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Full text of "Les mille et une nuits : contes arabes"

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LES 


MILLE  ET  UNE  NUITS, 


CONTES  ARABES. 


TOME    L 


MILLE  ET  UNE  NUITS, 

CONTES   ARABES, 

TRADUITS    EN    FRANÇAIS 

Par   m.  GALLAND, 

Membre  de  rAcadémie  des  Inscriptions  et 
Belles-Lettres^  Professeur  de  Langue  Arabe 
au  Collège  Rojal  j 

CONTINUÉS 

Par  m.  CAUSSIN  DE  PERCE  VAL, 

Professeur  de  Langue  Arabe  au  Collège  Impcriaî. 
TOME    PREMIER. 


A    PARIS, 


CHEZ  LE  NORMANT,  IMP.-LIBRATRE, 

RUE  DES  PRÊTRES  SAINT- GERMAIK-l'aUXERROIS. 
1806. 


p 


AVERTISSEMENT 

DES    ÉDITEURS. 


Toutes  les  éditions  des  Mule  et 
tJNE  Nuits  qui  ont  précédé  celle-ci , 
sont  tellement  remplies  de  fautes 
d'impression  et  de  ponctuation ,  que 
la  lecture  en  est  non-seulement  pé- 
nible, mais  qu'on  y  rencontre  des 
pages  tout  à  fait  inintelligibles.  L'édi- 
tion in-S°.  qui  fait  partie  de  la  biblio- 
thèque des  Fées ,  est  plus  belle  que 
les  autres ,  mais  non  plus  correcte. 
Xes  éditeurs  ont  suivi,  avec  une  espèce 
de  soin  ,  les  fautes  de  tout  genre  qui 
^éiîgur oient  les  éditions  précédentes. 
Nous  avons  donc  pensé  que  le  pu-« 


V)  AVERTISSEMENT 

blic  accueilleroit  avec  plaisir  une  éclf- 
tion  des  Contes  Arabes ,  purgée  non- 
seulement  des  fautes  d'impression  et 
de  ponctuation ,  mais  même  des  nom- 
breuses incorrections  qui  appartien- 
nent au  traducteur.  C'est  ce  travail 
que  nous  publions  aujourd'hui.  En 
corrigeant  ce  qui  nous  a  paru  nuire 
à  la  clarté  et  à  la  correction ,  nous 
avons  scrupuleusement  respecté  le 
fonds  du  style ,  qui  a  le  mérite  rare 
d'être  facile  et  naturel ,  et  par  con- 
séquent convient  parfaitement  au 
genre. 

Comme  les  Contes  Arabes  sont , 
sans  contredit ,  l'ouvrage  le  plus  pro- 
pre à  faire  connoître  les  moeurs ,  les 
usages  et  la  religion  des  peuples  orien- 
taux ,  nous  avons  joint  au  texte  des 
notes  rares  et  courtes ,  qui  feront  de 


DES     EDITEURS.  Vlj 

cet  ouvrage  un  livre  plus  instructif 
sans  être  moins  amusant. 

Nous  avons  cru  devoir  aussi  mettre 
en  tête  de  cette  édition  ,  une  Notice 
historique  sur  M.  Galland  ;  nous 
avons  préféré  celle  que  M.  Bose,  se- 
crétaire perpétuel  de  l'Académie  des 
Inscriptions,  a  prononcée  dans  cette 
société  célèbre,  dont  le  traducteur  des 
Mille  et  une  Nuits  a  été  un  des 
membres  les  plus  distingués.  Enfin  , 
après  cette  Notice ,  on  lira  sûrement 
avec  plaisir  le  jugement  de  M.  de 
lia  Harpe,  sur  les  Contes  Arabes.  Ce 
morceau  curieux  est  extrait  d'une 
dissertation  de  cet  habile  critique  sur 
les  romans. 

Nous  renvoyons  ,  pour  de  plus 
grands  détails  ,  à  la  préface  que 
M.  Caussin  de  Perceval ,   traducteur 


Vlij      AVERTISSEMENT,  etC. 

des  deux  derniers  volumes  de  cette 
édition ,  a  mise  en  tête  du  huitième 
tome, 


ELOGE 

DE    M.    GALLAND  (i). 


A-NTOINE  Gal  LAN  D  naquit  en  1646, 
de  pauvres  mais  honnêtes  parens,  établis  dans 
un  petit  bourg  de  Picardie  ,  nommé  B.0II0, 
à  deux  lieues  de  Montdidier ,  et  à  six  de 
Noyon . 

Il  n'avoit  que  quatre  ans,  et  il  étoit  le 
septième  enfant  de  la  maison,  quand  son 
père  mourut.  Sa  mère  ne  sachant  à  quoi 
l'employer,  et  réduite  elle-même  à  vivre  du 
travail  de  ses  mains  ,  fit  tant  qu'elle  le  plaça 
enfin  dans  le  collège  de  Noyon ,  où  le  Prin^ 
eipal  et  un  chanoine  de  la  cathédrale  vou- 
lurent bien  partager  entr'eux  le  soin  et  les 
frais  de  son  éducation. 

Il  y  resta  jusqu'à  l'âge  de  treize  à  qua^- 
torze  ans,  qu'il  perdit  tout  à-la-fois  ses  deux 


(i)  Cet  Eloge  a  été  prononcé  à  l'Académi» 
des  Inscriptions  et  belles  -  Lettres  ,  dans  lii 
séance  de  Pâques  lyiS,  par  M.  BosE  ,  secré- 
taire perpétuel  de  cette  Académie, 


X  1É  L  O  G  E 

pro lecteurs  ;  ce  qui  l'obligea  à  revenir  chez 
sa  mère  arec  un  peu  de  latin,  de  grec  ,  et 
même  d'hébreu ,  dont  elle  ne  connoissoit 
nullement  le  mérite ,  et  dont  il  n'étoit  pas 
non.  plus  en  état  de  faire  un  grand  usage. 

Elle  se  détermina  aussitôt  à  lui  faire  ap- 
prendre un  métier.  Antoine  Galland  obéit  j 
et  j  malgré  toute  sa  répugnance  ,  il  demeura 
un  an  entier  avec  le  niaîlre  chez  qui  onl'a- 
Voit  mis  en  apprentissage.  Mais  ,  soit  qu'il 
ne  fût  pas  né  pour  im  art  vil  et  abject,  ou 
que  plus  vraisemblablement  ce  fût  le  goût 
des  lettres  qui  lui  élevât  le  courage,  il  quitta 
Un  jour ,  et  prit  le  chemin  de  Paris  ,  sans  au- 
tres fonds  que  l'adresse  d'une  vieille  parente 
qui  y  étoit  en  condition  ,  et  celle  d'un  bon 
ecclésiastique  qu'il  avoit  vu  quelquefois  chez 
son  chanoine  à  Noyon. 

Cette  tentative  lui  réussit  au-delà  de  ses 
espérances  :  on  le  produisit  au  Sous-Princi- 
pal du  collège  du  Plessis  ,  qui  lui  fit  con- 
tinuer ses  études  ,  et  le  donna  ensuite  à 
M.  Petitpied ,  docteur  de  Sorbonne.  Là ,  il 
se  fortifia  dans  la  connoissauce  de  l'hébreu  et 
des  autres  langues  orientales  ,  par  la  liberté 
qu'il  avoit  d'en  aller  prendre  des  leçons  au 
collège  Royal,  et  par  l'envie  qu'il  eut  de 
faire  le  catalogue  des  manuscrits  orientaux 
de    la  bibliothèque  de  Sorbonne. 

De  chez  M.  Petitpied  ,  il  passa  au  collège 
Mazarin,  qui  n'étoit  pas  encore  en  plein 
exercice  j  mais  un  professeur,  nommé  M.  Go- 


DE     M.     G  AL  L  AND.  XJ 

âouin,  y  avoit  rassemblé  un  certain  nombre 
d'enfans  de  trois  ou  quatre  ans  seulement , 
parmi  lesquels  étoit  M.  le  duc  de  la  Meil- 
leraje;  et  il  se  proposoit  de  leur  faire  ap- 
prendre le  latin  fort  aisément  et  fort  vite, 
en  mettant  auprès  d'eux  des  gens  qui  ne  leur 
parleroient  jamais  d'autre  langue.  M.  Gal- 
land ,  associé  à  ce  travail ,  n'eut  pas  le  temps 
de  voir  quel  en  seroit  le  succès  :  M.  de  Noin- 
tel,  nommé  à  l'ambassade  de  Constanti- 
nople  ,  l'emmena  avec  lui  ,  pour  tirer  des 
Eglises  grecques  des  attestations  en  forme  sur 
les  articles  de  leur  Foi,  qui  faisoient  alors 
un  grand  sujet  de  dispute  entre  M.  Arnaud 
et  le  ministre  Claude.  M.  Galland,  arrivé  à 
Constantinople ,  y  acquit  bientôt  l'usage  du 
grec  vulgaire  ,  par  les  longues  conférences 
qu'il  eut  avec  un  patriarche  déposé,  et  plu- 
sieurs métropolites,  qui,  persécutés  par  les 
bâchas,  s'étoient  réfugiés  dans  le  palais  de 
France.  Il  tira  d'eux  et  des  autres  chefs  de 
l'Eglise,  les  attestations  qu'on  avoit  deman- 
dées ,  et  il  joignit  tout  ce  qu'il  avoit  pu  re- 
cueillir de  leurs  entretiens. 

M.  de  Nointel,  de  son  côté,  ayant  renou- 
velé avec  la  Porte  les  capitulations  du  com- 
m^erce,  prit  cette  occasion  d'aller  visiter  les 
Echelles  du  Levant ,  d'où  il  passa  à  Jérusa- 
lem ,  et  dans  tous  les  autres  lieux  de  la  Terre- 
Sainte  qui  ont  quelque  réputation.  M. Galland 
fut  du  voyage  :  il  alloit  à  la  découverte  ;  il 
annoûçoit  ensuite  à  M.  l'ambassadeur  ce  qu'il 


Scîj  ÉLOGE 

avoit  trouvé  de  curieux  ;  il  copioit  les  ins» 
criptions  ,  il  dessinoit ,  le  mieux  qu'il  pou- 
voit ,  les  autres  raonumens  ,•  souvent  même 
il  les  enlevoit ,  suivant  la  facilité  qu'il  y 
avoit  à  les  faire  transporter,-  et  c'est  à  de 
pareils  soins  que  nous  devons  ,  entr'autres, 
les  marbres  singuliers  qui  sont  aujourd'hui 
dans  le  cabinet  de  M.  Baudelot,  et  dont  le 
V.  Dom  Bernard  de  Montfaucon  a  publié 
quelques  fragmens  dans  sa  Palœographie. 

M.  Galland  ne  jugea  pas  à  propos  de  re- 
tourner à  Constantinople  avec  M.  de  Nointel; 
il  aima  mieux  revenir  à  Paris  ;  il  y  arriva 
en  1675  5  et  à  l'aide  de  quelques  médailles 
qu'il  a  voit  ramassées ,  il  fit  connoissance  avec 
MM.  Vaillant,  Carcavj  et  Giraud.  Ces  trois 
curieux  l'engagèrent,  pour  peu  de  chose, 
dans  un  second  voyage  au  Levant,  d'où  il 
rapporta,  l'année  suivante ,  beaucoup  de  mé- 
daillons ,  qui  ont  passé  dans  le  cabinet  du 
roi. 

En  1679  ,  M.  Galland  fit  Un  troisième 
voyage  ,  mais  sur  un  autre  pied.  Ce  fut  aux 
dépens  de  la  Compagnie  des  Indes  orien- 
tales ,  qui ,  pour  faire  sa  cour  à  M.  Colbert, 
avoit  imaginé  de  faire  chercher  dans  le  Le- 
vant ,  par  un  connôisseur  ,  ce  qui  pourroit 
enrichir  son  cabinet  et  sa  bibliothèque.  Le 
changement  qui  arriva  dans  cette  Compa- 
gnie-là, fit  cesser,  au  bout  de  dix-huit  mois  , 
la  commission  de  M.  Galland -mais  M.  Col- 
bert ,  qui  ea  fut  informé ,  l'employa  par  lui- 


DE     M,     G  AL  L  AND.  Xuj 

même;  et  après  sa  mort,  M.  le  marquis  de 
Lou vois  l'obligea  à  continuer  encore  quelque 
temps  ses  recherches,  sous  le  titre  d^Anti^ 
cmairedu  roi.Pendant  ce  long  séjour,  M.  Gal- 
land  apprit  à  fonds  l'arahe,  le  turc  ,  le 
persan,  et  Et  quantité  d'observations  sin-» 
gulières. 

11  étoit  prêt  à  s'embarquer  à  Smyrne  , 
quand  il  pensa  y  périr  par  un  prodigienx 
tremblement  de  terre. 

La  grande  et  première  secousse  vint  sur  le 
midi ,  temps  auquel  il  y  a  commimément 
du  feu  dans  toutes  les  maisons  j  et  cette  cir-' 
constance  joignit  au  bouleversement  général 
un  incendie  épouvantable  :  plus  de  quinze 
mille  habitans  furent  ensevelis  sous  les  rui- 
nes ,  ou  dévorés  par  les  flammes.  M.  Gai- 
land  fut  préservé  du  feu  par  un  privilège 
assez  ordinaire  aux  cuisines  des  philosophes; 
et  les  décombres  de  son  toit  l'enterrèrent  de 
manière  que  par  des  espèces  de  petits  canaux 
interrompus,  il  jouissoit  encore  de  quelque 
respiration  :  c'est  ce  qui  le  sauva  j  car  il 
n'en  fut  retiré  que  le  lendemain. 

Il  repassa  en  France  à  la  première  occa- 
sion qu'il  en  eut  ;  et  à  son  retour  à  Paris  , 
M.  Thévenot,  garde  de  la  bibliothèque  du 
roi  ,  l'employa  jusqu'à  sa  mort ,  qui  arriva 
quelques  années  après. 

M.  d'Herbelot  l'engagea  ensuite  à  lui  prê- 
ter son  secours  pour  l'impression  de  sa  Bi- 
tiiothèque  Orientale:  mai*  celui-ci  mourut 

I,  3 


Xiv  ÉLOGE 

encore  au  bout  de  quelque  temps,  laissant 
son  ouvrage  à  moitié  imprimé.  M.  Galland 
le  continua  tel  que  nous  l'avons  ,  et  en  fit 
la  préface. 

Il  n'eut  pas  moins  de  part  à  l'édition  du 
Ménagiana  qui  parut  alors  :  on  croit  même 
que  c'est  lui  qui  a  fourni  tous  les  matériaux 
du  premier  volume.  Il  avoit  encore  donné 
immédiatement  auparavant  une  relation  de 
ia  mon  de  sultan  Osman  ,  et  du  couron- 
nement de  sultan  Mustapha  ,  traduite  du 
turc ,  et  un  Recueil  de  maximes  et  de  bons 
mots  ,  tirés  des  ouvrages  des  Orientaux. 

Après  la  mort  de  M.  d'Herbelot,  il  s'at- 
tacha à  M.  Bignon,  premier  président  du 
grand  conseil ,  qui,  par  un  goût  héréditaire 
à  sa  famille,  vouloit  toujours  avoir  auprès 
de  lui  quelqu'homme  de  lettres.  M.  Bignoa 
mourut  aussi  l'année  suivante  ;et  ilsemhloit 
que  ce  fût  le  sort  de  M.  Galland  de  perdre  , 
en  moins  de  rien,  ces  protections  utiles  que 
le  mérite  le  plus  reconnu  est  quelquefois 
très-long-temps  à  obtenir  ;  mais  celle  de  ce 
digne  magistrat  passa  les  bornes  ordinaires: 
il  lui  laissa  une  petite  pension  viagère  j  et 
par  surcroît  de  bonheur  ou  de  consolation  , 
M.  Foucault,  conseiller- d'état,  qui  étoit 
alors  intendant  en  Basse-Normandie,  l'ap- 
pela auprès  de  lui. 

Dans  le  doux  loisir  d'une  situation  si  tran- 
quille, au  milieu  d'une  ample  bibliothèque 
et  d'un  riche  amas  de  médailles  ,  M.  Gallaud 


DE     M.     GALLAND.  XV 

composa  plusieurs  petits  ouvrages ,  dont  quel- 
ques-uns  ont    été  imprimés  à  Caën    même  , 
comme   un    Traité   de    l'origine  du  café  , 
traduit  de  l'arabe^   et  trois  ou  quatre   Let- 
tres sur  différentes  médailles  du  Bas-Em- 
pire, C'est  encore  là  qu'il  a  commencé  Pim- 
mense  traduction  de  ces  Contes  Arabes  ,  si 
connus  sous  le  nom  des  Mille  et  une  Nuits , 
dont  les  premiers  volumes  ont  paru  en  i  704  > 
et  dont  ou  a  vu  jusqu'à  présent  dix  tomes  , 
qui  ne  sont  guère  que  le  quart  de  l'ouvrage. 
Quoique   M.    Galland  demeurât    encore  à 
Caën  en  l'année  1701  ,  il  ne  laissa  pas  d'être 
admis  par  le  roi  dans  l'Académie  des  Inscrip- 
tions, lors  de  son  renouvellement  ;  et  aussitôt 
il  entreprit   pour   elle  un  Dictionnaire  Nu- 
mismatique,   contenant  V explication   des 
noms     de    dignités  ,     des    titres    d'ho/ir- 
neur,  et  généralement  de  tous  les  termes 
singuliers  qu'on  trouve  sur  les  médailles 
antiques  ,  grecques  et  romaines. 

Il  revint  enfin  à  Paris  en  1706;  et  depuis 
ce  temps-là  jusqu'à  sa  mort,  il  a  toujours  été 
d'une  assiduité  exemplaire  à  nos  assemblées;  it 

λ-  a  lu  un  très-grand  nombre  de  dissertations: 
es  unes  tirées  de  son  Dic.tionnaire  Numisma- 
tique ,  ou  de  l'explication  qu'il  avoit  faite  de 
la  plupart  des  médailles  choisies  du  cabinet  de 
M.  Foucault  j  les  autres  du  commei'ce  de  lettres; 
qu'il  entretenoit  avec  plusieurs  savans  étran- 
gers, MM.  Cuper,  Barr}',  Rhenferd  ,  Ré- 
land  ^  d'autres  sur  différens  points  de  litté- 
rature agités  dans    la    compagnie  j   d'autres 


Xvj  ÉLOGE 

enfin  sur  des  monumeus  orientaux  ,  au  sujet 
desquels  on  le  consultoit  souvent ,  sur-tout 
depuis  l'année  1709,  qu'il  avoit  été  nommé 
professeur  en  langue  arabe  au  collège  Royal. 

Mais  ce  ne  sont  pas  1:'^  les  seuls  ouvrages 
qu'ait  laissés  M.  Galland.  On  en  a  trouvé  ua 
plus  grand  nombre  encore  dons  ses  papiers, 
et  les  plus  considérables  sont  : 

Une  Relation  de  ses  voyages  ,  en  deux 
porte-feuilles  '\\i-/°  j 

Une  DescripLion  particulière  de  la  ville 
de  Constantinople  ; 

Des  additions  à  la  Bibliothèque  orien- 
tale de  M.  d'Herbelot  ^  dont  ou  feroit  un 
volume  in-Jblio  aussi  gros  que  celui  qui  est 
imprimé  ; 

Un  Catalogue  raisonné  des  historiens 
turcs  f  arabes  et  persans; 

Une  Histoire  générale  des  empereurs 
turcs } 

Une  Traduction  de  V Alcoran,  a-'ec  des 
remarques  historiques  -  critiques  fort  am- 
ples, et  des  notes  grammaticales  sur  le  texte; 
Une  suite  de  ta  t-aduction  des  iV/ille  et 
une  Nuits ,  pour  la  valeur  d'environ  deux 
•volumes  ; 

Tant  d'ouvrages ,  qui  semblent  marquer 
«ne  extrême  facilité  ,  étoient  le  fruit  d'un 
travail  dur  et  suivi ,  qui  pour  le  nombre  des 
productions,  surpasse  ordinairement  la  faci- 
lité même. 

M.  Galland  travailloit  sans  cesse,  en  qupl- 
*jne  situation  qui!   se   trouvât ,    ïiyanl   très- 


DE    M.     GALLAND.  XVlj 

peu  (Inattention  sur  ses  besoins  ,  n'en  ayant 
aucune  sur  ses  commodités  j  remplaçant  quand 
ïi  le  falloit  par  ses  seules  lectures ,  ce  qui  lui 
manquoit  du  côté  des  livres  ;  n'ayant  pour 
objet  que  l'exactitude,  et  allant  toujours  à  sa 
fin  sans  aucun  égard  pour  les  ornemens  qui 
auroient  pu  l'arrêter. 

Simple  dans  ses  moeurs  et  dans  ses  ma- 
nières comme  dans  ses  ouvrages,  il  auroit 
toute  sa  vie  enseigné  à  des  enfans  les  premiers 
elémens  de  la  grammaire  ,  avec  le  même  plai- 
sir qu'il  a  eu  à  exercer  sou  érudition  sur 
différentes  matières. 

Homme  vrai  jusque  dans  les  moindres  cho- 
ses ,  sa  droiture  et  sa  probité  ajloient  au  point, 
que  rendant  compte  à  ses  associés  de  sa  dé- 
pense dans  le  Levant ,  il  leur  comptoit  seu- 
lement un  sou  ou  deux,  quelquefois  rien  du 
tout  pour  les  journées,  qui,  par  des  con- 
jonctures favorables ,  ou  même  par  des  absti- 
nences involontaires  5  ne  lui  avoient  pas  coiàté 
davantage. 

Il  mourut  le  î7  février  dernier  (i)  d'un 
redoublement  d'asthme  ,  auquel  se  joignit , 
«ur  la  fin ,  une  fluxion  de  poitrine  :  il  avoit 
69  ans. 

L'amour  des  lettres  est  la  dernière  chose 
qui  s'est  éteinte  en  lui.  Il  pensa,  peu  de  jour» 
avant  sa  mort ,  que  ses  ouvrages ,  le  seul ,  l'u- 
nique bien  qu'il  laissoit ,  pourroient  être  dis- 


(0  1715. 


Xviij     ÉLOGE   DE    M.   GAILAND. 

sipés  s'il  n'y  raettoitordrepl  le  fit,  et  delà 
façon  la  plus  simple  et  la  plus  militaire ,  se 
contentant  de  le  dire  publiquement  à  un  ne- 
veu qui  ëtoit  venu  de  Noyon  pour  l'assister 
dans  sa  maladie  •  et  suivant  cette  disposi- 
tion ,  qui  a  été  lidellement  exécutée,  ses  ma- 
nuscrits orientaux  ont  passé  dans  la  bibliothè- 
que du  roi  ;  son  Dictionnaire  Numismatique 
est  revenu  à  l'Académie  ,  et  sa  traduction  de 
l'Alcoran  a  été  portée  à  M.  l'abbé  Bignon, 
comme  un  gage  de  son  estime  et  de  sa  recon- 
Boissance. 

Cest  avec  une   fortune  si  médiocre,  que 
.  Galland  a  eu  la  gloire  de  faire  les  plus 
illustres  héritiers. 


EXTRAIT 

D'UNE     DISSERTATION 

SUR 

LES   ROMANS, 
PAR    J.    F.    LA    HARPE   (i). 


J'aurois  du  faire  mention,  en  com- 
mençant, d'une  espèce  d'ouvrages  qui 
ont  précédé  ceux  dont  je  viens  de  par- 
ler ,  mais  qui  ne  ressemblent  à  nos 
romans  qu'en  ce  qu'ils  appartiennent 
à  Timagination.  Il  est  vrai  que  la  féerie 
et  le  merveilleux  en  sont  l'abus  j  mais 
l'agrément  fait  tout  pardonner»  Je  re- 
Jistous  les  ans  les  Contes  Orientaux,  et 
toujours  avec  plaisir.  L'Orient,  il  faut 


(i)  Œuvres  de  La  Harpe,  t.  m,  pag.  382 
et  suivantes. 


XX  DISSERTATION 

l'avouer,  est  le  berceau  de  l'apologue 
et  la  source  des  contes  qui  ont  rempli 
le  monde.  Ces  peuples,  amollis  par  le 
climat  et  intimidés  par  le  gouverne- 
ment, ne  se  sont  point  élevés  jusqu'aux 
spéculations  de  la  philosophie  ,  et 
n'ont  qu'effleuré  les  sciences^  mais  ils 
ont  habillé  la  morale  en  paraboles  ,  et 
inventé  des  fables  charmantes  que  les 
autres  peuples  ont  adoptées  à  l'envi. 
Quelle  prodigieuse  fécondité  dans  ce 
genre  !  Quelle  variété  !  Quel  intérêt  ! 
Ce  n'est  pas  que  dans  la  mythologie 
des  Arabes  il  y  ait  autant  d'esprit  et 
de  goût  que  dans  celle  des  Grecs.  Les 
fables  de  ceux-ci  semblent  faites  pour 
des  homiiies ,  et  celles  des  autres  pour 
des  enfans  j  mais  ne  sommes-nous  pas 
tous  un  peu  enfans  dès  qu'il  s'agit  de 
contes?  Y  a-t-il  une  histoire  plus 
agréable  que  celle  d'Aboulcasem  ,  une 
histoire  plus  touchante  que  celle  de 
Ganem  ?  D'ailleurs,  l'amusement  que 
ces  livres  procurent  n'est  pas  leur  seul 
mérite  :  ils  servent  à  donner  une  idée 
très-fidellc  du  caractère  et  des  mœurs 
de  ces  Arabes   qui  ont  long -temps 


SUR    LES     ROMANS.  XXJ 

régné  dans  l'Orient.   On  y  reconnoît 
cette  générosité  qui  a  toujours  été  une 
de  leurs  vertus  favorites,  et  sur  laquelle 
Fâme  et  la  verve  de  leurs  poètes  et  de 
leurs  romanciers  semble  toujours  exal- 
tée. Les  plus  beaux  traits  en  ce  genre 
nous  viennent  d'eux  :  on  ne  sauroit  le 
nier  5  et  ce  qui  rend  cette  nation  re- 
marquable, c'est  la  seule  chez  qui  le 
despotisme  paroît  n'avoir  ni  avili  les 
cœurs,  ni  étouffé  le  génie.   Il  n'y  a 
point  eu  de  despote  plus  absolu,  plus 
redoutable  que  ce  fameux  Haroun  ou 
Aaron,  dont  le  nom  revient  à  tout 
moment  dans  leurs  contes ,  et  dont  le 
règne  est  l'époque  la  plus  brillante  du 
califat  et  de  la  grandeur  des  Arabes. 
On  est  toujours  étonné  de  ces  mœurs 
et  de  ces  opinions  singulières  qu'ins- 
pifent  à  une  nation  ingénieuse  et  ma- 
gnanime ,   d'un    côté  ,    l'habitude  de 
l'esclavage  ,   et   de   l'autre   l'abus    du 
pouvoir.  Cette  disposition,   dans  uu 
prince    d'ailleurs  éclairé ,  à   compter 
pour  rien  la  vie  des  hommes;  et,  dans 
ces  mêmes  hommes,  la  facilité  à  se 
persuader  qu'ils  ne  valent  pas  plus 


XXI)  DISSERTATION 

qu*oa  ne  les  apprécie,  et  à  faire  de  la 
servitude  politique  un  dévouement 
religieux:  voilà  ce  qu'on  voit  à  tout 
moment  dans  leurs  livres;  et  peut-être 
ce  mépris  d'eux-mêmes  tient  en  partie 
à  ce  dogme  de  la  fatalité ,  qui  semble 
de  tout  temps  enraciné  dans  les  têtes 
orientales.  Il  revient  dans  toutes  leurs 
fables ,  dont  le  fond  est  presque  tou- 
jours un  passage  rapide  de  l'excès  du 
malheur  au  faîte  des  prospérités,  et  de 
l'ivresse  de  la  joie  au  comble  de  l'af- 
fliction. Il  semble  qu'ils  n'aient  eu 
pour  objet  que  de  nous  apprendre  à 
quel  point  nous  sommes  assujétis  à 
cette  destinée  éternelle;  écrite  sur  la. 

TABLE   DE   LUMIÈRE. 

Les  Mille  et  une  Nuits  sont  une 
sorte  de  peinture  dramatique  de  la 
nation  arabe.  Les  artifices  de  leurs 
femmes,  l'hypocrisie  de  leurs  religieux, 
la  corruption  des  gens  de  loi ,  les  fri- 
ponneries des  esclaves ,  tout  y  est  fidel- 
îement  représenté,  et  beaucoup  mieux 
que  ne  pourroit  faire  le  voyageur  le 
plus  exact.  On  j  trouve  aussi  beaucoup 
Se  traditions  antiques,  que  plusieurs 


SUR    LES    ROMANS.        XXllj 

nations  ont  rapportées  à  leur  manière  î 

l'histoire  de  Phèdre  et  celle  de  Circé 
y  sont  très-aisées  à  reconnoitre  •  plu- 
sieurs endroits  ressemblent  aussi  à  des 
traits  historiques  des  livres  juifs.  Cette 
aventure  de  Joseph^  la  plus  touchante 
peut-être  que  l'antiquité  nous  ait  trans- 
mise, cet  emblème  de  l'envie  qui  anime 
des  frères  contre  un  frère ,  se  retrouve 
aussi  en  partie  dans  les  Contes  Arabes-. 
Ce  n'est  pas  qu'on  puisse  faire  beaucoup 
de  cas  de  la  manière  dont  ces  Contes 
sont  amenés.  On  sait  que  l'aventure 
de  Joconde  sert  de  fondement  aux 
Mille  et  une  Nuits,  et  que  le  sultan 
Schahriar ,  irrité  de  l'infidélité  de  sa 
sultane ,  prend  le  parti  de  faire  étran- 
gler, le  matin,  sa  nouvelle  épouse  de  la 
veille.  Le  moyen  est  violent^  mais  enfin 
la  fille  de  son  visir  par\âent  à  faire  ces- 
ser ces  noces  meurtrières ,  et  à  sauver  sa 
propre  vie  en  amusant  le  sultan  par  des 
contes.  On  peut  croire  que  Schahriar 
aimoit  mieux  les  contes  que  les  fem- 
mes, et  qu'il  étoit  à-peu-près  aussi 
raisonnable  dans  sa  clémence  que  dans 
sa  cruauté.  Il  faut  pourtant  avouer  que 


XXIV      DISSERTATION  j   etc. 

toutes  les  histoires  du  premier  volume 
excitent  tellement  la  curiosité  dès  les 
vingt  premières  lignes^  qu'en  effet  il 
est  bien  diflicile  de  n'avoir  pas  envie 
de  savoir  le  reste  ^  sur— tout  lorsqu'on 
peut  dire  ce  que  le  sultan  disoit  de  sa 
femme  en  se  levant  ;  Je  la  ferai  tou- 
jours BIEN  MOURIR  DEMAIN. 

La  vogue  qu'eurent  les  Mille  et 
UNE  Nuits  dans  leur  nouveauté,  fit 
bientôt  éclore  les  imitateurs ,  qui  mar- 
chent toujours  à  la  suite  des  succès. 
Ainsi  l'on  vit  paroître  les  Mille  et 
UNE  Heures,  lesMilleetunQuart- 
d'Heure,  etc.  ouvrages  ingénieux  , 
fort  au-dessous  de  leurs  modèleSi. 


A   MADAME 

LA    MARQUISE 

DO, 

DAME    DU    PALAIS    DE    MADAME 
LA   DUCHESSE    DE    BOURGOGNE. 


Madame, 

Les  bontés  infinies  que  Monsieur 
De  GuiLLERAGUES,  votre  illustrc 
père ,  eut  pour  moi  dans  le  séjour  que 
je  fis,  il  y  a  quelques  années,  à  Cons- 
tantinople  ,  sont  trop  présentes  à  mon 
esprit  pour  négliger  aucune  occasion 
de  publier  la  reconnoissance  que  je 
dois  à  sa  mémoire.  S'il  vivoit  encore 
pour  le  bien  de  la  France  et  pour 
mon  bonheur ,  je  prendrois  la  liberté 
de  lui  dédier  cet  ouvrage,  non-seules 
X.  3 


ment  comme  à  mon  bienfaiteur ,  mais 
encore  comme  au  génie  le  plus  ca- 
pable de  goûter  et  de  faire  estimer 
aux  autres  les  belles  choses.  Qui  peut 
ne  se  pas  souvenir  de  l'extrême  jus- 
tesse avec  laquelle  il  jugeoit  de  tout? 
Ses  moindres  pensées  toujours  bril- 
lantes, ses  moindres  expressions  tou- 
jours précises  et  délicates,  faisoicnt 
l'admiration  de  tout  le  monde  ;  et 
jamais  personne  n'a  joint  ensemble 
tant  de  grâces  et  tant  de  solidité.  Je 
l'ai  vu  dans  un  temps  où,  tout  oc- 
cupé du  soin  des  affaires  de  son 
maître ,  il  sembloit  ne  pouvoir  mon- 
trer au-delîors  que  les  talens  du  mi- 
nistère ,  et  sa  profonde  capacité  dans 
les  négociations  les  plus  épineuses  ; 
cependant  toute  la  gravité  de  son 
emploi  ne  pouvoit  rien  diminuer  de 
ses  agrémens  inimitables,  qui  avoient 
fait  le  clianne  de  ses  amis,  et  qui  se 
faisoient  sentir  même  aux  nations  les 
plus  barbares  avec  qui  ce  grand  homr^a 


B  P  I  T  R  E.  XXVI} 

avoit  à  traiter.  Après  la  perte  irré- 
parable que  j'en  ai  faite ,  je  ne  puis 
m'adresser  qu'à  vous,  Madame,  puis- 
que vous  seule  pouvez  me  tenir  lieu 
de  lui  ;  et  c'est  dans  cette  confiance 
€(ue  j'ose  vous  demander  pour  ce  livre, 
la  même  protection  que  vous  avezi 
bien  voulu  accorder  à  la  Traduction 
fiançaise  de  sept  Contes  Arabes  que 
j'eus  l'honneur  de  vous  présenter, 
\ous  vous  étonnerez  que,  depuis  ce 
temps-là,  je  n'aie  pas  eu  Tlionneur 
de  vous  les  offrir  imprimés. 

Le  retardement.  Madame,  vient 
de  ce  qu'avant  de  commencer  l'impres- 
sion, j'appris  que  ces  Contes  étoient 
tirés  d'un  Recueil  prodigieux  de  Contes 
semblables,  en  plusieurs  volumes,  in- 
titulé :  Les  Mille  et  une  Nuits. 
Cette  découverte  m'obligea  de  sus- 
pendre cette  impression,  et  d'employer 
mes  soins  à  recouvrer  le  Recueil.  Il  a 
fallu  le  faire  venir  de  Syrie ,  et  mettre 
en  français  le  premier  volume  c|UQ 


XXviij  É  PITRE. 

voici ,  de  quatre  seulement  qui  m'ont 
été  envoyés.  Les  Contes  qu  il  contient 
vous  seront,  sans  doute,  beaucoup 
plus  agréables  que  ceux  que  vous  avez 
déjà  vus.  Ils  vous  seront  nouveaux , 
et  vous  les  trouverez  en  plus  grand 
nombre;  vous  y  remarquerez  même 
avec  plaisir  le  dessein  ingénieux  de 
l'Auteur  Arabe,  qui  n'est  pas  connu, 
de  faire  un  corps  si  ample  de  narra- 
tions de  son  pays,  fabuleuses  à  la  vé- 
rité ,  mais  agréables  et  divertissantes. 
Je  vous  supplie.  Madame,  de  vou- 
loir bien  agréer  ce  petit  présent  que 
j'ai  l  honneur  de  vous  faire  :  ce  sera 
un  témoignage  public  de  ma  recon- 
noissance  ,  et  du  profond  respect  avec 
lequel  je  suis  et  serai  toute  ma  vie, 

MADAME, 

Votre  très-humble  et  très- 
obéissant  serviteur, 
Galland. 


PRÉFACE. 


Il  n'est  pas  besoin  de  prévenir  le 
lecteur  sur  le  mérite  et  la  beauté  des 
Contes  qui  sont  renfermés  dans  cefi 
ouvrage.  Ils  portent  leur  recomman- 
dation avec  eux  :  il  ne  faut  que  les 
lire  pour  demeurer  d'accord  qu'en  ce 
genre  on  n'a  rien  vu  de  si  beau  jus- 
qu'à présent  dans  aucune  langue. 

En  effet,  qu'y  a-t-il  de  plus  ingé- 
nieux ,  que  d'avoir  fait  un  corps  d'une 
quantité  prodigieuse  de  Contes  ,  dont 
la  variété  est  surprenante ,  et  l'enchaî- 
nement si  admirable ,  qu'ils  semblent 
avoir  élé  faits  pour  composer  l'ample 
B  ecueil  dont  ceux-ci  ont  été  tirés?  Je 


XXX  PREFACE. 

dis  l'ample  Recueil ,  car  l'original 
arabe,  qui  est  intitulé  Les  Mille 
ET  UNE  Nuits,  a  trente-six  parties, 
et  ce  n'est  que  la  traduction  de  la 
première  qu'on  donne  aujourd'hui 
au  public.  On  ignore  le  nom  de  l'au- 
teur d'un  si  grand  ouvrage  5  mais 
vraisemblablement  il  n'est  pas  tout 
d'une  main  ;  car  comment  pourra- 
t-on  croire  qu'un  seul  homme  ait  eu 
l'imagination  assez  fertile  pour  suffire 
à  tant  de  fictions  ? 

Si  les  Contes  de  cette  espèce  sont 
agréables  et  divertissans  par  le  mer- 
veilleux qui  j  règne  d'ordinaire,  ceux- 
ci  doivent  l'emporter  en  cela  sur  tous 
ceux  qui  ont  paru,  puisqu'ils  sont 
remplis  d'événemens  qui  surprennent 
et  attachent  l'esprit ,  et  qui  font  voir 
de  combien  les  Arabes  surpassent  les» 


PRÉFACE*  XXXJ 

autres  nations  en  cette  sorte  de  com- 
position. 

Ils  doivent  plaire  encore  par  les 
coutumes  et  les  mœurs  des  Orien- 
taux ,  par  les  cérémonies  de  leur  re- 
ligion, tant  païenne  que  mahomé- 
tane  5  et  ces  choses  y  sont  mieux 
marquées  que  dans  les  auteurs  qui  en 
ont  écrit,  et  que  dans  les  relations 
des  voyageurs.  Tous  les  Orientaux, 
Persans ,  Tartares  et  Indiens  s'y  font 
distinguer  ,  et  paroissent  tels  qu'ils 
sont,  depuis  les  souverains  jusqu'aux 
personnes  de  la  plus  basse  condition. 
Ainsi,  sans  avoir  essuyé  la  fatigue 
d'aller  chercher  ces  peuples  dans 
leurs  pays ,  le  lecteur  aura  ici  le  plai- 
sir de  les  voir  agir  et  de  les  entendre 
parler.  On  a  pris  soin  de  conserver 
leurs  caractères ,  de  ne  pas  s'éloigner 


XXXI)  r  R  E  F  A  C  B. 

de  leurs  expressions  et  de  leurs  senti- 
mens  ;  et  Ton  ne  s'est  écarté  du  texte 
que  quand  la  bienséance  n'a  pas  per- 
mis de  s'y  attacher.  Le  traducteur  se 
flatte  que  les  personnes  qui  enten- 
dent l'arabe ,  et  qui  voudront  pren- 
dre la  peine  de  confronter  l'original 
avec  la  copie ,  conviendront  qu'il  a 
fait  voir  les  Arabes  aux  Français 
avec  toute  la  circonspection  que  de- 
mandoit  la  délicatesse  de  notre  lan- 
gue et  de  notre  temps. 

Pour  peu  même  que  ceux  qui  li- 
ront ces  Contes,  soient  disposés  à  pro- 
fiter des  exemples  de  vertu  et  de  vice 
qu'ils  y  trouveront ,  ils  en  pourront 
tirer  un  avantage  qu'on  ne  tire  point 
de  la  lecture  des  autres  Contes ,  qui 
sont  plus  propres  à  corrompre  les 
mcEurs  qu'à  les  corriger. 


LES 

MILLE  ET  UNE  NUITS, 

CONTES    ARABES. 


I/ES  chronicnies  des  Sassaniens,  an- 
ciens rois  de  Perse ,  qui  avoieiit  éten- 
du leur  empire  dans  les  Indes  ,  dans 
les  grandes  et  petites  isles  qui  en  dé- 
pendent, et  bien  loin  au-delà  du  Gan- 
ge ,  jusqu'à  la  Chine ,  rapportent  qu'il 
y  avoit  autrefois  un  roi  de  cette  puis- 
sante maison ,  qui  étoit  le  plus  ex- 
cellent prince  de  son  temps.  Il  se  fai- 
soit  autant  aimer  de  ses  sujets,  par  sa 
sagesse  et  sa  prudence,  qu'il  s'étoit 
rendu  redoutable  à  ses  voisins  par  le 
bruit  de  sa  valeur  et  par  la  réputation 
de  ses  troupes  belliqueuses  et  bien 
disciplinées.  Il  avoit  deux  fils:  l'ainé, 
I.  I 


2  LES  7»riLLE  ET  UNE  NUITS, 

appelé  Schahriar ,  digne  héritier  de 
son  père ,  en  possédoit  toutes  les  ver- 
tus; elle  cadet,  nommé  Schahzenan, 
n'avoit  pas  moins  de  mérite  que  son 
irère. 

Après  un  règne  aussi  long  que  glo- 
rieux, ce  roi  mourut,  et  Schahriar 
monta  sur  le  trône.  Schahzenan ,  ex- 
clus de  tout  partage  par  ]es  lois  de 
l'empire ,  et  obligé  de  vivre  comme 
un  particulier ,  au  lieu  de  souffrir  im- 
patiemment le  bonheur  de  son  aîné , 
mit  toute  son  attention  à  lui  plaire, 
îl  eut  peu  de  peine  ày  réussir.  Sciiah- 
riar ,  qui  avoit  naturellement  de  l'in- 
clination pour  ce  prince,  fut  charmé 
de  sa  complaisance  ;  et  par  un  excès 
d'amitié,  voulant  partager  avec  lui 
ses  états ,  il  lui  donna  le  royaume  de 
la  Grande  Tartarie.  Schahzenan  en 
£illa  bientôt  prendre  possession ,  et  il 
élabht  son  séjour  à  Samarcande,  qui 
en  étoit  la  capitale. 
■  IJ  y  avoit  déjà  dix  ans  que  ces  deux 
rois  étoient  séparés ,  lorsque  Schah- 
riar, souhaitant  passionnément  de  re- 
\  uir  soa  frère ,  résolut  de  lui  envoyer 


CONTES     ARABES.  5 

un  ambassadeur  pour  l'inviter  à  le  ve- 
nir voir.  Il  choisit  pour  cette  ambas- 
sade son  premier  visir(i),  qui  partit 
avec  une  suite  conforme  à  sa  dignité, 
et  fit  toute  la  diligence  possible.  Quand 
il  fut  près  de  Samarcande ,  Scliahze- 
nan,  averti  de  son  arrivée,  alla  au- 
devant  de  lui  avec  les  principaux  sei- 
gneurs de  sa  cour,  qui,  pour  faii'e 
plus  d'honneur  au  ministre  du  sultan, 
s'étoient  tous  habillés  magnifique- 
ment. Le  roi  de  Tartarie  le  reçut  avec 
de  grandes  démonstrations  cle  joie, 
et  lui  demanda  d'abord  des  nouvelles 
du  sultan  son  frère.  Le  visir  satisfît  sa 
curiosité  5  après  quoi  il  exposa  le  sujet 
de  son  ambassade.  Schahzenan  en  fut 
touché.  «  Sage  visir ,  dit-il ,  le  sultan 
mon  frère  me  fait  trop  d'honneur ,  et 
il  ne  pouvoit  rien  me  proposer  qui 
me  fût  plus  agréable.  S'il  souhaite  de 
me  voir,  je  suis  pressé  de  la  même 
envie.  Le  temps  ,  qui  n'a  point  dimi- 
nué son  amitié,  n'a  point  affoibli  la 
mienne.  Mon  royaume  est  tranquille, 

(1)  Premier  ministre. 


4         lES  MILLE  ET  UNE  NUITS  , 

et  je  ne  v^eux  que  dix  jours  pour  me 
mettre  en  état  de  partir  avec  vous. 
Ainsi  il  n'est  pas  nécessaire  que  vous 
entriez  dans  la  ville  pour  si  peu  de 
temps.  Je  vous  prie  de  vous  arrêter 
en  cet  endroit  et  d'y  faire  dresser  vos 
tentes.  Je  vais  ordonner  qu'on  vous 
apporte  des  rafraichissemens  en  abon- 
dance pour  vous  et  pour  toutes  les 
personnes  de  votre  suite.  »  Cela  fut 
exécuté  sur-le-champ  ;  le  roi  fut  à 
peine  rentré  dans  Samarcande,quel6 
visir  vit  arriver  une  prodigieuse  quan- 
tité de  toutes  sortes  de  provisions  ,  ac- 
compagnées de  régals  et  de  présens 
d'un  très -grand  prix. 

Cependant  Schahzenan  ,  se  dispo- 
sant à  partir ,  régla  les  affaires  les 
plus  pressantes,  établit  un  conseil  pour 
gouverner  son  royaume  pendant  son 
absence ,  et  mit  à  la  tète  de  ce  con- 
seil un  ministre  dont  la  sagesse  lui 
étoit  connue  et  en  qui  il  avoit  une 
entière  confiance.  Au  bout  de  dix 
jours ,  ses  équipages  étant  prêts ,  il 
dit  adieu  à  la  reine  sa  femme ,  sor- 
tit sur  le  soir  de Samarcaude ,  et,  sui- 


C  0  li  T  E  s     A  Pv.  A  2  E  S.  5 

vi  des  officiers  qui  dévoient  êtie  du 
vojage ,  il  se  rendit  an  pavillon  royal 
qu'il  avoit  fait  dresser  auprès  des  ten- 
tes du  visir.  Il  s'entretint  avec  cet  am- 
bassadeur jusqu'à  minuit.  Alors  vou- 
lant encore  une  fois  embrasser  la  rei- 
ne ,  qu'il  aimoit  beaucoup  ,  il  retour- 
na seul  dans  son  palais.  Il  alla  droit  à 
l'appartement  de  cette  princesse ,  qui, 
ne  s'attendant  pas  à  le  revoir  ^  avoit 
reçu  dans  son  lit  un  des  derniers  of- 
ficiers de  sa  maison.  Il  y  avoit  déjà 
long-temps  qu'ils  étoient  couchés ,  et 
ils  dormoient  tous  deux  d'un  profond 
sommeil. 

Le  roi  entra  sans  bruit,  se  faisant 
un  plaisir  de  surprendre  par  son  re- 
tour une  épouse  dont  il  se  crojoit 
tendrement  aimé.  Mais  quelle  fut  sa 
surprise  ,  lorsqu'à  la  clarté  des  flam- 
beaux ,  qui  ne  s'éteignent  jamais  la 
nuit  dans  les  appartemens  des  prin- 
ces et  des  princesses ,  il  aperçut  un 
homme  dans  ses  bras.  Il  demeura 
immobile  durant  quelques  momens , 
ne  sachant  s'il  devoit  croire  ce  qu'il 
vojoit.  Mais  n'en  pouvant  douter  : 


0  LES  MILLE  ET  UNE  "NUITS  , 

K  Quoi  !  dit-il  en  lui-même ,  je  suis 
à  peine  hors  de  mon  palais ,  je  suis 
encore  sous  les  murs  de  Samarcan- 
de  ,  et  l'on  m'ose  outrager  !  Ah  !  per- 
fide ,  votre  crime  ne  sera  pas  impuni  1 
Comme  roi ,  je  dois  punir  les  forfaits 
qui  se  commettent  dans  mes  états; 
comme  époux  offensé ,  il  faut  que  je 
vous  immole  à  mon  juste  ressenti- 
ment. «  Enfin  ce  malheureux  prince 
cédant  à  son  premier  transport ,  tira 
son  sabre ,  s'approcha  du  lit ,  et  d'un 
seul  coup  fît  passer  les  coupables  du 
sommeil  à  la  mort.  Ensuite  les  prenant 
l'un  après  fautre ,  il  les  jeta  par  une 
fenêtre  dans  le  fossé  dont  le  palais 
étoit  environné. 

S'étant  vengé  de  cette  sorte ,  il  sor- 
tit de  la  ville  comme  il  y  étoit  venu , 
et  se  retira  sous  son  pavillon.  Il  n'j 
fut  pas  plutôt  arrivé ,  que  sans  parler 
à  personne  de  ce  qu'il  venoit  de  faire, 
il  ordonna  de  plier  les  tentes  et  de 
partir.  Tout  fut  bientôt  prêt,  et  il  n'é- 
toit  pas  jour  encore ,  qu'on  se  mit  en 
marche  au  son  des  tymbales  et  de 
plusieurs  autres  instrumens  qui  ins- 


CONTES     A  R  A  T>  IL  S.  7 

piroient  de  la  joie  à  tout  le  monde , 
îionnis  au  roi.  Ce  prince,  toujours  oc- 
cupé de  l'infidélité  de  la  reine ,  étoit 
la  proie  d'une  affreuse  mélancolie  qui 
ne  le  quitta  point  pendant  tout  le 
vojage. 

Lorsqu'il  fut  près  de  la  capitale 
des  Indes ,  il  vit  venir  au-devant  de 
lui  le  sultan  (i)  Schahriar  avec  toute 
^a  cour.  Quelle  joie  pour  ces  princes  de 
se  revoir  !  Ils  mirent  tous  deux  pied 
à  terre  pour  s'embrasser  5  et  après 
s'être  donné  naille  marques  de  ten- 
dresse 5  ils  remontèrent  à  cheval ,  et 
entrèrent  dans  la  ville  aux  acclama- 
tions d'une  foule  innombrable  de 
peuple.  Le  sultan  conduisit  le  roi  son 
frère  j  usqu  au  palais  qu'il  lui  avoit  fait 
préparer.  Ce  palais  communiquoit  au 
sien  par  un  même  jardin  ;  il  étoit 
d'autant  plus  magnifique ,  qu'il  étoit 
consacré  aux  fêtes  et  aux  divertisse- 
mens  de  la  cour;  et  on  en  avoit  en- 


Ci)  Ce  mot  arabe  sii^nifie  enjpcreur  ou  sei- 
gneur j  on  donne  ce  titre  à  presque  tous  les 
soiivoryins  de  TOrient. 


core  augmenté  la  magnificence  par 
de  nouveaux  ameublemens. 

Schahriar  quitta  d'abord  le  roi  de 
Tartarie,  pour  lui  donner  le  temps 
d'entrer  au  bain  et  de  changer  d'ha- 
bit; mais  dès  qu'il  sut  qu'il  en  étoit 
sorti,  il  vint  le  retrouver.  Ils  s'assirent 
sur  un  sofa,  et  comme  les  courtisans 
se  tenoient  éloignés  par  respect,  ces 
deux  princes  commencèrent  à  s'entre- 
tenir de  tout  ce  que  deux  frères,  en- 
core plus  unis  par  l'amitié  que  par  le 
sang,  ont  à  se  dire  après  une  longue 
absence.  L'heure  du  souper  étant  ve- 
nue ,  ils  mangèrent  ensemble  ;  et 
après  le  repas,  ils  reprirent  leur  en- 
tretien ,  qui  dura  jusqu'à  ce  que 
Schahriar ,  s'apercevant  que  la  nuit 
étoit  fort  avancée  ,  se  retira  pour  lais-» 
ser  reposer  son  frère. 

L'infortuné  Schahzenan  se  cou- 
cha ;  mais  si  la  présence  du  sultaij 
son  frère  avoit  été  capable  de  suspen- 
dre pour  quelque  temps  ses  chagrins, 
ils  se  réveillèrent  alors  avec  violence. 
Au  lieu  de  goûter  le  repos  dont  il 
avoit  besoin ,  il  ne  fît  que  rappeler 


CONTES     ARABES.  9 

dans  sa  mémoire  les  plus  cruelles  ré- 
flexions. Ternies  les  circonstances  de 
l'infidélilé  de  la  reine  se  présentoient 
si  vivement  à  son  imagination ,  qu'il 
en  ëtoit  hors  de  lui-même.  Enfin  , 
ne  pouvant  dormir ,  il  se  leva  3  et  se 
livrant  tout  entier  à  des  pensées  si 
affligeantes ,  il  parut  sur  son  visage 
une  impression  de  tristesse  que  le  sul- 
tan ne  manqua  pas  de  remarquer. 
«  Qu'a  donc  le  roi  de  Tartarie ,  disoit- 
il?  Qui  peut  causer  ce  chagrin  que  je 
lui  vois?  Auroit-il  sujet  de  se  plain- 
dre de  la  réception  que  je  lui  ai  faite? 
3N^on  :  je  l'ai  reçu  comme  un  frère  que 
j'aime ,  et  je  n'ai  rien  là-dessus  à  me 
reprocher.  Peut-être  se  voit-ii  à  regret 
éloigné  de  ses  états  ou  de  la  reine  sa 
femme.  Ah  !  si  c'est  cela  qui  l'afflige , 
il  faut  que  je  lui  fasse  incessamment 
les  présens  que  je  lui  deUiue,  afin 
qu'il  puisse  partir  quand  il  lui  plai- 
ra ,  pour  s'en  retournei'  à  Samar- 
cande,  »  Effectivement,  dès  le  lende- 
main il  lui  envoya  une  partie  de  ces 
présens,  qui  étoient  composés  de  tout 
ce  (jue  les  Indes  produisent  de  plus 


lO 


rare,  de  plus  riche  et  de  plus  sin- 
gulier. Il  ne  laissoit  pas  néanmoins 
d'essayer  de  le  divertir  tous  les  jours 

})ar  de  nouveaux  plaisirs;  mais  les  fêles 
es  plus  agréables,  au  lieu  de  le  réjouir, 
ne  faisoient  qu'irriter  ses  chagrins. 

Un  jour  Schahriar  ayant  ordonné 
une  grande  chasse  à  deux  journées 
de  sa  capitale ,  dans  un  pays  où  il  y 
avoit  particulièrement  beaucoup  de 
cerfs  ,  Schahzenan  le  pria  de  le  dis- 
penser de  l'accompagner ,  en  lui  di- 
sant que  l'élat  de  sa  santé  ne  lui  per- 
mettoit  pas  d'être  de  la  partie.  Le  sul- 
tan ne  voulut  pas  le  contraindre  ,  le 
Icdssa  en  liberté  et  partit  avec  toute  sa 
cour  pour  aller  prendre  ce  divertis- 
sement. Après  son  départ,  le  roi  de 
la  Grande  Tartarie  se  voyant  seul , 
s'enferma  dans  son  appartement.  Il 
s'assit  à  une  fenêtre  qui  avoit  vue  sur 
le  jardin.  Ce  beau  lieu  et  le  ramage 
d'une  infinité  d'oiseaux  qui  y  faisoient 
leur  retraite,  lui  auroient  donné  du 
plaisir,  s'il  eût  été  capable  d'en  res- 
sentir; mais  toujours  déchiré  par  le 
•souvenir  funeste  de  l'action  infâme 


CONTES      ARABES.  II 

(le  la  reine ,  il  arrétoit  moins  souvent 
ses  yeux  sur  le  jardin  ,  qu'il  ne  les  le- 
voit  au  ciel  pour  se  plaindre  de  son 
malheureux  sort. 

Néanmoins ,  quelque  occupé  qu'il 
fût  de  ses  ennuis ,  il  ne  laissa  pas 
d'apercevoir  un  objet  qui  attira  toute 
son  attention.  Une  porte  secrète  du 
palais  du  sultan  s'ouvrit  tout-à-coup , 
et  il  en  sortit  vingt  femmes  ,  au  mi- 
lieu desquelles  marchoit  la  sultane  (i) 
d'un  air  qui  la  faisoit  aisément  distin- 
guer. Cette  princesse ,  croyant  que  le 
roi  de  la  Grande  Tartarie  étoit  aussi 
à  la  chasse  ,  s'avança  avec  fermeté  jus- 
que sous  les  fenêtres  de  fappartement 
de  ce  prince ,  qui ,  voulant  par  cu- 
riosité fobserver,  se  plaça  de  ma- 
nière qu'il  pouvoit  tout  voir  sans  être 
vu.  Il  remarqua  que  les  personnes 
qui  accompagnoient  la  sultane  ,  pour 
bannir  toute  contrainte ,  se  découvri- 


(i)  Le  titre  cîe  sultane  se  donne  à  tontes 
les  fpmnrifs  c!c5  prinres  tie  TOrient.  Cepen- 
dant le  nom  de  snltune,  tout  court ,  désigne 
•rdinaireuient  la  favorite. 


52        LES  MILIE  ET  UNE    NUITS, 

teiit  le  visage ,  qu'elles  avaient  eu  cou- 
vert jusqu'alors,  et  quittèrent  de  longs 
liabits  quelles  portoient  par -dessus 
d'autres  plus  courts.  Mais  il  fut  dans 
un  extrême  étonnement  de  voir  que 
dans  cette  compagnie  qui  lui  avoit 
semblé  toute  composée  de  femmes  j 
il  y  avoit  dix  noirs  qui  prire)it  chacun 
leur  maîtresse.  La  sultane  de  son 
côté  ne  demeura  pas  long-temps  sans 
amant  ;  elle  frappa  des  mains  en 
criant:  Masoud,  Masoud*  et  aussi- 
tôt un  autre  noir  descendit  du  haut 
d'un  arbre ,  et  courut  à  elle  avec 
beaucoup  d'empressement. 

La  pudeur  ne  me  permet  pas  de 
raconter  tout  ce  qui  se  passa  entre  ces 
femmes  et  ces  noirs,  et  c'est  un  détail 
qu'il  n'est  pas  besoin  de  faire.  Il  suffit 
de  dire  que  Schahzenan  en  vit  assez 
pour  juger  que  son  frère  n'étoit  pas 
moins  à  plaindre  que  lui.  Les  plaisirs 
de  celte  troupe  amoureuse  durèrent 
jusqu  à  minuit.  Il  se  baignèrent  tous 
ensemble  dans  une  grande  pièce  d'eau, 
qui  faisoitun  des  plus  beaux  ornemens 
du  jardin  ;   après  quoi  ayant  repris 


CONTES     ARABES*  Ij 

leurs  habits ,  ils  rentrèrent  par  la  porte 
secrète  dans  le  palais  du  sultan;  et 
Masoud  ,  qui  étoit  venu  de  dehors 
par-dessus  la  muraille  du  jardin  ,  s'en 
retourna  par  le  niême  endroit. 

Comme  toutes  ces  choses  s'étoient 
passées  sous  les  jeux  du  roi  de  la 
Grande  Tartarie ,  elles  lui  donnèrent 
iieu  de  faire  une  infinité  de  réflexions* 
«  Que  j'avois  peu  de  raison ,  disoit-il  , 
de  croire  que  mon  malheur  étoit  si 
singulier!  C'est  sans  doute  l'inévitable 
destinée  de  tous  les  maris ,  puisque  le 
sultan  mon  frère ,  le  souverain  de  tant 
d'états,  le  plus  grand  prince  du  mon- 
de, n'a  pu  l'éviter.  Cela  étant,  quelle 
foiblesse  de  me  laisser  consumer  de 
chagrin!  C'en  est  fait  :  le  souvenir  d'un 
malheur  si  commun  ne  troublera  plus 
désormais  le  repos  de  ma  vie.»  En  effet, 
dès  ce  moment  il  cessa  de  s'affliger  - 
et  comme  il  n'avoit  pas  voulu  souper 
qu'il  n'eût  vu  toute  la  scène  qui  ve- 
noit  d'être  jouée  soûs  ses  fenêtres  ,  il 
fit  servir  alors,  mangea  de  meilleur 
appétit  qu'il  n'avoit  fait  depuis  soa 
départ  de  Samarcande  ,  et  entendit 

I.  2 


14        I.ES  MILLE  ET  UNE  NUITS  , 

même  avec  quelque  plaisir  un  con- 
cert agréable  de  voix  et  d'instrumens 
dont  on  accompagna  le  repas. 

Les  jours  suivans  il  fut  de  très- 
bonne  humeur;  et  lorsqu'il  sut  que 
le  sultan  étoit  de  retour ,  il  alla  au- 
devant  de  lui ,  et  lui  fît  son  compli- 
ment d'un  air  enjoué.  Schahiiar  d'a- 
bord ne  prit  pas  garde  à  ce  change- 
ment; il  ne  songea  qu'à  se  plaindre 
obligeamment  de  ce  que  ce  prince 
avoit  refusé  de  l'accompagner  à  la 
chasse;  et  sans  lui  donner  le  temps 
de  répondre  à  ses  reproches,  il  lui 
parla  du  grand  nombre  de  cerfs  et 
d'autres  animaux  qu  il  avoit  pris  ,  et 
enfin  du  plaisir  qu'il  avoit  eu.  Schah- 
zenan,  après  l'avoir  écouté  avec-  at- 
tention, prit  la  parole  à  son  tour. 
Comme  il  n'avoit  plus  de  chagrin  qui 
l'empêchât  de  faire  paroitre  combien 
il  avoit  d'esprit,  il  dit  mille  choses 
agréables  et  plaisantes. 

Le  sultan ,  qui  s' étoit  attendu  à  le 
retrouver  dans  le  même  état  où  il 
l'avoil  laissé,  fut  ravi  de  le  voir  si  gai. 
«  Mon  frère ,  lui  dit-il ,  je  rends  grâces 


CONTES     ARABES.  1 5 

atî  ciel  de  l'heureux  changement  qu'il 
a  produit  en  vous  pendant  mon  ab- 
sence 5  j'en  ai  une  véritable  joie ,  mais 
j'ai  une  prière  à  vous  faire ,  et  je  vous 
conjure  de  m' accorder  ce  que  je  vais 
vous  demT.nder.  »  «Que  pourrois-je 
vous  refuser ,  répondit  le  roi  de  Tar- 
tarie  ?  Vous  pouvez  tout  sur  Schah- 
zenan.  Parlez;  je  suis  dans  l'impa-» 
tience  de  savoir  ce  que  vous  souhai- 
tez de  moi.  »  «  Depuis  que  vous  êtes 
dans  ma  cour  ,  reprit  Schahriar ,  je 
vous  ai  vu  plongé  dans  une  noire  mé- 
lancolie que  j'ai  vainement  tenté  de 
dissiper  par  toutes  sortes  de  divertis- 
semens.  Je  me  suis  imaginé  que 
votre  chagrin  venoit  de  ce  que  vous 
étiez  éloigné  de  vos  états  ;  j'ai  cru 
même  que  famour  y  avoit  beaucoup 
de  part,  et  que  la  reine  de  Samar- 
cande ,  que  vous  avez  dû  choisir 
d'une  beauté  achevée ,  en  étoit  peut- 
être  la  cause.  Je  ne  sais  si  je  me  suis 
trompé  dans  ma  conjecture;  mais  je 
vous  avoue  que  c'est  particulière- 
ment pour  cette  raison  que  je  n'ai 
pas  voulu  vous  uiiportuner  là- des- 


l6       LES  MILLE  ET  UNE  NUITS, 

SUS ,  de  peur  de  vous  déplaire.  Ce- 
pendant ,  sans  que  j'y  aie  contribué 
en  aucune  manière  ,  je  vous  trouve  à 
mon  retour  de  la  meilleure  humeur 
du  monde  et  l'esprit  entièrement  dé- 
gagé de  cette  noire  vapeur,  qui  en 
troubloit  tout  l'enjouement.  Dites- 
moi  de  grâce ,  pourquoi  vous  étiez  si 
triste  ,  et  pourquoi  vous  ne  l'êtes 
plus  ?  « 

A  ce  discours ,  le  roi  de  la  Gran- 
de Tait  .rie  demeura  quelque  temps 
rêveur ,  comme  s'il  eût  cherché  ce 
qu'il  avoit  à  y  répondre.  Enfin  il  re- 
partit dans  ces  termes  :  «  Vous  êtes 
mon  sultan  et  mon  maitre  ;  mais  dis- 
pensez-moi ,  je  vous  supplie ,  de  vous 
Qonner  la  satisfaction  que  vous  me 
demandez.  »   «  Non,  mon  frère,  ré- 

Fhqua  le  sultan  ,  il  faut  que  vous  me 
accordiez  ;  je  la  souhaite ,  ne  me  la 
refusez  pas.  »  Schahzenan  ne  put 
résister  aux  instances  de  Schahriar. 
«  Hé  bien  !  mon  frère ,  lui  dit-il ,  je 
vais  vous  satisfaire ,  puisque  vous  me 
lie  commandez.  »  Alors  il  lui  raconta 
l'infidélité  de  la  reine  de  Samarcande  ; 


CONTES     ARABES.  I7 

et  lorsqu'il  en  eut  achevé  le  récit: 
«VoiJà,  poursuivit-il,  le  sujet  de  ma 
tristesse;  jugez  si  j'avois  tort  de  m'y 
abandonuer.  »  «  O  mon  frère  !  s'é- 
cria le  sultan  d'un  ton  qui  marquoit 
combien  il  entroit  dans  le  ressenti- 
ment du  roi  de  Tartarie  ,  quelle  hor- 
rible histoire  venez  -  vous  de  me  ra- 
conter 1  Avec  quelle  impatience  je 
l'ai  écoutée  jusqu'au  bout  !  Je  vous 
loue  d'avoir  puni  les  traîtres  qui 
v^ous  ont  fait  un  outrage  si  sensible. 
On  ne  sauroit  vous  reprocher  cette 
action  :  elle  est  juste  3  et  pour  moi  j'a- 
vouerai qu'à  votre  place  j'aurois  eu 
peut-être  moins  de  modération  que 
vous.  Je  ne  me  serois  pas  contenté 
d'ôter  la  vie  à  une  seule  femme ,  je 
crois  que  j'en  aurois  sacrifié  plus  de 
mille  à  ma  rage.  Je  ne  suis  pas  éton- 
né de  vos  chagrins  ;  la  cause  en  étoit 
trop  vive  et  trop  mortifiante  pour 
n'y  pas  succomber.  O  ciel  !  quelle 
aventure  !  Non ,  je  crois  qu'il  n'en  est 
jamais  arrivé  de  semblable  à  person- 
ne qu'à  vous.  Mais  enfin  il  faut 
louer  Dieu  de  ce  qu'il  vous  a  donné 


î8        LES  MILLE  ET  UNE  NUITS  , 

de  la  consolation  ;  et  comme  je  ne 
doute  pas  qu'elle  ne  soit  bien  fon- 
dée ,  ayez  encore  la  complaisance  de 
m'en  instruire ,  et  faites  moi  la  con- 
fidence entière.  » 

Scliahzenan  fit  plus  de  difficulté 
sur  ce  point  que  sur  le  précédent,  à 
cause  de  l'intérêt  que  son  frère  y 
avoit  ;  mais  il  fallut  céder  à  ses  nou- 
velles instances,  «  Je  v^ais  donc  vous 
obéir  ,  lui  dit-il ,  puisque  vous  le  vou- 
lez absolument.  Je  crains  que  mon 
obéissance  ne  vous  cause  plus  de  cha- 
grins que  je  n'en  ai  eu  ;  mais  vous  ne 
devez  vous  en  prendre  qu'à  vous-mê- 
me, puisque  c'est  vous  qui  me  for- 
cez à  vous  révéler  une  chose  que  je 
voudrois  enses^ehr  dans  un  éternel 
oubli.  »  ce  Ce  que  vous  me  dites,  inter- 
rompit Schahriar,  ne  fait  qu'irriter 
ma  curiosité  5  hâtez-vous  de  me  dé- 
couvrir ce  secret ,  de  quelque  nature 
q^u'il  puisse  être.  »  Le  roi  de  Tarta-' 
ne,  ne  pouvant  plus  s'en  défendre, 
fit  alors  le  détail  de  tout  ce  qu'il 
avoit  vu  du  déguisement  des  noirs, 
de  l'emnortemeiit  de  la  sultane  et  d© 


CONTES      ARABES.  If) 

ses  femmes ,  et  il  n'oublia  pas  Ma- 
soLid.  «  xA-près  avoir  été  témoin  de 
ces  infamies  ,  conlinua-t-il ,  je  pensai 
que  toutes  les  femmes  y  étoient  na- 
turellement portées ,  et  qu'elles  ne 
pouvoient  résister  à  leur  penchant. 
Prévenu  de  cette  opinion ,  il  me  pa- 
rut que  c'étoit  une  grande  foiblesse  à 
un  nomme  d'attacher  son  repos  à 
leur  fidéhté.  Celte  réflexion  m'en  fit 
faire  beaucoup  d'autres;  et  enfin  je  ju- 
geai que  je  ne  pouvois  prendre  un 
meilleur  parti  que  de  me  consoler.  Il 
m'en  a  coûté  quelques  efforts  ;  mais 
j'en  suis  venu  à  bout  ;  et ,  si  vous 
m'en  croyez,  vous  suivrez  mon  exem- 
ple. » 

Quoique  ce  conseil  fût  judicieux , 
le  sultan  ne  put  le  goûter.  Il  entra 
même  en  fureur.  «  Quoi  1  dit-il ,  la 
sultane  des  Indes  est  capable  de  se 
prostituer  d'une  manière  si  indigne  I 
Non  ,  mon  frère ,  ajouta-t-il ,  je  ne 
puis  croire  ce  que  vous  me  dites ,  si 

Î"e  ne  le  vois  de  mes  propres  yeux. 
[1  faut  que  les  vôtres  vous  aient 
tromoé  ;  la  chose  est  assez  impor- 


ao        LES  DIILLE  ET  UKE  NUITS  , 

tante  pour  mériter  que  j'en  sois  as- 
suré par  moi-niême.  »  «  Mon  frère, 
répondit  Schahzenan ,  si  vous  voulez 
en  être  témoin ,  cela  n'est  pas  fort 
difficile  :  vous  n'avez  qu'à  faire  une 
nouvelle  partie  de  chasse  ;  quand 
nous  serons  hors  de  la  ville  avec  vo- 
tre cour  et  la  mienne,  nous  nous  ar- 
rêterons sous  nos  pavillons ,  et  la  nuit 
nous  reviendrons  tous  deux  seuls 
dans  mon  appartement.  Je  suis  assu- 
ré que  le  lendemain  vous  verrez  ce 
que  j'ai  vu.  »  Le  sultan  approuva  le 
stratagème,  et  ordonna  aussitôt  une 
nouvelle  chasse  ;  de  sorte  que  dès  le 
même  jour  les  pavillons  furent  dres- 
sés au  lieu  désigné. 

Le  jour  suivant ,  les  deux  princes 
partirent  avec  toute  leur  suite.  Ils  ar- 
rivèrent où  ils  dévoient  camper ,  et  ils 
y  demeurèrent  jusqu'à  la  nuit.  Alors 
Schahriar  appela  son  grand-visirj  et, 
sans  lui  découvrir  son  dessein ,  lui 
commanda  de  tenir  sa  place  pendant 
son  absence ,  et  de  ne  pas  permettre 
que  personne  sortit  du  camp  ,  poux* 
quelque  sujet  que  ce  pût  cire.  D'à- 


CONTES     ARABES.  2.1 

bord  qu'il  eut  donné  cet  ordre ,  le  roi 
de  la  Grande  Tartarie  et  lui  montè- 
rent à  cheval  ,  passèrent  incognito 
au  travers  du  camp,  rentrèrent  dans 
la  ville  et  se  rendirent  au  palais 
qu'occupoit  Schahzenan.  Ils  se  cou- 
chèrent ;  et  le  lendemain  de  bon  ma- 
tin ,  ils  s'allèrent  placer  à  la  même 
fenêtre  d'où  le  roi  de  Tartarie  avoit 
Vu  la  scène  des  noirs.  Ils  jouirent 
quelque  temps  de  la  fraîcheur  ;  car  le 
soleil  n'étoit  pas  encore  levé  5  et  en 
s'entretenant ,  ils  jetoient  souvent  les 
jeux  du  côté  de  la  porte  secrète.  Elle 
s'ouvrit  enfin  5  et ,  pour  dire  le  reste 
en  peu  de  mots  ,  la  sultane  parut  avec 
ses  femmes  et  les  dix  noirs  déo;uisés  ; 
elle  appela  Masoud  5  et  le  sultan  en 
vit  plus  qu'il  n'en  falloit  pour  être 
pleinement  convaincu  de  sa  honte  et 
de  son  malheur.  «  O  Dieu  !  s'écria-t- 
il ,  quelle  indignité  !  quelle  horreur  ! 
li'épouse  d'un  souverain  tel  que  moi, 
peut-elle  être  capable  de  cette  infa- 
mie? Après  cela,  quel  prince  osera 
se  vanter  d'être  parfaitement  heu-r- 
leux  ?  Ah  !  mon  frère ,  poursuivit -ii 


22        LES  ?,ÎILLE  ET  UME  NUITS  , 

en  embrassant  le  roi  de  Tartarie,  re- 
nonçons tous  deux  au  monde,  la  bon- 
ne foi  en  est  bannie  ;  s'il  flatte  d'un 
côté,  il  trahit  de  l'autre.  Abandon- 
nons nos  élats  et  tout  l'éclat  qui  nous 
environne.  Allons  dans  des  royaumes 
étrangers  traîner  une  vie  obscure  et 
cacher  notre  infortune.  »  Scliahzenaii 
n'approuvoit  pas  cette  résolution  ; 
mais  il  n'osa  la  combattre  dans  fem- 
portement  où  il  vojoit  Schahriar» 
«  Mon  frère ,  lui  dit  -  il ,  je  n'ai  pas 
d'autre  volonté  c[ue  la  vôtre  ;  je  suis 
prêt  à  vous  suivre  partout  oii  il  vous 
plaira  ;  mais  promettez-moi  que  nous 
reviendrons ,  si  nous  pouvons  ren- 
contrer quelqu'un  c[ui  soit  plus  mal- 
heureux que  nous.  »  «  .Te  vous  le  pro- 
mets ,  répondit  le  sultan  ;  mais  je 
doute  fort  que  nous  trouvions  per- 
sonne qui  le  puisse  être.  «  «  Je  ne 
suis  pas  de  votre  sentiment  là-dessus, 
réphc[ua  le  roi  de  Tartarie,  peut-être 
même  ne  voyagerons-nous  pas  long- 
temps. »  En  disant  cela ,  ils  sortirent 
secrètement  du  palais,  et  prirent  un 
autre  chemin  c^ue  celui  par  où  ils 


CONTES     A  R.  A  B  E  S.  2Ù 

Ploient  venus.  Ils  marchèrent  tant 
qu'ils  eurent  du  jour  assez  pour  se 
conduire  ,  et  passèrent  ]a  première 
nuit  sous  des  arbres.  Sétant  levés  dès 
le  point  du  jour,  ils  conlinuèrent 
leur  marche  jusqu'à  ce  qu'ils  arrivè- 
rent à  une  beiJe  prairie  sur  le  bord 
de  la  mer ,  où  il  y  avoit ,  d'espace  en 
espace,  de  grands  arbres  fort  touffus. 
Ils  s'assirent  sous  un  de  ces  arbres 
pour  se  délasser  et  y  prendre  le  frais. 
L'iniidéli:é  des  princesses  leurs  fem- 
mes fit  le  sujet  de  leur  conversation. 

Il  n'y  avoit  pas  long-temps  qu'ils 
s'entretenoient  ,  lorsqu'ils  entendi- 
rent 'assez  près  d'eux  un  bruit  hor- 
rible du  côlé  de  la  mer,  et  un  cri  ef- 
froyable qui  les  remplit  de  crainte. 
Alors  la  mer  s'ouvrit ,  et  il  s'en  éleva 
comme  une  grosse  colonne  noire  qui 
srmbloit  s'aller  perdre  dans  les  nues. 
Cet  objet  redoubla  leur  frayeur;  ils  se 
levèrent  promptement,  et  montèrent 
au  haut  de  f arbre  qui  leur  parut  le 
plus  propre  à  les  cacher.  Ils  y  furent 
à  peine  montés  ,  que  regardant  vers 
l'endroit  d'uii  le  bruit  par  toit  et  où 


24       ^^5  MILLE  ET  UNE  NUITS  , 

la  mer  s'étoit  entrouverte ,  ils  remar- 
quèrent que  la  colonne  noire  s'avan- 
çoit  vers  le  rivage  en  fendant  l'eau  ; 
ils  ne  purent  dans  le  moment  dé- 
mêler ce  que  ce  pouvoit  être ,  mais 
ils  en  furent  bientôt  éclaircis. 

C'étoit  un  de  ces  génies  qui  sont 
malins  ,  malfaisans  ,  et  ennemis  mor- 
tels des  hommes.  Il  étoit  noir  et  hi- 
deux ,  avoit  la  forme  d'un  géant  d'une 
hauteur  prodigieuse,  et  portoit  sur 
sa  tête  une  grande  caisse  de  verre, 
fermée  à  quatre  serrures  d'acier  fin. 
Il  entra  dans  la  prairie  avec  cette 
charge,  qu'il  vint  poser  justement 
au  pied  de  l'arbre  où  étoient  les  deux 
princes  ,  qui ,  connoissant  l'extrême 
péril  où  ils  se  trouvoient,  se  crurent 
perdus. 

Cependant  le  génie  s'assit  auprès 
de  la  caisse  ;  et  l'ayant  ouverte  avec 
quatre  clefs  qui  étoient  attachées  à  sa 
ceinture ,  il  en  sortit  aussitôt  une  da- 
me très  -  richement  habillée ,  d'une 
taille  majestueuse  et  d'une  beauté 
parfaite.  Le  monstre  la  fit  asseoir  à 
ses  côtés  ;  et  la  regardant  amoureu- 


CONTES     ARABES.  25 

sèment  :  «Dame ,  dit-  il ,  la  plus  ac- 
complie de  toutes  les  dames  qui  sont 
admirées  pour  leur  beauté ,  char- 
mante personne ,  vous  que  j'ai  en- 
levée le  jour  de  vos  noces ,  et  que 
j'ai  toujours  aimée  depuis  si  cons- 
tamment ,  vous  voudrez  bien  que  je 
dorme  quelques  momens  près  de 
vous  ;  le  sommeil ,  dont  je  me  sens 
accablé  ,  m'a  fait  venir  en  cet  endroit 
pour  prendre  un  peu  de  repos.  »  En 
disant  cela  ,  il  laissa  tomber  sa  grosse 
tête  sur  les  genoux  de  la  dame  -,  en- 
suite ayant  alongé  ses  pieds  qui  s'é- 
tendoient  jusqu'à  la  mer,  il  ne  tarda 
pas  à  s'endormir ,  et  il  ronfla  bien- 
tôt de  manière  qu'il  fit  retentir  le  ri- 
vage. 

La  dame  alors  leva  la  vue  par  ha- 
sard ,  et  apercevant  les  princes  au 
haut  de  l'arbre ,  elle  leur  lit  signe  de 
la  main  de  descendre  sans  faire  de 
bruit.  Leur  frayeur  fut  extrême  quand 
ils  se  virent  découverts.  lis  suppliè- 
renl  la  dame,  par  d'autres  signes  ,  de 
les  dispenser  de  lui  obéir  5  mais  elle  , 
après  avoir  ôté  doucement  de  dessus 

I.  3 


sG        LES  MILLE  ET  UîsE  Î7UITS  , 

ses  genoux  la  tête  du  génie ,  et  l'a- 
voir posée  légèrement  à  lerre,  se 
leva ,  et  leur  dit  d'un  ton  de  voix  bas , 
mais  animé  :  «  Descendez  ,  il  faut 
absolument  que  vous  veniez  à  moi.  » 
Ils  voulurent  vainement  lui  faire  com- 
prendre encore  par  leurs  gestes  qu'ils 
craignoient  le  génie  :  «  Descendez 
donc ,  leur  répliqua-t-elle  sur  le  mê- 
me ton  ;  si  vous  ne  vous  hâtez  de 
m'obéir,  je  vais  f  éveiller ,  et  je  lui  de- 
manderai moi  -  même  votre  mort.  » 
Ces  paroles  intimidèrent  tellement 
les  princes ,  qu'ils  commencèrent  à 
descendre  avec  toutes  les  précautions 
possibles  pour  ne  pas  éveiller  le  gé- 
nie. Lorsqu'ils  furent  en  bas ,  la  da- 
me les  prit  par  la  main  ;  et  s'étant 
un  peu  éloignée  avec  eux  sous  les  ar- 
bres ,  elle  leur  fit  librement  une  pro- 
position très -vive;  ils  la  rejetèrent 
d'abord  ;  mais  elle  les  obligea ,  par 
de  nouvelles  menaces,  à  l'accepter. 
Après  qu'elle  eut  obtenu  d'eux  ce 
qu'elle  souhaitoit ,  ajant  remarqué 
qu'ils  avoient  chacun  une  bague  au 
doigt,  elle  les  leur  demanda.  Sitôt 


CONTES     AHABES.  I^J 

qu'elle  les  eut  entre  les  mains ,  ç\\q 
aJla  prendre  une  boîte  du  paquet  où 
étoit  sa  toilette  5  elle  en  tira  un  fil  gar- 
ni d'autres  bagues  de  toutes  sortes  de 
façons ,  et  le  leur  montrant  :  «  Savez- 
vous  bien  ,  dit-elle ,  ce  que  signifient 
ces  jojaux  't  »  «  Non  ,  répondirent- 
ils  ;  mais  il  ne  tiendra  qu'à  vous  de 
nous  l'apprendre.  »  «  Ce  sont,  reprit- 
elle  ,  les  bagues  de  tous  les  hommes 
à  qui  j'ai  fait  part  de  mes  faveurs.  Il 
y  en  a  quatre  -  vingt  -  dix  -  huit  bien 
comptées ,  que  je  garde  pour  me  sou- 
venir d'eux.  Je  vous  ai  demandé  les 
vôtres  pour  la  même  raison ,  et  afin 
d'avoir  la  centaine  accomplie.  Voilà 
donc,  continua-t-elle,  cent  amans  que 
j'ai  eus  jusqu'à  ce  jour  ,  malgré  Ja  vi- 
gilance et  les  précautions  de  ce  vilain 
génie  qui  ne  me  quitte  pas.  Il  a  beau 
m'enfermer  dans  cette  caisse  de  ver- 
re ,  et  me  tenir  cachée  au  fond  de  la 
mer ,  je  ne  laisse  pas  de  tromper  ses 
soins.  Vous  voyez  par-là  que  quand 
une  feinme  a  formé  un  projet ,  il  n'y 
a  point  de  mari  ni  d'amant  qui  puisse 
en  empêcher  rexécution.  Les  hom- 


20        LUS  MILLE  ET  UNE  NUITS  , 

mes  feroient  mieux  de  ne  pas  con- 
traindre les  femmes  ;  ce  seroit  le 
moyen  de  les  rendre  sages.  »  La  da- 
me leur  ayant  parlé  de  la  sorte ,  passa 
leurs  bagues  dans  le  même  fil  où 
étoient  enfilées  les  autres.  EUe  s'as- 
sit ensuite  comme  auparavant,  sou- 
leva la  tète  du  génie ,  qui  ne  se  ré- 
veilla point ,  la  remit  sur  ses  genoux', 
et  fit  signe  aux  princes  de  se  retirer. 

Ils  reprirent  le  chemin  par  où  ils 
étoient  venus  ;  et  lorsqu'ils  eurent 
perdu  de  vue  la  dame  et  le  génie  , 
Sciiahriar  dit  à  Scliahzenan  :  «  Hé 
bien  !  mon  frère  ,  que  pensez  -  vous 
de  l'aventure  qui  vient  de  nous  arri- 
ver ?  Le  génie  n'a-t-il  pas  une  mai- 
tresse  bien  fidelle  ?  Et  ne  convenez- 
vous  pas  que  rien  n'est  égal  à  la 
malice  des  femmes  ?  »  «  Oui ,  mon 
frère ,  répondit  le  roi  de  la  Grande 
Tartarie.  Et  vous  devez  aussi  demeu- 
rer d'accord  que  le  génie  est  plus  à 
plaindre  et  plus  malheureux  que 
nous.  C'est  pourquoi ,  puisque  nous 
avons  trouvé  ce  que  nous  cherchions, 
lekournons  daiis  nos  états,  et  que  cela 


CONTES      ARABES»  PAJ 

ne  nous  empêche  pas  de  nous  ma- 
rier. Pour  moi,  je  sais  par  quel  moyen 
je  prétends  que  la  foi  qui  m'est  due  , 
me  soit  iiiviolablement  conservée.  Je 
ne  veux  pas  m'expliquer  présente- 
ment là-dessus  5  mais  vous  en  ap- 
prendrez un  jour  des  nouvelles,  et  je 
suis  sûr  que  vous  suivrez  mon  exem- 
ple. »  Le  sultan  fut  de  favis  de  son 
îrère  ;  et  continuant  tous  deux  de 
marcher,  ils  arrivèrent  au  camp  sur 
la  fin  de  la  nuit  du  troisième  jour 
qu'ils  en  étoient  partis. 

La  nouvelle  du  retour  du  sultan 
s'y  étant  répandue ,  les  courtisans  se 
rendirent  de  graud  matin  devant 
son  pavillon.  Il  les  fit  entrer,  les 
reçut  d'un  air  plus  riant  qu'à  l'ordi- 
naire ,  et  leur  fit  à  tous  des  gratifica- 
tions. Après  quoi;  leur  ayant  décla- 
ré qu'il  ne  vouloit  pas  aller  plus 
loin,  il  leur  commanda  de  monter 
à  cheval  ,  et  il  retourna  bientôt  à 
son  palais. 

A  peine  fut-il  arrivé ,  qu'il  cou- 
rut à  fappartement  de  la  sultane.  Il 
lu  fit  lier  devant  lui ,  et  la  livra  à  son 


3o        LES  JIILLE  ET  UXE  NUITS  , 

grand-visir ,  avec  ordre  de  la  faire 
étrangler  •  ce  que  ce  ministre  exé- 
cuta ,  sans  s'informer  quel  crime  elle 
avoit  commis.  Le  prince  irrité  n'en 
demeura  pas  là  5  il  coupa  la  tête  de 
sa  propre  main  à  toutes  les  femmes 
de  la  sultane.  Après  ce  rigoureux 
châtiment,  persuadé  qu'il  n'y  avoit 
pas  une  femme  sage ,  pour  prévenir 
les  infidélités  de  celles  qu'il  pren- 
droit  à  l'avenir,  il  résolut  d'en  épou- 
ser une  chaque  nuit ,  et  de  la  faire 
étrangler  le  lendemain.    S'étant  im-» 

F  osé  cette  loi  cruelle  ,  il  jura  qu'il 
observeroit  immédiatement  après 
le  départ  du  roi  de  Tartarie ,  qui 
prit  bientôt  congé  de  lui,  et  se  mit 
en  chemin  chargé  de  présens  magni- 
fiques. 

Schahzenan  étant  parti ,  Schahriar 
ne  manqua  pas  d'ordonner  à  son 
grand-visir  de  lui  amener  la  fille  d'un 
de  ses  généraux  d'armée.  Le  visir 
obéit.  Le  sultan  coucha  avec  elle,  et 
le  lendemain  ,  en  la  lui  remettant  en-v 
tre  les  mains  pour  la  faire  mourir , 
il  lui  commanda  de  lui  en  chercher 


CONTES     A  E.  A  B  E  S.  Ol 

une  autre  pour  la  nuit  suivante. 
Quelque  répugnance  qu'eût  le  visir 
à  exécuter  de  semblables  ordres  , 
comme  il  devoit  au  sultan  son  maî- 
tre une  obéissance  aveuo^Je,  il  étoit 
obligé  de  s'y  soumettre.  Il  lui  mena 
donc  la  fille  d'un  officier  subalterne, 
qu'on  fit  aussi  mourir  le  lendemain. 
Après  celle-là,  ce  fut  la  fille  d'un 
bourgeois  de  la  capitale  ;  et  enfin  cha- 
que jour  c'étoit  une  fille  mariée,  et 
une  femme  naorte. 

Le  bruit  de  cette  inhumanité  sans 
exemple  causa  une  consternation  gé- 
nérale dans  la  ville.  Ou  n'y  enten- 
doit  que  des  cris  et  des  lamentations. 
Ici  c'étoit  un  père  en  pleurs  qui  se 
désespéroit  de  la  perte  de  sa  fille  ;  et 
là  c'étoient  de  tendres  mères ,  crui , 
craignant  pour  les  leurs  la  même  des- 
tinée ,  faisoieni;  par  avance  retentir 
l'air  de  leurs  gémissem.ens.  Ainsi , 
au  lieu  des  louanges  et  des  bénédic- 
tions que  le  sultan  s'étoit  attirées  jus- 
qu'alors, tous  ses  sujets  ne  faisoient 
plus  que  des  imprécations  contre  lui. 

Le  grand -visir.  (fui,  comme  on 


32       LES  MILLE  ET  UNE  NUITS, 

l'a  déjà  dit ,  étoit  malgré  lui  le  mi- 
nistre d'une  si  horrible  injustice, 
avoit  deux  filles,  dont  l'aînée  s'ap- 

Îeioit  Schelierazade ,  et  la  cadette 
)inarzade.  Cette  dernière  ne  man- 
quoit  pas  de  mérite  5  mais  l'autre 
avoit  un  courage  au-dessus  de  son 
sexe,  de  l'esprit  infiniment,  avec 
vuie  pénétration  admirable.  Elle  avoit 
beaucoup  de  lecture  et  une  mémoire 
si  prodigieuse ,  que  rien  ne  lui  étoit 
échappé  de  tout  ce  qu'elle  avoit  lu. 
Elle  s' étoit  heureusement  appliquée 
à  la  philosophie,  à  la  médecine,  à 
l'histoire  et  aux  arts;  et  elle  faisoit 
des  vers  mieux  que  les  poètes  les 
plus  célèbres  de  son  temps.  Outre 
cela,  elle  étoit  pourvue  d'une  beauté 
extraordinaire^  et  une  vertu  très-soKue 
couronnoit  toutes  ses  belles  qualités* 
Le  visir  aimoit  passionnément  une 
fille  si  digne  de  sa  tendresse.  Un 
jour  qu'ils  s'entretenoient  tous  deux 
ensemble ,  elle  lui  dit  :  «  Mon  père , 
j'ai  une  grâce  à  vous  demander 5  je 
vous  supplie  très-humblement  de  me 
l'accorder.  »    u  Je  ne  vous  la  refuse- 


CONTES     ARABES.  OJ 

rai  pas  ,  répondit-il ,  pourvu   qu'elle 
soit  juste  et  raisonnable.  »     «  Pour 
juste,   répliqua    Scheherazade ,   elle 
ne  peut  l'être  davantage,  et  vous  en 
pouvez  juger  par  le  motif  qui  m'o- 
blige à  vous  la  demander.  J'ai  des- 
sein d'arrêter  le  cours  de  cette  bar- 
barie   que  le  sultan   exerce    sur  les 
familles  de  cette  ville.  Je  veux  dissi- 
per la  juste  crainte  que  tant  de  mè- 
res ont  de  perdre   leurs  filles  d'une 
manière  si  funeste.  »  «  Votre  inten- 
tion est  fort  louable ,  ma  fille  ,  dit  le 
visir;  mais  le  mal  auquel  vous  vou- 
lez   remédier,   me   paroît  sans  re- 
mède.    Comment    prétendez  -  vous 
en  venir  à  bout  Y  »    «  Mon  père ,  re- 
partit Scheherazade ,  puisque  par  vo- 
ire entremise  le  sultan  célèbre  cha- 
que jour   un   nouveau    mariage ,  je 
vous  conjure ,  par  la  tendre  aflèclion 
que   vous    avez  pour   moi,   de  me 
procurer  l'honneur  de  sa  couche.  » 
liC  visir  ne  put  entendre  ce  discours 
sans  horreur.   «  O  Dieu!  interrom- 
pit-il avec  transport.  Avez-vous  per- 
àu  lesprit ,  ma  fille  ':*  Pouvez  -  vous 


34       l'Es  MILLE  ET  UNE  NUITS, 

me  faire  une  prière  si  dangereuse  ? 
Vous  savez  que  le  sultan  a  fait  ser- 
ment sur  son  ame  de  ne  coucher 
qu'une  seule  nuit  avec  la  même  fem- 
me et  de  lui  faire  ôter  la  vie  le  len- 
demain ,  et  vous  voulez  que  je  lui 
propose  de  vous  épouser?  Songez- 
vous  bien  à  quoi  vous  expose  votre 
zèle  indiscret?  »  «  Oui ,  mon  père  , 
répondit  cette  vertueuse  fille,  je  con- 
nois  tout  le  danger  que  je  cours ,  et 
il  ne  sauroit  m'épouvanter.  Si  je  pé- 
ris ,  ma  mort  sera  glorieuse  ;  et  si  je 
réussis  dans  mon  entreprise ,  je  ren- 
drai à  ma  patrie  un  service  impor- 
tant. »  «  Non  ,  non ,  dit  le  visir ,  quoi 
que  vous  puissiez  me  représenter 
pour  m'intéresser  à  vous  permettre 
de  vous  jeter  dans  cet  afiTL-eux  péril , 
ne  vous  imaginez  pas  que  j'y  con- 
sente. Quand  le  sultan  m'ordonnera 
de  vous  enfoncer  le  poignard  dans 
le  sein ,  hélas  !  il  faudra  bien  que  je 
lui  obéisse.  Quel  triste  emploi  pour 
un  père!  A.h!  si  vous  ne  craignez 
point  la  m;)rt,  craignez  du  moins 
de   me  causer  la  douleur   mortelle 


CONTES     ARABES.  ÔJ 

de  voir  ma  main  teinte  de  votre 
sang.  »  «  Encore  une  fois ,  mon  pè- 
re ,  dit  Sclieherazade ,  accordez  -moi 
la  grâce  que  je  vous  demande.  » 
«  Votre  opiniâtreté ,  repartit  Je  vi- 
sir ,  excite  ma  colère.  Pourquoi  vou- 
loir vous-même  courir  à  votre  per- 
te ?  Qui  ne  prévoit  pas  la  fin  d'une 
entreprise  dangereuse ,  n'en  sauroit 
sortir  heureusement.  Je  crains  qu'il 
ne  vous  arrive  ce  qui  arriva  à  l'â- 
ne ,  qui  étoit  bien,  et  qui  ne  put  s'y 
tenir.  »  «  Quel  malheur  arriva-t-il  à 
cet  âne ,  reprit  Sclieherazade  ?  »  «  Je 
vais  vous  le  dire ,  répondit  le  visir  • 
écoutez-moi  ; 


ZÔ        LES  MILLE  ET  UNE  NUITS, 

FABLE. 

l'ane,  le  bœuf  et  le  laboureur. 


«  Un  marchand  très-riche  avoit  pki- 
sieurs  maisons  à  la  campagne,  où 
il  faisoit  nourrir  une  grande  cman- 
tité  de  toute  sorte  de  bétail.  Il  se 
relira  avec  sa  femme  et  ses  en  fans  à 
une  de  ses  terres  pour  la  faire  va- 
loir par  lui  -  même.  Il  avoit  le  don 
d'entendre  le  langage  des  bêtes  •  mais 
avec  cette  condition,  qu'il  ne  pou- 
voit  finterpréter  à  personne  ,  sans 
s'exposer  à  perdre  la  vie  ;  ce  qui  l'em- 
pêchoit  de  communiquer  les  choses 
qu'il  avoit  apprises  par  le  moyen  de 
ce  don. 
»  Il  y  avoit  à  une  même  auge  un 


CONTES     A-R.ABES.  ÔJ 

bœuf  et  un  âne.  Un  jour  qu'il  étoit 
assis  près  d'eux,   et  qu'il  se  cliver- 
tissoit  à  voir    jouer  devant   lui    ses 
enfans  ,  il  entendit  que  le  bœuf  di- 
soit  à  fane  :    «  L'Eveillé^  que  je  te 
trouve  heureux,  quand  je  considère 
le  repos  dont  tu  jouis,  et  le  peu  de 
travail  qu'on  exige  de  toi  !  Un  liom- 
33ie  te  panse  avec  soin ,  te  lave ,  te 
donne  de  forge  bien   criblé,   et  de 
feau  fraîche  et  nette.  Ta  pins  gran- 
de peine  est  de  porter  le  marchand 
notre  maître  ,  lorsqu'il  a  quelque  pe- 
tit voyage  à  faire.  Sans  cela  ,  toute  ta 
vie   se  passeroit   dans  l'oisiveté.   La 
manière  dont  on  me  traite  est  bleu 
différente ,  et  ma  condition  est  aussi 
malheureuse  que  la  tienne  est  agréa- 
ble. Il  eài  à  peine  minuit  qu'on  m'at- 
tache à  une  charrue  que  f  on  me  fait 
traîner  tout  le  long  du  jour  en  fen- 
dant la  terre  5  ce  qui  me  fatigue  à 
un  point,  que  les  forces  me  man- 
quent  quelquefois.  D'ailleurs,  le  la- 
boureur ,   qui  est  toujours  derrière 
moi ,  ne  cesse   de   me  frapper.    A 
force  de  tirer  la  charme,  j  ai  le  cou 
tout  écorclié,  Eufîn ,  après  avoir  tra- 
ï.  4 


^3         rKS  MILLE  ET  ÎJNE  NtJTTS  ^ 

vaille  depuis  le  matin  jusqu'au  soir, 
quand  je  suis  de  retour ,  on  me  don- 
ne à  manger  de  méchantes  fèves 
sèches ,  dont  on  ne  s'est  pas  mis  en 
peine  d'ôter  la  terre,  ou  d'autres 
choses  qui  ne  valent  pas  mieux- 
Pour  comble  de  misère,  lorsque  je 
me  suis  repu  d'un  mets  si  peu  ap- 
pétissant ,  je  suis  obligé  de  passer 
îa  nuit  couché  dans  mon  ordure. 
Tu  vois  donc  que  j'ai  raison  d'en- 
vier ton   sort.  » 

»  L'âne  n'interrompit  pas  le  bœuf; 
il  lui  laissa  dire  tout  ce  qu'il  voulut; 
mais  quand  il  eut  achevé  de  parler  : 

«  Vous  ne  démentez  pas  ^  lui  dit-il , 
le  nom  d'idiot  qu'on  vous  a  donné  ; 
vous    êtes   trop  simple  ,  vous  vous 

laissez  mener  comme  Ton  veut,  el 
vous  ne  pouvez  prendre  une  bonne 
résolution.  Cependant  quel  avantage 
vous  revient-il  de  toutes  les  indi- 
gnités que  vous  souffrez  "r*  Vous- 
vous  tuez  vous-même  pour  le  re- 
pos y  le  plaisir  et  le  profit  de  ceux 
(jui  ne  vous  en  savent  point  de  gré. 
On  ne  vous  traiteroit  pas  de  la  sorte , 


CONTES     ARABES.  Ô() 

m  vous  aviez  autant  de  courage  que 
de  force.  Lorsqu'on  vient  vous  atta- 
cher à  Tauge  ,  que  ne  faites  -  vous 
résistance  ?  Que  ne  donnez-vous  de 
bons  coups  de  cornes?  Que  ne  mar- 
quez-vous votre  colère  en  frappant 
du  pied  contre  terre  ?  Pourquoi  en- 
fin n'inspirez-vous  pas  la  terreur  par 
des  beuglemens  effroyables  ?  La  na- 
ture vous  a  donné  les  moyens  de 
vous  faire  respecter  ,  et  vous  ne  vous 
en  servez  pas.  On  vous  apporte  de 
mauvaises  fèves  et  de  mauvaise  pail- 
le ,  n'en  mangez  point  ;  flairez-les 
seulement  et  les  laissez.  Si  vous  sui-» 
Vez  les  conseils  que  je  vous  donne , 
Vous  verrez  bientôt  un  changement 
dont  vous  me  remercierez.  » 

»  Le  bœuf  prit  en  fort  bonne  part 
les  avis  de  1  âne  ,  il  lui  témoigna 
combien  il  lui  étoit  obligé.  «  Cher 
l'Eveillé ,  ajouta-t-il ,  je  ne  manque- 
rai pas  de  faire  tout  ce  que  tu  m'as 
dit,  et  tu  verras  de  quelle  manière 
je  m'en  acquitterai.  »  Ils  se  turent 
après  cet  entretien ,  dont  le  mar- 
diand  ne  perdit  pas  une  parole. 


40        lES  MILLE  ET  UNE  NUITS, 

))  Le  iendemain  de  bon  matin  ,  Je 
laboureur  vint  jjrendre  le  bœuf  ;  il 
l'attaclia  à  la  charrue ,  et  le  mena 
su  travail  ordinaire.  Le  bœuf,  qui 
lî'avoit  pas  oublié  le  conse  i  de  l'âne , 
fit  tb't  le  méchant  et  jour-là  ;  et  le 
soir,  lorsque  le  laboureur  l'ayant  ra- 
mené à  l'auge  ,  voulut  l'attacher  com- 
me de  coutume  ,  le  malicieux  ani- 
mal ,  au  lieu  de  présenter  ses  cornes 
ide  lui-même ,  se  mit  à  faire  le  rétif, 
et  à  reculer  en  beuglant;  il  baissa 
même  ses  cornes  ,  comme  pour  en 
frapper  le  laboureur.  Il  fît  enfin  tout 
Je  manège  que  1  âne  lui  avoit  ensei- 
gné. Le  joiu'  suivant ,  le  laboureur 
vint  le  reprendre  pour  le  remener 
au  labourage  ;  mais  trouvant  l'auge 
encore  remplie  des  fèves  et  de  la 
paiDe  qu'il  j  avoit  mises  le  soir,  et 
le  bœuf  couché  par  terre ,  les  pieds 
étendus ,  et  haletant  d'une  étrange 
façon ,  il  le  crut  malade  ;  il  en  eut 
pitié ,  et  jugeant  qu'il  seroit  inutile 
de  le  mener  au  travail,  il  alla  aus- 
sitôt en  avertir  le  marchand. 

»  Le  iiiarcliand  vit  bien  que  le^i 


CONTES     AEABES.  41 

inauvais  conseils  de  l'Eveillé  avoient 
été  siii\ds  ;  et  pour  le  punir  comme 
il  le  méritoit  :  «  Va ,  dit-il  au  labou- 
reur ,  prends  l'âne  à  la  place  du 
bœuf ,  et  ne  manque  pas  de  lui  don- 
ner bien  de  l'exercice.  «  Le  laboureur 
obéit.  L'âne  fut  obligé  de  tirer  la 
charrue  tout  ce  jour-là  ;  ce  qui  le 
fatigua  d'autant  plus ,  qu'il  éloit  moins 
accoutumé  à  ce  tra^^'ail.  Outre  cela  , 
il  reçut  tant  de  coups  de  bâton  ,  qu'il 
ne  pouvoit  se  soutenir  quand  il  fut 
de  retour. 

M  Cependant  le  bœuf  étoit  très- 
content:  il  avoit  mangé  tout  ce  qu'il 
j  avoit  dans  son  auge  ,  et  s'étoifc 
reposé  toute  la  journée  5  il  se  réjouis^ 
soit  en  lui-même  d'avoir  suivi  les 
conseils  de  fEveilié  ;  il  lui  donnoit; 
mille  bénédictions  pour  le  bien  qu'il 
lui  avoit  procuré  ,  et  il  ne  manciua 
pas  de  lui  en  faire  un  nouveau  com- 
pliment lorsqu'il  le  vit  arriver,  L'â- 
ne ne  répondit  rien  au  bœuf,  tant 
il  avoit  de  dépit  d'avoir  été  si  mai- 
traité,  a  C'est  par  inon  imprudence  , 
se  disoit-il  à  lui-même ,  que  je  me 


42        LES  MILLE  ET  UNE  NUITS, 

suis  attiré  ce  malheur  ;  je  vivois  heu- 
reux ;  tout  me  rioit  ;  j'avois  tout  ce 
que  je  pouvois  souhaiter  ;  c'est  ma 
faute ,  si  je  suis  dans  ce  déplorable 
état  ;  et  si  je  ne  trouve  quelque  ruse 
en  mon  esprit  pour  m'en  tirer,  ma 
perte  est  certaine.  »  En  disant  cela  , 
ses  forces  se  trouvèrent  tellement 
épuisées  ,  qu'il  se  laissa  tomber  à 
demi  mort  au  pied  de  son  auge.  » 

En  cet  endroit  le  grand-visir  s'a- 
dressant  à  Scheherazade  ,  lui  dit  : 
«  Ma  fille ,  vous  faites  comme  cet 
âne  ,  vous  vous  exposez  à  vous  per- 
dre par  votre  fausse  prudence.  Croyez- 
moi  ,  demeurez  en  repos  ,  et  ne  cher- 
chez point  à  prévenir  votre  mort.  » 
«  Mon  père ,  répondit  Scheherazade , 
l'exemple  que  vous  venez  de  rappor- 
ter, n'est  pas  capable  de  me  faire 
changer  de  résolution ,  et  je  ne  ces- 
serai point  de  vous  importuner ,  que 
je  n'aje  obtenu  de  vous  que  vous 
me  présenterez  au  sultan  pour  être 
son  épouse.  «  Le  visir  ,  voyant  qu'elle 
persistoit  toujours  dans  sa  demande , 


CONTES     ARABES.  43 

lui  répliqua  :  «  Hé  bien  ,  puisque 
vous  ne  voulez  pas  quitter  votre  obs- 
tination ,  je  serai  obligé  de  vous  trai- 
ter de  la  même  manière  que  le  mar- 
chand dont  je  viens  de  parler ,  traita 
sa  femme  peu  de  temps  après  3  et 
voici  comment  : 

»  Ce  marchand  ayant  ajipris  que 
l'âne  étoit  dans  un  état  pitoyable , 
fut  curieux  de  savoir  ce  qui  se  pas- 
seroiL  entre  lui  et  le  bœuf.  C'est  pour- 
quoi ,  après  le  souper,  il  sortit  au 
clair  de  la  lune,  et  alla  s'asseoir  au- 
près d'eux ,  accompagné  de  sa  fem- 
îTie.  En  arrivant,  il  entendit  lane  qui 
disoit  au  bœuf  :  «  Compère  ,  dites- 
moi,  je  vous  prie  ,  ce  que  vous  pré- 
tendez faire  quand  le  laboureur  vous 
apportera  demain  à  manger  ?  «  «  Ce 
que  je  ferai,  répondit  le  bœuf,  je 
continuerai  de  faire  ce  que  tu  m'as 
enseigné.  Je  m'éloignerai  d'abord  3 
je  présenterai  mes  cornes  comme 
hier  •  je  ferai  le  malade  ,  et  feindrai 
d'être  aux  abois.»  «Gardez-vous-en 
bien  ,  interrompit  l'âue ,  ce  seroit  1@ 


44        I^ES  MILIE  ET  UNE  îs^UITS  , 

moyen  de  vous  perdre  ;  car  en  arri- 
vant ce  soir,  jai  oui  dire  au  mar- 
chand notre  maitre  une  chose  qui 
m'a  fait  trembler  pour  vous.  »  «  Hé  ! 
qu'avez  -  vous  entendu ,  dit  le  bœuf? 
ne  me  cachez  rien ,  de  grâce ,  mon 
cher  l'Eveillé.  »  «  Notre  maitre ,  re-^ 
prit  l'âne  ,  a  dit  au  laboureur  ces 
tristes  paroles  :  «  Puisque  le  bœuf 
»  ne  mange  pas,  et  qu'il  ne  peut  se 
»  soutenir ,  je  veux  qu'il  soit  tué  dès 
5)  demain.  Nous  ferons ,  pour  l'amour 
i)  de  Dieu  ,  une  aumône  de  sa  chair 
»  aux  pauvres;  et  quant  à  sa  peau 
»  qui  pourra  nous  être  utile ,  tu  la 
«  donneras  au  corroyeur;  ne  man- 
»  que  donc  pas  de  faire  venir  le  hon~. 
»  cher.  »  «  Voilà  ce  que  j'avois  à 
vous  apprendre ,  ajouta  fane  ;  Tinté- 
rêt  que  je  prends  à  votre  conserva-r 
tion ,  et  l'amitié  que  j'ai  pour  vous , 
m'obligent  à  vous  en  avertir  et  à 
vous  donner  un  nouveau  conseil. 
33'abord  qu'on  vous  apportera  vos 
fèves  et  votre  paille ,  levez-vous ,  et 
vous  jetez  dessus  avec  avidité  ;  le 
maître  jugera  par-là   que  vous  êtes 


CONTES     ARABES.  45 

^nëri ,  et  révoquera  ,  sans  doute ,  l'ar-» 
rét  de  mort:  au  lieu  que  si  vous  en 
usez  autrement,  c'est  fait  de  vous.  » 

5)  Ce  discours  produisit  l'effet  qu'en 
avoit  attendu  l'âne.  Le  bœuf  en  fut 
étrangement  troublé  et  en  beugla 
d'effroi.  Le  marchand ,  qui  les  avoit 
écoutés  tous  deux  avec  beaucoup  d' at- 
tention ,  fit  alors  un  si  grand  éclat  de 
rire  ,  que  sa  femme  en  fut  très-sur- 
prise. «  Apprenez-moi ,  lui  dit-elle  , 
pourquoi  vous  riez  si  fort ,  afin  que 
j'en  rie  avec  vous.  «  «  Ma  femme , 
lui  répondit  le  marchand ,  contentez- 
vous  de  m'entendre  rire.»  «Non,  re- 
prit-elle ,  j'en  x-eux  savoir  le  sujet.» 
ce  Je  ne  puis  vous  donner  cette  satis^ 
faction  ,  repartit  le  mari  •  sachez  seu- 
lement que  je  ris  de  ce  que  notre  âne 
vient  de  dire  à  notre  l^œuf  ;  le  reste 
est  un  secret  qu'il  ne  m'est  pas  per- 
mis de  vous  révéler.»  «  Et  qui  vous 
empêche  de  me  découvrir  ce  secret , 
répliqua-t-eJIe?  »  «  Si  je  vous  Je  di- 
6ois ,  répondit-il ,  apprenez  qu'il  m'en 
coLiteroit  la  vie.  »  «  Vous  vous  mo^ 
quez  de  moi  ^  s'écria  la  femme  5  ce 


46        LES  MILLE  ET  UNE  NUITS, 

que  vous  me  dîtes ,  ne  peut  pas  être 
vrai.  Si  vous  ne  m'avouez  tout-à- 
l'heure  pourq^uoi  vous  avez  ri,  si  vous 
refusez  de  m'instruire  de  ce  que  l'âne 
et  le  bœuf  ont  dit ,  je  jure  par  le  grand 
Dieu  qui  est  au  ciel ,  que  nous  ne  vi- 
vrons pas  davantage  ensemble.  » 

»  En  achevant  ces  mots ,  elle  ren- 
tra dans  la  maison ,  et  se  mit  dans  un 
coin  où  elle  passa  la  nuit  à  pleurer 
de  toute  sa  force.  Le  mari  coucha 
seul  ;  et  le  lendemain ,  voyant  qu'elle 
îie  discontinuoit  pas  de  lamenter  : 
•<  Vous  n'êtes  pas  sage,  lui  dit-il ,  de 
vous  affliger  de  la  sorte  ;  la  chose 
n'en  vaut  pas  la  peine  3  et  il  vous  est 
aussi  peu  important  de  la  savoir , 

3u'il  m'importe  beaucoup,  à  moi, 
e  la  tenir  secrète.  N'y  pensez  donc 
plus  ,  je  vous  en  conjure.  »  «  J'y  pen- 
se si  bien  encore,  répondit  la  femme, 
que  je  ne  cesserai  pas  de  pleurer  , 
que  vous  n'ayez  satisfait  ma  curio- 
sité. »  «  Mais  je  vous  dis  fort  sérieu- 
sement,  répliqua -t- il ,  qu'il  m'en 
coûtera  la  vie  ,  si  je  cède  à  vos  indis- 
crètes instances,  »  «  Qu'il  en  arriva 


C  O  K  T  E  s     A  R  A  B  £  S.  47 

tout  ce  qu'il  plaira  à  Dieu  ,  repartit- 
elle,  je  n'en  démordrai  pas.»  «  Je 
^ois  bien  ,  reprit  îe  marchand ,  qu'il 
l'y  a  pas  moyen  de  vous  faire  enlen- 
Ire  raison  ;  et  comme  je  prévois  que 
vous  vous  ferez  mourir  vous  -  même 
par  votre  opiniâtreté  ,  je  vais  appeler 
vos  enfans ,  afin  qu'ils  aient  la  conso- 
lation de  vous  voir  avant  cpie  vous 
mouriez.  «  Il  fit  venir  ses  enfans,  el 
envoya  chercher  aussi  le  père,  la  mè- 
re et  les  parens  de  la  femme.  Lors- 
qu'ils furent  asseinblés  ,  et  qu'il  leur 
eut  expliqué  de  quoi  il  étoit  question, 
ils  employèrent  leur  éloquence  à  faire 
comprendre  à  la  femme  qu'elle  avoit 
tort  de  ne  vouloir  pas  revenir  de  sou 
entêtement  ;  mais  elle  les  rebuta  tous, 
et  dit  qu'elle  mourroit  plutôt  que  de 
céder  en  cela  à  son  mari.  Le  père  et 
la  mère  eurent  beau  lui  parler  en  par- 
ticulier ,  et  lui  représenter  que  la 
chose  qu'elle  souhaitoit  d'apprendre , 
ne  lui  étoit  d'aucune  importance ,  ils 
ne  gagnèrent  rien  sur  son  esprit ,  ni 
par  leur  autorité,  ni  par  leurs  dis- 
cours. Quand  ses  enfans  virent  qif  elle 


4i5        LES  MILLE  ET  UNE  TîUITS, 

s'obstinoit  à  rejeter  toujours  les  bon- 
nes raisons  dont  on  combattoit  son- 
opiniâtreté ,  ils  se  mirent  à  pleurer 
amèrement.  Le  marchand  lui-même 
ne  savoit  plus  où  il  en  étoit.  Assis 
seul  auprès  de  la  porte  de  sa  maison , 
il  délibéroit  déjà  s'il  sacrifîeroit  sa  vie 
pour  sauver  celle  de  sa  femme  qu'il 
aimoit  beaucoup. 

«  Or,  ma  fille,  continua  le  visir  en 
parlant  toujours  à  Scheherazade ,  ce 
marchand  avoit  cinquante  poules  et 
un  coq  avec  un  chien  qui  faisoit 
bonne  garde.  Pendant  qu'il  éLoit  as- 
sis ,  comme  je  l'ai  dit ,  et  qu'il  révoit 
profondément  au  parti  cfu'il  devoit 
prendre ,  il  vit  le  cluen  courir  vers  le 
coq  qui  s'étoit  jeté  sur  une  poule ,  et 
il  entendit  qu'il  lui  parla  dans  ces  ter- 
mes :  «O  coq!  Dieu  ne  permettra  pas 
»  que  tu  vives  encore  long -temps  ! 
«  N'as-tu  pas  honte  de  faire  aujour- 
»  d'hui  ce  que  tu  fais  ?  »  Le  coq  mon- 
ta sur  ses  ergots ,  et  se  tournant  du 
côté  du  chien  :  «Pourquoi,  répondit- 
»  il  fièrement,  cela  me  seroit-il  dé- 
»  fendu  aujourd'hui  plutôt  que  les  au- 


CONTES     ARABES.  4g 

»  très  jours  ?  »  «  Puisque  tu  J'ignores  ^ 
»  répliqua  le  cliien  ,  appiends  que 
»  notre  maître  est  aujourd'liui  dans 
»  un  grand  deuil.  Sa  femme  veut 
»  qu'il  lui  révèle  un  secret  qui  est  de 
»  telle  nature ,  quil  perdra  la  vie  si! 
»  le  lui  découvre.  Les  choses  sont  en 
»  cet  état;  et  il  est  à  craindre  qu'il 
»  n'ait  pas  assez  de  fermeté  pour  ré- 
»  sister  à  lobstination  de  sa  femme; 
»  car  il  f  aime  ,  et  il  ejt  touché  des 
»  larmes  qu'elle  répand  sans  cesse.  Il 
»  va  peut-être  périr  ;  nous  en  som- 
»  mes  tous  alarmés  dans  ce  logis. 
»  Toi  seul ,  insultant  à  notre  tristesse,, 
»  tu  as  l'imprudence  de  te  divertir 
«  avec  tes  poules,  n 

»  Le  coq  repartit  de  cette  sorte  à 
la  réprimande  du  chien  :  «  Que  notre 
»  maître  est  insensé  1  il  n'a  qu'une 
«  femme  ,  et  il  n'en  peut  venir  à 
«  bout ,  pendant  que  j'en  ai  cinquante 
»  qui  ne  font  que  ce  que  je  veux.  Qu'il 
»  rappelle  sa  raison,  il  trouvera  bieu- 
»  tôt  mojen  de  sortir  de  l'embarras 
«  où  il  est.  »  «  Hé  que  veux-tu  qu'il 
»  fasse,  dit  le  chien?»  «Qu'il  entre 

I.  5 


5o       LES  MILLE  ET  UNE  NUITS  , 

»  dans  la  chambre  où  est  sa  femme , 
»  répondit  le  coq  5  et  qu'après  s  être 
»  enfermé  avec  elle  ,  il  prenne  un  bon 
«  bâton  ,  et  lui  en  donne  mille  coups  ; 
j)  je  mets  en  fait  qu'elle  sera  sage 
»  après  cela  ,  et  qu'eue  ne  le  pressera 
»  plus  de  lui  dire  ce  qu'il  ne  doit  pas 
»  lui  révéler.»  Le  marchand  n'eut  pas 
sitôt  entendu  ce  que  le  coq  venoit  da 
dire ,  qu'il  se  leva  de  sa  place ,  prit  uu 
gros  bâton,  alla  trouver  sa  femme  qui 
pleuroit  encore  ,  s'enferma  avec  elle , 
et  la  battit  si  bien ,  qu'elle  ne  put 
s'empêcher  de  crier  :  «  C'est  assez , 
»  mon  mari ,  c'est  assez ,  laissez-moi  5 
»  je  ne  vous  demanderai  plus  rien,  n 
A  ces  paroles ,  et  voyant  qu'elle  se 
repentoit  d'avoir  été  curieuse  si  mal- 
à-propos  ,  il  cessa  de  la  maltraiter;  il 
ouvrit  la  porte  ,  toute  la  parenté  entra, 
se  réjouit  de  trouver  la  femme  reve- 
nue de  son  entêtement ,  et  £t  com- 
pliment au  mari  sur  fheureux  expé- 
dient dont  il  s'étoit  servi  pour  la 
mettre  à  la  raison.  «  Ma  fille,  ajouta 
le  grand  visir  ,  vous  mériterj'ez  d'é- 
tie    traitée    de    la    même    manière 


CONTES     ARABES.  5r 

que  la  femme  de  ce  marchand.  » 
«  Mon  père  ,  dit  alors  Scheliera- 
zade ,  de  grâce  ,  ne  tro4.ivez  point 
mauvais  que  je  persiste  dans  messen- 
timens.  L'histoire  de  cette  femme  ne 
sauroit  m'ébranler.  Je  pourrois  vous 
en  raconter  beaucoup  d'autres  qui 
vous  persuaderoient  que  vous  ne  de- 
vez pas  vous  opposer  à  mon  dessein. 
D'ailleurs  ,  pardonnez-moi  si  j'ose 
vous  le  déclarer  ,  vous  vous  y  oppo- 
seriez vainement  :  quand  la  tendresse 
Î)aternel]e  refuseroit  de  souscrire  à 
a  prière  que  je  vous  fais ,  j'irois  me 
présenter  moi-même  au  sultan.  » 

Enfin  ,  le  père  ,  poussé  à-  bout  par 
la  fermeté  de  sa  fille  ,  se  rendit  à 
ses  importunités  5  et  quoique  fort 
affligé  de  n'avoir  pu  la  détourner 
d'une  si  funeste  résolution ,  il  alla 
dès  ce  moment  trouver  Schahriar , 
pour  lui  annoncer  que  la  nuit  pro- 
chaine il  lui  mèneroit  Scliehera-* 
zade. 

Le  su j Lan  fut  fort  étonné  du  sa-^ 
crilîce  qiie  son  grand-visir  lui  fai^ 
soit.  «  Comment  avez-vous  pu,  lui 


52         LES  MILLE  ET  UisrE  NUITS  , 

dit-il ,  vous  résoii  Ire  à  me  livrer  vo- 
tre propre  fille  i*  »  «  Sire  ,  lui  répondit 
le  visir ,  elle  s'eit  offerte  d'elle-même, 
lia  triste  destinée  qui  l'attend  ,  n'a 
pu  l'épouvanter  ,  et  elle  préfère  à 
sa  vie  l'honneur  d'être  une  seule 
îiuit  l'épouse  de  votre  majesté.  » 
«  Mais  ne  vous  trompez  pas ,  visir , 
reprit  le  sultan  :  demain  ,  en  vous 
remettant  Scheherazade  entre  vos 
mains  ,  je  prétends  que  vous  lui  ôliez 
la  vie.  Si  vous  y  manquez ,  je  vous 
jure  que  je  vous  ferai  inoiirir  vous- 
même.  »  «  Sire  ,  repartit  le  visir, 
mon  cœur  gémira ,  sans  doute ,  en 
vous  obéissant  -,  mais  la  nature  aura 
beau  murmurer  :  quoique  père  ,  je 
vous  réponds  d'un  bras  fidèle.  » 
Schahriar  accepta  fofFre  de  son  mi- 
nistre 5  et  lui  dit  qu'il  n'avoit  qu'à 
lui  amener  sa  fille  quand  il  lui  plai- 
roit. 

Le  grand-visir  alla  porter  cette 
nouvelle  à  Scheherazade ,  qui  la  re- 
çut avec  autant  de  joie  que  si  elle 
eût  été  la  plus  agréable  du  monde, 
^llç  remercia  soii  père  de  l'avoir  si 


CONTES     ARABES.  5,> 

sensiblement  obligée  ;  et  voyant  qu'il 
étoit  accablé  de  douleur  ,  elle  lui  dit , 
pour  le  consoler,  qu'elle  espéroit 
qu'il  ne  se  repentîroit  pas  de  l'avoir 
mariée  avec  le  sultan  ,  et  qu'au  con- 
traire il  auroit  sujet  de  s'en  réjouir 
le  reste  de  sa  vie. 

Elle  ne  songea  plus  qu'à  se  met-^ 
tre  en  état  de  paroître  devant  le 
sultan;  mais  avant  que  de  partir, 
elle  prit  sa  sœur  Dinarzade  en  par-^ 
iiculier ,  et  lui  dit  :  «  Ma  chère  sœur , 
j'ai  besoin  de  votre  secours  dans  une 
affaire  très-importante ,  je  vous  prie 
de  ne  me  le  pas  refuser.  Mon  père 
va  me  conduire  chez  le  sultan  pour 
être  son  épouse.  Que  cette  nouvelle 
îie  vous  épouvante  pas  ;  écoutez- 
moi  seulement  avec  patience.  Dès 
que  je  serai  devant  le  sultan  ,  je  le 
supplierai  de  permettre  que  vous 
couchiez  dans  la  chambre  nuptiale , 
afin  que  je  jouisse  cette  nuit  encore 
de  votre  compagnie.  Si  j'obtiens  celte 
grâce  ,  comme  je  l'espère ,  souvenez- 
vous  de  m'éveiller  demain  matin 
une  heure  avant  le  jour  et  de  m'a-- 


54        l'Es  MILLE  ET  UNE  NUITS, 

dresser  œs  paroles  :  «  Ma  sœur  y  si 
5)  vous  ne  dormez  pas  ,  je  vous  sup- 
»  plie ,  en  attendant  le  jour  qui  pa- 
»  roitra  bientôt,  de  me  raconter  un 
»  de  ces  beaux  contes  que  vous  sa- 
»  vez.  »  Aussitôt  je  vous  en  conte- 
rai un,  et  je  me  flatte  de  délivrer 
par  ce  moyen  tout  le  peuple  de  la 
consternation  où  il  est.  Dinarzade 
répondit  à  sa  sœur  qu  elle  feroit  avec 
plaisir  ce  qu'elle  exigeoit  d'elle. 

L'heure  de  se  coucher  étant  enfin 
Venue  ,  le  grand-visir  conduisit  Sche- 
îierazade  au  palais  ,  et  se  retira  après 
l'avoir  introduite  clans  l'appartement 
du  sultan.  Ce  prince  ne  se  vit  pas 
plutôt  avec  elle ,  qu'il  lui  ordonna 
de  se  découvrir  le  visage.  Il  la  trouva 
si  belle ,  qu'il  en  fut  charmé  ;  mais 
s'apercevant  qu'elle  étoit  en  pleurs, 
il  lui  en  demanda  le  sujet.  «  Sire  , 
répondit  Scheherazade  ,  j'ai  une  sœm^ 
que  j'aime  aussi  tendrement  que  j'en 
suis  aimée.  Je  souhaiterois  qu'elle 
passât  la  nuit  dans  cette  chambre , 
pour  la  voir  et  lui  dire  adieu  en- 
core une  fois.  Voulez-vous  bien  que 


CONTES    ARABES.  55 

j'aie  la  consolation  de  lui  donner  ce 
dernier  témoignage  de  mon  amitié  ?  » 
Schahriar  y  ayant  consenti ,  on  alla 
chercher  Dinarzade,  qui  vint  en  dili- 
gence. Le  sultan  se  coucha  avec 
Scheherazade  sur  une  estrade  fort 
élevée  à  la  manière  des  monarques 
de  l'Orient ,  et  Dinarzade  dans  un 
lit  qu'on  lui  avoit  préparé  au  bas 
de  l'estrade. 

Une  heure  avant  le  jour,  Dinar- 
zade s'étant  réveillée ,  ne  manqua 
pas  de  faire  ce  que  sa  sœur  lui  avoit 
recommandé.  «  Ma  chère  sœur  ,  s'é* 
cria-t-elle  ,  si  vous  ne  dormez  pas  , 
je  vous  supplie  ,  en  attendant  le  jour 
c{ui  paroîtra  bientôt ,  de  me  racon- 
ter un  de  ces  contes  agréables  que 
vous  savez.  Hélas  !  ce  sera  peut-être 
la  dernière  fois  que  j'aurai  ce  plai- 
sir. » 

Scheherazade ,  au  lieu  de  répon- 
dre à  sa  sœur ,  s'adressa  au  sultan  : 
«  Sire  ,  dit-elle,  votre  majesté  veut- 
elle  bien  me  permettre  de  donner 
cette  satisfaction  à  ma  sœur  ?  »  «  Très- 
volontiers ,  répondit  le  sultan,  »  Alors 


55        LES  MILLE  ET  UNE  NUITS, 

Sclieherazacle  dit  à  sa  sœur  d'écou- 
ter ;  et  puis  adressant  la  parole  à 
Sclialiriar ,  elle  commença  de  la  sorte  : 


CONTES     ARABES.  67 

V  .1  :  ■  .     '  '■',,:''  ..u 

PREMIÈRE   NUIT. 

XE    MARCHAND    ET    LE    GÉNIE. 


S I  n  E  ,  il  y  avoit  autrefois  un  mar^ 
chand  qui  possédoit  de  grands  biens , 
tant  en  fonds  de  terre,  qu'en  mar- 
chandises et  en  argent  comptant.  li 
avoit  beaucoup  de  commis ,  de  fac- 
teurs et  d'esclaves.  Comme  il  étoit 
obKgé  de  temps  en  temps  de  faire  des 
voyages  pour  s'aboucher  avec  ses  cor- 
respondans  ,  un  jour  qu'une  affaire 
d'importance  fappeloit  assez  loin  du 
lieu  qu'il  habitoit ,  il  monta  à  che- 
val et  partit  avec  une  valise  derrière 
lui ,  dans  laquelle  il  avoit  mis  une 
petite  provision  de  biscuits  et  de  dat- 
tes ,  parce  qu'il  avoit  un  pays  désert  à 
passer ,  cù  il  n'auroit  pas  trouvé  de 


>8 

quoi  vivre.  Il  arriva  sans  accident  à 
1  enciroil  où  il  avoit  affaire  ;  et  quand 
il  eut  terminé  la  chose  qui  Vy  avoit 
appelé  ,  il  remonta  à  cheval  pour  s'en 
retourner  chez  lui. 

Le  quatrième  jour  de  sa  marche, 
il  se  sentit  tellement  incommodé  d@ 
l'ardeur  du  soleil  et  de  la  terre  échauf- 
fée par  ses  rayons,  qu'il  se  détourna  de 
son  chemin  pour  aller  se  rafraîchir 
sous  des  arbres  qu'il  aperçut  dans  la 
campagne.  Il  j  trouva,  au  pied  d'un 
grand  nojer ,  une  fontaine  d'une  eau 
Irès-claire  et  coulante.  Il  mit  pied  à 
terre  ,  attacha  son  cheval  à  une  bran^ 
che  d'arbre ,  et  s'assit  près  de  la  fon- 
taine ,  après  avoir  tiré  de  sa  valise 
quelques  dattes  et  du  biscuit.  En  man- 
geant les  dalles,  il  en  jetoit  les  noyaux 
à  droite  et  à  gauche.  Lorsqu'il  eut 
achevé  ce  repas  frugal  ,  comme  il 
étoit  bon  musulman,  il  se  lava  les 
mains  ,  le  visage  et  les  pieds  (0,  et 
fit  sa  prière. 

(î)  L'ablution  avant  la  prière  est  de  pré- 
ceplc   divin ,  dans  Ja    religion   uinsuliuaiie  ; 


CONTES     ARABES.  5() 

Il  ne  l'avoit  pas  finie,  et  il  étoit 
encore  à  genoux  ;  quand  il  vit  paraître 
un  génie  tout  blanc  de  vieillesse,  et 
d'une  grandeur  énorme,  qui,  s' avan- 
çant jusqu'à  lui  le  sabre  à  la  main ,  lui 
ait  d'un  ton  de  voix  terrible  :  «  Lève- 
loi,  que  je  te  tue  avec  ce  sabre,  comme 
tu  as  tùé  mon  fils.  »  Il  accompagna 
ces  mots  d'un  cri  effroyable.  Le  mar- 
chand ,  autant  efFrajé  de  la  hideuse 
figure  du  monstre,  que  des  paroles 
qu'il  lui  avoit  adressées ,  lui  répondit 
en  tremblant  :  «  Hélas  !  mon  bon 
seigneur ,  de  quel  crime  puis-je  être 
coupable  envers  vous  ,  pour  mériter 
cjue  vous  m'ôtiez  la  vie  ?  «  «  Je  veux, 
reprit  le    génie ,  te  tuer  ^e    même 

S.ie  tu  as  tué  mon  fils.  »  «  Hé!  boa 
ieu  ,  repartit  le  marchand,  com- 
ment pourrois-je  avoir  tué  votre  fils  ? 
Je  ne  le  connois  point ,  et  je  ne  l'ai 
j  amais  vu.  »  «  Ne  t'es-tu  pas  assis  en  ar- 


t<  O  vous  croyans  I  lorsque  vous  vous  disposez 
;)  à  la  prière,  lavez-vous  le  visage  et  les  mains 
')  jusqu''aux  coudes  ,'  baignez -vous  la  tète  et 
'>  les  pieds  jusqu'à  la  cheville.  »> 


6o       LES  MILLE  ET  UNE  NUITS, 

rivant  ici ,  répliqua  le  génie  ?  n'as-tu 
pas  tiré  des  dattes  de  ta  valise,  et ,  en 
les  mangeant ,  n'en  as-tu  pas  jeté  les 
noyaux  à  droite  et  à  gauche  ?  »  «  Jaf 
fait  ce  que  vous  dites,  répondit  le  mar- 
chand ,  je  ne  puis  ie  nier.  »  «  Cela 
élant ,  reprit  le  génie,  je  le  dis  que  tu 
as  tué  mon  fils,  et  voici  comment  : 
dans  le  temps  cj^ue  tu  jetoistesnojaux, 
mon  fils  passoit  ;  il  en  a  reçu  un  dans 
l'œil ,  et  il  en  est  mort  ;  c'est  pour- 
quoi il  faut  que  je  te  tue.  »  «  Ah  ! 
monseigneur,  pardon,  s'écria  le  mar- 
cJiand.  »  fc  Point  de  pardon  ,  répon- 
dit le  génie,  point  de  miséricorde. 
N'est-il  pas  juste  de  tuer  celui  qui  a 
tué?  »  «J'en  demeure  d'accord,  dit 
ie  marchand;  inais  je  n'ai  assurément 
pas  tué  votre  fils  ^  et  quand  cela  se- 
roit,  je  ne  faurois  fait  que  fort  inno- 
cemment ;  par  conséquent  je  vous 
suppHe  de  me  pardonner,  et  de  me 
laisser  la  vie.  »  «  Non ,  non ,  dit  le 
génie  en  persistant  dans  sa  résolution, 
il  faut  que  je  te  tue  de  même  que  tu 
as  tué  mon  fils.  «  A  ces  mots ,  il  prit 
le  marchand  par  le  bras ,  le  jeta  la 


Contes    arabes.       6i 

face  contre  lerre,  et   leva  le  sabre 
pour  lui  couper  la  tête. 

Cependant  le  marchand  tout  en 
pleurs ,  et  protestant  de  son  inno- 
cence ,  regrettoit  sa  femme  et  ses 
enfans ,  et  disoit  les  choses  du  mon- 
de les  plus  touchantes.  Le  génie  ^ 
toujours  le  sabre  haut ,  eut  la  patience 
d'attendre  que  le  malheureux  eût 
achevé  ses  lamentations  ^  mais  il 
n'en  fut  nullement  attendri.  «  Tous 
ces  regrets  sont  superflus,  s'écria-t- 
il',  quand  tes  larmes  seroient.de  sang, 
cela  ne  m'empêcheroit  pas  de  te 
tuer ,  comme  tu  as  tué  mon  fils.  » 
«  Quoi  !  répliqua  le  marchand  ,  rien 
ne  peut  vous  toucher?  Vous  voulez 
absolument  ôter  la  vie  à  un  pauvre 
innocent  ?  »  «  Oui ,  repartit  le  génie , 
fy  suis  résolu.  »  En  achevant  ces 
paroles 

Scheherazade ,  en  cet  endroit ,  s'a- 
percevant  qu'il  étoit  jour  ,  et  sachant 
que  le  sultan  se  levoit  de  grand  ma- 
tin pour  faire  sa  prière  et  tenir  son 
conseil ,  cessa  de  parler,  a  Bon  Dieu  ! 
ma  sœur  ,  dit  alors  Dijiarzade ,  que 

6 


votre  conte  est  merveilleux  !  »  «  La 
suite  en  est  encore  plus  surprenan- 
te ,  répondit  Scheherazade ,  et  vous 
en  tomberiez  d'accord ,  si  le  sultan 
vouloit  me  laisser  vivre  encore  au- 
jourd'hui et  me  donner  la'  permis- 
sion de  vous  la  raconter  la  nuit  pro- 
chaine. »  Schahriar  ,  qui  avoit  écou- 
té Scheherazade  avec  plaisir  ,  dit  en 
liii-même  :  «  J'attendrai  jusqu  à  de- 
main; je  la  ferai  toujours  bien  mou- 
rir quand  j'aurai  entendu  la  fin  de 
son  conte.  »  Ayant  donc  pris  la  ré- 
solution de  ne  pas  faire  ôter  la  vie 
à  Scheherazade  ce  jour-là ,  il  se  le- 
va pour  faire  sa  prière  et  aller  au 
conseil. 

Pendant  ce  temps-là  le  grand- visir 
étoit  dans  une  inquiétude  cruelle. 
Au  lieu  de  goûter  la  douceur  du 
sommeil ,  il  avoit  passé  la  nuit  à 
soupirer  et  à  plaindre  le  sort  de  sa 
fille  ,  dont  il  devoit  être  le  bourreau. 
Mais  si  dans  cette  triste  attente  il 
craignoit  la  vue  du  sultan ,  il  fut 
agréablement'  surpris ,  lorsqu'il  vit 
que   ce   prince   entroit  au   conseil. 


CONTES     ARABES.  63 

sans  lui  donner  l'ordre  funeste  qu'il 
en  attendoit. 

Le  sultan  ,  selon  sa  coutume, 
passa  la  journée  à  régler  les  affai- 
res de  son  empire  ;  et  quand  la  nuit 
fut  venue  ,  il  coucha  encore  avec 
Scheherazade.  Le  lenî'emain  avant 
que  le  jour  parût ,  Dinar zade  ne 
manqua  pas  de  s'adresser  à  sa  sœur , 
et  de  lui  dire  :  «  Ma  chère  sœur ,  si 
vous  ne  dormez  pas  ,  je  vous  sup- 
plie, en  attendant  le  jour  qui  pa- 
roi tra  bientôt ,  de  continuer  le  conte 
d'hier.  »  Le  sukan  n'attendit  pas  que 
Scheherazade    lui   en    demandât   la 

J permission.  «  Achevez,  lui  dit-il, 
e  conte  du  génie  et  du  marchand , 
je  suis  curieux  d'en  entendre  la  fin.  » 
Scheherazade  prit  alors  la  parole  , 
et  continua  son  conte  dans  ces  ter- 
mes: 


64       l'Es  MILLE  ET  UNE  NUITi, 


I  r    NUIT. 


Sire,  quand  le  marchand  vit  que 
]e  génie  lui  alloit  trancher  la  tête, 
il  fit  un  grand  cri,  et  lui  dit:  «  Ar- 
rêtez, ;  encore  un  mot ,  de  grâce  ; 
ayez  la  bonté  de  m' accorder  un  dé- 
lai :  donnez-moi  le  temps  d'aller  dire 
adieu  à  ma  femme  et  à  mes  enfans, 
et  de  leur  partager  mes  biens  par 
un  testament  que  je  n'ai  pas  encore 
fait ,  afin  qu'ils  n'aient  point  de 
procès  après  ma  mort  ;  cela  étant 
fini ,  je  reviendrai  aussitôt  dans  ce 
même  lieu  mie  soumettre  à  tout  ce 
qu'il  vous  plaira  d'ordonner  de  moi.  » 
«  Mais  ,  dit  le  génie  ,  si  je  t'accorde 
]e  délai  que  tu  demandes ,  j'ai  peur 
que  tu  ne  reviennes  pas.  »  «  Si  vous 
voulez  croire  à  mon  serment ,  ré- 
pondit le  marchand,  je  jure  par  le 


CONTES     ARABES.  65 

Dieu  du  ciel  et  de  la  terre ,  que  je 
viendrai  vous  retrouver  ici  sans  y 
manquer,  »  «  De  combien  de  temps 
souhaites-tu  que  soit  ce  délai ,  ré- 
pliqua le  génie  '^  »  «  Je  vous  demande 
une  année ,  repartit  le  marchand  •  il 
ne  me  faut  pas  moins  de  temps  pour 
donner  ordre  à  mes  affaires  ,  et  pour 
me  disposer  à  renoncer  sans  regret 
au  plaisir  qu'il  j  a  de  vivre.  Ainsi 
|e  vous  promets  que  de  demain  en  un 
an ,  sans  faute  ,  je  me  rendrai  sous 
ces  arbres ,  pour  me  remettre  entre 
vos  mains.  »  «  Prends-tu  Dieu  à  té- 
xnoin  de  la  promesse  que  tu  me  fais  , 
reprit  le  génie?  »  «  Oui ,  répondit  le 
marchand ,  je  le  prends  encore  une 
Cois  à  témoin ,  et  vous  pouvez  vous 
Teposer  sur  mon  serment.  »   A  ces 

Î paroles ,  le  génie  le  laissa  près  de 
a  fontaine  et  disparut. 

Le  marchand  s' étant  remis  de  sa 
frayeur,  remonta  c\  cheval  et  reprit 
son  chemin.  Mais  si  d'un  côté  il 
avoit  de  la  joie  de  s'être  tiré  d'un  si 
grand  péril ,  de  l'autre  il  étoit  dans 
une  tristesse  mortelle  ,  lorsqu'il  sou^ 


66        LES  MILLE  ET  UNE  ÎTUITS, 

geoit  au  serment  fatal  qu'il  avoit  fait. 
Quand  il  arriva  chez  lui ,  sa  femme 
et  ses  enfans  le  reçurent  avec  toutes 
les  démonstrations  d'une  joie  par-, 
faite  ;  mais  au  lieu  de  les  embras- 
ser de  la  même  manière  ,  il  se  mit 
à  pleurer  si  amèrement,  qu'ils  ju- 
gèrent bien  qu'il  lui  étoit  arrivé  quelr 
que  chose  d'extraordinaire.  Sa  femr: 
me  lui  demanda  la  cause  de  ses  lar-t 
mes  et  de  la  vive  douleur  qu'il  fai-r 
soit  éclater.  «  Nous  nous  réjouissions, 
rlisoit-elle,  de  votre  retour,  etcepen-> 
dant  vous  nous  alarmez  tous  par 
l'état  où  nous  vous  voyons.  Explir 
quez-nous  ,  je  vous  prie,  le  sujet  de 
votre  tristesse.  »  «  Hélas  !  répondit  le 
mari,  le  moyen  que  je  sois  dans  un 
autre  situation?  je  n'ai  plus  qu'un  an 
à  vivre.  »  Alors  il  leur  raconta  ce  qui 
s'étoit  passé  entre  lui  et  le  génie ,  et 
leur  apprit  qu'il  lui  avoit  donné  pa- 
role de  retourner  au  bout  de  l'année 
recevoir  la  mort  de  sa  main. 

Lorsqu'ils  entendirent  cette  triste 
nouvelle  ,  ils  commencèrent  tous  à 
se  désoler.  La  femme  poussoit  des  cris 


C  O  îî  T  E  s     ARABES.  67 

pitoyables  en  se  frappant  ]e  visage  et 
en  s'arracliant  les  cheveux;  lesenfans, 
fondant  en  pleurs ,  faisoient  retentir 
la  maison  de  leurs  gémissemens;  et 
le  père ,  cédant  à  la  force  du  san.^  , 
mêloit  ses  larmes  à  leurs  plaintes.  Ëi:^ 
un  mot ,  c'étoit  le  spectacle  du  monde 
le  plus  touchant. 

Dès  le  lendemain  ,  le  marchand 
songea  à  mettre  ordre  à  ses  affai-r 
res  et  s'appliqua  sur  toutes  choses 
à  paj'^er  ses  dettes.  Il  fit  des  présens  à 
ses  amis  et  de  grandes  aumônes  aux 
pauvres  ,  donna  la  liberté  à  ses  escla- 
ves de  fun  et  l'autre  sexe ,  partagea 
ses  biens  entre  ses  enfans,  nomma  des 
tuteurs  pour  ceux  qui  n'étoient  pas  eur 
core  en  âge  ;  et  en  rendant  à  sa  fem- 
me tout  ce  qui  lui  appartenoit ,  selon 
son  contrat  de  mariage ,  il  l'avantagea 
de  tout  ce  qu'il  put  lui  donner  suivant 
les  lois. 

Enfin  l'année  s'écoula  ,  et  il  fallut 
partir.  Il  fit  sa  valise ,  où  il  mit  le 
drap  dans  lequel  il  devoit  être  en- 
seveli 5  mais  lorsqu'il  voulut  dire 
tidieu  à  sa  femme  et  à  ses  enfans ,  ou 


68        LES  MILLE  ET  UNE  NUITS, 

n'a  jamais  vu  une  douleur  plus  vive. 
Ils  ne  pouvoient  se  résoudre  à  le  per- 
dre 5  ils  vouloient  tous  l'accompagner 
et  aller  mourir  avec  lui.  Néanmoins 
comme  il  falioit  se  faire  violence ,  et 
quitter  des  objets  si  chers  :  «  Mes  en- 
fans  ,  leur  dit-il ,  j'obéis  à  l'ordre  de 
Dieu  en  me  séparant  de  vous.  Imi- 
tez-moi :  soumettez  -  vous  courageu- 
ment  à  cette  nécessité,  et  songez  que  la 
destinée  de  l'iiomme  est  de  mourir.  » 
Après  avoir  dit  ces  paroles  ,  il  s'ar- 
racha aux  cris  et  aux  regrets  de  sa 
famille  ^  il  partit  et  arriva  au  même 
endroit  où  il  avoit  vu  le  génie ,  le 
propre  jour  qu'il  avoit  promis  de  s'y 
rendre.  Il  mit  aussitôt  pied  à  terre , 
et  s'assit  au  bord  de  la  fontaine ,  où  il 
attendit  le  génie  avec  toute  la  tristesse 
qu'on  peut  s'imaginer. 

Pendant  qu'il  languissoit  dans  une 
si  cruelle  attente ,  un  bon  vieillard  qui 
menoit  une  biche  à  l'attache ,  parut 
et  s'approcha  de  lui.  Ils  se  saluèrent 
l'un  l'autre  ;  après  quoi  le  vieillard 
lui  dit  :  «  Mon  frère,  peut-on  savoir 
de  vous  pourquoi  vous  êtes  venu  dans 


CONTES     ARABES.  6g 

re  lieu  désert ,  où  il  n'y  a  que  des  es- 
prits malins ,  et  où  l'on  n'est  pas  en 
sûreté  ?  A  voir  ces  beaux  arbres ,  on 
le  croiroit  habité  5  mais  c'est  une  vé- 
ritable solitude ,  où  il  est  dangereux 
de  s'arrêter  trop  long-temps.  » 

Le  marchand  satisfit  la  curiosité 
du  vieillard ,  et  lui  conta  l'aventure 
qui  l'obligeoit  à  se  trouver  là.  Le 
•^deillard  î' écouta  avec  étonnement  ; 
et  prenant  la  parole  :  «  Voilà ,  s'é- 
cria-t-il  ,  la  chose  du  monde  la  plus 
surprenante;  et  vous  vous  êtes  lié 
par  le  serment  le  plus  inviolable. 
Je  veux  ,  ajouta-t-il ,  être  témoin  de 
Votre  entrevue  avec  le  génie.  »  En 
disant  cela  ,  il  s'assit  près  du  mar- 
chand, et  tandis  qu'ils  s'entrete- 
ïioient  tous  deux 

«Mais  je  vois  le  jour  ,  dit  Schelie- 
razade  en  se  reprenant  ;  ce  qui  reste , 
est  le  plus  beau  du  conte.  »  Le  sul^ 
tan  ,  résolu  d'en  entendre  la  fin  , 
laissa  vivre  encore  ce  jour-là  Sche^ 
tierazade. 


70        LES  MILLE  ET  UNE  KUITS, 


1 1  r     NUIT. 


X/A  nuit  suivante ,  Dinarzade  fît  à  sa 
sœur  la  même  prière  que  les  deux 
précédentes.  «  Ma  chère  sœur ,  lui 
dit-elle  ,  si  vous  ne  dormez  pas ,  je 
vous  supplie  de  me  raconter  un  de 
ces  contes  agréables  que  vous  sa- 
vez. »  Mais  le  sultan  dit  qu'il  vou- 
loit  entendre  ]a  suite  de  celui  du 
marchand  et  du  génie  ;  c'est  pour- 
quoi Scheherazade  le  reprit  ainsi  : 

Sire  j  dans  le  temps  que  le  mar- 
chand et  le  vieillard  qui  conduisoit 
la  biche  ,  s'entretenoient ,  il  arriva  un 
autre  vieillard  ,  suivi  de  deux  chiens 
noirs.  Il  s'avança  jusqu'à  eux,  et  les 
salua ,  en  leur  demandant  ce  qu'ils 
faisoient  en  cet  endroit.  Le  vieillard 
qui  conduisoit  la  biche ,  lui  apprit 
l'aventure  du  marchand  et  du  génie, 


CONTES     ARABES.  Jl 

ce  qui  s'ëtoit  passé  entr'eux ,  et  le  ser- 
ment du  marchand.  Il  ajouta ,  que 
ce  jour  étoit  celui  de  la  parole  don- 
née, et  qu'il  étoil  résolu  de  demeurer 
là ,  pour  voir  ce  qui  en  arriveroit. 

Le  second  vieillard  trouvant  aussi 
îa  chose  digne  de  sa  curiosité ,  prit  la 
même  résolution.  Il  s'assit  auprès  des 
autres  -,  et  à  peine  se  fut-il  mêlé  à 
leur  conversation  ,  qu'il  survint  ua 
troisième  vieillard  ,  qui ,  s'adressant 
aux  deux  premiers  ,  leur  demanda 
pourquoi  le  marchand  qui  étoit  avec 
eux,  paroissoit  si  triste.  On  lui  en  dit 
îe  sujet,  qui  kii  parut  si  extraordi- 
naire, qu'il  souhaita  aussi  d'être  té- 
moin de  ce  qui  se  passeroit  entre  le 
génie  et  le  marchand.  Pour  cet  effet  ^ 
il  se  plaça  parmi  les  autres. 

Ils  aperçurent  bientôt  dans  la  cam- 
pagne une  vapeur  épaisse ,  com- 
me un  tourbillon  de  poussière  élevé 
par  le  vent.  Cette  vapeur  s'civanca 
jusqu'à  eux ,  et  se  dissipant  tout-à- 
coup ,  leur  laissa  voir  le  génie,  qui, 
sans  les  saluer  ,  s'approcha  du  mar- 
chand le  sabre  à  la  main  ,  et  le  pre- 


72        LES  MILLE  ET  UNE  NUITS, 

liant  par  le  bras  :  «  Leve-toi ,  lui  dit- 
il  ,  que  je  le  tue  comme  tu  as  tué  mou 
fils.  »  Le  marchand  et  les  trois  vieil- 
lards effrayés  ,  se  mirent  à  pleurer  et 
à  remplir  fair  de  cris 

Schelierazade ,  eu  cet  endroit  aper- 
cevant le  jour  ,  cessa  de  poursuivre 
son  conte  ,  qui  avoit  si  bien  piqué  la 
curiosité  du  sultan  ,  que  ce  prince 
voulant  absolument  en  savoir  la  fin  , 
remit  encore  au  lendem.ain  la  mort 
de  la  sultane. 

On  ne  peut  exprimer  quelle  fut  la 
joie  du  grand  visir,  lorsqu'il  vit  que 
le  sultan  ne  lui  ordonnoit  pas  de  faire 
mourir  Schelierazade.  Sa  famille,  la 
cour  ,  tout  le  monde  eu  fut  générale- 
ment étonné. 


CONTES     A  E.  A  B  E  S.  yS 


IV'    NUIT. 


V  ERS  la  fin  delà  nuit  suivante,  Schehe- 
razade ,  avec  la  permission  du  sul- 
tan ,  parla  dans  ces  termes  : 

Sire ,  quand  le  vieillard  qui  con- 
duisoit  la  biche,  vit  que  le  génie 
s'étoit  saisi  du  marchand ,  et  l'alloit 
tuer  impitoyablement ,  il  se  jeta  aux 
pieds  de  ce  monstre  ,  et  les  lui  bai- 
sant :  «  Prince  des  génies  ,  lui  dit-il , 
je  vous  supplie  très-humblement  de 
suspendre  votre  colère,  et  de  me 
faire  la  grâce  de  m' écouter.  Je  vais 
vous  raconter  m.on  histoire  et  celle 
de  cette  biche  que  vous  voyez  ;  mais 
si  vous  la  trouvez  plus  merveilleuse 
et  plus  surprenante  que  l'aventure 
de  ce  marchand  à  qui  vous  voulez 
ôter  la  vie ,  puis-je  espérer  que  vous 
voudrez  biejj  remettre  à  ce  pauvre 

i-  7 


74        Î"-2S  MILLE  ET  U>^E  KUITS  , 

iTiailieureux  le  tiers  de  son  crime  '^  »  - 
Le  génie  fut  quelque  temps   à  se 
consulter  ià-dessus  3  mais  enfin  il  ré- 
pondit :  «  Hé  bien ,  voyons ,  j  j  con- 
sens. » 


CONTES     ARABES.  yS 

HISTOIRE 

D  U 
PREMIER  VIEILLARD  ET  DE  LA  BICHI. 


«Je  vais  donc ,  reprit  le  vieillard , 
commencer  le  récit  -,  écoutez-moi ,  je 
vous  prie  ,  avec  attention.  Cette  bi- 
che que  vous  voyez  ,  est  ma  cou- 
sine et  de  plus  ma  femme.  Elle  n'a- 
voit  que  douze  ans  quand  je  l'épou- 
sai 5  amsi  je  puis  dire  qu'elle  ne  de- 
voit  pas  moins  me  regarder  com- 
me son  père  ,  que  comme  son  pa- 
rent et  son  mari. 

»  Nous  avons  vécu  ensemble  tren- 
te années  sans  avoir  eu  d'enfans; 
mais  sa  stérilité  ne  m'a  point  empê- 
ché d'avoir  pour  elle  beaucoup  de 
complaisance  et  d'amitié.  Le  seul  de- 


yG      LES  MILLE  ET  UNE  NUITS, 

sir  d'avoir  des  enfans  me  fit  ache- 
ter une  esclave  ,  dont  j'eus  un  fils  (0 
qui  promettoit  infiniment.  Ma  fem- 
me en  conçut  de  la  jalousie,  prit 
en  aversion  la  mère  et  l'enfant,  et 
cacha  si  bien  ses  sentimens ,  que  je 
ne  les  connus  que  trop   tard. 

»  Cependant  mon  fils  croissoit ,  et 
il  avoit  déjà  dix  ans ,  lorsque  je  fus 
obligé  de  faire  un  voyage.  Avant 
mon  départ,  je  recommandai  à  ma 
femme  ,  dont  je  ne  me  défiois  point , 
l'esclave  et  son  fils  ,  et  je  la  priai 
d'en  avoir  soin  pendant  mon  absen- 
ce ,  qui  dura  une  année  entière. 
Elle  profita  de  ce  temps-là  pour  con- 
tenter sa  haine.  Elle  s'attacha  à  la 
magie  ;  et  quand  elle  sut  assez  de  cet 

(i)  La  loi  civile  chez  les  niohoniét;ms  ,  re- 
connoît  pour  également  légitimes  les  enfans 
qui  proviennent  de  trois  espèces  de  mariasse 
permises  par  <e\\r  religion,  suivant  laquelle 
on  peut  licitement  acheter  ,  louer  ou  épouser 
«ne  ou  plusieurs  femmes  j  de  façon  que  si  ua 
lîon;mc  a  de  son  esclave  un  fils  avant  d'en 
avoir  de  son  épouse,  le  lils  de  Tesclave  est  re- 
connu pour  l'aîné,  et  jouit  des  droits  d'aînesse 
à  l'exclusion  de  celui  de  la  femme  légitime. 


CONTES     ARABES.  77 

art  diabolique  pour  exécuter  l'horrible 
dessein  qu'elle  méditoit,  la  scélérate 
inena  mon  fils  dans  un  lieu  écarté, 
lia ,  par  ses  enchantemens ,  elle  le 
changea  en  veau  ,  et  le  donna  à  mon 
fermier  ,  avec  ordre  de  le  nourrir 
comme  un  veau  ,  disoit-elle ,  qu'elle 
avoit  acheté.  Elle  ne  borna  point  sa 
fureur  à  celte  action  abominable  ; 
elle  changea  l'esclave  en  vache  ,  et  la 
donna  aussi  à  mon  fermier. 

»  A  mon  retour  ,  je  lui  deman- 
dai des  nouvelles  de  la  mère  et  de 
fenfant.  «Votre  esclave  est  morte, 
me  dit-elle  ;  et  pour  votre  fils ,  il  y 
a  deux  mois  que  je  ne  l'ai  vu  ,  et  que 
je  ne  sais  ce  cru'il  est  devenu.  «  Je 
fus  touché  de  la  mort  de  l'esclave  ; 
mais  comme  mon  fils  n'avoit  fait 
que  disparoitre ,  je  me  flattai  que  je 
pourrois  le  revoir  bientôt.  Néan- 
moins huit  mois  se  passèrent  sans 
qu'il  revînt ,  et  je  n'en  avois  aucune 
nouvelle  ,  lorsque  la  fête  du  grand 
Baïram  (i)  arriva.  Pour  la  célébrer ,  je 

(i)  Nom  des  deux  seules  fêtes  d'obligatioïi 


78         LES  MILLE  ET  UNE  NUITS  , 

mandai  à  mon  fermier  de  m'amener 
une  vache  des  plus  grasses  pour  en 
faire  un    sacrifice.    Il    n'y  manqua 

F  as.  La  vache  qu'il  m'amena  ,  étoit 
esclave  elle-même  ,  la  malheureuse 
mère  de  mon  fils.  Je  la  liai  5  mais 
dans  le  moment  que  je  me  prépa- 
rois à  la  sacrifier  ,  elle  se  mit  à  faire 
des  beuglemens  pitoyables ,  et  je  m'a- 
perçus qu'il  couloit  de  ses  yeux  des 
ruisseaux  de  larmes.  Cela  me  pa- 
rut assez  extraordinaire  ;  et  me  sen- 
tant ,  malgré  moi ,  saisi  d'un  mou- 
vement de  pitié  ,  je  ne  pus  me  ré- 
soudre à  la  frapper.    J'ordonnai    à 


que  les  musulmans  r.fent  dans  leur  religion. 
Ce  sont  des  fêtes  mobiles  ,  qui  dans  l'espace 
de  trente-trois  ans  tombent  dans  tous  les 
mois  de  l'année ,  parce  que  Tannée  musul- 
mane est  lunaire.  La  première  de  ces  fêtes 
arrive  le  premier  de  la  lune  qui  suit  celle  dii 
Uamazan  ,  ou  carême  des  mahométans.  Ce 
Baïram  dure  trois  jours,  et  tient  tout  à-la- 
fois  de  la  pâque  des  juifs,  de  notre  carna- 
val et  de  notre  premier  jour  de  l'an.  Le  se- 
cond Baïram  se  célèbre  soixante  -  dix  jours 
après  le  premier. 


C  0  K  T  5  s      ARABES.  79 

mon  fermier  de  m'en  aller  prendre 
une  autre. 

«  Ma  femme ,  qui  étoit  présente , 
frémit  de  ma  compassion  ;  et  s'oppo- 
sant  à  un  ordre  qui  rendoit  sa  malice 
inutile  :  «  Que  faites-vous ,  mon  ami , 
s'écria-t-elle  ?  Immolez  cette  vache. 
Votre  fermier  n'en  a  pas  de  plus  belle, 
ni  qui  soit  plus  propre  à  l'usage  que 
nous  en  voulons  faire.  »   Par  com- 
plaisance pour  ma  femme ,  je  m'ap- 
prochai de  la  vache  ;  et  combattant 
la  pitié  qui  en  suspendoit  le  sacri- 
fice ,  j'allois  porter  le  coup  mortel , 
quand    la    victime ,   redoublant    ses 
pleurs  et  ses  beuglemens ,  me  dé- 
sarma   une   seconde  fois.    Alors  je 
m.is  le  maillet  entre  les   m.ains    du 
fermier ,  en  lui  disant  :    «  Prenez  , 
et  sacrifiez-la  vous-même  ;  ses  beu- 
glemens  et  ses  larmes  me  fendent  le 
cœur.  » 

»  Le  fermier  moins  pitoyable  que 
moi  ,  la  sacrifia.  Mais  en  fécor- 
chant,  il  se  trouva  qu'elle  n'avoit  que 
les  os  ,  quoicfu'elle  nous  eût  paru 
très  -  grasse.  J'en   eus   un   véritable 


6o        LES  MÏLLS  "ET  UKE  yVlTf-  , 

chagrin.  «  Prenez  -  la  pour  vous  , 
dis-je  au  fermier,  je  vous  l'aban- 
donne; faites -en  des  régals  et  des 
aumônes  à  qui  vous  voudrez;  et  si 
vous  avez  un  veau  bien  gras  ,  ame- 
nez-le moi  à  sa  place.  »  Je  ne  m'in- 
formai pas  de  ce  qu'il  fit  de  la  va- 
che; mais  peu  de  temps  après  qu'il 
l'eut  fait  enle\'er  de  devant  mes  3-eux , 
je  le  vis  arriver  avec  un  ^^eau  fort 
gras.  Quoique  j'ignorasse  que  ce 
veau  fût  mon  fils  ,  je  ne  laissai  pas 
de  sentir  émouvoir  mes  entrailles  à 
sa  vue.  De  son  côté ,  dès  qu'il  m'a- 
perçut ,  il  fit  un  si  grand  effort  pour 
venir  à  moi,  qu'il  en  rompit  sa  corde. 
Il  se  jeta  à  mes  pieds ,  la  tête  con- 
tre terre ,  comme  s'il  eut  voulu  ex- 
citer ma  compassion  ,  et  me  conju- 
rer de  n'avoir  pas  la  cruauté  de  lui 
ôter  la  vie  ,  en  m'avertissant ,  autant 
qu'il  lui  étoit  possible  ,  qu'il  étoit 
mon  fils. 

«  .Te  fus  encore  plus  surpris  et  plus 
touché  de  cette  action ,  que  je  ne 
l'avois  été  des  pleurs  de  la  vache. 
Je  sentis  une  tendre  pitié  qui  m'ii\-^ 


CONTES      ARABE?,  01 

téressa  pour  lui  •  ou  ,  pour  mieux 
dire  ,  le  sang  fit  en  moi  son  devoir. 
«  Allez  ,  dis-je  au  fermier ,  reiuenez 
ce  veau  chez  vous;  ajez-en  un  grand 
soin  ,  et  à  sa  place  ,  amenez-en  un 
autre  incessamment.  » 

»  Dès  que  ma  femme  m'entendit 
parler  ainsi ,  elle  ne  manqua  pas  de 
s'écrier  encore  :  «  Que  faiLes-vous , 
mon  mari?  Crojez-moi ,  ne  sacrifiez 
pas  un  autre  veau  que  celui-là.» 
«Ma  femme,  lui  répondis -je,  je 
n'immolerai  pas  celui-ci.  Je  veux  lui 
faire  grâce  ,  je  vous  prie  de  ne  vous 
y  point  opposer.  »  Elle  n'eut  garde , 
Ja  méchante  femme  ,  de  se  rendre 
à  ma  prière  •  elle  haïssoit  trop  mon 
fils  ,  pour  consentir  que  je  le  sau- 
vasse. Elle  m'en  demanda  le  sacri-^ 
fice  avec  tant  d'opiniâtreté  ,  que  je 
fus  obligé  de  le  lui  accorder.  Je  liai 
ie  veau,  et  prenant  le  couteau  fu- 
neste  

Scheherazade  s'arrêta  en  cet  en- 
droit,  parce  qu'elle  aperçut  le  jour. 
«  Ma  sœur  ,  dit  alors  Dniarzade,  je 
suis  enchantée  de  ce  conte  j  quisou^ 


'02        LES  MILLE  ET  UNE  NUITS 


lient  si  agréablement  mon  attention.» 
«  Si  le  sultan  me  laisse  encore  vivre 
aujourd'hui,  repartit  Scheherazade , 
vous  verrez  cjue  ce  que  je  vous  ra- 
conterai demain ,  vous  divertira  beau- 
coup davantage.  »  Scliahriar  ,  cu- 
rieux de  savoir  ce  que  deviendroit  le 
fils  du  vieillard  qui  conduisoit  Ja  bi- 
che, dit  à  la  sultane  ,  qu'il  seroit  bien 
aise  d'entendre,  la  nuit  prochaine, 
la  fin  de  ce  conte. 


CONTES     ARABES. 


V^     NUIT. 


Sire,  poursuivit  Scheherazade ,  le 
premier  vieillard  qui  conduisoit  la 
Liche  continuant  de  raconter  son 
histoire  au  génie  ,  aux  deux  autres 
vieillards  et  au  marchand  :  «  Je  pris 
donc  ,  leur  dit-il ,  le  couteau ,  et  j'ai- 
lois  l'enfoncer  dans  la  gorge  de  mon 
fils  ,  lorsque  tournant  vers  moi  lan- 
guissamment  ses  yeux  baignés  de 
pleurs ,  il  m'attendrit  à  un  point , 
que  je  n'eus  pas  la  force  de  l'im- 
moler. Je  laissai  tomber  le  couteau  , 
et  je  dis  à  ma  femme  que  je  vou- 
iois  absolument  tuer  un  autre  veau 
que  celui-là.  Elle  n'épargna  rien  pour 
mie  faire  chano;er  de  résolution  j 
mais  quoi  quelle  piit  me  représen- 
ter,  je  demeurai  ferme ,  et  lui  pro- 
mis ,  seulement  pour  l'apaiser,  que 


84        LES  MILLE  ET  UNE  NUITS  , 

je  le  sacrifierois  au  Baïram  de  l'an- 
née  prochaine. 

»  Le  lendemain  matin,  mon  fer- 
mier demanda  à  me  parler  en  par- 
ticulier. «  Je  viens ,  me  dit-il ,  vous 
apprendre  une  nouvelle  ,  dont  j'es- 
père que  vous  me  saurez  bon  gré. 
J'ai  une  fille  qui  a  quelque  con- 
noissance  de  la  magie.  Hier ,  com- 
me je  remenois  au  logis  le  veau  dont 
vous  n'aviez  pas  voulu  faire  le  sa- 
crifice ,  je  remarquai  qu'elle  rit  en 
le  voyant,  et  qu'un  moment  après 
elle  se  mit  à  pleurer.  Je  lui  deman- 
dai pourquoi  elle  faisoit  en  même 
temps  deux  choses  si  contraires  r* 
«  Mon  père ,  me  répondit-elle ,  ce 
)i  veau  que  vous  ramenez,  est  le 
»  fils  de  notre  maître.  Jai  ri  de  joie 
»  de  le  voir  encore  vivant;  et  j'ai 
»  pleuré  en  me  souvenant  du  sacri- 
«  fice  qu'on  fit  hier  de  sa  mère ,  cpii 
»  étoît  changée  en  vache.  Ces  deux 
»  métamorphoses  ont  été  faites  par 
»  les  enchanteniens  de  la  femme  de 
»  notre  maître,  laquelle  haissoit  la 
»  mère  et  l'enfant.  «    «  Voilà  ce  que 


CONTÉS     AHABÊS.  85 

m'a  dit  ma  fille,  poursuivit  le  fermier, 
et  je  viens  vous  apporter  cette  nou- 
velle. » 

»  A  ces  paroles ,  ô  génie,  conti- 
nua le  vieillard,  je  vous  laisse  à  ju- 
ger (juelle  fut  ma  surprise  !  Je  par- 
tis sur  le  champ  avec  mon  fermier , 
pour  parler  moi-même  à  sa  fille.  En 
arrivant ,  j'allai  d'abord  à  fétable  où 
étoit  mon  fils.  Il  ne  put  répondre  à 
mes  embrassemens  5  mais  il  les  reçut 
d'une  manière  qui  acheva  de  me 
persuader  qu'il  étoit   mon  fils* 

»  La  fille  du  fermier  arriva.  «  Ma 
bonne  fille^  lui  dis-je,  pouvez-vous 
rendre  à  mon  fils  sa  première  for- 
me ?3)  «  Oui,  je  le  puis,  me  ré- 
pondit-elle. »  «  Ali  î  si  vous  en  venez 
à  bout,  repris-je,  je  vous  fais  maî- 
tresse de  tous  mes  biens.  »  Alors  elle 
ine  repartit  en  souriant  :  «  Vous 
êtes  notre  maître,  et  je  sais  trop 
bien  ce  que  je  vous  dois;  mais  je 
vous  avertis  que  je  ne  puis  remettre 
votre  fils  dans  son  premier  état ,  qu'à 
deux  conditions  :  la  première ,  que 
vous  me  le  donnerez  pour  époux  .5 

I.  o 


86        LES  MILLE  ET  UNE  NUITS  , 

et  la  seconde ,  qu'il  me  sera  permis 
de  punir  la  personne  qui  Ta  chan- 
gé en  veau.  »  «  Pour  la  première 
condition  ,  lui  dis-je  ,  je  l'accepte  de 
bon  cœur  5  je  dis  plus ,  je  vous  pro- 
mets de  vous  donner  beaucoup  de 
bien  pour  vous  en  particulier ,  in- 
dépendamment de  celui  cpie  je  des- 
tine à  mon  fils.  Enfin  ,  vous  verrez 
comment  je  reconnoîtrai  le  grand 
service  que  j'attends  de  vous.  Pour 
la  condition  qui  regarde  ma  femme, 
je  veux  bien  l'accepter  encore.  Une 
personne  qui  a  été  capable  de  faire 
une  action  si  criminelle ,  mérite  bien 
d'en  être  punie;  je  vous  l'abandon- 
ne ,  faites-en  ce  qu'il  vous  plaira  ; 
je  vous  prie  seulement  de  ne  lui 
pas  ôter  la  vie.  «  «  Je  vais  donc , 
répliqua-t-elle ,  la  traiter  de  la  mê- 
me manière  qu'elle  a  traité  votre 
fils.  »  «  Jy  consens  ,  lui  repartis-je; 
mais  rendez-moi  mon  fils  aupara- 
vant, « 

«  Alors  cette  fille  prit  un  vase  plein 
d'eau ,  prononça  dessus  des  paroles 
que  je  n'entendis  pas  ,  et  s'adressant 


C  O  îf  T  E  3      A  r.  A  S  E  3.  87 

ail  veau  :  «  O  veau  ,  dit-elle  ,  si  tu  as 
«  été  créé  par  le  Tout-Puissant  et  sou- 
»  verain  maître  du  monde  tel  que  tu 
»  parois  en  ce  moment,  demeure  sous 
»  cQjLte  forme  5  mais  si  tu  es  homme  , 
»  et  que  tu  sois  changé  en  veau  par 
«enchantement,  reprends  ta  figure 
»  naturelle  par  la  permission  du  sou- 
»  verain  Créateur.  »  En  achevant  ces 
mots ,  elle  jeta  l'eau  sur  lui ,  et  à 
l'instant  il  reprit  sa  première  forme. 

»  Mon  fils  ,  mon  cher  fils  ,  m'é- 
criai-je  aussitôt  en  f  embrassant  avec 
un  transport  dont  je  ne  fus  pas  le  maî- 
tî'e  !  C'est  Dieu  qui  nous  a  envoyé 
cette  jeune  fille  pour  détruire  l'hor- 
rible charme  dont  vous  étiez  envi- 
ronné ,  et  vous  venger  du  mal  qui 
vous  a  été  fait ,  à  vous  et  à  votre 
m.ère.  Je  ne  doute  pas  que  par  re- 
connoissance ,  vous  ne  vouhez  bien 
la  prendre  pour  votre  femme ,  com- 
me je  m'y  suis  engagé.  »  Il  y  con- 
sentit avec  joie  j  mais  avant  qu  ils  se 
mariassent,  la  jeune  fille  changea 
ma  femme  en  bicbe  ,  et  c'est  elle  que 
vous  voyez  ici.  Je  souhaitai  qu'eue- 


S3        LES  MULE  ET  UNE  JÎUIT5  , 

eût  cette  forme ,  plutôt  qu'une  autre 
moins  agréabJe  ,  afin  que  nous  la 
vissions  sans  répugnance  dans  la  ft- 
mille.  Depuis  ce  temps-là ,  mon  fils 
est  devenu  veuf  ,  et  est  allé  voyager. 
Comme  il  y  a  plusieurs  années  que 
je  n'ai  eu  de  ses  nouvelles,  je  me 
suis  mis  en  chemin  pour  tâcher  d'en 
apprendre  5  et  n'ayant  pas  voulu  con- 
fier à  personne  le  soin  de  ma  fem- 
me, pendant  que  je  ferois  enquête 
de  lui,  j'ai  jugé  à  propos  de  la  me- 
ner partout  avec  moi.  Voilà  donc  mon 
histoire  et  celle  de  cette  biche.  Nest- 
elle  pas  des  plus  surprenantes  et  des 
plus  merveilleuses  ?« 

«  J'en  demeure  d'accord ,  dit  le  gé- 
nie ',  et  en  sa  laveur ,  je  t'accorde  le 
tiers  de  la  grâce  de  ce  marchand.  » 

Quand  le  premier  vieillard ,  sire , 
continua  la  sultane,  eut  achevé  son 
histoire ,  le  second ,  qui  conduisoit 
les  deux  chiens  noirs,  s'adressa  au 
génie ,  et  lui  dit  :  «  Je  vais  vous  ra- 
conter ce  qui  m'est  arrivé,  à  moi  et 
à  ces  deux  chiens  noirs  que  voici , 
et  je   suis   sûr  que   vous  trouverez 


CONTES    ARABES.  89 

mon  histoire  encore  plus  étonnante 
que  celle  que  vous  venez  d'enten- 
dre. Mais  quand  je  vous  l'aurai  con- 
tée ,  m'accorderez  -  vous  le  second 
tiers  de  la  grâce  de  ce  marchand  ?  » 
«  Oui  ,  répondit  le  génie ,  pourvu 
que  ton  histoire  surpasse  celle  de 
la  biche.  »  Après  ce  consentement , 
le  second  vieillard  commença  de  cette 

manière 

Mais  Scheherazade ,  en  pronon- 
çant ces  dernières  paroles,  ayant  vu 
le  jour ,  cessa  de  parler.  «  Bon  Dieu , 
ma  sœur  ,  dit  Dinarzade ,  que  ces 
aventures  sont  singulières  !  »  «  Ma 
sœur  ,  répondit  la  sultane ,  elles  ne 
sont  pas  comparables  à  celles  que 
j'aurois  à  vous  raconter  la  nuit  pro- 
chaine,  si  le  sultan,  mon  seigneur 
et  mon  maître ,  avoit  la  bonté  de  me 
laisser  vivre.  »  Schahriar  ne  répondit 
rien  à  cela  •  mais  il  se  leva ,  lit  sa 
prière  ,  et  alla  au  conseil ,  sans  don- 
ner aucun  ordre  contre  la  vie  de  la 
eharmante  Scheherazade. 


V  I^    NUIT. 


La  sixième  nuit  étant  venue,  le  sul- 
tan et  son  épouse  se  couchèrent.  Di- 
îiarzade  se  réveilla  à  l'heure  ordi- 
naire, et  appela  la  sultane.  Schah- 
riar  ,  prenant  la  parole  :  «  Je  sou- 
haiterois  ,  dit-il ,  d'entendre  l'histoire 
du  second  vieillard  et  des  deux  chiens 
noirs.  »  «  Je  vais  contenter  votre  cu- 
riosité ,  sire ,  répondit  Schehera- 
zade.«  Le  second  vieillard,  poursui- 
vit-elle ,  s'adressant  au  génie ,  com- 
inencci  ainsi  son  histoire  : 


CONTES     ARABES- 


HISTOIRE 


ÎCOND  VIEILLARD  ET  DES  DEUX  CHIENS  KOIRS- 


«Grand  prince  des  génies ,  vous 
saurez  que  nous  sommes  trois  frères, 
ces  deux  chiens  noirs  que  vous  voyez, 
et  moi  qui  suis  le  troisième.  Notre 
père  nous  avoit  laissé  en  mourant  à 
chacun  mille  sequins  (i).  Avec  cette 
somme ,  nous  embrassâmes  tous  trois 
la  même  profession  :  nous  nous  fî- 
mes marchands.  Peu  de  temps  après 
que  nous  eûmes  ouvert  boutique , 
xnon  frère  aîné  ,  l'un  de  ces  deux 
cliiens  ,  résolut  de  voyager  et  d'aller 


(i)  Monnoie  d "or  qui  a  grand  cours  à  Venise 
cl  dans  le  Levant.  Lcscquin  vaut  12  f,  4  t^t'îit^ 


03        Li:5  JÎILLE  ET  U>7E  NUITS  , 

négocier  dans  les  pays  étrangers. 
Dans  ce  dessein,  il  vendit  tout  son 
fonds  ,  et  en  acheta  des  marchandises 
propres  au  négoce  qu'il  vouioit  faire. 

»  Il  partit ,  et  fut  absent  une  année 
entière.  Au  bout  de  ce  temps-là ,  un 
pauvre  qui  ine  parut  demander  l'aii- 
mône ,  se  présenta  à  ma  boutique. 
Je  lui  dis  :  «  Dieu  vous  assiste.  »  «  Dieu 
vous  assiste  aussi ,  me  répondit  -  il  ; 
est  -  il  possible  que  vous  ne  me  re- 
connoissiez  pas  ?  «  Alors  l'envisageant 
avec  attention  ,  je  le  reconnus.  «  Ah  ! 
mon  frère ,  m'écriai-je  en  l'embras- 
sant ,  comment  vous  aurois-je  pu  re- 
connoître  en  cet  état?  «  Je  le  fis  entrer 
dans  ma  maison,  je  lui  demandai 
des  nouvelles  de  sa  santé  et  du  suc- 
cès de  son  voyage.  «  Ne  me  faites 
pas  cette  question  ,  me  dit-il  ;  en  me 
X'ovant ,  vous  voj^ez  tout.  Ce  seroif 
renouveler  mon  affliction  ,  que  de 
vous  faire  le  détail  de  tous  les  mal- 
heurs qui  me  sont  arrivés  depuis  un 
an  ,  et  qui  m'ont  réduit  à  l'état  où  je 
suis.  » 

»  Je  fis  aussitôt  fermer  ma  boutl- 


CONTES     ARABES.  go 

que  ;  et  abandonnant  tout  autre  soin, 
je  le  menai  au  bain ,  et  lui  donnai  les 
plus  beaux  habits  de  ma  garde-robe. 
«T'examinai  mes  registres  de  vente  et 
d'achat;  et  trouvant  que  j'avois  dou- 
blé mon  fonds ,  c' est-a-dire ,  que  j'é- 
tois  riche  de  deux  mille  sequins,  je 
lui  en  donnai  la  moitié.  «  Avec  cela , 
mon  frère  ,  lui  dis-je ,  vous  pourrez 
oublier  la  perte  que  vous  avez  fai- 
te. »  Il  accepta  les  mille  sequins 
avec  joie ,  rétablit  ses  affaires ,  et 
nous  vécûmes  ensemble  comme  nous 
avions  vécu  auparavant. 

»  Quelque  temps  après  ,  mon  se- 
cond frère,  qui  est  l'autre  de  ces  deux 
chiens,  voulut  aussi  vendre  son 
fonds.  Nous  fîmes,  son  aîné  et  moi, 
tout  ce  que  nous  pûmes  pour  l'en 
détourner  ;  mais  il  n'y  eut  pas  moyen. 
Il  le  vendit;  et  de  l'argent  qu'il  en 
fit,  il  acheta  des  marchandises  pro- 

Î)res  au  négoce  étranger  qu'il  vou- 
oit  entreprendre.  Il  se  joignit  à  une 
caravane ,  et  partit.  Il  revint  au  bout 
de  l'an  dans  le  même  état  que  son 
frère  aine.  Je  le  fis  habiller  ;  et  com- 


^4        ^'^^  :\IILLE  ET  UNE  ^"UITS, 

me  j'avois  encore  mille  sequins  par- 
dessus mon  fonds,  je  les  lui  don- 
nai. Il  releva  bouticpe ,  et  continua 
d'exercer  sa  profession. 

»  Un  jour  mes  deux  frère  vin- 
rent me  trouver  pour  me  proposer 
de  faire  un  voyage ,  et  d'aller  trafiquer 
avec  eux.  Je  rejetai  d'abord  leur  pro- 
position, ce  Vous  avez  jvojagé ,  leur 
dis-je,  quj  avez -vous  gagné  ?  Qui 
m'assurera  que  je  serai  plus  heu- 
reux que  vous  ?»  En  vain  ils  me  re- 
présentèrent là-dessus  tout  ce  qui  leur 
sembla  devoir  m' éblouir  et  m'encou- 
rager  à  tenter  la  fortune  j  je  refusai 
d'entrer  dans  leur  dessein.  Mais  ils 
revinrent  tant  de  fois  à  la  charge, 
qu'après  avoir ,  pendant  cinq  ans ,  ré- 
sisté constamment  à  leurs  sollicita- 
tions, je  m'y  rendis  enfin.  Mais  quand 
il  fallut  faire  les  préparatifs  du  voya- 
ge, et  qu'il  fut  question  d'acheter  les 
marchandises  dont  nous  avions  be- 
soin, il  se  trouva  qu'ils  avoient  tout 
mangé,  et  qu'il  ne  leur  restoit  rien 
des  milles  sequins  que  je  leur  avois 
donnés  à  ch?.cun.  Je  ne  leur  en  fis 


CONTÉS      \  R_A  B  E  S.  ^J 

pas  le  moindre  reproche.  Au  con- 
traire ,  comme  mon  fonds  étoit  de  six 
mille  sequins ,  j'en  partageai  la  moi- 
tié avec  eux ,  en  leur  disant  :  «  Mes 
frères,  il  faut  risquer  ces  trois  mille 
sequins ,  et  cacher  les  autres  en  quel- 
que endroit  sûr,  afin  que  si  notre 
voyage  n'est  pas  plus  heureux  que 
ceux  que  vous  avez  déjà  faits ,  nous 
ayons  de  quoi  nous  en  consoler,  et  re- 
prendre notre  ancienne  profession.  » 
Je  donnai  donc  mille  sequins  à  cha- 
cun ,  j'en  gardai  autant  pour  moi ,  et 
j'enterrai  les  trois  mille  autres  dans 
un  coin  de  ma  maison.  Nous  ache- 
tâmes des  marchandises  ;  et  après  les 
avoir  embarquées  sur  un  vaisseau 
que  nous  frétâmes  entre  nous  trois , 
nous  fîmes  mettre  à  la  voile  avec  un 
Vent  favorable.   Après  un  mois  de 

navigation 

n  Mais  je  vois  le  jour,  poursuivit 
Scheherazade ,  il  faut  que  j'en  de- 
meure là.  «  Ma  sœnr  ,  dit  Dinar- 
2ade,  voilà  un  conte  qui  promet 
beaucoup  ;  je  m'imagine  que  la  suite 
en  est  fort  extraordinaire.  »  «  Vous 


qS         LES  MILLE  ET  UNE  NUITS  , 

ne  vous  trompez  pas  ,  répondit  la 
sultane  5  et  si  le  sultan  me  permet 
de  vous  la  conter,  je  suis  persua- 
dée qu'elle  vous  divertira  fort.  » 
Schahriar  se  leva  comme  le  jour 
précédent,  sans  s'expliquer  là-des- 
sus, et  ne  donna  point  ordre  au 
grand-visir  de  faire  mourir  sa  fille. 


CONTES      ARABES.  97 


Vir    NUIT. 


s  u  R  la  £n  de  la  septième  nuit ,  Di- 
iiarzade  supplia  la  suJtane  de  conter 
îa  suite  de  ce  beau  conte  qu'elle  n'a- 
voit  pu  achever  la  veille.  «  Je  le 
veux  bien  ,  répondit  Sclieherazade  ; 
et  pour  en  reprendre  le  fil ,  je  vous 
dirai  que  le  vieillard  qui  menoit  les 
deux  chiens  noirs ,  continuant  de 
raconter  son  histoire  au  génie  ,  aux 
deux  autres  vieillards  et  au  mar- 
chand ;  «  Enfin  ,  leur  dit  -  il ,  après 
deux  mois  de  navigation  ,  nous  ar- 
rivâmes heureusement  à  un  port  de 
mer ,  où  nous  débarquâmes  ,  et  fî- 
mes un  très-grand  débit  de  nos  mar- 
chandises. Moi  sur-tout ,  je  vendis 
tii  bien  les  miennes  ,  que  je  gagnai 
dix  pour  un.  Nous  achetâmes  des 
inarchandiijcs  du  pajs ,  pour  les 
I-  9 


t)8        lES  MILLE  ET  UNE  NUITS  , 

transporter  et  les  négocier  au  nôtre- 
»  Dans  le  temps  que  nous  étions 
prêts  à  nous  rembarcruer  pour  notre 
retour ,  je  rencontrai  sur  le  bord  de 
la  mer  une  dame  assez  bien  faite, 
niais  fort  pauvrement  habillée.  Elle 
m'aborda ,  me  baisa  la  main  ,  et  me 
pria ,  avec  les  dernières  instances , 
de  la  prendre  pour  femme  ,  et  de 
l'embarcfuer  avec  moi.  Je  fis  diffi- 
culté de  lui  accorder  ce  qu'elle  de- 
mandoit  ;  mais  elle  me  dit  tant  de 
choses  pour  me  persuader  que  je  ne 
devois  pas  prendre  garde  à  sa  pau- 
\Teté  ,  et  que  j'aurois  lieu  d'être  con- 
tent de  sa  conduite ,  que  je  me  lais- 
sai vaincre.  Je  lui  fis  faire  des  ha- 
bits propres  3  et  après  favoir  épou- 
sée par  un  contrat  de  mariage  en 
bonne  forme,  je  l'embarquai  avec 
moi ,  et  nous  mimes  à  la  voile. 

»  Pendant  notre  navigation,  je  trou- 
vai de  si  belles  qualités  dans  la  fem- 
me que  je  génois  de  prendre,  que 
je  l'aimois  tous  les  jours  de  plus  en 
plus.  Cependant  mes  deux  frères  , 
qui  n  avoient  pas  si  bien  fait  leurs 


CONTES     ARABES.  ^g 

affaires  que  moi,  et  qui  étoient  ja- 
loux de  ma  prospérité ,  me  portoient 
envie.  Leur  fureur  alla  même  jus- 
qu'à conspirer  contre  ma  vie.  Une 
nuit,  dans  le  temps  que  ma  femme 
et  moi  nous  dormions,  ils. nous  je- 
tèrent  à  la  mer. 

»  Ma  femme  étoit  fée ,  et  par  con- 
séquent génie  ;  vous  jugez  bien  qu'elle 
ne  se  noj^a  pas.  Pour  moi ,  il  est  cer- 
tain que  je  serois  mort  sans  son  se- 
cours 5  mais  je  fus  à  peine  tombé  dans 
l'eau  ,  qu'elle  m'enleva  et  me  trans- 
porta dans  une  isle.  Quand  iï  fut 
jour  la  fée  me  dit  :  «  Vous  voyez  , 
mon  mari ,  qu'en  vous  sauvant  la  vie , 
je  ne  vous  ai  pas  mal  récompensé  du 
bien  que  vous  m'avez  fait.  Vous  sau- 
rez que  je  suis  fée ,  et  que  me  trou- 
vant sur  le  bord  de  la  mer ,  lorsque 
vous  alliez  vous  embarquer ,  je  me 
sentis  une  forte  inclination  pour  vous. 
Je  voulus  éprouver  la  bonté  de  votre 
cœur  j  je  me  présentai  devant  vous 
déguisée  comme  vous  m'avez  vue. 
Vous  en  avez  usé  avec  moi  géné~ 
reusement.  Je  suis  ravie  d'avoir  Irou^ 


lOO 

vé  l'occasion  de  vous  en  marquer  ma 
reconnoissance.  Mais  je  suis  irritée 
contre  vos  frères  ,  et  je  ne  serai  pas 
satisfaite  que  je  ne  leur  aie  ôlé  la  vie.  » 
»  J'écoutai  avec  admiration  le  dis- 
cours de  la  fée  ;  je  la  remerciai  le 
mieux  qu'il  me  fut  possible  de  la 
grande  obligation  que  je  lui  avois. 
«  Mais  ,  Madame ,  lui  dis-je ,  pour 
ce  qui  est  de  mes  frères  ,  je  vous  sup- 
plie de  leur  pardonner.  Quelque  su- 
jet que  j'aie  de  me  plaindre  d'eux ,  je 
ne  suis  pas  assez  cruel  pour  vouloir 
leur  perte.»  Je  lui  racontai  ce  que 
j'avois  fait  pour  l'un  et  l'autre  ;  et 
mon  récit  augmentant  son  indigna- 
tion contr'eux  :  «  II  faut,  s'écria-t-elle, 
que  je  vole  tout-à-fheure  après  ces 
traîtres  et  ces  ingrats  ,  et  que  j'en 
tire  une  prompte  vengeance.  Je  vais 
submerger  leur  vaisseau  ,  et  les  pré- 
cipiter dans  le  fond  de  la  mer.  »  «TsTon, 
ma  belle  dame  ,  repris-je ,  au  nom  de 
Dieu ,  n'en  faites  rien  ,  modérez  vo- 
tre courroux  ;  songez  que  ce  sont  mes 
frères  ,  et  qu'il  faut  faire  le  bien  pour 
le  mal.  » 


TONTES      A  R  A  B  E  -^.  TOT 

»  J'apaisai  la  fée  par  ces  paroles  ; 
et  lorsque  je  les  eus  prononcées ,  elle 
me  transporta  en  un  instant  de  l'isle 
où  nous  étions,  sur  le  toit  de  mon 
logis ,  qui  étoit  en  terrasse ,  et  elle 
disparut  un  moment  après.  Je  des- 
cendis ,  j'ouvris  les  portes  ,  et  je  dé- 
terrai les  trois  mille  sequins  que  j'a- 
vois  cachés.  J'allai  ensuite  à  la  place 
où  étoit  ma  boutique  ;  je  l'ouvris  ,  et 
je  reçus  des  marchands  mes  voisins 
des    complimens    sur    mon    retour. 
Quand  je  rentrai  chez  moi ,  j'aperçus 
ces  deux    chiens    noirs  qui  vinrent 
m.'aborder  d'un  air  soumis.  Je  ne  sa- 
vois  ce   que   cela  signifîoit ,  et  j'en 
étois  fort  étonné  ;  mais  la  fée ,  qui 
parut  bientôt ,  m'en  éclaircit.  «  Mon 
mari ,  me  dit-elle ,  ne  soyez  pas  sur- 
pris de  voir    ces  deux  chiens  chez 
vous  :  ce  sont  vos  deux  frères.  »  Je 
frémis  à  ces  mots ,  et  je  lui  demandai 
par  quelle  puissance  ils  se  trouvoient 
en  cet  état.  «  C'est  moi  qui  les  y  ai 
mis  ,  me  répondit  -  elle  ;  au  moins, 
c'est  une  de  mes  sœurs  ,  à  qui  j'en  ai 
donné   la  commission ,  et  qui ,  en 


102     LES  MILLE  ET  UNE  NUITS  , 

même  temps ,  a  coulé  à  fond  leur 
w^isseau.  Vous  y  perdez  les  marchan- 
dises que  vous  y  aviez  ;  mais  je  vous 
récompenserai  d'ailleurs.  A  l'égard 
de  vos  frères  ,  je  les  ai  condamnés  à 
demeurer  dix  ans  sous  celte  forme  ; 
leur  perfidie  ne  les  rend  que  trop  di- 
gnes de  celte  pénitence.  «Enfin,  après 
m' avoir  ensei.ç^né  où  je  pourrois  avoir 
de  ses  nouvelles  ,  elle  disparut. 

»  Présentement  que  les  dix  années 
sont  accomplies  ,  je  suis  en  chemin 
pour  l'aller  chercher  5  et  comme  en 
passant  \)RV  ici  j'ai  rencontré  ce  mar- 
chand et  le  bon  vieillard  qui  mène  sa 
biche,  je  me  suis  arrêté  avec  eux. 
Voilà  quelle  est  mon  histoire ,  ô 
prince  des  génies  ;  ne  vous  paroît-elle 
pas  des  phis  extraordinaires?»  «J'en 
conviens ,  répondit  le  génie  ,  et  je 
remets  aussi  en  sa  faveur  ,  le  second 
tiers  du  crime  dont  ce  marchand  est 
coupable  envers  moi.  » 

Aussitôt  que  le  second  vieillard 
eut  achevé  son  histoire ,  le  troisième 
prit  la  parole  ,  et  fit  au  génie  la  me- 
ifte  demande  que  les  deux  premiers , 


C  O  K  T  3  s     ARABES.         103 

c'est-à-dire  de  remettre  au  marchand 
le  troisième  tiers  de  son  crime ,  sup- 
posé cjue  l'histoire  qu'il  avoit  à  Jui 
raconter  ,  surpassât  en  événemens 
singuhers  ,  les  deux  qu'il  venoit  d'en- 
tendre. Le  génie  lui  lit  la  même  pro- 
messe qu'aux  autres.  «  Ecoutez  donc^ 

lui  dit  alors  ce  vieillard » 

Mais  le  jour  paroît ,  dit  Schehera- 
zade  en  se  reprenant ,  il  faut  que  je 
m'arrête  en  cet  endroit,  a  Je  ne  puis 
assez  admirer ,  ma  sœur ,  dit  alors 
Dinarzade ,  les  aventures  que  vous 
venez  de  raconter.  »  «  J'en  sais  une 
infinité  d'au  1res  ,  répondit  la  sultane  , 
qui  sont  encore  plus  belles.  «  Sciiali- 
riar ,  voidant  savoir  si  le  conte  du 
troisième  vieillard  seroit  aussi  agréa- 
ble que  celui  du  second  ,  différa  jus- 
qu'au lendemain  la  mort  de  Scheli©- 
yazade. 


104     I-ES  MILLE  ET  UNE  NUITS  , 


V  1 1  r    NUIT. 


Dès  que  Dinarzade  s'aperçut  qu'il 
étoit  temps  d'appeler  la  sultane  ,  elle 
supplia  sa  sœur  ,  en  attendant  le  jour, 
de  lui  faire  le  récit  de  quelque  beau 
conte.  «  Racontez-nous  celui  du  troi- 
sième vieillard  ,  dit  le  sultan  à  Sche- 
herazade  ;  j'ai  bien  de  la  peine  à 
croire  qu'il  soit  plus  merveilleux  que 
celui  du  vieillard  et  des  deux  chiens 
noirs.  » 

Sire,  répondit  la  sullane,  le  troi- 
sième vieillard  raconta  son  histoire 
au  génie  ;  je  ne  vous  la  dirai  point , 
car  elle  n'est  point  venue  à  ma  con- 
noissance  ;  mais  je  sais  qu  elle  se 
trouva  si  fort  au-dessus  des  deux  pré- 
cédentes ,  par  la  diversité  des  aventu- 
res merveilleuses  qu'elle  conlenoit  ^ 
que  le  génie  en  fut  étonné.  li  n'en 


CONTES      A  Pc  A  E  E  S.         1  o5 

eut  pas  plutôt  ouï  la  fin  ,  qu  il  dit  au 
troisième  vieillard  :  «  Je  t'accorde  le 
dernier  tiers  de  la  grâce  du  marchand  ; 
il  doit  bien  vous  remercier  tous  trois 
de  l'avoir  tiré  d'intrigue  par  vos  his- 
toires ;  sans  vous  il  ne  seroit  plus  au 
monde.  «  En  achevant  ces  mots ,  il 
disparut  ,  au  grand  contentement 
de  la  compagnie.  Le  marchand  ne 
manqua  pas  de  rendre  à  ses  trois  li- 
bérateurs toutes  les  grâces  c[u'il  leur 
devoit.  Ils  se  réjouirent  avec  lui  de  le 
voir  hors  de  péril  ;  après  quoi  ils  se 
dirent  adieu,  et  chacun  reprit  son 
chemin.  Le  marchand  s'en  retourna 
auprès  de  sa  femme  et  de  ses  enfans , 
et  passa  tranquillement  avec  eux  le 
reste  de  ses  jours.  «Mais ,  sire ,  ajouta 
Scheherazade  ,  quelque  beaux  que 
soient  les  contes  que  j'ai  racontés  jus- 
qu'ici à  votre  majesté,  ils  n'appro- 
chent pas  de  celui  du  pêcheur.  »  Di- 
narzade  voyant  que  la  sultane  s'arrê- 
toit ,  lui  dit  :  «  Ma  sœur ,  puisqu'il 
nous  reste  encore  du  temps ,  de  grâ- 
ce ,  racontez-nous  l'histoire  de  ce  pê- 
cheur ;  le  sultan  le  voudra  bien.  » 


1  o5     LES  BÎILLE  ET  UNE  INUITS  , 

Schahriar  y  consentit  ;  et  Schehera-» 
zade  reprenant  son  discours ,  pour« 
suivit  de  cette  manière  : 


CONTES     ARABES.         IQJ 


HISTOIRE 
DU     PÉCHEUR. 


S I E.  E  ,  i]  y  avoit  autrefois  un  pêcheur 
fort  âgé  ,  et  si  pauvre,  qu'à  peine 
pouvoit-il  gagner  de  c[uoi  faire  sub- 
sister sa  femme  et  trois  enfans  ,  dont 
sa  famille  étoit  composée.  Il  alloit 
tous  les  jours  à  la  pèche  de  grand  ma- 
tin ;  et  chaque  jour  ,  il  s'étoit  iait  une 
loi  de  ne  jeter  ses  filets  que  quatre 
fois  seulement. 

Il  partit  un  matin  au  clair  de  la 
lune ,  et  se  rendit  au  bord  de  la  mer. 
Il  se  déshabdla,  et  jeta  ses  filets. 
Comme  il  les  tiroit  vers  le  rivage ,  il 
sentit  d'abord  de  la  résistance  5  il  crut 
avoir  fait  une  bonne  pêche ,  et  s'en 
réjouissoit  déjà  en  lui-même.  Mais 


I08      LES  MILLE  ET  UNE  NUITS, 

un  moment  après ,  s'apercevant  qu'au 
lieu  de  poisson  ,  il  n'y  avoit  dans  ses 
filets  que  la  carcasse  d'un  âne ,  il  en 

eut  beaucoup  de  chagrin 

Scheherazade ,  en  cet  endroit ,  ces- 
sa de  parler ,  parce  qu'elle  vit  paroi- 
tre  le  jour.  «  Ma  sœur,  lui  dit  Dinar- 
zade  ,  je  vous  avoue  que  ce  commen- 
cement me  charme ,  et  je  prévois  que 
la  suite  sera  fort  agréable.  »  «  Rien 
n'est  plus  surprenant  que  l'histoire  du 
pêcheur,  répondit  la  sultane 5  et  vous 
en  conviendrez  la  nuit  prochaine ,  si 
le  sultan  me  fait  la  grâce  de  me  lais- 
ser vivre.  »  Schahriar ,  curieux  d'ap- 
prendre le  succès  de  la  pèche  du  pê- 
cheur ,  ne  voulut  pas  faire  mourir  ce 
jour-là  Scheherazade.  C'est  pourquoi 
il  se  leva ,  et  ne  donna  point  encore 
ce  cruel  ordre. 


CONTES     ARABES.         IO9 


I  X^    NUIT. 


iVlA  chère  sœur ,  s'écria  Dfnarzade 
le  lendemain  à  l'heure  ordinaire  ,  je 
vous  supplie  de  nous  finir  le  conte  du 
pêcheur  ;  je  meurs  d'envie  de  1  en- 
tendre. «  Je  vais  vous  donner  cette 
satisfaction ,  répondit  la  sultane.  »  En 
même-temps  elle  demanda  la  per- 
mission au  sultan  ;  et  lorsqu'elle  l'eut 
obtenue ,  elle  reprit  en  ces  termes  le 
conte  du  pêcheur  : 

Sire ,  quand  le  pêcheur  ,  affligé 
d'avoir  fait  une  si  mauvaise  pêche  , 
eut  raccommodé  ses  filets ,  que  la 
carcasse  de  l'âne  avoit  rompus  en  plu- 
sieurs endroits  ,  il  les  jeta  une  secon- 
de fois.  En  les  tirant ,  il  sentit  encore 
beaucoup  de  résistance  ,  ce  qui  lui  fit 
croire  qu'ils  étoient  remplis  de  pois- 
son ;  mais  il  n'y  trouva  qu'un  grand 

I.  10 


IIO     LES  MILLE  ET  UNE  NtJITS, 

panier  plein  de  gravier  et  de  fange.  I! 
en  fut  dans  une  extrénie  affliction.  «  O 
fortune ,  s'écria-t-il  d'une  voix  pitoya- 
ble ,  cesse  d'être  en  colère  contre  moi, 
et  ne  persécute  point  un  malheureux 
qui  te  prie  de  l'épargner!  Je  suis 
parti  de  ma  maison  pour  venir  ici 
chercher  ma  v^ie ,  et  tu  m'annonces 
ma  mort.  Je  n'ai  pas  d'autre  métier 
que  celui-ci  pour  subsister  ;  et  mal- 
gré tous  les  soins  que  j'y  apporte ,  ]e 
Euis  à  peine  fournir  aux  plus  pressans 
esoins  de  ma  famille.  Mais  j'ai  tort 
de  me  plaindre  de  toi ,  tu  prends 
plaisir  à  maltraiter  les  honnêtes  gens  , 
et  à  laisser  de  grands  hommes  dans 
l'obscurité ,  tandis  que  tu  favorises 
les  méchans ,  et  que  tu  élèves  ceux 
qui  n'ont  aucune  vertu  qui  les  rende 
recommiandables.  » 
,  En  achevant  ces  plaintes ,  il  jeta 
brusquement  le  panier  ;  et  après  avoir 
bien  iavé  ses  filets  que  la  fange  avoit 
gâtés ,  il  les  jeta  pour  la  troisième 
fois.  Mais  il  n'amena  que  des  pierres , 
des  cocpiilles  et  de  fordure.  On  ne 
sauroit  expliquer  quel  fut  son  déses- 


CONTES      ARABES.         lU 

Foir:  peu  s'en  fallut  qu'il  ne  perdît 
esprit.  Cependant  comme  le  jour 
commençoit  à  paroître ,  il  n'oublia 
pas  de  faire  sa  prière  en  bon  Musul- 
man (0  ;  ensuite  il  ajouta  celle-ci: 
«  Seigneur ,  vous  savez  que  je  ne  jette 
ç  mes  filets  que  quatre  fois  chaque 
»  jour.  Je  ne  les  ai  déjà  jetés  que  trois 
»  fois  sans  avoir  tiré  le  moindre  fruit 
»  de  mon  travail.  Il  ne  m'en  reste 
»  plus  qu'une  ;  je  vous  supplie  de  me 
>)  rendre  la  mer  favorable ,  comme 
»  vous  l'avez  rendue  à  Moise  (s).  » 

Le  pécheur  ayant  fini  cette  prière , 
jeta  ses  filets  pour  la  quatrième  fois. 
Quand  il  jugea  qu'il  devoit y  avoir  du 
poisson  ,  il  les  tira  comme  aupara- 
vant avec  assez  de  peine.  Il  n'y  en 
avoit  pas  pourtant  ;  mais  il  y  trouva 
un  vase  de  cuivre  jaune,  qui ,  à  sa 
pesanteur ,  lui  parut  plein  de  quelque 


(i)  La  prière  est  un  des  quatre  grands  pré- 
ceptes de  TAicoran. 

{-i)  Les  musulmans  reconnoissent  quatre 
grands  prophètes  ou  législateurs  ,  Moïse  f 
David  5  Jésus-Christ  et  Mahomet. 


I  13     LES  MILLE  ET  UNE  NUITS  , 

chose;  et  il  remarqua  qu'il  étoit  fer^- 
mé  et  scellé  de  plomb ,  avec  l'em- 
preinte d'un  sceau.  Cela  le  réjouit, 
«  Je  le  vendrai  au  fondeur  ,  disoit-il , 
et  de  l'argent  que  j'en  ferai,  j'en  achè- 
terai une  mesure  de  bled.  » 

Il  examina  le  vase  de  tous  côtés  ,  il 
le  secoua,  pour  voir  si  ce  qui  étoit 
dedans  ne  feroit  pas  de  bruit.  Il  n'en-r 
tendit  rien  ;  et  cette  circonstance  , 
avec  l'empreinte  du  sceau  sur  le  cou^ 
vercle  de  plomb,  lui  firent  penser 
qu'il  devoit  être  rempli  de  quelque 
chose  de  précieux.  Pour  s'en  éclair- 
cir  j  il  prit  son  couteau ,  et  avec  un 
peu  de  peine ,  il  fouvrit.  Il  en  pen- 
cha aussitôt  fouverture  contre  terre; 
mais  il  n'en  sortit  rien ,  ce  qui  le  sur- 
prit extrêmement.  Il  le  posa  devant 
lui  ;  et  pendant  qu'il  le  considéroit  at- 
tentivement ,  il  en  sortit  une  fumée 
fort  épaisse  qui  f  obligea  de  reculer 
deux  ou  trois  pas  en  arrière.  Cette 
fumée  s'éleva  jusqu'aux  nues  et  s'é- 
tendant  sur  la  mer  et  sur  le  rivage  , 
forma  un  gros  brouillard  :  spectacle 
(jui  causa ,  comme  on  peut  se  fima^ 


CONTES     ARABES.         Ïl3 

giner ,  un  étonnement  extraordinaire 
an  pêcheur.  Lorsque  la  fumée  fut 
toute  liors  du  vase ,  elle  se  réunit  et 
devint  un  corps  solide ,  dont  il  se  for- 
ma un  génie  deux  fois  aussi  liant  que 
le  plus  grand  de  tous  les  géans.  A 
Taspect  d'un  monstre  d'une  grandeur 
si  démesurée ,  le  pêcheur  voulut  pren- 
dre la  fuite  ;  mais  il  se  trouva  si  trou- 
blé et  si  effrayé ,  qu'il  ne  put  mar- 
cher. 

«  Salomon  (i) ,  s'écria  d'abord  le  gé- 


(i)  Les  mahométans  croient  que  Dieu 
donna  5  Saloinon  le  don  des  miracles  plus 
abondamment  qu'à  aucun  autre  avant  lui  : 
suivant  eux ,  il  commandoit  aux  anges  et  aux 
démons;  il  étoit  porté  par  les  vents  dans  tou- 
tes les  sphères  et  au-dessus  des  astres,"  les 
animaux,  les  végétaux  et  les  minéraux  lui  par- 
loient  et  lui  obéissoient  ;  il  se  faisoit  enseigne»: 
par  chaque  plante  quelle  étoit  sa  propre  ver- 
tu ,  et  par  chaque  minéral  à  quoi  il  étoit 
hon  de  l'employer  ;  il  s''entretenoit  avec  les 
oiseaux,  et  c'étoit  d'eux  dont  il  se  servoit 
pour  faire  l'amour  à  la  reine  de  Saba ,  et 
pour  lui  persuader  de  la  venir  trouver.  Tou- 
tes ces  fables  de  l'Alcoraa  sont  prises  dans  le» 
Commentaires  des  juifs. 


î  14     LES  MILLE  ET  UNE  NUITS  , 

nie,  Saloiiion ,  grand  prophète  de 
dieu ,  pardon ,  pai'don  !  Jamais  je  ne 
m'opposerai  à  vos  volontés.  J'obéirai 
à  tous  vos  commandemens.  ...» 

Schelierazade ,  apercevant  le  jour  , 
interrompit  là  son  conte. 

Dinarzade  prit  alors  la  parole: 
«Ma  sœur,  dit-elle,  on  ne  peut 
mieux  tenir  sa  promesse  que  vous 
tenez  la  vôtre  :  ce  conte  est  assuré- 
ment plus  surprenant  que  les  au- 
tres. »  «  Ma  sœur ,  répondit  la  sul- 
tane ,  vous  entendrez  des  choses  qui 
Vous  causeront  encore  plus  d'admira- 
lion ,  si  Je  sultan  ,  mon  seigneur ,  me 
permet  de  vous  les  raconter.  »  Schah- 
riar  avoit  trop  d'envie  d'entendre  le 
reste  de  l'histoire  du  pêcheur ,  pour 
vouloir  se  priver  de  ce  plaisir.  Il  re- 
mit donc  encore  au  lendemain  la 
mort  de  la  sultane. 


CONTES     ARABES. 


X^    NUIT. 


DiNARZADE,  la  nuit  siiivanf  e , 
appelant  sa  sœur  quand  il  en  fut 
temps,  la  pria  de  continuer  le  conte 
du  pêcheur.  Le  sultan  ,  de  son  côté  , 
témoigna  de  l'impatience  d'apprendre 
quel  démêlé  le  génie  avoit  eu  avec  Sa- 
lomon.  C'est  pourquoi  Schelierazade 
poursuivit  ainsi  le  conte  du  pêcheur. 

Sire ,  le  pêcheur  n'eut  pas  sitôt  en- 
tendu les  paroles  que  le  génie  avoit 
prononcées  ,  qu'il  se  rassura  et  lui 
dit  :  a  Esprit  superbe,  c[ue dites-vous? 
Il  y  a  plus  de  dix-huit  cents  ans  que 
Salomon ,  le  prophète  de  Dieu ,  est 
mort ,  et  nous  sommes  présentement 
à  la  fin  de  siècles.  Apprenez-moi  votre 
histoire ,  et  pour  quel  sujet  vous  étiez 
renfermé  dans  ce  vase.  » 

A  ce  discours,  le  génie    regar- 


Il6     LES   MILLE  ET  TJNE  NUITS, 

dant  le  pêcheur  d'un  air  fier,  îuî 
répondit  :  «  Parle-moi  plus  civile- 
ment ;  lu  es  bien  hardi  de  m'ap- 
peler  esprit  superbe.  «  «  Hé  bien ,  re- 
partit le  pêcheur ,  vous  parlerai-je 
avec  plus  de  civilité,  en  vous  ap- 
pelant hibou  du  bonheur  r*  »  «  Je  le 
dis ,  repartit  le  génie ,  de  me  par^ 
1er  plus  civilement  avant  (jue  je  te 
tue.  »  «  Hé  pourquoi  me  tueriez-vous, 
répliqua  le  pêcheur?  Je  viens  devons 
mettre  en  liberté  ;  l'avez  -  vous  déjà 
oublié?»  «Non,  je  m'en  souviens, 
repartit  le  génie ,  mais  cela  ne  m'em- 
pêchera pas  de  le  faire  mourir  ;  et  je 
n'ai  qu'une  seule  grâce  à  l'accorder.» 
«  Et  quelle  est  celte  grâce ,  dit  le  pê- 
cheur ?  »  «  C'est ,  répondit  le  génie , 
de  te  laisser  choisir  de  quelle  manière 
tu  veux  que  je  te  tue.  »  «  Mais  en 
quoi  vous  ai-je  offensé,  reprit  le 
pêcheur?  Est-ce  ainsi  que  vous  vou- 
lez me  récompenser  du  bien  que  je 
\-ous  ai  fait  ?  »  «  Je  ne  puis  le  traiter 
autrement ,  dit  le  génie  -,  et  afin  que 
tu  en  sois  persuadé,  écoute  mou 
Jiistoire  : 


CONTES     ARABES.         ÏI7 

»  Je  suis  un  de  ces  esprits  rebelles 
qui  se  sont  opposés  à  la  volonté  de 
Dieu.  Tous  les  autres  génies  recon- 
nurent le  grand  Salomon ,  prophète 
de  Dieu  ,  et  se  soumirent  à  lui.  Nous 
iïimes  les  seuls  ,  Sacar  et  moi ,  qui 
ne  voulûmes  pas  faire  cette  bassesse. 
Pour  s'en  venger,  ce  puissant  mo- 
narque chargea  Assaf,  fils  de  Ba- 
rakhia ,  son  premier  ministre ,  de  me 
venir  prendre.  Cela  fut  exécuté.  Assaf 
vint  se  saisir  de  ma  personne,  et  me 
mena  malgré  moi  devant  le  trône  du 
roi  son  maitre.  Salomon  ,  fils  de  Da- 
vid ,  me  commanda  de  quitter  mon 
genre  de  vie,  de  reconnoitre  son  pou- 
voir ,  et  de  me  soumettre  à  ses  com- 
lïiandemens.  Je  refusai  hautement 
de  lui  obéir;  et  j'aimai  mieux  m'ex- 
poser  à  tout  son  ressentiment,  que  de 
lui  prêter  le  serment  de  fidélité  et  de 
soumission  qu'il  exigeoit  de  moi. 
Pour  nie  punir ,  il  m'enferma  dans 
ce  vase  de  cuivre  ;  et  afin  de  s'assurer 
de  moi,  et  que  je  ne  pusse  pas  forcer 
ïna  prison  ,  il  imprima  lui-même  sur 
le  couvercle  de  plomb  son  sceau  ,  où 


1 1  8     LES  MILLE  ET  UNE  NUITS  , 

le  grand  nom  de  Dieu  étoit  gravé. 
Cela  fait ,  il  mit  le  vase  entre  les  mains 
d'un  des  génies  qui  lui  obéissoient , 
avec  ordre  de  me  jeter  à  la  mer;  ce 
qui  fut  exécuté  à  mon  grand  regret. 
Durant  le  premier  siècle  de  ma  pri- 
son, je  jurai  que  si  quelqu'un  m'en 
délivroit  avant  les  cent  ans  achevés, 
je  le  rendrois  riche  ,  même  après  sa 
mort.  Mais  le  siècle  s'écoula  ,  et  per- 
sonne ne  me  rendit  ce  bon  office. 
Pendant  le  second  siècle,  je  fis  ser- 
ment d'ouvrir  tous  les  trésors  de  la 
terre  à  quiconque  me  inettroit  en  li- 
berté ;  mais  je  ne  fus  pas  plus  heu- 
reux. Dans  le  troisième,  je  promis 
de  faire  puissant  monarque  mon  Hbé- 
rateur  ,  d'être  toujours  près  de  lui  en 
esprit,  et  de  lui  accorder  chaque  jour 
trois  demandes ,  de  quelque  nature 
qu'elles  pussent  être;  mais  ce  siècle 
se  passa  comme  le  deux  autres,  et  je 
demeurai  toujours  dans  le  même  état. 
Enfin ,  chagrin  ,  ou  j^lutôt  enragé  de 
me  voir  prisonnier  si  long-temps  ,  je 
jurai  que  si  quelqu'un  me  délivroit 
dans  la  suite  ,  je  le  tuerois  impitoya- 


CONTES     ARABES.  II9 

blement  et  ne  lui  accorderois  point 
d'autre  grâce  que  de  lui  laisser  le 
choix  du  genre  de  mort  dont  il  vou- 
droit  que  je  le  fisse  mourir.  C'est 
pourquoi  ,  puisque  tu  es  venu  ici  au- 
jourd'hui ,  et  que  tu  m'as  délivré ,  choi- 
sis comment  tu  veux  que  je  te  tue.  » 
Ce  discours  affligea  fort  le  pécheur. 
«  Je  suis  bien  malheureux ,  s'écria-t- 
ii ,  d'être  venu  en  cet  endroit  rendre 
un  si  grand  service  à  un  ingrat.  Con- 
sidérez de  grâce  votre  injustice ,  et 
révoquez  un  serment  si  peu  raison- 
nable. Pardonnez  -  moi ,  Dieu  vous 
pardonnera  de  même.  Si  vous  me 
donnez  généreusement  la  vie ,  il  vous 
mettra  à  couvert  de  tous  les  complots 
qui  se  formeront  contre  vos  jours.  » 
«  Non ,  ta  mort  est  certaine ,  dit  le 
génie  ^  choisis  seulement  de  quelle 
sorte  tu  veux  que  je  te  fasse  mou- 
rir »  Le  pêcheur  le  voyant  dans  la 
résolution  de  le  tuer  ,  en  eut  une  dou- 
leur extrême ,  non  pas  tant  pour  l'a- 
mour de  lui ,  qu'à  cause  de  ses  trois 
enfans  dont  il  plaignoit  la  misère  où 
ils  alloient  être  réduits  par  sa  mort. 


120      LES  3riLLE  ET  UNE  NUITS, 

Il  lâcha  encore  d'apaiser  le  génie. 
«  Hélas  !  repril-il ,  daignez  avoir  pi- 
tié de  moi ,  en  considération  de  ce  cjue 
j'ai  fait  pour  vous.  »  «  Je  te  l'ai  déjà 
dit ,  repartit  le  génie ,  c'est  justement 
pour  cette  raison  que  je  suis  obligé 
de  t'ôter  la  vie.  »  «  Cela  est  étrange, 
répliqua  le  pêcheur,  que  vous  vou- 
liez absolument  rendre  le  mal  pour 
le  bien.  Le  proverbe  dit ,  que  qui  fait 
du  bien  à  celui  qui  ne  le  mérite  pas , 
en  est  toujours  mal  payé.  Je  crojois, 
je  l'avoue ,  que  cela  étoit  faux  ;  en 
effet ,  rien  ne  choque  davantage  la 
raison  et  les  droits  de  la  société  ;  néan- 
moins j'éprouve  cruellement  que  cela 
n'est  que  trop  véritable.»  «Ne  per- 
dons pas  le  temps  ,  interrompit  le  gé- 
nie ,  tous  tes  raisonnemens  ne  sau- 
roient  me  détourner  de  mon  dessein. 
Hâte-toi  de  dire  comment  tu  souhai- 
tes que  je  te  tue.  » 

La  nécessité  donne  de  fesprit.  Le  pé- 
cheur s'avisa  d'un  stratagème."  Puis- 
c[ue  je  ne  saurois  éviter  la  mort ,  dit- 
il  au  génie ,  je  me  soumets  donc  à  la 
volonté  de  I)ieu.  Mais  avant  que  je 


CONTÉS     Arx.ABES.         1 2t 

choisisse  un  genre  de  mort ,  je  vous 
conjure  ,  par  Je  grand  nom  de  Dieu 
qui  étoit  gravé  sur  le  sceau  du  pro- 
pliète  Salomon  ,  fils  de  David  ,  de  me 
dire  la  vérité  sur  une  question  que 
j'ai  à  vous  faire.  » 

Quand  le  génie  vit  qu'on  lui  faisoit 
une  adjuration  qui  le  contraignoit  de 
répondre  positivement,  il  trembla  eu 
lui-même ,  et  dit  au  pêcheur  ;  «  De- 
mande-moi ce  que  tu  voudras,  et 
hâte-toi » 

Le  jour  venant  à  paroître ,  Schehe- 
razade  se  tut  en  cet  endroit  de  son 
discours.  «  Ma  sœur ,  lui  dit  Dinar- 
zade ,  il  faut  convenir  que  plus  vous 
parlez  ,  et  plus  vous  faites  de  plaisir. 
J'espère  que  le  sultan  notre  seigneur, 
ne  vous  fera  pas  mourir  qu'il  n'ait 
entendu  le  reste  du  beau  conte  du  pê- 
cheur. «  «  Le  sultan  est  le  maitre ,  re- 
prit Scheherazade  5  il  faut  vouloir  tout 
ce  qui  lui  plaira.  »  Le  sultan ,  qui 
n'avoit  pas  moins  denvie  que  Di- 
îiarzade  d'entendre  ]a  fin  de  ce 
conte ,  différa  encore  la  mort  de  la 
sultane. 

I,  Il 


122     LES  MILLE  ET  UNE  NUITS  , 


X  I^    NUIT. 


S  c  H  A  H  R I A  R  et  la  princesse  son 
épouse,  passèrent  cette  nuit  de  la, 
même  manière  que  les  précédentes  » 
et  avant  que  je  jour  parût  Dinaizade 
les  réveilla  par  ces  paroles ,  qu'elle 
adressa  à  la  sultane  :  «  Ma  sœur ,  je 
vous  prie  de  reprendre  le  conte  au 
pêcheur.  »  «  Très-volontiers  ,  répon- 
dit Scheherazade ,  je  vais  vous  satis- 
faire ,  avec  la  permission  du  sultan.  » 
Le  génie,  poursuivit -elle,  ayant 
romis  de  dire  la  vérité  ,  le  pêcheur 
ui  dit  :  «  Je  voudrois  savoir  si  effec- 
tivement vous  étiez  dans  ce  vase  ; 
oseriez -vous  en  jurer  par  le  grand 
nom  de  Dieu?»  «  Oui,  répondit  le 
génie  ,  je  jure  par  ce  grand  nom  que 
j'y  étois;  et  cela  est  très -véritable.  » 
«  £a  bumie  foi ,  répliqua  le  pécheur. 


l 


CONTES      ARABES.        1^3 

je  ne  puis  vous  croire.  Ce  vase  ne 
pourroit  pas  seulement  contenir  un 
de  vos  pieds  ;  comment  se  peut-il  que 
votre  corps  y  ait  été  renfermé  tout 
entier  ?  «  «  Je  te  jure  pourtant ,  re- 
partit je  génie ,  que  j  y  étois  tel  cpie 
tu  me  vois.  Est-ce  que  tu  ne  me  crois 
pas,  après  le  grand  serment  que  je 
t  ai  fait  ?  »  «  Won  vraiment ,  dit  le  pê- 
cheur ;  et  je  ne  vous  croirai  point ,  à 
moins  que  vous  ne  me  fassiez  voir  la 
chose.  » 

Alors  il  se  fît  une  dissolution  du 
corps  du  génie ,  qui ,  se  changeant 
en  fumée ,  s'étendit  comme  aupara- 
vant sur  la  mer  et  sur  le  rivage,  et 
qui ,  se  rassemblant  ensuite ,  com- 
mença de  rentrer  dans  le  vase  ,  et 
continua  de  même  par  une  succession 
lente  et  égale,  jusqu'à  ce  qu'il  n'en 
restât  plus  rien  au-dehors.  Aussitôt 
il  en  sortit  une  voix  qui  dit  au  pé- 
cheur :  «  Hé  bien  ,  incrédule  pé- 
cheur ,  me  voici  dans  le  vase  ;  me 
crois-tu  présentement  r*  » 

Le  pécheur  ,  au  lieu  de  répondre 
au  génie,  prit  le  com'ercle  de  plomb  j 


124     l'Es  MILLE  ET  UNE  NUITS  , 

et  avant  fermé  promptement  le  vase  : 
«  Génie  ,  lui  cria-t-il ,  demande-moi 
grâce  à  ton  tour ,  el;  choisis  de  quelle 
morl  tu  veux  que  je  te  fasse  mourir. 
Mais  non,  il  vaut  mieux  que  je  te  re- 
jette à  la  mer,  dans  le  même  en- 
droit d'où  je  t'ai  tiré,  puis  je  ferai  bâ- 
tir une  maison  sur  ce  rivage,  où  je 
demeurerai ,  pour  avertir  tous  les  pê- 
cheurs qui  viendront  y  jeter  leurs 
fijets  de  bien  prendre  garde  de  re- 
pêcher un  méchant  génie  comme 
toi ,  qui  as  fait  serment  de  tuer  ce- 
lui qui  te  mettra  en  liberté.  » 

A  ces  paroles  offensantes ,  le  génie 
irrité ,  fit  tous  ses  efforts  pour  sortir 
du  vase  5  mais  c'est  ce  qui  ne  lui  fut 
pas  possible  5  car  l'empreinte  du 
sceau  du  prophète  Salomon,  fils  de 
David ,  l'en  empêchoit.  Ainsi ,  voyant 
que  le  pêcheur  avoit  alors  l'avan- 
tage sur  lui,  il  prit  le  parti  de  dis- 
simuler sa  colère.  «  Pêcheur ,  lui 
dit  -  il  d'un  ton  radouci ,  garde  -  toi 
bien  de  faire  ce  que  tu  dis.  Ce  que 
j'en  ai  fait ,  n'a  été  que  par  plaisan- 
terie, et  tu  ne  dois  pas  prendre  la 


CONTES     ARABES.  125 

chose  sérieusement.  »  «O  génie,  ré- 
pondit le  pêcheur ,  toi  qui  étois ,  il 
n'y  a  qu'un  moment ,  le  plus  grand  , 
et  qui  es  à  cette  heure  le  plus  petit 
de  tous  les  génies,  apprends  que  tes 
artificieux  discours  ne  te  serviront  de 
rien.  Tu  retourneras  à  la  mer.  Si  tu 
y  as  demeuré  tout  le  temps  que  tu 
m'as  dit ,  tu  pourras  bien  y  demeu- 
rer jusqu'au  jour  du  jugement.  Je 
t'ai  prié,  au  nom  de  Dieu  ,  de  ne  me 
pas  ôter  la  vie  ,  tu  as  rejeté  mes  priè- 
res ;  je  dois  te  rendre  la  pareille.  » 

Le  génie  n'épargna  rien  pour  tâ- 
cher de  toucher  le  pécheur.  «  Ouvre 
le  vase,  lui  dit-il,  donne-moi  la  li- 
berté ,  je  t'en  supplie  ;  je  te  promets 
que  tu  seras  content  de  moi.  »  «Tu 
n'es  qu'un  traître  ,  repartit  le  pê- 
cheur. Je  mériterois  de  perdre  la 
vie  ,  si  j'avois  l'imprudence  de  me 
fier  à  toi.  Tu  ne  manquerois  pas  de 
me  traiter  de  la  même  façon  qu'un 
certain  roi  grec  traita  le  médecin  Dou- 
ban.  C'est  une  histoire  que  je  le  veux 


126     LES  MILLE  ET  UNE  NUITS  , 


HISTOIRE 


ROI  GREC  ET  DU    BIÉDECIN  DOUBAK, 


«Il  y  avoit  au  pajs  de  Zouman , 
dans  la  Perse ,  un  roi  dont  les  sujets 
étoient  grecs  originairement.  Ce  roi 
étoit  couvert  de  lèpre  5  et  ses  méde- 
cins ,  après  avoir  inutilement  employé 
tous  leurs  remèdes  pour  le  guérir,  ne 
savoient  plus  que  lui  ordonner  ,  lors- 
qu'un très-habile  médecin,  nommé 
Douban  ,  arriva  dans  sa  cour. 

»  Ce  médecin  avoit  puisé  sa  science 
dans  les  livres  grecs  ,  persans ,  turcs , 
arabes  ,  latins ,  syriaques  et  hébreux  ; 
et  outre  qu'il  étoit  consommé  dans  la 
philosophie ,  il  connoissoit  parfaite- 
ment les  bonnes  et  mauvaises  qualités 


C0NTE5     ARABES.         127 

de  tontes  sortes  de  plantes  et  de  dro- 
gues. Dès  qu'il  fut  informé  de  la  ma- 
ladie du  roi,  et  qu'il  eut  appris  que 
ses  médecins  l'avoient  abandonné  ,  il 
s'habilla  le  plus  proprement  qu'il  lui 
fut  possible,  et  trouva  mojen  de  se 
faire  présenter  au  roi.  «  Sire  ,  lui  dit- 
il  ,  je  sais  que  tous  les  médecins  dont 
votre  majesté  s'est  servie ,  n'ont  pu  la 
guérir  de  sa  lèpre  ',  mais  si  vous  vou- 
lez bien  me  faire  l'honneur  d'agréer 
mes  services ,  je  m'engage  à  vous  gué- 
rir sans  breuvage  et  sans  topiques.» 
Xie  roi  écouta  cette  proposition.  «  Si 
vous  êtes  assez  habile  homme ,  ré- 
pondit -  il  ,  pour  faire  ce  que  vous 
dites ,  je  promets  de  vous  enrichir , 
vous  et  votre  postérité  ;  et  sans  comp- 
ter les  présens  que  je  vous  ferai , 
vous  serez  mon  plus  cher  favori. 
Vous  m'assurez  donc  que  vous  m'ô- 
ierez  ma  lèpre  ,  sans  me  faire  pren- 
dre aucune  potion.,  et  sans  m'appJi- 
quer  aucun  remède  extérieur  ?«  «Oui, 
sire ,  repartit  le  médecin ,  je  me  flatte 
d'y  réussir ,  avec  faide  de  Dieu  5  et 
des  demain  j'en  ferai  fépreuve.  » 


123     LES  MILLE  ET  UNE  NUITS  , 

)i  En  effet ,  le  médecin  Douban  se 
retira  chez  lui,  et  fit  un  mail  qu'ii 
creusa  en  dedans  par  le  manche,  ou 
il  mit  la  drogue  dont  il  prétendoit  se 
servir.  Cela  étant  lait ,  il  prépara 
aussi  une  boule  de  la  manière  qu  il  la 
vouloit ,  avec  quoi  il  alla  le  lende- 
main se  présenter  devant  le  roi;  et 
se  prosternant  à  ses  pieds ,  il  baisa  la 
terre 

En  cet  endroit ,  Scheherazade ,  re- 
marquant qu'il  étoit  jour,  en  avertit 
Schaliriar ,  et  se  tut.  «  En  vérité,  ma 
sœur  ,  dit  alors  Dinarzade  ,  je  ne  sais 
où  vous  allez  prendre  tant  de  belles 
choses.  »  «Vous  en  entendrez  bien 
d'autres  demain ,  répondit  Schehera- 
zade ,  si  le  sultan  ,  mon  maître ,  a  la 
bonté  de  me  prolonger  encore  la  vie.  » 
Schahriar ,  qui  ne  desiroit  pas  moins 
ardemment  que  Dinarzade ,  d'enten- 
dre la  suite  de  l'histoire  du  médecin 
Douban  ,  n'eut  garde  de  faire  mou- 
rir la  sultane  ce  jour-là. 


CONTES     ARABES.  IS9 


X  I  r    NUIT. 


I/A  douzième  nuit  étoit  déjà  fort 
avancée  ,  lorscjue  Scheherazade  re-» 
prit  ainsi  le  fil  de  l'histoire  du  roi  grec 
et  du  médecin  Douban  : 

Sire,  le  pécheur  parlant  toujours 
au  génie  qu'il  tenoit  enfermé  dans  le 
vase,  poursuivit  ainsi  :  «  Le  méde- 
cin Douban  se  leva,  et  après  avoir 
fait  une  profonde  révérence  ,  dit  au 
roi  qu'il  jugeoit  à  propos  que  sa  ma- 
jesté montât  à  cheval ,  et  se  rendit  à 
la  place  pour  jouer  au  mail.  Le  roi 
fit  ce  qu'on  lui  disoit;  et  lorsqu'il  fut 
dans  le  lieu  destiné  à  jouer  au  mail  à 
cheval ,  le  médecin  s'approcha  de  lui 
avec  le  mail  qu'il  avoit  préparé  ,  et  le 
lui  présentant  :  «  Tenez,  sire,  lui 
y>  dil-il,  exercez -vous  avec  ce  mail, 
»  en  poussant  celte  boule  avec ,  par  la 


.1 JO     LÉS  MILLE  ET  UNE  NUITS  , 

«  place ,  jusqu'à  ce  que  vous  sentiez 
»  votre  main  et  votre  corps  en  sueur. 
«  Quand  le  remèue  que  j'ai  enfermé 
»  clans  le  manche  de  ce  mail ,  sera 
»  échauffé  par  votre  main  ,  il  vous 
»  pénétrera  par  tout  le  corps  ^  et  sitôt 
»  que  vous  suerez  ,  vous  n'aurez  qu'à 
«  quitter  cet  exercice;  carie  remède 
»  aura  fait  son  effet.  Dès  que  vous  se- 
»  rez  de  retour  en  votre  palais ,  vous 
«  entrerez  au  bain  ,  et  vous  vous  fe- 
»  rez  bien  laver  et  frotter  ;  vous  vous 
»  coucherez  ensuite;  et  en  vous  levant 
«  demain  matin ,  vous  serez  guéri.  » 

«  Le  roi  prit  le  mail ,  et  poussa  son 
cheval  après  la  boule  qu'il  avoit  jetée. 
Il  la  frappa;  elle  lui  fut  renvoyée  par 
les  officiers  qui  jouoienl  avec  lui;  il  la 
refrappa  ,  et  enfin  le  jeu  dura  si 
long-temps  ,  que  sa  main  en  sua , 
aussi  bien  que  tout  son  corps.  Ainsi , 
le  remède  enfermé  dans  le  manche 
du  mail  ,  opéra  comme  le  médecin 
l'avoit  dit.  Alors ,  le  roi  cessa  déjouer, 
s'en  retourna  dans  son  palais  ,  entra 
au  bain ,  et  observa  très-exactement 
ce  qui  lui  avoit  été  prescrit.  Il  s'en 


CONTES     ARABES.         l6l 

trouva  fort  bien  ;  car  le  lendemain  en 
se  levant ,  il  s'aperçut  ,  avec  autant 
d'ëtonneinent  que  cle  joie  ,  que  sa  lè- 
pre étoit  guérie  ,  et  qu'il  avoit  le  corps 
aussi  net  qtie  s'il  n'eût  jamais  été  at- 
taqué de  cette  maladie.  D'abord  qu'il 
fut  habillé  ,  il  entra  dans  la  salle  d'au- 
dience publique,  où  il  monta  sur  son 
trône ,  et  se  fit  voir  à  tous  ses  courti- 
sans ,  que  l'empressement  d'appren- 
dre le  succès  du  nouveau  remède  y 
avoitfait  aller  de  bonne  heure.  Quand 
ils  virent  le  roi  parfaitement  guéri , 
ils  en  firent  tous  paroitre  une  extrême 
joie. 

»  Le  médecin  Douban  entra  dans 
la  salle ,  et  s'alla  prosterner  au  pied 
du  trône ,  la  face  contre  terre.  Le  roi 
l'ayant  aperçu  ,  l'appela ,  le  fit  asseoir 
à  son  côté ,  et  le  montra  à  rassem- 
blée ,  en  lui  donnant  publiquement 
toutes  les  louanges  qu'il  méritoit.  Ce 
prince  n'en  demeura  pas  là  -,  comme 
il  régaloit  ce  jour-là  toute  sa  cour ,  il 
le  fit  manger  à  sa  table  seul  avec  lui — 

A  ces  mots  ,  Scheherazade  remar- 
quant qu'il  étoit  jour  ,  cessa  de  pour- 


iZo.      LES  MILLE  ET  UNE  NUITS  , 

suivre  son  conte.  «  Ma  sœur ,  dit  Di* 
iiarzade ,  je  ne  sais  quelle  sera  la  fin 
de  cette  histoire  ,  mais  j  en  trouve  le 
commencement  admirable.  »  «  Ce  qui 
reste  à  raconter  ,  en  est  le  meilleur  , 
répondit  la  sultane;  et  je  suis  assurée 
que  vous  n'en  disconviendrez  pas  ,  si 
le  sultan  veut  bien  me  permettre  de 
l'achever  la  nuit  prochaine.  «  Schah- 
riar  j  consentit ,  et  se  leva  fort  satisiait 
de  ce  qu'il  avoit  entendu. 


CONTES    ARABES.         iSj 


X  1 1 1=    NUIT. 


VERS  Ja  fin  de  la  nuit  suivante j 
Scheherazade  ,  pour  contenter  la  cu- 
riosité de  sa  sœur  Dinarzade ,  conti- 
nua ,  avec  la  permission  du  sultan , 
son  seigneur,  l'histoire  du  roi  grec  et 
du  médecin  Douban. 

»  Le  roi  grec,  poursuivit  le  pê- 
cheur ,  ne  se  contenta  pas  de  recevoir 
à  sa  table  le  médecin  Douban  ;  vers 
la  fin  du  jour,  lorsqu'il  voulut  congé- 
dier l'assemblée ,  il  le  fit  revêtir  d'une 
longue  robe  fort  riche ,  et  semblable 
à  celle  que  portoient  ordinairement 
ses  courtisans  en  sa  présence  ;  outre 
cela,  il  lui  fit  donner  deux  mille  se- 
quins.  Le  lendemain  et  les  jours  sui- 
vans  ,  il  ne  cessa  de  le  caresser.  En- 
fin ,  ce  prince,  croyant  ne  pouvoir  ja- 

I.  12 


3  04      LES  MILLE  ET  UNE  NUITS  , 

mais  assez  reconiioîtreles  obligations 
qu'il  avoit  a  un  médecin  si  habile  , 
répandoit  sur  lui  tous  les  jours  de 
nouveaux  bienfiiits. 

»  Or,  ce  roi  avoit  un  grand -visir 
qui  éloit  avare,  envieux  et  naturelle- 
ment capable  de  toutes  sortes  de  cri- 
mes. Il  n' avoit  pu  voir  sans  peine  les 
présens  qui  avoient  été  faits  au  mé-* 
decin ,  dont  le  mérite  d'ailleurs  com^ 
mençoit  à  lui  faire  ombrage  5  il  réso- 
lut de  le  perdre  dans  l'esprit  du  roi. 
Poury  réussir ,  il  alla  trouver  ce  prin- 
ce, et  lui  dit  en  particulier,  qu'il  avoit 
un  avis  de  la  dernière  importance  à 
lui  donner.  Le  roi  lui  ayant  demandé 
ce  que  c'étoit  :  «  Sire  ,  lui  dit-il^  il  est 
bien  dangereux  à  un  monarque  d'a- 
voir de  la  confiance  en  un  homme 
dont  il  n'a  point  éprouvé  la  fidélité. 
En  comblant  de  bienfaits  le  médecin 
Douban  ,  en  lui  faisant  toutes  les  ca- 
resses que  votre  majesté  lui  fait , 
vous  ne  savez  pas  que  c'est  un  traître 
qui  ne  s'est  introduit  dans  celte  cour 
que  pour  vous  assasiner.  »  «  De  qui 
tê^icz-vous  ce  que  vous  m'osez  dire. 


l 


CONTES     ARABES.         lOJ 

rt^pondille  roi?  Songez-vous  que  c'est 
à  moi  que  vous  parlez ,  et  que  vous 
ivancez  une  chose  que  je  ne  croirai 
as  légèrement  ?  »  «  Sn-e,  répliqua 
e  visir ,  je  suis  parfaitement  instruit 
(le  ce  que  j'ai  l'honneur  de  vous  re- 
présenter. 'Ne  vous  reposez  donc  plus 
sur  une  confiance  dangereuse.  Si  vo- 
tre majesté  dort,  qu'elle  se  réveille  ;  car 
enfin ,  je  le  répète  encore  ,  le  méde- 
cin Douban  n'est  parti  du  fond  de 
la  Grèce ,  son  -pays ,  il  n'est  venu  s'é- 
tablir dans  votre  cour  ,  que  pour 
exécuter  l'horrible  dessein  dont  j'ai  par- 
lé. »  Non  ,  non  ,  visir  ,  interrompit  le 
roi  ,  je  suis  sûr  que  cet  homme  que 
vous  traitez  de  perfide  et  de  traître  , 
est  le  plus  vertueux  et  le  meilleur  de 
tous  les  hommes  j  il  n'y  a  personne 
au  monde  que  j'aiine  autant  que  lui. 
Vous  savez  par  quel  remède ,  ou  plu- 
tôt par  quel  miracle  il  m'a  guéri  de 
ma  lèpre  ;  s'il  en  veut  à  ma  vie ,  pour- 
quoi me  l'a-t-il  sauvée  ?  Il  n  avoit 
qu'à  m'abaudonner  à  mon  maJ  ;  je 
n'en  pou  vois  échapper  ;  ma  vie  étoit 
déjà  à  moitié  consumée.  Cessez  donc 


l35     LES  MILLE  ET  UNE  NUITS, 

de  vouloir  m'inspirer  d'injustes  soup- 
çons ;  au  lieu  de  les  écouter ,  je  vous 
avertis  que  je  fais  dès  ce  jour  à  ce 
grand  homme,  pour  toute  sa  vie, 
une  pension  de  mille  secjuins  par 
mois.  Quand  je  partagerois  avec  lui 
toutes  mes  richesses  et  mes  états  mê- 
mes ,  je  ne  le  pajerois  pas  assez  de  ce 
qu  il  a  fait  pour  moi.  Je  vois  ce  cjue 
c'est ,  sa  vertu  excite  votre  envie  ; 
mais  ne  croj^ez  pas  que  je  me  laisse 
injustement  prévenir  contre  lui;  je 
me  souviens  trop  bien  de  ce  qu'un 
visir  dit  au  roi  Sindbad ,  son  maitre  , 
pour  l'empêcher  de  faire  mourir  le 

prince  son  fils » 

«  Mais ,  sire  ,  ajouta  Schehera- 
zade ,  le  jour  qui  paroît  me  défend 
de  poursuivre.»  «  Je  sais  bon  gré  au 
roi  grec ,  dit  Dinarzade  ,  d'avoir  eu  la 
fermeté  de  rejeter  la  fausse  accusa- 
tion de  son  visir.  »  «  Si  vous  louez 
aujourd'hui  la  fenneté  de  ce  prince, 
interrompit  Sclieherazade  ,  vous  con- 
damnerez demain  sa  foiblesse ,  si  le 
sultan  veut  l3ien  que  j'achève  de  ra-« 
couler  cette  histoire.  »  Le  sultan ,  çu- 


CONTES    ARABES*         ïZy 

rieux  d'apprendre  en  qnoi  le  roi  grec 
avoit  eu  de  la  foiblesse  ,  différa  en- 
core la  mort  de  la  sultane. 


ï38     LES  MULE  ET  UNE  Is'UITS  , 


XIV*    NUIT. 


a^jVl  A  sœur ,  s'écria  Dinarzade  sur 
la  fin  de  la  quatorzième  nuit ,  repre-^ 
nez ,  je  vous  prie  ,  l'histoire  du  pê- 
cheur ;  vous  en  êtes  demeurée  à  l'en-^ 
droit  ou  le  roi  grec  soutient  rinnocen- 
ce  du  médecin  Douban ,  et  prend  si 
fortement  son  parti.  »  «  Je  m'en  sou-^ 
viens,  répondit  Scheherazadej  vous 
en  allez  entendre  la  suite.  » 

Sire  ,  continua  - 1  -  elle ,  en  adres- 
sant toujours  la  parole  à  Schahriar , 
ce  que  le  roi  grec  vencit  de  dire  tou- 
chant le  roi  Sindbad,  piqua  la  curio- 
sité du  visir ,  qui  lui  dit:  «Sire,  je 
supplie  votre  majesté  de  me  pardon- 
ner si  j'ai  la  hardiesse  de  lui  demander 
ce  que  le  visir  du  roi  Sindbad  dit  à 
son  maître  pour  le  détourner  de  l'aire 
mourir  le  prince  son  fils.  »  Le  roi  grec 


CONTES     ARABES,  l3(} 

eut  la  complaisance  de  le  satisfaire. 
Ce  visir ,  répondit-il ,  après  avoir  re- 
présenté au  roi  Sindbad  que  sur  l'ac- 
cusation d'une  belle-mère ,  il  devoit 
craindre  de  faire  une  action  dont  il 
pût  se  repentir ,  lui  conta  cette  hisr- 
loire  ; 


140     LES  MILLE  ET  UNE  NUITS, 

"  -. 

HISTOIRE 

DU    MARI    ET    DU    PERROQUET, 


«Un  bon  homme  avoit  une  belle 
femme  ;  il  l'aimoit  avec  tant  de  pas- 
sion 5  qu'il  ne  la  perdoit  de  vue  que 
le  moins  qu'il  pouvoit.  Un  jour  que 
des  affaires  pressantes  l'obligeoient  à 
s'éloigner  d'elle  ,  il  alla  dans  un  en- 
droit où  l'on  vendoit  toutes  sortes  d'oi- 
seaux ;  il  y  acheta  un  perrog^uet ,  qui 
non-seulement  parloit  fort  bien ,  mais 
qui  avoit  même  le  don  de  rendre 
compte  de  tout  ce  qui  avoit  été  fait 
devant  lui.  Il  fapporta  dans  une  cage 
au  logis  ,  pria  sa  iemme  de  le  mettre 
dans  sa  chambre  et  d'en  prendre  soin 
pendant  le  voyage  qu'il  alloit  faire  5 
après  quoi  il  partit. 


CONTES     ARABES.         l4t 

»  A  son  retour ,  il  ne  manqua  pas 
d'interroger  le  perroquet  sur  ce  qui 
s'étoit  passé  durant  son  absence; 
et  là-dessus,  l'oiseau  lui  apprit  des 
choses  qui  lui  donnèrent  lieu  de  faire 
de  grands  reproches  à  sa  femme.  Elle 
crut  que  quelqu'une  de  ses  esclaves 
l'avoit  trahie  5  elles  jurèrent  toutes 
qu'elles  luiavoient  étëfidelles^  et  elles 
convinrent  qu'il  falloit  que  ce  fut  le 
perroquet  qui  eût  fait  ces  mauvais 
rapports. 

»  Prévenue  de  cette  opinion,  la 
femme  chercha  dans  son  esprit  un 
moyen  de  détruire  les  soupçons  de  son 
mari ,  et  de  se  venger  en  même 
temps  du  perroquet.  Elle  le  trouva  : 
son  mari  étant  parti  pour  faire  un 
voyage  d'une  journée  ,  elle  comman-^ 
da  à  une  esclave  de  tourner  pendant 
la  nuit ,  sous  la  cage  de  foiseau ,  un 
moulin  à  bras  ;  à  une  autre ,  de  jeter 
de  feau  en  forme  de  pluie  par  le  haut 
de  la  cage  -,  et  à  une  troisième ,  de 
prendre  un  miroir  et  de  le  tourner  de-! 
vaut  les  yeux  du  perroquet,  adroite 
et  à  gauche ,  h  la  clarté  d'une  chau-» 


T4-?'     l'Es  MILLE  ET  UNE  NUITS, 

cieile.  Les  esclaves  employèrent  une 
^r.aide  partie  de  la  nuit  à  faire  ce  que 
leur  avoit  ordonné  leur  maîtresse  ,  et 
elles  s'en  acquittèrent  fort  adroite- 
ment. 

»  Le  lendemain ,  le  mari  étant  de 
retour,  fit  encore  des  questions  au 
perroquet  sur  ce  qui  sétoit  passé  chez 
îi;i  ;  Toiseau  lui  répondit  :  «  Mon  bon 
m-ràtie,  les  éclairs  ,  le  tonnerie  et  la 
pluie  m'ont  tellement  incommodé 
loule  la  nuit ,  que  je  ne  puis  vous  dire 
ce  que  j'en  ai  souffert.  »Le  mari^  qui 
savoit  bien  qu'il  n'avoit  ni  plu  ni  ton- 
né cette  nuit-là,  demeura  persuadé 
que  le  perroquet  ne  disant  pas  la  vé- 
rité en  cela  ne  la  lui  avoit  pas  dite 
aussi  au  sujet  de  sa  femme.  Cest 
pourquoi ,  de  dépit ,  l'aj^ant  tiré  de 
sa  cage  ,  il  le  jeta  si  rudement  contre 
terre  ,  qu'il  le  tua.  Néanmoins  ,  dans 
la  suite ,  il  apprit  de  ses  voisins  que 
le  pauvre  perroquet  ne  lui  avojt  pas 
menti  en  lui  parlant  de  la  conduite  de 
sa  fenuiie  ;  ce  qui  fut  cause  qu'il  se 

repentit  de  l'avoir  !ué 

Là  j  s'arrêta   Sciierazade     parcd 


CONTÉS     Ail  A  BE  Si  14»! 

qu'elle  s'aperçut  qu'il  étoît  jour. 
«Tout  ce  que  vous  nous  racontez, 
ma  sœur ,  dit  Dinarzade  ,  est  si  varié  ^ 
que  rien  ne  me  paroît  plus  agréable. « 
«Je  voudrois  continuer  de  vous  di- 
vertir ,  répondit  Scheherazade  ;  mais 
je  ne  sais  si  le  sultan  ,  mon  maître  , 
m'en  donnera  le  temps.  «  Schahriar  , 
qui  ne  prenoit  pas  moins  de  plaisir 
que  Dinarzade  à  entendre  la  sultane, 
se  leva ,  et  passa  la  journée  sans  or- 
donner au  visir  de  la  faire  mourir. 


I44     l'Es  MILLE  ET  UNE  Nt'iTS, 


XV"    NUIT. 


D I N  A  R  z  A  D  E  ne  fut  pas  moîns 
exacte  cette  nuit  que  les  précédentes , 
à  réveiller  Scheherazade ,  et  à  l'enga- 
ger à  lui  conter  un  de  ces  beaux  con- 
tes qu'elle  savoit.  «  Ma  sœur ,  répon- 
dit la  sultane,  je  vais  vous  donner  cette 
satisfaction.  »  «  Attendez  ,  interrom- 
pit le  sultan ,  achevez  l'entretien  du 
roi  grec  avec  son  visir ,  au  sujet  du 
médecin  Douban ,  et  puis  vous  con- 
tinuerez l'histoire  du  pêcheur  et  du 
génie.  »  «  Sire,  repartit  Schehera- 
zade ,  vous  allez  être  obéi.  »  En  mê- 
me temps  ehe  poursuivit  de  cette 
manière  : 

»  Quand  le  roi  grec ,  dit  le  pêcheur 
au  génie  ,  eut  achevé  l'histoire  du 
perroquet:  «Et  vous,  visir,  ajouta- 
t-il,  par  l'envie  que  vous  avez  con- 


C  0  ÏS"  T  E  s     ARABES.         l45 

iue  contre  le  médecin  Doiiban ,  qui 
lie  vous  a  fait  aucun  mal,  vous  vou- 
lez que  je  le  fasse  mourir  ;  mais  je 
m'en  garderai  bien ,  de  peur  de  m'en 
repentir ,  comme  ce  mari  d'avoir  tué 
son  perroquet.  »  Le  pernicieux  visir 
étoit  trop  intéressé  à  la  perte  du  mé- 
decin Douban  ,  pour  en  demeurer  là. 
c  Sire ,  répliqua-t-il ,  la  mort  du  per- 
roquet étoit  peu  importante ,  et  je  ne 
crois  pas  que  son  maître  l'ait  regretté 
long -temps.  Mais  pourquoi  faut -il 
que  la  crainte  d'opprimer  l'innocence 
vous  empêche  de  faire  mourir  ce  mé- 
decin? Ne  sulEt-ii  pas  qu'on  l'accuse 
de  vouloir  attenter  à  votre  vie ,  pour 
vous  autoriser  à  liù  faire  perdre  la 
sienne  ?  Quand  il  s'agit  d'assurer  les 
jours  d'un  roi,  un  simple  soupçon 
doit  passer  pour  une  certitude ,  et  il 
vaut  mieux  sacrifier  l'innocent ,  que 
sauver  le  coupable.  Mai.^ ,  sire ,  ce 
n'est  point  ici  une  chose  incertaine  : 
le  médecin  Douban  v^eut  vous  assas- 
siner. Ce  n'est  point  l'envie  qui  m'ar- 
me contre  lui ,  c'est  fintérêt  seul  que 
je  prends  à  la  conservation  de  votre 
I.  i5 


146     LES  MILLE  ET  L'KE  NUITS  , 

majesté  ;  c'est  mon  zèle  qui  me  porte 
à  vous  donner  un  avis  d'une  si  grande 
importance.  S'il  est  faux,  je  mérite 
qu'on  me  punisse  de  la  même  ma- 
]iière  qu'on  punit  autrefois  un  visir.  » 
«Qu'avoit  fait  ce  visir ,  dit  le  roi  grec, 
2")our  être  digne  de  ce  châtiment':'» 
«  Je  vais ,  répondit  le  visir ,  rappren- 
dre à  votre  majesté  ;  qu'elle  ait ,  s  ii 
lui  plait  3  la  bonté  de  m  écouter  : 


CONTES     ARABES.        147 

HISTOIRE 
DU    VISIR     PUNL 


«IL  étoit  autrefois  un  roi,  poursui- 
vil-il,  qui  avoit  un  fils  qui  aimoifc 
passionnément  la  chasse.  Il  lui  per- 
meltoit  de  prendre  souvent  ce  diver- 
tissement; mais  il  avoit  donné  ordre 
à  son  grand  visir  de  l'accompagner 
toujours  et  de  ne  le  perdre  jamais  de 
vue.  Un  jour  de  chasse ,  les  piqueurs 
ayant  lancé  un  cerf,  le  prince  qui 
crut  que  le  visir  le  suivoit,  se  init 
après  la  bête.  Il  courut  si  long-temps, 
et  son  ardeur  l'emporta  si  loin ,  qu'il 
se  trouva  seul.  Il  s'arrêta ,  et  remar- 
quant qu'il  avoit  perdu  la  voie  ,  il 
voulut  retourner  sur  ses  pas  pour 
aller  rejoindre  le  visir,  qui  n'avoit 
pas  été  assez  diligent  pour  le  suivra 


'14^     LBS  MILLE  ET  UNE  NUITS  , 

de  près  •   mais  il    s'égara.   Pendant 
qu'il  couroit  de  tous  côtés  sans  tenir 
de   route   assurée ,    il    rencontra   au 
bord  d'un   chemin  une   dame  assez 
bien  faite,  qui  pleuroit  amèrement. 
Il  retint  la  bride  de  son  cheval ,  de- 
manda à  cette  femme  qui  elle  étoit , 
ce  qu'elle  faisoit  seule  en  cet  endroit , 
et  SI  elle  avoit  besoin  de  secours.  «  Je 
suis ,  lui  répondit-elle ,  la  fille  d'un 
roi  des  Indes.  En  me  promenant  à 
cheval  dans  la  campagne ,  je  me  suis 
endormie,  et  je   suis  tombée.  Mon 
cheval  s'est  échappé ,  et  je  ne  sais  ce 
qu'il  est  devenu.  »  Le  jeune  prince 
eut  pitié  d'elle  ,  et  lui  proposa  de  la 
prendre  en  croupe;  ce  qu'elle  accepta. 
»  Comme  ils  passoient  près  d'une 
masure  ,   la    dame    aj'^ant   témoigné 
qu'elle  seroit  bien  aise  de  mettre  pied 
à  terre  pour  quelque  nécessité ,    le 
prince  s'arrêta  et  la  laissa  descendre . 
Il  descendit  aussi,  s'approcha  de  la, 
masure  en  tenant  son  cheval  par  la 
bride.  Jugez  quelle  fut  sa  surprise , 
lorsqu'il  entendit  la  dame  en  dedans; 
prononcer  ces  paroles  ;  «  Réjouissez- 


CONTES     A  S.  A  B  E  S,         14») 

^î  VOUS  ,  mes  enfans  ,  je  vous  amène 
ï>  un  garçon  bien  fait  et  fort  gras  -,  » 
et  d'autres  voix  lui  répondirent  aussi^ 
tôt  :  «  Maman  ,  où  est  -r  il ,  que  nous 
»  le  mangions  tout -à -rheure3  car 
î)  nous  avons  bon  appétit?» 

»  Le  prince  n'eut  pas  besoin  d'en 
entendre  davantage  ,  pour  concevoir 
le  danger  où  il  se  trouvoit.  Il  vit  bien 
que  la  dame  qui  se  disoit  fille  d'un 
roi  des  Indes,  étoit  une  ogresse ,  fem- 
me de  ces  démons  sauvages  ,  appelés 
ogres  ,  c[ui  se  retirent  dans  des  lieux 
abandonnés,  et  se  servent  de  mille 
ruses  ppur  surprendre  et  dévorer  les 
passans.  Il  fut  saisi  de  frayeur ,  et  se 
jeta  au  plus  vite  sur  son  cheval.  La 
prétendue  princesse  parut  dans  le 
moment 3  et  voyant  qu'elle  avoit  man- 
qué son  coup  :  «  Ne  craignez  rien , 
cria-t-elle  au  prince.  Qui  êtes-vous  ? 
Que  cherchez-vous  ?  »  «  Je  suis  éga- 
ré ,  répondit-il ,  et  je  cherche  mou 
chemin.  »  «  Si  vous  êtes  égaré  ,  dit- 
plie  ,  recommandez-vous  à  Dieu ,  il 
vous  délivrera  de  fembarras  où  vous 
vous  trouvez.  «  Alors  le  prince  leva 


100     LES  MILLE  ET  UKE  NUITS, 

les  jeux  au  ciel....  «  Mais,  sire  ,  dit 
Sclielierazade  en  cet  endroit ,  je  suis 
obligée  d'interrompre  mon  discours  ; 
le  jour  qui  paroît ,  m'impose  silence.» 
«Je  suis  fort  en  peine,  ma  sœur, 
dit  Dinarzade ,  de  savoir  ce  que  de- 
viendra ce  jeune  prince  j  je  tremble 
pour  lui.  » 

«  Je  vous  tirerai  demain  d'inquié- 
tude ,  répondit  la  sultane ,  si  le  sul- 
tan veut  bien  que  je  vive  jusqu'à  ce 
temps-là.  »  Schahriar,  curieux  d'ap- 
prendre ie  dénouement  de  cette  his- 
toire ,  prolongea  encore  la  vie  de 
Sclielierazade. 


CONTES     ARABES.        l5r 


X  V  I^    NUIT. 


DiNARzADE  avoit  tant  d'envie  d'en- 
lendre  la  lin  de  l'histoire  du  jeune 
prince ,  qu'elle  se  réveilla  cette  nuit 
plutôt  qu'à  l'ordinaire.  «  Ma  sœur , 
dit-elle  ,  achevez ,  je  vous  prie ,  l'his- 
toire que  vous  commençâtes  hier  5  je 
m'intéresse  au  sort  du  jeune  prince , 
et  je  meurs  de  peur  qu'il  ne  soit 
mangé  par  l'ogresse  et  ses  enfans.  » 
Schahriar  ayant  marqué  qu'il  étoit 
dans  la  même  crainte  :  «  Hé  bien , 
sire,  dit  la  sultane ,  je  vais  vous  tirer 
de  peine.  » 

«  Après  que  la  fausse  princesse  des 
Indes  eut  dit  au  jeune  prince  de  se 
recommander  à  Dieu  ,  comme  il  crut 
qu'elle  ne  lui  parloit  pas  sincèrement , 
et  qu'elle  comptoit  sur  lui  comme  s'il 
eût  déjà  été  sa  proie ,  il  leva  les  mains 


l52     LES  MILLE  ET  UNE  NUITS, 

au  ciel ,  et  dit  :  «  Seigneur ,  qui  êtes 
tout-puissant ,  jetez  les  jeux  sur  moi, 
et  me  délivrez  de  cette  ennemie.»  A 
cette  prière  ,  la  femme  de  l'ogre  ren- 
tra dans  la  masure ,  et  le  prince  s'en 
éloigna  avec  précipitation.  Heureuse-r 
ment  il  retrouva  son  chemin ,  et  ar- 
riva sain  et  sauf  auprès  du  roi  son 
père ,  auquel  il  raconta  de  point  en 
point  le  danger  qu'il  venoit  de  cou^ 
rir  par  la  faute  du  grand  visir.  Le 
roi  5  irrité  contre  ce  ministre ,  le  fit 
étrangler  à  l'heure  même. 

«  Sire ,  poursuivit  le  visir  du  roi 
grec ,  pour  revenir  au  inédecin  Dou-t 
ban,  si  vous  n'y  prenez  garde,  la 
confiance  que  vous  avez  en  lui ,  vous 
sera  funeste  ;  je  sais  de  bonne  part 
que  c'est  un  espion  envoyé  par  vos 
ennemis  pour  attenter  à  la  vie  de  vo- 
tre majesté.  Il  vous  a  guéri ,  dites-i 
vous  ;  hé  qui  peut  vous  en  assurer  ? 
Il  ne  vous  a  peut  -  être  guéri  qu'en 
ap]3arence  et  non  radicalement.  Que 
sait-on  si  ce  remède ,  avec  le  temps  , 
ne  produira  pas  un  effet  pernicieux?» 

»  Le  roi  grec ,  qui  avoil  natureilçts 


CONTES     AHABES.         l53 

ïîient  fort  peu  d'esprit,  n'eut  pas  assez 
tle  pénétration  pour  s'apercevoir  de 
la  méchante  intention  de  son  visir , 
ni  assez  de  fermeté  pour  persister 
dans  son  premier  sentiment.  Ce  dis- 
cours fébranla.  «  Visir ,  dit-il ,  tu  as 
raison  ;  il  peut  être  venu  exprès  pour 
ni'ôter  la  vie  ;  ce  qu'il  peut  fort  bien 
exécuter  par  la  seule  odeur  de  queî-^ 
qu'une  de  ses  drogues.  Il  faut  voir 
ce  qu'il  est  à  propos  de  faire  dans 
cette  conjoncture.  » 

«  Quand  le  visir  vit  le  roi  dans  la 
disposition  où  il  le  vouloit  :  «  Sire, 
lui  dit-il,  le  moyen  le  plus  sûr  et  le 
plus  prompt  pour  assurer  votre  re- 
pos et  mettre  votre  vie  en  sûreté , 
c'est  d'envoyer  clierclier  tout-à-l' heure 
le  médecin  Douban,  et  de  lui  faire 
couper  la  tête  d'abord  qu'il  sera  arri- 
vé. »  «Véritablement,  reprit  le  roi,  je 
crois  que  c'est  par-là  que  je  dois  pré-f 
venir  son  dessein.  »  En  achevant  ces 
paroles  ,  il  appela  un  de  ses  officiers , 
et  lui  ordonna  d'aller  chercher  le  mé- 
decin ,  qui,  sans  savoir  ce  quç  le  roi 
4ui  vouloit  j  courut  au  palais  en  dili^ 


I  34      LES  r-IILLE  ET  UÎ7E  NUITS  , 

gence.  «  Sais  -  Lu  bien ,  dit  le  roi  en  le 
voyant,  pourquoi  je  te  mande  ici?» 
u  Non  ,  sire,  répondit-il ,  et  j'attends 
que  votre  majesté  daigne  m'en  ins- 
truire.» «Je  t'ai  fait  venir  ,  reprit  le 
roi,  pour  me  délivrer  de  toi  en  te 
faisaiit  ôter  la  vie.  » 

»  Il  n'est  pas  possible  d'exprimer 
quel  fut  fétonnement  du  médecin , 
lorsqu'il  entendit  prononcer  l'arrêt 
de  sa  mort.  «  Sire,  dit -il  ,  quel 
sujet  peut  avoir  votre  majesté  de  me 
faire  mourir  :*  Quel  crime  ai-je  com- 
mis? »  ce  J'ai  appris  de  bonne  part, 
répliqua  le  roi,  que  tu  es  un  es- 
pion ,  et  que  tu  n'es  venu  dans  ma 
cour  que  pour  attenter  à  ma  vie  ; 
mais  pour  te  prévenir  ,  je  veux  te  ra- 
vir la  tienne.  Frappe ,  ajouta-t-il  au 
bourreau  qui  étoit  présent,  et  me 
délivre  d'un  perfide  qui  ne  s'est  in- 
troduit ici  que  pour  m'assassiner.  » 

»  A  cet  ordre  cruel ,  le  médecin 
jugea  bien  crue  les  honneurs  et  les 
bien  Peu  ts  c[u'il  avoit  reçus,  lui  avoient 
suscité  des  ennemis  ,  et  que  le  foible 
roi  s'étoit  laissé  surprendre  à  leurs 


CONTES     ARABES.  IJJ 

impostures.  Il  se  repentoil:  de  l'avoir 
guéri  de  sa  lèpre  5  mais  c  étoit  un  re- 
pentir hors  de  saison.  «  EsL-ce  ainsi, 
lui  disoit-il ,  que  vous  me  récompen- 
sez du  bien  que  je  vous  ai  fait?  »  Le 
roi  ne  ['écouta  pas ,  et  ordonna  une 
seconde  fois  au  bourreau  de  porter  le 
coup  mortel.  Le  médecin  eut  recours 
aux  prières.  «  Hélas  !  sire,  s'écria-t-il , 
prolongez-moi  la  vie  ,  Dieu  prolon- 
gera la  vôtre;  ne  me  faites  pas  mou- 
rir ,  de  crainte  que  Dieu  ne  vous 
traite  de  la  même  manière.  » 

»  Le  pêcheur  interrompit  son  dis- 
cours en  cet  endroit,  pour  adresser  la 
parole  au  génie  :  «  Hé  bien,  génie , 
lui  dit-il ,  tu  vois  que  ce  qui  se  passa 
alors  entre  le  roi  grec  et  le  médecin 
Douban ,  vient  tout-à-l'heure  de  se 
passer  entre  nous  deux.  » 

»  Le  roi  grec ,  continua-t-il ,  au 
lieu  d'avoir  égard  à  la  prière  que  Je 
médecin  venoit  de  lui  faire,  en  le 
conjurant  au  nom  de  Dieu ,  lui  re- 
partit avec  dureté  :  «  Non ,  non  , 
c'est  une  nécessité  absolue  que  je  te 
lasse  périr.  Aussi  -  bien  pourrois-tu 


l56     LES  MILLE  ET  UXE    NUITS, 

m  ôter  la  vie  plus  subtilement  encore 
que  tu  ne  m'as  guéri.  »  Cependant  Is 
médecin ,  fondant  en  pleurs ,  et  se 
plaignant  pitoyablement  de  se  voir  si 
mal  payé  du  service  qu'il  avoit  rendu 
au  roi ,  se  prépara  à  recevoir  le  coup 
de  la  mort.  Le  bourreau  lui  banda 
les  jeux  ,  lui  lia  les  mains  ,  et  se  mit 
en  devoir  de  tirer  son  sabre. 

55  Alors  les  courtisans  qui  étoient 
présens,  émus  de  compassion,  sup- 
plièrent le  roi  de  lui  faire  grâce,, 
assurant  qu'il  n' étoit  pas  coupable , 
et  répondant  de  son  innocence. 
Mais  le  roi  fut  inflexible  ,  et  leur 
parla  de  sorte  qu'ils  n'osèrent  lui  ré- 
pliquer. 

»  Le  médecin  étant  à  genoux,  les 
jeux  bandés ,  et  prêt  à  recevoir  le 
coup  qui  devoit  terminer  son  sort , 
s'adressa  encore  une  fois  au  roi  : 
«  Sire ,  lui  dit-il ,  puisque  votre  ma- 
jesté ne  veut  point  révoquer  farrét  de 
ma  mort ,  je  la  supplie  du  moins  de 
m'accorder  la  liberté  d'aller  jusques 
chez  moi  donner  ordre  à  ma  sépul- 
ture, dire  le  dernier  adieu  a  jna  fa- 


CONTES     ARABES.         îS^ 

mille ,  faire  des  aumônes ,  et  légiief 
mes  livres  à  des  personnes  capables 
d'en  faire  un  bon  usage.  J'en  ai  un  , 
entr'autres ,  dont  je  veux  faire  pré-^ 
sent  à  votre  majesté  :  c'est  un  livre  fort 
précieux  et  très  -  digne  d'être  soi- 
gneusement gardé  dans  votre  trésor.  » 
«Hé  pourquoi  ce  livre  est -il  aussi 
précieux  que  tu  le  dis ,  répliqua  le 
roi  ?  »  «  Sire ,  repartit  le  médecin  , 
c'est  qu'il  contient  une  infiuité  de 
choses  curieuses ,  dont  la  princij^ale 
est,  que  quand  on  m'aura  coupé  la 
tête  ,  si  votre  majesté  veut  bien  se 
donner  la  peine  d'ouvrir  le  livre  au 
sixième  feuillet  et  lire  la  troisième 
ligne  de  la  page  à  main  gauche  ,  ma 
tête  répondra  à  toutes  les  questions 
que  vous  voudrez  lui  faire.  «  Le  roi , 
curieux  de  voir  une  chose  si  mer- 
veilleuse ,  remit  sa  mort  au  lende- 
main, et  f  envoya  chez  lui  sous  bonne 
garde. 

«  Le  médecin ,  pendant  ce  temps- 
là  ,  mit  ordre  à  ses  affaires  5  et  comme 
le  bruit  s'étoit  répandu  qu'il  devoir 
arriver  un  prodige  inoui  après  son 

I.  14 


1  58     LES  MILLE  ET  UNE  NUITS  , 

trépas ,  les  visirs  (  i  ) ,  les  émirs  (2) ,  les 
officiers  de  la  garde,  enrui  toute  la 
cour  se  rendit  le  jour  suiv^ant  dans  îa 
salle  d'audience  pour  en  être  téirioin. 
«  On  vit  bientôt  paroitre  le  méde- 
cin Douban  ,  qui  s'avança  jusqu'au 
pied  du  trône  royal  avec  un  gros  li- 
vre à  la  main.  Là  ,  il  se  fit  apporter 
un  bassin ,  sur  lequel  il  étendit  la  cou- 
verture dont  le  livre  étoit  enveloppé; 
et  présentant  le  livre  au  roi  :  «  Sire, 
lui  dit-il,  prenez,  s'il  vous  plaît,  ce 
livre  ;  et  d'abord  que  ma  télé  sera  cou- 

}Dée ,  commandez  qu'on  la  pose  dans 
e  bassin  sur  la  couverture  du  li\Te  ; 
dès  qu'elle  y  sera ,  le  sang  cessera 
d'en  couler  :  alors  vous  ouvrirez  le 
livre,  et  ma  téie  répondra  à  toutes 
vos  demandes.  Mais,  sire ,  ajouta-l-iî, 
permeltez-moi  d'implorer  encore  une 
fuis  la  clémence  de  votre  majesté  ;  au 
nom  de  Dieu  ,  laissez-vous  fléchir^  je 
vous  proteste  que  je  suis  innocent.  » 

(i)  Les  membres  du  cocseil  dont  le  giajaà 
visir  est  le  chef. 

(2}  Les  premiers  officiers  civils. 


CONTES     ARABES,  1 5() 

ce  Tes  prières ,  répondit  le  roi ,  sont 
inutiles  ;  et  quand  ce  ne  seroit  que 
pour  entendre  parler  ta  tête  après  ta 
mort,  je  veux  que  tu  meures.»  En 
disant  cela ,  il  prit  le  livre  des  mains 
du  médecin ,  et  ordonna  au  bourreau 
de  faire  son  devoir. 

«  La  tête  fut  coupée  si  adroitement, 
qu  elle  tomba  dans  le  bassin  ;  et  elle 
fut  à  peine  posée  sur  la  couverture , 
que  le  sang  s'arrêta.  Alors  ,  au  grand 
étonnementdu  roi  et  de  tous  les  spec- 
tateurs ,  elle  ouvrit  les  j^eux  5  et  prer 
nant  la  parole  :  «  Sire  ,  dit-elle  ,  que 
votre  majesté  ouvre  le  livre.  »  Le  roi 
l'ouvrit  -  et  trouvant  que  le  premier 
feuillet  étoit  comme  collé  contre  le 
second,  pour  le  tourner  avec  plus  de 
facilité ,  il  porta  le  doigt  à  sa  bouche, 
et  le  mouilla  de  sa  salive.  Il  fît  la 
même  chose  jusqu'au  sixième  feuil- 
let ;  et  ne  voyant  pas  d'écriture  à  la 
page  indiquée  :  «  Médecin  ^  dit -il  à 
la  tête  ,  ii  n'y  a  rien  d'écrit.  »  «  Tour- 
nez encore  quelques  feuillets,  repar- 
tit la  tête.  Le  roi  continua  d'en  tour-* 
ner  ,  en  portant  toujours  le  doigt  à  sa 


ï6o     LES  MILLE  ET  UNE  NUITS, 

bouche ,  jusqu'à  ce  que  le  poison  , 
dont  chaque  feuillet  étoit  imbu,  ve- 
nant à  faire  son  effet ,  ce  prince  se 
sentit  tout-à-coup  agité  d'un  trans- 
port extraordinaire  j  sa  vue  se  trou- 
bla,  et  il  se  laissa  tomber  au  pied  de 
son  trône  avec  de  grandes  convul- 
sions  

A  ces  mots  ,  Scheherazade  aperce- 
vant le  jour ,  en  avertit  le  sultan ,  et 
cessa  de  parler.  «  Ah  ,  ma  chère  sœur , 
dit  alors  Dinarzade,  que  je  suis  fâ- 
chée que  vous  n'ajez  pas  le  temps 
d'achever  cette  histoire  !  Je  serois  in- 
consolable si  vous  perdiez  la  vie  au- 
jourd'hui. «  Ma  sœur  ,  répondit  la 
sultane,  il  en  sera  ce  qu'il  plaira  au 
sultan  ;  mais  il  faut  espérer  qu'il  aura 
la  bonté  de  suspendre  ma  mort  jus-^ 
qii  à  aemain.  »  Effectivement ,  Schah- 
nar ,  loin  d'ordonner  son  trépas  ce 
jour  -  là  ,  attendit  la  nuit  prochaine 
avec  impatience ,  tant  il  avoit  d'envie 
d'apprendre  la  fin  de  l'histoire  du 
roi  grec ,  et  la  suite  de  celle  du  pê- 
cheur et  du  génie. 


COÎîTES     ARABES.         j6î 


XVir    NUIT. 


Qu  E  L  Q  u  E  curiosité  qu'eût  Dinar- 
zarde  d'entendre  le  reste  de  l'histoire 
du  roi  grec,  elle  ne  se  réveilla  pas 
cette  nuit  de  si  bonne  heure  qu'à  l'or- 
dinaire ;  il  étoit  même  presque  jour  , 
lorsqu'elle  dit  à  la  sultane  :  «  Ma 
chère  sœur ,  je  vous  prie  de  continuer 
la  merveilleuse  histoire  du  roi  grec  ; 
mais  hâtez-vous  ,  de  grâce ,  car  le 
jour  paroîtra  bientôt.  » 

Scneherazade  reprit  aussitôt  cette 
histoire,  à  l'endroit  où  ellel'avoit  lais- 
sée le  jour  précédent.  Sire,  dit-elle, 
le  pêcheur  continua  ainsi  :  «  Quand 
le  médecin  Douban ,  ou  ,  pour  mieux 
dire ,  sa  tête ,  vit  que  le  poison  fai- 
soit  son  effet,  et  que  le  roi  n'avoit 
plus  que  quelques  momens  à  vivre  : 
«  Tyran ,  s'écria-t-elle^  voilà  de  quelle 


362     LES  BULLE  ET  UNE  NUITS, 

«  manière  sont  traités  les  princes  quî, 
»  abusant  de  leur  autorité,  font  périr 
«  les  innocens.  Dieu  punit  tôt  ou  tard 
5)  leurs  injustices  et  leurs  cruautés.  » 
La  tête  eut  à  peine  achevé  ces  paro- 
les ,  c[ue  le  roi  tomba  mort ,  et  qu'elle 
perdit  elle-même  aussi  le  peu  de  vie 
qui  lui  restoit. 

»  Sire  ,  poursuivit  Sclielierazade  , 
telle  fut  la  fin  du  roi  grec  et  du  mé- 
decin Douban.  Il  faut  présentement 
venir  à  Fhistoire  du  pêcheur  et  du 
génie  ;  mais  ce  n'est  pas  la  peine  de 
commencer,  car  il  est  jour.  »  Le 
sultan,  de  qui  toutes  les  heures  étoient 
réglées  ,  ne  pouvant  l'écouter  plus 
long  -  temps  ,  se  leva  ,  et  comme  il 
vouloit  absolument  entendre  la  suite 
de  fhistoire  du  génie  et  du  pêcheur  , 
il  avertit  la  sultane  de  se  préparer  à  la 
lui  raconter  la  nuit  suivante. 


CONTES     AHABES.        l63 


XVII  F    NUIT. 


DiîTAiizABE  se  dédommagea  cette 
nuit  de  la  précédente;  elle  se  réveil  la 
long  -  temps  avant  le  jour ,  et  pria 
Sclieherazade  de  raconter  la  suite  de 
l'histoire  du  pêcheur  et  du  génie ,  que 
le  sultan  souhaitoit,  autant  que  J3i- 
narzade,  d'entendre.  «  Je  vais,  ré- 
pondit la  sultane  ,  contenter  sa  curio- 
sité et  la  vôtre.  »  Alors ,  s'adressant  à 
Schahriar  :  Sire ,  poursuivit-elle  ,  si- 
tôt que  le  pêcheur  eut  fini  l'histoire 
du  roi  grec  et  du  médecin  Douban , 
il  en  fît  l'application  au  génie  qu'il 
îenoit  toujours  enfermé  dans  le  vase. 

«  Si  le  roi  grec,  lui  dit-il ,  eut  voulu 
laisser  vivre  le  médecin ,  Dieu  l'au- 
roit  aussi  laissé  vivre  lui-même  ;  mais 
il  rejeta  ses  plus  humbles  prières ,  et 
Dieu  l'en  punit.  Il  en  ezi  de  niênif  de 


1^4     I-^S  MILLE  ET  UNE  NUITS  , 

toi ,  ô  géaie  :  si  j'avois  pu  te  fléchir 
et  obtenir  de  toi  la  grâce  cjue  je  te 
demandois ,  j'aurois  présentement  pi- 
tié de  l'état  où  tu  es  ;  mais  puisque 
malgré  l'extrême  obligation  que  tu 
m'avois  de  t' avoir  mis  en  liberté ,  tu 
as  persisté  dans  la  volonté  de  me  tuer, 
je  dois  ,  à  mon  tour  ,  être  impitoya- 
ble. Je  vais  ,  en  te  laissant  dans  ce 
vase  et  en  te  rejetant  à  la  mer ,  t'ôter 
l'usage  de  la  vie  jusqu'à  la  fin  des 
temps  :  c'est  la  vengeance  que  je  pré- 
tends tirer  de  toi.  m 

«  Pêcheur  ,  mon  ami ,  répondit  le 
génie ,  je  te  conjure  encore  une  fois 
de  ne  pas  faire  une  si  cruelle  action. 
Songe  qu'il  n'est  pas  honnête  de  se 
venger  ,  et  qu'au  contraire  il  est  loua- 
ble de  rendre  le  bien  pour  le  mal  ; 
ne  me  traite  pas  comme  Imma  traita 
autrefois  Ateca.  »  «  Et  que  fit  Imma 
à  Ateca  ,  répliqua  le  pêcheur?  »  «  Oh 
si  tu  souhaites  de  le  savoir ,  repartit 
ïe  génie  ,  ouvre-moi  ce  vase  ;  crois-tu 
que  je  sois  en  humeur  de  faire  des 
contes  dans  une  prison  si  étroite?  Je 
t'en  ferai  tant  cjue  tu  voudi'as  quand 


r  O  ^'  T  E  s     ARABES.  165 

tu  m  auras  tiré  d'ici.  «  «  ]Non,  dit  le 
pécheur ,  je  ne  te  délivrerai  pas  ;  c'est 
trop  raisonner ,  je  vais  te  précipiter 
au  fond  de  la  mer.  »  «  Encore  mi 
mot ,  pêcheur,  s'écria  le  génie;  je  te 
promets  de  ne  te  faire  aucun  mal  ; 
tien  éloigné  de  cela ,  je  t'enseignerai 
un  moyen  de  devenir  puissamment 
riche.  » 

L'espérance  de  se  tirer  de  la  pau- 
vreté ,  désarma  le  pêcheur,  «Je  pour- 
rois  t  écouter ,  dit-il ,  s'il  y  avoit  quel- 
cpae  fond  à  faire  sur  ta  parole  :  jure- 
moi  par  le  grand  nom  de  Dieu  ,  q^ue 
tu  feras  de  bonne  foi  ce  que  tu  dis  , 
et  je  vais  t'ouvrir  le  vase;  je  ne  crois 
pas  que  tu  sois  assez  hardi  pour  vio- 
ler un  pareil  serment.  »  Le  génie  le 
fit ,  et  le  pêcheur  ôta  aussitôt  le  cou- 
vercle du  vase.  Il  en  sortit  à  f  instant 
de  la  fumée  ,  et  le  génie  ayant  repris 
sa  forme  de  la  même  manière  qu'au- 
paravant ,  la  première  chose  qu'il  fit, 
fut  de  jeter,  d'un  coup  de  pied  ,  le 
vase  dans  la  mer.  Cette  action  effraya 
le  pêcheur  :  «  Génie,  dit -il  ,  qu'est- 
ce  que  cela  signifie  ?  Ne  vouiez-vou,a 


î66      LES  MILLE  ET  UNE  KUITS  , 

pas  garder  le  serment  que  vous  venez 
de  faire  '^  Et  dois-je  vous  dire  ce  que 
le  médecin  Douban  disoit  au  roi 
grec  :  «  Laissez -moi  vivre,  et  Dieu 
prolongera  vos  jours?  » 

La  crainte  du  pêcheur  fit  rire  le 
génie ,  qui  lui  répondit  :  «  Non ,  pê- 
cheur ,  rassure-toi  5  je  n'ai  jeté  le  vase 
que  pour  me  divertir  et  voir  si  tu  en 
serois  alarmé  ;  et  pour  te  persuader 
que  je  te  veux  tenir  parole,  prends  tes 
filets  et  me  suis.  »  En  prononçant  ces 
mots ,  il  se  mit  à  marcher  devant  le 
pêcheur,  qui;  chargé  de  ses  filets,  Je 
suivit  avec  quelque  sorte  de  défian- 
ce. Ils  passèrent  devant  la  ville,  et 
montèrent  au  haut  d'une  montagne  , 
d'où  ils  descendirent  dans  une  vaste 
plaine  qui  les  conduisit  à  un  étang  si- 
tué entre  quatre  collines. 

Lorsqu'ils  furent  arrivés  au  bord 
de  l'étang,  le  génie  dit  au  pêcheur  : 
«  Jette  tes  filets ,  et  prends  du  pois- 
son. »  Le  pêcheur  ne  douta  point  qu'il 
n'en  prit  ;  car  il  en  vit  une  grande 
quantité  dans  l'étang  :  mais  ce  crui  le 
surprit  extrêmement ,  c'est  qu'il  re- 


CONTES     ARABES.         t-)J 

marqua  qu'il  j  en  avoit  de  quatre 
couleurs  différentes  ,  c'est-à-dire,  de 
blancs,  de  rouges,  de  bleus,  et  de  jau- 
nes. Il  jeta  ses  filets,  et  en  amena 
quatre ,  dont  chacun  étoit  d'une  de 
ces  couleurs.  Comme  il  n'en  avoit 
jamais  vu  de  pareils ,  il  ne  pouvoit  se 
lasser  de  les  admirer  ;  et  jugeant  qu'il 
en  pourroit  tirer  une  somme  assez 
considérable,  il  en  avoit  beaucoup  de 
joie.  «Emporte  ces  poissons ,  lui  dit  le 
génie ,  et  va  les  présenter  à  ton  sul- 
tan; il  t'en  donnera  plus  d'argent  que 
tu  n'en  as  manié  en  toute  ta  vie.  Ta 
pourras  venir  tous  les  jours  pécher  eu 
cet  étang  ;  mais  je  t'avertis  de  ne  je- 
ter tes  filets  qu'une  fois  chaque  jour; 
autrement  il  t'en  arrivera  du  mal , 
prends-j  garde  ;  c'est  l'avis  que  je  te 
donne  5  si  tu  le  suis  exactement ,  tu  t'en 
trouveras  bien.  »  En  disant  cela,  i! 
frappa  du  pied  la  terre,  qui  s'ouvrit, 
et  se  referma  après  f  avoir  englouti. 

Le  pécheur  ,  résolu  à  suivre  de 
point  en  point  Jes  conseils  du  génie, 
se  garda  bien  de  jeter  une  seconde 
fois  ses  filets.  Il  reprit  le  chemin  de 


l68      LES  MILLE  ET  UKE  NUITS, 

ia  ville  ,  fort  content  de  sa  pêche  et 
faisant  mille  réflexions  sur  son  aven- 
ture. Il  alla  droit  au  palais  du  sul- 
tan pour  lui  présenter  ses  poissons... 

«Mais,  sire,  dit  Scheherazade,  j'a- 
perçois le  jour  ;  il  faut  que  je  m'arrête 
en  cet  endroit.  »  «Ma  sœur,  dit  alors 
Dinarzade ,  c[ue  les  derniers  événe- 
mens  que  vous  venez  de  raconter, 
sont  surprenans  !  J'ai  de  la  peine  à 
croire  que  vous  puissiez  désormai.^ 
nous  en  apprendre  d'autres  qui  le 
soient  davantage.  »  «Ma  chère  sœur, 
répondit  la  sultane ,  si  le  sultan  mon 
maître  me  laisse  vivre  jusqu'à  de- 
main ,  je  suis  persuadée  que  vous 
trouverez  la  suite  de  fhistoire  du  pê- 
cheur encore  plus  naerveilleuse  que 
le  commencement ,  et  incomparable- 
ment plus  agréable.  »  Schahriar ,  cu- 
rieux de  voir  si  le  reste  de  fhistoire 
du  pêcheur  étoit  tel  que  la  sultane  le 
promettoit ,  différa  encore  f  exécu- 
tion de  la  loi  cruelle  qu'il  s'étoit  faite. 


CONTES     ARABES.        l6g 


XIX'    NUI  T. 


V  ERS  la  fin  de  la  dix-neuvième  nuit, 
Dinarzade  appela  la  sultane,  et  lui  dit  : 
«c  Ma  sœur,  je  suis  dans  une  extrême 
impatience  d'entendre  la  suite  de  l'his- 
toire du  pêcheur;  racontez-nous-la,  en 
attendant  que  le  jour  paroisse.  »  Sche- 
herazade ,  avec  la  permission  du  sul- 
tan ,  la  reprit  aussitôt  de  cette  sorte  : 

Sire ,  je  laisse  à  penser  à  votre  ma- 
jesté ,  quelle  fut  la  surprise  du  sul- 
tan lorsqu'il  vit  les  quatre  poissons 
que  le  pêcheur  lui  présenta.  Il  les  prit 
l'un  après  l'autre  pour  les  considérer 
avec  attention  ;  et  après  les  avoir  ad- 
mirés assez  long-temps  :  «  Prenez  ces 
poissons  ,  dit-il  à  son  premier  visir  , 
et  les  portez  à  l'habile  cuisinière  que 
l'empereur  des  Grecs  m'a  envoyée  ; 
je  m'imagine  qu'ils  ne  seront  pas 
I.  i5 


170  LES  miliî:  ht  une  xuîts, 

moins  bons  qu'ils  sont  beaux.  «  Le 
visir  les  porta  lui-même  à  la  cuisi- 
nière ,  et  les  lui  remettant  entre  les 
mains  :  «Voilà  ,  lui  dit-il ,  quatre  pois^ 
sons  qu'on  vient  d'apporter  au  sultan  ; 
il  vous  ordonne  de  les  lui  apprêter.  » 
Après  s  être  acquitté  de  cette  com- 
mission, il  retourna  vers  le  sultan  son 
maître ,  qui  le  chargea  de  donner  au 
pêcheur  quatre  cents  pièces  d'or  de  sa 
m.onnoie  ;  ce  qu'il  exécuta  très-fidèle- 
ment. Le  pêcheur ,  qui  n'avoit  ja- 
mais possédé  une  si  grande  somme  à 
la  fois ,  concevoit  à  peine  son  bon- 
heur ,  et  Je  regardoit  comme  un  son- 
ge. Mais  il  connut  dans  la  suite  qu'il 
étoit  réel  par  le  bon  usage  qu'il  eu  fit, 
en  l'employant  aux  besoins  de  sa  fa- 
mille. 

Mais  ,  sire  ,  poursuivit  Schehe- 
razade ,  après  vous  avoir  parlé  du 
pécheur  ,  il  faut  vous  parler  aussi  de 
la  cuisinière  du  sultan ,  que  nous 
allons  trouver  dans  un  grand  embar- 
ras. D'abord  qu'elle  eut  nettové  les 
poissons  que  le  visir  lui  avoit  don- 
nés, elle  les  mit  sur  le  feu  dans  une 


COiNTES     ARABES.         lyi 

casserole  avec  de  l'huile  pour  les  fri- 
re ;  lorsqu'elle  les  crut  assez  cuiîs 
d'un  côté,  elle  les  tourna  de  l'autre. 
Mais ,  ô  prodige  inoui  ,  à  peine  fu- 
rent-ils tournés,  que  le  mur  de  la 
cuisine  s'entrouvrit  !  Il  en  sortit  une 
jeune  dame  d'une  beauté  admirable  , 
et  d'une  taille  avantageuse;  elle  étoit 
habillée  d'une  étoffe  de  satin  à  fleurs , 
façon  d'Egypte ,  avec  des  pendans 
d'oreille ,  un  collier  de  grosses  perles , 
des  brasselets  d'or  garnis  de  rubis  ;  et 
elle  tenoit  une  baguette  de  mjrte  à  la 
main.  Elle  s'approcha  de  la  casserole, 
au  grand  étonnement  de  la  cuisiniè- 
re ,  qui  demeura  immobile  à  cette 
Vue  ',  et  frappant  un  des  poissons  du 
bout  de  sa  baguette  :  «  Poisson ,  pois- 
son ,  lui  dit-elle  ,  es-tu  dans  ton  de- 
voir i*  «  Le  poisson  n'ayant  rien  répon- 
du ,  elle  répéta  les  mêmes  paroles  et 
alors  les  quatre  poissons  levèrentla  tête 
tous  ensemble  ,  et  lui  dirent  très-dis- 
tinctement :  «Oui,  oui,  si  vous  comp- 
»  tez  ,  nous  comptons  ;  si  vous  payez 
»  vos  dettes ,  nous  payons  les  nôtres; 
î)  si  vous  fuyez  ,  nous  vainquons  et 


172     LES  MILLE  ET  UJ<E  KUITS  , 

«  nous  sommes  contens.  »  Dès  qu'ils 
eurent  achevé  ces  mois  ,  la  jeune  da- 
me renversa  la  casserole,  et  rentra 
dans  l'ouverture  du  mur ,  qui  se  refer- 
ma aussitôt  et  se  remit  dans  le  même 
état  ou  il  éloit  auparavant. 

La  cuisinière,  que  toutes  ces  mer- 
veilles avoieat  épouvantée  ,  étant  re- 
venue de  sa  frayeur  ,  alla  relever  les 
Eoissons  qui  étoient  tombés  sur  la 
raise  5  mais  elle  les  trouva  plus  noirs 
que  du  charbon ,  et  hors  d'état  d'être 
servis  au  sultan.  Elle  en  eut  une  vive 
douleur  ,  et  se  mettant  à  pleurer  de 
toute  sa  force  :  «  Hélas  ,  disoit-eUe  , 
que  vais-je  devenir  1  Quand  je  conte- 
rai au  sultan  ce  que  j'ai  vu,  je  suis 
assurée  qu'il  ne  me  croira  point  ;  dans 
quelle  colore  ne  sera-t-il  pas  contre 
moi  ?  » 

«  Pendant  qu'elle  s'aflligeoit  ainsi , 
le  grand  visir  entra ,  et  lui  demanda 
si  les  poissons  étoient  prêts.  Elle  lui 
raconta  tout  ce  qui  étoit  arrivé  5  et  ce 
récit ,  comme  on  le  peut  penser  ,  l'éi- 
tonna  fort  ;  mais  sans  en  parler  ai; 
gultan,  il  inventa  une  excuse  cjui  le 


CONTES     ARABES.         î  yS 

contenta.  Cependant  il  envoya  clier- 
cher  le  pécheur  à  l'heure  même  ;  et 
quand  il  fut  arrivé  :  «  Pécheur,  lui  dit- 
il,  apporte-moi  quatre  autres  pois- 
sons  qui  soient  semblables  à  ceux 
que  tu  as  déjà  apportés  ;  car  il  est 
survenu  certain  malheur  qui  a  em- 
pêché qu'on  ne  les  ait  servis  au  sul- 
tan. »  Le  pêcheur  ne  lui  dit  pas  ce  que 
le  génie  lui  avoit  recommandé  ;  mais 
pour  se  dispenser  de  fournir  ce  jour-là 
les  poissons  qu'on  lui  demandoit ,  il 
s'excusa  sur  la  longueur  du  chemin, 
et  promit  de  les  apporter  le  lende- 
main matin. 

Effectivement,  le  pêcheur  partit 
durant  la  nuit ,  et  se  rendit  à  l'étang. 
Il  y  jeta  ses  filets ,  et  les  ayant  reti- 
rés ,  il  y  trouva  quatre  poissons  qui 
éloient  comme  les  autres  ,  chacun 
d'une  couleur  différente.  Il  s'en  re- 
tourna aussitôt ,  et  les  porta  au  grand 
visir  dans  le  temps  qu'il  les  lui  avoit 
promis.  Ce  ministre  les  prit  et  les 
porta  lui-même  encore  dans  la  cui- 
sine ,  où  il  s'enferma  seul  avec  la  cui- 
sinière j  qui  commença  à  les  habil- 


174     l'Es  MILLr,  ET  UNE  ÎTUÎTS, 

1er  devant  lui,  et  cjui  Jes  mit  sur  le  feu, 
comme  elle  avoit  fait  les  quatre  au- 
tres le  jour  précédent.  Lorsqu'ils  fu- 
rent cuits  d'un  côté,  et  qu'elle  les  eut 
tournés  de  l'autre ,  le  mur  de  la  cui- 
sine s'entrouvrit  encore ,  et  la  même 
dame  parut  avec  sa  baguette  à  Id, 
main  3  elle  s'approcha  de  la  casserole, 
frappa  un  des  poissons ,  lui  adressa 
les  mêmes  paroles  ,  et  ils  lui  firent 
tous  la  même  réponse  en  levant  la 
tête. 

«  Mais,  sire,  ajouta  Scheherazade, 
en  se  reprenant ,  voilà  le  jour  qui  pa- 
roit ,  et  qui  m'empêche  de  continuer 
cette  histoire.  Les  choses  que  je  viens 
de  vous  dire,  sont,  à  la  vérité,  très-sin-^ 
guiières  ;-  mais  si  je  suis  en  vie  de- 
main ,  je  vous  en  dirai  d'autres  qui 
sont  encore  plus  dignes  de  votre  atten-? 
tion.  »  Schahriar ,  jugeant  bien  que  la 
suite  devoitêlre  fort  curieuse,  résolut 
de  l'entendre  la  nuit  suivante* 


CONTES     ARABES. 


X  X^    NUI  T. 


«  ]\'I  A  chère  sœur,  s'écria  Dinarzade, 
suivant  sa  coutume,  si  vous  ne  dor- 
mez pas  ,  je  vous  prie  de  poursuivre 
et  d'achever  le  beau  conte  du  pê-^ 
cheur.  »  lia  suhane  prit  aussitôt  1^ 
parole  ,  et  parla  en  ces  termes  : 

Sire,  après  que  les  quatre  poissons 
eurent  répondu  à  la  jeune  dame ,  elle 
renversa  encore  la  casserole  d'un  coup 
de  baguette,  et  se  retira  dans  le  même 
endroit  de  la  muraille  d'où  elle  étoit 
sortie.  Le  grand  visir  ayant  été  té- 
moin de  ce  qui  s'étoit  passé  :  «  Cela 
est  trop  surprenant ,  dit-il ,  et  trop 
extraordinaire ,  pour  en  faire  un  mys- 
tère au  sultan;  je  vais  de  ce  pas  l'in- 
former de  ce  prodige.  »  En  effet ,  il 
i'alia  trouver ,  et  lui  en  fit  un  rap-. 
port  fidèle. 

Le  sultan  fort   surpris ,   marqua 


lyS     LES  MILLE  ET  UNE  NUITS, 

beaucoiipd'empressementde  voir  celte 
merveille.  Pour  cet  efiët ,  il  envoya 
chercher  le  pêcheur.  «  Mon  ami ,  fui 
dit-il ,  ne  pourrois-tu  pas  m'apporter 
encore  cjuatre  poissons  de  diverses 
couleurs  ?  »  Le  pêcheur  répondit  au 
sultan  ,  que  si  sa  majesté  vouloit  lui 
accorder  trois  jours  pour  faire  ce 
qu'elle  desiroit ,  il  se  promettoit  de  la 
contenter.  Les  ayant  obtenus ,  il  alla 
à  l'étang  pour  la  troisième  fois,  et 
il  ne  fut  pas  moins  heureux  que 
les  deux  autres  ;  car  du  premier  coup 
de  filet ,  il  prit  quatre  poissons  de 
couleur  différente.  Il  ne  m^anqua 
pas  de  les  porter  à  l'heure  même  au 
sultan,  crui  en  eut  d'autant  plus  de 
joie ,  qu'il  ne  s'attendoit  pas  à  les  avoir 
sitôt ,  et  cjui  lui  fit  donner  encore  qua- 
tre cents  pièces  de  sa  monnoie . 

D'abord  c(ue  le  sultan  eut  les  pois- 
sons ,  il  les  fit  porter  dans  son  cabinet 
avec  tout  ce  qui  étoit  nécessaire  pour 
les  faire  cuire.  Là,  s'étant  enfermé 
avec  son  grand  visir  ,  ce  ministre  les 
liabilla  ,  les  mit  ensuite  sur  le  feu 
daiis  une  casserole  ,  et  quand  ils  fu- 


CONTES     A"RABES.         I77 

rent  cuits  d'un  côté  ,  il  les  retourna  de 
l'autre.  Alors  le  mur  du  cabinet  s'en- 
tr  ouvrit  ;  mais  au  lieu  de  la  jeune  da- 
ine ,  ce  fut  un  noir  qui  en  sortit.  Ce 
noir  avoit  un  habillement  d'esclave  ; 
il  étoit  d'une  grosseur  et  d'une  gran- 
deur gigantesque ,  et  tenoit  un  gros 
bâton  vert  à  la  main.  Il  s'avança  jus- 
qu'à la  casserole  ,  et  touchant  de  son 
bâton  un  des  poissons  ,  il  lui  dit  d'une 
voix  terrible  :  «  Poisson  ,  poisson , 
es-tu  dans  ton  devoir  »  ?  A  ces  mots  , 
les  poissons  levèrent  la  tête ,  et  ré- 
pondirent «Oui,  oui,  nous  j  som- 
»  mes  5  si  vous  comptez,  nous  comp-»- 
»  tons  'y  si  vous  pajez  vos  dettes  , 
>i  nous  payons  les  nôtres  ;  si  vous 
«  fuyez  ,  nous  vainquons  et  nous 
»  sommes  contens.  » 

Les  poissons  eurent  à  peine  achevé 
ces  paroles ,  que  le  noir  renversa  la 
casserole  au  milieu  du  cabinet  et  ré- 
duisit les  poissons  en  charbon.  Cela 
étant  fait,  il  se  retira  fièi'ement,  et 
rentra  dans  fouverture  du  mur,  qui 
se  referma  et  qui  parut  dans  le  même 
^lat  qu'auparavant.  «  Après  ce  que 


ïyÔ     LES  3ÎILLE  ET  UNE  :NUITS  , 

je  viens  de  voir,  dit  le  sultan  à  sou 
grand  visir ,  il  ne  me  sera  pas  possi- 
ble d'avoir  l'esprit  en  repos.  Ces  pois- 
sons ,  sans  doute ,  signifient  quelque 
chose  d'extraordinaire  dont  je  veux 
être  éclairci.  »  Il  envoya  chercher  le 

Î)écheur;  on  le  lui  amena.  «Pécheur, 
ui  dil-il ,  les  poissons  que  tu  nous  as 
apportés,  me  causent  bien  de  l'in- 
quiétude. En  quel  endroit  les  as-tu 
péchés  ?  »  «  Sire ,  répondit-il ,  je  les 
ai  péchés  dans  un  étang  qui  est  situé 
entre  quatre  collines  ,  au-delà  de  ht 
montagne  que  l'on  voit  d'ici.  »  «  Con- 
noissez-vous  cet  étang ,  dit  le  sultan 
au  visir  ?  »  «  Non,  sire  ,  répondit  le 
visir,  je  n'en  ai  jamais  ouï  parler 3  il 
y  a  pourtant  soixante  ans  que  je  chas- 
se aux  environs  et  au-delà  de  cette 
montagne.  »  Le  sultan  demanda  au 
pécheur  à  quelle  distance  de  son  pa- 
lais étoit  l'étang  3  le  pêcheur  assura 
qu'il  n'y  avoit  pas  plus  de  trois  heures 
de  chemin.  Sur  celte  assurance,  et 
comme  il  restoit  encore  assez  de  jour 
pour  y  arriver  avant  la  nuit,  le  sultan 
commanda  à  toute  sa  cour  de  mon-- 


CONTES     ARABES.         ï*jg 

ier  R  cheval,  et  le  péclieur  leur  servit 
de  <z;uide. 

Ils  montèrent  tous  la  montagne  ;  et 
à  la  descente  ,  ils  virent,  avec  beau- 
coup de  surprise,  une  vaste  plaine 
que  personne  n'a\'X)it  remarquée  jus- 
qu'alors. Enfin  ils  arrivèrent  à  l'é- 
tang ,  qu'ils  trouvèrent  effectivement 
situé  entre  quatre  collines,  comme  le 
pécheur  l'avoit  rapporté.  L'eau  en 
étoit  si  transparente,  qu'ils  remar- 
quèrent que  tous  les  poissons  étoient 
semblables  à  ceux  que  le  pêcheur 
avoit  apportés  au  palais. 

Le  sultan  s'arrêta  sur  le  bord  de  l'é- 
tang ;  et  après  avoir  quelque  temps 
regardé  les  poissons  avec  admiration, 
il  demanda  à  ses  émirs  et  à  tous 
les  courtisans,  s'il  étoit  possible  qu'ils 
n'eussent  pas  encore  vu  cet  étang , 

2ui  étoit  si  peu  éloigné  de  la  ville. 
Is  lui  répondirent  qu'ils  n'en  avoient 
jamais  entendu  parler.  «  Puisque 
vous  convenez  tous  ,  leur  dit-il ,  que 
vous  n'en  avez  jamais  ouï  parler  j-  et 
que  je  ne  suis  pas  moins  étonné  que 
vous  de  cette  nouveauté ,  je  suis  ré-- 


î  80     LÈS  MILLE  ET  UNE  NUITS  , 

solii  à  ne  pas  rentrer  dans  mon  pa- 
lais ,  que  je  n'aie  su  pour  quelle  rai- 
son cet  étang  se  trouve  ici ,  et  pour- 
quoi il  n'y  a  dedans  que  des  poissons 
de  quatre  couleurs.  »  Après  avoir  dit 
ces  paroles ,  il  ordonna  de  camper ,  et 
aussitôt  son  pavillon  et  les  tentes 
de  sa  maison  furent  dressés  sur  les 
bords  de  l'étang. 

A  l'entrée  de  la  nuit,  le  sultan ,  re- 
tiré sous  son  pavillon  ,  parla  en  par- 
ticulier à  son  grand  visir  ,  et  lui  dit  : 
«  Visir,  j'ai  l'esprit  dans  une  étrange 
inquiétude  ;  cet  étanç  transporté  dans 
ces  lieux ,  ce  noir  qui  nous  est  apparu 
dans  mon  cabinet ,  ces  poissons  que 
nous  avons  entendus  parler ,  tout  cela 
irrite  tellement  ma  curiosité,  que  je  ne 
puis  résister  à  l'impatience  de  la  satis- 
faire. Pour  cet  effet,  je  médite  un  des- 
sein que  je  veux  absolument  exécuter. 
Je  vais  seul  m' éloigner  de  ce  camp  3  je 
vous  ordonne  de  tenir  mon  absence 
secrète;  demeurez  sous  mon  pavil- 
lon; et  demain  matin,  quand  mes 
émirs  et  mes  courtisans  se  présente- 
ront à  l'entrée,  renvojez-les ,  en  leur 


CONTES     ARABES.         101 

disant  que  j'ai  une  légère  indisposi- 
tion ,  et  que  je  veux  être  seul.  Les 
jours  suivans  vous  continuerez  de  leur 
dire  la  même  chose,  jusqu'à  ce  que  je 
sois  de  retour.  » 

Le  grand  visir  dit  plusieurs  choses 
au  sultan  ,  pour  tâcher  de  le  détour- 
ner de  son  dessein  ;  il  Jui  représenta 
le  danger  auquel  il  s'ex^osoit,  et  la 
peine  qu'il  alloit  prendre  peut-être 
inutilement.  Mais  il  eut  beau  épuiser 
son  éloquence,  le  sultan  ne  renonça 
point  à  sa  résolution,  et  se  prépara  à 
l'exécuter.  Il  prit  un  habillement 
commode  pour  marcher  à  pied  •  il  se 
munit  d'un  sabre  j  et  dès  qu'il  vit  que 
tout  étoit  tranquille  dans  son  camp  , 
il  partit  sans  être  accompagné  de 
personne. 

Il  tourna  ses  pas  vers  une  des  col- 
lines ,  qu'il  monta  sans  beaucoup  de 
peine.  Il  en  trouva  la  descente  en- 
core plus  aisée  ;  et  lorsqu'il  fut  dans 
la  plaine,  il  marcha  jusqu'au  lever  du 
soleil.  Alors  apercevant  de  loin  de- 
vant lui  un  grand  édifice  ,  il  s'en  ré- 
jouit, dans  l'espérance  d'y  pouvoir  ap- 

I.  i6 


îB3     LES  MILLE  ET  UNE  NUITS, 

prendre  ce  qu'il  vouloit  savoir.  Quand 
il  en  fut  près ,  il  remarqua  que  c'étoit 
un  paiais  magnifique  ou  plutôt  un 
château  très-fort ,  d'un  beau  marbre 
noir  poli ,  et  couvert  d'un  acier  fin  et 
uni  comme  une  glace  de  miroir.  Ravi 
de  n'avoir  pas  été  long-temps  sans 
rencontrer  quelque  chose  digne  au 
moins  de  sa  ciuiosité ,  il  s'arrêta  de- 
vant la  façade  du  château  et  la  con- 
sidéra avec  beaucoup  d'attention. 

Il  s'avança  ensuite  jusqu'à  la  porte , 
qui  étoit  à  deux  battans,  dont  fun 
étoit  ouvert.  Quoiqu'il  lui  fût  libre 
d'entrer  ,  il  crut  néanmoins  devoir 
frapper.  Il  frappa  un  coup  assez  lé- 
gèrement et  attendit  quelque  temps  ; 
ne  voyant  venir  personne ,  il  s'ima- 
gina qu'on  ne  favoit  pas  entendu; 
c'est  pourquoi  il  frappa  unsecond  coup 
plus  fort  5  mais  ne  voyant  ni  n'enten- 
dant personne,  il  redoubla 5  personne 
ne  parut  encore.  Cela  le  surprit  extrê- 
mement; car  il  ne  pouvoit  penser 
qu'un  château  si  bien  entretenu  fût 
abandonné."  S'il  n'y  a  personne,  di- 
soit-il  eu  lui  même,  je  n'ai  rien  à 


CONTES     ARABES.  1 83 

craindre  ;  et  s'il  y  a  quelqu'un,  j'ai  de 
quoi  me  défendre.  » 

Enfin  le  sultan  entra  ;  et  s'avançant 
sous  le  vestibule  :  «  'N'y  a-t-il  per- 
sonne ici,  s'écria-t-il,  pour  recevoir 
un  étranger  qui  auroit  besoin  de  se 
rafraîchir  en  passant  ?  »  Il  répéta  la 
même  chose  deux  ou  trois  fois  ,  mais 
quoiqu'il  parlât  fort  haut,  personne 
ne  lui  répondit.  Ce  silence  augmenta 
son  étonnement.  Il  passa  dans  une 
cour  très-spacieuse ,  et  regardant  de 
tous  côtés  pour  voir  s'il  ne  découvri- 
roit  point  quelqu'un  ,  il  n'aperçut  pas 
le  moindre  être  vivant 

«  Mais,  sire,  dit  Scheherazade  en 
cet  endroit,  le  jour  qui  paroît,  vient 
m'imposer  silence.  »  «  Ah  ma  sœur , 
dit  Dinarzade ,  vous  nous  laissez  au 
plus  bel  endroit!»  «Il  est  vrai ,  répon- 
dit la  sultane  3  mais ,  ma  sœur,  vous 
en  voyez  la  nécessité.  Il  ne  tiendra 
qu'au  sultan  mon  seigneur,  que  vous 
entendiez  le  reste  demain.  »  Ce  ne 
fut  pas  tant  pour  faire  plaisir  à  Di- 
narzade c[ue  Schahriar  laissa  vi- 
vre encore  la  sultane,  que  pour  con- 


î84     LES  MILLE  ET  UNE  NUITS, 

tenter  la  curiosité  qu'il  avoit  d'ap- 
piendre  ce  qui  se  passeroit  dans  le 
château. 


CONTES     ARABES.         loi) 


XX  r    NUIT, 


13 1 N  A  R  z  A  D  E  ne  fut  pas  pares- 
seuse à  réveiller  la  sultane  sur  la  fin 
de  cette  nuit.  «  Ma  chère  sœur,  lui 
dit-elle ,  je  vous  prie  de  nous  racon-r 
ter  ce  qui  se  passa  dans  ce  beau  châ- 
teau où  vous  nous  laissâtes  hier.  » 
Scheherazade  reprit  aussitôt  le  conte 
du  jour  précédent  ;  et  s' adressant  tou- 
jours à  Schahriar  :  Sire ,  dit-elle ,  le 
sultan  ne  voyant  donc  personne  dans 
la  cour  où  il  étoit ,  entra  dans  de 
grandes  salles  ,  dont  les  tapis  de  pied 
ëtoient  de  soie  ,  les  estrades  et  les  so- 
fas couverts  d'étofïe  de  la  Mecque , 
elles  portières ,  des  plus  riches  étoffes 
des  Indes,  relevées  d'or  et  d'argent. 
Il  passa  ensuite  dans  un  salon  mer- 
veilleux ,  au  milieu  duquel  il  y  avoit 
un   grand  bassin  avec  ui^  lion  d'or 


1  36      LES  MILLE  ET  UNE  NUITS  , 

massif  à  chaque  coin.  Les  quatre 
lions  jetoient  de  l'eau  par  la  gueule , 
et  cette  eau,  en  tombant,  formoitdes 
^iamans  et  des  perles  5  ce  qui  n'ac- 
compagnoit  pas  mal  un  jet  d'eau,  qui, 
s'élancant  du  milieu  du  bassin ,  alloit 
presque  frapper  le  fond  d'un  dôme 
.  peint  à  l'arabesque. 

Le  château ,  de  trois  côtés ,  ëtoit  en- 
vironné d'un  jardin  ,  que  les  parter- 
res ,  les  pièces  d'eau ,  les  bosquets  et 
mille  autres  agrémens  concouroient 
à  embellir  ;  et  ce  qui  achevoit  de  ren- 
dre ce  lieu  admirable ,  c'étoit  une  in- 
finité d'oiseaux  ,  qui  y  remplissoient 
l'air  de  leui's  chants  harmonieux,  et 
qui  y  faisoient  toujours  leur  demeure, 
parce  que  des  filets  tendus  au-dessus 
des  arbres  et  du  palais  ,  les  empê- 
choient  d'en  sortir. 

Le  sultan  se  promena  long-temps 
d'appartemens  en  appartemens ,  où 
tout  lui  parut  grand  et  magnifique. 
Lorsqu'il  fut  las  de  marcher ,  il  s'as- 
sit dans  un  cabinet  ouvert ,  qui  avoit 
vue  sur  le  jardin  ;  et  là,  rempli  de 
tout  ce  qu'il  avoit  déjà  vu  et  de  tout 


CONTES     A  E.  A  B  ïï  3.  I  07 

ce  qu'il  vojoit  encore,  il  faisoit  des 
réflexions  sur  tous  ces  difFérens  ob- 
jets ,  quand  tout-à-coup  une  voix 
plaintive  ,  accompagnée  de  cris  la-, 
nientables  ,  vint  frapper  son  oreille. 
Il  écouta  avec  attention  ,  et  il  enten- 
dit distinctement  ces  trisles  paroles  : 
«  O  fortune ,  qui  n'as  pu  me  laisser 
»  jouir  long-temps  d'un  heureux  sort^ 
»  et  qui  m'as  rendu  le  plus  infortuné 
»  de  tous  les  hommes,  cesse  de  me  per- 
«  sécuter ,  et  viens ,  par  une  prompte 
»  mort,  mettre  fin  à  mes  douleurs. 
«  Hélas!  est -il  possible  que  je  sois 
3)  encore  en  vie  après  tous  les  tour- 
»  mens  que  j'ai  soufferts?  » 

Le  sultan  touché  de  ces  pitoyables 
plaintes ,  se  leva  pour  aller  du  côté 
d'où  elles  étoient  parties.  Lorsqu'il 
fut  à  la  porte  d'une  grande  salle  ,  il 
ouvrit  la  portière  ,  et  vit  un  jeune 
homme  bien  fait ,  et  très-richement 
vêtu,  qui  étoit  assis  sur  un  trône  un 
peu  élevé  de  terre.  La  tristesse  étoit 
peinte  sur  son  visase.  Le  sultan  s'ap- 
procha de  lui  5  et  le  salua.  Le  jeune 
homme  lui  rendit  son  salut,  en  lui  fai- 


l88      LES  MILLE  ET  UNE  NUITS, 

sint  une  inclination  de  lête  fort  basse  5 
e'  comme  il  ne  se  levoit  pas  :  «  Sei- 
gaeur,  dit-il  au  sultan  ,  je  juge  bien 
que  vous  méritez  que  je  me  lève  pour 
vous  recevoir  et  vous  rendre  tous  les 
honneurs  possibles  3  mais  une  raison 
si  forte  s'y  oppose ,  que  vous  ne  de- 
vez pas  m'en  savoir  mauvais  gré.  » 
«  Seigneur ,  lui  répondit  le  sultan ,  je 
vous  suis  fort  obligé  de  la  bonne  opi- 
nion que  vous  avez  de  moi.  Quant 
au  sujet  que  vous  avez  de  ne  pas  vous 
lever,  quelle  que  puisse  être  votre  ex- 
cuse ,  je  la  reçois  de  fort  bon  cœur. 
Attiré  par  vos  plaintes,  pénétré  de  vos 
peines  ,  je  viens  vous  offrir  mon  se- 
cours, plût  à  Dieu  qu'il  dépendît  de 
moi  d'apporter  du  soulagement  à  vos 
maux  ,  je  m'y  emploierois  de  tout 
jmon  pouvoir.  Je  me  flatte  que  vous 
voudrez  bien  me  raconter  l'histoire  de 
vos  malheurs  ;  mais  de  grâce  appre- 
nez-moi auparavant  ce  que  signifie 
cet  étang  qui  est  près  d'ici ,  et  où  f  on 
voit  des  poissons  de  quatre  couleurs 
différentes  5  ce  que  c'est  que  ce  châ- 
teau 3  pourquoi  vous  vous  j  trouvez , 


CONTES     ARABES.  189 

et  d'où  vient  que  vous  j  êtes  seul'i:'  » 
Au  lieu  de  répondre  à  ces  questions , 
le  jeune  homme  se  mit  à  pleurer 
amèrement.  «  Que  la  fortune  est  in- 
>i  constante,  s'écria-t-il  !  Elle  se  plaît  à 
»  abaisser  les  hommes  qu'elle  a  é]e- 
3)  vés.  Où  sontceux  qui  jouissent  tran- 
»  quillement  d'un  bonheur  qu'ils  tien- 
»  nent  d'elle,  et  dont  les  jours  sont 
3)  toujours  purs  et  sereins  ?  « 

Le  sultan ,  ému  de  compassion  de 
le  voir  en  cet  état,  le  pria  très-ins- 
tamment de  lui  dire  le  sujet  d'une  si 
grande  douleur.  «  Hélas  1  seigneur , 
lui  répondit  le  jeune  homme ,  com- 
ment pourrois-je  ne  pas  être  affligé; 
et  le  mojen  que  mes  ^^eux  ne  soient 
pas  des  sources  intarissables  de  lar- 
mies  i'  «  A  ces  mots  ayant  levé  sa 
robe,  il  fit  voir  au  sultan  qu'il  n'étoit 
homme  que  depuis  la  tête  jusqu'à  la 
ceinture ,  et  que  l'autre  moitié  de  son 
corps  étoit  de  marbre  noir. .... 

En  cet  endroit ,  Scheherazade  in- 
terrompit son  discours  ,  pour  faire 
remarquer  au  sultan  des  Indes  que  le 
jour  paroissoit.  Schaliriar  fut  telle- 


igo     LES  BULLE  ET  UNE  NUITS, 

ment  charmé  de  ce  ^u'il  venoit  d'en- 
tendre ,  et  il  se  sentit  si  fort  attendri 
en  faveur  de  Sclieherazade ,  qu'il  ré^ 
solut  de  la  laisser  vivre  pendant  un 
mois.  Il  se  leva  néanmoins  à  son  or- 
dinaire ,  sans  lui  parler  de  sa  résolu- 
tion. 


CONTES     ARABES.  KJl 


XX  ir    NUIT. 


J)iNARZADE  avoit  tant  d'impa- 
tience d'entendre  la  suite  du  conte  de 
la  nuit  précédente ,  qu'elle  appela  sa 
sœur  de  fort  bonne  heure ,  en  la  sup- 
pliant de  continuer  le  merveilleux 
conte  qu'elle  n'avoit  pu  achever  la 
veille.  «  J'y  consens ,  répondit  la  sul- 
tane, écoutez-moi  : 

Vous  jugez  bien,  poursuivit -'elle  , 
c[ue  le  sultan  fut  étrangement  étonné , 
quand  il  vit  l'état  déplorable  où  étoit 
le  jeune  homme.  «  Ce  que  vous  mon- 
trez là ,  lui  dit-il,  en  me  donnant  de 
l'horreur  ,  irrite  ma  curiosité  5  je 
brille  d'apprendre  votre  histoire,  qui 
doit  être,  sans  doute,  fort  étrange; 
et  je  suis  persuadé  que  l'étang  et  les 
poissons  y  ont  quelque  part:  ainsi,  je 
vous  conjure  de  me  la  raconter;  vous 
v  trouverez  quelque  sorte  de  consola- 


tion,  puisqu'il  est  certain  que  les  mal- 
heureux trouvent  une  espèce  de  sou- 
lagement à  conter  leurs  malheurs.  » 
«  Je  ne  veux  pas  vous  refuser  cette 
satisfaction,  repartit  le  jeune  homme, 
quoique  je  ne  puisse  vous  la  donner 
sans  renouveler  mes  vives  douleurs  ; 
mais  je  vous  avertis  par  avance  de 
préparer  vos  oreilles  ,  votre  esprit 
et  vos  yeux  mêmes  à  des  choses  qui 
surpassent  tout  ce  que  l'imagination 
peut  concevoir  de  plus  extraordi- 
naire. » 


CONTES     ARABES.         1 9^ 

HISTOIRE 

D  V 

Jeune  s.oi  des  ïsles  noibIes. 


<c  V  ous  saurez,  seigneur,  coniinua- 
t-il  ,  que  mon  père  ,  qui  s'appeloit 
Mahmoud  ,  étoit  roi  de  cet  état. 
C'est  le  royaume  des  Isles  Noires ,  qui 
prend  son  nom  des  quatre  petites 
montagnes  voisines  ;  car  ces  monta- 
gnes étoient  ci-devant  des  isles  ',  et  la 
capitale  où  le  roi  mon  père  faisoit  son 
séjour,  étoit  dans  l'endroit  où  est  pré- 
sentement cet  étang  que  vous  avez  vu. 
La  suite  de  mon  histoire  vous  instrui- 
ra de  tous  ces  changemens. 

3)  Le  roi  mon  père  mourut  à  l'âge 
de  soixante  et  dix  ans.  Je  n'eus  pas 
plutôt  pris  sa  place  j  que  je  me  mariai; 

î.  17 


J  94     .LES  MILIE  ET  UNE  NUITS  , 

et  la  personne  que  je  choisis  pour  par- 
tager la  dignité  royale  avec  moi ,  étoit 
ma  cousine.  J'eus  tout  lieu  d'être  con- 
tent des  marques  d'amour  qu'elle  me 
donna  ;  et  de  mon  côté  ,  je  conçus 
pour  elle  tant  de  tendresse ,  que  rien 
îî'étoit  comparable  à  notre  union ,  qui 
dura  cinq  années.  Au  bout  de  ce 
temps -là,  je  m'aperçus  que  la  reine 
ma  cousine  n'avoit  plus  de  goût  pour 
moi. 

»  Un  jour  qu'elle  étoit  au  bain  l'a- 
près-dîné ,  je  me  sentis  une  envie  de 
dormir,  et  je  me  jetai  sur  un  sofa. 
Deux  de  ses  femmes  qui  se  trouvèrent 
alors  dans  ma  chambre ,  vinrent  s'as- 
seoir 5  l'une  à  ma  tête ,  et  fautre  à  mes 
pieds ,  avec  un  éventail  à  la  main , 
tant  pour  modérer  la  chaleur  ,  que 
pour  me  garantir  des  mouches  qui 
auroient  pu  troubler  mon  sommeil. 
Elles  me  crojoient  endormi,  et  elles. 
s'entretenoient  tout  bas  ;  mais  j'avoîs 
serJement  les  jeux  fermés  ,  et  je  ne 
perdis  pas  une  parole  de  leur  conver- 
sation. 

»  Une  de  ces  fem^mes  dit  h  l'autre  : 


CONTES     ARABES.  iq5 

'<t  N'est-il  pas  vrai  que  la  reine  a  grand 
tort  de  ne  pas  aimer  un  prince  aussi 
aimable  que  le  nôtre?  »  «Assurément, 
répondit  la  seconde.  Pour  moi ,  je  n'y 
comprends  rien  ^  et  je  ne  sais  pour- 
quoi elie  sort  toutes  les  nuits ,  et  le 
laisse  seul.  Est-ce  qu'il  ne  s'en  aper- 
çoit pas  ?  »  «  Hé  comment  voudrois-tu 
qu'il  s'en  aperçût,  reprit  la  première? 
Elle  mêle  tous  les  soirs  dans  sa  bois- 
son un  certain  suc  d'herbe  qui  le  fait 
dormir  toute  la  nuit  d'un  sommeil  si 
profond ,  qu'elle  a  le  temps  d'aller  où 
il  lui  plaît;  et  à  la  pointe  du  jour, 
elle  vient  se  recoucher  auprès  de  lui  ; 
alors  elle  le  réveille ,  en  lui  passant 
sous  le  nez  une  certaine  odeur.  » 

»  Jugez ,  seigneur  ,  de  ma  surprise 
à  ce  discours  ,  et  des  sentimens  qu'il 
m'inspira.  Néanmoins,  quelque  émo- 
tion qu'il  me  pût  causer  ,  j'eus  assez 
d'empire  sur  moi  pour  dissimuler  :  je 
fis  semblant  de  m' éveiller  ,  et  de  n'a- 
voir rien  entendu. 

»  La  reine  revint  du  bain  ;  nous  sou- 
pâmes  ensemble,  et  avant  que  de  nous 
coucher ,  elle  me  présenta  elle-méine 


ÏCjG      LES  BULLE  ET  UNE  NUITS  , 

la  tasse  pleine  d'eau ,  que  j'avois  cou- 
tume de  boire  ;  mais  au  lieu  de  la 
porter  à  ma  bouche  ,  je  m'approchai 
d'une  fenêtre  qui  étoit  ouverte  ,  et  je 
jetai  l'eau  si  adroitement ,  qu'elle  ne 
s'en  aperçut  pas.  Je  lui  remis  en- 
suite la  tasse  entre  les  mains  ,  afin 
qu'elle  ne  doutât  point  que  je  n'eusse 
bu. 

«  Nous  nous  couchâmes  ensuite  ; 
et  bientôt  après  ,  croyant  que  j'étois 
endormi ,  quoique  je  ne  le  fusse  pas , 
elle  se  leva  avec  si  peu  de  précau- 
tion, qu'elle  dit  assez  haut  :  «Dors  , 
«  et  puisses-tu  ne  te  réveiller  jainais  !  » 
Elle  s'habilla  promptement,  et  sortit 
de  la  chambre » 

En  achevant  ces  mots ,  Schehera- 
zade  s'étant  aperçu  qu'il  étoit  jour, 
cessa  de  parler.  Dinarzade  avoit  écouté 
sa  sœur  avec  beaucoup  de  plaisir. 
Schahriar  trouvoit  fhistoire  du  roi 
des  Isles  Noires  si  digne  de  sa  curio- 
sité ,  qu'il  se  leva ,  fort  impatient  d'en 
apprendre  la  suite  la  nuit  suivante. 


C  O  I-î  T  s  s     ARABES.  I p7 


X  X  1 1 1^    NUIT, 


Une  heure  avant  le  jour ,  Dinarzade 
s'étant  réveillée ,  ne  manqua  pas  de 
prier  la  sultane ,  sa  chère  sœur ,  de 
continuer  l'histoire  du  jeune  roi  des 
quatre  Isles  Noires.  Scheherazade  , 
rappelant  aussitôt  dans  sa  mémoire 
l'endroit  où  elle  en  étoit  demeurée , 
la  reprit  en  ces  termes  : 

«  D'abord  que  la  reine  ma  femme 
fut  sortie  ,  poursuivit  le  roi  des  Isles 
Noires ,  je  me  levai  et  m'habillai  à  la 
hâte  ;  je  pris  mon  sabre,  et  la  suivis 
de  si  près ,  que  je  l'entendis  bientôt 
marcher  devant  moi.  Alors  réglant 
mes  pas  sur  les  siens,  je  marchai  dou- 
cement ,  de  peur  d'en  être  entendu. 
Elle  passa  par  plusieurs  portes  qui 
s'ouvrirent  par  la  vertu  de  certaines 
paroles  magiques  qu'elle  prononça  ,•  et 
la  dernière  qui  s'ouvrit ,  fut  celle  du 


I()8    LES  MILLE  ET  UNE  NUIIS, 

jardin  où  elle  entra.  Je  m'arrêtai  à 
celte  porte  ,  afin  qn'elle  ne  pût  m'aper- 
cevoir  pendant  qu'elle  traversoit  un 
parterre  ;  et  la  conduisant  des  jeux 
autant  que  l'obscurité  me  le  permet- 
toit  ,  je  remarquai  qu'elle  entra  dans 
ini  petit  bois  dont  les  allées  étoient 
bordées  de  palissades  fort  épaisses.  Je 
m'y  rendis  par  un  autre  chemin  ;  et 
me  glissant  derrière  la  palissade  d'une 
allée  assez  longue,  je  la  vis  qui  se 
promenoit  avec  ini  homme. 

»  Je  ne  manquai  pas  de  prêter  une 
oreille  attentive  à  leurs  discours  ;  et 
voici  ce  que  j'entendis  :  «  Je  ne  mé- 
»  rite  pas  ,  disoit  la  reine  à  son  amant, 
«  le  reproche  c[ue  vous  me  faites  de 
i>  n'être  pas  assez  diligente  :  vous  sa- 
«  vez  bien  la  raison  qui  m'en  empê- 
»  che.  Mais  si  toutes  les  marques 
»  d'amour  que  je  vous  ai  données  jus- 
«  qu'à  présent ,  ne  suffisent  pas  pour 
»  vous  persuader  de  ma  sincérité  ,  jev 
»  suis  prête  à  vous  en  donner  de  plus 
«  éclatantes  :  vous  n'avez  qu'à  corn- 
»  mander  ^  vous  savez  quel  est  mon 
«  pouvoir.  Je  vais  ,  si  vous  le  soiihai- 


CONTES      ARABES.  I  qa 

5>  tez ,  avant  que  le  soleil  se  lève , 
»  changer  cette  grande  ville  et  ce  beau 
«  palais  en  des  ruines  affreuses,  qui 
»  ne  seront  habitées  que  par  des 
»  loups,  des  hiboux  et  des  corbeaux. 
»  Voulez-vous  que  je  transporte  tou- 
»  tes  les  pierres  de  ces  xnurailles  si 
»  solidement  bâties  ,  au-delà  du  mont 
»  Caucase,  et  hors  des  bornes  du 
«  monde  habitable  ?  "Vous  n'avez  qu'à 
»  dire  un  mot ,  et  tous  ces  lieux  vont 
»  changer  de  lace.  » 

»  Comme  la  reine  achevoit  ces  pa- 
roles ,  son  amant  et  eJle  se  trouvant 
au  bout  de  l'allée  ,  tournèrent  pour 
entrer  dans  une  autre ,  et  passèrent 
devant  moi.  J'avois  déjà  tiré  mon 
sabre  ;  et  comme  l'amant  étoit  de  mon 
côté ,  je  le  frappai  sur  le  cou ,  et  le 
renversai  par  terre.  Je  crus  l'avoir 
tué  ;  et  dans  cette  opinion ,  je  me 
relirai  brusquement  sans  me  faire 
connoître  à  la  reine ,  que  je  voulus 
épargner ,  à  cause  qu'elle  étoit  m.a 
parente. 

»  Cependant  le  coup  que  j'avois 
porté  à  son  anaant  étoit  mortel  3  mais 


elJe  lui  conserva  la  vie  par  la  force 
de  ses  enchantemens  ,  de  manière 
toutefois  qu'on  peut  dire  de  lui,  qu  il 
n'est  ni  mort  ni  vivant.  Comme  je 
traversois  le  jardin  pour  regagner  le 
palais ,  j'entendis  la  reine  qui  pous- 
soit  de  grands  cris  ;  et  jugeant  par-là 
de  sa  douleur  ,  je  me  sus  bon  gré  de 
lui  avoir  laissé  la  vie. 

«  Lorsque  je  fus  rentré  dans  mon 
appartement  ,  je  me  recouchai;  et 
satisfait  d'avoir  puni  le  téméraire 
qui  m'avoit  offensé ,  je  m'endormis. 
En  me  réveillant  le  lendemain  ,  je 
trouvai  la  reine  couchée  auprès  de 
moi..... 

Scheherazade  fut  obligée  de  s'arrê- 
ter en  cet  endroit,  parce  qu'elle  vit 
paroîtrele  jour.  «Bon Dieu ,  ma  sœur, 
dit  alors  Dinarzade  ,  je  suis  bien  fâ- 
chée que  vous  n'en  puissiez  pas  dire 
davantage.  »  «  Ma  sœur ,  répondit  la 
sultane  ,  vous  deviez  me  réveiller  de 
meilleure  heure  ;  c'est  votre  faute.  » 
«  Je  la  réparerai ,  s'il  plait  à  Dieu ,  la 
nuit  prochaine  ,  répliqua  Dinarzade; 
car  je  ne  doute  pas  que  le  sultin  n'ait 


CONTES      ARABES.         201 

autant  d'envie  que  moi  de  savoir  la  fin 
de  cette  histoire  5  et  j'espère  qu'il 
aura  la  bonté  de  vous  laisser  vivre 
encore  jusqu'à  demain,  » 


202      LES  MILLE  ET  UNE  NUITS, 


X  X  I  V    NUIT. 


Effectivement,  Dinarzade,  comme 
elle  se  lé  toit  promis,  appela  de  très- 
bonne  heure  ia  sultane ,  par  l'extrême 
envie  de  lui  entendre  achever  l'a^^réa- 
ble  histoire  du  roi  des  Isies  Noires , 
et  de  savoir  comment  il  fut  changé 
en  marbre.  «  Vous  l'allez  apprendre  , 
répondit  Scheherazade ,  avec  ia  per- 
mission du  sultan.  « 

»  Je  trouvai  donc  la  reine  couchée 
auprès  de  moi ,  continua  le  roi  des 
quatre  Isles  Noires  ;  je  ne  vous  dirai 
point  si  elle  dormoit  ou  non  ;  mais  je 
me  levai  sans  faire  de  bruit,  et  je 
passai  dans  mon  cabinet ,  où  j'ache- 
vai de  m'habiller.  J'allai  ensuite  te- 
nir mon  conseil  5  et  à  mon  retour,  la 
reine ,  habillée  de  deuil ,  les  cheveux 
épars ,  et  en  partie  arrachés ,  vint  se 
présenter   devant  moi.   «    Sire  ,  me 


CONTES     ARABES.         20O 

dit-elle ,  je  viens  supplier  vôtre  ma- 
jesté de  ne  pas  trouver  étrange  que  je 
sois  dans  l'état  où  je  suis.  Trois  nou- 
velles affligeantes  que  je  viens  de  re- 
cevoir en  même  temps ,  sont  la  juste 
cause  de  la  vive  douleur  dont  vous 
ne  voyez  que  les  foibles  marques.  » 
«  Hé  quelles  sont  ces  nouvelles  ,  ma- 
dame, lui  dis-je?  »  «  La  mort  de  la 
reine  ma  chère  mère ,  me  répondit- 
elle  ,  celle  du  roi  mon  père  ,  tué  dans 
une  bataille ,  et  celle  d'un  de  mes  frè- 
res, qui  est  tombé  dans  un  préci- 
pice. » 

»  Je  ne  fus  pas  fâché  qu'elle  prît 
ce  prétexte  pour  cacher  le  véritable 
sujet  de  son  affliction ,  et  je  jugeai 
cju'elle  ne  me  soupçonnoit  pas  d'avoir 
tué  son  amant.  «  Madame  ,  lui  dis- 
je  ,  loin  de  blâmer  votre  douleur ,  je 
vous  assure  que  j'y  prends  toute  la 
part  que  je  dois.  Je  serois  extrême- 
ment surpris  que  vous  fussiez  insen- 
sible à  la  perte  que  vous  avez  faite. 
Pleurez  :  vos  larmes  sont  d'infaillibles 
marques  de  votre  excellent  naturel. 
J'espère  néanmoins  que  le  temps  et 


204     ^ï^S  MILLE  ET  UNE  NUITS  , 

la  raison  pourront  apporter  de  la  mo* 
dération  à  vos  déplaisirs.  » 

»  Elle  se  retira  dans  son  apparte- 
ment, où,  se  livrant  sans  réserve  à 
ses  chagrins,  elle  passa  une  année 
entière  à  pleurer  et  à  s'affliger.  Au 
bout  de  ce  temps-là  ,  elle  me  de- 
manda la  permission  de  faire  bâtir  le 
lieu  de  sa  sépulture  dans  l'enceinte  du 
palais  ,  où  elle  vouloit ,  disoit  -  elle  , 
demeurer  jusqu'à  la  fin  de  ses  jours* 
Je  le  lui  permis ,  et  elle  fit  bâtir  un 
palais  superbe ,  avec  un  dôme  qu'on 
peut  voir  d'ici  -,  elle  l'appela  le  Palais 
des  larmes. 

»  Quand  il  fut  achevé  ,  elle  y  ^t 
porter  son  amant,  qu'elle  avoit  fait 
transporter  où  elle  avoit  jugé  à  pro- 
pos ,  la  même  nuit  que  je  l'avois 
blessé.  Elle  favoit  empêché  de  mou- 
rir jusqu'alors  par  des  breuvages 
qu'elle  lui  avoit  fait  prendre  j  et  elle 
continua  de  lui  en  donner  et  de  les 
lui  porter  elle-même  tous  les  jours 
dès  qu'il  fut  au  Palais  des  larmes. 

«  Cependant,  avec  tous  ses  enchan- 
temens ,   elle  ne   pouvoit  guérir  ce 


CONTES      ARAEES.         2o5 

nialheiiveux.  Il  étoit  non-seulement 
hors  d'état  de  marcher  et  de  se  sou- 
tenir ,  mais  il  avoit  encore  perdu 
l'usage  de  la  parole,  et  il  ne  donnoit 
aucun  signe  de  vie  que  par  ses  re- 
gards. Quoique  la  reine  n'eût  que  la 
consolation  de  le  voir  et  de  lui  dire 
tout  ce  que  son  fol  amour  pouvoit 
lui  inspirer  de  plus  tendre  et  de  plus 
passionné  ,  elle  ne  laissoit  pas  de  lui 
rendre  chaque  jour  deux  visites  assez 
longues.  J'étois  bien  informé  de  tout 
cela  ;  mais  je  feignois  de  l'ignorer. 

»  Un  jour  j'allai  par  curiosité  au 
Palais  des  larmes  ^  pour  savoir  quelle 
y  étoit  foccupation  de  cette  princesse  ; 
et  d'un  endroit  où  je  ne  pou  vois  être 
vu  ,  je  l'entendis  parler  dans  ces  ter-* 
mes  à  son  amant  :  «  Je  suis  dans 
»  la  dernière  afiliction  de  vous  voir  en 
»  l'état  où  vous  êtes  ;  je  ne  sens  pas 
»  moins  vivement  que  vous-même  les 
y>  maux  cuisans  que  vous  souffrez  ; 
ï)  mais ,  chère  ame ,  je  vous  parle  tou- 
»  jours ,  et  vous  ne  répondez  pas.  .Tus- 
»  ques  à  quand  garderez-vous  le  silen- 
»  ce  ?  Piles  un  mot  seulement.  Héla»  ! 

I.  18 


20^     LES  BÎILLE  ET  UNE  NUITS  , 

»  lesplusdoux  momeiisde  ma  vie  sont 
»  ceux  que  je  passe  ici  à  partager  vos 
»  douleurs.  Je  ne  puis  vivre  éloignée 
»  de  vous,  et  je  préférerois  le  plaisir 
»  de  vous  voir  sans  cesse  à  l'empire 
»  de  l'univers.  » 

3)  A  ce  discours ,  qui  fut  plus  d'une 
fois  interrompu  par  ses  soupirs  et  ses 
sanglots ,  je  perdis  enfin  patience.  Je 
me  montrai  5  et  m'approchant  d'elle  : 
«  Madame,  luidis-je,  c'est  assez  pleu- 
rer ;  il  est  temps  de  mettre  fin  à  une 
douleur  qui  nous  déshonore  tous 
deux  ;  c'est  trop  oublier  ce  que  vous 
me  devez  ,  et  ce  que  vous  vous  devez 
à  vous-même.  »  «  Sire  ,  me  répon- 
dit-elle ,  s'il  vous  reste  encore  quel- 
que considération  ,  ou  plutôt  quelque 
complaisance  pour  moi ,  je  vous  sup- 
plie de  ne  me  pas  contraindre.  Lais- 
sez-moi m'abandonner  à  mes  cha- 
grins mortels  ;  il  est  impossible  que 
le  temps  les  diminue.  » 

«  Quand  je  vis  que  mes  discours  , 
au  Jieu  de  la  faire  rentrer  en  son  de- 
voir ,  ne  servoient  qu'à  irriter  sa  fu- 
reur ,  je  cessai  de  lui  parler  ,  et  me 


CONTES     ARABES.  207 

relirai.  Elle  continua  de  visiter  tous 
les  jours  son  amant  ;  et  durant  deux 
années  entières  ,  elle  ne  fit  que  se 
désespérer. 

»  J'allai  une  seconde  fois  au  Palais 
des  larmes  pendant  qu'elle  y  étoit. 
Je  me  cachai  encore  ,  et  j'entendis 
qu'elle  disoit  à  son  amant  :  «  Il  j  a 
»  trois  ans  qne  vous  ne  m'avez  dit  une 
»  seule  parole  ,  et  que  vous  ne  répon- 
»  dez  point  aux  marques  d'amour  que 
«  je  vous  donne  par  mes  discours  et 
»  mes  gémissemens  ;  est-ce  par  insen- 
»  sibilité ou  par  mépris?  O  tombeau , 
«  aurois-tu  détruit  cet  excès  de  ten- 
»  dresse  qu'il  avoit  pour  moir*  Aurois- 
3'  tu  fermé  ces  yeux  qui  me  mon- 
»  troient  tant  d'amour  ,  et  qui  fai- 
»  soient  toute  m.a  joie  ?  Non,  non  , 
»  je  n'en  crois  rien.  Dis-moi  plutôt 
5)  par  quel  miracle  tu  es  devenu  le 
»  dépositaire  du  plus  rare  trésor  qui 
»  fut  jamais.  » 

»  Je  vous  avoue ,  seigneur ,  que 
je  fus  indigné  de  ces  paroles  ;  car  en- 
fin ,  cet  amant  chéri,  ce  mortel  adoré, 
n'étoit  pas  tel  que  vous  pourriez  vous 


20B     LES  MILLE  ET  UI?E  ÎTUITS  , 

l'imaginer  :  c'étoit  un  Indien  noir , 
originaire  de  ces  pays.  Je  fus ,  dis-je, 
tellement  indigné  de  ce  discours  ,  que 
je  me  montrai  brusquement  ;  et  apos" 
trophant  le  même  tombeau  :  «  O 
tombeau ,  m'écriai-je ,  que  n'englou^- 
lis-tu  ce  monstre  qui  fait  horreur  à 
la  nature  5  ou  plutôt  que  ne  consu^ 
mes-tu  l'amant  et  la  maîtresse  !  » 

»  J'eus  à  peine  achevé  ces  mots, 
que  la  reine  ,  qui  étoit  assise  auprès 
du  noir ,  se  leva  comme  une  furie. 

«  Ah  cruel  ,  me  dit  -  elle ,  c'est  toi 
qui  causes  ma  douleur  !  Ne  pense  pas 
que  je  l'ignore  ,  je  ne  fai  que  trop 
long-temps  dissimulé.  C'est  ta  bar^- 
bare  main  qui  a  mis  l'objet  de  mon 
amour  dans  l'état  pitoyable  où  il 
est  ;  et  tu  as  la  dureté  de  venir  in-- 
sulter  une   amante   au    désespoir.  » 

«  Oui  ,  c'est  moi ,  interrompis  -  je 
transporté  de  colère ,  c'est  moi  qui  ai 
châtié  ce  monstre  comme  il  le  méri-r 
toit  5  je  devois  te  traiter  de  la  même 
manière  5  je  me  repens  de  ne  l'avoir 
pas  fait ,  et  il  y  a  trop  long  -  temps 
qup  tu  abuses  de  ma  bonté,  »  En  d'ir- 


CONTES     ARABES.         2,0^ 

saut  cela  je  tirai  mon  sabre ,  et  je  le- 
vai le  bras  pour  la  punir;  mais  re- 
gardant tranquillement  mon  action: 
«  Modère  ton  courroux  ,  me  dit-elle 
avec  un  souris  moqueur.  »  En  mê- 
me temps  elle  prononça  des  paroles 
que  je  n'entendis  point ,  et  puis  elle 
ajouta  :  «  Par  la  vertu  de  mes  enchan- 
»  temens ,  je  te  commande  de  devenir 
»  tout- à -l'heure  moitié  marbre  et 
»  moitié  homme.  «  Aussitôt  ,  sei- 
gneur ,  je  devins  tel  que  vous  m.e 
voyez,  déjà  mort  parmi  les  vivans , 

et  vivant  parmi  les  morts 

Scheherazade,  en  cet  endroit,  ayant 
remarqué  qu'il  étoit  jour ,  cessa  de 
poursuivre  son  conte.  «  Ma  chère 
sœur  ,  dit  alors  Dinarzade ,  je  suis 
bien  obligée  au  sultan  ;  c'est  à  sa 
bonté  que  je  dois  l'extrême  plaisir  que 

I'e  prends  avons  écouter.  «  «Ma  sœur, 
ui  répondit  la  sultane ,  si  cette  même 
bonté  veut  bien  encore  me  laisser 
vivre  jusqu'à  demain ,  vous  entendrez 
des  cnoses  qui  ne  vous  feront  pas 
moins  de  plaisir  que  celles  que  je 
viens  de  vous  raconter.»  Quand  8chali- 


Î210     LES  3IILLE  ET  UNE  NUItS  , 

riar  n'aaroil  pas  résolu  de  différer 
d'un  mois  la  mort  de  Schehera- 
zade,  il  ne  l'aiiroit  pas  fait  mourir 
ce  jour-là. 


CONTES     ARABES.         211 


XXV^    NUIT. 


S 17  R  la  fin  de  la  nuit ,  Scheherazade 
s'étant  réveillée  à  la  voix  de  sa  sœur, 
se  prépara  à  lui  donner  la  satisfaction 
qu'elle  dernandoit,  en  achevant  l'his- 
toire du  roi  des  Isies  Noires.  Elle  com- 
mença de  cette  sorte  :  Le  roi  demi- 
marbre  et  demi-homme  continua  de 
raconter  son  histoire  au  sultan  : 

«  Après  ,  dit-il ,  que  la  cruelle  ma- 
gicienne ,  indigne  de  porter  le  nom 
de  reine,  m'eut  ainsi  métamorphosé  , 
et  fait  passer  en  cette  salle  par  un 
autre  enchantement  ,  elle  détruisit 
ma  capitale  ,  qui  étoit  très-florissante 
et  fort  peuplée  5  elle  anéantit  les  mai- 
sons ,  les  places  publiques  et  les  mar- 
chés ,  et  en  fit  l'étang  et  la  campagne 
déserte  que  vous  avez  pu  voir.  Les 
poissons  de  quatre  couleurs  qui  sont 
dans  l'étang,  sont  les  quatre  sortes 


ÛI2 

d'habitans  de  difFérenles  religions  qui 
la  composoient  ;  les  blancs  étoient  les 
Musulmans  5  les  rouges  ,  les  Perses  , 
adorateurs  du  feu;  les  bleus, les  Chré- 
tiens ;  les  jaunes,  les  Juifs  :  les  quatre 
collines  étoient  les  quatre  isles  qui 
donnoient  le  nom  à  ce  roj^aumcv 
J'appris  tout  cela  de  la  magicienne  , 
qui ,  pour  comble  d'affliction ,  m'an- 
nonça elle-même  ces  effets  de  sa  rage. 
Ce  n  est  pas  tout  encore  ;  elle  n'a  point 
borné  sa  fureur  à  Ja  destruction  de 
mon  empire  et  à  ma  métamorphose  ; 
elle  vient  chaque  jour  me  donner  sur 
mes  épaules  nues  ,  cent  coups  de  nerf 
de  bœuf,  crui  me  mettent  tout  en 
sang.  Quand  ce  supplice  est  achevé  , 
elle  me  couvre  d'une  grosse  étoffe  de 
poil  de  chèvre  ,  et  met ,  par-dessus , 
cette  robe  de  brocard  que  vous  voyez, 
non  pour  me  faire  Honneur,  mais 
pour  se  moquer  de  moi.  » 

»En  cet  endroit  de  son  discours,  le 
jeune  roi  des  Isles  Noires  ne  put  rete- 
nir ses  larmes  ;  et  le  sultan  en  eut  le 
cœur  si  serré ,  qu'il  ne  put  pronon-i 
cer  une  parole  pour  le  coiisoler.  Peu 


CONTES     ARABES.         2l5 

de  temps  après  ,  le  jeune  roi ,  levant 
les  yeux  au  ciel ,  s'écria  :  «  Puissant 
»  créateur  de  toutes  choses,  je  me  sou- 
»  mets  à  vos  jugemens  et  aux  décrets  de 
»  votre  Providence  !  Je  souffre  patiem- 
»  ment  tous  mes  maux ,  puisque  telle 
»  est  votre  volonté  ;  mais  j'espère  que 
»  votre  bonté  infinie  m'en  récompen- 
»  sera. » 

Le  sultan ,  attendri  par  le  récit 
d'une  histoire  si  étrange,  et  animé  à 
la  vengeance  de  ce  malheureux  prin^ 
ce ,  lui  dit  :  «  Apprenez-moi  où  se 
retire  cette  perfide  magicienne ,  et  où 
peut  être  cet  indigne  amant  qui  est 
enseveh  avant  sa  mort.  »  «  Seigneur  , 
lui  répondit  le  prince  ,  l'amant,  com- 
me je  vous  l'ai  déjà  dit ,  est  au  Palais 
des  larmes  ,  dans  un  tombeau  en  for- 
me de  dôme  ;  et  ce  palais  communi-- 
que  à  ce  château  du  côté  de  la  porte. 
Pour  ce  qui  est  de  la  magicienne ,  je 
ne  puis  vous  dire  précisément  où  elle 
se  retire  ;  mais  tous  les  jours  au  lever 
du  soleil ,  elle  va  visiter  son  amant , 
pprès  avoir  fait  sur  moi  la  sanglante 
exécution  dont  je  vous  ai  parlé  3  et 


ai 4     l'Es  MILLE  ET  UNE  NUITS  , 

VOUS  jugez  bien  cjue  je  ne  puis  me 
défendre  d'une  si  grande  cruauté. 
Elle  lui  porte  le  breuvage  qui  est  le 
seul  aliment  avec  quoi,  jusqu'à  pré- 
sent ,  elle  l'a  empêché  de  mourir  ;  et 
elle  ne  cesse  de  lui  faire  des  plaintes 
sur  le  silence  qu'il  a  toujours  gardé 
depuis  qu'il  est  blessé.  » 

«  Prince  qu'on  ne  peut  assez  plain- 
dre ,  repartit  le  sultan ,  on  ne  sauroit 
être  plus  vivement  touché  de  votre 
malheur  que  je  le  suis.  Jamais  rien 
de  si  extraordinaire  n'est  arrivé  à  per- 
sonne; et  les  auteurs  qui  feront  votre 
histoire,  auront  l'avantage  de  rappor- 
ter un  fait  qui  surpasse  tout  ce  qu'on 
a  jamais  écrit  de  plus  surprenant.  Il 
ii'j  manque  qu'une  chose  :  c'est  la 
vengeance  qui  vous  est  due  ;  mais  je 
n'oublierai  rien  pour  vous  la  pro- 
curer. » 

En  efïet ,  le  sultan  ,  en  s'entrete- 
nant  sur  ce  sujet  avec  le  jeune  prince, 
après  lui  avoir  déclaré  qui  il  étoit ,  et 
pourquoi  il  étoit  entré  dans  ce  châ- 
teau, imagina  un  moyen  de  le  venger, 
qu'il  lui  communiqua.  Ils  convinrent 


CONTES     ARABES.        2l5 

(les  mesures  qu'il  y  avoit  à  prendre 

Î)Our  faire  réussir  ce  projet ,  dont 
'exécution  fut  remise  au  jour  suivant. 
Cependant  la  nuit  étant  fort  avancée , 
le  sultan  prit  quelque  repos.  Pour  le 
jeune  prince  ,  il  la  passa  à  son  ordi- 
naire, dans  une  insomnie  continuelle 
(  il  ne  pouvoit  dormir  depuis  qu'il 
étoit  enchanté  )  ;  mais  avec  q'uelque 
espérance  néanmoins  d'être  Dienlôt 
délivré  de  ses  souffrances. 

Le  lendemain  ,  le  'sultan  se  leva 
dès  qu'il  fut  jour  •  et  pour  commen- 
cer à  exécuter  son  dessein ,  il  cacha 
dans  un  endroit  son  habillement  de 
dessus ,  qui  l'auroit  embarrassé ,  et 
s'en  alla  au  Palais  des  larmes.  Il  le 
trouva  éclairé  d'une  infinité  de  flam- 
beaux de  cire  blanche ,  et  il  sentit  une 
odeur  délicieuse  qiii  sortoit  de  plu- 
sieurs cassolettes  de  fin  or ,  d'un  ou- 
vrage admirable  ,  toutes  rangées  dans 
un  fort  bel  ordre.  D'abord  qu'il  aper- 
çut le  lit  où  le  noir  étoit  couché,  il 
tira  son  sabre,  et  ôta,  sans  résistance, 
la  vie  à  ce  misérable ,  dont  il  traîna 
Je  corps  dans  la  cour  du  château ,  et 


21 6     LES  MILLE  ET  UNE  NUIfS 

le  jeta  dans  un  puits.  Après  cette  ex- 
pédition ,  il  alla  se  coucher  dans  le 
lit  du  noir  ,  mit  son  sabre  près  de  lui 
sous  la  couverture,  etj  demeura  pour 
achever  ce  qu'il  avoit  projeté. 

La  magicienne  arriva  bientôt.  Son 
premier  soin  fut  d'aller  dans  la  cham- 
bre où  étoit  le  roi  des  Isles  Noires  , 
son  mari.  Elle  le  dépouilla ,  et  com- 
îîiença  par  lui  donner  sur  les  épaules 
les  cent  coups  de  nerf  de  bœuf ,  avec 
une  barbarie  qui  n'a  point  d'exemple. 
Le  pauvre  prince  avoit  beau  remplit 
le  palais  de  ses  cris,  et  la  conjurer  de 
la  manière  du  monde  la  plus  tou- 
chante ,  d'avoir  pitié  de  lui ,  la  cruelle 
ne  cessa  de  le  frapper ,  qu'après  lui 
avoir  donné  les  cent  coups.  «Tu  n'as 
pas  eu  compassion  de  mon  amant, 
lui  disoit-elle ,  tu  n'en  dois  point  at- 
tendre de  moi 

Scheherazade  aperçut  le  jour  en  cet 
endroit,  ce  qui  l'empêcha  de  conti- 
nuer son  récit.  «Mon  Dieu,  ma  sœur, 
dit  Dinarzade  ,  voilà  une  magicienne 
bien  barbare  !  Mais  en  demeurerons- 
nous  là  '^  et  ne  nous  apprendreg-vous 


rOKÏES     ARABES.  21^ 

pas  si  elle  reçut  le  châtiment  qu'elle 
niéritoit?»  «Ma chère  sœur,  répondit 
la  sultane ,  je  ne  demande  pas  mieux 
que  de  vous  l'apprendre  demain  ; 
mais  vous  savez  que  cela  dépend  de 
la  volonté  du  sultan.  »  Après  ce  que 
Schahriar  venoit  d'entendre  ,  il  étoit 
bien  éloigné  de  vouloir  faire  mourir 
Scheherazade.  «  Au  contraire ,  je  ne 
veux  pas  lui  ôter  la  vie ,  disoit-il  en 
lui-même,  qu'elle  n'ait  achevé  cette 
histoire  étonnante  ,  quand  le  récit  en 
devroit  durer  deux  mois.  Il  sera  tou- 
jours en  mon  pouvoir  de  garder  le 
serment  que  j'ai  fait.  » 


x; 


2IO     LES  MILLE  ET  UNE  ^^UIT.?, 


X  X  y  V    NUI  T. 


DiNARZADE  n'eut  pas  plutôt  jugé 
qu'il  éloit  temps  d'appeler  la  sultane, 
quelle  la  supplia  de  raconter  ce  qui 
se  passa  dans  le  Palais  des  larmes. 
Sclialiriar  ayant  témoigné  qu'il  avoit 
la  même  curiosité  c[ue  Dinarzade  ,  la 
sultane  prit  la  parole  ,  et  reprit  ainsi 
l'histoire  du  jeune  prince  enchanté  : 

Sire  ,  après  que  la  magicienne 
eut  donné  cent  coups  de  nerf  de  bœuf 
au  roi  son  mari ,  elle  le  revêtit  du 
gros  habillement  de  poil  de  chèvre , 
et  de  la  robe  de  brocard  par-dessus. 
Elle  alla  ensuite  au  Palais  des  larmes  ; 
et  en  y  entrant,  elle  renouvela  ses 
pleurs ,  ses  cris  et  ses  lamentations  ; 
puis  s  approchant  du  lit  ou  elle  crovoit 
que  son  amant  étuit  toujours  : 
«Quelle  cruauté,  s'écria-t-clle,  d'a- 
voir  ainsi   troublé   le  contentement 


CONTES      ARABES.  2T^ 

d'une  amante  aussi  tendre  et  aussi 
passionnée  que  je  le  suis  !  O  toi  qui 
me  reproches  que  je  suis  trop  inhu- 
maine quand  je  te  fais  sentir  les  effets 
de  mon  ressentiment ,  cruel  prince  , 
ta  barbarie  ne  surpasse-t-elle  pas  celle 
de  ma  vengeance  ?  Ah  traître,  en. 
attentant  à  la  vie  de  l'objet  que  j'a- 
dore, ne  m'as-tu  pas  ravi  la  mienne? 
Hélas  !  ajouta-t-elle  ,  en  adressant  la 
parole  au  sultan  ,  croyant  parler  au 
noir ,  mon  soleil ,  ma  vie  ,  garderez- 
vous  toujours  le  silence  ?  Etes-vous 
résolu  à  me  laisser  mourir  sans  me 
donner  la  consolation  de  me  dire  en- 
core que  vous  m'aimez  ?  Mon  ame  , 
dites-moi  au  moins  un  mot ,  je  vous 
en  conjure.  » 

Alors  le  sultcui ,  feignant  de  sor- 
tir d'un  profond  sommeil ,  et  contre- 
faisant le  langage  des  noirs ,  répon- 
dit à  la  reine ,  d'un  ton  grave  :  «  lî 
»  n'j  a  de  force  et  de  pouvoir  qu'en 
3)  Dieu  seul ,  qui  est  tout-puissant.  » 
A  ces  paroles ,  la  magicienne ,  qui 
ne  s'y  attendoit  pas  ,  lit  un  grand  cri 
pour    marquer    fexcès    âe  sa   joie 


S20    LES  MILLE  ET  UNE  NUITS, 

K  Mon  cher  seigneur ,  s'écria-t-elle , 
ne  me  trompé -je  pas?  Est -il  bien 
vrai  que  je  vous  entends ,  et  que  vous 
me  parlez  ?  »  «  Malheureuse  ,  reprit 
le  sultan  ,  es-tu  digne  que  je  réponde 
à  tes  discours?  »  «  Hé  pourquoi ,  ré-^ 
pKqua  la  reine,  me  faites -r vous  ce 
reproche  ?  »  «  Les  cris ,  repartit  -  il , 
les  pleurs  et  les  gémissemens  de  ton 
mari ,  que  tu  traites  tous  les  jours 
avec  tant  d'indignité  et  de  barbarie  , 
m'empêchent  de  dormir  nuit  et  jour. 
Il  j  a  long-temps  que  je  serois  guéri, 
et  que  j'aurois  recouvré  l'usage  de  la 
parole  ,   si   tu    l'avois   désenchanté  : 
voilà  la  cause  de  ce  silence  que  je 
garde ,  et  dont  tu  te  plains.  »  «  Hé 
bien ,  dit  la  magicienne ,  pour  vous 
apaiser  je  suis  prête  à  faire  ce  que 
vous  me  commanderez  :  voulez-vous 
que  je  lui  rende  sa  première  forme?» 
«  Oui ,  répondit  le  sultan  ,  et  hâte-toi 
de  le  mettre  en  liberté  ,  alîn  que  je  ne 
sois  plus  incommodé  de  ses  cris.  » 

La  magicienne  sortit  aussitôt  du 
Palais  des  larmes.  Elle  prit  une  tasse 
d'eau  j  et  prononça  dessus  des  parole^ 


CONTES    ARABES,         221 

qui  la  firent  bouillir  comme  si  elle 
eût  été  sur  le  feu.  Elle  alla  ensuite  à 
la  salle  où  étoit  le  jeune  roi  son  mari  ; 
elle  jeta  de  cette  eau  sur  lui ,  en  di- 
sant :  «Si  le  Créateur  de  toutes  choses 
n  t'a  formé  tel  que  tu  es  présentement 
»  ou  s'il  est  en  colère  contre  toi ,  ne 
»  change  pas  •  mais  si  tu  n'es  dans 
»  cet  état  que  par  la  vertu  de  mon  en-î* 
«  chantement ,  reprends  ta  forme  na- 
»  turelle ,  et  redeviens  tel  que  tu  étois 
»  auparavant.  »  A  peine  eut-elle  ache" 
vé  ces  mots ,  que  le  prince  se  retrou- 
vant en  son  premier  état ,  se  leva  libre^ 
ment,  avec  toute  la  joie  qu'on  peut 
s'imaginer ,  et  il  en  rendit  grâces  à 
Dieu.  La  magicienne  reprenant  la 
parole  :  «  Va  ,  lui  dit-elle  ,  éloigne- 
toi  de  ce  cJiâteau ,  et  n'y  reviens  ja-r 
]piais  ,  ou  bien  il  t'en  coûtera  la  vie.  » 
Le  jeune  roi ,  cédant  à  la  néces- 
sité ,  s'éloigna  de  la  magicienne,  sans 
répliquer,  et  se  retira  dans  un  lieu 
écarté  ,  où  il  attendit  impatiemment 
le  succès  du  dessein  dont  le  sultan 
venoit  de  commencer  l'exécution  avec 
tant  de  bonheur. 


3:>2      LES  MILLE  ET  UNE  NUITS, 

Cependant  la  magicienne  retour- 
na au  Palais  des  larmes  ;  et  en  en- 
trant, comme  elle  crqyoit  toujours 
parier  au  noir:  «  Cjier  amant ,  lui 
dit-elle  ,  j'ai  lait  ce  que  vous  m'avez 
ordonné  :  rien  ne  vous  empêche  de 
vous  lever ,  et  de  me  donner  par-là 
une  satisfaction  dont  je  suis  privée 
depuis  si  long-temps.  » 

lie  sultan  continua  de  contrefaire 
le  langage  des  noirs.  «  Ce  que  tu 
viens  de  faire,  répondit-il  d'un  ton 
brusque  ,  ne  suffit  pas  pour  me  gué- 
rir 5  tu  n'as  ôté  qu'une  partie  du  mal, 
il  en  faut  couper  jusqu'à  la  racine.» 
«Mon  aimable  noiraut,  reprit-elle, 
qu'entendez  -  vous  par  la  racine  ?  » 
«  Malheureuse ,  repartit  le  sultan ,  ne 
comprends-tu  pas  que  je  veux  parier 
de  cette  ville  et  de  ses  liabitans,  et 
des  quatre  isles  que  tu  as  détruites  par 
tes  enchantemens  ?  Tous  les  jours  à 
minuit ,  les  poissons  ne  manquent 
pas  de  lever  la  tête  hors  de  l'étang  ,  et 
de  crier  vengeance  contre  moi  et 
contre  toi.  Voilà  le  véritable  sujet  du 
retardement   de    ma   guérisoji.  Va 


GONTES     ARABES.  22^ 

promplement  rétablir  les  choses  en 
leur  premier  état ,  et  à  ton  retour,  je 
te  donnerai  la  main  ,  et  tu  m'aideras 
à  me  lever.  » 

La  magicienne  ,  remplie  de  l'es- 
pérance cpie  ces  paroles  lui  firent  con- 
cevoir ,  s'écria  ,  transportée  de  joie  : 
«  Mon  cœur  ,  mon  ame ,  vous  aurez 
bientôt  recouvré  votre  santé  j  car  je 
vais  faire  ce  que  vous  me  comman- 
dez. »  En  effet ,  elle  partit  dans  le  mo- 
ment; et  lorsqu'elle  fut  arrivée  sur  le 
bord  de  fétang ,  elle  prit  un  peu  d'eau 
dans  sa  main  ,  et  en  fit  une  aspersion 

dessus 

Sclieherazade  ,  en  cet  endroit,, 
voyant  qu'il  étoit  jour,  n'en  voulut 
pas  dire  davantage.  Dinarzade  dit  à  ki 
sultane  :  «  Ma  sœur ,  j'ai  bien  de  la 
joie  de  savoir  le  jeune  roi  des  quatre 
Isles  Noires  désenchantéj  et  je  regarde 
déjà  la  ville  et  les  habitans  comme  ré- 
tablis en  leur  premier  état;  mais  je 
suis  en  peine  d'apprendre  ce  que  de- 
viendra la  magicienne.  «  «  Donnez- 
vous  un  peu  de  patience,  répondit  la 
aurez  demain  la  satis- 


224 

faction  que  vous  desirez,  si  le  suU 
tan ,  mon  seigneur ,  veut  bien  y  con-r 
sentir.  »  Scliahriar  ,  qui ,  comme  on 
l'a  déjà  dit ,  avoit  pris  son  parti  là=* 
dessus  ;  se  leva  pour  aller  remplir  ses 
devoirs. 


CONTES     ARABES,         225 


XXVir    NUIT. 


ScHEHERAZADE  ,  désirant  tenir  su 

Î)roiiiesse  ,  se  mit  à  raconter  quel  fut 
e  sort  de  la  reine  magicienne ,  en  ces 
termes  : 

La  magicienne  ajant  fait  l'asper- 
sion, n'eut  pas  plutôt  prononcé  quel^ 
ques  paroles  sur  les  poissons  et  sur 
l'étang  ,  c[ue  la  ville  reparut  à  l'heure 
même.  Les  poissoui^  redevinrent  iiomr 
mes  :  femmes  ou  enfans ,  mahomé- 
lans  ,  chrétiens ,  persans  ou  juifs  , 
gens  libres  ou  esclaves  ,  chacun  re^ 
prit  sa  forme  naturelle.  Les  maisons 
et  les  boutiques  furent  bientôt  rem- 
plies de  leurs  habitans  ,  qni  j  trouvé-^ 
rent  toutes  choses  dans  la  même  si-^ 
tuation  et  dans  le  même  ordre  où  elles 
étoient  avant fenchantement.  La  suite 
nombreuse  du  sultan  ,  qui  se  trou\  a 
campée  dans  la  plus  grande  place ,  m 


2  2Ô     LES  MILLE  ET  UA^E  NUIT5, 

fut  pas  peu  étonnée  de  se  voir  en  un 
instant  au  milieu  d'une  ville  belle , 
vaste  et  bien  peuplée. 

Pour  revenir  à  la  magicienne , 
dès  qu'elle  eut  fait  ce  changement 
m.erveilieux ,  elle  se  rendit  en  dili- 
gence au  Palais  des  larmes  ,  pour  en 
recueillir  le  fruit.  «  Mon  cher  sei- 
gneur ,  s'écria -t- elle  en  entrant, 
je  viens  me  réjouir  avec  vous  du 
retour  de  votre  santé  ;  j'ai  fait  tout 
ce  que  vous  avez  exigé  de  moi  :  le- 
vez -  vous  donc  ,  et  me  donnez  la 
main.  «  «Approchez ,  lui  dit  le  sultan, 
en  contrefaisant  toujours  le  langage 
des  noirs,  j)  Elle  s'approcha.  «  Ce  n'est 
pas  assez,  reprit -il,  approche  -  toi 
davantage.  »  Elle  obéit.  Alors  il  se 
leva  ,  et  la  saisit  par  le  bras  si  brus- 
quement ,  qu'elle  n'eut  pas  le  temps 
de  se  reconnoître;  et,  d'un  coup  d© 
sabre  ,  il  sépara  son  corps  en  deux 
parties ,  qui  tombèrent ,  fune  d'un 
côté,  et  fautre  de  fautre.  Cela  élaii* 
fait ,  il  laissa  le  cadax^re  sur  la  place  , 
et  sortant  du  Palais  des  larmes  ,  il  alla 
trouver  le  jeune  prince  des  Isles  Noi* 


CONTES     ARABES.  22-7 

res,  qui  l'attendoît  avec  impatience. 
«Prince,  lui  dit-il  en  l'embrassant, 
réjouissez:- vous ,  vous  n'avez  plus 
rien  à  craindre  :  votre  cruelle  en- 
nemie n'est  plus.  » 

Le  jeune  prince  remercia  le  sultan 
d'une  manière  qui  marquoit  que  son 
cœur  étoit  pénétré  de  reconnoissance; 
et  pour  prix  de  lui  avoir  rendu  un 
service  si  important ,  il  lui  souliaita 
une  longue  vie ,  avec  toutes  sortes  de 
prospérités.  «  Vous  pouvez  désor- 
mais ,  lui  dit  le  sultan  ,  demeurer  pai- 
sible dans  votre  capitale  ,  à  moins 
que  vous  ne  vouliez  venir  dans  la 
mienne,  qui  en  est  si  voisine;  je 
vousj  recevrai  avec  plaisir,  et  vous 
n'y  serez  pas  moins  honoré  et  res- 
pecté que  chez  vous.  «  «  Puissant 
monarque  à  qui  je  suis  si  redevable , 
répondit  le  roi,  vous  croyez  donc 
êti'e  fort  près  de  votre  capitale  ?  » 
«  Oui ,  répliqua  le  sultan  ,  je  le  crois; 
il  n'y  a  pas  plus  de  quatre  ou  cinq 
heures  de  chemin.  »  «  Il  y  a  une  an- 
née entière  de  voyage,  reprit  le  jeune 
prince.  Je  veux  bien  croire  que  vou* 


asB      LES  MILLE  ET  TJNÉ  NUITS ^ 

êtes  venu  ici  de  votre  capitale  dans  ië 
peu  de  temps  que  vous  dites  ,  parce 
que  la  mienne  étoit  enchantée  5  mai^ 
depuis  qu'elle  ne  l'est  plus  ,  les  choses 
ont  bien  changé.  Cela  ne  m'empê- 
chera pas  de  vous  suivre ,  quand  ce 
seroit  pour  aller  aux  extrémités  de  là 
terre.  Vous  êtes  mon  libérateur-  et 
pour  vous  donner  toute  ma  vie  des 
marques  de  ma  reconnoissânce  ,  je 
prétends  vous  accompagner,  et  j'a- 
bandonne sans  regret  mon  rojaume.» 
Le  sultan  fut  extraordinairement 
surpris  d'apprendre  qu'il  étoit  si  loin 
de  ses  états  ,  et  il  ne  comprenoit  pas 
comment  cela  se  pouvoit  faire.  Mais  le 
jeune  roi  des  Isles  Noires  le  convain- 
quit si  bien  de  cette  possibilité  ,  qu'il 
n'en  douta  phis.  «  il  n'importe  ,  re- 
prit alors  le  sultan  :  la  peine  de  m'en 
retourner  dans  mes  états,  est  suffi- 
samment récompensée  par  Ja  satis- 
faction de  vous  avoir  obligé ,  et  d'a- 
voir acquis  un  fils  en  votre  personne; 
car  ,  puisque  vous  voulez  bien  me 
faire  l'honneur  de  m'accompagner  , 
et  que  je  n'ai  point  d'enfans  ,  je  voua 


CONTES     ARABES.         22^ 

regarde  comme  tel ,  et  je  vous  fais  ^ 
dès-à-présent ,  mon  héritier  et  mon 
successem\  « 

L'entretien  du  sultan  et  du  roi 
des  Isles  Noires  ,  se  termina  par  les 
plus  tendres  embrassemens.  Après 
quoi ,  le  jeune  prince  ne  songea  qu'aux- 
préparatifs  de  son  vojage.  Ils  furent 
achevés  en  trois  semaines  ,  au  grand 
regret  de  toute  sa  cour  et  de  ses  su- 
jets ,  qui  reçurent  de  sa  main  un  de 
ses  proches  parens  pour  leur  roi. 

Enfin ,  le  sultan  et  le  jeune  prince 
se  mirent  en  chemin  avec  cent  cha- 
meaux chargés  de  richesses  inesti- 
mables ,  tirées  des  trésors  du  jeune 
roi ,  qui  se  fit  suivre  par  cinquante 
cavaliers  bien  faits  ,  parfaitement 
montés  et  équipés.  Leur  vojage  fut 
heureux  ;  et  lorsque  le  sultan  ,  qui 
avoit  envoyé  des  courriers  pour  don- 
ner avis  de  son  retardement  et  de 
l'aventure  qui  en  étoit  la  cause  ,  fut 
près  de  sa  capitale ,  les  principaux  of- 
ficiers qu'il  y  avoit  laissés ,  vinrent  le 
recevoir ,  et  l'assurèrent  que  sa  longue 
absence  n'avoit  apporté  aucun  chaii- 

I.  20 


gement  dans  son  empire.  Les  habi- 
tans  sortirent  aussi  en  foule,  le  recu- 
rent avec  de  grandes  acclamations  l  et 
firent  des  réjouissances  qui  durèrent 
plusieurs  jours. 

Le  lendemain  de  son  arrivée ,  le 
sultan  fit  à  tous  ses  courtisans  assem- 
blés ,  un  détail  fort  ample  des  choses 
qui ,  contre  son  attente ,  avoient  ren- 
du son  absence  si  longue.  Il  leur  dé- 
clara ensuite  l'adoption  qu'il  avoit  faite 
du  roi  des  quatre  Isles  Noires  ,  qui 
avoit  bien  voulu  abandonner  un  grand 
royaume  pour  l'accompagner  et  vi- 
vre avec  lui.  Enfin,  pour  reconnoître 
la  fidélité  qu'ils  lui  avoient  tous  gar- 
dée ,  il  leur  fit  des  largesses  propor- 
tionnées au  rang  que  chacun  tenoit 
à  sa  cour. 

Pour  le  pêcheur,  comme  il  étoit 
la  première  cause  de  la  délivrance  du 

I'eune  prince ,  le  sultan  le  combla  de 
)iens  ,  et  le  rendit ,  lui  et  sa  famille, 
Irè^-lieureux  le  reste  de  leurs  jours. 
Scheherazade  finit  là  le  conte  du 
pêciieur  et  (ki  génie.  Dinarzade  lui 
marqua  qu'elle  v  avoit  pris  un  plaisir 


CONTES     ARABES.  23 1 

infini  -,  et  Schaliriar  lui  ayant  témoigné 
ia  même  chose ,  elle  leur  dit  qu'elle 
en  savoit  un  autre  qui  étoit  encore  plus 
beau  que  celui-là,  et  que  si  le  sultan 
le  lui  vouloit  permettre ,  elle  le  racon- 
teroit  le  lendemain,  car  le  jour  com- 
mençoit  à  paroître.  Schaliriar  se  sou- 
venant du  délai  d'un  mois  qu'il  avoit 
accordé  à  la  sultane,  et  curieux  d'ail- 
leurs de  savoir  si  ce  nouveau  conte  se- 
roit  aussi  agréable  qu'elle  le  promet- 
toit  ,  se  leva  dans  le  dessein  deTenten^ 
die  la  nuit  suivante. 


2Û2     LES  MILLE  ET  UNE  NUITS, 


XXVIir    NUIT. 


JJiNAnzADE,  suivant  sa  coutume , 
n'oublia  pas  d'appeler  la  sultane,  lors- 
qu'il en  fut  temps.  Scheherazade,  sans 
lui  répondre ,  commença  un  de  ses 
beaux  contes  ; 


CONTES     ARABES.  20J 

HISTOIRE 

s  TROIS  CALENDERS  ,  EILS  DE  ROIS, 
ET  DE  Cmq  DAMES  DE  BAGDAD. 


S  IRE  5  dit-elle  en  adressant  la  parole 
au  sultan ,  sous  le  règne  du  calife  (i), 

(i)  Ce  mot  sisrnifie  en  aralic,  successeur ^ 
relativement  à  Mahomet.  Après  la  mort  de  ce 
législateur,  en  634,  Abouriekre,  son  beau- 
père  ,  élu  pour  lui  succéder ,  prit  le  titre  de 
calife  ,  qui  servit  long-temps  à  désigner  les 
chefs  de  la  religion  mahométane.  On  distingue 
trois  branches  de  califes  :  les  Rachedis  ,  c'est- 
à-dire  de  la  ligne  droite ,  ainsi  appelés,  parce 
que  tous  étoicnt  parens  ou  alliés  de  Mahomet. 
La  plupart  residèrent  à  Médine  en  Arabie. 
Damas  ,  ville  de  Syrie  ,  fut  le  siège  des  califes 
de  la  seconde  branche  :  ils  régnèrent  depuis 
6ÔI  jusqu'en  7^9.  Le  trôae  passa  ensuite  dans 
la  famille  des  Abassides  qui  donnaaus Musul- 
mans trente-sept  califes.  Le  siège  principal  de 
leur  empire  fut  Bagdad  ,  ville  de  Tlraque,  près 
l'ancienne  Babylone  ,  sur  le  bord  oriental  du 


2.)4     LES  MILLE  ET  UNE  NUITS, 

Haroun  Alraschid  (i),  il  y  avoit  à 
Bagdad ,  où  il  faisoit  sa-  résidence  , 
un  porteur  ,  qui ,  malgré  sa  profes- 


Tygre.  La  pnissa'ice  des  Abrissides  ,  d'abord 
aft"oil)Iie  par  les  califes  particuliers  qui  s'éle- 
vèrent en  Espa«nf  ,  tn  Afrique  ,  en  Arabie  , 
fut  entièrement  éteinte  en  12  ,8.  Un  prince  de 
cette  famille  s'étant  réfu£;ié  en  Egypte  ,  les 
Mameluks  le  reconnurent  pour  leur  chef  , 
mais  seulement  dans  ce  qui  concernoit  la  relf^ 
^ion  ,  et  lui  conservèrent  le  nom  de  calife  que 
ses  desoen-ians  portèrent  jusqu'à  la  conquête 
des  Ottomans  ,  en  I  ^117.    • 

(i)  Ou  Aacron  Piaschild  ,  cirKjuiènie  calife 
de  la  race  des  Abassides  ,  contemporain  de 
Charlemapne.  C'ét  >it  un  prince  inconcevable 
par  lejn-îlange  de  ses  jjonnes  et  de  ses  mau- 
vaises qualités.  Brave  ,  pacifique  ,  libéral ,  il 
répan  'it  la  terreur  chez  ses  ennemis  et  les 
bienfaits  sur  ses  peuples  ;  perfide  ,  capricieux^ 
ingrat  ,  il  sacrifia  les  droits  les  plus  sacrés  de  la 
feconnoissance,  de  la  justice  et  de  Phumanitô 
à  ses  injustes  défiances  et  à  la  bizarrei'ie  de  se$ 
goûts.  Une  grande  partie  de  l'Asie  ,  de  TA' 
frique  et  de  l'Europe  ,  depuis  l'Espagne  jus- 
qu'aux Indes  ,  plia  sous  ses  armes.  Huit  vic- 
toires remportées  en  personne,  les  arts  et  le* 
sciences  raniiués  ,  ont  rendu  son  nom  illustre, 
Il  mo^jrut  1  an  800  de  J.  C.  et  le  25^  de  .sou 
règne.  On  trouvera  souvent  le  nom  de  ce  calilo 
dsBs  îa  suite  de  ces  contes. 


CONTES     ARABî:5.  235 

sion  basse  et  pénible ,  ne  laissoit  pas 
d'être  hoinme  d'esprit  et  de  bonne  hu- 
meur. Un  matin  qu'il  étoit  à  son  or- 
dinaire avec  un  grand  panier  à  jour 
près  de  lui ,  dans  une  place  où  il  at- 
tendoit  que  quelqu'un  eût  besoin  de 
son  ministère,  une  jeune  dame  de 
belle  taille  ,  couverte  d'un  grand 
voile  de  mousseline  ,  l'aborda ,  et  lui 
dit  d'un  air  gracieux  :  «  Ecoutez  ^ 
»  porteur,  prenez  votre  panier,  et 
»  suivez -moi»  Le  porteur,  enchanté 
de  ce  peu  de  paroles  prononcées  si 
agréablement ,  prit  aussitôt  son  pa- 
nier, le  mit  sur  sa  tête  ,  et  suivit  la 
dame ,  en  disant  :  «  O  ioiti'  heureux  ! 
ô  jour  de  bonne  rencontre  !  s 

D'abord,  la  dame  s'arréla  devant 
tine porte  fermée,  et  frappa.  Un  Chré- 
tien vénérable  par  une  longue  barlîe 
blanclie,  ouvrit,  et  elle  lui  mit  de 
l'argent  dans  la  main ,  sans  lui  dire  ua 
seul  mot.  Mais  le  Chrétien  ,  qui  sa- 
voit  ce  qu'elle  demandoit,  rentra,  et 
peu  de  temps  après  ,  apporta  une 
grosse  cruche  d'un  vin  excellent, 
a  Prenez  cette  cruche ,  dit  la  dame  au 


235     LES  MILLE  ET  UNE  TÎTTITS, 

porteur ,  et  la  mettez  dans  votre 
panier.  »  Cela  étant  fait  ,  elle  lui 
commanda  de  la  suivre  ;  puis  elle 
continua  de  marcher  ,  et  le  porteur 
continua  de  dire  :  «  O  jour  de  féli- 
cité !  ô  jour  d'agréable  surprise  et 
de  joie  !  » 

La  dame  s'arrêta  à  la  boutique 
d'un  vendeur  de  fruits  et  de  fleurs , 
où  elle  choisit  de  plusieurs  sortes  de 
pommes ,  des  abricots ,  des  pêches  , 
des  coins,  des  limons,  des  citrons, 
des  oranges  ,  du  mjrte ,  du  basiKc  , 
des  lis ,  du  jasmin  ,  et  de  quelques 
autres  sortes  de  fleurs  et  de  plantes  de 
bonne  odeur.  Elle  dit  au  porteur  de 
mettre  tout  cela  dans  le  panier ,  et  de 
la  suivre.  En  passant  devant  l'étalage 
d'un  boucher ,  elle  se  fit  peser  vingt- 
cinq  livres  de  la  plus  belle  viande 
cju'il  eût  ;  ce  que  le  porteur  mit  en- 
core dans  son  panier  par  son  ordre. 
A  une  autre  boutique  ,  elle  prit  des 
câpres ,  de  l'estragon ,  de  petits  con- 
combres ,  de  la  percepierre  et  autres 
jierbes  ,  le  tout  confit  dans  le  vinaigre  ; 
il  une  autre ,  des  pistaches ,  d«s  noix , 


CONTES     ARABE  s.         23^ 

des  noisettes ,  des  pignons  ,  des  aman- 
des ,  et  d'autres  fruits  semblables  ;  à 
une  autre  encore,  eJle  acheta  toutes 
sortes  de  pâtes  d'amande.  Le  porteur, 
en  mettant  toutes  ces  choses  dans  son 
panier ,  remarquant  qu'il  se  remplis- 
soit,  dit  à  la  dame  :  «  Ma  benne 
dame  ,  il  falloit  m'avertir  que  vous 
feriez  tant  de  provisions  ,  j'aurois 
pris  un  cheval ,  ou  plutôt  un  cha- 
meau pour  les  porter.  J'en  aurai 
beaucoup  plus  que  ma  charge ,  pour 

Çeu  que  vous  en  achetiez  d'autres.  » 
jel  dame  rit  de  cette  plaisanterie,  et 
ordonna  de  nouveau  au  porteur  de  la 
suivre. 

Elle  entra  chez  un  droguiste ,  où 
elle  se  fournit  de  toutes  sortes  d'eaux 
de  senteur,  de  clous  de  girofle,  de 
muscade ,  de  poivré ,  de  gingembre , 
d'un  gros  morceau  d'ambre-gris,  et 
de  plusieurs  autres  épiceries  des  In- 
des ;  ce  qui  acheva  de  remplir  le  pa- 
nier du  porteur,  auquel  elle  dit  en- 
core de  la  suivre.  Alors  ils  marchè- 
rent tous  deux,  jusqu'à  ce  qu'ils  fus- 
sent arrivés  à  un  liôtel  magnifique  3 


ii33    le; 

dont  la  façade  étoit  ornée  de  belles  co- 
lonnes ,  et  c[in  avoit  une  porte  d'ivoire. 
Ils  s'y  arrêtèrent ,  et  la  daine  frappa 

un  petit  coup 

En  cel  endroit,  Schelierazade  aper- 
çut qu'il  étoit  jour,  et  cessa  de  parler. 
«Franchement,  ma  sœur,  dit  Dinar- 
zade  ,  voilà  un  commencement  qui 
donne  beaucoup  de  curiosité.  Je  crois 
que  le  sultan  ne  voudra  pas  se  priver 
au  plaisir  d'entendre  la  suite.  »  Effec- 
tivement, Schahriar,  loin  d'ordonner 
la  mort  de  la  sultane  ,  attendit  impa- 
tiemment la  nuit  suivante  ,  pour  ap- 
prendre ce  qui  se  passeroitdansl'Jiôlel 
dont  elle  avoit  parlé. 


CONTES     ARABES.^     Qog 


XXIX^    NUIT. 


DiNARZARDE,.  réveiilëe  avant  le 
jour ,  adressa  ces  paroles  à  la  sultane  : 
a  Ma  sœur ,  je  vous  prie  de  pour- 
suivre l'histoire  que  vous  commen- 
çâtes hier.  «  Scheherazade ,  aussitôt , 
Ja  continua  de  cette  manière  : 

Pendant  que  la  jeune  dame  et  le 
porteur  attendoient  que  l'on  ouvrît  la 
porte  de  Thôtel  ,  le  porteur  faisoit 
mille  réflexions. Il  étoitétonné qu'une 
dame  faite  comme  celle  qu'il  vojoif  , 
fît  l'office  de  pourvoyeur  ;  car  enfin 
il  jugeoit  bien  que  ce  n'étoit  pas  une 
esclave  :  il  lui  trouvoit  fair  trop  noble 
pour  penser  qu'elle  ne  fût  pas  libre  , 
et  même  une  personne  de  distinction. 
Il  lui  auroit  volontiers  fait  des  ques- 
tions pour  s'éclaircir  de  sa  qualité  | 
mais  dans  le  temps  qu'il  se  préparoit 
à  lui  parler,  une  autre  dame,   qui 


240 

vint  ouvrir  la  porte,  lui  parut  si  beHe, 
qu'il  en  demeura  tout  surpris  ;  ou  plu- 
tôt il  fut  si  vivement  frappé  de  f  éclat 
de  ses  charmes  ,  qu'il  en  pensa  laisser 
tomber  son  panier  avec  tout  ce  qui 
étoit  dedans  ,  tant  cet  objet  le  mit 
hors  de  lui-même.  Il  n'avoit  jamais 
vu  de  beauté  qui  approchât  de  celle 
qu'il  avoit  devant  les  yeux. 

La  dame  qui  avoit  amené  le  por- 
teur, s'aperçut  du  désordre  qui  se 
passoit  dans  son  ame  ,  et  du  sujet  qui 
le  causoit.  Cette  découverte  la  diver- 
tit; et  elle  prenoit  tant  de  plaisir  k 
examiner  la  contenance  du  porteur  , 
qu'elle  ne'  songeoit  pas  que  Ja  porte 
étoit  ouverte.  «  Entrez  donc  ,  ma 
sœur  ,  lui  dit  la  belle  portière  ,  qu'at- 
tendez-vous ?  Ne  vojrez-vous  pas 
que  ce  pauvre  homme  est  si  char- 
gé ,  qu'il  n'en  peut  plus'i:'  » 

Lorsqu'elle  fut  entrée  avec  le  por- 
teur ,  la  dame  qui  avoit  ouvert  la 
porte  ,  la  ferma  ;  et  tous  trois ,  après 
avoir  traversé  un  beau  vestibule,  pas- 
sèrent dans  une  cour  très-spacieuse ,  et 
environnée  d'une  galerie  à  jour  ,  qui 


CONTES     ARABES.         241 

commimiqiîoit  à  plusieurs  apparte- 
mens  de  plain-piecl,  de  la  dernière 
magnificence.  Il  j  avoit  dans  le  fond 
de  celte  cour  un  sofa  richement  garni , 
avec  un  trône"  d'ambre  au  milieu  , 
soutenu  de  quatre  colonnes  d'ébène  , 
enrichies  de  diamans  el  de  perles 
d'une  grosseur  extraordinaire ,  et  gar- 
nies d'un  satin  rouge  relevé  d'une  bro- 
derie d'or  des  Indes ,  d'un  travail  ad- 
mirable. Au  milieu  de  la  cour  ,  il  y 
avoit  un  grand  bassin  bordé  de  mar- 
bre blanc ,  et  plein  d'une  eau  très- 
claire  ,  qui  y  tomboit  abondamment 
par  un  mufle  de  lion  de  bronze  doré. 
Le  porteur  ,  tout  chargé  qu'il 
étoit ,  ne  laissoit  pas  d'admirer  la  ma- 
gnificence de  cette  maison ,  et  la  pro- 
preté qui  y  régnoit  partout  3  mais 
ce  qui  attira  particidièrement  son  at- 
tention ,  fut  une  troisième  dame  ,  qui 
lui  parut  encore  plus  belle  c[ue  la  se- 
conde ,  et  qui  étoit  assise  sur  le  trône 
dont  j'ai  parlé.  EJle  en  descendit  dès 
qu'elle  aperçut  les  deux  premières 
dames  ,  et  s'avança  au-devant  d'elles. 
Il  jugea  par  les  égards  que  les  autres 

I.  21 


avoient  pour  celle  -  là  ,  que  c'ëtoit  la 
principale  ;  en  quoi  il  ne  se  tronipoit 
pas.  Cette  dame  se  nommoit  Zobéide; 
celle  qui  avoit  ouvert  la  porte  s'appe- 
loit  Safie  ;  et  Aniine  étoit  le  nom  de 
celle  c[ui  avoit  été  aux  provisions. 

Zobéide  dit  aux  deux  dames  en 
les  abordant  :  «  Mes  sœurs  ,  ne 
voyez-vous  pas  que  ce  bonhomme 
succombe  sous  le  fardeau  qu  il  por- 
te? Qu'attendez-vous  pour  le  déchar- 
ger y  »  Alors  Aminé  et  Safie  pri- 
rent le  panier  ,  l'une  par  devant  , 
l'autre  par  derrière.  Zobéide  y  mit 
aussi  la  main  ,  et  toutes  trois  le  posè- 
rent à  terre.  Elles  commencèrent  à  le 
vuider  ;  et  quand  cela  fut  fait ,  l'agréa- 
ble Aminé  tira  de  l'argent,  paya  li- 
béralement le  porteur.... 

Le  jour  venant  à  paroître  en  cet 
endroit,  imposa  silence  à  Schehera- 
zade  ,  et  laissa  non -seulement  à  Di- 
liarzade ,  mais  encore  à  Schahriar  , 
im  grand  désir  d'entendre  la  suite  ;  ce 
que  ce  prince  remit  à  la  nuit  sui- 
vante. 


CONTES      AKABES.       24^ 


X  X  X^   NUIT. 


li  E  lendemain  ,  Dinarzade  ,  réveil- 
lée par  l'impalience  d'entendre  la 
snite  de  l'histoire  commencée,  dit  à 
la  sultane  :  «  Au  nom  de  Dieu ,  ma 
sœur  ,  je  vous  prie  de  nous  conter  ce 
que  firent  ces  trois  belles  dames  de 
toutes  les  provisions  qu'Aminé  avoit 
achetées.  »  «  Vous  l'allez  savoir ,  ré- 
pondit Scheherazade  ,  si  vous  voulez 
m'écouter  avec  attention.  »  En  mê- 
me temps  elle  reprit  ce  conte  dans 
tes  termes  : 

Le  porteur ,  très  -  satisfait  de  l'ar- 
gent qu'on  lui  avoit  donné  ,  devoit 
prendre  son  panier  et  se  retirer  3 
mais  il  ne  put  s  j  résoudre  :  il  se  sen^ 
toit  malgré  lui  arrêter  par  le  plaisir 
de  voir  trois  beautés  si  rares  ,  et 
qui  lui  paroissoient  également  char- 
mantes ;  car  Aminé  iivoit  aussi  ôlé 


244     l'^S  MILLE  ET  UXE  NUITS, 

son  voile  ,  et  il  ne   la  trouvoit  pas 
moins  belle  que  les  autres.   Ce  qu'il 
ne  pouvoit  comprendre  ,    c'est  qu'il 
ne  voyoit  aucun  liomme  dans  celte 
maison.  lN"éanmoins   la   plupart  des 
provisions  qu'il  avoit  apportées ,  com- 
me les  fruits  secs  ,  et  les  différentes 
sortes  de  gâteaux  et  de  confitures  ,  ne 
convenoient   proprement    qu'à    des 
gens  qui  vouloient  boire  et  se  réjouir. 
Zobéide  crut  d'abord  que  le  por- 
teur s'arrétoit  pour  prendre  haleine  ; 
mais  voyant  c[u'ii  restoit  trop  long- 
temps :  «  Qu'attendez-vous  ,  lui  dit- 
elle  ,  n'êles-vous  pas  payé  suffis  im- 
ment ?  Ma  sœur,  ajouta -t- elle,  en 
s' adressant  à  Aniine,  donnez-lui  en- 
core quelque  chose  :  qu'il  s'en  aille 
content.  «  «  Madame ,  répondit  le  por- 
teur,  ce  n'est  pas  cela  qui  me  r^-lient; 
je  ne  suis  que  trop  paj^é  de  ma  peine. 
Je  vois  bien  c[ue  j'ai  commis  une  inci- 
vilité en  demeurant  ici  plus  que  je  ne 
devois  ;  mais  j'espère  que  vous  aurez 
la  bonté  de  la  pardonner  à  f  étonne- 
ment  où  je  suis  de   ne  voir  aucun 
komiîie  avec  trois  dames  d'une  beauté 


CONTES     ARABES.         24D 

si  peu  commune.  Une  compagnie  de 
femmes  sans  iiommes ,  est  pourtant 
une  chose  aussi  triste  qu'une  compa- 
gnie d'hommes  sans  femmes.  »  Il 
ajouta  à  ce  discours  plusieurs  choses 
fort  plaisantes  pour  prouver  ce  qu'il 
avançoit.  Il  n'oublia  pas  de  citer  ce 
qu'on  disoit  à  Bagdad ,  qu'on  n'est  pas 
bien  à  table  ,  si  l'on  n'y  est  quatre  ;  et 
enfin  il  finit  en  concluant  que  puis- 
qu  elles  étoient  trois ,  elles  avoient 
besoin  d'un  quatrième. 

Les  dames  se  prirent  à  rire  du 
raisonnement  du  porteur.  Après  c^la, 
Zobéide  lui  dit  d'un  air  sérieux  :  «Mon 
ami,  vous  poussez  un  peu  trop  loia 
votre  indiscrétion  3  mais  quoique  vous 
ne  méritiez  pas  que  j'entre  dans  au- 
cun détail  avec  vous ,  je  veux  bien 
toutefois  vous  dire  que  nous  sommes 
trois  sœurs,  qui  faisons  si  secrète- 
ment nos  affaires ,  que  personne  n'en 
sait  rien.  Nous  avons  un  trop  grand 
sujet  de  craindre  d'en  faire  part  à  des 
indiscrets  ;  et  un  bon  auteur  que  nous 
avons  lu ,  dit  :  «  Garde  ton  secret  y  et 
»  ne  le  révèle  à  personne  :  qui  le  ré- 


24S      LES  MILLE  -ET  UNE  KUITS  , 

»  vèle  ,  n'en  est  plus  le  maître.  Si  ton 
»  sein  jie  peut  contenir  t<)n  seci'-et  , 
»  coinment  le  sein  de  celui  à  qui  tu 
»  l'auras  confié  ,  pourra-t-il  le  con- 
»  tenir  ?  » 

«  Mesdames  ,  reprit  le  porteur  ,  à 
votre  air  seulement,  j'ai  jugé  dabord 
que  vous  étiez  des  personnes  d  un 
mérite  très-  rare  •  et  je  m'aperçois 
que  je  ne  me  suis  pas  tforn'pé.  Quoi- 
que la  fortune  ne  m'ait  pas'  donne 
assez  de  biens  pour  m'éîeve'r  à  une 
profession  au-dessus  de  la  mienne, 
je  n'ai  pas  laissé  de  cultiver  mon  es- 
prit autant  que  je  l'ai  pu  ,  par  ja  lec-^ 
ture  des  livres  de  science  et  d'his- 
toire; et  vous  me  permettrez,  s'il 
vous  plait ,  de  vous  dire ,  que  j'ai  lu 
aussi  .  dans  un  autre  auteur,  une 
maxime  que  fai  toujours  heureuse- 
ment pratK^uée  :  «  Nous  iie  cachons 
»  notre  secret,  dit-il,  qu'à  des  gens 
»  reconnus  de  tout  le  monde  pour 
S)  des  indiscrets ,  qui  abuseroieut  de 
»  noire  confiance;  mais  nous  ne  fai- 
»  sons  nulle  difficulté  de  le  découvrir 
s  aux  sages ,  parce  crue  nous  sommes 


CONTES     ARAEES.         247 

«  persuadés  qu'ils  sauront  Je  garder.  » 
«  Le  secret  chez  moi  est  dans  une 
aussi  grande  sûreté  c[ue  s'il  étoit 
dans  un  cabinet  dont  la  clef  fût  per- 
due ,  et  la  porte  bien  scellée;  » 

Zobéide  connut  cjue  le  porteur  ne 
manquoit  pas  d'esprit;  mais  jugeant 
qu'il  avoit  envie  d'être  du  régal 
qu'elles  vouloient  se  donner  ,  elle  lui 
repartit  en  souriant  :  «  Vous  savez 
que  nous  nous  préparons  à  nous  ré- 
galer 5  mais  vous  savez  en  même 
temps  ([ue  nous  avons  fait  une  dé-* 
pense  considérable,  et  il  ne  seroit  pas 
juste  que,  sans  y  contribuer,  vous 
fussiez  de  la  partie.  »  La  belle  Safîe 
appuja  le  sentiment  de  sa  sçeur* 
«Mon  ami,  dit-elle  au  porteur,  n'a- 
vez-vous  jamais  oui  dire  ce  que  i'on> 
dit  assez  communément  :  «  Si  vous 
»  apportez  quelque  chose  ,  vous  serez 
a  quelque  chose  avec  nous  ;  si  vous 
»  n'apportez  rien,  retirez-vous  avec 
»  rien.  » 

Le  porteur  ,  malgré  sa  rhéto- 
rique, auroit  peut-être  été  obligé  de 
se  retirer  avec  confusion  3  si  Aminé  ^ 


243     LES  MILLE  ET  UNE  KUITS  , 

prenant  forlement  son  parti ,  n'eût 
dit  à  ZybéiJe  et  à  Safîe  :  «Mes  chères 
sœurs,  je  vous  conjure  de  permettre 
qu'il  demeure  avec  nous  :  il  n'est  pas 
besoin  devons  dire  qu'il  nous  diver- 
tira ;  vous  voyez  bien  qu'il  en  est  ca- 
pable. Je  vous  assure  que  sans  sa 
bonne  volonté,  sa  légèreté  et  son 
courage  à  me  suivre,  je  n'aurois  pu 
venir  à  bout  de  faire  tant  d'emplettes 
en  si  peu  de  temps.  D  ailleurs  ,  si  je 
vous  répélois  toutes  les  douceurs  qu'il 
m'a  dites  en  chemin ,  vous  seriez  peu 
surprises  de  la  protection  que  je  lui 
donne.  » 

A  ces  paroles  d'Aminé  ,  le  por- 
teur, transporté  de  joie,  se  laissa 
tomber  sur  les  genoux,  baisa  la  terre 
aux  pieds  de  cette  charmante  per- 
sonne 5  et  en  se  relevant  :  «  Mon  ai- 
mable dame,  lui  dit -il,  vous  avez 
commencé  aujourd'hui  mon  bon- 
heur 5  vous  y  mettez  le  comble  par 
une  action  si  généreuse  ;  je  ne  puis 
assez  vous  témoigner  ma  reconnois- 
sance.  Au  reste  ,  mesdames  ,  ajou- 
ta-t- il  ,    ea    s'adressaiit    aux    trois 


CONTES     ARABES.        249 

sœurs  ensemble ,  puisque  vous  me 
faites  un  si  grand  honneur  ,  ne 
croyez  pas  que  j'en  abuse ,  et  que  je 
me  considère  comme  un  homme 
qui  le  mérite  ;  non ,  je  me  regar- 
derai toujours  comme  le  plus  hum- 
ble de  vos  esclaves.  »  En  achevant 
ces  mots  ,  il  voulut  rendre  l'argent 
qu'il  avoit  reçu  ;  mais  la  grave  Zobéide 
Iiii  ordonna  de  le  garder.  «  Ce  qui 
est  une  fois  sorti  de  nos  mains ,  dit- 
elle  ,  pour  récompenser  ceux  qui 
nous  ont  rendu  service  ,  n'y  retourne 

plus 

L'aurore  qui  parut ,  vint  en  cet  en- 
droit imposer  silence  à  Scheherazade. 
Dinarzade ,  qui  l'écoutoit  avec  beau- 
coup d'attention  ,  en  fut  fort  fâchée , 
mais  elle  eut  sujet  de  s'en  consoler , 
parce  que  le  sultan  ,  curieux  de  sa- 
voir ce  qui  se  passeroit  entre  les  trois 
belles  dames  et  le  porteur,  remit  la 
suite  de  cette  histoire  à  la  nuit  sui- 
vante, et  se  leva  pour  aller  s'acquit- 
iP.T  de  ses  fonctions  ordinaires. 


iSo     LES  MILLE  ET  UNE  NUITS, 


XXXr    NUIT. 


DiNARZADE,  le  lendemain ,  ne 
manqua  pas  d'engager  sa  sœur  à  pour- 
suivre le  merveilleux  conte  (pi'elJe 
avoit  commencé.  Scheherazade  prit 
alors  la  parole ,  et  s'adressant  au  sul- 
tan :  i(  Sire,  dit-eile,  je  vais,  avec 
votre  permission  ,  contenter  là  curio- 
sité de  ma  sœur.  »  En  même  temps 
elle  reprit  ainsi  l'histoire  des  trois  Ca- 
lenders  (i)  : 


(0  Rfligieux  mohonietiins  .  ;.insi  appelos 
du  nom  de  îeur  fondntenr ,  Kalenderi.  Sts 
disciples  U  représeiitenl  comnx  un  excellent 
niéi.ecin  et  un  savant  pi  iL  soplie  qui  posse'- 
doit  des  vertus  surnaturelles,  )ar  le  n)o\>n. 
desquelles  il  fuisoit  des  miracles.  Il  ;illoit  la 
tèt*  hue  et  le  corps  p!eiii  de  pinics;  il  n'avoit 
poir;t  de  chemise  ,  ni  d'autre  l);tbit  que  la 
peau  d''une  l.èic  sativztfje  sur  les  e'paules.  Il 
avoit  ù  la  ceinture  quelques  pierres  bien  po- 


CONTES     ARABES.        25l 

Zobéide  ne  voulut  donc  point  re- 
prendre l'argent  du  porteur.  «  Mais, 
mon  ami ,  lui  dit-elle ,  en  consentant 
que  vous  demeuriez  avec  nous  ,  je 
vous  avertis  que  ce  n'est  pas  seulement 
à  condition  que  vous  garderez  le  se- 
cret que  nous  avons  exigé  de  vous  , 
nous  prétendoQs  encore  que  vous  obr 
serviez  exactement  les  règles  de  la 
bienséance  etdellionnéteté.»  Pendant 
qu'elle  tenoit  ce  discours  ,  la  char- 
mante Aminé  quitta  son  habillement 
de  ville ,  attacha  sa  robe  à  sa  ceinture 
pour  agir  avec  plus  de  liberté ,  et  pré- 
para la  table  j   elle  servit   plusieurs 


Jies,  et  h  ses  bras  des  pierres  fausses  qui 
jetoient  Ijeaucoup  d  éclat.  Ses  disciples  aiment 
îa  joie  et  le  plaisir;  ils  vivent  sans  souci, 
s;ins  einharras  d'esprit,  et  disent  d''ordinaire 
entre  eux  :  «  Avijourd'hui  est  à  nous^  demain 
»  est  à  lui  :  qui  sait  sM  en  jouira?  »  D'après 
cette  uiaxiuie  ,  ils  passent  tout  leur  temps  à 
manger  et  à  boire.  Quand  ils  sont  chez  des 
personnes  riches ,  ils  clierchent  à  se  rendre 
agréables  par  burs  contes  et  leurs  plaisan- 
teries, afi'i  qu'on  leur  lasse  faite  bonne  chère. 
La  plupart  sont  des  va^;ihonds  qni  croient  1« 
taverne  aussi  sainte  que  la  mosquée. 


Î252     LES  MILLE  ET  UNE  NUITS  , 

sortes  de  mets ,  et  mit  sur  un  buffet 
des  bouteilles  de  vin  et  des  tasses  d'or* 
Après  cela  ,  les  dames  se  placèrent , 
et  firent  asseoir  à  leurs  côtés  le  por- 
teur ,  qui  étoit  satisfait  au-delà  de  tout 
ce  qu'on  peut  dire ,  de  se  voir  à  table 
avec  trois  personnes  d'une  beauté  si 
extraordinaire. 

Après  les  premiers  morceaux  , 
Aminé ,  qui  s' étoit  placée  près  du 
buffet ,  prit  une  bouteille  et  une  tasse , 
se  versa  à  boire  ,  et  but  la  première  , 
suivant  la  coutume  des  Arabes.  Elle 
versa  ensuite  à  ses  sœurs,  qui  burent 
l'une  après  l'autre  ;  puis  remplissant 
pour  la  quatrième  fois  la  même  tasse , 
elle  la  présenta  au  porteur  ,  lequel , 
en  la  recevant ,  baisa  la  main  d'A- 
mine ,  et  chanta ,  avant  que  de  boire , 
une  chanson ,  dont  le  sens  étoit  que 
comme  le  vent  emporte  avec  lui  la 
bonne  odeur  des  lieux  parfumés  par 
où  il  passe  ,  de  même  le  vin  qu'il 
alloit  boire ,  venant  de  sa  main  ,  en 
recevoit  un  goût  plus  exquis  que  celui 
qu'il  avoit  naturellement.  Cette  chan- 
son réjouit  les  dames,  qui  chantèrent 


CONTES     AHABES.  256 

à  leur  tour.  Enfin ,  la  compagnie  fut 
de  très-bonne  humeur  pendant  le  re- 
pas ,  qui  dura  fort  long  -  temps  ,  et 
fut  accompagné  de  tout  ce  qui  pouvoit 
le  rendre  agréable. 

»  Le  jour  alloit  bientôt  finir  ,  lors- 
que Safîe  5  prenant  la  parole  au  nom 
des  trois  dames ,  dit  au  porteur  : 
«  Levez-vous  ,  partez  ,  il  est  temps 
de  vous  retirer.  »  Le  porteur,  ne  pou- 
vant se  résoudre  à  les  quitter ,  répon- 
dit :  «  Eh  ,  mesdames ,  où  me  com- 
mandez -  vous  d'aller  en  l'état  où  je 
me  trouve  ?  Je  suis  hors  de  moi- 
même  ,  à  force  de  vous  voir  et  da 
boire  :  je  ne  retrouverois  jamais  la 
chemin  de  ma  maison.  Donnez-moi 
la  nuit  pour  me  reconnoitre  -,  je  la 
passerai  où  il  vous  plaira  •  mais  il  ne 
me  faut  pas  moins  de  temps  pour 
me  remettre  dans  le  même  état  ou 
j'étois  lorsque  je  suis  entré  chez  vous; 
avec  cela ,  je  doute  encore  si  je  n'y 
laisserai  pas  la  meilleure  partie  de 
moi-même.  » 

M  Aminé  prit  une  seconde  fois  le 
parti  du  porteur.  «  Mes  sœurs  ,  dit- 

I.  "  32 

ê 


?54      LES  MILLE  ET  UNE  NUITS, 

elle  ,  il  a  raison  ;  je  lui  sais  bon  gré  de 
Ja  demande  cju'il  nous  fait.  Il  nous  a 
assez  bien  diverties  ;  si  vousf  voulez 
m'en  croire  ,  ou  plutôt  si  vous  m'ai- 
mez autant  que  j'en  suis  persuadée , 
nous  le  retiendrons  pour  passer  la 
soirée  avec  nous.  «  «Ma  sœur,  dit 
Zobéide,  nous  ne  pouvons  rien  refu- 
ser à  votre  prière.  Porteur ,  continua- 
t-eile  en  s' adressant  à  lui ,  nous  vou- 
lons bien  encore  vous  faire  cette  grâce; 
mais  nous  y  mettons  une  nouvelle 
condition.  Quoi  que  nous  puissions 
faire  en  votre  présence,  par  rapport 
à  nous  ou  à  autre  chose ,  gardez-vous 
bien  d'ouvrir  seulement  la  bouche 
pour  nous  en  demander  la  raison  ;  car 
en  nous  faisant  des  questions  sur  des 
choses  qui  ne  vous  regardent  nulle- 
ment ,  vous  pourriez  entendre  ce  qui 
ne  vous  plairoit  pas.  Prenez-j  garde , 
et  ne  vous  avisez  pas  d'être  trop  cu- 
rieux ,  en  voulant  approfondir  les 
motifs  de  nos  actions.  » 

«  Madame ,  repartit  le  porteur ,  je 
vous  promets  d'observer  cette  condi- 
tion avec  toiit  d'exactitude,  que  vous 


CONTES     ARABES.         25;> 

n'aurez  pas  lieu  de  me  reprocher  d'y 
avoir  contrevenu ,  et  encore  moins  de 
punir  mon  indiscrétion.  Ma  langue  , 
en  cette  occasion ,  sera  immobile  ,  et 
mes  jeux  seront  comme  un  miroir  , 
qui  ne  conserve  rien  des  objets  qu'il 
a  reçus.  »  «  Pour  vous  faire  voir ,  re- 
prit Zobéide  d'un  air  très  -  sérieux  , 
que  ce  que  nous  vous  demandons  n'est 
pas  nouvellement  établi  parmi  nous  , 
levez-vous ,  et  allez  lire  ce  qui  est  écrit 
au-dessus  de  notre  porte  en  dedans.  » 

Le  porteur  alla  jusques  -  là  et  y  lut 
ces  mots  qui  étoient  écrits  en  gros  ca- 
ractères d'.or  :  «  Qui  parie  des  choses 
»  qui  ne  le  regardent  point,  entend 
5)  ce  qui  ne  lui  plaît  pas.  »  Il  revint 
ensuite  trouver  les  tirois  sœurs  :  «Mes- 
dames ,  leur  dit-il ,  je  vous  jure  que 
vous  ne  m'entendrez  parler  d'aucune 
chose  qui  ne  me  regardera  pas  ,  et  où 
vous  puissiez  avoir  intérêt.  » 

Cette  convention  faite  ,  Aminé 
apporta  le  souper  ;  et  quand  elle  eut 
éclairé  la  salle  d'un  grand  nombre  de 
bougies  préparées  avec  le  bois  d'aloës 
et  l'ambre-gris ,  qui  répandirent  une 


256     Ll-S  MILLE  ET  UI^E  KUITS, 

odeur  agréable ,  et  firent  une  belle  il- 
lumination ,  elle  s'assit  à  table  avec  ses 
sœurs  et  le  porteur.  Ils  recommencè- 
rent à  manger ,  à  boire  ,  à  chanter 
et  à  réciter  des  vers.  Les  dames  pre- 
noient  plaisir  à  enivrer  le  porteur  , 
sous  prétexte  de  le  faire  boire  à  leur 
santé.  Les  bons  mots  ne  furent  point 
épargnés.  Enfin  ,  ils  étoient  tous  de  la 
meilleure  humeur  du  inonde ,  lors- 
qu'ils ouïrent  frapper  à  la  porte.... 

Scheherazade  futobhgée ,  en  cet  en- 
droit, d interrompre  son  récit,  parce 
qu'elle  vit  paroître  le  jour.  Le  sultan 
ne  doutant  point  que  la  suite  de  cette 
histoire  ne  méritât  d'être  entendue, 
la  remit  au  lendemain ,  et  se  leva. 


COîiTES      ARABES.         lô'J 


XXXir    NUIT. 


s  u  R  la  fin  de  la  nuit  suivante  ,  Dî- 
narzade  dit  à  la  sultane  :  «  Ma  sœur , 
je  suis  dans  une  extrême  impatience 
d'entendre  le  conte  de  ces  trois  belles 
filles  ,  et  de  savoir  qui  frappoit  à  leur 
porte.  »  «  Vous  i' allez  apprendre ,  ré^ 
pondit  Schelierazade  ;  je  vous  assure 
que  ce  que  je  vais  vous  raconter  ,  n'est 
pas  indigne  de  l'attention  du  sultan 
mon  seigneur  : 

«  Dès  que  les  dames ,  poursuivit- 
elle  ,  entendirent  frapper  à  la  porte  , 
elles  se  levèrent  toutes  trois  en  même 
temps  pour  aller  ouvrir;  mais  Safie, 
à  qui  cette  fonction  appartenoit  parti- 
culièrement, fut  la  plus  diligente  ;  les 
deux  autres  se  voyant  prévenues ,  de-- 
meurèrent,  et  attendirent  qu'elle  vînt 
leur  apprendre  qui  pouvoit  avoir  af- 
faire chez   elles  si  tard.  Safie  revint. 


258      LES  MILLE  ET  UNE  NUITS  , 

«  Mes  sœurs ,  dit-elle ,  il  se  présente 
une  belle  occasion  de  passer  une  bon- 
ne partie  de  la  nuit  fort  agréablement  ; 
et  si  vous  êtes  du  même  sentiment 
que  moi ,  nous  ne  la  laisserons  point 
échapper.  Il  y  a  à  notre  porte  trois 
Calenders;  au  moins  ils  me  parois- 
sent  tels  à  leur  habillement  3  mais  ce 
qui  va  sans  doute  vous  surprendre , 
ils  sont  tous  trois  borgnes  de  l'œil 
droit ,  et  ont  la  tête ,  la  barbe  et  les 
sourcils  ras.  Ils  ne  font ,  disent-ils , 
que  d'arriver  tout  présentement  à 
Bagdad,  où  ils  ne  sont  jamais  venus; 
et  comme  il  est  nuit,  et  cjuils  ne  sa- 
vent où  aller  loger ,  ils  ont  frapj^é 
par  hasard  à  notre  porte ,  et  ils  nous 
prient ,  pour  famour  de  Dieu ,  d'avoir 
la  charité  de  les  recevoir.  Ils  se  mettent 
peu  en  peine  du  lieu  que  nous  vou- 
drons leur  donner ,  pourvu  qu'ils 
soient  à  couvert  ;  ils  se  contenteront 
d'une  écurie.  Ils  sont  jeunes  et  assez 
bien  faits  ;  ils  paroissent  même  avoir 
beaucoup  d'esprit  ;  mais  je  ne  puis 
penser  ,  sans  rire  ,  à  leur  figure  plai- 
sante et  uniforme.  »   En  cet  endroit , 


CONTES     A  Pc  A  B  ES.  ajQ 

Safie  s'interrompit  elle-même  ,  et  se 
mit  à  rire  de  si  bon  cœur  ,  que  les 
deux  autres  dames  et  le  porteur  ne 
purent  s'empêcher  de  rire  aussi. 
«  Mes  bonnes  sœurs  ,  reprit  -  elle , 
ne  voulez  -  vous  pas  bien  que  nous 
les  fassions  entrer  ?  Il  est  impossible 
qu'avec  des  gens  tels  que  je  viens  de 
vous  les  dépeindre,  nous  n'achevions 
la  journée  encore  mieux  que  nous  ne 
l'avons  commencée.  Ils  nous  diver- 
tiront fort ,  et  ne  nous  seront  point  à 
charge,  puisqu'ils  ne  nous  deman- 
dent une  retraite  que  pour  cette  nuit 
seulement ,  et  que  leur  intention  est  de 
nous  quitter  d'abord  qu'il  sera  jour.  :» 
MZobéide  et  Aminé  firent  difficulté 
d'accorder  à  Safie  ce  qu'elle  deman- 
doit ,  et  elle  en  savoit  bien  la  raison 
elle-même  ;  mais  elle  leur  témoigna 
ime  si  grande  envie  d'obtenir  d'elles 
cette  faveur,  qu'elles  ne  purent  la  lui 
refuser.  «  Allez  ,  lui  dit  Zobéide  , 
faites-les  donc  entrer  ;  mais  n'oubliez 
pas  de  les  avertir  de  ne  point  parler 
de  ce  qui  ne  les  regardera  pas  ,  et  de 
leur  faire  lire  ce  qui  est  écrit  au-des- 


20O      LES  MILLE  ET  U.NE  NUITS 

SUS  de  la  porte.  «  A  ces  mots ,  Safîe 
courut  ouvrir  avec  joie  ;  et  peu  de 
temps  après  ,  elle  revint  accompa- 
gnée des  trois  Calenders. 

»  Les  trois  Calenders  firent  en  en- 
trant une  profonde  révérence  aux 
dames  qui  s'éloient  levées  pour  les 
recevoir,  et  qui  leur  dirent  obligeam- 
ment qu'ils  éLoient  les  bien-venus  ; 
qu'elles  éloient  bien  aises  de  trouver 
l'occasion  de  les  obliger  et  de  contri-^ 
buer  à  les  remettre  de  la  fatigue  de 
leur  voyage  ;  et  enfin  elles  les  invi-* 
tèrent  à  s'asseoir  auprès  d'elles.  La 
magnificence  du  lieu  ,  et  l'honnêteté 
des  dames ,  firent  concevoir  aux  Ca-r 
lenders  une  haute  idée  de  ces  belles 
hôtesses  ;  mais  avant  que  de  prendre 
place ,  avant  par  hasard  jeté  les  yeux 
sur  le  porteur ,  et  le  voyant  habillé  à- 
peu-près  comme  d'autres  Calenders  , 
avec  lesquels  ils  étoient  en  différend 
sur  plusieurs  points  de  discipline,  et 
c[ui  ne  se  rasoient  pas  la  barbe  et  les 
sourcils  ,  un  d'entr'eux  prit  la  pa-r 
rôle  :  «  Voilà  ,  dit-il ,  apparemment 
un  de  nos  frères  arabes  les  révoltés.» 


CONTES     ARABES.         2(Sî 

«  Le  porteur ,  à  moitié  endormi , 
et  la  tête  échauffée  du  vin  qu'iJ  avoit 
bu  ,  se  trouva  choqué  de  ces  paroles  ; 
et  sans  se  lever  de  sa  place  ,  il  répondit 
aux  Calenders,  en  les  regardant  fière- 
ment :  «  Assejez-vous ,  et  ne  vous 
mêlez  pas  de  ce  que  vous  n'avez  que 
faire.  W'avez-vous  pas  lu  au-dessus 
de  la  porte,  l'inscription  qui  y  est? 
IN^e  prétendez  pas  obliger  le  monde  à 
vivre  à  votre  mode  ;  vivez  à  la  nôtre.  » 

«  Bon-homme ,  reprit  le  Caiender 
qui  avoit  parié  ,  ne  vous  mettez  point 
en  colère  ;  nous  serions  bien  fâchés 
de  vous  en  avoir  donné  le  moindre 
sujet,  et  nous  sommes  au  contraire 
prêts  à  recevoir  vos  commandemens.)) 
La  querelle  auroit  pu  avoir  des  suites  ; 
mais  les  dames  s'en  mêlèrent,  et  paci- 
fièrent toutes  choses. 

j)  Quand  les  Calenders  se  furent  as- 
sis à  table  ,  les  dames  leur  servirent  à 
manger,  et  l'enjouée  Safie  particuliè- 
rement, prit  soin  de  leur  verser  à 
boire 

Scheherazade  s'arrêta  en  cet  en- 
droit, parce  qu'elle  remarqua  qu'il 


P.()2     LES  MILLE  ET  UNE  NUITS  , 

étoit  jour.  Le  siiltau  se  leva  pour  al- 
ler remplir  ses  devoirs,  se  promet- 
tant bien  d'entendre  la  suite  de  ce 
conte  le  lendemain;  car  il  avoit  grande 
envie  d'apprendre  pourquoi  les  Ca- 
lenders  étoient  borgnes ,  et  tous  trois 
du  même  œil. 


CONTES    ARABES.  2b0 


XXXIir    NUIT. 


Une  heure  avant  le  jour,  Schelie- 
razacle  continua  de  cette  manière  ce 
qui  se  passa  entre  les  dames  et  les 
Caienders  : 

Après  que  les  Caienders  eurent 
bu  et  mangé  à  discrétion ,  ils  témoi- 
gnèrent aux  dames  qu'ils  se  feroient 
un  grand  plaisir  de  leur  donner  un 
concert,  si  elles  avoient  des  instru- 
mens  ,  et  qu'elles  voulussent  leur  en 
faire  apporter.  Elles  acceptèrent  l'offre 
avec  joie.  Le  belle  Safie  se  leva  pour 
en  aJler  chercher.  Elle  revint  un  mo- 
ment ensuite,  et  leur  présenta  une 
flûte  du  pays ,  une  flûte  persanne  ,  et 
un  tambour  de  basque.  Chaque  Ca- 
lender  reçut  de  sa  main  finstrument 
qu'il  voulut  choisir ,  et  ils  commencè- 
rent tous  trois  à  jouer  un  air.  Les 
dames ,  qui  savoieat  des  paroles  sur 


sG'i     LES  MILLE  ET  L'NE  NUIT«;  , 

cet  air  ,  qui  éLoit  clés  plus  gais  ,  rac- 
compagnèrent de  leur  voix;  mais  elles 
s  interrompoient  de  temps  en  temps 
par  de  grands  éclats  de  rire  que  leur 
faisoient  faire  les  paroles.  Au  plus 
fort  de  ce  divertissement ,  et  lorsque 
la  compagnie  étoit  le  plus  en  joie ,  on 
frappa  à  la  porte.  Safie  cessa  de  chan- 
ter ,  et  alla  voir  ce  que  c'étoit. 

Mais ,  sire ,  dit  en  cet  endroit 
Scheherazade  au  sultan ,  il  est  bon 
que  votre  majesté  sache  pourquoi  l'on 
frappoit  si  tard  à  la  porte  des  dames  ; 
en  voici  la  raison.  Le  calife  Haroun 
Alraschid  avoit  coutume  de  mar- 
cher très -souvent  la  nuit  incognito, 
pour  savoir  par  lui-même  si  tout  étoit 
tranquille  dans  la  ville  ;  et  s'il  ne  s'j 
commeltoit  pas  de  désordre. 

Cette  nuit-là  le  calife  étoit  sorti  de 
bonne  heure,  accompagné  de  Gia- 
far  (i)son   grand  visir,  et  de  Mes- 


(i)  Giafar  le  Barmécide.  Haroun  Alras- 
cLid  lui  donna  en  maria2;e  sa  sœar  Abassa  ,  k 
condition  qu'ils  ne  ^oûteroient  pas  les  plaisirs 
de  l'amour.  L'ordre  fut  bientôt  oublie.  Il» 


C  0  Tn  T  E  s      An  .\  B  E  S.  ib'J 

roiir ,  chef  des  eunuques  de  son  pa- 
lais ,  tous  trois  déguisés  en  mar- 
ciiands.  En  passant  par  la  rue  des 
trois  dames  ,  ce  prince ,  entendant  le 
son  des  instrumens  et  des  voix,  et  le 
bruit  des  éclats  de  rire ,  dit  au  visir  : 
«  Allez ,  frappez  à  la  porte  de  cette 
maison  où  l'on  fait  tant  de  bruit;  je 
veux  y  entrer  et  en  apprendre  la 
cause.  »  Le  visir  eut  beau  lui  repré- 
ter  que  c'étoient  des  femmes  qui  ré- 
galoient  ce  soir-là  ;  que  le  vin  appa- 
remment leur  avoit  écliauffé  la  tête , 
et  qu'il  ne  devoit  pas  s'exposer  à  re- 
cevoir d'elles  quelqu'insulle  ;  qu'il 
n'étoit  pas  encore  heure  indue  ,  et 
qu'il  ne  falloit  pas  troubler  leur  diver- 
tissement. «  Il  n'importe,  repartit  le 
calife,  frappez,  je  vous  l'ordonne.  » 
C'étoit  donc  le  grand  visir  Giaiar 


eurent  un  fi's  ,  qu'ils  envoyèrent  secrètement 
élever  à  la  Mecque.  Le  calife  en  ayant  eu  con- 
noissance  ,  Giafar  perdit  la  faveur  de  son 
maître,  et  peu  après  la  vie;  et  Abassa,  chassée 
du  palais  ,  fut  réduite  à  Tétat  le  plus  misé- 
rable. 

T 
I.  20 


266     LES  MILLE  ET  UNE  NUITS  , 

qui  avoit  frappé  à  la  porte  des  dames 
par  ordre  du  caiife ,  qui  ne  vouloit 
pas  être  connu.  Safie  ouvrit  ;  et  Je  vi- 
sir  remarquant  à  la  clarté  d'une  bou- 
gie qu'elle  lenoit ,  que  c'étoit  une 
dame  d'une  grande  beauté ,  joua  par- 
faitement bien  son  personnage.  Il  lui 
fit  une  profonde  révérence ,  et  lui 
dit  d'un  air  respectueux  :  «  Madame, 
nous  sommes  trois  marchands  de 
Moussoul  ,  arrivés  depuis  environ 
dix  jours ,  avec  de  riches  marchandi- 
ses que  nous  avons  en  magasin  dans 
un  khan(i)  où  nous  avons  pris  loge- 
ment. Nous  avons  été  aujourd'hui 
chez  un  marchand  de  cette  ville  qui 
nous  avoit  invités  à  l'aller  voir.  W 
nous  a  régalés  d'une  collation  ;  et 
comme  le  vin  nous  avoit  mis  de  belle 
humeur ,  il  a  fait  venir  une  troupe 
de  danseuses.  Il  étoit  déjà  nuit  et 
dans  le  temps  que  f  on  jouoit  des  ins- 

(i)  Khan  ou  Caravanserai  :  bâtiment  qui 
<]îins  rOiient  sert  c!e  magasin  ou  d'auberge 
430ur  les  marchands  ;  les  caravanes  y  sont 
reçues  gratuitement  ou  pour  un  prix  mo- 
dique. 


CONTES      ARABES.         2.6<J 

trumens ,  que  les  danseuses  dan- 
soient,  et  que  la  compasjnie  faisoit 
grand  bruit,  le  guet  a  passé  et  s'est 
fait  ouvrir.  Quelques-uns  de  la  com- 
pagnie ont  été  arrêtés.  Pour  nous  , 
nous  avons  été  assez  heureux  pour 
nous  sauver  par-dessus  une  muraille; 
mais ,  ajouta  le  visir ,  comme  nous 
sommes  étrangers,  et  avec  cela  un 
peu  pris  de  vin ,  nous  craignons  de 
rencontrer  une  autre  escouade  de 
guet ,  ou  la  même  ,  avant  que  d'arri- 
ver à.  notre  khan  ,  qui  est  éloigné 
d'ici.  Nous  j  arriverions  même  inuti- 
lement 'j  car  la  porte  est  fermée  ,  et 
ne  sera  ouverte  que  demain  matin  , 
quelque  chose  qui  puisse  arriver. 
C'est  pourquoi ,  madame ,  ayant  ouï 
en  passant  des  instrumens  et  des  voix, 
nous  avons  juge  que  l'on  n'étoit  pas 
encore  relire  chez  vous,  et  nous  avons 
pris  la  liberté  de  frapper ,  pour  vous 
supplier  de  nous  donner  retraite  jus- 
qu'au jour.  Si  nous  vous  paroissons 
clignes  de  prendre  part  à  votre  diver- 
tissement ,  nous  tâcherons  d'y  contri- 
buer en  ce  crue  nous  pourrons,  pour 


268      LES  MILLE  ET  UNE  NUITS, 

réparer  rinterruption  que  nous  y 
avions  causée  ;  sinon ,  faites-nous  seu- 
lement la  grâce  de  souffrir  que  nous 
passions  la  nuit  à  couvert  sous  votre 
vestibule.  » 

Pendant  ce  discours  de  Giafar ,  la 
belJe  Safie  eut  le  temps  d'examiner  le 
visir  et  les  deux  personnes  qu'il  disoit 
marchands  comme  lui;  et  jugeant  à 
leur  physionomie  que  ce  n'étoient  pas 
des  gens  du  commun  ,  elle  leur  dit 
qu  elle  n'étoit  pas  la  maîtresse ,  et  que 
s'ils  vouloient  se  donner  un  moment 
de  patience ,  elle  reviendroit  leur  ap- 
porter la  réponse. 

Salle  alla  faire  ce  rapport  à  ses 
sœurs,  qui  balancèrent  quelque  temps 
sur  le  parti  qu'elles  dévoient  prendre. 
Mais  elles  étoient  naturellement  bien- 
faisantes; et  elles  avoient  déjà  fait 
la  même  grâce  aux  trois  Calenders. 
Ainsi ,  elles  résolurent  de  les  laisser 
entrer... 

Sclieherazade  se  préparoit  à  pour- 
suivre son  conte;  mais,  s'étanl  aperçu 
qu'il  étoit  jour ,  elle  interrompit  là 
son  récit.  La  qualité  des  nouveaux 


CONTES     ARABES*  26() 

acteurs  que  la  sultane  venoit  d'intro- 
duire sur  la  scène  ,  piquant  la  curio- 
sité de  Schahriar ,  et  le  laissant  dans 
l'attente  de  quelqu  événement  singu- 
lier ,  ce  prince  attendit  la  nuit  sui- 
vante avec  impatience. 


270     LB3  MILLE  ET  UNE  NUITS  , 


XXX  IV^    NUIT. 


DiNARZADE,  aussi  ciirieuse 
que  le  sultan  d'apprendre  ce  que 
produiroit  l'arrivée  du  calife  chez  les 
trois  dames ,  n'oublia  pas  d'engager 
Scheherazade  à  reprendre  ,  avec  la 
permission  du  sultan  ,  l'histoire  des 
Calenders. 

Le  calife ,  son  grand-visir ,  et  le 
chef  de  ses  eunuques ,  dit  la  sultane , 
ayant  été  introduits  par  la  belle  Salie , 
saluèrent  les  dames  et  les  Calenders 
avec  beaucoup  de  civilité.  Les  dames 
les  reçurent  de  même,  les  croyant 
marchands  5  et  Zobéide ,  comme  la 
principale ,  leur  dit  d'un  air  grave  et 
sérieux  qui  lui  convenoit  :  «  Vous 
êtes  les  bien-venus  5  mais  avant  toutea 
choses  ,  ne  trouvez  pas  mauvais  que 
nous  vous  demandions  une  grâce.  » 
«  Hé  quelle  grâce ,  madame ,  répon- 


CONTES      ARABES.  l'-J  l 

dit  le  visir  ?  Peut-on  refuser  quelque 
chose  à  de  si  belles  dames  !  »  «  C'est , 
reprit  Zobéide ,  de  n'avoir  que  des 
jeux  et  point  de  langue  ,  de  ne  nous 
pas  l'aire  de  questions  sur  quoi  que 
vous  puissiez  voir ,  pour  en  apprendre 
Ja  cause  ,  et  de  ne  point  parler  de  ce 
qui  ne  vous  regarde  pas ,  de  crainte 
que  vous  n'entendiez  ce  qid  ne  vous 
seroit  point  agréable.  »  «  Vous  serez 
obéie ,  madame ,  reprit  le  visir.  Nous 
ne  sommes  ni  censeurs ,  ni  curieux 
indiscrets  ;  c'est  bien  assez  que  nous 
ayons  attention  à  ce  qui  nous  re- 
garde ,  sans  nous  mêler  de  ce  qui 
ne  nous  regarde  pas.  »  A  ces  mots , 
chacun  s'assit ,  la  conversation  se  lia , 
et  l'on  recommença  à  boire  en  faveur 
des  nouveaux  venus. 

Pendant  que  le  visir  Giafar  entre- 
tenoit  les  dames  ,  le  calife  ne  pouvoit 
cesser  d'admirer  leur  beauté  extraor- 
dinaire ,  leur  bonne  grâce,  leur  hu- 
meur enjouée ,  et  leur  esprit.  D'un 
autre  côté  ,  rien  ne  lui  paroissoit  pins 
surprenant  que  les  Calenders  ,  tous 
trois  borgnes  de  l'œil  droit.  Il  se  se- 


2.-1      LES  MILLS  ET  UNE  NUITS, 

roit  volontiers  informé  de  celte  sin- 
gularité ;  mais  la  condilion  qu'on  ve- 
noit  d'imposer  à  lui  et  à  sa  compa- 
gnie ,  l'empêcha  d'en  parler.  Avec 
cela  ,  quand  il  faisoit  réflexion  à  la 
richesse  des  meubles ,  à  leur  arrange- 
ment bien  entendu  ,  et  à  la  proprel(* 
de  cette  maison ,  il  ne  pouvoit  se  per- 
suader qu'il  n'j  eût  pas  de  l'enchante- 
ment. 

L'entretien  étant  tombé  sur  les  di- 
vertissemens  et  les  différentes  ma- 
nières de  se  réjouir  ,  les  Caienders  se 
levèrent  et  dansèrent  à  leur  mode  une 
danse  ,  qui  augmenta  la  bonne  opi- 
nion que  les  dames  avoient  déjà  con- 
çue d'eux  ,  et  qui  leur  attira  feslime 
du  calife  et  de  sa  compagnie. 

Quand  les  trois  Caienders  eurent 
achevé  leur  danse  ,  Zobéide  se  leva  , 
et  prenant  Aminé  par  la  main  :  «  M:\ 
sœur  ,  lui  dit-elle  ,  levez-vous  ;  lu 
compagnie  ne  trouvera  pas  mauvais 
que  nous  ne  nous  contraignions  point  ; 
et  leur  présence  n'empêchera  pas  que 
nous  ne  fassions  ce  que  nous  avon,^ 
coutume  de  faire.  »  Aminc,  qui  com- 


CONTES"    ARABES.         275 

prit  ce  que  sa  sœur  vouloit  dire  ,  se 
leva  et  emporta  les  plats  ,  la  table  , 
les  flacons  ,  les  tasses  et  les  instru- 
mens  dont  les  Calenders  avoient  joué. 

Safie  ne  demeura  pas  à  rien  faire  j 
elle  baîaja  la  salle  ,  mit  à  sa  place 
tout  ce  cjui  étoit  dérangé  ,  moucha 
les  bougies  ,  et  y  appliqua  d'autre 
bois  d'aloës  et  d'autre  ambre-gris. 
Cela  étant  fait ,  elle  pria  les  trois  Ca- 
lenders de  s'asseoir  sur  le  sofa  d'un 
côté,  et  le  calife  de  l'autre  avec  sa 
compagnie.  A  l'égard  du  porteur  , 
elle  lui  dit  :  «  Levez-vous  et  vous 
préparez  à  nous  prêter  la  main  à  ce 
que  nous  allons  faire  ;  un  homme 
tel  que  vous  ,  qui  est  comme  de  la 
maison ,  ne  doit  pas  demeurer  dans 
l'inaction.   » 

Le  porteur  avoit  un  peu  cuvé  son 
vin  ;  il  se  leva  promptement ,  et  après 
avoir  attaché  le  bas  de  sa  robe  à  sa 
ceinture  :  «  Me  voilà  prêt ,  dit-il , 
de  quoi  s'agit-il  ':'  »  «  Cela  va  bien  , 
répondit  Safie  ,  attendez  que  l'on 
vous  parle  ;  vous  ne  serez  pas  long- 
temps les  bras  croisés.  »  Peu  de  temps 


274     ^^^  MILLE  ET  UNE  NUITS  , 

après  ,  on  vit  paroître  Aminé  avec 
un  siège ,  qu'elle  posa  au  milieu  de 
la  salle.  Elle  alla  ensuite  à  la  porte 
d'un  cabinet ,  et  l'ayant  ouverte  ,  elle 
fit  signe  au  porteur  de  s'approcher. 
«  "Venez ,  lui  dit-elle ,  et  m'aidez.  « 
Il  obéit  ;  et  y  étant  entré  avec  elle ,  il 
en  sortit  un  moment  après ,  suivi  de 
deux  chiennes  noires  ,  dont  chacune 
avoit  un  collier  attaché  à  une  chaîne 
qu'il  tenoit ,  et  qui  paroissoient  avoir 
été  maltraitées  à  coups  de  fouet.  Il 
s'avança  avec  elle  au  milieu  de  la 
salle. 

Alors  Zobéide ,  qui  s'étoit  assise 
entre  les  Calenders  et  le  calife,  se 
leva  et  marcha  gravement  jusqu'où 
étoit  le  porteur.  «  Cà  ,  dit-elle  en 
poussant  un  grand  soupir  ,  faisons 
notre  devoir.  »  Elle  se  retroussa  les 
bras  jusqu'au  coude ,  et  après  avoir 
pris  un  fouet  que  Safîe  lui  présenta  : 
«Porteur,  dit-elle ,  remettez  une  de  ces 
deux  chiennes  à  ma  sœur  Aminé ,  et 
approchez-vous  de  moi  avec  l'autre.  » 

Le  porteur  fît  ce  qu'on  lui  com- 
mandoit  ;  et  quand  il  se  fut  ap])roché 


C  vO  N  T  E  s     A  P».  A  E  E  S,         2.-":} 

de  Zcbeïde,  la  cliienne  qu'il  tenoit 
commença  à  faire  des  cris ,  et  se  tour- 
na vers  Zobéide  en  levant  Ja  tête 
d'une  manière  suppliante.  Mais  Zo- 
béide, sans  avoir  égard  à  la  triste  con- 
tenance de  la  cliienne  qui  faisoit  pi- 
tié ,  ni  à  ses  cris  cjui  remplissoient 
toute  la  maison  ,  lui  donna  des  coups 
de  fouet  à  perte  d'haleine  ;  et  lors- 
qu'elle n'eut  plus  la  force  de  lui  en 
donner  davantage ,  elle  jeta  le  fouet 
par  terre;  puis  prenant  la  chaîne  de 
la  main  du  porteur  ,  elle  leva  la 
chienne  par  les  pattes  ;  et  se  mettant 
toutes  deux  à  se  regarder  d'un  air 
triste  et  touchant  ,  elles  pleurèrent 
l'une  et  l'autre.  Enfin ,  Zobéide  tira 
son  mouchoir ,  essuya  les  larmes  de 
la  chienne ,  la  baisa  ;  et  remettant  la 
chaîne  au  porteur  :  «  Al!ez  ,  lui  dil- 
e}\e  ,  remenez-la  où  vous  l'avez  prise , 
et  amene^-nioi  fautre.  » 

Le  porteur  remena  la  chienne 
fouettée  au  cabinet  ;  et  en  revenant  , 
il  prit  Fautre  des  mains  d'Aminé  ,  et 
lalla  présenter  à  Zobéide  qui  l'atten- 
doit.  «  Tene^-la  comme  la  première , 


276     LES  I^ÏÎLLE  ET  UNE  NUITS, 

lui  dit-elle. «  Puis  ayant  repris  le  fouet, 
elle  la  maltraita  de  la  même  manière. 
Elle  pleura  ensuite  avec  elle  ,  essuya 
ses  pleurs  ,  la  baisa  ,  et  la  remit  au 
porteur  à  qui  l'agréable  Aminé 
épargna  la  peine  de  la  remener  au 
cabinet  5  car  elle  s'en  chargea  elle- 
même. 

Cependant  les  trois  Calenders  ,  le 
calife  et  sa  compagnie  furent  extraor- 
dinairement  étonnés  de  cette  exécu- 
tion. Ils  ne  pouvoient  comprendre 
comment  Zobéide ,  après  avoir  fouet- 
té avec  tant  de  force  les  deux  chien- 
nes ,  animaux  immondes  ,  selon  la 
religion  musulmane  ,  pleuroit  ensuite 
avec  elles  ,  leur  essujoit  les  larmes  , 
et  les  baisoit.  Us  en  murmurèrent  en 
eux-mêmes.  Le  calife  sur-tout ,  plu^ 
impatient  que  les  autres  ,  mouroit 
d'envie  de  savoir  le  sujet  d'une  action 
qui  paroissoit  si  étrange ,  et  ue  cessoit 
de  faire  signe  au  visir  de  parler  pour 
s'en  informer.  Mais  le  visir  tournoit 
la  tête  d'un  autre  côté  Jusqu'à  ce  que 
pressé  par  des  signes  si  souvent  réité- 
rés ,  il  répondit  par  d'autres  signes. 


CONTES     ARABES.  277 

que  ce  n'étoit  pas  le  temps  de  satis- 
faire sa  curiosité. 

Zobéide  demeura  queique  temps  k 
la  même  place  au  milieu  de  la  salle  , 
comme  pour  se  remettre  de  la  fatigue 
qu'elle  venoit  de  se  donner  en  fouet- 
tant les  deux  chiennes.  «  Ma  chère 
sœur ,  lui  dit  la  belle  Safie  ,  ne  vous 
plait-il  pas  de  retourner  à  votre  place , 
afin  cju'à  mon  tour  je  fasse  aussi 
mon  personnage  ?  »  «  Oui ,  répondit 
Zobéide.  «  En  disant  cela  ,  elle  alla 
s'asseoir  sur  le  sofa,  ayant  à  sa  droite 
le  calife  ,  Giafar  et  Mesrour,  et  à  sa 
gauche  ,  les  trois  Calenders  et  le  por- 
teur  

«  Sire,  dit  en  cet  endroit  Schehera- 
zade ,  ce  que  votre  majesté  vient  d'en- 
tendre ,  doit ,  sans  doujj^ ,  lui  paroitre 
merveilleux  ;  mais  ce  qui  reste  à  ra- 
conter ,  Test  encore  bienjiavantage. 
Je  suis  persuadée  que  vous  en  con- 
viendrez la  nuit  prochaine  ,  si  vous 
vouiez  bien  me  permettre  de  vous 
achever  cetle  histoire.  «  Le  sultan  y 
consentit ,  et  se  leva  ,  parce  qu  il  étoit 
jour. 

I,  24 


27B     LES  MILLE  ET  UNE  NUITS, 


XXXV^    N  UIT. 


1/ A  sultane  ne  fut  pas  plutôt  éveillée  , 
que  se  souvenant  de  l'endroit  où  elle 
en  étoit  demeurée  du  conte  de  la  veil- 
le ,  elle  parla  aussitôt  de  cette  sorte  , 
en  adressant  la  parole  au  sultan  : 

Sire,  après  que  Zobéide  eut  repris 
sa  place  ,  toute  la  compagnie  garda 
quelque  temps  le  silence.  Enfin  ,  Sa- 
ne  ,  qui  s'étoit  assise  sur  le  siège  au 
milieu  de  la  salle  ,  dit  à  sa  sœur  A- 
mine  :  «  Ma  chère  sœur ,  levez-vous , 
je  vous  en  conjure  ;  vous  comprenez 
bien  ce  que  je  veux  dire.  «  Aminé  se 
leva  ,  et  alla  dans  un  autre  cabinet  que 
celui  d'où  les  deux  chiennes  avoient 
été  amenées.  Elle  en  revint ,  tenant 
un  étui  garni  de  satin  jaune  ,  relevé 
d'une  riche  broderie  d.'or  et  de  soie 
verte.  Elle  s'approcha  de  Safie,  et  ou- 
vrit l'étia,  d'où  elle  tira  un  luth  qu  elle 


CONTES     ARABES.        D.JC^ 

îiû  présenta.  Elle  le  prit;  et  après 
a^-oir  mis  quelque  temps  à  l'accorder  , 
eWe  commença  à  le  toucher  ;  et  l'ac- 
compagnant de  sa  voix  ,  elle  chanta 
une  chanson  sur  les  tourmens  de  l'ab- 
sence ,  avec  tant  d'agrément ,  que  le 
calife  et  tous  les  autres  en  furent  char- 
més. Lorsqu'elle  eut  achevé  ,  comme 
eWe  avoit  chanté  avec  beaucoup  de 
passion  et  d'action  en  même  temps  : 
«  Tenez ,  ma  sœur ,  dil-elle  à  l'agréa- 
ble Aminé  ,  je  n'en  puis  phis  ,  et  la 
voix  me  manque  ;  obligez  la  compa- 
gnie en  jouant  et  en  chantant  à  ma 
place.  «  «  Très -volontiers  ,  répondit 
Aminé,  en  s'approchant de  Safie,  qui 
lui  remit  le  luth  entre  les  mains  ,  et 
hii  céda  sa  place.  » 

Aminé  ,  ayant  un  peu  préludé  , 
pour  voir  si  finslrument  étoit  d'ac- 
cord ,  joua  et  chanta  presque  aussi 
long-temps  sur  le  même  sujet ,  mais 
avec  tant  de  véhémence  ,  et  elle  éLoit 
si  touchée  ,  ou  ,  pour  mieux  dire  ,  si 
pénétrée  du  sens  des  paroles  qu'elle 
chantoit ,  c{ue  les  forces  lui  manquè- 
rent en  achevant. 


1^00      LES  MILLE  ET  UNE  .NUITS  , 

Zobëïde  voulut  lui  niarqiîer  sa  sa- 
tisfaction :  «  Ma  sœur ,  dit-elle  ,  vous 
avez  fait  des  merveilles  :  on  voit  bien 
que  vous  sentez  le  mal  que  vous  expri- 
mez si  vivement,  j)  Aminé  n'eut  pas 
le  temps  de  répondre  à  celte  honnê- 
teté 5  elle  se  sentit  le  cœur  si  pressé 
en  ce  moment,  qu'elle  ne  songea  qu'à 
se  donner  de  l'air  ,  en  laissant  voir  à 
toute  la  compagnie  une  gorge  et  un 
sein  ,  non  pas  blanc,  tel  qu'une  dame 
comme  Aminé  devoit  l'avoir  ,  mais 
tout  meurtri  de  cicatrices  ;  ce  qui  fit 
une  espèce  d'horreur  aux  spectateurs. 
]N"éanmoins  cela  ne  lui  donna  pas  de 
soulagement  ,  et  ne  rempécha  pas  de 
s'évanouir 

«  Mais  ,  sire ,  dit  Scheherazade  ,  je 
ne  m'aperçois  pas  que  voilà  le  jour.  » 
A  ces  mots,  elle  cessa  de  parier  ,  et  le 
sultan  se  leva.  Quand  ce  prince  n'au- 
roit  pas  résolu  de  différer  la  mort  de 
Ja  suitane  ,  il  n'auroit  pu  encore  se 
résoudre  à  lui  ôter  la  vie.  Sa  curiosité 
étoit  trop  intéressée  à  entendre  jus- 
qu'à la  fin  un  conte  rempli  d'événe- 
iiiens  si  peu  attendus. 


CONTES      ARABES.         D.3i 


XXX  Vr   NUIT. 


DiNARZADE,  suivant  sa  coutume, 
supplia  sa  sœur  de  continuer  l'histoi- 
re des  dames  et  des  Calenders.  Sche- 
herazade  ]a  reprit  ainsi: 

Pendant  que  Zobéide  et  Safie  cou- 
rurent au  secours  de  leur  sœur ,  un 
.des  Calenders  ne  put  s'empêcher  de 
dire  :  «  Nous  aurions  mieux  aimé 
coucher  à  l'air ,  que  d'enti'er  ici ,  si 
nous  avions  cru  y  voir  de  pareils  spec- 
tacles. »  Le  calife  ,  qui  l'entendit , 
s'approcha  de  lui  et  des  autres  Calen- 
ders ,  et  s' adressant  à  eux:  «  Que  si- 
gnifie tout  ceci ,  dit-il  '^  «  Celui  qui 
venoit  de  parler ,  lui  répondit  :  «  Sei- 
gneur, nous  ne  le  savons  pas  plus  que 
vous.  »  Quoi  ,  reprit  le  calil'e  ,  vous 
n'êtes  pas  de  la  maison?  Vous  ne 
pouvez  rien  nous  apprendre  de  ce^ 
deux  chiennes  noires ,  et  de  cette  da- 


!?.82     LES  MILLE  ET  UNS  NUITS, 

me  évanouie  et  si  indignement  mal- 
traitée r*»  «Et,  seigneur ,  repartirent 
les  Calenders,  de  notre  vie  nous  ne 
sommes  venus  en  cette  maison,  et 
nous  n'y  sommes  entrés  que  quelques 
m.omens  avant  vous.  » 

Cela  augmenta  l'étonnement  du 
calife.  «  Peut-être  ,  repliqua-t-il ,  que 
cet  homme  qui  est  avec  vous  ,  en  sait 
cfuelcfue  chose.  »  L'un  des  Calenders 
lit  signe  au  porteur  de  s'approcher, 
et  lui  demanda  s'il  ne  savoit  pas  pour- 
([uoi  les  chiennes  noires  avoient  été 
ibuettées ,  et  pourquoi  le  sein  d'Ami-' 
lie  paroissoit  meurtri,  u  Seigneur , 
répondit  le  porteur ,  je  puis  jurer  par 
le  grand  Dieu  vivant ,  que  si  vous  ne 
savez  rien  de  tout  cela ,  nous  n'en  sa- 
vons pas  plus  les  uns  que  les  autres, 
îi  est  bien  vrai  cj^ue  je  suis  de  cette  vil- 
le 5  mais  je  ne  suis  jamais  entré  qu'au- 
jourd'hui dans  cette  maison  3  et  si 
vous  êtes  surpris  de  m'y  voir ,  je  ne 
le  suis  pas  moins  de  m'y  trouver  en 
votre  compagnie.  Ce  qui  redouble  ma 
surprise  ,  ajouta-rt-il ,  c'est  de  ne  voir 
ici  aucuu  homme  avec  ces  dames,  » 


CONTES      ARABES.         285 

Le  calife ,  sa  compagnie ,  et  les  Ca- 
lenders  avoient  cru  que  le  porteur 
ëtoit  du  logis,  et  qu'il  pourroit  les  in- 
former de  ce  qu'ils  desiroient  savoir. 
Le  calife,  résolu. de  satisfaire  sa  cu- 
riosité à  c[uelcjue  prix  que  ce  fût ,  dit 
aux  autres  :  «  Ecoutez ,  puisque  nous 
voilà  sept  hommes ,  et  que  nous  n'a- 
vons afÉiire  qu'à  trois  dames,  obli- 
geons-les à  nous  donner  les  éclaircis- 
semens  que  nous  souhaitons.  Si  elles 
refusent  de  nous  les  donner  de  bon 
gré ,  nous  sommes  en  état  de  les  y 
contraindre.  « 

Le  grand-visir  Giafar  s'opposa  à 
cet  avis  ,  et  en  fît  voir  les  conséquen- 
ces au  calife ,  sans  toutefois  faire  con-^ 
noître  ce  prince  aux  Galenders  ;  et  lui 
adressant  la  parole ,  comme  s'il  eût  été 
marchand  :  «  Seigneur  ,  dit-il ,  consi- 
dérez ,  je  vous  prie  ,  que  nous  avons 
notre  réputation  à  conserver.  Vous 
saviez  à  quelle  condition  ces  dames  ont 
bien  voulu  nous  recevoir  chez  elles  ; 
nous  l'avons  acceptée.  Que  diroit-on 
de  nous,  si  nous  y  contrevenions  r* 
Nous  serions  encore  plus  blâmables  ^ 


284     LES  MILLE  ET  UNE  NUITS, 

s'il  nous  arrivoit  quelque  malheur. 
Il  n  ja  pas  d'apparence  qu'elles  aient 
exigé  de  nous  cette  promesse  ,  sans 
être  en  état  de  nous  faire  repentir , 
si  nous  ne  la  tenons  pas.  » 

En  cet  endroit,  le  visir  tira  le  calife 
à  part,  et  lui  parlant  tout  bas  :  «  Sei- 
gneur ,  poursuivit-il ,  la  nuit  ne  du- 
rera pas  encore  long-temps  ;  que  vo- 
tre majesté  se  donne  un  peu  de  pa- 
tience. Je  viendrai  prendre  ces  dames 
demain  matin ,  je  les  amènerai  devant 
votre  trône  ,  et  vous  apprendrez  d'el- 
les tout  ce  que  vous  voulez  savoir.  » 
Quoique  ce  conseil  fût  très-judicieux , 
le  calife  le  rejeta  ,  imposa  silence  au 
visir ,  en  lui  disant  qu'il  ne  pouvoit 
attendre  si  longtemps  ,  et  qu'il  préten- 
doit  avoir  à  l'heure  mêmç  l'éclaircisse- 
ment c[u'il  desiroit. 

Il  ne  s'agissoit  plus  que  de  savoir 
qui  porteroit  la  parole.  Le  calife  tâ- 
clia  d'engager  les  Calenders  à  parler 
les  premiers  •  mais  ils  s'en  excusèrent. 
A  la  fin ,  ils  conv^inrent  tous  ensemble 
que  ce  seroit  le  porteur.  Il  se  prépa- 
roit  à  faire  la  question  fatale ,  lorsque 


CONTES      APcABES.         285 

Zobéide  ,  après  avoir  secouru  Ami- 
né ,  qui  étoit  revenue  de  son  éva- 
nouissement 5  s'approcha  d'eux.  Com- 
me elle  les  avoit  ouï  parler  liant  et 
avec  chaleur  ,  elle  leur  dit  :  «  Sei- 
gneurs, de  quoi  pariez-vous?  Quelle 
est  votre  contestation?  » 

Le  porteur  prit  alors  la  parole  : 
«  Madame  ,  lui  dit -il ,  ces  seigneurs 
vous  supplient  de  vouloir  bien  leur 
expliquer  pourquoi,  après  avoir  mal- 
traité vos  deux  chiennes,  vous  avez 
pleuré  avec  elles ,  et  d'où  vient  que  la 
dame  qui  s'est  évanouie ,  a  le  sein  cou- 
vert de  cicatrices  ?  C'est,  madame ,  ce 
que  je  suis  chargé  de  vous  demander 
de  leur  part.  » 

Zobéide  ,  à  ces  mots ,  prit  un  air 
fier;  el  se  tournant  du  côté  du  caliie  , 
de  sa  compagnie ,  et  des  Galenders  : 
V  Est-il  vrai ,  seigneurs ,  leur  dit-elle , 
que  vous  l'ayez  chargé  de  me  faire 
cette  demande?  »  Ils  répondirent  que 
oui,  excepté  levisir  Giafar,  qui  ne  dit 
mot.  Sur  cet  aveu  ,  elle  leur  dit  d'un 
ton  qui  marquoit  combien  elle  se  te- 
lioit  oiïensée  :  w  Avant  que  de  vous 


accoroer  la  grâce  que  vous  nous  avez 
demandée ,  de  vous  recevoir ,  afin  de 
prévenir  tout  sujet  d'être  méconten- 
tes de  vous  ,  parce  que  nous  sommes 
seules ,  nous  l'avons  fait  sous  la  con- 
dition que  nous  vous  avons  imposée, 
de  ne  pas  parler  de  ce  qui  ne  vous  re- 
garderoit  point,  de  peur  d'entendre  ce 
qui  ne  vous  pîairoit  pas.  Après  vous 
avoir  reçus  et  régalés  du  mieux  cju'il 
nous  a  été  possible,  vous  ne  laissez 
pas  toutefois  de  manquer  de  parole. 
Il  est  vrai  que  cela  arrive  par  la  faci- 
lité que  nous  avons  eue  ;  mais  c'est  ce 
qui  ne  vous  excuse  point ,  et  votre 
procédé  n'est  pas  honnête.  »  En  ache- 
vant ces  paroles,  elle  frappa  forte- 
ment des  pieds  et  des  mains  par  trois 
fois,  et  cria  :  «Venez  vite.  »  Aussi- 
tôt une  porte  s'ouvrit,  et  sept  escla- 
ves noirs  ,  puissans  et  robustes  ,  en- 
trèrent le  sabre  à  la  main ,  se  saisirent 
chacun  d'un  des  sept  hommes  de  la 
compagnie,  les  jetèrent  par  terre,  les 
traînèrent  au  milieu  de  la  salle,  et  se 
préparèrent  à  leur  couper  la  tête. 
Il  est  aisé  de  se  représenter  (pielle 


COTATES     ARABES.        287 

iut  la  frayeur  du  calife.  Il  se  repentit 
alors ,  mais  trop  tard ,  de  n  avoir  pas 
voulu  suivre  le  conseil  de  son  visir. 
Cependant  ,  ce  malheureux  prince  , 
Oiafar  ,  Mesrour  ,  le  porteur  et  les 
Calenders,  étoient  prêts  à  payer  de 
leurs  vies  leur  indiscrète  curiosité  ; 
miais  avant  qu'ils  reçussent  le  coup  de 
la  mort ,  un  des  esclaves  dit  à  Zobéi- 
de  et  à  ses  sœurs  :  «  Hautes ,  puissan- 
tes et  respectables  maîtresses  ,  nous 
commandez-vous  de  leur  couper  le 
cou?  »  «Attendez,  lui  répondit  Zobéi- 
de ,  il  faut  que  je  les  interroge  aupa- 
ravant. »  «  Madame  ,  interrompit  le 
porteur  effrayé ,  au  nom  de  Dieu  ,  ne 
jne  faites  pas  mourir  pour  le  crime 
d'autrui.  Je  suis  innocent  :  ce  sont  eux 
qui  sont  les  coupables.  Hélas  ,  conti- 
îiua-t-il  en  pleurant ,  nous  passions 
le  temps  si  agréablement!  Ces  Calen- 
ders  borgnes  sont  la  cause  de  ce  mal- 
heur. Il  n'y  a  pas  de  ville  qui  ne  tom- 
be en  ruine  devant  des  gens  de  si 
mauvais  augure.  Madame ,  je  vous 
^uppUe  de  ne  pas  confondre  le  pre- 
mier avec  le  dernier ,  songez  qu'il  est 


288     LES  MILIE  ET  UNE  NUITS  , 

plus  beau  de  pardonner  à  un  misé- 
rable comme  moi ,  dépourvu  de  tout 
recours  ,  que  de  l'accabîer  de  votre 
pouvoir ,  et  de  le  sacrifier  à  votre 
ressentiment.  » 

Zobéide ,  malgré  sa  colère ,  ne  put 
s'empêcher  de  rire  en  elle-même  des 
lamentations  du  porteur.  Mais  sans 
s'arrêter  à  lui ,  elle  adressa  la  parole 
aux  autres  une  seconde  fois  :  «  Ré- 
pondez-moi, dit-elle,  et  m'apprenez 
qui  vous  êtes  ;  autrement  vous  n'a- 
vez plus  qu'un  moment  à  vivre.  Je 
ne  puis  croire  que  vous  soyez  d'iion- 
iiêtes  gens  ,  ni  des  personnes  d'auto- 
rité ou  de  distinction  dans  votre  pajs , 
quel  qu'il  puisse  être.  Si  cela  étoit , 
vous  auriez  eu  plus  de  retenue  et 
plus  d'égards  pour  nous.  » 
-  Le  calife  impatient  de  son  naturel, 
soufFroit  infiniment  plus  que  les  au- 
tres, de  voir  que  sa  vie  dépendoit  du 
commandement  d'une  dame  offen- 
sée et  justement  irritée  ;  inais  il 
commença  à  concevoir  quelque  espé- 
rance ;  quand  il  vit  quelle  vouioit  sa- 
voir qui  il§  étoient  tous  5  car  U  s'ima- 


CONTES     ARABES.         289 

gina  qu'elle  ne  lui  feroit  pas  ôter  la 
vie,  lorsqu'elle  seroit  informée  de  son 
rang.  C'est  pourquoi  il  dit  tout  bas 
au  visir,  qui  ëtoit  près  de  lui ,  de  dé- 
clarer promptement  qui  il  étoit.  Mais 
le  visir ,  prudent  et  sage  ,  desiroit 
sauver  l'honneur  de  son  maître,  et 
ne  voulant  pas  rendre  public  le  grand 
affront  qu'il  s'étoit  attiré  lui-même  , 
il  répondit  seulement  :  «  Nous  n'avons 
que  ce  que  nous  méritons.  »  Mais 
quand,  pour  obéir  au  calife,  il  au- 
roit  voulu  parler  ,  Zobéide  ne  lui  en 
auroit  pas  donné  le  temps.  Elle  s'é- 
toit déjà  adressée  aux  Calenders  ,  et 
les  voyant  tous  trois  borgnes  ,  elle 
leur  demanda  s'ils  étoient  frères.  Un 
d'entr'eux  lui  répondit  pour  les 
autres  :  «  Non ,  madame ,  nous  ne 
sommes  pas  frères  par  le  sang  ;  nous 
ne  le  sommes  qu'en  qualité  de  Ca- 
lenders ,  c'est-à-dire  ,  en  observant 
le  même  genre  de  vie.  »  «  Vous  , 
reprit-elle ,  en  parlant  à  un  seul  en 
particulier,  êtes-vous  borgne  de  nais- 
sance? »  «Non,  madame,  répon- 
dit-il ,  je  le  suis  par  une  aventure  si 

I.  25 


surprenante,  qu'il  n'y  a  personne  qui 
n'en  profitât  ,  si  elle  étoit  écrite. 
Après  ce  malheur  ,  je  me  fis  raser  la 
barbe  et  les  sourcils  ,  et  me  lis  Calen- 
der ,  en  prenant  i'habil;  que  je  porte.  » 

Zobéide  fit  la  même  question  aux 
deux  autres  Calenders ,  qui  lui  firent 
la  même  réponse  que  le  premier. 
Mais  le  dernier  qui  parla  ,  ajouta  : 
«  Pour  vous  faire  connoitre ,  ma- 
dame ,  que  nous  ne  sommes  pas  des 
personnes  du  commun  ,  et  afin  que 
Vous  ayez  quelque  considération  pour 
nous  ,  apprenez  que  nous  sommes 
tous  trois  fils  de  rois.  Quoique  nous 
ne  nous  soyons  jamais  vus  que  ce 
soir,  nous  avons  eu  toutefois  le  temps 
de  nous  faire  connoitre  les  uns  aux 
autres  pour  ce  que  nous  sommes  ;  et 
j'ose  vous  assurer  que  les  rois  de  qui 
nous  tenons  le  jour  ont  fait  quelque 
bruit  dans  le  monde.  « 

A  ce  discours ,  Zobéide  modéra 
son  courroux  ,  et  dit  aux  esclaves  : 
«  Donnez-leur  un  peu  de  liberté  , 
mais  demeurez  ici.  Ceux  qui  nous 
raconteront  leur  histoire  ,  et  le  sujet 


CONTES      ARASES.        2^1 

qui  les  a  amenés  dans  cette  maison  , 
ne  leur  faites  point  de  mal ,  laissez- 
les  aller  où  il  leur  plaira  ;  mais  n'é- 
pargnez pas  ceux  qui  refuseront  de 

nous  donner  celte  satisfaction 

A  ces  mots  ,  Scheherazade  se  tut  ; 
et  son  silence  ,  aussi  bien  que  le  jour 
qui  paroissoit ,  faisant  connoitre  à 
Schaiiriar  qu'il  étoit  temps  qu'il  se  le- 
vât ,  ce  prince  le  fit ,  se  proposant  d'en- 
tendre le  lendemain  Scheherazade  , 
parce  qu'il  souhaitoit  de  savoir  qui 
étoient  les  trois  Calenders  borgnes. 


292    LES  MILLE  ET  UNE  NUITS, 


XXXVir    NUIT. 


I;  A  sultane,  voyant  que  sa  sœur  pre- 
noit  toujours  un  plaisir  extrême  aux 
contes  qu'elle  lui  faisoit ,  poursuivit 
i'agréable  histoire  des  Calenders  , 
après  en  avoir  demandé  la  permission 
au  sultan  ;  et  l'ayant  obtenue  : 

Sire  ,  continua  -  t-  elle ,  les  trois 
Calenders  ,  le  calife,  le  grand  visir 
Giafar  ,  l'eunuque  Mesrour  et  le 
porteur  étoient  tous  au  milieu  de  la 
^alle  ,  assis  sur  le  tapis  de  pied ,  en 
présence  des  trois  dames  ,  qui  étoient 
sur  le  sofa ,  et  des  esclaves  prêts  à 
exécuter  tous  les  ordres  qu'elles  vou- 
dr oient  leur  donner. 

Le  porteur  ayant  compris  qu'il  ne 
s'agissoit  que  de  raconter  son  Histoire 
pour  se  délivrer  d'un  si  grand  dan- 
ger ,  prit  la  parole  le  premier,  et  dit  : 
«  Madame,  vous  savez  déjà  mon  his~ 


C  0  î^  T  E  r,     ARABES.         2f)0 

toire  et  le  sujet  qui  m'a  amené  chez 
vous.  Ainsi ,  ce  que  j'ai  à  vous  racon- 
ter sera  bientôt  achevé.  Madame  vo- 
tre sœur  que  voilà  ,  m'a  pris  ce  ma- 
tin à  la  place  ,  où ,  en  qualité  de  por- 
teur ,  i'attendois  que  quelqu'un  m'em- 
plojât  et  me  fit  gagner  ma  vie.  Je 
l'ai  suivie  chez  un  marchand  de  vin  , 
chez  un  vendeur  d'herbes  ,  chez  un 
vendeur  d'oranges  ,  de  limons  et  de 
citrons  ;  puis  chez  un  vendeur  d'a- 
mandes ,  de  noix ,  de  noisettes  et  d'au- 
tres fruits  ;  ensuite  chez  un  confi- 
seur et  chez  un  droguiste  3  de  chez  le 
droguiste  ,  mon  panier  sur  la  tête  et 
chargé  autant  que  je  le  pouvois  être , 
je  suis  venu  jusques  chez  vous  ,  où 
vous  avez  eu  la  bonté  de  me  souffrir 
jusqu'à  présent.  C'est  une  grâce  dont 
je  me  souviendrai  éternellement. 
Voilà  mon  histoire.  » 

Quand  le  porteur  eut  achevé  ,  Zo- 
béide  satisfaite ,  lui  dit  :  «  Sauve-toi , 
marche  ,  que  nous  ne  te  voyons 
plus.»  «  Madame  ,  reprit  le  porteur  , 
je  vous  supplie  de  me  permettre  en- 
core de  demeurer.   Il  ne  seroit  pas 


2()4     LES  MILLE  ET  UNE  NUITS, 

juste  cju'après  avoir  donné  aux  autres 
le  plaisir  d'entendre  mon  histoire ,  je 
n'eusse  pas  aussi  celui  d'écouter  la 
leur.  »  En  disant  cela  ,  il  prit  place 
sur  un  bout  du  sofa,  fort  joyeux  de 
se  voir  hors  d'un  péril  quil'avoit  tant 
alarmé.  Après  lui ,  un  des  trois  Ca- 
lenders  prenant  la  parole,  et  s' adres- 
sant à  Zobéide  ,  comme  à  la  princi- 
pale des  trois  dames  ,  et  comme  à 
celle  qui  lui  avoit  commandé  de  par- 
ler 5  commença  ainsi  son  histoire  : 


CONTES      ARABES.  2()5 

HISTOIRE 

D  U 

premieh  calender,   fils  de  roi. 


«  !M  A  DAME,  pour  vous  apprendre 
pourquoi  j'ai  perdu  mon  œil  droit , 
et  la  raison  qui  m'a  obligé  de  prendre 
riiabit  de  Calender  ,  je  vous  dirai  que 
je  suis  né  fils  de  roi.  Le  roi  mon  père 
avoit  un  frère ,  qui  régnoit  comme 
lui  dans  un  état  voisin.  Ce  frère  eut 
deux  enfans  ,  un  prince  et  une  prin- 
cesse ;  et  le  prince  et  moi;  nous  étions 
à-peu-près  du  même  âge. 

»  Lorsque  j'eus  fait  tous  mes  exef  •< 
cices  5  et  que  le  roi  mon  père  m'eut 
donné  une  liberté  honnête  ,  j'allois 
régulièrement  chaque  année  ,  voir 
le  roi  mon  oncle  ,  et  je  demeurois  à 


29^     LES  3ÎILLE  ET  UNE  NUITS, 

sa  cour  un  mois  ou  deux  ,  après  quoi 
je  me  renrlois  auprès  du  roi  mon 
père.  Ces  voyages  nous  donnèrent 
occasion  ,  au  prince  mon  cousin  et  à 
moi ,  de  contracter  ensemble  une  ami- 
tié très-forte  et  très-particulière.  La 
dernière  fois  que  je  le  vis  ,  il  me  reçut 
avec  de  plus  grandes  démonstrations 
de  tendresse  qu'il  n'avoit  fait  encore  ; 
et  voulant  un  jour  me  régaler,  il  fit 
pour  cela  des  préparatifs  extraordi- 
naires. Nous  fûmes  long-temps  à  ta- 
ble ',  et  après  que  nous  eûmes  bien 
soupe  tous  deux  :  «  Mon  cousin,  me 
dit-il  ,  vous  ne  devineriez  jamais  à 
quoi  je  me  suis  occupé  depuis  votre 
dernier  voyage.  Il  v  a  un  au  qu'après 
votre  départ ,  je  mis  un  grand  nom- 
bre d'ouvriers  en  besogne  pour  un 
dessein  que  je  médite.  J'ai  fait  faire 
un  édifice  qui  est  achevé ,  et  on  y  peut 
loger  présentement  ;  vous  ne  serez 
pas  facile  de  le  voir  ;  mais  il  faut  au- 
paravant que  vous  me  fassiez  serment 
de  me  garder  le  secret  et  la  fidélité  : 
ce  sont  deux  choses  que  j'exige  de 
vous.  » 


CONTES     ARABES.  2Q7 

«  L'amitié  et  la  famiiiarilé  qui 
étoient  entre  nous ,  ne  me  permettant 
pas  de  lui  rien  refuser  ,  je  fis  sans 
hésiter  un  serment  tel  qu'il  le  sou- 
haitoit  ;  alors  il  me  dit  :  «  Atten- 
dez-moi ici  ,  je  suis  à  vous  dans  un 
moment.  »  En  effet  il  ne  tarda  pas  à 
revenir  ,  et  je  le  vis  entrer  avec  une 
dame  d'une  beauté  singulière ,  et  ma- 
gnifiquement habillée.  Il  ne  me  dit 
pas  qui  elle  étoit ,  et  je  ne  crus  pas 
devoir  m'en  informer.  Nous  nous  re- 
mîmes à  table  avec  la  dame  ,  et  nous 
y  demeurâmes  encore  quelque  temps , 
en  nous  entretenant  de  choses  indif- 
férentes ,  et  en  buvant  des  rasades  à 
la  santé  l'un  de  f  autre.  Après  cela , 
le  prince  me  dit  :  «  Mon  cousin  ,  nous 
n'avons  pas  de  temps  à  perdre  ;  obli- 
gez-moi d'emmener  avec  vous  cette 
dame  ,  et  de  la  conduire  d'un  tel  cô- 
té ,  à  un  endroit  où  vous  verrez  un 
tombeau  en  dôme  nouvellement  bâti. 
Vous  le  connoîtrez  aisément;  la  por- 
te est  ouverte  ;  entrez-j  ensemble  ,  et 
m'attendez.  Je  m'y  rendrai  bientôt.» 

»  Fidèle  à  mon  serment ,  je  heu 


2()8     LES  MILLE  ET  UNE  ÎTUITS  , 

voulus  pas  savoir  davantage.  Je  pré- 
sentai la  main  à  la  dame;  et  au  mo- 
yen des  renseignemens  que  le  prince 
m.on  cousin  m'avoit  donnés ,  je  la  con- 
duisis heureusement  au  clair  de  la 
lune  ,  sans  m' égarer.  A  peine  fâmes- 
nous  arrivés  au  tombeau  ,  que  nous 
vîmes  paroi tre  le  prince  ,  qui  nous 
suivoit  ,  chargé  d'une  petite  cruche 
pleine  d'eau  ,  d'une  houe  et  d'un  pe- 
tit sac  où  il  y  avoit  du  plâtre. 

M  La  houe  lui  servit  à  démolir  le 
sépulcre  vuide  qui  étoit  au  milieu  du 
tombeau  ;  il  ôta  les  pierres  l'une  après 
l'autre  ,  et  les  rangea  dans  un  coin^ 
Quand  il  les  eut  toutes  ôtées ,  il  creusa 
la  terre  ,  et  je  vis  une  trappe  qui  étoit 
sous  le  sépulcre.  Il  la  leva;  et  au-des- 
sous j'aperçus  le  haut  d'un  escalier 
en  limaçon.  Alors  mon  cousin  s'a- 
dressant  à  la  dame  ,  lui  dit  :  «  Mada-. 
me ,  voilà  par  où  l'on  se  rend  au  lieu 
dont  je  vous  ai  parlé.  »  La  dame  ,  à 
ces  mots  ,  s'approcha  ,  et  descendit , 
et  le  prince  se  mit  en  devoir  de  la  sui- 
vre ;  mais  se  retournant  auparavant 
de  mou  côté  :  «  Mon  cousin  ,  me  dit'* 


CONTES     ARABES.         ^()g 

il ,  je  vous  suis  infiniment  obligé  de 
la  peine  que  vous  avez  prise  5  je  vous 
en  remercie  :  adieu.  »  «Mon  cher  cou- 
sin ,  m'écriai-je ,  qu'est-ce  c[ue  cela  si- 
gnifie? »  «  Que  cela  vous  suffise  ,  me 
répondit-il  ,  vous  pouvez  reprendre 
le  chemin  par  où  vous  êtes  venu.  » 

Shéhérazade  en  étoit  là,  lorsque  le 
jour  venant  à  paroitrO;  l'empêcha  de 
■passer  outre.  Le  sultan  se  leva  ,  fort 
en  peine  de  savoir  le  dessein  du  prince 
et  de  la  dame ,  qui  sembioient  vouloir 
s'enterrer  tout  vifs.  Il  attendit  im- 
patiemment la  nuit  suivante  pour  en 
^tre  éclairci. 


7)00      LES  MILLE  ET  UNE  NUITS  , 


•\r  -xr 


XVIir    NUIT 


bcHAHRiAR  ayant  témoigné  à 
la  sultane  qu'elle  lui  feroit  plaisir  de 
continuer  le  conte  du  premier  Ca- 
lender  ,  elle  en  reprit  le  fil  dans  ces 
termes  : 

n  Madame  ,  dit  le  Calender  à  Zo- 
béide ,  je  ne  pus  tirer  autre  chose  du 
prince  mon  cousin  ,  et  je  fus  obligé 
de  prendre  congé  de  lui.  En  m'en  re- 
tournant au  palais  du  roi  mon  oncle , 
les  vapeurs  du  vin  me  montoient  à 
la  télé.  Je  ne  laissai  pas  néanmoins 
de  gagner  mon  appartement ,  et  de 
me  coucher.  Le  lendemain ,  à  mon 
réveil ,  faisant  réflexion  sur  ce  qui 
m'éLoit  arrivé  la  nuit ,  et  après  avoir 
rappelé  toutes  les  circonstances  d'une 
aventure  si  singulière  ,  il  me  sembla 
que  c'étoit  un  songe.  Préveiui  de 
celte  pensée,   j'envoyai  savoir  si  le 


CONTES     A  R  -i  E  E  S.  OO  î 

prince  mon  cousin  étoii:  en  éLat  d'être 
vu.  Mais  lorsqu'on  me  rapporta  qu'il 
n'avoit  pas  couché  chez  hii ,  qu'on  ne 
savoit  ce  qu'il  étoit  devenu  et  qu'on  en 
étoit  fort  en  peine ,  je  jugeai  bien  que 
l'étrange  événement  du  tombeau  n'é- 
toit  que  trop  véritable.  J'en  fus  vive- 
ment affligé  5  et  me  dérobant  à  tout 
le  monde  ,  je  me  rendis  secrètement 
au  cimetière  pubhc,  où  il  j  avoit  une 
infinité  de  tombeaux  semblables  à 
celui  cjue  j'avois  vu.  Je  passai  la  jour- 
née à  les  considérer  fun  après  fautre; 
mais  je  ne  pus  démêler  celui  que  je 
cherchois  ,  et  je  fis  ,  durant  quatre 
jours  ,  la  même  recherche  inutile- 
ment. 

»  Il  faut  savoir  que  pendant  ce 
temps-là  ,  le  roi  mon  oncle  étoit  ab- 
sent. Il  y  avoit  plusieurs  jours  qui! 
étoit  à  la  chasse.  Je  m'ennujai  de  l'at- 
tendre 5  et  après  avoir  prié  ses  mi- 
nistres de  lui  faire  mes  excuses  à  son 
retour  ,  je  partis  de  son  palais  pour 
me  rendre  à  la  cour  de  mon  père  , 
dont  je  n'avois  pas  coutume  d'être 
éloigné  si  long-temps.  Je  laissai  les 

I.  2^> 


Ô01     LES    MILLE  ET  UNE  NUITS, 

ministres  du  roi  mon  oncle  fort  en 

Ï)eine  d'apprendre  ce  qu'étoit  devenu 
e  prince  mon  cousin.  Mais  pour  ne 
pas  violer  le  serment  que  j'avois  fait 
de  lui  p[arder  le  secret ,   je  n'osai  les 
tirer  a  inquiétude  ,  et  ne  voulus  rien 
leur  communicjuer  de  ce  que  je  savois. 
»  J'arrivai  à  la   capitale  où  le  roi 
mon    père  faisoit  sa  résidence  ;   et 
contre  l'ordinaire  ,    je  trouvai   à  la 
porte  de  son  palais  une  grosse  garde , 
dont  je  fus  environné  en  entrant.  J'en 
demandai  la  raison  ,  et  fofficier  pre- 
nant la  parole,  me  répondit  :  «  Prince, 
l'armée  a  reconnu  le  grand  visir  à  la 
place  du  roi  votre  père,  qui  n'est  plus, 
et  je  vous  arrête  prisonnier  de  la  part 
du  nouveau  roi.  j^   A  ces  mots ,   les 
gardes  se  saisirent  de  moi ,  et  me  con- 
duisirent devant  le  tyran.  Jugez,  ma- 
dame ,  de  ma  surprise  et  de  ma  dou- 
leur. , 
»  Ce  rebelle  visir  avoit  conçu  pour 
m.oiune  forte  haine,  qu'il  nourrissoit 
depuis  long-temps.  En  voici  le  sujet  : 
dans  ma  plus  tendre  jeunesse,  j'ai- 
mois  à  tirer  de  l'arbalète  ;  j'en  tenois 


COîîTES     ARABES.         3o3 

une  vu.  jour  au  haut  du  palais  sur  la 
teriasse  ,  et  je  me  divertissois  à  en 
tirer.  Il  se  présenta  un  oiseau  devant 
moi  ,  je  le  mirai ,  mais  je  ie  man- 
quai ,  et  la  flèche ,  par  hasard ,  alla 
donner  droit  contre  l'œil  du  visir 
qui  prenoit  l'air  sur  la  terrasse  de  sa 
maison  ,  et  le  creva.  Lorsque  j'appris 
ce  malheur ,  j'en  fis  faire  des  excuses 
au  visir ,  et  je  lui  en  fis  moi-même  ; 
mais  il  ne  laissa  pas  d'en  conserver 
un  vif  ressentiment  5  dont  il  me  don- 
noit  des  marques  quand  l'occasion 
s'en  présentoit.  Il  le  fit  éclater  d'une 
manière  barbare,  quand  il  me  vit  en 
son  pouvoir.  Il  vint  à  moi  comme  un 
furieux  d'abord  qu'il  m'aperçut  ;  et 
enfonçant  ses  doigts  dans  mon  œil 
droit,  il  l'arracha  lui-même.  Voilà 
par  qr.elle  aventure  je  suis  borgne. 

«  Mais  l'usurpateur  ne  borna  pas 
là  sa  cruauté.  Il  me  fit  enfermer  dans 
une  caisse  ,  et  ordonna  au  bourreau 
de  me  porter  en  cet  état  fort  loin  du 
palais ,  et  de  m'abandonner  aux  oi- 
seaux de  proie  ,  après  m' avoir  coupé 
la  tête.   Le  bourreau  ,  accompagné 


3o4     l'Es  MILLE  ET  UNE  NUITS  , 

d'un  autre  homme ,  monta  à  cheval, 
chargé  de  la  caisse  ,  et  s'arrêta  dans 
la  campa2;ne  pour  exécuter  son  ordre. 
Mais  je  fis  si  bien  par  mes  prières  et 
par  mes  larmes ,  que  j'excitai  sa  com- 
passion. «Allez,  me  dit-il,  sortez 
promptement  du  royaume,  et  gardez- 
vous  bien  d'j  revenir  ;  car  vous  y 
rencontreriez  votre  perte ,  et  vous 
seriez  cause  de  la  mienne.  «  Je  le 
remerciai  de  la  grâce  qu'il  me  faisoit , 
et  je  ne  fus  pas  plutôt  seul ,  que  je 
me  consolai  d'avoir  perdu  mon  œil , 
en  songeant  que  j'avois  évité  un  plus 
grand  malheur. 

»  Dans  l'état  où  j'étois ,  je  ne  faisois 
pas  beaucoup  de  chemin.  Je  me  re- 
tirois  en  des  lieux  écartés  pendant  le 
jour ,  et  je  marchois  la  nuit ,  autant 
que  mes  forces  me  le  pouvoient  per- 
mettre. J'arrivai  enfin  dans  les  états 
du  roi  mon  oncle,  et  je  me  rendis  à 
sa  capitale. 

«  Je  lui  fis  un  long  détail  de  la  cause 
tragique  de  mon  retour  et  du  triste 
état  où  il  me  vojoit.  «  Hélas ,  s'écria- 
t-il ,  n'étoit-ce  pas  assez  d'avoir  perdu 


CONTES     ARABES.         3o5 

mon  fils?  Falloit-il  que  j'apprisse  en- 
core la  mort  d'un  frère  qui  m'étoit 
cher,  et  que  je  vous  visse  clans  le 
déplorable  étal  où  vous  êtes  réduit  !  » 
Il  me  marqua  l'inquiétude  où  il  étoit 
de  n'avoir  reçu  aucune  nouvelle  du 
prince  son  fils ,  quelques  perquisi- 
tions qu'il  en  eut  fait  faire  ,  et  quel- 
que diligence  qu'il  y  eût  apportée. 
Ce  malheureux  père  pleuroit  à  chau- 
des larmes  en  me  parlant  ;  et  il  me 
parut  tellement  affligé ,  que  je  ne 
pus  résister  à  sa  douleur.  Quelque 
serment  que  j  eusse  fait  au  prince 
mon  cousin ,  il  me  fut  impossible 
de  le  garder.  Je  racontai  au  roi  son 
père  tout  ce  que  je  savois.  Le  roi 
m' écouta  avec  quelque  sorte  de  con- 
solation 3  et  quand  j'eus  achevé  :  «Mon 
neveu  ,  me  dit  -il ,  le  récit  que  vous 
venez  de  me  faire,  me  donne  quel- 
qu'espérance.  J'ai  su  que  mon  fils 
faisoit  bâtir  ce  tombeau,  et  je  sais  à 
peu  près  en  quel  endroit  :  avec  l'idée 
qui  vous  en  est  restée,  je  me  flatte 
que  nous  le  trouverons.  Mais  puis- 
qu'il fa  fait  faire  secrètement,  et  qu'il 


ZoG     L'ES  :,ÎILLE  ET  UXE  NUITS  , 

a  exigé  de  vous  le  secret ,  je  suis  d'avis 
que  nous  l'allions  chercher  tous  deux 
seuls ,  pour  éviter  l'éclat.  »  Il  avoit 
une  autre  raison  ,  qu'il  ne  me  disoit 
pas  5  d'en  vouloir  dérober  la  connois- 
sance  à  tout  le  monde.  C'étoit  une 
raison  très  -  importante  ,  comme  la 
suite  de  mon  discours  le  fera  con- 
noître. 

»  Nous  nous  déguisâmes  l'un  et 
l'autre  ,  et  nous  sortîmes  par  une 
porte  du  jardin  qui  ouvroit  sur  la 
campagne.  Nous  fûmes  assez  heu- 
reux pour  trouver  bientôt  ce  que 
nous  cherchions.  Je  reconnus  le  tom- 
beau ,  et  j'en  eus  d'autant  plus  de  joie, 
que  je  l'a  vois  en  vain  cherché  long- 
temps. Nous  y  entrâmes  ,  et  trouvâ- 
mes la  trappe  de  fer  abattue  sur  l'en- 
trée de  l'escalier.  Nous  eûmes  de  la 
peine  à  la  lever  ,  parce  que  le  prince 
îavoit  scellée  en  dedans  avec  le  plâtre 
et  l'eau  dont  j'ai  parlé  3  mais  enfin 
nous  la  levâmes. 

«  Le  roi  mon  oncle  descendit  le 
premier.  Je  le  suivis ,  et  nous  des- 
cendîmes environ  cinquante  degrés. 


C  0  ^'  T  E  s     A  R  A  E  E  S.  007 

Quand  nous  lûmes  au  bas  de  l'esca- 
lier ,  nous  nous  trouvâmes  dans  une 
espèce  d'antichambre ,  remplie  d'une 
fumée  épaisse  et  de  mauvaise  odeur , 
et  dont  la  lumière  que  rendoit  un 
très-beau  lustre  ,  étoit  obscurcie. 

»  De  cette  antichambre  ,  nous 
passâmes  dans  une  chambre  fort 
grande,  soutenue  de  grosses  colon- 
nes ,  et  éclairée  de  plusieurs  autres 
lustres.  Il  y  avoit  une  citerne  au  mi- 
lieu ,  et  Ton  vojoit  plusieurs  sortes  de 
provisions  de  bouche  rangées  d'un 
côté.  Nous  fûmes  assez  surpris  de  n'y 
voir  personne.  Il  y  avoit  en  face  un 
sofa  assez  élevé ,  où  Ton  montoit 
par  quelques  degrés ,  et  au-dessus 
duquel  paroissoit  un  ht  fort  large , 
dont  les  rideaux  étoient  fermés.  Le 
roi  monta,  et  les  ayant  ouverts,  il 
aperçut  le  prince  son  fils  et  la  dame 
couchés  ensemble ,  mais  brûlés  et 
changés  en  charbon ,  comme  si  on  les 
eût  jetés  dans  un  grand  feu ,  et  qu'on 
les  en  eût  retirés  avant  que  d'être 
consumés. 
»  Ce  qui  me  surprit  plus  que  toute 


3oo     LES  MILLE  ET  UNE  NUITS, 

autre  chose ,  c'est  qu'à  ce  spectacle , 
qui  faisoit  horreur ,  le  roi  mon  oncle, 
au  lieu  de  témoigner  de  l'affliction  en 
voyant  le  prince  son  fils  dans  un  état 
si  "affreux ,  lui  cracha  au  visage  ,  en 
lui  disant  d'un  air  indigné  :  «  Voiîà 
»  quel  est  le  châtiment  de  ce  monde  ; 
»  mais  celui  de  l'autre  durera  éternel- 
5)  lement.  »  Il  ne  se  contenta  pas  d'a- 
voir prononcé  ces  paroles ,  il  se  dé- 
chaussa ,  et  donna  sur  la  joue  de  son 
fils  nn  grand  coup  de  sa  pantoufle. 

«  Mais ,  sire  ,  dit  Scheherazade  ,  il 
est  jour  ,  je  suis  fâchée  que  votre  ma- 
jesté n'ait  pas  le  loisir  de  m' écouter 
davantage.»  Comme  cette  histoire  du 
premier  Calender  n'étoit  pas  encore 
finie  ,  et  qu'elle  paroissoit  étrange  au 
sultan ,  il  se  leva  dans  la  résolution 
d'en  entendre  le  reste  la  nuit  sui- 
vante. 


CONTES     ARABES.         ZoQ 


XXXIX'    NUIT. 


X/A  sultaî^,  voyant  que  sa  sœur  se 
inouroit  d'impatience  de  savoir  la  fia 
de  l'histoire  du  premier  Calender ,  lui 
dit  :  Hé  bien  ,  vous  saurez  donc  que 
le  premier  Calender ,  continuant  de 
raconter  son  histoire  à  Zabéide  : 

»  Je  ne  puis  vous  exprimer ,  ma- 
dame ,  poursuivit-il ,  quel  fut  mon 
étonnement,  lorsque  je  vis  le  roi  mon 
oncle  maltraiter  ainsi  le  prince  son 
fils  après  sa  mort.  »  «  Sire ,  lui  dis-je  , 
quelque  douleur  qu'un  objet  si  funeste, 
soit  capable  de  me  causer ,  je  ne  laisse 
pas  de  la  suspendre  pour  demander  à 
votre  majesté  quel  crime  peut  avoir 
commis  le  prince  mon  cousin  ,  pour 
mériter  que  vous  traitiez  ainsi  son 
cadavre.  »  «  Mon  neveu  ,  me  répon- 
dit le  roi  5  je  vous  dirai  que  mon  fils , 


^10     LES  MILLE  ET  UNE   NUITS, 

indigne  de  porter  ce  nom ,  aima  sa 
sceur  dès  ses  premières  années ,  et 
que  sa  sœur  l'aima  de  même.  Je  ne 
m'opposai  point  à  leur  amilié  nais- 
sante ,  parce  que  je  ne  prévojois  pas 
le  mal  qui  en  pourroit  arriver.  Et 
qui  auroit  pu  le  prévoir  ?  Cette  ten- 
dresse augmenta  avec  l'âge ,  et  par- 
vint à  un  point ,  que  j'en%*aignis  en- 
fin la  suite.  J'y  apportai  alors  le  re- 
mède qui  étoit  en  mon  pouvoir.  Je 
ne  me  contentai  pas  de  prendre  inon 
fils  en  particulier,  et  de  lui  faire  une 
forte  réprimande,  en  lui  présentant 
l'horreur  de  la  passion  dans  laquelle 
il  s'eiigageoit ,  et  la  honte  éternelle 
dont  il  alloit  couvrir  ma  famille  ,  s'il 
perbistoit  dans  des  sentimens  si  cri- 
minels ;  je  représentai  les  mêmes 
choses  à  ma  fille  ,  et  je  la  renfermai 
de  sorte  ,  qu'elle  n'eut  plus  de  com- 
munication avec  son  frère.  Mais  la 
malheureuse  avoit  avalé  le  poison, 
et  tous  les  obstacles  que  put  mettre 
ma  prudence  à  leur  amour ,  ne  ser- 
virent qu'à  l'irriter.  Mon  fils  ;  per- 
suadé que  sa  sœur  étoit  toujours  la 


CONTES     ARABES.         Zil 

même  poui  lui ,  sous  prétexte  de  se 
faire  bâtir  un  tombeau ,  fit  prëparer 
cette  demeure  souterraine ,  dans  l'es- 
pérance de  trouver  un  jour  l'occasion 
d'enlever  le  coupable  objet  de  sa  flam- 
me ,  et  de  l'amener  ici.  Il  a  choisi  le 
temps  de  mon  absence  pour  forcer 
la  retraite  où  étoit  sa  sœur  5  et  c'est 
une  circonstance  que  mon  honneur 
ne  m'a  pas  permis  de  publier.  Après 
une  action  si  condamnable  ,  il  s'est 
venu  renfermer  avec  elle  dans  ce  lieu , 
qu'il  a  muni ,  comme  vous  vovez  ,  de 
toutes  sortes  de  provisions ,  afin  d'j 
pouvoir  jouir  long-temps  de  ses  dé- 
testables amours,  qui  doivent  faire 
horreur  à  tout  le  monde.  Mais  Dieu 
n'a  pas  voulu  souffrir  cette  abomina- 
tion ,  et  les  a  justement  châtiés  fun 
et  fautre.  »  Il  fondit  en  pleurs  en 
achevant  ces  paroles  ,  et  je  mêlai  mes 
larmes  avec  les  siennes. 

«  Quelque  temps  après,  il  jeta  les 
jeux  sur  moi.  «  Mais ,  mon  cher  ne- 
veu ,  reprit-il  en  m'embrassant ,  si  je 
perds  un  indigne  fils  ,  je  retrouve  heu- 
reusement en  vous  de  quoi  mieux 


Ô12     LES  MILLE  ET  UNE  NUITS  , 

remplir  la  place  qu'il  occiipoit.  »  Les 
réflexions  qu'il  fit  encore  sur  la  triste 
fin  du  prince  et  de  la  princesse  sa  fille, 
nous  arrachèrent  de  nouvelles  larmes, 

»  Nous  remontâmes  par  le  même 
escalier ,  et  sortîmes  enfin  de  ce  lieu 
funeste.  Nous  abaissâmes  la  trappe 
de  fer ,  et  la  couvrîmes  de  terre  et  des 
matériaux  dont  le  sépulcre  avoit  été 
bâti ,  afin  de  cacher,  autant  qu'il  nous 
étoit  possible ,  un  effet  si  terrible  de. 
la  colère  de  Dieu. 

«  Il  n'y  avoit  pas  long-temps  que 
nous  étions  de  retour  au  palais  ,  sans 
qvie  personne  se  fût  aperçu  de  notre 
absence ,  lorsque  nous  entendîmes  un 
bruit  confus  ae  trompettes  ,  de  tjm- 
baies  ,  de  tambours  et  d'autres  iiis- 
trumens  de  guerre.  Une  poussière 
épaisse  dont  fair  étoit  obscurci,  nous 
apprit  bientôt  ce  que  c'étoit ,  et  nous 
annonça  l'arrivée  d'une  armée  formi- 
dable, t'étoit  le  même  visir  qui  avoit 
détrôné  mon  père  et  usurpé  ses  états, 
qui  venoit  pour  s'emparer  aussi  de 
ceux  du  roi  mon  oncle ,  avec  des 
troupes  iimombrables. 


CONTES     ARABES.        3l3 

>)  Ce  prince,  g;iii  n'avoit  alors  que 
sa  garde  ordinaire ,  ne  put  résister 
à  tant  d'ennemis.  Ils  investirent  la 
ville  'y  et  comme  les  portes  leur  fu- 
rent ouvertes  sans  résistance,  ils  eu- 
rent peu  de  peine  à  s'en  rendre  maî- 
tres. Ils  n'en  eurent  pas  davantage  à 
pénétrer  jusqu'au  palais  du  roi  mon 
oncle  ,  qui  se  mit  en  défense  ;  mais 
il  fut  tué  ^  après  avoir  vendu  chère- 
ment sa  vie.  De  mon  côté ,  je  com- 
battis quelque  temps;  mais  voyant 
bien  qu'il  falloit  céder  à  la  force  ,  je 
•songeai  à  me  retirer,  et  j'eus  le  bon- 
heur de  me  sauver  par  des  détours , 
et  de  me  rendre  chez  un  officier  du 
roi ,  dont  la  fidélité  m'étoit  connue. 

»  Accablé  de  douleur  ,  persécuté 
par  la  fortune ,  j'eus  recours  à  un  stra- 
tagème ,  qui  étoit  la  seule  ressource 
qui  me  restoit  pour  me  conserver  la 
vie.  Je  me  fis  raser  la  barbe  et  les 
sourcils  5  et  ayant  pris  fhabit  de  Ca- 
lender  ,  je  sortis  de  la  ville  sans  qu© 
personne  me  reconnût.  Après  cela , 
il  me  fut  aisé  de  m'éloigner  du  royau- 
me du  roi  mon  oncle  ,  en  marchant 

I,  27 


par  des  chemins  écartés.  J'évitai  de 
jDasser  par  les  villes  ,  jusqu'à  ce  c|u'é- 
tant  arrivé  dans  l'empire  du  puissant 
Commandeur  des  crqyans  i^)  ,ie  glo- 
rieux et  renommé  calife  Haroun  Al- 
rascliid  ,  je  cessai  de  craindre.  Alors 
me  consultant  sur  ce  cpie  j'avois  à 
faire  ,  je  pris  la  résolution  de  venir  à 
Bagdad  me  jeter  aux  pieds  de  ce  grand 
monarque  ,  dont  on  vante  partout  la 
générosité.  «  Je  le  toucherai ,  disois- 
je  ,  par  le  récit  d'une  histoire  aussi 
suprenante  que  la  mienne  ;  il  aura  pi- 
tié ,  sans  doute  ,  d'un  malheureux 
prince  ,  et  je  n'implorerai  pas  vaine- 
ment son  appui.  « 

»  Enfin ,  après  un  voyage  de  plu- 
sieurs mois ,  je  suis  arrivé  aujourd'hui 
il  la  porte  de  cette  ville;  j'y  suis  entré 
sur  la  fin  du  jour  ;  et  m'étant  un  peu 
arrêté  pour  reprendre  mes  esprits,  et 
délibérer  de  cpiel  coté  je  tournerois 
mes  pas  ,  cet  autre  Calender  que  voici 
près  de  moi ,  arriva  aussi  en  voyageur. 
11  me  salue  ,  je  le  salue  de  même.  «A 

(i)  Titre   ocs  califes. 


CONTES     A  R  AB  E  S.         O I  5 

VOUS  voir  5  lui  dis-je ,  vous  êtes  étran- 
ger comme  moi.  »  Il  me  répond  que 
je  ne  me  trompe  pas.  Dans  le  mo- 
ment qu'il  me  fait  cette  réponse  ,  le 
troisième  Calender  que  vous  voj^ez  , 
survient.  Il  nous  salue  ,  et  fait  con- 
noître  qu'il  est  aussi  étranger  et  nou- 
veau venu  à  Bagdad.  Comme  frères  , 
nous  nous  joignons  ensemble ,  et  nous 
résolvons  de  ne  nous  pas  séparer. 

»  Cependant  il  étoit  tard  ,  et  nous 
ne  savions  où  aller  loger  dans  une  ville 
où  nous  n'avions  aucune  habitude,  et 
où  nous  n'étions  jamais  venus.  Mais 
notre  bonne  fortune  nous  avant  con- 
duits devant  votre  porte  ,  nous  avons 
pris  la  liberté  de  frapper  ;  vous  nous 
avez  reçus  avec  tant  de  charité  et  de 
bonté  ,  que  nous  ne  pouvons  assez 
vous  en  remercier.  Voilà  ,  madame , 
ajouta-t-il ,  ce  que  vous  m'avez  corn.- 
mandé  de  vous  raconter  ,  pourquoi 
j'ai  perdu  mon  œil  droit ,  pourquoi 
j'ai  la  barbe  et  les  sourcils  ras,  et  pour-^ 
quoi  je  suis  en  ce  moment  chez  vous.» 
«  C'est  assez  ,  dit  Zobéide  ,  nous 
sommes  contentes  :  retirez-vous  ou  il 


DlG     LES  MILLE  ET  UNE  NUITS  , 

VOUS  plaira.  »  Le  Calencler  s'en  excu- 
sa,  et  supplia  la  dame  de  lui  permet- 
tre de  demeurer  ,  pour  avoir  la  satis- 
faction d'entendre  l'histoire  de  ses 
deux  confrères  ,  qu'il  ne  pouvoit ,  di- 
soit-il ,  abandonner  honnêtement,  et 
celle  des  trois  autres  personnes  de  la 
compagnie. 

«  Sire ,  dit  en  cet  endroit  Schehera- 
zade ,  le  jour  que  je  vois ,  m'empêche 
de  passer  à  l'histoire  du  second  Calen- 
der  ;  mais  si  votre  majesté  veut  l'en- 
tendre demain  ,  elle  n'en  sera  pas 
moins  satisfaite  que  de  celle  du  pre- 
mier. »  Le  sultan  jT^  consentit,  et  se 
leva  pour  aller  tenir  son  conseil. 


CONTES     ARABES.         Ôl  7 

X  L^    NUIT. 


I}iNAnz ADE  ne  cioufant  point  qu'elle 
ne  prît  autant  de  plaisir  à  l'histoire  du 
second  Calender ,  qu'elle  en  avoit  pris 
à  l'autre  ,  ne  manqua  pas  d'éveiller 
la  sultane  avant  le  jour  ,  en  la  priant 
de  commencer  l'histoire  qu'elle  avoit 
promise.  Scheherazade  aussitôt  adres- 
sa la  parole  au  siiltan  ,  et  parla  dans 
ces  termes  : 

Sire  ,  l'histoire  du  premier  Calen- 
der parut  é-trange  à  toute  la  compa- 
gnie et  particulièrement  au  calife.  La 
présence  des  esclaves  avec  leurs  sa- 
bres à  la  main  ,  ne  l'empêcha  pas  de 
dire  tout  bas  au  visir  :  «  Depuis  que 
je  me  connois  ,  j'ai  bien  entendu  des 
histoires,  mais  je  n'ai  jamais  rien  ouï 
qui  approchât  de  celle  de  ce  Calen- 
der. »  Pendant  qu'il  parloit  ainsi ,  le 
second  Calender  prit  la  parole ,  et  l'a- 
dressant à  Zobéide  ; 


3j  8     LES  3ÎILLE  ET  V:^^  KUITS  , 


HISTOIRE 


SECOND    CALENDER  ,     EILS    DE    ROI, 


«  iVi  A  D  A  Di  E  ,  dit-il  ,  pour  obéir  à 
votre  commandement ,.  et  vous  ap- 
prendre par  quelle  étrange  aventure 
je  suis  devenu  borgne  de  l'œil  droit , 
il  faut  que  je  vous  conte  toute  lliis- 
toire  de  ma  vie. 

»  J'ctois  à  peine  hors  de  l'enfance  , 
que  le  roi  mon  père  (  car  vous  saurez , 
madame,  que  je  suis  né  prince), 
remarquant  en  moi  beaucoup  d'es- 

Îrit ,  n'épargna  rien  pour  le  cultiver. 
1  appela  auprès  de  moi  tout  ce  qu'il 
y  avoit  dans  ses  états  de  gens  qui 
excelloient  dans  les  sciences  et  dans 
les  beaux- arts.  Je  ne  sus  pas  plulôt 
lire  et  écrire  ,  que  j'appris  par  cceur 


CONTES     AUABSS.         ûig 

]' Alcoran  tout  entier ,  ce  livre  admira- 
ble qui  contient  le  fondement  ,  les 
préceptes  et  la  règle  de  notre  religion. 
Et  afin  de  m'en  instruire  à  fond  ,  je 
lus  les  ouvrages  des  auteurs  les  plus 
approuvés  ,  et  qui  l'ont  éclairci  par 
leurs  commentaires.  J'ajoutai  à  cette 
lecture  la  connoissance  de  toutes  Jes 
traditions  recueillies  de  la  bouche  de 
nos  px'opbètes  par  les  grands  hommes 
ses  contemporains.  Je  ne  me  conten- 
tai pas  de  ne  rien  ignorer  de  tout  ce 
qui  regardoit  notre  religion  ,  je  me  fis 
une  étude  particulière  de  nos  histoi- 
res ;  je  me  perfectionnai  dans  les  bel- 
les-lettres 5  dans  la  lecture  de  nos  poè- 
tes ,  dans  la  versification.  Je  m'atta- 
chai à  la  géographie  ,  à  la  chronolo- 
gie ,  et  à  parier  purement  notre  lan- 
gue ,  sans  toutefois  négliger  aucun 
des  exercices  qui  conviennent  à  un 
prince.  Mais  une  chose  que  j'aimois 
beaucoup  ,  et  à  quoi  je  réussissois 
principalement ,  c  étoit  à  former  les 
caractères  de  notre  langue  arabe.  J y 
fis  tant  de  progrès  ,  que  je  surpassai 
tous  les  maîtres  écrivains  de  notre 


^20     LSS  MILLS  ET  UNE  NUITS  , 

rojaiime ,  qui  s'étoient  acquis  le  plus 
de  réputation. 

»  La  renommée  me  fit  plus  d'hon- 
neur que  je  neméritois.  Elle  ne  secon- 
tenta  pas  de  semer  le  bruit  de  mes  ta- 
lens  dans  les  états  du  roi  mon  père  , 
elle  le  porta  jusqu'à  la  cour  des  In- 
des ,  dont  le  puissant  monarque ,  cu- 
rieux de  me  voir ,  envoja  un  ambas- 
sadeur avec  de  riches  présens  ,  pour 
me  demander  à  mon  père,  qui  fut 
ravi  de  cette  ambassade  pour  plu- 
sieurs raisons.  Il  étoit  persuadé  que 
rien  ne  convenoit  mieux  à  un  prince 
de  mon  âge ,  que  de  voyager  dans  les 
cours  étrangères;  et  d'ailleurs  il  étoit 
bien  aise  de  s'attirer  l'amitié  du  sul- 
tan des  Indes.  Je  partis  donc  avec 
l'ambassadeur,  mais  avec  peu  d'équi» 
page  ,  à  cause  de  la  longueur  et  de  la 
diffîcuîté  des  chemins. 

»  Il  y  avoit  un  mois  que  nous  étions 
en  marche ,  lorsque  nous  découvrî- 
mes de  loin  un  gros  nuage  de  pous- 
sière ,  sous  lequel  nous  vîmes  bientôt 
paroître  cinquante  cavaliers  bien  ar- 
més.  G  etoient  des  voleurs  qui  ve- 


CONTES      ARABES.         5^1 

noient  à  nous   au   grand   galop 

Sclieherazade ,  étant  en  cet  endroit, 
aperçut  le  jour ,  et  en  avertit  Je  sul- 
tan ,  qui  se  leva  ;  mais  voulant  savoir 
ce  qui  se  passeroit  entre  les  cinquante 
cavaliers  et  l'ambassadeur  des  Indes  , 
ce  prince  attendit  la  nuit  suivante  im- 
patiemment. 


C!>.0.     LES  BULLE  ET  UNE  NUITS 


X  L  r    N  U  I  T. 


Il  étoit  presque  jour,  lorsque  Sche- 
herazade  reprit  de  cefte  manière 
i'iiistoire  du  second  Calender  : 

»  Madame  ,  poursuivit  Je  Calender 
en  parlant  toujours  à  Zobéide  ,  com- 
me nous  avions  dix  chevaux  char- 
gés de  notre  bagage  et  des  présens 
que  je  devois  faire  au  sultan  des  In- 
cîes ,  de  la  part  du  roi  mon  père ,  et 
que  nous  étions  peu  de  monde  ,  vous 
jugez  bien  que  ces  voleurs  ne  man- 
quèrent pas  de  venir  à  nous  hardi- 
ment. N'étant  piis  en  état  de  repous- 
ser la  force  par  la  force ,  nous  leur  di- 
mes  que  nous  étions  des  ambassa- 
deurs du  sultan  des  Indes  ,  et  que 
nous  espérions  qu'ils  ne'feiK)ient  rien 
contre  le  respect  qu'ils  lui  dévoient, 
]N  ous  crûmes  sauver  par-là  notre  équi- 
page et  nos  vies  3  mais  les  voleurs  nous 


CONTES     ARABES.         320 

répondirent  insolemment  :  «  Pour- 
quoi voulez-vous  que  nous  respec- 
tions le  sultan  votre  maître  ?  Nous  ne 
sommes  pas  ses  sujeLs  ;  nous  ne  som- 
mes pas  même  sur  ses  terres.  »  En 
achevant  ces  paroles ,  ils  nous  enve- 
loppèrent et  nous  attaquèrent.  Je  me 
défendis  le  plus  long-temps  qu'il  me 
fut  possible  ;  mais  me  sentant  blessé, 
et  voyant  que  l'ambassadeur ,  ses  gens 
et  les  miens  avoient  tous  été  jetés  par 
terre ,  je  profitai  du  reste  des  forces 
de  mon  cheval,  qui  avoit  été  aussi  fort 
blessé ,  et  je  m'éloignai  d'eux.  Je  le 
poussai  tant  qu'il  m.e  put.porter  3  mais 
venant  tout-à-coup  à  manquer  sous 
moi ,  il  toraiba  roide  mort  de  lassitude 
et  du  sang  qu'il  avoit  perdu.  Je  me  dé- 
barrassai de  lui  assez  vîle^  et  remar- 
quant que  personne  ne  me  poursui- 
voit ,  je  jugeai  que  les  voleurs  n'a~ 
voient  pas  voulu  s'écarter  du  butin 
qu'ils  avoient  fait. 

En  cet  endroit,  Scheherazade  s'a- 

■  percevant  qu'il  étoit  jour ,  fut  obligée 

de  s'arrêter.  «  Ah  !  ma  sœur  ,  dit  Di- 

narzade ,  je  suis  bien  fâchée  que  vous 


3^4    LES  MILLE  ET  UNE  NUI-JS  , 

ïie  puissiez  pas  continuer  cette  histoi- 
re. »  «  Si  vous  n'aviez  pas  été  pares- 
seuse aujourd'hui ,  répondit  la  sul- 
tane ,  j'en  aurois  dit  davantage.  » 
«  Hé  bien  ,  reprit  Dinarzade  ,  je  se- 
rai demain  plus  diligente  ,  et  j'espère 
crue  vous  dédommagerez  la  curiosité 
du  sultan  de  ce  que  ma  négligence 
kii  a  fait  perdre.  «  Schahriar  se  leva 
sans  rien  dire  ,  et  alla  à  ses  occupa- 
tions ordinaires. 


CONTES      ARABES.         3^5 


XLir    NUIT. 


D  I N  A  Pc  z  A  D  E  ne  manqua  pas  d'ap- 
peler la  sultane  de  meilleure  heure 
que  le  jour  précédent,  et  Schehera- 
zade  continua  ,  dans  ces  termes ,  le 
conte  du  second  Calender  : 

»  Me  voilà  donc  ,  madame ,  dit  le 
Calender ,  seul ,  blessé  ,  destitué  de 
tout  secours ,  dans  un  pays  qui  m'é- 
toit  inconnu.  Je  n'osai  reprendre  le 
grand  chemin  ,  de  peur  de  retomber 
entre  les  mains  de  ces  voleurs.  Après 
avoir  bandé  ma  plaie ,  qui  n'étoit  pas 
dangereuse  ,  je  marchai  le  reste  du 
jour,  et  j'arrivai  au  pied  d'une  mon- 
tagne ,  où  j'aperçus  à  mi  -  côte  l'ou- 
verture d'une  grotte;  j'y  entrai  et 
j'y  passai  la  nuit  un  peu  tranquille- 
ment, après  avoir  mangé  quelques 
fruits  que  j'avois  cueillis  en  mon  che- 
min. 

j.  38 


$26    LES  MILLE  ET  UNE  KUITS, 

»  Je  continuai  de  marcher  le  len- 
demain et  les  jours  suivans ,  sans  trou- 
ver d'endroit  où  m'arrêter.  Mais  au 
bout  d'un  mois  je  découvris  une 
grande  ville  très  -  peuplée  et  si- 
tuée d'autant  plus  avantageusement , 
qu'elle  étoit  arrosée  ,  aux  environs  y 
de  plusieurs  rivières  ,  et  qu'il  j  ré- 
gnoit  un  printemps  perpétuel.  Les  ob- 
jets agréables  qui  se  présentèrent 
alors  à  mes  jeux  ,  me  causèrent  de 
la  joie,  et  suspendirent  pour  quelques 
momens  ,  la  tristesse  mortelle  où  j'é- 
tois  de  mie  voir  en  l'état  où  je  me  trou- 
vois.  J'avois  le  visage ,  les  mains  et 
les  pieds  d'une  couleur  basanée  ,  car 
îe  soleil  me  les  avoit  brûlés  ;  à  force 
de  marcher  ,  ma  chaussure  s'étoit 
usée  5  et  j'avois  été  réduit  à  marcher 
nu  -  pieds  3  outre  cela  ,  mes  habits 
étoient  tout  en  lambeaux. 

»  J'entrai  dans  la  ville  pour  pren- 
dre langue  ,  et  m'informer  du  lieu 
où  j'étois  5  je  m'adressai  à  un  tailleur 
qui  travailloit  à  sa  boutique.  A  ma 
jeunesse,  et  à  mon  air  qui  marquoit 
autre  chose  que  je  ne  paroisscis ,  il 


CONTES     ARABES.        0'?q 

me  fit  asseoir  près  de  lui.  Il  me  de- 
manda qui  j'étois ,  d'où  je  venois  ,  et 
ce  qui  m'avoit  amené.  Je  ne  lui  dé- 
guisai rien  de  tout  ce  qui  m'étoit  ar- 
rivé j  et  ne  fis  pas  même  difficulté  de 
iui  découvrir  ma  condition.  Le  tail- 
leur m'écouta  avec  attention  ;  mais 
lorsque  j'eus  achevé  de  parler  ,  au 
lieu  de  me  donner  de  ]a  consolation  , 
il  augmenta  mes  chagrins.  «  Gardez- 
vous  bien ,  me  dit-il ,  de  faire  confi- 
dence à  personne  de  ce  que  vous 
venez  de  m' apprendre  ;  car  Je  prince 
qui  règne  en  ces  lieux,  est  le  plus 
grand  ennemi  qu'ait  le  roi  votre  père, 
et  il  vous  feroit  ;  sans  doute  ,  quel- 
qu'outrage,  s'il  étoit  informé  de  votre 
arrivée  en  cette  ville.  »  Je  ne  doutai 
point  de  la  sincérité  du  tailleur, 
quand  il  m'eut  nommé  le  prince. 
Mais  comme  l'inimitié  qui  est  entre 
mon  père  et  lui ,  n'a  pas  de  rapport 
avec  mes  aventures ,  vous  trouverez 
bon,  madame,  que  je  lapasse  sous 
silence. 

«  Je  remerciai  le  tailleur  de  l'avis 
qu'il  me  donnoit  ,  et  lui  témoignai 


323 

que  je  m'en  remettois  entièrement  à 
ses  bons  conseils  ,  et  que  je  n'oublie- 
rois  jamais  le  plaisir  qu'il  me  feroit. 
Comme  il  jugea  que  je  ne  devois 
pas  manquer  d'appétit ,  il  me  fit  ap- 
porter à  manger ,  et  m'offrit  même 
un  logement  chez  lui  5  ce  que  j'ac- 
ceptai. 

5)  Quelques  jours  après  mon  arrivée, 
remarquant  que  j'étois  assez  remis  de 
la  fatigue  du  long  et  pénible  voyage 
que  je  venois  de  faire ,  et  n'ignorant 
pas  que  la  plupart  des  princes  de 
notre  religion  ,  par  précaution  contre 
les  revers  de  la  fortune ,  apprennent 
quelqu'art  ou  quelque  métier  (1), 
pour  s'en  servir  en  cas  de  besoin ,  il 


(0  II  est  assez  curieux  que  ce  soit  dans  Je» 
Mille  et  une  Nuits  que  J.-J.  Rousseau  ait  pris 
son  principe  de  la  ndcessité  d'apprendre  un 
métier  aux  princes  ,  aux  grands  et  aux  riches. 
Le  tailleur  des  Mille  et  une  Nuits  raisonne 
nbsolunient  comme  le  philosophe  de  Genève. 
Il  faut  observer  toutefois ,  à  Pavantage  du  pre- 
mier ,  que  ce  qui  est  absurde  dans  nos  socie'tcs 
*»uropcennes  ,  peut  être  fort  raisonnable  dans 
les  ^ouvernemeus  de  l'Orient. 


CONTES     ARABES.        Ù2^ 

me  demanda  si  j'en  savais  quelqu'un 
dont  je  pusse  vivre  sans  être  à  charge 
à  personne.  Je  lui  répondis  que  jesa- 
vois  l'un  et  l'autre  droit,  que  j'étois 
grammairien  ,  poète ,  et  sur-tout  que 
j'écrivois  parfaitement  bien.  «  Avec 
tout  ce  que  vous  venez  de  dire ,  ré- 
pliqua-t-il  ,  vous  ne  gagnerez  pas 
dans  ce  pajs-ci  de  quoi  vous  avoir 
un  morceau  de  pain  ;  rien  n'est  ici 
])ius  inutile  que  ces  sortes  de  con- 
iioissances.  Si  vous  voulez  suivre 
mon  conseil,  ajouta-t-il,  vous  pren- 
drez un  habit  court  ;  et  comme  vous 
me  paroissez  robuste  et  d'une  bonne 
constitution ,  vous  irez  dans  la  foret 
prochaine  faire  du  bois  à  brûler  ; 
vous  viendrez  l'exposer  en  vente  à  la 
place ,  et  je  vous  assure  que  vous  vous 
ferez  un  petit  revenu  ,  dont  vous  vi- 
vrez indépendamment  de  personne. 
Par  ce  moyen  ,  vous  vous  mettrez  en 
état  d'attendre  que  le  ciel  vous  soit 
favorable  ,  et  qu'il  dissipe  le  nuage 
de  mauvaise  fortune  qui  traverse  le 
bonheur  de  votre  vie ,  et  vous  oblige 
à   cacher    votre   naissance.    Je  mo 


7)7)0    LES  MILLE  ET  UNE  NUITS  , 

charge  de  vous  faire  trouver  une 
corde  et  une  cognée.  « 

»  La  crainte  d'être  reconnu ,  et  la 
nécessité  de  vivre,  me  déterminèrent 
à  prendre  ce  parti ,  malgré  la  bassesse 
et  la  peine  qui  y  étoient  attachées. 
Dès  le  jour  suivant ,  le  tailleur  m'a- 
cheta une  cognée  et  une  corde ,  avec 
im  habit  court  ;  et  me  recommandant 
à  de  pauvres  habitans  c[ui  gagnoient 
leur  vie  de  la  même  manière ,  il  les  pria 
de  me  mener  avec  eux.  Ils  me  coa- 
duisirent  à  la  forêt  ',  et  dès  le  premier 
jour ,  j'en  rapportai  sur  ma  tête  une 
grosse  charge  de  bois  ,  que  je  vendis 
une  demi-pièce  de  monnoie  d'or  du 
pa)^s  ;  car  quoique  la  forêt  ne  fût  pas^ 
éloignée ,  le  bois  néanmoins  ne  lais- 
soit  pas  d'être  cher  en  cette  ville ,  à 
cause  du  peu  de  gens  qui  se  donnoient 
la  peine  d'en  aller  couper.  En  peu  de 
temps  je  gagnai  beaucoup ,  et  je  ren- 
dis au  tailleur  l'argent  qu'il  avoit 
avancé  pour  moi. 

5)  Il  y  avoit  déjà  plus  d'une  année 
que  je  vivois  de  cette  sorte,  lorsqu'un 
jour  ayant  pénétré  dans  la  forêt  plus 


C  0  îî  T  E  s     ARABES.         D.U 

avant  crue  de  coutume ,  j'arrivai  dans 
uji  endroit  fort  agrétible ,  où  je  me  mis 
à  couper  du  bois.  En  arrachant  une 
racine  d'arbre ,  j'aperçus  un  anneau 
de  fer  attaclié  à  une  trappe  de  même 
métal.  J'ôtai  aussitôt  la  terre  qui  la 
couvroit  5  je  la  levai ,  et  je  vis  un  es- 
calier par  où  je  descendis  avec  ma 
cognée.  Quand  je  fus  au  bas  de  l'es- 
calier, je  me  trouvai  dans  un  vaste 
palais ,  (jui  me  causa  une  grande  ad- 
Jiiiration ,  par  la  lumière  qui  féclai- 
roit ,  comme  s'il  eût  été  sur  la  terre 
dans  l'endroit  le  mieux  exposé.  Je 
m'avançai  par  une  galerie  soutenue 
de  colonnes  de  jaspe  avec  des  bases 
et  des  chapiteaux  d'or  massif;  mais 
voyant  venir  au-devant  de  moi  une 
dame  ,  elle  me  parut  avoir  un  air  si 
noble ,  si  aisé ,  et  une  beauté  si  ex- 
traordinaire ,  que  détournant  mes 
jeux  de  tout  autre  objet,  je  m'atta- 
chai uniquement  à  la  regarder.  » 

Là ,  Scheherazade  cessa  de  parler , 
parce  qu'elle  vil  qu'il  étoit  jour.  «  Ma 
chère  sœur,  dit  alors  Dinarzade,  je 
vous  avoue  que  je  suis  fort  coiiLciits 


.'î)03     LES  MILLE  ET  UNE  NUITS  , 

de  ce  que  vous  avez  raconté  aujour- 
d'hui, et  je  m'imagine  que  ce  c^uï 
vous  reste  à  raconter ,  n'est  pas  moins 
merveilleux.  » 

«  Vous  ne  vous  trompez  pas ,  ré- 

Fondit  la  sultane  3  car  la  suite  de 
histoire  de  ce  second  Calender  ,  est 
plus  digne  de  l'attention  du  sultan 
mon  seigneur,  que  tout  ce  qu'il  a 
entendu  jusqu'à  présent.  »  «  J'en 
doute  ,  dit  Schahriar  en  se  levant  ; 
mais  nous  verrons  cela  demain.  » 


MONTES      ARABES.  ÙÙCt 


X  L  1 1  r    NUIT. 


Di  N  A  R  z  AD  E  fut  encore  très  -  dili- 
gente cette  nuit  ;  et  la  sultane  ,  pour 
satisfaire  à  l'empressement  cîe  sa 
sœur,  se  mit  à  raconter  ce  qui  se 

Î)assa  dans  ce  palais  souterrain  entre 
a  dame  et  le  prince.  Le  second  Ca- 
îender  ,  continua-t-elle  ,  poursuivant 
son  histoire  : 
»  Pour  épargner  à  la  belle  dame ,  dit' 
il,  la  peine  de  venir  jusqu'à  moi,  je  me 
hâtai  de  la  joindre ,  et  dans  le  temps 
que  je  lui  faisois  une  profonde  révé- 
rence ,  elle  me  dit  :  «  Qui  êtes  -  vous  ? 
Etes-vous  homme  ou  génie  ?  »  «  Je 
suis  homme ,  madame ,  lui  répondis- 
se en  me  relevant ,  et  je  n'ai  point 
de  commerce  avec  les  génies,  j)  «  Par 
quelle  aventure ,  reprit-elle  avec  un 
grand  soupir ,  vous  trouvez-vous  ici  ? 


ÔÔ4 

lij  a  vingt-cinq  ans  que  j'y  demeure, 
et  pendant  tout  ce  temps-là ,  je  n'y  ai 
pas  vu  d'autre  homme  que  vous.  » 

»  Sa  grande  beauté,  qui  m'avoit 
déjà  donné  dans  la  vue ,  sa  douceur 
et  l'honnéleté  avep  laquelle  elle  me 
recevoit ,  me  donnèrent  la  hardiesse 
de  lui  dire  :  «  Madame ,  avant  que 
j'aie  l'honneur  de  satisfaire  votre  cu- 
riosité ,  permettez-moi  de  vous  dire 
que  je  me  sais  un  gré  infini  de  cette 
rencontre  imprévue  ,  qui  m'offre  l'oc- 
casion de  me  consoler  dans  fafîliction 
où  je  suis,  et  peut-être  celle  de  vous 
rendre  plus  heureuse  que  vous  n'ê- 
tes. ))  Je  lui  racontai  fidèlement  par 
quel  étrange  accident  elle  voyoit  en 
ma  personne  le  fils  d'un  roi ,  dans 
l'état  où  je  paroissois  en  sa  présence , 
et  comment  le  hasard  avoit  voulu  que 
je  découvrisse  feutrée  de  sa  prison 
magnifique ,  mais  ennujeuse ,  selon 
toutes  les  apparences.  » 

«Hélas  !  prince,  dit -elle  en  sou- 
pirant encore ,  vous  avez  bien  raison 
de  croire  que  cette  prison  si  riche  et 
si  pompeuse ,  ne  laisse  pas  d'être  un 


CONTES     ARABES.  ÔÛJ 

séjour  fort  ennujeux.  Les  lieux  les 
plus  charmans  ne  sauroient  plaire 
lorsqu'on  y  est  contre  sa  volonté.  Il 
n'est  pas  possible  que  vous  n'ayez  ja- 
mais entendu  parler  du  grand  Epiti- 
marus ,  roi  de  l'isle  d'Ebène ,  ainsi 
nommée  à  cause  de  ce  bois  précieux 
qu'elle  produit  si  abondamment.  Je 
suis  la  princesse  sa  fille.  Le  roi  mon 
père  m'avoit  choisi  pour  époux  un 
prince  qui  éloit  mon  cousin  ;  mais 
la  première  nuit  de  mes  noces ,  au 
milieu  des  réjouissances  de  la  cour  et 
fie  la  capitale  du  royaume  de  l'isle 
d'Ebène  ,  avant  que  je  fusse  livrée  à 
mon  mari ,  un  génie  m'enleva.  Je 
m'évanouis  en  ce  moment ,  je  perdis 
toute  connoissance  j  et  lorsque  j'eus 
repris  mes  esprits,  je  me  trouvai 
dans  ce  palais.  J'ai  été  long-temps 
inconsolable  ;  mais  le  temps  et  la  né- 
cessité m'ont  accoutumée  à  voir  et  à 
souffrir  le  génie.  Il  y  a  vingt-cinq  ans, 
comme  je  vous  l'ai  déjà  dit,  que  je 
suis  dans  ce  lieu  où  je  puis  dire  que 
j'ai  à  souhait  tout  ce  qui  est  nécessaire 
k  la  vie ,  et  tout  ce  qui  peut  conten- 


536     LES  MILLE  ET  UNE  NUITS  , 

ter  une  princesse  qui  n'aimeroit  que 
les  parures  et  les  ajustemens.  De  dix 
jours  en  dix  jours ,  le  génie  vient  cou- 
cher une  nuit  avec  moi  ;  il  n'y  cou- 
che pas  plus  souvent,  et  l'excuse  qu'il 
en  apporte  ,  est  qu'il  est  marié  à  une 
autre  femme  ,  qui  auroit  de  la  jalou- 
sie ,  si  l'infidélité  qu'il  lui  fait ,  venoit 
à  sa  connoissance.  Cependant  si  j'ai 
besoin  de  lui ,  soit  de  jour ,  soit  de 
nuit ,  je  n'ai  pas  plutôt  touché  un  ta- 
lisman qui  est  à  l'entrée  de  ma  cham- 
bre ,  que  le  génie  paroit.  Il  J  a  au- 
jourd'hui quatre  jours  qu'il  est  venu  ; 
ainsi  je  ne  l'attends  que  dans  six. 
C'est  pourquoi  vous  en  pourrez  de- 
meurer cinq  avec  moi ,  pour  me  te- 
nir compagnie  ,  si  vous  le  voulez 
bien  ,  et  je  tâcherai  de  vous  régaler 
selon  votre  qualité  et  votre  mérite.  » 

»  Je  me  serois  estimé  trop  heureux 
d'obtenir  une  si  grande  faveur  en  la 
demandant,  pour  la  refuser  après 
une  offre  si  obligeante.  La  princesse 
me  fit  entrer  dans  un  bain  le  plus 
propre ,  le  plus  commode  et  le  plus 
somptueux  que  l'on  puisse  s'iinagi- 


CONTÉS    Arabes,       3^7 

ner  ;  et  lorsque  j'en  sortis  ,  à  la  place 
de  mon  habit  j'en  trouvai  un  autre 
très-riclie,  que  je  pris  moins  pour  sa 
richesse,  que  pour  me  rendre  plus 
digne  d'être  avec  elle.  Nous  nous  as- 
sîmes sur  un  sofa  garni  d'un  super- 
be tapis,  et  de  coussins  d'appui,  du 
plus  beau  brocard  des  Indes  •  et  quel- 
que temps  après,  elle  mit  sur  une 
table  des  mets  très-délicats.  Nous 
mangeâmes  ensemble  ;  nous  passâ- 
mes le  reste  de  la  journée  très-agréa- 
hJement ,  et  la  nuit  elle  me  reçut  dans 
son  lit. 

»  Le  lendemain  ,  comme  elle  cher- 
choit  tous  les  moyens  de  me  faire 
plaisir ,  elle  me  servit  au  dîner  une 
touteilie  de  vin  vieux  j  le  plus  excel- 
lent c[ue  l'on  puisse  goûter  ;  et  elle 
voulut  bien  ,  par  complaisance ,  en 
})oire  quelques  coups  avec  moi. 
Quand  j'eus  la  tête  échauffée  de  cette 
liqueur  agréable  :  «  Belle  princesse  , 
luidis-je  ,  il  J  a  trop  long^temps  que 
vous  êtes  enterrée  toute  vive  j  suivez- 
moi,  venez  jouir  de  la  clarté  du  vé- 
ritable jour  dont  vous   êtes    privée 

I.  29 


338     LES  MILLE  ET  UNE  NUITS  , 

depuis  tant  d'années.  Abandonnez  la 
fausse  lumière  dont  vous  jouissez  ici.» 
ce  Prince ,  me  répondit-elle  en  sou- 
riant, laissez  là  ce  discours.  Je  comp- 
te pour  rien  le  plus  beau  jour  du  mon- 
de ,  pourvu  que  de  dix ,  vous  m'en 
donniez  neuf;  et  que  vous  cédiez  le 
dixième  au  génie.  »  «  Princesse  ,  re- 
pris-je,  je  vois  bien  que  la  crainte  du 
génie  vous  fait  tenir  ce  langage.  Pour 
moi ,  je  le  redoute  si  peu  ,  que  je  vais 
mettre  son  talisman  en  pièces  avec  le 
grimoire  qui  est  écrit  dessus.  Qu'il 
vienne  alors  ,  je  l'attends.  Quelque 
brave,  quelque  redoutable  qu'il  puisse 
êti'e,  je  lui  ferai  sentir  le  poids  de  mon 
l)ras.  Je  fais  serment  d'exterminer 
tout  ce  qu'il  y  a  de  génies  au  monde  , 
et  lui  le  premier.  »  La  princesse,  qui 
en  savoit  la  conséquence ,  me  conjura 
de  ne  pas  toucher  au  talisman.  «  Ce 
seroit  le  moyen ,  me  dit-elle ,  de  nous 
perdre  vous  et  moi.  Je  connois  les 
génies  mieux  que  vous  ne  les  con- 
noissez.  »  Les  vapeurs  du  vin  ne  me 
permirent  pas  de  goûter  les  raisons 
de  la  princesse;  je  donnai  du  pied 


J 

CO]MTES      APV.ABES.         53() 

dans  le  talisman  ,  et  le  mis  en  plu- 
sieurs morceaux. 

En  achevant  ces  paroles ,  Sclielie- 
razade,  remarquant  qu'il  étoit  jour, 
se  tut,  et  le  sultan  se  leva.  Mais  com- 
me il  ne  douta  point  que  le  talisman 
brisé ,  ne  fût  suivi  de  qiielque  événe- 
ment fort  remarquable  ,  il  résolut 
d'entendre  le  reste  de  l'histoire. 


340      LES  MULE  ET  UKE  NUITS 


X  L  I  V^     NUIT. 


Je  vais  vous  apprendre,  dit  Schehe- 
razade ,  ce  qui  arriva  dans  le  palais 
souterrain,  après  que  le  prince  eut 
brisé  le  talisman  3  et  aussitôt ,  repre- 
nant sa  narration  ,  elle  continua  de 
parler  ainsi  sous  la  personne  du  se- 
cond Calender  : 

»  Le  talisman  ne  fut  pas  sitôt 
rompu  ,  que  le  palais  s'ébranla ,  prêt 
à  s'écrouler,  avec  un  bruit  effrojable 
et  pareil  à  celui  du  tonnerre  ,  accom- 
pagné d'éclairs  redoublés  et  d'une 
grande  obscurité.  Ce  fracas  épouvan- 
table dissipa  en  un  moment  les  fu-< 
mées  du  vin  ,  et  me  fit  connoitre , 
mais  trop  tard ,  la  faute  que  j'avois 
faite.  «  Princesse ,  m'écriai-je ,  que 
signifie  ceci?  »  Elle  me  répondit  toute 
effrajée ,  et  sans  penser  à  son  propre 


COKTES    ARABES.  ^41 

malheur  :  «  Hélas  !  c'est  fait  de  vous , 
si  vous  ne  vous  sauvez.  » 

»  Je  suivis  son  conseil;  et  mon  épou- 
vante fut  si  grande  que  j'oubliai  ma 
cognée  et  mes  babouches.  J'avois  à 
peine  gagné  l'escalier  par  où  j'étois 
descendu ,  que  le  palais  enchanté  s'en- 
^ rouvrit,  et  fit  un  passage  au  génie. 
Il  demanda  en  colère  à  la  princesse  : 
«  Que  vous  est-il  arrivé  ?  Et  pour- 
quoi m'appelez-vous?  «  «  Un  mal 
de  cœur,  lui  répondit  la  princesse, 
m'a  obligée  d'aller  chercher  la  bou- 
teille que  vous  voyez  ;  j'en  ai  bu  deux 
ou  trois  coups  ;  par  malheur  j'ai  fait 
un  faux  pas  ,  et  je  suis  tombée  sur  le 
talisman  ,  qui  s'est  brisé.  Il  n'j  a  pas 
autre  chose.  » 

»  A  celte  réponse  ,  le  génie  furieux 
lui  dit  :  ce  Vous  êtes  une  impudente, 
une  menteuse.  La  cognée  et  les  ba- 
bouches que  voilà ,  pourquoi  se  trou- 
vent -  elles  ici  i*  »  «  Je  ne  ies  ai  ja- 
mais vues  qu'en  ce  moment  ,  re- 
prit la  princesse.  De  fimpétuosité 
dont  vous  êtes  venu ,  vous  les  avez 
peut-être  enlevées  avec  vous ,  en  pas- 


i4^>     l'Es  MILLE  ET  ITNE  NUITS  , 

sant  par  quelqu' endroit  ,  et  vous  les 
avez  apportées  ,  sans  y  prendre 
garde.  » 

»  Le  génie  ne  repartit  que  par  des 
injures  et  par  des  coups  dont  j'enten- 
dis le  bruit.  Je  n'eus  pas  la  fermeté 
d'ouïr  les  pleurs  et  les  cris  pitoyables 
de  la  princesse  maltraitée  d'une  ma- 
nière si  cruelle.  J'avois  déjà  quitté 
riiabit  qu'elle  m' avoit  fait  prendre  ,  et 
repris  le  mien  que  j'avois  porté  sur 
l'escalier,  le  jour  précédent  à  la  sortie 
du  bain.  Ainsi  j'achevai  de  monter  , 
d'autant  plus  pénétré  de  douleur  et  de 
compassion  ,  que  j'étois  la  cause  d'un 
si  grand  malheur  ,  et  qu'en  sacrifiant 
la  plus  belle  princesse  de  la  terre  à  In 
barbarie  d'un  génie  implacable  ,  je 
m'étois  rendu  criminel  et  le  plus 
ingrat  de  tous  les  hommes.  «  Il  est 
vrai,  disois-je,  qu'elle  est  prisonnière 
depuis  vingt-cinq  ans  ,  mais  la  liberté 
à  part ,  elle  n'avoit  rien  à  désirer  pour 
être  heureuse.  Mon  emportement 
met  fin  à  son  bonheur ,  et  la  soumet  à 
la  cruauté  d'un  démon  impitoyable.  » 
J'abaissai  la  trappe  ,  la  recouvris  de 


CONTES     ARABES.         S^O 

lerre ,  et  retournai  à  la  ville  avec  une 
charge  de  bois  ,  que  j'accommodai 
sans  savoir  ce  que  je  faisois ,  tant  j'é- 
tois  troublé  et  affligé. 

»  Le  tailleur  mon  hôte  marqua  une 
grande  joie  de  me  revoir,  u  Votre 
absence  ,  me  dit-il ,  m'a  causé  beau- 
coup d'inquiétude ,  à  cause  du  secret 
de  votre  naissance  que  vous  m'avez 
confié.  Je  ne  savois  ce  que  je  devois 
penser ,  et  je  craignois  que  quelqu'un 
ne  vous  eût  reconnu.  Dieu  soit  loué 
de  votre  retour.  »  Je  le  remerciai  de 
son  zèle  et  de  son  affection  ;  mais  je 
ne  lui  communiquai  rien  de  ce  qui 
m'étoit  arrivé,  ni  de  la  raison  pour 
laquelle  je  retournois  sans  cognée 
et  sans  babouches.  Je  me  retirai  dans 
ma  chambre  ,  où  je  me  reprochci 
mille  fois  f  excès  de  mon  imprudence. 
«  Rien ,  me  disois-je ,  n'auroit  égalé 
le  bonheur  de  la  princesse  et  le  mien , 
si  j'eusse  pu  me  contenir ,  et  que  je 
n'eusse  pas  brisé  le  talisman.  »  Pen- 
dant que  je  m'abandonnois  à  ces  pen- 
sées afïbgeantes  ,  le  tailleur  entra  ,  et 
me  dit  :  «  Un  vieillard  que  je  ne  ccn- 


Û44     Ï-ES  MILLE  ET  UNE  NUITS  , 

nois  pas,  vient  d'arriver  avec  votre 
cognée  et  vos  babouches  qu'il  a  trou- 
vées en  son  chemin  ,  à  ce  qu'il  dit.  Il 
a  appris  de  vos  camarades  ,  qui  vont 
au  bois  avec  vous  ,  que  vous  demeu- 
riez ici.  Venez  lui  parler  ,  il  veui 
vous  les  rendre  en  miain  propre.  «  A. 
ce  discours  ,  je  changeai  de  couleur  et 
tout  le  corps  me  trembla.  Le  tailleur 
m'en  demandoit  le  sujet ,  lorsque  le 
pavé  de  ma  chambre  s'entrouvrit.  Le 
vieillard  qui  n'avoit  pas  eu  la  patience 
d'attendre ,  parut  et  se  présenta  à  nous 
avec  la  cognée  et  les  babouches.  C'é- 
toit  le  génie  ravisseur  de  la  belle  prin- 
cesse de  l'isled'Ebène,  qui  s'étoitainsi 
déguisé  ,  après  l'avoir  traitée  avec  la 
dernière  barbarie.  «  Je  suis  génie  , 
nous  dit-il ,  fils  de  la  fille  d'Éblis  , 
prince  des  génies.  N'est-ce  pas  là  ta 
cognée,  ajouta-t-il  en  s'adressant  à 
moi  ?  Ne  sont-ce  pas  là  tes  babou- 
ches ?  » 

Scheherazade ,  en  cet  endroit ,  a- 
perçut  le  jour  ,  et  cessa  de  parler.  Le 
sultan  trouvoit  l'histoire  du  second 
Çiûendcv  trop  belle  pour  ne  pas  voti- 


CONTES     ARABES.         345 

loir  en  entendre  davantage.  C'estpour- 
quoi  il  se  leva  ,  dans  l'intention  d'en 
apprendre  la  suite  le  lendemain. 


34G     l'Es  MILLE  ET  UNE  NUITS 


XLV^    NUIT. 


liE  jour  suivant,  Scheherazade,  pour 
satisfaire  sa  sœur ,  fort  curieuse  de  sa- 
voir comment  le  génie  traita  le  prin- 
ce ,  se  mit  à  racunler  de  cette  sorte 
riiistoire  du  second  Calender  : 

«  Madame  ,  dil-il  à  Zobéide ,  le  gé- 
nie m' ayant  fait  *  etle  »-{uestion  ,  ne  me 
donna  pas  le  temps  de  lui  répondre  , 
et  je  ne  l'aurois  pu  faire  ,  tant  sa  pré- 
sence affreuse  m'avoit  mis  hors  de 
moi-même.  li  me  pi'it  par  le  milieu 
du  corps,  me  traina  hors  de  la  cham- 
bre ;  et  s' élançant  dans  l'air  ,  m'en- 
leva jusqu'au  ciel  avec  tant  de  force 
et  de  vitesse  ,  que  je  m'aperçus  plutôt 
que  j'étois  monté  si  haut ,  que  du  che- 
min qu'il  m'avoit  fait  faire  en  peu  de 
momens.  Il  fondit  de  même  vers  la 
terre  -,  et  l'ayant  fait  entrouvrir  eu 


CONTES     ARABES,         047 

frappant  du  pied  ,  il  s'y  enfonça  ,  et 
aussitôt  je  me  trouvai  dans  le  palais 
enchanté  ,  devant  la  belle  princesse 
de  l'isle  d'Ebène.  Mais  hélas  ,  quel 
spectacle  1  Je  vis  une  chose  qui  me 
perça  le  cœur.  Cette  princesse  étoit 
nue  et  toute  en  sang  ,  étendue  sur 
la  terre ,  plus  morte  que  vive  et  les 
joues  baignées  de  larmes.  «  Perfide  , 
lui  dit  le  génie  en  me  montrant  à 
elle  ,  n'est-ce  pas  là  ton  amant?  « 
Elle  jeta  sur  moi  ses  jeux  languîs- 
sans  ,  et  répondit  tristement  :  «  Je  ne 
le  connois  pas  ;  jamais  je  ne  l'ai  vu 
qu'en  ce  moment.  «  «  Quoi ,  reprit  le 
génie  ,  il  est  cause  que  tu  es  dans  Té- 
tât où  te  voilà  si  justement ,  et  tu  oses 
dire  que  tu  ne  le  connois  pas  !  »  «  Si 
je  ne  le  connois  pas ,  repartit  la  prin- 
cesse ,  voulez-vous  que  je  fasse  un 
mensonge  qui  soit  la  cause  de  sa  per- 
te 't  n  «Hé  bien  ,  dit  le  génie  ,  en  ti- 
rant un  sabre  ,  et  le  présentant  à  la 
princesse  ,  si  tu  ne  l'as  jamais  vu  , 
prends  ce  sabre  et  lui  coupe  la  tête.  » 
ce  Hélas  ,  dit  la  princesse  ,  comment 
pourrois-je  exécuter  ce  que  vous  exi- 


348     LES  MILLE  ET  UNE  NUITS, 

gez  de  moi  ?  Mes  forces  sont  telle- 
ment épuisées  ,  que  je  ne  saurois  le- 
ver le  bras  ;  et  quand  je  le  pourrois  , 
aurois-je  le  courage  de  donner  la 
mort  à  une  personne  que  je  ne  con- 
nois  point,  à  un  innocent?  «  «  Ce  re- 
fus ,  dit  alors  le  génie  à  la  princesse  , 
me  fait  connoitre  tout  ton  crime.  » 
Ensuite  se  tournant  de  mon  côté  :  «Et 
toi ,  me  dit-il ,  ne  la  connois-tu  pas?  » 

3)  J'aurois  été  le  plus  ingrat  et  le 
plus  perfide  de  tous  les  hommes  ,  si 
je  n'eusse  pas  eu  pour  la  princesse  la 
même  fidélité  qu'elle  avoit  pour  moi , 
qui  étois  la  cause  de   son  malheur. 

»  C'est  pourquoi  je  répondis  au  gé- 
nie :  «  Comment  la  connoîtrois-je  , 
moi  qui  ne  l'ai  jamais  vue  que  celte 
seule  fois?»  «  Si  cela  est ,  reprit-il , 
prends  donc  ce  sabre ,  et  coupe-lui  la 
tête.  C'est  à  ce  prix  que  je  te  mettrai 
en  liberté ,  et  que  je  serai  convaincu 
que  tu  ne  Tas  jamais  vue  qu'à  pré- 
sent, comme  tu  ie  dis.  »  «  Très-volou- 
liers  ,  lui  repartis- je.  Je  pris  le  sabre 
de  sa  main.... 

uMais  ,  sire,  dit  Scheherazade  en 


CONTES     A  E.  A  B  E  S.         349 

s'interrompant  en  cet  endroit ,  il  est 
jour ,  et  je  ne  dois  point  abuser  de  la 
patience  de  votre  majesté.  »  «  Voilà 
des  événemens  merveilleux,  dit  le  sul- 
tan en  lui-même  ,  nous  verrons  de- 
main si  le  prince  eut  la  cruauté  d'o- 
béir au  génie.  » 


ÙO 


ÙOO     lES  MILLE  ET  UNE  NUITS. 


X  L  V  I^    NUIT. 


Sur  la  fin  de  la  nuit,  Schelierazade , 
pour  satisfaire  à  l'empressement  de 
sa  sœur  ,  lui  dit  :  Vous  saurez  que  le 
second  Calender  poursuivit  ainsi  : 

M  Ne  croyez  pas  ,  madame  ,  que  je 
m'approchai  de  la  belle  princesse  de 
l'isle  d'Ebène  ,  pour  être  le  ministre 
de  la  barbarie  du  génie.  Je  le  fis  seu- 
lement pour  lui  marquer  par  des  ges- 
tes ,  autant  qu'il  me  l'etoit  permis  , 
que  comme  elle  avoit  la  fermeté  de 
sacrifier  sa  vie  pour  l'amour  de  moi , 
je  ne  refuserois  pas  d'immoler  aussi 
la  mienne  pour  l'amour  d'elle.  La 
princesse  comprit  mon  dessein .  Mal- 
gré ses  douleurs  et  son  affliction,  elle 
me  le  témoigna  par  un  regard  obli- 
geant ,  et  me  fit  entendre  qu'elle  mou- 
roit  volontiers  et  qu'elle  étoit  contente 
de  voir  que  je  voulois  aussi  mourir 


CONTES     ARABES.         OOl 

Eoiir  elle.  Je  reculai  alors  ,  et  jetant 
î  sabre  par  terre  :  «  Je  serois  ,  dis-je 
au  génie  ,  éternellement  blâmable  de- 
vant tous  les  hommes ,  si  j'avois  la  lâ- 
cheté de  massacrer  ,  je  ne  dis  pas  une 
personne  que  je  ne  connois  point , 
mais  même  une  dame  comme  celle 
que  je  vois  ,  dans  l'état  où  elle  est  , 
prête  à  rendre  l'âme.  Vous  ferez  de 
moi  ce  qui  vous  plaira,  puisque  je 
suis  à  votre  discrétion  ;  mais  je  ne  puis 
obéir  à  votre  commandement  bar- 
bare. » 

«  Je  vois  bien ,  dit  le  génie ,  que 
vous  me  bravez  l'un  et  l'autre ,  et  que 
vous  insultez  à  ma  jalousie  ;  mais 
par  le  traitement  que  je  vous  ferai , 
vous  connoitrez  tous  deux  de  quoi  je 
suis  capable.  »  A  ces  mots  ,  le  mons- 
tre reprit  le  sabre  ,  et  coupa  une  des 
mains  de  la  princesse  ,  qui  n'eut  que 
le  temps  de  me  faire  un  signe  de  l'au- 
tre, pour  me  dire  un  éternel  adieu; 
car  le  sang  qu'elle  avoit  déjà  perdu , 
et  celui  qu'elle  perdit  alors  ,  ne  lui 
permirent  pas  de  vivre  plus  d'un  mo- 
ment ou  deux  après  cette  dernière 


OOZ       LDS  MILLE  ET  UNS  NUITS  , 

cruauté  ,  dont  le  spectacle  me  fit 
évanouir, 

3)  Lorsque  je  fus  revenu  à  moi , 
je  me  plaignis  au  génie  de  ce  qu'il 
me  faisoit  languir  dans  l'attente  de 
la  mort.  «  Erappez  ,  lui  dis  -  je  ,  je 
suis  prêt  à  recevoir  le  coup  mortel  ; 
je  l'attends  de  vous  comme  la  plus 
grande  grâce  que  vous  me  puissiez 
faire.  »  Mais  au  lieu  de  me  l'ac- 
corder :  «  Voilà  ,  me  dit  -  il  ,  de 
quelle  sorte  les  génies  traitent  les 
femmes  qu'ils  soupçonnent  d'infidé-' 
lité.  Elle  t'a  reçu  ici  5  si  j'étois  assuré 
qu'elle  m'eût  fait  un  plus  grand  ou- 
trage ,  je  te  ferois  périr  dans  ce  mo- 
ment ;  mais  je  me  contenterai  de  te 
changer  en  chien  ,  en  âne  ,  en  lion  , 
ou  en  oiseau.  Choisis  un  de  ces  chan- 
gemens*  je  veux  bien  te  laisser  maî- 
tre du  choix.  » 

»  Ces  paroles  me  donnèrent  quel^ 
qu'espérance  de  le  fléchir.  «  O  génie , 
lui  dis -je  ,  modérez  votre  colère  5  et 
puisque  vous  ne  voulez  pas  nVôter  la 
vie, accordez-la-moi  généreusement. 
Je  me  souviendrai  toujours  de  votr(^ 


CONTES     ARABES.         353 

démence  y  si  %^ous  me  pardonnez  , 
de  même  que  le  meilleur  homme  du 
monde  pardonna  à  un  de  ses  voisins 
qui  lui  portoit  une  envie  mortelle.  » 
îie  génie  me  demanda  ce  qui  s'étoit 
passé  entre  ces  deux  voisins  ,  en  me 
disant  qu'il  vouloit  bien  avoir  la  pa- 
tience d'écouter  cette  histoire.  Voici 
de  quelle  manière  je  lui  en  fis  le  ré- 
cit. Je  crois ,  madame ,  que  vous  ne 
serez  pas  fâchée  que  je  vous  la  ra- 
conte aussi. 


OJ4 

HISTOIRE 

DE   l/ ENVIEUX   ET   DE   l' EN  VIE. 


«Dans  une  ville  assez  considérable, 
deux  hommes  demeuroieiit  porte  à 
porte.  L'un  conçut  contre  l'autre  une 
envie  si  violente ,  que  celui  qui  en 
étoit  l'objet ,  résolut  de  changer  de 
demeure,  et  de  s'éloigner,  persuadé 
que  le  voisinage  seul  lui  avoit  attiré 
lanimosité  de  son  voisin  ;  car  quoi- 
qu'il lui  eût  rendu  de  bons  offices  ,  il 
s'étoit  aperçu  qu'il  n'en  étoit  pas  moins 
haï.  C  est  pourquoi  il  vendit  sa  mai- 
son avec  le  peu  de  bien  qu'il  avoit  ; 
et  se  retirant  dans  la  capitale  du  pajs , 
cjui  n'étoit  pas  éloignée,  il  acheta  une 
petite  terre  environ  à  une  demi-lieue 
de  la  ville.  Il  y  avoit  une  maison  assez 
commode,    un  beau  jardin  et   une 


CONTES     ARABES.        355 

cour  raisonnablement  grande  ,  dans 
lac|uelle  étoit  une  citerne  profonde, 
dont  on  ne  se  servoit  plus. 

»  Le  Bon-homme  ayant  fait  cette  ac- 
quisition ,  prit  riiabit  de  derviche  (  i  ) , 
pour  mener  une  vie  plus  retirée  ,  et 
fit  faire  plusieurs  cellules  dans  la  mai- 
son ,  où  il  établit  en  peu  de  temps 
une  communauté  nombreuse  de  der- 
viches. Sa  vertu  le  fit  bientôt  connoî- 


(i)  Dcrvis  ou  Derviche  j  ce  nom  ,  qni  signi- 
fie pauvre^  répond  chez,  les  Mahométans  à  celui 
<le  moines  chez  les  Chrétiens.  Ils  font  vœu  do 
pauvreté  ,  de  chasteté  et  d'obéissance.  Cepen- 
dant Mévéléva  ,  leur  fondateur  ,  leur  a  permis 
de  rentrer  dans  le  monde  et  même  de  se  ma- 
rier ,  si  leur  foiblesee  l'exigeoit.  Ils  portent  de 
grosses  chemises  de  serge ,  et  n'ont  qu'un  man- 
teau de  gros  drap  ,  dont  ils  s'enveloppent. 
Leurs  bonnets  ressemblent  assez,  bien  à  nos 
feutres  ,ou  grands  chapeaux  blancs  sans  bord  , 
et  faits  de  poil  de  chameaux;  ils  ont  les  jambes 
nues  et  la  poitrine  découverte  ;  leur  ceinture 
est  une  lanière  de  cuir  ,  à  laquelle  ils  attachent 
des  boucles  d'ivoire,  de  porphyre,  etc.  Outre 
les  jeûnes  prescrits  par  l'Alcoran,  ils  en  obser- 
vent encore  tous  les  jeudis  :  il  ne  leur  est  per- 
mis alors  de  manger  qu'après  le  coucher  du 
soleil. 


556      LES  IMILLE  ET  UNE  NUITS  , 

tre ,  et  ne  manqua  pas  de  lui  attirer 
une  infinité  de  monde ,  tant  du  peuple 
que  des  principaux  de  la  ville.  Enfin , 
chacun  l'honoroit  et  le  cliérissoit  ex- 
trêmement. On  venoit  aussi  de  bien 
loin  ,  se  recommander  à  ses  prières  ; 
et  tous  ceux  qui  se  retiroient  d'auprès 
de  lui  ,  publioient  les  bénédictions 
qu'ils  crojoient  avoir  reçues  du  ciel 
par  son  mojen. 

»  La  grande  réputation  du  person- 
nage s'éLant  répandue  dans  la  ville 
d'où  il  étoit  sorti ,  l'Envieux  en  eut 
un  chagrin  si  vif,  qu'il  abandonna  sa 
inaison  et  ses  affaires ,  dans  la  réso- 
lution de  faller  perdre.  Pour  cet  efFel, 
il  se  rendit  au  nouveau  couvent  de 
derviches ,  dont  le  chef ,  ci-devant  son 
voisin  ,  le  reçut  avec  toutes  les  mar- 
ques d'amitié  imaginables.  L'Envieux 
lui  dit  qu'il  étoit  venu  exprès  pour 
lui  communiquer  une  affaire  impor- 
tante ,  dont  il  ne  pouvoit  l'entretenir 
cju'en  particulier.  «  Afin ,  ajouta-t-ii  , 
que  personne  ne  nous  entende ,  pro- 
menons-nous, je  vous  prie,  dan« 
votre  cour  ;   et  puisque  la  nuit  ap~ 


CONTES     ARABES.  OOy 

proche ,  commandez  à  vos  derviches 
de  se  retirer  dans  leurs  ceihiles.  :»  Le 
chef  des  derviches  fit  ce  qu'il  sou- 
haitoit. 

w  Lorsque  l'Envieux  se  vit  sei!»  avec 
îe  Bon-homme,  il  commença  à  lui 
raconter  ce  qui  lui  plut,  en  marchant 
l'un  à  côté  de  l'autre  dans  la  cour , 
jusqu'à  ce  que  se  trouvant  sur  le 
bord  de  la  citerne ,  il  le  poussa  et  le 
jeta  dedans ,  sans  que  personne  fût 
témoin  d'une  si  méchante  action. 
Cela  étant  fait ,  il  s'éloigna  prompte- 
ment ,  gagna  la  porte  du  couvent , 
d'où  il  sortit  sans  être  vu  ,  et  retourna 
chez  lui  fort  content  de  son  voyage , 
et  persuadé  que  l'objet  de  son  envie 
n'étoit  plus  au  monde;  mais  il  se 
trompoit  fort.... 

Scheherazade  n'en  put  dire  davan^ 
lage,  car  le  jour  paroissoit.  Le  sultan 
fut  indignéde  la  malice  de  l'Envieux. 
«  Je  souhaite  fort ,  dit  -  il  en  lui- 
même,  qu'il  n'en  arrive  point  de  mal 
au  bon  derviche.  J'espère  que  j'ap-f 
prendrai  demain  que  le  ciel  ne  faban- 
donna  point  dans  cette  occasion,  a 


5j8    les  mille  et  une  nuits. 


XL  VIT    NUIT 


DiNARZADE,  à  son  rëveîl ,  con- 
jura  sa  sœur  de  lui  apprePxdre  si  le 
bon  derviche  sortit  sain  et  sauf  de  la 
citerne.  «  Oui ,  répondit  Schehera- 
zade.»  Et  le  second  Calender  poursui- 
vant son  histoire  :  «La  vieille  citerne, 
dit-il ,  étoil  habitée  par  des  fées  et  par 
des  génies  ,  qui  se  trouvèrent  si  à  pro- 
pos pour  secourir  le  chef  des  der- 
viches ,  qu'ils  le  reçurent  et  le  sou- 
tinrent jusqu'au  bas  ,  de  manière 
qu'il  ne  se  fit  aucun  mal.  Il  s'aperçut 
bien  qu'il  y  avoit  quelque  chose  d'ex- 
traordinaire dans  une  chute  dont  il 
devoit  perdre  la  vie  5  mais  il  ne 
voyoit  ,  ni  ne  sentoif  rien.  Néan- 
moins il  entendit  bientôt  une  voix 
qui  dit  :  «  Savez-vous  qui  est  ce  Bon- 
Homme  à  qui  nous  venons  de  rendro 


CONTES     ARABES.        ojg 

ce  bon  office?  »  Et  d'autres  voix  ayant 
répondu  que  non ,  la  première  reprit  : 
«  Je  vais  vous  Je  dire.  Cet  homme  , 
par  la  plus  grande  charité  du  monde , 
a  abandonné  la  ville  où  il  demeuroit, 
et  est  venu  s'étabhr  en  ce  lieu  ,  dans 
l'espérance  de  guérir  un  de  ses  voi- 
sins de  l'envie  qu'il  avoit  contre  lui. 
Il  s'est  attiré  ici  une  estime  si  géné- 
rale, que  l'Envieux  ne  pouvant  le 
souffrir,  est  venu  dans  le  dessein  de 
le  faire  périr  •  ce  qu'il  auroit  exécuté 
sans  le  secours  que  nous  avons  prêté 
à  ce  Bon-homme  ,  dont  la  réputa- 
tation  est  si  grande ,  que  le  sultan  , 
qui  fait  son  séjour  dans  la  ville  voi- 
sine ,  doit  venir  demain  le  visiter, 
pour  recommander  la  princesse  sa 
fille  à  ses  prières.  » 

»  Une  autre  voix  demanda  cpiei 
besoin  la  princesse  avoit  des  prières 
du  derviche  ;  à  quoi  la  première  re- 
partit :  «  Vous  ne  savez  donc  pas 
qu'elle  est  possédée  du  génie  Mai- 
nioun ,  fils  de  Dimdim ,  qui  est  de- 
venu amoureux  d'elle?  Mais  je  sais 
bien  comment  ce  boa  chef  des  der- 


36o     LES  MILLE  ET  UNE  NUITS 


viches  poiirroit  la  guérir  ;  la  chose 
est  très-aisée ,  et  je  vais  vous  la  dire. 
Il  a  dans  son  couvent  un  chat  noir , 
qui  a  une  tache  blanche  au  bout  de 
la  queue  ,  environ  de  la  grandeur 
d'une  petite  pièce  de  monnoie  d'ar- 
gent. Il  n'a  qu'à  arracher  sept  brins 
de  poil  de  cette  tache  blanche  ,  les 
brûler  ,  et  parfumer  la  tête  de  la 
princesse  de  leur  fumée.  A  l'instant 
elle  sera  si  bien  guérie  et  si  bien  dé- 
livrée de  Maimoun ,  fils  de  Dimdim , 
que  jamais  il  ne  s'avisera  d'approcher 
d'elle  une  seconde  fois.  » 

3)  Le  chef  des  derviches  ne  perdit 
pas  un  mot  de  cet  entretien  des  fées 
et  des  génies  qui  gardèrent  un  grand 
silence  toute  la  nuit ,  après  avoir  dit 
ces  paroles.  Le  lendemain ,  au  com- 
mencement du  jour  ,  dès  qu'il  put 
distinguer  les  objets,  comme  la  ci- 
terne étoit  démolie  en  plusieurs  en- 
droits ,  il  aperçut  un  trou ,  par  où  ii 
sortit  sans  peine. 

»  Les  derviches  qui  le  cherchoient, 
furent  ravis  de  le  revoir.  Il  leur  ra- 
conta en  peu  de  mots  la  méchanceté 


CONTES      ARABES.         o5 1 

tle  l'hôte  qu'il  avoit  si  bien  reçu  le 
jour  précédent,  et  se  retira  dans  sa 
cellule.  Le  chat  noir  dont  il  avoit  oui 
parler  la  nuit  dans  l'entretien  des 
fées  et  des  génies,  ne  fut  pas  long- 
temps à  venir  lui  faire  des  caresses 
à  son  ordinaire.  Il  le  prit  ,  lui  ar- 
racha sept  brins  de  poil  de  la  tache 
blanche  qu'il  avoit  à  la  queue ,  et  les 
mit  à  part ,  pour  s'en  servir  quand  il 
en  auroit  besoin. 

«  Il  n  j  avoit  pas  long-temps  que 
le  soleil  étoit  levé  ,  lorsque  le  sultan  , 
qui  ne  vouloit  rien  négliger  de  ce 
qu'il  crojoit  pouvoir  apporter  une 
prompte  guérison  à  la  princesse  , 
arriva  à  la  porte  du  couvent.  Il  or- 
donna à  sa  garde  de  s'y  arrêter ,  et 
entra  avec  les  principaux  officiers  qui 
l'accompagnoient.  3 /es  derviches  le 
reçurent  avec  un  profond  respect. 

»  Le  sultan  tira  leur  chef  à  f  écart  : 
a  Bon  scheik  (i) ,  lui  dit-il ,  vous  savez 


(i)  Mot  nrabe  qui  signifie  vieillard.  On 
appelle  ainsi  dans  l'Orient  les  chefs  des  com- 
munautés religieuses  et  séculières ,  et  les  doc- 


3G2      LES  MILLE  ET  UKE  NUITS, 

peut-être  déjà  le  sujet  qui  m'amène.  « 
«Oui,  sire,  répondit  modestement  le 
derviclie  :  c  est ,  si  je  ne  me  trompe, 
la  maladie  de  la  princesse  qui  m'attire 
cet  honneur  que  je  ne  mérite  pas.  » 
«  C'est  cela  même ,  répliqua  le  sultan. 
Vous  me  rendriez  la  vie,  si,  comme 
je  l'espère ,  vos  prières  obtenoient  la 
guérison  de  ma  fille.  »  «  Sire  ,  repar- 
tit le  Bon-homme ,  si  votre  majesté 
veut  bien  la  faire  venir  ici ,  je  me 
flatte  par  l'aide  et  la  faveur  de  Dieu , 
Cju'elle  retournera  en  parfaite  santé.» 
»  Le  prxuce  ,  transporté  de  joie , 
envoya  sur-le-champ  chercher  sa 
fille  ,  qui  parut  bientôt  accompagnée 
d'une  nombreuse  suite  de  femmes 
et  d'eunuques,  et  voilée  de  manière 

SLi'on  ne  lui  vojoit  pas  le  visage.  Le 
lef  des  derviches  fit  tenir  une  poêle 
au-dessus  de  la  tête  de  la  princesse  5 
et  il  n'eut  pas  sitôt  posé  les  sept  brins 
de  poil  sur  les  charbons  allumés  qu'il 
avoit  fait  apporter ,  que  le  génie  Mal- 

t«nrs    distingués.    Los  Mahoni^'l  ans  àonaciil 
•.11I5SÎ  ce  ncui  ù  Iciir-s  prôdiculeur». 


CONTES     A  E.  A  B  T:  S.  Ôi,  ) 

moiin  ,  fils  de  Dirndim,  fit  de  graiids 
cris ,  sans  q^ue  l'on  vit  rien ,  et  laissa 
la  princesse  libre.  Elle  porta  d'abord 
la  main  au  voile  qui  kii  couvroit  le 
visage  ,  et  le  leva  pour  voir  où  elle 
éloit.  «  Où  suis-je ,  s'écria-t-elle  ?  Qui 
m'a  amenée  ici  ?  «  A  ces  paroles ,  le 
sultan  ne  put  cacher  l'excès  de  sa  joie; 
il  embra.ssa  sa  fille  ,  et  la  baisa  aux 
veux  3  il  baisa  aussi  la  main  du  chef 
des  derviches ,  et  dit  aux  officiers  qui 
i'accompLignoient  :  «Dites-moi  votre 
sentiment  :  quelle  récompense  mérite 
celui  qui  a  ainsi  guéri  ma  fille  ?  »  Ils 
répondirent  tous  qu'il  méritoit  de  fé- 
pouser.  «  C'est  ce  que  j'avois  dans  la 
pensée,  reprit  le  sultan,  et  je  le  fais 
mon  gendre  dès  ce  moment.  » 

»  Peu  de  temps  après  ,  le  premier 
visir  mourut.  Le  sultan  mit  le  dervi- 
che à  sa  place  ,  et  le  sultan  étant 
mort  lui-rné.'ne  sans  enfans  mâles  , 
les  ordres  de  religion  et  de  milice 
assemblés,  le  Bon -homme  fut  dé- 
claré et  reconnu  sultan  d'un  commun 
consentement 

Le  jour  qui    paroissoit  ,   obhgea 


364     l'Es  MILLE  ET  UNE  NUITS  , 

Sclieherazade  à  s'arrêter.  Le  derviche 
parut  à  Schahriar  digne  de  la  cou- 
ronne qu'il  venoil  d'obtenir;  mais  ce 
F  rince  étoit  en  peine  de  savoir  si 
Envieux  n'en  seroit  pas  mort  de  cha- 
grin ;  et  il  se  leva  dans  la  résolution 
de  l'apprendre  la  nuit  suivante. 


CONTES     ARABES. 


XLVIir    NUIT. 


V  o  ICI  comme  le  second  Calender  , 
dit  Sclieherazade,  poursuivit  la  fin  de 
l'histoire  de  l'Envié  et  de  l'Envieux  : 

M  Le  bon  derviche  ,  dit-il  ,  étant 
donc  monté  sur  le  trône  de  son  beau- 
père  5  un  jour  qu'il  étoit  au  milieu  de 
sa  cour,  dans  une  marche,  il  aperçut 
l'Envieux  parmila  foule  du  monde  qui 
étoit  sur  son  passage.  Il  fit  approcher 
im  des  visirs  qui  T'accompagnoit ,  et 
lui  dit  tout  bas  :  «  Allez  ,  et  amenez- 
moi  cet  homme  que  voilà  ,  et  prenez 
bien  garde  de  l'épouvanter.  »  Le  vi- 
sir  obéit  -,  et  quand  l'Envieux  fut  en 
présence  du  sultan  ,  le  sultan  lui  dit  : 

V  Mon  ami ,  je  suis  ravi  de  vous  voir.  » 
Et  alors  s'adressant  à  un  officier:  «Qu'on 
lui  compte ,  dit-il ,  tout-à-fheure  mille 
pièces  demonnoie  d'or  de  mon  trésor. 
De  plus,  qu'on  lui  livre  vingt  charges 


Z'36     LES  MILLE  ET  UNE  NUITS  , 

de  mardianclLses  les  plus  précieuses 
de  mes  magasins  ,  et  qu'une  garde 
suffisante  le  conduise  et  l'escorte  jus- 
ques  chez  lui.  »  Après  avoir  chargé 
l'officier  de  cette  commission  ,  il  dit 
adieu  à  l'Envieux  ,  et  continua  sa 
marche. 

»  Lorsque  j'eus  achevé  de  conter 
celte  histoire  au  génie,  assassin  de  la 
princesse  de  l'isle  d'Ebène  ,  je  lui  en 
fis  l'application.  «  O  génie ,  lui  dis-je , 
vous  voyez  que  ce  sullan  bienfaisant 
ne  se  contenta  pas  d'oublier  qu'il  n'a- 
voit  pas  tenu  à  l'Envieux  qu'il  n'eût 
perdu  la  vie  ,  il  le  traita  encore  et  le 
renvoya  avec  toute  la  bonté  que  je 
viens  de  vous  dire.  «  Enfin  ,  j'em- 
ployai toute  mon  éloquence  à  le  prier 
d'imiler  un  si  bel  exemple  ,  et  de  me 
pardonner  3  mais  il  ne  me  fut  pas  pos- 
sible de  le  fléchir.  «  Tout  ce  que  je 
puis  faire  pour  toi  ,  me  dit-il  ,  c'est 
de  ne  te  pas  ôter  la  vie  j  ne  te  flatte 
pas  que  je  te  renvoie  sain  et  sauf.  Il 
faut  que  je  te  fasse  sentir  ce  que  je 
puis  par  mes  enclianteniens.  «  A  ces 
mots  il  se  saisit  de  moi  avec  ^^loience  _, 


COI^^TES     ARABES.  3  yj 

et  m'einporlant  au  travers  de  la  voûte 
du  palais  souterrain,  qui  s'entrouvrit 
pour  lui  faire  un  passage ,  il  m'enleva 
si  haut  ,  que  la  terre  ne  me  parut 
qu'un  petit  nuage  blanc.  De  cette  hau- 
teur ,  il  se  lança  vers  la  terre  comme 
la  foudre  ,  et  prit  pied  sur  la  cime 
d'une  montagne. 

»  Là  il  ramassa  une  poignée  de  terre, 
prononça,  ou  plutôt  marmotta  dessus 
certaines  paroles  ,  auxquelles  je  ne 
compris  rien  ;  et  la  jetant  sur  moi  : 
w  Quitte,  me  dit-il,  la  figure  d'hom- 
»  me  ,  et  prends  celle  de  singe.  «  Il 
disparut  aussitôt ,  et  je  demeurai  seul , 
changé  en  sin^e ,  accablé  de  douleur , 
dans  un  pays  inconnu  ,  ne  sachant  si 
i'étois  près  ou  éloigné  des  états  du  roi 
inon  père. 

»  Je  descendis  du  haut  de  la  mon- 
tagne, j'entrai  dans  un  plat  pays,  dont 
je  ne  trouvai  l'extrémité  qu'au  bout 
d'un  mois  ,  que  j'arrivai  au  bord  de  la 
mer.  Elle  étoit  alors  dans  un  grand 
calme  5  et  j'aperçus  un  vaisseau  ,  à 
une  demi-lieue  de  terre.  Pour  ne  pas 
perdre  une  si  belle  occasion ,  je  roui- 


36S     LES  MILLE  ET  UNE  KUITS, 

pis  une  grosse  brandie  d'arbre  ,  je  la 
lirai  après  moi  clans  la  mer  ,  et  me 
mis  dessus  ,  jambe  de-çà  ,  jambe  de- 
là ,  avec  un  bâton  à  chaque  main  , 
pour  me  servir  de  rames. 

»  Je  voguai  dans  cet  état ,  et  m'a- 
vançai vers  le  vaisseau.  Quand  j'en  fus 
assez  près  pour  être  reconnu  ,  je  don- 
nai un  spectacle  fort  extraordinaire 
c\ux  matelots  et  aux  passagers  qui  pa- 
rurent sur  le  tillac.  Ils  me  regardoient 
tous  avec  une  grande  admiration.  Ce- 
pendant j'arrivai  à  bord  ;  et  me  pre- 
nant à  un  cordage  ,  je  grimpai  jus-, 
cjues  sur  le  tillac.  Mais  comme  je  ne 
pouvois  parler  ,  je  me  trouvai  dans 
un  terrible  embarras.  En  eiïet ,  le 
danger  que  je  courus  alors  ,  ne  fut 
pas  moins  grand  que  celui  d'avoir 
été  à  la  discrétion  du  génie. 

»  Les  marchands  superstitieux  et 
scrupuleux  crurent  que  je  porterois 
jnalheur  à  leur  navigation  ,  si  on  me 
recevoit  ;  c'est  pourquoi  l'un  dit  :  «  Je 
x^ais  l'assommer  d'un  coup  de  mail- 
let. »  Un  autre  :  «  Je  veux  lui  pas.'^er 
xme  lîèche  au  travers  du  corps,  r,  Uu 


CONTES     ARABES.  of)f) 

autre  :  «Il  faut  le  jeter  à  la  mer.  »  Quel- 
qu'un n'auroit  pas  manqué  de  faire 
ce  qu'il  disoit^  si  ,  me  rangeant  du 
côté  du  capitaine  ,  je  ne  m'étois  pas 
prosterné  à  ses  pieds  3  mais  le  prenant 
par  son  habit ,  dans  la  posture  de  sup- 
pliant, il  fut  tellement  touché  de  cette 
action  et  des  larmes  qu'il  vit  couler 
de  mes  yeux ,  qu'il  me  prit  sous  sa 
protection  ,  en  me  menaçant  de  faire 
repentir  celui  qui  me  feroit  le  moin- 
dre mal.  Il  me  fit  même  mille  caresses. 
De  mon  côté  ,  au  défaut  de  la  parole , 
je  lui  donnai  par  mes  gestes  toutes  les 
marques  de  reconnoissance  qu'il  me 
fut  possible. 

«  Le  vent ,  qui  succéda  au  calme  , 
ne  fut  pas  fort  ;  mais  il  fut  favorable  : 
il  ne  changea  point  durant  cinquante 
jours  ,  et  il  nous  fit  heureusement 
aborder  au  port  d'une  belle  ville  très- 
peuplée  et  d'un  grand  commerce  ,  où 
nous  jetâmes  fancre.  Elle  étoit  d'au- 
tant plus  considérable  ,  que  c'étoit  la 
capitale  d'un  puissant  état. 

»  Notre  vaisseau  fut  bientôt  envi- 
ronné d'ime  infinité  de  petits  bateaux , 


3-0     LES  MILLE  ET  UNE  NUITS  , 

remplis  de  gens  qui  venoient  pour  fé- 
liciter leurs  amis  sur  leur  arrivée ,  ou 
s'informer  de  ceux  qu'ils  avoient  vus 
au  pays  d'où  ils,  arnvoient,  ou  sim- 
plement par  la  curiosité  de  voir  un 
vaisseau  qui  venoit  de  loin.  Il  arriva 
entr' autres  quelques  officiers  qui  de- 
mandèrent à  parler,  de  la  part  du 
sultan ,  aux  marchands  de  notre  bord, 
lies  marchands  se  présentèrent  à  eux  ; 
et  l'un  des  officiers  prenant  la  parole, 
leur  dit  :  «  Le  sultan  notre  maître 
nous  a  chargés  de  vous  témoigner 
qu'il  a  bien  de  la  joie  de  votre  arri- 
vée ,  et  de  vous  prier  de  prendre  la 
peine  d'écrire  sur  le  rouleau  de  pa- 
pier que  voici ,  chacun  qiielques  li- 
gnes de  votre  écriture.  Pour  vous 
apprendre  quel  est  son  dessein  ,  vous 
saurez  qu'il  avoit  un  premier  visir  , 
qui ,  avec  une  très-grande  capacité 
dans  le  maniement  des  affaires ,  écri- 
voit  dans  la  dernière  perfection.  Ce 
ministre  est  mort  depuis  peu  de  jours. 
Le  sultan  en  est  fort  affligé;  et  com- 
me il  ne regardoit  jamais  les  ^xiitures 
de  sa  main ,  sans  admiration ,  il  a  fait 


CONTES     ARABES.        .-jri 

un  serment  solennel  de  ne  donner  sa 
place  qu'à  un  homme  qui  écrira  aus- 
si bien  qu'il  écrivoit.  Beaucoup  de 
gens  ont  présenLé  de  leur  écriture; 
mais  jusqu'à  présent  il  ne  s'est  trouvo 
personne  dans  l'étendue  de  cet  em- 
pire, qui  ait  été  jugé  digne  d'occuper 
la  place  du  visir.  » 

«  Ceux  des  marchands  qui  crurent 
assez  bien  écrire  pour  prétendre  à 
cette  haute  dignité  ,  écrivirent  l'un 
après  l'autre  ce  qu'ils  voulurent.  Lors- 
qu'ils eurent  achevé  ,  je  m'avançai ,  et 
enlevai  le  rouleau  delà  main  de  celui 
qui  le  tenoit.  Tout  le  monde,  et  par- 
ticulièrement les  marchands  qui  ve- 
noient  d'écrire  ,  s'imaginant  que  je 
voulois  le  déchirer ,  ou  le  jeter  à  la 
mer  ,  firent  de  grands  cris  ;  mais  ils 
se  rassurèrent,  quand  ils  virent  que 
je  tenois  le  rouleau  fort  proprement , 
et  que  je  liiisois  signe  de  vouloir  écri- 
re à  mon  tour.  Cela  fit  changer  leur 
crainte  en  admiratiou.  Néanmoins, 
comme  ils  n'avoient  jamais  vu  de  sin- 
ge qui  sût  écrire  ,  et  qu'ils  ne  pou- 
voient  se  persuader  que  je  fusse  plus 


.072      LES  MILLE  ET  UNE  NUITS  , 

liabiîe  que  les  iiutres  ,  ils  voulLirent 
in'arraclier  le  rouleau  des  mains  • 
mais  le  capitaine  prit  encore  mou 
parti.  «  Laissez-le  faire  ,  dit-il  :  qu'il 
écrive.  S'il  ne  fait  que  barbouiller  le 
papier ,  je  vous  promets  que  je  le  pu- 
nirai sur-le-champ  ;  si  au  contraire  il 
écrit  bien ,  comme  je  l'espère ,  car  je 
n'ai  vu  de  ma  vie  un  singe  plus 
adroit  et  plus  ingénieux,  ni  qui  com- 
prit mieux  toutes  choses  ,  je  déclare 
que  je  le  reconnoîtrai  pour  mon  fils. 
J'en  avois  un  qui  n'avoit  pas  à  beau- 
coup près  tant  d'esprit  que  lui.  » 

»  Voyant  que  personne  ne  s'oppo- 
soit  plus  à  mon  dessein ,  je  pris  la 
plume  et  ne  la  quittai  qu'après  avoir 
écrit  six  sortes  d'écritures  usitées  chez 
les  arabes  ;  et  chaque  essai  d'écriture 
conlenoit  un  distique  ou  un  quatrain 
impromptu  à  la  louange  du  sultan. 
Mon  écriture  n  eiTaçoit  pas  seulement 
celle  des  marchands ,  j'ose  dire  qu'on 
n'en  avoit  point  vue  de  si  belle  jus- 
qu'alors en  ce  pays-là.  Quand  j'eus 
achevé ,  les  officiers  prirent  le  rou- 
leau, et  le  portèrent  au  sultan 


CONTES      ARABES.       075 

Scheherazade  en  étoit  là ,  lors- 
qu'elle aperçut  le  jour.  «  Sire  ,  dit-elle 
à  Schahriar,  si  j'avois  le  temps  de 
continuer ,  je  raconterois  à  votre  ma- 
jesté des  choses  encore  plus  surpre- 
nantes que  celles  que  je  viens  de  ra- 
conter. »  Le  sultan  ,  qui  s'étoit  pro- 
posé d'entendre  toute  cette  histoire , 
se  leva  sans  dire  ce  qu'il  pensoit. 


I.  '>a 


074     I.ES  MILLE  ET  UNE  NUITS, 


XLIX'^    NUIT. 


Le  lendemain  ,  Dinarzade  à  son  ré- 
veil ,  dit  à  la  sultane  :  «  Je  crois ,  ma 
sœur ,  que  le  sultan ,  mon  seigneur  , 
n'a  pas  moins  de  curiosité  que  moi 
d'entendre  la  suite  des  aventures  du 
singe.»  «  Vous  allez  élre  satisfaits 
l'un  et  l'autre  ,  répondit  Scheliera- 
zade  ;  et  pour  ne  vous  pas  faire  lan- 
guir ,  je  vous  dirai  que  le  second  Ca- 
iender  continua  ainsi  son  histoire  : 

»  Le  sultan  ne  fit  aucune  attention 
aux  autres  écritures^  il  ne  regarda  que 
Ja  mienne^  qui  lui  plut  tellement, 
qu'il  dit  aux  ofRciers  :  «  Prenez  le 
cheval  de  mon  écurie  ie  plus  beau  et 
Je  plus  richement  harnaché  ,  et  une 
robe  de  brocard  des  plus  magnifiques, 
pour  revêtir  la  personne  de  qui  sont 
js  six  écritures ,  cl  amencz-ia  inoi.  » 


(.1 


C  O  ?î  T  E  s      A  K  A  E  E  5.  .)7  J 

51  A  cet  ordre  du  sultan  ,  les  olri- 
clers  se  mirent  à  rire.  Ce  prince  ,  ir- 
rité de  leur  hardiesse ,  étoit  prêt  à  les 
punir;  mais  ils  lui  dirent  :  «Sire, 
nous  supplions  votre  majesté  de  nous 
pardonner  :  ces  écritures  ne  sont  pas 
d'un  homme,  elles  sont  d'un  singe.  » 
«  Que  dites-vous ,  s'écria  le  sultan  , 
ces  écritures  merveilleuses  ne  sont 
pas  de  la  main  d'un  homtne?  «  «  'Non , 
sire,  répondit  un  des  officiers,  nous 
assurons  votre  majesté  qu'elles  sont 
d'un  singe ,  qui  les  a  faites  devant 
nous.»  Le  sultan  trouv^a  la  chose  trop 
surprenante  ,  pour  n'être  pas  curieux 
de  me  voir.  «  Faites  ce  que  je  vous  ai 
commandé,  leur  dit-il,  amenez-moi 
promptement  un  singe  si  rare.  » 

»  Les  officiers  revinrent  au  vais- 
seau, et  exposèrent  leur  ordre  au  ca- 
pitaine, qui  leur  dit  que  le  sultan 
étoit  le  maître.  Aussitôt  ils  me  revê- 
tirent d'une  robe  de  brocard  très-ri- 
che 5  et  me  portèrent  à  terre ,  où  ils 
me  mirent  sur  le  cheval  du  sultan  , 
qui  m'atlendoil  dans  son  palais  avec 
un  grand  nombre  de  personnes  de  sa 


070      LES  MILLE  ET  UNE  NUITS  , 

cour,  cru' il  avoit  assemblées  pour  me 
faire  plus  d'honneur. 

»  La  marche  commença.  Le  port , 
les  rues ,  tes  places  publiques  ,  les  fe- 
nêtres ,  les  terrasses  des  palais  et  des 
maisons  ,  tout  étoit  rempli  d'une  mul- 
titude innombrable  de  monde  de 
tout  sexe  et  de  tout  âge  ,  que  la 
curiosité  avoit  fait  venir  de  tous  les 
endroits  de  la  ville  pour  me  voir  5  car 
le  bruit  s' étoit  répandu  en  un  mo- 
ment ;  que  le  sultan  venoit  de  choisir 
un  singe  pour  son  grand-visir.  Après 
avoir  donné  un  spectacle  si  nouveau 
à  tout  ce  peuple  ,  qui  par  des  cris 
redoublés  ne  cessoit  de  marquer  sa 
surprise,  j'arrivai  au  palais  du  sul- 
tan. 

»  Je  trouvai  ce  prince  assis  sur  sou 
trône  au  milieu  des  grands  de  sa  cour. 
Je  lui  fis  trois  révérences  profondes; 
et ,  à  la  dernière,  je  me  prosternai  et 
baisai  la  terre  devant  lui.  Je  me  mis 
ensuite  sur  mon  séant  en  posture  de 
singe.  Toute  rassemblée  ne  pouvoit 
se  lasser  de  m'admirer ,  et  ne  com- 
prenoil  pas  comment  il  étoit  possible 


CONTES      A  E.  A  B  E  S.  OJ-J 

qu'un  singe  sût  si  bien  rendre  aux  sul- 
tans le  respect  qui  leur  est  dû-  et  le  sul- 
tan en  étoit  plus  étonné  que  personne. 
Enfin ,  la  cérémonie  de  l'audience  eût 
été  complète,  si  j'eusse  pu  ajouter  la 
harangue  à  mes  gestes  ;  mais  les  singes 
ne  parlèrent  jamais,  et  l'avantage  d'a- 
voir été  homme  ne  me  donnoit  pas 
ce  privilège. 

»  Le  sultan  congédia  ses  courtisans , 
et  il  ne  resta  auprès  de  lui  que  le  chef 
de  ses  eunuques,  un  petit  esclave  fort 
jeune,  et  moi.  Il  passa  de  la  salle  d'au- 
dience dans  son  appartement,  où  il 
se  fît  apporter  à  manger.  Lorsqu'il 
fut  à  table,  il  me  fît  signe  d'approcher 
et  de  manger  avec  lui.  Pour  lui  inar- 
quer m.on  obéissance  ,  je  baisai  la 
terre  ,  je  me  levai,  et  me  mis  à  table. 
Je  mangeai  avec  beaucoup  de  retenue 
et  de  modestie. 

»  Avant  que  Ton  desservît,  j'aper- 
çus une  écritoire  :  je  fis  signe  qu'on 
me  l'approchât  5  et  quand  je  feus ,  j'é- 
crivis sur  une  grosse  pêche  des  vers  de 
ma  façon ,  qui  marquoient  ma  recon- 
noissancc  au  sultan;  et  la  lecture  qu'il 


'7)J?)      LE-Î  ^ÎILLE  ET  UNE  NUITS  , 

en  fît  après  que  je  lui  eus  présenté  la 
pêche  ,  augmenta  son  étonnement. 
La  table  levée  ,  on  lui  apporta  d'une 
boisson  particulière ,  dont  il  me  fit  pré- 
senter un  verre.  Je  bus  ,  et  j'écrivis 
dessus  de  nouveaux  vers ,   qui  expli- 

3 noient  l'état  où  je  me  trouvois  après 
e  grandes  souffrances.  Le  sultan  les 
lut  encore  ,  et  dit  :  «Un  homme  qui 
seroit  capable  d'en  faire  autant,  seroit 
au-dessus  des  plus  grands  hommes.  » 
»  Ce  prince  s'étant  fait  apporter  un 
jeu  d'échecs ,  me  demanda ,  par  signe, 
si  j'y  savois  jouer,  et  si  jevoulois  jouer 
avec  lui.  Je  baisai  la  terre;  et  en  por- 
tant la  main  sur  ma  tête^  je  marquai 
que  j'étois  prêt  à  recevoir  cet  honneur. 
Il  me  gagna  la  première  partie  ;  mais 
je  gagnai  la  seconde  et  la  troisième  ; 
et  m'apercevant  que  cela  lui  faisoit 
quelque  peine,  pour  le  consoler,  je  fis 
un  quatrain  que  je  lui  présentai.  Je 
lui  disois  que  deux  puissances  armées 
s'étoient  battues  tout  le  jour  avec  beau- 
coup d'ardeur  ,  mais  qu'elles  avoient 
fait  la  paix  sur  le  soir  ,  et  qu'elles 
avoient  passé  la  nuit  ensemble  fort 


CONTES     ARABE  S.  o^c) 

tranquillement  sur  le  champ  de  ba- 
taille. 

»  Tant  de  clloses  paroissant  au  sul- 
tan foFtau-deià  de  tout  ce  qu'on  avoit 
jamais  vu  ou  entendu  de  l'adresse  et 
de  l'esprit  des  singes ,  il  ne  voulut  pas 
être  le  seul  témoin  de  ces  prodiges. 
Il  avoit  une  fille  qu'on  appeloitDame 
de  beauté,  «  Allez  ,  dit-fl  au  chef  des 
eunuques  ,  qui  étoit  présent  et  atta- 
ché à  cette  princesse ,  allez  ,  faites  ve- 
nir ici  votre  dame,  je  suis  bien  aise 
qu'elle  ait  part  au  plaisir  cjue  je 
prends.  » 

»  Le  chef  des  eunuques  partit,  et 
amena  bientôt  la  princesse.  Elle  avoit 
le  visage  découvert  ;  mais  elle  ne  fut 
pas  plutôt  dans  la  chambre  ,  qu'elle 
se  le  couvrit  promptement  de  son 
voile  ,  en  disant  au  sultan  :  «  Sire  ,  il 
faut  que  votre  majesté  se  soit  oubliée. 
Je  suis  fort  surprise  qu'elle  me  fasse 
venir  pour  paroître  devant  les  hom- 
mes. »  Comment  donc  ,  ma  fille  ,  ré- 
pondit le  sultan  ,  vous  n'y  pensez  pas 
vous-même.  Il  n'y  a  ici  que  le  petit 
esclave,  l'eunuque  votre  gouverneur. 


53o      LES  iVlILLE  ET  UNE  îJUITS, 

et  moi ,  qui  avons  la  liberté  de  vous 
voir  le  \àsage  ;  néanmoins  vous  bais- 
sez votre  voile ,  et  vous  me  faites  un 
crime  de  vous  avoir  fait  venir  ici.  « 
«  Sire  ,  répliqua  la  princesse ,  votre 
majesté  va  connoitre  que  je  n'ai  pas 
tort.  Le  singe  que  vous  vojez ,  quoi- 
qu'il ait  la  forme  d'un  singe  ,  est 
un  jeune  prince  ,  fils  d'un  grand  roi. 
Il  a  été  métamorphosé  en  singe  par 
enchantement.  Un  génie ,  fils  de  la 
fille  d'Eblis  ,  lui  a  fait  cette  malice, 
après  avoir  cruellement  ôté  la  vie  à  la 
princesse  de  l'isle  d'Ebène ,  fille  du 
roi  Epitimarus.  » 

»  Le  sultan ,  étonné  de  ce  discours, 
se  tourna  de  mon  côté  ,  et  ne  me 
parlant  plus  par  signe ,  me  demanda 
si  ce  que  sa  fille  venoit  de  dire  ,  étoit 
véritable.  Comme  je  ne  pouvois  par- 
ler ,  je  mis  la  main  sur  ma  tête  pour 
lui  témoigner  que  la  princesse  avoit 
dit  la  vérité.  «  Ma  fille  ,  reprit  alors  le 
sultan  ,  comment  savez  -  vous  que  ce 
prince  a  été  transformé  en  singe  par 
enchantement?»  «Sire,  répondit  la 
princesse  Dame  de  beauté,  votre  ma- 


CONTES     A  E.  A  B  E  S.  Oo  I 

jeslé  peut  se  souvenir  qu'au  sortir  de 
mon  enfance  ,  j'ai  eu  près  de  moi  une 
\'ieille  dame.  C'étoit  une  magicienne 
très-habile  ;  elle  m'a  enseigné  soixan- 
te -  dix  règles  de  sa  science ,  par  la 
vertu  de  laquelle  je  pourrois ,  en  un 
clin-d'œil,  faire  transporter  votre  ca- 
pitale au  milieu  de  lOcéan  ,  au-delà 
du  mont  Caucase.  Par  cette  science  , 
je  connois  toutes  les  personnes  qui 
sont  enchantées,  seulement  à  les 
voir  5  je  sais  qui  elles  sont ,  et  par  qui 
elles  ont  été  enchantées  :  ainsi  ne 
sojez  pas  surpris  si  j'ai  d'abord  dé- 
mêlé ce  prince  au  travers  du  charme 
qui  l'empêche  de  paroitre  à  vos  jeux 
tel  qu'il  est  naturellement.  »  «  Ma 
fille,  dit  le  sultan  ,  je  ne  vous  crojois 
pas  si  habile.  «  «  Sire ,  répondit  la 
princesse ,  ce  sont  des  choses  curieu- 
ses qu'il  est  bon  de  savoir;  mais  il 
m'a  semblé  que  je  ne  devois  pas  m'en 
vanter.  »  «  Puisque  cela  est.  Ainsi ,  re- 
prit le  sultan ,  vous  pourrez  donc  dis- 
siper l'enchantement  du  prince  r*» 
«  Oui ,  sire  ,  repartit  la  princesse  ,  je 
puis  lui  rendre  sa  première  forme.  » 


532     LES  MILLE  ET  V^:iL  ÎÎUITS  , 

«  Reiidez-la-lui  donc  ,  interrompit  le 
sultan  ,  vous  ne  sauriez  me  faire  un 
plus  grand  plaisir ,  car  je  veux  qu'il 
soit  mon  grand  visir,  et  qu'il  vous 
épouse.  »  «  Sire  ,  dit  la  princesse  ,  je 
suis  prête   à   vous   obéir  en  tout  ce 

qu  il  vous  plaira  de  mordonner 

Sclieiierazade ,  en  achevant  ces  der- 
niers mots  ,  s'aperçut  qu'il  étoit  jour, 
et  cessa  de  poursuivre  l'histoire  du 
second  Calender.  Schahriar,  jugeant 
que  la  suite  ne  seroit  pas  moins  agréa- 
ble que  ce  qu'il  avoit  entendu  ,  réso- 
lut de  1  écouter  le  lendemain. 


CONTES     A  Pv.  A  E  E  S-        333 


U    NUI  T. 


La  sultane  ,  voyant  l'empressement 
de  sa  sœur  pour  savoir  comment  la 
Dame  de  beauté  remit  ]e  second  Ca- 
Jender  dans  son  premier  état,  lui  dit  : 
Voici  de  quelle  manière  le  Caiender 
reprit  son  discours  : 

«  La  princesse  Dame  de  beauté  alla 
dans  son  appartement ,  d  ou  elle  ap- 
porta un  couteau  qui  avoit  des  mots 
hébreux  gravés  sur  la  lame.  Elle  nous 
fit  descendre  ensuite  ,  le  sultan ,  le 
chef  des  eunuques  ,  le  petit  esclave 
et  moi  ,  dans  une  cour  secrète  du  pa- 
lais ',  etià  ,  nous  laissant  sous  une  ga- 
lerie qui  régnoit  autour,  elle  s'avança 
au  milieu  de  la  cour  ,  ou  elle  décri\  it 
un  grand  cercle  ,  et  y  traça  plusieurs 
mots  en  caractères  arabes  ,  anciens  et 
autres  ,  qu'on  appelle  caractères  de 
Ciéopâtre. 


J04 

»  Lorsqu'elle  eut  achevé ,  et  pré- 
paré le  cercle  de  la  manière  qu'elle  le 
souhaitoit ,  elle  se  plaça  et  s'arrêta  au 
milieu ,  où  elle  fit  des  abjurations  ,  et 
récita  des  versets  de  l' Alcoran.  Insen- 
siblement l'air  s'obscurcit ,  de  sorle 
qu'il  sembloit  qu'il  fût  nuit ,  et  que 
la  machine  du  monde  alloit  se  dissou- 
dre. Nous  nous  sentîmes  saisir  d'une 
f  rajeur  extrême  ;  et  cette  frayeur  aug- 
menta encore  ,  quand  nous  vîmes 
lo  ut-à-coup  paroi  Ire  le  génie  ,  fils  de 
la  fille  d'Eblis ,  sous  la  forme  d'un  lion 
d'une  grandeur  épouvantable. 

»  Dès  que  la  princesse  aperçut  ce 
monstre ,  elle  lui  dit:  «  Chien ,  au  lieu 
de  ramper  devant  moi  ,  tu  oses  te 
présenter  sous  cette  horrible  forme  , 
et  tu  crois  m' épouvanter!:'  »  ce  Et  toi  , 
reprit  le  lion  ,  tu  ne  crains  pas  de  con- 
trevenir au  traité  que  nous  avons  fait 
et  confirmé  par  un  serment  solennel , 
de  ne  nous  nuire  ,  ni  faire  aucun  tort 
l'un  à  l'autre  ?  »  «  Ah  maudit,  répli- 
qua la  princesse  ,  c'est  à  toi  que  j'ai 
ce  reproche  à  faire.»  «Tu  vas,  in- 
terrompit brusquement  le  lion  ,  être 


CONTES     ARABES.         385 

paj^ée  de  la  peine  que  tu  m'as  àouiiée 
de  venir.  »  En  disant  cela  ,  il  ouvrit 
une  gueule  effroyable  ,  et  s'avança 
sur  elle  pour  la  dévorer.  Mais  elle  , 
qui  étoit  sur  ses  gardes  ,  fit  un  saut 
en  arrière,  eut  le  temps  de  s'arracher 
un  cheveu  ;  et  en  prononçant  deux 
ou  trois  paroles  ,  elle  le  changea  en 
un  glaive  tranchant ,  dont  elle  coupa 
le  lion  en  deux  par  le  milieu  du  corps. 
Les  deux  parties  du  lion  disparurent, 
et  il  ne  resta  que  la  tête  ,  qui  se  chan- 
gea en  un  gros  scorpion.  Aussitôt  la 
princesse  se  changea  en  serpent  ,  et 
livra  un  rude  combat  au  scorpion  , 
qui  ,  n'ayant  pas  l'avantage  ,  prit  la 
forme  d'un  aigle,  et  s'envola.  Mais  le 
serpent  prit  alors  celle  d'un  aigle  noir 

{)lus  puissant ,  et  le  poursuivit.  Nous 
es  perdimes  de  vue  l'un  et  l'autre. 

«  Quelque  temps  après  qu'ils  eu- 
rent disparu ,  la  terre  s'entrouvrit  de- 
vant nous ,  et  il  en  sortit  un  chat  noir 
et  blanc ,  dont  le  poil  étoit  tout  héris- 
sé ,  et  qui  miauloit  d'une  manière  ef- 
frayante. Un  loup  noir  le  suivit  d© 
près  ,  et  ne  lui  donna  aucun  relâche. 

'7'y 

I.  33 


38(S     LES  MILLE  ET  UNE  NUITS  j 

Le  cliat ,  trop  pressé ,  se  changea  en 
un  ver  ,  et  se  trouva  près  d'une  gre- 
nade tombée  par  hasard  d'un  grena- 
dier qui  étoit  planté  sur  le  bord  d'un 
canal  d'eau  assez  profond  ,  mais  peu 
large.  Ce  ver  perça  la  grenade  en  un 
instant ,  et  s'y  cacha.  La  grenade  alors 
s'enfla  ,  et  devint  grosse  comme  une 
citrouille  ,  et  s'éleva  sur  le  toit  de  la 
galerie  ,  d'où  ,  après  avoir  fait  quel- 
ques tours  en  roulant,,  elle  tomba  dans 
la  cour  ,  et  se  rompit  en  plusieurs 
morceaux. 

»  Le  loup,  qui  pendant  ce  temps- 
là  s'étoit  transformé  en  coq  ,  se  jeta 
sur  les  grains  de  la  grenade ,  et  se  mit 
à  les  avaler  l'un  après  l'autre.  Lors- 
qu'il n'en  vit  plus  ,  il  viiit  à  nous  les 
ailes  étendues ,  en  faisant  un  grand 
bruit ,  comme  pour  nous  demander 
s'il  n'y  avoit  plus  de  grains.  Il  en  res- 
toit  un  sur  le  b:)rd  du  canal  ,  dont  il 
s'aperçut  en  se  retournant.  Ilj  courut 
vite  ;  mais  dans  le  moment  qu'il  al- 
loit  porter  le  bec  dessus  ,  le  grain 
roula  dans  le  canal ,  et  se  changea  en 
petit  poisson 


TONTES      A  P.  A  B  1  S.         087 

«  Mais  voilà  le  jour ,  sire ,  dit  Sclie- 
herazade  ;  s'il  n'eiil  pas  sitôt  paru,  je 
suis  persuadée  que  votre  majesté  au- 
roit  pris  beaucoup  de  plaisir  à  euten- 
dre  ce  que  je  lui  aurois  racoulé.  »  A 
ces  mots  ,  elle  se  tut ,  et  le  sultan  se 
leva  rempli  de  tous  ces  événemens 
inouis ,  qui  lui  inspirèrent  une  forte 
envie  et  une  extrême  impatience  d'ap- 
prendre le  reste  de  cette  histoire. 


333      LES  MILLE  ET  UNE  NUITS, 


L  r    NUIT. 


ScHEHERAzADE,  pour  Satisfaire 
sa  sœur ,  curieuse  d'entendre  la  suite 
de  toutes  ces  métamorphoses,  rap- 
pela dans  sa  mémoire  l'endroit  où  elle 
en  étoit  demeurée  ;  et  puis  adressant 
la  parole  au  sultan  :  Sire ,  dit-elle ,  le 
second  Calender  continua  de  cette 
sorte  son  histoire  : 

»  Le  coq  se  jeta  dans  le  canal ,  et 
se  changea  en  un  brochet  qui  pour- 
suivit le  petit  poisson.  Ils  furent  l'un 
et  l'autre  deux  heures  entières  sous 
l'eau  ,  et  nous  ne  savions  ce  qu'ils 
étoient  devenus,  lorsque  nous  enten- 
dîmes des  cris  horribles  qui  nous  fi- 
rent frémir.  Peu  de  temps  après  , 
nous  vîmes  le  génie  et  la  princesse 
tout  en  feu.  Ils  se  lancèrent  fun 
contre   fautre    des  flammes  par   la 


CONTES     AT.  A  E.  E  S.  u;  h') 

bouclie  jusqu'à  ce  qu'ils  vinrent  à  se 
prendre  corps  à  corps.  Alors  les  deux 
feux  s'augmentèrent ,  et  jetèrent  une 
fumée  épaisse  et  enflammée  qui  s'é- 
leva fort  haut.  Nous  craignîmes  avec 
raison ,  qu'elle  n'embrasât  tout  le  pa- 
lais ;  mais  nous  eûmes  bientôt  un 
sujet  de  crainte  beaucoup  plus  pres- 
sant 5  car  le  génie  s'étant  débarrassé 
de  la  princesse ,  vint  jusqn'à  la  gale- 
rie où  nous  étions,  et  nous  soufîla 
des  tourbillons  de  feux.  C'étoit  fait  de 
nous ,  si  la  princesse  ,  accourant  à 
notre  secours  ,  ne  f  eût  obligé ,  par 
ses  cris ,  à  s'éloigner  et  à  se  garder 
d'elle.  Néanmoins ,  quelque  diligence 
qu'elle  fît,  elle  ne  put  einpêcher  que 
le  sultan  n'eût  la  barbe  brûlée  et  le 
visage  gâté  ;  que  le  chef  des  eunuques 
ne  fût  étoLiné  et  consumé  sur  le 
champ,  et  qu'une  étincelle  n'entrât 
dans  mon  œil  droit ,  et  ne  me  rendît 
borgne.  Le  sultan  et  moi  nous  nous 
attendions  à  périr  ;  mais  bientôt  nous 
ouïmes  crier  :  «Victoire,  Victoire;  » 
et  nous  vîmes  tout-à-coup  paroître  la 
princesse  sous  sa  forme  naturelle  et  le 


ÔQO 

fiéiiie  réduit  en  un  monceau  de  cen- 
dres. 

»  La  princesse  s'approcha  de  nous, 
et  pour  ne  pas  perdre  de  temps ,  elle 
demanda  une  tasse  pleine  d'eau ,  qui 
]ui  fut  apportée  par  le  jeune  esclave  , 
à  c[ui  le  feu  n'avoit  fait  aucun  mal. 
Elle  la  prit,  et  après  quelques  pa- 
roles prononcées  dessus  ,  elle  jeta 
l'eau  sur  moi ,  en  disant  :  «  Si  tu  es 
»  singe  par  enchantement ,  change  de 
»  figure  ,  et  prends  celle  d'homme  , 
«  que  tu  avois  auparavant.  «  A  peine 
eut-elle  achevé  ces  mots  ,  que  je  re- 
devins homme  tel  que  j'étois  avant 
ma  métamorphose ,  à  un  œil  près. 

»  Je  me  préparois  à  remercier  la 
princesse  ;  mais  elle  ne  m'en  donna 
pas  le  temps.  Elle  s'adressa  au  sultan 
son  père,  et  lui  dit  :  «  Sire  ,  j'ai  rem- 
porté la  victoire  sur  le  génie ,  comme 
votre  majesté  le  peut  voir  ;  mais  c'est 
une  victoire  qui  me  coûte  cher.  -Il  me 
reste  peu  de  morne n s  à  vivre ,  et  vous 
n'aurez  pas  la  satisf^iction  de  faire  le 
mariage  que  vous  méditiez.  Le  feu 
m'a  pénétrée  dans  ce  combat  terrible, 


CONTES     A  R  A  B  E  5.  OQ  ï 

et  je  sens  qu'il  me  consume  peu-à- 
peu.  Cela  ne  seroit  point  arrive  ,  si 
je  ni'étois  a|3erçu  du  dernier  grain 
de  la  grenade ,  et  que  je  l'eusse  avalé 
comme  les  autres  ,  lorsque  j'étois 
changée  en  coq.  Le  génie  s'y  étoit 
réfugié  comme  en  son  dernier  retran- 
chement 5  et  de  là  dépendoit  le  suc- 
cès du  combat ,  qui  auroit  été  heu- 
reux et  sans  danger  pour  moi.  Cette 
faute  m'a  obligée  de  recourir  au  feu  , 
et  de  combattre  avec  ces  puissantes 
armes  ,  comme  je  f  ai  fait  entre  le  ciel 
et  la  terre ,  et  en  votre  présence.  Mal- 
gré le  pouvoir  de  son  art  redoutable 
et  son  expérience  ;  j'ai  fait  connoître 
au  génie  que  j'en  savois  plus  que  lui; 
e  fai  vaincu,  et  réduit  en  cendres. 
'lais  je  ne  puis  échapper  à  la  miort 

qui  s'approche 

Scheherazade  interrompit  en  cet 
endroit  fhisloiredu  second  Calender , 
et  dit  au  sultan  :  «  Sire  ,  le  jour  qui 
paroi t ,  m'avertit  de  n'en  pas  dire 
davantage;  mais  si  votre  majesté  veut 
bien  encore  me  laisser  vivre  jusqu'à 
demain  ,  elle  entendra  la  fm  de  cette 


ï: 


,):)2     LES  r.IÎLLE  ET  UNE  NUITS, 

histoire.  »  Schahriar  j  consentit ,  et 
se  leva  suivant  sa  coutume,  pour 
aller  vaquer  aux  aiFaires  de  son  em- 
pire. 


CONTES     ARABES.         SqO 


L  1 1^    NUIT. 


J_iA  sultane,  éveillée,  prit  aussitôt  la 
parole,  et  poursuivit  ainsi  l'histoire 
du  second  Calender  : 

«  Madame,  dit  le  Calender  à  Zobéide, 
le  sultan  laissa  la  princesse  Dame  de 
beauté  achev^er  le  récit  de  son  combat  ; 
et  cjuand  elle  l'eut  fini,  il  lui  dit  d'un  ton 
qui  marquoit  la  vive  douleur  dont  il 
étoit  pénétré  :  «  Ma  fille ,  vous  voyez 
en  quel  état  est  votre  père.  Hélas  !  je 
m'étonne  que  je  sois  encore  en  vie. 
L'eunuque  votre  gouverneur  est  mort, 
et  le  prince  que  vous  venez  de  déli- 
vrer de  son  enchantement ,  a  perdu 
im  œil.  »  Il  n'en  put  dire  davantage  : 
les  larmes,  les  soupirs  et  les  san- 
glots lui  coupèrent  la  parole.  Nousfû^ 
mes  extrêmement  touchés  de  son  af- 
fliction ,  sa  fille  et  moi ,  et  nous  pieu- 


394     I-ÎÏS  MILIE  ET  UNE  NUITS  , 

râmes  avec  lui.  Pendant  que  nous 
nous  affligions  comme  à  lenvi  l'un 
de  l'autre  ,  Ja  princesse  se  mit  à  crier  : 
«  Je  brûle,  je  brûle.  »  Elle  sentit  que 
le  feu  qui  la  consumoit ,  s'étoit  enfin 
emparé  de  tout  son  corps  ,  et  elle  ne 
cessa  de  crier ,  je  brûle  ,  que  la  mort 
n'eût  mis  fin  à  ses  douleurs  insuppor- 
tables. L'effet  de  ce  feu  fut  si  extraor- 
dinaire, qu'en  peu  de  momens  elle 
fut  réduite  toute  en  cendres  comme 
le  génie. 

»  Je  ne  vous  dirai  pas ,  madame , 
jusqu'à  quel  point  je  fus  touché  d'un 
spectacle  si  funeste.  J'aurois  mieux 
aimé  être  toute  ma  vie  sin^je  ou  chien , 
que  de  voir  ma  bienfaitrice  périr  si 
misérablement.  De  son  côté,  le  sul- 
tan ,  affligé  au-delà  de  tout  ce  qu'on 
peut  s'imaginer  ,  poussa  des  cris  pi- 
toyables en    se    donnant  de    grands 
coups  à  la  tête  et  sur  la  poitrine ,  jus- 
qu'à ce  que  succombant  à  son  déses- 
poir ,  il  s'évaifouit  et  me  fit  craindre 
pour  sa  vie.  Cependant  les  eunuques 
et  les  officiers  accoururent  aux  cris  du 
sultan  5  qu'ils   n'eurent  pas  peu  de 


CONTES    ARABES.  3g3 

peine  à  faire  revenir  de  sa  foiblesse. 
Ce  prince  et  moi  n'eûmes  pas  besoin 
de  leur  faire  un  long  récit  de  cette 
aventure  pour  les  persuader  de   la 
douleur  que  nous  en  avions  :  les  deux 
monceaux  de  cendres  en  cpioi  la  prin- 
cesse et  le  génie  avoient  été  réduits , 
la  leur  firent  assez  concevoir.  Comme 
le  sultan  pouvoit  à  peine  se  soutenir , 
il  fut  obligé  de  s'appujer  sur  ses  eunu- 
cjues ,  pour  gagner  son  appartement. 
»  Dès  que  le  bruit  d'un  événement 
si  tragique  se  fut  répandu  dans  le  pa- 
lais et  dans  la  ville ,  tout  le  monde 
plaignit  le   malheur  de  la  princesse 
Dame  de  beauté ,  et  prit  part  à  l'afflic- 
tion du  sultan.  Pendant  sept  jours  on 
fit  toutes  les  cérémonies  du  plus  grand 
deuil  :  on  jeta  au  vent  les  cendres  du 
génie  ;  on  recueillit  celles  de  la  prin- 
cesse dans  un  vase  précieux  ,  pour  v 
être  conservées  ;  et  ce  vase  lut  déposé 
dans  un  supeîbe  mausolée  que  l'on 
■   bâtit  au  même  endroit  où  les  cendres 
avoient  été  recueillies. 

»  Le  chagrin  que  conçut  le  sultan 
de  la  perte  de  sa  fille ,  lui  causa  une 


5()6     l'Es  MILLE  ET  UNE  KUITS, 

maladie  qui  l'obligea  de  garder  le  lit 
un  mois  entier.  Il  n'avoit  pas  encore 
entièrement  recouvré  sa  santé,  qu'il 
me  fit  appeler.  «  Prince ,  me  dit-il , 
écoulez  l'ordre  que  j'ai  à  vous  don- 
ner :  il  y  va  de  votre  vie  si  vous  ne 
l'exécutez.  »  Je  l'assurai  que  j'obéirois 
exactement.  Après  quoi,  reprenant 
la  parole  :  «  J'avois  toujours  vécu  , 
poursuivit-il ,  dans  inie  parfaite  féli- 
cité ,  et  jamais  aucun  accident  ne  l'a- 
voit  traversée  ;  votre  arrivée  a  fait 
évanouir  le  bonheur  dont  je  jouis- 
sois.  Ma  fille  est  morte ,  son  gouver- 
neur n'est  plus ,  et  ce  n'est  que  par 
un  miracle  que  je  suis  en  vie.  Vous 
êtes  donc  la  cause  de  tous  ces  mal- 
heurs ,  dont  il  n'est  pas  possible  (:[\\iô 
je  puisse  me  consoler.  C'est  pourquoi 
retirez-vous  en  paix;  mais  retirez- 
vous  incessamment ,  je  périrois  moi- 
même  si  vous  demeuriez  ici  davan- 
tage; car  je  suis  persuadé  que  votre 
présence  porte  malheur  :  c'est  tout  ce 
que  j'avois  à  vous  dire.  Partez  ,  et 
prenez  garde  de  paroitre  jamais  dans 
mes  états  ;  aucune  considération  ne 


CONTES     ARABES.  0C)7 

mempêcheroit  de  vous  en  faire  re- 
pentir. »  Je  voulus  parler  ;  mais  il 
me  ferma  la  bouche  par  des  paroles 
remplies  de  colère ,  et  je  fus  obligé 
de  m'éloiguer  de  son  palais. 

«  Rebuté  ,  chassé ,  abandonné  de 
tout  le  monde  ,  et  ne  sachant  ce  que 
je  deviendrois ,  avant  que  de  sortir  de 
la  ville ,  j'entrai  dans  un  bain  ,  je  me 
fis  raser  la  barbe  et  les  sourcils,  et 
pris  l'habit  de  Calender.  Je  me  mis 
en  chemin,  en  pleurant  moins  ma 
misère  que  les  belles  princesses  dont 
j'avois  causé  la  mort.  Je  traversai 
plusieurs  pays  sans  me  faire  connoi- 
tre  ;  enfin  je  résolus  de  venir  à  Bag- 
dad ,  dans  l'espérance  de  me  fairepré* 
senter  au  Commandeur  descroyans  , 
et  d'exciter  sa  compassion  par  le  récit 
d'une  histoire  si  étrange.  J y  suis  ar- 
rivé ce  soir  ,  et  la  première  personne 
que  j'ai  rencontrée  en  arrivant ,  c'est 
le  Calender  notre  frère  qui  vient  de 
parler  avant  moi.  Vous  savez.le  reste. 
Madame,  et  pourquoi  j'ai  f  honneur 
de  me  trouver  dans  votre  hôtel.  » 
Quand  ie  second  Calender  eut  ache- 
I.  34 


5o8     LES  MILLE  ET  UNE  NUITS  , 

vé  son  histoire,  Zobéïde,  à  qui  il 
avoit  adressé  la  parole ,  lui  dit  :  «  Voi- 
là qui  est  bien;  allez,  retirez-vous 
où  il  vous  plaira ,  je  vous  en  donne  la 
permission.  «  Mais  au  lieu  de  sortir, 
il  supplia  aussi  la  dame  de  lui  faire  la 
même  grâce  qu'au  premier  Calender , 
auprès  duquel  il  alfa  prendre  place. 

«  Mais ,  sire ,  dit  Scheherazade ,  en 
achevant  ces  derniers  mots  ,  il  est 
jour  ,  il  ne  m'est  pas  permis  de  con- 
tinuer. J'ose  assurer  que  c[uelqu'a- 
^réable  que  soit  l'histoire  du  second 
Calender ,  celle  du  troisième  n'est  pas  « 
moins  belle.  Que  votre  majesté  se 
consulte  ;  qu'elle  voie  si  elle  veut 
avoir  la  patience  de  l'entendre.  »  Le 
sultan ,  curieux  de  savoir  si  elle  étoit 
aussi  merveilleuse  c|ue  la  première , 
se  leva  ,  résolu  de  prolonger  encore 
la  vie  de  Scheherazade  ,  quoique  le 
délai  qu'il  avoit  accordé  fut  û\ù  de- 
puis plusieurs  jours. 


€  O  N  T  E  S     ARABES.         0()^ 


Llir    NUIT. 


»  J  E  voudroîs  bien  ,  dit  Sclialiriar 
sur  la  fin  de  la  nuit,  entendre  l' his- 
toire du  troisième  Gaiender.  «  «  Sire , 
répondit  Sclielierazade  ,  vous  allez 
être  obéi.  »  Le  troisième  Gaiender , 
ajouta-t-elie ,  voyant  que  c'étoit  à  lui 
à  parler ,  s' adressant ,  comme  les  au- 
tres ,  à  Zobéide ,  commença  son  his- 
toire de  celte  manière  : 


400     LES  MILLE  ET  TJNE  NUITS 


HISTOIRE 


TROISIÈME  CALENDER,   FILS  DE  ROI. 


«Tr ès-honorable  dame  ,  ce 
que j  ai  à  vous  raconter,  est  bien  dif- 
férent de  ce  que  vous  venez  d'enten- 
dre. Les  deux  princes  qui  ont  parlé 
avant  moi  ,  ont  perdu  chacun  un  œil 
par  un  effet  de  leur  destinée  5  et  moi 
je  n'ai  perdu  le  mien  que  par  ma  faute, 
qu'en  prévenant  moi-même  et  cher- 
chant mon  propre  malheur  ,  comme 
vous  j  apprendrez  parla  suite  de  mon 
discours. 

»  Je  m'appelle  Agib  ,  et  suis  fils 
d'unroiquisenommoit  Cassib.  Après 
sa  mort,  je  pris  posijession  de  e;es  étals, 
et  établis  mon  séjour  dans  la  même 


CONTES     ARABES,  40 1 

\'ille  OÙ  il  avoit  demeuré.  Cette  ville 
est  située  sur  le  bord  de  la  mer ,  elle 
a  un  port  des  plus  beaux  et  des  plus 
sûrs ,  avec  un  arsenal  assez  grand  pour 
fournir  à  l'armement  de  cent  cin- 
quante vaisseaux  de  guerre,  toujours 
prêts  à  servir  dans  l'occasion  ;  pour 
en  équiper  cinquante  en  marchan- 
dises ,  et  autant  de  petites  frégates  lé- 
gères pour  les  promenades  et  les  di- 
vertissemens  sur  f  eau.  Plusieurs  belles 
provinces  composoient  mon  royaume 
en  terre  terme  ,  avec  un  grand  nom- 
bre d'isles considérables,  presque tou-r 
tes  situées  à  la  vue  de  ma  capitale. 

»  Je  visitai  premièrement  les  pro- 
vinces; je  fis  ensuite  armer  et  équiper 
toute  ma  flotte ,  et  j'aJlai  descendre 
dans  mes  isJes  ,  pour  me  concilier  y 
par  ma  présence,  le  cœur  de  mes 
sujets  ,  et  les  affermir  dans  le  devoir. 
Quelque  temps  après  que  j'en  fus  re- 
venu, j'y  retournai;  et  ces  voyages^ 
en  me  rfonnant  quelque  teinture  de  la 
navigation ,  m'y  firent  prendre  tant  de. 
goût,  que  je  résolus  d'aller  faire  des 
déçpiivertes  au  -  delà  de  mes  isles.. 


40*?.      LES  MILLE  ET  XTNE  NUITS, 

Pour  cet  effet ,  je  fis  équiper  dix  vais- 
seaux seulement.  Je  m'embarquai ,  et 
nous  mîmes  à  la  voile.  Notre  navi- 
gation fut  heureuse  pendant  quarante 
jours  de  suite  ;  mais  la  nuit  du  qua- 
rante -  unième ,  le  vent  devant  con- 
traire et  même  si  furieux,  que  nous 
fûmes  battus  d'une  tempête  violente 
qui  pensa  nous  submerger.  Néan- 
moins ,  à  la  pointe  du  jour ,  le  vent 
s'apaisa ,  les  nuages  se  dissipèrent , 
et  le  soleil  ayant  ramené  le  beau  temps, 
nous  abordâmes  à  une  isle  ,  où  nous 
nous  arrêtâmes  deux  jours  à  prendre 
des  rafraîcliissemens.  Cela  étant  fait , 
nous  nous  remîmes  en  mer.  Après 
dix  jours  de  navigation ,  nous  com- 
mencions à  espérer  de  voir  terre  5 
car  la  tempête  que  nous  avions  es- 
suyée 5  m'avoit  détourné  de  mon  des- 
sein ,  et  j'avois  fait  prendre  la  route 
de  mes  états  ,  lorsque  je  m'aperçus 
que  mon  pilote  ne  savoit  où  nous 
étions.  Effectivement,  le  dixième  jour^ 
un  matelot,  commandé  pour  ï^he  la 
découverte  au  haut  du  grand  mât , 
rapporta  qu'à  la  droite  et  à  la  gauche  il 


CONTES     A  Pv  A  B  E  S.         4o3 

îi'avoit  vu  que  le  ciel  et  la  mer  qui 
bornassent  Inorizon  -,  mais  que  devant 
lui ,  du  côté  où  nous  avions  la  proue, 
il  avoit  remarqué  une  grande  noir- 
ceur. 

»  Le  pilote  changea  de  couleur  à  ce 
récit ,  jeta  d'une  main  son  turban  sur 
le  tillac ,  et  de  l'autre  se  frappant  le 
visage  :  «  Ah  !  sire,  s'écria-t-il ,  nous 
sommes  perdus!  Personne  de  nous  ne 
peut  échapper  au  danger  où  nous 
nous  trouvons;  et  avec  toute  mon  ex- 
périence, il  n'est  pas  en  mon  pou- 
voir de  nous  en  garantir.  »  En  disant 
ces  paroles ,  il  se  mit  à  pleurer  comme 
un  homme  qui  croyoit  sa  perte  inévi- 
table j  et  son  désespoir  jeta  l'épouvante 
dans  tout  le  vaisseau.  Je  lui  demandai 
quelle  raison  il  avoit  de  se  désespérer 
ainsi.  «Hélas!  sire,  me  répondit-il^ 
la  tempête  que  nous  avons  essuvée  , 
nous  a  tellement  égarés  de  notre  route, 
que  demain  à  midi  nous  nous  trou- 
verons près  de  cette  noirceur ,  qui 
n'est  autre  chose  que  la  Montagne 
Noire  ;  et  cette  Montagne  Noire  est 
une  mir*e  d'aimant ,  qui  clès-à-préseiit 


,4o4     l'SS  MILLE  ET  U^fE   NUÏTS  , 

attire  toute  votre  flotte,  à  cause  àes 
clous  eL  des  ferreniens  qui  entrent 
dans  la  structure  des  vaisseaux,  Lors- 
que nous  en  serons  demain  à  une  cer- 
taine dislance ,  la  force  de  faimant 
sera  si  violente  ,  que  tous  les  clous  se 
détacheront  et  iront  se  coller  contre 
la  montagne  :  vos  vaisseaux  se  dissou- 
dront, et  seront  submerges.  Comme 
laimant  a  la  vertu  d'attirer  le  fer  à  soi, 
et  de  se  fortifier  par  cette  attraction  , 
cette  montagne ,  du  côté  de  la  mer , 
est  couverte  des  clous  d'une,  infinité 
de  vaisseaux  qu'eJle  a  fait  périr;  ce 
qui  conserve  et  augmente  en  même 
temps  cette  vertu.  Cette  montagne  , 
poursuivit  le  pilote,  est  très-escarpée; 
et  au  sommet,  il  y  a  un  dômede  bronze 
fin ,  soutenu  de  colonnes  du  même 
métal  ;  au  haut  du  dôme  ,  paroit  un 
cheval  aussi  de  bronze,  lequel  porte 
un  cavalier  qui  a  la  poitrine  couverte 
d'une  plaque  de  pJomb  ,  sur  laquelle 
sont  gravés  des  caractères  talismani- 
ques.  La  tradition,  sire ,  ajouta-t-il , 
est  que  cette  statue  est  la  cause  prin- 
cipale de  la  perte  de  tant  de  vaisi^ear.iL 


CONTES     ARABES,         400 

et  de  tant  d'hommes  cjui  ont  été  sub- 
mergés en  cet  endroit  ,  et  qu'elle  ne 
cessera  d'être  funeste  à  tous  ceux  qui 
auront  le  malheur  d'en  approcher  jus- 
qu'à ce  c|u'elle  soit  renversée.  » 

«  Le  pilote,  a^^anttenu  ce  discours, 
se  remit  à  pleurer  ,  et  ses  larmes  exci- 
tèrent celles  de  tout  l'équipage.  Je  ne 
doutai  pas  moi-même  cpie  je  ne  fusse 
arrivé  à  la  fin  de  mes  jours.  Chacun 
toutefois  ne  laissa  pas  de  songer  à  sa 
conservation ,  et  de  prendre  pour  cela 
toutes  les  mesures  possibles  5  et  dans 
l'iiicertitiide  de  lévénement ,  ils  se 
firent  tous  héritiers  les  uns  des  autres, 
par  un  testament  en  faveur  de  ceux 
qui  se  sauveroient. 

M  Le  lendemain  matin,  nous  aperçû- 
mes à  découvert  la  Montagne  Noire; 
et  f  idée  que  nous  en  avions  conçue  , 
nous  la  fit  paroitre  plus  affreuse  qu'elle 
n'étoit.  Sur  le  midi,  nous  nous  en  trou- 
vâmes si  près  ,  que  nous  éprouvâmes 
ce  que  le  pilote  nous  avoit  prédit.  Nous 
vimes  voler  les  clous  et  tous  les  autres 
ferremens  de  la  flotte  vers  la  monta- 
gne ,  où ,  par  la  violence  de  l'attrac- 


4oG     LES  MILLE  ET  UNE  NUITS, 

tion ,  ils  se  collèrent  avec  un  bruit  hor- 
rible. Les  vaisseaux  s'entrouvrirent , 
et  s'abjmèrent  dans  la  mer,  qui  étoit 
si  haute  en  cet  endroit  ,  qu'avec  la 
sonde  nous  n'aurions  pu  en  découvrir 
la  profondeur.  Tous  mes  gens  furent 
noj^és  ;  mais  Dieu  eut  pitié  de  moi ,  et 
permit  que  je  me  sauvasse ,  en  me  sai- 
sissant d'une  planche  qui  fut  poussée 
par  lèvent,  droit  au  pied  de  la  monta- 
gne. Je  lie  me  fis  pas  le  moindre  mal , 
mon  bonheur  m' ayant  fait  aborder  à 
un  endroit  où  il  y  a  voit  des  degrés 
pour  monter  au  sommet... 

Scheherazade  vouloit  poursuivre  ce 
conte  ;  mais  le  jour  qui  vint  à  paroîlre , 
lui  imposa  silence.  Le  sultan  jugea 
bien  par  ce  commencement ,  que  la 
sultane  ne  l'avoit  pas  trompé.  Ainsi , 
i\  n'j  a  pas  lieu  de  s'étonner  s'il  ne  la 
fit  pas  encore  mourir  ce  jour-là. 


CONTES     ARABES.        407 


L  I  V°    NUI  T. 


«  A.  V  nom  de  Dieu  ,  ma  sœur ,  s'é- 
cria le  lendemain  Dinarzade  ,  conti- 
nuez ,  je  vous  en  conjure  ,  l'histoire 
du  troisième  Calender.  »  Ma  chère 
sœur  ,  répondit  Scheherazade  ,  voici 
comment  ce  prince  la  reprit  : 

«  A  la  vue  de  ces  degrés ,  dit-il  (car 
il  n'y  avoit  pas  de  terrain  ni  à  droite 
ni  à  gauche  où  l'on  pût  mettre  le  pied, 
et  par  conséquent  se  sauver  )  ,  je  re- 
merciai Dieu  ,  et  invoquai  son  saint 
nom  en  commençant  à  monter.  L'es- 
calier étoit  si  étroit ,  si  roide  et  si  dif- 
ficile ,  que  pour  peu  que  le  vent  eût 
eu  de  violence  ,  il  m'auroit  renversé 
et  précipité  dans  la  mer.  Mais  enfin , 
j'arrivai  j'usqu'aubout  sans  accident  ; 
j'entrai  sous  le  dôme ,  et  me  proster- 
nant contre  terre,  je  remerciai  Dieu 
de  la  grâce  qu'il  m' avoit  faite. 


4o8     LES  MILLE  ET  UNE  NUITS, 

»  Je  passai  la  nuit  sous  le  dôme. 
Pendant  que  je  donnois ,  un  véné- 
rable vieillard  ni'apparut ,  et  me  dit  : 
«  Ecoute  ,  Agib  :  lorsque  tu  seras 
»  éveillé ,  creuse  la  terre  sous  tes  pieds. 
»  Tu  y  trouveras  un  arc  de  bronze,  et 
»  trois  flèches  de  plomb ,  fabriquées 
>>  sous  certaines  constellations  ,  pour 
«  délivrer  le  genre  humain  de  tant  de 
3)  maux  qui  le  menacent.  Tire  les  trois 
«  flèches  contre  la  statue  :  le  cavalier 
»  tombera  dans  la  mer,  et  le  cheval  de 
«  ton  côté ,  que  tu  enterreras  au  même 
«  endroit  d'où  tu  auras  tiré  l'arc  et  les 
«  flèches.  Cela  étant  fait ,  la  mer  s'en- 
»  flera  ,  et  montera  jusqu'au  pied  du 
»  dôme  ,  à  la  hauteur  de  la  montagne. 
i-i  Lorsqu'elle  j  sera  inontée  ,  tu  ver- 
»  ras  aborder  une  chaloupe,  où  il  n'y 
»  aura  qu'un  seul  homme  avec  une  ra- 
«  me  à  chaque  main.  Cet  homme  sera 
»  de  bronze  ,  mais  diflerent  de  celui 
»  que  tu  auras  renversé.  Embarqiie- 
«  toi  avec  lui  sans  prononcer  le  nom 
»  de  Dieu  ,  et  te  laisse  conduire.  Il  te 
»  conduira  en  dix  jours  dans  une  au- 
»  tre  luer  ,  où  tu  trouveras  le  inojen 


CONTES     A  R  A  B  Ê  S.-         40f^ 

3>  de  retourner  chez  toi  sain  et  sauf  , 
»  poui'vu  que ,  comme  je  le  l'ai  déjà 
35  dit ,  tu  ne  prononces  pas  le  nom 
n  de  Dieu  pendant  tout  le  voyage.  » 

«  Tel  fut  le  discours  du  vieillard. 
D'abord  que  je  fus  éveillé  ,  je  me  levai 
extrêmement  consolé  de  cette  vision  , 
et  je  ne  manquai  pas  de  faire  ce  que 
le  vieillard  m" avoit  commandé.  Je  aé- 
terrai  Tare  et  les  flèches  ,  et  les  tirai 
contre  le  cavalier.  A  la  troisième  flè- 
che ,  je  le  renversai  dans  la  mer  ,  et 
le  cheval  tomba  de  mon  côté.  Je  l'en- 
terrai à  la  place  de  l'arc  et  des  flèches , 
et  dans  cet  intervalle ,  la  mer  s'enflât 
et  s'éleva  peu-à-peu.  Lorsqu'elle  fut 
arrivée  au  pied  du  dôme  ,  à  la  hau- 
teur de  la  montagne ,  je  vis  de  loin  sur 
la  mer  une  chaloupe  qui  venoit  à 
moi.  Je  bénis  Dieu  ,  voyant  que  les 
choses  succédoient  conformément  au 
songe  que  j'avois  eu. 

>/Enfin  la  chaloupe  aborda  ,  et  j'y 
vis  fhomme  de  bronze  tel  qu'il  m'a- 
voit  été  dépeint.  Je  m'embarquai ,  et 
me  gardai  bien  de  prononcer  le  nom 
de  Dieu  •  je  ne  dis  pas  même  un  ieixl 
j.  33 


410      LES  MILLE  ET  UNE  NUITS, 

autre  mot.  Je  m'assis  ;  et  l'homme  de 
bronze  recomm.ença  de  ramier  en  s'é- 
loignant  de  la  montagne.  Il  vogua 
sans  discontinuer  jusqu'au  neuvième 
jour  que  je  vis  des  isles  ,  qui  me  firent 
espérer  que  je  serois  bientôt  hors  du 
danger  que  j'avois  à  craindre.  L'ex- 
cès de  ma  joie  me  fît  oublier  la  dé- 
fense qui  m'avoit  été  faite  :  «  Dieu 
«  soit  béni  ,  dis-je  alors  !  Dieu  soit 
»  loué  !  » 

»  Je  n'eus  pas  achevé  ces  paroles  , 
que  la  chaloupe  s'enfonça  dans  la  mer 
avec  J'homme  de  bronze.  Je  demeu- 
rai sur  l'eau  ,  et  je  nageai  le  reste  du 
jour  du  côté  de  la  terre  qui  me  parut 
la  plus  voisine.  Une  nuit  fort  obscure 
succéda  ;  et  comme  je  ne  savois  plus 
où  j'étois ,  je  nageois  à  faventure.  Mes 
forces  s'épuisèrent  à  la  fin ,  et  je  corn- 
mençoJLs  à  désespérer  de  me  sauver  , 
lorsque  le  vent  venant  à  se  fortifier  , 
une  vague  plus  grosse  qu'une  mon- 
tagne ,  me  jeta  sur  une  plage  ,  où 
elle  me  laissa  en  se  retirant.  Je  me 
hâtai  aussitôt  de  prendre  terre  ,  de 
crainte  qu'mie  a^trç  vagu§  ne  me  re^ 


CONTES      ARABES.  41I 

prît  ;  et  la  première  chose  cjiie  je  fis  , 
fut  de  me  dépouiller ,  d'exprimer  l'eau 
de  mon  habit ,  et  de  l'étendre  pour  le 
faire  sécher  sur  le  sable  qui  étoit 
encore  échauflé  de  la  chaleur  du  jour. 

»  Le  lendemain ,  le  soleil  eut  bien- 
tôt a(iîievé  de  sécher  mon  habit.  Je  le 
repris ,  et  m'avançai  pour  reconnoître 
où  jétois.  Je  n'eus  pas  marché  long- 
temps, que  je  connus  que  j'étois  dans 
une  petite  isle  déserte  fort  agréable  , 
où  il  y  avoit  plusieurs  sortes  d'arbres 
fruitiers  et  sauvages.  Mais  je  remar- 
quai qu'elle  étoit  considérablement 
éloignée  de  terre,  ce  qui  diminua  fort 
la  joie  que  j'avois  d'être  échappé  de 
la  mer.  Néanmoins  je  me  remeltois  à 
Dieu  du  soin  de  disposer  de  mon  sort 
selon  sa  volonté ,  quand  j'aperçus  un 
petit  bâtiment  qui  venoitde  terre  fer- 
me à  pleines  voiles  ,  et  avoit  la  proue 
sur  l'isle  où  j'étois. 

»  Comme  je  nedoutois  pas  qu'il  n'y 
vînt  mouiller ,  et  que  j'iguorois  si  les 
gens  qui  étoient  dessus ,  seroient  amis 
ou  ennemis ,  je  crus  ne  devoir  pas  me 
montrer  d'abord.  Je  montai  sur  uu 


arbre  fort  tOLifFLi,d'oii  je  poiivois impu- 
nément examiner  leur  contenance.  Le 
bâtiment  vint  se  ranger  dans  une  pe- 
tite anse  5  où  débarquèrent  dix  esclaves 
qui  portoient  une  pelJe  et  d'autres 
instrumens  propres  à  remuer  la  terre. 
Ils  marchèrent  vers  le  milieu  de  l«isle , 
ou  je  les  vis  s'arrêter  et  remuer  la  ter- 
re quelque  temps  3  et  à  leur  action ,  il 
me  parut  qu'ils  levoient  une  trappe. 
Ils  retournèrent  ensuite  au  bâtiment, 
débarquèrent  plusieurs  sortes  de  pro- 
visions et  de  meubles,  et  en  firent 
chacun  une  charge,  qu'ils  portèrent  à 
l'endroit  ou  ils  avoient  remué  la  terre; 
ils  y  descendirent  ;  ce  qui  me  fit  com- 
prendre qu'il  y  avoit  là  un  lieu  sou- 
terrain, cfe  les  vis  encore  une  fois  al- 
ler au  vaisseau  ,  et  en  ressortir  peu  de 
temps  après  avec  un  vieillard  qui  ine- 
noit  avec  lui  un  jeune  homme  de  qua- 
torze ou  quinze  ans,  très-bien  fait. 
Ils  descendirent  tous  où  la  trappe 
avoit  été  levée  ;  et  lorsqu'ils  furent 
remontés  ,  qu'ils  eurent  abaissé  la 
trappe  ,  qu'ils  1  eurent  recouverte  de 
terre ,  et  qu'ils  reprirent  le  chemin  de 


CONTES     AE.ABES.         4!  5 

l'anse  où  étoit  le  navire  ,  je  remarquai 
que  le  jeune  homme  n'étoit  pas  avec 
eux  •  d'où  je  conclus  qu'il  étoit  resté 
dans  le  lieu  souterrain  :  circonstance 
qui  me  causa  un  extrême  é  tonne - 
ment. 

»  Le  vieillard  et  les  esclaves  se 
rembarquèrent  •  et  le  bâtiment  ayant 
remis  à  la  voile ,  reprit  la  route  de  la 
terre  ferme.  Quand  je  le  vis  si  éloi- 
gné, que  je  ne  pouvois  être  aperçu 
de  l'équipage  ,  je  descendis  de  l'arbre , 
et  me  rendis  promptement  à  l'endroit 
où  j'avois  vu  remuer  la  terre.  Je  la 
îemuai  à  mon  tour,  jusqu'à  ce  que 
trouvant  une  pierre  de  deux  ou  trois 
pieds  en  quarré ,  je  la  levai ,  et  je  vis 
qu'elle  couvroit  l'entrée  d'un  escalier 
aussi  de  pierre.  Je  le  descendis,  et 
me  trouvai  au  bas  dans  une  grande 
chambre  oùil  j  avoit  un  tapis  de  pied 
et  un  sofa  garni  d'un  autre  tapis  et 
de  coussins  d'une  riche  étofiPc  ,  où  le 
jeune  homme  étoit  assis  avec  un  éven- 
tail à  la  main.  Je  distinguai  toutes  ces 
choses  à  la  clarté  de  deux  bougies , 
«lussi  bien  crue  des  fruits  et  des  uols 


4^4     ÏE'5  MILLE  ET  UNE  NUITS, 

de  fleurs  qu'il  avoit  près  de  lui.  Le 
jeune  homme  fut  effrayé  de  me  voir; 
mais  pour  le  rassurer ,  je  lui  dis  en 
entrant  :  «  Qui  que  vous  soyez ,  sei- 
gneur ,  ne  craignez  rien  :  un  roi  et 
fils  de  roi ,  tel  que  je  le  suis ,  n'est  pas 
capable  de  vous  faire  la  moindre  in- 
jure. C'est  au  contraire  votre  bonne 
destinée  qui  a  voulu  apparemment 
que  je  me  trouvasse  ici  pour  vous 
tirer  de  ce  tombeau,  où  il  semble 
qu'on  vous  ait  enterré  tout  vivant  pour 
des  raisons  que  j'ignore.  Mais  ce  qui 
m'embarrasse ,  et  ce  que  je  ne  puis 
concevoir  (  car  je  vous  dirai  que  j'ai 
été  témoin  de  tout  ce  qui  s'est  passé 
depuis  que  vous  êtes  arrivé  dans  cette 
isle  ),  c'est  qu'il  m'a  paru  que  vous  vous 
êtes  laissé  ensevelir  dans  ce  lieu  sans 
résistance.... 

Schelierazade  se  tut  en  cet  endroit  ; 
et  le  sultan  se  leva  très-impatient  d'ap- 
prendre pourquoi  ce  jeune  homme 
avoit  ainsi  été  abandonné  dans  une 
isle  déserte  j  ce  qu'il  se  promit  d'en-, 
tendre  la  nuit  suivante. 


CONTES     ARABES. 


L  V^    NUIT. 


DiNAnz  ADE ,  lorsqu'il  en  fut  temps , 
appela  la  sultaue;  et  Sclielierazade , 
sans  se  faire  prier ,  poursuivit  de  cel- 
te sorte  l'histoire  du  troisième  Calen- 
der: 

»  Le  jeune  homme,  continua  le 
troisième  Calender ,  se  rassura  à  ces 
paroles,  et  me  pria  ,  d'un  air  riant, 
de  m'asseoir  près  de  lui.  Dès  que  je 
fus  assis  :  «  Prince ,  me  dit-il ,  je  vais 
vous  apprendre  une  chose  qui  vous 
surprendra  par  sa  singularité.  Mon 
père  est  un  marchand  joaillier  qui  a 
acquis  de  grands  hiens  par  son  travail 
et  par  son  habileté  dans  sa  profes- 
sion. Il  a  un  grand  nombre  d'esclaves 
et  de  commissionnaires ,  qui  font  des 
voyages  par  mer  sur  des  vaisseaux  qui 
lui  appartiennent,  afin  d'entretenir  les 
correspondances  qu'il  a  en  plusieurs 


4»  6      LES  MILLE  ET  UNE  NUITS  , 

tours  où  il  fournil  les  pierreries  dont 
on  a  besoin.  Il  y  avoit  long-temps 
qu'il  étoit  marié  sans  avoir  eu  d'en- 
fans ,  lorsqu'il  apprit  qu'il  auroit  un 
fils  ,  dont  Ja  vie  néanmoins  ne  seroit 
pas  de  longue  durée  ;  ce  qui  lui  don- 
na beaucoup  de  chagrin  a  son  réveil. 
Quelques  jours  après,  ma  mère  lui 
annonça  qu'elle  étoit  grosse  5  et  le 
temps  qu'elle  crojoit  avoir  conçu , 
s'accordoit  fort  avec  le  jour  du  songo 
de  mon  père.  Elle  accoucha  de  moi 
dans  le  terme  des  neuf  mois,  et  ce 
fut  une  grande  joie  dans  la  famille. 
Mon  père  ,  qui  avoit  exactement  ob- 
servé le  moment  de  ma  naissance , 
consulta  les  astrologues ,  qui  lui  di- 
rent :  «  Votre  fils  vivra  sans  nul  acci- 
«  dent  jusqu'à  l'âge  de  quinze  ans. 
»  Mais  alors  il  courra  risque  de  per- 
»  dre  la  vie,  et  il  sera  difficile  qu'il 
»  en  échappe.  Si  néanmoins  son  bon- 
«  heur  veut  qu'il  ne  périsse  pas ,  sa 
i>  vie  sera  de  longue  durée.  C'est  qu'en 
»  ce  temps-là,  ajoutèrent-ils,  la  statue 
»  équestre  de  bronze  qui  est  au  haut 
V  de  la  injntcigue  d'aimant ,  aura  été 


CONTES      ARABES.         417 

«  renversée  dans  la  mer  par  le  prince 
M  Agib ,  fils  du  roi  de  Cassib ,  et  que 
»  les  astres  marquent ,  que  cinquante 
»  jours  après ,  votre  fils  doit  être  tué 
»  par  ce  prince.  »  Comme  cette  pré- 
diction s'accordoit  avec  le  son^e  de 
mon  père  ,  il  en  fut  vivement  frappé 
et  afîlî,2;é.  Il  ne  laissa  pas  pourtant  de 
prendre  beaucoup  de  soin  de  mon 
éducation  ,  jusqu'à  cette  présente  an- 
née ;  qui  est  la  quinzième  de  mon 
âge.  Il  apprit  hier  ,  que  depuis  dix 
jours  ,  le  cavalier  de  bronze  avoit  été 
jeté  dans  la  mer  par  le  prince  que  je 
viens  de  vous  nommer.  Cette  nouvelle 
lui  a  coûté  tant  de  pleurs ,  et  causé 
tant  d'alarmes  ,  qu'il  n'est  pas  recon- 
noissable  dans  l'état  où  il  est.  Sur  la 
prédiction  des  astrologues  ,  il  a  cher- 
ché les  moyens  de  tromper  mon  ho- 
roscope ,  et  de  me  conserver  la  vie.  Il 
y  a  long-temps  qu'il  a  pris  la  précau- 
tion de  faire  bâtir  cette  demeure , 
pourm'j  tenir  caché  durant  cinquante 
jours,  dès  qu'il  apprendroit  que  la 
statue  avoit  été  renversée.  C'est  pour- 
quoijcommeilasuqu'ellel'étoitdepuis 


4lB     LES  BÎILLE  ET  UNE  NUITS, 

dix  jours ,  il  est  venu  promptement 
me  cacher  ici ,  et  il  a  promis  que  dans 
quarante  il  viendroit  me  reprendre. 
Pour  moi ,  ajouta-t-il ,  j'ai  bonne  es- 
pérance ;  et  je  ne  crois  pas  que  le  prince 
Agib  vienne  me  chercher  sous  terre , 
au  milieu  d'une  isle  déserte.  Voilà , 
seigneur ,  ce  que  j'avois  à  vous  dire.  » 
«  Pendant  que  le  fils  du  joaillier  me 
racontoit  son  histoire ,  je  me  moquois 
en  moi-même  des  astrologues  qui 
avoient  prédit  que  je  lui  ôterois  la 
vie;  et  je  me  sentois  si  éloigné  de  vé- 
rifier la  prédiction,  qu'à  peine  eut- 
il  achevé  de  parler  ,  je  lui  dis  avec 
transport  :  «  Mon  cher  seigneur ,  ayez 
de  la  confiance  en  la  bonté  de  Dieu , 
et  ne  craignez  rien.  Comptez  que  c  é- 
toit  une  dette  que  vous  aviez  à  payer, 
et  que  vous  en  êtes  quitte  dès-à-pré- 
sent. Je  suis  ravi,  après  avoir  fait  nau- 
frage ,  de  me  trouver  heureusement 
ici  pour  vous  défendre  contre  ceux 
quivoudroient  attenter  à  votre  vie.  Je 
ne  vous  abandonnerai  pas  durant  ces 
quarante  jours  que  les  vaines  conjec- 
tures des  astrologues  vous  font  appré» 


CONTES     ARABES.  419 

hender.  Je  vous  rendrai ,  pendant  ce 
temps-là ,  tous  les  services  qui  dépen- 
dront de  moi.  Après  cela ,  je  profiterai 
de  l'occasion  de  gagner  la  terre  ferme, 
en  m' embarquant  avec  vous  sur  votre 
bâtiment,  avec  la  permission  de  votre 
père  et  la  vôtre  ;  et  quand  je  serai  de 
retour  en  mon  royaume  ,  je  n'oublie- 
rai point  l'obligation  que  je  vous  au- 
rai 5  et  je  tâcherai  de  vous  en  témoi- 
gner ma  reconnoissance  ,  de  la  ma- 
nière que  je  le  devrai.  » 

M  Je  rassurai ,  par  ce  discours ,  le 
fils  du  joaillier  ,  et  m'attirai  sa  con- 
fiance. Je  me  gardai  bien  ,  de  peur 
de  l'épouvanter  ,  de  lui  dire  que  j'é- 
tois  cet  Agib  qu'il  craignoit,  et  je  pris 
grand  soin  de  ne  lui  en  donner  aucun 
soupçon.  Nous  nous  entretînmes  de 
plusieurs  choses  jusqu'à  la  nuit ,  et  je 
connus  que  le  jeune  homme  avoit 
beaucoup  d'esprit.  Nous  mangeâmes 
ensemble  de  ses  provisions.  Il  en  avoit 
une  si  grande  quantité  ,  qu'il  en  au- 
roit  eu  de  reste  au  bout  de  quarante 
jours,  quand  il  auroit  eu  d'autres 
hôtes  que  moi.  Après  le  souper  , 


^20 

nous  continuâmes  à  nous  entretenir 
quelque  temps  ,  et  ensuite  nous  nous 
touchâmes. 

»  Le  lendemain  à  son  lever ,  je  lui 
présentai  le  bassin  et  l'eau.  Il  se  lava , 
je  préparai  le  diner ,  et  le  servis  quand 
il  lut  temps.  Après  le  repas ,  j'inven- 
tai un  jeu  pour  nous  désennuyer, 
non-seulement  ce  jour-là ,  mais  en- 
core les  suivans.  Je  préparai  le  souper 
de  la  même  manière  que  j'avois  ap- 
prêté le  dîner.  Nous  soupâmes  et  nous 
nous  couchâmes  comme  le  jour  pré- 
cédent. Nous  eûmes  le  temps  de  con- 
tracter amitié  ensemble.  Je  m'aperçus 
qu'il  avoit  de  l'inclination  pour  moi  ; 
et  de  mon  côté  ;  j'en  avois  conçu  une 
si  forte  pour  lui ,  que  je  me  disois 
souvent  à  moi-même ,  que  les  astro- 
logues qui  avoient  prédit  au  père  que 
son  fils  seroit  tué  par  mes  mains, 
éloient  des  imposteurs  ,  et  qu'il  n'é- 
toit  pas  pos-sible  que  je  pusse  com- 
mettre une  si  méchante  action.  Enfin, 
madame  ,  nouo  passâmes  trente-neuf 
jours  le  plus  agréablement  du  monde 
dans  ce  lieu  souterrain. 


COîîTES     ARABES.         42 1 

»  Le  quarantième  arriva.  Le  ma- 
tin ,  le  jeune  homme  en  s'éveillant , 
me  dit  avec  un  transport  de  joie  dont 
il  ne  fut  pas  le  maître  :  «  Prince ,  me 
voilà  aujourd'hui  au  quarantième  jour, 
et  je  ne  suis  pas  mort ,  grâces  à  Dieu 
et  à  votre  bonne  compagnie.  Mon 
père  ne  manquera  pas  tantôt  de  vous 
en  marquer  sa  reconnoissance ,  et  de 
vous  fournir  tous  les  moyens  et  toutes 
les  commodités  nécessaires  pour  vous 
en  retourner  dans  votre  royaume. 
Mais  en  attendant,  ajouta- t-il,  je 
vous  supplie  de  vouloir  bien  faire 
chauffer  de  l'eau  pour  me  laver  tout 
le  corps  dans  le  bain  portatifj  je  veux 
me  décrasser  et  changer  d'habit ,  pour 
mieux  recevoir  mon  père.  »  Je  mis  de 
l'eau  sur  le  feu  ;  et  lorsqu'elle  fut  tiède , 
l'en  remplis  le  bain  portatif.  Le  jeune 
nomme  se  mit  dedans  ;  je  le  lavai  et 
le  frottai  moi-même.  Il  en  sortit  en- 
suite ,  se  coucha  dans  son  lit  que  j'a- 
vois  préparé ,  et  je  le  couvris  de  sa 
couverture.  Après  qu'il  se  fut  reposé, 
et  qu'il  eut  dormi  quelque  temps  : 
«  Mon  prince  ,  me  dit-il,  obligez-moi 

ï.  oti 


4^2     LES  MILLE  ET  UNE  KUITS  , 

de  m'apporter  un  melon  et  du  sucre , 
que  j'en  mange  pour  me  rafraîchir.  » 
De  plusieurs  melons  qui  nous  res- 
toient ,  je  choisis  le  meilleur,  et  le  mis 
dans  un  plat^  et  comme  je  ne  trouvois 
pas  de  couteau  pour  le  couper ,  je  de- 
mandai au  jeune  homme  s'il  ne  savoit 
pas  où  il  y  en  avoit.  Il  y  en  a  un,  me 
répondit -il,  sur  cette  corniche  au- 
dessus  de  ma  tête.  Effectivement ,  j'y 
en  aperçus  un  ;  mais  je  me  pressai  si 
fort  pour  le  prendre  ,  et  dans  le  temps 
que  je  l'avois  à  la  main ,  mon  pied 
s'einbarrassa  de  sorte  dans  la  couver- 
ture ,  que  je  glissai,  et  je-tombai  si  mal- 
heureusement sur  le  jeune  homme , 
que  je  lui  enfonçai  le  couteau  dans  le 
cœur.  Il  expira  dans  le  moment. 

«  A  ce  spectacle ,  je  poussai  des  cris 
épouvantables.  Je  me  frappai  la  tête, 
le  visage  et  la  poitrine.  Je  déchirai 
mon  habit ,  et  me  jetai  [)ar  terre  avec 
une  douleur  et  des  regrets  inexprima- 
bles. «  Hélas  !  m' écriai- je ,  il  ne  lui 
restoit  que  quelques  heures  pour  être 
hors  du  danger  contre  lequel  il  avoit 
cherché  un  asile ,  et  dans  le  temps 


CONTES     ARAEES.  42  J 

que  je  compte  moi-même  que  îe  pé- 
ril est  passé,  c'est  alors  que  je  deviens 
son  assassin ,  et  que  je  rends  la  pré- 
diction véritable. Mais,Seigneur,  ajou- 
tai-je  en  levant  la  tète  et  les  mains  au 
ciel ,  je  vous  en  demande  pardon  •  et 
si  je  suis  coupable  de  sa  mort ,  ne  me 
laissez  pas  vivre  plus  long-temps.... 
Scheherazade  ,  vojant  ]>aroître  le 
jour  en  cet  endroit ,  fut  obligée  d'in- 
terrompre ce  récit  funeste.  Le  sultan 
des  Indes  en  fut  ému  ;  et  se  sentant 
quel([ue  inquiéiude  sur  ce  que  de- 
viendroit  après  cela  le  Caîender,  il  se 
garda  bien  de  faire  mourir  ce  jour-là 
Scheherazade  ,  qui  seule  pouvoit  le 
tirer  de  peine. 


424      LES  BULLE  ET  UNE  NUITS 


L  V  I^    N  U  I  T. 


li  A  sultane ,  engagée  par  sa  sœur  k 
raconter  ce  qui  se  passa  après  la  mort 
du  jeune  lion-tiîxe ,  prit  la  parole ,  et 
continua  de  cette  sorte  : 

»  Madame ,  poursuivit  le  troisième 
Calender  en  s'adressant  à  Zobéïde, 
après  le  malheur  qui  venoit  de  m'ar- 
rirer  ,  j'aurois  reçu  la  mort  sans 
frayeur  ,  si  elle  s'étoit  présentée  à 
moi.  Mais  le  mal ,  ainsi  que  le  bien  , 
ne  nous  arrive  pas  toujours  lorsque 
nous  le  souhaitons.  Néanmoins ,  fai- 
sant réllexion  que  mes  larmes  et  ma 
douleur  ne  feroient  pas  revivre  le 
jeune  homme ,  et  que  les  quarante 
jours  finissant ,  je  pouvois  être  sur- 
pris par  son  père ,  je  sortis  de  cette 
demeure  souterraine  ,  et  montai  au 
haut  de  fescalier.  J'abaissai  La  grosse 


CONTES     ARABES.         2?J 

pierre  sur  l'entrée  ,  et  la  couvris  de 
terre. 

^)  J'eus  à  peine  achevé.  ,  que  por- 
tant la  vue  sur  la  mer  du  côté  de  la 
terre  ferme  ,  j'aperçus  le  bâtiment 
qui  venoit  reprendre  le  jeune  hom- 
me. Alors  me  consultant  sur  ce  que 
i'avois  à  faire ,  je  dis  en  moi-même  : 
«  Si  je  me  fais  voir  ,  le  vieillard  ne 
manquera  pas  de  me  faire  arrêter  et 
massacrer  peut-être  par  ses  esclaves  , 
quand  il  aura  vu  son  fils  dans  l'état 
où  je  fai  mis.  Tout  ce  que  je  pourrai 
alléguer  pour  me  justifier  ,  ne  le  per- 
suadera point  de  mon  innocence.  Il 
vaut  mieux ,  puisque  j'en  ai  le  moyen, 
me  soustraire  à  son  ressentiment ,  que 
de  m'y  exposer.  »  Il  y  avoit  près  du 
jieu  souterrain  un  gros  arbre  ,  dont 
l'épais  feuillage  me  parut  propre  à 
me  cacher.  J'y  montai ,  et  je  ne  me 
iiis  pas  plutôt  placé  de  manière  cpie  je 
ne  pouvois  être  aperçu  ,  que  je  vis 
aborder  le  bâtiment  au  môme  endroit 
que  la  première  fois. 

«  Le  vieillard  et  les  esclaves  débar- 
quèrent bientôt,  et  s'avancèrent  vers 


4*6    LES  î\riLLE  -e: 

îa  demeure  souterraine,  d'un  air  qui 
marquoit  qu'ils  avoient  quelque  espé- 
rance ;  mais  lorsqu'ils  virent  la  terre 
nouvellement  remuée ,  ils  changèrent 
de  visage,  et  particulièrement  le  vieil- 
lard. Ils  levèrent  la  pierre  ,  et  descen^- 
dirent.  Ils  appellent  le  jeune  homme 
par  son  nom  ,  il  ne  répond  point  :  leur 
crainte  redouble  ;  ils  le  cherchent  et 
le  trouvent  enfin  étendu  sur  son  Ht , 
pvec  le  couteau  au  milieu  du  cœur  ;  car 
je  n  avois  pas  eu  le  courage  de  l'ôter. 
A  cette  vue,  ils  poussèrent  des  cris  de 
douleur ,  qui  renouvelèrent  la  mien-' 
ne  :  le  vieillard  tomba  évanoui  5  ses 
esclaves ,  pour  lui  donner  de  l'air ,  l'ap- 
portèrent en  haut  .entre  leurs  bras ,  et 
ie  posèrent  au  pied  de  l'arbre  où  j'é- 
lois.  Mais  malgré  tous  leurs  soins  , 
ce  malheureux  père  demeura  long- 
temps en  cet  état ,  et  leur  fit  plus  d'une 
fois  désespérer  de  sa  vie. 

»  Il  revint  toutefois  de  ce  long  éva- 
nouissement. Alors  les  esclaves  ap- 
portèrent le  corps  de  son  fils  ,  revêiu 
de  ses  plus  beaux  habillemens,  et  dès 
que  la  fosse  qu  on  lui  faisoil,  futache- 


CONTES      ARABES.  427 

vée  ,  on  l'y  descendît.  Le  vieillard  , 
soutenu  par  deux  esclaves  ,  et  le  vi- 
sage baigné  de  larmes,  lui  jeta  le  pre- 
mier un  peu  de  terre  ,  après  quoi  les 
esclaves  en  coinblèrent  la  fosse. 

»  Cela  étant  fait  ,  l'ameublement 
de  la  demeure  souterraine  fut  enlevé 
et  embarqué  avec  le  reste  des  provi- 
sions. Ensuite  le  vieillard  ,  accablé  de 
douleurs, ne  pouvant  se  soutenir,  fut 
mis  sur  une  espèce  de  brancard ,  et 
transporté  dans  le  vaisseau  ,  qui  remit 
à  la  voile.  Il  s'éloigna  de  fisle  en  peu 
de  temps ,  et  je  le  perdis  de  vue.... 

Le  jour ,  qui  éclairoit  déjà  l'appar- 
tement du  sultan  des  Indes  ,  obligea 
Scheherazade  à  s'arrêter  en  cet  en- 
droit. Scliahriar  se  leva  à  son  ordi- 
naire ,  et  par  la  même  raison  que  le 
jour  précédent  ,  prolongea  encore  la 
vie  de  la  sultane  qu'il  laissa  avec  Di- 
narzade. 


420 


L  V  I  r    NUIT. 


Le  lendemain ,  Schelierazade ,  pour- 
snivant  les  avenlnres  du  troisième  Ca- 
lender  ,  dit  :  Ma  sœur ,  vous  saurez 
que  ce  prince  continua  de  les  racon- 
ter ainsi  à  Zobéide  et  à  sa  compagnie  : 

»  Après  le  départ ,  dit-il ,  du  vieil- 
lard ,  de  ses  esclaves  et  du  navire ,  je 
restai  seul  dans  l'isle  :  je  passois  la  nuit 
dans  la  demeure  souterraine  qui  n'a- 
voit  pas  été  rebouchée  ,  et  le  jour,  je 
me  promenois  autour  de  l'isle  ,  et 
in'arrélois  dans  les  endroits  les  plus 
]:)ropres  à  prendre  du  repos  ,  quand 
j'en  avois  besoin. 

»  Je  menai  cette  vie  ennuyeuse  pen- 
dant un  mois.  Au  bout  de  ce  temps- 
là  ,  je  m'aperçus  que  la  mer  dimi- 
nuoit  considérablement,  et  que  l'isle 
devenoit  plus  grande  ;  il  sembloit  que 
la  terre  ferme  s'approciioil.  EiFecti- 


CONTES      ARABE  5.        4'2() 

vement ,  les  eaux  devinrent  si  basses , 
qu'il  n'y  avoit  plus  qu'un  petit  trajet 
de  mer  entre  moi  et  la  terre  ferme. 
Je  le  traversai ,  et  n'eus  de  l'eau  que 
jusqu'à  mi-jambe.  Je  marchai  si  long- 
temps sur  la  plage  et  sur  le  sable , 
que  j'en  fus  très-fatigué.  A  la  fin, 
je  2;ao;nai  un  terrain  plus  ferme:  et 
]  etois  déjà  assez  éloigne  de  la  mer , 
lorsque  je  vis  fort  loin  devant  moi 
romme  un  grand  feu  ;  ce  qui  me 
donna  quelque  joie.  «  Je  trouverai 
quelqu'un  ,  disois-je ,  et  il  n'est  pas 
possible  que  ce  feu  se  soit  allumé  de 
lui-même.  »  Mais  à  mesure  que  je 
m'en  approchois  ,  mon  erreur  se  dis- 
sipoit,  et  je  reconnus  bientôt  que  ce 
que  j'avois  pris  pour  du  feu  ,  étoit  un 
château  de  cuivre  rouge ,  que  les 
rayons  du  soleil  faisoient  paroitre  de 
loin  comme  enflammé. 

»  Je  m'arrêtai  près  de  ce  château  , 
et  m'assis ,  autant  pour  en  considé- 
rer la  structure  admirable  ,  que  pour 
me  remettre  un  peu  de  ma  lassitude. 
Je  n'avois  pas  encore  donné  à  cette 
maison  m.agnifique  toute  fattentioa 


4^0     LES  MILLE  ET  UXE  NUITS  , 

qu'elle  inëritoit ,  quand  j'aperçus  dix 
ieiines  hommes  fort  bien  faits,  qui 
paroissoient  venir  de  la  promenade. 
Mais  ,  ce  qui  me  pjo-ut  assez  surpre- 
nant ,  ils  éioienl  lous  borgnes  de  l'œil 
çlroit.  Ils  accompagnoient  un  vieil- 
lard d'une  taille  haute,  et  d'un  air 
vénérable. 

»  J'étois  étrangement  étonné  de 
rencontrer  tant  de  borgnes  à  la  fois , 
et  tous  privés  du  même  œil.  Dans  le 
temps  que  je  cherchois  dans  mon 
esprit  par  quelle  aventure  ils  pou- 
vqient  être  rassemblés ,  ils  m'abordè- 
rent et  me  témoignèrent  de  la  joie 
de  me  voir.  Après  les  premiers  com- 
plimens  ,  ils  me  demandèrent  ce  qui 
m'avoit  amené  là.  Je  leur  répondis 
que  mon  histoire  étoit  un  peu  lon- 
gue ,  et  que  s'ils  vouloient  prendre  la 
peine  de  s'asseoir ,  je  leur  donnerois 
la  satisfaction  qu'ils  souhaitoient.  Ils 
s'assirent ,  et  je  leur  racontai  ce  qui 
in'étoit  arrivé  depuis  que  j'élois  sorti 
de  mon  rojaum.e  jusqu'aloi^;  ce  qui 
leur  causa  une  grande  surprise. 

»  Après  que  j'eus  achevé  mon  dis- 


CONTES     ARABES.        4.1 1 

cours  ,  ces  jeunes  seigneurs  me 
prièrent  d'entrer  avec  eux  dans  le 
cliâleau.  J'acceptai  leur  offre  ;  nous 
traversâmes  une  enfilade  de  salies, 
d'antichambres ,  de  chambres  et  de 
cabinets  fort  proprement  meublés ,  et 
nous  arrivâmes  dans  un  grand  saloii 
où  il  y  avoit  en  rond  dix  petits  so- 
fas bleus  et  séparés ,  tant  pour  s'as- 
seoir et  se  reposer  le  jour  ,  que  pour 
dormir  la  nuit.  Au  milieu  de  ce  rond 
étoit  un  onzième  sofa  moins  élevé  , 
et  de  la  même  couleur  ,  sur  lecpiel  se 
plaça  le  vieillard  dont  on  a  parlé  ; 
et  les  jeunes  seigneurs  s'assirent  sur 
les  dix  autres. 

3)  Comme  chaque  sofa  ne  pou- 
voit  tenir  cpi'une  personne  ,  un  de 
ces  jeunes  gens  me  dit  :  «  Camarade , 
assejez-vous  sur  le  tapis  au  milieu 
de  la  place  ,  et  ne  vous  informez 
de  quoi  que  ce  soit  qui  nous  re- 
garde, non  plus  que  du  sujet  pour- 
quoi nous  sommes  tous  borgnes  de 
J'œildroitj  contentez-vous  de  voir, 
et  ne  portez  pas  plu5  loin  votre  cu- 
jiosité.  » 


4^33     LES  MILLE  ET  UNE    NUITS, 

«  Le  vieillard  ne  demeura  pas  long- 
lemps  assis  ;  il  se  leva  et  sortit  ;  mais 
il  revint  quelques  momens  après  , 
apportant  le  souper  des  dix  seigneurs , 
auxquels  ils  distribua  à  chacun  sa 
portion  en  particulier.  Il  me  servit 
aussi  la  mienne  ,  que  je  mangeai  seul 
à  l'exemple  des  autres  -,  et  sur  la  fin 
du  repas  ,  le  même  vieillard  nous 
présenta  une  tasse  de  vin  à  chacun. 

«  Mon  histoire  leur  avoit  paru  si 
extraordinaire ,  qu'ils  me  la  firent  ré- 
péter à  l'issue  du  souper ,  et  elle 
donna  lieu  à  un  entretien  qui  dura 
une  grande  partie  de  la  nuit.  Un  des 
seigneurs  ,  faisant  réflexion  qu'il 
étoit  tard ,  dit  au  vieillard  :  «  Vous 
voyez  qu'il  est  temps  de  dormir ,  et 
vous  ne  nous  apportez  pas  de  quoi 
nous  acquitter  de  notre  devoir.  »  A 
ces  mots ,  le  vieillard  se  leva ,  et  entra^ 
dans  un  cabinet ,  d'où  il  apporta  sur' 
sa  tête  dix  bassins  l'un  après  l'autre  , 
tous  couverts  d'une  étoffe  bleue.  Il  en 
posa  un  avec  un  flambeau  devant 
chaqiie  seigneur. 

»  ils  découvrirent  leurs  Jjassins , 


CONTES     ARABES»         4bÔ 

^:ins  lesquels  il  y  avoit  de  la  cendre  , 
d^  charDon  en  poudre ,  et  du  noir  à 
noircir.  Ils  mêlèrent  toutes  ces  cho- 
ses ensemble ,  et  commencèrent  à 
s'en  frotter  et  barbouiller  le  visage, 
de  manière  qu'ils  étoient  affreux  à 
voir.  Après  s'être  noircis  de  la  sorte, 
iis  se  mirent  à  pleurer,  à  se  lamen- 
ter et  à  se  frapper  la  tête  et  la  poi- 
trine ,  en  criant  sans  cesse  :  «  Voilà 
»  le  fruit  de  notre  oisiveté  et  de  nos 
»  débauches.  » 

«  Ils  passèrent  presque  toute  la  nuit 
dans  cette  étrange  occupation.  Ils  la 
cessèrent  enfin  ;  après  quoi  le  vieil- 
lard leur  apporta  de  l'eau  dont  ils  se 
lavèrent  le  visage  et  les  mains  ;  ils 
quittèrent  aussi  leurs  habits  ,  qui 
é:oient  gâtés  ,  et  en  prirent  d'autres; 
de  sorte  qu'il  ne  paroissoit  pas  qu'ils 
eussent  rien  fait  des  choses  étonnan- 
t'?s  dont  je  venois  d'être  spectateur. 

^)  Jugez  5  madame  ,  de  la  contrainte 
où  j'avois  été  durant  tout  ce  temps-là. 
J  avois  été  mille  fois  tenté  de  rompre 
le  silence  que  ces  seigneurs  m'avoient 
imposé  5  pour  leur  faire  des  ques- 

I.  37 


4^4     I-ES  r,IILLE  ET  UKE  NUITS  , 

tions  ;  et  il  me  fut  impossible  de  dor- 
mir le  reste  de  la  nuit. 

)5  Le  jour  suivant ,  d'abord  que  nous 
fûmes  levés,  nous  sortîmes  pour  pren- 
dre fair  ,  et  alors  je  leur  dis  :  «  Sei- 
gneurs ,  je  vous  déclare  que  je  renon- 
ce à  la  loi  que  vous  me  prescrivîtes  hier 
au  soir  ;  je  ne  puis  fobserver.  Vous  êtes 
des  gens  sages ,  et  vous  avez  tous  de 
l'esprit  infiniment,  vous  me  favez 
fait  assez  connoitre  5  néanmoins  je 
vous  ai  vu  faire  des  actions  dont  tou- 
tes autres  personnes  que  des  insensés , 
ne  peuvent  être  capables.  Quelque 
malheur  qui  puisse  m'arri^er ,  je  ne 
saurois  m'empêcher  de  vous  deman- 
der pourquoi  vous  vous  êtes  barbouil- 
ié  le  visage  de  cendre ,  de  charbon  et 
de  noir  à  noircir ,  et  enfin  pourquoi 
vous  n'avez  tous  qu'un  œil  5  il  faut 
que  quelque  chose  de  singulier  en 
soit  la  cause  5  c'est  pourquoi  je  vous 
conjure  de  satisfaire  ma  curiosité.  » 
A  des  instances  si  pressantes  ,  ils  ne 
répondirent  rien,  sinon  que  Jes  de- 
mandes que  je  Jeur  l'aisois ,  ne  me  re- 
gardoient  pas  5  (|ue  je  ny  avois  pas  le 


CONTES      ARABES.         435 

moindre  intérêt ,  et  que  je  demeuras-^ 
se  en  repos. 

»  Nous  passâmes  la  journée  à  nous 
entretenir  de  choses  indifférentes  ;  et 
quand  la  nuit  fut  venue ,  après  avoir 
tous  soupe  séparément,  le  vieillard 
apporta  encore  les  bassins  bleus;  les 
jeunes  seigneurs  se  barbouillèrent ,  ils 
pleurèrent,  se  frappèrent  et  crièrent  : 
«  Voilà  le  fruit  de  noire  oisiveté  et  de 
»  nos  débauches.  »  lis  firent  le  lende- 
main et  les  nuits  suivantes,  la  même 
aclion. 

»  A  la  fin ,  je  ne  pus  résister  à  ma 
curiosité,  et  je  les  priai  très-sérieuse- 
ment de  la  contenter,  ou  de  m'ensei- 
gner  par  quel  chemin  je  pourrois  re- 
tourner dans  m.on  royaume  5  car  je 
leur  dis  qu'il  ne  m'étoit  pas  possible 
de  demeurer  plus  long-temps  avec 
eux ,  et  d'avoir  toutes  les  nuits  un 
spectacle  si  extraordinaire  ,  sans  qu'il 
me  fût  permis  d'en  savoir  les  motifs. 

»  Un  des  seigneurs  me  répondit 
pour  tous  les  autres  :  «  Ne  vous  éton» 
nez  pas  de  notre  conduite  à  votre 
égard;  si  jusqu'à  présent  nous  n'a- 


40J     lES  MILLE  ET  UNE  NUITS, 

VOUS  pas  cédé  à  vos  prières,  ce  n'a 
été  que  par  pure  amitié  pour  vous , 
et  que  pour  vous  épargner  le  cha- 
grin d'être  réduit  au  même  état  où 
vous  nous  vojez.  Si  vous  voidez  bien 
éprouver  notre  malheureuse  desti- 
née, vous  n'avez  qu'à  parler,  nous 
allons  vous  donner  la  satisfaction  que 
vous  nous  demandez.  »  Je  leur  dis 
que  j  étois  résolu  à  tout  événement. 
«  Encore  une  fois  ,  reprit  le  même 
seigneur ,  nous  vous  conseillons  de 
mf)dérer  votre  curiosité  ;  il  j  va  de  la 
perte  de  votre  œil  droit.  »  «  Il  n'im- 
porte, repartis -je,  je  vous  déclare 
que  si  ce  malheur  m'arrive,  je  ne 
vous  en  tiendrai  pas  conpabtes  ,  et 
que  }e  ne  l'imputerai  qu'à  moi- 
même.  »  Il  me  représenta  encore , 
que  quand  j'aurois  perdu  un  œil,  je 
ne  devois  point  espérer  de  demeurer 
avec  eux  ,  supposé  que  j'eusse  celte 
pensée  ,  parce  que  leur  nombre  étoit 
complet ,  et  qu  il  ne  pouvoit  pas  être 
augmenté.  Je  leur  dis  que  je  me  fe- 
rois  un  plaisir  de  ne  me  séparer  ja- 
mais d'aussi  honnêtes  gens  queux 3 


CONTES     ARABES.         407 

mais  que  si  c'étoit  une  necessilé, 
j'élois  prêt  encore  à  m'y  soumettre  , 
puisqu'à  quelque  prix  que  ce  fût ,  je 
souhaitois  qu'ils  m'accordas.^eiit  ce 
que  je  leur  demandois. 

«  Les  dix  seigneurs  ,  voyant  que 
j'étois  inébranlable  dans  ma  résolu- 
tion ,  prirent  un  ïnouton  qu'ils  égor- 
gèrent 5  et  après  lui  avoir  ôtéla  peau, 
ils  me  présentèrent  le  couteau  dont  ils 
s'étoient  servis  ,  et  me  dirent  :  «  Pre- 
nez ce  couteau ,  il  vous  servira  dans 
l'occasion  que  nous  vous  dirons  bien- 
tôt. Nous  allons  vous  coudre  dans 
cette  peau  ,  dont  il  faut  que  vous 
vous  enveloppiez  5  ensuite  nous  vous 
laisserons  sur  la  place,  et  nous  nous 
retirerons.  Alors  un  oiseau  d'une  gros- 
seur énorme,  qu'on  appelle  Roc  (i), 


(i)  Ou  Ruch:  oiseau  fabuleux  ,  qui  joue  un 
^rand  rôle  dans  les  Contes  arabes,  etqueBuffon 
a  rapporté  au  Condor,  mais  nial-à-propos,  car 
le  Condor  est  un  oiseau  des  contre'es  méridio- 
nales de  r Amérique  ,  cl  qui  n'existe  point  en 
Arabie,  On  trouve  sur  le  Roc  ,  dans  les  édi- 
tions précédentes  des  Mille  et  u.'ie  Nuits',  une 
note  remarquable  par  son  absurdité.  La  voici  : 


4"B     LES  3IILLE  ET  UNE  NUITS, 

paroîtra  dans  l'air ,  et  vous  prenar  t 
pour  un  mouton,  fondra  sur  vous, 
et  vous  enlèvera  jusqu'aux  nues  ; 
mais  que  cela  ne  vous  épouvante  pas. 
Il  reprendra  son  vol  vers  la  terre  ,  et 
vous  posera  sur  la  cime  dune  mon- 
tagne. D'abord  que  vous  vous  senti- 
rez à  terre  ,  fendez  la  peau  avec  le 
couteau,  et  développez-vous.  Le  Roc 
ne  vous  aura  pas  plutôt  vu  ,  qu'il 
s'envolera  de  peur,  et  vous  laissera 
libre.  Ne  vous  arrêtez  point ,  mar- 
chez jusqu'à  ce  que  vous  arriviez  à 
un  château  d'une  grandeur  prodi- 
gieuse ,  tout  couvert  de  plaques  d'or, 
de  grosses  émeraudes  et  d'autres 
pierreries  fines.  Présentez -vous  à  la 
porte ,  qui  est  toujours  ouverte  ,  et 
entrez.  Nous  avons  été  dans  ce  châ- 
teau tous  tant  que  nous  sommes  i(  i. 
Nous  ne  vous  disons  rien  de  ce  que 
nous  y  avons  vu ,  ni  de  ce  qui  nous 


«  Marc-Paul,  dans  ses  Voyages,  et  le  père  Mar- 
»  tini,  dans  son  Histoire  «Je  la  Chine  ,  parlent 
5)  de  cet  oiseau  ,  et  iliseul  qu'il  enlève  l'ëlti- 
»  phant  et  le  rhinocérof.  » 


CONTES     ARABES.        43^ 

est  arrivé  -,  vous  l'apprendrez  par 
vous-même.  Ce  que  nous  pouvons 
vous  dire  ,  c'est  au'il  nous  en  coûte  à 
chacun  notre  œil  droit;  et  la  péni- 
tence dont  vous  avez  été  tém  )in  ,  est 
une  chose  que  nous  sommes  obhgés 
de  faire  pour  y  avoir  été.  L'histoire 
de  chacun  de  nous  en  particuHer  ,  est 
remphe  d'aventures  extraordinaires , 
et  on  en  feroit  un  gros  hvre;  niais 
nous  ne  pouvons  vous  en  dire  da- 
vantage... 

En  achevant  ces  mots,  Schehera- 
zade  interrompit  son  conte  ,  et  dit  au 
sultan  des  Indes  :  «  Sire,  comme  mu 
sœur  m'a  réveillée  aujourd'hui  un 
peu  plutôt  que  de  coutume  ,  je  com- 
mençois  à  craindre  d'ennuj^er  votre 
majesté  5  mais  voilà  le  jour  qui  paroît 
à  propos ,  et  m'impose  silence.  »  La 
curiosité  de  Schahriar  l'emporta  en- 
tore  sur  le  serment  cruel  qu'il  avoit 
fait. 


44^     ^'^^  MILLE  ET  UîfE  NUITS, 


LVUr    NUIT. 


Di  N  A  R  z  A  D  E  ne  fut  pas  si  mati- 
neuse  cette  nuit  que  la  précédente; 
elle  ne  laissa  pas  néanmoins  d'appe- 
ler la  sultane  avant  le  jour  ,  et  de 
prier  sa  sœur  de  continuer  l'iiistoire 
du  troisième  Calender.  Schelierazade- 
la  poursuivit  ainsi,  en  faisant  toujours 
parler  le  Calender  à  Zobéide  : 

»  Madame  ,  un  des  dix  seigneurs 
borgnes  m'ajant  tenu  le  discours  que 
je  viens  de  vous  rapporter,  je  m'en- 
veloppai dans  la  peau  de  mouton  , 
muni  du  couteau  qui  m'avoitété  don- 
né ',  et  après  que  les  jeunes  seigneurs 
eurent  pris  la  peine  de  me  coudre  de- 
xians,  ils  me  laissèrent  sur  la  place  , 
et  se  retirèrent  dans  le  salon.  Le  Roc 
dont  ils  m'avoient  parlé,  ne  fut  pas 
îong-tçnaps  à  se  faire  voir 5  il  fondit 


COUTES     ARABES.     ,    44C 

sur  moi ,  me  prit  entre  ses  griffes  , 
comme  un  mouton ,  et  me  transporta 
au  haut  d'une  montagne. 

»  Lorsque  je  me  sentis  à  terre  ,  je 
ne  manquai  pas  de  me  servir  du  cou- 
teau ;  je  fendis  la  peau  ,  me  dévelop- 
pai ,  et  parus  devant  le  Roc. ,  qui  s'en- 
vola dès  qu'il  m'aperçut.  Ce  Jtloc  est 
un  oiseau  blanc  ,  d'une  grandeur  et 
d'une  grosseur  monstrueuse.  Pour  sa 
force,  elle  est  telle,  qu'il  enlève  les 
éléplians  dans  les  plaines ,  et  les  porte 
sur  le  sommet  des  montagnes,  où  il 
en  fait  sa  pâture. 

»  Dans  f  impatience  que  j'avois  d'ar- 
river au  château  ,  je  ne  perdis  point 
de  temps  ,  et  je  pressai  si  bien  le 
pas ,  qu'en  moins  d'une  demi-jour- 
née, je  m'j  rendis;  et  je  puis  dire 
que  je  le  trouvai  encore  plus  beau 
qu'on  ne  me  f  avoit  dépeint.  La  porte 
étoit  ouverte.  J'entrai  dans  une  cour 
carrée  et  si  vaste  ,  qu'il  y  avoit  au- 
tour quatre-vingt-dix-neuf  portes  de 
bois  de  sandal  et  d'aloës  ,  et  une  d'or , 
^ans  compter  celle  de  plusieurs  es- 
caliers magnifiques  qui  condidsoient 


44^^     l'Es    MILLE  ET  UNE  NUITS, 

aux  appartemens  d'en  haut ,  et  d'au- 
tres encore  que  je  ne  voyois  pas.  Les 
cent  que  je  dis  ,  donnoient  entrée 
dans  des  jardins  ou  des  magasins 
remplis  de  richesses  ,  ou  enfin  dans 
des  Keux  qui  renfermoient  des  cho- 
ses surprenantes  à  voir. 

»  Je  vis  en  face  une  porte  ouverte , 
par  où  j'entrai  dans  un  grand  salon , 
où  étoient  assises  quarante  jeunes  da- 
mes d'une  beauté  si  parfaite,  que  fi- 
magination  même  ne  sauroit  aller  au- 
deJà.  Elles  étoient  habillées  très-ma- 
gnifiquement. Elles  se  levèrent  toutes 
ensemble ,  sitôt  qu'elles  m'aperçu- 
rent; et  sans  attendre  mon  comph- 
ment,  elles  me  dirent,  avec  de  gran- 
des démonstrations  de  joie  :  «  Brave 
seigneur ,  soyez  le  bien  venu ,  soyez 
le  l3ien  venu  ^  »  et  une  d'entr'elles  pre- 
nant la  parole  pour  les  autres  :  «  Il  y 
a  long-temps^  dit-elle  ,  que  nous  at- 
tendions un  cavalier  comme  vous. 
Votre  air  nous  marque  assez  que 
vous  avez  toutes  les  bonnes  qualités 
que  nous  pouvons  souhaiter,  et  nous 
espérons  que  vous  ne  trouverez  pas 


COÎyTES      ARABES.  44:) 

notre  compagnie  désagréable  et  indi- 
gne de  vous.  » 

3)  Après  beaucoup  de  résistance  de 
ma  part ,  elles  me  forcèrent  de  m'as- 
seoir  dans  une  place  un  peu  élevée 
au-dessus  des  leurs  ;  comme  je  témoi- 
gnois  que  cela  me  faisoit  de  la  peine  : 
(c  C  est  votre  place  ,  me  dirent-elles  ; 
vous  êtes  de  ce  moment  notre  sei- 
gneur, notre  maître  et  notre  juge,  et 
nous  sommes  vos  esclaves ,  prêtes  à 
recevoir  vos  commandemens.  » 

)3  Pden  au  monde  ,  madame ,  ne 
m'é tonna  tant  que  l'ardeur  et  l'em- 
pressement de  ces  belles  filles  à  me 
rendre  tous  les  services  imaginables. 
L'une  apporta  de  l'eau  chaude ,  et  me 
lava  les  pieds  ;  une  autre  me  versa  de 
l'eau  de  senteur  sur  les  mains  ;  celles- 
ci  apportèrent  tout  ce  qui  étoit  néces- 
saire pour  me  faire  changer  d'habil- 
lement ;  celles-là  servirent  une  colla- 
tion magnifique  ;  et  d'autres  enfin 
ne  présentèrent  le  verre  à  la  main, 
])rêtes  à  me  verser  d'un  vin  délicieux; 
et  tout  cela  s'exécutoit  sans  confusion , 
avec  un  ordre 


444    I-^'S  MILLE  ET  UNE  NUITS  > 

et  des  manières  dont  j'étois  charmé* 
Je  bus  et  mangeai.  Après  quoi  toutes 
les  dames  s'étant  placées  autour  de 
moi ,  me  demandèrent  une  relation 
de  mon  voyage.  Je  leur  fis  le  récit  de 
mes  aventures  ,  qui  dura  jusqu'à  l'en- 
trée de  la  nuit.... 

Scheherazade  s'étant  arrêtée  en  cet 
endroit ,  sa  sœur  lui  en  demanda  la 
raison.  «  Ne  voyez-vous  pas  bien  qu'il 
e.^'t  jour,  répondit  la  sultane?  Pour- 
quoi ne  m'avez-vous  pas  plutôt  éveil- 
lée ?  »  Le  sultan ,  à  qui  l'arrivée  du 
Calender  au  palais  des  qnarante  bel- 
les dames  ,  prometLoit  d'agréables 
choses ,  ne  voulant  pas  se  priver  du 

} plaisir  de  les  entendre ,  difïéra  encore 
a  mort  de  la  sultane. 


€  O  îï  T  s  s      ARABES.         44^' 


L  I  X^   NUIT. 


Di  N  A  R  z  A  D  E  ne  fut  pas  plus  dili-* 
geiite  celte  nuit  que  la  dernière  ;  et  il 
ctoit  presque  jour ,  lorsqu'elle  en- 
gagea la  sultane  à  lui  apprendre  ce 
([ui  se  passa  dans  le  beau  château. 
I'  Je  vais  vous  le  dire  y  répondit 
Sciieherazade  ;  »  et  s'adressant  au  sul- 
iin  :  Sire,  poursuivit-elle,  le  prince 
Calender  reprit  sa  narration  dans  ces 
termes  : 

»  Lorsque  feus  achevé  de  raconter 
mon  histoire  aux  quarante  dames  , 
quelques-unes  de  celles  qui  étoient  as- 
sises le  pkis  près  de  moi  ,  demeurè- 
rent pour  m' entretenir  ,  pendant  que 
d'autres  ,  voyant  qu'il  étoit  nuit  ,  se 
levèrent  pour  aller  chercher  des  bou- 
gies. Elles  en  apportèrent  une  prodi- 
gieuse quantité  ,  qui  répara  merveil- 
leusement la  clarté  du  jour ^ mais  clles- 


44^     "LES  IMILLE  ET  UNE  NUITS  , 

les  disposèrent  avec  tant  de  symé- 
trie ,  qu'il  sembloit  qu'on  n'en  pou- 
voit  moins  souhaiter. 

»  D'autres  dames  servirent  une  ta- 
ble de  fruits  secs  ,  de  confitures  et 
d'autres  mets  propres  à  boire  ,  et  gar- 
nirent un  buffet  de  plusieurs  sortes 
devins  et  de  liqueurs  ;  et  d'autres  en-- 
fin  parurent  avec  des  instrumens  de 
musique.  Quand  tout  fut  prêt  ,  elles 
m'invitèrent  à  me  mettre  à  table.  Les 
dames  s'y  assirent  avec  moi,  et  nous 
V  demeurâmes  assez  long-lemps.  Cel- 
les qui  dévoient  jouer  des  instrumens 
et  les  accompagner  de  leurs  voix  ,  se 
levèrent  et  firent  un  concert  char- 
mant. Les  autres  commencèrent  une 
espèce  de  bal  ,  et  dansèrent  deux  à 
deux  les  unes  après  les  autres  ,  de  la 
meilleure  grâce  du  inonde. 

»  Il  étoit  p]us  de  minuit  lorsque 
tous  ces  divertissemens  finirent.  Alors 
une  des  dames  prenant  la  parole  ,  me 
dit  :  «  Vous  éles  fatigué  du  chemin 
que  vous  avez  fait  aujourd'hui ,  il  est 
temps  que  vous  vous  reposiez.  Votre 
appartement  est  préparé;  mais  avant 


CONTES     ARABES.  447 

que  de  vous  y  retirer  ,  choisissez ,  de 
nous  toutes ,  celle  qui  vous  plaira  da- 
vantage ,  et  menez-la  coucher  avec 
vous.»  Je  répondis  que  je  me  2;arde- 
rois  bien  de  faire  le  choix  qu'elles  me 
proposoient  ,  qu'elles  étoient  toutes 
également  belles ,  spirituelles  ,  dignes 
de  mes  respects  et  de  mes  services ,  et 
que  je  ne  commettrois  pas  l'incivilité 
d'en  préférer  une  aux  autres. 

»  La  même  dame  qui  m'avoit  par- 
lé ,  reprit  :  k  Nous  sommes  très-per- 
suadées  de  votre  honnêteté  ,  et  nous 
voyons  bien  que  la  crainte  de  faire 
naître  de  la  jalousie  entre  nous  vous 
retient  ;  mais  que  cette  discrétion  ne 
vous  arrête  pas  ;  nous  vous  avertis- 
sons que  le  bonheur  de  celle  que  vous 
choisirez  ,  ne  fera  point  de  jalouses  ; 
car  nous  sommes  convenues  que  tous 
les  jours  ,  nous  aurons  Tune  après 
l'autre  le  même  honneur ,  et  qu'au 
bout  des  quarante  jours,  ce  sera  à  re- 
commencer. Choisissez  donc  libre- 
ment ,  et  ne  perdez  pas  un  temps  que 
vous  devez  donner  au  repos  dont  vous 
&vez  besoin.  » 


44^     I-^'S  MILLE  ET  UNE  NUITS, 

»  Il  fallut  céder  à  leurs  instances;  je 
présentai  la  main  c\  la  clame  qui  por- 
toit  la  parole  pour  les  autres.  Elle  me 
donna  la  sienne ,  et  on  nous  condui- 
sit à  un  appartement  magnifique.  On 
nous  y  laissa  seuls  ,  et  les  autres  da- 
mes se  retirèrent  dans  les  leurs 

«  Mais  il  est  jour  ,  sire  ,  dit  Sche- 
herazade  au  sultan  ,  et  votre  majesté 
voudra  bien  me  permettre  de  laisser 
Je  prince  Calender  avec  sa  dame.  » 
Schahriar  ne  répondit  rien  ;  mais  il 
dit  en  lui-même  en  se  levant  :  «  Il 
faut  avouer  que  le  conte  est  parfaite- 
ment beau  ',  j'auroisle  plus  grand  tort 
du  monde  de  ne  me  pas  donner  le  loi- 
sir de  l'entendre  jusqu'à  la  fin.  » 


CONTES     ARABES.         ^If} 


LX'    NUIT. 


IjE  lendemain  la  sultane ,  à  son  ré- 
veil ,  dit  àDinarzade  :  Voici  de  quelle 
manière  le  troisième  Calender  reprit 
le  fil  de  sa  merv^eilleuse  histoire  : 

»  J'avois  ,  dit-il  ,  à  peine  acheva 
de  m'habiller  le  lendemain  ,  que  les 
trente-neuf  autres  dames  vinrent  dans 
mon  appartement  toutes  parées  au- 
trement que  le  jour  précédent.  Elles 
me  souhaitèrent  le  bon  jour  ,  et  me 
demandèrent  des  nouvelles  de  ma 
santé.  Ensuite  elles  me  conduisirent 
au  bain  ,  où  elles  me  lavèrent  elles- 
mêmes  5  et  me  rendirent  malgré  moi 
tous  les  services  dont  on  j  a  besoin  ; 
et  lorsque  j'en  sortis  ,  elles  me  firent 
prendre  un  autre  habit  qui  étoit  en- 
core plus  magnifique  que  le  premier. 

»  Nous  passâmes  la  journée  pres- 
que toujours  à  table  5  et  quand  l'heu-* 


4'5o     LES  MILLE  ET  UNE  NUITS  , 

re  de  se  coucher  fut  venue  ,  elles  me 
prièrent  encore  de  choisir  une  d'en- 
tr'elles  pour  me  tenir  compagnie.  En- 
fin ,  madame ,  pour  ne  vous  point  en- 
nuyer en  répétant  toujours  la  même 
chose ,  je  vous  dirai  que  je  passai  une 
année  entière  avec  les  quarante  da- 
mes ,  en  les  recevant  dans  mon  lit 
l'une  après  l'autre  ,  et  que  pendant 
tout  ce  temps -là  cette  vie  volup- 
tueuse ne  fut  point  interrompue  par 
le  moindre  cha^^rin. 

»  Au  bout   de    Tannée    (  rien  ne 

Î)Ouvoit  ine  surprendre  davantage  )  , 
es  quarante  dames  ,  au  lieu  de  se 
présenter  à  moi  avec  leur  gaieté  ordi- 
naire ,  et  de  me  demander  comment 
je  me  portois,  entrèrent  un  matin  dans 
mon  appartement  les  joues  baignées 
de  pleurs.  Elles  vinrent  m'embrasser 
tendrement  l'une  après  fautre  ,  en  me 
disant  :  «  Adieu ,  cher  prince ,  adieu , 
il  faut  que  nous  vous  quittions.  » 
Leurs  larmes  m'attendrirent.  Je  les 
suppliai  de  me  dire  le  sujet  de  leur 
affliction  et  de  cette  séparation  dont 
çlles  me  parloient.  «  Au  nom  de  Dieu, 


CONTES      ARABES.         4.JI 

mes  belles  dames ,  ajoutai-je ,  appre- 
nez-moi s'il  est  en  mon  pouvoir  de 
vous  consoler ,  ou  si  mon  secours  vous 
est  inutile.  »  Au  lieu  de  me  répondre 
précisément  :  «  Plût  à  Dieu  ,  dirent- 
elles  ,  que  nous  ne  vous  eussions  ja- 
mais vu  ni  connu  !  Plusieurs  cavaliers , 
avant  vous ,  nous  ont  fait  l'honneur 
de  nous  visiter  •  mais  pas  un  n'avoit 
cette  grâce  ,  cette  douceur  ,  cet  en- 
gouement et  ce  mérite  que  vous  avez. 
iN^ous  ne  savons  comment  nous  pour- 
rons vivre  sans  vous.  «  En  achevant 
ces  paroles  ,  elles  recommencèrent  à 
pleurer  amèrement.  «  Mes  aimables 
dames ,  repris-je  ,  de  grâce ,  ne  me 
faites  pas  languir  davantage  :  dites- 
moi  la  cause  de  votre  douleur.  »  «Hé- 
las !  répondirent-elles ,  quel  autre  su- 
jet seroit  capable  de  nous  affliger ,  que 
la  nécessité  de  nous  séparer  de  vous  ? 
Peut-être  ne  nous  reverrons-nous  ja- 
mais !  Sipourtantvouslevouhezbien , 
et  si  vous  aviez  assez  de  pouvoir  sur 
vous  pour  cela ,  il  ne  seroit  pas  impos- 
sible de  nous  rejoindre.»  «Mesdames, 
repartis-je  ,  je  ne  comprends  rien  à 


45^     LES  MILLE  ET  UNE  NUITS  , 

ce  que  vous  dites  ;  je  vous  prie  de  me 
parler  plus  clairement.  «  «  Hé  bien  , 
dit  une  d'elles  ,  pour  vous  satisfaire  , 
nous  vous  dirons  que  nous  sommes 
toutes  princesses  ,  filles  de  rois.  Nous 
vivons  ici  ensemble  avec  l'agrément 
que  vous  avez  vu  ;  mais  au  bout  de 
cnaque  année ,  nous  sommes  obligées 
de  nous  absenter  pendant  quarante 
jours  pour  des  devoirs  indispensables, 
qu'il  ne  nous  est  pas  permis  de  révé- 
ler ;  après  quoi  nous  revenons  dans  ce 
cliâteau.  L'année  est  finie  d'bier,il  faut 
que  nous  vous  quittions  aujourd'hui; 
c'est  ce  qui  fait  le  sujet  de  notre  afflic- 
tion. Avant  que  de  pariir,  nous  vous 
laisserons  les  clefs  de  toutes  choses  , 
particulièrement  celles  des  cent  por- 
tes ,  où  vous  trouverez  de  quoi  con- 
tenter votre  curiosité  ,  et  adoucir  votre 
solitude  pendant  notre  absence.  Mais 
pour  votre  bien  et  pour  notre  intérêt 
particulier  ,  nous  vous  recomman- 
dons de  vous  abstenir  d'ouvrir  la  porte 
d'or.  Si  vous  fouvrez  ,  nous  ne  vous 
x^everrons  jamais  ;  et  la  crainte  que 
jious  eu  avons  ,  aumnenle  notre  don- 


CONTES     ARABES.        453 

leur.  ISFous  espérons  que  vous  profi- 
lerez de  l'avis  que  nous  vous  donnons. 
Il  y  va  de  votre  repos  et  du  bonheur 
de  votre  vie  :  prenez-j  garde.  Si  vous 
cédiez  à  votre  indiscrète  curiosité  , 
vous  vous  feriez  un  tort  considérable. 
Nous  vous  conjurons  donc  de  ne  pas 
commettre  cette  faute  ,  et  de  nous 
donner  la  consolation  de  vous  retrou- 
ver ici  dans  quarante  jours.  Nous 
emporterions  bien  la  clef  de  la  porte 
d'or  avec  nous  5  mais  ce  seroit  faire 
une  offense  à  un  prince  tel  que  vous , 
que  de  douter  de  sa  discrétion  et  de 
sa  retenue.... 

Scheherazade  vouloit  continuer  , 
mais  elle  vit  paroître  le  jour.  Le  sul- 
tan ,  curieux  de  savoir  ce  que  feroit 
le  Calender  seul  dans  le  château  après 
le  départ  des  quarante  dames  ,  remit 
au  jour  suivant  à  s'en  éclaircir. 


^54      LÏ5  MILLE  ET  UXE  NUITS  , 


LXr    NUIT. 


1/ OFFICIEUSE  Dlnarzade  s'étant 
réveillée  assez  long-temps  avant  le 
jour ,  appela  la  sultane ,  en  lui  disant  : 
K  Songez ,  ma  sœur  ,  qu'il  est  temps 
de  raconter  au  sultan ,  notre  seigneur, 
la  suite  de  l'histoire  que  vous  avez 
commencée.  »  Scheherazadealorss'a^ 
dressant  à  Schahriar  ,  lui  dit  :  Sire  , 
votre  majesté  saura  que  le  Calender 
poursuivit  ainsi  son  histoire  : 

y>  Madame ,  dit-il ,  le  discours  de 
ces  belles  princesses  me  causa  une  vé- 
ritable douleur.  Je  ne  manquai  pas 
de  leur  témoigner  que  leur  absence 
me  causeroit  beaucoup  de  peine  ,  et 
je  les  remerciai  des  bons  avis  qu'elles 
me  donnoient.  Je  les  assurai  que  j'en 
profiterois  ,  et  c{ue  je  ferois  des  cho- 
ses encore  plus  dilîicilespourme  pro^ 
curer  le  bonheur  de  passer  le  resle 


C  O  î?  T  É  s     A  R  A  B  E  S.         45'5 

de  mes  jours  avec  des  dames  d'un  si 
rare  mérite.  Nos  adieux  turent  des 
])lus  tendres  5  je  les  embrassai  toutes 
l'une  après  l'autre  ;  elles  partirent  en- 
suite ,  et  je  restai  seul  dans  le  château. 

3)  L'agrément  de  la  compagnie  ,  la 
bonne  clière ,  les  concerts  ,  les  plai- 
sirs m'avoient  tellement  occupé  du- 
rant l'année ,  que  je  n'avois  pas  eu  le 
temps  ni  la  moindre  envie  de  voir  les 
merveilles  quipouvoient  être  dans  ce 
]:)alais  enchanté.  Je  n'avois  pas  même 
fait  attention  à  mille  objets  admira- 
bles que  j'avois  tous  les  jours  devant 
les  yeux  ,  tant  j'avois  été  charmé  de 
la  beauté  des  dames  ,  et  du  plaisir  de 
les  voir  uniquement  occupées  du  soin 
de  me  plaire.  Je  fus  sensiblement  af- 
fligé de  leur  départ  5  et  quoique  leur 
absence  ne  dût  être  que  de  quarante 
jours ,  il  me  parut  que  j'allois  passer 
un  siècle  sans  elles. 

»  Je  me  promettois  bien  de  ne  pas 
oublier  favis  important  qu'elles  m'a- 
voient donné,  de  ne  pas  ouvrir  la  por- 
te d'or  ;  mais  comme ,  à  cela  près  ,  il 
in'étoit  permis  de  satisfaire  ma  ciirio- 


4j(i    les  mille  et  une  nuits  , 

silé  5  je  pris  la  première  des  clefs  des 
autres  portes ,  qui  étoierit  rangées  par 
ordre. 

»  J'ouvris  la  première  porte ,  et  j'en- 
trai dans  un  jardin  fruitier  ,  auquel  je 
crois  que  dans  l'univers  il  n'j  en  a 
point  qui  soit  comparable.  Je  ne 
pense  pas  même  que  celui  que  notre 
religion  nous  promet  après  la  mort , 

Î5uisse  le  surpasser.  La  sjmétrie , 
a  propreté  ,  la  disposition  admirable 
des  arbres ,  l'abondance  et  la  diversité 
des  fruits  de  mille  espèces  inconnues, 
leur  fraîcheur,  leur  beauté  ,  tout  ra- 
vissoit  ma  vue.  Je  ne  dois  pas  négli- 
ger ,  madame  ,  de  vous  faire  remar- 
quer que  ce  jardin  délicieux  étoit  ar- 
rosé d  une  manière  fort  singulière  : 
des  rigoles  creusées  avec  art  et  pro- 
portion ,  portoient  de  feau  abondam- 
ment à  la  racine  des  arbres  qui  en 
avoient  besoin  pour  pousser  leurs  pre- 
mières feuilles  et  leurs  fleurs  ;  d'au- 
tre^ en  portoient  moins  à  ceux  dont 
Jes  friûls  étoient  déjà  noués  ;  d'autres 
encore  moins  à  ceux  où  ils  grossis- 
i.oient  ;  d'autres  n'en  portoient  que  ce 


CONTES     ARABES.        /i,\J-] 

tfil'il  en  falloit  précisément  à  ceux 
dont  le  fruit  avoit  acquis  une  grosseur 
convenable  ,  et  n'attendoit  plus  que 
la  maturité  ;  mais  celte  grosseur  sur- 
passoit  de  beaucoup  celle  des  fruits 
ordinaires  de  nos  jardins.  Les  autres 
rigoles  enfîn  qui  aboutissoient  aux 
arbres  dont  le  fruit  étoit  mûr  ,  n  a- 
voient  d'humidité  que  ce  qui  éloit 
nécessaire  pour  le  conserver  dans  le 
même  état  sans  le  corrompre.  Je  ne 
pouvois  me  lasser  d'examiner  et  d'ad- 
mirer un  si  beau  lieu  5  et  je  n'en  se- 
rois  jamais  sorti ,  si  je  n'eusse  pas 
conçu  dès-lors  une  plus  grande  idée 
des  autres  choses  que  je  n'avois  point 
vues.  J'en  sortis  l'esprit  rempli  de  ces 
merveilles  ^  je  fermai  la  porte  ,  et 
j'ouvTis  celle  qui  suivoit. 

»  Au  lieu  d'un  jardin  de  fruits,  j'en 
trouvai  un  de  fleurs  qui  n'étoit  pas 
moins  singulier  dans  son  genre.  Il 
renfermoit  un  parterre  spacieux ,  ar- 
rosé non  pas  avec  la  même  profusion 
(jue  le  précédent,  mais  avec  un  plus 
grand  ménagement,  pour  ne  pas  four- 
nir plus  d'eau  que  cnaque  fleur  n'en 

I.  33 


45;>     Lr.S  r.îILLE  ET  UNE  NUITS  j 

avoit  besoin.  La  rose  ,  Je  jasmin  ,  la 
Violette,  le  narcisse  ,  l'hj'acinthe  ,  i'a- 
nemone ,  la  tulipe ,  la  renoncule ,  l'œil- 
let ,  le  Ijs  et  une  infinité  d'autres 
fleurs  qui  ne  fleurissoient  ailleurs 
qu'en  diffëreas  temps  ,  se  trouvoient 
là  flep.ries  toutes  à  la  fbis^  et  rien  n'é- 
toit  plus  doux  que  l'air  qu'on  respi- 
roit  dans  ce  jardin. 

M  J'ouvris  la  troisième  porte  ;  je 
trouvai  une  volière  très-vaste.  Elle 
étoit  pavée  de  marbre  de  plusieurs 
sortes  de  couleurs ,  du  plus  fin  ,  du 
moins  commun.  La  cage  étoit  de  san- 
dal  et  fie  bois  d'aloës  ;  elle  renfermoit 
une  infinité  de  rossignols  ,  de  char- 
donnerets ,  de  serins  ,  d'al(3uettes  ,  et 
d'autres  oiseaux  encore  plus  harmo- 
nieux dont  je  n'avois  entendu  parler 
de  ma  vie.  Les  vases  où  étoit  leur 
grain  et  leur  eau  ,  étoient  de  jaspe  ou 
d'agate  la  plus  précieuse.  D'ailleurs  , 
cette  volière  étoit  d'une  grande  pro- 
preté :  à  voir  son  étendue,  je  jugeois 
qu'il  ne  falloit  pas  moins  de  cent  per- 
sonnes pour  la  tenir  aussi  nette  qu  elle 
étoit  5  personne  toutefois  n'y  parois- 


CONTES      ARABES.         45^ 

soit,  non  plus  que  dans  les  jardins 
où  j'avois  été,  dans  lesquels  je  n'avois 
pas  remarqué  une  mauvaise  herbe  , 
ni  la  moindre  superfluité  qui  m  eût 
blessé  la  vue.  Le  soleil  étoit  déjà  cou- 
ché ,  et  je  me  retirai  charmé  du  ra- 
mage de  celle  multitude  d'oiseaux  qui 
cherchoient  alors  à  se  percher  dans 
l'endroit  le  plus  commode  ,  pour  jouir 
du  repos  de  la  nuit.  Je  me  rendis  à 
mon  appartement  ,  résolu  d'ouvrir 
les  autres  portes  les  jours  suivans ,  à 
l'exception  de  la  centième. 

Le  lendemain  ,  je  ne  manquai  pas 
d'aller  ouvrir  la  quatrième  porle.  Si 
ce  que  j'avois  vu  le  jour  précédent 
avoit  été  capable  de  me  causer  de  hi 
surprise  ,  ce  que  je  vis  alors  me  ravit 
en  extase.  Je  mis  le  pied  dans  une 
grande  cour  environnée  d'un  bâtiment 
d'une  architecture  merveilleuse ,  dont 
je  ne  vous  ferai  point  la  description  , 
pour  éviter  la  prolixité.  Ce  bâtiment 
avoit  quarante  portes  toutes  ouver- 
tes,  dont  chacune  donnoit  entrée  dans 
un  trésor  j  et  de  ces  trésors  ,  il  y  en 
avoil  plusieurs   qui  valoient  naieux 


4^0     LES  MILLE  ET  UNE  NUITS, 

que  les  plus  grands  royaumes.  Le 
premier  coiitenoit  des  monceaux  de 
perles  ;  et  ce  qui  passe  toute  croyan- 
ce, les  plus  précieuses,  qui  étoient 
grosses  comme  des  œufs  de  pigeon  , 
surpassoient  en  nombre  les  médio- 
cres. Dans  le  second  trésor ,  il  y  avoit 
des  diamans  ,  des  escarboucles  et  des 
rubis  ',  dans  le  troisième ,  des  éme- 
raudes  ;  dans  le  quatrième ,  de  l'or  en 
lingots 3  dans  le  cinquième,  de  l'or 
monnojé  ;  dans  le  sixième  ,  de  l'ar- 
gent en  lingots  ;  dans  les  deux  sui- 
vans  ,  de  l'argent  monnoyé.  Les  au- 
tres contenoient  des  améthistes  ,  des 
chrjsolites  ,  des  topazes  ,  des  opales  , 
des  turquoises  ,  des  hyacinthes ,  et 
toutes  les  autres  pierres  fines  que  nous 
connoissons ,  sans  parler  de  l'agate , 
du  jaspe  ,  de  la  cornaline.  Ce  même 
trésor  contenoit  un  magasin  rempli , 
non  -  seulement  de  branches ,  mais 
même  d'arbres  entiers  de  corail. 

»  Rempli  de  surprise  et  d'admira- 
tion ,  je  m'écriai ,  après  avoir  vu  tou- 
tes ces  richesses  :  «  Non ,  quand  tous 
les  trésors  de  tous  les  rois  de  l'uni-^ 


r  0  I-f  T  E  s     A  ïl  A  B  E  .:.         4G1 

vers  seroient  assemblés  en  un  même 
Jieii ,  ils  n'approclieroient  pas  de  ceux- 
ci.  Quel  est  mon  bonheur  de  posséder 
tous  ces  biens  avec  tant  d'aimables 
princesses  ! 

»  Je  ne  m'arrêterai  point,  mada- 
me ,  à  vous  faire  le  détail  de  toutes  les 
autres  choses  rares  et  précieuses  que 
je  vis  les  jours  suivans.  Je  vous  dirai 
seulement  qu  il  ne  me  fallut  pas  moins 
de  trente-neuf  jours  pour  ouvrir  les 
quatre-vingt-dix-neuf  portes  ,  et  ad- 
mirer tout  ce  qui  s'offrit  à  ma  vue.  Il 
ne  restoit  plus  que  la  centième  porte  ^ 
dont  l'ouverture  m'étoit  défendue 

Le  jour ,  qui  vint  éclairer  l'appar- 
tement du  sultan  des  Indes  ,  imposa 
silence  à  Scheherazade  en  cet  endroit. 
Mais  cette  histoire  faisoit  trop  de  plai- 
sir à  Schahriar ,  pour  qu'il  n'en  vou- 
lût pas  entendre  la  suite  le  lendemain. 
Ce  prince  se  leva  dans  cette  résolu- 
tion. 


4^2    LES  MILLE  ET  UNE  NUITiS, 


LXir    NUIT. 


DiNARZADE,  qui  116  souliaitoît 
pas  moins  ardemment  que  Scliahriar 
d'apprendre  quelles  merveilles  pou- 
voient  être  renfermées  sous  la  clef  de 
la  centième  porte ,  appela  la  sultane 
de  très-bonne  heure ,  en  la  soUicitanl 
d'achever  la  surprenante  histoire  du 
troisième  Calender,  Il  la  continua  de 
cette  sorte ,  dit  Sr.heherazade  : 

»  J'étois  au  Quarantième  jour  de- 
puis le  départ  des  charmantes  prin- 
cesses. Si  javois  pu  ce  jour-là  conser- 
ver sur  moi  le  pouvoir  que  je  de^-ois 
avoir,  je  serois  aujourd'hui  le  plus 
heureux  de  tous  les  hommes  ,  au  lieu 
que  j'en  suis  le  plus  malheureux.  El- 
les dévoient  arriver  le  lendemain  ,  et 
le  plaisir  de  les  revoir  devoiL  servir  de 
frein  à  ma  curiosité  ;  mais  par  une 
fgiblesse  dont  je  ne  cesserai  jamais  d,e 


C  O  ]S"  T  E   .     A  K  A  B  E  S.  4^)3 

me  repenti^  ,  ;e  succombai  à  la  ten- 
tation du  démon  ,  qui  ne  me  donna 
point  de  /epos  que  je  ne  me  fusse  li- 
vré moi-même  à  la  peine  que  j'ai 
éprouvée. 

»  J'ouvris  la  porte  fatale  que  j'avois 
proiTiis  de  ne  pas  ouvrir.  Je  n'eus  pas 
avancé  le  pied  pour  entrer ,  qu'une 
odeur  assez  agréable ,  mais  contraire 
à  mon  tempérament ,  me  fît  tom- 
ber évanoui.  Néanmoins  je  revins  à 
xnoi  5  et  au  lieu  de  profiler  de  cet  aver- 
tissement ,  de  refermer  la  porte  et  de 
perdre  pour  jamais  fenvie  de  satis- 
faire ma  curiosité  ,  j'entrai.  Après 
avoir  attendu  quelque  temps  que  le 
grand  air  eût  modéré  cette  odeur ,  je 
n'en  fus  plus  incommodé. 

»  Je  trouvai  un  lieu  vaste  ,  bien 
voûté ,  et  dont  le  pavé  étoit  parsemé 
de  safran.  Plusieurs  flambeaux  d'or 
massif,  avec  des  bougies  allumées 
qui  rendoient  l'odeur  d'aloës  et  d'am- 
bre-gris, y  servoient  de  lumière^  et 
cette  illumination  étoit  encore  aug- 
mentée par  des  lampes  d'or  et  d'ar- 
gent, remplies  d'une  huile  composée 


4^4     ï'-ES  MILLE  ET  UNT!  NTITS  , 

de  diverses  sortes  d'odeiïr.  Parmi  iiii 
assez  grand  nombre  d'objets  qui  atti- 
rèrent mon  attention ,  j'aperçus  un 
cheval  noir ,  le  plus  beau  et  le  mieux 
fait  qu'on  puisse  voir  au  monde.  Je 
m'approchai  de  lui  pour  le  considérer 
de  près  5  je  trouvai  qu'il  avoit  une  selle 
et  une  bride  d'or  massif,  d'iui  ouvra- 
ge excellent;  que  son  auge  d'un  côté 
étoit  remplie  d'orge  mondé  et  de  sé- 
same (i)  ,  et  de  fantre ,  d'eau  de  rose. 
Je  le  pris  par  la  bride,  et  le  tirai  dehors 
pour  le  voir  au  jour.  Je  le  montai , 
et  voulus  le  faire  avancer  ;  mais  coni- 


(i)  riante  dont  la  tige  ressemble  à  celle 
du  millet.  Le  sesaaie  op.iental  est  originaire 
de  l'Inde;  mais  de  temps  imme'morial ,  on  le 
cultive  dans  tout  TOrient.  On  mange  ces  se- 
mences cuites  dans  du  lait ,  comme  le  millet  j 
on  les  mange  aussi  gri  Ices  au  lour  ou  en  ga- 
lettes pe'tries  avec  du  beurre  ou  de  l'huile. 
C'est  un  aliment  fort  nourrissant  et  assez  agréa- 
ble, quelesenfans  sur-toui  recherclient  beau- 
coup. On  tire  aussi  de  ces  semences,  par  ex- 
pression, ou  par  le  moyen  de  Teau  bouillante, 
une  huile  presqu'aussi  bonne  que  celle  Je 
Tolive  ,  dont  on  se  sert  pour  assaisonner  le* 
alimens  et  brûler  dan?  les  lampes. 


CONTES     ARABES.        466 

me  il  ne  braiiloit  pas  ,  je  le  frappai 
d'une  lioussine  que  j'avois  ramassée 
dans  son  écurie  magnifique.  A.  peine 
eut -il  senti  le  coup  ,  qu'il  se  mit 
à  hennir  avec  un  bruit  horrible  ;  puis 
étendant  des  ailes ,  dont  je  ne  m'étois 
point  aperçu ,  il  s'éleva  dans  l'air  à 
perte  de  vue.  Je  ne  songeai  plus  qu'à 
me  tenir  ferme  ;  et  malgré  la  frayeur 
dont  j'étois  saisi ,  je  ne  me  tenois  point 
mal.  Il  reprit  ensuite  son  vol  vers  la 
terre ,  et  se  posa  sur  le  toit  en  terrasse 
d'un  château ,  où  ,  sans  me  donner  le 
temps  de  mettre  pied  à  terre ,  il  me 
secoua  si  violemment ,  qu'il  me  fifc 
tomber  en  arrière  j  et  du  bout  de  sa 
queue  il  me  creva  l'œil  droit. 

»  Voilà  de  quelle  manière  je  devins 
borgne.  Je  me  souvins  bien  alors  de 
ce  que  m'avoient  prédit  les  dix  jeu- 
nes seigneurs.  Le  cheval  reprit  son 
vol ,  et  disparut.  Je  me  relevai  fort 
affligé  du  malheur  que  j'avois  cher- 
ché moi-même.  Je  marchai  sur  la 
terrasse,  la  main  sur  mon  œil,  qui 
me  faisoit  beaucoup  de  douleur.  Je 
descendi.î ,  et  me  trouvai  dans  un  sç^-» 


466     LES  P.IILLl!  ET  UNE  NUITS, 

Ion  qui  me  fît  connoître  par  dix  so- 
fas disposés  en  rond,  et  un  autre 
moins  élevé  au  milieu,  que  ce  châ- 
teau étoit  celui  dou  j'avois  été  enlevé 
par  le  Roc. 

»  Les  dix  jeunes  seigneurs  borgnes 
n'étoient  pas  dans  le  salon.  Je  les  y 
attendis,  et  ils  arrivèrent  peu  de  temps 
après  avec  le  vieillard.  Ils  ne  parurent 
pas  étonnés  de  me  revoir ,  ni  de  la 
perte  de  mon  œil.  «  Nous  sommes 
bien  fâchés  ,  me  dirent  -  ils  ,  de  ne 
pouvoir  vous  féliciter  sur  votre  retour 
de  la  manière  que  nous  le  souhaite- 
rions 5  mais  nous  ne  sommes  pas  la 
cause  de  votre  malheur.  »  «  J'aurois 
tort  de  vous  en  accuser ,  leur  répon- 
dis-je  3  je  me  le  suis  attiré  moi-même , 
et  je  m'en  impute  toute  la  faute.» 
«  Si  la  consolation  des  mallieureux  , 
reprirent  -  ils  ,  esi  d'avoir  des  sem- 
blables ,  notre  exemple  peut  vous  en 
fournir  un  sujet.  Tout  ce  qui  vous 
est  arrivé,  nous  est  arrivé  aussi. Nous 
avons  goûté  toutes  sortes  de  plaisirs 
pendant  une  année  entière;  et  nous 
aurions  continué  de  jouir  du  même 


CONTES     ARABES.        467 

bonlieur,  si  nous  n'eussions  pas  ou- 
vert la  porte  d'or  pendant  l'absence  des 
princesses.  Vous  n'avez  pas  été  plus 
sage  que  nous  ,  et  vous  avez  éprouvé 
la  même  punition.  Nous  voudrions 
bien  vous  recevoir  parmi  nous  pour 
faire  la  pénitence  que  nous  faisons , 
et  dont  nous  ne  savons  pas  de  com- 
bien sera  la  durée  ;  mais  nous  vous 
avons  déjà  déclaré  les  raisons  qui 
nous  en  empêchent.  C'est  pourquoi 
retirez-vous  -,  allez  à  la  cour  de  Bagdad  j 
vous  y  trouverez  celui  qui  doit  dé- 
cider de  votre  destinée.  » 

»  Ils  m'enseignèrent  la  route  que  je 
clevois  tenir  ,  et  je  me  séparai  d'eux. 
Je  me  fis  raser  en  chemin  la  barbe 
et  les  sourcils ,  et  pris  fhabit  de  Ca- 
lender.  Il  j  a  long-temps  que  je  mar- 
che. Enfin  ,  je  suis  arrivé  aujourd'hui 
dans  cette  ville  à  l'entrée  de  la  nuit. 
J'ai  rencontré  à  la  porte  ces  Calenders 
mes  confrères,  tous  étrangers  comme 
moi.  Nous  avons  été  tous  trois  fort 
surpris  de  nous  voir  borgnes  du  mê- 
me œil.  Mais  nous  n'avons  pas  eu  le 
temps  de  nous  entretenir  de  cette  dis- 


4G(J      LES  MILLE  ET  UNE  NUITS, 

grâce  qui  nous  est  commune.  Nous 
n'avons  eu ,  madame ,  que  celui  de 
venir  implorer  le  secours  que  vous 
nous  avez  généreusement  accordé.  » 

Le  troisième  Calender  aj^ant  ache- 
vé de  raconter  son  histoire  ,  Zobéide 
prit  la  parole,  et  s'adressant  à  lui  et  à 
ses  confrères  :  «  Allez  ,  leur  dit-elle , 
vous  êtes  libres  tous  trois ,  retirez- 
Vous  où  il  vous  plaira.  »  Mais  l'un 
d'entr'eux  lui  répondit  :  «  Madame , 
nous  vous  supplions  de  nous  pardon- 
rier  notre  curiosité,  et  de  nous  per- 
mettre d'entendre  l'histoire  de  ces  sei- 
gneurs qui  n'ont  pas  encore  parlé.  » 
Alors  la  dame  se  tournant  du  côté  du 
calife ,  du  visir  Giafar ,  et  de  Mes- 
rour ,  qu'elle  ne  connoisoit  pas  pour 
ce  qu'ils  étoient,  leur  dit  :  «  C'est  k 
vous  à  me  raconter  votre  liistoire  , 
parlez.  « 

Le  grand-visir  Giafar  qui  avoit  tou- 
jours porté  la  parole,  répondit  encore 
à  Zobéide  :  «  Madame,  pour  vous 
obéir,  nous  n'avons  qu'à  répéter  ce 
que  nous  avons  déjà  dit  avant  que 
(i entrer  chez  vous.  Nous  sommes. 


CONTES     ARABES.         4% 

poûrsuivit-il,  des  marchands  de  Mous- 
son! ,  et  nous  venons  à  Bagdad  négo- 
cier nos  marchandises  qui  sont  en 
magasin  dans  un  khan  où  nous  som- 
mes logés.  Nous  avons  dîné  aujour- 
d'hui avec  phi  sieurs  autres  personnes 
de  notre  profession  ,  chez  un  mar- 
chand de  cette  ville  ,  lequel ,  après 
nous  avoir  régalés  de  mets  délicats  et 
de  vins  exquis  ,  a  fait  venir  des  dan- 
seurs et  des  danseuses ,  avec  des  chan- 
teurs et  des  joueurs  d'instrumens.  Le 
grand  hruit  que  nous  faisions  tous 
ensemble ,  a  attiré  le  guet  qui  a  arrêté 
ime  partie  des  gens  de  l'assemblée. 
Pour  nous ,  par  bonheur  ,  nous  nous 
sommes  sauvés  •  mais  comme  il  étoit 
déjà  tard ,  et  que  la  porte  de  notre 
khan  étoit  fermée,  nous  ne  savions 
où  nous  retirer.  Le  hasard  a  voulu  que 
nous  ajons  passé  par  votre  rue,  et  que 
nous  ayons  entendu  qu'on  se  réjouis- 
soit  chez  vous  :  rela  nous  a  déterminés 
à  frapper  à  votre  porte.  Voilà,  mada- 
me ,  le  compte  que  nous  avons  à  vous 
rendre  pour  obéir  à  vos  ordres.  » 
Zobéide ,  après  avoir  écouté  ce  dis- 
I.  *  40 


470     LES  MILLE  ET  UNE  NUITS  , 

cours  ,  semWoit  hésiter  sur  ce  qu'elle 
devoit  dire.  De  quoi  les  Calenders 
s'apercevant  ,  la  supplièrent  d'a- 
voir pour  les  trois  marchands  de 
Moussoul  la  même  bonté  qu'elle 
avoit  eue  pour  eux.  «  Hé  bien ,  leur 
dit-elle ,  j'y  consens.  Je  veux  que 
vous  m'ajez  tous  la  même  obligation. 
Je  vous  fais  grâce  5  mais  c'est  à  con- 
dition que  vous  sortirez  tous  de  ce 
logis  présentement ,  et  que  vous  ^'ous 
retirerez  où  il  vous  plaira.  »  Zobéide 
ayant  donné  cet  ordre  d'un  ton  cj^ui 
marquoit  qu'elJe  vouloit  être  obéie , 
le  calife  ,  le  visir,  Mesrour ,  les  trois 
Calenders  et  le  porteur  sortirent 
sans  répHquer  ;  car  la  présence  des 
sept  esclaves  armés  les  lenoit  en  res- 
pect. Lorsqu'ils  furent  hors  de  la 
maison ,  et  que  la  porte  fut  fermée  , 
le  calife  dit  aux  Calenders ,  sans  leur 
faire  connoitre  qui  il  étoit  :  «  Et  vous, 
Seigneurs^  qui  êtes  étrangers  et  nou- 
vellement arrivés  en  cette  ville ,  de 
quel  côté  allez -vous  présentement 
qu'il  n'est  pas  jour  encore  î*»  «Sei- 
gneur 5  lui  répondirent-ils,  c'est  là  ce 


CONTES     ARABES.  471 

qui  nous  embarrasse.  «  «  Suivez-nous, 
reprit  le  calife ,  nous  allons  vous  ti- 
rer d'embarras.  «  Après  avoir  acbevé 
ces  paroles,  il  parla  bas  au  visir,  et 
lui  dit  :  «  Conduisez  -  les  chez  vous  ; 
et  demain  matin  vous  me  les  amène- 
rez. Je  veux  fciire  écrire  leurs  histoi- 
res :  elles  méritent  bien  d'avoir  place 
dans  les  annales  de  mon  règne.  » 

Le  visir  Giafar  emmena  avec  lui 
les  trois  Calenders  5  le  porteur  se  re- 
tira dans  sa  maison ,  et  le  calife ,  ac- 
compagné de  Mesrour,  se  rendit  à 
son  palais.  Il  se  coucha  ;  mais  il  ne 
put  fermer  l'œil ,  tant  il  avoit  l'esprit 
agité  de  toutes  les  choses  extraordi- 
naires qu'il  avoit  vues  et  entendues. 
Il  étoit  sur-tout  fort  en  peine  de  sa- 
voir qui  étoit  Zobéide  ,  quel  sujet  eJie 
pouvoit  avoir  de  maltraiter  les  deux 
chiennes  noires  ,  et  pourquoi  Aminé 
avoit  le  sein  meurtri.  Le  jour  parut , 
qu'il  étoit  encore  occupé  de  ces  pen- 
sées. Il  se  leva ,  et  se  rendit  dans  la 
chambre  où  il  tenoit  son  conseil  etdon- 
noit  audience  j  il  s'assit  sur  son  trône. 

Le  grand  visir  arriva  peu  de  temps 


47?^      LES  MILLE  ET  UNE  NUITS, 

après  ,  et  lui  rendit  ses  respects  à  son 
ordinaire.  «Visir,  lui  dit  le  calife,  les 
affaires  que  nous  aurions  à  régler 
présentement ,  ne  sont  pas  fort  pres- 
santes ;  celle  des  trois  dames  et  des 
deux  chiennes  noires  fest  davantage. 
Je  n'aurai  pas  f esprit  en  repos  que 
je  ne  sois  pleinement  instruit  de  tant 
de  choses  qui  m'ont  surpris.  Allez  , 
faites  venir  ces  dames  ,  et  amenez  en 
même  temps  les  Calenders.  Partez , 
et  souvenez-vous  que  j'attends  impa- 
tiemment voti'e  retour.  » 

Le  visir ,  q-ui  connoissoit  l'humeur 
vive  et  bouillante  de  son  maître ,  se 
hâta  de  lui  obéir.  Il  arriva  chez  les 
dames,  et  leur  exposa  d'une  manière 
très-lionnête  Tordre  qu'il  avoit  de  les 
conduire  au  calife  ,  sans  toutefois 
leur  parler  de  ce  qui  s'étoit  passé  la 
nuit  chez  elles.  Les  dames  se  couvri- 
rent de  leur  voile ,  et  partirent  avec  le 
visir ,  qui  prit  en  passant  chez  lui  les. 
trois  Calenders  ,  qui  avoient  eu  le 
temps  d'apprendre  qu'ils  avoient  vu 
le  calife ,  et  qu'ils  lui  avoient  parlé 
sans  le  connoitre.  Le  visir  les  mena 


CONTES     ARABES.  4^5 

au  palais ,  et  s'acquitta  de  sa  commis- 
sion avec  tant  de  diligence  ,  que  le 
calife  en  fut  fort  satisfait.  Ce  prin- 
ce ,  pour  garder  la  bienséance  devant 
tous  les  officiers  de  sa  maison  qui 
étoient  présens  ,  fit  placer  les  trois 
dames  derrière  la  portière  de  la  salle 
qui  conduisoit  à  son  appartement ,  et 
retint  près  de  lui  les  trois  Calenders  , 
qui  firent  assez  connoître  par  leurs 
respects ,  qu'ils  n'igncroient  pas  de- 
vant qui  ils  avoient  f  honneur  de  pa- 
roitre. 

Lorsque  les  dames  furent  placées , 
le  calife  se  tourna  de  leur  côté ,  et  leur 
dit  :  «  Mesdames ,  en  vous  apprenant 
que  je  me  suis  introduit  chez  vous 
cette  nuit  déguisé  en  marchand ,  je 
vais ,  sans  doute ,  vous  alarmer  ;  vous 
craindrez  de  m'avoir  ofïënsé  ,  et  vous 
croirez  peut-être  que  je  ne  vous  ai  fait 
venir  ici  que  pour  vous  donner  des 
marques  de  mon  ressentiment;  mais 
rassurez-vous:  soyez  persuadées  que 
j'ai  oublié  le  passé ,  et  que  je  suis 
même  très-content  de  votre  conduite. 
Je  souhaiterois  que  toutes  les  dames 


474     ^^E3  MILLE  ET  UNE  NUITS, 

de  Bagdad  eussent  aiUant  de  sagesse 
que  vous  m'en  avez  fait  voir.  Je  me 
souviendrai  toujours  de  la  modéra- 
tion que  vous  eûtes  après  l'incivilité 
que  nous  avons  commise.  J'étois  alors 
marchand  de  Moussoul  5  mais  je  suis 
à  présent  Haroun  Alraschild  ,  le  cin- 
quième calife  de  la  glorieuse  maison 
d'Abbas  ,  qui  tient  la  place  de  notre 
grand  prophète.  Je  vous  ai  mandées 
seulement  pour  savoir  de  vous  qui 
vous  êtes  ,  et  vous  demander  pour 
quel  sujet  l'une  de  vous  ,  après  avoir 
maltraité  les  deux  chiennes  noires ,  a 
pleuré  avec  elles  ?  Je  ne  suis  pas  moins 
curieux  d'apprendre  pourquoi  une 
autre  a  le  sein  tout  couvert  de  cica- 
trices ?  » 

Quoique  le  calife  eût  prononcé 
ces  paroles  très-distinctement ,  et  que 
les  trois  dames  les  eussent  entendues , 
levisir  Giafar,  par  un  air  de  cérémo- 
nie ,  ne  laissa  pas  de  les  leur  répé- 
ter  

«  Mais  ,  Sire ,  dit  Scheherazade,  il 
est  jour.  Si  votre  Majesté  veut  que  je 
lui  raconte  la  suite,  il  faut  qu'elle  ait 


CONTES     ARABES.         475 

la  bonté  de  prolonger  encore  ma  vie 
jusqu'à  demain.  »  Le  sultan  y  con- 
sentit, jugeant  bien  c[ue  Sclieheraza- 
de  lui  conteroit  l'histoire  de  Zobéide , 
c[u'il  n'avoit  pas  peu  d'envie  d'en- 
tendre. 


riN    DU     PREMIER    VOLUME. 


TABLE 

DU     TOME     PREMIER. 


jriLVERTissEMCNf  DE  l'éditbur.  .  «  .  pag.  V 

Éloge  de  M.  Galland ix 

Extrait  d'une   Dissertation  sur  les  Romans  , 

par  La  Harpe xix 

A  madame  la  marquise  d'O xxx 

Préface xxis 

Fahle.  L'Ane  ,  le  Bœuf  et  le  Laboureur.  36 
PREMIÈRE    NUIT.   Le   Marchand    et   le 

Ge'nie 67 

II*   NUIT 64 

ïll*    NUIT 70 

IV®    NUIT 73 

Histoire  du  premier  Vieillard  et  de  la  Bi- 
che.         75 

V*  NUIT 83 

VI*  NUIT go 

Histoire   du  second   Vieillard  et  des  deux 

Chiens  noirs gr 

TIl*  NUIT.  .  •   .  .     97 

viii*  NUIT.   .    .         104 

Histoire  du  Pêcheur 107 

IX*  NUIT loq 

R*  NUIT ni5 


47^ 


T  ABI-  E. 


XI      NTITT ,   ,    12^ 

Histoire    du     Roi    Grec    et    du    Médecin 

Douban 126 

xn*  NUIT 129 

XHl^   NUIT l55 

XIV®  NUIT ris 

Histoire  du  Mari  et  du  Perroquet.   ...   1^0 

XV*^    NUIT IZJq 

Histoire  du  Visir  puni 147 

XVI®    NUIT.     . l5l 

xvn*  NUIT. j6r 

xvni*  NUIT.    .    ,  . i65 

XIX®    NUIT ,    .    .    .     .  1G9 

XX®    NUIT. 175 

XXI®   NUIT.     . l85 

XXII®    NUIT.    . 191 

Histoire  du  jeune  Roi  des  isles  Noires.  igS 
XXIII®  NUIT 197 

XXIV®    NUIT 202 

XXY®    NUIT 211 

XXVI®    NUIT 218 

XXVII®    NUIT.     . 225 

XXVIII*    NUIT 23*5 

Histoire  de  trois  Calenders ,  fils  de  rois,  et  de 

cinq  Dames  de  Bagdad 235 

XXIX®  NUIT 239 

XXX®    NUIT 243 

XXXI®    NUIT 25o 

XXXII®    NUIT ." 257 

XXXUI®    NUIT.     . 265. 

XXXIV®    NUIT 270 

XXXV®    NUIT 278 

XXXVI®    NUIT 23 1 


TABLE.  479 


XXXVIl®    NTJIT.     .   _ 29'J! 

Histoire  du  premier  Calender, fils  de  roi.  sgS 

XXXVIII^   KDIT 3oO 

XXXIX^    NTJIT 3o9 

XL®    NUIT 3l7 

Histoire  du  second  Calender,  fils  de  roi.  3i8 

XLl^    NUIT 323 

XLII®     NUIT 3^5 

SLIII**    NUIT.     .     .     .    ,    .    . 333 

XLIV®    NUIT 340 

XLV®    NUIT 346 

XLVI®    NUIT 35o 

Histoire  de  PEnvieux  et  de  l'Envié.  .  ,  .  4^4 

XLVll^    NUIT 358 

XLVIIl*  NUIT 365 

XLIX®   NUIT 374 

1®  NUIT 383 

11**  NUIT , 388 

LU®  NUIT 3g3 

riTl®   NUIT 399 

Histoire  du  troisième  Calender,  fils  de  roi.  400 
XIV®  NUIT.    .    .  .  , 407 

XV®    NUIT - 4x5 

»XVI®    NUIT 4^4 

Xvn^  NUIT 4^8 

xvin*  NUIT 44o 

XIX®   NUIT 445 

XX®  NUIT 449 

XXI®    NUIT. 454 

ï-XIl®   KUIT 4^34 

yiN     DE     LA     TABLE, 


*  «• 


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PJ     Arabian  Nights 

7721      Les  mille  et  une  nuit; 

G3 

1806 

t.l