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The Ontario Institute
for Studies in Education
Toronto, Canada
i-lBRARY
JUl 2 4 1969
„._ THE ONTARfO ÎNSrîrU'
STUDiES IN EDUCATION
ETUDES SUR LE DEVENIR SOCIAL
XIII ================
Edouard BERTH
Les Méfaits
des Intellectuels
Préface de Georges SOREL
PARIS n '^ n n n
Marcel RIVIÈRE et C"*
Les Méfaits des Intellectuels
ÉTUDES SUR LE DEVENIR SOCIAL
===== XIII ^==
Edouard BERTH
Les Méfaits
des Intellectuels
PARIS
LIBRAIRIE DES SCIENCES POLITIQUES ET SOCIALES
Marcel RIVIÈRE et C^^
31, rue Jacob et 1, rue Saint-Benoit
1914
A mon maître George SOREL
en témoignage de ma profonde
gratitude intellectuelle.
Edouard Berth.
PRÉFACE
Lettre à Edouard Berth
Mon cher Berth,
Je ne crois 'pas qu'il y ait de métier plus
ingrat que celui du philosophe qui prend son
travail au sérieux. Un tel homme examine
l'agitation de ses contemporains avec le désir
de découvrir sur quels points leur esprit s'est
fugitivement approché de courants de réalité;
le seul but qu'il poursuive est d'utiliser ces
observations pour indiquer quelles directions
de recherche il lui paraît le plus avantageux
d'adopter, si l'on veut améliorer les notions que
l'on possède sur l'histoire, sur la nature, sur
l'éthique; bien loin de songer à revêtir une
longue robe de pédant pour formuler une phar-
II PRÉFACE
macopée intellectuelle, il voudrait que ses lec-
teurs pensassent d'une façon originale, afin
qu'ils pusseni miirhir d'intuitions nouvelles
le patrimoine de l'humanité. Tous les écrivains
qui vivent de l'exploitation de lieux communs
se coalisent contre lui, pour empêcher que son
influence ne s'exerce sur la jeunesse. Si Bergson
occupe enfin la place qui est bien due à son
génie, ce n'est pas faute qu'un grand nombre
de nos universitaires n'aient fait de grands
efforts pour étouffer sa voix; fort heureusement
William James a proclamé en Angleterre et en
Amérique la haute portée des nouvelles doc-
trines; la France lettrée, toujours avide d'être
au courant de la pensée étrangère, ne pouvait
consentir à ignorer un philosophe français
dont la gloire était devenue considérable dans
les pays de Spencer.
Le gros public, qui ne peut rien comprendre
aux activités de l'esprit libre, pas plus à la vie
désintéressée du métaphysicien qu'à celles du
véritable artiste et des mystiques, croit faire
honneur à la philosophie quand il l'agrège à
PREFACE m
la politique, — celle-ci étant , en effet, pour le
philistin le champ des plus hautes idéalités
qu'il puisse concevoir. Les chefs de parti ne
redoutent rien tant que les penseurs indépen-
dants dont les paroles ne sont pas susceptibles
d'être expliquées, comme celles des ennemis
officiels de la faction, par la haine, la mauvaise
foi ou l'intérêt; qui peuvent en conséquence
séduire assez facilement la jeunesse grâce à la
hauteur de leurs principes, à la perspicacité de
leurs divinations, à l'efficacité de leurs conseils;
et dont l'autorité est propre à être invoquée par
des indisciplinés que gêne le dogmatisme des
vieilles barbes. L'aventure de Bergson est parti-
culièrement instructive à ce point de vue; bien
qu'il ait toujours évité, avec le plus grand soin,
de rieii écrire qui puisse le faire soupçonner de
s'intéresser à nos luttes civiles, il a été cepen-
dant signalé par TEcho sioniste et par Anatole
France comme un corrupteur des nouvelles
générations, qui à son école sentent s'affaiblir
l'horreur que des âmes vraiment républicaines
doivent éprouver pour la réaction. Aussi ne
saurait-on trop admirer l'abnégation des hom-
IV PRÉFACE
mes qui s'obstinent, comme vous le faites, à
philosopher, par amour de la vérité, sur les
phénomènes politiques, religieux et sociaux de
notre époque, alors qu'ils se savent condamnés
à ne recueillir, pour le prix de leurs médita-
tions, que de l'indifférence {si les journalistes
les ignorent) ou des outrages {si des syco-
phantes entendent parler d'eux).
Puisqu'il est à peu près impossible qu'un
philosophe franchisse les frontières du labeur
obscur sans passer pour un suppôt, plus ou
moins discret, d'une faction, pourquoi, deman-
dera plus d'un lecteur, ne profiterait-il pas des
avantages que peut lui procurer cette erreur
populaire, pour propager une partie de ses
idées sous la protection d'un drapeau poli-
tique ? L'exemple de Proudhon montre que
cette habileté produit de graves inconvénients.
Lorsque l'auteur de La Guerre et la Paix par-
vint à l'âge où il pouvait donner complètement
sa mesure, il se trouva gêné par les souvenirs
de ses anciennes participations socialistes; sa
pensée ne s'est pas dégagée des scories dont elle
avait été encombrée pendant son passage à
PRÉFACE V
travers d'innombrables polémiques ; les jour-
nalistes d'extrême-gauche le discutaient sans
respect, comme un ancien camarade qui a mal
tourné, tandis que la gent académique voyait
en lui un écrivain paradoxal, livré à toutes les
impulsions de son talent de pamphlétaire.
Encore aujourd'hui sa mémoire demeure si
chargée des erreurs, des illusions et des rêve-
ries de ses premiers compagnons que peu de
personnes consentent à voir qu'il a été le plus
grand philosophe français du xix^ siècle.
Il est rare qu'un philosophe se laisse décou-
rager par les tribulations qui l'assaillent; son
âme, qui n'est point sensible aux illusions des
succès politiques, littéraires ou mondains, a
l'orgueil de la philosophie ; l'étude du passé
lui a appris que si le monde moderne avait
manqué de lumières métaphysiques, les créa-
tions dont notre culture est le plus fière n'exis-
teraient pas. Les naturalistes actuels prétendent
que leurs hypothèses transformistes ont été
tirées de l'observation, en suivant strictement
les règles de la méthode expérimentale; mais
VI PRÉFACE
tout esprit critique voit en eux des fils de méta-
physiciens, qui ont le tort de désavouer la
métaphysique; par suite de cette aberration, ils
se privent du moyen de se bien diriger au
milieu de leurs tentatives d'explication. Les
notions de développement des institutions, d'in-
terdépendances des divers ordres de l'activité
humaine {depuis l'économie jusqu'à l'art, à la
religion, à la philosophie)^ de luttes de races,
d'ordres ou de classes, qui ont renouvelé la
manière de comprendre l'histoire, l'interpré-
tation des documents et même le genre litté-
raire du récit, appartiennent incontestablement
à la métaphysique. Depuis le xvir siècle, les
mathématiques ont été bouleversées par l'inva-
sion du génie métaphysique qui leur a donné
une vie d'une fécondité prodigieuse ; c'est à
cause de leur nature métaphysique que l'algè-
bre, le calcul infinitésimal, les principes de la
mécanique newtonienne ne peuvent jamais être
exposés d'une façon satisfaisante par des péda-
gogues; la meilleure définition que Von puisse
donner de la différence qui existe entre la
science antique et la science moderne consiste
PREFACE VII
à dire que celle-ci a éliminé progressivement
des conceptions de la connaissance si ana-
logues à celles qui furent prônées de nos jours
par A. Comte, qu'on aurait vraiment le droit
d'affirmer {en employant le jargon de ce
pédant) qu'un état métaphysique a pris ta
place d'un état positiviste.
Le philosophe peut se consoler de son travail
modeste en songeant que la gloire des gens qui
se sont donnés de nos jours pour des maîtres
du monde, a été généralement bien éphémère;
il semble que dans nos pays aucun grand mou-
vement ne puisse aboutir à des résultats dura-
bles s'il ne s'est incorporé une idéologie dont le
prestige soit comparable à l'importance des
fins qu'il prétend atteindre; le sol de l'histoire
contemporaine est jonché de débris de vanités.
Nous avons vu, par exemple, disparaître durant
ces vingt-cinq dernières années trois courants
d'opinion qui avaient tout d'abord paru irrésis-
tibles ; . cela a paru justifié à tout le monde
parce que l'idéalisme néo-chrétien, le socia-
lisme parlementaire et le nationalisme étaient
d'une indigence intellectuelle pitoyable. On
VIII PRÉFACE
pourrait encore, je crois, utiliser l'observation
qui précède pour aider à comprendre la ruine
du libéralisme. Il a eu en France des représ en-
tants remarquables par leurs connaissances
historiques, économiques ou juridiques, par
leur éloquence, par leur habileté d'homme
d'Etat ; cependant nos conservateurs actuels
estiment que ces grands bourgeois ont pour
héritiers légitimes des types plus ou moins
analogues à Aristide Briand; le philosophe ne
s'étonne point d'un fait qui peut sembler scan-
daleux à un écrivain superficiel, car il se rap-
pelle que Thiers avait été regardé comme un
penseur éminent par ses contemporains !
En disant que le génie de Pascal triomphe
de nos jours, on marque au moyen d'une image
psychologique, plus clairement qu'on ne pour-
rait le faire par n'importe quelle dissertation
abstraite, la scission que nous voyons se pro-
duire entre les manières de penser qu'avait sui-
vies le xix^ siècle, tyrannisé par le dogmatisme
de scientistes, et les aspirations de la nouvelle
PREFACE IX
génération. La philosophie sera désormais
dominée par la question de savoir comment
peuvent coexister, en se développant toutes les
deux sans aucune contrainte dans une intelli-
gence d'ordre élevé, ces conceptions de la
nature qu'on nomme matérialistes, appuyées
sur des preuves qu'acceptent les personnes les
plus compétentes, et des convictions morales
que leurs adhérents sont prêts à défendre avec
la dernière énergie. Pour pénétrer sûrement
dans la profondeur de ce problème, il faut
réduire l'étendue du terrain à explorer, en con-
sidérant une science qui possède une certitude
incontestable et une religion qui offre à la
croyance des dogmes incontestés. C'est en vue
d'une telle confrontation que Pascal avait
ramassé une bonne partie des fragments des
Pensées.
On a signalé, maintes fois, au cours du
xix^ siècle, d'excellents géomètres, d'excellents
physiciens, d'excellents naturalistes qui, en dé-
pit du progrès des lumières, se soumettaient
scrupuleusement aux obligations du culte ca-
tholique ; mais les lettrés ne croyaient pas, en
X PRÉFACE
général, qu'il y eût dans leur âme une libre
coexistence de deux principes d'absolu; on leur
ap]}l'n/iniif d'ordinaire ce que Renan avait écrit
de l'abhr Le lîir, son ancien professeur d'hé-
breu : (( Une cloison étanche empêchait la
moindre infiltration des idées modernes de se
faire dans le sanctuaire réservé de son cœur,
où brûlait... la petite lampe inextinguible d'une
piété tendre et absolument souveraine. » (Sou-
venirs d'enfance et de jeunesse, pages '^76-277.^'
Renan supposait que si « l'Académie des
sciences [possédait encore de son temps] dans
son sein un grand yiombre de croyants », cela
tenait à ce que ces hommes, à cause de la na-
ture de leurs travaux, n'avaient pas été à même
de contrôler, comme il l'avait fait en sa qualité
d' hé braisant, les sources historiques de la théo-
logie (op. cit., pages 2S7-2S8) ; ces illustrations
scientifiques étant de très piètres métaphysi-
ciens, il était d'ailleurs fort douteux qu'ils
eussent pu déterminer avec compétence les rai-
sons de leur science et les raisons de leur foi;
les libres-penseurs avaient donc quelque droit
de les comparer à des artisam qui joignent à
PRÉFACE XI
l'exercice habile d'une profession la pratique
d'un instrument de musique sans être vraiment
musiciens. Les représentants de la jeune méta-
physique croient que la libre coexistence des
deux absolus peut être pleinement justifiée par
la critique; pour prononcer un jugement mo-
tivé sur cette affirmation, il faut s'engager sur
les voies de la psychologie profonde; voici quel-
ques réflexions qui me paraissent devoir être
utiles à ceux qui entreprendront une telle explo-
ration en s'inspirant de Pascal.
Le système de notre vie intellectuelle peut être
assez convenablement représenté par l'image
suivante, qui précise la position des nouveaux
problèmes de la pensée. Entre deux petits do-
maines d'un accès difficile, s'étend une vaste
région oii nous nous dirigeons en nous aidant
d'un empirisme accepté par la majorité, en
appréciant l'opportunité de changements suggé-
rés par quelques hommes, en supputant les pro-
babilités des succès; sur une cime siège l'absolu
de la mécanique rationnelle, dont les applica-
tions glissent le long des versants pour aller
XII PRÉFACE
vivifier l'industrie; à l'autre extrémité se dresse
l'absolu du catholicisme, qui inspire tant d'œu-
vres destinées à atténuer les misères engendrées
automatiquement par l'économie, que Renan a
pu écrire : « L'organisation du dévouement,
c'est la religion » (Apôtres, page 376; cf. page
Lxni). Jusqu'à ces derniers temps, les philo-
sophes raisonnaient toujours comme si cette
figure schématique eût été repliée sur elle-même,
de manière à rendre solidaires les deux pays de
l'absolu; faute d'un examen assez approfondi
de la psychologie, beaucoup de gens supposaient
que l'esprit, pour bien connaître les choses, de-
vrait voxjager continuellement entre la science
et la religion; à voir tant d'écrivains voulant
compléter la science par la religion ou contrôler
la religion par la science, on pouvait se deman-
der parfois si à leurs yeux ces deux activités
de r es prit, qui nous semblent aujourd'hui si
différentes, ne seraient pas deux espèces de mo -
dalitès ayant entre elles une connexion analo-
gue à celle que le parallélisme psycho-physiolo-
gique avait imaginée.
C'est en me reportant à de telles illusions que
PREFACE XIII
j'arrive à comprendre comment Renan avait pu,
il y a environ cinquante ans, mettre « le catho-
licisme, qui prétend que la force miraculeuse
n'est pas encore éteinte dans son sein » , en de-
meure de prouver son pouvoir en faisant « un
miracle, à Paris, devant des savants compé-
tents » (op. cit., page xuv). Il est bien étrange
qu'un ancien élève de Saint-Sulpice ait eu Vidée
de proposer d'expérimenter la grâce dans un
laboratoire ; mais il suivait la théorie du mé-
lange de la science et de la religion, qui était si
répandue dans son milieu; d'ailleurs son erreur
ne me paraît pas plus énorme que celle de cer-
tains scolasticomanes qui reprochent à nos sa-
vants de ne pas couronner leur physique par une
démonstration de l'existence de Dieu, imitée de
la doctrine du premier moteur, qui couronne la
physique péripatéticienne. On sait que Pascal
n'aimait point qu'on essayât de rajeunir cette
théorie (Pensées, édition Brunschvicg, frag-
ments 243-244).
Les deux absolus présentent entre eux de re-
marquables analogies qu'il faut bien connaître,
XIV PRÉFACE
afin de ne pas leur attribuer une signification
sophistique, propice à la confusion. La phy-
sique-mathématique et la théologie s'occupent
de réalités qui sont susceptibles de manifester
leur présence sous des formes adaptées à nos
facultés actives; tous les hommes, en se sou-
mettant à un apprentissage convenable, peuvent
parvenir à réaliser des expériences qui, lors-
qu'elles atteignent une parfaite exécution, ne
laissent subsister aucun doute dans leur esprit;
ce qui diminue la valeur de la science, diminue
aussi la valeur de la religion. Cette dernière
constatation sert beaucoup pour l'étude des
idéologies contemporaines. L'Eglise a combattu,
sans trêve, les subjectivismes qui ont été pro-
posés comme applications de la Critique de la
raison pure, parce qu'elle les a regardés comme
ruineux pour sa dogmatique; les positivistes,
qui auraient bien voulu enfermer nos connais-
sances dans les barrières des manuels, s'étant
mis en tête de créer un hypercatholicisme, le
composèrent d'une administration des intelli-
gences, de cérémonies et de saint-sulpiceries lit-
téraires; on ne doit pas être surpris si Boutroux
PREFACE XV
a été accusé de professer une philosophie déli-
quescence de la religion (cf., dom Besse, Les
religions laïques, pages 98-iOO), car sa philoso-
phie de la nature [sinon dans les formules qu'il
emploie, du moins dans l'interprétation que lui
donnent ses disciples) est passablement déli-
quescente. Bergson a rendu un grand sernice
à la cause de la vérité en écrivant: « Pourvu que
l'on ne considère de la physique que sa forme
générale, et non pas le détail de sa réalisation,
on peut dire qu'elle touche à l'absolu » (Evolu-
tion créatrice, page 216); les écrivains catho-
liques auraient dû conclure de cette sentence
que la nouvelle métaphysique admet la possi-
bilité de l'absolu théologique ; mais par une
singulière aberration quelques-uns d'entre eux
ont accusé Bergson de « blasphémer l'intelli-
gence ! ».
Examinons maintenant comment les choses
se présentent à l'esprit de cette fraction de la
bourgeoisie française, dont la pensée a toujours
puisé beaucoup de ce qu'elle possède de meilleur
à des sources juridiques. La gloire de nos Parle-
XVI PREFACE
ments est trop bien établie, les juristes ont trop
souvent aidé nos rois à réprimer les ardeurs des
philosophes ou du clergé, les théoriciens du
libéralisme ont attribué au pouvoir judiciaire
une place trop considérable dans leurs utopies,
pour que les hommes de loi puissent admettre
facilement que leur activité soit d'un ordre in-
férieur à celui qu'on attribue à l'œuvre des sa-
vants ou des théologiens. — Les jugements ren-
ferment une combinaison si complexe de déduc-
tions logiques et de ce que Cournot nommait
« appréciations consciencieuses » (Essai sur les
fondements de nos connaissances, chap. xfx),
que les praticiens s'imaginent que dans les pré-
toires s'opère une synthèse du régime des preu-
ves et du régime des convictions ; les professeurs
ayant arrangé l'enseignement de la jurispru-
dence en théories imitées des théories géomé-
triques, et la dogmatique passant pour avoir
emprunté des idées considérables aux juriscon-
sultes romains, les lettrés supposent que le droit
forme un terme moyen entre la science et la
théologie; enfin, au cours du développement de
ces trois activités, les considérations esthétiques
PRÉFACE XVII
de simplicité, de convenance, d'harmonie ayant
eu une influence très notable sur le choix des
solutions adoptées, les dialecticiens, qui se lais-
sent si facilement fasciner par des analogies for-
melles, apparentent étroitement la science, la
théologie et le droit. — • Les aventures dans les-
quelles pataugea piteusement Brunetière, pen-
dant les dix dernières années de sa vie, montrent
encore quelle solidarité les gens instruits éta-
blissent, d'une façon souvent un peu incons-
ciente, entre la science, la théologie et le droit;
ce nouveau Père de l'Eglise et ses amis ne sa-
chant comment réfuter les libres-penseurs, qui
déclaraient inconciliables la physique moderne
et la dogmatique traditionnelle, proclamèrent la
faillite de la première, et entreprirent de faire
subir à la seconde cet « amollissement » que
Renan avait jadis signalé comme fort désirable
(cf. Apôtres, pages lix-lx) ; en même temps ces
modernistes avilissaient la notion du droit au-
tant qu'ils le pouvaient, en vantant un certain
socialisme catholique.
Si la majorité de nos compatriotes croient que
XVIII PRÉFACE
la science et la religion sont continuellement en
concurrence, c'est que l'enseignement officiel
n*a pas encore, chez nous, fait entrer dans le
domaine des idées générales la théorie du droit
historique, qui date cependant d'un siècle; toute
la région moyenne, qu'illuminaient jusqu'alors
les organisations juridiques, prend désormais
des couleurs historiques; le nouveau système
remporta une victoire éclatante lorsque les na-
turalistes se mirent à représenter les relations
morphologiques des êtres vivants au moyen
d'hypothèses évolutionnistes. D'après Renan,
« les sciences historiques [sont de] petites scien-
ces conjecturales qui se défont sans cesse après
s'être faites » (Souvenirs etc., page ^63) ; jamais
pareille disproportion n'avait existé entre la ré-
gion moyenne, dont le caractère devient éphé-
mère, et les cimes où trônent la physique-mathé-
matique et la théologie; on pourrait dire sans
exagération, que le sol s'est effondré entre deux
falaises inaccessibles. Conformément à cet état
actuel de nos connaissances, Bergson prescrit
de « tracer une ligne -de démarcation entre
l'inerte et le vivant » : il attribue l'inerte à la
PRÉFACE XIX
logique; mais il recommande de n'accorder
qu'une valeur métaphorique aux déductions qui
portent sur l'autre domaine (Evolution créa-
trice, pages 216, '281-232; cf. page 212). A l'autre
extrémité, sur laquelle ce grand métaphysicien
n'a pas eu l'occasion de s'exprimer d'une façon
aussi explicite que sur la précédente, existe
également une frontière rigoureuse. Toutes les
recherches faites sur les origines chrétiennes
montrent que l'histoire ne peut atteindre, dans
des conditions de sûreté normales, les faits qui
prennent place dans l'établissement de la
dogmatique; il faut donc que l'historien qui
veut demeurer étranger à la théologie se rési-
gne à abandonner beaucoup des récits qu'on
trouve dans les anciens livres orthodoxes ;
mais il doit proclamer bien haut qu'il ne peut
démontrer, par aucune raison sérieuse, la va-
nité des convictions des théologiens. La région
moyenne devra suivre les mêmes lois que l'his-
toire qui exerce sur elle maintenant une hégé-
monie incontestable; on renoncera donc à
passer de la biologie à la théodicée; mais on
dira que les conditions de la, biologie ne permet-
XX PRÉFACE
tent pas de nier la possibilité de la création, des
miracles ou des expériences mystiques.
L'Evolution créatrice a été composée en se
conformant à ces principes. Il avait fallu que
Jacob eût vraiment l'esprit fort porté à mal
comprendre les textes métaphysiques pour qu'il
écrivît que, suivant Bergson, « Dieu n'est que
le produit de deux erreurs naturelles de l'esprit
qui ne résistent pas à un examen critique »
(Bulletin de la Société française de philosophie,
avril 1908, page 156). Divers théologiens ont cru
que Bergson avait voulu esquisser une méta-
physique panthéiste; mais cette interprétation
n'est plus possible depuis que le P. de Tonquédec
a publié deux lettres explicatives de Bergson
(Etudes, SO février 1912, pages 514-516) ; si le
langage de Bergson a pu paraître parfois avoir
des allures panthéistes, c'est qu'un fort senti-
ment de la nature {nous le savons par Chateau-
briand) est facilement classé par l'intelligence
dans la catégorie du panthéisme. Bergson a,
maintes fois, écrit que ses doctrines n'ont rien
de contraire à la religion; mais il ne se recon-
naît pas le droit de franchir le fossé que la mé-
PRÉPAGE XXI
taphysique actuelle est tenue de tracer entre la
biologie et la théologie.
Ceux de nos contemporains qui respectent
{d'une façon plus ou moins consciente) les
banalités démocratiques, sont disposés à penser
que la philosophie devrait placer au premier
rang dans le système intellectuel les notions
qui intéressent la majorité des citoyens, dans le
plus grand nombre des circonstances, en exci-
tant chez eux les désirs les plus vifs. Une doc-
trine qui fait descendre à une place très humble
toutes les connaissances qui nous touchent de
près dans le développement de la vie commune,
pour placer sur des cimes la physique-mathé-
matique et la théologie, ne pourra jamais être
acceptée par la tourbe immense des gens qui
s'imaginent s'être transportés aux plus hautes
régions de l'esprit lorsqu'ils ont lu des disser-
tations abondantes sur la prospérité des peuples,
sur les questions sociales et sur la diplomatie.
Les bons bourgeois, les hommes de progrès et
XXII • PRÉFACE
les parlementaires sont d'ailleurs très fiers de
leur rationalisme; ils accordent toute leur con-
fiance aux sociologues qui inventent des utopies
dans lesquelles les activités humaines seraient
subordonnées à des conditions qui paraissent à
leurs sectateurs capables d'assurer automati-
quement l'ordre dans la société moderne; les
philistins poursuivent de si grands desseins
qu'ils ont bien le droit de bousculer la conclu-
sion que la métaphysique a tirée de l'obser-
vation attentive du monde !
Voici quelques-uns des aspects sous lesquels
la religion apparaît à quelques personnages
représentatifs de l'esprit moderne. Croyant, en
sa qualité d'auteur d'innombrables traités éco-
nomiques, que r économie peut sans être ridicule
citer à son comptoir la science et la religion
pour mesurer les services que l'une et l'autre
peuvent rendre aux gens d'affaires, G. de Moli-
nari a publié un livre pour prouver que, si la
science fournit aux capitalistes de merveilleux
moyens de travail, la religion peut leur être
extrêmement utile, en élevant la moralité des
travailleurs à un niveau qui permettra Vexploi-
PREFACE XXIII
tation complète des inventions matérielles. —
Salomon Reinach, qui semble avoir été un peu,
dans l'étude de cette question, halluciné par
l'idée de progrès, croit que les religions sont des-
tinées à se dépouiller de tout ce que les théolo-
giens regardent comme spécifiquement reli-
gieux, pour se laïciser, comme les sciences se
sont laïcisées; il restera toujours, sans doute,
quelque chose de l'ancienne psychologie dévote,
mais ces manifestations sporadiques ne mérite-
ront plus l'attention des historiens; ce qui est
vraiment indescriptible, suivant lui, dans les
religions, c'est ce qu'elles renferment d'utile
pour l'ordre social. En conséquence, il définit la
religion « un ensemble de scrupules qui font
obstacle au libre exercice de nos facultés » ; au
milieu des prohibitions primitives, dues à des
causes souvent absurdes, il se produit une sé-
lection qui conserve seulement celles qui ne
sont pas inutilement gênantes: « le passage du
tabou à l'interdiction motivée, raisonnée, rai-
sonnable, c'est presque l'histoire du progrès de
l'esprit humain » (Orpheus, page 36, page 4,
page SI, page 6). A l'heure actuelle, nos prof es-
XXIV PRÉFACE
seurs font de très grands efforts pour créer des
pédagogies au moyen desquelles on arriverait,
espèrent-ils, à inculquer aux jeunes gens le res-
pect des règles que l'Etat juge utile d'imposer
pour rendre plus aisé le fonctionnement de la
légalité; si on écarte le décor dit laïque de cet
enseignement, on s'aperçoit que ses inventeurs
ont mis en œuvre plus ou moins adroitement
des souvenirs de la littérature classique, relatifs
à l'harmonie du monde, à la Providence, aux
droits divins de l'autorité; leurs systèmes consti-
tuent donc des contrefaçons de la théologie qui
pourront avoir une certaine efficacité tant que
les intelligences porteront encore une forte em-
preinte chrétienne. Cela a certainement bien
moins de tenue philosophique que la religion
laïcisée en vertu des lois de l'histoire, dont parle
Salomon Reinach; mxiis cela suffit à nos poli-
ticiens, uniquement préoccupés d'assurer leur
repos durant la durée éphémère de leur pouvoir.
Le désordre intellectuel produit par la prépo-
tence des intérêts vulgaires est beaucoup moins
considérable cliez les chefs d'industrie, qui ont
PREFACE XXV
presque tous fait aujourd'hui des études scien-
tifiques sérieuses, que chez les gens du monde
et les petits bourgeois. Flaubert avait remarqué
qu'il existe une grande ressemblance entre ces
deux espèces d'hommes qui semblent si dis-
tantes à un observateur superficiel. Il écrivait^
en 1871 à Georges Sand : « Tout le rêve de la
démocratie est d'élever le prolétaire au niveau
de bêtise du bourgeois. Le rêve est en partie
accompli. Il lit les mêmes journaux et a les
mêmes passions » ; — « Nous ne souffrons que
d'une chose : la bêtise. Mais elle est formidable
et universelle. Quand on parle de Vabrutisse-
ment de la plèbe, on dit une chose injuste,
incomplète. Conclusion : il faut éclairer les \
classes éclairées » ; — « Quand tout le monde *
pourra lire le Petit Journal et le Figaro, on ne
lira pas autre chose, puisque le bourgeois, le
monsieur riche, ne lit rien de plus. La presse
est une école d'abrutissement, parce qu'elle
dispense de penser » (Correspondance, tome IV,
page 80, page 78, page 74). — On a vu souvent
des gens du monde se muer sans la moindre
peine en démagogues, et obtenir de grands
XXVI PRÉFAOE
succès dans ce rôle ; ils n'avaient eu qu'à
apprendre le dictionnaire des lieux-communs
populaires; ce travail leur était facile, attendu
qu'ils étaient habitués, pour briller dans les
salons, à suivre les modes politiques, littéraires
ou musicales. — Anatole France, en devenant
un révolutionnaire distingué, n'est point sorti
de sa famille intellectuelle ; il avait toujours
composé ses livres en cueillant des bouquets
dans les bibliothèques ; les socialistes utilisent
infiniment plus souvent leur mémoire que les
facultés d'observation dont ils peuvent être
doués.
Depuis de nombreuses années, Salomon
Reinach étudie l'histoire des religions avec
l'intention d'utiliser ses recherches pour pro-
pager parmi les petits bourgeois un scepticisme
analogue à celui qui existait chez les gens du
monde à la fin du xviit siècle; il croit que la
renaissance catholique du xiX' siècle ne fut
qu'apparente, n'étant réellement qu'une mani-
festation des croyances qui existaient dans des
classes arriérées que la Révolution avait fait
PREFACE XXVII
monter subitement aux premiers rangs de la
société; un grand bouleversement pourrait en-
core provoquer une de ces fâcheuses recrudes-
cences « de la thaumaturgie, de la médecine mi-
raculeuse, du culte des idoles bariolées » qui ont
tant fait souffrir Salomon Reinach (Orpheus,
page 35), si des hommes, ayant le génie de
l'apostolat, ne faisaient comprendre au peuple
que le catholicisme est un résidu de grossières
superstitions, devenu inconciliable avec l'état
actuel des lumières (Cultes, Mythes et Religions,
tome III, page vi, page xv, page xviii). En
composant Orpheus il a donc voulu rajeunir la
polémique voltairienne, en utilisant tous les
faits que l'archéologie a découverts de notre
temps, en interprétant les vieilles croyances
d'une manière plus vraisemblable qu'on ne le
faisait au xviii^ siècle, en appréciant équitable-
ment les services rendus par les religions dans
le passé. Beaucoup de critiques {comme le
P. Lagrange, dans Quelques remarques sur
r Orpheus) ont été scandalisés de voir Salomon
Reinach mêler des hypothèses infiniment
hasardeuses à des résumés de sérieux mémoires
XXVIII PRÉFACE
académiques; mais ces hypothèses, destinées à
ruiner le prestige de /'Infâme, constituent aux
yeux de l'auteur la partie essentielle d'Orpheus;
c'est pour la faire accepter facilement par des
primaires dont la légèreté est égale à celle des
anciens voltairiens, que l'érudition a été prodi-
guée dans ce manuel. Les petits bourgeois et
les gens du monde, tous fiers de leur médiocre
culture, accordent une confiance illimitée aux
savants qui soumettent à leur incompétence
des vulgarisations de leur science; habitués à
disserter sur de vaines paroles, ils ne sont pas
choqués par les fantaisies historiques de tels
courtisans; ceux-ci avec quelques syllogismes
peuvent engluer de tels lecteurs, qui d'ailleurs
raffolent de la dialectique, comme tous les
hommes dont l'esprit est incapable de mesurer
le poids d'une preuve. En définitive, Orpheus
est un excellent témoin de l'identité qui existe
entre l'intelligence des petits bourgeois et celle
des gens du monde.
Si maintenant nous cherchons à remonter
aux sources qui alimentent la volonté chez les
PRÉFACE XXIX
petits bourgeois et chez les gens du monde,
nous sommes frappés de constater que les deux
classes sont également placées sous la direction
de Mammon. Les uns et les autres ne s'intéres-
sent dans la production à rien de ce qui est
technique, scientifique, psychologique, pour
penser seulement aux revenus qu'elle peut
procurer; le désir de l'argent les talonne de la
même manière, parce que de la même manière,
chez les uns et les autres, les désirs dépassent
les ressources; ils n'éprouvent, pas plus les uns
que les autres, le moindre scrupule au sujet
des origines plus ou moins honorables des
fortunes. De pareils personnages détestent l'as-
cétisme de Pascal, que les philosophes n'ont
pas toujours bien expliqué. En 1900, dans un
excellent opuscule, Boutroux donnait claire-
ment à entendre que l'auteur des Pensées aurait
bien fait de se contenter de suivre les conseils
donnés par Socrate sur la tempérance (Pascal,
page W4); deux ans plus tard, William James
prenait résolument la défense des mystiques si
longtemps tournés au ridicule par ces psycho ■
logues-médicastres qui ont cru que le type de
\ \ \ PRÉFACE
l'humanité la plus élevée a été réalisé par la
bourgeoisie bien entraînée aux sports; aujour-
d'hui Boutroux, s'inspirant de l'auteur de
L'expérience religieuse, écrit : « Lorsqu'il s'agit
de génie et de grandeur, il faut avouer que
la santé ne suffit plus. Tout ce qui se fait de
grand chez l'homme, être médiocre, suppose,
Pascal l'a bien vu, une rupture d'équilibre.
Nous ne saurions critiquer en principe, dans
la méthode de Pascal, le recours à l'ascétisme
par où l'homme, s'il sait en user, parvient à
dépasser l'homme » (Foi et Vie, 16 janvier 1913,
pages 35-36).
Mais que faut-il penser de la pratique de
Pascal ? Je doute fort qu'il ait été parfois
(( détourné de la voie qui convient à l'homme,
ainsi que le suppose Boutroux, par [la] fan-
taisie de vouloir exceller en tout)); le grand
chrétien qui nous a livré le fameux entretien
connu sous le nom de Mystère de Jésus, avait
bien le droit de se croire appelé à recevoir des
communications surnaturelles ; il était donc
convenable qu'il cherchât, par tous les moyens
qu'il concevait, à rendre son âme digne de ces
PRÉFACE XXXI
faveurs. D'autre part, en un temps où le senti-
ment juridique était particulièrement fort, il
existait dans le système de l'intelligence une
continuité rendant particulièrement difficile
d'expérimenter la libre coexistence de la
science et de la religion ; c'est à cause de ce
caractère si remarquable du xvii" siècle que
Pascal, grand physicien, a redouté de se laisser
trop enchanter par la science ; il était bien
naturel qu'il estimât prudent d'isoler la religion
dans l'ascétisme. Je crois, d'ailleurs, que les
solitaires du Port-Royal auraient mieux rempli
les missions qu'ils s'étaient assignées, s'ils
avaient appartenu à un ordre religieux sévère
qui aurait pu discipliner leurs désirs de morti-
fication ; les fondateurs des grands instituts
monastiques ont créé des types de vie chré-
tienne dont la valeur a été consacrée par l'expé-
rience ; les directeurs de conscience estiment
tous qu'il est dangereux de s'abandonner, en
fait d'ascétisme, aux suggestions de l'imagi-
nation. Port-Royal ne semble pas avoir été
toujours parfaitement inspiré dans ses austé-
rités
XXXII PRÉFACE
En étudiant le christianisme, le métaphysi-
cien se trouve en présence d'expériences histo-
riques, faites dans des conditions précises, qui
lui permettent de reconnaître comment des
convictions absolues peuvent se maintenir
dans notre âme, en dépit des habitudes créées
par la vie ordinaire; petits bourgeois et gens
du monde sont d'accord pour condamner ce
qu'ils nomment des exagérations d'énergu-
mènes aigris par la solitude; l'expérience chré-
tienne nous donne le droit de rattacher leur
attitude à cette horreur que les gens d'esprit
mercantile éprouvent pour l'ascétisme. L'ascé-
tisme des maîtres de vie spirituelle nous appa-
raît, en définitive, comme le sijmbole d'un
ascétisme moins tendu qui peut rendre encore
la volonté accessible à des impératifs difficile-
ment conciliables avec les usages de la société
civile; une telle volonté peut ensuite ouvrir à
l'intelligence des vues nouvelles sur la réalité ;
ainsi peut se constituer une philosophie de la
destinée qui a parvient à dépasser l'homme >).
Il me semble que dans la parole suivante de
William James il y a comme une résonnançe
PRÉFACE XXXIII
du vieil enthousiasme puritain : « C'est dans
l'héroïsme, nous le sentons bien, que se trouve
caché le mystère de la vie. Un homme ne
compte pas quand il est incapable de faire
aucun sacrifice » (L'expérience religieuse, trad.
franc, P^ édition, page 312); — « Prolongement
d'un instinct primitif universel, [la guerre}
est, encore à l'heure actuelle, la seule école
d'énergie qui soit accessible à tous sans excep-
tion... Ce qu'il nous faut maintenant découvrir
dans le domaine social, c'est l'équivalent moral
de la guerre : quelque chose d'héroïque qui
parle à l'esprit des hommes, de tous les hom-
mes, autant que la guerre... J'ai souvent pensé
que dans le culte de la pauvreté, ce vieil idéal
monacal, ... il pouvait y avoir quelque chose
comme l'équivalent moral de la guerre dont
nous sommes en quêter) (page 315); — a La
peur de la pauvreté qui règne dans les classes
cultivées est, sans contredit, la pire des maladies
inorales dont souffre notre civilisation contem-
poraine » (page 317) .
Nous voilà bien près de Proudhon, qui, lui
aussi, a célébré les vertus guerrières et qui a
XXXIV PRÉFACE
prescrit à Vhumaniié les lois du travail, de la
pauvreté et de la chasteté. Après avoir lu Port-
Royal, que lui avait envoyé Sainte-Beuve, il écri-
vait, le '24 mai i860, à Un de ses amis : « J'ai
conclu de tout cela... la nécessité de s'occuper
sérieusement de remplacer pour les honnêtes
gens de l'avenir les Exercices de la spiritualité
chrétienne. Je comprends que Cè n'est pas assez
de poser des principes, d'indiquer des règles, de
définir le droit et le devoir, d'enseigner la civi-
lité puérile et honnête; il faut encore faire de la
pratique de la vertu [passez-moi ce mot si mdl
porté) une occupation assidue; il faut enfin ne
pas se contenter de respecter la morale grosso
modo; il convient, comme les Port-Royalistes
l'avaient rêvé, d'y apporter un peu de soin et,
si le mot ne se prenait en mauvaise part, de
raffinement. Il faut, dirai-je, travailler à réali-
ser en nous-même notre idéal; sans quoi la vie
est une dégringolade continue; et comme les
orangs, après avoir commencé par la gentillesse,
nous finissons par la brutalité. » Sainte-Beuve
a évidemment raison de voir dans cette lettre
{qui n'a pas été recueillie dans la Gorrespon-
PRÉFACE XXXV
dance) un très important témoignage apporté
par un grand moraliste en faveur de l'utilité
de l'ascétisme (Port-Royal, tome III, pages 613^
614),
Nous apprécierons encore mieux l'ascétisme
de Proudhon^ quand nous aurons comparé ces
nobles paroles au programme des révolution-
naires panthéistes allemands, qui a été tracé par
Henri Heine avec un certain cynisme : « Nous
ne voulons, disait-il aux républicains vertueux^
Hi sans-culottes, ni bourgeoisie frugale^ ni pré-
sidents modestes; nous fondons une démocratie
de dieux terrestres, égaux en béatitude et en
sainteté. Vous demandez des costumes simples,
des mœurs austères et des jouissances à bon
marché; et nous, au contraire, nous voulons le
nectar et l'ambroisie, des manteaux de pourpre^
la volupté des parfums, des danses de nymphes^
de la musique et des comédies, » (De l'Allema-
gtie, édition de IS56, tome I, page 84). Ces sen-
timents sont ceux que l'on rencontre chez les
gens du monde qui ont l'ambition de se lancer,
à la manière de Morny, dans les aventures de
la grande politique ; en adoptant Henri Heine
XXXVI PRÉFACE
pour un des maîtres de sa pensée, la socialde-
mocratie a avoué que les aspirations de ses
chefs sont celles d'abonnés du Gaulois; aussi
les lecteurs du Vorwaerts éprouvent-ils pour
Proudhon autant d'aversion que les adorateurs
de Baal ont pu en éprouver pour le prophète
Elie. Nos socialistes officiels, qui se défendent
si énergiquement d'être des ascètes, ressemblent
à leurs confrères d'outre-Vosges. Il y a quel-
ques années un intellectuel socialiste, qui cite
volontiers Proudhon, exprimait assez drôlement
son opinion sur les « camarades » secrétaires
de syndicats : « Ça ne vit pas! Des loyers de
quatre cents francs I » Oriani avait donc bien
raison d'écrire en 1909 : « Qui en France res-
semble aujourd'hui à Proudhon? » (Fuochi di
bivacco, page 160), L'histoire du socialisme
contemporain montre combien est vraie cette
sentence de William James : « Sur la scène du
monde, c'est l'héroïsme, et l'héroïsme seul, qui
tient les grands rôles. » (L'expérience religieuse,
page 312).
PREFACE XXXVII
Je suis persuadé que, dans quinze ou vingt
ans, une nouvelle génération, débarrassée, grâce
au bergsonisme, des fantômes construits par
les philosophies intellectualistes depuis Des-
cartes, n'écoutera plus que les hommes capables
de lui expliquer la théorie du mal; alors on en-
tendra les étudiants crier à leurs maîtres :
« Parlez-nous de Pascal » , comme, au début du
xvi" siècle, les élèves des Universités italiennes
criaient à leurs professeurs, quand ils voulaient
mettre à l'épreuve leurs doctrines : « Parlez-
nous de l'âme. » {Renan, Averroès, page 355) ;
c'est qu'on trouve dans les Pensées les plus
fortes pages qu'un auteur français ait écrites
sur le mal. Proudhon aurait été bien digne de
reprendre la question au point où l'avait menée
Pascal; mais l'esquisse qu'il donna en 1846 est
radicalement gâtée par l'idée fantasmagorique
d'une science qui va permettre de réaliser une
société rationnelle; je me demande s'il n'a pas
été, plus tard, empêché de corriger ce malheu-
reux essai par un certain optimisme utopique
XXXVIII PRÉFACE
dont les meilleurs esprits de son temps ne pou-
vaient complètement se dégager. Il m'est arrivé,
plus d'une fois, de jeter un regard sur l'abîme,
mais sans oser m'y aventurer; j'avais pensé, un
instant, commenter quelques textes de Pascal à
la fin des Illusions du progrès; j'ai trouvé pru-
dent de ne pas aborder un sujet qui est trop
odieux à nos contemporains. Je crois cependant
reconnaître à quelques iiidices que déjà com-
mence à se former l'ère qui attribuera la place
qui convient à la métaphysique du mal.
Georges Sorel.
Janvier 1914.
AVANT-PROPOS
Je réunis dans ce volume quelques articles,
vieux déjà de quelques années, puisque le
premier, Anarchisme individualiste, remonte
à mai 1905 et que les autres ont paru dans le
Mouvement socialiste de juillet 1907 à mars
1908, et je les réunis tels quels, sans rien chan-
ger au texte primitif, auquel je n'ai fait qu'ajou-
ter quelques notes. D'aucuns ne manqueront
pas de dire qu'il y a là, de ma part, une certaine
impudence, étant de notoriété publique, paraît-
il, que, de syndicaliste révolutionnaire, je suis
devenu... royaliste. Et je ne sais ce qu'en pense-
ront les personnes de bonne foi, douées de quel-
que sens philosophique, et que n'aveugle pas le
déplorable esprit de parti, propre à la démocra-
tie ; mais je leur dois un aveu : c'est qu'en cons-
cience je ne crois pas avoir changé, comme on
dit, mon fusil d'épaule, ni être passé de l'autre
8 AVANT-PROPOS
côté de la barricade. Fidèle à la promesse de
mes vingt ans de consacrer ce que je puis avoir
de force intellectuelle au service de la classe
ouvrière (je ne puis lui consacrer autre chose,
n'étant ni ouvrier, ni apprenti dictateur, ni as-
pirant chef de parti), auteur des Dialogues so-
cialistes, où certes on pourrait relever quelque
naïveté et, comme disait M. Eugène Fournière,
un enthousiasme marxiste quelque peu exagéré,
et des Nouveaux aspects du socialisme, colla-
borateur du Mouvement socialiste aussi long-
temps que cette revue fut digne de recevoir la
copie du maître Georges Sorel, que je n'hésite
pas ici à proclamer le premier philosophe-his-
torien de ce temps — je ne me suis pas pré-
senté à la députation, après avoir déblatéré
contre le crétinisme parlementaire ; je n'ai sou-
tenu la candidature d'aucun démocrate, après
avoir critiqué à fond la démocratie ; je ne suis
pas rentré dans le giron de l'Eglise unifiée,
après avoir rejeté tous les partis ; je suis resté
ce que j'étais, honnêtement, tranquillement, en
dehors et au-dessus de toute coterie, de toute
intrigue, de toute agitation. Suis-je devenu
royaliste ? Je n'ai pas caché, certes, mes sympa-
thies pour un mouvement comme celui de VAc-
AVANT-PROPOS U
tio7i française. J'ajouterai même que j'ai trouvé
à V Action française plus d'esprit véritablement
républicain (1) qu'ailleurs : le mot de Bonald
sur la fierté républicaine unie au loyalisme mo-
narchique n'est pas qu'un mot, c'est une réa-
lité ; et l'expérience démocratique actuelle se
charge de nous démontrer qu'on peut, au con-
traire, concilier le plus plat servilisme avec les
déclarations les plus libertaires : Guillaume II
trouve des juges à Berlin; et la République ac-
tuelle n'a plus que des laquais de justice, qui
rendent des services et non des arrêts, tel le
scandaleux jugement de Versailles. L'abstrac-
tion libertaire n'est nullement, on l'a dit mille
fois, génératrice de liberté réelle. Mais je
n'avais pas à « devenir » royaliste; un syndica-
liste est, par définition, un ennemi de l'Etat,
quel qu'il soit ; car si le problème de l'Etat se
pose et ne peut pas ne pas se poser, le rôle du
(1) Ferai-je ici une déclaration de foi républicaine et
donnerai-je un détail personnel? Mon père, à la fin du
second Empire, était un ardent républicain; et il est
remarquable que V Action française a vis-à-vis du régime
actuel la même signification que l'opposition républicaine
vis-à-vis de l'Empire : ce régime n'est pas plus digne de la
France que le régime bonapartiste.
10 AVANT-PROPOS
syndicalisme reste ossunliolleinciil de Jiiniter et
de cantonner l'Etat ; et l'opposition du syndi-
calisme à la démocratie vient précisément de ce
que la démocratie c'est, avant tout et inélucta-
blement, l'Etat étendu à tout, l'Etat envahissant
tout et devenant le succédané moderne de l'an^
tique Providence.
On sait le rôle central que joue l'antinomie
dans la pensée proudhonienne, et j'ai essayé,
dans mon article de V Indépendance (1), de le
mettre en lumière. C'est la Théorie de la pro-
priété qui donne la clef des prétendues contra-
dictions de l'auteur de la Justice, et l'on sait
que Proudhon y oppose l'absolutisme proprié-
taire à l'absolutisme étatique. « La vérité, selon
moi, écrit-il, est que si la propriété est absolue,
l'Etat aussi est absolu; que ces deux absolus
sont appelés à vivre en face l'un de l'autre,
comme le propriétaire est appelé à vivre en
face de son voisin propriétaire; et que c'est de
l'opposition de ces absolus que jaillit le mouve-
ment politique, la vie sociale, de même que de
l'opposition des deux électricités contraires
jaillit l'étincelle motrice, lumineuse, vivifiante,
(1) Voir L'Indépendance du l*"" avril 1912.
AVANT-PROPOS 1 1
la foudre » (1). Telle est la pensée maîtresse de
Proudhon, et quand on l'a bien saisie, le pré-
tendu chaos que serait le proudhonisme s'or-
donne aisément. Le mouvement social résulte
du choc de deux absolus; voilà ce qu'il faut
bien comprendre, et ce que le relativisme
démocratique ne veut pas comprendre, lui
qui prétend expulser tout absolu et couler
toute la vie dans la plate transparence d'un
rationalisme antimétaphysique, antipoétique et
antivital. Or, pour appliquer tout de suite
cette vérité à mon propos, le mouvement natio-
naliste est un absolu, le mouvement syndi-
caliste est un autre absolu ; l'un prétend res-
taurer l'Etat dans l'absolutisme de sa notion
et de sa réalité, l'autre donner à la société,
c'est-à-dire aux groupes sociaux, aux syn-
dicats, une autonomie non moins absolutiste ;
ce sont deux mouvements qui semblent et qui
sont, en effet, aux antipodes l'un de l'autre ; et,
néanmoins, c'est de leur libre opposition que
jaillira le nouvel équilibre social. Les extrêmes
se touchent, dit la sagesse populaire : c'est la
formule même, courante et commune, de la vé-
(1) Théorie de la Propriété, p. 193.
12 AVANT-PROPOS
rité profonde mise en lumière par Proudhon
dans sa Théorie de la propriété.
C'est pourquoi je n'ai pas cru devoir rien
changer à l'expression tranchante et absolue de
ma foi syndicaliste, telle qu'elle me possédait
il y a six ans. Certes, le mouvement syndicaliste
est loin d'avoir justifié toutes les espérances
qu'il suscita ; et par cela même cette expression
tranchante et absolue paraîtra à plus d'un lec-
teur relever d'un utopisme échevelé, ou, tout
au moins, d'un optimisme fort exagéré.
M. Georges Dumesnil, dans l'article qu'il a con-
sacré à Sorel dans V Amitié de France, s'éton-
nait déjà de trouver tant d'optimisme chez un
auteur qui affecte par ailleurs un pessimisme
si radical. Mais M. Dumesnil n'a pas bien saisi,
il me semble, la nature du mythe sorelien (par
exemple, le mythe des premiers chrétiens n'est
nullement le mythe du Jugement dernier). Le
mythe, selon Sorel, est une expression de vo-
lontés, et non, comme l'utopie, la traduction in-
tellectualiste de rêveries sociales. Sorel part de
cette constatation bien simple, qu'on ne ferait
jamais rien dans le monde s'il n'y avait que la
raison ; la raison est foncièrement relativiste ;
et l'action relève de l'absolu. C'est ce que doit
AVANT-PROPOS 13
comprendre, je pense, tout naturellement, un
croyant comme M. Dumesnil. Les premiers chré-
tiens attendaient le retour prochain du Christ;
cette foi absolue leur a donné la force de
résister aux persécutions et a permis à l'idéo-
logie chrétienne d'atteindre à une pureté et
une vigueur qui ont assuré son succès histo-
rique. Le Christ, naturellement, n'est pas venu;
mais la croyance à son retour prochain s'est
transformée en l'expérience sacramentelle.
La démocratie n'a pas permis, malheureuse-
ment, à l'idéologie syndicaliste d'acquérir la
même vigueur. Le syndicalisme s'est rapide-
ment décomposé dans l'ambiance marécageuse
de la démocratie. Il est retombé soit dans le so-
cialisme politique, soit dans le vieil anarchisme,
c'est-à-dire, comme je l'ai établi, dans les deux
formes extrêmes de l'idéologie démocratique.
Le mythe de la grève générale, qui devait jouer
dans le mouvement ouvrier le rôle que le mythe
du retour prochain du Christ joua dans le
christianisme primitif, s'est rapidement dis-
sous au contact des intrigues politiciennes :
l'échec de la grève des cheminots lui a porté un
coup mortel. Depuis, le syndicalisme se traîne
dans une impuissance que Griffuelhes lui-même
14 AVANT-PROPOS
est le premier à dénoncer. La classe ouvrière,
soi-disant, a un journal à elle ; mais ce journal,
infesté do la vieille et surannée idéologie anar-
chiste, et plein, par ailleurs, de complaisances
politiciennes, a cru devoir hausser les fameux
ce bandits tragiques » au fang de héros et com^
parer la mort de Garouy à celle de Socrate 1
Quand un mouvement aboutit à do telles insa-
nités, on peut dire qu'il se condamne lui-même
et se suicide* Yvetot pourra nous traiter d' « in-
tellectuels prétentieux » et le juif Rappoport, à
la suite des politiciens du Vorwaerts, attribuer
à Sorel... la paternité des Bonnot et Garnier : le
« crime anarchiste » n'est pas encore parvenu
à revêtir le prestige esthétique et social que
certains « crimes » eurent dans l'histoire. Je
laisse aux rédacteurs de la Bataille syndicaliste
le soin d'en rechercher les raisons : ils finiront
peut-être par découvrir que l'humanité ne peut
vivre de ce qui la tue et que ce n'est pas en
magnifiant la crapule que la classe ouvrière
peut se grandir au rang de « nouvelle élite
sociale ».
Il se produit actuellement dans la bourgeoisie
un réveil dont il serait téméraire, sans doute,
de tirer des conclusions trop ambitieuses, maie
AVANT-PROPOS 15
qui se traduit par une baisse certaine de l'idéal
pacifiste et humanitaire : les jeunes bourgeois,
qui, il y a quinze ans, se disaient socialistes et
adhéraient à des groupes d'étudiants collecti-
vistes, vont aujourd'hui à V Action française ou
rejoignent leur classe. La dégénérescence bour-
geoise prendrait donc fin : nous ne pouvons,
nous syndicalistes, que nous en réjouir. Reste
à la classe ouvrière à suivre le même mouve-
ment et à remonter le courant de dégénéres-
cence où, elle aussi, s'est laissée entraîner ; il
faudrait que le réveil des valeurs héroïques,
qui semble se manifester dans la jeune bour-
geoisie, se produisît aussi dans la jeunesse
ouvrière : nous entrerions ainsi dans une nou-
velle ère classique, guerrière et révolutionnaire,
où, toute espèce de romantisme étant décidé-
ment surmontée, de grandes choses pourraient
de nouveau s'accomplir. Puisse l'intérêt qui
semble se réveiller autour de la mémoire de
Proudhon être le signe et le gage de cette
Renaissance !
Mars 1913.
INTRODUCTION
Tradition et Révolution
On sait par quel apologue Proudhon commence
son beau livre de la Guerre et la Paix: l'apologue
d'Hercule, le héros grec, bafoué par un maître
d'école et brisant tout sur cette estrade où ce pé-
dant lui refusait un prix. « Le tumulte, écrit Prou-
dhon, arrive jusqu'au palais, où était la mère
d'Hercule, la digne Alcmène. Elle avait été d'une
beauté splendide; parvenue à l'âge mur, on l'eût
prise pour la déesse de la force. Elle vient, dit
un mot à son fils, dont la rage, en présence de
sa mère, tombe, mais pour éclater en sanglots.
Alors, elle demande au maître, demi-mort, ce que
signifie cet esclandre. Celui-ci s'excuse de son
mieux, proteste de son respect pour la princesse,
mais ne peut lui dissimuler que son fils, ce puis-
sant, ce superbe, ce magnanime Hercule, n'est
après tout qu'un fruit sec. Alcmène, contenant à
peine un éclat de rire, tant la figure du maître lui
4
18 INTRODUCTION
semblait drôle, lui dit: « Sot que tu es, que n'éta-
« blissais-tu aussi dans ton école un prix de gym-
« nastiquc? Crois-tu que la ville n'ait besoin que
« de musiciens et d'avocats? Allons, mon lils,
« descends-moi ce pédant; tes études sont ache-
« vées. Et c'est toi, ajouta-t-elle en parcourant les
« bouquets jetés au héros, qui as remporté le pre-
« mier prix... au jugement des jeunes filles de
« Thèbes. » « Ce fut, ajoute Proudhon, à la suite
de cette aventure qu'Hercule institua les jeux
olympiques, imités plus tard dans les néméens,
les pythiques, les isthmiques, et qui furent célé-
brés, pendant une longue suite de siècles, dans
toute la Grèce. A ces jeux, les historiens et les
poètes venaient faire montre de leur talent, aussi
bien que les athlèk's de leur vigueur. Hérodote y
lut son histoire; Pindare s'y rendit fameux par
ses odes. Deux hommes, ex œquo, créèrent l'idéal
grec. Hercule et Homère. Le premier, bafoué dans
sa force, prouva que la force peut, à l'occasion,
avoir plus d'esprit que l'esprit même, et que, si
elle a sa raison, elle a par conséquent aussi son
droit. L'autre consacra son génie à célébrer les
héros, les hommes forts, et depuis plus de vingt-
cinq siècles la postérité applaudit à ses chants. »
Dans ce maître d'école, ce pédant, refusant un
prix à la force et traitant Hercule de fruit sec, on
reconnaît l'ancêtre, le prototype de nos Intellec-
tuels, ces dreyfusiens propres à rien, comme on
TRADITION ET RÉVOLUTION 19
aime à les appeler, et à juste titre, à V Action fran-
çaise, et qu'on distingue à une double incapacité
et à une double incompréhension: l'incapacité
militaire et l'incapacité ouvrière, l'incompréhen-
sion de la Guerre et l'incompréhension du Travail.
Au Cercle Proudhon, c'est-à-dire au confluent des
deux mouvements nationaliste et syndicaliste, on
a donc toute raison de s'attaquer à cette espèce
de caste, les Intellectuels, qui, en possession de
l'Etat, essaie d'imposer à la Cité moderne cet
idéal nauséabond, négation des antiques valeurs
héroïques, religieuses, guerrières et nationales,
comme des modernes valeurs ouvrières, et qui
s'intitule idéal humanitaire, pacifiste et rationa-
liste.
Le !"■ janvier 1903, dans un article du Mouve-
ment socialiste, « Socialisme ou Etatisme? » j'écri-
vais: « La bourgeoisie, à proprement parler, n'a
pas d'idée sociale; le régime social bourgeois, c'est
l'anarchie pure et simple; il n'y a plus de cité; le
caractère social des actes n'apparaît plus; aucun
principe supérieur et idéal ne vient plus tirer les
individus hors du cercle étroit de leur vision
égoïste. C'est que Vidée sociale ne peut guère re-
vêtir que deux formes: elle est militaire ou ou-
vrière; elle ne peut être bourgeoise. La Cité antique
fut une Cité héroïque, dont toutes les institutions
gravitaient autour de la Guerre, source et principe
de toute vertu; elle s'est dissoute le jour où l'idéal
20 INTRODUCTION
héroïque et guerrier a fléchi. Aujourd'hui, c'est
autour des Institutions du Travail, comme ciment,
que doit se réédifier la Cité moderne; ce sont les
exigences du Travail qui doivent faire refleurir
au cœur des hommes cet héroïsme dont l'anti-
quité nous a ofl'ert les premiers exemplaires admi-
rables ». Et j'ajoutais ceci: « Mais c'est là une
révolution profonde, et qui n'est encore que vir-
tuelle; et l'on comprend qu'entre Vidéal guerrier
sur son déclin et Vidéal ouvrier encore en gesta-
tion, la société soit si désemparée; on s'explique
la force encore prodigieuse du nationalisme. N'au-
ra-t-il pas sa raison d'être, et comme sa légitimité,
tant que le prolétariat n'aura pas fait descendre
son idée sociale en de vivantes institutions et que
l'armée, symbole visible et éclatant, incarnera la
Cité? » Et l'on me permettra d'ajouter encore ces
quelques lignes, qui mettront en pleine lumière
le point de vue où je me plaçais alors: « Cepen-
dant, dans ce long intervalle, qui va de la disso-
lution antique à l'ère nouvelle, l'idée sociale n'a
pu rester à l'état de pur souvenir ou de simple
espérance, et comme veuve; et c'est l'Etat, sous
la forme césarienne, monarchique ou démocrati-
que, qui l'a tour à tour épousée; lui seul a pu
redonner à cette poussière d'individus qu'était de-
venue la Cité une unité au moins extérieure et
apparente. C'est ce qui explique son prestige, sa
puissance mystique ; c'est ce qui engendre, perma-
TRADITION ET RÉVOLUTION 21
nentes et toujours si vivaces, les illusions étatistes
et ce mysticisme gouvernemental, dont le surna-
turel démocratique n'est que la dernière forme. »
On le voit : je semblais admettre alors qu'entre
ce que j'appelais Vidéal guerrier sur son déclin
et Vidéal ouvrier encore en gestation, il y avait
une opposition absolue et que celui-ci ne pouvait
être que la négation radicale de celui-là. Et quand,
en 1907, j'écrivais mes Marchands, Intellectuels
et Politiciens, fidèle encore à ce point de vue,
j'appelais de mes vœux, comme aboutissant natu-
rel du mouvement ouvrier moderne, la mort de
VEtat, cet être mystique, cette Providence laïque,
dont les syndicats ouvriers devaient épuiser pro-
gressivement le contenu pour le laisser finalement
retomber à plat sur lui-même, comme une cosse
vide. C'est ce qui a permis à M. Guy-Grand, quand
il s'est avisé d'étudier successivement la Philoso-
phie nationaliste et la Philosophie syndicaliste, de
dire qu'entre des gens qui affirmaient la nécessité
de l'Etat et des gens qui en conspiraient la ruine
totale, il ne pouvait y avoir de collusion ; que leur
alliance était un vrai scandale, intolérable à la rai-
son comme à la morale publique. Il ajoutait que
cette opposition, de nature politique, se doublait
d'un antagonisme sur le terrain philosophique, les
nationalistes, comme il est naturel à des étatistes,
étant intellectualistes, et les syndicalistes, comme
il est naturel encore à des antiétatistes, étant des
22 INTRODUCTION
intuitionistcs, des mystiques, des bergsoniens.
mettant l'action au-dessus de l'Intelligence et l'in-
tuition au-dessus de la Raison.
Nous voici donc au cœur même de notre sujet:
c'est l'équation intellectualisme = étatisme, qui
est posée par M. Guy-Grand, c'est-à-dire par un
représentant de ceux que nous considérons comme
formant une vraie caste moderne, à savoir ces
Intellectuels dont la vocation politicienne et
l'amour de l'Etat sont bien connus. Mais M. Guy-
Grand n'a pas pris garde à deux choses en fai-
sant les oppositions qu'il croit d'une évidence ir-
résistible. C'est: l"* que l'Etat dont Maurras et
V Action française poursuivent la restauration ne
ressemble pas plus à l'Etat démocratique moderne
que le Chien, constellation, ne ressemble au chien,
animal aboyant; 2'' que 1' « Intellectualisme »,
dont Maurras est un représentant éminent, est
non moins étranger à l'intellectualisme démocra-
tique, dont lui, Guy-Grand, est un représentant
tout aussi qualifié.
Quels sont, en effet, les caractères de l'Etat
démocratique moderne ? C'est un Etat abstrait,
centralisé, pacifiste; c'est un Etat qui, abdiquant
les fonctions propres à l'Etat, fonctions qui sont
toutes relatives à sa nature guerrière (armée,
diplomatie, justice), s'arroge des fonctions étram-
gères et parasitaires, des fonctions économiques
et administratives, dont il s'acquitte d'ailleurs
TRADITION ET RÉVOLUTION 23
fort mal et qu'il devrait laisser à l'autonomie
de la société civile; en un mot, c'est un Etat,
qui, de guerrier, est devenu pacifiste, de 'poli-
tique, économique, par une subversion anor-
male de sa véritable nature. C'est précisément
contre l'hypertrophie de cet Etat, de cet énorme
Parasite, qui, comme l'a dit Marx, « paralyse le
libre mouvement de la société et en dévore la
substance », que le syndicalisme a engagé la
lutte; c'est cet Etat-là, dont il conspire la mort de
toute son énergie; c'est ce fleuve lâché et débordé
sur la société, comme le Nil sur l'Egypte, avec
cette différence... considérable que le Nil féconde
l'Egypte et que l'Etat tarit et dessèche la vie so-
ciale, que le syndicalisme voudrait faire rentrer
dans son lit.
Or, justement, que serait la Monarchie, dont
Maurras conspire la restauration? Elle serait une
Monarchie antiparlementaire, décentralisée, héré-
ditaire et traditionnelle, c'est-à-dire qu'elle serait
un Etat qui, au lieu d'être abstrait, serait, incarné
dans une famille, ce qu'il y a de plus concret,
de plus vivant, de plus réaliste; ce serait l'Etat
fait Homme, et non plus cette monstrueuse abs-
traction bureaucratique, qu'est l'Etat démocratique
moderne. Et c'est à dire qu'au lieu d'être ce
fleuve débordé, dont nous parlions plus haut,
il serait, ramené à ses limites naturelles et rentré
dans son lit, une source limpide, un réservoir
24 INTRODUCTION
dont l'eau, par sa pureté même et sa haute concen-
tration, entretient et exhausse à leur plus haut
niveau tous les courants de la vie sociale; cet
Etat serait un exhausteur et non un épuiseur;
en un mot, la Monarchie rêvée et conspires par
Maurras et V Action française serait l'Etat ramené
à sa nature politique et guerrière, abdiquant ses
usurpations civiles et économiques, pour se can-
tonner dans son rôle de soldat, de diplomate et
de haut justicier, la guerre, la diplomatie et la
justice constituant les trois faces du même phé-
nomène.
Mais n'est-ce pas sous cet aspect que Proudhon
finit par concevoir l'Etat? Ecoutons-le, en effet:
« Dans une société régulièrement organisée, tout
doit être en croissance continue, science, indus-
trie, travail, richesse, santé publique; la liberté et
la moralité doivent aller du même pas. Là, le
mouvement, la vie ne s'arrêtent pas un instant.
Organe principal de ce mouvement, l'Etat est
toujours en action, car il a sans cesse de nou-
veaux besoins à satisfaire, de nouvelles questions
à résoudre. Si sa fonction de premier moteur et
de haut directeur est incessante, ses œuvres, en
revanche, ne se répètent pas. // est la plus haute
expression du progrès. Or, qu'arrive-t-il lorsque,
comme nous le voyons presque partout, comme
on l'a vu presque toujours, il s'attarde dans
les services qu'il a lui-même créés et cède
TRADITION ET RÉVOLUTION 25
à la tentation de l'accaparement ? De fon-
dateur, il se fait manœuvre; il n'est plus le
génie de la collectivité qui la féconde, la di-
rige et l'enrichit, sans lui imposer aucune gêne:
c'est une vaste compagnie anonyme, aux six cent
mille employés et aux six cent mille soldats, or-
ganisée pour tout faire, et qui, au lieu de venir
en aide à la nation, au lieu de servir les citoyens
et les communes, les dépossède et les pressure.
Bientôt, la corruption, la malversation, le relâ-
chement entrent dans ce système; tout occupé à
se soutenir, d'augmenter ses prérogatives, de mul-
tiplier ses services et de grossir son budget, le
pouvoir perd de vue son véritable rôle, tombe dans
l'autocratie et l'immobilisme; le corps social souf-
fre, et la nation, à rebours de sa loi historique,
commence à déchoir » (1).
Nous avons bien ici, décrite par Proudhon, l'op-
position de l'Etat concret, souverain absolu dans
un domaine limité, premier moteur et haut direc-
teur, et de l'Etat démocratique moderne, com-
paré très justement à une société anonyme, qui,
de fondateur, se fait manœuvre, et, cessant d'être
le génie de la collectivité, en devient le tyran
et le parasite. Et contre cet Etat, quelle objection
pourrions-nous élever, nous syndicalistes? Je le
demande à M. Guy-Grand! En vérité, aucune;
(1) Du 'principe fédératif, pp. 56-57.
26 INTHODUGTION
nous n'aurions qu'une attitude à observer, et c'est
celle de l'expectative et de la défensive, nous rap-
pelant que, pour limiter les tendances toujours
exorbitantes du Pouvoir, quel qu'il soit, il suffit
de lui opposer la force réelle d'organisations
sérieuses; car l'équilibre social ne peut résulter
que de l'antagonisme loyalement accepté d'un
Etat fort et d'une société civile forte, incarnant
l'un et l'autre les deux principes coéternels de
l'Autorité et de la Liberté. En définitive, que
voulions-nous, en effet? Nous voulions la résorp-
tion du politique par l'économique? or, nous
l'avons, puisque ce que l'Etat usurpait sur la so-
ciété civile a été résorbé par elle.
Reste, il est vrai, que l'Etat ainsi ramené à sa
nature politique et guerrière subsiste et ne dispa-
raît pas totalement, comme semblait le vouloir le
syndicalisme, qui, dit-on, est aussi opposé à l'Etat
guerrier qu'à l'EUat économique. Mais ici, préci-
sément, il faut, à mon sens, que les syndicalistes
rectifient leurs premières affirmations; car, quoi
qu'on dise et quoi qu'on fasse, le problème de
l'Etat subsiste dans toute sa force, étant le même
problème que celui de l'existence des patries au-
tonomes et des civilisations nationales. Or, il faut
le dire nettement: veut-on une Humanité amor-
phe, une sorte de monstre acéphale, un Tout
humanitaire indivis et indistinct, ou veut-on le
maintien des patries actuelles et des civilisations
TRADITION ET RÉVOLUTION 27
nationales? C'est à cette question qu'il faut ré-
pondre. Et à cette question, moi, syndicaliste
français, je n'hésite pas à répondre qu'attaché
à la patrie française par tous les liens du sang,
du cœur et de l'esprit, par tout ce qui constitue
ma vie physique, morale et intellectuelle, je
désire passionnément le maintien, et non seu-
lement le maintien, mais la grandeur de cette
patrie française; et qu'ayant ce désir, je m'at-
tache résolument au moyen de le réaliser, à
savoir cet Etat guerrier, dont je suis bien prêt à
combattre obstinément tout empiétement sur ma
liberté civile, mais auquel je confie le soin de
défendre victorieusement mon indépendance na-
tionale.
L'opposition que M. Guy-Grand voulait établir
entre les nationalistes ^t les syndicalistes, par rap-
port à l'Etat, est donc toute factice et artificielle:
j'ajouterai enfin ceci, à savoir que l'Etat, dont
la Monarchie de Maurras serait la restauration,
présenterait ce caractère, corrélatif d'ailleurs de
tous ceux que nous venons de lui reconnaître,
d'être un Etat non-intellectuel, je veux dire un Etat
qui, ramené à sa fonction essentielle et à sa vraie
nature, laquelle est d'être la Guerre faite Homme,
ne serait plus la proie des Intellectuels et leur ins-
trument de règne, comme l'est l'Etat démocratique
moderne. Et, certes, je conçois la haine que nour-
rissent pour cet Etat guerrier nos clercs laïques,
28 INTRODUCTION
qui, du haut de leur Intelligence, font profession
de mépriser profondément les militaires, consi-
dérés par eux comme des brutes, des soudards,
des gens qui sont au dernier degré de l'échelle...
animale: un Etat guerrier et royal, qui ramènerait
Messieurs les professionnels de l'Intelligence au
rang secondaire qu'ils doivent occuper dans une
société bien organisée, pour hausser sur le pavois
« Messieurs les galonnés » et leur accorder la
place qu'ils méritent, c'est-à-dire la première, —
certes, voilà un Etat parfaitement scandaleux aux
yeux de nos Intellectuels, un Etat qu'ils regarde-
raient comme un affront particulier fait à leur
grandeur, que dis-je, un attentat au règne de
l'Esprit pur. Ces messieurs, en effet, ne pensent
nullement, avec Proudhon, que le guerrier soit
l'idéal de la dignité virile; tous ces femmelins,
en raison même de leur féminisme essentiel et
de leur impuissance, détestent a priori ce qu'ils
se sentent bien incapables d'avoir ou d'acquérir:
la force, la loyauté, la droiture, le sentiment de
l'honneur du soldat, eux les fourbes et les tor-
tueux, qui préfèrent toujours les voies obliques
et les moyens détournés d'arriver à la puissance,
et qui, boursicotiers sur la foire aux Idées, sont
comme leurs compères, les boursicotiers de la
Bourse, complètement dénués du sentiment de
l'Honneur et voués éternellement à la Ruse, cette
arme des faibles. Cette lâcheté de nos Intellectuels,
TRADITION ET RÉVOLUTION 29
on n'a pas assez remarqué combien elle est essen-
tielle à la nature même de l'Intelligence, cette
courtisane-née, qui, se sentant faible et démunie,
a besoin, pour être forte, de s'appuyer, telle la
femme au bras de l'homme, sur un pouvoir viril,
pour tout dire, sur l'Epée. Homère chante les hé-
ros et se subordonne à Hercule; mais si Homère
prétendait se passer d'Hercule, ou le régenter, nous
n'aurions plus cette beauté impérissable de l'idéal
grec; nous aurions Byzance ou un quelconque
régime démocratique, avec une prétendue hégé-
monie de l'Esprit pur, avec, en réalité, le règne
du matérialisme, de la ruse et de la stérilité.
Comparez, par exemple, les écrivains du xvii^
siècle avec ceux du xviii^ siècle: quelle diffé-
rence de ton, d'accent, d'allure ! Ceux-là, sous
les apparences du servilisme, ont l'attitude la
plus noble et la plus fière ; et leur style, « probe,
exact et libre », comme dit Nietzsche, traduit
la tranquille dignité de leur âme et de leur vie;
aucune bassesse; aucune servilité; ils ne préten-
dent point régner, mais, se tenant à leur rang,
et reconnaissant qu'il y a au-dessus d'eux une
Puissance plus grande qu'eux, ils se donnent tout
entiers à leur tâche d'écrivains, dédaigneux de
toute réclame et tout remplis de la plus scrupu-
leuse conscience professionnelle. Voyez ceux-ci,
au contraire, les Voltaire et les Diderot et toute la
clique holbacmque: ils inaugurent bien le règne
30 INTRODUCTION
des Intellectuels, en valets de plume qu'ils suiiL,
courtisans de ces princes qu'ils flattent en les
méprisant, et obligés, parce qu'ils veulent usurper
la Puissance, de ruser avec les Puissances: ces
apôtres de liberté, de tolérance et d'humanité ont
une âme de laquais; une lâcheté essentielle les
caractérise, et leur nature courtisanesque éclate
dans tous leurs actes. Et, tout de suite, comme pour
justifier le fameux dilemme que Proudhon appli-
quait à la femme, mais qu'il faut étendre aux
« f emmelins » : courtisane ou ménagère — comme
la littérature tombe à la gravelure! Voltaire écrit
la Pucelle, Diderot le Supplément au voyage de
Bougainville; tout le xviii" siècle, ce siècle « spi-
rituel et plat, avec un fond canaille » sera liber-
tin et déjà pornographique; c'est le commence-
ment du mercantilisme littéraire; les gens de let-
tres font fortune avec leurs écrits, ils prétendent
arriver à l'indépendance par l'argent, et, soumis à
l'opinion, qu'il faut flatter pour régner, ils écri-
vent des ordures: la royauté de Voltaire devait
aboutir à 1' « empire pornocratique » de Zola!
Bancocratie et pornocratie ont toujours été de
pair. Il faudrait relire ici l'article que Proudhon
écrivit en 1848 sur « ce que la Révolution doit à
la Littérature », et qui se termine par cette véhé-
mente et terrible apostrophe (1): « Montrez-moi
(1) Mélanges, p. 42.
TRADITION ET RÉVOLUTION 31
quelque part des consciences plus vénales, des
esprits plus indifférents, des âmes plus pourries
que dans la caste lettrée ! Combien en connaissez-
vous dont la vertu soit restée hors d'atteinte!
Qui est-ce qui, depuis trente ans, nous a versé à
pleins bords le relâchement des mœurs, le mépris
du travail, le dégoût du devoir, l'outrage à la
famille, si ce n'est la gent littéraire? Qui a puisé
avec le plus d'impudence à la caisse des fonds
secrets? Qui a le plus séduit les femmes, amolli
la jeunesse, excité la nation à toutes les sortes
de débauches? Qui a donné le spectacle des apos-
tasies les plus éhontées? Qui a délaissé le plus
lâchement les princes, après en avoir mendié les
faveurs? Qui se rallie avec le plus d'empresse-
ment, aujourd'hui, à la contre-Révolution? Des
littérateurs, toujours des littérateurs! Que leur
importent la sainteté de la religion, la gravité de
l'histoire, la sévérité de la morale? Ils passent,
comme des filles perdues, de la légitimité à l'usur-
pation, de la monarchie à la république, de la
politique au socialisme, de l'athéisme à la reli-
gion. Tout leur va, pourvu qu'ils en retirent de la
vogue et de l'argent. Quelle soif de distinction!
Quelle fureur de jouir! Mais surtout quelle hypo-
crisie! Nommez-les, Parisiens, nommez-les pour
vos représentants. Flagorneurs du peuple, flagor-
neurs de la bourgeoisie, flagorneurs des rois, flat-
teurs de tous les pouvoirs, toujours prêts à saluer
32 INTRODUCTION
ramphitryon où l'on dine, ce qu'ils vous deman-
dent au nom de la patrie, du travail, de la famille,
de la propriété, c'est de l'or, du luxe, des voluptés,
des honneurs, et vos femmes » (1).
(1) Il faudrait citer ici ce que Louis Veuillot écrivait,
lui aussi, sur les « gens de lettres » ; on verrait que l'opinion
du grand polémiste catholique est sensiblement analogue
à celle du grand polémiste révolutionnaire. Je lis dans ses
Libres penseurs : « Nous ne sommes plus dans ces siècles
d'ignorance où l'homme de lettres français, après avoir
produit quelques babioles, telles que le Polyeucte, VAthalie,
les Fables, VArt poétique, s'estimait trop heureux d'une
pension mal payée qui lui permettait à peu près de faire
honneur à ses petites affaires, vivait tranquillement sous
la loi de l'Etat, humblement sous la loi de Dieu, et mourait
pauvre, sans penser que la société lui eût fait le moindre
tort, mais trouvant au contraire que Dieu lui faisait une
grande grâce de l'admettre, quoique auteur, au bonheur
de finir en bon chrétien. Aujourd'hui, l'homme de lettres
sent sa valeur sociale; il dogmatise et prophétise. Il n'écrit
pas correctement, mais il trace des constitutions et fabrique
des cultes. Par-dessus tout, il réclame sa part des fonc-
tions rétribuées et il s'indigne même au profit de ses
devanciers, qui ne furent rien dans l'Etat. La Fontaine
aurait dû être gouverneur de province... » (pp. 58-59).
« Vous trouvez de bons écrivains dans toutes les anti-
chambres, dans celles de Louis XIV, dans celles de Fou-
quet, dans celles de la Pompadour; ils demandent de la
nourriture, des renies, des applaudissements. Aujourd'hui,
ils se pressent sur les pas du peuple, qui a aussi ses
antichambres, et qui n'est pas le moins pervers, le moins
insolent et le moins généreux des maîtres. Ils lui deman-
TRADITION ET RÉVOLUTION 33
On a souvent entendu les plaintes des soi-disant
représentants de l'Intelligence sur le rang humi-
liant où les tenait autrefois l'aristocratie (1) ; ces
dent ce qu'ils ont toujours et partout demandé. Ils trou-
vent très bien que le peuple les loue, les serve, les enri-
chisse, et leur prête l'épaule pour renverser les ministères.
Mais est-il question d'une rafle générale? Ils n'en sont
plus. » (p. 83.) Flaubert, représentant de Vartisterie et de
l'art pour l'art, trouvait que ni Veuillot ni Proudhon
n'étaient éc7ivains. Je doute que la postérité ratifle un tel
jugement. Vir bonus dicendi peritus: c'est la définition
classique du bon écrivain, et Veuillot comme Proudhon
en furent tous deux de magnifiques incarnations. Mais
nos petits gens de lettres, dans leur impuissance, n'ai-
ment pas l'éloquence, expression des convictions fortes
et sérieuses : ils accuseront Veuillot et Proudhon de mora-
lisme; et vous comprenez, pour nos jeunes libertins, mora-
liser est la dernière chose qu'un homme d'esprit et qui
a des lettres puisse se permettre. Renan estimait que la
vraie littérature classique était toujours honnête et morale;
ce n'est pas l'opinion, paraît-il, de nos jeunes néo-clas-
siques, qui mettent au-dessus de tout les Liaisons dange-
reuses et découvrent dans Parny un grand poète. Mais
Proudhon qui estimait Rabelais plus chaste que Lamartine,
et trouvait Danton, malgré ses vices, supérieur à Robes-
pierre, avec toute sa vertu, Proudhon est un vertuiste,
vous dis-je: il ne saurait plaire à nos lettrés.
(1) On cite souvent à ce propos les plaintes voilées de
La Bruyère. Mais peut-être La Bruyère (fin xvii« siècle)
ne représente-t-il plus la vraie tradition classique: on
sent déjà en lui comme un écho avant-coureur du
xviip siècle.
34 INTRODUCTION
messieurs se sentent profondément blessés dans
leur incommensurable vanité — je me garde de
dire orgueil — à la pensée que, naguère, ils ren-
traient dans le domestique des grands à l'égal
des laquais, des bouffons et des fous: ils étaient
chargés d'amuser et de distraire; on ne les pre-
nait guère au sérieux; on les méprisait même très
profondément. Aujourd'hui, quel changement! et
comme la Démocratie les traite bien! comme elle
les honore! et quel rôle elle leur attribue, celui
de missionnaires du Progrès et de truchements
de la Conscience Universelle. Ces messieurs peu-
vent se croire rois, ou tout au moins roitelets,
de concert avec nos politiciens, cette menue
monnaie de la pièce d'or royale. Mais, ne leur
en déplaise, je trouve que le sentiment de l'an-
cienne aristocratie vis-à-vis de nos parasites de
lettres était parfaitement justifié et fondé : une
aristocratie guerrière et héroïque pouvait bien se
délasser à écouter nos amuseurs; elle n'avait pas
encore dégénéré au point de devenir intellectuelle
et artiste. Lorsqu'elle le deviendra au xviii' siècle,
ce sera la décadence et la corruption, et nous au-
rons un régime de parasitisme général, parasi-
tisme aristocratique (absentéisme et vie courtisa-
nesque des grands), parasitisme littéraire (nos In-
tellectuels hissés au pavois par une aristocratie
oublieuse de tous ses devoirs, de toutes ses tra-
ditions et ne songeant plus qu'à se distraire avec
TRADITION ET RÉVOLUTION 35
les pitreries théoriques et autres de nos amuseurs
professionnels). Le second Empire nous présente
le même spectacle, d'un degré plus vil encore, la
bohème bonapartiste ayant remplacé l'ancienne
aristocratie; et, quand on pense qu'un Sainte-
Beuve se fit le courtisan et le larbin lettré d'un tel
régime, on n'est pas disposé à trouver bien relui-
sant le rôle des Intellectuels. Si enfin nous considé-
rons aujourd'hui notre démocratie, nous la voyons
pourrie des mêmes vices: la bohème socialiste a
remplacé la bohème bonapartiste; Briand est au
pouvoir; et l'on nous rebat les oreilles des mêmes
éloges de l'Intelligence, de l'Art, des Lettres ; nous
allons avoir, paraît-il, avec la présidence Poincaré,
une république reathénienne; tous nos grands ar-
tistes, les Prévost, les Brieux, les Hervieu, sont
dans la joie; le sourire de Mme Poincaré, cette
Italienne de Florence, patrie des Arts, va éclairer
les réceptions élyséennes. La vérité, c'est que ce
régime ploutocratique trouve dans l'Art, agent por-
nocratique, comme le disait Proudhon, son com-
plément naturel et adéquat. Il est étonnant
comme les Juifs aiment l'Art, comme ils reniflent
avec cette sensualité particulière à leur race tout
ce qui est artistique: Juifs de musique, Juifs de
théâtre, Juifs de restauration gothique et d'alma-
nachs des Galeries Lafayette, ils sont tous très ar-
tistes, très raffinés et très dilettantes : et l'on con-
çoit qu'un Gohier, en qui revit toute la rude et
36 INTRODUCTION
mâle franchise d'un Proudhon, leur paraisse un
rustre et un « salaud » !
Il n'y a pas de régimes plus corrompus que
ceux où les Intellectuels détiennent une place trop
considérable. Tout le monde sait qu'aux temps de
la décadence romaine les arts et les lettres avaient
aussi le haut du pavé; on connaît le régime de
Byzance; j'ai rappelé le xviii' siècle français, le
second Empire et notre démocratie superintellec-
tuelle. Mais il y a une histoire qui témoigne d'une
manière éclatante du caractère néfaste de la do-
mination des Intellectuels et du règne de l'Idéolo-
gie, c'est celle de l'Eglise. L'Eglise est par excel-
lence un « gouvernement idéologique », un « gou-
vernement d'intellectuels » : c'est pourquoi son
histoire ne cesse de présenter le tableau d'une
corruption invincible, corruption contre laquelle
l'Eglise est obligée de lutter sans cesse, sans pou-
voir arriver jamais à la surmonter complètement.
Ce qui fait la vie de l'Eglise, c'est la mystique; ce
qui la renouvelle, ce sont, comme dit Sorel, les
tempêtes de foi qui, périodiquement, viennent
infuser dans son corps mystique un sang nou-
veau; mais, sans les grands ordres religieux, oia
s'opère cette infusion de sang nouveau, si l'Eglise
restait uniquement le gouvernement d'intellectuels
qu'elle est, elle marcherait rapidement à sa ruine
historique.
C'est ce caractère de gouvernement d'intellec-
TRADITION ET RÉVOLUTION 37
tuels qui rend particulièrement odieux et insup-
portable tout régime clérical et théocratique ; car
le despotisme intellectuel y devient vite intolé-
rable. « Mieux vaut le soldat que le prêtre, dit
Renan, car le soldat n'a aucune prétention méta-
physique » (1). Auguste Comte, qui copiait le
catholicisme dans ce qu'il a de moins bon, avait
rêvé une sorte de théocratie intellectuelle, dont
il eût été le Pape : c'eût été un régime affreux.
Au fait, notre démocratie laïque est bien un
tel régime : c'est un cléricalisme à rebours, un
cléricalisme rouge, et le « petit père » Combes,
ancien défroqué, a bien toutes les tendances
cléricales. Tout régime clérical ou pseudo-clé-
rical (2) est un régime d'intellectuels, an ti juri-
dique et antiguerrier, où l'Intelligence, usurpant
le commandement et prenant le pas sur le Droit,
installe nécessairement le règne de l'absolutisme
le plus arbitraire et le plus complet.
Au reste, veut-on savoir ce que c'est qu'un In-
(1) Histoire d'Israël, t. II, p. 501.
(2) Une des raisons — entre beaucoup d'autres — pour
lesquelles VAction française est odieuse à tant de catho-
liques contemporains, qui s'affichent si démocrates, c'est
sans doute que le régime monarchique qu'elle instaurerait
ne serait pas clérical. Tous nos démocrates chrétiens rê-
vent, plus ou moins, d'une République théocratique: rien
de moins juridique que leurs conceptions. Ce qu'il faut.
38 INTRODUCTION
tellectuel moderne? Qu'on lise VOrdinùiion, de
M. Julien Benda, Juif de métaphysique et re-
présentant éminent et des plus distingués du
ghetto intellectuel et parfumé: on aura la quin-
tessence et le fin du fin de l'intellectualisme
moderne. M. Benda a écrit contre M. Bergson une
manière de petit pamphlet, oii il a essayé, lui
roquet, de mordre l'auteur immortel de VEvolu-
tion créatrice. Le Bergsonisme ou une philosophie
de la mobilité, c'est ainsi que la chose s'appelle;
et il compare M. Bergson à un « bouddhiste pa-
risien ». Certes, ce qui sert de métaphysique à
M. Julien Benda n'a rien d'une philosophie de
la mobilité, et cela pourrait s'appeler une philo-
sophie de Vimmohilité iranscendantale; et si
M. Bergson est un « bouddhiste parisien », com-
ment nommerons-nous M. Benda, qui, ankylosé
dans la contemplation de ses concepts immua-
bles, hait, à l'égal du poète, le « mouvement
qui déplace les lignes»? Oh! n'allez pas déran-
ger M. Benda quand, assis dans son cabinet, de-
vant son bureau, il médite sur le concept du mou-
vement. Je vous en prie, ne faites pas de bruit.
par contre, regretter, c'est que Charles Maurras, en s'in-
féodant au comtisme, donne à penser qu'il peut réver
lui aussi d'un certain théocratisme intellectuel, — sans
compter qu'en se réclamant d'A. Comte il alarme, et à
juste titre, les consciences vraiment religieuses.
TRADITION ET RÉVOLUTION 39
marchez sur la pointe des pieds, reteùez votre
souffle, qu'aucun craquement insolite ne vienne
révéler votre approche importune: M. Benda en
est « à ridée du mouvement; bientôt, il aura fini
d'établir les deux idées profondément distinctes
— de dynamisme et de continuité — que l'on con-
fond sous ce nom. Puis il élucidera sa pensée sur
l'apparition de la vie; s'il la croit ou non une dis-
continuité; que discontinuité ne signifie point
miracle; sa pensée sur l'apparition du concept... »
Ah! ne le troublez pas, je vous en supplie, car
il s'accomplit en ce moment une œuvre sublime,
grandiose, et « qui dira aux hommes à quel fu-
rieux désir de monter de son être à l'Idée de son
être, à quelle soif de conscience, à quelle mora-
lité un homme s'est élevé ». Malheureusement,
notre métaphysicien — que voulez-vous, la chair
est faible — s'est marié ; il a bien trouvé la
femme qui lui convenait et s'adaptait à sa
nature de philosophe de l'immobilisme, puisque,
discrète, silencieuse et si raisonnable, elle se
garde de jamais le déranger dans son travail;
mais enfin il est marié, et, étant marié, il lui
arrive — ces choses-là arrivent dans le monde
sensible — d'avoir un enfant, et, à cette enfant,
il arrive d'être malade. Catastrophe! Nous voici
emportés dans « le torrent des mobiles chimères »,
dans les tracas de la vie et du devenir, et
l'esprit pur de M. Julien Benda, désormais, s'éva-
40 INTRODUCTION
pore. Cette « furieuse, silencieuse et immobile
étreinte » dont il embrassait sa pensée et le con-
cept du mouvement, se desserre progressivement,
lamentablement, jusqu'au jour où les bras de
notre métaphysicien déchu, trop faibles et désor-
mais impuissants, ne peuvent plus étreindre que
l'ombre et le souvenir pâli de ces idées autre-
fois si rayonnantes et si fortement embrassées.
0 chute! ô décadence! ô pitié funeste! ô déplo-
rable charité! ô fatalité de l'Amour stupide! le
voilà sombré dans la Chair; il a aimé son enfant
comme les êtres qui rampent, comme les êtres
qui broutent. Et maintenant c'est fini. Il ne sera
plus qu'une chose qui aime!
Eh bien, le connaît-on maintenant, Vlntellec-
tuel? Le voyez-vous, ce monstre sans entrailles, cet
anachorète de l'Idée pure, cette Abstraction faite
Homme? Nous avons bien le représentant de cette
aristocratie intellectuelle qui est la plus dure, la
plus féroce et la plus cynique des aristocraties,
parce qu'elle a pour le peuple un mépris trans-
cendantal. Vous comprenez: le peuple, les fem-
mes, les enfants, tout cela, c'est de la chair, du
sensible, du devenir, du mouvement; tout cela
broute et rampe, ne pense pas, ne monte pas de
son être à l'Idée de son être; tout cela, par con-
séquent, n'existe pas au ciel des concepts im-
muables. M. Benda ne nous cache pas d'ailleurs
ce dédain; il parle, avec un indicible pli de la
TRADITION ET RÉVOLUTION 41
lèvre, de ceux « qui ont le mépris de l'idée claire
et dont la philosophie pathétique ne fera que
grandir au ciel démocratique ». Chrétiens, pro-
fesseurs d'extase pascalienne, philosophes de l'in-
tuition, bergsoniens, démocrates — tout cela, pour
notre aristocrate intellectuel, n'ayant pas le culte
de l'Idée claire et distincte, n'existe pas, fait par-
tie de la foule grouillante et toujours en mou-
vement — ce scandale perpétuel pour notre fakir
perdu dans la contemplation de son nombril
intellectuel !
Et voyez, en même temps, la confusion de
termes que notre Juif de métaphysique essaie
d'établir. Nous allons assister, en effet, au curieux
spectacle d'une subtile tentative d'escamotage du
mouvement antidémocratique par nos seigneurs
les Juifs et leurs alliés: nous aurons le Juif plus
patriote que Français de France et de Navarre,
et nous aurons le Juif plus antidémocrate que
personne en A. F. et en Syndicalie. M. Benda
voudrait nous faire croire qu'en défendant l'intel-
lectualisme il défend les conceptions aristocra-
tiques et s'oppose à la marée démocratique mo-
derne. Mais l'aristocratie véritable, je l'ai déjà
dit, n'est nullement constituée par des qualités
purement intellectuelles; elle est guerrière et
héroïque, elle est traditionnelle, elle est histo-
rique; elle s'appuie sur des réalités charnelles,
le sang, l'hérédité physique, la race: rien de plus
42 INTRODUCTION
antiintellccluel (1) qu'une aristocratie digne de ce
nom; et ce qui, historiquement, perd les aris-
tocraties, c'est précisément lorsque le noble, quit-
tant là Terre pour la Ville et la Cour, et passant
du régime de la guerre à celui du spectacle,
devient un intellectuel, un bel-esprit, comme
au XVIII* siècle; il se mue alors en un «démo-
crate » qui, perdant le sens des réalités tradition-
nelles, se trouve à la merci de toutes les bille-
vesées et nuées idéologiques des sociétés en
décadence. Au surplus, l'aristocratie véritable
n'éprouve nullement pour le peuple ce mépris
transcendantal, que nous découvrons toujours
chez l'Intellectuel: au contraire, entre le peuple
et l'aristocratie, il y a une véritable confrater-
nité et intelligence réciproques. C'est lorsque le
(1) Les parvenus de l'Intelligence sont tout aussi « gros-
siers » que les parvenus de la richesse ; ils manquent tout
autant de « race » ; et s'ils prônent tant la supériorité de
l'esprit, c'est qu'ils ne veulent pas être arrêtés dans leur
ascension sociale par l'obstacle de la naissance: égalitaires
et démocrates contre la noblesse, et prêtant au peuple
leurs rancœurs, ils refusent à celui-ci, une fois hissés
au pouvoir, le bénéfice de l'égalité, au nom du dogme de
Vinégalité des talents. C'est contre eux que Rousseau di-
rigea son paradoxe sur les Lettres et les Arte ; il avait bien
vu que rien ne sépare plus que la culture: l'Intellectuel
rougit toujours de son humble naissance, dès qu'il est
parvenu.
TRADITION ET RÉVOLUTION 43
noble devient un intellectuel et un parasite, que
l'on voit se creuser entre lui et le peuple ce fossé
de haine et de mésintelligence qui aboutit aux
« aristocrates à la lanterne » (1) de la Révolution.
La démocratie est, au contraire, profondément
intellectualiste : antitraditionnelle, antiphysique,
comme dirait Rabelais, antiréaliste, idéaliste éche-
velée, elle ne veut connaître que des « esprits
purs )), détachés de tout lien historique et naturel,
planant au-dessus du Temps et de l'Espace, per-
dus dans la contemplation des Idées claires et
distinctes. Et faut-il s'étonner que cette démo-
cratie n'ait rien de populaire? Qu'y a-t-il, en etîet,
de moins accessible au peuple que cet idéalisme
transcendantal? Le peuple, comme l'aristocratie,
est une réalité historique, une réalité charnelle;
ce n'est pas l'Idée pure qui le constitue, mais le
sang, mais des traditions, mais la race, toutes
choses physiques et non intellectuelles. La Dé-
mocratie intellectualiste moderne, telle que notre
Sorbonne l'incarne avec son rationalisme carté-
sien et encyclopédiste, est, comme Proudhon
(1) « La démocratie, disait Proudhon, c'est l'envie ».
Les déclassés et les ratés qui forment le gros du trou-
peau démocratique soufflent au peuple leur haine de
cuistres et d'impuissants pour la noblesse et toute supé-
riorité sociale qui ne relève pas du pur Esprit, c'est-à-dire
de leurs décrets superjuridiques.
44 INTRODUCTION
l'avait bien vu, une « aristocratie déguisée », et,
je le répète, la plus dure, la plus néfaste, la plus
ruineuse des aristocraties; car elle est la Pédan-
tocratie et le Mandarinat de gens inaptes à la
Guerre comme au Travail et dont le règne ne
peut aboutir qu'à la ruine de la Patrie comme de
la Production.
Tout ce que je viens de dire nous amène à voir
combien la deuxième opposition, que M. Guy-
Grand voudrait établir entre les nationalistes et
les syndicalistes est aussi factice et inexistante que
la première. M. Guy-Grand se trompait en voyant
dans les royalistes d'A. F. des « étatistes » ; il ne
se trompe pas moins en voyant en eux des « intel-
lectualistes ». Il était facile, il était plaisant, il
pouvait paraître habile de montrer combien la
philosophie d'un Sorel, le plus antiintellectua-
liste des philosophes, s'oppose à la philosophie
d'un Maurras, qui peut apparaître, au contraire,
comme le plus intellectualiste des doctrinaires.
Maurras aime à exalter la Raison et à défendre
l'Intelligence; il a pour le romantisme en général
et les philosophes de l'intuition en particulier un
profond mépris; on connaît son opinion sur Berg-
son (1). Il y a donc là une opposition, tout au
(1) Quand Maurras parle de Bergson, c'est avec une
sorte d'irritation rageuse. Je ne crois pas que par \k il
TRADITION ET RÉVOLUTION 45
moins apparente, qu'il est commode d'exploiter
pour essayer de creuser un soi-disant abîme entre
la philosophie nationaliste et la philosophie syn-
dicaliste. C'est d'ailleurs ce que M. Guy-Grand
n'a pas manqué de faire. Mais je remarque, tout
d'abord, que l'intellectualisme de Maurras ne
l'empêche pas de combattre ce qu'on appelle à
r Action française les Nuées, c'est-à-dire l'Idéo-
logie, et que cet intellectualisme, en réalité, s'ap-
pelle et se définit un « empirisme organisateur ».
Le rationalisme de Maurras est un rationalisme
classique, c'est-à-dire un réalisme, et s'oppose
complètement au rationalisme démocratique qui
est un idéalisme, et l'on sait avec quelle vigueur
Maurras, tout comme Proudhon et tout comme
Sorel (1), combat ïldéal, ce que les modernes
appellent l'Idéal, et qui n'est qu'une subreptice
et malfaisante substitution du sentiment anar-
chique à l'Idée. Et j'observe d'autre part que
l'antirationalisme fondamental de Sorel, comme
se grandisse; j'admets que la philosophie bergsonienne
ne lui plaise pas, c'est son droit; mais qu'il prenne ce ton
en parlant d'un homme de l'importance et de la valeur
de Bergson, c'est inadmissible, et, je le répète, lui fait peu
d'honneur.
(1) C'est ce que Sorel appelait, dans ses articles de
VEre nouvelle, l'Ancienne et la nouvelle métaphysique, l'in-
vasion des émotions dans le domaine des représentations.
46 INTRODUCTION
celui de Bergson d'ailleurs, ne conduit nullement
au mépris ni à la méconnaissance de cette raison
classique, dont la raison démocratique et carté-
sienne est au contraire la subversion complète.
Il est bien évident que l'on sent, chez Sorel et
chez Bergson, un mépris incommensurable pour
ce qu'on appelle l'Intelligence, la Logique, la
Dialectique; mais qu'est-ce que cette Intelligence
dont Sorel et Bergson ont un tel dédain? J'éprouve,
je l'avoue, une certaine impatience, lorsque j'en-
tends tant de gens déclarer que Bergson met l'in-
telligence au-dessous de l'instinct, compromet la
science ou porte sur elle une main sacrilège et
réactionnaire. Il m'est impossible, en effet, de
découvrir en quoi la philosophie bergsonienne
est une exaltation de l'Instinct et une négation
de la Science. Car l'intuition bergsonienne, c'est
l'instinct, si l'on veut, mais Vinstinct désintéressé,
qui a passé par l'Intelligence, qui a été sublimé
par elle et tiré de sa prison trop étroite pour
embrasser de plus larges horizons. Et la concep-
tion bergsonienne de la Science n'est nullement un
attentat à la Science: elle en est au contraire l'exal-
tation; elle constitue une réaction contre le relati-
visme et l'agnosticisme modernes. Pour Bergson,
la Science en effet atteint l'absolu, et sa philoso-
phie aboutit à relever également et du même coup
la Physique et la Métaphysique que le Positivisme
et le kantisme frappaient d'une égale relativité.
TRADITION ET RÉVOLUTION 47
Mais ce contre quoi Bergson et Sorel s'élè-
vent, c'est précisément contre cet emploi de
rintelligence qui constitue essentiellement l'Idéo-
logie moderne et qui consiste à substituer, dans
les questions morales et sociales, à la raison
classique, à l'empirisme organisateur, à l'expé-
rience sensible et religieuse, une déesse Raison,
une Raison soi-disant créatrice, une Raison ma-
thématique et logique, abstraite et conceptuelle,
raide et pédante, qui est une subversion du bon
sens et une atteinte à la raison tout court, ce
que Molière traduisait en disant du raisonne-
ment qu'il bannissait la raison (1). Toute la théo-
rie de l'Intelligence de M. Bergson, en effet, se
ramène à dire qu'il y a entre la matière et l'intel-
ligence une sorte d'adaptation réciproque, grâce
à laquelle l'Intelligence triomphe surtout dans
son application à la matière, c'est-à-dire dans
ses applications industrielles : homo sapiens,
homo faber. Appliquée au contraire aux questions
sociales et morales, l'Intelligence, trop raide, trop
habituée au maniement du solide, du discontinu
et du distinct, perd pied; elle se trouve en pré-
sence de réalités trop déliées, trop nuancées.
(1) On sait que Gournot, ce grand philosophe méconnu,
distinguait profondément la logique et la raison, et l'on
connaît du reste aussi la distinction hégélienne de Venten-
aement et de la raison, du concept et de la notion.
48 INTRODUCTION
trop souples, pour n'être pas désorientée et ne
pas aboutir à des résultats faux. Llntelligence,
dit M. Bergson, se caractérise par une incompré-
hension naturelle de la vie; on pourrait ajouter
par une incompréhension encore plus grande et
plus naturelle de l'histoire; car si la vie est déjà,
par rapport à la matière, une réalité plus chan-
geante, qu'est-ce que l'Histoire, ce drame de notre
vie morale, sinon une réalité plus mouvante en-
core et plus inaccessible aux catégories raides
et inertes de l'Intelligence? Ici, la logique et la
dialectique, la simple déduction, sont vite au bout
de leur rouleau ; ici, il faut faire appel à une autre
faculté, plus capable de s'infléchir aux lignes
plus variées et plus courbes de la réalité: cette
faculté, M. Bergson l'appelle l'Intuition; mais
n'est-il pas manifeste qu'elle est très apparentée à
la raison classique, qu'on pourrait définir un sens
très aiguisé, très subtil et très nuancé du Réel?
Voyez nos grands écrivains classiques, voyez Ra-
belais, Montaigne, Molière. Contre qui, surtout,
s'exerce leur verve intarissable ? Mais contre les
pédants, les gens à principes, les médecins qui
veulent en remontrer à la nature; les pédagogues
qui veulent régenter la vie et le monde, les logi-
ciens imperturbables qui déduisent à l'infini des
conséquences fausses d'un principe, sans vou-
loir reconnaître que la logique et la vie sont deux
choses bien différentes; les gens de tout acabit,
TRADITION ET RÉVOLUTION 49
qui, enfoncés dans leur idée, perdus dans leur
abstraction, oublient de voir le monde changer
autour d'eux et semblent rêver tout éveillés, —
en un mot, les Intellectuels, tous ceux qu'on pour-
rait appeler les bureaucrates de la 'pensée, et qui
prétendent substituer à la souple et vivante réalité
le formalisme raide de règlements administratifs.
Nous retrouvons ici notre vieille connaissance de
l'Etat centralisé bureaucratique, inapte à s'adap-
ter aux mouvements de la vie sociale et n'aboutis-
sant qu'à l'étouffer et à en paralyser l'essor; et
nous voyons se justifier et s'expliquer l'affinité
de l'intellectualisme et de l'étatisme (1). C'est cette
inadaptation essentielle de l'intelligence au réel
vivant et social que M. Bergson exprime dans sa
théorie de l'Intelligence : « Toutes nos analyses,
écrit-il, nous ramènent à cette conclusion. Mais
(1) Il ne faudrait pas conclure de là, d'ailleurs, que le
droit puisse être « souple, vivant, ailé » , comme le soute-
nait certain professeur opposant le droit grec au droit
romain; le droit, plus encore peut-être que la science,
a pour caractères essentiels la rigueur et la précision.
C'est toujours le même problème: transcender le concept
ne signifie nullement retomber dans le pur instinct ou le
pur sentimentalisme. Nos intellectuels ne peuvent concevoir
de milieu entre le dogmatisme et le scepticisme, le for-
malisme et le pragmatisme, l'étatisme et l'anarchisme;
s'ils ne sont dogmatistes, ils sont sceptiques ; et d'un
conceptualisme raide, ils tombent dans un pragmatisme
déliquescent, comme de l'étatisme dans l'anarchie.
50 INTRODUCTION
poiht n'est besoin d'entrer dans d'aussi longs dé-
tails sur le mécanisme du travail intellectuel: il
suffirait d'en considérer les résultats. On verrait
que l'intelligence, si habile à manipuler l'inerte,
étale sa maladresse dès qu'elle touche au vivant.
Qu'il s'agisse de traiter la vie du corps ou celle
de l'esprit, elle procède avec la rigueur, la raideur
et la brutalité d'un instrument qui n'était pas des-
tiné à un pareil usage. L'histoire de l'hygiène et de
la pédagogie en dirait long à cet égard. Quand on
songe à l'intérêt capital, pressant et constant, que
nous avons à conserver nos corps et à élever nos
âmes, aux facilités spéciales qui sont données ici
à chacun pour expérimenter sans cesse sur lui-
même et sur autrui, au dommage palpable par
lequel se manifeste et se paie la défectuosité d'une
pratique médicale et pédagogique, on demeure
confondu de la grossièreté et surtout de la per-
sistance des erreurs. Aisément, on en découvri-
rait l'origine dans notre obstination à traiter le
vivant comme l'inerte et à penser toute réalité, si
fluide soit-elle, sous forme de solide définitive-
ment arrêté. Nous ne sommes à notre aise que
dans le discontinu, dans l'immobile, dans le
mort » (1).
On le voit: M. Bergson raille l'intelligence,
c'est-à-dire le formalisme conceptuel, comme nos
(1) Evolution créatrice, p. 179.
TRADITION ET RÉVOLUTîON 51
grands classiques raillaient les pédants de toute
nature, les chats-fourrés, les médecins, les péda-
gogues, dont la tendance éternelle est de vouloir
faire rentrer de force la vie et la nature dans
les cadres immuables de règlements figés. Et il
ne s'agit nullement de nous faire rétrograder
jusqu'à l'instinct, mais de pousser au delà de
l'intelligence. Proudhon a d'ailleurs admirable-
ment posé le problème dans les lignes suivantes:
« Un fait, écrit-il, que l'analyse psychologique
n'a jamais éclairci, qu'elle ne pouvait éclaircir,
faute d'une théorie satisfaisante de la liberté, est
la formation dans notre esprit de l'idée ou du
sentiment du beau et du sublime. Pour en rendre
compte, il est évident que l'intelligence propre-
ment dite, la raison pure ou l'entendement, peu
importe de quel nom l'on se serve pour désigner
1$, faculté que nous avons de saisir les rapports
des choses, de les grouper, de les généraliser,
d'en extraire des concepts; il est évident, dis-je,
que cette faculté ne suffit pas: il en faut une
autre, d'une nature supérieure et d'une constitu-
tion spéciale. Qu'est-ce en effet que l'intelligence?
Une sorte d'appareil photographique (1), qui nous
(1) Je souligne, car il est remarquable comme cette
expression évoque d'elle-même la théorie bergsonienne de
l'Intelligence: on sait en effet que M. Bergson aime à com-
parer l'Intelligence au cinématographe.
52 INTRODUCTION
donne la représentation mentale des phénomènes
et de leurs rapports, tout ce que contient la réa-
lité, mais rien de plus. Or, le sublime et le beau
dépassent la réalité: il y a la même différence
entre eux et les idées qu'entre un portrait fait
par la main d'un artiste et l'image donnée par
le daguerréotype... Le mathématicien, le méca-
nicien, le physicien, le naturaliste, l'industriel
sont des démonstrateurs de la nature, des co-
pistes; le poète et l'artiste font davantage: leur
métier est, en imitant la nature, d'exprimer
l'idéal, quelque chose qui n'est pas dans le réel,
qui par conséquent n'est pas dans notre enten-
dement, qui ne peut pas y être, pas plus qu'il ne
se trouve dans la glace qui nous renvoie des
images. Pour produire cette notion du beau et
du sublime, pour en éprouver le sentiment, il faut
une faculté nouvelle qui dispose à la fois de
nos conceptions, de nos sentiments, de nos sen-
sations: car tout cela entre dans la composition
de l'Idéal. Cette faculté, selon moi, c'est la li-
berté » (1).
(1) Justice, t. III, pp. 218-219. Il pourra sembler qu'il
y a ici une certaine contradiction entre ce que nous
disions plus haut de la raison classique, définie un sens
très nuancé du réel, et cet « idéalisme » enfant de la
Liberté, selon Proudhon. Mais la contradiction n'est qu'ap-
parente ; et c'est la vieille querelle du réalisme et de l'idéa-
TRADITION ET RÉVOLUTION 53
Proudhon, dans ce passage, exprime bien les
deux aspects essentiels de la théorie de l'Intelli-
gence de M. Bergson: d'une part, parfaite adap-
tation de l'Intelligence à la Matière, l'Intelli-
gence étant chez elle dans le solide, d'où le carac-
tère essentiellement industriel et fabricateur de
sa nature; et, d'autre part, insuffisance de cette
même Intelligence, dès que l'on sort du domaine
purement physique, pour entrer dans celui de la
vie et de l'histoire, c'est-à-dire du moral et du
social, et nécessité de faire appel à une autre
faculté que Proudhon appelle la liberté, que
M. Bergson nomme l'intuition, et Sorel la faculté
mythique — trois noms pour désigner au fond
la même réalité, à savoir cette capacité d'enfanter
lisme en art qui est ici en réalité soulevée. Je renverrai
sur ce point aux fines remarques de M. Bergson dans ce
petit chef-d'œuvre d'analyse psychologique qui s'appelle
le Rire, et je me contenterai de faire observer que le génie
comique et le génie tragique, loin de s'opposer, se complè-
tent l'un l'autre : le grand comique Aristophane, grand poète
par ailleurs, donne la palme au grand tragique Eschyle,
et Molière est le contemporain de Corneille, auteur lui-
même du Menteur, comme Racine des Plaideurs. Nous au-
tres, modernes, nous avons perdu, au sein de notre positi-
visme terre-à-terre et sans grandeur, tout autant le sens
du comique que du tragique. Relire à ce propos la belle
page de Proudhon sur l'ironie, dans les Confessions d'un
Révolutionnaire.
54 INTRODUCTION
le beau et le sublime qui est propre à rhomme
et à laquelle l'instinct animal ne peut pas plus
s'élever, que l'entendement de tous nos intellec-
tuels et de tous nos sociologues, dont l'imagina-
tion créatrice étale une impuissance si complète.
Et, pour en revenir à l'opposition Sorel-Maur-
ras, je ne vois plus du tout, dès lors, ce que cette
opposition peut avoir de réel et de fondamental
— comme, pour les besoins de sa cause, voudrait
le faire croire M. Guy-Grand. Tout ce qu'on pour-
rait dire, c'est que Maurras s'attache davantage au
beau et Sorel au sublime ; Maurras, pour employer
la terminologie de Nietzsche, est plus apollinien et
Sorel plus dionysien (1). Mais nous savons par
Nietzsche, qui a symbolisé dans Apollon et dans
Dionysos les deux grandes divisions du monde
de l'Art, que ces deux divinités artistiques peu-
vent faire alliance et ont fait en réalité alliance
pour enfanter la tragédie grecque. Et nous savons
aussi que cette alliance non seulement est pos-
sible et féconde, mais encore qu'elle est néces-
(1) Maurras, par exemple, préfère Racine à Corneille et
Sophocle à Eschyle, au contraire de Sorel, de tendances
plus eschyléennes et cornéliennes. Il y a, en art, les racl-
niens et les cornéliens; c'est l'opposition du beau et du
sublime. Maurras, évidemment, met le beau au-dessus du
sublime. «Fuyant le subhme à la mode», a-t-il écrit un
jour. (Préface du Chemin de Paradis.)
TRADITION ET RÉVOLUTION 55
saire; que Dionysos, sans Apollon, tombe dans
l'extravagance et la folie; qu'Apollon, par contre,
sans Dionysos, tombe dans le formalisme et
ce que Nietzsche appelle Vegypticisme. Il serait
facile, certes, si l'on voulait pousser à fond le
parallèle entre Maurras et Sorel, de montrer
que l'apollinisme de Maurras paraît, parfois,
incliner à un certain alexandrinisme et accorder
trop d'importance à la dialectique, et que, par
contre, le dionysisme de Sorel peut, lui aussi,
sembler parfois manquer de règle et de prin-
cipe (1); mais où serait l'intérêt de ce parallèle?
L'essentiel ne reste-t-il pas qu'Apollon et Dionysos
ont un ennemi commun, à savoir Socrate — So-
crate le non-mystique et le non-artiste, Socrate
l'inspirateur d'Euripide, destructeur de la Tragé-
die, et ancêtre de Voltaire, Socrate enfin l'initia-
(1) Ce serait d'ailleurs faire un contre-sens absolu sur
Sorel que de croire qu'il confonde le sublime avec le colos-
sal, l'extravagant et l'immodéré. La grande vertu, à ses
yeux, c'est, au contraire, la modération (voir son Procès de
Socrate) : c'est quand l'homme se fie trop à son intel-
ligence qu'il devient immodéré et imprudent, oubliant les
forces historiques ou divines qui limitent toujours l'activité
humaine; et les actes de violence, dont Sorel signale la
portée historique, ne doivent pas avoir un caractère de folie
sanguinaire et barbare; ils doivent être peu nombreux, au
contraire, pour être significatifs. (Voir ce qu'il dit des mar-
tyrs dans le Système historique de Renan).
56 INTRODUCTION
teur de la culture théorique et le prototype de nos
Intellectuels?
Dans mes MarchandSj Intellectuels et Politi-
ciens y j'ai reproduit les pages immortelles où
Nietzsche, avec une acuité d'intuition extraordi-
naire et une force prodigieuse de vision intellec-
tuelle, prononce contre cette culture théorique, au
sein de laquelle notre monde moderne est plongé,
un réquisitoire terrible, et, à mon sens, définitif.
Cette culture théorique est-elle la culture classique
ou en est-elle le contraire? C'est ce qu'il faudrait
élucider; car, précisément, M. Guy-Grand essaie
de corser son opposition Maurras-Sorel en mon-
trant dans Sorel. un adversaire de la culture clas-
sique, dont Maurras au contraire est non seule-
ment un représentant éminent, mais un ardent
défenseur. M. Guy-Grand pourrait en effet invo-
quer les pages où, dans la Ruine du Monde an-
tique, Sorel montre les effets désastreux de la cul-
ture classique, telle que les Romains de la déca-
dence la recevaient et telle qu'à la Renaissance les
Jésuites la reprirent, et après eux l'Université
d'Etat moderne : culture de rhéteurs, culture de di-
lettantes, culture formaliste et vide, où les élèves,
habitués à discourir sur des sujets dépourvus de
tout sens réel et en dehors de toute connaissance
positive, ne peuvent que devenir de beaux-esprits,
capables de discourir dans un salon de orani re et
scibili, mais incapables de tout travail productif
TRADITION ET RÉVOLUTION 57
comme de toute création vraiment spirituelle.
Cette culture classique-là, en effet, a produit, en
quantités innombrables, de ces Intellectuels, dont
le parasitisme littéraire ne pouvait devenir que
parasitisme d'Etat, puisque leur unique ressource
était de se faire fonctionnaires. Mais cette culture
classique-là n'est que la caricature de la véritable
culture classique, qui, loin d'être une culture for-
maliste et purement rhétoricienne, est une culture
réaliste dans toute la force du terme. C'est ce que
Lasserre me paraît avoir démontré, d'une manière
décisive, dans son beau livre La Doctrine offi-
cielle de l'Université. Ce qui caractérise, en effet,
la culture classique, ce qu'on appelle aussi les hu-
manités, c'est d'abord la prépondérance accordée
aux Lettres sur les Sciences; et si la culture litté-
raire peut conduire à une formation d'esprit trop
rhétoricienne, comme nous venons de le dire, il
est incontestable qu'elle développe beaucoup plus
que la culture scientifique ce que Pascal appelait
l'esprit de finesse; et qu'est-ce que l'esprit de
finesse, sinon ce sens très aiguisé, très subtil et
très nuancé du réel, dans lequel nous discernions
l'essence de la raison classique? Nos sorbonnards
prétendent, eux, donner à la Science l'hégémonie
pédagogique; ils vont même jusqu'à vouloir ensei-
gner une espèce de littérature scientifique, qui est
l'insanité même. Mais ils oublient qu'à la base
même de la science il y a la poésie, je veux dire
58 INTRODUCTION
cette faculté créatrice, cette puissance dMmagina-
tion, qui fait le grand savant: tous les grands sa-
vants ont eu, en général, une formation littéraire
très forte, et quand on lit un Claude Bernard, on
est aussi émerveillé de son esprit de finesse que
de sa puissance de création scientifique propre-
ment dite. C'est donc tarir à la source même cette
science dont on a plein la bouche que de substi-
tuer à l'ancienne culture classique cette espèce de
positivisme érudit et terre-à-terre qu'on décore du
nom de formation scientifique.
Ils oublient d'autre part qu'une formation uni-
quement scientifique ne donnera jamais cet
affinement du sens psychologique que produi-
sait l'ancienne culture christiano-classique. On
n'a pas assez remarqué, en effet, combien la
nouvelle itientalité laïque, pacifiste et démocrati-
que de nos sorbonnards et de nos primaires, leurs
élèves, impliquait de niaiserie psychologique, d'in-
génuité désarmante, de candeur insondable.
C'était là, d'ailleurs, le résultat inévitable de la
nouvelle culture sociologico-scientifico-ficharde.
Quelle idée de l'homme un rassemblement de
fiches peut-il donner aux pauvres manœuvres de
la Science moderne? Ce sont d'honnêtes ouvriers,
consciencieux, appliqués, tout ce qu'on voudra;
mais leur horizon est bien borné et, surtout, bien
pauvre leur expérience de la vie morale et psycho-
logique. Autrefois, quand la culture classique for-
TRADITION ET RÉVOLUTION 59
mait les esprits, c'était à donner de l'homme une
idée exacte, nuancée, fine, riche et profonde,
qu'elle tendait surtout; l'étude des grands mora-
listes, des grands poètes et des grands tragiques
grecs et français y aboutissait normalement; et
si l'on songe qu'à cette culture classique s'ajoutait
la formation catholique, c'est-à-dire le perpétuel
examen de conscience qu'exige la pratique de la
confession et des sacrements, on comprendra la
finesse, la profondeur et la richesse de l'expérience
morale et psychologique des anciens lettrés: il
était impossible que ces hommes donnassent dans
certaines « nuées » dont l'admission implique une
trop grande pauvreté de sens psychologique. Au-
jourd'hui que cette formation classique et catho-
lique est remplacée par une formation scientifi-
que, sociologique et laïque, on est frappé de la
vulgarité générale des esprits, de leur niaiserie,
de la facilité avec laquelle ils admettent des rai-
sonnements de la plus grossière qualité logique
et des idées de la plus grossière qualité psycholo-
gique: tout s'est épaissi, alourdi, bêtifié dans la
République des Lettres. Nietzsche, en 1885, rendait
encore hommage à la culture française, et il écri-
vait ceci: «Aujourd'hui encore, la France est le
refuge de la culture la plus intellectuelle et la plus
raffinée qu'il y ait en Europe, et reste la grande
école du goût; mais il faut savoir la découvrir,
cette « France du goût ». Qui en fait partie prend
(JO INTRODUCTION
soin de se tenir caché. Ils sont peu nombreux, et
dans ce petit nombre il s'en trouve encore, peut-
être, qui ne sont pas très solides sur jambes, soit
des fatalistes, des mélancoliques, des malades, soit
encore des énervés et des artificiels, qui mettent
leur amour-propre à rester cachés. Ils ont ceci en
commun qu'ils se bouchent les oreilles pour ne
pas entendre la bêtise déchaînée et la gueulerie
bruyante du bourgeois démocratisé. Car ce qui est
au premier plan, c'est une France abêtie et de-
venue grossière — cette France qui, tout récem-
ment, aux obsèques de Victor Hugo, s'est livrée
à une véritable orgie de mauvais goût et de con-
tentement de soi. Un autre trait encore est com-
mun aux hommes de la « France du goût » : une
volonté bien résolue de se défendre de la germani-
sation intellectuelle... » (1). Voilà ce que Nietzsche
disait de la France en 1885; en 1913, il trouverait
sans doute que ce qui est de plus en plus au pre-
mier plan, c'est cette France « abêtie et devenue
grossière », « avec la bêtise déchaînée et la gueu-
lerie bruyante du bourgeois démocratisé ». Il y
aurait seulement quelque chose à ajouter au ta-
bleau de Nietzsche: c'est le réveil de la « France
du goût», le commencement de renaissance clas-
sique, suscité par V Action française. La « France
(1) Par delà le bien et le mal, pp. 280-281.
TRADITION ET RÉVOLUTION 61
du goût» ne veut plus se tenir cachée; elle a re-
pris l'offensive, témoin l'affaire Bernstein; et «la
volonté de se défendre contre la germanisation
intellectuelle » s'est affirmée dans cette campagne
contre la Sorbonne menée par Pierre Lasserre
avec sa belle maîtrise habituelle.
Mais l'éducation classique n'était pas seulement
la grande école du goût et du jugement: elle lais-
sait inévitablement comme un appétit insatiable
de grandeur héroïque, de grandeur politique et de
grandeur juridique qui était le ferment réel et au-
thentique de ce Progrès dont nos laïques ont plein
la bouche et qu'ils paralysent avec leur idéal de
petits rentiers retirés des affaires. Les yeux qui ont
aperçu et contemplé la lumière antique; l'âme qui
a été soulevée par le souffle large, fort et libre de
la Cité antique; l'esprit qui a reçu les leçons d'art,
de philosophie et de droit d'Athènes et de Rome —
ces yeux, cette âme, cet esprit ne peuvent plus
s'habituer à la médiocrité et cherchent infatiga-
blement la grandeur historique. Mais voilà pour-
quoi, précisément, la Démocratie, qui n'aime que
le médiocre, a voué aux études classiques cette
haine basse qui est la haine de l'envie et de la
médiocrité impuissante. De même, la haine dont
la Démocratie poursuit l'Eglise de Rome: n'en
cherchez pas les raisons ailleurs que dans cette
même basse envie qui lui rend insupportable
toute grandeur morale. L'âme que le christianisme
tV? INTRODUCTION
a touchée garde un appétit aussi insatiable de gran-
deur morale que l'esprit formé aux lettres antiques
de grandeur historique; et l'Eglise de Rome de-
meure, dans ce monde moderne tout entier livré an
matérialisme le plus abject, la grande puissanc»
spirituelle, la grande leçon de sacrifice, de renon-
cement, d'abnégation et d'héroïsme moral, la
grande école de la vie mystique et surnaturelle,
de tout ce qui dépasse l'horizon borné de cette
misérable vie terrestre, lit de Procuste à l'étroi-
tesse duquel la Démocratie étatiste moderne vou-
drait en vain nous racornir.
Mais quelle est la raison profonde de ce culte de
la Science que la bourgeoisie contemporaine, par
l'organe de la Sorbonne, voudrait implanter si
fortement dans les esprits? Il est facile de l'aper-
cevoir, et Louzon, récemment, dans un article de
la Vie Ouvrière (1), F Ouvriérisme dans les Mathé-
matiques supérieures, la discernait fort bien :
« C'est une des grandes forces de la bourgeoisie,
écrivait-il, d'avoir su donner à la science un carac-
tère mystérieux, en lui enlevant tout rapport ap-
parent avec la pratique de tous les jours: au lieu
de n'être présentée, ce qu'elle est en réalité, que
comme la mise en recueil sous une forme géné-
rale, et par suite mnémotechnique, des observa-
(1) La Vie Ouvrière, numéro du 5 décembre 1912.
TRADITION ET RÉVOLUTION 63
tiens auxquelles donne, lieu le travail quotidien et
des moyens que Texpérience enseigne pour pou-
voir résoudre les difficultés qu'engendre la pra-
tique, la science apparaissait comme une chose
tout à fait séparée de la vie, un secret gardé jalou-
sement dans le sanctuaire des écoles, et dont seuls,
nouveaux prêtres, les bourgeois intellectuels
étaient dépositaires. Le résultat a été excellent
pour la domination de la bourgeoisie. Le respect
superstitieux pour les « savants » a pénétré toutes
les classes de la société, y compris et surtout la
classe ouvrière. Le respect des Intellectuels est le
seul préjugé que garde encore le prolétariat, et
Georges Sorel a pu dire avec raison que le seul
service que pouvaient rendre les bourgeois sincè-
rement socialistes au prolétariat, c'était de démolir
le culte de l'Intellectuel dans les cerveaux ou-
vriers. » On ne saurait mieux dire, et l'on sait
d'ailleurs que Proudhon et Marx, pour réagir pré-
cisément contre ce divorce de la théorie et de la
pratique, sur lequel repose l'enseignement bour-
geois étatiste moderne, préconisaient la soudure de
l'école et de l'atelier, de l'instruction et de l'ap-
prentissage. Il faudrait relire ici les merveilleux
chapitres que Proudhon consacre à l'instruction
populaire dans Vidée générale de la Révolution et
la Capacité politique, et où il montre que dans le
régime actuel les grandes écoles n'ont été établies
que pour former une pépinière d'aristocrates de
64 INTRODUCTION
la production, et l'école primaire, gratuite et obli-
gatoire instituée que pour donner au peuple cette
instruction rudimentaire, à base idéologique, qui
fera de l'ouvrier ou du paysan une manière de
«petit-bourgeois» capable seulement de bien voter
pour les seigneurs intellectuels de notre démocra-
tie unitaire, centralisée et bourgeoise. Et Proudhon
conclut par cette phrase significative : « Pas
plus d'industrie que de littérature, misère sur mi-
sère » (1).
« Pas plus d'industrie que de littérature! misère
sur misère », dit Proudhon, et l'on sent dans ces
quelques mots toute l'indignation d'un homme où
le sens des nécessités vraiment modernes d'une
instruction professionnelle et technique n'a nulle-
ment oblitéré le sens des grands intérêts moraux,
sociaux et nationaux qu'il traduit par ce mot de
littérature et dont lui, grand classique, tout nourri
de la Bible, de Bossuet et des lettres antiques, ne
pouvait attribuer la conservation qu'à la culture
classique, qu'aux humanités. J'observe d'ailleurs,
à propos de cet article de Robert Louzon, que
M. Bouasse, ce professeur de Toulouse dont il cite
les opinions révolutionnaires sur la véritable for-
mation mathématique, est aussi un défenseur de
la culture classique et que Pierre Lasserre, dans
(1) De la Capacité politique des classes ouvrières, p. '^î<4.
TRADITION ET RÉVOLUTION 65
son livre contre la Sorbonne, invoque son précieux
témoignage d'homme de science. Nous pouvons
donc affirmer que dans cette réaction contre ce
qu'on pourrait appeler V abstraction bourgeoise et
étatiste menant à la domination des Intellectuels,
il y a parfaite convergence de vues et d'efforts
entre ce que j'ai pu nommer le réalisme classique
et le réalisme ouvrier (1).
Je disais que l'Intellectuel se caractérisait par
une double incompréhension: l'incompréhension
de la Guerre et l'incompréhension du Travail. Or,
c'est bien en fonction de la guerre que se forme
l'idée d'une culture classique : l'idéal grec, c'est,
comme le dit Proudhon, Hercule et Homère qui le
symbolisent, le Héros chanté par le Poète; et c'est
encore au service de cet idéal que le grand tragique
Eschyle mettra sa muse, que le raisonneur Euri-
pide, ce dialecticien qui remplace les effets tra-
giques par des tirades philosophiques, ramènera à
un niveau tout bourgeois. Et Rome, qu'est-ce, sinon
encore la guerre; Rome, la grande institutrice du
Droit, dont l'image hantera l'âme du paysan Prou-
dhon; Rome, qui eut de l'Etat une idée si haute,
que Renan a pu dire que l'Etat est chose romaine,
comme le Droit et la Guerre? Il est donc profondé-
(1) Voir mon article « Le Procès de la Démocratie i
Revue critique des Idées et des Livres, du 10 avril 1911.
7
66 INTRODUCTION
ment naturel, logique et fatal que nos Intellectuels,
ne comprenant rien à la guerre, ne comprennent
rien non plus à l'Etat et préconisent une culture
pseudo-moderne, où une sorte de positivisme
scientifique remplace l'idéal héroïque et guerrier
de la culture classique. Nos Intellectuels travail-
lent à fonder une civilisation toute bourgeoise,
où tout, comme dit Nietzsche, sera abstrait: l'Etat,
le droit, la morale, la pédagogie; — l'Etat qui, de
guerrier, deviendra pacifiste, mué en une simple
administration; le droit qui, de privé, deviendra
public; la morale qui, de religieuse, deviendra
laïque; et la pédagogie qui, de classique et réaliste,
deviendra purement idéaliste et pseudo-scientifi-
que. Ce sera le contre-pied absolu de notre civi-
lisation occidentale, dont le fond est christiano-
classique, et qui a hérité de Rome, au double
point de vue civil et religieux, une idée de la
grandeur historique et une idée de la grandeur
morale, fort incompatibles avec la médiocrité bour-
geoise de cette civilisation laïque, rationaliste, pa-
cifiste et humanitaire. « La guerre, écrit Proudhon,
abstraction faite même du dogme de la chute,
est le fond de la religion. Elle existe entre les
peuples comme elle existe dans toute la nature
et dans le cœur de l'homme. C'est l'orgasme de
la vie universelle, qui agite et féconde le chaos,
prélude à toutes les créations, et, comme le Christ
rédempteur, triomphe de la mort par la mort
TRADITION ET RÉVOLUTION 67
même. Otez de la pensée religieuse, otez du cœur
humain cette idée de combat, non seulement vous
ne faites pas cesser le fléau destructeur, mais vous
détruisez le système entier des religions, vous
abolissez, sans explication, sans critique, sans
compensation, l'ordre d'idées dans lequel le genre
humain, pendant plus de quarante siècles, a vécu,
hors duquel vous ne sauriez dire commuent il aurait
vécu. Vous niez, dis-je, la civilisation sous ses
deux faces principales, la religion -et la politique;
vous détruisez jusqu'à la possibilité de l'histoire.
Quoi donc! la guerre contient tant de choses, elle
répond à tant de choses, elle se mêle à tant de
choses, et vous n'y verrez qu'un accès de férocité
bestiale, entretenu par la superstition et la bar-
barie! C'est inadmissible » (1).
Voilà pourtant ce que nos Intellectuels admet-
tent fort bien, ce qu'ils prêchent du haut de toutes
les chaires que l'Etat démocratique moderne leur
accorde; et, je le répète, ne comprenant rien à la
guerre, ils ne comprennent rien à l'Etat, dont ils
font tout, un théologien, un pédagogue, un indus-
triel, un commerçant, un banquier, un manœuvre,
tout, sauf ce qu'il est réellement et par nature,
c'est-à-dire un guerrier. Et nous avons pu voir,
depuis la révolution dreyfusienne, ce que nos
Intellectuels tendaient à faire de l'armée, ce sym-
(1) La Guerre et la Paix, t. I, p. 45.
68 INTRODUCTION
bole visible et éclatant de l'Etat: une gendarmerie
civile, une succursale de l'école laïque, une uni-
versité populaire, où l'enseignement de la paix
devenait — ô dérision! — l'enseignement fonda-
mental : transformer le soldat en domestique, l'of-
ficier en pédagogue, intelle ctuali s rr l'armée, tel
était le but de tous les efforts de nos ministres
de la guerre dreyfusiens, l'agent de change Ber-
teaux et le céphalopode André!
Les Intellectuels, disais-je, ne comprennent pas
mieux le Travail que la Guerre. Et do même qu'ils
ont voulu intellectualiser le soldat et l'officier, ils
ont voulu intellectualiser l'ouvrier. Ces grands
idéalistes n'ont pas moins de dédain, en effet, pour
le travail manuel que pour ce qu'ils appellent
« le métier de soudards » ; ces esprits purs consi-
dèrent comme indigne de l'homme et comme une
dégradation, une chute, tout ce qui n'est pas « in-
tellectuel », c'est-à-dire alignement de concepts,
jeu de fiches, fabrication de grandes lois socio-
logiques. Les idées de métier sont, à leurs yeux,
des idées abrutissantes, une fâcheuse limitation
à la pure liberté de l'esprit. En conséquence, tout
homme doit s'élever de cette région croupissante
du travail manuel aux régions éthérées de l'Intel-
lectualisme, dans la noble sphère des Idées géné-
rales. En conséquence, l'ouvrier, pour s'émanciper,
doit devenir un intellectuel et faire partie, en
devenant fonctionnaire, de la sacro-sainte confré-
TRADITION ET RÉVOLUTION 69
rie des Intellectuels, qui, après deux ou trois
heures accordées aux fâcheuses nécessités de la vie
matérielle, se livrent avec délices aux spéculations
les plus hautes et les plus transcendantes. Le
syndicalisme a pour but d'expulser l'Etat de l'éco-
nomie : ce n'est pas ainsi que l'entendent nos
intellectuels, qui veulent au contraire que l'Etat
embrasse et envahisse toute l'économie. Le syndi-
calisme conçoit tout sur le plan d'un atelier pro-
gressif, où tout doit s'accorder au rythme du tra-
vail : nos intellectuels veulent introduire la « Ré-
publique » à l'atelier, c'est-à-dire le bavardage,
les mœurs électorales, la fainéantise bureaucra-
tique, les brigues et les gaspillages de la démo-
cratie pure. Le syndicalisme repose sur l'idée de
lutte de classe, avec la grève pour expression adé-
quate: nos intellectuels ne comprennent naturel-
lement pas plus la grève que la guerre ; pacifistes
sociaux, comme ils sont pacifistes internationaux,
ils rêvent d'arbitrage obligatoire : pourquoi, en
effet, au lieu de combattre, ne pas raisonner, né-
gocier, transiger? La grève est une perte de temps,
de forces, d'argent: pourquoi tout ce gaspillage,
quand on peut par la dialectique de la Raison
pure obtenir les mêmes résultats ! Le syndica-
lisme, enfin, repose sur une conception de Vhon-
neur syndical, développé précisément par la lutte
de classe: l'ouvrier, dans son syndicat, comme le
soldat dans son bataillon, s'élève à la notion de
70 INTRODUCTION
l'Honneur, à la notion du Droit, ù la notion du
Sublime, c'est-à-dire du sacrifice. Nos intellectuels
ne comprennent rien à l'Honneur, au Droit, au
Sublime; toutes ces notions ont un air mystique
et irrationnel, qui dérange leur manie de ramener
tout à des idées claires et distinctes. En résumé,
l'influence des Intellectuels sur le mouvement ou-
vrier moderne a été désastreuse: ils lui ont ino-
culé un double virus, le virus étatiste et le virus
anarchiste; l'ouvrier gagné, touché, corrompu par
eux ne peut plus faire qu'un fonctionnaire ou
un réfractaire; dans les deux cas, il est perdu pour
le syndicalisme véritable qui, ainsi que j'ai essayé
de le montrer dans ma brochure les Nouveaux
aspects du socialisme est en réaction et contre le
socialisme politique et contre l'anarchisme, lequel
n'est ou qu'un bourgeoisisme exaspéré ou qu'une
révolte purement négative contre toutes les dis-
ciplines nécessaires à l'éducation de l'humanité.
Alfredo Oriani, l'écrivain italien auteur de ce
beau livre La rivolta idéale, écrit ceci : « Tout
est bourgeois dans la classe ouvrière, le langage,
les idées, les mœurs, les rêves de richesse, les
expédients pour l'acquérir, la petite incrédulité,
l'énergie dans le travail, la rhétorique dans la
politique, l'égoïsme dans la famille, la vulgarité
dans le sentiment, et dans les actes » (1). La
(1) Oriani, La Rivolta idéale, p. 329.
TRADITION ET RÉVOLUTION 71
classe ouvrière, en effet, sous l'influence pré-
pondérante de la démocratie et des Intellectuels,
n'est pas encore parvenue à se créer une idéo-
logie propre; elle vit des ragots que lui passe
la bourgeoisie voltairienne et libérale : elle s'est
contentée jusqu'ici de prendre sa suite. En reli-
gion, elle est, à l'instar de M. Homais, incrédule,
mais, comme dit Oriani, d'une petite et mesquine
incrédulité ; vis-à-vis de la famille, elle a adopté
les idées de la bourgeoisie décadente sur l'union
libre, l'amour-Dieu, le divorce; sur la patrie, elle
pense également, comme le bourgeois, qu'elle
est là où il touche le meilleur salaire : le salaire
remplace ici le dividende. Rien donc encore de
proprement ouvrier, rien d'original dans les
conceptions courantes du monde prolétarien : le
monde ouvrier est toujours prêt, à la suite des
Intellectuels, à se ranger derrière la bourgeoisie
libérale et libre-penseuse, pour défendre la Ré-
publique. Il y a quelques années, lorsque le syn-
dicalisme prit son essor, on put espérer qu'une
idéologie ouvrière naîtrait du mouvement syn-
dical; Yvetot renvoyait Jaurès et Hervé dos à
dos; mais rien encore n'a pu prendre vie; et
dans la Bataille syndicaliste, on ne trouve que
trop de ragots qui sentent d'une lieue leur bour-
geoisie libérale, anticléricale et pacifiste.
Je voudrais que nos syndicalistes, au lieu de
vivre des reliefs que leur passent les Intellectuels,
72 INTRODUCTION
relisent dans Proudhon les pages suivantes, qui
n'ont rien perdu de leur sens et de leur éternelle
actualité. Ils comprendraient alors qu'une idéolo-
gie no peut se contenter d'être la simple négation
de la guerre, de l'Etat, de la propriété, de la reli-
gion et de la famille, ces cadres éternels de toute
civilisation. « Qu'est-ce que le travail, demande
Proudhon, qu'est-ce que le privilège? Le travail,
l'analogue de l'activité créatrice, sans conscience
de lui-même, indéterminé, infécond, tant que
l'idée, la loi ne le pénètre pas, le travail est le creu-
set 011 s'élabore la valeur, la grande matrice de la
civilisation, principe passif ou femelle de la so-
ciété. — Le privilège, émané du libre-arbitre, est
l'étincelle électrique qui décide l'individualisation,
la liberté qui réalise, l'autorité qui commande, le
cerveau qui délibère, le moi qui gouverne. Le rap-
port du travail et du privilège est donc un rapport
de la femelle au mâle, de l'épouse à l'époux.
Chez tous les peuples, l'adultère de la femme a
toujours paru plus repréhensible que celui de
l'homme; il a été soumis en conséquence à des
peines plus rigoureuses. Ceux qui, s'arrctant à
l'atrocité des formes, oublient le principe et ne
voient que la barbarie exercée envers le sexe sont
des politiqueurs de roman dignes de figurer dans
les récits de l'auteur de Lélia. Toute indiscipline
des ouvriers est assimilable à l'adultère commis
par la femme. N'est-il pas évident alors que si la
TRADITION ET RÉVOLUTION 73
même faveur de la part des tribunaux accueillait
la plainte de l'ouvrier et celle du maître, le lien
hiérarchique, hors duquel l'humanité ne peut
vivre, serait rompu et toute l'économie de la so-
ciété ruinée? Jugez-en d'ailleurs par les faits.
Comparez la physionomie d'une grève d'ouvriers
avec la marche d'une coalition d'entrepreneurs.
Là, défiance du bon droit, agitation, turbulence:
au dehors, cris et frémissements; au dedans, ter-
reur, esprit de soumission et désir de la paix. Ici,
au contraire, résolution calculée, sentiment de la
force, certitude du succès, sang-froid dans l'exé-
cution. Où donc se trouve, à votre avis, la puis-
sance? Où, le principe organique? Où, la vie? Sans
doute, la société doit à tous assistance et protec-
tion: je ne plaide pas ici la cause des oppresseurs
de l'humanité; que la vengeance du ciel les écrase!
Mais il faut que l'éducation du prolétaire s'ac-
complisse. Le prolétaire, c'est Hercule arrivant à
l'immortalité par le travail et la vertu: mais que
ferait Hercule sans les persécutions d'Eurys-
thée? » (1).
Proudhon dit encore : « Il faut que l'homme tra-
vaille! C'est pour cela que, dans les conseils de
la Providence, le vol a été institué, organisé, sanc-
tifié! Si le propriétaire se fût lassé de prendre, le
(1) Contradictions économiques, tome II, pp. 408-409.
74 INTRODUCTION
prolétaire se fût bientôt lassé de produire, et la
sauvagerie, la hideuse misère, était à la porte.
Le Polynésien, en qui la propriété avorte, ot qui
jouit dans une entière communauté de biens et
d'amours, pourquoi travailleraitr-il? La terre et la
beauté sont à tous, les enfants à personne; que lui
parlez-vous de morale, de dignité, de personnalité,
de philosophie, de progrès? Et sans aller si loin,
le Corse, qui sous ses châtaigniers trouve pendant
six mois le vivre et le domicile, pourquoi voulez-
vous qu'il travaille? Que lui importent votre cons-
cription, vos chemins de fer, votre tribune, votre
presse? De quoi a-t-il besoin que de dormir quand
il a mangé ses châtaignes? Un préfet de la Corse
disait que pour civiliser cette île il fallait couper
les châtaigniers. Un moyen plus sûr, c'est de les
approprier » (1).
Dans les lignes que je viens de citer, Proudhon
a posé dans toute sa force le problème essentiel
de toute civilisation : il faut que l'homme tra-
vaille, et jusqu'ici l'homme n'a travaillé que par
contrainte. Hercule a eu besoin des persécutions
d'Eurysthée. Or, le socialisme rêve une société
sans contrainte, une société d'où le droit, la pro-
priété, la famille et l'Etat auraient disparu, pour
faire place à « une entière communauté de biens
(1) Op. cit., p. 406.
TRADITION ET RÉVOLUTION 75
et d'amours ». Ce serait le régime polynésien —
et vous pouvez aller au fond de tous les systèmes,
socialistes, communistes, anarchistes, vous ne
trouverez, en dernière analyse, rien d'autre que le
rêve d'un retour à cet état de nature qui caracté-
rise la vie du Polynésien; c'est dire, au fond, que
le socialisme, avec ses variantes innombrables,
n'est qu'une négation pure et simple de la civi-
lisation, un aspect de la décadence moderne, la
dissolution contemporaine poussée à ses dernières
conséquences et passant à la limite. Et si vous
voulez savoir pourquoi, en fait, Proudhon a eu
si peu de succès auprès des socialistes, des anar-
chistes et de tous les utopistes modernes, c'est
que tous ont bien senti qu'ils trouvaient en lui
l'adversaire le plus redoutable de leurs rêveries
décadentes: Proudhon, l'homme du Droit, Prou-
dhon, l'homme de la Famille, Proudhon, grand
moraliste et panégyriste de la Guerre, ne pouvait
avoir l'oreille de gens pour qui droit, famille, mo-
rale, guerre sont des « préjugés » bourgeois dont
l'humanité, pour être heureuse et libre, doit au
plus tôt s'affranchir. « Loin de moi, communistes,
votre puanteur me dégoûte », s'écriait Proudhon,
examinant les théories du socialisme moderne sur
la famille: les communistes de 1848, cependant,
n'étaient que de petits saints auprès des anar-
chistes d'aujourd'hui. Aujourd'hui, les journaux
syndicalistes et anarchistes font de la propagande
76 INTRODUCTION
néo-malthusienne et vendent des « objets de pré-
servation » ; et dans un journal révolutionnaire
on pouvait lire naguère un éloge de la prostituée
proposée en modèle à la jeune ouvrière par une
de nos doctoresses en socialisme. Jeune ouvrier,
fais-toi apache; jeune ouvrière, fais-toi fille pu-
blique — l'atelier est une caserne; le foyer, une
prison: libérez-vous! La courtisane, aussi bien,
n'est-elle pas, selon M. Eugène Fournière, la com-
pagne naturelle du « penseur »? Qu'elle aille
donc rejoindre l'apôtre socialiste et l'intellectuel
anarchiste, et qu'elle vive avec eux l'amour le
plus libre!
Il faudrait relire ici les pages admirables que
Proudhon, dans les Contradictions économiques,
a consacrées à la famille et qui sont parmi les
plus profondes qu'on ait jamais écrites (1).
(1) Elles sont la réfutation péremptoire du féminisme,
cet intellectualisme féminin qui met si bien en lumière
toutes les tares de l'intellectualisme en général ; car si
l'Intellectuel méprise le Manuel, que dire du dédain mani-
festé pour la ménagère par l'Intellectuelle, la Cérébrale,
si bien qualifiée de « perruche documentée •> par Maurice
Donnay, dans le Retour de Jérusalem. Si l'on veut aller
au fond du détraquement moderne, il n'y a pas de meil-
leur témoin que le féminisme; et que Proudhon n'ait pas
été féministe, c'est une preuve de plus qu'il a incarné, au
sein du socialisme, la réaction du bon sens et de la raison
classique.
TRADITION ET RÉVOLUTION 77
« ... C'est surtout dans la famille, écrit Proudhon,
que se découvre le sens profond de la propriété.
La famille et la propriété marchent de front, ap-
puyées l'une sur l'autre, n'ayant l'une et l'autre
de signification et de valeur que par le rapport
qui les unit. Avec la propriété, commence le rôle
de la femme. Le ménage, cette chose tout idéale
et que l'on s'efforce en vain de rendre ridicule,
le ménage est le royaume de la femme, le monu-
ment de la famille. Otez le ménage, otez cette
pierre du foyer, centre d'attraction des époux, il
reste des couples, il n'y a plus de familles. Voyez
dans les grandes villes les classes ouvrières tom-
ber peu à peu, par l'instabilité du domicile, l'ina-
nité du ménage et le manque de propriété, dans
le concubinage et la crapule... Or, qu'est-ce que
le ménage, par rapport à la société ambiante,
sinon tout à la fois le rudiment et la forteresse
de la propriété? Le ménage est la première chose
que rêve la jeune fille: ceux qui parlent tant
d'attraction et qui veulent abolir le ménage de-
vraient bien expliquer cette dépravation de l'ins-
tinct du sexe. Pour moi, plus j'y pense, et moins
je puis me rendre compte, hors de la famille et
du ménage, de la destinée de la femme. Courtisane
ou ménagère (ménagère, dis-je, et non pas ser-
vante), je n'y vois pas de milieu: qu'a donc cette
alternative de si humiliant? En quoi le rôle de
la femme, chargée de la conduite du ménage,
78 INTRODUCTION
de tout ce qui se rapporte h la consommation et
à répargne, est-il inférieur à celui de Thomme,
dont la fonction propre est le commandement de
l'atelier, c'est-à-dire le gouvernement de la pro-
duction et de l'échange?... Le ménage, voilà donc
pour toute femme, dans l'ordre économique, lo
plus désirable des biens; la propriété, l'atelier, le
travail à son compte, voilà, avec la femme, ce
que tout homme souhaite le plus. Amour et ma-
riage, travail et ménage, propriété et domesticité^
que le lecteur, en faveur du sens, daigne ici sup-
pléer à la lettre: tous ces termes sont équiva-
lents... Sur tout cela le genre humain est unanime,
moins cependant le socialisme, qui, seul, dans le
vague de ses idées, proteste contre l'unanimité
du genre humain. Le socialisme veut abolir le
ménage, parce qu'il coûte trop cher; la famille,
parce qu'elle fait tort à la patrie; la propriété,
parce qu'elle préjudicie à l'Etat. Le socialisme
veut changer le rôle de la femme; de reine, que
la société l'a établie, il veut en faire une prê-
tresse de Gotytto... Le socialisme, sur le mariage
comme sur l'association, n'a point d'idées; et toute
sa critique se résout en un aveu très explicite
d'ignorance, genre d'argumentation sans autorité
et sans portée » (1).
(1) Contradictions, t. II, p. 198.
TRADITION ET RÉVOLUTION 79
On nous a répété maintes fois que le socialisme
était passé de l'utopie à la science; ce fut, en par-
ticulier, la prétention du marxisme que d'avoir fait
accomplir ce passage au socialisme. Mais, quand
on examine les choses à fond, on s'aperçoit vite que
le marxisme recelait encore une forte dose d'utopie
et que cet idéal communiste, dont Proudhon avait
dénoncé avec tant de vigueur l'inanité et l'insa-
nité, était toujours à la base des théories marxis-
tes: la classe ouvrière, sans doute, était devenue,
avec Marx, le sujet du socialisme; elle succédait
dans ce rôle aux riches financiers dont Fourier
escompta la générosité toute sa vie; mais elle de-
meurait chargée de la mission historique de réa-
liser le communisme, sous la conduite de penseurs
révolutionnaires à qui le mystère de la société fu-
ture s'est révélé, ainsi que l'a démontré avec force
Arturo Labriola, dans son livre sur Marx (1). Il
faut arriver jusqu'aux Réflexions sur la Violence
pour trouver une théorie socialiste vierge de toute
utopie; mais le sens de ce livre n'a pas été saisi,
et nous voyons aujourd'hui les syndicalistes re-
tomber dans l'utopie communiste ou anarchiste :
ce livre, qui constituait le plus bel effort théorique,
depuis Proudhon, pour séparer l'idéologie proléta-
rienne de l'idéologie bourgeoise, n'a pas eu, auprès
(1) Karl Marx, l'économiste, le socialiste, par Arturo
Labriola, chez Marcel Rivière, Paris, 1910.
80 INTRODUCTION
de la classe ouvrière, le succès qu'il aurait dû
avoir: chose curieuse, il a été mieux accueilli
par la bourgeoisie que par le prolétariat, ayant
ainsi le mOme sort que l'œuvre de Proudhon elle-
même.
Mais à quelles conclusions aboutissons-nous? Il
me semble qu'elles se dégagent d'elles-mêmes. Si,
comme dit Proudhon, Hercule a besoin des persé-
cutions d'Eurysthée; si, comme il le dit ailleurs,
l'Autorité et la Liberté sont les deux pôles autour
desquels gravite nécessairement toute société; si,
en d'autres termes, Tradition et Révolution consti-
tuent les deux forces dont l'antagonisme doit pro-
duire l'équilibre social, la nécessité s'impose, au
milieu de la dissolution démocratique moderne
qui décompose et ruine également tradition et au-
torité comme liberté et Révolution, de reconstituer
ce que j'appellerai le parti de la Tradition et le
parti de la Révolution. La double offensive natio-
naliste et syndicaliste doit se proposer de rendre
à l'Etat, au détriment du règne des Intellectuels, sa
valeur guerrière; expulsé de l'économie par le
syndicalisme, il doit rentrer, grâce à la propagande
nationaliste, dans son rôle traditionnel de soldat,
de diplomate et de haut justicier.
Nationalistes et syndicalistes, nous avons en-
gagé, de commun accord, la lutte contre la démo-
cratie, parce que nous avons reconnu, chacun à
notre point de vue, que cette démocratie était aussi
TRADITION ET RÉVOLUTION 81
impuissante à sauvegarder les intérêts supérieurs
de l'Etat qu'à former de vrais producteurs — capa-
ble uniquement de former des intellectuels, de
pseudo-représentants de l'Intelligence, de plats
serviteurs de l'odieuse Tyrannie anonyme et col-
lective qui ose s'appeler République et qui n'est,
en réalité, qu'une contrefaçon de césarisme.
Et, ayant constaté cette double incapacité mili-
taire et ouvrière de l'Etat démocratique -mo-
derne, nous avons résolu de travailler, les uns
à la restauration d'un Etat digne de ce nom,
c'est-à-dire ramené à sa constitution guer-
rière, les autres à la formation d'une société ci-
vile fortement organisée et capable d'arrêter les
empiétements de l'Etat sur le terrain de l'écono-
mie: restauration guerrière de l'Etat et expulsion
de l'Etat hors de l'économie, tel est le double ob-
jectif de notre programme. Et à ces anarchistes de
gouvernement et insurrectionnels de laïcité, qui se
font les gardes du corps de cet Etat laïque, démo-
cratique et soi-disant social, nous disons: Vous
êtes de sinistres farceurs, et vous n'avez jamais su
ce que c'était qu'être révolutionnaire et qu'être so-
cialiste. Si vous le saviez, vous ne vous feriez pas
les défenseurs de ce monstrueux despotisme mo-
derne qu'est la centralisation jacobine; et vous di-
riez avec Proudhon que la seule chose essentielle,
quand il s'agit de choisir un instituteur, « c'est que
ledit instituteur convienne aux pères de famille,
82 INTRODUCTION
et qu'ils :?uioiii maîtres de lui confier ou iiou Icuis
enfants », car « la centralisation universitaire dans
une société démocratique est une atteinte à l'au-
torité paternelle et une confiscation des droits de
l'instituteur » (1). Si vous le saviez, si vous étiez de
vrais révolutionnaires, vous trouveriez, avec Prou-
dhon, que l'enseignement d'Etat gratuit et obliga-
toire, ce moyen charlatanesque de popularité, qui
ne manque guère son effet sur la multitude, n'esf
au fond que « jonglerie insigne et triste capuci-
nade (2) ». Si vous le saviez, si vous étiez de vrais
socialistes, vous vous seriez aperçus qu'il y a un
lien mystérieux entre cette culture classique, que
votre Etat laïque veut détruire, et Je socialisme;
que le sentiment socialiste, sentiment artificiel,
j'entends par là élaboré par la culture, fleur ul-
time de notre civilisation occidentale, et qui n'est
que le sentiment de la grandeur historique attachée
à la mission de la classe ouvrière moderne, est
intérieurement tout nourri par la culture classique
et la tradition chrétienne, en ce sens que cet ap-
pétit de grandeur historique que laisse le contact
avec la Cité antique et cet appétit de sublime mo-
ral que laisse l'éducation chrétienne, passant dans
l'aspiration socialiste, en forment la sève secrète
(1) Idée générale de la Révolution au XIX\ pp. 289-290.
(2) Capacité politique des classes ouvrières, p. 278.
TRADITION ET RÉVOLUTION 83
et véritable; et qu'ainsi il n'y a pas contradic-
tion, mais collaboration, entre la Tradition et la
Révolution, celle-ci se proposant non pas de dé-
truire pour détruire, non pas de dissoudre pour dis-
soudre, mais d'ajouter quelque chose au capital
humain en conservant ce qui est acquis à l'histoire
et ce qu'on peut regarder comme les cadres éter-
nels de la culture. Mais cela, vous voulez l'ignorer
parce que vous êtes des destructeurs purs et sim-
ples, des romantiques, des bohèmes; vous rêvez le
rêve insensé de construire une humanité entière-
ment neuve, douée de qualités entièrement nou-
velles; et, en attendant, vous détruisez la base
même sur laquelle on peut élever une construction
nouvelle. Et votre soi-disant révolutionarisme se
réduit à exciter dans l'âme des ouvriers les sen-
timents les plus malsains, le goût de la destruction,
l'appétit des jouissances et du bien-être, l'aspira-
tion à cette liberté romantique et négative qui con-
siste à être débarrassé de tout ce qui gêne les pas-
sions, les instincts et les vices. Vous préférez,
dites-vous, à la bourgeoisie catholique la bourgeoi-
sie libre-penseuse ou soi-disant telle : je com-
prends; cette bourgeoisie franc-maçonne et vol-
tairienne vous plaît mieux, parce qu'elle est jouis-
seuse et matérialiste, dégagée, comme vous dites,
de tout préjugé et de toute tradition: M. Ho-
mais et M. Havin sont les alliés naturels de
M. Sébastien Faure et de M. Hervé. Eh bien, libre
84 INTRODUCTION
à vous! Gela vous juge, et je vous adresse, si vous
pouvez les comprendre encore, ces énergiques pa-
roles de Proudhon : « Ce qui me tient en souci et
que je pleurerais des larmes de sang, c'est quelque
jonglerie de Réforme, renouvelée de Luther et de
Calvin, quelque jonglerie de religion d'Etat ou
d'Eglise nationale copiée de Henri ViU; pis que
cela, quelque nouveau culte de l'Etre suprême, ou
de la Raison; des mascarades, comme celles de Mé-
nilmontant, une théophilanthropie, un Mapa, ou
toute autre folie spiritiste ou mormonique. Dans le
délabrement des âmes, je crois, en fait de supers-
tition, tout possible. Noire 'prétendu voUairianisme
ne me rassure pas. Je n'ai nulle confiance en des
esprits forts qui ne savent que plaisanter et jouir.
La philosophie, si elle n'est cuirassée de vertu, ne
m'inspire que du dédain. Voilà pourquoi, tout en
gardant vis-à-vis de l'Eglise la position qu'a faite
selon moi au monde moderne la Révolution, je
dénonce au mépris public, avec les manœuvres de
la démocratie unitaire, les coups de bascule d'un
panthéisme sans mœurs et d'une coterie sans prin-
cipes » (1). Messieurs les anarchistes de gouver-
nement et les insurrectionnels de laïcité veulent se
rattacher à la bourgeoisie judéo-maçonnique et
jacobine: à leur aise; les voilà jugés, et bien ju-
(1) Du principe fédératif, p. 207.
TRADITION ET RÉVOLUTION 85
gés, par un vrai révolutionnaire, le grand et noble
Proudhon ; — qu'ils célèbrent, s'ils veulent, la mé-
moire de Babeuf, qui ne fut qu'un bourgeois jaco-
bin; nous, nous nous rattacherons à ce père du
socialisma moderne, à ce paysan, à cet ouvrier,
ce libre Franc-Comtois, ce « rustre héroïque » des
Marches de Bourgogne, comme l'a appelé Maur-
ras, antidémocrate, antigouvernemental, antijaco-
bin, en qui s'incarne, à nos yeux, la vraie tra-
dition révolutionnaire française, et dont une des
maximes fondamentales était celle-ci : L'idée
vient de l'action et doit retourner à l'action, à
peine de déchéance pour l'agent — ce qui est la
condamnation de l'intellectualisme et des Intel-
lectuels, et l'affirmation anticipée que la classe
ouvrière doit tirer d'elle-même, de son autonome
mouvement de classe, son idéologie propre, sans
se mettre à la remorque ni du professeur Jaurès ni
du professeur Hervé.
CHAPITRE PREMIER
Une philosophie de la production
Anarchisme individualiste: idéologie de la petite
propriété; négation abstraite de VEtat; scien-
tisme; notion abstraite de la Liberté. — Mar-
xisme orthodoxe: idéologie de la grande fabrique
et de l'ouvrier déspécialisé; même scientisme;
même conception abstraite de la Liberté; V anar-
chisme comme fin du collectivisme. — Syndica-
lisme révolutionnaire : idéologie de l'atelier mo-
derne perfectionné et de l'ouvrier extra-qualifié ;
conception positive de la liberté; union de la dis-
cipline et de la personnalité libre.. Opposition du
syndicalisme à toutes les formes de la démo-
cratie.
« Il existe aujourd'hui en France un groupe de
penseurs et de militants socialistes qui retournent,
par haine du réformisme, tout doucettement, à
l'ancien anarchisme. C'est toujours l'antinomie de
Bakounine et de Marx, de la confusion et de l'orga-
nisation: elle est à la base de tout le mouvement
contemporain; il y a là deux façons de penser et
d'agir qui s'excluent. Un article remarquable, paru
88 LES MÉFAITS DES INTELLECTUELS
récemment, montre à quel point, par haine du ré-
formisme et du crétinisme parlementaire, que l'on
ne nous accusera pas d'avoir favorisés ici outre
mesure, on en vient à confondre l'agitation syndi-
cale avec l'organisation politique. En d'autres ter-
mes, on préfère Vaction isolée, spéciale, chaotique
des syndicats h l'action générale d'un parti poli-
tique » (1).
C'est ainsi que Gh. Bonnier caractérise ou pré-
tend caractériser les tendances syndicalistes révo-
lutionnaires. Bonnier est entré en lutte contre ces
tendances — lutte d'ailleurs toute courtoise, comme
il sied entre camarades, ou plus exactement entre
aînés et cadets: il ne croit pas devoir nous injurier
comme d'autres, ni essayer de nous écraser sous le
poids d'épithètes qui voudraient être blessantes, et
dont tout le ridicule retombe sur celui qui les bran-
dit. Non: il discute, il examine; il n'a pas de ces
colères, il n'a pas cette mauvaise humeur bou-
gonne et grincheuse du théoricien installé depuis
longtemps dans la propriété d'un système, comme
un bureaucrate en son rond-de-cuir, et que toute
irruption du public, toute intervention de nou-
veauté dérange et met hors de lui.
(1) Voir le Socialiste du 4 mars 1905. Ce chapitre est
la reproduction de mon article « Anarchisme individua-
liste», paru le 1" mai 1905 dans le Mouvement socialiste
et dans lequel je répondais à Bonnier.
UNE PHILOSOPHIE DE LA PRODUCTION 89
C'est un phénomène curieux — quoique normal
— que cette résistance du vieux socialisme aux
conceptions syndicalistes révolutionnaires. Je dis:
vieux socialisme, et je n'entends nullement par là
jeter sur lui je ne sais quelle nuance de défa-
veur ou de dédain — au contraire; et nous ne
pensons pas le moins du monde à lui opposer je
ne sais quel nouveau socialisme. Non, si je dis
« vieux socialisme », c'est simplement pour le si-
tuer bien nettement, dans le temps et dans la
pensée, par rapport au néo-socialisme réformiste,
démocratique et pacifiste, qui, depuis tantôt dix
ans, a pris le développement que l'on sait. Car, ce
que nous voulons faire, au fond, c'est reprendre
ce vieux socialisme, renouer la tradition révolu-
tionnaire, que le jaurésisme est benu briser, et
comme rafraîchir au contact du réel socialiste
plus profondément saisi notre conscience de
classe. Le Vorwaerts nous a traités « d'extrêmes
guesdistes » : sans doute, il se trompait, mais on
peut dire que son erreur était de ces erreurs plei-
nes de vérité, qu'il est parfois très judicieux de
commettre. « Le guesdisme » (l'expression, je le
sais, a le don d'irriter beaucoup de gens, mais il
y a des mots, vraiment, qu'on ne peut pas ar-
bitrairement vider de leur contenu à la fois subs-
tantiel et historique, et tout le monde sait si bien
ce qu'ils veulent dire quand on les emploie, qu'il
serait puéril de sacrifier à une vaine et étrange
90 LES MÉFAITS DES INTELLECTUELS
susceptibilité verbale les intérêts de la précision
scientifique), le « guesdisme », dis-je, fut, à notre
sens, une première intuition très forte, très aiguë,
très vigoureuse, du socialisme — mais une intui-
tion que recouvrirent presque aussitôt les préju-
gés anciens de la routine démocratique et qui,
par suite, demeura impuissante à gouverner une
pratique vraiment révolutionnaire. En fait, le
« guesdisme » n'a-t-il pas évolué et n'évolue-t-il
pas encore dans deux directions nettement oppo-
sées, soit vers le jaurésisme, soit vers le syndi-
calisme? Le gros du parti prétend se maintenir
entre les deux et rejette les « exagérations » des
uns comme celles des autres; il prétend représen-
ter la santé, la vérité normale et saine, vis-à-vis
de déviations plus ou moins pathologiques. Mais
la maladie, si maladie il y a, n'est-elle pas sou-
vent plus instructive que la santé, et n'est-ce pas
par l'observation des cas pathologiques que se
découvre parfois la vraie nature des êtres et des
choses?
Pour nous, le syndicalisme représente précisé-
ment comme une reprise de la primitive intuition
« guesdiste », mais sur un terrain et dans des
conditions tels, que sans doute elle ne risquera
plus d'être immédiatement recouverte par les al-
luvions anciennes. Le jaurésisme est, au con-
traire, le « guesdisme » vulgaire, démocratisé, dé-
naturé, recouvert par la tradition jacobine. Et
UNE PHILOSOPHIE DE LA PRODUCTION 91
que l'unité se fasse aujourd'hui — l'unité, c'est
en somme le triomphe de Jaurès — et que nous
représentions dans cette unité la minorité oppo-
sante, qualifiée d' « anarchiste » et quelque peu,
pour cela même, regardée de travers, cela prouve
l'urgente nécessité de rechercher pour quelles
raisons le « guesdisme » semble se rejeter tout
entier vers le jaurésisme et refuse décidément
d'entrer dans les voies syndicalistes révolution-
naires. L'article de Bonnier nous donne quelque
peu, je crois, la clef de ce problème. Il reproche,
en effet, deux choses au syndicalisme: de subs-
tituer la confusion à l'organisation, et une action
isolée^ spéciale, chaotique, à l'action générale du
parti politique. C'est sur ces deux points précis
que nous voudrions faire porter la discussion,
car il me semble que si nous parvenons à les
élucider nous aurons découvert les raisons pro-
fondes de la résistance que nous opposent nos
aînés.
Le syndicalisme substitue la confusion à l'or-
ganisation: qu'est-ce à dire, et quelle est cette
confusion syndicaliste ainsi opposée à l'organi-
sation socialiste? C'est, dit Bonnier, l'antinomie
de Bakounine et de Marx qui ressuscite. On voit
donc dans les syndicalistes de purs et simples
92 LES MÉFAITS DES INTELLECTUELS
anarchistes, et nous passons pour reprendre, au
sein du « marxime » actuel, la campagne que Ba-
kounine mena contre Marx lui-mômo au sein de
l'Internationale.
Anarchistes et « bakouninistes », c'est bientôt
dit, mais il faudrait s'entendre. Non pas que l'épi-
thète d'anarchistes, que l'on veut à toute force
nous accoler, nous fasse peur; nous demandons
seulement qu'on nous dise ce qu'il faut entendre
exactement par là. Car, enfin, il y a beaucoup de
sortes d'anarchismes, et de contenu psychologi-
que et sociologique bien différent. Faut-il en citer
quelques-unes? Il y a l'anarchisme littéraire, il
y a l'anarchisme chrétien — je pense à Tolstoï —
il y a l'anarchisme stirnerien, il y a l'anarchisme
nietzschéen, il y a l'anarchisme proudhonien, et
nous prétendons, nous, qu'il y a un anarchisme
marxiste. Voilà bien des espèces d'anarchismes,
et entre lesquelles on aperçoit, tout de suite, de
formidables abîmes.
Mais ne considérons que la dernière — l'anar-
chisme marxiste. Elle semblera à beaucoup d'une
espèce si singulière qu'on en contestera sans
doute la vraisemblance et l'existence. On ne peut
nier, en effet, qu'il n'y ait eu, pendant longtemps,
entre marxistes et anarchistes, une antipathie et
une hostilité profondes. Mais peut-on nier da-
vantage qu'aujourd'hui, au sein du mouvement
ouvrier syndicaliste, il n'y ait une curieuse collu-
UNE PHILOSOPHIE DE LA PRODUCTION 93
sien pratique entre anciens anarchistes et an-
ciens marxistes? Que s'est-il donc produit? Faut-
il admettre que nous, qui prétendons cependant
rester fidèles à Marx, nous le trahissons en fait
pour passer à l'anarchisme, ou faut-il croire que
ce sont les anarchistes dont l'anarchisme s'est
transformé pour être compatible avec notre
marxisme?
Quels lourds chariots, toujours embourbés, que
les mots! et quels véhicules incommodes pour
l'idée changeante et mobile ! La vie se transforme :
les choses se présentent sous un nouvel aspect ;
et la pensée veut s'y adapter. Mais les mots sont
là, dont il faut se servir, chargés de leur significa-
tion traditionnelle, lourds du passé figé — inertes ;
et ils pèsent sur la pensée, la dénaturent, la faus-
sent.
Ce qui est certain, c'est que le mouvement syn-
dicaliste actuel semble rester lettre morte, aussi
bien pour ceux qu'on appelle les « marxistes or-
thodoxes » que pour les anarchistes traditionnels.
Ni les uns ni les autres ne paraissent le compren-
dre. Les premiers y voient un retour déplorable
de l'organisation à la confusion, les seconds une
aliénation non moins déplorable de l'individu en-
tre les mains d'une nouvelle entité collective.
Si donc on nous appelle anarchistes, on dit une
chose à la fois très fausse et très juste, et l'on
devra, pour rester dans la vérité, comprendre
94 LES MÉFAITS DES INTELLECTUELS
ranarchisme d'une manière nouvelle; cL si nous
nous prétendons, d'autre part, marxistes, ce sera
d'un marxisme... que Marx aurait pu avouer.
Laissons donc les mots, toujours si ambigus et
équivoques, et tâchons d'aller au fond des choses.
Je pose tout de suite la thèse que je; voudrais
établir: le « marxisme orthodoxe » et ranarchisme
individualiste traditionnel sont les deux aspects
divergents, mais complémentaires, d'une psycho-
logie sociale au fond identique, et dont le trait
dominant est une foi excessive dans le rationa-
lisme et la science. Ce sont deux frères ennemis,
fils d'une même époque intellectuelle, de cette
époque qu'on peut faire commencer en 1850, avec
la chute de la seconde République, et qui achève
aujourd'hui de mourir, époque caractérisée par
une transposition de l'instinct religieux sur le
terrain de la science, et que symbolisent, émi-
nemment, par exemple, des noms comme Renan
— le Renan de VAvenir de la Science — , Taine,
Auguste Comte. Cette époque, dis-je, achève au-
jourd'hui de mourir. Il est manifeste, à bien des
signes, qu'il se forme en effet actuellement une
nouvelle philosophie de la vie, et que dans la hié-
rarchie des valeurs que cette nouvelle philoso-
phie institue ce n'est plus la science qui occupera
la place souveraine, mais l'action. J'ajouterai que
Proudhon et Marx me semblent avoir été les pré-
curseurs peu compris, et partant dénaturés, de
UNE PHILOSOPHIE DE LA PRODUCTION 95
cette nouvelle philosophie, dont je trouve dans
tout l'effort intellectuel de Nietzsche et dans la
philosophie de M. Bergson les éléments con-
vergents. Le retour actuel et parallèle à Prou-
dhon et à Marx s'explique ainsi tout naturelle-
ment, car c'est seulement aujourd'hui que Prou-
dhon et Marx peuvent être compris à fond. Ils
ont marqué la rupture radicale avec ce qu'on
pourrait appeler le siècle de Rousseau, qui finit
en 1848, mais dont l'esprit a continué à vivre, eu
quelque sorte souterrainement, par-dessous une
superstructure scientifico-matérialiste. On a
même pu signaler, dans les dix dernières années
du xix^ siècle, une sorte de renaissance idéaliste,
et il n'est pas douteux que le socialisme ne soit
revenu, ces derniers temps, à des conceptions tout
à fait 1848. Mais à l'heure actuelle, nous sommes
peut-être en mesure de dépasser, d'une manière
définitive, toute espèce de romantisme, le ro-
mantisme littéraire, sentimental, social, à la Rous-
seau, et le romantisme scientiflco-matérialiste à
la Zola; et c'est pourquoi, je le répète, nous som-
mes à même de comprendre à fond Proudhon et
Marx et de placer sous leur égide notre effort de
rénovation socialiste (1).
(1) C'est pourquoi on a quelque peine à comprendre
que des syndicalistes aient pu, dans l'été 1912, prendre
% LES MÉFAITS DES INTELLECTUELS
Le « marxisme orthodoxe » et Tanarchisme in-
dividualiste traditionnel sont, ai-je dit, les deux
aspects divergents, mais complémentaires, d'une
même psychologie sociale, de cette psychologie so-
ciale très intellectualiste et très rationaliste qui a
régné dans la seconde moitié du dernier siècle.
Je m'explique.
Ce qui semble caractériser essentiellement l'a-
narchisme individualiste traditionnel, c'est la né-
gation farouche de l'Etat, de toute autorité sociale,
de tout gouvernement, c'est l'opposition violente
et irréductible qui fait de l'individu et de l'Etat
deux forces à tout jamais antagonistes. Mais que
vaut cette négation de l'Etat par l'anarchisme
individualiste traditionnel? Quelle en est l'origine
psychologique et sociologique? On a souvent ob-
servé que les anarchistes individualistes se re-
crutaient surtout dans les pays latins, caractéri-
sés au point de vue économique par la prédomi-
nance de la petite propriété agricole, au point de
vue politique par le développement de l'étatisme,
et au point de vue religieux par l'hégémonie du
catholicisme. Or, précisément, ce qui caractérise
l'anarchisme individualiste traditionnel, c'est: 1*
la défense de Rousseau. C'est une preuve de plus de l'af-
faissement de l'idée syndicaliste pure au profit d'un simple
démocratisme bourgeois. {Note de 191S.)
UNE PHILOSOPHIE DE LA PRODUCTION 97
un amour extrême de la liberté, mais de la liberté
conçue comme une sorte d'indépendance natu-
relle, présociale, et pour qui toute communion so-
ciale est attentatoire et fâcheusement limitative —
et cet amour de la liberté, ainsi conçue, est tout
naturel chez des être habitués, cornme les petits
paysans, à vivre isolés sur leur lopin de terre,
sans relations, ou presque, avec le monde social
extérieur, se suffisant à eux-mêmes et craignant
toute irruption de l'étranger, en qui facilement ils
aperçoivent un ennemi. C'est: 2° un antiétatisme
farouche, pour qui tout Etat est l'ennemi-né de
l'individu et de la liberté — mais si, précisément,
l'étatisme se développe dans les pays à petite pro-
priété agricole, s'il est le complément nécessaire
de cet extrême atomisme social que constitue
cette poussière d'individus juxtaposés dans des
villages eux-mêmes simplement juxtaposés les
uns aux autres dans tout le pays (car il faut bien
qu'il y ait un lien social quelconque, et si ce lien
n'est pas intérieur aux citoyens eux-mêmes, il
leur sera extérieur, transcendant, et l'unité sociale
pratique se réalisera par l'Etat), l'antiétatisme
anarchiste s'explique tout naturellement, il est la
réaction naturelle de cet isolé, de ce sauvage,
qu'est le paysan parcellaire, contre cet organisme
de l'Etat avec qui il voudrait n'avoir jamais af-
faire et qui vient lui prendre son temps pour le
service militaire et son argent pour des services
9
98 LES MÉFAITS DES INTELLECTUELS
généraux et une civilisation auxquels il reste
étranger.
Et c'est enfin un anticléricalisme non moins fa-
rouche et qui s'explique non moins naturellement,
si le catholicisme peut sembler le complément re-
ligieux de cette petite propriété paysanne dont
l'çtatisme est le complément politique. Personne
n'a voué à la Science un culte plus fervent, per-
sonne n'a cru à la vertu de la science avec plus
d'ardente foi que les anarchistes individualistes,
la religion de la science n'a eu nulle part des
fidèles plus enthousiastes et plus convaincus que
parmi eux. Ils ont toujours opposé la Science à
la Religion et conçu la Libre-Pensée comme une
anti-Eglise. N'ont-ils pas, récemment, participé au
Congrès de Rome, fraternisant avec ces démo-
crates pour qui ils affectent d'ordinaire un si pro-
fond mépris? Il ne faut pas s'y tromper d'ailleurs:
leur négation du démocratisme — ouvrons une
petite parenthèse — a la même valeur que leur
négation de l'étatisme; c'est une négation toute
abstraite et prête, par conséquent, à se transfor-
mer en une affirmation. 11 faut bien remarquer,
en effet, que le démocratisme est, au fond, tout
aussi bien anarchiste qu'étatiste; lui aussi ne con-
naît que des citoyens abstraits, entre lesquels
l'Etat forme le seul lien social réel. Est-ce que
chez Rousseau ne coïncident pas précisément et
fanarchisme le plus pur et le démocratisme le
UNE PHILOSOPHIE DE LA PRODUCTION 99
plus intempérant? Les extrêmes se touchent, dit-
on vulgairement. C'est un trait commun aux anar-
chistes et aux démocrates: plus d'un, naguère fa-
rouche contempteur de toute autorité, a fmi dans
la peau d'un homme de gouvernement — et de
poigne; et ce n'est pas là un accident attribuable
aux individus: non, c'est bien dans la logique
même des conceptions, toute négation simple-
ment abstraite se tournant le plus aisément du
monde en affirmation.
Mais il convient d'insister sur cette religion de
la science si éminemment développée chez les
anarchistes. Il y a deux parties dans la science (1) :
l'une, formelle, abstraite, systématique, dogma-
tique, sorte de cosmologie métaphysique, très
éloignée du réel et prétendant néanmoins enser-
rer ce réel divers et prodigieusement complexe
dans l'unité de ses formules abstraites et simples ;
c'est la Science tout court, avec un grand S, la
Science une, qui prétend faire pièce à la Religion,
lui opposer solution à solution, et donner du
monde et de ses origines une explication ration-
nelle; — et il y a les sciences diverses, concrètes,
ayant chacune leur méthode propre, adaptée à
leur objet particulier — sciences qui serrent le
(1) Voir ce que dit Sorel à ce sujet, Devenir social,
article sur la « Science dans l'éducation » (avril 1896), et
Questions de morale, article sur «Science et murale».
100 LES MÉFAITS DES INTELLECTUELS
réel d'aussi près que possible et ne sont de plus
en plus que des techniques raisonnées. Ici, la pré-
tendue unité de la science est rompue.
Il va de soi que la partie formelle et métaphy-
sique est celle qu'ont surtout cultivée les anar-
chistes — comme aussi les démocrates et, nous
allons le voir, les « marxistes orthodoxes ». Elle
procure à ceux qui s'y adonnent une ivresse in-
tellectuelle, qui leur donne une formidable illu-
sion de puissance. Elle remplace la religion, elle
comble le vide laissé dans l'âme par la foi éva-
nouie. On possède le monde; on le tient en quel-
ques formules simples et claires: quel empire!
et quelle revanche pour un isolé, un solitaire, un
sauvage; il échappe à la faiblesse et à la misère
inhérentes à sa solitude et le voilà maître de l'Uni-
vers. Qui lui résistera? qui niera la Vérité écla-
tante, impérieuse, une et universelle, de la
Science? Il n'y a que l'Eglise, cette organisa-
tion de l'erreur, pour fermer ainsi les yeux à la
clarté de l'Evidence. Qu'on la supprime! qu'on
l'extermine! L'erreur n'a pas droit à la liberté et
à la vie. La libre-pensée seule, la raison et la
science ont ce droit.
L'intellectualisme anarchiste '— il n'échappe
pas à la loi de tout intellectualisme — aboutit
ainsi au plus parfait autoritarisme. C'est fatal. Il
n'y a pas de place pour la liberté dans un système
intellectualiste, quel qu'il soit. La liberté, c'est
UNE PHILOSOPHIE DE LA PRODUCTION 101
l'invention, le droit et le pouvoir de créer quelque
chose de nouveau, d'ajouter du neuf à l'univers:
mais, s'il y a une Vérité, une et universelle, qui
nous est révélée par la religion ou par la science,
et en dehors de laquelle il n'y a ni bonheur indi-
viduel ni ordre social, la liberté n'a pas sa rai-
son d'être, elle n'existe que négativement; la
Science réclame la liberté contre la religion, et,
quand la Science domine, la religion réclame la
liberté contre la Science, mais comme il ne peut
coexister deux vérités unes et universelles, il faut
que l'une extermine l'autre; car s'il y a une vérité,
c'est au nom de cette vérité une que doit se réali-
ser l'unité sociale, l'unité morale, nationale, inter-
nationale, humaine.
Mais il n'est pas étonnant que la liberté, enten-
due comme nous l'entendons, c'est-à-dire comme
puissance créatrice et vraiment autonome, n'ait
eu dans le monde jusqu'ici et n'ait encore que peu
de partisans. D'où nous vient, en effet, cette con-
ception de la liberté? Elle nous vient, au fond,
— ou du moins elle a été plus largement socia-
lisée par lui dans le monde moderne — du ca-
pitalisme. L'ordre économique ancien reflétait,
avant 89, l'ordre religieux et métaphysique, dont
l'ordre royal lui-même n'était qu'un reflet. L'in-
dustrie n'avait pas le droit d'innover en dehors des
règlements; il fallait une permission royale. Le
capitalisme ne put pas longtemps supporter de
102 LES MÉFAITS DES INTELLECTUELS
telles gênes; il lui fallut la liberté, c'est-à-dire,
précisément, le droit d'innover en dehors de tout
règlement, de toute police, de tout ordre royal ou
autre. La liberté est fille de Tindustrie, qui sans
cesse innove, invente, cherche du nouveau.
Mais cette fièvre industrielle, cette inquiétude
perpétuelle, cette instabilité ne sont pas du goût
de tout le monde. La plupart des hommes ne res-
sentent nullement ce besoin de nouveauté, qui
travaille l'industriel ; ils préfèrent une bonne
routine, où l'on vit tranquille, sans soucis, sans
tracas, sans effort. Pourquoi tant s'évertuer? Quel
besoin de toujours bousculer ce qui est? Et les
systèmes intellectualistes sont très commodes
pour la plupart des paresseux que sont les hom-
mes. Ils forment une sorte de bureaucratie de la
pensée, où l'on s'installe bien confortablement
pour regarder le spectacle immuable des choses.
L'Eglise fut un de ces systèmes, — du moins
l'Eglise officielle, l'Eglise dont saint Thomas
d'Aquin est le Docteur; car il y a dans le chris-
tianisme un courant tout différent et opposé à
l'intellectualisme, le courant mystique, qui, lui,
est créateur de liberté. Mais il n'y a pas que,
l'Eglise pour avoir horreur du nouveau et, par
conséquent, de la liberté. C'est le cas, je le répète,
de tout intellectualisme, et il y en a, dans le
monde moderne, des variétés innombrables. Beau-
coup de gens demeurent étrangers aux pratiques
UNE PHILOSOPHIE DE LA PRODUCTION 103
industrielles, vivent loin de l'industrie: le monde,
la bureaucratie, l'Université, les carrières dites
libérales constituent des cercles sociaux que la
pensée industrielle a aussi peu pénétrés que
l'Eglise. Nous avons dit que l'anarchisme indi-
vidualiste traditionnel avait pour soubassement
économique la petite propriété agricole. Mais,
précisément, le paysan éprouve rarement le be-
soin d'innover; il suit une routine; il s'adapte
à un ordre traditionnel; il cultive comme ont
cultivé ses ancêtres. Il ne demande qu'à vivre
heureux et tranquille sur sa terre; il ne conçoit
donc la liberté que négativement, nullement de
cette manière positive que nous avons dite.
II
Si nous passons maintenant de la petite pro-
priété paysanne à la grande fabrique capitaliste,
il semble que nous soyons transportés dans un
monde tout différent. Ici, nous ne trouvons plus
des isolés, farouchement retirés dans la solitude
de leur travail parcellaire et pour qui la vie
sociale se réduit, ou presque, à la vie familiale;
ici, nous trouvons de vastes agglomérations
d'hommes, une vie collective intense, presque
une vie en commun; l'individu semble môme
disparaître dans la collectivité, et le travail est
104 LES MÉFAITS DES INTELLECTUELS
une coopération vaste, où chaque efîort individuel
se subordonne à l'effort total et à un plan d'en-
semble nettement déterminé. Et si, sur cette base
économique, il se développe une philosophie de
la vie, ce ne sera plus, évidemment, ce ne pourra
plus être l'individualisme farouche de l'anar-
chiste, mais, au contraire et tout naturellement,
son antidote, sa contradiction même, à savoir le
communisme le plus complet.
Or, précisément, la grande fabrique nous paraît
être au « marxisme orthodoxe » une forme éco-
nomique aussi adéquate que la petite propriété
paysanne à l'anarchisme individualiste tradition-
nel. Nous avons dit que le « marxisme orthodoxe »
et l'anarchisme individualiste étaient, à nos yeux,
deux aspects divergents mais complémentaires,
d'une même psychologie sociale: montrons donc
que, malgré la contradiction apparente du com-
munisme et de l'anarchisme individualiste, il
s'est développé sur la base de la grande fabrique
une psychologie sociale au fond identique à celle
qui s'est développée sur la base de la petite pro-
priété paysanne.
C'est un fait que le « marxisme orthodoxe » a
partout abouti à un socialisme qui ne diffère du
socialisme d'Etat pur et simple que par un reste
de phraséologie révolutionnaire. Le « marxisme
orthodoxe » est étatiste; il semble donc s'oppo-
ser radicalement à l'anarchisme individualiste
UNE PHILOSOPHIE DE LA PRODUCTION 105
qui, lui, est farouchement antiétatiste. Mais scru-
tons cet étatisme marxiste, voyons quel en est
le contenu psychologique et sociologique, comme
nous avons fait pour l'antiétatisme anarchiste, et
nous allons voir que la contradiction est beau-
coup plus formelle que réelle.
Ce qui caractérise essentiellement la fabrique
capitaliste, c'est que le plan de division du travail,
ce plan auquel les ouvriers sont soumis, apparaît
comme la propriété du capital et est revendiqué
par lui comme telle. Le capitalisme a groupé dans
ses grandes usines de véritables armées du tra-
vail qu'il a soumises à une discipline autocra-
tique et pour ainsi dire militaire. Et d'où venaient
ces ouvriers ainsi groupés? Marx nous a montré
dans le Capital que c'étaient souvent de petits
paysans parcellaires dépossédés, expropriés, ar-
rachés violemment au sol, habitués par consé-
quent au travail solitaire, et qu'il a fallu plier au
travail collectif, ce qui n'a pu se faire sans une
rude discipline autocratique. Le capitalisme a été
obligé de vaincre l'esprit d'insubordination, l'anar-
chisme individualiste de ces masses ouvrières
habituées jusque-là au travail libre et indépen-
dant de la terre. Le capitalisme a été un éduca-
teur brutal — mais y a-t-il éducation sans quel-
que rudesse, et peut-on vaincre la paresse, l'in-
subordination inhérentes à l'homme, sans une
discipline stricte et rigoureuse? Le capitalisme,
106 LES MÉFAITS DES INTELLECTUELS
comme la guerre, a été un grand instituteur pour
l'humanité (1): tâchons seulement qu'un socia-
lisme sentimental, pacifiste et émollient, ne brise
pas l'énergie humaine par eux jusqu'ici dressée,
bridée, érigée vers les grandes tâches!
Quoi qu'il on soit, ce qui caractérise, je le
répète, la fabrique capitaliste, c'est cette disci-
pline extérieure, autocratique, militaire, que le
capital impose aux ouvriers.. L'atelier capitaliste
est une coopération, mais une coopération tout(3
mécanique, une coopération où la volonté des
coopérateurs n'est pour rien, une coopération
dont l'idée directrice est extérieure aux coopéra-
teurs eux-mêmes, soumis à un plan mystique qui
est l'expression, comme dit Marx, de la volonté
du Maître. Il n'y a donc pas véritable association.
Il y a fusion mécanique de volontés, il y a juxta-
position d'unités individuelles transplantées, his-
toriquement, de la petite propriété agricole dans
l'atelier capitaliste; la fabrique capitaliste cons-
titue comme un corps dont l'âme lui serait exté-
rieure, une sorte d'automate, par conséquent, dont
la volonté capitaliste fait toute l'unité.
(1") Que les humanitaires et les pacifistes de tout acab'l
en prennent leur parti: ce n'est pas avec des idylles qu'on
fait marcher le monde. N'est-il pas curieux que les paci-
fistes sociaux soient aussi des pacifistes internationaux et
réciproquement ?
UNE PHILOSOPHIE DE LA PRODUCTION 107
Et que faudrait-il pour que la fabrique perdît
son caractère capitaliste et prît un caractère so-
cialiste? Il faudrait précisément que cette volonté
extérieure du capital fût, en quelque sorte, résor-
bée par le corps des travailleurs; il faudrait que
cette âme de l'atelier, qui jusqu'ici a été la volonté
du maître, descendît dans ce corps et l'animât;
il faudrait que cette fusion mécanique d'individus
juxtaposés brutalement du dehors devînt un véri-
table organisme, et que cette discipline extérieure,
autocratique et militaire, à laquelle le capital a
dû soumettre de force les ouvriers, se transformât
en une discipline intérieure, libre et consentie.
Et c'est à cette transformation que, justement,
nous paraît devoir travailler le syndicat: aussi
le considérons-nous comme l'organe essentiel du
devenir socialiste.
Mais les « marxistes orthodoxes » ne l'entendent
pas ainsi. Et comment entendent-ils l'émancipa-
tion ouvrière? D'un mot: ils veulent, au fond, la
simple transplantation mécanique des travailleurs
de l'atelier capitaliste dans l'atelier étatique. Le
passage du mécanisme à l'organisme ne s'ac-
complit pas; il y a passage d'un mécanisme à un
autre mécanisme; il y a, je le répète, transplan-
tation mécanique, extérieure, matérielle, mais il
n'y a pas transformation intérieure, profonde, spi-
rituelle. Le capitalisme a groupé des hommes; il
les a tirés de leur isolement; il les a disciplinés;
108 LES MÉFAITS DES INTELLECTUELS
rétatisme recueille, tel quel, l'héritage de cl
groupements, et les soumet à sa discipline, voilà
tout; ces groupements restent des agrégats méca-
niques, ne parviennent pas à l'organisation; ot
tout l'essentiel de la transformation socialiste di
paraît.
Je sais bien qu'il y a l'illusion démocratique.
L'Etat, dit-on, c'est nous; l'Etat, c'est la volonté
du peuple; l'Etat, c'est la souveraineté nationale.
Mais j'attends qu'on ait démontré que tout cela
est autre chose qu'une fantasmagorie et une dupe-
rie, et je reprends ma démonstration.
J'ai dit que l'étatisme se développait sur la
base de la petite propriété agricole. Quand, en
effet, le lien social ne peut être intérieur aux
citoyens eux-mêmes, il faut qu'il leur soit exté-
rieur; par-dessus ces atomes, sociaux que sont
les paysans parcellaires et ces agrégats d'atomes
que sont les villages, se superpose, nécessaire-
ment, pour assurer la cohésion de la société, l'Etat
bureaucratique, centralisé, hiérarchique. Mais
nous venons de voir qu'en somme la fabrique ca-
pitaliste était l'image en raccourci de ce proces-
sus social: le capitalisme est pour les ouvriers,
qui sont originellenient de petits paysans parcel-
laires dépossédés, ce que l'étatisme est pour les
petits paysans restés propriétaires. L'anarchisme
et l'étatisme sont les deux produits complémen-
taires d'une même situation sociale: à savoir la
UNE PHILOSOPHIE DE LA PRODUCTION 109
petite propriété — et ils peuvent en quelque sorte
se transmuer l'un dans l'autre. Chez un anarchiste
individualiste sommeille — et à l'occasion s'éveille
— un autoritaire ; chez un fonctionnaire, un anar-
chiste. Mais, de même, si nous scrutons l'étatisme
des « marxistes orthodoxes », nous y trouverons
de l'anarchisme.
Il ne faut pas s'y tromper, en effet. Nous venons
de voir que le groupement ouvrier de la fabrique
capitaliste, transplanté dans l'atelier étatique,
reste une association purement artificielle et mé-
canique et ne s'élève pas à l'organisation; il n'y
ix pas véritable socialisation; les ouvriers — qui,
originellement, je le répète, sont de petits paysans
parcellaires expropriés, — gardent leur âme indi-
vidualiste. Et l'étatisme n'est au fond qu'un
moyen dont l'individualisme anarchique est la
fin. L'Etat est conçu comme le bon ménager, qui
doit disposer et agencer si bien les choses qu'il
ne restera plus rien — ou presque rien — à faire
à l'individu. On suppose une organisation si par-
faite de la production étatique que, moyennant
quelques heures de travail, l'individu acquittera
sa dette sociale et se rendra libre - - libre do
faire ce qu'il lui plairn, libre comme à l'état de
nature, débarrassé do fout travail, de tout souci,
de tout effort social; et non seulement il travail-
lera peu, mais, en travaillant peu, il nagera dans
l'abondance, car la production étatique est conçue
110 LES MÉFAITS DES INTELLECTUELS
comme devant être aussi abondante qu'harmo-
nieusement agencée.
On sait que les anarchistes, eux, imaginaient
un tel regorgement de richesses qu'ils pensaient
que la « prise au tas » suffirait comme moyen de
répartition. Les « marxistes orthodoxes » ne sont
jamais allés jusque-là, et ils conservaient l'Etat
comme organisme régulateur et répartiteur. Mais,
on le voit, ce n'est qu'une différence de degré et,
pour être moins téméraire, la conception est la
même. Que le « communisme » soit anarchiste, ou
étatique, ou simplement démocratique — remar-
quons, en passant, que le socialisme démocratique
de Jaurès, c'est l'extension du « communisme po-
litique » qu'est la démocratie, au domame de la
production — nous avons affaire à un socialisme
de la répartition, à un socialisme de la jouissance,
je dirai même à un socialisme de la paresse. Se
souvient-on du fameux pamphlet du Droit à la
paresse? Boutade, dira-t-on. Boutade significa-
tive, boutade qui en dit long. Proudhon, dans La
Guerre et la Paix, dénonce l'éternelle illusion de
la richesse, — illusion à laquelle il reprochait aux
socialistes d'avoir trop cédé. Et il pose comme loi
fondamentale de l'économie ce qu'il appelait la
loi de pauvreté, conservatrice de notre dignité et
gage de notre perfectionnement moral et spirituel.
Pour lui, loin d'aller en diminuant, l'occupation
ira, au contraire, toujours en auîJHHMif.inf. v[ nous
UNE PHILOSOPHIE DE LA PRODUCTION 111
serons toujours pauvres. C'est exactement le con-
tre-pied des conceptions que nous trouvons et
chez les anarchistes individualistes et chez les
« marxistes orthodoxes » et chez les démocrates.
Il est vrai que Proudhon est un affreux « petit
bourgeois » dont les idées sont fort mesquines et
arriérées. Son socialisme n'a rien de séduisant:
c'est un socialisme de la production, un socia-
lisme sévère, austère, presque ascétique; rien du
« socialisme grand seigneur » pour qui la pro-
duction est chose si simple, si facile, puisqu'elle
est devenue scientifique et mécanique.
La production, en effet, est devenue — chacun
sait cela — scientifique et mécanique; elle se fait
automatiquement; la part de l'homme est infini-
ment réduite, il n'a plus qu'un rôle passif de
simple présence et surveillance. Et les idées de
Proudhon sont des idées de petit artisan ou de
petit industriel: elles ne sont pas adéquates à la
grande production mécanique; Proudhon retarde
d'une manière ridicule! C'est le désir d'Aristote,
au contraire, qui va être réalisé: l'humanité va
posséder dans les machines des esclaves de fer
qui la délivreront de l'esclavage; nous serons af-
franchis de tout travail servile, et tous les hommes
pourront être élevés à la dignité d'hommes libres.
Nous trouvons ici, aussi vivaces chez les « mar-
xistes orthodoxes » que chez les anarchistes indi-
vidualistes, la cunception classique traditionnelle
112 LES MÉFAITS DES INTELLECTUELS
de ce qui constitue « l'humanité » et la « dignité »
de l'iioinme. Ce qui caractérise essentiellemeni
cette conception, on le sait, c'est qu'elle fait rv-
sider l'humanité dans Tintellectualité et la géné-
ralité : l'homme ne doit pas s'absorber dans son
travail professionnel, rester rivé à son métier ; il
faut, pour qu'il soit un homme complet, un hom-
me véritable, qu'il s'élève aux idées générales et
qu'il puisse parcourir tout le domaine de la con-
naissance; il y a deux parts dans la vie: une part
professionnelle, étroite, matérielle, mesquine, sans
horizon, dont il faut s'affranchir le plus possible
et le plus tôt possible; — et une part générale,
humaine, large, spirituelle, intellectuelle, qu'il faut
élargir sans cesse, au contraire, aux dépens de
l'autre. Nous avons affaire à une psychologie in-
tellectualiste, pour qui la contemplation et l'idée
sont supérieures à l'action et au travail, et à une
pédagogie intellectualiste, pour qui élever con-
siste à meubler un cerveau d'idées générales, et
non à préparer l'homme à son rôle de producteur
futur. A quoi bon, en effet, puisque la grand»'
industrie a réduit au minimum l'apprentissage et
((ue la production osl devenue mécanique et aufo-
iiiatique?
Et ceiU\ ijruductiuii Jiié('aiii<|ut', dr qiini r>{-
elle le résultat, l'application? De la science mo-
derne, et nous retrouvons, chez les « marxistes
orthodoxes », ce même culte de la science, que
UNE PHILOSOPHIE DE LA PRODUCTION 113
nous avons signalé chez les anarchistes indivi-
dualistes — et de la science conçue de la même
manière abstraite. Il a semblé et il semble encore à
certains « marxistes orthodoxes », que, depuis
Marx, la Vérité économique est trouvée ; il n'y
a plus qu'à l'appliquer ; et le prolétariat en
est chargé, c'est sa mission historique, — j'en-
tends le prolétariat conduit par un état-major
dûment initié à cette vérité. Et cette conviction
outrecuidante produisit chez ces marxistes un tel
enivrement intellectuel, une telle superbe, une
telle morgue même, qu'ils considéraient et consi-
dèrent encore la science comme tout incluse dans
le marxisme: le reste ne compte' pas, efforts de
savants bourgeois prostitués au capitalisme! On
se rappelle le ton supérieur, cassant, tranchant,
avec lequel ces marxistes ont toujours réfuté les
objections des économistes dits bourgeois : pau-
vres hères, valets de plume aux gages des capita-
listes, qui osaient — quelle misère! — s'attaquer
à Marx, ce géant de la pensée! (1)
Un tel esprit était incompatible, naturellement,
avec un sens véritable de la liberté, — car un tel
(1) A. Labriola a cependant signalé ce fait étrange du
Capital laissé inachevé par Marx, et il suppose que Marx,
eh présence des théories de Jevons, a douté de la valeur
scientifique de son œuvre. Mais les marxistes orthodoxes,
eux, n'ont jamais eu de « doutes scientifiques » !
10
114 LES MÉFAITS DES INTELLECTUELS
esprit est foncièrement unitaire. Il n'admet pas la
contradiction. On ne s'étonnera donc pas si l'his-
toire des partis socialistes offre le spectacle de per-
pétuelles exclusions et excommunications; voyez
plutôt la social-démocratie allemande, cette bu-
reaucratique incarnation du « marxisme ortho-
doxe » : il y est toujours question d'en exclure
quelque hérétique. On a souvent comparé le so-
cialisme contemporain au christianisme primitif:
mêmes rivalités de sectes, mêmes querelles,
mêmes scissions, mêmes fanatismes; peut-être
même verrons-nous quelque empereur se « con-
vertir » au socialisme et le socialisme se résorber
dans la hiérarchie bourgeoise, comme le christia-
nisme dans la hiérarchie romaine!
Nous voyons donc le « marxisme orthodoxe »
aboutir au même autoritarisme que l'anarchisme.
individualiste. C'est qu'avec le premier comme
avec le second, nous ne sortons pas d'un domaine
purement idéologique et, nous l'avons dit, la
source véritable de l'esprit de liberté, c'est l'action
pratique, c'est l'économie concrète: l'anarchisme
individualiste, c'est de la métaphysique scientiste
à la manière du xviii^ siècle; le « marxisme ortho-
doxe », c'est de l'économie abstraite (1), de la mé-
(1) C'est ce que A. Labriola me paraît avoir démontré
de la manière la plus pertinente dans son livre sur .1/a/M'
(M. Rivière, éditeur, Paris, 1910).
UNE PHILOSOPHIE DE LA PRODUCTION 115
taphysique économique: avec l'un comme avec
l'autre, nous restons sur un terrain de la vie et de
l'action, génératrices de liberté et d'esprit vraiment
révolutionnaire.
III
Avec le syndicalisme révolutionnaire, nous y
pénétrons enfin. N'est-ce pas, déjà, un fait remar-
quable que ce soit la lutte, et la lutte seule, qui
ait conduit les militants syndicalistes aux con-
ceptions où ils sont arrivés? Ils ne sont pas partis
d'une théorie ou d'une dogmatique quelconques;
c'est l'action seule qui les a amenés aux théories
qu'ils soutiennent à l'heure actuelle.
Mais, pour bien comprendre le syndicalisme
révolutionnaire et la position théorique et pratique
qu'il a prise, il faut, comme nous avons fait pour
Tanarchisme individualiste et le « marxisme or-
thodoxe », le rabattre sur le plan même de la vie
matérielle et lui trouver une forme économique
adéquate. Le monde ouvrier n'a pas du tout cette
homogénéité qu'il semble avoir pour un socia-
lisme abstrait; il présente au contraire une grande
hétérogénéité, comme le monde de la production
lui-même. Or, quelles sont, dans ce monde ouvrier
si divers et si complexe, les fédérations de métier
011 le syndicalisme révolutionnaire s'est le plus
développé? N'est-ce pas, incontestablement, la fé-
116 LES MÉFAITS DES INTELLECTUELS
dération des métallurgistes? Le Livre, au contraire,
ne représente-t-il pas, essentiellement, les ten-
dances réformistes, à la mode trade-unioniste an-
golaise? Et les mineurs, enfin, une conception plus
basse encore du syndicalisme, ce que j'appellerai
le syndicalisme démocratique et étatiste? Et si
ces différentes fédérations ouvrières présentent
de telles différences d'esprit, n'est-ce pas dans
leurs conditions de travail très différentes qu'il
faut en chercher la cause première?
Entre le travail d'un ouvrier métallurgiste et
le travail d'un typographe ou d'un mineur, on
aperçoit tout de suite, sans qu'il soit nécessaire
d'insister, de grandes différences qualitatives. J'ai
dit que la forme économique adéquate au « mar-
xisme orthodoxe » était la grande fabrique capi-
taliste, 011 le travailleur, très déspécialisé, est ra-
mené à l'état de simple manœuvre: la production
est tout automatique, tout abstraite, pour ainsi
dire, et, partant, facilement, semble-t-il, étatisablc.
Mais cette image de la production moderne cor-
respond-elle encore à toute la réalité et n'est-elle
pas dépassée? Je voudrais citer ici quelques lignes
d'un article de Sorel dans la Science sociale (1).
Sorel y met admirablement en lumière le vrai
caractère de la grande industrie moderne. Il dé-
veloppe cette idée que la grande industrie recher-
(1) Les divers types de coopératives (septembre 1899).
UNE PHILOSOPHIE DE LA PRODUCTION 117
che le travail extra-qualifié, que les hauts salaires
et les courtes journées s'accordent parfaitement
avec le progrès de l'outillage, et que le salariat
acquiert, sous la pression syndicale, des avan-
tages que les théoriciens avaient vainement de-
mandés à l'association et à la participation. « Une
transformation complète, écrit Sorel, se produit
dans les mœurs de l'ouvrier: l'inertie, la malveil-
lance et l'insouciance, qui caractérisaient le sala-
rié aux époques des salaires de famine, sont
vaincues définitivement; il s'intéresse à sa ma-
chine et cherche à lui faire rendre le plus pos-
sible. Trop longtemps on a cru que la machine
moderne permet d'employer le travail le plus bas
et que tout l'intérêt du patron consiste à allonger
la journée ou à intensifier le travail. Aujourd'hui
nous savons qu'il faut à la machine un ouvrier
supérieur, capable de travail très qualifié, qui
puisse suivre des mouvements très rapides et très
délicats, qui ait à dépenser plus d'attention que
de force... Ce travailleur peut être encore appelé
un bras, puisqu'il ne possède que sa force de
travail; mais c'est un bras mû par une volonté
singulièrement tenace, éveillée et prévoyante. Il
ne possède pas un atome de la matière de l'atelier
où il peine, mais il a sur le produit un droit plus
certain que son patron, car le syndicat défend son
salaire ; les profits et les pertes ne le regardent pas
et il refuse de plier son sort aux maniements des
118 LES MÉFAITS DES INTELLECTUELS
prix par une échelle mobile. 11 n'est pas proprié-
taire des instruments de production, mais il a
acquis les qualités intellectuelles el, morales que
ne possédaient pas les anciens ouvriers posses-
seurs d'instruments ; il n'est plus comparable quà
V artisan-artiste, qui jamais n'avait été qu'une
exception; il veut bien faire, car il aime son
œuvre; tandis que le travailleur propriétaire s'en-
gourdit souvent dans sa tradition technique, le
prolétaire moderne ne cesse de progresser et de
se mettre au niveau de techniques plus délicates. »
Mais, de l'ouvrier mineur, ou de l'ouvrier typo-
graphe, ou de l'ouvrier métallurgiste, quel est
celui qui répond le mieux à cette image du tra-
vailleur extra-qualifié que Sorel nous dépeint en
termes si exacts? La question emporte sa réponse.
Si, avec l'ouvrier mineur, ou même avec l'ouvrier
typographe, nous avons encore affaire à un travail
simple, ou relativement simple, dominé par des
traditions, avec l'ouvrier métallurgiste il en est
tout autrement et les choses changent radicale-
ment d'aspect. Ici, plus de traditions, plus de rou-
tines, mais une incessante adaptation à des tech-
niques toujours plus délicates, une vie écono-
mique, par conséquent, dont le rythme est perpé-
tuellement nouveau, et, pour ainsi dire, révolu-
tionnaire. Et comment une telle vie ne formerait-
elle pas des esprits souples, déliés, libres enfin?
Nous sommes loin, ici, de tout ce qui peut
UNE PHILOSOPHIE DE LA PRODUCTION 119
ressembler, peu ou prou, à la torpeur bureaucra-
tique. Nous avons quitté les régions abstraites de
la vie sociale, où, dans la paix des habitudes ou
l'immutabilité des concepts, l'individu mène une
existence tout empirique ou tout intellectuelle;
nous sommes au cœur de la vie: le pouls en est
vif, allègre, presque impétueux, et non plus atté-
nué, lent, doux, comme aux lointaines extrémités ;
et des formes nouvelles font sans cesse éclater
les anciennes, sans qu'on ait le temps, jamais,
de s'engourdir dans une routine.
Nous avons dit les origines économiques du
libéralisme moderne, comment il était né des, pra-
tiques industrielles, et comment les milieux so-
ciaux, que la pensée industrielle n'a pas péné-
trés, restent des milieux foncièrement conserva-
teurs, où Vidée d'unité prime Vidée de liberté.
Nous avons fait observer comment l'anarchisme
individualiste, excroissance idéologique de la
petite propriété routinière et atomistique, n'avait
conçu la liberté que sous une forme purement né-
gative et intellectuelle, et comment le « marxisme
orthodoxe » — excroissance idéologique de la
fabrique capitaliste encore simple juxtaposition
mécanique de paysans parcellaires expropriés — •
n'avait abouti, en fait, lui aussi, qu'à l'étatisme.
Avec la grande industrie ayant atteint un plus
haut développement, avec le capitalisme ayant
dépassé la phase purement commerciale — on sait
120 LES MÉFAITS DES INTELLECTUELS
que, pour Marx, ce sont les marchands qui ont
promu le mouvement capitaliste et rassemblé dans
les premières manufactures les prolétaires, c'est-
à-dire les petits paysans expropriés — pour pren-
dre une allure vraiment industrielle, et avec l'ou-
vrier supérieur et extra-qualifié que comporte ce
capitalisme perfectionné, nous avons enfin affaire
à des conditions de travail sur la base desquelles
s'est formée, naturellement, la philosophie de la
vie du syndicalisme révolutionnaire. Et quel est
le caractère le plus original de cette philosophie,
caractère qui la rend précisément si difficile à
comprendre aussi bien pour les anarchistes indi-
vidualistes traditionnels que pour les marxistes
première manière? C'est la façon toute neuve dont
elle entend la liberté.
L'anarchisme individualiste, nous l'avons vu,
n'avait de la liberté qu'une conception tout abs-
traite et toute négative; il en faisait un absolu,
qui, naturellement, ne pouvait, à ce titre, entrer
dans aucun système, dans aucune combinaison
sociale, — le caractère d'un al)solu étant précisé-
ment de n'être commensurable avec rien. L'indi-
vidu anarchiste reste un sauvage, un homme de
l'état de nature, pour qui la société signifie for-
cément limitation de l'indépendance personnelle.
Et nous avons dit que cette conception était toute
naturelle chez un être qui vit isolé, comme le petit
paysan parcellaire: quand cet être se met à réflé-
UNE PHILOSOPHIE DE LA PRODUCTION 121
chir et à penser, on peut dire que sa pensée revêt,
tout naturellement, une forme anarchiste.
Au contraire, l'individu du « marxisme ortho-
doxe », ce n'est plus le sauvage de l'anarchisme
individualiste, mais plutôt Vhomme de troupeau,
noyé dans de grands systèmes collectifs, immergé
dans de larges courants communistes; la person-
nalité, l'individualité semblent avoir disparu; des
idées de caserne, de couvent, viennent naturelle-
ment à l'esprit: combien de fois n'a-t-on pas re-
proché au collectivisme d'être l'encasernement
universel! On comprend donc l'horreur des anar-
chistes pour le collectivisme; mais qu'on y prenne
garde, l'opposition n'est que formelle: car le col-
lectiviste, cet homme de troupeau soi-disant, ne
rêve au fond qu'une chose: échapper à la société
pour recouvrer sa liberté, pour reconquérir son
indépendance; ce collectiviste est, lui aussi, un
anarchiste individualiste, et s'il se sert de la so-
ciété et de l'Etat, c'est pour créer des conditions
sociales de vie telles qu'il puisse retourner à l'état
de nature: il veut, à force de civilisation et par
un mécanisme social très savant et très compli-
qué, revenir à l'idylle de Rousseau. Et lui, non
plus, ne conçoit pas la liberté d'une façon positive:
pour lui aussi, être libre consiste surtout à échap-
per le plus possible au joug du travail social pour
goûter, dans des loisirs copieux, les joies du rêve
et de la contemplation.
122 LES MÉFAITS DES INTELLECTUELS
Et c'est naturel. Qu'est le travail d'un petit pay-
san parcellaire? Une routine. L'homme qui a goûté
aux joies de la science — on sait que les anar-
chistes sont de grands liseurs — l'homme qui
s'est enivré de romans scientifiques et de spécu-
lations pseudo-métaphysiques ne peut considérer
cette routine qu'avec mépris. Et il concevra natu-
rellement qu'il faut réduire cette routine au mini-
mum et par conséquent donner au travail social
le moins de temps et d'effort personnel possible.
De même, qu'est le travail de l'ouvrier de fa-
brique? Une routine. L'ouvrier, dont une propa-
gande socialiste abstraite a fait un demi-intellec-
tuel et que les formules d'un marxisme dogma-
tique et faux ont enivré, en lui donnant l'illusion
de posséder la clef de tous les mystères et le der-
nier mot de la science sociale, ne peut plus con-
sidérer cette routine qu'avec dédain et il ima-
ginera naturellement un système social où il ne
devra consacrer à cette routine que quelques
heures de sa journée. Dans l'un et l'autre cas,
nous retrouvons, violemment accusé, l'antique di-
vorce de la théorie et de la pratique, de la pensée
et de l'action, de la science et de la vie : d'un côté,
une science toute spéculative et abstraite, la science
oisive; de l'autre, une pratique tout empirique,
toute routinière: l'union de la pensée et de la vie,
la compénétration de la science et du travail, con-
dition essentielle et postulat fondamental d'une
UNE PHILOSOPHIE DE LA PRODUCTION 123
philosophie socialiste de la vie, ne sont pas réali-
sées, et la liberté reste négative, abstraite, sus-
pendue en quelque sorte dans le vide.
Gomment, en effet, la liberté prendrait-elle
corps, si l'individu ne considère pas son travail
social comme le centre de sa vie? // ne prête son
être à la société que quelques heures: qu'importe
que la société le mécanise pendant ce court laps
de temps, si, une fois sorti de l'atelier, il recouvre
l'enivrement de sa liberté abstraite? Il ne demande
qu'une chose à la société: le bien-être, c'est-à-
dire de quoi pouvoir se procurer des loisirs riches
de jouissances personnelles. Au fond, il troque
sa liberté contre du bien-être; à l'atelier, pour
quelques heures, il n'est plus qu'une chose; qu'on
fasse de lui ce que bon semblera, que l'arbitraire
administratif se déploie à sa guise: le bureau-
crate, le fonctionnaire — et dans ces conceptions,
l'ouvrier n'est plus qu'un fonctionnaire — se con-
sole des humiliations que lui fait subir la hiérar-
chie administrative en rêvant à sa liberté pro-
chaine; il plie facilement l'échiné pendant quel-
ques heures, pensant bien la redresser bien-
tôt, en toute liberté, dans la fierté de la soli-
tude! Et toute dignité sociale s'évanouit, le senti-
ment du droit disparaît, le mécanisme adminis-
tratif broie les caractères et fait des hommes dont
la timidité et l'effacement pratiques n'ont d'égale
que la hardiesse abstraite et spéculative.
124^ LES MÉFAITS DES INTELLECTUELS
Mais les choses changent radicalement d'aspect
si dans la vie se trouve réalisée, au contraire, la
conipénétration de la pensée et du travail, si !»•
travail est tel que l'individu s'y livre tout entier,
avec amour, avec joie, en artiste; et, nous l'avons
vu, c'est précisément le cas de l'ouvrier de la
grande industrie moderne perfectionnée: il n'est
plus comparable, écrit Sorel, qu'à Vartisan-ar liste,
qui jamais n'avait été qu'une exception! Dans
l'atelier moderne, nous trouvons intimement unies
deux choses qui semblaient incompatibles et in-
conciliables: la discipline collective et la person-
nalité individuelle. L'ouvrier moderne trouve dans
l'atelier la condition toute prête de son travail,
un vaste organisme collectif, scientifiquement
agencé, et dont la mise en œuvre exige une coor-
dination parfaite des tâches et des efforts; et,
d'autre part, il ne se sent pas, dans ce vaste orga-
nisme, noyé ou perdu: ouvrier supérieur, extra-
qualifié, qui sans cesse doit se mettre au niveau de
techniques plus délicates, il a son individualité,
sa personnalité, sa liberté par conséquent. Et cette
discipline collective qu'exige la grande industrie
moderne, n'est plus une discipline mécanique et
autocratique: elle devient de plus en plus une dis-
cipline volontaire et réfléchie, où le sentiment du
devoir remplace l'obéissance passive. L'usine n'est
plus une caserne ; c'est une association de travail-
leurs libres; et quand aura disparu le caractère
UNE PHILOSOPHIE DE LA PRODUCTION 125
capitaliste de la production, quand les travailleurs
seront maîtres de cet atelier où la volonté exté-
rieure et transcendante du capital les rassemble
encore, le socialisme sera pleinement réalisé.
Mais ce n'est pas seulement la grande industrie,
qui nous présente, réalisée dans le travail, cette
compénétration intime de la théorie et de la pra-
tique, de la discipline et de la liberté: c'est l'agri-
culture moderne qjai, elle aussi, de plus en plus,
devient une science — et une science plus déli-
cate encore, plus variée et plus concrète que la
science industrielle (1). Le travail agricole, en
effet, a cessé d'être une pure routine ; il est devenu
un travail scientifique, où l'instruction joue un
rôle de plus en plus considérable. Le socialisme
s'est encore peu développé à la campagne; mais
les deux aspects qu'il a pris — coopératisme agri-
cole et syndicalisme — ne sont-ils pas significa-
tifs? Si la parcelle sort de son farouche isolement,
et si l'ouvrier agricole fonde des syndicats ana-
logues à ceux de la grande industrie, c'est le gage
d'un développement possible du socialisme révo-
lutionnaire dans ces campagnes, où la conserva-
tion sociale a toujours vu jusqu'ici son meilleur
rempart.
Union intime de la discipline et de la liberté.
(1) Voir, à ce sujet, ce que dit Sorel dans son Intro-
duction à l'Economie moderne.
126 LES MÉFAITS DES INTELLECTUELS
voilà donc ce qui caractérise l'atelier moderne
perfectionné, et qu'on en comprenne bien la na-
ture et le sens! Cette discipline n'est plus une
discipline mécanique et autocratique comportant
une obéissance toute passive: non, c'est une disci-
pline que j'appellerai impersonnelle et que ]e>
seules nécessités techniques de la division du tra-
vail commandent. Il n'y a plus ici subordination
de volontés humaines à une volonté supérieure,
mais, simplement, subordination de l'ouvrier à
l'œuvre, et cette subordination est volontaire, ré-
fléchie, intelligente: l'ouvrier comprend et aime
son œuvre; c'est avec joie qu'il ramasse autour
d'elle tout son être et toute sa vie et qu'il en fait
le centre de son existence; et sa fierté de travail-
leur est égale à son amour du travail: il ne souf-
frirait aucune atteinte à sa dignité, il ne suppor-
terait aucun acte d'arbitraire. Le sentiment du
droit prend ici une vivacité et une intensité singu-
lières; la justice a cessé d'être une notion abs-
traite; elle a pris corps; elle est devenue la faculté
essentielle de l'âme, une passion aussi positive,
aussi réelle, aussi profonde, que l'amour lui-
même.
Il se passe ainsi exactement le contraire de
ce qui arrivait avec les conceptions de l'anar-
chisme individualiste ou du « marxisme ortho-
doxe ». Nous avons, ici, concentration des énergies
individuelles autour du travail, c'est-à-dire, en
UNE PHILOSOPHIE DE LA PRODUCTION 127
somme, autour du réel; nous avions, là, fuite dans
l'abstrait, hors des régions dites asservissantes du
travail, c'est-à-dire fuite hors du réel, fuite dans
la fantaisie, le caprice et l'agiotage intellectuels
et romantiques, fuite dans la métaphysique trans-
cendantale, où la pensée, ne sentant plus l'étreinte
précise du réel et ne subissant plus, par consé-
quent, les exactes sanctions économiques, prend
ses désirs pour des réalités et se croit d'autant
plus libre qu'elle est plus désordonnée; nous
avions, autrement dit, toute la corruption de l'idéa-
lisme bourgeois. « Le sentiment juridique, écrit
Sorel (1), est d'autant plus rigide que la vie de
l'homme est plus fortement ramassée autour de
son travail: c'est ainsi que les classes bourgeoises
passent, avec une étonnante facilité, d'une con-
ception politique ou sociale à une autre : elles sont
victimes en droit, comme en littérature ou en
musique, de l'inconstance de la mode. On peut
se demander si les efforts tentés aujourd'hui pour
civiliser les classes ouvrières produiront de bons
résultats; j'ai grand'peur qu'on ne les embour-
geoise et j'entends par là qu'on ne diminue la
puissance des liens qui rattachent les travailleurs
à leur métier. Il n'est pas douteux que si ce phé-
nomène se produit, il n'en résulte une notable
diminution dans la valeur effective du sentiment
(1) Introduction à l'Economie moderne, p. 66.
128 LES MÉFAITS DES INTELLECTUELS
juridique dans la vie. Il est désirable, en effet, qu<
l'homme s'assimile si bien les notions du droit
qu'elles deviennent comme des conséquences des
activités normales de son existence, qu'elles soient
soustraites, en majeure partie, aux caprices de
son imagination, qu'elles soient fortement con-
centrées dans le cercle des préoccupations pro-
fessionnelles. Or ce cercle se dissout, dès qu'on
s'élève aux régions aristocratiques. L'embour-
geoisement de l'ouvrier anglais, qui imite tou-
les ridicules des classes supérieures de son pays,
a été signalé avec raison par Kautsky comme
ayant entraîné « une décadence intellectuelle et
c( morale de l'élite des ouvriers anglais dont se
« plaignent les écrivains bourgeois. » Et Sorel
ajoute encore cette remarque si suggestive : « On
peut affirmer que la démocratie constitue un dan-
ger pour l'avenir du prolétariat, dès qu'elle oc-
cupé le premier rang dans les préoccupations
ouvrières; car la démocratie mêle les classes et
par suite tend à faire considérer les idées de
métier comme étant indignes d'occuper l'homm'
éclairé. »
Mais n'est-il pas significatif que le syndica-
lisme révolutionnaire ait pris position, précisé-
ment, contre la démocratie et qu'il soit, pour elle,
aussi incompréhensible qu'il peut l'être pour un
anarchiste individualiste ou un « marxiste ortho-
doxe » ? C'est bien la preuve qu'il constitue un
UNE PHILOSOPHIE DE LA PRODUCTION 129
mouvement tout à fait original, et c'est bien la
preuve aussi que le système des idées démo-
cratiques et le système des idées anarchistes
individualistes traditionnelles ou « marxistes or-
thodoxes » ont entre eux des affinités profondes.
En fait, le « marxisme orthodoxe » n'a jamais ré-
pudié nettement l'illusion démocratique; il l'a, au
contraire, largement partagée, et l'on s'explique
qu'il n'ait pu opérer, d'une manière radicale et
définitive, la séparation, si nécessaire pourtant,
de la démocratie et du socialisme; il s'est même
embourbé, finalement, dans l'ornière démocrati-
que. Quant aux anarchistes individualistes, leur
mépris du suffrage universel ne doit pas faire
illusion; nous avons déjà eu l'occasion de le dire
dans le courant de cet article; les démocrates eux-
mêmes ne poussent pas si loin d'ailleurs leur res-
pect de la « volonté nationale )>, qu'au besoin ils ne
se refusent à la consulter: on vient de le voir dans
la question de la séparation. Non, c'est là un
point tout à fait secondaire et qui ne doit pas
dissimuler l'identité profonde des conceptions: il
ne faut pas oublier qu'en somme Rousseau, je
le répète, est le père commun des uns et des autres
et que Rousseau est démocrate dans la même me-
sure qu'il est anarchiste.
Il n'est donc pas étonnant que démocrates, anar-
chistes individualistes et « marxistes orthodoxes »
11
130 LES MÉFAITS DES INTELLECTUELS
soient d'accord pour condamner le mouvement
syndicaliste révolutionnaire: ils ne peuvent pas
le comprendre. Avec lui, en effet, nous sortons
enfin de l'idéologie abstraite; et la démocratie,
comme l'anarchisme et le « marxisme orthd-
doxe », sont des mouvements abstraits, des sys-
tèmes d'idées abstraites, se mouvant dans la
sphère traditionnelle des classiques antinomies
de l'individu et de l'Etat, de la liberté et de l'au-
torité, de la science et de l'action, de la force et
du droit, et impuissants à les dépasser; la démo-
cratie, qui, originellement, est un mouvement li-
bertaire de limitation du pouvoir absolu, s'érige
elle-même en pouvoir absolu et verse dans le plus
complet des étatismes; l'anarchisme individua-
liste, qui est la négation farouche de l'Etat, se
tourne pratiquement, le plus aisément du monde,
en autoritarisme; et le « marxisme orthodoxe »
enfin, qui, lui aussi, prétendait venir à bout de
l'Etat, a eu une pratique au plus haut point auto-
ritaire et étatiste. Au contraire, avec le syndica-
lisme révolutionnaire, la théorie et la pratique,
l'autorité et la liberté, la force et le droit se récon-
cilient en une synthèse originale, et un mouve-
ment social est inauguré qui résorbera en lui,
définitivement, la puissance de cet Etat que les
négations abstraites de la démocratie, de l'anar-
chisme individualiste et du « marxisme ortho-
doxe » n'avaient fait que renforcer.
CHAPITRE II
L'Etat, le concept et l'échange
La notion de VEtat: matérialisme bourgeois, idéa-
lisme intellectuel, mysticisme populaire. —
U échange, le concept et VEtat: analogies et
affinités. — Le syndicalisme qui transcendera
VEtat démocratique moderne sera le triom,phe
des producteurs sur les Intellectuels.
Les négations abstraites de l'Etat par la démo-
cratie, l'anarchisme individualiste et le marxisme
orthodoxe, loin d'en diminuer la puissance, n'ont
fait que la renforcer: telle est la conclusion où
nous amène notre analyse de Vanarchisme indi-
vidualiste, du marxisme orthodoxe et du syndica-
lisme révolutionnaire. Et nous affirmons qu'avec
le syndicalisme révolutionnaire, un mouvement
est inauguré susceptible de résorber enfin dans
le corps social « cet Etat parasite qui se nourrit
de la substance de la société et en paralyse le
libre mouvement » (1).
(1) Marx, La Commune de Paris, p. 42.
132 LES MÉFAITS DES INTELLECTUELS
Mais il importe d'analyser de très près la no-
tion de cet Etat moderne, dont le syndicalisme
révolutionnaire doit désarticuler les organes. Q\w
signifie, historiquement, la création des Etats mo-
dernes? Nous avons dit que l'étatisme et l'anar-
chisme étaient complémentaires l'un de l'autre,
que l'Etat formait nécessairement le seul lien
social réel, là oii l'isolement des producteurs en-
travait le développement de la force collective
populaire; mais ce n'est là qu'une détermination
toute négative de l'Etat, nécessaire, mais non suf-
fisante, pour en épuiser la notion. Il" faut lui
trouver une détermination plus positive et recher-
cher quelles classes en ont eu l'initiative créa-
trice. Or, il n'y a à cela aucun doute: la classe
qui, historiquement, a créé l'Etat moderne, c'est
la bourgeoisie, — la bourgeoisie avec ses deux
groupes fondamentaux, les marchands et les intel-
lectuels. Et, tout de suite, nous voyons ainsi se
dégager les trois caractères de l'Etat (1) qui, tout
(1) On remarquera tout de suite, pour éviter des confu-
sions dont on pourrait tirer argument, qu'il s'agit unique-
ment, dans cette analyse de la notion de l'Etat, de VEtat
démocratique moderne, issu de la Révolution politique
bourgeoise. Je négligeais alors le caractère le plus essentiel
et le plus fondamental de l'Etat, à savoir son caractère
guerrier. Je pouvais, du point de vue syndicaliste pur,
faire cette abstraction. Je le répète: l'Etat est une chose,
133
ensemble, est: l"* un être mystique, un mythe de
la conscience populaire non encore « parvenue à
entendement», comme dit Marx; 2° un conseil
d'administration des intérêts capitalistes, où le
matérialisme bourgeois a trouvé son expression
adéquate; et 3° une Idée, un concept, dont les
intellectuels de la bourgeoisie ont fait la théorie:
mysticisme populaire, matérialisme bourgeois,
idéalisme politique — l'Etat est le produit de ces
et la société civile une autre; et le syndicalisme ayant
pour objectif essentiel d'expulser l'Etat de l'économie, il
s'agissait surtout de montrer l'Etat sous ses aspects enva-
hissants, excentriques ti sa vraie nature, et visant à deve-
nir cet Etat socialiste populaire, qui est la forme moderne
de l'utopie et le succédané de l'antique Providence. Maur-
ras l'a très bien montré: l'Etat démocratique moderne est
un Etat qui est fort là où il devrait être faible, et faible
là où il devrait être fort; il tend naturellement à devenir
cette simple administration des choses, dont les saint-simo-
niens nous ont rebattu les oreilles; de politique, il se
transforme en économique, par une subversion anormale
et monstrueuse de sa véritable nature. Le syndicalisme,
en s'opposant à cette hypertrophie étatiste, tend à rétablir
l'ordre véritable; mais ce n'est pas à lui à tenir compte
de l'Etat; s'il pousse sa négation au delà des limites du
possible et du raisonnable, comme il est naturel à tout
absolu de faire, c'est à l'Etat, autre absolu, de réagir et
de faire valoir que, lui aussi, il existe. C'est tout ensemble
l'exorbitance et la faiblesse de l'Etat démocratique qui ont
permis au syndicalisme de pousser jusqu'à l'anarchie pure
et simple. {Note de 10Î3.)
134 LES MÉFAITS DES INTELLECTUELS
trois facteurs. Nous allons l'examiner tour à tour
sous ces trois aspects. Mais nous commencerons
par les deux derniers, comme étant directement
complémentaires l'un de l'autre.
Voici comment Marx, dans la « Question
Juive » (1), caractérise la révolution politique:
« La révolution politique, c'est la révolution de
la société bourgeoise. Quel caractère avait l'an-
cienne société? on peut le définir d'un mot: la
féodalité. Cette vieille société revêtait immédiate-
ment un caractère politique; les éléments de la
vie civile, par exemple la propriété, la famille,
le travail, sous les formes de la seigneurie, de
la caste, de la corporation, étaient devenus autant
d'éléments de la vie politique. Ces éléments ainsi
formés déterminaient les rapports de l'individu
avec la collectivité politique, ils déterminaient ses
rapports politiques. Cette organisation féodale de
la vie nationale était loin d'élever la propriété et
le travail à la hauteur d'éléments sociaux; elle
les séparait plutôt de la collectivité politique, en
(1) Voir Etudes socialistes, fasc. I, pp. 50-51, Jacques,
éditeur.
135
les constituant comme des sociétés particulières
dans la société... elle avait pour conséquence
d'identifier nécessairement l'unité politique avec
la conscience, la volonté, l'activité d'un prince,
et la chose publique devenait la chose privée d'un
roi et de ses ministres.
« La révolution politique, qui renversa la
royauté, qui éleva les affaires d'Etat à la hauteur
d'affaires nationales, et fit de l'Etat politique la
chose de tous, constitua, par là, l'Etat véritable;
elle détruisit nécessairement tous les ordres pri-
vilégiés, les corporations et jurandes, qui étaient
autant d'expressions du divorce du peuple d'avec
lui-même.
« La révolution politique effaça donc par là le
caractère politique de la société civile; elle la
décomposa dans ses éléments constitutifs: d'un
côté, les individus; de l'autre, les éléments maté-
riels et intellectuels dont la vie et la situation
privée de ces individus est faite. Elle délia de ses
chaînes la vie politique jusque-là dispersée, éga-
rée, désorientée dans les multiples impasses de
la société féodale; elle la tira de cette dispersion,
elle la dégagea de la confusion de la société ci-
vile et, la faisant coïncider avec la vie générale
de la nation, la constitua dans une indépendance
idéale vis-à-vis des éléments particuliers de la
vie bourgeoise. L'activité pratique et la situation
privée de chaque citoyen n'eurent plus désormais
136 LES MÉFAITS DES INTELLECTUELS
qu'une valeur purement individuello; ce n'est
plus sur leur base que s'établirent les rapports
généraux de l'individu avec la société politique;
les alîairos publiques, comme telles, devinrent
l'attribut universel de tout individu, la fonction
publique, sa fonction universelle. Mais l'idéalisme
polilique porlé à sa perfection, c'était, en même
temps, le matérialisme bourgeois à son apogée.
Le joug politique fut brisé, et en môme temps
tous les liens qui avaient jusque-là comprimé
l'esprit égoïste de la société civile; l'émancipa-
tion politique fut, du même coup, l'émancipation
de la société bourgeoise des entraves de la poli-
tique; la société civile perdit jusqu'à son sem-
blant de caractère universel. La société féodale
fut ramenée à son élément dernier, qui est
l'homme, mais l'homme égoïste. Cet homme,
membre de la société bourgeoise, c'est la base,
la condition de l'Etat politique ; cet homme égoïste
est reconnu dans les Droits de l'Homme..,
L'homme, membre de la société bourgeoise, est
regardé comme l'homme proprement dit, l'homme
réel; l'homme politique n'est que l'homme arti-
ficiel, l'homme abstrait, un personnage allégo-
rique; l'homme réel, c'est l'individu égoïste; le
citoyen n'a qu'une existence abstraite... L'émanci-
pation politique, c'est la réduction de l'homme,
d'un côté au membre de la société civile, à l'indi-
vidu égoïste et indépendant, et, de l'autre, au ci-
l'état, le concept et l'échange 137
toyen politique, personnage moral et allégorique.
Il s'ensuit que la véritable émancipation humaine
ne se fera que lorsque l'homme individuel et réel,
résorbant en lui le citoyen abstrait, sera devenu
un être social dans sa vie quotidienne, dans ses
travaux, dans ses affaires individuelles, quand
l'homme, enfin, reconnaissant et organisant ses
forces propres comme des forces sociales, ne sé-
parera plus de lui la force sociale sous forme de
force politique. »
L'idéalisme politique, porté à sa perfection,
c'était, en mémo temps, le matérialisme bourgeois
à son apogée: voilà bien, nettement dénoncés par
Marx, les deux caractères essentiels de l'Etat démo-
cratique moderne, voilà bien les deux aspects, à la
fois complémentaires et contradictoires, sous les-
quels apparaît la création étatique: l'idéalisme
politique des Intellectuels et le matérialisme pra-
tique des marchands de la classe bourgeoise.
Intellectuels et marchands, voilà bien les deux
groupes fondamentaux entre lesquels se partage
la bourgeoisie et qui ont été les auteurs directs
de la création étatique, les premiers érigeant l'Etat
à la hauteur d'une Idée, d'un concept, d'une entité
métaphysique, les seconds en faisant l'instrument
de leurs intérêts matériels, et, comme on dit, « le
conseil d'administration » de leurs affaires. Et
qu'il éclate entre ces deux groupes un divorce
perpétuel, qu'ils entrent sans cesse en opposition
138 LES MÉFAITS DES INTELLECTUELS
l'un contre l'autre, cela ne contredit nullement
leur identité essentielle. La démocratie politique
a toujours voulu violenter le capitalisme, les intel-
lectuels ont toujours méprisé les marchands; et ce
qu'on appelle aujourd'hui la démocratie sociale,
ou extension de la démocratie politique à l'éco-
nomie, ce n'est précisément qu'une forme extrême
et aiguë de cette lutte entre intellectuels et mar-
chands. Mais il est bien évident qu'il est aussi
impossible à la démocratie politique de « surmon-
ter » véritablement le capitalisme qu'à une ombre
de « surmonter» le corps qui la projette; les in-
tellectuels ont beau mépriser les marchands: ils
n'en sont pas moins eux-mêmes des « mar-
chands » ; et la bohème politique n'est pas moins
« bourgeoise » que la bohème littéraire, artistique
ou anarchiste, malgré le dédain supérieur oii tou-
tes ces bohèmes ont toujours tenu « les bour-
geois ».
Si, en effet, on compare ces trois choses, le con-
cept, l'Etat et l'échange, ces trois manifestations
de l'activité intellectuelle, politique et économi-
que de l'homme, on découvre entre elles des ana-
logies remarquables, analogies qui concernent
tout autant leur être intime que leurs effets et,
pour le dire tout de suite, le genre de libération
qu'elles procurent. Qu'est-ce que le concept, dans
l'ordre de l'activité intellectuelle? Le concept est
un extrait de sensations, une réduction de la mul-
1
l'état, le concept et l'échange 139
tiplicité sensible à l'unité de l'entendement, et, si
l'on considère son effet, un moyen pour l'esprit
de se libérer du chaos des sensations, sous lequel
il resterait enseveli, s'il ne trouvait ce biais pour
s'en dégager. Le concept est donc une sorte de
cadre logique oii la diversité sensible vient s'or-
donner, se simplifier, s'abstraire; et, comme l'a
montré Kant, l'expérience — ou la science — n'est
possible que si les choses consentent à se classer
dans ces cadres que constituent les concepts. Mais
si le concept est ainsi pour l'esprit une libération,
il faut se hâter d'ajouter que c'est là une libéra-
lion qui asservit, une libération qui risque de
créer une nouvelle servitude, si l'esprit ne prend
aussitôt sur lui de réagir contre l'organe même
de son affranchissement. C'est ce que M. Bergson
s'efforce de démontrer dans ses cours au Collège
de France; il s'applique à dénoncer le danger im-
mense que recèle le conceptualisme, si l'esprit,
n'essayant pas de transcender le concept pour res-
saisir le réel, s'engourdit dans la torpeur intellec-
tualiste, loin de la vie en perpétuel devenir. On
l'accuse de vouloir détruire la science; les ratio-
nalistes ne voient en lui qu'un mystique, qui porte
sur la science une main sacrilège, une main réac-
tionnaire; mais c'est qu'ils ne comprennent pas
l'originalité même de la tentative philosophique
de M. Bergson, qui, loin de rejeter la science et
de nier que le concept ne soit nécessaire et ne
140 LES MÉFAITS DES INTELLECTUELS
constitue pour l'esprit une libération vis-ù-vis du
particularisme sensible, met seulement en garde
contre les excès du rationalisme et demande à la
pensée un effort nouveau, qui l'empêche de s»-
pétrifier dans l'immobilité même de sa premier* ■
victoire. En d'autres termes, M. Bergson ne veut
pas nous ramener au pur empirisme, ou au sim-
ple dilettantisme sentimental ou littéraire; mais il
veut que nous transcendions le concept, et qu'ap-
puyés sur la science, nourris d'elle profondément,
et préalablement affranchis par elle du chaos sen-
sible, nous retrouvions le réel et la vie profonde
— la durée vécue — par cet effort sui generis
qu'il appelle l'intuition philosophique.
Telle est la nature du concept, tels sont ses ef-
fets: instrument de libération et cause de servi-
tude tout ensemble, il demande à être transcendé.
s'il veut conserver dans l'activité intellectuelle un
rôle vraiment fécond. Mais si nous considérons
maintenant l'Etat, ne pouvons-nous pas faire à
son sujet des observations analogues? Qu'est-cr
en effet, essentiellement, que l'Etat moderne, par
rapport au particularisme féodal de l'Ancien Ré-
gime? N'a-t-il pas constitué une immense simpli-
fication, une immense « abstraction », tout comme
le concept, par rapport au particularisme sen-
sible?
L'effet essentiel de la Révolution française n'a-
t-il pas été de déblayer le terrain social de toutes
141
les broussailles et barrières qui l'encombraient,
douanes intérieures, droits de péage, privilèges
féodaux de toutes sortes? C'est l'unité et l'unifor-
mité du Gode civil qui se substitue à la bigar-
rure des coutumes féodales — œuvre d'unifica-
tion déjà ébauchée par l'administration royale et
à laquelle la Révolution et l'Empire viennent
mettre la dernière main. Telle a été, incontestable-
ment, l'œuvre essentielle de la Révolution fran-
çaise, qui créa l'Etat moderne — ou plutôt en pa-
racheva la création, — œuvre de libération pour la
vie sociale, jusque-là « égarée, désorientée, comme
dit Marx, dans les multiples impasses de la vie
féodale » et tout à fait analogue à la libération
que le concept procure à l'esprit, qui, sans lui,
s'égarerait, désorienté lui aussi, dans les multiples
impasses de la vie empirique. Mais nous pouvons
poursuivre l'analogie: le concept, avons-nous dit
à la suite de M. Bergson, est une libération qui
risque d'asservir, à moins qu'on ne la transcende.
Il en est de même de l'Etat, de l'Etat qui, une fois
constitué, veut tout régenter, ne souffre plus à
côté de lui aucune vie indépendante, regarde avec
une inquiétude jalouse toute association privée,
en un mot, veut tout absorber en lui. La centrali-
sation étatique devient énorme, écrasante; l'abs-
traction sociale prend des proportions formida-
bles ; il n'y a plus d'autre vie collective que la vie
étatique ; l'Etat-monstre dévore tout, groupes et in-
M? LES MÉFAITS DES INTELLECTUELS
dividus, et se transforme en un instrument do
croissante servitude collective: la nécessité s'im-
pose de le transcender, lui aussi, et c'est l'œuvre
qu'a entreprise le syndicalisme révolutionnaire.
Mais, précisément, ne reproche-t-on pas au syn-
dicalisme de vouloir nous ramener à une sorte
de particularisme corporatif, d'allure féodale,
comme on reproche à M. Bergson de vouloir dé-
truire la science pour nous ramener à une sorte
d'impressionnisme? Or, le syndicalisme ne veut
pas plus détruire l'Etat, au sens négatif et réac-
tionnaire qu'on imagine, que M. Bergson ne veut
détruire la Science; mais ce qu'il veut, c'est, tout
en restant sur le terrain de l'Etat moderne, re-
trouver la vie sociale défigurée et étouffée sous
les exagérations étatistes, comme M. Bergson
veut, tout en s'appuyant sur la science, retrouver
la vie profonde dénaturée et faussée sous les exa-
gérations conceptuelles.
Analogie complète, donc, entre le concept et
l'Etat, et si, enfin, nous considérons la catégorie
économique de l'échange, ne lui trouverons-nous
pas les mêmes caractéristiques essentielles?
Qu'est-ce, en effet, que l'économie échangiste, par
rapport à l'économie dite naturelle? N'est-elle pas
dans la même relation que le concept vis-à-vis du
particularisme sensible et que l'Etat moderne vis-
à-vis du particularisme féodal ? Dans l'économie
naturelle, chaque producteur reste enfermé dans
l'état, le concept et l'échange 143
son horizon familial, produisant, non pour un
marché, mais pour sa propre consommation; c'est
le particularisme dans le domaine de la produc-
tion. Mais dès que l'échange se développe, dès
qu'un marché, d'abord régional, puis national,
puis international, se constitue, oii les producteurs,
sortant de leur isolement, viennent échanger leurs
produits et pour lequel ils produisent, tout change:
à la production particulariste, concrète, pour ainsi
dire, sensible et artistique, succède une produc-
tion sociale, abstraite, scientifique, par grandes
masses; la société présente l'aspect, comme le
montre. Marx au début de son Capital, d'une
énorme accumulation de marchandises, et les
marchands, c'est-à-dire les innombrables variétés
de ce qu'on a appelé les intermédiaires, dominent
les producteurs: ce sont les marchands, posses-
seurs d'or, qui ont promu le capitalisme, fondé
les manufactures et donné le branle à ce dévelop-
pement formidable des forces productives, auquel
l'humanité assiste depuis le xvf siècle. L'échange,
lui aussi, commence donc par constituer une li-
bération : il tire les producteurs de la torpeur par-
ticulariste de l'économie naturelle et donne l'es-
sor aux forces productives; mais cette libération,
elle aussi, est une libération asservissante, et s'il
y a un fétichisme conceptualiste et un fétichisme
étatiste, il y a aussi ce que Marx a appelé le féti-
chisme de la marchandise. L'échange, comme le
144 LES MÉFAITS DES INTELLECTUELS
concept et comme l'Etat, doit être transcendé; il
faut que la production se dégage de la tyrannie
de l'échange, comme il faut que la vie spirituelle
se libère de la tyrannie du concept et la vie so-
ciale de la tyrannie de l'Etat, sans que cette triple
libération ne signifie en quoi que ce soit un
retour au particularisme sensible, féodal ou éco-
nomique.
Mais considérons de plus près la nature de
l'échange. Il y a dans le Capital un chapitre qui
a toujours semblé bien bizarre et d'une intelli-
gence bien difficile: c'est le fameux chapitre sur
« le caractère fétiche de la marchandise et son
secret ». Voici, en effet, le passage étrange qu'on
y peut lire: « Le monde religieux n'est que le re-
flet du monde réel. Une société oii le produit du
travail prend généralement la forme de la mar-
chandise, et oi^i, par conséquent, le rapport le plus
général entre les producteurs consist€ à comparer
les valeurs de leurs produits et, sous cette enve-
loppe de choses, à comparer les uns aux autres
leurs travaux privés à titre de travail humain
égal, une telle société trouve dans le christianisme
avec son culte de l'homme abstrait et surtout dans
ses types bourgeois, protestantisme, déisme, etc.,
le complément religieux le plus convenable. »
Qu'est-ce à dire? Nous voyons Marx faire ici un
curieux rapprochement entre l'échange et l'idéo-
logie chrétienne: le christianisme, nous dit-il.
145
avec son culte de l'homme abstrait, et surtout le
christianisme de type bourgeois, comme le protes-
tantisme, le déisme, est, pour une société mar-
chande, le complément religieux le plus conve-
nable. Il ne faut jamais oublier, quand on lit Marx,
que ses observations ont porté avant tout sur la
société anglaise. Or, l'Angleterre est, incontesta-
blement, le pays « marchand » par excellence,
une sorte de grande Garthage moderne, la terre
classique du « libre-échange » et des théories
manchestériennes, en vertu desquelles le monde
est conçu sous l'aspect commercial, comme un
vaste marché, « au contact duquel tout se dissout
et où les hommes ne sont plus que des porteurs
de marchandises (1) » ; et, en même temps, on
peut dire que c'est le pays qui est resté le plus
attaché au christianisme et où le christianisme
a pris sa forme la plus particulièrement bour-
geoise, le protestantisme: le bourgeois anglais est
préoccupé au même titre des intérêts de sa cons-
cience et de sa caisse; le «business man » et le
Tartuffe protestant peuvent loger dans la même
peau. Et le christianisme anglais est un chris-
tianisme avant tout moral, pratique, on pourrait
presque dire pédagogique; aucune inquiétude
mystique; aucune profondeur théologique; rien
(1) Voir SoREL, Iniroduciion à VEcoiwmie moderne, p. 23
12
146 LES MÉFAITS DES INTELLECTUELS
qu'un méthodisme tendu tout entier vers la pra-
tique morale. Au reste, n'est-ce pas le caractère
de toute la vie intellectuelle anglaise? Nietzsche a
relevé avec raison « la médiocrité philosophique »
des Anglais: toute la production philosophique
anglaise est incontestablement marquée au coin
de l'empirisme le plus plat et le plus épicier. Les
moralistes anglais, en partréulier, ne se sont ja-
mais élevés au-dessus de la morale utilitaire la
plus mesquine que pour concevoir une morale de
la sympathie qui n'en est, en somme, qu'un
simple dérivé; car écoutons ces réflexions pro-
fondes de Nietzsche {Aurore, § 174, p. 192) : « Mode
morale d'une société commerçante. — Derrière ce
principe de l'actuelle mode morale: «les actions
« morales sont les actions de la sympathie pour les
« autres », je vois dominer l'instinct social de la
crainte qui prend ainsi un déguisement intellec-
tuel; cet instinct pose comme principe supérieur,
le plus important et le plus prochain, qu'il faut en-
lever à la vie le caractère dangereux qu'elle avait
autrefois et que chacun doit aider à cela de toutes
SCS forces. C'est pourquoi, seules, les actions qui
visent à la sécurité générale et au sentiment de
sécurité de la société peuvent recevoir l'attribut
hon\ » La sécurité, « l'ordre », comme dit le phi-
listin bourgeois, est, en effet, le besoin fondamen-
tal d'une société marchande : la morale de la bour-
geoisie n'est que Texpression de ses instincts poli-
l'état, le concept et l'échange 147
ciers. La « violence » syndicaliste dérange beau-
coup les petites combinaisons de nos socialistes
bourgeois parlementaires qui ne rêvent que paix
sociale, arbitrage et conciliation; et ils se deman-
dent pourquoi les ouvriers préfèrent « l'action di-
recte » à la diplomatie parlementaire. Le socia-
lisme parlementaire est devenu éminemment un
parti de l'ordre; il sert même de paratonnerre
;\ l'ordre bourgeois, trahissant ainsi son essence
véritable. Mais, précisément, le parlementa-
risme n'est-il pas une chose d'importation an-
plaise? Et l'Angleterre n'est-elle pas la terre
classique du parlementarisme, comme elle l'est
du capitalisme marchand?
On peut comparer un Parlement à un marché:
les partis ne sont que des entrepreneurs qui font
l'échange d'un certain stock, de voix contre cer-
tains avantages; et ce qui sort de ces combinai-
sons de mercantis, c'est ce qu'on appelle la Vo-
lonté générale, la Loi, divinité du monde mar-
chand moderne, devant laquelle nos socialistes
demandent aux ouvriers de s'incliner très bas,
bien qu'elle signifie avant tout: respect à l'ordre
établi! Mais le caractère essentiel de la démocra-
tie parlementaire n'est-ce pas « ce culte de
l'homme abstrait » qui, pour Marx, caractérise
le christianisme? Au reste, Marx a bien nette-
ment déclaré lui-même, dans la Question Juive,
que la démocratie, à ses yeux, était d'essence
1 l.S LES MÉFAITS DES INTELLECTUELS
chrétienne: le citoyen politique n\'>l qu'un per-
sonnage abstrait, moral, allégorique; et l'égalité
devant la Loi est, comme l'égalité devant Dieu,
une égalité abstraite. On dira peut-être que la dé-
mocratie anglaise ne se fait nullement remarquer
par « ce culte de l'homme abstrait » qui carac-
térise au contraire si fortement la démocratie
française; que l'Anglais ne connaît que les fait>
et ne théorise guère, au contraire du Français,
dont la manie de tout généraliser n'a d'égal que
son dédain des « petits faits ». Et, sans doute, cela
est vrai; mais il ne faudrait pas croire qu'il y ait
une opposition réelle entre « l'empirisme an-
glais » et « l'abstraction française ». Si paradoxale
que cette formule pourra sembler, on peut dire
qu'il n'y a rien de plus « abstrait » que « des
faits » et que l'empirisme n'est lui-même qu'une
« abstraction au premier degré ». On fait souvent
ressortir le caractère abstrait et universel de la
Déclaration des droits de la Révolution française ;
cette déclaration des droits n'en est pas moins
l'expression générale et théorique, mais exacte,
des cahiers de revendications des Etats. La diffé-
rence entre le génie anglais et le génie français,
c'est que le premier n'éprouve pas le besoin de
« logiciser » et de clarifier comme le second: il
s'arrête au premier degré de l'abstraction empi-
rique; le génie français pousse plus loin: il n'esl
satisfait que lorsqu'il a trouvé la formule logique.
l'état, le concept et l'échange 149
la loi générale, l'idée claire et distincte chère à
Descartes; et là où le génie anglais superpose
le nouveau à l'ancien, la révolution à la tradition,
sans jamais déblayer le terrain social de toutes les
scories du passé, le génie français n'est content
([ue lorsqu'il a percé à travers toute la brouis-
saille des faits anciens une large et spacieuse
clairière. Mais il n'y a là, en somme, qu'une dif-
férence de degré, je le répète, dans l'abstraction;
et l'on peut souscrire à ce jugement de Nietzsche:
« Ce qu'on appelle, dit-il (1), les « idées mo-
« dernes », ou les « idées du xviif siècle », ou
encore les « idées françaises », tout ce contre quoi
l'esprit allemand s'est élevé avec un profond dé-
goût, tout cela est incontestablement d'origine
anglaise. Les Français ne furent que les imitateurs
et les acteurs de ces idées, comme ils en furent
les meilleurs soldats et, malheureusement aussi,
les premières et plus complètes victimes. » Nous
pouvons donc écrire, élargissant la formule de
Marx, que toute l'idéologie anglaise est une idéo-
logie de l'échange. Et cela apparaît plus nettement
encore si l'on considère les Etats-Unis, cette an-
cienne colonie anglaise. Ici nous trouvons en
quelque sorte à l'état pur ce qui, en Angleterre,
reste impliqué dans d'autres courants; car si l'on
(1) Par delà le bien et le mal, p. 279.
150 LES MKF'WITS DKS ! \ rKl.r.KC/rUELS
veut comprendre l' Angleterre, il ne faut jamais
oublier non plus à quel point les idées médiévales
y sont demeurées vivaces: le particularisme féodal
est resté en quelque sorte sous-jacent à ce qu'on
pourrait appeler l'universalisme bourgeois et mar-
chand; le mouvement ouvrier anglais est tout
pénétré encore d'idées purement corporatives; et
les socialistes anglais les plus populaires, — je
pense à William Morris, par exemple — rêvent
plus ou moins un retour à la « Merry England ».
Il y a donc, en Angleterre, superposition et enche-
vêtrement de deux idéologies: l'idéologie médié-
vale et l'idéologie marchande; mais aux Etats-Unis
nous rencontrons celle-ci à l'état pur et comme
en plein relief.
Nous avons affaire ici à une société purement
marchande, oii l'idée commerciale domine tout. Le
christianisme y prend une allure encore plus
« pratique », si possible, qu'en Angleterre; c'est un
pur rationalisme moral, sans soucis mystiques ni
Idéologiques, et il suffit d'évoquer Ghanning poufj
avoir tout de suite une idée exacte de ce que peutj
être la « création » religieuse aux Etats-Unis. Lej
catholicisme lui-même y revêt un caractère trèsi
particulier, « l'américanisme ». Dans la vie parle-j
mentaire, nous retrouvons, plus accentués encoi
et plus libres, je veux dire moins mêlés à des!
éléments étrangers, les traits du parlementarisme]
anglais: même omnipotence, à tour de rôle, de
l'état, le concept et l'échange 151
deux grands partis, qu'on a pu appeler des « car-
tells » politiques, et qui accaparent tour à tour
le marché des voix; même allure mercantile de
la vie politique, qui s'y réduit à des marchandages
et aboutit à une corruption effroyable. Et que la
démocratie soit « chrétienne », c'est ce qui appa-
raît en Amérique aussi nettement que possible
— qu'on lise plutôt les discours du président Roo-
sevelt — et que ce christianisme soit de type bour-
geois, c'est ce qui n'est pas moins éclatant. Nous
voyons donc la connexion étroite qui relie entre
elles ces trois choses: le christianisme, la démo-
cratie parlementaire et l'échange. Il y a, disions-
nous, entre le concept, l'Etat et l'échange des ana-
logies remarquables: mais qu'est-ce que le con-
cept, ou, si l'on veut, la métaphysique rationa-
liste, sinon la forme laïque du christianisme? (1)
(1) Cette formule pourra sembler bizarre et énigmatique,
mais je n'ai pas besoin de dire que je vise ici surtout, par
christianisme, le christianisme que Marx appelle bourgeois
(protestantisme, déisme, etc.), c'est-à-dire le christianisme
qui, débarrassé de toute dogmatique et vidé de toute
mystique, lesquelles ne peuvent conserver toute leur pureté
et toute leur force qu'au sein de l'Eglise catholique, tend
à se séculariser, à se rationaliser, à devenir une simple
morale laïcisante. En fait, on constate une véritable col-
lusion pratique entre les libres penseurs, qui se disent
rationalistes, et tous les chrétiens à tendances moderni-
santes, tels que démocrates chrétiens, sillonistes, catho-
liques et protestants libéraux: tous ces gens, à l'heure
152 LES MÉFAITS DES INTELLECTUELS
N*est-il pas remarquable, par exemple, que nos
libres penseurs marchent complètement d'accord
avec nos protestants libéraux? Kt la démocratie
actuelle, se déclareraient volontiers plus républicains que
les républicains orthodoxes; ils se signalent par une véri-
table surenchère de républicanisme et ils ne détestent rien
tant que VAction française. Ils voient volontiers dans la
Révolution une application à la société des préceptes
évangéiiques : la mystique républicaine leur paraît un cas
particulier de la mystique chrétienne, et le catholicisme
romain n'est à leurs yeux qu'une déformation, une dévia-
tion, une dénaluration presque païenne de cette mys-
tique. Dans un article sur Proudhon {Cahiers du cercle
Proudhon, n<* 1), Jean Darville émettait cette idée qu'il
y a dans le christianisme deux courants, l'un plus parti-
culièrement rural et qui serait le courant catholique, et
l'autre plus particulièrement urbain et qui serait le cou-
rant protestant. Pour entrer pleinement dans cette vue,
il faut se reporter aux remarques de Hegel sur les trois
états, si importantes, pour comprendre comment, dans le
système marxiste, on peut rattacher une idéologie à son
infrastructure économique, et qui montrent que l'état d'âme
du paysan est caractérisé par la résignation et la passi-
vité, celui des classes libérales et qui s'occupent d'in-
dustrie et de commerce, par la réflexion et l'activité. Nous
verrons, d'ailleurs, plus loin, Proudhon, ce rural dans
l'âme, interpréter le christianisme comme une idéologie de
la ville. Je sais bien qu'on pourrait objecter que l'idée reli-
gieuse, chez les paysans, est souvent plus apparentée à la
magie et à la sorcellerie qu'à la véritable religion, laquelle,
selon la terminologie hégélienne, relevant de l'esprit libre
ou absolu, comme l'Art et la Philosophie, ne saurait être
ainsi, au demeurant, rabattue sur un plan économique quel-
l'état, le concept et l'échange 153
parlementaire, n'est-ce pas le droit divin — ou
la puissance magique de l'Etat — passé du roi
aux partis chargés de traduire la soi-disant sou-
conque. Mais je répondrai qu'il en est des relations de l'idée
religieuse avec l'infrastructure économique paysanne ou ur-
baine, comme, dans la philosophie de M. Bergson, des re-
lations de l'intuition tvec l'instinct et l'intelligence. L'ins-
tinct, selon M. Bergson, n'est pas l'intuition sans doute,
puisqu'il défmit l'intuition un instinct désintéressé; mais il
y a plus de parenté, selon lui, entre l'instinct et l'intui-
tion qu'entre celle-ci et l'inteUigence : l'intelligence, en un
certain sens, tourne le dos à l'intuition. Il n'est pas dou-
teux que l'existence urbaine, oelle des classes commer-
ciales, industrielles et ouvrières, fondée sur l'activité
consciente et réfléchie, comme le remarque Hegel, mène
presque tout naturellement k ce qu'on appelle la libre
pensée; tout surnaturel disparaît; le divin s'évapore, il
ne reste plus que de l'humain; et c'est ainsi que Marx était
arrivé à dire que, dans la société socialiste, quand la
production sera débarrassée de tout voile mystique, l'hu-
manité sera complètement irréligieuse. Marx poussait ainsi
à la limite la conception rationaliste des encyclopédistes; la
vie sociale devenait complètement transparente à elle-
même, tout devait se rabattre sur le plan des idées claires,
et tout mystère s'évanouissait: on entrait décidément dans
l'âge positif de l'humanité. Cette conception, qui a été
longtemps courante et dominante (c'est celle d'Auguste
Gomlc, de Renan (en partie), de tout le socialisme moderne),
commence à être sérieusement battue en brèche; et Sorel
a bien vu à cet égard toute l'importance de la philosophie
de M. Bergson, dans cet article intitulé Dio ritorna, où il
dit que Pascal a vaincu Descartes, formule saisissante et
qui résume admirablement la situation. {Note de 1913.)
154 LES MÉFAITS DES INTELLECTUELS
voraincté du peuple? La loi, qui omano de nos
parlements modernes, est entourée d'un respect
plus superstitieux que ne Tont jamais été les rois
les plus absolus et Ton peut dire que le légalita-
risme moderne est plus asservissant encore que
l'ancien loyalisme.
Or, le syndicalisme révolutionnaire est entré en
révolte contre ce légalitarisme; il affirme que
l'émancipation ouvrière ne peut être l'œuvre de
la Loi; il oppose au parlementarisme l'action di-
recte. Et par cela même il a contre lui tous les
partis, depuis les catholiques sociaux jusqu'aux
socialistes parlementaires. Qu'est-ce à dire? Nous
aurons, d'un mot, la clef du problème: le syndica-
lisme révolutionnaire est une philosophie de pro-
ducteurs, et nous venons de voir que l'idéologie
bourgeoise — chrétienne, démocratiaue, socia-
liste parlementaire — est une idéologie mar-
chande, une idéologie de l'échange. Nous aboutis-
sons ainsi à opposer nettement l'échange et la
production et c'est cette opposition qu'il s'agit
d'approfondir.
\
I
CHAPITRE III
La renaissance du Mythe
Râle de rechange dans Véconomie et rôle de Vln-
telUgence dans la vie de l'esprit. — Opposition
du rural et du citadin, comme opposition de la
production et de V échange: la Ville y lieu du
Gouvernement, de la Bourse et de VIdéologie.
— La ruine du Mythe, la Grève générale comme
résurrection du Mythe dans notre monde mo-
derne entièrement intellectualisé.
« Dans les modes de production de la vieille
Asie, de l'antiquité en général, écrit Marx (1), la
transformation du produit en marchandise ne
joue qu'un rôle subalterne, qui cependant acquiert
plus d'importance à mesure que les communautés
approchent de leur dissolution. Des peuples mar-
chands proprement dits n'existent que dans les
intervalles du monde antique, à la façon des dieux
d'Epicure, ou, comme les Juifs, dans les pores de
la société polonaise. Ces vieux organismes sociaux
(1) Capital, p. 31, col. 2.
156 LES MÉFAITS DES INTELLECTUELS
sont, sous le rapport de la production, infiniment
plus simples et plus transparents que la société
bourgeoise; mais ils ont pour base Vimmalurité
de l'homme individuel dont l'histoire n'a pas
encore coupé, pour ainsi dire, le cordon ombilical
qui l'unit à la communauté naturelle d'une tribu
primitive, ou des conditions de despotisme et d'es-
clavage. Le degré inférieur de développement des
forces productives du travail qui les caractérise
et qui par suite imprègne tout le cercle de la
vie matérielle, Vétroitesse des rapports des
homm,es soit entre eux soit avec la nature, se
reflète idéalement dans les vieilles religions natio-
nales. »
Ayant transcrit ce passage du Capital, si curieux
et si suggestif, si j'ouvre le nouveau livre de
M. Bergson, VEvolution créatrice, voici ce qu'on
y peut lire: « L'instinct est sympathie. Si cette
sympathie pouvait étendre son objet et aussi ré-
fléchir sur elle-même, elle nous donnerait la clef
des opérations vitales, — de même que l'intelli-
gence, développée et redressée, nous introduit dans
la matière. Car, nous ne saurions trop le répéter,
l'intelligence et l'instinct sont tournés dans deux
sens opposés, celle-là vers la matière inerte,
celui-ci vers la vie. L'intelligence, par l'intermé-
diaire de la science qui est son œuvre, nous livrera
de plus en plus complètement le secret des opéra-
tions physiques; de la vie, elle ne nous apporte,
LA RENAISSANCE DU MYTHE 157
et ne prétend d'ailleurs nous apporter, qu'une tra-
duction en termes d'inertie. Elle tourne tout autour,
prenant, du dehors, le plus grand nombre pos-
sible de vues, sur cet objet qu'elle attire chez elle,
au lieu d'entrer chez lui. Mais c'est à l'intérieur
même de la vie que nous conduirait Vintuitioriy
je veux dire l'instinct devenu désintéressé , cons-
cient de lui-même^ capable de réfléchir sur son
objet et de l'élargir indéfiniment... (p. 192). L'in-
tuition, au premier abord, semble bien pré.férable
à l'intelligence, puisque la vie et la conscience
y restent intérieures à elles-mêmes. Mais le spec-
tacle de l'évolution des êtres vivants nous montre
qu'elle ne pouvait aller bien loin. Du côté de
l'intuition, la conscience s'est trouvée à tel point
comprimée par son enveloppe qu'elle a dû rétrécir
l'intuition en instinct, c'est-à-dire n'embrasser que
la très petite portion de vie qui l'intéressait; —
encore l'embrasse-t-elle dans l'ombre, en la tou-
chant sans presque la voir. De ce côté, l'horizon
s'est tout de suite fermé. Au contraire, la cons-
cience se déterminant en intelligence, c'est-à-dire
se concentrant d'abord sur la matière, semble ainsi
s'extérioriser par rapport à elle-même; mais, jus-
tement parce qu'elle s'adapte aux objets du dehors,
elle arrive à circuler au milieu d'eux, à tourner
les barrières qu'ils lui opposent, à élargir indéfi-
niment son domaine. Une fois libérée, elle peut
d'ailleurs se replier à l'intérieur, et réveiller les
158 LES MÉFAITS DES INTELLECTUELS
virtualités d'intuition qui somnHMllent encore en
elle. » (pp. 197-198.)
Nous avons rapproché l'échange du concept;
nous avons indiqué quel rôle, selon nous, jouait
l'échange dans la vie économique de l'humanité
et rintelligence dans sa vie spirituelle — un rôle,
avons-nous dit, à la fois de libération et d'asser-
vissement. Le passage de VEvolulion créatrice que
je viens de rapporter, rapproché de celui du Capi-
tal, précise encore et éclaire la question. Car nous
voyons quelle portée M. Bergson attribue à l'in-
tervention de l'intelligence dans la vie de la cons-
cience, et cette portée nous semble tout à fait
analogue à celle que Marx attribue au dévelop-
pement de l'échange dans la vie économique, à
ce qu'il appelle la transformation du produit en
marchandise. Ce qui caractérise ces vieux orga-
nismes sociaux, dont parle Marx, organismes où
l'échange est peu développé, c'est l'immaturité de
l'homme individuel, c'est Vétroitesse des rapports
des hommes soit entre eux soit avec la nature; la
vie, pourrait-on dire, y est intérieure à elle-même,
elle est concentrée et repliée sur elle-même; elle
n'est pas tournée vers le dehors, mais tout entière
ramenée sur sa propre intériorité. Cette vie a la
profondeur de l'instinct, mais elle en a aussi
l'étroitesse, l'exclusivité, l'immobilisme. De même,
selon M. Bergson, une conscience qui s'enferme-
rait dans l'intuition, ou plus exactement <« dont
LA RENAISSANCE DU MYTHE 159
l'intuition se rétrécirait en instinct», sans doute,
aurait l'avantage de rester intérieure à elle-même ;
elle garderait toute sa profondeur; elle ne s'épar-
pillerait ni ne se disperserait en rien au dehors;
mais aussi... elle n'irait pas bien loin; son horizon
serait tout de suite fermé; elle n'embrasserait
qu'une très petite portion de vie. Que vient donc
laire l'intelligence? L'intelligence vient tirer la
conscience de cet isolement, de cette cave, où elle
pourrait s'enfermer et rester plongée dans une
torpeur désastreuse; elle lui fait prendre l'air,
la promène dans les rues de la ville; et, sans
doute, la conscience semble ainsi s'extérioriser par
rapport à elle-même; il peut lui paraître qu'elle
se perd et devient une agitée, une brouillonne, et
que sa vie, plus étendue et plus variée, est aussi
plus superficielle et plus inconsistante; mais jus-
tement « parce qu'elle s'adapte aux objets du
dehors, elle arrive à circuler au milieu d'eux, à
tourner les barrières qu'ils lui opposent, à élargir
indéfiniment son domaine ». Et il y a mieux:
« une fois libérée, elle peut d'ailleurs se replier
à l'intérieur et réveiller les virtualités d'intuition
qui sommeillent encore en elle ».
De même, que fait l'échange du producteur par-
ticulariste de l'économie naturelle propre à ces
vieux organismes sociaux dont nous parle Marx?
On pourrait dire, pour résumer l'opposition en une
formule saisissante, que d'u)i rural, il en fait un
160 LES MÉFAITS DES INTELLECTUELS
bourgeois, un ciladin, c'est-à-dire qu'il transforme
un être dont la vie solitaire, toute repliée sur
elle-même, était profonde, mais étroite, en un
être dont la vie beaucoup plus sociale, plus ou-
verte, plus agitée et extérieure, est aussi plus
superficielle et plus inconsistante, gouvernée tout
entière non plus par la coutume et la tradition,
dont le rythme est lent et profond, mais par la
mode et l'opinion, changeantes et frivoles. Et ici,
au risque d'être accusé d'abuser des citations, je
voudrais rappeler une page de Proudhon : « Si
peu que vous soyez au courant des choses de c<*
monde, écrit-il (1), et que vous regardiez les évé-
nements qui chaque jour s'accomplissent, n'est-il
pas évident, pour vous, que nous ne vivons point,
les uns ni les autres, de la propriété? Nous vivons
d'un fait plus grand que la propriété, d'un principe
supérieur à la propriété; nous vivons de la circu-
lation. Gomme la circulation du sang est la
fonction mère et motrice du corps humain ;
ainsi la circulation des produits est la fonction
mère et motrice du corps social. Quant à la
propriété, elle est submergée, transformée, per-
due dans cette circulation. Parlez-moi de la pro-
priété romaine. Là, le père de famille, person-
nage consulaire ou consul désigné, vivait, nour-
rissait les siens du vieux champ patrimonial; il
(1) Solution du problcme social, pp. 149-150.
LA RENAISSANCE DU MYTHE 161
tirait toute sa consommation du travail rustique;
il ne demandait rien à personne, vendait peu,
achetait encore moins, méprisant le commerce,
le change et la banque, et tournant ses spécula-
tions à l'agrandissement de sa terre, à l'extension
de son domaine. Alors la propriété existait véri-
tablement, car le propriétaire existait par lui-
même... Le principe et la fin de la propriété était
le propriétaire: le propriétaire était à lui-même
production, circulation et débouché: il vivait en
soi, par soi et pour soi. Parlez-moi de la propriété
féodale qui a duré jusqu'en 89, qui s'était propa-
gée, enracinée profondément parmi les bourgeois
et les paysans, mais qui depuis soixante ans a subi,
jusque dans les campagnes, des modifications si
profondes. Ici encore... le principe de la division
des industries existant à peine, la propriété était
tout; la famille était comme un petit monde fermé
et sans communications extérieures... On passait
des années entières presque sans argent; on ne
tirait rien de la ville; chacun chez soi, chacun
pour soi; on n'avait besoin de personne. La pro-
priété était une vérité; l'homme, par la propriété,
était complet. C'est à ce régime que s'était formée
la forte race qui accomplit l'ancienne révolution.
Aussi, voyez quels hommes! quels caractères!
quelles vigoureuses personnalités! Auprès de ces
natures de fer, nous n'avons que des tempéra-
ments mous, flasques et lymphatiques. Telle était
13
162 LES MÉFAITS DES INTELLECTUELS
en 89 réconomic générale de la société: l'indépen-
dance des fortunes faisait la sécurité du peuple.
Aussi nos aïeux purent-ils supporter dix ans de
régime révolutionnaire, soutenir et vaincre les
efforts de l'Europe conjurée: tandis que nous,
race désappropriée, race appauvrie, avec six fois
plus de richesses cependant, nous ne tiendrions
pas six mois, non pas à la guerre étrangère, ni
à la guerre civile, mais à la seule incertitude!...
« Qu'est-ce donc que la propriété, aujourd'hui?
Qu'est-elle devenue? Un titre, le plus souvent
nominal, qui ne tire plus sa valeur, comme autre-
fois, du travail personnel du propriétaire, mais de
la circulation générale. Le propriétaire, aujour-
d'hui, est un homme qui a des bons du Trésor,
des rentes sur l'Etat, de l'argent à la caisse d'épar-
gne, chez le banquier ou le notaire, des créances
hypothécaires, des actions industrielles, des mar-
chandises en magasin, des maisons qu'il loue, des
terres qu'il afferme. Quand la circulation est régu-
lière et pleine, la propriété, comme privilège, vaut
au propriétaire; si la circulation est suspendue, le
privilège perd son effet; le propriétaire est à l'ins-
tant aussi pauvre que le prolétaire. »
La propriété, en d'autres termes, est devenue
abstraite; elle s'est faite valeur d'échange; elle
s'est muée en chose urbaine; elle s'est, en un mot,
embourgeoisée. Et l'opposition de l'échange et de
la production se ramène à l'opposition de la ville
LA RENAISSANCE DU MYTHE 163
et de la campagne, sur laquelle Sorel, dans ses
Inseignamenti délia economia contemporeana, a
proposé des aperçus si neufs et si originaux et
dont ridée, déjà, dominait toute son Introduction
à l'économie moderne. La ville, en effet, c'est émi-
nemment un lieu d'échange; c'est le marché et
c'est la foire; c'est aussi le lieu du Gouvernement,
de la Cour ou du Parlement; la ville, c'est la dé-
mocratie et c'est l'Etat, — la démocratie n'étant,
comme l'expérience le prouve chaque jour davan-
tage, que l'idée de l'Etat portée à son plus haut
degré d'extension et d'expansion; et c'est enfin le
lieu 011 s'élaborent les idéologies, les idées abs-
traites; c'est la patrie des Intellectuels, le domi-
cile d'élection de l'Intelligence: en un mot, la
ville, c'est tout à la fois l'échange, le concept et
l'Etat; elle est le lieu de concentration des mar-
chands, des intellectuels et des politiciens. Si nous
ajoutons que c'est là aussi que se tiennent les
prostituées et qu'entre autres marchandises on y
voit comme au marché du Landit de ce poète fran-
çais du xif siècle, dont Marx parle dans une note
humoristique du Capital (p. 34, col. 1), « à côté
des chaussures, des cuirs, des étoffes, des instru-
ments d'agriculture, des femmes folles de leur
corps», nous aurons complété, par un rappro-
chement bien suggestif et bien caractéristique,
notre description, désormais exhaustive, de la
ville. Au fait, l'idéalisme — la marchandise qui
164 LES MÉFAITS DES INTELLECTUELS
paraît au premier coup d'œil quelque chose de
trivial et qui se comprend de soi-même, est « une
chose très complexe, pleine de subtilités métaphy-
siques et d'arguties théologiques » {Capital, p. 28,
col. 1) — a toujours été proche parent de la pros-
titution: c'est là une des thèses essentielles de la
philosophie morale de Proudhon, et l'on sait com-
bien Proudhon, resté paysan dans l'âme, aimait
peu la ville: « Jusqu'à douze ans, écrit-il dans la
Justice (pp. 208-209), ma vie s'est passée presque
toute aux champs... J'ai été cinq ans bouvier. Je
ne connais pas d'existence à la fois -plus contem-
plative et plus réaliste, plus opposée à cet ab-
surde spiritualisme qui fait le fond de l'éducation
et de la vie chrétiennes, que celle de l'homme des
champs. A la ville, je me sentais dépaysé. L'ou-
vrier n'a rien du campagnard; patois à part, il ne
parle pas la même langue, il n'adore pas les
mêmes dieux; on sent qu'il a passé par le polis-
soir; il loge entre la caserne et le séminaire, il
touche à l'académie et à l'hôtel de ville. Quel exil
pour moi quand il me fallut suivre les classes du
collège, où je ne vivais plus que par le cerveau,
où, entre autres simplicités, on prétendait m'ini-
tier à la nature, que je quittais, par des narrations
et des thèmes! Le paysan est le moins roman-
tique, le moins idéaliste des hommes. Plongé dans
la réalité, il est l'opposé du dilettante et ne don-
nera jamais trente sous du plus magnifique ta-
\
LA RENAISSANCE DU MYTHE 165
bleau de paysage... Le paysan aime la nature pour
ses puissantes mamelles, pour la vie dont elle re-
gorge; il ne Vef fleure pas d'un œil d'artiste; il la
caresse à pleins bras, comme l'amourejux du Can-
tique des Cantiques, veni et inebriemur uberihus,
il la mange... Quel plaisir autrefois de me rouler
dans les hautes herbes, que j'aurais voulu brou-
ter comme mes vaches; de courir pieds nus sur
les sentiers unis, le long des haies; d'enfoncer
mes jambes en rechaussant (rebinant) les verts
turquies, dans la terre profonde et fraîche! Que
dites-vous de cette existence crottée, monseigneur?
Elle fait de médiocres chrétiens, je vous assure...
Depuis, il a bien fallu me civiliser. Mais, l'avoue-
rai-je? le peu que j'en ai pris me dégoûte. Je
trouve que dans cette prétendue civilisation, sa-
turée d'hypocrisie, la vie est sans couleur, ni sa-
veur, les passions sans énergie, sans franchise,
l'imagination étriquée, le style affecté ou plat. Je
hais les maisons à plus d'un étage, dans lesquelles,
à l'inverse de la hiérarchie sociale, les petits sont
guindés en haut, les grands établis près du sol;
je déteste, à l'égal des prisons, les églises et les
séminaires, les couvents, les casernes, les hôpi-
taux, les asiles et les crèches. Tout cela me semble
de la démoralisation » (1).
(1) Cette opinion de Proudhon sur la démoralisation
que représentent hôpitaux, asiles et crèches, je la retrouve
166 LES MÉFAITS DES INTELLECTUELS
Nous voyons ici Proudhon considérer, tout
comme Marx, le christianisme comme une reli-
gion abstraite, une religion de la ville, la religion
de la bourgeoisie marchande; et, d'une façon gé-
dans une brochure intitulée A reculons et écrite par un
Père chartreux, pour démontrer aux catholiques qu'ils font
fausse route en eniboîtant le pas aux modernes dans toutes
leurs créations philanthropiques : ce qu'il faut, selon ce
Père chartreux, c'est restaurer les institutions et, entre
autres, la famille; tout ce qui affaiblit la responsabilité
paternelle est mauvaise, affaiblit ipso facto la société et
amène une effrayante démoralisation. Le milieu peut ai-
der la famille à remplir ses devoirs et sa mission; mais
en aucun cas il ne doit se substituer k elle. C'est tout à
fait l'opinion de Proudhon sur les relations qui doivent
s'établir entre le travail, qui doit rester libre, personnel et
responsable, et le milieu économique, qui doit se borner
à donner à la liberté des garanties et des appuis sans
jamais se substituer à elle. (Voir la Solution du problème
social.) La thèse du Père chartreux est, en somme, que la
philanthropie catholique est aussi désastreuse que la phi-
lanthropie laïque ou offlcielle: elle est destructive du vé-
ritable ordre chrétien; elle est une démoralisation. Je sais
bien que Proudhon. dans la phrase citée, met églises, cou-
vents, séminaires sur le même plan qu'hôpitaux, crèches,
asiles; mais, dans les ordres religieux eux-mêmes, ne
pourrait-on distinguer des ordres plus spécialement urbains
et d'autres plus spécialement ruraux? Les Jésuites, qui
ont élevé cette aristocratie et cette bourgeoisie cléricales
contemporaines, dont Drumont a vilipendé si souvent la
lâcheté et l'incurie, ne forment-ils pas un ordre citadin par
excellence? {Note de 1913.)
LA RENAISSANCE DU MYTHE 167
nérale, regarder toute la civilisation urbaine comme
étant marquée au coin de l'abstraction et, par
suite, de la fausseté, de l'irréalité et de l'hypocri-
sie. On sent dans cette page tout le dégoût, toute
la répugnance qu'inspire à un rural l'existence
factice, artificielle et décolorée des citadins. L'ou-
vrier lui-même, aux yeux de Proudhon, est un
bourgeois; il a, comme il dit, passé par le polis-
soir; il s'est civilisé. Il n'a plus rien du campa-
gnard. Et ceci est bien suggestif. On pourrait dire,
en effet, que l'ouvrier, en tant que création pure-
ment urbaine, conçoit la vie sur un type beau-
coup plus rapproché du type bourgeois que du
type paysan, si l'on convient d'appeler — et c'est
là, au fond, ce qu'il y a d'essentiel dans l'idée de
bourgeois — type bourgeois de vie une vie qui
n'est pas solidement ramassée et concentrée autour
du travail et de la production, une vie dans la-
quelle au contraire le travail est considéré comme
une corvée avilissante dont il faut au plus tôt se
libérer, par suite une vie qui tend incessamment
à s'élever des régions concrètes, précises, nette-
ment déterminées de la production, là où domine
un principe intérieur, une subordination de l'im-
médiat au lointain, du présent à l'avenir, et, par-
tant, un sentiment juridique énergique et vivace,
vers les régions abstraites, imprécises, aux con-
tours indéterminés de la consommation pure, là
011 l'avenir, au contraire, est perpétuellement sa-
168 LES MÉFAITS DES INTELLECTUELS
criHé au présent, le lointain à l'immédiat, dans la
fiévreuse et inquiète soif de jouissances toujours
nouvelles. Corbon, dans son Secret du peuple de
Paris, nous donne précisément comme caracté-
ristique de l'ouvrier parisien qu'il n'a pas le goût
ni l'amour de son métier, en quoi il voit bien plutôt
une corvée abrutissante; c'est un grand idéaliste,
un Don Quichotte même de l'idéalisme, toujours
prêt à s'enflammer pour toutes les grandes et no-
bles causes, à embrasser les idées générales les
plus hautes, à se faire le soldat de la Justice et
de la Vérité. Par conséquent, ajouterons-nous, le
compagnon-né du bourgeois libéral, démocrate et
révolutionnaire, la dupe prédestinée de l'illusion
démocratique, de l'idéologie humanitaire, on peut
dire aujourd'hui dreyfusarde, ce mot ayant ac-
quis un sens merveilleusement symbolique, et du
jaurésisme, ce dernier produit de l'évolution des
idées... modernes concentrant en lui d'ailleurs
tout le vide fumeux de l'abstraction pseudo-révo-
lutionnaire-messianiste bourgeoise et tout le néant
de la phrase révolutionnaire ne servant qu'à
dissimuler les réalisations les plus pratiques et
à couvrir les réalités les plus grossières et les
plus... juives. Victime de la mode, comme le bour-
geois. Changeant, mobile, fantasque, romantique,
comme le bourgeois. Avide de jouissances immé-
diates, de spectacles et de fêtes, comme le bour-
geois. Véritable enfant, à bien des points de vue.
LA RENAISSANCE DU MYTHE 169
de tête peu solide, aimant se nourrir des abstrac-
tions les plus abstruses, amoureux des métaphy-
siques les plus folles, de Vahracadahra démocra-
tique comme de Vabracadabra anarchiste, les deux
faisant la paire, — comme le bourgeois. L'homme,
en un mot, de la démocratie, le croyant de l'Etat,
en qui il voit une Providence laïque charg-êe de
réaliser le paradis terrestre et de rendre imma-
nentes les promesses du christianisme; le dévot,
enfin, de la Science, de la science abstraite et cos-
mologique, de la science qui, alliée au pouvoir,
doit résoudre le problème du bonheur humain,
faire disparaître tout mystère et tout tragique de
la vie, pour la couler dans la plate transparence
et l'insipide limpidité d'un rationalisme primaire,
antipoétique, antimétaphysique et antivital. Ce se-
rait, comme dit Nietzsche, « la mort du mythe »,
du mythe sans lequel « toute culture est dépossé-
dée de sa force naturelle, saine et créatrice ». Et
« que l'on considère à présent l'homme abstrait,
privé de la lumière du mythe, l'éducation abs-
traite, la morale abstraite, le droit abstrait, l'Etat
abstrait; ... qu'on imagine une culture n'ayant pas
de foyer originel fixe et sacré, mais condamnée,
au contraire, à épuiser toutes les possibilités et à
se nourrir péniblement de toutes les cultures —
c'est là le présent; c'est le résultat de cet esprit
socratique qui s'est voué à la destruction du mythe.
Et au milieu de tous les restes du passé, l'homme
170 LES MÉFAITS DES INTELLECTUELS
dépourvu de mythes demeure éternellement af-
famé, creusant et fouillant pour trouver quelques
racines, lui fallnt-il les découvrir en bouleversant
les antiquités les plus lointaines. Que signifie ce
monstrueux besoin historique de Tinquiète cul-
ture moderne, cette compilation d'autres innom-
brables cultures, ce désir dévorant de connaître,
sinon la disparition du mythe, la perte de la pa-
trie mythique, du giron maternel mythique? Que
l'on dise si les contorsions sinistres et fébriles de
cette culture sont autre chose que le geste avide de
l'affamé se jetant sur de la nourriture — et qui vou-
drait apporter encore quelque chose à une telle
culture, irrassasiable, quoi qu'elle absorbe, et trans-
formant, dès qu'elle y touche, les aliments les plus
substantiels et les plus salutaires en « Histoire etj
Critique » ? Et dire que nos bons et excellents bour-|
geois dreyfusards, pris d'un beau zèle démocra-
tique, ont voulu, dans leurs Universités populaires,
inoculer aux ouvriers le virus mortel de cette « in-
quiète culture moderne », de ce « monstrueux be-
soin historique » ! Il fallait toute la naïveté ou
toute la roublardise, ou toute la sottise, comme on
voudra, de nos intellectuels pour tenter cette en-
treprise absurde et criminelle: faire défiler, tous
les soirs, devant nos ouvriers, la procession des
(1) Nietzsche, Origine de la Tragédie, pp. 208-209.
LA RENAISSANCE DU MYTHE 171
cultures et des idées, depuis les temps les plus
reculés jusqu'à nos jours, dans une sorte de ciné-
matog-raphe intellectuel. Et voilà bien le triomphe
de ce mécanisme cinématographique qui, selon
M. Bergson, caractérise l'intellectualisme! Mais
aussi quel ouvrier pouvait se prêter à une telle
entreprise, sinon l'ouvrier urbain et, plus encore,
le petit bourgeois urbain, sur qui, d'ailleurs, trop
souvent, l'ouvrier tend à se modeler? L'employé,
le petit boutiquier, le petit fonctionnaire, l'ouvrier
à demi-embourgeoisé — cette clientèle-née des
partis démocratiques, cette plèbe des villes, de dé-
sirs modestes et de vie médiocre, à qui le socia-
lisme d'Etat va comme un gant, — ce furent là
les assidus de ces Universités populaires dont on
fit tant de bruit et qui avortèrent si heureusement
au milieu d'une indifférence ouvrière impossible
à qualifier autrement que de providentielle.
Car, grâce à elle, dans notre démocratie, où tout,
déplorablement, se mêle et se confond, où, par
suite, tout s'embourgeoise et tombe à cette médio-
crité, plate et bête à faire pleurer, de la culture du
journal à un sou et à six pages — quelque chose
d'intact, de neuf et dHncivilisé a pu subsister,
quelque chose de séparé, de solitaire, une réserve
non entamée de forces vierges, rudes et frustes,
qui pourront créer l'avenir; grâce à elle, parmi
notre civilisation pourrie d'intellectualisme, sur-
saturée de théories et privée, comme dit Nietzsche,
172 LES MÉFAITS DES INTELLECTUELS
de la lumière du mythe, quelque chose est resté
indemne, une classe qui a concentré toute sa vie
spirituelle et morale, non, précisément, dans une
théorie, dans une doctrine, mais dans un mythe,
un mythe grandiose et sublime, le mythe de la
grève générale.
Le syndicalisme révolutionnaire, avons-nous dit,
est une philosophie de producteurs; c'est la créa-
tion d'une classe bien nettement déterminée de la
société moderne, le prolétariat issu de la grande
industrie. Or, qu'est-ce qui caractérise précisé-
ment la grande industrie? Proudhon la comparaît
déjà à une sorte de « tçrre nouvelle » découverte
par le génie social; et il assimilait ce qu'il ap-
pelait les compagnies ouvrières à des « colonies »
envoyées sur cette terre nouvelle pour la mettre
en valeur. Nous nous trouvons ici, en effet, en pré-
sence d'une création entièrement originale, d'un
fait bien nouveau et, par suite, d'une donnée dont
la portée révolutionnaire est tout à fait décisive.
La grande industrie est une chose qui n'est ni
rurale ni urbaine, mais qui, pourrait-on dire, par-
ticipe de la campagne et de la ville: elle n'a pas
l'exclusivité, l'immobilisme, le conservatisme de
la propriété rurale, refermée jalousement sur elle-
même et close pour le monde extérieur, comme
une monade de Leibnitz; elle est, au contraire,
ouverte, mobile, en perpétuelle transformation et
inquiétude de progrès, comme une chose urbaine;
LA RENAISSANCE DU MYTHE
173
f^t, en même temps, elle a, si j'ose ainsi m'expri-
fmer, la profondeur de vie intérieure, la concentra-
tion sur soi-même d'une chose rurale. L'ouvrier
[de la grande industrie — prenons, si vous vou-
liez, l'ouvrier métallurgiste — comparé au pay-
jan, apparaît ainsi comme le type d'une huma-
lité nouvelle et supérieure qui a perdu le carac-
;ère routinier, misonéiste, étroitement individua-
liste du paysan et qui en a gardé le sens de la vie
intérieure, l'amour aigu de la liberté et de l'auto-
lomie; je dirais volontiers que de son passage
la ville — nous avons vu déjà que ce sont les
larchands qui ont promu le capitalisme, lequel
jvolue de formes d'abord purement commercia-
les et usuraires à des formes de plus en plus in-
lustrielles (1), et l'on sait que c'est en quelque
|sorte à l'ombre des villes et dans leur rayon que
se créèrent les premières manufactures — l'ou-
Tier de la grande industrie a dépouillé tout par-
ticularisme; il a fait comme la conscience de
Bergson qui, d'abord rôtrécie en instinct, gagne
msuite, à se déterminer en intelligence, la fa-
sulté « d'élargir indéfiniment son domaine et, une
fois libérée, de se replier à l'intérieur » ; en termes
légéliens, on pourrait dire encore qu'il est passé
(1) Voir, à ce sujet, les développements si intéressants
le SOREL dans ses Saggi di critica del marxismo.
174 LES MÉFAITS DES INTELLECTUELS
de la particularité sensible à l'universel réel, à
travers l'universel abstrait, et, pour reprendre
l'image de Marx, qu'il a coupé « le cordon ombi-
lical qui le rattachait à la communauté natu-
relle ».
On voit par là, pour le dire tout de suite, l'erreur
énorme de ceux qui voient dans le syndicat un*-
sorte de résurrection de l'ancienne corporation,
et dans le syndicalisme je ne sais quelle cari-
cature de l'ancien corporatisme. L'ancienne cor-
poration, institution féodale, était pénétrée d'un
esprit de caste jaloux et très exclusiviste; c'était
une caste, et une caste étroitement fermée, om-
brageuse à l'endroit de ses privilèges. « La forme
naturelle du travail, sa particularité — et non
sa généralité, son caractère abstrait, comme dans
la production marchande — en était aussi la
forme sociale », écrit Marx dans le Capital (p. 30,
col. 2). Dira-t-on que maint syndicat moderne
montre aussi des tendances étroitement corpora-
tives et un esprit qui rappelle étrangement l'an-
cien esprit de caste? Gela est vrai, mais il faut
tout de suite observer que la chose se rencontre
surtout en Angleterre, pays oi^i survivent encore,
nous l'avons vu, des idées médiévales, par un
enchevêtrement des deux idéologies féodale et
marchande, et, ajouterons-nous, j^f^ys qui ne pré-
sente encore aucune trace de syndicalisme révo-
lutionnaire et oii la lutte de classe, prise dans
LA RENAISSANCE DU MYTHE 175
son sens profond et vraiment marxiste, est pour
ainsi dire presque entièrement inconnue. « 11
serait absurde, écrit Proudhon (i), de s'imaginer
qu'avec l'esprit des sociétés modernes, avec le
tempérament que la Révolution française, le pro-
grès des sciences, des arts et de l'industrie, la
rapidité des communications internationales, ont
refait au prolétariat et développent tous les jours,
ces gigantesques travaux puissent s'entreprendre
et se mener à fm, sans qu'il en résulte, sinon
l'émancipation complète, au moins une élévation
notable des classes ouvrières. La spéculation, oc-
cupée à réaliser ses primes; le gouvernement,
absorbé par les soins de sa conservation, n'y ré-
iléchissent pas. Mais depuis quand les révolutions
attendent-elles, pour s'accomplir, les prévisions
des hommes? Qu'on ne s'y trompe pas: l'orga-
nisme industriel, détruit en 89, n'a disparu que
pour faire place à un autre, plus profond, plus
large, dégagé de tout privilège, et retrempé dans
la liberté et l' égalité populaire. Ce n'est pas une
vaine rhétorique qui le déclare, c'est la nécessité
économique et sociale. Le moment approche où
nous ne pourrons plus marcher qu'à ces condi-
tions nouvelles. Jadis, gouvernement, capital, pro-
(1) Manuel du Spéculateur à la Bourse, p. 481. Considé-
rations finales.
176 LES MÉFAITS DES INTELLECTUELS
priélé, science f jusqu'au travail, tout était caste;
maintenant tout tend à devenir peuple. » Et parmi
les bases sur lesquelles sont constituées les asso-
ciations ouvrières, la première que Proudhon dé-
termine est celle-ci: faculté illimitée d'admettre
sans cesse de nouveaux associés ou adhérents;
conséquemment, perpétuité et multiplication ù
l'inllni des compagnies et caractère universaliste
de leur constitution.
Nous sommes donc loin de tout esprit de caste;
et Ton ne peut rapprocher le syndicat moderne
de l'ancienne corporation sans une méconnais-
sance totale des énormes transformations histo-
riques qui, de la forme particulariste, ossifiée, pé-
trifiée, et comme figée en instinct, ont élevé le
travail, à travers l'universalisme abstrait de la
production marchande, jusqu'à l'universel réel de
la forme syndicale: c'est l'instinct qui, grâce à
son immersion dans l'intelligence, devient désin-
téressé, et s'appelle intuition. On a souvent fait
observer que le syndicalisme révolutionnaire, pour
naître et se développer, présupposait un Etat dé-
mocratique complètement mûr, parfait, achevé,
comme il l'est en France, par exemple; et il est
de fait que c\'<.{ en France seulement que le syn-
dicalisme, jusqu'ici, a pris une forme et une al-
lure aussi nettes, aussi pures, aussi précises. La
raison en est simple: c'est que la Révolution fran-
çaise a, d'un coup de balai gigantesque, fait dis-
LA RENAISSANCE DU MYTHE 177
paraître tous les vestiges de la féodalité et déblayé
le terrain social de toutes les broussailles, de tous
les taillis, de tous les fourrés qui l'encombraient
et derrière lesquels se tapissait, inerte et routinier,
l'esprit de caste; la Révolution française a accom-
pli une concentration, une unification, une sim-
plification sociales formidables; et l'on peut dire
qu'elle a porté la notion d'Etat à sa perfection,
à une perfection toute classique, une perfection
type, où ïimperium romanum lui-même n'avait
pas atteint. Il n'est donc pas étonnant que, devant
cet Etat démocratique et en vertu d'une sorte de
loi des contrastes, se soit dressé le syndicalisme
révolutionnaire, lui qui, précisément, est la néga-
tion la plus hardie qu'on ait jamais faite de l'Etat.
Il faut, pour que les êtres comme les choses, et
les êtres collectifs, comme les individus, parvien-
nent à leur pleine réalité juridique et métaphy-
sique, des oppositions violentes: ainsi le veut la
loi même de la vie, qui est l'antagonisme uni-
versel.
Les esprits plats, évolutionnistes, libérâtres mé-
diocres, sages d'une sagesse courte et professorale,
reprochent souvent à la France ce caractère entier,
absolu, révolutionnaire. Elle n'aurait pas dû faire
la Révolution ; on aurait dû accomplir les réformes
nécessaires, marcher doucement, évoluer pacifi-
quement et légalement. Nous connaissons cette
façon... de déraisonner. Nos socialistes réformistes
14
178 LES MÉFAITS DES INTELLECTUELS
nous en ont assez servi de ces ratiocinations pâ-
lotes et exsangues d'esprits anémiques! C'est au
contraire l'étrange et inappréciable grandeur de
la France — ce caractère entier, absolu et révo-
lutionnaire. Nietzsche dit quelque part que pour
rencontrer des chrétiens parfaits, comme aussi
des anticléricaux parfaits, il faut les chercher en
France. Pensez à Pascal, pensez à nos Encyclo-
pédistes. Jamais peuple ne fut aussi guerrier,
aussi militariste, que le peuple français; et voici
que, dans ce même peuple, surgit la négation la
plus crue de l'armée et du militarisme. Tout chez
nous prend une forme extrême, tant dans la vie
religieuse et intellectuelle que politique et sociale.
Ailleurs, au contraire, tout reste mêlé, confondu,
amorphe, sans parvenir jamais à cette pleine
réalité, à ce plein relief; l'ancien subsiste sous
le nouveau; on n'arrive jamais à rien digérer.
Voyez l'Angleterre: mélange bizarre de féoda-
lisme sous-jacent à l'universalisme marchand;
démocratie pleine de vestiges d'un passé aristo-
cratique; voyez l'Allemagne: démocratie superfi-
cielle, plaquée artificiellement sur une constitution
foncièrement absolutiste; voyez la Russie: pays
à moitié oriental, immergé soudain dans la civi-
lisation occidentale par la volonté d'un tzar et
détraqué par cette brusque immersion au point
qu'on ne saurait dire où il aboutira. Cette précision
française, ce classicisme rappellent la précision
LA RENAISSANCE DU MYTHE 179
grecque ou latine, le classicisme antique; et de
même que les Grecs ont donné à l'art et à la
philosophie, les Romains à la guerre, à l'admi-
nistration et au droit des formes d'une admirable
et éternelle précision, on pourrait dire que la
France donne au monde, en particulier dans le
domaine de l'action sociale et politique, des mo-
dèles d'une perfection tout aussi classique (1).
Demandez-vous plutôt ce que seraient nos fameux
Congrès socialistes internationaux, si la France
n'y venait sans cesse, par la hardiesse et la nou-
veauté de ses initiatives historiques, renouveler
et comme rafraîchir les problèmes? On a quelque
peine à se l'imaginer, la pensée du socialisme
international s'étant depuis longtemps endormie
dans la fastidieuse répétition de formules vides
de sens et son action étant devenue une routine
non moins fastidieuse et non moins dépourvue
d'esprit.
Ce rôle singulier de la France explique la situa-
(1) Le mouvement de VAction française en est un
exemple de plus. Il appartenait au pays, où la Révolution
a revêtu des formes si nettes, d'engendrer la contre-révo-
lution sous son aspect le plus caractérisé et le plus pur.
Ce sont ces deux mouvements du nationalisme intégral
et du syndicalisme révolutionnaire qui doivent de plus en
plus donner le ton à la pensée européenne et déterminer la
renaissance d'une nouvelle ère classique, avec prédomi-
nance de la civilisation latine. {Note de 1913.)
180 LES MÉFAITS DES INTELLECTUELS
tion singulière du socialisme français dans le
socialisme international: ù Stuttgart, il est apparu
clairement qu'à l'étranger on ne comprend rien
à la manière dont actuellement le problème socia-
liste est posé chez nous; on peut même dire qu'il
y a dans le socialisme international une tou-
chante unanimité pour ne pas comprendre, et,
par suite, blâmer le socialisme français; notre
Confédération générale du Travail, ses idées et
sa tactique ont été mises sur la sellette: on a
vu le succès qu'elles ont obtenu, un succès général
d'étonnement, d'efîroi et de vive improbation. Et
l'on pouvait causer avec un étranger, socialiste ou
non: on s'apercevait immédiatement combien le
syndicalisme révolutionnaire lui semblait une
chose étrange, paradoxale et surtout incompréhen-
sible. C'est qu'évidemment, pour arriver, si j'ose
ainsi m'exprimer, au syndicalisme révolution-
naire, il faut que les notions sociales aient subi
une élaboration et une analyse historiques com-
plètes qu'elles n'ont encore subi, jusqu'ici, qu'en
France; il n'y a qu'en France, en effet, je le répète,
où la notion de l'Etat, par exemple, parvenue à
toute sa perfection historique, ait subi dans la
conscience ouvrière le déclic formidable que l'on
sait; on peut dire que, pour une portion croissante»
de la classe ouvrière française, VFAat est mort;
il s'est produit cette chose énorme, cet événement
de portée incalculable, la mort de cet être fantas-
LA RENAISSANCE DU MYTHE 181
tique, prodigieux, qui a tenu dans l'histoire une
place si colossale; un vide s'est fait, comme un
trou, — l'Etat est mort; et le socialisme interna-
tional, qui, lui, croit encore en l'Etat de toute son
âme, entendant parler de cet incroyable événe-
ment, se recule effrayé, tout plein d'une horreur
religieuse. Cet athéisme nouveau lui fait l'elïet
d'un enfantillage; la jeunesse seule lui semble
excuser la hardiesse d'un tel blasphème: « Ces
Français, pense-t-il en lui-même, seront d'éter-
nels Gavroche! On ne saurait les prendre au sé-
rieux », et, en attendant, sans doute pour racheter
notre péché, il jure, pieusement, que, quant à lui,
il n'a jamais songé à détruire l'Etat, mais à le
conquérir pour en changer le contenu.
C'est que la notion de l'Etat est une notion bour-
geoise, la création, nous l'avons dit, de la bour-
geoisie marchande et intellectuelle; et le socia-
lisme international est bourgeois jusque dans les
moelles; il est la manifestation suprême de la
démocratie bourgeoise; on chercherait en vain,
dans un Congrès socialiste international, quelque
chose qui fasse songer à la classe ouvrière ou qui
la rappelle même de loin; on se trouve dans une
sorte de vaste Parlement bourgeois, avec tout ce
qu'un Parlement comporte: séances sensation-
nelles, discours des forts ténors, intrigues de cou-
loirs, et toutes les manifestations diverses habi-
tuelles à ce genre de marché ou de foire ; une foire
182 LES MÉFAITS DES INTELLECTUELS
cosmopolite bourgeoise, voilà tout ce ([u'ebt, en
effet, un Congrès socialiste international: et com-
ment tous ces marchands de et en socialisme
comprendraient-ils l'action et les idées de notre
Confédération générale du Travail? Tous ces par-
lementaires, tous ces intermédiaires, tous ces im-
productifs, mis en présence d'idées propres à la
classe ouvrière, et face à face avec une philoso-
phie de la production — comment compren-
draient-ils? Et comment, en particulier, saisi-
raient-ils la portée d^une conception comme celle
de la grève générale, qui est la conception ou-
vrière par excellence, celle qui est la plus spon-
tanée à la Classe productrice et qui s'oppose de
la manière la plus saisissante à la conception
traditionnelle du socialisme politique de la con-
quête des pouvoirs publics? Ici, il n'y a plus de
doute possible: c'est la négation absolue de l'Etat;
c'est l'organisme industriel se débarrassant de sa
carapace politique et émergeant en pleine lumière,
au premier plan, dans une absolue indépendance;
c'est le producteur, enfin, qui, se dégageant de la
tutelle parasitaire de tous les non-producteurs,
dont l'Etat est en quelque sorte le lieu géomé-
trique et le centre de gravitation, passe au pre-
mier rang, fait la loi, donne le ton, et sculpte la
société tout entière à son image.
L'idée de la grève générale, ai-je dit, est une
idée propre à la classe ouvrière: j'aurais dû ajou-
LA RENAISSANCE DU MYTHE 183
ter, pour être plus exact, à la classe ouvrière fran-
çaise, qui, jusqu'ici, paraît être la seule, ou à peu
près, à en avoir saisi la portée ; on pourrait même
dire que c'est là sa création] une idée qu'elle a
produite d'elle-même, couvée, élaborée en son
sein; une idée qui a émergé des profondeurs de
son âme et qu'elle n'a pas cessé de développer,
de creuser et de mûrir chaque jour davantage;
une idée, enfin, qui constitue — pour reprendre
les expressions de Nietzsche — « sa patrie my-
thique, son giron maternel mythique ». Et cela,
vraiment, est singulier; car on a le sentiment
aigu qu'on se trouve en présence d'une idée tout
à fait originale, ou plutôt — le mot idée est trop
intellectuel encore, trop superficiel, trop insigni-
fiant — d'un état d'âme collectif absolument nou-
veau, d'une intuition sociale entièrement neuve,
impliquant la fin de l'ancien monde et l'ouverture
d'une ère nouvelle; on a le sentiment, en d'autres
termes, qu'avec ce mythe de la grève générale,
on a quitté enfin la terre bourgeoise pour tou-
cher le tuf de la terre socialiste; qu'on se trouve
face à face avec le socialisme et que, décidément,
cette fois, on est passé de l'échange à la produc-
tion. Et plus on a ce sentiment, plus on reste
étonné devant cette création de la classe ouvrière
française: comment se fait-il, se demande-t-on,
qu'elle ait été la seule jusqu'ici où cette idée ait
mûri? Tout ce que nous venons de dire est déjà
184 LES MÉFAITS DES INTELLECTUELS
une réponse implicite à cette question; mais il ne'
sera pas inutile d'insister: car nous allons être
amené à examiner les problèmes les plus fonda-
mentaux du socialisme, à scruter jusque dans son
fond le plus intime la pensée socialiste, et à poser
les prémisses de cette philosophie de la produc-
tion, dont, selon nous, le mouvement ouvrier est
l'instrument de réalisation.
CHAPITRE IV
Le crépuscule démocratique
La classe ouvrière française et Vidée de la grève
générale. — Opposition du guesdisme et du syn-
dicalisme: parti et syndicat, conquête des pou-
voirs publics et grève générale, électoralisme et
action directe. — Caractères matérialiste et
atomistique du Suffrage universel: la démo-
cratie pacifique et la démocratie guerrière. —
L'étatisation et la sécularisation contempo-
raines: le mythe syndicaliste s'oppose à la déca-
dence ïnoderne comme le mythe chrétien à la
décadence antique.
Nous disions au début de cette étude que l'Etat
revêt trois principaux caractères, qu'il est: 1" un
être mystique, un mythe de la conscience popu-
laire non encore « parvenue à entendement » ;
2° un conseil d'administration des affaires capi-
talistes, 011 le matérialisme bourgeois a trouvé son
expression adéquate; et 3° une Idée, un concept,
dont les intellectuels de la bourgeoisie ont fait la
186 LES MÉFAITS DES INTELLECTUELS
théorie. Mysticisme populaire, matérialisme bour-
geois, idéalisme politique, l'Etat, affirmions-nous,
est le produit de ces trois facteurs. Nous pouvons
ajouter maintenant que le matérialisme bourgeois
et l'idéalisme politique, complémentaires l'un de
l'autre, ainsi que nous l'avons vu, n'auraient pu,
l'un développer sa pratique ni l'autre échafauder
sa métaphysique, s'ils n'avaient eu pour soubas-
sement de leur construction le mysticisme popu-
laire, cette croyance mystique du peuple en l'Etat,
cette attente énorme et infinie dans son indéter-
mination de l'âme populaire envisageant l'Etat
comme une sorte de Providence laïque, ou comme
une espèce de Messie chargé de réaliser la justice
sociale.
Sorel a souvent appelé l'attention (1) sur l'in-
fluence considérable que les guerres de la Révo-
lution et de l'Empire ont exercée sur l'âme popu-
laire; ces guerres, les souvenirs qu'elles ont lais-
sés, et les légendes qui se sont formées autour
d'elles, ont constitué, selon lui, pendant tout le
xix"" siècle, la seule poésie vraiment populaire, la
source vive, où l'âme populaire abreuvait sa soif
de grandiose, de sublime et de tragique et alimen-
tait ses vastes espoirs mythiques de conquêtes à
la fois matérielles et morales. Sorel a montré
(1) Voir la Ruine du Monde antique, pp. 107 et suivantes.
LE CRÉPUSCULE DÉMOCRATIQUE 187
aussi (1) comment ces guerres avaient régénéré
la notion d'autorité et contribué à porter à son plus
haut point d'exaltation l'Etat moderne, qu'il con-
viendrait peut-être, pour être tout à fait exact,
d'appeler VEtat napoléonien (2) ; il a fait voir,
en particulier, comment cette régénération de
l'idée d'autorité avait permis aux utopies saint-
simoniennes et fouriéristes de se former et d'ac-
quérir un certain crédit (il faut, en effet, à ne
considérer en particulier que le fouriérisme, être
affligé d'une certaine myopie intellectuelle pour y
voir un libéralisme ou un anarchisme : tout le
système suppose, pour fonctionner, l'universelle
présence, invisible, mais très réelle et très indis-
pensable, de Fourier lui-même, seul capable, tel
un Napoléon, de mettre les passions en valeur et
de les harmoniser; quant au saint-simonisme, il
est à peine besoin d'insister; le système est tout
entier autoritaire et hiérarchique ; et l'on sait assez,
du reste, ce que, sous le second Empire, sont
devenus les saint-simoniens). Mais ces utopies
sont des utopies essentiellement bourgeoises; elles
ont pris du napoléonisme ce qu'il avait de civil,
d'administratif, de laïque, voire d'antimilitariste;
(1) Voir sa préface au livre de Pelloutier, Histoire des
Bourses du Travail.
(2) Voir à ce propos de fines remarques de Guiyesse
dans la France et la paix armée, p. 110 et suivantes.
188 LES MÉFAITS DES INTELLECTUELS
la véritable utopie napoléonienne populaire du
XIX* siècle, il n'y a pas de doute, ce fut l'ulopie
guesdiste, ce socialisme conçu tout à fait selon
un type napoléonien, pour qui les mots: conqué-
rir l'Etat, monter à l'assaut de la citadelle capita-
liste, avaient vraiment un sens, un accent napo-
léoniens, une allure militariste et napoléonienne,
oii l'on sentait vibrer comme en écho le roulement
épique des charges de la garde impériale; et il
s'agissait bien pour les guesdistes de faire de l'Etat
napoléonien un Etat ouvrier, un Etat socialiste;
l'Etat, dans le système guesdiste, conservait toute
sa puissance magique ; il restait cet Etre om-
nipotent, énorme, formidable, mythique, où tou-
jours l'âme populaire concentra ses aspirations
immenses de conquête, de gloire et de bonheur
social.
Il faut rendre justice à ses ennemis particu-
liers. Et je le dirai chaque fois que j'aurai l'occa-
sion de le dire: le guesdisme fut quelque chose
de grand et qui eut de la ligne; et, vraiment,
dans le socialisme international, la figure do
Guesde se détache avec un singulier relief sur
la platitude presque universellement bourgeoise d(^
tous nos autres grands chefs (1). Et, au risque de
(1) Sans en excepter le Kaiser Bebel, qui vient de mou-
rir et qui incarnait si bien le révolutionnarisme tout poli-
ticien de la Social-démocratie allemande. {Note de 191S.)
LE CRÉPUSCULE DÉMOCRATIQUE 189
paraître animé d'un... nationalisme exagéré, voyez
comme toutes les créations françaises ont autre-
ment de vie, de relief, de réalité aiguë, ardente,
et comme dessinée au burin! Guesde est compa-
rable à Calvin, mais combien Calvin n'est-il pas
supérieur à Luther dans le protestantisme du
xvi" siècle; et, ajouterai-je, combien le socialisme
de Guesde n'est-il pas supérieur à la social-démo-
cratie allemande, qui pourtant conçoit le socia-
lisme sur un patron également tout 'politique?
C'est ce qui rend l'opposition du guesdisme
et du syndicalisme révolutionnaire si intéres-
sante, si typique, si suggestive. Car voyez : le
syndicalisme révolutionnaire nie, de toute la
force d'une négation, qui semble l'impiété
même, une impiété énorme, faite pour inspirer
cette horreur sacrée que Guesde, un jour, mani-
festa si tragiquement lorsque Joindy blasphéma
Liebknecht; il nie, dis-je, cet Etat moderne, cet
Etat napoléonien, dont le guesdisme est l'affir-
mation même à son plus haut point d'exaltation
et de puissance; le syndicalisme oppose à la con-
quête du pouvoir la grève générale; à l'action
du bulletin de vote l'action directe; au groupement
politique, le syndicat; c'est le contre-pied absolu
du guesdisme: et pourtant, ils ont quelque chose
de commun, une racine commune; tous deux ont
le même esprit guerrier, tous deux conçoivent la
classe ouvrière comme une classe guerrière.
190 LES MÉFAITS DES INTELLECTUELS
comme une armée; mais l'armée guesdi^tc, c'ii>i
l'armée napoléonienne; l'armée syndicaliste, c'est
l'armée de Sambre-ct-Meuse, l'armée républi-
caine, celle de Valmy, de Jemmapes et de Fleii-
rus — non celle d'Iéna et d'Austerlitz. Sorcl.
dans ses Réflexions sur la Violence, a rapproché
l'état d'esprit des grève-généralistes de celui des
soldats des guerres de la Liberté: rapprochement
véritablement admirable; on dit toujours: les
guerres de la Révolution et de l'Empire, d'une
traite, d'une seule haleine, comme si cela for-
mait un bloc, sans aucune solution de conti-
nuité; et, en un certain sens, cela est vrai; mais
on sait bien pourtant l'énorme différence qu'il
y a, différence spécifique, intime, qualitative,
entre les armées de la République, entre les sol-
dats de l'an II et les armées de l'Empire, les
soldats de Napoléon: c'est, sans doute, chez les
uns comme chez les autres, le même souffle
épique; mais l'esprit n'est plus le même, l'âme
intérieure a changé.
Je disais que l'idée de la grève générale était
une idée vraiment propre à la classe ouvrière
française; laquelle est presque la seule jusqu'ici
non seulement à l'avoir retenue, couvée, élaborée,
mais aussi la seule à en avoir saisi, d'une intuition
aiguë, toute la portée, toute la signification, c'est-
à-dire la mort de l'Etat, de cet Etre omnipotent,
de ce Dieu laïque, dont la conscience populaire
LE CRÉPUSCULE DEMOCRATIQUE 191
fut jusqu'ici occupée et remplie jusqu'aux bords.
Oui, c'est là leur idée, à nos ouvriers français: ces
excellents syndiqués allemands peuvent nous
envoyer toutes les missions du monde, et vider
chez nous leurs cofïres-forts ventrus; on ne leur
enlèvera pas cela de la caboche; on aura beau
faire, c'est leur bien, leur propriété; ils y tiennent,
comme le paysan à son lopin, farouchement; les
bourgeois socialisants et les ouvriers embourgeoi-
sés peuvent bien déplorer ce déplorable entête-
ment; c'est comme cela: il faut qu'ils en prennent
leur parti.
Mais pourquoi, nous demandions-nous, cet at-
tachement singulier de la classe ouvrière fran-
çaise à une idée pour laquelle, dans le reste du
morrde ouvrier, dans le syndicalisme international
comme dans le socialisme international, on ne
trouve que répugnance, hostilité, incompréhension
totale? Nous avons dit la forme classique qu'ont
prise chez nous, toujours, les luttes historiques;
comment, chez nous, tout aboutit, toujours, à des
antagonismes nettement accusés, à des opposi-
tions crues, violentes, parfaites; on ne rumine pas,
chez nous; on digère vite, les événements comme
les théories; avec l'entrain, le génie nerveux et
primesautier de la race, la clarté incisive de l'es-
prit, on va droit au but et droit jusqu'au bout de
l'idée; ça ne traîne pas; les autres en sont encore
à prendre leurs dispositions, à délibérer, à ratio-
192 LES MÉFAITS DES INTELLECTUELS
ciner, à se perdre dans les méandres indéfinis
de la causalité universelle, à remonter au déluge,
que déjà nous sommes là, l'arme au pied, prêts à
l'attaque; voyez ces campagnes de Napoléon ahu-
rissant l'Europe par leur rapidité vertigineuse, la
sûreté mathématique de l'élan; c'est l'instantané
dans la conception, la délibération et l'exécution;
voyez aussi nos grèves, la grève des électriciens
de mars 1907, quel coup de foudre ! Le monde
est devenu singulièrement lourd, compliqué,
pesant ; il semble impossible de l'électriser ;
on le dirait embarrassé dans les filets de la
causalité universelle, embourbé dans les maré-
cages de l'échange et de l'intellectualisme in-
ternationaux : comment l'intuition, l'invention,
la liberté pourraient-elles percer cette ^ croûte
épaisse? Nul espoir: l'intelligence a tout occupé,
tout bouché, toutes les avenues, toutes les issues;
l'intuition est réduite à errer je ne sais où, sans
feu ni lieu, lumière vacillante et incertaine. Et
l'échange étreint la production et la liberté gît par
terre, bâillonnée, sous la lourde tyrannie des
Etats, des foules démocratiques et de. tous les col-
lectivismes modernes. C'est l'asphyxie lente, la
mort par inanition, au fond d'un cloaque. Atten-
dez, toutefois, ne désespérez pas! Voici qu'a vibré
le coup de clairon du coq gaulois; le monde mo-
derne a tressailli; ce grand corps morne et lourd
a ressenti la secousse électrique nécessaire.
LE CRÉPUSCULE DÉMOCRATIQUE 193
Mais la classe ouvrière française n'est pas seu-
lement la plus prompte à l'action, nerveuse et pri-
mesautière; elle a aussi une autre précieuse qua-
lité: elle est artiste, et l'art est à la fois l'enfant
et le père de la liberté ; l'art, c'est la création, l'in-
vention, le génie anarchiste, qui crée en dépit de
tous les intellectualismes et fait éternellement la
nique à tous les pédants d'école, d'académie et
d'Etat. Sorel n'a-t-il pas défini l'art une anticipa-
tion de la haute production? Les produits de l'in-
dustrie française ont toujours eu une renommée
incontestée de bon goût, d'élégance, de fini; on ne
fait pas de la camelote chez nous; le travail est
soigné, limé, exécuté avec amour,. en artiste. Il y
a chez nos ouvriers un esprit d'invention sans
cesse éveillé, vibrant, toujours prêt à éclater, et
Sorel a pu rapprocher nos ouvriers grève-généra-
listes de ces merveilleux artisans-artistes qui édi-
fièrent nos merveilleuses cathédrales. Nous avons
dit quels ouvriers extra-qualifiés comportait le
grand atelier moderne perfectionné; c'est l'âge de
V économie du fer\ les temps de l'économie du co-
ton sont passés: n'est-il pas remarquable, par
exemple, que le Textile se soit opposé à la Métal-
lurgie, au congrès d'Amiens — le Textile comme
étant la fédération guesdiste, et la Métallurgie, la
fédération syndicaliste? C'est la classe ouvrière du
Nord, et en particulier les centres textiles, Rou-
baix, Lille, Armentières, qui forment l'armée
15
1*.)4 LE8 MÉFAITS DES INTELLECTUELS
guesdiste, c'est-à-dire des masses ouvrières très
compactes, très lourdes, de type germanique déjà,
à qui un socialisme politique et coopératif va
comme un gant et qui n'éprouvent que de l'éloi-
gnement, voire de l'hostilité, pour une idée comme
celle de la grève générale, — tout comme le<
masses ouvrières allemandes embrigadées par la
Social-Démocratie. Or, le congrès d'Amiens a été
le duel en champ clos de Renard et de Griffuelhes
(je ramène le duel du Textile et de la Métallurgie
au duel de ces deux hommes, sans oublier d'ail-
leurs que les hommes ne sont jamais que des por-
teurs de symboles) — de Renard, vieux militant
guesdiste, secrétaire du Textile, véritable type do
l'ouvrier du Nord, pratique, calme et pondéré, ayant
le génie de l'association, mais de l'association en
vue de fins bien déterminées et de caractère plutôt
matérialiste; on s'associe pour tout, dans le Nord:
pour avoir le pain à meilleur marché comme pour
jouer au bouchon ou tirer à l'arc; en Allemagne,
on pousse même cette manie jusqu'aux dernièro<
limites: pour honorer la mémoire d'un philosophe
comme pour envoyer une carte postale; et tout
cela sous des formes touchantes, honnêtes, can-
dides, avec bonhomie, sans malice: une bonne
grosse vie collective, large et plantureuse, à la
Rubens, avec un manque complet de goût et
une sdîsence totale de vie intérieure, de mys-
ticisme, bien que les Allemands s'imaginent en
LE CRÉPUSCULE DÉMOCRATIQUE 195
avoir le monopole ; mais ruminer n'a rien de mys-
tique, que je sache, et si je cherche des noms
de grands mystiques, les noms qui me viennent
à l'esprit tout de suite sont tous des noms de Latins ;
— et maintenant, pensez à Grifîuelhes! Merveil-
leux et singulier contraste. L'avez-vous déjà en-
tendu? Grifîuelhes, sans doute, n'est que Grif-
fuelhes; et d'aucuns insinuent même que, dans le
syndicalisme français, il n'y a que... lui. Si par là
ils veulent affirmer que Grifîuelhes incarne mer-
veilleusement le syndicalisme français et le per-
sonnifie mieux que personne, ils ne sauraient
mieux dire. Il faut Fentendre. Lui aussi est un
calme, un pondéré, un homme pratique. Quelle
parfaite maîtrise de soi, en effet! Quelle sûreté
dans l'expression! Quel ton mesuré, net, incisif,
presque froid; mais faites bien attention et mar-
quez bien toute la différence entre cette froideur-ci
et l'autre, la septentrionale.* Vous aurez par là me-
suré toute la distance qui sépare le prétendu mysti-
cisme des races germaniques du mysticisme latin.
Grifîuelhes est du Midi; non certes du Midi mar-
seillais (Marseille! une ville d'échange, éminem-
ment, s'il en fut) ni du Midi tarasconnais, mais du
Midi sérieux, ardent et concentré. 11 fallait l'en-
tendre opposer le génie de la classe ouvrière fran-
çaise à celui de la classe ouvrière allemande. Il
m'a paru, ce soir-là, symboliser admirablement
lui-même le génie de notre classe ouvrière fran-
1% LES MÉFAITS DES INTELLECTUELS
çaise, avec son sens aigu et souverain, de l'action,
sa nervosité ardente, tout ensemble primesautière
et réfléchie, la réflexion étant rapide, ramassant
dans le bref raccourci d'un instantané tous les
éléments d'un problème, avec la sûreté et la
rapidité de l'intuition, qui, bien supérieure à
l'analyse, ne laisse pas la volonté s'émousser
dans les brumes d'une ratiocination indéfinie; —
on se figure toujours ((ue 'penser c'est ruminer
interminablement; eh non: c'est là le mode alle-
mand de penser, le mode évolutionniste, vous sa-
vez bien : la fameuse Entwicklung, le fameux de-
venir; ils ont inventé le devenir, ces Allemands,
et vraiment ils n'en finiront pas de devenir; mais
il y a le penser à la française, un éclair, un ins-
tantané, et qui court sus à l'acte; et soyez tran-
quille: il n'y a rien de perdu, tout a été examiné,
et le succès répond que l'analyse, quoique brève,
a été complète, exhaustive, conforme à toutes les
règles cartésiennes. Mon Dieu, le temps ne fait
rien à l'affaire; du moins le temps mathématique;
tout dépend du rythme de la pensée et de la du-
rée vécue; et notre Bergson définit même la ma-
tière par l'extension, la diffusion dans l'espace, la
détente, et l'esprit par la tension, la torsion sur
soi-même, ramassant dans un instantané toute
une durée qui autrement se serait diluée — le ma-
ximum de tension étant ainsi le maximum de vie
spirituelle ; ruminer ne sera donc pas penser, mais
i
LE CRÉPUSCULE DÉMOCRATIQUE 197
bien plutôt se perdre en la matière comme en un
sable mouvant.
Cette opposition, au Congrès d'Amiens, du Tex-
tile et de la Métallurgie, ce duel de Renard et de
Grifîuelhes, vraiment, sont symboliques : c'est
l'économie du coton s'opposant à l'économie du
fer; des ouvriers très déspécialisés, presque ré-
duits à l'état de manœuvres, à des ouvriers extra-
qualifiés; un socialisme corporatif, s'adossant au
socialisme politique, à un socialisme de classe, ré-
pudiant la politique; et, pour amplifier, élargir
jusqu'aux étoiles le geste du symbole, un socia-
lisme de type germanique à un socialisme de
type latin; la Social-Démocratie allemande et le
Trade-Unionisme anglais (Renard incarnait bien
les deux) faisant pièce, à l'intérieur même de la
Confédération, à la Confédération générale du
Travail: quelle opposition! La corporation, le
Parti et le syndicat — et la corporation, s'unissant
au Parti, s'adossant à lui, pour mater le syndica-
lisme; le moyen âge et l'Etat moderne, ligués tous
deux contre nous; le privilège particularisé, le
particularisme féodal, empirique, et le privilège
universalisé, l'universalisme marchand, bourgeois,
politique, abstrait, coalisés contre l'universalisme
réel du syndicat: quel merveilleux contraste! Et
voyez: nos bons apôtres du socialisme politicien
reprochent toujours au syndicalisme d'émietter la
classe ouvrière, de la ramener au particularisme
198 LÉS MÉFAITS DES INTELLECTUELS
corporatif, d'être réactionnaire; ils ne s'aperçoi-
vent pas que leur politique n'est que du corporatif
élevé à la deuxième puissance, du corporatif
transplanté sur la scène parlementaire, — le par-
lementarisme n'étant que le champ clos où vien-
nent se débattre, transiger, composer, tous les inté-
rêts corporatifs, tous les privilèges: l'ancien Ré-
gime est le défaut caché de l'Etat moderne (1), di-
sait Marx; il voulait dire sans doute par là que
sous runiversalisme politique subsistait le parti-
cularisme féodal, que le politique n'était que le
masque du corporatif. Proudhon a exprimé la
même idée sous une autre forme, et voici les lignes
curieuses qu'on peut lire dans sa Solution du pro-
blème social (pp. 62-63): je les livre aux médita-
tions de nos excellents démocrates, tout confits en
la dévotion du suffrage universel: « Si la monar-
chie est le marteau qui écrase le peuple, la démo-
cratie est la hache qui le divise: l'une et l'autre
concluent également à la mort de la liberté. Le
suffrage universel est une sorte d'atomisme par le-
quel le législateur, ne pouvant faire parler le
peuple dans l'unité de son essence, invite les ci-
toyens à exprimer leur opinion par tête, viritim,
absolument comme le philosophe épicurien ex-
plique la pensée, la volonté, l'intelligence, par des
(1) Voir sa Critique de la philosophie du droit de Hegel.
LE CRÉPUSCULE DÉMOCRATIQUE 199
combinaisons d'atomes. C'est de l'athéisme poli-
tique dans la plus mauvaise signification du mot.
Gomme si de l'addition d'une quantité quelconque
de suffrages pouvait jamais résulter une pensée
générale!... Le moyen le plus sûr de faire mentir
le Peuple, c'est d'établir le suffrage universel. Le
vote par tête, en fait de gouvernement et comme
moyen de constater la volonté nationale, est exac-
tement la même chose que serait, en économie po-
litique, un nouveau partage des terres. C'est la loi
agraire transportée du sol à l'autorité... On nous a
ramenés aux usages des barbares, qui, à défaut
de raisonnement, procèdent par acclamation et
élection. On a pris un symbole matériel pour la
vraie formule de la souveraineté. Et l'on a dit aux
prolétaires: Quand vous voterez, vous serez libres,
vous serez riches; vous décréterez le capital, le
produit et le salaire; vous ferez, comme d'autres
Moïse, tomber du ciel les grives et la manne ; vous
deviendrez comme des dieux, car vous ne travail-
lerez plus, ou vous travaillerez si peu, si vous tra-
vaillez, que ce sera comme rien. (Je livre ceci par-
ticulièrement aux réflexions de nos guesdistes plus
entichés que tous les démocrates du monde du
sacro-saint bulletin de vote et plus utopistes du
suffrage universel dispensateur du droit à la pa-
resse que personne en Utopie.) Quoi qu'on fasse
et quoi qu'on dise — c'est Proudhon qui continue :
nos démocrates devront avaler le morceau jus-
200 LES MÉFAITS DES INTELLECTUELS
qu'au bout — le suffrage universel, témoignage
de la discorde, ne peut produire que de la discorde.
Et c'est avec cette misérable idée, j'en ai honte
pour ma patrie, que depuis dix-sept ans on agite
le pauvre Peuple!... C'est sous ce drapeau scis-
sionnaire que nous prétendons conserver l'initia-
tive du progrès, marcher à l'avant-garde des na-
tions, dans les conquêtes de la liberté, inaugurer
l'harmonie sur le globe!... Ayez huit millions
d'électeurs, ayez-en huit mille, votre représenta-
tion, avec des qualités différentes, n'en vaudra ni
moins ni plus. Faites neuf cents députés, faites-en
quatre-vingt-dix, et la loi qu'ils fabriqueront, tan-
tôt plus plébéienne, tantôt plus bourgeoise, n'en
sera ni meilleure ni pire » (1).
I
(1) C'est pourquoi il est impossible de s'intéresser en
quoi que ce soit à la R. P. et autres balançoires de la poli-
ticaillerie électorale. Les socialistes unifiés, en attendant
monts et merveilles de la R. P., montrent bien, par là,
qu'ils ont liérité pleinement de toute la chinoiserie de
l'esprit démocratique et qu'ils sont beaucoup plus démo-
crates que socialistes. Ce n'est pas la seule occasion, d'ail-
leurs, où ils aient étalé toute la niaiserie du démocratisme
pur. Leur opposition actuelle à la loi de trois ans, très
habile évidemment au point de vue électoral (ils reviendront
150 l'année prochaine à la Chambre), montre bien que le
pacifisme démocratique a trouvé en eux ses derniers et
meilleurs représentants. Peu importent à nos unifiés les né-
cessités de la défense nationale; ils ne voient que leur
intérêt de parti, leur intérêt électoral; et ils n'hésitent pas,
LE CRÉPUSCULE DÉMOCRATIQUE 201
Drapeau scissionnaire, témoignage de discorde,
atomisme politique, hache qui divise le peuple —
le voilà bien arrangé, ce pauvre suffrage univer-
sel, superstition moderne, dogme du monde mo-
derne, qui est bien le monde le plus affligé de dog-
mes et de superstitions que je connaisse, — bien
qu'il prétende n'avoir plus de préjugés, être libre
d'esprit, ne plus croire qu'à la raison et à la
vérité. Mais ce pauvre cher monde moderne dé-
gage un comique énorme, tant il étale avec can-
deur de nullité suffisante et de vanité imbécile!
Drapeau scissionnaire, atomisme politique, hache
qui divise le peuple, entendez-vous, ô guesdistes
dégénérés, qui ne jurez plus que par le bulletin
de vote (je dis: dégénérés, car, originellement, le
guesdisme. Dieu merci, fut autre chose; nous l'a-
vons reconnu nous-mêmes et proclamé), entendez-
vous, comprenez-vous et cesserez-vous d'accuser
pour le servir, à flatter les pires instincts du peuple: le
socialisme tombe ainsi dans la pure démagogie, essence
d'ailleurs de toute démocratie véritable, je veux dire his-
torique. Les syndicalistes, hélas, emboîtent le pas à nos
unifiés, et Jaurès, justement hué à Nice, retrouve auprès
d'eux une virginité! Quel spectacle que celui d'un parti
ou d'un mouvement qui, en présence des éventualités for-
midables où l'avenir d'un pays se trouve engagé, ne sait
que rabâcher de puériles théories ou s'enfoncer, aveu-
gle volontaire, dans un monstrueux et criminel égoïsme de
secte ou de classe! [Note de 191S.)
202 LES MÉFAITS DES INTELLECTUELS
le syndicalisme de casser en morceaux le bloc ou-
vrier, parce que ledit syndicalisme n'a pas, comme
vous, la superstition du sulTrage universel?
Mais arrêtons notre attention sur cette curieuse
page de Proudhon et surtout sur les expressions
plus curieuses encore dont il s'est servi pour
caractériser le suffrage universel: c'est de l'ato-
misme politique, dit-il, de l'athéisme; et il est
aussi peu capable d'exprimer la volonté du peuple
que le philosophe épicurien d'expliquer la pensée,
la volonté, l'intelligence par les seules combi-
naisons des atomes. Qu'est-ce à dire? et que signi-
fient ces expressions bizarres d'atomisme et
d'athéisme, et cette comparaison non moins
étrange avec la philosophie épicurienne? C'est
qu'en réalité nous avons ici, clairement énoncées
par Proudhon, les raisons essentielles qui sépa-
rent le socialisme de la démocratie et qui rendent
l'usage pur et simple des institutions et de la
pratique démocratiques si dangereux et si dis-
solvant pour le socialisme. Le guesdisme, sans
aller plus loin, en est la démonstration par le
fait la plus pertinente qui soit, lui qui, parti d'une
conception socialiste de la lutte de classe, a abouti
par l'emploi inconsidéré du seul suffrage universel
à la dégénérescence démocratique que l'on sait
La démocratie, on l'a dit bien souvent, ne connaît
que rindividu, l'individu abstrait, la monade indi-
viduelle; la société démocratique n'est que la jux-
LE CRÉPUSCULE DÉMOCRATIQUE 203
taposition de ces unités individuelles abstraites
que sont les citoyens; et le suffrage universel
n'est que le moyen d'en faire la sommation. Prou-
dhon a donc bien raison de dire que le suffrage
universel, c'est de Fatomisme. Mais, dans le ciel
d'Epicure, les atomes tomberaient éternellement
dans le vide en ligne droite, sans jamais s'accro-
cher et sans jamais former un monde, s'il n'y
avait le clinamen: et qu'est-ce que le clinamen?
C'est, au fond, tout simplement, le hasard. On y
a quelquefois vu la liberté. La liberté, en effet,
n'est pas sans quelque affinité avec le hasard, en
tant qu'elle est ce génie anarchiste dont nous par-
lions plus haut et qui s'amuse si malicieusement
à dérouter tous nos pédants intellectualistes et
tous nos sociologues en mal de prévisions scienti-
fiques. Mais, sans tant finasser, mettons que le
clinamen épicurien c'est, tout bêtement, le ha-
sard. Or, dans le ciel démocratique, quel est le
hasard qui empêche nos atomes civiques de pleu-
voir éternellement en ligne droite, qui les fait dé-
vier et s'accrocher ensemble pour former une so-
ciété? C'est, tout bonnement, le hasard de l'urne,
de l'urne sainte électorale. Ne nous étonnons plus
de la dévotion que la démocratie a vouée au suf-
frage universel: sans l'urne, évidemment, elle
n'existerait pas. Derrière l'urne, il y a bien les
Partis, et derrière les Partis il y a bien l'Etat, dont
ils ne sont que la menue monnaie, le démembre-
204 LES MÉFAITS DES INTELLECTUELS
ment, la dislocation apparente; mais tout le sys-
tème, dans son mécanisme brutal, gravite bien
néanmoins autour de TUrne et de ses hasards.
Et en dernière analyse, qu'est-ce donc que la
démocratie? C'est une agglutination accidentelle
d'individus, une poussière d'individus que les ha-
sards des pluies électorales agglomèrent en tas:l
cela forme des partis, un Etat, mécaniquement;
quoi d'étonnant, dès lors, que la démocratie ne
soit qu'une anarchie que le hasard cristallise en
bureaucratie, une anarchie qui se précipite en bu-
reaucratie comme en son résidu normal, une anar-
chie qui, sans la bureaucratie, qui en est vrai-
ment le noyau, le centre et le cœur, ne serait
qu'une poussière, la pluie des atomes avant le cli-
namen. Si bien qu'en fm de compte on aboutit à
cette conclusion: la démocratie, c'est l'Etat, et
l'Etat, c'est la bureaucratie, c'est-à-dire ceux,
comme dit Péguy, qui sont « de ce côté-ci du
guichet, du bon ».
Notre analyse serait incomplète, si nous n'ajou-
tions cependant que, dans les temps héroïques, il
y a autre chose pour cimenter l'unité de la démo-
cratie, autre chose que les hasards de l'urne sainte
électorale. Cette autre chose, c'est le patrio-
tisme (1), c'est, autrement dit, l'idée de la mis-
(1) On pourrait, en effet, distinguer deux formes de la
démocratie: la démocratie guerrière et la démocratie paci-
i
LE CRÉPUSCULE DÉMOCRATIQUE 205
sion de l'Etat conçu sous l'aspect guerrier, con-
quérant: car, il ne faut pas s'y tromper, il n'y a
pas de patriotisme sans cette idée de la mission
guerrière de l'Etat; la guerre nourrit le patrio-
tisme, comme la grève nourrit le socialisme; et
c'est pourquoi la négation de la patrie par le syn-
dicalisme révolutionnaire apparaît une chose si
grave: c'est qu'elle équivaut vraiment à la néga-
flsie; la démocratie qui vivait sur le souvenir des guerres
de la Révolution et de l'Empire, et celle qui est issue de
la Révolution dreyfusienne. Et l'on pourrait pousser assez
loin l'opposition de ces deux formes de la démocratie: la
première, classique (Agathon se place bien au point de vue
de cette démocratie classique, dans sa campagne contre la
Sorbonne), et la seconde anticlassique; toutes les deux, évi-
demment, anticléricales, mais celle-là plus clemenciste et
celle-ci plus combiste; l'une patriote révolutionnaire k la
mode de 1792, et l'autre pacifiste humanitaire; et l'évolution
de l'école laïque, depuis 1870, traduirait assez bien le pas-
sage d'une forme de la démocratie à l'autre; on sait, en
effet, qu'avant l'Affaire les instituteurs étaient tous d'ardents
patriotes; l'école laïque avait pour dogme fondamentall'idée
patriotique; soudain, tout a changé, et elle est devenue
pacifiste, voire hervéiste, l'hervéisme n'étant d'ailleurs qu'un
pacifisme exaspéré. Maintenant, quand V Action française
prétend qu'il n'y a pas entre ces deux formes de la dé-
mocratie une différence de nature, il semble bien qu'elle
ait raison; car la facilité avec laquelle un patriote révo-
lutionnaire devient pacifiste et avec laquelle, en fait, l'école
laïque, de revancharde, est devenue hervéiste, montre que
les bases du patriotisme sont bien fragiles quand elles ne
206 LES MÉFAITS DES INTELLECTUELS
tion de la démocratie et de l'Etat eux-mêmes; nos
démocrates le sentent bien, et ils voudraient ra-
nimer, galvaniser l'idée patriotique: mais, comme
d'autre part ils sont pacifistes à outrance, comme
ils ont perdu toute notion de la mission guerrière
de l'Etat, tous leurs efforts restent frappés d'une
contradiction mortelle, tous leurs discours patrio-
tiques sonnent affreusement le creux; et il ne
reste vraiment plus de la démocratie que les ha-
sards du clinamen électoral, que ce stupide mé-
canisme, aveugle et brutal, fonctionnant à vide.
C'est de l'atomisme pur, corrigé par le seul ha-
sard; c'est du matérialisme pur, de l'athéisme ab-
sent qu'idéalistes: le vrai patriotisme, VActlon française a
bien raison de le dire, est terntorial; un patriotisme de la
« France, mais... » à la Ranc, est une dérision. Il faudrait
enfin se demander quel est le véritable sens du réveil natio-
naliste actuel et s'il n'est pas une manœuvre de la démo-
cratie bourgeoise ploutocratique prenant le masque de
l'ancienne démocratie guerrière, pour refaire une sorte de
virginité patriotique à la République discréditée et avilie;
elle ferait ainsi coup double: elle escamoterait le mouve-
ment de VAction française et serait en meilleure posture
pour mater le syndicalisme ouvrier: je crois bien que le
pseudo-ministère national et la présidence Poincaré n'ont
pas d'autre but. A noter que Clemenceau, qui incarne bien
l'ancienne démocratie classique et guerrière, au contraire de
Combes qui personnifie la nouvelle démocratie pacifiste et
théocratique, s'est déclaré partisan du service de trois ans.
{Note de 191S.)
LE CRÉPUSCULE DÉMOCRATIQUE 207
solu, une « sécularisation » complète et la dispa-
rition absolue de tout mythe: c'est-à-dire le
néant, la mort, et la mort bête, veule et lâche des
êtres qui ont abdiqué, mettent parfois des années,
voire des siècles, pour mourir, insultant d'autant
plus la vie par leur honteuse agonie que celle-ci
se prolonge davantage.
Mais, pour étudier à fond et mettre en plein re-
lief ce génie individualiste et dissolvant de la dé-
mocratie, cette hache qui, comme dit Proudhon, di-
vise le peuple, il faut voir quelle attitude la démo-
cratie observe vis-à-vis de ce fait essentiel de la
vie ouvrière et de la lutte de classe qu'est la
grève. Et quand je dis: la démocratie, j'entends,
on le devine bien, toute la démocratie, voire socia-
liste, voire sociale-démocratique; on sait que
Guesde, par exemple, n'a jamais eu en face des
mouvements grévistes qu une attitude franchement
hostile; la grève n'est, à ses yeux, qu'un retour à
l'état de nature; quant à Jaurès, il est simplement
comique de voir à quels efforts, à quelles contor-
sions d'acrobate il se livre pour se donner l'air d'un
homme qui admet la grève, par lui-même décla-
rée un (f pis-aller )). Jaurès, en bon tribun qui
flaire toujours d'où vient le vent, essaie actuelle-
n ent, pour redorer son blason... révolutionnaire
passablement terni, de flatter la Confédération-,
il se pose comme son défenseur, il lui caresse
réchine; il l'embrasse pour mieux l'étouffer;
208 LES MÉFAITS DES INTELLECTUELS
Guesde, lui, dégoûté, écœuré, se tient à Técart, ne
songe qu'à reprendre son indépendance, et, pour
commencer, refonde un journal à lui (1). Mais
laissons ces misérables contingences... politicien-
nes. La démocratie, en face des grèves, comme
d'une manière générale en face du mouvement
ouvrier, je veux dire, on m'entend bien, du mou-
vement syndicaliste, est désorientée; elle ne com-
prend pas; ou plutôt elle ne comprend que trop;
elle sent bien qu'elle se trouve là en présence
d'un fait révolutionnaire qui semble bien équi-
valoir à sa propre négation. Aussi, n'a-t-elle qu'un
désir, ne forme-t-elle qu'un souhait: supprimer ce
fait, le biffer de l'histoire contemporaine; et elle
connaît si bien le caractère scissionnaire, la vertu
dissolvante et pulvérisante de son sacro-saint suf-
frage universel, qu'elle ne rêve qu'une chose: ap-
pliquer cet admirable mécanisme de décompo-
(1) Guesde, en effet, fondait alors le Socialisme, Journal-
revue hebdomadaire, comme Brousse le Prolétaire, et l'on
pouvait se demander si toutes les anciennes chapelles
socialistes n'allaient pas ressusciter. Mais toutes ces feuilles
vécurent ce que vivent les ros..,es, l'espace d'un matin.
Aujourd'hui, tout s'est fondu dans le socialisme unifié, où
Jaurès domine, et où Guesde n'a plus qu'un rôle fort
effacé. Au demeurant, l'idéologie socialiste semble bien
agonisante; Croce a dressé l'acte mortuaire du socialisme:
ce ne sont pas les Unifiés, certes, qui le ressusciteront.
{Note de 191S.)
LE CRÉPUSCULE DÉMOCRATIQUE 209
sition à la grève; électoraliser, parlementariser la
grève, c'est, en effet, le sûr moyen pour en dé-
truire toute la substance révolutionnaire; l'effet
est mathématiquement certain; elle le sait bien;
et les ouvriers le savent bien aussi, eux qui re-
poussent avec la dernière énergie toutes les belles
réformes de nos excellents radicaux et socialistes
genre Millerand-Golliard.
La grève est un phénomène de vie et de psy-
chologie collectives; ici entrent en jeu des sen-
timents collectifs très puissants, très contagieux,
presque électriques; que la masse reste à l'état
indivis, à l'état de masse, et conserve son unité
spirituelle originelle profonde, et chaque ouvrier
a sa volonté noyée, absorbée dans cette unité :
l'égoïsme individuel, l'intérêt privé, les misérables
préoccupations personnelles, les petites lâchetés
secrètes disparaissent; il n'y a plus qu'une masse
électrisée, une personnalité collective complexe
tout entière transportée, d'un seul élan unanime et
puissant, aux plus hauts sommets de l'héroïsme
et du sentiment du sublime. Que viendrait faire
ici la loi, la démocratie, avec sa manie votarde
et son dogme stupide des majorités? Tout sim-
plement briser, émietter, casser en morceaux,
pulvériser cette unité, redonner à chaque ouvrier,
dans le silence propice du vote secret, la liberté de
la trahison et de la lâcheté, la liberté de l'égoïsme
et de la peur. Le vote secret — voilà bien, au reste,
16
210 LES MÉFAITS DES INTELLECTUELS
le symbole parfait de la démocratie. Voyez-moi ce
citoyen, ce membre du Souverain, qui vient en
tremblant exercer sa souveraineté; il se cache, il
fuit les regards de la société; aucun bulletin ne
sera assez opaque pour dérober aux regards indis-
crets sa pensée intime, son acte do souveraineté;
il entre comme un voleur dans la cabine d'iso-
lement: le voilà seul, avec sa conscience, ce pré-
tendu maître du moment; il se recueille, il est
libre — libre comme la monade de Leibnitz, tou-
tes portes et fenêtres closes ! Car c'est ainsi qu'en
réalité la démocratie conçoit la liberté: c'est la
liberté de la monade ou, si Ton aime mieux, la
liberté d'Epicure, retiré du monde, dans la paix
de son égoïste et solitaire ataraxie, loin des sou-
cis et des tracas de la vie publique, libre et sou-
verain dans sa solitude et son néant. Et voilà com-
ment la démocratie entend le Peuple-Roi: de sa
puissance collective, il ne reste plus, grâce à elle,
qu'une procession d'ombres craintives, venant
exercer en tremblant et en se cachant, dans le
silence de leur conscience abandonnée à son
égoïsme et à sa lâcheté, leur soi-disant souve-
raineté !
Un bourgeois démocrate ne manquera pas ici
de me dire que nous supprimons, nous, tout sim-
plement la liberté; il nous sortira le grand axiome
de la philosophie et de l'économie politique bour-
geoises, qu'un seul ouvrier, quand il veut travail-
LE CRÉPUSCULE DÉMOCRATIQUE 211
1er, est libre de le faire et doit être protégé dans
cette liberté par toute la force publique ; notre bon
bourgeois ne se rend pas compte de ceci, il ne ré-
fléchit pas à ceci: que lui, patriote, lui à qui le
seul nom d'Hervé donne la colique, n'admettrait
sûrement pas, en cas de guerre, qu'un quelconque
citoyen vînt lui sortir sa soi-disant liberté sacrée
pour se dispenser de marcher à la frontière; il di-
rait tout de suite : fusillez-moi cet homme-là, c'est
un traître, un déserteur, un monstre; au besoin,
s'il n'aimait toujours mieux laisser agir les autres,
la fameuse force publique, pour qui tout bon bour-
geois dans sa maison a un respect de sauvage
pour son fétiche, il le fusillerait lui-même. Eh
bien, qu'il se dise donc une bonne fois que la
grève, c'est la guerre, et qu'aux yeux des ouvriers,
le non-gréviste est un traître, un déserteur, un être
monstrueux et qui, abandonnant ses camarades
dans la lutte, est bien mal venu d'invoquer sa li-
berté, car sa liberté, c'est de la traîtrise, de la lâ-
cheté, un crime de lèse-solidarité ouvrière!
La liberté! Toujours invoquée avec ferveur aux
époques de décadence, dit Proudhon dans la
Guerre et la Paix; et qui osera dire que Proudhon
n'aimait pas la liberté, lui qu'on considère tou-
jours comme le père de l'anarchie'? Qu'est-ce en
effet que la décadence? On pourrait la caractéri-
ser en quelques mots : c'est une dissolution de
l'idée sociale, une retraite de chaque individu au
212 LES MÉFAITS DES INTELLECTUELS
fond de sa coquille, de ce qu'il (ippelle hypocrite-
ment sa liberté; l'individu ne veut plus rien sa-
voir; il ignore et veut ignorer le social; il ne con-
naît plus que son bon plaisir: l'art pour l'art;
l'amour pour l'amour; la science pour la science;
la liberté pour la liberté; et ce qu'il y a de plus
remarquable, mais aussi de plus logique et de
plus naturel, c'est qu'il n'y a pas en même temps
d'époques où l'on soit moins libre effectivement
et où le despotisme collectif, sous la forme de
l'Etat, se fasse sentir plus lourdement que dans
ces époques de décadence, où toujours la liberté
est invoquée avec ferveur. La force de l'Etat, les
débordements étatiques, ne sont-ils pas faits de
l'abdication sociale de tous? On pourrait aussi dé-
finir la décadence: un retour à la liberté végéta-
tive et animale, qui se donne les apparences, qui
se croit un raffinement de liberté spirituelle et
morale; une rechute dans la barbarie, qui se prend
pour le dernier mot de la culture. M. Bergson nous
enseigne que l'intellectualité et la matérialité sont
choses identiques; et, nous l'avons vu déjà, la ma-
térialité, à ses yeux, c'est simplement le mouve-
ment de détente de l'esprit, l'esprit qui s'étend pa-
resseusement dans l'espace, les neurones étant
désenlacés, flottants, fatigués. Or, les époques de
décadence sont bien caractérisées par une intellec-
tualisation croissante de toute chose, c'est-à-dire,
si nous appliquons les idées de M. Bergson, par
LE CRÉPUSCULE DÉMOCRATIQUE 213
une matérialisation croissante: on pourrait dire
aussi une sécularisation, une laïcisation, une éta-
tisation; Etat abstrait, droit abstrait, morale abs-
traite, éducation abstraite; tout devient abstrait,
laïque, démocratique et obligatoire; c'est la mort
du mythe, ajouterons-nous encore; Apollon l'em-
porte sur Dionysos; Apollon, l'intellectualiste, l'es-
prit d'individualisation, le créateur de l'apparence
individuelle et le fondateur des Etats, sur Diony-
sos, le mystique, le dieu qui nie l'individualisa-
tion, en brise les bornes étroites, et replonge l'âme
exorbitée dans le courant de l'âme universelle (1).
Et nous comprenons enfin que Proudhon ait ap-
pelé le suffrage universel un «athéisme». «A
chaque progrès marqué des impulsions dionysia-
ques, écrit Nietzsche (2), on a la sensation que cet
(1) L'opposition d'Apollon et de Dionysos n'est peut-être
pas présentée ici d'une manière très exacte, car ce qui
s'oppose au mysticisme dionysien, ce n'est pas tant l'in-
tellectualisme apollinien que l'intellectualisme socratique,
mais ce que j'ai dit dans mon Introduction précisera mon
point de vue. Il va sans dire aussi qu'il est nécessaire,
pour comprendre tout ce passage, de se reporter à l'ad-
mirable Origine de la Tragédie de Nietzsche, — le premier
et peut-être le plus beau et le plus profond des livres
laissés par ce grand barbare, qui, avec Gœthe et Hegel,
est de ces Allemands de génie qu'un Français peut lire
avec profit. {Note de 191S.)
(2) Nietzsche, Origine de la Tragédie, p. 188.
;M l 1.1 ;S MÉFAITS DES INTELLECTUELS
affranchissement dionysien des entraves de l'in-
dividu se manifeste tout d'abord au préjudice des
instincts politiques, on incitant à l'indifférence
et même à l'hostilité à leur endroit, si certain
qu'il soit, d'autre part, qu'Apollon, ordonnateur
des Etats, est aussi le génie du principe d'indi-
vidualisation... Non moins fatalement par ail-
leurs, la prépondérance absolue des instinct»
politiques entraîne un peuple dans la voie do la
sécularisation la plus extrême, dont la plus gran-
diose expression, mais aussi la plus effrayante,
est Vimperium romanum. »
Nietzsche aurait pu ajouter: et l'Etat napoléo-
nien français du xix" siècle, l'Etat moderne ébau-
ché par la royauté française et porté à son plus
haut point d'exaltation par la Révolution et l'Em-
pire, expression peut-être plus grandiose et plus
effrayante encore de cette « extrême sécularisa-
tion », que Vimperium romanum, lui-même. Per-
sonne ne niera, je suppose, que nous ne soyons le
peuple le plus étatisé, le plus centralisé, le plus
intellectualisé, le plus sécularisé et laïcisé de la
terre; personne non plus ne niera que ce soit chez
nous que la décadence sociale moderne soit le
plus avancée et oii la volonté soit le plus malade :
au reste, que les autres peuples ne s'en réjouissent
pas trop, car c'est ici le cas de répéter avec Marx:
de te fabula narratur; et l'on ne voit pas qu'ail-
leurs les mœurs soient beaucoup plus solides: il
LE CRÉPUSCULE DÉMOCRATIQUE 215
y a partout, dans tout notre monde moderne, bien
des signes de dissolution morale et de détraque-
ment. Nous avons seulement le privilège d'être
plus avancés dans la voie de la décomposition,
car dans le mal comme dans le bien la France ne
se plaît que dans l'extrême et le classique.
Mais comprend-on maintenant l'importance de
cette idée de la grève générale? C'est précisément
dans ce peuple le plus intellectualisé et le plus
étatisé de tous que surgit cette forme nouvelle du
mythe, cette incarnation nouvelle de Dionysos, la
grève générale. Et ne voit-on pas que cela est la
cause de ceci"! S'étonnera-t-on encore que la classe
ouvrière française soit, jusqu'ici, la seule, ou pres-
que, à avoir retenu avec une étrange et toute par-
ticulière prédilection cette idée de la grève géné-
rale? C'est de la même manière, on le sait, que se
développa, au sein de Vimperium romanum et
contre lui, le mythe chrétien. Et ce n'est pas sans
raisons très sérieuses et très solides qu'on a donc
pu rapprocher de la conquête chrétienne la con-
quête syndicaliste.
CHAPITRE V
La fin de Tère alexandrine
Culture alexandrine et culture des producteurs: le
socialisme^ comme socratisme et alexandrism,e
universels. — Le réveil de la culture tragique:
la philosophie de M. Bergson com,me antiplato-
nism,e. — Rôle du capitalisme; le syndicalisme
comme héritier du capitalisme industriel. ■ —
Souveraineté du producteur et fin du règne de
Z'homme théorique: triomphe de la Liberté sur
rUnité; l'ordre géométrique et l'ordre vital; fin
de l'Etat napoléonien.
Pour bien montrer toute l'importance et toute
la signification du mythe de la grève générale, je
crois qu'il ne sera pas inutile de reproduire ici
les quelques pages suivantes de Nietzsche, que
je trouve dans son admirable Origine de la Tragé-
die: elles me paraissent constituer une critique
si pertinente, si exacte et si aiguë du monde mo-
derne qu'elles viennent naturellement ici comme
préface tout indiquée à cette philosophie de la
production que nous voudrions dégager et dont
218 LES MÉFAITS DES INTELLECTUELS
l'idée de la grève générale est le mythe grandiose.
Les voici:
« Tout notre monde moderne est pris dans les
filets de la culture alexandrine et a pour idéal
Vhomme théorique, armé des moyens de connais-
sance les plus puissants, travaillant au service de
la science, et dont le prototype et ancêtre originel
est Socrate. Cet idéal est le principe et le but de
toutes nos méthodes d'éducation: tout autre genre
d'existence doit lutter péniblement, se développer
accessoirement; on le tolère: on ne le préconise
pas. Une disposition d'esprit presque effrayante
fait qu'ici, pendant un long temps, l'homme cultivé
ne fut reconnu tel que sous la forme de l'homme
instruit...
« Combien resterait incompréhensible à un vé-
ritable Grec le type, compréhensible en soi, de
l'homme cultivé moderne, Faust, épuisant, sans
être assouvi jamais, tous les domaines de la con-
naissance, adonné à la magie et voué au diable par
la passion de savoir, ce Faust, qu'il nous suffit
de comparer à Socrate pour constater que l'homme
moderne commence à pressentir la faillite de cet
engouement socratique pour la connaissance, et
qu'au milieu de l'immensité solitaire de l'océan
du savoir, il aspire à un rivage! Lorsque Goethe, à
propos de Napoléon, déclare un jour à Ecker-
mann: « Oui, mon ami, il y a aussi une produc-
« tivité des actes », il rappelle ainsi, d'une ma-
LA FIN DE l'Ère alexandrine 219
nière charmante et naïve, que l'homme non théo-
rique est, pour les hommes modernes, quelque
chose d'invraisemblable et de déconcertant, de
sorte qu'il faut encore une fois la sagesse d'un
Gœthe pour concevoir, que dis-je, pour excuser
un mode d'existence aussi insolite.
« Et l'on ne doit plus se dissimuler désormais
ce qui est caché au fond de cette culture socra-
tique: l'illusion sans bornes de l'optimisme! Il
ne faut plus s'épouvanter si les fruits de cet opti-
misme mûrissent, si la société, corrodée jusqu'à
ses couches les plus basses par l'acide d'une telle
culture, tremble peu à peu de la fièvre de l'orgueil
et des appétits, si la foi au bonheur terrestre de
tous, si la croyance à la possibilité d'une sembla-
ble civilisation scientifique se transforme peu à
peu en une volonté menaçante, qui exige ce bon-
heur terrestre alexandrin et invoque l'interven-
tion d'un Deus ex machina « à l'Euripide » ! Il
faut remarquer ceci: pour pouvoir durer, la civili-
sation alexandrine a besoin d'un état d'esclavage,
d'une classe serve; mais, dans sa conception op-
timiste de l'existence, elle dénie la nécessité de cet
état; aussi, lorsque l'effet est usé de ses belles
paroles trompeuses et lénitives sur la « dignité de
l'homme » et la « dignité du travail », elle s'ache-
mine peu à peu vers un épouvantable anéantisse-
ment. Rien n'est plus terrible qu'un barbare peu-
ple d'esclaves qui a appris à regarder son exis-
220 LES MÉFAITS DES INTELLECTUELS
tence comme une injustice et se prépare à en Ci-
rer vengeance, non seulement pour soi-même,
mais encore pour toutes les générations à venir.
Contre la menace d'un tel assaut, qui oserait, en
toute assurance, appeler à l'aide nos religions bla-
fardes et épuisées qui, même dans leurs fonde-
ments, ont dégénéré jusqu'à devenir des religions
savantes; au point que le mythe, cette condition
préalable nécessaire de toute religion, est désor-
mais et partout sans force et que, même aussi dans
ce domaine, règne à présent cet esprit optimiste
que nous venons de définir comme le germe de
mort de notre société (1).
« Pendant que l'imminence du malheur, qui
sommeille au sein de la culture théorique, trouble
de plus en plus l'homme moderne et qu'il cherche
avec inquiétude, parmi le trésor de ses expérien-
ces, les moyens aptes à détourner le danger, sans
bien croire lui-même à leur efficacité, tandis qu'i)
commence à percevoir les conséquences de ses
propres errements, certaines natures supérieures,
des esprits élevés, enclins aux idées générales, ont
su, avec une incroyable perspicacité, employer
(1) Nos modernistes catholiques se reconnaîtront-ils dans
ce passage? Ils veulent accorder le christianisme avec
l'esprit moderne, caractérisé, en effet, par le scientisme et
l'optimisme: et une religion savante et à base d'optimisme
ne peut être évidemment que «blafarde et épuisée».
LA PIN DE l'Ère alexandrine 221
les armes mêmes de la science pour montrer les
limites et la relativité de la connaissance et dé-
mentir ainsi péremptoirement la prétention de la
science à une valeur et une aptitude universelles.
Il fallut, pour la première fois, reconnaître comme
illusoire la présomption d'approfondir l'essence
la plus intime des choses au moyen de la cau-
salité. Le courage et la clairvoyance extraordinai-
res de Kant et de Schopenhauer ont réussi à rem-
porter la victoire la plus difficile, la victoire sur
l'optimisme latent, inhérent à l'essence de la lo-
gique, et qui lui-même fait le fond de notre cul-
ture...
« La culture socratique ne tient plus le sceptre
de son infaillibilité que d'une main tremblante,
ébranlée qu'elle est de deux côtés à la fois par la
crainte de ses propres conséquences, qu'elle com-
mence à pressentir peu à peu, et parce qu'elle-
même n'a plus, dans la valeur éternelle de ses
fondements, la confiance naïve de jadis; et c'est
alors un triste spectacle que celui de la danse de
sa pensée, toujours en quête de formes nouvelles
pour les enlacer avec ardeur, et qui les abandonne
soudain en frissonnant, comme Méphistophélès les
lamies séductrices. C'est bien là l'indice de cette
« faillite », dont chacun parle couramment comme
du mal organique originel de la culture moderne.
Effrayé et désappointé des conséquences de son
système, l'homme théorique n'ose plus s'aventurer
222 LES MÉFAITS DES INTELLECTUELS
dans la débâcle du terrible torrent de glace de
l'existence: anxieux et indécis, il court çà et In
sur le rivage...
« L'optimisme l'a énervé à ce point. En mômo
temps, il sent combien une culture, basée sur le
principe de la science, doit s'écrouler dès l'ins-
tant qu'elle devient illogique, c'est-à-dire qu'elle
recule devant ses conséquences. Notre art pro-
clame cette universelle détresse. C'est en vain que.
par l'imitation, on s'appuie de toutes les grandes
époques productrices ou des natures créatrices
supérieures; c'est en vain que, pour la consolation
de l'homme moderne, on amoncelle autour de lui
toute la « littérature universelle », et qu'on l'en-
toure des styles et des artistes de tous les temps,
afm que, tel Adam au milieu des animaux, il
puisse leur donner un nom — il reste malgré tout
l'éternel affamé, le « critique » sans joie et sans
force, l'homme alexandrin qui n'est, au fond,
qu'un bibliothécaire et un prote et qui perd la vu<
misérablement à la poussière des livres et aux
fautes d'impression » (1). ^
On ne manquera pas de me dire, ayant lu ces
quelques pages de Nietzsche, que ce réquisitoire
contre le monde moderne va plus loin que le
monde moderne et atteint, par-delà, le socialisme
(1) Nietzsche, Origine de la Tragédie, pp. Ifi2 et suiv.
LA FIN DE l'Ère alexandrine 223
lui-même; que c'est là le réquisitoire d'un aristo-
crate condamnant la science comme étant une
grande force démocratique, égalitaire, émancipa-
trice de tous les individus. Oui, oui, c'est entendu;
Nietzsche est un aristocrate; personne ne le nie
ni ne pense seulement à le contester. Mais atten-
dez: de quelle science, s'il vous plaît, est-il ques-
tion ici, de quelle culture"^ De la science abstraite,
cosmologique et encyclopédique; de votre science
à vous tous, ô intellectuels laïques modernes, qui
avez remplacé les anciens clercs; et de la culture
alexandrine, de votre culture à vous, alexandrins
modernes; et certes, vous devez sentir combien le
regard de Nietzsche a pénétré profondément en
vous, mettant à nu, impitoyablement, le secret in-
time et, comme dirait l'autre, l'homme de la Prière
sur l'Acropole, votre dernier grand ancêtre, « la dé-
pravation intime de votre cœur». Oui, oui, vous
êtes démocrates, égalitaires; vous faites profes-
sion d'aimer la science et le peuple; mais vous
pensez que chez vous « le savoir est tout entier
retiré » et qu'il vous appartient, en conséquence,
de conduire le peuple; la science démocratique,
allons donc! laissez-moi rire! — la science alliée
à la production, la science technique raisonnée, la
science dépendance de l'atelier, la vraie science,
en un mot, oui, à la bonne heure; le vrai savant,
c'est, aujourd'hui, le producteur; et, comme dit
Proudhon, l'industriel est devenu supérieur au sa-
224 LES MÉFAITS DES INTELLECTUELS
vant classique; mais votre science à vous, vos
théories abstraites, cosmologiques, sociologiques,
toutes ces choses qui n'ont rien à voir avec la pro-
duction, qui prétendent planer au-dessus d'elle,
nobles et immatérielles, et dont vous vous arrogez
le monopole et la garde, ô possesseurs modernes
de la Vérité laïque, ô dignes successeurs des Ency-
clopédistes, mais c'est la quintessence de l'aris-
tocratie! Et de quelle aristocratie! de la plus fu-
neste des aristocraties, de l'aristocratie mtellec-
tuelle, c'est-à-dire la morgue, le pédantisme et la
stérilité au pouvoir! Et vous avez besoin, oui, d'une
classe serve qui produise pour vous, qui vous en-
tretienne, ô vous les éternels entretenus! Vous
avez besoin « des goujats de la création » pour
vous dispenser du « servile » travail manuel, ô
vous qui ne savez que penser, je veux dire as-
sembler des fiches; vous êtes des mondains, vous
aimez la science oisive, la physique, je veux dire
la sociologie amusante (les temps ont changé de-
puis M. de Voltaire); vous êtes les éternels inu-
tiles, les non-producteurs, l'Etat, le monde, le para-
sitisme incarné et le plus féroce des parasitisme?,
car vous exploitez sans vergogne, exploitant au
nom de l'Esprit-Saint laïque moderne! Et voilà
pourquoi le syndicalisme vous épouvante, le syndi-
calisme, révolte de ces producteurs qu'une fois
de plus vous espériez asservir, exploiter et domi-
ner, car votre socialisme saint-simonien, soi-di-
LA FIN DE l'Ère alexandrine 225
sant démocratique et égalitaire, serait l'exploita-
tion portée au maximum, puisque ce serait l'Etat
maître de tout, l'Etat, c'est-à-dire vous!
Et voyez. Nous avons, tout le long de cet ouvrage,
essayé de faire ressortir l'identité, ou tout au moins
l'analogie de ces trois choses: l'échange, le con-
cept et l'Etat; marchands, intellectuels et politi-
ciens nous sont apparus comme ayant entre eux
des affinités, voire une parenté profonde; cette
idée a été comme le leitmotiv de notre étude. Eh
bien, cette science oisive dont nous parlons, cette
science abstraite, cosmologique et encyclopédique,
dont les intellectuels sont les coryphées, c'est bien
la science d'une bourgeoisie marchande et admi-
nistrative, la science comme peuvent la conce-
voir des gens qui restent étrangers à la produc-
tion, qui vivent à côté et au-dessus d'elle. La pro-
digieuse complexité du travail productif leur
échappe: ils rabattent tout sur le plan uniforme
d'une science une, d'une mathématique univer-
selle, sur le plan de l'échange; et ce sont gens
pressés, gens qui ont hâte de jouir et de consom-
mer, et pour qui la durée n'existe pas, puisque
dans leur temps mathématique il n'y a que des
moments juxtaposés à des moments, comme dans
l'échange il n'y a que des marchandises à côté de
marchandises et, dans l'Etat démocratique, des
voix s'ajoutant à des voix — gens grossiers, par-
venus du négoce, de l'agio ou de la banque, par-
17
226 LES MÉFAITS DES INTELLECTUELS
venus de l'administration et de la politique, par-
venus de l'intelligence, tous brocanteurs et agio-
teurs, brasseurs d'affaires, brasseurs d'idées, bras-
seurs d'élections, sans respect pour rien, dévo-
rant tout avec la voracité d'une bande en pays
conquis. Après eux, le déluge. Carpe diem. Ils ont
bien cure de l'éternité, ces consommateurs. Les
producteurs sont là pour réparer les ruines.
Ces marchands, ces socialistes parlementaires,
ces saint-simoniens conçoivent naturellement
l'économie sur le patron de la politique, comme
une ample hiérarchie administrative, avec plans
grandioses et vastes, embrassant, du centre et de
haut, tout le système de la production industrielle
et agricole, plans élaborés par les cerveaux ency-
clopédiques de nos possesseurs infaillibles de la
science une; tout sera prévu, l'immense machine,
l'Etat étant l'unique moteur, fonctionnera avec une
régularité parfaite et marchera si bien, que cha-
cun de ses rouages, je veux dire chaque ouvrier,
ne sera plus absorbé par la vulgaire production
(réduite, d'ailleurs, à la simple fonction, plus no-
ble, de surveillance), que le temps, dès mainte-
nant calculable, le petit temps mathématique de
une heure vingt et une minutes. Pas plus. Ce qui
revient à dire que tout le monde pourra devenir un
homme théorique, un lettré, un mandarin, dans
cette immense Chine socialiste; c'est donc en pers-
pective un alexandrinisme universel, la menue
LA FIN DE l'Ère alexandrine 227
monnaie de Socrate et de Faust devenant la mon-
naie courante, ayant cours sur tous les marchés.
Et ce sera comme une immense ascension de
tous les hommes hors des régions croupissantes
du travail et de la production vers les régions
nobles et aristocratiques du loisir cultivé, de la
science oisive; la terre tout entière transformée
en un salon, où seront légion les beaux discou-
reurs, les distingués sociologues, construisant des
cités futures rigoureusement scientifiques, à la
grande satisfaction des femmes, toutes émanci-
pées et buvant leurs paroles comme, autrefois,
celles des poètes; il ne sera plus question, natu-
rellement, ni de droit ni de mariage; je crois
même que la jalousie aura disparu de ces âmes
heureuses, baignant dans la clarté totale de l'in-
tellectualisme le plus absolu; la ménagère ne
sera plus qu'un souvenir; la courtisane fleurira,
compagne complaisante et spirituelle des hommes,
devenus tous de beaux esprits (1). Ainsi, tout pas-
sera sur le plan de l'échange, d'un libre-échange
universel, ne rencontrant plus devant lui d'autre
protectionnisme que celui de la fantaisie et du
caprice d'hommes et de femmes complètement
(1) Un de nos socialistes les plus spécialisés en... idéa-
lisme, E. Fournière, n'a-t-il pas dit que « la prostituée
était la compagne naturelle du penseur » ? Et ceci n'était-il
pas écrit dans L'Ame de Demain, p. 140?
228 LES MÉFAITS DES INTELLECTUELS
libérés de tout préjugé, ayant chassé riiuiiiit^ur et
la pudeur, pour se livrer aux plaisirs incessam-
ment variés d'un agio et d'un rut éternels.
Voilà bien, je pense, le rêve ébauché par tous
nos socialistes bourgeois, démocrates intellectuels,
alexandrins modernes; mais ce rêve, malheureu-
sement, a été interrompu par l'intervention inop-
portune des producteurs: « Nous ne croyons plus
à toutes vos belles paroles, ont-ils déclaré; désor-
mais, nous ne compterons que sur nous; nous
ferons de l'action directe; discourez, tant qu'il
vous plaira, au Parlement ou dans les salons;
nous vous laissons ce plaisir innocent; quant à
nous, nous entendons nous émanciper seuls et à
notre façon, et, loin de rêver la conquête de cet
Etat, dont nous serions encore les victimes et les
serfs, nous préparons la grève générale. » Ce
langage, simple et rude, a eu le don de jeter, dans
tout le camp bourgeois, depuis les conservateurs
jusqu'aux socialistes soi-disant révolutionnaires,
le trouble le plus extrême; ce qui s'explique, ce
langage ne signifiant rien moins que la négation
brutale de tous ces intellectuels, de tous ces mar-
chands et de tous ces politiciens, qui rêvaient une
fois de plus de vivre en marge de la production
et aux dépens des producteurs.
« Oui, mon ami, il y a aussi une productivité
des actes. » C'est Goethe, nous rappelle Nietzsche,
qui fait à Eckermann cette suggestive confidence,
LA FIN DE l'Ère alexandrine 229
— Gœthe, le type même du grand Intellectuel
moderne, le grand Dilettante, le grand Alexan-
drin! Le « aussi » est, en effet, charmant et naïf:
il témoigne tout ensemble et de la souplesse de
ce grand esprit, si intelligent qu'il était capable
de concevoir une autre productivité que celle de
la pensée, et de ses limites, puisque, malgré tout,
il ne laisse pas de marquer un étonnement assez
ingénu devant cette productivité parallèle qu'il
appelle la productivité des actes. Et c'est à pro-
pos de Napoléon, chose non moins significative,
que Gœthe fait cette déclaration remarquable,
c'est-à-dire à propos de celui qu'on peut consi-
dérer comme la dernière incarnation du génie de
la guerre et en qui Nietzsche se plaisait à voir
la résurrection, la réapparition, dans notre monde
moderne, du génie antique, du génie païen. Ma-
caulay n'a-t-il pas appelé, lui aussi, les soldats
de la Révolution et de l'Empire « de modernes
païens » ? Je dis : chose non moins significative,
car s'il y a une activité, qui soit étrangère à nos
Intellectuels, qui soit antipathique à leur génie,
— • vous entendez bien que par là je veux dire
leur naturel — c'est la guerre, au moins autant
que la production. L'affaire Dreyfus a été, en
grande partie, une lutte entre intellectuels et mili-
taires; mais, chose prodigieuse, les intellectuels
parurent plus héroïques que les militaires, lesquels
se révélèrent plutôt beaux parleurs, qu'hommes
230 LES MÉFAITS DES INTELLECTUELS
d'action; et, en vérité, il n'y a rien de moins mili-
taire que nos militaires modernes; ils se sont
intellectualisés, civilisés, c'est-à-dire qu'ils ont
perdu le vrai sentiment de l'héroïsme et de l'hon-
neur.
Le vrai héros moderne, c'est le producteur fai-
sant grève, car la grève, c'est la vraie guerre mo-
derne. Mais on connaît les sentiments que nos in-
tellectuels nourrissent à l'égard des grèves et des
grévistes, et l'on sait les tentatives subtiles faites
par nos parlementaires et ministres socialistes
pour ramener sur le plan de l'échange, sur le plan
de la diplomatie et du marchandage, l'acte guerrier
de la grève, cette révolte du producteur sur le ter-
rain de la production. « Oui, mon ami, il y a aussi
une productivité des actes. » Ce n'est plus à propos
de Napoléon, à propos des guerres de la Révolution
et de l'Empire qu'un nouveau Goethe (1) aujour-
d'hui ferait cette confidence à un nouvel Ecker-
mann, c'est à propos des grèves. La grève est main-
tenant, dans notre monde moderne en pleine dégé-
nérescence, l'acte social par excellence, ce qu'était
autrefois la guerre, l'acte qui doit engendrer un
(1) Le très distingué et très modeste auteur des Nou-
velles conversations de Gœthe avec Eckermann n'y a pas
songé, sans doute; si distingué qu'on soit et si gœthéen,
on ne peut penser à tout!
LA PIN DE l'Ère alexandrine 231
nouveau sublime et reconstituer une nouvelle
société, une morale et un droit nouveaux. « Le
socialisme, écrit Sorel (1), revient vers la pensée
antique; mais le guerrier de la Cité est devenu
l'ouvrier de la grande industrie, les armes ont
été remplacées par les machines. » Or, cette pensée
antique vers laquelle le socialisme revient, c'est
évidemment la pensée antique présocratique; on
a vu que Nietzsche appelle notre culture moderne
une culture socratique et qu'il fait commencer à
Socrate ce qu'on pourrait nommer le règne de
l'homme théorique: Nietzsche regardait Socrate
comme le premier décadent et voyait, en lui le
destructeur de l'ancienne cité hellénique héroïque
et guerrière.
Nietzsche rend hommage « au courage et à la
clairvoyance extraordinaires » de Kant et de
Schopenhauer qui, en affirmant la relativité de
la connaissance, ont posé, dit-il, les prémisses
essentielles d'une culture tragique, et ébranlé
jusque dans ses fondements la culture socratique.
Mais, pour ne parler que de Kant, M. Bergson
a parfaitement montré qu'il partageait encore l'il-
lusion de la science une et de la mathématique
universelle; que sa Critique de la raison pure
n'avait fait que dégager la théorie de la connais-
(1) Ruine du Monde antique, p. 270.
232 LES MÉFAITS DES INTELLECTUELS
sance impliquée par la science newtonienne, ad-
mise, sans' critique, comme le type éternel de la
science, et qu'en définitive, quoi qu'il en ait, Kant
reste un platonicien. Il faut venir jusqu'à la
propre philosophie de M. Bergson pour trouver
la première réaction philosophique nettement ca-
ractérisée contre le platonisme. M. Bergson, en
s'attaquant au concept, en ruinant l'intellectua-
lisme, en sapant l'illusion fondamentale du ma-
thématisme universel, s'est vu traiter de mystique,
de réactionnaire, de poète: signe certain que nos
Intellectuels se sont sentis et se sentent menacés
dans leur règne par une philosophie qui, redon-
nant à l'intuition et à l'action la première place,
ramène la science à des fonctions plus modestes
et lui dénie, sur la table des valeurs, le rang de
valeur essentielle.
Mais dans cette révolution, que Sorel a pu
appeler une véritable culbute idéologique, le pre-
mier rôle revient évidemment au capitalisme.
« Le grand mouvement capitaliste moderne nous
a rendus beaucoup plus défiants que nos pères
pour toutes les choses abstraites; nous avons
aujourd'hui l'idée que si les abstractions sont une
nécessité pour l'esprit, elles sont aussi une des
grandes causes de nos erreurs et que les aspects
abstraits d'une notion en sont aussi les aspects
faux... Aujourd'hui, l'industrie est si puissante et
si progressive, que la connaissance scientifique
LA FIN DE l'Ère alexandrine 233
nous semble mince et insuffisante, alors qu'autre-
fois elle paraissait gigantesque et inépuisable en
applications. Il y a eu un vrai renversement, une
culbute mettant en haut les notions qui étaient
en bas; la superstition des idées n'est plus qu'une
survivance; mais cette survivance devait, tout
naturellement, se maintenir dans les écoles, c'est-
à-dire au milieu des professionnels de l'idéolo-
gie » (1). « Pendant que les inventeurs impri-
maient des thèses sur ce que le monde pourrait
être, la bourgeoisie, comme dit Marx, prouvait ce
que peut l'activité humaine et créait plus de
forces productives que toutes les générations pas-
sées prises ensemble » (2).
Or, que nous enseigne l'expérience du capita-
lisme; et, d'abord, quels sont les caractères essen-
tiels de l'action capitaliste? Le capitalisme se pré-
sente à nos intellectuels sous un aspect parti-
culièrement désagréable; sans cesse, par exemple,
ils dénoncent et vitupèrent l'anarchie capitaliste,
le caractère désordonné, imprévisible, de l'action
capitaliste. Le capitalisme, en effet, n'obéit à
aucun plan concerté; il ne connaît aucune science
une, dont il serait la simple application; mû par
le seul mobile de l'intérêt, chaque capitaliste va
(1) Ruine du Monde antique, pp. 9-10.
(2) Idem, p. 11.
234 LES MÉFAITS DES INTELLECTUELS
de l'avant, audacieusement, sans s'occuper du
voisin, sauf pour le dépasser; c'est le désordre
même, l'anarchie absolue; et toujours le capita-
lisme invente, cherche du nouveau, bouleverse ce
qui est; pour lui rien n'est énernel; tout, à ses
yeux, est provisoire; un mouvement prodigieux,
un élan, une fièvre de progrès l'animent, le lan-
çant à travers l'inconnu, lui faisant percer sans
cesse de nouvelles avenues et découvrir de nou-
veaux mondes. Création perpétuelle, c'est pour
lui qu'il est vrai de dire, avec M. Bergson, que le
temps est invention ou n'est rien du tout; que tout
n'est pas donné de toute éternité et que l'action
brise sans cesse le cercle oii voudrait nous enfer-
mer l'entendement inerte et routinier; pour lui, il
n'y a pas, déposée quelque part, toute laite, la
Science une, éternelle et immuable, et la connais-
sance n'est pas la simple découverte ou reconnais-
sance de cette Science déjà existante; mais au
contraire elle est invention, création véritable;
savoir, pour lui, n'est pas prévoir, suivant l'axiome
du grand pontife de l'intellectualisme abstrait mo-
derne; on ne peut pas prévoir; le temps, invention
perpétuelle, durée vécue, vient sans cesse boule-
verser, dérouter les prévisions les mieux établies.
Le capitalisme, en un mot, est un vrai scandale
pour nos intellectuels, ces bureaucrates de la pen-
sée; et ils espèrent bien le mettre un jour à la
raison, lorsqu'ils auront trouvé la Science so-
LA FIN DE l'Ère alexandrine 235
ciale et qu'installés au Pouvoir ils pourront mettre
en pratique les axiomes et les lois de la Sociolo-
gie.
Marx aimait à opposer le caractère révolution-
naire de l'économie moderne au caractère con-
servateur de toute l'économie précapitaliste. Tant
que l'économie, en effet, restait stationnaire, con-
servatrice, maintenant à travers les siècles les
mêmes techniques, le monde pouvait sembler un
ordre stable, un être immuable; l'idée d'une unité
éternelle, d'un ordre éternel, préexistant à tout ef-
fort humain, et auquel il n'y avait qu'à s'adapter,
s'imposait tout naturellement; le Devenir parais-
sait faible à côté de l'Etre; l'Histoire, insignifiante
a côté de l'Idée; et penser ne pouvait consister
qu'à retrouver les œternœ veritates siégeant im-
muables au fond de je ne sais quel ciel immo-
bile. L'ordre humain ne pouvait être qu'un dé-
calque de l'ordre éternel. Et, en face de cette éco-
nomie stationnaire, peu développée, où l'échange
était rare, la Science, conçue comme une collec-
tion de genres ou d'idées soustraits entièrement à
tout devenir, et l'Etat, sous sa forme pure, absolu-
tiste, apparaissaient comme étant les valeurs es-
sentielles qui, naturellement, accaparaient tout
l'horizon humain.
Le capitalisme est venu ouvrir dans cet ordre
immuable, dans cette unité, une brèche formida-
ple. Mais ici, il faut bien distinguer: il y a le ca-
236 LES MÉFAITS DES INTELLECTUELS
pitalisme marchand et il y a le capitalisme indu-
triel; nous avons dit le rôle de réchange: il tii
le producteur de réconomie dite naturelle du sein
de sa torpeur pour le lancer dans le tourbillon du
marché; il provoque ainsi l'essor merveilleux d«
forces productives auquel l'humanité assiste de-
puis le XVI' siècle; mais nous avons dit aussi qu'il
pouvait devenir une servitude. Socel n'a-t-il pas
considéré le trust américain, par exemple, commo
une survivance du capitalisme marchand et usii-
raire, peu favorable au véritable progrès des forces
productives? On pourrait dire que le capitalisme
en tant que purement commercial, aspire lui au?
à l'immutabilité, veut éliminer la concurrence,
stabiliser le marché, sortir du Devenir pour ren-
trer dans l'Etre. Le bourgeois n'aspire souvent
qu'à se retirer des affaires pour vivre en mondain,
en parasite, en aristocrate; il voudrait échapper
aussitôt que possible au joug du. travail et de la
production pour recouvrer la liberté... de ne rien
faire. Négociants, banquiers, financiers, tous ceux
qui s'occupent spécialement de l'échange, des ope-
rations les plus abstraites de l'économie, sont tous
hantés par le rêve aristocratique — tout comme
nos démocrates et nos intellectuels. Car la démo-
cratie et l'Etat modernes n'ont qu'un désir, eux
aussi : échapper à la loi du mouvement éter-
nel, retourner à la paix et à l'ordre dans l'auto-
rité; l'Etat moderne, sous ses allures libérales, a
LA FIN DE l'Ère alexandrine 237
la nostalgie de l'autorité et de la hiérarchie. Et
qu'est-ce à son tour que l'intellectualisme mo-,
derne, sinon, lui aussi, une sorte de compromis
entre les exigences de la science moderne et les
souvenirs de l'intellectualisme antique?
Proudhon a appelé le monde moderne une deu-
térose antique et il dit quelque part que « la Re-
naissance, la Réforme et la Révolution française
n'ont formé qu'une transition ». De même,
M. Bergson nous montre dans la philosophie mo-
derne un retour au platonisme; la loi n'est que le
genre des anciens adapté à la science de Galilée;
en réalité, la philosophie moderne ne tient pas
plus compte du temps que la philosophie antique ;
c'est une philosophie du donné éternel, comme
celle de Platon, et pour elle, toujours, la contem-
plation est supérieure à l'action.
Il s'agit donc, comme nous l'avons dit, de trans-
cender tout ensemble l'échange, le concept et
l'Etat; il s'agit de dégager cette philosophie de
l'action et de la production dont le capitalisme a,
en quelque sorte, posé les prémisses, mais dont le
syndicalisme révolutionnaire, à notre sens, est ap-
pelé à tirer toutes les conclusions. Qu'est-ce, en
effet, essentiellement, que le syndicalisme révo-
lutionnaire? C'est la lutte engagée par les ouvriers
groupés en syndicats, pour faire tomber la tutelle
patronale; c'est l'effort pour débarrasser l'atelier
de toute direction extérieure et parasitaire, pour
238 LES MÉFAITS DES INTELLECTUELS
éliminer de son fonctionnement tout ce qui n*e?«t
pas nécessaire, techniquement parlant, à la pro-
duction: le capitaliste, simple possesseur d'or,
simple marchand, dont le rôle est tout commer-
cial et l'autorité toute politique, qui enrôle la
science et le travail à son service et les soumet à
son commandement, n'a plus, aux yeux des ou-
vriers, aucune véritable utilité ; les ouvriers ont la
prétention de tirer d'eux-mêmes, de leur force col-
lective, l'âme qui fera marcher les ateliers; ils es-
timent que le capitalisme a accompli sa mission
historique d'enrôleur, d'éducateur et d'éveilleur
des énergies productrices, avant lui endormies et
anarchiques; ils se sentent assez grands garçons
pour se conduire eux-mêmes dans ces ateliers que
le capitalisme a créés, dont il a été jusqu'ici l'âme
impérieuse et nécessaire, mais à la bonne marche
desquels il devient chaque jour plus inutile. Et
que l'on ne craigne rien: le même esprit de pro-
grès, la même volonté d'aller de l'avant, toujours,
sans trêve ni repos, les anime; même, ils préten-
dent que, sans eux déjà, sans le coup de fouet
incessant et obstiné de leurs revendications, le pa-
tronat, passant du travail à la jouissance, de la
production à la consommation, laisserait tomber
de ses mains amollies ce flambeau de la vie que,
selon Lucrèce, les générations doivent se passer
de l'une à l'autre.
Le syndicalisme, en un mot, se présente comme
239
l'héritier, et l'héritier hardi autant que fidèle, du ca-
pitalisme; il prétend en recueillir l'héritage et con-
tinuer, que dis-je, développer, porter à son haut
point d'exaltation cet essor prodigieux des forces
productives, dont le capitalisme a été l'initiateur.
Et voyez. On sait qu'il y a toujours eu, au sein de la
bourgeoisie, une lutte, ouverte ou latente, entre le
capitalisme industriel et le capitalisme marchand,
financier, usurier; la partie vraiment productrice
de la bourgeoisie a toujours fait effort pour se dé-
gager de la tutelle, souvent fort lourde et onéreuse,
du capitalisme financier; et toujours aussi elle a
tendu à réduire le rôle de l'Etat, à diminuer, au-
trement dit, le rôle des non-producteurs dont elle
combattait le parasitisme, tandis qu'au contraire
les financiers ont toujours eu une tendresse parti-
culière pour l'Etat: ne voyons-nous pas aujour-
d'hui les gens de la finance afficher des idées so-
cialistes, le socialisme étant, pour eux, naturelle-
ment, l'étatisme porté à ses limites extrêmes? Il
y a, au sein du capitalisme, une évolution qui le
fait passer de la forme usuraire ou commercrale
à la forme industrielle et qui tend à dégager sans
cesse davantage la production de tout ce qui l'en-
trave, l'alourdit ou la grève, évolution économique
à laquelle fait pendant une évolution politique
correspondante, promouvant l'Etat de la forme pu-
rement dominatrice et absolutiste à une forme pu-
rement administrative. Eh bien! on pourrait dire
240 LES MÉFAITS DES INTELLECTUELS
que le syndicalisme est le passage à la limite de
cette tendance, qui, dans le système capitaliste,
se trouve entravée par trop de forces contraires;
le syndicalisme, c'est l'organisme industriel dé-
gagé de toute entrave, de toute chaîne, parvenu
à la pleine hégémonie; c'est l'atelier capitaliste,
mais débarrassé du capitaliste et de tout ce qui
protégeait et maintenait la puissance mystique
du capitaliste, c'est-à-dire ayant rejeté de ses
épaules cet énorme appareil de compression et
d'exploitation, cette camisole de force qui s'ap-
pelle l'Etat; c'est, pour employer une formule
chère à Proudhon, le politique résorbé enlln par
l'économique, l'Etat noyé dans les organismes
producteurs, désormais seuls debout; c'est, en un
mot, le règne enfin conquis, enfin assuré, du pro-
ducteur, désormais unique souveraineté.
Le producteur! c'est-à-dire Vhomme non théo-
rique, l'antithèse de l'intellectuel, la vivante con-
tradiction de l'alexandrin; ou, pour parler plus
exactement, car l'industrie moderne est scienti-
fique, l'homme en qui la théorie n'est plus que la
systématisation de la pratique, l'homme en qui a
cessé le divorce funeste de la théorie et de la pra-
tique et qui met en application cette magnifique
formule de Proudhon : « L'idée, avec ses catégo-
ries, naît de l'action et doit retourner à l'action, à
peine de déchéance pour l'agent», formule que
Proudhon commente lui-même ainsi: «Ce qui
LA FIN DE l'Ère alexandrine 241
signifie que toute connaissance, dite a priori, y
compris la métaphysique, est sortie du travail et
doit servir d'instrument au travail, contrairement
à ce qu'enseignent l'orgueil philosophique et le
spiritualisme religieux, qui font de l'idée une ré-
vélation gratuite, arrivée on ne sait comment, et
dont l'industrie n'est plus ensuite qu'une applica-
tion » (1). « L'idée abstraite est sortie de l'ana-
lyse forcée du travail: avec elle, le signe, la mé-
taphysique, la poésie, la religion et finalement la
science, qui n'est que le retour de l'esprit à la mé-
canique industrielle. Le plan de l'instruction ou-
vrière, sans préjudice de l'enseignement littéraire
qui se donne à part et en même temps, est donc
tracé; il consiste, d'un côté, à faire parcourir à
l'élève la série entière des exercices industriels en
allant des plus simples aux plus difficiles, sans
distinction de spécialité; de l'autre, à dégager de
ces exercices l'idée qui y est contenue, comme au-
trefois les éléments des sciences furent tirés des
premiers engins de l'industrie, et à conduire
l'homme, par la tête et par la main, à la philoso-
phie du travail, qui est le triomphe de la liberté.
Par cette méthode, l'homme d'industrie, homme
d'action et homme d'intelligence tout à la fois,
peut se dire savant et philosophe jusqu'au bout
(1) De la Justice dans la Révolution, VP étude, pp. 314-
315.
18
242 I.KS MÉFAITS DES INTELLECTUELS
des ongles, en quoi il surpasse, de la moitié d<'
sa taille, le savant et le philosophe proprement
dits » (1). « L'enseignement industriel réformé,
suivant les principes que nous venons d'établir,
je dis que la condition du travailleur change du
tout au tout; que la peine et la répugnance inhé-
rentes au labeur dans l'état actuel s'effacent gra-
duellement devant la délectation qui résulte pour
l'esprit et le cœur du travail même, sans parler
du bénéfice de la production, garanti d'autre part
par la balance économique et sociale » (2). « La
science... est essentiellement spéculative et ne re-
quiert l'exercice d'aucune autre faculté que de
l'entendement. L'industrie, au contraire, est à la
fois spéculative et plastique; elle suppose dans
la main une habileté d'exécution adéquate à l'idée
conçue par le cerveau... Le savant, qui n'est que
savant, est une intelligence isolée, ou, pour mieux
dire, mutilée, faculté puissante de généralisation
et de déduction, si l'on veut, mais sans valeur
executive; tandis que l'ouvrier dûment instruit
représente l'intelligence au complet... L'industriel,
si longtemps dédaigné, devenu supérieur aii sa-
vant classique, quel paradoxe! » (3).
Et quelle apothéose du producteur! Personne
(1) De la Justice dans la Révolution, pp. 331-332.
(2) Idem, p. 333.
(3) Idem, p. Zk\.
LA FIN DE l'Ère alexandrine 243
n'a parlé du travail plus magnifiquement que
Proudhon, et l'on conviendra que je ne pouvais
mieux faire ici que de rapporter ces quelques pas-
sages de la Justice. On remarquera, d'ailleurs, que
cette philosophie de la production, esquissée par
Proudhon, trouve une nouvelle confirmation dans
le dernier livre de M. Bergson, qui identifie Vhomo
sapiens et rhomo faber. Gomme Proudhon et
comme Marx, M. Bergson tire la théorie de l'in-
telligence de la production industrielle.
Et cette philosophie du travail est le triomphe
de la liberté, affirme Proudhon. Le triomphe de
la liberté, commenterons-nous, sur l'unité, sur cet
ordre immuable, au travers duquel le capita-
lisme industriel a ouvert une large brèche, mais
que le capitalisme marchand tend sans cesse à re-
constituer, en sorte que, dans les limites de la
société bourgeoise, il est impossible aux produc-
teurs de secouer le joug que maintient, sur leur
cou, la triple coalition des marchands, des intel-
lectuels et des politiciens: pour transcender
l'échange, le concept et l'Etat, un immense elïort
sera nécessaire, une lutte grandiose et formidable,
une bataille napoléonienne, où le monde du tra-
vail, ramassant toutes ses forces et faisant bloc,
d'un sursaut suprême, fera crouler le vieux
monde et surgir en pleine clarté et en pleine in-
dépendance la société nouvelle. C'est ce qu'ex-
prime le mythe de la grève générale.
244 LES MÉFAITS DES INTELLECTUELS
Or, que devra réaliser la grève générale? Elle
devra réaliser l'unilé dans et par la liberté: et voi-
là le scandale des scandales, pour tous nos mar-
chands, nos intellectuels et nos politiciens habi-
tués à faire descendre l'ordre d'en haut et à croire
qu'une coordination centrale peut, seule, pro-
duire l'unité, convaincus, autrement dit, de la né-
cessité éternelle de l'Etat. Et il faut les voir haus-
ser dédaigneusement les épaules, quand on leur
parle d'un mouvement qui, sans mot d'ordre cen-
tral, sans état-major, chaque atelier gardant toute
sa liberté d'allure et sa pleine autonomie, pour-
rait réaliser cette unanimité héroïque devant la-
quelle croulerait le vieux monde centralisé et
gouverncmentalisé. Ce serait là, selon eux, un vrai
miracle (et l'on sait si nos intellectuels, esprits
forts superlativement, admettent le miracle où
que ce soit) et un démenti par trop catégorique
aux décrets de la Science une^ qui, seule, selon
Auguste Comte, le pape de notre clergé savant,
peut rétablir, au sein de nos sociétés modernes
profondément troublées, anarchiques et désorga-
nisées, l'ordre et la hiérarchie nécessaires.
Cette idée de l'ordre descendant d'en haut et ne
pouvant être produit que par une coordination
centrale, c'est-à-dire par l'Etat, est une des plus
enracinées dans l'esprit humain. On a relevé
maintes fois le caractère foncièrement jacobin
et autoritaire de la démocratie soi-disant Ibérale;
LA FIN DE l'Ère alexandrine 245
Proudhon a écrit là-dessus des pages définitives;
et M. Aug-agneur, ex-proconsul à Madagascar,
grand démocrate devant l'Eternel et libre penseur
intrépide, n'a-t-il pas déclaré que ce qui manquait
le plus à notre démocratie c'était... l'autorité? Il
se réserve sans doute, au moment opportun, d'en
faire un usage... napoléonien ; car il est curieux de
constater combien nos démocrates rêvent tous de
faire leur petit Napoléon (1). Mais il y a mieux en-
(1) Il n'y a rien, au demeurant, de bien extraordinaire
à cela, car notre démocratie est un césarisme adminis-
tratif. Entre la démocratie et le césarisme, il y a affmité
de nature : il faut lire à ce propos les pages que Proudhon
a écrites dans les Notes et éclaircissements ajoutés à la
Justice, sur le Jacobinisme et l'Empire. L'Empire est tou-
jours la dernière pensée et la suprême ressource de la
bourgeoisie, celle à laquelle elle pense, dès qu'elle se sent
menacée un peu sérieusement: les journées de Juin ont
abouti au Coup d'Etat du 2 décembre ; et depuis le
l^' mai 1906, où elle a eu si peur, la bourgeoisie ne rêve
plus que de pouvoir fort pour écraser ces satanés syndi-
calistes : c'est ce qui explique la marche accélérée de notre
démocratie vers l'arbitraire et l'autoritarisme. L'ordre na-
poléonien est un ordre purement gouvernemental, pure-
ment mécanique, purement bureaucratique, cher à une
bourgeoisie affamée de tranquillité extérieure, d'affaires
fructueuses et vivant au jour le jour; et cet ordre brutal,
sans âme, tout matérialiste, est manœuvré par la bohème:
bohème bonapartiste, bohème républicaine, bohème socia-
liste, gens d'affaires et de plaisirs, société d'entretenus,
'246 LES MÉFAITS DES INTELLECTUELS
corc: et cette idée do Tordre par l'Etat a vraiment
le don d'égarer beaucoup d'esprits et de les ame-
ner aux conceptions les plus... incohérentes. Ne
voyons-nous pas, par exemple, nos nationalistes
de r Action française rêver je ne sais quel syndi-
calisme royaliste! Au fait, voilà une preuve du
fameux complot. Il ne faut plus en douter: la Con-
fédération est de mèche avec le Roi — ce Roi sau-
veur, qui doit arbitrer le capital et le travail et
pour ne pas employer un mot plus énergique et plus
populaire. C'est vraiment ce que Proudhon appelait le
« règne Louis XV des bourgeois » : après nous le déluge I
Dans cet ordre, toutes les forces, par nature libres et
sociales, comme la religion, la propriété, la famille, sont
traitées comme des forces brutes subalternes et tournées
au seul maintien de l'ordre extérieur et mécanique : l'Eglise
est liée à l'Etat par un Concordat qui fait d'elle une auxi-
liaire de la police et du gouvernement ; la propriété,
prostituée au Pouvoir y devient agioteuse, et le proprié-
taire, dont la mission est pourtant de s'opposer à l'ab-
solutisme de l'Etat, y devient un agent de centralisation
et d'autocratisme : l'homme, comme dit Proudhon, ne s'unit
plus à la terre; il ne l'épouse plus, il en fait sa concu-
bine; et dans sa hâte bestiale de jouir, il la viole et l'épuisé;
la famille suit la même décadence : le divorce en fait
peu à peu une « union libre » ; la dépopulation fait des
campagnes un désert, et la pornocratie ravage les villes.
L'ordre règne, mais c'est comme dans Tacite: ubi solitu-
dinem faciunt, pacem appellant! L'Etat lui-même, dont la
nature est toute guerrière, devient une force toute plouto-
LA FIN DE l'Ère alexandrine 247
faire descendre sur notre société française désor-
ganisée par la République jacobine l'ordre sou-
verain de sa Toute-Sagesse. Gomme si nos Jaco-
bins n'étaient pas les dignes successeurs de nos
rois et n'avaient pas simplement porté à sa der-
nière perfection ce que nos rois ont créé — c'est-
à-dire, précisément, ce mécanisme de l'Etat nive-
leur, centralisateur, destructeur de tout particu-
larisme provincial, contre lequel M. Léon Daudet
vitupère chaque dimanche! (1).
cratique; l'or est son maître; s'il fait la guerre, c'est
uniquement par instinct de pillage et d'exploitation, et
l'armée est ravalée au rang de gendarmerie civile, de corps
brut, fait d'automates, esclaves passifs de l'arbitraire gou-
vernemental: il peut y avoir du militarisme', il n'y a
plus d'esprit militaire. Cet ordre napoléonien est vrai-
ment la caricature monstrueuse de l'ordre véritable; il
est l'ordre géométrique opposé à l'ordre vital; et l'on
conçoit que V Action française, qui travaille, elle, à res-
taurer un ordre sérieux, organique, spirituel, vivant et
libre par opposition à cet ordre de façade, tout mécanique
et tout matérialisé, n'ait pas d'ennemis plus acharnés que
tous nos conservateurs genre Gaulois, tous férus plus ou
moins de bonapartisme, et qui ne verraient dans le Roi,
s'il revenait, qu'un Bonaparte légitime. {Note de 1913.)
(1) Je laisse ce passage tel quel, sans y rien changer,
pour mieux montrer combien la position de VAction fran-
çaise était alors inattendue et par suite facilement incom-
prise. Il va sans dire que l'idée d'un syndicalisme roya-
liste est une idée absurde; mais cette absurdité n'a jamais
248 LES MÉFAITS DES INTELLECTUELS
Mais laissons ces puérilités. Deux choses, écri-
vait Proudhon, souffrent aussi peu que possible
Tautorité: c'est l'amour et le travail. C'est dire que
ridée d'un ordre essentiellement gouvernemental
est une idée, non de producteurs, de travailleurs,
existé que dans la cervelle des adversaires de VAction
française. Georges Valois n'a jamais rêvé de syndicalisme
monarchisant; il sait très bien que le syndicalisme, se
plaçant sur le terrain uniquement économique et profes-
sionnel, ne peut être ni confessionnel ni politique, ni jaune
ni vert; il y a un mouvement ouvrier autonome, et qui
doit rester tel; la seule question qui se pose est de savoir
quelles relations ce mouvement ouvrier autonome peut
soutenir avec l'Etat, républicain ou monarchiste; et la
thèse de Valois est seulement que la monarchie formerait
un milieu politique plus favorable que la République au
développement d'un syndicalisme vraiment autonome.
Quant à la question de savoir si la monarchie a commencé
le mouvement de centralisation achevé par la Révolution
et l'Empire, il n'est pas contestable, à mon sens, que, dès
Richelieu, la monarchie ne soit entrée dans cette voie; on
a pu exagérer la centralisation monarchique, on ne peut
la nier; il existait encore, sans doute, à la veille de la
Révolution, beaucoup de libertés locales, provinciales, cor-
poratives, et c'est la Révolution qui a porté le dernier
coup à cet édifice de libertés; mais pourquoi contester
que la monarchie ait commencé le travail de démolition?
Il ne faut pas dire, à mon sens, que la centralisation est
républicaine par essence; ce qu'il faut dire, c'est qu'elle
est bourgeoise, et qu'elle répond aux nécessités de l'ordre
bourgeois. Les observations de Marx, à ce propos, dans
la Commune de Paris, me semblent décisives. Au demeu-
LA FIN DE L^ÈRE ALEXANDRINE 249
mais une idée de gens qui vivent en dehors de la
production et prétendent la dominer pour en être
les parasites; par conséquent, une idée de bour-
geois, d'échangistes, de marchands; une idée d'in-
tellectuels et de politiciens. M. Bergson, dans son
rant, cette centralisation fut nécessaire, et n'est-ce pas
Proudhon lui-même qui a écrit dans la Justice ces lignes,
qu'on sera sans doute étonné de trouver sous sa plume de
fédéraliste et de décentralisateur pourtant assez convaincu :
« Quoi qu'ait écrit Saint-Simon, avocat d'un ordre de
choses évanoui; quoi que ressasse à sa suite une démo-
cratie absurde, notre jugement sur Louis XIV doit être
celui de Voltaire. Avant lui, il n'y avait pas eu véritable-
ment de roi de France: c'était toujours un chef féodal.
Il fallait un homme qui, faisant tout plier sous le niveau
d'une loi commune, ralliât la nation et grandît la royauté
en sa personne de tout l'abaissement de la noblesse. Pour
ce rôle d'orgueil qui enchanta nos pères et servit de
transition à d'autres Ans, Louis XIV fut sans pareil »
(t. III, p. 393). La raison d'être essentielle du mouvement
centralisateur ébauché par la monarchie et achevé par la
Révolution et l'Empire, ce fut de détruire le particula-
risme féodal: et, comme je ne sache pas qu'on rêve de
revenir à ce particularisme, s'il peut bien s'agir aujour-
d'hui de décentraliser et de transcender l'Etat moderne,
le véritable jugement historique à porter sur la centra-
lisation monarchique et révolutionnaire ne doit pas être
un jugement de pure négation et de condamnation pure
et simple; ce doit être un jugement largement compré-
hensif et qui montre h quelles Ans, comme dit Proudhon,
le mouvement centralisateur doit servir de transition.
{Note de 1913.)
250 LES MÉFAITS DES INTELLECTUELS
Evolution créatrice, nous montre, par une fine et
subtile analyse de l'idée d'ordre, que ce qu'on ima-
gine comme étant l'absence de tout ordre, comme
étant le désordre et l'anarchie, c'est tout simple-
ment l'absence de l'ordre auquel on est habitué;
en l'espèce, de l'ordre géométrique; mais qu'il y a
un ordre vital qui, pour être tout l'opposé de l'ordre
géométrique, n'en est pas moins un ordre, et
même un ordre bien supérieur. On pourrait dire
de même, que l'ordre gouvernemental est, dans le
domaine politique, l'analogue de l'ordre géométri-
que; c'est celui auquel on est habitué, voilà tout;
et que l'anarchie, ce spectre qui hante nos bour-
geois... socialistes, et qu'on conçoit comme l'ab-
sence de tout ordre, est un ordre sans doute tout
opposé à l'ordre gouvernemental, mais un ordre
tout de même, et même un ordre bien supérieur,
l'analogue de l'ordre vital. Et remarquez que l'ana-
logie est d'autant plus exacte que, si la géométrie
est la forme naturelle de notre intelligence, le gou-
vernement semble, lui aussi, la vocation natu-
relle de nos intellectuels: intellectuels et politi-
ciens sont d'accord pour faire du métaphysique
un prolongement du physique, lui-même conçu
geometrico more, et du social ou économique un
prolongement du politique ou gouvernemental.
Mais la vérité, c'est que le métaphysique est l'in-
verse du physique, tout comme le social est l'in-
verse du politique ou du gouvernemental. Seule-
LA FIN DE L^ÈRE ALEXANDRINE 251
ment, pour admettre cette inversion, il faut se pla-
cer au point de vue d'une philosophie de la pro-
duction, d'une philosophie de la création. La phi-
losophie de M. Bergson est précisément cette phi-
losophie de la création : s'étonnera-t-on encore que
les syndicalistes révolutionnaires puissent l'uti-
liser? (1).
(1) Cette opposition du politique et du social est pré-
cisément ce que méconnaît la démocratie, qui, muant tout
le social en politique, fait évanoui?^ autrement dit, la société
dans l'Etat. Or, la société doit être une anarchie positive,
un ordre libre, l'ordre vital de M. Bergson; l'Etat, au
contraire, par nature, est statique, conservateur; son rôle,
précisément, est de faire contrepoids à l'anarchie civile
qui, sans lui, dégénérerait en anarchie pure et simple,
comme, sans la nécessaire réaction de la société, l'Etat
lui-même dégénérerait en pure autocratie. La démocratie
prétend extraire électoralement l'Etat de la société: elle
n'aboutit qu'à frapper l'Etat et la société d'une double
et radicale impuissance, impuissance de l'Etat qui, sorti
de l'élection, n'a plus aucune force devant les prétentions
naturellement anarchistes des citoyens; et impuissance de
la société, qui, dévorée par un Etat à la fois monstrueux
et faible, énorme et poussif, se voit paralysée dans son
libre essor. Ce qu'il faut, c'est redonner à l'Etat et à la
société leur indépendance réciproque et leur réciproque
liberté de mouvement, en les cantonnant l'un et l'autre
dans leur domaine respectif. L'Etat ou l'autorité est un, et
la société ou la liberté un autre; ni la société ne saurait se
concevoir sans Etat, comme le croient à tort tous les
anarchistes modernes, ni l'Etat dévorer la société, comme
252 LES MÉFAITS DES INTELLECTUELS
On ;i dit: savoir, c'est prévoir; on a dit aussi:
gouverner, c'est prévoir; c'est sans doute que la
science était conçue sur un type politique; on sait
assez, du reste, combien Auguste Comte était enti-
ché de hiérarchie et de gouvernementalisme. Et
si l'on réfléchit que, comme le dit M. Bergson, « la
science moderne est fille de l'astronomie, qu'elle
est descendue du ciel sur la terre le long du plan
incliné de Galilée » (p. 362), et qu'il n'y a pas de
science oii savoir soit davantage prévoir et cal-
culer à l'avance la marche des phénomènes, on ne
s'étonnera plus qu'on ait pu concevoir une science
politique, une science sociale, qui fût capable de
prévoir les actes sociaux des hommes. Mais évi-
demment, pour admettre la possibilité d'une telle
science, il faut assimiler chaque unité humaine à
une unité planétaire, et c'est alors le triomphe de
l'ordre géométrique, de l'ordre gouvernemental.
le veulent tous les étatistes ; mais, de leur libre antago-
nisme, doit résulter l'équilibre social et la paix civile
(qu'il ne faut pas confondre avec la paix sociale). Quand
le syndicalisme disait conspirer la mort de l'Etat, il n'en-
tendait exprimer par là que l'absolutisme de sa propre
notion; ce n'est pas à un absolu de se limiter lui-môme
et de concevoir, ce qui est contradictoire, sa propre rela-
tivité; mais si l'Etat existe, un Etat digne de ce nom, cet
absolutisme est ipso facto ramené à la raison et à l'ordre
dont, sans ce contrepoids nécessaire, il tend naturelle-
ment à exorbiter. {Note de 1913.)
t
LA FIN DE l'Ère alexandrine 253
c'est-à-dire un ordre dans lequel le temps, le
temps-invention, le temps-liberté, ne compte pour
rien; un mécanisme parfait, la réalisation de ce
mathématisme universel, que rêve obstinément la
science moderne.
Mais veut-on aller au fond des choses et recher-
cher la raison fondamentale de la résistance qu'on
oppose à l'idée d'un ordre libre? Sorel l'a très bien
dég-agée: « Les anciennes philosophies, écrit-il (1),
se rendaient très mal compte des déterminations
sociales; tantôt elles introduisaient un mécanisme
rigide, tantôt elles supposaient une mobilité infi-
nie de la volonté; ces deux attitudes correspon-
daient à deux régimes politiques: la. première, à
des sociétés dans lesquelles les masses agissent
sans penser, sous l'action de la coutume, sous la
terreur du despotisme ou sous l'impulsion de dé-
magogues; la seconde, à des oligarchies dont les
membres sont habitués à satisfaire tous leurs ca-
prices. Les déterminations révolutionnaires, que
nous avons surtout intérêt à connaître aujourd'hui,
sont à la fois libres et stables, parce qu'elles dé-
pendent de la conscience profonde de gens qui ne
prétendent point s'élever au-dessus de la condi-
tion populaire. C'est justement de cette liberté que
(1) Voir son article sur « l'Evohition créatrice», n° 191
du Mouvement socialiste, p. 275.
?54 LES MÉFAITS DES INTELLECTUELS
traite la philosophie de M. Bergson. » C'est pour-
quoi, pour le dire tout de suite, le syndicalisme ré-
volutionnaire se distingue si profondément et du
socialisme politique et de l'anarchisme: le socia-
lisme politique, manifestement, correspond au
premier type; il envisage le prolétariat comme
une masse qui doit agir sans penser, sous l'impul-
sion de chefs démagogues; et il a de la société une
conception hiérarchique, autoritaire, saint-simo-
nienne; l'anarchisme, au contraire, correspond au
second type: c'est, étendu à tous les hommes, le
point de vue d'une oligarchie habituée à satisfaire
tous ses caprices et pour qui la volonté, par con-
séquent, est douée d'une mobilité infinie; l'anar-
chisme conçoit l'ouvrier sur le modèle du bour-
geois intellectuel, qui, n'étant engagé dans aucun
lien historique et social et ne faisant partie d'au-
cun atelier — libre d'une liberté absolue et trans-
centantale — ne connaît d'autre règle que sa fan-
taisie et ne veut se plier à aucune discipline. Il
faut ajouter, au surplus, que les deux types se
complètent fort bien, car nos démagogues veulent
bien de la discipline pour les masses qu'ils pré-
tendent diriger, mais non pour eux: eux, ils pla-
nent au-dessus de ces masses mécanisées; et ils
entendent bien échapper à toute règle, à toute loi,
comme à tout contrôle. Tous deux — le socialisme
politique et l'anarchisme — ne prennent-ils pas
l'ouvrier en dehors de râtelier, le premier comme
255
citoyen^ et le second comme hommel La démocra-
tie électorale, nous l'avons vu, n'est-elle pas com-
parable à un mécanisme aveugle, et si l'anar-
chisme se réalisait jamais, ne serait-ce pas une
sorte d'abbaye de Thélème? Et quand le socialisme
politique pense à l'atelier, ne le transforme-t-il
pas aussitôt en «réunion électorale)), et l'anar-
chisme en « club d'esthètes )> ?
Le syndicalisme révolutionnaire, au contraire,
prend l'ouvrier dans l'atelier; ce n'est plus le ci-
toyen, ce n'est pas l'homme abstrait qu'il envisage
en lui, c'est le producteur — et le producteur d'un
atelier libre, autonome, où l'ancienne autorité mys-
tique du Maître s'est fondue dans la disciplme
impersonnelle, purement technique et objective,
du travail-; où la force collective ouvrière, dégagée
de toute tutelle, parvenue à l'autonomie, est dé-
sormais, à elle seule, l'âme de la production. Nous
nous trouvons en présence de déterminations so-
ciales qui, en effet, sont à la fois libres et stables;
ce n'est plus l'ordre purement mécanique de
l'Etat, où les volontés sont juxtaposées comme les
pièces d'une machine, et ce n'est pas la fantaisie
anarchiste, celui-là ayant toujours servi d'ailleurs
à garantir celle-ci (les gouvernants ne sont-ils pas
les « anarchistes )) d'en haut, dont les caprices
sont d'autant plus libres que les masses sont plus
mécanisées?); mais c'est la force collective popu-
laire enfin maîtresse d'elle-même et cessant de
256 LES MÉFAITS DES INTELLECTUELS
s'aliéner entre les mains de l'Etat pour constituer
un organisme libre, autonome et vraiment spi-
rituel, c'est-à-dire social; ou encore, pour repren-
dre les expressions de Marx, « c'est l'homme, re-
connaissant et organisant ses forces propres
comme des forces sociales et ne séparant plus de
lui la force sociale sous forme de force politi-
que » ; autrement dit, ce que nous avons appelé
« la mort de l'Etat ».
L'Etat a été jusqu'ici le support des concepts
sociaux; au-dessus des volontés individuelles, iso-
lées, dispersées et non organisées, il apparaissait
comme le seul lion social, lien nécessaire, lien
providentiel; et il semblait impossible qu'on
puisse envisager un seul instant sa disparition:
car, devant cette hypothèse, les hommes se recu-
laient, épouvantés, comme s'ils se fussent sou-
dain trouvés devant le vide. Eh quoi, être réduit
à la chétive individualité, l'horizon individuel
pour tout horizon! L'individu lui-même sentait
qu'une telle réduction équivalait pour lui à un
vrai suicide. C'est pourquoi l'anarchisme ne fut
et ne sera jamais populaire; quelques intellec-
tuels, des esthètes, des littérateurs en mal de pa-
radoxes, peuvent bien se dire anarchistes, rêver
ce qu'ils appellent l'individu libre; leur vie réalise
déjà cette sorte de vide social, cette réduction de
la vie spirituelle à la seule fantaisie et au seul
caprice individuels. Mais ce ne peut être là un
LA FIN DE l'Ère alexandrine 257
rêve populaire. Le peuple se sent, s'éprouve un
être collectif, un être social; et pour lui, comme
pour Proudhon, l'être, c'est le groupe; le groupe,
non la foule ou le troupeau, le tas grégaire: car
il ne se rencontre peut-être nulle part ailleurs
autant de types individuels originaux, de fortes
personnalités, aux traits accusés et vigoureux,
que parmi le peuple. Voyez le peuple courir au
passage d'un régiment, courir aux revues, aux
parades militaires: des esprits fQrts déplorent cet
engouement populaire pour l'armée, ils l'inter-
prètent comme une manifestation de servilité, de
fétichisme, de superstition: l'éternelle bêtise des
foules! Les esprits forts, les beaux-esprits, mon-
trent par là qu'ils ne comprennent rien à l'âme
populaire; ce sont des décadents, gens profondé-
ment désocialisés, qui ont perdu dans le culte de
leur Moi et de leur profond génie tout sens social,
et, par conséquent, toute entente de la vie vrai-
ment spirituelle. La vérité, c'est que, dans l'armée,
le peuple se reconnaît lui-même; l'armée est à
ses yeux la manifestation glorieuse de son être
collectif; l'armée, c'est l'Etat lui-même, . c'est-à-
dire le peuple s'hypostasiant, se divinisant lui-
même, se voyant en beau, jeune, riche de vie,
marchant à la victoire, ayant devant lui un infmi
de gloire et de conquêtes.
Et c'est pourquoi la désaffection du peuple
pour l'armée, l'antimilitarisme et l'antipatrio-
19
258 LES MÉFAITS DES INTELLECTUELS
tisme sont choses si graves: c'est, tout le monde
le sent bien, que cela signifie ni plus ni moin.^
la mort même de l'Etat, l'Etat se vidant de son
contenu populaire, retombant à plat sur lui-même,
flasque, comme une cosse vide. Mais est-ce à dire
que le peuple soit devenu anarchiste, au sens tra-
ditionnel du mot? Pas le moins du monde. Il s'est
passé simplement ceci: c'est que le peuple a pris
conscience de lui-même dans les ateliers; il a eu
la révélation de sa force collective, de son être
collectif, dans ces groupements de lutte que sont
les syndicats; et, dès lors, l'Etat, et ce qui incarne
le mieux l'Etat, l'armée, n'a plus eu, ù ses yeux,
la valeur mystique du seul support réel de son
être social: il a transporté sur lui-même, il s'esi
accordé à lui-même cette valeur mystique; le>
idées d'action directe et de grève générale n'ont
pas d'autre sens. « Ce que nous mettons à la
place des armées permanentes, disait Proudhon,
ce sont les compagnies industrielles » (1). Et voici
comment Proudhon s'exprimait au sujet de ces
compagnies: « Enfin apparaissent les compagnies
ouvrières, véritables atmées de la Révolution, où
le travailleur comme le soldat dans le bataillon,
manœuvre avec la précision de ses machines; où
des milliers de volontés, intelligentes et fières.
(1) Idée générale de la Révolution, p. 259.
259
se fondent en une volonté supérieure, comme les
bras qu'elles animent engendrent par leur concert
une force collective plus grande que leur multi-
tude même » (1). N'est-ce pas là une parfaite
transposition de ce qu'on pourrait appeler l'ordre
militaire à l'ordre ouvrier?
Véritables armées de la Révolution: les voici
en branle; elles ne partent plus à la conquête de
l'Europe; elles ne sont plus la vivante incarnation
de l'Etat français moderne, audacieux et conqué-
rant, voulant façonner le monde à son image; les
temps sont fmis de la démocratie héroïque et
guerrière, qui acheta ses titres de noblesse sur
les champs de bataille de Valmy, de Jemmapes et
de Fleurus; la bourgeoisie est devenue pacifiste,
et le peuple est devenu antimilitariste; mais elles
partent à la conquête de l'atelier libre, et, devant
elles, s'ouvre l'horizon infmi de la production
moderne, débarrassée de toute entrave et libre de
toute tutelle, animée d'un rythme prodigieux et
ivre d'ambitions formidables. Le premier ennemi
rencontré, c'est le patronat, le capitalisme, vou-
lant à tout prix maintenir son autorité mystique
et son hégémonie dans cet atelier que, sans doute,
il a édifié, mais dont les ouvriers sont aujourd'hui
déjà plus véritables possesseurs que lui-même;
(1) Idée générale de la Révolution, p. 232.
260 LES MÉFAITS DES INTELLECTUELS
et, derrière le patronat, voici se dresser l'Etat, et
tout ce qui dépend de l'Etat: tout le monde des
parasites de la politique, de la bureaucratie, de
la finance, de l'intelligence; tout le vieux monde
« doré, paré, fainéant », les anciennes classes pré-
capitalistes et les nouvelles classes bourgeoises,
tous suspendus aux basques du Pouvoir, dont ils
attendent le salut par l'écrasement des produc-
teurs; les voici en branle; les grèves succèdent
aux grèves; et leur rythme va s'accélérant, chaque
jour plus précis, plus sûre et plus audacieuse
l'attaque; jusqu'à la grève générale, jusqu'au
grand corps-à-corps final, où le Destin décidera
qui, des non-producteurs ou des producteurs,
devra dominer désormais le monde (1).
I
(1) Je répète, pour ceux qui seraient tentés de voir ici
une tendance un peu trop accusée à l'utopie (en fait, les
grèves sont loin d'avoir pris ce rythme crescendo, et l'épo-
pée des grèves, dont Sorel parlait un jour, ne s'est pas
réalisée), qu'il faut se garder, au contraire, de donner à
ce passage un sens utopique. Quand on interprète un
mouvement social, il faut le prendre tel qu'il est et tel
qu'il se conçoit lui-même, et ne pas substituer ses propres
conceptions aux siennes: l'utopie a toujours un carac-
tère individualiste et intellectualiste; le mythe est une
intuition sociale. Les écrivains bourgeois qui s'occupent
de questions sociales ont toujours une tendance à ne voir
dans l'ouvrier qu'une sort« de mineur ou de larbin: ils
veulent bien rechercher ce qui pourrait faire de la condi-
LA FIN DE l'Ère alexandrine 261
Tel est le mythe de . la grève générale. Il ex-
prime la résurrection d'un peuple, prenant cons-
cience de lui-même, de sa personnalité complexe,
de son unité spirituelle, comme d'un tout indivisé :
en face de l'intellectualisation croissante, c'est-à-
dire de la matérialisation croissante de la nou-
tion ouvrière une condition meilleure ; ils reconnaissent
qu'il y a des améliorations à apporter au sort des ouvriers
et qu'il faut réparer les maux causés par la grande indus-
trie; mais ils ne veulent pas que ce soit les ouvriers eux-
mêmes qui, librement, recherchent ce qui leur convient:
ils voient toujours le mouvement ouvrier avec des lu-
nettes... jaunes. Ce qui fait au contraire la valeur sociale
du mouvement ouvrier rouge (pour lui donner sa couleur
vraie), c'est précisément qu'il est animé de cet esprit guer-
rier, générateur du droit et source de liberté ; les ouvriers ne
veulent plus être traités en mineurs ou en larbins; ils ont
l'orgueil de vouloir être traités en hommes libres. Et c'est
cet esprit de liberté, esprit invincible, qui effraie tant
tous nos conservateurs, gens fort timorés: ils prêchent le
devoir, l'opposant au droit, traité par eux de rêverie méta-
physique malsaine (voir Auguste Comte). Que cet esprit
de liberté engendre des excès, s'égare parfois ou dégénère
en pure licence, c'est possible, c'est certain; mais si la
liberté ne comporte pas la capacité du mal comme du
bien, de l'erreur comme de la vérité, ce n'est plus la
liberté : l'erreur de tous les intellectualistes et dogma-
tiques sociaux, c'est de ne pas admettre la liberté du mal
et de l'erreur. L'homme a été créé libre, cela veut dire,
sans doute, que Dieu a voulu qu'il apprenne à ses dépens
et à ses risques et périls, à travers des expériences mal-
262 LES MÉFAITS DES INTELLECTUELS
velle décadence, comme autrefois le christianisme
en face de la décadence romaine — en face de
cette « détente » générale, de cette « extension »
dans l'espace social, oi^i chaque individu est rede-
venu une monade isolée et close, un atome, une
pauvre unité réduite à sa misère physique et mo-
J
heureuses, terribles et souvent tragiques, à s'élever h. la
vérité et au bien. Dieu a jugé qu'un univers libre était
plus parfait qu'un univers esclave; il a préféré régner
sur des êtres libres que sur des larbins. Le monde moderne
est affamé de liberté: c'est sa grandeur, c'est aussi, si l'on
veut, sa misère; mais grandeur et misère sont toujou.-s
corrélatives. Tous les utopistes sociaux ne rêvent que de
lui remettre des lisières, que de le faire rentrer, bien
sage et résigné, dans les cadres d'un ordre immuable «'t
figé. Eh, bonnes gens, soyez donc plus hardis et moins
couards, et ne vous faites pas plus royalistes que le roi
ni plus conservateurs que Dieu lui-même. Il n'y a qu'une
chose qui donne du prix à la vie, c'est la liberté: sans elle,
tout est insipide. Vous craignez ses excès: eh, trouvez
donc des contrepoids, renforcez l'autorité, et vous aurez
l'équilibre. L'équilibre ne peut se trouver dans la seule
autorité ni dans la seule liberté; mais il doit résulter,
je le répète une fois de plus, du libre antagonisme d'une
autorité entière et d'une entière liberté. En dehors de là,
il n'y a que despotisme ou anarchie. Si le mouvement
ouvrier moderne dégénère trop souvent en pure licence
anarchique, c'est précisément qu'il ne rencontre pas ou
n'a pas jusqu'ici rencontré en face de lui une bourgeoisie
assez énergique, pour lui résister de front: il n'a trouvé
qu'une bourgeoisie couarde et poltronne, une bourgeoisie
LA FIN DE l'Ère alexandrine 263
raie, replongée dans la barbarie raffinée d'un
égoïsme animal, et rendue, à force de civilisation,
à la liberté de l'état de nature — en face de cet
éparpillement, de cette pulvérisation, de cette ato-
misation, oii plus rien de social ne subsiste,
aucune unité spirituelle, aucune cité, aucun droit.
pacifiste et humanitaire, que la peur fait toujours capi-
tuler ou qui, par sa trop molle résistance, corrompt son
assaillant. Loin donc de se plaindre que les ouvriers aient
l'esprit trop libre, il faudrait plutôt déplorer la trop grande
facilité qu'ils ont à suivre des directions étrangères et à
se contenter, comme idées, des ragots que leur passent des
bourgeois décadents. Il n'y aura de mouvement ouvrier
sain et véritable que le jour où, la bourgeoisie ayant cessé
de vouloir faire du patronage et se contentant d'être ce
qu'elle doit être, une évocatrice hardie de forces produc-
tives, ne donnera plus dans aucune espèce de socialisme:
ce jour-là, les ouvriers, livrés à eux-mêmes et à leurs
seules forces, prendront peut-être aussi une conscience
plus nette et plus claire de leurs véritables intérêts,
et nous aurons peut-être enfin une lutte de classes digne
de ce nom, et non plus ces obscures et infécondes riva-
lités de classes démocratiques, se disputant autour du
râtelier, toujours trop peu garni, de l'Et-at-Providence. Le
mouvement ouvrier, concentré sur le terrain économique,
sans alliage de bourgeois, d'intellectuels et de politiciens,
pourra prendre cette allure grandiose et épique, qui fera
atteindre tout ensemble à la société bourgeoise sa perfec-
tion historique et à la classe ouvrière sa pleine maturité
sociale. Les grands mouvements historiques sont toujours
de grands mouvements épiques. Que serait la grande Révo-
264 LES MÉFAITS DES INTELLECTUELS
un peuple se reforme autour des ateliers, dans
les syndicats, dans les grèves, un peuple, c'est-à-
dire une unité spirituelle, une cité nouvelle, un
droit nouveau, une civilisation nouvelle; le mou-
vement de tension ramenant à l'unité les éléments
épars; l'acte simple et indivisé, l'acte créateur,
lution française sans les guerres de la Révolution et de
l'Empire? Ramenée aux seules luttes des clubs et des
assemblées, aux seules Journées, elle apparaîtrait sous un
jour bien misérable et bien prosaïque. Ce qui fait sa gran-
deur, c'est évidemment qu'elle fut le passage d'un régime
de devoirs à un régime de droits, à qui la gloire d'une
épopée guerrère qui dura vingt ans donna droit de cité
définitif dans l'Histoire. De même, dans l'esprit de Sorel,
l'épopée des grèves, si elle s'était déroulée sur le plan
d'une véritable lutte de classes, devait donner au mouve-
ment ouvrier une gloire immortelle et faire passer dans
le trésor historique de l'humanité un droit nouveau: le
producteur se sera't élevé à la dignité impérissable de
l'homme libre. Les intrigues d'une démocratie apaisement-
détente ont fait jusqu'ici avorter cette épopée des grèves,
et, comme dit Sorel, l'avenir de l'humanité se retrouve
plongé dans la plus complète indétermination. Tout ce
qu'on peut espérer, c'est que le demi-réveil bourgeois, qui
semble se manifester à l'heure actuelle, aille en s'affermis-
sant et force par réaction la classe ouvrière à se réveiller
à son tour. Toutes nos espérances sociales reposent donc
sur le double mouvement nationaliste et syndicaliste: il
faut saluer dans Sorel et Maurras les deux maîtres de la
régénération française et, j'ajouterai, européenne. {Note
de 191S.)
LA FIN DE l'Ère alexandrine 265
dont l'entendement matérialiste ne saurait épuiser
la riche infinité et devant lequel toujours il s'ar-
rête étonné, sceptique et gouailleur, lui, le cri-
tique impuissant; car Apollon ne sait pas créer,
il ne sait qu'org-aniser, classer, ordonner; qu'il
laisse donc à Dionysos toute la liberté de ses
créations: lorsque Dionysos aura créé dans l'en-
thousiasme et le délire mythiques, Apollon pourra
venir : « l'âge des amours, dit Proudhon, est
l'époque de l'explosion du sentiment juridi-
que » (1), et si l'idéal doit être au service du
Droit, sans Fidéal, le Droit demeure inerte et
stérile.
Le socialisme politique, avec Guesde, était parti
d'une intuition aiguë de la lutte de classes; mais
pour avoir transporté cette intuition sur le terrain
démocratique et parlementaire, sur le terrain
bourgeois, sur le terrain de l'échange, il s'est vu
enliser chaque jour davantage. Ce fut un mouve-
ment croissant d'intellectualisation et de matéria-
lisation, où tout enthousiasme révolutionnaire
avait fini par disparaître. Le syndicalisme, avec
le mythe de la grève générale, revient donner au
socialisme une vigueur nouvelle qui, cette fois,
n'est plus exposée à se perdre; mouvement de
producteurs sur le terrain unique de la produc-
(1) Justice, 10« étude, p. 453.
266 LES MÉFAITS DES INTELLECTUELS
tion, avec, à l'horizon, une révolte générale des
ouvriers de tous les ateliers soulevés d'un seul
élan — c'est l'échange, le concept et l'Etat, cette
fois, nettement dépassés et transcendés; et c'est
la fin de la domination dans le monde des mar-
chands, des intellectuels et des politiciens.
CONCLUSION
La victoire de Pascal
On sait comment Proudhon, dans sa Théorie de
la Propriété, répondit à ceux qui l'accusaient de
rechercher, par des contradictions perpétuelles,
une sorte de popularité malsaine « ... D'autres ont
prétendu qu'en 1840 et 1846, de même qu'en 1848,
j'avais visé à la célébrité par le scandale. Cette
fois il diront, déjà ils l'impriment, que je cherche
à ramener sur moi l'attention du public qui
m'abandonne par une contradiction nouvelle,
plus impudente encore que la première. Que
veut-on que je réponde à des intelligences bor-
gnes, Fourier aurait dit simplistes, fanatiques de
l'unité en logique et en métaphysique aussi bien
qu'en politique, incapables de saisir cette propo-
sition, pourtant bien simple : que le monde moral,
comme le monde physique, repose sur une plu-
ralité d'éléments irréductibles et antagoniques, et
que c'est de la contradiction de ces éléments que
résulte la vie et le mouvement de l'univers ? Eux,
au contraire, expliquent la nature, la société et
268 LES MÉFAITS DES INTELLECTUELS
rhistoire, comme un syllogisme. Ils font tout
sortir de VUn, comme les anciens mythologues;
et quand on étale devant eux cette multitude d'in-
conciliables, d'indéfinis et d'incoercibles qui bou-
leversent leurs cosmogonies unitaires, ils vous
accusent de polythéisme et soutiennent que r'n^\
vous-même qui êtes en contradiction (1). »
On ne pouvait comprendre en effet comment
Proudhon, après avoir dans son premier Mémoire
déclaré la propriété un vol, finissait par en dé-
montrer la légitimité, tout en continuant à affir-
mer pleinement justifiée sa critique première. Je
m'attends de même à ce que l'on trouve étrange
qu'après avoir exalté, comme je l'ai fait, le syn-
dicalisme révolutionnaire, j'aboutisse à admettre
la possibilité d'une restauration de l'Etat sous la
forme que propose V Action française, et cela,
scandale des scandales, sans abandonner en
quoi que ce soit ma critique syndicaliste. J'ai
déjà indiqué, dans l'Avant-Propos, toute l'impor-
tance qu'avait à mes yeux la Théorie de la Pro-
priété pour l'interprétation de la pensée prou-
dhonienne; mais il ne sera pas inutile, en con-
clusion, de revenir sur ce point. Je prie, en effet,
qu'on veuille bien, avant de se scandaliser, prêter
une attention toute particulière à la manière
(1) Théorie de la propriété, pp. 212-213.
LA VICTOIRE DE PASCAL 269
extrêmement originale dont Proudhon réhctbilite
cette propriété que, tout d'abord, d'un point de vue
tout logique et tout rationaliste, il avait condam-
née. C'est en effet dans les abus mêmes de la pro-
priété que Proudhon fmit par trouver sa justifica-
tion. Ecoutons d'ailleurs Proudhon lui-même : « La
destination politique et sociale de la propriété
reconnue, j'appellerai une dernière fois l'atten-
tion du lecteur sur l'espèce d'incompatibilité qui
existe entre le principe et les fins et qui fait de
la propriété une création vraiment extraordinaire.
Est-il vrai, demanderai-je encore, que cette pro-
priété, maintenant sans reproche, est pourtant la
même, quant à sa nature, à ses origines, à sa
définition psychologique, que celle dont la critique
exacte et impartiale a si vivement surpris l'opi-
nion; que rien n'a été modifié, ajouté, retranché,
adouci dans la notion première; que si la pro-
priété s'est humanisée, si de scélérate elle est
devenue sainte, ce n'est pas que nous en ayons
changé l'essence, que nous avons au contraire
religieusement respectée; c'est tout simplement
que nous en avons agrandi la sphère et généralisé
l'essor ? Est-il vrai que c'est dans cette nature
égoïste, satanique et réfractaire que nous avons
trouvé le moyen le plus énergique de résister au
despotisme sans faire crouler l'Etat, comme aussi
d'égaliser les fortunes sans organiser la spolia-
tion et museler la liberté ? Est-il vrai, dis-je, car
270 LES MÉFAITS DES INTELLECTUELS
je ne saurais trop insister sur cette vérité à
laquelle la logique de l'école ne nous a pas accou-
tumés, que pour changer les effets d'une institu-
tion qui, dans ses commencements, fut le comble
de l'iniquité, pour métamorphoser Vange de ténè-
bres en ange de lumière, nous n'avons eu besoin
que de l'opposer à lui-même, de l'entourer de
garanties et de décupler ses moyens, comme si
nous eussions voulu exalter sans cesse, dans la
propriété, l'absolutisme et l'abus ?
« Ainsi, c'est à la condition de rester ce que la
nature l'a faite, à la condition de conserver sa
personnalité entière, son moi indompté, son esprit
de révolution et de débauche, que la propriété
peut devenir un instrument de garantie, de
liberté, de justice et d'ordre. Ce ne sont pas ses
inclinations qu'il faut changer, ce sont ses
œuvres; ce n'est plus en combattant, à la manière
des anciens moralistes, le principe de la concu-
piscence, qu'il faut désormais songer à purifier la
conscience humaine; comme l'arbre dont le fruit,
âpre et vert au commencement, se dore au soleil
et devient plus doux que le miel; c'est en prodi-
guant à la propriété la lumière, les vents frais
et la rosée, que nous tirerons de ses germes de
péché des fruits de vertu. Notre critique anté-
rieure subsiste donc : la théorie de la propriété
libérale, égalitaire, moralisatrice tomberait, si
nous prétendions la distinguer de la propriété
LA VICTOIRE DE PASCAL 271
absolutiste, accapareuse et abusive ; et cette trans-
formation que je cherchais sous le nom de syn-
thèse, nous l'avons obtenue, sans aucune altéra-
tion du principe, par un simple équilibre (1). »
Ainsi donc, c'est dans le caractère satanique de
la propriété — je reprends l'expression même de
Proudhon, elle est curieuse et suggestive — c'est
dans la conservation de ce caractère satanique
que se trouvent en définitive la justification et la
raison d'être de la propriété; pour que cet ange
de ténèbres devienne un ange de lumière, il faut
qu'il garde l'esprit de révolution et de débauche
de son « moi » indompté : felix culpa, dit la
mystique chrétienne en parlant de la faute
d'Adam, heureux péché qui nous a valu la
rédemption par le Christ; et comme cette trans-
figuration de la propriété, pour le dire en passant,
rappelle bien la transfiguration, dans cette même
mystique, d'Eve en Marie, par laquelle la femme
passe du rôle douloureux au rôle glorieux ! De
même, dirai-je à propos du syndicalisme, c'est
dans son caractère révolutionnaire, indompté,
satanique, que se trouve sa vraie valeur sociale :
la violence prolétarienne, déclarait Sorel dans ses
Réflexions, est une chose très belle, très noble et
très héroïque, et il nous invitait à saluer les révo-
(1) Op. cit. pp. 209-210.
272 LES MÉFAITS DES INTELLECTUELS
lutionnaires comme les Grecs saluèrent les héros
Spartiates qui défendirent les Thermopyles et
contribuèrent à maintenir la lumière dans le
monde antique. Cette apologie de la violence a
paru scandaleuse à nos pusillanimes conser-
vateurs comme à nos républicains régicides et
chez qui Harmodius et Aristogiton passèrent tou-
jours cependant pour des héros; mais l'opinion
des braves gens et des gens nantis n'a jamais eu
la moindre valeur philosophique; elle est celle
de gens chez qui la poltronnerie tient lieu de
toute critique et de toute pensée. « Les honnêtes
gens, dit Proudhon quelque part, sont les grands
coupables. C'est à eux de se faire vengeurs, jus-
ticiers et policiers; de chasser les intrigants gou-
vernementaux, les exploiteurs, les malfaiteurs,
les coquins, les fourbes. » Mais les honnêtes gens
laissent toujours faire : ils ressemblent à ces
catholiques français qui, pareils à des moutons,
se sont laissé tranquillement dépouiller, sans
avoir d'autre réaction défensive que de mettre
toutes leurs espérances de salut dans un Briand
ou un Poincaré. Laissons donc les honnêtes gens
à leur pusillanimité gémissante : ils oublient tou-
jours beaucoup trop que qui veut sauver sa vie
la perdra et ils méritent amplement leur misé-
rable sort.
Pour bien comprendre la pensée de Sorel et re-
connaître avec lui la valeur historique et civilisa-
LA VICTOIRE DE PASCAL 273
trice de la violence et de son introduction dans les
rapports sociaux, il faut se rendre maître de la
théorie des antinomies et voir à quelle conception
du monde et de la vie elle aboutit. La guerre nour-
rit le patriotisme comme la grève nourrit le so-
cialismey ai-je dit (1). Que voyons-nous, en effet, à
l'heure actuelle ? Sous la double menace alle-
mande et syndicaliste, nous assistons à un ré-
veil de la bourgeoisie contemporaine ; l'esprit
guerrier et religieux l'emporte sur l'esprit paci-
fiste et humanitaire; la jeunesse actuelle, si nous
en croyons Agathon et son enquête, est toute pé-
nétrée d'aspirations patriotiques et catholiques ;
le petit-fils de Renan écrit ce curieux Appel des
armes, qui est une double apologie de l'armée et
de l'Eglise, prises dans toute la pureté et toute la
rigueur de leur notion; et Péguy (2), dont Psi-
chari n'est d'ailleurs qu'un disciple, nous avait
déjà donné ce beau Mystère de la charité de
Jeanne d'Arc, à propos duquel Sorel signala le
réveil de l'âme française et le synchronisme des
(1) Gh. IV, p. 205.
(2) Pourquoi faut-il que 'nous constations, avec un sen-
sible regret, que le même Charles Péguy se fait l'éditeur
d'un Benda ou d'un Joseph Reinach, dont il vient de pu-
blier un cahier sur la loi de trois ans ? Ce spectacle a
quelque chose d'affligeant et suffirait à vous rendre... anti-
sémite.
20
274 LES MÉFAITS DES INTELLECTUELS
aspirations patriotiques et religieuses. Incontesta-
blement, il y a quelque chose de changé dans
l'âme de la bourgeoisie qui, d'anarchisante qu'elle
était il y a dix et quinze ans, devient monarchi-
sanle, même lorsqu'elle reste républicaine (son
poincarisme n'est guère, en effet, qu'un monar-
chisme honteux). Les penseurs du xviii' siècle, les
fameux Encyclopédistes, cessent d'être les héros
de la pensée moderne : le centenaire de J.-J.
Rousseau fut un avortement; on n'a pas osé célé-
brer officiellement celui de Diderot. Le siècle qui
est en faveur, c'est le grand siècle, et le penseur
auquel on se réfère le plus volontiers, c'est Pascal.
Sorel a signalé, avec pleine raison, les orienta-
tions pascaliennes de l'âme contemporaine et
j'ai déjà rappelé, dans une note, qu'il a traduit
cette évolution sous une forme saisissante: « Pas-
cal, a-t-il écrit quelque part, a vaincu Descar-
tes » (1). La grande faveur de la philosophie de
M. Bergson tient précisément à ces orientations
pascaliennes, cette philosophie étant, de toute évi-
dence, pénétrée du plus pur esprit de l'auteur des
Pensées; et il suffit de lire VAppel des armes, le
Mystère de Péguy et VEnquête d'Agathon pour
constater à quel point est profonde l'influence de
cette philosophie.
(1) Dans un article paru en Italie dans II Resto del Car-
llno et intitulé Dio rîiorna.
LA VICTOIRE DE PASCAL 275
J'ai dit : sous la double menace allemande et
syndicaliste. Il est évident, en effet, que ce retour
de la bourgeoisie contemporaine à un esprit guer-
rier et religieux s'est accompli sous l'influence des
violences allemandes et ouvrières. Du songe hu-
manitaire on s'est réveillé, à partir de 1905, pa--
triote; depuis Tanger, la perspective d'une guerre
avec TAllemagne a retrempé l'âme française, et,
comme il est naturel pour ceux qui ont lu le pre-
mier volume de La guerre et la 'paix, l'esprit guer-
rier a renouvelé l'esprit religieux — • la guerre,
cette réalité grandiose, sublime et terrible, impli-
quant une philosophie de la vie à base de pessi-
misme héroïque et ne pouvant guère se concilier
avec le plat optimisme de la philosophie du
xviii'' siècle.
On voit les conséquences idéologiques de la
réintroduction du fait guerrier dans la réalité con-
temporaine : la bourgeoisie, au point de vue na-
tional, tend à reformer ses cadres. Aboutira-t-ellc
à la restauration monarchique, pour justifier le
dilemme du livre de Sembat : Faites un roi, sinon
faites la paix — livre sur la valeur dui^uel je
ne voudrais pas m'hypnotiser, mais qui n'en est
pas moins, par son seul titre, un signe très symp-
tomatique de l'évolution des idées contempo-
raines ? C'est ce qu'on ne saurait dire ; mais le
certain, c'est, d'ores et déjà, une transformation
considérable de l'esprit public.
276 LES MÉFAITS DES INTELLEr/riîKÎ.S
Au point de vue social, les cunsf^iuences ne
sont pas moins notables. Ici aussi, la bourgeoisie
est en travail de reconstitution; ici aussi, elle se
réveille du songe humanitaire pour revenir à une
plus saine notion des réalités, et je vois môme se
créer une sorte d'école de dirigeants (1) où, sans
m'arréter à ce que son programme peut comporter
encore d'utopie anglo-saxonne, patronaliste et
modernisante, je remarque une affirmation assez
altière du droit de la bourgeoisie à son rôle de
direction. Et il n'y a pas de doute que c'est sous
l'influence du mouvement ouvrier contemporain
et de l'introduction du fait de la grève, que la
bourgeoisie éprouve le besoin de se reformer, de
raffermir ses positions et de redresser son esprit
et ses mœurs, qui, de pacifistes et jouisseuses, se
referaient guerrières et manufacturières, j'en-
tends par là dignes d'une classe qui a la respon-
sabilité effective de la production et qui veut mar-
cher résolument à la tête du progrès technique
moderne.
Au terme de cette évolution, et si l'influence de
l'idée guerrière sous sa double forme nationale
et sociale se maintenait sur une période assez
(1) Je fais allusion à cette école d'humanités contempo-
raines que vient de fonder M. Joseph Wilbois sous le titre
du CAP.
LA VICTOIRE DE PASCAL 277
longue, nous aurions une bourg-eoisie patriote, re-
ligieuse, sévère en ses mœurs, chez qui, au point
de vue social, nous retrouverions ces capitaines
d'industrie, ces héros de l'industrie moderne, qui
ont fait la grandeur et la puissance du capita-
lisme, et qui, au point de vue national, recouvre-
rait l'énergie de reconquérir sa place dans le
monde, en redonnant à la notion de l'Etat toute
sa valeur romaine et guerrière. Ce serait la fm
du pacifisme, et, avec lui, de toutes les formes
émollientes de la religion dite moderne, — huma-
nisme, tolstoïsme, modernisme de tout acabit, in
omni génère, modo et casu.
L'esprit démocratique, qu'on pourrait définir
l'esprit de conciliation et de paix poussé à sa der-
nière limite — conciliation sociale par la suppres-
sion des classes et leur évanouissement au sein
de l'Etat, conciliation internationale par la sup-
pression des patries et leur évanouissement au
sein de l'Humanité — , est évidemment opposé à
cette évolution, qui est sa négation pure et sim-
ple ; et l'on comprend qu'il fasse tout le possible
pour la contrarier. Il a déjà réussi à rapprocher
le syndicalisme du socialisme et de l'anarchisme,
ces deux formes extrêmes de la démocratie pro-
jetées sur le terrain ouvrier; il s'efforcera de rap-
procher la France et l'Allemagne, fût-ce au prix
d'une abdication réelle de notre pays, et c'est
bien là, en effet, ce que propose Marcel Sembat.
278 LES MÉFAITS DES INTELLECTUELS
11 faut donc détruire l'esprit démocratique, en rui-
ner le prestige, en faire éclater aux yeux de tous
la radicale malfaisance nationale et sociale, si
nous voulons que l'évolution décrite plus haut
s'achève et reconstruise les classes dans leur
structure — la bourgeoisie par la guerre, le pro-
létariat par la grève.
Frlix culpa, disions-nous plus haut avec la théo-
logie chrétienne, appliquant cette expression mys-
tique à la justification proudhonienne de la pro-
priété (1). Heureuses donc les violences alleman-
des et syndicalistes, disons-nous maintenant,
puisque leur introduction dans notre vie contem-
poraine comporte déjà de si belles conséquences
idéologiques. Dans le texte de Proudhon, que j'ai
cité tout à l'heure, j'ai souligné à dessein toutes
les expressions qui rappellent la mystique chré-
tienne — et, en vérité, on pourrait dire que la
théorie dés antinomies n'est qu'une application
à la marche des événements sociaux des idées
fondamentales de cette mystique. Félix culpa,
heureuse la faute d'Adam, qui nous a valu la ré-
(1) Proudhon dit même expressément que « la théorie do
la propriété est le penjjlant de la théorie de la justifica-
tion, par les sacrements, de l'homme déchu » (p. 239).
LA VICTOIRE DE PASCAL 279
demption par le Christ, proclame la théologie ;
n'est pas pécheur qui veut; c'est dans les grands
pécheurs que se trouve l'étoffe des grands saints,
pense-t-elle encore — toutes formules tradui-
sant la même idée et pouvant constituer, aux
yeux du rationalisme moderne, une paradoxale
et scandaleuse apologie du Mal.
Un auteur anglais, M. Chesterton, présentant
une apologie du christianisme, faisait voir en lui
Vexaltation des contraires : douceur et violence,
guerre et paix, attachement et détachement (1) —
un rythme mystérieux porte l'âme chrétienne à
tous les sommets des vertus antagoniques, sans
qu'il lui soit permis jamais de rester dans ce qu'on
appelle le juste-milieu, la médiocrité bourgeoise
et cette espèce de sérénité alexandrine particu-
lière aux sociétés ultra-rationalisées. C'est ce que
cet auteur appelait les paradoxes du christia-
nisme. Est-il besoin de rappeler combien la pen-
sée de Pascal fut dominée par l'idée des contra-
dictions du cœur humain? S'il s'abaisse, je le
vante; s'il se vante, je l'abaisse : toute l'apologé-
tique pascalienne est fondée sur l'antinomie de
(1) Dans une séance de la Société française de Philoso-
phie, M. Bergson a dit aussi : « Miachement et détache-
ment, voilà les deux pôles entre lesquels la motalité
oscille». (Séance du 2 mai 1901, Le parallélisme psycho-
physique et la métaphysique positive, p. 57.)
280 LES MÉFAITS DES INTELLECTUELS
la grandeur et de la bassesse humaines. Et, d'une
manière générale, ne peut-on pas dire que le
christianisme repose sur l'antagonisme du divin
et de rhumain, réconciliés, concentrés, réunis
d'une manière extraordinaire dans la personne du
Christ, de l'Homme-Dieu? Dans cette brochure,
intitulée A reculons, que j'ai eu l'occasion déjà
de citer et qui est l'œuvre d'un Père chartreux, je
vois cette opposition nettement reconnue. Le chris-
tianisme, selon ce Père chartreux, réalise un équi-
libre miraculeux entre la nature divine et la na-
ture humaine; le Christ, c'est l'union de ces deux
natures, et une union telle, que loin de comporter
aucune atténuation, aucune dégradation de l'une
ou de l'autre, elle les exalte toutes deux à leur
maximum de puissance, de pureté et de grandeur.
Il arrive que l'homme puisse écraser Dieu ou
que Dieu puisse écraser l'homme : ce n'est pas
là le christianisme, nous dit ce Père chartreux ;
car le christianisme implique, postule, exige une
double exaltation de l'homme et de Dieu, de la
liberté humaine et de la liberté divine. Nous avons
exactement ici la loi des antinomies proudho-
niennes. Dieu peut écraser l'homme, le divin
peut étouffer l'humain : c'est l'exagération des
régimes cléricaux et théocratiques, amenant les
réactions anticléricales; c'est la folie du détache-
ment, amenant une réaction du sentiment païen
de la vie, une fureur d'attachement à la vie; ce
LA VICTOIRE DE PASCAL
281
sont les Renaissances succédant au moyen âge.
L'homme peut écraser Dieu : ici, c'est l'humain
qui passe au premier plan et accapare tout l'ho-
rizon; le divin semble s'évanouir; nous avons le
rationalisme absolu des périodes de sécularisa-
tion; l'Etat remplace l'Eglise; la science, la foi; un
positivisme tout terrestre donne le ton à toutes les
manifestations de la vie sociale; Vhomme, comme
le proclama un jour Jules Guesde, devient Dieu;
c'est la religion de l'humanisme. Mais ces mouve-
ments de sécularisation et d'athéisation absolues
sont toujours suivis de réactions religieuses.
Après le xviir siècle, nous avons le renouveau
chrétien, auquel le Génie du christianisme de
Chateaubriand donna le branle; et aujourd'hui,
après la sécularisation dreyfusienne, nous avons
de nouveau un réveil religieux. Un rythme singu-
lier fait ainsi passer l'histoire des excès du divin
dans \q?> excès de l'humain, et inversement, sans
qu'il semble possible qu'un équilibre stable puisse
être obtenu.
La grande scission du monde moderne et de
TEglise catholique, scission qui paraît irrévocable
à tant d'esprits comme à Proudhon (1), n'a pas
(1) Proudhon écrit en effet ceci, dans son Jésus, pp. 94,
95 et 96 : « Il est patent que l'humanité croyante voit
des choses que l'humanité savante n'aperçoit pas; elle
conçoit, raisonne et juge autrement; elle conclut diffé-
282 LES MÉFAITS DES INTELLECTUELS
d'autre cause que cette réaction de l'humain
contre les excès du divin, au moyen âge. Le monde
moderne a conquis la liberté intellectuelle, la li-
berté de la science; à aucun prix, il ne veut aban-
donner cette conquête, et tout régime clérical qui
prétendra réimposer des limites à cette liberté
intellectuelle, que le monde moderne veut absolue
et infinie, rencontrera de sa part l'opposition la
remment... Là est la grande scission moderne. Elle est
irréparabie. Impossible d'en revenir. Il faut pour rendre
la société possible que les uns, les incrédules, fassent
effort de tolérance, tandis que les autres, les pieux, feront
effort de ciiarité. Nous devons reconnaître tous, de bonne
foi, ce que nous sommes, accepter notre situation, nous
respecter les uns les autres et nous entre-secourir comme
si nous étions tous, tout à la fois et au même degré, sa-
vants et croyants, pieux et justiciers. Il n'y a qu'un mo-
ment où la réconciliation entre nous soit possible, c'est
celui de la mort, celui où le vivant rentre dans l'éternité.
A ce moment, le savant qui a longtemps médité, long-
temps combattu, qui s'est dévoué gratuitement à la jus-
tice, qui a vécu sans espérance ultérieure, le héros du dé-
vouement, le vrai homme, peut tendre la main au croyant
et recevoir ses adieux. » L'accent de la page est fort
beau et d'une grande élévation de pensée; l'antagonisme
de la raison et de la foi, du savant, qui ne connaît que
l'expérience, et du croyant, qui vit dans le surnaturel, y
est posé dans toute sa force; mais, en fait, l'histoire nous
offre l'exemple de nombreux savants qui furent en même
temps croyants, sans que leur foi ait en rien gêné leur
science; l'antagonisme est plus politique que philosophique,
LA VICTOIRE DE PASCAL 283
plus acharnée. Nous sommes entrés dans la voie
de la sécularisation la plus complète, et toute ré-
sistance de l'Eglise ne fera qu'accélérer le mou-
vement, bien loin qu'elle puisse le ralentir. Le
plus sage et le plus habile pour l'Eglise, ce serait
peut-être, en définitive, de laisser le champ libre
à l'Etat (1). Si l'Eglise adoptait cette attitude.
et l'Eglise, par son attitude maladroite vis-à-vis de Prou-
dhon lui-même, n'a pas peu contribué à l'exacerber dans
la pensée de l'auteur de la Justice. Quand le préjugé ra-
tionaliste, qui n'a rien à voir avec la vraie science, se sera
pleinement dissipé, quand les antagonismes politiques ne
lui donneront plus la force artificielle qu'il possède au-
jourd'hui, on s'apercevra que l'on peut parfaitement faire
cohabiter la plénitude de la science avec la plénitude de
la foi.
(1) Qu'on ne dise pas que c'est là conseiller à l'Eglise
l'abdication pure et simple; à supposer que l'école publique
subsiste seule — ce à quoi d'ailleurs tout nous indique
que nous serons infailliblement amenés — l'Eglise aurait
d'autant plus de raisons de critiquer et de surveiller les
manuels mis entre les mains des enfants que l'Etat reste-
rait le seul éducateur; on ne pourrait plus l'accuser de
rêver la domination politique; l'intérêt sacré des conscien-
ces apparaîtrait comme son seul et unique mobile et l'Antî-
église serait bien obhgée de baisser pavillon. La lutte se
livrerait ainsi sur un terrain bien plus favorable, où
l'Eglise aurait avec elle tout ce qu'il y a d'honnête et de
libre en France. Aussi bien l'enseignement libre donne-t-il
au point de vue d'une formation chrétienne sérieuse et
profonde des résultats si merveilleux? Ce n'est pas nous,
284 LES MÉFAITS DES INTELLECTUELS
l'Anti-église, faute d'objet, s'éteindrait d'elle-
même; et, comme les excès de l'humain ne man-
quent jamais d'engendrer une réaction religieuse,
l'Eglise, très rapidement, reconquerrait une situa-
tion morale hors pair. N'est-il pas remarquable
que ce soit de l'Université de l'Etat que sortent
les plus fermes défenseurs du catholicisme, alors
qu'en fait ce sont les Jésuites qui ont réchauffé
sur leur sein les Voltaire, les Diderot et tous les
Encyclopédistes ? On pourrait ainsi aboutir à un
équilibre où le divin et l'humain, sans se porter
ombrage l'un à l'autre, garderaient entière leur
liberté réciproque. Nous aurions un régime oii
la science et la foi seraient complètement libres,
quoique conçues dans toute la rigueur de leur
c'est le Père chartreux, auteur de la brochure A reculons,
c'est M. l'abbé Charavay de Lyon, qui le reconnaissent
eux-mêmes. Sans compter qu'au point de vue national et
de la paix civile, nous n'aurions plus deux jeunesses, deux
France, la France de M. Homais d'une part, et celle de
M. Bournisien de l'autre, la France anticléricale et la
France cléricale, mais une France, où l'esprit scientifique
et l'esprit religieux pourraient prendre leur plein essor sans
se nuire réciproquement. Au surplus, comme la famille —
et le catholicisme se trouve ici pleinement d'accord avec
Proudhon — est la source la plus authentique et la plus
profonde de nos idées morales, c'est à reconstituer la fa-
mille qu'il faut travailler, si l'on veut conserver à la mora-
lité de solides appuis. L'Etat sera toujours un mauvais
éducateur; il n'est bo«n que pour transmettre un savoir
LA VICTOIRE DE PASCAL 285
notion et sans aucun amollissement; ce serait ce
qu'on peut appeler une ère classique, les grandes
époques classiques me paraissant caractérisées
précisément par cet équilibre du divin et de l'hu-
main, ce que j'ai appelé aussi l'alliance frater-
nelle de Dionysos et d'Apollon — comme on l'a
vu au temps des tragiques grecs et du xvif siècle
français.
On parle beaucoup, actuellement, de renais-
sance classique, et Agathon nous assure que la
jeunesse, aujourd'hui, si elle est patriote en poli-
tique, catholique en religion, est classique en
littérature. La question au fond est beaucoup plus
philosophique que littéraire, et la querelle entre
le classicisme et le romantisme doit se trancher
abstrait; s'il veut se mêler de former des cai'actères et des
consciences, il échoue misérablement. L'Etat est incompé-
tent pour tout ce qui regarde notre psychologie profonde :
les valeurs mystiques, les valeurs familiales, qui sont
comme une transposition dans le siècle des valeurs mys-
tiques (Proudhon voit dans la famille une institution mys-
tique et déclare quelque part que la chasteté est l'idéal de
l'amour) et les valeurs ouvrières dépassent la sphère de
l'Etat et ne peuvent être maintenues dans le monde que
par trois institutions : l'Eglise, appuyée sur de grands
ordres religieux ; la Famille, fondée sur le mariage indisso-
luble; et les Groupements ouvriers, où la morale des pro-
ducteurs s'élabore et prend tout son essor ; la morale laïque,
qui est antireligieuse, antifamiliale et antiouvrière, ne peut
donc être qu'une caricature de morale.
286 LES MÉFAITS DES INTELLECTUELS
sur le terrain métaphysique. 11 y a deux sortes de
classicisme, le classicisme de Jean Chapelain et
celui de Pascal, de Corneille et de Bossuet, chez
qui d'ailleurs on s'est plu parfois à trouver beau-
coup de romantisme; et le romantisme lui-même
peut s'interpréter de bien des manières. N'a-t-il
pas été, dans son fond, une réaction contre l'Ency-
clopédisme ? Il y a dans le romantisme une aspi-
ration à la grandeur tragique, un sens tout scha-
kespearien des antinomies vitales, sociales et
métaphysiques, qui, malgré ses abus, ses excès,
ses défaillances, lui conservent la valeur d'une
grande époque littéraire. Le classicisme, au con-
traire, peut se présenter sous des allures vieillottes,
séniles, académiques, oii Tordre est obtenu, non
par l'exaltation de principes contraires au sein
d'un équilibre fort et sain, mais par réduction,
atténuation, adoucissement des antagonismes,
produisant cette sérénité alexandrine dont je
parlais plus haut. Il ne faut pas, en effet, s'hypno-
tiser sur le mot ordre; l'ordre peut être produit de
bien des manières, par suppression des éléments
ù ordonner ou par leur mise en valeur au sein
d'un équilibre supérieur. Nous avons vu Prou-
dhon renoncer à la possession pour la propriété
et conserver à celle-ci son caractère absolutiste
et satanique; il ne s'agit, dit Proudhon, pour
sublimer la propriété, que de lui prodiguer la
lumière, les vents frais et la rosée! Les vraie
LA VICTOIRE DE PASCAL 287
moralistes ne sont pas ceux qui suppriment les
passions; ce sont ceux qui savent les util.ser,
comme des forces, et les faire servir à la pro-
duction d'un ordre supérieur. 11 y a des classiques
qui, exagérant les principes d'ordre et d'autorité,
aboutissent à la stérilité, à l'atonie et à la mort :
on pourrait leur appliquer le mot de Tacite : uhi
solitudinem faciunt, pacem appellant. De même,
il y a des romantiques qui, exagérant le principe
de liberté, qu'ils confondent avec la fantaisie et
l'arbitraire, aboutissent également à l'impuis-
sance. Ils proclament la liberté de la passion,
mais ils oublient que la passion, pour être forte,
doit rencontrer des obstacles, et qu'elle est d'au-
tant plus puissante, plus élevée et plus drama-
tique qu'elle se heurte à des barrières plus diffi-
ciles à emporter. Nous retrouvons toujours la
même loi des antinomies et ce couple autorité-
liberté dont Proudhon parle dans le Principe
fédératif et en vertu duquel l'Autorité et la
Liberté, pour atteindre à toute leur vigueur et
toute leur pureté, doivent se balancer l'une l'autre.
Il y a des classiques qui suppriment la liberté,
et il y a des romantiques qui suppriment l'auto-
rité; il n'y a plus dès lors de couple; il ya VUn,
qui, dans sa solitude, loin de pouvoir tout engen-
drer, comme le croient tous nos fanatiques
dnnité, est condamné à l'impuissance la plus
radicale. L^ordre classique vrai est un ordre oii
288 LES MÉFAITS DES INTELLECTUELS
tous les éléments contraires, portés à leur maxi-
mum de puissance, se balancent l'un l'autre et
produisent par ce balancement un équilibre
robuste et d'autant plus débordant de vie qu'il est
plus riche en antagonismes.
« Tout notre monde moderne est pris dans les
filets de la culture alexandrine », ai-je rappelé
avec Nietzsche. Si la renaissance classique veut
aboutir, elle doit choisir entre les deux types de
classicisme : le classicisme des grands tragiquc^î
grecs, le classicisme homérique et eschyléen, ou
le classicisme de la Grèce décadente, des
Grœculi, le classicisme alexandrin. Eschyle ou
Euripide ? La grandeur tragique du mythe pro-
méthéen ou la platitude optimiste du socratisme ?
Le Platon des mythes ou le Platon dialecticien ?
Il ne faut pas, je le répète, dire avec M. Seillière :
Apollon ou Dionysos, mais Dionysos-Apollon ou
Socrate? Le rationalisme socratique, et j'ajouterai,
pour lui donner une qualification moderne, carté-
sien, est fortement battu en brèche: Pascal a
vaincu Descartes. En réfléchissant à l'antagonisme
illustre de Pascal et de Descartes, on voit tout de
suite la portée incalculable de cette formule de So-
rel. En effet, que signifie cette victoire de Pascal
sur Descartes? Elle signifie la victoire d'un ratio-
VICTOIRE DE PASCAL 289
nalisme vrai sur un rationalisme postiche, chimé-
rique, utopique, irrationnel, le rationalisme de la
physique amusante et mondaine des gens du
xviii^ siècle et de la sociologie ennuyeuse et non
moins mondaine des gens du xix^; et elle signifie
la victoire d'un spiritualisme vrai sur un spiri-
tualisme postiche, rapporté, plaqué et inefficace,
ou efficace seulement pour des âmes déjà forte-
ment imprégnées à l'avance de christianisme.
Personne, en effet, ne soutiendra ni ne pourra
jamais soutenir que la raison d'un Pascal fut
inférieure à celle d'un Descartes : l'intraitable
et inflexible raison pascalienne, cette raison
pour ainsi dire endiablée et dont la logique
impérieuse et passionnée plonge dans la réalité
des coups de sonde si hardis, si décisifs et si
terribles qu'on peut à peine supporter l'éclat
fulgurant des vérités ramenées au jour par elle
— cette raison à laquelle je ne puis trouver
d'équivalente que celle, au xix^ siècle, d'un
Proudhon, pour la vigueur, l'intrépidité et l'in-
flexibilité, — qui ne la trouvera au contraire
bien supérieure à la placide raison, un peu grise,
un peu terre-à-terre, moyenne pour tout dire, de
Descartes ? Car enfin, Descartes, c'est déjà, avant
la lettre et avant le temps, un positiviste, un
scienti^tn, un démocrate de la raison, pour qui le
bon sens est chose commune et le progrès chose
facile, unilinéaire, s'avançant sans à-coups sur la
21
?*M) LES MÉFAITS DES INTELLECTUELS
ligne monotone et plate d'un temps mathémn-
tiqno indônni. Descàrtes, c'est donc, incontest.i
blemeht, le Père du xviil* siècle, l'ancêtre d»
Encyclopédistes; tout le xviii' siècle est cartésien
dans les moelles : il n'y a à cela aiicuii doute
possible, et la victoire de Pascal sur Descartes,
c'est donc la victoire sur l'esprit du xviii' siècle,
qui est resté le grand siècle pour tous les ratio-
nalistes, les démocrates, les Juifs et les Sorbo-
nards, mais qui, pour tout esprit non prévenu, ne
peut désormais plus apparaître que comme le
siècle plat et médiocre par excellence — siècle
à la fois antimétaphysique, antireligieux et anti-
artistique, c'est-à-dire où les trois plus hauts pro-
duits de l'esprit, selon Hegel : la Philosophie, l'Art
et la Religion, subirent comme une demi-éclipse;
siècle en même temps de la petite science, où
tout devient matière à propagande journalistique
et salonnière, nullement donc un grand siècle
scientifique; — et siècle canaille et libertin, qui
a vu naître ces trois gravelures de taille, la
Pucclle, la Religieuse et le Supplément au Voyage
(le Bougainville, et où, sous le raffinement des
manières et la fameuse douceur de vii)re^ se
cachait la corruption effroyable des sociétés
ultra-intellectualiséos, ultra-rationalisées, ultra-
policées, et passées tout entières du régime de
la guerre et du travail au régime du spectacle
et de la jouissance.
LA VICTOIRE DE PASCAL 291
Nous sommes maintenant beaucoup trop bar-
bares pour goûter encore le charme faisandé de
cette pourriture élégante et parfumée; et les pro-
grès prodigieux accomplis par la science et l'in-
dustrie au xix^ siècle, progrès dont nous sommes
fiers à juste titre, nous ont rendus trop sérieux
pour ne pas estimer ce rationalisme de salon et
de boudoir une chose bien puérile et bien sotte.
Nous sommes, en un mot, beaucoup trop pro-
fonds pour être encore cartésiens.
Le spiritualisme postiche de Descartes est-il
plus solide que son rationalisme ? Et si Descartes
eut la prétention de substituer, dans les collèges,
sa philosophie à celle de saint Thomas, et si
Bossuet put un temps être sa demi-dupe — on sait
qu'il ne tarda guère d'ailleurs à reconnaître son
erreur et à prédire les destins antireligieux du
cartésianisme — devons-nous croire à la profon-
deur du spiritualisme cartésien ? Nous avons ici
encore le témoignage de Pascal, dont les Pensées,
manifestement, sont dirigées, en grande partie,
contre Descartes, — Descartes « inutile et incer-
tain )) • — et qui, évidemment, n'a dit le fameux
mot : « La philosophie ne vaut pas une heure de
peine », qu'après une lecture des Premiers prin-
cipes. Descartes impatientait Pascal, parce que
Descartes, c'est un déiste, comme c'est un scien-
tiste, et que rien ne paraissait chose plus fade,
plus niaise, plus absurde à Pascal que le déisme,
292 LES MÉFAITS DES INTELLECTUELS
à qui, déclare-t-il expressément, il préfère
Tathéisme le plus caractérisé (1). Pour l'auteur
du Mystère de Jésus, c'est-à-dire pour un homme
qui avait pratiqué l'expérience religieuse à w
degré de profondeur et d'acuité, le déisme de
Descartes devait évidemment apparaître comme
la chose la plus superflue, la plus vaine, la plii>
inutile qui soit. Et il est de fait que ce spiritua-
lisme cartésien, s'il a pu faire illusion, n'a pu
séduire que des âmes déjà très fortement chris-
tianisées et qui, par conséquent, sous-entendaient
à ce déisme pauvre et maigre la richesse de leur
expérience religieuse et lui donnaient ainsi une
vie et une profondeur qu'il n'avait pas et ne pou-
vait pas avoir. On ne sent en effet nulle part chez
Descartes de vives préoccupations religieuses
et morales; il n'y a pas di' éthique cartésienne;
on voit très clairement que, pour Descartes,
la morale est chose quelconque, adventice, étran-
gère, pour ne pas dire encombrante; il laisse
cela à d'autres; lui, déjà tout gonflé de cet orgueil
(1) <« Tous ceux qui cherchent Dieu hors de Jésus-
Christ et qui s'arrêtent dans la nature, ou ils ne trouvent
aucune lumière qui les satifasse, ou ils arrivent à se for-
mer un moyen de connaître Dieu et de le servir sans mé-
diateur : et par là ils tombent ou dans Valhé'lsme ou dans h-
déisme, qui sont deux choses que la religion chrétienne
abhorre presque également. » (Art. xxii, 6, édition Havet).
LA VICTOIRE DE PASCAL 293
scientiste et de cet optimisme insupportable de
nos modernes, ne s'abaisse pas à de si mesquines
pensées, et, dédaigneusement, abandonne ce
domaine à la coutume. Aucun sens, chez ce pré-
positiviste, du tragique de la vie ; une sécurité
toute rationaliste; aucune vision des abîmes ver-
tigineux entre lesquels s'avance, incertaine et
troublée, la pensée humaine, cette lueur, selon
Pascal, qui vacille entre deux infinis de grandeur
et de petitesse; mais une platitude vraiment déjà
toute moderne, cette familiarité de parvenu
qu'est l'homme moderne, pour qui tout mystère
est dévoilé et qui s'avance dans la vie avec l'assu-
rance grossière et insolente d'un Gaudissart de
province.
« Inutile et incertain », inutile pour la science
et la vraie raison, inutile pour la foi et les vrais
croyants, tel est donc bien ce Descartes, dont on
a fait cependant le père de la pensée moderne,
et qui l'est bien, en effet, si l'on ne considère
cette pensée que sous ses aspects les plus com-
muns, les plus superficiels et les plus caducs
comme aussi les plus nuisibles — père des En-
cyclopédistes, père aussi d'Auguste Comte, con-
tre lesquels la pensée contemporaine est en réac-
tion profonde, toute pénétrée qu'elle est de pas-
calisme et de bergsonisme. Et aperçoit-on main-
tenant toute la portée, toute la signification de la
victoire de Pascal sur Descartes ? Descartes
294 LES MÉFAITS DES INTELLECTUELS
vaincu, c'est le rationalisme vaincu, et par ra-
tionalisme, il faut entendre exactement ce ratio-
nalisme abstrait,' ou, pour mieux dire, cet intel-
lectualisme moderne, étranger à la vraie science
et subversif de la raison tout court, qui n'a été
inventé que pour battre en brèche les croyances
chrétiennes et substituer à la religion une con-
ception dite scientifique du monde, qui est bien
la chose la plus niaise et la plus plate que l'on
ait pu inventer au cours des siècles. Avec Des-
cartes, c'était toute chose rabattue sur le plan
de la petite science, des idées claires et distinctes;
plus de mystère; un monde entièrement transpa-
rent; la philosophie, l'art et la religion rempla-
cés par la science, c'est-à-dire les trois plus hauts
produits de l'esprit, par lesquels s'opère l'investis-
sement de ce mystère fondamental qu'est la vie,
remplacés par une discipline toute mécanique
et conceptuelle terriblement stérilisante; la prose
substituée à la poésie; le triomphe, en un mot, de
ce que j'ai appelé l'homme théorique, le Faust
moderne, l'Intellectuel, cet homme instruit qui
passe pour un homme cultivé et pour qui la
petite région des idées claires et des concepts
distincts usurpe insolemment sur l'immense et
tragique obscurité de l'univers.
Mais, comme l'a proclamé Faust lui-même,
« la théorie est grise et l'arbre de la vie est vert ».
Et le dégoût nous a saisis de cette plate limpidité
LA VICTOIRE DE PASCAL 295
d'un monde antimétaphysique, antireligieux et
antivital, partant profondément antipoétique,
011 nous ne voulons plus nous laisser dessécher
et tarir davantage. Tous, nous sommes fatigués
de cette sérénité socratique et alexandrine d'un
monde tout logique, qui, au premier contact avec
les réalités tragiques, nous laisse si désemparés ;
et, comme Socrate s'exerçant à la musique, nous
pressentons qu'il y a, par delà la science, un
monde de l'art, un monde mystérieux et en-
chanté, le monde du sublime et du beau, enfant
de la Liberté créatrice. Nous ne croyons plus à
cette raison cartésienne, pour qui l'évidence est le
critérium de la vérité; car nous avons appris qu'il
y a, comme dit Proudhon, une raison collective
dont les démarches ne sont pas analogues à
celles de notre raison individuelle, ce que le
catholicisme exprime en parlant des desseins
impénétrables de la Providence, et Hegel, « des
ruses de la Raison » ; et nous savons que le monde
est un phénomène mystique, que nous sommes
impliqués dans une action qui nous dépasse et
que le drame, dont nous sommes un instant les
acteurs, se développe sur une scène à la fois si
grandiose, si terrible et si magnifique, que nous
ne pouvons que par lueurs, par les ressources
d'une intuition, comme dit M. Bergson, évanouis-
sante, en pressentir et en deviner l'élan vertigi-
neux et la sublime grandeur. « Attelés, comme
296 LES MÉFAITS DES INTELLECTUELS
des bœufs de labour, à une lourde tâche, écrit
M. Bergson, nous sentons le jeu de nos muscles
et de nos articulations, le poids de la charrue et
la résistance du sol. Agir et se savoir agir, entrer
en contact avec la réalité et même la vivre, mais
dans la mesure seulement où elle intéresse l'œu-
vre qui s'accomplit et le sillon qui se creuse,
voilà la fonction de l'intelligence humaine.
Pourtant un fluide bienfaisant nous baigne, où
nous puisons la force même de travailler et de
vivre. De cet océan de vie, où nous sommes im-
mergés, nous aspirons sans cesse quelque chose
et nous sentons que notre être, ou du moins l'in-
telligence qui le guide, s'y est formé par une
espèce de solidification locale. La philosophie ne
peut être qu'un effort pour se fondre à nouveau
dans le tout (1) ». Par l'intuition philosophique,
par la création artistique, par l'expérience reli-
gieuse, nous arrivons, en effet, à prendre de cet
océan de vie, dont M. Bergson nous parle, comme
une aspiration plus large et plus profonde; nous
entrons en quelque sorte dans le mouvement
créateur lui-même pour eu adopter le rythme,
et, au lieu d'en rester à « cette espèce de solidi-
fication locale » où l'intelligence seule nous
laisse, parmi la désolation d'un univers vidé et
(1) Evolution créatrice, p. 209.
LA VICTOIRE DE PASCAL 297
réduit pour ainsi dire à sa pellicule superficielle,
sans perspectives, sans horizons et sans profon-
deur, nous nous sentons emportés en plein ciel.
Débarrassés de cette philosophie intellectualiste
étriquée et stérile, qui nous rendait la vie et l'his-
toire inintelligibles, et pour qui tout est scandale
logique, l'art, la religion, la métaphysique, comme
la liberté elle-même, nous pouvons aborder les
problèmes que nous pose le monde moderne avec
un esprit parfaitement libre et un cœur résolu
à en affronter toute la tragique complexité. Le
monde ancien était un monde arrêté, clos, fini ;
il ressemblait à ce monde où, comme dit W. Ja-
mes, « votre professeur de philosophie vous fait
pénétrer». «Ici, écrit James, ne se rencontrent
plus les contradictions de la vie réelle. Ce monde-
là est d'une architecture toute classique : les prin-
cipes de la raison en tracent les grandes lignes;
les nécessités logiques en cimentent les diverses
parties; et ce qu'il exprime, avant tout, c'est la
pureté, c'est la dignité : on dirait un temple de
marbre, dont la blancheur resplendit sur une
colline! En fait, c'est là beaucoup moins une re-
production de notre monde réel qu'une construc-
tion d'un dessin très clair qu'on élève par-dessus
et qu'on lui surajoute; c'est un sanctuaire, clas-
sique en effet, où l'imagination d'un rationaliste
peut trouver un refuge et oublier l'aspect confus,
gothique, que présentent les faits pris tels
298 LES MÉFAITS DES INTELLECTUELS
quels » (1). W. James oppose ici le gothique au
classique comme le confus au clair, et, par clas-
sique, il entend manifestement ce classicisme
académique qui est une corruption du vrai et
grand classicisme, que nous avons défini plus haut
un équilibre du divin et de l'humain, du diony-
sien et de l'appollinien, du sublime et du beau,
et qu'il faut incarner, historiquement, dans
Eschyle et Sophocle, Michel- Ange et Raphaël.
Corneille et Racine — équilibre extrêmement pré-
caire, d'ailleurs, et fugitif, Sophocle, Raphaël et
Racine pouvant déjà être considérés respective-
ment à Eschyle, Michel-Ange et Corneille, comme
la transition à Euripide, aux Garrache et à Vol-
taire, c'est-à-dire à l'art rationaliste, fade et bour-
geois, qui n'est que du classique dégénéré. Quoi
qu'il en soit, et s'il est vrai que le Parthénon com-
paré à une cathédrale gothique doive être rangé
plutôt dans la catégorie du beau et celle-ci dans
la catégorie du sublime, il est clair qu'en passant
de l'antiquité à l'âge moderne, on a bien la sen-
sation de passer d'un monde fini, en prédomi-
nance de beauté, à un monde infini, en prédomi-
nance de sublime, oii rame, comme dit M. Berg-
son, se hausse au-dessus de Vidée, et oii, partant,
à une certaine assurance de facile intelligibilité
(1) W. James, Le Pragmatisme, p. 37.
LA VICTOIRE DE PASCAL 299
se substitue une inquiétude de vie, qu'on ne qua-
lifiera de romantique que pour en rabaisser systé-
matiquement la noblesse et la grandeur : il suffit
d'opposer Pascal à Socrate, le penseur moderne
le plus profond au penseur grec le plus célèbre,
la morale chrétienne à la morale grecque, pour
comprendre, par ce raccourci saisissant, toute
l'importance d'une transformation où il est évi-
dent que le christianisme a joué le rôle capital.
Le christianisme, comme l'a dit Taine, a doté
l'ame humaine d'une faculté nouvelle, la faculté
mystique ; il a découvert le royaume de Dieu ;
désormais l'homme ne sera plus seulement Vani-
mal politique d'Aristote, mais surtout et avant tout
un animal religieux; la morale ne sera plus po-
litique, et la religion débordera la Cité : il y aura,
au-dessus des relations civiles et politiques, un
domaine réservé, inaliénable et mystérieux, le
domaine du sacré, qu'on essaiera plusieurs fois,
mais en vain, de dériver sur l'Etat. Et voyez quel
renversement de perspectives ! Pour Socrate,
c'est la nature, c'est le monde physique qui est
le domaine du mystérieux et de l'inaccessible, le
domaine réservé aux dieux; le monde humain,
le monde de l'âme, au contraire, lui paraît
un petit monde clos, bien délimité et dont la rai-
son fait aisément le tour, et il aboutit en consé-
quence à cette équation, qui nous semble, à nous
modernes façonnés par le christianisme, énorme
300 LES MÉFAITS DES INTELLECTUELS
et paradoxale : science égale vertu, qui égale
bonheur. Pour Pascal, c'est l'inverse, exactement,
qui est le vrai; Pascal ne doute pas plus que
M. Bergson, que la science n'arrive à pénétrer de
plus en plus le secret des opérations physiques ;
dans ce monde de la nature, devant lequel la rai-
son de Socrate s'arrêtait en proie au sentiment
du divin et du mystérieux, la raison intrépide de
Pascal s'élance avec une superbe assurance, en
conquérante, qui est certaine ici d'accumuler dé-
couvertes sur découvertes; mais l'âme, mais le
monde de l'âme, ce monde plein de contradic-
tions, ce monde obscur, étrange et paradoxal, ce
mélange singulier de grandeur et de bassesse,
cette énigme vivante, ce chaos, ce n'est pas la
« raison imbécile » qui pourra en donner la clef;
il nous faut d'autres lumières que celles de la
raison naturelle, et le rationalisme étale ici sa
chétive et radicale impuissance.
On peut donc dire que le christianisme a creusé
dans l'âme humaine des gouffres vertigineux; à
ce petit monde clos, bien ordonné et tout har-
monieux, comme le Parthénon sur l'Acropole, il
a substitué le clair-obscur des vastes cathédrales,
dont le vaisseau énorme et à demi éclairé semble
pointer sa proue dans l'infini, porté sur une mer
orageuse et guidé dans la nuit par la seule étoile
du Berger. Et c'est bien ce que dit M. Bergson :
l'Ame s'est haussée au-dessus de l'Idée, et une
LA VICTOIRE DE PASCAL 301
inquiétude de vie s'est substituée à une assu-
rance de facile intelligibilité. On nous a proposé
plusieurs fois, à nous modernes, de nous refaire
Grecs; mais ces projets puérils n'ont .jamais
excité qu'un sourire de complaisance très éphé-
mère et l'âme moderne est devenue trop profonde
pour se contenter de la légèreté superficielle et
sans arrière-plan des Grecs socratiques et alexan-
drins.
Mais à quoi tient essentiellement cette pro-
fondeur tragique de l'âme moderne, dont nous
trouvons l'expression grandiose et sublime dans
la liturgie catholique, les drames d'un Shakes-
peare, les tragédies d'un Corneille, les Pensées
d'un Pascal, les symphonies d'un Beethoven ?
C'est que, pour nous modernes, le problème du
mal, et avec lui le problème de la liberté (1), a
(1) C'est le problème du libre-arbitre qui est au cœur de
la philosophie bergsonienne, comme de toute philosophie
mystique : VEvolutîon créatrice constitue un mythe gran-
diose où le drame de la Liberté est mis en scène ;
M. Bergson accorde à l'homme doué du libre-arbitre une
place tout à fait éminente dans la création. Je ne puis
résister au plaisir de citer ici l'admirable fin du ch. îll :
« Ainsi, aux yeux d'une philosophie qui fait effort pour
réabsorber l'intelligence dans l'intuition, bien des diffi-
cultés s'évanouissent ou s'atténuent. Mais une telle doc-
302 LES MÉïrAItS DES INTELLECTUELS
été ttiis au premier plan. Proudhon appelait le
problème du libre-arbitre « le sphinx et le nœud
gordien, les Thormopylos ot los colonnes d'Hercule
de la philosophie ». Mais si ce problème est de-
venu capital dans le monde moderne, n'esi^ce
pas encore le christianisme qui lui a donné cette
dignité ôminente ? Dans la conception chrétienne
du monde et de la vie, tout gravite, en effet, sur
cette prérogative extraordinaire accordée par
Dieu à l'âme humaine, la liberté. L'âme humaine
est libre, libre de faire échec à Dieu lui-même;
ce privilège redoutable, cette faveur inouïe lui ont
été donnés; et, dès lors, le monde et la vie de-
trine ne facilite pas seulement la spéculation. Elle nous
donne aussi plus de force pour agir et pour vivre. Car,
avec elle, nous ne nous sentons plus isolés dans l'humanité,
l'humanité ne nous semble pas non plus isolée dans la
hature qu'elle domine. Comme le plus petit grain de
poussière est solidaire de notre système solaire tout en-
tier, entraîné avec lui dans ce mouvement indivisé de
descente qui est la matérialité même, ainsi tous les êtres
organisés, du plus humble au pllis élevé, depuis les pre-
mières origines de la vie jusqu'au temps où nous som-
mes, et dans tous les lieux comme dans tous les temps,
ne font que rendre sensible aux yeux une impulsion
unique, inverse du mouvement de la matière et, en elle-
même, indivisible. Tous les vivants se tiennent et tous
cèdent à la même formidable poussée. L'animal prend
son point d'appui sur la plante, l'homme chevauche sur
l'animalité, et l'humanité entière, dans l'espace et le temps,
LA VICTOIRE DE PASCAL 303
viennent le drame de la liberté, le drame de la
Chute et de la Rédemption. Chaque être, en vertu
de cette redoutable prérogative, devient, comme
dit Proudhon, « une scission de l'absolu » et
comme un absolu lui-même; le monde n'est plus
une harmonie toute faite et préétablie, un opéra,
une idylle, une pastorale; il devient le théâtre
d'une lutte grandiose que toutes ces libertés, qui
sont toutes des absolus, se livrent entre elles. « Ce
est une immense armée qui galope à côté de chacun de
nous, en avant et en arrière de nous, dans une charge en-
traînante capable de culbuter toutes les résistances et de
franchir bien des obstacles, même peut-être la niort. »
Pour M. Bergson, on le voit, le monde est le théâtre d'une
lutte grandiose entre l'Esprit et la Matière, la Liberté et la
Nécessité ; dans cette lutte, l'homme, sommet et résumé
de la création, où toutes les forces se trouvent pour
ainsi dire portées à leur tnaximlim de grandeur et de
puissance, joue le rôle capital : la liberté humaine, reflet
de la liberté divine, entraînée vers les bas-fonds dans le
mouvement de descente qu'est la matière par le poids du
(' péché originel » — ■ pour parler le langage chrétien —
mais aussi emportée vers les hauteurs par la « communion
des saints » et « la réversibilité des mérites » est ainsi
placée au cœur du monde et du drame grandiose d'une
Chute et d'une Rédemption éternelles. Et il importe vrai-
ment assez peu que le langage bergsonien corresponde
exactement au langage scolastîque, si la résonance pro-
fonde de la philosophie de M. Bergson est une résonance
mystique, pasoalienne et chrétienne.
304 LES MÉFAITS DES INTELLECTUELS
qui rend la création possible, écrit Proudhon (1),
est, à mes yeux, la même chose que ce qui rend
la liberté possible, l'opposition des puissances.
C'est avoir une idée très fausse de Tordre du
monde et de la vie universelle que d'en faire un
opéra. Je vois partout des forces en lutte; je ne
découvre nulle part, je ne puis comprendre cetU^
mélodie du grand Tout, que croyait entend're
Pythagore. » « Pour qu'il y eût accord entre les
existences, il faudrait qu'elles ne vécussent pas
aux dépens les unes des autres, qu'elles ressem-
blassent aux lions et aux gazelles du Paradis
terrestre, qui croissaient et multipliaient en pais-
sant le même préau. Mais rien ne peut être ba-
lancé, soutenu, alimenté par rien : la guerre est
universelle et de cette guerre résulte l'équilibre. »
Ainsi, loi des antinomies, liberté, enfantement
du beau et du sublime, tout cela se tient, et nous
aboutissons à une conception tragique de la vie
et de l'univers, qui est l'opposé de la conception
socratique ou alexandrine, dont Vopéra (2) est
(1) Justice, T. III, p. 212.
(2) On connaît la manière dont Nietzsche, dans son
Origine de la Tragédie, rapproche l'opéra de la culture
socratique et alexandrine : l'opéra est à ses yeux l'art
d'un public léger, frivole et profondément anti-artistique.
Il est curieux de constater ici l'analogie des idées de
Nietzsche et de Proudhon et leur commune et violente
opposition à' la conception optimiste du monde.
LA VICTOIRE DE PASCAL 305
l'adéquate traduction dans le domaine de Part.
«Ni le respect des dieux; ni cette haute estime
du Juste, qui rend l'homme esclave de la loi
comme de la divinité elle-même; ni cette trans-
figuration de l'homme et de la nature par la poé-
sie et l'art; ni l'enthousiasme philosophique ca-
pable de créer des martyrs, aussi bien que le
droit et la religion; ni cette auréole divine qui
entoure la tête du savant et du poète et que nous
voyons poindre déjà sur le front de nos travail-
leurs; rien de tout cela ne saurait s'expliquer par
l'entendement pur, par de purs instincts, de pures
passions, en un mot, par le simple jeu de nos
facultés premières. Supposons que la nature eût
voulu faire de l'homme un animal simplement
sociable. Elle n'avait qu'à lui donner en prédo-
minance l'instinct de sociabilité, comme au mou-
ton, et tout était dit : plus de jalousies, plus de
tien et de mien, plus de guerres. Supposons qu'elle
Teût voulu créer seulement pour la science ou
l'industrie : il lui suffisait de maintenir la sé-
paration entre ses facultés, d'empêcher cette fu-
sion de laquelle devait naître en lui, avec la li-
berté, une puissance d'idéal qui le porterait sans
cesse au delà de la sensation, au delà de la pure
réalité. Ainsi constituée dans son intelligence,
notre espèce se renfermerait dans la connais-
sance et la production des choses utiles; elle
penserait, elle parlerait, mais elle ne chanterait
22
306 LES MÉFAITS DES INTELLECTTUELS
pas; elle remplirait l'étrange vœu d'Horace, qui
faisait une vertu au sage de ne rien admirer ;
elle aurait des photographes, non des peintres;
des praticiens, non des statuaires; des maçons,
non des architectes; des chroniqueurs, non des
historiens. Elle eût pu réaliser le rêve d'une lan-
gue unique, invariable, comme les signes du
sourd-muet, comme le chant de l'alouette et du
rossignol. Une parole artistique, flexible, vivante
n'appartient qu'à un être libre. » (1)
Platon chassait les poètes de sa République,
nous comprenons pourquoi. La liberté a toujours
été odieuse à tous les dogmatistes sociaux, à tous
les intellectualistes, à tous ceux qui rêvent d'en-
fermer la société dans des cadres figés et qui ne
tolèrent d'autre liberté que celle du bien — le bien
décrété par leur despotisme éclairé. Tous ces gens.
fanatiques d'unité, supportent mal l'inévitablf
variété des êtres et des choses; ils voudraient tout
résorber dans l'Un. Pourquoi, en effet, des pa-
tries? Pourquoi des langues diverses? Pourquoi
des classes? Pourquoi des sexes? Pourquoi pas
une seule humanité, une seule langue, un seul
sexe, une association unique — sans guerres,
sans antagonismes, sans luttes, dans la bienheu-
reuse paix d'une idylle éternelle ? Tout devrait
(1) Justice, T. III, pp. 223-224.
LA VICTOIRE DE PASCAL 307
être interchangeable, les races, les patries, les
classes, les sexes. Mais, voilà, il y a la liberté,
c'est-à-dire la capacité d'inventer du nouveau,
de frayer hors des chemins battus, d'ouvrir de
nouveaux horizons, d^errer aussi, de tomber, de
trébucher, comme de monter et de marcher droit.
Si nous ne parlons pas tous encore l'espéranto,
c'est que nous sommes, malheureusement, des
êtres libres, et qu'étant libres, il nous faut ces
langues diverses où s'exprime la diversité de nos
âmes nationales. Si nous ne formons pas encore
une seule humanité, c'est encore et toujours
parce que "nous sommes libres et que les patries,
comme les a très bien définies Georges Valois, ce
sont « les formes diverses de l'expérience hu-
maine ». Si nous ne voulons pas nous laisser
absorber tous par l'Etat, c'est encore et toujours
parce que nous sommes libres, et qu'étant libres,
nous formons des classes diverses invincibles à
l'uniformité étatique. Si même il y a deux sexes,
et si cette dualité est invincible à tous les fémi-
nismes du monde, c'est encore que nous sommes
libres et que la diversité sexuelle était nécessaire
à la formation du couple conjugal, organe de la
Justice. Donc, partout et toujours, la liberté, « ce
grand Juge et ce souverain Arbitre des destinées
humaines », comme l'appelle Proudhon.
Mais chose curieuse : ce monde moderne qui
est si affamé de liberté, et qui, en fait, fait éclater
308 LES MÉFAITS DES INTELLECTUELS
dans le domaine industriel et la production des
choses utiles, un génie inventif si prodigieux et
tel que, dit Marx, les pyramides d'Egypte, les
aqueducs romains et les cathédrales gothiques ne
sont rien auprès des merveilles qu'il enfante —
ce même monde moderne, dans le domaine moral,
nie la liberté, affirme le déterminisme et le maté-
rialisme, substitue à la responsabilité individuelle
un dogme de la responsabilité civile, qui est la
négation pure et simple de la morale. Il se passe
cette chose extraordinaire : l'art, la morale et la
philosophie des modernes nient ce que leur acti-
vité affirme d'une manière si prestigieuse; et les
créations gigantesques de l'industrie, ces mer-
veilles d'audace et de puissance, attendent encore
leur Homère ou. leur Pindare, si bien qu'on dirait
que l'imagination poétique des modernes semble
en raison inverse de leur imagination industrielle
et que notre espèce, désormais renfermée dans la
connaissance et la production des choses utiles,
pense et parle encore, mais ne sait plus chanter,
frappée soudain d'une impuissance poétique sin-
gulière et paradoxale. « Quelques-uns, écrivait
déjà Proudhon en 1856, ont essayé, de notre
temps, d'interroger le peuple et n'en ont rien tiré.
La Révolution a eu ses historiens, le socialisme
ses orateurs, l'atelier ses chantres : qu'y trouve-
t-on ? Le livre aux sept fermoirs a été ouvert, les
pages sont blanches. Ce que l'état révolutionnaire
LA VICTOIRE DE PASCAL 309
des masses a inspiré de mieux, en prose et en
vers, se réduit à quelques réflexions d'une phi-
lanthropie sceptique, et rentre dans la littérature
désolée qui sortit des ruines accumulées par la
Révolution » (1). Et Oriani, dans sa Rivolta idéale,
a fait également remarquer la platitude des
œuvres que le souci des intérêts populaires a pu
inspirer à un France, un Zola, un Tolstoï.
De cette sing-ulière situation Proudhon donnait
l'explication suivante : « Oh ! s'écriait-il, n'atten-
dez pas que le peuple idéalise vos chemins de fer,
instrument de sa servitude; vos machines qui,
en le supplantant, l'abêtissent; vos banques où
s'escompte le produit de sa sueur, vos bâtisses,
que sa misère n'habitera pas; votre grand livre,
où il ne sera jamais inscrit; vos écoles, pépinière
d'aristocrates; vos codes, renouvelés du droit qui-
ritaire. Le peuple se souvient de la Bastille, du
10 août et de la réquisition; il a oublié le reste,
car le reste ne lui a servi à rien. Il n'aura pas
même un écho pour vos expéditions, soigneuse-
ment dégagées de tout intérêt révolutionnaire.
Son cœur, desséché par vous-même et que ne
féconde plus l'idée, est mort à l'idéal et votre
dégradation est sans remède » (2).
(1) Justice, T. III, p. 402.
(2) Idem, p. 403.
310 LES MÉFAITS DES INTELLECTUELS
Kautsky, en effet, a dit un jour avec jusU;
raison que toute l'éthique du prolétaire moderne
dérive de l'idée révolutionnaire, et Sorel a pu
écrire qu'un révolutionnaire qui perd la foi est,
comme le prêtre défroqué, un être démoralisé
pour la vie. Dans le beau chapitre de ses Ré-
flexions sur la violence, la Morale des Produc-
teurs, il nous montre d'ailleurs que l'apprentis-
sage révolutionnaire est identique à l'apprentis-
sage du producteur et que les grève-généra-
listes ne sont comparables qu'aux artisans des
cathédrales et aux soldats des guerres de la
Liberté dont Vépopée des grèves devait être la
transposition sur le terrain ouvrier. Mais si l'on
se demande pourquoi l'idée syndicaliste a été
entraînée si vite dans la même dégénérescence
que l'idée socialiste, on ne pourra faire à cett«
question, il me semble, d'autre réponse que celle-
ci : c'est que la classe ouvrière n'est pas encore
parvenue à opérer sa scission înorale d'avec la
philosophie bourgeoise, c'est-à-dire avec la phi-
losophie du xviir siècle, ce siècle que le Juif
Rappoport peut s'obstiner à qualifier de grand,
mais qui, en réalité, rappelons-le encore, fut un
siècle médiocre, le siècle qui a réintroduit dans le
monde cet optimisme fade et scientiste dans
lequel Nietzsche a vu avec pleine raison le germe
de mort de notre société moderne.
Dans ses Réflexions sur la violence, Sorel avait
_ LA VICTOIRE DE PASCAL 311
précisément cherché à dégager la philosophie
syndicaliste de ce fade optimisme, et sa lettre à
Daniel Halévy, qui en constitue la préface, mon-
trait toute la valeur historique du pessimisme.
Par là, le syndicalisme se séparait nettement du
(( marxisme orthodoxe » et même du marxisme
tout court, qui se meut encore tout entier sur le
plan d'une conception optimiste et scientiste de
la vie, c'est-à-dire sur un plan bourgeois, sur le
plan xviii^ siècle. Relisons, en effet, ces pages
extraordinaires de V Anti-Dûhring d'Engels: « Avec
la prise de possession des moyens de production
de la part de la société est exclue la production
des marchandises, et, avec elle, la domination
du produit sur le producteur. A l'anarchie qui
domine dans la production sociale succédera
Vorganisation consciente. La lutte pour l'existence
individuelle cessera. De celte façon seulement
l'homme se détachera, dans un certain sens, du
monde animal d'une façon définitive et passera
des conditions d'une existence animale à des
conditions d'existence humaine. Tout l'ensemble
des conditions de la vie qui jusqu'ici a dominé
(1) Ces pages sont extraites du morceau intitulé Socia-
lisme utopique et socialisme scientifique, et l'on voit par
elles quelle notion assez bizarre les marxistes se faisaient
de la science et combien, en fait, le marxisme recelait en-
core d'utopie.
312 LES MÉFAITS DES INTELLECTUELS
les hommes passera sous le commandement et
Vexamen des hommes eux-mêmes qui devien-
dront ainsi, pour la première fois, les maîtres
réels de la nature, parce qu'ils seront maîtres de
leur propre association. Les lois de leur propre
activité sociale, qui se tenaient en dehors d'eux
comme des lois étrangères qui les dominaient,
seront appliquées et maîtrisées par les hommes
eux-mêmes en pleine connaissance de cause.
L'association elle-même qui se présentait aux
hommes comme imposée par la nature et par
l'histoire deviendra leur œuvre libre et propre.
Les forces étrangères et objectives qui jusqu'ici
dominaient l'histoire passeront sous la surveil-
lance des hommes. Depuis ce moment seulement,
les hommes feront avec pleine conscience leur
propre histoire; depuis ce moment seulement, les
causes sociales qu'ils mettront en mouvement
pourront atteindre, en grande partie et avec une
proportion toujours croissante, les effets voulus.
C'est le saut du genre humain du règne de la
nécessité dans celui de la liberté. Accomplir cette
action libératrice du monde, telle est la mission
historique du prolétariat moderne. »
J'ai qualifié ce t^xte d'extraordinaire, et l'on
peut, en effet, je crois, en peser tous les termes.
Jamais on n'avait affirmé avec cette audace tran-
quille et énorme que tout, dès la prise de posses-
sion des instruments de production par la classe
LA VICTOIRE DE PASCAL 313
ouvrière, doit passer du plan de la subconscience
sur le plan complètement éclairé de la cons-
cience; le voile mystique, comme dit Marx encore
dans le Capital, va être entièrement déchiré, et
l'association humaine surgira dans la pleine
lumière : plus de mystère, plus d'ombres, plus
même de clair-obscur dans la Cité illuminée
d'une clarté totale; l'humanité devient transpa-
rente à elle-même et se contemple dans la gloire
de sa nudité. Et l'histoire se fera avec pleine
conscience, ou plutôt, à vrai dire, il n'y aura plus
d'histoire : comme, en effet, selon Marx lui-même,
c'est la lutte qui est le moteur de l'histoire, et que
toute lutte, dans cette complète illumination, dis-
paraît pour faire place à l'accord parfait des
hommes, l'histoire cesse pour ainsi dire de fonc-
tionner; elle s'arrête court; la phase historique de
l'humanité est terminée (1), comme sa phase pré-
(1) Il faudrait lire ici les remarques curieuses de Gournot
dans son Traité de l'enchaînement des idées fondamen-
tales, chapitre de la phase historique. Gournot envisage
aussi la possibilité d'une ère où, comme il dit, « l'histoire
se réduirait à une gazette officielle, servant à enregistrer
les règlements, les relevés statistiques, l'avènement des
chefs d'Etat et la nomination des fonctionnaires » , « où, dit-
il encore, l'histoire, s'ahsorbant dans la science de l'écono-
mie sociale, finirait à peu près comme un fleuve dont les
eaux s'éparpillent (pour l'utilité du plus grand nombre)
dans mille canaux d'irrigation, après qu'il a perdu ce qui
314 LES MÉFAITS DES INTELLECTUELS
historique, et nous entrons dans le... Paradis ter
restre où l'humanité, ayant recouvré l'absolu
bonheur, n'a plus d'histoire. La statistique rem-
place la politique; V administration^ le gouverne-
ment; plus de guerres, plus de luttes d'aucune
sorte; la paix règne entre les hommes devenus
tous des dieux olympiens; la raison souveraine
a dissipé toute obscurité et fait taire toute pas-
sion; le droit, la morale, la religion ont perdu
toute autorité comme toute nécessité; toute la
douleur est résorbée par tout le bonheur, et tout
le divin est passé dans tout l'humain : l'humanité,
constituait son unité et son imposante grandeur » . Mais
il ajoute ceci : « Remarquons cependant que plus nous
faisons de pas vers cet ordre de choses où l'histoire des
sociétés humaines se réduirait au tahleau de l'évolution
progressive de la civilisation et des institutions sociales
plus l'opinion publique semble attacher d'importance aux
caractères ethnologiques, aux distinctions de races,
d'idiomes et de nationalités. Aux yeux de bien des per-
sonnes, ce qu'il y a de plus réel au fond des agitations
de notre temps, c'est le besoin de rétablir dans la grande
famille humaine un ordre fondé sur les affinités du sang
(ou des traditions qui imitent la voix du sang) et troublé
par les caprices de la politique, les hasards des batailles
ou les scissions religieuses. Sans outrer cette pensée, sans
en faire le dogme d'une secte ou le mot de ralliement d'un
parti, sans y attacher une valeur absolue qui, en général,
n'appartient pas aux vérités de l'ordre pratique, il faut
reconnaître que dès à présent elle est vraie et qu'elle est
LA VICTOIRE DE PASCAL 315
comme le voulait Auguste Comte, n'a plus qu'à
s'adorer elle-même.
Le socialisme apparaît ainsi comme le passage
à la limite de l'optimisme moderne, s'affîrmant
dans toute sa naïveté et toute sa platitude. Est-il
étonnant que cet optimisme énorme, ingénu et
fade ait amené la rapide dégénérescence du mou-
vement socialiste et du mouvement ouvrier ? Rien
de plus énervant, dit Nietzsche, que l'optimisme.
Gomme il est nécessairement la négation de toute
morale, puisqu'il suppose qu'il suffît de se lais-
ser aller à ses instincts, lesquels sont naturel-
lement bons, il prédispose l'homme aux pires
abandons, aux pires chutes : dès qu'un obstacle
se présente, l'optimiste s'étonne, s'irrite, accuse
destinée à le devenir encore davantage. » (P. 608-609.) Si
l'on admet, avec Sorel, qu'il y a dans le monde : « d'un
côté, le mystérieux, le sublime, la guerre, la gloire et la
force ; de l'autre, la science, le vrai, l'économie, la cons-
cience morale et la justice, et que l'histoire est une sorte
de duel dramatique entre ces deux classes de choses » , il
y a des moments dans la vie de l'humanité où il semble
en effet que le groupe divin, comme je l'ai dit, va dispa-
raître totalement pour faire place au groupe humain et où
par conséquent la phase historique va prendre fm; mais
l'humanité ne se résoudra pas facilement à passer ainsi
de la poésie à la prose, et l'on pourrait dire, par exemple,
que l'œuvre de Nietzsche constitue comme une protestation
géniale et désespérée contre ce prosaïsme démocratique
où il voyait avec terreur la civilisation s'acheminer.
316 LES MÉFAITS DES INTELLECTUELS
la société et Tunivers, devient enragé et, de doux
agneau bêlant la paix et la concorde, se réveille
terroriste et guillotineur.
Sorel, dans sa préface aux Réflexions sur la
violence, a magnifiquement mis en lumière cette
démoralisation de l'homme par l'optimisme. Et >i
le socialisme, comme après lui le syndicalisme,
ont donné le spectacle de tant d'apostasies hon-
teuses, si tant de députés ouvriers, comme de
secrétaires de syndicats, se sont laissé si facile-
ment embourgeoiser et corrompre par les faveurs
gouvernementales, il ne faut pas en chercher la
raison ailleurs que dans cet optimisme énervant,
qui, loin de tremper le caractère des ouvrier
les livre sans défense, dès qu'ils ont quitté rait-
lier, à toutes les tentations de la vie bourgeoise.
Sursum corda, est-on tenté de s'écrier au sortir
de ces rêves fades, dont on reste surpris qu'ils
aient pu capter une minute des cœurs viril-
Nous sommes à tout jamais, je le répète, dégoûtés
de cette philosophie optimiste, et loin de croire à
l'atténuation des antagonismes dans le monde,
bien mieux, loin de penser que cette atténuation,
si elle était possible, serait un bien, nous pro-
clamons la vertu souveraine de la guerre, dont
l'intervention dans les choses humaines est tou-
LA VICTOIRE DE PASCAL 317
jours pareille à celle d'un vent fort, âpre et salu-
bre, venant renouveler les eaux putrides des
marécages humains. n6/v£:ji.oç TraTTip TravTwv, avait
proclamé, dans l'antiquité, le vieil Heraclite; lo
guerre est sainte, a dit Hegel, le plus grand philo-
sophe des temps modernes; la guerre est divine,
a répété après lui Proudhon, qu'Oriani a défini
la plus vaste conscience révolutionnaire du
xix^ siècle. Et si Proudhon a pu se flatter d'avoir
deviné le sphinx et fait évanouir le caractère
divin de la guerre, c'est par un reste d'optimisme
rationaliste, dont sa Théorie de la propriété nous
montre qu'il s'est finalement émancipé. Nous
sommes arrivés à un moment oii, comme dit
Nietzsche, nous allons assister à ce qu'il a pu
appeler « la tension critique des extrêmes » :
Dieu et l'homme, la guerre et la paix, l'Etat et la
société, l'autorité et la liberté, l'homme et la
femme, la religion et la science, la foi et la
raison sont en conflit éternel; il y a des périodes
de l'histoire on, comme je le disais plus haut, le
divin écrase l'humain, et d'autres oii l'humain
semble vouloir chasser le divin; le monde mo-
derne présente le spectacle d'une révolte formi-
dable contre Dieu, contre l'Etat, contre la Pro-
priété, contre l'Homme : laïcisme, démocratie,
socialisme, féminisme, voilà les formes diverses
de cette insurrection universelle; mais ce n'est là
qu'une épreuv.e, d'où la religion, l'Etat, la pro-
318 LES MÉFAITS DES INTELLECTUELS
priété et le pouvoir viril et paternel duiviMit xji lu
raffermis et consolidés : car il est bon que l'aut^i-
rité, sous ses formes diverses, soit sans ces>
éprouvée par la liberté, les licences de celle-»
répondant toujours aux défaillances de celle-lii
il est bon que l'homme éprouve Dieu, pour ne pa-
se laisser écraser par lui sous les formes histo-
riques d'un cléricalisme et d'un théocratisme exoi
bitants; il est bon que la démocratie éprouve l'Etat,
que la classe ouvrière éprouve la propriété et la
femme l'homme : ces épreuves constituent pour
ces diverses autorités un rappel à leurs devoirs,
dont elles ne tendent que trop souvent à s'écarter,
une reprise de. contact avec la réalité austère
dont elles ne sont que trop souvent portées à
oublier la sévérité, parmi les délices de Capoue.
Toute force a besoin d'être éprouvée, pour qu'on
connaisse son degré de résistance, la pureté de sa
trempe, la nécessité de sa mission éternelle.
Toute force s'amollit et s'endort dans la paix, v\
la guerre est là pour la réveiller de son sommeil
et de sa torpeur.
Et c'est ainsi qu'à travers l'immortalité de-
antagonismes, l'humanité tend à l'équilibre et que
du creuset historique oii les forces antagoniques
s'éprouvent l'une l'autre pour s'épurer et grandir,
elles sortent rajeunies et comme transfigurées. Il
semble parfois, et il n'a jamais semblé davantage
que de nos jours, qu'une sorte de « Grépuscuir
LA VICTOIRE DE PASCAL 319
des dieux » va s'étendre sur l'histoire; et soudain,
on assiste à un réveil du divin, magnifique
comme une aurore. Cette renaissance catholique,
patriotique, classique, dont on parle tant aujour-
d'hui, qui l'aurait crue possible il y a dix ans ?
Les jours étaient comptés de l'Eglise et de
l'Etat, et voici que le catholicisme et le nationa-
lisme commandent en souverains la pensée con-
temporaine. Passe encore pour l'Eglise, qui a
connu maints crépuscules et maintes aurores et
dont la vitalité historique tient du miracle; mais
l'Etat, dont toute la pensée moderne, issue de la
Révolution, conspirait la mort, aurait-on pu croire
qu'il pût ressusciter sous la forme de ce mouve-
ment d'Action française, qui semble le paradoxe
vivant, après cent vingt ans de démocratie ?
C'est cependant à cette résurrection inouïe que
nous assistons aujourd'hui. Mais s'agit-il de
résurrection pure et simple et de retour au passé
tel quel ? L'humanité est-elle soumise à des
oscillations de pendule, de droite à gauche, de
gauche à droite, sans que rien ne soit jamais
acquis ni gagné ? Est-ce à ce vain travail que
l'histoire se livre, pareille à l'océan roulant éter-
nellement ses vagues dans un monotone mouve-
ment de flux et de reflux ? S'il en était ainsi, à
quoi bon vraiment l'histoire et de quelle vaine et
fastidieuse tragi-comédie serions-nous les stu-
pides acteurs ! Mais il n'en est pas ainsi et, je
320 LES MÉFAITS DES INTELLECTUELS
le répète, à travers l'immortalité des antago-
nismes, som»ce de vie et de mouvement, l'histoire
se livre à un travail d'élaboration, d'épuration et
d'analyse, d'où les diverses formes du divin sor-
tent perpétuellement rajeunies, transfigurées,
transposées sur un ton supérieur, et, pour ainsi
dire, enrichies d'harmoniques de plus en plus
élevés. Après le grand assaut de la Réforme au
XVI* siècle, l'Eglise catholique n'a-t-elle pas
rassemblé ses forces et le catholicisme rajeuni,
fortifié, épuré, n'a-t-il pas atteint cette splendeur
immortelle où Bossuet et Pascal, au xvii' siècle,
l'ont porté ? De même, après la Révolution et
le mouvement encyclopédique, n'avons-nous pas
eu la renaissance chrétienne du commencement
du xix^ siècle ? Aujourd'hui, c'est à une renais-
sance analogue que nous assistons ; le catholi-
cisme, de nouveau, sort triomphant d'une crise
terrible, et c'est pour accuser, avec plus de force
et de puissance que jamais, les aspects mystiques
et surnaturels de son être. Dégagée de tout ce qui
n'était pas elle, libre de tout alliage politique
comme de toute adultération scientifique, ni mo-
derniste, ni théocratique, la notion religieuse
pourra atteindre à une pureté splendide et à une
vigueur incomparable. Il y aura concentration de
toutes les âmes vraiment religieuses, c'est-à-dire
mystiques, autour du siège romain — le protestan-
tisme, comme le déclarait Nietzsche lui-même, fils
LA VICTOIRE DE PASCAL 321
pourtant d'un pasteur luthérien, étant mort de ses
compromissions avec le rationalisme et l'esprit du
siècle. L'Eglise semblera réduite à un rôle moin-
dre dans la société, l'Etat lui ayant enlevé toutes
ses œuvres sociales; mais ce rétrécissement salu-
taire de son corps temporel la fera, tel un ressort
trop comprimé, rebondir plus haut dans le do-
maine spirituel; et des hauteurs immaculées où
«lie sera ainsi transportée, elle pourra faire rayon-
ner sur le monde une lumière si divine, que celui-
ci s'inclinera de nouveau devant elle, dans une
attitude d'admiration filiale et respectueuse.
Ainsi de la notion d'Eglise, ainsi de la notion
d'Etat. Ce rétrécissement de l'Eglise, resserrée
dans son domaine propre par la révolte de la so-
ciété laïque, est tout à fait analogue au rétrécisse-
ment de l'Etat, forcé, lui aussi, tel un fleuve dé-
bordé, de rentrer dans son lit. La doctrine et le
mouvement d'A ction française correspondent bien
à ce resserrement de l'Etat aboutissant à son exal-
tation : l'Etat, pour V Action française, est bien, en
effet, tout ensemble comprimé et exalté, absolu
et délimité; et c'est ce qu'on exprime par l'idée
d'une « monarchie entourée d'institutions répu-
blicaines ». La révolte démocratique n'aura donc
pas été inutile : elle aura abouti à une sorte d'ana-
lyse sociale, à une épuration, d'où la notion de
l'Etat sortira à la fois rétrécie et fortifiée, dimi-
nuée et portée à son maximum de pureté et de
23
322 LES MÉFAITS DES INTELLECTUELS
vigueui'. L'Etat fait comme TEglise : débarrassé
du poids mort de ses œuvres sociales et écono-
miques, allégé de tout cet ombonpoint factice que
la centralisation lui avait donné, encerclé dans
son domaine par une société civile fortement or-
ganisée selon le mode syndicaliste et ne pouvant
plus, pour ainsi dire, s'étendre dans l'espace so-
cial, il rebondit sur les hauteurs, d*un coup d'aile
robuste — pour apparaître de nouveau aux hom-
mes comme un génie tutélaire, le génie de 1?»
Victoire, et non plus de la ruine et de la mort.
Ainsi de la propriété, ainsi de la famille. La
propriété, elle aussi, a extravasé : agioteuse, jouis-
seuse, oublieuse de son rôle essentiel, qui est de
limiter l'Etat et d'ouvrir au progrès des forces
productives une voie royale, elle s'est prostituée
au Pouvoir et, pour maintenir artificiellement sa
puissance, a voulu faire du patronalisme, du so-
lidarisme, de la philanthropie in omni génère,
modo et casu, jusqu'à aboutir au socialisme
d'Etat. La révolte syndicaliste la force à rentrer
dans son domaine propre et la rappelle à sa mis-
sion historique. Ainsi rétrécie et resserrée, elle
aussi, elle reconquiert une force, une autorité, un«'.
pureté qu'elle avait perdues. Et nous aurons peut-
être le propriétaire selon l'esprit (1), et la pro-
'D Voir la belle page de Proudhon dans la Théorie
(Jfi la propriété, p. 170-171 : « Princo du travail, gardien
LA VICTOIRE DE PASCAL 323
priété dont Proudhon déplorait que l'histoire n'ait
pas encore réalisé pleinement la notion, ainsi dé-
gagée et épurée, pourra atteindre à toute sa perfec-
tion historique.
Quant à la famille, la plus menacée peut-être
des institutions par les utopies modernes, la ré-
volte féministe ne lui aura pas été non plus, en
définitive, inutile. La femme ne sera pas éman-
cipée, comme l'espèrent sottement nos docto-
resses, nos caillettes et nos suffragettes ; mais elle
des lois et de la liberté, la vie du propriétaire n'est point
à ses yeux une vie de jouissance et de parasitisme, mais
une vie de combat. C'est lui qui, dans la vieille Rome,
noble laboureur, chef de famille austère, réunissant en
sa personne la triple qualité de prêtre, de justicier et de
capitaine, rendit immortel, glorieux à l'égal des rois, le
nom, aujourd'hui presque ridicule, de citoyen; c'est lui
qui en 1789 s'arma tout à la fois contre le despotisme
féodal et contre l'étranger. La conscription a remplacé les
bataillons de volontaires ; mais, si les armées de l'Empire
ont rivalisé de courage avec celles de la République,
elles leur sont restées inférieures pour la vertu. Ami
du peuple travailleur, jamais son courtisan, attendant
l'égalité du progrès, c'est encore lui qui disait, en 1848,
que la démocratie avait pour but non d'accourcir les habits
mais d'allonger les vestes; lui, enfin, qui soutient la
société contemporaine contre les assauts d'un industria-
lisme effréné, d'une littérature corrompue, d'une déma-
gogie bavarde, d'un jésuitisme sans foi, et d'une politique
sans principe. Tel est le propriétaire selon les fins, que
l'on peut appeler aussi propriétaire selon l'esprit. >>
324 LES MÉFAITS DES liNTELLECTUELS
pourra acquérir une valeur sociale et morale plus
grande, donner au foyer des assises plus pures
et dégager le mariage de tout ce qui l'a toujours
corrompu à sa source, les abus de la force et les
marchandages économiques. Et le pouvoir viril et
paternel, un instant compromis, miné et ébranlé,
sortira de cette crise plus fort, plus solide et plus
haut, telle une magistrature devant laquelle la
femme elle-même s'inclinera de bonne grâce.
Et c'est ainsi que l'Autorité, sur toute la ligne,
sortira victorieuse de cette grande révolte mo-
derne. Nos contemporains sont, dit^on, assoiffés
d'ordre et de discipline, et l'on ne comprendrait
pas, certes, le succès des idées d\iction française,
si ces aspirations n'étaient pas réelles. La liberté
romantique et anarchique a lassé tout le monde :
la philosophie politique de la Révolution a fait
complètement faillite (1); la démocratie n'apparaît
(1) Voir les judicieuses réflexions de Gournot dans son
Traité de l'enchaînement des idées fondamentales, ch. XI.
p. 530 : « La transmission héréditaire du pouvoir souve-
rain est certainement ce qu'il y a de plus conforme aux
instincts naturels de l'homme et par conséquent ce qui
semble pratiquement le meilleur; mais aussi c'est ce qui
répugne le plus à la raison. Car, quoi de moins rationnel
que de confier à un enfant, à une femme, à un ignorant, à un
maniaque la suprême autorité, et (tandis qu'on apporte
le plus grand soin au choix d'un officier, d'un juge, d'un
magistrat inférieur) de s'en rapporter au hasard de la
LA VICTOIRE DE PASGAl. 325
plus que comme un régime de pure dissolution.
Deux mouvements, synchroniques et convergents,
l'un à l'extrême-droite, l'autre à l'extrême-gauche,
en ont commencé l'investissement et l'assaut :
pour le salut du monde moderne et la grandeur
naissance pour ce qui touche aux plus grands intérêts de
la nation ?... Attribuerons-nous la souveraineté à la nation
elle-même, en rattachant à un prétendu pacte social ou à
un vote quelconque la constitution politique et l'institution
des pouvoirs publics ? Cela plaît mieux à la théorie; et
pourtant, dès que nous voudrons passer de la théorie à la
pratique, nous tomberons inévitablement dans le même
cercle vicieux où l'on tomberait si l'on entreprenait en
géométrie, contre la règle de Pascal, de définir tous les
termes et de démontrer toutes les propositions... Une théo-
rie rationnelle de la souveraineté populaire est la plus
creuse et la plus chimérique des abstractions; tout y est
artificiel et forcé. De quelque manière donc qu'on veuille
rationnellement construire la théorie des pouvoirs publics,
on rencontre des difficultés insolubles et l'on n'aboutit
qu'à des négations. En politique comme en religion,
l'esprit d'analyse et de curiosité philosophique est diamé-
tralement opposé à l'esprit de foi qui édifie et à l'esprit
de sagesse qui conserve. » On n'a jamais mieux, je pense,
que dans ces quelques lignes, montré le néant et la folie
du rationalisme appliqué à la politique. Renan, dans sa
Réforme intellectuelle et morale, partage le point de vue
éminemment judicieux et raisonnable (tout opposé au
point de vue rationaliste) de Cou'rnot et pense comme
lui que les hasards du scrutin sont infiniment plus grands
et plus désastreux que ceux de la naissance en matière de
souveraineté. La meilleure manière de réaliser ces vœux
326 LES MÉFAITS DES INTELLECTUELS
de notre humanité latine, il laut qu».' ce doubie
assaut emporte la citadelle et aboutisse à édifier
un ordrp antidémocratique ^ ou l'autorité et la
liberté, TEtat et la société civile, se balançant
l'un l'autre, créeront un nouvel équilibre social
et ouvriront une ère classique nouvelle.
modernes, à savoir le moins d'Etat phssible et sa parfaite
neutralisation, c'est encore de lui conserver son caractère
héréditaire. L'Etat, pomme de discorde et objet de con-
voitise éternelle entre les partis et les factions, ne peut
être soustrait à cette furie anarchique qu'en restant entre
les mains d'une famille, chargée d'incarner les traditions
les plus hautes, les plus nobles et les plus sacrées du
pays. C'est pourquoi, nous syndicalistes, qui voulons
réduire et neutraliser l'Etat, nous ne verrions aucun
inconvénient à une restauration monarchique — au con-
traire. .Je lis. au surplus, dans Proudhon {Justice, t. II,
p. 131) ces lignes curieuses: « Il est certain que le monde
n'a pas cru jusqu'ici que liberté et dynastie fussent choses
incompatibles. L'ancienne monarchie française, en convo-
quant les Etats-Généraux, engagea la Révolution; la Cons-
titution de 1791, imposée par l'Assemblée nationale, la
Charte de 1814, imposée par le Sénat, celle de 1830, cor-
rigée par les 221, témoignent du désir qu'avait le pays de
concilier le principe monarchique avec la démocratie. La
nation trouvait à cela divers avantages : on conciliait,
semblait-il. la tradition avec le progrès; on satisfaisait aux
habitudes de commandement, au besoin d'unité; on conju-
rait le pénl des présidences, des dictatures, des oligarchies.
Lorque Lafayette, en 1830, définissait le nouvel ordre de
choses une monarchie entourée d'institutions républicaines.
il concevait ce que l'analyse nous a révélé, l'identité dr
LA VICTOIRE DE PASCAL 327
De ralliance fraternelle de Dionysos et d'Apol-
lon, est sortie l'immortelle trag-édie grecque; le
xvii^ siècle français a vu, lui aussi, l'extraordi-
naire conjonction de la raison classique et de l'es-
prit chrétien, celui-ci ne faisant qu'ajouter à la
sagesse antique ses vertus surnaturelles (1). De
même, V Action française, qui. avec Maurras, est
une incarnation nouvelle de l'esprit apollinien.
par sa collusion avec le syndicalisme qui, avec
Sorel, représente l'esprit dionysien, va pouvoir
enfanter un nouveau grand siècle, une de ces
réussites historiques qui, après elles, laissent le
monde longtemps ébloui et comme fasciné. La
barbarie syndicaliste est comme la propriété se-
lon Proudhon : il ne faut, nous l'avons vu, que
lui prodiguer la lumière, les vents frais et la ro-
sée pour transformer son esprit de débauche et
de révolution en un esprit d'ordre et de discipline.
L'erreur, je le répète, des conservateurs timorés
■et qu'effraient les" violences ouvrières, est analo-
l'ordre politique et de l'ordre économique. La vraie répu-
blique consistant dans la balance des forces et des services,
on se plaisait à voir une jeune dynastie tenir cette balance
et en garantir la justesse. »
(1) « En quel sens les siècles chrétiens, avec leur pes-
simisme, ont été des siècles ?j/ws forts que le xviii^ siècle.
— Interpréter dans le même sens la période tragique de
la Grèce. » Ces réflexions de Nietzsche Volonté de puis-
sance, t. I, p. 79) s'appliquent bien ici.
328 LES MÉFAITS DES INTELLECTUELS
gue à celle de ces moralistes qui croient morali-
ser l'homme en comprimant et supprimant les
passions : ce n'est pas les supprimer qu'il faut
faire (car, sans elles, la vie est insipide et rien de
grand ne se fait dans le monde), mais les trans-
poser dans un ordre supérieur. « Certains esprits,
écrit Proudhon, par excès de puritanisme, ou plu-
tôt par faiblesse de compréhension, ont posé l'in-
dividualisme comme l'antithèse de la pensée révo-
lutionnaire : c'était tout bonnement chasser de la
République l'homme et le citoyen. Soyons moins
timides. La nature a fait l'homme personnel^ ce
qui veut dire insoumis; la société, à son tour, sans
doute afin de ne pas demeurer en reste, a institué
la propriété; pour achever la triade, puisque, se-
lon Pierre Leroux, toute vérité se manifesta en
trois termes, l'homme, sujet rebelle et égoïste,
s'est voué à toutes les fantaisies de son- libre-
arbitre. C'est avec ces trois grands ennemis, la
Révolte, l'Egoïsme et le Bon plaisir, que nous
avons à vivre; c'est sur leurs épaules, comme sur
le dos de trois cariatides, que nous allons élever
le temple de la Justice )> (1). Le monde s'évapore-
rait en fumée ou se dissoudrait comme neige au
soleil, si la Force ne le maintenait sur des assises
solides et résistantes. Il y a des époques oii il
T Th^nrip de Ja propriété, p. 130.
LA VICTOIRE DE PASCAL 329
semble que rhumanité, toute confite en amour et
douceur — ce sont généralement d'ailleurs les
époques de grande corruption — , va tomber en
quenouille ; il faut alors que la violence et la
guerre la rappellent à un sentiment plus sain et
plus viril de la réalité. La violence syndicaliste
doit, selon Sorel, jouer ce rôle vis-à-vis de notre
monde moderne; mais la violence appelle l'ordre,
comme le sublime appelle le beau; Apollon doit
compléter l'œuvre de Dionysos. C'est pourquoi, au
grand ahurissement des esprits courts, nous avons
pu, non pas quoique, mais parce que syndicalistes,
reconnaître des alliés dans Maurras et V Action
française. Les intellectuels de la démocratie peu-
vent crier au scandale et jouer l'indignation : ils
ne comptent plus; leur règne est fmi; Socrate et
Descartes sont vaincus, le xvm*' siècle défmitive-
ment dépassé, et complète s'annonce enfin la vic-
toire de Pascal.
TABLE DES MATIÈRES
Préface de M. Georges Sorel i
Avant-Propos T
Introduction : Tradition et Révolution 17
CHAPITRE PREMIER. — Une philosophie de la
Production
Anarchisme individualiste : idéologie de la pe-
tite propriété ; négation abstraite de l'Etat;
scientisme; notion abstraite de la liberté. —
Marxisme orthodoxe: idéologie de la grande
fabrique et de l'ouvrier déspécialisé; même
-scientisme; même conception abstraite de la
liberté; l'anarchisme comme fin du collecti-
visme. — Syndicalisme révolutionnaire :
idéologie de l'atelier moderne perfectionné
et de l'ouvrier extra-qualifié ; conception
positive de la liberté ; union de la disci-
pline ot de la personnalité libre ; opposition
du syndicalisme à toutes' les formes de la
démocratio 87
• V TABLE DES MATIERES
«IHAPITRE II. — L'Etat, le concept et l'échange
La notion de l'Etat : matérialisme bourgeois,
idéalisme intellectuel, mysticisme populaire.
— L'échange, le concept *^t l'Etat; analogies
et affinités. — Le syndicalisme qui trans-
cendera l'Etat démocratique moderne sera le
triomphe des producteurs sur les intellec-
tuels 131
CHAPITRE III. — La renaissance du Mythe
Rôle de l'échange dans l'économie et rôle de
l'intelligence dans la vie de l'esprit. — Op-
position du rural et du citadin, comme oppo-
sition de la production et de l'échange; la
Ville, lieu du Gouveniement, de la Bourse
et de l'Idéologie. — La ruin^ du mythe; la
grève générale comme résurrection du mythe
dans notre monde moderne entièrement in-
tellectualisé 155
CHAPITRE IV. — Le crépuscule démocratique
La classe ouvrière française et l'idée de la
grève générale. — Opposition du guesdisme
et du syndicalisme: parti et s>Tidicat, con-
quête des pouvoirs publics et grève géné-
rale, électoralisme et action directe. —
Caractères matérialiste et atomistique . du
suffrage universel : la démocratie pacifique
et la démocratie guerrière. — L'étatisation
TABLE DES MATIÈRES 3.'i')
Pages
et la sécuiarisation contemporaines : le
mythe syndicaliste s'oppose à la décadence
moderne comme le mythe chrétien à la dé-
cadence antique 185
CHAPITRE V. — La fin de l'ère alexandrine
Culture alexandrine et culture de producteurs :
le socialisme comme socratisme et alexan-
drisme universels. — Le réveil de la culture
trag'ique : la philosophie de M. Bergson
comme antiplatonisme. — Rôle du capita-
lisme; le syndicalisme comme héritier du
capitalisme industriel. — Souveraineté du
producteur et fin du règne de l'homme théo-
rique : triomphe de la liberté sur l'unité ;
l'ordre géométrique et l'ordre vital; fin de
l'Etat napoléonien 217
Conclusion: La victoire de Pascal 267
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