que non, je demandai à mon cœur si
l'amour de Thérence n'était pas aussi solide en lui que
l'amour du prochain dans ma conscience, et la réponse
que j'en reçus me fît repasser Tarcade noire et vaseuse
bien résolument et courir dans le souterrain, non pas
aussi gai,, mais aussi prompt que si c'eût été à ma propre
noce.
Comme je tâtais toujours en marchant, je trouvai, sur ma
droite, rentrance d'une autre galerie que je n'avais point
sentie la première fois en tâtant sur ma gauche, et je me
dis que mes camarades, en se retirant, avaient dû la ren-
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LES MAITRES SONNEURS 305
contrer et s'y engager, croyant aller à la sortie. Je m'y en-
gageai pareillement, car rien ne me disait que mon prcmi(T
chemin fût celui qui me rapprochait des sonneurs.
Je n'y retrouvai point mes camarades, mais quant aux
sonneurs, je n'eus pas fait vingt-cinq pas que j'entendis leur
vacarme de beaucoup plus près que je n'avais fait la pre-
mière fois, et bientôt une clarté trouble me fit voir que j<;
débouchais dans un grand caveau rond qui avait trois ou
quatre sorties noires comme la gueule de l'enfer.
^ Je m'étonnai dé voir clair ou peu s'en faut dans un en-
droit voûté où ne se trouvait aucun luminaire, et, me bais-
sant^ je reconnus que cette lueur venait du dessous et perçait
le sol où je marchais. J'observai aussi que ce /sol se renflait
en voûte sous mes pieds, et, craignant qu'il n^fût point so-
lide, je jne m'aventurai point au mitant, mais, suivant lo
mur, je m'avisai de plusieurs crevasses où, en me couchant
par terre, je collai ma vue bien commodément et vis tout ce
qui se passait dans un autre caveau rond, placé juste au-
dessous de celui où j'étais.
C'était, comme j'ai su après, un ancien cachot, attenant à
celui de la grande oubliette dont la bouche se voyait encore,
il n'y a pas trente ans, dans les salles hautes du château. Je
m'en doutai bien, à voir les débris d'ossements qu'on y avait
dressés en manière d'épouvantail, avec des cierges de résine
plantés dans des crânes au fond de l'enceinte. Joseph était \h
tout seul, les yeux débandés, les bras croisés, aussi tranquiKe
que je l'étais peu, et paraissant écouter avec mépris le tinta-
marre des dix-huit musettes qui braillaient toutes ensemble,
prolongeant la même note en manière de rugissement. Coite
musique d'enragés venait de quelque cave voisine, où les
sonneurs se tenaient cachés, et où, sans doute, ils savaient
qu'un écho singulier trentuplait la ré^nnance; moi, qui
n'en savais rien et qui ne m'en avisai que par réflexion , je
pensai d'abord qu'il y avait là tous les cornemuseux du
Berry, de l'Auvergne et du Bourbonnais rassemblés.
Quand ils se furent soûlés de faûre ronfler leurs instru-
ments, ils se mirent à pousser des cris et des miaulements
qui, répétés par ces échos, paraissaient être ceux d'une
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^G LES MAITRES SONNEURS
grande foule mêlée (f animaux furieux de toute espèce;
mais à tout cela, Joseph, qui était véritablement un homme
comme j'en ai peu vu dans les paysans de chez nous, se
contentait de lever les épaules et de bâiller, comme ennuyé
d'un jeu d'im béciles.
Son courage passait en moi , et je commençais à vouloir
rire de la comédie, quand un petit bruit me fit tourner la
léte, et je vis, juste derrière moi, à l'entrée de la galerie par
où j'étais venu, une figure qui me glaça les sens.
C'était comme un seigneur de§ temps passés, portant une
cuirasse de fer, une pique bien affilée et des habits de cuir
d*une mode qu'on ne voit plus. Mais le plus affreux de sa
personne était sa figure, qui offrait la véritable ressemblance
d'une tête de mort.
Je me remis un peu, me disant que c'était un 'déguise-
ment pris par un de la bande pour éprouver Joseph; mais,
en y pensant mieux, je vis que le danger était pour moi,
puisque daas ce cas, me trouvant aux écoutes, il allait me
faire un mauvais parti.
Mais, encore qu'il pût me vQir comme je le voyais, il ne
bougea point et resta planté à la manière d'un fantôme,
moitié dans l'ombre, moitié dans la clarté qui venait d'en
bas; et comme celte clarté allait et venait selon qu'on l'agi-
tait, il y avait des moments où, ne le distinguant plus, je
croyais l'avoir eu seulement dans ma tète; mais tout d'un
coup, il reparaissait clairement, sauf ses jambes qui res-
taient toujours dans l'obscur, derrière une espèce de mar-
che, de telle sorte que je m'imaginais le voir flotter comme
une figure de nuages^
Je ne sais combien de minutes je passai à me tourmenter
de cette vision , ne^pensant plus du tout à épier Joseph , et
craignant de devenir fou pour avoir tenté plus qu'il n'était
en moi d'affronter. Je me souvenais d'avoir vu, dans les
salles du château, une vieille peinture qu'on disait être le
portrait d'un ancien guerrier bien mal commode, que le sei-
«rneur du lieu, lequel était son propre frère, avait fait jeter
en l'oubliette. Le revôtissement de fer et de cuir que j'avais
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LES iIaITRES sonneurs 32T
là devant moi/sur une figure de mc/ti desséchée, était si res-
semblant à celui de l'image peinte, que l'idée me venait
bien naturellement d'une âme en colère et en peine, qui
venait épier la profanation de son sépulcre, et qui, peut-
être bien, en- marquerait son déplaisir d'une manière ou do
l'autre.
Ce qui me rendit mon calcul assez raisonnable, c'est que
cette âme ne me disait rien et ne s'oC/Cupait point de moi,
connaissant peut-être que je n'étais point là à mauvaises
intentions contre sa pauvre carcasse.
Un bruit différent des autres arracha pourtant mes yeux
du cVarme qui les retenait, je regardai dans le caveau où
était Joseph, et j'y vis une autre chose bien laide et bien
étrange.
Joseph était toujours debout et assuré, en face d'un êlr(>
abominable, tout habillé de peau de chien, portant des cor-
nes dans une tête chevelue, avec une figure rouge, des
griffes, une queue, et faisant toutes les sauteries et grima-
ces d'un possédé. C'était fort vilain à voir, et cependant jo
n'en fus pas longtemps la dupe, car il avait beau changer
sa voix, il me semblait reconnaître celle de Doré-Fratin, le
comemuseux de Pouligny, un des hommes les plus forts et
les plus batailleurs de nos alentours.
— Tu as beau répondre, disait-il à Joseph, que tu le ris
àe moi et que tu n'as aucune peur do l'enfer, je suis le roi
des musiqueux et, sans ma permission, tu n'exerceras point
que tu ne m'aies vendu ton âme.
Joseph lui répondit : — Qu'est-ce qu'un diable aussi sot
que vous ferait de l'âme d'un musicien? Il ne s'en pourrait
point servir.
— Fais attention à tes paroles, dit l'autre. Ne sais-tu
point qu'il faut ici se donner au diable, ou être plus fort que
lui?
— Oui, oui, répliqua Joseph. Je sais la sentence : il faut
tuer le diable, ou que le diable vous tue.
Sur ce mot-là, je vis Huriel et son père sortir d'une
voûte de côté et s'approcher du diable comme pour lui par-
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3^ .LES MAITRES SONNEURS
lerj mais ils furent retenus par les autres sonneurs qui
se montrèrent autour de lui; et Carnat le père, s*adressant
à Joseph :
— On voit, lui dit- il, que tu ne redoutes pas les sorti-
lèges et on l'en tiendra quitte , si tu te veux conformer à
l'usage, qui est de battre le diable, en marque de refus que
tu fais chrétiennement de te soumettre à lui.
— Si le diable veut être bien étrillé , répliqua Joseph ,
donnez-m'en la permission vilement, et il verra si sa peau
est plus dure que la mienne. Quelles sont les armes?
— Aucune autre que les poings, répondit Carnat.
— C*est en franc jeu, j'espère? dit le grand bûcheux.
Joseph ne prit pas le temps de s'en assurer, et encolèré
du jeu qu'on faisait de lui, il sauta sur le diable, lui arracha
sa coiffure et le prit au corps si résolument qu'il le jeta par
terre et tomba dessus.
Mais il se releva aussitôt, et il me sembla qu'il poussait
un cri de surprise et de souffrance; mais toutes les muset-
tes se mirent à jouer, sauf celles d'Huriel et de son père,
lesquels faisaient semblant, et regardaient le combat d'un
air de doute et d'inquiétude.
Cependant Joseph roulait le diable et paraissait le plus
fort; mais je trouvais en lui une rage qui ne me paraissait
point naturelle et qui me faisait craindre que, par trop de
violence, il ne se mît dans son tort. Les sonneurs sem-
blaient l'y aider, car, au lieu de secourir leur camarade,
trois fois renversé, ils tournaient autour de la lutte, son-
nant toujours et frappant des pieds pour l'exciter à tenir
bon.
Tout d'un coup, le grand bûcheux sépara les combat-
tants en allongeant un coup de bâton sur les pattes du dia-
ble, et menaçant de faire mieux la seconde fois, si on ne
l'écoulait parler. Huriel accourut à son côté, le bâton levé
aussi, et tous les autres s'arrêtant de tourner et de sonner,
il se fit un repos et un silence.
Je vis alors que Joseph, vaincu par la douleur, essuyait
ses mains déchirées et sa figure couverte de sang, et que si
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LES MAITRES SONNEURS 329
Huriel ne Veùi retenu dans ses bras, il serait tomt)é sans
connaissance 9 (andis que Doré-Fratin jetait son attirail,
soufflait'de chaud, et n'essuyait en ricanant que la sueur
d'un peu de fatigue.
- — Qu'est-ce à dire? s'écria Camat, venant d'un air de
menace contre le grand bûcheux. Êtes-vous un faux frère?
De quel droit mettez-vous empêchement aux épreuves?
— J'y mets empêchement à mes risques et à votre honte,
répliqua le grand bûcheux. Je ne suis pas un faux frère, et
vous êtes de méchants maîtres, aussi traîtres que dénatu-
rés. Je m'en doutais bien, que vous nous trompiez, pour
faire souffrir et peut-être blesser dangereusement ce jeune
homme ! Vous le haïssez, parce que vous sentez qu'il vous
serait préféré, et que là où il se ferait entendre, on ne vou-
drait plus vous écouter. Vous n'avez pas osé lui refuser la
maîtrise, parce que tout le monde vous l'eût reproché comme
une injustice trop criante; mais, pour le dégoûter de pra-
tiquer dans les paroisses dont vous avez fait usurpation,
vous lui rendez les épreuves si dures et si dangereuses
qu'aucun de vous ne les aurait supportées si longtemps.
— Je ne sais pas ce que vous voulez dire, répondit le vieux
deyen, Pailloux de Verneuil, et les reproches que vous nous
faites ici en présence d'un aspirant sont d'une insolence
sans pareille. Nous ne savons pas comment on pratique la
réception dans vos pays, mais ici, nous sommes dans nos
coutumes et ne souffrirons pas qu'on les blâme.
— Je les blâmerai, moi, dit Huriel, qui étanchait toujours
le sang de Joseph avec son mouchoir, et, l'ayant assis sur
son genou, l'aidait à revenir. Ne pouvant et ne voulant
vous faire connaître hors d'ici, à cause du serment qui me
fait votre confrère, je vous dirai, au moins., en face, que
vous êtes des bourreaux. Dans nos pays, on se bat avec le
diable par pur amusement et en ayant soin de ne se faire
aucun mal. Ici, vous choisissez le plus fort d'entre vous et
vous lui laissez des ai'mes cachées dont il cherche à crever
les yeux et percer les veines. Voyez! ce jeune homme est
abîmé, et, dans la colère où l'avait mis votre méchanceté,
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330 LES MAITRES. SONNEURS
il s*y serait fait tuer, si nous ne l'eussions arrêté. Qu'en
aurioz-vous fait alors? Vous l'eussiez donc jeté en celte ca-
verne d'oubli, où ont péri tant d'autres pauvres malheu-
reux dont les ossements devraient se redresser pour vous
reprocher d'être aussi méchants que vos anciens jsei-
gtjeurs?
Cette parole d'Huriei me rappela l'apparition que j'avais
oubliée, et je me retournai pour voir si son invocation l'at-
tirerait à lui. Je ne la vis plus, et pensai à trouver le chemin
du caveau d'en bas, où, d'un moment à l'autre, je sentais
bien devoir être utile à mes amis.
Je trouvai tout de suite l'escalier et le descendis, jusqu'à
l'entrée, où je ne songeai même pas à me tenir caché, tant
il y avait là de dispute et de confusion, qui ne permettaient
pas de faire attention à moi.
Le grand bûcheux avait ramassé la casaque de peau de
. bête , et montrait comme quoi elle était garnie de pointes ,
comme une carde à étriller les bœufs, et les mitaines que ce
faux diable portait encore avaient, à la panme des mains,
de bons clous bien assujettis, la pointe en dehors. Les autres
étaient furieux de se voir blâmer devant Joseph.— Voilà bien
du bruit pour des égfatignures, disait Carnal. N'est»ii
point dans l'ordre que le diable ait des ongles 1 et cet in-
nocent, qui l'a attaqué sans prudence , ne savait-il point
qu'on ne joue pas avec lui sans s'y faire échafFrer un peu le
museau? Allons, allons, ne le plaignez point tant, ce n'est
rien ; et puisqu'il en a assez, qu'il se retire et confesse qu'il
n'est point de force à se divertir avec nous ; partant, qu'il
ne saurait être de notre compagnie en aucune manière,
— J'en serai ! dit Joseph , qui , en s'arrachant des bras
d'Hurit'l , montra qu'il avait la poitrine ensanglantée et sa
chemise déchirée . J'en serai malgré vous I J'entends que la
bataille recommence, et il faudra que Tun de nous reste
ici.
— Et moi , je m'y oppose , dit le grand bûcheux , et j'or*
donne que ce jeune homme soit déclaré vainqueur, ou bien
je jure d'amener dans ce pays une bande de sonneurs, qui
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LES MAITRE^ SONNEURS 33t
feront connaître la manière de se comporter, et y rétabli-
ront la justice.
— Vous? dit Fratin, en tirant une manière d'épieu de
sa ceinture. Vous pourrez ïe faire, mais non pas sans por-
ter de nos marques, à seules fins qu*on puisse donner foi à
vos rapports.
Le grand bûcheux et Huriel se mirent en défense. Joseph
se jeta sar Fratin pour lui arracher son épieu, et je ne fis
qu'un saut pour les jbindre; maisT, devant qu'on eût pu échan-
ger des coups, la figure qui m'avait tant troublé se montra
sur le seuil de l'oubliette, étendit sa pique et s'avança d'un
pas qui suffit pour donner la frayeur aux malintentionnés.
Et, comme on s'arrêtait, morfondu de crainte et d'étonne-
ment, on entendit une voix plaintive , qui récitait la prose
des morts dans le fond de l'oubliette.
C'en fut assez pour démonter la confrérie, et l'un des
sonneurs s'étant écrié: « Les morts 1 les morts qui se lèvent ! »
tous prirent la fuite, pêle-mêle , criant et se ppussant, par
toutes les issues, sauf celle de l'oubliette, où apparaissait
une autre figure couverte d'un suaire, toujours psalmodiant
de la manière la plus lamentable qui se puisse imaginer.
Si bien qu'en une minute, nous nous trouvâmes sans enne-
mis, le guerrier ayant jeté son casque et son masque, et
nous montrant la figure réjouie de Benoît, tandis que le
carme, déroulant son suaire, se tenait les côtes à force de
rire.
— Que le bon Dieu me pardonne la mascarade! disait-îl;
mais je l'ai faîte à bonne intention, et il me semble que ces
coquins méritaient qu'on leur donnât une bonne leçon,
pour leur apprendre à se moquer du diable, dont ils ont
plus de peur que ceux à qui ils le font voir.
— J'en étais bien sûr, moi, disait Benoît, qu'en voyant
notre comédie, ils trembleraient ^u beau milieu de la leur.
Mais alors, avisant le sang et les blessures de Joseph, il
s'inquiéta de lui et lui montra tant d'intérêt, que cela, joint
au secours qu'il lui apportait, me prouva son amitié pour
lui et son bon cœur, dont j'avais douté.
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33i LES MAITRES SONNEURS
Tandis que nous nous assurions que Joseph n'avait pas
de mal trop profond , le carme nous racontait comme quoi
le sommelier du château lui avait dit avoir coutume de per-
mettre aux sonneurs et autres joyeuses confréries de faire
leurs cérémonies dans les souterrains. Ceux où nous étions
se trouvaient assez distants des bâtiments habités par la
demoiselle dame de Saint-Chartier, pour qu'elle n'entendît
pas le bruit, et, dans tous les cas, elle n'eût fait qu'en rire,
car on n'imaginait point qu'il s'y pût mêler de la méchan-
ceté ; mais Benoît, qui se doutait de quelque mauvais des-
sein, avait demandé au même sommelier un déguisement
et les clefs des souterrains, et c'est ainsi qu'il se trouvait là
si à point pour écarter le danger.
— Eh bien, lui dit le grand bûcheux, merci pour votre
assistance ; mais je regrette que l'idée vous en soit venue,
car ce3 gens sont capables dem'acxîuser de l'avoir réclamée,
et, par là, d'avoir trahi les secrets de mon métier. Si vous
m'en croyez, nous partirons sans bruit, et leur laisserons
croire qu'ils ont vu des fantômes.
— D'autant plus, dit Benoît, que leur rancune pourrait
me retirer leur consommation , qui n'est pas peu de chose.
Pourvu «ïu'ils n'aienl point reconnu Tiennet? Et comment
diable, h propos, Tiennejt se trouve-t-il là?
— Ne l'avez-vous pas amené ? dit Huriel.
— Vraiment non, répondis-je. Je suis venu pour mon
compte, à cause de toutes les histoires qu'on faisait sur
vos diableries. J'étais curieux de les voir; mais je vous jure
qu'ils avaient l'esprit trop égaré et la vue trop trouble pour
me reconnaître. •
Nous allions partir, quand des bruits de voix écolérées et
des tumultes sourds, comme ceux d'une querelle, se firent
entendre.
— Oui-dà ! dit le carme, qu'y a-t-il encore? Je arois qu'ils
n^viennent et que nous n'en avons pas fini avec eux. Et
vite! reprenons nos déguisements I
— Laissez faire, dit Benoît, prêtant l'oreille ; je vois ce que
c'est, j'ai rencontré, en venant ici par les caves du château,
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LES MAITRES SONNEUBS 333
quatre OU cinq gaillards dont un m*est connu. C'esl Léo-
nard, votre ouvrier bourbonnais, père Bastien. Ces jeunes
gpns venaient aussi par curiosité sans doute; mais ils s'é-
laient égarés dans les caveaux et n'étaient pas bien rassurés.
Je leur ai donné ma lanterne en leur disant de m'allendre.
Ils auront été rencontrés par les sonneurs en déroule, et ils
s'amusent à leur donner la chasse.
— La chasse pourrait bien ôlre pour eux, dit Huriel, s'ils
ne sont pas en nombre. Allons-y voir!
Nous nous y disposions, quand les pas et le bruit se rap-
prochant, nous vîmes rentrer Carnat, Doré-Fratin et une
hande de huit autres qui , ayant, en effet, échangé quelques
bonnes tapes avec mes camarades, étaient revenus de leur
poltronnerie et comprenaient qu ils avaient affaire à de bons
vivants. Ils se retournèrent contre nous, accablant les Hu-
riel de reproches pour les avoir trahis et fait tomber dans
une embûche. Le grand bûcheux s'en défendit, et le carme
voulut mettre la paix en prenant tout sur son compte ^eten
lour reprochant leurs torts ; mais ils se sentaient en force,
parce qu'à tout moment il en arrivait d'autres pour les sou-
Ipuir, et quïind ils se virent à peu près au complet, ils éle-
vèrent le ton et commencèrent à passer des insultes aux
menaces et des menaces aux coups. Sentant qu'il n'y avait-
pas moyen d'éviter la rencontre, d'autant plus qu'ils avaient
bu beaucoup d'eau-de-vie pendant les épreuves et ne sft
connaissaient plus guère, nous nous mîmes en défense,
serrés les uns contre les autres, et faisant face à l'ennemi
(ie tous côtés, comme se tiennent les bœufs quand une bande
de loups les attaque au pâturage. Le carme y ayant perdu
sa morale et son latin, y perdit aussi sa patience, car,s'em-
parant du bourdon d'une musette tombée dans la bagarre,
il s'en servit aussi bien qu'homme peut faire pour défendre
sa peau.
Par malheur, Joseph était affaibli de la perte de son sang,
et Huriel, qui avait toujours dans le cœur la mort de Malzac,
craignait plus de faire du mal que d'en recevoir. Tout oc-
cupé de proléger son père, qui y allait comme un lion, il se
mettait en grand danger. Benoît s'escrimait très-bien pour
10.
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33i LES MAITRES SO|ÏNEURS
un homme qui sort de maladie; mais, en somme, nous
n'étions que six contre quinze ou seize, et, comme le sang
commençait à se montrer, la rage venait, et je vis qu'on
ouvrait les couteaux. Je n'eus que. le temps de me jeter de-
vant le grand bûcheux qui, répugnant encore à tirer Tarme
tranchante, était l*objet de la plus grosse rancune. Je reçus
un coup dans le bras, que je ne sentis quasiment point,
mais qui me gêna pourtant bien pour continuer, et je voyais
la partie perdue, quand, par bonheur, mes quatre camara-
des, se décidant à venir au bruit, nous apportèrent un ren-
fort suffisant, et mirent en fuite, pour la seconde fois, et
pour la dernière, nos ennemis épuisés, pris par derrière, et
ne sachant point si ce serait le tout.
Je vis que la victoire nous restait, qu'aucun de mes amis
n'avait grand mal, et m*apercevant tout d'un coup que
j'en avais trop reçu pour un homme tout seul, je tombai
comme un sac, et ne connus ni ne sentis plus aucune chose
de ce monde.
Trente ei nnlènie veillée.
Quapd je me réveillai, je me vis couché dans un même
lit avec Joseph, et il me fallut un peu de peine pour récla-
mer mes esprits. Enfin, je connus que j'étais en la propre
chambre de Benoît, que le lit était bon, les draps bien
blancs, et que j'avais au bras la ligature d'une saignée. Le
soleil brillait sur les courtines jaunes, et, sauf une grande
faiblesse, je no sentais aucun mal. Je me tournai vers Jo-
seph, qui avait bien des marques, mais aucune dont il dût
rester dévisagé , et qui me dit en m^embrassant : — Eh bien,
monTiennet, nous voilà comme autrefois, quand, au re-
tour du catéchisme, nous nous rejposions dans un fossé,
après nous être battus avec les gars de Verneuil? Comme
dans ce temps-là , tu m'as défendu à ton dommage, et,
comme dans ce temps-là, je ne sais point t'en remercier
comme tu le mérites; mais en tout temps, tu as deviné peut-
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LES MAITRES SONNEURS * 335
être que mon cœur n*est pas si chiche que ma langue. — Je
Tai loujours pensé, mon camarade, lui répondis-je en Tem-'
brassant aussi, et si je t*ai encore une fois secouru, j*en suis
content. Cependant, il n*en faut pas prendre trop pour toi.
J'avais une autre idée... Je m'arrêtai, ne voulant point cé-
der à la faiblesse de mes esprits, qui m*aurait, pour un peu,
laissé échapper le nom de Thérence; mais une main blanche
tira doucement la courtine, et je vis devant moi la propre
image dé Thérence qui se penchait vers moi, tandis que la
!^]ariton, passant dans la ruelle, caressait et questionnait son
fils.
Thérence se pencha sur moi, comme je vous dis, et moi,
tout saisi, croyant rêver, je me soulevais pour la remercier
de sa visite et lui dire que je n'étais point en danger, quand,
sot comme un malade et rougissant comme une fille, je
reçus d'elle le plus beau baiser qui ait jamais fait revenir un
mort.
— Qu'est-ce que vous faites, Thérence ? m*écriai-je en lui
empoignant les mains que j'aurais quasi mangées; voulez-
vous donc me rendre fou ?
— Je veux vous remercier et aimer toute ma vie, répon-
dit-elle, car vous m'avez tenu parole; vous m'avez renvoyé
mon père et mon frère sains et saufs, dès ce matin, et je sais
tout ce que vous avez fait, tout ce qui vous est arrivé pour
l'amour d'eux et de moi. Aussi me voilà pour ne plus vous
quitter tant que vous serez malade.
— A la bonne heure, Thérence, lui dis-je en soupirant :
c'est plus que je ne mérite. Fasse donc le bon Dieu que je
ne guérisse point, car je ne sais ce que je deviendrais
après.
— Après? dit le grand bûcheux, qui venait d'entrer avec
Hqriel et Brulette. Voyons, ma fille, que ferons-nous de lui
après?
— Après ? dit Thérence, rougissant en plein pour la pre-
mière fois.
— Allons! allons! Thérence la sincère, reprit le grand
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396 LES MAITRES SONNEURS
bûcheuxy parlez comme il convient à Id fille qui n'a jamais
menti.
— Eh bien, mon père, dit Thércnce, après j je ne le
quitterai pas davantage.
— Otez-vous de là I m'écriai-je, fermez les rideaux, je me
veux habiller, lever, et puis sauter, chanter et danser ; je ne
suis point malade, j*ai le paradis dans Pâme^... Mais, disant
cela, je retombai en faiblesse, et ne vis plus que dans une
manière de rêve, Thérence, qui me soutenait dans ses bras
et me donnait des soins.
Le soir, je me sentis mieux ; Joseph était déjà sur pied, et
j'aurais pu y être aussi, mais on ne le souffrit point, et
force me fut de passer la veillée dû lit, tandis que mes amis
causaient dans la chambre, et que ma Thérence, assise à
mon chevet, m'écoutait doucement et me laissait lui
répandre en paroles tout le baume dont j'avais le cœur
rempli.
Le carme causait avec Benoît, tous deux arrosant la con-
versation de quelques pichets de vin blanc, qu'ils avalaient
en guise de tisane rafraîchissante. Huriel causait avec
Brulette en un coin ; Joseph avec sa mère et le grand bû-
cheux.
Or Huriel disait à Brulette :
— Je t'avais bien dit, le premier jour que je te vis, en te
montrant ton gage à mon anneau d'oreille : « Il y restera
toujours, à moins que l'oreille n'y soit plus. » Eh bien, l'o-
reille, quoique fendue dans la bataille, y est encore, et l'an-
neau, quoique brisé, le voilà, avec le gage un peu bosselé.
L'oreille guérira, l'anneau sera ressoudé, et tout reprendra
sa place, par là grâce de Dieu.
La Mariton disait au grand bûcheux :
— Eh bien, qu'est-ce qui va résulter de cette bataille, à
présent? Ils sont capables de m'assassiner mon pauvre en-
fant, s'il essaye de cornemuser dans le pays?
— Non, répondait le grand bûcheux ; tout s'est passé
pour le mieux, car ils ont reçu une bonne leçon, et il s'y est
trouvé assez de témoins étrangers à la confrérie pouf qu'ils
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LES MAITRES SONNEURS 337
n'osent plus rien tenter contre Joseph et contre nous, lis
sont capables de faire le mal quand cela se passe entre eux,
et qu'ils ont, par force ou par amitié, arraché à un aspirant
le serment de se taire. Joseph n'a rien juré ; il se taira parce
qu'il est généreux, Tienne! aussi, de môme que mes jeunes
bûcheux par mon conseil et mon commandement. Mais vos
sonneurs savent bien que s'ils touchaient, à présent, à un
cheveu de nos têtes, les langues seraient déliées et l'affaire
irait en justice.
Et le carme disait à Benoît :
— Je ne saurais point rire avec vous de l'aventure, depuis
que j'y ai eu un accès de colère dont il me faudra faire
cx)nfession et pénitence. Je leur pardonne bien les coups
qu'ils ont essayé de me porter, mais non ceux qu'ils m*ont
forcé de leur appliquer. Ah! le père prieur de mon couvent
a bien raison de me tancer quelquefois, et de me dire qu'il
faut combattre en moi non-seulement le vieil homme, mais
encore le vieux paysan, c'est-à-dire celui qui aime le vin et
la bataille. Le vin, continua le carme en soupirant et en
'remplissant son verre jusqu'aux bords, j'en suis corrigé.
Dieu merci ! mais je mé suis aperçu cette nuit que j'avais
encore le sang querelleur et qu'une tape me rendait fu-
rieux.
— N'étiez-vous point là en état et en droit de légitime
défense? dit Benoît. Allons donc I vous avez parlé aussi
bien que vous deviez, et n'avez levé le bras que quand vous
y avez été forcé.
— ' Sans doute, sans doute, répondit le carme ; mais mon
malin diable de père prieur me fera des questions. Il me
tirera les vers du nez, et je serai forcé de lui confesser qu'au
lieu d'y aller avec réserve et à regret, je me suis laissé em-
porter au plaisir de taper comme un sourd, oubliant que
j'avais le froc au dos, et m'imaginànt être au temps où,
gardant les vaches avec vous, dans les prairies du Bour-
bonnais, j'allais cherchant querelle aux autres pâtours pour
la seule vanité mondaine de montrer que j'étais le plus fort
et le plus têtu.
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338 LES MAITRES SONNEURS
Joseph ne disait rien, et sans doute il souffrait de voir
deux couples hieureux qu'il n'avait plus le droit de bouder,
ayant reçu d'Huriel et de moi si bonne assistance.
Le grand bûcheux, qui avait pour lui, en plus, un faible
de musicien, Tentretenait dans ses idées de gloire. Il faisait
donc de grand efforts pour voir sans jalousie lecontentement
des autres, et nous étions forcés de reconnaître qu*il y avait,
dans ce garçon si fier et si froid , une force d'esprit peu
commune pour se vaincre.
Il resta caché, ainsi que moi, dans la maison de sa mère,
jusqu'à ce que les marques de la bataille fussent effacées;
car le secret de l'affaire fut gardé par mes camarades, avec
menaces aux sonneurs toutefois, de la part de Léonard, qui
se conduisit très-sagement et très -hardiment avec eux,
de tout révéler aux juges du canton, s'ils ne se rangeaient à
la paix, une fois pour toutes.
Quand ils furent tous debout, car il y en avait eu plus d*un
de bien endommagé, et notamment le père Carnat, à qui il
paraît que j'avais démanché le poignet, les paroles furent
échangées et les accords conclus. Il fut décidé que Joseph,
aurait plusieurs paroisses, et il se les fit adjuger, encore
qu'il eût Tintention de n*en point jouir.
Je fus un peu plus malade que je ne croyais, non tant à
cause de ma blessure, qui n'était pas bien grande, ni des
coups dont on ni'avait assommé le corps,, que de la saignée
trop forte que le carme m'avait faite à bonne intention. Hu-
riel et Brulette eurent l'amitié bien charmante de vouloir
relarder leur mariage, à seules fins d'attendre le mien ; et
un mois après, les deux noces se firent ensemble, môme-
ment les trois, car Benoît voulut rendre le sien public et en
célébrer la fête avec la nôtre. Ce brave homme, heureux
d'avoir un héritier si bien élevé par Brulette, essaya de lui
faire aœepter un don de conséquence ; mais elle le refusa
obstinément, et se jetant aux bras de la Mariton :
— Ne vous souvient-il donc plus, s'écria-t-elle, que cette
femme-là m'a servi de mère pendant une douzaine d'an-
nées, et croyez- vous que je puisse accepter de L'argent quand
je ne suis pas encore quitte envers elle?
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LES MAITRES SONNEURS 330
— Oui, dit la MarJton ; mais ton éducation a été tout bon*
neur et tout plaisir pour moi , tandis que celle de mon Char-
lot t'a causé des affronts et des peines.
— Ma chère amie, répondit Brulette, ceci est la chose qui
remet un peu d'égalité dans nos comptes. J'eurais souhaité
pouvoir faire le bonheur do votre Joset en retour de vos
bontés pour moi; mais cela n'a pas dépendu de mon pau-
vre cœur, et dès lors, pour vous compenser de la peine que
je lui causals, je devais bien m'exposer à souffrir pour l'a-
mour de votre autre enfant.
— Voilà une fille 1... s'écria Benoît, essuyant ses gros yeux
ronds qui n'étaient point sujets aux larmes. Oui, oui, voilà
une fille I... Et il n'en pouvait dire davantage.
Pour se venger des refus de Brulette, il voulut faire les
frais de sa noce, et celle de la mienne par-dessus le marché.
Et comme il n'y épargna rien et y invita au moins deux cents
personnes, il y fut pour une grosse somme, de laquelle il
ne marqua jamais aucun regret.'
Le carme nous avait fait trop bonne promesse pour y
manquer, d'autant plus que son père prieur l'ayant misa
l'eau pendant un mois pour sa pénitence, le jour de nos
noces fut celui où l'interdit était levé de son gosier. Il n'en
abusa point et se comporta d'une manière si aimable, que
nous fîmes tous avec lui la même amitié qu'il y avait entre
lui, Huriel et Benoît.
Joseph alla bien courageusement jusqu'au jour des noces.
Le matin, il fut pâle et comme accablé de réflexions; mais,
en sortant de l'église, il prit la musette des mains de mon
beau-père et joua une marche de noces qu'il avait compo-
sée, la nuit même, à notre intention. C'était une si belle
chose de musique, et il y fut donné tant d'acclamation, que
son chagrin se dissipa, qu'il sonna triomphalement ses plus
beaux airs de danse et se perdit dans son délice tout le temps
que dura la fête.
Il nous suivit ensuite au Chassin,et là, le grand bûcheux,
ayant réglé toutes nos affaires : — Mes enfants, vous voilà
heureux et riches pour des gens de campagne ; je vous
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340 LES MAITRES SONNEURS
laisse Taffaire de celle fulaio, qui est une belle affaire, el
tout ce que je possède d'ailleurs est à vous. Vous allez passer
ici quasiment le reste de Tannée, et vous déciderez, pendant
ce temps-là, de vos plans de campagnes pour l'avenir. Vous
êtes de pays différents et vous avez des goûts et des habi-
tudes divers. Essayez-vous à la vie que chacun de vous
doit procurer à sa femme pour la rendre heureuse de tous
points et ne lui pas faire regretter des unions si bien com-
mencées. Je reviendrai dans un an. Tâchez que j'aie deux
beaux petits enfants à caresser. Vous me direz alors ce que
vous aurez réglé. Prenez votre temps, telle chose paraît
bonne aujourd'hui qui paratt pire ou meilleure le lende-
main.
— Ef où donc allez-vous, mon père ? dit Thérence en l'en-
tourant de ses bras avec frayeur.
— Je vas musiquer un peu par les chemins avec Joseph,
répondit-il, car il a besoin de cela, et moi, il y a trente ans
que j*en jeûne.
Ni larmes ni prières ne le purent retenir, et nous leur
fîmes la conduite jusqu'à moitié chemin de Sainte-Sevère,
Là, tandis que nous embrassions le grand bûcheux avec
beaucoup de chagrin, Joseph nous dit : — Ne vous désolez
point. C'est à moi, je le sais, qu'il sacrifie la vue de votre
bonheur, car il a pour moi aussi le cœur d'un père, el il
sait que je suis le plus à plaindre de ses enfants; mais peut-
être n'aurai-je pas longtemps besoin de lui, et j'ai dans l'idée
que vous le reverrez plus tôt qu'il ne le croit lui-même.
Là-dessuS; pliant les genoux devant ma femme et devant
celle d'Huriel :
— Mes chères sœurs, dit-il, je vous ai offensées l'une et
l'autre, el j'en ai été assez puni par mes pensées. Ne me
voulez-vous point pardonner, afin que je me pardonne et
m*en aille plus tranquille?
Toutes deux l'embrassèrent de grande affection, et il vint
ensuite à nous, nous disant, avec une surprenante abon-
dance de cœur, les meilleures et les plus douces paroles qu'il
eût dites de sa vie^ nous priant aussi de lui pardonner $es
fautes et de garder mémoire de lui.
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LES MAITRES SONNEURS iH
Nous montâmes sur une hauteur pour les voir le plus
longtemps possible. Le grand bûcheux sonnait généreuse-
ment dans sa musette, et, de temps en temps, se retournait
pour agiter son bonnet et nous envoyer des baisers avec la
main.
Joseph ne se retourna point. Il marchait en âlence et la
tête baissée, comme brisé ou recueillie Je ne pus m'empê-
cher de dire à Huriel que je lui avais trouvé sur la figure,
au moment du départ, ce je ne sais quoi que j'y avais re-
marqué souvent dans sa première jeunesse, et qui est, chez
nous, réputé la physionomie d'un homme frappé d'un mau-
vais destin.
Les larmes de la famille se séchèrent peu à peu dans le
bonheur et l'espérance. Ma belle chère femme y fit plus
d'effort que les autres ; car, n'ayant jamais quitté son père,
elle semblait perdre avec lui la moitié de son âme , et je vis
bien que, malgré son courage, son amitié pour moi, et le
bonheur que lui donna* bientôt l'espoir d'être mère, il lui
manquait toujours quelque chose après quoi elle soupirait
en secret.
Aussi, je songeais sans cesse à arranger ma vie de ma-
nière à nous réunir avec le grand bûcheux, dussé-je vendre
mon bien, quitter ma famille, et suivre ma femme où il lui
plairait d*aller.
Il en était de même de Brulette, qui se sentait résolue à ne
consulter que les goûts de son mari, surtout quand sou
grand-père, après une courte maladie, se fut éteint bien
tranquillement comme il avait vécu, au milieu de nos soins
et des caresses de sa chère enfant.
— Tiennet, me disait-elle souvent, il faudra, je le vois,
que le Berry soit vaincu en nous par le Bourbonnais. Huriel
aime trop cette vie de force et de changement d'air, pour
que nos plaines dormantes lui plaisent. 11 me donne trop
de bonheur pour que je lui souffre quelque regret caché. Je
n'ai phis de famille chez nous; tous mes amis, hormis toi,
m'y ont fait des peines, je ne vis plus que dans Huriel. Oh
il sera bien, c'est là que je me sentirai le mieux.
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3^ LES MAITRES SONNEURS
L'hiver nous trouva encore au bois duChassin. Nous avions
bien gâté ce bel endroit dont la futaie de chênes était le plus
grand ornement. La neige couvrait les cadavres de ces beaux
arbres dépouillés par nous et jetés tous, la tète en avant,
dans la rivière, qui les retenait, encore plus froids et plus
morts, dans la glace. Nous goûtions, Huriel et moi, auprès
d'un feu de copeaux qi^e no5 femmes venaient d'allumer pour
y réchauffer nos soupes, et nous les regardions avec bon-
heur, car toutes deux étaient en train de tetiir la promesse
qu'elles avaient faite au grand bûcheux de lui donner de la
survivance.
Tout d'un coup elles s'écrièrent, et Thérence, oubliant
qu'elle n'était plus aussi légère qu'au printemps, s'élança
quasi au travers du feu podr embrasser un homme que nous
cachait la fumée épaisse des feuilles humides. C'était son
brave homme de père, qui bientôt n'eut plus assez de bras
et de bouche pour répondre à toutes nos caresses. Après la
première joie, nous lui demandâmes nouvelles de Joseph et
vîmes sa figure s'obscurcir et ses yeux se remplir de larmes.
— Il vous l'avait annoncé, répondit-il, que vous me rever-
riez plus tôt que je ne pensais I II sentait comme un avertis-
sement de son sort, et Dieu, qui amollissait l'écorce de son
cœur en ce moment-là, lui conseillait sans doute de réfléchir
sur lui-même.
Nous n'osions plus faire de questions. Le. grand bûcheux
s'assit, ouvrit sa besace et en tira les morceaux d'une mu-
sette brisée.
— Voilà tout ce que je vous rapporte de ce malheureux
enfant, dit-il. Il n'a pu échapper à son étoile. Je pensais
avoir adouci son orgueil, mais, pour tout ce qui tenait de la
musique, il devenait chaque jour plus hautain et plus farour
che. C'est ma faute, peut-être 1 Je voulais le consoler des
peines d'amour en lui montrant son bonheur dans son ta-
lent. Il a goûté au moins les douceurs de la louange ; mais
à mesure qu'il s'en nourrissait, la soif lui en venait plus acre.
» Nous étions loin : nous avions poussé jusijue dans les
montagnes du Morvan, où il y a beaucoup de sonneurs en-
core plus jaloux que ceux d'ici, mais non pas tant pour leurs
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LE6 MAITRES SONNEURS 343
intérêts que pour leur amour-propre. Joseph a manqué de
prudence, ii les a offensés en paroles, dans un repas qu'ils
lui avaient offert très-honnêtement et à bonnes intentions
d'abord. Par malheur, je ne l'y avais point suivi, me trouvant
un peu malade, et n'ayant pas sujet de me méfier de la bonne
intelligence qu'il y avait entre eux au départ.
Il passa la nuit dehors, comme il faisait souvent; et
comme j*avais remarqué qu'il était parfois un peu jaloux de
l'applaudissement qu'on donnait à mes vieilles chansons^
je n&le voulais point gêner. Au matin, je sortis, encore un
peu tremblant de fièvre, et j'appris, dans le bourg, qu'on
avait ramassé une m^usette brisée au bord d'un fossé. Je
courus pour la voir et la reconnus bien vite. Je me rendis
à l'endroit où elle avait été trouvée, et, cassant la glace du
fossé, j'y découvris son malheureux corps tout gelé. Il ne
portait aucune marque de violence, et les autres son«
neurs ont juré qu'ils l'avaient quitté, sans dispute et sans
ivresse, à une tieue dq là. J'ai en vain recherché les au-
teurs de sa mort. C'est un endroit sauvage où les gens de
justice craignent. le paysan, et où le paysan ne craint que
le diable. Il m'a fallu partir en me cpnteQtant de leurs tristes
et sots propos. Ils croient fermement en ce pays, ce que Ton
croit un peudanscelui-ci,.à savoir: qu'on no peut devenir
musicien sans vendre son âme à l'enfer, et qu'un jour ou
l'autre, Satan arrache la musette des mains du sonneur et
la lui brise sur le dos, ce qui l'égaré, le rend fou et le pousse
à se détruire. C'est comme cela qu'ils expliquent les ven-
geaûcès que les sonneurs tirent les uns des autres, et ceux-
ci n'y contredisent guère, ce qui leur est moyen de se faire
redouter et d'échapper aux consè:|uences. Aussi lestient^on
en si mauvaise estime et en si grande crainte, que je n'ai pu
faire entendre mes plaintes, et que, pour un peu, si je fusse
resté dans l'endroit. Ton m'eût accusé d'avoir moi-môme
appelé le diable pour me débarrasser de mon compa-
gnon.
— Héias 1 dit Brulette en pleurant, mon pauvre Joset I
mon pauvre camarade l Et qu'est-ce que nous allons dire à
sa mère, mon bon Dieu ?
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34t LES MAITRES SONNEURS
— Nous lui dirons, répliqua tristement le grand bûcheux,
de ne point laisser Chariot s*énamourer de la musique.
C'est une trop rude maîtresse pour des gens comme nous
autres. Nous n'avons point la tête assez forte pour ne
point prendre le vertige sur les hauteurs où elle nous
mène !
— Oh! mon père, s'écria Thérence, si vous pouviez
l'abandonner , Dieu sait dans quels malheurs elle vous
jettera aussi !
— Sois tranquille, ma chérie, répondit le grand bûcheux.
M'en voilà revenu I Je veux vivre en famille, élever ces pe-
tits enfants-là, que je vois déjà en rêve danser sur mes ge-
noux. Oh est-ce que nous nous fixons, mes chers en-
fants?
— Oîi vous voudrez, s'écria Thérence.
— Et où voudront nos maris, s'écria Brulette.
— Où voudra ma femme, m'écriai-je aussi.
— Où vous voudrez tous, dit Huriel à son tour.
— Eh bien, dit le grand bûcheux, comme je sais vos hu-
meurs et vos moyens, et que je vous rapporte encore
un peu d'argent, j'ai calculé, en route, qu'il était aisé
de contenter tout le monde. Quand on veut que la pêche
mûrisse, il ne faut point arracher le noyau. Le noyau, c'est
la terre que possède Tiennet. Nous allons l'arrondir et y
bâtir une bonne maison pour nous tous. Je serai content de
faire pousser le blé, de ne plus abattre les beaux om-
brages du bon Dieu, et de composer mes petites chan-
sons à l'ancienne mode, le soir, sur ma porte, au milieu des
miens, sans aller boire le vin des autres et sans faire de ja-
loux. Huriel aigae à courir le pays, sa femme est, à présent,
de la même humeur. Ils prendront des entreprises comme
celle de cette futaie, où je vois que vous avez bien travaille,
et iront passer la belle saison dans les bois. Si leur famille
trop jeune les embarrasse quelquefois, Thérence est de force
et de cœur à gouverner double nichée, et on se retrouvera
à la fin de chaque automne avec double plaisir, jusqu'au,
jour où mon fils, après m'avoir fermé les yeux depuis long-
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LES MAITRES SONNEURS 3*5
temps, sentira le besoiD du repos de toute Tannée, comme
je le sens à cette heure.
Tout ce que disait là mon beau-père arriva comme il le
conseillait et Taugurait. Le bon Dieu bénit notre obéissance ;
et, conime la vie est un ragoût mélangé de tristesse et de
contentement, la pauvre Mariton vint souvent pleurer chez
nous, et le bon carme y vint souvent rire.
FIN.
€0
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LA FILLEULE
dby Google
I^irfft, «» lar. DE LA LiBn^iKiE K9IJVELLE. -* A. Oelciiiibi«| 15, me Breda.
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fiEORGE SAND
LÀ
FILLEULE
PARIS
LIBRAIRIE NOUVELLE
BOULSTAltl» DES ITALnNS, 15, IH FACE ME Lk NAISOH
La traduction et la reprodnetion sont réservées
!857
'^'" ''' V Digitizedby Google
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LA FILLEULE
PREMIÈRE PARTIE
AMICEE
HÉMOIRES DE STÉPHEN
Tarais seize ans lorsque je fus reçu bachelier à Bourges.
Les études de province ne sont pas très-fortes. Je n'en pas-
sais pas moins pour Taigle du lycée.
Heureusement pour moi, j'étais aussi modeste que peut
rêtre un écolier habitué au triomphe annuel des premiers
prix. Un violent chagrin me préserva des ivresses de la
vanité.
J'avais travaillé avec ardeur pour être agréable à ma mère
et pour la rejoindre. Elle m'avait dit en pleurant, le jour
de notre séparation : <c Mieux tu apprendras, plus tôt tu me
seras rendu, d A chaque saison des vacances, elle m'avait
répété ce vœu. Mon travail de chaque année avait été juste
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2 l^A FILLEULE
le double de celui de mes compagnons d*étude. Aucun
d'eux n'avait sans doute une mère comme la mienne.
Je n'avais aimé qu'elle avec passion. Lorsque, à la veille
de passer mes derniers examens, je songeais à sa joie, je
me sentais si fort, l\\xe si l'on m'eût interrogé sur quelque
sujet d'étude tout à fait nouveau pour moi, il me semble
qu'inspiré du ciel, j'aurais su répondre.
Je venais de recevoir mon diplôme, et j'allais prendre
congé du proviseur, lorsque la foudre tomba sur moi. Une
lettre cachetée de noir me fut remise. Elle était de mon
père, a Mon pauvre enfant, me disait-il, je n'ai pas voulu
» t'annoncer cette fatale nouvelle avant l'épreuve de tes
» examens. Quel qu'en soit le résultat, il faut que tu saches
» aujourd'hui que ta mère est au plus mal et qu'il nous
» reste bien peu d'espérance que tu puisses arriver à temps
» pour l'embrasser... »
Je compris que ma mère était morte, et je sentis mourir
en moi subitement quelque chose comme la moitié de mon
âme.
Je ne pleurai pas, je partis ; je ne devais, je ne pouvais
jamais être consolé ; je sortais de l'enfance, et je voyais
déjà clahrement que je n'aurais pas de jeunesse.
Je ne trouvai plus de ma mère que ses longs cheveux
noirs qu'elle avait fait couper pour moi une heure avant
d'expirer.
J*dvai^ tout juste l'âge qu'elle avait eu en me donnant
le jour, seize ans ! Elle venait de mourir du choléra dans
toute la force de la vie, dans tout l'éclat de sa beauté. Je
trouvai mon père plus accablé que moi. Sa douleur était
morne, maladive ; mais elle ne pouvait pas être durable. <
Mon père était un homme d'une forte santé, d'une grande
activité physique, d'une intelligence réelle, mais qui se mou-
vait dans le cercle étroit des intérêts domestiques. C'était un
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LA FILLEULE 3
bourgeois de campagne , le plus riche de son hameau : il
avait environ six mille livres de rente. La cbnservaiion et
Tentretien de son fonds territorial était Tunique occupation
de sa vie. Tant qu'il eut une femme et un fils^ il put app^er
devoir ce qui était, en réalité et par soi-même, un plaisir
sérieux pour lui. Au commencement de son veuvage, il lui
sembla, comme à moi, qu'il ne pourrait plus s'intéresser à
rien. Peu à peu, il se résigna à reprendre ses occupations
par sollicitude pour moi. Plus tard, il les continua par be-
soin d'agir et de vivre.
Je glisserai rapidement sur de tristes détails. Il suffira de
dire une chose que dans notre province chacun sait être
vraie. Une certaine classe de bourgeois aisés formait, à
cette époque, une caste nouvelle. Ces nouveaux riches
avaient, à grand' peine , cousu les lambeaux de quelques
mincçs héritages ou acquisitions dont l'ensemble formait
enfin un lot qui satisfaisait ou flattait leur ambition. Tout
est r^atif : tel qui s'était marié ietvec une métairie de qua->
rante mille francs, se regardait comme riche quand il avait
triplé ou quadruplé cet avoir. Alc»rs sa fortune était faite,*
sa terre était constituée , elle pouvait s'arrondir dans son
imagination; mais l'idée de la voir encore se diviser en
plusieurs parts lui devenait inadmissible, révoltante; il ju-
rait de n'avoir qu'un héritier, et il se tenait parole à lui-
même.
Alors, à côté de l'épouse légitime, pour laquelle on avait
généralement de l'affection et des égards quand même,
venait s'implanter, de l'autre côté de la rue ou du chemin,
la paysanne dont les nombreux enfants devaient être as-
sistés et protégés , sans pouvoir prétendre à morceler Thé»
ritage du protecteur. Cette paysanne était ordinairement
mariée, sa postérité était donc censée légitime et connat-
trait une sorte d'aisance relative. Gela était de notoriété
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4 LA FILLEULS
publique, mais ne troublait pas Tordre établi. Le bourgeois
de province af)porte du calcul , même dans ses entraîne-
ments.
^ l'époque où je vins au monde, il y avait aussi, comme
cause de ce trouble moral dans les unions de province, une
différence sensible d'éducation entre les sexes. La vanité
du paysan, récemment devenu bourgeois et sachant à peine
lire, était de s'allier à une famille plus pauvre, il «st vrai ,
mais plus relevée et comptant quelque échevin de ville
parmi ses ancêtres. Mon père apporta en mariage une for-
tune de campagne, deux cent mille francs ; ma mère , une
bonne éducation , des habitudes plus élégantes et un nom
plus anciennement admis au rang de bourgeoisie: eHe s'ap-
pelait Rivesanges; mon père, qui s'appelait Guérin, joignit
les deux noms, comme c'était encore l'usage chez nous dans
ces occasions. «
Mais ce n*est pas tant le nom que la terre, qui est Tidéal
de ce bourgeois de campagne. Peu lui Importe le sexe de
son unique héritier. En cela , il diffère de l'ancien noble,
qui tenait à la terre à cause du nom et du titre. Le culti-
vateur enrichi aime naturellement la terre pour la terre.
Que celle qu'il a réussi à constituer subsiste et lui survive
dans son entier, il mourra tranquille. Le noble s'e^X soumis
à la suppression du droit d'aînesse ; le bourgeois proteste
à sa manière. Il réduit sa famille , au risque de la voir s'é-
teindre.
Il n'y avait donc pas de danger que mon père, encore
jeune, se remariât. Mon sort l^t pire. La paysanne vint
tenir son ménage, • occuper sa maison et s'emparer de sa
vie.
J'étais trop jeune, ma mère m'avait inspiré un trop grand
respect filial pour que je pusse préserver mon père de cette
tyrannie naissante. Je ne protestai que par ma tristesse ;
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LA FILLEtXE 5
elle déplut. Au bout d'un an, mon père m'appela et me dit :
— Vous vous ennuyez chez moi; vous avez reçu l'éducation
d'un bourgeois de ville : donc vous avez perdu le goût de
la campagne. Vous y reviendrez quand vous ne m'aurez
plus. Mais, en attendant, il vous faut chercher une occupa-
tion qui utilise les connaissances qu'on vous a données au
collège. Voulez-vous être avocat ou médecin ?'Ne songez ni
au notariat ni à la charge d'avoué. Pour vous acheter un?.
étude, il nous faudrait vendre de la terre, et je n'ai pas
réuni quatre jolis domaines pour les dépecer. Voyons, mon
fils, prononcez-vous.
Je demandai timidement à mon père s'il désirait que je
fusse avocat ou médecin ; je ne me sentais pas de vocation
spéciale, mais ma mère m'avait enseigné l'obéissance.
J'aurais travaillé pour elle par amour; j'aurais travaillé
pour lui par devoir.
Mon père parut embarrassé de ma question.
—J'aimerais bien, dit-il, que vous fussiez avocat ou mé-
decin, ou toute autre chose qui vous fît gagner de l'argent.
— Avez-vous besoin, repris-je, que je gagne de l'argent
pour vous?
— Pour moi? s'écria- t-il en souriant. Non, mon garçon,
je te remercie; gagnes-en pour toi-même. Tu peux compter
sur douze cents livres de pension que je te servirai. C'est
peu à Paris, à ce qu'on dit; c'est beaucoup pour moi. Gagne
de quoi être plus riche de mon vivant, voilà ce que je te
conseille.
— Combien me donnoz-vous de temps pour gagner de
quoi vous épargner ce sacrifice?
— Tout le temps que tu voudras, répondit-il. Je te dois
une pension; ma fortune me le permet, ma position me le
commande; mais ne songe pas à me réclamer autre chose
jusqu'à ce que tu te disposes à te marier.
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6 LA FILLEULE
Là-deS5us, mon père me donna cent firancs pour mon
premier mois, trente francs pour mon voyage, un manteau,
une malle pleine de linge et une poignée de main^ Je vis
qu'il était impatient de me voir partir ; je partis le soir môme,
emportant les cheveux de ma mère, quelques livres qu'elle
avait aimés et des violettes cueillies sur sa tombe.
J'esquisse rapidement ces premières années de ma vie.
J'espère n'y apporter ni orgueil, ni aigreur , ni aucune em-
phase de douleur ou de mélancolie. Je veux arriver au récit
d'une phase de mon existence que j'ai besoin de me résu-
mer à moi-même; mais j*ai besoin aussi de m© rendre
compte succinctement des circonstances et des impressions
qui m'y ont amené.
On m'a souvent reproché d'avoir un caractère exception-
neh Voilà ce dont il m'est impossible de convenir, puisque
je ne m'en aperçois pas et qu'il me semble agir en toutes
choses dans le cercle logique de ma liberté légitime, et non-
seulement dans celui de mes droits, mais encore dans celui
de mes devoirs.
Ne connaissant personne à Paris, devant y reneentrer seu-
lement quelques camarades de collège, je n'eus pas la tem-
tation d'y faire une installation plus brillante que mes res-
sources ne me le permettaient. Seulement, dès les premiers
jours, je compris que l'hôtel rempli d'étudiants était un mi-
lieu trop bruyant pour la tristesse où j'étais encore plongé
et que n^avait point adoucie les adieux de mon père. Je louai
une mansarde dans le voisinage du Luxembourg et dans
une maison tranquille. J'achetai à crédit un lit de fer, une
table et deux chaises. Longtemps ma malle me servit de
conuBOde et de bibliothèque. Peu à peu, m'étant aoqoitté
de mes premiers achats, je pus m'instailer un peu mieux et
me trouver matérieUement aussi bien que possible, selon
mes goûts. Ma mère m'avait donné ceux d'une propreté ob
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LA FIIXEI7LE 7
peu recbeTchée pour ma condition et fort en dehors des
habitudes de mes pareils. Mon père avait prédit que cela
me conduirait à faire des dettes ou à ne me trouver bien
nulle part. Il se trompait. Si Thomme habitué à un certain
soin de sa personne a plus de peine à s'installer que celui
qui se ocmtente du premier local venu, il a aussi, à s'y con-
imer, une secrète jouissance qui le préserve de la vie tur-*
bttlente du dehors. C'est ce qui m'arriva. Quand je me vis
dans des murailles revêtues d'un papier IVais, et que je pus
regarder les arbres du Luxembourg à travers des vitres bien
claires, il me sembla que je pouvais passer ma vie dans
cette mansarde, et j'y passai tout le temps de mon séjour à
Paris.
J'ornai ma cellule à mon gré. Quelques fleurs sous le
châssis de ma fenôtre inclinée au penchant du toit, mes re-
liques dans une boîte à ouvrage de ma mère, un vieux chftle
qu'elle m'avait donné autrefois pour en faire un tapis de
table et que, de crainte de l'user, je relevais à la place où
j'installais mon travail, son pauvre petit piano que mon père
consentit à m'envoyer, un couvre-^pied qu'elle avait tricoté
pour moi, voilà de quoi je me composai un luxe d'un prix
et d'un charme inestimables.
Mes anciens amis de collège vinrent me voir. Us me trou-
vèrent doux et obligeant, mais assez morne, cachotier, di-
saient-ils, parce que je ne leur confiais pas les aventures
que je n'avais pas ; en somme, plus bizarre que divertissant.
J'eus un peu de regret de leur avoir ouvert ma porte, et
même une véritable terreur, un jour qu'ayant fait un efSoh
pour leur sembler moins maussade et les mettre à l'aise^ je
les vis poser leurs cigares allumés sur le châle de ma mère
et ouvrir son piano pour y jouer à tour de bras des contre-
danses. Je craignais de poêer la religion filiale; j'étais in-
quiet, agité; je failUs un instant passer pour un avare, parce
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8 • LA FILLBULB
que je refusai de prêter un lîyre qui lui avait ^partena. Un
seul d'entre eux me devina, c'était Edmond Boque, qui de-
vint mon ami de cœur.
Dès que nos bruyants compagnons Airent partis:
— Cette société ne te conviendra jamais, me dit-il. Tu
n'es pas enfant, mon pauvre Stéphen, je ne sais môme pas
si tu es jeune. Peut-être le deviendras-tu en vieillissant.
Quant à présent, il te faut la solitude avec un ami ou deux.
Choisis-les bien, et apprends un secret pour préserver ton
repos de Foisiveté des autres, un secret dont je me trouve
parfaitement bien.
Il fit le tour (Je ma chambre, trouva, le long de la cloi-
son qui donnait sur le palier, un pan de bois, et me dit :
-7 Domain , tu feras venir un ouvrier, si tu n'es pas assez
adroit pour faire cette besogne toi-même. Un trou de la
grosseur d'un tuyau de plume sera pratiqué ici. Tu verras
qui frappe ou sonne à ta porte, et tu feras le mort pour
quiconque ne sera pas ton ami. Ce n'est pas plus malin que
ça. Entends-moi bien : tout l'avenir d'un homme dépend
d'une circonstance ou. d'une précaution de cette impor-
tance-là.
— Et tout le caractère d'un homme, lui répondis-je, se
révèle dans une pareille prévision. Eh bien , je ne saurais
suivre ton conseil.
Edmond Roque était un esprit net et ferme. Il ne. con-
naissait pas la susceptibilité et ne se piquait qu'à bon escient.
— J'entends, me dit-il; tu sais que je ne suis pas égoïste,
et je sais que tu es dévoué. Mais tu me reproches de ne pas
étendre. assez l'obligeance; moi je te reprocherai de l'exa-
gérer. J'aurais peut-être été jaloux de toi, si je n'avais
compris que lu Femportais par l'intelligence et moi par le
caractère. Tu travaillais pour l'amour de quelqu'un : ta
mère! je le sais. Moi, je travaillais... tu vas dire. pour moi-
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LA FILLEULE 9
même? Non! pour l'amour de Ja science. Savoir pour sa-
Toir, c'est une assez belle jouissance, et qui n'a pas besoin
de stimulant étranger ou accessoire. Nous voici livrés à nos
propres forces; je sais ce que je veux, et ce que tu veux,
toi, tu ne le sais pas.
— Il est vrai quant à moi, mon cher Edmond. Mais ne
me parle que de toi. Quel est le but que tu poursuis? La
gloire on la fortune?
— Ni l'une ni l'autre I la science, te dis-je. J'en ai assez
appris jusqu'à ce jour pour être certain que je ne sais rien
du tout. Eh bien I je veux savoir, avant de mourir, tout ce
qu'un homme peut apprendre. Nos camarades n'en deman-
dent pas tant. Tous veulent savoir d'abord ce que c'est que
le plaisir, puis quelques-uns pousseront l'ambition peut-
être jusqu'à vouloir pénétrer les savantes profondeurs de la
chicane, ou s'assimiler les phrases creuses et ronflantes du
barreau, ou encore se promener dans le vaste champ des
coi^ectures médicales. Je ne me contente pas de si peu, ni
toi non plus, j'espère. Comme toi, j'ai quelque fortune dans
l'avenir; comme toi, des parents qui ne m'imposent pas le
choix d'un état: comme toi, des goûts simples, des habi-
tudes de frugalité rustique qui me permettent de vivre avec
le peu qu'on me donne. Tous deux , nous comprenons la
douceur de l'étude ; tous deux, nous pouvons être heureux
par là. Je suis résolu à l'être, je le suis déjà. C'est à toi d'é^
carter les vulgaires obstacles qui te feront perdre la seule
chose précieuse qui soit au monde, le temps 1 les heures de
celte vie si courte qui ne sont malheureusement pas comp-
tées doubles pour l'esprit studieux et avide 1 C'est à toi sur-
tout de chercher là ta force et ta consolation, car je te vois
brisé intérieurement et incapable de trouver dans le désor-
dre la stufHide ressource des ivresses vulgaires. Allons, cou-
rage, ferme ta porte, perce ton mur, endurcis ton cœur,
i.
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iO liA FILLEULE
non conire le Jiiesoin naturel que tout esprit Juste épronre
d'assister son semblable, mais contre la oondesœndanoe ba-»
nale qui dégénère vite en faiblesse et en duperie*
Edmond Roque raisonnait fort bien à son point de rue,
mais il ne voyait pas parfaitement clair dans mon Ame.
Comment Feût-il fait? Je ne me voyais moi*méme qu'à
travers un nuage. Il était méridional^ il avait grandi sous oe
ciel dont la lumière accuse vivement et un peu sèchement
tous les objets. Moi j'étais du Berry, un pays où les brmnes
ëe TsMitomne sont profondes, où les vents soufflent avec
violence» où la température, inconstante et capricieuse,
rend l'homme très-incertain, moins grave en réalilé qu'en
apparence, volontiers ind<^entet même fatigué de vivre,
mdme avant d'avoir vécu.
Vaincu par ses eihortations, je perçai ma eleison; mais
on no change pas ses instincts ; mon moyen tourna contre
moiw J'avais résolu de n'otivrir qu'à ceu:s qui méril0r«i»dit
une exception. Il arriva que je^ n'en trouvai pas an seul qui
n*eût droit au sacrifice de mon temps et de mon trav^* Sans
ce maudit point d'observation, j'eusse tenu bon peut-'ètie;
mais dès que j'avais eu le malheur de regarder, je me fai-
sais un reproche de rester sourd, et les plus imporUms, les
plus désœuvrés, les moins-sympathiques étaieniprecisénent
ceux que j'avais la patience de supporter, tant j'avais peur
de devenir égoïste et insociable depuis que je m*étais assuré
un moyen de l'êbre.
Heureusement pour moi, je n'étais pas assez riche dans le
présent pour qu'on pût venir me demander beaucoup de
services. Et puis je n'étais pas gai, je n'acceptais aucune par-
tie de {Saisir. Le deuil que je portais encore à mon chapeau
me permettait d'observer celui que je devais toujouf s porter
dans mon cœur« Mes camarades de collège étaient tout en*
tiers à l'ivresse de la première année de s^our à Paris.
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LA FJIXfiULB • tl
J'eus doue pins de ealine que ma fatale douceur de tempé^
Fautât ne devait m'^ faire e^^péier, et je pus suivre les con*
seils de Roque en m'adonnant à Tétude, sinon avec ardeuri
du moins avec assiduité.
II
Il ne s'agissait pas pour moi de savoir si je persisterais,
en d^t de mon chagrin , à être studieux et à m'instruire
sMeusement. Je ne pouvais pas ne pas aimer Tétude. Soit
que j'en eusse le goût inné, soit que la volonté d'obéir à ma
mère m'en eût donné l'habitude précoce, je ne savais plus
être oisif, et mes longues et fréquentes rêveries étaient plu-
tôt des méditations que des contemplations. De toutes les
distractions auxquelles je ne tenais plus, la lecture et la ré-
flexion étaient encore pour moi les plus naturelles et les
plus acceptables. Je travaillais donc machinalement, et,
pour ainsi dire, d'instinct, comme on mange sans grand
appétit, comme on marche sans but déterminé, comme on
vit enfin sans songer à vivre.
Cependant Edmond Roque, qui vehait me faire de rares
mais de longues et sérieuses visites, exigeait que je misse
de l'ordre dans mes études, et que, comme lui, je suivisse
une méthode pour arriver du détail è[ l'ensemble. Cela m'eût
été possible si ma mère eût vécu, si elle eût pu me dire ou
nf écrire ce qu'elle désirait. Mais j'étais un pauvre être de
sentiment, et mon intelligence si vantée ne se trouvait en
réalité que la très-humble servante de mes affections. Les
affections brisées, le cœur était vide, et l'esprit s'en allait h
la dérive par un calme plat, flottant comme une embarca-
tion qui n'a rien perdu de ses agrès, mais qui n'a ni passa-
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i2 LA FiLLEGLE
ger k porter, lii pilote pour la conduire, et qui va où le flot
voudra la faire éctiouer, la briser ou lui faire rjeprendre le
courant.
Roque s'étonnait de cette situation morale. Il n'y com-
prenait absolument rien, et m'adressait de généreux et véhé-
ments reproches.
— Que fais -tu là ? disait-il en examinant mes livres et mes
notes. Quinze jours de philosophie, puis tout à coup des
poètes, de l'art, de la critique 1 Des langues mortes, c'est.bcm ;
mais au bout de la semaine, de la musique, des sciences
naturelles, mêlées d'économie politique et de sculpture I
Quel incroyable gâchis de facultés divines I quelle désotentfr
perte de temps et de puissance I
— Ne me disais-tu pas, lui répondais-je avec une lan-
gueur un peu moqueuse au fond, qu'il fallait apprendre,
avant de mourir , tout ce qu'un homme peut savoir?
— Mais tu as pris , s'écriait-il , le vrai moyen pour ne
jamais rien savoir, c'est d'apprendre tout à la fois. Les
connaissances se tiennent, j'en conviens, mais c'est en se
suivant comme les anneaux d'une chaîne, et n<m en se mê-
lant comme un jeu de cartes.
— Et pourtant, avant toute partie livrée, on- mêle les
cartes I
— Ainsi tu fais de. la vie un jeu où le hasard sera tou-
jours là pour se moquer de tes combinaisons, ou pour t'é-
pargner la peine de rien combiner? Tiens, j'ai grand'peur
qu'après avoir dépensé plus de temps et d'intelligence qu'il
n'en faudra^ pour devenir réellement instruit, tu ne finisses
par être un poète ou un critique, e'est-à'-dire quelqu'un qui
chante sur tout, ou qui parle de tout parce qu'il ne cpunaît
rien.
Je me défendais mal, si mal que cet esprit ardent et rude
s'impatientait contre moi et me quittait fâché. Il revenait
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LA FILLEULE 13
pourtant, et après chaque bourrasque, H semblait qu'il m'ai-
mât davantage. Un jour, je lui dis en souriant :
— Tu me reproches de croire que Taffeclion est quelque
chose de plus dans la vie de l'homme que sa raison et sa
science-, et pourtant ta conduite avec moi prouve que, toi
aussi, tu e^ gouverné par ce qu'il te plaît d'appeler la fai-
blesse du cœur. Tu m'estimais sans m'aimer, au collège :
c'était le temps où tu me croyais ton égal, pafce que j'avais
deia volonté. A présent, que tu me méprises un peu
pour mon insouciance , tu m'aimes, conviens-en, puisque
tu te donnes tant de peine pour me mettre dans le bon
cb^nin ?
— Oui, j'en conviens, s'écria-t-il avec une sorte de colère
plaisante: j'ai de l'amitié pour toi depuis que je U) sens
faible , et je suis indigné d'aimer la faiblesse, moi (]ui la
déteste.
Roque s'en allait consolé et raffermi dens sa résolution de
me surpasser, quand il avait trouvé une plaisanterie à m'op-
poser. Mais, dans cette lutte livrée à mon âme, il n'oubliait
qu'une chose, c'était de la comprendre; de même que, dans
son ardente recherche de la vérité absolue, il oubliait d'étu-
dier le cœur humain. Il ne l'a jamais connu: aussi a-t-il passé
sa vie à s'étonner et à s'indigner des contradictions et des
faiblesses d'autrui , sans éprouver ni la souffrance de les
partager, ni la douceur de les plaindre.
Au bout de deux ans, je connaissais et comprenais infini-
ment plus de choses que mon ami , mais je n'en savais à
fond et rigoureusement aucune, tandis qu'il était ferré, c'est-
à-dire absolu et convaincu, sur plusieurs points. Il n'avait
pas plus que moi pour but une spécialité déterminée. Il
admettait avec moi que rien ne pressait, et que la Provi-
dence nous ayant mis, comme on disait chez nous, du pain
sur la planche (sa famille était fixée en Berry), nous pou-^-
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14 LA FiLLEITLE
viODS bien donner à nos consciences la satisfaction de ne
pas embrasser nn état dans la société avant de nous sentir
propres h le bien remplir. Nous nous permettions, lui de
critiquer , moi de plaindre nos condisciples pressés par la
nécessité, ou par une étroite ambition, de se faire médecins
sans connaître la médecine , hommes de loi sans connaître
les lois. Il les traitait de bourreaux du corps et de Tesprît;
Je les considérais comme des victimes condamnées à faire
d'autres victimes. Tous deux nous aspirions , avant d'agir,
à embrasser une certitude religieuse, philosophique, morale
et sociale. On voit que notre ambition n'était pas mince.
Chez Roque, elle était audacieuse et obstinée. Chez moi, elle
était déjà mêlée d'un doute profond. Je craignais de décou-
vrir que l'homme n'est pas capable d'affirmer quelque chose,
et je prenais mon parti d'accepter cette destinée pour les
autres et pour moi-môme. Roque ne voulait admettre rien
de semblable ; il était résolu à devenir fou ou à se brûler la
cervelle le jour où, après avoir péniblement gravi vers la
lumière, il la trouverait enveloppée d'un nuage impénétra-
ble. Ce Jour-là, il devait ou maudure l'humanité, ou se mau-
dire lui-même. Heureusement, ce jour ne devait jamais
venir d'une manière définitive. Jamais l'homme intelligMït
ne se persuade qu'il a monté assez haut pour tout voir; ou
si Torgueil hii donne le vertige, il ( roit voir ce qu'il ne voit
réellement pas.
La saison des vacances arriva. Je ne désirais point passer
ces deux mois chez mon père; mais je comptais aller le
saluer pour lui témoigner ma déférence, et repartir. Il m'é-
crivit que ce serait du temps et do l'argent perdus. Je com-
pris que la Miehown$ (c'était le nom de sa gouvernante)
m'interdisait l'approche du foyer paternel. Celte situation
n'était pas faite pour me donner du courage.
— Voilà, me dit Edmond Roque (le seul à qui Je fisse con-
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LA FILLEULE 15
fidence de mes chagrins domestiques), le résultat des entraî-
nements du oœur« Tu dis que ton père est, malgré tout, bon
et sensible : reconnais donc que c'est par l'abus de cette
pvéleiidue bonté et de cette sensil^Hté égoïste qu'il manque
aux deroirs de la famille. Philosophe là-dessus, au lieu de
fen affecter. Pardonne, excuse, c'est fort bien ; mais pré-
senre ton avenir d'une destinée semblable. Ne cultive pas
en toi la pensée d'un amour idéal pour une créature mor-
telle; on se fait, grâce^à cette rêvwie, un besoin d'intimité
subSime qui n'aboutit qu'aux risibles déceptions de la vie
réelle. Tu es poëte comme ta mère, mais tu es faible comme
ton père, ne l'oublie pas, et [nrends garde de faire comme
Pétrarque, pour qui Laure fût une abstraction , et qui.
finit par s'accommoder, dit-on, delà poésie de sa cuisi-
nière.
Boque voulut m'emmener passer les vacances dans sa
famille. Il avait de très-bons parents qui donnaient l'exemple
de toutes les vertus domestiques, daûs une vie calme et froi-
dement réglée. Ce miUeu m'eût été salutaire, je le sentais.
Mais la famille Roque demeurait à quelques Keues seulement
de mon village, et il nae sembla que mon séjour chez elle
affloberait, pour mon pauvre père, la honte de mon exil.
Je refusai , j'étais résigné à rester seul à Paris et à léver,
dans ma mansarde brûlante, la fraîcheur des ombrages de
ma vallée.
Roque eut {»tié de ma tranquillité d'âme.
-^ (7est de l'apathie, me dit-il. Je ne veux pas te laisser
ainsi, pour te retrouver dans deux mois à l'état de chrysa-
lide. Tu vas aller passer ce temps de solitude dans le plus
bel endroit du monde. Tu y seras poëte ou naturaliste jus-
qu'à mon retour; c^ vaudra mieux que de te momifier
l'entendement.
Nous partîmes ensemble par la route de Nemours, Mon-
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16 LA FILLKCLE
targis et Bourges ; c'était à peu près le chemin de notre pays*
A un quart de lieue de son trajet, Roque roulut s'arrêter pour
m'installer dans la retraite qu'il me ménageait.
Plus âgé que moi de deux ans , et sorti de collège avant
moi, Roque avait déjà fait l'apprentissage d'un certain lurt
dans le choix d'une solitude momentanée. Il me conduisît
dans une maisonnette isolée du village d'Avon , et perdue
dans les taillis , à la lisière de la forêt de Fontainebleau.
Cette pauvre demeure était habitée par un vieux couple hon-
nête et propre, qui nous reçut à bras ouverts et se chaigea
de moi pour une très-modique rétribution.
Jean et Marie Floche, tel était le nom de mes hôtes. Leur
rustique demeure se composait de deux étages contenant
chacun deux chambres. Un escalier extérieur, tout tapissé
de lierre, montait au premier, qui me fut loué. Au rez-de-
chaussée, le ménage Floche se chargeait de préparer mes
repas et de respecter mon isolement.
Roque, résolu à consacrer deux journées à mon installa-
tion, commença par me promener dans les plus beaux sites
de la forêt. Il avait tracé lui-même un plan des principales
localités, au moyen duquel je pouvais parcourir do vastes
espaces sans me perdre ; mais il voulut jouir de mon ravis-
sement en me faisant pénétrer avec lui dans la vallée de la
Sole, dans les gorgesde Franchart, au carrefour du Grand-
Veneur et dans tous ces beaux lieux dont les arbres sécu-
laires étaient alors dans toute leur magnificence.
Cette journée fut la seule agréable que j'eusse passée de-
puis mon malheur. Elle devait unir d'une manière fort
triste.
Nous avions marché depuis le lever du soleil jusqu'à son
déclin, ^ns prendre d'autre repos que le temps de faire
un léger festin d'anachorète sur la bruyère en Ûeur. Roque
avait commencé son cours de science universelle par la géo-
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LA FILLEULE 17
logie. li n'était c»ccupéqu'à fouitler à ses pieds, et, dans son
ardeur, il oublia bientôt de jouir de l'ensemble des beautés
de la nature. Sa vive intelligence n'avait cependant pas de
portes complètement fermées; mais il se privait volontaire*
ment des jouissances qui eussent pu détoiirner son attr^n-
tion du sujet actuel de ses recherches. Il ramassait, brisait,
creusait, et en môme temps démontrait avec feu. Je sentais
que cette tension prolongée de sa volonté eût fatigué ma
pensée ; mais je me devais à lui tout entier ce jour-là> et,
tout en récoutant, je voyais rapidement passer devant mes
yeux des tableaux enchanteurs, des rayons splendides, des
détails d'une indicible poésie. Il ne fallait pas songer à in-
terrompre mon bouillant compagnon pour lui demander de
partager mon ivresse, a Je reviendrai, » me disais-je, et, à
chaque pas, je marquais un but, je méditais une halte déli-
cieuse pour mes futures excursions.
L*air suave de la forêt et le bienfaisant exercice du corps
me retrempaient sans que j*en eusse conscience. Dans ces
pittoresques décors d'arbres et de rochers, je ne retrouvais
pas la physionomie uniforme et gravement mélancolique de
mon pays; mais la marche prolongée dans des régions, soli*
taires me rendait, à mon insu, l'énergie physique et la douce
langueur morale de mes jeunes années. Je redevenais moi-
môme, la vie rentrait dans mon sein.
Au coucher du soleil, chargés d'échantillons de toutes
sortes, nous reprîmes le chemin de notre gîte. A un endroit
sablonneux et découvert, deux blocs jetés le long du sentier,
comme des autels druidiques, s'animèrent tout à coup d'une
scène étrange, sauvage, presque effrayante.
Une femme affreusement brlle de pâleur, de haillons pit-
toresques, d'expression farouche et de souffrance, était de-
bout, adossée contre un des rochers, morne, les yeux fixés
à terre, puis tout à coup levés vers le ciel avec un air de
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18 LA FILLEULE
reprodie et de malédiction inexprimables. Alors, à inter-
yalies égaux, un rugissement sourd s'échappait de sa poi-
trine» Elle cachait ausâtôt son front livide dans ses mains,
elle crispait ses doigts maigres dans les flots noirs de sa rude
chevelure éparse sur ses épaules. La sueur et les larmes
coulaient sur son visage. Au-dessus d'elle, sur le rocher, un
jeune garçon de neuf à dix ans et d'un beau type accentué,
qui appartenait évidemment, comme sa mère, à la race er-
rante et mystérieuse qu'on appelle improprement les bobé-
mieps, semblait attendre un signal, ou chercher de Toeil un
gîte secourable. Un petit mulet décharné paissait à deux pas
de là. Ce groupe était l'image de la faim, de la détresse ou
du désespoir.
Aux cris étouffés de la femme, nous avions doublé le pas. ,
. Je me hâtai de l'interroger; elle me fit signe qu'elle ne com-
prenait pas. Elle ne savait pas un mot de notre langue :
mais, d'un geste de découragement presque dédaigneux,
elle nous engageait à passer notre chemin. Roque s'adressa
à l'enfant. Il répondit en espagnol. Mais mon ami, qui avait
étudié la philosophie universelle de la formation des lan-
gues, n'entendait d'autre langue vivante que la sienne.
—Tiens là, me cria-t-il ; toi qui as étudié au hasard tant
de choses, ne saurais-tu pas l'espagnol incidemmeni ?
C'était le mot dont il se servait pour railleries fragments
sans ordre de mes connaissances superficielles. Je me sentais
trop vivement ému pomr partager son sang-Aroid. En toute
autre rencontre, j'eusse récusé ma compétence ; mais il n'y
avait là ni modestie ni mauvaise honte que la pitié ne dût
faire taire. Je me hasardai à prononcer pour la première fois
une langue que je lisais assez couramment et dont j'avais es-
sayé de deviner l'euphonie* Je me fis comprendre, et le jeune
vagabondme répondit : — Nous sommes gitanos d'Andalou-
sie. Mon père nous a quittéscet hiver pour aller chercher for-
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LA FILLEULE 19
tan© è Paris, d'où il nous a fait écrire de venir le rejoindre.
Nous nous sommes mis en roule, il y a trois mois ; mais voilà
ma mère très-malade tout d'un coup et qui va mourir ici,
parce qu'on ne veut la recevoir nulle part.
Interrogé sur la cause de ce refus barbare, il sourit amè-
rement, baissa les yeux, et, les relevant sur moi, encouragé
peut-être par la compassion qu'il Usait dans les miens : —
Regardez ma mère! me dit-il d'un air suppliant.
La malheureuse, dans une nouvelle étreinte de souffi*ance,
avait laissé tomber de ses épaules le lambeau de couverture
dont nous l'avions vue drapée^ : elle était dans un état de
grossesse avancé.
— Il n'est pas nécessaire d'être, comme loi, passé maître
bachelier de Salamanque, s'écria Edmond Roque en me re-
joignant, pour voir que celle pauvre mendiante est en proie
aux premières douleurs de l'enfantement. Ah çà 1 qu'allons-
nous en faire ? car, de la laisser là aux prises avec les seules
ressources de la nature, qui sont pourtant les meilleures,
c'est demander à la Providence de prendre une trop grande
responsabilité.
— La Providence, c'est nous qui nous trouvons là , lui ré-
pondis-je. Il nous faut essayer de transporter cette femme
À notre gîte, et il faudra bien que la mère Floche s'exécute
en fait d'hospitalité.
Nous étions en train de chercher comment nous pourrions
improviser une sorie de brancard, quand la bohémienne, à
qui son fils fit comprendre notre bon vouloir, vainquit sa
souffrance avec un courage héroïque, et nous dit par signes
qu'elle nous suivrait. Elle ne pouvait pas ou ne voulait pas
parler. Nous n'entendîmes pas un mot soriir de sa bouche,
scellée par la souffrance ou la fierté.
Un quart d'heure après, nous étions à la maison Floche.
Craignant de rencontrer là une répugnance semblable à
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20 LA FILLEULE
celle qui avait fait repousser ailleurs la pauvre vagabonde,
nous cachâmes sa situation à l'œil peu clairvoyant du vieux
Floche, jusqu'à ce que notre protégée eût franchi le seuil de
la porte. Alors il nous sembla qu'elle avait des droits sacrés
à l'assistance de ses hôtes, et pendant que je haranguais les
vieux époux, Boque partit pour aller en toute hâte chercher
une sage-femme au village.
Le père Floche ne parut pas très-satisfait d'abord de l'aveu -
ture ; mais sa femme, qui avait l'autorité dans le ménage,
montra une charité toute chrétienne, et l'obligea de la secon-
der dans les soins vraiment maternels et touchants qu'elle
se hâta de prodiguer à l'étrangère. Roque revint avec la
sage-femme d'Avon, et quand nous eûmes remis noire ma-
lade entre ses mains, nous montâmes dans nos chambres,
où notre modeste souper nous attendait depuis longtemps.
— Je ne pense pas que nous puissions porter aucun se-
cours à la patiente, en cas d'accident, dit mon ami en atta-
quant le repas avec la fureur d'un appétit de vingt-deux
ans, à moins que tu n'aies appris incidemment la médecine
et la chirurgie?
— Heureusement que non, répondis-jo. Tu n'as doue pas
à te préoccuper de l'éventualité d'un meurtre. Mange en
paix. Si la matrone d'Avon n'a pas pris ses inscriptions,
comme tant de jeunes assassins nos condisciples, elle a du
moins pour elle l'expérience.
m
— Sais-tu qu'elle est très-belle, cette misérable créature!
disait Roque, tout en dévorant On voit bien en elle le spec-
tre d'une de ces ravissantes gitanelles que Michel Cervantes
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LA FILLEULE 21
ne dédaigna pas déchanter. C'est un pan ruiné de TAlham-
bra. A propos, toi qui apprends tout, sais-tu par hasard
ce que c'est que cette race immonde qui porte encore au
ftront le sceau de je ne sais quelle grandeur déchue?
— Ce sont, lui répondis-je, des Indiens pur sang qu'on
a baptisés de tous les noms des pays traversés par eux
dans leur longue et obscure migration à travers le monde ,
Égyptiens, Bohèmes, Zingari...
— Et cœtera, reprit Roque , en attaquant un autre plat.
Il en est d'eux comme de ces fossiles que l*on trouve épars
sur tous les points du globe, et que le vulgaire foule aux
pieds sans se douter que ce sont les ossements du monde
primitif.
Là-dessus Roque entama une dissertation qui, accom-
pagnée d'une mastication acharnée, dura près d'une heure,
et qui aurait pu durer toute la nuit, si la mère Floche ne fût
entrée, portant dans son tablier quelque chose qu'elle pré-
tendait nous faire embrasser et bénir. C'était un petit avor-
ton roulé dans un vieux tapis de pied d'où sortait une fac»
violacée, des yeux fermés, des traits informes.
— Fil ôtez cela ! s'écria Roque, c'est aff'reux à voir quand
on mange.
— Un enfant qui vient de naître, c'est sacré, monsieur 1
répondit la vieille en m'apportant la progéniture de la
bohémienne.
L'emphase de la mère Floche fit sur moi, à mon corps
défendant, une certaine impression. Je lui laissai poser le
petit être devant moi sur la table et le regardai curieuse-
ment. Je n'avais jamais accordé autant d'attention à un
pareil objet , et , comme tous les hommes chez qui les en-
trailles paternelles n'ont pas encore parlé, je ne ressentais
pour cette première manifestation de la vie humaine qu'un
mélange de dégoût et dé pitié.
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22 LA FILLEULE
— C'était bien la peine d'assister cette gracieuse perle
d'Andalousie 1 disait mon ami en riant. Elle nous a gra-
tifiés d'un petit monstre I
— Ma foi , monsieur, vous n'y connaissez rien, reprit la
mère Floche. Cette petite fille, quoique très-brune, est la
plus jolie que j'aie jamais vue.
— Joli, ça? s'écria Roque. Ainsi, mon pauvre Stéphen,
nous avons été encore plus laids, nous autres I
a Admirons l'instinct des. femmes! p^isais-je ; là où nous
ne voyons qu'une ébauche informe de l'œuvre divine, leur
appréciation mystérieuse saisit la révélation de l'avenir. »
— Mais de quoi avez-vous .revêtu cette pauvre créature ?
demandai-je à mon hôtesse.
— De ce que j'ai trouvé de plus propre dans les bardes
de la bohémienne , répondit-elle. Mais la sage-femme est
en train de couper des langes dans un de mes vieux draps,
et mon homme a été chercher une mauvaise couverture
dont nous lui ferons des couches.
€ En attendant , mettons ce marmot dans une enveloppe
moins rude,)» pensai-je; et, ouvrant ma malle, j'y trouvai
des mouchoirs de toile et un grand cache-nez en mérinos
dont la mère Floche habilla l'enfant.
Ma sollicitude parut très-pu^ile à Roque , qui trouvait
sage que l'enfant destiné à ne jamais connaître les dou*
ceurs de la civilisation s'habituât, dès le premier jour, à s'é-
battre nu dans une sorte de paillasson.
On appela d'en bas la mère Floche.
— Ah 1 mes bons messieurs, s'écria-t-elle, je ne sais où
donner de la tête. Et mon homme qui n'a pas encore soupe !
Laissez-moi poser cette pauvre petite sur votre lit pour un
moment ; je reviens la chercher. — Elle sortit sur un second
appel de son mari, qui paraissait s'impatienter, et nous
restâmes chargés de la garde de l'enfant.
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LJL FILLEULE 23
— EUe est honneî me dit Edmond en style d'écolier {Vor-
venture est le mot sous-entendu de cette locution). N'aurais*-
tu pas appris, ineidemmenty l'art de nourrir les marmots?
L'enfant criait ; nous imaginâmes de lui donner de l'eau
sucrée.
— Tiens 1 ça boit! disait Roque émerveillé.
L'enfant s'endormit sur mfts genoux. Roque reprit sa
dissertation sur. le déloge, tout en fumant son cigare.
Cependant, au bruit et au mouvement qui se faisaient au
rez-de-chaussée avait succédé un silonce complet.
— Je crois, Dieu me pardonne, dis-je à mon ami en l'in-
terrompant, que tout le monde^ vaincu par la fatigue, s'est
endormi en bas, et que nous allons être obligés de bercer
eette sorte d'être toute la nuit.
— Voyons I voyons 1 donne-moi çà, répondit Roque en
voulant prendre l'enfant. Je vais le reporter à sa mère.
— Va voir ce qui se passe , lui dis-je , et envoie-moi la
mère Floche.
Roque descendit Je restai seul avec l'enfant, sans trop
m'apercevoir qu'il était sur mes genoux , le soutenant] in-
stinctivement, et songeant à l'amour des mères, à la mienne
par conséquent.
Puis ma rêverie prit un autre cours. Je me demandai ce
que c'était que l'énigme de cette destinée humaine qui se
pose si diverse à rentrée de chacun de nous dans lé monde,
à cet incroyable jeu du hasard qui préside à la vie , et que
nous avons besoin d'attribuer, pauvres êtres que nous som-
mes, à des combinaisons inexplicables de la Providence,
pour en justifier la rigueur ou la bizarrerie.
Tout à coup la porte s'ouvrit et je vis apparaître le petit
bohémien. Son teint olivâtre n'était guère susceptible de ré-
véler la pâleur de l'émotion ou de la fatigue; mais son oeil
fixe, sa bouche contractée, donnaient à ce visage d'enfant
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ai LA FILLKULIS
une expression de douleur et de volonté au-dessus de son
âge.
— Rendez-moi ma sœur, mé dit-il laconiquement en espar
gnol. Ma mère est morte !
Je gardai Tenfant dans mes bras, et je descendis à la hâte.
Je trouvai Roque constatant que la bohémienne, épuisée de
fatigue, de misère et peut-^tre de chagrin, venait de suo-
comber à Tefifort suprême de l'enfantement.
Quand le petit gilano, qui m'avait suivi, se fut assuré de
la vérité, dont apparemment il doutait encore, une crise de
' désespoir violent succéda à son apparente fermeté. Il se jeta
sur le cadavre en criant^ puis il se mit à lui parler dans sa
langue asiatique, sur un ton dolent, entrecoupé de sanglots
qui, parfois, prenaient l'intonation d'un chant ou d^une dé-
clamation. Pendant plus d'une heure il fut impossible de le
calmer, et nos exhortations semblaient lui inspirer une sorte
de rage impuissante bu de haine sombre. Cette scène, à la-
quelle les autres assistants, occupés de remplir les forma-
lités prescrites en pareil cas, donnèrent forcément peu d'at-
tention , me pénétra vivement. Je ne pouvais en détacher
mes yeux. La face pâle de cette morte, encadrée de longs
cheveux noirs, représentait à mou imagination ma mère,
dont je n'avais pu consoler l'agonie et contempler les traits
flétris. Le désespoir de cet enfant était celui que j'aurais eu
sans doute à son âge. Moi je n'avais pu pleurer. Ses san-
glots produisirent sur moi un efifet magnétique; mes nerfs,
ébranlés tantôt par la monotonie déchirante de ses gémis-
sements, tantôt par ses brusques et bizarres exclamations
dans une langue inconnue, se détendirent enfin, et je sentis
des ruisseaux de larmes couler sur mes joues, en même temps
qu'un élan sympathique me portait à une commisération in-
finie pour cet être frappé d'une infortune semblable à la
mienne.
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LA FILLBULB 25
A minuit, le décès légalement constaté, le maire et les té*
moins partis, la sage-^femme fut payée et congédiée.
Qu'allaient devenir les enfants? Mes hôtes étaient si fati-
gués qu'ils remirent au lendemain à s'en occuper. La mère
Floche amena une de ses trois brebis et on put faire teter le
nouveau-né. Bien que l'aîné fût arrivé mourant de faim, il
refusa de rien prendre et voulut passer la nuit auprès du
matelas où gisait la morte. De plus en plus apitoyé sur son
sort, j'envoyai dormir tout le, monde et je restai seul avec
lui, le cadavre, la petite fille couchée dans une corbeille, la
brebis et son agneau.
Alors le gitano se calma. Il s'assit au pied du matelas et
me regarda attentivement, mais sans vouloir échanger avec
moi une seule parole. Il semblait qu'il observât quelque
prescription de sa religion, qui lui défendait de parler dans
la chambre mortuaire. Enfin il parut s'assoupir, et, voyant
tout tranquille autour de moi, je finis par m'endormir moi-
même sur ma chaise.
Le chant du* coq qui vint sonner sa fanfare matinale au-
près de la porte m'éveilla. Il faisait à peine jour. Je ne vis
plus le petit garçon dans la chambre. Je pensai qu'il avait
été voir son mulet, ou dormir dans l'étable. Je m'assurai
que la petite fille reposait tranquillement. La brebis broutait
à une brassée de feuilles vertes qu'on lui avait apportée dans
la chambre par précaution. La morte s'était raidie sous la
couverture. Sa main livide et maigre, extraordinairement
petite et bien faite, sortait du linceul et pendait à terre.
Elle était ornée d'un bracelet d'or trop large qui retombait
jusqu'à la naissance des doigts. Je le pris pour le donner à
son fils. J'étais si accablé, que je le mis dans ma poche sans
le regarder, et que je me rendormis presque aussitôt.
Ce ne fut qu'au grand jour^ue l'on vint me relayer. Le
gitanillo n'était pas rentré. Le mulet avait disparu avec lui.
9
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â6 LA FIIXBULB
Nous peDsftmes qu'ils avaient été, Tun portant Tautre, cher-
cher Tasslstance de quelque vagabond de la tribu pour &k^
sevelir la mère et emmener Penfant ; mais cette journée et
les suivantes s'écoulèrent sans qu'on entendît parler du fur-
gitif ni d'aucun de sa race •
Dans l'attente de quelque réclamation, le maire du village
s'entendit avec la mère Floche et nous, pour assurer provi-
soirement l'existence du pauvre être abandonné. Nous fû-
mes tous fort embarrassés quand il s'agit de faire dressa
son acte de naissance. Nous ne savions pas le nom de la
mère, nous ignorions si l'enfant pouvait réclamer une pa*
ternité quelconque. Il fallut donc l'inscrire au rentre de
l'état civil comme né de parents inconnus. La mère Floche
porta la petite fille au baptême et la prit pour filleule, avec
moi pour parrain, dans cette pauvre petite égUse d'Avon où
un simple nom gravé sur une dalle, Monaldeêchi ^, rap-
pelle un des plus sombres drames amoureux du dix-sep-
tième siècle.
Roque, bon et généreux, vida sa petite bourse sur le ber-
ceau de notre protégée, mais n'en continua pas moins à rire
de l'aventure. Il voulait qu'on donnât à la gitanilla quelque
nom expressif ou burlesque. La mère Floche, qui tenait au
sien, insistait pour qu'on l'appelât Sophistique» Le maire
avait l'habitude de donner à tous les ^fants trouvés de sa
commune le même prénom, Frumence, quel que fût leur
sexe. Il me fallut soutenir plus d'un assaut pour baptiser à
mon gré ma filleule; mais quand on m'eut concédé ce droit,
je me trouvai fort embarrassé. Aucun nom ne me semblait
assez caractéristique pour une destinée aussi étrange; mais
il était dans celle de Tenfant d'en avoir un très-vulgaire.
Je m'avisai de regarder le bracelet que j'avais retiré du
1. L'inscriplion porte : M^mMexi^
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LA FILLEULE , 27
poignet da la morte : c'était une grosse chaîne d'or fer-
mée d'un cadenas sur lequel étaient gravées d'imposantes
armoiries, et d'une plaque qui portait ce seul mot : M(h-
rena.
Dans ma simplicité, je crus aroir fait une grande décou-
verte, et j'allai fièrement montrer à mon ami Roque le nom
de la mère, et la généalogie de l'enfant écrite dans la lan-
gue hiéroglyphique du blason. Il éclata de rire.
— Cela? s'écria-t-il, c'est un collier de chien volé à quel-
que grande dame espagnole, et ce nom, si doux en fran-
çais, qui, tu le sais, signifie tout bonnement »iotr« ou brune^
c'est le nom d'une petite chienne qui aura peut-être coûté
bien des pleurs à sa maîtresse. Les gitanos sont grands es-
camoteurs de chiens et de chevaux, surtout quand ces ani-
maux de luxe sont ornés richement. Que ta grande flâneuse
d'imagination daigne donc rabattre de ses fumées : tu n'au-
ras pas pour filleule une descendante de quelque Médina-
Cœli, enlevée à son berceau par les sorcières errantes de
l'Andalousie : ce n'est que la fille d'une^ diseuse de bonne
aventure ou d'une danseuse de carrefour, dont le mari ou
l'amant (si ce n'est elle-même) s'adonnait au rapt des pe-
tits chiens et des chaînes d'or.
L'explication était péremptoire, au point que, renonçant
d'emblée à mes idées romanesques, je répondis sans hé-
siter : ^ »
*-Eh bien , que le nom de Moréna lui soit léger! C'est
un adjectif qui peut qualifier sans profanation une créature
humaine aussi bien que toute autre créature de Dieu, et
beaucoup de noms inscrits aux célestes archives du calen-
drier n'ont pas une origine plus recherchée.
En ce moment, la mère Floche apporta la petite fille,,
qu'elle avait attifée de son mieux et qui, grftce à cette rapi-
dité prodigieuse avec laquelle la nature dégage son type de
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2S LA FILLSVLB
la première ébauche, semblait d'heure en heure prendre
figure humaine. La teinte violacée avait disparu; les traits,
encore vagues, étaient pourtant un peu raffermis, et ]a
peau prenait un ton bronzé très-caractéristique,
— C'est une négresse, s'écria Roque, une mulâtresse,
tout au moins. Ëh bien! elle sera parfaitement nom-
mée.
— Ne m'en parlez pas, dit la mère Floche un peu conster-
née; je doute qu'un être de cette couleur-là puisse devenir
chrétien au baptême. Je m'imaginais que la mère et le gar-
çon s'étaient noircis au soleil de. leur pays; mais voilà
qu'au grand jour la petite en tient aussi , et je crains bien .
que ce ne soit une race de diables.
— Tranquillisez-vous , dit Roque, M. le curé va blanchir
tout ça.
Nous nous rendîmes donc à la mairie et à l'église, où il
me fallut adjoindre au nom de Moréna, que le maire et le
curé s'obstinaient à regarder comme un nom de famille,
le prénom d*Anna. En fait de dragées, j'avais donné le ma-
tin à ma commère un vieux manteau que son époux avait
brossé, la veille, d'un air de convoitise. Les femmes de
l'endroit, qui s'entretenaient, beaucoup de l'aventure, se
pressèrent autour de nous pour voir l'enfant mystérieux.
Mais la mère Floche, qui avait honte de la petitesse de sa
liUeule, ramena avec soin sur elle le fichu de grosse xnousr-
Staline qui lui servait de voile baptismal, et nous allâmes
faire tous ensemble, c'est-à-dire à nous quatre, le repas
classique. Après quoi Roque monta en diligence, me re-
commanda l'étude de la géologie, m'embrassa et partit pour
rejoindre sa famille.
Nous nous étions opposés à ce que l'enfant fût mis à
l'hospice et inscrit aux enfants trouvés. La. mère Floche,
ne voyant venir personne pour réclamer sa ûlleule, ne
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« LÀ PlLtEUl.fi â9
sMnquiéta pourtant pas. Elle était nierveilieusement bonne
et aimante, cette pauvre vieille, et elle soignait tendrement
Moréna (qu'elle persistait à appeler Anna]^ toujours nourrie
avec succès par ia brebis noire.
Je crois en vérité que lors même que nous n'eussions pas
contribué, Edmond et moi, aux premiers frais de cette
humble éducation, elle les eût pris sur elle seule par cha-
rité. Elle trouvait l'enfant si grêle, qu'elle craignit d'abord
de le voir succomber dans ses mains. Mais elle put bientôt
se convaina^ que cette apparence était trompeuse, que l'en-
fant était ainsi dans les proportions normales de sa race,
et qu'il était même d'une santé beaucoup plus robuste, d'un
appétit plus facile à satisfaire et d'un développement plus
précoce que tous ceux du même âge qu'elle avait sous les
yeux.
Cette aventure ne pouvait alors prendre une longue place
dans mes pensées. Après la première émotion produite sur
moi par le drame de la mort de la bohémienne, mon ima-
gination , qui s'était allumée un instant, se refroidit tout à
fait. Pendant deux ou trois jours, j'avais rêvé une sorte
d'adoption des deux orphelins que Dieu semblait avoir jetés
dans mes bras. Mais la disparition ou plutôt la fuite du
petit garçon, qui me paraissait avoir épié dans mes yeux
la pitié dont sa sœur était l'objet, et s'être sauvé, sans rien
dire, pour me contraindre à m'en chaîner, la circonstance
du bracelet, le nom même que, dans un moment d'humeur
peut-être, j'avais donné à la petite fille, tout contribuait à
me faire envisager les choses sous leur véritable aspect.
Les bohémiens [sont une race dégradée par la misère et
l'abandon. Leur type étrange, leur mystérieuse origine, prê-
tent sans doute à la poésie, et, à l'époque où je faisais cette
rencontre, ils étaient à la mode en littérature. Mais j'avais
assez lu un peu de tout pour connaître la réalité des choses
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W^ * liA FILLEUliB
et pour voiTy à côté de ce diarme pittoresque que l'on avait
le caprice de leur inréter ^ le mépris trop fondé qu'ils iospi^
rent aux Dations qui les cou&aissent et qui souffrent de leurs
rapines, de leur malpropreté, de leurs ruses, de leur abjco
^on en un mot«^
L'enfant devint donc Mentôt pour moi \m olijet de curio*
site physiologique, de pitié naturelle, et rien de plus». Qoacid
je rendrais le soir de mes longues courses dans la forêt, je
regardais sur la litière frakhe et parfumée de Fétable, le
groupe de la brebis noire allaitant ses deux nourrissons,
Tenfant et Tagneau, J'admirais la maternelle sollicitude de
ma vieille hôtesse et la débonnaireié du père Floche, qui
détestait les marmots et à qui sa femme persuadait de ber-
cer celui-là. Ces deux vicsllards, rangés, probes el fiustères,
me paraissaient alors bien plus dignes d'attention et d'in*
térêt que la problématique.destinée de ma iiileiile.
IV
Ma santé de paysan avait beaucoup souffert pour s'aecli*
mater à Fair de Paris et à la réclusion où je- m'étais ptu à
m'ouhlier moi-même. Dans cette bdle forêt* de Fontaine*
bleau, qui a inspiré son poëte , Fauteur d*Ob$irrMtn, comme
les forêts vierges de rAmérique ont inspiré Chateaubriand
et Cooper, je me sentis bientôt renaître. Mon âme resta
triste, mais non oppre£sée,et j'éprouvai moins qu'à Paris
le besoin de m'ateorber dans les livres pour échapper aux
réflexions amères.
Je me laissai prendre, non plus comme im désœuvré,
mais comme un enftint, aux séductions de la nature ; je sen-
tais, si je puis parler ainsi, mes yeux s'agrandir et ma vue
'Digitized by LjOOQIC,
lA FILLEULE 31
s'édaireir pour embrasser le spectacle des choses éternelle-
ment Traies dans Tordre de la beauté matérielle : les grarids
arbres, ces monuments qui vivent et progressent; les fleurs
sauvages, cette ornementation qu'on respire et qui renaît
sous le pied qui la brise ; les ivresses bruyantes que répand
le soleil sur les plantes et les animaux Vjes langueurs muettes
(À la lune plonge délicieusement la création, toujours éveil-
lée, même dans son silence* J'avais encotedans l'esprit un
peu de ce vague contemplatif que ne secouent pas aisément
ceux qui ont respiré en naissant l'air des vallées de ilndre '^
mais je m'initiais à l'appréciation d'une nature moins douce
et plus belle. Je n'attendais plus, dans une promenade sans-
but, les influences du dehors ; j'allais les chercher, les sur-
prendre même dans ces sites qui résument ou rapprochent
la grandeur et la grâce, l'immensité des horizons éblouis*
' sants, ou la sauvagerie des retraites cachées.
Un matin, je vis voler sur les bruyères, ou dormir sur
l'écorce des bouleaux, de si beaux insectes, que je me pris de
goût pour l'entomologie. « Ëocoare une étude incidente,pen^
saj-je en souriant; mais qu'importe, si elle me charme pen-
dant une saison? jt>
Je.nie procurai quelques livres que je feuilletais le soir pour
m'assimiler l'esprit des classifications établies. Je vis que ce
n'était pas là unesdence faite, mais un champ illimité d'ob-
jservations ouvert à l'activité de l'explorateur. Poiu' devenir
entomologiste , il faut consacrer sa vie à compter les fils
d'une dentelle flottante, insaisissable, merveilleuse, que le
soleil ou la brise secouent sur la végétation, à toutes les
heures du jour et de la nuit. L'application de cette conquête
est utile, dans un petit nombre de cas, à l'agriculture et à
l'industrie ; mais dès qu'on se voue à une spécialité dans la
pratique scientifique, adieu l'étude sans bornes, adieu l'ob-
servation des mystères infinis, adieu l'inierminable récolte
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32 LA FILLEULE
dos richesses qui pullulent, dans l'air et la lumière I a Je
ne serai pas entomologiste, pensais-je, car je ne pourrais
pas être autre chose; et comme je ne peux pas tout savoir,
quoi qu'en dise mon ami Roque, je veux au moins tout
comprendre, selon mes moyens. »
J'étudiai donc les insectes selon ma méthode, qui consis-
tait à n'en point avoir, à saisir au vol tout ce que la fécon-
dité des cieux faisait pleuvoir autour de moi, à connaître les
lois de la vie, à sentir les prodigalités inépuisables de la
beauté dans chaque être, dans chaque objet livré à mon exa-
men, et je vécus ainsi un mois qui passa comme un jour.
Le désir de surprendre telle ou telle espèce sur certaine
plante m'emporta aussi dans le domaine de la botanique.
Mêmes aperçus, même entraînement et mêmes réserves;
mais dès lors, double jouissance. La plante et son parasite,
beaux ou intéressants tous les deux, m'attirèrent dans les
régions où certaines espèces parquent leur existence. Dans
ces courses motivées, toutes les splendeurs du cadre, tous
les accidents pittoresques ou instructifs du chemin me sai-
sissaient d'autant plus, qu'ils étaient le superflu de ma con-
quête : c'était le vase de la vie universelle qui débordait sur
moi au moment où, chercheur modeste, je ne lui en deman-
dais qu'une goutte.
Heureux jours qui m'avez créé^une source d'intarissables
compensations aux amertumes de la vie morale, je ne sau- .
rais trop vous rappeler à ma mémoire et vous bénir ! a 0 ma
mère I m*écriais-je quelquefois dans une extase soudaine,
si, en ce moment, lu peux me voir, tu me regardes vivre et
cela seul peut te consoler de ne plus vivre à mes côtés. »
Je ûs une rencontre qui me contraria d'abord , mais à la-
quelle je me laissai aller peu à peu, par ce sentiment de com-
misération morale que je ne pouvais vaincre. Sur plusieurs
points de la forêt, je me trouvai face à face avec un garçon
y Google
LA FILLEtLE 33
un peu plus âgé que moi, agréable de ûgure et mis avec plus
de recherche que moi dans sa tenue de touriste. Il me prit
d'abord pour un de ces maraudeurs problématiques qu'on
voit errer dans les régions écartées, et dont il est souvent
difficile de s'expliquer l'oisiveté inquiète. Quand il vit que
j'herborisais et chassais aux insectes, il chercha à lier con-
naissance et s'y prit avec tant de courtoisie, que je me laissai
imposer plusieurs fois sa société.
Ce fut une société agréable par elle-môme, mais à laquelle
pourtant j'eusse préféré la solitude. Je n'aime pas la conver-*
salion; je suis de ces esprits qui s'assombrissent en se résu-
mant.
Hubert Clet était un fils de famille dérouté dans Ja vie,
qui était censé chercher un état, et qui avait la ferme réso-
lution de n'en trouver aucun digne de ses facultés. Né et
élevé à Paris, fils d'un industriel aisé, assez répandu déjà
dans je monde des artistes élégants, plus spirituel que capa-
ble et plus aimable qu'aimant, il cachait une imgiense va-
nité sous les dehors du savoir-vivre. L'estime qu'il se portait
à lui-môme ne se révélait donc pas par des affirmations de
mauvais goût, mais elle se trahissait par sa manière de rai-
sonner. ^
D'abord, il me crut au môme point de vue que lui. Il crut
que je méprisais tous les moyens offerts par la société ac-
tuelle à l'emploi de ma capacité. Mais quand il vit que, loin
de là, je doutais assez de moi-môme pour vouloir prendre
le temps de m'instruire avant de m'utiliser, que je ne reniais
pas le devoir, mais que je m'y soumettais au contraire dans
Tavenir, en vue de quelque affection future dont je sentais
le germe couver en moi lentement, il fit comme Roque avait
fait à un autre point de vue : il rabattit de soa estime pour
mon intelligence et goûta un certain plaisir à se regarder
comme mon supérieur.
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34 LA FltLBULB
Voilà le résumé qu'il me contraignit à me faire à moi-^
même en le lui déclinant. J^en Ais attristé. Tétais encore dam»
une situation d'esprit où j'aurais voulu oublier l'avenir,, afin
de m'habituer au souvenir du passé. Mais, devant ses théories
insoisées sur le mépris qu'il affichait pour ses semblables,
je sentis ma conscience se révolter. En cela, bien qu'il me
fit souffrir, il ne d<»ina une leçon utile, tout au rebours de
sa conviction.
Ge qjull y avait d'étrange dans son superbe détachement
des hommes et des <^ses, c'est que, tandis que je vivais en
ermite, sevré par ma pauvreté, ma tristesse et ma timidité,
des jouissances de la jeunesse, du contact des arts, de la
société des femmes et de toutes les élégances de la vie pari-
sienne, il nageait en i^eine eau dans ce milieu tant dédai-
gné. Il avait dansé avec la llalibrau, il allait chez Victor
Hugo, il donnait à Balzac des sujets de roman, il était
abonné au Conservatoire de musique. Sans doute il se van-
tait un peU| car il allait jusqu'à prétendre que vingt éditeurs
lui demandaient ses oeuvres, et que s'il n'avait pas de nom,
c'est parce qu'il méprisait la gloire et voulait vivre en poëte,
pour lui-même»
Par moments, je le pris pour un hâbleur et pour un fou. Il
y avait un peu de cela, mais c'était le travers de sa première
jeunesse, et il devait s'en corriger. Il pensait, comme tant
d'autres, que, s'il n'était pas grand homme, c'est qu'il ne le
voulait pas.
' Ge travers était déplorablement répandu alors. Je n'en
^avais rien, moi qui vivais seul ou avec des camarades très-
simples de nceurs et encore à demi rustiques. Hubert Clet
m'étonna done beaucoup au commencement. Un instant ii
me parut un phénomène si curieux à observer, que je faillis
négliger pour lui le eoléoptère. Je me demandais si, en effet,
c^était là un homme de génie dont il fallait combattre la
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LA FlIXEULE 35
sainte pudeur qui Tempêchait de se manifester, ou un soi à
qui j*eu8se mieux fait de tourner le dos.
Au bout de quelques causeries, je le connus assez bien,
pour un provincial et un apprenti savant que j'étais. Je vis
qu'il avait trop d'esprit pour n^étre pas capable d'arriver au
talent, mais que ce ne serait jamais un grand artiste litté-
raire, parce qu'il vivait trop dans l'amour de lui-même» Je vis
qu'il était plus naïf d*amour-propre et plus faible de cœur
qu'il ne le pensait, et qu'il y avait môme en lui d'excellentes
quartés qu'il eût rougi d'avouer comme étant trop naturelles
et trop prosaïques, mais qui devaient t6t ou tard l'emporter
sur ses affectations d'ennui et de désespoir.
Un soir, il m'accompagna pour la première fois à mon gtte.
Il demeurait, lui, dans une superbe villa d'été appartenant à
la sœur d'im de ses amis. Cet ami l'avait amené là, pour la
saison de la chasse. Mais il méprisait la chasse comme tourt le
reste, et il prétendait chérir la solitude ; voilà pourquoi il
s'emparait de moi et ne me permettait plus d'être seuL
Il vit mon intérieur provisoire de la maison Floche, et le
trouva plus original et plus poétique qu'il ne Tétait réelle-
ment. L'histoire de la bohémienne et la vue de Moréna,
qui, en réalité, était devenue, au bout de six semaines^ ittsie
fort jolie petite créature, lui inspirèrent l'idée...
( Ici nous trouvons une lacune dans le manuscrit de Sté^
phen Rivesanges, soit qu'il ne Vait jamais remplie, soit
qu'un de ses cqfoiers ait été perdu ou hrûlé. Mais nous trou-
vonSj pour nous renseigner sur la suite de son histoire, di-
verses lettres et fragments qui combleront cette lacune^ &t
qui ont sans doute été réunis à dessein par lui à ses mé-
moires,)
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36 LA FILLEULE
LETTRE DE liADAME DE SAULE A BfADAME MARANGE
« Mère chérie, dépêchez-vous de revenir. Savez-vous que
c'est long, six mortels jours sans vous voir 1 Vous ne m'a-
vez pas habituée à cela , et me voilà déjà comme une âme
en peine, ou plutôt comme un corps sans âme. Vous me di-
rez que j'ai un frère pour me tenir compagnie. Bah ! vous
savez bien que c'est de votre compagnie à vous que j'ai be-
soin , et que celle de M. Julien est une chose fantasque et
passagère que je n'ai pas la prétention d'accaparer. Il chasse
du matin au soir, ce cher enfant, et s'il est invisible tout le
jour pour les gens sédentaires comme nous, du moins il
rentre à la nuit, très-gai et très-aimable, quelque poudreux,
crotté ou éreinté qu'il soit. Dormez en paix sur le compte
de votre Benjamin, chère petite mère. Il se porte à ravir, et
je crois qu'il est aussi sage que vous pouvez le souhaiter.
» Votre grande fille , je devrais presque dire votre vieille
enfant, est moins raisonnable. Quand vous n'êtes pas là,
elle s*ennuie de tout, elle ne sait que faire de sa vie. Que
voulez-vous I il me semble que je ne suis rien par moi-
même, que c'est par vous que je pense, que je raisonne et
que j'existe.
» Quand vous allez revenir, je vous raconterai toute une
histoire... Mais puisque vous n'arrivez' qu'après-demain ,
pourquoi ne vous la raconterais-je pas. tout de suite? C'est
si bon de causer avec vous! il n'y a que cel^de bon. D'ail-
leurs vous serez au courant d'avance, et vous ferez vos
bonnes petites réflexions en chemin, car vous allez voir que
j'attends votre décision, comme de coutume et pour toute
chose.
x> Hier matin, l'ami de Julien, ce joli petit M. Hubert Clet,
que je ne trouve ni sot ni fou, puisque vous ne voulez pas
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LA FILLEULE 37
que je juge trop séyèrement ies enfants que votre enfant
distingue, s'est avisé, à déjeuner, de me raconter une triste
aventure qui s'est passée, il y a six semaines, je crois, à
trois lieues de nous, au village d'Avon : Avon-Monaldeschi,
comme vous dites.
» Une pauvre Égyptienne, dont on n*a pu savoir le nom,
est venue accoucher et mourir, dans l'espace d'une heure,
cihez de bonnes gens qui ont gardé l'enfant et qui en pren-
nent soin. L'enfant, ^quoique un peu noir (ou plutôt jaune),
est Tjoli comme un amour. Le récit de M. Clet m'a donné
ridée d'aller me promener jusque-là en voiture, avec lui
pour guide et notre bon vieux chevalier pour chaperon,
quoique, en vérité, il ne me semble pas qu'une femme de
trente ans et un garçon de vingt ans puissent jamais se
croire en tête-à-téte. Mais vous voulez que votre fille soit
comme devait être la femme de César, et vous avez raison.
Je suis trop fière que vous vouliez être fière de moi, pour
risquer jamais une étourderie.
Tb Nous avons trouvé M. et madame Floche (c'est un an-
cien jardinier et une ancienne laitière, qui ont bien cent
trente ans à eux deux] occupés à laver et à babichonuer la
petite Moréna avec autant de propreté, d'adresse et de ten-
dresse que si c'eût été le fruit de leur antique union. Hélas I
ces bonnes gens sont comme moi : ils n'ont pas eu d'enfants;
mais ils ont vieilli ensemble, et moi, sans ma mère, je se-
rais une triste veuve.
D La petite ûHe est un bijou ; la brebis noire qui la nour-
rit est une bonne bête. Je suis restée là, une heure, à m'a-
muser, comme un enfant que je suis encore malgré les
trois cheveux blancs que vous m'avez trouvés l'autre jour
sur la tempe droite.
» Et puis est arrivé le parrain et le protecteur de l'en*
faut, car il faut que vous sachiez qu'il y a un bon être qui a
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38 <c l'A FILLEULE
promis de veiller sur elle et de la faire vivre aussi long-
temps et aussi bien qu'il pourrait. C'est un tout jeune homme»
4e l'âge de notre Julien» qui jouit, le croiriez-vous» de douze
cents livres de rente, et qui trouve moyen de faire la cha-
rité avec cela 1 Et Julien, qui a douze mille francs de pen-
sion et qui n'en trouve pas assez pour ses menus plaisirs !
Je lui ai foit la morale là-dessus en rentrant. Mais il m'a
envoyé pattre, comme de coutume, et, comme de coutume
aussi» il a uni par me dire que j'avais raison de ne pas faire
comme lui. Je reviens à mon histoire, qui ressemble un^u
à ceUe des sept châteaux du roi de Bohême.
JD Ce jeune homme — il s'appelle Stéphen... je ne sais
plus quoi, — était à se promener dans la forôt avec un au-
tre pauvre étudiant comme lui, quand ils ont rencontré et
amené la bohémienne chez les Floche, où ils avaient loué
deux petites chambres. L'autre est parti, laissant pour l'or-
phelin tout ce qu'il avait d'argent et disant que ses parents,
payeraient son voyage à l'arrivée. M. Stéphen est resté pour
passer les vacances dans la forêt; mais il a donné presque
tout son. linge et il s^est procuré cinquante francs, qu'il n'a*
vait pas, pour assurer à l'enfant les bonnes grâces de ses
hôtes et compléter sa petite layette.
» La mère Floche m'a raconté tout cela, et elle a su après
coup que ce jeune homme avait fait mettre sa montre au
mont-de-piété, à Paris, pour avoir cette petite somme. Elle
9 voulu la lui rendre; il n'a jamais voulu y consentir.
B Voyez, chère mère, comme il y a des cœurs excellents, et
parmi les gens les moins heureux! J'ai été vraiment atten-
drie en voyant arriver ce jeune savant, tout brûlé par le so-
leil, vêtu d'une blouse dé routier, marchant dans de gros
souliers dont nos domestiques ne voudraient pas, et tout
chargé de plantes, de cailloux et de boîtes d'insectes qu'il
ses journées à recueillir» et une partie de ses nuits à
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LA FILLEULE 39
étudier. Il a été intimidé de nous voir là, au point de Youloir
se sauver ; mais M. Clet, qui a fait connaissance avec lui dans
ses promenades, me Ta présenté malgré lui. Le chevalier l'a
interrogé sur ses recherches, et il est si modeste, qu'il s'est
imaginé que notre ami était plus savant que lui. C'était fort
amusant de le voir répondre avec déférence à des questions
dont ce cher homme ne comprenait pas les réponses, et j*ai
vu le chevalier si embarrassé, un moment, de continuer la
conversation, qu'il a failli lui demander quelle différence il
faisait entre les papillons et les lépidoptères.
» Moi qui n'en sais guère plus long que notre ami , je mè
bornai à interroger le jeune homme sur la bohémienne. Ap-
paremment qu'il s'était apprivoisé avec nos figures, car il
me répondit sans se troubler et avec une élégance d'exprès*
sions à laquelle je ne m'attendais pas de la part d'un écolier
de cette apparence. J'ai su depuis, par M. Clet, que ce n'est
pas une nature ordinaire; que, dès l'âge de seize ans, il avait
fini toutes ses études, après avoir eu les premiers prix sept
ans de suite. Il assure qu'il est aussi avancé dans son in-
struction et dans sa raison qu'un homme fait et d'un ca-
ractère sérieux. Enfin, il l'avoue presque pour son égal:
jugez combien il faut que ce jeune homme lui soit supé-
rieur 1
» J'ai eu bien envie, tant il me paraissait gentil et inté-
ressant, de l'inviter à venir nous voir ; mais je n'ai rien
voulu faire sans votre avis. Il me semble que ce serait pour
mon jeune frère une connaissance plus utile que ce bel es-
prit en herbe de Clet. Vous en déciderez, mère. Ce n'est pas
là ce qui me fait vous écrire. C'est l'envie désordonnée qui
s'est emparée de moi de prendre et d'élever la petite Mo-
réna. N'estH^ pas notre devoir à nous autres qui sommes
riches, d'empêcher les pauvres de se sacrifier les uns pour
les autres ? N'aurion&-nous pas honte de les voir se dévouer
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iSO LA FILLEULE
quand nous nous croiserions les bras? Tai failli mettre l'en-
fant et la brebis , voire Tagneau, dans ma voiture ; mais j'ai
dit : Ma mère arrive lundi, attendons et laissons-lui le plai-
sir d'ordonner.
j» Adieu, vous que j'aime. Revenez donc vite. Votre pau-
vre petite Marquise hurle tous les soirs en passant devant
votre chambre, elle me donne envie d'en faire autant. »
ANCIE!^ JOURNAL DE STÉPHEN. — FRAGMENTS
Avon, 97 septembre 1833.
Anicée de Saule 1 quel doux nom I et quelle douce créature
«que celle qui le porte I Où ai-je vu une figure, un portrait
•qui lui ressemble? Je ne m'en souviens pas, mais bien cer*
Vainement ce n'est pas la première fois que je vois ce type
aimable et pur.
Aujourd'hui, entre dix et onze heures, j'ai vu l'éclosion
d^Elpénor, au pied d'une vigne sauvage. Je suis resté une
•heure à attendre que ses ailes fussent développées. Elles
étaient humides d'abord et semblaient lisses, incolores. A
mesure qu'elles séchaient, je voyais apparaître le duvet si
doux de son corps et la poussière si bien tamisée de ses ailes.
Sqs portions de rose étaient juste de la couleur de l'écume
de la vendange, et ses portions vertes de cellô de Tolive dans
.la saumure.
Quand cette dame s'est retirée, j'ai gravi les rochers pour
voir le lever de Procyon. Il monle entre deux fragments de
^hers qui sont ici à l'horizon et qui lui font un repoussoir
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LA FILLEULE 41
formidable ; il brille perdu dans les profondeurs de Téther
que ce cadre fait reculer. Cela donne, à la vue même, le sen-
timent de rinfini. Je n'avais jamais vu les étoiles si belles
que ce soir.
30 septembre.
•
Elle est revenue, avec sa mère celte fois. J'ai été profon-
dément ému. Cette mère, ô mon Dieu ! c'est la mienne ; elle
lui ressemble, non pas trait pour trait; mais ieurs âmes
étaient semblables, puisque tant de signes extérieurs établis-
sent dans mon souvenir une similitude qui me pénètre et
me bouleverse. C'est la voix de ma mère ; c'est son regard
si ferme dans la franchise, si doux dans la bonté; c'est sa
démàrche,«a manière de s'habiller, presque aussi ^imple,
en vérité, quoique cette dame soit riche. C'est son esprit sur-
tout, son jugement droit, sa tendre indulgence, sa modestie,
sa grâce. Elle a quarante-six ans, dit-on; elle paraît à peine
plus âgée que ne l'était ma chère défunte la dernière fois
que je la vis. Comme les femmes de Paris se conservent
longtemps I Nous n'avons pas .l'idée de cela dans nos cam-
pagnes. La belle Anicée de Saule dit tout haut qu'elle a
trente ans. Je ne puis le croire. C'est, à peu de chose près,
l'âge qu'avait ma mère, et il ne me semble pas qu'elle soit
plus âgée que moi d'un jour. Si l'on nous voyait ensemble
dans mon pays, sans nous connaître, on croirait que je suis
le frère de l'une et le fils de l'autre.
— .... Les champignons pullulent dans la forêt ; c'est, quoi
qu'on en dise, la plus saine nourriture qui se puisse trouver.
Elle est presque aussi fortifiante que la chair des animaux
et offrirait aux paysans une ressource véritable pendant la
moitié de l'année. Malheureusement ils connaissent peu les
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4â LA FILLEULE
espèces alimentaires, et quand ils ne s'empoisonnent pas, ils
ont une méfiance qui va jusqu'à s'abstenir entièrement. J'en
ai vu qui vendent des échantillons superbes pour la con-
sommation, et qui, pour rien au monde, ne voudraient en
manger.
J'ai trouvé l'agaric-améthyste en assez grande quantité ces
jours-ci. Cest le plus élégant de ces cryptogames. Sa cou-
leur lilas est d'une nuance admirable, et il exhale un parfum
d'iris et de violette.
(Ici reprenait, dam Us cahiers, le récit écrit par Stéphen,
d une époque très-postérieure de sa vie.}
Dans les premiers jours , je ne fus pas aussi occupé de
cette rencontre que bien d^autres l'eussent été à ma place.
Il faisait enoore un temps magnifique, et les chtrmes de la
promenade m'empêchaient de songer avec regret que ma
position ne devait pas me mettre en rapport avec des person-
nes si haut placées dans ce qu'on appelle le monde. J'allais
plier bagage , d'ailleurs Roque m'écrivait du Berry et me don-
nait rendez-vous à Paris pour le 10 octobre.
Il fallait songer à établir mon budget pour la suite de
l'éducation de Moréna. Je demandai un soir à la mère Floche
si elle pourrait s'en charger pour vingt francs par mois. Je
ne pouvais faire ce léger sacrifice sans m'imposer de sé-
rieuses privations; mais gagner vingt francs par mois ne
me paraissait pas impossible, n'importe à quelle besogne,
et ne devait pas prendre beaucoup de temps sur mes
études.
— Monsieur, dit le père Floche d'un air grave, ou nous
allons nous brouiller ensemble, ou vous allez reprendre tout
'ue vous avez doliné pour Tenfant. C'enfant est née sous
toile, monsieur. Les dames qui sont venues ici l'ont prise
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LA FILLBULB 43
en amitié et veulent s'en charger. Ça faisait de la peine à
ma femme de s'en séparer si vite, mais moi je trouve que
nous sommes trop vieux pour soigner un enfant si petit.
Que nous soyons pris d'infirmités l'un ou l'autre, c'est lui qui
en souffrira. La femme a donc entendu raison. On lui a fait,
bon gré mal gré, un joli cadeau pour son bon cœur, et
on emmène la petite au château de Saule le jour où
vous partirez pour Paris. On ne veut pas vous en priver
jusque-là.
— ; Quoi! tout cela sans me consulter, père Floche? Je suis
le parrain, moi, le seul parent, pour ainsi dire, puisque j*en
ai accepté les devoirs, et, bien que ces dames me parais-
sent d'excellentes âmes, j'ai voix au chapitre avant tout le
monde. J'étais décidé à payer pour l'enfant le nécessaire
et à veiller sur lui, non pas seulement un an ou deux, mais
toujours. "
— Eh bien, monsieur, qui vous empêchera d'y veiller?
Est-ce que vous n'avez pas lu la lettre que M. Clet vous a
apportée?
— Non, dit Clet, qui venait d'entrer, puisqu'elle est encoire
dans ma poche. J'allais au-devant de Stéphen sur un chemin,
pendant qu'il rentrait par l'autre. Tenez, mon cher, lisez
cette missive.
La lettre était de madame Marange.
a Laissez-nous faire notre devoir, monsieur ; vous n'en
aurez pas moins îe mérite d'avoir fait le vôtre et au delà.
Permettez-nous, à ma fille et à moi, de nous charger de la
pauvre Moréua. Nous relèverons avec amour, et, je l'espère,
avec sagesse. Pour cela, il eist nécessaire de nous consulter
et de nous entendre avec vous. Vene^onc passer la journée
chez nous demain, afin que nous ayons le temps d'en cau-^
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44 Li^ FltLBITLE
ser. Mon fils ira vous chercher pour vous montrer le chemin.
Nous désirons que tous ne l'oubliiez pas.
» JULIE MA RANGE. »
Elle s'appelait Julie, comme ma mère, cette sainte fem-
me ! Il y a une destinée! Ckîtte dernière circonstance , plus
encore que la lettre et Témotion que certaines ressem-
blances m'avaient causée, me décidèrent à vaincre ma sau-
vagerie et à me tenir prêt dès le lendemain matin à accepter
l'invitation.
Le jeune Marapge vint à dix heures, dans un tilbury pim-
pant, traîné par un cheval superbe. Ce jeune homme, beau,
grand et fort, déjà barbu jusqu'aux oreilles, paraissait beau-
coup plus âgé que moi ; mais je vis bientôt que c'était un
véritable enfant, et un enfant gâté, qui pis esU II était bien
élevé et ce qu'on appelle bon garçon; mais ses vanités
étaient puérilesé II plaçait son bonheur et sa gloire dans ses
habits, dans ses équipages, dans ses armes de chasse, dans
ses moustaches, que sais-jel jusque dans ses bottes. Il fut
heureux, pendant le trojet, de la pensée que j'étais ébloui de
son élégance. Un petit accident qui nous arriva me haussa
un peu dans son estime. Son beau cheval perdit un fer et se
mit à boiter. Je m'en aperçus le premier et le priai d'ar-
rêter.
— Pourquoi? me ditril ; au prochain village nous trouve-
rons un maréchal ferrant.
— Qui fera boiter Tanimal bien davantage, parce qu'il
n'aura pas de chaussures -convenables pour son pied.
Votre cheval est panard, monsieur, tout magnifique qu'il
est, du reste. Il n'y a donc pas longtemps que vous l'avez T
— Ma foi, non, huit jours.
— Et vous l'avez acheté sans voir que ses fers de devant
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LA FILLEULE 45
scml plus épais sur un bord que sur Tautre, parce que son
pied ne pose pas également par terre ?
— Vous êtes sûr de ça?
— Très-sûr ; veçez vous en assurer vous-même.
Nous descendîmes , et pendant qu'il constatait le fait
d'un air de mauvaise humeur, je fis quelques trentaines
de pas sur la route que nous avions parcourue, et je retrouvai
le fer.
— Mon cher ami, vous êtes l'obligeance même , me dit
mon compagnon, et, ma foi, je vous avoue, ajouta-t-il naï-
vement, que je ne vous aurais pas cru si bon juge. J'ai été
enfoncé de 1,000 fr. sur ce çheval-là. Vous qui ne l'avez
examiné qu'un instant avant de partir, vous avez vu sa tare
qui m'avait échappé, à moi, après trois heures d'examen et
d'essai.
— Ce n'est pas une tare. Ayez soin qu'il soit toujours
ferré convenablement, et il vous fera autant de service qu'un
autre.
— Où diable avez-vous appris à vous connaître en che-
vaux ? On me disait que vous étiez un savant en m, et je me
suis toujours figuré les savants distraits, ignorant toujours
les choses réelles, fort maladroits de leurs mains et ayant la
vue basse.
— Je ne suis pas savant, lui dis-je, et j'ai été élevé à la
campagne. Mon père est propriétaire, mon grand-père était
fermier, fils d'un simple paysan. J'ai le droit de savoir
observer un peu les animaux.
Nous arrivAmes au château de Saule , une belle et suave
retraite entre la Seine et la forêt, et jetée à mi-côte dans les
collines rocheuses qui dominent le fleuve et la vallée. Du
château, qui était une maison fraîche, vaste et plus commo-
dément adaptée à la vie intime que nos vieux manoirs du
3.
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46 LA FILLEULE
Berry, on embrassait une vue à la fois riante et immense.
Le jardin descendait en pente vers la Seine. Le parc montait
vers la forêt, et couronnait de ses derniers arbres la crête du
monticule. De là aussi la vue était belle, plus belle à mon
gré. Elle plongeait sur ces bassins de rochers épars dans la
verdure, et embrassait ces horizons boisés, imposants et
mélancoliques, qui font ressembler la forêt de Fontainebleau
à quelque solitude inculte du nouveau monde.
Je n'avais pas apporté de toilette à Avon. La meilleure
raison pour ne pas me présenter en habit, c'est que je n'en
avais pas. Pour le reste, ne comptant rendre visite qu'aux
grands chênes et aux petits ruisseaux de la contrée, je m'é-
tais muni des vêtements les mieux appropriés au genre de
vie que je devais mener. J'arrivais donc chez des dames du
monde, en blouse, en grosses guêtres, et, comme je me
rappelle les moindres circonstances de cette première visite,
en linge fort propre mais assez grossier. J'avais encore mon
trousseau du pays, des chemises du plus beau chanvre, filé
dru par nos servantes; ma mère elle-même avait dû, plus
d'une fois, charger les quenouilles et mettre la main au
rouet.
A ma place, Roque n'eût pas été pris au dépourvu. La seule
puérilité de cet esprit si sérieux [puérilité bien pardonnable
à vingt ans) consistait ^ avoir tout de suite l'air d'un savant,
ou tout au moins d'un homme grave. En conséquence, il
était, dès le matin, partout, et dans toutes les saispns de
l'année, vêtu de noir, en habit, en souliers, et portait la
cravate blanche. Il a gardé ce costume toute sa vie, par goût
d'abord, par habitude ensuite.
Malgré l'inconvenance de ma tenue, je me présentai sans
aucun embarras : cette inconvenance étant involontaire, je
m'en excusai tout de suite sans mauvaise honte. J'ai toigours
été sauvage, réservé, je ne me suis jamais senti timide. Il
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LA FILLEULE 47
me semble qu'il y a» dans la timidité, autant de sottise et de
yanité que dans routrecuidance.
D'ailleurs , je crois que l'homme le plus gauche du monde
se fût vite trouvé à l'aise auprès de madame Marange et de
sa fille. Ni avant de les voir, ni dans tout le cours de ma
vie ensuite, je n'ai connu de femmes plus simples, plus
franches, plus faciles à juger à première vue. Ce qui gêne,
en général, les gens ^sans usage ou sans expérience, c'est
l'embarras de savoir à qui ils ont affaire, et la crainte de dire
ou de faire quelque chose qui choque les inconnus qu'ils
abordent. Avec Anicée et sa mère, à moinf d'être inepte, il
était impossible de ne pas se rendre compte, d'emblée, de
leurs caractères, de leurs goûts, de leurs sentiments, de leurs
habitudes. Telles je les ai vues le premier jour, telles je de-
vais les voir toute la vie : deux glaces sans défaut, deux mi-
roirs de pureté qui, toujours placés en face l'un de l'autre,
se renvoyaient l'image de la perfection pour la refléter à
Tinfini dans leur transparente profondeur.
Quand j'entrai, elles étaient dans le parterre, occupées à
greffer des roses. Elles s'y prenaient fort adroitement, et je
m'of&is à les aider. J'avais si souvent pratiqué la greffe
d'arrière-saison à ceil dormant, qu'elles m'accordèrent
toute confiance dès le premier coup d'œil jeté sur ma be-
sogne.
Rien n'est si agréable que cette manière de faire connais-
sance en prenant part en commun à quelque occupation
champêtre ou domestique. La journée passa pour moi comme
un instant, grâce à l'activité et à la simplicité d'habitudes de
ces deux femmes, et à la bienveillance délicate qu^elles
mirent à m'associer à leurs délassements. Aussitôt après
le déjeuner, Julien prit son fusil; Hubert Clet prit ua
livre, et je restai seul avec les daihes. Je voulus parler de
Moréna.
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48 LA FILLBULB
— Pas encore , nous avons le temps 1 dirent-elles. C'était
une manière tout affectueuse de me retenir, et il ne fut ques-
tion de Torpheline que le soir, après dîner.
Je me laissai faire. Pourquoi n*aurais-je pas accepté l'in-
timité offerte avec tant de confiance ? Je les suivis dans le
parc, où elles cueillirent des ceps pour le dîner; sous les
treilles, où elles mirent les plus belles grappes de raisin dans
des sacs; à la cueillette des poires, où elles trièrent les es-
pèces qui devaient être mangées à différentes époques; dans
le fruitier, où elles placèrent les plus beaux échantillons sur
les rayons, après les avoir essuyés avec soin im à un, pour
les préserver de la moisissure. C'était ainsi que je passais
autrefois le temps de mes vacances , aidant ma mère dans
tous ces soins que la femme intelligente et laborieuse sait
rendre aussi poétiques qu'utiles. En vérité, par moments,
j'oubliai mes années de douleur : je me crus auprès d'elle,
aidée par une charmante sœur qui embellissait mon rêve el
ne le dérangeait pas. Par moments, je faillis appeler ma-
dame Marange maman et dire cï^ez tums en parlant de la
maison.
Je vis arriver avec tristesse le moment de les quitter. Qui
m'etit dit, le matin, que je passerais un jour entier sans dé-
sirer de me retrouver seul, et que je le trouverais court,
m'eût bien étonné; et voilà que je trouvais ce qui m'arrivait
tout naturel, comme si j*eusse passé ma vie entre cette mère
et sa fille.
— Enfm , je pris mon chapeau de paille et demandai la
permission de parler de Moréna. J'exposai que , sans doute,
c'était un grand bonheur pour elle de trouver une protec-
tion si brillante et si généreuse; mais qu'il y aurait peut-être
un grand malheur à la suite, celui d'être élevée dans des
conditions trop au-dessus de sa vraie condition, et de re-
tomber dans la misère avec désespoir, avec opprobre peut-
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LA FILLEULE 49
être, après avoir connu des douceurs trop grandes et ca-
ressé des rêves trop brillants.
— Vous parlez avez beaucoup de raison et de prudence ,
répondit madame Marange ; et je ne saurais vous faire un
crime de ne pas nous connaître assez pour savoir que si
nous nous cbargeons de cette enfant aujourd'hui, c'est pour
ne l'abandonner et la négliger jamais. Prenez donc le temps
d'avoir conûance en nous; revenez 1
— Ah ! madame, m'écriai-je, ce n'est pas là ce qui m'in-
quiète. Je vous connais toutes deux, à l'heure qu'il est. Cest
dire que je crois en vous, que je suis sûr de votre persévé-
rance dans la charité; mais je vois comme on est heureux
auprès de vous et comme on doit souffrir de vous quitter.
Une telle existence rendra quiconque la goûtera si difficile
jwirtout le reste, qu'il vous deviendra impossible de la faire
cesser sans briser une âme généreuse, ou sans aigrir un
cœur égmste. Que sera l'enfant de la bohémienne? un ange
ou un démon, dans les conditions où Vous allez la placer I
Élevée par de pauvres gens, habituée aux privations, assu-
jettie de bonne heure au travail, pourvu qu'elle soit proté-
gée contre le vice et préservée de la misère qui y conduit, je
voyais son avenir tout simple et assez clair. A présent, je ne
le vois plus que dans un nuage. C'est un nuage doré, il est
vrai, mais il n'en est pas moins impénétrable.
Pendant que je parlais, madame Marange regardait sa
fille comme pour lui dire : or Je m'attendais à cela. »
Quand j'eus parlé :
— Voilà mot pour mot, dit-elle, les objections que j'ai
faites à ma chère Anicée, lorsqu'elle m'a exprimé son désir
d'élever celte pauvre petite. Ces objections sont très-fortes ^
et subsistent encore dans mon esprit, en partie. Mais ma
fille dit à cela que nous serioDs coupables de donner à la
prévoyance plus qu'à Tentraînemenl; et j'ai aussi bien de
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50 LA FILLEULE
la peine à croire, je vous le confesse, qae le premier mou-
vement du cœur, qui est toujours le meilleur, ne soit pas
aussi le plus sage. Voyons, Moréna ne sera peut-être ni un
ange ni un démon, mais tout bonnement une 011e insigni-
fiante; et, dans ce cas-là, rien n'est si facile que de lui fiadre
une existence appropriée à ses facultés et à ses goûts. Mais
admettons votre hypothèse : si elle est un ange, nous Tai-
merons assez pour satisfaire l'ambition d'un ange. Si elle
€»st un démon, nous la plaindrons et lui pardonnerons assez
pour qu'elle soit un peu nK)îns démon« Est-ce qu'on doit
regarder, avant de faire ce que Dieu prescrit, si on en sera
récompensé en cette vie? n<m sans doute. Je vois dans vas
yeux que vous pensez comme nous; seulement, vous orai-
gnez que le bien^-étre et la culture de l'intelligence ne dé-
veloppent le mauvais germe qui peut se trouver dans cette
petite créature. Là-dessus^ Anicée ne partage pas mes crain-
tes ; elle dit que si le ver est d^à dans le fruit, un bon so-
leil ne lui fera pas tant de mal, en nourrissant l'un et l'au-
tre, que le ffoid qui gèle et tue le fruit avec le ver.
— Je vous avouerai que le ver me fait grand'peur, ro-
,pri&-je.
Et je racontai de quelle manière le petit gitano, le frère
de Moréna, avait subitement et sournoisement abandonné
sa sœur auprès du cadavre de sa mère, après m'avoir at-
tendri par le spectacle d'une douleur trompeuse.
Ce court récit fit une certaine impression sur madame
Mérange.
— Ma fille , dit-elle, pensons-y. Je peux braver et suppor-
ter bien des chagrins ; mais ne pas te préserver de tous ceux
-que je puis prévoir, je ne le dois pas, je ne le veux pas.
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LA FILLECLB 51
VI
Je m'attendais à voir mon avis prévaloir. Il n'en fut rien.
Madame de Saule était le reflet le plus pur de sa mère, mais
c'était un reflet si splendide qu'il effaçait parfois, en dépit
d'elle-même, le foyer où il allait puiser la lumière. Dans
eette adoration mutuelle qui semblait fondre deux âmes en
une seule, il était difficile, dans les circonstances ordinaires
de la vie, de trouver une différence. Anicée en paraissait
même comme annihilée volontairement aux yeux vulgaires;
et, dans le monde, j'ai vu plus tard qu'on lui reprochait
cette naturelle et sainte vertu de l'amour filial, comme une
faiblesse d'esprit qui l'empêchait d'exister, d'avoir une idée
à elle, une volonté propre. C'était l'opinion d'Hubert Clet
en particulier, comme je vais avoir bientôt à le dire.
On se trompait, et, dès le premier jour, je fus à même de
ne point partager cette erreur. Anicée, qui était menée à
l'habitude, entraînait parfois son guide. C'était l'affaire d'un'
instant, il est vrai, mais dans cet instant, Tune faisait faire
tant de chemin à l'autre par l'ardeur de son sentiment et le
courage de son esprit, qu'elles ne pouvaient revenir sur
leurs pas ni l'une ni l'autre.
— Ma chère mère, s'écria*t-elle, vous dites que vous ne
voulez pas que je m'expose à des chagrins; c'est impossible ;
pour cela, il faudrait me rendre égoïste et commencer par
m'en donner l'exemple : c'est ce que vous n'avez jamais pu
et ne pourrez jamais faire. D'ailleurs, il n'y a pas de cha-
grins que je ne puisse supporter sans grand mérite^ puisque
je vous ai pour me consoler et me dédommager de tout.
Laissez donc dire ce grand philosophe, cet homme mûr et
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53 LA FILLEll.E
froid qui fait comme vous faites toujours, cVsl-à-diro qu'il
commence par se dépouiller, s'engager et se sacrifier, après
quoi il donne aux autres des leçons de prévoyance et de
méfiance. Demandez-lui donc s'il s'est occupé des mécomptes
et des déceptions qui l'attendent peut-être, le jour où il s'est
chargé de cette enfant. Voulez-vous donc avoir à l'estimer
plus que moi? J'en serai très-jalouse, je vous aveftis. e'
vous, monsieur Stéphen, vous êtes un orgueilleux qui voulez
garder tous les risques et toutes les peines pour vous seuL
Vous craignez que je ne gâte votre filleule : vous supposez
qu'elle aura tant d'intelligence qu'elle sera forcément comme
un diable dans notre bénitier. Eh bien, je vous dis, moi,
que si c'est une créature supérieure, c'est un crime d'étouflter
l'intelligence et une lâcheté de ne pas la développer à tout
prix : car l'intelligence a des droits sacrés, et si on les mé-
connaît, c'est alors qu'elle s'irrite et devient ennemie des
autres et d'elle-même:
Madame Marange était ébranlée, et moi j'étais vaincu.
— Tenez, dit la bonne mère, pour terminer, il n'y a pas
de théories absolues devant l'avenir, et, de tout ce que nous
prévoyons là, si quelque chose arrive, ce sera d'une manière
si imprévue que toute notre sagesse d'aujourd'hui ne nous
servira de rien. Il faut faire le bien au jour le jour, et laisser
à Dieu le soin du lendemain. Tout ce que nous pouvons ar-
ranger, c'est une éducation appropriée aux facultés et au
caractère que nous verrons poindre et grandir chez notre
orpheline. Si la nature Ta faite pour une vie d'humble tra-
vail, et qu'elle s'y porte sans réflexion avec de l'incapacité
pour le reste, nous en ferons une bonne petite ouvrière ; si
elle a de l'imagination et de l'ardeur, nous la ferons artiste;
si elle est sage et bienfaisante, nous en ferons une demoi-
selle. Mais nous avons besoin que le parrain surveille, juge
et conseille. C'est son droit, et notre devoir, à nous, est de ne
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LA FILLSULB 5S
rien faire sans le consulter. Ain^, monsieur Stéphen, vous
voilà forcé de nous voir souvent et d'être un peu de notre
famille pour toujours.
Je baisai avec effusion la main de madame Marange. Ma-
dame de Saule me tendit la sienne aussi. J'allais en faire
autant; je m'arrêtai tout à coup : il me sembla qu'elle était
trop jeune pour cette preuve de familiarité dans le respect.
On voulut me faire reconduire. J'aimais beaucoup mieux
marcher, et je Taftlrmai si sineèrement qu'on me laissa
libre. Hubert Clet me conduisit jusqu'à la sortie du parc,
afin de me montrer la traverse, et quand il fut là» nôtre
entretien remmena plus loin, presque jusqu'à mi-chemin
d'Avon.
— Allons, mon cher Stéphen, me dit-il aussitôt que nous
fûmes sortis de la maison, voilà votre filleule adoptée, et
vous aussi, le parrain, adopté avec enthousiasme !
Comme il y avait un dépit marqué dans son accent, je
m'arrêtai, étonné et attendant qu'il s'expliquât mieujc. Il s'en
aperçut, se prit à rire et passa outre; je le suivis.
— Je vous fais mon compliment, reprit-il, quelques pas
plus loin, d'un ton plus naturel, du succès que vous avez
auprès de ces dames. Tout le monde n'est pas si heureux I
c'est ce qui prouve qu'avec les femmes, quand il s'agit de
plaire, il suffit de le vouloir.
— Je comprends fort bien, lui répondis-je en riant, que
vous ne l'avez pas voulu, puisque vous désirez que je le
comprenne ; mais permettez-moi de ne pas le croire. Vous
avez dû désirer de vous rendre agréable , et je pense (en
tout bien, tout honneur, car je ne me permets jamais de
plaisanter mal à propos) que vous avez d^ réussir autant
que vous le méritez*
— Oh ! oh I l'homme sérieux ! reprit-il, des compliment^
un peu moqueurs pour moi et de la diplomatie à propos de
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54 LA FILLEULE
madame de Saulel Déjà? Gomme vous y allez, mon pro-
vincial ! Vous devriez être plos confiant avec celui qui vous
a valu cette belle connaissance.
— Je ne la cherchais pas.
— > Ge qui veut dire que vous ne voulez me savoir aucun
gré d'avoir fait ici votre éloge et de vous avoir porté aux
nues?
— Si fait; si vos éloges sont sincères, quelque exagérés
qu*ils puissent être, j'en suis reconnaissant, ainsi que de
Fhcmneur que vous m'avez procuré en me faisant con-
naître ,des personnes qui me paraissent dignes de tous les
respects.
— Allons, Stéphen, s'écria-t-il avec un pou d'humeur, ne
le prenez pas sur ce ton. Vous me faites l'effet dans ee mo-
ment-ci, vous qui avez pourtant de l'esprit, d*un maître
d'école de village qui a dîné chez la châtelaine de l'endroit,
et qui a été si ébloui de cette faveur qu'il n'a môme pas
voulu regarder si elle était laide ou belle.
— Je n'ai pas été tant de mon village : j'ai fort biep vu
que madame de Saule est belle comme un ange.
— Ah I j'en étais sûr. Vous aimez ces têtes-là? C'est fade,
c'est calme, c'est ennuyeux comme un ciel sans nuages.
— Permettez-^moi d'avoir mon goût. Peu vous importe,
je présume.
— Sans doute. Mais cela ne sera peut-être pas aussi in-
différent à madame de Saule. Il faudra que je lui dise votre
admiration.
— De quoi vous mêlez-vous, je vous prie?
-> J'ai envie de m'amuser à lui faire la cour pour vous.
€a me distraira.
. — Je vous engage beaucoup, si vous ne voulez pas être
inconvenant dans vos façons de vous divertir, de ne pas
me prendre pour le suyet de vos plaisanteries.
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LA FlfXBtJLE 55
-• Bien, bien ! Vous vous fâchez, parce que vous vous
sentez Je courage de Mre la cour pour votre compte. Bravo I
mon savant. Vous avez plus de courage et d'aplomb que je
ne me le serais imaginé avant de vous voir ici. Gomme vous
vous tenez sur vos deux pieds 1 Allons, pardonnez mes sottes
railleries, et habituez-vous, puisque vous voilà lancé dans
le monde, à ne pas prendre au sérieux ces sortes de choses.
Bien d'autres que moi vous feront compliment de vos
bonnes fortunes; n'allez pas vous imaginer chaque fois que
'C'est par dépit ou par convoitise. Pour moi il n'en est rien.
Madame de Saule est une i)elle personne et une excellente
femme, mais si vulgaire d'esprit, si froide d'imagination et
si dominée par sa mère, qu'elle en est abêtie, et ce n'est
pas moi qui voudrais engager la lutte contre tant de vertu,
de prosaïsme et do surveillance maternelle. D'ailleurs, quelle
femme mérite d'^re aimée assez pour qu'on la dispute, ou
seulement pour qu'on Tenvie à un camarade? Elle existe
peut-être,* mais je confesse ne l'aVoir jamais rencontrée.
n me parla longtemps encore sur ce ton, et j'avoue que sa
fatuité me déplut tant ce jour-là, que je faillis, à plusieurs
reprises, le lui faire sentir durement. Plus il s'etforçait de
dénigrer madame de Saule, plus je lisais clairement dans sa
pensée qu'il en était vivement épris, et que n'ayant pas été
encouragé, il n'avait pas même trouvé moyen de le lui dire ;
il était blessé de me voir mieux accueilli au bout d'une jour-
née, que lui au bout de deux mois, et il se mordait les doigts
de m'avoir introduit dans la maison. J'ai su, depuis, qu'il
avait imaginé de raconter l'histoire de Moréna et la mienne,
pour se ménager un tête-à-tête avec madame de Saule, en
l'accompagnant chez les Floche en l'absence de sa mère.
Mais ce projet avait échoué. Madame de Saule s'était fait
escorter d'un vieux ami de sa famille.
Si je me contins, ce fut par la crainte d'être aussi fat que
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56 LA FILIBULE
lui en m'imagmant que madame de SaUle avait besoin de
moi pour embrasser la cause de ses charmes et de ses mé*
rites. Je pris le parti de ne plus écouter ce qu'il me disait;
il s'en aperçut et me souhaita le bonsoir, en assuriftnt que
j'étais amoureux fou et quej'étais capable de ne pas retrouver
mon chemin.
Je le retrouvai fort bien. J*ignore si j'étais amoureuic. Je
n'en avais pas conscience, car j'eusse pu jurer que je no
l'étais pas. Je me sentais presque heureux ce soir-là. J'avais
plus de conGance dans la vie, je marchais avec plus de plai-
sir, la nuit me paraissait plus belle; je ne me sentes ph»
seul et abandonné sur la terre : et pourtant je n'espérais
rien, je n'eusse rien osé désirer. Hubert Glet avait gâté la
première heure de ma course, en s'efforçant de donner une
forme réelle à mes vagues et cbastes aspirations; mais, à
mesure que je m'avançais seul dans la forêt, cette influence
désagréable se dissipait, et je me retrouvais seul avec les
bons souvenirs de ma journée.
La lune était splendide, le profond et majestueux silence
des premières nuits d'automne n'était interrompu, par mo-
ments^ que par la course eflRarée et soudaine des cerfe et
des biches doot je troublais la retraite.
C'était l'époque de l'année où les gardes de la forêt et les
paysans de la lisière croient entendre passer la chasse fan-
tastique du grand veneur. J'aurais bien souhaité quelque
brillante vision de ce genre ; mais elles ne sont accordées
qu'à ceux qui ont le bonheur d'y croire.
Il était près de minuit quand j'arrivai à la maison Floche.
Je revenais souvent aussi tard. Je sortais même quelq\iefois
au milieu de la nuit pour étudier la géographie céleste, et
je rentrais, aux approches du jour, sans réveiller mon hôte.
J'avais la clef de ma chambre, et l'escalier était extérieur.
Je fus surpris^ en approchant de la maison, de voir de la
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LA FILLBULB 57
lumière au rez«-de-chaussée, comme si, par exception, on se
fût inquiété de mon absence. Je doublai le pas, et remar-
quai une ombre noire, qui semblait se détacher de la fenêtre,
glisser le long du mur et s'enfoncer dans le buisson. Cétait
évidemment quelqu'un qui épiait, du dehors, ce qui se pas-
sait à l'intérieur. Je ne m'amusai pas à crier : Qui va là ?
comme font les gens qui ont peur et qui craignent de mettre
la main sur le larron. J'allai droit à la maison en sifflant,
comme si je n'eusse rien remarqué, et quand je fus arrivé è
fendroit du buisson où le fantôme avait disparu^ j*y entrai
brusquement. Aussitôt un bruit de pas et de branches bri-
sées m'apprit que le voleur ou le curieux fuyait en me sen-
tant si près de lui. Je le suivis, mais il avait de l'avance sur
moi et m'échappa. Un instant je le vis traverser le chemin
à vingt pas de moi. C'était un homme; voilà tout ce que je
pus distinguer. Je courus en vain ; ramené à mon gîte par
crainte de quelque danger plus voisin pour mes hôtes, j'a-
bandonnai ma poursuite inutile, et retournai vers eux par
un autre chemin.
J'y étais à peine engagé que je vis accourir à ma rencontre
une autre ombre plus petite et plus grêle, que je distinguais
assez pour voir que c'était un enfant» Sans doute il croyait
rejoindre par là l'autre fugitif sans me rencontrer ; mais
dès qu'il m'aperçut, il coupa droit dans le fourré, oh je ne
perdis pas mon temps à le chercher.
Une bande de malfaiteurs menaçait peut-être la maison.
Le mieux était d'aller avertir nos hôtes et de défendre la
place avec le vieux Floche, qui possédait un bon fusil de
munition ( il avait été de la garde nationale de Fontaine-
bleau ), et qui, avec mon aide^ pouvait faire bonne conte-
nance.
La lumière éclairait encore la croisée de leur chambre,
et, au moment d'entrer, je crus entendre de sourds gémis-
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Se hX FILtEVLE
sements. Je poussai vivement la porte. La mère Floche
était levée et fit un cri d'effroi. Bientôt rassurée, elle me
rassura moi-môme en me disant que son mari souffrait de
ses rhumatismes, et que rien de fâcheux d'ailleurs ne leur
était arrivé. J'approchai du lit du père Floche. Il était en
proie à de vives douleurs, et je crois que si on nous avait
attaqués, il eût été hors d'état de se défendre. U avait un
rhumatisme articulaire des plus aigus. Moréna dormait
tranquillement dans sa oorbeiUe posée sur un coffire, au
pied du lit de la vieille femme.
Je n'avais rien à indiquer qui pût soulager le malade; sa
femme, habituée à le soigner, s'en acquittait fort Uen. Je
fis une ronde attentive et minutieuse autour de la maison,
et ne voyant plus rien qui pût donner des craintes, je ren-
trai pour aider la bonne Floche à veiller son mari. Je lui
demandai alors si elle avait vu ou entendu quelqu'un rôder
sous sa fenêtre. Elle ne s'était aperçue de rien, mais elle
me raconta que vers le cou(^r du soleil, un homme de
fort mauvaise mine était entré chez elle pour allumer sa
pipe, sans trop demander la permission. Il n'avait pourtant
montré aucune hostilité, et même, en voyant le pèreFio<^
se traîner à son lit, il s'était approché de Moréna que la
mère Floche tenait dans ses bras; il l'avait beaucoup regar-
dée, offrant de la bercer pendant qu'elle-même aiderait son
mari à se coucher; il avait fait cette offre d'un ton fort
doux; «mais il avait une si vilaine figure et un regard si
faux, ajouta la vieille, que je n'ai pas osé lui confier l'en-
fant et que je Tai engagé .même à ne pas nous déranger
plus longtemps. Alors il s*est mis à rire, en disant : Est-ce
que vous croyez que je yexix vous la voler, votre petite fille?,
elle n'est pas déjà si belle 1 — Ma foi, elle n'est pas, lui ai«je
dit de même, bien blanche ni bien grasse» mais vous n'avez
rien à lui reprocher de ce c^é-là. »
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LA F1I.LBULE 59
— C'était donc un bohémien? demandai-je à mon hô-
— Je ne saurais pas trop vous dire, répondit-elie. C'était
un homme très^brûlé du soleil ; mais malgré que ces gens-
là jse marient toujours entre eux, il y a Inen du sang mêlé
dans leur race. J'en ai vu qui étaient noirs comme des nè-
gres et d'autres qui étaient presque blancs. Je jurerais que
notre Anna est la fille d'un chrétien d'Espagne, car elle n'a
pas les grosses lèvres et les cheveux crépus, et quant à sa
peau , il y a bien des gens du midi de la France qui ne l'ont
pas plus blanche*
— C'est vrai; mais continuez votre récit. J*ai dans l'idée
que ce visiteur brun et laid était de la tribu, qu'il savait
très-bien l'histoire de la naissance de Moréna et qu'il venait
pour la réclamer ou pour l'enlever.
— II ne Va pas récl€anée du tout. Je n'avais pas grande
envie de faire la conversation avec lui, et je n'ai voulu ni le
questionner ni l'écouter. Il s'est en allé en ricanant et en
disant: c< Si votre mari est longtemps malade comme ça,
voilà un petit enfant qui ne sera guère soigné ou qui vous
gênera beaucoup. Vous serez forcée de le mettre en nour-
rice*..'—C'est bien, x> lui ai-je dit. Et il est parti sans rien
demander.
— Tout cela et ce que j'ai vu tout à l'heure me confir-
ment dans mon idée, mère Floche : l'homme qui r^ardait
chez vous à travers la vitre était probablement le même que
vous avez reçu et congédié; et quanta l'enfant, qui ne s'est
pas présenté chez vous, mais qui s'est caché à mon appro-
che, je jurerais que c'est le frère de Moréna.
— Alors vous pensez, dit-elle, qu'ils ont l'idée de me vo-
ler ma pauvre petite pour en faire une saltimbanque? Ce
serait bien la peine de l'avoir fait baptiser et d'en avoir eu
un si grand soinl Alors, monsieur, il faut nous réjouir de
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€0 LA FlLLEtXE
ce que ces daines charitables veulent s*en charger, et il faut
la leur donner le plus tôt possible; car une fois que vous
serez parti, avec mon mari malade comme ça, comment
pourrai-je la défendre, cette pauvre créature innocente?
J'étais complètement de l'avis de la bonne femme, et les
circonstances de cette soirée levaient tous mes scrupules. Je
passai la nuit à veiller autour de la maison. Dès le jour, je
courus à Avon, d*où je ramenai, primo, une femme que la
mère Floche consentait à prendre pour Taider à soigner son
mari; iecundo, une petite charrette attelée d'un âne robuste
et couverte en toile. Je pris les rênes, après avoir caché la
brebis noire au fond de ce modeste véhicule, à côté de Mo-
réna bien couchée dans sa corbeille*
Je fis ces dispositions avec beaucoup de mystère; je pou-
vais compter sur la prudente discrétion de mes hôtes, et je
fis plusieurs détours dans la forêt, m'assurant bien partout
et avec soin que je n'étais ni observé ni suivi. On eût dit
que l'enfant comprenait mes desseins, car elle ne trahit pas
une seule fois mal à propos sa présence par un vagisse-
ment.
J'entrai par la porte du parc qui touchait à la forêt. J'y
rencontrai madame de Saule , qui m'aida à m'introduire avec
mon précieux bagage dans la maison, sans être vu de ses
domestiques, dont elle n'était pas parfaitement sûre.
C'est ainsi que j'arrivai pour la seconde fois dans cet
Éden que j'avais quitté la veille avec peu d'espoir d'y reve-
nir aussi vite que je le souhaitais.
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LA FILLEtLK Gt
VU
Je fus accueilli avec une joie siucère. Madame de Saule
me remerciait avec effusion. Il semblait qu'elle crût me de-
voir de la reconnaissance. Elle reçut l'enfant comme un
dépôt sacré que je lui confiais, admira sa propreté, sa gen-
tillesse, et s'épanouit au sourire de cette petite physiono-
mie. C'était le premier sourire de Moréna. On eût dit qu'elle
était frappée de la beaulé de son nouvel asile et de la ten-
dresse de sa mère adoptive. Étrange destinie que la sienne,
étrange destinée que la nôtre I
Comme Je n'avais annoncé l'exécution de mes promesses
que pour la fin de la semaine suivante, on n'avait encore
rien préparé pour l'installalion de l'enfant. On n'avait pas
même décidé si elle serait nourrie dans la maison ou dans les
environs. Le premier soin de madame de Saule fut de me
prier de la porter dans sa chambre, où nous devions trou-
ver madame Marange.
Là, je racontai en détail les petits événements de la veille,
et nous eûmes à nous consulter. Si Moréna avait réellement
une famille qui vînt à la réclamer, nous ne pouvions la lui
refuser. Mais quelle serait la preuve que cette famille fût
celle de la bohémienne, puisque nous ne savions pas même
ie nom de cette dernière?
Nous devions donc être très-circonspects avant d'accorder
confiance à ceux qui se présenteraient, et défendre l'enfant
contre des tentatives d'enlèvement. Par conséquent, la pre-
mière éducation nous forçait à des précautions particuliè-
res. De ce moment, la question fut tranchée. Moréna devait
être et serait élevée dans la maison de madame de Saule.
4
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62 UL FILLBUUS
Tous les hasards poussaient Moréna dans les bras de cet
ange.
Une des femmes les plus dévouées à son service' fut char-
gée de veiller à toute heure sur l'enfant. On lui attribua une
chambre aérée et commode dans Te corps de logis qu'habi-
taient la mère et la fille. La brebis^ dont le lait paraissait si
merveilleusement approprié à son tempérameht, puis-
qu'elle n'avait jamais été et ne Ait jamais malade pendant
l'allaitement, lui fut conservée pour nourrice.
Pendant qu'on vaquait à ces soins, j'eus le loisir et l'occa-
sion d'apprécier tout à fait les instincts et l'flme maternelle
d'Anicée. La Providence se trompe donc quelquefois, puis-
qu'elle n'avait pas béni les entrailles d'une telle femme.
Pourquoi ne ferai&-je pas ici le portrait d*Anicée de
Saule?... Le pourrai-jel Ma main n'a jamais essayé de le
tracer ; elle tremble en l'essayant.
Elle était plus petite que grande, et toujours si chastement
vêtue que tout le monde ne savait pas si elle était belle au-
trement que par le visage. Il fallait une de ces rares occa-
sions où, pour se soumettre aux exigences du monde, elle
revêtait une toilette de ville, pour savoir que ses épaules
étaient aussi parfaites que ses bras, et son corsage aussi fin
que ses pieds étaient petits. A l'habitude, elle avait des ha-
bits aisés, flottants, sous lesquels chaque mouvement gra-
cieux trahissait pour moi la beauté de son être, mais qui,
loin d'appeler le regard, semblaient vouloir y dérober sans
affectation la femme pudique par instinct. Vivant tou-
jours dans l'intimité de la famille, ne sortant de son inté^
rieur que contrainte et forcée par certaines convenances de
position, on la voyait tous les jours semblable à elle-même
de caractère, de manières et même de costume. Hubert^
dans ses jours d'humeur, disait qu'elle n'était pas assez
femme, et qu'il y avait quelque chose d'insolemment apa-
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LA FILLEULE 63
thique à passer sa vie en robe de chambre. D'autres fois,
quand il la comparait aux autres femmes du monde, il
avouait qu'avec sa robe blanche ou gris-de-perle à larges plis
et à larges manches , ses beaux cheveux bruns noués et rele-
vés comme au hasard , elle arrivait, on ne savait comment,
à être toujours la plus richement habillée et la plus heureu-
sement coiffée. Alors il prétendait que, sous cet air de né-
gligence et d'oubh d'elle-même, il y avait une insigne co-
quetterie ; car il n'était pas embarrassé pour se contredhre
lui-même, en étudiant comme un problème désespérant
cette femme si simple et si vraie,' dont la beauté mojale était
aussi transparente que sa beauté physique était voilée-
Tout le mystère de cet art qu'elle avait de plaire toujours
aux regards en même temps qu'à l'âme, consistait dans un
sentiment du vrai que je n'ai jamais vu en défaut chez elle.
Si elle touchait à une broderie coloriée,* sans y songer et
sans s'appliquer, elle peignait un chef-d'œuvre avec son
aiguille ; si elle regardait une œuvre d'art, elle en sentait
immédiatement le; fort et le faible avec une justesse pro-
digieuse; si elle admirait un beau livre, on pouvait être sûr
que là ou l'auteur avait été le plus véritablement inspiré, là
aussi elle était le plus vivçment émue. Aussi, en nouant sa
ceinture à la hâte, ou en relevant ses cheveux magnifiques
sans consulter le miroir, elle se faisait, sans prémédi-
tation, poétique et belle comme ces figures du Parthénon,
largement et simplement conçues, qui semblent réaliser la
perfection à l'insu de la main qui les a créées.
C'est dire assez que c'était un être de premier mouve-
ment. Pourtant son imagination était calme, peut-être
même froide; son éducation n'avait pas été plus approfon-
die que celle des autres femmes de sa condition. Elle n'é-
tait savante en rien de ce qui sort des attributions de son
sexe. Elle avait même dû être un peu paresseuse dans son
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64 LA FILLEULE
enfance, faute de vanité ou à force de bonheur; car, outre
qu'elle avait eu la meilleure des mères, c'était une nature
heureuse par elle-même. Mais son cœur, doué d'une bien-
veillance, d'une commisération, d'un dévouement extrêmes,
lui tenait lieu d'imagination, de science et d'activité. Elle
devinait tout cela par le sentiment personnel, et, comme
jamais son sentiment personnel n'avait rien d'égoïste, d'hy-
pocrite ou de lâche, elle avait dans le cœur des décisions
souveraines, des solutions sans réplique, des sagesses tou-
tes divines.
Elle présentait donc ce contraste enchanteur d'une per-
sonne très-raisonnable et très-spontanée, douce comme
l'abnégation, résolue comme le dévouement ; faible devant
tout ce qui demandait de la tolérance, forte devant tout ce
qui exigeait de l'équité. Les gens qui la connaissaient peu
la jugeaient froide et nulle, à cause de sa vie austère et de
sa complète absence de coquetterie. Ceux qui la connais-
saient davantage la trouvaient romanesque dans sa con-
fiante bonté. Ceux qui la connaissaient tout à fait la ju-
geaient comme je viens de la peindre.
« Elle est tout cœur des pieds à la tête, disait le vieux
chevalier de Valestroit, l'ami d'enfance de son grand-père.
Sa conscience, son esprit, son instruction, sa grâce, tout
part de là. »
J*aurai Toccasion de parler davantage de ce vieillard qui
l'appréciait si bien , parce que lui-même, ridiculement igno-
rant pour un homme, avait, comme Anicée, des puissances
de cœur qui suppléaient à tout. Il faut que je reprenne le
fil de mon histoire ; je m'aperçois que je suis un narrateur
bien malhabile, et que j'écris comme j'ai vécu, en m'arrê-
tant à chaque pas pour admirer ce qui me charme, sans
songer h gagner le but.
Je dois pourtant dire absolument, avant de passer outre,
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LA FlLLfilîLB . d5
gue eette joaroée s'écoula comme la veille et le lendemain ,
comme bien des jours ensuite, sans que cet être divin m*oc-
cupât de manière à me le faire définir. Il y avait en moi
un instinct qui me commandait de l'estimer sans réserve ,
de Taimer sans réflexion. L'amour s'insinuait dans mon
sein comme s'insinuent dans les veines ces vins doux de
mon pa^is, qui , à la saison des vendanges, semblent inno-
cents comme le lait , et qui vous font complètement ivre
avant qu'on ait étanché la première soif. Tous les étran-
gers y sont pris j leur raison est à peine troublée que leurs
pieds sont enchaînés déjà par l'ivresse. Moi , étranger à
l'amour, à la vie, j'étais déjà lié par une passion absolue et
invincible, avant de croire que je fusse seulement amou-
reux.
Tous les jours, vers cinq heures, je m'en retournais à la
maison Floche, ne voulant pas abandonner mes hôtes à la
tristesse, à la maladie et à Visolement. Tous les jours ma-
dame Marangp, en recevant mes adieux , me disait : « A de*
main , n'est-ce pas ?» Et tous les jours j'arrivais à midi.
J'avais fixé mon départ au 10 octobre. Le père Floche
commençait à se lever. Rien de menaçant ne s'était produit
autour de sa demeure. On n'avait pas vu non plus la moin-
dre trace du pied d'un gitano sur le sable des allées du paro
de Saule. Le 9, comme j'allais décidément faire mes adieux,
madame Marange me dit:
— Pourquoi nous quitter? Nous sommes forcés par nos
affaires de rester ici jusqu'à la fin du mois ; restez-y avec
nous. Quittez votre maison Floche, qui devient froide, et
vos bois, qui vous rendront misanthrope. Nous avons pour
vous une petite chambre bien modeste, mais bien isolée,
où vous travaillerez tant qu'il vous plaira. Allez embrasser
votre ami du Berry, puisqu'il vous attend, et revenez le
lendemain. Vous ne serez pas trop en retard pour les cours
4.
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66 LA FILLEULE
que vous voulez suivre, et vous reviendrez avec nous à
JParis. Comme nous comptons emmener Moréna, vous ne
l'aurez pas perdue de vue un seul jour.
Peus le courage de refuser ; je sentais d'avance tout ce
que Roque aurait à me reprocher' si je m'endormais ainsi
dans les délices. Madame Marange insista.
— Tenez, me dit-elle, ce n'est pas une offre que je vous
fais, c'est une preuve d'amitié que je vous demande. Je ne
peux pas vous dire pourquoi et comment vous nous ren-
drez service en nous sacrifiant ces \ingt jours; je vous le
dirai probablement plus tard.
Je n'hésitai plus, je promis. Tallai recevoir Roque à la di-
ligence de Paris , car cette fois il n'avait pu revenir par
Fontainebleau. Il me gronda, il me railla , il me menaça
de m'abandonner à mon apathie si je le quittais. Je le quit-
tai. Je revins à Saule le lendemain.
-7- Tenez, me dit madame de Marange, le soir même, en
se promenant seule avec moi au jardin , je suis si recon-
naissante de votre dévouement , que je veux vous dire de
suite en quoi il consiste. Cest à nous préserver de la mal-
veillance d'un petit ennemi que nous nous sommes fait. Ce
pauvre M. Hubert Clet ne s'est-il pas imaginé de faire à
ma fille la plus sotte, la plus ébouriflée, la plus ridicule dé-
claration d'amour? Elle en a ri. Ça Ta blessé , et cependant
il reste , après avoir toutefois juré de ne pas recommencer.
Nous ne trouvons pas que nous devions le chasser, cela
n'en vaut pas la peine. Ma fille a trente ans. Elle a déjà*
derrière elle une vie si sérieuse et si irréprochable, qu'elle
aurait mauvaise grâce à éloigner d'elle un si pauvre dan-
ger. D'ailleurs, mon fils, qui, naturellement, ne sait rien
de cela, et qui ,.sous ses airs d'enfant gâté, cache des in-
stincts assez chevaleresques, pourrait bien faire un mauvais
parti à son ami. M. Clet est volontiers rogue, et ne se lais-
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LA FILLEULE 67
serait pas traiter comme un petit garçon. Devant cette
crainte, nous avons dû nous taire; mais, bien que M. Clet
soit redevenu fort convenable, son insistance à rester ici
nous étonne. Il semble quMl se soit promis à lui-même de
ne pas passer pour éconduit auprès,de ses amis de Paris,
auxquels nous savons , par le chevalier, qu'il a fait la con-
fidence de ses projets amoureux. Je crains qu'il ne s'obstine
à retourner seulement le même jour que nous, et à se
montrer assidu chez nous. Je crains que cette petite co-
médie de mauvais goût ne fasse perdre patience à notre
vieux chevalier, qui a la tête vive, et qu'il ne remette tout
haut cet enfant à sa place. Alors... je vous avoue ma fai-
blesse de mère , je crains un duel entre mon fils et M. Hu-
bert.
— Dois-je m'en charger, madame? répondis-je avec une
naïveté qui fit sourire madame Mérange; Parlez, je provo-
querai Hubert aujourd'hui même.
— A Dieu ne plaise, mon cher enfant I s*écria-t-elle ;
vous n'av^ pas mission de défendre ma fille, et une affaire
qui nous atteint si peu ne mérite pas le plus petit coup
d'épée. Il ne s'agit pas de cela, mais de détruire, par votre
présence, l'efifet de l'outrecuidance de M. Clet. Sans vous,
nous voici seules ici avec mon fils et lui qui se pose en don
Juan. Nous avons de vieux amis, nous n'avions jamais
reçu de jeunes gens dans l'intimité de la campagne. De ce
que nous avons cédé au désir que montrait Julien de nous
amener celui-là, il voudra faire conclure que ses préten-
tions sont agréables. Si vous êtes ajmis dans cette intimité,
il ne pourra se vanter d'une exception en sa faveur, et
même , je veux vous demander de nous amener votre ami
Roque un de ces jours, ne fût-ce que pour quelques heures.
Nous l'aimons sans le connaître et nous voulons le voir à
Paris. Puisqu'il faut que mon fils, en devenant un jeune
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68 LA riLLEULE
bommcy ramène la jeunesse à notre foyer, je voudrais Yj
entourer, en même temps que nous, de jeunes gens sé-
rieux et d'un caractère sûr. Ils sont • rares. Puisque nous
sommes assez heureux pour vous avoir découvert, restez-
nous. Peu à peu, je suis persuadée que vous prendrez de
l'influence sur Julien, et que vous le dégoûterez des gens et
des choses frivoles.
Cette bonne mère n'eut pas de peine à me convaincre.
La pensée ne me vint seulement pas de lui dire qu'elle ve-
nait d'imaginer un remèdn qui pouvait être pire que le mal.
Je me sentais si fort de la conscience de mon respect pour
sa iiile, que je n'imaginai pas une chose bien simple et qui
devait arriver nécessairement : c'est que Clet, par dépit,
donnerait à entendre, dans un sens ironique ou malveil-
lant, que je lui étais préféré.
Dès ce jour laJutte fut engagée sourdement entre lui et
moi. Il se borna d'abord à observer; puis me railla de
filer le parfait amour, sans espoir et sans profit; enfin, il
partit brusquement, résolu, non à calomnier madame de
Saule (son âme n'était pas capable de cette noirceur pré-
méditée), mais tout porté à dénigrer nos relations lors-
qu'elles gêneraient son amour-propre.
Madame Marange avait de la fortune, mais la terre de
Saule, qui avait appartenu à son gendre, était sans impor-
tance. M. de Saule avait eu des emplois assez brillants pour
suppléer à l'insuffisance de son patrimoine. Après sa mort,
sa veuve, qui n'avait jamais eu le goût du monde, avait
souhaité d'habiter la campagne une grande partie de l'an-
née, et, aux fiiverses résidences qu'elle possédait, elle avait
préféré celle-là à cause du site. On avait donc décoré avec
une élégante simplicité le petit chûteau, et agrandi le
jardin et le parc aux dépens des prairies environnantes ;
l'exploitation agricole offrant un mince revenu, on n'avait
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Là FILLEULE 09
pas à s'eD occuper beaucoup, et on sortait peu de \9l réserve,
si ce n*est pour aller^ rendre des services pleins de simpli-
cité et de cordialité aux gens de la campagne, quelquefois
pour visiter en voiture les plus beaux sites environnants.
En général, ces deux femmes vivaient comme cacbées dans
leur sanctuaire, subissant les visites avec une aménité rési-
gnée, et préférant une vie réglée et uniforme à tout autre
genre d'existence.
C'est ainsi que j'avais vécu près de ma mère , et la
destinée t^'Ânicée dans le présent était si semblable à la
mienne dans le passé, qu'auprès d'elle je croyais recom-
mencer à vivre dans les conditions normales de mon être.
Roque, cédant à ma prière et aux aimables avances de
madame Marange, vint passer une journée avec nous. Il
était trop bon et trop droit pour ne pas apprécier de suite
ces deux femmes; il remarqua vite une cbose qui ne
m'avait pas frappé, et qui ne changea rien à mes sentiments
quand il me la fit constater : c'est que madame Marang:e,
avec son ton simple et sa vie modeste, était extrêmement
intelligente et sérieusement instruite pour une femme. En
cela, elle dépassait sa fille; mais elle. cachait ce genre de
supériorité avec un soin extrême, et il fallait, pour s'en
apercevoir, toute l'obstination naturelle que mettait Ed-
mond Roque à ne vouloir pas s'intéresser aux choses vul-
gaires, et le besoin qu'il avait continuellement d'élever la
conversation à des résumés de science abstraite, quand il ne
pouvait la faire rouler sur des faits de science positive. 11 était
pédant, mais de bonne foi, avec tant d'amour et si peu de
vanité, qu'il fallait bien l'accepter ainsi, et l'aimer quand
même. Par obligeance, par bonté, par savoir-vivre, madame
Marange lui laissa donc voir qu'elle le comprenait. Elle était
la veuve d'un homme qui avait cultivé modestement les
sciences par goût et par aptitude naturelle ; elle n'était pas
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70 LA FILLEtJLE
une femme savante, mais rien de ce qui avait intéressé scm
mari ne lui était étranger.
J'ai dit par quelle supériorité d'élan dans la tendresse
Anicée redevenait l'égale, et à mes yeux, plus que l'égale de
son admirable mère ; mais Roque n'en jugea pas ainsi : il
trouva bien plus d'attrait è se faire écouter, et même ques-
tionner par madame Marange, qu'à contempler madame de
Saule. Elle lui sembla par conséquent la plus jeune, la plus
belle des deux. Il est certain qu'elle était encore charmante
et qu'elle pouvait éblouir un tout jeune homme. Ces sortes
de sympathies,' que l'âge rend disproportionnées, et qui
sont invraisemblables à la pensée, sont pourtant très-fré-
quentes, par conséquent très-naturelles ; mais, entre une
femme si saine de jugement, aussi vraiment chaste que ma-
dame Marange, et un '^enfant aussi pur et aussi froid que
mon ami, l'attrait ne pouvait qu'être tout moral , la sollici-
tude toute maternelle.
Néanmoins, la jeunesse, quelque austère qu'elle se fasse,
aime à exagérer ses appréciations; ses hyperboles sont
vives, son vocabulaire est jeune. Aussi Roque me dit-il en
riant, dès le premier jour, qu'il était amoureux de madame
Marange.
— Oui, amoureux est le mot, ajouta-t-il en reprenant son
sérieux habituel; je ne sais pas si c'est une femme d'un âge
mûr, cela m'est parfaitement égal ; elle me paraît beaucoup
plus belle que sa fille, et nulle femme ne m'a jamais plu
autant qu'elle. Tu peux donc lui dire de ma part qu'elle a
en moi un adorateur dévoué, un mari très-ûdèle si bon lui
semble.
C'est ainsi que, pendant plus de vingt ans. Roque parla
de madame Marange et qu'il lui parla à elle-même fmais
comme jamais il n'alla plus loin et ne songea même à
lui baiser la main, cette sainte femme n'en fut pas com-
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liA FILLEULE 7i
promise^ et, à soixante-diz dns, elle l'appelait encore son
amoureux, avec cette simplicité enjouée qui est le privil^e
des matrones irréprochables.
Malgré le plaisir que Roque goûta dans cette journée, il ne
manqua pas, dès qu'il fut seul avec moi, de me gronder
énergiquement sur ma paresse. Je n'avais pas ouvert un
livre depuis quinze jours ; je n'y avais pas même songé. Je
ne sentais pas le besoin de la vie purement intellectuelle,
depuis que celle du cœur m'était rendue. J'avais été sevré
de cellerci depuis deux ans : il me semblait bien avoir le
droit de la savourer pendant quelques jours.
—Quelques jours ! disait Roque indigné. Ne dirait-on pas
que monsieur compte vivre plusieurs siècles ! et il mourra
peut-être samedi ou dimanche. Il mourra sans avoir appris
ce qu'on peut apprendre dans une semaine^ c'est-à-dire un
monde, un des mondes dont se compose le monde infini de
la science.
Roque prêchait d'exemple. Dans ses vacances, il avait ap-
pris le sanscrit; il appelait cela respirer l'air natal et se re-
tremper à la campagne.
Il blâma l'adoption de Moréna; il eut pour le faire toutes
les raisons qui m'avaient fait hésiter. Il fut sourd à celles qui
m'avaient vaincu ; ce qui ne l'empêcha pas de trouver la
petite fille ravissante et de donner de fort bons conseils sur
la manière de soigner son développement physique.
Vlil
Nous sommes encore une fois privés des souvenirs per-
sonnels de Stéphen ; mais comme c*est à cette même époque
que nous avons connu intimement les principaux person^
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72 1.A FILLKILE
nages de celte histoire, nous pourrons raconter très-fldèie-
ment ce qui manque dans son récit
Madame Marange et sa fille occupaient à Paris une maison
qu'elles avaient achetée rue de Gourcelles ; leur genre de vie
y était à peu près le même qu'à la campagne; elles j avaient
un grand et beau jardin qui les isolait du voisinage et leur
permettait de ne pas trop se croire à la ville. Elles eussent
préféré passer toute l'année aux champs ; mais Julien Ma-
range n'eût pas été de cet avis, et elles le trouvaient trop
jeune pour l'abandonner à lui-même. Dès le matin, Ànicée
s'occupait de Moréna; elle surveillait sa toilette, et même,
quand sa mère ne l'observait pas trop, elle s'en acquittait
elle-même avec un plaisir naïf : elle n'avait jamais connu
cette joie féminine de toucher adroitement à un petit être,
de chercher à deviner ses désirs, à étudier le langage de ses
vagissements et l'expression, chaque jour plus intelligible,
de ses r^ards. Elle s'initiait, avec une amoureuse curio-
sité, à ces mille petits soins dont Tintelligence est révélée aux
mères et qu'elle regrettait si douloureusement d'être forcée
d'apprendre. Elle rougissait presque de son ignorance ; elle
avait hâte de n'avoir plus le secours d'une étrangère entre
elle et cet enfant, à qui elle voulait pouvoir s'imaginer qu'elle
avait donné la vie.
Madame Marange craignait un peu l'excès de cette ten-
dresse, et s'efforçait de la réprimer ou de la contenir. Il y
avait cinq ans déjà qu' Anicée était veuve. Sa mère désirait
qu'elle se remariât, et redoutait un «bstacle dans l'adoption
exclusive et jalouse de cet enfant étranger, qu' Anicée tendait
à considérer comme le sien propre, jusqu'à concevoir déjà
vaguement l'idée de ne le sacrifier à aucune affection nou-
velle.
Anicée avait été mariée à un homme de mérite, mais qu'un
fond d'ambition cachée avait bientôt privé des charmes de
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LA FILLEULE 73
Fexpansion et de l'appréciation des douceurs du foyer domes-
. tique. Elle avait souffert de cette déception sourde et lente,
et peu à peu complète. Son mari avait des procédés exquis
envers elle, selon le monde ; mais son intimité était devenue
morne, préoccupée, froide, un peu hautaine. Anicée n'avait
pas aggravé son mal par d'importuns et d'inutiles reproches.
Elle avait sacrifié ses goûts et son idéal de bonheur tendre
et caché. Elle ne s'était jamais voulu avouer qu'elle était
malheureuse. Elle ne pouvait l'être complètement avec une
âme si douce, tant de penchant à s'effacer ou à s'immoler,
et les consolations d'une mère si assidue et si parfaite. C'était
une victime souriante et parée, qui mourait de langueur et
d'ennui au milieu de l'éclat du monde. Elle avait souffert sans
jamais se plaindre ; mais sa mère ne s'y était pas trompée :
elle avait essayé de le faire comprendre à M. de Saule. En
sentant ses torts, il s'était aigri comme font les gens qui ne
peuvent ou ne veulent pas les réparer. Il avait eu de l'amer-
tume contre sa belle-mère, prétendant qu'elle exerçait sur
sa ûlle une influence fâcheuse en l'encourageant dans sa
manie de retraite; il songeait presque à séparer ces deux
femmes, ce qui eût été la mort de l'une ou de l'autre, si la
mort ne l'eût surpris lui-même.
Anicée n'avait donc connu dans l'amour et le mariage
qu'un bonheur court et trompeur. Elle ne désirait pas faire
une nouvelle expérience. La pensée d'être rapprochée pour
toujours de.sa mère la dédommageait de la solitude de sa
vie. Depuis cinq ans, elle faisait comme faisait Stéphen de-
puis un mois. Elle se reposait d'avoir souffert, sans songrr
à vivre complètement.
Dans la journée, elle ne recevait personne; en cela elle
était d'accord avec madame Marange, qui pensait qu'on doit,
pour conserver la santé de l'esprit, s'appartenir chaque jour
un certai nombre d'heures. Elles déjeunaient avec Julien,
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74 LA FILLEULB
gai suivait ou était censé suivre des cours. Dès qu'il était
sorti, ^les lisaient et brodaient alternativement ensemble.
Elles vivaient dans une telle fusion d^habitudes, qu'il n'y
avait jamais qu'un livre commencé ou un ouvrage de femme
sur le métier pour elles deux. De temps en temps on appor-
tait Moréna, qui se roulait à leurs pieds sur une épaisse cou-
verture de soie piquée. Peu à peu, Anicée obtint qu'elle y
restât presque tout le temps. Elle éprouvait une jouissance
infinie à contempler les mouvements souples et gracieux
de cette ravissante petite créature qui, ne souffrant jamais
et se sentant prévenue dans tous ses désirs, ne troublait
fo^sque jamais de ses ctIs le calme de cette suave de-
meure.
Après la lecture, Anicée et sa mère, qui avaient le goût de
l'oi*dre dans les choses morales et matérielles, s^occupaient
alternativement ou ensemble des détails de leur intérieur;
elles renouvelaient ou arrosaient les fleurs choisies qui par-
fumaient les appartements; elles ordonnaient le dîner selon
te giM des hôtes qu'elles attendaient ; elles écrivaient leurs
lettres, elles s'habillaient l'une l'autre.
Julien rentrait. On s'occupait de lui, de ses études, de ses
plaisirs surtout, dont il était beaucoup plus pressé de rendre
compte et de demander les moyens de renouvellement. Le
chevalier de Valestroit, ou quelque autre vieux ami, venait
dîner. Anicée allait ensuite s'occuper du souper et du cou-
cher de Moréna. A huit heures, le terme moyen de la réunion
était une dizaine de personnes intimes. Une fois dans la se-
inaine on rendait des visites dans la journée; une autre fois
on allait au spectacle le soir.
C'est à cette vie placide et délicieusement monotone que
Stéphen fut associé. Elle semblait avoir été faite exprès pour
fui. Ce jeune homme était un étrange composé- de moliesse
et d'ardeur intellectuelle. Ses facultés, peu communes par
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LA FILLEULE 75
leur précocité, leur variété et leur étendue, le rivaient à Vé^
tude solitaire pendant la journée. S*il paraissait y apporter
moins d'acharnement que son ami Roque^ c*est qu'il y ap*
portait réeilejnent plus de facilité. Il avait une mémoire
prodigieuse et une rare promptitude d'assimilation. Il était
de ces heureuses organisations qui. n'ont jamais l'air d'avoir
travaillé, parce qu'elles n'ont pas besoin de résumer leurs
conquêtes. Elles en jouissent en silejice et les possèdent sans
les compter. Sa modestie excessive ne tenait pas à un effort
de sa volonté pour rester dans les limites du bon goût.
C'était plutôt une langueur naturelle et charmante qui le
préservait du besoin de produire son mérite. Il avait un
fonds de poésie dans l'âme qui ne lui permettait pas d'être
systématique, et tandis que Roque voulait tout soumettre à
la r^le de l'analyse pour arriver à la certitude, Stéphen
trouvait la conviction par une intuition soudaine et sûre qui
ressem blait au génie.
Ce génie humble et caché se sufQsait à lui-même tout le
-temps où il lui était impossible de vivre par le cœur; mais
dès que le soir arrivait, si un obstacle imprévu retardait sa
sortie accoutumée et sa course rapide du Luxembourg aux
Champs-*Élysées, il se faisait en lui une impétuosité de vo-
lonté dont on ne l'aurait pas oru susceptible. Les jours où
Anicée et sa mère allaient au spectacle, il entrait dans une
sorte de crise singulière; il se demandait avec terreur, lui
si doux, si patient et si facile à occuper, ce qu'il allait devo^
nir jusqu'à l'heure où il avait l'habitude de les quitter les
autres soirs. Pendant quelques semaines, il avait acheté une
contre-marque pour avoir le droit d'entrer au parterre, de
les regarder de loin et d'aller les saluer un instant dans
l'entr'acte. Mais cette manière de les voir en public le fit
souflrir davantage, et il y renonça.
Alors il ouvrit sa porte à quelques amis qui venaient cau-
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76 LA FILLEULE
ser et fumer, ce soir-là, chez lui. Pour son compte, il causait
peu et fumait encore moins ; mais il les écoulait et s'inté-
ressait à réchange de leurs idées. Tout ce qui lui eût paru
oiseux ou fatigant en d'autres moments, lui était, à celui-
là, plus agréable que la solitude la mieux utilisée. Il avait
besoin ou de S'étourdir, ou de faire un effort pour se rap-
peler qu'il y avait d'autres êtres sur la terre que les deux
femmes de la rue de Courcelles.
Roque venait là aussi, les yeux brûlés par le travail, la
voix brève et l'esprit tendu, ne voulant pas avouer qu'il
avait besoin de cette heure de repos, et feignant de s'y laisser
aller par complaisance.
Ces petites réunions, dans une chambre encore trop pe-
tite pour les contenir, et où la circulation du jeune sang
suppléait parfois à l'insuffisance du combustible, ne man-
quaient pas d'un certain charme. Les trois ou quatre amis
•des deux amis étaient des sujets assez distingués pour les
apprécier. Au milieu de la légèreté un peu folle de leur âge,
l'influence pure de Stéphen, le souffle ardent de Roque fai-
saient passer des rayons de poésie ou des éclairs d'esprit. On
discutait sur toutes choses avec chaleur, avec ce mélange
d'entêtement, de mauvaise foi et d'ingénuité insouciante
qui est propre aux jeunes gens de tous les pays, mais à ceux
de France particulièrement.
Quand deux ou trois oisifs de première année se trou-
vaient là aussi, les fréquentes interruptions, les saillies pit-
toresques, les applaudissements ou les huées de cet auditoire
désintéressé dans les questions soulevées, brisaient forcé-
ment l'obstination passionnée de Roque et faisaient passer
dans la conversation d'autres courants d'idées que Stéphen
aimait assez à saisir au vol, à fixer par une réflexion jetée
comme au hasard, et à livrer à l'analyse hachée et variée des
autros.
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LA FILLEULE 77
Pendant ce temps, il rentrait dans son silence, et, tout en
suivant leurs raisonnements ou leurs déraisonnements, il
pensait un peu à autre chose. Quelquefois on le priait de
jouer sur son piano un air du pays qui , comme une brise
rafraîchissante,' planait sur ces jeunes têtes; et cependant on
n'écoulait pas. Roque, qui n'avait jamais rien écouté d*tnti-
tile, entamait une dissertation sur la musique des Chinois
et des Indiens dans !e^ temps primitifs. On ne Técoutait pas
non plus; mais on entendait de chaque oreille le musicien
et le savant, et, au milieu de ce bruit de paroles, de cette
fumée de tabac et de ce décousu d^idées qui flottaient au-
dessus de sa tête, Stéphen s'oubliait au piano et improvisait
sans le savoir, tout en recueillant quelques bribes de la
causerie des autres. Il lui semblait être alors sous les
noyers de son village ou sous les chênes de la forêt de
Fontainebleau, et saisir au loin les sont vagues de la voix
humaine emportée à chaque instant par les souffles de
Forage.
— Un soir que j'improvisais ainsi, dit Stéphen dans un
fragment que nous nous sommes efforcé de rejoindre par
ce qui précède, nous vîmes entrer chez moi une espèce de
vieux Schmuck *, ancien chef d'orchestre allemand , qui
vivait pauvrement à Paris de quelques leçons. Il demeurait
à côté de moi depuis peu de temps : une cloison séparait ma
chambre de la sienne. J'ignorais sa profession et son talent,
sans quoi je me serais fait scrupule de troubler son repos et
d'écorcher ses oreilles. Il fut accueilli par des rires homé-
riques, car il n'y avait rien de plus plaisamment laid que sa
figure et son accoutrement, et il arrivait de l'air effaré d'un
homme réveillé dans son premier sommeil, qui demande
grâce, vu l'heure indue, et qui menace d'invoquer la haute
1. Peisonnage de Balzac, dans le Couiin Pom.
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78 lA FILtEULK
impartialité du portier. Je me levai, prêta céder à ses trop
justes réclamations; mais il s'agissait du contraire.
— Mon cher voisin, me dit-il, vous avez ici un ami qui
parle fort bien sur la théorie musicale, mais qui parle trop
près de la tête de mon lit, et qui m'empêche d'entendre les
airs que vous jouez. Ces airs champêtres que vous répétez
tous les soirs me sont agréables pour m'endormir, et l'élo-
quence de monsieur me réveille. Si vous vouliez seulement
changer le piano de place, le mettre où monsieur cause, et
faire causer monsieur à la place où vous jouez maintenant,
Je serais un voisin heureux et reconnaissant.
— G*est une épigramme à deux tranchants I s'écria Roque.
J'agace monsieur avec ma science, et tu l'endors avec tes
mélodies.
— Vive le voisin ! il a de l'esprit ! s'écria-t-on autour de
moi. Que sa volonté soit faite ! mais qu'auparavant il nous
joue quelque chose d'un peu plus neuf que les complaintes
ou les bourrées de Sléphen.
— Oui, dit le vieillard, je le veux bien, mes enfants. Vous
aimez le neuf, n'est-ce past Je vais vous en donner.
Et, se plaçant au piano, il se mit à jouer admirablement
quelque chose de sublime qui me jeta dans' une extase où je
restai plongé longtemps encore a près qu'il eut fini.
Mes amis l'écoUtaientavec plaisir et l'applaudissaient avec
élan. Sur quoi Roque se remit à disserter, cette fois, sur la
musique moderne comparée à celle du siècle dernier. Il avait
lu la veille un ouvrage critique sur ce si]yet, et il nous le
résuma avec beaucoup de précision et de clarté. Seulement,
il trouva matière à prouver le raisonnement de son auteur,
en faisant des remarques sur le prétendu motif- de Bellirii
que l'Allemand venait de nous servir.
Je n'écoutais guère, et pourtant, bien que je ne fusse pas
assez savant on musique pour deviner l'auteur de cette chose
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LA FILLEULE 1t9
admirable ^ je sentais si bien que, par sa .{MTOfondeur et ssi
simplicité , elle n'appartenait pas à Pécole moderne , qae
je ne pus me défendre de hausser les épaules devà&t les ap-
plications de mon ami. Alors le vieux maître se tourna V'ers
moi ;
— Vous voyez, monsieur, me dit-il, ce que c*est que la pré-
vention sans Texpérience, et la théorie sans la pratique.
Votre ami prétend que ces formes-là n'auraient pu être trou-
vées il y a cent ans, et pourtant je viens de vous joiier tout
bonnement un choral à trois parties de Sébastien Badii.
Roque s'en alla de fort mauvaise humeur, tous mes -amis
^n riant, et je restai seul avec le vieux maître d'har-
monie.
• •••••••••••••• •••**•
Ici s'interrompt encore le fragment, etnous sommes foiûé
d'y suppléer de nouveau. Ce que Sléphen oublie ou sup-
prime, c'est ce que M. Schwartz lui dit ce soir-ià. Il lui dé-
clara qu'il était un grand musicien et qu'il pouvait devenir
un grand compositeur s'il le voulait, Stéphen, qui avait
appris de sa mère, à l'âge de huit ans, les premiers éléments
des règles musicales^ et qui , depuis, n'avait jamais ouvert
un cahier de musique, eut bien de la peine à croire que
l'Allemand ne continuait pas à se moquer de lui. D'après «on
insistance, il pensa que le pauvre diable manquait de leçons,
et il allait lui proposer, avec son irréflexion de charité habi-
tuelle, de devenir son élève, lorsque Schwartz , conune s'il
eût deviné sa pensée, s'écria :
— Surtout ne prenez pas de leçons! Vous êtes d'une intel-
ligence à étudier tout seul la partie scientifique, mais ne de-
mandez jamais votre sentiment, votre goût, vos idées à
personne. Vous savez l'harmonie ?
— Non vraiment, monsieur, répondit Stéphen; c'est tout
au plus si je sais qu'il y a une science pour régler ces lois
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80 LA FILLEULE
qui, trop violées, déchirent l'oreille, et, trop observées,
refroidissent Témotion.
— Voilà une grafide parole I s'écria Schwartz. Ah ! mon-
sieur , vous savez ce que c'est que l'harmonie mieux que
tous ceux qui se sonl mêlés de la déûnir, et vous possédez
la pratique sans connaître la théorie. Je me suis bien aperçu
de cela en vous écoutant. Vous faites des fautes d'ortho-
graphe musicale qui sont d'un grand artiste et que vous
auriez le droit d'imposer comme'du purisme si vous étiez
auteur célèbre.
— Mes fautes d'orthographe , les voici , dit Stéphen en
reproduisant sur le piano certains passages de ses airs du
Berry. N'est-ce pas, c'est là ce qui vous étonne et vous
charme? Moi, cela me charme sans m'étonner, parce que
mon oreille y est habituée et que mon sentiment en a be-
soin. Je ne saurais vous dire le nom de ces accords ; je ne
le connais pas. Us me plaisent parce que je les ai entendu
faire aux ménétriers de mon pays. Quant à ces transitions,
je sais bien qu'elles ne se rencontrent pas dans la musique
officielle; mais elles sont dans la nature, et comme la na-
ture ne peut pas ne pas avoir raison, c'est la musique offi-
cielle, la musique légale, si vous voulez, qui a tort.
— Bravo! s'écria Schwartz; et ils causèrent avec passion
une partie de la nuit. Stéphen s'était plusieurs fois privé
de dîner pour avoir de quoi payer la dernière des places
aux Italiens les jours où l'opéra était selon son cœur. Il
avait un grand instinct du beau, du grand et du vrai dans
tous les arts.
La conversation de Schwartz, entremêlée de l'exécution
de divers courts chefs-d'œuvre , l'intéressa tellement que,
dès le lendemain, il abandonna momentanément toutes ses
autres études pour se livrer à la lecture de la musique. En
peu de jours , ses doigts, qui s'étaient déjà exercés , avec
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LA FILLEULE 81
beaucoup d'adresse naturelle et de moelleux InstiDClif, à
exprimer sur Tinstrument ses souvenirs d'enfance et ses
rêveries auditives, surent rendre la penSée d'autrui. Ses bons
yeux prompts, soutenus par une attention surhumaine, par
vinrent à lire sans effort les partitions et les manuscrits lar-
gement griffonnés que Schwartz mit à sa disposition. Au
bout de trois mois, Sléphen lisait à livre ouvert et il avait
lu presque tout ce qu'il y a de beau et de bon à lire dans ce
qui a été recueilli des œuvres des maîtres. Il était devenu
bon musicien ; il improvisait avec plus de liberté morale,
avec un sentiment plus étendu, qui n'avait pas cessé d'être
naïf et individuel.
Schwartz, qu'il avait écouté d'abord avec enthousiasme,
récoutait à son tour avec adoration. Roque n'osait plus dis-
serter devant eux, si ce n'est sur l'inutilité relative de l'art.
Stépheu avait appris incidemment la musique; il s'était, créé
une nouvelle source de jouissances, et tous les soirs, en re-
venant de la rue de Courcelles , il se racontait son propre
bonheur dans cette langue de l'imagination et du sentiment
que beaucoup de philosophes et de savants croient vague et
creuse parce qu'elle est mystérieuse et inûnie.
Un jour, Stéphen, qui, malgré le conseil de Schwartz, ne
voulait pas être compositeur de musique, reprit ses études
générales et réserva ses jouissances musicales pour ses heu-
res de loisir. Mais, le soir, il lui arriva un triomphe sur
lequel il était loin de compter et qui fit entrer son âme dans
une nouvelle phase d'ivresse et de joie. Il nous le racontera
lui-même.
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82 . LA FILLEULE
IX
ANCIEN JOURNAL DE STÉPHEN
tS mars ISS3.
Elles ont parlé ce soir de partir I Eîles veulent retourner
à Saule dans un mois. Et moi, que vais- je donc devenir?
Je le savais pourtant, qu'elles passeraient la belle saison là
bas ! et je l'avais oublié à force de ne pas vouloir que ce fût
possible.
Non, elles ne partiront pas, ou je trouverai moyen de les
suivre ; elle me Ta presque dit; elle ne peut pas vouloir me
tromper; elle parlait d'ailleurs malgré elle... Ah ! c'est là ce
qui me fait peur : si elle avait réfléchi, elle n'aurait pas dit
cela. A quoi pensais-je quand j'ai mis une main distraite sur
ce piano ? Je ne l'avais vu jamais ouvert. Je sais qu'Anicée
chante un peu, mais avec tant de timidité ou de mystère
que ce bel instrument est là eomme un meublo de parade.
J'ai cru qu'on attendait quelque artiste, j'étais curieux d'en-
tendre un beau son. Moi qui suis habitué au petit instru-
ment bien criard de ma pauvre mère, je n'en suis pas moins
avide quelquefois ;de galoper sur un coursier plus souple et
plus puissant. Avec un doigt j'interrogeais à petit bruit
les dernières touches , celles dont est privée mon épinette
surannée.
On a parlé de ce départ, je n'ai pas tressailli, j'espère,
mais ma main droite s'est crispée involontairement et un
sanglot rapide et sourd s'est échappé de l'instrument trop
sonore.
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LA FILLEULE ^
— Ah ! il joue du piano, il est musicien l s'est écriée ma-
dame Marange ; il est capable de tout savoir sans qu'on s'en
doute. Allons, dites-nous quelque chose de bon. Tout à
l'heure, une jeune parente vient de nous faire subir, de par
sa marnai) , un rondo si féroce, que nous en avons encore
les nerfs agacés. Guérissez-nous, si vous êtes médecin* Vous
ferez une bonne action.
Clet, qui vient encore de temps en temps, est entré en ce
moment. Clet méprise tout ce qui ose faire de la muaque,
parce qu'il professe pour la musique en elle-même un culte
que rien ne peut satisfaire. Il m'a supplié de ne pas jouer.
Cela m'en a donné ^vie, ne fût-ce que pour distraire de sa
conversation madame de Saule, qui le trouve insupportable.
Pai joué d'une manière très-enfantine une chanson de mon
pays. Elle a plu à madame Marange. Clet a daigné approuver
la modestie de mon choix.
Anicée n'a rien dit du tout.
Là-dessus on est venu lui dire tout bas que l'accordeur
était là.
— Il vient trop tard, ce bon Schwartz, a répondu madame
Marange. On l'avait demandé pour sept heures, il en est
neuf, et nous avons avalé le rondo à huit. Priez- le de reve-
nir demain dans la journée.
Le nom de Schwartz m'avait un peu surpris, mais tous les
Allemands s'appellent plus ou moins Schwartz, et je n'y pen^
sais plus, quand Anicée dit à sa mère :
— Ahl maman, c'est cruel de faire revenir ce pauvre
vieux de la rue de l'Ouest jusqu'ici, pour une besogne qu'il
ferait en cinq minutes si vous le permettiez. Je sais bien que
c'est ennuyeux d'entendre accorder un instrument, mais
nous voilà en si petit comité! Nous pouvons passer dans le
petit salon et fermer les portes.
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84 LA FILLEULE
— Tu as raison, a dit madame Marange. Faites entrer ce
bon Allemand.
—Il y a donc deux Schwartz dans ma rue ? pensais-je ; car,
à coup sûr, un homme du talent de mon professeur n'est
pas facteur à trois francs la course.
Ck)mme nous passions dans la pièce voisine, on a introduit
Schwartz, le vrai Schwarlz, Thomme de génie, mon ami,
mon maître. Des larmes me sont venues aux yeux. Je suis
rentré dans le salon, je lui ai serré les deux mains.
— Vous le connaissez donc? a dit Anicée qui était resiée
près du piano pour accueillir avec bonté le pauvre vieillard.
— Ne dites pas qui je suis, m'a dit Schwartz en allemand.
Que voulez-vous, la misère fait faire tant de choses!
La misère ! et je ne le savais pas! Il manque de leçons et
il ne me Ta jamais dit I II manque de pain peut-être, et il
me l'a caché avec un orgueil stoïque I
Je lui ai désobéi. J'ai dit à Anicée :
— Vous demandiez de la bonne musique pour vous re-
mettre ; laissez-le accorder son piano, et priez-le d'en jouer.
— Ohî je m'en doutais bien, a-t-elle' répondu. Il y a
comme cela tant de talents qui se cachent ou s'ignorent!
Eh bien, nous resterons au salon pendant qu'il donnera son
accord, afin qu'il ne se sauve pas sans nous avoir charmés.
Madame Marange est rentrée au salon pour savoir ce qui
nous y arrêtait. Elle ne quitte pas sa fille du regard; c'est
la première fois que sa présence m'a fait souffrir entre nous
deux. Jamais je n'avais désiré de me trouver seul avec Ani-
cée; mais, ce soir, il me semblait qu'elle avait vu mon effroi,
qu'elle devinait ma souffrance et qu'elle me parlerait de ce
fatal départ pour m'en adoucir la pensée.
Sa mère, en apprenant que Schwartz était un grand mu-
sicien, a compris sa situation.
— Eh bien, nous a-t-elle dit tout bas, demain il viendra
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LA FILLEULE 85
donner des leçons ici. Ce sera un prétexte pour l'entendre
souvent, et nous lui donnerons un louis par cachet. Priez-
le de rester avec nous pour prendre le thé; nous le ferons
jouer ensuite; et nous aurons Tair de nous décider à cause
de son talent et non à cause de votre recommandation.
Clet s'était endormi sur le divan du petit salon ; nous l'y
avons oublié. Le chevalier est venu ; madame Marange a chu-
choté avec lui, et il s'est engagé à trouver» en moins de huit
jours, deux autres élèves à mon pauvre ami. On a servi le
thé. Schwartz avait fini son accord. Anicée lui a sucré elle-
même sa tasse. Clet, qui se tue à fumer de l'opium parce que
c'est la mode, ne s'est pas éveillé. Le chevalier, qui ne com-
prend rien à cette mode-là, avait envie de le jeter dans le
jardin. C'est effrayant, ce que Schwartz a englouti de sand-
wiches. Je jure que le malheureux n'avait pas dîné I Peut-
'être a-t-il été empêché de venir chercher ses trois francs à
l'heure convenue, parce qu'il se sera trouvé mal en route.
Je n'ai rien dit de cela ; mais" madame Marange, qui de-
vine tout, m'a dit tout haut:
— Ce thé, c'est fade pour les jeunes gens. Démon temps,
on servait, le soir, une galantine et une bouteille de vieux
malaga.
— Ma mère a des idées merveilleuses, s'est écriée ma-
dame de Saule ; moi qui n'ai pas dîné I monsieur Stéphen,
à votre âge, on a toujours faim, venez me tenir compa-
gnie, et vous aussi, monsieur Schwartz, un peu de com-
plaisance : c'est si triste de souper seule I
Nous avons passé dans la salle à manger. En un clin d'oeil
tout était prêt. Mon pauvre Schwartz croyait rêver. On a eu
soin de ne pas le regarder manger et boire. Seulement,
madame Marange lui remplissait son assiette et son verre
comme par distraction et en nous parlant de l'opéra nou-
veau et de la séance de la Chambre.
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86 LA FILLEULE
Quand nous sommes entrés au salon, Sehwartz ne mar-
ehait pas très- droit. Il avait pourtant bu modérément, mais
qui sait depuis combien de temps û ne boit que de Teau !
Il avait Toeil en leu, et sa laideur n'était plus risible. li
s*est assis au piano en trébuchant «et en s'écriant d'une voix
pleine que je ne lui connaissais pas:
— A nous deux^ mon petit, è présent!
Il s'adressait à Tinstrument, dont ir venait d'être le ma-
nœuvre, et dont il reprenait possession en maître. Il a été
sublime. Anicée et sa mère ont été transportées. Ah î comme
Anicée a compris ! Elle prétend qu'elle n'est pas musicienne I
C'est possible : elle n*a besoin d© rien savoir, puisqu'elle
sent et devine toutes choses.
Clet s'est éveillé au tonnerre formidable qu'évoquait
Sehwartz sur le clavier; il est entré comme un homme en
somnambulisme. Il était vivement secoué par le grandiose
impétueux du vieux maître. Il n'a pas voulu le dire, mais
il n'a osé faire aueune réflexion dédaigneuse.
Sehwartz, après avoir joué une heure, s'est levé malgré
les réclamations i II était dégrisé.
— En voilà assez, a-t-il dit : je vous ferais mal aux nerfs,
car j'y ai mal moi-même. Je deviens bizarre, et je ne suis
pas de ceux qdi croient être beaux quand ils sont fous. Il
faut boire un peu de l'eau pure de la source après tout ce
malaga. Viens ici, toi, m'a-t-il dit en me tutoyant pour la
première fois ; joue-leur une fugue de Bach, bien tranquille
et bien vraie : tiens, celle que tu disais l'autre soir en ren-
trant.
J'ai Objecté que je ne la savais pas tout entière par
cœur.
— Tant mieux, s'est-il écrié, tu improviseras la fin et tu
partiras de là pour le pays de ta fantaisie.
Clet a pris son chapeau en disant :
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LA FILLEULE 87
. —Ah 1 rélève va jouer! Attends, Stéphenl mon cher ami»
je n'écoute jamais les amateurs.
On Ta laissé sortir, mais il est resté dans la pièce voisine
pour m'écouter, afin de se ménager une rentrée accablante
pour mon amour-propre.
J'ai eu le premier mouvement de vanité que j'aie jamais
ressenti. J'aii joué avec audace... Et puis j'ai oublié Clet, et
le chevalier, qui ne s'amusait pas beaucoup, et Julien, qui
rentrait et q^i faisait un grand bruit de tasses, et Schwartz
lui-même, qui croyait devoir m'encourager. Je me suis re-
trouvé seul dans ma pensée avec elle. Je lui ai dit en mu-
sique tout ce que l'âme endolorie et inquiète peut dire à
Dieu qui veut se retirer d'elle. Par moments, je revoyais le
pâle et doux visage de sa mère, cette ombre lumineuse qui
s'attache au rayonnement de mon étoile. Je me laissais ras-
surer et consoler par elles deux... Mais la nuit se faisait au-
tour de moi ; elles s'envolaient ensemble vers FEmpyrée.
J'avais des sanglots dans le cœur... je jouais mal, très-
mal... je ne suis pas encore sûr du clavier; mais j'avais des
idées, de l'émotion surtout. Madame Marange m'a presque
embrassé; Schwartz m'a embrassé tout à fait. Clet est ren-
tré sans rien dire, pour observer Anicée, qui ne disait rien
et me dérobait son visage. J'ai fermé le piano pendant qu'on
faisait compliment de moi à Schwartz. Alors Anicée s'est
penchée vers moi et m'a dit tout bas, avec des yeux pleins
de larmes :
— Stéphen, vous m'avez fait bien du mal; vous souffrez
donc?
— Vous partez !
*— Eh bien , et vous aussi .
Il m'a semblé d'abord que cela voulait dire :Vous partez
avec nous... Mais, moi aussi, je m'en souviens, j'avais parlé,
il y a quelques jours, d'aller en Berry voir mon père, qu'on
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88 LA FILLEULS
me dit malade. J*ai rêvé qu'elle me disait de la suivre..,
j'ai eu le vertige I Mais non, elle pleurait I 0 mon Dieu, elle
a pleuré pour moil... Je crains de devenir fou.
17 mais.
Il me semble .que sa mère s'inquiète de ce qui se passe
en moi. Pourquoi donc son regard pèse-t-il quelquefois sur
le mien comme celui d'un juge sur un coupable? Ne peut-
elle donc plus lire jusqu'au fond de mon âme? De ce que
cette âme est devenue triste, n'est-elle, pas toujours aussi
pure? Et si je souffre, si je m'alarme, si je sens que je ne
peux pas vivre sans elle, que lui importe?
Si j*étais nécessaire au bonheur d'Anicée comme elle l'est
au mien, sa mère pourrait sinquiéter... et encore... Si cela
était, ne lui consacrerais-je pas ma vie entière? Moi qui
m'attacherais à tous ses pas, rien que par égoïsme, que se*
rait-ce donc si j'étais assez béni du ciel pour qu'elle invo-
quât mon dévouement?
.... Hélas! je suis un enfant! L'amour s'empare de moi
avec violence, et je veux encore me donner le change, me
persuader que c'est de l'amitié, qu'on ne doit rien redouter
de moi, que je ne dois rien craindre de moi-même. Mon
Dieu ! il me semble pourtant que je ne demande, pour être
le plus calme, le plus satisfait des hommes, que de la voir
tous les jours, là, dans son paisible intérieur, auprès de sa
mère, entourée de ses vieux amis, souriante, affectueuse,
et ne m'aimant pas plus qu'elle n'aime Horéna ou même la
brebis noire.
De l'amour ! est-ce de l'amour que j'ai pour, elle ? Je ne
sais pas ce que c'est que l'amour, moi ; je suis trop jeune,
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LA FILLEULE 89
OU j'ai vécu trop absorbé par raa mère. Le premier jour
que j'ai vu Anicée, c'est à ma mère que j'ai songé, c'est sa
mère que j'ai regardée. L'amour peut^il exister sans Fespé-
rance du retour? Et là où il n'y a pas d'espérance, le désir
peut-il naître? Elle m'aime comme son frère. Elle a rai-
son : je l'aime tant, cette sœur-là 1
X
REPRISE DU RÉCIT DE STÉPHEN
Si j*avais pu la voir toigours, si sa mère m'eût invité à
la suivre à la campagne, des mois, des ans, la vie peut-être,
se fussent écoulés sans que j'eusse la conscience nette de
ma passion. En cela, grâce à Dieu, sa mère se trompa : la
meilleure sauvegarde entre deux êtres parfaitement purs et
enthousiastes, c'est le respect, l'espèce de crainte qu'ils s'in-
spirent l'un à l'autre en se voyant responsables devant Dieu
de la liberté qu'on leur laisse.
Madame Marange crut devoir nous séparer. Avait-elle lu
dans le cœur de sa fille une préférence trop marquée pour
moi? Ah ! la plus sage des mères est donc imprudente paiv
fois, puisqu'elle-même m'avait tendu les bras avec tant
d'affection et m'avait placé si haut dans son estime ! Elle
regardait donc comme impossible, au commencement,
qu'Anicée me vît avec d'autres yeux que les siens? Elle ou-
bliait donc que sa fille ne pouvait pas m'aimer comme elle,
d'une maternelle amitié !
De ce qu'Anicée avait neuf ou dix ans quand je vins au
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90 LA FILLSULE
monde, en résultait-il que je fasse née^saircment^ à yingt
ans, un enfant à ses yeux?
Et d'ailleurs, qu'importe de quel sentiment une femme
nous aime, pourvu qu'elle nous aime quand nous l'adorons?
Je suis bien œrtain que si madame Marage eût voulu pren-
dre au sérieux les naïves et respectueuses adorations d'Ed-
mond Roque,, et qu'elle eût consenti à l'épouser, il eût été
fier d'être son mari, et se fût trouvé, grâce à son caractère
à lui, parfaitement heureux tout le reste de sa vie.
Lajiature a des lois imprescriptibles pour la généralité
des êtres ; mais elle produit elle-même tant d'exceptions,
elle donne à des enfants une âme si mûre, à des vieillards
un esprit si ardent ou un cœur si naïf, elle ride de si jeunes
fronts, elle respecte si longtemps de beaux visages, qu'on
ne doit s'étonner de rien, A plus forte raison faut-il ad-
mettre que l'âge ne fait pas toute l'expérience, toute la sé-
curité, toute l'invulnérabilité de l'âme. Je ne me suis ja-
mais senti d'un jour, d'une heure, plus jeune qu'Anicée;
elle a eu des cheveux blancs avant moi; à présent c'est moi
qui en ai plus qu'elle; elle savait lire sans doute avant que
je fusse né ; moi, à dix ans, j'en savais plus qu'elle à vingt;
et à vingt ans j'étais un homme, et je voyais, je sentais en
elle la simplicité, la candeur angélique, la sainte ignorance
d'une jeune fille.
Auicée m'avait dit un mot qui me laissa, jusqu'au der-
nier moment, l'espérance de la suivre à Saule pour toute la
saison. C'est ainsi que je l'ent^idais; elle l'avait bien com-
pris. La veille de leur départ, sa mère me dit : Vous inati-
drez me voir, fi^est-^e pas ?
Ce fut un coup de massue pour moi. Je regardai Aniêée
d'un air de reproche inexprimable. Elle pâlit. Sa mère nous
regarda tous deux. Il n'y eut pas, i\ ne pouvait pas y avoir
d'autre explication entre nous. A voir les choses d'une ma-
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LA FfLLVULK 9i
nière positive, j'étais fou de rêver autre chose que l'hospi*
talité d'une ou deux semaines. Mais moi, je trouvais ces
convenances fausses et lâches. On m'estimait plus que les
autres, j'étais le seul ami jeune en qui l'on eût et Ton dût
avoir une entière confiance ; on m'avait donné cette con-
fiance dès le premier jour, et, après six mois d'épreuve,
quand on devait être arrivé à la certitude, on avait peur
d'être jugée trop confiante, on me sacrifiait à la crainte de
quelque jalousie d'entourage ou de quelque impuissante
malveillance. Je me sentais brisé, je fis mes adieux sans
amertume. Il me sembla que je n'aimais plus œtte mère
que j'avais osé comparer à la mienne, et que sa fille, ordi-
nairement si courageuse, en ce moment si craintive, ne mé*
ritait plus une si enthousiaste admiration de ma part.
En un instant sans doute mon attitude et mon langage
exprimèrent la tristesse résignée de cette déception. Ànicée,
moins maîtresse d'elle-même, regarda, à son tour, sa mère
d'un air de reproche plein d'anxiété, et comme je sortais,
elle s*écria, plutôt qu'elle ne me dit, de revenir à l'heure du
départ, le lendemain matin, pour l'aider à prendre ses der-
nières dispositions. Je répondis que j'étais à ses ordres,
mais d'un air de demi-détachement qui n'était pas joué. Je
la voyais bien rougir et souffrir de son manque de parole ;
mais je voulais qu'elle eût la force de le réparer ouverte-
ment, ou de se repentir avec franchise de l'imprudence de
sa promesse. Elle m'avait rendu la vie, elle me la reprenait
sans motif et sans excuse. Je sentis pour la première fois
que la douceur de won tempérament cachait une fermeté
réelle, inébranlable. Non, non, je n'étais pas un enfant I
Je fis beaucoup de réflexions dans ma longue course pour
revenir à pied chez moi. Schwartz, qui m'attendait toujours
jusqu'à minuit, me sauta au cou.
— Chcï enfant, cher ami I s'écria-til dans sa langue, que
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9i LA F1LLEU1.E
j'étais arrivé à connaître passablement, grâce à lui ; mon
violon, mon cher violon, tu saisi que je voulais vendre cinq
cents francs, et dont les brocanteurs ne voulaient pas me
dpnner deux louis, on me Tacheté mille francs 1
— Qui cela?
— Devine?
Et san^ songer à ce qu'il disait, il me remit une lettre
que madame Marange lui avait envoyée dans la soirée, sans
me rien dire, et qui lui demandait le précieux instrument
pour son fils Julien, en lui envoyant un billet de banque.
Puis en posl-scriptum, elle ajoutait : a Voilà mon fils qui
est forcé tout d'un coup de partir pour une de nos terres.
Comme il pourrait bien y passer quelque temps, il vous
prie de lui garder ce violon jusqu'à ce qu'il vous le rede-
mande, et de le jouer souvent pour l'entretenir. » Ces fem-
mes étaient bonnes et d'une délicatesse exquise. Je leur
avais dit que Schwartz cherchait à vendre son violon, mais
que le jour où il en viendrait à bout, il regretterait amère-
ment le fidèle compagnon de toute sa vie. Elles le lui
payaient donc avec l'intention bien évidente de trouver
prétexte sur prétexte pour l'empêcher de le livrer.
Schwartz était fier, mais facile à tromper. Il ne se doutait
pas de la reconnaissance qu'il devait à ces âmes ingénieuses
dans l'art de rendre service. Mais il était sûr de son lende-
main et heureux de ne pas se séparer de son violon. Il en
joua toute la nuit.
J'avais esjjéré me sentir calme. Je ne me sentis que fort.
Schwartz m'empêcha de dormir : je fleurai; je pensais à
Anicée comme si elle était morte. Je fus exact au rendez-
vous qu'elle m'avait donné. La mère et la fille affectèrent
de me charger de mille commissions, et même elles me
confièrent la surveillance de la maison de Paris, comme si
elles eussent voulu me traiter en ami intime devant les au-
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LA FILLEULE 93
très intimes qui étaient là. Un instant je me trouvai
seul arec madame Marange, et elle s'empressa de me parler
avec une affection que je rie pus m*empêcher de trouver
diplomatique.
— Que je regrette que vous n'ayez pas dix ans de plus !
me dit-elle. Vous ne seriez plus forcé de rester ici pour de-
venir savant, comme c'est votre louable et trop juste ambi-
tion. Vous viendriez passer tout Tété à Saule, n'est-ce pas?
— Vous croyez, madame, lui répondis-je, que j'ai l'am-
bition de devenir savant? Vous me confondez avec mon
ami Roque.
— Non pas, non pas, reprit-elle. (Et il me semblait que
toutes ses réflexions étaient faites à dessein de m'ouvrir les
yeux sur ma position vis-à-vis de sa fille, comme si j'eusse
conçu quelque espoir insensé.) Vous devez vouloir être sa-
vant en conscience. La vie d'un homme est consacrée
d'avance par les dons qu'il a reçus. Quel dommage pour
nous que vous soyez un être si intelligent, et, par là, respon-
sable de sa propre destinée I Que n'êtes-vous un pauvre
vieux malheureux comme Schwartz, avec tout ce que vous
savez de plus que lui 1 nous vous eussions emmené pour re-
faire l'éducation de Julien, et j'eusse été si contente de trou-
ver un prétexte pour garder toujours un ami tel que vous !
Mais vous êtes un fils de famille, et personne n'a le droit de
s'emparer de vous. Vous n'avez pas non plus celui de dis-
poser de vous-même.
Elle avait tellement raison que j'en eus du dépit.
— J'aurai toujours le droit, lui répondis-je, d'aller herbo-
riser dans la forêt de Fontainebleau ; c'est ce qui me conso-
lera un peu de vous voir partir.
— J'espère bien que vous viendrez vous reposer quelque-
fois chez nous de vos courses scientifiques, reprit-elle d'un
air contraint et presque froid.
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94 LA FIIXBULB
J'avais provoqué mon arrêt. Je ne devais venir qu'en visite
et le moins possible. Je Taimais mieux ainsi, moi qui vou-
lais connaître mon sort. C'est dans Tordre : le bonheur
ferme les yeux sur le lendemain , le malheur ne sait pas
vivre au jour le jour. J*élais calme comme un martyr. Ani-
cée me sembla plus calme que moi encore, car, ce jour-là,
elle n'était pas même triste. Ses yeux avaient une expres-
sion que je ne comprenais pas, et dont la tranquille douceur
me faisait parfois l'effet d*une insulte.
Au moment de monter en voiture :
— Venez ici, parrain, me dit-elle, en me présentant la
petite.MDréna. Donnez votre bénédiction à votre filleule.
Et comme je me penchais sur le berceau pour embrasseî
Fenfanl:
•^ Sléphen, me dit-elle à voix basse , comptez un peu sot
l'avenir et sur moi; notre amitié est indissoluble.
Je relevai les yeux sur elle, je lus dans les siens cette sorte
d'enthousiasme inspiré qu'elle avait quand elle prenait une
résolution généreuse qui devait triompher de la prudente
sollicitude de sa mère. Je ne sais ce qui se passa enmoi ;
je passai de rabattement à une sorte de joie pleine de sécu-
rité.
—.Merci! lui dis-je.
Et le chevalier nous sépara. Il partait avec elles.
Hubert Clet et Edmond Roque étaient là aussi. Edmond
était venu assez. rarement dans le courant de l'hiver, mais
avec les gens qui lui plaisaient, il était ami, et mèmie naïve-
ment familier dès le premier jour et poui: toute sa vie^ il .
n'avait donc pas rtiaiiqué de venir faire les adieux de l'ami-
tié à la dernière heure. Julien, qui restait quelques jours
encore à Paris, avait invité son ami Clet à déjeuner, et con-
tinuait à ne pas se douter que ce personnage fût antipathi-
que à sa sœur. Mais, chose étrange et qui peint bien la
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Uk FILLEULE 95
diptomatie malerneUe, madame Marange, qui in*avait
d'abord retenu dans son intimité pour écarter ou pour
paralyser l'apparence de celle de Clet, avait, cessé de re-
pousser ce dernier dès le monie^t où il lui avait semblé
que la mienne pouvait devenir dangereuse.
Dès que la voiture qui emportait mon âme et ma vie eut
disparu, Julien exigea que nous vinssions déjeuner tous les
trois avec lui au café de Paris. J'aurais voulu être seul, mais
Clet m'observait d'un air narquoiS; et j'avais à faire bonne
contenance. Je me laissai emmener.
Roque avec sa cravate blanche et ses lunettes d'or fit sen-
sation au café de Paris. Je vis fort bien les sourires mo^
queurs des jeunes dandys, dont il frôla un peu gauchem^t
les tables, et je devinai les mots dits tout bas à Julien par
quelqu'un d'entre eux* Cette ligure de jeune pédant les di-
vertissait. On ne me regarda pas. Je vis par là que j'avais
l'air de tout le monde, et j'en fus bien aise. J'aurais pu être
ridicule sans m'en douter, et ce jour-là, pour la première
fois, j'en aurais souffert. Celui que madame de Sauio aimait
comme son frère n'avait pas le droit de faire rire, même
les enfants; quant à Hubert Clet, il connaissait tout le
monde, tout le monde le connaissait, il était là chez lui.
Ayant de la fortune, de l'usage, de l'élégance, et de l'esprit
par-dessus le marché, il était tenu en grande estime par la
jeune fashion parisienne.
Notre déjeuner fut gai. Rougissant, je crois, un' peu de
son pédant, Julien avait demandé un salon pour nous quatre.
Mais Roque fut extrêmement spirituel, et, contre son habi-
tude, nullement fatigant; voué par goût et par système à une
grande sobriété, mais parfaitement distrait, il se grisa dès
le premier service. Il s'en aperçut lui-même, et, nous dé-
clarant qu'il se trouvait dans un état de réplétion et à^éhriéié
fort dékctahle, il fut étincelant d'érudition satirique et, lui
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96 LA FILLEILE
le plus chaste des hommes, de graveture pantagruélesque.
C'était son fait, au reste, de parler de tout ex professa, sans
avoir jamais usé de rien.
Clet fut fort triste, dès qu'il se vit écrasé par la verve d'un-
homme dont il s'était promis de faire un plastron.
Julien, qui était frivole comme un enfant riche et comblé,
mais bon comme sa mère, au fond, et généreux comme sa
sœur, donna les mains joyeusement au triomphe de Roque.
Clet, que le vin ne pouvait égayer, devint nerveux et
tourna à l'irritation.
Il me serait impossible de dire par quel chemin de tra-
verse nous nous trouvâmes arrêtés face à face, lui et mol,
dans une impasse de plaisanteries assez aigres de sa part,
un peu dures de la mienne. J*étais parfaitement de sang-
froid , et s'il était ivre , il le paraissait si peu , que je ne pus
tolérer ses sarcasmes.
Son animosité contre moi datait déjà de loin. Il avait su
la contenir jusque-là. J'aurais dû me dire peut-être qu'il
était sérieusement épris, puisqu'il souffrait, et que ce malaise
demandait quelque indulgence de ma part. Mais 11 dénigrait
si ouvertement pour moi l'objet de mon culte, que je perdis
patience et le blessai plus que je ne voulais.
Roque faisait tant de bruit que nous eûmes le malheur de
pouvoir nous dire, sans être entendus, tout ce que la présence
et l'attention de Julien nous eussent forcés de refouler bien
avant. Quand on se leva de table, Hubert Clet m'avait pro-
voqué tout bas. Julien remarqua que tous deux nous étions
pâles. Roque déclara que c'était la densité nébuleme de la fu-
mée des cigares qui nous faisait paraître ainsi, et il sortit
pour promener gaiement les fumées de son vin sur les bou-
levards. Je vis bien que sa cravate blanche un peu relâchée,
son grand chapeau rejeté en arrière et ses yeux myopes
brillant derrière ses lunettes posées de travers faisaient rc-
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LA FILLEULE 97
tourner les passants; je le remmenai dans notre quartier
latin.
Le lendemain, j'étais au bois de Boulogne avec lui, atten-
dant Hubert Clet, qui y arriva bientôt, escorté de son témoin.
Il n'avait pu choisir Julien, et pour cause : le sujet de notre
querelle et notre querelle elle-même devaient lui être soi-
gneusement cachés.
Je ne m'étais jamais battu, comme on peut croire. Clet, qui
vivait dans le monde et qui affichait l'esprit frondeur, avait
eu déjà une affaire. Il était d'un calme magnifique et s'y
complaisait comme un acteur qui joue un rôle dans ses
moyens. Je n'avais rien à affecter. Je n'ai jamais su si j'a-
vais du courages mais il ne me semble pas qu'il en faille pour
risquer sa vie au bout d'un pistolet ou d'une épée, quand
elle est toujours en risque, à tous les moments de notre
éphémère et fragile existence. Roque , qui m'aimait certai-
nement autant que lui-même et qui eût souhaité se battre à
ma place, avait autant de sang-froid que moi, ce qui était
beaucoup plus méritoire.
Le témoin de Clet était un professeur émérite d'affaires
d'honneur qui, à vingt-cinq ans, prenait les airs d'un pa-
triarche du coupe-gorge. Il voulut d'abord essayer d'arran-
ger l'affaire, et me demanda, dans la forme classique, si, en
traitant M. Clet de fat impertinent, j'avais eu l'intention de
l'offenser personnellement.
Je répondis qu'à coup sûr j'avais eu l'intention de lui
prouver son impertinence et sa sottise, et que je persistais
dans ce sentiment, à moins qu'il ne convînt lui-même de son
toft et ne le réparât en rétractant les sottises et les imperti-
nences qu'il m'avait dites.
C'était au tour de Roque d'aller demander à Clet s'il avait
eu l'intention de m'offenser. Il s'y prit plus simplement et lui
dit:
6
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9è LA. FUXSULK
— Vous avez traité mon ami de tartufe de village et de
petit don Juan de mansarde. C'est peut-être drôle, mais nous
ne voulons pas en rire. On vous a répondu sans amphibologie
que vous étiez un fat et un impertinent ; vous avez demandé
à vous battre, nous voici ; que décidez-vous?
Le témoin de Glet trouva le procédé irrégulier, et après
dix minutes de poiu'parlers très-inutiles, où le témoin nous
donna à tous trois de fortes envies de rire, nous fûmes pla-
cés, Glet et moi, en face l'un de l'autre. Nous tirâmes en-
semble. Glet me logea une balle dans les côtes. Je Ini cassai
un bras. L*honneur était satisfait. Ma blessure n'était pas
très-grave. La balle fut aisément extraite. Je ne soufi&is p^
de manière à perdre le courage ou la connaissance un seid
instant. Sans être d'une apparence robuste, j'ai dans le sang
un peu de la force tranquille du paysan berrichon, je ne
suis pas très-sensible à la douleur.
Glet fut plus malade que moi« Son^Hrganisation nerv^ise,
déjà très-excitée par un régime absurde, lui oocasicmna de
violents accès de fièvre, et l'enflure du bras fut fort tenace.
Roque le vit souvent de ma part, et lui rendit son estime en
voyant que, reconnaissant son tort, il tenait fort secrets
notre duel et sa cause.
J'étais au lit depuis trois jours, encore assez malade
et affaibli par l'opération, lorsque je reçus une lettre de
mon père qui m'annonçait de grosses pertes de bestiaux, et
m'engageait à vivre de mon travail, sans compter davan-
tage sur son assistance.
Gette contrariété me parut d'abord peu de chose, mais ce
manque de parole et le ton froid et presque dur de la lettre
m'affectèrent beaucoup. Mon pauvre père, lui, si loyal et si
bon, il me retirait même ia jouissance du mince héritage de
ma mère, et il m'abandonnait à mes propres ressources
sans me donner le temps d'aviser.
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LA FILLEULE 99
Ce n'esà pas du jour au lendemain qu'on trouve une oc-
capation, si misérable qu'elle soit. J'arais contracté quel-
ques obligations, en ce sens que f avais attribué d'avance,
«ir lés termes de ma modique pension, deux petites sommes
au payement des dettes d'un ami encore plus gêné que moi.
J'étais donc forcé de lui manquer de parole à mon tour, et
on a si mauvaise grâlce à accuser ses parents, que si je
n'eusse été hors d'état de me mouvoir, j'aurais pris des cro-
chets ou un fiacre à conduire, plutôt que d'en venir à cette
honteuse excuse.
XI
le quittai mou lit pour me mettre en quête d'un emploi
mais il me fallait, pour entrer dans une indu.strie quelcon-
que, un répondant ^nnu des industriels, et je n'en connais-
sais aucun, ne voulant pas invoquer l'appui de Glet et de sa
famille*
Four oocuper une fonction dans le gouveraem^t, si ob-
scure qu'elle fût, il me fallait des titres ou un surnumérariat.
J'aurais pu donner des leçons, être répétiteur dans un col-
lège, ou seulement maître d'études. Pour tout cela, il me
fallait des protecteurs, des connaissances. J'avais vécu trop
seul, et pour rien au monde Je n'aurais voulu m'adressera
madame Marange ou à sa fille, par conséquent à aucune
personne de lepr entourage.
Je vis quel affreux métier est celui de solKciteur. Je le fis
avec courage et sans vouloir me sentir atteint d'une humi-
liation, ni tressé d'aucune méfiance. Si on était peu acôes-
sible fûUT le malheur, c'était la faute du genre humain, qui
apparemment pullule de malheureux lâches et fourbes.
dby Google
100 LA FILLBCLB
Cependant la détresse arrivait avec une efrayante rapi-
dité* J'écrivis à mon père pour lui demander trois mois de
répit, lui remontrant avec soumission que c'était le temps
nécessaire pour trouver à me caser. Il ne me répondit pas.
J'ai su plus tard qu'une main avide et cruelle avait supprimé
ma lettre.
Roque eût partagé sa cfaambre et son pain avec moi ;
mais je l'aurais gêné dans ses études, et, en acceptant son
assistance, je l'eusse empêché d'acheter des livres et des in-
struments, car il apprenait en ce moment la médecine et la
chirurgie, et je savais qu'il se privait souvent de manger
pour se procurer cette satisfaction. Autant valait lui deman-
der sa vie que ses moyens de développement intellectuel. Je
lui cachai ma position.
Mon bon Schwartz commençait à retomber dans la mi-
sère. Il avait naïvement confié ses mille francs à un com-
patriote qui les lui avait emportés. La goutte l'avait pris, et,
après de vains efforts pour descendre son escalier, il s'était
vu forcé d'interrompre ses leçons dès le début. Rien ne
fait plus de tort à un malheureux que de commencer
par être malade. On l'avait em placé au bout de quinze
jours.
Je n'avais ni le temps ni la force d'aller donner un coup
d'œil à la maison de la rue de Courcelles ; par conséquent,
je n'avais pas l'occasion d'écrire à Saule. Mon silence étonna
et inquiéta. On envoya Julien savoir de mes nouvelles. Il
vint deux fois sans me trouver et écrivit que je me portais
bien, puisque j'étais toujours dehors. Puis il partit lui-même
pour rejoindre sa mère et sa sœur.
Ma blessure était guérie, malgré le peu de soin que j'en
avais pris; mais ma force, qui n'avait pas eu le temps de
revenir, commençait à m'abandouner tout à fait. Parfois
j'éprouvais des faims dévorantes que je n'avais pas le moyen
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LA FILLEULB 101
de satisfaire. D'autres fois, j'éprouvais un dégoût invincible
pour les aliments. Un jour je dépensai pour mon déjeuner
et celui de Schwartz ma dernière pièce de monnaie. Je sor-
tis en me disant qu'il fallait trouver du travail ce jour-là,
ou avouer ma misère à mon pauvre Roque.
Je courus tout le jour; je rentrai sans succès et sans es-
pérance. Le lendemain je voulus tenter encore une journée
de démarches avant de me risquer à de tristes aveux. Je
sortis à jeun, je rentrai de même, sans plus de succès que
la veille.
J'avais vendu ou engagé au mont-de- piété mes pauvres
hardes. Il ne me restait que les reliques de ma mère, au
milieu desquelles j'allais mourir d'inanition plutôt que d'es-
sayer d'en tirer un dernier morceau de pain.
Je me décidai à écrire à Roque que Schwartz avait faim
et que je n'avais plus rien à partager avec lui. Je portai ma
lettre à la première boîte, ne me sentant pas la force d'al-
ler jusque chez mon ami qui demeurait auprès de l'Obser-
vatoire. Je remontai avec peine mes cinq étages, j'entrai
doucement chez Schwartz. Il dormait. Je savais que le pianp
ne le réveillait pas. Je me mis à jouer très-doux la dernière
chanson rustique que j'avais entendu chanter à ma mère.
Je sentis un grand calme succéder aux battements préci-
pités de mon cœur. La sueur se reftroidit sur mon front. La
dernière goutte d'huile s'épuisa dans la lampe. Je m'en
aperçus à peine, tant mon regard était déjà troublé; puis je
ne sentis plus rien : mes mains se raidirent sur le clavier,
ma tête tomba sur le pupitre; il me sembla que je m'endor-
mais pour toujours. Je distinguai encore faiblement Thor-
loge du Luxembourg qui sonnait dix heures ; puis je devins
complètement inerte.
Quand je revins de cette défaillance, je vis autour de moi
des fantômes qui me firent craindre de n'avoir échappé à la
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102 lA niXEtJLE
mort que pdtrr ^irrlfaBr à la folie. Anîcée et sa m^^ étaient
prègde moi; elles me parlaient arec tendresse, ellesnie
pfodigttaient tes plus doux soins. Sehwartz ^ le chevalier
de Yaiestroit allaient' et venaient dans la ehambie. Je vis •
confusément des fioles, des tasses. On m*ayait' fait prendre
quelque cordialy car Je me sentais ranimé ; mais je ne com-
prenais pas encore.
Je Ais très^ongtemps avant de me rendre compte de
rien. On metit lever, on .m'aida à descendre l'escalier, on
me mit en voilure ; je me laissai conduire comme dans un
rêve. Je ne me retrouvai moi-même que dans la maison delà
rue de Gourcelles, devant un souper de famille, où Schwaitz
était assis. Les choses se passaient pour nous deux comme
elles s'étaient passées deux mois auparavant pour lui sent.
On nous disait qu'on avait faim, et on nous priait de mim-
ger parcomplaisanœ^
La mémoire de cette soirée me revint entièrement, et Je
sentis la honte de la misère m'accabler jusqu'à la douleur.
Le bon Allemand était si facile à tromper qu'il trouvait l'ex-
plication de madame Marange toute naturelle. Elle était ve-
nue à Paris avec sa fille pour y passer deux jours. Étonnée
d'apprendre de ses gens qu*on ne m'avait pas revu depuis
son départ, elle avait envoyé le chevalier savoir si j'étais
malade. On lui avait dit que j'étais sorti, mais que je n'é-
tais pas rétabli d'un accident qu^on attribuait à une chute.
Cette réponse l'avait surpris; il avait pensé que J'étais fort
mal et que je ne voulais pas recevoir. Il n'avait osé forcer
ma porte. Il en avait été grondé par madame Marange et
sa fille, qui étaient montées en voiture à dix heures du soir,
ne voulant pas rester toute la nuit dans l'inquiétude. On tes
avait laissées monter. Elles m'avaient trouvé évanoui. En
revenant à moi, j'avais accepté de venir souper avec elles
pour partir le lendemain avec elles pour la campagne, car
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LA FIU«1ULS 103
it' était évident que j'avais besoin de me remettee et de me
reposer de mon travail.
Tout ce réoit était exact, mais la vérité n'en était pas
complète, je le sentais. On feignait d'ignorer que je me
fusse battu en duel et que la misère fût la cause de ma re-
chute. Je voyais bien qu'on me trompait, qpe le portier de
ma maison avait été plus explicite avec M. de Valestroit, ou
que Schwartz lui-même, réveillé en sui^saut par la visite des
deux femmes, leur avait tout avoué sans s'^n douter.
Je sentais la pitié de la mère peser sur moi comme une
humiliation, l'inquiétude de la fille comme un doute : la
première devait se dire que j'étais trop obscur, trop pauvre^
pour devenir jamais un égal ; la seconde, que je n'avais pas
assez de courage physique et moral pour devenir un appui.
La fatalité de mon malheur et lesentiment de ma faiblesse
me navrèrent. Je m'étais ^nti assez î(ài naguère pour être
le fils, le frère et l'ami de ces deux femmes, et voilà qu'elles
m'apportaient chez elles comme un malade et medonnaient
à manger comme à un pauvre.
Ces réflexions succédèrent rapidement à mon atonie, et
je fondis en larmes, nouvelle preuve de faiblesse qu'il me
fut impossible de leur dérober.
Madame Marange me prit la tête dans ses mains avec une
bonté indicible, tandis qu'Anicée prenait les miennes et les
caressait presque comme celles d'un enfant que l'on veut
consoler ; puis, tout en me dorlotdmt de la sorte, elles dirent
au chevalier, qui ne devinait pas comme elles ma pensée,
que c'était une crise nerveuse dont il ne fallait pas s'éton-
ner après mon évanouissement, lequel n'était lui-même
qu'un état nerveux.
J'eus bien de la peine à retenir mes sanglots, je suffoquais.
Madame Marange, craignant une crise plus forte, sortit pour
me chercher de l'éther. Le chevalier prit une bougie pour
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104 LA FILLEULE
l'accompagner. Schwartz, que ses robustes instincts physi-
ques dominaient toigours un peu, et qui mangeait, comme
les loups, un jour sur quatre, -avait la vue plongée dans son
assiette. Anicée, qui était restée debout près de moi, passa
ses bras autour de ma tête, l'attira contre son cœur avec une
effusion angélique, et mit son mouchoir sur mes yeux pour
essuyer mes larmes. Ma fierté fut vaincue par cette sainte
caresse. Je sentis la sœur et la mère dans le sein de la femme,
ces types sacrés qu'aucun autre genre d'amour n'efface dans
les âmes complètes. Mes larmes coulèrent plus douces; elles
se tarirent dans la batiste embaumée de ce mouchoir, qu'elle
me laissa garder, couvrir de baisers et cacher dans mon
sein quand sa mère rentra.
On me trouva mieux. Le bon chevalier répéta à plusieurs
reprises : Ça ne sera rim, comme on dit à un enfant qui
s'est fait une bosse à la tête. Madame Marange me prescri-
vit de manger, prétendant que mon médecin avait dû me
mettre à la diète parce que c'était la mode, mais que l'abus
de ce système tuait les malades plus que le mal. Chaque mé -
nagement inventé par elle pour sauver mon orgueil me ré-
vélait sa bonté et mon humiliation. Mais déjà je ne sentais
plus l'une et je m'abandonnai à l'autre. Je fis un effort pour
lui obéir, mais j'avais une autre organisation que celle de
Schwartz, et plusieurs jours se passèrent avant que je pusse
manger sans dégoût et sans souffrance.
Il était deux heures du matin quand je me rendis compte
du temps écoulé. Je voulus me retirer avec Schwartz. Ma-
dame Marange nous dit que puisque nous devions partir tous
deux avec elle et sa fille à dix heures le lendemain, nous
coucherions, ainsi que le chevalier, dans le pavillon de son
jardin. On avait tout préparé pendant le souper. J'étais vaincu
par la fatigue, je dormis quelques heures, et quand, selon
mon habitude, je m'éveillai au joiu*, le chant des merles et
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LA FILLEULE 105
des pinsons qui peuplaient le jardin me causa la douce illu-
sion de Id campagne. Ma tête était encore si faible, que je
fus quelque temps à comprendre où j'étais réellement, et
quelles circonstances imprévues m'y avaient amené.
Alors ma honte me revint, en dépit du mouchoir d'Anicée
qui était là sous mon chevet, et que je pressai sur mon vi-
sage comme pour en effacer la rougeur. Mais comment ne
p^ rougir de rentrer ainsi chez elle en nécessiteux^ moi qui,
en voulant la suivre, avais été fier de Tidée de lui sacrifier
toute ma vaine science et tout mon avenir intellectuel I
— Non ! non I m'écriai-je en me jetant hors de ce lit moel-
leux où j'avais été déposé comme par le Samaritain de TÉ-
vangile. Je n'accepterai pas leurs bienfaits ! Ce n*est pas ainsi
que je veux faire fléchir la rigueur de ma destinée. Je suis
trop jeune de dix ans, voilà mon tort. Il faut que je le ré-
pare par une volonté surhumaine.
Mon parti fut bientôt pris. J'écrivis à madame Marange :
a Vous l'avez deviné, mon secret, je n'ai pas besoin de
vous le dire; J'en conviens avec vous. Vous savez que je ne
le lui ai jamais dit, à elle, car vous lisez dans son cœur, et
j'espère que vous estimez un peu l'honnêteté du mien.
» Vous voulez qu'elle se marie, je l'ai bien vu. Vous ne
repoussez pas d'auprès d'elle les hommes de quarante ans
qui ont du mérite. C'est elle qui les refuse au bout de deux
entrevues. A la première, c'est l'autorité qu'elle vous con-
cède ; à la seconde, c'est son droit qu'elle reprend.
» Vous ne tenez ni à la naissance ni à la fortune. Vous
êtes d'origine plébéienne. Vous êtes assez riche, et d'ailleurs
votre esprit est trop élevé, votre âme trop noble pour ne pas
préférer l'honneur et la vertu à toutes choses.
x> Mais vous vous méfiez de la jeunesse. En théorie vous
avez raison. Je vous ai souvent entendue blâmer les amours
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106 tk muMxjw
disproportionnés sous le rapport de l'âgée* Vous disiez qu'une
femme ^u v(Ate est vieille et qu'un époux 4e trenteM^inqjnts
est eneoreun jeune homme. Fm bien tout compris, riea ne
m'inquiétftity fxùis ravoùerai-je, je ne pr^is riea de cel«
pour moi,
' » Vous n'avez pas voulu admettre d'exoepCton en ma fa-r
veur, force m'a été de comprendre* Pourquoi donc me ra-
menez^vous aujourd'liui ici? Parce que la maladie et la dé-
tresse m'ont fait si petit devant la pitié^ que vous ne me
craignez plus l
» Ange de bonté, je baise vos mains bienfaisantes et je
pars ; je veux pouvoir emporter de diez vous TespéraBce.
L'espérance de mériter votre cooâanee absolue, oui, je Tai,
malgré vous et malgré moi. Quoiqu'il arrive, je serai votre
fils par la volonié, par le dévouement, par le respect, par la
soumission, par la tendresse^
» P. S. — Retenez le pauvre Schwartz; faites-lui faire des
chemises et des habits ; donnez-lui peu d'argent à la fois»
C'est un enfatit, lui,et'il a soixante ans, madame I »
■■'•■■■ . -v
Je csKîhetai cette letlre, je la mis en évidence sur la table »
etavant que persoime fftt encore éveillé dans la maison, je
gagnai la rue et allai droit chez Roque.
Il venait de recevoir ma lettre. Il m'ouvrit ses bras ea me
faisant de vifs r^(Mroehes lîe ma trop longye discrétion.
— Eh bien» lui dis-je^ ce n'est plus Schwartz qui meurt
de faim, c'est moi. Je ne sois jç^s seulement gêné, je suis ré-
duit à la derrière extrémité.
Et je lui rdoontai tout ce qui s'était passé la veille. Il m'ap*-
prouva et me remercia même de mon courage, comme s\
je l'avais eu à^n. intention. Puis il me sauva d'emWée, en
me procurant de quoi vivre. On lui proposait un mince em-
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LA FILLEULE 107
pk)i tftt jardin des Plantés, celai de préparateui' et ée omser-
rateur d'objets d'iiistaire nalurette , à douze cents francs
d'appointements. Plus hardi et plus confiant que moi, Roqae
«rait déjà des protections; maî$ il avait dé quoi continuer
ses élades à son gré , moyesinant un r^ime df existence
stoïque, ^t il ne voulait pas sacrifier hcm teinps à gagner sa
vie.
— Puisque tu en es réduit là , me «tit-il, accepte cet em-^
ploi que je me fais fort de pouvoir te céder. Tu anras tes
soirées libres pour tes chères études ineidenUs^ et d'ailleurs
nous te trouverons mieux avecie temps. Seulement, plus de
projets de promenades dans la forêt de Fontainebleau^ du
côté de certaines résidences; plus de soirées d'hiver dans
un petit salon doré, où Ton voit deux bien charmantes
femmes, mais où Ton dépense plus que Ton acquiert; plus
d'interminables improvisations la nuit, plus d'amour ab-
sorbant et de dithyrambes au clair de la lune«
J'étais résigné à tout, sauf à ne point aimer^ puisque c'était
dans cet amour que je puisais mon courage» Au bout de trois
jours, j'étais installé au cablEHH d'histoire naturelle^dahs un
petit laboratoire où j'empaillais des oiseaux* J*avais souvent
£adt cette besogne à la campagne pour mon plaisir, et j y
étais fort adroit. *
Mon apprentissage fut donc un morceau de réception qui
me valut de grands éloges : on me trouva propre à plusieurs
autres soins, et, au bout de trois mois, sans aucune récla-
mation de ma part, mes appointements furent portés à deux
mille francs.
J'étais riche 1 j*avais des habits et des chemises que per-
sonne ne m'avait donnés; je n'avais pas été forcé do
vendre le petit piano de ma mère, auquel je tenais comme
Schwartz à son violon. Il me restait , grâce à Tattention
et à la prestesse avec lesquelles j'expédiais ma besogne, six
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108 LÀ FILLEULE
heures par jour pour travailler à ma fentaisie {de six
heures à minuit). Ten dormais six. J'en consacrais dix à
mon emploi. . .
. Un jour, on m'annonça upe nouvelle qui me remplit d'or-
gueil et de joie. On me donnait trois mois de liberté pour
faire, au profit du cabinet, une exploration scientifique dans
la forêt de Fontainebleau. Il fallait remplacer certains indi-
vidus précieux qui s'étaient détériorés aux collections. Je
partis ivre de bonheur, et j'allai planter ma tente, pour com-
mencer, à la maison Floche.
XII
Je trouvai me;s vieux amis en bonne santé, et l'accueil
qu'ils me firent me toucha vivement. Tous deux pleuraient
de joie et m'appelaient leur enfant. Ils se réjouissai^t de
mon bien-être comme s'il leur eût été personnel. Je passai
huit jours dans la région d'A von, bien décidé ànepasgoûter
le bonheur d'aller à Saule avant d'avoir commencé nw mis-
sion et de m'ôtre mis en mesure de la continuer sans inler
ruption après ma première visite.
Au bout de la semaine, je pus donc me présenter. Cette
fois j'étais encore revêtu de la blouse, comme lorsque j'avais
fait ma première entrée. Mais ce n'était plus par pauvreté que
je me montrjais ainsi. Je portais le costume, l'uniforme, si ,
l'on veut, de mon emploi.
J'arrivai à l'improviste et j'entrai par le parc, dont je con-
naissais les issues dérobées. C'était la même époque, à peu
près, que celle de l'année précédente. La chaleur était encore
bonne à. savourer, les arbres pliaient sous les fruits, les
jardins revêtaient cette, seconde parure de l'arrière-saison
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LA FILLEULB t09
qui, pour être moins luxuriante que œlie du printemps, n'eu
est que plus coquette et plus soignée.
Au détour d'une allée de bosquet qui aboutissait à la pe-
louse, je me trouvai tout à coup face à face avec Anicée. Elle
était assise sur un banc et lisait à l'ombre, pendant qu'à
vingt pas d'elle, Moréna, sous l'œil de sa bonne, jouait sur
l'herbe avec son ex-nourrice, la brebis noire. Moréna était
sevrée.
Anicée, en me voyant, ne put retenir un cri. Elle laissa
tomber son livre, accourut dans mes bras et me baisa sur les
deux joues av€C l'effusion d'une sœur. Puis elle rougit après,
ne sut me rien dire, se rassit sur le banc en me faisant signe
de m'asseoir auprès d'elle, et là, devenue tremblante, elle fit
de vains eiïorts pour retenir ses larmes.
J'eus peur d'abord ; je n'osais croire à tant de bonheur.
Je pensai qu'un malheur était arrivé dans la famille, ou
qu'il lui était interdit par sa mère de mereeevoir—ou enfin
qu'elle s'était laissé fiancer à un autre que moi.
Il n'y avait rien de tout cela ! Justice et bonté du ciel, j'étais
aimél Aussitôt que je l'eus compris, je cessai mes questions et
ne demandai pas même la cause de cies larmes qui me ren-
daient si fier. Elle avait pleuré deux fois pour moi, une fois de
douleur et une autre fois de joie. Quel plus naïf aveu pouvais-
je exiger ? Je n'ai jamais compris qu'un homme osât arra-
cher à la femme qu'il veut aimer toute sa vie Une caresse ou
un mot qui l'engage prématurément. C'est froisser la pudeur
de l'âme, c'est violer la conscience. Jusqu*è Thymen complet
des âmes, celui qui veut être véritablement aimé doit respec-
• ter la liberté et laisser grandir la confiance. Insensé celui qui
croit avoir les droits du maître parce qu'il a surpris us mo-
ment d'émotion et trraché ce mot : « Je vous aime, » après
lequel la femme ressent parfois encore plus de peur de l'a-
voir dit qu'elle n'a éprouvé d'entraînement à le dire.
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110 LÀ FILLEULS
Non, non, je ne vouldis pas l'obtenir ainsi 1 je voulais laisser
venir un jour où elle me le dirait, sans polir et sans trem-
bler, avec de la joie dans l'âme et de la sérénité dans le re-
gard.
Sa mère vint nous joindre et me montra une affection
sincère. Dès les premiers mots, elle fut aussi franche avec
moi qu'elle avait été prudente; car Anicée nous ayant quit-
tés ui) instant pour aller me chercher ma fllleule , qui s'était
éloignée avec la bonne, elle me dit en me regardant tout
droit dans les yeux et en me tenant les deux mains :
— Non, vous n'êtes pas un enfant. Vous êtes un hoiUme
de bien, et vous serez un homme de mérite. Je n'ai jamais'
dit non, moi I à présent je ne dis pas oui, cela ne dépend pas
de moi. Je tiens à ce que vous ne croyiez pas que j'abuse de
mon influence et de mon autorité. Mais je suis mère avant
tout, et je dois désirer que le temps consacre la confiance
et l'affection.
— Dix ans, s'il le faut 1 m'écrîai-jo en lui baisant les mains
avec ardeur.
— Hélas 1 dit-elle en souriant avec tristesse, dans dix ans
elle en aura quarante I
— En eût-elle cinquante ! répondis-je avec une femeté
qui frappa madame Marange et dont elle m'a avoué depuis
avoir subi l'influence plus qu'elle ne vouliait.
Moréna, qui marchait déjà seule, avec des pieds d'une
adresse singulière, malgré leur petitesse phénoménale, vint
m'embrasser sans se faire prier. Sa précocité était quelque
chose de remarquable et dont je fus même un peu efftayé
sans oser le dire à sa mère adoptive. Elle parlait déjà d'ttne
voix claire et avec une prononciation nette. Son vocabulaire
était du double au moins plus étendu que celui des enfants
de son âge. Ses traits aussi se dessinaient prématuréiiient, et
la beauté s'y faisait en dépit de la gentillesse. Quoique très-
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}
LA FIJLLELXE 11 i
brune, elle n'avait rien dans les cheveux, dans le type et
dans la peau , qui ne fût acceptable à la race européenne.
La mère Floche avait raison, pensai-je, elle est fille d'un
chrétien d'Espagne.
Anicée l'aimait trop. Elle se faisait son esclave avec un
élan et une imprévoyance qui révélaient chez elle des sour-
ces d'intarissable dévouement. Si je Teusse écoutée, j'aurais
gâté ma filleule, et plusieurs fois elle me reprocha d'être
trop sévère. Un jour même elle me dit presque tristement
que je ne l'aimais pas assez. J'ai compris, j'ai su depuis que,
se regardant déjà comme ma femme, elle youlait que je me
crusse le père de cet enfant que je lui avais donné et pour
lequel aussitôt elle s'était senti des entrailles de mère.
Je revins plusieurs fois à Saule durant mon excursion, et
même ayant, à force d'activité et d'ardeur, recueilli les échan-
tillons qui en étaient le but, j'eus presque un mois de sur-
plus que je pus passer auprès d'Anicée.
On retarda pour moi la rentrée accoutumée à Paris, sans
me le dire toutefois ; mais les tendres condescendances de
la mère pour la fille étaient pour moi d'une transparence
adorable. Des rares prétendants que madame de Saule avait
consenti à laisser paraître un instant chez elle Tannée pré-
cédente, il n'était plus question. De temps en temps, ma-
dame Marange recevait une lettre de quelque amie qui la
blâmait de laisser sa fille veuve si longtemps et qui lui pro-
posait un parti convenable. Anicée, avec une malicieuse in-
génuité, se faisait lire ces lettres tout haut devant moi, et
elle riait ensuite avec une gaieté qui me touchait profondé-
ment; elle forçait sa mère a en rire aussi, et en somme,
l'homme de quarante ans, si longtemps rêvé par madame
Marange, devenait un mythe qu' Anicée la forçait de relé-
guer au nombre des fictions, comme Polyphème ou Croquc-
mitsrino.
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112 LA FUXFXLE
Dans tout cela, pas un mot échangé entre nous deux, ni
entre nous trois, qui pût donner un corps a la crainte ou a
l'espérance. C'était comme une convention tacite de compter
les uns sur les autres sans engager la conscience et la li -
berté de personne. Le mot d'amour était toujours traduit
dans la langue vulgaire de l'amitié; le mot de mariage n^é-
tait pas même prononcé. Anicée n'arrêtait pas son ôsprit
sur l'éventualité d'une union plus intime que celle qui ré-î
gnait entre nous. Pour toutes les satisfactions personnelles,
c'était l'enfant le plus soumis à ces lois de l'inconnu que l(^s
mères appellent l'avenir de leurs filles. Elle avait la pureté
tranquille d'une jeune vierge, à l'âge où les passions boule-
versent le cœur ou l'imagination des femmes.
Quel sanctuaire de céleste chasteté que Tintimilé de celle
mère et de cette fille 1 l'une qui pouvait dire à l'autre sans
rougeur et sans tressaillement : « Oui, j'aime et je veux ai-
mer; » l'autre qui ne pouvait jamais craindre qu'une choso,
c'est que sa fille ne fût pas aimée autant qu'elle le méri-
tait.
Je travaillais avec délices à Saule. Nous nous séparions
une heure après le déjeuner, et j'allais étudier dans ma
chambre ou dans la campagne. Mais je préférais ma chambn»,
parce que, de temps en temps, j'entendais Anicée passci-
doucement sous ma fenêtre, ou rire et chanter au loin pouf
divertir sa Morénita, Avec certaines personnes on se trouve
investi du don de l'ubiquité intellectuelle. On se sent avec
elles sans sortir de soi-même. Anicée ne m'a jamais dérangé
d'aucun travail, et jamais aucun travail ne m'a distrait
d'elle. '
Nous nous retrouvions à l'heure du dîner avec un plaisir
extrême. Pour bien savourer une société chère et précieuse,
il faut la mériter par l'accomplissement soutenu d'un devoir.
L'âme humaine n'est pas faite d'ailleurs pour les félicités
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LA FILLEULE 113
d'une constante effusion. Quand elle est assez forte pour ne
pas s'y épuiser, elle s'y exalte, et la passion devient jalouse,
exigeante, maladive. Le travail a été donné à l'homme
C5omme le gouvernail de sa raison même et le stimulant de.
ses affections.
Nos soirées étaient délicieuses. Je jouais du piano entre
chieA et loup, sans vouloir permettre qu'on abusât de mon
inspiration jusqu'à se blaser dans Tattention émue qu'on
voulait bien m'accorder. On apportait les lampes et je fai-
sais la lecture pendant que les femmes travaillaient. Ma-
dame Marange occupait dès lors le métier à elle seule ; Ani-
cée avait toujours quelque nippe à coudre ou à broder pour
son enfant. Après la lecture, nous causions plus ou moins
sans tenir compte de l'heure, et minuit venait quelquefois
BOUS surprendre au coin du feu pétillant des premiers froids
d'automne. Habitué à me lever à six heures, j'avais encore
quatre heures de matinée pour mes études avant de revoir
mes bicn-aimées compagnes.
Roque vint nous voir, ainsi que Schwartz, que madame
lilarange, après l'avoir bien refait, avait réussi à placer .
comme organiste à Fontainebleau. La présence de ces deux
amis me fut plus douce qu'elle ne me Tavait jamais été, et
Roque, qui commençait à se décourager de celte succession
de spécialités qu'il avait prétendu tirer de lui-même. Ro-
que, dont la vue et la mémoire s'usaient déjà, et qui sen-
tait, à la fleur de l'âge, que les forces humaines ont une
limite infranchissable à la volonté la mieux trempée. Ro-
que, devenu philosophe, cessa de me railler et de me tour-
menter.
— Tu as raison, me dit-il en m'écoutant lui résumer les
divers travaux dont je m'occupais, il faut se nourrir de la
science, mais selon la loi de la vie physique qui veut qu'on
mange pour vivre, et non qu'on vive pour manger. Les in-
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114 LA FILLEULE
digestions ne tuent pas les corps robustes, mais elles dé-
truisent Testomac à la longue. Hélas 1 la vie est trop courte
et ne se renouvello pas à mesure qu'on Tépuise. On ne peut
psiS savoir! 11 faut se contenter de comprendre. Oui, oui, tu
as mieux procédé que moi, Stéphen, en étant plus modeste;
il faut absolument choisir entre ces deux termes : connaître
un peu tout, ou bien ne connaître qu'une chose à fond.
Voyons, quel parti prendrair-je, et quel parti prendras-tu?
Ou bien quel parti prendrons-nous tous deux?
— Mon ami, lui répondis-je, nous allons prendre tous
deux les deux partis : nous serons généraux et absolus,
universels et spéciaux. Écoutenfnoi bien. Puisque tu as,
comme nous disions, le pain cuit sur la planche au foyer
paternel, et que tu m'as procuré le pain quotidien du tra-
vail manuel, nous allons passer encore deux ou trois ans à
comprendre, sinon à connaître le plus de choses possible,
sans nous dessécher sur aucune. Alors nous serons tout bon-
nement ce qu'on appelle des hommes instruits, ce qui n'est
pas grand'chose, mais nous aurons des intelligences rom-
pues au travail et encore saines, ce qui sera beaucoup. Alors
nous prendrons une spécialité et nous nous y adonnerons
pour le reste de nos jours.
— Hélas ! c'est bien bête, une spécialité 1 s'écria-t-il.
— C'est bête quand on est béte, lui répondis-je. Malheu-
reusement le vulgaire a raison de dire : Béte comme un sa--
vant, en ce sens que la plupart d'entre eux se font spéciaux
en partant de l'ignorance absolue. Or, comme toutes les
sciences se tiennent, celui qui n'en possède qu'une et qui
dédaigne ou néglige d'acquérir de bonnes notions sur toutes
les autres, n'est plus qu'un rouage qui fonctionne seul et
sans utilité pour la machine. Nous aurons paré à ce danger
de l'atrophie des nombreux lobes de notre cerveau en les
exerçant tous d'avance sans excès.
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LA FILLEULE 11$
» Puis, le jour venu d*en privilégier un seul, nous mar-
cherons sans effort et avec une rapidité souveraine vers ce
but. Nous ne,trouverons pas sur notre route les hésitations
de notre propre ineptie, et nous ne nous dirigerons pas en
aveugles entre des rivages inconnus. Nous serons savants
dans notre partie, mais, à tous autres égards, nous s^ons
encore des hommes. Si tu es médecin, une bonne somme
de philosophie, un peu d'art, assez de métaphysique, beau-
coup d'histoire et pas mal de littérature, t'auront aidé d'a-
vance à connaître l'homme, ce grand problème en qui la
vie de l'âme est si étroitement unie à celle du corps, que
qui ignore l'une, ignore l'autre. Ainsi de toutes les branches
scientifiques. Elles partent d'un tronc dont il faut bien avoir
analysé la moelle, et la religion serait même le vrai point
de départ,
— Oui, oui, trois fois oui, dit Roque soucieux et convaincu
en même temps. Donc, il est trop tôt pour que j'étudie Ta-
natomie du corps, puisque, selon toi, je ne connais pas celle
de l'âme.
— Non, mon ami, étudie-les ensemble ; seulement, il faut
le temps à tout. N'aie pas l'orgueilleuse rage d'être grand
médecin en moins d'années qu'if n'en faut aux autres pour
être des carabins passables. Examine toutes ces choses que
je te dis, et ne sois médecin que dans dix ans.
XIII
Roque fut triste à dîner; pressé amicalement d'en dire la
cause, il nous promit de s'expliquer au jardin, et là,
marchant avec animation sous la lune nuageuse de no-
vembre :
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116 LA FILLEULE
— Mes chers amis, s'écria-t-il av«5 une grande naïveté de
cœur, sachez que, jusqu'à ce jour, j'ai été un âne, et, qui pis
•est, un sot !
Et il résuma d'une manière brillante et claire le sujet de
notre entretien. Il me plaça plus haut que lui, lui qui sans
méchanceté, sans en avoir mêraeconsciencç,m'avait toujours
traité en petit garçon devant Anicée et sa mère; il passa
d'une extrémité à Tautre; et. passionné en tout, il déclara
tjue j'étais l'esprit le plus juste , le génie le plus lucide qu'il
eût jamais rencontré.
Je voulus rire de ces éloges que madame Marange écou-
tait avec une sollicitude avide. Anicée me prit le bras en me
disant d'un ton d'autorité jalouse :
— Ne riez pas, taisez-vous : il a raison. Ne vous moquez
pas; ne dépréciez pas celui dont il parle. C'est une chose
que je ne souû'rirai de la part de personne, pas même de la
vôtre.
Quand Roque eut tout dit, madame Marange conclut avec
une grande sagesse d'application.
— Stéphen avait raison, dit-elle. Qui ne sait pas la géo-
logie ne saura jamais la botanicjue, et réciproquement^ qui
n'entend rien à la musique manquera d'un sens dans la
poésie; qui ne se doute pas de l'anatomie ne saura jamais
dessiner. Il est vrai que de grands génies ont tout deviné,
mais deviner équivaut à savoir. Donc l'exception confirme
la règle. Maintenant, continua-t-elle, peut-on vous deman-
der, sans indiscrétion, mon cher Stéphen, quelle spécialité
vous comptez embrasser?
— J'attends qu'on me le dise , répondis- je en pressant,
contre mon cœur le bras qu' Anicée avait passé sous le mien
çn me grondant. .
— Qui donc vous le dira mieux que vous-même? demanda
madame Marange.
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h\ FILLEULE 117
— Vous, madame, répoiidis-j^ encore en m'adressant à
elle et en regardant sa fille. Je vous ai entendu dire autre-
fois qu'un homme ne pouvait se passer d'un état. Moi, j'aime
tant toutes les choses que j'étudie, que je n'ai pas de préfé-
rence marquée. Jadis, je comptais sur ma mère pour me
désigner mon but. A quelle autre puis-je demander main-
tenant de me rendre ce service? N'est-ce point à.vous qui
m'avez témoigné tant d'intérêt et qui êtes un si bon
Madame Marange semblait attendre que sa fille parlât la
première ; Anicée ainsi encouragée répondit :
— Moi, je ne suis pas un grand esprit comme vous autres.
Je comprends le bonheur de l'étude; mais la nécessité de
s'illustrer, je n'y ai jamais rien compris.
— S'illustrer, non! observa sa mère; mais se rendre
utile.
— Ah I c'est la prétention de tout le monde, Reprit Anicée
avec un peu de tristesse. Tous les ambitieux se croient ou
se disent nécessaires. Le mérite vrai est plus modeste. Il est
utile à tout et à tous sans le savoir. Un jour vient où il se
révèle malgré lui, mais c'est quand il a déjà fait tout le bien
qu'il est capable de faire.
— L'oracle est obscur, dit Roque. Doit-on donc attendre
que la profession vienne vous chercher et le succès vous
surprendre?
— Peut-être.
— Alors point de spécialité ; nous retombons dans mon
ancien système : tout savoir pour être propre à tout. Mais
je sais à présent qne c'est impossible, car l'homme vit trop
peu de temps.
— Alors, dit Anicée, sanis songer qu'elle ne répondait qu'à
moi, un emploi quelconque de l'intelligence, celui qui gênera
le moins la vie du cœur.
T.
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118 LA FILLEULE
Jfi fus bien heureux de cette réponse qui me disait tant
de choses et que Roque trouva très-vague et très-insigni-
fiante.
Anicée m'aimait tel que j'étais, sans nom, sans état, sans
science réelle, peut-être sans avenir. Oh ! oui, j'étais bien
heureux I Je comprenais ce que sa mère semblait oublier,
qu'elle avait été mal aimée par un ambitieux, et que son
rêve était un époux humble et dévoué. J'étais donc fort em-
barrassé entre la mère et la fille. L'une qui me préférait
inconnu et pauvre, l'autre qui m'eût voulu tout au moins
distingué et indépendant de position.
Le problème était posé. C'est à Paris qu'il devait se ré-
soudre. Il s'agissait de savoir si, au lieu de travailler pour
mon instruction personnelle six heures par jour , j'irais
passer toutes mes soirées, comme l'année précédente, à la
rue de Gourcelles. En prenant ce dernier parti, je retardais
de six mois mon développement intellectuel, je prolongeais
les incertitudes de madame Marange sur mon état futur, je
blessais la noble ambition qu'elle nourrissait de ne voir sa
flUe unie qu'à un homme de talent ou de science. Il fallait
cela pour me faire pardonner les malheureux dix ans qui
me manquaient, et cependant elle sentait bien qu'il fallait dix
ans encore pour que j'eusse un nom, et elle frémissait à
ridée de ce long veuvage pour Anicée.
De son côté , Anicée me trouvait stoïque, cruel, presque
égoïste de sacrifier ainsi le bonheur d'être auprès d'elle
à l'espoir , peut-être chimérique, de lui donner un nom
illustre.
— J'ai trente ans, disait-elle à sa mère. Vous dites qu'on
est vieille à quarante. Je n'aurai donc eu ni jeunesse ni
amour. Je ne vous demande pas de nous marier, moi. Il n'j
songe pas non plus. ' Mais ne me privez pas de la douceur
de le voir. Quel plus humble bonheur que le mien ! voir
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. LA FILLECLB tl9
tous les soirs moD ami derantctix personnes, puis-je moins
demander?
J'essayai de satisfaire madame Marai^e en ne venant
chex elle qu'une fois par semaine- Cette privation me fut
un supplice. Je Favais supportée alors que mon orgueil,
blessé par sa méfiance ouTanimé par mon propre espoir,
m'avait soutenu dans cette lutte contre moi-même. Mais
je n'avais plus un stimulant aussi at^if. Je me savais aimé,
, on m'avait béni, on me laissait espérer, on venait de me
donner un mois de bonheur sans mélange. Je ne pouvais
me faire à l'idée de recommencer mon épreuve. Taimais
cette femme de toutes les puissances de mon âme; je la
sentais aussi nécessaire à mon esprit qu^à mon cœur, bien
qu'elle n'eût que du cœur pour alimenter son intelligence
et la mienne. Son caractère, dont sa beauté douce et tran-
quille était l'expression constante, formait autour de moi
une atmosphère de sérénité dont je ne pouvais plus me
passer. Ce n'était peut-être pas de la passion, (fêtait mieux
et plus, car c'était un amour que Roque ne pouvait com-
parer, disait-il, qu'à une idée fixe, à une monomanie. Pour
moi, c'était quelque chose comme la nostalgie. Rien ne
pouvait me distraire, le matin, de l'impatience de lavoir le
soir, et le soir passé loin d'elle était si aride que mon travail
avortait dans ma tête.
Le bon Roque imagina un expédient auquel il sut faire
consentir madame Marange : ce fut de dire à l'entourage
que feu M. Marange avait laissé d'importantes recherches
scientifiques à débrouiller et à mettre en ordre. Il y avait
du vrai là-dedans. Seulement ces manuscrits ne valaient
pas la peine que je me fusse donnée; mais il fut convenu
que je ne me la donnerais pas. Les amis n'y verraient que
du feu, et on trouverait plus tard un prétexte pour «e pas
donner suite à l'idée d'une publication*
y Google
ISO LA FILLEULE .
En coùséquence, j'habiterais le pavilton du jardin de la
rue de Courcelles, de sept heures du soir à cinq heures du
matin , les prétendus manuscrits ne pouvant être en sûreté
à mon domicile; Il y avait une bonne petite bibliothèque
de choix à mon usage dansée pavillon. D'ailleurs, j'appor-
terais les ouvrages spéciaux dont j'aurais besoin. Je paraî-
trais rarement au dîner pour' n-ètre pas trop remarqué, et
je pourrais voir la mère et la fille à la dérobée, me sentir
auprès d'elles... Je n'en demandais pas davantage.
Cette bonne mère consentit à subir auprès de ses amis le
petit ridicule de vouloir faire un succès posthume à son
mari. Je passai donc ainsi un hiver bien heureux. On s*é~
tonna peu de me voir devenu le secrétaire d'un mort ; on
m'oublia vite daus la poussière de ces écrits qui faisaient peur
à tout le monde. Tavais le moyen de payer un cabriolet de
louage qui venait me prendre de grand matin pour me
conduire au jardin des Plantes. J'achevais ma nuit en som-
meillant, en dépit du froid, dans ce rude véhicule. Je reve-
nais à pied le soir, je dînais en route, j'étais à mon poste
à sept heures. Je trouvais mon feu et ma lampe allumés
et de douces recherches de bien-être pour ma veillée soli-
taire, où je reconnaissais la main délicate d'Anicée.
Dans le courant de la soirée, elle quittait souvent le
salon pour aller voir Moréna et trouvait presque toiyours
moyen d'ouvrir la fenêtre de sa propre chambre qui don-
nait en face de la mienne.; Malgré le froid et la neige,
elle y restait quelques minutes, jusqu'à ce que, désespéré
de la voir s'exposer à un rhume, je lui fisse comprendre
en me retirant que mes remords m'arrachaient à ma
joie.
Quand ses hôtes étaient . partis , c'était toujours d'assez
bonne heure, à cause de l'éloignement du quartier, elle
agitait une sonnette, et j'accourais près du feu, entre elle et
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LA FILLEULE 121
sa mère. On me permettait d'y rester une demi-heure et je
retournais travailler et dormir.
Insensiblement, madame Marange, sûre de moi autant
que d'Anicée, nous laissa seuls ensemble» Tous lès domes-
tiques se couchaient. Il n'y avait pas de malveillants parmi
eux. Anicée était trop connue, trop aimée pour être ca •
lomniée dans son intérieur. Alors, nous prolongions dou-
cement la veillée, malgré le reproche que se faisait mon
amie de me dévorer mon temps. Puis elle riait de mes
ÎMTOjets de gloire, elle se faisait fort de me conserver l'es-
time et l'amitié de sa mère sans cela. Elle avait envie d'al-
ler brûler mes livres; elle m'ordonnait de dormir au lieu
de travailler en la quittant.
Je désobéissais : je veillais jusqu'à deux heures du ma-
tin, non par besoin de travailler, mais pour mener de front
la double ambition que sa mère me suggérait, être heureux
par elle et digne d'elle. Je ne dormais donc plus que quatre
heures sur vingt-quatre, quelquefois moins. Je n'en fus pas
malade ni même accablé un seul jour. L'amour fait vivre ;
c'est l'absence qui tue.
Un jour dans la semaine, on m'accordait pour récréation
d'accompagner ces dames au théâtre. Je ne me le reprochai
plus quand je vis que cela m'était utile aussi et développait
en moi des jouissances d'art et des souffrances de critique
qui formaient mon jugement où éveillaient mon imagina-
tion. Puisqu'il entrait dans mon plan de n'être volontaire-
ment étranger à rien de ce qui intéresse, émeut, redresse
on corrompt les hommes, je devais connaître cet art, qui,
hien entendu, saurait résumer tous les autres.
Un soir que nous entrions à l'Opéra, où elles allaient, mo-
destement, dans une baignoire, et sans toilette, je fus frappé
de la figure d'un gamin qui étendait un bout de tapis sur la
roue des fiacres et recevait deux sous de ceux qui en des-
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132 LA FIIXBUUS
ceQdaient. Bien qaMl se fût fait depuis dix-huit mois un
chaDgement dans sa taille et dans ses traits^ je ne pouvais
en douter, c'était le frère de Moréna.
Je ne voulus prfs en faire la remarque devant mes com-
pagnes; mais, dès que je les eus installées dans leur loge,
je revins au péristyle; je descendis les degrés et je rejoignis
le gitano.
Le gitano vint à moi avec empressement dès que je l'eus
appelé, et me reconnut sans hésitation.
— Ahl ah! monsieur, me dit-il en français et avec une
assurance extraordinaire, c'est vous qui m'avez volé ma
sœur I
A cette apostrophe faite tout haut, plusieurs personnes qui
passaient se retournèrent. On me prenait pour un suborneur
de filles. J'emmenai l'enfant dans im endroit de la rue plus
isolé et je lui demandai l'explication de sa fuite soudaine
après la mort de sa mère, son nom, celui de son père, celui
de sa sœur, enfin.
— Monsieur, répondit-il, si vous voulez me promettre de
me dire ce que vous avez fait de ma petite cœur, je vous
apprendrai bien des choses.
— Je ne promets rien, répondis^je, sinon de te rendre un
peu moins malheureux que tu me semblés l'être, si tu en
vaux la peine.
Et comme il parut mordre à l'appât d'une récompense, je
lui donnai rendez-vous pour le lendemain, au labyrinthe du
jardin des Plantes. •
Dans la crainte qu'il n'y manquât, j'aurais- au moins voulu
lui arracher tout de suite le nom et les indications princi-
pales ; mais il prit un air de mystère, prétendit qu'il avait
des secrets importants à me révéler et fut exact au rendez-
vous du lendemain.
Quand je revis cet enfant au jour, je fus frappé de la
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lÀ FILLEULB 123
beauté extraordinaire de ses traits et de Félégance gracieuse
de son corps, en dépit des misérables haillons dont il était
à peine couvert. Tout en lui annonçait une vive intelli-
gence, son regard pénétrant, son sourire expressif, la jus-
tesse de ses souvenirs, et la facilité avec laquelle il parlait
un© langue dont il n'avait pas la première notion dix-huit
mois auparavant. Son vocabulaire pittoresque frisant l'igno-
ble était celui du milieu où, depuis Fontainebleau, il avait
traîné son impudence et sa misère; et, malgré ce cachet
impur, il y avait dans son accent espagnol peu accusé, dans
sa voix suave, dans sa prononciation fine, je ne sais quelle
distinction et qu^l charme qui formaient un douloureux
contraste entre sa nature et sa situation.
Voici le récit vrai ou faux dont il me gratifia.
Son père était un gitano d'Andalousie, qui exerçait aux
environs de Séville la profession de raseur de mulets. Il faut
savoir qu'en Espagne on rase le poil des chevaux communs,
des ânes et des mulets. Les bohémiens sont généralement
employés à cette fonction sociale. Ce père était bon chrétien.
(Tous les gitanes d'Espagne, terrifiés par l'inquisition, af-
fectent une dévotion outrée, et encombrent de leurs adora-
tions le porche des églises, sans réussir à persuader aux
populations qu'ils ne pratiquent pas en secret le culte du
diable.) Il s'appelait Antonio, et rien de plus; sa femme fai-
sait des corbeilles, tirait l'horoscope, chantait et dansait sur
la voie publique. Lui, le fils de cette union, tenait les casta-
gnettes ou raclait la guitare. Là s'était bornée son éduca-
tion.
Je traduirai de l'argot le reste du récit du gitanello.
— Je vous ai dit, là-bas, monsieur, que mon père avait
quitté ma mère enceinte pour aller chercher sa vie en
France, et qu'il nous avait fait écrire de venir le retrouver à
Paris. Je savais très-bien que mon père était fâché contre
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1S4 LA FIIXBULB
elle en la quittant, mais je ne savais [>as pourquoi» et je
n'avais pas besoin de vous le dire. Quand ma pauvre mère
fut morte, au milieu de mon chagrin, je regardai avec at-
tention ma petite sœur et je vis qu'elle était blanche.
— Blanche ? observai-je ; pas précisément*
— Elle Test toujours plus que moi, reprit-il. Vous n'avez
qu'à me regarder et à comparer, si elle vit encore et si vous
savez où elle est.
Je ne répondis pas à cette question détournée, et je con-
statai qu'en effet ce jeune garçon ne pouvait renier sa race,
tandis que Moréna pourrait toujours faire douter de la
sienne.
Il reprit :
— Cet enfant blanc me fit peur. Je me souvins d'avoir
entendu mon père me dire en colère, avant de quitter TEs^
pagne : a Le frère ou la sœur que ta mère va te donner
viendra au monde avec une peau blanche. Si tu fais bien,
tu lui mettras la tête sous une pierre , et tu danseras des-
sus. x> Mon père est méchant, je ne le suis pas ; seulement,
je me dis : a Si je ne tue pas cette enfant, mon père viendra
nous tuer tous les deux. » Et je me sauvai. Je n'ai rien volé
à ma sœur. Ma mère avait deux choses, un petit mulet et un
bracelet d'or; j'ai pris le mulet pour moi, j'ai laissé le bra-
celet à la petite. Qu'est-ce qu'il est devenu?
— Ça ne te regarde pas. Continue.
— Je montai sur la bête et je gagnai Paris où, sans cher-
cher mon père, je ne tardai pas à le rencontrer. Il fut con-r
tent de me voir, et me dit que ma mère avait bien fait de
mourir si son enfant était blanc. Je lui dis que l'enfant
était mort aussi; mais il voulut savoir la vérité et se fit
conduire par moi à la maison Floche. Il y entra , regarda
la petite et me dit en revenant : a Ce n'est pas ma fllle ;
qu'elle devienne ce qu'elle pourra. » Il ne s'en est pas oc-
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LA PILLEDLB iâ5
cupé depQis, et m'a empêché d*aller savoir de ses nou-
velles.
— Cette partie de ton histoire me semble un peu louche,
mon garçon, ou tu es bien lâche. Si tu croyais ton père
capable, de tuer ta sœur, pourquoi Tas-tu conduit auprès
d'elle? Ne pouvais-tu pas dire que tu ne saurais pas re-
trouver l'endroit?
— Il ne m'aurait pas cru et m'aurait battu jusqu'à ce que
je parle. Un gitano de mon âge qui ne se souviendrait pas
d'un endroit où il a pasasé, ce n*est pas possible à croire!
"^ Alors, par crainte des coups, tu as risqué la vie de la
sœur? Je vois que tu es né sans cœur et sans courage*
C'est plus malheureux pour toi que tout le reste.
— Je ne vous dis pas le contraire, répondit l'enfant avec
une naïveté dont ie ftis consterné.
— EiQfin, repris-je, que s'est-il passé dans l'esprit de ton
père en voyant cette enfant? Tu ne mêle dis pas. Tu oublies
que je vous ai surpris tous deux, ce soir- là, vers minuit,
guettant et rôdant autour de la maison Floche.
— Ah ! c'était vous? dit le gitanillo en souriant; je m'en
doutais bien. Vous n'avez pas abandonné ma sœur ; vous
aviez eu l'air de l'aimer.
— Je ne réponds pas , mon drôle, j'interroge. Que faisiez-
vous là, si vous n'aviez pas de mauvaises intentions?
— Ah I voilà, monsieur. Mon père, après avoir dit que, sa
femme étant morte, il ne lui en voulait plus et laisserait
vivre l'enfant, se ravisa et dit : « Je vais la prendre et la
porter au duc de Florès. Ou il me donnera de l'argent pour
l'élever et me taire, ou je la tuerai sous ses yeux. »
— Où est-il , ce duc de Florès?
— A Paris, monsieur... Mais, en vous voyant là, mon
père s est caché. Puis nous sommes revenus bien douce-
ment dans la nuit. Nous vous avons vu veiller et fqire la
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126 LÀ FiixraiLB
ronde avec un fusil. Nous avon^ eu peur, et nous ne som-
mes revenus là qu'au bout de huit jours, espérant que vous
seriez parti. Vous étiez parti en effet et l'enfant aussi , et
nous n'avons pas pu savoir où elle était.
— L'enfant est morte, lui dis-je, ne la cherche plus.
-^ Comment , elle est morte aussi , cette pauvre petite !
s'écria le gitanillo en jouant ou en laissant voir une cer**
taine émotion. Ëh bien, tant mieux, ajouta-t-il en repre-
nant ses airs cyniques ; elle ne risque plus rien.
Il y avait quelque chose dé fourbe dans son accent qui
ne m'échappa point. Il était évident que j'allais être ob-
servé^ exploité ou rançonné, si je ne me tenais sur mes
gardes. Je résistai donc au désir que j'avais éprouvé de
sauver aussi cet enfant de l'opprobre et de la misère, s'il
était possible , et , l'abandonnant à son sort , je lui donnai
quelque argent, en lui disant que je quittais Paris le len-
demain et que j'allais vivre en province. Je ne m'éloignai
pourtant pas sans lui demander son nom et sa demeure,
si toutefois il en avait une. Il me dit qu'il s'appelait Rosa-
rio, et qu*il n'avait pas de domicile, son père logeant à la
nuit tantôt dans un lieu, tantôt dans un autre. Il ne voulut
me rien dire de clair sur l'industrie que cet homme pouvait
exercer.
XIV
Pour me débarrasser du gitanillo, je me perdis dans les
groupes de promeneurs, qui étaient nombreux, ce jour-là,
dans le jardin. Je gagnai mon laboratoire, sans me croire
suivi; mais, ayant eu à passer par l'extérieur, dans un autre
corps de logis, je vis, à peu de distance, le gitanillo qui pa-
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LÀ PILLBULB i27
raîssait jouer avec d'autres polissons de sou âge, et qui se
retrouva encore là quand je revins à mon poste- Si bien
qu'il fût dressé à l'espionnage, il avait douze ans, et sa figure
trahissait ses desseins.
Quand j'eus à me retirer vers six heures, j'eus soin de ne
pas sortir par les jardins ; mais, à la porte de la rue, je vis
en observation une figure sombre et basanée qui ne pou-
vait être que celle du père de Rosario.
Je n'essayai pas de tromper sa vigilance ni de lutter de ruse
avec lui. J'avais eu occasion d'observer les mœurs des bohé-
miens dans les fréquentes apparitions qu'ils font dans nos
campagnes. Je savais ce que le premier venu de ces indivi-
dus peut déployer de persévérance, de fourberie, je dirais
presque de génie dans la science de tromper, pour dérober
une poule ou seulement un œuf. A plus forte raison, mon
espion devait-il déjouer toutes mes précautions, si réelle-
ment il avait un intérêt de vengeance ou de cupidité à re-
trouver Moréna. Mon parti fut bientôt pris. J'appelai un fia-
cre et lui dis de m'attendre. Puis je rentrai , bien certain
que mon bohémien passerait là autant d'heures qu'il me
plairait d'en faire gagner au fiacre.
J'ajlai trouver un des agents de police qui veillent à la sû-
reté des richesses du cabinet, et je lui déclarai qu'un homme
que j'avais de fortes raisons pour croire dangereux al mal-
intentionné depuis longtemps , était en train de me guetter
à la porte ; que c'était un de ces bohémiens qui font souvent
le métier de voler les enfants, et que je croyais celui-là dé-
terminé à me suivre pour opérer quelque chose en ce genre
dans une maison où j'allais souvent.
Je connaissais les principaux agents dont l'office était de
prêter main-forte aux g'ardiens. Tous me connaissaient,
et celui-là particulièrement, parce que, dans une tentative
de vol au cabinet de minéralogie, j'avais eu à échanger des
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128 LA FILLEULE
renseignements avec lui. Il me savait donc inca pable de
Tinduirp en erreur pour ma satisfaction particulière, et il
mo répondit avec ce ton de suprême paternité que ce genre
de fonctionnaire aime à prendre dans certains cas: «Allez,
mon petit, montez dans votre fiacre, je vous réponds qu'il
ire vous suivra pas, et que nous saurons ce qu'il est et ce
qu'il veut. »
Au moment où je montais en voiture, c'est-à-dire moins
de trois minutes après, quatre agents -de police cernaient
mon gitano,qui, avec l'instinct du gibier devant les chiens,
avait senti leur approche et s'était éloigné. Mais il trouva le
passage fermé par un de ces messieurs qui lui mit la main
au cx)llet et lui ht décliner ses noms et qualités. Je les laissai
aux prises avec lui , assuré que, dans le cas où il pourrait .
justifier de son droit à fouler le pavé de Paris, on l'occupe-
rait assez longtemps pour l'empêcher de me suivre, et qu'en
même temps on l'effrayerait assez pour l'empêcher de re-
commencer de sitôt. Le bohémien est excessivement pol-
tron. De tous les bandits c'est le moins redoutable : dès
qu'il se voit observé, comme certains animaux de proie ou
de rapine, il revient rarement aux endroits où il a été
chafssé.
_^^— '-i^TTendemain, j'appris du même agent de police que mon
homme s'appelait ou 3e faisait appeler Antonio, qu'il était
bohémien de race ou de profession, qu'il ne pouvait justifier
d'aucun moyen d'existence, et qu'on l'avait arrêté provisoi-
rement. On était slir la trace de ses méfaits, parce qu'il avait
un enfant qui se faisait appeler Dariole, et dont on obser-
vait toutes les démarches.
Au bout de quelques jours, les rensi^igpements furent
plus complets. Antonio exerçait assez fructueusement le mé-
tier de voleur à la tire, auquel il voulait dresser son (5ls.
Celui-Kîi, paresseux, vagabond, menteur, insolent, était ce-
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LA FILLEULE 129
pendant, soil par frayeur, soit par un fonds de probité natu-
relle, un fort mauvais élève que son père rouait de coups
pour sa résistance ou sa gaucherie. Comment on avait su
tous ces détails, je Tai oublié ; mais ils étaient certains, et
l'agent de police, qui, après tout, rentré dans sa famille ,
était, à ses heures, un homme aussi doux et aussi moral
que bien d'autres, s'apitoyait sur le sort de ce petit malheu-
reux dont il hésitait à s'emparer.
Tirer un enfant du bourbier du crime et du vice, pour es-
sayer, à tout risque, d'en faire un honnête homme, c'est là
un devoir qui m'a toujours paru d'une pratique irrésistible ,
quand les moyens de m'en acquitter no m'ont pas été abso-
lument interdits par ma position. Je priai donc l'agent do
police d'arrêter Bariole, de manière à Teffrayer beaucoup,
puis de me ramener et de consentir devant lui, sur mes in-
stances, à me le laisser gouverner. Comme on ne pouvait
constater encore aucun fait ouvertement coupable de sa part ,
il n'appartenait qu'en herbe aux tribunaux. C'était l'expres-
sion dL' mon interlocuteur.
Autant les agents subalternes de la police sont haïs quand
ils fonctionnent dans Tordre des passions politiques, autant
ils étonnent parfois par leiir bon sens et leur équité dans les
choses qui sont du véritable ressort de leur institution civile.
Le jour où les discordes humaines ne confondront plus for-
cément ces deux attributions si diverses, la police devra être
et sera une mission toute paternelle dans ses plus justesse-
vérités, et on se fera un honneur de lui appartenir.
L'homme qui m'aida à essayer la conversion du frère de
Moréna s'y prit avec autant d'habileté que de charité ; et
bientôt débarrassé, grâce è lui, d'Antonio, .qui fut mis jus-
qu'à nouvel ordre hors d'état de nuire, je pus confier l'édu-
cation physique et morale de Rosario dit Dariole à de bra-
ves gens que je connaissais et que j'aidai de mon mieux à
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130 LA FILLEULE
le corriger. Ce n'est pas le moment de dire si nous j parvîn-
mes aisément ; comme je n'ai jamais perdu ce garçon de
vue , j'aurai beaucoup à parler de lui dans la suite de ces
mémoires.
Avant de faire part à mes amies de la rue de Courcelles des
faits que je viens de rapporter, je voulus continuer mes re-
cherches sur la naissance de Moréna , et faire tout ce qui
était eu moi pour assurer la possession aussi légitime que
possible de cette enfant tant aimée, à ma chère Anicée.
Je pris des informations, grâces auxquelles je sus bientôt
qu'il existait en effet un duc de Florès, jeune, beau, riche et
libéral, habitant Paris depuis peu avec sa jeune femme, qui
était môme fort à la mode, et qu'on disait être en mêrtie temps
fort coquette dans le monde et fort jalouse de son mari. Je
trouvai son domicile, je vis une belle v<»ture à ses armes
dans la cour; je tirai de ma poche le bracelet de la bohé-
mienne, je m'assurai bien que c'était le ipême écusson, les
mêmes emblèmes, la même couronne.
Je me demandai alors comment je procéderais. Je pensai
que je devais chercher à connaître assez cet homme pour
lui inspirer de la confiance, et j'allais me retirer avec cette
résolution, lorsqu'en relevant la'lêtC) je vis devant moi le
duc en personne, qui regardait d'un air étonné l'objet que
je tenais daus mes mains. Sa figure me plut, la mienne fit
apparemment le même effet sur lui, car, en nous toisant
mutuellement, nous échangeâmes un sourire de bienveil-
lance instinctive.
Je crus devoir profiter de ce moment de vague sympathie
qui ne reviendrait peut-être plus, et je n'hésitai pas à lui
adresser la parole.
— Monsieur, lui dis-je, vous êtes sans doute un peu sur-
pris de voir entre mes mains un objet qui a appartenu
soit à voas, soit à quelqu'un de votre famifle. Pourrai-j<s
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LA FILLEULE 131
à ce sujet, vous entretenir en particulier quelques in-
stants?
-F- Certes, monsieur, répondit-il avec la môme francliise,
et je vous avoue que cet objSt m'intrigue un peu. Mais je
suis absolument forcé de- sortir; voulez- vous m'obliger de
monter avec, moi dans ma voiture .jusqu'à la porte Maillot,
où j'ai donné rendez-vous à la duchesse? Gomme là nous
montons à cheval, je vous ferai reconduire où vous vou-
drez.
— Ce sera inutile, répondis-je, j'ai précisément affaire de
ce côté.
Il me fit passer le premier avec beaucoup de courtoisie,
et quand nous fûmes assis côte à côte, il me demanda avec
une familiarité polie qui j'étais.
— Stéphen Rivesauges, lui répondis-je; un nom complè-
tement obscur, mais porté par un honnête garçon, attaché
pour le moment au cabinet d'histoire naturelle.
— Un jeune savant I c'est fort bien. Vous êtes plus que
moi , qui suis un ignorant. Mais je suis aussi un honnête
garçon. Voyons, montrez-moi ce collier dont vous avez si
bien étudié le blason dans ma cour.
Il.i|ggarda le bracelet, sourit encore, eut un impercepti-
ïÀe mouvement d'embarras, puis me le rendit en disant :
— C'est bien ça. C'est le collier de ma pauvre chienne,
qui est morte, par parenthèse. On vous l'a vendu î
— Non, monsieur.
— Vous l'avez trouvé?
— Pas davantage.
— Alors, dit-il en souriant encore, on vous l'a donné ?
— Encore moins, répondis-je.
— Ah çà ! vous ne l'avez pourtant pas volé? Vous n'avez
pas du tout la mine d'un voleur. Expliquez-vous donc. D'où
vous vient le collier de. ma diienne?
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132 L4.FIUBLXB
— Je rai pris aubras d'une morte.
— Morte! dit-il avec une légère émotion. Déjà? pauvre
femme!.,. Ah çàl est-ce que vous Tavez connue? Oui,
je le vois... Nombre! j'espèfe que son mari ne Ta pas
tuée?
En disant c«s mots, le jeune duc parut sérieusement af-
fecté.
— Monsieur le duc, lui dis-je, j'allais vous faire plusieurs
questions qui deviennent inutiles. Je vois qu'on ne m'a
pas trompé, et je sais ce que je voulais savoir. A pré-
sent, vous saurez ce que ja sais, car je vais vous le dire.
Son mari ne l'a pas tuée, il l'avait abandonnée en Espagne.
Elle est morte dans la forêt de Fontainebleau, en essayant
, d'aller le rejoindre. Ce collier, dont elle s'était fait un orne^
ment, je l'ai pris, pour le donner à sa fille, si vous voulez
bien le permettre. -
— A sa fille! elle n'avait pas d'enfant! s'écria le duc.JSlle
élevait un petit garçon qui était le fils de son mari et non
le sien.
— Êtes-vous bien sûr de ce que vous dites là, monsieur
le duc?
— Très-sûr. Cette, tribu de gitanes a campé longtemps
sur mes terres; la. belle Pilar n'avait que vingt ans lors-
qu'elle est morte, puisque vous dites qu'elle est morte.
Voyons, racontez^moi donc...
— Avant tout, je dois persister à vous.demander à qui je
dois remettre ce gage. Est-ce l'héritage dûment acquis à
la fille dont Pilar est devenue mère, une heure avant de
mourir? . ,
— Ah! c'est donc certain? Elle a eu une fille? à quelle
époque?
-* Le âO août 1832. Une fille dont la peau n'est pas plus
brune que la vôtre, monsieur le duc.
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LA FILLECtB 133
— Alors, moDsieur, dit le duc avec une grande franchise,
c'est ma fille I Je ne peux pas, je ne veux pas le nier. Je lui
ferai un sort, c'est mon devoir.
— Personne, repris-je, n'a le droit de refuser les dons
d'un père pour sa fille ; mais e dois vous dire que la vôtre
B'a besoin de rien* quant à présent; qu'elle a été recueillie
avec bonté, avec tendresse ; qu'elle est nourrie et élevée avec
soin «t même avec luxe.
Je racontai toute la vérité au duc. Elle lui fit une grande
impression, et il me serra la main avec beaucoup de viva-
cité; il m'embrassa presque en apprenant que j'étais le par-
rain de sa fille. A son tour il me raconta l'histoire de la
bohémienne:
—Elle était belle, jeune et sage. On la reèheircha.it dans les
châteaux d*alentour. Il n'était pas une fête, une noce où on
ne la mandât pour figurer les danses mystérieusement vo-
luptueuses de sa tribu , et pour tirer l'horoscope des jeunes
époux. Les dames la comblaient de présents et la paraient
d'atours et de bijoux. On ne rappelait que la belle Pilar.
Tous les jeunes gens en étaient amoureux, tous les hommes
lui faisaient la cour; mais elle était méfiante et farouche
avec les chrétiens d'Espagne, comme le sont beaucoup de
gitanas, en dépit de la liberté de leur langage et de la lasci-
veté de leurs poses mimiques.
D Elle était mariée selon les rites de sa tribu à Antonio dit
Àigol. Aucun Jien civil n'existait entre eux. Ainsi, dit le
duc, rassurez-vous sur les prétentions que cet homme pour-
rait vouloir élever. Ni dans le fait, ni selon les lois de votre
' pays et du mien, il ne peut revendiquer la paternité de ma
fille.
» Pilar, continua-t-il, avait aimé ce gitano dès l'âge de
douze ans, qui est l'âge nubile pour les filles de cette race.
Mais lorsiiu'elle vint camper chez nous avec lui, elle redou-
s
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134 LA FILLEULS
tait extrêmement sa jalousie, et ne lui était, ûdèle que par
crainte de sa vengeance.
0 Je fus cependant aimé d'elle. Cest dans mon château,
peu de temps après mon mariage, qu'elle laissa voir h tous
sa préférence, je devrais dire sa fantaisie, son engouement
pour moi. Gomme elle n'avait écouté aucun Espagnol et
qu'elle partageait Thorreur secrète qu'ont encore beaucoup
de gitanas pour quiconque n'est pas de leur race, ce fut une
sorte de triomphe pour mon amour-propre, dont je com-
mençai par rire, bien que je fusse très-envié des jeunes
gens de mon entourage.
» Peu à peu, malgré l'amour très-réel que j'avais pour la
duchesse, j'eus le malheur, la déraison, je commis la faute
de succomber à l'enivrement que la belle Piter produisait
par la grâce sensuelle de ses danses, par le charme étrange
de ses chansons, par l'ardeur de sa bizarre passion pour
moi.
» La duchesse eut des soupçons. Je fus forcé de refuser à
Pilar de l'enlever à son mari. Il la quitta en la dépouillant
de ses bardes et de ses bijoux. Je voulus au moins l'indem-
niser de cette perte, tout en la félicitant de recouvrer une
liberté dont je ne voulais plus profiter. Son désespoir fut
extrême, presque tragique, et j'eus beaucoup de peine à
l'empêcher de troubler mon ménage. Il y avait de la gran-
deur chez cette pauvre femme, car je ne pus rien lui faire
accepter; elle qui dépouillait avec avidité les autres fils de
famille, en les leurrant de vaines promesses, elle ne vou-
lut rien recevoir de cçlui a qui elle avait jeté et livré son
ciieur .
» Un soir, en revenant de la chasse , je la rencontrai ,
pôle, échevelée, errant sur la bruyère, couverte de gue-
nilles,, amaigrie, presque laide. C'était l'ouvrage de deux
.mois de désespoir jet de découragement» Eile me demanda
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LA FILLEULE 135
un souvenir; je savais qu'elle repousserait ma bourse avec
colère. Je n'avais sur moi aucun bijou. Elle avisa le collier
de ma chienne et le demanda. €k>mme il était en or massif
et de quelque pViî, je fus content de le lui donner; mais
par je ne sais quelle malice, quelle jalousie ou quelle super-
stition inexplicable, car tout est mystère chez lesgitanos, elle
tua ma chienne en lui détachant son collier. L'animal fit un
hurlement de détresse. Il me fut impossible de voir si ce
fut l'effet d'un poison violent ou d'une strangulation ra-
pide; mais il bondit comme pour mordre la bohémienne,
essaya de venir se réfugier vers moi, et tomba mort à mes
pieds.
n> Pilar s'éloigna en silence et disparut. Je sus bientôt
qu'elle avait quitté le pays avec le jeune Rosario, qui n'est
pas, je vous le répète, le frère de sa fille, car ce qui l'empê-
diait de se croire infidèle à Algol, c'était la pensée de n'a-^
voir jamais eu d'enfant de lui. Rosario était un beau gar-
çon, assez doux, peu nuisible pour un gitano, mais lâche,
mutin et menteur avec Pilar, qu'il aimait pourtant, car elle
lui tenait lieu de mère, et vous savez que chez les bohé-
miens l'adoption équivaut à la maternité.
» Maintenant que je vous ai dit toute la vérité, comme
un honnête homme la doit à un honnête homme, voyez et
appréciez ma situation. J'ai, je vous l'avoue, le préjugé de
mon pays, et tout en subissant le prestige de l'amour et de
la beauté de Pilar, je n'ai pu vaincre le dégoût moral que sa
race inspire à la mienne. Fussé-je libre, je vous jure bien
que jamais je ne donnerais mon nom à la fille d'une gitana,
me ressemblât-elle trait pour trait, eût-elle toutes les grâces,
toutes les vertus de la mère adoptive dont vous me cachez
le nom.
j» Écoutez-moi encore, monsieur. Si j'étais libre, ou si
j'avais subi cet entraînement de jeunesse^ avant mon ma-
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196 LA FILLEULE
riage, je ne rougirais pas d'avouer que j'ai eu un enfant de
la beJle Piiar.Mais ici, je suis trop coupable pour n'être pas
un peu honteux , et c'est à vous qui m'avez témoigné tant
de loyauté et de sympathie, à vous qui m'inspirez tant do
confiance, à vous enfm qui avez recueilli et adopté cette en-
fant, que je livre un secret d'où dépend le repos et l'hon-
neur de mon ménage. Vous avez l'intention de garder ce
secret, n'est-il pas vrai ?
— J'en ai la ferme volonté, lui répondis-je, et s'il en est
besoin, je vous en donne ma parole d'honneur.
— Il sufGt, je suis tranquille, dit le duc. Gardez ce brace-
let pour Morénita, mais «tfacez-en les armes, je vous le de-
mande.
— Vous pouvez y compter; mais nous, monsieur, nous les
parents adoptifs de cette, enfant, nous qui allons lui donner
une âme, une conscience, des talents, des vertus, s'il est
possible... et qui sait, peut-être un nom, une fortune, pou-
vons-nous compter que si, par suite de je ne sais que-Ile ca-
tastrophe imprévue, nous venions à disparaître sans l'avoir
établie, vous lui accorderiez une protection efficace et vrai-
ment paternelle?
— Ostensiblement, jamais; indirectement, toujours, et,
dès à présent, je demande à lui constituer une rente.
— Cela ne me regarde pas, monsieur ; j'en parlerai à m
mère. C'est ainsi que s'intitule celle qui s'en est chargée, et
je viendrai, si vous le permettez, vous faire part de ses inten-
tions, en vous la nommant si elle y consent.
— Pas chez moi , dit le duc, qui paraissait inquiet à mesure
que nous approchions de la porte Maillot, où l'attendait sa
femme. Écrivez-moi à l'adresse que voici, et j'irai vous trou-
ver chez vous. Il me donna en même temps l'adresse de
son banquier.
— Je vois, monsieur le duc, lui dis-je, que ma présence
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LA: FILLSLXE 137
auprès de vous peut sûrprendroi et que je dépasse lé but de
ma coufse. Veuillez me faire descendre ici.
Nous tious séparâmes après nous être serré la main avec
cordialité, presque avec affection.
XV
Je fus joyeux de porter ces bonnes nouvelles à madame de
Saule. Sa fille adoptive lui était légitimement acquise, non-
seulement par les droits de la charité, mais encore par la
volonté de son père. Ce père occupait un rang dans le
monde, non-seulement par la naissance et la fortune, avan-
tages que nous n'avions point enviés pour notre enfant,
mais par son caractère, qui était des plus honorables. La
mère de Morénîta n'était pomt à nos yeux une vile créature.
Sa race ne nous répugnait point. La France est le pays où,
sous ce rapport, on est lo plus équitable et le plus dégagé de
préjugés barbares ; où juifs, nègres, bohémiens, sont des
hommes différents dé nous en fait, mais ^aux en droits;
où, enfin, Ton a la justice et la raison de comprendre que
rabaissement ou la corruption des races longtemps oppri-
mées sont l'ouvrage fatal de la persécution, de la honte et
du malheur.
Cette belle Pilar était par elle-même, d'après le récit du
duc, une nature aimante et spontanée, a la fois capable d'une
grande retenue dans ses mœurs et d'une grande affection
dans sa vie. Elle intéressait beaucoup Anicée, qui ne se
lassait pas d'interroger mes souvenirs de la soirée du
20 août.
Nous étions fort satisfaits surtout de savoir que notre, pu-
pille n'appartenait en rien au misérable bohémien qui avait
8.
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138 LA FILLEULE
menacé ses jours, ni même au gitanillo, dont, malgré mon
adoption, l'avenir était si douteax*
Néanmoins madame Marange et sa fille voulurent contri-
buer aux frais de l'éducation de ce dernier, mais il fut con-
venu qu'on ne mettrait jamais ces deux enfants en rapport.
J'effaçai moi-même avec soin les armoiries du bracelet, et
Anicée m'ayànt autorisé à confier son nom au duc, le secret
réciproque fut gardé avec une scrupuleuse fidélité.
Personne n'ignorait pourtant, dans le monde où s'éten-
daient les relations de mes deux amies, qu'elles eussent re-
cueilli et adopté un enfant. Mais, inquiets jusqu'à ce jour des
projets d'enièvement'que j^vais surpris à la maison Floche,
nous avions inventé une fable à laquelle le maire d'Avon et
les vieux Floche s'étaient prêtés avec intelligence. Le jour
où j'avais emmené Morénita au château de Saule, on se rap-
pelle que j'avais pris mes précautions pour n'être pas suivi
et pour entrer au château, où^ pendant plusieurs jours, des
domestiquer fidèles nous avaient aidés à cacher sa présence*
Ainsi, selon nous, l'enfant de la bohémienne avait été res-
titué à ses parents, qui l'avaient réclamé, et celui que, vers
le même temps, on avait recbdlli au château de Saule était
celui d'une mystérieuse amie qui l'avait envoyé de loin, et
dont on saurait le nom plus tard. Hubert Clet et Edmond
Roque étaient naturellement dans la confidence.
Ce plan adopté à la hâte n'avait pas été merveilleusement
con^u ; mais nous n'avions pas eu le loisir de mieux faire,
et je ne sais quel concours de circonstances fortuites le fit
réussir mieux que nous ne l'espérions d'abord.
Certaines gens n'avaient pas manqué de dire que cette en-
fant appartenait à madame de Saule. Cette calomnie était
tombée d'elle-même devant sa candeur et le charme d'une
vertu qui se faisait trop aimer pour qu'on éprouvât le be-
soin de la révoquer en doute. Ensuite, nous imaginâmes de
y Google
LA FILLEULE 139
dire, en voyant l'enfant persister à être fort brune, qu'elle
était fille d'une Indienne et d'un Anglais; et lorsque le duc
de Florès nous eut ôté l'espoir de lui donner un nom, nous
résolûmes de lui en donner un quelconque auquel les oreil-
les s'habitueraient. C'est une loi applicable à tous les hu-
mains , que les mots tranchent toutes les questions insolu-
bles à Tesprit et satisfont la curiosité d'autant plus qu'ils
n'expliquent rien. Morénita fut, dès ce jour, débaptisée pour
le public et s'appela, par l'ordre \de ses parents, disions-
nous, Ana'is Hartwell. Nous lui gardâmes son petit nom
comme un sobriquet de l'intimité. Son existence , son bap-
tême, son inscription au registre de la mairie d'Avon, n'a-
vaient pas assez marqué dans l'endroit pour qu'on s'en
souvînt quand l'enfant aurait grandi. D'ailleurs, une cir-
constance arriva qui nous éloigna de ce voisinage, et c'est
ici que, laissant de côté Thistoire de nos enfants adoptifs,
je rentre dans celle de mon amour.
Vers la fin de l'hiver que je viens de raconter, je reçus
une lettre du curé de mon village qui m'engageait à venir
recevoir les derniers adieux de mon père. Il mourait d'une
maladie du foie dont il avait négligé l'invasion et qui s'é-
tait développée avec une rapidité effrayante. Il s'affligeait
de ne pas recevoir de mes nouvelles. Il m'accusait de le
bouder. Il ignorait qu'on avait intercepté nos relations avec
une lâche et criminelle persistance.
J'assistai à ses derniers moments , qui furent très-dou-
loureux et empoisonnés par l'aversion et la terreur subites
que sa maîtresse lui inspira. Il crut, à tort sans doute,
qu'elle avait voulu hâter sa mort pour le dépouiller plus
vite ; inévitable châtiment qu'entraînent souvent de telles
unions. H était saisi du itemords de m'avoir méconnu et né-
gligé, et de s'être laissé entraîner à profaner le foyer de sa
chaste épouse pour le livrer à la cupidité d'une marâtre im-
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140 LA FILLEULS
pure. Je le consolai de mon mieux par ma tendresse, et
notre bon curé s'efforça de rassurer sa conscience purifiée
par le repentir. Il mourut en me bénissant. La Michonne
avait fui déjà, emportant ce qu'elle avait pu accaparer d'ar-
gent et de nippes. Je ne voulus pas souiller d'une lutte
d'intérêts grossiers la maison où mes parents avaient cessé
de vivre. Je laissai la pillarde en repos, je conduisis mon
père au cimetière, sans préoccupations indignes de la solen-
nité de ma douleur. Une seule consolation pouvait me la
faire accepter, c'était d'avoir subi l'injustice sans me plain-
dre, et de n'avoir pas eu même un sentiment d'aigreur à
me reprocher envers l'auteur do mes jours.
Le malheur qui frappait mon âme changeait ma situa-
tion matérielle. Je me trouvais, malgré les dilapidations de
la Michonne, possesseur d'un fonds de terre qui m'assurait
un revenu bien supérieur à mes besoins, et qui, vendu ou
mieux exploité, pouvait me rapporter dix mille francs de
rente.
Anicée avait épousé M. de Saule moins riche que moi de
patrimoine. Je savais que la question d'argent n'occupait
pas sa mère plus qu'elle. Mais j'étais satisfait de pouvoir me
dire que désormais je ne tiendrais mon bien-être et ma
liberté que de moi-même.
Cetto aisance me permettait aussi de me débarrasser de
l'emploi gagne-pain qui absorbait la meilleure partie de
mon temps dans des occupations matérielles. J-aime le
travail manuel; mais dix heures par jour, c'est trop pour
l'intelligence.
Je devenais donc libre de m'instruire plus vile, de pren-
dre plus tôt un état, si madame Marange persistait à le dé-
sirer,, et de ne pas sacrifier à l'étude les heures bénies que
je pouvais consacrer à l'amie de mon cœur.
Ily avaitalorsuneterre dequelqueimportanceen ventedans
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LA FILLEULE 141
mon pays, une terre où les miennes se trouvaient presque
enclavées. A mon retour, j'appris que madame Marànge
était rentrée dans une somme assez considérable dont jus-
que-là des débiteurs de son mari lui avaient servi Tintérét.
Elle désirait placer cette somme en terres, et, comme elle
me consultait sur toutes choses,je lui indiquai naturellement
celle de Briole, qui lui présentait de fort bonnes condi-
tions.
Elle teignit de voulotr Tacheter et Tacheta en effet. Son
but, en paraissant très-soucieuse de cette affaire, était de
voir mon pays, mes relations, de s'informer de ma famille,
et de pouvoir dire à ceux qui en douteraient que j'avais une
existence et un nom honorables, quoique Tun fût obscur et
l'autre médiocre. Elle pensait aussi que si elle devait con-
sentir à mon bonheur, comme un tel mariage donnerait
lieu à beaucoup de critiques, il serait bon d'avoir au loin un
asile contre les propos , où nous nous laisserions oublier
quelques années, pour revenir en possession d'un bonheur
domestique et d'une dignité d'attitude, dont rien n'aurait
troublé la paisible conquête. Elle redoutait pour sa fille et
pour moi, beaucoup plus que pour elle-même, l'effet des
premiers haut^-crU qu'on ne manquerait pas de pousser.
Au lieu d'aller à Saule, nous partîmes donc pour le Berry,
elle, Anicée et moi. Morénita, ne courant plus aucun dan-
ger, fut laissée à Saule pour une quinzaine, sous la garde
des bons serviteurs, dont on était sûr comme de soi-même.
Que mon émotion fut douce et profonde quand, de la
hauteur de ***, j'embrassai les horizons violets de ma vallée
natale! J'étais monté sur le siège de la voiture, et Anicée y
était à mes côtés, voulant jouir de ce beau point de vue que
je lui iivais annoncé en traversant les maigres steppes qui y
conduisent. Nous étions ravis tous deux, elle de se voir dans
mon pays, moi de l'y avoir amenée, et, dans notre admira-
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142 LA FILLBULB
tiop pour ce vaste paysage embrasé des reflets du soleil
couchant, à chaque détail observé , à chaque perspective
ouverte, nous nous disions notre amour dans chaque jouis-
sance de nos regards, dans chaque parole de notre atten-
tion descriptive. Je ne suis pourtant pas certain que nous
ayons rien vu en réalité. Nous étions emportés comme dans
un rêve de bonheur champêtre, où tout était nous-mêmes.
Je conduisis mes deux amies dans la chambre <îue ma
mère avait habitée et que, dans mon précédent voyage,
j'avais fait rafraîchir et remeubler avec soin , comme du
temps où, petit enfant, je Thabitais avec elle. La joie de
voir Anicée dans cette chambre, devant reposer à la même
place où j'avais dormi sur le sein de ma mère, me rendit
délicieux un passé qui jusque-là m'avait déchiré l'âme.
L'horreur des regrets s'eflàça entièrement pour donner place
à toutes les tendresses, à toutes les dévotions du souvenir.
Mon cœur se fondit en douces larmes , et je tombai invo-
lontairement à genoux. Anicée me comprit et fut heureuse.
Sa mère, attendrie et vaincue, prit nos mains dans les sien-
nes en nous disant : a Oui, je le vois et je le sais : il est des
affections si belles et si pures qu'elles doivent tout vaincre I
Dieu soit avec nous, quoi qu'il arrive I »
On s'étonna, on s'émerveilla beaucoup dans mon village
de l'arrivée de ces belles dames. Malgré la simplicité de leur
toilette et de leurs manières, on sentait iastmctivement la
distinction de ces êtres supérieurs.
Quand on les vit entrer en pourparler av(îc les hommes
d'affaires et visiter la propriété de Briole, on ne fit plus de
commentaires fantastiques sur leur présence chez moi; car,
sur l'article des intérêts matériels, les campagnards devien-
nent sérieux. On désira que l'acquisition fût faite par ces
bonnes personnes qui ne paraissaient pas vouloir humiliet
le monde, et qui plaisaient déjà à toute la paraissée.
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LA FILIEULE 143
Notre séjour s'y prolongea d'un mois, et m«idaine Ma-
range se décida à acheter Briole. C'était une terre de cinq
cent miiie francs qu'elle payait comptant, ce qui ûi grand
bruit dans le pays. Alors personne n'osa plus penser ce
qu'on avait été fort tenté de publier au commencement, à
savoir que la jeune dame était ma maîtresse. Quelques-uns
me firent l'honneur de me dire que sans doute elle devien-
drait ma femme. De plus positifs m'apprirent que j'étais
tout bonnement son homme d'affaires et me conseillèrent
de prendre les biens en régie plutôt qu'en ferme , parce
qu'il y avait moins de risques à courir.
Les formalités nécessaires à cette acquisition et les arran-
gements du domicile devaient bien durer encore un an ou
dix-huit mois. En revenant à Saule, mon cœur débordait.
Madame Marange venait de me dire :
— Je suis fOTcée de convenir que ces six semaines de tête-
à-tête avec vous (car ma fille et moi ne comptons jamais
que pour une) ont passé comme un jour. Je ne sais à quoi
cela tient. Est-ce l'air de votre pays qui rend heureux î est-
ce votre société qui ne ressemble à aucune autre? Il est cer-
tain que je n'ai pas eu un moment d'ennui, de contrariété
ou même d'inquiétude. Ah ! Stéphen, vous êtes un roué,
avec votre air candide. Vous travaillez habilement à me sé-
duire, et vous ferez si bien, que j'arriverai à croire aussi
qu'on ne peut pas se passer de vous quand on vous a connu
quelques jours.
C'était me dire que, par mes soins et la sincérité de mon
amour, j'avais levé tous ses doutes. Mais Anicée n'ajoutait
pas un mot à cet encouragement, et bien que sûr d'elle, je
tremblais presque convulsivement en prenant ses mains
avec celles de sa mère dans les miennes. Elle ne m'avait
jamais dit ce que je n'avais pas demandé à savoir, ce que
je savais bien au fond ; car si aucun langage n*était plus
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144 LA FILLEULE
réservé que le sien, aucune physionomie n'était plus naïVo,
aucune conduite plus loyale. Mais comment allait-elle fran-
chir cet abîme de crainte pudique qui nous séparait encore?
De quelle voix enivrante ou timide allait*elle dire ce oui
tant désiré?
EMe parut se recueillir. Nous étions entrés dans la forél
de Fontainebleau. La voiture roulait sur le sable, qui amor-
. tissait le bruit des chevaux et des roues. Nous étions aux
plus beaux jours de Tété. La lune projetait sur le chemin
blanc et moelleux les ombres allongées des arbres. Un air
frais et suave, que doublait la rapidité tranquille de notre
course, faisait entrer jusque dans l'âme un bien-être déli-
cieux.
Anicée, qui était au fond de la voiture auprès de madame
Marange, glissa comme à genoux sur le coussin où repo-
saient les pieds de sa mère, et ainsi courbée devant elle, on
eût presque dit devant moi aussi, elle dit avec une émotion
vive, mais assurée dans son expression :
— Ma mère, j'aime Stéphen de toutes les puissances de
mon âme, vous le savez bien* Stéphen , j'aime ma more
plus que moi-même, vous n'en doutez pas. Décidez ensem-
ble de ma vie. De quelque façon que je vous appartienne à
tous deux, comme fille, épouse ou sœur, je serai heureuse.
Mais si je dois me séparer de l'un de vous, ma mère sait
bien que je ne m'en consolerai jamais.
— Ne nous séparons jamais 1 m'écriai-je. Sachez, Anicée,
■que mon âme et la vôtre ne comptent que pour une devant
Votre mère, comme elle le disait tout à l'heure en pariant
"À'elle et de vous, et ne croyez pas qu'il me fût plus facile do
^ine séparer d'elle que cela ne l'est pour vous-même. Est-ce
qu'elle n'est pas ma mère par le choix de mon cœur? est-ce
qu'elle ne ressemble pas d'âme et de visage à celle que j'ai
perdue? est-ce qu'elle ne s'appelle pas Julie? est-ce que,
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JLA FILLEULB t45
avaat de vous regarder pour la première fois, je ne Tavais
pas vue, elle, comme une apparition de mon bonheur passé,
comme une vision de mon bonheur futur? Voilà ce que je
désire^ moi : nou3 ne nous séparerons pas, parce que nous
ne le pouvons pas. Quel serment ferions-nous qui ne fût
puéril à nos propres yeux ?
-r-Eh bien , oui, mes enfants, je le sais, je vous crois, dit
madame Marange en m'embrassant au front et en serrant
sa OUe contre son cœur, et je suis comme vous doux. Voilà
donc un trio inséparable; mais comment faire accepter
cette union sans scandale? Je me ris comme vous de la
calomnie, mais nous devons le bon exemple, et les rela-
tions les plus pures sont d'un exemple dangereux pour les
faibles 1
— Stéphen, dit Anicée avec sa résolution naïve, vous voilà
donc forcé de m'épouser ? Je ne vous demande pas pardon
d'avoir dix ans de plus que vous, puisque je ne vous ai ja-
mais reproché d'avoir dix ans de moins que moi. Je ne
rougis pas non plus de vous êti* très-inférieure par l'es-
prit, je sais que je suis bonne et que je vous aime assez
pour chérir votre supériorité. Ce dont je m'afflige pour
vous, c'est do la critique de vos amis; c'est du soupçon des
malveillants et de la calomnie des ennemis. Ils diront que
vous épousez une vieille femme parce qu'elle est riche,
comme ils diront de moi que j'épouse un enfant parce que
je suis folle. Voyons, cela m'est égal à moi^ mais votre po-
sition est plus difficile, et l'accusation qui pèsera sur vous
sera plus grave. Il faut bien aimer une femme pour se lais-
ser méconnaître à cause d'elle. M'aimez-vous à ce point-là?
— 0 Anicée 1 m'écriai-je, dites-moi si vous en doutez!
— NonI répondit-elle, et se tournant vers moi, toujours
agenouillée, elle appuya son front sur mon épaule et baisa
mon vôtement avec une passion si vraie et en même temps
9
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146 LA FILLEULE
avec une chasteté qui semblait si respectueuse, que je faillis
m*évanouir«
Deux ans devaient cependant s'écouler encore avant qu'il
me fût permis de presser cet ange contre mon cœur. Toute
candide qu'elle était, elle n'avait point l'embarrassante igno-.
rance qui trouble les sens par sa gaucherie. Le respect était
facile auprès d'elle; elle l'imposait par cette droiture même
et ce complet abandon de l'âme qui n'excite point les pas-
sions, parce qu'il vous communique la certitude. Le non des
coquettes donne la fièvre; le oui d'Anicée donnait la santé
morale, la sérénité, la force.
Madame Marange ne faisait plus d'objections sur Pavenir,
mais j'avais compris qu'elle souffrirait toujours de mon
obscurité. Un peu de gloire pouvait seule me faire pardon-*
ner ma jeunesse aux yeux du monde : je résolus de faire la
chose qui m'était le plus antipathique, c'est-à-dire d'es-
compter mon mérite à venir en me faisant connaître
avant l'époque de maturité où j'en serais vraiment digne,
puisque la célébrité, cette torture du talent, est considérée
par le vulgaire comme sa récompense.
Que pouvais-je faire pour arriver d'emblée à ce but? Je
surmontai mon dégoût, j'arrêtai ma pensée sur un moyen
prompt. Je publiai un mémoire philosophico-scientifique
dans une revue, sous le nom de Louis Stcphen. Je fis exé-
cuter au Conservatoire un fragment d'oratorio avec chœurs,
éous le nom de Jean Guérin. J'écrivis, pour une revue lit-
téraire, un petit roman sous le nom de Paul de Rivesanges.
de ces trois choses, pensais-je, une réussira peut-être. Si
toutes trois échouent, mon avenir n'en sera pas compro-
mis, puisque j'ai du temps pour faire oublier ma chute, et
que je puis me cacher, sans mentir, sous les trois pseudo-
nymes que je me suis composés avec mes véritables noms
et prénoms.
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LA FILLEULE 147
Si j*avais su ce qu'il faut de pas el de démarches, de pro-
tections et d'entregent pour se faire imprimer ou entendre
dans des conditions favorables, j'aurais, certes, renoncé à
ma folle entreprise. Heureusement, je n*en savais rien, et
j'y allai avec une modeste confiance qui fut prise pour la
conscience de ma force, jointe à une bonhomie qui plut, La
société est ainsi faite, que le hasard dispose souvent des
existences particulières au rebours du légitime, du logique
et du vraisemblable.
J'allais livrer à la publicité les échantillons choisis, mais
véritablement naïfs, de ce que Roque avait appelé mes étu-
des incidentes, et non-seulement je devais trouver ce jour-
là toutes les portes ouvertes devant moi, mais encore, dans
chaque lieu, des gens disposés à me sauter au cou.
Mon fragment musical fut applaudi avec transport; deux
morceaux eurent les honneurs du his. Les journaux, notez
que je ne connaissais pas un seul journaliste, déclarèrent
que Louis Stéphen était un jeune compositeur destiné- à
remplacer tous les maîtres morts, à effacer tous les maîtres
vivants. J'étais tombé sur une veine de bienveillance de ces
messieurs pour le seul être parfaitement inconnu dont ils.
n'eussent pas de mal à dire. "^
Ma nouvelle littéraire et mon mémoire scientiflque eurent
un succès égal dans les deux classes de public auxquelles
ils s'adressaient. J'étais le premier écrivain de l'époque,
au dire de bien des gens qui ne s'y connaissaient pas,
et de plusieurs écrivains qui en ' voulaient à leurs con-
frères.
Ma gloire dura environ six semaines. Durant six semaines
on s'entretint dans le monde, tantôt d'une de mes œuvres,
tantôt de l'autre. Un feuilleton qui avait pour titre les Jeunes
Gloires, décréta que l'avenir appartenait à un nouveau
littérateur, à un nouveau compositeur de musique, à un
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148 LJL FILLEULE
nouveau savant, qui avaieut fait simultanément leur ap-
parition dans le monde. Un parallèle ingénieux établissait
qui si Louis Stéphen n'avait pas la grâce de Jean Guérin,
en revanche il avait la profondeur qui manquait peut-être
à ce dernier , mais que ni l'un ni l'autre n'avait le bril-
lant, le passionné de Paul Rivesanges, et qu'il existait entre
ces trois génies, sortis d'écoles toutes différentes, une di-
versité merveilleuse qui leur permettait de grandir sans se
gêner mutuellement.
Un instant je crus que Clet , avec qui je m'étais lié de
nouveau, et qui avait, par d'excellents procédés, réparé tous
ses torts envers moi et envers mes amis, était l'auteur de
cette plaisanterie. Mais Clet, qui ne me connaissait que
sous le nom de Stéphen Rivesanges (car j'avais pris l'ha-
bitude de ne porter que le nom de ma mère), et qui n'avait
pas fait attention à l'habile arrangement de mes pseudo-
nymes, ne se doutait pas que je fusse le résumé du trio en
faveur. Je vis, dès les premiers mots, qu'il était de bonne
foi, et je ne voulus pas le détromper.
J'étais resté seul un mois à Paris pour lancer ma triple
publication à l'insu d'Anicée et de sa mère. Pendant vingt-
quatre heures après leur retour, elles ne se doutèrent de
rien. Mais un soir, en rentrant de leur journée de visites,
je les vis fort intriguées, la tille inquiète, la mère radieuse,
et me demandant comment il se faisait que trois succès se
trouvassent signés chacun de deux de mes noms. Je me
pris à rire et j'avouai tout. Madame Marange m'embrassa
avec enthousiasme. Anicée me dit avec un peu de tristesse
et de crainte :
— Vous voilà donc célèbre I c'est pour cela que nous
avons été un mois sans vous voir 1
— Chère bien-aimée, lui dis-je en m'asseyant à ses ge-
noux, c'était une fantaisie de notre aimable mère, il fallait
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LA FILLEULE 149
bien la contenter. A présent, elle n'en aura peut-être plus
de ce genre. Elle voit ce que c'est que la célébrité et ce que
prouve le succès. De véritables savants, de grands philo-
sophes, des maîtres respectables, des artistes consommés
se le voient refuser ou contester toute leur vie. J'arrive,
moi enfant, avec quelques élucubrations nées d*un moment
d'enthousiasme, de conviction ou d'attendrissement. Tout
mon mérite, c'est d'avoir eu assez de lucidité dans ces
heutes-là pour m'exprimer sous une forme claire ou facile
qui plaît aux ignorants ; je ne suis ni savant, ni ipaestro,
ni poëte : les Aristarques me couronnent pour faire pièce
aux vrais maîtres. Le public les croit sur parole, et me voilà
passé grand homme comme on est reçu bachelier, avocat
ou médecin, pour avoir répondu à propos à des questions
sur lesquelles on est ferré de frais. Savez-vous que, si ce
n'était pas si bouffon, ce serait fort triste !
— A la bonne heure, dit Anicée, vous n'êtes point eni-
vré, et je vous retrouve le môme.
— Moi, Stéphen, dit madame Marange, je comprends la
leçon que vous me donnez. Nous avons voulu lire vos pu-
blications dans notre voiture ; nous avons acheté les nu-
méros de ces revues; et quant à votre fragment de Ruth
et Noémi, une de nos amies nous en a indiqué les princi-
paux motifs sur le piano. Nous avons reconnu votre âme
et votre esprit; mais je conviens que, dans quelques paroles
que vous nous dites au coin du feu, de même que dans
quelques phrases que vous nous improvisez sur le piano,
il y a encore plus que dans ces échantillons livrés à l'exa-
men de tous. Oui, vous avez raison : vous avez l'instinct,
le germe, le sentiment du beau et du vrai ; mais vous ne
serez vous-même que dans quelques années, et cette gloire
escomptée est une faveur pure, qui vous rendrait ridicule
si vous la preniez au sérieux.
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150 LA FILLEULE
— Pire que ridicule 1 répoudis-je ; elle me jetterait dans
la honte du fiasco, à mon prochain essai.
— Je ne le crois pas, reprit Anicée ; vous ne ferez jamais
rien de faux ni de vulgaire. Mais la nécessité de soutenir
vos succès vous créerait une foule de préoccupations mi-
sérables qui vous empêcheraient de vous compléter. Puis-
que c'est votre avis, laissons dormir cette gloire. Si vous y
tenez, vous serez toujours à temps de la ressaisir.
— Vous avez mis le doigt sur la plaie, lui dis-je, frappé
de son bon jugement. Les hommes d'un talent médiocre
commencent, comme moi, par d'heureux succès ; mais ils
se laissent enivrer, et, livrant leur âme et leur temps au
besoin de briller, ils oublient de vivre et avortent. Voyons,
bonne mère, ajoutai-je en m'adressant à madame Marange,
est-ce là ce que vous voulez de moi?
— Dieu m'en préserve 1 répondit-elle ; mais je ne vous
en remercie pas moins d'avoir eu vos succès : ils aplanis- ■
sent bien des obstacles, à ce qu'il me semble. Tout en gar-
dant votre mcognito , vous me donnez des armes pour re-
pousser les. dédaigneuses observations de mon monde sur
votre jeunesse et votre inconsistance, A la première cri-
tique sur notre engouement pour vous, j'insinuerai que
vous avez fait preuve de grande supériorité sur tons les
prétendants à la main de ma fille, et, au besoin, je lâche le
grand mot : je déclare , comme en confidence , à tout le
monde, que ce petit garçon s'appelle Jean, Louis, Stéphen,
Guérin, Rivesanges.
— Oui , si dans ce temps-là, répondis-je, les feuilletons
qui m'ont fait trois noms dans une semaine tie sont pas
complètement oubliés, vous pourrez dire que votre gendre
est un jeune homme bien doué , et qui a beaucoup de fa-
cilité.
Nous passâmes la soirée à rire en lisant ces fameux ar-
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LA FILLEULE 151
ticles, et le bon chevalier de Valeslroit, qui vint apprendre
de nous la vérité de cette histoire, s'en amusa aussi, bien
qu'il nous trouvât singuliers de ne pas vouloir en tirer
meilleur parti.
Madame Marange était complètement convertie au senti-
ment d'Anicée , que le vrai mérite grandit dans l'obscurité,
et que c'est à ceux qui savent l'apprécier de le faire mûrir
en le rendant heureux.'Rien ne semblait plus s'opposer à
notre union, lorsqu'un obstacle que nous n'avions pas prévu
(ce sont toujours les seuls réels dont on ne s'avise pas) vint
apporter de nouvelles entraves à mon bonheur.
Julien, le frère d'Anicée, était un brave, bon et beau garçon
que j'aimais de tout mon cœur et qui me le rendait. Mais il
avait "peu d'intelligence, beaucoup de paresse, aucune in-
struction, et par conséquent le goût du monde, le besoin des
choses frivoles et l'habitude des relations superficielles. Un
jour il lui arriva , lui qui avait vu sans méfiance et sans
hostilité mon admission dans l'intimité de sa famille , de
recueillir...
Ici, les manuscrits de Stéphen sont interrompus par des
années de souvenirs omis ou supprimés. Nous allons
être forcé de franchir cette distance et de substituer di-
verses narrations à la,sienne , divers fragments à ses mé-
moires, en attendant que nous en retrouvions la suite.
FIN DE LA PREMIÈRE PARTIR
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DEUXIÈME PARTIE
morEnita
J0URT9AL D UNE JEUNE FILLE. — FRAGMENTS
20 août 1846. — Briole.
J'ai aujourd'hui quatorze ans. Je ne suis ni grande ni
forte; je ne sais pourquoi ceux qui me voient pour la pre-
mière fois prétendent que j'en ai dix-huit ou vingt, et que
ma bonne mère cache mon âge. Qui sait? c'est pe^t-élre
vrai I J'ai «ne destinée si bizarre, moi, et ma naissance est
si mystérieuse I
La grand'maman Marange dit à ceux qui s'étonnent de
mes manières, que je suis d'une intelligence fort précoce.
Ou cela est certain , ou l'on me dissimule mon âge , car
lorsque je suis en compagnie des jeunes filles de quatorze à
seize ans, elles me paraissent idiotes, et j'aimerais autant
revenir à mes poupées, au temps qu'en causant avec elles je
faisais les questions et les réponses, que de faire la conver-
sation avec de pareils mannequins.
Il y a longtemps que j'ai envie d'écrire, jour par jour, ce
qui m'intéresse. J'ai voulu attendre mon anniversaire , et je
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LA FILLBULE 153
commence. Aurai-je la patience de continuer? Je ferai là-
dessus ce qu'il me plaira. Peut-être ne s'ennuie-t-on jamais
de ce qu'on est toujours libre de planter là,
A mon réveil, j'ai trouvé sur le pied de mon lit trois gros
bouquets. Tous les ans on invente une manière différente
de me souhaiter ma fête. Cette fois-ci j'avais à deviner. J'ai
tout de suite compris que les roses mousseuses blanches ve-
naient de maman, les pensées de grand'mère, et que l'hé-
liotrope avait été cueilli de la part de mon parrain. Comme
ils sont malins tous trois 1 Ce sont les fleurs que chacun
examine ou respire avec prédilection.
Puis, sur la table de ma chambre , il y avait une jolie robe
toute brodée par maman, un beau coffre à ouvrage choisi
par bonne maman, un portrait de toutes deux crayonné
par mon parrain. Comme il dessine et comme il voit bien,
lui! Elles ressemblent que c'est incroyable I Oui, c'est bien
là la grand'mère avec ses yeux pénétrants et son petit air
doux qui est quelquefois si sévère. C'est bien mamita *, avec
ses beaux cheveux à minces filets argentés, ses traits admi-
rables, son sourire si tendre, sa jolie taille souple... Comme
elle est encore belle et jolie, mamita I Et comme mon parrain
l'admire et la comprend, puisqu'il l'a reproduite ainsi de
mémoire I
Avec son cadeau, il y avait une lettre d'envoi que j'attache
ici avec une épingle. Il me semble que mon journal sera
complet si j'y ajoute les lettres qui m'intéressent.
« Manille, le 3 mai 1846.
» Ma bien-aimée filleule, cette lettre arrivera, j'espère, à
temps pour que mamita te la remette le jour de ton anni-
1. En espagnol, petite maman.
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154 LA FILLEULE
versaire, avec la copie d'un dessin que j'ai fait à bord du
navire qui m'a amené ici, et qui , s'il ressemble, comme je
me l'imagine, à tes deux anges gardiens, est le plus doux
souvenir que je puisse t'envoyer. Cet envoi, chère enfant,
est le dernier que j'aurai à l'adresser, et si Dieu le permet»
j'arriverai peu de temps après cette lettre. Jusque-là, con-
tinue d'être la joie et le bonheur de tes deux mères, à les
chérir, à leur épargner l'ombre d'un chagrin, à leur parler
de moi, et à prier pour le bonheur de celui qui t'aime et te
bénit!
D STÉPHEN. »
Il va donc enfin revenir, mon cher parrain, mon bon Sté-
phen I Quand je pense qu'il y a deux ans que nous ne l'a-
vons vu! Deux ans! c'est deux siècles, à mon âge! Cest
tout au plus si je me souviens de sa figure, et pourtant je
pense à lui bien souvent, tous les jours. Je l'aimais tant,
lui, et il était si bon pour moi ! Pas meilleur que roamita
cependant, c'est impossible; moins tendre môme, moins
indulgent, quelquefois un peu grondeur. Mais je ne sais pas
ce qu'il y avait en lui de si persuasif, de si imposant par-
fois, de si attrayant toujours. C'était peut-être sa grande
supériorité sur tout ce qui m'entoure, dont je ne me rendais
pas bien compte alors, mais que je subissais par instinct. Et
puis, il est plus jeune que mamita, et ce qui est jeune plaît
toujours mieux aux enfants.
Pourtant il me paraissait un homme mûr , et, à présent,
quand je demande son âge et qu'on me dit qu'il n'a que
trente-quatre ans, je suis tout étonnée. Je me rappelle cepen-
dant qu'il avait les yeux un peu creusés , le teint pâle et
quelques cheveux blancs. Voilà tout ce que je peux me re-
présenter de sa figure. C'est singulier comme on regarde peu
et mal à douze ans, comme on se fait des idées vagues et
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LA FILLEULE 155
fausses I je trouvais mamila vieille dans ce temps-ià, et
bonae maman décrépite. Aujourd'hui, celle-ci me paraît
encore belle, et mamila si charmante que j'en serais jalouse
si je ne Tadorais pas.
Le fait est qu'elle a dû être cent fois plus jolie que je ne
le serai jamais; elle est blanche comme la neige, et moi, il
me semble que je suis noire, comme un corbeau. On dit que
cela me sied; je n'en suis pas sûre. On me voit ici avec des
yeux abusés par la tendresse. Je voudrais bien aller dans le
monde, nç fût-ce qu'une fois... ne fût-ce que pour me voir
là, en toilette de bal, devant une grande glace, afin de me
juger et. de me cwinaître ; mais on dit qu'on ne se voit
jamais tel qu'on est ! Eh bien , je verrais daiis les regards
des autres si je plais à tout le monde autant qu'à ma fa-
mille.
Quand je demande à mamita si je suis jolie, elle me ré-
pond :
— A mes yeux tu es parfaite, parce que je t'aime.
C'est bien bon, cette réponse-là, mais ce n'est pas une
réponse. Grand'mère alors hausse un peu les^ épaules, et
me dit ;
— Eh bien, si nous te trouvons à notre gré, que t'im-
porte le reste?
Ah I pardon, bonne maman'; je ne vous le dis pas, mais
cela m'importe beaucoup à présent, et je ne suis pîus d'âge
à me payer de ces raisons-là. Je vois bien qu'une fille laide
paraît toujours maussade, qu'on la plaint si elle en souffre,
qu'on s'en jnoque si elle ne s'en doute pas.
Je vois bien que la première chose qu'on apprécie, en
regardant mamita, c'est sa beauté qui plaît aux yeux et qui
fait qu'on l'aime tout de suite. Oui , oui, je vois bien que la
beauté est la première richesse, la première puissance d'une
femme, la seule durable , quoi qu'on en dise, puisque avec
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156 LA FILLEULE
ses quarante-quatre ans, mamita écrase encore bien des
jeunes personnes, et ([ue grand'mère, avec sa soixantaine,
a encore un amoureux, ce singulier M. Roque, qui la de-
mande tous les ans en mariage devant tout le monde. Il ne
faut pas m'en donner à garder, bonne maman, vous avez
encore un petit brin de vanité au fond des yeux, quand on
vous dit que vos mains sont des chefs-d'œuvre de la na-
ture.
Moi, j'ai une bien petite main, si petite que je défie toutes
celtes de France et de Navarre de mettre mon gant. Mais,
mon Dieu, qu'elle est grêle et jaunâtre ! Ils disent que je
suis de race indienne par ma mère... Et voilà mon parrain
qui s'en va dans la mer des Indes conduire une mission
scientifique! Qui sait s'il ne verra pas là ma vraie mère, s'il
ne me la ramènera pasl C'est peut-être une surprise qu'on
me ménage ! Moi, je crois à tout ce qui me passe par la tête.
Il y a des moments où je crois que mon parrain est mon
père. Il y a des gens qui le croient aussi ou qui se l'imagi-
nent. Pourtant... ma mère est morte. Oui, mamita me l'a
dit si sérieusement, encore aujourd'hui, que cela est cer-
tain... Mais mon père? Non, ce n'est pas Stéphen, il n^est
pas assez riche pour...
îraoftt.
Pour... Que voulais-je dire hier? — Si c'est ainsi que j'é-
cris mon journal, je n'aurai jamais le temps de me rendre
compte de tout. Je vois, en relisant ce que je n'ai pu conti-
nuer hier soir, grâce au sommeil qui m'a écrasée tout d'un
coup, que je n'ai fait que babiller avec moi-même, comme
font les serins en cage, et que je n'ai rien raconté au papier
de l'emploi de ma journée.
N'importe. Celle d'aujourd'hui n'a rien amené de bien
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LA FILLEULE 157
intéressant. Je vais reprendre celle de mon anniversaire; ce
n'est pas tous les jours fête.
J'étais à peine levée, que mes deux mamans sont venues
m'embrasser et me dire qu'il fallait me dépêcher de
m'habiUer, parce qu'il y avait en bas quelque chose pour
inoi.
C'était le cadeau mystérieux de tous les ans, le cadeau de
mon père, car il existe, celui-là, il s'occupe de moi, il me
comble, il me pare, il me gâte... Dirai-je qu'il m'aime?
Hélas I je ne Tai jamais vu, je ne saurai peut-être jamais
son nom. S'il m'enrichit et me protège, d'où vient qu'il se
cache si bien?
J'étais un peu avide de voir ce nouveau cadeau. Je n'avais
guère dormi de la nuit, à force d'y songer. Ah 1 je le vois
bien, je n'ai pas dix-huit ansl
Mamita m'a conduite sur le perron du jardin, et là j'ai vu
arriver, en piaffant et en bondissant, à la main de notre
vieux domestique André, le plus ravissant petit cheval
arabe que j'aie jamais imaginé : noir comme la nuit, l'œil
d'une gazelle en colère ^ des naseaux tout en feu, des jambes
de lévrier, des pieds qui né touchent pas la terre; et avec
cela doux comme un mouton, n'ayant peur de rien pour-
tant, solide comme un pont sur ses petits jarrets d'acier ,
enfin les dehors les plus brillants du monde, et pas un dé-
faut de caractère, ni de conformation, à ce qu'on dit. J'ai
entendu dire aux domestiques qu'un cheval comme cela â
peut-être coûté vingt mille francs. Donc mon père, ou celui
qui le remplace auprès de moi, est immensément riche.
Ce bel animal était tout caparaçonné, tout sellé, tout
bridé, avec des glands, des boucles, des tresses, des rubans,
des fleurs, des perles. On lui avait fait, pour me le présen-
ter, une toilette folle, comme pourofl^r un jouet à un en-
fant. Oui, j'ai bien quatorze ans ! Si j'en avais davantage, on
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158 tA FILLEILB
me donnerait plus sérieusement quelque chose de plus sé-
rieux.
Alors ma bonne maman m'a fait le discours de tous les
ans : « Morénita, vous avez, de par le monde, un ami in-
connu, un bon génie qui vous chérit et vous [wrotége; il sait
tout ce que vous faites, tout ce que vous dites, tout ce que
vous pensez. » Puis elle a ajouté : a II a donc su que vous
mouriez d'envie de monter à cheval avec votre mamita, et
que nous n'y avions pas encore consenti, parce que nous
ne pouvions pas trouver tout de suite un cheval qui fût, en
môme temps, parfaitement sûr et d'une allure assez douce
pour une petite personne comme vous. Alors ce bon génie
a été dans les écuries de la reine des fées, et il y a trouvé
ce cheval, qui s'appelle Ganope, et auquel il nous écrit que
nous pouvons vous confier sans aucune crainte, car il est
aussi bon qu'il est joli. »
J'ai demandé en grâce qu'on me laissât monter dessus.
On y a consenti, en recommandant bien à André de le con-
duire au pas par la bride, le long de l'allée. Mes mamans
me suivaient. J'ai eu d'abord peur de me voir perchée a
haut sur quelque chose qui remue. Ce cheval, qui est tout
petit, comme celle qui doit le monter, me paraissait grand
comme un dromadaire. J'ai crié quand j'ai senti qu'il mar-
chait. Mamita s'est moquée de moi.
— Voyez, a-t-elle dit, quelle belle écuyère nous avons là I
Elle grillait de monter des girafes, et elle a peur de se voir
sur un chevreuil I
Gela m'a piquée d'honneur; je me suis rassurée tout d'un
coup, j'ai dit à André de le faire marcher un peu plus vite,
et nous avons été au tournant de l'allée avant nos mar-
cheuses. Alors, me voyant hors de leur vue, j'ai dit à André
de lâcher la bride ; il me l'a mise dans la main sans mé-
fiance, m'a appris la manière de la tenir» et s'est remis à
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I.A FliXEULE 159
■ marcher à la tête du cheval, s'attendant à m'entendre lui
crier de m'arrôter. Mais moi, j'avais mon idée. Aussitôt que
je me suis sentie en liberté, j'ai secoué la bride et frappé
du talon au hasard.
Aussitôt Canope est parti au galop, et me voilà lancée. An-
dré s'est mis à courir. Maman, qui arrivait, s'est mise à
crier. Moi, qui me trouvais fort à Taise et qui n'avais plus
peur, j'ai redoublé, me divertissant à faire tirer la langue
au vieux André, et en un clin d'œil j'étais au bout de la
grande allée de marronniers* Là, j'ai eu peur, parce qu'il y
avait un tournant, et que j'ai entendu dire à mamita qu'on
pouvait tomber quand on ne savait pas sur quel pied le che-
val galopait. J'aurais été bien embarrassée de le dire; aussi
j'ai préféré tirer sur la bride, et Canope s'est arrêté tout
court; si court, que ne m'attendant pas à tant d'obéissance,
j'ai failH passer par-dessus sa tête. De ce moment -là, j'ai
compris tout de suite à qui j'avais affaire. C'est comme le
bon piano de mamita, qui ne rend plus de sons si on l'atta-
que trop fort, et dont il faut se servir avec du moelleux
dans les mains. J'ai fait retourner ce cher petit animal
sur lui-môme. Je ne savais trop comment m'y prendre;
mais je crois qu'il devine ce qu'on veut. C'est un vrai
cheval d'enfant ; je suis venue vers mamita, m'amusant
à passer du pas au galop et du galop au pas, tout cela si
aisément qu'il me semblait n'avoir fait autre chose de ma
vie.
Mamita était pâle. Bonne maman m'a grondée. J'ai de-
mandé si mon cheval ou moi avions fait quelque sottise
et ce qu'on avait à me reprocher, puisque j'avais vaincu
ma peur et que je revenais saine et sauve.
— Vous avez entendu que votre mère vous rappelait, a
d bonne maman^ et vous n'avez point obéi.
J'ai dit que je n'avais pas entendu.
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160 LA FILLEULE
—Eh bien , a repris la grand'mère, votre cœur aurait dû'
entendre que le sien battait d'effroi et de souffrance.
J*ai embrassé mamita en lui demandant pardon. Elle a dit
à André d'allervite chercher son cheval afin de m'accompa-
gner, et m'a permis de faire le» tour du parc avec lui. Je l'ai
fait trois fois ; j'étais comme ivre, comme folle. Dieu I que
plaisir de monter à cheval I J'avais bien raison d'y rêver
toutes lés nuits. C'est le paradis des fées !
En revenant, André a dit à maman:
— Vraiment, madame, je crois que nous n'aurons rien à
lui enseigner. Elle trouve d'elle-même tout ce qu'il faut faire,
et n'a peur de rien.
Comme j'étais^ fière de savoir déjà mener mon cheval !
J'aurais voulu que mon père me vît I et mon parrain surtout,
qui disait autrefois que je ne serais jamais brave, parce que
j'étais trop nerveuse.
Ce matin , mamita a monté à cheval avec moi et André.
J'ai été un peu jalouse d'elle, parce que, vraiment, elle est
plus tranquille que moi, tandis que j'ai encore des moments
de peur affreuse, quand Canope prend ses airs mutins. Mais
il n'en est pas plus méchant pour cela et je m'y habituerai.
Je me garde bien de dire que j'ai peur. Peut-être qu'elle est
comme moi, mamita, et qu'elle ne s'en vante pas; mais
non, c'est une nature si calme ! Elle n'avait jamais monté à
cheval de sa vie, il y a deux ans. Les médecins le lui ordon-
nent , sa mère l'en prie , et voilà qu'elle a du courage , de
l'aplomb et de la grâce tout de suite, par ordonnance. Je vou
drais bien voir si j'ai une bonne tournure à cheval. J'ai peu
d'avoir l'air d'un fagot. Il faut que je me perfectionne avant
que mon parrain arrive. Je me souviens que j'étais furieuse
quand il se moquait de moi.
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LA FILLEULE 161
I août... midi.
J'ai bien mal pris ma leçon d'harmonie aigourd'hui, et le
père Schwartz s'est impatienté. C'est un brave homme, mais
il est trop vieux; ce n'est pas ma faute s'il m'ennuie. J'aimais
bien mieux les leçons de mon parrain ; je le craignais da-
vantage, mais je comprenais mieux. Il est pédant, ce vieux
Allemand : le voilà qui prend de l'humeur parce que je
monte à cheval, et qui dit que cela me tournera la tête !
Il est certain que cela me grise un peu et que je saute des
fossés toute la nuit, en rêve. Ah I que j'ai envie de sauter un
fossé comme André I mais mamita ne veut pas, et si elle le
voulait, je ne sais pas si j'oserais. Mon Dieu, que c'est joli,
que c'est beau, le mouvement, le grand air ! Aller loin, bien
loin I... Le parc m'ennuie ; mamita veut toujours rentrer, et
voilà grand'mère qui trouve déjà qu'une heure par jour
dans le manège du jardin, c'est beaucoup pour mon petit
corps.. Mais je me sens très-forte, moil Est-ce qu'elle se fi-
gure que j'ai soixante ans?
Quatre heures.
La journée est mauvaise décidément : mamita n'a pas
voulu me laisser monter à cheval aujourd'hui. Elle prétend
que cela me donne la fièvre et me rend irritable. Je crois
qu'en effet j'ai été un peu mauvaise. Et puis, la grand'mère
est venue, par là-dessus, dire que le manège, de deux jours
l'un, c'était assez ; que le cheval devait être un exercice, un
délassement, mais non une passion, une rage. Je comprends^
bien cela chez mamita, mais, pour moi, c'est autre chose,
et me voilà un peu furieuse. Maman est triste I... Allons, j'ai
tort. Je vais l'embrasser, mais c'est bien enn^^eux de tou-
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1«2 LA FILLEULS
jours céder. C'est bien la peine que mon père m'ait envoyé un
si beau cheval pour que je ne m'en serve pasi Je suis sûre
que s'il était là, il me donnerait raison. Que c'est triste, de ne
pas être élevé par ses parents !
€iDq heures.
Maman m'a fait pleurer. Elle est si bonne, ma pauvre ma-
niita I si douce, si tendre, si vraie I Eh ! mon Dieu I je l'aime
plus que tout au monde. Pourquoi ai-je tant de peine à lui
obéir?
II
LETTRE DE STEPHEN A AMICEE. — FRÂGtfENTS
Manille, le 3 mai 1846.
Oui, ma bien-aimée, c'est la dernière lettre. Je m'embar-
querai le 27, et s'il plaît aux cieux de bénir ma traversée, je
serai à tes pieds vers la mi-septembre. 0 Anicée, c'est la
première fois que je te quitte depuis dix ans d'un bonheur
si complet qu'il est divin, et je jure bien que c'est la dernière.
Tu l'as voulu, cruelle amie, généreuse créature ! Je ne pou-
vais refuser cette mission sans manquer à mes devoirs, di-
sais-tu. Après tant de travaux consciencieux et assidus, j'é-
tais forcé de rendre à la science, ne fût-ce qu'une fois en
ma vie, un service éclatant, de faire à l'humanité un grand
sacrifice. Eh bien , je l'ai fait, j'ai immolé deux années de
ma viel J'ai consentie mourir tout vivant pendant deux
années I Je suis quitte, n'est-ce pas? j'ai payé mon tribut,
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LA FILLEULE 103
j'ai apporté ma pierre à Tédifice; on ne me parlera jamais
plus d'aller dans un lieu où tu ne pourras pas me suivre !
Non, tu ne sais pas ce que c'est que de vivre sans toi. Com-
ment le saurais-tu ? Il est impossible que quelqu'un au monde
soit senàblable à toi, pour que tu te fasses un^ idée de ce que
tu es pour moi. 0 mon amie, ma sainte , mon âme , mon
avenir, ma vie, mon toutl... Je ne puis rien trouver qui
soulage mon cœur en t'écrivant. Les mots sont nuls; il n'en
existe pas pour exprimer mon amour, ma passion... Oui,
c'est une passion dévorante que cet amour si calme auprès
de toi, si déchirant de loinl Tu remplis l'âme qui te pos-
sède d'une joie si complète, qu'à tes côtés on savoure l'in-
fini : mais être séparé de toi par des continents, par des
mer3, par d'autres étoiles que celles qui ferment notre ho-
rizon, passer des jours, d^s mois, des années sans te voir,
sans t'entendre, sans te presser sur mon cœur, c'est l'hor-
reur de la tombe, moins le repos de la mort. Jamais, jamais
je ne recommencerai cette épreuve. Je ne sais comment j'ai
puyrésister
Que ta mère chérie te donne la force qui me manque;
que cet ange béni te verse une double tendresse., qu'elle
essuie tes larmes en secret, qu'elle me conserve. ces beaux
yeux qui sont mon Empyrée, mon ciel sans limites, ma
source sans fond I . .
Folle, qui croit que je la trouverai vieillie! C'est moi qui
suis vieux maintenant. Loin de toi j'ai cent ans. Je n'ai ni
cœur, ni volonté, ni force, ni repos. Ah ! je n'étais pas né
pour ce qu'on appelle les grandes choses, moil Je ne sais
pourquoi j'ai aimé les sciences et les arts avant de te con-
naître. C'était le besoin de te rencontrer qui me faisait
chercher mon idéal dans l'univers. Je t'ai trouvée, je n'ai
plus cherché. Je n'ai .plus travaillé que pour te mériter aux
yeux du monde. Ce jour est-il enfin venu, mon Dieu? Ah !
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164 LA FILLEULE
pourquoi n'a-t-on pas laissé œs deux pauvres cœurs s'ado-
rer et se fondre ensemble dans Poubli de tout ce qui n'était
pas eux I C'était donc un crime de notre part que de n'avoir
besoin de rien et de personne ?
Oui , certainement , les lettres de laMorénita sont char-
mantes, je dirais surprenantes pour son âge, si je n'avais
assisté au rapide développement de cette étrange petite
créature. Elle sait exprimer, avec une facilité rare, toutes
ses jeunes lubies; et ce qui ne la fait ressembler à aucune
des petites merveilles qu'on rencontre de temps en temps
dans les arts ou dans les sciences, c'est qu'elle n'a ni science
ni art, et qu'elle garde, dans l'expression, le naturel qu'à son
âge on dédaigne et farde presque toujours.
Mais ce n'est pas une raison pour la croif e supérieure à
toi, mon Anicée. Prends garde à ce besoin que tu éprouves de
V^ffacer devant ce que tu aimes. Si la pauvre enfant s'en aper-
çoit jamais, la vanité la prendra. Comment veux-tu qu'on se
croie plus que toi, et que la raison tienne contre une tellecause
d'orgueil? Moréna avait des défauts qui ne lui permettront
jamais d'aller jusqu'à ta ceinture. Ahl j'ai peur de trouver ma
filleule horriblement gâtée, chère amie. Heureusement la
bonne maman estlà. Mais je n'aime pasl'engouementaveugle
de ce père qui la traite en princesse des Mille et une Nuits,
et qui ne veut la voir qu'à travers le trou d'une serrure.
Où donc l'a-t-il vue sans qu'elle s'en soit doutée? Tu me
conteras cela. Mais je dis que, puisqu'il n'a pas d'enfants
après quinze ans de mariage, et que sa femme n*est plus ja-
louse de lui, il ferait mieux de l'adopter sans l'éloigner de
toi. Tu vois, je parle en vieux. C'est moi qui suis le raison-
neur, le bonhomme Prévoyance. Je crains l'avenir pour cette
enfant, qui s'habitue à croire qu'elle est fille d'un roi, et qui
dédaignera tous les partis, pour arrivera découvrir que cer-
tains partis la dédaignent.
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LA FILLEULE 165
Je lui envoie, pour son anniversaire, un don tout de senti-
ment. J'ai grand'peur que, ce jour-là, enivrée par quelque
nouvelle folie de ce cher duc, qui est un homme d'imagina-
tion plus que de jugement, elle ne méprise un peu mon ca-
deau de parrain, pour se regarder au miroir, revêtue de
quelque robe de brocart, coiflee de quelque escarboucle
tiirée de Técrin des fées.
Vous ne me parlez pas de Rosario, donc vous n'avez pas
encore découvert ce qu'il est devenu. Je confesse que je ne
m'en tourmente plus guère. Nous Tavons pourvu d'un état,
en ne refusant aucun développement à son éducation musi-
cale. Il en a profité tant bien que mal. Ses défauts se corri-
geront peut-être forcément dans le contact du monde bril-
lant qu'il recherche , monde indulgent à l'ordinaire, mais
hautain parfois, et qui, tout en applaudissant les seguidillas
du gitano, lui pèsera lourd sur la tête, s'il ne sait esquiver
la rencontre des humiliations. J'ai dans l'idée qu'il s*est dé-
robé aux études du Conservatoire et aux sermons de Roque,
pour-aller briller dans quelque petite cour d'Allemagne, ou
dans quelque pays à festival, sous un nouveau nom de
guerre. Il nous reviendra encore avec quelques dettes. Ce
n'est rien, si l'honneur est sauf. Espérons-le. S'il a peu de
sentiment de la vraie dignité morale, il a du moins peu de
vices, et sa vanité immense le préserve des entraînements
qui abaissent sans retour.
Laisse le père Schwartz ennuyer Morénita et lui prouver
que l'imagination .et la facilité ne sufQsent pas. Dis à cet
excellent ami que je lui rapporte de la musique? indoue, chi-
noise, japonnaise, plein mon cerveau, car je me fie plus à ma
mémoire et à mon sentiment pour lui traduire tout cela, qu'à
une version écrite, où, malgré moi, j'altérerais Tétrangeté
du texte.
Roque m'a écrit de Paris une lettre de vingt pages. Bon
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166 LA FILLEULE
Roque I il est parvenu à être un médecin de renom, lui qui
méprisait tant la science des conjectures ! C'est égal, si tu es
malade, j'aime mieux que tu consultes le vieux médecin du
village, n procédera" par la routine de Texpérience, au lieu
que Roque, par la route des idées pures, m'effrayerait beau-
coup encore dans la pratique. Il faudra que je tâche de
mettre encore beaucoup d'eau dans son vin. J'espère qu'il
viendra passer trois jours avec nous pour mon arrivée.
Et notre ami Glet est donc enfin accouché d'un joli poëme,
qui ne méritait pas tant de façons? Je m'en doutais bien 3
les montagnes accouchent toujours de la même manière.
N'importe, je serai aise de le revoir. Je l'aime depuis que tu
m*as fail'un si grand mérite de mon premier duel. Dieu sait
que mon mérite n'était pas grand , et que, pour ne pas être
un blanc*-bec, j'aurais, dans ce temps-là, cassé cent bras et
reçu cent balles dans le corps, sans me plaindre et sans
plaindre personne. Qui croirait cela, à me voir? Mais il fal-
lait bien prendre cette inscription-là I
Quand je songe que dans trois mois je serai à tes pieds!...
c'est à devenir fou 1 II me faudra séjourner une semaine à
l'isthme de Suez. Je t'écrirai des bords de la mer Rouge.
m
JOURNAL DE MORÉKITÀ
1C septembre. — Briole.
Il est donc enfin revenu , mon cher parrain ! Mais il est
vieux!... Gomme j'ai été surprise de le voir avec un visage
hâlé, amaigri, des cheveux blancs sur les deux tempes! Cela
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tA FlLLEtLe 167
in'a intimidée, et j'ai retrouvé plus de la peur que de la ten-
dresse que j'avais pour lui autrefois.
Il était arrivé à cinq heures du matin; je ne le savais pas.
Mamita, en entrant dans ma chambre, ne m'en a rien dit.
C'est une surprise qu'on me ménageait. Nous nous sommes
mises à table ; en voyant un couvert de plus, je me suis dou-
tée de quelque chose; mais le père Schwartz a dit d'un ton
si sérieux que M. Ciet était arrivé et venait passer trpis mois
avec nous, que je n'ai pu m'empêdier de faire la moue. J'ai
ce Clet en horreur, je ne sais pas pourquoi. Aussi quelle joie
quand mon parrain est entré ! J'ai été si émue que je n'osais
pas l'embrasser. Il en a été étonné ; et puis, après les pre-
mières tendresses, il s'est mis à m'examiner. J'étais bien mal
à y aise, et ses remarques n'étaient pas trop obligeantes.
a Tu n'as guère grandi, et je crois que tu es plus brune qu'à
mon départ. Quelle petite sauterelle !» Ah ! je vois bien que,
décidément, je suis laide ; mais il aurait pu se dispenser de
me le faire entendre si clairement. Alors il faudra que je
m'arrange pour avoir beaucoup d'esprit; autrement, per-
sonne ne prendra garde à moi ■ . . . •
90 septembre.
Depuis quatre jours, j'ai pris mes leçons avec assiduité,
j'ai étudié mon piano avec ardeur. C'est que mon parrain
m'a encouragée. H a été content de mon jeu, mais il a trouvé
que je ne lisais pas la musique assez vite, et il a dit qu'il ne
me ferait travailler que quand Schwartz serait très-content
de moi. Il me trouve instruite et avancée pour mon âge,
mais il fait entendre que si j'en restais là, je ne serais qu'une
petite sotte. Allons, je vois bien qu'il faut que je me donne
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168 LA FILLEULE
beaucoup de peine pour lui plaire» à ce bourru de parrain !
Eh bien, on s^en donnera.
Gomme il aime mes deux mamans I Je crois qu'il préfère
mamita. Oui, c^est une adoration qu'il a pour elle. Ce sont
des soins, des attentions.^ et quand il croit que je ne le vois
pas, il la regarde comme Taigle épris de la beauté du so-
leil. Que je suis peu de chose, moi, entre ces deux êbres si
parfaits et qui se comprennent si bien I Pourquoi ne sont-
ils pas mariés ensemble 1 C'est singulier celai car tous ceux
qui les abordent sans les connaître leur parlent comme sMIs
étaient mari et femme et n'hésitent pas à me croire leur
fille.
Leur fille 1 Ah I je voudrais l'être ! mamita ne m'aimerait
peut-être pas mieux, mais mon parrain ne serait pas si
clairvoyant sur mes défauts , et s*il s'imaginait que je lui
ressemble, il me trouverait belle. Je ne sais pas pourquoi
j'ai tant d'amour-propre avec tui 1 Quand grand'mère me
réprimande, cela m'impatiente, voilà tout; quand c^est
mamita, cela m'afflige; quand c*e^ lui... cela me vexe et
m'humilie.
Qu'est-ce que ça me fait, après tout, de ne pas être pour
lui, comme pour mamita, une petite merveille? Il n'est ni
mou père ni mon futur mari, et voilà les deux seuls hom-
mes à qui je sois forcée de plaire I >
Si septembre.
M. Roque et M. Clet sont arrivés ce matin. Quelle drôle de
figure que M. Roque, avec ses lunettes d'or qui tombent sur
son nez à chaque mouvement qu'il fait ! Comme il est brus-
que, gauche, anguleux, grand, maigre, avec des habits trop
larges, et des pieds si longs, des souliers si baroques I Je ne
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UL FILLEULE 169
peux pas le regarder sans rire. Heureusement il ne s'en
aperçoit pas. Je crois que plus il est savant et spirituel, plus
je le trouve ridicule. Mon parrain est cependant plus savant
que lui , à ce qu'on assure, et quant à de l'esprit, il en a
cent fois davantage, je m'en aperçois bien. Pourtant jamais
personne ne trouvera M. Rivesanges plaisant ni bizarre. Je
voudrais bien Tentendre jouer du piano. Je ne m'y connais-
sais pas autrefois. Il me semble qu'à présent cela me ferait
un grand plaisir. Il ne veut pas me faire plaisir apparem-
ment, car il m'a refusé net hier, et puis il a ajouté en
se tournant vers mamita :
— A moins pourtant que vous ne l'exigiez I
— Non, lui a-t-elle répondu, pas encore. Il faut, pour que
cela vous plaise, que vous vous sentiez en train de rêver, et
c'est trop tôt.
— Oui, oui, a-t-il repris : la rêverie, c'est le bonheur qu'on
savoure, et je ne suis pas encore assez remis de la joie de
me trouver ici.
J'ai écrit ses phrases pour ne pas les oublier. Je ne le»
comprends guère, mais elles me font rêver aussi, moi. C'est
donc un bien grand bonheur que l'amitié, puisque voilà un
homme si heureux de la société de mamila !
Ah I je suis trop seule, moi ! Je ne connais pas toutes ces
douceurs de sentiment dont on parle autour de moi. Mamita
est heureuse de ne jamais quitter sa mère ; M. Roque est heu-
reux de revoir mon parrain. Schwartz est heureux de voir
les autres si heureux. Il n'y a que moi qui me sente triste
souvent et ennuyée au fond du cœur. Je les aime certaine-
ment autant qu'on peut aimer, ces bons parents adoptifs;
mais cela ne fait pas que je ne désire et ne rêve rien hors
d'ici. Quoi? je ne sais pas! quelque amitié qui me fasse
trouver que je suis heureuse cçmme les autres, ou quelque
distraction qui me fasse oublier que je ne le suis pas.
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170 hX FILLEULE
M. Giet, que je continue à détester cordialement, et qui» j&
crois, me le rend bien, a beaucoup parlé du monde, et des
fêtes, et des spectacles de Paris, toutes ces belles choses que
j'entrevois à peine, du fond de notre chartreuse de la rue
de Courcelles, et que mes mamans déclarent si puériles et
si maussades! Quelle étrange idée ont les gens graves de vou-
loir dégoûter les autres de ce qui leur déplaît I Mon parrain
est de leur avis. Eh bien, pourquoi est-il un homme de si
grand mérite? Pour qui s'est-il donné la peine de savoir
tant de choses? Est-ce que ce serait pour mamita toute seule,
comme il a l'air de le lui dire avec ses yeux, quand il reçoit
son éloge? Elle doit être bien fière au fond de son cœur, si
cela est ainsi!
Oui, oui, je comprends qu'avec une admiration si con7
stante et si flatteuse auprès d'elle, elle'ne désire pas celle des
autres et fuie le monde pour se renfermer dans l'amitié. —
Mais moi, personne ne m'admirç, et je trouve cela fort triste.
Mon parrain a eu l'air de me dire aujourd'hui que j'étais
vaine. Non, puisque je n'ai pas sujet de l'être. J'aurais besoin
d'être tout pour quelqu'un; je serais tout pour mamita si elle
n'avait pas sa mère, son frère, et mon parrain qu'elle aime
certainement encore plus que moi I
25 septembre.
J'ai essayé aujourd'hui défaire une étude d'après nature de
la flgure de mon parrain, pendant qu'il lisait. J'étais forcée
de le regarder, et comme il ne me regardait pas, jamais je
ne l'ai si bien vu. Je ne sais plus s'il est vieux comme je me
l'étais imaginé à son arrivée; je crois que c'est parce que
je m'étais fait de lui une toute autre idée que je l'ai trouvé
ainsi. Aujourd'hui, il m'a semblé jeune, ou tout atu moins si
beau, qu'il n'a pas besoin de jeunesse. Non, je me trompe
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LA F1LLEUI.E 171
encore, il n'est pas béaa. II a une physionomie si expressive,
si ilistinguée, si agréable, quMl n'a pas plus besoin de beauté
que de fraîcheur. Il a beaucoup gagné, d^ailleurs, depuis le
peu de Jours qu'il est ici. Son teint s'est éclairci, reposé; son
regard a pris une expression plus douce. Un peu plus de
toilette aussi a rajeuni sa tournure. Oui, il a tout à fait Pair
d'un jeune homme quand il rit : et quelles dents de perles I
Ses yeux sont alors comme ceux d'an enfant; mais s*il de-
vient sévère, s'il blâme mes idées, s'il raille mes fantai-
sies, il est vieux, bien vieux 1 II me fait peur; mais je ne
sais pourquoi je l'aime encore plus après qu'il m'a groijdée.
9B septembre.
Puisqu'il le veut, je monterai à chevaj moins souvent et
prendrai mon plaisir avec plus de tranquillité. C'est vrai que
je suis une nature immodérée! Comme il a deviné cela tout
de suite I et mamita qui ne s'en doutait pasi Vraiment, je
crois que s'il ne me chérit pas comme elle , du moins il fait
plus d'attention à moi. It faut donc que je sois calme et pa-
tiente. Allons, j'en aurai l'air, dussé-je en mourir!
97 septembre.
Il a enfin joué et improvisé ce soir. Oh I quel talent, quelle
âme, quel cliarme I Voilà la seule de ses grandes facultés
que je sois un peu capable de comprendre, n^oi I Pour le
reste, j'admire sur parole. Mais la musique, c'est une chose
que je sens, que je possèdje dans mon cœur , comnîe lui,
quoiqu'il en dise, et quoique je ne la possède pas encore dans
ma tête, comme Schwartz. Non, non, je ne l'ai pas seule-
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\72 LA FILLEULE
ment au bout des doigts, comme ils le prétendent, cet art
divin I Mon cher Stéphen l'a fait passer aujourd'hui dans tout
mon être. J'étais émue, brisée, j'avais envie de pleurer, je
tremblais. Il n'a pas daigné voir cela, lui, mais mamita s'en
est bien aperçue. Elle m'a embrassée en disant : a Eh bien, tu
vois qu'il vaut mieux posséder un don comme celui-là, qui
fait tant de bien aux autres, que d'être habile à sauter les
fossés pour leur faire peur? »Elle a bien raison, mamita 1
Et puis, elle sait que tout me sera possible si mon parrain
s'en mêle un peu, et elle attire toujours son attention sur
moi; mais ce n'est pas facile : on dirait qu'il ne veut m'en
accorder qu'à ses moments perdus.
28 septembre.
Il m'a fait beaucoup de peine aujourd'hui. Il est venu à
quatre heures, comme tous les jours, et je me suis trouvée
seule au salon lorsqu'il y est entré. J'étudiais mon piano,
je me suis levée bien vite pour ne pas l'ennuyer II m'a dit
de continuer et a pris le journal. Je l'ai supplié de ne pas
m'entendre.
— Oh parbleu I sois tranquille, a-t-il répondu, je ne t'en-
tends pasi
J'ai trouvé cela bien cruel, je le lui ai dit avec des larmes
dans les yeux. Il m'a regardée alors d'un air si étonné, si
froid, si sévère, que j'ai failli m'évanouir.
— Vous ne m'aimez pas du tout, me suis-je écriée.
— Allons, a-t-il répondu, je vois bien que tu es folle.
Et il a repris son chapeau, il est sorti sans me donner la
moindre assurance d'affection. Oh I il est étrange, mon par-
rain 1 il a les caprices d'un homme qui sent tout le monde
au-dessous de lui. C'est un orgueilleux I... ou bien je lui dé-
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LA FJLLBUtE 173
plais particulièrement. H me trouve laide. C'est donc que je
le suis. Si j'en étais sûre, je me tuerais I
IV
JOUBNAL DE STÉPHEN. — FRAGMENTS
39 septembre.
Pour la première fois , aujourd'hui, j'ai goûté l'indicible
charme de mes anciennes rêveries. Loin d'elle, cela m'était
impossible. Je tournais à la tristesse, h la douleur, presque
au désespoir. Et puis, ces climats brûlants, ces aspects
splendides de l'Inde ne sont pas faits pour ce genre de
contemplation. La nature tropicale est trop vigoureuse pour
l'homme ; elle l'énervé de chaleur ou elle l'accable de ma-
gnificences. Ces brises, chargées d'acres parfums, ne ca-
ressent pas, elles enivrent ; ce ciel étincelant ne souffre pas
le regard de l'homme. Tant de vigueur semble faite pour
les êtres où la matière domine l'intelligence. L'éléphant et
le tigre sont les rois de ces contrées. L'Indien est faible
comme un roseau.
Depuis mon retour, je n'avais pas eu une matinée de
loisir. Tant de travaux h mettre en ordre I tant d'idées à
repasser au crible de la réflexion I tant d'aperçus à sou-
mettre à Fexamen de la conscience I Oui, jç suis sincère,
j*aime la vérité, je suis son serviteur, je serais son cheva-
lier au besoin. Produire de brillants travaux, tout le monde
le peut, avec quelque savoir et de l'imagination. Mais don-
ner à la science une forme attrayante, lui ouvrir un nouvel
horizon sur un point quelconque, sans hasarder de lérné*
10.
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174 liA FILLEULE '
raifes assertions, voir plus loin que la méthode aride, sans
Toir faux pour se singulariser, c'est plus qu.'un travail à
faire, c'est un devoir à remplir. Ce devoir accompli fera
enfin de moi, à trente-quatre ans, un homme qu'on jugera
peut-être digne d'avouer son bonheur intime. Il y a long-
temps que j'eusse pu extorquer ce droit. Le bruit et le suc-
cès sont si souvent le prix de l'audace et du sophisme I
mais ce n'est pas ainsi quç je voulais mériter ma récom-
pense.
Me voilà donc enfin dans ma chère vallée, sous mon ciel
pâle , dans une atmosphère appropriée à mon organisation
physique et morale I
Je puis enfin me posséder, moi, et oublier ce monde de
l'infini, où je m'épouvante d'être si petit, pour me sentir
renaître et pour retrouver mon individualité, ma jeunesse,
ma puissance relative dans le monde de mes affections et
de mes goûts I Arrière le journal du savant CTihié de mots
grecs, latins et arabes I Ne fûtr-ce que pour quelques jours,
je veux reprendre le jourml de l'écolier amoureux.
Il fait depuis dvant->hier une chaleur exceptionnelle dans
la saison de nofere climat. On se croirait aux premiers jours
d'août. Après avoir fermé et scellé mes derniers cahiers, je
me suis senti un besoin d'enfônt de courir seul dans la
campagne, sans volonté, sans but, comme autrefois. Ce n'é-
tait pas encore l'heure d'aller rejoindre ma biMi-aimée.
J'avais un tiers de journée à dépenser en songeant à elle
sans douleur, sans inquiétude, sans impatience.
J'ai pris la rive gauche de ma petite rivière et je l'ai sui-
vie en herborisant. Il n'y a pas ici un pauvre brin d'herbe
que je ne regarde avec plaisir comme un vieux ami. Au
lieu de ces noms barbares que la science leur donne, je
pourrais les baptiser tous de quelque mot charmant qui
serait un souvenir de ma vie intime.
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N
LA FfLLGtLE 175
Au bout d'une heure de marche, je suis revenu sur mes
pas, ne voulant pas perdre de vue ce cher manoir de Briole
dont j'ai été* bien assez longtemps séparé par des horizons
sans nombre. J'étais content de me voir assez près pour
me dire que, si je voulais, d'un trait de course, en quelques
minutes, je serais là. Mais j'avais la rivière à traverser et
plus d'une heure de marche sans passerelle. Pour n'avoir
pas cet obstacle qui gênait déjà la liberté de mon rêve, j'ai
fait un paquet de mes habits et j'ai traversé à la nage le
ruisseau calme et profond à cet endroit-là. L'eau était en-
core si agréable que j'y suis resté dix minutes ; après quoi,
à demi rhabillé sur l'autre rive, étendu sur le sable tiède
que perçaient de vigoureuses touffes de brome, j'ai goûté
un indescriptible bien-être, et j'ai dépensé là , complète-
ment inerte, complètement heureux , les deux heures qui
me restaient.
0 douceur infinie de l'air natal I placidité des eaux pares»
seuses, complaisant silence du vent dans les arbres, dé-
bonnaire magesté des bœufs couchés sur Pherbe courte et
brûlée des prairies, jeux naïfs des canetons que la poule
veut ramener au rivage, pays simple et bon, prose char-
mante de la poésie rustique I
Je n'étais pas loin du moulin. J'entendais le cri plaintif
et doux de la roue vermoulue qui semble se plaindre du
travail et pleurer avec l'eau qui l'entraîne. Les jeux des en-
fants et le chant des coqs envoyaient de temps en temps
une fusée de gaieté dans l'air somnolent. Une fraîcheur
molle pénétrait dans tous mes pores. L'arôme des plantes
aquatiques planait sur moi sans chercher à m'écraser. Rien
de violent, rien de sublime dans cette nature paisible. Là où
j'étais couché, je n'avais rien à admirer : l'horizon était
fermé pour moi, d'uu côté par les buissons épais de la rive
gauche, au bout d'un travers de ruisseau qui n'a pas vingt
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176 LA FILLEULE
pieds de large ; de l'autre, par le terrain qui se relevait en
talus inégal à deux mètres au-dessus de ma tête. Par une
échancrure, j'apercevais seulement la cime de quelques ar-
bres et un pan de toit, dont les ardoises se confondaient
avec la végétation bleuâtre des saules. C'était Briole, mon
nid, mon asile, mon Éden , là tout près, pour ainsi dire sous
m^ main.
Que pouvais-je désirer? Une forêt vierge? des précipices?
une végétation -hérissée qui déchire les regards? les vents
maritimes qui abrutissent? les cimes qui donnent le ver-
tige? les cataractes qui ébranlent les nerfs? Non, non! Je
ne regrettais rien de tout cela, je ne voulais rien de mieux,
rien de plus que cet horizon de pauvres herbes, ce ruis
seau sablonneux, ce gloussement de la poule, cette apathie
des bœufs qui venaient tremper leurs genoux cagneux
dans la vase, à mes côtés, et qui, en se dérangeant fort peu
pour moi, ne me dérangeaient pourtant nullement.
De quoi l'homme pensant a-t-il besoin pour être heureux?
De spectacles, d'émotions, de surprises, de découvertes, de
conquêtes? Non, il a besoin d'être aimé d'abord, et puis de
quelques instants de repos absolu après son travail.
Ce repos de l'âme et du corps n'est pas l'oubli de la vie.
Ce n'est pas la végétation de la plante ni la digestion de
l'animal ; c'est quelque chose qui participe de ces mornes
extases de la matière, mais qui n'empêche pas le principe
divin de se* sentir en possession de lui-même. L'amour
rassasié chez les végétaux et chez les bêtes semble ne plus
exister quand sa phase est épuisée. Chez l'homme il s'éter-
nise dans sa pensée, et cette pensée n'admet pas que la
mort même puisse l'anéantir, tant elle est puissante et pro-
fondément hée à son principe vital. Le souvenir du bonheur
et son attente sont vivants jusque dans le sommeil.
Pendant deux heures de cette complète inaction, je n'eus
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LA FILLEULE 177
pas une seconde d'ennui, et il me semble pourtant qu'elles
ont duré deux siècles: Je ne sais si je pensais, je ne sou-
geais pas à penser; j'ai pourtant très-bien vu et entendu
toutes choses autour de moi. Les myriades d'ablettes argen-
tées qui s'ébattaient au soleil dans les petits lacs creusés sur
le sable de la rire par le pied des bœufs ; la gourmandise
capricieuse du chevreau qui est venu goûter à toutes les
plantes et qui a fini par s'accommoder d'une écorce à ron-
ger ; le sillage muet de la loutre le long des roseaux ; la
Chasse ardente de la fauvette qui a guetté et poursuivi la
même mouche pendant un quart d'heure entier, au milieu
de mille autres qu'elle dédaignait; le niveau de la rivière
qui a baissé, à mesure que s'ouvraient les déversoirs des
moulins, et qui a laissé les mousses inondées de ses mar-
ges bâiller au soleil; l'ombre des arbres qui était à mes
pieds et qui, passant sur moi, a fui derrière ma tète... Où
est le plaisir de contempler ou seulement de remarquer tout
cela? Ce n'est ni un plaisir de savant, ni même un plaisir
de poëte. Tous deux sont difficiles à satisfaire. Il faut à l'un
du beau, à l'autre du rare. Bfa jouissance s'accommodait de
ce qu'il y avait de moins insolite, de plus vujgaire dans le
premier milieu venu, un coin d'herbe et de sable au revers
d*un fossé, un réseau de ronces pour cadre et quelques ar-
doises pour lointain.
Anicée I... tu es dans tout, tu es tout pour moi. Au delà
de ces lignes bleues qui encadrent le ciel autour de ta de-
meure, il n'y a rien dans l'univers dont je me soucie sans
toi, comme il n'y a rien que je ne puisse supporter à cause
de toi. Là où tu vis ma vie se renferme, là où tu passes elle
s'attache à tes pas... Trésor sans prix, inépuisable source
d'orgueil intérieur et de pieuse reconnaissance qiie la pos-
session d'une âme sans tache, d'une clarté sans ombre,
d'une tendresse sans défaillance ! Les soleils mêmes ont des
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i78 LA FILLEULE
obscurcissements, et, dans les abîmes de l'Empyrée, on voit
l'éternelle lumière subir, au sein des astres, de mystérieuses
intermittences. L*amour et la douceur de cette femme n'en
ont pas. Elle sera toujours jeune , puisqu'elle pourra mou-"^
rir courbée sous le poids de l'âge sans avoir commis une
faute, sans avoir connu une mauvaise pensée. Trouvez-moi
donc une vierge de quinze ans qui puisse me garantir
qu'elle fournira encore deux fois cette carrière, sans pécher
une seule fois contre le ciel et contre moi, pas même dans
le secret de son imagination I Couronne ton front de che-
veux blancs, ma sainte compagne; moi, j'y ajouterai la
couronne de lis et de jasmin des madones.
A trois heures je suis rentré chez moi pour m'hahiller.
Malgré la liberté de la campagne et de l'absence d'étiquette
qu'a toujours pratiquée ma bonne mère, je ne veux jamais
me présenter devant elle ou devant sa fille sans être d'une
pifopreté scrupuleuse. L'abandon des soins de la personne
est un manque de respect envers le^ femmes, et je venxres-
pecter ces deux femmes-là jusque dans, les plus humbles
détails de la vie, et à tous les instants de ma vie.
Je ne regrette pas de ne point habiter officiellement le
château. Tout y est élégant, commode^ agréable à voir et
ingénieusement adapté aux aises de c^tte vie tranquille. J'ai
moi-même arrangé ce séjour avec un 3Qin jaloux d'y voir
m» hien-aimée ne manquer et ne souffrir de rien. Comme
l'oisillon tisse et ouate 3on nid, nous autres, pauvres hu-
mains, nous bâtissons ^os demeures avec amour pour cette
courte saison qui s'appelle la vie. Plusieurs y mettent de
l'orgueil. L'orgueil dé la maison que j'ai préparée, c'est
celle qui devait l'habiter.
Mfiis la possession des choses n'est pas ce que s'imagiiie
te vulgaire. Toujours illusoire et précaire, elle est une jouis-
sance à laquelle l'homme raisonnable ne peut attacher qu'un
y Google
LA FILLEULB 179
prix relatif. Il ne peut aimer sa maison et son jardin qu'en
transformant, dans sa pensée, ces objets matériels en té-
moins de son bonheur passé ou présent. Si de tels objets
deviennent ehers, c'est parce que, de l'état de choses, ils
passent à Tétat de souvenirs.
J'aime donc Briole comme on aime un être abstrait. Ces
l'auréole de suavité que respire mon amie» c'est la mienne
par conséquent. Jo possède cette chose ainsi idéalisée. Mais
que je sois seul, que celle dont la présence l'éclairé me soit
ravie., que ferais-je de ce sanctuaire vide? Une relique qui,
ap^ moiy serait inévitablement profanée. Ah I il faudrai*
pouvoir anéantir tout ce qui a appartenu à un être adoré,
comme on brûle ses habiU plutôt que do les voir toucher
par des mains étrangères I
Je trouve notre vie si bien arrangée que je souhaite n'y
rien changer. Les unions qu'on appelle disproportionnées
sous le rapport de la fortune seraient purifiées, même aux
yeux jaloux, si l'amour et la religion, et non les intérêts
matériels, en formaient le seul lien.
Que le sentier est doux qui, de mon verg^er, conduit a»
jardin d'Anicéel En prenant à travers les prés, je n'ai pas
pour dix minutes de trajet. Au bout de la prairie, où le pla-
teau s'abaisse assez brusquement, mes pas avaient creusé,
avant le grand voyage dont j'arrive, une sorte d'escalier sur
la coulée rapide* J'ai trouvé à mon retour la rainure com-
blée et mon doux chemin de gazon prolongé en pente moel-
leuse jusque sous les premiers chênes <ie la réserve*
...J'ai fait en cet endroit une rencontre singulièrement
amenée* Je passais vite, prenant plaisir à frôler les 'feuilles
sèches qui commencent à joncher la terre, lorsque je mi»
suis vu comme enveloppé d'un nuage bleu et parfumé.
C'était une pluie de violettes effeuillées qui tombait d'en
haut sur ma tête. J'ai regardé au-dessus de moi, j'ai vu «
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180 Uk FILUBULB
vingt pieds au moins, sur uue longue branche qui forme
comme un pont au-dessus du sentier, quelque chose qui
d'abord m'a paru inexplicable. C'était un pan d'étoffe flot-
tante, et puis un bras humain qui se croyait caché dans les
feuilles et qui s'enlaçait à la brajQChe pour retenir un corps,
un être, que la branche même supportait et m'empêchait de
voir. Du point oîi j'étais placé, j'ai reconnu pourtant bientôt
ce petit bras mince, assez rond, très-joli quoique très-brun,
un vrai bras d'alméé, souple, faible et fort gracieux. Quand
la main qui secouait le tablier plein de violettes eut fini son
aspersion, elle se hâta d'embrasser aussi la branche, et le
feuillage, un instant écarté, redevint immobile. La personne
était redevenue invisible.
Je ne. crus pas devoir remarquer cet hommage de ma fil-
leule. L'adolescence de certaines organisations est bizarre.
L'imagination est malade d'une inquiétude qui s'ignore
elle-même et qui se porte au hasard sur le premier objet
venu. Anicée ne comprend pas celte vague et pénible agi-
tation qu'elle n'a jamais ressentie. Je ne veux pas la lui
faire deviner. Elle s'en effrayerait plus que de raison. Un
fait naturel, si connu, si passager, l'engouement d'une
fillette pour son tuteur, ne doit ni étonner, ni tourmenter
sérieusement. Le mieux est de n'y pas faire attention. Cette
fantaisie de l'âme sera vite remplacée par une autre.
Je feignis d'être distrait; je baissai la tête , je passai outre.
A quelque distance, je me glissai dans les buissons et j'ob-
servai Morénita, pour voir comment elle s'y prendrait pour
descendre de si haut, prêt à lui porter secours au besoin.
Elle a été d'une agilité, d'une souplesse et d'une témérité
extraordinaires dès son enfance ; elle grimpait comme un
écureuil et nageait comme une mouette. Nous ne pensions
pas devoir contrarier ses instincts ni gêner son développe-
ra)ue physique. Avant mon voyage, Anicée se laissait en-
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LA FILIiKVLE 181
core persuader de voir dans cette enfant un phénomène à
étudier avec indulgence et tendresse, plus qu*un être à chérir
passionnément. J'ai toujours senti couver en elle quelque
chose de violent et de sauvage dont l'éducation adoucira la
forme, mais qu'elle ne vaincra jamais entièrement. Je vois
bien qu*en mon absence, celte femme qui aime, comme la
Providence, un peu en aveugle, a redoublé d'illusions en
même temps que de sollicitude pour son bizarre trésor. Elle
s'imagine acclimater la plante exotique dans son atmosphère
de pudeur et d'aménité. Dieu le veuille ! mais je doute d'un
tel mirade. La plante projettera ses épines acéréos le jour
où s'épanouira la floraison.
Si Anicée voyait maintenant sa prétendue miss Hartwell
courir ainsi dans les arbres comme un chat sauvage, elle
en serait effrayée. Devant elle, l'enfant, dont le premier
mouvement est impétueux, mais dont la réflexion est bonne,
se contient assez. Mais voici déjà plusieurs fois que je la vois
s'exercer en cachette à des choses excentriques dont le péril
enivre sa curiosité ardente.
Elle resta quelque temps couchée sur sa branché , avec
une grâce étudiée ou naturelle qui eût allumé certainement
la verve descriptive de Clet. Glet passe se.s soirées à lui faire
des vers spirituels où il la compare à tous les lutins, à tous
les djinns de la poésie romantique orientalisée. Morénita ,
qui a beaucoup de goût en littérature, et qui trouve le style
échevelé de Clet plus grotesque que flatteur, se fâche de ces
dithyrambes. Clet la trouve sotte de n'en être pas charmée.
Ils se querellent, et véritablement, en dépit de nous-mêmes,
il nous oblige à reconnaître qu'il n*est pas de force contre
cette langue de quatorze ans qui énumère ses travers avec
une volubilité inouïe.
Je n'ai pas l'imagination opiacée de Clet. Je n'ai pas été
ému dn spectacle de cette liane vivante qui s'était enroulée
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t&È hA FIIXBULl
autour de la branche; j*ai là une filleule charmante et qui
allumera des passions 9 cela n'est que trop certain; mais
malgré moi, en la comparant à une liane, je songeais aussi
aux serpents de Tlnde, qui n'ont pas plus de malice dans le
caractère que les autres animaux, mais qui ont du venin
dans le sang, et que le passant n'aime guère à rencontrer.
Elle était incroyablement jolie pourtant dans sa pose
adroite et nonchalante. Sa petite tête un peu conique, inon-
dée de magnifiques cheveux noirs, s'était penchée comme
pour dormir ou pour pleurer. Le rameau de chêne est fort
et assez large pour lui f^ire un lit, mais il est si long et si
feuillu à l'extrémité, que le moindre vent l'ébranle^j^t cette
enfant ainsi bercée, insouciante du danger et comme acca-
blée d'une mystérieuse tristesse, me rappelait complète-
ment, pour la promit fois, le type dont nous nous ré-
jouissions de la voir s'écarter : c'était la vraie gitana, la
créature paresseuse, hardie, fantasque, insoumise, inquiète,
dangereuse aux autres , dangereuse à elle-même.
Elle se décida enfin à descendre; elle s'y prit si adroite-
ment que fe ©'eus aucun sentiment d'inquiétude pour elle.
Elle disparut plusieurs fois, dans le feuillage et reparut tou-
jours debout, s'acGrochant aux branches voisines et descen-
dant, sans broncher, vers le tronc énorme du chême, qui,
brisé jadis par la foudre, présente une plate-forme moussue
assez voisine du sol. Morénita franchit cette distance en se
laissant glisser comme une couleuvre sur la bruyère. Elle se
releva, rattacha ses cheveux dénoués, débarrassa ses vête-
ments de la mousse qui s'y était attachée, et partit comme
une flèche dans la direction du château.
Je m'épluchai à mon tour; je ne voulais pas qu'un seul
pétale de ses violettes restât dans mes cheveux ni sur mes
habits. Je la laissai prendre de l'avance et rentrai sans la
rencontrer.
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LA FILLEULE 183
A dîner, elle m'a boudé. Je n'y ai pas pris garde.'Le soir,
elle a passé à une gaieté nerveuse assez bruyante. Elle a été
plus taquine avec Clet; elle l'eût blessé tout à fait si je ne
fusse intervenu. Je l'ai un peu grondée. Elle m'a regardé
avec des yeux ardents de colère ; puis, tout à coup, c'était
une tendresse extatiqife. Anicée m'a presque grondé à son
tour de ma sévérité. J'ai tourné le tout en plaisanterie. Mo-
rénita nous a dit bonsoir. Comme de coutume,elle est venue
me présenter son front. Il était humide et brûlant. Je me
suis essuyé les lèvres en me plaignant de cette transpiration
des enfants qui résiste à la fraîcheur du soir. Elle a été
blessée et humiliée au dernier point. Il y avait presque de
la haine dans le reproche de ses yeux noirs et hautains.
Allons, j'espère que c'est le dernier accès de cette fièvre do
croissance, et que le galop de Canope la consolera demain.
Pauvres enfants, tardifs ou précoces, faibles ou forts, il
vous faut accomplir tous les développements de votre pre-
mière existence à travers des soufïlrances particulières. Ces
souffrances changent avec Fêtre qui se transforme, mais âo
phase en phase, de fièvre en fièvre, ou de langueur en lan-
gueur, la vie n'est qu'un travail ascendant jusqu'à l'heure
de maturité où commence le travail inverse de la dissolution
de l*être.
Faisons l'âme forte, puisque le corps est si faible, et la
vie pleine de sainteté, puisqu'elle est semée de tant de
périls !
Anicée, tu e$ Tarehe sainte qui a toujours vogué en paix
sur les flots troublés!
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184 LA FlLtBtLE
LETTRE DE LA DUCHESSE DE FLORÈS
A MADAME DE SAULE
« Paris f le 15 novembre 1846.
» C'est une amie inconnue qui vous écrit , une âniie c|ui
comprend la vôtre, qui l'admire el qui la cherche. Oui, ma-
dame, j'ai toujpurs désiré vivement de vous rencontrer dans
le monde ; mais vous n'y allez pas. Pour vous trouver, il
faut pénétrer dans les sanctuaires de Tinlimilé. Étrangère,
voyageuse, un peu errante, je n'ai pu saisir l'occasion de
former autour de vous des relations qui me missent à même
d'arriver jusqu'à vous. Il faut pourtant qu'il vienne, ce mo-
ment tant désiré I Mon bonheur domestique en dépend. Cet
aveu fait, je sais que vous ne me refuserez pas.
» Vous êtes un être calme comme la perfection. Aucun
souci poignant ne peut vous atteindre. Tout le monde n'a
pas mérité comme vous du ciel le don de ne plus souffrir.
Moi, Espagnole et passionnée, j'ai beaucoup souffert, je
souffre encore; mais je suis peut-être excusable : tout mon
crime est d'avoir trop aimé mon mari. Ah ! madame, vous
le connaissez, lui, je le sais. Vous avez daigné sans doute le
recevoir quelquefois. Vous avez donc pu deviner, sinon
comprendre, la violence de mon affection pour lui.
» Ma jalousie l'a rendu malheureux pendant longtemps.
Elle s'est calmée, elle s'est même dissipée. Devant une con-
duite loyale comme la sienne, j'ai dû prendre confiance, me
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LA FlLLKlhE 185
repentir de mes soupçons, et pardonner dans mon cœur à
l'uiiique faute de sa vie.
» Cette faute, vous la connaissez, vous, la tendre et gé-
néreuse mère adoptive de Morénita. J'ai passé des années à
lâcher d'en surprendre le secret, mais pendant ces années-
là, je me nourrissais du vain espoir d'être mère; tout le
châtiment que j'eusse voulu infliger à l'infidélité de mon
mari, c'eût été de lui donner un fils héritier de son nom,
ou une fille plus belle que l'enfant de la gitana. Dieu m'a
refusé ce bonheur. J'ai trente ans ; il y a fluinze ans que je
suis mariée, je ne puis conserver aucune illusion. Le duc doit
subir le malheur d'avoir une épouse stérile..
» Devant cette infortune, mon orgueil de femme est tombé.
J'ai pleuré amèrement. Je me suis repentie d'avoir agité et
troublé la vie de mon noble duc par les orages de la jalou-
sie, mbi qui ne pouvais lui donner ces joies paternelles
qu'une misérable bohémienne a pu lui faire connaître I
» J'ai su alors une chose qui m'a consternée d'abord , et
dont j'ai enûn pris bravement mon parti. Le duc aime cette
enfant avec passion. Attaché à ses pas comme un amant à
ceux de sa maîtresse, n'osant la voir ouvertement chez vous,
dans la crainte d'ébruiter son secret, il cherche toutes les
occasions de la rencontrer, ne fût-ce que pour la voir passer
en voiture ou l'apercevoir de loin, au concert, aux Bouffes,
dans les promenades. Il s'ingénie à la surprendre agréable-
ment , h lui envoyer des cadeaux mystérieux ; enfin , il est
comme malade du besoin d'embrasser et de bénir son enfant.
Pauvre duc, pauvre ami I
» Mais cela a duré assez longtemps pour l'expiation de sa
faute envers moi, trop longtemps pour la satisfaction de
mon injuste dépit. Je rougis d'avoir résisté si longtemps à
la voix de mon cœur. Je viens à vous, madame, pour que
vous m'aidiez h réparer mon tort et à rendre le bonheur à
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166 T4A FIIiLSULB
celui qui, par son dévouement et son respect pour moi, est
redevenu digne à mes yeux de tout mon dévouement, de
tout mon respect.
D Yeuiliez, madame, me recevoir demain dans la mati--
née ; nous avons à causer ensemble sans témoins. J'ai besoin
de vos conseils, j'ose dire de votre sympathie. J'y ai droit
par mes chagrins, je la mérite par les sentiments de tendre
vénération que je professerai toiyours pour vous.
j» DOLORÈs, duchesse de florès.
x> P. S. Je n'ai pas besoin de dire à la femme la plus gé-
néreuse et la plus délicate qui existe, que ma lettre et notre
entrevue doivent être ignorées de tous, et du duc particu-
lièrement. »
NARRATION DE l'ÉCRIVAIN QUI A RECUEILLI
LES DOCUMENTS DE CETTE HISTOIRE
Madame de Saule consulta Stéphen sur la lettre qu'on vient
de lire et le questionna sur le caractère de la duchesse. Sté-
phen avait été invité plusieurs fois par le duc de Florès à
des réunions choisies. Il connaissait l'entourage des deux
époux ; il avait vu plusieurs fois la belle Dolorès, qui l'avait
reçu et traité avec une distinction particulière.
Voici le portrait qu'il ûl de cette femme à Anicée. C'était
une beauté espagnole accomplie, et l'hyperbolique Hubert
Clet n'exagérait rien en la comparant à une sirène. EHe avait
des séductions irrésistibles, une grâce enchanteresse, re-
haussée par une élégance luxueuse d'un goût exquis. Elle
ne paraissait nulle part sans éclipser toutes les autres fem-
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LA FlIXEULB 197
mes; aussi aimait-elle à paraître partout. Sa coquetterie était
effrénée, et longtemps elle avait eu un cortège d'esclaves qui
auraient vendu leur âme pour un de ses sourires. Mais on
se lasse pourtant, à la longue, d'une vaine poursuite. Outre
que les fréquents voyages de la duchesse en Espagne, en
Angleterre, en Italie, en Orient même (car elle avait Thumeur
voyageuse), avaient souvent rompu ses relations et changé
son entourage, il était enfin de notoriété publique que cette
agaçante beauté était d'une vertu invincible ou d'une fidé-
lité de cœur à son mari qui rendait sa fidélité conjugale
inébranlable.
— Savez-vous , dit Anicée en souriant , que ce portrait
ressemble un peu à celui de la belle Pilar, et que le duc
parait destiné à inspirer les passions les plus rares, celles
qui subjuguent la coquetterie même ?
— Il y a plus d'analogie qu'on ne pense, répondit Sté-
phen, entre les vieux et les nouveaux chrétiens d'Espagne,
Chez les méridionaux , quand le cœur et les sens s^aUa-
cbent exclusivement à un être de leur choix, Timaginatioa
* ne reste pas moins accessible à la fantaisie de plaire à tous,
et c'est une fantaisie ardente, soutenue, qui leur semble un
dédommagement légitime- de la vertu. La gitana alimente
sa coquetterie par la cupidité , l'Espagnole par la vanité. Il
faut bien qu'il y ait une cause à cette antique jalousie clas-
sique des Espagnols pour leurs femmes. Celle-là me semble
dssez fondée.
— Et le duc> est<-il jaloux? demanda madame Marange^
— Il l'a été , répondit Sléphen , et il faut que ces deux
époux aient l'un pour l'autre un fonds d'affection bien sin-
cère et bien solide, pour qu'il ait résisté aux tempêtes de
leur intérieur. Tout cela s'est calmé avec le temps. La du-
chesse s'est lassée de confier ses chagrins domestiques à
une visigtaine d'amis , qui se sont lassés à leur tour d'es-
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188 LA FILLEULE
suyer, sans profit, ses belles larmes. J'ai vu des scènes
moitié dramatiques , moitié comiques , où notre ami Clet ,
enrégimenté parmi les soupirants , se croyait toujours à la
veille de devenir le consolateur de cette lionne rugissante,
laquelle , en dépit de Topium du poëte blasé , l'émouvait
fortement par ses pleurs , ses évanouissements , sa noire
crinière éparse sur ses blanches épaules , et toute cette
mise en scène de la passion espagnole , qui pose toujours
un peu, lors même qu'elle n'est pas jouée. Il y avait aussi
à se faire admirer, plaindre et désirer, une sorte de ven-
geance morale chez la duchesse ; mais tout reflfet a élé
produit, les aspirants en ont été pour leurs frais, et depuis
que îes époux semblent fixés définitivement à Paris, leur
' intérieur, en continuant de resplendir dans un cadre assez
brillant, est devenu plus voilé, plus calme, par conséquent
plus digne et plus heureux, je le présume.
Cette conversation avait lieu dans le petit salon de la rue
de Courcelles, tandis que Morénita courait dans le jardin.
— Ainsi , pour nous résumer, reprit Anicée , c'est une
coquette à demi corrigée , une jalouse à demi réconciliée.
Sa lettre vous paraît-elle sincère , et n'y voyez-vous pas
un piège? On plaide quelquefois le faux pour savoir le
vrai. Le secret qu'elle me demande m'inquiète un peu. Si
ses intentions sont généreuses , pourquoi les cache-l-elle à
son mariî
— Vous êtes trop généreuse vous-même, répondit Sté-
phen, pour trahir une femme qui se confie à vous ; mais
votre scrupule est fondé , et c'est à moi de déjouer les em-
bûches, s'il y a lieu. Laissez-moi faire ; accordez l'entrevue
pour demain, je vous dirai ce soir quelle attitude vous y
devez garder.
Anicée écrivit deux mots à la duchesse pour lui donner
le rendez-vous qu'elle demandait. Stéphen alla trouver le
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LA FILLEULE 189
duc à la Bourse, où il jouail un peu de temps en lomps, et
où il flânait presque tous les jours. C'était un homme un
peu désœuvré, d'une imagination^ vive que ne soutenait
pas une éducation assez sérieuse, et qui , parfois, ne savait
que faire de son intelligence active et de sa volonté ar-
dente.
Il n'était guère plus âgé que Stéphen et pouvait passer
pour un des hommes les plus beaux, les plus élégants et
les plus aimables de l'aristocratie espagnole et parisienne.
Stéphen, qui avait toujours conservé un certain ascen-
dant sur lui , exigea sa parole d'honneur qu'il ne parlerait
jamais à sa femme de la lettre qu'il lui montrait , et lui
promit, en retour, que madame de Saule, dans son en-
trevue avec la duchesse, ne parlerait et n'agirait que con-
formément aux intentions du père de Moréna.
Le duc parut vivement touché de la lettre de sa femme.
— Fiez-vous à elle, s'écria-t-il ; elle est fière et vindi-
cative; mais quand elle a pardonné, elle est loyale et géné-
reuse! Je suis ravi de l'idée d'un rapprochement possible
entre ma fille et moi ; et ma reconnaissance pour la du-
chesse est profonde. Je garderai pourtant le secret de votre
délicate indiscrétion, je le dois; mais j'attendrai avec im-
patience la surprise que ma femme me ménage, et je m'y
laisserai prendre avec une joie extrême.
— A la bonne heure I dit Stéphen. Mais vous parlez d'un
rapprochement possible. Il faut que je sache comment vous
l'entendez.
— Comment puis-je vous le dire ? reprit le duc. Ce sera
comme ma femme l'entendra, car vous conviendrez qu'elle
a chez elle des droits impre'scriptibles.
— Attendez I dit Stéphen. La duchesse peut vouloir vous
réunir à votre fille en la prenant sur ce pied dans sa mai-
son. Si telle est votre volonté, madame de Saule n'a rien à
11.
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198 LA FILLBULB
objecter. Elle subira avec courage la profonde douleur de
se voir arracher l'enfant qu'elle a recueillie et élevée avec
tant d'amour, ainsi que la crainte assez fondée de voir
achever Téducation de cette enfant dans des conditions
trop brillantes pour être aussi salutaires.
—Non I s'écria vivement le duc, jamais je ne payerai par
régoïsme et l'ingratitude le dévouement d'une si noble
femme« Mettez à ses pieds mon coeur et ma volonté* Je ne
lui reprendrais ma fille que le jour où elle me dirait : y&i
suis lasse, je ne m'en charge plus*
— Je n'attendais pas moins de vous, dit Stéphen. A pré-
sent, voici l'autre éventualité. La duchesse peut vouloir, p^
bonne intention, s'arroger certains droits d'adoption mater-
nelle sur cette jeune fille, l'emmener dans le monde, la
séparer momentanément de sa véritable mère adoptive;
enfin, contrarier beaucoup, à son insu, les idées que celle^^i
s'est fautes de l'avenir moral de son enfant. Un conflit de
sollicitudes diversement entendues peut s'élever entre ces
deux protectrices; à laquelle des deux, vous qui, seul, avez
l'autorité naturelle et légitime devant Dieu , donnerez-vous
raison, si l'on vient à invoqua votre décision ?
— • A madame de Saule, n'en doutez pas, répondit le duc
avec un peu d'entraînement A celle qui.-
Il s'arrêta, craignant d'établir entre ces deux femmes un
parallèle trc^ désavantageux pour la sienne. U se reprit:
— Acelle^ dit41, qui a, par quatorze années de soins a^
sidus et de dévouements sublimes, acquis, devant Dieu et
devant les hommes, une autorité plus légitime et plus sa*
crée que la mienne. Êtes-vous contât , et croyez-vous que
madame de Saule serait plus tranquille si j'allais moi-4nème,
dès ce soir, la confirmer .dans ses droits? Ma femme a si
longtemps surveillé toutes mes démarches, que je n'ai ja*
mais osé aller remercier, de vive voix^ cet ange de vertu et
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LA F1LLBUL8 IH
de bonté. Je craignais aussi, en voyant de pi^s ma fille, en
lui parlant, de ne pouvoir contenir mon émotion* Mais puis-
que aujourd'hui...
•— Attendez à demain, dit Stéphen; si la duchesse se fait
un noble et doux plaishr de pousser elle^nême votre fille
dans voshras, nous ne devons pas l'en priver d'avance. Je
reviendrai demain vous dire le résultat de l'entrevue, et
nous aviserons. Jusque-là, madame de Saule agira, avec it
duchesse, selon la conscience de son affection pour More*
, nita, et conformément à l'autorité que vous lui transoœUex
par ma bouche.
On voit, par ce qui précède, que jamais le duc n'avait parlé
à madame de Saule ni à Morénita. Il les avait guettées ou
rencontrées assez souvent pour bien connaître les traits de
l'une et de l'autre. Un double enthousiasme s'était allumé
en lui, l'orgueil paternel et une admiration pour Anicôe
dont il lui eût été difficile à lui-même de définir la nature.
Au fait, c'était un couple idéal, en même temps qu'un cojd*
tcaste charmant, que ces deux êtres si divers : Anioée avec
son incontestable beauté, image de la sérénité de son âme;
Moréna avec sa physionomie expressive et sa vivacité nec*
veuse. D'un côté, le charme profond et doucement péné^
trant ; de l'autre, la séduction impétueuse et saisissante. Mo*
réna se trompait en se croyant laide. Sa petite personne,
dont elle s'inquiétait à fort, était un chef-d'œuvre delà na*
ture. Stéphen, observateur savant, voyait, avec ses yeux de
parrain et de philosophe, certains indices révélateurs de fa-,
cultes morales incomplètes dans certaines grâces que l'ar-
tiste seul eût adorées. Mais l*homme est généralement plus
poëte que sage, il aime mieux ce qui l'étonné et l'in-
quiète que ce qui le rassure et le charme. Personne, si ce
n'est Stéphen ou Roque, ne pouvait voir Morénita sans subir
une sorte de fascination, ou tout au moins une curiosité
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192 LA FILLEULE
maladive d'étudier l*étrangeté de cette grâce, de cet esprit,
de cette destinée.
Faible de muscles, robuste de santé et de volonté, remar-
quablement petite, mais taillée, comme les figures des ca-
mées antiques, dans des proportions si élégantes qu'elle
paraissait grande quand on la voyait isolée ; blanche aux
lumières à force de finesse et de transparence dans la peau,
bien qu'elle fût d*un ton olivâtre en réalité ; nonchalante et
contemplative, mais tout aussitôt capable d'une attention
soutenue et d'une assimilation rapide; colère et craintive,
tendre par accès, glaciale dans la bouderie, inconstante et
tenace, selon que sa fantaisie devenait passion ou sa passion
fantaisie, elle était un problème pour quiconque s'engouait
de ce qu'elle avait d'attrayant, sans vouloir faire la part de
la fatalité de Torganisation, ce ver mystérieux qui ronge les
plus belles fleurs.
Le duc était saintement et naïvement épris de sa fiile. Il
chérissait en elle non-seulement le fruit de ses entrailles,
mais encore le souvenir de ce type qui l'avait enivré et en-
traîné jadis, en dépit de son amour pour sa femtne et de la
religion du serment conjugal, qui n'était point une chimère
à ses yeux. Il se sentait dominé d'avance par cette enfant
expansive et téméraire.
La duchesse vint à la rue de Gourcelles è l'heure indiquée.
Elle exprima tout d'abord à madame de Saule le désir d'em-
mener Morénita et de ne plus s'en séparer. L'étonnement
que le refus formel d'Anicée lui causa étonna Ânicée à son
tour. Celle-ci s'aperçut que la duchesse ne comprenait rien à
l'affection maternelle, et regardait l'adoption d'un enfant
comme une charge plus méritoire qu'agréable.
Elle se rabattit alors sur la proposition d'emmener Mo-
réna chez elle pour quelques jours. Anicée s'y refusa égale-
ment.
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LA FILLEULE 193
— Cela est impossible, lui dit-elle avec la fermeté qu'elle
savait mettre dans la douceur, à moins que Moréna ne soit
officiellement adoptée par son père. Jusqu'ici, telle n'a pas
été rintention du duc. Or, tant qu'elle ne sera pas mariée,
elle ne doit pas mettre les pieds sans moi dans une maison
où on peut la croire étrangère.
— Vous êtes bien rigide, répliqua la duchesse avec un peu
de dépit. Je pensais pouvoir me préoccuper aussi, et avec
quelque succès peut-être, de l'établissement de celte jeune
personne. Dans la retraite où vous l'enfermez, elle trouvera
difficilement le moyen de s'éclairer sur son choix. Est-ceque
vous ne croyez pas le temps venu de la produire un peu
dans le monde, et, dans ce cas, la première maison où elle
doit paraître n'est-elle pas la mienne?
— Oui, madame, répondit Anicée; mais le moment n'est
pas venu, selon moi. Ma fille n*a que quatorze ans.
— Eh bien, je me suis mariée à quinze! dit la duchesse
presque irritée.
— Et moi à seize, reprit doucement Anicée, et croyez-moi,
madame, c'était beaucoup trop tôt pour toutes deux.
— Enfin, madame, concluons, dit la duchesse, qui ne
s'attendait pas à faire si peu d'effet sur madame de Saule. De
toutes fàçoDs, même pour un jour, même pour une heure,
même avec vous, vous me la refusez ?
— Non, madame; si M. le duc exige que je vous la pré-
sente chez lui, je n'ai pas le droit de m'y refuser.
— Fort bien! s'écria la duchesse, tout à fait piquée ; vous
ferez le sacrifice de déroger à vos habitudes de retraite pour
complaire à l'époux infidèle ; vous ne ferez rien pour l'épouse
généreuse qui pardonne, et dans l'intérêt même de l'enfant,
vous ne la confierez pas à sa protection?
Anicée réussit, par sa raison pleine d'égards et de dou-
ceur, à calmer cette âme irritable et à lui faire comprendre
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194 LA FIIXBULS
qu'il ne fallait pas placer le duc dans l'alternative d'avouer
sa faute aux yeux du monde, ou de ne pas recevoir sa fille
avec la distinction particulière qu'elle méritait de lui.
La duchesse subit, en dépit d'elie-m^e, l'ascendant de
cette femme plus forte qu'elle de sa conscience, et con-
sentit à se laisser guider par elle dans l'acte de généro-
sité conjugale dont elle voulait se faire un mérite auprès^de
son mari.
Il lui fallut d'abord renoncer ou paraître renoncer à avoir
ce mérite aux yeux du monde. Anicée exigea que tout se
passât , jusqu'à la manifestation des volontés paternelles,
dans le secret de l'intimité.
La duchesse céda et partit en remerciant madame de Saule
de son bon conseil.
VI
Deux jours après cette entrevue de ses deux protectrices,
Morénita reprenait son journal.
JOURNAL DE MOftÉNITA
Paris, 19 norembre t846.
Je ne voulais plus rien écrire. Gela m'avait fait trop de
mal ! Il me semblait qu'en me racontant mes peines, je les
augmentais et lem: donnais une réalité qu'elles n'auraient
pas eue sans cela. Augourd'hui que mon esprit est dans une
disposition plus riante, je veux enregistrer le souvenir de
cette soirée.
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LA FlLUiULB t95
Que signiQe-4-elle ? je n'en sais trop rien. Mais il y a encore
du mystère là^essous. M. Glet dit qu'il n'y a d'agréable dans
la vieque l'inconnu. Bonnemaman appelle cela un paradoxe*
A-t-^Ue raison? Les cachotteries qui m'environnent ont
leurs moments de charme, mais je sens souvent aussi les
épines de la curiosité inassouvie m'atleindre au milieu
de toutes ces guirlandes de roses où Ton enferme mon petit
horizon...
Nous venions de dîner, et mon parrain prenait son café
au coin du feu. J'avais étendu mamita défendre sa porte,
excepté pour deux personnes qu'elle n'avait ni nommées, ni
décrites à ses gens, mais qui devaient demander M. Stépben
tout court. Elle avait ditceia, ne croyant pas être entendue
de moi. Et je croyais, moi, que c'était quelque rendez-vous
d'affaires; je m'attendais à m'ennuyer.
On a demandé mon parrain; il est sorti du seàon et y a
ramené aussitôt une beUe, jolie, charmante lîMnme, parée
comme pour une demi-soirée, mais avec quel goût et quelle
recherche! Elle avait une robe de soie blanche à grandes
fleurs flambées, dés fuchsias de corail moiKtés en or, des
dentelles magnifiques et une proôisk)n de bfaeelets, tous
plus beaux les uns que les autres. Cest bien joli d'avoir une
quantité de bijoux différents. Mamka m'a donné tous les
siens. Elle dit que ce sont des objets d'art agréables à re-
garder, incommodes à porter, mais que, si cela m'amuse,
il n'y a pas de raison pour m'en priver. Mais elle n'est pas
immensément riche, ma bonne mamita; elle n'a jamais été
coquette, et elle fait tant de bien, ^pie son écria n'était pas
très-éclatanL Mon*parrain me biâme d-atmer follement la
parure, depuis que nous sommes revenus ici. Que vei^il
donc que j'aime? il n'a qu'à m'aimer un peu plus, lui ; il
verra si je me sow»e des chiffons et des affiquets dont j'es-
saye de m'amuser.
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t96 LA FILLEULE
La belle dame, après les politesses un peu mhs façon
qu^elle a adressées à mes deux mamans, s'est mise à me re-
garder avec tant de curiosité, que moi, qui ne suis pas
timide, j*ai failli en être décontenancée. Cela commençait
même à devenir impertinent , lorsqu'elle est venue à moi
et m'a demandé avec beaucoup de grâce la permission de
m'embrasser. J'ai été fort surprise, j'hésitais, je regar-
dais mamita. Celle-ci m*a dit : « Madame a connu des per-
sonnes de ta famille et s'intéresse à toi réellement. Re-
mercie-la de la bonté qu'elle te témoigne. »
La belle dame m'a tendu sa belle main, j'ai encore jeté un
coup d'œil furtif sur mamita, mais elle ne m'a pas fait signe
de la baiser. Je me sens bien d'être un peu fière ; et, ne me
souciant pas de faire plus de frais (}u*il n'en faut, j'ai pré-
senté mon front, qu'on a baisé avec assez de franchise, à ce
qu'il me semble.
Alors nous avons été bonnes amies. Cette dame a l'aplomb
et le ton familier des personnes du grand monde. Nous n'en
voyons pas beaucoup , mais celles qui viennent chez nous
de temps en temps ont toutes un air de famille. Pourtant
Celle-là est Espagnole. Sa physionomie et son accent lui
donnent une certaine originalité.
Gomme elle me paraissait un peu indiscrète dans sa ma-
nière de m'inlerroger sur mes goûts et mes plaisirs, j'ai
pris mon ouvrage pour rompre la conversation ; mais elle
paraissait décidée à me faire la cour. Elle a rapproché sa
chaise de la mienne, et regardant mon crochet, elle m'a
demandé si je savais faire un certain point que je ne con-
naissais pas. Elle a pris ma soie et mon moule pour me
l'enseigner, louant avec exagération l'adresse avec laquelle
j'apprenais à le faire. Pendant qu'elle démontrait, je m'avi-
sai de regarder ses bracelets. Elle me les passa tous dans
les bras, disant que je les verrais mieux. Je me suis laissé
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LA FILLEULE 197
faire, comptant les lui rendre, et pensant qu'elle me prenait
pour un joujou. Comme cette dame est assez potelée, j'avais
de ses bracelets jusqu'au coude.
Nous étions dans cette espèce de camaraderie improvisée,
quand on a demandé mon parrain pour la seconde fois. Il
est sorti et est rentré avec un beau et grand jeune homme
qu'on a appelé plusieurs fois, par mégarde^ je pense, mon-
sieur le duc. Son premier mouvement a été de saluer raa-
mita et bonne rcaman, auxquelles il a baisé la main. Puis
apercevant sa femnae qu'apparemment il ne s'attendait pas
à trouver là, il a fait une exclamation de surprise et a paru
embarrassé. Je ne suis pourtant pas sûre que tout cela ne
soit pas une comédie. Est-c« pour moi qu'elle a été jouée?
Je ne comprends pas pourquoi.
La duchesse, après lui avoir tendu la main, qu'il a reçue
presque à genoux, ce qui m'a encore étonnée passablement,
me l'a présenté comme son mari, en ajoutant que, lui aussi,
avait connu mes parents et prenait à moi un grand intérêt. -
Puis, comme le duc me saluait et me regardait d'un air at-
tendri, elle m'a poussée vers lui en me disant de l'embras-
ser. J'ai rougi beaucoup. Je n'ai pas l'habitude d'embrasser
les hommes, et mon parrain m'a bien fait sentir que je n'é-
tais plus assez petite fille pour prendre cette familiarité,
même avec lui.
Le duc, qui paraissait plus troublé que moi, a pris mes
deux mains dans les siennes et les a portées à ses lèvres en
me disant :
— Ma chère miss Harlwell, j'ai l'âge qu'aurait votre père
et j'ai été son ami. J'ai peut-être le droit de vous donner la
bénédiction qu'il vous donnerait en vous voyant si char-
manie et si intéressante. Mais je veux vous inspirer de la
confiance avant de vous demander un peu d'amitié. Les
présentations solennelles sont toujours gênantes à votre
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i98 Là FilXBULB
âge : permettez-moi de causer avec vous, et faites-moi taire
si je vous importune.
Je me suis sentie tout à coup si à l'aise et si complète-
ment gagnée, que j*ai regretté de ne pas l'avoir embrassé.
Il ne m'aurait pas repoussée comme fait mon parrain, lui I
Mamita nous a aidés à nous mettre en rapport plus vite,
en lui disant, avec une modestie maternelle « que je com-
prenais l'espagnol. Quand sa femme et lui ont vu que je
parlais leur langue tout aussi bien qu'eux, et comme si c'é*
tait la mienne propre, ils ont fait des cris d^admiration et
ont béni mamita sur tous les tons pour l'excellente éduca-
tion qu'elle m'a donnée. J'ai un peu souri de cet orgueil na*
tional et leur ai recommandé de ne pas dire trop de mal de
mamita devant elle, en espagnol, vu qu'elle le comprenait
tout aussi bien que moi. Mamita s'est obstinée à leur ré-
pondre en français, prétendant qu'elle ne voulait pas leur
fatiguer l'oreille (»ar une prononciation défectueuse, et
qu'elle ne connaissait un peu la langue que pour m'avoir,
entendue prendre mes leçons avec mou parrain.
Dans le fait, je crois que mamita faisait là un acte de res-
pect envers sa mère, qui n'entend pas cette langue, et, pro-^
fitant de l'exemple, voulant paraître aussi une bonne fille
bien élevée, j'ai reparlé français tout le reste de la soirée.
Vraiment, je me suis senti beaucoup d'amour-propre de-
vant ce duc, qui me plaît à la folie. J'ai très-bien joué du
piano et très-joliment chanté en espagnol devant lui. Pour
un peu, j'aurais dansé le boléro, que j'ai appris toute seule,
en secret, devant la psyché de ma chambre, après l'avoir
vu danser à Fanny Elssler. Je sais bien que je le danse, si-
non mieux qu'elle, du moins plus dansle vrai caractère.
Le duc était enchanté de moi, et sa femme aussi. Il n*y a
pas d'éloges qu'ils n'aient faits de moi à mamita, à tel point
qu'elle les a priés de ne pas me gâter.
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LA FlIiLBCLB ' 199
— Elle a trop de bon sens pour être vaine, leur a-t-elle
dit. Dites-lui surtout de continuer à être modeste ; cela vau-
dra encore mieux que tous ses petits talents et toutes ses
gentillesses.
Elle disait cela pour moi, cette bonne mère ; mais, au
fond, elle était très-ûère de mon succès devant ces étran-
gers, je le voyais bien. Quand ils ont pris congé, comme ils
ne parlaient pas de revenir^ j'ai cédé à un élan qui m*est
venu de dire au duc :
— -' Eh bien, est-ce que nous^ ne nous reverrons pas?
— Vous le voyez, a-t-il dit à mamita en me pressant un
peu sur son coeur, nous sommes déjà si bons amis que nous
avons de la peine à nous quitter, et que me voici tout à fait
triste et malheureux si vous ne. permettez à la duchesse et
à moi de revenir.
Mamita a dit qu'elle comptait bien quMls reviendraient
souvent. J'ai voulu alors remettre tous les bracelets à la du-
chesse ; mais elle m'a priée de les garder, et comme ma-
mita objectait que j'étais trop jeune pour tant de luxe, elle
a dit qu'elle reviendrait les chercher et qu'elle désirait qu'ils
me fissent penser à elle en attendant. Je vois bien qu'elle
veut me donner tout cela. C'est insensé, il y en a pour une
somme folle, j'ai été étourdie d'un pareil cadeau. Mamita a
dit, quand nous avons été seules avec mon parrain, que si
on insistait, je n'aurais pas bonne grâce à refuser ; alors je
me suis vue à la tête de tant de bracelets, que, pendant un
moment, je les ai examinés l'un après l'autre, ccnnme une
enfant que je suis.
Hélas ) mon parrain est bien oruel pour moi ! tantôt il me
reproche de faire la demoiselle, et tantôt de n'être qu'une
morveuse. Que veutr-il donc que je sois? On m'a aidée et
poussée à faire des progrès qui, je le vois bien, dépassent la
portée de mon âge en bien des choses, et si je m'abandonne
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200 LA FILLEULE
à mes idées, il me fait taire ou me rembarre ; si je redeviens
enfant pour m'amuser à des hochets, il me prend en pitié !
Il ne m'a pourtant pas chapitrée ce soir; mais mamita
ayant essayé de savoir si ces personnes m'étaient également
sympatiiiques, comme j'hésitais un peu avant de répondre,
a a dit, lui, d'un ton moqueur :
— Bah I croyez-vous qu'elle puisse songer, ce soir, à autre
chose qu*à ses bracelets?
J'ai eu alors du dépit, et, n'hésitant plus à me prononcer,
j'ai dit que tous les bracelets du monde ne m'empêcheraient
pas de juger que la duchesse était une bonne femme un
peu commère, et le duc un homme presque aussi parfait
que mon parrain, mais beaucoup plus indulgent pour moi*
Cette réponse a paru étonnor mamita, qui a, certes, une
grande affection et même de Fengouement pour mon par-
rain. Elle a failli me contredire, puis elle s'est arrêtée, et
sans prendre note de mon reproche, elle a fait l'éloge du
duc. J'ai demandé son nom; mamita a paru hésiter; mon
parrain s'est hâté de dire :
— Jusqu'à nouvel ordre, il n'a pas de nom ici. Des rai-
sons de famille l'obligent à y venir incognito.
Il a fallu me payer de cette réponse. Mon parrain, qui de-
meure un peu loin d'ici, nous a souhaité le bonsoir, et moi,
me sentant le cœur très-gros de son air toujours froid et
dur avec moi, j'ai été me coucher. Mais loin d'avoir envie de
dormir, voilà que je griffonne encore dans mon lit à une
heure du matin.
Mon Dieu ! à quoi cela me sert-il ? Cela ne me soulage pas.
Si je lui écrivais, à lui, ce serait différent ; mais il se moque-
rait de moi, et pourtant il me semble que je saurais lui faire
par écrit des reproches mieux tournés que je ne peux les
dire.
Allons, altons ! qu'ai-jc besoin do penser toujours à lui ?
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LA FILLBULB . 201
C'est un homme bizarre ; personne ne le croit, mais moi je
le sais. Je sais que sa bienveillance, son grand esprit, sa to-
lérance, son savoir-vivre, ne Tempêchent pas d'avoir des
manies , des grippes, et que je suis l'objet d'une des mieux
conditionnées. Pourquoi moi, hélas? moi qu'il aimait tant
quand j'étais petite ! moi qu'il faisait sauter sur ses genoux
avec tant d'amour ! moi qu'il a pris ensuite tant de soin à
instruire et à qui il parlait toujours comme un père à sa fille I
moi à qui il écrivait, durant son grand voyage , des lettres si
bonnes ! Il m'a revue, et, dès le premier jour, j'ai senti que je
ne lui plaisais plus; qu'il me regardait avec curiosité, avec
ironie, avec aversion I... Oui, c'est de la haine qu'il a pour
moi maintenant I
Gomment ai-je pu mériter cela,. moi qui fais tous mes
efforts pour corriger en moi ce qu'il blâme, moi qui renonce
si courageusement à tous les amusements qui lui déplaisent ?
Avant-hier encore, j'avais envie d'aller à l'Opéra. Nous n'y
allons pâs trois fois par an. Mamita y consentait. C'était pour
entendre Guillaume Tell! il a dit qu'il valait mieux, à mon
âge, entendre de la musique au Conservatoire, et surtout ap-
prendre à lire soi-même, que de se brûler les yeux et de se
blaser les oreilles au théâtre. J'avais envie de pleurer, j'aime
tant le spectacle 1 L'effort que je fais pour cacher le plaisir
que j'y goûte me donne chaque fois la fièvre. Eh bien , je
me suis soumise sans raisonner, j'ai renfoncé mes larmes,
ot il ne m'en a pas su le moindre gré. Âh ! je suis bien mal-
heureuse I
Deax heures dn matin.
Je pleure et je m'agite saus pouvoir dormir. J'aime autant
me remettre à écrire que de me battre comme cela avec
mes idées noires. Qu'est-ce que j'ai donc, mon Dieu î et
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102 UL ynxEuuB
pourquoi suis-je si sensible à Findifférence <f im homme
qui, après tout, n'est pas mon père et n'est peut-être pas
seulement mon tuteur? Mon ami, mon protecteur véritable,
c'est probaUement ce duc qui est venu hier soir et qui pa-
raît si bon. n paraît aussi plus jeune, et il est certainement
plus beau que M. Stéphen. J*ai fait tout mon possible pour
iui plaire, et j'y ai réussi. Sa femme lui a dit en espagnol,
avant qu'elle sût que j'entendais cette langue, qu'elle me
trouvait jolie, jolie comme un démon; il a répondu : a Non !
jolie comme vous, joUe comme nn ange, b
Je suis donc jolie, enfin? Pourquoi mon parrain me
trouve-t-ril laide? Il n'est pas comme mamita, qui m'admire
en tout ! Décidément, je no veux plus l'aimer. Je veux pen-
ser à mon cher duc. Qui sait — une idée folle I — si ce n'est
pas lui qui est mon père? Non, c'est imposable, sa femme
n'est pas ma mère, je le sais bien, et d'ailleurs ma mère est
morte. Mais il pourrait avoir été marié deux fois... Alors
pourquoi me cacherait-il que je suis sa fille? Ah! peut-être
que cette belle dame qu'il a épousée en secondes noces n'a
pas voulu qu'il m'élevât dans sa maison. Elle a sans doute
d'autres enfants, et elle est jalouse de moi. A présent, elle
se sera repentie de sa cruauté et elle vient pour me conso-
ler, en attendant qu'elle me permette de rentrer dans la mai-
son paternelle I Oui, voilà enfin une supposition assez vrai-
semblable, après toutes celles que j'ai déjà faites et qui se
sont trouvées absurdes. Il est certain que mon père est vivant,
parce que mamita, qui ne sait pas, qui ne peut pas mentir, ne
m'a jamais dit avec insistance ni avec assurance qu'il fût mort.
Et tous ces c»leaux que je reçois chaque année pour mes
étrennes et le jour de ma naissance? C'est sans doute la du-
chesse qui me les envoyait pour me dédommager de m'avoir
privée des caresses de mon père. . . . '
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LA FILLEUtB 203
La rêverie, le sommeil ou les larmes avaient interrompu
le joarnal de Morénita; elle ne le reprit pas les jours sui-
vants. Elle fut assez sérieusement indisposée*
Cette jeune ûlle éprouvait pour Stéphen une passion nais-
' santé dont le début s'annonçait avec la violence qu'elle portait
dans tous ses engouements. Mais malgré la précocité de son
développement physique, élevée par madame de Saule, elle
avait encore toute l'ignorance de son âge, et donnait encore
le nom de tendresse filiale à ce sentiment qui l'agitait.
Stéphen vit le danger, non pas de se laisser séduire un
seul instant par tant de beauté, dMnnocence, de jeunesse et
de flamme', mais celui de laisser croître dans ce pauvre cœur
un mai incurable. D'abord il ne crut pas ce mal aussi sé-
rieux qu'il Fêtait; mais il vit des progrès si rapides qu'il en
ftit etfrayé, et pensa sérieusement au moyen de le conjurer.
Les affectations de froideur et d'éloignement amenant tmo
sorte de désespoir chez sa pauvre filleule, il essaya d'un au-
tre système, celui de la douceur et de la bonté. Mais, dès le
premier jour, il dut y renoncer entièrement : Tefifet était
pire. Morénita arrivait à une joie délirante ; elle lui baisait
les mains avec ardeur, et dès qu'il voulait lui persuader de
contenir son émotion , elle l'accablait de reproches d'une
véhémence incompréhensible. L'orage de la passion boule-
versait cette jeune tête. Elle semblait commencer à com-
prendre ce qu'elle éprouvait et avoir déjà perdu la force
d'en rougir et d'y résister.
Stéphen se résolut, ou plutôt fut entraîné fatalement à lui
faire un aveu t^rible pour elle, hasardé pour lui et pour
Anicée, car c'était la révélation d'un secret que Morénita
n'aurait peut-être pas la prudence de garder et d'où dépen-
dait encore le repos de la famille.
— Mon enfant, lui dit-il un soir qtf elle était presque foïh?
et le menaçait de mourir de chagrin s'il ne promettait de
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204 LA FIUiBtLB
Taimer comme elle l'aimait, plus que tout le monde, ce que
vous me demandez là est tout à fait impossible. Il est une
personne que j'aime et que j'aimerai toujours plus que tous^
parce que je l'ai aimée avant vous.
— Je sais qui, s'écria l'enfant avec des yeux ardents de *
colère, c'est mamital Vous allez me dire qu'elle le mérite
mieux que moi, je ne dis pas ie contraire ; mais vous n'en
- êtes pas moins injuste de me la préférer, car elle n'a pas
besoin que vous l'aimiez tant; elle vous aime avec piété, et
moi je vous aime avec rage I
—-Qu'en savez-vous;, Morénita? reprit Stéphen stupéfiait
de ce mélange d'audace et d'innocence, de ces paroles in-
sensées avec une ignorance si complète de leur portée. Sa-
vez-vous que pour aimer parfaitement il faut être trois fois
éprouvé, trois fois saint devant Dieu, et que cela n'est pas
donné aux enfants terribles comme vous, qui veulent tout
dominer, tout accaparer, tout briser autour d'eux? £t que
m'importe que vous m'aimiez avec rage, comme vous dites,
à moi qui suis aimé avec religion?
— Eh bien, non! s'écria Morénita, pleine de l'amer
triomphe d'une vengeance de femme déjà bien sentie, vous
n'êtes pas aimé avec religion ; et, comme mamita est la vertu
même, elle ne vous aime pas du tout.
— Qu'est-ce que cela signifie? demanda Stéphen, Texa-
minant avec surprise et méfiance.
— Cela signifie, répondit Morénita, que si maman vous
aimait comme vous dites, elle vous aurait épousé. Eh bien,
quoique je sois une petite fille, je sais qu'on ne doit pas
trop aimer un homme dont on ne veut pas, ou dont on ne
peut pas faire son mari*
—Alors, ne m'aimez pas trop, Morénita, dit Stéphen avec
un sourhre de pitié, car je ne peux ni ne veux être le vôtre.
Puisque vous savez tant de choses et faites de si beaux rai-
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LA FIIXEULE 205
sonnemenis, vous auriez dû vous dire cela avant de m'ai-
mer à la rage.
— Est-ce donc que vous êtes le mari de mamita? s'écria
la petite fille frappée de terreur ; et, se levant, elle ajouta
avec une énergie mêlée d'une grandeur extraordinaire : — Si
je le croyais, je demanderais pardon à Dieu de tout ce que
j'ai osé dire et penser.
— Eh bien, je suis le mari de mamita, répondit Stéphen,
gagné par la solennité que prenait cet entretien, un entre-
tien terrible, bizarre, et qui certes ne pouvait pas se re-
nouveler.
— Le monde Tignore, ajouta-t-il ; mais nos amis, nos ser-
viteurs le savent... Il allait lui expliquer par quelles circon-
stances étranges et cruelles il avait été forcé de tenir son
mariage secret jusqu'à ce jour; mais Morénita ne l'enten-
dait plus : elle était tombée sur un fauteuil, elle était éva-
nouie.
Stéphen, qui avait réussi à cacher è sa femme la cause
des bizarreries de leur fille adoptive, et qui avait choisi pour
cette conversation avec elle un jour où Anicée était sortie avec
sa mère, secourut l'enfant sans vouloir appeler les domesti-
ques. Elle n'eut pas une larme, pas une plainte, pas une
réflexion, et se renferma dans un morne silence. Il essaya
alors de lui raconter succinctement sa vie, et comment Ju-
lien, le frère d'Anicée, avait failli périr dans un duel dont
il était la cause involontaire et fatale. Le jeune homme n'a-
vait pu entendre dire que sa sœur allait faire, à trente ans,
la folie d'une mésalliance inouïe; lui, qui ne croyait pas à
l'amour d'Anicée et de Stéphen, et qui n'y eût rien com-
pris, il avait souffleté un de ceux qui se livraient à ces com-
mentaires et qui répandaient dans son monde de sanglan-
tes critiques sur l'absurde passion de sa sœur, sur l'hypocrite
ambition de Stoplion, sur la tolérance philosophique de la
12
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206 LA FILLEULE
mère. Il s'était battu, il avait éfté grièvement blessé. On rat-
vait sauvé à grand'peine ; mais cette catastrophe avait rendu
impossible un mariage officiel qui, chaque jour, eût exposé
Julien à des périls semblables ; car il persistait à estimer
Stéphen et à croire sa sœur innocente de la fantaisie qu'on
lui attribuait.
Devant de tels obstacles, il avait fallu tromper ce monde
injuste et méchant, ce frère généreux mais obstiné dans ses
préjugés. Stéphen et Anicée s'étaient mariés en pays étran-
ger, sous les yeux de madame Marange et du chevalier de
Valestroit, lequel était mort peu de temps après. Roque,
Clet, Schwartz et les vieux domestiques avaient gardé fidè-
lement le secret de cette union. Julien s'était marié aussi. Il
habitait le midi de la France. Il témoignait toujours la plus
vive affection à sa sœur, la plus haute estime à Stéphen, et
commençait h leur écrire que, toute réflexion faite, il regret-
tait qu'ils ne fussent pas unis. Le monde aussi commençait à
dire la même chose. CTest que Stéphen avait conquis l'ad-
miration de tous par des travaux d'un mérite reconnu, par
une attitude constamment digne, par une conduite toujours
noble et généreuse. Il allait publier la relation de son voyage
scientifique. Si un succès sérieux couronnait Fœuvre de sa
vie, il espérait pouvoir bientôt déclarer son mariage, ap-
porter à sa femme autant d'honneur qu'il lui eût attiré de
blâme et d'ironie en agissant prématurément.
Mais quelque liberté que cette déclaration dût apporter
dans leurs relations officielles, Stéphen, satisfait d'être légi-
timement et indissolublement uni à la seule femme qu'il
eût jamais aimée, fier de pouvoir enfin lui donner le nom
que sa mère avait porté, était décidé cependant à ne pas
faire régulariser son mariage par les lois civiles de la
France. N'ayant pas d'enfants, cette ré^: ilarisation ne pou-
vait servir qu'à lui assurer la jouissancG des biens de sa
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LA FILLEULE 207
femme, et c'est à quoi il ne voulait jamais descendre. Ani-
cée elle-même eût rougi de Vy faire songer, Stéphen était
par lui-môme riche au delà de ses besoins, qui étaient
restés fort simples. U aimait à babiter en Berry la maison
de sa mère, et à Paris un modeste appartement où il pou-
vait recevoir ses amis sans être forcé de les éblouir d'un
luxe qui n'eût pas été sien. D'ailleurs il avait pris une si
douce habitude de se regarder comme l'amant de sa femme,
ils étaient si sûrs Tun de l'autre, la séparation de. chaque
jour rendait la réunion de chaque lendemain si douce^ le
mystère redore d'une si douce chasteté les relations trop
souvent indiscrètes du mariage, il écarte si absolument les
commentaires grossiers par lesquels beaucoup de gens se
plaisent à en avilir la sainteté, que les heureux époux ne
se sentaient nullement pressés de modifier le tranquille et
solide arrangement de leur vie.
VII
De tout ce que nous venons de dire au lecteur, Stéphen
ne dit à Morénita que ce qu'elle devait savoir et pouvait
comprendre : la différence des fortunes entre Anicée et lui,
les préventions impitoyables du monde, la résistance déjà
presque vaincue de Julien, les efforts que Stéphen avait dû
faire pour mériter, par le talent, la science et la conduite ,
l'honneur d'appartenir à une femme comme Anicée, le désir
qu'il avait de prolonger encore le temps de son épreuve,
afin d*être complètement digne de se déclarer son protec-
teur et sou protégé.
Morénita écouta cette explication d'un air calme.
— C'est bien, dit-elle quand Stéphen eut tout dit. Vous
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208 LA FILLEULE
ne me méprisez pas assez, j'espère, pour craindre que je
trahisse jamais le secret de ma mère. Veuillez oublier ma
folie; moi, je jure qu'elle est passée. J'ai fait un rêve, j'ai
été malade, voilà tout; je sens que je mourrais si quelqu'un
me le rappelait. J'ose croire que personne au monde ne me
causera cette humiliation.
Morénila parut très-satisfaite et presque consolée d'ap-
prendre que mamita n'avait pas eu le moindre soupçon de
son égarement, et que madame Marange n'avait jamais
semblé s'en apercevoir. Elle s'en était aperçue cependant,
c^tte femme pénétrante et sage; mais, n'ayant pas le moin-
dre doute sur la prudence de son gendre, elle s'était tue,
comptant bien qu'il trouverait le remède.
Stéphen , voyant sa filleule calmée et en apparence très-
raisonnable, lui témoigna de l'amitié et s'efforça, avec un
enjouement tout paternel, de lui persuader qu'elle s'était
absolument trompée sur le sentiment qu'elle éprouvait pour
lui. Il feignait de n'avoir jamais cru qu'à un mouvenaent
filial exprimé avec l'exaltation d'une tête vive. Mais Moré-
nita l'interrompit, et, prenant tout à coup l'attitude d'une
femme fière et forte :
— Taisez-vous, lui dit-elle ; vous ne me connaissez pas,
vous ne me comprendrez jamais, ni les uns ni les autres.
Ce que je suis. Dieu seul le sait, et l'avenir me le révélera
à moi-même I
Elle se leva et sortit. Stéphen fut un p?u inquiet de son
air froid et sombre. Il alla dire à la vieille bonne qui l'avait
élevée qu'elle paraissait souffrante, et l'engagea à la sur-
veiller.
Morénita se voyant observée, fit un effort héroïque pour
cacher sa souffrance et feignit de s'endormir avec calme.
Mais, au milieu de la nuit, elle eut un violent accès de
fièvre, et Anicée fut éveillée en sursaut par ses cris.
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LA FILLEULE 209
Morénita fut malade pendant quelques jours- Roque, qui
voyait partout des cas de la maladie qu'il était en train
d'étudier particulièrement, prononça le mot do méningite et
voulut traiter la petite fille comme pour une fièvre céré-
brale. Heureusement Stéphen, qui ne vit là qu'une irritation
nerveuse, s'opposa aux saignées et conseilla des calmants.
Au bout de la semaine, la malade était guérie.
Le duc et la duchesse vinrent la voir pendant et après sa
courte maladie. La sollicitude qu'ils lui témoignèrent parut
soulager et consoler beaucoup Morénita, dont l'accablement
moral était extrême, et qui parut enfin reprendre la volonté
de .vivre. Cette enfant, au milieu de ses souffrances, avait
montré à Stéphen une sorte de courage sombre et soutenu.
Pas un mot d(î sa bouche, pas une expression de son visage
n'avait trahi le secret de son âme, môme dans quelques
moments de délire que lui avait donné la fièvre. Elle avait
pris une résolution inébranlable.
Un jour, Morénita reçut une lettre aipsi conçue, qui se
trouva dans un envoi de fleurs de la duchesse :
(( Si vous voulez savoir tous les secrets qui vous con-
» cernent, et que jamais ni le duc, ni sa femme, ni
» votre mamita« ni son mari ne vous révéleront, don-
» nez un rendez-vous à la personne qui vous écrit ces
» lignes à l'insu de tous, et qui ira prendre votre réponse,
y> cette nuit, dans la branche du sapin qui dépasse, en
» dehors, la crête du mur de votre jardin. Il n'y en a
j> qu'une. »
Morénita, chose étrange à son âge et avec l'éducation
qu'elle avait reçue, n'hésita pas un instant sur ce qu'elle
voulait faire. La nature, si longtemps et si patiemment
combattue en elle par les exemples et les leçons d'Anicée ,
11.
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MO LA FILUKILH
reprenait tous ses droits sur cette organisation inquiète, té-
méraire et aventureuse. Rien ne peignait mieux la situation
de ces deux femmes que le mot vulgaire du vieux Schwartz,
lorsqu'il parlait d'elles avec Sléphen : a C'est une poule, di-
sait-il , qui a couvé un oeuf de canard ; et de canard sau-
vage, encore I » £n effet, le moment approchait où la pau-
vre poule, éperdue sur la rive , allait voir la progéniture
étrangère se lancer dans la première eau courante qui ten-
terait son insurmontable instinct.
Morénita prit le costume qu'on lui avait fait faire pour
ses leçons de gymnastique, leçons qui, par parenthèsci
n'avaient pas atteint leur but, qui était de la faire grandir.
Elle attendit l'heure où son parrain était parti, et où tout
le monde était endormi. Elle s'enveloppa de sa pelisse
fourrée, se glissa dans le jardin , gagna le mur, grimpa
lestement dans le sapin jusqu'à la branche indiquée, et
attendit résolument l'aventure.
De l'autre côté de cette muraille, médiocrement étevée,
s'étendait le jardin petit et touffu d'une maison voisine.
L'appartement du rez-de-chaussée d'où ce jardin dépendait
n'était pas loué. Morénita, sans faire semblant de rien, s'é-
tait assurée de ces détails dans la soirée.
Au bout d'une heure d'attente, elle entendit s'agiter les
branches d'un autre massif d'arbres, dont les cimes se con-
fondaient avec celles du jardin d'Anicée. On posa une
échelle contre le mur, où^ l'on monta avec précaution. La
nuit était tiède et voilée de nuages. L'ombrage épais du
double massif que séparait le mur mitoyen rendait l'obscu-
rité presque complète en cet endroit.
Morénita, tapie dans son arbre, tout près de la tige, sentit
s'agiter la branche qu'elle surveillait. Il n'y avait pas un
souffle de vent, elle reconnut qu'on interrc^ait l'extrémité
de cette branche pour y trouver la réponse qu'on lui avait
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I^A FiLLBULB 2ii
demandée ; alors elle retira brusquwment la branche vers
elle, en disant : a Écoutez I »
Le premier mouvement'de la personne qui venait ainsi
fut de fuir. Mais Morénita ayant répété de sa voix douce et
enfantine : « Écoutez ! » on se rassura, on se rapprocha, et
une tête d*homme se montra au-dessus du mur.
— Écoutez I dit Morénita pour la troisième fois, et ne
bougez pas. Il n'y a pas de lettre, et c'est moi en personne
qui suis là pour entendre ce que vous avez à me dire.
— Merci pour cette confiance, répondit en espagnol une
voix d'homme , plus douce que celle de nos climats , et
d'une fraîcheur harmonieuse, qui sembla être à Morénita
l'écho renforcé de la sienne propre.
— Ne comptez pas trop là-dessus, reprit-elle, je ne sais
pas qui vous êtes, et, avant tout, je veux le savoir. Ce n'est
pas que je vous craigne : la branche qui nous sert de con-
ducteur ne pourrait pas vous porter, et je serais à la maison
avant que vous eussiez franchi le mur. Je n'ai là qu'un
coup de sonnette à donner pour réveiller tout le monde ;
je crierais au voleur, et alors gare à vous I
— Je vois, Morénila, que je m'étais trompé, répondit la
voix; vous vous méfiez de moi. Un autre à ma place s'en
affligerait; moi, je m'en réjouis et vous en félicite. Voulez-
vous savoir pourquoi t
— Oui , quand vous aurez dit qui vous êtes.
— Un seul mot répondra aux deux questions : Morénita,
je suis ton frère I
— 0 mon Dieul est-ce vrai? s'écria l'enfant crédule. Ohl
que je voudrais vous voir!
— C'est bien facile, répondit l'inconnu, qui était à cheval
sur le mur; je vais vous passer mon échelle, qui est fort lé-
gère. Nous irons dans Tappartemeni de ce jardin, dont le
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212 LA FILLEULE
portier, qui me coBDaît et qui a confiance en moi, m*a remis
les clefs.
— Non, non, dit Morénita en se ravisant. Ce serait mal.
— Mal I reprit le jeune homme. Un frère et une sœur*?
— Et qui me prouve que vous disiez la vérité? Voyons,
êtes- vous noir comme moi ?
— Plus noir que vous.
— Alors, vous êtes d'origine indienne.
— Précisément.
— Il me semble que votre voix ressemble à la mienne et
qu'elle m'est connue, comme si ce n'était pas la première fois
que je l'entends.
— C'est pourtant la première fois que je vous parle, et
comme vous ne pouvez pas vous souvenir du jour de voire
naissance, c'est la première fois que vous me voyez.
— C'est-à-dire, observa Morénita en riant, que je ne vous
vois pas du tout. Est-ce que vous me voyez, vous?
— Pas distinctement. Mais je vous ai vue plusieurs fois a
votre insu.
— Vous vous intéressez donc un peu à moi ?
— Je vous aime de toutes les puissances de mon âme,
s'écria-t-il, parce que vous êtes belle tîomme la Vierge d'É-
gj'pte... et parce que tu es ma sœur! ajouta-t-il avec une
tendresse presque aussi passionnée que son exclamation.
Un charme inconnu pénétra dans l'âme incertaine de Mo-
rénita. Elle qui avait tant d'envie de se savoir belle , elle
s'entendait louer par cette voix mystérieuse qui avait les ac-
cents de l'amour et dont elle ne pouvait se méfier, si c'é-
tait, en effet, celle d'un frère. Agitée, curieuse, elle s'écria :
— Je veux vous voir I je saurai bien si nous nous res-
semblons, et si la voix du sang parle à mon cœur. Mais je
ne sortirai pas du jardin de maman. Si elle s'éveillait, si elle
ne me trouvait plus dans ma chambre ni dans le jardin, elle en
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L.4 FILLEULE 213
mourrait de peur et 8e chagrin. Voyons, il y a chez nous,
tout près d'ici, un pavillon inhabité ; je vais chercher la clef
et de quoi allumer les bougies. Attendez-moi.
Elle retourna à la maison, s'assura que tout y était tran-
quille, prit une petite lanterne sourde, les clefs du paviHon
et s'y rendit, afin que la porte fût ouverte au moment où
elle y introduirait son prétendu fVère. Il y était déjà, car i!
^paraissait connaître parfaitement les localités, et ils entrè-
rent ensemble. Morénila tremblait. L'inconnu paraissait fort
à Taise, et son premier soin fut d'allumer les bougies
comme un homme très-avide de se montrer et très-sûr
d'être admiré.
C'était, en effet, le plus charmant garçon de vingt-quatre
ans qui existât peut-être au monde. Saris ressembler à Mo-
rénita, il avait avec elle des similitudes de race qui devaient
la frapper. Gomme elle , il était frêle et d'une petite stature
qui, par l'élégance rare de ses proportions, ôtait l'idée d'une
organisation chétive et faisait un charme de ce qui eût sem-
blé pauvre dans celle d'un Européen. Il était fraûchement
bronzé, mais d'un ton si fin, si ambré, si uni, que sa peau
semblait transparente. Tous ses traits étaient d'une perfec-
tion délicate. Une barbe fort mince qui ne devait jamais
épaissir, mais dont la finesse et le noir d'ébène encadraient
avec bonheur sa bouche mobile et ses dénis éblouissantes;
une chevelure crépue qui semblait abondante par le moiive^
ment naturel de sa masse légère, un regard dont la har-
diesse paraissait brûlante, des pieds et des mains d'une pe-
titesse et d'une beauté de forme incomparables, une voix
suave comme la plus douce brise, une prononciation mélo-
dieuse dans toutes les langues, tel était succinctement le gi-
tanillo.
Morénita fut éblouie de cette beauté de type qui répondait
si complètement à l'idéal dont le moule, si l'on peut dire
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214 LA FILLSULE
ainsi, était dans son imagination. Elle cfkit se voir elle-même
sous une forme nouvelle, et, jetant un cri de surprise :
— Oh ! oui, dit-elle, tu es mon frère, je le vois biea, et il
y a en moi quelque chose qui me le dit.
— Eh bien, laisse-moi donc embrasser ma sœur! s'écria
le jeune homme en la pressant sur son cœur avec une effu-
sion que Morénita crut chaste, et qui cependant l'effraya.
Elle rougit et détourna la tête ; le gitano ne put qu'effleu-
rer les tresses noires de sa chevelure.
Se ravisant aussitôt, et craignant de se trahir, il reprit le
calme attendri qui convenait à son rôle et raconta à Moré-
nita tout ce qu'elle ignorait de sa propre histoire. Il ne lui
cacha qu'une chose : c'est qu'il n'était pas son frère.
Ce récit bouleversa Morénita ; elle ne le comprit qu'à moi-
tié. Elle était si simple, au milieu de la témérité de sa con-
duite, qu'elle ne savait pas qu'on pût être la fille d'un homme
marié avec une autre femme et d'une femme mariée avec
un autre homme. Ses questions enfantines sur ce point firent
éclater de rire le gitanillo, dont la délicatesse de sentiments
n'était pas excessive. Cette gaieté, à propos d'une chose c[ui
lui semblait si sérieuse, étonna Morénita, la fâcha et la trou-
bla intérieurement, sans qu'elle sût pourquoi.
Rosario, qui tenait à gagner sa confiance , et chez qui la
ruse pouvait se prêter à tout, reprit des manières plus gra-
ves; il essaya de lui dire qu'il y avait, en dehors des lois
humaines, des mariages que Dieu ne maudissait pas tou-
jours.
— Tenez, s'écria la pauvre enfant, humiliée instinctive-
ment, si ces mariages-là sont criminels, ne me le dites pas,
ne me dites plus rien ! Ne me forcez pas à blâmer mon père
et ma mère I
Puis, réfléchissant malgré elle, elle ajouta tristement :
— Oui, je le vois bien, se marier avec une personne.
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LA FILLEULE 215
quand on Test déjà avec une autre, c'est mal : on la trompe;
on désobéit non-seulement aux lois faites par les hommes,
mais à Dieu, par qui on a juré de n'avoir pas d'autre ami-
tié. Yoilà du moins ce qu'on m'a enseigné, ce que je crois; ^
et puisque mon père rougit de moi au point de ne pas vou-
loir que je sache qui je suis, puisqu'il m'a cafchée si long-
temps à sa femme, et paraît décidé à me cacher au monde , *
c*est que ma naissance est une honte pour lui, et que je suis,
moi, un être méprisable et méprisé !
— Non , ma sœur, répondit Rosario; les enfants sont in-
nocents de la faute de leurs parents.
— Vous avouez donc que c'est une faute? reprit-elle avec
vivacité. Allons! je comprends tout maintenant! Mon père a
eu deux femmes, ma mère a eu deux maris. Ma pauvre mère
en est morte de chagrin en me mettant au monde ; je ne puis
que la plaindre et prier pour elle 1
Ici, Morénita, gagnée par une émotion soudaine, fondit
en larmes sans trop se rendre compte de ce qu'elle éprou-
vait et de ce qu'elle disait; puis elle se calma brusquement
en ajoutant :
— Mais mon père est bien coupable, lui, puisqu'il l'a
abandonnée à son malheur, à son repentir, à la misère, à la
pitié d'aulrui. Pauvre femme! être renvoyée, oubliée, mé-
prisée ainsi parce qu'elle n'était pas noble, parce qu'elle était
pauvre! Pourquoi l'avoir aimée, si elle n'était pas digne de
lui? Ah! tenez, vous m'avez fait bien du mal ! vous m'avez
fait maudire mon père! •
Elle pleura encore beaucoup; puis, passant à un sentiment
contraire, elle s'effraya de ce qu'elle pensait et supplia Rosario
d'oublier ce qu'elle venait de dire. Elle chercha des raisons
pour excuser le duc de Florès, elle s'efforça d'en trouver
pour le respecter et pour l'aimer encore. Mais ces révéla-
tions, trop fortes pour son âge et très-dangereuses pour un
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216 LA FILLEULE
caractère comme le sien, jetèrent un si grand trouble dans
son âme et une si grande confusion dans ses idées, que Ro-
sario, qui n'avait rien su prévoir de tout cela, se repentit
d'avoir été si vite.
II faisait son possible pour la consoler, et elle ne l'é-
cpulait guère. Tout d'un coup, ses idées prirent un autre
cours.
— Vous dites que nous sommes gitanos? s*écria-t-elle.
Qu'est-ce donc que cette race maudite? J'en ai entendu par-
ler quelquefois. Je crois que j'ai vu passer de ces gens qu'on
appelle en France des bohémiens. Ils étaient laids, sales,
misérables, affreux I Ahl oui, je me rappelle tout! Un soir,
M. Roque (vous dites que vous le connaissez) a parlé lon-
guement devant moi de cette tribu vagabonde : c'est bien là
M. Roque 1 le savant qui ne se rappelle rien quand il dis-
serte I A présent je me souviens, moi, et je comprends pour-
quoi mamila voulait toiyours changer la conversation, pour-
quoi sa mère toussait pour l'interrompre. Tout cela m'éton-
uait. Mon parrain n'était pas là; M. Clet prenait la défense
des pauvres gitanos , et surtout des charmantes filles de la
bohème, comme il disait. Et il me regardait ; je prenais note
dejtoutçela, et pourtant je ne comprenais pas. J'étais donc
stupide? M. Roque disait que nous faisions pitié et dégoût
dans toute l'Europe, mais qu'en Espagne surtout on allait
jusqu'à l'horreur et au mépris, ce qui n'empêchait pas que
les belles gitanillas ne plussent aux hommes. Elles allu-
maient!» parfois des passions. Là-dessus, oui, je crois le voir
encore, il s'est arrêté court : ses yeux se sont portés et fixés
sur moi d'une manière si étrange, que je me suis mise h
rire de sa figure, comme une enfant que je suis, une enfaot
qui no comprend rien, qui ne devine rien. Il s'aper-
cevajt enfin que j'étais là, moi, et que j'étais une bohé-
mienne 1
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LA FILLBULB 217
En parlant ainsi avec feu, Morénita, exaltée et désespérée,
cacha sa figure dans, ses mains, et, oubliant ce jeune frère
qu'elle avait été si curieuse de voir et si ravie de trouver
charmant, elle se mit à penser à Stéphen qu'elle aimait, à
qui. elle s'était sentie si violemmçnt désireuse de plaire, et
qui l'avait tirée du bourbier de la bohème, ramassée pour
ainsi dire au coin de la borne, et débarrassée de ses haillons
. pour la mettre dans son mouchoir comme un pauvre animal
perdu qu'on trouve sous ses pieds, et à qui l'on prend fan-
taisie de conserver l'existence. L'orgueil de Morénita se
révoltait contre la découverte de ces faits trop réels, dont le
gitanillo ne lui avait sauvé aucun détail. Elle se sentait
humiliée jusqu'à la moelle de ses os, elle qui, dans ses
rêves romanesques, avait été jusqu'à se croire appelée à
hériter de quelque archipel fantastique découvert par Sté-
phen.
Elle ne pleurait plus, mais elle tordait ses mains avec
désespoir et ne songeait plus à son frère, qui l'examinait
avec stupeur. Il l'arracha enfin à cette sombre méditation en
l'entourant de ses bras et en l'appelant sa sœur.
— Ta sœur? dit Morénita en le repoussant avec amertume.
Toi, enfant de la nuit, noir comme elle, beau comme une
étoile, j'en conviens, mais haï et redouté de ceux qui se di-
sent les fils de la lumière? Eh bien , oui, nous sommes frè-
res, il le faut bien I. Nous portons tous les deux au front le
sceau de notre abjection, et si on ne nous eût élevés par
charité , nous irions par les rues demander l'aumône ou
errer avec les chiens perdus des carrefours I Ahl vraiment,
je suis une belle miss Hartwell! c'était bien la peine de me
donner tant de talents et de me façonner aux manières du
grand monde 1 Voilà ce que je suis, moi, une bohémienne !
Ah I maudits soient les insensés qui se sont fait un amuse-
ment de me traiter ainsi I Ils m'ont donné le goût de l'or-
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218 LA FILLEUtB
gueil el les besoins de Topulence. Que comptent-ils donc faire
de moi? Mamita parle de me marier. Vraimentl avec qui
donc? Où trouvera-t-elle un homme de sa race, ayant quel-
que fierté, qui voudra se mésallier à ce point? A-t-elle fait
pousser en serre chaude, ou dans quelque ménagerie, un
gitano débarbouillé comme moi de sa fange natale, et tout
prêt à produire dans le monde la rareté d'un couple de
notre espèce, civilisé à l'européenne et travesti à la fran-
cise?
Morénita éclata d'un rire amer, et, regardant le beau
gitanillo qui la contemplait d'un air indéfinissable, elle
lui prit la main avec un mélange d'affection et de dépit, en
ui disant :
— C'est grand dommage que tu sois mon frère, car, en
vérité, je ne vois que nojis deux qui, au milieu de celte race
d'étrangers et de maîtres, eussions pu nous consoler Tun par
l'autre de cet esclavage doré, de cet abaissement montré aa
doigt 1
VIII
Morénita parlait en espagnol avec une isorte d'éloquence
sauvage que nous>enonçons à traduire. Grande diseuse de
riens et amoureuse de puérilités folles quand elle redevenait
petite fille, elle trouvait, dans l'émotion de la colère ou du
chagrin , une abondance étrange de sentiments exaltés et
de paroles acerbes. Rosariô eut un instant peur d'elle. Ce
n'est pas qu'il ne fdt de force à lui tenir tête dans l'occasion:
mais il se sentait épris d'elle d'une façon tout à fait insolite
dans sa vie déjà usée et blasée, et il se demandait, lui qui
avait eu tant de succès vulgaires êi faciles, s'il triompherait
y Google
LA FILLEULE 219
jamais de cette âme mobile et violente dans laquelle il sen-
tait enfin son égale.
— Morénita , lui dit-il en se mettant à genoux auprès
d'elle et en prenant ses petites mains dans les siennes, vous
êtes une enfant, une enf&nt gâtée, qui plus est.Vous Reprochez
à votre destinée, à vos parents, à ceux qui vous ontélevée^
des choses pour lesquelles vous devriez bénir le hasard à
toute heure. Je ne me plains de rien, moi qui n*ai pas été
choyé et adoré comme vous du ciel et des hommes. Je suis
plutôt reconnaissant envers votre parrain et ses amis , qui
m'ont jeté le pain de la pitié et qui voulaient me condamner
au travail mécanique, s'imaginant que celioL était encore trop
bon pour moi. Je n'ai jamais connu ni caresses ni tendres
paroles. M. Stéphen était assez doux et ne refusait pas de
me faiïe donner les connaissances élémentaires ; le père
Schwartz,que j'ai suivi quelque temps à Fontainebleau, était
tantôt fort grognon, tantôt niaisement débonnaire : c'est
selon le dîner qu'il avait fait. Si j'ai appris le langage et les
manières d'un homme qui ne sera jamais déplacé dans
aucun monde, c'est à moi seul que je le dois. J'ai lu , j'ai
regardé, j'ai écouté, j'ai deviné tout ce qui m'était nécessaire
pour l'avenir que j'ai rêvé. M. Roque est un pédant et M. Clet
un sot, que je donnerais toas deux volontiers au diable, si
je n'avais su pa-ofiter d'eux en étudiant leurs travers et en
pénétrant, par cet examen, dans les travers dé leur espèce.
Par l'un je connais les prétentions des gens capables ; par
l'autre, celles des gens frivoles. Depuis, en courant le mondei
j'ai regardé à tous les étages de la société. Le vernis et le
cadre changent selon les degrés, mais cfesttoigours la môme
peinture. En somme, je prends les choses comme elles sont,
et, me moquant un peu de tout, je ne me sens irrité contre
personne, Yous pensez que nous sommes une race d'escla-
ves. Quant à moi, qui n'ai pas un grand d'Espagne pour
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âdO LA FILLEULE
père, carie mien a vécu dans les rues et péri dans les pri-
sons avec ce quUi y a de pire au monde ; moi qui ne suis
comblé ni de douceurs ni de bijoux, et qui ne puis dire,
comme vous, que mes chaînes sont dorées ; moi qui suis un
bohémien complet, destiné à me frayer mon chemin sans
l'aide de personne, et peut-être malgré tout le monde, je me
sens assez fort pour me faire libre et pour me moquer de
ceux qui se diront ou se croiront mes maîtres. Voyons, Mo-
rénita, belle petite fée aux rêves ambitieux, réconciliez-vous
avec rétoile des bohémiens. Il n'y a pas que nous, allez,' qui
soyons des enfants perdus et des produits d'aventure. Leur
race de maîtres, comme vous l'appelez, a un trop-plein de
besoins et de désirs que leur société ne peut pas contenter,
et le mot de bohémiens s'applique maintenant par méta-
phore à une bonne partie des vieux chrétiens d'Ëurçpe. La
France en fourmille, et les autres nations, qui toutes copient
celle-là , accueillent fort bien tous les aventuriers d'esprit ,
de talent ou de hlague, sans leur demander leur origine ou
leur extrait de baptême. Nous deux, chère petite, nous
intéressons par cela même que nous étions destinés au mal-
heur avant de naître, et les idées philosophiques , qui sont
de mode, nous feront même la part meilleure qu'aux bohé-
miens volontaires. Ainsi, plus de honte, plus de décourage-
ment, plus de jalousie. Vous êtes jolie comme le démon
Astarté, et d'une beauté qui ne ressemble à celle d'aucune
femme du monde. Il faut briller dans ce monde et y régner.
Vous avez trente mille fois plus de talent et d'esprit qu'il
n'en faut pour cela : mais il faut sortir de l'ombre où Ton
vous tient et chercher le soleil de la mode, le sceptre de
l'engouement. Vous ne vous connaissez pas, vous vous pre-
nez pour une pauvre petite fille élevée par charité, destinée
à trembler et à rougir à toute heure , en attendant l'aumône
d'un mariage de convenance qu'on vous assurera à prix
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LA FILLEULE 221
d'argent. Otez ces idées-là de votre esprit. Vous êtes un
oiseau de liberté et de proie, qui rompra bientôt les fils do-
rés de sa cage et quî fera bien.
— Je ne comprends pas, dit Morénita, qui écoutait avec
une surprise croissante. Que puis-je donc faire pour m'af-
fVanchir de cette vie de famille où je souftre, j'en conviens,
d'un ennui et d'un chagrin profonds? Si je demande à en
sortir, on dira que je suis ingrate, et une fois condamnée
comme mauvais cœur, qui est-ce qui s'intéressera à
moi?
— Il ne faut jamais sortir des prisons par les grandes
portes, elles sont trop en vue; il y a toujours des portes de
dégagement : prenez-en une qui s'ouvre en ce moment-cil
La duchesse de Florès a la fantaisie de vous avoir avec elle.
Votre mamita, qui a plus d'influence sur le duc que sa pro-
pre femme, fait résistance, parce qu'elle croit qu'on ne vous
prendra pas assez au sérieux dans cette nouvelle famille, et
qu'on vous y donnera des goûts frivoles. Ces goûts de luxe,
de bruit et de triomphe qu'on appelle frivoles, ce sont les
seuls goûts sérieux qu'une femme puisse avoir. Sans eux,
elle passe sa vie à avoir quatorze ans, comme votre mère
adoptive, qui est encore sous la tutelle de sa maman, et qui
n'ose pas avouer qu'elle est mariée. La voilà vieille femme
dans une situation ridicule, tandis que, belle encore et
charmante, on le dit, elle pourrait briller dans le monde,
avoir tous les triomphes de la jeunesse avec tous les profits
de l'âge mûr.
— Oui, tout cela est vrail s'écria Morénita, dont les se-
crets instincts de liberté longtemps comprimés répondaient
à la doctrine du gitaniHo jusqu'à un certain point. Mamita
est esclave de tout et voudrait me river à sa vie d'escla-
vage et de captivité. Mais elle m'aime et m'a habituée à
avoir besoin d'être année. La duchesse ne m'aimera pas.
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2^ LA FILLEULE
Elle fera de moi un jouet comme un petit chien, une né-
gresse ou un perroquet. Et quand elle se dégoûtera de
moi , que deviendrai-je, si mamita fôdiée ne veut pas me
reprendre ?
— Votre mamita vous reprendra toujours, ne fût-ce que
pour conserver son rôle d'ange, qui est sans doute sa co-
quetterie, à elle. Et d'ailleurs, quel besoin avez- vous de ces
tendresses de femme? Ne saveat-vous pas qu'elles sont fort
précaires, sinon tout à fait menteuses? Croyez bien que vous
êtes destinée à être haïe de toutes celles qui vous caressent
aujourd'hui, car vous leur mettrez bientôt votre petit pied
sur la tête, et la duchesse sera votre ennemie, ce jour-là.
Que- vous importe I Croyez-Tousdonc aussi que la mamita ne
vous exécrerait pas, un de ces matins, si votre cher Stéphen
s'avisait de reconnaître que sa filleule est plus jeune que sa
femme?
— Stéphen l s'écria Morénitaen se levant. Ce nom avait
réveillé tous les orages de son âme. Elle se rassit sans rien
dire, sentant déjà grandir en elle cette force qu'ont les êtres
passionnés, pour refouler et cacher leurs secrets. Mais le
gilanillo avait senti vibrer la corde sensible. Il se hâta
d'ajouter ;
— Jamais vôtre parrain w vous fera cet honneur, tant
que vous pousserez sous ses yeux comme un petit animal
domestique; mais étendez vois ailes et planez, devenez une
reine de la mode, et vous verrez s'il se souviendrai de vous
avoir ramassée si bas, à moins que ce ne soit pour enrager
de vous avoir ,laissée envoler si »haut. Alors ne comptez plus
sur les papas et les mamansde la ruedeCourcelles.,Moquez-
yous de la diichease aussi. Vous aurez une cour, ce qui vau-
dra mieux qu'tji|0 fanwlle, et dies esclaves, ce que vous pré-
férerez à des maîtres.
. — Vous me tentez, dit Morénila ; mais vqus m'abusez peut-
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LA FILLEULE 223
être. Où est donc loa puissance pour conquérir ainsi une
royauté?
— Regarde-toi donc, ma sœur, dit Rosario qû la condui-
sant vers la glace.
— Oui, dit-elle naïvement. Depuis que je vous ai vu, vous
qui me ressemblez, je m'imagine que je dois être jolie, et à
présent que vous vous regardez dans la glace avec moi, en
ayant l'air d'être enchanté de ma figure, je me vois par vos
yeux et je me plais. Mais suis-je donc mieux que la duchesse
et que toutes ces belles dame#?
— Vous êtes autre, dit Rosario. Vous ne ressemblez à
aucune; vous êtes étrange; c'est être supérieure à toutes,
c'est être unique et légitime souveraine chez une race où
régnent la lassitude et la fantaisie.
— Mais avec cela il me faudrait de l'esprit, de l'instruc-
tion et des talents ! Mes parents adoptifs disent que" j'aurai
tout cela dans quelques années, mais que je n'ai rien et ne
sais rien encore.
— Ah I je connais cette chanson-là I répliqua le gitanillo
en riant. C'est toujours le même air et 4es mêmes paroles.
Us m'ont élevé au son de cette serinette. C'est bien eux, avec
leur intelligence épaisse et leur croissance paresseuse 1 Ils
ne savent pas que lesgitanillos mûrissent plus vite. Et puis,
ces gens qui veulent tout approfondir et qui ne savent pas
que la jeunesse n'a pas besoin d'autre chose que de n'être
pas vieille ! Ils sont tous plus ou moins Roque, ces philo-^
sophes! Ne crains rien, Morénita de mon âme, nous ircms
plus loin qu'eux sans nous donner tant de peine I Si tu viens
à me seconder, nous aurons de l'éclat, de l'argent et la
liberté!
— Que sais-tu donc? dit Morénita étonnée ; tu as un état,
de l'honneur, un nom ?
— En espérance l et l'espérance chez moi, c'est la volonté.
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â24 LA FILLEULE
Je ne suis pas encore lancé à Paris, et n'y suis revenu que
pour te voir, pour te sauver de Tenterrement somptueux
que Tamour de ta mamita et de ton parrain préparc à ton
étoile. Suis mon conseil, quitte-les, et compte qu'aussitôt
sortie de celte maison, tu me trouveras à tes côtés pour te
diriger et te protéger contre le despotisme hypocrite de tes
nouveaux maîtres.
— Est-ce que tu parles de mon père, Rosario ?
— Ton père est un grand enfant qui t'aime en égoïste, et
qui te négligera de nàême qu#nd il verra... Mais il est trop
tôt pour t'édairer 5ur certaines choses que tu ne compren-
drais pas. On t'a tenue dans une si grande ignorance de la
' vie, que je dois attendre un peu que tu t'éclaires toi-même.
Veux-tu faire et dire tout ce que je te dicterai ? veux-tu croire
aveuglément en moi, ton seul ami, ton seul véritable pa-
rent ?
— Oui, je le veux, ditMorénita, fascinée par la résolution
de Rosario et par la promesse d'un incompréhensible ave-
nir. Que faut-il faire?
— Il faut s'affranchir de tous ces liens factices de la recon-
naissance par lesquels la protection nous enchahie. Il ne faut
plus aimer personne dans ce monde d'étrangers ; il faut m'ai-
mer, moi.
—Eh bien, oui, je t'aimerai, mon frère I Mais ne me quil-
teras-tu pas? Ne me trouverai-je jamais abandonnée sur les
chemins, repoussée de toutes les portes comme l'a été notre
pauvre mère?
—Notre mère n'avait pas de frère. Moi, je ne le quitterai
plus dès que tu n'auras plus besoin que de moi. Jusque-là il
faut un peu tromper, Morénita, tromper sans malice, et dans
le but légitime de racheter la liberté qu'on t'a ravie. Il faut
plaire à ton père et l'installer chez lui. Il faut flatter la du-
chesse et l'amener à le produire dans le monde. Il faut y
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LA FILLEULE 225
plaire, y être remarquée, admirée, y faire beaucoup parler
de toi.
— Comment cela î
— Il faut être coquette, c'est bien facile : tu n'auras qu'à
regarder la duchesse; mais garde-toi de faillir, garde-toi
d'aimer, tu serais perdue !
— Oui, je le sens bien, dit Morénita, qui songeait à Sté-
phen, je serais perdue, je serais humiliée, sacrifiée, traitée
comnie une mendiante d'affection ; comparée, avec des rires
de pitié ou de mépris, aux reines et aux saintes de leur
inonde. Non, non, je ne dois aimer aucun de ces hommes
qui ne sont pas mes frères I
— A la bonne heure I dit Rosario. Il se fait tard, je vais le
quitter. Demain je vais quitter Paris, j'irai t'attendre.
— Où donc?
— Dans un pays où tu viendras inévitablement me rejoin-
dre au printemps,
— Et jusque-là je ne te verrai plus?
— Si fait, quelquefois en secret, si lu es discrète, prudente
et résolue.
— Je le suis I
— Eh bien, à loi pour toujours ! s'écria impétueusement
le gitano en la pressant dans ses bras avec une énergie qui
ne troubla plus Morénita.
Elle ne doutait plus, elle croyait sentir la voix du sang,
elle subissait une influence qui plaisait à son imagination et
dont les promesses la jetaient dans un monde nouveau de
rêves et d'étonnements.
Quand elle se retrouva seule^ elle fut quelque temps encore
sous l'empire de cet enivrement, jusqu'à ce que, couchée
dans son petit ht, sous son édredon couleur de rose, et ber-
cée par le souffle paisible et régulier de la bonne qui dor-
13.
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226 LA FILLEULE
inait dans une chambre voisine, elle tâcha de résumer ses
idées et de voir clair dans sa situation.
La pensée de quitter Anicée s'était présentée .cent fois à
son esprit depuis le jour où, elle avait entendu dire à Slé-
phen qu'il n'avait jamais aimé, qu'il n'aimerait jamais une
autre femme que celle à laquelle il était uni pour la vie. De-
puis ce jour, Morénita a^ait ressenti des accès de jalousie
bien voisins de la haine. Elle les avait combattus, mais il
s'était fait en elle un détachement profond de la plus pré-
cieuse, de la meilleure affection de sa vie : du moins elle le
croyait ainsi, car les symptômes de l'aversion étaient en elle.
Elle ne pouvait plus embrasser Anicée sans pâlir ou sans
rougir. Elle sentait le feu de la colère monter à. son front
ou le froid du désespoir le couvrir d'une sueur glacée. Inha-
bile à se résumer, malgré les efforts de son intelligence,
parce que l'inconséquence de sa nature l'arrêtait à chaque
instant, il lui restait tout juste assez de religion dans l'âme
pour qu'elle désirât fuir sa mère adoptive plutôt que d'arri-
ver à la détester.
L'espèce de perversité de cœur du gitanillo J'effraya bien
un peu, mais il y avait dans le sien un écho afifaibli de celte
personnalité, sinon de cette ingratitude. Elle se rassura à ses
propres yeux par la pensée de ce qu'elle souffrait, de ce
qu'elle aurait à souffrir enœre dans sa famille adoptive,
torturée par une passion qu'elle ne savait pas combattre de-
puis le jour de délire où elle l'avait manifestée.
Dans cet esprit impétueux et avide de bonheur, la crainte
4e la douleur morale n'était envisagée qu'avec épouvante,
a Non, je ne veux plus souffrir I se dit-elle en tombant ac-
^îablée de fatigue sur son oreiller. Je n'ai rien fait pour être
malheureuse, moîl Mon frère dit qu'avec de la volonté on
est heureux, triomphant, hbre. Je veux l'être, je le serai,
4iussé-je briser et fouler aux pieds tous ces liens, sacrés
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LA FILLEULE 237
pour les autres, qui n*exislent pas pour les enfants du hasard
et du désespoir I d
JOURNAL DE STÉPHEN. — FRAGMENTS
Paris 4 5 décembre i84&
C'est un fait accompli. Morénita a suivi aujourd'hui la du-
chesse de Florès à son hôtel. L'étrange obstination de cette
enfant à nous quitter reste un impénétrable mystère pour
ma pauvre Anicée. Le peu de résistance que j'ai fait à celte
résolution étonnait et affligeait presque mon bon ange.
Sainte et digne femme I si je lui disais la vérité, elle ne voudrait
pas y croire , elle croirait plutôt que je rêve. Ah I combien
peu elle devine cette nature indomptable et bizarre I Jamais
le hasard n'a rapproché des êtres plus différents, plus inca-
pables de se comprendre l'un l'autre. Sans doute Morénita
n'est pas dépourvue de cœur, car elle a souffert en quittant
sa mère adoptive; mais elle manque absolument de con-
science, car elle n'a pas hésité à lui faire cet affront, à lui
causer cette douleur.
Elle était si pressée de secouer la poussière de ses pieds
en quittant le seuil de son asile, qu'elle n'a pas voulu atten-
dre un prétexte quelconque. La brusquerie de sa détermina-
tion va révéler à tous le secret de sa naissance. Il est étrange
que le duc, si jaloux jusqu'à ce jour de le cacher, en ait pris
son parti avec tant d'abandon et de philosophie. A-t-il de-
viné la folle passion de sa ûlle, ou a-t-elle eu le courage de
la lui révéler? Est-ce un élan des entrailles amené par la
détresse morale de ce pauvre être, ou bien une condescen-
dance envers sa femme, dont l'engouement pour Morénita
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228 LA FILLEULE
lient de l'extravagance î Non, ce n'est rien de tout cela :
c'est quelque chose qui me paraît absurde à croire, et que
je suis forcé de constater. Morénita exerce une influence ma-
gnétique sur la plupart des êtres qui l'approchent. Elle at-
tendrit, persuade et domine. Elle charme comme le basilic.
Ma chère Anicée a subi ce prestige la première, et plus que
tous.les autres. Ma belle-mère n'y a résisté qu'à demi. Roque,
à qui tout ce qui constitue la nature de cette enfant et de sa
race entière est essentiellement antipathique, n'a jamais eu
pour elle qu'indulgence et faiblesse. Clet, sans en rien dire
et sans y céder, en est agité, je dirais amoureux, s'il pouyait
l'être. Moi seul, je l'ai considérée avec autant de froideur et
de clairvoyance que le vieux Schwartz. Oh 1 je n'ai pas eu
de mérite à la préserver d'elle-même en ce qui me concerne ;
je ne sens pour elle que de la pitié dans le passé, dans le
présent, dans l'avenir.
' C'est son avenir surtout qui me semble déplorable : c'est
celui d'une barque sans pilote et sans gouvernail. Un rouage
essentiel, ou pour mieux dire le moteur principal, manque
à cette organisation charmante, anomalie fatale, richesse
décevante et stérile.
Elle a sa force relative, car elle a résisté à l'interrogatoire
le plus ingénieux, le plus serré, le plus saisissant qu'ait ja-
mais suggéré la tendresse d'une mère. Pauvre Anicée I elle
était stupéfaite de cette opiniâtreté. Jusqu'au dernier mo-
ment elle a cru la vaincre. Quand la duchesse a monté dans
sa voiture, Anicée était encore persuadée que Morénita al-
lait se jeter dans son sein et refuser de la quitter.
Elle a été vaincue, ma pauvre sainte femme! et à présent
la voilà consternée.
L'angélique créature a eu la force de nous cachei" son dés-
espoir. Voyant dans mes yeux et dans ceux de sa mère com-
bien nous étions inquiets et affectés pour elle, elle a eu le
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LA FILIEULB 229
courage de rentrer dans la maison en souriant, en nous te-
nant la main et en nous disant : «c Que voulez-vous, voilà les
enfants ! une autre à ma place serait désolée ; mais de quoi
puis-je souffrir entre vous deux ?uJ
Elle a fait semblant de dîner : jamais elle n'a été plus at-
tentive pour nous, plus occupée de nous distraire et plus ado-
rablement tendre en nous remettant sous les yeux à chaque
instant tous les éléments de notre bonheur domestique. Elle
était môme gaie, et tout en riant, elle ne sentait pas couler
sur ses joues deux intarissables ruisseaux de larmes.
Je voudrais l'emmener en Berry ou la faire voyager, car,
pendant longtemps, tout dans son intérieur, ici ou là-bas, lui
rappellera le souvenir de cette fatale enfant. Je Ty ai préparée
par quelques mots jetés comme au hasard. Elle a compris,
et m'embrassant, elle m'a dit : c Ne crains rien. Je ne suis pas
née ingrate, moi 1 II n'appartient à personne de m'empècher
d'être heureuse par ton affection. Je ne rougis pas devant
toi d'éprouver ce chagrin inattendu. Il y a peut-être plus de
surprise que de douleur dans l'ébranlement qu'il me cause.
Mais sache bien que c'était à cause de toi plus encore qu'à
cause d'elle-même que je chérissais Morénila. C'était le pre-
mier lien entre nous, c'était comme une enfant à nous. Nous
nous étions trompés. Ces enfants-là n'appartiennent jamais
à personne. Je l'avais toujours senti sans Tavouer. J'étais
beaucoup plus à Morénita qu'elle n'était à moi. Elle ne rele-
vait que d'elle-même.
« Tiens, s'est-elle écriée en se jetant dans mon sein, laisse-
moi pleurer sans t'inquiéter de moi ; contre ton cœur, les
larmes ne peuvent pas être amères. Je ne te promets pas de
l'oublier, tu ne l'exiges pas, mais je te jure de m'habituer à
cette séparation et de ne sentir que davantage l'ineffable
bonheur de t'appartenir. Restons ici, si tu le permets, pour
veiller quoique temps sur cette pauvre petite qu'on va Wen
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230 LA FILLEULE
mal diriger peutr-ôixe, et qui pourra bien revenir nous de-
mander protection contre les hasards, de sa nouvelle des-
tinée.
— Restons, ai-je dit à. ma bien-aimée, le temps que tu
jugeras nécessaire à cette épreuve ; mais considère ce reste
de sollicitude comme un devoir que tu accomplis jusqu'au
bout. Ne te flatte pas de voir Tentent s'améliorer dans ce
milieu si bien fait pour le côté dangereux de ses instincts,
et surtout n'engage plus désormais contre ses volontés folles
une lutte où tu serais décidément brisée; ne t'étonne même
pas de m'entendre te dire que je m'opposerais à ton zèle.
Je sais que, dans le tourbillon où se lance Morénita, tu se-
rais si fourvoyée, si étrangère, si impuissante, que ton rôle
perdrait forcément de sa dignité.
—Tu sais tout mieux que pipi, a répondu ma douce corn-
pagne. Je ne ferai jamais que ce que tu jugeras utile et
IX
NARRATION
Morénita fut introduite et installée dans la maison du duc
de Florès avec si peu de préambule, qu'en huit jours tout
Paris, comme disent les gens du monde, savait qu'une jolie
petite bâtarde (fruit d'une erreur de jeunesse), élevée my&*
térieusement par une madame de SauJe [personne fort.ho^
noràble, mais point répand^e]^ avait été réintégrée dans lia
maison paternelle par les soins généreux et délicats de la
duchesse de Florès. On ne fit pas de longs commentaires
sur l'aventure, bien qu'on ne parlât pas d'autre chose dans
y Google
LA F1IX£ULB 231
certains salons. L'histoire de la belle Pilar ne fut point uu
mystère, la ducl^esse ayant eu soin de la raoonter en secret
à quarante, personnes de sa oonnaissanc^. La seule chose
dont on ne sut rien, ce fut la honteuse existence et la triste
Qn d'Antonio dit Algol. Ce détail eût gâté le charme du ro-
man que la duchesse faisait circuler; et Rosario étant en-
core parfaitement inconnu à Paris, il ne fut pas question
<]e lui.
Le duc avait oublié jusqu'à l'existence de cetenfant, qu'il
avait nécessairement perdu de vue et qui, n'ayant aucun
lien direct avec sa fille, ne ppuvait aucunement l'intéresser.
11 n'avait pas même su que Stéphen Teût fait élever, celui-
ci n*ayant pas l'habitude de proclamer ses bonnes oeuvres.
La duchesse étaitrelle dans la même ignorance que son
mari? D*où Rosario, inconnu à ce couple, tenait-il tous les
détails de leur intérieur qu'il avait confiés à Morénitaî Voilà
ce que Morénita ^o demandait quelquefois; mais discrète,
méfiante et résolue comme son frère lui avait recommandé
de l'être, elle ne hasarda pas la moindre question, et. le nom
de Bosario ne sortit. pas une seule fois de ses lèvres.
C'avait été un assez étrange ménage que celui des deux
époux espagnols, mais ils vivaient en bonne intelligence
depuis que la passion était épuisée entre eux , et la du-
chesse mettait le sceau à cette pacification en ouvrant ses
bras à l'enfant de la gitana.
Le duc^ par la fantaisie d'un cœur romanesque, géné-
reux, et mal satisfait de la vie» aimait en ellet Morénita
comme on aime quelquefois les bâtards, c'est-^-dire avec
une prédilection qui l'emporte sur celle qu'on aurait ou
qu'on a pour des enfants légilimest II avait beaucoup perdu
en.France de ses préjugés contre la race des gitanoa; la pas*
sion de la pauvre Pilar s'était embellie de la poé$ie de ses
souvenirs, jusqu'à lui faire croire qu'il l'avait sérieusement
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232 LA FILLEULE
partagée. Enân, en voyant Tattrait qu'exerçait Morénita à
première vue sur son entourage , Taccueil qu'on faisait à
son esprit précoce, à ses talents oîi perçait sinon une grande
conscience, du moins une grande originalité, il arriva à
présenter sa pupille, miss Hartwell, avec un sourire de
triomphe modeste qui disait à tout le monde : C'est ma
fille, et si je ne le dis pas tout haut, c'est par respect pour
les convenances.
On ne pouvait pas douter qu'il n'eût l'intention de lui
donner une belle dot. La richesse de sa parure et les joyaux
dont elle était couverte attestaient la prodigalité de la solli-
citude paternelle. La duchesse la montrait dans tous les bals,
dans tous les théâtres aristocratiques, et, n'étant point d'âge
à pouvoir être effacée, elle semblait se faire un ornement,
un attrait de plus du voisinage de cette jolie tête pâle, parée
de fleurs et de perles. Elle posait la jeune mère avec une
grâce ravissante, et disait à qui voulait l'entendre qu'elle
considérait Morénita comme sa propre fille. Aussi les partis
ne tardèrent-ils pas à se présenter. Artistes ambitieux, no-
bles ruinés, exilés polonais ayant un nom et de la pres-
tance, aspirants dij^omates, tous beaux ou jeunes, titrés
dans l'art ou dans le patriciat, formèrent une cour assidue,
enjouée, brillante, à l'enfant de la bohémienne. La prédic-
tion de Rosario se réalisait avec une rapidité incroyable. La
jeunesse, l'argent, l'esprit et la beauté, c'est bien assez pour
(aire oul)lier une peau un peu brune, des cheveux plantés
un peu bas et une mère un peu saltimbanque. Il arriva
môme que l'on fit, après coup, une célébrité à cette pauvre
femme, à cette pâle rose d'Andalousie qui avait brillé un
instant dans un coin de province, et dont on fit la perle des
Espagnes. On se disait à l'oreille en regardant Morénita:
— C'est la fille du duc de Florès et de la belle Piiar ; vous
savez, la fameuse Pllarl
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LA FILLEULE :23S
— Non, connais pasi
— Bah I il n'a été bruit que d'elle en Espagne... à ce qu'il
paraît I
Si une femme un peu collej-monlé s'avisait de dire:
— Une bohémienne I mais c'est afifreux, celai
Il se trouvait toujours quelqu'un pour répondre :
— Oh! celle-là était une exception, une vertu. Elle n'a
eu qu'un amour, elle n'a commis qu'une faute en sa vie. On
dit que son histoire est fort touchante et qu'elle est morte
dans un coin, fuyant les bienfaits du duc, et dans les sen-
timents les plus religieux.
Au milieu de tout ce triomphe, que se passait-il dans le
cœur de bronze de la gitanilla? Son journal nous la mon*-
trera moins endurcie que sa conduite ne le ferait croire.
JOURNAL DE MORÉNITA
Paris , 1er janvier 1M7.
Les étrennes d'aujourd'hui ont été si magnifiques, si va-
riées, mon père a été si bon, tous mes amis si aimables,
j'ai reçu tant de fleurs, de bonbons, de colifichets ruineux,
de caresses et de compliments, que je me suis laissé dis-
traire et que j'ai oublié ma tristesse pendant tout un jour.
Mais me voilà seule et j'y retombe. Que me manque-t-il
donc, et pourquoi suis-je forcée de feindre la satisfaction
et l'enjouement? Me voilà mise comme un ange, avec une
robe de soie d'un rose si pâle, si pAle, qu'on dirait qu'elle est
blanche et seulement éclairée d'un reflet. Cela, avec le bur-
nous rose vif lamé d'argent que m'a donné aujourd'hui la
duchesse, est d'un efl'et cbarmant. Mes cheveux, naturelle-
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2M LA FILLEULE
ment ondes, s'arrangent si bien que je fais le désespoir de
toutes les Jçunes personnes qui veulent imiter mai coiffure.
Ce soir, comme il ne restait plus au salon que la comtesse
de Palma, qui prétendait qu^on était toujours forcée de
mettre de faux cheveux pour se bien coiffer, en eût-on au-
tant qu'elle, qui en a beaucoup de faux et de vrais, mon
père, qui savait bien à quoi s'en tenir sur mon compte, a
dit en riant :
«Est-ce vrai, et la Morénita a-t-elle déjà besoin de cf^t
artifice? Voyons donfcl »
Il a défait ma coiffure et s'est plu à me couvrir de ma
richesse naturelle, qui vraiment n'est pas commune. La
comtesse s'est récriée d'admiration, mais elle n'était pas
très-<X)ntente. La duchesse l'était beaucoup de la voir en-
rager.
Ahl pauvre mamita!... vous étiez fière de mes cheveux,
vousl plus lière que s'ils étaient les vôtres 1 Vous les mon-
triez à Stéphen quand j'étais enfant, et vous ne vouliez pas
me les laisser arranger moi-même, prétendant que , dans
ma pétulance, j'en cassais toiyours quelques-uns. C'était
donc bien précieux pour vous, un cheveu de ma tète I
Allons, voilà que je pense encore à mamita ! j'oublie tou-
jours que je la déteste. Oh I que de mal vous m'avez fait,
cruelle mamita I Vous m'avez aimée comme je ne le serai
jaQiais de personne, pas même de mon père, qui ne chérit
de moi que ce qu'il voit. Vous,, vous connaissiez mes dé-
fauts et vous tes aimiez aussi ! J'aurais été méchante et con
trefaite, que vous m'eussiez élevée avec le même amour.
Pourquoi donc vous ôtes-vous laissé aimer par l'homme que
j'aimais? Comment n'avez-vous pas deviné, vous qui cher-
chiez mes moindres fantaisies jusque dans mes regards, que
je ne voulais plaire qu'à, lui, et qu'il ne fallait pas lui plaire,
vous? Ëst-ce que vous aviez besoin de son amour, vous si
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tA FILLEULE 335
beureuso, si raisonnable, et d'un âge où le cœur n'a plus
besoin e passion?... Hélas ! j'oublie toujours que Stéphen est
plus près de Tâge de mamita que du mi^n 1 Ob ! c'est lui que
je haisi lui qui m'a bumiliée et qui n'a pas eu le plus petit
effort à faire pour me trouver si inférieure à sa femme 1
Comme la visite que^nous leur avons faite hier soir m'a
irritée ! Il fallait bien aller soubaiter la bonne année à ma
mère adoptive. Le duc est réellement enthousiaste d'elle, je
crois; la duchesse, qui dit les mots tels qu'ils sont, prétend
en riant qu'il en est amoureux fou. Il est singulier qu'elle
n'en soit pas jalouse, elle qui l'a été, dit-on, avec excès. Moi,
je le suis : j'étais, blessée de voir mou père regarder une autre
que moi, et çn parler avec cette admiration. La duchesse
s'amuse des engouements de son mari. Elle raille un peu les
femmes qui y croient. Elle a eu l'air de dire hier, mais sans
aucun dépit, que mamita était contente de plaire au duc, et,
comme je disais qu'elle n'avait jamais été vaine :
« Ne croyez pas cela, m'a-4-elle dit : les femmes qui s'en
cachent le mieux sont celles qui y mordent le plus. »
Est-ce possible? Ahl si mamita était coquette, j'en serais
bien contente ! Stéphen ne serait plus si fier ni si heureux I
Ahl je. sens que je devieps méchante! Oui, il faut l'être,
puisque je suis haïe. .
Et pourtant je ne peux pas oublier I Oh I que j6 ne retourae
jamais avec mamita, car s'il fallait m'en séparer encore une
fois, j'en deviendrais folle ! C'est elle qui ne me connaît
guère 1 Ne s'est-elle pas imaginé qu'elle avait du chçigrin et
que je n'en avais pas 1 i^le se seraiconsQlée le spir même -en
sentant le baiser que Stéphçn met chaque sw sur sa main!
Âbl quel baiserl J'ai été bien longtemps sans le comprendre!
mais le jour où je l'ai compris, il me.faisait tressaiUir, il me
mettait chaque fois la rage et le désespoir, dans l'âme! Que
de choses dans une caresçf^ si respectueuse et dans un regard
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236 LA FILLEULE
si passionné 1 Ah 1 toutes les mères devraient être veuves ou
vieilles comme madame Marange I
Je ne suis pourtant pas jalouse des amis de la duchesse. Je
ne Taime pas^ la duchesse; elle ne m*aime pas non plus.
Devant le monde, ce sont des caresses et des chatteries char-
mantes. Quand nous sommes tête à tête^ nous n'avons phis
un mot à dire, et tout ce que nous pouvons faire pour dissi-
muler notre antipathie naturelle, c'est de nous occuper de
chiffons et de projets de toilette.
Pourquoi fait-elle semblant de me chérir ? pourquoi m'a-
t-elle attirée et amenée ici? Évidemment je lui sers à quelque
chose. Gare à elle quand je Taurai découvert ou deviné! je
lui ferai sentir qu'on ne se joue pas impunément de la bohé-
mienne!
JOURNAL DE STÉPHEN
8 lauvier.
Ce soir Anicée m'a demandé si j'avais renoncé à mon pro-
jet de voyage en Italie, et si je ne croyais pas que cela ferait
du bien à sa mère, qui est souffrante.
— J'avoue que pour mon compte, a-t-elle «goûté, je serais
contente de changer d'air et de me retrouver tout à fait seule
avec vous deux.
— Toujours plus seule! lui ai-je dit. Tu ne crains pas de
feffrayerun jour de cet éloignement de toutes choses?
— Non, mon ami, a-t-elle répondu; il commence à me
tarder, je te l'avoue, d*ôtre regardée comme ta femme.
Surpris, et voyant s'ouvrir une nouvelle perspective à ses
idées, je l'ai pressée de s'expliquer.
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LA FILLBULB 337
— Maman trouve notre vie parfaitement arrangée» a-t-elle
dit en riant; toi aussi, n'est-ce pas? Mais moi, je penche à
présent vers les idées folles, et j'ai une grande envie de me
compromettre avec toi, pour que maman, effrayée de notre
situation, se décide à nous laisser publier que nous ne
sommes pas de jeunes amants, mais de vieux époux.
Je me suis agenouillé devant elle, je lui ai dit que je la
comprenais. Nous n'avons pas dit un mot deMorénita. Nous
partirons demain.
NARRATION
Le duc de Florès, en retournant le sprlendemain à la rue
de Courcelles, où il allait rarement avec sa femme et sa fille,
mais seul le plus souvent possible, apprit que la famille était
partie pour le Berry, oh l'appelaient des affaires imprévues.
Il se mordit les lèvres et rentra pour annoncer cette nouvelle
à Morénita.^orénita était au manège avec une dame de
compagnie. La duchesse s'habillait pour aller la rejoindre.
Elle reçut son mari avec un éclat de rire. .
— Eh bien, fUi de mon âme, lui dit-elle en espagnol de-
vant la femme de chambre qui n'entendait que le français,
voilà une figure allongée qui m'annonce que vous venez de
la rue de Courcelles. Vous n'avez trouvé personne, et pen-
dant votre absence, Morénita a reçu une lettre de sa mamita
qui lui envoie un charmant couvre-pied tricoté par 'ses
belles mains, et qui lui fait ses adieux pour quelques mois.
Le portier m'a dit quelques jours, répliqua le duc avec
un secret dépit.
— Mon cher Almaviva, reprit la duchesse, vous serez tou-
ours un franc étourdi. Ce qui se passe, voyez-vous, est pour
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238 l'A FILLBCLB
moi clair comme le jour. Vous avez toujours voulu douter
de- la venté. Je vous ai pourtant dit eent fois que madame
de Saule était sé^ètement mariée «vec M. Rivesanges: Yous
n'avez pas voulu me croire ; vous avez risqué t^p tôt votre
déclaration. Le mari s*est aperçu de votre amour. 14 emi^ne
sa femme, et il fait bien, car chacun sait que vous êtes irré-
sistible.
— J'espère , ma chère Dolorès , dit le duc troublé et con-
trarié, que tout ceci est une plaisanterie que vous me
faites?
— Une pure plaisanterie, répondit-elle en l'embrassant
au front. Et elle sortit en riant encore.
Il y avait du vrai dans les suppositions de la duchesse. Le
duc, vivement épris d'Anicée, s'était exprimé avec elle*trop
claîrementw Avec un^ femme aussi modeste , aussi éloignée
de l'idée de plaire, il n'était pas possible d'être comïMis à
demi-mot. Anicée, sentant dès lors qu'elle ne pouvait plus
continuer ses relations avec la'famille de Morénita sans en-
courager des prétentions qui, loin de la flatter, l'offensaient,
avait pris vite un parti décisif. Lé voi^nage de4tette étrange
enfant, son attitude singulière et presque hautaine dans leurs
rares entrevues, la faisaient souffrir. EDe était restée à sa
portée par un reste de dévouement. Mais leurs liens officiels
rompus par l'imprudence du duc, elle cédait au besoin de
consacrer sa vie entière à Stéphen. Elle redevenait libre de
vivre enfin pour elle-même en vivant pour lui seul.
Le duc n'était ni un' ftit ni un sot; mais il avait les pas-
sions vives et comptait d'assez beaux succès dans sa vie pour
ne pas croire offenser une femme plus âgée que lui, et qu'il
supposait libre, en lui offirant son cœur. Il avait les mœurs
faciles des gens privilégiés de la fortune et de la nature, et,
sans perversité audacieuse, il n'avait pas de notions bien
précises sur la vertu. C'était un peu la faute de sa femme.
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LA FULLEUtE 239
qui» sans manquer essentiellement à ses devoirs, ne lui avait
jamais fait une vie sérieuse et vraiment digne. Avec une
femme comme Anioée, il eût été le modèle des époux. II le
sentait, et il l'avait dit à celle-<îi avec une ingénuité très-*
grande.
— Vous ne savez donc rien de ma vie ? lui avait dit Ani-
oée, étonnée de sa conQance. •
— Non, madame» avait répondu le duc; je crois, je sens
que Stéphen vous a aimée et qu'il vous aime encore. Mais
vous si loyale et si courageuse, vous ne Vavet point épousé.
Je crois donc que vous ne l'avez jamais aimé que d'amitié.
Anicée avait été sur le point de dire qu'elle était mariée ;
mais, craignant d*avoir l'air de se retranchier èuT son de-
voir et de laisser par ïk quelque espérance au duc, elle lui
avait répondu avec douceur et simplicité qu'elle aimait Sté*
phen d'amour et d'amitié, et comptait l'épouser, mainte-
nant qu'elle n'avait plus à se préoccuper de l'avenir de
Morénita.
Stéphen avait interrompu cette conversation. If avait vu
rémotion du duc : il avait compris ce que, depuis quelque
temps déjè, il croyait pressentir. Le calme d^Anicée n'eût
pas permis un soupçon, lors même que sa vie entière n'eût^
pas éloigné un tel sentiment comme un outrage. U ne lui
avait pas fait une seule question ; il n'en avait reçu aucune
confidence. A quoi bon, quand on s'aime parfaitement? Il
semblerait qu'on attache quelque mérite à être resté inébran-
lable dans cette fidélité du cœur et de Fesprit qui est le pre-
mier besoin de l'affection vraie. Anicée ne mettait pas plus
de gloire à être insensible k la passion du duc, que Stéphen
ne s'en attribuait d'avoir résisté à celle de Morénita. lis par-
tirent ensemble^' le matin du jour où le due, agité et vérita-
blement affecté, revenait pour demander à Anicée d'oublier
sa folie et pour lui offrir de s*éloigner momentanément.
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240 1^ FILLEULE
plutôt que de priver la d||chesse et Morénita de ses re-
lations.
Ce départ fut ud coup violent porté au cœur de la jeune
fille. Jusque-là elle ne s'était pas crue séparée de sa ma-
mita. Gomme un enfant boudeur et entêté, elle s'était ima-
ginée qu'elle ou Stéphen la supplieraient bientôt de revenir
faire la joie de leur intérieur, et, tout en se promettant de ne
pas céder , elle s'était réjouie de songer qu'elle serait toi^yours
à même de le faire ; mais Anlcée n'était pas faible et Stéphen
était fort. La conscience d'avoir pris en pure perte une dé-
termination folle et cruelle lui fit verser en secret un tor-
rent de larmes.
Mais le repentir ne dura pas longtemps. Morénita n'était
pas de nature à se dire qu'elle eût dû faire un grand effort
de modestie et de religion, rentrer en elle-même, vaincre
sa passion pour Stéphen, et se guérir par le sentiment du
bonheur de sa mère. L'idée de résister à ses propres entraî-
nements ne semblait pas admissible chez elle. Était-ce le
résultat de cette paresse de Tâme, de cette nullité de la con-
science qui était eonmie sa tache originelle, et qui la domi-
nait fatalement ? Pouvait-elle et ne voulait-elle pas, ou ne
pouvaiirelle pas vouloir? Hardi et savant celui qui tranchera
de tels problèmes au fond des cœurs humains 1 Qu'il prenne
garde d'être trop indulgent pour notre nature, mais qu'il
prenne garde aussi d'être trop cruel !
Le cœur était vivant et chaud (nous ne dirons pas bon) en
elle, malgré ce désordre de la volonté. Si elle était sauvage-
ment éprise de Stéphen, elle était attachée plus profondé-
ment encore à sa mamita. Elle ne s'était pas endormie ou
éveillée un seul jour dans son lit de satin de la rue de la
Paix, sans songer à son petit lit de mousseline de la rue de
Gourcelles , et sans tremper son oreiller de larmes, en se
rappelant ce dernier baiser du soir, ce premier baiser du
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LA FILLEULE 241
vaatin qu'Anicée, pendant quatorze ans, était venue déposer
sur ses paupières appesanties. Tout était changé dans sa vie,
et, à chaque moment, elle sentait le prix de ce qu'elle avait
dédaigné. Comblée de présents et couverte d^atours, sa soif
de parures était déjà assouvie. Une toilette nouvelle ap-
portée par la couturière, sans qu'elle l'eût désirée et prévue,
ne lui causait plus ce plaisir d'enfant qu'elle goûtait à choi-
sir elle-même, à consulter vingt fois Ânicée ou madame
Marange, à l'emporter après une petite lutte qui exerçait
sa volonté et allumait sa convoitise. Personne ne savait
plus rhabiller et la coiffer comme cette mère intelligente et
enjouée qui , en satisfaisant sa vanité , réussissait à la mo-
dérer par le sentiment du goût. Au spectacle, ce n'était plus
la petite loge sombre et cachée où l'on n'allait que pour sa-
vourer quelque chef-d'œuvre, et où chaque beauté était
sentie. C'était la loge brillante, exposée à tous les regards,
où il n'était pas question d'écouter, mais de paraître. On ne
choisissait plus; on subissait le hasard de la représentation.
La duchesse avait un sentiment assez borné des arts. Elle
s'extasiait sur une roulade , sur une pirouette, lorgnait un
bel acteur ou critiquait les toilettes de l'avant-scène, mais
n'était pas réellement touchée d'une phrase bien dite, d'un
sentiment bien exprimé , d'une grâce vraiment poétique.
MoréDita se sentait comme rabaissée dans sa société, elle
qui s'était sentie parfois véritablement artiste auprès de ce
jugement droit et de cette délicatesse exquise d' Anicée. Elle
se disait à elle-même qu'elle allait devenir nulle, et ressen-
tait, au bout de six semaines d'enivrement, la fatigue et le
dégoût de cette vie d'apparat. Toutes les conversations iiii
semblaient vides, pauvres, niaises, ou d'un esprit tendu et
d'une gaieté factice. Sans bien se rendre compte de cette
infériorité générale et de la supériorité d' Anicée, elle s'é-
tonnait d'avoir connu l'ennui maladif de la puberté auprès
14
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â42 LA FILLEULE
d'elle, depuis qu'elle ne sentait plus ni tooMon, îbI plaiâr,
ni désir d'aucune chose dans sa nouvelle existence.
Après avoir sangloté longtemps le soir de ce départ , ^le
passa au dépit et à la fâcherie. Elle voulut s'imaginer mille
extravagances : qu'Anicée ne l'avait jamais aimée ; qu'elle
avait donné la main à leur séparation avec une joie seerèle;
qu'elle s'était sentie gênée par sa présence, jalouse de sa
jeunesse, que sais-je I Après bien des divagations, elle s'en-
dormît en pensant au bonheur que Bosario lui avait promis
et qu'elle ne trouvait pas dans ses triomphes.
Pendant deux jours elle fut de cette humeur qu'on appeJte
vulgairement massacrante ; le mot est juste. On dénigre, on
analyse, on rabaisse, on détruit tout dans sa pensée quand
on est mécontent de son propre fonds.
Le duc s'en affligea et s'en plaignit. La duchesse s'en
moqua et n'y fit pas grande attention. Elle paraissait préoc-
cupée, et donnait pour prétexte le soin de préparer une
grande soirée musicale.
X
Morénita se ranima un peu au moment de paraître à
cette réunion dont^ elle devait aider officiellement la du-
chesse à faire les honneurs. Depuis qu'elle vivait chez son
père, il n'y avait point encore eu de gala chez lui. La du-
chesse paraissait pressée enfin de montrer Morénita à tout
son monde. Le duc se laissait faire.
Clet et Roque, qui venaient de temps en temps et que la
duchesse affectait de traiter comme des amis plus intimes
de son mari qu'ils n'étaient réellement, arrivèrent des pre-
miers. Roque, qui ne pouvait pas perdre l'habitude d'em-
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LA FILLEULE 243
brasser Morénita au front en arrivant et de la tutoyer, Tint
s'asseoir auprès d'dle, et regardant confusément ^a pa-
rure :
— Yertudieul lui dit-il en riapt, si je n'étais Famoureux
de ta bonne maman Marange, je serais le tien, ce soir. Tu
ine fais l'effet de la reine de Saba. Ab çà I tu n'oublies pas,
j'espère, au milieu de tes splendeurs, d'écrire à ta mamita
et à cette obère grand'mère, et à ton parrain qui t'aime
tant?
. La duchesse s'approcba et dit à Roque, en riant, de parler
plus bas s'il roulait continuer à tutoyer miss Hartwell.
— Bien, bien, fit-il, c'est juste, je ne dois plus la traiter
comme une enfant.
Et -il redoubla sans s'en douter.
Heureusement, l'arrivée de plusieurs grands personnages
donna à Morénita un prétexte pour le laisser avec un autre
médecin qui engagea avec lui une discussion sur l'homœo-
pathie. C'était la bête noire de Roque que cette invention
nouvelle. Le salon se remplit, la musique commença, et
entre les premières phrases du récitatif d'un chanteur en
renom, on entendit des interruptions étranges.— Vincemmo,
0 padrif disait la voix suave et vibrante.
— Vos pères étaient des ânes, disait en fausset le doc-
teur homœopathe à Roque indigné, qui venait d'invoquer
la science des classiques.
Le chanteur s'arrêta stupéfait.
— Restons-en là, si vous le prenez ainsi 1 s'écria Roque
de sa voix sèche et impérieuse, répondant à son antago-
niste.
Un immense éclat de rire accuefiyt l'étrange mal-à-pro-
pos de cette sortie. La duchesse pria gaiement et. familière-
ment les deux disputeurs de passer dans une galerie où ils
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244 LA FILLEULE
De seraient pas gênés par la musique. Roque ne demandait
pas mieux.
On recommença la ritournelle, et le chanteur fut dédom-
magé par un grand succès.
Cet incident avait favorisé l'inaperçu de l'introduction
d*un nouveau personnage, qui se glissa dans la foule^ et
que la duchesse présenta fort légèrement au duc, en lui
disant que c'était un jeune artiste espagnol qu'on lui re-
commandait, et qu*il faudrait encourager un peu, parce
qu'il allait se faire entendre pour la première fois devant
une aussi nombreuse compagnie.
L'artiste salua avec assez d'aisance et passa du côté des
musiciens.
— Çà ? dit le duc à la duchesse en le suivant de Toeil, c'est
un gitanol
— Possible ! reprit-elle avec indiflTérence.
•— Pur sang I observa le duc.
— Eh bien> répliqua la duchesse avec un sourire aimable
des plus mordants, est-ce que nous méprisons ces gens-là,
nous autres?
Le duc regarda involontairement sa ûlle, qui n'avait pas
vu entrer l'artiste, et qui causait avec Clet, également inat-
tentif à cet incident.
Morénita n'écoutait plus la musique qu'avec distraction.
Elle savait par cœur tous les morceaux, elle avait vu tous
les artistes sur les planches. Elle était déjà rassasiée des
meilleures choses, aguerrie contre les plus mauvaises.
Tout à coup, un Tiêm ! expressif de Cle.t lui fit lever la
tête; mais, nonchalante, elle ne remarqua pas l'objet de sa
surprise.
— Qu'avez-vous donct lui dit-elle.
— Rien, répondit Clet.
Et il recommença à lui faire la cour à sa manière, moitié
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LA FILLELLB 245
ai^e, moitié tendre, et en somme assez ridicule, maigre
beaucoup d'esprit.
Morénita ne le haïssait plus depuis qu'elle avait quitté Ani-
cée. Il lui rappelait ce tranquille petit monde de la rue de
Courcelles et cette quiétude du château berrichon qu'elle
regrettait en dépit d'elle-même.
Tout à coup elle cessa de l'écouter et de lui répondre. Une
voix d'argent, qui semblait sortir à travers le duvet d'un
cygne , chantait quelque chose d'étrange dans une langue
inconnue. Le son d'une guitare vigoureusement attaquée
contrastait, par sa sécheresse et ses rauques étouffements,
avec la douceur caressante et la monotonie mélancolique
du chant. C'était comme un soupir de la brise, interrompu
par le rugissement sourd de quelque animal fantastique,
comme la plainte des sirènes emportées par les tritons hen-
nissants. Une partie de l'auditoire, composée de personnes
de diverses nations, frénjissait de surprise et d'entraînement. -
Une moindre partie, exclusivement composée d'Espagnols
et de Portugais, souriait gravement ou haussait les épaules
de pitié. Morénita, palpitante, avait mis les deux mains sur
son cœur. Elle regardait avec une étrange attention. La du-
chesse était invisible derrière le mouvement rapide de son
éventail et ne paraissait pas écouter.
Morénita, qui s'était placée un peu en arrière des princi-
paux groupes, comme une personne ennuyée de se mon-
trer, et qui était trop petite pour voir au-dessus des autre
têtes, sfe leva brusquement pour regarder le chanteur. Son
mouvement fut remarqué, ainsi que le rapide regard qu'é-
changèrent les deux gitanos au-dessus de tout ce monde plus
grand qu'eux par le rang et la stature.
Morénita se rassit aussitôt.
— Eh bien , lui dit Clet à voix basse, à mon tour, je vous
demanderai : Qu'avez-vous donc?
14.
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SM LA FILLEULE
— A montour, je vous répondrai : Rienî dit Morénita^ avec
un sang-froid extraordinaire.
— Est-ce que vous avez vu la figure de ce garçon qui
chante ?
— Non, je regardais sa guitare, qui a un son bizarre et
désagréable. Ce n'est pas une guitare comme les autres. Si
M. Roque était là, il nous expliquerait au moins les paroles
de la chanson, peut-^tre.
— Je l'en défie bien I dit Clet.
— Bah î si ce n'est que du chinois ou du sanscrit, reprit
tforénita, il ne sera pas embarrassé pour si peu. Allez donc le
chercher ; ceci l'intéressera peut-être.
Et, changeant de place, elle se déroba aux investi-
gations de son interlocuteur d'un air parfaitement na-
turel.
Quand Rosario eut fini ;ses trois couplets, il y eut un mou-
Tement d'hésitation qu'on pouvait ^prendre pour un mur-
mure d'encouragement. On parlait beaucoup de ce qu'on
venait d'entendre : on n'applaudissait pas. Ceux qui étaient
charmés se le disaient les uns aux autres; ceux qui n'étaient
qu^étonnés^demandaient l'explication de cette chose insolite.
Obux qui n'avaient pas d'opinion, et c'est toujours le plus
grand nombre, recommençaient à parler bourse, chemins
de fer ou politique. Les graves Espagnols disaient aux ques-
tionneurs :
— • Nous serions bien embarrassés de vous dire ce qu'il a
chanté. Mais nous connaissons tous les sons de cette lan-
gue : c^est du gitano tout pur. Vraiment, ce n'est pas la
peine de venir en France pour entendre cela. Cela court les
rues chez nous. C'est absurde, c'est affreux, et l'on ne com-
prend pas que, dans une maison espagnole, on fasse chanter
«Ht bohémien après mademoiselle Grisi. \
Cependant les artistes italiens, et tout ce qui se trouvait
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LA FILLEULE 247
de gens de goût, de sentiment ou de science musicale dans
l'auditoire^ disaient:
— C'est du gitano si l'on veut, ms^is c'est de l'art, chaaté
ainsi. Cela peut rappeler des chants barbares éçQTchés dans
les rues par des chanteurs inhabiles; mais ce garçon-là en
a découvert les vrais types, et il leur restitue de son chef
tout ce que le temps et l'ignorance ont altéré, ou bien il
nous les traduit avec une science qui n'étouJOTe pa$ rorigina*
lité d'un génie tout empreint de la couleur originale. C'est
un grand artiste qui ne sait peut-être rien, mais qui ne res-
semble à rien, qui est magnifiquement doué, et qui remue
le cœur et l'imagination d'une façon magique. Comment I
ayoutaîent ces dilettanti, est-ce qu'il a déjà fini?
— Ah! mon Dieu, est-ce qu'il va recommencer? disaient
les autres.
Le gitanillo écoutait ce croisement d'opinions^ d'un air
fort calme, saisissant une parole à droite, épiant un regard
à gauche, et accordant sa guitare avec beaucoup de lenteur
et de majesté. Le programme de la soirée portait deux ro--
mances de lui, séparées par plusieurs autres, morceaux
chantés par les Italiens. Il n'en tint compte, et, voulant pro-
duire son effet, cramponné à sa chaise et rivé au plancher,
sans qu'il y parût à la grâce aisée de son attitude, il com-
mença un second air sans se faire prier par les uns, sans
se laisser intimider par les autres.
Il emporta son succès d'assaut. Les vrais amatpurs étaient
fixés, et, sentant une résistance injuste, le couvrirent d'ap-
plaudissements plus chauds et plu^ bruyants qu'il n'est
d'usage dans le grand mpnde. . -
Il y eut, sur quelques fauteuils, une muette indigna-
tion. L'Espagnol de race hait le gitano, comme le Polonais
hait le juif, comme l'Américain hait le nègre, comme l'In-
dien hait le paria.
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248 LA FItLEULB
— Cest assez, dit le duc bas au gitanillo, en lui parlant
d'un air fort poli, au milieu du groupe de musiciens oti il
était rentré, et il lui glissa dans la main un petit rouleau
d'or, en lui désignant la porte d^un regard furtif , sans du-
reté, mais sans appel. Rosario, content de son succès,
s'éclipsa; mais comme il serrait sa guitare dans Fanticham-
bre, il revit près de lui la figure du duc, qui lui dit, en le
regardant avec attention :
— Gomment vous appelle-t-on ?
-— Algénib, répondit le gitano.
— Vous êtes gitano, vous ne vous en cachez pas î
— Je ne m'en cache pas, au contraire : c'est mon état.
— Vous avez raison. De quelle province d'Espagne ôtes-
vous?
— Je suis né en Angleterre, où on nous appelle gypsies»
— Comment s'appelait votre père?
•— Je n'en sais rien. Je n'ai jamais connu ni père ni mère.
Pai été abandonné chez des paysans, qui m'ont élevé jus-
qu'à l'âge de douze ans, et qui m'ont ensuite rendu à des
gens de ma tribu qui venaient d'Espagne et qui m'y ont
conduit.
— Vous ne connaissez personne à Paris?
— Personne encore, monseigneur.
— Qui vous a recommandé à la duchesse?
— La comtesse de Fuentes.
— C'est bien. Je vous ferai demander, si j'ai besoin de
vous.
— Je pars demain pour la Russie, monseigneur.
— A, la bonne heure I dit le duc
Et Rosario sortit, emportant sa guitare et ses dix louis.
— Je m'étais trompé, pensa le duc en rentrant dans ses
salons. Gomment me rappellerais-je la figure de cet enfant
au point'de le reconnaître?
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LA FILLEULE 249
Ciel causait avec Roque derrière une pyramide de fleurs.
— Conçoit-on Firapudence de ce gaillard-là 1 disait Ed-
mond Clet en regardant le programme de la soirée, imprimé
en or sur du satin blanc. Se faire appeler du nom d'une des
plus belles étoiles du ciel, quand on s'est appelé Dariolel et
venir chanter ici, sous notre nez, quand on a tenu le tor-
chon sur la roue des sapins I
— Eh bien, pourquoi pas? disait Roque, que rien n'éton-
nait dans les choses de ce monde. Est-ce qu*on le connaît?
— Mais le duc?
— Comment le connaîtrait-il, depuis le temps? Il n'a ja-
mais fait la moindre question sur son compte, et notre
protégé est trop fin pour n'être pas venu ici sous un nom
supposé, sans avoir une histoire toute prête.
— Hais s'il prétend se faire connaître à Paris, voilà peut-
être un grand embarras pour la petite?
— La petite ne sait seulement pas s'il existe.
— Elle l'a écouté et regardé avec une agitation très-frap-
pante.
— La cigale a reconnu la musique de sa bruyère. Les
bêtes ont bien des instincts sauvages qui survivent à la do-
mestication, pourquoi les êtres humains n'en auraient-ils
pas? Je suis fâché de n'avoir pas entendu chanter notre
Indien dans sa langue, au lieu d'avoir bavardé en pure
perte avec cet homœopathe saugrenu. Voyez un peu la mé-
moire des enfants I J'aurais cru qu'il n'en savait plus un
mot. Il a eu du succès?
— Un succès d'enthousiasme.
— Tant pis, il n'apprendra plus rien, le paresseux I
— Qu'apprendrait-il de mieux? Il a trouvé sa veine.
— Allons donc le trouver, et sachons comment il vit et
où il perche. Au fond, je ne le hais pas, ce garçon : c'est
un drôle de corps.
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236 LA FILLEULR
Et Roque chercha s(m protégé, qu'il De trouva plus.
Morénita avait suivi des yeux les mouvements de Bosario
et de son père ; puis, tous deux avaient disparu, et elle cher-
chait avec préoccupation à r^oindre l'un ou l'autre, quand
elle entendit une douairière castillane, qui ne la savait pas
derrière elle, dire à sa voisme ;
— Voilà une grande maison qui s'en va en quenouille
d'une façon déplorable. Que feront-ils de cette gitanilla?Le
duc estfou,vraim.ent, et la duchesse encore plus folle! Ils
auront beau la requinquer, ils ne la blanchiront pas, et, à
moins de la marier avec un gratteur de guitare comme
celui qui nous a écorché les oreilles tout à l'heure, je crains
pour eux qu'elle ne reste fille.
-— Une gitana rester fille I répliqua l'autre vieille en rica-
nant j il n'y a pas de risque, et le mariage est bien le moin-
dre de leurs soucis, à ces pauvrettes.
— Tant pis. pour le duc, reprit la première. Il verra que
de race le chien chasse, et ce sera bien fait. Çtomment ose-
t-on montrer aux gens comme il faut le produit d'une pa-
reille incartade ? Il y a de quoi éloigner de chez lui ICvS
femmes honnêtes. Je ne croyais pas. la duchesse extrava-
gaEute à ce poinHà; si cela continue, on n'amènera plus
les jeunes personnes chez elle. Pour moi, je suis aux regrets
que ma petile-fiUe soit ici, et je vais lui défendre de ré-
pondre à cette moricaude, si elle se permet de lui adresser
la parole.
Morénita sentit faiblir ses genoux. Elle fut sur le point
de tomber évanouie ; mais ranimée par la colère, elle frappa
d'un grand coup d*éventail le turban de la douairière au
moment oî^ celle-?ci se levait, La dame jse retourna d'un air
courroucé. »
■^ Pardpn, sdaojra, dit Morénita de^ l'air iç, plys insolent
qu'elle put se donner, je ne vous voyais pas.
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LA FILLEULE ^1
— Ce n'est pas étonnant, répondit la dame; vous êtes si
petite I
— Cest vrai, madame, j'ai pris votre turban pour un
coussin, et je le trouvais placé trop haut, Tai cru que sa placé
devait être sous mes pieds, et j'allais Fy mettre; mais j'ai
vu votre figure et j'ai eu peur,
— L'insol^ite! s'écria la vieille femme en s'éloignant;
c'est une vraie gitana de la rue !
Cette altercation avait été entendue de quelques personnes.
En peu d'instants elle circula dans des groupes nombreux.
C'était la demi-heure d'itftervalJe entre la première et la
seconde partie du concert. Tous les Français jeunes furent
du parti de Morénita et dirent entre eux qu'elle avait bien
fait de river le clou à une vieille sorcière. Les gens sérieux
trouvaient la chose fâcheuse. Les jeunes femmes en rk&ii
aux dépens des deux parties. Plusieurs précieuses en furent
formalisées. Bon nombre de vieux Espagnols des deux
sexes se retirèrent fort irrités, la dame outragée en tête, et
se plaignant au duc, avec l'aigreur et la rudesse presque
grossière que prennent tout à cbup les gens du grand
monde quand ils se croient provoqués par leurs infé--
rieun.
Le duc, Yivement affecté de cette algarade, chercha par-
tout sa lille. Elle avait quitté le salon. Morénita, pâle de rage,
tremblante, et prête à suffoquer, s'était enfuie*dans sa
chambre, et, tirant les verrous pour cacher une émotion
qu'elle voulait paraître surmonter, s'était jetée sur un sofa.
Elle avait laissé sa toilette fort éclairée, afin de pouvoir
revenir au besoin, de temps en temps, rajuster sa coiffure^
Elle fut surprise de se trouver dans l'obscurité, et sérieuse-
ment eifirayée lorsqu'elle se sentit entourée de deux bras
sojiples et forts qui l'enlaçaient comme deux serpents» ^Elle
allait crier lorsqu'elle reconnut la voix de Rosario qui l'ap-
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252 LA FILLBULB
pelait sa sœur» sa bien-aimée, son unique amour sur la
terre.
Alors Morénita fondit en larmes, et, reprenant son éner-
gie, elle lui raconta en deux mots quel outrage elle venait de
subir.
— Ce n*est rien,. dit legitanillo en riant. Moi, j'ai été mis
à la porte. On m'a glissé de l'argent dans la main cooufne
à un valet, et on m'a empêché de compléter mon succès en
chantant dans la seconde partie du concert. Mais qu'est<ce
que cela nous fait, Morénita ? Nous ne sommes pas méprisés,
va 1 On n'insulte que ce qif on déteste, et on ne déteste que
ce qu*on redoute. Ce qu'on dédaigne réellement, on n'y fait
pas attention. A l'heure qu'il est, vois-tu, cent femmes sont
amoureuses de moi dans le salon dont on me chasse, et tous
les hommes ont la tête à l'envers pour la gitanilla qu'on dé-
nigre. Laisse passer ce flot d'injures, petite sœur chérie :
c'est ton véritable règne qui commence I Est-ce qu'une véri-
table n^iss Hartwell, avec des yeux en couhsse et la bouche
en cœur, baisant la main des vieilles guenons de cette race
de singes, et mendiant leur pitié protectrice , ne serait pas
bientôt reléguée au petit cercle et au mariage de raison avec
un maître clerc de notaire ou quelque sous-secrétaire d'am-
bassade? Allons donc 1 II faut être adorée par tous leurs prin-
ces de la terre. Ils croiront pouvoir te séduire ; mais, après
qu'ils ausont fait mille fohes pour toi, tu leur diras : Arrière»
vieux chrétiens l je n'aime que mon semblable, que mon
ami... que mon frère I
L'idée de cette lutte efï^ayait Morénita ; mais celle d'une
passion nouvelle, qu'elle croyait chaste et sainte dans son
but, plaisait à son esprit exalté.
— Oui, oui, s'écria-t-elle en enlaçant étroitement ses mains
crispées à celles de Rosario, toi seul, mon sang, mon âme^
rca force , ma haine, mon refuge, mon secret ! Ne me quitto
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LA FILLBULB %3
plus OU reviens bientôt. Je ne peux plus vivre sans être
aimée exclusivement, et je sens que c'est ainsi que tu
m'aimes I
On frappa à la porte.
— Venez, chère enfant, dit la voix de la duchesse; votre
père vous cherche ; il' est inquiet de vous. Sortez avec moi,
ne craignez rien.
Dans son trouble, Morénita ne remarqua pas la protection
que semblait accorder la duchesse à son entrevue avec Ro-
sario. Celui-ci la poussa hors de la chambre en lui disant:
— Ne t'inquiète pas de moi, je sortirai.
Et Morénita alla retrouver le duc sans voir ce que la du-
chesse était devenue après l'agiroir avertie.
Le duc venait à sa fille avec plus de sollicitude que de cour-
roux. Quand il la vit forte et audacieuse, il s'effraya davan-
tage et essaya de la dominer par une remontrance. Mais
elle n'accepta aucun blâme, et, se plaignant vivement d'avoir
été insultée dans la maison du duc:
— Si c'est ainsi que votre'monde m'accueille, lui dit- elle,
j'ai bien mal fait de quitter mamita, dont tous les amis la
respectaient trop pour ne pas me respecter aussi, et qui ne
recevait pas chez elle des gens disposés à lui faire un crime
de sa tendresse pour moi.
Le duc, la voyant exaspérée, lui dit qu'elle était souffrante
et qu'elle ferait bien de se retirer.
— Si vous me le commandez, répliqua l'indomptable en-
fant, je subirai l'humiliation de cette pénitence publique ;
mais je vous avertis que je quitterai demain votre maison
pour n'y plus rentrer.
— Et où donc irez-vous, ma pauvre Morénita? dit le duc
qui se repentait un peu tard d'avohr cédé au caprice de sa
femme en adoptant ouvertement l'enfant terrible. N'avez-
vous pas abandonné avec beaucoup de dureté la généreuse
15
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254 LA FILLEULE
I
femme qui vous tenait lieu de mère? et ne savez- vous pas,
d'ailleurs, qu'elle est maintenant en Italie ?
— Eh I mon Dieu, répondit Morénita avec un accent et une
expression de visage où se peignait l'instinct de la liberté fa-
rouche élevé à sa pluB haute puissance, est-ce donc si diffi-
cile à trouver, l'Italie? Est-ce que la terre manque de che-
mins pour nous porter et le ciel d'étoiles pour nous guider?
Voyons, monsieur le duc, est-ce vrai ce que j'ai entendu
toe à la marquise d'Acerda ? Suis-je une bohémienne ?
— A-t-elle dit cela? dit le duc embarrassé.
— Elle Ta dit, et bien d'autres choses encore.
— Quoi donc ?
— Elle a dit que j*étais votr^ fille 1
— Morénita ! s'écria le duc perdant la tète , nous cause-
♦rons demain. Pour l'amour de moi et de vous-même, tenez-
vous tranquille jusque-là.
— Eh bien, qu'est-ce donc? dit la duchesse en venant
les rejoindre sur l'escalier dérobé où le père et la fille cau-
saient ainsi avec animation; nt)us allons faire remarquer
notre absence.
Et elle les emmena dans la galerie, tandis que Rosarîo
s'esquivait par le chemin qu'ils lui laissaient hbre.
— De quoi vous tourmentez- vous? dit la duchesse à son
mari et à Morénita, avant de rentrer avec eux dans les sa-
. Ions. Comme vous voilà déconfits pour un incident ridicule
o« les rieurs sont pour nous I Est-ce (jue ces prises de bec
entre femmes n'arrivent pas tous les jours dans le monde?
Est-€e qu'il n'^est pas peuplé de sottes cancanières, jalouses
des jolies personnes î Votre grand tort, mon duc, est d'être
apprécié par les jeunes, et c'est toujours un dépit pour les
vieilles ; le vôtre, ma petite miss, est de faire fureur par
vos beaux yeux. Eh bien, le grand malheur, quand notre
salon serait débarrassé, une fois pour toutes , de ces anti-
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Là FILLEUIiB 255
quailles I Si cela n'avait pas coûté une attaque de nerfs à
cette chère enfant, je m'en réjouirais. 11 paraît qu'elle a ré-
pondu avec l'esprit d'un diable. Elle nous contera ça ; mai
rentrons, il le faut. Voilà la Persiani qui va chanter.
XI
Morénita fut entraînée à un mouvement de reconnais-
sance pour la duchesse et l'embrassa. La duchesse s'ar-
rangea pour lui rendre cette caresse sur le seuil de la
grande porte, qui, de la galerie, s'ouvrait sur le salon prin-
cipal. C'était une protection ouvertement déclarée , dont la
plupart des hommes lui surent gré, dont une partie des •
femmes la blâma. La duchesse tenait beaucoup moins à
satisfaire les unes qu'à éblouir et charmer les autres. Après
le concert, on soupa. Il était assez tard. Les trois quarts de
l'assemblée s'étaient écoulés peu à peu. On retint quelques
artistes , les amis restèrent ; des gens aimables et distingués
furent naturellement retenus aussi par cette réunion plus
choisie-. Des femmes gaies ou coquettes prirent leur parti
de s'amuser pour leur compte , sans se soucier de se lier
trop avec la gitanilla, qui leur inspirait, au reste, une grande
curiosité. D'autre^, meilleures ou plus intimes, l'acceptaient
sans marchander, et même il y en avait là quelques-unes
d'assez mûres et d'assez honorables pour consoler la famille
de l'échec de la soirée.
Le souper fut très-brillant. Roque se grisa un peu, mais
il eut beaucoup d'esprit et fut fort convenable. Les artistes
et les littérateurs s'animèrent et furent charmants. Ciel, un
peu éclipsé, partant un peu morose, se sentit consolé par
quelques attentions gracieuses de la duchesse.
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256 LA FILLELXB
La conversation, devenue générale au bout de la table
qu'occupait Morénita, vint à rouler sur le gitanillo. Des es-
prits compétents en parièrent avec enthousiasme. Une jeune
et jolie femme, un peu grisée par son propre entrain, dé-
clara en riant à un de ses voisins, non loin de Morénita,
qui l'entendit, qu'elle en avait la tête tournée. Morénita la
regarda et sentit un mouvement de triomphe mêlé d'un
éclair de jalousie qu'elle ne s'expliqua pas à elle-même. Une
ex-c>antatrice italienne, un peu vieillotte, prisée pour son
esprit et sa rondeur, porta aux nues la grâce et la beauté du
bohémien , disant qu'à son âge elle n'avait plus besoin de
faire l'hypocrite. Un peintre estimé regretta de ne pas s'être
enquis de sa demeure : il eût voulu voir encore ce beau type
et en fixer le souvenir par quelque croquis.
• La duchesse demanda à Roque, d'un ton fort naturel, s'il
Faviait déjà entendu quelque part, et à Clet s'il ne pourrait
pas le retrouver pour lui demander la musique de sa ro-
mance. L'un et l'autre répondirent d'une manière évasive,
regardant le duc, qui ne se doutait plus de rien, mais qui se
promettait intérieurement de ne plus laisser aucun gitano
pénétrer chez lui pour y fournir matière à des rapproche-
ments désagréables pour sa fille.
Malgré le resserrement de bienveillance ou d'engouement
qui se fit autour du duc, de sa femme et de Morénita, cette
soirée laissa des traces pénibles dans leur -monde, et pour
qu'on ne s'aperçût pas de la désertion de plusieurs gros
bonnets, il fallut que la duchesse étendît ses relations dans
le monde de la jeunesse, de la mode et du talent. Ce n'est
jamais difficile à une jolie femme riche. Morénita se rit
donc bientôt entourée et courtisée de plus belle. Mais le
bonheur n'est pas dans cette vie mêlée d'éléments hé-
térogènes. Morénita continua à s'ennuyer sans savoir pour-
quoi.
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LA FILL1£L'LE 257
Chose étrange, ce cœur avide de se répandre, cette orga-
nisation enfiévrée par l'inquiétude des sens, celte imagina-
tion active, cet être où tout concourait à l'irruption de
quelque délire, repoussait froidement les séductions de la
flatterie et les entraînements du plaisir. Deux types obsé-
daient sa pensée et remplissaient le cadre de sa prédilection
secrète, Stéphen et Rosario : le frère mystérieux, charmant
et persuasif; le père adoptif, parfait mais rigide; deux ab-
sents, deux êtres dont Texistence ne. lui paraissait jamais
pouvoir s'assimiler à la sienne. Pour tous les autres hom-
mes, Morénila n'éprouvait qu'un mélange de méfiance,
de dédain et même d'antipathie qu'elle avait peine à leur
' cacher.
Elle sentait pourtant que Rosario lui avait dit la vérité, en
lui répétant que, dans sa situation, elle ne pouvait que s'é-
lever par la coquetterie, que redescendre par l'humilité.
Elle était donc coquette, mais avec âpreté, avec tyrannie,
avec une malice profonde et cruelle dans l'occasion. Aussi
inspirait-elle de l'amour et de la haine. Personne ne pou-
vait lui faire connaître la douceur de l'amitié, personne n'en
pouvait ressentir pour elle.
Sou âme s'aigrissait rapidement dans cette position fausse
et pénible. Le duc n'avait pas su contribuer à la guérir. Il
avait reculé devant l'aveu du lien qui l'unissait à elle. Au
moment de le lui révéler, il s'était arrêté, effrayé de son ca-
ractère, impétueux et des exigences qui pouvaient surgir.
Trompé par la feinte ignorance de sa fille, il avait traité les
propos de la vieille marquise de rêverie , de méchanceté
pure. Morénila était restée miss Hartwell, la fille d'un ami
de Calculla et d'une Anglaise morte sur le navire qui l'ame-
nait en Franco, en lui donnant le jour.
Morénita, en se voyant mystifiée ainsi, avait écrit sur une
page de son journal :
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258 LA FILLEULE
« Vous me faites orpheline, mon père î Eh bien, tant
mieux 1 vous me faites libre I »
Elle s'était donc redressée de toute sa petite taille, et Clet,
qui prenait du dépit contre elle, comme bien d'autres, com-
mençait à la comparer à un petit serpent qui veut toujours
mordre, parce qu'il rêve toujours qu'on lui marche sur la
queue.
Altière avec les valets, souple, caressante et moqueuse
avec le duc, qui souffrait toujours de ses instincts violents ;
raide et hautaine avec la duchesse, qui supportait ses frasH
ques de caractère avec une douceur et une insouciance inouïe
chez une personne autrefois violente et impérieuse, elle
remplissait la maison paternelle de ses caprices et l'agitait
parfois de ses fureurs. Elle réparait tout très-vite par d'in-
volontaires élans de tendresse pour son père, qui s'y lais-
sait gagner ; par de prudentes soumissions envers la du-
chesse, qui accueillait son retour avec des rires pleins de
bonhomie; par des prodigalités aux laquais, qui, dès lors,
souhaitaient voir revenir l'orage destiné à crever en pluie
d'or sur leurs têtes.
UNE LETTRE DE MORÉNITA A ANICÉE
« Nice, 15 avril 1847.
» Mamita , me voici dans un beau climat qui ne me fait
pas de bien, vu que je ne suis pas malade. Toute ma mala«*
die,, c'est de vous avoir quittée, et comme je ne peux pas
vous rejoindre, cette maladie est mortelle.
» Mortelle pour mon âme. Mon petit corps robuste vivra
quand même. Alors, vous voila tranquille? Dans ce monde,
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LA FILLEULE 259
c'est toujours comme cela* Pourvu que les gens no soient
pas enterrés, on suppose qu'ils vivent et que cela leur suf-
fit. Cela sufQt à vous, mamita^ qui êtes parfaite et qui ne
pouvez pas être malheureuse. Moi, Je ne m'arrange pas
d'être ce que je suis.
» Vous dites que je vous écris par énigmes. C'est singu-
lier! il me semble que je suis de v«rre, et que je laisse trop
voir le peu de bien, le beaucoup de mal que je sens en
moi.
D Le duc est en Espagne pour des raisons de politique. On
m'a expliqué de quoi il s'agissait. J'aurais pu comprendre,
je n'ai pas écouté : c'était bien assez d'avoir le cœur brisé
par son départ sans vouloir me casser la tête de ce qui le
cause.
j» La duchesse s'amusait à Paris; mais elle s'est imaginé
qu'elle s'amuserait ici davantage. Moi qui m'y ennuyais, il
m'a été indifférent de continuer à m'ennuyer ici.
» Je devrais vous dire que je me trouve mieux d'être
moins loin de vous. Hélas 1 je suis plus loin, chaque jour
plus loin, de mon bonheur, de mon passé, de mon enfance,
le seul beau temps de ma vie, quand vous étiez toute ma
vie!
» Si cela peut vous intéresser, j'ai grandi un peu, et on
dit que je suis fort embellie. Mais je sens, moi, que j'enlai-
dis au moral. Je suis affreusement gâtée : aussi je suis
mauvaise, colère, hargneuse, fantasque. J'ai fait souvent
beaucoup de peine au duc, je me suis fait détester de beau-
coup de gens, et je me trouve fort ingrate envers la du-
chesse.
» Adieu, mamita. Mamita... ô maniita! je suis moins mé-
chante que malheureuse, allez 1 »
Telles étaient les lettres de cette bizarre enfant. Anicée
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960 LA FILLEULB
ne les comprenait pas. Madame Marange les devinait. Sté-
phen ne pouvait les expliquer.
Ils s'étaient établis pour Tété à Gastellamare, près de Na-
plos. Ils avaient écrit à Paris pour déclarer leur mariage à
ceux de leurs amis qui l'ignoraient ou qui en doutaient en-
core. Le temps était enfin venu où Stéphen, reconnu homme
de science et homme de cœur éprouvé, tout le monde s'é-
criait en apprenant cette nouvelle : « Bahl ils étaient mar-
ries? Eh bien, ils avaient raison. C'est le couple le mieux
assorti, le plus sage et le meilleur qui existe. »
Après quelques jours passés à Nice, la duchesse écrivit au
duc que l'air ne lui convenait pas et qu'elle louerait une
villa aux environs de Gênes pour y passer le printemps.
Morénita lui avait servi de prétexte pour ne pas suivre son
mari en Espagne. Là, en effet, l'adoption de la gitanilla
eût fait le plus mauvais effet. Le duc, en prenant sa ûUe
avec lui, n'avait pas prévu qu'elle s'emparerait si despoti-
quement de sa vie et ne lui permettrait jamais de la tenir
cachée. La duchesse acceptait cet inconvénient, qui déran-
geait toute leur existence, avec une longanimité inouïe.
La villa génoise était ravissante. Dans cet admirable pays,
Morénita eut une première journée de calme, suivie d'un
lendemain d'enivrement qui ne lui permit plus de s'en-
nuyer.
Comme elle était le soir à sa fenêtre, rêvant aux étoiles
et entendant le bruit majestueux de la mer que lui appor-
tait la brise au milieu Tl'un silence énervant, la voix magi-
que et la guitare sauvage de la bohème résonnèrent sous
sa croisée. Cette croisée, au rez-de-chaussée, s'ouvrait sur
les jardins. Rosario, d'un bond souple et vigoureux comme
celui du léopard, s'élanra dans la chambre et tomba à ses
pieds.
— N'aie {MI& peur, luidit-41 en ^nbrassant ses bras nus
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LA FILLEULE 261
avec transport. La duchesse ne peut nous entendre. Les va-
lets sont absents ou gagnés. D'ailleurs, quand un gitano se
laissera surprendre par d'autres gens que ceux de sa race,
il fera beau ! Me voici enfin, Morénita de mon âme I Ne te
l'avais-je pas promis, que tu viendrais dans un beau pays
où tu me retrouverais? Nous sommes libres de nous voir
pendant trois mois. La duchesse ^ un amant, elle ne s'avi-
sera pas...
— Quoi I s'écria Morénita, cette femme trompe mon père?
— Ton père a bien trompé notre mère !
— Oh ! mon Dieu ! nous sommes les enfants du mal et
du mensonge!
— Qu'importe? il y a une chose vraie, c'est que nous nous
aimons, nous deux.
— Je n'aime plus que toi, mon frère, dit Morénita en fai-
sant un effort de volonté pour arracher Stéphen de son
âme avec cette parole. Mais dis-moi donc comment tu sais
tout ce que tu m'apprends et comment tu savais que nous
viendrions ici.
— J'ai voulu le savoir, voilà tout. Comment peux-tu me
faire une pareille question, toi, gitanilla? Ceux qui n'ont
pas la force ont la ruse : c'est le bienfait des cieux qui dé-
dommage notre pauvre famille errante de toutes les misè-
res. Depuis le .jour oli j'ai su que tu existais, je n'ai jamais
reperdu tes traces, ni celles d'aucun des êtres auxquels ta
vie était liée.
— Raconte-moi donc ce jour-là.
— C'était un jour que ton parrain Stéphen m'avait dit que
tu étais morte. Ce jour-là, ce méchant homme...
— Lui, un méchant homme, Stéphen I Tu le hais donc, à
présent?
— Je l'ai toujours haï depuis ce jour-là ! Écoute : il fit ar-
rêter mon pauvre père, il le fit jeter en prison, où il est
4S.
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262 LA FILLEULE
mort. Le gitano résiste aux supplices, au fouet, à la faim,
aux rigueurs des plus affreux climats, aux nuits sans abri
sur la terre durcie par la gelée, lui le fils du soleil ! Mais la
captivité le tue. Cest Stéphen qui a tué mon père 1
— Dieu rivant î pourquoi cette cruauté?
— C'était par amitié pour toi, parce que mon père vou-
lait te tuer,
— Moi? Mais c'est affreux, tout ce que lu me racontes au-
jourd'hui, mon pauvre frère 1
— Le moment est venu de tout te dire. Mon père n'était
pas le tien, ne le plains pas! il était cruel; il voulait me
rendre voleur ; moi, j'étais trop intelligent pour vivre si bas.
Je résistais. Il me frappait jusqu'au sang 1
— Ah 1 les gitanos I c'est horrible ! s'écria Morénita avec
un accent de terreur et de détresse.
— Lès gitanos aiment pourtant leurs petits avec passion,
reprit Rosario ; mais il faut que leurs enfants se soumettent
à leurs idées, et quand l'un de nous veut agir autrement et
traiter à sa guise avec le monde des étrangers, son père et
sa mère le maudissent, l'abandonnent ou le font mourir.
Mon père avait été si dur pour moi que je n'ai pas pu le re-
gretter; mais c'était mon père, vois-tu, et je n'en dois pas
moins haïr son assassin. En le voyant saisir et emmener
par la police, que Stéphen avait avertie (il est rusé aussi,
Stéphen î), je ne me jetai pas dans le filet avec lui ; je sui-
vis Stéphen, je m'attachai à ses pas. Je sus, dès le soir
même, où tu étais, et comme quoi il était, lui, l'amant de
ta niaman. J'espérais que cette découverte servirait à mon
père, mais elle ne lui servit de rien. Il était pris. On m'ob-
serva bientôt moi-même, on m'arrêta et on me livra à celui
qui me tuait mon père et qui me volait ma sœur. Tu sais
le reste. Cet homme m'a fait élever; il s'est établi mon bien-
faiteur. Ces gens-là nous ont toujours traités comme des
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I.A FILLEULE 363
, ohiens, jetant à Peau ceux de nous qui leur déplaisent, met-
tant les autres à rattache et leur donnant du pain pour les
faire grandir. J*ai ramassé le pain, j*ai léché la main du
maître et j'ai brisé rattache. N'est-ce pas là ce que tu as fait
avec ta mamita?
— Hélas ! oui, mon Dieul dit Morépita en fondant en lar-
mes; mais j'ai mangé le pain sans appétit, j'ai léché la main
sans dégoût, et j'ai brisé l'attache sans plaisir. Ahl je ne
suis qu'à demi bohémienne, moi!
— Oui, oui, c'est rrai, reprit durement Rosario ; il y a du
sang chrétien dans tes veines, pour ton malheur, pauvre
fille, car cela te rend lâche, et, au lieu d'aimer ton frère le
^itano, tu aimes ton parrain qui te crache au visage.
«-Non, non, ce n'est pas vrail s'écria Morénita épouvan-
tée de la pénétration de Rosario* .
r- Ne mentez pas! reprit-il avec colère et en lui tordant
le bras d'un air farouche. Ce n'est pas moi que l'on trompe.
Je suis votre frère, le fils de l'homme que votre mèje a
trompé. Il m'avait fait jurer de vous tuer, j'ai violé mon
serment, et, vous voyant si jolie, j'ai senti, qu'au lieu de
vous haïr, je vous aimais avec passion; mais il faut oublier
le chrétien, il faut le haïr, il faut m'aimer.,. ou bien,
moi, je.,.
— Tu me tuerais? dit Morénita glacée de terreur et es-
sayant de fqir,
— Non I je t'abandonnerais, répondit froidement Rosario,
en lui lançant un regard d'inexprimable mépris qui l'effraya
plus que sa colère.
Elle plia involontairement le genou devant lui, en lui ré-
pondant, comme fascinée par une puissance inconnue:
— Oui, je l'oublierai 1 et quant à la haine... c'est déjà fait,
val ajouta-t-elle en se relevant et en retrouvant son éner-
gie avec cette mobilité d'émotion qui lui était propre.
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264 LA FILLEULE
— Viens jurer cela sur mon cœur, dit Rosario en lui ou-
vrant ses bras.
£tle s*y jeta, mais se sentant étreindre avec une force
convulsive, elle eut peur encore et poussa un cri.
— Tais-toi, malheureuse! dit Rosario en lui mettant la
main sur la bouche. Que crains-tu de moi? ne suis-je pas
ton frère? n'ai-je pas le droit de t'embrasser, de te gron-
der, de te sauver de toi-même?
Rosario ou plutôt Algénib, car c'était le nom mystérieux
qu'il avait reçu de ses parents, et l'autre n'était que le nom
chrétien que les gitanos méprisent en secret ; Algénib éprou-
vait pour Morénita un amour effréné, qui, à chaque instant,
menaçait de l'emporter sur sa ruse; mais il la voyait pure,
et 11 sentait que la passion seule vaincrait son effi*oi et sa
surprise. Cette passion ne pouvait naître dans son co&iaœ
tant qu'elle le regarderait comme son frère , et le gttano
redoutait ce moment où il lui faudrait avouer son men-
songe, dévoiler son plan de séduction et s'exposer peut-
être à une méfiance invincible. Morénita avait avec lui la
crédulité d'un enfant; elle n'avait pas seulement songé à
demander sur quelles preuves il établissait leur parenté.
Trompée une fois, ne craindrait-elle pas de Fôtre encore, et
ne reculerait-elle pas épouvantée devant la pensée d'un
amour incestueux?
Pour certaines tribus de bohémiens errants, l'union entre
frère et soeur n'est pas plus criminelle qu'elle ne l'était chez
les patriarches de la Bibles Mais soit qu' Algénib ne fût
1. L*aatear de cette histoire, caosaat un joor avec nue très-belle fille de bohème
qui faisait métier de devancer les chevaax II la coarse, et remarquant avec pitié
qn^elle était enceinte, lai demanda lequel des bohémiens qoi rentonraieat était son
mari. — Il n*est pas % âii^lte. C'est mon frère. — Vous parla ainsi de tous les
hommes de votre tribu ? — Non pas, répondit-elle. C'est le fils de moB pèro et de
ma mère, qui a denx ans de moins qne moi.
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lA FILLEULE 265
pas né dans celte secte, ou qu*il craignît avec raison que
Morénita, chrétienne, n'eût horreur d'une telle pensée, il
ne voulait se dévoiler que le jour où il lui fournirait la
preuve qu'il n'était pas le fils de la belle Pilar. ûr il atten-
dait cette preuve. Il ne l'avait pas dans les mains. Il ne
pouvait invoquer que la parole de son père et le souvenir
de sa véritable mère, morte quatre ou cinq ans avant l'union
d'Algol avec Pilar.
Algénib enfant avait aimé Pilar comme sa propre mère.
Chez les bohémiens, comme chez plusieurs peuplades sau-
vages, l'adoption est une seconde nature. Pilar était une
créature douce et aimante, à laquelle il devait certainement
des instincts meilleurs que ceux de son père. Une organi-
sation exquise, un génie naturel et le goût du bien-être
l'avaient séparé de sa race et jeté dans la civilisation avec
le besoin d'y rester; mais aucune notion de religion sé-
rieuse n'avait adouci en lui l'âpreté du vouloir personnel ;
aucun lien de solidarité ne l'attachait au monde chrétien.
Tout ce qui lui semblait désirable lui semblait légitime, tout
ce qu'il croyait inévitable lui paraissait permis.
Mais, ne pouvant effîrayer la pudeur de Morénita sans
compromettre toutes ses espérances, il fut maître de lui
tout le temps nécessaire. Il l'étonnait bien parfois par qud-
que regard trop brûlant, par quelque parole trop énergique,
par quelque étreinte trop impétueuse; mais il ne donnait
pas à son esprit le temps de s'arrêter sur cette frayeur : il
la chassait par ce doux nom de soeur qui était en eux comme
une invisible protection du ciel.
Pendant trois mois, Rosario vint presque tous les soirs
passer trois ou quatre heures avec Morénita. Ce fut une vie
étrange que celle arrangée par la duchesse pour sa pupille
et pour elle-même» Contrairement à ses habitudes de luxe,
de mouvement et de bruit, elle s^enferma dans une retraite
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266 LA FILLBULB
absolue, disant à Morénîta qu'elle voulait lui rendre un peu
du bonheur tranquille qu'elle avait goûté chez madame de
Saule et qu'elle avait peut-être raison de regretter. A ses
amis, elle écrivait qu'elle était soufiârante; aux personnes
qu'elle connaissait à Gênes et aux environs! elle disait en
riant que, n'ayant pas son mari auprès d'elle, elle se con-
sidérait comme une veuve momentanément inconsolablet
et n'avait l'appétit d'aucun autre plaisir que le repos des
champs. S'il y avait à s'étonner de cette résolution dans son
caractère et dans ses habitudes, il n'y avait rien à y repren-
dre, car sa conduite extérieure était irréprochable, et, dans
sa maison même, malgré l'assertion de Rosarlo, personne
n'eût pu surprendre la trace d'une intrigue pour son propre
•compte.
L'intrigue surprenante par sa liberté et sa sécurité, c'é-
tait celle que Rosario entretenait dans la maison avec l'in-
nocente Morénita. A neuf heures du soir, la duchesse se
«couchait et s'endormait très-réellementj pour se réveiller à
cinq heures du matin. Elle se promenait dans son jardin
toute seule, brodait ou lisait d'un air fort calmé, ensuite
^iéjeunait avec Morénita à midi, recevait ou rendait avec
elle quelques visites ou faisait quelque promenade en voi-
ture, rarement une course à Gênes pour des emplettes, ou
pour examiner à loisir une des belles collections de tableaux
qui enrichissent les palais. Soit qu'elles dînassent dehors ou
<5hez elles, tête à tête ou avec quelques personnes, ces deux
femmes se retrouvaient seules, le soir, de fort bonne heure.
La duchesse commençait aussitôt à' bâiller, riant de l'haM-
tude qu'elle prenait de se coucher comme les poules, disant
qu'elle s'en trouvait fort bien, et engageant Morénita à se
refaire comme elle des fatigues du nionde, pendant ce
répit qui leur était accordé. Morénita disait qu'elle aimait
mieux étudier jusqu'à minuit dans sa chambre et dormir
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LA FILLEULE 267
plus tard dans la matinée; que cette manière de vivre lui
plaisait beaucoup aussi, et que jamais elle n'avait employé
son temps plus à son gré.
La duchesse n'avait que deux domestiques qui couchas-
sent dans la maison, laquelle était fort jolie, mais fort
petite. Les autres serviteurs étaient dés gens du pays, loués
à la semaine, qui, chaque soir, retournaient dans leur fa-
mille, le hameau qu'ils habitaient étant situé à cinq mhiuteb
de chemin de la villetta.
L'appartement de la duchesse était tourné vers l'est, ce-
lui de Morénita vers le couchant.
Il semblait donc que tout fût disposé avec soin pour fa-
voriser les relations secrètes des deux gitanes. Rosarîo
habitait Gènes et y menait aussi une existence très-cachée.
Il ne s'y faisait pas entendre, il n'y recherchait aucune pro-
tection, il n'y établissait aucun lien avec les gens d'aucune
classe, n'étant, lui, d'aucune classe en réalité. Il ne s'était
jamais présenté chez la duchesse, et il ne semblait pas que
celle-ci eût gardé le moindre souvenir dé son existence,
car il ne lui arriva pas une seule fois de prononcer son
nom devant Morénita.
Xll
La saison était magnifique. Il n'y avait pas, de Gênes à
la villa, une demi-heure de chemin. Tous les soirs, entre
neuf et dix heures, si Morénita quittait la duchesse un peu
plus lard, elle trouvait son frère installé dans sa chambre;
si c'était un peu plus tôt, e\\e l'attendait dans le jardin et
le faisait entrer sans bruit et sans trouble.
Ils causaient ensemble ou Itavaillaient jusqu'après mi-
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966 LA FILLEULS
nuit, souvent plus tard, à mesure que Fétude prit une place
importante dans leurs veillées. Aigénib souhaitait avec pas-
sion que sa sœur apprît la langue, les chants et les danses
de sa tribu. Celte fantaisie, qui d'abord parut étrange à
Morénita, la gagna à mesure qu'elle consentit à la satisfaire.
Sa voix charmante, un peu voilée, et que les leçons de
Sehwartz n'avaient encore osé développer, à cause de scm
Jeune âge, n'avait rien perdu de ce timbre guttural propre
i^ux gosiers de sa race. Son corps souple trouvait en lui-
même, et sans autre guide que Tinstinct, toute la grâce des
aimées. Aigénib n'avait plus qu'à régler à sa guise les pas
et les poses de sa danse, comme il n'avait qu'à meubler sa
mémoire des airs et des paroles de ses chants.
Il était réellement doué d'un génie musical particulier. Il
avait appris la musique officielle^ comme disait Sehwartz,
avec beaucoup de facilité, mais il s'était toujours senti op-
pressé de ses idées propres et du vague souvenir de ces
chants par lesquels Pilar avait charmé son enfance. H se
rappelait quel prestige cette chanteuse illettrée avait exercé
dans les campagnes et les châteaux de l'Andalousie. Il avait
hasardé devant Stéphen et Sehwartz quelques fragments de
ces souvenirs incomplets. Il avait été frappé de l'intérêt
qu'ils y avaient pris et de l'impression qu'ilç en avaient re-
çue. Dès lors il s'était lu, disant qu'il ne se rappelait pas
autre chose, et voulant mettre en réserve son petit tonds
pour l'avenir, sans en faire part à personne.
— Quand j'ai vu, en poursuivant mes éludes classiques,
dit-il à Morénita, un soir qu'elle l'inlerrogeait plus partieu-
lièrement sur son passé, qu'il fallait, pour percer la foule,
avoir des prolecteurs puissants et dévoués, chose impossible
à un bohémien, ou que, pour gagner misérablement sa vie,
il fallait piocher ou ramper toute sa vie, j'ai planté là irré-
vocablement les protecteurs obscurs ou tièdes, le métier
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LA FlLLEi'LB â^
pénible et impuissant* J'avais déjà voyagé en promenant
ma petite science classique dans diverses contrées. J'étais
gentil, je ne chantais pas mal, mais il y en avait tant d'au-
tres comme moi I M. Stéphen ne me faisait espérer qu'un
sort médiocre. Alors je suis reparti à pied et arrivé en
guenilles au cœur de la bohème, dans le faubourg de Cor-
doue qui est abandonné aux gitanes. Mes haillons étaient le
costume de Tordre, j'ai été bien accueilli, grâce aux princi-
pales formules de nos rites originels que je n'avais point
oubliées. J'ai passé six mois parmi eux, voyant^ écoutant,
m'imprégnant de leur génie et laissant grandir mon inspi-
ration. De là j'ai été à Séville, où j'ai recueilli encore bien
des richesses, car je ne me bornais pas aux chants et aux
danses des gitanes, je voulais aussi m'assimiler l'art espa-
gnol dans ce qu'il a de primitif, dans ses origines mores-
ques. Pauvre, sale, hideux, vivant de rien, j'étais heureux
de travailler dans un galetas, écrivant avec un mauvais
crayon sur du papier que je réglais moi-même par écono-
mie. J'ai parcouru aussi une partie de l'Allemagne et de la
basse Pologne, étudiant les formes juives et tziganes. Toutes
ces formes viennent originairement des pays que bénit le
soleil et se tiennent par des relations plus étroites qu'on ne
pense.
Revenu en France, j'ai puisé dans mes souvenirs, j'ai
composé, j'ai traduit, j'ai rajusté, j'ai imité, j'ai enfln crééi^
J'ai essayé mes premières compositions devant toi, chez le
duc. Les Français les ont admirées, les Espagnols les ont
méprisées. J'étais heureux , j'avais réussi. C'était du gitano
pur, et pourtant c'était de l'art. On l'a dit, on l'a senti, et,
à présent, je suis mon maître. J'ai une spécialité unique où
je brave toute espèce de concurrents. Je vais courir le monde
avec mes chansons. Dans les endroits où je trouverai des
auditeurs trop barbares, je danserai peut-être I ne pouvant
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270 LA FILLEULE
parler à l'âme par les oreilles, je parlerai au sens par les
yeux : je ferai les deux choses que la fourmi conseillait à
la cigale, et que la cigale eût dû faire.
— Quoi! lu veux me quitter? dit Morénita effrayée. Tu
avais juré de ne plus jamais m'abandonner chez la race
étrangère !
— Que puis-je faire pour une sœur qui a un père grand
d'Espagne? répondit Algénib, qui ne perdait pas une occa-
sion de détacher Morénita de ses liens avec le monde. Et
quel besoin a de moi la fille adoptive du beau Stéphen et
de la tendre mamita? Ils ont une fortune ou un rang à lui
donner; moi, je ne lui offrirais que le travail, la vie errante
et une pauvreté relative.
-—La pauvreté! De quoi vis-tu donc aujourd'hui? Tu as
de beaux habits^ du linge fin, des bijoux et rien à faire,
puisque tu es libre de ton temps et de tes actions?
— Cela, c'est mon affaire, dit Algénib en souriant. A côté
de l'art qui ne nourrit plus l'artiste dès qu'il se repose, il y
a l'intelligence des secrets du cœur humain qui lui crée
d'autres ressources. Je te dirai cela plus tard. A présent, tu
ne comprendrais pas. Chantons.
— Pourquoi chanter? pourquoi étudier ensemble, reprit
Morénita, si nous devons ne plus nous connaître dans quel-
ques jours, nous séparer pour jamais?
— Tu veux le savoir? Eh bien » les gitanos font le métier
de découvrir le secret des destinées, et moi je lis clairement
dans la tienne. Tu te brouilleras avec la duchesse et même
avec ton père; l'une te chassera, l'autre te laissera partir. La
mamita te recevra peut-être, mais, ou le divin Stéphen t'a-
breuvera d'afi^onts que tu ne pourras longtemps supporter,
ou il cédera à ta passion, et alors mamita et sa mère...
— Tais-toi, tais-toi, esprit i^échant, âme cruelle! s*écria
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LA FILLEULE 271
Morénita ; jamais je ne repasserai le seuil de leur maison !
je l'ai juré, et je ne suis pas si faible que tu crois.
— Eh bien, alors, tu n'auras pas d'autre refuge que le
sein de ton frère, et il faudra bien que tu fasses avec lui le
métier de bohémienne. Seulement, je te l'ai préparé un peu
moins dur, un peu moins vil qu'il ne l'est pour tes pauvres
sœurs. Au lieu de chanter ou de danser dans la rue, tu bril-
leras sur les théâtres; au lieu de te parer d'oïipeaux et de
clinquant, tu auras de la soie et du velours ; au lieu de cou-
cher à la belle étoile ou dans les granges des châteaux, lu
voyageras en poste et tu descendras dans des palais. Tu seras
enfin une artiste, une cantatrice vantée, adorée. Tu seras
entourée d'hommages, et comme tu les aimes...
— Tu mens, je les déteste!
— Si c'est vrai, tu fais bien, car je veux que tu les reçoi-
ves, mais je ne veux pas que tu y cèdes, et le jour où tu ai-
merais un ailtre homme que ton gitano, malheur à toi, ma
sœur I Apprends donc vite et bien ce que je t'enseigne; ce
,n*est peut-être pas demain que celante servira, mais je sais
que le jour doit venir où tu m'appelleras à ton aide et où tu
me remercieras de t'a voir donné un état plus utile que tous
les talents d'agréments par lesquels. Dieu merci, au reste,
on t'y a préparée.
Le ton de domination tantôt protectrice, tantôt menaçante
d'Algénib, n'effrayait déjà plus Morénita. Elle s'y était habi-
tuée; elle se sentait aimée, ce qui diminuait beaucoup le
sentiment de la peur; elle se sentait disputée, ce qui satis-
faisait son besoin d'occuper exclusivement un cœur agité et
exigeant comme le sien propre.
Le mois d'août approchai!. Morénita avait fait des progrès
si rapides, elle prononçait si bien sa langue maternelle, elle
chantait d'une façon si adorable les ravissantes créations
d'Algénib, elle mimait avec lui des scènes chorégraphiques
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272 LA FILLEULE
d'une grâce si voluptueuse, que le gltano se sentait ivre
d'oj^ueil, de joie et d'amour. Éperdu et tremblant quand
leurs voix argentines et fraîches mariaient leurs doux ac-
cords au milieu du silence de la nuit , ou quand Jeurs bras
s'enlaçaient devant )a glace où se rencontraient leurs brû-
lants regards, vingt fois il faillit s'oublier, se trahir, et ha-
sarder pour un moment d'ivresse l'avenir de bonheur et de
fortune qu'il se préparait.
Cependant jamais aucun écho indiscret ne s'était réveillé
dans la^illa, au bruit léger de leurs pas, aucune brise n'a-
vait porté leurs doux awîents à des oreilles attentives ou cu-
rieuses. Morénita eût dû se dire que cela était d'autant ptus
extraordinaire, que Rosario n'y mettait aucune prudence.
Mais la conflante ou téméraire jeune fille n'y songeait guère
et se laissait persuader que la duchesse était trop occupée
de son propre secret pour épier ou pour vouloir troubler le
sien.
Ce secret de la duchesse n'était pourtant guère vraisem-
blable. Rien n'en trahissait, rien même n'en pouvait faire
soupçonner l'existence.
Une nuit que Rosario se relirait et longeait le mur exté-
rieur du jardin, un petit caillou, tombé à ses pieds, l'avertit
de lever la tête. Il passait en ce moment au pied d'un kiosque
qui formait l'angle de l'enclos. Plusieurs fois déjà il avait
obéi à ce signal. Le kiosque avait une sortie sur le chemin
qu'il suivait, et il était situé de manière que Morénita ne
vît rien de ce qui se passait, lors même qu'elle serait res-
tée à sa fenêtre pour écouter les pas de son frère se perdre
dans l'éloignement.
Le gitanp, averti et soumis, poussa la porte du kiosque et
y entra.
— Eh bien , mon cher enfant, lui dit la duchesse du ion
de bonté prolectrice qu'elle avait toujours eu avec lui dans
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LA FILLEULE 273
leurs rares mais significatives entrevues, vous avez donc vu
votre sœur, ce soir? Concevez-vous les cachotteries de celte
chère enfant, qui ne me parle jamais de vous? Si le hasard
ne me faisait vous voir sortir de la maison quelquefois,
comme aujourd'hui, par exemple, je ne me douterais pas
que vous y venez souvent. Je dis souvent, je n'en sais rien,
après tout. N'abusez pourtant pas de ma tolérance. Le monde
est méchant, et le duc,' qui a de terribles préjugés, ne me
pardonnerait pas d'avoir permis ces relations trop légitimes
et trop naturelles d'une sœur et d'un frère, quelque secrètes
qu'elles fussent.
— Ah î madame la duchesse , répondit Rosario , jouant la
même comédie que son interlocutrice, bien qu'il ne songeât
pas plus à la tromper qu'elle ne devait espérer de le tromper
lui-même, vous êtes un ange de bonté et de justice. Vous
seule au monde êtes assez grande pour comprendre le besoin
qu'éprouvent deux pauvres parias, perdus ou tout au moins
déplacés daus un monde ennemi , de se rapprocher et de
goûter les douceurs d'une amitié sainte. C'est un bonheur
qu'eux seuls peuvent se donner l'un à l'autre, car ils seront
toujours, quoi qu'on fasse, exclus de la famille dès vieux
chrétiens!
— J'ignore absolument quelles sont les intentions du duc
pour l'avenir de votre sœur, reprit la duchesse, mais je suis
certaine qu'il ne vous permettra jamais de la voir, et qu'il
vous chasserait de sa maison si vous vous hasardiez à y re-
paraître. Il l'a fait une fois déjà avec tant de rigueur I Ah I
mon cœur en a saigné, je vous l'ai dit. Mais que voulez-
vous 1 dans notre race comme dans la vôtre, les femmes sont
esclaves, et les hommes aussi sont esclaves de leurs propres
préjugés 1 Le duc est pourtant le meilleur des hommes î
— Oui, madame, on le dit; mais on assure qu'il a des
moments de colère où il est implacable 1
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274 LA FILLEULE
« Quoi 1 pensa la ducnesse en frissonnant, le gitano sau-
rait-il?..« Oui, ces gens-là savent tout dès qu'ils se mettent
en tête de savoir quelque chose I Eh bien, n'importe, j'ai
passé ce Rubicon dans ma pensée. »
— Mon cher enfant, dit-elle avec calme, je ne vous en-
gage pas à dire à Morénita que je suis dans votre confidence.
Puisqu'elle ne me le dit pas elle-même, vous comprenez
qu'elle se méfie de ma tendresse. Et moi, je me méfierais de
sa discrétion auprès du duc. Dans un jour de dépit contre
lui ou contre moi , elle pourrait me trahir en se trahissant
elle-même.
— Tout cela était convenu, senora, répondit le gitano.
Vous croyez que j'ai été assez fou pour manquer à la parole
que vous avez daigné exiger de moi?
-^ Non, dit la duchesse d*un ton expressif, car ma protec-
tion est à ce prix. A propos, cher enfant, avez-vous trouvé
quelque chose à gagner à Gênes?
— Non, madame, je n'ai pas cherché. Je craignais trop
de me faire remarquer, et que le bruit de ma présence dans
votre voisinage ne vînt quelque jour aux oreilles de M. le
duc.
— Ah ! c'est juste ! dit la duchesse d'un air fort naturel
qui en eût imposé à tout autre ; vous avez bien fait. Mais de
quoi vivez-vous, alors?
— Du présent que madame la duchesse a daigné me faire
en quittant Paris,
— Vous ai-je donné quelque chose? je ne m'en souviens
pas. Ah ! par exemple, j'ai fait une grande étourderie de
vous dire où nous allions ; j'aurais dû prévoir que vous nous
suivriez, que vous saisiriez l'occasion de voir cette chère
sœur! Hélas 1 c'est une occasion et une liberté qui ne se
retrouveront peut-être plus. Le duc revient d'Espagne dans
un mois, ot il nous faudra le rejoindre à Paris.
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LA FILLEULE 275
— J'entends! pensa Rosario, il est temps que j'enlève Mo-
rénita.
— Allons, il se fait tard, reprit la duchesse, et je vois que
vous vous oubliez quelquefois à babiller avec cette «chère
enfant. Je crains que cela ne la fatigue. Quant' à la compro-
mettre, il n'y a pas de^danger, j'espère? Tout le monde ne
sait pas qu'elle est votre sœur ; vous êtes prudent ?
— Gomme personne ne le sait , je suis plus que pru-
dent. Dès que j'ai passé le seuil de cette maison, je suis
gitano.
— Bonsoir^ gitanillo, dit la duchesse en souriant. Ah !
tenez I pondant que j'y pense, et en cas que je ne vous ren-
contre plus, car il ne faut pas que vous me rendiez visite 1
si vous avez besoin de quelque chose , je ne veux pas que le
frère de Morénita soit dans la gêne : vous pourrez passer
chez mon banquier à Turin, ou à Londres, si vovis y allez,
comme vous en aviez l'intention. Ces messieurs sont avertis.
Vous vous présenterez sous le nom que je vous ai dit. Ils
vous remettront chacun dix mille francs, ce sera de quoi
vous mettre à flot, car il ne faut pas aborder le public avec
le ventre creux. Il faut faire payer très-cher, si vous voulez
avoir beaucoup de monde; en Angleterre surtout! Bonsoir,
bonsoir! Ne me remerciez pas :<c'est de l'argent placé pour
l'honneur de mon jugement, car vous êtes un grand artiste,
et vous aurez de la gloire. Le duc me saura gré un jour de
n'avoir pas souffert que le frère de sa fille fût forcé d'affi-
cher la misère en chantant dans les cafés. D'ailleurs, ne vous
doisp-je pas de la .reconnaissance pour tous les services
que vous m'avez rendus? N'est-ce pas à vous que je dois
d'avoir connu l'existence de cette chère Morénita et l'his-
toire de sa naissance, par conséquent le bonheur que j'ai
éprouvé h, la rapprocher de son père et à amener celui-ci
à remplir ses devoirs envers elle? Allez-vous-en, mon
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276 LA FILLEULE
garçon. Si je ue vous revois pas, bonne chance et boa
voyage I
a Ainsi, se disait Algénib en reprenant le chemin de Gènes,
il faat*que je me hâte; c*est en Angleterre que je dois me
rendre d*abord, et j'ai vingt mille francs pour mes frais.-
Après -cela, on essayera de m*abandonner à mes propres
forces, mais je ne le permettrai qu'autant qu'il me plaira,
car je ne suis dupe de rien et je ^is tout. . Et d'ailleurs,
qu'importe ? J'ai du talent , j'ai du génie, et je suis
aimé de Morénila... Mais cette maudite preuve qui n'arrive
asi D
Le lendemain matin, Algénib alla sur le port, comme il
y allait tous les jours depuis une quinzaine, espérant voir
débarquer un petit intrigant qu'il avait connu affamé et
faisant tous les métiers à Sévilie. Il lui avait écrit de cher-
cher son acte de baptême dans deux ou trois localités où il
supposait qu'il avait dû naître, car il ne le savait pas préci-
sément. Ce personnage devait le lui rapporter lui-même, et,
en récompense, Algénib devait lui payer son voyage et lui
donner de quoi vi\Te pendant huit jours à Gênes, où il espé-
rait s'utiliser. Telles étaient leurs conventions. Mais l'aven-
turier subalterne n'arriva pas, et, le jour même, Algénib
reçut par la poste une lettre de lui qui luiapprenait que la
paroisse d'Andalousie où il avait pu naître était introuvable.
Algénib commenta le post-s<^ptum de la lettre. Son ami lui
annonçait qu'il ne désirait plus passer en Italie. Pour le
moment, il avait trouvé moyen de s'établir chirurgien et
maquignon dans les environs de Sévilie, Algénib comprit
que son ami ne s'était pas donné la peine de chercher son
acte, et, perdant l'espérance de se le procurer, il résolut de
brusquer le dénoûment de sa passion.
II retarda volontairement sa visite à la villa, voulant
préparer l'émotion de l'entrevue par l'inquiétude et Fim-
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LA FILLEULE 277
patience de Morénita. Il arriva vers onze heures, pâle et
tremblant. Il était positivement fort ému, car il avait beau
être fourbe, il était éperdument amoureux, et n'abordait pas
sans effroi Forage qu'il allait soulever.
— Ohl mon Dieu, que t'est-il arrivé? s'écria Morénita en
le pressant dans ses bras.
Elle croyait à un accident, elle l'examinait, craignant qu'il
ne fût blessé.
— Laisse-moi, laisse-moi, dit-il en la repoussant; ne me
tue pas... Morénita, je ne peux plus vous aimer, je ne peux
plus recevoir vos douces caresses. Il faut que je vous quitte,
je viens vous dire adieu pour toujours.
Il tomba suffoqué sur le sofa, et, comme elle restait stupé-
faite et terrifiée devant lui :
— Oui, s'écria-t-il avec angoisse, je serais un lâche si je
vous trompais seulement un jour, seulement une heure.
Vous me mépriseriez. Il faut tout vous direl... Hélas I mon
Dieul en aurai-je le courage? Oui, je l'aurai. Morénita, on
m'avait trompé, je ne suis pas le fils de ta mère , je ne suis
pas ton frère, je ne te suis rien !
Morénita demeura pâle et interdite; un nuage de sombre
défiance passa sur son front, car elle avait, comme tous les
caractères extrêmes , ces fréquentes alternatives d'aveugle
abandon et de sauvage fierté.
— Vous n'êtes pas mon frère ? dit-elle. Eh bien, il y a des
moments où j'en ai douté. Et vous? vous n'avez pas eu de
ces moments-là?
— J'aurais dû les avoir, car je me suis senti à chaque
instant troublé par un excès d'admiration et de jalousie qui
eût dû m'éclairer sur mes propres sentiments! J'étais forcé
de me combattre moi-même, de me rappeler ce que nous
étions l'un à l'autre. Ohl mon Dieu, pourquoi mon père
m'a-t-il trompé ainsi?
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278 LA FILLEULE
— Oui, au fait, dit Morénita, dout le regard profond lui
faisait subir un rude interrogatoire, dans quel but tous
avail^il trompé? Vous seriez embarrassé de me le dire! S'il
voulait me tuer et vous contraindre à me retrouver pour me
livrer à sa vengeance, il avait tout intérêt à vous faire savoir
que vous ne me deviez ni protection ni pitié 1
Algénib ne s'était pas attendu à tant de sang-froid et de ré-
flexion, a Elle se méfie, pensa-t-il ; elle ne m'aime pas, je
suis perdu 1 »
Alors il cessa de feindre. Une douleur réelle, mêlée de dé-
pit et de jalousie, s'empara de lui. Il se leva.
— Vous me haïssez, dit-il ; c*est bien I Vous pensez que je
vous ai trompée pour vous séduire. Il me semble pourtant
que je vous ai respectée I Mais quand il serait vrai que , pour
vous voir, pour me faire aimer de vous, je me serais servi
d'une vraisemblance, d'une fiction qui vous préservait de lout
danger puisqu'elle m'imposait à moi-même une si pénible
retenue, où serait le mal? Si vous aviez un peu d'affection
pour moi, vous ne m'en feriez pas un crime. Mais vous voilà
prête à m'accuser des plus mauvaises intentions et à me
chasser comme un intrigant, parce que vous n'aimez et ne
rêvez que votre Sléphen !
— Taisez-vous I dit Morénila avec hauteur et sécheresse.
Vous n'avez pas le droit de fouiller dans ma pensée, vous
n'avez aucun droit sur moi. Ne nommez pas un homme à qui
vous devez tout, et qui est incapable d'un mensonjge, lui !
— Ah I nous y voici 1 s'écria le gitano furieux. Elle l'aime
toujours , et moi elle me méprise ! Ah ! fille de chrétien, race
d'Espagnols, vous dédaignez le sein qui vous a portée I Allez
donc, retournez à ces parents d'emprunt qui flattent votre
vanité, mais qui vous châtieront cruellement de votre tache
originelle.
— C'est assez, dit Morénita offensée, allez-vous-en. Vous
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LA. FILLEULE 279
n'êtes pas mon frère ; votre présence chez moi h cette heure-
ci n'est plus jamais possible.
— Lâche que tu es ! s'écria le gitano, tu crains d'être blâ-
mée ! Te voilà comme ces demoiselles hypocrites qui n'ont
jamais un jour d'imprudence, et dont l'esprit corrompu est
accessible à toutes les fantaisies où il ne faut ni franchise
ni courage 1 Eh bien, malheur à toi dans l'avenir ! Quant au
présent, n'espère pas te débarrasser si aisément de moi. Tu
es mauvaise, mais tu es belle ; je n'estime plus ton cœur,
mais je suis encore amoureux de ta beauté, et il ne sera pas
dit qu'un homme de la race ennemie respirera avant moi le
premier parfum do ton souffle. Tu m'appartiens de droit,
quoi que tu dises, et tu vas me donner le baiser de l'amour,
ou mourir.
— Je ne vous crains plus, dit Morénita outrée , en prenant
le cordon de la sonnette qu'elle tira avec violence. Je sais
que les gitanes sont lâches ! Fuyez donc, je vous le conseille :
je dirai qu'un voleur m'a effrayée, ou que j'ai fait un mau-
vais rêve.
— Tu verras si je suis lâche, moil répondit Algénib en
s'asseyant avec audace sur le lit de Morénita. Commande
donc à tes valets de m'ôter de là I Mais auparavant tu leur ex-
pliqueras comment je m'y trouve.
— Je dirai la vérité ! s'écria Morénita en se dirigeant vers
la porte, je dirai que je vous ai cru mon frère et que vous ne
l'êtes pas.
D'un bond rapide, Algénib se plaça devant la porte.
— N'espère pas m'échapper, dit-il, personne ne viendra.
Tout le monde est sourd ici 1
— Excepté moi ! dit une voix d'homme à travers la porte,
qui, brusquement poussée, envoya le gitano frapper du corps
contre la muraille.
C'était le duc de Florès. Morénita s'élança dans ses bras.
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â80 LA. FILLEULE
— Laissez-moi, dit le duc en l'éloignant, je vous parlerai
plus tard. Avant tout, je veux châtier ce drôle.
Et s*avançant sur Algénib, il le prit au collet, et le pliant
en deux comme un roseau , il le fit tomber à genoux.
Le gitano, éperdu et vaincu par une terreur qui fit rou-
gir Morénita jusqu'au fond de l'âme, n'essaya pas de se dé-
fendre. Mais aucune parole ne sortit de sa bouche, et le duc,
qui ne l'eût maltraité qu'avec répugnance, ne put lui arracher
ni prières ni promesses. L'œil fixé à terre, morne, farouche,
plein de haine, mais résigné comme l'homme sans espoir et
sans ressource, ce rejeton d'une race dévouée depuis quatre
siècles à la persécution et aux supplices, semblait attendre
la mort avec le fatalisme oriental. Il y avait quelque chose
d'effrayant dans cette malédiction muette, dans cette pro-
testation faite à Dieu seul de la faiblesse contre la force.
Le duc résista à la tentation de le frapper.
— Va-t'en, ver I lui dit-il en espagnol ; mais souviens-toi
que si je te retrouve jamais sous mes pieds, je t'écrase I
Et il le lança vers la fenêtre, par où le gitano prit sa volée
comme un papillon de nuit et disparut sans bruit dans les
ténèbres. •(
Morénita, muette de terreur, et voyant son père irrité pour
la première fois, n'essaya pas de l'attendrir. Au reste, il ne
lui en donna pas le temps, car il sortit après l'avoir enfer-
mée à double tour, pour aller explorer et fermer le jardin.
Il alla ensuite chercher un des domestiques qu'il avait ra-
menés d'Espagne et sur lequel il pouvait compter. Il lui mit
un fusil dans les mains et lui ordonna de faire bonne garde
contre les voleurs du dehors ou contre quiconque bougerait
de la maison. Puis il donna d'autres ordres et rentra.
La duchesse avait vu et entendu arriver son mari. Atten-
tive et prudente , elle devina ce qui se passait, et s'arran-
geant tout de suite le rôle qu'elle voulait garder encore, elle
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LA FILLEULE 281
retira les verrous de sa chambre, se recoucha et feignit d*élre
plongée dans le plus profond soonneil.
Le duc approcha avec précaution, observa en silence le
paisible aliM de sa femme. Il ne pouvait l'accuser que d'a-
voir manqué de surveillance. Mais de quel droit lui aurait-
il imposé ce devoir "l
Il la réveilla: elle feignit la joie. Il lui raconta ce qu^il
venait de surprendre : elle joua la surprise. Il lui exprima
son mécontentement contre l'imprudence de Morénita: elle
fît semblant d'intercéder ; elle ne-paraissail rien comprendre
à cette aventure et n*en pas croire ses oreilles. Le duc ne dor-,
mit pas, il était en proie à une grande irritation. Dès le point
du jour, il rentra chez Morénita et la trouva assise à la place
oh il l'avait laissée, plus rêveuse qu'abattue, et comme per-
due dans ses réflexions.
— Monsieur le duc, lui dit-elle dès les premiers mots
d'explication qu'il prononça, si vous avez été à portée d'en-
tendre la scène que,, pour moi, vous avez si heureusement
dénouée, vous savez que vous n'avez aucun reproche à m'a-
dresser, et vous me connaissez assezj j'espère, pour croire
que je ne veux demander pardon de rien à un protecteur
qui n'est pas mon père. J'ai peut-être eu tort de recevoir
chez moi un jeune homme qui n'était pas mon frère, et de
ne pas deviner qu'il me trompait. Mais ce manque de pé-
nétration est un tort léger à mon âge : peut-être n'en est-
ce pas un du tout dans la situation particulière où me. jette
l'ignorance de mon sort dans le passé et dans l'avenir. Le
jour où je saurai de qui je suis la fille, à qui je dois confiance
et soumission entière, je serai fort coupable si je manque
à des devoirs si doux et si fdciles. Jusque-là, il est tout sim*
pie que je m'étonne, que je m'inquiète, que j'ouvre l'oreille
à toutes sortes de révélations et que je sois la dupe du pre-
mier veni%
ir.
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282 LA FILLEULE
— Ainsi, dit le duc un peu rassuré, ce gitano s'était fait
passer pour votre frère? Mais quel est-il? C'est le même qui
a chanté chez moi cet hiver? D'où sort-il, et comment s'est-
il introduit chez vous, ici, à Tinsu de la duchesse?
— Ah ! dit Morénita railleuse et triomphante, vous ne sa-
vez rien ? et vous êtes arrivé à temps pour m'empêcher d'être
tuée par cet aventurier que vous supposiez aimé de moij et
seulanent un peu trop pressé d'en obtenir l'aveu?
— » Jene sais absolument rien , Morénita, que ce que vouis
voudrez bien m*apprendre, dit lé duc, espérant la désarmer
par sa franchise et sa douceur ; ce que vous m'accusez d'a-
voir pensé, en vous trouvant aux prises avec ce misérable,
tout autre Feût pensé à ma place. Je venais plein de joie et
de confiance, pour surprendre la duchesse et vous par mon
retour, et j'étais loin de m'attendre à vous trouver dans un
pareil danger. J'ai rougi pour vous de voir que vous vous y
^tiez volontairement exposée. . .
— Ne rougissez [)lus, monsieur le duc, dit Morénita avec
amertume, puisque vous savez que jusqu'à ce jour j'ai pris
Algénib, fils d'Algol, pour mon ftrère.
— Fils d'Algol! s'écria le duc soudainement troublé.
— Oui, dit Morénita d'un ton de légèreté féroce, le mari
de la belle Pilar, que vous avez connue, à ce qu'il préfend,
et dont il disait d'abord être le fils.
Le duc, bouleversé, se leva.
— C'^st assez, Morénita, dit-il ; une pareille conversation
entre vous et moi ne peut aller plus loin. Je veux ignorer ce
qu'on a pu vous dire ; j'aurais souhaité vous voir moins
empressée de le croire. Vous pourriez penser, aujourd'hui du
moins, que le lâche capable de vous tromper en se disant
votre frère vous a menti sur tout le reste. Mais, vous mepa-
raissez disposée à écouter les plus fâcheuses histoires et à
laisser approcher jusqu'à vous les plus étranges bandits I
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LA FILLEULE 283
Cette tendance au romanesque tient d'assez près à la folie,
et j'y dois prendre garde. Je n'ai rien à vous expliquer
sur les mystères qui obsèdent votre imagination. Sachez
seulement que vous n'avez pas le droit de m'interro-
ger, et que j'ai celui de surveiller et de diriger votre con-
duite.
Deux heures après, le duc, la duchesse et Morénita pre-
naient en poste la route du Turin. Le duc était profondément
blessé contre sa fille, assez embarrassé devant sa femme,
et en proie à une irritation intérieure qui, chez lui, rempla-
çait rarement, mais radicalement, la douceur et la faiblesse
habituelles.
La duchesse était calme, bonne, généreuse envers Moré-
nita, qu'elle s'efforçait de réconcilier avec le duc.
Morénita était inquiète, mais, trop fière pour s'humilier,
elle ne faisait aucune question .
Les ordres que le duc avait donnés n'avaient amené au-
cun résultat. Les gens chargés de suivre et de retroUver
Algénib sur la route de Gênes ne Tavaient pas aperçu.
Deux jours après, le duc conduisait Morénita en visite chez
une parente qui était supérieure d'un des plus riches cou-
vents de Turin. Il la laissa seule avec elle pour quelques
instants, prétextant une autre visite avec la duchesse, qui
sortit du couvent, ayant l'air de pleui^r. Ils ne revinrent pas.
Morénita était cloîtrée .
De tous les mauvais partis que le duc avait à prendre,
celui-là était le pire. Peut-être le meilleur eût-il été de lais-
ser Morénita courir à sa destinée. Avec certaines natures,
les obstacles irritent la résistance et changent la velléité en
résolution, la volonté en désespoir.
La pauvre gitanilla, en entendant les grilles et les ver-
rous se refermer sur elle, frémit de la tête aux pieds. Elle
se rappela ces mots d'Algénib, à propos de son père :
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284 LA FILLEULE
<x Les gitaoos supportent la faim, le froid, toutes les mi-
sères; mais la captivité les tue I »
— Oui, oui, se dit-elle, voilà ce qu'on fait de bous!
Algénib avait raison. On séduit nos mères, et on les
abandonne; on ramasse leurs enfants, on leur jette du
pain et on les met à rattache. Tant pis pour ceux qui m^i-
rentl
De ce moment, le sang de la race proscrite et sacriûée se
ranima en elle. Elle sentit qu'elle haïssait son père. Elle
maudit le mouvement d'orgueil qu'elle avait eu en se croyant
afl[ï*anchie de ses liens avec la bohème, au moment où le
duc avait terrassé Algénib sous ses pieds.
— Oh! qu'il revienne, ce malheureux pariai s'écria-t-elle
en tordant ses mains dans le silence de sa cellule, et je te
grandirai de toute la puissance de ma haine contre mes
tyrans !
Le couvent qu'on lui avait assigné pour retraite et pour
prison était une véritable forteresse. Dans les premiers jours,
il sembla à l'infortunée jeune fille qu'elle était enterrée vi-
vante, et tout plan d'évasion lui parut inadmissible. Elle
garda pourtant un profond silence et ne daigna pas faire
entendre une plainte. Les religieuses , que le duc avait aver-
ties, s'attendaient à une explosion terrible. Il n'en fut rien.
La captive fut muette, froide, polie, et d'une rare dignité
dans sa douleur.
C'était le beau côté de cette nature mêlée de grandeur et
de misère. Si elle avait la vanité puérile, l'ingratitude et la
personnalité déréglée de l'instinct sauvage dans le triom^-
phe, elle avait aussi le stoïcisme, la patience, la ûerté dans
la défaite.
Avec son admirable divination, Anicée, sans se piquer
de la science de l'analyse du cœur humain, avait compris
ce qu'il fallait k cette enfant. Alors qu'on l'accusait d'être
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L4 FILLfiiXE â85
aveugle et de la gâter, elle suivait la seule ligne de con-
duite appropriée à son caractère. Elle ne brisait aucune
spontanéité, et, faisant la part de la fatalité de Torganisa-
tion, elle satisfaisait les appétits invincibles, toutes les fois
qu'ils n'avaient pas de danger immédiat ou sérieux. Le
duc, tour à tour plus faible et plus rigide, devait amener sa
fille à cette complète révolte intérieure qui est pire que la
révolte ouverte et passagère.
Morénild eut l'intelligence de comprendre que Toppres-
sion est, à la longue, un fardeau aussi pénible à ceux qui
Texercenl qu'à ceux qui le subissent; que, dans les desseins
de Dieu, personne n'est prédestiné à l'état de geôlier, et
que, sans les continuelles révoltes des captifs, qui donnent
à la volonté des gardiens une tension factice et maladive,
les liens les mieux serrés se relâcheraient forcément plus tôt
qu'on ne Tespère.
Elle s'était fait haïr dans le monde, elle se ût aimer dans
le couvent. Le duc, à qui la supérieure écrivit pour faire
l'éloge de sa belle pénitente, s'applaudit du parti qu'il avait
pris.
— Avec ces natures indisciplinées, disait-il à sa femme,
la rigueur est salutaire. Elles ne cèdent qu'à une volonté
plus ferme que la leur.
— Savoir! répondait la duchesse avec un sourire étrange.
En toute chose il faut considérer la fin. Les âmes vraiment
énergiques savent attendra. Elles ne plient que pour mieux
se relever. Je crois votre fille plus forte que vous.
— C'est ce que nous verrons I reprenait le duc avec hu-
meur.
Et pourtant son cœur saignait déjà à l'idée des pleurs que
Morénita versait peut-être en secret. Il était bon par tempé-
rament ; mais malgré l'intention d'être juste, il ne savait
pas rêtre.
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286 LA FlLLBtLB
— Dans six mois ou un an , disait-il, quand nous nous
serons bien assujés que tout lien entre elle et ce drôle est
rompu par l'oubli et Tabsence, nous la reprendrons et nous
la marierons tout de suite. Cherchons-lui un mari; tout est
là. Nous augmenterons sa dot en raison dé la sottise qu'elle
a faite et du danger auquel elle s'est exposée en recevant ce
gitano. Si le coquin se vante, nous le ferons taire. L'époux
de Morénita, recevant de nous protection et richesse, ne
sera pas bien à plaindre.
Marier Morénita devint donc l'idée fixe du duc de Flores.
Il était impatient de mettre un terme à la captivité de sa
fille. Lui aussi savait bien que les bohémiens ne supportent
pas longtemps la privation de la liberté. On lui écrivait
qu'elle était souffrante ; il craignait qu'elle ne fût malade,
et puis il était las de vouloir.
Il sonda toutes les personnes de son entourage qui pou-
vaient être desiépoux sortables. A sa grande surprise, mal-
gré les cinq cent mille francs de dot qu'il fit délicatement
sonner à leurs oreilles, il n'en trouva pas une seule qui vou-
lût comprendre. Il pensait cependant que l'aventure de la
villetta était restée fort secrète. Aucun de ses amis ne lui
avoua que la duchesse l'avait mis dans la confidence. Tous
y étaient initiés, et chacun se croyait le seul.
Le duc ne voulait pas se rabattre sur des gens sans fierté,
il n*en eût pas manqué ; ni sur des hommes trop laids ou
trop âgés, Morénita les eût repoussés. Enfin, il découvrit,
dans un coin de sa cervelle, la pensée de s'en ouvrir fran-
chement à Hubert Clet.
Clct, le poëte, l'homme de lettres, le sceptique à l'endroit
des choses sérieuses, l'enthousiaste à propos des choses fri-
voles, Clet, qui avait mangé sa fortune, ouvrit l'oreille à
cette proposition, mais sous toutes réserves.
— Je sais toute la vérité sur l'aventure de Gênes, dit-il au
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LA FILLEULE 287
duc; je vous remercie de la conôance et de la franchise avec
laquelle vous m'en parlez. Mais je tiens tous les détails de la
bouche d'Algénib en personne.
— Vous l'avez dont vu? il est donc à Paris? s'écria le
duc.
— Je l'y ai vu peu de jours après votre retour. Il n'a fait
que traverser et doit être maintenant en Angleterre. J'ai
protégé et assisté l'enfance de ce pauvre garçon , qui n'est
pas si méprisable que vous croyez. Il a confiance en moi, il
m'a tout raconté. Morénita a été non-seulement invulnéra-
ble à son plan de séduction, mais encore dure, hautaine,
cruelle pour lui. Il la déteste maintenant autant qu'il l'a
aimée, et y renonce avec d'autant plus d'empressement qu'il
a grand'peur de vous. Je ne vois donc pas trop pourquoi
vous vous êtes cru forcé de mettre cette pauvre petite au
couvent. Vous dites qu'elle y est devenue sage : je crains
que vous ne l'y retrouviez folle. Voyons 1 vous lui donnez
une fortune, el je suis amourc^ux d'elle : deux motife pour
que je l'épouse sans folie et sans bassesse, si elle veut de
moi ; mais je doute qu'elle s'accommode de mes quarante
ans et surtout de l'absence de prestige à laquelle doit se ré-
signer un homme qui vous a bercée, et qu'on voyait déjà
vieux alors qu'il était encore jeune. Or, écoutez, mon cher
duc, je ne veux pas être la condition sine qud non de la dé-
livrance de Morénita. L'amour de la liberté pourrait lui ar-
racher le oui fatal, et que voulez-vous ? j'ai encore la pré-
tention d'être aimé, ne fût-ce que dans les premières années
de mon mariage.' C'est peut-être par amour-propre que j'y
tiens, car, au fond, je suis assez philosophe, mais j'y tiens*
Je vous avertis donc que Morénita ne sortira pas du couvent
à cause de moi, à moins que je ne lui aie parlé moi-même.
— Est-ce que vous croyez, dit le duc , que cela ne vau-
drait pas la peine de faire le voyage de Turin?
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28S LA FILLEULE
— Oui, si VOUS me donnez votre parole d'honneur de ne
la prévenir en aueune façon.
Le duc s'y engagea et donna à Çlet une lettre d'introduc-
tion auprès de sa parente la supérieure, afin qu'il pût voir
Morénita comme pour lui apporter des nouvelles du duc
et de là duchesse.
XIII
FRAGMENT d'UNE LETTRE DE CLET A STÉPHEN
ET A AKICÉE
« Toriu, 10 décembre îiff.
» A présent , chèrs amis, que je vous ai raconté toute l'af-
faire, et que vous savez où prendre votre pauvre Morénita,
dont vous êtes si inquiets, je vais vous dire comment je l'ai
retrouvée et ce qui s'est passé entre nous.
» Aussitôt qu'elle a paru à la grille du parloir, j'ai été frappé
du changement qui s'est fait en elle depuis huit mois que
je ne l'avais vue. Elle n'a pas beaucoup grandi ; elle n'est
ni plus grasse ni plus colorée, mais sa beauté diabolique a
pris un caractère de sérieux et de fermeté qui montre l'ange
à travers le démon beaucoup plus que par le passé. Elle
m'a accueilli avec beaucoup de grâce et même d'enjoue-
ment ; elle a plus d'esprit que jamais.
» Pressée par moi de dire franchement si elle s'ennuyait
au couvent , elle a répondu avec une hypocrisie de fierté
vraiment admirable qu'elle s'y trouvait fort bien et ne dé-
sirait pas en sortir.
» J'ai été dupe de sou assurance, et j'ai commencé à lui
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LA FiLLEUUS â^
faire un peu la cour, ne craignant plus d*étre considéré
comme un pi^-aller entre la chaîne du mariage et celle du
cloître. Au cas qu'elle m'eût écouté, je vous jure bien que je
n'eusse point passé outre.sans vous demander votre agrément,
car le duc aura beau faire, à mes yeux, vous êtes et serez^ou-
jours les véritables parents de cette pauvre perle d'Andalousie;
i>Nous étions seuls au parloir, séparés par la grille. La
mur-écùute, avertie apparemment par Tabbesse que j'avais
à entretenir Morénita d'affaires de famille, s'était retirée.
» — Voyons, chère enfant, ai-je dit à rotre pupille, soyez
franche. Si je ne vous déplais pas , si vous avez confiance
on moi , écrivez-en à mamita et demandez-lui conseil. Si
c'est le contraire , souvenez-vous que je suis son ami res-
pectueux et dévoué, le vôtre, et que ni elle, ni votre maman
Marange, ni votre parrain, ni moi, ne voulons vous laisser
ïT.ourir de chagrin ici. Ouvrez votre. cœur altier à la con-
fiance, et comptez sur nous. J'ose affirmer que mamita ob-^
iiencîrait du duc de vous reprendre avec elle.
» — Cela... jawais l a-t-elle dit avec la môme énergie
d'obstination que vous lui avez vue dès le commencement de
sa résolution. L'étrange fille n'a pas voulu ajouter un mot,
ni changer un iota à db laconique progranmie, quelques in-
stances q le j'ai(' pu lui faire.
»> — Alors, lui ai-je dit, je vais donc vous dire adieu, et
vous laisser indéfiniment ici.
» — Monsieur Clet, s'est-elle écriée en me voyant disposé
à partir et en passant ses pauvres petites mains à travers la
grille pour me retenir, ne m'abandonnez pas I Et les san-
glots l'ont étouffée.
» — Que voulez-^vous donc que je fasse? lui ai-je dit en-
core. Si vous voulez cacher votre ennui et votre déplaisir
d'être ici, il n'y a pas de raison pour qu'on ne vous y laisse
encore longtemps ; car on ne veut vous en tirer que pour
n
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290 LA FILLEULS
VOUS marier, et ce n'est pas bien facile ht présent, outre que
vous êtes fort difficile vous-même. Vous repoussez la pro-
tection de l'adorable mamita, vous boudez le duc, vous ne
roulez pas vous expliquer avec moi...
D — Tenez 1 je ne veux pas vous tromper ! vous êtes un vieil
ami et vous me plaignez. Je ne vous aime pas assez pour vous
épouser; sachez-moi quelque gré de ma franchise, et sau-
vez-moi, puisque je vous sauve d'un malheur et d'une folie.
D — Allons, merci pour cela, Morénita. A présent, que
voulez- vous que je fasse pour vous?
D — Que vous m'aidiez à tromper le duc et que vous me fas-
siez sortir d*ici en lui laissant croire ce que je vais lui émre.
» —Et vous allez lui écrire que vous consentez à m'épou-
ser? Ma foi, non, merci; faites et dites ce que vous vou-
drez, mais moi, je ne peux me résigner à un pareil rôle.
» — Pourquoi donc? vous avez trop de vanité pour vouloir
paraître dupe de ma petite rouerie ?
X) — Ce n'est pas cela, mais c'est la déloyauté envers le duc
qui me répugne.
» — Si fait, c'est celai a-t-elle repris avec colère; et l'an-
cienne Morénita a reparu pour quelques moments. Elle m'a
dit pas mal d'injures, et, abusant de son malheur, elle a
fait son possible pour me blesser. Tout cela s'est noyé dans
les larmes, et je n'ai pu la cahner et la quitter qu'en lui
promettant de faire ce qu'elle me demande. Mais je vous
confesse que j'ai promis cela comme on promet la lune aux
enfants qui crient. Je ne me sens pas la force de jouer le
duc et la duchesse à ce point , et je vous écris bien vite pour
que vous veniez me tirer d'embarras.
B Faut-il que cette enfant souffire et languisse en prison
pour avoir prêté l'oreille aux romances et aux romans de
son frère en bohème, le plus innocemment du monde, après
tout ? Je vous répète que le duc n'entend rien au méti^ de
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LA FILLEULE 291
père, et tous pensez avec moi qu'on fait toujours fort mal
ce métier- là quand on ne le fait pas franchement et ouver-
tement. Morénita juge la question avec un bon sens qui ef-
fraye. Elle refuse toute soumission, toute confiance à un
père qui rougit de rappeler sa fille. Vous me direz qu'elle n'a
pas mieux agi avec vous iiui n'aviez pas ces torts-là envers
elle. Que voulez-vous I il 7 a là-dessous un secret de race, ou
une manie d'enfant que je ne puis vous expliquer, car cette
fillette est une énigme sous bien des rapports.
» Venez, ou écrivez-moi, mes amisi Je reste le bec dans
l'eau et le cœur à votre service. »
Stéphen, Anicée et madame Marange étaient à Genève, où
Roque les avait rejoints pour quelque temps, lorsque cette
lettre, adressée par Clet à Naples, leur fut renvoyée par la
poste, après les avoir cherchés à Venise, où ils avaient
passé une quinzaine ; elle avait donc déjà plus de douze
jours de date.
Anicée n'avait reçu aucune lettre de Morénita depuis celle
de Nice que nous avons transcrite. Elle avait su son séjour de
trois mois à Gènes, et avait attribué son silence à Toubli le
plus complet ; elle en avait souffert, mais sans élever une
plainte qui pût faire remarquer à son mari et à sa mère^les^-.,
torts de l'enfant qu'elle chérissait toujours. Elle avait su en-
suite le retour d'Espagne du duc de Florès et le départ de sa
famille pour Paris. Mais elle ignorait qu'on eût laissé Moré-
nita à Turin. Seulement, au bout de deux mois, elle avait
reçu en Italie des nouvelles de Clet, qui, ne voulant pas
s'expliquer clairement sur cette aventure, l'avait jetée dans
de grandes perplexités. Ses instances avaient obtenu qu'il
fût plus explicite, et la lettre qu'on vient de lire, et dont nous
avons omis le commencement, lui révélait enfin la vérité.
Madame Marauge s'était trouvée assez grièvement malade
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292 LA FILLEULE
à Genève, au moment de retourner à Briole avec ses enfants.
Elle était encore hors d'état de supporter un voyage quel-
conque. Ânicée, ne pouvant la quitter^ supplia Stéplien de
courir à Turin, afin de pénétrer enfin le motif de la con-
duite de Morénita envers elle, de vaincre sa résistance et de
la ramener avec ou sans l'assentiment du duc, celui-ci se
paraissant pas remplir avec intelligence ses devoirs de tuteur
ou de père.
Stéphen éprouvait une grande répugnance à se charger
de cette mission. Il eût voulu la confier à Roque, mais per-
sonne n'était moins propre à la remplir, quelque bonne vo-
lonté qu'il pût y mettre,
Stéphen voyait l'angoisse de sa femme si pénible, qu'il ne
savait que faire pour y remédier sans risquer auprès de Mo-
rénita une démarche qui lui paraissait pourtant de nature
à empirer sa situation.
Il se résolut à éclairer Anicée sur les causes mystérieuses
de l'abandon et de l'ingratitude de sa fille adoptive.
— N'est-ce que cela? dit la magnanime et généreuse
femme. Eh bien^, c'est la fantaisie involontaire d'un cerveau
malade. Pourquoi ne me l'avoir pas dit plus tôt? Je l'aurais
guérie, moi qui la connaissais si bien, cette pauvre petite
créature bizarre. Je ne lui aurais pas brisé la coupe de la vé-
rité sur la tête si brusquement. Je lui aurais laissé, pendant
quelques jours, l'espérance de te plaire et même de t'épou-
ser. C'est une nature qu'il ne faut pas heurter.de front et
qui n'entre en pour par 1er avec le possible qu'après avoir fait
acte d'omnipotence dans son imagination. Je n'aurais de-
mandé que trois mois pour la guérir. A présent que cette
manie a été froissée et qu'on l'a laissée couverdans le silence,
elle sera plus difficile à extirper. C'est égal, je m'en charge.
Qu'on me rende ma pauvre malade , et lu m'aideras tout le
• premier h débarrasser son âmo de cette posjiession diaho-
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LA FILLEULE S93
lique. Ahl Stéphen, comment se fait-il que les anges aient
<luelquefois peur du démon ? C'est ce qui t'est arrivé pour-
tant* Si je te connaissais moins, je dirais que tu as douté de
toi-même, puisque lu^as douté de Dieu et reculé devant cet
exorcisme. Allons, allons, marche et ne crains rien. Je ne
peux pas être jalouse , malgré mes quarante-cinq ans I Pour
cola, il faudrait douter de toi, et j'y ai plus de foi que toi-
même. Bamène-moi mon Astarté, mon djinn, ma bohé-
mienne. Je connais ses dents : elles s'émousseront dans les
fruits que nous cueillerons pour elle aux arbres de notre pa-
radis. Et puis, quand elle nous ferait un peu souffrir! ne lui
devons-nous pas de subir toutes les conséquences, de rem-
plir tous les devoirs de Tadoption? Est-ce sa faute si elle a
dans les veines un peu de flamme infernale? N'avions-nouà
pas prévu qu'il pouvait en être ainsi, le jour où nous avons
juré de lui servir de père et de mère ? Rappelle-toi que tu te
méûdis de ma persévérance, que lu craignais pour ta lilleule;
et aujourd'hui, c'est toi qui es un mauvais parrain, c'est
toi qui me conseilles l'abandon et l'égoïsme! Non, non! tu
vas partir et tu vas me la ramener. Écoute, tu lui diras:
« Mamita est malade, elfe a besoin de toi pour la soigner,
o\\e te demande, » et tu verras qu'elle accourra bien vite,
car elle m'aime et m'aimera d'autant plus maintenant qu'elle
sentira ses mouvements d'aversion plus injustes.
— Aht ma sainte femme! s'écria Stéphen, tu parles des
anges qui ne devraient jamais douter de Dieu 1 Les anges ne
sont rien auprès de toi, et, après quinze ans d'efforts pour te
mériter, on se sent encore si petit devant toi qu'on en est
effrayé!
Stéphen partit pour Turin avec Roque, ne voulant pas,
malgré tout, exposer Morénila à l'émotion de se trouver seule
avec lui en voyage.
Cependant Clet, voyant huit jours écoulés sans recevoir de
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âM UL niXEULB
nouvelles de ses amis, perdait complètement la tête. Il* se
voyait aux prises avec la plus dangereuse des tentatrices, son
imagination ; nous pourrions dire sa vanité, bien que le
temps et Texpérience en eussent amoindri Tépanouissement
primitif.
Morénita, dont le premier mouvement avec lui avait été
sincère, voyant qu'elle ne pouvait le décider à seconder son
plan, revint à la fourbe féminine dont elle croyait avoir le
droit d'user dans ses détresses. Elle feignit de se raviser;
elle fut coquette. Il n'eut pas la forcé de suspendre ses visites
au couvent jusqu'à l'arrivée de Stéphen, qu'au reste il n'es-
pérait pas beaucoup voir venir à temps pour le diriger. Le
duc écrivait à Clet d'insister et de faire sa cour. L'abbesae,
avertie d'encourager le projet de mariage, laissait les visites
se répéter et se prolonger sans témoins. Morénita usa de
toutes les ressources de son esprit et de sa malice ; Glet l'aida
lui-même à le duper. Voici comment.
Il se défia d'abord de la sincérité de ce retour vers lui, et,
avant d'y croire, il voulut la preuve de cette affection trop
soudaine.
— Quelle preuve ? dit la jeune 'fille, toigours innocente
dans son astuce.
— Aucune, à coup sûr, répondit Clet surpris et charmé de
sa candeur, que vous, moi ou le duc puissions jamais avoir
à nous reprocher. Donnez-moi un gage, écrivez-moi une
lettre, que sais-jel Établissons un lien qui, s'il n'enchaîne
pas votre conscience, mette au moins ma loyauté à couvert
auprès du duc et de mamita.
— Écoutez, dît-«Ue, êtes-vous autorisé par le duc à me
faire sortir du couvent et à me ramener vers lui, si je m*en-
gage à vous épouser?
— Non certes 1 Que vous connaissez mal les convenances
du monde, vous qui y avez pourtant brillé un instant !
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LA FILLBVLB' 295
— Un instant si court, que je ne me rappelle rien ou n'y ai
rien compris. Alors, tenez, si les convenances vous défen-
dent de me ramener à Paris, c'est raison de plus : enlevez
moi I j'espère que je serai assez compromise avec vous ; que
ni vous ni mon père ne pourrez plus douter de moi, et que
ce sera un engagement indissoluble.
— Pas sûrl dit Clet fort ému. Shakspeare a dit, en par-
lant de la femme : a Pevôde comme l'onde 1 1»
— Ah ! vous vous méfiez encore? Eh bien, vous êtes un
niais ! Vous devriez vous dire que si je viens à me rétracter,
après m'être perdue de réputation pour vous, vous n*en re-
cevrez pas moins de compliments pour votre ascendant sur
les femmes, et que vous pourrez crier partout que c'est vous
qui m'avez trompée.
— Vous êtes un méchant diable, dit Clet en riant; mais
vous êtes folle I Je ne veux pas jouer ce rôle-là.
— Vous êtes donc devenu bien moral?
— Non, mais je suis un honnête homme, l'ami du duc et
de Stéphen. Toute sottise que je vous laisserais faire serait
une tache, pour votre mamita surtout. Il ne faut pas que
l'enfant qu'elle à élevée soit perdue de réputation, comme
vous dites.
— Ah 1 toujours mamita 1 dit Morénita avec colère. Si l'on
tient à mon honneur, c'est à cause du sien 1 Moi, je ne compte
jamais I Tenez, vous ne m'aimez pas !
Morénita pleura. Clet se sentit bien faible. Deux jours de
cette lutte épuisèrent ce qui lui restait de forces. Il n'en
gaïdaplus que pour résister à une fuite en Angleterre, à un
mariage de Gretna-Green que lui proposait Morénita. Il était
si bien convaincu, que tout ce qu'il put obtenir fut de con-
duire directement Morénita à Paris et de tenir sa main de
celles du duc et de la duchesse. Il fallut promettre de renon-
cer à attendre l'avis de Stéphen et de sa femme.
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S96 ' LA FILLBLXB
It ne restait plus qu*à effectuer renlëvement. Ciet n'était
muni d'aucun pouvoir du duc auprès de la supérieure pour
faire sortir Morénita du couvent; mais Morénita avait tout
prévu; elle était sûre de son fait.
r-- S'en aller la nuit par-dessus les murs, lui dit-elle, des-
cendre par les fenêtres, tout ce qu'on peut imaginer de plus
difQciie et de plus périlleux, est absolument impossible. U y
a longtemps que j'y songe et je sais à quoi m^en tenir.
— Il y a longtemps? dit Ciet. Vous ne devriez pas me dire
celai
— Ai-je dit longtemps? reprit-elle. Eh bien, va pour
longtemps, car il y a huit jours, et c'est un siècle I
— Allons! si le difficile est l'impossible, le possible est
donc dans le facile? Explique-toi.
— La chose impossible à tous, facile à vous seul, c'est
l'entrée et la sortie de ce parloir, c'est le téte-à-iète où nous
voilà. Eh bien, faites-moi sortir à travers cette grille qui
nous sépare, et tout est dit.
.Glet examina la grille : elle était en fer, très-massive et
solidement scellée dans la muraille.
— Que les hommes sont bétes! dit Morénita qui le regar-
dait en riant. Et cette petite fenêtre, au milieu, pour faire
passer les cadeaux, les jouets ou les brioches que les parents
apportent à leurs enfants?
— Elle est grillée aussi et fermée en dedans avec un ca-
denas.
«- Yoid l'empreinte, dit Morénita en la tirant de sa poche,
vous allez faire faire une clef.
— Sublime ! dit Glet, qui, malgré lui, s'amusait comme un
enfont de Tidée d'enlever une femme qu'on lui donnait
d'avance avec une dot. Mais quand nous aurons une clef,
vous ne passerez pas par cette étroite ouverture.
^ J'y passerai, dit Morénita.
i
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LA FILLEULB S97
— - Impossibiel II y a de quoi vous briser. Je ne veux pas
d'une femme passée au laminoir.
— ry passerai, dU Morénita, et je n'aurai pas uii cheveu
de moins.
~ A la bonne heure 1 dit Clet, bien résolu à ne pas flaire
faire de clef et à ne pas exposer Morcnita à cette affreuse et
impossible épreuve.
Elle le devina, et, se ravisant, elle lui dit:
— J'ai une autre idée. Oui, un moyen sûr, naturel, excel-
lent, mais je ne veux pas vous le dire, vous le feriez manquer
par votre peu de sang-froid. A demain. Ne venez ici qu'à la
nuit, ayez une voiture à la porte, un grand manteau sur les
épaules, une chaise de poste à la sortie de la ville, et je vous
réponds de tout.
Clet n'en croyait rien, mais elle lui arracha sa parole
d'honneur de se tenir prêt pour l'enlèvement le lendemain
à l'heure dite. I^Iorénita, pour lui donner confiance, lui re-
mit une lettre adressée au duc, dans laquelle elle lui dé<-
clarait gaiement sa résolution d'épouser M. Hubert Clet,
et qu'elle chargeait celui-ci de mettre à la poste le soir
même»
— Mais, sMl en est ainsi, dit Clet en mettant la lettre dans
sa poche après avoir consenti à la lire, à quoi bon l'équipée
que nous allons faire? Dans quatre jours, gr✠à cette
lettre, le duc sera ici, vous sortirez le jour même, et nous
retournerons tous les trois à Paris, sans scandale, sans
danger.
— Ahl V0U3 craignez le scandale, à présent? dit froide-
ment Morénita* 1^ bien ! renoncez à moi. Je ne veux pas
d'un mari passé au laminoir des convenances, qui, au pre-
mier nuage, me reprocherait de l'avoir choisi par haine du
couvent, car je pourrais bien lui reprocher, moi, de m'avoir
délivrée par amour de ma dot- Je nie ferai jamais qu'un ma-
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2BB LA FiIXEUI.S
riage d'amour, je vous le déclare. Fuyons comme deux
amants, sans cela nous ne serons jamais époux, je vous le
jure par Tâme de iça mère 1
Clet se relira aussi effrayé qu'enivré. Si la dot lui plaisait,
la femme le charmait encore plus. Il en avait peur, mais
son amour-propre lui persuada qu'il vaincrait le démon. Il
ne se diluait pas qu'il avait bu et fumé trop d'opium dans sa
crise romantique pour n'être pas facile à endormir par le
chant de la sirène.
11 passa une nuit fort agitée et se retrouva assez froid le
lendemain. Au fond du cœur, sa passion pour la gitanilla
était un peu factice. Elle avait plutôt son siège dass l'ima-
gination. Quand il se rappelait le pauvre enfant noir de la
maison Floche, allaité sur la paille par une brebis, les pre-
miers cris, les premiers rires, les premiers pas du marmot
dans le parc de Saule, les premières malices de la petite fille,
les premières coquetteries de l'adolescente, bien qu'il n'eût
pas naturellement les entrailles très-paternelles, il se figu-
rait qu'il faisait la cour à sa propre fille, et il se trouvait tout
au moins fort ridicule. .
Il se remit sur ses pieds en se disant qu'allumer une pas-
sion, malgré tant do souvenirs propres à l'empêdier de
naître, et toute cette prose que l'habitude répand dans la
poésie de l'amour, était une conquête d'autant plus glo-
rieuse. Il lui était passé aussi quelquefois par la tête que
Stéphen inspirait cette passion qtuind même à sa filleule.
Sans se l'avouer précisément, il eut du plaisir à se persuader
qu'il l'emportait sur un homme qu'il avait toujours senti su-
périeur à lui, et, à tout événement, il commanda la chaise
de poste à la sortie de la ville, se munit du manteau, et monta
dans le fiacre pour se rendre au couvent. Il n'avait oublié
que la clef de la grille du parloir.
Il faisait nuit, et il eut à s'approcher du portier, qui était
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LA FILLEULS 299
fort clairvoyant, fK>ur se faire reconnaître. Cette clairvoyance
était moindre à la sortie des visiteurs qu'à leur entrée, per-
sonne ne pouvant prévoir qu'il fût possible de traverse^ les
grilles du parloir.
Ordinairement Clet, lorsqu'il venait dans la soirée, atten-
dait dan» Tobscdrité qu'on eût averti Morénita. Elle arrivait
alors avec une religieuse qui apportait de la lumière, qui
s'assurait qUe le visiteur était bien celui dont les parents au-
torisaient l'assiduité, et qui se retirait après avoir échangé
quelque politesse avec lui.
La surprise de Clet fut grande en voyant le parloir éclairé
et Morénita seule devant lui, non derrière la grille, mais
dans le compartiment de la pièce où il se trouvait lui-même.
Elle portait un coSreX où étaient ses bijoux, et une mantille
noire enveloppait sa taille.
— Est-ce vous, grand Dieu? s'écria-t-il. Par où êles-vous
sortie?
Morénita lui montra ses bras meurtris, ses mains ensan-
glantées.
— J'ai passé au laminoir, dit-elle en souriant. A présent
ne voulez-vous plus de moi?
Clet, éperdu et enthousiasmé, la prit dans ses bras, et re-
devenu le cavalier espagnol des rêves de sa jeunesse litté-
raire, il s'écria, comme dans une de ses nouvelles :
— A toi pour la vie, mon âme, ma lionne, ma pan-
thère I etc.
Morénita avait tout son sang-froid.
' — HÂtons-nous, ditr-elle. Le portier sonne dans le cloître
pour m'avertir de votre visite... Écoutez... ouil Nous avons
le temps avant qu'il soit retourné à son poste. Il n'est même
pas nécessaire que vous me cachiez sous vôtre manteau.
Cela nous retarderait; il faut courir!
Et, sans attendre sa réponse, elle s'élança vers la porte du
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9C0 LA FlLLEtLK
parloir, qu'il avait laissée ouverte, franchit, avec la rapidité
d*ane flèche, le couloir qui conduisait dehors, passa devant
. la loge du portier, oh il n'y avait personne, et franchit la
porte extérieure avant que Glet, embarrassé dans son man-
teau et craignant d'éveiller l'attention ou la méfiance par
Irop d'empressement, eût traversé la cour.
Il s'applaudit de son calme en entendant le portier rentrer
sans émoi dans sa loge. Alors il se hâta, franchit le seuil de
la rue, vit la portière de son fiacre ouverte, et Morénita
assise au fond. Il s'élança à ses côtés, ordonna au cocher de
sortir tranquillement de la rue, puis de fouetter de toutes
ses forces jusqu'à la sortie de la ville.
. Son premier mouvement fut de serrer Morénita contre
son coeur; mais elle se dégagea aveceffiroi, et, ramenant sa
mantille autour d'elle, cachant sa figure dans ses deux
mains, elle se renfonça dans son coin, muette, farouche, et
comme épouvantée du tête-à-tête.
Cette terreur soudaine de la part d'une personne si réso-
lue l'instant d'auparavant, surprit Glet, mais, loin de le
blesser, le flatta beaucoup. Cette crainte, ce trouble, cette
pudeur auxquels il ne s'attendait pas, c'était de l'amour,
c'était l'aveu d'une faiblesse sur laquelle il n'avait pas
compté*
— Chère Morénita, dit-il en tâchant de porter à ses lèvres
mie main qu'elle lui retira obstinément, que pouvez-vous
donc craindre de votre meilleur ami, de votre serviteur dé-
voué? A présent, disposez de moi comme d'un esclave. Je
ne peux plus douter de votre amour,, ne doutez pas de mon
respect. Tous feriez injure à celui qui se regarde comme
votre époux, et qui ne veut vous dévoir qu'à vous-même.
La tremblante fugitive ne répondit pas un mot, et Clet
épuisa vainement son éloquence à vouloir la rassurer.
Ils arrivèrent à un endroit fort sombre, où la chaise tout
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|.A FILLEULE 301
attelée attendait. Morénita y monta avec empressement. Clet
paya son fiacre, donna ses ordres à la hâte, et reprit sa
course avec sa fiancée.
Elle s'entêta dans son silence, et Clet Teût crue évanouie,
sans le soin qu'elle jbrenait de s'éloigner de lui aussitôt qu'il
essayait de se rapprocher d'elle. Pour lui marquer son res-
pect, il s'installa sur la banquette de devant et ne lui adressa
plus la parole. Elle, cachée toujours dans sa mantille et im-
mobile dans son coin, ne bougea de toute la nuit et feignit
de dormir. Clet trouva peu à peu cette façon d'agir très-
bizarre, très-prude et trop anglaise pour une Espagnole.
Il essaya de dormir aussi; mais un dépit croissant Ten
empêcha. Évidemment Morénita l'avait joué, elle n'avait
pour lui que du dédain, de la haine peut-être. Aussitôt que
le jour paraîtrait et qu'elle se verrait hors d'atteinte dans sa
fuite, elle allait le réveiUer de ses illusions par le plus dia-
bolique éclat de rire.
Le jour vint, en effet, et la voyageuse s'était endormie
pour tout de bon. Alors Clet, sortant comme d'un rêve, exa-
mina peu à peu sa compagne à la clarté douteuse de l'aube.
11 fut surpris 4e la malpropreté de sa robe brune et de la
grossièreté de la chaussure qui cachait son petit pied. La
figure et les mains restaient voilées et enveloppées avec
soin, mais de quel lambeau de soie craquée et rougie par
Tusurel
Sans doute Morénita s'était déguisée à dessein en pauvre
fille pour n'être pas reconnue à la sortie du couvent ; mais
il ne semblait pas à Clet qu'elle fût affublée de ces guenilles
au moment rapide où elle lui était apparue dans le parloir
et où elle lui avait parlé à visage découvert.
Une soudaine méfiance s'empara de lui. Il avança douce-
ment la main, saisit le voile à poignée sur l'épaule de la
dormeuse, et l'arracha brusquement.
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302 LA FILLEULE
Que devint-il en découvrant la plus laide et la plus mal-
propre gitanilla qu'il fût possible de ramasser au coin de la
rue ! une vraie guenon, crépue, hérissée, noire comme l'en-
fer, au regard stupide, au sourire sournois, à la griffe cro-
chue! Petite, menue et jeune comme Morénita, bien faite
d'ailleurs et assez gracieuse dans ses mouvements, comme
toutes les bohémiennes, elle avait joué avec succès ce rôle
évidemment préparé d'avance, et tout autre que Clet eût pu
y être pris. Il eut le courage d'éclater de rire et de lui de-
mander si elle avait bien dormi. Elle lui répondit dans un
idiome incompréhensible qu'elle n'entendait pas te fran-
çais.
Clet fut en ce moment un grand philosophe. Au lieu de
lancer le petit monstre par la portière, il se rappela que de-
puis trois heures il avait envie de fumer. Il tira son tabac,
roula gravement une cigarette et l'alluma. La gitanilla avança
sa maigre patte comme pour demander Taumône de la même
jouissance. Clet, sans sourciller, lui donna du papier, du ta-
bac et du feu.
Tout en fumant, il s'avisa d'une nouvelle mystification
fort possible et plus sanglante encore de la p^rt de Morénita,
s'il ne brusquait la séparation avec la doublure qu'elle s'étmt
procurée : il allait peut-être, au premier relais, se voir en-
touré d'une bande de bohémiens qui l'accuseraient publi-
quement d'avoir enlevé cette jeune merveille, et qui feraient
un esclandre pour le rançonner. 11 pensa ne devoir pas
pousser la chevalerie jusqtfà ee risque, et, appelant le pos-
tillon, après s'être assuré que Pendroit était désert, il fit
arrêter la voiture. Alors, prenant la petite par un bras, il la
planta sur le chemin, en lui donnant un louis et en lui di-
sant:
— Si tu entends le français, ma mie, reçois mes remercî-
ments pour le service que tu m'as rendu, et dis à ceux quii
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LA FUXEULB 303
t'emploient que je les bénis pour m*avoir épargné la pire
sottise que je pusse jamais faire.
Après quoi il remonta en voiture et continua sa route
vers Paris, où il alla raconter l'affaire au duc de Flores,
en le priant de ne plus compter sur lui pour épouser miss
Hartwell.
Le duc entra dans une véritable fureur contre Morénita,
eC rendit Clet témoin d'une scène d'intérieur bien étrange.
Lai duchesse était entrée dans le cabinet de son mari pour
prendre sa part du récit de Clet. Un sourire involontaire
illuminait son visage expressif pendant qu'il parlait. Leduc
s'en aperçut et sa colère augmenta.
— En vérité, madame, s'écria-t-il, on dirait que vous vous
réjouissez de la honte et du ridicule que vous avez attirés
sur moi I
— Que voulez-vous dire ? demanda la duchesse en le re-
gardant avec audace.
— N'est-ce pas vous qui, malgré mes objections et ma ré-
sistance, avez soufQé à cette malheureuse petite fille la
pensée de quitter ses parents adoptifs et de venir demeurer
chez moi? N'avais-je pas prévu que vous ne sauriez pas la
diriger, que vous lui tourneriez la tête pçur vos exemples, et
que vous l'abandonneriez ensuite à tous les dérèglements de
son caractère?
— Par mes exemples? reprit la duchesse avec une froideur
effrayante. Vous avez dit cela, je crois? Auriez-vous la bonté
de vous expliquer, monsieur le duc ?
— Ehl madame, vous me comprenez bien! répliqua le
duc hors de lui.
-r* Certainement; mais notre ami, M. Clet, ne comprend
. pas, et il faut que je lui explique...
— Quoi? qu'expliquerez-vous? s'écria le duc en pâlissant'
• Taisez-vous, madame; vous êtes folle I
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304 LA FILLEULE
Clet prit son chapeau pour s'en aller*
— Restez, monsieur Clet, dit ia duchesse avec autorité ^t
en se jetant presque dans ses bras; car j'ai à dire à no^n-
sieur le duc des choses bien graves, et si je les lui dis tête à
tête, je vous jure qu'il me tuera. •
Clet, effrayé, demeura incertain.
— Elle a raison, dit le duc; je sens qu'die va dire des
choses qui me rendront fou. Beslez, Clet, vous êtes homme
d*honneur. Protégez madame contre moi, s'il le faut; il faut
ibien que je la laisse implorer la pitié des autres!
— Écoutez et jugez I reprit la duchesse avec une énergie
extraordinaire. Il y a quinze ans que vous nous connaissez,
monsieur Clet; vous savez avec quelle passion, quelles souf-
frances, quelle fidélité j'ai aimé M. le duc de Florès. Vous
saviez, vous, qu'il me trompait, qu'il m'avait toiqoors
trompée ; que, dès les premiers jours de notre mariage, il
m'avait fait l'injure de me préférer une vile gitana, çt que,
depuis, il avait eu d'autres maîtresses. Lasse de souffrir et de
rougir, une fois, une seule fois dans ma vie, Dieu qui m'en-
tend le sait bien, j'ai aimé un autre homme. Je n'ai pas cédé
à sa passion, je n'ai pas manqué à mes devoirs, mais je l'ai
aimé de toutes les forces de mon cœur! C'était lord B...,
que vous avez vu ici. Je puis bien le nommer à présent qu'il
est mort; on ne peut pas le tuer deux fois! Eh bien,
lord B... passe pour avoir été assassiné, il y a deux ans,
dans son parc, en Angleterre. C'est la vérité ; mais ce qu'on
ne sait pas, c'est que l'assassin, c'est M. le ducde Florès.
— Vous mentez! s'écria le duc; je l'ai provoqué en duel;
nous nous sommes battus loyalement.
— Sans témoins; c'est un assassinat, monsieur, dans tous
les pays du monde et selon toutes les lois humaines. Vous
* l'avez tué par jalousie, parce que je l'aimais, vous qui no
m'aimiez pas, lorsque j'avais respecté votre honneur tandis .
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LA FILLEULE 305
que vous m'étiez cent fois infidèle. C'est la* loi du monde.
Vous pensiez que c'était votre droit; je ne me suis pas ré--
voltée, je ne me suis pas séparée de vous, je n'ai fait en-
tendre aucune plainte; vt)us ne m'avez vue ni pâlir, ni dé-
faillir, ni pleurer. Frappé de mon courage et touché de ma
soumission, vous avez daigné me pardonner vos soupçons,
et cacher au monde la cause de mon secret désespoir.
— Eh bien, dit le duc, cachons-la. toujours et taisez-vous,
madame. Vous voilà assez confessée, et moi aussi!
Le duc, oppressé par de cruels souvenirs, voulut se retirer.
La duchesse le retint.
— Mais moi, je ne vous ai pas pardonné I s'écria-t-^lle
l'œil en feu et la bouche frémissante. J'ai juré de me venger
et j'ai tenu parole. L'occasion m'a servie, je ne l'ai pas laissée
échapper. Le gitano Algénib est venu un jour me révéler
secrètement l'histoire de la belle Pilar et l'existence de l'in-
téressante Morénita. J*ai payé la confiance et le dévouement
de cet aventurier : je lui ai confié lé soin de ma ven-
geance!
» C'est par lui, par moi par conséquent, que Morénita a
su de qui elle était la fille, par moi qu'elle s'est laissé per-
suader de quitter madame de Saule, et M. Stéphen dont elle
était follement amoureuse, pour venir imposer à M. le duc
l'humiliation et le ridicule de .cette indigne paternité. C'est
par moi que le gitano, épris d'elle, malgré la haine et la
jalousie qu'il avait éprouvées pour elle avant delà voir, a pu
entretenir avec elle une intrigue dont voici le résultat. Il
l'enlève ! Libre à vous, monsieur le djjc, de courir après eux,
et de tuer l'amant de votre fille comme vous avez tué
ramant de votre femme. Ce ne sera pas trop de deux
meurtres pour la gloire d'un si bon père et d'tin époux si
fidèle ! Mais, quoi que vous fassiez, vous boirez la honte de
votre alliance avec la race égyptienne, liliss Hartwell a fait
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306 1«A FUXBVLE
trop de bruit dans Paris, elle a brillé d'un trop vif édtAàims
vos salons pour qu'on oublie son apparition et pour qu'on
ignore sa destinée. Rendue aux bons instincts de sa sature^
elle va courir les cbemins en secouant les grelots d'un tam-
bour de basque et en profilant sa gracieuse cambrure à la
lueur des étoiles, comme feu madame sa mère, d'irré-^
sistible mémoire. Moi, qui ai mené toutes ces choses & bonne
fin, à rintention de M. le duc et de madame Rivesanges,
cette Klivine madone qui a donné à sa chère Morénita de si
bons exemples à défaut de bons principes; moi qui me
venge ainsi des premières et des dernières trahisons de mon
noble maître, j'attends le châtiment qu'il voudra bien m'in-
fliger pour tant de scélératesses. Me fera-tril le plaisir de
m'abandonner? Hélas, non! le monde en parlerait. Se don-
nera-t-il celui de me battre ou de me tuer? Non, car voici
un témoin qui dirait que M. le duc est un assassin et un
lâche. Enfin égorgera-t-il mon amant dans mes bras? Je
l'en défie, car je n'ai point d'amant, et j'ai au moins la
consolation de pouvoir le maudire et le braver en face !
Ayant ainsi parlé d'une voix étranglée parla douleur et la
colère, cette terrible Espagnole tomba raide sur le tapis, en
proie à des convulsions effrayantes. L'infortuné duc s'arra-
chait les cheveux. Clet les sépara, et les ayant laissés aux
soitas de leurs gens, rentra chez lui consterné, malade lui-
même, et frémissant désormais à l'idée d'entrer dans une
famille si déplorablemeïil troublée.
Pendant que ces choses se passaient à Paris, Stéphen et
Roque cheminaient de Genève à Turin, et Morénita avec
' Algénib cheminaient de Turin à Genève. L'intention de ces
derniers était de gagner l'Angleterre par l'Allemagne.
Au sortir du couvent, Morénita, qui durant sa captivité
avait réussi à échanger secrètement quelques lettres avec le
gitano, trouva celui-ci au poste qu'elle lui avait assigné, il
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LA FILLBIJLB 907
était à la porte de la nie avec une petite compatriote que,
moyennant finances, il avait facilement décidée à jouer le
rôle indiqué. Il la fit lestement monter dans le fiacre de
Clet, sans que le cocher lui-même s'en aperçût.
Aussitôt que Moréuita eut franchi la porte du monaslère,
les deux jeunes gens se prirent par le bras, et, tournant la
première rue, s'éloignèrent en courant, comme savent cou-
rir les chevreuils et les amoureux. Ils gagnèrent ensuite,
sans se trop presser, un faubourg où ils furent reçus dans
une matison de mauvaise mine par un homme basané qui
portait le costume d'un villageois des environs, mais en
qui le type gitano était fortement caractérisé. Il échangea
quelques paroles dans sa langue avec Algénib, et servit de
guide et d'éclaireur aux fugitifs jusque dans la campagne.
A rentrée d'un pauvre cabaret où mangeaient et buvaient
d'autres bohémiens, ils trouvèrent une de ces longues voi-
tures à deux roues qui servent aux colporteurs aisés pour
le transport de leurs marchandises. Ils montèrent dans le
large compartiment destiné aux ballots. Un nouveau bohé-
mien s'installa dans la partie qui sert de cabriolet au con-
ducteur. Un maigre cheval traînait au pas ce véhicule qui
gagna ainsi la grande route, sans passer sous les yeux des
douaniers ni de la police, et qui marcha toute la nuit, sans
crainte et sans danger, au pied des montagnes.
Cette fuite tranquille, obscure, sans émotion et ssms
drame, laissa Morénita tout entière au sentiment de sa situa-
tion morale. L'espèce de chambre où elle voyageait ainsi
était propre, garnie de matelas et de couvertures, et éclairée
par une petite lampe dont la clarté ne perçait pas au dehors.
Les parois élevées ne permettaient pas qu'on pût voir le
pays qu'on traversait ; l'air ne venait que de deux lucarnes
placées trop haut pour que Morénita assise pût se distraire
en suivant des yeux les objets extérieurs.
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308 LA FlLLEtXE
Cet Isolement, ce calme, cette sorte d'emprisonnement
avec Àlgénib, sans espoir d'aucune autre protection que la
sienne, jetèrent une grande épouva'nte dans Fâme de More-
nita. Elle n*avait échangé que quelques mots avec lui dans
le trajet du couvent à la voiture, des mots qui n'avaient
rapport qu'à l'action présente, rien sur le passé, rien sur
l'avenir. Algénib, froid, contraint ou indifférent avec elle, ne
paraissait pas disposé à rompre le silence le premier. Après
s'être assuré, avec l'air de dégoût d'im homme qui se pré-
tend civilisé, que la cabine roulante des bohémiens était
aussi propre qu'il l'avait exigé, il s'installa dans un coin pour
dormir, donnant, par cette manière d'être farouche et bizarre,
un singulier pendant à la scène qui se passait à la même
heure dans la voiture de Clet.
Sans doute Algénib, en faisant à la fausse Morénita le pro-
gramme de son attitude vis-à-vis de Clet, avait adopté le sien
propre dans des conditions analogues. Un instant même il
avait eu l'idée de jeter un double outrage à la face de ceux
qu'il appelait ses ennemis naturels, en substituant à lui-
même dans sa fuite un affreux gitano, pour confondre l'or-
gueil de Morénita. Selon lui, Morénita avait renié son rang
et parjuré sa religion en le laissant maltraiter par le duc
après avoir repoussé son amour. îl la haïssait depuis ce jour-
là. Il avait juré de se venger d'elle. Il croyait n'être revenu
lui offrir son assistance que pour arriver à ce but. Mais la
jalousie et la passion qui couvaient sous cette haiûe ne lui
avaient pas permis de confier à un autre le soin de sa ven-
geance.
Morénita eut peur de ce silence et comprît ce qui se
passait dans ce cœur si vindicatif. Elle se fût jouée faci-
lement de tout autre; mais elle sentait là un homme délié
d'esprit, aussi pénétrant, aussi insaisissable au piège que
la femme la plus habile, et je ne sais quel respect in-
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LA FILLEULE 309
stinctif pour un caractère si semblable au sien se mêlait à
sa crainte.
Elle prit le parti de lui tenir tête de la même manière,
et , gardant le silence, elle feignit de s'assoupir aussi ; mais
elle n'ouvrit pas une seule fois les yeux à la dérobée
sans voir les yeux ardents du gitano attachés sur elle
avec une expression indéfinissable. Dès qu'il se voyait
observé, il reprenait sa feinte indifférence ou son sommeil
simulé.
La nuit entière se passa ainsi. Au point du jour, le voitu-
rier s'arrêta à l'entrée d'un bois. Il faisait très-froid. Moré-
nita était glacée, elle avait faim. Algénib, qui paraissait
insensible à tout, ne parut pas non plus s'inquiéter d'elle et
descendit comme pour marcher un peu, sans lui demander
si elle voulait en faire autant, et sans lui dire où elle était.
Le conducteur s'éloigna aussi. Morénita se crut abandonnée
à quelque péril inconnu ; en proie à une affreuse inquié-
tude, elle eut l'idée de fuir de son côté pour se soustraire à
son étrange protecteur. Elle le pouvait, la voiture restait
ouverte. Elle l'eût osé, mais elle ne le voulut pas. « C'est
de la confiance qu'il exige peut-être, pensa-t-elle. Je
feindrai d'en avoir. » Elle se sentait sous la main d'un
maître.
Au bout d'une demi-heure, Algénib reparut avec le bohé-
mien.
— Venez, dit-il à Morénita.
Il la laissa descendre sans lui offrir le bras, paya son
conducteur en lui secouant la main d'un air affectueux, et
marcha le premier ou prenant à travers le bois, sans se
retourner pour voir si sa compagne le suivait.
Elle le suivit résolument, quoique brisée, et arriva avec
lui à la maison d'un garde forestier où elle fut reçue dans
une pièce fort propre, bien chauffée et servie d'un déjeuner
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310 LA FILLBULB
confortable. Âlgénib Ty laissa seule. Jjbl femme du garde loi
conseilla de se reposer quelques heures dans un bon lit.
Cette femme paraissait honnête et bien intentionnée. More-
nita accepta, se remit da f^oid et de la fatigue, et , relevée
vers midi, attendit Algénib sans oser faire la moindre ques-
tion sur son compte, et sans vouloir témoigner Tirapatience
de le revoir.
Cette impatience était vive pourtant. La curiosité comment
çait à remplacer l'inquiétude.
Algénib entra enfin, après lui avoir fait non pas demander
si elle voulait le recevoir, mais dire simplement qu'il avait à
lui parler. '
— Sefiorita, dit-il sans s'asseoir, je viens de pourvoir à la
suite de votre voyage. Ce soir, une voiture de louage vien-
dra vous prendre ici. Je vous conseille, malgré le froid, de
ne voyager que la nuit et par courtes étapes, sans prendre
ni la poste ni les voitures publiques. Quand on se sauve, il
faut toujours se laisser dépasser. Le duc vous cherchera en
Angleterre. Il faut n'y arriver que quand il en sera parti.
Prenez donc votre temps. Voici de l'argent, il vous en faut*
Vous me le restituerez quand vous aurez vendu quelques
diamants. Rien ne presse ; j'ai de quoi attendre. J'ai acheté
pour vous une pelisse fourrée que vous trouverez dans votre
voiture, et sur ce, je vous souhaite un bon voyage et de
brillantes destinées.
— Vraiment, Algénib, vous m'abandonnez ainsi ? ditMo-
rénila stupéfaite ; sont-ce là vos promesses?
— Vous voulez dire mes offres. Or, des offres ne sont pas
des engagements dès qu'elles ont été rejetées, et c'est ce que
vous avez fait des miennes.
— Quoi I je suis avec vous, et vous prétendez que je n'ai
pas accepté vos services?
— Mes services, oui; mon dévouement, non! Ne jouons
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LA FILLEULE 311
pas sur les mots, Morénita Florès. Yoîci ma dernière lettre,
et voici votre réponse.
Et tirant deux lettres d^ sa poche, Algénib les relut avec
une sorte de pédantisme amer.
— Je vous écrivais, dit-il : a Morénita , vous m'avez hu-
milié, foulé aux pieds. Je vous pardonne, vous êtes assez
- punie. Je suis près de vous, j'attends vos ordres. » Ce n'était
pas long, mais c'était clair ; cela signifiait : Je vous aime, diS'
posez de moi. Votre réponse n'est ni moins courte ni plus ob-
scure: « Je ne veux pas de conditions. Sauvez-moi. Je n'ai
rien à me faire pardonner. Je suis prête à fuir, j'attends la
preuve de votre affection, d Cela signifie : Je ne vous aime
pas, servez-moi. Eh bien, à un homme que la vanité n'a-
veuglé pas comme M. Clet, il ne faut pas espérer de dorer
la pilule. Il sait avaler le fiel de la vérité, celui qui a beaucoup
lutté et beaucoup souffert ! Mais il vaut peut-être mieux que
bien d'autres. Le gitano abject a bien voulu vous prouver
qu'il est plus généreux et en même temps plus fier que vos
beureux du monde, qui ne vous délivrent et ne vous proté-
g^entqu'à la condition de vous posséder, au risque d'être trom-
pés le lendemain. J'étais bien aise de vous donner cette leçon,
senorita, et je n'ai pas insisté dans ma correspondance:
elle n'a plus roulé entre vous et moi que sur les moyens d'é-
vasion. Vous voilà libre, grand bien vous fasse I Je vous de-
vais cela, parce que, malgré le noble sang de votre père,
vous êtes gitana, et que les gitanes, ces êtres si dégradés et
si misérables, se doivent entre eux l'assistance fraternelle
et ne l'oublient jamais. Quoique votre mère ait trompé mon
père, je me suis souvenu aussi qu'elle m'àV^ait adopté avec
amour, qu'elle m'avait porté dans ses bras, qu'elle avait par-
tagé son dernier morceau de pain avec mol comme avec
l'enfant de ses entrailles, et j'ai eu pitié de sa fille; voilà
• out!
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312 LA FILLBLLB
Algénib, qui avait dit tout cela avec emphase et dédain,
ne put cependant réveiller en lui le. souvenir de la pauvre
Pilar sans éprouva une émotion profonde. Ceux qui mépri*
sent le plus cruellement les gitanos ne sauraient Jeur re-
fuser la force et la tendresse dans les affections de famille.
lA voix d'Algénib fût un instant voilée, et ses yeux brûlants
se remplirent de larmes.
Morénita se leva et lui prit la main :
— Vous êtes meilleur que je ne pensais, dit-elle, et je
vous ai méconnu, pardonnez -le-moi,
— A la bonne heure I reprit-il. Adieu!
— Non. 11 est impossible que nous nous quittons ainsi!
s*écria Morénita. Malgré tout, nous sommes les enfants du
malheur et de la persécution, et il n'est pas nécessaire d'a-
voir été portés dans le même sein pour nous sentir frères.
Je le vois bien, je suis plus gitana qu'Espagnole, et si je
rougis de quelque chose à présent, c'est d*avoir rougi de
vous. Ne soyez pas si sévère, songez à l'éducation que j'ai
reçue!...
— Vous mentez , Morénita ; ni votre mamita ni même
votre cher Stéphen ne vous avaient enseigné à mépriser les
bohémiens. Ils ne vous en parlaient pas assez peut-être,
mais quand l'occasion les y forçait, ils vous disaient qu'il
fallait plaindre et secourir les descendants des pauvres sou-
dras, plus soudras, plus parias encore en Europe qu'ils ne
Tétaient jadis dans leur patrie. Oh 1 je sais bien ce que Bté-
phen pensait de la cruauté de sa race, et à présent je lui
rends justice. C'est chez votre père que vous avez appris à
nous dédaigner. C'est là que votre cœur s'est corrompu.
C'est peut-être ma faute, je vous ai donné de mauvais con-
seils, et vous en avez profité contre moi et contre vous-
même. Adieu, vous dis-je, vous êtes vaine et menteuse pour
deux gitanillas, car vous l'êtes comme une Espagnole.
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LA FIIXKrLE 313
— Je ne yeux pas que vous me. haïssiez! s'écria Morénita.
—Je ne vous hais pas, répondit Algénib, vous m'êtes in-
différente.
— Vous m'aimiez pourtant encore, il y, a un mois, quand
vous êtes revenu de Paris à Turin pour me chercher, au
lieu d'aller seul en Angleterre?
— Ah I je vas vous dire ! répondit-il avec un sourire amer,
j'avais reçu de l'argent pour vous enlever. J'aurais voulu
le gagner, parce que j'aime l'argent. Mais je ne suis pas
voleur, quoique gitano, et quand j'ai su que vous ne me
suiviez pas de bon cœur, j'ai renoncé à l'argent et à vous.
A présent, sachez que si je vous emmenais, je n'aurais pas
de quoi faire vivre longtemps une princesse comme vous.
Il me faudrait recourir à la duchesse ; ce serait très-avilis-
sant, n'est-ce pas? Eh bien, si je vous aimais, si vous m'ai-
miez, je m'en moquerais bien ! Je ne serais pas vil, je
serais méchant. Il y a manière de faire les choses. Je ran-
çonnerais pour vous cette femme qui paye ses vengeances
et qui serait forcée de payer notre -bonheur. Mais ne pen-
sons pas à tout cela, nous ne pourrions pas nous aimer !
— Non , ne pensons pas à rançonner nos ennemis, dit
Morénita, qui comprit aussitôt la conduite de la duchesse
envers elle, et qui en frémit, songeons à les fuir, à ne ja-
mais retomber dans leurs mains. Algénib, sauve-moi et je
t'aimerai peut-être I Ne veux-tu donc pas me mériter, toi
qui m'aimais tant à la villetia ! Je n'ai pas besoin d'argent,
j'ai des bijoux, ils sont à moi : c'est mon père qui me les a
donnés. C'est de quoi attendre que nous soyons assez ou-
bliés de nos persécuteurs, assez libres pour gagner notre
pain nous-mêmes. Prends-moi pour ta sœur comme autre-
fois. Figurons-nous que nous ne nous étions pas trompés
sur notre parenté. Soyons amis comme dans ce temps-là.
C'a été le plus pur et plus doux de ma vie, rends-le-moi !
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3U LA FILLEULE
*- Jamais I dit Àlgénib. J'ai été avili, jeté à genoux^ frappé
presque sous vos yeux par votre père, et vous avez regardé,
vous n'avez rien dit, vous n'avez pas maudit le sang chré-
tien; vous étiez contente!
-—Mon Dieu! vous aviez voulu me tuer, vous, ou me con-
traindre à vous obéir sans amour I
— J'étais fou dans ce moment-là, j'avais la passion pour
excuse. Vous, vous étiez de sang-froid en me voyant mal-
traiter, et vous aviez la lâcheté pour refuge.
— Ainsi, vous me dédaignez, et après m'a voir enlevée,
vous allez m'abandonner? Mais songez donc que c'est une
honte pire que celle d'avoir été séduite!
— Vous ne savez pas ce que c'est que d'être séduite, ma
pauvre seflorita : vous^ne le serez jamais, je vous en ré-
ponds, vous êtes trop méfiante ! mais vous serez outragée.
C'est le sort de celles qui promettent et ne tiennent pas.
Allons 1 je vois que vous avez peur de vous trouver seule et
que vous tenez à ce que j'aie l'air d'être votre dupe. Je me
ris de cette prétention, je saurai la déjouer; partons, si vous
voulez. Mais alors il vous faudra aller oh je veux.
— Oîi donc voudriez- vous me conduire?
— Chez votre mamita et voire parrain Stéphen, qui,
seuls, vous feront grâce et vous accorderont leur protec-
tion.
— Vous voulez me conduire chez mon parrain, vous qui
étiez si jaloux de lui, et qui, vingt fois, m'avez menacée de
me tuer si je ne l'oubliais?
—Je vous ai dit que je ne vous aimais plus, par consé-
quent je ne suis plus jaloux de personne. Vous doutez donc
encore de celât Vraiment, vous avez la fatuité bien tenace,
miss Hartwell I
—Eh bien, partez donc, dit Morénita, blessée jusqu'au
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LA FILLEULE 315
fond de Pâme. J'irai seule où vous m'offrez de me conduire.
Pour retrouver mes vrais amis, je n'ai pas besoin de vous.
— Oui* oui, allez-y, dit Algénib, vous ferez fort bien, et
allez-y seule, vous me ferez grand plaisir.
Il sortit Avec fermeté et sans détourner la tête. Morénita
crut voir qu'il ]u\ cachait des larmes de rage.
— Il reviendra, dit-elle.
— Elle me laisse partir! pensa Algénib en sortant de la
maison. C'est qu'elle ne croit pas à mon courage. Il faut
que je lui dise adieu de manière à briser le sien.
Il revint frapper à sa porte.
— J'en étais sûre*! se dit Morénita.
— Senora, dit Algénib, je viens de m'in former si la route
est sûre pour une femme qui voyagerait seule la nuit dans
une voiture de louage. On -me dit que, pourvu que le Voi-
turin soit un brave homme, il n'y a aucun risque. La police
est trop bien faite pour qu'il y ait des voleurs. Soyez donc
sans inquiétude. L'homme que j'ai choisi est sûr et ne se
fera pas payer deux fois; il Test d'avance. C'est à Genève
qu'il vous conduira.
— Pourquoi à Genève?
— Parce que M. et madame Rivesanges sont là. Présen-
tez-leur mes compliments et recevez mes adieux.
Il la salua avec aisance et disparut. Il quitta bien réelle-
ment la maison du garde, et Morénita, qui, de sa fenêtr,e, le
suivait des yeux avec consternation , le vit disparaître au
loin dans la direction de Turin.
Alors elle fondit en larmes. S'il l'eût implorée, elle l'eût
joué ou brisé. Il la bravait, il était aimé.
Puis, la terreur de l'isolement s'empara de son âme en
détresse.
— Seule, seule! abandonnée! s'écria-t-elle. Non! c'est
impossible ! Hier, j'avais deux chevaliers qui se disputaient
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:M6 la fillblxb
riionneur de m'enlever; à Theurc' qu'il est, tous deux mo
înéprisent! Qu'ai-je donc fait, mon Dieu, et que vais-je de-
venir? Qui sait si mamita ne va pas me chasser comme
une ûiLe perdue? 0 Algénib, c'est pourtant toi qui es cause
de mon malheur, et tu m'abandonnes I
Elle appela le garde, lui ordonna de monter à chevaU de
rejoindre Âlgénib et de le lui ramener tout de suite.
••— S^ii ne veut pas, dit-elle, éperdue et sans songera s'ot-
server devant son hôte, dites-lui que je me tuerai en voms
voyant revenir sans lui.
Le garde monta à cheval et partit. Morénita le vit mettre
son petit poney au galop, suivre Taliée qu' Algénib ayiJt
suivie, et disparaître derrière les mêmes masses d'arbres.
Elle compta les minutes, les heures... La nuit viat. Le garde
n'avait pas reparu. Morénita, en proie à une ai;goisse in-
soutenable, sortit de sa chambre pour s'informer si cet
homme n'était pas revenu par im autre chemin.
— Il n'est pas revenu du tout, dit la forestière. Ça m'é-
tonne; mais ne voulez-vous pas partir vous-mênie, signo-
rina? Voilà votre voiture qui arrive... Ah ! s'écria-t-elle en
regardant vers la direction opposée, et mon homme aussi I
avec votre frère... et deux autres messieurs.
Morénita regarda du même côté, étouffa un cri, rentra
dans la maison et courut s'enfermer dans sa chambre. Les
deux hommes qui accompagnaient Algénib étaient Stépben
et Roque.
La confusion et l'épouvante de cette pauvre enfant étaient
si grandes, qu'un instant elle eut la pensée de se jeter p^
la fenêtre et de se tuer pour échapper à Thumiliation de se
voir rendue à l'homme qui l'avait dédaignée, par celui qui
la dédaignait.
On frappa à sa porte, elle ne répondit pas. Elle était
comme paralysée.
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LA FIlLEtXB 317
— Attendons qu*il lui plaise (f ouvrir, disait la voix de
Stépben.
— Non , répondait celle de Roque. Il y a là-dessous quel-
que chose de louche; enfonçons la porte.
Roque l'eût fait comme il le disait. Horénita se hâta d'ou-
vrir; mais son parti était déjà pris. Il lui avait suffi d'un
instant pour se reconnaîtreet se décider.
— Quoi! c'est vous, mon parrain? dit-elle, metlant son
.émotion sur le compte de la surprise ; et U. Roque ? Je suis'
heureuse de vous revoir. Oserai-je vous demander des nou-
velles de ces dames, qui probablement ne me permettent
plus de les appeler mes deux mamans ?
— Morénita, dit Stéphen , je suis chargé pour vous de la
commission que voici : ct^is-lui que sa mamita est malade,
qu'elle la demande, qu'elle a besoin d'elle, x» Que répondez-
vous T
—0 mon Dieul elle est donc bien malade? s'écria Moré-
nita en pâlissant. PartonsI Elle me demande... c'est donc
qu'elle va mourir? Et l'enfant repentante, oubliant sa situa-
tion personnelle, tomba défaillante sur une chaise. Tout
son ancien amour pour Anicée lui revenait au cœur, et les
sanglots l'étouffèrent subitement.
— Non, non, dit le bon Roque en lui prenant la tête
comme H eût fait dix ans auparavant, ta mamita n'est pas
malade. (Tétait une épreuve. Puisque ton cœur vaut mieux
<|ue ta cervelle, reviens avec' nous, enfant prodigue, et nous
tuerons le voau gras pour ton rétour.
— Merci, monsieur Roque, dit Morénita en portant à ses
lèvres la main de ce paternel àiîài. Oh! vous me rendez la
vie. Puisque mamita se porte bien et m'aime encore, j'irai
lui demander pardon à deux genoux, pourvu que mon com-
pagnon de voyage me le permette, ajouta-t-elle en baissant
los yeux, et j'espère qu'il me le permettra.
fS.
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318 * LA FILLEULB
— Qu'est-ce à dire, et qui est ce compagnon de voyage?
dit Roque en regardant Algénib; c'est donc lui? Il préten-
dait t'avoir rencontrée ici par hasard, comme nous venons
de le rencontrer lui-même sur la route de Turin, où nous
allions te chercher. Nous ne l'avons pas cru absolument;
nous le connaissons pour un fieffé conteur d'histoires, ce
moricaud-là 1 Mais, enfin, il nous a amenés vers toi, et
comme il eût pu se dispenser de cette partie de la vérité,
nous lui en savons gré. Voyons, maître Rosario, expliquez-
vous devant elle. H est temps. Nous voulons tout savoir^ et
vos affaires seront meilleures si vous ne ofientez pas. Pour-
quoi et comment est-elle ici? Où allait-elle, et pourquoi re^
tourniez- vous seul à Paris?
— Monsieur Roque , répondit Algénib avec une froide as-
surance , dès les premiers mots que vous m'avez dits en
m'arrêtant sur le chemin, j'ai vu que vous saviez tout jus-
qu'au moment où M. Clet est arrivé à Turin pour épouser...
cette demoiselle I Vous m'avez parlé fort durement, M. Sté-
phen aussi... Il en avait le droit, au reste.
— Cest fort heureux, dit Roque ; et moi, je ne l'avais
pas? N'importe, passons. Tu sais que nous connaissons ta
conduite; à présent, veux-tu nier ce qui nous paratt dé-
montré quant au reste ?
. — Roque, dit Stéphen , cette explication en présence de
Morénita est déplacée. Qu'ils s'expliquent séparément, puis-
qu'il est indispensable que nous connaissions leurs senti
ments et leurs projets. Causez avec ma filleule; elle aura,
j'espère, confiance en vous. Moi, je me charge d'arradier la
confession de ce malheureux, s'il lui reste un peu de cœur
et de conscience que je puisse invoquer encore.
— Épargnez-moi les reproches, monsieur Stéphen, ré-
pondit Algénib fort ému. De vous je dois tout supporter;
mais il n'est pas sûr que maintenant cela me fût possible.
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LA FlLLEVIiE . 31^
Je vous ai dit ce que je voulais. vous dire; vous n'en saurez
pas davantage. Ce dont on m'a accusé auprès de vous n'est
que trop vrai. J'ai trompé votre filleule, je l'aimais ! Elle m'a
puni en me repoussant et en me méprisant, le jour où elle
a su que je n'étais pas sou frère. Je n*ai pas à m'expiiquer
sur autre chose. Je vous ai dit que vous ne sauriez rien de
moi, que vous alliez la voir, qu'elle parlerait elle-même et
dirait ce qu'elle, voudrait. Qu'elle le fasse ! Quoi qu'elle dise,,
que ce soit vrai ou faux, je ne la contredirai pas. Elle est ma
sœur devant le Dieu de mes pères, et vous avez eu beau
faire, je suis resté gitano. C'est-à-dire que votre vérité n'est
pas la mienne, et que je ne vous dois pas le fond de ma
pensée. Allons, senorila, parlez! Et tenez, voulez-vous que
je m'en aille? Oui, ce sera mieux, vous serez plus libre de
vos réponses. Je ne crains pas que les miennes vous contre-
disent, je n'en ferai aucune.
— Allons ! dit Roque, il a fait un progrès ; il refuse la
vérité; autrefois il mentait en promettant de la dire.
Algénib s'apprêtait à sortir; Morénita le retint.
— Restez, dit-elle, je veux parler devant vous. Mon par-
rain, ajouta-t-elle avec fermeté en pliant le genou devant
Stéphen, pardonnez-iUQi, en attendant que mamita me par-
donne. J'ai disposé de moi sans votre permission. J'aime ce
jeune homme, non pas malgré sa tromperie^ mais à cause
de ce qu'il a imaginé et osé pour se faire aimer de moi. J'ai
pris l'habitude de Taimer en le croyant mon frère. Il ne m'a
pas été possible de la perdre, maigre un moment de colère
que j'ai eu contre lui. C'est lui qui m'a enleyép hier soir,
c'est avec lui que je me sauvais en Angleterre, où. nous de-
vions nous marier. Voyez si vous croyez qu'il soit possible
au duc de Florès de s'y Opposer, et si mamita me conseille-
rait de manquer à ma parole.
En parlant ainsi à Stéphen sans hésitation et sans trou-
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aaO LA PILLBULB
bie, Morénita» triomphante d'elle-même et de la résistance
d'Algénib» vit les yeux de ce beau jeune homme s'illuminer
de tous les rayons de l'orgueil, de la joie et de l'amour. Il
était pur, il était grand dans ce moment-là, pour la pre-
mière fols de sa vie peut-être. Quand Morénita eut parié, il
tremblait, il se soutenait à peine, il songeait à la prendre
dans ses bras, à l'emporter, à fuir avec elle au bout du
monde, si Stéphen hésitait à la lui accorder. Il avait même
du courage, non pas peut-être le courage agressif refusé è
son organisation, mais le courage passif, persévérant, in-
domptable.
Stéphen, qui avait regardé attentivement Morénita pen-
dant qu'elle se dédarait ainsi, se retourna v^s Algénib et
le regarda de même.
— C'est bien, dit-il après un moment de silence. Pour
moi, j'acquiesce à votre liberté autant que mes droits d'adop-
tion sur vous deux me le permettent. Je vous demande
seulement de venir consulter ma femme sur les moyens de
fléchir la répugnance que le duc de Florès apportera sans
doute à cette union.
— Le duc de Florès n'est pas mon père ! dit Morénita avec
force. Il me l'a dit, je dois le croire. Il n'a aucun droit sur
moi. Je n'ai qu'une parente, qu'une mère, qu'une tutrice,
c'est votre femme, mon pairain, c'est mamita bien-aimée.
Les lois ne me font dépendre d'aucune autorité. Mon cœur
est. libre de choisir celle qu'il me convient de regarder
comme légitime et sacrée. Allons, mon parrain, retournez
vers mamita, ajouta-t-elle. Dites-lui que j'arrive; nous
vous suivrons de près, mon ttère et moi.
— Doucement, dit Roque, ceci n'est pas régulier. Vous
n'êtes pas mariés, et nous sommés chargés de ramener une
jeune personne, et non deux jeunes époux, à mamita. •
— Pardonnez-moi, monsienr Roque, dit Morénita en rô-
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LA FILLEULE ^1
gardant Algénib, et en dissi^nt ainsi Le nuage qui déjà
obscureissait son âme inquiète et jalouse; mais sans mon
liancé, cela n'est ni convenable ni possible.
Stéphen comprit cette fermeté et l'admira. Il était trop pé-
' uétrant pour ne pas voir. que Morénita faisait un dernier
effort pour se rattacher à Algénib; mais comme il suppo-
sait leur liaison plus intime, il désirait qu'elle fût franche^
mont acceptée.
^- Morénita a raison, dit-il, nous voyagerons tous ensem-
ble* Je vais chercher la voiture que nous avons laissée sur
le chemin. Préparez-vous tous trois à y monter avec moi.
XIV
FRAGMENTS DES MÉMOIRES DE STÉPHEN
La révolution de février n'avait rien changé à nos paisi-
bles habitudes, et nous passâmes presque toute l'année
1848 à Briole, heureux quand mèà^ dans notre intérieur,
bien qu'attristés et consternés fétki retentissement des dis-
cordes civiles.
Je n'étais pas, je n'ai jamais été un homme politique. J'ai
les mœurs trop douces pour ce rude métier. Je les trouve
oaifs, ces gens qui vous disent qu'il ne faut que de .la vo-
lonté et du courage pour être un instrument actif dans
l'œuvre du progrès de son siècle. Je ne crois pas manquer
de volonté; je ne crois pas manquer de courage, ni au mo-
ral, ni au physique ; mais il est des temps de fatalité dans
Phistoire où la lutte des idées disparaît derrière la lutte des
passions. Ce ne sont plus tant les systèmes qui se combat-
tent que les hommes qui se haïssent. Puis viennent des
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322 Jéé. FILLEULE
jours néfastes oà ils s'égprgent, et le lendemain, ivres ou
brisés dans la défaite ou la victoire, *ils se demandent avee
effroi pour quelle cause, pour quel principe ils ont commis
ce parricide I
Je ne sais point haïr. Je ne le peux pas. Je n'en fus pas '
moins souvent victime des vexations du fait et des injustices
de l'opinion. Pourquoi aurais-je été oublié, dans mon coin,
par la colère ou la souffrance générale? A cette triste épo-
que, pas un homme ne fut épargné par Tesprit de parti,
qu'il eût remué ou mûri quelque idée dans la politique, dans
Tart ou dans la science. »
Mais notre sanctuaire domestique resta inattaquable.
Comme, en aucun temps, je n'avais eu ambition et souci
d'aucune chose vénale, retentissante ou flatteuse dans les
prospérités de ce monde, les vicissitudes de la politique et
les orages de la société passèrent autour de notre nid sans
y faire pénétrer les préoccupations personnelles, les ambi-
tions déçues ou satisfaites, les vengeances avortées ou as-
souviesy les mauvais désirs ou les poignants remords.
Les événements avaient chassé de France beaucoup d'é-
trangers de marque, inquiets ou avides du contre-coup que
nos agitations produiraient dans leur pays. Le duc de Flo-.
rès était retourné en Espagne sans exiger que sa femme l'y
suivît. Leur union était devenue si malheureuse, qu'ils ne
cherchaient plus qu'un prétexte pour en relâcl^r les liens
sans les briser. La duchesse alla vivre en Italie, oîi les
symptômes d'une dévotion exallée ne tardèrent pas à se
manifester chez elle.
Le duc ne nous donna plus signe de vie et parut vouloir
ignorer ce que nous déciderions pour l'avenir de Morénita.
L'abandon fut Tinévitabje dénoûment d'une tendresse pa-
ternelle ai peu sage et si peu courageuse.
Les six premiers naois dje la république furent pour tous
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LA nLLEULB 323
les arts un temps d^arrêt; un temps d'effroi, de gêne ou de
misère pour la plupart des artistes. Algénib consentit à ne
s'occuper de son avenir qu^en trayaillant pour se l'assurer
plus sérieux et plus honorable. Il reprit ses études avec
Schwartz, avouant enfin que cet admirable professeur lui
donnait beaucoup sans hii rien ôter. Morénita lui inspira*
du courage et de la suite dans le travail, en lui donnant
l'exemple. .
Dans les premiers jours dé notre réunion à Genève, ma
belle-mère, Roque et moi, avions pensé qu'il n'y avait qu'un
parti à prendre^ qui était de marier les deux gitanes et de
veiller ensuite à établir leur existence dans les conditions
les moins anormales qu'il nous serait possible de leur créer.
A cet effet, j'avais écrit au duc, qui ne m'avait»pas répondu,
soit qu'il n'eût pas reçu ma lettre, soit qu'il ne sûtà quoi se
décider, soit qu'il voulût témoigner de son mépris pour une
fille rebelle. Je n'insistai pas. Ma chère Anicée était satis-
faite de n'avoir plus de concurrents funestes dans sa solli-
citude pour Morénita ; mais quand je lui parlai de conclure
le mariage, devenu inévitabfe et nécessaire selon toutes les
apparences, elle me dit en souriant : « Vous vous trompez
tous. Bien ne presse, Morénita est pure. Je n'ai pas eu be-
soin de l'interroger. J'ai senti dans son premier regard,
dans son premier baiser, qu'elle me revenait enfant comme
elle était partie. Elle aime Algénib, je le crois. Elle a la vo-
lonté de n'aimer que lui, j'en suis sûre, il y a plus, je te
déclare que ma conscience est tranquille, parce que je crois
que c'est le seul homme qu'elle puisse aimer. Pourtant je
veux le connaître, ce cœur aigri par les premières impres-
sions de la vie. Je veux savoir si la somme du bien peut
l'emporter radicalement en lui sur celle du mal. Gela n'ar-
rivera peut-être pas si nous ne sommes décidés à nous en
mêler. Il le faut donc! Je ne sais si ce sera très-divertis-
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JS4 LA FILLBtXE
sant, car ii ne paraît maniable qu*à la surface, ion gitane;
mais nous devons à Morénita de lui faire le meilleur é{K)ux
possible, ou de la préserver de lui, si décidément c'est uu
cœur où la haine doit tenir plus de place que l'amour. »
Nous étions revenus à Briole en mars 1848, avec le jeuoe
' couple, et voici quelle était, vers la fîn de Tautomne, la
situation de nôtre famille. Je ne sais par quel art magique,
révélé à la délicatesse d'un cœur de femme et à la persud-
sion d'un cœur de mère, Anicée avait arraché, des profon-
deurs de la conscience tortueuse d'Âlgénib, un serment
inviolable à ses propres yeux. Il avait juré de regarder, pen-
dant six mois entiers, Morénita comme sa sœur. En retour,
il avait exigé d'Ânicée une confiance absolue dans ses rela-
tions avec Morénita. Il tint parole en voyant que cette nobio
femme comptait sur lui, et malgré l'ardeur de ses sens, les
fluctuations de sa volonté rebelle et les dangereux souvenirs
d'une dépravation précoce, il ne compromit par aucun en-
traînement trop marqué la chasteté de sa fiancée.
Ainsi, pendant qu'on disait dans le monde, quand par
hasard on s'y souvenait de l'apparition de miss Hartweil,
qu'elle s'était sauvée avec un chanteur des rues, et que,
déjà abandonnée par lui, elle avait été recueillie par ma
femme, qui était occupée à cacher les suites de sa faute,
Algénib et Morénita vivaient innocemment épris sous nos
yeux, l'une ignorant encore la nature des égarements qu'on
lui imputait, l'autre combattant Qt dominant avec une sorte
d'héroïsme les révoltes de sa passion. Ce n'est pas le seul
exemple que j'aie vu de ces vérités invraisemblables. J'ai
surpris, sous des dehors austères, des turpitudes inouïes.
J'ai découvert, au fond d'existences calomniées, des can-
deurs surprenantes. L'opinion n'est donc plus, pour moi,
un critérium de la moralité. Elle n'est pas volontairement
injuste, mais elle n'est pas toujours éclairée, et je n'aime
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LA FILLEULE 325
pas qu'on y tienne trop. On devient trop habile à se conci-
lier Testime publique sans se priver d'aucun vice, quand on
la préfère à la libre quiétude de la conscience.
L'engouement bizarre que ma âlleule avait ressenti pour
moi n'iùquiéta pas un instant Anicée. Morénita, en la re-
trouvant à Genève, s'était jetée dans ses bras avec une pas-
sion trop franche, une émotion trop sentie, pour que la
jalousie, l'amour par conséquent ne fût pas vaincu.
Il n'en fut pas de même d'Algénib. Il fut longtemps om -
brageux et sournoisement atteiitif à mes manières avec su
fiancée. Je sentais souvent, au milieu de ses retours vers
moi, un accès de haine ou de méfiance plus fort peut-être
jque sa volonté. Je lui pardonnais, je feignais de ne m'a-
percevoir de rien.
Dans les premiers temps, Morénita fut ravissante de
grâces, de tendresses, d'adorations pour sa mamita. Je fus
vraiment surpris de voir tout, ce que ce cœur inégal, facile
à troubler, renfermait d'ardeur dans la reconnaissance.
Elle avait trouvé tout simple d'être gâtée et choyée dans ce
qu'elle appelait naïvement son temps d'innocence, c'est-à-
dire avant sa phase d'ingratitude. Elle ne se reprochait que
cela dans sa vie. La vanité, la coquetterie, la tyrannie, la
duplicité féminine, l'indépendance sans frein, tous les dé-
fauts qui avaient fait explosion durant son absence, ne
comptaient pas beaucoup à ses yeux. Ils lui étaient trop na-
turels pour qu'elle les condamnât sévèrement en elle-même.
Mais le crime d'avoir boudé et affligé sa mère, elle ne com-
prenait déjà plus comment elle avait pu le commettre, et, à
chaque souvenir de ce temps-là, on la voyait rougir et pâ-
lir, interroger, de son œil d'animal sauvage, l'œil si divi-
nement humain d' Anicée , saisir à la dérobée sa main ou
les plis de sa robe, les embrasser avec ardeur, et quelque-
fois avec une sorte de désespoir enfantin et sauvage, en-
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3^ LA FIIXBIJLB
foncer ses ongles ou ses dents dans sa propre chair comme
pour se punir de sa folie. Le repentir était dans cette âme .
altière une sprte de soulagement efljréné aux tortures de
son propre orgueiU Devant les reproches d'Anicée, elle fût
entrée en révolte , elle fût redevenue impie. Devant son
inaltérable mansuétude, elle était vaincue et trouvait une
secrète joie à Tôtre.
Nous ne pouvions voir aussi facilement ce qui se passait
dans l'âme d'Alg^ib. Une cuirasse impénétrable cachait, à
rhabitude, ses émotions intimes, au point que nous pen-
sions souvent avec effiroi qu'il ne comprenait pas et ne sen-
tait pas les choses morales. C'était une nature plus impres-
sionnable et plus nerveuse encore que celle de Horénita
devant les choses extérieures. L'amour, le désir, le soupçon,
faisaient passer des lueurs sinistres sur son visage sombre,
des éclairs ou des rayons dans ses yeux embrasés ou ravis.
Lorsqu'il contemplait Morénita, c'était parfois un être trans-
figuré ; mais Anioée craignait que les sens ne fussent émus
aux dépens du cœur.
Ses chants pénétrants, qui chaque jour prenaient plus de
charme; ses compositions, qui annonçaient de plus en plus
un génie original, un talent ingénieux et souple ; sa facilité
à s'assimiler toutes les connaissances dont les éléments
tombaient sous sa main, et à en exprimer pour ainsi dire le
suc sur les conceptions de son art; son esprit vif, mordant,
prompt à la réplique ; sa beauté peu commune, en faisaient
certainement un homme à part, un type d'artiste émouvant
pour l'imagination. Biais il y avait en lui une personnalité
inquiète à propos de tout, un empressement à la méfiance,
qui faisaient parfois redeuter une ingratitude incurable.
Cette disposition nous inquiétait d'autant plus qu'elle pa-
raissait souvent systématique. Non-seulement le cœur n'é-
prouvait pas le besoin de se livrer, mais encore il semblaii
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. J
LA FILLEULE 227
fju'il eût celui de se défendre, et un secret plaisir à se re-
fuser.
Morénita, portée aux mêmes défauts, ne les remarquait
pas ou ne les haïssait point , et Anicée me disait souvent:
«Ils sont heureux à leur manière; ils s'aiment autrement
que nous. »
Cependant il nous était impossible de pénétrer complète-
ment dans ces deux âmes, et nous sentions bien qu'il y
avait des différences essentielles entre elles et nous, qu£
nous rendaient, à plusieurs ^ards, étrangers les uns aux
autres.
. Madame Marange avait u^ prédilection avouée pour Al-
génib ; elle en augurait beaucoup pour l'avenir et se sentait
portée à le préférer à Morénita. Celte mère parfaite, cette
femme émineute, avait au fond du caractère une certaine
irrésolution que l'idée de la force avait toujours charmée
et subjuguée. Elle aimait tout ce qui était un symptôme
d'énei^ie morale, et un peu de tendance à la domination
ne la choquait pas. Selon elle, Morénita n'avait que des
velléités, Algénib avait des puissances. *
Algénib avait beaucoup de respect extérieur et de défé-
rence apparente pour ma femme et pour sa mère; mais il
ne s'épanchait jamais avec personne. Il travaillait avec un
soin extrême ses manières, sa toilette^ son extérieur. Long-
temps il avait copié la teaue, le langage et les modes de ce
monde qu'il affectait de mépriser, avec le mauvais goût des
parvenus. Chez nous, il épurait tout cela avec une attention
sérieuse, et sa préoccupation dominante semblait être de
demander à madame Marange les traditions de la bonne
compagnie. Morénita paraissait fort sensible à ses progrès,
elle qui, d'instinct, avait toigours eu l'aisance et Taplomb
d'une petite princesse.
Elle était plus souvent mélancolique que riante auprès de
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328 LA FILLELLE
lui. Elle n'essayait plus d'être coquette : elle craignait son
ironie ou son blâme. Il ne la gâtait pas, il faut le dire. Il
la dominait par cette passion muette et concentrée qu'elle
paraissait subir avec orgueil plutôt que partager avec joie.
C'était ainsi seulement, je pense, que Morénita pouvait
aimer. Elle était de ces natures qui abusent, qui épuisent,
qui se lassent, et qui ne conservent que ce qu'on les force
d'épargner par la crainte de le perdre. Sous ce rapport ,
Algénib était un amant de génie, et je me disais souvent
avec admiration que vingt ans d'analyse du cœur humain
ne m'avaient pas donné le quart de la science qu'il possé-
. dait à l'endroit de celui de sa fiincée. Il est vrai que la pos-
session de cette femme n'eût jamais été pour moi un idéal
capable de me donner tant d'empire sur moi-même.
Un soir que nous étions réunis au salon, Morénita, qui
était dans un moment d'expansion et de gaieté, jouait avec
une petite caille apprivoisée dont nous avions tous admiré
la grâce et la gentillesse.
— Elle est si belle et si sage, dit-elle, que je veux que
vous Tembrassiez, inamita I
Elle l'approcha des lèvres de ma femme, qui causait avec
Roque, arrivé chez nous la veille. Anicée baisa machinale-
ment le dos lisse et propret du petit animal, et continua sa
conversation. Roque lui parlait tout bas de Clet, qui venait
de faire un assez brillant mariage.
Morénita, qui n'entendait pas, et qui , malgré la rouerie
insigne de son aventure avec le pauvre Clet, était toigours
un petit enfant, posa sa caille sur la table pour la voirmar
cher. L'oiseau alla du côté d' Algénib et se blottit dans sa
main. Algénib la porta à ses lèvres et l'embrassa aussi.
Morénita devint pâle, et lui dit à demi-voix, d'un ton irrité :
— Pourquoi l'embrassez-vous, vous qui n'aimez pas les
bêtes?
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LA FILLEULE 329
— Je ne sais pas, dit Algéoib, qui avait l'esprit de n'être
jamais galant avec elle.
-T- Moi, je le sais! reprit Morénita, impétueuse et comme
désolée.
— Si vous le savez, dites-le donc.
— Vous savez, vous, que je ne peux pas le dire. Mais ré-
pondez , est-ce cela ?
-r Oui , c'est cela , répondit Algénib , la regardant en
face.
— Ah ! mon Dieu 1 c'est donc pour me rendre folle et mé-
chante encore une fois? s'écria Morénita en se levant. Don-
nez-moi ma caille, je veux Itii tordre le cou 1
— Que dit-elle donc là? demanda Anicée surprise, en se
retournant.
Elle vil Morénita qui allait étrangler sa caille. Algénib
la lui reprit avec autorité, et la donnant à ma femme :
— Sauvez-la, madame, dit-il d'un air fort animé, vous
qui plaignez tout ce qui est faible, et qui relevez tout ce que
le monde foule aux pieds.
Anicée regarda Morénita, qui tremblait de colère. C'était
le premier orage depuis son retour.
-^ Mais qu'est-ce qu'il y a donc? dit-elle en s'adressant
à sa nière et à moi, qui avions contemplé cette petite scène
avec la même stupéfaction.
— 11 y a que ta fille est jalouse de toi, dit madame Ma-
range en levant les épaules, moitié riant, moitié grondant.
Morénita jeta un cri de douleur, et s'élançant vers ma
femme, elle tomba à ses genoux et cacha sa figure dans ses
mains, qu'elle prit pour les couvrir de larmes et de baisers.
Algénib souriait' d'un air de dédain ; ma femme caressait
Morénita avec inquiétude et ne comprenait pas.
— Madame, dit Algénib, j'ai dérobé un baiser à cette char-
mante petite créature que vous avez là dans votre manche,
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330 JLA VILLBULE
et Morénila troure que c*est une injure que je lui ai faite.
Voilà pourquoi elle veut la tuer.
•^ Tuer sa caille? Mais elle est donc folle 1 dit Anicêe.
— Mamita, dit Morénita en se levant , je vous aime, mais
vous me ferez mourir, je sens cela. Ce n'est pas votre faute,
ce qui arrive, mais c'est égal, il faut que je vous quitte. H y
a huit jours que j'y pense, et ce soir, je le veux, renvoyez-
moi au couvent. J'en mourrai, puisque je ne peux pas vivre
sans vous; mais je mourrais ici, puisque je ne peux pas vivre
avec vous I
Elle s'enfuyait» hors d'elle-même et en proie à un véri-
table accès de démence. Algénib courut après elle, la prit
dans ses bras et la rapporta plutôt qu'il ne l'amena aux pieds
d'Anicée.
— Morénita de mon âme I s'écria-t-il rayonnant d'enthou-
siasipe et de joie, sois bénie pour ce mouvement-là ! Tu au-
rais quitté ta mère pour moi, aussi? Tu en as eu la pensée,
c'est tout ce qu'il me faut. A présent, écoute. Pai embrassé
ton oiseau par méchanceté pure, comme j'ai pris l'autre jour
devant.toi les fleurs du bouquet; comme je l'ai dit, ce matin,
que les femmes blanches étaient plus belles que les noires.
Tu as été furieuse, je ne trouvais pas que ce fût assez. Ce
soir, je suis content, je suis heureux, je te remercie I
— Algénib, dit Anicée d*un ton sévère, tout ce que je
comprends de vos mystères d'enfants, c'est qu'elle* souffre
et que cela vous amuse.
— Madame, répondit Algénib en pliant, aussi le genou de-
vant ma femme, si je n'étais pas un pauvre gitano indigne,
je dirais que je vous aime conmie ma mère; ne vous fâchez
pas de cette parole-là ; c*est la première fois de ma vie, c'est
probablement la dernière que je me sentirai assez ému, assez
exalté par la joie pour avoir tant de confiance et de présomp-
tion. Vous avez été pour moi plus que celle qui m'a donné
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LA FILLEVLB 931
la vie, plus que la pauvre Pilar qui me l'avait conservée par
ses soins. Vous m'avez donné une ftme en m'accordant de
Testime, en réclamant de moi une promesse et en y croyant I
Je ne'dis pas que je ne mentirai plus jamais aux hommes;
mais je ne mentirai pas plus à vous qu'à Dieu. Groyez-moi
donc quand je vous dis que je rendrai votre enfant heureuse
et qu'elle n'aura jamais à rougir de moi. Donnez-la-moi pour
femme, car je commence à devenir fou, etc*est demain que
je suis dégagé de mon serment
JOURNAL DE STÉPHEN
15 août 185;S. -^Briole, six heures do matin.
C'est aujourd'hui l'anniversaire d'Anicée. Hier soir, Moré-
nita lui a écrit de Vienne, où notre jeune couple d'artistes
fait fureur. Sa lettre est charmante. Elle y parle de sa gloire
au moins autant que de son bonheur, ou plutôt elle confond
ces deux choses. A chacun sa destinée I
Il n'a manqué à la nôtre que la joie d'avoir des enfants.
Cela nous imposait le devoir d'élever ceux qui n'avaient pas
de parents. Nous l'avons rempli le mieux possible.
Quel beau bouquet je vais porter sous les fenêtres d'Anicée I
La iucca filamenteuse a fleuri derrière la haie des troënes.
Il y a quinze ans aujourd'hui que nous avons planté cette
fleur mystérieuse dont l'épi luxuriant dort quelquefois si
longtemps dans le sein de la terre. Auicée la croyait infé-
conde et ne la regardait plus. L'épi s'est élancé enfln et s'est
couvert d'une girandole de fleurs d'un blanc pur, un vrai
bouquet do mariool
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332 LA FILLËLLE
Déjà quinze ans d'hyménée! que c'est court, mon Dleul
et que cela passe vite 1 Quoi ! ce n'est que le temps de faire
éclore une petite plante I Celle-ci est Timage de notre félidté
cachée, et ce jour me semble celui de la première floraison
de mon amour et de mon bonheur.
FIN
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