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Full text of "Les mefaits des intellectuels"

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THE  LIBRARY 

The  Ontario  Institute 
for  Studies  in  Education 

Toronto,  Canada 


i-lBRARY 

JUl  2  4  1969 


„._  THE  ONTARfO  ÎNSrîrU' 

STUDiES  IN  EDUCATION 


ETUDES    SUR    LE    DEVENIR    SOCIAL 

XIII  ================ 


Edouard  BERTH 


Les  Méfaits 
des  Intellectuels 


Préface  de  Georges  SOREL 


PARIS    n    '^    n    n    n 
Marcel  RIVIÈRE  et  C"* 


Les  Méfaits  des  Intellectuels 


ÉTUDES     SUR     LE     DEVENIR     SOCIAL 

=====  XIII  ^== 


Edouard  BERTH 


Les  Méfaits 
des  Intellectuels 


PARIS 

LIBRAIRIE    DES    SCIENCES    POLITIQUES    ET    SOCIALES 

Marcel  RIVIÈRE  et  C^^ 
31,  rue  Jacob  et  1,  rue  Saint-Benoit 

1914 


A  mon  maître  George  SOREL 

en  témoignage  de  ma  profonde 
gratitude  intellectuelle. 

Edouard  Berth. 


PRÉFACE 


Lettre  à  Edouard  Berth 


Mon  cher  Berth, 

Je  ne  crois  'pas  qu'il  y  ait  de  métier  plus 
ingrat  que  celui  du  philosophe  qui  prend  son 
travail  au  sérieux.  Un  tel  homme  examine 
l'agitation  de  ses  contemporains  avec  le  désir 
de  découvrir  sur  quels  points  leur  esprit  s'est 
fugitivement  approché  de  courants  de  réalité; 
le  seul  but  qu'il  poursuive  est  d'utiliser  ces 
observations  pour  indiquer  quelles  directions 
de  recherche  il  lui  paraît  le  plus  avantageux 
d'adopter,  si  l'on  veut  améliorer  les  notions  que 
l'on  possède  sur  l'histoire,  sur  la  nature,  sur 
l'éthique;  bien  loin  de  songer  à  revêtir  une 
longue  robe  de  pédant  pour  formuler  une  phar- 


II  PRÉFACE 

macopée  intellectuelle,  il  voudrait  que  ses  lec- 
teurs pensassent  d'une  façon  originale,  afin 
qu'ils  pusseni  miirhir  d'intuitions  nouvelles 
le  patrimoine  de  l'humanité.  Tous  les  écrivains 
qui  vivent  de  l'exploitation  de  lieux  communs 
se  coalisent  contre  lui,  pour  empêcher  que  son 
influence  ne  s'exerce  sur  la  jeunesse.  Si  Bergson 
occupe  enfin  la  place  qui  est  bien  due  à  son 
génie,  ce  n'est  pas  faute  qu'un  grand  nombre 
de  nos  universitaires  n'aient  fait  de  grands 
efforts  pour  étouffer  sa  voix;  fort  heureusement 
William  James  a  proclamé  en  Angleterre  et  en 
Amérique  la  haute  portée  des  nouvelles  doc- 
trines; la  France  lettrée,  toujours  avide  d'être 
au  courant  de  la  pensée  étrangère,  ne  pouvait 
consentir  à  ignorer  un  philosophe  français 
dont  la  gloire  était  devenue  considérable  dans 
les  pays  de  Spencer. 

Le  gros  public,  qui  ne  peut  rien  comprendre 
aux  activités  de  l'esprit  libre,  pas  plus  à  la  vie 
désintéressée  du  métaphysicien  qu'à  celles  du 
véritable  artiste  et  des  mystiques,  croit  faire 
honneur  à  la  philosophie  quand  il  l'agrège  à 


PREFACE  m 

la  politique,  —  celle-ci  étant ,  en  effet,  pour  le 
philistin  le  champ  des  plus  hautes  idéalités 
qu'il  puisse  concevoir.  Les  chefs  de  parti  ne 
redoutent  rien  tant  que  les  penseurs  indépen- 
dants dont  les  paroles  ne  sont  pas  susceptibles 
d'être  expliquées,  comme  celles  des  ennemis 
officiels  de  la  faction,  par  la  haine,  la  mauvaise 
foi  ou  l'intérêt;  qui  peuvent  en  conséquence 
séduire  assez  facilement  la  jeunesse  grâce  à  la 
hauteur  de  leurs  principes,  à  la  perspicacité  de 
leurs  divinations,  à  l'efficacité  de  leurs  conseils; 
et  dont  l'autorité  est  propre  à  être  invoquée  par 
des  indisciplinés  que  gêne  le  dogmatisme  des 
vieilles  barbes.  L'aventure  de  Bergson  est  parti- 
culièrement instructive  à  ce  point  de  vue;  bien 
qu'il  ait  toujours  évité,  avec  le  plus  grand  soin, 
de  rieii  écrire  qui  puisse  le  faire  soupçonner  de 
s'intéresser  à  nos  luttes  civiles,  il  a  été  cepen- 
dant signalé  par  TEcho  sioniste  et  par  Anatole 
France  comme  un  corrupteur  des  nouvelles 
générations,  qui  à  son  école  sentent  s'affaiblir 
l'horreur  que  des  âmes  vraiment  républicaines 
doivent  éprouver  pour  la  réaction.  Aussi  ne 
saurait-on  trop  admirer  l'abnégation  des  hom- 


IV  PRÉFACE 

mes  qui  s'obstinent,  comme  vous  le  faites,  à 
philosopher,  par  amour  de  la  vérité,  sur  les 
phénomènes  politiques,  religieux  et  sociaux  de 
notre  époque,  alors  qu'ils  se  savent  condamnés 
à  ne  recueillir,  pour  le  prix  de  leurs  médita- 
tions, que  de  l'indifférence  {si  les  journalistes 
les  ignorent)  ou  des  outrages  {si  des  syco- 
phantes  entendent  parler  d'eux). 

Puisqu'il  est  à  peu  près  impossible  qu'un 
philosophe  franchisse  les  frontières  du  labeur 
obscur  sans  passer  pour  un  suppôt,  plus  ou 
moins  discret,  d'une  faction,  pourquoi,  deman- 
dera plus  d'un  lecteur,  ne  profiterait-il  pas  des 
avantages  que  peut  lui  procurer  cette  erreur 
populaire,  pour  propager  une  partie  de  ses 
idées  sous  la  protection  d'un  drapeau  poli- 
tique ?  L'exemple  de  Proudhon  montre  que 
cette  habileté  produit  de  graves  inconvénients. 
Lorsque  l'auteur  de  La  Guerre  et  la  Paix  par- 
vint à  l'âge  où  il  pouvait  donner  complètement 
sa  mesure,  il  se  trouva  gêné  par  les  souvenirs 
de  ses  anciennes  participations  socialistes;  sa 
pensée  ne  s'est  pas  dégagée  des  scories  dont  elle 
avait  été   encombrée   pendant  son  passage   à 


PRÉFACE  V 

travers  d'innombrables  polémiques  ;  les  jour- 
nalistes d'extrême-gauche  le  discutaient  sans 
respect,  comme  un  ancien  camarade  qui  a  mal 
tourné,  tandis  que  la  gent  académique  voyait 
en  lui  un  écrivain  paradoxal,  livré  à  toutes  les 
impulsions  de  son  talent  de  pamphlétaire. 
Encore  aujourd'hui  sa  mémoire  demeure  si 
chargée  des  erreurs,  des  illusions  et  des  rêve- 
ries de  ses  premiers  compagnons  que  peu  de 
personnes  consentent  à  voir  qu'il  a  été  le  plus 
grand  philosophe  français  du  xix^  siècle. 

Il  est  rare  qu'un  philosophe  se  laisse  décou- 
rager par  les  tribulations  qui  l'assaillent;  son 
âme,  qui  n'est  point  sensible  aux  illusions  des 
succès  politiques,  littéraires  ou  mondains,  a 
l'orgueil  de  la  philosophie  ;  l'étude  du  passé 
lui  a  appris  que  si  le  monde  moderne  avait 
manqué  de  lumières  métaphysiques,  les  créa- 
tions dont  notre  culture  est  le  plus  fière  n'exis- 
teraient pas.  Les  naturalistes  actuels  prétendent 
que  leurs  hypothèses  transformistes  ont  été 
tirées  de  l'observation,  en  suivant  strictement 
les  règles  de  la  méthode  expérimentale;  mais 


VI  PRÉFACE 

tout  esprit  critique  voit  en  eux  des  fils  de  méta- 
physiciens, qui  ont  le  tort  de  désavouer  la 
métaphysique;  par  suite  de  cette  aberration,  ils 
se  privent  du  moyen  de  se  bien  diriger  au 
milieu  de  leurs  tentatives  d'explication.  Les 
notions  de  développement  des  institutions,  d'in- 
terdépendances des  divers  ordres  de  l'activité 
humaine  {depuis  l'économie  jusqu'à  l'art,  à  la 
religion,  à  la  philosophie)^  de  luttes  de  races, 
d'ordres  ou  de  classes,  qui  ont  renouvelé  la 
manière  de  comprendre  l'histoire,  l'interpré- 
tation des  documents  et  même  le  genre  litté- 
raire du  récit,  appartiennent  incontestablement 
à  la  métaphysique.  Depuis  le  xvir  siècle,  les 
mathématiques  ont  été  bouleversées  par  l'inva- 
sion du  génie  métaphysique  qui  leur  a  donné 
une  vie  d'une  fécondité  prodigieuse  ;  c'est  à 
cause  de  leur  nature  métaphysique  que  l'algè- 
bre, le  calcul  infinitésimal,  les  principes  de  la 
mécanique  newtonienne  ne  peuvent  jamais  être 
exposés  d'une  façon  satisfaisante  par  des  péda- 
gogues; la  meilleure  définition  que  Von  puisse 
donner  de  la  différence  qui  existe  entre  la 
science  antique  et  la  science  moderne  consiste 


PREFACE  VII 

à  dire  que  celle-ci  a  éliminé  progressivement 
des  conceptions  de  la  connaissance  si  ana- 
logues à  celles  qui  furent  prônées  de  nos  jours 
par  A.  Comte,  qu'on  aurait  vraiment  le  droit 
d'affirmer  {en  employant  le  jargon  de  ce 
pédant)  qu'un  état  métaphysique  a  pris  ta 
place  d'un  état  positiviste. 

Le  philosophe  peut  se  consoler  de  son  travail 
modeste  en  songeant  que  la  gloire  des  gens  qui 
se  sont  donnés  de  nos  jours  pour  des  maîtres 
du  monde,  a  été  généralement  bien  éphémère; 
il  semble  que  dans  nos  pays  aucun  grand  mou- 
vement ne  puisse  aboutir  à  des  résultats  dura- 
bles s'il  ne  s'est  incorporé  une  idéologie  dont  le 
prestige  soit  comparable  à  l'importance  des 
fins  qu'il  prétend  atteindre;  le  sol  de  l'histoire 
contemporaine  est  jonché  de  débris  de  vanités. 
Nous  avons  vu,  par  exemple,  disparaître  durant 
ces  vingt-cinq  dernières  années  trois  courants 
d'opinion  qui  avaient  tout  d'abord  paru  irrésis- 
tibles ;  .  cela  a  paru  justifié  à  tout  le  monde 
parce  que  l'idéalisme  néo-chrétien,  le  socia- 
lisme parlementaire  et  le  nationalisme  étaient 
d'une    indigence    intellectuelle    pitoyable.    On 


VIII  PRÉFACE 

pourrait  encore,  je  crois,  utiliser  l'observation 
qui  précède  pour  aider  à  comprendre  la  ruine 
du  libéralisme.  Il  a  eu  en  France  des  représ  en- 
tants  remarquables  par  leurs  connaissances 
historiques,  économiques  ou  juridiques,  par 
leur  éloquence,  par  leur  habileté  d'homme 
d'Etat  ;  cependant  nos  conservateurs  actuels 
estiment  que  ces  grands  bourgeois  ont  pour 
héritiers  légitimes  des  types  plus  ou  moins 
analogues  à  Aristide  Briand;  le  philosophe  ne 
s'étonne  point  d'un  fait  qui  peut  sembler  scan- 
daleux à  un  écrivain  superficiel,  car  il  se  rap- 
pelle que  Thiers  avait  été  regardé  comme  un 
penseur  éminent  par  ses  contemporains  ! 


En  disant  que  le  génie  de  Pascal  triomphe 
de  nos  jours,  on  marque  au  moyen  d'une  image 
psychologique,  plus  clairement  qu'on  ne  pour- 
rait le  faire  par  n'importe  quelle  dissertation 
abstraite,  la  scission  que  nous  voyons  se  pro- 
duire entre  les  manières  de  penser  qu'avait  sui- 
vies le  xix^  siècle,  tyrannisé  par  le  dogmatisme 
de  scientistes,  et  les  aspirations  de  la  nouvelle 


PREFACE  IX 

génération.  La  philosophie  sera  désormais 
dominée  par  la  question  de  savoir  comment 
peuvent  coexister,  en  se  développant  toutes  les 
deux  sans  aucune  contrainte  dans  une  intelli- 
gence d'ordre  élevé,  ces  conceptions  de  la 
nature  qu'on  nomme  matérialistes,  appuyées 
sur  des  preuves  qu'acceptent  les  personnes  les 
plus  compétentes,  et  des  convictions  morales 
que  leurs  adhérents  sont  prêts  à  défendre  avec 
la  dernière  énergie.  Pour  pénétrer  sûrement 
dans  la  profondeur  de  ce  problème,  il  faut 
réduire  l'étendue  du  terrain  à  explorer,  en  con- 
sidérant une  science  qui  possède  une  certitude 
incontestable  et  une  religion  qui  offre  à  la 
croyance  des  dogmes  incontestés.  C'est  en  vue 
d'une  telle  confrontation  que  Pascal  avait 
ramassé  une  bonne  partie  des  fragments  des 
Pensées. 

On  a  signalé,  maintes  fois,  au  cours  du 
xix^  siècle,  d'excellents  géomètres,  d'excellents 
physiciens,  d'excellents  naturalistes  qui,  en  dé- 
pit du  progrès  des  lumières,  se  soumettaient 
scrupuleusement  aux  obligations  du  culte  ca- 
tholique ;  mais  les  lettrés  ne  croyaient  pas,  en 


X  PRÉFACE 

général,  qu'il  y  eût  dans  leur  âme  une  libre 
coexistence  de  deux  principes  d'absolu;  on  leur 
ap]}l'n/iniif  d'ordinaire  ce  que  Renan  avait  écrit 
de  l'abhr  Le  lîir,  son  ancien  professeur  d'hé- 
breu :  ((  Une  cloison  étanche  empêchait  la 
moindre  infiltration  des  idées  modernes  de  se 
faire  dans  le  sanctuaire  réservé  de  son  cœur, 
où  brûlait...  la  petite  lampe  inextinguible  d'une 
piété  tendre  et  absolument  souveraine.  »  (Sou- 
venirs d'enfance  et  de  jeunesse,  pages  '^76-277.^' 
Renan  supposait  que  si  «  l'Académie  des 
sciences  [possédait  encore  de  son  temps]  dans 
son  sein  un  grand  yiombre  de  croyants  »,  cela 
tenait  à  ce  que  ces  hommes,  à  cause  de  la  na- 
ture de  leurs  travaux,  n'avaient  pas  été  à  même 
de  contrôler,  comme  il  l'avait  fait  en  sa  qualité 
d' hé  braisant,  les  sources  historiques  de  la  théo- 
logie (op.  cit.,  pages  2S7-2S8)  ;  ces  illustrations 
scientifiques  étant  de  très  piètres  métaphysi- 
ciens, il  était  d'ailleurs  fort  douteux  qu'ils 
eussent  pu  déterminer  avec  compétence  les  rai- 
sons de  leur  science  et  les  raisons  de  leur  foi; 
les  libres-penseurs  avaient  donc  quelque  droit 
de  les  comparer  à  des  artisam  qui  joignent  à 


PRÉFACE  XI 

l'exercice  habile  d'une  profession  la  pratique 
d'un  instrument  de  musique  sans  être  vraiment 
musiciens.  Les  représentants  de  la  jeune  méta- 
physique croient  que  la  libre  coexistence  des 
deux  absolus  peut  être  pleinement  justifiée  par 
la  critique;  pour  prononcer  un  jugement  mo- 
tivé sur  cette  affirmation,  il  faut  s'engager  sur 
les  voies  de  la  psychologie  profonde;  voici  quel- 
ques réflexions  qui  me  paraissent  devoir  être 
utiles  à  ceux  qui  entreprendront  une  telle  explo- 
ration en  s'inspirant  de  Pascal. 

Le  système  de  notre  vie  intellectuelle  peut  être 
assez  convenablement  représenté  par  l'image 
suivante,  qui  précise  la  position  des  nouveaux 
problèmes  de  la  pensée.  Entre  deux  petits  do- 
maines d'un  accès  difficile,  s'étend  une  vaste 
région  oii  nous  nous  dirigeons  en  nous  aidant 
d'un  empirisme  accepté  par  la  majorité,  en 
appréciant  l'opportunité  de  changements  suggé- 
rés par  quelques  hommes,  en  supputant  les  pro- 
babilités des  succès;  sur  une  cime  siège  l'absolu 
de  la  mécanique  rationnelle,  dont  les  applica- 
tions glissent  le  long  des  versants  pour  aller 


XII  PRÉFACE 

vivifier  l'industrie;  à  l'autre  extrémité  se  dresse 
l'absolu  du  catholicisme,  qui  inspire  tant  d'œu- 
vres  destinées  à  atténuer  les  misères  engendrées 
automatiquement  par  l'économie,  que  Renan  a 
pu  écrire  :  «  L'organisation  du  dévouement, 
c'est  la  religion  »  (Apôtres,  page  376;  cf.  page 
Lxni).  Jusqu'à  ces  derniers  temps,  les  philo- 
sophes raisonnaient  toujours  comme  si  cette 
figure  schématique  eût  été  repliée  sur  elle-même, 
de  manière  à  rendre  solidaires  les  deux  pays  de 
l'absolu;  faute  d'un  examen  assez  approfondi 
de  la  psychologie,  beaucoup  de  gens  supposaient 
que  l'esprit,  pour  bien  connaître  les  choses,  de- 
vrait voxjager  continuellement  entre  la  science 
et  la  religion;  à  voir  tant  d'écrivains  voulant 
compléter  la  science  par  la  religion  ou  contrôler 
la  religion  par  la  science,  on  pouvait  se  deman- 
der parfois  si  à  leurs  yeux  ces  deux  activités 
de  r  es  prit,  qui  nous  semblent  aujourd'hui  si 
différentes,  ne  seraient  pas  deux  espèces  de  mo  - 
dalitès  ayant  entre  elles  une  connexion  analo- 
gue à  celle  que  le  parallélisme  psycho-physiolo- 
gique avait  imaginée. 
C'est  en  me  reportant  à  de  telles  illusions  que 


PREFACE  XIII 

j'arrive  à  comprendre  comment  Renan  avait  pu, 
il  y  a  environ  cinquante  ans,  mettre  «  le  catho- 
licisme, qui  prétend  que  la  force  miraculeuse 
n'est  pas  encore  éteinte  dans  son  sein  » ,  en  de- 
meure de  prouver  son  pouvoir  en  faisant  «  un 
miracle,  à  Paris,  devant  des  savants  compé- 
tents »  (op.  cit.,  page  xuv).  Il  est  bien  étrange 
qu'un  ancien  élève  de  Saint-Sulpice  ait  eu  Vidée 
de  proposer  d'expérimenter  la  grâce  dans  un 
laboratoire  ;  mais  il  suivait  la  théorie  du  mé- 
lange de  la  science  et  de  la  religion,  qui  était  si 
répandue  dans  son  milieu;  d'ailleurs  son  erreur 
ne  me  paraît  pas  plus  énorme  que  celle  de  cer- 
tains scolasticomanes  qui  reprochent  à  nos  sa- 
vants de  ne  pas  couronner  leur  physique  par  une 
démonstration  de  l'existence  de  Dieu,  imitée  de 
la  doctrine  du  premier  moteur,  qui  couronne  la 
physique  péripatéticienne.  On  sait  que  Pascal 
n'aimait  point  qu'on  essayât  de  rajeunir  cette 
théorie  (Pensées,  édition  Brunschvicg,  frag- 
ments 243-244). 

Les  deux  absolus  présentent  entre  eux  de  re- 
marquables analogies  qu'il  faut  bien  connaître, 


XIV  PRÉFACE 

afin  de  ne  pas  leur  attribuer  une  signification 
sophistique,  propice  à  la  confusion.  La  phy- 
sique-mathématique et  la  théologie  s'occupent 
de  réalités  qui  sont  susceptibles  de  manifester 
leur  présence  sous  des  formes  adaptées  à  nos 
facultés  actives;  tous  les  hommes,  en  se  sou- 
mettant à  un  apprentissage  convenable,  peuvent 
parvenir  à  réaliser  des  expériences  qui,  lors- 
qu'elles atteignent  une  parfaite  exécution,  ne 
laissent  subsister  aucun  doute  dans  leur  esprit; 
ce  qui  diminue  la  valeur  de  la  science,  diminue 
aussi  la  valeur  de  la  religion.  Cette  dernière 
constatation  sert  beaucoup  pour  l'étude  des 
idéologies  contemporaines.  L'Eglise  a  combattu, 
sans  trêve,  les  subjectivismes  qui  ont  été  pro- 
posés comme  applications  de  la  Critique  de  la 
raison  pure,  parce  qu'elle  les  a  regardés  comme 
ruineux  pour  sa  dogmatique;  les  positivistes, 
qui  auraient  bien  voulu  enfermer  nos  connais- 
sances dans  les  barrières  des  manuels,  s'étant 
mis  en  tête  de  créer  un  hypercatholicisme,  le 
composèrent  d'une  administration  des  intelli- 
gences, de  cérémonies  et  de  saint-sulpiceries  lit- 
téraires; on  ne  doit  pas  être  surpris  si  Boutroux 


PREFACE  XV 

a  été  accusé  de  professer  une  philosophie  déli- 
quescence de  la  religion  (cf.,  dom  Besse,  Les 
religions  laïques,  pages  98-iOO),  car  sa  philoso- 
phie de  la  nature  [sinon  dans  les  formules  qu'il 
emploie,  du  moins  dans  l'interprétation  que  lui 
donnent  ses  disciples)  est  passablement  déli- 
quescente. Bergson  a  rendu  un  grand  sernice 
à  la  cause  de  la  vérité  en  écrivant:  «  Pourvu  que 
l'on  ne  considère  de  la  physique  que  sa  forme 
générale,  et  non  pas  le  détail  de  sa  réalisation, 
on  peut  dire  qu'elle  touche  à  l'absolu  »  (Evolu- 
tion créatrice,  page  216);  les  écrivains  catho- 
liques auraient  dû  conclure  de  cette  sentence 
que  la  nouvelle  métaphysique  admet  la  possi- 
bilité de  l'absolu  théologique  ;  mais  par  une 
singulière  aberration  quelques-uns  d'entre  eux 
ont  accusé  Bergson  de  «  blasphémer  l'intelli- 
gence !  ». 

Examinons  maintenant  comment  les  choses 
se  présentent  à  l'esprit  de  cette  fraction  de  la 
bourgeoisie  française,  dont  la  pensée  a  toujours 
puisé  beaucoup  de  ce  qu'elle  possède  de  meilleur 
à  des  sources  juridiques.  La  gloire  de  nos  Parle- 


XVI  PREFACE 

ments  est  trop  bien  établie,  les  juristes  ont  trop 
souvent  aidé  nos  rois  à  réprimer  les  ardeurs  des 
philosophes  ou  du  clergé,  les  théoriciens  du 
libéralisme  ont  attribué  au  pouvoir  judiciaire 
une  place  trop  considérable  dans  leurs  utopies, 
pour  que  les  hommes  de  loi  puissent  admettre 
facilement  que  leur  activité  soit  d'un  ordre  in- 
férieur à  celui  qu'on  attribue  à  l'œuvre  des  sa- 
vants ou  des  théologiens.  —  Les  jugements  ren- 
ferment une  combinaison  si  complexe  de  déduc- 
tions logiques  et  de  ce  que  Cournot  nommait 
«  appréciations  consciencieuses  »  (Essai  sur  les 
fondements  de  nos  connaissances,  chap.  xfx), 
que  les  praticiens  s'imaginent  que  dans  les  pré- 
toires s'opère  une  synthèse  du  régime  des  preu- 
ves et  du  régime  des  convictions  ;  les  professeurs 
ayant  arrangé  l'enseignement  de  la  jurispru- 
dence en  théories  imitées  des  théories  géomé- 
triques, et  la  dogmatique  passant  pour  avoir 
emprunté  des  idées  considérables  aux  juriscon- 
sultes romains,  les  lettrés  supposent  que  le  droit 
forme  un  terme  moyen  entre  la  science  et  la 
théologie;  enfin,  au  cours  du  développement  de 
ces  trois  activités,  les  considérations  esthétiques 


PRÉFACE  XVII 

de  simplicité,  de  convenance,  d'harmonie  ayant 
eu  une  influence  très  notable  sur  le  choix  des 
solutions  adoptées,  les  dialecticiens,  qui  se  lais- 
sent si  facilement  fasciner  par  des  analogies  for- 
melles, apparentent  étroitement  la  science,  la 
théologie  et  le  droit.  — •  Les  aventures  dans  les- 
quelles pataugea  piteusement  Brunetière,  pen- 
dant les  dix  dernières  années  de  sa  vie,  montrent 
encore  quelle  solidarité  les  gens  instruits  éta- 
blissent, d'une  façon  souvent  un  peu  incons- 
ciente, entre  la  science,  la  théologie  et  le  droit; 
ce  nouveau  Père  de  l'Eglise  et  ses  amis  ne  sa- 
chant comment  réfuter  les  libres-penseurs,  qui 
déclaraient  inconciliables  la  physique  moderne 
et  la  dogmatique  traditionnelle,  proclamèrent  la 
faillite  de  la  première,  et  entreprirent  de  faire 
subir  à  la  seconde  cet  «  amollissement  »  que 
Renan  avait  jadis  signalé  comme  fort  désirable 
(cf.  Apôtres,  pages  lix-lx)  ;  en  même  temps  ces 
modernistes  avilissaient  la  notion  du  droit  au- 
tant qu'ils  le  pouvaient,  en  vantant  un  certain 
socialisme  catholique. 

Si  la  majorité  de  nos  compatriotes  croient  que 


XVIII  PRÉFACE 

la  science  et  la  religion  sont  continuellement  en 
concurrence,  c'est  que  l'enseignement  officiel 
n*a  pas  encore,  chez  nous,  fait  entrer  dans  le 
domaine  des  idées  générales  la  théorie  du  droit 
historique,  qui  date  cependant  d'un  siècle;  toute 
la  région  moyenne,  qu'illuminaient  jusqu'alors 
les  organisations  juridiques,  prend  désormais 
des  couleurs  historiques;  le  nouveau  système 
remporta  une  victoire  éclatante  lorsque  les  na- 
turalistes se  mirent  à  représenter  les  relations 
morphologiques  des  êtres  vivants  au  moyen 
d'hypothèses  évolutionnistes.  D'après  Renan, 
«  les  sciences  historiques  [sont  de]  petites  scien- 
ces conjecturales  qui  se  défont  sans  cesse  après 
s'être  faites  »  (Souvenirs  etc.,  page  ^63)  ;  jamais 
pareille  disproportion  n'avait  existé  entre  la  ré- 
gion moyenne,  dont  le  caractère  devient  éphé- 
mère, et  les  cimes  où  trônent  la  physique-mathé- 
matique et  la  théologie;  on  pourrait  dire  sans 
exagération,  que  le  sol  s'est  effondré  entre  deux 
falaises  inaccessibles.  Conformément  à  cet  état 
actuel  de  nos  connaissances,  Bergson  prescrit 
de  «  tracer  une  ligne  -de  démarcation  entre 
l'inerte  et  le  vivant  »  :  il  attribue  l'inerte  à  la 


PRÉFACE  XIX 

logique;  mais  il  recommande  de  n'accorder 
qu'une  valeur  métaphorique  aux  déductions  qui 
portent  sur  l'autre  domaine  (Evolution  créa- 
trice, pages  216,  '281-232;  cf.  page  212).  A  l'autre 
extrémité,  sur  laquelle  ce  grand  métaphysicien 
n'a  pas  eu  l'occasion  de  s'exprimer  d'une  façon 
aussi  explicite  que  sur  la  précédente,  existe 
également  une  frontière  rigoureuse.  Toutes  les 
recherches  faites  sur  les  origines  chrétiennes 
montrent  que  l'histoire  ne  peut  atteindre,  dans 
des  conditions  de  sûreté  normales,  les  faits  qui 
prennent  place  dans  l'établissement  de  la 
dogmatique;  il  faut  donc  que  l'historien  qui 
veut  demeurer  étranger  à  la  théologie  se  rési- 
gne à  abandonner  beaucoup  des  récits  qu'on 
trouve  dans  les  anciens  livres  orthodoxes  ; 
mais  il  doit  proclamer  bien  haut  qu'il  ne  peut 
démontrer,  par  aucune  raison  sérieuse,  la  va- 
nité des  convictions  des  théologiens.  La  région 
moyenne  devra  suivre  les  mêmes  lois  que  l'his- 
toire qui  exerce  sur  elle  maintenant  une  hégé- 
monie incontestable;  on  renoncera  donc  à 
passer  de  la  biologie  à  la  théodicée;  mais  on 
dira  que  les  conditions  de  la,  biologie  ne  permet- 


XX  PRÉFACE 

tent  pas  de  nier  la  possibilité  de  la  création,  des 
miracles  ou  des  expériences  mystiques. 

L'Evolution  créatrice  a  été  composée  en  se 
conformant  à  ces  principes.  Il  avait  fallu  que 
Jacob  eût  vraiment  l'esprit  fort  porté  à  mal 
comprendre  les  textes  métaphysiques  pour  qu'il 
écrivît  que,  suivant  Bergson,  «  Dieu  n'est  que 
le  produit  de  deux  erreurs  naturelles  de  l'esprit 
qui  ne  résistent  pas  à  un  examen  critique  » 
(Bulletin  de  la  Société  française  de  philosophie, 
avril  1908,  page  156).  Divers  théologiens  ont  cru 
que  Bergson  avait  voulu  esquisser  une  méta- 
physique panthéiste;  mais  cette  interprétation 
n'est  plus  possible  depuis  que  le  P.  de  Tonquédec 
a  publié  deux  lettres  explicatives  de  Bergson 
(Etudes,  SO  février  1912,  pages  514-516)  ;  si  le 
langage  de  Bergson  a  pu  paraître  parfois  avoir 
des  allures  panthéistes,  c'est  qu'un  fort  senti- 
ment de  la  nature  {nous  le  savons  par  Chateau- 
briand) est  facilement  classé  par  l'intelligence 
dans  la  catégorie  du  panthéisme.  Bergson  a, 
maintes  fois,  écrit  que  ses  doctrines  n'ont  rien 
de  contraire  à  la  religion;  mais  il  ne  se  recon- 
naît pas  le  droit  de  franchir  le  fossé  que  la  mé- 


PRÉPAGE  XXI 


taphysique  actuelle  est  tenue  de  tracer  entre  la 
biologie  et  la  théologie. 


Ceux  de  nos  contemporains  qui  respectent 
{d'une  façon  plus  ou  moins  consciente)  les 
banalités  démocratiques,  sont  disposés  à  penser 
que  la  philosophie  devrait  placer  au  premier 
rang  dans  le  système  intellectuel  les  notions 
qui  intéressent  la  majorité  des  citoyens,  dans  le 
plus  grand  nombre  des  circonstances,  en  exci- 
tant chez  eux  les  désirs  les  plus  vifs.  Une  doc- 
trine qui  fait  descendre  à  une  place  très  humble 
toutes  les  connaissances  qui  nous  touchent  de 
près  dans  le  développement  de  la  vie  commune, 
pour  placer  sur  des  cimes  la  physique-mathé- 
matique et  la  théologie,  ne  pourra  jamais  être 
acceptée  par  la  tourbe  immense  des  gens  qui 
s'imaginent  s'être  transportés  aux  plus  hautes 
régions  de  l'esprit  lorsqu'ils  ont  lu  des  disser- 
tations abondantes  sur  la  prospérité  des  peuples, 
sur  les  questions  sociales  et  sur  la  diplomatie. 
Les  bons  bourgeois,  les  hommes  de  progrès  et 


XXII  •  PRÉFACE 

les  parlementaires  sont  d'ailleurs  très  fiers  de 
leur  rationalisme;  ils  accordent  toute  leur  con- 
fiance aux  sociologues  qui  inventent  des  utopies 
dans  lesquelles  les  activités  humaines  seraient 
subordonnées  à  des  conditions  qui  paraissent  à 
leurs  sectateurs  capables  d'assurer  automati- 
quement l'ordre  dans  la  société  moderne;  les 
philistins  poursuivent  de  si  grands  desseins 
qu'ils  ont  bien  le  droit  de  bousculer  la  conclu- 
sion que  la  métaphysique  a  tirée  de  l'obser- 
vation attentive  du  monde  ! 

Voici  quelques-uns  des  aspects  sous  lesquels 
la  religion  apparaît  à  quelques  personnages 
représentatifs  de  l'esprit  moderne.  Croyant,  en 
sa  qualité  d'auteur  d'innombrables  traités  éco- 
nomiques, que  r économie  peut  sans  être  ridicule 
citer  à  son  comptoir  la  science  et  la  religion 
pour  mesurer  les  services  que  l'une  et  l'autre 
peuvent  rendre  aux  gens  d'affaires,  G.  de  Moli- 
nari  a  publié  un  livre  pour  prouver  que,  si  la 
science  fournit  aux  capitalistes  de  merveilleux 
moyens  de  travail,  la  religion  peut  leur  être 
extrêmement  utile,  en  élevant  la  moralité  des 
travailleurs  à  un  niveau  qui  permettra  Vexploi- 


PREFACE  XXIII 

tation  complète  des  inventions  matérielles.  — 
Salomon  Reinach,  qui  semble  avoir  été  un  peu, 
dans  l'étude  de  cette  question,  halluciné  par 
l'idée  de  progrès,  croit  que  les  religions  sont  des- 
tinées à  se  dépouiller  de  tout  ce  que  les  théolo- 
giens regardent  comme  spécifiquement  reli- 
gieux, pour  se  laïciser,  comme  les  sciences  se 
sont  laïcisées;  il  restera  toujours,  sans  doute, 
quelque  chose  de  l'ancienne  psychologie  dévote, 
mais  ces  manifestations  sporadiques  ne  mérite- 
ront plus  l'attention  des  historiens;  ce  qui  est 
vraiment  indescriptible,  suivant  lui,  dans  les 
religions,  c'est  ce  qu'elles  renferment  d'utile 
pour  l'ordre  social.  En  conséquence,  il  définit  la 
religion  «  un  ensemble  de  scrupules  qui  font 
obstacle  au  libre  exercice  de  nos  facultés  »  ;  au 
milieu  des  prohibitions  primitives,  dues  à  des 
causes  souvent  absurdes,  il  se  produit  une  sé- 
lection qui  conserve  seulement  celles  qui  ne 
sont  pas  inutilement  gênantes:  «  le  passage  du 
tabou  à  l'interdiction  motivée,  raisonnée,  rai- 
sonnable, c'est  presque  l'histoire  du  progrès  de 
l'esprit  humain  »  (Orpheus,  page  36,  page  4, 
page  SI,  page  6).  A  l'heure  actuelle,  nos  prof  es- 


XXIV  PRÉFACE 

seurs  font  de  très  grands  efforts  pour  créer  des 
pédagogies  au  moyen  desquelles  on  arriverait, 
espèrent-ils,  à  inculquer  aux  jeunes  gens  le  res- 
pect des  règles  que  l'Etat  juge  utile  d'imposer 
pour  rendre  plus  aisé  le  fonctionnement  de  la 
légalité;  si  on  écarte  le  décor  dit  laïque  de  cet 
enseignement,  on  s'aperçoit  que  ses  inventeurs 
ont  mis  en  œuvre  plus  ou  moins  adroitement 
des  souvenirs  de  la  littérature  classique,  relatifs 
à  l'harmonie  du  monde,  à  la  Providence,  aux 
droits  divins  de  l'autorité;  leurs  systèmes  consti- 
tuent donc  des  contrefaçons  de  la  théologie  qui 
pourront  avoir  une  certaine  efficacité  tant  que 
les  intelligences  porteront  encore  une  forte  em- 
preinte chrétienne.  Cela  a  certainement  bien 
moins  de  tenue  philosophique  que  la  religion 
laïcisée  en  vertu  des  lois  de  l'histoire,  dont  parle 
Salomon  Reinach;  mxiis  cela  suffit  à  nos  poli- 
ticiens, uniquement  préoccupés  d'assurer  leur 
repos  durant  la  durée  éphémère  de  leur  pouvoir. 

Le  désordre  intellectuel  produit  par  la  prépo- 
tence des  intérêts  vulgaires  est  beaucoup  moins 
considérable  cliez  les  chefs  d'industrie,  qui  ont 


PREFACE  XXV 

presque  tous  fait  aujourd'hui  des  études  scien- 
tifiques sérieuses,  que  chez  les  gens  du  monde 
et  les  petits  bourgeois.  Flaubert  avait  remarqué 
qu'il  existe  une  grande  ressemblance  entre  ces 
deux  espèces  d'hommes  qui  semblent  si  dis- 
tantes à  un  observateur  superficiel.  Il  écrivait^ 
en  1871  à  Georges  Sand  :  «  Tout  le  rêve  de  la 
démocratie  est  d'élever  le  prolétaire  au  niveau 
de  bêtise  du  bourgeois.  Le  rêve  est  en  partie 
accompli.  Il  lit  les  mêmes  journaux  et  a  les 
mêmes  passions  »  ;  —  «  Nous  ne  souffrons  que 
d'une  chose  :  la  bêtise.  Mais  elle  est  formidable 
et  universelle.  Quand  on  parle  de  Vabrutisse- 
ment  de  la  plèbe,  on  dit  une  chose  injuste, 
incomplète.  Conclusion  :  il  faut  éclairer  les  \ 
classes  éclairées  »  ;  —  «  Quand  tout  le  monde  * 
pourra  lire  le  Petit  Journal  et  le  Figaro,  on  ne 
lira  pas  autre  chose,  puisque  le  bourgeois,  le 
monsieur  riche,  ne  lit  rien  de  plus.  La  presse 
est  une  école  d'abrutissement,  parce  qu'elle 
dispense  de  penser  »  (Correspondance,  tome  IV, 
page  80,  page  78,  page  74).  —  On  a  vu  souvent 
des  gens  du  monde  se  muer  sans  la  moindre 
peine   en   démagogues,   et   obtenir   de   grands 


XXVI  PRÉFAOE 

succès  dans  ce  rôle  ;  ils  n'avaient  eu  qu'à 
apprendre  le  dictionnaire  des  lieux-communs 
populaires;  ce  travail  leur  était  facile,  attendu 
qu'ils  étaient  habitués,  pour  briller  dans  les 
salons,  à  suivre  les  modes  politiques,  littéraires 
ou  musicales.  —  Anatole  France,  en  devenant 
un  révolutionnaire  distingué,  n'est  point  sorti 
de  sa  famille  intellectuelle  ;  il  avait  toujours 
composé  ses  livres  en  cueillant  des  bouquets 
dans  les  bibliothèques  ;  les  socialistes  utilisent 
infiniment  plus  souvent  leur  mémoire  que  les 
facultés  d'observation  dont  ils  peuvent  être 
doués. 

Depuis  de  nombreuses  années,  Salomon 
Reinach  étudie  l'histoire  des  religions  avec 
l'intention  d'utiliser  ses  recherches  pour  pro- 
pager parmi  les  petits  bourgeois  un  scepticisme 
analogue  à  celui  qui  existait  chez  les  gens  du 
monde  à  la  fin  du  xviit  siècle;  il  croit  que  la 
renaissance  catholique  du  xiX'  siècle  ne  fut 
qu'apparente,  n'étant  réellement  qu'une  mani- 
festation des  croyances  qui  existaient  dans  des 
classes  arriérées  que  la  Révolution  avait  fait 


PREFACE  XXVII 

monter  subitement  aux  premiers  rangs  de  la 
société;  un  grand  bouleversement  pourrait  en- 
core provoquer  une  de  ces  fâcheuses  recrudes- 
cences «  de  la  thaumaturgie,  de  la  médecine  mi- 
raculeuse, du  culte  des  idoles  bariolées  »  qui  ont 
tant  fait  souffrir  Salomon  Reinach  (Orpheus, 
page  35),  si  des  hommes,  ayant  le  génie  de 
l'apostolat,  ne  faisaient  comprendre  au  peuple 
que  le  catholicisme  est  un  résidu  de  grossières 
superstitions,  devenu  inconciliable  avec  l'état 
actuel  des  lumières  (Cultes,  Mythes  et  Religions, 
tome  III,  page  vi,  page  xv,  page  xviii).  En 
composant  Orpheus  il  a  donc  voulu  rajeunir  la 
polémique  voltairienne,  en  utilisant  tous  les 
faits  que  l'archéologie  a  découverts  de  notre 
temps,  en  interprétant  les  vieilles  croyances 
d'une  manière  plus  vraisemblable  qu'on  ne  le 
faisait  au  xviii^  siècle,  en  appréciant  équitable- 
ment  les  services  rendus  par  les  religions  dans 
le  passé.  Beaucoup  de  critiques  {comme  le 
P.  Lagrange,  dans  Quelques  remarques  sur 
r Orpheus)  ont  été  scandalisés  de  voir  Salomon 
Reinach  mêler  des  hypothèses  infiniment 
hasardeuses  à  des  résumés  de  sérieux  mémoires 


XXVIII  PRÉFACE 

académiques;  mais  ces  hypothèses,  destinées  à 
ruiner  le  prestige  de  /'Infâme,  constituent  aux 
yeux  de  l'auteur  la  partie  essentielle  d'Orpheus; 
c'est  pour  la  faire  accepter  facilement  par  des 
primaires  dont  la  légèreté  est  égale  à  celle  des 
anciens  voltairiens,  que  l'érudition  a  été  prodi- 
guée dans  ce  manuel.  Les  petits  bourgeois  et 
les  gens  du  monde,  tous  fiers  de  leur  médiocre 
culture,  accordent  une  confiance  illimitée  aux 
savants  qui  soumettent  à  leur  incompétence 
des  vulgarisations  de  leur  science;  habitués  à 
disserter  sur  de  vaines  paroles,  ils  ne  sont  pas 
choqués  par  les  fantaisies  historiques  de  tels 
courtisans;  ceux-ci  avec  quelques  syllogismes 
peuvent  engluer  de  tels  lecteurs,  qui  d'ailleurs 
raffolent  de  la  dialectique,  comme  tous  les 
hommes  dont  l'esprit  est  incapable  de  mesurer 
le  poids  d'une  preuve.  En  définitive,  Orpheus 
est  un  excellent  témoin  de  l'identité  qui  existe 
entre  l'intelligence  des  petits  bourgeois  et  celle 
des  gens  du  monde. 

Si  maintenant  nous   cherchons  à  remonter 
aux  sources  qui  alimentent  la  volonté  chez  les 


PRÉFACE  XXIX 

petits  bourgeois  et  chez  les  gens  du  monde, 
nous  sommes  frappés  de  constater  que  les  deux 
classes  sont  également  placées  sous  la  direction 
de  Mammon.  Les  uns  et  les  autres  ne  s'intéres- 
sent dans  la  production  à  rien  de  ce  qui  est 
technique,  scientifique,  psychologique,  pour 
penser  seulement  aux  revenus  qu'elle  peut 
procurer;  le  désir  de  l'argent  les  talonne  de  la 
même  manière,  parce  que  de  la  même  manière, 
chez  les  uns  et  les  autres,  les  désirs  dépassent 
les  ressources;  ils  n'éprouvent,  pas  plus  les  uns 
que  les  autres,  le  moindre  scrupule  au  sujet 
des  origines  plus  ou  moins  honorables  des 
fortunes.  De  pareils  personnages  détestent  l'as- 
cétisme de  Pascal,  que  les  philosophes  n'ont 
pas  toujours  bien  expliqué.  En  1900,  dans  un 
excellent  opuscule,  Boutroux  donnait  claire- 
ment à  entendre  que  l'auteur  des  Pensées  aurait 
bien  fait  de  se  contenter  de  suivre  les  conseils 
donnés  par  Socrate  sur  la  tempérance  (Pascal, 
page  W4);  deux  ans  plus  tard,  William  James 
prenait  résolument  la  défense  des  mystiques  si 
longtemps  tournés  au  ridicule  par  ces  psycho  ■ 
logues-médicastres  qui  ont  cru  que  le  type  de 


\ \ \  PRÉFACE 

l'humanité  la  plus  élevée  a  été  réalisé  par  la 
bourgeoisie  bien  entraînée  aux  sports;  aujour- 
d'hui Boutroux,  s'inspirant  de  l'auteur  de 
L'expérience  religieuse,  écrit  :  «  Lorsqu'il  s'agit 
de  génie  et  de  grandeur,  il  faut  avouer  que 
la  santé  ne  suffit  plus.  Tout  ce  qui  se  fait  de 
grand  chez  l'homme,  être  médiocre,  suppose, 
Pascal  l'a  bien  vu,  une  rupture  d'équilibre. 
Nous  ne  saurions  critiquer  en  principe,  dans 
la  méthode  de  Pascal,  le  recours  à  l'ascétisme 
par  où  l'homme,  s'il  sait  en  user,  parvient  à 
dépasser  l'homme  »  (Foi  et  Vie,  16  janvier  1913, 
pages  35-36). 

Mais  que  faut-il  penser  de  la  pratique  de 
Pascal  ?  Je  doute  fort  qu'il  ait  été  parfois 
((  détourné  de  la  voie  qui  convient  à  l'homme, 
ainsi  que  le  suppose  Boutroux,  par  [la]  fan- 
taisie de  vouloir  exceller  en  tout));  le  grand 
chrétien  qui  nous  a  livré  le  fameux  entretien 
connu  sous  le  nom  de  Mystère  de  Jésus,  avait 
bien  le  droit  de  se  croire  appelé  à  recevoir  des 
communications  surnaturelles  ;  il  était  donc 
convenable  qu'il  cherchât,  par  tous  les  moyens 
qu'il  concevait,  à  rendre  son  âme  digne  de  ces 


PRÉFACE  XXXI 

faveurs.  D'autre  part,  en  un  temps  où  le  senti- 
ment juridique  était  particulièrement  fort,  il 
existait  dans  le  système  de  l'intelligence  une 
continuité  rendant  particulièrement  difficile 
d'expérimenter  la  libre  coexistence  de  la 
science  et  de  la  religion  ;  c'est  à  cause  de  ce 
caractère  si  remarquable  du  xvii"  siècle  que 
Pascal,  grand  physicien,  a  redouté  de  se  laisser 
trop  enchanter  par  la  science  ;  il  était  bien 
naturel  qu'il  estimât  prudent  d'isoler  la  religion 
dans  l'ascétisme.  Je  crois,  d'ailleurs,  que  les 
solitaires  du  Port-Royal  auraient  mieux  rempli 
les  missions  qu'ils  s'étaient  assignées,  s'ils 
avaient  appartenu  à  un  ordre  religieux  sévère 
qui  aurait  pu  discipliner  leurs  désirs  de  morti- 
fication ;  les  fondateurs  des  grands  instituts 
monastiques  ont  créé  des  types  de  vie  chré- 
tienne dont  la  valeur  a  été  consacrée  par  l'expé- 
rience ;  les  directeurs  de  conscience  estiment 
tous  qu'il  est  dangereux  de  s'abandonner,  en 
fait  d'ascétisme,  aux  suggestions  de  l'imagi- 
nation. Port-Royal  ne  semble  pas  avoir  été 
toujours  parfaitement  inspiré  dans  ses  austé- 
rités 


XXXII  PRÉFACE 

En  étudiant  le  christianisme,  le  métaphysi- 
cien se  trouve  en  présence  d'expériences  histo- 
riques, faites  dans  des  conditions  précises,  qui 
lui  permettent  de  reconnaître  comment  des 
convictions  absolues  peuvent  se  maintenir 
dans  notre  âme,  en  dépit  des  habitudes  créées 
par  la  vie  ordinaire;  petits  bourgeois  et  gens 
du  monde  sont  d'accord  pour  condamner  ce 
qu'ils  nomment  des  exagérations  d'énergu- 
mènes  aigris  par  la  solitude;  l'expérience  chré- 
tienne nous  donne  le  droit  de  rattacher  leur 
attitude  à  cette  horreur  que  les  gens  d'esprit 
mercantile  éprouvent  pour  l'ascétisme.  L'ascé- 
tisme des  maîtres  de  vie  spirituelle  nous  appa- 
raît, en  définitive,  comme  le  sijmbole  d'un 
ascétisme  moins  tendu  qui  peut  rendre  encore 
la  volonté  accessible  à  des  impératifs  difficile- 
ment conciliables  avec  les  usages  de  la  société 
civile;  une  telle  volonté  peut  ensuite  ouvrir  à 
l'intelligence  des  vues  nouvelles  sur  la  réalité  ; 
ainsi  peut  se  constituer  une  philosophie  de  la 
destinée  qui  a  parvient  à  dépasser  l'homme  >). 
Il  me  semble  que  dans  la  parole  suivante  de 
William  James  il  y  a  comme  une  résonnançe 


PRÉFACE  XXXIII 

du  vieil  enthousiasme  puritain  :  «  C'est  dans 
l'héroïsme,  nous  le  sentons  bien,  que  se  trouve 
caché  le  mystère  de  la  vie.  Un  homme  ne 
compte  pas  quand  il  est  incapable  de  faire 
aucun  sacrifice  »  (L'expérience  religieuse,  trad. 
franc,  P^  édition,  page  312);  —  «  Prolongement 
d'un  instinct  primitif  universel,  [la  guerre} 
est,  encore  à  l'heure  actuelle,  la  seule  école 
d'énergie  qui  soit  accessible  à  tous  sans  excep- 
tion... Ce  qu'il  nous  faut  maintenant  découvrir 
dans  le  domaine  social,  c'est  l'équivalent  moral 
de  la  guerre  :  quelque  chose  d'héroïque  qui 
parle  à  l'esprit  des  hommes,  de  tous  les  hom- 
mes, autant  que  la  guerre...  J'ai  souvent  pensé 
que  dans  le  culte  de  la  pauvreté,  ce  vieil  idéal 
monacal,  ...  il  pouvait  y  avoir  quelque  chose 
comme  l'équivalent  moral  de  la  guerre  dont 
nous  sommes  en  quêter)  (page  315);  —  a  La 
peur  de  la  pauvreté  qui  règne  dans  les  classes 
cultivées  est,  sans  contredit,  la  pire  des  maladies 
inorales  dont  souffre  notre  civilisation  contem- 
poraine »  (page  317) . 

Nous  voilà  bien  près  de  Proudhon,  qui,  lui 
aussi,  a  célébré  les  vertus  guerrières  et  qui  a 


XXXIV  PRÉFACE 

prescrit  à  Vhumaniié  les  lois  du  travail,  de  la 
pauvreté  et  de  la  chasteté.  Après  avoir  lu  Port- 
Royal,  que  lui  avait  envoyé  Sainte-Beuve,  il  écri- 
vait, le  '24  mai  i860,  à  Un  de  ses  amis  :  «  J'ai 
conclu  de  tout  cela...  la  nécessité  de  s'occuper 
sérieusement  de  remplacer  pour  les  honnêtes 
gens  de  l'avenir  les  Exercices  de  la  spiritualité 
chrétienne.  Je  comprends  que  Cè  n'est  pas  assez 
de  poser  des  principes,  d'indiquer  des  règles,  de 
définir  le  droit  et  le  devoir,  d'enseigner  la  civi- 
lité puérile  et  honnête;  il  faut  encore  faire  de  la 
pratique  de  la  vertu  [passez-moi  ce  mot  si  mdl 
porté)  une  occupation  assidue;  il  faut  enfin  ne 
pas  se  contenter  de  respecter  la  morale  grosso 
modo;  il  convient,  comme  les  Port-Royalistes 
l'avaient  rêvé,  d'y  apporter  un  peu  de  soin  et, 
si  le  mot  ne  se  prenait  en  mauvaise  part,  de 
raffinement.  Il  faut,  dirai-je,  travailler  à  réali- 
ser en  nous-même  notre  idéal;  sans  quoi  la  vie 
est  une  dégringolade  continue;  et  comme  les 
orangs,  après  avoir  commencé  par  la  gentillesse, 
nous  finissons  par  la  brutalité.  »  Sainte-Beuve 
a  évidemment  raison  de  voir  dans  cette  lettre 
{qui  n'a  pas  été  recueillie  dans  la  Gorrespon- 


PRÉFACE  XXXV 

dance)  un  très  important  témoignage  apporté 
par  un  grand  moraliste  en  faveur  de  l'utilité 
de  l'ascétisme  (Port-Royal,  tome  III,  pages  613^ 
614), 

Nous  apprécierons  encore  mieux  l'ascétisme 
de  Proudhon^  quand  nous  aurons  comparé  ces 
nobles  paroles  au  programme  des  révolution- 
naires panthéistes  allemands,  qui  a  été  tracé  par 
Henri  Heine  avec  un  certain  cynisme  :  «  Nous 
ne  voulons,  disait-il  aux  républicains  vertueux^ 
Hi  sans-culottes,  ni  bourgeoisie  frugale^  ni  pré- 
sidents modestes;  nous  fondons  une  démocratie 
de  dieux  terrestres,  égaux  en  béatitude  et  en 
sainteté.  Vous  demandez  des  costumes  simples, 
des  mœurs  austères  et  des  jouissances  à  bon 
marché;  et  nous,  au  contraire,  nous  voulons  le 
nectar  et  l'ambroisie,  des  manteaux  de  pourpre^ 
la  volupté  des  parfums,  des  danses  de  nymphes^ 
de  la  musique  et  des  comédies,  »  (De  l'Allema- 
gtie,  édition  de  IS56,  tome  I,  page  84).  Ces  sen- 
timents sont  ceux  que  l'on  rencontre  chez  les 
gens  du  monde  qui  ont  l'ambition  de  se  lancer, 
à  la  manière  de  Morny,  dans  les  aventures  de 
la  grande  politique  ;  en  adoptant  Henri  Heine 


XXXVI  PRÉFACE 

pour  un  des  maîtres  de  sa  pensée,  la  socialde- 
mocratie  a  avoué  que  les  aspirations  de  ses 
chefs  sont  celles  d'abonnés  du  Gaulois;  aussi 
les  lecteurs  du  Vorwaerts  éprouvent-ils  pour 
Proudhon  autant  d'aversion  que  les  adorateurs 
de  Baal  ont  pu  en  éprouver  pour  le  prophète 
Elie.  Nos  socialistes  officiels,  qui  se  défendent 
si  énergiquement  d'être  des  ascètes,  ressemblent 
à  leurs  confrères  d'outre-Vosges.  Il  y  a  quel- 
ques années  un  intellectuel  socialiste,  qui  cite 
volontiers  Proudhon,  exprimait  assez  drôlement 
son  opinion  sur  les  «  camarades  »  secrétaires 
de  syndicats  :  «  Ça  ne  vit  pas!  Des  loyers  de 
quatre  cents  francs I  »  Oriani  avait  donc  bien 
raison  d'écrire  en  1909  :  «  Qui  en  France  res- 
semble aujourd'hui  à  Proudhon?  »  (Fuochi  di 
bivacco,  page  160),  L'histoire  du  socialisme 
contemporain  montre  combien  est  vraie  cette 
sentence  de  William  James  :  «  Sur  la  scène  du 
monde,  c'est  l'héroïsme,  et  l'héroïsme  seul,  qui 
tient  les  grands  rôles.  »  (L'expérience  religieuse, 
page  312). 


PREFACE  XXXVII 


Je  suis  persuadé  que,  dans  quinze  ou  vingt 
ans,  une  nouvelle  génération,  débarrassée,  grâce 
au  bergsonisme,  des  fantômes  construits  par 
les  philosophies  intellectualistes  depuis  Des- 
cartes, n'écoutera  plus  que  les  hommes  capables 
de  lui  expliquer  la  théorie  du  mal;  alors  on  en- 
tendra les  étudiants  crier  à  leurs  maîtres  : 
«  Parlez-nous  de  Pascal  » ,  comme,  au  début  du 
xvi"  siècle,  les  élèves  des  Universités  italiennes 
criaient  à  leurs  professeurs,  quand  ils  voulaient 
mettre  à  l'épreuve  leurs  doctrines  :  «  Parlez- 
nous  de  l'âme.  »  {Renan,  Averroès,  page  355)  ; 
c'est  qu'on  trouve  dans  les  Pensées  les  plus 
fortes  pages  qu'un  auteur  français  ait  écrites 
sur  le  mal.  Proudhon  aurait  été  bien  digne  de 
reprendre  la  question  au  point  où  l'avait  menée 
Pascal;  mais  l'esquisse  qu'il  donna  en  1846  est 
radicalement  gâtée  par  l'idée  fantasmagorique 
d'une  science  qui  va  permettre  de  réaliser  une 
société  rationnelle;  je  me  demande  s'il  n'a  pas 
été,  plus  tard,  empêché  de  corriger  ce  malheu- 
reux essai  par  un  certain  optimisme  utopique 


XXXVIII  PRÉFACE 

dont  les  meilleurs  esprits  de  son  temps  ne  pou- 
vaient complètement  se  dégager.  Il  m'est  arrivé, 
plus  d'une  fois,  de  jeter  un  regard  sur  l'abîme, 
mais  sans  oser  m'y  aventurer;  j'avais  pensé,  un 
instant,  commenter  quelques  textes  de  Pascal  à 
la  fin  des  Illusions  du  progrès;  j'ai  trouvé  pru- 
dent de  ne  pas  aborder  un  sujet  qui  est  trop 
odieux  à  nos  contemporains.  Je  crois  cependant 
reconnaître  à  quelques  iiidices  que  déjà  com- 
mence à  se  former  l'ère  qui  attribuera  la  place 
qui  convient  à  la  métaphysique  du  mal. 

Georges  Sorel. 
Janvier  1914. 


AVANT-PROPOS 


Je  réunis  dans  ce  volume  quelques  articles, 
vieux  déjà  de  quelques  années,  puisque  le 
premier,  Anarchisme  individualiste,  remonte 
à  mai  1905  et  que  les  autres  ont  paru  dans  le 
Mouvement  socialiste  de  juillet  1907  à  mars 
1908,  et  je  les  réunis  tels  quels,  sans  rien  chan- 
ger au  texte  primitif,  auquel  je  n'ai  fait  qu'ajou- 
ter quelques  notes.  D'aucuns  ne  manqueront 
pas  de  dire  qu'il  y  a  là,  de  ma  part,  une  certaine 
impudence,  étant  de  notoriété  publique,  paraît- 
il,  que,  de  syndicaliste  révolutionnaire,  je  suis 
devenu...  royaliste.  Et  je  ne  sais  ce  qu'en  pense- 
ront les  personnes  de  bonne  foi,  douées  de  quel- 
que sens  philosophique,  et  que  n'aveugle  pas  le 
déplorable  esprit  de  parti,  propre  à  la  démocra- 
tie ;  mais  je  leur  dois  un  aveu  :  c'est  qu'en  cons- 
cience je  ne  crois  pas  avoir  changé,  comme  on 
dit,  mon  fusil  d'épaule,  ni  être  passé  de  l'autre 


8  AVANT-PROPOS 

côté  de  la  barricade.  Fidèle  à  la  promesse  de 
mes  vingt  ans  de  consacrer  ce  que  je  puis  avoir 
de  force  intellectuelle  au  service  de  la  classe 
ouvrière  (je  ne  puis  lui  consacrer  autre  chose, 
n'étant  ni  ouvrier,  ni  apprenti  dictateur,  ni  as- 
pirant chef  de  parti),  auteur  des  Dialogues  so- 
cialistes, où  certes  on  pourrait  relever  quelque 
naïveté  et,  comme  disait  M.  Eugène  Fournière, 
un  enthousiasme  marxiste  quelque  peu  exagéré, 
et  des  Nouveaux  aspects  du  socialisme,  colla- 
borateur du  Mouvement  socialiste  aussi  long- 
temps que  cette  revue  fut  digne  de  recevoir  la 
copie  du  maître  Georges  Sorel,  que  je  n'hésite 
pas  ici  à  proclamer  le  premier  philosophe-his- 
torien de  ce  temps  —  je  ne  me  suis  pas  pré- 
senté à  la  députation,  après  avoir  déblatéré 
contre  le  crétinisme  parlementaire  ;  je  n'ai  sou- 
tenu la  candidature  d'aucun  démocrate,  après 
avoir  critiqué  à  fond  la  démocratie  ;  je  ne  suis 
pas  rentré  dans  le  giron  de  l'Eglise  unifiée, 
après  avoir  rejeté  tous  les  partis  ;  je  suis  resté 
ce  que  j'étais,  honnêtement,  tranquillement,  en 
dehors  et  au-dessus  de  toute  coterie,  de  toute 
intrigue,  de  toute  agitation.  Suis-je  devenu 
royaliste  ?  Je  n'ai  pas  caché,  certes,  mes  sympa- 
thies pour  un  mouvement  comme  celui  de  VAc- 


AVANT-PROPOS  U 

tio7i  française.  J'ajouterai  même  que  j'ai  trouvé 
à  V Action  française  plus  d'esprit  véritablement 
républicain  (1)  qu'ailleurs  :  le  mot  de  Bonald 
sur  la  fierté  républicaine  unie  au  loyalisme  mo- 
narchique n'est  pas  qu'un  mot,  c'est  une  réa- 
lité ;  et  l'expérience  démocratique  actuelle  se 
charge  de  nous  démontrer  qu'on  peut,  au  con- 
traire, concilier  le  plus  plat  servilisme  avec  les 
déclarations  les  plus  libertaires  :  Guillaume  II 
trouve  des  juges  à  Berlin;  et  la  République  ac- 
tuelle n'a  plus  que  des  laquais  de  justice,  qui 
rendent  des  services  et  non  des  arrêts,  tel  le 
scandaleux  jugement  de  Versailles.  L'abstrac- 
tion libertaire  n'est  nullement,  on  l'a  dit  mille 
fois,  génératrice  de  liberté  réelle.  Mais  je 
n'avais  pas  à  «  devenir  »  royaliste;  un  syndica- 
liste est,  par  définition,  un  ennemi  de  l'Etat, 
quel  qu'il  soit  ;  car  si  le  problème  de  l'Etat  se 
pose  et  ne  peut  pas  ne  pas  se  poser,  le  rôle  du 


(1)  Ferai-je  ici  une  déclaration  de  foi  républicaine  et 
donnerai-je  un  détail  personnel?  Mon  père,  à  la  fin  du 
second  Empire,  était  un  ardent  républicain;  et  il  est 
remarquable  que  V Action  française  a  vis-à-vis  du  régime 
actuel  la  même  signification  que  l'opposition  républicaine 
vis-à-vis  de  l'Empire  :  ce  régime  n'est  pas  plus  digne  de  la 
France   que   le  régime   bonapartiste. 


10  AVANT-PROPOS 

syndicalisme  reste  ossunliolleinciil  de  Jiiniter  et 
de  cantonner  l'Etat  ;  et  l'opposition  du  syndi- 
calisme à  la  démocratie  vient  précisément  de  ce 
que  la  démocratie  c'est,  avant  tout  et  inélucta- 
blement, l'Etat  étendu  à  tout,  l'Etat  envahissant 
tout  et  devenant  le  succédané  moderne  de  l'an^ 
tique  Providence. 

On  sait  le  rôle  central  que  joue  l'antinomie 
dans  la  pensée  proudhonienne,  et  j'ai  essayé, 
dans  mon  article  de  V Indépendance  (1),  de  le 
mettre  en  lumière.  C'est  la  Théorie  de  la  pro- 
priété qui  donne  la  clef  des  prétendues  contra- 
dictions de  l'auteur  de  la  Justice,  et  l'on  sait 
que  Proudhon  y  oppose  l'absolutisme  proprié- 
taire à  l'absolutisme  étatique.  «  La  vérité,  selon 
moi,  écrit-il,  est  que  si  la  propriété  est  absolue, 
l'Etat  aussi  est  absolu;  que  ces  deux  absolus 
sont  appelés  à  vivre  en  face  l'un  de  l'autre, 
comme  le  propriétaire  est  appelé  à  vivre  en 
face  de  son  voisin  propriétaire;  et  que  c'est  de 
l'opposition  de  ces  absolus  que  jaillit  le  mouve- 
ment politique,  la  vie  sociale,  de  même  que  de 
l'opposition  des  deux  électricités  contraires 
jaillit  l'étincelle  motrice,  lumineuse,  vivifiante, 

(1)  Voir  L'Indépendance  du  l*""  avril  1912. 


AVANT-PROPOS  1 1 

la  foudre  »  (1).  Telle  est  la  pensée  maîtresse  de 
Proudhon,  et  quand  on  l'a  bien  saisie,  le  pré- 
tendu chaos  que  serait  le  proudhonisme  s'or- 
donne aisément.  Le  mouvement  social  résulte 
du  choc  de  deux  absolus;  voilà  ce  qu'il  faut 
bien  comprendre,  et  ce  que  le  relativisme 
démocratique  ne  veut  pas  comprendre,  lui 
qui  prétend  expulser  tout  absolu  et  couler 
toute  la  vie  dans  la  plate  transparence  d'un 
rationalisme  antimétaphysique,  antipoétique  et 
antivital.  Or,  pour  appliquer  tout  de  suite 
cette  vérité  à  mon  propos,  le  mouvement  natio- 
naliste est  un  absolu,  le  mouvement  syndi- 
caliste est  un  autre  absolu  ;  l'un  prétend  res- 
taurer l'Etat  dans  l'absolutisme  de  sa  notion 
et  de  sa  réalité,  l'autre  donner  à  la  société, 
c'est-à-dire  aux  groupes  sociaux,  aux  syn- 
dicats, une  autonomie  non  moins  absolutiste  ; 
ce  sont  deux  mouvements  qui  semblent  et  qui 
sont,  en  effet,  aux  antipodes  l'un  de  l'autre  ;  et, 
néanmoins,  c'est  de  leur  libre  opposition  que 
jaillira  le  nouvel  équilibre  social.  Les  extrêmes 
se  touchent,  dit  la  sagesse  populaire  :  c'est  la 
formule  même,  courante  et  commune,  de  la  vé- 

(1)  Théorie  de  la  Propriété,  p.  193. 


12  AVANT-PROPOS 

rité  profonde  mise  en  lumière  par  Proudhon 
dans  sa  Théorie  de  la  propriété. 

C'est  pourquoi  je  n'ai  pas  cru  devoir  rien 
changer  à  l'expression  tranchante  et  absolue  de 
ma  foi  syndicaliste,  telle  qu'elle  me  possédait 
il  y  a  six  ans.  Certes,  le  mouvement  syndicaliste 
est  loin  d'avoir  justifié  toutes  les  espérances 
qu'il  suscita  ;  et  par  cela  même  cette  expression 
tranchante  et  absolue  paraîtra  à  plus  d'un  lec- 
teur relever  d'un  utopisme  échevelé,  ou,  tout 
au  moins,  d'un  optimisme  fort  exagéré. 
M.  Georges  Dumesnil,  dans  l'article  qu'il  a  con- 
sacré à  Sorel  dans  V Amitié  de  France,  s'éton- 
nait déjà  de  trouver  tant  d'optimisme  chez  un 
auteur  qui  affecte  par  ailleurs  un  pessimisme 
si  radical.  Mais  M.  Dumesnil  n'a  pas  bien  saisi, 
il  me  semble,  la  nature  du  mythe  sorelien  (par 
exemple,  le  mythe  des  premiers  chrétiens  n'est 
nullement  le  mythe  du  Jugement  dernier).  Le 
mythe,  selon  Sorel,  est  une  expression  de  vo- 
lontés, et  non,  comme  l'utopie,  la  traduction  in- 
tellectualiste de  rêveries  sociales.  Sorel  part  de 
cette  constatation  bien  simple,  qu'on  ne  ferait 
jamais  rien  dans  le  monde  s'il  n'y  avait  que  la 
raison  ;  la  raison  est  foncièrement  relativiste  ; 
et  l'action  relève  de  l'absolu.  C'est  ce  que  doit 


AVANT-PROPOS  13 

comprendre,  je  pense,  tout  naturellement,  un 
croyant  comme  M.  Dumesnil.  Les  premiers  chré- 
tiens attendaient  le  retour  prochain  du  Christ; 
cette  foi  absolue  leur  a  donné  la  force  de 
résister  aux  persécutions  et  a  permis  à  l'idéo- 
logie chrétienne  d'atteindre  à  une  pureté  et 
une  vigueur  qui  ont  assuré  son  succès  histo- 
rique. Le  Christ,  naturellement,  n'est  pas  venu; 
mais  la  croyance  à  son  retour  prochain  s'est 
transformée  en  l'expérience  sacramentelle. 

La  démocratie  n'a  pas  permis,  malheureuse- 
ment, à  l'idéologie  syndicaliste  d'acquérir  la 
même  vigueur.  Le  syndicalisme  s'est  rapide- 
ment décomposé  dans  l'ambiance  marécageuse 
de  la  démocratie.  Il  est  retombé  soit  dans  le  so- 
cialisme politique,  soit  dans  le  vieil  anarchisme, 
c'est-à-dire,  comme  je  l'ai  établi,  dans  les  deux 
formes  extrêmes  de  l'idéologie  démocratique. 
Le  mythe  de  la  grève  générale,  qui  devait  jouer 
dans  le  mouvement  ouvrier  le  rôle  que  le  mythe 
du  retour  prochain  du  Christ  joua  dans  le 
christianisme  primitif,  s'est  rapidement  dis- 
sous au  contact  des  intrigues  politiciennes  : 
l'échec  de  la  grève  des  cheminots  lui  a  porté  un 
coup  mortel.  Depuis,  le  syndicalisme  se  traîne 
dans  une  impuissance  que  Griffuelhes  lui-même 


14  AVANT-PROPOS 

est  le  premier  à  dénoncer.  La  classe  ouvrière, 
soi-disant,  a  un  journal  à  elle  ;  mais  ce  journal, 
infesté  do  la  vieille  et  surannée  idéologie  anar- 
chiste, et  plein,  par  ailleurs,  de  complaisances 
politiciennes,  a  cru  devoir  hausser  les  fameux 
ce  bandits  tragiques  »  au  fang  de  héros  et  com^ 
parer  la  mort  de  Garouy  à  celle  de  Socrate  1 
Quand  un  mouvement  aboutit  à  do  telles  insa- 
nités, on  peut  dire  qu'il  se  condamne  lui-même 
et  se  suicide*  Yvetot  pourra  nous  traiter  d'  «  in- 
tellectuels prétentieux  »  et  le  juif  Rappoport,  à 
la  suite  des  politiciens  du  Vorwaerts,  attribuer 
à  Sorel...  la  paternité  des  Bonnot  et  Garnier  :  le 
«  crime  anarchiste  »  n'est  pas  encore  parvenu 
à  revêtir  le  prestige  esthétique  et  social  que 
certains  «  crimes  »  eurent  dans  l'histoire.  Je 
laisse  aux  rédacteurs  de  la  Bataille  syndicaliste 
le  soin  d'en  rechercher  les  raisons  :  ils  finiront 
peut-être  par  découvrir  que  l'humanité  ne  peut 
vivre  de  ce  qui  la  tue  et  que  ce  n'est  pas  en 
magnifiant  la  crapule  que  la  classe  ouvrière 
peut  se  grandir  au  rang  de  «  nouvelle  élite 
sociale  ». 

Il  se  produit  actuellement  dans  la  bourgeoisie 
un  réveil  dont  il  serait  téméraire,  sans  doute, 
de  tirer  des  conclusions  trop  ambitieuses,  maie 


AVANT-PROPOS  15 

qui  se  traduit  par  une  baisse  certaine  de  l'idéal 
pacifiste  et  humanitaire  :  les  jeunes  bourgeois, 
qui,  il  y  a  quinze  ans,  se  disaient  socialistes  et 
adhéraient  à  des  groupes  d'étudiants  collecti- 
vistes, vont  aujourd'hui  à  V Action  française  ou 
rejoignent  leur  classe.  La  dégénérescence  bour- 
geoise prendrait  donc  fin  :  nous  ne  pouvons, 
nous  syndicalistes,  que  nous  en  réjouir.  Reste 
à  la  classe  ouvrière  à  suivre  le  même  mouve- 
ment et  à  remonter  le  courant  de  dégénéres- 
cence où,  elle  aussi,  s'est  laissée  entraîner  ;  il 
faudrait  que  le  réveil  des  valeurs  héroïques, 
qui  semble  se  manifester  dans  la  jeune  bour- 
geoisie, se  produisît  aussi  dans  la  jeunesse 
ouvrière  :  nous  entrerions  ainsi  dans  une  nou- 
velle ère  classique,  guerrière  et  révolutionnaire, 
où,  toute  espèce  de  romantisme  étant  décidé- 
ment surmontée,  de  grandes  choses  pourraient 
de  nouveau  s'accomplir.  Puisse  l'intérêt  qui 
semble  se  réveiller  autour  de  la  mémoire  de 
Proudhon  être  le  signe  et  le  gage  de  cette 
Renaissance  ! 

Mars  1913. 


INTRODUCTION 


Tradition   et   Révolution 


On  sait  par  quel  apologue  Proudhon  commence 
son  beau  livre  de  la  Guerre  et  la  Paix:  l'apologue 
d'Hercule,  le  héros  grec,  bafoué  par  un  maître 
d'école  et  brisant  tout  sur  cette  estrade  où  ce  pé- 
dant lui  refusait  un  prix.  «  Le  tumulte,  écrit  Prou- 
dhon, arrive  jusqu'au  palais,  où  était  la  mère 
d'Hercule,  la  digne  Alcmène.  Elle  avait  été  d'une 
beauté  splendide;  parvenue  à  l'âge  mur,  on  l'eût 
prise  pour  la  déesse  de  la  force.  Elle  vient,  dit 
un  mot  à  son  fils,  dont  la  rage,  en  présence  de 
sa  mère,  tombe,  mais  pour  éclater  en  sanglots. 
Alors,  elle  demande  au  maître,  demi-mort,  ce  que 
signifie  cet  esclandre.  Celui-ci  s'excuse  de  son 
mieux,  proteste  de  son  respect  pour  la  princesse, 
mais  ne  peut  lui  dissimuler  que  son  fils,  ce  puis- 
sant, ce  superbe,  ce  magnanime  Hercule,  n'est 
après  tout  qu'un  fruit  sec.  Alcmène,  contenant  à 
peine  un  éclat  de  rire,  tant  la  figure  du  maître  lui 

4 


18  INTRODUCTION 

semblait  drôle,  lui  dit:  «  Sot  que  tu  es,  que  n'éta- 
«  blissais-tu  aussi  dans  ton  école  un  prix  de  gym- 
«  nastiquc?  Crois-tu  que  la  ville  n'ait  besoin  que 
«  de  musiciens  et  d'avocats?  Allons,  mon  lils, 
«  descends-moi  ce  pédant;  tes  études  sont  ache- 
«  vées.  Et  c'est  toi,  ajouta-t-elle  en  parcourant  les 
«  bouquets  jetés  au  héros,  qui  as  remporté  le  pre- 
«  mier  prix...  au  jugement  des  jeunes  filles  de 
«  Thèbes.  »  «  Ce  fut,  ajoute  Proudhon,  à  la  suite 
de  cette  aventure  qu'Hercule  institua  les  jeux 
olympiques,  imités  plus  tard  dans  les  néméens, 
les  pythiques,  les  isthmiques,  et  qui  furent  célé- 
brés, pendant  une  longue  suite  de  siècles,  dans 
toute  la  Grèce.  A  ces  jeux,  les  historiens  et  les 
poètes  venaient  faire  montre  de  leur  talent,  aussi 
bien  que  les  athlèk's  de  leur  vigueur.  Hérodote  y 
lut  son  histoire;  Pindare  s'y  rendit  fameux  par 
ses  odes.  Deux  hommes,  ex  œquo,  créèrent  l'idéal 
grec.  Hercule  et  Homère.  Le  premier,  bafoué  dans 
sa  force,  prouva  que  la  force  peut,  à  l'occasion, 
avoir  plus  d'esprit  que  l'esprit  même,  et  que,  si 
elle  a  sa  raison,  elle  a  par  conséquent  aussi  son 
droit.  L'autre  consacra  son  génie  à  célébrer  les 
héros,  les  hommes  forts,  et  depuis  plus  de  vingt- 
cinq  siècles  la  postérité  applaudit  à  ses  chants.  » 
Dans  ce  maître  d'école,  ce  pédant,  refusant  un 
prix  à  la  force  et  traitant  Hercule  de  fruit  sec,  on 
reconnaît  l'ancêtre,  le  prototype  de  nos  Intellec- 
tuels, ces  dreyfusiens  propres  à  rien,  comme  on 


TRADITION   ET   RÉVOLUTION  19 

aime  à  les  appeler,  et  à  juste  titre,  à  V Action  fran- 
çaise, et  qu'on  distingue  à  une  double  incapacité 
et  à  une  double  incompréhension:  l'incapacité 
militaire  et  l'incapacité  ouvrière,  l'incompréhen- 
sion de  la  Guerre  et  l'incompréhension  du  Travail. 
Au  Cercle  Proudhon,  c'est-à-dire  au  confluent  des 
deux  mouvements  nationaliste  et  syndicaliste,  on 
a  donc  toute  raison  de  s'attaquer  à  cette  espèce 
de  caste,  les  Intellectuels,  qui,  en  possession  de 
l'Etat,  essaie  d'imposer  à  la  Cité  moderne  cet 
idéal  nauséabond,  négation  des  antiques  valeurs 
héroïques,  religieuses,  guerrières  et  nationales, 
comme  des  modernes  valeurs  ouvrières,  et  qui 
s'intitule  idéal  humanitaire,  pacifiste  et  rationa- 
liste. 

Le  !"■  janvier  1903,  dans  un  article  du  Mouve- 
ment socialiste,  «  Socialisme  ou  Etatisme?  »  j'écri- 
vais: «  La  bourgeoisie,  à  proprement  parler,  n'a 
pas  d'idée  sociale;  le  régime  social  bourgeois,  c'est 
l'anarchie  pure  et  simple;  il  n'y  a  plus  de  cité;  le 
caractère  social  des  actes  n'apparaît  plus;  aucun 
principe  supérieur  et  idéal  ne  vient  plus  tirer  les 
individus  hors  du  cercle  étroit  de  leur  vision 
égoïste.  C'est  que  Vidée  sociale  ne  peut  guère  re- 
vêtir que  deux  formes:  elle  est  militaire  ou  ou- 
vrière; elle  ne  peut  être  bourgeoise.  La  Cité  antique 
fut  une  Cité  héroïque,  dont  toutes  les  institutions 
gravitaient  autour  de  la  Guerre,  source  et  principe 
de  toute  vertu;  elle  s'est  dissoute  le  jour  où  l'idéal 


20  INTRODUCTION 

héroïque  et  guerrier  a  fléchi.  Aujourd'hui,  c'est 
autour  des  Institutions  du  Travail,  comme  ciment, 
que  doit  se  réédifier  la  Cité  moderne;  ce  sont  les 
exigences  du  Travail  qui  doivent  faire  refleurir 
au  cœur  des  hommes  cet  héroïsme  dont  l'anti- 
quité nous  a  ofl'ert  les  premiers  exemplaires  admi- 
rables ».  Et  j'ajoutais  ceci:  «  Mais  c'est  là  une 
révolution  profonde,  et  qui  n'est  encore  que  vir- 
tuelle; et  l'on  comprend  qu'entre  Vidéal  guerrier 
sur  son  déclin  et  Vidéal  ouvrier  encore  en  gesta- 
tion, la  société  soit  si  désemparée;  on  s'explique 
la  force  encore  prodigieuse  du  nationalisme.  N'au- 
ra-t-il  pas  sa  raison  d'être,  et  comme  sa  légitimité, 
tant  que  le  prolétariat  n'aura  pas  fait  descendre 
son  idée  sociale  en  de  vivantes  institutions  et  que 
l'armée,  symbole  visible  et  éclatant,  incarnera  la 
Cité?  »  Et  l'on  me  permettra  d'ajouter  encore  ces 
quelques  lignes,  qui  mettront  en  pleine  lumière 
le  point  de  vue  où  je  me  plaçais  alors:  «  Cepen- 
dant, dans  ce  long  intervalle,  qui  va  de  la  disso- 
lution antique  à  l'ère  nouvelle,  l'idée  sociale  n'a 
pu  rester  à  l'état  de  pur  souvenir  ou  de  simple 
espérance,  et  comme  veuve;  et  c'est  l'Etat,  sous 
la  forme  césarienne,  monarchique  ou  démocrati- 
que, qui  l'a  tour  à  tour  épousée;  lui  seul  a  pu 
redonner  à  cette  poussière  d'individus  qu'était  de- 
venue la  Cité  une  unité  au  moins  extérieure  et 
apparente.  C'est  ce  qui  explique  son  prestige,  sa 
puissance  mystique  ;  c'est  ce  qui  engendre,  perma- 


TRADITION   ET   RÉVOLUTION  21 

nentes  et  toujours  si  vivaces,  les  illusions  étatistes 
et  ce  mysticisme  gouvernemental,  dont  le  surna- 
turel démocratique  n'est  que  la  dernière  forme.  » 
On  le  voit  :  je  semblais  admettre  alors  qu'entre 
ce  que  j'appelais  Vidéal  guerrier  sur  son  déclin 
et  Vidéal  ouvrier  encore  en  gestation,  il  y  avait 
une  opposition  absolue  et  que  celui-ci  ne  pouvait 
être  que  la  négation  radicale  de  celui-là.  Et  quand, 
en  1907,  j'écrivais  mes  Marchands,  Intellectuels 
et  Politiciens,  fidèle  encore  à  ce  point  de  vue, 
j'appelais  de  mes  vœux,  comme  aboutissant  natu- 
rel du  mouvement  ouvrier  moderne,  la  mort  de 
VEtat,  cet  être  mystique,  cette  Providence  laïque, 
dont  les  syndicats  ouvriers  devaient  épuiser  pro- 
gressivement le  contenu  pour  le  laisser  finalement 
retomber  à  plat  sur  lui-même,  comme  une  cosse 
vide.  C'est  ce  qui  a  permis  à  M.  Guy-Grand,  quand 
il  s'est  avisé  d'étudier  successivement  la  Philoso- 
phie nationaliste  et  la  Philosophie  syndicaliste,  de 
dire  qu'entre  des  gens  qui  affirmaient  la  nécessité 
de  l'Etat  et  des  gens  qui  en  conspiraient  la  ruine 
totale,  il  ne  pouvait  y  avoir  de  collusion  ;  que  leur 
alliance  était  un  vrai  scandale,  intolérable  à  la  rai- 
son comme  à  la  morale  publique.  Il  ajoutait  que 
cette  opposition,  de  nature  politique,  se  doublait 
d'un  antagonisme  sur  le  terrain  philosophique,  les 
nationalistes,  comme  il  est  naturel  à  des  étatistes, 
étant  intellectualistes,  et  les  syndicalistes,  comme 
il  est  naturel  encore  à  des  antiétatistes,  étant  des 


22  INTRODUCTION 

intuitionistcs,  des  mystiques,  des  bergsoniens. 
mettant  l'action  au-dessus  de  l'Intelligence  et  l'in- 
tuition au-dessus  de  la  Raison. 

Nous  voici  donc  au  cœur  même  de  notre  sujet: 
c'est  l'équation  intellectualisme  =  étatisme,  qui 
est  posée  par  M.  Guy-Grand,  c'est-à-dire  par  un 
représentant  de  ceux  que  nous  considérons  comme 
formant  une  vraie  caste  moderne,  à  savoir  ces 
Intellectuels  dont  la  vocation  politicienne  et 
l'amour  de  l'Etat  sont  bien  connus.  Mais  M.  Guy- 
Grand  n'a  pas  pris  garde  à  deux  choses  en  fai- 
sant les  oppositions  qu'il  croit  d'une  évidence  ir- 
résistible. C'est:  l"*  que  l'Etat  dont  Maurras  et 
V Action  française  poursuivent  la  restauration  ne 
ressemble  pas  plus  à  l'Etat  démocratique  moderne 
que  le  Chien,  constellation,  ne  ressemble  au  chien, 
animal  aboyant;  2''  que  1'  «  Intellectualisme  », 
dont  Maurras  est  un  représentant  éminent,  est 
non  moins  étranger  à  l'intellectualisme  démocra- 
tique, dont  lui,  Guy-Grand,  est  un  représentant 
tout  aussi  qualifié. 

Quels  sont,  en  effet,  les  caractères  de  l'Etat 
démocratique  moderne  ?  C'est  un  Etat  abstrait, 
centralisé,  pacifiste;  c'est  un  Etat  qui,  abdiquant 
les  fonctions  propres  à  l'Etat,  fonctions  qui  sont 
toutes  relatives  à  sa  nature  guerrière  (armée, 
diplomatie,  justice),  s'arroge  des  fonctions  étram- 
gères  et  parasitaires,  des  fonctions  économiques 
et    administratives,   dont  il   s'acquitte    d'ailleurs 


TRADITION  ET   RÉVOLUTION  23 

fort  mal  et  qu'il  devrait  laisser  à  l'autonomie 
de  la  société  civile;  en  un  mot,  c'est  un  Etat, 
qui,  de  guerrier,  est  devenu  pacifiste,  de  'poli- 
tique, économique,  par  une  subversion  anor- 
male de  sa  véritable  nature.  C'est  précisément 
contre  l'hypertrophie  de  cet  Etat,  de  cet  énorme 
Parasite,  qui,  comme  l'a  dit  Marx,  «  paralyse  le 
libre  mouvement  de  la  société  et  en  dévore  la 
substance  »,  que  le  syndicalisme  a  engagé  la 
lutte;  c'est  cet  Etat-là,  dont  il  conspire  la  mort  de 
toute  son  énergie;  c'est  ce  fleuve  lâché  et  débordé 
sur  la  société,  comme  le  Nil  sur  l'Egypte,  avec 
cette  différence...  considérable  que  le  Nil  féconde 
l'Egypte  et  que  l'Etat  tarit  et  dessèche  la  vie  so- 
ciale, que  le  syndicalisme  voudrait  faire  rentrer 
dans  son  lit. 

Or,  justement,  que  serait  la  Monarchie,  dont 
Maurras  conspire  la  restauration?  Elle  serait  une 
Monarchie  antiparlementaire,  décentralisée,  héré- 
ditaire et  traditionnelle,  c'est-à-dire  qu'elle  serait 
un  Etat  qui,  au  lieu  d'être  abstrait,  serait,  incarné 
dans  une  famille,  ce  qu'il  y  a  de  plus  concret, 
de  plus  vivant,  de  plus  réaliste;  ce  serait  l'Etat 
fait  Homme,  et  non  plus  cette  monstrueuse  abs- 
traction bureaucratique,  qu'est  l'Etat  démocratique 
moderne.  Et  c'est  à  dire  qu'au  lieu  d'être  ce 
fleuve  débordé,  dont  nous  parlions  plus  haut, 
il  serait,  ramené  à  ses  limites  naturelles  et  rentré 
dans   son   lit,   une   source   limpide,   un  réservoir 


24  INTRODUCTION 

dont  l'eau,  par  sa  pureté  même  et  sa  haute  concen- 
tration, entretient  et  exhausse  à  leur  plus  haut 
niveau  tous  les  courants  de  la  vie  sociale;  cet 
Etat  serait  un  exhausteur  et  non  un  épuiseur; 
en  un  mot,  la  Monarchie  rêvée  et  conspires  par 
Maurras  et  V Action  française  serait  l'Etat  ramené 
à  sa  nature  politique  et  guerrière,  abdiquant  ses 
usurpations  civiles  et  économiques,  pour  se  can- 
tonner dans  son  rôle  de  soldat,  de  diplomate  et 
de  haut  justicier,  la  guerre,  la  diplomatie  et  la 
justice  constituant  les  trois  faces  du  même  phé- 
nomène. 

Mais  n'est-ce  pas  sous  cet  aspect  que  Proudhon 
finit  par  concevoir  l'Etat?  Ecoutons-le,  en  effet: 
«  Dans  une  société  régulièrement  organisée,  tout 
doit  être  en  croissance  continue,  science,  indus- 
trie, travail,  richesse,  santé  publique;  la  liberté  et 
la  moralité  doivent  aller  du  même  pas.  Là,  le 
mouvement,  la  vie  ne  s'arrêtent  pas  un  instant. 
Organe  principal  de  ce  mouvement,  l'Etat  est 
toujours  en  action,  car  il  a  sans  cesse  de  nou- 
veaux besoins  à  satisfaire,  de  nouvelles  questions 
à  résoudre.  Si  sa  fonction  de  premier  moteur  et 
de  haut  directeur  est  incessante,  ses  œuvres,  en 
revanche,  ne  se  répètent  pas.  //  est  la  plus  haute 
expression  du  progrès.  Or,  qu'arrive-t-il  lorsque, 
comme  nous  le  voyons  presque  partout,  comme 
on  l'a  vu  presque  toujours,  il  s'attarde  dans 
les    services    qu'il    a    lui-même    créés    et    cède 


TRADITION   ET   RÉVOLUTION  25 

à  la  tentation  de  l'accaparement  ?  De  fon- 
dateur, il  se  fait  manœuvre;  il  n'est  plus  le 
génie  de  la  collectivité  qui  la  féconde,  la  di- 
rige et  l'enrichit,  sans  lui  imposer  aucune  gêne: 
c'est  une  vaste  compagnie  anonyme,  aux  six  cent 
mille  employés  et  aux  six  cent  mille  soldats,  or- 
ganisée pour  tout  faire,  et  qui,  au  lieu  de  venir 
en  aide  à  la  nation,  au  lieu  de  servir  les  citoyens 
et  les  communes,  les  dépossède  et  les  pressure. 
Bientôt,  la  corruption,  la  malversation,  le  relâ- 
chement entrent  dans  ce  système;  tout  occupé  à 
se  soutenir,  d'augmenter  ses  prérogatives,  de  mul- 
tiplier ses  services  et  de  grossir  son  budget,  le 
pouvoir  perd  de  vue  son  véritable  rôle,  tombe  dans 
l'autocratie  et  l'immobilisme;  le  corps  social  souf- 
fre, et  la  nation,  à  rebours  de  sa  loi  historique, 
commence  à  déchoir  »  (1). 

Nous  avons  bien  ici,  décrite  par  Proudhon,  l'op- 
position de  l'Etat  concret,  souverain  absolu  dans 
un  domaine  limité,  premier  moteur  et  haut  direc- 
teur, et  de  l'Etat  démocratique  moderne,  com- 
paré très  justement  à  une  société  anonyme,  qui, 
de  fondateur,  se  fait  manœuvre,  et,  cessant  d'être 
le  génie  de  la  collectivité,  en  devient  le  tyran 
et  le  parasite.  Et  contre  cet  Etat,  quelle  objection 
pourrions-nous  élever,  nous  syndicalistes?  Je  le 
demande   à   M.   Guy-Grand!    En   vérité,   aucune; 

(1)  Du  'principe  fédératif,  pp.  56-57. 


26  INTHODUGTION 

nous  n'aurions  qu'une  attitude  à  observer,  et  c'est 
celle  de  l'expectative  et  de  la  défensive,  nous  rap- 
pelant que,  pour  limiter  les  tendances  toujours 
exorbitantes  du  Pouvoir,  quel  qu'il  soit,  il  suffit 
de  lui  opposer  la  force  réelle  d'organisations 
sérieuses;  car  l'équilibre  social  ne  peut  résulter 
que  de  l'antagonisme  loyalement  accepté  d'un 
Etat  fort  et  d'une  société  civile  forte,  incarnant 
l'un  et  l'autre  les  deux  principes  coéternels  de 
l'Autorité  et  de  la  Liberté.  En  définitive,  que 
voulions-nous,  en  effet?  Nous  voulions  la  résorp- 
tion du  politique  par  l'économique?  or,  nous 
l'avons,  puisque  ce  que  l'Etat  usurpait  sur  la  so- 
ciété civile  a  été  résorbé  par  elle. 

Reste,  il  est  vrai,  que  l'Etat  ainsi  ramené  à  sa 
nature  politique  et  guerrière  subsiste  et  ne  dispa- 
raît pas  totalement,  comme  semblait  le  vouloir  le 
syndicalisme,  qui,  dit-on,  est  aussi  opposé  à  l'Etat 
guerrier  qu'à  l'EUat  économique.  Mais  ici,  préci- 
sément, il  faut,  à  mon  sens,  que  les  syndicalistes 
rectifient  leurs  premières  affirmations;  car,  quoi 
qu'on  dise  et  quoi  qu'on  fasse,  le  problème  de 
l'Etat  subsiste  dans  toute  sa  force,  étant  le  même 
problème  que  celui  de  l'existence  des  patries  au- 
tonomes et  des  civilisations  nationales.  Or,  il  faut 
le  dire  nettement:  veut-on  une  Humanité  amor- 
phe, une  sorte  de  monstre  acéphale,  un  Tout 
humanitaire  indivis  et  indistinct,  ou  veut-on  le 
maintien  des  patries  actuelles  et  des  civilisations 


TRADITION   ET   RÉVOLUTION  27 

nationales?  C'est  à  cette  question  qu'il  faut  ré- 
pondre. Et  à  cette  question,  moi,  syndicaliste 
français,  je  n'hésite  pas  à  répondre  qu'attaché 
à  la  patrie  française  par  tous  les  liens  du  sang, 
du  cœur  et  de  l'esprit,  par  tout  ce  qui  constitue 
ma  vie  physique,  morale  et  intellectuelle,  je 
désire  passionnément  le  maintien,  et  non  seu- 
lement le  maintien,  mais  la  grandeur  de  cette 
patrie  française;  et  qu'ayant  ce  désir,  je  m'at- 
tache résolument  au  moyen  de  le  réaliser,  à 
savoir  cet  Etat  guerrier,  dont  je  suis  bien  prêt  à 
combattre  obstinément  tout  empiétement  sur  ma 
liberté  civile,  mais  auquel  je  confie  le  soin  de 
défendre  victorieusement  mon  indépendance  na- 
tionale. 

L'opposition  que  M.  Guy-Grand  voulait  établir 
entre  les  nationalistes  ^t  les  syndicalistes,  par  rap- 
port à  l'Etat,  est  donc  toute  factice  et  artificielle: 
j'ajouterai  enfin  ceci,  à  savoir  que  l'Etat,  dont 
la  Monarchie  de  Maurras  serait  la  restauration, 
présenterait  ce  caractère,  corrélatif  d'ailleurs  de 
tous  ceux  que  nous  venons  de  lui  reconnaître, 
d'être  un  Etat  non-intellectuel,  je  veux  dire  un  Etat 
qui,  ramené  à  sa  fonction  essentielle  et  à  sa  vraie 
nature,  laquelle  est  d'être  la  Guerre  faite  Homme, 
ne  serait  plus  la  proie  des  Intellectuels  et  leur  ins- 
trument de  règne,  comme  l'est  l'Etat  démocratique 
moderne.  Et,  certes,  je  conçois  la  haine  que  nour- 
rissent pour  cet  Etat  guerrier  nos  clercs  laïques, 


28  INTRODUCTION 

qui,  du  haut  de  leur  Intelligence,  font  profession 
de  mépriser  profondément  les  militaires,  consi- 
dérés par  eux  comme  des  brutes,  des  soudards, 
des  gens  qui  sont  au  dernier  degré  de  l'échelle... 
animale:  un  Etat  guerrier  et  royal,  qui  ramènerait 
Messieurs  les  professionnels  de  l'Intelligence  au 
rang  secondaire  qu'ils  doivent  occuper  dans  une 
société  bien  organisée,  pour  hausser  sur  le  pavois 
«  Messieurs  les  galonnés  »  et  leur  accorder  la 
place  qu'ils  méritent,  c'est-à-dire  la  première,  — 
certes,  voilà  un  Etat  parfaitement  scandaleux  aux 
yeux  de  nos  Intellectuels,  un  Etat  qu'ils  regarde- 
raient comme  un  affront  particulier  fait  à  leur 
grandeur,  que  dis-je,  un  attentat  au  règne  de 
l'Esprit  pur.  Ces  messieurs,  en  effet,  ne  pensent 
nullement,  avec  Proudhon,  que  le  guerrier  soit 
l'idéal  de  la  dignité  virile;  tous  ces  femmelins, 
en  raison  même  de  leur  féminisme  essentiel  et 
de  leur  impuissance,  détestent  a  priori  ce  qu'ils 
se  sentent  bien  incapables  d'avoir  ou  d'acquérir: 
la  force,  la  loyauté,  la  droiture,  le  sentiment  de 
l'honneur  du  soldat,  eux  les  fourbes  et  les  tor- 
tueux, qui  préfèrent  toujours  les  voies  obliques 
et  les  moyens  détournés  d'arriver  à  la  puissance, 
et  qui,  boursicotiers  sur  la  foire  aux  Idées,  sont 
comme  leurs  compères,  les  boursicotiers  de  la 
Bourse,  complètement  dénués  du  sentiment  de 
l'Honneur  et  voués  éternellement  à  la  Ruse,  cette 
arme  des  faibles.  Cette  lâcheté  de  nos  Intellectuels, 


TRADITION   ET   RÉVOLUTION  29 

on  n'a  pas  assez  remarqué  combien  elle  est  essen- 
tielle à  la  nature  même  de  l'Intelligence,  cette 
courtisane-née,  qui,  se  sentant  faible  et  démunie, 
a  besoin,  pour  être  forte,  de  s'appuyer,  telle  la 
femme  au  bras  de  l'homme,  sur  un  pouvoir  viril, 
pour  tout  dire,  sur  l'Epée.  Homère  chante  les  hé- 
ros et  se  subordonne  à  Hercule;  mais  si  Homère 
prétendait  se  passer  d'Hercule,  ou  le  régenter,  nous 
n'aurions  plus  cette  beauté  impérissable  de  l'idéal 
grec;  nous  aurions  Byzance  ou  un  quelconque 
régime  démocratique,  avec  une  prétendue  hégé- 
monie de  l'Esprit  pur,  avec,  en  réalité,  le  règne 
du  matérialisme,  de  la  ruse  et  de  la  stérilité. 

Comparez,  par  exemple,  les  écrivains  du  xvii^ 
siècle  avec  ceux  du  xviii^  siècle:  quelle  diffé- 
rence de  ton,  d'accent,  d'allure  !  Ceux-là,  sous 
les  apparences  du  servilisme,  ont  l'attitude  la 
plus  noble  et  la  plus  fière  ;  et  leur  style,  «  probe, 
exact  et  libre  »,  comme  dit  Nietzsche,  traduit 
la  tranquille  dignité  de  leur  âme  et  de  leur  vie; 
aucune  bassesse;  aucune  servilité;  ils  ne  préten- 
dent point  régner,  mais,  se  tenant  à  leur  rang, 
et  reconnaissant  qu'il  y  a  au-dessus  d'eux  une 
Puissance  plus  grande  qu'eux,  ils  se  donnent  tout 
entiers  à  leur  tâche  d'écrivains,  dédaigneux  de 
toute  réclame  et  tout  remplis  de  la  plus  scrupu- 
leuse conscience  professionnelle.  Voyez  ceux-ci, 
au  contraire,  les  Voltaire  et  les  Diderot  et  toute  la 
clique  holbacmque:  ils  inaugurent  bien  le  règne 


30  INTRODUCTION 

des  Intellectuels,  en  valets  de  plume  qu'ils  suiiL, 
courtisans  de  ces  princes  qu'ils  flattent  en  les 
méprisant,  et  obligés,  parce  qu'ils  veulent  usurper 
la  Puissance,  de  ruser  avec  les  Puissances:  ces 
apôtres  de  liberté,  de  tolérance  et  d'humanité  ont 
une  âme  de  laquais;  une  lâcheté  essentielle  les 
caractérise,  et  leur  nature  courtisanesque  éclate 
dans  tous  leurs  actes.  Et,  tout  de  suite,  comme  pour 
justifier  le  fameux  dilemme  que  Proudhon  appli- 
quait à  la  femme,  mais  qu'il  faut  étendre  aux 
«  f emmelins  »  :  courtisane  ou  ménagère  —  comme 
la  littérature  tombe  à  la  gravelure!  Voltaire  écrit 
la  Pucelle,  Diderot  le  Supplément  au  voyage  de 
Bougainville;  tout  le  xviii"  siècle,  ce  siècle  «  spi- 
rituel et  plat,  avec  un  fond  canaille  »  sera  liber- 
tin et  déjà  pornographique;  c'est  le  commence- 
ment du  mercantilisme  littéraire;  les  gens  de  let- 
tres font  fortune  avec  leurs  écrits,  ils  prétendent 
arriver  à  l'indépendance  par  l'argent,  et,  soumis  à 
l'opinion,  qu'il  faut  flatter  pour  régner,  ils  écri- 
vent des  ordures:  la  royauté  de  Voltaire  devait 
aboutir  à  1'  «  empire  pornocratique  »  de  Zola! 
Bancocratie  et  pornocratie  ont  toujours  été  de 
pair.  Il  faudrait  relire  ici  l'article  que  Proudhon 
écrivit  en  1848  sur  «  ce  que  la  Révolution  doit  à 
la  Littérature  »,  et  qui  se  termine  par  cette  véhé- 
mente et  terrible  apostrophe  (1):  «  Montrez-moi 

(1)  Mélanges,  p.  42. 


TRADITION   ET   RÉVOLUTION  31 

quelque  part  des  consciences  plus  vénales,  des 
esprits  plus  indifférents,  des  âmes  plus  pourries 
que  dans  la  caste  lettrée  !  Combien  en  connaissez- 
vous  dont  la  vertu  soit  restée  hors  d'atteinte! 
Qui  est-ce  qui,  depuis  trente  ans,  nous  a  versé  à 
pleins  bords  le  relâchement  des  mœurs,  le  mépris 
du  travail,  le  dégoût  du  devoir,  l'outrage  à  la 
famille,  si  ce  n'est  la  gent  littéraire?  Qui  a  puisé 
avec  le  plus  d'impudence  à  la  caisse  des  fonds 
secrets?  Qui  a  le  plus  séduit  les  femmes,  amolli 
la  jeunesse,  excité  la  nation  à  toutes  les  sortes 
de  débauches?  Qui  a  donné  le  spectacle  des  apos- 
tasies les  plus  éhontées?  Qui  a  délaissé  le  plus 
lâchement  les  princes,  après  en  avoir  mendié  les 
faveurs?  Qui  se  rallie  avec  le  plus  d'empresse- 
ment, aujourd'hui,  à  la  contre-Révolution?  Des 
littérateurs,  toujours  des  littérateurs!  Que  leur 
importent  la  sainteté  de  la  religion,  la  gravité  de 
l'histoire,  la  sévérité  de  la  morale?  Ils  passent, 
comme  des  filles  perdues,  de  la  légitimité  à  l'usur- 
pation, de  la  monarchie  à  la  république,  de  la 
politique  au  socialisme,  de  l'athéisme  à  la  reli- 
gion. Tout  leur  va,  pourvu  qu'ils  en  retirent  de  la 
vogue  et  de  l'argent.  Quelle  soif  de  distinction! 
Quelle  fureur  de  jouir!  Mais  surtout  quelle  hypo- 
crisie! Nommez-les,  Parisiens,  nommez-les  pour 
vos  représentants.  Flagorneurs  du  peuple,  flagor- 
neurs de  la  bourgeoisie,  flagorneurs  des  rois,  flat- 
teurs de  tous  les  pouvoirs,  toujours  prêts  à  saluer 


32  INTRODUCTION 

ramphitryon  où  l'on  dine,  ce  qu'ils  vous  deman- 
dent au  nom  de  la  patrie,  du  travail,  de  la  famille, 
de  la  propriété,  c'est  de  l'or,  du  luxe,  des  voluptés, 
des  honneurs,  et  vos  femmes  »  (1). 


(1)  Il  faudrait  citer  ici  ce  que  Louis  Veuillot  écrivait, 
lui  aussi,  sur  les  «  gens  de  lettres  »  ;  on  verrait  que  l'opinion 
du  grand  polémiste  catholique  est  sensiblement  analogue 
à  celle  du  grand  polémiste  révolutionnaire.  Je  lis  dans  ses 
Libres  penseurs  :  «  Nous  ne  sommes  plus  dans  ces  siècles 
d'ignorance  où  l'homme  de  lettres  français,  après  avoir 
produit  quelques  babioles,  telles  que  le  Polyeucte,  VAthalie, 
les  Fables,  VArt  poétique,  s'estimait  trop  heureux  d'une 
pension  mal  payée  qui  lui  permettait  à  peu  près  de  faire 
honneur  à  ses  petites  affaires,  vivait  tranquillement  sous 
la  loi  de  l'Etat,  humblement  sous  la  loi  de  Dieu,  et  mourait 
pauvre,  sans  penser  que  la  société  lui  eût  fait  le  moindre 
tort,  mais  trouvant  au  contraire  que  Dieu  lui  faisait  une 
grande  grâce  de  l'admettre,  quoique  auteur,  au  bonheur 
de  finir  en  bon  chrétien.  Aujourd'hui,  l'homme  de  lettres 
sent  sa  valeur  sociale;  il  dogmatise  et  prophétise.  Il  n'écrit 
pas  correctement,  mais  il  trace  des  constitutions  et  fabrique 
des  cultes.  Par-dessus  tout,  il  réclame  sa  part  des  fonc- 
tions rétribuées  et  il  s'indigne  même  au  profit  de  ses 
devanciers,  qui  ne  furent  rien  dans  l'Etat.  La  Fontaine 
aurait  dû  être  gouverneur  de  province...  »  (pp.  58-59). 
«  Vous  trouvez  de  bons  écrivains  dans  toutes  les  anti- 
chambres, dans  celles  de  Louis  XIV,  dans  celles  de  Fou- 
quet,  dans  celles  de  la  Pompadour;  ils  demandent  de  la 
nourriture,  des  renies,  des  applaudissements.  Aujourd'hui, 
ils  se  pressent  sur  les  pas  du  peuple,  qui  a  aussi  ses 
antichambres,  et  qui  n'est  pas  le  moins  pervers,  le  moins 
insolent  et  le  moins  généreux  des  maîtres.  Ils  lui  deman- 


TRADITION   ET   RÉVOLUTION  33 

On  a  souvent  entendu  les  plaintes  des  soi-disant 
représentants  de  l'Intelligence  sur  le  rang  humi- 
liant où  les  tenait  autrefois  l'aristocratie  (1)  ;  ces 


dent  ce  qu'ils  ont  toujours  et  partout  demandé.  Ils  trou- 
vent très  bien  que  le  peuple  les  loue,  les  serve,  les  enri- 
chisse, et  leur  prête  l'épaule  pour  renverser  les  ministères. 
Mais  est-il  question  d'une  rafle  générale?  Ils  n'en  sont 
plus.  »  (p.  83.)  Flaubert,  représentant  de  Vartisterie  et  de 
l'art  pour  l'art,  trouvait  que  ni  Veuillot  ni  Proudhon 
n'étaient  éc7ivains.  Je  doute  que  la  postérité  ratifle  un  tel 
jugement.  Vir  bonus  dicendi  peritus:  c'est  la  définition 
classique  du  bon  écrivain,  et  Veuillot  comme  Proudhon 
en  furent  tous  deux  de  magnifiques  incarnations.  Mais 
nos  petits  gens  de  lettres,  dans  leur  impuissance,  n'ai- 
ment pas  l'éloquence,  expression  des  convictions  fortes 
et  sérieuses  :  ils  accuseront  Veuillot  et  Proudhon  de  mora- 
lisme; et  vous  comprenez,  pour  nos  jeunes  libertins,  mora- 
liser est  la  dernière  chose  qu'un  homme  d'esprit  et  qui 
a  des  lettres  puisse  se  permettre.  Renan  estimait  que  la 
vraie  littérature  classique  était  toujours  honnête  et  morale; 
ce  n'est  pas  l'opinion,  paraît-il,  de  nos  jeunes  néo-clas- 
siques, qui  mettent  au-dessus  de  tout  les  Liaisons  dange- 
reuses et  découvrent  dans  Parny  un  grand  poète.  Mais 
Proudhon  qui  estimait  Rabelais  plus  chaste  que  Lamartine, 
et  trouvait  Danton,  malgré  ses  vices,  supérieur  à  Robes- 
pierre, avec  toute  sa  vertu,  Proudhon  est  un  vertuiste, 
vous  dis-je:   il  ne  saurait  plaire  à  nos  lettrés. 

(1)  On  cite  souvent  à  ce  propos  les  plaintes  voilées  de 
La  Bruyère.  Mais  peut-être  La  Bruyère  (fin  xvii«  siècle) 
ne  représente-t-il  plus  la  vraie  tradition  classique:  on 
sent  déjà  en  lui  comme  un  écho  avant-coureur  du 
xviip  siècle. 


34  INTRODUCTION 

messieurs  se  sentent  profondément  blessés  dans 
leur  incommensurable  vanité  —  je  me  garde  de 
dire  orgueil  —  à  la  pensée  que,  naguère,  ils  ren- 
traient dans  le  domestique  des  grands  à  l'égal 
des  laquais,  des  bouffons  et  des  fous:  ils  étaient 
chargés  d'amuser  et  de  distraire;  on  ne  les  pre- 
nait guère  au  sérieux;  on  les  méprisait  même  très 
profondément.  Aujourd'hui,  quel  changement!  et 
comme  la  Démocratie  les  traite  bien!  comme  elle 
les  honore!  et  quel  rôle  elle  leur  attribue,  celui 
de  missionnaires  du  Progrès  et  de  truchements 
de  la  Conscience  Universelle.  Ces  messieurs  peu- 
vent se  croire  rois,  ou  tout  au  moins  roitelets, 
de  concert  avec  nos  politiciens,  cette  menue 
monnaie  de  la  pièce  d'or  royale.  Mais,  ne  leur 
en  déplaise,  je  trouve  que  le  sentiment  de  l'an- 
cienne aristocratie  vis-à-vis  de  nos  parasites  de 
lettres  était  parfaitement  justifié  et  fondé  :  une 
aristocratie  guerrière  et  héroïque  pouvait  bien  se 
délasser  à  écouter  nos  amuseurs;  elle  n'avait  pas 
encore  dégénéré  au  point  de  devenir  intellectuelle 
et  artiste.  Lorsqu'elle  le  deviendra  au  xviii'  siècle, 
ce  sera  la  décadence  et  la  corruption,  et  nous  au- 
rons un  régime  de  parasitisme  général,  parasi- 
tisme aristocratique  (absentéisme  et  vie  courtisa- 
nesque  des  grands),  parasitisme  littéraire  (nos  In- 
tellectuels hissés  au  pavois  par  une  aristocratie 
oublieuse  de  tous  ses  devoirs,  de  toutes  ses  tra- 
ditions et  ne  songeant  plus  qu'à  se  distraire  avec 


TRADITION  ET  RÉVOLUTION  35 

les  pitreries  théoriques  et  autres  de  nos  amuseurs 
professionnels).  Le  second  Empire  nous  présente 
le  même  spectacle,  d'un  degré  plus  vil  encore,  la 
bohème  bonapartiste  ayant  remplacé  l'ancienne 
aristocratie;  et,  quand  on  pense  qu'un  Sainte- 
Beuve  se  fit  le  courtisan  et  le  larbin  lettré  d'un  tel 
régime,  on  n'est  pas  disposé  à  trouver  bien  relui- 
sant le  rôle  des  Intellectuels.  Si  enfin  nous  considé- 
rons aujourd'hui  notre  démocratie,  nous  la  voyons 
pourrie  des  mêmes  vices:  la  bohème  socialiste  a 
remplacé  la  bohème  bonapartiste;  Briand  est  au 
pouvoir;  et  l'on  nous  rebat  les  oreilles  des  mêmes 
éloges  de  l'Intelligence,  de  l'Art,  des  Lettres  ;  nous 
allons  avoir,  paraît-il,  avec  la  présidence  Poincaré, 
une  république  reathénienne;  tous  nos  grands  ar- 
tistes, les  Prévost,  les  Brieux,  les  Hervieu,  sont 
dans  la  joie;  le  sourire  de  Mme  Poincaré,  cette 
Italienne  de  Florence,  patrie  des  Arts,  va  éclairer 
les  réceptions  élyséennes.  La  vérité,  c'est  que  ce 
régime  ploutocratique  trouve  dans  l'Art,  agent  por- 
nocratique,  comme  le  disait  Proudhon,  son  com- 
plément naturel  et  adéquat.  Il  est  étonnant 
comme  les  Juifs  aiment  l'Art,  comme  ils  reniflent 
avec  cette  sensualité  particulière  à  leur  race  tout 
ce  qui  est  artistique:  Juifs  de  musique,  Juifs  de 
théâtre,  Juifs  de  restauration  gothique  et  d'alma- 
nachs  des  Galeries  Lafayette,  ils  sont  tous  très  ar- 
tistes, très  raffinés  et  très  dilettantes  :  et  l'on  con- 
çoit qu'un  Gohier,  en  qui  revit  toute  la  rude  et 


36  INTRODUCTION 

mâle  franchise  d'un  Proudhon,  leur  paraisse  un 
rustre  et  un  «  salaud  »  ! 

Il  n'y  a  pas  de  régimes  plus  corrompus  que 
ceux  où  les  Intellectuels  détiennent  une  place  trop 
considérable.  Tout  le  monde  sait  qu'aux  temps  de 
la  décadence  romaine  les  arts  et  les  lettres  avaient 
aussi  le  haut  du  pavé;  on  connaît  le  régime  de 
Byzance;  j'ai  rappelé  le  xviii'  siècle  français,  le 
second  Empire  et  notre  démocratie  superintellec- 
tuelle. Mais  il  y  a  une  histoire  qui  témoigne  d'une 
manière  éclatante  du  caractère  néfaste  de  la  do- 
mination des  Intellectuels  et  du  règne  de  l'Idéolo- 
gie, c'est  celle  de  l'Eglise.  L'Eglise  est  par  excel- 
lence un  «  gouvernement  idéologique  »,  un  «  gou- 
vernement d'intellectuels  »  :  c'est  pourquoi  son 
histoire  ne  cesse  de  présenter  le  tableau  d'une 
corruption  invincible,  corruption  contre  laquelle 
l'Eglise  est  obligée  de  lutter  sans  cesse,  sans  pou- 
voir arriver  jamais  à  la  surmonter  complètement. 
Ce  qui  fait  la  vie  de  l'Eglise,  c'est  la  mystique;  ce 
qui  la  renouvelle,  ce  sont,  comme  dit  Sorel,  les 
tempêtes  de  foi  qui,  périodiquement,  viennent 
infuser  dans  son  corps  mystique  un  sang  nou- 
veau; mais,  sans  les  grands  ordres  religieux,  oia 
s'opère  cette  infusion  de  sang  nouveau,  si  l'Eglise 
restait  uniquement  le  gouvernement  d'intellectuels 
qu'elle  est,  elle  marcherait  rapidement  à  sa  ruine 
historique. 

C'est  ce  caractère  de  gouvernement  d'intellec- 


TRADITION  ET   RÉVOLUTION  37 

tuels  qui  rend  particulièrement  odieux  et  insup- 
portable tout  régime  clérical  et  théocratique  ;  car 
le  despotisme  intellectuel  y  devient  vite  intolé- 
rable. «  Mieux  vaut  le  soldat  que  le  prêtre,  dit 
Renan,  car  le  soldat  n'a  aucune  prétention  méta- 
physique »  (1).  Auguste  Comte,  qui  copiait  le 
catholicisme  dans  ce  qu'il  a  de  moins  bon,  avait 
rêvé  une  sorte  de  théocratie  intellectuelle,  dont 
il  eût  été  le  Pape  :  c'eût  été  un  régime  affreux. 
Au  fait,  notre  démocratie  laïque  est  bien  un 
tel  régime  :  c'est  un  cléricalisme  à  rebours,  un 
cléricalisme  rouge,  et  le  «  petit  père  »  Combes, 
ancien  défroqué,  a  bien  toutes  les  tendances 
cléricales.  Tout  régime  clérical  ou  pseudo-clé- 
rical (2)  est  un  régime  d'intellectuels,  an ti juri- 
dique et  antiguerrier,  où  l'Intelligence,  usurpant 
le  commandement  et  prenant  le  pas  sur  le  Droit, 
installe  nécessairement  le  règne  de  l'absolutisme 
le  plus  arbitraire  et  le  plus  complet. 
Au  reste,  veut-on  savoir  ce  que  c'est  qu'un  In- 


(1)  Histoire  d'Israël,  t.  II,  p.  501. 

(2)  Une  des  raisons  —  entre  beaucoup  d'autres  —  pour 
lesquelles  VAction  française  est  odieuse  à  tant  de  catho- 
liques contemporains,  qui  s'affichent  si  démocrates,  c'est 
sans  doute  que  le  régime  monarchique  qu'elle  instaurerait 
ne  serait  pas  clérical.  Tous  nos  démocrates  chrétiens  rê- 
vent, plus  ou  moins,  d'une  République  théocratique:  rien 
de   moins  juridique  que  leurs  conceptions.  Ce  qu'il  faut. 


38  INTRODUCTION 

tellectuel  moderne?  Qu'on  lise  VOrdinùiion,  de 
M.  Julien  Benda,  Juif  de  métaphysique  et  re- 
présentant éminent  et  des  plus  distingués  du 
ghetto  intellectuel  et  parfumé:  on  aura  la  quin- 
tessence et  le  fin  du  fin  de  l'intellectualisme 
moderne.  M.  Benda  a  écrit  contre  M.  Bergson  une 
manière  de  petit  pamphlet,  oii  il  a  essayé,  lui 
roquet,  de  mordre  l'auteur  immortel  de  VEvolu- 
tion  créatrice.  Le  Bergsonisme  ou  une  philosophie 
de  la  mobilité,  c'est  ainsi  que  la  chose  s'appelle; 
et  il  compare  M.  Bergson  à  un  «  bouddhiste  pa- 
risien ».  Certes,  ce  qui  sert  de  métaphysique  à 
M.  Julien  Benda  n'a  rien  d'une  philosophie  de 
la  mobilité,  et  cela  pourrait  s'appeler  une  philo- 
sophie de  Vimmohilité  iranscendantale;  et  si 
M.  Bergson  est  un  «  bouddhiste  parisien  »,  com- 
ment nommerons-nous  M.  Benda,  qui,  ankylosé 
dans  la  contemplation  de  ses  concepts  immua- 
bles, hait,  à  l'égal  du  poète,  le  «  mouvement 
qui  déplace  les  lignes»?  Oh!  n'allez  pas  déran- 
ger M.  Benda  quand,  assis  dans  son  cabinet,  de- 
vant son  bureau,  il  médite  sur  le  concept  du  mou- 
vement. Je  vous  en  prie,  ne  faites  pas  de  bruit. 


par  contre,  regretter,  c'est  que  Charles  Maurras,  en  s'in- 
féodant  au  comtisme,  donne  à  penser  qu'il  peut  réver 
lui  aussi  d'un  certain  théocratisme  intellectuel,  —  sans 
compter  qu'en  se  réclamant  d'A.  Comte  il  alarme,  et  à 
juste  titre,  les  consciences  vraiment  religieuses. 


TRADITION  ET  RÉVOLUTION  39 

marchez  sur  la  pointe  des  pieds,  reteùez  votre 
souffle,  qu'aucun  craquement  insolite  ne  vienne 
révéler  votre  approche  importune:  M.  Benda  en 
est  «  à  ridée  du  mouvement;  bientôt,  il  aura  fini 
d'établir  les  deux  idées  profondément  distinctes 
—  de  dynamisme  et  de  continuité  —  que  l'on  con- 
fond sous  ce  nom.  Puis  il  élucidera  sa  pensée  sur 
l'apparition  de  la  vie;  s'il  la  croit  ou  non  une  dis- 
continuité; que  discontinuité  ne  signifie  point 
miracle;  sa  pensée  sur  l'apparition  du  concept...  » 
Ah!  ne  le  troublez  pas,  je  vous  en  supplie,  car 
il  s'accomplit  en  ce  moment  une  œuvre  sublime, 
grandiose,  et  «  qui  dira  aux  hommes  à  quel  fu- 
rieux désir  de  monter  de  son  être  à  l'Idée  de  son 
être,  à  quelle  soif  de  conscience,  à  quelle  mora- 
lité un  homme  s'est  élevé  ».  Malheureusement, 
notre  métaphysicien  —  que  voulez-vous,  la  chair 
est  faible  —  s'est  marié  ;  il  a  bien  trouvé  la 
femme  qui  lui  convenait  et  s'adaptait  à  sa 
nature  de  philosophe  de  l'immobilisme,  puisque, 
discrète,  silencieuse  et  si  raisonnable,  elle  se 
garde  de  jamais  le  déranger  dans  son  travail; 
mais  enfin  il  est  marié,  et,  étant  marié,  il  lui 
arrive  —  ces  choses-là  arrivent  dans  le  monde 
sensible  —  d'avoir  un  enfant,  et,  à  cette  enfant, 
il  arrive  d'être  malade.  Catastrophe!  Nous  voici 
emportés  dans  «  le  torrent  des  mobiles  chimères  », 
dans  les  tracas  de  la  vie  et  du  devenir,  et 
l'esprit  pur  de  M.  Julien  Benda,  désormais,  s'éva- 


40  INTRODUCTION 

pore.  Cette  «  furieuse,  silencieuse  et  immobile 
étreinte  »  dont  il  embrassait  sa  pensée  et  le  con- 
cept du  mouvement,  se  desserre  progressivement, 
lamentablement,  jusqu'au  jour  où  les  bras  de 
notre  métaphysicien  déchu,  trop  faibles  et  désor- 
mais impuissants,  ne  peuvent  plus  étreindre  que 
l'ombre  et  le  souvenir  pâli  de  ces  idées  autre- 
fois si  rayonnantes  et  si  fortement  embrassées. 
0  chute!  ô  décadence!  ô  pitié  funeste!  ô  déplo- 
rable charité!  ô  fatalité  de  l'Amour  stupide!  le 
voilà  sombré  dans  la  Chair;  il  a  aimé  son  enfant 
comme  les  êtres  qui  rampent,  comme  les  êtres 
qui  broutent.  Et  maintenant  c'est  fini.  Il  ne  sera 
plus  qu'une  chose  qui  aime! 

Eh  bien,  le  connaît-on  maintenant,  Vlntellec- 
tuel?  Le  voyez-vous,  ce  monstre  sans  entrailles,  cet 
anachorète  de  l'Idée  pure,  cette  Abstraction  faite 
Homme?  Nous  avons  bien  le  représentant  de  cette 
aristocratie  intellectuelle  qui  est  la  plus  dure,  la 
plus  féroce  et  la  plus  cynique  des  aristocraties, 
parce  qu'elle  a  pour  le  peuple  un  mépris  trans- 
cendantal.  Vous  comprenez:  le  peuple,  les  fem- 
mes, les  enfants,  tout  cela,  c'est  de  la  chair,  du 
sensible,  du  devenir,  du  mouvement;  tout  cela 
broute  et  rampe,  ne  pense  pas,  ne  monte  pas  de 
son  être  à  l'Idée  de  son  être;  tout  cela,  par  con- 
séquent, n'existe  pas  au  ciel  des  concepts  im- 
muables. M.  Benda  ne  nous  cache  pas  d'ailleurs 
ce  dédain;  il  parle,  avec  un  indicible  pli  de  la 


TRADITION   ET   RÉVOLUTION  41 

lèvre,  de  ceux  «  qui  ont  le  mépris  de  l'idée  claire 
et  dont  la  philosophie  pathétique  ne  fera  que 
grandir  au  ciel  démocratique  ».  Chrétiens,  pro- 
fesseurs d'extase  pascalienne,  philosophes  de  l'in- 
tuition, bergsoniens,  démocrates  —  tout  cela,  pour 
notre  aristocrate  intellectuel,  n'ayant  pas  le  culte 
de  l'Idée  claire  et  distincte,  n'existe  pas,  fait  par- 
tie de  la  foule  grouillante  et  toujours  en  mou- 
vement —  ce  scandale  perpétuel  pour  notre  fakir 
perdu  dans  la  contemplation  de  son  nombril 
intellectuel  ! 

Et  voyez,  en  même  temps,  la  confusion  de 
termes  que  notre  Juif  de  métaphysique  essaie 
d'établir.  Nous  allons  assister,  en  effet,  au  curieux 
spectacle  d'une  subtile  tentative  d'escamotage  du 
mouvement  antidémocratique  par  nos  seigneurs 
les  Juifs  et  leurs  alliés:  nous  aurons  le  Juif  plus 
patriote  que  Français  de  France  et  de  Navarre, 
et  nous  aurons  le  Juif  plus  antidémocrate  que 
personne  en  A.  F.  et  en  Syndicalie.  M.  Benda 
voudrait  nous  faire  croire  qu'en  défendant  l'intel- 
lectualisme il  défend  les  conceptions  aristocra- 
tiques et  s'oppose  à  la  marée  démocratique  mo- 
derne. Mais  l'aristocratie  véritable,  je  l'ai  déjà 
dit,  n'est  nullement  constituée  par  des  qualités 
purement  intellectuelles;  elle  est  guerrière  et 
héroïque,  elle  est  traditionnelle,  elle  est  histo- 
rique; elle  s'appuie  sur  des  réalités  charnelles, 
le  sang,  l'hérédité  physique,  la  race:  rien  de  plus 


42  INTRODUCTION 

antiintellccluel  (1)  qu'une  aristocratie  digne  de  ce 
nom;  et  ce  qui,  historiquement,  perd  les  aris- 
tocraties, c'est  précisément  lorsque  le  noble,  quit- 
tant là  Terre  pour  la  Ville  et  la  Cour,  et  passant 
du  régime  de  la  guerre  à  celui  du  spectacle, 
devient  un  intellectuel,  un  bel-esprit,  comme 
au  XVIII*  siècle;  il  se  mue  alors  en  un  «démo- 
crate »  qui,  perdant  le  sens  des  réalités  tradition- 
nelles, se  trouve  à  la  merci  de  toutes  les  bille- 
vesées et  nuées  idéologiques  des  sociétés  en 
décadence.  Au  surplus,  l'aristocratie  véritable 
n'éprouve  nullement  pour  le  peuple  ce  mépris 
transcendantal,  que  nous  découvrons  toujours 
chez  l'Intellectuel:  au  contraire,  entre  le  peuple 
et  l'aristocratie,  il  y  a  une  véritable  confrater- 
nité et  intelligence  réciproques.  C'est  lorsque  le 


(1)  Les  parvenus  de  l'Intelligence  sont  tout  aussi  «  gros- 
siers »  que  les  parvenus  de  la  richesse  ;  ils  manquent  tout 
autant  de  «  race  »  ;  et  s'ils  prônent  tant  la  supériorité  de 
l'esprit,  c'est  qu'ils  ne  veulent  pas  être  arrêtés  dans  leur 
ascension  sociale  par  l'obstacle  de  la  naissance:  égalitaires 
et  démocrates  contre  la  noblesse,  et  prêtant  au  peuple 
leurs  rancœurs,  ils  refusent  à  celui-ci,  une  fois  hissés 
au  pouvoir,  le  bénéfice  de  l'égalité,  au  nom  du  dogme  de 
Vinégalité  des  talents.  C'est  contre  eux  que  Rousseau  di- 
rigea son  paradoxe  sur  les  Lettres  et  les  Arte  ;  il  avait  bien 
vu  que  rien  ne  sépare  plus  que  la  culture:  l'Intellectuel 
rougit  toujours  de  son  humble  naissance,  dès  qu'il  est 
parvenu. 


TRADITION  ET  RÉVOLUTION  43 

noble  devient  un  intellectuel  et  un  parasite,  que 
l'on  voit  se  creuser  entre  lui  et  le  peuple  ce  fossé 
de  haine  et  de  mésintelligence  qui  aboutit  aux 
«  aristocrates  à  la  lanterne  »  (1)  de  la  Révolution. 
La  démocratie  est,  au  contraire,  profondément 
intellectualiste  :  antitraditionnelle,  antiphysique, 
comme  dirait  Rabelais,  antiréaliste,  idéaliste  éche- 
velée,  elle  ne  veut  connaître  que  des  «  esprits 
purs  )),  détachés  de  tout  lien  historique  et  naturel, 
planant  au-dessus  du  Temps  et  de  l'Espace,  per- 
dus dans  la  contemplation  des  Idées  claires  et 
distinctes.  Et  faut-il  s'étonner  que  cette  démo- 
cratie n'ait  rien  de  populaire?  Qu'y  a-t-il,  en  etîet, 
de  moins  accessible  au  peuple  que  cet  idéalisme 
transcendantal?  Le  peuple,  comme  l'aristocratie, 
est  une  réalité  historique,  une  réalité  charnelle; 
ce  n'est  pas  l'Idée  pure  qui  le  constitue,  mais  le 
sang,  mais  des  traditions,  mais  la  race,  toutes 
choses  physiques  et  non  intellectuelles.  La  Dé- 
mocratie intellectualiste  moderne,  telle  que  notre 
Sorbonne  l'incarne  avec  son  rationalisme  carté- 
sien   et    encyclopédiste,    est,    comme    Proudhon 


(1)  «  La  démocratie,  disait  Proudhon,  c'est  l'envie  ». 
Les  déclassés  et  les  ratés  qui  forment  le  gros  du  trou- 
peau démocratique  soufflent  au  peuple  leur  haine  de 
cuistres  et  d'impuissants  pour  la  noblesse  et  toute  supé- 
riorité sociale  qui  ne  relève  pas  du  pur  Esprit,  c'est-à-dire 
de  leurs  décrets  superjuridiques. 


44  INTRODUCTION 

l'avait  bien  vu,  une  «  aristocratie  déguisée  »,  et, 
je  le  répète,  la  plus  dure,  la  plus  néfaste,  la  plus 
ruineuse  des  aristocraties;  car  elle  est  la  Pédan- 
tocratie  et  le  Mandarinat  de  gens  inaptes  à  la 
Guerre  comme  au  Travail  et  dont  le  règne  ne 
peut  aboutir  qu'à  la  ruine  de  la  Patrie  comme  de 
la  Production. 

Tout  ce  que  je  viens  de  dire  nous  amène  à  voir 
combien  la  deuxième  opposition,  que  M.  Guy- 
Grand  voudrait  établir  entre  les  nationalistes  et 
les  syndicalistes  est  aussi  factice  et  inexistante  que 
la  première.  M.  Guy-Grand  se  trompait  en  voyant 
dans  les  royalistes  d'A.  F.  des  «  étatistes  »  ;  il  ne 
se  trompe  pas  moins  en  voyant  en  eux  des  «  intel- 
lectualistes ».  Il  était  facile,  il  était  plaisant,  il 
pouvait  paraître  habile  de  montrer  combien  la 
philosophie  d'un  Sorel,  le  plus  antiintellectua- 
liste des  philosophes,  s'oppose  à  la  philosophie 
d'un  Maurras,  qui  peut  apparaître,  au  contraire, 
comme  le  plus  intellectualiste  des  doctrinaires. 
Maurras  aime  à  exalter  la  Raison  et  à  défendre 
l'Intelligence;  il  a  pour  le  romantisme  en  général 
et  les  philosophes  de  l'intuition  en  particulier  un 
profond  mépris;  on  connaît  son  opinion  sur  Berg- 
son (1).  Il  y  a  donc  là  une  opposition,  tout  au 


(1)  Quand   Maurras   parle   de   Bergson,   c'est   avec   une 
sorte  d'irritation  rageuse.  Je  ne  crois  pas  que  par  \k  il 


TRADITION  ET   RÉVOLUTION  45 

moins  apparente,  qu'il  est  commode  d'exploiter 
pour  essayer  de  creuser  un  soi-disant  abîme  entre 
la  philosophie  nationaliste  et  la  philosophie  syn- 
dicaliste. C'est  d'ailleurs  ce  que  M.  Guy-Grand 
n'a  pas  manqué  de  faire.  Mais  je  remarque,  tout 
d'abord,  que  l'intellectualisme  de  Maurras  ne 
l'empêche  pas  de  combattre  ce  qu'on  appelle  à 
r Action  française  les  Nuées,  c'est-à-dire  l'Idéo- 
logie, et  que  cet  intellectualisme,  en  réalité,  s'ap- 
pelle et  se  définit  un  «  empirisme  organisateur  ». 
Le  rationalisme  de  Maurras  est  un  rationalisme 
classique,  c'est-à-dire  un  réalisme,  et  s'oppose 
complètement  au  rationalisme  démocratique  qui 
est  un  idéalisme,  et  l'on  sait  avec  quelle  vigueur 
Maurras,  tout  comme  Proudhon  et  tout  comme 
Sorel  (1),  combat  ïldéal,  ce  que  les  modernes 
appellent  l'Idéal,  et  qui  n'est  qu'une  subreptice 
et  malfaisante  substitution  du  sentiment  anar- 
chique  à  l'Idée.  Et  j'observe  d'autre  part  que 
l'antirationalisme  fondamental  de  Sorel,  comme 


se  grandisse;  j'admets  que  la  philosophie  bergsonienne 
ne  lui  plaise  pas,  c'est  son  droit;  mais  qu'il  prenne  ce  ton 
en  parlant  d'un  homme  de  l'importance  et  de  la  valeur 
de  Bergson,  c'est  inadmissible,  et,  je  le  répète,  lui  fait  peu 
d'honneur. 

(1)  C'est  ce  que  Sorel  appelait,  dans  ses  articles  de 
VEre  nouvelle,  l'Ancienne  et  la  nouvelle  métaphysique,  l'in- 
vasion des  émotions  dans  le  domaine  des  représentations. 


46  INTRODUCTION 

celui  de  Bergson  d'ailleurs,  ne  conduit  nullement 
au  mépris  ni  à  la  méconnaissance  de  cette  raison 
classique,  dont  la  raison  démocratique  et  carté- 
sienne est  au  contraire  la  subversion  complète. 
Il  est  bien  évident  que  l'on  sent,  chez  Sorel  et 
chez  Bergson,  un  mépris  incommensurable  pour 
ce  qu'on  appelle  l'Intelligence,  la  Logique,  la 
Dialectique;  mais  qu'est-ce  que  cette  Intelligence 
dont  Sorel  et  Bergson  ont  un  tel  dédain?  J'éprouve, 
je  l'avoue,  une  certaine  impatience,  lorsque  j'en- 
tends tant  de  gens  déclarer  que  Bergson  met  l'in- 
telligence au-dessous  de  l'instinct,  compromet  la 
science  ou  porte  sur  elle  une  main  sacrilège  et 
réactionnaire.  Il  m'est  impossible,  en  effet,  de 
découvrir  en  quoi  la  philosophie  bergsonienne 
est  une  exaltation  de  l'Instinct  et  une  négation 
de  la  Science.  Car  l'intuition  bergsonienne,  c'est 
l'instinct,  si  l'on  veut,  mais  Vinstinct  désintéressé, 
qui  a  passé  par  l'Intelligence,  qui  a  été  sublimé 
par  elle  et  tiré  de  sa  prison  trop  étroite  pour 
embrasser  de  plus  larges  horizons.  Et  la  concep- 
tion bergsonienne  de  la  Science  n'est  nullement  un 
attentat  à  la  Science:  elle  en  est  au  contraire  l'exal- 
tation; elle  constitue  une  réaction  contre  le  relati- 
visme et  l'agnosticisme  modernes.  Pour  Bergson, 
la  Science  en  effet  atteint  l'absolu,  et  sa  philoso- 
phie aboutit  à  relever  également  et  du  même  coup 
la  Physique  et  la  Métaphysique  que  le  Positivisme 
et  le  kantisme  frappaient  d'une  égale  relativité. 


TRADITION  ET   RÉVOLUTION  47 

Mais  ce  contre  quoi  Bergson  et  Sorel  s'élè- 
vent, c'est  précisément  contre  cet  emploi  de 
rintelligence  qui  constitue  essentiellement  l'Idéo- 
logie moderne  et  qui  consiste  à  substituer,  dans 
les  questions  morales  et  sociales,  à  la  raison 
classique,  à  l'empirisme  organisateur,  à  l'expé- 
rience sensible  et  religieuse,  une  déesse  Raison, 
une  Raison  soi-disant  créatrice,  une  Raison  ma- 
thématique et  logique,  abstraite  et  conceptuelle, 
raide  et  pédante,  qui  est  une  subversion  du  bon 
sens  et  une  atteinte  à  la  raison  tout  court,  ce 
que  Molière  traduisait  en  disant  du  raisonne- 
ment qu'il  bannissait  la  raison  (1).  Toute  la  théo- 
rie de  l'Intelligence  de  M.  Bergson,  en  effet,  se 
ramène  à  dire  qu'il  y  a  entre  la  matière  et  l'intel- 
ligence une  sorte  d'adaptation  réciproque,  grâce 
à  laquelle  l'Intelligence  triomphe  surtout  dans 
son  application  à  la  matière,  c'est-à-dire  dans 
ses  applications  industrielles  :  homo  sapiens, 
homo  faber.  Appliquée  au  contraire  aux  questions 
sociales  et  morales,  l'Intelligence,  trop  raide,  trop 
habituée  au  maniement  du  solide,  du  discontinu 
et  du  distinct,  perd  pied;  elle  se  trouve  en  pré- 
sence   de    réalités  trop    déliées,  trop    nuancées. 


(1)  On  sait  que  Gournot,  ce  grand  philosophe  méconnu, 
distinguait  profondément  la  logique  et  la  raison,  et  l'on 
connaît  du  reste  aussi  la  distinction  hégélienne  de  Venten- 
aement  et  de  la  raison,  du  concept  et  de  la  notion. 


48  INTRODUCTION 

trop  souples,  pour  n'être  pas  désorientée  et  ne 
pas  aboutir  à  des  résultats  faux.  Llntelligence, 
dit  M.  Bergson,  se  caractérise  par  une  incompré- 
hension naturelle  de  la  vie;  on  pourrait  ajouter 
par  une  incompréhension  encore  plus  grande  et 
plus  naturelle  de  l'histoire;  car  si  la  vie  est  déjà, 
par  rapport  à  la  matière,  une  réalité  plus  chan- 
geante, qu'est-ce  que  l'Histoire,  ce  drame  de  notre 
vie  morale,  sinon  une  réalité  plus  mouvante  en- 
core et  plus  inaccessible  aux  catégories  raides 
et  inertes  de  l'Intelligence?  Ici,  la  logique  et  la 
dialectique,  la  simple  déduction,  sont  vite  au  bout 
de  leur  rouleau  ;  ici,  il  faut  faire  appel  à  une  autre 
faculté,  plus  capable  de  s'infléchir  aux  lignes 
plus  variées  et  plus  courbes  de  la  réalité:  cette 
faculté,  M.  Bergson  l'appelle  l'Intuition;  mais 
n'est-il  pas  manifeste  qu'elle  est  très  apparentée  à 
la  raison  classique,  qu'on  pourrait  définir  un  sens 
très  aiguisé,  très  subtil  et  très  nuancé  du  Réel? 
Voyez  nos  grands  écrivains  classiques,  voyez  Ra- 
belais, Montaigne,  Molière.  Contre  qui,  surtout, 
s'exerce  leur  verve  intarissable  ?  Mais  contre  les 
pédants,  les  gens  à  principes,  les  médecins  qui 
veulent  en  remontrer  à  la  nature;  les  pédagogues 
qui  veulent  régenter  la  vie  et  le  monde,  les  logi- 
ciens imperturbables  qui  déduisent  à  l'infini  des 
conséquences  fausses  d'un  principe,  sans  vou- 
loir reconnaître  que  la  logique  et  la  vie  sont  deux 
choses  bien  différentes;  les  gens  de  tout  acabit, 


TRADITION  ET  RÉVOLUTION  49 

qui,  enfoncés  dans  leur  idée,  perdus  dans  leur 
abstraction,  oublient  de  voir  le  monde  changer 
autour  d'eux  et  semblent  rêver  tout  éveillés,  — 
en  un  mot,  les  Intellectuels,  tous  ceux  qu'on  pour- 
rait appeler  les  bureaucrates  de  la  'pensée,  et  qui 
prétendent  substituer  à  la  souple  et  vivante  réalité 
le  formalisme  raide  de  règlements  administratifs. 
Nous  retrouvons  ici  notre  vieille  connaissance  de 
l'Etat  centralisé  bureaucratique,  inapte  à  s'adap- 
ter aux  mouvements  de  la  vie  sociale  et  n'aboutis- 
sant qu'à  l'étouffer  et  à  en  paralyser  l'essor;  et 
nous  voyons  se  justifier  et  s'expliquer  l'affinité 
de  l'intellectualisme  et  de  l'étatisme  (1).  C'est  cette 
inadaptation  essentielle  de  l'intelligence  au  réel 
vivant  et  social  que  M.  Bergson  exprime  dans  sa 
théorie  de  l'Intelligence  :  «  Toutes  nos  analyses, 
écrit-il,  nous  ramènent  à  cette  conclusion.  Mais 


(1)  Il  ne  faudrait  pas  conclure  de  là,  d'ailleurs,  que  le 
droit  puisse  être  «  souple,  vivant,  ailé  » ,  comme  le  soute- 
nait certain  professeur  opposant  le  droit  grec  au  droit 
romain;  le  droit,  plus  encore  peut-être  que  la  science, 
a  pour  caractères  essentiels  la  rigueur  et  la  précision. 
C'est  toujours  le  même  problème:  transcender  le  concept 
ne  signifie  nullement  retomber  dans  le  pur  instinct  ou  le 
pur  sentimentalisme.  Nos  intellectuels  ne  peuvent  concevoir 
de  milieu  entre  le  dogmatisme  et  le  scepticisme,  le  for- 
malisme et  le  pragmatisme,  l'étatisme  et  l'anarchisme; 
s'ils  ne  sont  dogmatistes,  ils  sont  sceptiques  ;  et  d'un 
conceptualisme  raide,  ils  tombent  dans  un  pragmatisme 
déliquescent,  comme  de  l'étatisme  dans  l'anarchie. 


50  INTRODUCTION 

poiht  n'est  besoin  d'entrer  dans  d'aussi  longs  dé- 
tails sur  le  mécanisme  du  travail  intellectuel:  il 
suffirait  d'en  considérer  les  résultats.  On  verrait 
que  l'intelligence,  si  habile  à  manipuler  l'inerte, 
étale  sa  maladresse  dès  qu'elle  touche  au  vivant. 
Qu'il  s'agisse  de  traiter  la  vie  du  corps  ou  celle 
de  l'esprit,  elle  procède  avec  la  rigueur,  la  raideur 
et  la  brutalité  d'un  instrument  qui  n'était  pas  des- 
tiné à  un  pareil  usage.  L'histoire  de  l'hygiène  et  de 
la  pédagogie  en  dirait  long  à  cet  égard.  Quand  on 
songe  à  l'intérêt  capital,  pressant  et  constant,  que 
nous  avons  à  conserver  nos  corps  et  à  élever  nos 
âmes,  aux  facilités  spéciales  qui  sont  données  ici 
à  chacun  pour  expérimenter  sans  cesse  sur  lui- 
même  et  sur  autrui,  au  dommage  palpable  par 
lequel  se  manifeste  et  se  paie  la  défectuosité  d'une 
pratique  médicale  et  pédagogique,  on  demeure 
confondu  de  la  grossièreté  et  surtout  de  la  per- 
sistance des  erreurs.  Aisément,  on  en  découvri- 
rait l'origine  dans  notre  obstination  à  traiter  le 
vivant  comme  l'inerte  et  à  penser  toute  réalité,  si 
fluide  soit-elle,  sous  forme  de  solide  définitive- 
ment arrêté.  Nous  ne  sommes  à  notre  aise  que 
dans  le  discontinu,  dans  l'immobile,  dans  le 
mort  »  (1). 

On   le  voit:   M.   Bergson    raille    l'intelligence, 
c'est-à-dire  le  formalisme  conceptuel,  comme  nos 

(1)  Evolution  créatrice,  p.  179. 


TRADITION  ET   RÉVOLUTîON  51 

grands  classiques  raillaient  les  pédants  de  toute 
nature,  les  chats-fourrés,  les  médecins,  les  péda- 
gogues, dont  la  tendance  éternelle  est  de  vouloir 
faire  rentrer  de  force  la  vie  et  la  nature  dans 
les  cadres  immuables  de  règlements  figés.  Et  il 
ne  s'agit  nullement  de  nous  faire  rétrograder 
jusqu'à  l'instinct,  mais  de  pousser  au  delà  de 
l'intelligence.  Proudhon  a  d'ailleurs  admirable- 
ment posé  le  problème  dans  les  lignes  suivantes: 
«  Un  fait,  écrit-il,  que  l'analyse  psychologique 
n'a  jamais  éclairci,  qu'elle  ne  pouvait  éclaircir, 
faute  d'une  théorie  satisfaisante  de  la  liberté,  est 
la  formation  dans  notre  esprit  de  l'idée  ou  du 
sentiment  du  beau  et  du  sublime.  Pour  en  rendre 
compte,  il  est  évident  que  l'intelligence  propre- 
ment dite,  la  raison  pure  ou  l'entendement,  peu 
importe  de  quel  nom  l'on  se  serve  pour  désigner 
1$,  faculté  que  nous  avons  de  saisir  les  rapports 
des  choses,  de  les  grouper,  de  les  généraliser, 
d'en  extraire  des  concepts;  il  est  évident,  dis-je, 
que  cette  faculté  ne  suffit  pas:  il  en  faut  une 
autre,  d'une  nature  supérieure  et  d'une  constitu- 
tion spéciale.  Qu'est-ce  en  effet  que  l'intelligence? 
Une  sorte  d'appareil  photographique  (1),  qui  nous 


(1)  Je  souligne,  car  il  est  remarquable  comme  cette 
expression  évoque  d'elle-même  la  théorie  bergsonienne  de 
l'Intelligence:  on  sait  en  effet  que  M.  Bergson  aime  à  com- 
parer l'Intelligence  au  cinématographe. 


52  INTRODUCTION 

donne  la  représentation  mentale  des  phénomènes 
et  de  leurs  rapports,  tout  ce  que  contient  la  réa- 
lité, mais  rien  de  plus.  Or,  le  sublime  et  le  beau 
dépassent  la  réalité:  il  y  a  la  même  différence 
entre  eux  et  les  idées  qu'entre  un  portrait  fait 
par  la  main  d'un  artiste  et  l'image  donnée  par 
le  daguerréotype...  Le  mathématicien,  le  méca- 
nicien, le  physicien,  le  naturaliste,  l'industriel 
sont  des  démonstrateurs  de  la  nature,  des  co- 
pistes; le  poète  et  l'artiste  font  davantage:  leur 
métier  est,  en  imitant  la  nature,  d'exprimer 
l'idéal,  quelque  chose  qui  n'est  pas  dans  le  réel, 
qui  par  conséquent  n'est  pas  dans  notre  enten- 
dement, qui  ne  peut  pas  y  être,  pas  plus  qu'il  ne 
se  trouve  dans  la  glace  qui  nous  renvoie  des 
images.  Pour  produire  cette  notion  du  beau  et 
du  sublime,  pour  en  éprouver  le  sentiment,  il  faut 
une  faculté  nouvelle  qui  dispose  à  la  fois  de 
nos  conceptions,  de  nos  sentiments,  de  nos  sen- 
sations: car  tout  cela  entre  dans  la  composition 
de  l'Idéal.  Cette  faculté,  selon  moi,  c'est  la  li- 
berté »  (1). 


(1)  Justice,  t.  III,  pp.  218-219.  Il  pourra  sembler  qu'il 
y  a  ici  une  certaine  contradiction  entre  ce  que  nous 
disions  plus  haut  de  la  raison  classique,  définie  un  sens 
très  nuancé  du  réel,  et  cet  «  idéalisme  »  enfant  de  la 
Liberté,  selon  Proudhon.  Mais  la  contradiction  n'est  qu'ap- 
parente ;  et  c'est  la  vieille  querelle  du  réalisme  et  de  l'idéa- 


TRADITION  ET   RÉVOLUTION  53 

Proudhon,  dans  ce  passage,  exprime  bien  les 
deux  aspects  essentiels  de  la  théorie  de  l'Intelli- 
gence de  M.  Bergson:  d'une  part,  parfaite  adap- 
tation de  l'Intelligence  à  la  Matière,  l'Intelli- 
gence étant  chez  elle  dans  le  solide,  d'où  le  carac- 
tère essentiellement  industriel  et  fabricateur  de 
sa  nature;  et,  d'autre  part,  insuffisance  de  cette 
même  Intelligence,  dès  que  l'on  sort  du  domaine 
purement  physique,  pour  entrer  dans  celui  de  la 
vie  et  de  l'histoire,  c'est-à-dire  du  moral  et  du 
social,  et  nécessité  de  faire  appel  à  une  autre 
faculté  que  Proudhon  appelle  la  liberté,  que 
M.  Bergson  nomme  l'intuition,  et  Sorel  la  faculté 
mythique  —  trois  noms  pour  désigner  au  fond 
la  même  réalité,  à  savoir  cette  capacité  d'enfanter 


lisme  en  art  qui  est  ici  en  réalité  soulevée.  Je  renverrai 
sur  ce  point  aux  fines  remarques  de  M.  Bergson  dans  ce 
petit  chef-d'œuvre  d'analyse  psychologique  qui  s'appelle 
le  Rire,  et  je  me  contenterai  de  faire  observer  que  le  génie 
comique  et  le  génie  tragique,  loin  de  s'opposer,  se  complè- 
tent l'un  l'autre  :  le  grand  comique  Aristophane,  grand  poète 
par  ailleurs,  donne  la  palme  au  grand  tragique  Eschyle, 
et  Molière  est  le  contemporain  de  Corneille,  auteur  lui- 
même  du  Menteur,  comme  Racine  des  Plaideurs.  Nous  au- 
tres, modernes,  nous  avons  perdu,  au  sein  de  notre  positi- 
visme terre-à-terre  et  sans  grandeur,  tout  autant  le  sens 
du  comique  que  du  tragique.  Relire  à  ce  propos  la  belle 
page  de  Proudhon  sur  l'ironie,  dans  les  Confessions  d'un 
Révolutionnaire. 


54  INTRODUCTION 

le  beau  et  le  sublime  qui  est  propre  à  rhomme 
et  à  laquelle  l'instinct  animal  ne  peut  pas  plus 
s'élever,  que  l'entendement  de  tous  nos  intellec- 
tuels et  de  tous  nos  sociologues,  dont  l'imagina- 
tion créatrice  étale  une  impuissance  si  complète. 
Et,  pour  en  revenir  à  l'opposition  Sorel-Maur- 
ras,  je  ne  vois  plus  du  tout,  dès  lors,  ce  que  cette 
opposition  peut  avoir  de  réel  et  de  fondamental 
—  comme,  pour  les  besoins  de  sa  cause,  voudrait 
le  faire  croire  M.  Guy-Grand.  Tout  ce  qu'on  pour- 
rait dire,  c'est  que  Maurras  s'attache  davantage  au 
beau  et  Sorel  au  sublime  ;  Maurras,  pour  employer 
la  terminologie  de  Nietzsche,  est  plus  apollinien  et 
Sorel  plus  dionysien  (1).  Mais  nous  savons  par 
Nietzsche,  qui  a  symbolisé  dans  Apollon  et  dans 
Dionysos  les  deux  grandes  divisions  du  monde 
de  l'Art,  que  ces  deux  divinités  artistiques  peu- 
vent faire  alliance  et  ont  fait  en  réalité  alliance 
pour  enfanter  la  tragédie  grecque.  Et  nous  savons 
aussi  que  cette  alliance  non  seulement  est  pos- 
sible et  féconde,  mais  encore  qu'elle  est  néces- 


(1)  Maurras,  par  exemple,  préfère  Racine  à  Corneille  et 
Sophocle  à  Eschyle,  au  contraire  de  Sorel,  de  tendances 
plus  eschyléennes  et  cornéliennes.  Il  y  a,  en  art,  les  racl- 
niens  et  les  cornéliens;  c'est  l'opposition  du  beau  et  du 
sublime.  Maurras,  évidemment,  met  le  beau  au-dessus  du 
sublime.  «Fuyant  le  subhme  à  la  mode»,  a-t-il  écrit  un 
jour.  (Préface  du  Chemin  de  Paradis.) 


TRADITION  ET   RÉVOLUTION  55 

saire;  que  Dionysos,  sans  Apollon,  tombe  dans 
l'extravagance  et  la  folie;  qu'Apollon,  par  contre, 
sans  Dionysos,  tombe  dans  le  formalisme  et 
ce  que  Nietzsche  appelle  Vegypticisme.  Il  serait 
facile,  certes,  si  l'on  voulait  pousser  à  fond  le 
parallèle  entre  Maurras  et  Sorel,  de  montrer 
que  l'apollinisme  de  Maurras  paraît,  parfois, 
incliner  à  un  certain  alexandrinisme  et  accorder 
trop  d'importance  à  la  dialectique,  et  que,  par 
contre,  le  dionysisme  de  Sorel  peut,  lui  aussi, 
sembler  parfois  manquer  de  règle  et  de  prin- 
cipe (1);  mais  où  serait  l'intérêt  de  ce  parallèle? 
L'essentiel  ne  reste-t-il  pas  qu'Apollon  et  Dionysos 
ont  un  ennemi  commun,  à  savoir  Socrate  —  So- 
crate  le  non-mystique  et  le  non-artiste,  Socrate 
l'inspirateur  d'Euripide,  destructeur  de  la  Tragé- 
die, et  ancêtre  de  Voltaire,  Socrate  enfin  l'initia- 


(1)  Ce  serait  d'ailleurs  faire  un  contre-sens  absolu  sur 
Sorel  que  de  croire  qu'il  confonde  le  sublime  avec  le  colos- 
sal, l'extravagant  et  l'immodéré.  La  grande  vertu,  à  ses 
yeux,  c'est,  au  contraire,  la  modération  (voir  son  Procès  de 
Socrate)  :  c'est  quand  l'homme  se  fie  trop  à  son  intel- 
ligence qu'il  devient  immodéré  et  imprudent,  oubliant  les 
forces  historiques  ou  divines  qui  limitent  toujours  l'activité 
humaine;  et  les  actes  de  violence,  dont  Sorel  signale  la 
portée  historique,  ne  doivent  pas  avoir  un  caractère  de  folie 
sanguinaire  et  barbare;  ils  doivent  être  peu  nombreux,  au 
contraire,  pour  être  significatifs.  (Voir  ce  qu'il  dit  des  mar- 
tyrs dans  le  Système  historique  de  Renan). 


56  INTRODUCTION 

teur  de  la  culture  théorique  et  le  prototype  de  nos 
Intellectuels? 

Dans  mes  MarchandSj  Intellectuels  et  Politi- 
ciens y  j'ai  reproduit  les  pages  immortelles  où 
Nietzsche,  avec  une  acuité  d'intuition  extraordi- 
naire et  une  force  prodigieuse  de  vision  intellec- 
tuelle, prononce  contre  cette  culture  théorique,  au 
sein  de  laquelle  notre  monde  moderne  est  plongé, 
un  réquisitoire  terrible,  et,  à  mon  sens,  définitif. 
Cette  culture  théorique  est-elle  la  culture  classique 
ou  en  est-elle  le  contraire?  C'est  ce  qu'il  faudrait 
élucider;  car,  précisément,  M.  Guy-Grand  essaie 
de  corser  son  opposition  Maurras-Sorel  en  mon- 
trant dans  Sorel.  un  adversaire  de  la  culture  clas- 
sique, dont  Maurras  au  contraire  est  non  seule- 
ment un  représentant  éminent,  mais  un  ardent 
défenseur.  M.  Guy-Grand  pourrait  en  effet  invo- 
quer les  pages  où,  dans  la  Ruine  du  Monde  an- 
tique, Sorel  montre  les  effets  désastreux  de  la  cul- 
ture classique,  telle  que  les  Romains  de  la  déca- 
dence la  recevaient  et  telle  qu'à  la  Renaissance  les 
Jésuites  la  reprirent,  et  après  eux  l'Université 
d'Etat  moderne  :  culture  de  rhéteurs,  culture  de  di- 
lettantes, culture  formaliste  et  vide,  où  les  élèves, 
habitués  à  discourir  sur  des  sujets  dépourvus  de 
tout  sens  réel  et  en  dehors  de  toute  connaissance 
positive,  ne  peuvent  que  devenir  de  beaux-esprits, 
capables  de  discourir  dans  un  salon  de  orani  re  et 
scibili,  mais  incapables  de  tout  travail  productif 


TRADITION   ET   RÉVOLUTION  57 

comme  de  toute  création  vraiment  spirituelle. 
Cette  culture  classique-là,  en  effet,  a  produit,  en 
quantités  innombrables,  de  ces  Intellectuels,  dont 
le  parasitisme  littéraire  ne  pouvait  devenir  que 
parasitisme  d'Etat,  puisque  leur  unique  ressource 
était  de  se  faire  fonctionnaires.  Mais  cette  culture 
classique-là  n'est  que  la  caricature  de  la  véritable 
culture  classique,  qui,  loin  d'être  une  culture  for- 
maliste et  purement  rhétoricienne,  est  une  culture 
réaliste  dans  toute  la  force  du  terme.  C'est  ce  que 
Lasserre  me  paraît  avoir  démontré,  d'une  manière 
décisive,  dans  son  beau  livre  La  Doctrine  offi- 
cielle de  l'Université.  Ce  qui  caractérise,  en  effet, 
la  culture  classique,  ce  qu'on  appelle  aussi  les  hu- 
manités, c'est  d'abord  la  prépondérance  accordée 
aux  Lettres  sur  les  Sciences;  et  si  la  culture  litté- 
raire peut  conduire  à  une  formation  d'esprit  trop 
rhétoricienne,  comme  nous  venons  de  le  dire,  il 
est  incontestable  qu'elle  développe  beaucoup  plus 
que  la  culture  scientifique  ce  que  Pascal  appelait 
l'esprit  de  finesse;  et  qu'est-ce  que  l'esprit  de 
finesse,  sinon  ce  sens  très  aiguisé,  très  subtil  et 
très  nuancé  du  réel,  dans  lequel  nous  discernions 
l'essence  de  la  raison  classique?  Nos  sorbonnards 
prétendent,  eux,  donner  à  la  Science  l'hégémonie 
pédagogique;  ils  vont  même  jusqu'à  vouloir  ensei- 
gner une  espèce  de  littérature  scientifique,  qui  est 
l'insanité  même.  Mais  ils  oublient  qu'à  la  base 
même  de  la  science  il  y  a  la  poésie,  je  veux  dire 


58  INTRODUCTION 

cette  faculté  créatrice,  cette  puissance  dMmagina- 
tion,  qui  fait  le  grand  savant:  tous  les  grands  sa- 
vants ont  eu,  en  général,  une  formation  littéraire 
très  forte,  et  quand  on  lit  un  Claude  Bernard,  on 
est  aussi  émerveillé  de  son  esprit  de  finesse  que 
de  sa  puissance  de  création  scientifique  propre- 
ment dite.  C'est  donc  tarir  à  la  source  même  cette 
science  dont  on  a  plein  la  bouche  que  de  substi- 
tuer à  l'ancienne  culture  classique  cette  espèce  de 
positivisme  érudit  et  terre-à-terre  qu'on  décore  du 
nom  de  formation  scientifique. 

Ils  oublient  d'autre  part  qu'une  formation  uni- 
quement scientifique  ne  donnera  jamais  cet 
affinement  du  sens  psychologique  que  produi- 
sait l'ancienne  culture  christiano-classique.  On 
n'a  pas  assez  remarqué,  en  effet,  combien  la 
nouvelle  itientalité  laïque,  pacifiste  et  démocrati- 
que de  nos  sorbonnards  et  de  nos  primaires,  leurs 
élèves,  impliquait  de  niaiserie  psychologique,  d'in- 
génuité désarmante,  de  candeur  insondable. 
C'était  là,  d'ailleurs,  le  résultat  inévitable  de  la 
nouvelle  culture  sociologico-scientifico-ficharde. 
Quelle  idée  de  l'homme  un  rassemblement  de 
fiches  peut-il  donner  aux  pauvres  manœuvres  de 
la  Science  moderne?  Ce  sont  d'honnêtes  ouvriers, 
consciencieux,  appliqués,  tout  ce  qu'on  voudra; 
mais  leur  horizon  est  bien  borné  et,  surtout,  bien 
pauvre  leur  expérience  de  la  vie  morale  et  psycho- 
logique. Autrefois,  quand  la  culture  classique  for- 


TRADITION  ET  RÉVOLUTION  59 

mait  les  esprits,  c'était  à  donner  de  l'homme  une 
idée  exacte,  nuancée,  fine,  riche  et  profonde, 
qu'elle  tendait  surtout;  l'étude  des  grands  mora- 
listes, des  grands  poètes  et  des  grands  tragiques 
grecs  et  français  y  aboutissait  normalement;  et 
si  l'on  songe  qu'à  cette  culture  classique  s'ajoutait 
la  formation  catholique,  c'est-à-dire  le  perpétuel 
examen  de  conscience  qu'exige  la  pratique  de  la 
confession  et  des  sacrements,  on  comprendra  la 
finesse,  la  profondeur  et  la  richesse  de  l'expérience 
morale  et  psychologique  des  anciens  lettrés:  il 
était  impossible  que  ces  hommes  donnassent  dans 
certaines  «  nuées  »  dont  l'admission  implique  une 
trop  grande  pauvreté  de  sens  psychologique.  Au- 
jourd'hui que  cette  formation  classique  et  catho- 
lique est  remplacée  par  une  formation  scientifi- 
que, sociologique  et  laïque,  on  est  frappé  de  la 
vulgarité  générale  des  esprits,  de  leur  niaiserie, 
de  la  facilité  avec  laquelle  ils  admettent  des  rai- 
sonnements de  la  plus  grossière  qualité  logique 
et  des  idées  de  la  plus  grossière  qualité  psycholo- 
gique: tout  s'est  épaissi,  alourdi,  bêtifié  dans  la 
République  des  Lettres.  Nietzsche,  en  1885,  rendait 
encore  hommage  à  la  culture  française,  et  il  écri- 
vait ceci:  «Aujourd'hui  encore,  la  France  est  le 
refuge  de  la  culture  la  plus  intellectuelle  et  la  plus 
raffinée  qu'il  y  ait  en  Europe,  et  reste  la  grande 
école  du  goût;  mais  il  faut  savoir  la  découvrir, 
cette  «  France  du  goût  ».  Qui  en  fait  partie  prend 


(JO  INTRODUCTION 

soin  de  se  tenir  caché.  Ils  sont  peu  nombreux,  et 
dans  ce  petit  nombre  il  s'en  trouve  encore,  peut- 
être,  qui  ne  sont  pas  très  solides  sur  jambes,  soit 
des  fatalistes,  des  mélancoliques,  des  malades,  soit 
encore  des  énervés  et  des  artificiels,  qui  mettent 
leur  amour-propre  à  rester  cachés.  Ils  ont  ceci  en 
commun  qu'ils  se  bouchent  les  oreilles  pour  ne 
pas  entendre  la  bêtise  déchaînée  et  la  gueulerie 
bruyante  du  bourgeois  démocratisé.  Car  ce  qui  est 
au  premier  plan,  c'est  une  France  abêtie  et  de- 
venue grossière  —  cette  France  qui,  tout  récem- 
ment, aux  obsèques  de  Victor  Hugo,  s'est  livrée 
à  une  véritable  orgie  de  mauvais  goût  et  de  con- 
tentement de  soi.  Un  autre  trait  encore  est  com- 
mun aux  hommes  de  la  «  France  du  goût  »  :  une 
volonté  bien  résolue  de  se  défendre  de  la  germani- 
sation intellectuelle...  »  (1).  Voilà  ce  que  Nietzsche 
disait  de  la  France  en  1885;  en  1913,  il  trouverait 
sans  doute  que  ce  qui  est  de  plus  en  plus  au  pre- 
mier plan,  c'est  cette  France  «  abêtie  et  devenue 
grossière  »,  «  avec  la  bêtise  déchaînée  et  la  gueu- 
lerie bruyante  du  bourgeois  démocratisé  ».  Il  y 
aurait  seulement  quelque  chose  à  ajouter  au  ta- 
bleau de  Nietzsche:  c'est  le  réveil  de  la  «  France 
du  goût»,  le  commencement  de  renaissance  clas- 
sique, suscité  par  V Action  française.  La  «  France 


(1)  Par  delà  le  bien  et  le  mal,  pp.  280-281. 


TRADITION  ET   RÉVOLUTION  61 

du  goût»  ne  veut  plus  se  tenir  cachée;  elle  a  re- 
pris l'offensive,  témoin  l'affaire  Bernstein;  et  «la 
volonté  de  se  défendre  contre  la  germanisation 
intellectuelle  »  s'est  affirmée  dans  cette  campagne 
contre  la  Sorbonne  menée  par  Pierre  Lasserre 
avec  sa  belle  maîtrise  habituelle. 

Mais  l'éducation  classique  n'était  pas  seulement 
la  grande  école  du  goût  et  du  jugement:  elle  lais- 
sait inévitablement  comme  un  appétit  insatiable 
de  grandeur  héroïque,  de  grandeur  politique  et  de 
grandeur  juridique  qui  était  le  ferment  réel  et  au- 
thentique de  ce  Progrès  dont  nos  laïques  ont  plein 
la  bouche  et  qu'ils  paralysent  avec  leur  idéal  de 
petits  rentiers  retirés  des  affaires.  Les  yeux  qui  ont 
aperçu  et  contemplé  la  lumière  antique;  l'âme  qui 
a  été  soulevée  par  le  souffle  large,  fort  et  libre  de 
la  Cité  antique;  l'esprit  qui  a  reçu  les  leçons  d'art, 
de  philosophie  et  de  droit  d'Athènes  et  de  Rome  — 
ces  yeux,  cette  âme,  cet  esprit  ne  peuvent  plus 
s'habituer  à  la  médiocrité  et  cherchent  infatiga- 
blement la  grandeur  historique.  Mais  voilà  pour- 
quoi, précisément,  la  Démocratie,  qui  n'aime  que 
le  médiocre,  a  voué  aux  études  classiques  cette 
haine  basse  qui  est  la  haine  de  l'envie  et  de  la 
médiocrité  impuissante.  De  même,  la  haine  dont 
la  Démocratie  poursuit  l'Eglise  de  Rome:  n'en 
cherchez  pas  les  raisons  ailleurs  que  dans  cette 
même  basse  envie  qui  lui  rend  insupportable 
toute  grandeur  morale.  L'âme  que  le  christianisme 


tV?  INTRODUCTION 

a  touchée  garde  un  appétit  aussi  insatiable  de  gran- 
deur morale  que  l'esprit  formé  aux  lettres  antiques 
de  grandeur  historique;  et  l'Eglise  de  Rome  de- 
meure, dans  ce  monde  moderne  tout  entier  livré  an 
matérialisme  le  plus  abject,  la  grande  puissanc» 
spirituelle,  la  grande  leçon  de  sacrifice,  de  renon- 
cement, d'abnégation  et  d'héroïsme  moral,  la 
grande  école  de  la  vie  mystique  et  surnaturelle, 
de  tout  ce  qui  dépasse  l'horizon  borné  de  cette 
misérable  vie  terrestre,  lit  de  Procuste  à  l'étroi- 
tesse  duquel  la  Démocratie  étatiste  moderne  vou- 
drait en  vain  nous  racornir. 

Mais  quelle  est  la  raison  profonde  de  ce  culte  de 
la  Science  que  la  bourgeoisie  contemporaine,  par 
l'organe  de  la  Sorbonne,  voudrait  implanter  si 
fortement  dans  les  esprits?  Il  est  facile  de  l'aper- 
cevoir, et  Louzon,  récemment,  dans  un  article  de 
la  Vie  Ouvrière  (1),  F  Ouvriérisme  dans  les  Mathé- 
matiques supérieures,  la  discernait  fort  bien  : 
«  C'est  une  des  grandes  forces  de  la  bourgeoisie, 
écrivait-il,  d'avoir  su  donner  à  la  science  un  carac- 
tère mystérieux,  en  lui  enlevant  tout  rapport  ap- 
parent avec  la  pratique  de  tous  les  jours:  au  lieu 
de  n'être  présentée,  ce  qu'elle  est  en  réalité,  que 
comme  la  mise  en  recueil  sous  une  forme  géné- 
rale, et  par  suite  mnémotechnique,  des  observa- 


(1)  La  Vie  Ouvrière,  numéro  du  5  décembre  1912. 


TRADITION  ET  RÉVOLUTION  63 

tiens  auxquelles  donne,  lieu  le  travail  quotidien  et 
des  moyens  que  Texpérience  enseigne  pour  pou- 
voir résoudre  les  difficultés  qu'engendre  la  pra- 
tique, la  science  apparaissait  comme  une  chose 
tout  à  fait  séparée  de  la  vie,  un  secret  gardé  jalou- 
sement dans  le  sanctuaire  des  écoles,  et  dont  seuls, 
nouveaux  prêtres,  les  bourgeois  intellectuels 
étaient  dépositaires.  Le  résultat  a  été  excellent 
pour  la  domination  de  la  bourgeoisie.  Le  respect 
superstitieux  pour  les  «  savants  »  a  pénétré  toutes 
les  classes  de  la  société,  y  compris  et  surtout  la 
classe  ouvrière.  Le  respect  des  Intellectuels  est  le 
seul  préjugé  que  garde  encore  le  prolétariat,  et 
Georges  Sorel  a  pu  dire  avec  raison  que  le  seul 
service  que  pouvaient  rendre  les  bourgeois  sincè- 
rement socialistes  au  prolétariat,  c'était  de  démolir 
le  culte  de  l'Intellectuel  dans  les  cerveaux  ou- 
vriers. »  On  ne  saurait  mieux  dire,  et  l'on  sait 
d'ailleurs  que  Proudhon  et  Marx,  pour  réagir  pré- 
cisément contre  ce  divorce  de  la  théorie  et  de  la 
pratique,  sur  lequel  repose  l'enseignement  bour- 
geois étatiste  moderne,  préconisaient  la  soudure  de 
l'école  et  de  l'atelier,  de  l'instruction  et  de  l'ap- 
prentissage. Il  faudrait  relire  ici  les  merveilleux 
chapitres  que  Proudhon  consacre  à  l'instruction 
populaire  dans  Vidée  générale  de  la  Révolution  et 
la  Capacité  politique,  et  où  il  montre  que  dans  le 
régime  actuel  les  grandes  écoles  n'ont  été  établies 
que  pour  former  une  pépinière  d'aristocrates  de 


64  INTRODUCTION 

la  production,  et  l'école  primaire,  gratuite  et  obli- 
gatoire instituée  que  pour  donner  au  peuple  cette 
instruction  rudimentaire,  à  base  idéologique,  qui 
fera  de  l'ouvrier  ou  du  paysan  une  manière  de 
«petit-bourgeois»  capable  seulement  de  bien  voter 
pour  les  seigneurs  intellectuels  de  notre  démocra- 
tie unitaire,  centralisée  et  bourgeoise.  Et  Proudhon 
conclut  par  cette  phrase  significative  :  «  Pas 
plus  d'industrie  que  de  littérature,  misère  sur  mi- 
sère »  (1). 

«  Pas  plus  d'industrie  que  de  littérature!  misère 
sur  misère  »,  dit  Proudhon,  et  l'on  sent  dans  ces 
quelques  mots  toute  l'indignation  d'un  homme  où 
le  sens  des  nécessités  vraiment  modernes  d'une 
instruction  professionnelle  et  technique  n'a  nulle- 
ment oblitéré  le  sens  des  grands  intérêts  moraux, 
sociaux  et  nationaux  qu'il  traduit  par  ce  mot  de 
littérature  et  dont  lui,  grand  classique,  tout  nourri 
de  la  Bible,  de  Bossuet  et  des  lettres  antiques,  ne 
pouvait  attribuer  la  conservation  qu'à  la  culture 
classique,  qu'aux  humanités.  J'observe  d'ailleurs, 
à  propos  de  cet  article  de  Robert  Louzon,  que 
M.  Bouasse,  ce  professeur  de  Toulouse  dont  il  cite 
les  opinions  révolutionnaires  sur  la  véritable  for- 
mation mathématique,  est  aussi  un  défenseur  de 
la  culture  classique  et  que  Pierre  Lasserre,  dans 


(1)  De  la  Capacité  politique  des  classes  ouvrières,  p.  '^î<4. 


TRADITION  ET   RÉVOLUTION  65 

son  livre  contre  la  Sorbonne,  invoque  son  précieux 
témoignage  d'homme  de  science.  Nous  pouvons 
donc  affirmer  que  dans  cette  réaction  contre  ce 
qu'on  pourrait  appeler  V abstraction  bourgeoise  et 
étatiste  menant  à  la  domination  des  Intellectuels, 
il  y  a  parfaite  convergence  de  vues  et  d'efforts 
entre  ce  que  j'ai  pu  nommer  le  réalisme  classique 
et  le  réalisme  ouvrier  (1). 

Je  disais  que  l'Intellectuel  se  caractérisait  par 
une  double  incompréhension:  l'incompréhension 
de  la  Guerre  et  l'incompréhension  du  Travail.  Or, 
c'est  bien  en  fonction  de  la  guerre  que  se  forme 
l'idée  d'une  culture  classique  :  l'idéal  grec,  c'est, 
comme  le  dit  Proudhon,  Hercule  et  Homère  qui  le 
symbolisent,  le  Héros  chanté  par  le  Poète;  et  c'est 
encore  au  service  de  cet  idéal  que  le  grand  tragique 
Eschyle  mettra  sa  muse,  que  le  raisonneur  Euri- 
pide, ce  dialecticien  qui  remplace  les  effets  tra- 
giques par  des  tirades  philosophiques,  ramènera  à 
un  niveau  tout  bourgeois.  Et  Rome,  qu'est-ce,  sinon 
encore  la  guerre;  Rome,  la  grande  institutrice  du 
Droit,  dont  l'image  hantera  l'âme  du  paysan  Prou- 
dhon; Rome,  qui  eut  de  l'Etat  une  idée  si  haute, 
que  Renan  a  pu  dire  que  l'Etat  est  chose  romaine, 
comme  le  Droit  et  la  Guerre?  Il  est  donc  profondé- 


(1)  Voir   mon   article    «  Le   Procès   de   la   Démocratie  i 
Revue  critique  des  Idées  et  des  Livres,  du  10  avril  1911. 

7 


66  INTRODUCTION 

ment  naturel,  logique  et  fatal  que  nos  Intellectuels, 
ne  comprenant  rien  à  la  guerre,  ne  comprennent 
rien  non  plus  à  l'Etat  et  préconisent  une  culture 
pseudo-moderne,  où  une  sorte  de  positivisme 
scientifique  remplace  l'idéal  héroïque  et  guerrier 
de  la  culture  classique.  Nos  Intellectuels  travail- 
lent à  fonder  une  civilisation  toute  bourgeoise, 
où  tout,  comme  dit  Nietzsche,  sera  abstrait:  l'Etat, 
le  droit,  la  morale,  la  pédagogie;  —  l'Etat  qui,  de 
guerrier,  deviendra  pacifiste,  mué  en  une  simple 
administration;  le  droit  qui,  de  privé,  deviendra 
public;  la  morale  qui,  de  religieuse,  deviendra 
laïque;  et  la  pédagogie  qui,  de  classique  et  réaliste, 
deviendra  purement  idéaliste  et  pseudo-scientifi- 
que. Ce  sera  le  contre-pied  absolu  de  notre  civi- 
lisation occidentale,  dont  le  fond  est  christiano- 
classique,  et  qui  a  hérité  de  Rome,  au  double 
point  de  vue  civil  et  religieux,  une  idée  de  la 
grandeur  historique  et  une  idée  de  la  grandeur 
morale,  fort  incompatibles  avec  la  médiocrité  bour- 
geoise de  cette  civilisation  laïque,  rationaliste,  pa- 
cifiste et  humanitaire.  «  La  guerre,  écrit  Proudhon, 
abstraction  faite  même  du  dogme  de  la  chute, 
est  le  fond  de  la  religion.  Elle  existe  entre  les 
peuples  comme  elle  existe  dans  toute  la  nature 
et  dans  le  cœur  de  l'homme.  C'est  l'orgasme  de 
la  vie  universelle,  qui  agite  et  féconde  le  chaos, 
prélude  à  toutes  les  créations,  et,  comme  le  Christ 
rédempteur,  triomphe  de  la  mort   par    la    mort 


TRADITION  ET  RÉVOLUTION  67 

même.  Otez  de  la  pensée  religieuse,  otez  du  cœur 
humain  cette  idée  de  combat,  non  seulement  vous 
ne  faites  pas  cesser  le  fléau  destructeur,  mais  vous 
détruisez  le  système  entier  des  religions,  vous 
abolissez,  sans  explication,  sans  critique,  sans 
compensation,  l'ordre  d'idées  dans  lequel  le  genre 
humain,  pendant  plus  de  quarante  siècles,  a  vécu, 
hors  duquel  vous  ne  sauriez  dire  commuent  il  aurait 
vécu.  Vous  niez,  dis-je,  la  civilisation  sous  ses 
deux  faces  principales,  la  religion  -et  la  politique; 
vous  détruisez  jusqu'à  la  possibilité  de  l'histoire. 
Quoi  donc!  la  guerre  contient  tant  de  choses,  elle 
répond  à  tant  de  choses,  elle  se  mêle  à  tant  de 
choses,  et  vous  n'y  verrez  qu'un  accès  de  férocité 
bestiale,  entretenu  par  la  superstition  et  la  bar- 
barie! C'est  inadmissible  »  (1). 

Voilà  pourtant  ce  que  nos  Intellectuels  admet- 
tent fort  bien,  ce  qu'ils  prêchent  du  haut  de  toutes 
les  chaires  que  l'Etat  démocratique  moderne  leur 
accorde;  et,  je  le  répète,  ne  comprenant  rien  à  la 
guerre,  ils  ne  comprennent  rien  à  l'Etat,  dont  ils 
font  tout,  un  théologien,  un  pédagogue,  un  indus- 
triel, un  commerçant,  un  banquier,  un  manœuvre, 
tout,  sauf  ce  qu'il  est  réellement  et  par  nature, 
c'est-à-dire  un  guerrier.  Et  nous  avons  pu  voir, 
depuis  la  révolution  dreyfusienne,  ce  que  nos 
Intellectuels  tendaient  à  faire  de  l'armée,  ce  sym- 

(1)  La  Guerre  et  la  Paix,  t.  I,  p.  45. 


68  INTRODUCTION 

bole  visible  et  éclatant  de  l'Etat:  une  gendarmerie 
civile,  une  succursale  de  l'école  laïque,  une  uni- 
versité populaire,  où  l'enseignement  de  la  paix 
devenait  —  ô  dérision!  —  l'enseignement  fonda- 
mental :  transformer  le  soldat  en  domestique,  l'of- 
ficier en  pédagogue,  intelle ctuali s rr  l'armée,  tel 
était  le  but  de  tous  les  efforts  de  nos  ministres 
de  la  guerre  dreyfusiens,  l'agent  de  change  Ber- 
teaux  et  le  céphalopode  André! 

Les  Intellectuels,  disais-je,  ne  comprennent  pas 
mieux  le  Travail  que  la  Guerre.  Et  do  même  qu'ils 
ont  voulu  intellectualiser  le  soldat  et  l'officier,  ils 
ont  voulu  intellectualiser  l'ouvrier.  Ces  grands 
idéalistes  n'ont  pas  moins  de  dédain,  en  effet,  pour 
le  travail  manuel  que  pour  ce  qu'ils  appellent 
«  le  métier  de  soudards  »  ;  ces  esprits  purs  consi- 
dèrent comme  indigne  de  l'homme  et  comme  une 
dégradation,  une  chute,  tout  ce  qui  n'est  pas  «  in- 
tellectuel »,  c'est-à-dire  alignement  de  concepts, 
jeu  de  fiches,  fabrication  de  grandes  lois  socio- 
logiques. Les  idées  de  métier  sont,  à  leurs  yeux, 
des  idées  abrutissantes,  une  fâcheuse  limitation 
à  la  pure  liberté  de  l'esprit.  En  conséquence,  tout 
homme  doit  s'élever  de  cette  région  croupissante 
du  travail  manuel  aux  régions  éthérées  de  l'Intel- 
lectualisme, dans  la  noble  sphère  des  Idées  géné- 
rales. En  conséquence,  l'ouvrier,  pour  s'émanciper, 
doit  devenir  un  intellectuel  et  faire  partie,  en 
devenant  fonctionnaire,  de  la  sacro-sainte  confré- 


TRADITION  ET   RÉVOLUTION  69 

rie  des  Intellectuels,  qui,  après  deux  ou  trois 
heures  accordées  aux  fâcheuses  nécessités  de  la  vie 
matérielle,  se  livrent  avec  délices  aux  spéculations 
les  plus  hautes  et  les  plus  transcendantes.  Le 
syndicalisme  a  pour  but  d'expulser  l'Etat  de  l'éco- 
nomie :  ce  n'est  pas  ainsi  que  l'entendent  nos 
intellectuels,  qui  veulent  au  contraire  que  l'Etat 
embrasse  et  envahisse  toute  l'économie.  Le  syndi- 
calisme conçoit  tout  sur  le  plan  d'un  atelier  pro- 
gressif, où  tout  doit  s'accorder  au  rythme  du  tra- 
vail :  nos  intellectuels  veulent  introduire  la  «  Ré- 
publique »  à  l'atelier,  c'est-à-dire  le  bavardage, 
les  mœurs  électorales,  la  fainéantise  bureaucra- 
tique, les  brigues  et  les  gaspillages  de  la  démo- 
cratie pure.  Le  syndicalisme  repose  sur  l'idée  de 
lutte  de  classe,  avec  la  grève  pour  expression  adé- 
quate: nos  intellectuels  ne  comprennent  naturel- 
lement pas  plus  la  grève  que  la  guerre  ;  pacifistes 
sociaux,  comme  ils  sont  pacifistes  internationaux, 
ils  rêvent  d'arbitrage  obligatoire  :  pourquoi,  en 
effet,  au  lieu  de  combattre,  ne  pas  raisonner,  né- 
gocier, transiger?  La  grève  est  une  perte  de  temps, 
de  forces,  d'argent:  pourquoi  tout  ce  gaspillage, 
quand  on  peut  par  la  dialectique  de  la  Raison 
pure  obtenir  les  mêmes  résultats  !  Le  syndica- 
lisme, enfin,  repose  sur  une  conception  de  Vhon- 
neur  syndical,  développé  précisément  par  la  lutte 
de  classe:  l'ouvrier,  dans  son  syndicat,  comme  le 
soldat  dans  son  bataillon,  s'élève  à  la  notion  de 


70  INTRODUCTION 

l'Honneur,  à  la  notion  du  Droit,  ù  la  notion  du 
Sublime,  c'est-à-dire  du  sacrifice.  Nos  intellectuels 
ne  comprennent  rien  à  l'Honneur,  au  Droit,  au 
Sublime;  toutes  ces  notions  ont  un  air  mystique 
et  irrationnel,  qui  dérange  leur  manie  de  ramener 
tout  à  des  idées  claires  et  distinctes.  En  résumé, 
l'influence  des  Intellectuels  sur  le  mouvement  ou- 
vrier moderne  a  été  désastreuse:  ils  lui  ont  ino- 
culé un  double  virus,  le  virus  étatiste  et  le  virus 
anarchiste;  l'ouvrier  gagné,  touché,  corrompu  par 
eux  ne  peut  plus  faire  qu'un  fonctionnaire  ou 
un  réfractaire;  dans  les  deux  cas,  il  est  perdu  pour 
le  syndicalisme  véritable  qui,  ainsi  que  j'ai  essayé 
de  le  montrer  dans  ma  brochure  les  Nouveaux 
aspects  du  socialisme  est  en  réaction  et  contre  le 
socialisme  politique  et  contre  l'anarchisme,  lequel 
n'est  ou  qu'un  bourgeoisisme  exaspéré  ou  qu'une 
révolte  purement  négative  contre  toutes  les  dis- 
ciplines nécessaires  à  l'éducation  de  l'humanité. 
Alfredo  Oriani,  l'écrivain  italien  auteur  de  ce 
beau  livre  La  rivolta  idéale,  écrit  ceci  :  «  Tout 
est  bourgeois  dans  la  classe  ouvrière,  le  langage, 
les  idées,  les  mœurs,  les  rêves  de  richesse,  les 
expédients  pour  l'acquérir,  la  petite  incrédulité, 
l'énergie  dans  le  travail,  la  rhétorique  dans  la 
politique,  l'égoïsme  dans  la  famille,  la  vulgarité 
dans  le  sentiment,   et  dans  les  actes   »   (1).  La 

(1)  Oriani,  La  Rivolta  idéale,  p.  329. 


TRADITION   ET   RÉVOLUTION  71 

classe  ouvrière,  en  effet,  sous  l'influence  pré- 
pondérante de  la  démocratie  et  des  Intellectuels, 
n'est  pas  encore  parvenue  à  se  créer  une  idéo- 
logie propre;  elle  vit  des  ragots  que  lui  passe 
la  bourgeoisie  voltairienne  et  libérale  :  elle  s'est 
contentée  jusqu'ici  de  prendre  sa  suite.  En  reli- 
gion, elle  est,  à  l'instar  de  M.  Homais,  incrédule, 
mais,  comme  dit  Oriani,  d'une  petite  et  mesquine 
incrédulité  ;  vis-à-vis  de  la  famille,  elle  a  adopté 
les  idées  de  la  bourgeoisie  décadente  sur  l'union 
libre,  l'amour-Dieu,  le  divorce;  sur  la  patrie,  elle 
pense  également,  comme  le  bourgeois,  qu'elle 
est  là  où  il  touche  le  meilleur  salaire  :  le  salaire 
remplace  ici  le  dividende.  Rien  donc  encore  de 
proprement  ouvrier,  rien  d'original  dans  les 
conceptions  courantes  du  monde  prolétarien  :  le 
monde  ouvrier  est  toujours  prêt,  à  la  suite  des 
Intellectuels,  à  se  ranger  derrière  la  bourgeoisie 
libérale  et  libre-penseuse,  pour  défendre  la  Ré- 
publique. Il  y  a  quelques  années,  lorsque  le  syn- 
dicalisme prit  son  essor,  on  put  espérer  qu'une 
idéologie  ouvrière  naîtrait  du  mouvement  syn- 
dical; Yvetot  renvoyait  Jaurès  et  Hervé  dos  à 
dos;  mais  rien  encore  n'a  pu  prendre  vie;  et 
dans  la  Bataille  syndicaliste,  on  ne  trouve  que 
trop  de  ragots  qui  sentent  d'une  lieue  leur  bour- 
geoisie libérale,  anticléricale  et  pacifiste. 

Je  voudrais  que  nos  syndicalistes,  au  lieu  de 
vivre  des  reliefs  que  leur  passent  les  Intellectuels, 


72  INTRODUCTION 

relisent  dans  Proudhon  les  pages  suivantes,  qui 
n'ont  rien  perdu  de  leur  sens  et  de  leur  éternelle 
actualité.  Ils  comprendraient  alors  qu'une  idéolo- 
gie no  peut  se  contenter  d'être  la  simple  négation 
de  la  guerre,  de  l'Etat,  de  la  propriété,  de  la  reli- 
gion et  de  la  famille,  ces  cadres  éternels  de  toute 
civilisation.  «  Qu'est-ce  que  le  travail,  demande 
Proudhon,  qu'est-ce  que  le  privilège?  Le  travail, 
l'analogue  de  l'activité  créatrice,  sans  conscience 
de  lui-même,  indéterminé,  infécond,  tant  que 
l'idée,  la  loi  ne  le  pénètre  pas,  le  travail  est  le  creu- 
set 011  s'élabore  la  valeur,  la  grande  matrice  de  la 
civilisation,  principe  passif  ou  femelle  de  la  so- 
ciété. —  Le  privilège,  émané  du  libre-arbitre,  est 
l'étincelle  électrique  qui  décide  l'individualisation, 
la  liberté  qui  réalise,  l'autorité  qui  commande,  le 
cerveau  qui  délibère,  le  moi  qui  gouverne.  Le  rap- 
port du  travail  et  du  privilège  est  donc  un  rapport 
de  la  femelle  au  mâle,  de  l'épouse  à  l'époux. 
Chez  tous  les  peuples,  l'adultère  de  la  femme  a 
toujours  paru  plus  repréhensible  que  celui  de 
l'homme;  il  a  été  soumis  en  conséquence  à  des 
peines  plus  rigoureuses.  Ceux  qui,  s'arrctant  à 
l'atrocité  des  formes,  oublient  le  principe  et  ne 
voient  que  la  barbarie  exercée  envers  le  sexe  sont 
des  politiqueurs  de  roman  dignes  de  figurer  dans 
les  récits  de  l'auteur  de  Lélia.  Toute  indiscipline 
des  ouvriers  est  assimilable  à  l'adultère  commis 
par  la  femme.  N'est-il  pas  évident  alors  que  si  la 


TRADITION  ET   RÉVOLUTION  73 

même  faveur  de  la  part  des  tribunaux  accueillait 
la  plainte  de  l'ouvrier  et  celle  du  maître,  le  lien 
hiérarchique,  hors  duquel  l'humanité  ne  peut 
vivre,  serait  rompu  et  toute  l'économie  de  la  so- 
ciété ruinée?  Jugez-en  d'ailleurs  par  les  faits. 
Comparez  la  physionomie  d'une  grève  d'ouvriers 
avec  la  marche  d'une  coalition  d'entrepreneurs. 
Là,  défiance  du  bon  droit,  agitation,  turbulence: 
au  dehors,  cris  et  frémissements;  au  dedans,  ter- 
reur, esprit  de  soumission  et  désir  de  la  paix.  Ici, 
au  contraire,  résolution  calculée,  sentiment  de  la 
force,  certitude  du  succès,  sang-froid  dans  l'exé- 
cution. Où  donc  se  trouve,  à  votre  avis,  la  puis- 
sance? Où,  le  principe  organique?  Où,  la  vie?  Sans 
doute,  la  société  doit  à  tous  assistance  et  protec- 
tion: je  ne  plaide  pas  ici  la  cause  des  oppresseurs 
de  l'humanité;  que  la  vengeance  du  ciel  les  écrase! 
Mais  il  faut  que  l'éducation  du  prolétaire  s'ac- 
complisse. Le  prolétaire,  c'est  Hercule  arrivant  à 
l'immortalité  par  le  travail  et  la  vertu:  mais  que 
ferait  Hercule  sans  les  persécutions  d'Eurys- 
thée?  »  (1). 

Proudhon  dit  encore  :  «  Il  faut  que  l'homme  tra- 
vaille! C'est  pour  cela  que,  dans  les  conseils  de 
la  Providence,  le  vol  a  été  institué,  organisé,  sanc- 
tifié! Si  le  propriétaire  se  fût  lassé  de  prendre,  le 


(1)  Contradictions  économiques,  tome  II,  pp.  408-409. 


74  INTRODUCTION 

prolétaire  se  fût  bientôt  lassé  de  produire,  et  la 
sauvagerie,  la  hideuse  misère,  était  à  la  porte. 
Le  Polynésien,  en  qui  la  propriété  avorte,  ot  qui 
jouit  dans  une  entière  communauté  de  biens  et 
d'amours,  pourquoi  travailleraitr-il?  La  terre  et  la 
beauté  sont  à  tous,  les  enfants  à  personne;  que  lui 
parlez-vous  de  morale,  de  dignité,  de  personnalité, 
de  philosophie,  de  progrès?  Et  sans  aller  si  loin, 
le  Corse,  qui  sous  ses  châtaigniers  trouve  pendant 
six  mois  le  vivre  et  le  domicile,  pourquoi  voulez- 
vous  qu'il  travaille?  Que  lui  importent  votre  cons- 
cription, vos  chemins  de  fer,  votre  tribune,  votre 
presse?  De  quoi  a-t-il  besoin  que  de  dormir  quand 
il  a  mangé  ses  châtaignes?  Un  préfet  de  la  Corse 
disait  que  pour  civiliser  cette  île  il  fallait  couper 
les  châtaigniers.  Un  moyen  plus  sûr,  c'est  de  les 
approprier  »  (1). 

Dans  les  lignes  que  je  viens  de  citer,  Proudhon 
a  posé  dans  toute  sa  force  le  problème  essentiel 
de  toute  civilisation  :  il  faut  que  l'homme  tra- 
vaille,  et  jusqu'ici  l'homme  n'a  travaillé  que  par 
contrainte.  Hercule  a  eu  besoin  des  persécutions 
d'Eurysthée.  Or,  le  socialisme  rêve  une  société 
sans  contrainte,  une  société  d'où  le  droit,  la  pro- 
priété, la  famille  et  l'Etat  auraient  disparu,  pour 
faire  place  à  «  une  entière  communauté  de  biens 


(1)  Op.  cit.,  p.  406. 


TRADITION  ET   RÉVOLUTION  75 

et  d'amours  ».  Ce  serait  le  régime  polynésien  — 
et  vous  pouvez  aller  au  fond  de  tous  les  systèmes, 
socialistes,  communistes,  anarchistes,  vous  ne 
trouverez,  en  dernière  analyse,  rien  d'autre  que  le 
rêve  d'un  retour  à  cet  état  de  nature  qui  caracté- 
rise la  vie  du  Polynésien;  c'est  dire,  au  fond,  que 
le  socialisme,  avec  ses  variantes  innombrables, 
n'est  qu'une  négation  pure  et  simple  de  la  civi- 
lisation, un  aspect  de  la  décadence  moderne,  la 
dissolution  contemporaine  poussée  à  ses  dernières 
conséquences  et  passant  à  la  limite.  Et  si  vous 
voulez  savoir  pourquoi,  en  fait,  Proudhon  a  eu 
si  peu  de  succès  auprès  des  socialistes,  des  anar- 
chistes et  de  tous  les  utopistes  modernes,  c'est 
que  tous  ont  bien  senti  qu'ils  trouvaient  en  lui 
l'adversaire  le  plus  redoutable  de  leurs  rêveries 
décadentes:  Proudhon,  l'homme  du  Droit,  Prou- 
dhon, l'homme  de  la  Famille,  Proudhon,  grand 
moraliste  et  panégyriste  de  la  Guerre,  ne  pouvait 
avoir  l'oreille  de  gens  pour  qui  droit,  famille,  mo- 
rale, guerre  sont  des  «  préjugés  »  bourgeois  dont 
l'humanité,  pour  être  heureuse  et  libre,  doit  au 
plus  tôt  s'affranchir.  «  Loin  de  moi,  communistes, 
votre  puanteur  me  dégoûte  »,  s'écriait  Proudhon, 
examinant  les  théories  du  socialisme  moderne  sur 
la  famille:  les  communistes  de  1848,  cependant, 
n'étaient  que  de  petits  saints  auprès  des  anar- 
chistes d'aujourd'hui.  Aujourd'hui,  les  journaux 
syndicalistes  et  anarchistes  font  de  la  propagande 


76  INTRODUCTION 

néo-malthusienne  et  vendent  des  «  objets  de  pré- 
servation »  ;  et  dans  un  journal  révolutionnaire 
on  pouvait  lire  naguère  un  éloge  de  la  prostituée 
proposée  en  modèle  à  la  jeune  ouvrière  par  une 
de  nos  doctoresses  en  socialisme.  Jeune  ouvrier, 
fais-toi  apache;  jeune  ouvrière,  fais-toi  fille  pu- 
blique —  l'atelier  est  une  caserne;  le  foyer,  une 
prison:  libérez-vous!  La  courtisane,  aussi  bien, 
n'est-elle  pas,  selon  M.  Eugène  Fournière,  la  com- 
pagne naturelle  du  «  penseur  »?  Qu'elle  aille 
donc  rejoindre  l'apôtre  socialiste  et  l'intellectuel 
anarchiste,  et  qu'elle  vive  avec  eux  l'amour  le 
plus  libre! 

Il  faudrait  relire  ici  les  pages  admirables  que 
Proudhon,  dans  les  Contradictions  économiques, 
a  consacrées  à  la  famille  et  qui  sont  parmi  les 
plus    profondes    qu'on    ait    jamais    écrites  (1). 


(1)  Elles  sont  la  réfutation  péremptoire  du  féminisme, 
cet  intellectualisme  féminin  qui  met  si  bien  en  lumière 
toutes  les  tares  de  l'intellectualisme  en  général  ;  car  si 
l'Intellectuel  méprise  le  Manuel,  que  dire  du  dédain  mani- 
festé pour  la  ménagère  par  l'Intellectuelle,  la  Cérébrale, 
si  bien  qualifiée  de  «  perruche  documentée  •>  par  Maurice 
Donnay,  dans  le  Retour  de  Jérusalem.  Si  l'on  veut  aller 
au  fond  du  détraquement  moderne,  il  n'y  a  pas  de  meil- 
leur témoin  que  le  féminisme;  et  que  Proudhon  n'ait  pas 
été  féministe,  c'est  une  preuve  de  plus  qu'il  a  incarné,  au 
sein  du  socialisme,  la  réaction  du  bon  sens  et  de  la  raison 
classique. 


TRADITION  ET  RÉVOLUTION  77 

«  ...  C'est  surtout  dans  la  famille,  écrit  Proudhon, 
que  se  découvre  le  sens  profond  de  la  propriété. 
La  famille  et  la  propriété  marchent  de  front,  ap- 
puyées l'une  sur  l'autre,  n'ayant  l'une  et  l'autre 
de  signification  et  de  valeur  que  par  le  rapport 
qui  les  unit.  Avec  la  propriété,  commence  le  rôle 
de  la  femme.  Le  ménage,  cette  chose  tout  idéale 
et  que  l'on  s'efforce  en  vain  de  rendre  ridicule, 
le  ménage  est  le  royaume  de  la  femme,  le  monu- 
ment de  la  famille.  Otez  le  ménage,  otez  cette 
pierre  du  foyer,  centre  d'attraction  des  époux,  il 
reste  des  couples,  il  n'y  a  plus  de  familles.  Voyez 
dans  les  grandes  villes  les  classes  ouvrières  tom- 
ber peu  à  peu,  par  l'instabilité  du  domicile,  l'ina- 
nité du  ménage  et  le  manque  de  propriété,  dans 
le  concubinage  et  la  crapule...  Or,  qu'est-ce  que 
le  ménage,  par  rapport  à  la  société  ambiante, 
sinon  tout  à  la  fois  le  rudiment  et  la  forteresse 
de  la  propriété?  Le  ménage  est  la  première  chose 
que  rêve  la  jeune  fille:  ceux  qui  parlent  tant 
d'attraction  et  qui  veulent  abolir  le  ménage  de- 
vraient bien  expliquer  cette  dépravation  de  l'ins- 
tinct du  sexe.  Pour  moi,  plus  j'y  pense,  et  moins 
je  puis  me  rendre  compte,  hors  de  la  famille  et 
du  ménage,  de  la  destinée  de  la  femme.  Courtisane 
ou  ménagère  (ménagère,  dis-je,  et  non  pas  ser- 
vante), je  n'y  vois  pas  de  milieu:  qu'a  donc  cette 
alternative  de  si  humiliant?  En  quoi  le  rôle  de 
la  femme,  chargée  de  la  conduite  du  ménage, 


78  INTRODUCTION 

de  tout  ce  qui  se  rapporte  h  la  consommation  et 
à  répargne,  est-il  inférieur  à  celui  de  Thomme, 
dont  la  fonction  propre  est  le  commandement  de 
l'atelier,  c'est-à-dire  le  gouvernement  de  la  pro- 
duction et  de  l'échange?...  Le  ménage,  voilà  donc 
pour  toute  femme,  dans  l'ordre  économique,  lo 
plus  désirable  des  biens;  la  propriété,  l'atelier,  le 
travail  à  son  compte,  voilà,  avec  la  femme,  ce 
que  tout  homme  souhaite  le  plus.  Amour  et  ma- 
riage, travail  et  ménage,  propriété  et  domesticité^ 
que  le  lecteur,  en  faveur  du  sens,  daigne  ici  sup- 
pléer à  la  lettre:  tous  ces  termes  sont  équiva- 
lents... Sur  tout  cela  le  genre  humain  est  unanime, 
moins  cependant  le  socialisme,  qui,  seul,  dans  le 
vague  de  ses  idées,  proteste  contre  l'unanimité 
du  genre  humain.  Le  socialisme  veut  abolir  le 
ménage,  parce  qu'il  coûte  trop  cher;  la  famille, 
parce  qu'elle  fait  tort  à  la  patrie;  la  propriété, 
parce  qu'elle  préjudicie  à  l'Etat.  Le  socialisme 
veut  changer  le  rôle  de  la  femme;  de  reine,  que 
la  société  l'a  établie,  il  veut  en  faire  une  prê- 
tresse de  Gotytto...  Le  socialisme,  sur  le  mariage 
comme  sur  l'association,  n'a  point  d'idées;  et  toute 
sa  critique  se  résout  en  un  aveu  très  explicite 
d'ignorance,  genre  d'argumentation  sans  autorité 
et  sans  portée  »  (1). 


(1)  Contradictions,  t.  II,  p.  198. 


TRADITION  ET   RÉVOLUTION  79 

On  nous  a  répété  maintes  fois  que  le  socialisme 
était  passé  de  l'utopie  à  la  science;  ce  fut,  en  par- 
ticulier, la  prétention  du  marxisme  que  d'avoir  fait 
accomplir  ce  passage  au  socialisme.  Mais,  quand 
on  examine  les  choses  à  fond,  on  s'aperçoit  vite  que 
le  marxisme  recelait  encore  une  forte  dose  d'utopie 
et  que  cet  idéal  communiste,  dont  Proudhon  avait 
dénoncé  avec  tant  de  vigueur  l'inanité  et  l'insa- 
nité, était  toujours  à  la  base  des  théories  marxis- 
tes: la  classe  ouvrière,  sans  doute,  était  devenue, 
avec  Marx,  le  sujet  du  socialisme;  elle  succédait 
dans  ce  rôle  aux  riches  financiers  dont  Fourier 
escompta  la  générosité  toute  sa  vie;  mais  elle  de- 
meurait chargée  de  la  mission  historique  de  réa- 
liser le  communisme,  sous  la  conduite  de  penseurs 
révolutionnaires  à  qui  le  mystère  de  la  société  fu- 
ture s'est  révélé,  ainsi  que  l'a  démontré  avec  force 
Arturo  Labriola,  dans  son  livre  sur  Marx  (1).  Il 
faut  arriver  jusqu'aux  Réflexions  sur  la  Violence 
pour  trouver  une  théorie  socialiste  vierge  de  toute 
utopie;  mais  le  sens  de  ce  livre  n'a  pas  été  saisi, 
et  nous  voyons  aujourd'hui  les  syndicalistes  re- 
tomber dans  l'utopie  communiste  ou  anarchiste  : 
ce  livre,  qui  constituait  le  plus  bel  effort  théorique, 
depuis  Proudhon,  pour  séparer  l'idéologie  proléta- 
rienne de  l'idéologie  bourgeoise,  n'a  pas  eu,  auprès 


(1)  Karl  Marx,   l'économiste,   le  socialiste,   par   Arturo 
Labriola,  chez  Marcel  Rivière,  Paris,  1910. 


80  INTRODUCTION 

de  la  classe  ouvrière,  le  succès  qu'il  aurait  dû 
avoir:  chose  curieuse,  il  a  été  mieux  accueilli 
par  la  bourgeoisie  que  par  le  prolétariat,  ayant 
ainsi  le  mOme  sort  que  l'œuvre  de  Proudhon  elle- 
même. 

Mais  à  quelles  conclusions  aboutissons-nous?  Il 
me  semble  qu'elles  se  dégagent  d'elles-mêmes.  Si, 
comme  dit  Proudhon,  Hercule  a  besoin  des  persé- 
cutions d'Eurysthée;  si,  comme  il  le  dit  ailleurs, 
l'Autorité  et  la  Liberté  sont  les  deux  pôles  autour 
desquels  gravite  nécessairement  toute  société;  si, 
en  d'autres  termes,  Tradition  et  Révolution  consti- 
tuent les  deux  forces  dont  l'antagonisme  doit  pro- 
duire l'équilibre  social,  la  nécessité  s'impose,  au 
milieu  de  la  dissolution  démocratique  moderne 
qui  décompose  et  ruine  également  tradition  et  au- 
torité comme  liberté  et  Révolution,  de  reconstituer 
ce  que  j'appellerai  le  parti  de  la  Tradition  et  le 
parti  de  la  Révolution.  La  double  offensive  natio- 
naliste et  syndicaliste  doit  se  proposer  de  rendre 
à  l'Etat,  au  détriment  du  règne  des  Intellectuels,  sa 
valeur  guerrière;  expulsé  de  l'économie  par  le 
syndicalisme,  il  doit  rentrer,  grâce  à  la  propagande 
nationaliste,  dans  son  rôle  traditionnel  de  soldat, 
de  diplomate  et  de  haut  justicier. 

Nationalistes  et  syndicalistes,  nous  avons  en- 
gagé, de  commun  accord,  la  lutte  contre  la  démo- 
cratie, parce  que  nous  avons  reconnu,  chacun  à 
notre  point  de  vue,  que  cette  démocratie  était  aussi 


TRADITION  ET  RÉVOLUTION  81 

impuissante  à  sauvegarder  les  intérêts  supérieurs 
de  l'Etat  qu'à  former  de  vrais  producteurs  —  capa- 
ble uniquement  de  former  des  intellectuels,  de 
pseudo-représentants  de  l'Intelligence,  de  plats 
serviteurs  de  l'odieuse  Tyrannie  anonyme  et  col- 
lective qui  ose  s'appeler  République  et  qui  n'est, 
en  réalité,  qu'une  contrefaçon  de  césarisme. 
Et,  ayant  constaté  cette  double  incapacité  mili- 
taire et  ouvrière  de  l'Etat  démocratique  -mo- 
derne, nous  avons  résolu  de  travailler,  les  uns 
à  la  restauration  d'un  Etat  digne  de  ce  nom, 
c'est-à-dire  ramené  à  sa  constitution  guer- 
rière, les  autres  à  la  formation  d'une  société  ci- 
vile fortement  organisée  et  capable  d'arrêter  les 
empiétements  de  l'Etat  sur  le  terrain  de  l'écono- 
mie: restauration  guerrière  de  l'Etat  et  expulsion 
de  l'Etat  hors  de  l'économie,  tel  est  le  double  ob- 
jectif de  notre  programme.  Et  à  ces  anarchistes  de 
gouvernement  et  insurrectionnels  de  laïcité,  qui  se 
font  les  gardes  du  corps  de  cet  Etat  laïque,  démo- 
cratique et  soi-disant  social,  nous  disons:  Vous 
êtes  de  sinistres  farceurs,  et  vous  n'avez  jamais  su 
ce  que  c'était  qu'être  révolutionnaire  et  qu'être  so- 
cialiste. Si  vous  le  saviez,  vous  ne  vous  feriez  pas 
les  défenseurs  de  ce  monstrueux  despotisme  mo- 
derne qu'est  la  centralisation  jacobine;  et  vous  di- 
riez avec  Proudhon  que  la  seule  chose  essentielle, 
quand  il  s'agit  de  choisir  un  instituteur,  «  c'est  que 
ledit  instituteur  convienne  aux  pères  de  famille, 


82  INTRODUCTION 

et  qu'ils  :?uioiii  maîtres  de  lui  confier  ou  iiou  Icuis 
enfants  »,  car  «  la  centralisation  universitaire  dans 
une  société  démocratique  est  une  atteinte  à  l'au- 
torité paternelle  et  une  confiscation  des  droits  de 
l'instituteur  »  (1).  Si  vous  le  saviez,  si  vous  étiez  de 
vrais  révolutionnaires,  vous  trouveriez,  avec  Prou- 
dhon,  que  l'enseignement  d'Etat  gratuit  et  obliga- 
toire, ce  moyen  charlatanesque  de  popularité,  qui 
ne  manque  guère  son  effet  sur  la  multitude,  n'esf 
au  fond  que  «  jonglerie  insigne  et  triste  capuci- 
nade  (2)  ».  Si  vous  le  saviez,  si  vous  étiez  de  vrais 
socialistes,  vous  vous  seriez  aperçus  qu'il  y  a  un 
lien  mystérieux  entre  cette  culture  classique,  que 
votre  Etat  laïque  veut  détruire,  et  Je  socialisme; 
que  le  sentiment  socialiste,  sentiment  artificiel, 
j'entends  par  là  élaboré  par  la  culture,  fleur  ul- 
time de  notre  civilisation  occidentale,  et  qui  n'est 
que  le  sentiment  de  la  grandeur  historique  attachée 
à  la  mission  de  la  classe  ouvrière  moderne,  est 
intérieurement  tout  nourri  par  la  culture  classique 
et  la  tradition  chrétienne,  en  ce  sens  que  cet  ap- 
pétit de  grandeur  historique  que  laisse  le  contact 
avec  la  Cité  antique  et  cet  appétit  de  sublime  mo- 
ral que  laisse  l'éducation  chrétienne,  passant  dans 
l'aspiration  socialiste,  en  forment  la  sève  secrète 


(1)  Idée  générale  de  la  Révolution  au  XIX\  pp.  289-290. 

(2)  Capacité  politique  des  classes  ouvrières,  p.  278. 


TRADITION   ET   RÉVOLUTION  83 

et  véritable;  et  qu'ainsi  il  n'y  a  pas  contradic- 
tion, mais  collaboration,  entre  la  Tradition  et  la 
Révolution,  celle-ci  se  proposant  non  pas  de  dé- 
truire pour  détruire,  non  pas  de  dissoudre  pour  dis- 
soudre, mais  d'ajouter  quelque  chose  au  capital 
humain  en  conservant  ce  qui  est  acquis  à  l'histoire 
et  ce  qu'on  peut  regarder  comme  les  cadres  éter- 
nels de  la  culture.  Mais  cela,  vous  voulez  l'ignorer 
parce  que  vous  êtes  des  destructeurs  purs  et  sim- 
ples, des  romantiques,  des  bohèmes;  vous  rêvez  le 
rêve  insensé  de  construire  une  humanité  entière- 
ment neuve,  douée  de  qualités  entièrement  nou- 
velles; et,  en  attendant,  vous  détruisez  la  base 
même  sur  laquelle  on  peut  élever  une  construction 
nouvelle.  Et  votre  soi-disant  révolutionarisme  se 
réduit  à  exciter  dans  l'âme  des  ouvriers  les  sen- 
timents les  plus  malsains,  le  goût  de  la  destruction, 
l'appétit  des  jouissances  et  du  bien-être,  l'aspira- 
tion à  cette  liberté  romantique  et  négative  qui  con- 
siste à  être  débarrassé  de  tout  ce  qui  gêne  les  pas- 
sions, les  instincts  et  les  vices.  Vous  préférez, 
dites-vous,  à  la  bourgeoisie  catholique  la  bourgeoi- 
sie libre-penseuse  ou  soi-disant  telle  :  je  com- 
prends; cette  bourgeoisie  franc-maçonne  et  vol- 
tairienne  vous  plaît  mieux,  parce  qu'elle  est  jouis- 
seuse et  matérialiste,  dégagée,  comme  vous  dites, 
de  tout  préjugé  et  de  toute  tradition:  M.  Ho- 
mais  et  M.  Havin  sont  les  alliés  naturels  de 
M.  Sébastien  Faure  et  de  M.  Hervé.  Eh  bien,  libre 


84  INTRODUCTION 

à  vous!  Gela  vous  juge,  et  je  vous  adresse,  si  vous 
pouvez  les  comprendre  encore,  ces  énergiques  pa- 
roles de  Proudhon  :  «  Ce  qui  me  tient  en  souci  et 
que  je  pleurerais  des  larmes  de  sang,  c'est  quelque 
jonglerie  de  Réforme,  renouvelée  de  Luther  et  de 
Calvin,  quelque  jonglerie  de  religion  d'Etat  ou 
d'Eglise  nationale  copiée  de  Henri  ViU;  pis  que 
cela,  quelque  nouveau  culte  de  l'Etre  suprême,  ou 
de  la  Raison;  des  mascarades,  comme  celles  de  Mé- 
nilmontant,  une  théophilanthropie,  un  Mapa,  ou 
toute  autre  folie  spiritiste  ou  mormonique.  Dans  le 
délabrement  des  âmes,  je  crois,  en  fait  de  supers- 
tition, tout  possible.  Noire  'prétendu  voUairianisme 
ne  me  rassure  pas.  Je  n'ai  nulle  confiance  en  des 
esprits  forts  qui  ne  savent  que  plaisanter  et  jouir. 
La  philosophie,  si  elle  n'est  cuirassée  de  vertu,  ne 
m'inspire  que  du  dédain.  Voilà  pourquoi,  tout  en 
gardant  vis-à-vis  de  l'Eglise  la  position  qu'a  faite 
selon  moi  au  monde  moderne  la  Révolution,  je 
dénonce  au  mépris  public,  avec  les  manœuvres  de 
la  démocratie  unitaire,  les  coups  de  bascule  d'un 
panthéisme  sans  mœurs  et  d'une  coterie  sans  prin- 
cipes »  (1).  Messieurs  les  anarchistes  de  gouver- 
nement et  les  insurrectionnels  de  laïcité  veulent  se 
rattacher  à  la  bourgeoisie  judéo-maçonnique  et 
jacobine:  à  leur  aise;  les  voilà  jugés,  et  bien  ju- 


(1)  Du  principe  fédératif,  p.  207. 


TRADITION   ET   RÉVOLUTION  85 

gés,  par  un  vrai  révolutionnaire,  le  grand  et  noble 
Proudhon  ;  —  qu'ils  célèbrent,  s'ils  veulent,  la  mé- 
moire de  Babeuf,  qui  ne  fut  qu'un  bourgeois  jaco- 
bin; nous,  nous  nous  rattacherons  à  ce  père  du 
socialisma  moderne,  à  ce  paysan,  à  cet  ouvrier, 
ce  libre  Franc-Comtois,  ce  «  rustre  héroïque  »  des 
Marches  de  Bourgogne,  comme  l'a  appelé  Maur- 
ras,  antidémocrate,  antigouvernemental,  antijaco- 
bin, en  qui  s'incarne,  à  nos  yeux,  la  vraie  tra- 
dition révolutionnaire  française,  et  dont  une  des 
maximes  fondamentales  était  celle-ci  :  L'idée 
vient  de  l'action  et  doit  retourner  à  l'action,  à 
peine  de  déchéance  pour  l'agent  —  ce  qui  est  la 
condamnation  de  l'intellectualisme  et  des  Intel- 
lectuels, et  l'affirmation  anticipée  que  la  classe 
ouvrière  doit  tirer  d'elle-même,  de  son  autonome 
mouvement  de  classe,  son  idéologie  propre,  sans 
se  mettre  à  la  remorque  ni  du  professeur  Jaurès  ni 
du  professeur  Hervé. 


CHAPITRE  PREMIER 


Une  philosophie  de  la  production 


Anarchisme  individualiste:  idéologie  de  la  petite 
propriété;  négation  abstraite  de  VEtat;  scien- 
tisme; notion  abstraite  de  la  Liberté.  —  Mar- 
xisme orthodoxe:  idéologie  de  la  grande  fabrique 
et  de  l'ouvrier  déspécialisé;  même  scientisme; 
même  conception  abstraite  de  la  Liberté;  V anar- 
chisme comme  fin  du  collectivisme.  —  Syndica- 
lisme révolutionnaire  :  idéologie  de  l'atelier  mo- 
derne perfectionné  et  de  l'ouvrier  extra-qualifié  ; 
conception  positive  de  la  liberté;  union  de  la  dis- 
cipline et  de  la  personnalité  libre..  Opposition  du 
syndicalisme  à  toutes  les  formes  de  la  démo- 
cratie. 

«  Il  existe  aujourd'hui  en  France  un  groupe  de 
penseurs  et  de  militants  socialistes  qui  retournent, 
par  haine  du  réformisme,  tout  doucettement,  à 
l'ancien  anarchisme.  C'est  toujours  l'antinomie  de 
Bakounine  et  de  Marx,  de  la  confusion  et  de  l'orga- 
nisation: elle  est  à  la  base  de  tout  le  mouvement 
contemporain;  il  y  a  là  deux  façons  de  penser  et 
d'agir  qui  s'excluent.  Un  article  remarquable,  paru 


88  LES   MÉFAITS   DES  INTELLECTUELS 

récemment,  montre  à  quel  point,  par  haine  du  ré- 
formisme et  du  crétinisme  parlementaire,  que  l'on 
ne  nous  accusera  pas  d'avoir  favorisés  ici  outre 
mesure,  on  en  vient  à  confondre  l'agitation  syndi- 
cale avec  l'organisation  politique.  En  d'autres  ter- 
mes, on  préfère  Vaction  isolée,  spéciale,  chaotique 
des  syndicats  h  l'action  générale  d'un  parti  poli- 
tique »  (1). 

C'est  ainsi  que  Gh.  Bonnier  caractérise  ou  pré- 
tend caractériser  les  tendances  syndicalistes  révo- 
lutionnaires. Bonnier  est  entré  en  lutte  contre  ces 
tendances  —  lutte  d'ailleurs  toute  courtoise,  comme 
il  sied  entre  camarades,  ou  plus  exactement  entre 
aînés  et  cadets:  il  ne  croit  pas  devoir  nous  injurier 
comme  d'autres,  ni  essayer  de  nous  écraser  sous  le 
poids  d'épithètes  qui  voudraient  être  blessantes,  et 
dont  tout  le  ridicule  retombe  sur  celui  qui  les  bran- 
dit. Non:  il  discute,  il  examine;  il  n'a  pas  de  ces 
colères,  il  n'a  pas  cette  mauvaise  humeur  bou- 
gonne et  grincheuse  du  théoricien  installé  depuis 
longtemps  dans  la  propriété  d'un  système,  comme 
un  bureaucrate  en  son  rond-de-cuir,  et  que  toute 
irruption  du  public,  toute  intervention  de  nou- 
veauté dérange  et  met  hors  de  lui. 


(1)  Voir  le  Socialiste  du  4  mars  1905.  Ce  chapitre  est 
la  reproduction  de  mon  article  «  Anarchisme  individua- 
liste», paru  le  1"  mai  1905  dans  le  Mouvement  socialiste 
et  dans  lequel  je  répondais  à  Bonnier. 


UNE  PHILOSOPHIE   DE  LA  PRODUCTION  89 

C'est  un  phénomène  curieux  —  quoique  normal 
—  que  cette  résistance  du  vieux  socialisme  aux 
conceptions  syndicalistes  révolutionnaires.  Je  dis: 
vieux  socialisme,  et  je  n'entends  nullement  par  là 
jeter  sur  lui  je  ne  sais  quelle  nuance  de  défa- 
veur ou  de  dédain  —  au  contraire;  et  nous  ne 
pensons  pas  le  moins  du  monde  à  lui  opposer  je 
ne  sais  quel  nouveau  socialisme.  Non,  si  je  dis 
«  vieux  socialisme  »,  c'est  simplement  pour  le  si- 
tuer bien  nettement,  dans  le  temps  et  dans  la 
pensée,  par  rapport  au  néo-socialisme  réformiste, 
démocratique  et  pacifiste,  qui,  depuis  tantôt  dix 
ans,  a  pris  le  développement  que  l'on  sait.  Car,  ce 
que  nous  voulons  faire,  au  fond,  c'est  reprendre 
ce  vieux  socialisme,  renouer  la  tradition  révolu- 
tionnaire, que  le  jaurésisme  est  benu  briser,  et 
comme  rafraîchir  au  contact  du  réel  socialiste 
plus  profondément  saisi  notre  conscience  de 
classe.  Le  Vorwaerts  nous  a  traités  «  d'extrêmes 
guesdistes  »  :  sans  doute,  il  se  trompait,  mais  on 
peut  dire  que  son  erreur  était  de  ces  erreurs  plei- 
nes de  vérité,  qu'il  est  parfois  très  judicieux  de 
commettre.  «  Le  guesdisme  »  (l'expression,  je  le 
sais,  a  le  don  d'irriter  beaucoup  de  gens,  mais  il 
y  a  des  mots,  vraiment,  qu'on  ne  peut  pas  ar- 
bitrairement vider  de  leur  contenu  à  la  fois  subs- 
tantiel et  historique,  et  tout  le  monde  sait  si  bien 
ce  qu'ils  veulent  dire  quand  on  les  emploie,  qu'il 
serait  puéril  de  sacrifier  à  une  vaine  et  étrange 


90  LES   MÉFAITS   DES  INTELLECTUELS 

susceptibilité  verbale  les  intérêts  de  la  précision 
scientifique),  le  «  guesdisme  »,  dis-je,  fut,  à  notre 
sens,  une  première  intuition  très  forte,  très  aiguë, 
très  vigoureuse,  du  socialisme  —  mais  une  intui- 
tion que  recouvrirent  presque  aussitôt  les  préju- 
gés anciens  de  la  routine  démocratique  et  qui, 
par  suite,  demeura  impuissante  à  gouverner  une 
pratique  vraiment  révolutionnaire.  En  fait,  le 
«  guesdisme  »  n'a-t-il  pas  évolué  et  n'évolue-t-il 
pas  encore  dans  deux  directions  nettement  oppo- 
sées, soit  vers  le  jaurésisme,  soit  vers  le  syndi- 
calisme? Le  gros  du  parti  prétend  se  maintenir 
entre  les  deux  et  rejette  les  «  exagérations  »  des 
uns  comme  celles  des  autres;  il  prétend  représen- 
ter la  santé,  la  vérité  normale  et  saine,  vis-à-vis 
de  déviations  plus  ou  moins  pathologiques.  Mais 
la  maladie,  si  maladie  il  y  a,  n'est-elle  pas  sou- 
vent plus  instructive  que  la  santé,  et  n'est-ce  pas 
par  l'observation  des  cas  pathologiques  que  se 
découvre  parfois  la  vraie  nature  des  êtres  et  des 
choses? 

Pour  nous,  le  syndicalisme  représente  précisé- 
ment comme  une  reprise  de  la  primitive  intuition 
«  guesdiste  »,  mais  sur  un  terrain  et  dans  des 
conditions  tels,  que  sans  doute  elle  ne  risquera 
plus  d'être  immédiatement  recouverte  par  les  al- 
luvions  anciennes.  Le  jaurésisme  est,  au  con- 
traire, le  «  guesdisme  »  vulgaire,  démocratisé,  dé- 
naturé, recouvert  par  la  tradition  jacobine.   Et 


UNE   PHILOSOPHIE   DE  LA  PRODUCTION  91 

que  l'unité  se  fasse  aujourd'hui  —  l'unité,  c'est 
en  somme  le  triomphe  de  Jaurès  —  et  que  nous 
représentions  dans  cette  unité  la  minorité  oppo- 
sante, qualifiée  d'  «  anarchiste  »  et  quelque  peu, 
pour  cela  même,  regardée  de  travers,  cela  prouve 
l'urgente  nécessité  de  rechercher  pour  quelles 
raisons  le  «  guesdisme  »  semble  se  rejeter  tout 
entier  vers  le  jaurésisme  et  refuse  décidément 
d'entrer  dans  les  voies  syndicalistes  révolution- 
naires. L'article  de  Bonnier  nous  donne  quelque 
peu,  je  crois,  la  clef  de  ce  problème.  Il  reproche, 
en  effet,  deux  choses  au  syndicalisme:  de  subs- 
tituer la  confusion  à  l'organisation,  et  une  action 
isolée^  spéciale,  chaotique,  à  l'action  générale  du 
parti  politique.  C'est  sur  ces  deux  points  précis 
que  nous  voudrions  faire  porter  la  discussion, 
car  il  me  semble  que  si  nous  parvenons  à  les 
élucider  nous  aurons  découvert  les  raisons  pro- 
fondes de  la  résistance  que  nous  opposent  nos 
aînés. 


Le  syndicalisme  substitue  la  confusion  à  l'or- 
ganisation: qu'est-ce  à  dire,  et  quelle  est  cette 
confusion  syndicaliste  ainsi  opposée  à  l'organi- 
sation socialiste?  C'est,  dit  Bonnier,  l'antinomie 
de  Bakounine  et  de  Marx  qui  ressuscite.  On  voit 
donc  dans  les  syndicalistes  de  purs  et  simples 


92  LES  MÉFAITS   DES   INTELLECTUELS 

anarchistes,  et  nous  passons  pour  reprendre,  au 
sein  du  «  marxime  »  actuel,  la  campagne  que  Ba- 
kounine  mena  contre  Marx  lui-mômo  au  sein  de 
l'Internationale. 

Anarchistes  et  «  bakouninistes  »,  c'est  bientôt 
dit,  mais  il  faudrait  s'entendre.  Non  pas  que  l'épi- 
thète  d'anarchistes,  que  l'on  veut  à  toute  force 
nous  accoler,  nous  fasse  peur;  nous  demandons 
seulement  qu'on  nous  dise  ce  qu'il  faut  entendre 
exactement  par  là.  Car,  enfin,  il  y  a  beaucoup  de 
sortes  d'anarchismes,  et  de  contenu  psychologi- 
que et  sociologique  bien  différent.  Faut-il  en  citer 
quelques-unes?  Il  y  a  l'anarchisme  littéraire,  il 
y  a  l'anarchisme  chrétien  —  je  pense  à  Tolstoï  — 
il  y  a  l'anarchisme  stirnerien,  il  y  a  l'anarchisme 
nietzschéen,  il  y  a  l'anarchisme  proudhonien,  et 
nous  prétendons,  nous,  qu'il  y  a  un  anarchisme 
marxiste.  Voilà  bien  des  espèces  d'anarchismes, 
et  entre  lesquelles  on  aperçoit,  tout  de  suite,  de 
formidables  abîmes. 

Mais  ne  considérons  que  la  dernière  —  l'anar- 
chisme marxiste.  Elle  semblera  à  beaucoup  d'une 
espèce  si  singulière  qu'on  en  contestera  sans 
doute  la  vraisemblance  et  l'existence.  On  ne  peut 
nier,  en  effet,  qu'il  n'y  ait  eu,  pendant  longtemps, 
entre  marxistes  et  anarchistes,  une  antipathie  et 
une  hostilité  profondes.  Mais  peut-on  nier  da- 
vantage qu'aujourd'hui,  au  sein  du  mouvement 
ouvrier  syndicaliste,  il  n'y  ait  une  curieuse  collu- 


UNE  PHILOSOPHIE   DE   LA  PRODUCTION  93 

sien  pratique  entre  anciens  anarchistes  et  an- 
ciens marxistes?  Que  s'est-il  donc  produit?  Faut- 
il  admettre  que  nous,  qui  prétendons  cependant 
rester  fidèles  à  Marx,  nous  le  trahissons  en  fait 
pour  passer  à  l'anarchisme,  ou  faut-il  croire  que 
ce  sont  les  anarchistes  dont  l'anarchisme  s'est 
transformé  pour  être  compatible  avec  notre 
marxisme? 

Quels  lourds  chariots,  toujours  embourbés,  que 
les  mots!  et  quels  véhicules  incommodes  pour 
l'idée  changeante  et  mobile  !  La  vie  se  transforme  : 
les  choses  se  présentent  sous  un  nouvel  aspect  ; 
et  la  pensée  veut  s'y  adapter.  Mais  les  mots  sont 
là,  dont  il  faut  se  servir,  chargés  de  leur  significa- 
tion traditionnelle,  lourds  du  passé  figé  —  inertes  ; 
et  ils  pèsent  sur  la  pensée,  la  dénaturent,  la  faus- 
sent. 

Ce  qui  est  certain,  c'est  que  le  mouvement  syn- 
dicaliste actuel  semble  rester  lettre  morte,  aussi 
bien  pour  ceux  qu'on  appelle  les  «  marxistes  or- 
thodoxes »  que  pour  les  anarchistes  traditionnels. 
Ni  les  uns  ni  les  autres  ne  paraissent  le  compren- 
dre. Les  premiers  y  voient  un  retour  déplorable 
de  l'organisation  à  la  confusion,  les  seconds  une 
aliénation  non  moins  déplorable  de  l'individu  en- 
tre les  mains  d'une  nouvelle  entité  collective. 

Si  donc  on  nous  appelle  anarchistes,  on  dit  une 
chose  à  la  fois  très  fausse  et  très  juste,  et  l'on 
devra,   pour   rester   dans   la   vérité,    comprendre 


94  LES   MÉFAITS   DES  INTELLECTUELS 

ranarchisme  d'une  manière  nouvelle;  cL  si  nous 
nous  prétendons,  d'autre  part,  marxistes,  ce  sera 
d'un  marxisme...  que  Marx  aurait  pu  avouer. 
Laissons  donc  les  mots,  toujours  si  ambigus  et 
équivoques,  et  tâchons  d'aller  au  fond  des  choses. 
Je  pose  tout  de  suite  la  thèse  que  je;  voudrais 
établir:  le  «  marxisme  orthodoxe  »  et  ranarchisme 
individualiste  traditionnel  sont  les  deux  aspects 
divergents,  mais  complémentaires,  d'une  psycho- 
logie sociale  au  fond  identique,  et  dont  le  trait 
dominant  est  une  foi  excessive  dans  le  rationa- 
lisme et  la  science.  Ce  sont  deux  frères  ennemis, 
fils  d'une  même  époque  intellectuelle,  de  cette 
époque  qu'on  peut  faire  commencer  en  1850,  avec 
la  chute  de  la  seconde  République,  et  qui  achève 
aujourd'hui  de  mourir,  époque  caractérisée  par 
une  transposition  de  l'instinct  religieux  sur  le 
terrain  de  la  science,  et  que  symbolisent,  émi- 
nemment, par  exemple,  des  noms  comme  Renan 
—  le  Renan  de  VAvenir  de  la  Science  — ,  Taine, 
Auguste  Comte.  Cette  époque,  dis-je,  achève  au- 
jourd'hui de  mourir.  Il  est  manifeste,  à  bien  des 
signes,  qu'il  se  forme  en  effet  actuellement  une 
nouvelle  philosophie  de  la  vie,  et  que  dans  la  hié- 
rarchie des  valeurs  que  cette  nouvelle  philoso- 
phie institue  ce  n'est  plus  la  science  qui  occupera 
la  place  souveraine,  mais  l'action.  J'ajouterai  que 
Proudhon  et  Marx  me  semblent  avoir  été  les  pré- 
curseurs peu  compris,  et  partant  dénaturés,  de 


UNE  PHILOSOPHIE   DE  LA  PRODUCTION  95 

cette  nouvelle  philosophie,  dont  je  trouve  dans 
tout  l'effort  intellectuel  de  Nietzsche  et  dans  la 
philosophie  de  M.  Bergson  les  éléments  con- 
vergents. Le  retour  actuel  et  parallèle  à  Prou- 
dhon  et  à  Marx  s'explique  ainsi  tout  naturelle- 
ment, car  c'est  seulement  aujourd'hui  que  Prou- 
dhon  et  Marx  peuvent  être  compris  à  fond.  Ils 
ont  marqué  la  rupture  radicale  avec  ce  qu'on 
pourrait  appeler  le  siècle  de  Rousseau,  qui  finit 
en  1848,  mais  dont  l'esprit  a  continué  à  vivre,  eu 
quelque  sorte  souterrainement,  par-dessous  une 
superstructure  scientifico-matérialiste.  On  a 
même  pu  signaler,  dans  les  dix  dernières  années 
du  xix^  siècle,  une  sorte  de  renaissance  idéaliste, 
et  il  n'est  pas  douteux  que  le  socialisme  ne  soit 
revenu,  ces  derniers  temps,  à  des  conceptions  tout 
à  fait  1848.  Mais  à  l'heure  actuelle,  nous  sommes 
peut-être  en  mesure  de  dépasser,  d'une  manière 
définitive,  toute  espèce  de  romantisme,  le  ro- 
mantisme littéraire,  sentimental,  social,  à  la  Rous- 
seau, et  le  romantisme  scientiflco-matérialiste  à 
la  Zola;  et  c'est  pourquoi,  je  le  répète,  nous  som- 
mes à  même  de  comprendre  à  fond  Proudhon  et 
Marx  et  de  placer  sous  leur  égide  notre  effort  de 
rénovation  socialiste  (1). 


(1)  C'est  pourquoi   on   a   quelque   peine   à   comprendre 
que   des  syndicalistes  aient  pu,  dans  l'été  1912,  prendre 


%  LES   MÉFAITS  DES   INTELLECTUELS 

Le  «  marxisme  orthodoxe  »  et  Tanarchisme  in- 
dividualiste traditionnel  sont,  ai-je  dit,  les  deux 
aspects  divergents,  mais  complémentaires,  d'une 
même  psychologie  sociale,  de  cette  psychologie  so- 
ciale très  intellectualiste  et  très  rationaliste  qui  a 
régné  dans  la  seconde  moitié  du  dernier  siècle. 
Je  m'explique. 

Ce  qui  semble  caractériser  essentiellement  l'a- 
narchisme  individualiste  traditionnel,  c'est  la  né- 
gation farouche  de  l'Etat,  de  toute  autorité  sociale, 
de  tout  gouvernement,  c'est  l'opposition  violente 
et  irréductible  qui  fait  de  l'individu  et  de  l'Etat 
deux  forces  à  tout  jamais  antagonistes.  Mais  que 
vaut  cette  négation  de  l'Etat  par  l'anarchisme 
individualiste  traditionnel?  Quelle  en  est  l'origine 
psychologique  et  sociologique?  On  a  souvent  ob- 
servé que  les  anarchistes  individualistes  se  re- 
crutaient surtout  dans  les  pays  latins,  caractéri- 
sés au  point  de  vue  économique  par  la  prédomi- 
nance de  la  petite  propriété  agricole,  au  point  de 
vue  politique  par  le  développement  de  l'étatisme, 
et  au  point  de  vue  religieux  par  l'hégémonie  du 
catholicisme.  Or,  précisément,  ce  qui  caractérise 
l'anarchisme  individualiste  traditionnel,  c'est:  1* 


la  défense  de  Rousseau.  C'est  une  preuve  de  plus  de  l'af- 
faissement de  l'idée  syndicaliste  pure  au  profit  d'un  simple 
démocratisme  bourgeois.  {Note  de  191S.) 


UNE  PHILOSOPHIE   DE   LA  PRODUCTION  97 

un  amour  extrême  de  la  liberté,  mais  de  la  liberté 
conçue  comme  une  sorte  d'indépendance  natu- 
relle, présociale,  et  pour  qui  toute  communion  so- 
ciale est  attentatoire  et  fâcheusement  limitative  — 
et  cet  amour  de  la  liberté,  ainsi  conçue,  est  tout 
naturel  chez  des  être  habitués,  cornme  les  petits 
paysans,  à  vivre  isolés  sur  leur  lopin  de  terre, 
sans  relations,  ou  presque,  avec  le  monde  social 
extérieur,  se  suffisant  à  eux-mêmes  et  craignant 
toute  irruption  de  l'étranger,  en  qui  facilement  ils 
aperçoivent  un  ennemi.  C'est:  2°  un  antiétatisme 
farouche,  pour  qui  tout  Etat  est  l'ennemi-né  de 
l'individu  et  de  la  liberté  —  mais  si,  précisément, 
l'étatisme  se  développe  dans  les  pays  à  petite  pro- 
priété agricole,  s'il  est  le  complément  nécessaire 
de  cet  extrême  atomisme  social  que  constitue 
cette  poussière  d'individus  juxtaposés  dans  des 
villages  eux-mêmes  simplement  juxtaposés  les 
uns  aux  autres  dans  tout  le  pays  (car  il  faut  bien 
qu'il  y  ait  un  lien  social  quelconque,  et  si  ce  lien 
n'est  pas  intérieur  aux  citoyens  eux-mêmes,  il 
leur  sera  extérieur,  transcendant,  et  l'unité  sociale 
pratique  se  réalisera  par  l'Etat),  l'antiétatisme 
anarchiste  s'explique  tout  naturellement,  il  est  la 
réaction  naturelle  de  cet  isolé,  de  ce  sauvage, 
qu'est  le  paysan  parcellaire,  contre  cet  organisme 
de  l'Etat  avec  qui  il  voudrait  n'avoir  jamais  af- 
faire et  qui  vient  lui  prendre  son  temps  pour  le 
service  militaire  et  son  argent  pour  des  services 

9 


98  LES   MÉFAITS    DES   INTELLECTUELS 

généraux   et    une    civilisation    auxquels    il    reste 
étranger. 

Et  c'est  enfin  un  anticléricalisme  non  moins  fa- 
rouche et  qui  s'explique  non  moins  naturellement, 
si  le  catholicisme  peut  sembler  le  complément  re- 
ligieux de  cette  petite  propriété  paysanne  dont 
l'çtatisme  est  le  complément  politique.  Personne 
n'a  voué  à  la  Science  un  culte  plus  fervent,  per- 
sonne n'a  cru  à  la  vertu  de  la  science  avec  plus 
d'ardente  foi  que  les  anarchistes  individualistes, 
la  religion  de  la  science  n'a  eu  nulle  part  des 
fidèles  plus  enthousiastes  et  plus  convaincus  que 
parmi  eux.  Ils  ont  toujours  opposé  la  Science  à 
la  Religion  et  conçu  la  Libre-Pensée  comme  une 
anti-Eglise.  N'ont-ils  pas,  récemment,  participé  au 
Congrès  de  Rome,  fraternisant  avec  ces  démo- 
crates pour  qui  ils  affectent  d'ordinaire  un  si  pro- 
fond mépris?  Il  ne  faut  pas  s'y  tromper  d'ailleurs: 
leur  négation  du  démocratisme  —  ouvrons  une 
petite  parenthèse  —  a  la  même  valeur  que  leur 
négation  de  l'étatisme;  c'est  une  négation  toute 
abstraite  et  prête,  par  conséquent,  à  se  transfor- 
mer en  une  affirmation.  11  faut  bien  remarquer, 
en  effet,  que  le  démocratisme  est,  au  fond,  tout 
aussi  bien  anarchiste  qu'étatiste;  lui  aussi  ne  con- 
naît que  des  citoyens  abstraits,  entre  lesquels 
l'Etat  forme  le  seul  lien  social  réel.  Est-ce  que 
chez  Rousseau  ne  coïncident  pas  précisément  et 
fanarchisme  le  plus  pur  et  le  démocratisme  le 


UNE  PHILOSOPHIE   DE  LA  PRODUCTION  99 

plus  intempérant?  Les  extrêmes  se  touchent,  dit- 
on  vulgairement.  C'est  un  trait  commun  aux  anar- 
chistes et  aux  démocrates:  plus  d'un,  naguère  fa- 
rouche contempteur  de  toute  autorité,  a  fmi  dans 
la  peau  d'un  homme  de  gouvernement  —  et  de 
poigne;  et  ce  n'est  pas  là  un  accident  attribuable 
aux  individus:  non,  c'est  bien  dans  la  logique 
même  des  conceptions,  toute  négation  simple- 
ment abstraite  se  tournant  le  plus  aisément  du 
monde  en  affirmation. 

Mais  il  convient  d'insister  sur  cette  religion  de 
la  science  si  éminemment  développée  chez  les 
anarchistes.  Il  y  a  deux  parties  dans  la  science  (1)  : 
l'une,  formelle,  abstraite,  systématique,  dogma- 
tique, sorte  de  cosmologie  métaphysique,  très 
éloignée  du  réel  et  prétendant  néanmoins  enser- 
rer ce  réel  divers  et  prodigieusement  complexe 
dans  l'unité  de  ses  formules  abstraites  et  simples  ; 
c'est  la  Science  tout  court,  avec  un  grand  S,  la 
Science  une,  qui  prétend  faire  pièce  à  la  Religion, 
lui  opposer  solution  à  solution,  et  donner  du 
monde  et  de  ses  origines  une  explication  ration- 
nelle; —  et  il  y  a  les  sciences  diverses,  concrètes, 
ayant  chacune  leur  méthode  propre,  adaptée  à 
leur  objet  particulier  —  sciences  qui  serrent  le 


(1)  Voir  ce  que  dit  Sorel  à  ce  sujet,  Devenir  social, 
article  sur  la  «  Science  dans  l'éducation  »  (avril  1896),  et 
Questions  de  morale,  article  sur  «Science  et  murale». 


100       LES  MÉFAITS  DES  INTELLECTUELS 

réel  d'aussi  près  que  possible  et  ne  sont  de  plus 
en  plus  que  des  techniques  raisonnées.  Ici,  la  pré- 
tendue unité  de  la  science  est  rompue. 

Il  va  de  soi  que  la  partie  formelle  et  métaphy- 
sique est  celle  qu'ont  surtout  cultivée  les  anar- 
chistes —  comme  aussi  les  démocrates  et,  nous 
allons  le  voir,  les  «  marxistes  orthodoxes  ».  Elle 
procure  à  ceux  qui  s'y  adonnent  une  ivresse  in- 
tellectuelle, qui  leur  donne  une  formidable  illu- 
sion de  puissance.  Elle  remplace  la  religion,  elle 
comble  le  vide  laissé  dans  l'âme  par  la  foi  éva- 
nouie. On  possède  le  monde;  on  le  tient  en  quel- 
ques formules  simples  et  claires:  quel  empire! 
et  quelle  revanche  pour  un  isolé,  un  solitaire,  un 
sauvage;  il  échappe  à  la  faiblesse  et  à  la  misère 
inhérentes  à  sa  solitude  et  le  voilà  maître  de  l'Uni- 
vers. Qui  lui  résistera?  qui  niera  la  Vérité  écla- 
tante, impérieuse,  une  et  universelle,  de  la 
Science?  Il  n'y  a  que  l'Eglise,  cette  organisa- 
tion de  l'erreur,  pour  fermer  ainsi  les  yeux  à  la 
clarté  de  l'Evidence.  Qu'on  la  supprime!  qu'on 
l'extermine!  L'erreur  n'a  pas  droit  à  la  liberté  et 
à  la  vie.  La  libre-pensée  seule,  la  raison  et  la 
science  ont  ce  droit. 

L'intellectualisme  anarchiste  '—  il  n'échappe 
pas  à  la  loi  de  tout  intellectualisme  —  aboutit 
ainsi  au  plus  parfait  autoritarisme.  C'est  fatal.  Il 
n'y  a  pas  de  place  pour  la  liberté  dans  un  système 
intellectualiste,   quel   qu'il   soit.   La  liberté,   c'est 


UNE   PHILOSOPHIE   DE   LA  PRODUCTION  101 

l'invention,  le  droit  et  le  pouvoir  de  créer  quelque 
chose  de  nouveau,  d'ajouter  du  neuf  à  l'univers: 
mais,  s'il  y  a  une  Vérité,  une  et  universelle,  qui 
nous  est  révélée  par  la  religion  ou  par  la  science, 
et  en  dehors  de  laquelle  il  n'y  a  ni  bonheur  indi- 
viduel ni  ordre  social,  la  liberté  n'a  pas  sa  rai- 
son d'être,  elle  n'existe  que  négativement;  la 
Science  réclame  la  liberté  contre  la  religion,  et, 
quand  la  Science  domine,  la  religion  réclame  la 
liberté  contre  la  Science,  mais  comme  il  ne  peut 
coexister  deux  vérités  unes  et  universelles,  il  faut 
que  l'une  extermine  l'autre;  car  s'il  y  a  une  vérité, 
c'est  au  nom  de  cette  vérité  une  que  doit  se  réali- 
ser l'unité  sociale,  l'unité  morale,  nationale,  inter- 
nationale, humaine. 

Mais  il  n'est  pas  étonnant  que  la  liberté,  enten- 
due comme  nous  l'entendons,  c'est-à-dire  comme 
puissance  créatrice  et  vraiment  autonome,  n'ait 
eu  dans  le  monde  jusqu'ici  et  n'ait  encore  que  peu 
de  partisans.  D'où  nous  vient,  en  effet,  cette  con- 
ception de  la  liberté?  Elle  nous  vient,  au  fond, 
—  ou  du  moins  elle  a  été  plus  largement  socia- 
lisée par  lui  dans  le  monde  moderne  —  du  ca- 
pitalisme. L'ordre  économique  ancien  reflétait, 
avant  89,  l'ordre  religieux  et  métaphysique,  dont 
l'ordre  royal  lui-même  n'était  qu'un  reflet.  L'in- 
dustrie n'avait  pas  le  droit  d'innover  en  dehors  des 
règlements;  il  fallait  une  permission  royale.  Le 
capitalisme  ne  put  pas  longtemps  supporter  de 


102  LES   MÉFAITS   DES   INTELLECTUELS 

telles  gênes;  il  lui  fallut  la  liberté,  c'est-à-dire, 
précisément,  le  droit  d'innover  en  dehors  de  tout 
règlement,  de  toute  police,  de  tout  ordre  royal  ou 
autre.  La  liberté  est  fille  de  Tindustrie,  qui  sans 
cesse  innove,  invente,  cherche  du  nouveau. 

Mais  cette  fièvre  industrielle,  cette  inquiétude 
perpétuelle,  cette  instabilité  ne  sont  pas  du  goût 
de  tout  le  monde.  La  plupart  des  hommes  ne  res- 
sentent nullement  ce  besoin  de  nouveauté,  qui 
travaille  l'industriel  ;  ils  préfèrent  une  bonne 
routine,  où  l'on  vit  tranquille,  sans  soucis,  sans 
tracas,  sans  effort.  Pourquoi  tant  s'évertuer?  Quel 
besoin  de  toujours  bousculer  ce  qui  est?  Et  les 
systèmes  intellectualistes  sont  très  commodes 
pour  la  plupart  des  paresseux  que  sont  les  hom- 
mes. Ils  forment  une  sorte  de  bureaucratie  de  la 
pensée,  où  l'on  s'installe  bien  confortablement 
pour  regarder  le  spectacle  immuable  des  choses. 
L'Eglise  fut  un  de  ces  systèmes,  —  du  moins 
l'Eglise  officielle,  l'Eglise  dont  saint  Thomas 
d'Aquin  est  le  Docteur;  car  il  y  a  dans  le  chris- 
tianisme un  courant  tout  différent  et  opposé  à 
l'intellectualisme,  le  courant  mystique,  qui,  lui, 
est  créateur  de  liberté.  Mais  il  n'y  a  pas  que, 
l'Eglise  pour  avoir  horreur  du  nouveau  et,  par 
conséquent,  de  la  liberté.  C'est  le  cas,  je  le  répète, 
de  tout  intellectualisme,  et  il  y  en  a,  dans  le 
monde  moderne,  des  variétés  innombrables.  Beau- 
coup de  gens  demeurent  étrangers  aux  pratiques 


UNE   PHILOSOPHIE   DE   LA  PRODUCTION  103 

industrielles,  vivent  loin  de  l'industrie:  le  monde, 
la  bureaucratie,  l'Université,  les  carrières  dites 
libérales  constituent  des  cercles  sociaux  que  la 
pensée  industrielle  a  aussi  peu  pénétrés  que 
l'Eglise.  Nous  avons  dit  que  l'anarchisme  indi- 
vidualiste traditionnel  avait  pour  soubassement 
économique  la  petite  propriété  agricole.  Mais, 
précisément,  le  paysan  éprouve  rarement  le  be- 
soin d'innover;  il  suit  une  routine;  il  s'adapte 
à  un  ordre  traditionnel;  il  cultive  comme  ont 
cultivé  ses  ancêtres.  Il  ne  demande  qu'à  vivre 
heureux  et  tranquille  sur  sa  terre;  il  ne  conçoit 
donc  la  liberté  que  négativement,  nullement  de 
cette  manière  positive  que  nous  avons  dite. 


II 


Si  nous  passons  maintenant  de  la  petite  pro- 
priété paysanne  à  la  grande  fabrique  capitaliste, 
il  semble  que  nous  soyons  transportés  dans  un 
monde  tout  différent.  Ici,  nous  ne  trouvons  plus 
des  isolés,  farouchement  retirés  dans  la  solitude 
de  leur  travail  parcellaire  et  pour  qui  la  vie 
sociale  se  réduit,  ou  presque,  à  la  vie  familiale; 
ici,  nous  trouvons  de  vastes  agglomérations 
d'hommes,  une  vie  collective  intense,  presque 
une  vie  en  commun;  l'individu  semble  môme 
disparaître  dans  la  collectivité,  et  le  travail  est 


104  LES   MÉFAITS   DES   INTELLECTUELS 

une  coopération  vaste,  où  chaque  efîort  individuel 
se  subordonne  à  l'effort  total  et  à  un  plan  d'en- 
semble nettement  déterminé.  Et  si,  sur  cette  base 
économique,  il  se  développe  une  philosophie  de 
la  vie,  ce  ne  sera  plus,  évidemment,  ce  ne  pourra 
plus  être  l'individualisme  farouche  de  l'anar- 
chiste, mais,  au  contraire  et  tout  naturellement, 
son  antidote,  sa  contradiction  même,  à  savoir  le 
communisme  le  plus  complet. 

Or,  précisément,  la  grande  fabrique  nous  paraît 
être  au  «  marxisme  orthodoxe  »  une  forme  éco- 
nomique aussi  adéquate  que  la  petite  propriété 
paysanne  à  l'anarchisme  individualiste  tradition- 
nel. Nous  avons  dit  que  le  «  marxisme  orthodoxe  » 
et  l'anarchisme  individualiste  étaient,  à  nos  yeux, 
deux  aspects  divergents  mais  complémentaires, 
d'une  même  psychologie  sociale:  montrons  donc 
que,  malgré  la  contradiction  apparente  du  com- 
munisme et  de  l'anarchisme  individualiste,  il 
s'est  développé  sur  la  base  de  la  grande  fabrique 
une  psychologie  sociale  au  fond  identique  à  celle 
qui  s'est  développée  sur  la  base  de  la  petite  pro- 
priété paysanne. 

C'est  un  fait  que  le  «  marxisme  orthodoxe  »  a 
partout  abouti  à  un  socialisme  qui  ne  diffère  du 
socialisme  d'Etat  pur  et  simple  que  par  un  reste 
de  phraséologie  révolutionnaire.  Le  «  marxisme 
orthodoxe  »  est  étatiste;  il  semble  donc  s'oppo- 
ser   radicalement    à    l'anarchisme    individualiste 


UNE   PHILOSOPHIE   DE   LA   PRODUCTION  105 

qui,  lui,  est  farouchement  antiétatiste.  Mais  scru- 
tons cet  étatisme  marxiste,  voyons  quel  en  est 
le  contenu  psychologique  et  sociologique,  comme 
nous  avons  fait  pour  l'antiétatisme  anarchiste,  et 
nous  allons  voir  que  la  contradiction  est  beau- 
coup plus  formelle  que  réelle. 

Ce  qui  caractérise  essentiellement  la  fabrique 
capitaliste,  c'est  que  le  plan  de  division  du  travail, 
ce  plan  auquel  les  ouvriers  sont  soumis,  apparaît 
comme  la  propriété  du  capital  et  est  revendiqué 
par  lui  comme  telle.  Le  capitalisme  a  groupé  dans 
ses  grandes  usines  de  véritables  armées  du  tra- 
vail qu'il  a  soumises  à  une  discipline  autocra- 
tique et  pour  ainsi  dire  militaire.  Et  d'où  venaient 
ces  ouvriers  ainsi  groupés?  Marx  nous  a  montré 
dans  le  Capital  que  c'étaient  souvent  de  petits 
paysans  parcellaires  dépossédés,  expropriés,  ar- 
rachés violemment  au  sol,  habitués  par  consé- 
quent au  travail  solitaire,  et  qu'il  a  fallu  plier  au 
travail  collectif,  ce  qui  n'a  pu  se  faire  sans  une 
rude  discipline  autocratique.  Le  capitalisme  a  été 
obligé  de  vaincre  l'esprit  d'insubordination,  l'anar- 
chisme  individualiste  de  ces  masses  ouvrières 
habituées  jusque-là  au  travail  libre  et  indépen- 
dant de  la  terre.  Le  capitalisme  a  été  un  éduca- 
teur brutal  —  mais  y  a-t-il  éducation  sans  quel- 
que rudesse,  et  peut-on  vaincre  la  paresse,  l'in- 
subordination inhérentes  à  l'homme,  sans  une 
discipline  stricte   et  rigoureuse?  Le   capitalisme, 


106  LES   MÉFAITS   DES  INTELLECTUELS 

comme  la  guerre,  a  été  un  grand  instituteur  pour 
l'humanité  (1):  tâchons  seulement  qu'un  socia- 
lisme sentimental,  pacifiste  et  émollient,  ne  brise 
pas  l'énergie  humaine  par  eux  jusqu'ici  dressée, 
bridée,  érigée  vers  les  grandes  tâches! 

Quoi  qu'il  on  soit,  ce  qui  caractérise,  je  le 
répète,  la  fabrique  capitaliste,  c'est  cette  disci- 
pline extérieure,  autocratique,  militaire,  que  le 
capital  impose  aux  ouvriers..  L'atelier  capitaliste 
est  une  coopération,  mais  une  coopération  tout(3 
mécanique,  une  coopération  où  la  volonté  des 
coopérateurs  n'est  pour  rien,  une  coopération 
dont  l'idée  directrice  est  extérieure  aux  coopéra- 
teurs eux-mêmes,  soumis  à  un  plan  mystique  qui 
est  l'expression,  comme  dit  Marx,  de  la  volonté 
du  Maître.  Il  n'y  a  donc  pas  véritable  association. 
Il  y  a  fusion  mécanique  de  volontés,  il  y  a  juxta- 
position d'unités  individuelles  transplantées,  his- 
toriquement, de  la  petite  propriété  agricole  dans 
l'atelier  capitaliste;  la  fabrique  capitaliste  cons- 
titue comme  un  corps  dont  l'âme  lui  serait  exté- 
rieure, une  sorte  d'automate,  par  conséquent,  dont 
la  volonté  capitaliste  fait  toute  l'unité. 


(1")  Que  les  humanitaires  et  les  pacifistes  de  tout  acab'l 
en  prennent  leur  parti:  ce  n'est  pas  avec  des  idylles  qu'on 
fait  marcher  le  monde.  N'est-il  pas  curieux  que  les  paci- 
fistes sociaux  soient  aussi  des  pacifistes  internationaux  et 
réciproquement  ? 


UNE   PHILOSOPHIE   DE   LA   PRODUCTION  107 

Et  que  faudrait-il  pour  que  la  fabrique  perdît 
son  caractère  capitaliste  et  prît  un  caractère  so- 
cialiste? Il  faudrait  précisément  que  cette  volonté 
extérieure  du  capital  fût,  en  quelque  sorte,  résor- 
bée par  le  corps  des  travailleurs;  il  faudrait  que 
cette  âme  de  l'atelier,  qui  jusqu'ici  a  été  la  volonté 
du  maître,  descendît  dans  ce  corps  et  l'animât; 
il  faudrait  que  cette  fusion  mécanique  d'individus 
juxtaposés  brutalement  du  dehors  devînt  un  véri- 
table organisme,  et  que  cette  discipline  extérieure, 
autocratique  et  militaire,  à  laquelle  le  capital  a 
dû  soumettre  de  force  les  ouvriers,  se  transformât 
en  une  discipline  intérieure,  libre  et  consentie. 
Et  c'est  à  cette  transformation  que,  justement, 
nous  paraît  devoir  travailler  le  syndicat:  aussi 
le  considérons-nous  comme  l'organe  essentiel  du 
devenir  socialiste. 

Mais  les  «  marxistes  orthodoxes  »  ne  l'entendent 
pas  ainsi.  Et  comment  entendent-ils  l'émancipa- 
tion ouvrière?  D'un  mot:  ils  veulent,  au  fond,  la 
simple  transplantation  mécanique  des  travailleurs 
de  l'atelier  capitaliste  dans  l'atelier  étatique.  Le 
passage  du  mécanisme  à  l'organisme  ne  s'ac- 
complit pas;  il  y  a  passage  d'un  mécanisme  à  un 
autre  mécanisme;  il  y  a,  je  le  répète,  transplan- 
tation mécanique,  extérieure,  matérielle,  mais  il 
n'y  a  pas  transformation  intérieure,  profonde,  spi- 
rituelle. Le  capitalisme  a  groupé  des  hommes;  il 
les  a  tirés  de  leur  isolement;  il  les  a  disciplinés; 


108  LES   MÉFAITS   DES   INTELLECTUELS 

rétatisme  recueille,  tel    quel,  l'héritage    de    cl 
groupements,  et  les  soumet  à  sa  discipline,  voilà 
tout;  ces  groupements  restent  des  agrégats  méca- 
niques, ne  parviennent  pas  à  l'organisation;  ot 
tout  l'essentiel  de  la  transformation  socialiste  di 
paraît. 

Je  sais  bien  qu'il  y  a  l'illusion  démocratique. 
L'Etat,  dit-on,  c'est  nous;  l'Etat,  c'est  la  volonté 
du  peuple;  l'Etat,  c'est  la  souveraineté  nationale. 
Mais  j'attends  qu'on  ait  démontré  que  tout  cela 
est  autre  chose  qu'une  fantasmagorie  et  une  dupe- 
rie, et  je  reprends  ma  démonstration. 

J'ai  dit  que  l'étatisme  se  développait  sur  la 
base  de  la  petite  propriété  agricole.  Quand,  en 
effet,  le  lien  social  ne  peut  être  intérieur  aux 
citoyens  eux-mêmes,  il  faut  qu'il  leur  soit  exté- 
rieur; par-dessus  ces  atomes,  sociaux  que  sont 
les  paysans  parcellaires  et  ces  agrégats  d'atomes 
que  sont  les  villages,  se  superpose,  nécessaire- 
ment, pour  assurer  la  cohésion  de  la  société,  l'Etat 
bureaucratique,  centralisé,  hiérarchique.  Mais 
nous  venons  de  voir  qu'en  somme  la  fabrique  ca- 
pitaliste était  l'image  en  raccourci  de  ce  proces- 
sus social:  le  capitalisme  est  pour  les  ouvriers, 
qui  sont  originellenient  de  petits  paysans  parcel- 
laires dépossédés,  ce  que  l'étatisme  est  pour  les 
petits  paysans  restés  propriétaires.  L'anarchisme 
et  l'étatisme  sont  les  deux  produits  complémen- 
taires d'une  même  situation  sociale:  à  savoir  la 


UNE  PHILOSOPHIE   DE   LA  PRODUCTION  109 

petite  propriété  —  et  ils  peuvent  en  quelque  sorte 
se  transmuer  l'un  dans  l'autre.  Chez  un  anarchiste 
individualiste  sommeille  —  et  à  l'occasion  s'éveille 
—  un  autoritaire  ;  chez  un  fonctionnaire,  un  anar- 
chiste. Mais,  de  même,  si  nous  scrutons  l'étatisme 
des  «  marxistes  orthodoxes  »,  nous  y  trouverons 
de  l'anarchisme. 

Il  ne  faut  pas  s'y  tromper,  en  effet.  Nous  venons 
de  voir  que  le  groupement  ouvrier  de  la  fabrique 
capitaliste,  transplanté  dans  l'atelier  étatique, 
reste  une  association  purement  artificielle  et  mé- 
canique et  ne  s'élève  pas  à  l'organisation;  il  n'y 
ix  pas  véritable  socialisation;  les  ouvriers  —  qui, 
originellement,  je  le  répète,  sont  de  petits  paysans 
parcellaires  expropriés,  —  gardent  leur  âme  indi- 
vidualiste. Et  l'étatisme  n'est  au  fond  qu'un 
moyen  dont  l'individualisme  anarchique  est  la 
fin.  L'Etat  est  conçu  comme  le  bon  ménager,  qui 
doit  disposer  et  agencer  si  bien  les  choses  qu'il 
ne  restera  plus  rien  —  ou  presque  rien  —  à  faire 
à  l'individu.  On  suppose  une  organisation  si  par- 
faite de  la  production  étatique  que,  moyennant 
quelques  heures  de  travail,  l'individu  acquittera 
sa  dette  sociale  et  se  rendra  libre  -  -  libre  do 
faire  ce  qu'il  lui  plairn,  libre  comme  à  l'état  de 
nature,  débarrassé  do  fout  travail,  de  tout  souci, 
de  tout  effort  social;  et  non  seulement  il  travail- 
lera peu,  mais,  en  travaillant  peu,  il  nagera  dans 
l'abondance,  car  la  production  étatique  est  conçue 


110       LES  MÉFAITS  DES  INTELLECTUELS 

comme  devant  être  aussi   abondante   qu'harmo- 
nieusement agencée. 

On  sait  que  les  anarchistes,  eux,  imaginaient 
un  tel  regorgement  de  richesses  qu'ils  pensaient 
que  la  «  prise  au  tas  »  suffirait  comme  moyen  de 
répartition.  Les  «  marxistes  orthodoxes  »  ne  sont 
jamais  allés  jusque-là,  et  ils  conservaient  l'Etat 
comme  organisme  régulateur  et  répartiteur.  Mais, 
on  le  voit,  ce  n'est  qu'une  différence  de  degré  et, 
pour  être  moins  téméraire,  la  conception  est  la 
même.  Que  le  «  communisme  »  soit  anarchiste,  ou 
étatique,  ou  simplement  démocratique  —  remar- 
quons, en  passant,  que  le  socialisme  démocratique 
de  Jaurès,  c'est  l'extension  du  «  communisme  po- 
litique »  qu'est  la  démocratie,  au  domame  de  la 
production  —  nous  avons  affaire  à  un  socialisme 
de  la  répartition,  à  un  socialisme  de  la  jouissance, 
je  dirai  même  à  un  socialisme  de  la  paresse.  Se 
souvient-on  du  fameux  pamphlet  du  Droit  à  la 
paresse?  Boutade,  dira-t-on.  Boutade  significa- 
tive, boutade  qui  en  dit  long.  Proudhon,  dans  La 
Guerre  et  la  Paix,  dénonce  l'éternelle  illusion  de 
la  richesse,  —  illusion  à  laquelle  il  reprochait  aux 
socialistes  d'avoir  trop  cédé.  Et  il  pose  comme  loi 
fondamentale  de  l'économie  ce  qu'il  appelait  la 
loi  de  pauvreté,  conservatrice  de  notre  dignité  et 
gage  de  notre  perfectionnement  moral  et  spirituel. 
Pour  lui,  loin  d'aller  en  diminuant,  l'occupation 
ira,  au  contraire,  toujours  en  auîJHHMif.inf.  v[  nous 


UNE   PHILOSOPHIE   DE   LA   PRODUCTION  111 

serons  toujours  pauvres.  C'est  exactement  le  con- 
tre-pied des  conceptions  que  nous  trouvons  et 
chez  les  anarchistes  individualistes  et  chez  les 
«  marxistes  orthodoxes  »  et  chez  les  démocrates. 
Il  est  vrai  que  Proudhon  est  un  affreux  «  petit 
bourgeois  »  dont  les  idées  sont  fort  mesquines  et 
arriérées.  Son  socialisme  n'a  rien  de  séduisant: 
c'est  un  socialisme  de  la  production,  un  socia- 
lisme sévère,  austère,  presque  ascétique;  rien  du 
«  socialisme  grand  seigneur  »  pour  qui  la  pro- 
duction est  chose  si  simple,  si  facile,  puisqu'elle 
est  devenue  scientifique  et  mécanique. 

La  production,  en  effet,  est  devenue  —  chacun 
sait  cela  —  scientifique  et  mécanique;  elle  se  fait 
automatiquement;  la  part  de  l'homme  est  infini- 
ment réduite,  il  n'a  plus  qu'un  rôle  passif  de 
simple  présence  et  surveillance.  Et  les  idées  de 
Proudhon  sont  des  idées  de  petit  artisan  ou  de 
petit  industriel:  elles  ne  sont  pas  adéquates  à  la 
grande  production  mécanique;  Proudhon  retarde 
d'une  manière  ridicule!  C'est  le  désir  d'Aristote, 
au  contraire,  qui  va  être  réalisé:  l'humanité  va 
posséder  dans  les  machines  des  esclaves  de  fer 
qui  la  délivreront  de  l'esclavage;  nous  serons  af- 
franchis de  tout  travail  servile,  et  tous  les  hommes 
pourront  être  élevés  à  la  dignité  d'hommes  libres. 

Nous  trouvons  ici,  aussi  vivaces  chez  les  «  mar- 
xistes orthodoxes  »  que  chez  les  anarchistes  indi- 
vidualistes, la  cunception  classique  traditionnelle 


112  LES   MÉFAITS   DES   INTELLECTUELS 

de  ce  qui  constitue  «  l'humanité  »  et  la  «  dignité  » 
de  l'iioinme.  Ce  qui  caractérise  essentiellemeni 
cette  conception,  on  le  sait,  c'est  qu'elle  fait  rv- 
sider  l'humanité  dans  Tintellectualité  et  la  géné- 
ralité :  l'homme  ne  doit  pas  s'absorber  dans  son 
travail  professionnel,  rester  rivé  à  son  métier  ;  il 
faut,  pour  qu'il  soit  un  homme  complet,  un  hom- 
me véritable,  qu'il  s'élève  aux  idées  générales  et 
qu'il  puisse  parcourir  tout  le  domaine  de  la  con- 
naissance; il  y  a  deux  parts  dans  la  vie:  une  part 
professionnelle,  étroite,  matérielle,  mesquine,  sans 
horizon,  dont  il  faut  s'affranchir  le  plus  possible 
et  le  plus  tôt  possible;  —  et  une  part  générale, 
humaine,  large,  spirituelle,  intellectuelle,  qu'il  faut 
élargir  sans  cesse,  au  contraire,  aux  dépens  de 
l'autre.  Nous  avons  affaire  à  une  psychologie  in- 
tellectualiste, pour  qui  la  contemplation  et  l'idée 
sont  supérieures  à  l'action  et  au  travail,  et  à  une 
pédagogie  intellectualiste,  pour  qui  élever  con- 
siste à  meubler  un  cerveau  d'idées  générales,  et 
non  à  préparer  l'homme  à  son  rôle  de  producteur 
futur.  A  quoi  bon,  en  effet,  puisque  la  grand»' 
industrie  a  réduit  au  minimum  l'apprentissage  et 
((ue  la  production  osl  devenue  mécanique  et  aufo- 
iiiatique? 

Et  ceiU\  ijruductiuii  Jiié('aiii<|ut',  dr  qiini  r>{- 
elle  le  résultat,  l'application?  De  la  science  mo- 
derne, et  nous  retrouvons,  chez  les  «  marxistes 
orthodoxes  »,  ce  même  culte  de  la  science,  que 


UNE  PHILOSOPHIE   DE   LA  PRODUCTION  113 

nous  avons  signalé  chez  les  anarchistes  indivi- 
dualistes —  et  de  la  science  conçue  de  la  même 
manière  abstraite.  Il  a  semblé  et  il  semble  encore  à 
certains  «  marxistes  orthodoxes  »,  que,  depuis 
Marx,  la  Vérité  économique  est  trouvée  ;  il  n'y 
a  plus  qu'à  l'appliquer  ;  et  le  prolétariat  en 
est  chargé,  c'est  sa  mission  historique,  —  j'en- 
tends le  prolétariat  conduit  par  un  état-major 
dûment  initié  à  cette  vérité.  Et  cette  conviction 
outrecuidante  produisit  chez  ces  marxistes  un  tel 
enivrement  intellectuel,  une  telle  superbe,  une 
telle  morgue  même,  qu'ils  considéraient  et  consi- 
dèrent encore  la  science  comme  tout  incluse  dans 
le  marxisme:  le  reste  ne  compte' pas,  efforts  de 
savants  bourgeois  prostitués  au  capitalisme!  On 
se  rappelle  le  ton  supérieur,  cassant,  tranchant, 
avec  lequel  ces  marxistes  ont  toujours  réfuté  les 
objections  des  économistes  dits  bourgeois  :  pau- 
vres hères,  valets  de  plume  aux  gages  des  capita- 
listes, qui  osaient  —  quelle  misère!  —  s'attaquer 
à  Marx,  ce  géant  de  la  pensée!  (1) 

Un  tel  esprit  était  incompatible,  naturellement, 
avec  un  sens  véritable  de  la  liberté,  —  car  un  tel 


(1)  A.  Labriola  a  cependant  signalé  ce  fait  étrange  du 
Capital  laissé  inachevé  par  Marx,  et  il  suppose  que  Marx, 
eh  présence  des  théories  de  Jevons,  a  douté  de  la  valeur 
scientifique  de  son  œuvre.  Mais  les  marxistes  orthodoxes, 
eux,  n'ont  jamais  eu  de  «  doutes  scientifiques  »  ! 

10 


114       LES  MÉFAITS  DES  INTELLECTUELS 

esprit  est  foncièrement  unitaire.  Il  n'admet  pas  la 
contradiction.  On  ne  s'étonnera  donc  pas  si  l'his- 
toire des  partis  socialistes  offre  le  spectacle  de  per- 
pétuelles exclusions  et  excommunications;  voyez 
plutôt  la  social-démocratie  allemande,  cette  bu- 
reaucratique incarnation  du  «  marxisme  ortho- 
doxe »  :  il  y  est  toujours  question  d'en  exclure 
quelque  hérétique.  On  a  souvent  comparé  le  so- 
cialisme contemporain  au  christianisme  primitif: 
mêmes  rivalités  de  sectes,  mêmes  querelles, 
mêmes  scissions,  mêmes  fanatismes;  peut-être 
même  verrons-nous  quelque  empereur  se  «  con- 
vertir »  au  socialisme  et  le  socialisme  se  résorber 
dans  la  hiérarchie  bourgeoise,  comme  le  christia- 
nisme dans  la  hiérarchie  romaine! 

Nous  voyons  donc  le  «  marxisme  orthodoxe  » 
aboutir  au  même  autoritarisme  que  l'anarchisme. 
individualiste.  C'est  qu'avec  le  premier  comme 
avec  le  second,  nous  ne  sortons  pas  d'un  domaine 
purement  idéologique  et,  nous  l'avons  dit,  la 
source  véritable  de  l'esprit  de  liberté,  c'est  l'action 
pratique,  c'est  l'économie  concrète:  l'anarchisme 
individualiste,  c'est  de  la  métaphysique  scientiste 
à  la  manière  du  xviii^  siècle;  le  «  marxisme  ortho- 
doxe »,  c'est  de  l'économie  abstraite  (1),  de  la  mé- 


(1)  C'est  ce  que  A.  Labriola  me  paraît  avoir  démontré 
de  la  manière  la  plus  pertinente  dans  son  livre  sur  .1/a/M' 
(M.  Rivière,  éditeur,  Paris,   1910). 


UNE  PHILOSOPHIE   DE   LA  PRODUCTION  115 

taphysique  économique:  avec  l'un  comme  avec 
l'autre,  nous  restons  sur  un  terrain  de  la  vie  et  de 
l'action,  génératrices  de  liberté  et  d'esprit  vraiment 
révolutionnaire. 


III 


Avec  le  syndicalisme  révolutionnaire,  nous  y 
pénétrons  enfin.  N'est-ce  pas,  déjà,  un  fait  remar- 
quable que  ce  soit  la  lutte,  et  la  lutte  seule,  qui 
ait  conduit  les  militants  syndicalistes  aux  con- 
ceptions où  ils  sont  arrivés?  Ils  ne  sont  pas  partis 
d'une  théorie  ou  d'une  dogmatique  quelconques; 
c'est  l'action  seule  qui  les  a  amenés  aux  théories 
qu'ils  soutiennent  à  l'heure  actuelle. 

Mais,  pour  bien  comprendre  le  syndicalisme 
révolutionnaire  et  la  position  théorique  et  pratique 
qu'il  a  prise,  il  faut,  comme  nous  avons  fait  pour 
Tanarchisme  individualiste  et  le  «  marxisme  or- 
thodoxe »,  le  rabattre  sur  le  plan  même  de  la  vie 
matérielle  et  lui  trouver  une  forme  économique 
adéquate.  Le  monde  ouvrier  n'a  pas  du  tout  cette 
homogénéité  qu'il  semble  avoir  pour  un  socia- 
lisme abstrait;  il  présente  au  contraire  une  grande 
hétérogénéité,  comme  le  monde  de  la  production 
lui-même.  Or,  quelles  sont,  dans  ce  monde  ouvrier 
si  divers  et  si  complexe,  les  fédérations  de  métier 
011  le  syndicalisme  révolutionnaire  s'est  le  plus 
développé?  N'est-ce  pas,  incontestablement,  la  fé- 


116  LES   MÉFAITS   DES   INTELLECTUELS 

dération  des  métallurgistes?  Le  Livre,  au  contraire, 
ne  représente-t-il  pas,  essentiellement,  les  ten- 
dances réformistes,  à  la  mode  trade-unioniste  an- 
golaise? Et  les  mineurs,  enfin,  une  conception  plus 
basse  encore  du  syndicalisme,  ce  que  j'appellerai 
le  syndicalisme  démocratique  et  étatiste?  Et  si 
ces  différentes  fédérations  ouvrières  présentent 
de  telles  différences  d'esprit,  n'est-ce  pas  dans 
leurs  conditions  de  travail  très  différentes  qu'il 
faut  en  chercher  la  cause  première? 

Entre  le  travail  d'un  ouvrier  métallurgiste  et 
le  travail  d'un  typographe  ou  d'un  mineur,  on 
aperçoit  tout  de  suite,  sans  qu'il  soit  nécessaire 
d'insister,  de  grandes  différences  qualitatives.  J'ai 
dit  que  la  forme  économique  adéquate  au  «  mar- 
xisme orthodoxe  »  était  la  grande  fabrique  capi- 
taliste, 011  le  travailleur,  très  déspécialisé,  est  ra- 
mené à  l'état  de  simple  manœuvre:  la  production 
est  tout  automatique,  tout  abstraite,  pour  ainsi 
dire,  et,  partant,  facilement,  semble-t-il,  étatisablc. 
Mais  cette  image  de  la  production  moderne  cor- 
respond-elle encore  à  toute  la  réalité  et  n'est-elle 
pas  dépassée?  Je  voudrais  citer  ici  quelques  lignes 
d'un  article  de  Sorel  dans  la  Science  sociale  (1). 
Sorel  y  met  admirablement  en  lumière  le  vrai 
caractère  de  la  grande  industrie  moderne.  Il  dé- 
veloppe cette  idée  que  la  grande  industrie  recher- 

(1)  Les  divers  types  de  coopératives  (septembre  1899). 


UNE  PHILOSOPHIE   DE  LA  PRODUCTION  117 

che  le  travail  extra-qualifié,  que  les  hauts  salaires 
et  les  courtes  journées  s'accordent  parfaitement 
avec  le  progrès  de  l'outillage,  et  que  le  salariat 
acquiert,  sous  la  pression  syndicale,  des  avan- 
tages que  les  théoriciens  avaient  vainement  de- 
mandés à  l'association  et  à  la  participation.  «  Une 
transformation  complète,  écrit  Sorel,  se  produit 
dans  les  mœurs  de  l'ouvrier:  l'inertie,  la  malveil- 
lance et  l'insouciance,  qui  caractérisaient  le  sala- 
rié aux  époques  des  salaires  de  famine,  sont 
vaincues  définitivement;  il  s'intéresse  à  sa  ma- 
chine et  cherche  à  lui  faire  rendre  le  plus  pos- 
sible. Trop  longtemps  on  a  cru  que  la  machine 
moderne  permet  d'employer  le  travail  le  plus  bas 
et  que  tout  l'intérêt  du  patron  consiste  à  allonger 
la  journée  ou  à  intensifier  le  travail.  Aujourd'hui 
nous  savons  qu'il  faut  à  la  machine  un  ouvrier 
supérieur,  capable  de  travail  très  qualifié,  qui 
puisse  suivre  des  mouvements  très  rapides  et  très 
délicats,  qui  ait  à  dépenser  plus  d'attention  que 
de  force...  Ce  travailleur  peut  être  encore  appelé 
un  bras,  puisqu'il  ne  possède  que  sa  force  de 
travail;  mais  c'est  un  bras  mû  par  une  volonté 
singulièrement  tenace,  éveillée  et  prévoyante.  Il 
ne  possède  pas  un  atome  de  la  matière  de  l'atelier 
où  il  peine,  mais  il  a  sur  le  produit  un  droit  plus 
certain  que  son  patron,  car  le  syndicat  défend  son 
salaire  ;  les  profits  et  les  pertes  ne  le  regardent  pas 
et  il  refuse  de  plier  son  sort  aux  maniements  des 


118  LES   MÉFAITS   DES   INTELLECTUELS 

prix  par  une  échelle  mobile.  11  n'est  pas  proprié- 
taire des  instruments  de  production,  mais  il  a 
acquis  les  qualités  intellectuelles  el,  morales  que 
ne  possédaient  pas  les  anciens  ouvriers  posses- 
seurs d'instruments  ;  il  n'est  plus  comparable  quà 
V artisan-artiste,  qui  jamais  n'avait  été  qu'une 
exception;  il  veut  bien  faire,  car  il  aime  son 
œuvre;  tandis  que  le  travailleur  propriétaire  s'en- 
gourdit souvent  dans  sa  tradition  technique,  le 
prolétaire  moderne  ne  cesse  de  progresser  et  de 
se  mettre  au  niveau  de  techniques  plus  délicates.  » 

Mais,  de  l'ouvrier  mineur,  ou  de  l'ouvrier  typo- 
graphe, ou  de  l'ouvrier  métallurgiste,  quel  est 
celui  qui  répond  le  mieux  à  cette  image  du  tra- 
vailleur extra-qualifié  que  Sorel  nous  dépeint  en 
termes  si  exacts?  La  question  emporte  sa  réponse. 
Si,  avec  l'ouvrier  mineur,  ou  même  avec  l'ouvrier 
typographe,  nous  avons  encore  affaire  à  un  travail 
simple,  ou  relativement  simple,  dominé  par  des 
traditions,  avec  l'ouvrier  métallurgiste  il  en  est 
tout  autrement  et  les  choses  changent  radicale- 
ment d'aspect.  Ici,  plus  de  traditions,  plus  de  rou- 
tines, mais  une  incessante  adaptation  à  des  tech- 
niques toujours  plus  délicates,  une  vie  écono- 
mique, par  conséquent,  dont  le  rythme  est  perpé- 
tuellement nouveau,  et,  pour  ainsi  dire,  révolu- 
tionnaire. Et  comment  une  telle  vie  ne  formerait- 
elle  pas  des  esprits  souples,  déliés,  libres  enfin? 

Nous   sommes   loin,   ici,   de   tout   ce    qui   peut 


UNE  PHILOSOPHIE   DE   LA  PRODUCTION  119 

ressembler,  peu  ou  prou,  à  la  torpeur  bureaucra- 
tique. Nous  avons  quitté  les  régions  abstraites  de 
la  vie  sociale,  où,  dans  la  paix  des  habitudes  ou 
l'immutabilité  des  concepts,  l'individu  mène  une 
existence  tout  empirique  ou  tout  intellectuelle; 
nous  sommes  au  cœur  de  la  vie:  le  pouls  en  est 
vif,  allègre,  presque  impétueux,  et  non  plus  atté- 
nué, lent,  doux,  comme  aux  lointaines  extrémités  ; 
et  des  formes  nouvelles  font  sans  cesse  éclater 
les  anciennes,  sans  qu'on  ait  le  temps,  jamais, 
de  s'engourdir  dans  une  routine. 

Nous  avons  dit  les  origines  économiques  du 
libéralisme  moderne,  comment  il  était  né  des, pra- 
tiques industrielles,  et  comment  les  milieux  so- 
ciaux, que  la  pensée  industrielle  n'a  pas  péné- 
trés, restent  des  milieux  foncièrement  conserva- 
teurs, où  Vidée  d'unité  prime  Vidée  de  liberté. 
Nous  avons  fait  observer  comment  l'anarchisme 
individualiste,  excroissance  idéologique  de  la 
petite  propriété  routinière  et  atomistique,  n'avait 
conçu  la  liberté  que  sous  une  forme  purement  né- 
gative et  intellectuelle,  et  comment  le  «  marxisme 
orthodoxe  »  —  excroissance  idéologique  de  la 
fabrique  capitaliste  encore  simple  juxtaposition 
mécanique  de  paysans  parcellaires  expropriés  — • 
n'avait  abouti,  en  fait,  lui  aussi,  qu'à  l'étatisme. 
Avec  la  grande  industrie  ayant  atteint  un  plus 
haut  développement,  avec  le  capitalisme  ayant 
dépassé  la  phase  purement  commerciale  —  on  sait 


120       LES  MÉFAITS  DES  INTELLECTUELS 

que,  pour  Marx,  ce  sont  les  marchands  qui  ont 
promu  le  mouvement  capitaliste  et  rassemblé  dans 
les  premières  manufactures  les  prolétaires,  c'est- 
à-dire  les  petits  paysans  expropriés  —  pour  pren- 
dre une  allure  vraiment  industrielle,  et  avec  l'ou- 
vrier supérieur  et  extra-qualifié  que  comporte  ce 
capitalisme  perfectionné,  nous  avons  enfin  affaire 
à  des  conditions  de  travail  sur  la  base  desquelles 
s'est  formée,  naturellement,  la  philosophie  de  la 
vie  du  syndicalisme  révolutionnaire.  Et  quel  est 
le  caractère  le  plus  original  de  cette  philosophie, 
caractère  qui  la  rend  précisément  si  difficile  à 
comprendre  aussi  bien  pour  les  anarchistes  indi- 
vidualistes traditionnels  que  pour  les  marxistes 
première  manière?  C'est  la  façon  toute  neuve  dont 
elle  entend  la  liberté. 

L'anarchisme  individualiste,  nous  l'avons  vu, 
n'avait  de  la  liberté  qu'une  conception  tout  abs- 
traite et  toute  négative;  il  en  faisait  un  absolu, 
qui,  naturellement,  ne  pouvait,  à  ce  titre,  entrer 
dans  aucun  système,  dans  aucune  combinaison 
sociale,  —  le  caractère  d'un  al)solu  étant  précisé- 
ment de  n'être  commensurable  avec  rien.  L'indi- 
vidu anarchiste  reste  un  sauvage,  un  homme  de 
l'état  de  nature,  pour  qui  la  société  signifie  for- 
cément limitation  de  l'indépendance  personnelle. 
Et  nous  avons  dit  que  cette  conception  était  toute 
naturelle  chez  un  être  qui  vit  isolé,  comme  le  petit 
paysan  parcellaire:  quand  cet  être  se  met  à  réflé- 


UNE  PHILOSOPHIE  DE  LA  PRODUCTION  121 

chir  et  à  penser,  on  peut  dire  que  sa  pensée  revêt, 
tout  naturellement,  une  forme  anarchiste. 

Au  contraire,  l'individu  du  «  marxisme  ortho- 
doxe »,  ce  n'est  plus  le  sauvage  de  l'anarchisme 
individualiste,  mais  plutôt  Vhomme  de  troupeau, 
noyé  dans  de  grands  systèmes  collectifs,  immergé 
dans  de  larges  courants  communistes;  la  person- 
nalité, l'individualité  semblent  avoir  disparu;  des 
idées  de  caserne,  de  couvent,  viennent  naturelle- 
ment à  l'esprit:  combien  de  fois  n'a-t-on  pas  re- 
proché au  collectivisme  d'être  l'encasernement 
universel!  On  comprend  donc  l'horreur  des  anar- 
chistes pour  le  collectivisme;  mais  qu'on  y  prenne 
garde,  l'opposition  n'est  que  formelle:  car  le  col- 
lectiviste, cet  homme  de  troupeau  soi-disant,  ne 
rêve  au  fond  qu'une  chose:  échapper  à  la  société 
pour  recouvrer  sa  liberté,  pour  reconquérir  son 
indépendance;  ce  collectiviste  est,  lui  aussi,  un 
anarchiste  individualiste,  et  s'il  se  sert  de  la  so- 
ciété et  de  l'Etat,  c'est  pour  créer  des  conditions 
sociales  de  vie  telles  qu'il  puisse  retourner  à  l'état 
de  nature:  il  veut,  à  force  de  civilisation  et  par 
un  mécanisme  social  très  savant  et  très  compli- 
qué, revenir  à  l'idylle  de  Rousseau.  Et  lui,  non 
plus,  ne  conçoit  pas  la  liberté  d'une  façon  positive: 
pour  lui  aussi,  être  libre  consiste  surtout  à  échap- 
per le  plus  possible  au  joug  du  travail  social  pour 
goûter,  dans  des  loisirs  copieux,  les  joies  du  rêve 
et  de  la  contemplation. 


122       LES  MÉFAITS  DES  INTELLECTUELS 

Et  c'est  naturel.  Qu'est  le  travail  d'un  petit  pay- 
san parcellaire?  Une  routine.  L'homme  qui  a  goûté 
aux  joies  de  la  science  —  on  sait  que  les  anar- 
chistes sont  de  grands  liseurs  —  l'homme  qui 
s'est  enivré  de  romans  scientifiques  et  de  spécu- 
lations pseudo-métaphysiques  ne  peut  considérer 
cette  routine  qu'avec  mépris.  Et  il  concevra  natu- 
rellement qu'il  faut  réduire  cette  routine  au  mini- 
mum et  par  conséquent  donner  au  travail  social 
le  moins  de  temps  et  d'effort  personnel  possible. 
De  même,  qu'est  le  travail  de  l'ouvrier  de  fa- 
brique? Une  routine.  L'ouvrier,  dont  une  propa- 
gande socialiste  abstraite  a  fait  un  demi-intellec- 
tuel et  que  les  formules  d'un  marxisme  dogma- 
tique et  faux  ont  enivré,  en  lui  donnant  l'illusion 
de  posséder  la  clef  de  tous  les  mystères  et  le  der- 
nier mot  de  la  science  sociale,  ne  peut  plus  con- 
sidérer cette  routine  qu'avec  dédain  et  il  ima- 
ginera naturellement  un  système  social  où  il  ne 
devra  consacrer  à  cette  routine  que  quelques 
heures  de  sa  journée.  Dans  l'un  et  l'autre  cas, 
nous  retrouvons,  violemment  accusé,  l'antique  di- 
vorce de  la  théorie  et  de  la  pratique,  de  la  pensée 
et  de  l'action,  de  la  science  et  de  la  vie  :  d'un  côté, 
une  science  toute  spéculative  et  abstraite,  la  science 
oisive;  de  l'autre,  une  pratique  tout  empirique, 
toute  routinière:  l'union  de  la  pensée  et  de  la  vie, 
la  compénétration  de  la  science  et  du  travail,  con- 
dition essentielle  et  postulat  fondamental  d'une 


UNE   PHILOSOPHIE    DE   LA   PRODUCTION  123 

philosophie  socialiste  de  la  vie,  ne  sont  pas  réali- 
sées, et  la  liberté  reste  négative,  abstraite,  sus- 
pendue en  quelque  sorte  dans  le  vide. 

Gomment,    en    effet,    la    liberté    prendrait-elle 
corps,  si  l'individu  ne  considère  pas  son  travail 
social  comme  le  centre  de  sa  vie?  //  ne  prête  son 
être  à  la  société  que  quelques  heures:  qu'importe 
que  la  société  le  mécanise  pendant  ce  court  laps 
de  temps,  si,  une  fois  sorti  de  l'atelier,  il  recouvre 
l'enivrement  de  sa  liberté  abstraite?  Il  ne  demande 
qu'une  chose  à  la  société:   le  bien-être,  c'est-à- 
dire  de  quoi  pouvoir  se  procurer  des  loisirs  riches 
de  jouissances  personnelles.  Au   fond,  il  troque 
sa  liberté   contre   du  bien-être;   à  l'atelier,   pour 
quelques  heures,  il  n'est  plus  qu'une  chose;  qu'on 
fasse  de  lui  ce  que  bon  semblera,  que  l'arbitraire 
administratif  se  déploie  à  sa  guise:   le  bureau- 
crate, le  fonctionnaire  —  et  dans  ces  conceptions, 
l'ouvrier  n'est  plus  qu'un  fonctionnaire  —  se  con- 
sole des  humiliations  que  lui  fait  subir  la  hiérar- 
chie administrative  en  rêvant  à  sa  liberté  pro- 
chaine; il  plie  facilement  l'échiné  pendant  quel- 
ques   heures,    pensant   bien    la    redresser    bien- 
tôt,  en   toute   liberté,   dans   la  fierté   de   la   soli- 
tude! Et  toute  dignité  sociale  s'évanouit,  le  senti- 
ment du  droit  disparaît,  le  mécanisme  adminis- 
tratif broie  les  caractères  et  fait  des  hommes  dont 
la  timidité  et  l'effacement  pratiques  n'ont  d'égale 
que  la  hardiesse  abstraite  et  spéculative. 


124^  LES   MÉFAITS   DES  INTELLECTUELS 

Mais  les  choses  changent  radicalement  d'aspect 
si  dans  la  vie  se  trouve  réalisée,  au  contraire,  la 
conipénétration  de  la  pensée  et  du  travail,  si  !»• 
travail  est  tel  que  l'individu  s'y  livre  tout  entier, 
avec  amour,  avec  joie,  en  artiste;  et,  nous  l'avons 
vu,  c'est  précisément  le  cas  de  l'ouvrier  de  la 
grande  industrie  moderne  perfectionnée:  il  n'est 
plus  comparable,  écrit  Sorel,  qu'à  Vartisan-ar liste, 
qui  jamais  n'avait  été  qu'une  exception!  Dans 
l'atelier  moderne,  nous  trouvons  intimement  unies 
deux  choses  qui  semblaient  incompatibles  et  in- 
conciliables: la  discipline  collective  et  la  person- 
nalité individuelle.  L'ouvrier  moderne  trouve  dans 
l'atelier  la  condition  toute  prête  de  son  travail, 
un  vaste  organisme  collectif,  scientifiquement 
agencé,  et  dont  la  mise  en  œuvre  exige  une  coor- 
dination parfaite  des  tâches  et  des  efforts;  et, 
d'autre  part,  il  ne  se  sent  pas,  dans  ce  vaste  orga- 
nisme, noyé  ou  perdu:  ouvrier  supérieur,  extra- 
qualifié,  qui  sans  cesse  doit  se  mettre  au  niveau  de 
techniques  plus  délicates,  il  a  son  individualité, 
sa  personnalité,  sa  liberté  par  conséquent.  Et  cette 
discipline  collective  qu'exige  la  grande  industrie 
moderne,  n'est  plus  une  discipline  mécanique  et 
autocratique:  elle  devient  de  plus  en  plus  une  dis- 
cipline volontaire  et  réfléchie,  où  le  sentiment  du 
devoir  remplace  l'obéissance  passive.  L'usine  n'est 
plus  une  caserne  ;  c'est  une  association  de  travail- 
leurs libres;  et  quand  aura  disparu  le  caractère 


UNE  PHILOSOPHIE   DE   LA  PRODUCTION  125 

capitaliste  de  la  production,  quand  les  travailleurs 
seront  maîtres  de  cet  atelier  où  la  volonté  exté- 
rieure et  transcendante  du  capital  les  rassemble 
encore,  le  socialisme  sera  pleinement  réalisé. 

Mais  ce  n'est  pas  seulement  la  grande  industrie, 
qui  nous  présente,  réalisée  dans  le  travail,  cette 
compénétration  intime  de  la  théorie  et  de  la  pra- 
tique, de  la  discipline  et  de  la  liberté:  c'est  l'agri- 
culture moderne  qjai,  elle  aussi,  de  plus  en  plus, 
devient  une  science  —  et  une  science  plus  déli- 
cate encore,  plus  variée  et  plus  concrète  que  la 
science  industrielle  (1).  Le  travail  agricole,  en 
effet,  a  cessé  d'être  une  pure  routine  ;  il  est  devenu 
un  travail  scientifique,  où  l'instruction  joue  un 
rôle  de  plus  en  plus  considérable.  Le  socialisme 
s'est  encore  peu  développé  à  la  campagne;  mais 
les  deux  aspects  qu'il  a  pris  —  coopératisme  agri- 
cole et  syndicalisme  —  ne  sont-ils  pas  significa- 
tifs? Si  la  parcelle  sort  de  son  farouche  isolement, 
et  si  l'ouvrier  agricole  fonde  des  syndicats  ana- 
logues à  ceux  de  la  grande  industrie,  c'est  le  gage 
d'un  développement  possible  du  socialisme  révo- 
lutionnaire dans  ces  campagnes,  où  la  conserva- 
tion sociale  a  toujours  vu  jusqu'ici  son  meilleur 
rempart. 

Union  intime  de  la  discipline  et  de  la  liberté. 


(1)  Voir,  à  ce  sujet,  ce  que  dit  Sorel  dans  son  Intro- 
duction à  l'Economie  moderne. 


126  LES   MÉFAITS   DES  INTELLECTUELS 

voilà  donc  ce  qui  caractérise  l'atelier  moderne 
perfectionné,  et  qu'on  en  comprenne  bien  la  na- 
ture et  le  sens!  Cette  discipline  n'est  plus  une 
discipline  mécanique  et  autocratique  comportant 
une  obéissance  toute  passive:  non,  c'est  une  disci- 
pline que  j'appellerai  impersonnelle  et  que  ]e> 
seules  nécessités  techniques  de  la  division  du  tra- 
vail commandent.  Il  n'y  a  plus  ici  subordination 
de  volontés  humaines  à  une  volonté  supérieure, 
mais,  simplement,  subordination  de  l'ouvrier  à 
l'œuvre,  et  cette  subordination  est  volontaire,  ré- 
fléchie, intelligente:  l'ouvrier  comprend  et  aime 
son  œuvre;  c'est  avec  joie  qu'il  ramasse  autour 
d'elle  tout  son  être  et  toute  sa  vie  et  qu'il  en  fait 
le  centre  de  son  existence;  et  sa  fierté  de  travail- 
leur est  égale  à  son  amour  du  travail:  il  ne  souf- 
frirait aucune  atteinte  à  sa  dignité,  il  ne  suppor- 
terait aucun  acte  d'arbitraire.  Le  sentiment  du 
droit  prend  ici  une  vivacité  et  une  intensité  singu- 
lières; la  justice  a  cessé  d'être  une  notion  abs- 
traite; elle  a  pris  corps;  elle  est  devenue  la  faculté 
essentielle  de  l'âme,  une  passion  aussi  positive, 
aussi  réelle,  aussi  profonde,  que  l'amour  lui- 
même. 

Il  se  passe  ainsi  exactement  le  contraire  de 
ce  qui  arrivait  avec  les  conceptions  de  l'anar- 
chisme  individualiste  ou  du  «  marxisme  ortho- 
doxe ».  Nous  avons,  ici,  concentration  des  énergies 
individuelles    autour    du    travail,  c'est-à-dire,  en 


UNE  PHILOSOPHIE   DE   LA  PRODUCTION  127 

somme,  autour  du  réel;  nous  avions,  là,  fuite  dans 
l'abstrait,  hors  des  régions  dites  asservissantes  du 
travail,  c'est-à-dire  fuite  hors  du  réel,  fuite  dans 
la  fantaisie,  le  caprice  et  l'agiotage  intellectuels 
et  romantiques,  fuite  dans  la  métaphysique  trans- 
cendantale,  où  la  pensée,  ne  sentant  plus  l'étreinte 
précise  du  réel  et  ne  subissant  plus,  par  consé- 
quent, les  exactes  sanctions  économiques,  prend 
ses  désirs  pour  des  réalités  et  se  croit  d'autant 
plus  libre  qu'elle  est  plus  désordonnée;  nous 
avions,  autrement  dit,  toute  la  corruption  de  l'idéa- 
lisme bourgeois.  «  Le  sentiment  juridique,  écrit 
Sorel  (1),  est  d'autant  plus  rigide  que  la  vie  de 
l'homme  est  plus  fortement  ramassée  autour  de 
son  travail:  c'est  ainsi  que  les  classes  bourgeoises 
passent,  avec  une  étonnante  facilité,  d'une  con- 
ception politique  ou  sociale  à  une  autre  :  elles  sont 
victimes  en  droit,  comme  en  littérature  ou  en 
musique,  de  l'inconstance  de  la  mode.  On  peut 
se  demander  si  les  efforts  tentés  aujourd'hui  pour 
civiliser  les  classes  ouvrières  produiront  de  bons 
résultats;  j'ai  grand'peur  qu'on  ne  les  embour- 
geoise et  j'entends  par  là  qu'on  ne  diminue  la 
puissance  des  liens  qui  rattachent  les  travailleurs 
à  leur  métier.  Il  n'est  pas  douteux  que  si  ce  phé- 
nomène se  produit,  il  n'en  résulte  une  notable 
diminution  dans  la  valeur  effective  du  sentiment 

(1)  Introduction  à  l'Economie  moderne,  p.  66. 


128       LES  MÉFAITS  DES  INTELLECTUELS 

juridique  dans  la  vie.  Il  est  désirable,  en  effet,  qu< 
l'homme  s'assimile  si  bien  les  notions  du  droit 
qu'elles  deviennent  comme  des  conséquences  des 
activités  normales  de  son  existence,  qu'elles  soient 
soustraites,  en  majeure  partie,  aux  caprices  de 
son  imagination,  qu'elles  soient  fortement  con- 
centrées dans  le  cercle  des  préoccupations  pro- 
fessionnelles. Or  ce  cercle  se  dissout,  dès  qu'on 
s'élève  aux  régions  aristocratiques.  L'embour- 
geoisement de  l'ouvrier  anglais,  qui  imite  tou- 
les  ridicules  des  classes  supérieures  de  son  pays, 
a  été  signalé  avec  raison  par  Kautsky  comme 
ayant  entraîné  «  une  décadence  intellectuelle  et 
c(  morale  de  l'élite  des  ouvriers  anglais  dont  se 
«  plaignent  les  écrivains  bourgeois.  »  Et  Sorel 
ajoute  encore  cette  remarque  si  suggestive  :  «  On 
peut  affirmer  que  la  démocratie  constitue  un  dan- 
ger pour  l'avenir  du  prolétariat,  dès  qu'elle  oc- 
cupé le  premier  rang  dans  les  préoccupations 
ouvrières;  car  la  démocratie  mêle  les  classes  et 
par  suite  tend  à  faire  considérer  les  idées  de 
métier  comme  étant  indignes  d'occuper  l'homm' 
éclairé.  » 

Mais  n'est-il  pas  significatif  que  le  syndica- 
lisme révolutionnaire  ait  pris  position,  précisé- 
ment, contre  la  démocratie  et  qu'il  soit,  pour  elle, 
aussi  incompréhensible  qu'il  peut  l'être  pour  un 
anarchiste  individualiste  ou  un  «  marxiste  ortho- 
doxe »  ?  C'est  bien  la  preuve  qu'il  constitue  un 


UNE  PHILOSOPHIE   DE   LA  PRODUCTION  129 

mouvement  tout  à  fait  original,  et  c'est  bien  la 
preuve  aussi  que  le  système  des  idées  démo- 
cratiques et  le  système  des  idées  anarchistes 
individualistes  traditionnelles  ou  «  marxistes  or- 
thodoxes »  ont  entre  eux  des  affinités  profondes. 
En  fait,  le  «  marxisme  orthodoxe  »  n'a  jamais  ré- 
pudié nettement  l'illusion  démocratique;  il  l'a,  au 
contraire,  largement  partagée,  et  l'on  s'explique 
qu'il  n'ait  pu  opérer,  d'une  manière  radicale  et 
définitive,  la  séparation,  si  nécessaire  pourtant, 
de  la  démocratie  et  du  socialisme;  il  s'est  même 
embourbé,  finalement,  dans  l'ornière  démocrati- 
que. Quant  aux  anarchistes  individualistes,  leur 
mépris  du  suffrage  universel  ne  doit  pas  faire 
illusion;  nous  avons  déjà  eu  l'occasion  de  le  dire 
dans  le  courant  de  cet  article;  les  démocrates  eux- 
mêmes  ne  poussent  pas  si  loin  d'ailleurs  leur  res- 
pect de  la  «  volonté  nationale  )>,  qu'au  besoin  ils  ne 
se  refusent  à  la  consulter:  on  vient  de  le  voir  dans 
la  question  de  la  séparation.  Non,  c'est  là  un 
point  tout  à  fait  secondaire  et  qui  ne  doit  pas 
dissimuler  l'identité  profonde  des  conceptions:  il 
ne  faut  pas  oublier  qu'en  somme  Rousseau,  je 
le  répète,  est  le  père  commun  des  uns  et  des  autres 
et  que  Rousseau  est  démocrate  dans  la  même  me- 
sure qu'il  est  anarchiste. 

Il  n'est  donc  pas  étonnant  que  démocrates,  anar- 
chistes individualistes  et  «  marxistes  orthodoxes  » 

11 


130  LES   MÉFAITS   DES   INTELLECTUELS 

soient  d'accord  pour  condamner  le  mouvement 
syndicaliste  révolutionnaire:  ils  ne  peuvent  pas 
le  comprendre.  Avec  lui,  en  effet,  nous  sortons 
enfin  de  l'idéologie  abstraite;  et  la  démocratie, 
comme  l'anarchisme  et  le  «  marxisme  orthd- 
doxe  »,  sont  des  mouvements  abstraits,  des  sys- 
tèmes d'idées  abstraites,  se  mouvant  dans  la 
sphère  traditionnelle  des  classiques  antinomies 
de  l'individu  et  de  l'Etat,  de  la  liberté  et  de  l'au- 
torité, de  la  science  et  de  l'action,  de  la  force  et 
du  droit,  et  impuissants  à  les  dépasser;  la  démo- 
cratie, qui,  originellement,  est  un  mouvement  li- 
bertaire de  limitation  du  pouvoir  absolu,  s'érige 
elle-même  en  pouvoir  absolu  et  verse  dans  le  plus 
complet  des  étatismes;  l'anarchisme  individua- 
liste, qui  est  la  négation  farouche  de  l'Etat,  se 
tourne  pratiquement,  le  plus  aisément  du  monde, 
en  autoritarisme;  et  le  «  marxisme  orthodoxe  » 
enfin,  qui,  lui  aussi,  prétendait  venir  à  bout  de 
l'Etat,  a  eu  une  pratique  au  plus  haut  point  auto- 
ritaire et  étatiste.  Au  contraire,  avec  le  syndica- 
lisme révolutionnaire,  la  théorie  et  la  pratique, 
l'autorité  et  la  liberté,  la  force  et  le  droit  se  récon- 
cilient en  une  synthèse  originale,  et  un  mouve- 
ment social  est  inauguré  qui  résorbera  en  lui, 
définitivement,  la  puissance  de  cet  Etat  que  les 
négations  abstraites  de  la  démocratie,  de  l'anar- 
chisme individualiste  et  du  «  marxisme  ortho- 
doxe »  n'avaient  fait  que  renforcer. 


CHAPITRE    II 


L'Etat,  le  concept  et  l'échange 


La  notion  de  VEtat:  matérialisme  bourgeois,  idéa- 
lisme intellectuel,  mysticisme  populaire.  — 
U échange,  le  concept  et  VEtat:  analogies  et 
affinités.  —  Le  syndicalisme  qui  transcendera 
VEtat  démocratique  moderne  sera  le  triom,phe 
des  producteurs  sur  les  Intellectuels. 

Les  négations  abstraites  de  l'Etat  par  la  démo- 
cratie, l'anarchisme  individualiste  et  le  marxisme 
orthodoxe,  loin  d'en  diminuer  la  puissance,  n'ont 
fait  que  la  renforcer:  telle  est  la  conclusion  où 
nous  amène  notre  analyse  de  Vanarchisme  indi- 
vidualiste, du  marxisme  orthodoxe  et  du  syndica- 
lisme révolutionnaire.  Et  nous  affirmons  qu'avec 
le  syndicalisme  révolutionnaire,  un  mouvement 
est  inauguré  susceptible  de  résorber  enfin  dans 
le  corps  social  «  cet  Etat  parasite  qui  se  nourrit 
de  la  substance  de  la  société  et  en  paralyse  le 
libre  mouvement  »  (1). 

(1)  Marx,  La  Commune  de  Paris,  p.  42. 


132       LES  MÉFAITS  DES  INTELLECTUELS 

Mais  il  importe  d'analyser  de  très  près  la  no- 
tion de  cet  Etat  moderne,  dont  le  syndicalisme 
révolutionnaire  doit  désarticuler  les  organes.  Q\w 
signifie,  historiquement,  la  création  des  Etats  mo- 
dernes? Nous  avons  dit  que  l'étatisme  et  l'anar- 
chisme  étaient  complémentaires  l'un  de  l'autre, 
que  l'Etat  formait  nécessairement  le  seul  lien 
social  réel,  là  oii  l'isolement  des  producteurs  en- 
travait le  développement  de  la  force  collective 
populaire;  mais  ce  n'est  là  qu'une  détermination 
toute  négative  de  l'Etat,  nécessaire,  mais  non  suf- 
fisante, pour  en  épuiser  la  notion.  Il"  faut  lui 
trouver  une  détermination  plus  positive  et  recher- 
cher quelles  classes  en  ont  eu  l'initiative  créa- 
trice. Or,  il  n'y  a  à  cela  aucun  doute:  la  classe 
qui,  historiquement,  a  créé  l'Etat  moderne,  c'est 
la  bourgeoisie,  —  la  bourgeoisie  avec  ses  deux 
groupes  fondamentaux,  les  marchands  et  les  intel- 
lectuels. Et,  tout  de  suite,  nous  voyons  ainsi  se 
dégager  les  trois  caractères  de  l'Etat  (1)  qui,  tout 


(1)  On  remarquera  tout  de  suite,  pour  éviter  des  confu- 
sions dont  on  pourrait  tirer  argument,  qu'il  s'agit  unique- 
ment, dans  cette  analyse  de  la  notion  de  l'Etat,  de  VEtat 
démocratique  moderne,  issu  de  la  Révolution  politique 
bourgeoise.  Je  négligeais  alors  le  caractère  le  plus  essentiel 
et  le  plus  fondamental  de  l'Etat,  à  savoir  son  caractère 
guerrier.  Je  pouvais,  du  point  de  vue  syndicaliste  pur, 
faire  cette  abstraction.  Je  le  répète:  l'Etat  est  une  chose, 


133 


ensemble,  est:  l"*  un  être  mystique,  un  mythe  de 
la  conscience  populaire  non  encore  «  parvenue  à 
entendement»,  comme  dit  Marx;  2°  un  conseil 
d'administration  des  intérêts  capitalistes,  où  le 
matérialisme  bourgeois  a  trouvé  son  expression 
adéquate;  et  3°  une  Idée,  un  concept,  dont  les 
intellectuels  de  la  bourgeoisie  ont  fait  la  théorie: 
mysticisme  populaire,  matérialisme  bourgeois, 
idéalisme  politique  —  l'Etat  est  le  produit  de  ces 


et  la  société  civile  une  autre;  et  le  syndicalisme  ayant 
pour  objectif  essentiel  d'expulser  l'Etat  de  l'économie,  il 
s'agissait  surtout  de  montrer  l'Etat  sous  ses  aspects  enva- 
hissants, excentriques  ti  sa  vraie  nature,  et  visant  à  deve- 
nir cet  Etat  socialiste  populaire,  qui  est  la  forme  moderne 
de  l'utopie  et  le  succédané  de  l'antique  Providence.  Maur- 
ras  l'a  très  bien  montré:  l'Etat  démocratique  moderne  est 
un  Etat  qui  est  fort  là  où  il  devrait  être  faible,  et  faible 
là  où  il  devrait  être  fort;  il  tend  naturellement  à  devenir 
cette  simple  administration  des  choses,  dont  les  saint-simo- 
niens  nous  ont  rebattu  les  oreilles;  de  politique,  il  se 
transforme  en  économique,  par  une  subversion  anormale 
et  monstrueuse  de  sa  véritable  nature.  Le  syndicalisme, 
en  s'opposant  à  cette  hypertrophie  étatiste,  tend  à  rétablir 
l'ordre  véritable;  mais  ce  n'est  pas  à  lui  à  tenir  compte 
de  l'Etat;  s'il  pousse  sa  négation  au  delà  des  limites  du 
possible  et  du  raisonnable,  comme  il  est  naturel  à  tout 
absolu  de  faire,  c'est  à  l'Etat,  autre  absolu,  de  réagir  et 
de  faire  valoir  que,  lui  aussi,  il  existe.  C'est  tout  ensemble 
l'exorbitance  et  la  faiblesse  de  l'Etat  démocratique  qui  ont 
permis  au  syndicalisme  de  pousser  jusqu'à  l'anarchie  pure 
et  simple.  {Note  de  10Î3.) 


134  LES  MÉFAITS  DES  INTELLECTUELS 

trois  facteurs.  Nous  allons  l'examiner  tour  à  tour 
sous  ces  trois  aspects.  Mais  nous  commencerons 
par  les  deux  derniers,  comme  étant  directement 
complémentaires  l'un  de  l'autre. 


Voici  comment  Marx,  dans  la  «  Question 
Juive  »  (1),  caractérise  la  révolution  politique: 
«  La  révolution  politique,  c'est  la  révolution  de 
la  société  bourgeoise.  Quel  caractère  avait  l'an- 
cienne société?  on  peut  le  définir  d'un  mot:  la 
féodalité.  Cette  vieille  société  revêtait  immédiate- 
ment un  caractère  politique;  les  éléments  de  la 
vie  civile,  par  exemple  la  propriété,  la  famille, 
le  travail,  sous  les  formes  de  la  seigneurie,  de 
la  caste,  de  la  corporation,  étaient  devenus  autant 
d'éléments  de  la  vie  politique.  Ces  éléments  ainsi 
formés  déterminaient  les  rapports  de  l'individu 
avec  la  collectivité  politique,  ils  déterminaient  ses 
rapports  politiques.  Cette  organisation  féodale  de 
la  vie  nationale  était  loin  d'élever  la  propriété  et 
le  travail  à  la  hauteur  d'éléments  sociaux;  elle 
les  séparait  plutôt  de  la  collectivité  politique,  en 


(1)  Voir  Etudes  socialistes,  fasc.  I,  pp.  50-51,  Jacques, 
éditeur. 


135 


les  constituant  comme  des  sociétés  particulières 
dans  la  société...  elle  avait  pour  conséquence 
d'identifier  nécessairement  l'unité  politique  avec 
la  conscience,  la  volonté,  l'activité  d'un  prince, 
et  la  chose  publique  devenait  la  chose  privée  d'un 
roi  et  de  ses  ministres. 

«  La  révolution  politique,  qui  renversa  la 
royauté,  qui  éleva  les  affaires  d'Etat  à  la  hauteur 
d'affaires  nationales,  et  fit  de  l'Etat  politique  la 
chose  de  tous,  constitua,  par  là,  l'Etat  véritable; 
elle  détruisit  nécessairement  tous  les  ordres  pri- 
vilégiés, les  corporations  et  jurandes,  qui  étaient 
autant  d'expressions  du  divorce  du  peuple  d'avec 
lui-même. 

«  La  révolution  politique  effaça  donc  par  là  le 
caractère  politique  de  la  société  civile;  elle  la 
décomposa  dans  ses  éléments  constitutifs:  d'un 
côté,  les  individus;  de  l'autre,  les  éléments  maté- 
riels et  intellectuels  dont  la  vie  et  la  situation 
privée  de  ces  individus  est  faite.  Elle  délia  de  ses 
chaînes  la  vie  politique  jusque-là  dispersée,  éga- 
rée, désorientée  dans  les  multiples  impasses  de 
la  société  féodale;  elle  la  tira  de  cette  dispersion, 
elle  la  dégagea  de  la  confusion  de  la  société  ci- 
vile et,  la  faisant  coïncider  avec  la  vie  générale 
de  la  nation,  la  constitua  dans  une  indépendance 
idéale  vis-à-vis  des  éléments  particuliers  de  la 
vie  bourgeoise.  L'activité  pratique  et  la  situation 
privée  de  chaque  citoyen  n'eurent  plus  désormais 


136  LES   MÉFAITS   DES  INTELLECTUELS 

qu'une  valeur  purement  individuello;  ce  n'est 
plus  sur  leur  base  que  s'établirent  les  rapports 
généraux  de  l'individu  avec  la  société  politique; 
les  alîairos  publiques,  comme  telles,  devinrent 
l'attribut  universel  de  tout  individu,  la  fonction 
publique,  sa  fonction  universelle.  Mais  l'idéalisme 
polilique  porlé  à  sa  perfection,  c'était,  en  même 
temps,  le  matérialisme  bourgeois  à  son  apogée. 
Le  joug  politique  fut  brisé,  et  en  môme  temps 
tous  les  liens  qui  avaient  jusque-là  comprimé 
l'esprit  égoïste  de  la  société  civile;  l'émancipa- 
tion politique  fut,  du  même  coup,  l'émancipation 
de  la  société  bourgeoise  des  entraves  de  la  poli- 
tique; la  société  civile  perdit  jusqu'à  son  sem- 
blant de  caractère  universel.  La  société  féodale 
fut  ramenée  à  son  élément  dernier,  qui  est 
l'homme,  mais  l'homme  égoïste.  Cet  homme, 
membre  de  la  société  bourgeoise,  c'est  la  base, 
la  condition  de  l'Etat  politique  ;  cet  homme  égoïste 
est  reconnu  dans  les  Droits  de  l'Homme.., 
L'homme,  membre  de  la  société  bourgeoise,  est 
regardé  comme  l'homme  proprement  dit,  l'homme 
réel;  l'homme  politique  n'est  que  l'homme  arti- 
ficiel, l'homme  abstrait,  un  personnage  allégo- 
rique; l'homme  réel,  c'est  l'individu  égoïste;  le 
citoyen  n'a  qu'une  existence  abstraite...  L'émanci- 
pation politique,  c'est  la  réduction  de  l'homme, 
d'un  côté  au  membre  de  la  société  civile,  à  l'indi- 
vidu égoïste  et  indépendant,  et,  de  l'autre,  au  ci- 


l'état,  le  concept  et  l'échange  137 

toyen  politique,  personnage  moral  et  allégorique. 
Il  s'ensuit  que  la  véritable  émancipation  humaine 
ne  se  fera  que  lorsque  l'homme  individuel  et  réel, 
résorbant  en  lui  le  citoyen  abstrait,  sera  devenu 
un  être  social  dans  sa  vie  quotidienne,  dans  ses 
travaux,  dans  ses  affaires  individuelles,  quand 
l'homme,  enfin,  reconnaissant  et  organisant  ses 
forces  propres  comme  des  forces  sociales,  ne  sé- 
parera plus  de  lui  la  force  sociale  sous  forme  de 
force  politique.  » 

L'idéalisme  politique,  porté  à  sa  perfection, 
c'était,  en  mémo  temps,  le  matérialisme  bourgeois 
à  son  apogée:  voilà  bien,  nettement  dénoncés  par 
Marx,  les  deux  caractères  essentiels  de  l'Etat  démo- 
cratique moderne,  voilà  bien  les  deux  aspects,  à  la 
fois  complémentaires  et  contradictoires,  sous  les- 
quels apparaît  la  création  étatique:  l'idéalisme 
politique  des  Intellectuels  et  le  matérialisme  pra- 
tique des  marchands  de  la  classe  bourgeoise. 
Intellectuels  et  marchands,  voilà  bien  les  deux 
groupes  fondamentaux  entre  lesquels  se  partage 
la  bourgeoisie  et  qui  ont  été  les  auteurs  directs 
de  la  création  étatique,  les  premiers  érigeant  l'Etat 
à  la  hauteur  d'une  Idée,  d'un  concept,  d'une  entité 
métaphysique,  les  seconds  en  faisant  l'instrument 
de  leurs  intérêts  matériels,  et,  comme  on  dit,  «  le 
conseil  d'administration  »  de  leurs  affaires.  Et 
qu'il  éclate  entre  ces  deux  groupes  un  divorce 
perpétuel,  qu'ils  entrent  sans  cesse  en  opposition 


138       LES  MÉFAITS  DES  INTELLECTUELS 

l'un  contre  l'autre,  cela  ne  contredit  nullement 
leur  identité  essentielle.  La  démocratie  politique 
a  toujours  voulu  violenter  le  capitalisme,  les  intel- 
lectuels ont  toujours  méprisé  les  marchands;  et  ce 
qu'on  appelle  aujourd'hui  la  démocratie  sociale, 
ou  extension  de  la  démocratie  politique  à  l'éco- 
nomie, ce  n'est  précisément  qu'une  forme  extrême 
et  aiguë  de  cette  lutte  entre  intellectuels  et  mar- 
chands. Mais  il  est  bien  évident  qu'il  est  aussi 
impossible  à  la  démocratie  politique  de  «  surmon- 
ter »  véritablement  le  capitalisme  qu'à  une  ombre 
de  «  surmonter»  le  corps  qui  la  projette;  les  in- 
tellectuels ont  beau  mépriser  les  marchands:  ils 
n'en  sont  pas  moins  eux-mêmes  des  «  mar- 
chands »  ;  et  la  bohème  politique  n'est  pas  moins 
«  bourgeoise  »  que  la  bohème  littéraire,  artistique 
ou  anarchiste,  malgré  le  dédain  supérieur  oii  tou- 
tes ces  bohèmes  ont  toujours  tenu  «  les  bour- 
geois ». 

Si,  en  effet,  on  compare  ces  trois  choses,  le  con- 
cept, l'Etat  et  l'échange,  ces  trois  manifestations 
de  l'activité  intellectuelle,  politique  et  économi- 
que de  l'homme,  on  découvre  entre  elles  des  ana- 
logies remarquables,  analogies  qui  concernent 
tout  autant  leur  être  intime  que  leurs  effets  et, 
pour  le  dire  tout  de  suite,  le  genre  de  libération 
qu'elles  procurent.  Qu'est-ce  que  le  concept,  dans 
l'ordre  de  l'activité  intellectuelle?  Le  concept  est 
un  extrait  de  sensations,  une  réduction  de  la  mul- 


1 


l'état,  le  concept  et  l'échange  139 

tiplicité  sensible  à  l'unité  de  l'entendement,  et,  si 
l'on  considère  son  effet,  un  moyen  pour  l'esprit 
de  se  libérer  du  chaos  des  sensations,  sous  lequel 
il  resterait  enseveli,  s'il  ne  trouvait  ce  biais  pour 
s'en  dégager.  Le  concept  est  donc  une  sorte  de 
cadre  logique  oii  la  diversité  sensible  vient  s'or- 
donner, se  simplifier,  s'abstraire;  et,  comme  l'a 
montré  Kant,  l'expérience  —  ou  la  science  —  n'est 
possible  que  si  les  choses  consentent  à  se  classer 
dans  ces  cadres  que  constituent  les  concepts.  Mais 
si  le  concept  est  ainsi  pour  l'esprit  une  libération, 
il  faut  se  hâter  d'ajouter  que  c'est  là  une  libéra- 
lion  qui  asservit,  une  libération  qui  risque  de 
créer  une  nouvelle  servitude,  si  l'esprit  ne  prend 
aussitôt  sur  lui  de  réagir  contre  l'organe  même 
de  son  affranchissement.  C'est  ce  que  M.  Bergson 
s'efforce  de  démontrer  dans  ses  cours  au  Collège 
de  France;  il  s'applique  à  dénoncer  le  danger  im- 
mense que  recèle  le  conceptualisme,  si  l'esprit, 
n'essayant  pas  de  transcender  le  concept  pour  res- 
saisir le  réel,  s'engourdit  dans  la  torpeur  intellec- 
tualiste, loin  de  la  vie  en  perpétuel  devenir.  On 
l'accuse  de  vouloir  détruire  la  science;  les  ratio- 
nalistes ne  voient  en  lui  qu'un  mystique,  qui  porte 
sur  la  science  une  main  sacrilège,  une  main  réac- 
tionnaire; mais  c'est  qu'ils  ne  comprennent  pas 
l'originalité  même  de  la  tentative  philosophique 
de  M.  Bergson,  qui,  loin  de  rejeter  la  science  et 
de  nier  que  le  concept  ne  soit  nécessaire  et  ne 


140  LES    MÉFAITS   DES   INTELLECTUELS 

constitue  pour  l'esprit  une  libération  vis-ù-vis  du 
particularisme  sensible,  met  seulement  en  garde 
contre  les  excès  du  rationalisme  et  demande  à  la 
pensée  un  effort  nouveau,  qui  l'empêche  de  s»- 
pétrifier  dans  l'immobilité  même  de  sa  premier*  ■ 
victoire.  En  d'autres  termes,  M.  Bergson  ne  veut 
pas  nous  ramener  au  pur  empirisme,  ou  au  sim- 
ple dilettantisme  sentimental  ou  littéraire;  mais  il 
veut  que  nous  transcendions  le  concept,  et  qu'ap- 
puyés sur  la  science,  nourris  d'elle  profondément, 
et  préalablement  affranchis  par  elle  du  chaos  sen- 
sible, nous  retrouvions  le  réel  et  la  vie  profonde 
—  la  durée  vécue  —  par  cet  effort  sui  generis 
qu'il  appelle  l'intuition  philosophique. 

Telle  est  la  nature  du  concept,  tels  sont  ses  ef- 
fets: instrument  de  libération  et  cause  de  servi- 
tude tout  ensemble,  il  demande  à  être  transcendé. 
s'il  veut  conserver  dans  l'activité  intellectuelle  un 
rôle  vraiment  fécond.  Mais  si  nous  considérons 
maintenant  l'Etat,  ne  pouvons-nous  pas  faire  à 
son  sujet  des  observations  analogues?  Qu'est-cr 
en  effet,  essentiellement,  que  l'Etat  moderne,  par 
rapport  au  particularisme  féodal  de  l'Ancien  Ré- 
gime? N'a-t-il  pas  constitué  une  immense  simpli- 
fication, une  immense  «  abstraction  »,  tout  comme 
le  concept,  par  rapport  au  particularisme  sen- 
sible? 

L'effet  essentiel  de  la  Révolution  française  n'a- 
t-il  pas  été  de  déblayer  le  terrain  social  de  toutes 


141 


les  broussailles  et  barrières  qui  l'encombraient, 
douanes  intérieures,  droits  de  péage,  privilèges 
féodaux  de  toutes  sortes?  C'est  l'unité  et  l'unifor- 
mité du  Gode  civil  qui  se  substitue  à  la  bigar- 
rure des  coutumes  féodales  —  œuvre  d'unifica- 
tion déjà  ébauchée  par  l'administration  royale  et 
à  laquelle  la  Révolution  et  l'Empire  viennent 
mettre  la  dernière  main.  Telle  a  été,  incontestable- 
ment, l'œuvre  essentielle  de  la  Révolution  fran- 
çaise, qui  créa  l'Etat  moderne  —  ou  plutôt  en  pa- 
racheva la  création,  —  œuvre  de  libération  pour  la 
vie  sociale,  jusque-là  «  égarée,  désorientée,  comme 
dit  Marx,  dans  les  multiples  impasses  de  la  vie 
féodale  »  et  tout  à  fait  analogue  à  la  libération 
que  le  concept  procure  à  l'esprit,  qui,  sans  lui, 
s'égarerait,  désorienté  lui  aussi,  dans  les  multiples 
impasses  de  la  vie  empirique.  Mais  nous  pouvons 
poursuivre  l'analogie:  le  concept,  avons-nous  dit 
à  la  suite  de  M.  Bergson,  est  une  libération  qui 
risque  d'asservir,  à  moins  qu'on  ne  la  transcende. 
Il  en  est  de  même  de  l'Etat,  de  l'Etat  qui,  une  fois 
constitué,  veut  tout  régenter,  ne  souffre  plus  à 
côté  de  lui  aucune  vie  indépendante,  regarde  avec 
une  inquiétude  jalouse  toute  association  privée, 
en  un  mot,  veut  tout  absorber  en  lui.  La  centrali- 
sation étatique  devient  énorme,  écrasante;  l'abs- 
traction sociale  prend  des  proportions  formida- 
bles ;  il  n'y  a  plus  d'autre  vie  collective  que  la  vie 
étatique  ;  l'Etat-monstre  dévore  tout,  groupes  et  in- 


M?  LES   MÉFAITS   DES   INTELLECTUELS 

dividus,  et  se  transforme  en  un  instrument  do 
croissante  servitude  collective:  la  nécessité  s'im- 
pose de  le  transcender,  lui  aussi,  et  c'est  l'œuvre 
qu'a  entreprise  le  syndicalisme  révolutionnaire. 
Mais,  précisément,  ne  reproche-t-on  pas  au  syn- 
dicalisme de  vouloir  nous  ramener  à  une  sorte 
de  particularisme  corporatif,  d'allure  féodale, 
comme  on  reproche  à  M.  Bergson  de  vouloir  dé- 
truire la  science  pour  nous  ramener  à  une  sorte 
d'impressionnisme?  Or,  le  syndicalisme  ne  veut 
pas  plus  détruire  l'Etat,  au  sens  négatif  et  réac- 
tionnaire qu'on  imagine,  que  M.  Bergson  ne  veut 
détruire  la  Science;  mais  ce  qu'il  veut,  c'est,  tout 
en  restant  sur  le  terrain  de  l'Etat  moderne,  re- 
trouver la  vie  sociale  défigurée  et  étouffée  sous 
les  exagérations  étatistes,  comme  M.  Bergson 
veut,  tout  en  s'appuyant  sur  la  science,  retrouver 
la  vie  profonde  dénaturée  et  faussée  sous  les  exa- 
gérations conceptuelles. 

Analogie  complète,  donc,  entre  le  concept  et 
l'Etat,  et  si,  enfin,  nous  considérons  la  catégorie 
économique  de  l'échange,  ne  lui  trouverons-nous 
pas  les  mêmes  caractéristiques  essentielles? 
Qu'est-ce,  en  effet,  que  l'économie  échangiste,  par 
rapport  à  l'économie  dite  naturelle?  N'est-elle  pas 
dans  la  même  relation  que  le  concept  vis-à-vis  du 
particularisme  sensible  et  que  l'Etat  moderne  vis- 
à-vis  du  particularisme  féodal  ?  Dans  l'économie 
naturelle,  chaque  producteur  reste  enfermé  dans 


l'état,  le  concept  et  l'échange  143 

son  horizon  familial,  produisant,  non  pour  un 
marché,  mais  pour  sa  propre  consommation;  c'est 
le  particularisme  dans  le  domaine  de  la  produc- 
tion. Mais  dès  que  l'échange  se  développe,  dès 
qu'un  marché,  d'abord  régional,  puis  national, 
puis  international,  se  constitue,  oii  les  producteurs, 
sortant  de  leur  isolement,  viennent  échanger  leurs 
produits  et  pour  lequel  ils  produisent,  tout  change: 
à  la  production  particulariste,  concrète,  pour  ainsi 
dire,  sensible  et  artistique,  succède  une  produc- 
tion sociale,  abstraite,  scientifique,  par  grandes 
masses;  la  société  présente  l'aspect,  comme  le 
montre.  Marx  au  début  de  son  Capital,  d'une 
énorme  accumulation  de  marchandises,  et  les 
marchands,  c'est-à-dire  les  innombrables  variétés 
de  ce  qu'on  a  appelé  les  intermédiaires,  dominent 
les  producteurs:  ce  sont  les  marchands,  posses- 
seurs d'or,  qui  ont  promu  le  capitalisme,  fondé 
les  manufactures  et  donné  le  branle  à  ce  dévelop- 
pement formidable  des  forces  productives,  auquel 
l'humanité  assiste  depuis  le  xvf  siècle.  L'échange, 
lui  aussi,  commence  donc  par  constituer  une  li- 
bération :  il  tire  les  producteurs  de  la  torpeur  par- 
ticulariste de  l'économie  naturelle  et  donne  l'es- 
sor aux  forces  productives;  mais  cette  libération, 
elle  aussi,  est  une  libération  asservissante,  et  s'il 
y  a  un  fétichisme  conceptualiste  et  un  fétichisme 
étatiste,  il  y  a  aussi  ce  que  Marx  a  appelé  le  féti- 
chisme de  la  marchandise.  L'échange,  comme  le 


144  LES   MÉFAITS   DES   INTELLECTUELS 

concept  et  comme  l'Etat,  doit  être  transcendé;  il 
faut  que  la  production  se  dégage  de  la  tyrannie 
de  l'échange,  comme  il  faut  que  la  vie  spirituelle 
se  libère  de  la  tyrannie  du  concept  et  la  vie  so- 
ciale de  la  tyrannie  de  l'Etat,  sans  que  cette  triple 
libération  ne  signifie  en  quoi  que  ce  soit  un 
retour  au  particularisme  sensible,  féodal  ou  éco- 
nomique. 

Mais  considérons  de  plus  près  la  nature  de 
l'échange.  Il  y  a  dans  le  Capital  un  chapitre  qui 
a  toujours  semblé  bien  bizarre  et  d'une  intelli- 
gence bien  difficile:  c'est  le  fameux  chapitre  sur 
«  le  caractère  fétiche  de  la  marchandise  et  son 
secret  ».  Voici,  en  effet,  le  passage  étrange  qu'on 
y  peut  lire:  «  Le  monde  religieux  n'est  que  le  re- 
flet du  monde  réel.  Une  société  oii  le  produit  du 
travail  prend  généralement  la  forme  de  la  mar- 
chandise, et  oi^i,  par  conséquent,  le  rapport  le  plus 
général  entre  les  producteurs  consist€  à  comparer 
les  valeurs  de  leurs  produits  et,  sous  cette  enve- 
loppe de  choses,  à  comparer  les  uns  aux  autres 
leurs  travaux  privés  à  titre  de  travail  humain 
égal,  une  telle  société  trouve  dans  le  christianisme 
avec  son  culte  de  l'homme  abstrait  et  surtout  dans 
ses  types  bourgeois,  protestantisme,  déisme,  etc., 
le  complément  religieux  le  plus  convenable.  » 
Qu'est-ce  à  dire?  Nous  voyons  Marx  faire  ici  un 
curieux  rapprochement  entre  l'échange  et  l'idéo- 
logie   chrétienne:    le    christianisme,    nous    dit-il. 


145 


avec  son  culte  de  l'homme  abstrait,  et  surtout  le 
christianisme  de  type  bourgeois,  comme  le  protes- 
tantisme, le  déisme,  est,  pour  une  société  mar- 
chande, le  complément  religieux  le  plus  conve- 
nable. Il  ne  faut  jamais  oublier,  quand  on  lit  Marx, 
que  ses  observations  ont  porté  avant  tout  sur  la 
société  anglaise.  Or,  l'Angleterre  est,  incontesta- 
blement, le  pays  «  marchand  »  par  excellence, 
une  sorte  de  grande  Garthage  moderne,  la  terre 
classique  du  «  libre-échange  »  et  des  théories 
manchestériennes,  en  vertu  desquelles  le  monde 
est  conçu  sous  l'aspect  commercial,  comme  un 
vaste  marché,  «  au  contact  duquel  tout  se  dissout 
et  où  les  hommes  ne  sont  plus  que  des  porteurs 
de  marchandises  (1)  »  ;  et,  en  même  temps,  on 
peut  dire  que  c'est  le  pays  qui  est  resté  le  plus 
attaché  au  christianisme  et  où  le  christianisme 
a  pris  sa  forme  la  plus  particulièrement  bour- 
geoise, le  protestantisme:  le  bourgeois  anglais  est 
préoccupé  au  même  titre  des  intérêts  de  sa  cons- 
cience et  de  sa  caisse;  le  «business  man  »  et  le 
Tartuffe  protestant  peuvent  loger  dans  la  même 
peau.  Et  le  christianisme  anglais  est  un  chris- 
tianisme avant  tout  moral,  pratique,  on  pourrait 
presque  dire  pédagogique;  aucune  inquiétude 
mystique;   aucune   profondeur  théologique;   rien 


(1)  Voir  SoREL,  Iniroduciion  à  VEcoiwmie  moderne,  p.  23 

12 


146       LES  MÉFAITS  DES  INTELLECTUELS 

qu'un  méthodisme  tendu  tout  entier  vers  la  pra- 
tique morale.  Au  reste,  n'est-ce  pas  le  caractère 
de  toute  la  vie  intellectuelle  anglaise?  Nietzsche  a 
relevé  avec  raison  «  la  médiocrité  philosophique  » 
des  Anglais:  toute  la  production  philosophique 
anglaise  est  incontestablement  marquée  au  coin 
de  l'empirisme  le  plus  plat  et  le  plus  épicier.  Les 
moralistes  anglais,  en  partréulier,  ne  se  sont  ja- 
mais élevés  au-dessus  de  la  morale  utilitaire  la 
plus  mesquine  que  pour  concevoir  une  morale  de 
la  sympathie  qui  n'en  est,  en  somme,  qu'un 
simple  dérivé;  car  écoutons  ces  réflexions  pro- 
fondes de  Nietzsche  {Aurore,  §  174,  p.  192)  :  «  Mode 
morale  d'une  société  commerçante.  —  Derrière  ce 
principe  de  l'actuelle  mode  morale:  «les  actions 
«  morales  sont  les  actions  de  la  sympathie  pour  les 
«  autres  »,  je  vois  dominer  l'instinct  social  de  la 
crainte  qui  prend  ainsi  un  déguisement  intellec- 
tuel; cet  instinct  pose  comme  principe  supérieur, 
le  plus  important  et  le  plus  prochain,  qu'il  faut  en- 
lever à  la  vie  le  caractère  dangereux  qu'elle  avait 
autrefois  et  que  chacun  doit  aider  à  cela  de  toutes 
SCS  forces.  C'est  pourquoi,  seules,  les  actions  qui 
visent  à  la  sécurité  générale  et  au  sentiment  de 
sécurité  de  la  société  peuvent  recevoir  l'attribut 
hon\  »  La  sécurité,  «  l'ordre  »,  comme  dit  le  phi- 
listin bourgeois,  est,  en  effet,  le  besoin  fondamen- 
tal d'une  société  marchande  :  la  morale  de  la  bour- 
geoisie n'est  que  Texpression  de  ses  instincts  poli- 


l'état,  le  concept  et  l'échange  147 

ciers.  La  «  violence  »  syndicaliste  dérange  beau- 
coup les  petites  combinaisons  de  nos  socialistes 
bourgeois  parlementaires  qui  ne  rêvent  que  paix 
sociale,  arbitrage  et  conciliation;  et  ils  se  deman- 
dent pourquoi  les  ouvriers  préfèrent  «  l'action  di- 
recte »  à  la  diplomatie  parlementaire.  Le  socia- 
lisme parlementaire  est  devenu  éminemment  un 
parti  de  l'ordre;  il  sert  même  de  paratonnerre 
;\  l'ordre  bourgeois,  trahissant  ainsi  son  essence 
véritable.  Mais,  précisément,  le  parlementa- 
risme n'est-il  pas  une  chose  d'importation  an- 
plaise?  Et  l'Angleterre  n'est-elle  pas  la  terre 
classique  du  parlementarisme,  comme  elle  l'est 
du  capitalisme  marchand? 

On  peut  comparer  un  Parlement  à  un  marché: 
les  partis  ne  sont  que  des  entrepreneurs  qui  font 
l'échange  d'un  certain  stock,  de  voix  contre  cer- 
tains avantages;  et  ce  qui  sort  de  ces  combinai- 
sons de  mercantis,  c'est  ce  qu'on  appelle  la  Vo- 
lonté générale,  la  Loi,  divinité  du  monde  mar- 
chand moderne,  devant  laquelle  nos  socialistes 
demandent  aux  ouvriers  de  s'incliner  très  bas, 
bien  qu'elle  signifie  avant  tout:  respect  à  l'ordre 
établi!  Mais  le  caractère  essentiel  de  la  démocra- 
tie parlementaire  n'est-ce  pas  «  ce  culte  de 
l'homme  abstrait  »  qui,  pour  Marx,  caractérise 
le  christianisme?  Au  reste,  Marx  a  bien  nette- 
ment déclaré  lui-même,  dans  la  Question  Juive, 
que  la  démocratie,   à   ses   yeux,   était  d'essence 


1  l.S  LES   MÉFAITS   DES  INTELLECTUELS 

chrétienne:  le  citoyen  politique  n\'>l  qu'un  per- 
sonnage abstrait,  moral,  allégorique;  et  l'égalité 
devant  la  Loi  est,  comme  l'égalité  devant  Dieu, 
une  égalité  abstraite.  On  dira  peut-être  que  la  dé- 
mocratie anglaise  ne  se  fait  nullement  remarquer 
par  «  ce  culte  de  l'homme  abstrait  »  qui  carac- 
térise au  contraire  si  fortement  la  démocratie 
française;  que  l'Anglais  ne  connaît  que  les  fait> 
et  ne  théorise  guère,  au  contraire  du  Français, 
dont  la  manie  de  tout  généraliser  n'a  d'égal  que 
son  dédain  des  «  petits  faits  ».  Et,  sans  doute,  cela 
est  vrai;  mais  il  ne  faudrait  pas  croire  qu'il  y  ait 
une  opposition  réelle  entre  «  l'empirisme  an- 
glais »  et  «  l'abstraction  française  ».  Si  paradoxale 
que  cette  formule  pourra  sembler,  on  peut  dire 
qu'il  n'y  a  rien  de  plus  «  abstrait  »  que  «  des 
faits  »  et  que  l'empirisme  n'est  lui-même  qu'une 
«  abstraction  au  premier  degré  ».  On  fait  souvent 
ressortir  le  caractère  abstrait  et  universel  de  la 
Déclaration  des  droits  de  la  Révolution  française  ; 
cette  déclaration  des  droits  n'en  est  pas  moins 
l'expression  générale  et  théorique,  mais  exacte, 
des  cahiers  de  revendications  des  Etats.  La  diffé- 
rence entre  le  génie  anglais  et  le  génie  français, 
c'est  que  le  premier  n'éprouve  pas  le  besoin  de 
«  logiciser  »  et  de  clarifier  comme  le  second:  il 
s'arrête  au  premier  degré  de  l'abstraction  empi- 
rique; le  génie  français  pousse  plus  loin:  il  n'esl 
satisfait  que  lorsqu'il  a  trouvé  la  formule  logique. 


l'état,  le  concept  et  l'échange  149 

la  loi  générale,  l'idée  claire  et  distincte  chère  à 
Descartes;  et  là  où  le  génie  anglais  superpose 
le  nouveau  à  l'ancien,  la  révolution  à  la  tradition, 
sans  jamais  déblayer  le  terrain  social  de  toutes  les 
scories  du  passé,  le  génie  français  n'est  content 
([ue  lorsqu'il  a  percé  à  travers  toute  la  brouis- 
saille  des  faits  anciens  une  large  et  spacieuse 
clairière.  Mais  il  n'y  a  là,  en  somme,  qu'une  dif- 
férence de  degré,  je  le  répète,  dans  l'abstraction; 
et  l'on  peut  souscrire  à  ce  jugement  de  Nietzsche: 
«  Ce  qu'on  appelle,  dit-il  (1),  les  «  idées  mo- 
«  dernes  »,  ou  les  «  idées  du  xviif  siècle  »,  ou 
encore  les  «  idées  françaises  »,  tout  ce  contre  quoi 
l'esprit  allemand  s'est  élevé  avec  un  profond  dé- 
goût, tout  cela  est  incontestablement  d'origine 
anglaise.  Les  Français  ne  furent  que  les  imitateurs 
et  les  acteurs  de  ces  idées,  comme  ils  en  furent 
les  meilleurs  soldats  et,  malheureusement  aussi, 
les  premières  et  plus  complètes  victimes.  »  Nous 
pouvons  donc  écrire,  élargissant  la  formule  de 
Marx,  que  toute  l'idéologie  anglaise  est  une  idéo- 
logie de  l'échange.  Et  cela  apparaît  plus  nettement 
encore  si  l'on  considère  les  Etats-Unis,  cette  an- 
cienne colonie  anglaise.  Ici  nous  trouvons  en 
quelque  sorte  à  l'état  pur  ce  qui,  en  Angleterre, 
reste  impliqué  dans  d'autres  courants;  car  si  l'on 


(1)  Par  delà  le  bien  et  le  mal,  p.  279. 


150  LES    MKF'WITS    DKS    !  \  rKl.r.KC/rUELS 

veut  comprendre  l' Angleterre,  il  ne  faut  jamais 
oublier  non  plus  à  quel  point  les  idées  médiévales 
y  sont  demeurées  vivaces:  le  particularisme  féodal 
est  resté  en  quelque  sorte  sous-jacent  à  ce  qu'on 
pourrait  appeler  l'universalisme  bourgeois  et  mar- 
chand; le  mouvement  ouvrier  anglais  est  tout 
pénétré  encore  d'idées  purement  corporatives;  et 
les  socialistes  anglais  les  plus  populaires,  —  je 
pense  à  William  Morris,  par  exemple  —  rêvent 
plus  ou  moins  un  retour  à  la  «  Merry  England  ». 
Il  y  a  donc,  en  Angleterre,  superposition  et  enche- 
vêtrement de  deux  idéologies:  l'idéologie  médié- 
vale et  l'idéologie  marchande;  mais  aux  Etats-Unis 
nous  rencontrons  celle-ci  à  l'état  pur  et  comme 
en  plein  relief. 

Nous  avons  affaire  ici  à  une  société  purement 
marchande,  oii  l'idée  commerciale  domine  tout.  Le 
christianisme   y   prend    une    allure    encore    plus 
«  pratique  »,  si  possible,  qu'en  Angleterre;  c'est  un 
pur  rationalisme  moral,  sans  soucis  mystiques  ni 
Idéologiques,  et  il  suffit  d'évoquer  Ghanning  poufj 
avoir  tout  de  suite  une  idée  exacte  de  ce  que  peutj 
être  la  «  création  »  religieuse  aux  Etats-Unis.  Lej 
catholicisme  lui-même  y  revêt  un  caractère  trèsi 
particulier,  «  l'américanisme  ».  Dans  la  vie  parle-j 
mentaire,  nous  retrouvons,  plus  accentués  encoi 
et  plus  libres,  je  veux  dire  moins  mêlés  à  des! 
éléments  étrangers,  les  traits  du  parlementarisme] 
anglais:  même  omnipotence,  à  tour  de  rôle,  de 


l'état,  le  concept  et  l'échange  151 

deux  grands  partis,  qu'on  a  pu  appeler  des  «  car- 
tells  »  politiques,  et  qui  accaparent  tour  à  tour 
le  marché  des  voix;  même  allure  mercantile  de 
la  vie  politique,  qui  s'y  réduit  à  des  marchandages 
et  aboutit  à  une  corruption  effroyable.  Et  que  la 
démocratie  soit  «  chrétienne  »,  c'est  ce  qui  appa- 
raît en  Amérique  aussi  nettement  que  possible 
—  qu'on  lise  plutôt  les  discours  du  président  Roo- 
sevelt  —  et  que  ce  christianisme  soit  de  type  bour- 
geois, c'est  ce  qui  n'est  pas  moins  éclatant.  Nous 
voyons  donc  la  connexion  étroite  qui  relie  entre 
elles  ces  trois  choses:  le  christianisme,  la  démo- 
cratie parlementaire  et  l'échange.  Il  y  a,  disions- 
nous,  entre  le  concept,  l'Etat  et  l'échange  des  ana- 
logies remarquables:  mais  qu'est-ce  que  le  con- 
cept, ou,  si  l'on  veut,  la  métaphysique  rationa- 
liste, sinon  la  forme  laïque  du  christianisme?  (1) 

(1)  Cette  formule  pourra  sembler  bizarre  et  énigmatique, 
mais  je  n'ai  pas  besoin  de  dire  que  je  vise  ici  surtout,  par 
christianisme,  le  christianisme  que  Marx  appelle  bourgeois 
(protestantisme,  déisme,  etc.),  c'est-à-dire  le  christianisme 
qui,  débarrassé  de  toute  dogmatique  et  vidé  de  toute 
mystique,  lesquelles  ne  peuvent  conserver  toute  leur  pureté 
et  toute  leur  force  qu'au  sein  de  l'Eglise  catholique,  tend 
à  se  séculariser,  à  se  rationaliser,  à  devenir  une  simple 
morale  laïcisante.  En  fait,  on  constate  une  véritable  col- 
lusion pratique  entre  les  libres  penseurs,  qui  se  disent 
rationalistes,  et  tous  les  chrétiens  à  tendances  moderni- 
santes, tels  que  démocrates  chrétiens,  sillonistes,  catho- 
liques  et  protestants  libéraux:    tous   ces   gens,   à  l'heure 


152       LES  MÉFAITS  DES  INTELLECTUELS 

N*est-il  pas  remarquable,  par  exemple,  que  nos 
libres  penseurs  marchent  complètement  d'accord 
avec  nos  protestants  libéraux?  Kt  la  démocratie 


actuelle,  se  déclareraient  volontiers  plus  républicains  que 
les  républicains  orthodoxes;  ils  se  signalent  par  une  véri- 
table surenchère  de  républicanisme  et  ils  ne  détestent  rien 
tant  que  VAction  française.  Ils  voient  volontiers  dans  la 
Révolution  une  application  à  la  société  des  préceptes 
évangéiiques  :  la  mystique  républicaine  leur  paraît  un  cas 
particulier  de  la  mystique  chrétienne,  et  le  catholicisme 
romain  n'est  à  leurs  yeux  qu'une  déformation,  une  dévia- 
tion, une  dénaluration  presque  païenne  de  cette  mys- 
tique. Dans  un  article  sur  Proudhon  {Cahiers  du  cercle 
Proudhon,  n<*  1),  Jean  Darville  émettait  cette  idée  qu'il 
y  a  dans  le  christianisme  deux  courants,  l'un  plus  parti- 
culièrement rural  et  qui  serait  le  courant  catholique,  et 
l'autre  plus  particulièrement  urbain  et  qui  serait  le  cou- 
rant protestant.  Pour  entrer  pleinement  dans  cette  vue, 
il  faut  se  reporter  aux  remarques  de  Hegel  sur  les  trois 
états,  si  importantes,  pour  comprendre  comment,  dans  le 
système  marxiste,  on  peut  rattacher  une  idéologie  à  son 
infrastructure  économique,  et  qui  montrent  que  l'état  d'âme 
du  paysan  est  caractérisé  par  la  résignation  et  la  passi- 
vité, celui  des  classes  libérales  et  qui  s'occupent  d'in- 
dustrie et  de  commerce,  par  la  réflexion  et  l'activité.  Nous 
verrons,  d'ailleurs,  plus  loin,  Proudhon,  ce  rural  dans 
l'âme,  interpréter  le  christianisme  comme  une  idéologie  de 
la  ville.  Je  sais  bien  qu'on  pourrait  objecter  que  l'idée  reli- 
gieuse, chez  les  paysans,  est  souvent  plus  apparentée  à  la 
magie  et  à  la  sorcellerie  qu'à  la  véritable  religion,  laquelle, 
selon  la  terminologie  hégélienne,  relevant  de  l'esprit  libre 
ou  absolu,  comme  l'Art  et  la  Philosophie,  ne  saurait  être 
ainsi,  au  demeurant,  rabattue  sur  un  plan  économique  quel- 


l'état,  le  concept  et  l'échange  153 

parlementaire,  n'est-ce  pas  le  droit  divin  —  ou 
la  puissance  magique  de  l'Etat  —  passé  du  roi 
aux  partis  chargés  de  traduire  la  soi-disant  sou- 


conque.  Mais  je  répondrai  qu'il  en  est  des  relations  de  l'idée 
religieuse  avec  l'infrastructure  économique  paysanne  ou  ur- 
baine, comme,  dans  la  philosophie  de  M.  Bergson,  des  re- 
lations de  l'intuition  tvec  l'instinct  et  l'intelligence.  L'ins- 
tinct, selon  M.  Bergson,  n'est  pas  l'intuition  sans  doute, 
puisqu'il  défmit  l'intuition  un  instinct  désintéressé;  mais  il 
y  a  plus  de  parenté,  selon  lui,  entre  l'instinct  et  l'intui- 
tion qu'entre  celle-ci  et  l'inteUigence  :  l'intelligence,  en  un 
certain  sens,  tourne  le  dos  à  l'intuition.  Il  n'est  pas  dou- 
teux que  l'existence  urbaine,  oelle  des  classes  commer- 
ciales, industrielles  et  ouvrières,  fondée  sur  l'activité 
consciente  et  réfléchie,  comme  le  remarque  Hegel,  mène 
presque  tout  naturellement  k  ce  qu'on  appelle  la  libre 
pensée;  tout  surnaturel  disparaît;  le  divin  s'évapore,  il 
ne  reste  plus  que  de  l'humain;  et  c'est  ainsi  que  Marx  était 
arrivé  à  dire  que,  dans  la  société  socialiste,  quand  la 
production  sera  débarrassée  de  tout  voile  mystique,  l'hu- 
manité sera  complètement  irréligieuse.  Marx  poussait  ainsi 
à  la  limite  la  conception  rationaliste  des  encyclopédistes;  la 
vie  sociale  devenait  complètement  transparente  à  elle- 
même,  tout  devait  se  rabattre  sur  le  plan  des  idées  claires, 
et  tout  mystère  s'évanouissait:  on  entrait  décidément  dans 
l'âge  positif  de  l'humanité.  Cette  conception,  qui  a  été 
longtemps  courante  et  dominante  (c'est  celle  d'Auguste 
Gomlc,  de  Renan  (en  partie),  de  tout  le  socialisme  moderne), 
commence  à  être  sérieusement  battue  en  brèche;  et  Sorel 
a  bien  vu  à  cet  égard  toute  l'importance  de  la  philosophie 
de  M.  Bergson,  dans  cet  article  intitulé  Dio  ritorna,  où  il 
dit  que  Pascal  a  vaincu  Descartes,  formule  saisissante  et 
qui  résume  admirablement  la  situation.  {Note  de  1913.) 


154  LES    MÉFAITS   DES   INTELLECTUELS 

voraincté  du  peuple?  La  loi,  qui  omano  de  nos 
parlements  modernes,  est  entourée  d'un  respect 
plus  superstitieux  que  ne  Tont  jamais  été  les  rois 
les  plus  absolus  et  Ton  peut  dire  que  le  légalita- 
risme  moderne  est  plus  asservissant  encore  que 
l'ancien  loyalisme. 

Or,  le  syndicalisme  révolutionnaire  est  entré  en 
révolte  contre  ce  légalitarisme;  il  affirme  que 
l'émancipation  ouvrière  ne  peut  être  l'œuvre  de 
la  Loi;  il  oppose  au  parlementarisme  l'action  di- 
recte. Et  par  cela  même  il  a  contre  lui  tous  les 
partis,  depuis  les  catholiques  sociaux  jusqu'aux 
socialistes  parlementaires.  Qu'est-ce  à  dire?  Nous 
aurons,  d'un  mot,  la  clef  du  problème:  le  syndica- 
lisme révolutionnaire  est  une  philosophie  de  pro- 
ducteurs, et  nous  venons  de  voir  que  l'idéologie 
bourgeoise  —  chrétienne,  démocratiaue,  socia- 
liste parlementaire  —  est  une  idéologie  mar- 
chande, une  idéologie  de  l'échange.  Nous  aboutis- 
sons ainsi  à  opposer  nettement  l'échange  et  la 
production  et  c'est  cette  opposition  qu'il  s'agit 
d'approfondir. 


\ 


I 


CHAPITRE   III 


La  renaissance  du  Mythe 


Râle  de  rechange  dans  Véconomie  et  rôle  de  Vln- 
telUgence  dans  la  vie  de  l'esprit.  —  Opposition 
du  rural  et  du  citadin,  comme  opposition  de  la 
production  et  de  V  échange:  la  Ville  y  lieu  du 
Gouvernement,  de  la  Bourse  et  de  VIdéologie. 
—  La  ruine  du  Mythe,  la  Grève  générale  comme 
résurrection  du  Mythe  dans  notre  monde  mo- 
derne entièrement  intellectualisé. 

«  Dans  les  modes  de  production  de  la  vieille 
Asie,  de  l'antiquité  en  général,  écrit  Marx  (1),  la 
transformation  du  produit  en  marchandise  ne 
joue  qu'un  rôle  subalterne,  qui  cependant  acquiert 
plus  d'importance  à  mesure  que  les  communautés 
approchent  de  leur  dissolution.  Des  peuples  mar- 
chands proprement  dits  n'existent  que  dans  les 
intervalles  du  monde  antique,  à  la  façon  des  dieux 
d'Epicure,  ou,  comme  les  Juifs,  dans  les  pores  de 
la  société  polonaise.  Ces  vieux  organismes  sociaux 


(1)   Capital,  p.  31,  col.  2. 


156  LES   MÉFAITS   DES   INTELLECTUELS 

sont,  sous  le  rapport  de  la  production,  infiniment 
plus  simples  et  plus  transparents  que  la  société 
bourgeoise;  mais  ils  ont  pour  base  Vimmalurité 
de  l'homme  individuel  dont  l'histoire  n'a  pas 
encore  coupé,  pour  ainsi  dire,  le  cordon  ombilical 
qui  l'unit  à  la  communauté  naturelle  d'une  tribu 
primitive,  ou  des  conditions  de  despotisme  et  d'es- 
clavage. Le  degré  inférieur  de  développement  des 
forces  productives  du  travail  qui  les  caractérise 
et  qui  par  suite  imprègne  tout  le  cercle  de  la 
vie  matérielle,  Vétroitesse  des  rapports  des 
homm,es  soit  entre  eux  soit  avec  la  nature,  se 
reflète  idéalement  dans  les  vieilles  religions  natio- 
nales. » 

Ayant  transcrit  ce  passage  du  Capital,  si  curieux 
et  si  suggestif,  si  j'ouvre  le  nouveau  livre  de 
M.  Bergson,  VEvolution  créatrice,  voici  ce  qu'on 
y  peut  lire:  «  L'instinct  est  sympathie.  Si  cette 
sympathie  pouvait  étendre  son  objet  et  aussi  ré- 
fléchir sur  elle-même,  elle  nous  donnerait  la  clef 
des  opérations  vitales,  —  de  même  que  l'intelli- 
gence, développée  et  redressée,  nous  introduit  dans 
la  matière.  Car,  nous  ne  saurions  trop  le  répéter, 
l'intelligence  et  l'instinct  sont  tournés  dans  deux 
sens  opposés,  celle-là  vers  la  matière  inerte, 
celui-ci  vers  la  vie.  L'intelligence,  par  l'intermé- 
diaire de  la  science  qui  est  son  œuvre,  nous  livrera 
de  plus  en  plus  complètement  le  secret  des  opéra- 
tions physiques;  de  la  vie,  elle  ne  nous  apporte, 


LA   RENAISSANCE   DU   MYTHE  157 

et  ne  prétend  d'ailleurs  nous  apporter,  qu'une  tra- 
duction en  termes  d'inertie.  Elle  tourne  tout  autour, 
prenant,  du  dehors,  le  plus  grand  nombre  pos- 
sible de  vues,  sur  cet  objet  qu'elle  attire  chez  elle, 
au  lieu  d'entrer  chez  lui.  Mais  c'est  à  l'intérieur 
même  de  la  vie  que  nous  conduirait  Vintuitioriy 
je  veux  dire  l'instinct  devenu  désintéressé ,  cons- 
cient de  lui-même^  capable  de  réfléchir  sur  son 
objet  et  de  l'élargir  indéfiniment...  (p.  192).  L'in- 
tuition, au  premier  abord,  semble  bien  pré.férable 
à  l'intelligence,  puisque  la  vie  et  la  conscience 
y  restent  intérieures  à  elles-mêmes.  Mais  le  spec- 
tacle de  l'évolution  des  êtres  vivants  nous  montre 
qu'elle  ne  pouvait  aller  bien  loin.  Du  côté  de 
l'intuition,  la  conscience  s'est  trouvée  à  tel  point 
comprimée  par  son  enveloppe  qu'elle  a  dû  rétrécir 
l'intuition  en  instinct,  c'est-à-dire  n'embrasser  que 
la  très  petite  portion  de  vie  qui  l'intéressait;  — 
encore  l'embrasse-t-elle  dans  l'ombre,  en  la  tou- 
chant sans  presque  la  voir.  De  ce  côté,  l'horizon 
s'est  tout  de  suite  fermé.  Au  contraire,  la  cons- 
cience se  déterminant  en  intelligence,  c'est-à-dire 
se  concentrant  d'abord  sur  la  matière,  semble  ainsi 
s'extérioriser  par  rapport  à  elle-même;  mais,  jus- 
tement parce  qu'elle  s'adapte  aux  objets  du  dehors, 
elle  arrive  à  circuler  au  milieu  d'eux,  à  tourner 
les  barrières  qu'ils  lui  opposent,  à  élargir  indéfi- 
niment son  domaine.  Une  fois  libérée,  elle  peut 
d'ailleurs  se  replier  à  l'intérieur,  et  réveiller  les 


158  LES   MÉFAITS   DES  INTELLECTUELS 

virtualités  d'intuition  qui  somnHMllent  encore  en 
elle.  »  (pp.  197-198.) 

Nous  avons  rapproché  l'échange  du  concept; 
nous  avons  indiqué  quel  rôle,  selon  nous,  jouait 
l'échange  dans  la  vie  économique  de  l'humanité 
et  rintelligence  dans  sa  vie  spirituelle  —  un  rôle, 
avons-nous  dit,  à  la  fois  de  libération  et  d'asser- 
vissement. Le  passage  de  VEvolulion  créatrice  que 
je  viens  de  rapporter,  rapproché  de  celui  du  Capi- 
tal, précise  encore  et  éclaire  la  question.  Car  nous 
voyons  quelle  portée  M.  Bergson  attribue  à  l'in- 
tervention de  l'intelligence  dans  la  vie  de  la  cons- 
cience, et  cette  portée  nous  semble  tout  à  fait 
analogue  à  celle  que  Marx  attribue  au  dévelop- 
pement de  l'échange  dans  la  vie  économique,  à 
ce  qu'il  appelle  la  transformation  du  produit  en 
marchandise.  Ce  qui  caractérise  ces  vieux  orga- 
nismes sociaux,  dont  parle  Marx,  organismes  où 
l'échange  est  peu  développé,  c'est  l'immaturité  de 
l'homme  individuel,  c'est  Vétroitesse  des  rapports 
des  hommes  soit  entre  eux  soit  avec  la  nature;  la 
vie,  pourrait-on  dire,  y  est  intérieure  à  elle-même, 
elle  est  concentrée  et  repliée  sur  elle-même;  elle 
n'est  pas  tournée  vers  le  dehors,  mais  tout  entière 
ramenée  sur  sa  propre  intériorité.  Cette  vie  a  la 
profondeur  de  l'instinct,  mais  elle  en  a  aussi 
l'étroitesse,  l'exclusivité,  l'immobilisme.  De  même, 
selon  M.  Bergson,  une  conscience  qui  s'enferme- 
rait dans  l'intuition,  ou  plus  exactement   <«  dont 


LA   RENAISSANCE   DU    MYTHE  159 

l'intuition  se  rétrécirait  en  instinct»,  sans  doute, 
aurait  l'avantage  de  rester  intérieure  à  elle-même  ; 
elle  garderait  toute  sa  profondeur;  elle  ne  s'épar- 
pillerait ni  ne  se  disperserait  en  rien  au  dehors; 
mais  aussi...  elle  n'irait  pas  bien  loin;  son  horizon 
serait  tout  de  suite  fermé;  elle  n'embrasserait 
qu'une  très  petite  portion  de  vie.  Que  vient  donc 
laire  l'intelligence?  L'intelligence  vient  tirer  la 
conscience  de  cet  isolement,  de  cette  cave,  où  elle 
pourrait  s'enfermer  et  rester  plongée  dans  une 
torpeur  désastreuse;  elle  lui  fait  prendre  l'air, 
la  promène  dans  les  rues  de  la  ville;  et,  sans 
doute,  la  conscience  semble  ainsi  s'extérioriser  par 
rapport  à  elle-même;  il  peut  lui  paraître  qu'elle 
se  perd  et  devient  une  agitée,  une  brouillonne,  et 
que  sa  vie,  plus  étendue  et  plus  variée,  est  aussi 
plus  superficielle  et  plus  inconsistante;  mais  jus- 
tement «  parce  qu'elle  s'adapte  aux  objets  du 
dehors,  elle  arrive  à  circuler  au  milieu  d'eux,  à 
tourner  les  barrières  qu'ils  lui  opposent,  à  élargir 
indéfiniment  son  domaine  ».  Et  il  y  a  mieux: 
«  une  fois  libérée,  elle  peut  d'ailleurs  se  replier 
à  l'intérieur  et  réveiller  les  virtualités  d'intuition 
qui  sommeillent  encore  en  elle  ». 

De  même,  que  fait  l'échange  du  producteur  par- 
ticulariste  de  l'économie  naturelle  propre  à  ces 
vieux  organismes  sociaux  dont  nous  parle  Marx? 
On  pourrait  dire,  pour  résumer  l'opposition  en  une 
formule  saisissante,  que  d'u)i  rural,  il  en  fait  un 


160  LES   MÉFAITS   DES  INTELLECTUELS 

bourgeois,  un  ciladin,  c'est-à-dire  qu'il  transforme 
un  être  dont  la  vie  solitaire,  toute  repliée  sur 
elle-même,  était  profonde,  mais  étroite,  en  un 
être  dont  la  vie  beaucoup  plus  sociale,  plus  ou- 
verte, plus  agitée  et  extérieure,  est  aussi  plus 
superficielle  et  plus  inconsistante,  gouvernée  tout 
entière  non  plus  par  la  coutume  et  la  tradition, 
dont  le  rythme  est  lent  et  profond,  mais  par  la 
mode  et  l'opinion,  changeantes  et  frivoles.  Et  ici, 
au  risque  d'être  accusé  d'abuser  des  citations,  je 
voudrais  rappeler  une  page  de  Proudhon  :  «  Si 
peu  que  vous  soyez  au  courant  des  choses  de  c<* 
monde,  écrit-il  (1),  et  que  vous  regardiez  les  évé- 
nements qui  chaque  jour  s'accomplissent,  n'est-il 
pas  évident,  pour  vous,  que  nous  ne  vivons  point, 
les  uns  ni  les  autres,  de  la  propriété?  Nous  vivons 
d'un  fait  plus  grand  que  la  propriété,  d'un  principe 
supérieur  à  la  propriété;  nous  vivons  de  la  circu- 
lation. Gomme  la  circulation  du  sang  est  la 
fonction  mère  et  motrice  du  corps  humain  ; 
ainsi  la  circulation  des  produits  est  la  fonction 
mère  et  motrice  du  corps  social.  Quant  à  la 
propriété,  elle  est  submergée,  transformée,  per- 
due dans  cette  circulation.  Parlez-moi  de  la  pro- 
priété romaine.  Là,  le  père  de  famille,  person- 
nage consulaire  ou  consul  désigné,  vivait,  nour- 
rissait les  siens  du  vieux  champ  patrimonial;  il 

(1)  Solution  du  problcme  social,  pp.  149-150. 


LA   RENAISSANCE   DU   MYTHE  161 

tirait  toute  sa  consommation  du  travail  rustique; 
il  ne  demandait  rien  à  personne,  vendait  peu, 
achetait  encore  moins,  méprisant  le  commerce, 
le  change  et  la  banque,  et  tournant  ses  spécula- 
tions à  l'agrandissement  de  sa  terre,  à  l'extension 
de  son  domaine.  Alors  la  propriété  existait  véri- 
tablement, car  le  propriétaire  existait  par  lui- 
même...  Le  principe  et  la  fin  de  la  propriété  était 
le  propriétaire:  le  propriétaire  était  à  lui-même 
production,  circulation  et  débouché:  il  vivait  en 
soi,  par  soi  et  pour  soi.  Parlez-moi  de  la  propriété 
féodale  qui  a  duré  jusqu'en  89,  qui  s'était  propa- 
gée, enracinée  profondément  parmi  les  bourgeois 
et  les  paysans,  mais  qui  depuis  soixante  ans  a  subi, 
jusque  dans  les  campagnes,  des  modifications  si 
profondes.  Ici  encore...  le  principe  de  la  division 
des  industries  existant  à  peine,  la  propriété  était 
tout;  la  famille  était  comme  un  petit  monde  fermé 
et  sans  communications  extérieures...  On  passait 
des  années  entières  presque  sans  argent;  on  ne 
tirait  rien  de  la  ville;  chacun  chez  soi,  chacun 
pour  soi;  on  n'avait  besoin  de  personne.  La  pro- 
priété était  une  vérité;  l'homme,  par  la  propriété, 
était  complet.  C'est  à  ce  régime  que  s'était  formée 
la  forte  race  qui  accomplit  l'ancienne  révolution. 
Aussi,  voyez  quels  hommes!  quels  caractères! 
quelles  vigoureuses  personnalités!  Auprès  de  ces 
natures  de  fer,  nous  n'avons  que  des  tempéra- 
ments mous,  flasques  et  lymphatiques.  Telle  était 

13 


162       LES  MÉFAITS  DES  INTELLECTUELS 

en  89  réconomic  générale  de  la  société:  l'indépen- 
dance des  fortunes  faisait  la  sécurité  du  peuple. 
Aussi  nos  aïeux  purent-ils  supporter  dix  ans  de 
régime  révolutionnaire,  soutenir  et  vaincre  les 
efforts  de  l'Europe  conjurée:  tandis  que  nous, 
race  désappropriée,  race  appauvrie,  avec  six  fois 
plus  de  richesses  cependant,  nous  ne  tiendrions 
pas  six  mois,  non  pas  à  la  guerre  étrangère,  ni 
à  la  guerre  civile,  mais  à  la  seule  incertitude!... 

«  Qu'est-ce  donc  que  la  propriété,  aujourd'hui? 
Qu'est-elle  devenue?  Un  titre,  le  plus  souvent 
nominal,  qui  ne  tire  plus  sa  valeur,  comme  autre- 
fois, du  travail  personnel  du  propriétaire,  mais  de 
la  circulation  générale.  Le  propriétaire,  aujour- 
d'hui, est  un  homme  qui  a  des  bons  du  Trésor, 
des  rentes  sur  l'Etat,  de  l'argent  à  la  caisse  d'épar- 
gne, chez  le  banquier  ou  le  notaire,  des  créances 
hypothécaires,  des  actions  industrielles,  des  mar- 
chandises en  magasin,  des  maisons  qu'il  loue,  des 
terres  qu'il  afferme.  Quand  la  circulation  est  régu- 
lière et  pleine,  la  propriété,  comme  privilège,  vaut 
au  propriétaire;  si  la  circulation  est  suspendue,  le 
privilège  perd  son  effet;  le  propriétaire  est  à  l'ins- 
tant aussi  pauvre  que  le  prolétaire.  » 

La  propriété,  en  d'autres  termes,  est  devenue 
abstraite;  elle  s'est  faite  valeur  d'échange;  elle 
s'est  muée  en  chose  urbaine;  elle  s'est,  en  un  mot, 
embourgeoisée.  Et  l'opposition  de  l'échange  et  de 
la  production  se  ramène  à  l'opposition  de  la  ville 


LA  RENAISSANCE  DU  MYTHE  163 

et  de  la  campagne,  sur  laquelle  Sorel,  dans  ses 
Inseignamenti  délia  economia  contemporeana,  a 
proposé  des  aperçus  si  neufs  et  si  originaux  et 
dont  ridée,  déjà,  dominait  toute  son  Introduction 
à  l'économie  moderne.  La  ville,  en  effet,  c'est  émi- 
nemment un  lieu  d'échange;  c'est  le  marché  et 
c'est  la  foire;  c'est  aussi  le  lieu  du  Gouvernement, 
de  la  Cour  ou  du  Parlement;  la  ville,  c'est  la  dé- 
mocratie et  c'est  l'Etat,  —  la  démocratie  n'étant, 
comme  l'expérience  le  prouve  chaque  jour  davan- 
tage, que  l'idée  de  l'Etat  portée  à  son  plus  haut 
degré  d'extension  et  d'expansion;  et  c'est  enfin  le 
lieu  011  s'élaborent  les  idéologies,  les  idées  abs- 
traites; c'est  la  patrie  des  Intellectuels,  le  domi- 
cile d'élection  de  l'Intelligence:  en  un  mot,  la 
ville,  c'est  tout  à  la  fois  l'échange,  le  concept  et 
l'Etat;  elle  est  le  lieu  de  concentration  des  mar- 
chands, des  intellectuels  et  des  politiciens.  Si  nous 
ajoutons  que  c'est  là  aussi  que  se  tiennent  les 
prostituées  et  qu'entre  autres  marchandises  on  y 
voit  comme  au  marché  du  Landit  de  ce  poète  fran- 
çais du  xif  siècle,  dont  Marx  parle  dans  une  note 
humoristique  du  Capital  (p.  34,  col.  1),  «  à  côté 
des  chaussures,  des  cuirs,  des  étoffes,  des  instru- 
ments d'agriculture,  des  femmes  folles  de  leur 
corps»,  nous  aurons  complété,  par  un  rappro- 
chement bien  suggestif  et  bien  caractéristique, 
notre  description,  désormais  exhaustive,  de  la 
ville.  Au  fait,  l'idéalisme  —  la  marchandise  qui 


164  LES   MÉFAITS   DES   INTELLECTUELS 

paraît  au  premier  coup  d'œil  quelque  chose  de 
trivial  et  qui  se  comprend  de  soi-même,  est  «  une 
chose  très  complexe,  pleine  de  subtilités  métaphy- 
siques et  d'arguties  théologiques  »  {Capital,  p.  28, 
col.  1)  —  a  toujours  été  proche  parent  de  la  pros- 
titution: c'est  là  une  des  thèses  essentielles  de  la 
philosophie  morale  de  Proudhon,  et  l'on  sait  com- 
bien Proudhon,  resté  paysan  dans  l'âme,  aimait 
peu  la  ville:  «  Jusqu'à  douze  ans,  écrit-il  dans  la 
Justice  (pp.  208-209),  ma  vie  s'est  passée  presque 
toute  aux  champs...  J'ai  été  cinq  ans  bouvier.  Je 
ne  connais  pas  d'existence  à  la  fois -plus  contem- 
plative et  plus  réaliste,  plus  opposée  à  cet  ab- 
surde spiritualisme  qui  fait  le  fond  de  l'éducation 
et  de  la  vie  chrétiennes,  que  celle  de  l'homme  des 
champs.  A  la  ville,  je  me  sentais  dépaysé.  L'ou- 
vrier n'a  rien  du  campagnard;  patois  à  part,  il  ne 
parle  pas  la  même  langue,  il  n'adore  pas  les 
mêmes  dieux;  on  sent  qu'il  a  passé  par  le  polis- 
soir;  il  loge  entre  la  caserne  et  le  séminaire,  il 
touche  à  l'académie  et  à  l'hôtel  de  ville.  Quel  exil 
pour  moi  quand  il  me  fallut  suivre  les  classes  du 
collège,  où  je  ne  vivais  plus  que  par  le  cerveau, 
où,  entre  autres  simplicités,  on  prétendait  m'ini- 
tier  à  la  nature,  que  je  quittais,  par  des  narrations 
et  des  thèmes!  Le  paysan  est  le  moins  roman- 
tique, le  moins  idéaliste  des  hommes.  Plongé  dans 
la  réalité,  il  est  l'opposé  du  dilettante  et  ne  don- 
nera jamais  trente  sous  du  plus  magnifique  ta- 


\ 


LA   RENAISSANCE   DU   MYTHE  165 

bleau  de  paysage...  Le  paysan  aime  la  nature  pour 
ses  puissantes  mamelles,  pour  la  vie  dont  elle  re- 
gorge; il  ne  Vef fleure  pas  d'un  œil  d'artiste;  il  la 
caresse  à  pleins  bras,  comme  l'amourejux  du  Can- 
tique des  Cantiques,  veni  et  inebriemur  uberihus, 
il  la  mange...  Quel  plaisir  autrefois  de  me  rouler 
dans  les  hautes  herbes,  que  j'aurais  voulu  brou- 
ter comme  mes  vaches;  de  courir  pieds  nus  sur 
les  sentiers  unis,  le  long  des  haies;  d'enfoncer 
mes  jambes  en  rechaussant  (rebinant)  les  verts 
turquies,  dans  la  terre  profonde  et  fraîche!  Que 
dites-vous  de  cette  existence  crottée,  monseigneur? 
Elle  fait  de  médiocres  chrétiens,  je  vous  assure... 
Depuis,  il  a  bien  fallu  me  civiliser.  Mais,  l'avoue- 
rai-je?  le  peu  que  j'en  ai  pris  me  dégoûte.  Je 
trouve  que  dans  cette  prétendue  civilisation,  sa- 
turée d'hypocrisie,  la  vie  est  sans  couleur,  ni  sa- 
veur, les  passions  sans  énergie,  sans  franchise, 
l'imagination  étriquée,  le  style  affecté  ou  plat.  Je 
hais  les  maisons  à  plus  d'un  étage,  dans  lesquelles, 
à  l'inverse  de  la  hiérarchie  sociale,  les  petits  sont 
guindés  en  haut,  les  grands  établis  près  du  sol; 
je  déteste,  à  l'égal  des  prisons,  les  églises  et  les 
séminaires,  les  couvents,  les  casernes,  les  hôpi- 
taux, les  asiles  et  les  crèches.  Tout  cela  me  semble 
de  la  démoralisation  »  (1). 


(1)  Cette  opinion    de    Proudhon    sur    la    démoralisation 
que  représentent  hôpitaux,  asiles  et  crèches,  je  la  retrouve 


166       LES  MÉFAITS  DES  INTELLECTUELS 

Nous  voyons  ici  Proudhon  considérer,  tout 
comme  Marx,  le  christianisme  comme  une  reli- 
gion abstraite,  une  religion  de  la  ville,  la  religion 
de  la  bourgeoisie  marchande;  et,  d'une  façon  gé- 


dans  une  brochure  intitulée  A  reculons  et  écrite  par  un 
Père  chartreux,  pour  démontrer  aux  catholiques  qu'ils  font 
fausse  route  en  eniboîtant  le  pas  aux  modernes  dans  toutes 
leurs  créations  philanthropiques  :  ce  qu'il  faut,  selon  ce 
Père  chartreux,  c'est  restaurer  les  institutions  et,  entre 
autres,  la  famille;  tout  ce  qui  affaiblit  la  responsabilité 
paternelle  est  mauvaise,  affaiblit  ipso  facto  la  société  et 
amène  une  effrayante  démoralisation.  Le  milieu  peut  ai- 
der la  famille  à  remplir  ses  devoirs  et  sa  mission;  mais 
en  aucun  cas  il  ne  doit  se  substituer  k  elle.  C'est  tout  à 
fait  l'opinion  de  Proudhon  sur  les  relations  qui  doivent 
s'établir  entre  le  travail,  qui  doit  rester  libre,  personnel  et 
responsable,  et  le  milieu  économique,  qui  doit  se  borner 
à  donner  à  la  liberté  des  garanties  et  des  appuis  sans 
jamais  se  substituer  à  elle.  (Voir  la  Solution  du  problème 
social.)  La  thèse  du  Père  chartreux  est,  en  somme,  que  la 
philanthropie  catholique  est  aussi  désastreuse  que  la  phi- 
lanthropie laïque  ou  offlcielle:  elle  est  destructive  du  vé- 
ritable ordre  chrétien;  elle  est  une  démoralisation.  Je  sais 
bien  que  Proudhon.  dans  la  phrase  citée,  met  églises,  cou- 
vents, séminaires  sur  le  même  plan  qu'hôpitaux,  crèches, 
asiles;  mais,  dans  les  ordres  religieux  eux-mêmes,  ne 
pourrait-on  distinguer  des  ordres  plus  spécialement  urbains 
et  d'autres  plus  spécialement  ruraux?  Les  Jésuites,  qui 
ont  élevé  cette  aristocratie  et  cette  bourgeoisie  cléricales 
contemporaines,  dont  Drumont  a  vilipendé  si  souvent  la 
lâcheté  et  l'incurie,  ne  forment-ils  pas  un  ordre  citadin  par 
excellence?  {Note  de  1913.) 


LA   RENAISSANCE   DU   MYTHE  167 

nérale, regarder  toute  la  civilisation  urbaine  comme 
étant  marquée  au  coin  de  l'abstraction  et,  par 
suite,  de  la  fausseté,  de  l'irréalité  et  de  l'hypocri- 
sie. On  sent  dans  cette  page  tout  le  dégoût,  toute 
la  répugnance  qu'inspire  à  un  rural  l'existence 
factice,  artificielle  et  décolorée  des  citadins.  L'ou- 
vrier lui-même,  aux  yeux  de  Proudhon,  est  un 
bourgeois;  il  a,  comme  il  dit,  passé  par  le  polis- 
soir;  il  s'est  civilisé.  Il  n'a  plus  rien  du  campa- 
gnard. Et  ceci  est  bien  suggestif.  On  pourrait  dire, 
en  effet,  que  l'ouvrier,  en  tant  que  création  pure- 
ment urbaine,  conçoit  la  vie  sur  un  type  beau- 
coup plus  rapproché  du  type  bourgeois  que  du 
type  paysan,  si  l'on  convient  d'appeler  —  et  c'est 
là,  au  fond,  ce  qu'il  y  a  d'essentiel  dans  l'idée  de 
bourgeois  —  type  bourgeois  de  vie  une  vie  qui 
n'est  pas  solidement  ramassée  et  concentrée  autour 
du  travail  et  de  la  production,  une  vie  dans  la- 
quelle au  contraire  le  travail  est  considéré  comme 
une  corvée  avilissante  dont  il  faut  au  plus  tôt  se 
libérer,  par  suite  une  vie  qui  tend  incessamment 
à  s'élever  des  régions  concrètes,  précises,  nette- 
ment déterminées  de  la  production,  là  où  domine 
un  principe  intérieur,  une  subordination  de  l'im- 
médiat au  lointain,  du  présent  à  l'avenir,  et,  par- 
tant, un  sentiment  juridique  énergique  et  vivace, 
vers  les  régions  abstraites,  imprécises,  aux  con- 
tours indéterminés  de  la  consommation  pure,  là 
011  l'avenir,  au  contraire,  est  perpétuellement  sa- 


168       LES  MÉFAITS  DES  INTELLECTUELS 

criHé  au  présent,  le  lointain  à  l'immédiat,  dans  la 
fiévreuse  et  inquiète  soif  de  jouissances  toujours 
nouvelles.  Corbon,  dans  son  Secret  du  peuple  de 
Paris,  nous  donne  précisément  comme  caracté- 
ristique de  l'ouvrier  parisien  qu'il  n'a  pas  le  goût 
ni  l'amour  de  son  métier,  en  quoi  il  voit  bien  plutôt 
une  corvée  abrutissante;  c'est  un  grand  idéaliste, 
un  Don  Quichotte  même  de  l'idéalisme,  toujours 
prêt  à  s'enflammer  pour  toutes  les  grandes  et  no- 
bles causes,  à  embrasser  les  idées  générales  les 
plus  hautes,  à  se  faire  le  soldat  de  la  Justice  et 
de  la  Vérité.  Par  conséquent,  ajouterons-nous,  le 
compagnon-né  du  bourgeois  libéral,  démocrate  et 
révolutionnaire,  la  dupe  prédestinée  de  l'illusion 
démocratique,  de  l'idéologie  humanitaire,  on  peut 
dire  aujourd'hui  dreyfusarde,  ce  mot  ayant  ac- 
quis un  sens  merveilleusement  symbolique,  et  du 
jaurésisme,  ce  dernier  produit  de  l'évolution  des 
idées...  modernes  concentrant  en  lui  d'ailleurs 
tout  le  vide  fumeux  de  l'abstraction  pseudo-révo- 
lutionnaire-messianiste  bourgeoise  et  tout  le  néant 
de  la  phrase  révolutionnaire  ne  servant  qu'à 
dissimuler  les  réalisations  les  plus  pratiques  et 
à  couvrir  les  réalités  les  plus  grossières  et  les 
plus...  juives.  Victime  de  la  mode,  comme  le  bour- 
geois. Changeant,  mobile,  fantasque,  romantique, 
comme  le  bourgeois.  Avide  de  jouissances  immé- 
diates, de  spectacles  et  de  fêtes,  comme  le  bour- 
geois. Véritable  enfant,  à  bien  des  points  de  vue. 


LA  RENAISSANCE   DU   MYTHE  169 

de  tête  peu  solide,  aimant  se  nourrir  des  abstrac- 
tions les  plus  abstruses,  amoureux  des  métaphy- 
siques les  plus  folles,  de  Vahracadahra  démocra- 
tique comme  de  Vabracadabra  anarchiste,  les  deux 
faisant  la  paire,  —  comme  le  bourgeois.  L'homme, 
en  un  mot,  de  la  démocratie,  le  croyant  de  l'Etat, 
en  qui  il  voit  une  Providence  laïque  charg-êe  de 
réaliser  le  paradis  terrestre  et  de  rendre  imma- 
nentes les  promesses  du  christianisme;  le  dévot, 
enfin,  de  la  Science,  de  la  science  abstraite  et  cos- 
mologique, de  la  science  qui,  alliée  au  pouvoir, 
doit  résoudre  le  problème  du  bonheur  humain, 
faire  disparaître  tout  mystère  et  tout  tragique  de 
la  vie,  pour  la  couler  dans  la  plate  transparence 
et  l'insipide  limpidité  d'un  rationalisme  primaire, 
antipoétique,  antimétaphysique  et  antivital.  Ce  se- 
rait, comme  dit  Nietzsche,  «  la  mort  du  mythe  », 
du  mythe  sans  lequel  «  toute  culture  est  dépossé- 
dée de  sa  force  naturelle,  saine  et  créatrice  ».  Et 
«  que  l'on  considère  à  présent  l'homme  abstrait, 
privé  de  la  lumière  du  mythe,  l'éducation  abs- 
traite, la  morale  abstraite,  le  droit  abstrait,  l'Etat 
abstrait;  ...  qu'on  imagine  une  culture  n'ayant  pas 
de  foyer  originel  fixe  et  sacré,  mais  condamnée, 
au  contraire,  à  épuiser  toutes  les  possibilités  et  à 
se  nourrir  péniblement  de  toutes  les  cultures  — 
c'est  là  le  présent;  c'est  le  résultat  de  cet  esprit 
socratique  qui  s'est  voué  à  la  destruction  du  mythe. 
Et  au  milieu  de  tous  les  restes  du  passé,  l'homme 


170       LES  MÉFAITS  DES  INTELLECTUELS 

dépourvu  de  mythes  demeure  éternellement  af- 
famé, creusant  et  fouillant  pour  trouver  quelques 
racines,  lui  fallnt-il  les  découvrir  en  bouleversant 
les  antiquités  les  plus  lointaines.  Que  signifie  ce 
monstrueux  besoin  historique  de  Tinquiète  cul- 
ture moderne,  cette  compilation  d'autres  innom- 
brables cultures,  ce  désir  dévorant  de  connaître, 
sinon  la  disparition  du  mythe,  la  perte  de  la  pa- 
trie mythique,  du  giron  maternel  mythique?  Que 
l'on  dise  si  les  contorsions  sinistres  et  fébriles  de 
cette  culture  sont  autre  chose  que  le  geste  avide  de 
l'affamé  se  jetant  sur  de  la  nourriture  —  et  qui  vou- 
drait apporter  encore  quelque  chose  à  une  telle 
culture,  irrassasiable,  quoi  qu'elle  absorbe,  et  trans- 
formant, dès  qu'elle  y  touche,  les  aliments  les  plus 
substantiels  et  les  plus  salutaires  en  «  Histoire  etj 
Critique  »  ?  Et  dire  que  nos  bons  et  excellents  bour-| 
geois  dreyfusards,  pris  d'un  beau  zèle  démocra- 
tique, ont  voulu,  dans  leurs  Universités  populaires, 
inoculer  aux  ouvriers  le  virus  mortel  de  cette  «  in- 
quiète culture  moderne  »,  de  ce  «  monstrueux  be- 
soin historique  »  !  Il  fallait  toute  la  naïveté  ou 
toute  la  roublardise,  ou  toute  la  sottise,  comme  on 
voudra,  de  nos  intellectuels  pour  tenter  cette  en- 
treprise absurde  et  criminelle:  faire  défiler,  tous 
les  soirs,  devant  nos  ouvriers,  la  procession  des 


(1)  Nietzsche,  Origine  de  la  Tragédie,  pp.  208-209. 


LA   RENAISSANCE   DU   MYTHE  171 

cultures  et  des  idées,  depuis  les  temps  les  plus 
reculés  jusqu'à  nos  jours,  dans  une  sorte  de  ciné- 
matog-raphe  intellectuel.  Et  voilà  bien  le  triomphe 
de  ce  mécanisme  cinématographique  qui,  selon 
M.  Bergson,  caractérise  l'intellectualisme!  Mais 
aussi  quel  ouvrier  pouvait  se  prêter  à  une  telle 
entreprise,  sinon  l'ouvrier  urbain  et,  plus  encore, 
le  petit  bourgeois  urbain,  sur  qui,  d'ailleurs,  trop 
souvent,  l'ouvrier  tend  à  se  modeler?  L'employé, 
le  petit  boutiquier,  le  petit  fonctionnaire,  l'ouvrier 
à  demi-embourgeoisé  —  cette  clientèle-née  des 
partis  démocratiques,  cette  plèbe  des  villes,  de  dé- 
sirs modestes  et  de  vie  médiocre,  à  qui  le  socia- 
lisme d'Etat  va  comme  un  gant,  —  ce  furent  là 
les  assidus  de  ces  Universités  populaires  dont  on 
fit  tant  de  bruit  et  qui  avortèrent  si  heureusement 
au  milieu  d'une  indifférence  ouvrière  impossible 
à  qualifier  autrement  que  de  providentielle. 

Car,  grâce  à  elle,  dans  notre  démocratie,  où  tout, 
déplorablement,  se  mêle  et  se  confond,  où,  par 
suite,  tout  s'embourgeoise  et  tombe  à  cette  médio- 
crité, plate  et  bête  à  faire  pleurer,  de  la  culture  du 
journal  à  un  sou  et  à  six  pages  —  quelque  chose 
d'intact,  de  neuf  et  dHncivilisé  a  pu  subsister, 
quelque  chose  de  séparé,  de  solitaire,  une  réserve 
non  entamée  de  forces  vierges,  rudes  et  frustes, 
qui  pourront  créer  l'avenir;  grâce  à  elle,  parmi 
notre  civilisation  pourrie  d'intellectualisme,  sur- 
saturée de  théories  et  privée,  comme  dit  Nietzsche, 


172       LES  MÉFAITS  DES  INTELLECTUELS 

de  la  lumière  du  mythe,  quelque  chose  est  resté 
indemne,  une  classe  qui  a  concentré  toute  sa  vie 
spirituelle  et  morale,  non,  précisément,  dans  une 
théorie,  dans  une  doctrine,  mais  dans  un  mythe, 
un  mythe  grandiose  et  sublime,  le  mythe  de  la 
grève  générale. 

Le  syndicalisme  révolutionnaire,  avons-nous  dit, 
est  une  philosophie  de  producteurs;  c'est  la  créa- 
tion d'une  classe  bien  nettement  déterminée  de  la 
société  moderne,  le  prolétariat  issu  de  la  grande 
industrie.  Or,  qu'est-ce  qui  caractérise  précisé- 
ment la  grande  industrie?  Proudhon  la  comparaît 
déjà  à  une  sorte  de  «  tçrre  nouvelle  »  découverte 
par  le  génie  social;  et  il  assimilait  ce  qu'il  ap- 
pelait les  compagnies  ouvrières  à  des  «  colonies  » 
envoyées  sur  cette  terre  nouvelle  pour  la  mettre 
en  valeur.  Nous  nous  trouvons  ici,  en  effet,  en  pré- 
sence d'une  création  entièrement  originale,  d'un 
fait  bien  nouveau  et,  par  suite,  d'une  donnée  dont 
la  portée  révolutionnaire  est  tout  à  fait  décisive. 
La  grande  industrie  est  une  chose  qui  n'est  ni 
rurale  ni  urbaine,  mais  qui,  pourrait-on  dire,  par- 
ticipe de  la  campagne  et  de  la  ville:  elle  n'a  pas 
l'exclusivité,  l'immobilisme,  le  conservatisme  de 
la  propriété  rurale,  refermée  jalousement  sur  elle- 
même  et  close  pour  le  monde  extérieur,  comme 
une  monade  de  Leibnitz;  elle  est,  au  contraire, 
ouverte,  mobile,  en  perpétuelle  transformation  et 
inquiétude  de  progrès,  comme  une  chose  urbaine; 


LA  RENAISSANCE   DU   MYTHE 


173 


f^t,  en  même  temps,  elle  a,  si  j'ose  ainsi  m'expri- 
fmer,  la  profondeur  de  vie  intérieure,  la  concentra- 
tion sur  soi-même  d'une  chose  rurale.  L'ouvrier 
[de  la  grande  industrie  —  prenons,  si  vous  vou- 
liez, l'ouvrier  métallurgiste  —  comparé   au  pay- 
jan,  apparaît  ainsi  comme  le  type  d'une  huma- 
lité  nouvelle  et  supérieure  qui  a  perdu  le  carac- 
;ère  routinier,  misonéiste,  étroitement  individua- 
liste du  paysan  et  qui  en  a  gardé  le  sens  de  la  vie 
intérieure,  l'amour  aigu  de  la  liberté  et  de  l'auto- 
lomie;  je  dirais  volontiers  que  de  son  passage 
la  ville  —  nous  avons  vu  déjà  que  ce  sont  les 
larchands  qui  ont  promu  le  capitalisme,  lequel 
jvolue  de  formes  d'abord  purement  commercia- 
les et  usuraires  à  des  formes  de  plus  en  plus  in- 
lustrielles  (1),  et  l'on  sait  que  c'est  en  quelque 
|sorte  à  l'ombre  des  villes  et  dans  leur  rayon  que 
se  créèrent  les  premières  manufactures  —  l'ou- 
Tier  de  la  grande  industrie  a  dépouillé  tout  par- 
ticularisme;  il   a  fait  comme   la  conscience   de 
Bergson  qui,  d'abord  rôtrécie  en  instinct,  gagne 
msuite,   à  se  déterminer  en   intelligence,  la  fa- 
sulté  «  d'élargir  indéfiniment  son  domaine  et,  une 
fois  libérée,  de  se  replier  à  l'intérieur  »  ;  en  termes 
légéliens,  on  pourrait  dire  encore  qu'il  est  passé 


(1)  Voir,  à  ce  sujet,  les  développements  si  intéressants 
le  SOREL  dans  ses  Saggi  di  critica  del  marxismo. 


174       LES  MÉFAITS  DES  INTELLECTUELS 

de  la  particularité  sensible  à  l'universel  réel,  à 
travers  l'universel  abstrait,  et,  pour  reprendre 
l'image  de  Marx,  qu'il  a  coupé  «  le  cordon  ombi- 
lical qui  le  rattachait  à  la  communauté  natu- 
relle ». 

On  voit  par  là,  pour  le  dire  tout  de  suite,  l'erreur 
énorme  de  ceux  qui  voient  dans  le  syndicat  un*- 
sorte  de  résurrection  de  l'ancienne  corporation, 
et  dans  le  syndicalisme  je  ne  sais  quelle  cari- 
cature de  l'ancien  corporatisme.  L'ancienne  cor- 
poration, institution  féodale,  était  pénétrée  d'un 
esprit  de  caste  jaloux  et  très  exclusiviste;  c'était 
une  caste,  et  une  caste  étroitement  fermée,  om- 
brageuse à  l'endroit  de  ses  privilèges.  «  La  forme 
naturelle  du  travail,  sa  particularité  —  et  non 
sa  généralité,  son  caractère  abstrait,  comme  dans 
la  production  marchande  —  en  était  aussi  la 
forme  sociale  »,  écrit  Marx  dans  le  Capital  (p.  30, 
col.  2).  Dira-t-on  que  maint  syndicat  moderne 
montre  aussi  des  tendances  étroitement  corpora- 
tives et  un  esprit  qui  rappelle  étrangement  l'an- 
cien esprit  de  caste?  Gela  est  vrai,  mais  il  faut 
tout  de  suite  observer  que  la  chose  se  rencontre 
surtout  en  Angleterre,  pays  oi^i  survivent  encore, 
nous  l'avons  vu,  des  idées  médiévales,  par  un 
enchevêtrement  des  deux  idéologies  féodale  et 
marchande,  et,  ajouterons-nous,  j^f^ys  qui  ne  pré- 
sente encore  aucune  trace  de  syndicalisme  révo- 
lutionnaire et  oii  la  lutte  de  classe,  prise  dans 


LA  RENAISSANCE   DU   MYTHE  175 

son  sens  profond  et  vraiment  marxiste,  est  pour 
ainsi  dire  presque  entièrement  inconnue.  «  11 
serait  absurde,  écrit  Proudhon  (i),  de  s'imaginer 
qu'avec  l'esprit  des  sociétés  modernes,  avec  le 
tempérament  que  la  Révolution  française,  le  pro- 
grès des  sciences,  des  arts  et  de  l'industrie,  la 
rapidité  des  communications  internationales,  ont 
refait  au  prolétariat  et  développent  tous  les  jours, 
ces  gigantesques  travaux  puissent  s'entreprendre 
et  se  mener  à  fm,  sans  qu'il  en  résulte,  sinon 
l'émancipation  complète,  au  moins  une  élévation 
notable  des  classes  ouvrières.  La  spéculation,  oc- 
cupée à  réaliser  ses  primes;  le  gouvernement, 
absorbé  par  les  soins  de  sa  conservation,  n'y  ré- 
iléchissent  pas.  Mais  depuis  quand  les  révolutions 
attendent-elles,  pour  s'accomplir,  les  prévisions 
des  hommes?  Qu'on  ne  s'y  trompe  pas:  l'orga- 
nisme industriel,  détruit  en  89,  n'a  disparu  que 
pour  faire  place  à  un  autre,  plus  profond,  plus 
large,  dégagé  de  tout  privilège,  et  retrempé  dans 
la  liberté  et  l' égalité  populaire.  Ce  n'est  pas  une 
vaine  rhétorique  qui  le  déclare,  c'est  la  nécessité 
économique  et  sociale.  Le  moment  approche  où 
nous  ne  pourrons  plus  marcher  qu'à  ces  condi- 
tions nouvelles.  Jadis,  gouvernement,  capital,  pro- 


(1)  Manuel  du  Spéculateur  à  la  Bourse,  p.  481.  Considé- 
rations finales. 


176       LES  MÉFAITS  DES  INTELLECTUELS 

priélé,  science f  jusqu'au  travail,  tout  était  caste; 
maintenant  tout  tend  à  devenir  peuple.  »  Et  parmi 
les  bases  sur  lesquelles  sont  constituées  les  asso- 
ciations ouvrières,  la  première  que  Proudhon  dé- 
termine est  celle-ci:  faculté  illimitée  d'admettre 
sans  cesse  de  nouveaux  associés  ou  adhérents; 
conséquemment,  perpétuité  et  multiplication  ù 
l'inllni  des  compagnies  et  caractère  universaliste 
de  leur  constitution. 

Nous  sommes  donc  loin  de  tout  esprit  de  caste; 
et  Ton  ne  peut  rapprocher  le  syndicat  moderne 
de  l'ancienne  corporation  sans  une  méconnais- 
sance totale  des  énormes  transformations  histo- 
riques qui,  de  la  forme  particulariste,  ossifiée,  pé- 
trifiée, et  comme  figée  en  instinct,  ont  élevé  le 
travail,  à  travers  l'universalisme  abstrait  de  la 
production  marchande,  jusqu'à  l'universel  réel  de 
la  forme  syndicale:  c'est  l'instinct  qui,  grâce  à 
son  immersion  dans  l'intelligence,  devient  désin- 
téressé, et  s'appelle  intuition.  On  a  souvent  fait 
observer  que  le  syndicalisme  révolutionnaire,  pour 
naître  et  se  développer,  présupposait  un  Etat  dé- 
mocratique complètement  mûr,  parfait,  achevé, 
comme  il  l'est  en  France,  par  exemple;  et  il  est 
de  fait  que  c\'<.{  en  France  seulement  que  le  syn- 
dicalisme, jusqu'ici,  a  pris  une  forme  et  une  al- 
lure aussi  nettes,  aussi  pures,  aussi  précises.  La 
raison  en  est  simple:  c'est  que  la  Révolution  fran- 
çaise a,  d'un  coup  de  balai  gigantesque,  fait  dis- 


LA  RENAISSANCE   DU   MYTHE  177 

paraître  tous  les  vestiges  de  la  féodalité  et  déblayé 
le  terrain  social  de  toutes  les  broussailles,  de  tous 
les  taillis,  de  tous  les  fourrés  qui  l'encombraient 
et  derrière  lesquels  se  tapissait,  inerte  et  routinier, 
l'esprit  de  caste;  la  Révolution  française  a  accom- 
pli une  concentration,  une  unification,  une  sim- 
plification sociales  formidables;  et  l'on  peut  dire 
qu'elle  a  porté  la  notion  d'Etat  à  sa  perfection, 
à  une  perfection  toute  classique,  une  perfection 
type,  où  ïimperium  romanum  lui-même  n'avait 
pas  atteint.  Il  n'est  donc  pas  étonnant  que,  devant 
cet  Etat  démocratique  et  en  vertu  d'une  sorte  de 
loi  des  contrastes,  se  soit  dressé  le  syndicalisme 
révolutionnaire,  lui  qui,  précisément,  est  la  néga- 
tion la  plus  hardie  qu'on  ait  jamais  faite  de  l'Etat. 
Il  faut,  pour  que  les  êtres  comme  les  choses,  et 
les  êtres  collectifs,  comme  les  individus,  parvien- 
nent à  leur  pleine  réalité  juridique  et  métaphy- 
sique, des  oppositions  violentes:  ainsi  le  veut  la 
loi  même  de  la  vie,  qui  est  l'antagonisme  uni- 
versel. 

Les  esprits  plats,  évolutionnistes,  libérâtres  mé- 
diocres, sages  d'une  sagesse  courte  et  professorale, 
reprochent  souvent  à  la  France  ce  caractère  entier, 
absolu,  révolutionnaire.  Elle  n'aurait  pas  dû  faire 
la  Révolution  ;  on  aurait  dû  accomplir  les  réformes 
nécessaires,  marcher  doucement,  évoluer  pacifi- 
quement et  légalement.  Nous  connaissons  cette 
façon...  de  déraisonner.  Nos  socialistes  réformistes 

14 


178  LES  MÉFAITS  DES  INTELLECTUELS 

nous  en  ont  assez  servi  de  ces  ratiocinations  pâ- 
lotes  et  exsangues  d'esprits  anémiques!  C'est  au 
contraire  l'étrange  et  inappréciable  grandeur  de 
la  France  —  ce  caractère  entier,  absolu  et  révo- 
lutionnaire. Nietzsche  dit  quelque  part  que  pour 
rencontrer  des  chrétiens  parfaits,  comme  aussi 
des  anticléricaux  parfaits,  il  faut  les  chercher  en 
France.  Pensez  à  Pascal,  pensez  à  nos  Encyclo- 
pédistes. Jamais  peuple  ne  fut  aussi  guerrier, 
aussi  militariste,  que  le  peuple  français;  et  voici 
que,  dans  ce  même  peuple,  surgit  la  négation  la 
plus  crue  de  l'armée  et  du  militarisme.  Tout  chez 
nous  prend  une  forme  extrême,  tant  dans  la  vie 
religieuse  et  intellectuelle  que  politique  et  sociale. 
Ailleurs,  au  contraire,  tout  reste  mêlé,  confondu, 
amorphe,  sans  parvenir  jamais  à  cette  pleine 
réalité,  à  ce  plein  relief;  l'ancien  subsiste  sous 
le  nouveau;  on  n'arrive  jamais  à  rien  digérer. 
Voyez  l'Angleterre:  mélange  bizarre  de  féoda- 
lisme  sous-jacent  à  l'universalisme  marchand; 
démocratie  pleine  de  vestiges  d'un  passé  aristo- 
cratique; voyez  l'Allemagne:  démocratie  superfi- 
cielle, plaquée  artificiellement  sur  une  constitution 
foncièrement  absolutiste;  voyez  la  Russie:  pays 
à  moitié  oriental,  immergé  soudain  dans  la  civi- 
lisation occidentale  par  la  volonté  d'un  tzar  et 
détraqué  par  cette  brusque  immersion  au  point 
qu'on  ne  saurait  dire  où  il  aboutira.  Cette  précision 
française,  ce  classicisme  rappellent  la  précision 


LA  RENAISSANCE   DU   MYTHE  179 

grecque  ou  latine,  le  classicisme  antique;  et  de 
même  que  les  Grecs  ont  donné  à  l'art  et  à  la 
philosophie,  les  Romains  à  la  guerre,  à  l'admi- 
nistration et  au  droit  des  formes  d'une  admirable 
et  éternelle  précision,  on  pourrait  dire  que  la 
France  donne  au  monde,  en  particulier  dans  le 
domaine  de  l'action  sociale  et  politique,  des  mo- 
dèles d'une  perfection  tout  aussi  classique  (1). 
Demandez-vous  plutôt  ce  que  seraient  nos  fameux 
Congrès  socialistes  internationaux,  si  la  France 
n'y  venait  sans  cesse,  par  la  hardiesse  et  la  nou- 
veauté de  ses  initiatives  historiques,  renouveler 
et  comme  rafraîchir  les  problèmes?  On  a  quelque 
peine  à  se  l'imaginer,  la  pensée  du  socialisme 
international  s'étant  depuis  longtemps  endormie 
dans  la  fastidieuse  répétition  de  formules  vides 
de  sens  et  son  action  étant  devenue  une  routine 
non  moins  fastidieuse  et  non  moins  dépourvue 
d'esprit. 
Ce  rôle  singulier  de  la  France  explique  la  situa- 


(1)  Le  mouvement  de  VAction  française  en  est  un 
exemple  de  plus.  Il  appartenait  au  pays,  où  la  Révolution 
a  revêtu  des  formes  si  nettes,  d'engendrer  la  contre-révo- 
lution sous  son  aspect  le  plus  caractérisé  et  le  plus  pur. 
Ce  sont  ces  deux  mouvements  du  nationalisme  intégral 
et  du  syndicalisme  révolutionnaire  qui  doivent  de  plus  en 
plus  donner  le  ton  à  la  pensée  européenne  et  déterminer  la 
renaissance  d'une  nouvelle  ère  classique,  avec  prédomi- 
nance de  la  civilisation  latine.  {Note  de  1913.) 


180  LES   MÉFAITS   DES   INTELLECTUELS 

tion  singulière  du  socialisme  français  dans  le 
socialisme  international:  ù  Stuttgart,  il  est  apparu 
clairement  qu'à  l'étranger  on  ne  comprend  rien 
à  la  manière  dont  actuellement  le  problème  socia- 
liste est  posé  chez  nous;  on  peut  même  dire  qu'il 
y  a  dans  le  socialisme  international  une  tou- 
chante unanimité  pour  ne  pas  comprendre,  et, 
par  suite,  blâmer  le  socialisme  français;  notre 
Confédération  générale  du  Travail,  ses  idées  et 
sa  tactique  ont  été  mises  sur  la  sellette:  on  a 
vu  le  succès  qu'elles  ont  obtenu,  un  succès  général 
d'étonnement,  d'efîroi  et  de  vive  improbation.  Et 
l'on  pouvait  causer  avec  un  étranger,  socialiste  ou 
non:  on  s'apercevait  immédiatement  combien  le 
syndicalisme  révolutionnaire  lui  semblait  une 
chose  étrange,  paradoxale  et  surtout  incompréhen- 
sible. C'est  qu'évidemment,  pour  arriver,  si  j'ose 
ainsi  m'exprimer,  au  syndicalisme  révolution- 
naire, il  faut  que  les  notions  sociales  aient  subi 
une  élaboration  et  une  analyse  historiques  com- 
plètes qu'elles  n'ont  encore  subi,  jusqu'ici,  qu'en 
France;  il  n'y  a  qu'en  France,  en  effet,  je  le  répète, 
où  la  notion  de  l'Etat,  par  exemple,  parvenue  à 
toute  sa  perfection  historique,  ait  subi  dans  la 
conscience  ouvrière  le  déclic  formidable  que  l'on 
sait;  on  peut  dire  que,  pour  une  portion  croissante» 
de  la  classe  ouvrière  française,  VFAat  est  mort; 
il  s'est  produit  cette  chose  énorme,  cet  événement 
de  portée  incalculable,  la  mort  de  cet  être  fantas- 


LA  RENAISSANCE   DU   MYTHE  181 

tique,  prodigieux,  qui  a  tenu  dans  l'histoire  une 
place  si  colossale;  un  vide  s'est  fait,  comme  un 
trou,  —  l'Etat  est  mort;  et  le  socialisme  interna- 
tional, qui,  lui,  croit  encore  en  l'Etat  de  toute  son 
âme,  entendant  parler  de  cet  incroyable  événe- 
ment, se  recule  effrayé,  tout  plein  d'une  horreur 
religieuse.  Cet  athéisme  nouveau  lui  fait  l'elïet 
d'un  enfantillage;  la  jeunesse  seule  lui  semble 
excuser  la  hardiesse  d'un  tel  blasphème:  «  Ces 
Français,  pense-t-il  en  lui-même,  seront  d'éter- 
nels Gavroche!  On  ne  saurait  les  prendre  au  sé- 
rieux »,  et,  en  attendant,  sans  doute  pour  racheter 
notre  péché,  il  jure,  pieusement,  que,  quant  à  lui, 
il  n'a  jamais  songé  à  détruire  l'Etat,  mais  à  le 
conquérir  pour  en  changer  le  contenu. 

C'est  que  la  notion  de  l'Etat  est  une  notion  bour- 
geoise, la  création,  nous  l'avons  dit,  de  la  bour- 
geoisie marchande  et  intellectuelle;  et  le  socia- 
lisme international  est  bourgeois  jusque  dans  les 
moelles;  il  est  la  manifestation  suprême  de  la 
démocratie  bourgeoise;  on  chercherait  en  vain, 
dans  un  Congrès  socialiste  international,  quelque 
chose  qui  fasse  songer  à  la  classe  ouvrière  ou  qui 
la  rappelle  même  de  loin;  on  se  trouve  dans  une 
sorte  de  vaste  Parlement  bourgeois,  avec  tout  ce 
qu'un  Parlement  comporte:  séances  sensation- 
nelles, discours  des  forts  ténors,  intrigues  de  cou- 
loirs, et  toutes  les  manifestations  diverses  habi- 
tuelles à  ce  genre  de  marché  ou  de  foire  ;  une  foire 


182  LES   MÉFAITS    DES   INTELLECTUELS 

cosmopolite  bourgeoise,  voilà  tout  ce  ([u'ebt,  en 
effet,  un  Congrès  socialiste  international:  et  com- 
ment tous  ces  marchands  de  et  en  socialisme 
comprendraient-ils  l'action  et  les  idées  de  notre 
Confédération  générale  du  Travail?  Tous  ces  par- 
lementaires, tous  ces  intermédiaires,  tous  ces  im- 
productifs, mis  en  présence  d'idées  propres  à  la 
classe  ouvrière,  et  face  à  face  avec  une  philoso- 
phie de  la  production  —  comment  compren- 
draient-ils? Et  comment,  en  particulier,  saisi- 
raient-ils la  portée  d^une  conception  comme  celle 
de  la  grève  générale,  qui  est  la  conception  ou- 
vrière par  excellence,  celle  qui  est  la  plus  spon- 
tanée à  la  Classe  productrice  et  qui  s'oppose  de 
la  manière  la  plus  saisissante  à  la  conception 
traditionnelle  du  socialisme  politique  de  la  con- 
quête des  pouvoirs  publics?  Ici,  il  n'y  a  plus  de 
doute  possible:  c'est  la  négation  absolue  de  l'Etat; 
c'est  l'organisme  industriel  se  débarrassant  de  sa 
carapace  politique  et  émergeant  en  pleine  lumière, 
au  premier  plan,  dans  une  absolue  indépendance; 
c'est  le  producteur,  enfin,  qui,  se  dégageant  de  la 
tutelle  parasitaire  de  tous  les  non-producteurs, 
dont  l'Etat  est  en  quelque  sorte  le  lieu  géomé- 
trique et  le  centre  de  gravitation,  passe  au  pre- 
mier rang,  fait  la  loi,  donne  le  ton,  et  sculpte  la 
société  tout  entière  à  son  image. 

L'idée  de  la  grève  générale,  ai-je  dit,  est  une 
idée  propre  à  la  classe  ouvrière:  j'aurais  dû  ajou- 


LA  RENAISSANCE   DU   MYTHE  183 

ter,  pour  être  plus  exact,  à  la  classe  ouvrière  fran- 
çaise, qui,  jusqu'ici,  paraît  être  la  seule,  ou  à  peu 
près,  à  en  avoir  saisi  la  portée  ;  on  pourrait  même 
dire  que  c'est  là  sa  création]  une  idée  qu'elle  a 
produite  d'elle-même,  couvée,  élaborée  en  son 
sein;  une  idée  qui  a  émergé  des  profondeurs  de 
son  âme  et  qu'elle  n'a  pas  cessé  de  développer, 
de  creuser  et  de  mûrir  chaque  jour  davantage; 
une  idée,  enfin,  qui  constitue  —  pour  reprendre 
les  expressions  de  Nietzsche  —  «  sa  patrie  my- 
thique, son  giron  maternel  mythique  ».  Et  cela, 
vraiment,  est  singulier;  car  on  a  le  sentiment 
aigu  qu'on  se  trouve  en  présence  d'une  idée  tout 
à  fait  originale,  ou  plutôt  —  le  mot  idée  est  trop 
intellectuel  encore,  trop  superficiel,  trop  insigni- 
fiant —  d'un  état  d'âme  collectif  absolument  nou- 
veau, d'une  intuition  sociale  entièrement  neuve, 
impliquant  la  fin  de  l'ancien  monde  et  l'ouverture 
d'une  ère  nouvelle;  on  a  le  sentiment,  en  d'autres 
termes,  qu'avec  ce  mythe  de  la  grève  générale, 
on  a  quitté  enfin  la  terre  bourgeoise  pour  tou- 
cher le  tuf  de  la  terre  socialiste;  qu'on  se  trouve 
face  à  face  avec  le  socialisme  et  que,  décidément, 
cette  fois,  on  est  passé  de  l'échange  à  la  produc- 
tion. Et  plus  on  a  ce  sentiment,  plus  on  reste 
étonné  devant  cette  création  de  la  classe  ouvrière 
française:  comment  se  fait-il,  se  demande-t-on, 
qu'elle  ait  été  la  seule  jusqu'ici  où  cette  idée  ait 
mûri?  Tout  ce  que  nous  venons  de  dire  est  déjà 


184  LES   MÉFAITS   DES   INTELLECTUELS 

une  réponse  implicite  à  cette  question;  mais  il  ne' 
sera  pas  inutile  d'insister:  car  nous  allons  être 
amené  à  examiner  les  problèmes  les  plus  fonda- 
mentaux du  socialisme,  à  scruter  jusque  dans  son 
fond  le  plus  intime  la  pensée  socialiste,  et  à  poser 
les  prémisses  de  cette  philosophie  de  la  produc- 
tion, dont,  selon  nous,  le  mouvement  ouvrier  est 
l'instrument  de  réalisation. 


CHAPITRE    IV 


Le  crépuscule  démocratique 


La  classe  ouvrière  française  et  Vidée  de  la  grève 
générale.  —  Opposition  du  guesdisme  et  du  syn- 
dicalisme: parti  et  syndicat,  conquête  des  pou- 
voirs publics  et  grève  générale,  électoralisme  et 
action  directe.  —  Caractères  matérialiste  et 
atomistique  du  Suffrage  universel:  la  démo- 
cratie pacifique  et  la  démocratie  guerrière.  — 
L'étatisation  et  la  sécularisation  contempo- 
raines: le  mythe  syndicaliste  s'oppose  à  la  déca- 
dence ïnoderne  comme  le  mythe  chrétien  à  la 
décadence  antique. 

Nous  disions  au  début  de  cette  étude  que  l'Etat 
revêt  trois  principaux  caractères,  qu'il  est:  1"  un 
être  mystique,  un  mythe  de  la  conscience  popu- 
laire non  encore  «  parvenue  à  entendement  »  ; 
2°  un  conseil  d'administration  des  affaires  capi- 
talistes, 011  le  matérialisme  bourgeois  a  trouvé  son 
expression  adéquate;  et  3°  une  Idée,  un  concept, 
dont  les  intellectuels  de  la  bourgeoisie  ont  fait  la 


186  LES   MÉFAITS  DES  INTELLECTUELS 

théorie.  Mysticisme  populaire,  matérialisme  bour- 
geois, idéalisme  politique,  l'Etat,  affirmions-nous, 
est  le  produit  de  ces  trois  facteurs.  Nous  pouvons 
ajouter  maintenant  que  le  matérialisme  bourgeois 
et  l'idéalisme  politique,  complémentaires  l'un  de 
l'autre,  ainsi  que  nous  l'avons  vu,  n'auraient  pu, 
l'un  développer  sa  pratique  ni  l'autre  échafauder 
sa  métaphysique,  s'ils  n'avaient  eu  pour  soubas- 
sement de  leur  construction  le  mysticisme  popu- 
laire, cette  croyance  mystique  du  peuple  en  l'Etat, 
cette  attente  énorme  et  infinie  dans  son  indéter- 
mination de  l'âme  populaire  envisageant  l'Etat 
comme  une  sorte  de  Providence  laïque,  ou  comme 
une  espèce  de  Messie  chargé  de  réaliser  la  justice 
sociale. 

Sorel  a  souvent  appelé  l'attention  (1)  sur  l'in- 
fluence considérable  que  les  guerres  de  la  Révo- 
lution et  de  l'Empire  ont  exercée  sur  l'âme  popu- 
laire; ces  guerres,  les  souvenirs  qu'elles  ont  lais- 
sés, et  les  légendes  qui  se  sont  formées  autour 
d'elles,  ont  constitué,  selon  lui,  pendant  tout  le 
xix""  siècle,  la  seule  poésie  vraiment  populaire,  la 
source  vive,  où  l'âme  populaire  abreuvait  sa  soif 
de  grandiose,  de  sublime  et  de  tragique  et  alimen- 
tait ses  vastes  espoirs  mythiques  de  conquêtes  à 
la  fois   matérielles   et  morales.   Sorel   a  montré 


(1)  Voir  la  Ruine  du  Monde  antique,  pp.  107  et  suivantes. 


LE    CRÉPUSCULE   DÉMOCRATIQUE  187 

aussi  (1)  comment  ces  guerres  avaient  régénéré 
la  notion  d'autorité  et  contribué  à  porter  à  son  plus 
haut  point  d'exaltation  l'Etat  moderne,  qu'il  con- 
viendrait peut-être,  pour  être  tout  à  fait  exact, 
d'appeler  VEtat  napoléonien  (2)  ;  il  a  fait  voir, 
en  particulier,  comment  cette  régénération  de 
l'idée  d'autorité  avait  permis  aux  utopies  saint- 
simoniennes  et  fouriéristes  de  se  former  et  d'ac- 
quérir un  certain  crédit  (il  faut,  en  effet,  à  ne 
considérer  en  particulier  que  le  fouriérisme,  être 
affligé  d'une  certaine  myopie  intellectuelle  pour  y 
voir  un  libéralisme  ou  un  anarchisme  :  tout  le 
système  suppose,  pour  fonctionner,  l'universelle 
présence,  invisible,  mais  très  réelle  et  très  indis- 
pensable, de  Fourier  lui-même,  seul  capable,  tel 
un  Napoléon,  de  mettre  les  passions  en  valeur  et 
de  les  harmoniser;  quant  au  saint-simonisme,  il 
est  à  peine  besoin  d'insister;  le  système  est  tout 
entier  autoritaire  et  hiérarchique  ;  et  l'on  sait  assez, 
du  reste,  ce  que,  sous  le  second  Empire,  sont 
devenus  les  saint-simoniens).  Mais  ces  utopies 
sont  des  utopies  essentiellement  bourgeoises;  elles 
ont  pris  du  napoléonisme  ce  qu'il  avait  de  civil, 
d'administratif,  de  laïque,  voire  d'antimilitariste; 


(1)  Voir  sa  préface  au  livre  de  Pelloutier,  Histoire  des 
Bourses  du  Travail. 

(2)  Voir  à  ce   propos  de  fines  remarques   de   Guiyesse 
dans  la  France  et  la  paix  armée,  p.  110  et  suivantes. 


188       LES  MÉFAITS  DES  INTELLECTUELS 

la  véritable  utopie  napoléonienne  populaire  du 
XIX*  siècle,  il  n'y  a  pas  de  doute,  ce  fut  l'ulopie 
guesdiste,  ce  socialisme  conçu  tout  à  fait  selon 
un  type  napoléonien,  pour  qui  les  mots:  conqué- 
rir l'Etat,  monter  à  l'assaut  de  la  citadelle  capita- 
liste, avaient  vraiment  un  sens,  un  accent  napo- 
léoniens, une  allure  militariste  et  napoléonienne, 
oii  l'on  sentait  vibrer  comme  en  écho  le  roulement 
épique  des  charges  de  la  garde  impériale;  et  il 
s'agissait  bien  pour  les  guesdistes  de  faire  de  l'Etat 
napoléonien  un  Etat  ouvrier,  un  Etat  socialiste; 
l'Etat,  dans  le  système  guesdiste,  conservait  toute 
sa  puissance  magique  ;  il  restait  cet  Etre  om- 
nipotent, énorme,  formidable,  mythique,  où  tou- 
jours l'âme  populaire  concentra  ses  aspirations 
immenses  de  conquête,  de  gloire  et  de  bonheur 
social. 

Il  faut  rendre  justice  à  ses  ennemis  particu- 
liers. Et  je  le  dirai  chaque  fois  que  j'aurai  l'occa- 
sion de  le  dire:  le  guesdisme  fut  quelque  chose 
de  grand  et  qui  eut  de  la  ligne;  et,  vraiment, 
dans  le  socialisme  international,  la  figure  do 
Guesde  se  détache  avec  un  singulier  relief  sur 
la  platitude  presque  universellement  bourgeoise  d(^ 
tous  nos  autres  grands  chefs  (1).  Et,  au  risque  de 


(1)  Sans  en  excepter  le  Kaiser  Bebel,  qui  vient  de  mou- 
rir et  qui  incarnait  si  bien  le  révolutionnarisme  tout  poli- 
ticien de  la  Social-démocratie  allemande.  {Note  de  191S.) 


LE   CRÉPUSCULE   DÉMOCRATIQUE  189 

paraître  animé  d'un...  nationalisme  exagéré,  voyez 
comme  toutes  les  créations  françaises  ont  autre- 
ment de  vie,  de  relief,  de  réalité  aiguë,  ardente, 
et  comme  dessinée  au  burin!  Guesde  est  compa- 
rable à  Calvin,  mais  combien  Calvin  n'est-il  pas 
supérieur  à  Luther  dans  le  protestantisme  du 
xvi"  siècle;  et,  ajouterai-je,  combien  le  socialisme 
de  Guesde  n'est-il  pas  supérieur  à  la  social-démo- 
cratie allemande,  qui  pourtant  conçoit  le  socia- 
lisme sur  un  patron  également  tout  'politique? 

C'est  ce  qui  rend  l'opposition  du  guesdisme 
et  du  syndicalisme  révolutionnaire  si  intéres- 
sante, si  typique,  si  suggestive.  Car  voyez  :  le 
syndicalisme  révolutionnaire  nie,  de  toute  la 
force  d'une  négation,  qui  semble  l'impiété 
même,  une  impiété  énorme,  faite  pour  inspirer 
cette  horreur  sacrée  que  Guesde,  un  jour,  mani- 
festa si  tragiquement  lorsque  Joindy  blasphéma 
Liebknecht;  il  nie,  dis-je,  cet  Etat  moderne,  cet 
Etat  napoléonien,  dont  le  guesdisme  est  l'affir- 
mation même  à  son  plus  haut  point  d'exaltation 
et  de  puissance;  le  syndicalisme  oppose  à  la  con- 
quête du  pouvoir  la  grève  générale;  à  l'action 
du  bulletin  de  vote  l'action  directe;  au  groupement 
politique,  le  syndicat;  c'est  le  contre-pied  absolu 
du  guesdisme:  et  pourtant,  ils  ont  quelque  chose 
de  commun,  une  racine  commune;  tous  deux  ont 
le  même  esprit  guerrier,  tous  deux  conçoivent  la 
classe    ouvrière    comme    une    classe    guerrière. 


190       LES  MÉFAITS  DES  INTELLECTUELS 

comme  une  armée;  mais  l'armée  guesdi^tc,  c'ii>i 
l'armée  napoléonienne;  l'armée  syndicaliste,  c'est 
l'armée  de  Sambre-ct-Meuse,  l'armée  républi- 
caine, celle  de  Valmy,  de  Jemmapes  et  de  Fleii- 
rus  —  non  celle  d'Iéna  et  d'Austerlitz.  Sorcl. 
dans  ses  Réflexions  sur  la  Violence,  a  rapproché 
l'état  d'esprit  des  grève-généralistes  de  celui  des 
soldats  des  guerres  de  la  Liberté:  rapprochement 
véritablement  admirable;  on  dit  toujours:  les 
guerres  de  la  Révolution  et  de  l'Empire,  d'une 
traite,  d'une  seule  haleine,  comme  si  cela  for- 
mait un  bloc,  sans  aucune  solution  de  conti- 
nuité; et,  en  un  certain  sens,  cela  est  vrai;  mais 
on  sait  bien  pourtant  l'énorme  différence  qu'il 
y  a,  différence  spécifique,  intime,  qualitative, 
entre  les  armées  de  la  République,  entre  les  sol- 
dats de  l'an  II  et  les  armées  de  l'Empire,  les 
soldats  de  Napoléon:  c'est,  sans  doute,  chez  les 
uns  comme  chez  les  autres,  le  même  souffle 
épique;  mais  l'esprit  n'est  plus  le  même,  l'âme 
intérieure  a  changé. 

Je  disais  que  l'idée  de  la  grève  générale  était 
une  idée  vraiment  propre  à  la  classe  ouvrière 
française;  laquelle  est  presque  la  seule  jusqu'ici 
non  seulement  à  l'avoir  retenue,  couvée,  élaborée, 
mais  aussi  la  seule  à  en  avoir  saisi,  d'une  intuition 
aiguë,  toute  la  portée,  toute  la  signification,  c'est- 
à-dire  la  mort  de  l'Etat,  de  cet  Etre  omnipotent, 
de  ce  Dieu  laïque,  dont  la  conscience  populaire 


LE   CRÉPUSCULE   DEMOCRATIQUE  191 

fut  jusqu'ici  occupée  et  remplie  jusqu'aux  bords. 
Oui,  c'est  là  leur  idée,  à  nos  ouvriers  français:  ces 
excellents  syndiqués  allemands  peuvent  nous 
envoyer  toutes  les  missions  du  monde,  et  vider 
chez  nous  leurs  cofïres-forts  ventrus;  on  ne  leur 
enlèvera  pas  cela  de  la  caboche;  on  aura  beau 
faire,  c'est  leur  bien,  leur  propriété;  ils  y  tiennent, 
comme  le  paysan  à  son  lopin,  farouchement;  les 
bourgeois  socialisants  et  les  ouvriers  embourgeoi- 
sés peuvent  bien  déplorer  ce  déplorable  entête- 
ment; c'est  comme  cela:  il  faut  qu'ils  en  prennent 
leur  parti. 

Mais  pourquoi,  nous  demandions-nous,  cet  at- 
tachement singulier  de  la  classe  ouvrière  fran- 
çaise à  une  idée  pour  laquelle,  dans  le  reste  du 
morrde  ouvrier,  dans  le  syndicalisme  international 
comme  dans  le  socialisme  international,  on  ne 
trouve  que  répugnance,  hostilité,  incompréhension 
totale?  Nous  avons  dit  la  forme  classique  qu'ont 
prise  chez  nous,  toujours,  les  luttes  historiques; 
comment,  chez  nous,  tout  aboutit,  toujours,  à  des 
antagonismes  nettement  accusés,  à  des  opposi- 
tions crues,  violentes,  parfaites;  on  ne  rumine  pas, 
chez  nous;  on  digère  vite,  les  événements  comme 
les  théories;  avec  l'entrain,  le  génie  nerveux  et 
primesautier  de  la  race,  la  clarté  incisive  de  l'es- 
prit, on  va  droit  au  but  et  droit  jusqu'au  bout  de 
l'idée;  ça  ne  traîne  pas;  les  autres  en  sont  encore 
à  prendre  leurs  dispositions,  à  délibérer,  à  ratio- 


192  LES  MÉFAITS   DES  INTELLECTUELS 

ciner,  à  se  perdre  dans  les  méandres  indéfinis 
de  la  causalité  universelle,  à  remonter  au  déluge, 
que  déjà  nous  sommes  là,  l'arme  au  pied,  prêts  à 
l'attaque;  voyez  ces  campagnes  de  Napoléon  ahu- 
rissant l'Europe  par  leur  rapidité  vertigineuse,  la 
sûreté  mathématique  de  l'élan;  c'est  l'instantané 
dans  la  conception,  la  délibération  et  l'exécution; 
voyez  aussi  nos  grèves,  la  grève  des  électriciens 
de  mars  1907,  quel  coup  de  foudre  !  Le  monde 
est  devenu  singulièrement  lourd,  compliqué, 
pesant  ;  il  semble  impossible  de  l'électriser  ; 
on  le  dirait  embarrassé  dans  les  filets  de  la 
causalité  universelle,  embourbé  dans  les  maré- 
cages de  l'échange  et  de  l'intellectualisme  in- 
ternationaux :  comment  l'intuition,  l'invention, 
la  liberté  pourraient-elles  percer  cette  ^  croûte 
épaisse?  Nul  espoir:  l'intelligence  a  tout  occupé, 
tout  bouché,  toutes  les  avenues,  toutes  les  issues; 
l'intuition  est  réduite  à  errer  je  ne  sais  où,  sans 
feu  ni  lieu,  lumière  vacillante  et  incertaine.  Et 
l'échange  étreint  la  production  et  la  liberté  gît  par 
terre,  bâillonnée,  sous  la  lourde  tyrannie  des 
Etats,  des  foules  démocratiques  et  de.  tous  les  col- 
lectivismes  modernes.  C'est  l'asphyxie  lente,  la 
mort  par  inanition,  au  fond  d'un  cloaque.  Atten- 
dez, toutefois,  ne  désespérez  pas!  Voici  qu'a  vibré 
le  coup  de  clairon  du  coq  gaulois;  le  monde  mo- 
derne a  tressailli;  ce  grand  corps  morne  et  lourd 
a  ressenti  la  secousse  électrique  nécessaire. 


LE   CRÉPUSCULE  DÉMOCRATIQUE  193 

Mais  la  classe  ouvrière  française  n'est  pas  seu- 
lement la  plus  prompte  à  l'action,  nerveuse  et  pri- 
mesautière;  elle  a  aussi  une  autre  précieuse  qua- 
lité: elle  est  artiste,  et  l'art  est  à  la  fois  l'enfant 
et  le  père  de  la  liberté  ;  l'art,  c'est  la  création,  l'in- 
vention, le  génie  anarchiste,  qui  crée  en  dépit  de 
tous  les  intellectualismes  et  fait  éternellement  la 
nique  à  tous  les  pédants  d'école,  d'académie  et 
d'Etat.  Sorel  n'a-t-il  pas  défini  l'art  une  anticipa- 
tion de  la  haute  production?  Les  produits  de  l'in- 
dustrie française  ont  toujours  eu  une  renommée 
incontestée  de  bon  goût,  d'élégance,  de  fini;  on  ne 
fait  pas  de  la  camelote  chez  nous;  le  travail  est 
soigné,  limé,  exécuté  avec  amour,. en  artiste.  Il  y 
a  chez  nos  ouvriers  un  esprit  d'invention  sans 
cesse  éveillé,  vibrant,  toujours  prêt  à  éclater,  et 
Sorel  a  pu  rapprocher  nos  ouvriers  grève-généra- 
listes de  ces  merveilleux  artisans-artistes  qui  édi- 
fièrent nos  merveilleuses  cathédrales.  Nous  avons 
dit  quels  ouvriers  extra-qualifiés  comportait  le 
grand  atelier  moderne  perfectionné;  c'est  l'âge  de 
V économie  du  fer\  les  temps  de  l'économie  du  co- 
ton sont  passés:  n'est-il  pas  remarquable,  par 
exemple,  que  le  Textile  se  soit  opposé  à  la  Métal- 
lurgie, au  congrès  d'Amiens  —  le  Textile  comme 
étant  la  fédération  guesdiste,  et  la  Métallurgie,  la 
fédération  syndicaliste?  C'est  la  classe  ouvrière  du 
Nord,  et  en  particulier  les  centres  textiles,  Rou- 
baix,    Lille,    Armentières,    qui    forment    l'armée 

15 


1*.)4  LE8   MÉFAITS   DES   INTELLECTUELS 

guesdiste,  c'est-à-dire  des  masses  ouvrières  très 
compactes,  très  lourdes,  de  type  germanique  déjà, 
à  qui  un  socialisme  politique  et  coopératif  va 
comme  un  gant  et  qui  n'éprouvent  que  de  l'éloi- 
gnement,  voire  de  l'hostilité,  pour  une  idée  comme 
celle  de  la  grève  générale,  —  tout  comme  le< 
masses  ouvrières  allemandes  embrigadées  par  la 
Social-Démocratie.  Or,  le  congrès  d'Amiens  a  été 
le  duel  en  champ  clos  de  Renard  et  de  Griffuelhes 
(je  ramène  le  duel  du  Textile  et  de  la  Métallurgie 
au  duel  de  ces  deux  hommes,  sans  oublier  d'ail- 
leurs que  les  hommes  ne  sont  jamais  que  des  por- 
teurs de  symboles)  —  de  Renard,  vieux  militant 
guesdiste,  secrétaire  du  Textile,  véritable  type  do 
l'ouvrier  du  Nord,  pratique,  calme  et  pondéré,  ayant 
le  génie  de  l'association,  mais  de  l'association  en 
vue  de  fins  bien  déterminées  et  de  caractère  plutôt 
matérialiste;  on  s'associe  pour  tout,  dans  le  Nord: 
pour  avoir  le  pain  à  meilleur  marché  comme  pour 
jouer  au  bouchon  ou  tirer  à  l'arc;  en  Allemagne, 
on  pousse  même  cette  manie  jusqu'aux  dernièro< 
limites:  pour  honorer  la  mémoire  d'un  philosophe 
comme  pour  envoyer  une  carte  postale;  et  tout 
cela  sous  des  formes  touchantes,  honnêtes,  can- 
dides, avec  bonhomie,  sans  malice:  une  bonne 
grosse  vie  collective,  large  et  plantureuse,  à  la 
Rubens,  avec  un  manque  complet  de  goût  et 
une  sdîsence  totale  de  vie  intérieure,  de  mys- 
ticisme, bien  que  les  Allemands  s'imaginent  en 


LE   CRÉPUSCULE   DÉMOCRATIQUE  195 

avoir  le  monopole  ;  mais  ruminer  n'a  rien  de  mys- 
tique, que  je  sache,  et  si  je  cherche  des  noms 
de  grands  mystiques,  les  noms  qui  me  viennent 
à  l'esprit  tout  de  suite  sont  tous  des  noms  de  Latins  ; 
—  et  maintenant,  pensez  à  Grifîuelhes!  Merveil- 
leux et  singulier  contraste.  L'avez-vous  déjà  en- 
tendu? Grifîuelhes,  sans  doute,  n'est  que  Grif- 
fuelhes;  et  d'aucuns  insinuent  même  que,  dans  le 
syndicalisme  français,  il  n'y  a  que...  lui.  Si  par  là 
ils  veulent  affirmer  que  Grifîuelhes  incarne  mer- 
veilleusement le  syndicalisme  français  et  le  per- 
sonnifie mieux  que  personne,  ils  ne  sauraient 
mieux  dire.  Il  faut  Fentendre.  Lui  aussi  est  un 
calme,  un  pondéré,  un  homme  pratique.  Quelle 
parfaite  maîtrise  de  soi,  en  effet!  Quelle  sûreté 
dans  l'expression!  Quel  ton  mesuré,  net,  incisif, 
presque  froid;  mais  faites  bien  attention  et  mar- 
quez bien  toute  la  différence  entre  cette  froideur-ci 
et  l'autre,  la  septentrionale.*  Vous  aurez  par  là  me- 
suré toute  la  distance  qui  sépare  le  prétendu  mysti- 
cisme des  races  germaniques  du  mysticisme  latin. 
Grifîuelhes  est  du  Midi;  non  certes  du  Midi  mar- 
seillais (Marseille!  une  ville  d'échange,  éminem- 
ment, s'il  en  fut)  ni  du  Midi  tarasconnais,  mais  du 
Midi  sérieux,  ardent  et  concentré.  11  fallait  l'en- 
tendre opposer  le  génie  de  la  classe  ouvrière  fran- 
çaise à  celui  de  la  classe  ouvrière  allemande.  Il 
m'a  paru,  ce  soir-là,  symboliser  admirablement 
lui-même  le  génie  de  notre  classe  ouvrière  fran- 


1%  LES   MÉFAITS   DES   INTELLECTUELS 

çaise,  avec  son  sens  aigu  et  souverain,  de  l'action, 
sa  nervosité  ardente,  tout  ensemble  primesautière 
et  réfléchie,  la  réflexion  étant  rapide,  ramassant 
dans  le  bref  raccourci  d'un  instantané  tous  les 
éléments  d'un  problème,  avec  la  sûreté  et  la 
rapidité  de  l'intuition,  qui,  bien  supérieure  à 
l'analyse,  ne  laisse  pas  la  volonté  s'émousser 
dans  les  brumes  d'une  ratiocination  indéfinie;  — 
on  se  figure  toujours  ((ue  'penser  c'est  ruminer 
interminablement;  eh  non:  c'est  là  le  mode  alle- 
mand de  penser,  le  mode  évolutionniste,  vous  sa- 
vez bien  :  la  fameuse  Entwicklung,  le  fameux  de- 
venir; ils  ont  inventé  le  devenir,  ces  Allemands, 
et  vraiment  ils  n'en  finiront  pas  de  devenir;  mais 
il  y  a  le  penser  à  la  française,  un  éclair,  un  ins- 
tantané, et  qui  court  sus  à  l'acte;  et  soyez  tran- 
quille: il  n'y  a  rien  de  perdu,  tout  a  été  examiné, 
et  le  succès  répond  que  l'analyse,  quoique  brève, 
a  été  complète,  exhaustive,  conforme  à  toutes  les 
règles  cartésiennes.  Mon  Dieu,  le  temps  ne  fait 
rien  à  l'affaire;  du  moins  le  temps  mathématique; 
tout  dépend  du  rythme  de  la  pensée  et  de  la  du- 
rée vécue;  et  notre  Bergson  définit  même  la  ma- 
tière par  l'extension,  la  diffusion  dans  l'espace,  la 
détente,  et  l'esprit  par  la  tension,  la  torsion  sur 
soi-même,  ramassant  dans  un  instantané  toute 
une  durée  qui  autrement  se  serait  diluée  —  le  ma- 
ximum de  tension  étant  ainsi  le  maximum  de  vie 
spirituelle  ;  ruminer  ne  sera  donc  pas  penser,  mais 


i 


LE  CRÉPUSCULE  DÉMOCRATIQUE  197 

bien  plutôt  se  perdre  en  la  matière  comme  en  un 
sable  mouvant. 

Cette  opposition,  au  Congrès  d'Amiens,  du  Tex- 
tile et  de  la  Métallurgie,  ce  duel  de  Renard  et  de 
Grifîuelhes,  vraiment,  sont  symboliques  :  c'est 
l'économie  du  coton  s'opposant  à  l'économie  du 
fer;  des  ouvriers  très  déspécialisés,  presque  ré- 
duits à  l'état  de  manœuvres,  à  des  ouvriers  extra- 
qualifiés; un  socialisme  corporatif,  s'adossant  au 
socialisme  politique,  à  un  socialisme  de  classe,  ré- 
pudiant la  politique;  et,  pour  amplifier,  élargir 
jusqu'aux  étoiles  le  geste  du  symbole,  un  socia- 
lisme de  type  germanique  à  un  socialisme  de 
type  latin;  la  Social-Démocratie  allemande  et  le 
Trade-Unionisme  anglais  (Renard  incarnait  bien 
les  deux)  faisant  pièce,  à  l'intérieur  même  de  la 
Confédération,  à  la  Confédération  générale  du 
Travail:  quelle  opposition!  La  corporation,  le 
Parti  et  le  syndicat  —  et  la  corporation,  s'unissant 
au  Parti,  s'adossant  à  lui,  pour  mater  le  syndica- 
lisme; le  moyen  âge  et  l'Etat  moderne,  ligués  tous 
deux  contre  nous;  le  privilège  particularisé,  le 
particularisme  féodal,  empirique,  et  le  privilège 
universalisé,  l'universalisme  marchand,  bourgeois, 
politique,  abstrait,  coalisés  contre  l'universalisme 
réel  du  syndicat:  quel  merveilleux  contraste!  Et 
voyez:  nos  bons  apôtres  du  socialisme  politicien 
reprochent  toujours  au  syndicalisme  d'émietter  la 
classe  ouvrière,  de  la  ramener  au  particularisme 


198  LÉS   MÉFAITS   DES  INTELLECTUELS 

corporatif,  d'être  réactionnaire;  ils  ne  s'aperçoi- 
vent pas  que  leur  politique  n'est  que  du  corporatif 
élevé  à  la  deuxième  puissance,  du  corporatif 
transplanté  sur  la  scène  parlementaire,  —  le  par- 
lementarisme n'étant  que  le  champ  clos  où  vien- 
nent se  débattre,  transiger,  composer,  tous  les  inté- 
rêts corporatifs,  tous  les  privilèges:  l'ancien  Ré- 
gime est  le  défaut  caché  de  l'Etat  moderne  (1),  di- 
sait Marx;  il  voulait  dire  sans  doute  par  là  que 
sous  runiversalisme  politique  subsistait  le  parti- 
cularisme féodal,  que  le  politique  n'était  que  le 
masque  du  corporatif.  Proudhon  a  exprimé  la 
même  idée  sous  une  autre  forme,  et  voici  les  lignes 
curieuses  qu'on  peut  lire  dans  sa  Solution  du  pro- 
blème social  (pp.  62-63):  je  les  livre  aux  médita- 
tions de  nos  excellents  démocrates,  tout  confits  en 
la  dévotion  du  suffrage  universel:  «  Si  la  monar- 
chie est  le  marteau  qui  écrase  le  peuple,  la  démo- 
cratie est  la  hache  qui  le  divise:  l'une  et  l'autre 
concluent  également  à  la  mort  de  la  liberté.  Le 
suffrage  universel  est  une  sorte  d'atomisme  par  le- 
quel le  législateur,  ne  pouvant  faire  parler  le 
peuple  dans  l'unité  de  son  essence,  invite  les  ci- 
toyens à  exprimer  leur  opinion  par  tête,  viritim, 
absolument  comme  le  philosophe  épicurien  ex- 
plique la  pensée,  la  volonté,  l'intelligence,  par  des 


(1)  Voir  sa  Critique  de  la  philosophie  du  droit  de  Hegel. 


LE   CRÉPUSCULE  DÉMOCRATIQUE  199 

combinaisons  d'atomes.  C'est  de  l'athéisme  poli- 
tique dans  la  plus  mauvaise  signification  du  mot. 
Gomme  si  de  l'addition  d'une  quantité  quelconque 
de  suffrages  pouvait  jamais  résulter  une  pensée 
générale!...  Le  moyen  le  plus  sûr  de  faire  mentir 
le  Peuple,  c'est  d'établir  le  suffrage  universel.  Le 
vote  par  tête,  en  fait  de  gouvernement  et  comme 
moyen  de  constater  la  volonté  nationale,  est  exac- 
tement la  même  chose  que  serait,  en  économie  po- 
litique, un  nouveau  partage  des  terres.  C'est  la  loi 
agraire  transportée  du  sol  à  l'autorité...  On  nous  a 
ramenés  aux  usages  des  barbares,  qui,  à  défaut 
de  raisonnement,  procèdent  par  acclamation  et 
élection.  On  a  pris  un  symbole  matériel  pour  la 
vraie  formule  de  la  souveraineté.  Et  l'on  a  dit  aux 
prolétaires:  Quand  vous  voterez,  vous  serez  libres, 
vous  serez  riches;  vous  décréterez  le  capital,  le 
produit  et  le  salaire;  vous  ferez,  comme  d'autres 
Moïse,  tomber  du  ciel  les  grives  et  la  manne  ;  vous 
deviendrez  comme  des  dieux,  car  vous  ne  travail- 
lerez plus,  ou  vous  travaillerez  si  peu,  si  vous  tra- 
vaillez, que  ce  sera  comme  rien.  (Je  livre  ceci  par- 
ticulièrement aux  réflexions  de  nos  guesdistes  plus 
entichés  que  tous  les  démocrates  du  monde  du 
sacro-saint  bulletin  de  vote  et  plus  utopistes  du 
suffrage  universel  dispensateur  du  droit  à  la  pa- 
resse que  personne  en  Utopie.)  Quoi  qu'on  fasse 
et  quoi  qu'on  dise  —  c'est  Proudhon  qui  continue  : 
nos  démocrates  devront  avaler  le  morceau  jus- 


200  LES   MÉFAITS   DES  INTELLECTUELS 

qu'au  bout  —  le  suffrage  universel,  témoignage 
de  la  discorde,  ne  peut  produire  que  de  la  discorde. 
Et  c'est  avec  cette  misérable  idée,  j'en  ai  honte 
pour  ma  patrie,  que  depuis  dix-sept  ans  on  agite 
le  pauvre  Peuple!...  C'est  sous  ce  drapeau  scis- 
sionnaire  que  nous  prétendons  conserver  l'initia- 
tive du  progrès,  marcher  à  l'avant-garde  des  na- 
tions, dans  les  conquêtes  de  la  liberté,  inaugurer 
l'harmonie  sur  le  globe!...  Ayez  huit  millions 
d'électeurs,  ayez-en  huit  mille,  votre  représenta- 
tion, avec  des  qualités  différentes,  n'en  vaudra  ni 
moins  ni  plus.  Faites  neuf  cents  députés,  faites-en 
quatre-vingt-dix,  et  la  loi  qu'ils  fabriqueront,  tan- 
tôt plus  plébéienne,  tantôt  plus  bourgeoise,  n'en 
sera  ni  meilleure  ni  pire  »  (1). 


I 


(1)  C'est  pourquoi  il  est  impossible  de  s'intéresser  en 
quoi  que  ce  soit  à  la  R.  P.  et  autres  balançoires  de  la  poli- 
ticaillerie  électorale.  Les  socialistes  unifiés,  en  attendant 
monts  et  merveilles  de  la  R.  P.,  montrent  bien,  par  là, 
qu'ils  ont  liérité  pleinement  de  toute  la  chinoiserie  de 
l'esprit  démocratique  et  qu'ils  sont  beaucoup  plus  démo- 
crates que  socialistes.  Ce  n'est  pas  la  seule  occasion,  d'ail- 
leurs, où  ils  aient  étalé  toute  la  niaiserie  du  démocratisme 
pur.  Leur  opposition  actuelle  à  la  loi  de  trois  ans,  très 
habile  évidemment  au  point  de  vue  électoral  (ils  reviendront 
150  l'année  prochaine  à  la  Chambre),  montre  bien  que  le 
pacifisme  démocratique  a  trouvé  en  eux  ses  derniers  et 
meilleurs  représentants.  Peu  importent  à  nos  unifiés  les  né- 
cessités de  la  défense  nationale;  ils  ne  voient  que  leur 
intérêt  de  parti,  leur  intérêt  électoral;  et  ils  n'hésitent  pas, 


LE   CRÉPUSCULE  DÉMOCRATIQUE  201 

Drapeau  scissionnaire,  témoignage  de  discorde, 
atomisme  politique,  hache  qui  divise  le  peuple  — 
le  voilà  bien  arrangé,  ce  pauvre  suffrage  univer- 
sel, superstition  moderne,  dogme  du  monde  mo- 
derne, qui  est  bien  le  monde  le  plus  affligé  de  dog- 
mes et  de  superstitions  que  je  connaisse,  —  bien 
qu'il  prétende  n'avoir  plus  de  préjugés,  être  libre 
d'esprit,  ne  plus  croire  qu'à  la  raison  et  à  la 
vérité.  Mais  ce  pauvre  cher  monde  moderne  dé- 
gage un  comique  énorme,  tant  il  étale  avec  can- 
deur de  nullité  suffisante  et  de  vanité  imbécile! 
Drapeau  scissionnaire,  atomisme  politique,  hache 
qui  divise  le  peuple,  entendez-vous,  ô  guesdistes 
dégénérés,  qui  ne  jurez  plus  que  par  le  bulletin 
de  vote  (je  dis:  dégénérés,  car,  originellement,  le 
guesdisme.  Dieu  merci,  fut  autre  chose;  nous  l'a- 
vons reconnu  nous-mêmes  et  proclamé),  entendez- 
vous,  comprenez-vous  et  cesserez-vous  d'accuser 


pour  le  servir,  à  flatter  les  pires  instincts  du  peuple:  le 
socialisme  tombe  ainsi  dans  la  pure  démagogie,  essence 
d'ailleurs  de  toute  démocratie  véritable,  je  veux  dire  his- 
torique. Les  syndicalistes,  hélas,  emboîtent  le  pas  à  nos 
unifiés,  et  Jaurès,  justement  hué  à  Nice,  retrouve  auprès 
d'eux  une  virginité!  Quel  spectacle  que  celui  d'un  parti 
ou  d'un  mouvement  qui,  en  présence  des  éventualités  for- 
midables où  l'avenir  d'un  pays  se  trouve  engagé,  ne  sait 
que  rabâcher  de  puériles  théories  ou  s'enfoncer,  aveu- 
gle volontaire,  dans  un  monstrueux  et  criminel  égoïsme  de 
secte  ou  de  classe!  [Note  de  191S.) 


202  LES   MÉFAITS   DES   INTELLECTUELS 

le  syndicalisme  de  casser  en  morceaux  le  bloc  ou- 
vrier, parce  que  ledit  syndicalisme  n'a  pas,  comme 
vous,  la  superstition  du  sulTrage  universel? 

Mais  arrêtons  notre  attention  sur  cette  curieuse 
page  de  Proudhon  et  surtout  sur  les  expressions 
plus  curieuses  encore  dont  il  s'est  servi  pour 
caractériser  le  suffrage  universel:  c'est  de  l'ato- 
misme  politique,  dit-il,  de  l'athéisme;  et  il  est 
aussi  peu  capable  d'exprimer  la  volonté  du  peuple 
que  le  philosophe  épicurien  d'expliquer  la  pensée, 
la  volonté,  l'intelligence  par  les  seules  combi- 
naisons des  atomes.  Qu'est-ce  à  dire?  et  que  signi- 
fient ces  expressions  bizarres  d'atomisme  et 
d'athéisme,  et  cette  comparaison  non  moins 
étrange  avec  la  philosophie  épicurienne?  C'est 
qu'en  réalité  nous  avons  ici,  clairement  énoncées 
par  Proudhon,  les  raisons  essentielles  qui  sépa- 
rent le  socialisme  de  la  démocratie  et  qui  rendent 
l'usage  pur  et  simple  des  institutions  et  de  la 
pratique  démocratiques  si  dangereux  et  si  dis- 
solvant pour  le  socialisme.  Le  guesdisme,  sans 
aller  plus  loin,  en  est  la  démonstration  par  le 
fait  la  plus  pertinente  qui  soit,  lui  qui,  parti  d'une 
conception  socialiste  de  la  lutte  de  classe,  a  abouti 
par  l'emploi  inconsidéré  du  seul  suffrage  universel 
à  la  dégénérescence  démocratique  que  l'on  sait 
La  démocratie,  on  l'a  dit  bien  souvent,  ne  connaît 
que  rindividu,  l'individu  abstrait,  la  monade  indi- 
viduelle; la  société  démocratique  n'est  que  la  jux- 


LE    CRÉPUSCULE   DÉMOCRATIQUE  203 

taposition  de  ces  unités  individuelles  abstraites 
que  sont  les  citoyens;  et  le  suffrage  universel 
n'est  que  le  moyen  d'en  faire  la  sommation.  Prou- 
dhon  a  donc  bien  raison  de  dire  que  le  suffrage 
universel,  c'est  de  Fatomisme.  Mais,  dans  le  ciel 
d'Epicure,  les  atomes  tomberaient  éternellement 
dans  le  vide  en  ligne  droite,  sans  jamais  s'accro- 
cher et  sans  jamais  former  un  monde,  s'il  n'y 
avait  le  clinamen:  et  qu'est-ce  que  le  clinamen? 
C'est,  au  fond,  tout  simplement,  le  hasard.  On  y 
a  quelquefois  vu  la  liberté.  La  liberté,  en  effet, 
n'est  pas  sans  quelque  affinité  avec  le  hasard,  en 
tant  qu'elle  est  ce  génie  anarchiste  dont  nous  par- 
lions plus  haut  et  qui  s'amuse  si  malicieusement 
à  dérouter  tous  nos  pédants  intellectualistes  et 
tous  nos  sociologues  en  mal  de  prévisions  scienti- 
fiques. Mais,  sans  tant  finasser,  mettons  que  le 
clinamen  épicurien  c'est,  tout  bêtement,  le  ha- 
sard. Or,  dans  le  ciel  démocratique,  quel  est  le 
hasard  qui  empêche  nos  atomes  civiques  de  pleu- 
voir éternellement  en  ligne  droite,  qui  les  fait  dé- 
vier et  s'accrocher  ensemble  pour  former  une  so- 
ciété? C'est,  tout  bonnement,  le  hasard  de  l'urne, 
de  l'urne  sainte  électorale.  Ne  nous  étonnons  plus 
de  la  dévotion  que  la  démocratie  a  vouée  au  suf- 
frage universel:  sans  l'urne,  évidemment,  elle 
n'existerait  pas.  Derrière  l'urne,  il  y  a  bien  les 
Partis,  et  derrière  les  Partis  il  y  a  bien  l'Etat,  dont 
ils  ne  sont  que  la  menue  monnaie,  le  démembre- 


204       LES  MÉFAITS  DES  INTELLECTUELS 

ment,  la  dislocation  apparente;  mais  tout  le  sys- 
tème, dans  son  mécanisme  brutal,  gravite  bien 
néanmoins  autour  de  TUrne  et  de  ses  hasards. 

Et  en  dernière  analyse,  qu'est-ce  donc  que  la 
démocratie?  C'est  une  agglutination  accidentelle 
d'individus,  une  poussière  d'individus  que  les  ha- 
sards des  pluies  électorales  agglomèrent  en  tas:l 
cela  forme  des  partis,  un  Etat,  mécaniquement; 
quoi  d'étonnant,  dès  lors,  que  la  démocratie  ne 
soit  qu'une  anarchie  que  le  hasard  cristallise  en 
bureaucratie,  une  anarchie  qui  se  précipite  en  bu- 
reaucratie comme  en  son  résidu  normal,  une  anar- 
chie qui,  sans  la  bureaucratie,  qui  en  est  vrai- 
ment le  noyau,  le  centre  et  le  cœur,  ne  serait 
qu'une  poussière,  la  pluie  des  atomes  avant  le  cli- 
namen.  Si  bien  qu'en  fm  de  compte  on  aboutit  à 
cette  conclusion:  la  démocratie,  c'est  l'Etat,  et 
l'Etat,  c'est  la  bureaucratie,  c'est-à-dire  ceux, 
comme  dit  Péguy,  qui  sont  «  de  ce  côté-ci  du 
guichet,  du  bon  ». 

Notre  analyse  serait  incomplète,  si  nous  n'ajou- 
tions cependant  que,  dans  les  temps  héroïques,  il 
y  a  autre  chose  pour  cimenter  l'unité  de  la  démo- 
cratie, autre  chose  que  les  hasards  de  l'urne  sainte 
électorale.  Cette  autre  chose,  c'est  le  patrio- 
tisme (1),  c'est,  autrement  dit,  l'idée  de  la  mis- 


(1)  On  pourrait,  en  effet,  distinguer  deux  formes  de  la 
démocratie:  la  démocratie  guerrière  et  la  démocratie  paci- 


i 


LE   CRÉPUSCULE  DÉMOCRATIQUE  205 

sion  de  l'Etat  conçu  sous  l'aspect  guerrier,  con- 
quérant: car,  il  ne  faut  pas  s'y  tromper,  il  n'y  a 
pas  de  patriotisme  sans  cette  idée  de  la  mission 
guerrière  de  l'Etat;  la  guerre  nourrit  le  patrio- 
tisme, comme  la  grève  nourrit  le  socialisme;  et 
c'est  pourquoi  la  négation  de  la  patrie  par  le  syn- 
dicalisme révolutionnaire  apparaît  une  chose  si 
grave:  c'est  qu'elle  équivaut  vraiment  à  la  néga- 


flsie;  la  démocratie  qui  vivait  sur  le  souvenir  des  guerres 
de  la  Révolution  et  de  l'Empire,  et  celle  qui  est  issue  de 
la  Révolution  dreyfusienne.  Et  l'on  pourrait  pousser  assez 
loin  l'opposition  de  ces  deux  formes  de  la  démocratie:  la 
première,  classique  (Agathon  se  place  bien  au  point  de  vue 
de  cette  démocratie  classique,  dans  sa  campagne  contre  la 
Sorbonne),  et  la  seconde  anticlassique;  toutes  les  deux,  évi- 
demment, anticléricales,  mais  celle-là  plus  clemenciste  et 
celle-ci  plus  combiste;  l'une  patriote  révolutionnaire  k  la 
mode  de  1792,  et  l'autre  pacifiste  humanitaire;  et  l'évolution 
de  l'école  laïque,  depuis  1870,  traduirait  assez  bien  le  pas- 
sage d'une  forme  de  la  démocratie  à  l'autre;  on  sait,  en 
effet,  qu'avant  l'Affaire  les  instituteurs  étaient  tous  d'ardents 
patriotes;  l'école  laïque  avait  pour  dogme  fondamentall'idée 
patriotique;  soudain,  tout  a  changé,  et  elle  est  devenue 
pacifiste,  voire  hervéiste,  l'hervéisme  n'étant  d'ailleurs  qu'un 
pacifisme  exaspéré.  Maintenant,  quand  V Action  française 
prétend  qu'il  n'y  a  pas  entre  ces  deux  formes  de  la  dé- 
mocratie une  différence  de  nature,  il  semble  bien  qu'elle 
ait  raison;  car  la  facilité  avec  laquelle  un  patriote  révo- 
lutionnaire devient  pacifiste  et  avec  laquelle,  en  fait,  l'école 
laïque,  de  revancharde,  est  devenue  hervéiste,  montre  que 
les  bases  du  patriotisme  sont  bien  fragiles  quand  elles  ne 


206       LES  MÉFAITS  DES  INTELLECTUELS 

tion  de  la  démocratie  et  de  l'Etat  eux-mêmes;  nos 
démocrates  le  sentent  bien,  et  ils  voudraient  ra- 
nimer, galvaniser  l'idée  patriotique:  mais,  comme 
d'autre  part  ils  sont  pacifistes  à  outrance,  comme 
ils  ont  perdu  toute  notion  de  la  mission  guerrière 
de  l'Etat,  tous  leurs  efforts  restent  frappés  d'une 
contradiction  mortelle,  tous  leurs  discours  patrio- 
tiques sonnent  affreusement  le  creux;  et  il  ne 
reste  vraiment  plus  de  la  démocratie  que  les  ha- 
sards du  clinamen  électoral,  que  ce  stupide  mé- 
canisme, aveugle  et  brutal,  fonctionnant  à  vide. 
C'est  de  l'atomisme  pur,  corrigé  par  le  seul  ha- 
sard; c'est  du  matérialisme  pur,  de  l'athéisme  ab- 


sent qu'idéalistes:  le  vrai  patriotisme,  VActlon  française  a 
bien  raison  de  le  dire,  est  terntorial;  un  patriotisme  de  la 
«  France,  mais...  »  à  la  Ranc,  est  une  dérision.  Il  faudrait 
enfin  se  demander  quel  est  le  véritable  sens  du  réveil  natio- 
naliste actuel  et  s'il  n'est  pas  une  manœuvre  de  la  démo- 
cratie bourgeoise  ploutocratique  prenant  le  masque  de 
l'ancienne  démocratie  guerrière,  pour  refaire  une  sorte  de 
virginité  patriotique  à  la  République  discréditée  et  avilie; 
elle  ferait  ainsi  coup  double:  elle  escamoterait  le  mouve- 
ment de  VAction  française  et  serait  en  meilleure  posture 
pour  mater  le  syndicalisme  ouvrier:  je  crois  bien  que  le 
pseudo-ministère  national  et  la  présidence  Poincaré  n'ont 
pas  d'autre  but.  A  noter  que  Clemenceau,  qui  incarne  bien 
l'ancienne  démocratie  classique  et  guerrière,  au  contraire  de 
Combes  qui  personnifie  la  nouvelle  démocratie  pacifiste  et 
théocratique,  s'est  déclaré  partisan  du  service  de  trois  ans. 
{Note  de  191S.) 


LE   CRÉPUSCULE   DÉMOCRATIQUE  207 

solu,  une  «  sécularisation  »  complète  et  la  dispa- 
rition absolue  de  tout  mythe:  c'est-à-dire  le 
néant,  la  mort,  et  la  mort  bête,  veule  et  lâche  des 
êtres  qui  ont  abdiqué,  mettent  parfois  des  années, 
voire  des  siècles,  pour  mourir,  insultant  d'autant 
plus  la  vie  par  leur  honteuse  agonie  que  celle-ci 
se  prolonge  davantage. 

Mais,  pour  étudier  à  fond  et  mettre  en  plein  re- 
lief ce  génie  individualiste  et  dissolvant  de  la  dé- 
mocratie, cette  hache  qui,  comme  dit  Proudhon,  di- 
vise le  peuple,  il  faut  voir  quelle  attitude  la  démo- 
cratie observe  vis-à-vis  de  ce  fait  essentiel  de  la 
vie  ouvrière  et  de  la  lutte  de  classe  qu'est  la 
grève.  Et  quand  je  dis:  la  démocratie,  j'entends, 
on  le  devine  bien,  toute  la  démocratie,  voire  socia- 
liste, voire  sociale-démocratique;  on  sait  que 
Guesde,  par  exemple,  n'a  jamais  eu  en  face  des 
mouvements  grévistes  qu  une  attitude  franchement 
hostile;  la  grève  n'est,  à  ses  yeux,  qu'un  retour  à 
l'état  de  nature;  quant  à  Jaurès,  il  est  simplement 
comique  de  voir  à  quels  efforts,  à  quelles  contor- 
sions d'acrobate  il  se  livre  pour  se  donner  l'air  d'un 
homme  qui  admet  la  grève,  par  lui-même  décla- 
rée un  (f  pis-aller  )).  Jaurès,  en  bon  tribun  qui 
flaire  toujours  d'où  vient  le  vent,  essaie  actuelle- 
n  ent,  pour  redorer  son  blason...  révolutionnaire 
passablement  terni,  de  flatter  la  Confédération-, 
il  se  pose  comme  son  défenseur,  il  lui  caresse 
réchine;    il    l'embrasse    pour    mieux    l'étouffer; 


208       LES  MÉFAITS  DES  INTELLECTUELS 

Guesde,  lui,  dégoûté,  écœuré,  se  tient  à  Técart,  ne 
songe  qu'à  reprendre  son  indépendance,  et,  pour 
commencer,  refonde  un  journal  à  lui  (1).  Mais 
laissons  ces  misérables  contingences...  politicien- 
nes. La  démocratie,  en  face  des  grèves,  comme 
d'une  manière  générale  en  face  du  mouvement 
ouvrier,  je  veux  dire,  on  m'entend  bien,  du  mou- 
vement syndicaliste,  est  désorientée;  elle  ne  com- 
prend pas;  ou  plutôt  elle  ne  comprend  que  trop; 
elle  sent  bien  qu'elle  se  trouve  là  en  présence 
d'un  fait  révolutionnaire  qui  semble  bien  équi- 
valoir à  sa  propre  négation.  Aussi,  n'a-t-elle  qu'un 
désir,  ne  forme-t-elle  qu'un  souhait:  supprimer  ce 
fait,  le  biffer  de  l'histoire  contemporaine;  et  elle 
connaît  si  bien  le  caractère  scissionnaire,  la  vertu 
dissolvante  et  pulvérisante  de  son  sacro-saint  suf- 
frage universel,  qu'elle  ne  rêve  qu'une  chose:  ap- 
pliquer cet  admirable  mécanisme  de   décompo- 


(1)  Guesde,  en  effet,  fondait  alors  le  Socialisme,  Journal- 
revue  hebdomadaire,  comme  Brousse  le  Prolétaire,  et  l'on 
pouvait  se  demander  si  toutes  les  anciennes  chapelles 
socialistes  n'allaient  pas  ressusciter.  Mais  toutes  ces  feuilles 
vécurent  ce  que  vivent  les  ros..,es,  l'espace  d'un  matin. 
Aujourd'hui,  tout  s'est  fondu  dans  le  socialisme  unifié,  où 
Jaurès  domine,  et  où  Guesde  n'a  plus  qu'un  rôle  fort 
effacé.  Au  demeurant,  l'idéologie  socialiste  semble  bien 
agonisante;  Croce  a  dressé  l'acte  mortuaire  du  socialisme: 
ce  ne  sont  pas  les  Unifiés,  certes,  qui  le  ressusciteront. 
{Note  de  191S.) 


LE   CRÉPUSCULE  DÉMOCRATIQUE  209 

sition  à  la  grève;  électoraliser,  parlementariser  la 
grève,  c'est,  en  effet,  le  sûr  moyen  pour  en  dé- 
truire toute  la  substance  révolutionnaire;  l'effet 
est  mathématiquement  certain;  elle  le  sait  bien; 
et  les  ouvriers  le  savent  bien  aussi,  eux  qui  re- 
poussent avec  la  dernière  énergie  toutes  les  belles 
réformes  de  nos  excellents  radicaux  et  socialistes 
genre  Millerand-Golliard. 

La  grève  est  un  phénomène  de  vie  et  de  psy- 
chologie collectives;  ici  entrent  en  jeu  des  sen- 
timents collectifs  très  puissants,  très  contagieux, 
presque  électriques;  que  la  masse  reste  à  l'état 
indivis,  à  l'état  de  masse,  et  conserve  son  unité 
spirituelle  originelle  profonde,  et  chaque  ouvrier 
a  sa  volonté  noyée,  absorbée  dans  cette  unité  : 
l'égoïsme  individuel,  l'intérêt  privé,  les  misérables 
préoccupations  personnelles,  les  petites  lâchetés 
secrètes  disparaissent;  il  n'y  a  plus  qu'une  masse 
électrisée,  une  personnalité  collective  complexe 
tout  entière  transportée,  d'un  seul  élan  unanime  et 
puissant,  aux  plus  hauts  sommets  de  l'héroïsme 
et  du  sentiment  du  sublime.  Que  viendrait  faire 
ici  la  loi,  la  démocratie,  avec  sa  manie  votarde 
et  son  dogme  stupide  des  majorités?  Tout  sim- 
plement briser,  émietter,  casser  en  morceaux, 
pulvériser  cette  unité,  redonner  à  chaque  ouvrier, 
dans  le  silence  propice  du  vote  secret,  la  liberté  de 
la  trahison  et  de  la  lâcheté,  la  liberté  de  l'égoïsme 
et  de  la  peur.  Le  vote  secret  —  voilà  bien,  au  reste, 

16 


210       LES  MÉFAITS  DES  INTELLECTUELS 

le  symbole  parfait  de  la  démocratie.  Voyez-moi  ce 
citoyen,  ce  membre  du  Souverain,  qui  vient  en 
tremblant  exercer  sa  souveraineté;  il  se  cache,  il 
fuit  les  regards  de  la  société;  aucun  bulletin  ne 
sera  assez  opaque  pour  dérober  aux  regards  indis- 
crets sa  pensée  intime,  son  acte  do  souveraineté; 
il  entre  comme  un  voleur  dans  la  cabine  d'iso- 
lement: le  voilà  seul,  avec  sa  conscience,  ce  pré- 
tendu maître  du  moment;  il  se  recueille,  il  est 
libre  —  libre  comme  la  monade  de  Leibnitz,  tou- 
tes portes  et  fenêtres  closes  !  Car  c'est  ainsi  qu'en 
réalité  la  démocratie  conçoit  la  liberté:  c'est  la 
liberté  de  la  monade  ou,  si  Ton  aime  mieux,  la 
liberté  d'Epicure,  retiré  du  monde,  dans  la  paix 
de  son  égoïste  et  solitaire  ataraxie,  loin  des  sou- 
cis et  des  tracas  de  la  vie  publique,  libre  et  sou- 
verain dans  sa  solitude  et  son  néant.  Et  voilà  com- 
ment la  démocratie  entend  le  Peuple-Roi:  de  sa 
puissance  collective,  il  ne  reste  plus,  grâce  à  elle, 
qu'une  procession  d'ombres  craintives,  venant 
exercer  en  tremblant  et  en  se  cachant,  dans  le 
silence  de  leur  conscience  abandonnée  à  son 
égoïsme  et  à  sa  lâcheté,  leur  soi-disant  souve- 
raineté ! 

Un  bourgeois  démocrate  ne  manquera  pas  ici 
de  me  dire  que  nous  supprimons,  nous,  tout  sim- 
plement la  liberté;  il  nous  sortira  le  grand  axiome 
de  la  philosophie  et  de  l'économie  politique  bour- 
geoises, qu'un  seul  ouvrier,  quand  il  veut  travail- 


LE   CRÉPUSCULE   DÉMOCRATIQUE  211 

1er,  est  libre  de  le  faire  et  doit  être  protégé  dans 
cette  liberté  par  toute  la  force  publique  ;  notre  bon 
bourgeois  ne  se  rend  pas  compte  de  ceci,  il  ne  ré- 
fléchit pas  à  ceci:  que  lui,  patriote,  lui  à  qui  le 
seul  nom  d'Hervé  donne  la  colique,  n'admettrait 
sûrement  pas,  en  cas  de  guerre,  qu'un  quelconque 
citoyen  vînt  lui  sortir  sa  soi-disant  liberté  sacrée 
pour  se  dispenser  de  marcher  à  la  frontière;  il  di- 
rait tout  de  suite  :  fusillez-moi  cet  homme-là,  c'est 
un  traître,  un  déserteur,  un  monstre;  au  besoin, 
s'il  n'aimait  toujours  mieux  laisser  agir  les  autres, 
la  fameuse  force  publique,  pour  qui  tout  bon  bour- 
geois dans  sa  maison  a  un  respect  de  sauvage 
pour  son  fétiche,  il  le  fusillerait  lui-même.  Eh 
bien,  qu'il  se  dise  donc  une  bonne  fois  que  la 
grève,  c'est  la  guerre,  et  qu'aux  yeux  des  ouvriers, 
le  non-gréviste  est  un  traître,  un  déserteur,  un  être 
monstrueux  et  qui,  abandonnant  ses  camarades 
dans  la  lutte,  est  bien  mal  venu  d'invoquer  sa  li- 
berté, car  sa  liberté,  c'est  de  la  traîtrise,  de  la  lâ- 
cheté, un  crime  de  lèse-solidarité  ouvrière! 

La  liberté!  Toujours  invoquée  avec  ferveur  aux 
époques  de  décadence,  dit  Proudhon  dans  la 
Guerre  et  la  Paix;  et  qui  osera  dire  que  Proudhon 
n'aimait  pas  la  liberté,  lui  qu'on  considère  tou- 
jours comme  le  père  de  l'anarchie'?  Qu'est-ce  en 
effet  que  la  décadence?  On  pourrait  la  caractéri- 
ser en  quelques  mots  :  c'est  une  dissolution  de 
l'idée  sociale,  une  retraite  de  chaque  individu  au 


212       LES  MÉFAITS  DES  INTELLECTUELS 

fond  de  sa  coquille,  de  ce  qu'il  (ippelle  hypocrite- 
ment sa  liberté;  l'individu  ne  veut  plus  rien  sa- 
voir; il  ignore  et  veut  ignorer  le  social;  il  ne  con- 
naît plus  que  son  bon  plaisir:  l'art  pour  l'art; 
l'amour  pour  l'amour;  la  science  pour  la  science; 
la  liberté  pour  la  liberté;  et  ce  qu'il  y  a  de  plus 
remarquable,  mais  aussi  de  plus  logique  et  de 
plus  naturel,  c'est  qu'il  n'y  a  pas  en  même  temps 
d'époques  où  l'on  soit  moins  libre  effectivement 
et  où  le  despotisme  collectif,  sous  la  forme  de 
l'Etat,  se  fasse  sentir  plus  lourdement  que  dans 
ces  époques  de  décadence,  où  toujours  la  liberté 
est  invoquée  avec  ferveur.  La  force  de  l'Etat,  les 
débordements  étatiques,  ne  sont-ils  pas  faits  de 
l'abdication  sociale  de  tous?  On  pourrait  aussi  dé- 
finir la  décadence:  un  retour  à  la  liberté  végéta- 
tive et  animale,  qui  se  donne  les  apparences,  qui 
se  croit  un  raffinement  de  liberté  spirituelle  et 
morale;  une  rechute  dans  la  barbarie,  qui  se  prend 
pour  le  dernier  mot  de  la  culture.  M.  Bergson  nous 
enseigne  que  l'intellectualité  et  la  matérialité  sont 
choses  identiques;  et,  nous  l'avons  vu  déjà,  la  ma- 
térialité, à  ses  yeux,  c'est  simplement  le  mouve- 
ment de  détente  de  l'esprit,  l'esprit  qui  s'étend  pa- 
resseusement dans  l'espace,  les  neurones  étant 
désenlacés,  flottants,  fatigués.  Or,  les  époques  de 
décadence  sont  bien  caractérisées  par  une  intellec- 
tualisation croissante  de  toute  chose,  c'est-à-dire, 
si  nous  appliquons  les  idées  de  M.  Bergson,  par 


LE   CRÉPUSCULE  DÉMOCRATIQUE  213 

une  matérialisation  croissante:  on  pourrait  dire 
aussi  une  sécularisation,  une  laïcisation,  une  éta- 
tisation; Etat  abstrait,  droit  abstrait,  morale  abs- 
traite, éducation  abstraite;  tout  devient  abstrait, 
laïque,  démocratique  et  obligatoire;  c'est  la  mort 
du  mythe,  ajouterons-nous  encore;  Apollon  l'em- 
porte sur  Dionysos;  Apollon,  l'intellectualiste,  l'es- 
prit d'individualisation,  le  créateur  de  l'apparence 
individuelle  et  le  fondateur  des  Etats,  sur  Diony- 
sos, le  mystique,  le  dieu  qui  nie  l'individualisa- 
tion, en  brise  les  bornes  étroites,  et  replonge  l'âme 
exorbitée  dans  le  courant  de  l'âme  universelle  (1). 
Et  nous  comprenons  enfin  que  Proudhon  ait  ap- 
pelé le  suffrage  universel  un  «athéisme».  «A 
chaque  progrès  marqué  des  impulsions  dionysia- 
ques, écrit  Nietzsche  (2),  on  a  la  sensation  que  cet 


(1)  L'opposition  d'Apollon  et  de  Dionysos  n'est  peut-être 
pas  présentée  ici  d'une  manière  très  exacte,  car  ce  qui 
s'oppose  au  mysticisme  dionysien,  ce  n'est  pas  tant  l'in- 
tellectualisme apollinien  que  l'intellectualisme  socratique, 
mais  ce  que  j'ai  dit  dans  mon  Introduction  précisera  mon 
point  de  vue.  Il  va  sans  dire  aussi  qu'il  est  nécessaire, 
pour  comprendre  tout  ce  passage,  de  se  reporter  à  l'ad- 
mirable Origine  de  la  Tragédie  de  Nietzsche,  —  le  premier 
et  peut-être  le  plus  beau  et  le  plus  profond  des  livres 
laissés  par  ce  grand  barbare,  qui,  avec  Gœthe  et  Hegel, 
est  de  ces  Allemands  de  génie  qu'un  Français  peut  lire 
avec  profit.  {Note  de  191S.) 

(2)  Nietzsche,  Origine  de  la  Tragédie,  p.  188. 


;M  l  1.1  ;S   MÉFAITS   DES  INTELLECTUELS 

affranchissement  dionysien  des  entraves  de  l'in- 
dividu se  manifeste  tout  d'abord  au  préjudice  des 
instincts  politiques,  on  incitant  à  l'indifférence 
et  même  à  l'hostilité  à  leur  endroit,  si  certain 
qu'il  soit,  d'autre  part,  qu'Apollon,  ordonnateur 
des  Etats,  est  aussi  le  génie  du  principe  d'indi- 
vidualisation... Non  moins  fatalement  par  ail- 
leurs, la  prépondérance  absolue  des  instinct» 
politiques  entraîne  un  peuple  dans  la  voie  do  la 
sécularisation  la  plus  extrême,  dont  la  plus  gran- 
diose expression,  mais  aussi  la  plus  effrayante, 
est  Vimperium  romanum.  » 

Nietzsche  aurait  pu  ajouter:  et  l'Etat  napoléo- 
nien français  du  xix"  siècle,  l'Etat  moderne  ébau- 
ché par  la  royauté  française  et  porté  à  son  plus 
haut  point  d'exaltation  par  la  Révolution  et  l'Em- 
pire, expression  peut-être  plus  grandiose  et  plus 
effrayante  encore  de  cette  «  extrême  sécularisa- 
tion »,  que  Vimperium  romanum,  lui-même.  Per- 
sonne ne  niera,  je  suppose,  que  nous  ne  soyons  le 
peuple  le  plus  étatisé,  le  plus  centralisé,  le  plus 
intellectualisé,  le  plus  sécularisé  et  laïcisé  de  la 
terre;  personne  non  plus  ne  niera  que  ce  soit  chez 
nous  que  la  décadence  sociale  moderne  soit  le 
plus  avancée  et  oii  la  volonté  soit  le  plus  malade  : 
au  reste,  que  les  autres  peuples  ne  s'en  réjouissent 
pas  trop,  car  c'est  ici  le  cas  de  répéter  avec  Marx: 
de  te  fabula  narratur;  et  l'on  ne  voit  pas  qu'ail- 
leurs les  mœurs  soient  beaucoup  plus  solides:  il 


LE   CRÉPUSCULE  DÉMOCRATIQUE  215 

y  a  partout,  dans  tout  notre  monde  moderne,  bien 
des  signes  de  dissolution  morale  et  de  détraque- 
ment. Nous  avons  seulement  le  privilège  d'être 
plus  avancés  dans  la  voie  de  la  décomposition, 
car  dans  le  mal  comme  dans  le  bien  la  France  ne 
se  plaît  que  dans  l'extrême  et  le  classique. 

Mais  comprend-on  maintenant  l'importance  de 
cette  idée  de  la  grève  générale?  C'est  précisément 
dans  ce  peuple  le  plus  intellectualisé  et  le  plus 
étatisé  de  tous  que  surgit  cette  forme  nouvelle  du 
mythe,  cette  incarnation  nouvelle  de  Dionysos,  la 
grève  générale.  Et  ne  voit-on  pas  que  cela  est  la 
cause  de  ceci"!  S'étonnera-t-on  encore  que  la  classe 
ouvrière  française  soit,  jusqu'ici,  la  seule,  ou  pres- 
que, à  avoir  retenu  avec  une  étrange  et  toute  par- 
ticulière prédilection  cette  idée  de  la  grève  géné- 
rale? C'est  de  la  même  manière,  on  le  sait,  que  se 
développa,  au  sein  de  Vimperium  romanum  et 
contre  lui,  le  mythe  chrétien.  Et  ce  n'est  pas  sans 
raisons  très  sérieuses  et  très  solides  qu'on  a  donc 
pu  rapprocher  de  la  conquête  chrétienne  la  con- 
quête syndicaliste. 


CHAPITRE  V 


La  fin  de  Tère  alexandrine 


Culture  alexandrine  et  culture  des  producteurs:  le 
socialisme^  comme  socratisme  et  alexandrism,e 
universels.  —  Le  réveil  de  la  culture  tragique: 
la  philosophie  de  M.  Bergson  com,me  antiplato- 
nism,e.  —  Rôle  du  capitalisme;  le  syndicalisme 
comme  héritier  du  capitalisme  industriel.  ■ — 
Souveraineté  du  producteur  et  fin  du  règne  de 
Z'homme  théorique:  triomphe  de  la  Liberté  sur 
rUnité;  l'ordre  géométrique  et  l'ordre  vital;  fin 
de  l'Etat  napoléonien. 

Pour  bien  montrer  toute  l'importance  et  toute 
la  signification  du  mythe  de  la  grève  générale,  je 
crois  qu'il  ne  sera  pas  inutile  de  reproduire  ici 
les  quelques  pages  suivantes  de  Nietzsche,  que 
je  trouve  dans  son  admirable  Origine  de  la  Tragé- 
die: elles  me  paraissent  constituer  une  critique 
si  pertinente,  si  exacte  et  si  aiguë  du  monde  mo- 
derne qu'elles  viennent  naturellement  ici  comme 
préface  tout  indiquée  à  cette  philosophie  de  la 
production  que  nous  voudrions  dégager  et  dont 


218       LES  MÉFAITS  DES  INTELLECTUELS 

l'idée  de  la  grève  générale  est  le  mythe  grandiose. 
Les  voici: 

«  Tout  notre  monde  moderne  est  pris  dans  les 
filets  de  la  culture  alexandrine  et  a  pour  idéal 
Vhomme  théorique,  armé  des  moyens  de  connais- 
sance les  plus  puissants,  travaillant  au  service  de 
la  science,  et  dont  le  prototype  et  ancêtre  originel 
est  Socrate.  Cet  idéal  est  le  principe  et  le  but  de 
toutes  nos  méthodes  d'éducation:  tout  autre  genre 
d'existence  doit  lutter  péniblement,  se  développer 
accessoirement;  on  le  tolère:  on  ne  le  préconise 
pas.  Une  disposition  d'esprit  presque  effrayante 
fait  qu'ici,  pendant  un  long  temps,  l'homme  cultivé 
ne  fut  reconnu  tel  que  sous  la  forme  de  l'homme 
instruit... 

«  Combien  resterait  incompréhensible  à  un  vé- 
ritable Grec  le  type,  compréhensible  en  soi,  de 
l'homme  cultivé  moderne,  Faust,  épuisant,  sans 
être  assouvi  jamais,  tous  les  domaines  de  la  con- 
naissance, adonné  à  la  magie  et  voué  au  diable  par 
la  passion  de  savoir,  ce  Faust,  qu'il  nous  suffit 
de  comparer  à  Socrate  pour  constater  que  l'homme 
moderne  commence  à  pressentir  la  faillite  de  cet 
engouement  socratique  pour  la  connaissance,  et 
qu'au  milieu  de  l'immensité  solitaire  de  l'océan 
du  savoir,  il  aspire  à  un  rivage!  Lorsque  Goethe,  à 
propos  de  Napoléon,  déclare  un  jour  à  Ecker- 
mann:  «  Oui,  mon  ami,  il  y  a  aussi  une  produc- 
«  tivité  des  actes  »,  il  rappelle  ainsi,  d'une  ma- 


LA  FIN  DE  l'Ère  alexandrine  219 

nière  charmante  et  naïve,  que  l'homme  non  théo- 
rique est,  pour  les  hommes  modernes,  quelque 
chose  d'invraisemblable  et  de  déconcertant,  de 
sorte  qu'il  faut  encore  une  fois  la  sagesse  d'un 
Gœthe  pour  concevoir,  que  dis-je,  pour  excuser 
un  mode  d'existence  aussi  insolite. 

«  Et  l'on  ne  doit  plus  se  dissimuler  désormais 
ce  qui  est  caché  au  fond  de  cette  culture  socra- 
tique: l'illusion  sans  bornes  de  l'optimisme!  Il 
ne  faut  plus  s'épouvanter  si  les  fruits  de  cet  opti- 
misme mûrissent,  si  la  société,  corrodée  jusqu'à 
ses  couches  les  plus  basses  par  l'acide  d'une  telle 
culture,  tremble  peu  à  peu  de  la  fièvre  de  l'orgueil 
et  des  appétits,  si  la  foi  au  bonheur  terrestre  de 
tous,  si  la  croyance  à  la  possibilité  d'une  sembla- 
ble civilisation  scientifique  se  transforme  peu  à 
peu  en  une  volonté  menaçante,  qui  exige  ce  bon- 
heur terrestre  alexandrin  et  invoque  l'interven- 
tion d'un  Deus  ex  machina  «  à  l'Euripide  »  !  Il 
faut  remarquer  ceci:  pour  pouvoir  durer,  la  civili- 
sation alexandrine  a  besoin  d'un  état  d'esclavage, 
d'une  classe  serve;  mais,  dans  sa  conception  op- 
timiste de  l'existence,  elle  dénie  la  nécessité  de  cet 
état;  aussi,  lorsque  l'effet  est  usé  de  ses  belles 
paroles  trompeuses  et  lénitives  sur  la  «  dignité  de 
l'homme  »  et  la  «  dignité  du  travail  »,  elle  s'ache- 
mine peu  à  peu  vers  un  épouvantable  anéantisse- 
ment. Rien  n'est  plus  terrible  qu'un  barbare  peu- 
ple d'esclaves  qui  a  appris  à  regarder  son  exis- 


220       LES  MÉFAITS  DES  INTELLECTUELS 

tence  comme  une  injustice  et  se  prépare  à  en  Ci- 
rer vengeance,  non  seulement  pour  soi-même, 
mais  encore  pour  toutes  les  générations  à  venir. 
Contre  la  menace  d'un  tel  assaut,  qui  oserait,  en 
toute  assurance,  appeler  à  l'aide  nos  religions  bla- 
fardes et  épuisées  qui,  même  dans  leurs  fonde- 
ments, ont  dégénéré  jusqu'à  devenir  des  religions 
savantes;  au  point  que  le  mythe,  cette  condition 
préalable  nécessaire  de  toute  religion,  est  désor- 
mais et  partout  sans  force  et  que,  même  aussi  dans 
ce  domaine,  règne  à  présent  cet  esprit  optimiste 
que  nous  venons  de  définir  comme  le  germe  de 
mort  de  notre  société  (1). 

«  Pendant  que  l'imminence  du  malheur,  qui 
sommeille  au  sein  de  la  culture  théorique,  trouble 
de  plus  en  plus  l'homme  moderne  et  qu'il  cherche 
avec  inquiétude,  parmi  le  trésor  de  ses  expérien- 
ces, les  moyens  aptes  à  détourner  le  danger,  sans 
bien  croire  lui-même  à  leur  efficacité,  tandis  qu'i) 
commence  à  percevoir  les  conséquences  de  ses 
propres  errements,  certaines  natures  supérieures, 
des  esprits  élevés,  enclins  aux  idées  générales,  ont 
su,   avec   une   incroyable  perspicacité,  employer 


(1)  Nos  modernistes  catholiques  se  reconnaîtront-ils  dans 
ce  passage?  Ils  veulent  accorder  le  christianisme  avec 
l'esprit  moderne,  caractérisé,  en  effet,  par  le  scientisme  et 
l'optimisme:  et  une  religion  savante  et  à  base  d'optimisme 
ne  peut  être  évidemment  que   «blafarde  et  épuisée». 


LA  PIN  DE  l'Ère  alexandrine  221 

les  armes  mêmes  de  la  science  pour  montrer  les 
limites  et  la  relativité  de  la  connaissance  et  dé- 
mentir ainsi  péremptoirement  la  prétention  de  la 
science  à  une  valeur  et  une  aptitude  universelles. 
Il  fallut,  pour  la  première  fois,  reconnaître  comme 
illusoire  la  présomption  d'approfondir  l'essence 
la  plus  intime  des  choses  au  moyen  de  la  cau- 
salité. Le  courage  et  la  clairvoyance  extraordinai- 
res de  Kant  et  de  Schopenhauer  ont  réussi  à  rem- 
porter la  victoire  la  plus  difficile,  la  victoire  sur 
l'optimisme  latent,  inhérent  à  l'essence  de  la  lo- 
gique, et  qui  lui-même  fait  le  fond  de  notre  cul- 
ture... 

«  La  culture  socratique  ne  tient  plus  le  sceptre 
de  son  infaillibilité  que  d'une  main  tremblante, 
ébranlée  qu'elle  est  de  deux  côtés  à  la  fois  par  la 
crainte  de  ses  propres  conséquences,  qu'elle  com- 
mence à  pressentir  peu  à  peu,  et  parce  qu'elle- 
même  n'a  plus,  dans  la  valeur  éternelle  de  ses 
fondements,  la  confiance  naïve  de  jadis;  et  c'est 
alors  un  triste  spectacle  que  celui  de  la  danse  de 
sa  pensée,  toujours  en  quête  de  formes  nouvelles 
pour  les  enlacer  avec  ardeur,  et  qui  les  abandonne 
soudain  en  frissonnant,  comme  Méphistophélès  les 
lamies  séductrices.  C'est  bien  là  l'indice  de  cette 
«  faillite  »,  dont  chacun  parle  couramment  comme 
du  mal  organique  originel  de  la  culture  moderne. 
Effrayé  et  désappointé  des  conséquences  de  son 
système,  l'homme  théorique  n'ose  plus  s'aventurer 


222  LES   MÉFAITS   DES  INTELLECTUELS 

dans  la  débâcle  du  terrible  torrent  de  glace  de 
l'existence:  anxieux  et  indécis,  il  court  çà  et  In 
sur  le  rivage... 

«  L'optimisme  l'a  énervé  à  ce  point.  En  mômo 
temps,  il  sent  combien  une  culture,  basée  sur  le 
principe  de  la  science,  doit  s'écrouler  dès  l'ins- 
tant qu'elle  devient  illogique,  c'est-à-dire  qu'elle 
recule  devant  ses  conséquences.  Notre  art  pro- 
clame cette  universelle  détresse.  C'est  en  vain  que. 
par  l'imitation,  on  s'appuie  de  toutes  les  grandes 
époques  productrices  ou  des  natures  créatrices 
supérieures;  c'est  en  vain  que,  pour  la  consolation 
de  l'homme  moderne,  on  amoncelle  autour  de  lui 
toute  la  «  littérature  universelle  »,  et  qu'on  l'en- 
toure des  styles  et  des  artistes  de  tous  les  temps, 
afm  que,  tel  Adam  au  milieu  des  animaux,  il 
puisse  leur  donner  un  nom  —  il  reste  malgré  tout 
l'éternel  affamé,  le  «  critique  »  sans  joie  et  sans 
force,  l'homme  alexandrin  qui  n'est,  au  fond, 
qu'un  bibliothécaire  et  un  prote  et  qui  perd  la  vu< 
misérablement  à  la  poussière  des  livres  et  aux 
fautes  d'impression  »  (1).  ^ 

On  ne  manquera  pas  de  me  dire,  ayant  lu  ces 
quelques  pages  de  Nietzsche,  que  ce  réquisitoire 
contre  le  monde  moderne  va  plus  loin  que  le 
monde  moderne  et  atteint,  par-delà,  le  socialisme 


(1)  Nietzsche,  Origine  de  la  Tragédie,  pp.  Ifi2  et  suiv. 


LA  FIN  DE  l'Ère  alexandrine  223 

lui-même;  que  c'est  là  le  réquisitoire  d'un  aristo- 
crate condamnant  la  science  comme  étant  une 
grande  force  démocratique,  égalitaire,  émancipa- 
trice  de  tous  les  individus.  Oui,  oui,  c'est  entendu; 
Nietzsche  est  un  aristocrate;  personne  ne  le  nie 
ni  ne  pense  seulement  à  le  contester.  Mais  atten- 
dez: de  quelle  science,  s'il  vous  plaît,  est-il  ques- 
tion ici,  de  quelle  culture"^  De  la  science  abstraite, 
cosmologique  et  encyclopédique;  de  votre  science 
à  vous  tous,  ô  intellectuels  laïques  modernes,  qui 
avez  remplacé  les  anciens  clercs;  et  de  la  culture 
alexandrine,  de  votre  culture  à  vous,  alexandrins 
modernes;  et  certes,  vous  devez  sentir  combien  le 
regard  de  Nietzsche  a  pénétré  profondément  en 
vous,  mettant  à  nu,  impitoyablement,  le  secret  in- 
time et,  comme  dirait  l'autre,  l'homme  de  la  Prière 
sur  l'Acropole,  votre  dernier  grand  ancêtre,  «  la  dé- 
pravation intime  de  votre  cœur».  Oui,  oui,  vous 
êtes  démocrates,  égalitaires;  vous  faites  profes- 
sion d'aimer  la  science  et  le  peuple;  mais  vous 
pensez  que  chez  vous  «  le  savoir  est  tout  entier 
retiré  »  et  qu'il  vous  appartient,  en  conséquence, 
de  conduire  le  peuple;  la  science  démocratique, 
allons  donc!  laissez-moi  rire!  —  la  science  alliée 
à  la  production,  la  science  technique  raisonnée,  la 
science  dépendance  de  l'atelier,  la  vraie  science, 
en  un  mot,  oui,  à  la  bonne  heure;  le  vrai  savant, 
c'est,  aujourd'hui,  le  producteur;  et,  comme  dit 
Proudhon,  l'industriel  est  devenu  supérieur  au  sa- 


224       LES  MÉFAITS  DES  INTELLECTUELS 

vant  classique;  mais  votre  science  à  vous,  vos 
théories  abstraites,  cosmologiques,  sociologiques, 
toutes  ces  choses  qui  n'ont  rien  à  voir  avec  la  pro- 
duction, qui  prétendent  planer  au-dessus  d'elle, 
nobles  et  immatérielles,  et  dont  vous  vous  arrogez 
le  monopole  et  la  garde,  ô  possesseurs  modernes 
de  la  Vérité  laïque,  ô  dignes  successeurs  des  Ency- 
clopédistes, mais  c'est  la  quintessence  de  l'aris- 
tocratie! Et  de  quelle  aristocratie!  de  la  plus  fu- 
neste des  aristocraties,  de  l'aristocratie  mtellec- 
tuelle,  c'est-à-dire  la  morgue,  le  pédantisme  et  la 
stérilité  au  pouvoir!  Et  vous  avez  besoin,  oui,  d'une 
classe  serve  qui  produise  pour  vous,  qui  vous  en- 
tretienne, ô  vous  les  éternels  entretenus!  Vous 
avez  besoin  «  des  goujats  de  la  création  »  pour 
vous  dispenser  du  «  servile  »  travail  manuel,  ô 
vous  qui  ne  savez  que  penser,  je  veux  dire  as- 
sembler des  fiches;  vous  êtes  des  mondains,  vous 
aimez  la  science  oisive,  la  physique,  je  veux  dire 
la  sociologie  amusante  (les  temps  ont  changé  de- 
puis M.  de  Voltaire);  vous  êtes  les  éternels  inu- 
tiles, les  non-producteurs,  l'Etat,  le  monde,  le  para- 
sitisme incarné  et  le  plus  féroce  des  parasitisme?, 
car  vous  exploitez  sans  vergogne,  exploitant  au 
nom  de  l'Esprit-Saint  laïque  moderne!  Et  voilà 
pourquoi  le  syndicalisme  vous  épouvante,  le  syndi- 
calisme, révolte  de  ces  producteurs  qu'une  fois 
de  plus  vous  espériez  asservir,  exploiter  et  domi- 
ner, car  votre  socialisme  saint-simonien,  soi-di- 


LA  FIN  DE  l'Ère  alexandrine  225 

sant  démocratique  et  égalitaire,  serait  l'exploita- 
tion portée  au  maximum,  puisque  ce  serait  l'Etat 
maître  de  tout,  l'Etat,  c'est-à-dire  vous! 

Et  voyez.  Nous  avons,  tout  le  long  de  cet  ouvrage, 
essayé  de  faire  ressortir  l'identité,  ou  tout  au  moins 
l'analogie  de  ces  trois  choses:  l'échange,  le  con- 
cept et  l'Etat;  marchands,  intellectuels  et  politi- 
ciens nous  sont  apparus  comme  ayant  entre  eux 
des  affinités,  voire  une  parenté  profonde;  cette 
idée  a  été  comme  le  leitmotiv  de  notre  étude.  Eh 
bien,  cette  science  oisive  dont  nous  parlons,  cette 
science  abstraite,  cosmologique  et  encyclopédique, 
dont  les  intellectuels  sont  les  coryphées,  c'est  bien 
la  science  d'une  bourgeoisie  marchande  et  admi- 
nistrative, la  science  comme  peuvent  la  conce- 
voir des  gens  qui  restent  étrangers  à  la  produc- 
tion, qui  vivent  à  côté  et  au-dessus  d'elle.  La  pro- 
digieuse complexité  du  travail  productif  leur 
échappe:  ils  rabattent  tout  sur  le  plan  uniforme 
d'une  science  une,  d'une  mathématique  univer- 
selle, sur  le  plan  de  l'échange;  et  ce  sont  gens 
pressés,  gens  qui  ont  hâte  de  jouir  et  de  consom- 
mer, et  pour  qui  la  durée  n'existe  pas,  puisque 
dans  leur  temps  mathématique  il  n'y  a  que  des 
moments  juxtaposés  à  des  moments,  comme  dans 
l'échange  il  n'y  a  que  des  marchandises  à  côté  de 
marchandises  et,  dans  l'Etat  démocratique,  des 
voix  s'ajoutant  à  des  voix  —  gens  grossiers,  par- 
venus du  négoce,  de  l'agio  ou  de  la  banque,  par- 

17 


226       LES  MÉFAITS  DES  INTELLECTUELS 

venus  de  l'administration  et  de  la  politique,  par- 
venus de  l'intelligence,  tous  brocanteurs  et  agio- 
teurs, brasseurs  d'affaires,  brasseurs  d'idées,  bras- 
seurs d'élections,  sans  respect  pour  rien,  dévo- 
rant tout  avec  la  voracité  d'une  bande  en  pays 
conquis.  Après  eux,  le  déluge.  Carpe  diem.  Ils  ont 
bien  cure  de  l'éternité,  ces  consommateurs.  Les 
producteurs  sont  là  pour  réparer  les  ruines. 

Ces  marchands,  ces  socialistes  parlementaires, 
ces  saint-simoniens  conçoivent  naturellement 
l'économie  sur  le  patron  de  la  politique,  comme 
une  ample  hiérarchie  administrative,  avec  plans 
grandioses  et  vastes,  embrassant,  du  centre  et  de 
haut,  tout  le  système  de  la  production  industrielle 
et  agricole,  plans  élaborés  par  les  cerveaux  ency- 
clopédiques de  nos  possesseurs  infaillibles  de  la 
science  une;  tout  sera  prévu,  l'immense  machine, 
l'Etat  étant  l'unique  moteur,  fonctionnera  avec  une 
régularité  parfaite  et  marchera  si  bien,  que  cha- 
cun de  ses  rouages,  je  veux  dire  chaque  ouvrier, 
ne  sera  plus  absorbé  par  la  vulgaire  production 
(réduite,  d'ailleurs,  à  la  simple  fonction,  plus  no- 
ble, de  surveillance),  que  le  temps,  dès  mainte- 
nant calculable,  le  petit  temps  mathématique  de 
une  heure  vingt  et  une  minutes.  Pas  plus.  Ce  qui 
revient  à  dire  que  tout  le  monde  pourra  devenir  un 
homme  théorique,  un  lettré,  un  mandarin,  dans 
cette  immense  Chine  socialiste;  c'est  donc  en  pers- 
pective un   alexandrinisme  universel,  la  menue 


LA  FIN  DE  l'Ère  alexandrine  227 

monnaie  de  Socrate  et  de  Faust  devenant  la  mon- 
naie courante,  ayant  cours  sur  tous  les  marchés. 

Et  ce  sera  comme  une  immense  ascension  de 
tous  les  hommes  hors  des  régions  croupissantes 
du  travail  et  de  la  production  vers  les  régions 
nobles  et  aristocratiques  du  loisir  cultivé,  de  la 
science  oisive;  la  terre  tout  entière  transformée 
en  un  salon,  où  seront  légion  les  beaux  discou- 
reurs, les  distingués  sociologues,  construisant  des 
cités  futures  rigoureusement  scientifiques,  à  la 
grande  satisfaction  des  femmes,  toutes  émanci- 
pées et  buvant  leurs  paroles  comme,  autrefois, 
celles  des  poètes;  il  ne  sera  plus  question,  natu- 
rellement, ni  de  droit  ni  de  mariage;  je  crois 
même  que  la  jalousie  aura  disparu  de  ces  âmes 
heureuses,  baignant  dans  la  clarté  totale  de  l'in- 
tellectualisme le  plus  absolu;  la  ménagère  ne 
sera  plus  qu'un  souvenir;  la  courtisane  fleurira, 
compagne  complaisante  et  spirituelle  des  hommes, 
devenus  tous  de  beaux  esprits  (1).  Ainsi,  tout  pas- 
sera sur  le  plan  de  l'échange,  d'un  libre-échange 
universel,  ne  rencontrant  plus  devant  lui  d'autre 
protectionnisme  que  celui  de  la  fantaisie  et  du 
caprice   d'hommes   et  de   femmes   complètement 


(1)  Un  de  nos  socialistes  les  plus  spécialisés  en...  idéa- 
lisme, E.  Fournière,  n'a-t-il  pas  dit  que  «  la  prostituée 
était  la  compagne  naturelle  du  penseur  »  ?  Et  ceci  n'était-il 
pas  écrit  dans  L'Ame  de  Demain,  p.  140? 


228       LES  MÉFAITS  DES  INTELLECTUELS 

libérés  de  tout  préjugé,  ayant  chassé  riiuiiiit^ur  et 
la  pudeur,  pour  se  livrer  aux  plaisirs  incessam- 
ment variés  d'un  agio  et  d'un  rut  éternels. 

Voilà  bien,  je  pense,  le  rêve  ébauché  par  tous 
nos  socialistes  bourgeois,  démocrates  intellectuels, 
alexandrins  modernes;  mais  ce  rêve,  malheureu- 
sement, a  été  interrompu  par  l'intervention  inop- 
portune des  producteurs:  «  Nous  ne  croyons  plus 
à  toutes  vos  belles  paroles,  ont-ils  déclaré;  désor- 
mais, nous  ne  compterons  que  sur  nous;  nous 
ferons  de  l'action  directe;  discourez,  tant  qu'il 
vous  plaira,  au  Parlement  ou  dans  les  salons; 
nous  vous  laissons  ce  plaisir  innocent;  quant  à 
nous,  nous  entendons  nous  émanciper  seuls  et  à 
notre  façon,  et,  loin  de  rêver  la  conquête  de  cet 
Etat,  dont  nous  serions  encore  les  victimes  et  les 
serfs,  nous  préparons  la  grève  générale.  »  Ce 
langage,  simple  et  rude,  a  eu  le  don  de  jeter,  dans 
tout  le  camp  bourgeois,  depuis  les  conservateurs 
jusqu'aux  socialistes  soi-disant  révolutionnaires, 
le  trouble  le  plus  extrême;  ce  qui  s'explique,  ce 
langage  ne  signifiant  rien  moins  que  la  négation 
brutale  de  tous  ces  intellectuels,  de  tous  ces  mar- 
chands et  de  tous  ces  politiciens,  qui  rêvaient  une 
fois  de  plus  de  vivre  en  marge  de  la  production 
et  aux  dépens  des  producteurs. 

«  Oui,  mon  ami,  il  y  a  aussi  une  productivité 
des  actes.  »  C'est  Goethe,  nous  rappelle  Nietzsche, 
qui  fait  à  Eckermann  cette  suggestive  confidence, 


LA  FIN  DE  l'Ère  alexandrine  229 

—  Gœthe,  le  type  même  du  grand  Intellectuel 
moderne,  le  grand  Dilettante,  le  grand  Alexan- 
drin! Le  «  aussi  »  est,  en  effet,  charmant  et  naïf: 
il  témoigne  tout  ensemble  et  de  la  souplesse  de 
ce  grand  esprit,  si  intelligent  qu'il  était  capable 
de  concevoir  une  autre  productivité  que  celle  de 
la  pensée,  et  de  ses  limites,  puisque,  malgré  tout, 
il  ne  laisse  pas  de  marquer  un  étonnement  assez 
ingénu  devant  cette  productivité  parallèle  qu'il 
appelle  la  productivité  des  actes.  Et  c'est  à  pro- 
pos de  Napoléon,  chose  non  moins  significative, 
que  Gœthe  fait  cette  déclaration  remarquable, 
c'est-à-dire  à  propos  de  celui  qu'on  peut  consi- 
dérer comme  la  dernière  incarnation  du  génie  de 
la  guerre  et  en  qui  Nietzsche  se  plaisait  à  voir 
la  résurrection,  la  réapparition,  dans  notre  monde 
moderne,  du  génie  antique,  du  génie  païen.  Ma- 
caulay  n'a-t-il  pas  appelé,  lui  aussi,  les  soldats 
de  la  Révolution  et  de  l'Empire  «  de  modernes 
païens  »  ?  Je  dis  :  chose  non  moins  significative, 
car  s'il  y  a  une  activité,  qui  soit  étrangère  à  nos 
Intellectuels,  qui  soit  antipathique  à  leur  génie, 
— •  vous  entendez  bien  que  par  là  je  veux  dire 
leur  naturel  —  c'est  la  guerre,  au  moins  autant 
que  la  production.  L'affaire  Dreyfus  a  été,  en 
grande  partie,  une  lutte  entre  intellectuels  et  mili- 
taires; mais,  chose  prodigieuse,  les  intellectuels 
parurent  plus  héroïques  que  les  militaires,  lesquels 
se  révélèrent  plutôt  beaux  parleurs,  qu'hommes 


230       LES  MÉFAITS  DES  INTELLECTUELS 

d'action;  et,  en  vérité,  il  n'y  a  rien  de  moins  mili- 
taire que  nos  militaires  modernes;  ils  se  sont 
intellectualisés,  civilisés,  c'est-à-dire  qu'ils  ont 
perdu  le  vrai  sentiment  de  l'héroïsme  et  de  l'hon- 
neur. 

Le  vrai  héros  moderne,  c'est  le  producteur  fai- 
sant grève,  car  la  grève,  c'est  la  vraie  guerre  mo- 
derne. Mais  on  connaît  les  sentiments  que  nos  in- 
tellectuels nourrissent  à  l'égard  des  grèves  et  des 
grévistes,  et  l'on  sait  les  tentatives  subtiles  faites 
par  nos  parlementaires  et  ministres  socialistes 
pour  ramener  sur  le  plan  de  l'échange,  sur  le  plan 
de  la  diplomatie  et  du  marchandage,  l'acte  guerrier 
de  la  grève,  cette  révolte  du  producteur  sur  le  ter- 
rain de  la  production.  «  Oui,  mon  ami,  il  y  a  aussi 
une  productivité  des  actes.  »  Ce  n'est  plus  à  propos 
de  Napoléon,  à  propos  des  guerres  de  la  Révolution 
et  de  l'Empire  qu'un  nouveau  Goethe  (1)  aujour- 
d'hui ferait  cette  confidence  à  un  nouvel  Ecker- 
mann,  c'est  à  propos  des  grèves.  La  grève  est  main- 
tenant, dans  notre  monde  moderne  en  pleine  dégé- 
nérescence, l'acte  social  par  excellence,  ce  qu'était 
autrefois  la  guerre,  l'acte  qui  doit  engendrer  un 


(1)  Le  très  distingué  et  très  modeste  auteur  des  Nou- 
velles conversations  de  Gœthe  avec  Eckermann  n'y  a  pas 
songé,  sans  doute;  si  distingué  qu'on  soit  et  si  gœthéen, 
on  ne  peut  penser  à  tout! 


LA  PIN  DE  l'Ère  alexandrine  231 

nouveau  sublime  et  reconstituer  une  nouvelle 
société,  une  morale  et  un  droit  nouveaux.  «  Le 
socialisme,  écrit  Sorel  (1),  revient  vers  la  pensée 
antique;  mais  le  guerrier  de  la  Cité  est  devenu 
l'ouvrier  de  la  grande  industrie,  les  armes  ont 
été  remplacées  par  les  machines.  »  Or,  cette  pensée 
antique  vers  laquelle  le  socialisme  revient,  c'est 
évidemment  la  pensée  antique  présocratique;  on 
a  vu  que  Nietzsche  appelle  notre  culture  moderne 
une  culture  socratique  et  qu'il  fait  commencer  à 
Socrate  ce  qu'on  pourrait  nommer  le  règne  de 
l'homme  théorique:  Nietzsche  regardait  Socrate 
comme  le  premier  décadent  et  voyait,  en  lui  le 
destructeur  de  l'ancienne  cité  hellénique  héroïque 
et  guerrière. 

Nietzsche  rend  hommage  «  au  courage  et  à  la 
clairvoyance  extraordinaires  »  de  Kant  et  de 
Schopenhauer  qui,  en  affirmant  la  relativité  de 
la  connaissance,  ont  posé,  dit-il,  les  prémisses 
essentielles  d'une  culture  tragique,  et  ébranlé 
jusque  dans  ses  fondements  la  culture  socratique. 
Mais,  pour  ne  parler  que  de  Kant,  M.  Bergson 
a  parfaitement  montré  qu'il  partageait  encore  l'il- 
lusion de  la  science  une  et  de  la  mathématique 
universelle;  que  sa  Critique  de  la  raison  pure 
n'avait  fait  que  dégager  la  théorie  de  la  connais- 


(1)  Ruine  du  Monde  antique,  p.  270. 


232  LES   MÉFAITS   DES   INTELLECTUELS 

sance  impliquée  par  la  science  newtonienne,  ad- 
mise, sans'  critique,  comme  le  type  éternel  de  la 
science,  et  qu'en  définitive,  quoi  qu'il  en  ait,  Kant 
reste  un  platonicien.  Il  faut  venir  jusqu'à  la 
propre  philosophie  de  M.  Bergson  pour  trouver 
la  première  réaction  philosophique  nettement  ca- 
ractérisée contre  le  platonisme.  M.  Bergson,  en 
s'attaquant  au  concept,  en  ruinant  l'intellectua- 
lisme, en  sapant  l'illusion  fondamentale  du  ma- 
thématisme  universel,  s'est  vu  traiter  de  mystique, 
de  réactionnaire,  de  poète:  signe  certain  que  nos 
Intellectuels  se  sont  sentis  et  se  sentent  menacés 
dans  leur  règne  par  une  philosophie  qui,  redon- 
nant à  l'intuition  et  à  l'action  la  première  place, 
ramène  la  science  à  des  fonctions  plus  modestes 
et  lui  dénie,  sur  la  table  des  valeurs,  le  rang  de 
valeur  essentielle. 

Mais  dans  cette  révolution,  que  Sorel  a  pu 
appeler  une  véritable  culbute  idéologique,  le  pre- 
mier rôle  revient  évidemment  au  capitalisme. 
«  Le  grand  mouvement  capitaliste  moderne  nous 
a  rendus  beaucoup  plus  défiants  que  nos  pères 
pour  toutes  les  choses  abstraites;  nous  avons 
aujourd'hui  l'idée  que  si  les  abstractions  sont  une 
nécessité  pour  l'esprit,  elles  sont  aussi  une  des 
grandes  causes  de  nos  erreurs  et  que  les  aspects 
abstraits  d'une  notion  en  sont  aussi  les  aspects 
faux...  Aujourd'hui,  l'industrie  est  si  puissante  et 
si  progressive,  que  la  connaissance  scientifique 


LA  FIN  DE  l'Ère  alexandrine  233 

nous  semble  mince  et  insuffisante,  alors  qu'autre- 
fois elle  paraissait  gigantesque  et  inépuisable  en 
applications.  Il  y  a  eu  un  vrai  renversement,  une 
culbute  mettant  en  haut  les  notions  qui  étaient 
en  bas;  la  superstition  des  idées  n'est  plus  qu'une 
survivance;  mais  cette  survivance  devait,  tout 
naturellement,  se  maintenir  dans  les  écoles,  c'est- 
à-dire  au  milieu  des  professionnels  de  l'idéolo- 
gie »  (1).  «  Pendant  que  les  inventeurs  impri- 
maient des  thèses  sur  ce  que  le  monde  pourrait 
être,  la  bourgeoisie,  comme  dit  Marx,  prouvait  ce 
que  peut  l'activité  humaine  et  créait  plus  de 
forces  productives  que  toutes  les  générations  pas- 
sées prises  ensemble  »  (2). 

Or,  que  nous  enseigne  l'expérience  du  capita- 
lisme; et,  d'abord,  quels  sont  les  caractères  essen- 
tiels de  l'action  capitaliste?  Le  capitalisme  se  pré- 
sente à  nos  intellectuels  sous  un  aspect  parti- 
culièrement désagréable;  sans  cesse,  par  exemple, 
ils  dénoncent  et  vitupèrent  l'anarchie  capitaliste, 
le  caractère  désordonné,  imprévisible,  de  l'action 
capitaliste.  Le  capitalisme,  en  effet,  n'obéit  à 
aucun  plan  concerté;  il  ne  connaît  aucune  science 
une,  dont  il  serait  la  simple  application;  mû  par 
le  seul  mobile  de  l'intérêt,  chaque  capitaliste  va 


(1)  Ruine  du  Monde  antique,  pp.  9-10. 

(2)  Idem,  p.  11. 


234       LES  MÉFAITS  DES  INTELLECTUELS 

de  l'avant,  audacieusement,  sans  s'occuper  du 
voisin,  sauf  pour  le  dépasser;  c'est  le  désordre 
même,  l'anarchie  absolue;  et  toujours  le  capita- 
lisme invente,  cherche  du  nouveau,  bouleverse  ce 
qui  est;  pour  lui  rien  n'est  énernel;  tout,  à  ses 
yeux,  est  provisoire;  un  mouvement  prodigieux, 
un  élan,  une  fièvre  de  progrès  l'animent,  le  lan- 
çant à  travers  l'inconnu,  lui  faisant  percer  sans 
cesse  de  nouvelles  avenues  et  découvrir  de  nou- 
veaux mondes.  Création  perpétuelle,  c'est  pour 
lui  qu'il  est  vrai  de  dire,  avec  M.  Bergson,  que  le 
temps  est  invention  ou  n'est  rien  du  tout;  que  tout 
n'est  pas  donné  de  toute  éternité  et  que  l'action 
brise  sans  cesse  le  cercle  oii  voudrait  nous  enfer- 
mer l'entendement  inerte  et  routinier;  pour  lui,  il 
n'y  a  pas,  déposée  quelque  part,  toute  laite,  la 
Science  une,  éternelle  et  immuable,  et  la  connais- 
sance n'est  pas  la  simple  découverte  ou  reconnais- 
sance de  cette  Science  déjà  existante;  mais  au 
contraire  elle  est  invention,  création  véritable; 
savoir,  pour  lui,  n'est  pas  prévoir,  suivant  l'axiome 
du  grand  pontife  de  l'intellectualisme  abstrait  mo- 
derne; on  ne  peut  pas  prévoir;  le  temps,  invention 
perpétuelle,  durée  vécue,  vient  sans  cesse  boule- 
verser, dérouter  les  prévisions  les  mieux  établies. 
Le  capitalisme,  en  un  mot,  est  un  vrai  scandale 
pour  nos  intellectuels,  ces  bureaucrates  de  la  pen- 
sée; et  ils  espèrent  bien  le  mettre  un  jour  à  la 
raison,   lorsqu'ils    auront  trouvé   la   Science   so- 


LA  FIN  DE  l'Ère  alexandrine  235 

ciale  et  qu'installés  au  Pouvoir  ils  pourront  mettre 
en  pratique  les  axiomes  et  les  lois  de  la  Sociolo- 
gie. 

Marx  aimait  à  opposer  le  caractère  révolution- 
naire de  l'économie  moderne  au  caractère  con- 
servateur de  toute  l'économie  précapitaliste.  Tant 
que  l'économie,  en  effet,  restait  stationnaire,  con- 
servatrice, maintenant  à  travers  les  siècles  les 
mêmes  techniques,  le  monde  pouvait  sembler  un 
ordre  stable,  un  être  immuable;  l'idée  d'une  unité 
éternelle,  d'un  ordre  éternel,  préexistant  à  tout  ef- 
fort humain,  et  auquel  il  n'y  avait  qu'à  s'adapter, 
s'imposait  tout  naturellement;  le  Devenir  parais- 
sait faible  à  côté  de  l'Etre;  l'Histoire,  insignifiante 
a  côté  de  l'Idée;  et  penser  ne  pouvait  consister 
qu'à  retrouver  les  œternœ  veritates  siégeant  im- 
muables au  fond  de  je  ne  sais  quel  ciel  immo- 
bile. L'ordre  humain  ne  pouvait  être  qu'un  dé- 
calque de  l'ordre  éternel.  Et,  en  face  de  cette  éco- 
nomie stationnaire,  peu  développée,  où  l'échange 
était  rare,  la  Science,  conçue  comme  une  collec- 
tion de  genres  ou  d'idées  soustraits  entièrement  à 
tout  devenir,  et  l'Etat,  sous  sa  forme  pure,  absolu- 
tiste, apparaissaient  comme  étant  les  valeurs  es- 
sentielles qui,  naturellement,  accaparaient  tout 
l'horizon  humain. 

Le  capitalisme  est  venu  ouvrir  dans  cet  ordre 
immuable,  dans  cette  unité,  une  brèche  formida- 
ple.  Mais  ici,  il  faut  bien  distinguer:  il  y  a  le  ca- 


236       LES  MÉFAITS  DES  INTELLECTUELS 

pitalisme  marchand  et  il  y  a  le  capitalisme  indu- 
triel;  nous  avons  dit  le  rôle  de  réchange:  il  tii 
le  producteur  de  réconomie  dite  naturelle  du  sein 
de  sa  torpeur  pour  le  lancer  dans  le  tourbillon  du 
marché;  il  provoque  ainsi  l'essor  merveilleux  d« 
forces  productives  auquel  l'humanité  assiste  de- 
puis le  XVI'  siècle;  mais  nous  avons  dit  aussi  qu'il 
pouvait  devenir  une  servitude.  Socel  n'a-t-il  pas 
considéré  le  trust  américain,  par  exemple,  commo 
une  survivance  du  capitalisme  marchand  et  usii- 
raire,  peu  favorable  au  véritable  progrès  des  forces 
productives?  On  pourrait  dire  que  le  capitalisme 
en  tant  que  purement  commercial,  aspire  lui  au? 
à  l'immutabilité,  veut  éliminer  la  concurrence, 
stabiliser  le  marché,  sortir  du  Devenir  pour  ren- 
trer dans  l'Etre.  Le  bourgeois  n'aspire  souvent 
qu'à  se  retirer  des  affaires  pour  vivre  en  mondain, 
en  parasite,  en  aristocrate;  il  voudrait  échapper 
aussitôt  que  possible  au  joug  du. travail  et  de  la 
production  pour  recouvrer  la  liberté...  de  ne  rien 
faire.  Négociants,  banquiers,  financiers,  tous  ceux 
qui  s'occupent  spécialement  de  l'échange,  des  ope- 
rations  les  plus  abstraites  de  l'économie,  sont  tous 
hantés  par  le  rêve  aristocratique  —  tout  comme 
nos  démocrates  et  nos  intellectuels.  Car  la  démo- 
cratie et  l'Etat  modernes  n'ont  qu'un  désir,  eux 
aussi  :  échapper  à  la  loi  du  mouvement  éter- 
nel, retourner  à  la  paix  et  à  l'ordre  dans  l'auto- 
rité; l'Etat  moderne,  sous  ses  allures  libérales,  a 


LA  FIN  DE  l'Ère  alexandrine  237 

la  nostalgie  de  l'autorité  et  de  la  hiérarchie.  Et 
qu'est-ce   à  son  tour   que  l'intellectualisme   mo-, 
derne,  sinon,  lui  aussi,  une  sorte  de  compromis 
entre  les  exigences  de  la  science  moderne  et  les 
souvenirs  de  l'intellectualisme  antique? 

Proudhon  a  appelé  le  monde  moderne  une  deu- 
térose  antique  et  il  dit  quelque  part  que  «  la  Re- 
naissance, la  Réforme  et  la  Révolution  française 
n'ont  formé  qu'une  transition  ».  De  même, 
M.  Bergson  nous  montre  dans  la  philosophie  mo- 
derne un  retour  au  platonisme;  la  loi  n'est  que  le 
genre  des  anciens  adapté  à  la  science  de  Galilée; 
en  réalité,  la  philosophie  moderne  ne  tient  pas 
plus  compte  du  temps  que  la  philosophie  antique  ; 
c'est  une  philosophie  du  donné  éternel,  comme 
celle  de  Platon,  et  pour  elle,  toujours,  la  contem- 
plation est  supérieure  à  l'action. 

Il  s'agit  donc,  comme  nous  l'avons  dit,  de  trans- 
cender tout  ensemble  l'échange,  le  concept  et 
l'Etat;  il  s'agit  de  dégager  cette  philosophie  de 
l'action  et  de  la  production  dont  le  capitalisme  a, 
en  quelque  sorte,  posé  les  prémisses,  mais  dont  le 
syndicalisme  révolutionnaire,  à  notre  sens,  est  ap- 
pelé à  tirer  toutes  les  conclusions.  Qu'est-ce,  en 
effet,  essentiellement,  que  le  syndicalisme  révo- 
lutionnaire? C'est  la  lutte  engagée  par  les  ouvriers 
groupés  en  syndicats,  pour  faire  tomber  la  tutelle 
patronale;  c'est  l'effort  pour  débarrasser  l'atelier 
de  toute  direction  extérieure  et  parasitaire,  pour 


238  LES   MÉFAITS   DES   INTELLECTUELS 

éliminer  de  son  fonctionnement  tout  ce  qui  n*e?«t 
pas  nécessaire,  techniquement  parlant,  à  la  pro- 
duction: le  capitaliste,  simple  possesseur  d'or, 
simple  marchand,  dont  le  rôle  est  tout  commer- 
cial et  l'autorité  toute  politique,  qui  enrôle  la 
science  et  le  travail  à  son  service  et  les  soumet  à 
son  commandement,  n'a  plus,  aux  yeux  des  ou- 
vriers, aucune  véritable  utilité  ;  les  ouvriers  ont  la 
prétention  de  tirer  d'eux-mêmes,  de  leur  force  col- 
lective, l'âme  qui  fera  marcher  les  ateliers;  ils  es- 
timent que  le  capitalisme  a  accompli  sa  mission 
historique  d'enrôleur,  d'éducateur  et  d'éveilleur 
des  énergies  productrices,  avant  lui  endormies  et 
anarchiques;  ils  se  sentent  assez  grands  garçons 
pour  se  conduire  eux-mêmes  dans  ces  ateliers  que 
le  capitalisme  a  créés,  dont  il  a  été  jusqu'ici  l'âme 
impérieuse  et  nécessaire,  mais  à  la  bonne  marche 
desquels  il  devient  chaque  jour  plus  inutile.  Et 
que  l'on  ne  craigne  rien:  le  même  esprit  de  pro- 
grès, la  même  volonté  d'aller  de  l'avant,  toujours, 
sans  trêve  ni  repos,  les  anime;  même,  ils  préten- 
dent que,  sans  eux  déjà,  sans  le  coup  de  fouet 
incessant  et  obstiné  de  leurs  revendications,  le  pa- 
tronat, passant  du  travail  à  la  jouissance,  de  la 
production  à  la  consommation,  laisserait  tomber 
de  ses  mains  amollies  ce  flambeau  de  la  vie  que, 
selon  Lucrèce,  les  générations  doivent  se  passer 
de  l'une  à  l'autre. 
Le  syndicalisme,  en  un  mot,  se  présente  comme 


239 


l'héritier,  et  l'héritier  hardi  autant  que  fidèle,  du  ca- 
pitalisme; il  prétend  en  recueillir  l'héritage  et  con- 
tinuer, que  dis-je,  développer,  porter  à  son  haut 
point  d'exaltation  cet  essor  prodigieux  des  forces 
productives,  dont  le  capitalisme  a  été  l'initiateur. 
Et  voyez.  On  sait  qu'il  y  a  toujours  eu,  au  sein  de  la 
bourgeoisie,  une  lutte,  ouverte  ou  latente,  entre  le 
capitalisme  industriel  et  le  capitalisme  marchand, 
financier,  usurier;  la  partie  vraiment  productrice 
de  la  bourgeoisie  a  toujours  fait  effort  pour  se  dé- 
gager de  la  tutelle,  souvent  fort  lourde  et  onéreuse, 
du  capitalisme  financier;  et  toujours  aussi  elle  a 
tendu  à  réduire  le  rôle  de  l'Etat,  à  diminuer,  au- 
trement dit,  le  rôle  des  non-producteurs  dont  elle 
combattait  le  parasitisme,  tandis  qu'au  contraire 
les  financiers  ont  toujours  eu  une  tendresse  parti- 
culière pour  l'Etat:  ne  voyons-nous  pas  aujour- 
d'hui les  gens  de  la  finance  afficher  des  idées  so- 
cialistes, le  socialisme  étant,  pour  eux,  naturelle- 
ment, l'étatisme  porté  à  ses  limites  extrêmes?  Il 
y  a,  au  sein  du  capitalisme,  une  évolution  qui  le 
fait  passer  de  la  forme  usuraire  ou  commercrale 
à  la  forme  industrielle  et  qui  tend  à  dégager  sans 
cesse  davantage  la  production  de  tout  ce  qui  l'en- 
trave, l'alourdit  ou  la  grève,  évolution  économique 
à  laquelle  fait  pendant  une  évolution  politique 
correspondante,  promouvant  l'Etat  de  la  forme  pu- 
rement dominatrice  et  absolutiste  à  une  forme  pu- 
rement administrative.  Eh  bien!  on  pourrait  dire 


240       LES  MÉFAITS  DES  INTELLECTUELS 

que  le  syndicalisme  est  le  passage  à  la  limite  de 
cette  tendance,  qui,  dans  le  système  capitaliste, 
se  trouve  entravée  par  trop  de  forces  contraires; 
le  syndicalisme,  c'est  l'organisme  industriel  dé- 
gagé de  toute  entrave,  de  toute  chaîne,  parvenu 
à  la  pleine  hégémonie;  c'est  l'atelier  capitaliste, 
mais  débarrassé  du  capitaliste  et  de  tout  ce  qui 
protégeait  et  maintenait  la  puissance  mystique 
du  capitaliste,  c'est-à-dire  ayant  rejeté  de  ses 
épaules  cet  énorme  appareil  de  compression  et 
d'exploitation,  cette  camisole  de  force  qui  s'ap- 
pelle l'Etat;  c'est,  pour  employer  une  formule 
chère  à  Proudhon,  le  politique  résorbé  enlln  par 
l'économique,  l'Etat  noyé  dans  les  organismes 
producteurs,  désormais  seuls  debout;  c'est,  en  un 
mot,  le  règne  enfin  conquis,  enfin  assuré,  du  pro- 
ducteur, désormais  unique  souveraineté. 

Le  producteur!  c'est-à-dire  Vhomme  non  théo- 
rique, l'antithèse  de  l'intellectuel,  la  vivante  con- 
tradiction de  l'alexandrin;  ou,  pour  parler  plus 
exactement,  car  l'industrie  moderne  est  scienti- 
fique, l'homme  en  qui  la  théorie  n'est  plus  que  la 
systématisation  de  la  pratique,  l'homme  en  qui  a 
cessé  le  divorce  funeste  de  la  théorie  et  de  la  pra- 
tique et  qui  met  en  application  cette  magnifique 
formule  de  Proudhon  :  «  L'idée,  avec  ses  catégo- 
ries, naît  de  l'action  et  doit  retourner  à  l'action,  à 
peine  de  déchéance  pour  l'agent»,  formule  que 
Proudhon   commente   lui-même   ainsi:    «Ce   qui 


LA  FIN  DE  l'Ère  alexandrine  241 

signifie  que  toute  connaissance,  dite  a  priori,  y 
compris  la  métaphysique,  est  sortie  du  travail  et 
doit  servir  d'instrument  au  travail,  contrairement 
à  ce  qu'enseignent  l'orgueil  philosophique  et  le 
spiritualisme  religieux,  qui  font  de  l'idée  une  ré- 
vélation gratuite,  arrivée  on  ne  sait  comment,  et 
dont  l'industrie  n'est  plus  ensuite  qu'une  applica- 
tion »  (1).  «  L'idée  abstraite  est  sortie  de  l'ana- 
lyse forcée  du  travail:  avec  elle,  le  signe,  la  mé- 
taphysique, la  poésie,  la  religion  et  finalement  la 
science,  qui  n'est  que  le  retour  de  l'esprit  à  la  mé- 
canique industrielle.  Le  plan  de  l'instruction  ou- 
vrière, sans  préjudice  de  l'enseignement  littéraire 
qui  se  donne  à  part  et  en  même  temps,  est  donc 
tracé;  il  consiste,  d'un  côté,  à  faire  parcourir  à 
l'élève  la  série  entière  des  exercices  industriels  en 
allant  des  plus  simples  aux  plus  difficiles,  sans 
distinction  de  spécialité;  de  l'autre,  à  dégager  de 
ces  exercices  l'idée  qui  y  est  contenue,  comme  au- 
trefois les  éléments  des  sciences  furent  tirés  des 
premiers  engins  de  l'industrie,  et  à  conduire 
l'homme,  par  la  tête  et  par  la  main,  à  la  philoso- 
phie du  travail,  qui  est  le  triomphe  de  la  liberté. 
Par  cette  méthode,  l'homme  d'industrie,  homme 
d'action  et  homme  d'intelligence  tout  à  la  fois, 
peut  se  dire  savant  et  philosophe  jusqu'au  bout 


(1)  De  la  Justice  dans  la  Révolution,  VP  étude,  pp.  314- 
315. 

18 


242  I.KS    MÉFAITS   DES   INTELLECTUELS 

des  ongles,  en  quoi  il  surpasse,  de  la  moitié  d<' 
sa  taille,  le  savant  et  le  philosophe  proprement 
dits  »  (1).  «  L'enseignement  industriel  réformé, 
suivant  les  principes  que  nous  venons  d'établir, 
je  dis  que  la  condition  du  travailleur  change  du 
tout  au  tout;  que  la  peine  et  la  répugnance  inhé- 
rentes au  labeur  dans  l'état  actuel  s'effacent  gra- 
duellement devant  la  délectation  qui  résulte  pour 
l'esprit  et  le  cœur  du  travail  même,  sans  parler 
du  bénéfice  de  la  production,  garanti  d'autre  part 
par  la  balance  économique  et  sociale  »  (2).  «  La 
science...  est  essentiellement  spéculative  et  ne  re- 
quiert l'exercice  d'aucune  autre  faculté  que  de 
l'entendement.  L'industrie,  au  contraire,  est  à  la 
fois  spéculative  et  plastique;  elle  suppose  dans 
la  main  une  habileté  d'exécution  adéquate  à  l'idée 
conçue  par  le  cerveau...  Le  savant,  qui  n'est  que 
savant,  est  une  intelligence  isolée,  ou,  pour  mieux 
dire,  mutilée,  faculté  puissante  de  généralisation 
et  de  déduction,  si  l'on  veut,  mais  sans  valeur 
executive;  tandis  que  l'ouvrier  dûment  instruit 
représente  l'intelligence  au  complet...  L'industriel, 
si  longtemps  dédaigné,  devenu  supérieur  aii  sa- 
vant classique,  quel  paradoxe!   »  (3). 

Et  quelle   apothéose   du   producteur!   Personne 


(1)  De  la  Justice  dans  la  Révolution,  pp.  331-332. 

(2)  Idem,  p.  333. 

(3)  Idem,  p.  Zk\. 


LA  FIN  DE  l'Ère  alexandrine  243 

n'a  parlé  du  travail  plus  magnifiquement  que 
Proudhon,  et  l'on  conviendra  que  je  ne  pouvais 
mieux  faire  ici  que  de  rapporter  ces  quelques  pas- 
sages de  la  Justice.  On  remarquera,  d'ailleurs,  que 
cette  philosophie  de  la  production,  esquissée  par 
Proudhon,  trouve  une  nouvelle  confirmation  dans 
le  dernier  livre  de  M.  Bergson,  qui  identifie  Vhomo 
sapiens  et  rhomo  faber.  Gomme  Proudhon  et 
comme  Marx,  M.  Bergson  tire  la  théorie  de  l'in- 
telligence de  la  production  industrielle. 

Et  cette  philosophie  du  travail  est  le  triomphe 
de  la  liberté,  affirme  Proudhon.  Le  triomphe  de 
la  liberté,  commenterons-nous,  sur  l'unité,  sur  cet 
ordre  immuable,  au  travers  duquel  le  capita- 
lisme industriel  a  ouvert  une  large  brèche,  mais 
que  le  capitalisme  marchand  tend  sans  cesse  à  re- 
constituer, en  sorte  que,  dans  les  limites  de  la 
société  bourgeoise,  il  est  impossible  aux  produc- 
teurs de  secouer  le  joug  que  maintient,  sur  leur 
cou,  la  triple  coalition  des  marchands,  des  intel- 
lectuels et  des  politiciens:  pour  transcender 
l'échange,  le  concept  et  l'Etat,  un  immense  elïort 
sera  nécessaire,  une  lutte  grandiose  et  formidable, 
une  bataille  napoléonienne,  où  le  monde  du  tra- 
vail, ramassant  toutes  ses  forces  et  faisant  bloc, 
d'un  sursaut  suprême,  fera  crouler  le  vieux 
monde  et  surgir  en  pleine  clarté  et  en  pleine  in- 
dépendance la  société  nouvelle.  C'est  ce  qu'ex- 
prime le  mythe  de  la  grève  générale. 


244  LES   MÉFAITS    DES   INTELLECTUELS 

Or,  que  devra  réaliser  la  grève  générale?  Elle 
devra  réaliser  l'unilé  dans  et  par  la  liberté:  et  voi- 
là le  scandale  des  scandales,  pour  tous  nos  mar- 
chands, nos  intellectuels  et  nos  politiciens  habi- 
tués à  faire  descendre  l'ordre  d'en  haut  et  à  croire 
qu'une  coordination  centrale  peut,  seule,  pro- 
duire l'unité,  convaincus,  autrement  dit,  de  la  né- 
cessité éternelle  de  l'Etat.  Et  il  faut  les  voir  haus- 
ser dédaigneusement  les  épaules,  quand  on  leur 
parle  d'un  mouvement  qui,  sans  mot  d'ordre  cen- 
tral, sans  état-major,  chaque  atelier  gardant  toute 
sa  liberté  d'allure  et  sa  pleine  autonomie,  pour- 
rait réaliser  cette  unanimité  héroïque  devant  la- 
quelle croulerait  le  vieux  monde  centralisé  et 
gouverncmentalisé.  Ce  serait  là,  selon  eux,  un  vrai 
miracle  (et  l'on  sait  si  nos  intellectuels,  esprits 
forts  superlativement,  admettent  le  miracle  où 
que  ce  soit)  et  un  démenti  par  trop  catégorique 
aux  décrets  de  la  Science  une^  qui,  seule,  selon 
Auguste  Comte,  le  pape  de  notre  clergé  savant, 
peut  rétablir,  au  sein  de  nos  sociétés  modernes 
profondément  troublées,  anarchiques  et  désorga- 
nisées, l'ordre  et  la  hiérarchie  nécessaires. 

Cette  idée  de  l'ordre  descendant  d'en  haut  et  ne 
pouvant  être  produit  que  par  une  coordination 
centrale,  c'est-à-dire  par  l'Etat,  est  une  des  plus 
enracinées  dans  l'esprit  humain.  On  a  relevé 
maintes  fois  le  caractère  foncièrement  jacobin 
et  autoritaire  de  la  démocratie  soi-disant  Ibérale; 


LA  FIN  DE  l'Ère  alexandrine  245 

Proudhon  a  écrit  là-dessus  des  pages  définitives; 
et  M.  Aug-agneur,  ex-proconsul  à  Madagascar, 
grand  démocrate  devant  l'Eternel  et  libre  penseur 
intrépide,  n'a-t-il  pas  déclaré  que  ce  qui  manquait 
le  plus  à  notre  démocratie  c'était...  l'autorité?  Il 
se  réserve  sans  doute,  au  moment  opportun,  d'en 
faire  un  usage...  napoléonien  ;  car  il  est  curieux  de 
constater  combien  nos  démocrates  rêvent  tous  de 
faire  leur  petit  Napoléon  (1).  Mais  il  y  a  mieux  en- 


(1)  Il  n'y  a  rien,  au  demeurant,  de  bien  extraordinaire 
à  cela,  car  notre  démocratie  est  un  césarisme  adminis- 
tratif. Entre  la  démocratie  et  le  césarisme,  il  y  a  affmité 
de  nature  :  il  faut  lire  à  ce  propos  les  pages  que  Proudhon 
a  écrites  dans  les  Notes  et  éclaircissements  ajoutés  à  la 
Justice,  sur  le  Jacobinisme  et  l'Empire.  L'Empire  est  tou- 
jours la  dernière  pensée  et  la  suprême  ressource  de  la 
bourgeoisie,  celle  à  laquelle  elle  pense,  dès  qu'elle  se  sent 
menacée  un  peu  sérieusement:  les  journées  de  Juin  ont 
abouti  au  Coup  d'Etat  du  2  décembre  ;  et  depuis  le 
l^'  mai  1906,  où  elle  a  eu  si  peur,  la  bourgeoisie  ne  rêve 
plus  que  de  pouvoir  fort  pour  écraser  ces  satanés  syndi- 
calistes :  c'est  ce  qui  explique  la  marche  accélérée  de  notre 
démocratie  vers  l'arbitraire  et  l'autoritarisme.  L'ordre  na- 
poléonien est  un  ordre  purement  gouvernemental,  pure- 
ment mécanique,  purement  bureaucratique,  cher  à  une 
bourgeoisie  affamée  de  tranquillité  extérieure,  d'affaires 
fructueuses  et  vivant  au  jour  le  jour;  et  cet  ordre  brutal, 
sans  âme,  tout  matérialiste,  est  manœuvré  par  la  bohème: 
bohème  bonapartiste,  bohème  républicaine,  bohème  socia- 
liste,  gens   d'affaires   et  de   plaisirs,   société   d'entretenus, 


'246  LES   MÉFAITS   DES   INTELLECTUELS 

corc:  et  cette  idée  do  Tordre  par  l'Etat  a  vraiment 
le  don  d'égarer  beaucoup  d'esprits  et  de  les  ame- 
ner aux  conceptions  les  plus...  incohérentes.  Ne 
voyons-nous  pas,  par  exemple,  nos  nationalistes 
de  r Action  française  rêver  je  ne  sais  quel  syndi- 
calisme royaliste!  Au  fait,  voilà  une  preuve  du 
fameux  complot.  Il  ne  faut  plus  en  douter:  la  Con- 
fédération est  de  mèche  avec  le  Roi  —  ce  Roi  sau- 
veur, qui  doit  arbitrer  le  capital  et  le  travail  et 


pour  ne  pas  employer  un  mot  plus  énergique  et  plus 
populaire.  C'est  vraiment  ce  que  Proudhon  appelait  le 
«  règne  Louis  XV  des  bourgeois  »  :  après  nous  le  déluge  I 
Dans  cet  ordre,  toutes  les  forces,  par  nature  libres  et 
sociales,  comme  la  religion,  la  propriété,  la  famille,  sont 
traitées  comme  des  forces  brutes  subalternes  et  tournées 
au  seul  maintien  de  l'ordre  extérieur  et  mécanique  :  l'Eglise 
est  liée  à  l'Etat  par  un  Concordat  qui  fait  d'elle  une  auxi- 
liaire de  la  police  et  du  gouvernement  ;  la  propriété, 
prostituée  au  Pouvoir  y  devient  agioteuse,  et  le  proprié- 
taire, dont  la  mission  est  pourtant  de  s'opposer  à  l'ab- 
solutisme de  l'Etat,  y  devient  un  agent  de  centralisation 
et  d'autocratisme  :  l'homme,  comme  dit  Proudhon,  ne  s'unit 
plus  à  la  terre;  il  ne  l'épouse  plus,  il  en  fait  sa  concu- 
bine; et  dans  sa  hâte  bestiale  de  jouir,  il  la  viole  et  l'épuisé; 
la  famille  suit  la  même  décadence  :  le  divorce  en  fait 
peu  à  peu  une  «  union  libre  »  ;  la  dépopulation  fait  des 
campagnes  un  désert,  et  la  pornocratie  ravage  les  villes. 
L'ordre  règne,  mais  c'est  comme  dans  Tacite:  ubi  solitu- 
dinem  faciunt,  pacem  appellant!  L'Etat  lui-même,  dont  la 
nature  est  toute  guerrière,  devient  une  force  toute  plouto- 


LA  FIN  DE  l'Ère  alexandrine  247 

faire  descendre  sur  notre  société  française  désor- 
ganisée par  la  République  jacobine  l'ordre  sou- 
verain de  sa  Toute-Sagesse.  Gomme  si  nos  Jaco- 
bins n'étaient  pas  les  dignes  successeurs  de  nos 
rois  et  n'avaient  pas  simplement  porté  à  sa  der- 
nière perfection  ce  que  nos  rois  ont  créé  —  c'est- 
à-dire,  précisément,  ce  mécanisme  de  l'Etat  nive- 
leur,  centralisateur,  destructeur  de  tout  particu- 
larisme provincial,  contre  lequel  M.  Léon  Daudet 
vitupère  chaque  dimanche!  (1). 


cratique;  l'or  est  son  maître;  s'il  fait  la  guerre,  c'est 
uniquement  par  instinct  de  pillage  et  d'exploitation,  et 
l'armée  est  ravalée  au  rang  de  gendarmerie  civile,  de  corps 
brut,  fait  d'automates,  esclaves  passifs  de  l'arbitraire  gou- 
vernemental: il  peut  y  avoir  du  militarisme',  il  n'y  a 
plus  d'esprit  militaire.  Cet  ordre  napoléonien  est  vrai- 
ment la  caricature  monstrueuse  de  l'ordre  véritable;  il 
est  l'ordre  géométrique  opposé  à  l'ordre  vital;  et  l'on 
conçoit  que  V Action  française,  qui  travaille,  elle,  à  res- 
taurer un  ordre  sérieux,  organique,  spirituel,  vivant  et 
libre  par  opposition  à  cet  ordre  de  façade,  tout  mécanique 
et  tout  matérialisé,  n'ait  pas  d'ennemis  plus  acharnés  que 
tous  nos  conservateurs  genre  Gaulois,  tous  férus  plus  ou 
moins  de  bonapartisme,  et  qui  ne  verraient  dans  le  Roi, 
s'il  revenait,   qu'un  Bonaparte  légitime.   {Note  de  1913.) 

(1)  Je  laisse  ce  passage  tel  quel,  sans  y  rien  changer, 
pour  mieux  montrer  combien  la  position  de  VAction  fran- 
çaise était  alors  inattendue  et  par  suite  facilement  incom- 
prise. Il  va  sans  dire  que  l'idée  d'un  syndicalisme  roya- 
liste est  une  idée  absurde;  mais  cette  absurdité  n'a  jamais 


248  LES   MÉFAITS   DES   INTELLECTUELS 

Mais  laissons  ces  puérilités.  Deux  choses,  écri- 
vait Proudhon,  souffrent  aussi  peu  que  possible 
Tautorité:  c'est  l'amour  et  le  travail.  C'est  dire  que 
ridée  d'un  ordre  essentiellement  gouvernemental 
est  une  idée,  non  de  producteurs,  de  travailleurs, 


existé  que  dans  la  cervelle  des  adversaires  de  VAction 
française.  Georges  Valois  n'a  jamais  rêvé  de  syndicalisme 
monarchisant;  il  sait  très  bien  que  le  syndicalisme,  se 
plaçant  sur  le  terrain  uniquement  économique  et  profes- 
sionnel, ne  peut  être  ni  confessionnel  ni  politique,  ni  jaune 
ni  vert;  il  y  a  un  mouvement  ouvrier  autonome,  et  qui 
doit  rester  tel;  la  seule  question  qui  se  pose  est  de  savoir 
quelles  relations  ce  mouvement  ouvrier  autonome  peut 
soutenir  avec  l'Etat,  républicain  ou  monarchiste;  et  la 
thèse  de  Valois  est  seulement  que  la  monarchie  formerait 
un  milieu  politique  plus  favorable  que  la  République  au 
développement  d'un  syndicalisme  vraiment  autonome. 
Quant  à  la  question  de  savoir  si  la  monarchie  a  commencé 
le  mouvement  de  centralisation  achevé  par  la  Révolution 
et  l'Empire,  il  n'est  pas  contestable,  à  mon  sens,  que,  dès 
Richelieu,  la  monarchie  ne  soit  entrée  dans  cette  voie;  on 
a  pu  exagérer  la  centralisation  monarchique,  on  ne  peut 
la  nier;  il  existait  encore,  sans  doute,  à  la  veille  de  la 
Révolution,  beaucoup  de  libertés  locales,  provinciales,  cor- 
poratives, et  c'est  la  Révolution  qui  a  porté  le  dernier 
coup  à  cet  édifice  de  libertés;  mais  pourquoi  contester 
que  la  monarchie  ait  commencé  le  travail  de  démolition? 
Il  ne  faut  pas  dire,  à  mon  sens,  que  la  centralisation  est 
républicaine  par  essence;  ce  qu'il  faut  dire,  c'est  qu'elle 
est  bourgeoise,  et  qu'elle  répond  aux  nécessités  de  l'ordre 
bourgeois.  Les  observations  de  Marx,  à  ce  propos,  dans 
la  Commune  de  Paris,  me  semblent  décisives.  Au  demeu- 


LA   FIN   DE   L^ÈRE  ALEXANDRINE  249 

mais  une  idée  de  gens  qui  vivent  en  dehors  de  la 
production  et  prétendent  la  dominer  pour  en  être 
les  parasites;  par  conséquent,  une  idée  de  bour- 
geois, d'échangistes,  de  marchands;  une  idée  d'in- 
tellectuels et  de  politiciens.  M.  Bergson,  dans  son 


rant,  cette  centralisation  fut  nécessaire,  et  n'est-ce  pas 
Proudhon  lui-même  qui  a  écrit  dans  la  Justice  ces  lignes, 
qu'on  sera  sans  doute  étonné  de  trouver  sous  sa  plume  de 
fédéraliste  et  de  décentralisateur  pourtant  assez  convaincu  : 
«  Quoi  qu'ait  écrit  Saint-Simon,  avocat  d'un  ordre  de 
choses  évanoui;  quoi  que  ressasse  à  sa  suite  une  démo- 
cratie absurde,  notre  jugement  sur  Louis  XIV  doit  être 
celui  de  Voltaire.  Avant  lui,  il  n'y  avait  pas  eu  véritable- 
ment de  roi  de  France:  c'était  toujours  un  chef  féodal. 
Il  fallait  un  homme  qui,  faisant  tout  plier  sous  le  niveau 
d'une  loi  commune,  ralliât  la  nation  et  grandît  la  royauté 
en  sa  personne  de  tout  l'abaissement  de  la  noblesse.  Pour 
ce  rôle  d'orgueil  qui  enchanta  nos  pères  et  servit  de 
transition  à  d'autres  Ans,  Louis  XIV  fut  sans  pareil  » 
(t.  III,  p.  393).  La  raison  d'être  essentielle  du  mouvement 
centralisateur  ébauché  par  la  monarchie  et  achevé  par  la 
Révolution  et  l'Empire,  ce  fut  de  détruire  le  particula- 
risme féodal:  et,  comme  je  ne  sache  pas  qu'on  rêve  de 
revenir  à  ce  particularisme,  s'il  peut  bien  s'agir  aujour- 
d'hui de  décentraliser  et  de  transcender  l'Etat  moderne, 
le  véritable  jugement  historique  à  porter  sur  la  centra- 
lisation monarchique  et  révolutionnaire  ne  doit  pas  être 
un  jugement  de  pure  négation  et  de  condamnation  pure 
et  simple;  ce  doit  être  un  jugement  largement  compré- 
hensif  et  qui  montre  h  quelles  Ans,  comme  dit  Proudhon, 
le  mouvement  centralisateur  doit  servir  de  transition. 
{Note  de  1913.) 


250       LES  MÉFAITS  DES  INTELLECTUELS 

Evolution  créatrice,  nous  montre,  par  une  fine  et 
subtile  analyse  de  l'idée  d'ordre,  que  ce  qu'on  ima- 
gine comme  étant  l'absence  de  tout  ordre,  comme 
étant  le  désordre  et  l'anarchie,  c'est  tout  simple- 
ment l'absence  de  l'ordre  auquel  on  est  habitué; 
en  l'espèce,  de  l'ordre  géométrique;  mais  qu'il  y  a 
un  ordre  vital  qui,  pour  être  tout  l'opposé  de  l'ordre 
géométrique,  n'en  est  pas  moins  un  ordre,  et 
même  un  ordre  bien  supérieur.  On  pourrait  dire 
de  même,  que  l'ordre  gouvernemental  est,  dans  le 
domaine  politique,  l'analogue  de  l'ordre  géométri- 
que; c'est  celui  auquel  on  est  habitué,  voilà  tout; 
et  que  l'anarchie,  ce  spectre  qui  hante  nos  bour- 
geois... socialistes,  et  qu'on  conçoit  comme  l'ab- 
sence de  tout  ordre,  est  un  ordre  sans  doute  tout 
opposé  à  l'ordre  gouvernemental,  mais  un  ordre 
tout  de  même,  et  même  un  ordre  bien  supérieur, 
l'analogue  de  l'ordre  vital.  Et  remarquez  que  l'ana- 
logie est  d'autant  plus  exacte  que,  si  la  géométrie 
est  la  forme  naturelle  de  notre  intelligence,  le  gou- 
vernement semble,  lui  aussi,  la  vocation  natu- 
relle de  nos  intellectuels:  intellectuels  et  politi- 
ciens sont  d'accord  pour  faire  du  métaphysique 
un  prolongement  du  physique,  lui-même  conçu 
geometrico  more,  et  du  social  ou  économique  un 
prolongement  du  politique  ou  gouvernemental. 
Mais  la  vérité,  c'est  que  le  métaphysique  est  l'in- 
verse du  physique,  tout  comme  le  social  est  l'in- 
verse du  politique  ou  du  gouvernemental.  Seule- 


LA   FIN   DE   L^ÈRE   ALEXANDRINE  251 

ment,  pour  admettre  cette  inversion,  il  faut  se  pla- 
cer au  point  de  vue  d'une  philosophie  de  la  pro- 
duction, d'une  philosophie  de  la  création.  La  phi- 
losophie de  M.  Bergson  est  précisément  cette  phi- 
losophie de  la  création  :  s'étonnera-t-on  encore  que 
les  syndicalistes  révolutionnaires  puissent  l'uti- 
liser? (1). 


(1)  Cette  opposition  du  politique  et  du  social  est  pré- 
cisément ce  que  méconnaît  la  démocratie,  qui,  muant  tout 
le  social  en  politique,  fait  évanoui?^  autrement  dit,  la  société 
dans  l'Etat.  Or,  la  société  doit  être  une  anarchie  positive, 
un  ordre  libre,  l'ordre  vital  de  M.  Bergson;  l'Etat,  au 
contraire,  par  nature,  est  statique,  conservateur;  son  rôle, 
précisément,  est  de  faire  contrepoids  à  l'anarchie  civile 
qui,  sans  lui,  dégénérerait  en  anarchie  pure  et  simple, 
comme,  sans  la  nécessaire  réaction  de  la  société,  l'Etat 
lui-même  dégénérerait  en  pure  autocratie.  La  démocratie 
prétend  extraire  électoralement  l'Etat  de  la  société:  elle 
n'aboutit  qu'à  frapper  l'Etat  et  la  société  d'une  double 
et  radicale  impuissance,  impuissance  de  l'Etat  qui,  sorti 
de  l'élection,  n'a  plus  aucune  force  devant  les  prétentions 
naturellement  anarchistes  des  citoyens;  et  impuissance  de 
la  société,  qui,  dévorée  par  un  Etat  à  la  fois  monstrueux 
et  faible,  énorme  et  poussif,  se  voit  paralysée  dans  son 
libre  essor.  Ce  qu'il  faut,  c'est  redonner  à  l'Etat  et  à  la 
société  leur  indépendance  réciproque  et  leur  réciproque 
liberté  de  mouvement,  en  les  cantonnant  l'un  et  l'autre 
dans  leur  domaine  respectif.  L'Etat  ou  l'autorité  est  un,  et 
la  société  ou  la  liberté  un  autre;  ni  la  société  ne  saurait  se 
concevoir  sans  Etat,  comme  le  croient  à  tort  tous  les 
anarchistes  modernes,  ni  l'Etat  dévorer  la  société,  comme 


252  LES   MÉFAITS   DES   INTELLECTUELS 

On  ;i  dit:  savoir,  c'est  prévoir;  on  a  dit  aussi: 
gouverner,  c'est  prévoir;  c'est  sans  doute  que  la 
science  était  conçue  sur  un  type  politique;  on  sait 
assez,  du  reste,  combien  Auguste  Comte  était  enti- 
ché de  hiérarchie  et  de  gouvernementalisme.  Et 
si  l'on  réfléchit  que,  comme  le  dit  M.  Bergson,  «  la 
science  moderne  est  fille  de  l'astronomie,  qu'elle 
est  descendue  du  ciel  sur  la  terre  le  long  du  plan 
incliné  de  Galilée  »  (p.  362),  et  qu'il  n'y  a  pas  de 
science  oii  savoir  soit  davantage  prévoir  et  cal- 
culer à  l'avance  la  marche  des  phénomènes,  on  ne 
s'étonnera  plus  qu'on  ait  pu  concevoir  une  science 
politique,  une  science  sociale,  qui  fût  capable  de 
prévoir  les  actes  sociaux  des  hommes.  Mais  évi- 
demment, pour  admettre  la  possibilité  d'une  telle 
science,  il  faut  assimiler  chaque  unité  humaine  à 
une  unité  planétaire,  et  c'est  alors  le  triomphe  de 
l'ordre   géométrique,   de   l'ordre   gouvernemental. 


le  veulent  tous  les  étatistes  ;  mais,  de  leur  libre  antago- 
nisme, doit  résulter  l'équilibre  social  et  la  paix  civile 
(qu'il  ne  faut  pas  confondre  avec  la  paix  sociale).  Quand 
le  syndicalisme  disait  conspirer  la  mort  de  l'Etat,  il  n'en- 
tendait exprimer  par  là  que  l'absolutisme  de  sa  propre 
notion;  ce  n'est  pas  à  un  absolu  de  se  limiter  lui-môme 
et  de  concevoir,  ce  qui  est  contradictoire,  sa  propre  rela- 
tivité; mais  si  l'Etat  existe,  un  Etat  digne  de  ce  nom,  cet 
absolutisme  est  ipso  facto  ramené  à  la  raison  et  à  l'ordre 
dont,  sans  ce  contrepoids  nécessaire,  il  tend  naturelle- 
ment à  exorbiter.  {Note  de  1913.) 


t 


LA  FIN  DE  l'Ère  alexandrine  253 

c'est-à-dire  un  ordre  dans  lequel  le  temps,  le 
temps-invention,  le  temps-liberté,  ne  compte  pour 
rien;  un  mécanisme  parfait,  la  réalisation  de  ce 
mathématisme  universel,  que  rêve  obstinément  la 
science  moderne. 

Mais  veut-on  aller  au  fond  des  choses  et  recher- 
cher la  raison  fondamentale  de  la  résistance  qu'on 
oppose  à  l'idée  d'un  ordre  libre?  Sorel  l'a  très  bien 
dég-agée:  «  Les  anciennes  philosophies,  écrit-il  (1), 
se  rendaient  très  mal  compte  des  déterminations 
sociales;  tantôt  elles  introduisaient  un  mécanisme 
rigide,  tantôt  elles  supposaient  une  mobilité  infi- 
nie de  la  volonté;  ces  deux  attitudes  correspon- 
daient à  deux  régimes  politiques:  la.  première,  à 
des  sociétés  dans  lesquelles  les  masses  agissent 
sans  penser,  sous  l'action  de  la  coutume,  sous  la 
terreur  du  despotisme  ou  sous  l'impulsion  de  dé- 
magogues; la  seconde,  à  des  oligarchies  dont  les 
membres  sont  habitués  à  satisfaire  tous  leurs  ca- 
prices. Les  déterminations  révolutionnaires,  que 
nous  avons  surtout  intérêt  à  connaître  aujourd'hui, 
sont  à  la  fois  libres  et  stables,  parce  qu'elles  dé- 
pendent de  la  conscience  profonde  de  gens  qui  ne 
prétendent  point  s'élever  au-dessus  de  la  condi- 
tion populaire.  C'est  justement  de  cette  liberté  que 


(1)  Voir  son  article  sur   «  l'Evohition  créatrice»,  n°  191 
du  Mouvement  socialiste,  p.  275. 


?54  LES   MÉFAITS   DES  INTELLECTUELS 

traite  la  philosophie  de  M.  Bergson.  »  C'est  pour- 
quoi, pour  le  dire  tout  de  suite,  le  syndicalisme  ré- 
volutionnaire se  distingue  si  profondément  et  du 
socialisme  politique  et  de  l'anarchisme:  le  socia- 
lisme politique,  manifestement,  correspond  au 
premier  type;  il  envisage  le  prolétariat  comme 
une  masse  qui  doit  agir  sans  penser,  sous  l'impul- 
sion de  chefs  démagogues;  et  il  a  de  la  société  une 
conception  hiérarchique,  autoritaire,  saint-simo- 
nienne;  l'anarchisme,  au  contraire,  correspond  au 
second  type:  c'est,  étendu  à  tous  les  hommes,  le 
point  de  vue  d'une  oligarchie  habituée  à  satisfaire 
tous  ses  caprices  et  pour  qui  la  volonté,  par  con- 
séquent, est  douée  d'une  mobilité  infinie;  l'anar- 
chisme conçoit  l'ouvrier  sur  le  modèle  du  bour- 
geois intellectuel,  qui,  n'étant  engagé  dans  aucun 
lien  historique  et  social  et  ne  faisant  partie  d'au- 
cun atelier  —  libre  d'une  liberté  absolue  et  trans- 
centantale  —  ne  connaît  d'autre  règle  que  sa  fan- 
taisie et  ne  veut  se  plier  à  aucune  discipline.  Il 
faut  ajouter,  au  surplus,  que  les  deux  types  se 
complètent  fort  bien,  car  nos  démagogues  veulent 
bien  de  la  discipline  pour  les  masses  qu'ils  pré- 
tendent diriger,  mais  non  pour  eux:  eux,  ils  pla- 
nent au-dessus  de  ces  masses  mécanisées;  et  ils 
entendent  bien  échapper  à  toute  règle,  à  toute  loi, 
comme  à  tout  contrôle.  Tous  deux  —  le  socialisme 
politique  et  l'anarchisme  —  ne  prennent-ils  pas 
l'ouvrier  en  dehors  de  râtelier,  le  premier  comme 


255 


citoyen^  et  le  second  comme  hommel  La  démocra- 
tie électorale,  nous  l'avons  vu,  n'est-elle  pas  com- 
parable à  un  mécanisme  aveugle,  et  si  l'anar- 
chisme  se  réalisait  jamais,  ne  serait-ce  pas  une 
sorte  d'abbaye  de  Thélème?  Et  quand  le  socialisme 
politique  pense  à  l'atelier,  ne  le  transforme-t-il 
pas  aussitôt  en  «réunion  électorale)),  et  l'anar- 
chisme  en  «  club  d'esthètes  )>  ? 

Le  syndicalisme  révolutionnaire,  au  contraire, 
prend  l'ouvrier  dans  l'atelier;  ce  n'est  plus  le  ci- 
toyen, ce  n'est  pas  l'homme  abstrait  qu'il  envisage 
en  lui,  c'est  le  producteur  —  et  le  producteur  d'un 
atelier  libre,  autonome,  où  l'ancienne  autorité  mys- 
tique du  Maître  s'est  fondue  dans  la  disciplme 
impersonnelle,  purement  technique  et  objective, 
du  travail-;  où  la  force  collective  ouvrière,  dégagée 
de  toute  tutelle,  parvenue  à  l'autonomie,  est  dé- 
sormais, à  elle  seule,  l'âme  de  la  production.  Nous 
nous  trouvons  en  présence  de  déterminations  so- 
ciales qui,  en  effet,  sont  à  la  fois  libres  et  stables; 
ce  n'est  plus  l'ordre  purement  mécanique  de 
l'Etat,  où  les  volontés  sont  juxtaposées  comme  les 
pièces  d'une  machine,  et  ce  n'est  pas  la  fantaisie 
anarchiste,  celui-là  ayant  toujours  servi  d'ailleurs 
à  garantir  celle-ci  (les  gouvernants  ne  sont-ils  pas 
les  «  anarchistes  ))  d'en  haut,  dont  les  caprices 
sont  d'autant  plus  libres  que  les  masses  sont  plus 
mécanisées?);  mais  c'est  la  force  collective  popu- 
laire enfin  maîtresse  d'elle-même  et  cessant  de 


256  LES   MÉFAITS   DES   INTELLECTUELS 

s'aliéner  entre  les  mains  de  l'Etat  pour  constituer 
un  organisme  libre,  autonome  et  vraiment  spi- 
rituel, c'est-à-dire  social;  ou  encore,  pour  repren- 
dre les  expressions  de  Marx,  «  c'est  l'homme,  re- 
connaissant et  organisant  ses  forces  propres 
comme  des  forces  sociales  et  ne  séparant  plus  de 
lui  la  force  sociale  sous  forme  de  force  politi- 
que »  ;  autrement  dit,  ce  que  nous  avons  appelé 
«  la  mort  de  l'Etat  ». 

L'Etat  a  été  jusqu'ici  le  support  des  concepts 
sociaux;  au-dessus  des  volontés  individuelles,  iso- 
lées, dispersées  et  non  organisées,  il  apparaissait 
comme  le  seul  lion  social,  lien  nécessaire,  lien 
providentiel;  et  il  semblait  impossible  qu'on 
puisse  envisager  un  seul  instant  sa  disparition: 
car,  devant  cette  hypothèse,  les  hommes  se  recu- 
laient, épouvantés,  comme  s'ils  se  fussent  sou- 
dain trouvés  devant  le  vide.  Eh  quoi,  être  réduit 
à  la  chétive  individualité,  l'horizon  individuel 
pour  tout  horizon!  L'individu  lui-même  sentait 
qu'une  telle  réduction  équivalait  pour  lui  à  un 
vrai  suicide.  C'est  pourquoi  l'anarchisme  ne  fut 
et  ne  sera  jamais  populaire;  quelques  intellec- 
tuels, des  esthètes,  des  littérateurs  en  mal  de  pa- 
radoxes, peuvent  bien  se  dire  anarchistes,  rêver 
ce  qu'ils  appellent  l'individu  libre;  leur  vie  réalise 
déjà  cette  sorte  de  vide  social,  cette  réduction  de 
la  vie  spirituelle  à  la  seule  fantaisie  et  au  seul 
caprice  individuels.  Mais  ce  ne  peut  être  là  un 


LA  FIN  DE  l'Ère  alexandrine  257 

rêve  populaire.  Le  peuple  se  sent,  s'éprouve  un 
être  collectif,  un  être  social;  et  pour  lui,  comme 
pour  Proudhon,  l'être,  c'est  le  groupe;  le  groupe, 
non  la  foule  ou  le  troupeau,  le  tas  grégaire:  car 
il  ne  se  rencontre  peut-être  nulle  part  ailleurs 
autant  de  types  individuels  originaux,  de  fortes 
personnalités,  aux  traits  accusés  et  vigoureux, 
que  parmi  le  peuple.  Voyez  le  peuple  courir  au 
passage  d'un  régiment,  courir  aux  revues,  aux 
parades  militaires:  des  esprits  fQrts  déplorent  cet 
engouement  populaire  pour  l'armée,  ils  l'inter- 
prètent comme  une  manifestation  de  servilité,  de 
fétichisme,  de  superstition:  l'éternelle  bêtise  des 
foules!  Les  esprits  forts,  les  beaux-esprits,  mon- 
trent par  là  qu'ils  ne  comprennent  rien  à  l'âme 
populaire;  ce  sont  des  décadents,  gens  profondé- 
ment désocialisés,  qui  ont  perdu  dans  le  culte  de 
leur  Moi  et  de  leur  profond  génie  tout  sens  social, 
et,  par  conséquent,  toute  entente  de  la  vie  vrai- 
ment spirituelle.  La  vérité,  c'est  que,  dans  l'armée, 
le  peuple  se  reconnaît  lui-même;  l'armée  est  à 
ses  yeux  la  manifestation  glorieuse  de  son  être 
collectif;  l'armée,  c'est  l'Etat  lui-même, .  c'est-à- 
dire  le  peuple  s'hypostasiant,  se  divinisant  lui- 
même,  se  voyant  en  beau,  jeune,  riche  de  vie, 
marchant  à  la  victoire,  ayant  devant  lui  un  infmi 
de  gloire  et  de  conquêtes. 

Et  c'est  pourquoi    la    désaffection    du    peuple 
pour    l'armée,    l'antimilitarisme    et    l'antipatrio- 

19 


258       LES  MÉFAITS  DES  INTELLECTUELS 

tisme  sont  choses  si  graves:  c'est,  tout  le  monde 
le  sent  bien,  que  cela  signifie  ni  plus  ni  moin.^ 
la  mort  même  de  l'Etat,  l'Etat  se  vidant  de  son 
contenu  populaire,  retombant  à  plat  sur  lui-même, 
flasque,  comme  une  cosse  vide.  Mais  est-ce  à  dire 
que  le  peuple  soit  devenu  anarchiste,  au  sens  tra- 
ditionnel du  mot?  Pas  le  moins  du  monde.  Il  s'est 
passé  simplement  ceci:  c'est  que  le  peuple  a  pris 
conscience  de  lui-même  dans  les  ateliers;  il  a  eu 
la  révélation  de  sa  force  collective,  de  son  être 
collectif,  dans  ces  groupements  de  lutte  que  sont 
les  syndicats;  et,  dès  lors,  l'Etat,  et  ce  qui  incarne 
le  mieux  l'Etat,  l'armée,  n'a  plus  eu,  ù  ses  yeux, 
la  valeur  mystique  du  seul  support  réel  de  son 
être  social:  il  a  transporté  sur  lui-même,  il  s'esi 
accordé  à  lui-même  cette  valeur  mystique;  le> 
idées  d'action  directe  et  de  grève  générale  n'ont 
pas  d'autre  sens.  «  Ce  que  nous  mettons  à  la 
place  des  armées  permanentes,  disait  Proudhon, 
ce  sont  les  compagnies  industrielles  »  (1).  Et  voici 
comment  Proudhon  s'exprimait  au  sujet  de  ces 
compagnies:  «  Enfin  apparaissent  les  compagnies 
ouvrières,  véritables  atmées  de  la  Révolution,  où 
le  travailleur  comme  le  soldat  dans  le  bataillon, 
manœuvre  avec  la  précision  de  ses  machines;  où 
des   milliers   de   volontés,  intelligentes   et  fières. 


(1)  Idée  générale  de  la  Révolution,  p.  259. 


259 


se  fondent  en  une  volonté  supérieure,  comme  les 
bras  qu'elles  animent  engendrent  par  leur  concert 
une  force  collective  plus  grande  que  leur  multi- 
tude même  »  (1).  N'est-ce  pas  là  une  parfaite 
transposition  de  ce  qu'on  pourrait  appeler  l'ordre 
militaire  à  l'ordre  ouvrier? 

Véritables  armées  de  la  Révolution:  les  voici 
en  branle;  elles  ne  partent  plus  à  la  conquête  de 
l'Europe;  elles  ne  sont  plus  la  vivante  incarnation 
de  l'Etat  français  moderne,  audacieux  et  conqué- 
rant, voulant  façonner  le  monde  à  son  image;  les 
temps  sont  fmis  de  la  démocratie  héroïque  et 
guerrière,  qui  acheta  ses  titres  de  noblesse  sur 
les  champs  de  bataille  de  Valmy,  de  Jemmapes  et 
de  Fleurus;  la  bourgeoisie  est  devenue  pacifiste, 
et  le  peuple  est  devenu  antimilitariste;  mais  elles 
partent  à  la  conquête  de  l'atelier  libre,  et,  devant 
elles,  s'ouvre  l'horizon  infmi  de  la  production 
moderne,  débarrassée  de  toute  entrave  et  libre  de 
toute  tutelle,  animée  d'un  rythme  prodigieux  et 
ivre  d'ambitions  formidables.  Le  premier  ennemi 
rencontré,  c'est  le  patronat,  le  capitalisme,  vou- 
lant à  tout  prix  maintenir  son  autorité  mystique 
et  son  hégémonie  dans  cet  atelier  que,  sans  doute, 
il  a  édifié,  mais  dont  les  ouvriers  sont  aujourd'hui 
déjà  plus  véritables  possesseurs  que  lui-même; 


(1)  Idée  générale  de  la  Révolution,  p.  232. 


260  LES   MÉFAITS  DES  INTELLECTUELS 

et,  derrière  le  patronat,  voici  se  dresser  l'Etat,  et 
tout  ce  qui  dépend  de  l'Etat:  tout  le  monde  des 
parasites  de  la  politique,  de  la  bureaucratie,  de 
la  finance,  de  l'intelligence;  tout  le  vieux  monde 
«  doré,  paré,  fainéant  »,  les  anciennes  classes  pré- 
capitalistes et  les  nouvelles  classes  bourgeoises, 
tous  suspendus  aux  basques  du  Pouvoir,  dont  ils 
attendent  le  salut  par  l'écrasement  des  produc- 
teurs; les  voici  en  branle;  les  grèves  succèdent 
aux  grèves;  et  leur  rythme  va  s'accélérant,  chaque 
jour  plus  précis,  plus  sûre  et  plus  audacieuse 
l'attaque;  jusqu'à  la  grève  générale,  jusqu'au 
grand  corps-à-corps  final,  où  le  Destin  décidera 
qui,  des  non-producteurs  ou  des  producteurs, 
devra  dominer  désormais  le  monde  (1). 


I 


(1)  Je  répète,  pour  ceux  qui  seraient  tentés  de  voir  ici 
une  tendance  un  peu  trop  accusée  à  l'utopie  (en  fait,  les 
grèves  sont  loin  d'avoir  pris  ce  rythme  crescendo,  et  l'épo- 
pée des  grèves,  dont  Sorel  parlait  un  jour,  ne  s'est  pas 
réalisée),  qu'il  faut  se  garder,  au  contraire,  de  donner  à 
ce  passage  un  sens  utopique.  Quand  on  interprète  un 
mouvement  social,  il  faut  le  prendre  tel  qu'il  est  et  tel 
qu'il  se  conçoit  lui-même,  et  ne  pas  substituer  ses  propres 
conceptions  aux  siennes:  l'utopie  a  toujours  un  carac- 
tère individualiste  et  intellectualiste;  le  mythe  est  une 
intuition  sociale.  Les  écrivains  bourgeois  qui  s'occupent 
de  questions  sociales  ont  toujours  une  tendance  à  ne  voir 
dans  l'ouvrier  qu'une  sort«  de  mineur  ou  de  larbin:  ils 
veulent  bien  rechercher  ce  qui  pourrait  faire  de  la  condi- 


LA  FIN  DE  l'Ère  alexandrine  261 

Tel  est  le  mythe  de .  la  grève  générale.  Il  ex- 
prime la  résurrection  d'un  peuple,  prenant  cons- 
cience de  lui-même,  de  sa  personnalité  complexe, 
de  son  unité  spirituelle,  comme  d'un  tout  indivisé  : 
en  face  de  l'intellectualisation  croissante,  c'est-à- 
dire  de  la  matérialisation  croissante  de  la  nou- 


tion  ouvrière  une  condition  meilleure  ;  ils  reconnaissent 
qu'il  y  a  des  améliorations  à  apporter  au  sort  des  ouvriers 
et  qu'il  faut  réparer  les  maux  causés  par  la  grande  indus- 
trie; mais  ils  ne  veulent  pas  que  ce  soit  les  ouvriers  eux- 
mêmes  qui,  librement,  recherchent  ce  qui  leur  convient: 
ils  voient  toujours  le  mouvement  ouvrier  avec  des  lu- 
nettes... jaunes.  Ce  qui  fait  au  contraire  la  valeur  sociale 
du  mouvement  ouvrier  rouge  (pour  lui  donner  sa  couleur 
vraie),  c'est  précisément  qu'il  est  animé  de  cet  esprit  guer- 
rier, générateur  du  droit  et  source  de  liberté  ;  les  ouvriers  ne 
veulent  plus  être  traités  en  mineurs  ou  en  larbins;  ils  ont 
l'orgueil  de  vouloir  être  traités  en  hommes  libres.  Et  c'est 
cet  esprit  de  liberté,  esprit  invincible,  qui  effraie  tant 
tous  nos  conservateurs,  gens  fort  timorés:  ils  prêchent  le 
devoir,  l'opposant  au  droit,  traité  par  eux  de  rêverie  méta- 
physique malsaine  (voir  Auguste  Comte).  Que  cet  esprit 
de  liberté  engendre  des  excès,  s'égare  parfois  ou  dégénère 
en  pure  licence,  c'est  possible,  c'est  certain;  mais  si  la 
liberté  ne  comporte  pas  la  capacité  du  mal  comme  du 
bien,  de  l'erreur  comme  de  la  vérité,  ce  n'est  plus  la 
liberté  :  l'erreur  de  tous  les  intellectualistes  et  dogma- 
tiques sociaux,  c'est  de  ne  pas  admettre  la  liberté  du  mal 
et  de  l'erreur.  L'homme  a  été  créé  libre,  cela  veut  dire, 
sans  doute,  que  Dieu  a  voulu  qu'il  apprenne  à  ses  dépens 
et  à  ses  risques  et  périls,  à  travers  des  expériences  mal- 


262       LES  MÉFAITS  DES  INTELLECTUELS 

velle  décadence,  comme  autrefois  le  christianisme 
en  face  de  la  décadence  romaine  —  en  face  de 
cette  «  détente  »  générale,  de  cette  «  extension  » 
dans  l'espace  social,  oi^i  chaque  individu  est  rede- 
venu une  monade  isolée  et  close,  un  atome,  une 
pauvre  unité  réduite  à  sa  misère  physique  et  mo- 


J 


heureuses,  terribles  et  souvent  tragiques,  à  s'élever  h.  la 
vérité  et  au  bien.  Dieu  a  jugé  qu'un  univers  libre  était 
plus  parfait  qu'un  univers  esclave;  il  a  préféré  régner 
sur  des  êtres  libres  que  sur  des  larbins.  Le  monde  moderne 
est  affamé  de  liberté:  c'est  sa  grandeur,  c'est  aussi,  si  l'on 
veut,  sa  misère;  mais  grandeur  et  misère  sont  toujou.-s 
corrélatives.  Tous  les  utopistes  sociaux  ne  rêvent  que  de 
lui  remettre  des  lisières,  que  de  le  faire  rentrer,  bien 
sage  et  résigné,  dans  les  cadres  d'un  ordre  immuable  «'t 
figé.  Eh,  bonnes  gens,  soyez  donc  plus  hardis  et  moins 
couards,  et  ne  vous  faites  pas  plus  royalistes  que  le  roi 
ni  plus  conservateurs  que  Dieu  lui-même.  Il  n'y  a  qu'une 
chose  qui  donne  du  prix  à  la  vie,  c'est  la  liberté:  sans  elle, 
tout  est  insipide.  Vous  craignez  ses  excès:  eh,  trouvez 
donc  des  contrepoids,  renforcez  l'autorité,  et  vous  aurez 
l'équilibre.  L'équilibre  ne  peut  se  trouver  dans  la  seule 
autorité  ni  dans  la  seule  liberté;  mais  il  doit  résulter, 
je  le  répète  une  fois  de  plus,  du  libre  antagonisme  d'une 
autorité  entière  et  d'une  entière  liberté.  En  dehors  de  là, 
il  n'y  a  que  despotisme  ou  anarchie.  Si  le  mouvement 
ouvrier  moderne  dégénère  trop  souvent  en  pure  licence 
anarchique,  c'est  précisément  qu'il  ne  rencontre  pas  ou 
n'a  pas  jusqu'ici  rencontré  en  face  de  lui  une  bourgeoisie 
assez  énergique,  pour  lui  résister  de  front:  il  n'a  trouvé 
qu'une  bourgeoisie  couarde  et  poltronne,  une  bourgeoisie 


LA  FIN  DE  l'Ère  alexandrine  263 

raie,  replongée  dans  la  barbarie  raffinée  d'un 
égoïsme  animal,  et  rendue,  à  force  de  civilisation, 
à  la  liberté  de  l'état  de  nature  —  en  face  de  cet 
éparpillement,  de  cette  pulvérisation,  de  cette  ato- 
misation,  oii  plus  rien  de  social  ne  subsiste, 
aucune  unité  spirituelle,  aucune  cité,  aucun  droit. 


pacifiste  et  humanitaire,  que  la  peur  fait  toujours  capi- 
tuler ou  qui,  par  sa  trop  molle  résistance,  corrompt  son 
assaillant.  Loin  donc  de  se  plaindre  que  les  ouvriers  aient 
l'esprit  trop  libre,  il  faudrait  plutôt  déplorer  la  trop  grande 
facilité  qu'ils  ont  à  suivre  des  directions  étrangères  et  à 
se  contenter,  comme  idées,  des  ragots  que  leur  passent  des 
bourgeois  décadents.  Il  n'y  aura  de  mouvement  ouvrier 
sain  et  véritable  que  le  jour  où,  la  bourgeoisie  ayant  cessé 
de  vouloir  faire  du  patronage  et  se  contentant  d'être  ce 
qu'elle  doit  être,  une  évocatrice  hardie  de  forces  produc- 
tives, ne  donnera  plus  dans  aucune  espèce  de  socialisme: 
ce  jour-là,  les  ouvriers,  livrés  à  eux-mêmes  et  à  leurs 
seules  forces,  prendront  peut-être  aussi  une  conscience 
plus  nette  et  plus  claire  de  leurs  véritables  intérêts, 
et  nous  aurons  peut-être  enfin  une  lutte  de  classes  digne 
de  ce  nom,  et  non  plus  ces  obscures  et  infécondes  riva- 
lités de  classes  démocratiques,  se  disputant  autour  du 
râtelier,  toujours  trop  peu  garni,  de  l'Et-at-Providence.  Le 
mouvement  ouvrier,  concentré  sur  le  terrain  économique, 
sans  alliage  de  bourgeois,  d'intellectuels  et  de  politiciens, 
pourra  prendre  cette  allure  grandiose  et  épique,  qui  fera 
atteindre  tout  ensemble  à  la  société  bourgeoise  sa  perfec- 
tion historique  et  à  la  classe  ouvrière  sa  pleine  maturité 
sociale.  Les  grands  mouvements  historiques  sont  toujours 
de  grands  mouvements  épiques.  Que  serait  la  grande  Révo- 


264       LES  MÉFAITS  DES  INTELLECTUELS 

un  peuple  se  reforme  autour  des  ateliers,  dans 
les  syndicats,  dans  les  grèves,  un  peuple,  c'est-à- 
dire  une  unité  spirituelle,  une  cité  nouvelle,  un 
droit  nouveau,  une  civilisation  nouvelle;  le  mou- 
vement de  tension  ramenant  à  l'unité  les  éléments 
épars;   l'acte  simple  et  indivisé,  l'acte  créateur, 


lution  française  sans  les  guerres  de  la  Révolution  et  de 
l'Empire?  Ramenée  aux  seules  luttes  des  clubs  et  des 
assemblées,  aux  seules  Journées,  elle  apparaîtrait  sous  un 
jour  bien  misérable  et  bien  prosaïque.  Ce  qui  fait  sa  gran- 
deur, c'est  évidemment  qu'elle  fut  le  passage  d'un  régime 
de  devoirs  à  un  régime  de  droits,  à  qui  la  gloire  d'une 
épopée  guerrère  qui  dura  vingt  ans  donna  droit  de  cité 
définitif  dans  l'Histoire.  De  même,  dans  l'esprit  de  Sorel, 
l'épopée  des  grèves,  si  elle  s'était  déroulée  sur  le  plan 
d'une  véritable  lutte  de  classes,  devait  donner  au  mouve- 
ment ouvrier  une  gloire  immortelle  et  faire  passer  dans 
le  trésor  historique  de  l'humanité  un  droit  nouveau:  le 
producteur  se  sera't  élevé  à  la  dignité  impérissable  de 
l'homme  libre.  Les  intrigues  d'une  démocratie  apaisement- 
détente  ont  fait  jusqu'ici  avorter  cette  épopée  des  grèves, 
et,  comme  dit  Sorel,  l'avenir  de  l'humanité  se  retrouve 
plongé  dans  la  plus  complète  indétermination.  Tout  ce 
qu'on  peut  espérer,  c'est  que  le  demi-réveil  bourgeois,  qui 
semble  se  manifester  à  l'heure  actuelle,  aille  en  s'affermis- 
sant  et  force  par  réaction  la  classe  ouvrière  à  se  réveiller 
à  son  tour.  Toutes  nos  espérances  sociales  reposent  donc 
sur  le  double  mouvement  nationaliste  et  syndicaliste:  il 
faut  saluer  dans  Sorel  et  Maurras  les  deux  maîtres  de  la 
régénération  française  et,  j'ajouterai,  européenne.  {Note 
de  191S.) 


LA  FIN  DE  l'Ère  alexandrine  265 

dont  l'entendement  matérialiste  ne  saurait  épuiser 
la  riche  infinité  et  devant  lequel  toujours  il  s'ar- 
rête étonné,  sceptique  et  gouailleur,  lui,  le  cri- 
tique impuissant;  car  Apollon  ne  sait  pas  créer, 
il  ne  sait  qu'org-aniser,  classer,  ordonner;  qu'il 
laisse  donc  à  Dionysos  toute  la  liberté  de  ses 
créations:  lorsque  Dionysos  aura  créé  dans  l'en- 
thousiasme et  le  délire  mythiques,  Apollon  pourra 
venir  :  «  l'âge  des  amours,  dit  Proudhon,  est 
l'époque  de  l'explosion  du  sentiment  juridi- 
que »  (1),  et  si  l'idéal  doit  être  au  service  du 
Droit,  sans  Fidéal,  le  Droit  demeure  inerte  et 
stérile. 

Le  socialisme  politique,  avec  Guesde,  était  parti 
d'une  intuition  aiguë  de  la  lutte  de  classes;  mais 
pour  avoir  transporté  cette  intuition  sur  le  terrain 
démocratique  et  parlementaire,  sur  le  terrain 
bourgeois,  sur  le  terrain  de  l'échange,  il  s'est  vu 
enliser  chaque  jour  davantage.  Ce  fut  un  mouve- 
ment croissant  d'intellectualisation  et  de  matéria- 
lisation, où  tout  enthousiasme  révolutionnaire 
avait  fini  par  disparaître.  Le  syndicalisme,  avec 
le  mythe  de  la  grève  générale,  revient  donner  au 
socialisme  une  vigueur  nouvelle  qui,  cette  fois, 
n'est  plus  exposée  à  se  perdre;  mouvement  de 
producteurs  sur  le  terrain  unique  de  la  produc- 


(1)  Justice,  10«  étude,  p.  453. 


266       LES  MÉFAITS  DES  INTELLECTUELS 

tion,  avec,  à  l'horizon,  une  révolte  générale  des 
ouvriers  de  tous  les  ateliers  soulevés  d'un  seul 
élan  —  c'est  l'échange,  le  concept  et  l'Etat,  cette 
fois,  nettement  dépassés  et  transcendés;  et  c'est 
la  fin  de  la  domination  dans  le  monde  des  mar- 
chands, des  intellectuels  et  des  politiciens. 


CONCLUSION 


La  victoire  de  Pascal 

On  sait  comment  Proudhon,  dans  sa  Théorie  de 
la  Propriété,  répondit  à  ceux  qui  l'accusaient  de 
rechercher,  par  des  contradictions  perpétuelles, 
une  sorte  de  popularité  malsaine  «  ...  D'autres  ont 
prétendu  qu'en  1840  et  1846,  de  même  qu'en  1848, 
j'avais  visé  à  la  célébrité  par  le  scandale.  Cette 
fois  il  diront,  déjà  ils  l'impriment,  que  je  cherche 
à  ramener  sur  moi  l'attention  du  public  qui 
m'abandonne  par  une  contradiction  nouvelle, 
plus  impudente  encore  que  la  première.  Que 
veut-on  que  je  réponde  à  des  intelligences  bor- 
gnes, Fourier  aurait  dit  simplistes,  fanatiques  de 
l'unité  en  logique  et  en  métaphysique  aussi  bien 
qu'en  politique,  incapables  de  saisir  cette  propo- 
sition, pourtant  bien  simple  :  que  le  monde  moral, 
comme  le  monde  physique,  repose  sur  une  plu- 
ralité d'éléments  irréductibles  et  antagoniques,  et 
que  c'est  de  la  contradiction  de  ces  éléments  que 
résulte  la  vie  et  le  mouvement  de  l'univers  ?  Eux, 
au  contraire,  expliquent  la  nature,  la  société  et 


268       LES  MÉFAITS  DES  INTELLECTUELS 

rhistoire,  comme  un  syllogisme.  Ils  font  tout 
sortir  de  VUn,  comme  les  anciens  mythologues; 
et  quand  on  étale  devant  eux  cette  multitude  d'in- 
conciliables, d'indéfinis  et  d'incoercibles  qui  bou- 
leversent leurs  cosmogonies  unitaires,  ils  vous 
accusent  de  polythéisme  et  soutiennent  que  r'n^\ 
vous-même  qui  êtes  en  contradiction  (1).  » 

On  ne  pouvait  comprendre  en  effet  comment 
Proudhon,  après  avoir  dans  son  premier  Mémoire 
déclaré  la  propriété  un  vol,  finissait  par  en  dé- 
montrer la  légitimité,  tout  en  continuant  à  affir- 
mer pleinement  justifiée  sa  critique  première.  Je 
m'attends  de  même  à  ce  que  l'on  trouve  étrange 
qu'après  avoir  exalté,  comme  je  l'ai  fait,  le  syn- 
dicalisme révolutionnaire,  j'aboutisse  à  admettre 
la  possibilité  d'une  restauration  de  l'Etat  sous  la 
forme  que  propose  V Action  française,  et  cela, 
scandale  des  scandales,  sans  abandonner  en 
quoi  que  ce  soit  ma  critique  syndicaliste.  J'ai 
déjà  indiqué,  dans  l'Avant-Propos,  toute  l'impor- 
tance qu'avait  à  mes  yeux  la  Théorie  de  la  Pro- 
priété pour  l'interprétation  de  la  pensée  prou- 
dhonienne;  mais  il  ne  sera  pas  inutile,  en  con- 
clusion, de  revenir  sur  ce  point.  Je  prie,  en  effet, 
qu'on  veuille  bien,  avant  de  se  scandaliser,  prêter 
une    attention    toute    particulière    à    la    manière 


(1)   Théorie  de  la  propriété,  pp.  212-213. 


LA  VICTOIRE   DE  PASCAL  269 

extrêmement  originale  dont  Proudhon  réhctbilite 
cette  propriété  que,  tout  d'abord,  d'un  point  de  vue 
tout  logique  et  tout  rationaliste,  il  avait  condam- 
née. C'est  en  effet  dans  les  abus  mêmes  de  la  pro- 
priété que  Proudhon  fmit  par  trouver  sa  justifica- 
tion. Ecoutons  d'ailleurs  Proudhon  lui-même  :  «  La 
destination  politique  et  sociale  de  la  propriété 
reconnue,  j'appellerai  une  dernière  fois  l'atten- 
tion du  lecteur  sur  l'espèce  d'incompatibilité  qui 
existe  entre  le  principe  et  les  fins  et  qui  fait  de 
la  propriété  une  création  vraiment  extraordinaire. 
Est-il  vrai,  demanderai-je  encore,  que  cette  pro- 
priété, maintenant  sans  reproche,  est  pourtant  la 
même,  quant  à  sa  nature,  à  ses  origines,  à  sa 
définition  psychologique,  que  celle  dont  la  critique 
exacte  et  impartiale  a  si  vivement  surpris  l'opi- 
nion; que  rien  n'a  été  modifié,  ajouté,  retranché, 
adouci  dans  la  notion  première;  que  si  la  pro- 
priété s'est  humanisée,  si  de  scélérate  elle  est 
devenue  sainte,  ce  n'est  pas  que  nous  en  ayons 
changé  l'essence,  que  nous  avons  au  contraire 
religieusement  respectée;  c'est  tout  simplement 
que  nous  en  avons  agrandi  la  sphère  et  généralisé 
l'essor  ?  Est-il  vrai  que  c'est  dans  cette  nature 
égoïste,  satanique  et  réfractaire  que  nous  avons 
trouvé  le  moyen  le  plus  énergique  de  résister  au 
despotisme  sans  faire  crouler  l'Etat,  comme  aussi 
d'égaliser  les  fortunes  sans  organiser  la  spolia- 
tion et  museler  la  liberté  ?  Est-il  vrai,  dis-je,  car 


270  LES   MÉFAITS   DES   INTELLECTUELS 

je  ne  saurais  trop  insister  sur  cette  vérité  à 
laquelle  la  logique  de  l'école  ne  nous  a  pas  accou- 
tumés, que  pour  changer  les  effets  d'une  institu- 
tion qui,  dans  ses  commencements,  fut  le  comble 
de  l'iniquité,  pour  métamorphoser  Vange  de  ténè- 
bres en  ange  de  lumière,  nous  n'avons  eu  besoin 
que  de  l'opposer  à  lui-même,  de  l'entourer  de 
garanties  et  de  décupler  ses  moyens,  comme  si 
nous  eussions  voulu  exalter  sans  cesse,  dans  la 
propriété,  l'absolutisme  et  l'abus  ? 

«  Ainsi,  c'est  à  la  condition  de  rester  ce  que  la 
nature  l'a  faite,  à  la  condition  de  conserver  sa 
personnalité  entière,  son  moi  indompté,  son  esprit 
de  révolution  et  de  débauche,  que  la  propriété 
peut  devenir  un  instrument  de  garantie,  de 
liberté,  de  justice  et  d'ordre.  Ce  ne  sont  pas  ses 
inclinations  qu'il  faut  changer,  ce  sont  ses 
œuvres;  ce  n'est  plus  en  combattant,  à  la  manière 
des  anciens  moralistes,  le  principe  de  la  concu- 
piscence, qu'il  faut  désormais  songer  à  purifier  la 
conscience  humaine;  comme  l'arbre  dont  le  fruit, 
âpre  et  vert  au  commencement,  se  dore  au  soleil 
et  devient  plus  doux  que  le  miel;  c'est  en  prodi- 
guant à  la  propriété  la  lumière,  les  vents  frais 
et  la  rosée,  que  nous  tirerons  de  ses  germes  de 
péché  des  fruits  de  vertu.  Notre  critique  anté- 
rieure subsiste  donc  :  la  théorie  de  la  propriété 
libérale,  égalitaire,  moralisatrice  tomberait,  si 
nous  prétendions   la  distinguer  de  la  propriété 


LA  VICTOIRE   DE  PASCAL  271 

absolutiste,  accapareuse  et  abusive  ;  et  cette  trans- 
formation que  je  cherchais  sous  le  nom  de  syn- 
thèse, nous  l'avons  obtenue,  sans  aucune  altéra- 
tion du  principe,  par  un  simple  équilibre  (1).  » 

Ainsi  donc,  c'est  dans  le  caractère  satanique  de 
la  propriété  —  je  reprends  l'expression  même  de 
Proudhon,  elle  est  curieuse  et  suggestive  —  c'est 
dans  la  conservation  de  ce  caractère  satanique 
que  se  trouvent  en  définitive  la  justification  et  la 
raison  d'être  de  la  propriété;  pour  que  cet  ange 
de  ténèbres  devienne  un  ange  de  lumière,  il  faut 
qu'il  garde  l'esprit  de  révolution  et  de  débauche 
de  son  «  moi  »  indompté  :  felix  culpa,  dit  la 
mystique  chrétienne  en  parlant  de  la  faute 
d'Adam,  heureux  péché  qui  nous  a  valu  la 
rédemption  par  le  Christ;  et  comme  cette  trans- 
figuration de  la  propriété,  pour  le  dire  en  passant, 
rappelle  bien  la  transfiguration,  dans  cette  même 
mystique,  d'Eve  en  Marie,  par  laquelle  la  femme 
passe  du  rôle  douloureux  au  rôle  glorieux  !  De 
même,  dirai-je  à  propos  du  syndicalisme,  c'est 
dans  son  caractère  révolutionnaire,  indompté, 
satanique,  que  se  trouve  sa  vraie  valeur  sociale  : 
la  violence  prolétarienne,  déclarait  Sorel  dans  ses 
Réflexions,  est  une  chose  très  belle,  très  noble  et 
très  héroïque,  et  il  nous  invitait  à  saluer  les  révo- 


(1)  Op.  cit.  pp.  209-210. 


272  LES   MÉFAITS  DES  INTELLECTUELS 

lutionnaires  comme  les  Grecs  saluèrent  les  héros 
Spartiates  qui  défendirent  les  Thermopyles  et 
contribuèrent  à  maintenir  la  lumière  dans  le 
monde  antique.  Cette  apologie  de  la  violence  a 
paru  scandaleuse  à  nos  pusillanimes  conser- 
vateurs comme  à  nos  républicains  régicides  et 
chez  qui  Harmodius  et  Aristogiton  passèrent  tou- 
jours cependant  pour  des  héros;  mais  l'opinion 
des  braves  gens  et  des  gens  nantis  n'a  jamais  eu 
la  moindre  valeur  philosophique;  elle  est  celle 
de  gens  chez  qui  la  poltronnerie  tient  lieu  de 
toute  critique  et  de  toute  pensée.  «  Les  honnêtes 
gens,  dit  Proudhon  quelque  part,  sont  les  grands 
coupables.  C'est  à  eux  de  se  faire  vengeurs,  jus- 
ticiers et  policiers;  de  chasser  les  intrigants  gou- 
vernementaux, les  exploiteurs,  les  malfaiteurs, 
les  coquins,  les  fourbes.  »  Mais  les  honnêtes  gens 
laissent  toujours  faire  :  ils  ressemblent  à  ces 
catholiques  français  qui,  pareils  à  des  moutons, 
se  sont  laissé  tranquillement  dépouiller,  sans 
avoir  d'autre  réaction  défensive  que  de  mettre 
toutes  leurs  espérances  de  salut  dans  un  Briand 
ou  un  Poincaré.  Laissons  donc  les  honnêtes  gens 
à  leur  pusillanimité  gémissante  :  ils  oublient  tou- 
jours beaucoup  trop  que  qui  veut  sauver  sa  vie 
la  perdra  et  ils  méritent  amplement  leur  misé- 
rable sort. 

Pour  bien  comprendre  la  pensée  de  Sorel  et  re- 
connaître avec  lui  la  valeur  historique  et  civilisa- 


LA  VICTOIRE  DE  PASCAL  273 

trice  de  la  violence  et  de  son  introduction  dans  les 
rapports  sociaux,  il  faut  se  rendre  maître  de  la 
théorie  des  antinomies  et  voir  à  quelle  conception 
du  monde  et  de  la  vie  elle  aboutit.  La  guerre  nour- 
rit le  patriotisme  comme  la  grève  nourrit  le  so- 
cialismey  ai-je  dit  (1).  Que  voyons-nous,  en  effet,  à 
l'heure  actuelle  ?  Sous  la  double  menace  alle- 
mande et  syndicaliste,  nous  assistons  à  un  ré- 
veil de  la  bourgeoisie  contemporaine  ;  l'esprit 
guerrier  et  religieux  l'emporte  sur  l'esprit  paci- 
fiste et  humanitaire;  la  jeunesse  actuelle,  si  nous 
en  croyons  Agathon  et  son  enquête,  est  toute  pé- 
nétrée d'aspirations  patriotiques  et  catholiques  ; 
le  petit-fils  de  Renan  écrit  ce  curieux  Appel  des 
armes,  qui  est  une  double  apologie  de  l'armée  et 
de  l'Eglise,  prises  dans  toute  la  pureté  et  toute  la 
rigueur  de  leur  notion;  et  Péguy  (2),  dont  Psi- 
chari  n'est  d'ailleurs  qu'un  disciple,  nous  avait 
déjà  donné  ce  beau  Mystère  de  la  charité  de 
Jeanne  d'Arc,  à  propos  duquel  Sorel  signala  le 
réveil  de  l'âme  française  et  le  synchronisme  des 


(1)  Gh.  IV,  p.  205. 

(2)  Pourquoi  faut-il  que  'nous  constations,  avec  un  sen- 
sible regret,  que  le  même  Charles  Péguy  se  fait  l'éditeur 
d'un  Benda  ou  d'un  Joseph  Reinach,  dont  il  vient  de  pu- 
blier un  cahier  sur  la  loi  de  trois  ans  ?  Ce  spectacle  a 
quelque  chose  d'affligeant  et  suffirait  à  vous  rendre...  anti- 
sémite. 

20 


274  LES   MÉFAITS   DES   INTELLECTUELS 

aspirations  patriotiques  et  religieuses.  Incontesta- 
blement, il  y  a  quelque  chose  de  changé  dans 
l'âme  de  la  bourgeoisie  qui,  d'anarchisante  qu'elle 
était  il  y  a  dix  et  quinze  ans,  devient  monarchi- 
sanle,  même  lorsqu'elle  reste  républicaine  (son 
poincarisme  n'est  guère,  en  effet,  qu'un  monar- 
chisme honteux).  Les  penseurs  du  xviii'  siècle,  les 
fameux  Encyclopédistes,  cessent  d'être  les  héros 
de  la  pensée  moderne  :  le  centenaire  de  J.-J. 
Rousseau  fut  un  avortement;  on  n'a  pas  osé  célé- 
brer officiellement  celui  de  Diderot.  Le  siècle  qui 
est  en  faveur,  c'est  le  grand  siècle,  et  le  penseur 
auquel  on  se  réfère  le  plus  volontiers,  c'est  Pascal. 
Sorel  a  signalé,  avec  pleine  raison,  les  orienta- 
tions pascaliennes  de  l'âme  contemporaine  et 
j'ai  déjà  rappelé,  dans  une  note,  qu'il  a  traduit 
cette  évolution  sous  une  forme  saisissante:  «  Pas- 
cal, a-t-il  écrit  quelque  part,  a  vaincu  Descar- 
tes »  (1).  La  grande  faveur  de  la  philosophie  de 
M.  Bergson  tient  précisément  à  ces  orientations 
pascaliennes,  cette  philosophie  étant,  de  toute  évi- 
dence, pénétrée  du  plus  pur  esprit  de  l'auteur  des 
Pensées;  et  il  suffit  de  lire  VAppel  des  armes,  le 
Mystère  de  Péguy  et  VEnquête  d'Agathon  pour 
constater  à  quel  point  est  profonde  l'influence  de 
cette  philosophie. 

(1)  Dans  un  article  paru  en  Italie  dans  II  Resto  del  Car- 
llno  et  intitulé  Dio  rîiorna. 


LA   VICTOIRE   DE   PASCAL  275 

J'ai  dit  :  sous  la  double  menace  allemande  et 
syndicaliste.  Il  est  évident,  en  effet,  que  ce  retour 
de  la  bourgeoisie  contemporaine  à  un  esprit  guer- 
rier et  religieux  s'est  accompli  sous  l'influence  des 
violences  allemandes  et  ouvrières.  Du  songe  hu- 
manitaire on  s'est  réveillé,  à  partir  de  1905,  pa-- 
triote;  depuis  Tanger,  la  perspective  d'une  guerre 
avec  TAllemagne  a  retrempé  l'âme  française,  et, 
comme  il  est  naturel  pour  ceux  qui  ont  lu  le  pre- 
mier volume  de  La  guerre  et  la  'paix,  l'esprit  guer- 
rier a  renouvelé  l'esprit  religieux  — •  la  guerre, 
cette  réalité  grandiose,  sublime  et  terrible,  impli- 
quant une  philosophie  de  la  vie  à  base  de  pessi- 
misme héroïque  et  ne  pouvant  guère  se  concilier 
avec  le  plat  optimisme  de  la  philosophie  du 
xviii''  siècle. 

On  voit  les  conséquences  idéologiques  de  la 
réintroduction  du  fait  guerrier  dans  la  réalité  con- 
temporaine :  la  bourgeoisie,  au  point  de  vue  na- 
tional, tend  à  reformer  ses  cadres.  Aboutira-t-ellc 
à  la  restauration  monarchique,  pour  justifier  le 
dilemme  du  livre  de  Sembat  :  Faites  un  roi,  sinon 
faites  la  paix  —  livre  sur  la  valeur  dui^uel  je 
ne  voudrais  pas  m'hypnotiser,  mais  qui  n'en  est 
pas  moins,  par  son  seul  titre,  un  signe  très  symp- 
tomatique  de  l'évolution  des  idées  contempo- 
raines ?  C'est  ce  qu'on  ne  saurait  dire  ;  mais  le 
certain,  c'est,  d'ores  et  déjà,  une  transformation 
considérable  de  l'esprit  public. 


276  LES   MÉFAITS   DES   INTELLEr/riîKÎ.S 

Au  point  de  vue  social,  les  cunsf^iuences  ne 
sont  pas  moins  notables.  Ici  aussi,  la  bourgeoisie 
est  en  travail  de  reconstitution;  ici  aussi,  elle  se 
réveille  du  songe  humanitaire  pour  revenir  à  une 
plus  saine  notion  des  réalités,  et  je  vois  môme  se 
créer  une  sorte  d'école  de  dirigeants  (1)  où,  sans 
m'arréter  à  ce  que  son  programme  peut  comporter 
encore  d'utopie  anglo-saxonne,  patronaliste  et 
modernisante,  je  remarque  une  affirmation  assez 
altière  du  droit  de  la  bourgeoisie  à  son  rôle  de 
direction.  Et  il  n'y  a  pas  de  doute  que  c'est  sous 
l'influence  du  mouvement  ouvrier  contemporain 
et  de  l'introduction  du  fait  de  la  grève,  que  la 
bourgeoisie  éprouve  le  besoin  de  se  reformer,  de 
raffermir  ses  positions  et  de  redresser  son  esprit 
et  ses  mœurs,  qui,  de  pacifistes  et  jouisseuses,  se 
referaient  guerrières  et  manufacturières,  j'en- 
tends par  là  dignes  d'une  classe  qui  a  la  respon- 
sabilité effective  de  la  production  et  qui  veut  mar- 
cher résolument  à  la  tête  du  progrès  technique 
moderne. 

Au  terme  de  cette  évolution,  et  si  l'influence  de 
l'idée  guerrière  sous  sa  double  forme  nationale 
et  sociale  se  maintenait  sur  une  période  assez 


(1)  Je  fais  allusion  à  cette  école  d'humanités  contempo- 
raines que  vient  de  fonder  M.  Joseph  Wilbois  sous  le  titre 
du  CAP. 


LA    VICTOIRE   DE  PASCAL  277 

longue,  nous  aurions  une  bourg-eoisie  patriote,  re- 
ligieuse, sévère  en  ses  mœurs,  chez  qui,  au  point 
de  vue  social,  nous  retrouverions  ces  capitaines 
d'industrie,  ces  héros  de  l'industrie  moderne,  qui 
ont  fait  la  grandeur  et  la  puissance  du  capita- 
lisme, et  qui,  au  point  de  vue  national,  recouvre- 
rait l'énergie  de  reconquérir  sa  place  dans  le 
monde,  en  redonnant  à  la  notion  de  l'Etat  toute 
sa  valeur  romaine  et  guerrière.  Ce  serait  la  fm 
du  pacifisme,  et,  avec  lui,  de  toutes  les  formes 
émollientes  de  la  religion  dite  moderne,  —  huma- 
nisme, tolstoïsme,  modernisme  de  tout  acabit,  in 
omni  génère,  modo  et  casu. 

L'esprit  démocratique,  qu'on  pourrait  définir 
l'esprit  de  conciliation  et  de  paix  poussé  à  sa  der- 
nière limite  —  conciliation  sociale  par  la  suppres- 
sion des  classes  et  leur  évanouissement  au  sein 
de  l'Etat,  conciliation  internationale  par  la  sup- 
pression des  patries  et  leur  évanouissement  au 
sein  de  l'Humanité  — ,  est  évidemment  opposé  à 
cette  évolution,  qui  est  sa  négation  pure  et  sim- 
ple ;  et  l'on  comprend  qu'il  fasse  tout  le  possible 
pour  la  contrarier.  Il  a  déjà  réussi  à  rapprocher 
le  syndicalisme  du  socialisme  et  de  l'anarchisme, 
ces  deux  formes  extrêmes  de  la  démocratie  pro- 
jetées sur  le  terrain  ouvrier;  il  s'efforcera  de  rap- 
procher la  France  et  l'Allemagne,  fût-ce  au  prix 
d'une  abdication  réelle  de  notre  pays,  et  c'est 
bien  là,  en  effet,  ce  que  propose  Marcel  Sembat. 


278       LES  MÉFAITS  DES  INTELLECTUELS 

11  faut  donc  détruire  l'esprit  démocratique,  en  rui- 
ner le  prestige,  en  faire  éclater  aux  yeux  de  tous 
la  radicale  malfaisance  nationale  et  sociale,  si 
nous  voulons  que  l'évolution  décrite  plus  haut 
s'achève  et  reconstruise  les  classes  dans  leur 
structure  —  la  bourgeoisie  par  la  guerre,  le  pro- 
létariat par  la  grève. 


Frlix  culpa,  disions-nous  plus  haut  avec  la  théo- 
logie chrétienne,  appliquant  cette  expression  mys- 
tique à  la  justification  proudhonienne  de  la  pro- 
priété (1).  Heureuses  donc  les  violences  alleman- 
des et  syndicalistes,  disons-nous  maintenant, 
puisque  leur  introduction  dans  notre  vie  contem- 
poraine comporte  déjà  de  si  belles  conséquences 
idéologiques.  Dans  le  texte  de  Proudhon,  que  j'ai 
cité  tout  à  l'heure,  j'ai  souligné  à  dessein  toutes 
les  expressions  qui  rappellent  la  mystique  chré- 
tienne —  et,  en  vérité,  on  pourrait  dire  que  la 
théorie  dés  antinomies  n'est  qu'une  application 
à  la  marche  des  événements  sociaux  des  idées 
fondamentales  de  cette  mystique.  Félix  culpa, 
heureuse  la  faute  d'Adam,  qui  nous  a  valu  la  ré- 


(1)  Proudhon  dit  même  expressément  que  «  la  théorie  do 
la  propriété  est  le  penjjlant  de  la  théorie  de  la  justifica- 
tion, par  les  sacrements,  de  l'homme  déchu  »   (p.  239). 


LA  VICTOIRE  DE  PASCAL  279 

demption  par  le  Christ,  proclame  la  théologie  ; 
n'est  pas  pécheur  qui  veut;  c'est  dans  les  grands 
pécheurs  que  se  trouve  l'étoffe  des  grands  saints, 
pense-t-elle  encore  —  toutes  formules  tradui- 
sant la  même  idée  et  pouvant  constituer,  aux 
yeux  du  rationalisme  moderne,  une  paradoxale 
et  scandaleuse  apologie  du  Mal. 

Un  auteur  anglais,  M.  Chesterton,  présentant 
une  apologie  du  christianisme,  faisait  voir  en  lui 
Vexaltation  des  contraires  :  douceur  et  violence, 
guerre  et  paix,  attachement  et  détachement  (1)  — 
un  rythme  mystérieux  porte  l'âme  chrétienne  à 
tous  les  sommets  des  vertus  antagoniques,  sans 
qu'il  lui  soit  permis  jamais  de  rester  dans  ce  qu'on 
appelle  le  juste-milieu,  la  médiocrité  bourgeoise 
et  cette  espèce  de  sérénité  alexandrine  particu- 
lière aux  sociétés  ultra-rationalisées.  C'est  ce  que 
cet  auteur  appelait  les  paradoxes  du  christia- 
nisme. Est-il  besoin  de  rappeler  combien  la  pen- 
sée de  Pascal  fut  dominée  par  l'idée  des  contra- 
dictions du  cœur  humain?  S'il  s'abaisse,  je  le 
vante;  s'il  se  vante,  je  l'abaisse  :  toute  l'apologé- 
tique pascalienne  est  fondée  sur  l'antinomie  de 


(1)  Dans  une  séance  de  la  Société  française  de  Philoso- 
phie, M.  Bergson  a  dit  aussi  :  «  Miachement  et  détache- 
ment, voilà  les  deux  pôles  entre  lesquels  la  motalité 
oscille».  (Séance  du  2  mai  1901,  Le  parallélisme  psycho- 
physique et  la  métaphysique  positive,  p.  57.) 


280       LES  MÉFAITS  DES  INTELLECTUELS 

la  grandeur  et  de  la  bassesse  humaines.  Et,  d'une 
manière  générale,  ne  peut-on  pas  dire  que  le 
christianisme  repose  sur  l'antagonisme  du  divin 
et  de  rhumain,  réconciliés,  concentrés,  réunis 
d'une  manière  extraordinaire  dans  la  personne  du 
Christ,  de  l'Homme-Dieu?  Dans  cette  brochure, 
intitulée  A  reculons,  que  j'ai  eu  l'occasion  déjà 
de  citer  et  qui  est  l'œuvre  d'un  Père  chartreux,  je 
vois  cette  opposition  nettement  reconnue.  Le  chris- 
tianisme, selon  ce  Père  chartreux,  réalise  un  équi- 
libre miraculeux  entre  la  nature  divine  et  la  na- 
ture humaine;  le  Christ,  c'est  l'union  de  ces  deux 
natures,  et  une  union  telle,  que  loin  de  comporter 
aucune  atténuation,  aucune  dégradation  de  l'une 
ou  de  l'autre,  elle  les  exalte  toutes  deux  à  leur 
maximum  de  puissance,  de  pureté  et  de  grandeur. 
Il  arrive  que  l'homme  puisse  écraser  Dieu  ou 
que  Dieu  puisse  écraser  l'homme  :  ce  n'est  pas 
là  le  christianisme,  nous  dit  ce  Père  chartreux  ; 
car  le  christianisme  implique,  postule,  exige  une 
double  exaltation  de  l'homme  et  de  Dieu,  de  la 
liberté  humaine  et  de  la  liberté  divine.  Nous  avons 
exactement  ici  la  loi  des  antinomies  proudho- 
niennes.  Dieu  peut  écraser  l'homme,  le  divin 
peut  étouffer  l'humain  :  c'est  l'exagération  des 
régimes  cléricaux  et  théocratiques,  amenant  les 
réactions  anticléricales;  c'est  la  folie  du  détache- 
ment, amenant  une  réaction  du  sentiment  païen 
de  la  vie,  une  fureur  d'attachement  à  la  vie;  ce 


LA  VICTOIRE  DE  PASCAL 


281 


sont  les  Renaissances  succédant  au  moyen  âge. 
L'homme  peut  écraser  Dieu  :  ici,  c'est  l'humain 
qui  passe  au  premier  plan  et  accapare  tout  l'ho- 
rizon; le  divin  semble  s'évanouir;  nous  avons  le 
rationalisme  absolu  des  périodes  de  sécularisa- 
tion; l'Etat  remplace  l'Eglise;  la  science,  la  foi;  un 
positivisme  tout  terrestre  donne  le  ton  à  toutes  les 
manifestations  de  la  vie  sociale;  Vhomme,  comme 
le  proclama  un  jour  Jules  Guesde,  devient  Dieu; 
c'est  la  religion  de  l'humanisme.  Mais  ces  mouve- 
ments de  sécularisation  et  d'athéisation  absolues 
sont  toujours  suivis  de  réactions  religieuses. 
Après  le  xviir  siècle,  nous  avons  le  renouveau 
chrétien,  auquel  le  Génie  du  christianisme  de 
Chateaubriand  donna  le  branle;  et  aujourd'hui, 
après  la  sécularisation  dreyfusienne,  nous  avons 
de  nouveau  un  réveil  religieux.  Un  rythme  singu- 
lier fait  ainsi  passer  l'histoire  des  excès  du  divin 
dans  \q?>  excès  de  l'humain,  et  inversement,  sans 
qu'il  semble  possible  qu'un  équilibre  stable  puisse 
être  obtenu. 

La  grande  scission  du  monde  moderne  et  de 
TEglise  catholique,  scission  qui  paraît  irrévocable 
à  tant  d'esprits  comme  à  Proudhon  (1),  n'a  pas 


(1)  Proudhon  écrit  en  effet  ceci,  dans  son  Jésus,  pp.  94, 
95  et  96  :  «  Il  est  patent  que  l'humanité  croyante  voit 
des  choses  que  l'humanité  savante  n'aperçoit  pas;  elle 
conçoit,   raisonne   et  juge   autrement;    elle   conclut   diffé- 


282       LES  MÉFAITS  DES  INTELLECTUELS 

d'autre  cause  que  cette  réaction  de  l'humain 
contre  les  excès  du  divin,  au  moyen  âge.  Le  monde 
moderne  a  conquis  la  liberté  intellectuelle,  la  li- 
berté de  la  science;  à  aucun  prix,  il  ne  veut  aban- 
donner cette  conquête,  et  tout  régime  clérical  qui 
prétendra  réimposer  des  limites  à  cette  liberté 
intellectuelle,  que  le  monde  moderne  veut  absolue 
et  infinie,  rencontrera  de  sa  part  l'opposition  la 


remment...  Là  est  la  grande  scission  moderne.  Elle  est 
irréparabie.  Impossible  d'en  revenir.  Il  faut  pour  rendre 
la  société  possible  que  les  uns,  les  incrédules,  fassent 
effort  de  tolérance,  tandis  que  les  autres,  les  pieux,  feront 
effort  de  ciiarité.  Nous  devons  reconnaître  tous,  de  bonne 
foi,  ce  que  nous  sommes,  accepter  notre  situation,  nous 
respecter  les  uns  les  autres  et  nous  entre-secourir  comme 
si  nous  étions  tous,  tout  à  la  fois  et  au  même  degré,  sa- 
vants et  croyants,  pieux  et  justiciers.  Il  n'y  a  qu'un  mo- 
ment où  la  réconciliation  entre  nous  soit  possible,  c'est 
celui  de  la  mort,  celui  où  le  vivant  rentre  dans  l'éternité. 
A  ce  moment,  le  savant  qui  a  longtemps  médité,  long- 
temps combattu,  qui  s'est  dévoué  gratuitement  à  la  jus- 
tice, qui  a  vécu  sans  espérance  ultérieure,  le  héros  du  dé- 
vouement, le  vrai  homme,  peut  tendre  la  main  au  croyant 
et  recevoir  ses  adieux.  »  L'accent  de  la  page  est  fort 
beau  et  d'une  grande  élévation  de  pensée;  l'antagonisme 
de  la  raison  et  de  la  foi,  du  savant,  qui  ne  connaît  que 
l'expérience,  et  du  croyant,  qui  vit  dans  le  surnaturel,  y 
est  posé  dans  toute  sa  force;  mais,  en  fait,  l'histoire  nous 
offre  l'exemple  de  nombreux  savants  qui  furent  en  même 
temps  croyants,  sans  que  leur  foi  ait  en  rien  gêné  leur 
science;  l'antagonisme  est  plus  politique  que  philosophique, 


LA  VICTOIRE   DE  PASCAL  283 

plus  acharnée.  Nous  sommes  entrés  dans  la  voie 
de  la  sécularisation  la  plus  complète,  et  toute  ré- 
sistance de  l'Eglise  ne  fera  qu'accélérer  le  mou- 
vement, bien  loin  qu'elle  puisse  le  ralentir.  Le 
plus  sage  et  le  plus  habile  pour  l'Eglise,  ce  serait 
peut-être,  en  définitive,  de  laisser  le  champ  libre 
à   l'Etat  (1).   Si   l'Eglise   adoptait   cette   attitude. 


et  l'Eglise,  par  son  attitude  maladroite  vis-à-vis  de  Prou- 
dhon  lui-même,  n'a  pas  peu  contribué  à  l'exacerber  dans 
la  pensée  de  l'auteur  de  la  Justice.  Quand  le  préjugé  ra- 
tionaliste, qui  n'a  rien  à  voir  avec  la  vraie  science,  se  sera 
pleinement  dissipé,  quand  les  antagonismes  politiques  ne 
lui  donneront  plus  la  force  artificielle  qu'il  possède  au- 
jourd'hui, on  s'apercevra  que  l'on  peut  parfaitement  faire 
cohabiter  la  plénitude  de  la  science  avec  la  plénitude  de 
la  foi. 

(1)  Qu'on  ne  dise  pas  que  c'est  là  conseiller  à  l'Eglise 
l'abdication  pure  et  simple;  à  supposer  que  l'école  publique 
subsiste  seule  —  ce  à  quoi  d'ailleurs  tout  nous  indique 
que  nous  serons  infailliblement  amenés  —  l'Eglise  aurait 
d'autant  plus  de  raisons  de  critiquer  et  de  surveiller  les 
manuels  mis  entre  les  mains  des  enfants  que  l'Etat  reste- 
rait le  seul  éducateur;  on  ne  pourrait  plus  l'accuser  de 
rêver  la  domination  politique;  l'intérêt  sacré  des  conscien- 
ces apparaîtrait  comme  son  seul  et  unique  mobile  et  l'Antî- 
église  serait  bien  obhgée  de  baisser  pavillon.  La  lutte  se 
livrerait  ainsi  sur  un  terrain  bien  plus  favorable,  où 
l'Eglise  aurait  avec  elle  tout  ce  qu'il  y  a  d'honnête  et  de 
libre  en  France.  Aussi  bien  l'enseignement  libre  donne-t-il 
au  point  de  vue  d'une  formation  chrétienne  sérieuse  et 
profonde  des  résultats  si  merveilleux?  Ce  n'est  pas  nous, 


284  LES   MÉFAITS   DES  INTELLECTUELS 

l'Anti-église,  faute  d'objet,  s'éteindrait  d'elle- 
même;  et,  comme  les  excès  de  l'humain  ne  man- 
quent jamais  d'engendrer  une  réaction  religieuse, 
l'Eglise,  très  rapidement,  reconquerrait  une  situa- 
tion morale  hors  pair.  N'est-il  pas  remarquable 
que  ce  soit  de  l'Université  de  l'Etat  que  sortent 
les  plus  fermes  défenseurs  du  catholicisme,  alors 
qu'en  fait  ce  sont  les  Jésuites  qui  ont  réchauffé 
sur  leur  sein  les  Voltaire,  les  Diderot  et  tous  les 
Encyclopédistes  ?  On  pourrait  ainsi  aboutir  à  un 
équilibre  où  le  divin  et  l'humain,  sans  se  porter 
ombrage  l'un  à  l'autre,  garderaient  entière  leur 
liberté  réciproque.  Nous  aurions  un  régime  oii 
la  science  et  la  foi  seraient  complètement  libres, 
quoique   conçues  dans  toute   la  rigueur  de   leur 


c'est  le  Père  chartreux,  auteur  de  la  brochure  A  reculons, 
c'est  M.  l'abbé  Charavay  de  Lyon,  qui  le  reconnaissent 
eux-mêmes.  Sans  compter  qu'au  point  de  vue  national  et 
de  la  paix  civile,  nous  n'aurions  plus  deux  jeunesses,  deux 
France,  la  France  de  M.  Homais  d'une  part,  et  celle  de 
M.  Bournisien  de  l'autre,  la  France  anticléricale  et  la 
France  cléricale,  mais  une  France,  où  l'esprit  scientifique 
et  l'esprit  religieux  pourraient  prendre  leur  plein  essor  sans 
se  nuire  réciproquement.  Au  surplus,  comme  la  famille  — 
et  le  catholicisme  se  trouve  ici  pleinement  d'accord  avec 
Proudhon  —  est  la  source  la  plus  authentique  et  la  plus 
profonde  de  nos  idées  morales,  c'est  à  reconstituer  la  fa- 
mille qu'il  faut  travailler,  si  l'on  veut  conserver  à  la  mora- 
lité de  solides  appuis.  L'Etat  sera  toujours  un  mauvais 
éducateur;   il   n'est  bo«n  que   pour   transmettre   un  savoir 


LA   VICTOIRE   DE   PASCAL  285 

notion  et  sans  aucun  amollissement;  ce  serait  ce 
qu'on  peut  appeler  une  ère  classique,  les  grandes 
époques  classiques  me  paraissant  caractérisées 
précisément  par  cet  équilibre  du  divin  et  de  l'hu- 
main, ce  que  j'ai  appelé  aussi  l'alliance  frater- 
nelle de  Dionysos  et  d'Apollon  —  comme  on  l'a 
vu  au  temps  des  tragiques  grecs  et  du  xvif  siècle 
français. 

On  parle  beaucoup,  actuellement,  de  renais- 
sance classique,  et  Agathon  nous  assure  que  la 
jeunesse,  aujourd'hui,  si  elle  est  patriote  en  poli- 
tique, catholique  en  religion,  est  classique  en 
littérature.  La  question  au  fond  est  beaucoup  plus 
philosophique  que  littéraire,  et  la  querelle  entre 
le  classicisme  et  le  romantisme  doit  se  trancher 


abstrait;  s'il  veut  se  mêler  de  former  des  cai'actères  et  des 
consciences,  il  échoue  misérablement.  L'Etat  est  incompé- 
tent pour  tout  ce  qui  regarde  notre  psychologie  profonde  : 
les  valeurs  mystiques,  les  valeurs  familiales,  qui  sont 
comme  une  transposition  dans  le  siècle  des  valeurs  mys- 
tiques (Proudhon  voit  dans  la  famille  une  institution  mys- 
tique et  déclare  quelque  part  que  la  chasteté  est  l'idéal  de 
l'amour)  et  les  valeurs  ouvrières  dépassent  la  sphère  de 
l'Etat  et  ne  peuvent  être  maintenues  dans  le  monde  que 
par  trois  institutions  :  l'Eglise,  appuyée  sur  de  grands 
ordres  religieux  ;  la  Famille,  fondée  sur  le  mariage  indisso- 
luble; et  les  Groupements  ouvriers,  où  la  morale  des  pro- 
ducteurs s'élabore  et  prend  tout  son  essor  ;  la  morale  laïque, 
qui  est  antireligieuse,  antifamiliale  et  antiouvrière,  ne  peut 
donc  être  qu'une  caricature  de  morale. 


286       LES  MÉFAITS  DES  INTELLECTUELS 

sur  le  terrain  métaphysique.  11  y  a  deux  sortes  de 
classicisme,  le  classicisme  de  Jean  Chapelain  et 
celui  de  Pascal,  de  Corneille  et  de  Bossuet,  chez 
qui  d'ailleurs  on  s'est  plu  parfois  à  trouver  beau- 
coup de  romantisme;  et  le  romantisme  lui-même 
peut  s'interpréter  de  bien  des  manières.  N'a-t-il 
pas  été,  dans  son  fond,  une  réaction  contre  l'Ency- 
clopédisme ?  Il  y  a  dans  le  romantisme  une  aspi- 
ration à  la  grandeur  tragique,  un  sens  tout  scha- 
kespearien  des  antinomies  vitales,  sociales  et 
métaphysiques,  qui,  malgré  ses  abus,  ses  excès, 
ses  défaillances,  lui  conservent  la  valeur  d'une 
grande  époque  littéraire.  Le  classicisme,  au  con- 
traire, peut  se  présenter  sous  des  allures  vieillottes, 
séniles,  académiques,  oii  Tordre  est  obtenu,  non 
par  l'exaltation  de  principes  contraires  au  sein 
d'un  équilibre  fort  et  sain,  mais  par  réduction, 
atténuation,  adoucissement  des  antagonismes, 
produisant  cette  sérénité  alexandrine  dont  je 
parlais  plus  haut.  Il  ne  faut  pas,  en  effet,  s'hypno- 
tiser sur  le  mot  ordre;  l'ordre  peut  être  produit  de 
bien  des  manières,  par  suppression  des  éléments 
ù  ordonner  ou  par  leur  mise  en  valeur  au  sein 
d'un  équilibre  supérieur.  Nous  avons  vu  Prou- 
dhon  renoncer  à  la  possession  pour  la  propriété 
et  conserver  à  celle-ci  son  caractère  absolutiste 
et  satanique;  il  ne  s'agit,  dit  Proudhon,  pour 
sublimer  la  propriété,  que  de  lui  prodiguer  la 
lumière,   les  vents   frais   et  la  rosée!  Les  vraie 


LA  VICTOIRE   DE  PASCAL  287 

moralistes  ne  sont  pas  ceux  qui  suppriment  les 
passions;  ce  sont  ceux  qui  savent  les  util.ser, 
comme  des  forces,  et  les  faire  servir  à  la  pro- 
duction d'un  ordre  supérieur.  11  y  a  des  classiques 
qui,  exagérant  les  principes  d'ordre  et  d'autorité, 
aboutissent  à  la  stérilité,  à  l'atonie  et  à  la  mort  : 
on  pourrait  leur  appliquer  le  mot  de  Tacite  :  uhi 
solitudinem  faciunt,  pacem  appellant.  De  même, 
il  y  a  des  romantiques  qui,  exagérant  le  principe 
de  liberté,  qu'ils  confondent  avec  la  fantaisie  et 
l'arbitraire,  aboutissent  également  à  l'impuis- 
sance. Ils  proclament  la  liberté  de  la  passion, 
mais  ils  oublient  que  la  passion,  pour  être  forte, 
doit  rencontrer  des  obstacles,  et  qu'elle  est  d'au- 
tant plus  puissante,  plus  élevée  et  plus  drama- 
tique qu'elle  se  heurte  à  des  barrières  plus  diffi- 
ciles à  emporter.  Nous  retrouvons  toujours  la 
même  loi  des  antinomies  et  ce  couple  autorité- 
liberté  dont  Proudhon  parle  dans  le  Principe 
fédératif  et  en  vertu  duquel  l'Autorité  et  la 
Liberté,  pour  atteindre  à  toute  leur  vigueur  et 
toute  leur  pureté,  doivent  se  balancer  l'une  l'autre. 
Il  y  a  des  classiques  qui  suppriment  la  liberté, 
et  il  y  a  des  romantiques  qui  suppriment  l'auto- 
rité; il  n'y  a  plus  dès  lors  de  couple;  il  ya  VUn, 
qui,  dans  sa  solitude,  loin  de  pouvoir  tout  engen- 
drer, comme  le  croient  tous  nos  fanatiques 
dnnité,  est  condamné  à  l'impuissance  la  plus 
radicale.  L^ordre  classique  vrai  est  un  ordre  oii 


288       LES  MÉFAITS  DES  INTELLECTUELS 

tous  les  éléments  contraires,  portés  à  leur  maxi- 
mum de  puissance,  se  balancent  l'un  l'autre  et 
produisent  par  ce  balancement  un  équilibre 
robuste  et  d'autant  plus  débordant  de  vie  qu'il  est 
plus  riche  en  antagonismes. 


«  Tout  notre  monde  moderne  est  pris  dans  les 
filets  de  la  culture  alexandrine  »,  ai-je  rappelé 
avec  Nietzsche.  Si  la  renaissance  classique  veut 
aboutir,  elle  doit  choisir  entre  les  deux  types  de 
classicisme  :  le  classicisme  des  grands  tragiquc^î 
grecs,  le  classicisme  homérique  et  eschyléen,  ou 
le  classicisme  de  la  Grèce  décadente,  des 
Grœculi,  le  classicisme  alexandrin.  Eschyle  ou 
Euripide  ?  La  grandeur  tragique  du  mythe  pro- 
méthéen  ou  la  platitude  optimiste  du  socratisme  ? 
Le  Platon  des  mythes  ou  le  Platon  dialecticien  ? 
Il  ne  faut  pas,  je  le  répète,  dire  avec  M.  Seillière  : 
Apollon  ou  Dionysos,  mais  Dionysos-Apollon  ou 
Socrate?  Le  rationalisme  socratique,  et  j'ajouterai, 
pour  lui  donner  une  qualification  moderne,  carté- 
sien, est  fortement  battu  en  brèche:  Pascal  a 
vaincu  Descartes.  En  réfléchissant  à  l'antagonisme 
illustre  de  Pascal  et  de  Descartes,  on  voit  tout  de 
suite  la  portée  incalculable  de  cette  formule  de  So- 
rel.  En  effet,  que  signifie  cette  victoire  de  Pascal 
sur  Descartes?  Elle  signifie  la  victoire  d'un  ratio- 


VICTOIRE    DE   PASCAL  289 

nalisme  vrai  sur  un  rationalisme  postiche,  chimé- 
rique, utopique,  irrationnel,  le  rationalisme  de  la 
physique  amusante  et  mondaine  des  gens  du 
xviii^  siècle  et  de  la  sociologie  ennuyeuse  et  non 
moins  mondaine  des  gens  du  xix^;  et  elle  signifie 
la  victoire  d'un  spiritualisme  vrai  sur  un  spiri- 
tualisme postiche,  rapporté,  plaqué  et  inefficace, 
ou  efficace  seulement  pour  des  âmes  déjà  forte- 
ment imprégnées  à  l'avance  de  christianisme. 
Personne,  en  effet,  ne  soutiendra  ni  ne  pourra 
jamais  soutenir  que  la  raison  d'un  Pascal  fut 
inférieure  à  celle  d'un  Descartes  :  l'intraitable 
et  inflexible  raison  pascalienne,  cette  raison 
pour  ainsi  dire  endiablée  et  dont  la  logique 
impérieuse  et  passionnée  plonge  dans  la  réalité 
des  coups  de  sonde  si  hardis,  si  décisifs  et  si 
terribles  qu'on  peut  à  peine  supporter  l'éclat 
fulgurant  des  vérités  ramenées  au  jour  par  elle 
—  cette  raison  à  laquelle  je  ne  puis  trouver 
d'équivalente  que  celle,  au  xix^  siècle,  d'un 
Proudhon,  pour  la  vigueur,  l'intrépidité  et  l'in- 
flexibilité, —  qui  ne  la  trouvera  au  contraire 
bien  supérieure  à  la  placide  raison,  un  peu  grise, 
un  peu  terre-à-terre,  moyenne  pour  tout  dire,  de 
Descartes  ?  Car  enfin,  Descartes,  c'est  déjà,  avant 
la  lettre  et  avant  le  temps,  un  positiviste,  un 
scienti^tn,  un  démocrate  de  la  raison,  pour  qui  le 
bon  sens  est  chose  commune  et  le  progrès  chose 
facile,  unilinéaire,  s'avançant  sans  à-coups  sur  la 

21 


?*M)  LES    MÉFAITS    DES   INTELLECTUELS 

ligne  monotone  et  plate  d'un  temps  mathémn- 
tiqno  indônni.  Descàrtes,  c'est  donc,  incontest.i 
blemeht,  le  Père  du  xviil*  siècle,  l'ancêtre  d» 
Encyclopédistes;  tout  le  xviii'  siècle  est  cartésien 
dans  les  moelles  :  il  n'y  a  à  cela  aiicuii  doute 
possible,  et  la  victoire  de  Pascal  sur  Descartes, 
c'est  donc  la  victoire  sur  l'esprit  du  xviii'  siècle, 
qui  est  resté  le  grand  siècle  pour  tous  les  ratio- 
nalistes, les  démocrates,  les  Juifs  et  les  Sorbo- 
nards,  mais  qui,  pour  tout  esprit  non  prévenu,  ne 
peut  désormais  plus  apparaître  que  comme  le 
siècle  plat  et  médiocre  par  excellence  —  siècle 
à  la  fois  antimétaphysique,  antireligieux  et  anti- 
artistique, c'est-à-dire  où  les  trois  plus  hauts  pro- 
duits de  l'esprit,  selon  Hegel  :  la  Philosophie,  l'Art 
et  la  Religion,  subirent  comme  une  demi-éclipse; 
siècle  en  même  temps  de  la  petite  science,  où 
tout  devient  matière  à  propagande  journalistique 
et  salonnière,  nullement  donc  un  grand  siècle 
scientifique;  —  et  siècle  canaille  et  libertin,  qui 
a  vu  naître  ces  trois  gravelures  de  taille,  la 
Pucclle,  la  Religieuse  et  le  Supplément  au  Voyage 
(le  Bougainville,  et  où,  sous  le  raffinement  des 
manières  et  la  fameuse  douceur  de  vii)re^  se 
cachait  la  corruption  effroyable  des  sociétés 
ultra-intellectualiséos,  ultra-rationalisées,  ultra- 
policées, et  passées  tout  entières  du  régime  de 
la  guerre  et  du  travail  au  régime  du  spectacle 
et  de  la  jouissance. 


LA  VICTOIRE   DE  PASCAL  291 

Nous  sommes  maintenant  beaucoup  trop  bar- 
bares pour  goûter  encore  le  charme  faisandé  de 
cette  pourriture  élégante  et  parfumée;  et  les  pro- 
grès prodigieux  accomplis  par  la  science  et  l'in- 
dustrie au  xix^  siècle,  progrès  dont  nous  sommes 
fiers  à  juste  titre,  nous  ont  rendus  trop  sérieux 
pour  ne  pas  estimer  ce  rationalisme  de  salon  et 
de  boudoir  une  chose  bien  puérile  et  bien  sotte. 
Nous  sommes,  en  un  mot,  beaucoup  trop  pro- 
fonds pour  être  encore  cartésiens. 

Le  spiritualisme  postiche  de  Descartes  est-il 
plus  solide  que  son  rationalisme  ?  Et  si  Descartes 
eut  la  prétention  de  substituer,  dans  les  collèges, 
sa  philosophie  à  celle  de  saint  Thomas,  et  si 
Bossuet  put  un  temps  être  sa  demi-dupe  —  on  sait 
qu'il  ne  tarda  guère  d'ailleurs  à  reconnaître  son 
erreur  et  à  prédire  les  destins  antireligieux  du 
cartésianisme  —  devons-nous  croire  à  la  profon- 
deur du  spiritualisme  cartésien  ?  Nous  avons  ici 
encore  le  témoignage  de  Pascal,  dont  les  Pensées, 
manifestement,  sont  dirigées,  en  grande  partie, 
contre  Descartes,  —  Descartes  «  inutile  et  incer- 
tain ))  • —  et  qui,  évidemment,  n'a  dit  le  fameux 
mot  :  «  La  philosophie  ne  vaut  pas  une  heure  de 
peine  »,  qu'après  une  lecture  des  Premiers  prin- 
cipes. Descartes  impatientait  Pascal,  parce  que 
Descartes,  c'est  un  déiste,  comme  c'est  un  scien- 
tiste,  et  que  rien  ne  paraissait  chose  plus  fade, 
plus  niaise,  plus  absurde  à  Pascal  que  le  déisme, 


292  LES   MÉFAITS   DES   INTELLECTUELS 

à  qui,  déclare-t-il  expressément,  il  préfère 
Tathéisme  le  plus  caractérisé  (1).  Pour  l'auteur 
du  Mystère  de  Jésus,  c'est-à-dire  pour  un  homme 
qui  avait  pratiqué  l'expérience  religieuse  à  w 
degré  de  profondeur  et  d'acuité,  le  déisme  de 
Descartes  devait  évidemment  apparaître  comme 
la  chose  la  plus  superflue,  la  plus  vaine,  la  plii> 
inutile  qui  soit.  Et  il  est  de  fait  que  ce  spiritua- 
lisme cartésien,  s'il  a  pu  faire  illusion,  n'a  pu 
séduire  que  des  âmes  déjà  très  fortement  chris- 
tianisées et  qui,  par  conséquent,  sous-entendaient 
à  ce  déisme  pauvre  et  maigre  la  richesse  de  leur 
expérience  religieuse  et  lui  donnaient  ainsi  une 
vie  et  une  profondeur  qu'il  n'avait  pas  et  ne  pou- 
vait pas  avoir.  On  ne  sent  en  effet  nulle  part  chez 
Descartes  de  vives  préoccupations  religieuses 
et  morales;  il  n'y  a  pas  di' éthique  cartésienne; 
on  voit  très  clairement  que,  pour  Descartes, 
la  morale  est  chose  quelconque,  adventice,  étran- 
gère, pour  ne  pas  dire  encombrante;  il  laisse 
cela  à  d'autres;  lui,  déjà  tout  gonflé  de  cet  orgueil 


(1)  <«  Tous  ceux  qui  cherchent  Dieu  hors  de  Jésus- 
Christ  et  qui  s'arrêtent  dans  la  nature,  ou  ils  ne  trouvent 
aucune  lumière  qui  les  satifasse,  ou  ils  arrivent  à  se  for- 
mer un  moyen  de  connaître  Dieu  et  de  le  servir  sans  mé- 
diateur :  et  par  là  ils  tombent  ou  dans  Valhé'lsme  ou  dans  h- 
déisme,  qui  sont  deux  choses  que  la  religion  chrétienne 
abhorre  presque  également.  »   (Art.  xxii,  6,  édition  Havet). 


LA  VICTOIRE   DE  PASCAL  293 

scientiste  et  de  cet  optimisme  insupportable  de 
nos  modernes,  ne  s'abaisse  pas  à  de  si  mesquines 
pensées,  et,  dédaigneusement,  abandonne  ce 
domaine  à  la  coutume.  Aucun  sens,  chez  ce  pré- 
positiviste, du  tragique  de  la  vie  ;  une  sécurité 
toute  rationaliste;  aucune  vision  des  abîmes  ver- 
tigineux entre  lesquels  s'avance,  incertaine  et 
troublée,  la  pensée  humaine,  cette  lueur,  selon 
Pascal,  qui  vacille  entre  deux  infinis  de  grandeur 
et  de  petitesse;  mais  une  platitude  vraiment  déjà 
toute  moderne,  cette  familiarité  de  parvenu 
qu'est  l'homme  moderne,  pour  qui  tout  mystère 
est  dévoilé  et  qui  s'avance  dans  la  vie  avec  l'assu- 
rance grossière  et  insolente  d'un  Gaudissart  de 
province. 

«  Inutile  et  incertain  »,  inutile  pour  la  science 
et  la  vraie  raison,  inutile  pour  la  foi  et  les  vrais 
croyants,  tel  est  donc  bien  ce  Descartes,  dont  on 
a  fait  cependant  le  père  de  la  pensée  moderne, 
et  qui  l'est  bien,  en  effet,  si  l'on  ne  considère 
cette  pensée  que  sous  ses  aspects  les  plus  com- 
muns, les  plus  superficiels  et  les  plus  caducs 
comme  aussi  les  plus  nuisibles  —  père  des  En- 
cyclopédistes, père  aussi  d'Auguste  Comte,  con- 
tre lesquels  la  pensée  contemporaine  est  en  réac- 
tion profonde,  toute  pénétrée  qu'elle  est  de  pas- 
calisme  et  de  bergsonisme.  Et  aperçoit-on  main- 
tenant toute  la  portée,  toute  la  signification  de  la 
victoire     de     Pascal    sur    Descartes  ?     Descartes 


294       LES  MÉFAITS  DES  INTELLECTUELS 

vaincu,  c'est  le  rationalisme  vaincu,  et  par  ra- 
tionalisme, il  faut  entendre  exactement  ce  ratio- 
nalisme abstrait,'  ou,  pour  mieux  dire,  cet  intel- 
lectualisme moderne,  étranger  à  la  vraie  science 
et  subversif  de  la  raison  tout  court,  qui  n'a  été 
inventé  que  pour  battre  en  brèche  les  croyances 
chrétiennes  et  substituer  à  la  religion  une  con- 
ception dite  scientifique  du  monde,  qui  est  bien 
la  chose  la  plus  niaise  et  la  plus  plate  que  l'on 
ait  pu  inventer  au  cours  des  siècles.  Avec  Des- 
cartes, c'était  toute  chose  rabattue  sur  le  plan 
de  la  petite  science,  des  idées  claires  et  distinctes; 
plus  de  mystère;  un  monde  entièrement  transpa- 
rent; la  philosophie,  l'art  et  la  religion  rempla- 
cés par  la  science,  c'est-à-dire  les  trois  plus  hauts 
produits  de  l'esprit,  par  lesquels  s'opère  l'investis- 
sement de  ce  mystère  fondamental  qu'est  la  vie, 
remplacés  par  une  discipline  toute  mécanique 
et  conceptuelle  terriblement  stérilisante;  la  prose 
substituée  à  la  poésie;  le  triomphe,  en  un  mot,  de 
ce  que  j'ai  appelé  l'homme  théorique,  le  Faust 
moderne,  l'Intellectuel,  cet  homme  instruit  qui 
passe  pour  un  homme  cultivé  et  pour  qui  la 
petite  région  des  idées  claires  et  des  concepts 
distincts  usurpe  insolemment  sur  l'immense  et 
tragique  obscurité  de  l'univers. 

Mais,  comme  l'a  proclamé  Faust  lui-même, 
«  la  théorie  est  grise  et  l'arbre  de  la  vie  est  vert  ». 
Et  le  dégoût  nous  a  saisis  de  cette  plate  limpidité 


LA   VICTOIRE   DE   PASCAL  295 

d'un  monde  antimétaphysique,  antireligieux  et 
antivital,  partant  profondément  antipoétique, 
011  nous  ne  voulons  plus  nous  laisser  dessécher 
et  tarir  davantage.  Tous,  nous  sommes  fatigués 
de  cette  sérénité  socratique  et  alexandrine  d'un 
monde  tout  logique,  qui,  au  premier  contact  avec 
les  réalités  tragiques,  nous  laisse  si  désemparés  ; 
et,  comme  Socrate  s'exerçant  à  la  musique,  nous 
pressentons  qu'il  y  a,  par  delà  la  science,  un 
monde  de  l'art,  un  monde  mystérieux  et  en- 
chanté, le  monde  du  sublime  et  du  beau,  enfant 
de  la  Liberté  créatrice.  Nous  ne  croyons  plus  à 
cette  raison  cartésienne,  pour  qui  l'évidence  est  le 
critérium  de  la  vérité;  car  nous  avons  appris  qu'il 
y  a,  comme  dit  Proudhon,  une  raison  collective 
dont  les  démarches  ne  sont  pas  analogues  à 
celles  de  notre  raison  individuelle,  ce  que  le 
catholicisme  exprime  en  parlant  des  desseins 
impénétrables  de  la  Providence,  et  Hegel,  «  des 
ruses  de  la  Raison  »  ;  et  nous  savons  que  le  monde 
est  un  phénomène  mystique,  que  nous  sommes 
impliqués  dans  une  action  qui  nous  dépasse  et 
que  le  drame,  dont  nous  sommes  un  instant  les 
acteurs,  se  développe  sur  une  scène  à  la  fois  si 
grandiose,  si  terrible  et  si  magnifique,  que  nous 
ne  pouvons  que  par  lueurs,  par  les  ressources 
d'une  intuition,  comme  dit  M.  Bergson,  évanouis- 
sante, en  pressentir  et  en  deviner  l'élan  vertigi- 
neux et  la  sublime   grandeur.    «  Attelés,   comme 


296       LES  MÉFAITS  DES  INTELLECTUELS 

des  bœufs  de  labour,  à  une  lourde  tâche,  écrit 
M.  Bergson,  nous  sentons  le  jeu  de  nos  muscles 
et  de  nos  articulations,  le  poids  de  la  charrue  et 
la  résistance  du  sol.  Agir  et  se  savoir  agir,  entrer 
en  contact  avec  la  réalité  et  même  la  vivre,  mais 
dans  la  mesure  seulement  où  elle  intéresse  l'œu- 
vre qui  s'accomplit  et  le  sillon  qui  se  creuse, 
voilà  la  fonction  de  l'intelligence  humaine. 
Pourtant  un  fluide  bienfaisant  nous  baigne,  où 
nous  puisons  la  force  même  de  travailler  et  de 
vivre.  De  cet  océan  de  vie,  où  nous  sommes  im- 
mergés, nous  aspirons  sans  cesse  quelque  chose 
et  nous  sentons  que  notre  être,  ou  du  moins  l'in- 
telligence qui  le  guide,  s'y  est  formé  par  une 
espèce  de  solidification  locale.  La  philosophie  ne 
peut  être  qu'un  effort  pour  se  fondre  à  nouveau 
dans  le  tout  (1)  ».  Par  l'intuition  philosophique, 
par  la  création  artistique,  par  l'expérience  reli- 
gieuse, nous  arrivons,  en  effet,  à  prendre  de  cet 
océan  de  vie,  dont  M.  Bergson  nous  parle,  comme 
une  aspiration  plus  large  et  plus  profonde;  nous 
entrons  en  quelque  sorte  dans  le  mouvement 
créateur  lui-même  pour  eu  adopter  le  rythme, 
et,  au  lieu  d'en  rester  à  «  cette  espèce  de  solidi- 
fication locale  »  où  l'intelligence  seule  nous 
laisse,  parmi  la  désolation  d'un  univers  vidé  et 


(1)  Evolution  créatrice,  p.  209. 


LA   VICTOIRE   DE   PASCAL  297 

réduit  pour  ainsi  dire  à  sa  pellicule  superficielle, 
sans  perspectives,  sans  horizons  et  sans  profon- 
deur, nous  nous  sentons  emportés  en  plein  ciel. 
Débarrassés  de  cette  philosophie  intellectualiste 
étriquée  et  stérile,  qui  nous  rendait  la  vie  et  l'his- 
toire inintelligibles,  et  pour  qui  tout  est  scandale 
logique,  l'art,  la  religion,  la  métaphysique,  comme 
la  liberté  elle-même,  nous  pouvons  aborder  les 
problèmes  que  nous  pose  le  monde  moderne  avec 
un  esprit  parfaitement  libre  et  un  cœur  résolu 
à  en  affronter  toute  la  tragique  complexité.  Le 
monde  ancien  était  un  monde  arrêté,  clos,  fini  ; 
il  ressemblait  à  ce  monde  où,  comme  dit  W.  Ja- 
mes, «  votre  professeur  de  philosophie  vous  fait 
pénétrer».  «Ici,  écrit  James,  ne  se  rencontrent 
plus  les  contradictions  de  la  vie  réelle.  Ce  monde- 
là  est  d'une  architecture  toute  classique  :  les  prin- 
cipes de  la  raison  en  tracent  les  grandes  lignes; 
les  nécessités  logiques  en  cimentent  les  diverses 
parties;  et  ce  qu'il  exprime,  avant  tout,  c'est  la 
pureté,  c'est  la  dignité  :  on  dirait  un  temple  de 
marbre,  dont  la  blancheur  resplendit  sur  une 
colline!  En  fait,  c'est  là  beaucoup  moins  une  re- 
production de  notre  monde  réel  qu'une  construc- 
tion d'un  dessin  très  clair  qu'on  élève  par-dessus 
et  qu'on  lui  surajoute;  c'est  un  sanctuaire,  clas- 
sique en  effet,  où  l'imagination  d'un  rationaliste 
peut  trouver  un  refuge  et  oublier  l'aspect  confus, 
gothique,     que     présentent    les     faits     pris     tels 


298       LES  MÉFAITS  DES  INTELLECTUELS 

quels  »  (1).  W.  James  oppose  ici  le  gothique  au 
classique  comme  le  confus  au  clair,  et,  par  clas- 
sique, il  entend  manifestement  ce  classicisme 
académique  qui  est  une  corruption  du  vrai  et 
grand  classicisme,  que  nous  avons  défini  plus  haut 
un  équilibre  du  divin  et  de  l'humain,  du  diony- 
sien  et  de  l'appollinien,  du  sublime  et  du  beau, 
et  qu'il  faut  incarner,  historiquement,  dans 
Eschyle  et  Sophocle,  Michel- Ange  et  Raphaël. 
Corneille  et  Racine  —  équilibre  extrêmement  pré- 
caire, d'ailleurs,  et  fugitif,  Sophocle,  Raphaël  et 
Racine  pouvant  déjà  être  considérés  respective- 
ment à  Eschyle,  Michel-Ange  et  Corneille,  comme 
la  transition  à  Euripide,  aux  Garrache  et  à  Vol- 
taire, c'est-à-dire  à  l'art  rationaliste,  fade  et  bour- 
geois, qui  n'est  que  du  classique  dégénéré.  Quoi 
qu'il  en  soit,  et  s'il  est  vrai  que  le  Parthénon  com- 
paré à  une  cathédrale  gothique  doive  être  rangé 
plutôt  dans  la  catégorie  du  beau  et  celle-ci  dans 
la  catégorie  du  sublime,  il  est  clair  qu'en  passant 
de  l'antiquité  à  l'âge  moderne,  on  a  bien  la  sen- 
sation de  passer  d'un  monde  fini,  en  prédomi- 
nance de  beauté,  à  un  monde  infini,  en  prédomi- 
nance de  sublime,  oii  rame,  comme  dit  M.  Berg- 
son, se  hausse  au-dessus  de  Vidée,  et  oii,  partant, 
à  une  certaine  assurance  de  facile  intelligibilité 


(1)  W.  James,  Le  Pragmatisme,  p.  37. 


LA   VICTOIRE   DE   PASCAL  299 

se  substitue  une  inquiétude  de  vie,  qu'on  ne  qua- 
lifiera de  romantique  que  pour  en  rabaisser  systé- 
matiquement la  noblesse  et  la  grandeur  :  il  suffit 
d'opposer  Pascal  à  Socrate,  le  penseur  moderne 
le  plus  profond  au  penseur  grec  le  plus  célèbre, 
la  morale  chrétienne  à  la  morale  grecque,  pour 
comprendre,  par  ce  raccourci  saisissant,  toute 
l'importance  d'une  transformation  où  il  est  évi- 
dent que  le  christianisme  a  joué  le  rôle  capital. 
Le  christianisme,  comme  l'a  dit  Taine,  a  doté 
l'ame  humaine  d'une  faculté  nouvelle,  la  faculté 
mystique  ;  il  a  découvert  le  royaume  de  Dieu  ; 
désormais  l'homme  ne  sera  plus  seulement  Vani- 
mal  politique  d'Aristote,  mais  surtout  et  avant  tout 
un  animal  religieux;  la  morale  ne  sera  plus  po- 
litique, et  la  religion  débordera  la  Cité  :  il  y  aura, 
au-dessus  des  relations  civiles  et  politiques,  un 
domaine  réservé,  inaliénable  et  mystérieux,  le 
domaine  du  sacré,  qu'on  essaiera  plusieurs  fois, 
mais  en  vain,  de  dériver  sur  l'Etat.  Et  voyez  quel 
renversement  de  perspectives  !  Pour  Socrate, 
c'est  la  nature,  c'est  le  monde  physique  qui  est 
le  domaine  du  mystérieux  et  de  l'inaccessible,  le 
domaine  réservé  aux  dieux;  le  monde  humain, 
le  monde  de  l'âme,  au  contraire,  lui  paraît 
un  petit  monde  clos,  bien  délimité  et  dont  la  rai- 
son fait  aisément  le  tour,  et  il  aboutit  en  consé- 
quence à  cette  équation,  qui  nous  semble,  à  nous 
modernes  façonnés  par  le  christianisme,  énorme 


300       LES  MÉFAITS  DES  INTELLECTUELS 

et  paradoxale  :  science  égale  vertu,  qui  égale 
bonheur.  Pour  Pascal,  c'est  l'inverse,  exactement, 
qui  est  le  vrai;  Pascal  ne  doute  pas  plus  que 
M.  Bergson,  que  la  science  n'arrive  à  pénétrer  de 
plus  en  plus  le  secret  des  opérations  physiques  ; 
dans  ce  monde  de  la  nature,  devant  lequel  la  rai- 
son de  Socrate  s'arrêtait  en  proie  au  sentiment 
du  divin  et  du  mystérieux,  la  raison  intrépide  de 
Pascal  s'élance  avec  une  superbe  assurance,  en 
conquérante,  qui  est  certaine  ici  d'accumuler  dé- 
couvertes sur  découvertes;  mais  l'âme,  mais  le 
monde  de  l'âme,  ce  monde  plein  de  contradic- 
tions, ce  monde  obscur,  étrange  et  paradoxal,  ce 
mélange  singulier  de  grandeur  et  de  bassesse, 
cette  énigme  vivante,  ce  chaos,  ce  n'est  pas  la 
«  raison  imbécile  »  qui  pourra  en  donner  la  clef; 
il  nous  faut  d'autres  lumières  que  celles  de  la 
raison  naturelle,  et  le  rationalisme  étale  ici  sa 
chétive  et  radicale  impuissance. 

On  peut  donc  dire  que  le  christianisme  a  creusé 
dans  l'âme  humaine  des  gouffres  vertigineux;  à 
ce  petit  monde  clos,  bien  ordonné  et  tout  har- 
monieux, comme  le  Parthénon  sur  l'Acropole,  il 
a  substitué  le  clair-obscur  des  vastes  cathédrales, 
dont  le  vaisseau  énorme  et  à  demi  éclairé  semble 
pointer  sa  proue  dans  l'infini,  porté  sur  une  mer 
orageuse  et  guidé  dans  la  nuit  par  la  seule  étoile 
du  Berger.  Et  c'est  bien  ce  que  dit  M.  Bergson  : 
l'Ame  s'est  haussée  au-dessus  de  l'Idée,  et  une 


LA   VICTOIRE   DE  PASCAL  301 

inquiétude  de  vie  s'est  substituée  à  une  assu- 
rance de  facile  intelligibilité.  On  nous  a  proposé 
plusieurs  fois,  à  nous  modernes,  de  nous  refaire 
Grecs;  mais  ces  projets  puérils  n'ont  .jamais 
excité  qu'un  sourire  de  complaisance  très  éphé- 
mère et  l'âme  moderne  est  devenue  trop  profonde 
pour  se  contenter  de  la  légèreté  superficielle  et 
sans  arrière-plan  des  Grecs  socratiques  et  alexan- 
drins. 


Mais  à  quoi  tient  essentiellement  cette  pro- 
fondeur tragique  de  l'âme  moderne,  dont  nous 
trouvons  l'expression  grandiose  et  sublime  dans 
la  liturgie  catholique,  les  drames  d'un  Shakes- 
peare, les  tragédies  d'un  Corneille,  les  Pensées 
d'un  Pascal,  les  symphonies  d'un  Beethoven  ? 
C'est  que,  pour  nous  modernes,  le  problème  du 
mal,  et  avec  lui  le  problème  de  la  liberté  (1),  a 


(1)  C'est  le  problème  du  libre-arbitre  qui  est  au  cœur  de 
la  philosophie  bergsonienne,  comme  de  toute  philosophie 
mystique  :  VEvolutîon  créatrice  constitue  un  mythe  gran- 
diose où  le  drame  de  la  Liberté  est  mis  en  scène  ; 
M.  Bergson  accorde  à  l'homme  doué  du  libre-arbitre  une 
place  tout  à  fait  éminente  dans  la  création.  Je  ne  puis 
résister  au  plaisir  de  citer  ici  l'admirable  fin  du  ch.  îll  : 
«  Ainsi,  aux  yeux  d'une  philosophie  qui  fait  effort  pour 
réabsorber  l'intelligence  dans  l'intuition,  bien  des  diffi- 
cultés s'évanouissent  ou  s'atténuent.  Mais  une  telle   doc- 


302  LES   MÉïrAItS   DES   INTELLECTUELS 

été  ttiis  au  premier  plan.  Proudhon  appelait  le 
problème  du  libre-arbitre  «  le  sphinx  et  le  nœud 
gordien,  les  Thormopylos  ot  los  colonnes  d'Hercule 
de  la  philosophie  ».  Mais  si  ce  problème  est  de- 
venu capital  dans  le  monde  moderne,  n'esi^ce 
pas  encore  le  christianisme  qui  lui  a  donné  cette 
dignité  ôminente  ?  Dans  la  conception  chrétienne 
du  monde  et  de  la  vie,  tout  gravite,  en  effet,  sur 
cette  prérogative  extraordinaire  accordée  par 
Dieu  à  l'âme  humaine,  la  liberté.  L'âme  humaine 
est  libre,  libre  de  faire  échec  à  Dieu  lui-même; 
ce  privilège  redoutable,  cette  faveur  inouïe  lui  ont 
été  donnés;  et,  dès  lors,  le  monde  et  la  vie  de- 


trine  ne  facilite  pas  seulement  la  spéculation.  Elle  nous 
donne  aussi  plus  de  force  pour  agir  et  pour  vivre.  Car, 
avec  elle,  nous  ne  nous  sentons  plus  isolés  dans  l'humanité, 
l'humanité  ne  nous  semble  pas  non  plus  isolée  dans  la 
hature  qu'elle  domine.  Comme  le  plus  petit  grain  de 
poussière  est  solidaire  de  notre  système  solaire  tout  en- 
tier, entraîné  avec  lui  dans  ce  mouvement  indivisé  de 
descente  qui  est  la  matérialité  même,  ainsi  tous  les  êtres 
organisés,  du  plus  humble  au  pllis  élevé,  depuis  les  pre- 
mières origines  de  la  vie  jusqu'au  temps  où  nous  som- 
mes, et  dans  tous  les  lieux  comme  dans  tous  les  temps, 
ne  font  que  rendre  sensible  aux  yeux  une  impulsion 
unique,  inverse  du  mouvement  de  la  matière  et,  en  elle- 
même,  indivisible.  Tous  les  vivants  se  tiennent  et  tous 
cèdent  à  la  même  formidable  poussée.  L'animal  prend 
son  point  d'appui  sur  la  plante,  l'homme  chevauche  sur 
l'animalité,  et  l'humanité  entière,  dans  l'espace  et  le  temps, 


LA   VICTOIRE   DE   PASCAL  303 

viennent  le  drame  de  la  liberté,  le  drame  de  la 
Chute  et  de  la  Rédemption.  Chaque  être,  en  vertu 
de  cette  redoutable  prérogative,  devient,  comme 
dit  Proudhon,  «  une  scission  de  l'absolu  »  et 
comme  un  absolu  lui-même;  le  monde  n'est  plus 
une  harmonie  toute  faite  et  préétablie,  un  opéra, 
une  idylle,  une  pastorale;  il  devient  le  théâtre 
d'une  lutte  grandiose  que  toutes  ces  libertés,  qui 
sont  toutes  des  absolus,  se  livrent  entre  elles.  «  Ce 


est  une  immense  armée  qui  galope  à  côté  de  chacun  de 
nous,  en  avant  et  en  arrière  de  nous,  dans  une  charge  en- 
traînante capable  de  culbuter  toutes  les  résistances  et  de 
franchir  bien  des  obstacles,  même  peut-être  la  niort.  » 
Pour  M.  Bergson,  on  le  voit,  le  monde  est  le  théâtre  d'une 
lutte  grandiose  entre  l'Esprit  et  la  Matière,  la  Liberté  et  la 
Nécessité  ;  dans  cette  lutte,  l'homme,  sommet  et  résumé 
de  la  création,  où  toutes  les  forces  se  trouvent  pour 
ainsi  dire  portées  à  leur  tnaximlim  de  grandeur  et  de 
puissance,  joue  le  rôle  capital  :  la  liberté  humaine,  reflet 
de  la  liberté  divine,  entraînée  vers  les  bas-fonds  dans  le 
mouvement  de  descente  qu'est  la  matière  par  le  poids  du 
('  péché  originel  »  — ■  pour  parler  le  langage  chrétien  — 
mais  aussi  emportée  vers  les  hauteurs  par  la  «  communion 
des  saints  »  et  «  la  réversibilité  des  mérites  »  est  ainsi 
placée  au  cœur  du  monde  et  du  drame  grandiose  d'une 
Chute  et  d'une  Rédemption  éternelles.  Et  il  importe  vrai- 
ment assez  peu  que  le  langage  bergsonien  corresponde 
exactement  au  langage  scolastîque,  si  la  résonance  pro- 
fonde de  la  philosophie  de  M.  Bergson  est  une  résonance 
mystique,  pasoalienne  et  chrétienne. 


304       LES  MÉFAITS  DES  INTELLECTUELS 

qui  rend  la  création  possible,  écrit  Proudhon  (1), 
est,  à  mes  yeux,  la  même  chose  que  ce  qui  rend 
la  liberté  possible,  l'opposition  des  puissances. 
C'est  avoir  une  idée  très  fausse  de  Tordre  du 
monde  et  de  la  vie  universelle  que  d'en  faire  un 
opéra.  Je  vois  partout  des  forces  en  lutte;  je  ne 
découvre  nulle  part,  je  ne  puis  comprendre  cetU^ 
mélodie  du  grand  Tout,  que  croyait  entend're 
Pythagore.  »  «  Pour  qu'il  y  eût  accord  entre  les 
existences,  il  faudrait  qu'elles  ne  vécussent  pas 
aux  dépens  les  unes  des  autres,  qu'elles  ressem- 
blassent aux  lions  et  aux  gazelles  du  Paradis 
terrestre,  qui  croissaient  et  multipliaient  en  pais- 
sant le  même  préau.  Mais  rien  ne  peut  être  ba- 
lancé, soutenu,  alimenté  par  rien  :  la  guerre  est 
universelle  et  de  cette  guerre  résulte  l'équilibre.  » 
Ainsi,  loi  des  antinomies,  liberté,  enfantement 
du  beau  et  du  sublime,  tout  cela  se  tient,  et  nous 
aboutissons  à  une  conception  tragique  de  la  vie 
et  de  l'univers,  qui  est  l'opposé  de  la  conception 
socratique   ou    alexandrine,    dont   Vopéra   (2)    est 


(1)  Justice,  T.  III,  p.  212. 

(2)  On  connaît  la  manière  dont  Nietzsche,  dans  son 
Origine  de  la  Tragédie,  rapproche  l'opéra  de  la  culture 
socratique  et  alexandrine  :  l'opéra  est  à  ses  yeux  l'art 
d'un  public  léger,  frivole  et  profondément  anti-artistique. 
Il  est  curieux  de  constater  ici  l'analogie  des  idées  de 
Nietzsche  et  de  Proudhon  et  leur  commune  et  violente 
opposition  à'  la  conception  optimiste  du  monde. 


LA  VICTOIRE  DE  PASCAL  305 

l'adéquate  traduction  dans  le  domaine  de  Part. 
«Ni  le  respect  des  dieux;  ni  cette  haute  estime 
du  Juste,  qui  rend  l'homme  esclave  de  la  loi 
comme  de  la  divinité  elle-même;  ni  cette  trans- 
figuration de  l'homme  et  de  la  nature  par  la  poé- 
sie et  l'art;  ni  l'enthousiasme  philosophique  ca- 
pable de  créer  des  martyrs,  aussi  bien  que  le 
droit  et  la  religion;  ni  cette  auréole  divine  qui 
entoure  la  tête  du  savant  et  du  poète  et  que  nous 
voyons  poindre  déjà  sur  le  front  de  nos  travail- 
leurs; rien  de  tout  cela  ne  saurait  s'expliquer  par 
l'entendement  pur,  par  de  purs  instincts,  de  pures 
passions,  en  un  mot,  par  le  simple  jeu  de  nos 
facultés  premières.  Supposons  que  la  nature  eût 
voulu  faire  de  l'homme  un  animal  simplement 
sociable.  Elle  n'avait  qu'à  lui  donner  en  prédo- 
minance l'instinct  de  sociabilité,  comme  au  mou- 
ton, et  tout  était  dit  :  plus  de  jalousies,  plus  de 
tien  et  de  mien,  plus  de  guerres.  Supposons  qu'elle 
Teût  voulu  créer  seulement  pour  la  science  ou 
l'industrie  :  il  lui  suffisait  de  maintenir  la  sé- 
paration entre  ses  facultés,  d'empêcher  cette  fu- 
sion de  laquelle  devait  naître  en  lui,  avec  la  li- 
berté, une  puissance  d'idéal  qui  le  porterait  sans 
cesse  au  delà  de  la  sensation,  au  delà  de  la  pure 
réalité.  Ainsi  constituée  dans  son  intelligence, 
notre  espèce  se  renfermerait  dans  la  connais- 
sance et  la  production  des  choses  utiles;  elle 
penserait,  elle  parlerait,  mais  elle  ne  chanterait 

22 


306  LES   MÉFAITS   DES   INTELLECTTUELS 

pas;  elle  remplirait  l'étrange  vœu  d'Horace,  qui 
faisait  une  vertu  au  sage  de  ne  rien  admirer  ; 
elle  aurait  des  photographes,  non  des  peintres; 
des  praticiens,  non  des  statuaires;  des  maçons, 
non  des  architectes;  des  chroniqueurs,  non  des 
historiens.  Elle  eût  pu  réaliser  le  rêve  d'une  lan- 
gue unique,  invariable,  comme  les  signes  du 
sourd-muet,  comme  le  chant  de  l'alouette  et  du 
rossignol.  Une  parole  artistique,  flexible,  vivante 
n'appartient  qu'à  un  être  libre.  »  (1) 

Platon  chassait  les  poètes  de  sa  République, 
nous  comprenons  pourquoi.  La  liberté  a  toujours 
été  odieuse  à  tous  les  dogmatistes  sociaux,  à  tous 
les  intellectualistes,  à  tous  ceux  qui  rêvent  d'en- 
fermer la  société  dans  des  cadres  figés  et  qui  ne 
tolèrent  d'autre  liberté  que  celle  du  bien  —  le  bien 
décrété  par  leur  despotisme  éclairé.  Tous  ces  gens. 
fanatiques  d'unité,  supportent  mal  l'inévitablf 
variété  des  êtres  et  des  choses;  ils  voudraient  tout 
résorber  dans  l'Un.  Pourquoi,  en  effet,  des  pa- 
tries? Pourquoi  des  langues  diverses?  Pourquoi 
des  classes?  Pourquoi  des  sexes?  Pourquoi  pas 
une  seule  humanité,  une  seule  langue,  un  seul 
sexe,  une  association  unique  —  sans  guerres, 
sans  antagonismes,  sans  luttes,  dans  la  bienheu- 
reuse paix  d'une  idylle  éternelle  ?  Tout  devrait 


(1)  Justice,  T.  III,  pp.  223-224. 


LA   VICTOIRE   DE   PASCAL  307 

être  interchangeable,  les  races,  les  patries,  les 
classes,  les  sexes.  Mais,  voilà,  il  y  a  la  liberté, 
c'est-à-dire  la  capacité  d'inventer  du  nouveau, 
de  frayer  hors  des  chemins  battus,  d'ouvrir  de 
nouveaux  horizons,  d^errer  aussi,  de  tomber,  de 
trébucher,  comme  de  monter  et  de  marcher  droit. 
Si  nous  ne  parlons  pas  tous  encore  l'espéranto, 
c'est  que  nous  sommes,  malheureusement,  des 
êtres  libres,  et  qu'étant  libres,  il  nous  faut  ces 
langues  diverses  où  s'exprime  la  diversité  de  nos 
âmes  nationales.  Si  nous  ne  formons  pas  encore 
une  seule  humanité,  c'est  encore  et  toujours 
parce  que  "nous  sommes  libres  et  que  les  patries, 
comme  les  a  très  bien  définies  Georges  Valois,  ce 
sont  «  les  formes  diverses  de  l'expérience  hu- 
maine ».  Si  nous  ne  voulons  pas  nous  laisser 
absorber  tous  par  l'Etat,  c'est  encore  et  toujours 
parce  que  nous  sommes  libres,  et  qu'étant  libres, 
nous  formons  des  classes  diverses  invincibles  à 
l'uniformité  étatique.  Si  même  il  y  a  deux  sexes, 
et  si  cette  dualité  est  invincible  à  tous  les  fémi- 
nismes  du  monde,  c'est  encore  que  nous  sommes 
libres  et  que  la  diversité  sexuelle  était  nécessaire 
à  la  formation  du  couple  conjugal,  organe  de  la 
Justice.  Donc,  partout  et  toujours,  la  liberté,  «  ce 
grand  Juge  et  ce  souverain  Arbitre  des  destinées 
humaines  »,  comme  l'appelle  Proudhon. 

Mais  chose  curieuse  :   ce  monde  moderne  qui 
est  si  affamé  de  liberté,  et  qui,  en  fait,  fait  éclater 


308       LES  MÉFAITS  DES  INTELLECTUELS 

dans  le  domaine  industriel  et  la  production  des 
choses  utiles,  un  génie  inventif  si  prodigieux  et 
tel  que,  dit  Marx,  les  pyramides  d'Egypte,  les 
aqueducs  romains  et  les  cathédrales  gothiques  ne 
sont  rien  auprès  des  merveilles  qu'il  enfante  — 
ce  même  monde  moderne,  dans  le  domaine  moral, 
nie  la  liberté,  affirme  le  déterminisme  et  le  maté- 
rialisme, substitue  à  la  responsabilité  individuelle 
un  dogme  de  la  responsabilité  civile,  qui  est  la 
négation  pure  et  simple  de  la  morale.  Il  se  passe 
cette  chose  extraordinaire  :  l'art,  la  morale  et  la 
philosophie  des  modernes  nient  ce  que  leur  acti- 
vité affirme  d'une  manière  si  prestigieuse;  et  les 
créations  gigantesques  de  l'industrie,  ces  mer- 
veilles d'audace  et  de  puissance,  attendent  encore 
leur  Homère  ou. leur  Pindare,  si  bien  qu'on  dirait 
que  l'imagination  poétique  des  modernes  semble 
en  raison  inverse  de  leur  imagination  industrielle 
et  que  notre  espèce,  désormais  renfermée  dans  la 
connaissance  et  la  production  des  choses  utiles, 
pense  et  parle  encore,  mais  ne  sait  plus  chanter, 
frappée  soudain  d'une  impuissance  poétique  sin- 
gulière et  paradoxale.  «  Quelques-uns,  écrivait 
déjà  Proudhon  en  1856,  ont  essayé,  de  notre 
temps,  d'interroger  le  peuple  et  n'en  ont  rien  tiré. 
La  Révolution  a  eu  ses  historiens,  le  socialisme 
ses  orateurs,  l'atelier  ses  chantres  :  qu'y  trouve- 
t-on  ?  Le  livre  aux  sept  fermoirs  a  été  ouvert,  les 
pages  sont  blanches.  Ce  que  l'état  révolutionnaire 


LA  VICTOIRE  DE  PASCAL  309 

des  masses  a  inspiré  de  mieux,  en  prose  et  en 
vers,  se  réduit  à  quelques  réflexions  d'une  phi- 
lanthropie sceptique,  et  rentre  dans  la  littérature 
désolée  qui  sortit  des  ruines  accumulées  par  la 
Révolution  »  (1).  Et  Oriani,  dans  sa  Rivolta  idéale, 
a  fait  également  remarquer  la  platitude  des 
œuvres  que  le  souci  des  intérêts  populaires  a  pu 
inspirer  à  un  France,  un  Zola,  un  Tolstoï. 

De  cette  sing-ulière  situation  Proudhon  donnait 
l'explication  suivante  :  «  Oh  !  s'écriait-il,  n'atten- 
dez pas  que  le  peuple  idéalise  vos  chemins  de  fer, 
instrument  de  sa  servitude;  vos  machines  qui, 
en  le  supplantant,  l'abêtissent;  vos  banques  où 
s'escompte  le  produit  de  sa  sueur,  vos  bâtisses, 
que  sa  misère  n'habitera  pas;  votre  grand  livre, 
où  il  ne  sera  jamais  inscrit;  vos  écoles,  pépinière 
d'aristocrates;  vos  codes,  renouvelés  du  droit  qui- 
ritaire.  Le  peuple  se  souvient  de  la  Bastille,  du 
10  août  et  de  la  réquisition;  il  a  oublié  le  reste, 
car  le  reste  ne  lui  a  servi  à  rien.  Il  n'aura  pas 
même  un  écho  pour  vos  expéditions,  soigneuse- 
ment dégagées  de  tout  intérêt  révolutionnaire. 
Son  cœur,  desséché  par  vous-même  et  que  ne 
féconde  plus  l'idée,  est  mort  à  l'idéal  et  votre 
dégradation  est  sans  remède  »  (2). 


(1)  Justice,  T.  III,  p.  402. 

(2)  Idem,  p.  403. 


310       LES  MÉFAITS  DES  INTELLECTUELS 

Kautsky,  en  effet,  a  dit  un  jour  avec  jusU; 
raison  que  toute  l'éthique  du  prolétaire  moderne 
dérive  de  l'idée  révolutionnaire,  et  Sorel  a  pu 
écrire  qu'un  révolutionnaire  qui  perd  la  foi  est, 
comme  le  prêtre  défroqué,  un  être  démoralisé 
pour  la  vie.  Dans  le  beau  chapitre  de  ses  Ré- 
flexions sur  la  violence,  la  Morale  des  Produc- 
teurs, il  nous  montre  d'ailleurs  que  l'apprentis- 
sage révolutionnaire  est  identique  à  l'apprentis- 
sage du  producteur  et  que  les  grève-généra- 
listes ne  sont  comparables  qu'aux  artisans  des 
cathédrales  et  aux  soldats  des  guerres  de  la 
Liberté  dont  Vépopée  des  grèves  devait  être  la 
transposition  sur  le  terrain  ouvrier.  Mais  si  l'on 
se  demande  pourquoi  l'idée  syndicaliste  a  été 
entraînée  si  vite  dans  la  même  dégénérescence 
que  l'idée  socialiste,  on  ne  pourra  faire  à  cett« 
question,  il  me  semble,  d'autre  réponse  que  celle- 
ci  :  c'est  que  la  classe  ouvrière  n'est  pas  encore 
parvenue  à  opérer  sa  scission  înorale  d'avec  la 
philosophie  bourgeoise,  c'est-à-dire  avec  la  phi- 
losophie du  xviir  siècle,  ce  siècle  que  le  Juif 
Rappoport  peut  s'obstiner  à  qualifier  de  grand, 
mais  qui,  en  réalité,  rappelons-le  encore,  fut  un 
siècle  médiocre,  le  siècle  qui  a  réintroduit  dans  le 
monde  cet  optimisme  fade  et  scientiste  dans 
lequel  Nietzsche  a  vu  avec  pleine  raison  le  germe 
de  mort  de  notre  société  moderne. 

Dans  ses  Réflexions  sur  la  violence,  Sorel  avait 


_      LA  VICTOIRE   DE  PASCAL  311 

précisément  cherché  à  dégager  la  philosophie 
syndicaliste  de  ce  fade  optimisme,  et  sa  lettre  à 
Daniel  Halévy,  qui  en  constitue  la  préface,  mon- 
trait toute  la  valeur  historique  du  pessimisme. 
Par  là,  le  syndicalisme  se  séparait  nettement  du 
((  marxisme  orthodoxe  »  et  même  du  marxisme 
tout  court,  qui  se  meut  encore  tout  entier  sur  le 
plan  d'une  conception  optimiste  et  scientiste  de 
la  vie,  c'est-à-dire  sur  un  plan  bourgeois,  sur  le 
plan  xviii^  siècle.  Relisons,  en  effet,  ces  pages 
extraordinaires  de  V Anti-Dûhring  d'Engels:  «  Avec 
la  prise  de  possession  des  moyens  de  production 
de  la  part  de  la  société  est  exclue  la  production 
des  marchandises,  et,  avec  elle,  la  domination 
du  produit  sur  le  producteur.  A  l'anarchie  qui 
domine  dans  la  production  sociale  succédera 
Vorganisation  consciente.  La  lutte  pour  l'existence 
individuelle  cessera.  De  celte  façon  seulement 
l'homme  se  détachera,  dans  un  certain  sens,  du 
monde  animal  d'une  façon  définitive  et  passera 
des  conditions  d'une  existence  animale  à  des 
conditions  d'existence  humaine.  Tout  l'ensemble 
des  conditions  de  la  vie  qui  jusqu'ici  a  dominé 


(1)  Ces  pages  sont  extraites  du  morceau  intitulé  Socia- 
lisme utopique  et  socialisme  scientifique,  et  l'on  voit  par 
elles  quelle  notion  assez  bizarre  les  marxistes  se  faisaient 
de  la  science  et  combien,  en  fait,  le  marxisme  recelait  en- 
core d'utopie. 


312  LES   MÉFAITS   DES   INTELLECTUELS 

les  hommes  passera  sous  le  commandement  et 
Vexamen  des  hommes  eux-mêmes  qui  devien- 
dront ainsi,  pour  la  première  fois,  les  maîtres 
réels  de  la  nature,  parce  qu'ils  seront  maîtres  de 
leur  propre  association.  Les  lois  de  leur  propre 
activité  sociale,  qui  se  tenaient  en  dehors  d'eux 
comme  des  lois  étrangères  qui  les  dominaient, 
seront  appliquées  et  maîtrisées  par  les  hommes 
eux-mêmes  en  pleine  connaissance  de  cause. 
L'association  elle-même  qui  se  présentait  aux 
hommes  comme  imposée  par  la  nature  et  par 
l'histoire  deviendra  leur  œuvre  libre  et  propre. 
Les  forces  étrangères  et  objectives  qui  jusqu'ici 
dominaient  l'histoire  passeront  sous  la  surveil- 
lance des  hommes.  Depuis  ce  moment  seulement, 
les  hommes  feront  avec  pleine  conscience  leur 
propre  histoire;  depuis  ce  moment  seulement,  les 
causes  sociales  qu'ils  mettront  en  mouvement 
pourront  atteindre,  en  grande  partie  et  avec  une 
proportion  toujours  croissante,  les  effets  voulus. 
C'est  le  saut  du  genre  humain  du  règne  de  la 
nécessité  dans  celui  de  la  liberté.  Accomplir  cette 
action  libératrice  du  monde,  telle  est  la  mission 
historique  du  prolétariat  moderne.  » 

J'ai  qualifié  ce  t^xte  d'extraordinaire,  et  l'on 
peut,  en  effet,  je  crois,  en  peser  tous  les  termes. 
Jamais  on  n'avait  affirmé  avec  cette  audace  tran- 
quille et  énorme  que  tout,  dès  la  prise  de  posses- 
sion des  instruments  de  production  par  la  classe 


LA  VICTOIRE   DE  PASCAL  313 

ouvrière,  doit  passer  du  plan  de  la  subconscience 
sur  le  plan  complètement  éclairé  de  la  cons- 
cience; le  voile  mystique,  comme  dit  Marx  encore 
dans  le  Capital,  va  être  entièrement  déchiré,  et 
l'association  humaine  surgira  dans  la  pleine 
lumière  :  plus  de  mystère,  plus  d'ombres,  plus 
même  de  clair-obscur  dans  la  Cité  illuminée 
d'une  clarté  totale;  l'humanité  devient  transpa- 
rente à  elle-même  et  se  contemple  dans  la  gloire 
de  sa  nudité.  Et  l'histoire  se  fera  avec  pleine 
conscience,  ou  plutôt,  à  vrai  dire,  il  n'y  aura  plus 
d'histoire  :  comme,  en  effet,  selon  Marx  lui-même, 
c'est  la  lutte  qui  est  le  moteur  de  l'histoire,  et  que 
toute  lutte,  dans  cette  complète  illumination,  dis- 
paraît pour  faire  place  à  l'accord  parfait  des 
hommes,  l'histoire  cesse  pour  ainsi  dire  de  fonc- 
tionner; elle  s'arrête  court;  la  phase  historique  de 
l'humanité  est  terminée  (1),  comme  sa  phase  pré- 


(1)  Il  faudrait  lire  ici  les  remarques  curieuses  de  Gournot 
dans  son  Traité  de  l'enchaînement  des  idées  fondamen- 
tales, chapitre  de  la  phase  historique.  Gournot  envisage 
aussi  la  possibilité  d'une  ère  où,  comme  il  dit,  «  l'histoire 
se  réduirait  à  une  gazette  officielle,  servant  à  enregistrer 
les  règlements,  les  relevés  statistiques,  l'avènement  des 
chefs  d'Etat  et  la  nomination  des  fonctionnaires  » ,  «  où,  dit- 
il  encore,  l'histoire,  s'ahsorbant  dans  la  science  de  l'écono- 
mie sociale,  finirait  à  peu  près  comme  un  fleuve  dont  les 
eaux  s'éparpillent  (pour  l'utilité  du  plus  grand  nombre) 
dans  mille  canaux  d'irrigation,  après  qu'il  a  perdu  ce  qui 


314       LES  MÉFAITS  DES  INTELLECTUELS 

historique,  et  nous  entrons  dans  le...  Paradis  ter 
restre  où  l'humanité,  ayant  recouvré  l'absolu 
bonheur,  n'a  plus  d'histoire.  La  statistique  rem- 
place la  politique;  V administration^  le  gouverne- 
ment; plus  de  guerres,  plus  de  luttes  d'aucune 
sorte;  la  paix  règne  entre  les  hommes  devenus 
tous  des  dieux  olympiens;  la  raison  souveraine 
a  dissipé  toute  obscurité  et  fait  taire  toute  pas- 
sion; le  droit,  la  morale,  la  religion  ont  perdu 
toute  autorité  comme  toute  nécessité;  toute  la 
douleur  est  résorbée  par  tout  le  bonheur,  et  tout 
le  divin  est  passé  dans  tout  l'humain  :  l'humanité, 


constituait  son  unité  et  son  imposante  grandeur  » .  Mais 
il  ajoute  ceci  :  «  Remarquons  cependant  que  plus  nous 
faisons  de  pas  vers  cet  ordre  de  choses  où  l'histoire  des 
sociétés  humaines  se  réduirait  au  tahleau  de  l'évolution 
progressive  de  la  civilisation  et  des  institutions  sociales 
plus  l'opinion  publique  semble  attacher  d'importance  aux 
caractères  ethnologiques,  aux  distinctions  de  races, 
d'idiomes  et  de  nationalités.  Aux  yeux  de  bien  des  per- 
sonnes, ce  qu'il  y  a  de  plus  réel  au  fond  des  agitations 
de  notre  temps,  c'est  le  besoin  de  rétablir  dans  la  grande 
famille  humaine  un  ordre  fondé  sur  les  affinités  du  sang 
(ou  des  traditions  qui  imitent  la  voix  du  sang)  et  troublé 
par  les  caprices  de  la  politique,  les  hasards  des  batailles 
ou  les  scissions  religieuses.  Sans  outrer  cette  pensée,  sans 
en  faire  le  dogme  d'une  secte  ou  le  mot  de  ralliement  d'un 
parti,  sans  y  attacher  une  valeur  absolue  qui,  en  général, 
n'appartient  pas  aux  vérités  de  l'ordre  pratique,  il  faut 
reconnaître  que  dès  à  présent  elle  est  vraie  et  qu'elle  est 


LA   VICTOIRE   DE   PASCAL  315 

comme  le  voulait  Auguste  Comte,  n'a  plus  qu'à 
s'adorer  elle-même. 

Le  socialisme  apparaît  ainsi  comme  le  passage 
à  la  limite  de  l'optimisme  moderne,  s'affîrmant 
dans  toute  sa  naïveté  et  toute  sa  platitude.  Est-il 
étonnant  que  cet  optimisme  énorme,  ingénu  et 
fade  ait  amené  la  rapide  dégénérescence  du  mou- 
vement socialiste  et  du  mouvement  ouvrier  ?  Rien 
de  plus  énervant,  dit  Nietzsche,  que  l'optimisme. 
Gomme  il  est  nécessairement  la  négation  de  toute 
morale,  puisqu'il  suppose  qu'il  suffît  de  se  lais- 
ser aller  à  ses  instincts,  lesquels  sont  naturel- 
lement bons,  il  prédispose  l'homme  aux  pires 
abandons,  aux  pires  chutes  :  dès  qu'un  obstacle 
se  présente,  l'optimiste   s'étonne,   s'irrite,   accuse 


destinée  à  le  devenir  encore  davantage.  »  (P.  608-609.)  Si 
l'on  admet,  avec  Sorel,  qu'il  y  a  dans  le  monde  :  «  d'un 
côté,  le  mystérieux,  le  sublime,  la  guerre,  la  gloire  et  la 
force  ;  de  l'autre,  la  science,  le  vrai,  l'économie,  la  cons- 
cience morale  et  la  justice,  et  que  l'histoire  est  une  sorte 
de  duel  dramatique  entre  ces  deux  classes  de  choses  » ,  il 
y  a  des  moments  dans  la  vie  de  l'humanité  où  il  semble 
en  effet  que  le  groupe  divin,  comme  je  l'ai  dit,  va  dispa- 
raître totalement  pour  faire  place  au  groupe  humain  et  où 
par  conséquent  la  phase  historique  va  prendre  fm;  mais 
l'humanité  ne  se  résoudra  pas  facilement  à  passer  ainsi 
de  la  poésie  à  la  prose,  et  l'on  pourrait  dire,  par  exemple, 
que  l'œuvre  de  Nietzsche  constitue  comme  une  protestation 
géniale  et  désespérée  contre  ce  prosaïsme  démocratique 
où  il  voyait  avec  terreur  la  civilisation  s'acheminer. 


316       LES  MÉFAITS  DES  INTELLECTUELS 

la  société  et  Tunivers,  devient  enragé  et,  de  doux 
agneau  bêlant  la  paix  et  la  concorde,  se  réveille 
terroriste  et  guillotineur. 

Sorel,  dans  sa  préface  aux  Réflexions  sur  la 
violence,  a  magnifiquement  mis  en  lumière  cette 
démoralisation  de  l'homme  par  l'optimisme.  Et  >i 
le  socialisme,  comme  après  lui  le  syndicalisme, 
ont  donné  le  spectacle  de  tant  d'apostasies  hon- 
teuses, si  tant  de  députés  ouvriers,  comme  de 
secrétaires  de  syndicats,  se  sont  laissé  si  facile- 
ment embourgeoiser  et  corrompre  par  les  faveurs 
gouvernementales,  il  ne  faut  pas  en  chercher  la 
raison  ailleurs  que  dans  cet  optimisme  énervant, 
qui,  loin  de  tremper  le  caractère  des  ouvrier 
les  livre  sans  défense,  dès  qu'ils  ont  quitté  rait- 
lier,  à  toutes  les  tentations  de  la  vie  bourgeoise. 


Sursum  corda,  est-on  tenté  de  s'écrier  au  sortir 
de  ces  rêves  fades,  dont  on  reste  surpris  qu'ils 
aient  pu  capter  une  minute  des  cœurs  viril- 
Nous  sommes  à  tout  jamais,  je  le  répète,  dégoûtés 
de  cette  philosophie  optimiste,  et  loin  de  croire  à 
l'atténuation  des  antagonismes  dans  le  monde, 
bien  mieux,  loin  de  penser  que  cette  atténuation, 
si  elle  était  possible,  serait  un  bien,  nous  pro- 
clamons la  vertu  souveraine  de  la  guerre,  dont 
l'intervention  dans  les  choses  humaines  est  tou- 


LA  VICTOIRE   DE  PASCAL  317 

jours  pareille  à  celle  d'un  vent  fort,  âpre  et  salu- 
bre,  venant  renouveler  les  eaux  putrides  des 
marécages  humains.  n6/v£:ji.oç  TraTTip  TravTwv,  avait 
proclamé,  dans  l'antiquité,  le  vieil  Heraclite;  lo 
guerre  est  sainte,  a  dit  Hegel,  le  plus  grand  philo- 
sophe des  temps  modernes;  la  guerre  est  divine, 
a  répété  après  lui  Proudhon,  qu'Oriani  a  défini 
la  plus  vaste  conscience  révolutionnaire  du 
xix^  siècle.  Et  si  Proudhon  a  pu  se  flatter  d'avoir 
deviné  le  sphinx  et  fait  évanouir  le  caractère 
divin  de  la  guerre,  c'est  par  un  reste  d'optimisme 
rationaliste,  dont  sa  Théorie  de  la  propriété  nous 
montre  qu'il  s'est  finalement  émancipé.  Nous 
sommes  arrivés  à  un  moment  oii,  comme  dit 
Nietzsche,  nous  allons  assister  à  ce  qu'il  a  pu 
appeler  «  la  tension  critique  des  extrêmes  »  : 
Dieu  et  l'homme,  la  guerre  et  la  paix,  l'Etat  et  la 
société,  l'autorité  et  la  liberté,  l'homme  et  la 
femme,  la  religion  et  la  science,  la  foi  et  la 
raison  sont  en  conflit  éternel;  il  y  a  des  périodes 
de  l'histoire  on,  comme  je  le  disais  plus  haut,  le 
divin  écrase  l'humain,  et  d'autres  oii  l'humain 
semble  vouloir  chasser  le  divin;  le  monde  mo- 
derne présente  le  spectacle  d'une  révolte  formi- 
dable contre  Dieu,  contre  l'Etat,  contre  la  Pro- 
priété, contre  l'Homme  :  laïcisme,  démocratie, 
socialisme,  féminisme,  voilà  les  formes  diverses 
de  cette  insurrection  universelle;  mais  ce  n'est  là 
qu'une  épreuv.e,  d'où  la  religion,  l'Etat,  la  pro- 


318       LES  MÉFAITS  DES  INTELLECTUELS 

priété  et  le  pouvoir  viril  et  paternel  duiviMit  xji  lu 
raffermis  et  consolidés  :  car  il  est  bon  que  l'aut^i- 
rité,  sous  ses  formes  diverses,  soit  sans  ces> 
éprouvée  par  la  liberté,  les  licences  de  celle-» 
répondant  toujours  aux  défaillances  de  celle-lii 
il  est  bon  que  l'homme  éprouve  Dieu,  pour  ne  pa- 
se  laisser  écraser  par  lui  sous  les  formes  histo- 
riques d'un  cléricalisme  et  d'un  théocratisme  exoi 
bitants;  il  est  bon  que  la  démocratie  éprouve  l'Etat, 
que  la  classe  ouvrière  éprouve  la  propriété  et  la 
femme  l'homme  :  ces  épreuves  constituent  pour 
ces  diverses  autorités  un  rappel  à  leurs  devoirs, 
dont  elles  ne  tendent  que  trop  souvent  à  s'écarter, 
une  reprise  de. contact  avec  la  réalité  austère 
dont  elles  ne  sont  que  trop  souvent  portées  à 
oublier  la  sévérité,  parmi  les  délices  de  Capoue. 
Toute  force  a  besoin  d'être  éprouvée,  pour  qu'on 
connaisse  son  degré  de  résistance,  la  pureté  de  sa 
trempe,  la  nécessité  de  sa  mission  éternelle. 
Toute  force  s'amollit  et  s'endort  dans  la  paix,  v\ 
la  guerre  est  là  pour  la  réveiller  de  son  sommeil 
et  de  sa  torpeur. 

Et  c'est  ainsi  qu'à  travers  l'immortalité  de- 
antagonismes,  l'humanité  tend  à  l'équilibre  et  que 
du  creuset  historique  oii  les  forces  antagoniques 
s'éprouvent  l'une  l'autre  pour  s'épurer  et  grandir, 
elles  sortent  rajeunies  et  comme  transfigurées.  Il 
semble  parfois,  et  il  n'a  jamais  semblé  davantage 
que  de  nos  jours,  qu'une  sorte  de   «  Grépuscuir 


LA  VICTOIRE   DE  PASCAL  319 

des  dieux  »  va  s'étendre  sur  l'histoire;  et  soudain, 
on  assiste  à  un  réveil  du  divin,  magnifique 
comme  une  aurore.  Cette  renaissance  catholique, 
patriotique,  classique,  dont  on  parle  tant  aujour- 
d'hui, qui  l'aurait  crue  possible  il  y  a  dix  ans  ? 

Les  jours  étaient  comptés  de  l'Eglise  et  de 
l'Etat,  et  voici  que  le  catholicisme  et  le  nationa- 
lisme commandent  en  souverains  la  pensée  con- 
temporaine. Passe  encore  pour  l'Eglise,  qui  a 
connu  maints  crépuscules  et  maintes  aurores  et 
dont  la  vitalité  historique  tient  du  miracle;  mais 
l'Etat,  dont  toute  la  pensée  moderne,  issue  de  la 
Révolution,  conspirait  la  mort,  aurait-on  pu  croire 
qu'il  pût  ressusciter  sous  la  forme  de  ce  mouve- 
ment d'Action  française,  qui  semble  le  paradoxe 
vivant,  après  cent  vingt  ans  de  démocratie  ? 
C'est  cependant  à  cette  résurrection  inouïe  que 
nous  assistons  aujourd'hui.  Mais  s'agit-il  de 
résurrection  pure  et  simple  et  de  retour  au  passé 
tel  quel  ?  L'humanité  est-elle  soumise  à  des 
oscillations  de  pendule,  de  droite  à  gauche,  de 
gauche  à  droite,  sans  que  rien  ne  soit  jamais 
acquis  ni  gagné  ?  Est-ce  à  ce  vain  travail  que 
l'histoire  se  livre,  pareille  à  l'océan  roulant  éter- 
nellement ses  vagues  dans  un  monotone  mouve- 
ment de  flux  et  de  reflux  ?  S'il  en  était  ainsi,  à 
quoi  bon  vraiment  l'histoire  et  de  quelle  vaine  et 
fastidieuse  tragi-comédie  serions-nous  les  stu- 
pides  acteurs  !  Mais  il  n'en  est  pas  ainsi  et,  je 


320       LES  MÉFAITS  DES  INTELLECTUELS 

le  répète,  à  travers  l'immortalité  des  antago- 
nismes, som»ce  de  vie  et  de  mouvement,  l'histoire 
se  livre  à  un  travail  d'élaboration,  d'épuration  et 
d'analyse,  d'où  les  diverses  formes  du  divin  sor- 
tent perpétuellement  rajeunies,  transfigurées, 
transposées  sur  un  ton  supérieur,  et,  pour  ainsi 
dire,  enrichies  d'harmoniques  de  plus  en  plus 
élevés.  Après  le  grand  assaut  de  la  Réforme  au 
XVI*  siècle,  l'Eglise  catholique  n'a-t-elle  pas 
rassemblé  ses  forces  et  le  catholicisme  rajeuni, 
fortifié,  épuré,  n'a-t-il  pas  atteint  cette  splendeur 
immortelle  où  Bossuet  et  Pascal,  au  xvii'  siècle, 
l'ont  porté  ?  De  même,  après  la  Révolution  et 
le  mouvement  encyclopédique,  n'avons-nous  pas 
eu  la  renaissance  chrétienne  du  commencement 
du  xix^  siècle  ?  Aujourd'hui,  c'est  à  une  renais- 
sance analogue  que  nous  assistons  ;  le  catholi- 
cisme, de  nouveau,  sort  triomphant  d'une  crise 
terrible,  et  c'est  pour  accuser,  avec  plus  de  force 
et  de  puissance  que  jamais,  les  aspects  mystiques 
et  surnaturels  de  son  être.  Dégagée  de  tout  ce  qui 
n'était  pas  elle,  libre  de  tout  alliage  politique 
comme  de  toute  adultération  scientifique,  ni  mo- 
derniste, ni  théocratique,  la  notion  religieuse 
pourra  atteindre  à  une  pureté  splendide  et  à  une 
vigueur  incomparable.  Il  y  aura  concentration  de 
toutes  les  âmes  vraiment  religieuses,  c'est-à-dire 
mystiques,  autour  du  siège  romain  —  le  protestan- 
tisme, comme  le  déclarait  Nietzsche  lui-même,  fils 


LA  VICTOIRE  DE  PASCAL  321 

pourtant  d'un  pasteur  luthérien,  étant  mort  de  ses 
compromissions  avec  le  rationalisme  et  l'esprit  du 
siècle.  L'Eglise  semblera  réduite  à  un  rôle  moin- 
dre dans  la  société,  l'Etat  lui  ayant  enlevé  toutes 
ses  œuvres  sociales;  mais  ce  rétrécissement  salu- 
taire de  son  corps  temporel  la  fera,  tel  un  ressort 
trop  comprimé,  rebondir  plus  haut  dans  le  do- 
maine spirituel;  et  des  hauteurs  immaculées  où 
«lie  sera  ainsi  transportée,  elle  pourra  faire  rayon- 
ner sur  le  monde  une  lumière  si  divine,  que  celui- 
ci  s'inclinera  de  nouveau  devant  elle,  dans  une 
attitude  d'admiration  filiale  et  respectueuse. 

Ainsi  de  la  notion  d'Eglise,  ainsi  de  la  notion 
d'Etat.  Ce  rétrécissement  de  l'Eglise,  resserrée 
dans  son  domaine  propre  par  la  révolte  de  la  so- 
ciété laïque,  est  tout  à  fait  analogue  au  rétrécisse- 
ment de  l'Etat,  forcé,  lui  aussi,  tel  un  fleuve  dé- 
bordé, de  rentrer  dans  son  lit.  La  doctrine  et  le 
mouvement  d'A  ction  française  correspondent  bien 
à  ce  resserrement  de  l'Etat  aboutissant  à  son  exal- 
tation :  l'Etat,  pour  V Action  française,  est  bien,  en 
effet,  tout  ensemble  comprimé  et  exalté,  absolu 
et  délimité;  et  c'est  ce  qu'on  exprime  par  l'idée 
d'une  «  monarchie  entourée  d'institutions  répu- 
blicaines ».  La  révolte  démocratique  n'aura  donc 
pas  été  inutile  :  elle  aura  abouti  à  une  sorte  d'ana- 
lyse sociale,  à  une  épuration,  d'où  la  notion  de 
l'Etat  sortira  à  la  fois  rétrécie  et  fortifiée,  dimi- 
nuée et  portée  à  son  maximum  de  pureté  et  de 

23 


322  LES   MÉFAITS   DES   INTELLECTUELS 

vigueui'.  L'Etat  fait  comme  TEglise  :  débarrassé 
du  poids  mort  de  ses  œuvres  sociales  et  écono- 
miques, allégé  de  tout  cet  ombonpoint  factice  que 
la  centralisation  lui  avait  donné,  encerclé  dans 
son  domaine  par  une  société  civile  fortement  or- 
ganisée selon  le  mode  syndicaliste  et  ne  pouvant 
plus,  pour  ainsi  dire,  s'étendre  dans  l'espace  so- 
cial, il  rebondit  sur  les  hauteurs,  d*un  coup  d'aile 
robuste  —  pour  apparaître  de  nouveau  aux  hom- 
mes comme  un  génie  tutélaire,  le  génie  de  1?» 
Victoire,  et  non  plus  de  la  ruine  et  de  la  mort. 

Ainsi  de  la  propriété,  ainsi  de  la  famille.  La 
propriété,  elle  aussi,  a  extravasé  :  agioteuse,  jouis- 
seuse, oublieuse  de  son  rôle  essentiel,  qui  est  de 
limiter  l'Etat  et  d'ouvrir  au  progrès  des  forces 
productives  une  voie  royale,  elle  s'est  prostituée 
au  Pouvoir  et,  pour  maintenir  artificiellement  sa 
puissance,  a  voulu  faire  du  patronalisme,  du  so- 
lidarisme,  de  la  philanthropie  in  omni  génère, 
modo  et  casu,  jusqu'à  aboutir  au  socialisme 
d'Etat.  La  révolte  syndicaliste  la  force  à  rentrer 
dans  son  domaine  propre  et  la  rappelle  à  sa  mis- 
sion historique.  Ainsi  rétrécie  et  resserrée,  elle 
aussi,  elle  reconquiert  une  force,  une  autorité,  un«'. 
pureté  qu'elle  avait  perdues.  Et  nous  aurons  peut- 
être  le  propriétaire  selon  l'esprit  (1),  et  la  pro- 

'D  Voir  la  belle  page  de  Proudhon  dans  la  Théorie 
(Jfi  la  propriété,  p.  170-171  :    «  Princo  du  travail,  gardien 


LA  VICTOIRE   DE  PASCAL  323 

priété  dont  Proudhon  déplorait  que  l'histoire  n'ait 
pas  encore  réalisé  pleinement  la  notion,  ainsi  dé- 
gagée et  épurée,  pourra  atteindre  à  toute  sa  perfec- 
tion historique. 

Quant  à  la  famille,  la  plus  menacée  peut-être 
des  institutions  par  les  utopies  modernes,  la  ré- 
volte féministe  ne  lui  aura  pas  été  non  plus,  en 
définitive,  inutile.  La  femme  ne  sera  pas  éman- 
cipée, comme  l'espèrent  sottement  nos  docto- 
resses, nos  caillettes  et  nos  suffragettes  ;  mais  elle 


des  lois  et  de  la  liberté,  la  vie  du  propriétaire  n'est  point 
à  ses  yeux  une  vie  de  jouissance  et  de  parasitisme,  mais 
une  vie  de  combat.  C'est  lui  qui,  dans  la  vieille  Rome, 
noble  laboureur,  chef  de  famille  austère,  réunissant  en 
sa  personne  la  triple  qualité  de  prêtre,  de  justicier  et  de 
capitaine,  rendit  immortel,  glorieux  à  l'égal  des  rois,  le 
nom,  aujourd'hui  presque  ridicule,  de  citoyen;  c'est  lui 
qui  en  1789  s'arma  tout  à  la  fois  contre  le  despotisme 
féodal  et  contre  l'étranger.  La  conscription  a  remplacé  les 
bataillons  de  volontaires  ;  mais,  si  les  armées  de  l'Empire 
ont  rivalisé  de  courage  avec  celles  de  la  République, 
elles  leur  sont  restées  inférieures  pour  la  vertu.  Ami 
du  peuple  travailleur,  jamais  son  courtisan,  attendant 
l'égalité  du  progrès,  c'est  encore  lui  qui  disait,  en  1848, 
que  la  démocratie  avait  pour  but  non  d'accourcir  les  habits 
mais  d'allonger  les  vestes;  lui,  enfin,  qui  soutient  la 
société  contemporaine  contre  les  assauts  d'un  industria- 
lisme effréné,  d'une  littérature  corrompue,  d'une  déma- 
gogie bavarde,  d'un  jésuitisme  sans  foi,  et  d'une  politique 
sans  principe.  Tel  est  le  propriétaire  selon  les  fins,  que 
l'on   peut   appeler   aussi   propriétaire    selon   l'esprit.  >> 


324  LES   MÉFAITS   DES   liNTELLECTUELS 

pourra  acquérir  une  valeur  sociale  et  morale  plus 
grande,  donner  au  foyer  des  assises  plus  pures 
et  dégager  le  mariage  de  tout  ce  qui  l'a  toujours 
corrompu  à  sa  source,  les  abus  de  la  force  et  les 
marchandages  économiques.  Et  le  pouvoir  viril  et 
paternel,  un  instant  compromis,  miné  et  ébranlé, 
sortira  de  cette  crise  plus  fort,  plus  solide  et  plus 
haut,  telle  une  magistrature  devant  laquelle  la 
femme  elle-même  s'inclinera  de  bonne  grâce. 

Et  c'est  ainsi  que  l'Autorité,  sur  toute  la  ligne, 
sortira  victorieuse  de  cette  grande  révolte  mo- 
derne. Nos  contemporains  sont,  dit^on,  assoiffés 
d'ordre  et  de  discipline,  et  l'on  ne  comprendrait 
pas,  certes,  le  succès  des  idées  d\iction  française, 
si  ces  aspirations  n'étaient  pas  réelles.  La  liberté 
romantique  et  anarchique  a  lassé  tout  le  monde  : 
la  philosophie  politique  de  la  Révolution  a  fait 
complètement  faillite  (1);  la  démocratie  n'apparaît 


(1)  Voir  les  judicieuses  réflexions  de  Gournot  dans  son 
Traité  de  l'enchaînement  des  idées  fondamentales,  ch.  XI. 
p.  530  :  «  La  transmission  héréditaire  du  pouvoir  souve- 
rain est  certainement  ce  qu'il  y  a  de  plus  conforme  aux 
instincts  naturels  de  l'homme  et  par  conséquent  ce  qui 
semble  pratiquement  le  meilleur;  mais  aussi  c'est  ce  qui 
répugne  le  plus  à  la  raison.  Car,  quoi  de  moins  rationnel 
que  de  confier  à  un  enfant,  à  une  femme,  à  un  ignorant,  à  un 
maniaque  la  suprême  autorité,  et  (tandis  qu'on  apporte 
le  plus  grand  soin  au  choix  d'un  officier,  d'un  juge,  d'un 
magistrat  inférieur)    de   s'en   rapporter   au  hasard  de   la 


LA  VICTOIRE  DE  PASGAl.  325 

plus  que  comme  un  régime  de  pure  dissolution. 
Deux  mouvements,  synchroniques  et  convergents, 
l'un  à  l'extrême-droite,  l'autre  à  l'extrême-gauche, 
en  ont  commencé  l'investissement  et  l'assaut  : 
pour  le  salut  du  monde  moderne  et  la  grandeur 

naissance  pour  ce  qui  touche  aux  plus  grands  intérêts  de 
la  nation  ?...  Attribuerons-nous  la  souveraineté  à  la  nation 
elle-même,  en  rattachant  à  un  prétendu  pacte  social  ou  à 
un  vote  quelconque  la  constitution  politique  et  l'institution 
des  pouvoirs  publics  ?  Cela  plaît  mieux  à  la  théorie;  et 
pourtant,  dès  que  nous  voudrons  passer  de  la  théorie  à  la 
pratique,  nous  tomberons  inévitablement  dans  le  même 
cercle  vicieux  où  l'on  tomberait  si  l'on  entreprenait  en 
géométrie,  contre  la  règle  de  Pascal,  de  définir  tous  les 
termes  et  de  démontrer  toutes  les  propositions...  Une  théo- 
rie rationnelle  de  la  souveraineté  populaire  est  la  plus 
creuse  et  la  plus  chimérique  des  abstractions;  tout  y  est 
artificiel  et  forcé.  De  quelque  manière  donc  qu'on  veuille 
rationnellement  construire  la  théorie  des  pouvoirs  publics, 
on  rencontre  des  difficultés  insolubles  et  l'on  n'aboutit 
qu'à  des  négations.  En  politique  comme  en  religion, 
l'esprit  d'analyse  et  de  curiosité  philosophique  est  diamé- 
tralement opposé  à  l'esprit  de  foi  qui  édifie  et  à  l'esprit 
de  sagesse  qui  conserve.  »  On  n'a  jamais  mieux,  je  pense, 
que  dans  ces  quelques  lignes,  montré  le  néant  et  la  folie 
du  rationalisme  appliqué  à  la  politique.  Renan,  dans  sa 
Réforme  intellectuelle  et  morale,  partage  le  point  de  vue 
éminemment  judicieux  et  raisonnable  (tout  opposé  au 
point  de  vue  rationaliste)  de  Cou'rnot  et  pense  comme 
lui  que  les  hasards  du  scrutin  sont  infiniment  plus  grands 
et  plus  désastreux  que  ceux  de  la  naissance  en  matière  de 
souveraineté.  La  meilleure   manière   de  réaliser  ces  vœux 


326       LES  MÉFAITS  DES  INTELLECTUELS 

de  notre  humanité  latine,  il  laut  qu».'  ce  doubie 
assaut  emporte  la  citadelle  et  aboutisse  à  édifier 
un  ordrp  antidémocratique ^  ou  l'autorité  et  la 
liberté,  TEtat  et  la  société  civile,  se  balançant 
l'un  l'autre,  créeront  un  nouvel  équilibre  social 
et  ouvriront  une  ère  classique  nouvelle. 

modernes,  à  savoir  le  moins  d'Etat  phssible  et  sa  parfaite 
neutralisation,  c'est  encore  de  lui  conserver  son  caractère 
héréditaire.  L'Etat,  pomme  de  discorde  et  objet  de  con- 
voitise éternelle  entre  les  partis  et  les  factions,  ne  peut 
être  soustrait  à  cette  furie  anarchique  qu'en  restant  entre 
les  mains  d'une  famille,  chargée  d'incarner  les  traditions 
les  plus  hautes,  les  plus  nobles  et  les  plus  sacrées  du 
pays.  C'est  pourquoi,  nous  syndicalistes,  qui  voulons 
réduire  et  neutraliser  l'Etat,  nous  ne  verrions  aucun 
inconvénient  à  une  restauration  monarchique  —  au  con- 
traire. .Je  lis.  au  surplus,  dans  Proudhon  {Justice,  t.  II, 
p.  131)  ces  lignes  curieuses:  «  Il  est  certain  que  le  monde 
n'a  pas  cru  jusqu'ici  que  liberté  et  dynastie  fussent  choses 
incompatibles.  L'ancienne  monarchie  française,  en  convo- 
quant les  Etats-Généraux,  engagea  la  Révolution;  la  Cons- 
titution de  1791,  imposée  par  l'Assemblée  nationale,  la 
Charte  de  1814,  imposée  par  le  Sénat,  celle  de  1830,  cor- 
rigée par  les  221,  témoignent  du  désir  qu'avait  le  pays  de 
concilier  le  principe  monarchique  avec  la  démocratie.  La 
nation  trouvait  à  cela  divers  avantages  :  on  conciliait, 
semblait-il.  la  tradition  avec  le  progrès;  on  satisfaisait  aux 
habitudes  de  commandement,  au  besoin  d'unité;  on  conju- 
rait le  pénl  des  présidences,  des  dictatures,  des  oligarchies. 
Lorque  Lafayette,  en  1830,  définissait  le  nouvel  ordre  de 
choses  une  monarchie  entourée  d'institutions  républicaines. 
il  concevait  ce  que  l'analyse  nous  a  révélé,  l'identité  dr 


LA    VICTOIRE   DE   PASCAL  327 

De  ralliance  fraternelle  de  Dionysos  et  d'Apol- 
lon, est  sortie  l'immortelle  trag-édie  grecque;  le 
xvii^  siècle  français  a  vu,  lui  aussi,  l'extraordi- 
naire conjonction  de  la  raison  classique  et  de  l'es- 
prit chrétien,  celui-ci  ne  faisant  qu'ajouter  à  la 
sagesse  antique  ses  vertus  surnaturelles  (1).  De 
même,  V Action  française,  qui.  avec  Maurras,  est 
une  incarnation  nouvelle  de  l'esprit  apollinien. 
par  sa  collusion  avec  le  syndicalisme  qui,  avec 
Sorel,  représente  l'esprit  dionysien,  va  pouvoir 
enfanter  un  nouveau  grand  siècle,  une  de  ces 
réussites  historiques  qui,  après  elles,  laissent  le 
monde  longtemps  ébloui  et  comme  fasciné.  La 
barbarie  syndicaliste  est  comme  la  propriété  se- 
lon Proudhon  :  il  ne  faut,  nous  l'avons  vu,  que 
lui  prodiguer  la  lumière,  les  vents  frais  et  la  ro- 
sée pour  transformer  son  esprit  de  débauche  et 
de  révolution  en  un  esprit  d'ordre  et  de  discipline. 
L'erreur,  je  le  répète,  des  conservateurs  timorés 
■et  qu'effraient  les"  violences  ouvrières,  est  analo- 

l'ordre  politique  et  de  l'ordre  économique.  La  vraie  répu- 
blique consistant  dans  la  balance  des  forces  et  des  services, 
on  se  plaisait  à  voir  une  jeune  dynastie  tenir  cette  balance 
et  en  garantir  la  justesse.  » 

(1)  «  En  quel  sens  les  siècles  chrétiens,  avec  leur  pes- 
simisme, ont  été  des  siècles  ?j/ws  forts  que  le  xviii^  siècle. 
—  Interpréter  dans  le  même  sens  la  période  tragique  de 
la  Grèce.  »  Ces  réflexions  de  Nietzsche  Volonté  de  puis- 
sance, t.  I,  p.  79)   s'appliquent  bien  ici. 


328       LES  MÉFAITS  DES  INTELLECTUELS 

gue  à  celle  de  ces  moralistes  qui  croient  morali- 
ser l'homme  en  comprimant  et  supprimant  les 
passions  :  ce  n'est  pas  les  supprimer  qu'il  faut 
faire  (car,  sans  elles,  la  vie  est  insipide  et  rien  de 
grand  ne  se  fait  dans  le  monde),  mais  les  trans- 
poser dans  un  ordre  supérieur.  «  Certains  esprits, 
écrit  Proudhon,  par  excès  de  puritanisme,  ou  plu- 
tôt par  faiblesse  de  compréhension,  ont  posé  l'in- 
dividualisme comme  l'antithèse  de  la  pensée  révo- 
lutionnaire :  c'était  tout  bonnement  chasser  de  la 
République  l'homme  et  le  citoyen.  Soyons  moins 
timides.  La  nature  a  fait  l'homme  personnel^  ce 
qui  veut  dire  insoumis;  la  société,  à  son  tour,  sans 
doute  afin  de  ne  pas  demeurer  en  reste,  a  institué 
la  propriété;  pour  achever  la  triade,  puisque,  se- 
lon Pierre  Leroux,  toute  vérité  se  manifesta  en 
trois  termes,  l'homme,  sujet  rebelle  et  égoïste, 
s'est  voué  à  toutes  les  fantaisies  de  son-  libre- 
arbitre.  C'est  avec  ces  trois  grands  ennemis,  la 
Révolte,  l'Egoïsme  et  le  Bon  plaisir,  que  nous 
avons  à  vivre;  c'est  sur  leurs  épaules,  comme  sur 
le  dos  de  trois  cariatides,  que  nous  allons  élever 
le  temple  de  la  Justice  )>  (1).  Le  monde  s'évapore- 
rait en  fumée  ou  se  dissoudrait  comme  neige  au 
soleil,  si  la  Force  ne  le  maintenait  sur  des  assises 
solides  et  résistantes.  Il  y  a  des  époques  oii  il 


T   Th^nrip  de  Ja  propriété,  p.  130. 


LA   VICTOIRE   DE   PASCAL  329 

semble  que  rhumanité,  toute  confite  en  amour  et 
douceur  —  ce  sont  généralement  d'ailleurs  les 
époques  de  grande  corruption  — ,  va  tomber  en 
quenouille  ;  il  faut  alors  que  la  violence  et  la 
guerre  la  rappellent  à  un  sentiment  plus  sain  et 
plus  viril  de  la  réalité.  La  violence  syndicaliste 
doit,  selon  Sorel,  jouer  ce  rôle  vis-à-vis  de  notre 
monde  moderne;  mais  la  violence  appelle  l'ordre, 
comme  le  sublime  appelle  le  beau;  Apollon  doit 
compléter  l'œuvre  de  Dionysos.  C'est  pourquoi,  au 
grand  ahurissement  des  esprits  courts,  nous  avons 
pu,  non  pas  quoique,  mais  parce  que  syndicalistes, 
reconnaître  des  alliés  dans  Maurras  et  V Action 
française.  Les  intellectuels  de  la  démocratie  peu- 
vent crier  au  scandale  et  jouer  l'indignation  :  ils 
ne  comptent  plus;  leur  règne  est  fmi;  Socrate  et 
Descartes  sont  vaincus,  le  xvm*'  siècle  défmitive- 
ment  dépassé,  et  complète  s'annonce  enfin  la  vic- 
toire de  Pascal. 


TABLE    DES    MATIÈRES 


Préface  de  M.  Georges  Sorel i 

Avant-Propos   T 

Introduction  :  Tradition  et  Révolution 17 

CHAPITRE  PREMIER.  —  Une  philosophie  de  la 
Production 

Anarchisme  individualiste  :  idéologie  de  la  pe- 
tite propriété  ;  négation  abstraite  de  l'Etat; 
scientisme;  notion  abstraite  de  la  liberté.  — 
Marxisme  orthodoxe:  idéologie  de  la  grande 
fabrique  et  de  l'ouvrier  déspécialisé;  même 
-scientisme;  même  conception  abstraite  de  la 
liberté;  l'anarchisme  comme  fin  du  collecti- 
visme. —  Syndicalisme  révolutionnaire  : 
idéologie  de  l'atelier  moderne  perfectionné 
et  de  l'ouvrier  extra-qualifié  ;  conception 
positive  de  la  liberté  ;  union  de  la  disci- 
pline ot  de  la  personnalité  libre  ;  opposition 
du  syndicalisme  à  toutes'  les  formes  de  la 
démocratio 87 


•    V  TABLE  DES   MATIERES 

«IHAPITRE    II.    —    L'Etat,    le    concept    et   l'échange 

La  notion  de  l'Etat  :  matérialisme  bourgeois, 
idéalisme  intellectuel,  mysticisme  populaire. 
—  L'échange,  le  concept  *^t  l'Etat;  analogies 
et  affinités.  —  Le  syndicalisme  qui  trans- 
cendera l'Etat  démocratique  moderne  sera  le 
triomphe  des  producteurs  sur  les  intellec- 
tuels           131 

CHAPITRE   III.  —  La   renaissance   du   Mythe 

Rôle  de  l'échange  dans  l'économie  et  rôle  de 
l'intelligence  dans  la  vie  de  l'esprit.  —  Op- 
position du  rural  et  du  citadin,  comme  oppo- 
sition de  la  production  et  de  l'échange;  la 
Ville,  lieu  du  Gouveniement,  de  la  Bourse 
et  de  l'Idéologie.  —  La  ruin^  du  mythe;  la 
grève  générale  comme  résurrection  du  mythe 
dans  notre  monde  moderne  entièrement  in- 
tellectualisé           155 


CHAPITRE   IV.   —   Le    crépuscule   démocratique 

La  classe  ouvrière  française  et  l'idée  de  la 
grève  générale.  —  Opposition  du  guesdisme 
et  du  syndicalisme:  parti  et  s>Tidicat,  con- 
quête des  pouvoirs  publics  et  grève  géné- 
rale, électoralisme  et  action  directe.  — 
Caractères  matérialiste  et  atomistique .  du 
suffrage  universel  :  la  démocratie  pacifique 
et  la  démocratie  guerrière.  —  L'étatisation 


TABLE   DES   MATIÈRES  3.'i') 

Pages 

et  la  sécuiarisation  contemporaines  :  le 
mythe  syndicaliste  s'oppose  à  la  décadence 
moderne  comme  le  mythe  chrétien  à  la  dé- 
cadence antique 185 

CHAPITRE    V.   —    La    fin    de    l'ère    alexandrine 

Culture  alexandrine  et  culture  de  producteurs  : 
le  socialisme  comme  socratisme  et  alexan- 
drisme  universels.  —  Le  réveil  de  la  culture 
trag'ique  :  la  philosophie  de  M.  Bergson 
comme  antiplatonisme.  —  Rôle  du  capita- 
lisme; le  syndicalisme  comme  héritier  du 
capitalisme  industriel.  —  Souveraineté  du 
producteur  et  fin  du  règne  de  l'homme  théo- 
rique :  triomphe  de  la  liberté  sur  l'unité  ; 
l'ordre  géométrique  et  l'ordre  vital;  fin  de 
l'Etat  napoléonien    217 

Conclusion:  La  victoire  de  Pascal 267 


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Les   méfaits   des    intellectuels 


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