iCO
CD
■LO
■o
S
m^
^è^Mi^: : W*l^^
^ ■$
LES
MILLE ET UNE NUITS,
CONTES ARABES.
TOME L
MILLE ET UNE NUITS,
CONTES ARABES,
TRADUITS EN FRANÇAIS
Par m. GALLAND,
Membre de rAcadémie des Inscriptions et
Belles-Lettres^ Professeur de Langue Arabe
au Collège Rojal j
CONTINUÉS
Par m. CAUSSIN DE PERCE VAL,
Professeur de Langue Arabe au Collège Impcriaî.
TOME PREMIER.
A PARIS,
CHEZ LE NORMANT, IMP.-LIBRATRE,
RUE DES PRÊTRES SAINT- GERMAIK-l'aUXERROIS.
1806.
p
AVERTISSEMENT
DES ÉDITEURS.
Toutes les éditions des Mule et
tJNE Nuits qui ont précédé celle-ci ,
sont tellement remplies de fautes
d'impression et de ponctuation , que
la lecture en est non-seulement pé-
nible, mais qu'on y rencontre des
pages tout à fait inintelligibles. L'édi-
tion in-S°. qui fait partie de la biblio-
thèque des Fées , est plus belle que
les autres , mais non plus correcte.
Xes éditeurs ont suivi, avec une espèce
de soin , les fautes de tout genre qui
^éiîgur oient les éditions précédentes.
Nous avons donc pensé que le pu-«
V) AVERTISSEMENT
blic accueilleroit avec plaisir une éclf-
tion des Contes Arabes , purgée non-
seulement des fautes d'impression et
de ponctuation , mais même des nom-
breuses incorrections qui appartien-
nent au traducteur. C'est ce travail
que nous publions aujourd'hui. En
corrigeant ce qui nous a paru nuire
à la clarté et à la correction , nous
avons scrupuleusement respecté le
fonds du style , qui a le mérite rare
d'être facile et naturel , et par con-
séquent convient parfaitement au
genre.
Comme les Contes Arabes sont ,
sans contredit , l'ouvrage le plus pro-
pre à faire connoître les moeurs , les
usages et la religion des peuples orien-
taux , nous avons joint au texte des
notes rares et courtes , qui feront de
DES EDITEURS. Vlj
cet ouvrage un livre plus instructif
sans être moins amusant.
Nous avons cru devoir aussi mettre
en tête de cette édition , une Notice
historique sur M. Galland ; nous
avons préféré celle que M. Bose, se-
crétaire perpétuel de l'Académie des
Inscriptions, a prononcée dans cette
société célèbre, dont le traducteur des
Mille et une Nuits a été un des
membres les plus distingués. Enfin ,
après cette Notice , on lira sûrement
avec plaisir le jugement de M. de
lia Harpe, sur les Contes Arabes. Ce
morceau curieux est extrait d'une
dissertation de cet habile critique sur
les romans.
Nous renvoyons , pour de plus
grands détails , à la préface que
M. Caussin de Perceval , traducteur
Vlij AVERTISSEMENT, etC.
des deux derniers volumes de cette
édition , a mise en tête du huitième
tome,
ELOGE
DE M. GALLAND (i).
A-NTOINE Gal LAN D naquit en 1646,
de pauvres mais honnêtes parens, établis dans
un petit bourg de Picardie , nommé B.0II0,
à deux lieues de Montdidier , et à six de
Noyon .
Il n'avoit que quatre ans, et il étoit le
septième enfant de la maison, quand son
père mourut. Sa mère ne sachant à quoi
l'employer, et réduite elle-même à vivre du
travail de ses mains , fit tant qu'elle le plaça
enfin dans le collège de Noyon , où le Prin^
eipal et un chanoine de la cathédrale vou-
lurent bien partager entr'eux le soin et les
frais de son éducation.
Il y resta jusqu'à l'âge de treize à qua^-
torze ans, qu'il perdit tout à-la-fois ses deux
(i) Cet Eloge a été prononcé à l'Académi»
des Inscriptions et belles - Lettres , dans lii
séance de Pâques lyiS, par M. BosE , secré-
taire perpétuel de cette Académie,
X 1É L O G E
pro lecteurs ; ce qui l'obligea à revenir chez
sa mère arec un peu de latin, de grec , et
même d'hébreu , dont elle ne connoissoit
nullement le mérite , et dont il n'étoit pas
non. plus en état de faire un grand usage.
Elle se détermina aussitôt à lui faire ap-
prendre un métier. Antoine Galland obéit j
et j malgré toute sa répugnance , il demeura
un an entier avec le niaîlre chez qui onl'a-
Voit mis en apprentissage. Mais , soit qu'il
ne fût pas né pour im art vil et abject, ou
que plus vraisemblablement ce fût le goût
des lettres qui lui élevât le courage, il quitta
Un jour , et prit le chemin de Paris , sans au-
tres fonds que l'adresse d'une vieille parente
qui y étoit en condition , et celle d'un bon
ecclésiastique qu'il avoit vu quelquefois chez
son chanoine à Noyon.
Cette tentative lui réussit au-delà de ses
espérances : on le produisit au Sous-Princi-
pal du collège du Plessis , qui lui fit con-
tinuer ses études , et le donna ensuite à
M. Petitpied , docteur de Sorbonne. Là , il
se fortifia dans la connoissauce de l'hébreu et
des autres langues orientales , par la liberté
qu'il avoit d'en aller prendre des leçons au
collège Royal, et par l'envie qu'il eut de
faire le catalogue des manuscrits orientaux
de la bibliothèque de Sorbonne.
De chez M. Petitpied , il passa au collège
Mazarin, qui n'étoit pas encore en plein
exercice j mais un professeur, nommé M. Go-
DE M. G AL L AND. XJ
âouin, y avoit rassemblé un certain nombre
d'enfans de trois ou quatre ans seulement ,
parmi lesquels étoit M. le duc de la Meil-
leraje; et il se proposoit de leur faire ap-
prendre le latin fort aisément et fort vite,
en mettant auprès d'eux des gens qui ne leur
parleroient jamais d'autre langue. M. Gal-
land , associé à ce travail , n'eut pas le temps
de voir quel en seroit le succès : M. de Noin-
tel, nommé à l'ambassade de Constanti-
nople , l'emmena avec lui , pour tirer des
Eglises grecques des attestations en forme sur
les articles de leur Foi, qui faisoient alors
un grand sujet de dispute entre M. Arnaud
et le ministre Claude. M. Galland, arrivé à
Constantinople , y acquit bientôt l'usage du
grec vulgaire , par les longues conférences
qu'il eut avec un patriarche déposé, et plu-
sieurs métropolites, qui, persécutés par les
bâchas, s'étoient réfugiés dans le palais de
France. Il tira d'eux et des autres chefs de
l'Eglise, les attestations qu'on avoit deman-
dées , et il joignit tout ce qu'il avoit pu re-
cueillir de leurs entretiens.
M. de Nointel, de son côté, ayant renou-
velé avec la Porte les capitulations du com-
m^erce, prit cette occasion d'aller visiter les
Echelles du Levant , d'où il passa à Jérusa-
lem , et dans tous les autres lieux de la Terre-
Sainte qui ont quelque réputation. M. Galland
fut du voyage : il alloit à la découverte ; il
annoûçoit ensuite à M. l'ambassadeur ce qu'il
Scîj ÉLOGE
avoit trouvé de curieux ; il copioit les ins»
criptions , il dessinoit , le mieux qu'il pou-
voit , les autres raonumens ,• souvent même
il les enlevoit , suivant la facilité qu'il y
avoit à les faire transporter,- et c'est à de
pareils soins que nous devons , entr'autres,
les marbres singuliers qui sont aujourd'hui
dans le cabinet de M. Baudelot, et dont le
V. Dom Bernard de Montfaucon a publié
quelques fragmens dans sa Palœographie.
M. Galland ne jugea pas à propos de re-
tourner à Constantinople avec M. de Nointel;
il aima mieux revenir à Paris ; il y arriva
en 1675 5 et à l'aide de quelques médailles
qu'il a voit ramassées , il fit connoissance avec
MM. Vaillant, Carcavj et Giraud. Ces trois
curieux l'engagèrent, pour peu de chose,
dans un second voyage au Levant, d'où il
rapporta, l'année suivante , beaucoup de mé-
daillons , qui ont passé dans le cabinet du
roi.
En 1679 , M. Galland fit Un troisième
voyage , mais sur un autre pied. Ce fut aux
dépens de la Compagnie des Indes orien-
tales , qui , pour faire sa cour à M. Colbert,
avoit imaginé de faire chercher dans le Le-
vant , par un connôisseur , ce qui pourroit
enrichir son cabinet et sa bibliothèque. Le
changement qui arriva dans cette Compa-
gnie-là, fit cesser, au bout de dix-huit mois ,
la commission de M. Galland -mais M. Col-
bert , qui ea fut informé , l'employa par lui-
DE M, G AL L AND. Xuj
même; et après sa mort, M. le marquis de
Lou vois l'obligea à continuer encore quelque
temps ses recherches, sous le titre d^Anti^
cmairedu roi.Pendant ce long séjour, M. Gal-
land apprit à fonds l'arahe, le turc , le
persan, et Et quantité d'observations sin-»
gulières.
11 étoit prêt à s'embarquer à Smyrne ,
quand il pensa y périr par un prodigienx
tremblement de terre.
La grande et première secousse vint sur le
midi , temps auquel il y a commimément
du feu dans toutes les maisons j et cette cir-'
constance joignit au bouleversement général
un incendie épouvantable : plus de quinze
mille habitans furent ensevelis sous les rui-
nes , ou dévorés par les flammes. M. Gai-
land fut préservé du feu par un privilège
assez ordinaire aux cuisines des philosophes;
et les décombres de son toit l'enterrèrent de
manière que par des espèces de petits canaux
interrompus, il jouissoit encore de quelque
respiration : c'est ce qui le sauva j car il
n'en fut retiré que le lendemain.
Il repassa en France à la première occa-
sion qu'il en eut ; et à son retour à Paris ,
M. Thévenot, garde de la bibliothèque du
roi , l'employa jusqu'à sa mort , qui arriva
quelques années après.
M. d'Herbelot l'engagea ensuite à lui prê-
ter son secours pour l'impression de sa Bi-
tiiothèque Orientale: mai* celui-ci mourut
I, 3
Xiv ÉLOGE
encore au bout de quelque temps, laissant
son ouvrage à moitié imprimé. M. Galland
le continua tel que nous l'avons , et en fit
la préface.
Il n'eut pas moins de part à l'édition du
Ménagiana qui parut alors : on croit même
que c'est lui qui a fourni tous les matériaux
du premier volume. Il avoit encore donné
immédiatement auparavant une relation de
ia mon de sultan Osman , et du couron-
nement de sultan Mustapha , traduite du
turc , et un Recueil de maximes et de bons
mots , tirés des ouvrages des Orientaux.
Après la mort de M. d'Herbelot, il s'at-
tacha à M. Bignon, premier président du
grand conseil , qui, par un goût héréditaire
à sa famille, vouloit toujours avoir auprès
de lui quelqu'homme de lettres. M. Bignoa
mourut aussi l'année suivante ;et ilsemhloit
que ce fût le sort de M. Galland de perdre ,
en moins de rien, ces protections utiles que
le mérite le plus reconnu est quelquefois
très-long-temps à obtenir ; mais celle de ce
digne magistrat passa les bornes ordinaires:
il lui laissa une petite pension viagère j et
par surcroît de bonheur ou de consolation ,
M. Foucault, conseiller- d'état, qui étoit
alors intendant en Basse-Normandie, l'ap-
pela auprès de lui.
Dans le doux loisir d'une situation si tran-
quille, au milieu d'une ample bibliothèque
et d'un riche amas de médailles , M. Gallaud
DE M. GALLAND. XV
composa plusieurs petits ouvrages , dont quel-
ques-uns ont été imprimés à Caën même ,
comme un Traité de l'origine du café ,
traduit de l'arabe^ et trois ou quatre Let-
tres sur différentes médailles du Bas-Em-
pire, C'est encore là qu'il a commencé Pim-
mense traduction de ces Contes Arabes , si
connus sous le nom des Mille et une Nuits ,
dont les premiers volumes ont paru en i 704 >
et dont ou a vu jusqu'à présent dix tomes ,
qui ne sont guère que le quart de l'ouvrage.
Quoique M. Galland demeurât encore à
Caën en l'année 1701 , il ne laissa pas d'être
admis par le roi dans l'Académie des Inscrip-
tions, lors de son renouvellement ; et aussitôt
il entreprit pour elle un Dictionnaire Nu-
mismatique, contenant V explication des
noms de dignités , des titres d'ho/ir-
neur, et généralement de tous les termes
singuliers qu'on trouve sur les médailles
antiques , grecques et romaines.
Il revint enfin à Paris en 1706; et depuis
ce temps-là jusqu'à sa mort, il a toujours été
d'une assiduité exemplaire à nos assemblées; it
λ- a lu un très-grand nombre de dissertations:
es unes tirées de son Dic.tionnaire Numisma-
tique , ou de l'explication qu'il avoit faite de
la plupart des médailles choisies du cabinet de
M. Foucault j les autres du commei'ce de lettres;
qu'il entretenoit avec plusieurs savans étran-
gers, MM. Cuper, Barr}', Rhenferd , Ré-
land ^ d'autres sur différens points de litté-
rature agités dans la compagnie j d'autres
Xvj ÉLOGE
enfin sur des monumeus orientaux , au sujet
desquels on le consultoit souvent , sur-tout
depuis l'année 1709, qu'il avoit été nommé
professeur en langue arabe au collège Royal.
Mais ce ne sont pas 1:'^ les seuls ouvrages
qu'ait laissés M. Galland. On en a trouvé ua
plus grand nombre encore dons ses papiers,
et les plus considérables sont :
Une Relation de ses voyages , en deux
porte-feuilles '\\i-/° j
Une DescripLion particulière de la ville
de Constantinople ;
Des additions à la Bibliothèque orien-
tale de M. d'Herbelot ^ dont ou feroit un
volume in-Jblio aussi gros que celui qui est
imprimé ;
Un Catalogue raisonné des historiens
turcs f arabes et persans;
Une Histoire générale des empereurs
turcs }
Une Traduction de V Alcoran, a-'ec des
remarques historiques - critiques fort am-
ples, et des notes grammaticales sur le texte;
Une suite de ta t-aduction des iV/ille et
une Nuits , pour la valeur d'environ deux
•volumes ;
Tant d'ouvrages , qui semblent marquer
«ne extrême facilité , étoient le fruit d'un
travail dur et suivi , qui pour le nombre des
productions, surpasse ordinairement la faci-
lité même.
M. Galland travailloit sans cesse, en qupl-
*jne situation qui! se trouvât , ïiyanl très-
DE M. GALLAND. XVlj
peu (Inattention sur ses besoins , n'en ayant
aucune sur ses commodités j remplaçant quand
ïi le falloit par ses seules lectures , ce qui lui
manquoit du côté des livres ; n'ayant pour
objet que l'exactitude, et allant toujours à sa
fin sans aucun égard pour les ornemens qui
auroient pu l'arrêter.
Simple dans ses moeurs et dans ses ma-
nières comme dans ses ouvrages, il auroit
toute sa vie enseigné à des enfans les premiers
elémens de la grammaire , avec le même plai-
sir qu'il a eu à exercer sou érudition sur
différentes matières.
Homme vrai jusque dans les moindres cho-
ses , sa droiture et sa probité ajloient au point,
que rendant compte à ses associés de sa dé-
pense dans le Levant , il leur comptoit seu-
lement un sou ou deux, quelquefois rien du
tout pour les journées, qui, par des con-
jonctures favorables , ou même par des absti-
nences involontaires 5 ne lui avoient pas coiàté
davantage.
Il mourut le î7 février dernier (i) d'un
redoublement d'asthme , auquel se joignit ,
«ur la fin , une fluxion de poitrine : il avoit
69 ans.
L'amour des lettres est la dernière chose
qui s'est éteinte en lui. Il pensa, peu de jour»
avant sa mort , que ses ouvrages , le seul , l'u-
nique bien qu'il laissoit , pourroient être dis-
(0 1715.
Xviij ÉLOGE DE M. GAILAND.
sipés s'il n'y raettoitordrepl le fit, et delà
façon la plus simple et la plus militaire , se
contentant de le dire publiquement à un ne-
veu qui ëtoit venu de Noyon pour l'assister
dans sa maladie • et suivant cette disposi-
tion , qui a été lidellement exécutée, ses ma-
nuscrits orientaux ont passé dans la bibliothè-
que du roi ; son Dictionnaire Numismatique
est revenu à l'Académie , et sa traduction de
l'Alcoran a été portée à M. l'abbé Bignon,
comme un gage de son estime et de sa recon-
Boissance.
Cest avec une fortune si médiocre, que
. Galland a eu la gloire de faire les plus
illustres héritiers.
EXTRAIT
D'UNE DISSERTATION
SUR
LES ROMANS,
PAR J. F. LA HARPE (i).
J'aurois du faire mention, en com-
mençant, d'une espèce d'ouvrages qui
ont précédé ceux dont je viens de par-
ler , mais qui ne ressemblent à nos
romans qu'en ce qu'ils appartiennent
à Timagination. Il est vrai que la féerie
et le merveilleux en sont l'abus j mais
l'agrément fait tout pardonner» Je re-
Jistous les ans les Contes Orientaux, et
toujours avec plaisir. L'Orient, il faut
(i) Œuvres de La Harpe, t. m, pag. 382
et suivantes.
XX DISSERTATION
l'avouer, est le berceau de l'apologue
et la source des contes qui ont rempli
le monde. Ces peuples, amollis par le
climat et intimidés par le gouverne-
ment, ne se sont point élevés jusqu'aux
spéculations de la philosophie , et
n'ont qu'effleuré les sciences^ mais ils
ont habillé la morale en paraboles , et
inventé des fables charmantes que les
autres peuples ont adoptées à l'envi.
Quelle prodigieuse fécondité dans ce
genre ! Quelle variété ! Quel intérêt !
Ce n'est pas que dans la mythologie
des Arabes il y ait autant d'esprit et
de goût que dans celle des Grecs. Les
fables de ceux-ci semblent faites pour
des homiiies , et celles des autres pour
des enfans j mais ne sommes-nous pas
tous un peu enfans dès qu'il s'agit de
contes? Y a-t-il une histoire plus
agréable que celle d'Aboulcasem , une
histoire plus touchante que celle de
Ganem ? D'ailleurs, l'amusement que
ces livres procurent n'est pas leur seul
mérite : ils servent à donner une idée
très-fidellc du caractère et des mœurs
de ces Arabes qui ont long -temps
SUR LES ROMANS. XXJ
régné dans l'Orient. On y reconnoît
cette générosité qui a toujours été une
de leurs vertus favorites, et sur laquelle
Fâme et la verve de leurs poètes et de
leurs romanciers semble toujours exal-
tée. Les plus beaux traits en ce genre
nous viennent d'eux : on ne sauroit le
nier 5 et ce qui rend cette nation re-
marquable, c'est la seule chez qui le
despotisme paroît n'avoir ni avili les
cœurs, ni étouffé le génie. Il n'y a
point eu de despote plus absolu, plus
redoutable que ce fameux Haroun ou
Aaron, dont le nom revient à tout
moment dans leurs contes , et dont le
règne est l'époque la plus brillante du
califat et de la grandeur des Arabes.
On est toujours étonné de ces mœurs
et de ces opinions singulières qu'ins-
pifent à une nation ingénieuse et ma-
gnanime , d'un côté , l'habitude de
l'esclavage , et de l'autre l'abus du
pouvoir. Cette disposition, dans uu
prince d'ailleurs éclairé , à compter
pour rien la vie des hommes; et, dans
ces mêmes hommes, la facilité à se
persuader qu'ils ne valent pas plus
XXI) DISSERTATION
qu*oa ne les apprécie, et à faire de la
servitude politique un dévouement
religieux: voilà ce qu'on voit à tout
moment dans leurs livres; et peut-être
ce mépris d'eux-mêmes tient en partie
à ce dogme de la fatalité , qui semble
de tout temps enraciné dans les têtes
orientales. Il revient dans toutes leurs
fables , dont le fond est presque tou-
jours un passage rapide de l'excès du
malheur au faîte des prospérités, et de
l'ivresse de la joie au comble de l'af-
fliction. Il semble qu'ils n'aient eu
pour objet que de nous apprendre à
quel point nous sommes assujétis à
cette destinée éternelle; écrite sur la.
TABLE DE LUMIÈRE.
Les Mille et une Nuits sont une
sorte de peinture dramatique de la
nation arabe. Les artifices de leurs
femmes, l'hypocrisie de leurs religieux,
la corruption des gens de loi , les fri-
ponneries des esclaves , tout y est fidel-
îement représenté, et beaucoup mieux
que ne pourroit faire le voyageur le
plus exact. On j trouve aussi beaucoup
Se traditions antiques, que plusieurs
SUR LES ROMANS. XXllj
nations ont rapportées à leur manière î
l'histoire de Phèdre et celle de Circé
y sont très-aisées à reconnoitre • plu-
sieurs endroits ressemblent aussi à des
traits historiques des livres juifs. Cette
aventure de Joseph^ la plus touchante
peut-être que l'antiquité nous ait trans-
mise, cet emblème de l'envie qui anime
des frères contre un frère , se retrouve
aussi en partie dans les Contes Arabes-.
Ce n'est pas qu'on puisse faire beaucoup
de cas de la manière dont ces Contes
sont amenés. On sait que l'aventure
de Joconde sert de fondement aux
Mille et une Nuits, et que le sultan
Schahriar , irrité de l'infidélité de sa
sultane , prend le parti de faire étran-
gler, le matin, sa nouvelle épouse de la
veille. Le moyen est violent^ mais enfin
la fille de son visir par\âent à faire ces-
ser ces noces meurtrières , et à sauver sa
propre vie en amusant le sultan par des
contes. On peut croire que Schahriar
aimoit mieux les contes que les fem-
mes, et qu'il étoit à-peu-près aussi
raisonnable dans sa clémence que dans
sa cruauté. Il faut pourtant avouer que
XXIV DISSERTATION j etc.
toutes les histoires du premier volume
excitent tellement la curiosité dès les
vingt premières lignes^ qu'en effet il
est bien diflicile de n'avoir pas envie
de savoir le reste ^ sur— tout lorsqu'on
peut dire ce que le sultan disoit de sa
femme en se levant ; Je la ferai tou-
jours BIEN MOURIR DEMAIN.
La vogue qu'eurent les Mille et
UNE Nuits dans leur nouveauté, fit
bientôt éclore les imitateurs , qui mar-
chent toujours à la suite des succès.
Ainsi l'on vit paroître les Mille et
UNE Heures, lesMilleetunQuart-
d'Heure, etc. ouvrages ingénieux ,
fort au-dessous de leurs modèleSi.
A MADAME
LA MARQUISE
DO,
DAME DU PALAIS DE MADAME
LA DUCHESSE DE BOURGOGNE.
Madame,
Les bontés infinies que Monsieur
De GuiLLERAGUES, votre illustrc
père , eut pour moi dans le séjour que
je fis, il y a quelques années, à Cons-
tantinople , sont trop présentes à mon
esprit pour négliger aucune occasion
de publier la reconnoissance que je
dois à sa mémoire. S'il vivoit encore
pour le bien de la France et pour
mon bonheur , je prendrois la liberté
de lui dédier cet ouvrage, non-seules
X. 3
ment comme à mon bienfaiteur , mais
encore comme au génie le plus ca-
pable de goûter et de faire estimer
aux autres les belles choses. Qui peut
ne se pas souvenir de l'extrême jus-
tesse avec laquelle il jugeoit de tout?
Ses moindres pensées toujours bril-
lantes, ses moindres expressions tou-
jours précises et délicates, faisoicnt
l'admiration de tout le monde ; et
jamais personne n'a joint ensemble
tant de grâces et tant de solidité. Je
l'ai vu dans un temps où, tout oc-
cupé du soin des affaires de son
maître , il sembloit ne pouvoir mon-
trer au-delîors que les talens du mi-
nistère , et sa profonde capacité dans
les négociations les plus épineuses ;
cependant toute la gravité de son
emploi ne pouvoit rien diminuer de
ses agrémens inimitables, qui avoient
fait le clianne de ses amis, et qui se
faisoient sentir même aux nations les
plus barbares avec qui ce grand homr^a
B P I T R E. XXVI}
avoit à traiter. Après la perte irré-
parable que j'en ai faite , je ne puis
m'adresser qu'à vous, Madame, puis-
que vous seule pouvez me tenir lieu
de lui ; et c'est dans cette confiance
€(ue j'ose vous demander pour ce livre,
la même protection que vous avezi
bien voulu accorder à la Traduction
fiançaise de sept Contes Arabes que
j'eus l'honneur de vous présenter,
\ous vous étonnerez que, depuis ce
temps-là, je n'aie pas eu Tlionneur
de vous les offrir imprimés.
Le retardement. Madame, vient
de ce qu'avant de commencer l'impres-
sion, j'appris que ces Contes étoient
tirés d'un Recueil prodigieux de Contes
semblables, en plusieurs volumes, in-
titulé : Les Mille et une Nuits.
Cette découverte m'obligea de sus-
pendre cette impression, et d'employer
mes soins à recouvrer le Recueil. Il a
fallu le faire venir de Syrie , et mettre
en français le premier volume c|UQ
XXviij É PITRE.
voici , de quatre seulement qui m'ont
été envoyés. Les Contes qu il contient
vous seront, sans doute, beaucoup
plus agréables que ceux que vous avez
déjà vus. Ils vous seront nouveaux ,
et vous les trouverez en plus grand
nombre; vous y remarquerez même
avec plaisir le dessein ingénieux de
l'Auteur Arabe, qui n'est pas connu,
de faire un corps si ample de narra-
tions de son pays, fabuleuses à la vé-
rité , mais agréables et divertissantes.
Je vous supplie. Madame, de vou-
loir bien agréer ce petit présent que
j'ai l honneur de vous faire : ce sera
un témoignage public de ma recon-
noissance , et du profond respect avec
lequel je suis et serai toute ma vie,
MADAME,
Votre très-humble et très-
obéissant serviteur,
Galland.
PRÉFACE.
Il n'est pas besoin de prévenir le
lecteur sur le mérite et la beauté des
Contes qui sont renfermés dans cefi
ouvrage. Ils portent leur recomman-
dation avec eux : il ne faut que les
lire pour demeurer d'accord qu'en ce
genre on n'a rien vu de si beau jus-
qu'à présent dans aucune langue.
En effet, qu'y a-t-il de plus ingé-
nieux , que d'avoir fait un corps d'une
quantité prodigieuse de Contes , dont
la variété est surprenante , et l'enchaî-
nement si admirable , qu'ils semblent
avoir élé faits pour composer l'ample
B ecueil dont ceux-ci ont été tirés? Je
XXX PREFACE.
dis l'ample Recueil , car l'original
arabe, qui est intitulé Les Mille
ET UNE Nuits, a trente-six parties,
et ce n'est que la traduction de la
première qu'on donne aujourd'hui
au public. On ignore le nom de l'au-
teur d'un si grand ouvrage 5 mais
vraisemblablement il n'est pas tout
d'une main ; car comment pourra-
t-on croire qu'un seul homme ait eu
l'imagination assez fertile pour suffire
à tant de fictions ?
Si les Contes de cette espèce sont
agréables et divertissans par le mer-
veilleux qui j règne d'ordinaire, ceux-
ci doivent l'emporter en cela sur tous
ceux qui ont paru, puisqu'ils sont
remplis d'événemens qui surprennent
et attachent l'esprit , et qui font voir
de combien les Arabes surpassent les»
PRÉFACE* XXXJ
autres nations en cette sorte de com-
position.
Ils doivent plaire encore par les
coutumes et les mœurs des Orien-
taux , par les cérémonies de leur re-
ligion, tant païenne que mahomé-
tane 5 et ces choses y sont mieux
marquées que dans les auteurs qui en
ont écrit, et que dans les relations
des voyageurs. Tous les Orientaux,
Persans , Tartares et Indiens s'y font
distinguer , et paroissent tels qu'ils
sont, depuis les souverains jusqu'aux
personnes de la plus basse condition.
Ainsi, sans avoir essuyé la fatigue
d'aller chercher ces peuples dans
leurs pays , le lecteur aura ici le plai-
sir de les voir agir et de les entendre
parler. On a pris soin de conserver
leurs caractères , de ne pas s'éloigner
XXXI) r R E F A C B.
de leurs expressions et de leurs senti-
mens ; et Ton ne s'est écarté du texte
que quand la bienséance n'a pas per-
mis de s'y attacher. Le traducteur se
flatte que les personnes qui enten-
dent l'arabe , et qui voudront pren-
dre la peine de confronter l'original
avec la copie , conviendront qu'il a
fait voir les Arabes aux Français
avec toute la circonspection que de-
mandoit la délicatesse de notre lan-
gue et de notre temps.
Pour peu même que ceux qui li-
ront ces Contes, soient disposés à pro-
fiter des exemples de vertu et de vice
qu'ils y trouveront , ils en pourront
tirer un avantage qu'on ne tire point
de la lecture des autres Contes , qui
sont plus propres à corrompre les
mcEurs qu'à les corriger.
LES
MILLE ET UNE NUITS,
CONTES ARABES.
I/ES chronicnies des Sassaniens, an-
ciens rois de Perse , qui avoieiit éten-
du leur empire dans les Indes , dans
les grandes et petites isles qui en dé-
pendent, et bien loin au-delà du Gan-
ge , jusqu'à la Chine , rapportent qu'il
y avoit autrefois un roi de cette puis-
sante maison , qui étoit le plus ex-
cellent prince de son temps. Il se fai-
soit autant aimer de ses sujets, par sa
sagesse et sa prudence, qu'il s'étoit
rendu redoutable à ses voisins par le
bruit de sa valeur et par la réputation
de ses troupes belliqueuses et bien
disciplinées. Il avoit deux fils: l'ainé,
I. I
2 LES 7»riLLE ET UNE NUITS,
appelé Schahriar , digne héritier de
son père , en possédoit toutes les ver-
tus; elle cadet, nommé Schahzenan,
n'avoit pas moins de mérite que son
irère.
Après un règne aussi long que glo-
rieux, ce roi mourut, et Schahriar
monta sur le trône. Schahzenan , ex-
clus de tout partage par ]es lois de
l'empire , et obligé de vivre comme
un particulier , au lieu de souffrir im-
patiemment le bonheur de son aîné ,
mit toute son attention à lui plaire,
îl eut peu de peine ày réussir. Sciiah-
riar , qui avoit naturellement de l'in-
clination pour ce prince, fut charmé
de sa complaisance ; et par un excès
d'amitié, voulant partager avec lui
ses états , il lui donna le royaume de
la Grande Tartarie. Schahzenan en
£illa bientôt prendre possession , et il
élabht son séjour à Samarcande, qui
en étoit la capitale.
■ IJ y avoit déjà dix ans que ces deux
rois étoient séparés , lorsque Schah-
riar, souhaitant passionnément de re-
\ uir soa frère , résolut de lui envoyer
CONTES ARABES. 5
un ambassadeur pour l'inviter à le ve-
nir voir. Il choisit pour cette ambas-
sade son premier visir(i), qui partit
avec une suite conforme à sa dignité,
et fit toute la diligence possible. Quand
il fut près de Samarcande , Scliahze-
nan, averti de son arrivée, alla au-
devant de lui avec les principaux sei-
gneurs de sa cour, qui, pour faii'e
plus d'honneur au ministre du sultan,
s'étoient tous habillés magnifique-
ment. Le roi de Tartarie le reçut avec
de grandes démonstrations cle joie,
et lui demanda d'abord des nouvelles
du sultan son frère. Le visir satisfît sa
curiosité 5 après quoi il exposa le sujet
de son ambassade. Schahzenan en fut
touché. « Sage visir , dit-il , le sultan
mon frère me fait trop d'honneur , et
il ne pouvoit rien me proposer qui
me fût plus agréable. S'il souhaite de
me voir, je suis pressé de la même
envie. Le temps , qui n'a point dimi-
nué son amitié, n'a point affoibli la
mienne. Mon royaume est tranquille,
(1) Premier ministre.
4 lES MILLE ET UNE NUITS ,
et je ne v^eux que dix jours pour me
mettre en état de partir avec vous.
Ainsi il n'est pas nécessaire que vous
entriez dans la ville pour si peu de
temps. Je vous prie de vous arrêter
en cet endroit et d'y faire dresser vos
tentes. Je vais ordonner qu'on vous
apporte des rafraichissemens en abon-
dance pour vous et pour toutes les
personnes de votre suite. » Cela fut
exécuté sur-le-champ ; le roi fut à
peine rentré dans Samarcande,quel6
visir vit arriver une prodigieuse quan-
tité de toutes sortes de provisions , ac-
compagnées de régals et de présens
d'un très -grand prix.
Cependant Schahzenan , se dispo-
sant à partir , régla les affaires les
plus pressantes, établit un conseil pour
gouverner son royaume pendant son
absence , et mit à la tète de ce con-
seil un ministre dont la sagesse lui
étoit connue et en qui il avoit une
entière confiance. Au bout de dix
jours , ses équipages étant prêts , il
dit adieu à la reine sa femme , sor-
tit sur le soir de Samarcaude , et, sui-
C 0 li T E s A Pv. A 2 E S. 5
vi des officiers qui dévoient êtie du
vojage , il se rendit an pavillon royal
qu'il avoit fait dresser auprès des ten-
tes du visir. Il s'entretint avec cet am-
bassadeur jusqu'à minuit. Alors vou-
lant encore une fois embrasser la rei-
ne , qu'il aimoit beaucoup , il retour-
na seul dans son palais. Il alla droit à
l'appartement de cette princesse , qui,
ne s'attendant pas à le revoir ^ avoit
reçu dans son lit un des derniers of-
ficiers de sa maison. Il y avoit déjà
long-temps qu'ils étoient couchés , et
ils dormoient tous deux d'un profond
sommeil.
Le roi entra sans bruit, se faisant
un plaisir de surprendre par son re-
tour une épouse dont il se crojoit
tendrement aimé. Mais quelle fut sa
surprise , lorsqu'à la clarté des flam-
beaux , qui ne s'éteignent jamais la
nuit dans les appartemens des prin-
ces et des princesses , il aperçut un
homme dans ses bras. Il demeura
immobile durant quelques momens ,
ne sachant s'il devoit croire ce qu'il
vojoit. Mais n'en pouvant douter :
0 LES MILLE ET UNE "NUITS ,
K Quoi ! dit-il en lui-même , je suis
à peine hors de mon palais , je suis
encore sous les murs de Samarcan-
de , et l'on m'ose outrager ! Ah ! per-
fide , votre crime ne sera pas impuni 1
Comme roi , je dois punir les forfaits
qui se commettent dans mes états;
comme époux offensé , il faut que je
vous immole à mon juste ressenti-
ment. « Enfin ce malheureux prince
cédant à son premier transport , tira
son sabre , s'approcha du lit , et d'un
seul coup fît passer les coupables du
sommeil à la mort. Ensuite les prenant
l'un après fautre , il les jeta par une
fenêtre dans le fossé dont le palais
étoit environné.
S'étant vengé de cette sorte , il sor-
tit de la ville comme il y étoit venu ,
et se retira sous son pavillon. Il n'j
fut pas plutôt arrivé , que sans parler
à personne de ce qu'il venoit de faire,
il ordonna de plier les tentes et de
partir. Tout fut bientôt prêt, et il n'é-
toit pas jour encore , qu'on se mit en
marche au son des tymbales et de
plusieurs autres instrumens qui ins-
CONTES A R A T> IL S. 7
piroient de la joie à tout le monde ,
îionnis au roi. Ce prince, toujours oc-
cupé de l'infidélité de la reine , étoit
la proie d'une affreuse mélancolie qui
ne le quitta point pendant tout le
vojage.
Lorsqu'il fut près de la capitale
des Indes , il vit venir au-devant de
lui le sultan (i) Schahriar avec toute
^a cour. Quelle joie pour ces princes de
se revoir ! Ils mirent tous deux pied
à terre pour s'embrasser 5 et après
s'être donné naille marques de ten-
dresse 5 ils remontèrent à cheval , et
entrèrent dans la ville aux acclama-
tions d'une foule innombrable de
peuple. Le sultan conduisit le roi son
frère j usqu au palais qu'il lui avoit fait
préparer. Ce palais communiquoit au
sien par un même jardin ; il étoit
d'autant plus magnifique , qu'il étoit
consacré aux fêtes et aux divertisse-
mens de la cour; et on en avoit en-
Ci) Ce mot arabe sii^nifie enjpcreur ou sei-
gneur j on donne ce titre à presque tous les
soiivoryins de TOrient.
core augmenté la magnificence par
de nouveaux ameublemens.
Schahriar quitta d'abord le roi de
Tartarie, pour lui donner le temps
d'entrer au bain et de changer d'ha-
bit; mais dès qu'il sut qu'il en étoit
sorti, il vint le retrouver. Ils s'assirent
sur un sofa, et comme les courtisans
se tenoient éloignés par respect, ces
deux princes commencèrent à s'entre-
tenir de tout ce que deux frères, en-
core plus unis par l'amitié que par le
sang, ont à se dire après une longue
absence. L'heure du souper étant ve-
nue , ils mangèrent ensemble ; et
après le repas, ils reprirent leur en-
tretien , qui dura jusqu'à ce que
Schahriar , s'apercevant que la nuit
étoit fort avancée , se retira pour lais-»
ser reposer son frère.
L'infortuné Schahzenan se cou-
cha ; mais si la présence du sultaij
son frère avoit été capable de suspen-
dre pour quelque temps ses chagrins,
ils se réveillèrent alors avec violence.
Au lieu de goûter le repos dont il
avoit besoin , il ne fît que rappeler
CONTES ARABES. 9
dans sa mémoire les plus cruelles ré-
flexions. Ternies les circonstances de
l'infidélilé de la reine se présentoient
si vivement à son imagination , qu'il
en ëtoit hors de lui-même. Enfin ,
ne pouvant dormir , il se leva 3 et se
livrant tout entier à des pensées si
affligeantes , il parut sur son visage
une impression de tristesse que le sul-
tan ne manqua pas de remarquer.
« Qu'a donc le roi de Tartarie , disoit-
il? Qui peut causer ce chagrin que je
lui vois? Auroit-il sujet de se plain-
dre de la réception que je lui ai faite?
3N^on : je l'ai reçu comme un frère que
j'aime , et je n'ai rien là-dessus à me
reprocher. Peut-être se voit-ii à regret
éloigné de ses états ou de la reine sa
femme. Ah ! si c'est cela qui l'afflige ,
il faut que je lui fasse incessamment
les présens que je lui deUiue, afin
qu'il puisse partir quand il lui plai-
ra , pour s'en retournei' à Samar-
cande, » Effectivement, dès le lende-
main il lui envoya une partie de ces
présens, qui étoient composés de tout
ce (jue les Indes produisent de plus
lO
rare, de plus riche et de plus sin-
gulier. Il ne laissoit pas néanmoins
d'essayer de le divertir tous les jours
})ar de nouveaux plaisirs; mais les fêles
es plus agréables, au lieu de le réjouir,
ne faisoient qu'irriter ses chagrins.
Un jour Schahriar ayant ordonné
une grande chasse à deux journées
de sa capitale , dans un pays où il y
avoit particulièrement beaucoup de
cerfs , Schahzenan le pria de le dis-
penser de l'accompagner , en lui di-
sant que l'élat de sa santé ne lui per-
mettoit pas d'être de la partie. Le sul-
tan ne voulut pas le contraindre , le
Icdssa en liberté et partit avec toute sa
cour pour aller prendre ce divertis-
sement. Après son départ, le roi de
la Grande Tartarie se voyant seul ,
s'enferma dans son appartement. Il
s'assit à une fenêtre qui avoit vue sur
le jardin. Ce beau lieu et le ramage
d'une infinité d'oiseaux qui y faisoient
leur retraite, lui auroient donné du
plaisir, s'il eût été capable d'en res-
sentir; mais toujours déchiré par le
•souvenir funeste de l'action infâme
CONTES ARABES. II
(le la reine , il arrétoit moins souvent
ses yeux sur le jardin , qu'il ne les le-
voit au ciel pour se plaindre de son
malheureux sort.
Néanmoins , quelque occupé qu'il
fût de ses ennuis , il ne laissa pas
d'apercevoir un objet qui attira toute
son attention. Une porte secrète du
palais du sultan s'ouvrit tout-à-coup ,
et il en sortit vingt femmes , au mi-
lieu desquelles marchoit la sultane (i)
d'un air qui la faisoit aisément distin-
guer. Cette princesse , croyant que le
roi de la Grande Tartarie étoit aussi
à la chasse , s'avança avec fermeté jus-
que sous les fenêtres de fappartement
de ce prince , qui , voulant par cu-
riosité fobserver, se plaça de ma-
nière qu'il pouvoit tout voir sans être
vu. Il remarqua que les personnes
qui accompagnoient la sultane , pour
bannir toute contrainte , se découvri-
(i) Le titre cîe sultane se donne à tontes
les fpmnrifs c!c5 prinres tie TOrient. Cepen-
dant le nom de snltune, tout court , désigne
•rdinaireuient la favorite.
52 LES MILIE ET UNE NUITS,
teiit le visage , qu'elles avaient eu cou-
vert jusqu'alors, et quittèrent de longs
liabits quelles portoient par -dessus
d'autres plus courts. Mais il fut dans
un extrême étonnement de voir que
dans cette compagnie qui lui avoit
semblé toute composée de femmes j
il y avoit dix noirs qui prire)it chacun
leur maîtresse. La sultane de son
côté ne demeura pas long-temps sans
amant ; elle frappa des mains en
criant: Masoud, Masoud* et aussi-
tôt un autre noir descendit du haut
d'un arbre , et courut à elle avec
beaucoup d'empressement.
La pudeur ne me permet pas de
raconter tout ce qui se passa entre ces
femmes et ces noirs, et c'est un détail
qu'il n'est pas besoin de faire. Il suffit
de dire que Schahzenan en vit assez
pour juger que son frère n'étoit pas
moins à plaindre que lui. Les plaisirs
de celte troupe amoureuse durèrent
jusqu à minuit. Il se baignèrent tous
ensemble dans une grande pièce d'eau,
qui faisoitun des plus beaux ornemens
du jardin ; après quoi ayant repris
CONTES ARABES* Ij
leurs habits , ils rentrèrent par la porte
secrète dans le palais du sultan; et
Masoud , qui étoit venu de dehors
par-dessus la muraille du jardin , s'en
retourna par le niême endroit.
Comme toutes ces choses s'étoient
passées sous les jeux du roi de la
Grande Tartarie , elles lui donnèrent
iieu de faire une infinité de réflexions*
« Que j'avois peu de raison , disoit-il ,
de croire que mon malheur étoit si
singulier! C'est sans doute l'inévitable
destinée de tous les maris , puisque le
sultan mon frère , le souverain de tant
d'états, le plus grand prince du mon-
de, n'a pu l'éviter. Cela étant, quelle
foiblesse de me laisser consumer de
chagrin! C'en est fait : le souvenir d'un
malheur si commun ne troublera plus
désormais le repos de ma vie.» En effet,
dès ce moment il cessa de s'affliger -
et comme il n'avoit pas voulu souper
qu'il n'eût vu toute la scène qui ve-
noit d'être jouée soûs ses fenêtres , il
fit servir alors, mangea de meilleur
appétit qu'il n'avoit fait depuis soa
départ de Samarcande , et entendit
I. 2
14 I.ES MILLE ET UNE NUITS ,
même avec quelque plaisir un con-
cert agréable de voix et d'instrumens
dont on accompagna le repas.
Les jours suivans il fut de très-
bonne humeur; et lorsqu'il sut que
le sultan étoit de retour , il alla au-
devant de lui , et lui fît son compli-
ment d'un air enjoué. Schahiiar d'a-
bord ne prit pas garde à ce change-
ment; il ne songea qu'à se plaindre
obligeamment de ce que ce prince
avoit refusé de l'accompagner à la
chasse; et sans lui donner le temps
de répondre à ses reproches, il lui
parla du grand nombre de cerfs et
d'autres animaux qu il avoit pris , et
enfin du plaisir qu'il avoit eu. Schah-
zenan, après l'avoir écouté avec- at-
tention, prit la parole à son tour.
Comme il n'avoit plus de chagrin qui
l'empêchât de faire paroitre combien
il avoit d'esprit, il dit mille choses
agréables et plaisantes.
Le sultan , qui s' étoit attendu à le
retrouver dans le même état où il
l'avoil laissé, fut ravi de le voir si gai.
« Mon frère , lui dit-il , je rends grâces
CONTES ARABES. 1 5
atî ciel de l'heureux changement qu'il
a produit en vous pendant mon ab-
sence 5 j'en ai une véritable joie , mais
j'ai une prière à vous faire , et je vous
conjure de m' accorder ce que je vais
vous demT.nder. » «Que pourrois-je
vous refuser , répondit le roi de Tar-
tarie ? Vous pouvez tout sur Schah-
zenan. Parlez; je suis dans l'impa-»
tience de savoir ce que vous souhai-
tez de moi. » « Depuis que vous êtes
dans ma cour , reprit Schahriar , je
vous ai vu plongé dans une noire mé-
lancolie que j'ai vainement tenté de
dissiper par toutes sortes de divertis-
semens. Je me suis imaginé que
votre chagrin venoit de ce que vous
étiez éloigné de vos états ; j'ai cru
même que famour y avoit beaucoup
de part, et que la reine de Samar-
cande , que vous avez dû choisir
d'une beauté achevée , en étoit peut-
être la cause. Je ne sais si je me suis
trompé dans ma conjecture; mais je
vous avoue que c'est particulière-
ment pour cette raison que je n'ai
pas voulu vous uiiportuner là- des-
l6 LES MILLE ET UNE NUITS,
SUS , de peur de vous déplaire. Ce-
pendant , sans que j'y aie contribué
en aucune manière , je vous trouve à
mon retour de la meilleure humeur
du monde et l'esprit entièrement dé-
gagé de cette noire vapeur, qui en
troubloit tout l'enjouement. Dites-
moi de grâce , pourquoi vous étiez si
triste , et pourquoi vous ne l'êtes
plus ? «
A ce discours , le roi de la Gran-
de Tait .rie demeura quelque temps
rêveur , comme s'il eût cherché ce
qu'il avoit à y répondre. Enfin il re-
partit dans ces termes : « Vous êtes
mon sultan et mon maitre ; mais dis-
pensez-moi , je vous supplie , de vous
Qonner la satisfaction que vous me
demandez. » « Non, mon frère, ré-
Fhqua le sultan , il faut que vous me
accordiez ; je la souhaite , ne me la
refusez pas. » Schahzenan ne put
résister aux instances de Schahriar.
« Hé bien ! mon frère , lui dit-il , je
vais vous satisfaire , puisque vous me
lie commandez. » Alors il lui raconta
l'infidélité de la reine de Samarcande ;
CONTES ARABES. I7
et lorsqu'il en eut achevé le récit:
«VoiJà, poursuivit-il, le sujet de ma
tristesse; jugez si j'avois tort de m'y
abandonuer. » « O mon frère ! s'é-
cria le sultan d'un ton qui marquoit
combien il entroit dans le ressenti-
ment du roi de Tartarie , quelle hor-
rible histoire venez - vous de me ra-
conter 1 Avec quelle impatience je
l'ai écoutée jusqu'au bout ! Je vous
loue d'avoir puni les traîtres qui
v^ous ont fait un outrage si sensible.
On ne sauroit vous reprocher cette
action : elle est juste 3 et pour moi j'a-
vouerai qu'à votre place j'aurois eu
peut-être moins de modération que
vous. Je ne me serois pas contenté
d'ôter la vie à une seule femme , je
crois que j'en aurois sacrifié plus de
mille à ma rage. Je ne suis pas éton-
né de vos chagrins ; la cause en étoit
trop vive et trop mortifiante pour
n'y pas succomber. O ciel ! quelle
aventure ! Non , je crois qu'il n'en est
jamais arrivé de semblable à person-
ne qu'à vous. Mais enfin il faut
louer Dieu de ce qu'il vous a donné
î8 LES MILLE ET UNE NUITS ,
de la consolation ; et comme je ne
doute pas qu'elle ne soit bien fon-
dée , ayez encore la complaisance de
m'en instruire , et faites moi la con-
fidence entière. »
Scliahzenan fit plus de difficulté
sur ce point que sur le précédent, à
cause de l'intérêt que son frère y
avoit ; mais il fallut céder à ses nou-
velles instances, « Je v^ais donc vous
obéir , lui dit-il , puisque vous le vou-
lez absolument. Je crains que mon
obéissance ne vous cause plus de cha-
grins que je n'en ai eu ; mais vous ne
devez vous en prendre qu'à vous-mê-
me, puisque c'est vous qui me for-
cez à vous révéler une chose que je
voudrois enses^ehr dans un éternel
oubli. » ce Ce que vous me dites, inter-
rompit Schahriar, ne fait qu'irriter
ma curiosité 5 hâtez-vous de me dé-
couvrir ce secret , de quelque nature
q^u'il puisse être. » Le roi de Tarta-'
ne, ne pouvant plus s'en défendre,
fit alors le détail de tout ce qu'il
avoit vu du déguisement des noirs,
de l'emnortemeiit de la sultane et d©
CONTES ARABES. If)
ses femmes , et il n'oublia pas Ma-
soLid. « xA-près avoir été témoin de
ces infamies , conlinua-t-il , je pensai
que toutes les femmes y étoient na-
turellement portées , et qu'elles ne
pouvoient résister à leur penchant.
Prévenu de cette opinion , il me pa-
rut que c'étoit une grande foiblesse à
un nomme d'attacher son repos à
leur fidéhté. Celte réflexion m'en fit
faire beaucoup d'autres; et enfin je ju-
geai que je ne pouvois prendre un
meilleur parti que de me consoler. Il
m'en a coûté quelques efforts ; mais
j'en suis venu à bout ; et , si vous
m'en croyez, vous suivrez mon exem-
ple. »
Quoique ce conseil fût judicieux ,
le sultan ne put le goûter. Il entra
même en fureur. « Quoi 1 dit-il , la
sultane des Indes est capable de se
prostituer d'une manière si indigne I
Non , mon frère , ajouta-t-il , je ne
puis croire ce que vous me dites , si
Î"e ne le vois de mes propres yeux.
[1 faut que les vôtres vous aient
tromoé ; la chose est assez impor-
ao LES DIILLE ET UKE NUITS ,
tante pour mériter que j'en sois as-
suré par moi-niême. » « Mon frère,
répondit Schahzenan , si vous voulez
en être témoin , cela n'est pas fort
difficile : vous n'avez qu'à faire une
nouvelle partie de chasse ; quand
nous serons hors de la ville avec vo-
tre cour et la mienne, nous nous ar-
rêterons sous nos pavillons , et la nuit
nous reviendrons tous deux seuls
dans mon appartement. Je suis assu-
ré que le lendemain vous verrez ce
que j'ai vu. » Le sultan approuva le
stratagème, et ordonna aussitôt une
nouvelle chasse ; de sorte que dès le
même jour les pavillons furent dres-
sés au lieu désigné.
Le jour suivant , les deux princes
partirent avec toute leur suite. Ils ar-
rivèrent où ils dévoient camper , et ils
y demeurèrent jusqu'à la nuit. Alors
Schahriar appela son grand-visirj et,
sans lui découvrir son dessein , lui
commanda de tenir sa place pendant
son absence , et de ne pas permettre
que personne sortit du camp , poux*
quelque sujet que ce pût cire. D'à-
CONTES ARABES. 2.1
bord qu'il eut donné cet ordre , le roi
de la Grande Tartarie et lui montè-
rent à cheval , passèrent incognito
au travers du camp, rentrèrent dans
la ville et se rendirent au palais
qu'occupoit Schahzenan. Ils se cou-
chèrent ; et le lendemain de bon ma-
tin , ils s'allèrent placer à la même
fenêtre d'où le roi de Tartarie avoit
Vu la scène des noirs. Ils jouirent
quelque temps de la fraîcheur ; car le
soleil n'étoit pas encore levé 5 et en
s'entretenant , ils jetoient souvent les
jeux du côté de la porte secrète. Elle
s'ouvrit enfin 5 et , pour dire le reste
en peu de mots , la sultane parut avec
ses femmes et les dix noirs déo;uisés ;
elle appela Masoud 5 et le sultan en
vit plus qu'il n'en falloit pour être
pleinement convaincu de sa honte et
de son malheur. « O Dieu ! s'écria-t-
il , quelle indignité ! quelle horreur !
li'épouse d'un souverain tel que moi,
peut-elle être capable de cette infa-
mie? Après cela, quel prince osera
se vanter d'être parfaitement heu-r-
leux ? Ah ! mon frère , poursuivit -ii
22 LES ?,ÎILLE ET UME NUITS ,
en embrassant le roi de Tartarie, re-
nonçons tous deux au monde, la bon-
ne foi en est bannie ; s'il flatte d'un
côté, il trahit de l'autre. Abandon-
nons nos élats et tout l'éclat qui nous
environne. Allons dans des royaumes
étrangers traîner une vie obscure et
cacher notre infortune. » Scliahzenaii
n'approuvoit pas cette résolution ;
mais il n'osa la combattre dans fem-
portement où il vojoit Schahriar»
« Mon frère , lui dit - il , je n'ai pas
d'autre volonté c[ue la vôtre ; je suis
prêt à vous suivre partout oii il vous
plaira ; mais promettez-moi que nous
reviendrons , si nous pouvons ren-
contrer quelqu'un c[ui soit plus mal-
heureux que nous. » « .Te vous le pro-
mets , répondit le sultan ; mais je
doute fort que nous trouvions per-
sonne qui le puisse être. « « Je ne
suis pas de votre sentiment là-dessus,
réphc[ua le roi de Tartarie, peut-être
même ne voyagerons-nous pas long-
temps. » En disant cela , ils sortirent
secrètement du palais, et prirent un
autre chemin c^ue celui par où ils
CONTES A R. A B E S. 2Ù
Ploient venus. Ils marchèrent tant
qu'ils eurent du jour assez pour se
conduire , et passèrent ]a première
nuit sous des arbres. Sétant levés dès
le point du jour, ils conlinuèrent
leur marche jusqu'à ce qu'ils arrivè-
rent à une beiJe prairie sur le bord
de la mer , où il y avoit , d'espace en
espace, de grands arbres fort touffus.
Ils s'assirent sous un de ces arbres
pour se délasser et y prendre le frais.
L'iniidéli:é des princesses leurs fem-
mes fit le sujet de leur conversation.
Il n'y avoit pas long-temps qu'ils
s'entretenoient , lorsqu'ils entendi-
rent 'assez près d'eux un bruit hor-
rible du côlé de la mer, et un cri ef-
froyable qui les remplit de crainte.
Alors la mer s'ouvrit , et il s'en éleva
comme une grosse colonne noire qui
srmbloit s'aller perdre dans les nues.
Cet objet redoubla leur frayeur; ils se
levèrent promptement, et montèrent
au haut de f arbre qui leur parut le
plus propre à les cacher. Ils y furent
à peine montés , que regardant vers
l'endroit d'uii le bruit par toit et où
24 ^^5 MILLE ET UNE NUITS ,
la mer s'étoit entrouverte , ils remar-
quèrent que la colonne noire s'avan-
çoit vers le rivage en fendant l'eau ;
ils ne purent dans le moment dé-
mêler ce que ce pouvoit être , mais
ils en furent bientôt éclaircis.
C'étoit un de ces génies qui sont
malins , malfaisans , et ennemis mor-
tels des hommes. Il étoit noir et hi-
deux , avoit la forme d'un géant d'une
hauteur prodigieuse, et portoit sur
sa tête une grande caisse de verre,
fermée à quatre serrures d'acier fin.
Il entra dans la prairie avec cette
charge, qu'il vint poser justement
au pied de l'arbre où étoient les deux
princes , qui , connoissant l'extrême
péril où ils se trouvoient, se crurent
perdus.
Cependant le génie s'assit auprès
de la caisse ; et l'ayant ouverte avec
quatre clefs qui étoient attachées à sa
ceinture , il en sortit aussitôt une da-
me très - richement habillée , d'une
taille majestueuse et d'une beauté
parfaite. Le monstre la fit asseoir à
ses côtés ; et la regardant amoureu-
CONTES ARABES. 25
sèment : «Dame , dit- il , la plus ac-
complie de toutes les dames qui sont
admirées pour leur beauté , char-
mante personne , vous que j'ai en-
levée le jour de vos noces , et que
j'ai toujours aimée depuis si cons-
tamment , vous voudrez bien que je
dorme quelques momens près de
vous ; le sommeil , dont je me sens
accablé , m'a fait venir en cet endroit
pour prendre un peu de repos. » En
disant cela , il laissa tomber sa grosse
tête sur les genoux de la dame -, en-
suite ayant alongé ses pieds qui s'é-
tendoient jusqu'à la mer, il ne tarda
pas à s'endormir , et il ronfla bien-
tôt de manière qu'il fit retentir le ri-
vage.
La dame alors leva la vue par ha-
sard , et apercevant les princes au
haut de l'arbre , elle leur lit signe de
la main de descendre sans faire de
bruit. Leur frayeur fut extrême quand
ils se virent découverts. lis suppliè-
renl la dame, par d'autres signes , de
les dispenser de lui obéir 5 mais elle ,
après avoir ôté doucement de dessus
I. 3
sG LES MILLE ET UîsE Î7UITS ,
ses genoux la tête du génie , et l'a-
voir posée légèrement à lerre, se
leva , et leur dit d'un ton de voix bas ,
mais animé : « Descendez , il faut
absolument que vous veniez à moi. »
Ils voulurent vainement lui faire com-
prendre encore par leurs gestes qu'ils
craignoient le génie : « Descendez
donc , leur répliqua-t-elle sur le mê-
me ton ; si vous ne vous hâtez de
m'obéir, je vais f éveiller , et je lui de-
manderai moi - même votre mort. »
Ces paroles intimidèrent tellement
les princes , qu'ils commencèrent à
descendre avec toutes les précautions
possibles pour ne pas éveiller le gé-
nie. Lorsqu'ils furent en bas , la da-
me les prit par la main ; et s'étant
un peu éloignée avec eux sous les ar-
bres , elle leur fit librement une pro-
position très -vive; ils la rejetèrent
d'abord ; mais elle les obligea , par
de nouvelles menaces, à l'accepter.
Après qu'elle eut obtenu d'eux ce
qu'elle souhaitoit , ajant remarqué
qu'ils avoient chacun une bague au
doigt, elle les leur demanda. Sitôt
CONTES AHABES. I^J
qu'elle les eut entre les mains , ç\\q
aJla prendre une boîte du paquet où
étoit sa toilette 5 elle en tira un fil gar-
ni d'autres bagues de toutes sortes de
façons , et le leur montrant : « Savez-
vous bien , dit-elle , ce que signifient
ces jojaux 't » « Non , répondirent-
ils ; mais il ne tiendra qu'à vous de
nous l'apprendre. » « Ce sont, reprit-
elle , les bagues de tous les hommes
à qui j'ai fait part de mes faveurs. Il
y en a quatre - vingt - dix - huit bien
comptées , que je garde pour me sou-
venir d'eux. Je vous ai demandé les
vôtres pour la même raison , et afin
d'avoir la centaine accomplie. Voilà
donc, continua-t-elle, cent amans que
j'ai eus jusqu'à ce jour , malgré Ja vi-
gilance et les précautions de ce vilain
génie qui ne me quitte pas. Il a beau
m'enfermer dans cette caisse de ver-
re , et me tenir cachée au fond de la
mer , je ne laisse pas de tromper ses
soins. Vous voyez par-là que quand
une feinme a formé un projet , il n'y
a point de mari ni d'amant qui puisse
en empêcher rexécution. Les hom-
20 LUS MILLE ET UNE NUITS ,
mes feroient mieux de ne pas con-
traindre les femmes ; ce seroit le
moyen de les rendre sages. » La da-
me leur ayant parlé de la sorte , passa
leurs bagues dans le même fil où
étoient enfilées les autres. EUe s'as-
sit ensuite comme auparavant, sou-
leva la tète du génie , qui ne se ré-
veilla point , la remit sur ses genoux',
et fit signe aux princes de se retirer.
Ils reprirent le chemin par où ils
étoient venus ; et lorsqu'ils eurent
perdu de vue la dame et le génie ,
Sciiahriar dit à Scliahzenan : « Hé
bien ! mon frère , que pensez - vous
de l'aventure qui vient de nous arri-
ver ? Le génie n'a-t-il pas une mai-
tresse bien fidelle ? Et ne convenez-
vous pas que rien n'est égal à la
malice des femmes ? » « Oui , mon
frère , répondit le roi de la Grande
Tartarie. Et vous devez aussi demeu-
rer d'accord que le génie est plus à
plaindre et plus malheureux que
nous. C'est pourquoi , puisque nous
avons trouvé ce que nous cherchions,
lekournons daiis nos états, et que cela
CONTES ARABES» PAJ
ne nous empêche pas de nous ma-
rier. Pour moi, je sais par quel moyen
je prétends que la foi qui m'est due ,
me soit iiiviolablement conservée. Je
ne veux pas m'expliquer présente-
ment là-dessus 5 mais vous en ap-
prendrez un jour des nouvelles, et je
suis sûr que vous suivrez mon exem-
ple. » Le sultan fut de favis de son
îrère ; et continuant tous deux de
marcher, ils arrivèrent au camp sur
la fin de la nuit du troisième jour
qu'ils en étoient partis.
La nouvelle du retour du sultan
s'y étant répandue , les courtisans se
rendirent de graud matin devant
son pavillon. Il les fit entrer, les
reçut d'un air plus riant qu'à l'ordi-
naire , et leur fit à tous des gratifica-
tions. Après quoi; leur ayant décla-
ré qu'il ne vouloit pas aller plus
loin, il leur commanda de monter
à cheval , et il retourna bientôt à
son palais.
A peine fut-il arrivé , qu'il cou-
rut à fappartement de la sultane. Il
lu fit lier devant lui , et la livra à son
3o LES JIILLE ET UXE NUITS ,
grand-visir , avec ordre de la faire
étrangler • ce que ce ministre exé-
cuta , sans s'informer quel crime elle
avoit commis. Le prince irrité n'en
demeura pas là 5 il coupa la tête de
sa propre main à toutes les femmes
de la sultane. Après ce rigoureux
châtiment, persuadé qu'il n'y avoit
pas une femme sage , pour prévenir
les infidélités de celles qu'il pren-
droit à l'avenir, il résolut d'en épou-
ser une chaque nuit , et de la faire
étrangler le lendemain. S'étant im-»
F osé cette loi cruelle , il jura qu'il
observeroit immédiatement après
le départ du roi de Tartarie , qui
prit bientôt congé de lui, et se mit
en chemin chargé de présens magni-
fiques.
Schahzenan étant parti , Schahriar
ne manqua pas d'ordonner à son
grand-visir de lui amener la fille d'un
de ses généraux d'armée. Le visir
obéit. Le sultan coucha avec elle, et
le lendemain , en la lui remettant en-v
tre les mains pour la faire mourir ,
il lui commanda de lui en chercher
CONTES A E. A B E S. Ol
une autre pour la nuit suivante.
Quelque répugnance qu'eût le visir
à exécuter de semblables ordres ,
comme il devoit au sultan son maî-
tre une obéissance aveuo^Je, il étoit
obligé de s'y soumettre. Il lui mena
donc la fille d'un officier subalterne,
qu'on fit aussi mourir le lendemain.
Après celle-là, ce fut la fille d'un
bourgeois de la capitale ; et enfin cha-
que jour c'étoit une fille mariée, et
une femme naorte.
Le bruit de cette inhumanité sans
exemple causa une consternation gé-
nérale dans la ville. Ou n'y enten-
doit que des cris et des lamentations.
Ici c'étoit un père en pleurs qui se
désespéroit de la perte de sa fille ; et
là c'étoient de tendres mères , crui ,
craignant pour les leurs la même des-
tinée , faisoieni; par avance retentir
l'air de leurs gémissem.ens. Ainsi ,
au lieu des louanges et des bénédic-
tions que le sultan s'étoit attirées jus-
qu'alors, tous ses sujets ne faisoient
plus que des imprécations contre lui.
Le grand -visir. (fui, comme on
32 LES MILLE ET UNE NUITS,
l'a déjà dit , étoit malgré lui le mi-
nistre d'une si horrible injustice,
avoit deux filles, dont l'aînée s'ap-
Îeioit Schelierazade , et la cadette
)inarzade. Cette dernière ne man-
quoit pas de mérite 5 mais l'autre
avoit un courage au-dessus de son
sexe, de l'esprit infiniment, avec
vuie pénétration admirable. Elle avoit
beaucoup de lecture et une mémoire
si prodigieuse , que rien ne lui étoit
échappé de tout ce qu'elle avoit lu.
Elle s' étoit heureusement appliquée
à la philosophie, à la médecine, à
l'histoire et aux arts; et elle faisoit
des vers mieux que les poètes les
plus célèbres de son temps. Outre
cela, elle étoit pourvue d'une beauté
extraordinaire^ et une vertu très-soKue
couronnoit toutes ses belles qualités*
Le visir aimoit passionnément une
fille si digne de sa tendresse. Un
jour qu'ils s'entretenoient tous deux
ensemble , elle lui dit : « Mon père ,
j'ai une grâce à vous demander 5 je
vous supplie très-humblement de me
l'accorder. » u Je ne vous la refuse-
CONTES ARABES. OJ
rai pas , répondit-il , pourvu qu'elle
soit juste et raisonnable. » « Pour
juste, répliqua Scheherazade , elle
ne peut l'être davantage, et vous en
pouvez juger par le motif qui m'o-
blige à vous la demander. J'ai des-
sein d'arrêter le cours de cette bar-
barie que le sultan exerce sur les
familles de cette ville. Je veux dissi-
per la juste crainte que tant de mè-
res ont de perdre leurs filles d'une
manière si funeste. » « Votre inten-
tion est fort louable , ma fille , dit le
visir; mais le mal auquel vous vou-
lez remédier, me paroît sans re-
mède. Comment prétendez - vous
en venir à bout Y » « Mon père , re-
partit Scheherazade , puisque par vo-
ire entremise le sultan célèbre cha-
que jour un nouveau mariage , je
vous conjure , par la tendre aflèclion
que vous avez pour moi, de me
procurer l'honneur de sa couche. »
liC visir ne put entendre ce discours
sans horreur. « O Dieu! interrom-
pit-il avec transport. Avez-vous per-
àu lesprit , ma fille ':* Pouvez - vous
34 l'Es MILLE ET UNE NUITS,
me faire une prière si dangereuse ?
Vous savez que le sultan a fait ser-
ment sur son ame de ne coucher
qu'une seule nuit avec la même fem-
me et de lui faire ôter la vie le len-
demain , et vous voulez que je lui
propose de vous épouser? Songez-
vous bien à quoi vous expose votre
zèle indiscret? » « Oui , mon père ,
répondit cette vertueuse fille, je con-
nois tout le danger que je cours , et
il ne sauroit m'épouvanter. Si je pé-
ris , ma mort sera glorieuse ; et si je
réussis dans mon entreprise , je ren-
drai à ma patrie un service impor-
tant. » « Non , non , dit le visir , quoi
que vous puissiez me représenter
pour m'intéresser à vous permettre
de vous jeter dans cet afiTL-eux péril ,
ne vous imaginez pas que j'y con-
sente. Quand le sultan m'ordonnera
de vous enfoncer le poignard dans
le sein , hélas ! il faudra bien que je
lui obéisse. Quel triste emploi pour
un père! A.h! si vous ne craignez
point la m;)rt, craignez du moins
de me causer la douleur mortelle
CONTES ARABES. ÔJ
de voir ma main teinte de votre
sang. » « Encore une fois , mon pè-
re , dit Sclieherazade , accordez -moi
la grâce que je vous demande. »
« Votre opiniâtreté , repartit Je vi-
sir , excite ma colère. Pourquoi vou-
loir vous-même courir à votre per-
te ? Qui ne prévoit pas la fin d'une
entreprise dangereuse , n'en sauroit
sortir heureusement. Je crains qu'il
ne vous arrive ce qui arriva à l'â-
ne , qui étoit bien, et qui ne put s'y
tenir. » « Quel malheur arriva-t-il à
cet âne , reprit Sclieherazade ? » « Je
vais vous le dire , répondit le visir •
écoutez-moi ;
ZÔ LES MILLE ET UNE NUITS,
FABLE.
l'ane, le bœuf et le laboureur.
« Un marchand très-riche avoit pki-
sieurs maisons à la campagne, où
il faisoit nourrir une grande cman-
tité de toute sorte de bétail. Il se
relira avec sa femme et ses en fans à
une de ses terres pour la faire va-
loir par lui - même. Il avoit le don
d'entendre le langage des bêtes • mais
avec cette condition, qu'il ne pou-
voit finterpréter à personne , sans
s'exposer à perdre la vie ; ce qui l'em-
pêchoit de communiquer les choses
qu'il avoit apprises par le moyen de
ce don.
» Il y avoit à une même auge un
CONTES A-R.ABES. ÔJ
bœuf et un âne. Un jour qu'il étoit
assis près d'eux, et qu'il se cliver-
tissoit à voir jouer devant lui ses
enfans , il entendit que le bœuf di-
soit à fane : « L'Eveillé^ que je te
trouve heureux, quand je considère
le repos dont tu jouis, et le peu de
travail qu'on exige de toi ! Un liom-
33ie te panse avec soin , te lave , te
donne de forge bien criblé, et de
feau fraîche et nette. Ta pins gran-
de peine est de porter le marchand
notre maître , lorsqu'il a quelque pe-
tit voyage à faire. Sans cela , toute ta
vie se passeroit dans l'oisiveté. La
manière dont on me traite est bleu
différente , et ma condition est aussi
malheureuse que la tienne est agréa-
ble. Il eài à peine minuit qu'on m'at-
tache à une charrue que f on me fait
traîner tout le long du jour en fen-
dant la terre 5 ce qui me fatigue à
un point, que les forces me man-
quent quelquefois. D'ailleurs, le la-
boureur , qui est toujours derrière
moi , ne cesse de me frapper. A
force de tirer la charme, j ai le cou
tout écorclié, Eufîn , après avoir tra-
ï. 4
^3 rKS MILLE ET ÎJNE NtJTTS ^
vaille depuis le matin jusqu'au soir,
quand je suis de retour , on me don-
ne à manger de méchantes fèves
sèches , dont on ne s'est pas mis en
peine d'ôter la terre, ou d'autres
choses qui ne valent pas mieux-
Pour comble de misère, lorsque je
me suis repu d'un mets si peu ap-
pétissant , je suis obligé de passer
îa nuit couché dans mon ordure.
Tu vois donc que j'ai raison d'en-
vier ton sort. »
» L'âne n'interrompit pas le bœuf;
il lui laissa dire tout ce qu'il voulut;
mais quand il eut achevé de parler :
« Vous ne démentez pas ^ lui dit-il ,
le nom d'idiot qu'on vous a donné ;
vous êtes trop simple , vous vous
laissez mener comme Ton veut, el
vous ne pouvez prendre une bonne
résolution. Cependant quel avantage
vous revient-il de toutes les indi-
gnités que vous souffrez "r* Vous-
vous tuez vous-même pour le re-
pos y le plaisir et le profit de ceux
(jui ne vous en savent point de gré.
On ne vous traiteroit pas de la sorte ,
CONTES ARABES. Ô()
m vous aviez autant de courage que
de force. Lorsqu'on vient vous atta-
cher à Tauge , que ne faites - vous
résistance ? Que ne donnez-vous de
bons coups de cornes? Que ne mar-
quez-vous votre colère en frappant
du pied contre terre ? Pourquoi en-
fin n'inspirez-vous pas la terreur par
des beuglemens effroyables ? La na-
ture vous a donné les moyens de
vous faire respecter , et vous ne vous
en servez pas. On vous apporte de
mauvaises fèves et de mauvaise pail-
le , n'en mangez point ; flairez-les
seulement et les laissez. Si vous sui-»
Vez les conseils que je vous donne ,
Vous verrez bientôt un changement
dont vous me remercierez. »
» Le bœuf prit en fort bonne part
les avis de 1 âne , il lui témoigna
combien il lui étoit obligé. « Cher
l'Eveillé , ajouta-t-il , je ne manque-
rai pas de faire tout ce que tu m'as
dit, et tu verras de quelle manière
je m'en acquitterai. » Ils se turent
après cet entretien , dont le mar-
diand ne perdit pas une parole.
40 lES MILLE ET UNE NUITS,
)) Le iendemain de bon matin , Je
laboureur vint jjrendre le bœuf ; il
l'attaclia à la charrue , et le mena
su travail ordinaire. Le bœuf, qui
lî'avoit pas oublié le conse i de l'âne ,
fit tb't le méchant et jour-là ; et le
soir, lorsque le laboureur l'ayant ra-
mené à l'auge , voulut l'attacher com-
me de coutume , le malicieux ani-
mal , au lieu de présenter ses cornes
ide lui-même , se mit à faire le rétif,
et à reculer en beuglant; il baissa
même ses cornes , comme pour en
frapper le laboureur. Il fît enfin tout
Je manège que 1 âne lui avoit ensei-
gné. Le joiu' suivant , le laboureur
vint le reprendre pour le remener
au labourage ; mais trouvant l'auge
encore remplie des fèves et de la
paiDe qu'il j avoit mises le soir, et
le bœuf couché par terre , les pieds
étendus , et haletant d'une étrange
façon , il le crut malade ; il en eut
pitié , et jugeant qu'il seroit inutile
de le mener au travail, il alla aus-
sitôt en avertir le marchand.
» Le iiiarcliand vit bien que le^i
CONTES AEABES. 41
inauvais conseils de l'Eveillé avoient
été siii\ds ; et pour le punir comme
il le méritoit : « Va , dit-il au labou-
reur , prends l'âne à la place du
bœuf , et ne manque pas de lui don-
ner bien de l'exercice. « Le laboureur
obéit. L'âne fut obligé de tirer la
charrue tout ce jour-là ; ce qui le
fatigua d'autant plus , qu'il éloit moins
accoutumé à ce tra^^'ail. Outre cela ,
il reçut tant de coups de bâton , qu'il
ne pouvoit se soutenir quand il fut
de retour.
M Cependant le bœuf étoit très-
content: il avoit mangé tout ce qu'il
j avoit dans son auge , et s'étoifc
reposé toute la journée 5 il se réjouis^
soit en lui-même d'avoir suivi les
conseils de fEveilié ; il lui donnoit;
mille bénédictions pour le bien qu'il
lui avoit procuré , et il ne manciua
pas de lui en faire un nouveau com-
pliment lorsqu'il le vit arriver, L'â-
ne ne répondit rien au bœuf, tant
il avoit de dépit d'avoir été si mai-
traité, a C'est par inon imprudence ,
se disoit-il à lui-même , que je me
42 LES MILLE ET UNE NUITS,
suis attiré ce malheur ; je vivois heu-
reux ; tout me rioit ; j'avois tout ce
que je pouvois souhaiter ; c'est ma
faute , si je suis dans ce déplorable
état ; et si je ne trouve quelque ruse
en mon esprit pour m'en tirer, ma
perte est certaine. » En disant cela ,
ses forces se trouvèrent tellement
épuisées , qu'il se laissa tomber à
demi mort au pied de son auge. »
En cet endroit le grand-visir s'a-
dressant à Scheherazade , lui dit :
« Ma fille , vous faites comme cet
âne , vous vous exposez à vous per-
dre par votre fausse prudence. Croyez-
moi , demeurez en repos , et ne cher-
chez point à prévenir votre mort. »
« Mon père , répondit Scheherazade ,
l'exemple que vous venez de rappor-
ter, n'est pas capable de me faire
changer de résolution , et je ne ces-
serai point de vous importuner , que
je n'aje obtenu de vous que vous
me présenterez au sultan pour être
son épouse. « Le visir , voyant qu'elle
persistoit toujours dans sa demande ,
CONTES ARABES. 43
lui répliqua : « Hé bien , puisque
vous ne voulez pas quitter votre obs-
tination , je serai obligé de vous trai-
ter de la même manière que le mar-
chand dont je viens de parler , traita
sa femme peu de temps après 3 et
voici comment :
» Ce marchand ayant ajipris que
l'âne étoit dans un état pitoyable ,
fut curieux de savoir ce qui se pas-
seroiL entre lui et le bœuf. C'est pour-
quoi , après le souper, il sortit au
clair de la lune, et alla s'asseoir au-
près d'eux , accompagné de sa fem-
îTie. En arrivant, il entendit lane qui
disoit au bœuf : « Compère , dites-
moi, je vous prie , ce que vous pré-
tendez faire quand le laboureur vous
apportera demain à manger ? « « Ce
que je ferai, répondit le bœuf, je
continuerai de faire ce que tu m'as
enseigné. Je m'éloignerai d'abord 3
je présenterai mes cornes comme
hier • je ferai le malade , et feindrai
d'être aux abois.» «Gardez-vous-en
bien , interrompit l'âue , ce seroit 1@
44 I^ES MILIE ET UNE îs^UITS ,
moyen de vous perdre ; car en arri-
vant ce soir, jai oui dire au mar-
chand notre maitre une chose qui
m'a fait trembler pour vous. » « Hé !
qu'avez - vous entendu , dit le bœuf?
ne me cachez rien , de grâce , mon
cher l'Eveillé. » « Notre maitre , re-^
prit l'âne , a dit au laboureur ces
tristes paroles : « Puisque le bœuf
» ne mange pas, et qu'il ne peut se
» soutenir , je veux qu'il soit tué dès
5) demain. Nous ferons , pour l'amour
i) de Dieu , une aumône de sa chair
» aux pauvres; et quant à sa peau
» qui pourra nous être utile , tu la
« donneras au corroyeur; ne man-
» que donc pas de faire venir le hon~.
» cher. » « Voilà ce que j'avois à
vous apprendre , ajouta fane ; Tinté-
rêt que je prends à votre conserva-r
tion , et l'amitié que j'ai pour vous ,
m'obligent à vous en avertir et à
vous donner un nouveau conseil.
33'abord qu'on vous apportera vos
fèves et votre paille , levez-vous , et
vous jetez dessus avec avidité ; le
maître jugera par-là que vous êtes
CONTES ARABES. 45
^nëri , et révoquera , sans doute , l'ar-»
rét de mort: au lieu que si vous en
usez autrement, c'est fait de vous. »
5) Ce discours produisit l'effet qu'en
avoit attendu l'âne. Le bœuf en fut
étrangement troublé et en beugla
d'effroi. Le marchand , qui les avoit
écoutés tous deux avec beaucoup d' at-
tention , fit alors un si grand éclat de
rire , que sa femme en fut très-sur-
prise. « Apprenez-moi , lui dit-elle ,
pourquoi vous riez si fort , afin que
j'en rie avec vous. « « Ma femme ,
lui répondit le marchand , contentez-
vous de m'entendre rire.» «Non, re-
prit-elle , j'en x-eux savoir le sujet.»
ce Je ne puis vous donner cette satis^
faction , repartit le mari • sachez seu-
lement que je ris de ce que notre âne
vient de dire à notre l^œuf ; le reste
est un secret qu'il ne m'est pas per-
mis de vous révéler.» « Et qui vous
empêche de me découvrir ce secret ,
répliqua-t-eJIe? » « Si je vous Je di-
6ois , répondit-il , apprenez qu'il m'en
coLiteroit la vie. » « Vous vous mo^
quez de moi ^ s'écria la femme 5 ce
46 LES MILLE ET UNE NUITS,
que vous me dîtes , ne peut pas être
vrai. Si vous ne m'avouez tout-à-
l'heure pourq^uoi vous avez ri, si vous
refusez de m'instruire de ce que l'âne
et le bœuf ont dit , je jure par le grand
Dieu qui est au ciel , que nous ne vi-
vrons pas davantage ensemble. »
» En achevant ces mots , elle ren-
tra dans la maison , et se mit dans un
coin où elle passa la nuit à pleurer
de toute sa force. Le mari coucha
seul ; et le lendemain , voyant qu'elle
îie discontinuoit pas de lamenter :
•< Vous n'êtes pas sage, lui dit-il , de
vous affliger de la sorte ; la chose
n'en vaut pas la peine 3 et il vous est
aussi peu important de la savoir ,
3u'il m'importe beaucoup, à moi,
e la tenir secrète. N'y pensez donc
plus , je vous en conjure. » « J'y pen-
se si bien encore, répondit la femme,
que je ne cesserai pas de pleurer ,
que vous n'ayez satisfait ma curio-
sité. » « Mais je vous dis fort sérieu-
sement, répliqua -t- il , qu'il m'en
coûtera la vie , si je cède à vos indis-
crètes instances, » « Qu'il en arriva
C O K T E s A R A B £ S. 47
tout ce qu'il plaira à Dieu , repartit-
elle, je n'en démordrai pas.» « Je
^ois bien , reprit îe marchand , qu'il
l'y a pas moyen de vous faire enlen-
Ire raison ; et comme je prévois que
vous vous ferez mourir vous - même
par votre opiniâtreté , je vais appeler
vos enfans , afin qu'ils aient la conso-
lation de vous voir avant cpie vous
mouriez. « Il fit venir ses enfans, el
envoya chercher aussi le père, la mè-
re et les parens de la femme. Lors-
qu'ils furent asseinblés , et qu'il leur
eut expliqué de quoi il étoit question,
ils employèrent leur éloquence à faire
comprendre à la femme qu'elle avoit
tort de ne vouloir pas revenir de sou
entêtement ; mais elle les rebuta tous,
et dit qu'elle mourroit plutôt que de
céder en cela à son mari. Le père et
la mère eurent beau lui parler en par-
ticulier , et lui représenter que la
chose qu'elle souhaitoit d'apprendre ,
ne lui étoit d'aucune importance , ils
ne gagnèrent rien sur son esprit , ni
par leur autorité, ni par leurs dis-
cours. Quand ses enfans virent qif elle
4i5 LES MILLE ET UNE TîUITS,
s'obstinoit à rejeter toujours les bon-
nes raisons dont on combattoit son-
opiniâtreté , ils se mirent à pleurer
amèrement. Le marchand lui-même
ne savoit plus où il en étoit. Assis
seul auprès de la porte de sa maison ,
il délibéroit déjà s'il sacrifîeroit sa vie
pour sauver celle de sa femme qu'il
aimoit beaucoup.
« Or, ma fille, continua le visir en
parlant toujours à Scheherazade , ce
marchand avoit cinquante poules et
un coq avec un chien qui faisoit
bonne garde. Pendant qu'il éLoit as-
sis , comme je l'ai dit , et qu'il révoit
profondément au parti cfu'il devoit
prendre , il vit le cluen courir vers le
coq qui s'étoit jeté sur une poule , et
il entendit qu'il lui parla dans ces ter-
mes : «O coq! Dieu ne permettra pas
» que tu vives encore long -temps !
« N'as-tu pas honte de faire aujour-
» d'hui ce que tu fais ? » Le coq mon-
ta sur ses ergots , et se tournant du
côté du chien : «Pourquoi, répondit-
» il fièrement, cela me seroit-il dé-
» fendu aujourd'hui plutôt que les au-
CONTES ARABES. 4g
» très jours ? » « Puisque tu J'ignores ^
» répliqua le cliien , appiends que
» notre maître est aujourd'liui dans
» un grand deuil. Sa femme veut
» qu'il lui révèle un secret qui est de
» telle nature , quil perdra la vie si!
» le lui découvre. Les choses sont en
» cet état; et il est à craindre qu'il
» n'ait pas assez de fermeté pour ré-
» sister à lobstination de sa femme;
» car il f aime , et il ejt touché des
» larmes qu'elle répand sans cesse. Il
» va peut-être périr ; nous en som-
» mes tous alarmés dans ce logis.
» Toi seul , insultant à notre tristesse,,
» tu as l'imprudence de te divertir
« avec tes poules, n
» Le coq repartit de cette sorte à
la réprimande du chien : « Que notre
» maître est insensé 1 il n'a qu'une
« femme , et il n'en peut venir à
« bout , pendant que j'en ai cinquante
» qui ne font que ce que je veux. Qu'il
» rappelle sa raison, il trouvera bieu-
» tôt mojen de sortir de l'embarras
« où il est. » « Hé que veux-tu qu'il
» fasse, dit le chien?» «Qu'il entre
I. 5
5o LES MILLE ET UNE NUITS ,
» dans la chambre où est sa femme ,
» répondit le coq 5 et qu'après s être
» enfermé avec elle , il prenne un bon
« bâton , et lui en donne mille coups ;
j) je mets en fait qu'elle sera sage
» après cela , et qu'eue ne le pressera
» plus de lui dire ce qu'il ne doit pas
» lui révéler.» Le marchand n'eut pas
sitôt entendu ce que le coq venoit da
dire , qu'il se leva de sa place , prit uu
gros bâton, alla trouver sa femme qui
pleuroit encore , s'enferma avec elle ,
et la battit si bien , qu'elle ne put
s'empêcher de crier : « C'est assez ,
» mon mari , c'est assez , laissez-moi 5
» je ne vous demanderai plus rien, n
A ces paroles , et voyant qu'elle se
repentoit d'avoir été curieuse si mal-
à-propos , il cessa de la maltraiter; il
ouvrit la porte , toute la parenté entra,
se réjouit de trouver la femme reve-
nue de son entêtement , et £t com-
pliment au mari sur fheureux expé-
dient dont il s'étoit servi pour la
mettre à la raison. « Ma fille, ajouta
le grand visir , vous mériterj'ez d'é-
tie traitée de la même manière
CONTES ARABES. 5r
que la femme de ce marchand. »
« Mon père , dit alors Scheliera-
zade , de grâce , ne tro4.ivez point
mauvais que je persiste dans messen-
timens. L'histoire de cette femme ne
sauroit m'ébranler. Je pourrois vous
en raconter beaucoup d'autres qui
vous persuaderoient que vous ne de-
vez pas vous opposer à mon dessein.
D'ailleurs , pardonnez-moi si j'ose
vous le déclarer , vous vous y oppo-
seriez vainement : quand la tendresse
Î)aternel]e refuseroit de souscrire à
a prière que je vous fais , j'irois me
présenter moi-même au sultan. »
Enfin , le père , poussé à- bout par
la fermeté de sa fille , se rendit à
ses importunités 5 et quoique fort
affligé de n'avoir pu la détourner
d'une si funeste résolution , il alla
dès ce moment trouver Schahriar ,
pour lui annoncer que la nuit pro-
chaine il lui mèneroit Scliehera-*
zade.
Le su j Lan fut fort étonné du sa-^
crilîce qiie son grand-visir lui fai^
soit. « Comment avez-vous pu, lui
52 LES MILLE ET UisrE NUITS ,
dit-il , vous résoii Ire à me livrer vo-
tre propre fille i* » « Sire , lui répondit
le visir , elle s'eit offerte d'elle-même,
lia triste destinée qui l'attend , n'a
pu l'épouvanter , et elle préfère à
sa vie l'honneur d'être une seule
îiuit l'épouse de votre majesté. »
« Mais ne vous trompez pas , visir ,
reprit le sultan : demain , en vous
remettant Scheherazade entre vos
mains , je prétends que vous lui ôliez
la vie. Si vous y manquez , je vous
jure que je vous ferai inoiirir vous-
même. » « Sire , repartit le visir,
mon cœur gémira , sans doute , en
vous obéissant -, mais la nature aura
beau murmurer : quoique père , je
vous réponds d'un bras fidèle. »
Schahriar accepta fofFre de son mi-
nistre 5 et lui dit qu'il n'avoit qu'à
lui amener sa fille quand il lui plai-
roit.
Le grand-visir alla porter cette
nouvelle à Scheherazade , qui la re-
çut avec autant de joie que si elle
eût été la plus agréable du monde,
^llç remercia soii père de l'avoir si
CONTES ARABES. 5,>
sensiblement obligée ; et voyant qu'il
étoit accablé de douleur , elle lui dit ,
pour le consoler, qu'elle espéroit
qu'il ne se repentîroit pas de l'avoir
mariée avec le sultan , et qu'au con-
traire il auroit sujet de s'en réjouir
le reste de sa vie.
Elle ne songea plus qu'à se met-^
tre en état de paroître devant le
sultan; mais avant que de partir,
elle prit sa sœur Dinarzade en par-^
iiculier , et lui dit : « Ma chère sœur ,
j'ai besoin de votre secours dans une
affaire très-importante , je vous prie
de ne me le pas refuser. Mon père
va me conduire chez le sultan pour
être son épouse. Que cette nouvelle
îie vous épouvante pas ; écoutez-
moi seulement avec patience. Dès
que je serai devant le sultan , je le
supplierai de permettre que vous
couchiez dans la chambre nuptiale ,
afin que je jouisse cette nuit encore
de votre compagnie. Si j'obtiens celte
grâce , comme je l'espère , souvenez-
vous de m'éveiller demain matin
une heure avant le jour et de m'a--
54 l'Es MILLE ET UNE NUITS,
dresser œs paroles : « Ma sœur y si
5) vous ne dormez pas , je vous sup-
» plie , en attendant le jour qui pa-
» roitra bientôt, de me raconter un
» de ces beaux contes que vous sa-
» vez. » Aussitôt je vous en conte-
rai un, et je me flatte de délivrer
par ce moyen tout le peuple de la
consternation où il est. Dinarzade
répondit à sa sœur qu elle feroit avec
plaisir ce qu'elle exigeoit d'elle.
L'heure de se coucher étant enfin
Venue , le grand-visir conduisit Sche-
îierazade au palais , et se retira après
l'avoir introduite clans l'appartement
du sultan. Ce prince ne se vit pas
plutôt avec elle , qu'il lui ordonna
de se découvrir le visage. Il la trouva
si belle , qu'il en fut charmé ; mais
s'apercevant qu'elle étoit en pleurs,
il lui en demanda le sujet. « Sire ,
répondit Scheherazade , j'ai une sœm^
que j'aime aussi tendrement que j'en
suis aimée. Je souhaiterois qu'elle
passât la nuit dans cette chambre ,
pour la voir et lui dire adieu en-
core une fois. Voulez-vous bien que
CONTES ARABES. 55
j'aie la consolation de lui donner ce
dernier témoignage de mon amitié ? »
Schahriar y ayant consenti , on alla
chercher Dinarzade, qui vint en dili-
gence. Le sultan se coucha avec
Scheherazade sur une estrade fort
élevée à la manière des monarques
de l'Orient , et Dinarzade dans un
lit qu'on lui avoit préparé au bas
de l'estrade.
Une heure avant le jour, Dinar-
zade s'étant réveillée , ne manqua
pas de faire ce que sa sœur lui avoit
recommandé. « Ma chère sœur , s'é*
cria-t-elle , si vous ne dormez pas ,
je vous supplie , en attendant le jour
c{ui paroîtra bientôt , de me racon-
ter un de ces contes agréables que
vous savez. Hélas ! ce sera peut-être
la dernière fois que j'aurai ce plai-
sir. »
Scheherazade , au lieu de répon-
dre à sa sœur , s'adressa au sultan :
« Sire , dit-elle, votre majesté veut-
elle bien me permettre de donner
cette satisfaction à ma sœur ? » « Très-
volontiers , répondit le sultan, » Alors
55 LES MILLE ET UNE NUITS,
Sclieherazacle dit à sa sœur d'écou-
ter ; et puis adressant la parole à
Sclialiriar , elle commença de la sorte :
CONTES ARABES. 67
V .1 : ■ . ' '■',,:'' ..u
PREMIÈRE NUIT.
XE MARCHAND ET LE GÉNIE.
S I n E , il y avoit autrefois un mar^
chand qui possédoit de grands biens ,
tant en fonds de terre, qu'en mar-
chandises et en argent comptant. li
avoit beaucoup de commis , de fac-
teurs et d'esclaves. Comme il étoit
obKgé de temps en temps de faire des
voyages pour s'aboucher avec ses cor-
respondans , un jour qu'une affaire
d'importance fappeloit assez loin du
lieu qu'il habitoit , il monta à che-
val et partit avec une valise derrière
lui , dans laquelle il avoit mis une
petite provision de biscuits et de dat-
tes , parce qu'il avoit un pays désert à
passer , cù il n'auroit pas trouvé de
>8
quoi vivre. Il arriva sans accident à
1 enciroil où il avoit affaire ; et quand
il eut terminé la chose qui Vy avoit
appelé , il remonta à cheval pour s'en
retourner chez lui.
Le quatrième jour de sa marche,
il se sentit tellement incommodé d@
l'ardeur du soleil et de la terre échauf-
fée par ses rayons, qu'il se détourna de
son chemin pour aller se rafraîchir
sous des arbres qu'il aperçut dans la
campagne. Il j trouva, au pied d'un
grand nojer , une fontaine d'une eau
Irès-claire et coulante. Il mit pied à
terre , attacha son cheval à une bran^
che d'arbre , et s'assit près de la fon-
taine , après avoir tiré de sa valise
quelques dattes et du biscuit. En man-
geant les dalles, il en jetoit les noyaux
à droite et à gauche. Lorsqu'il eut
achevé ce repas frugal , comme il
étoit bon musulman, il se lava les
mains , le visage et les pieds (0, et
fit sa prière.
(î) L'ablution avant la prière est de pré-
ceplc divin , dans Ja religion uinsuliuaiie ;
CONTES ARABES. 5()
Il ne l'avoit pas finie, et il étoit
encore à genoux ; quand il vit paraître
un génie tout blanc de vieillesse, et
d'une grandeur énorme, qui, s' avan-
çant jusqu'à lui le sabre à la main , lui
ait d'un ton de voix terrible : « Lève-
loi, que je te tue avec ce sabre, comme
tu as tùé mon fils. » Il accompagna
ces mots d'un cri effroyable. Le mar-
chand , autant efFrajé de la hideuse
figure du monstre, que des paroles
qu'il lui avoit adressées , lui répondit
en tremblant : « Hélas ! mon bon
seigneur , de quel crime puis-je être
coupable envers vous , pour mériter
cjue vous m'ôtiez la vie ? « « Je veux,
reprit le génie , te tuer ^e même
S.ie tu as tué mon fils. » « Hé! boa
ieu , repartit le marchand, com-
ment pourrois-je avoir tué votre fils ?
Je ne le connois point , et je ne l'ai
j amais vu. » « Ne t'es-tu pas assis en ar-
t< O vous croyans I lorsque vous vous disposez
;) à la prière, lavez-vous le visage et les mains
') jusqu''aux coudes ,' baignez -vous la tète et
'> les pieds jusqu'à la cheville. »>
6o LES MILLE ET UNE NUITS,
rivant ici , répliqua le génie ? n'as-tu
pas tiré des dattes de ta valise, et , en
les mangeant , n'en as-tu pas jeté les
noyaux à droite et à gauche ? » « Jaf
fait ce que vous dites, répondit le mar-
chand , je ne puis ie nier. » « Cela
élant , reprit le génie, je le dis que tu
as tué mon fils, et voici comment :
dans le temps cj^ue tu jetoistesnojaux,
mon fils passoit ; il en a reçu un dans
l'œil , et il en est mort ; c'est pour-
quoi il faut que je te tue. » « Ah !
monseigneur, pardon, s'écria le mar-
cJiand. » fc Point de pardon , répon-
dit le génie, point de miséricorde.
N'est-il pas juste de tuer celui qui a
tué? » «J'en demeure d'accord, dit
ie marchand; inais je n'ai assurément
pas tué votre fils ^ et quand cela se-
roit, je ne faurois fait que fort inno-
cemment ; par conséquent je vous
suppHe de me pardonner, et de me
laisser la vie. » « Non , non , dit le
génie en persistant dans sa résolution,
il faut que je te tue de même que tu
as tué mon fils. « A ces mots , il prit
le marchand par le bras , le jeta la
Contes arabes. 6i
face contre lerre, et leva le sabre
pour lui couper la tête.
Cependant le marchand tout en
pleurs , et protestant de son inno-
cence , regrettoit sa femme et ses
enfans , et disoit les choses du mon-
de les plus touchantes. Le génie ^
toujours le sabre haut , eut la patience
d'attendre que le malheureux eût
achevé ses lamentations ^ mais il
n'en fut nullement attendri. « Tous
ces regrets sont superflus, s'écria-t-
il', quand tes larmes seroient.de sang,
cela ne m'empêcheroit pas de te
tuer , comme tu as tué mon fils. »
« Quoi ! répliqua le marchand , rien
ne peut vous toucher? Vous voulez
absolument ôter la vie à un pauvre
innocent ? » « Oui , repartit le génie ,
fy suis résolu. » En achevant ces
paroles
Scheherazade , en cet endroit , s'a-
percevant qu'il étoit jour , et sachant
que le sultan se levoit de grand ma-
tin pour faire sa prière et tenir son
conseil , cessa de parler, a Bon Dieu !
ma sœur , dit alors Dijiarzade , que
6
votre conte est merveilleux ! » « La
suite en est encore plus surprenan-
te , répondit Scheherazade , et vous
en tomberiez d'accord , si le sultan
vouloit me laisser vivre encore au-
jourd'hui et me donner la' permis-
sion de vous la raconter la nuit pro-
chaine. » Schahriar , qui avoit écou-
té Scheherazade avec plaisir , dit en
liii-même : « J'attendrai jusqu à de-
main; je la ferai toujours bien mou-
rir quand j'aurai entendu la fin de
son conte. » Ayant donc pris la ré-
solution de ne pas faire ôter la vie
à Scheherazade ce jour-là , il se le-
va pour faire sa prière et aller au
conseil.
Pendant ce temps-là le grand- visir
étoit dans une inquiétude cruelle.
Au lieu de goûter la douceur du
sommeil , il avoit passé la nuit à
soupirer et à plaindre le sort de sa
fille , dont il devoit être le bourreau.
Mais si dans cette triste attente il
craignoit la vue du sultan , il fut
agréablement' surpris , lorsqu'il vit
que ce prince entroit au conseil.
CONTES ARABES. 63
sans lui donner l'ordre funeste qu'il
en attendoit.
Le sultan , selon sa coutume,
passa la journée à régler les affai-
res de son empire ; et quand la nuit
fut venue , il coucha encore avec
Scheherazade. Le lenî'emain avant
que le jour parût , Dinar zade ne
manqua pas de s'adresser à sa sœur ,
et de lui dire : « Ma chère sœur , si
vous ne dormez pas , je vous sup-
plie, en attendant le jour qui pa-
roi tra bientôt , de continuer le conte
d'hier. » Le sukan n'attendit pas que
Scheherazade lui en demandât la
J permission. « Achevez, lui dit-il,
e conte du génie et du marchand ,
je suis curieux d'en entendre la fin. »
Scheherazade prit alors la parole ,
et continua son conte dans ces ter-
mes:
64 l'Es MILLE ET UNE NUITi,
I r NUIT.
Sire, quand le marchand vit que
]e génie lui alloit trancher la tête,
il fit un grand cri, et lui dit: « Ar-
rêtez, ; encore un mot , de grâce ;
ayez la bonté de m' accorder un dé-
lai : donnez-moi le temps d'aller dire
adieu à ma femme et à mes enfans,
et de leur partager mes biens par
un testament que je n'ai pas encore
fait , afin qu'ils n'aient point de
procès après ma mort ; cela étant
fini , je reviendrai aussitôt dans ce
même lieu mie soumettre à tout ce
qu'il vous plaira d'ordonner de moi. »
« Mais , dit le génie , si je t'accorde
]e délai que tu demandes , j'ai peur
que tu ne reviennes pas. » « Si vous
voulez croire à mon serment , ré-
pondit le marchand, je jure par le
CONTES ARABES. 65
Dieu du ciel et de la terre , que je
viendrai vous retrouver ici sans y
manquer, » « De combien de temps
souhaites-tu que soit ce délai , ré-
pliqua le génie '^ » « Je vous demande
une année , repartit le marchand • il
ne me faut pas moins de temps pour
donner ordre à mes affaires , et pour
me disposer à renoncer sans regret
au plaisir qu'il j a de vivre. Ainsi
|e vous promets que de demain en un
an , sans faute , je me rendrai sous
ces arbres , pour me remettre entre
vos mains. » « Prends-tu Dieu à té-
xnoin de la promesse que tu me fais ,
reprit le génie? » « Oui , répondit le
marchand , je le prends encore une
Cois à témoin , et vous pouvez vous
Teposer sur mon serment. » A ces
Î paroles , le génie le laissa près de
a fontaine et disparut.
Le marchand s' étant remis de sa
frayeur, remonta c\ cheval et reprit
son chemin. Mais si d'un côté il
avoit de la joie de s'être tiré d'un si
grand péril , de l'autre il étoit dans
une tristesse mortelle , lorsqu'il sou^
66 LES MILLE ET UNE ÎTUITS,
geoit au serment fatal qu'il avoit fait.
Quand il arriva chez lui , sa femme
et ses enfans le reçurent avec toutes
les démonstrations d'une joie par-,
faite ; mais au lieu de les embras-
ser de la même manière , il se mit
à pleurer si amèrement, qu'ils ju-
gèrent bien qu'il lui étoit arrivé quelr
que chose d'extraordinaire. Sa femr:
me lui demanda la cause de ses lar-t
mes et de la vive douleur qu'il fai-r
soit éclater. « Nous nous réjouissions,
rlisoit-elle, de votre retour, etcepen->
dant vous nous alarmez tous par
l'état où nous vous voyons. Explir
quez-nous , je vous prie, le sujet de
votre tristesse. » « Hélas ! répondit le
mari, le moyen que je sois dans un
autre situation? je n'ai plus qu'un an
à vivre. » Alors il leur raconta ce qui
s'étoit passé entre lui et le génie , et
leur apprit qu'il lui avoit donné pa-
role de retourner au bout de l'année
recevoir la mort de sa main.
Lorsqu'ils entendirent cette triste
nouvelle , ils commencèrent tous à
se désoler. La femme poussoit des cris
C O îî T E s ARABES. 67
pitoyables en se frappant ]e visage et
en s'arracliant les cheveux; lesenfans,
fondant en pleurs , faisoient retentir
la maison de leurs gémissemens; et
le père , cédant à la force du san.^ ,
mêloit ses larmes à leurs plaintes. Ëi:^
un mot , c'étoit le spectacle du monde
le plus touchant.
Dès le lendemain , le marchand
songea à mettre ordre à ses affai-r
res et s'appliqua sur toutes choses
à paj'^er ses dettes. Il fit des présens à
ses amis et de grandes aumônes aux
pauvres , donna la liberté à ses escla-
ves de fun et l'autre sexe , partagea
ses biens entre ses enfans, nomma des
tuteurs pour ceux qui n'étoient pas eur
core en âge ; et en rendant à sa fem-
me tout ce qui lui appartenoit , selon
son contrat de mariage , il l'avantagea
de tout ce qu'il put lui donner suivant
les lois.
Enfin l'année s'écoula , et il fallut
partir. Il fit sa valise , où il mit le
drap dans lequel il devoit être en-
seveli 5 mais lorsqu'il voulut dire
tidieu à sa femme et à ses enfans , ou
68 LES MILLE ET UNE NUITS,
n'a jamais vu une douleur plus vive.
Ils ne pouvoient se résoudre à le per-
dre 5 ils vouloient tous l'accompagner
et aller mourir avec lui. Néanmoins
comme il falioit se faire violence , et
quitter des objets si chers : « Mes en-
fans , leur dit-il , j'obéis à l'ordre de
Dieu en me séparant de vous. Imi-
tez-moi : soumettez - vous courageu-
ment à cette nécessité, et songez que la
destinée de l'iiomme est de mourir. »
Après avoir dit ces paroles , il s'ar-
racha aux cris et aux regrets de sa
famille ^ il partit et arriva au même
endroit où il avoit vu le génie , le
propre jour qu'il avoit promis de s'y
rendre. Il mit aussitôt pied à terre ,
et s'assit au bord de la fontaine , où il
attendit le génie avec toute la tristesse
qu'on peut s'imaginer.
Pendant qu'il languissoit dans une
si cruelle attente , un bon vieillard qui
menoit une biche à l'attache , parut
et s'approcha de lui. Ils se saluèrent
l'un l'autre ; après quoi le vieillard
lui dit : « Mon frère, peut-on savoir
de vous pourquoi vous êtes venu dans
CONTES ARABES. 6g
re lieu désert , où il n'y a que des es-
prits malins , et où l'on n'est pas en
sûreté ? A voir ces beaux arbres , on
le croiroit habité 5 mais c'est une vé-
ritable solitude , où il est dangereux
de s'arrêter trop long-temps. »
Le marchand satisfit la curiosité
du vieillard , et lui conta l'aventure
qui l'obligeoit à se trouver là. Le
•^deillard î' écouta avec étonnement ;
et prenant la parole : « Voilà , s'é-
cria-t-il , la chose du monde la plus
surprenante; et vous vous êtes lié
par le serment le plus inviolable.
Je veux , ajouta-t-il , être témoin de
Votre entrevue avec le génie. » En
disant cela , il s'assit près du mar-
chand, et tandis qu'ils s'entrete-
ïioient tous deux
«Mais je vois le jour , dit Schelie-
razade en se reprenant ; ce qui reste ,
est le plus beau du conte. » Le sul^
tan , résolu d'en entendre la fin ,
laissa vivre encore ce jour-là Sche^
tierazade.
70 LES MILLE ET UNE KUITS,
1 1 r NUIT.
X/A nuit suivante , Dinarzade fît à sa
sœur la même prière que les deux
précédentes. « Ma chère sœur , lui
dit-elle , si vous ne dormez pas , je
vous supplie de me raconter un de
ces contes agréables que vous sa-
vez. » Mais le sultan dit qu'il vou-
loit entendre ]a suite de celui du
marchand et du génie ; c'est pour-
quoi Scheherazade le reprit ainsi :
Sire j dans le temps que le mar-
chand et le vieillard qui conduisoit
la biche , s'entretenoient , il arriva un
autre vieillard , suivi de deux chiens
noirs. Il s'avança jusqu'à eux, et les
salua , en leur demandant ce qu'ils
faisoient en cet endroit. Le vieillard
qui conduisoit la biche , lui apprit
l'aventure du marchand et du génie,
CONTES ARABES. Jl
ce qui s'ëtoit passé entr'eux , et le ser-
ment du marchand. Il ajouta , que
ce jour étoit celui de la parole don-
née, et qu'il étoil résolu de demeurer
là , pour voir ce qui en arriveroit.
Le second vieillard trouvant aussi
îa chose digne de sa curiosité , prit la
même résolution. Il s'assit auprès des
autres -, et à peine se fut-il mêlé à
leur conversation , qu'il survint ua
troisième vieillard , qui , s'adressant
aux deux premiers , leur demanda
pourquoi le marchand qui étoit avec
eux, paroissoit si triste. On lui en dit
îe sujet, qui kii parut si extraordi-
naire, qu'il souhaita aussi d'être té-
moin de ce qui se passeroit entre le
génie et le marchand. Pour cet effet ^
il se plaça parmi les autres.
Ils aperçurent bientôt dans la cam-
pagne une vapeur épaisse , com-
me un tourbillon de poussière élevé
par le vent. Cette vapeur s'civanca
jusqu'à eux , et se dissipant tout-à-
coup , leur laissa voir le génie, qui,
sans les saluer , s'approcha du mar-
chand le sabre à la main , et le pre-
72 LES MILLE ET UNE NUITS,
liant par le bras : « Leve-toi , lui dit-
il , que je le tue comme tu as tué mou
fils. » Le marchand et les trois vieil-
lards effrayés , se mirent à pleurer et
à remplir fair de cris
Schelierazade , eu cet endroit aper-
cevant le jour , cessa de poursuivre
son conte , qui avoit si bien piqué la
curiosité du sultan , que ce prince
voulant absolument en savoir la fin ,
remit encore au lendem.ain la mort
de la sultane.
On ne peut exprimer quelle fut la
joie du grand visir, lorsqu'il vit que
le sultan ne lui ordonnoit pas de faire
mourir Schelierazade. Sa famille, la
cour , tout le monde eu fut générale-
ment étonné.
CONTES A E. A B E S. yS
IV' NUIT.
V ERS la fin delà nuit suivante, Schehe-
razade , avec la permission du sul-
tan , parla dans ces termes :
Sire , quand le vieillard qui con-
duisoit la biche, vit que le génie
s'étoit saisi du marchand , et l'alloit
tuer impitoyablement , il se jeta aux
pieds de ce monstre , et les lui bai-
sant : « Prince des génies , lui dit-il ,
je vous supplie très-humblement de
suspendre votre colère, et de me
faire la grâce de m' écouter. Je vais
vous raconter m.on histoire et celle
de cette biche que vous voyez ; mais
si vous la trouvez plus merveilleuse
et plus surprenante que l'aventure
de ce marchand à qui vous voulez
ôter la vie , puis-je espérer que vous
voudrez biejj remettre à ce pauvre
i- 7
74 Î"-2S MILLE ET U>^E KUITS ,
iTiailieureux le tiers de son crime '^ » -
Le génie fut quelque temps à se
consulter ià-dessus 3 mais enfin il ré-
pondit : « Hé bien , voyons , j j con-
sens. »
CONTES ARABES. yS
HISTOIRE
D U
PREMIER VIEILLARD ET DE LA BICHI.
«Je vais donc , reprit le vieillard ,
commencer le récit -, écoutez-moi , je
vous prie , avec attention. Cette bi-
che que vous voyez , est ma cou-
sine et de plus ma femme. Elle n'a-
voit que douze ans quand je l'épou-
sai 5 amsi je puis dire qu'elle ne de-
voit pas moins me regarder com-
me son père , que comme son pa-
rent et son mari.
» Nous avons vécu ensemble tren-
te années sans avoir eu d'enfans;
mais sa stérilité ne m'a point empê-
ché d'avoir pour elle beaucoup de
complaisance et d'amitié. Le seul de-
yG LES MILLE ET UNE NUITS,
sir d'avoir des enfans me fit ache-
ter une esclave , dont j'eus un fils (0
qui promettoit infiniment. Ma fem-
me en conçut de la jalousie, prit
en aversion la mère et l'enfant, et
cacha si bien ses sentimens , que je
ne les connus que trop tard.
» Cependant mon fils croissoit , et
il avoit déjà dix ans , lorsque je fus
obligé de faire un voyage. Avant
mon départ, je recommandai à ma
femme , dont je ne me défiois point ,
l'esclave et son fils , et je la priai
d'en avoir soin pendant mon absen-
ce , qui dura une année entière.
Elle profita de ce temps-là pour con-
tenter sa haine. Elle s'attacha à la
magie ; et quand elle sut assez de cet
(i) La loi civile chez les niohoniét;ms , re-
connoît pour également légitimes les enfans
qui proviennent de trois espèces de mariasse
permises par <e\\r religion, suivant laquelle
on peut licitement acheter , louer ou épouser
«ne ou plusieurs femmes j de façon que si ua
lîon;mc a de son esclave un fils avant d'en
avoir de son épouse, le lils de Tesclave est re-
connu pour l'aîné, et jouit des droits d'aînesse
à l'exclusion de celui de la femme légitime.
CONTES ARABES. 77
art diabolique pour exécuter l'horrible
dessein qu'elle méditoit, la scélérate
inena mon fils dans un lieu écarté,
lia , par ses enchantemens , elle le
changea en veau , et le donna à mon
fermier , avec ordre de le nourrir
comme un veau , disoit-elle , qu'elle
avoit acheté. Elle ne borna point sa
fureur à celte action abominable ;
elle changea l'esclave en vache , et la
donna aussi à mon fermier.
» A mon retour , je lui deman-
dai des nouvelles de la mère et de
fenfant. «Votre esclave est morte,
me dit-elle ; et pour votre fils , il y
a deux mois que je ne l'ai vu , et que
je ne sais ce cru'il est devenu. « Je
fus touché de la mort de l'esclave ;
mais comme mon fils n'avoit fait
que disparoitre , je me flattai que je
pourrois le revoir bientôt. Néan-
moins huit mois se passèrent sans
qu'il revînt , et je n'en avois aucune
nouvelle , lorsque la fête du grand
Baïram (i) arriva. Pour la célébrer , je
(i) Nom des deux seules fêtes d'obligatioïi
78 LES MILLE ET UNE NUITS ,
mandai à mon fermier de m'amener
une vache des plus grasses pour en
faire un sacrifice. Il n'y manqua
F as. La vache qu'il m'amena , étoit
esclave elle-même , la malheureuse
mère de mon fils. Je la liai 5 mais
dans le moment que je me prépa-
rois à la sacrifier , elle se mit à faire
des beuglemens pitoyables , et je m'a-
perçus qu'il couloit de ses yeux des
ruisseaux de larmes. Cela me pa-
rut assez extraordinaire ; et me sen-
tant , malgré moi , saisi d'un mou-
vement de pitié , je ne pus me ré-
soudre à la frapper. J'ordonnai à
que les musulmans r.fent dans leur religion.
Ce sont des fêtes mobiles , qui dans l'espace
de trente-trois ans tombent dans tous les
mois de l'année , parce que Tannée musul-
mane est lunaire. La première de ces fêtes
arrive le premier de la lune qui suit celle dii
Uamazan , ou carême des mahométans. Ce
Baïram dure trois jours, et tient tout à-la-
fois de la pâque des juifs, de notre carna-
val et de notre premier jour de l'an. Le se-
cond Baïram se célèbre soixante - dix jours
après le premier.
C 0 K T 5 s ARABES. 79
mon fermier de m'en aller prendre
une autre.
« Ma femme , qui étoit présente ,
frémit de ma compassion ; et s'oppo-
sant à un ordre qui rendoit sa malice
inutile : « Que faites-vous , mon ami ,
s'écria-t-elle ? Immolez cette vache.
Votre fermier n'en a pas de plus belle,
ni qui soit plus propre à l'usage que
nous en voulons faire. » Par com-
plaisance pour ma femme , je m'ap-
prochai de la vache ; et combattant
la pitié qui en suspendoit le sacri-
fice , j'allois porter le coup mortel ,
quand la victime , redoublant ses
pleurs et ses beuglemens , me dé-
sarma une seconde fois. Alors je
m.is le maillet entre les m.ains du
fermier , en lui disant : « Prenez ,
et sacrifiez-la vous-même ; ses beu-
glemens et ses larmes me fendent le
cœur. »
» Le fermier moins pitoyable que
moi , la sacrifia. Mais en fécor-
chant, il se trouva qu'elle n'avoit que
les os , quoicfu'elle nous eût paru
très - grasse. J'en eus un véritable
6o LES MÏLLS "ET UKE yVlTf- ,
chagrin. « Prenez - la pour vous ,
dis-je au fermier, je vous l'aban-
donne; faites -en des régals et des
aumônes à qui vous voudrez; et si
vous avez un veau bien gras , ame-
nez-le moi à sa place. » Je ne m'in-
formai pas de ce qu'il fit de la va-
che; mais peu de temps après qu'il
l'eut fait enle\'er de devant mes 3-eux ,
je le vis arriver avec un ^^eau fort
gras. Quoique j'ignorasse que ce
veau fût mon fils , je ne laissai pas
de sentir émouvoir mes entrailles à
sa vue. De son côté , dès qu'il m'a-
perçut , il fit un si grand effort pour
venir à moi, qu'il en rompit sa corde.
Il se jeta à mes pieds , la tête con-
tre terre , comme s'il eut voulu ex-
citer ma compassion , et me conju-
rer de n'avoir pas la cruauté de lui
ôter la vie , en m'avertissant , autant
qu'il lui étoit possible , qu'il étoit
mon fils.
« .Te fus encore plus surpris et plus
touché de cette action , que je ne
l'avois été des pleurs de la vache.
Je sentis une tendre pitié qui m'ii\-^
CONTES ARABE?, 01
téressa pour lui • ou , pour mieux
dire , le sang fit en moi son devoir.
« Allez , dis-je au fermier , reiuenez
ce veau chez vous; ajez-en un grand
soin , et à sa place , amenez-en un
autre incessamment. »
» Dès que ma femme m'entendit
parler ainsi , elle ne manqua pas de
s'écrier encore : « Que faiLes-vous ,
mon mari? Crojez-moi , ne sacrifiez
pas un autre veau que celui-là.»
«Ma femme, lui répondis -je, je
n'immolerai pas celui-ci. Je veux lui
faire grâce , je vous prie de ne vous
y point opposer. » Elle n'eut garde ,
Ja méchante femme , de se rendre
à ma prière • elle haïssoit trop mon
fils , pour consentir que je le sau-
vasse. Elle m'en demanda le sacri-^
fice avec tant d'opiniâtreté , que je
fus obligé de le lui accorder. Je liai
ie veau, et prenant le couteau fu-
neste
Scheherazade s'arrêta en cet en-
droit, parce qu'elle aperçut le jour.
« Ma sœur , dit alors Dniarzade, je
suis enchantée de ce conte j quisou^
'02 LES MILLE ET UNE NUITS
lient si agréablement mon attention.»
« Si le sultan me laisse encore vivre
aujourd'hui, repartit Scheherazade ,
vous verrez cjue ce que je vous ra-
conterai demain , vous divertira beau-
coup davantage. » Scliahriar , cu-
rieux de savoir ce que deviendroit le
fils du vieillard qui conduisoit Ja bi-
che, dit à la sultane , qu'il seroit bien
aise d'entendre, la nuit prochaine,
la fin de ce conte.
CONTES ARABES.
V^ NUIT.
Sire, poursuivit Scheherazade , le
premier vieillard qui conduisoit la
Liche continuant de raconter son
histoire au génie , aux deux autres
vieillards et au marchand : « Je pris
donc , leur dit-il , le couteau , et j'ai-
lois l'enfoncer dans la gorge de mon
fils , lorsque tournant vers moi lan-
guissamment ses yeux baignés de
pleurs , il m'attendrit à un point ,
que je n'eus pas la force de l'im-
moler. Je laissai tomber le couteau ,
et je dis à ma femme que je vou-
iois absolument tuer un autre veau
que celui-là. Elle n'épargna rien pour
mie faire chano;er de résolution j
mais quoi quelle piit me représen-
ter, je demeurai ferme , et lui pro-
mis , seulement pour l'apaiser, que
84 LES MILLE ET UNE NUITS ,
je le sacrifierois au Baïram de l'an-
née prochaine.
» Le lendemain matin, mon fer-
mier demanda à me parler en par-
ticulier. « Je viens , me dit-il , vous
apprendre une nouvelle , dont j'es-
père que vous me saurez bon gré.
J'ai une fille qui a quelque con-
noissance de la magie. Hier , com-
me je remenois au logis le veau dont
vous n'aviez pas voulu faire le sa-
crifice , je remarquai qu'elle rit en
le voyant, et qu'un moment après
elle se mit à pleurer. Je lui deman-
dai pourquoi elle faisoit en même
temps deux choses si contraires r*
« Mon père , me répondit-elle , ce
)i veau que vous ramenez, est le
» fils de notre maître. Jai ri de joie
» de le voir encore vivant; et j'ai
» pleuré en me souvenant du sacri-
« fice qu'on fit hier de sa mère , cpii
» étoît changée en vache. Ces deux
» métamorphoses ont été faites par
» les enchanteniens de la femme de
» notre maître, laquelle haissoit la
» mère et l'enfant. « « Voilà ce que
CONTÉS AHABÊS. 85
m'a dit ma fille, poursuivit le fermier,
et je viens vous apporter cette nou-
velle. »
» A ces paroles , ô génie, conti-
nua le vieillard, je vous laisse à ju-
ger (juelle fut ma surprise ! Je par-
tis sur le champ avec mon fermier ,
pour parler moi-même à sa fille. En
arrivant , j'allai d'abord à fétable où
étoit mon fils. Il ne put répondre à
mes embrassemens 5 mais il les reçut
d'une manière qui acheva de me
persuader qu'il étoit mon fils*
» La fille du fermier arriva. « Ma
bonne fille^ lui dis-je, pouvez-vous
rendre à mon fils sa première for-
me ?3) « Oui, je le puis, me ré-
pondit-elle. » « Ali î si vous en venez
à bout, repris-je, je vous fais maî-
tresse de tous mes biens. » Alors elle
ine repartit en souriant : « Vous
êtes notre maître, et je sais trop
bien ce que je vous dois; mais je
vous avertis que je ne puis remettre
votre fils dans son premier état , qu'à
deux conditions : la première , que
vous me le donnerez pour époux .5
I. o
86 LES MILLE ET UNE NUITS ,
et la seconde , qu'il me sera permis
de punir la personne qui Ta chan-
gé en veau. » « Pour la première
condition , lui dis-je , je l'accepte de
bon cœur 5 je dis plus , je vous pro-
mets de vous donner beaucoup de
bien pour vous en particulier , in-
dépendamment de celui cpie je des-
tine à mon fils. Enfin , vous verrez
comment je reconnoîtrai le grand
service que j'attends de vous. Pour
la condition qui regarde ma femme,
je veux bien l'accepter encore. Une
personne qui a été capable de faire
une action si criminelle , mérite bien
d'en être punie; je vous l'abandon-
ne , faites-en ce qu'il vous plaira ;
je vous prie seulement de ne lui
pas ôter la vie. « « Je vais donc ,
répliqua-t-elle , la traiter de la mê-
me manière qu'elle a traité votre
fils. » « Jy consens , lui repartis-je;
mais rendez-moi mon fils aupara-
vant, «
« Alors cette fille prit un vase plein
d'eau , prononça dessus des paroles
que je n'entendis pas , et s'adressant
C O îf T E 3 A r. A S E 3. 87
ail veau : « O veau , dit-elle , si tu as
« été créé par le Tout-Puissant et sou-
» verain maître du monde tel que tu
» parois en ce moment, demeure sous
» cQjLte forme 5 mais si tu es homme ,
» et que tu sois changé en veau par
«enchantement, reprends ta figure
» naturelle par la permission du sou-
» verain Créateur. » En achevant ces
mots , elle jeta l'eau sur lui , et à
l'instant il reprit sa première forme.
» Mon fils , mon cher fils , m'é-
criai-je aussitôt en f embrassant avec
un transport dont je ne fus pas le maî-
tî'e ! C'est Dieu qui nous a envoyé
cette jeune fille pour détruire l'hor-
rible charme dont vous étiez envi-
ronné , et vous venger du mal qui
vous a été fait , à vous et à votre
m.ère. Je ne doute pas que par re-
connoissance , vous ne vouhez bien
la prendre pour votre femme , com-
me je m'y suis engagé. » Il y con-
sentit avec joie j mais avant qu ils se
mariassent, la jeune fille changea
ma femme en bicbe , et c'est elle que
vous voyez ici. Je souhaitai qu'eue-
S3 LES MULE ET UNE JÎUIT5 ,
eût cette forme , plutôt qu'une autre
moins agréabJe , afin que nous la
vissions sans répugnance dans la ft-
mille. Depuis ce temps-là , mon fils
est devenu veuf , et est allé voyager.
Comme il y a plusieurs années que
je n'ai eu de ses nouvelles, je me
suis mis en chemin pour tâcher d'en
apprendre 5 et n'ayant pas voulu con-
fier à personne le soin de ma fem-
me, pendant que je ferois enquête
de lui, j'ai jugé à propos de la me-
ner partout avec moi. Voilà donc mon
histoire et celle de cette biche. Nest-
elle pas des plus surprenantes et des
plus merveilleuses ?«
« J'en demeure d'accord , dit le gé-
nie ', et en sa laveur , je t'accorde le
tiers de la grâce de ce marchand. »
Quand le premier vieillard , sire ,
continua la sultane, eut achevé son
histoire , le second , qui conduisoit
les deux chiens noirs, s'adressa au
génie , et lui dit : « Je vais vous ra-
conter ce qui m'est arrivé, à moi et
à ces deux chiens noirs que voici ,
et je suis sûr que vous trouverez
CONTES ARABES. 89
mon histoire encore plus étonnante
que celle que vous venez d'enten-
dre. Mais quand je vous l'aurai con-
tée , m'accorderez - vous le second
tiers de la grâce de ce marchand ? »
« Oui , répondit le génie , pourvu
que ton histoire surpasse celle de
la biche. » Après ce consentement ,
le second vieillard commença de cette
manière
Mais Scheherazade , en pronon-
çant ces dernières paroles, ayant vu
le jour , cessa de parler. « Bon Dieu ,
ma sœur , dit Dinarzade , que ces
aventures sont singulières ! » « Ma
sœur , répondit la sultane , elles ne
sont pas comparables à celles que
j'aurois à vous raconter la nuit pro-
chaine, si le sultan, mon seigneur
et mon maître , avoit la bonté de me
laisser vivre. » Schahriar ne répondit
rien à cela • mais il se leva , lit sa
prière , et alla au conseil , sans don-
ner aucun ordre contre la vie de la
eharmante Scheherazade.
V I^ NUIT.
La sixième nuit étant venue, le sul-
tan et son épouse se couchèrent. Di-
îiarzade se réveilla à l'heure ordi-
naire, et appela la sultane. Schah-
riar , prenant la parole : « Je sou-
haiterois , dit-il , d'entendre l'histoire
du second vieillard et des deux chiens
noirs. » « Je vais contenter votre cu-
riosité , sire , répondit Schehera-
zade.« Le second vieillard, poursui-
vit-elle , s'adressant au génie , com-
inencci ainsi son histoire :
CONTES ARABES-
HISTOIRE
ÎCOND VIEILLARD ET DES DEUX CHIENS KOIRS-
«Grand prince des génies , vous
saurez que nous sommes trois frères,
ces deux chiens noirs que vous voyez,
et moi qui suis le troisième. Notre
père nous avoit laissé en mourant à
chacun mille sequins (i). Avec cette
somme , nous embrassâmes tous trois
la même profession : nous nous fî-
mes marchands. Peu de temps après
que nous eûmes ouvert boutique ,
xnon frère aîné , l'un de ces deux
cliiens , résolut de voyager et d'aller
(i) Monnoie d "or qui a grand cours à Venise
cl dans le Levant. Lcscquin vaut 12 f, 4 t^t'îit^
03 Li:5 JÎILLE ET U>7E NUITS ,
négocier dans les pays étrangers.
Dans ce dessein, il vendit tout son
fonds , et en acheta des marchandises
propres au négoce qu'il vouioit faire.
» Il partit , et fut absent une année
entière. Au bout de ce temps-là , un
pauvre qui ine parut demander l'aii-
mône , se présenta à ma boutique.
Je lui dis : « Dieu vous assiste. » « Dieu
vous assiste aussi , me répondit - il ;
est - il possible que vous ne me re-
connoissiez pas ? « Alors l'envisageant
avec attention , je le reconnus. « Ah !
mon frère , m'écriai-je en l'embras-
sant , comment vous aurois-je pu re-
connoître en cet état? « Je le fis entrer
dans ma maison, je lui demandai
des nouvelles de sa santé et du suc-
cès de son voyage. « Ne me faites
pas cette question , me dit-il ; en me
X'ovant , vous voj^ez tout. Ce seroif
renouveler mon affliction , que de
vous faire le détail de tous les mal-
heurs qui me sont arrivés depuis un
an , et qui m'ont réduit à l'état où je
suis. »
» Je fis aussitôt fermer ma boutl-
CONTES ARABES. go
que ; et abandonnant tout autre soin,
je le menai au bain , et lui donnai les
plus beaux habits de ma garde-robe.
«T'examinai mes registres de vente et
d'achat; et trouvant que j'avois dou-
blé mon fonds , c' est-a-dire , que j'é-
tois riche de deux mille sequins, je
lui en donnai la moitié. « Avec cela ,
mon frère , lui dis-je , vous pourrez
oublier la perte que vous avez fai-
te. » Il accepta les mille sequins
avec joie , rétablit ses affaires , et
nous vécûmes ensemble comme nous
avions vécu auparavant.
» Quelque temps après , mon se-
cond frère, qui est l'autre de ces deux
chiens, voulut aussi vendre son
fonds. Nous fîmes, son aîné et moi,
tout ce que nous pûmes pour l'en
détourner ; mais il n'y eut pas moyen.
Il le vendit; et de l'argent qu'il en
fit, il acheta des marchandises pro-
Î)res au négoce étranger qu'il vou-
oit entreprendre. Il se joignit à une
caravane , et partit. Il revint au bout
de l'an dans le même état que son
frère aine. Je le fis habiller ; et com-
^4 ^'^^ :\IILLE ET UNE ^"UITS,
me j'avois encore mille sequins par-
dessus mon fonds, je les lui don-
nai. Il releva bouticpe , et continua
d'exercer sa profession.
» Un jour mes deux frère vin-
rent me trouver pour me proposer
de faire un voyage , et d'aller trafiquer
avec eux. Je rejetai d'abord leur pro-
position, ce Vous avez jvojagé , leur
dis-je, quj avez -vous gagné ? Qui
m'assurera que je serai plus heu-
reux que vous ?» En vain ils me re-
présentèrent là-dessus tout ce qui leur
sembla devoir m' éblouir et m'encou-
rager à tenter la fortune j je refusai
d'entrer dans leur dessein. Mais ils
revinrent tant de fois à la charge,
qu'après avoir , pendant cinq ans , ré-
sisté constamment à leurs sollicita-
tions, je m'y rendis enfin. Mais quand
il fallut faire les préparatifs du voya-
ge, et qu'il fut question d'acheter les
marchandises dont nous avions be-
soin, il se trouva qu'ils avoient tout
mangé, et qu'il ne leur restoit rien
des milles sequins que je leur avois
donnés à ch?.cun. Je ne leur en fis
CONTÉS \ R_A B E S. ^J
pas le moindre reproche. Au con-
traire , comme mon fonds étoit de six
mille sequins , j'en partageai la moi-
tié avec eux , en leur disant : « Mes
frères, il faut risquer ces trois mille
sequins , et cacher les autres en quel-
que endroit sûr, afin que si notre
voyage n'est pas plus heureux que
ceux que vous avez déjà faits , nous
ayons de quoi nous en consoler, et re-
prendre notre ancienne profession. »
Je donnai donc mille sequins à cha-
cun , j'en gardai autant pour moi , et
j'enterrai les trois mille autres dans
un coin de ma maison. Nous ache-
tâmes des marchandises ; et après les
avoir embarquées sur un vaisseau
que nous frétâmes entre nous trois ,
nous fîmes mettre à la voile avec un
Vent favorable. Après un mois de
navigation
n Mais je vois le jour, poursuivit
Scheherazade , il faut que j'en de-
meure là. « Ma sœnr , dit Dinar-
2ade, voilà un conte qui promet
beaucoup ; je m'imagine que la suite
en est fort extraordinaire. » « Vous
qS LES MILLE ET UNE NUITS ,
ne vous trompez pas , répondit la
sultane 5 et si le sultan me permet
de vous la conter, je suis persua-
dée qu'elle vous divertira fort. »
Schahriar se leva comme le jour
précédent, sans s'expliquer là-des-
sus, et ne donna point ordre au
grand-visir de faire mourir sa fille.
CONTES ARABES. 97
Vir NUIT.
s u R la £n de la septième nuit , Di-
iiarzade supplia la suJtane de conter
îa suite de ce beau conte qu'elle n'a-
voit pu achever la veille. « Je le
veux bien , répondit Sclieherazade ;
et pour en reprendre le fil , je vous
dirai que le vieillard qui menoit les
deux chiens noirs , continuant de
raconter son histoire au génie , aux
deux autres vieillards et au mar-
chand ; « Enfin , leur dit - il , après
deux mois de navigation , nous ar-
rivâmes heureusement à un port de
mer , où nous débarquâmes , et fî-
mes un très-grand débit de nos mar-
chandises. Moi sur-tout , je vendis
tii bien les miennes , que je gagnai
dix pour un. Nous achetâmes des
inarchandiijcs du pajs , pour les
I- 9
t)8 lES MILLE ET UNE NUITS ,
transporter et les négocier au nôtre-
» Dans le temps que nous étions
prêts à nous rembarcruer pour notre
retour , je rencontrai sur le bord de
la mer une dame assez bien faite,
niais fort pauvrement habillée. Elle
m'aborda , me baisa la main , et me
pria , avec les dernières instances ,
de la prendre pour femme , et de
l'embarcfuer avec moi. Je fis diffi-
culté de lui accorder ce qu'elle de-
mandoit ; mais elle me dit tant de
choses pour me persuader que je ne
devois pas prendre garde à sa pau-
\Teté , et que j'aurois lieu d'être con-
tent de sa conduite , que je me lais-
sai vaincre. Je lui fis faire des ha-
bits propres 3 et après favoir épou-
sée par un contrat de mariage en
bonne forme, je l'embarquai avec
moi , et nous mimes à la voile.
» Pendant notre navigation, je trou-
vai de si belles qualités dans la fem-
me que je génois de prendre, que
je l'aimois tous les jours de plus en
plus. Cependant mes deux frères ,
qui n avoient pas si bien fait leurs
CONTES ARABES. ^g
affaires que moi, et qui étoient ja-
loux de ma prospérité , me portoient
envie. Leur fureur alla même jus-
qu'à conspirer contre ma vie. Une
nuit, dans le temps que ma femme
et moi nous dormions, ils. nous je-
tèrent à la mer.
» Ma femme étoit fée , et par con-
séquent génie ; vous jugez bien qu'elle
ne se noj^a pas. Pour moi , il est cer-
tain que je serois mort sans son se-
cours 5 mais je fus à peine tombé dans
l'eau , qu'elle m'enleva et me trans-
porta dans une isle. Quand iï fut
jour la fée me dit : « Vous voyez ,
mon mari , qu'en vous sauvant la vie ,
je ne vous ai pas mal récompensé du
bien que vous m'avez fait. Vous sau-
rez que je suis fée , et que me trou-
vant sur le bord de la mer , lorsque
vous alliez vous embarquer , je me
sentis une forte inclination pour vous.
Je voulus éprouver la bonté de votre
cœur j je me présentai devant vous
déguisée comme vous m'avez vue.
Vous en avez usé avec moi géné~
reusement. Je suis ravie d'avoir Irou^
lOO
vé l'occasion de vous en marquer ma
reconnoissance. Mais je suis irritée
contre vos frères , et je ne serai pas
satisfaite que je ne leur aie ôlé la vie. »
» J'écoutai avec admiration le dis-
cours de la fée ; je la remerciai le
mieux qu'il me fut possible de la
grande obligation que je lui avois.
« Mais , Madame , lui dis-je , pour
ce qui est de mes frères , je vous sup-
plie de leur pardonner. Quelque su-
jet que j'aie de me plaindre d'eux , je
ne suis pas assez cruel pour vouloir
leur perte.» Je lui racontai ce que
j'avois fait pour l'un et l'autre ; et
mon récit augmentant son indigna-
tion contr'eux : « II faut, s'écria-t-elle,
que je vole tout-à-fheure après ces
traîtres et ces ingrats , et que j'en
tire une prompte vengeance. Je vais
submerger leur vaisseau , et les pré-
cipiter dans le fond de la mer. » «TsTon,
ma belle dame , repris-je , au nom de
Dieu , n'en faites rien , modérez vo-
tre courroux ; songez que ce sont mes
frères , et qu'il faut faire le bien pour
le mal. »
TONTES A R A B E -^. TOT
» J'apaisai la fée par ces paroles ;
et lorsque je les eus prononcées , elle
me transporta en un instant de l'isle
où nous étions, sur le toit de mon
logis , qui étoit en terrasse , et elle
disparut un moment après. Je des-
cendis , j'ouvris les portes , et je dé-
terrai les trois mille sequins que j'a-
vois cachés. J'allai ensuite à la place
où étoit ma boutique ; je l'ouvris , et
je reçus des marchands mes voisins
des complimens sur mon retour.
Quand je rentrai chez moi , j'aperçus
ces deux chiens noirs qui vinrent
m.'aborder d'un air soumis. Je ne sa-
vois ce que cela signifîoit , et j'en
étois fort étonné ; mais la fée , qui
parut bientôt , m'en éclaircit. « Mon
mari , me dit-elle , ne soyez pas sur-
pris de voir ces deux chiens chez
vous : ce sont vos deux frères. » Je
frémis à ces mots , et je lui demandai
par quelle puissance ils se trouvoient
en cet état. « C'est moi qui les y ai
mis , me répondit - elle ; au moins,
c'est une de mes sœurs , à qui j'en ai
donné la commission , et qui , en
102 LES MILLE ET UNE NUITS ,
même temps , a coulé à fond leur
w^isseau. Vous y perdez les marchan-
dises que vous y aviez ; mais je vous
récompenserai d'ailleurs. A l'égard
de vos frères , je les ai condamnés à
demeurer dix ans sous celte forme ;
leur perfidie ne les rend que trop di-
gnes de celte pénitence. «Enfin, après
m' avoir ensei.ç^né où je pourrois avoir
de ses nouvelles , elle disparut.
» Présentement que les dix années
sont accomplies , je suis en chemin
pour l'aller chercher 5 et comme en
passant \)RV ici j'ai rencontré ce mar-
chand et le bon vieillard qui mène sa
biche, je me suis arrêté avec eux.
Voilà quelle est mon histoire , ô
prince des génies ; ne vous paroît-elle
pas des phis extraordinaires?» «J'en
conviens , répondit le génie , et je
remets aussi en sa faveur , le second
tiers du crime dont ce marchand est
coupable envers moi. »
Aussitôt que le second vieillard
eut achevé son histoire , le troisième
prit la parole , et fit au génie la me-
ifte demande que les deux premiers ,
C O K T 3 s ARABES. 103
c'est-à-dire de remettre au marchand
le troisième tiers de son crime , sup-
posé cjue l'histoire qu'il avoit à Jui
raconter , surpassât en événemens
singuhers , les deux qu'il venoit d'en-
tendre. Le génie lui lit la même pro-
messe qu'aux autres. « Ecoutez donc^
lui dit alors ce vieillard »
Mais le jour paroît , dit Schehera-
zade en se reprenant , il faut que je
m'arrête en cet endroit, a Je ne puis
assez admirer , ma sœur , dit alors
Dinarzade , les aventures que vous
venez de raconter. » « J'en sais une
infinité d'au 1res , répondit la sultane ,
qui sont encore plus belles. « Sciiali-
riar , voidant savoir si le conte du
troisième vieillard seroit aussi agréa-
ble que celui du second , différa jus-
qu'au lendemain la mort de Scheli©-
yazade.
104 I-ES MILLE ET UNE NUITS ,
V 1 1 r NUIT.
Dès que Dinarzade s'aperçut qu'il
étoit temps d'appeler la sultane , elle
supplia sa sœur , en attendant le jour,
de lui faire le récit de quelque beau
conte. « Racontez-nous celui du troi-
sième vieillard , dit le sultan à Sche-
herazade ; j'ai bien de la peine à
croire qu'il soit plus merveilleux que
celui du vieillard et des deux chiens
noirs. »
Sire, répondit la sullane, le troi-
sième vieillard raconta son histoire
au génie ; je ne vous la dirai point ,
car elle n'est point venue à ma con-
noissance ; mais je sais qu elle se
trouva si fort au-dessus des deux pré-
cédentes , par la diversité des aventu-
res merveilleuses qu'elle conlenoit ^
que le génie en fut étonné. li n'en
CONTES A Pc A E E S. 1 o5
eut pas plutôt ouï la fin , qu il dit au
troisième vieillard : « Je t'accorde le
dernier tiers de la grâce du marchand ;
il doit bien vous remercier tous trois
de l'avoir tiré d'intrigue par vos his-
toires ; sans vous il ne seroit plus au
monde. « En achevant ces mots , il
disparut , au grand contentement
de la compagnie. Le marchand ne
manqua pas de rendre à ses trois li-
bérateurs toutes les grâces c[u'il leur
devoit. Ils se réjouirent avec lui de le
voir hors de péril ; après quoi ils se
dirent adieu, et chacun reprit son
chemin. Le marchand s'en retourna
auprès de sa femme et de ses enfans ,
et passa tranquillement avec eux le
reste de ses jours. «Mais , sire , ajouta
Scheherazade , quelque beaux que
soient les contes que j'ai racontés jus-
qu'ici à votre majesté, ils n'appro-
chent pas de celui du pêcheur. » Di-
narzade voyant que la sultane s'arrê-
toit , lui dit : « Ma sœur , puisqu'il
nous reste encore du temps , de grâ-
ce , racontez-nous l'histoire de ce pê-
cheur ; le sultan le voudra bien. »
1 o5 LES BÎILLE ET UNE INUITS ,
Schahriar y consentit ; et Schehera-»
zade reprenant son discours , pour«
suivit de cette manière :
CONTES ARABES. IQJ
HISTOIRE
DU PÉCHEUR.
S I E. E , i] y avoit autrefois un pêcheur
fort âgé , et si pauvre, qu'à peine
pouvoit-il gagner de c[uoi faire sub-
sister sa femme et trois enfans , dont
sa famille étoit composée. Il alloit
tous les jours à la pèche de grand ma-
tin ; et chaque jour , il s'étoit iait une
loi de ne jeter ses filets que quatre
fois seulement.
Il partit un matin au clair de la
lune , et se rendit au bord de la mer.
Il se déshabdla, et jeta ses filets.
Comme il les tiroit vers le rivage , il
sentit d'abord de la résistance 5 il crut
avoir fait une bonne pêche , et s'en
réjouissoit déjà en lui-même. Mais
I08 LES MILLE ET UNE NUITS,
un moment après , s'apercevant qu'au
lieu de poisson , il n'y avoit dans ses
filets que la carcasse d'un âne , il en
eut beaucoup de chagrin
Scheherazade , en cet endroit , ces-
sa de parler , parce qu'elle vit paroi-
tre le jour. « Ma sœur, lui dit Dinar-
zade , je vous avoue que ce commen-
cement me charme , et je prévois que
la suite sera fort agréable. » « Rien
n'est plus surprenant que l'histoire du
pêcheur, répondit la sultane 5 et vous
en conviendrez la nuit prochaine , si
le sultan me fait la grâce de me lais-
ser vivre. » Schahriar , curieux d'ap-
prendre le succès de la pèche du pê-
cheur , ne voulut pas faire mourir ce
jour-là Scheherazade. C'est pourquoi
il se leva , et ne donna point encore
ce cruel ordre.
CONTES ARABES. IO9
I X^ NUIT.
iVlA chère sœur , s'écria Dfnarzade
le lendemain à l'heure ordinaire , je
vous supplie de nous finir le conte du
pêcheur ; je meurs d'envie de 1 en-
tendre. « Je vais vous donner cette
satisfaction , répondit la sultane. » En
même-temps elle demanda la per-
mission au sultan ; et lorsqu'elle l'eut
obtenue , elle reprit en ces termes le
conte du pêcheur :
Sire , quand le pêcheur , affligé
d'avoir fait une si mauvaise pêche ,
eut raccommodé ses filets , que la
carcasse de l'âne avoit rompus en plu-
sieurs endroits , il les jeta une secon-
de fois. En les tirant , il sentit encore
beaucoup de résistance , ce qui lui fit
croire qu'ils étoient remplis de pois-
son ; mais il n'y trouva qu'un grand
I. 10
IIO LES MILLE ET UNE NtJITS,
panier plein de gravier et de fange. I!
en fut dans une extrénie affliction. « O
fortune , s'écria-t-il d'une voix pitoya-
ble , cesse d'être en colère contre moi,
et ne persécute point un malheureux
qui te prie de l'épargner! Je suis
parti de ma maison pour venir ici
chercher ma v^ie , et tu m'annonces
ma mort. Je n'ai pas d'autre métier
que celui-ci pour subsister ; et mal-
gré tous les soins que j'y apporte , ]e
Euis à peine fournir aux plus pressans
esoins de ma famille. Mais j'ai tort
de me plaindre de toi , tu prends
plaisir à maltraiter les honnêtes gens ,
et à laisser de grands hommes dans
l'obscurité , tandis que tu favorises
les méchans , et que tu élèves ceux
qui n'ont aucune vertu qui les rende
recommiandables. »
, En achevant ces plaintes , il jeta
brusquement le panier ; et après avoir
bien iavé ses filets que la fange avoit
gâtés , il les jeta pour la troisième
fois. Mais il n'amena que des pierres ,
des cocpiilles et de fordure. On ne
sauroit expliquer quel fut son déses-
CONTES ARABES. lU
Foir: peu s'en fallut qu'il ne perdît
esprit. Cependant comme le jour
commençoit à paroître , il n'oublia
pas de faire sa prière en bon Musul-
man (0 ; ensuite il ajouta celle-ci:
« Seigneur , vous savez que je ne jette
ç mes filets que quatre fois chaque
» jour. Je ne les ai déjà jetés que trois
» fois sans avoir tiré le moindre fruit
» de mon travail. Il ne m'en reste
» plus qu'une ; je vous supplie de me
>) rendre la mer favorable , comme
» vous l'avez rendue à Moise (s). »
Le pécheur ayant fini cette prière ,
jeta ses filets pour la quatrième fois.
Quand il jugea qu'il devoit y avoir du
poisson , il les tira comme aupara-
vant avec assez de peine. Il n'y en
avoit pas pourtant ; mais il y trouva
un vase de cuivre jaune, qui , à sa
pesanteur , lui parut plein de quelque
(i) La prière est un des quatre grands pré-
ceptes de TAicoran.
{-i) Les musulmans reconnoissent quatre
grands prophètes ou législateurs , Moïse f
David 5 Jésus-Christ et Mahomet.
I 13 LES MILLE ET UNE NUITS ,
chose; et il remarqua qu'il étoit fer^-
mé et scellé de plomb , avec l'em-
preinte d'un sceau. Cela le réjouit,
« Je le vendrai au fondeur , disoit-il ,
et de l'argent que j'en ferai, j'en achè-
terai une mesure de bled. »
Il examina le vase de tous côtés , il
le secoua, pour voir si ce qui étoit
dedans ne feroit pas de bruit. Il n'en-r
tendit rien ; et cette circonstance ,
avec l'empreinte du sceau sur le cou^
vercle de plomb, lui firent penser
qu'il devoit être rempli de quelque
chose de précieux. Pour s'en éclair-
cir j il prit son couteau , et avec un
peu de peine , il fouvrit. Il en pen-
cha aussitôt fouverture contre terre;
mais il n'en sortit rien , ce qui le sur-
prit extrêmement. Il le posa devant
lui ; et pendant qu'il le considéroit at-
tentivement , il en sortit une fumée
fort épaisse qui f obligea de reculer
deux ou trois pas en arrière. Cette
fumée s'éleva jusqu'aux nues et s'é-
tendant sur la mer et sur le rivage ,
forma un gros brouillard : spectacle
(jui causa , comme on peut se fima^
CONTES ARABES. Ïl3
giner , un étonnement extraordinaire
an pêcheur. Lorsque la fumée fut
toute liors du vase , elle se réunit et
devint un corps solide , dont il se for-
ma un génie deux fois aussi liant que
le plus grand de tous les géans. A
Taspect d'un monstre d'une grandeur
si démesurée , le pêcheur voulut pren-
dre la fuite ; mais il se trouva si trou-
blé et si effrayé , qu'il ne put mar-
cher.
« Salomon (i) , s'écria d'abord le gé-
(i) Les mahométans croient que Dieu
donna 5 Saloinon le don des miracles plus
abondamment qu'à aucun autre avant lui :
suivant eux , il commandoit aux anges et aux
démons; il étoit porté par les vents dans tou-
tes les sphères et au-dessus des astres," les
animaux, les végétaux et les minéraux lui par-
loient et lui obéissoient ; il se faisoit enseigne»:
par chaque plante quelle étoit sa propre ver-
tu , et par chaque minéral à quoi il étoit
hon de l'employer ; il s''entretenoit avec les
oiseaux, et c'étoit d'eux dont il se servoit
pour faire l'amour à la reine de Saba , et
pour lui persuader de la venir trouver. Tou-
tes ces fables de l'Alcoraa sont prises dans le»
Commentaires des juifs.
î 14 LES MILLE ET UNE NUITS ,
nie, Saloiiion , grand prophète de
dieu , pardon , pai'don ! Jamais je ne
m'opposerai à vos volontés. J'obéirai
à tous vos commandemens. ...»
Schelierazade , apercevant le jour ,
interrompit là son conte.
Dinarzade prit alors la parole:
«Ma sœur, dit-elle, on ne peut
mieux tenir sa promesse que vous
tenez la vôtre : ce conte est assuré-
ment plus surprenant que les au-
tres. » « Ma sœur , répondit la sul-
tane , vous entendrez des choses qui
Vous causeront encore plus d'admira-
lion , si Je sultan , mon seigneur , me
permet de vous les raconter. » Schah-
riar avoit trop d'envie d'entendre le
reste de l'histoire du pêcheur , pour
vouloir se priver de ce plaisir. Il re-
mit donc encore au lendemain la
mort de la sultane.
CONTES ARABES.
X^ NUIT.
DiNARZADE, la nuit siiivanf e ,
appelant sa sœur quand il en fut
temps, la pria de continuer le conte
du pêcheur. Le sultan , de son côté ,
témoigna de l'impatience d'apprendre
quel démêlé le génie avoit eu avec Sa-
lomon. C'est pourquoi Schelierazade
poursuivit ainsi le conte du pêcheur.
Sire , le pêcheur n'eut pas sitôt en-
tendu les paroles que le génie avoit
prononcées , qu'il se rassura et lui
dit : a Esprit superbe, c[ue dites-vous?
Il y a plus de dix-huit cents ans que
Salomon , le prophète de Dieu , est
mort , et nous sommes présentement
à la fin de siècles. Apprenez-moi votre
histoire , et pour quel sujet vous étiez
renfermé dans ce vase. »
A ce discours, le génie regar-
Il6 LES MILLE ET TJNE NUITS,
dant le pêcheur d'un air fier, îuî
répondit : « Parle-moi plus civile-
ment ; lu es bien hardi de m'ap-
peler esprit superbe. « « Hé bien , re-
partit le pêcheur , vous parlerai-je
avec plus de civilité, en vous ap-
pelant hibou du bonheur r* » « Je le
dis , repartit le génie , de me par^
1er plus civilement avant (jue je te
tue. » « Hé pourquoi me tueriez-vous,
répliqua le pêcheur? Je viens devons
mettre en liberté ; l'avez - vous déjà
oublié?» «Non, je m'en souviens,
repartit le génie , mais cela ne m'em-
pêchera pas de le faire mourir ; et je
n'ai qu'une seule grâce à l'accorder.»
« Et quelle est celte grâce , dit le pê-
cheur ? » « C'est , répondit le génie ,
de te laisser choisir de quelle manière
tu veux que je te tue. » « Mais en
quoi vous ai-je offensé, reprit le
pêcheur? Est-ce ainsi que vous vou-
lez me récompenser du bien que je
\-ous ai fait ? » « Je ne puis le traiter
autrement , dit le génie -, et afin que
tu en sois persuadé, écoute mou
Jiistoire :
CONTES ARABES. ÏI7
» Je suis un de ces esprits rebelles
qui se sont opposés à la volonté de
Dieu. Tous les autres génies recon-
nurent le grand Salomon , prophète
de Dieu , et se soumirent à lui. Nous
iïimes les seuls , Sacar et moi , qui
ne voulûmes pas faire cette bassesse.
Pour s'en venger, ce puissant mo-
narque chargea Assaf, fils de Ba-
rakhia , son premier ministre , de me
venir prendre. Cela fut exécuté. Assaf
vint se saisir de ma personne, et me
mena malgré moi devant le trône du
roi son maitre. Salomon , fils de Da-
vid , me commanda de quitter mon
genre de vie, de reconnoitre son pou-
voir , et de me soumettre à ses com-
lïiandemens. Je refusai hautement
de lui obéir; et j'aimai mieux m'ex-
poser à tout son ressentiment, que de
lui prêter le serment de fidélité et de
soumission qu'il exigeoit de moi.
Pour nie punir , il m'enferma dans
ce vase de cuivre ; et afin de s'assurer
de moi, et que je ne pusse pas forcer
ïna prison , il imprima lui-même sur
le couvercle de plomb son sceau , où
1 1 8 LES MILLE ET UNE NUITS ,
le grand nom de Dieu étoit gravé.
Cela fait , il mit le vase entre les mains
d'un des génies qui lui obéissoient ,
avec ordre de me jeter à la mer; ce
qui fut exécuté à mon grand regret.
Durant le premier siècle de ma pri-
son, je jurai que si quelqu'un m'en
délivroit avant les cent ans achevés,
je le rendrois riche , même après sa
mort. Mais le siècle s'écoula , et per-
sonne ne me rendit ce bon office.
Pendant le second siècle, je fis ser-
ment d'ouvrir tous les trésors de la
terre à quiconque me inettroit en li-
berté ; mais je ne fus pas plus heu-
reux. Dans le troisième, je promis
de faire puissant monarque mon Hbé-
rateur , d'être toujours près de lui en
esprit, et de lui accorder chaque jour
trois demandes , de quelque nature
qu'elles pussent être; mais ce siècle
se passa comme le deux autres, et je
demeurai toujours dans le même état.
Enfin , chagrin , ou j^lutôt enragé de
me voir prisonnier si long-temps , je
jurai que si quelqu'un me délivroit
dans la suite , je le tuerois impitoya-
CONTES ARABES. II9
blement et ne lui accorderois point
d'autre grâce que de lui laisser le
choix du genre de mort dont il vou-
droit que je le fisse mourir. C'est
pourquoi , puisque tu es venu ici au-
jourd'hui , et que tu m'as délivré , choi-
sis comment tu veux que je te tue. »
Ce discours affligea fort le pécheur.
« Je suis bien malheureux , s'écria-t-
ii , d'être venu en cet endroit rendre
un si grand service à un ingrat. Con-
sidérez de grâce votre injustice , et
révoquez un serment si peu raison-
nable. Pardonnez - moi , Dieu vous
pardonnera de même. Si vous me
donnez généreusement la vie , il vous
mettra à couvert de tous les complots
qui se formeront contre vos jours. »
« Non , ta mort est certaine , dit le
génie ^ choisis seulement de quelle
sorte tu veux que je te fasse mou-
rir » Le pêcheur le voyant dans la
résolution de le tuer , en eut une dou-
leur extrême , non pas tant pour l'a-
mour de lui , qu'à cause de ses trois
enfans dont il plaignoit la misère où
ils alloient être réduits par sa mort.
120 LES 3riLLE ET UNE NUITS,
Il lâcha encore d'apaiser le génie.
« Hélas ! repril-il , daignez avoir pi-
tié de moi , en considération de ce cjue
j'ai fait pour vous. » « Je te l'ai déjà
dit , repartit le génie , c'est justement
pour cette raison que je suis obligé
de t'ôter la vie. » « Cela est étrange,
répliqua le pêcheur, que vous vou-
liez absolument rendre le mal pour
le bien. Le proverbe dit , que qui fait
du bien à celui qui ne le mérite pas ,
en est toujours mal payé. Je crojois,
je l'avoue , que cela étoit faux ; en
effet , rien ne choque davantage la
raison et les droits de la société ; néan-
moins j'éprouve cruellement que cela
n'est que trop véritable.» «Ne per-
dons pas le temps , interrompit le gé-
nie , tous tes raisonnemens ne sau-
roient me détourner de mon dessein.
Hâte-toi de dire comment tu souhai-
tes que je te tue. »
La nécessité donne de fesprit. Le pé-
cheur s'avisa d'un stratagème." Puis-
c[ue je ne saurois éviter la mort , dit-
il au génie , je me soumets donc à la
volonté de I)ieu. Mais avant que je
CONTÉS Arx.ABES. 1 2t
choisisse un genre de mort , je vous
conjure , par Je grand nom de Dieu
qui étoit gravé sur le sceau du pro-
pliète Salomon , fils de David , de me
dire la vérité sur une question que
j'ai à vous faire. »
Quand le génie vit qu'on lui faisoit
une adjuration qui le contraignoit de
répondre positivement, il trembla eu
lui-même , et dit au pêcheur ; « De-
mande-moi ce que tu voudras, et
hâte-toi »
Le jour venant à paroître , Schehe-
razade se tut en cet endroit de son
discours. « Ma sœur , lui dit Dinar-
zade , il faut convenir que plus vous
parlez , et plus vous faites de plaisir.
J'espère que le sultan notre seigneur,
ne vous fera pas mourir qu'il n'ait
entendu le reste du beau conte du pê-
cheur. « « Le sultan est le maitre , re-
prit Scheherazade 5 il faut vouloir tout
ce qui lui plaira. » Le sultan , qui
n'avoit pas moins denvie que Di-
îiarzade d'entendre ]a fin de ce
conte , différa encore la mort de la
sultane.
I, Il
122 LES MILLE ET UNE NUITS ,
X I^ NUIT.
S c H A H R I A R et la princesse son
épouse, passèrent cette nuit de la,
même manière que les précédentes »
et avant que je jour parût Dinaizade
les réveilla par ces paroles , qu'elle
adressa à la sultane : « Ma sœur , je
vous prie de reprendre le conte au
pêcheur. » « Très-volontiers , répon-
dit Scheherazade , je vais vous satis-
faire , avec la permission du sultan. »
Le génie, poursuivit -elle, ayant
romis de dire la vérité , le pêcheur
ui dit : « Je voudrois savoir si effec-
tivement vous étiez dans ce vase ;
oseriez -vous en jurer par le grand
nom de Dieu?» « Oui, répondit le
génie , je jure par ce grand nom que
j'y étois; et cela est très -véritable. »
« £a bumie foi , répliqua le pécheur.
l
CONTES ARABES. 1^3
je ne puis vous croire. Ce vase ne
pourroit pas seulement contenir un
de vos pieds ; comment se peut-il que
votre corps y ait été renfermé tout
entier ? « « Je te jure pourtant , re-
partit je génie , que j y étois tel cpie
tu me vois. Est-ce que tu ne me crois
pas, après le grand serment que je
t ai fait ? » « Won vraiment , dit le pê-
cheur ; et je ne vous croirai point , à
moins que vous ne me fassiez voir la
chose. »
Alors il se fît une dissolution du
corps du génie , qui , se changeant
en fumée , s'étendit comme aupara-
vant sur la mer et sur le rivage, et
qui , se rassemblant ensuite , com-
mença de rentrer dans le vase , et
continua de même par une succession
lente et égale, jusqu'à ce qu'il n'en
restât plus rien au-dehors. Aussitôt
il en sortit une voix qui dit au pé-
cheur : « Hé bien , incrédule pé-
cheur , me voici dans le vase ; me
crois-tu présentement r* »
Le pécheur , au lieu de répondre
au génie, prit le com'ercle de plomb j
124 l'Es MILLE ET UNE NUITS ,
et avant fermé promptement le vase :
« Génie , lui cria-t-il , demande-moi
grâce à ton tour , el; choisis de quelle
morl tu veux que je te fasse mourir.
Mais non, il vaut mieux que je te re-
jette à la mer, dans le même en-
droit d'où je t'ai tiré, puis je ferai bâ-
tir une maison sur ce rivage, où je
demeurerai , pour avertir tous les pê-
cheurs qui viendront y jeter leurs
fijets de bien prendre garde de re-
pêcher un méchant génie comme
toi , qui as fait serment de tuer ce-
lui qui te mettra en liberté. »
A ces paroles offensantes , le génie
irrité , fit tous ses efforts pour sortir
du vase 5 mais c'est ce qui ne lui fut
pas possible 5 car l'empreinte du
sceau du prophète Salomon, fils de
David , l'en empêchoit. Ainsi , voyant
que le pêcheur avoit alors l'avan-
tage sur lui, il prit le parti de dis-
simuler sa colère. « Pêcheur , lui
dit - il d'un ton radouci , garde - toi
bien de faire ce que tu dis. Ce que
j'en ai fait , n'a été que par plaisan-
terie, et tu ne dois pas prendre la
CONTES ARABES. 125
chose sérieusement. » «O génie, ré-
pondit le pêcheur , toi qui étois , il
n'y a qu'un moment , le plus grand ,
et qui es à cette heure le plus petit
de tous les génies, apprends que tes
artificieux discours ne te serviront de
rien. Tu retourneras à la mer. Si tu
y as demeuré tout le temps que tu
m'as dit , tu pourras bien y demeu-
rer jusqu'au jour du jugement. Je
t'ai prié, au nom de Dieu , de ne me
pas ôter la vie , tu as rejeté mes priè-
res ; je dois te rendre la pareille. »
Le génie n'épargna rien pour tâ-
cher de toucher le pécheur. « Ouvre
le vase, lui dit-il, donne-moi la li-
berté , je t'en supplie ; je te promets
que tu seras content de moi. » «Tu
n'es qu'un traître , repartit le pê-
cheur. Je mériterois de perdre la
vie , si j'avois l'imprudence de me
fier à toi. Tu ne manquerois pas de
me traiter de la même façon qu'un
certain roi grec traita le médecin Dou-
ban. C'est une histoire que je le veux
126 LES MILLE ET UNE NUITS ,
HISTOIRE
ROI GREC ET DU BIÉDECIN DOUBAK,
«Il y avoit au pajs de Zouman ,
dans la Perse , un roi dont les sujets
étoient grecs originairement. Ce roi
étoit couvert de lèpre 5 et ses méde-
cins , après avoir inutilement employé
tous leurs remèdes pour le guérir, ne
savoient plus que lui ordonner , lors-
qu'un très-habile médecin, nommé
Douban , arriva dans sa cour.
» Ce médecin avoit puisé sa science
dans les livres grecs , persans , turcs ,
arabes , latins , syriaques et hébreux ;
et outre qu'il étoit consommé dans la
philosophie , il connoissoit parfaite-
ment les bonnes et mauvaises qualités
C0NTE5 ARABES. 127
de tontes sortes de plantes et de dro-
gues. Dès qu'il fut informé de la ma-
ladie du roi, et qu'il eut appris que
ses médecins l'avoient abandonné , il
s'habilla le plus proprement qu'il lui
fut possible, et trouva mojen de se
faire présenter au roi. « Sire , lui dit-
il , je sais que tous les médecins dont
votre majesté s'est servie , n'ont pu la
guérir de sa lèpre ', mais si vous vou-
lez bien me faire l'honneur d'agréer
mes services , je m'engage à vous gué-
rir sans breuvage et sans topiques.»
Xie roi écouta cette proposition. « Si
vous êtes assez habile homme , ré-
pondit - il , pour faire ce que vous
dites , je promets de vous enrichir ,
vous et votre postérité ; et sans comp-
ter les présens que je vous ferai ,
vous serez mon plus cher favori.
Vous m'assurez donc que vous m'ô-
ierez ma lèpre , sans me faire pren-
dre aucune potion., et sans m'appJi-
quer aucun remède extérieur ?« «Oui,
sire , repartit le médecin , je me flatte
d'y réussir , avec faide de Dieu 5 et
des demain j'en ferai fépreuve. »
123 LES MILLE ET UNE NUITS ,
)i En effet , le médecin Douban se
retira chez lui, et fit un mail qu'ii
creusa en dedans par le manche, ou
il mit la drogue dont il prétendoit se
servir. Cela étant lait , il prépara
aussi une boule de la manière qu il la
vouloit , avec quoi il alla le lende-
main se présenter devant le roi; et
se prosternant à ses pieds , il baisa la
terre
En cet endroit , Scheherazade , re-
marquant qu'il étoit jour, en avertit
Schaliriar , et se tut. « En vérité, ma
sœur , dit alors Dinarzade , je ne sais
où vous allez prendre tant de belles
choses. » «Vous en entendrez bien
d'autres demain , répondit Schehera-
zade , si le sultan , mon maître , a la
bonté de me prolonger encore la vie. »
Schahriar , qui ne desiroit pas moins
ardemment que Dinarzade , d'enten-
dre la suite de l'histoire du médecin
Douban , n'eut garde de faire mou-
rir la sultane ce jour-là.
CONTES ARABES. IS9
X I r NUIT.
I/A douzième nuit étoit déjà fort
avancée , lorscjue Scheherazade re-»
prit ainsi le fil de l'histoire du roi grec
et du médecin Douban :
Sire, le pécheur parlant toujours
au génie qu'il tenoit enfermé dans le
vase, poursuivit ainsi : « Le méde-
cin Douban se leva, et après avoir
fait une profonde révérence , dit au
roi qu'il jugeoit à propos que sa ma-
jesté montât à cheval , et se rendit à
la place pour jouer au mail. Le roi
fit ce qu'on lui disoit; et lorsqu'il fut
dans le lieu destiné à jouer au mail à
cheval , le médecin s'approcha de lui
avec le mail qu'il avoit préparé , et le
lui présentant : « Tenez, sire, lui
y> dil-il, exercez -vous avec ce mail,
» en poussant celte boule avec , par la
.1 JO LÉS MILLE ET UNE NUITS ,
« place , jusqu'à ce que vous sentiez
» votre main et votre corps en sueur.
« Quand le remèue que j'ai enfermé
» clans le manche de ce mail , sera
» échauffé par votre main , il vous
» pénétrera par tout le corps ^ et sitôt
» que vous suerez , vous n'aurez qu'à
« quitter cet exercice; carie remède
» aura fait son effet. Dès que vous se-
» rez de retour en votre palais , vous
« entrerez au bain , et vous vous fe-
» rez bien laver et frotter ; vous vous
» coucherez ensuite; et en vous levant
« demain matin , vous serez guéri. »
« Le roi prit le mail , et poussa son
cheval après la boule qu'il avoit jetée.
Il la frappa; elle lui fut renvoyée par
les officiers qui jouoienl avec lui; il la
refrappa , et enfin le jeu dura si
long-temps , que sa main en sua ,
aussi bien que tout son corps. Ainsi ,
le remède enfermé dans le manche
du mail , opéra comme le médecin
l'avoit dit. Alors , le roi cessa déjouer,
s'en retourna dans son palais , entra
au bain , et observa très-exactement
ce qui lui avoit été prescrit. Il s'en
CONTES ARABES. l6l
trouva fort bien ; car le lendemain en
se levant , il s'aperçut , avec autant
d'ëtonneinent que cle joie , que sa lè-
pre étoit guérie , et qu'il avoit le corps
aussi net qtie s'il n'eût jamais été at-
taqué de cette maladie. D'abord qu'il
fut habillé , il entra dans la salle d'au-
dience publique, où il monta sur son
trône , et se fit voir à tous ses courti-
sans , que l'empressement d'appren-
dre le succès du nouveau remède y
avoitfait aller de bonne heure. Quand
ils virent le roi parfaitement guéri ,
ils en firent tous paroitre une extrême
joie.
» Le médecin Douban entra dans
la salle , et s'alla prosterner au pied
du trône , la face contre terre. Le roi
l'ayant aperçu , l'appela , le fit asseoir
à son côté , et le montra à rassem-
blée , en lui donnant publiquement
toutes les louanges qu'il méritoit. Ce
prince n'en demeura pas là -, comme
il régaloit ce jour-là toute sa cour , il
le fit manger à sa table seul avec lui —
A ces mots , Scheherazade remar-
quant qu'il étoit jour , cessa de pour-
iZo. LES MILLE ET UNE NUITS ,
suivre son conte. « Ma sœur , dit Di*
iiarzade , je ne sais quelle sera la fin
de cette histoire , mais j en trouve le
commencement admirable. » « Ce qui
reste à raconter , en est le meilleur ,
répondit la sultane; et je suis assurée
que vous n'en disconviendrez pas , si
le sultan veut bien me permettre de
l'achever la nuit prochaine. « Schah-
riar j consentit , et se leva fort satisiait
de ce qu'il avoit entendu.
CONTES ARABES. iSj
X 1 1 1= NUIT.
VERS Ja fin de la nuit suivante j
Scheherazade , pour contenter la cu-
riosité de sa sœur Dinarzade , conti-
nua , avec la permission du sultan ,
son seigneur, l'histoire du roi grec et
du médecin Douban.
» Le roi grec, poursuivit le pê-
cheur , ne se contenta pas de recevoir
à sa table le médecin Douban ; vers
la fin du jour, lorsqu'il voulut congé-
dier l'assemblée , il le fit revêtir d'une
longue robe fort riche , et semblable
à celle que portoient ordinairement
ses courtisans en sa présence ; outre
cela, il lui fit donner deux mille se-
quins. Le lendemain et les jours sui-
vans , il ne cessa de le caresser. En-
fin , ce prince, croyant ne pouvoir ja-
I. 12
3 04 LES MILLE ET UNE NUITS ,
mais assez reconiioîtreles obligations
qu'il avoit a un médecin si habile ,
répandoit sur lui tous les jours de
nouveaux bienfiiits.
» Or, ce roi avoit un grand -visir
qui éloit avare, envieux et naturelle-
ment capable de toutes sortes de cri-
mes. Il n' avoit pu voir sans peine les
présens qui avoient été faits au mé-*
decin , dont le mérite d'ailleurs com^
mençoit à lui faire ombrage 5 il réso-
lut de le perdre dans l'esprit du roi.
Poury réussir , il alla trouver ce prin-
ce, et lui dit en particulier, qu'il avoit
un avis de la dernière importance à
lui donner. Le roi lui ayant demandé
ce que c'étoit : « Sire , lui dit-il^ il est
bien dangereux à un monarque d'a-
voir de la confiance en un homme
dont il n'a point éprouvé la fidélité.
En comblant de bienfaits le médecin
Douban , en lui faisant toutes les ca-
resses que votre majesté lui fait ,
vous ne savez pas que c'est un traître
qui ne s'est introduit dans celte cour
que pour vous assasiner. » « De qui
tê^icz-vous ce que vous m'osez dire.
l
CONTES ARABES. lOJ
rt^pondille roi? Songez-vous que c'est
à moi que vous parlez , et que vous
ivancez une chose que je ne croirai
as légèrement ? » « Sn-e, répliqua
e visir , je suis parfaitement instruit
(le ce que j'ai l'honneur de vous re-
présenter. 'Ne vous reposez donc plus
sur une confiance dangereuse. Si vo-
tre majesté dort, qu'elle se réveille ; car
enfin , je le répète encore , le méde-
cin Douban n'est parti du fond de
la Grèce , son -pays , il n'est venu s'é-
tablir dans votre cour , que pour
exécuter l'horrible dessein dont j'ai par-
lé. » Non , non , visir , interrompit le
roi , je suis sûr que cet homme que
vous traitez de perfide et de traître ,
est le plus vertueux et le meilleur de
tous les hommes j il n'y a personne
au monde que j'aiine autant que lui.
Vous savez par quel remède , ou plu-
tôt par quel miracle il m'a guéri de
ma lèpre ; s'il en veut à ma vie , pour-
quoi me l'a-t-il sauvée ? Il n avoit
qu'à m'abaudonner à mon maJ ; je
n'en pou vois échapper ; ma vie étoit
déjà à moitié consumée. Cessez donc
l35 LES MILLE ET UNE NUITS,
de vouloir m'inspirer d'injustes soup-
çons ; au lieu de les écouter , je vous
avertis que je fais dès ce jour à ce
grand homme, pour toute sa vie,
une pension de mille secjuins par
mois. Quand je partagerois avec lui
toutes mes richesses et mes états mê-
mes , je ne le pajerois pas assez de ce
qu il a fait pour moi. Je vois ce cjue
c'est , sa vertu excite votre envie ;
mais ne croj^ez pas que je me laisse
injustement prévenir contre lui; je
me souviens trop bien de ce qu'un
visir dit au roi Sindbad , son maitre ,
pour l'empêcher de faire mourir le
prince son fils »
« Mais , sire , ajouta Schehera-
zade , le jour qui paroît me défend
de poursuivre.» « Je sais bon gré au
roi grec , dit Dinarzade , d'avoir eu la
fermeté de rejeter la fausse accusa-
tion de son visir. » « Si vous louez
aujourd'hui la fenneté de ce prince,
interrompit Sclieherazade , vous con-
damnerez demain sa foiblesse , si le
sultan veut l3ien que j'achève de ra-«
couler cette histoire. » Le sultan , çu-
CONTES ARABES* ïZy
rieux d'apprendre en qnoi le roi grec
avoit eu de la foiblesse , différa en-
core la mort de la sultane.
ï38 LES MULE ET UNE Is'UITS ,
XIV* NUIT.
a^jVl A sœur , s'écria Dinarzade sur
la fin de la quatorzième nuit , repre-^
nez , je vous prie , l'histoire du pê-
cheur ; vous en êtes demeurée à l'en-^
droit ou le roi grec soutient rinnocen-
ce du médecin Douban , et prend si
fortement son parti. » « Je m'en sou-^
viens, répondit Scheherazadej vous
en allez entendre la suite. »
Sire , continua - 1 - elle , en adres-
sant toujours la parole à Schahriar ,
ce que le roi grec vencit de dire tou-
chant le roi Sindbad, piqua la curio-
sité du visir , qui lui dit: «Sire, je
supplie votre majesté de me pardon-
ner si j'ai la hardiesse de lui demander
ce que le visir du roi Sindbad dit à
son maître pour le détourner de l'aire
mourir le prince son fils. » Le roi grec
CONTES ARABES, l3(}
eut la complaisance de le satisfaire.
Ce visir , répondit-il , après avoir re-
présenté au roi Sindbad que sur l'ac-
cusation d'une belle-mère , il devoit
craindre de faire une action dont il
pût se repentir , lui conta cette hisr-
loire ;
140 LES MILLE ET UNE NUITS,
" -.
HISTOIRE
DU MARI ET DU PERROQUET,
«Un bon homme avoit une belle
femme ; il l'aimoit avec tant de pas-
sion 5 qu'il ne la perdoit de vue que
le moins qu'il pouvoit. Un jour que
des affaires pressantes l'obligeoient à
s'éloigner d'elle , il alla dans un en-
droit où l'on vendoit toutes sortes d'oi-
seaux ; il y acheta un perrog^uet , qui
non-seulement parloit fort bien , mais
qui avoit même le don de rendre
compte de tout ce qui avoit été fait
devant lui. Il fapporta dans une cage
au logis , pria sa iemme de le mettre
dans sa chambre et d'en prendre soin
pendant le voyage qu'il alloit faire 5
après quoi il partit.
CONTES ARABES. l4t
» A son retour , il ne manqua pas
d'interroger le perroquet sur ce qui
s'étoit passé durant son absence;
et là-dessus, l'oiseau lui apprit des
choses qui lui donnèrent lieu de faire
de grands reproches à sa femme. Elle
crut que quelqu'une de ses esclaves
l'avoit trahie 5 elles jurèrent toutes
qu'elles luiavoient étëfidelles^ et elles
convinrent qu'il falloit que ce fut le
perroquet qui eût fait ces mauvais
rapports.
» Prévenue de cette opinion, la
femme chercha dans son esprit un
moyen de détruire les soupçons de son
mari , et de se venger en même
temps du perroquet. Elle le trouva :
son mari étant parti pour faire un
voyage d'une journée , elle comman-^
da à une esclave de tourner pendant
la nuit , sous la cage de foiseau , un
moulin à bras ; à une autre , de jeter
de feau en forme de pluie par le haut
de la cage -, et à une troisième , de
prendre un miroir et de le tourner de-!
vaut les yeux du perroquet, adroite
et à gauche , h la clarté d'une chau-»
T4-?' l'Es MILLE ET UNE NUITS,
cieile. Les esclaves employèrent une
^r.aide partie de la nuit à faire ce que
leur avoit ordonné leur maîtresse , et
elles s'en acquittèrent fort adroite-
ment.
» Le lendemain , le mari étant de
retour, fit encore des questions au
perroquet sur ce qui sétoit passé chez
îi;i ; Toiseau lui répondit : « Mon bon
m-ràtie, les éclairs , le tonnerie et la
pluie m'ont tellement incommodé
loule la nuit , que je ne puis vous dire
ce que j'en ai souffert. »Le mari^ qui
savoit bien qu'il n'avoit ni plu ni ton-
né cette nuit-là, demeura persuadé
que le perroquet ne disant pas la vé-
rité en cela ne la lui avoit pas dite
aussi au sujet de sa femme. Cest
pourquoi , de dépit , l'aj^ant tiré de
sa cage , il le jeta si rudement contre
terre , qu'il le tua. Néanmoins , dans
la suite , il apprit de ses voisins que
le pauvre perroquet ne lui avojt pas
menti en lui parlant de la conduite de
sa fenuiie ; ce qui fut cause qu'il se
repentit de l'avoir !ué
Là j s'arrêta Sciierazade parcd
CONTÉS Ail A BE Si 14»!
qu'elle s'aperçut qu'il étoît jour.
«Tout ce que vous nous racontez,
ma sœur , dit Dinarzade , est si varié ^
que rien ne me paroît plus agréable. «
«Je voudrois continuer de vous di-
vertir , répondit Scheherazade ; mais
je ne sais si le sultan , mon maître ,
m'en donnera le temps. « Schahriar ,
qui ne prenoit pas moins de plaisir
que Dinarzade à entendre la sultane,
se leva , et passa la journée sans or-
donner au visir de la faire mourir.
I44 l'Es MILLE ET UNE Nt'iTS,
XV" NUIT.
D I N A R z A D E ne fut pas moîns
exacte cette nuit que les précédentes ,
à réveiller Scheherazade , et à l'enga-
ger à lui conter un de ces beaux con-
tes qu'elle savoit. « Ma sœur , répon-
dit la sultane, je vais vous donner cette
satisfaction. » « Attendez , interrom-
pit le sultan , achevez l'entretien du
roi grec avec son visir , au sujet du
médecin Douban , et puis vous con-
tinuerez l'histoire du pêcheur et du
génie. » « Sire, repartit Schehera-
zade , vous allez être obéi. » En mê-
me temps ehe poursuivit de cette
manière :
» Quand le roi grec , dit le pêcheur
au génie , eut achevé l'histoire du
perroquet: «Et vous, visir, ajouta-
t-il, par l'envie que vous avez con-
C 0 ÏS" T E s ARABES. l45
iue contre le médecin Doiiban , qui
lie vous a fait aucun mal, vous vou-
lez que je le fasse mourir ; mais je
m'en garderai bien , de peur de m'en
repentir , comme ce mari d'avoir tué
son perroquet. » Le pernicieux visir
étoit trop intéressé à la perte du mé-
decin Douban , pour en demeurer là.
c Sire , répliqua-t-il , la mort du per-
roquet étoit peu importante , et je ne
crois pas que son maître l'ait regretté
long -temps. Mais pourquoi faut -il
que la crainte d'opprimer l'innocence
vous empêche de faire mourir ce mé-
decin? Ne sulEt-ii pas qu'on l'accuse
de vouloir attenter à votre vie , pour
vous autoriser à liù faire perdre la
sienne ? Quand il s'agit d'assurer les
jours d'un roi, un simple soupçon
doit passer pour une certitude , et il
vaut mieux sacrifier l'innocent , que
sauver le coupable. Mai.^ , sire , ce
n'est point ici une chose incertaine :
le médecin Douban v^eut vous assas-
siner. Ce n'est point l'envie qui m'ar-
me contre lui , c'est fintérêt seul que
je prends à la conservation de votre
I. i5
146 LES MILLE ET L'KE NUITS ,
majesté ; c'est mon zèle qui me porte
à vous donner un avis d'une si grande
importance. S'il est faux, je mérite
qu'on me punisse de la même ma-
]iière qu'on punit autrefois un visir. »
«Qu'avoit fait ce visir , dit le roi grec,
2")our être digne de ce châtiment':'»
« Je vais , répondit le visir , rappren-
dre à votre majesté ; qu'elle ait , s ii
lui plait 3 la bonté de m écouter :
CONTES ARABES. 147
HISTOIRE
DU VISIR PUNL
«IL étoit autrefois un roi, poursui-
vil-il, qui avoit un fils qui aimoifc
passionnément la chasse. Il lui per-
meltoit de prendre souvent ce diver-
tissement; mais il avoit donné ordre
à son grand visir de l'accompagner
toujours et de ne le perdre jamais de
vue. Un jour de chasse , les piqueurs
ayant lancé un cerf, le prince qui
crut que le visir le suivoit, se init
après la bête. Il courut si long-temps,
et son ardeur l'emporta si loin , qu'il
se trouva seul. Il s'arrêta , et remar-
quant qu'il avoit perdu la voie , il
voulut retourner sur ses pas pour
aller rejoindre le visir, qui n'avoit
pas été assez diligent pour le suivra
'14^ LBS MILLE ET UNE NUITS ,
de près • mais il s'égara. Pendant
qu'il couroit de tous côtés sans tenir
de route assurée , il rencontra au
bord d'un chemin une dame assez
bien faite, qui pleuroit amèrement.
Il retint la bride de son cheval , de-
manda à cette femme qui elle étoit ,
ce qu'elle faisoit seule en cet endroit ,
et SI elle avoit besoin de secours. « Je
suis , lui répondit-elle , la fille d'un
roi des Indes. En me promenant à
cheval dans la campagne , je me suis
endormie, et je suis tombée. Mon
cheval s'est échappé , et je ne sais ce
qu'il est devenu. » Le jeune prince
eut pitié d'elle , et lui proposa de la
prendre en croupe; ce qu'elle accepta.
» Comme ils passoient près d'une
masure , la dame aj'^ant témoigné
qu'elle seroit bien aise de mettre pied
à terre pour quelque nécessité , le
prince s'arrêta et la laissa descendre .
Il descendit aussi, s'approcha de la,
masure en tenant son cheval par la
bride. Jugez quelle fut sa surprise ,
lorsqu'il entendit la dame en dedans;
prononcer ces paroles ; « Réjouissez-
CONTES A S. A B E S, 14»)
^î VOUS , mes enfans , je vous amène
ï> un garçon bien fait et fort gras -, »
et d'autres voix lui répondirent aussi^
tôt : « Maman , où est -r il , que nous
» le mangions tout -à -rheure3 car
î) nous avons bon appétit?»
» Le prince n'eut pas besoin d'en
entendre davantage , pour concevoir
le danger où il se trouvoit. Il vit bien
que la dame qui se disoit fille d'un
roi des Indes, étoit une ogresse , fem-
me de ces démons sauvages , appelés
ogres , c[ui se retirent dans des lieux
abandonnés, et se servent de mille
ruses ppur surprendre et dévorer les
passans. Il fut saisi de frayeur , et se
jeta au plus vite sur son cheval. La
prétendue princesse parut dans le
moment 3 et voyant qu'elle avoit man-
qué son coup : « Ne craignez rien ,
cria-t-elle au prince. Qui êtes-vous ?
Que cherchez-vous ? » « Je suis éga-
ré , répondit-il , et je cherche mou
chemin. » « Si vous êtes égaré , dit-
plie , recommandez-vous à Dieu , il
vous délivrera de fembarras où vous
vous trouvez. « Alors le prince leva
100 LES MILLE ET UKE NUITS,
les jeux au ciel.... « Mais, sire , dit
Sclielierazade en cet endroit , je suis
obligée d'interrompre mon discours ;
le jour qui paroît , m'impose silence.»
«Je suis fort en peine, ma sœur,
dit Dinarzade , de savoir ce que de-
viendra ce jeune prince j je tremble
pour lui. »
« Je vous tirerai demain d'inquié-
tude , répondit la sultane , si le sul-
tan veut bien que je vive jusqu'à ce
temps-là. » Schahriar, curieux d'ap-
prendre ie dénouement de cette his-
toire , prolongea encore la vie de
Sclielierazade.
CONTES ARABES. l5r
X V I^ NUIT.
DiNARzADE avoit tant d'envie d'en-
lendre la lin de l'histoire du jeune
prince , qu'elle se réveilla cette nuit
plutôt qu'à l'ordinaire. « Ma sœur ,
dit-elle , achevez , je vous prie , l'his-
toire que vous commençâtes hier 5 je
m'intéresse au sort du jeune prince ,
et je meurs de peur qu'il ne soit
mangé par l'ogresse et ses enfans. »
Schahriar ayant marqué qu'il étoit
dans la même crainte : « Hé bien ,
sire, dit la sultane , je vais vous tirer
de peine. »
« Après que la fausse princesse des
Indes eut dit au jeune prince de se
recommander à Dieu , comme il crut
qu'elle ne lui parloit pas sincèrement ,
et qu'elle comptoit sur lui comme s'il
eût déjà été sa proie , il leva les mains
l52 LES MILLE ET UNE NUITS,
au ciel , et dit : « Seigneur , qui êtes
tout-puissant , jetez les jeux sur moi,
et me délivrez de cette ennemie.» A
cette prière , la femme de l'ogre ren-
tra dans la masure , et le prince s'en
éloigna avec précipitation. Heureuse-r
ment il retrouva son chemin , et ar-
riva sain et sauf auprès du roi son
père , auquel il raconta de point en
point le danger qu'il venoit de cou^
rir par la faute du grand visir. Le
roi 5 irrité contre ce ministre , le fit
étrangler à l'heure même.
« Sire , poursuivit le visir du roi
grec , pour revenir au inédecin Dou-t
ban, si vous n'y prenez garde, la
confiance que vous avez en lui , vous
sera funeste ; je sais de bonne part
que c'est un espion envoyé par vos
ennemis pour attenter à la vie de vo-
tre majesté. Il vous a guéri , dites-i
vous ; hé qui peut vous en assurer ?
Il ne vous a peut - être guéri qu'en
ap]3arence et non radicalement. Que
sait-on si ce remède , avec le temps ,
ne produira pas un effet pernicieux?»
» Le roi grec , qui avoil natureilçts
CONTES AHABES. l53
ïîient fort peu d'esprit, n'eut pas assez
tle pénétration pour s'apercevoir de
la méchante intention de son visir ,
ni assez de fermeté pour persister
dans son premier sentiment. Ce dis-
cours fébranla. « Visir , dit-il , tu as
raison ; il peut être venu exprès pour
ni'ôter la vie ; ce qu'il peut fort bien
exécuter par la seule odeur de queî-^
qu'une de ses drogues. Il faut voir
ce qu'il est à propos de faire dans
cette conjoncture. »
« Quand le visir vit le roi dans la
disposition où il le vouloit : « Sire,
lui dit-il, le moyen le plus sûr et le
plus prompt pour assurer votre re-
pos et mettre votre vie en sûreté ,
c'est d'envoyer clierclier tout-à-l' heure
le médecin Douban, et de lui faire
couper la tête d'abord qu'il sera arri-
vé. » «Véritablement, reprit le roi, je
crois que c'est par-là que je dois pré-f
venir son dessein. » En achevant ces
paroles , il appela un de ses officiers ,
et lui ordonna d'aller chercher le mé-
decin , qui, sans savoir ce quç le roi
4ui vouloit j courut au palais en dili^
I 34 LES r-IILLE ET UÎ7E NUITS ,
gence. « Sais - Lu bien , dit le roi en le
voyant, pourquoi je te mande ici?»
u Non , sire, répondit-il , et j'attends
que votre majesté daigne m'en ins-
truire.» «Je t'ai fait venir , reprit le
roi, pour me délivrer de toi en te
faisaiit ôter la vie. »
» Il n'est pas possible d'exprimer
quel fut fétonnement du médecin ,
lorsqu'il entendit prononcer l'arrêt
de sa mort. « Sire, dit -il , quel
sujet peut avoir votre majesté de me
faire mourir :* Quel crime ai-je com-
mis? » ce J'ai appris de bonne part,
répliqua le roi, que tu es un es-
pion , et que tu n'es venu dans ma
cour que pour attenter à ma vie ;
mais pour te prévenir , je veux te ra-
vir la tienne. Frappe , ajouta-t-il au
bourreau qui étoit présent, et me
délivre d'un perfide qui ne s'est in-
troduit ici que pour m'assassiner. »
» A cet ordre cruel , le médecin
jugea bien crue les honneurs et les
bien Peu ts c[u'il avoit reçus, lui avoient
suscité des ennemis , et que le foible
roi s'étoit laissé surprendre à leurs
CONTES ARABES. IJJ
impostures. Il se repentoil: de l'avoir
guéri de sa lèpre 5 mais c étoit un re-
pentir hors de saison. « EsL-ce ainsi,
lui disoit-il , que vous me récompen-
sez du bien que je vous ai fait? » Le
roi ne ['écouta pas , et ordonna une
seconde fois au bourreau de porter le
coup mortel. Le médecin eut recours
aux prières. « Hélas ! sire, s'écria-t-il ,
prolongez-moi la vie , Dieu prolon-
gera la vôtre; ne me faites pas mou-
rir , de crainte que Dieu ne vous
traite de la même manière. »
» Le pêcheur interrompit son dis-
cours en cet endroit, pour adresser la
parole au génie : « Hé bien, génie ,
lui dit-il , tu vois que ce qui se passa
alors entre le roi grec et le médecin
Douban , vient tout-à-l'heure de se
passer entre nous deux. »
» Le roi grec , continua-t-il , au
lieu d'avoir égard à la prière que Je
médecin venoit de lui faire, en le
conjurant au nom de Dieu , lui re-
partit avec dureté : « Non , non ,
c'est une nécessité absolue que je te
lasse périr. Aussi - bien pourrois-tu
l56 LES MILLE ET UXE NUITS,
m ôter la vie plus subtilement encore
que tu ne m'as guéri. » Cependant Is
médecin , fondant en pleurs , et se
plaignant pitoyablement de se voir si
mal payé du service qu'il avoit rendu
au roi , se prépara à recevoir le coup
de la mort. Le bourreau lui banda
les jeux , lui lia les mains , et se mit
en devoir de tirer son sabre.
55 Alors les courtisans qui étoient
présens, émus de compassion, sup-
plièrent le roi de lui faire grâce,,
assurant qu'il n' étoit pas coupable ,
et répondant de son innocence.
Mais le roi fut inflexible , et leur
parla de sorte qu'ils n'osèrent lui ré-
pliquer.
» Le médecin étant à genoux, les
jeux bandés , et prêt à recevoir le
coup qui devoit terminer son sort ,
s'adressa encore une fois au roi :
« Sire , lui dit-il , puisque votre ma-
jesté ne veut point révoquer farrét de
ma mort , je la supplie du moins de
m'accorder la liberté d'aller jusques
chez moi donner ordre à ma sépul-
ture, dire le dernier adieu a jna fa-
CONTES ARABES. îS^
mille , faire des aumônes , et légiief
mes livres à des personnes capables
d'en faire un bon usage. J'en ai un ,
entr'autres , dont je veux faire pré-^
sent à votre majesté : c'est un livre fort
précieux et très - digne d'être soi-
gneusement gardé dans votre trésor. »
«Hé pourquoi ce livre est -il aussi
précieux que tu le dis , répliqua le
roi ? » « Sire , repartit le médecin ,
c'est qu'il contient une infiuité de
choses curieuses , dont la princij^ale
est, que quand on m'aura coupé la
tête , si votre majesté veut bien se
donner la peine d'ouvrir le livre au
sixième feuillet et lire la troisième
ligne de la page à main gauche , ma
tête répondra à toutes les questions
que vous voudrez lui faire. « Le roi ,
curieux de voir une chose si mer-
veilleuse , remit sa mort au lende-
main, et f envoya chez lui sous bonne
garde.
« Le médecin , pendant ce temps-
là , mit ordre à ses affaires 5 et comme
le bruit s'étoit répandu qu'il devoir
arriver un prodige inoui après son
I. 14
1 58 LES MILLE ET UNE NUITS ,
trépas , les visirs ( i ) , les émirs (2) , les
officiers de la garde, enrui toute la
cour se rendit le jour suiv^ant dans îa
salle d'audience pour en être téirioin.
« On vit bientôt paroitre le méde-
cin Douban , qui s'avança jusqu'au
pied du trône royal avec un gros li-
vre à la main. Là , il se fit apporter
un bassin , sur lequel il étendit la cou-
verture dont le livre étoit enveloppé;
et présentant le livre au roi : « Sire,
lui dit-il, prenez, s'il vous plaît, ce
livre ; et d'abord que ma télé sera cou-
}Dée , commandez qu'on la pose dans
e bassin sur la couverture du li\Te ;
dès qu'elle y sera , le sang cessera
d'en couler : alors vous ouvrirez le
livre, et ma téie répondra à toutes
vos demandes. Mais, sire , ajouta-l-iî,
permeltez-moi d'implorer encore une
fuis la clémence de votre majesté ; au
nom de Dieu , laissez-vous fléchir^ je
vous proteste que je suis innocent. »
(i) Les membres du cocseil dont le giajaà
visir est le chef.
(2} Les premiers officiers civils.
CONTES ARABES, 1 5()
ce Tes prières , répondit le roi , sont
inutiles ; et quand ce ne seroit que
pour entendre parler ta tête après ta
mort, je veux que tu meures.» En
disant cela , il prit le livre des mains
du médecin , et ordonna au bourreau
de faire son devoir.
« La tête fut coupée si adroitement,
qu elle tomba dans le bassin ; et elle
fut à peine posée sur la couverture ,
que le sang s'arrêta. Alors , au grand
étonnementdu roi et de tous les spec-
tateurs , elle ouvrit les j^eux 5 et prer
nant la parole : « Sire , dit-elle , que
votre majesté ouvre le livre. » Le roi
l'ouvrit - et trouvant que le premier
feuillet étoit comme collé contre le
second, pour le tourner avec plus de
facilité , il porta le doigt à sa bouche,
et le mouilla de sa salive. Il fît la
même chose jusqu'au sixième feuil-
let ; et ne voyant pas d'écriture à la
page indiquée : « Médecin ^ dit -il à
la tête , ii n'y a rien d'écrit. » « Tour-
nez encore quelques feuillets, repar-
tit la tête. Le roi continua d'en tour-*
ner , en portant toujours le doigt à sa
ï6o LES MILLE ET UNE NUITS,
bouche , jusqu'à ce que le poison ,
dont chaque feuillet étoit imbu, ve-
nant à faire son effet , ce prince se
sentit tout-à-coup agité d'un trans-
port extraordinaire j sa vue se trou-
bla, et il se laissa tomber au pied de
son trône avec de grandes convul-
sions
A ces mots , Scheherazade aperce-
vant le jour , en avertit le sultan , et
cessa de parler. « Ah , ma chère sœur ,
dit alors Dinarzade, que je suis fâ-
chée que vous n'ajez pas le temps
d'achever cette histoire ! Je serois in-
consolable si vous perdiez la vie au-
jourd'hui. « Ma sœur , répondit la
sultane, il en sera ce qu'il plaira au
sultan ; mais il faut espérer qu'il aura
la bonté de suspendre ma mort jus-^
qii à aemain. » Effectivement , Schah-
nar , loin d'ordonner son trépas ce
jour - là , attendit la nuit prochaine
avec impatience , tant il avoit d'envie
d'apprendre la fin de l'histoire du
roi grec , et la suite de celle du pê-
cheur et du génie.
COÎîTES ARABES. j6î
XVir NUIT.
Qu E L Q u E curiosité qu'eût Dinar-
zarde d'entendre le reste de l'histoire
du roi grec, elle ne se réveilla pas
cette nuit de si bonne heure qu'à l'or-
dinaire ; il étoit même presque jour ,
lorsqu'elle dit à la sultane : « Ma
chère sœur , je vous prie de continuer
la merveilleuse histoire du roi grec ;
mais hâtez-vous , de grâce , car le
jour paroîtra bientôt. »
Scneherazade reprit aussitôt cette
histoire, à l'endroit où ellel'avoit lais-
sée le jour précédent. Sire, dit-elle,
le pêcheur continua ainsi : « Quand
le médecin Douban , ou , pour mieux
dire , sa tête , vit que le poison fai-
soit son effet, et que le roi n'avoit
plus que quelques momens à vivre :
« Tyran , s'écria-t-elle^ voilà de quelle
362 LES BULLE ET UNE NUITS,
« manière sont traités les princes quî,
» abusant de leur autorité, font périr
« les innocens. Dieu punit tôt ou tard
5) leurs injustices et leurs cruautés. »
La tête eut à peine achevé ces paro-
les , c[ue le roi tomba mort , et qu'elle
perdit elle-même aussi le peu de vie
qui lui restoit.
» Sire , poursuivit Sclielierazade ,
telle fut la fin du roi grec et du mé-
decin Douban. Il faut présentement
venir à Fhistoire du pêcheur et du
génie ; mais ce n'est pas la peine de
commencer, car il est jour. » Le
sultan, de qui toutes les heures étoient
réglées , ne pouvant l'écouter plus
long - temps , se leva , et comme il
vouloit absolument entendre la suite
de fhistoire du génie et du pêcheur ,
il avertit la sultane de se préparer à la
lui raconter la nuit suivante.
CONTES AHABES. l63
XVII F NUIT.
DiîTAiizABE se dédommagea cette
nuit de la précédente; elle se réveil la
long - temps avant le jour , et pria
Sclieherazade de raconter la suite de
l'histoire du pêcheur et du génie , que
le sultan souhaitoit, autant que J3i-
narzade, d'entendre. « Je vais, ré-
pondit la sultane , contenter sa curio-
sité et la vôtre. » Alors , s'adressant à
Schahriar : Sire , poursuivit-elle , si-
tôt que le pêcheur eut fini l'histoire
du roi grec et du médecin Douban ,
il en fît l'application au génie qu'il
îenoit toujours enfermé dans le vase.
« Si le roi grec, lui dit-il , eut voulu
laisser vivre le médecin , Dieu l'au-
roit aussi laissé vivre lui-même ; mais
il rejeta ses plus humbles prières , et
Dieu l'en punit. Il en ezi de niênif de
1^4 I-^S MILLE ET UNE NUITS ,
toi , ô géaie : si j'avois pu te fléchir
et obtenir de toi la grâce cjue je te
demandois , j'aurois présentement pi-
tié de l'état où tu es ; mais puisque
malgré l'extrême obligation que tu
m'avois de t' avoir mis en liberté , tu
as persisté dans la volonté de me tuer,
je dois , à mon tour , être impitoya-
ble. Je vais , en te laissant dans ce
vase et en te rejetant à la mer , t'ôter
l'usage de la vie jusqu'à la fin des
temps : c'est la vengeance que je pré-
tends tirer de toi. m
« Pêcheur , mon ami , répondit le
génie , je te conjure encore une fois
de ne pas faire une si cruelle action.
Songe qu'il n'est pas honnête de se
venger , et qu'au contraire il est loua-
ble de rendre le bien pour le mal ;
ne me traite pas comme Imma traita
autrefois Ateca. » « Et que fit Imma
à Ateca , répliqua le pêcheur? » « Oh
si tu souhaites de le savoir , repartit
ïe génie , ouvre-moi ce vase ; crois-tu
que je sois en humeur de faire des
contes dans une prison si étroite? Je
t'en ferai tant cjue tu voudi'as quand
r O ^' T E s ARABES. 165
tu m auras tiré d'ici. « « ]Non, dit le
pécheur , je ne te délivrerai pas ; c'est
trop raisonner , je vais te précipiter
au fond de la mer. » « Encore mi
mot , pêcheur, s'écria le génie; je te
promets de ne te faire aucun mal ;
tien éloigné de cela , je t'enseignerai
un moyen de devenir puissamment
riche. »
L'espérance de se tirer de la pau-
vreté , désarma le pêcheur, «Je pour-
rois t écouter , dit-il , s'il y avoit quel-
cpae fond à faire sur ta parole : jure-
moi par le grand nom de Dieu , q^ue
tu feras de bonne foi ce que tu dis ,
et je vais t'ouvrir le vase; je ne crois
pas que tu sois assez hardi pour vio-
ler un pareil serment. » Le génie le
fit , et le pêcheur ôta aussitôt le cou-
vercle du vase. Il en sortit à f instant
de la fumée , et le génie ayant repris
sa forme de la même manière qu'au-
paravant , la première chose qu'il fit,
fut de jeter, d'un coup de pied , le
vase dans la mer. Cette action effraya
le pêcheur : « Génie, dit -il , qu'est-
ce que cela signifie ? Ne vouiez-vou,a
î66 LES MILLE ET UNE KUITS ,
pas garder le serment que vous venez
de faire '^ Et dois-je vous dire ce que
le médecin Douban disoit au roi
grec : « Laissez -moi vivre, et Dieu
prolongera vos jours? »
La crainte du pêcheur fit rire le
génie , qui lui répondit : « Non , pê-
cheur , rassure-toi 5 je n'ai jeté le vase
que pour me divertir et voir si tu en
serois alarmé ; et pour te persuader
que je te veux tenir parole, prends tes
filets et me suis. » En prononçant ces
mots , il se mit à marcher devant le
pêcheur, qui; chargé de ses filets, Je
suivit avec quelque sorte de défian-
ce. Ils passèrent devant la ville, et
montèrent au haut d'une montagne ,
d'où ils descendirent dans une vaste
plaine qui les conduisit à un étang si-
tué entre quatre collines.
Lorsqu'ils furent arrivés au bord
de l'étang, le génie dit au pêcheur :
« Jette tes filets , et prends du pois-
son. » Le pêcheur ne douta point qu'il
n'en prit ; car il en vit une grande
quantité dans l'étang : mais ce crui le
surprit extrêmement , c'est qu'il re-
CONTES ARABES. t-)J
marqua qu'il j en avoit de quatre
couleurs différentes , c'est-à-dire, de
blancs, de rouges, de bleus, et de jau-
nes. Il jeta ses filets, et en amena
quatre , dont chacun étoit d'une de
ces couleurs. Comme il n'en avoit
jamais vu de pareils , il ne pouvoit se
lasser de les admirer ; et jugeant qu'il
en pourroit tirer une somme assez
considérable, il en avoit beaucoup de
joie. «Emporte ces poissons , lui dit le
génie , et va les présenter à ton sul-
tan; il t'en donnera plus d'argent que
tu n'en as manié en toute ta vie. Ta
pourras venir tous les jours pécher eu
cet étang ; mais je t'avertis de ne je-
ter tes filets qu'une fois chaque jour;
autrement il t'en arrivera du mal ,
prends-j garde ; c'est l'avis que je te
donne 5 si tu le suis exactement , tu t'en
trouveras bien. » En disant cela, i!
frappa du pied la terre, qui s'ouvrit,
et se referma après f avoir englouti.
Le pécheur , résolu à suivre de
point en point Jes conseils du génie,
se garda bien de jeter une seconde
fois ses filets. Il reprit le chemin de
l68 LES MILLE ET UKE NUITS,
ia ville , fort content de sa pêche et
faisant mille réflexions sur son aven-
ture. Il alla droit au palais du sul-
tan pour lui présenter ses poissons...
«Mais, sire, dit Scheherazade, j'a-
perçois le jour ; il faut que je m'arrête
en cet endroit. » «Ma sœur, dit alors
Dinarzade , c[ue les derniers événe-
mens que vous venez de raconter,
sont surprenans ! J'ai de la peine à
croire que vous puissiez désormai.^
nous en apprendre d'autres qui le
soient davantage. » «Ma chère sœur,
répondit la sultane , si le sultan mon
maître me laisse vivre jusqu'à de-
main , je suis persuadée que vous
trouverez la suite de fhistoire du pê-
cheur encore plus naerveilleuse que
le commencement , et incomparable-
ment plus agréable. » Schahriar , cu-
rieux de voir si le reste de fhistoire
du pêcheur étoit tel que la sultane le
promettoit , différa encore f exécu-
tion de la loi cruelle qu'il s'étoit faite.
CONTES ARABES. l6g
XIX' NUI T.
V ERS la fin de la dix-neuvième nuit,
Dinarzade appela la sultane, et lui dit :
«c Ma sœur, je suis dans une extrême
impatience d'entendre la suite de l'his-
toire du pêcheur; racontez-nous-la, en
attendant que le jour paroisse. » Sche-
herazade , avec la permission du sul-
tan , la reprit aussitôt de cette sorte :
Sire , je laisse à penser à votre ma-
jesté , quelle fut la surprise du sul-
tan lorsqu'il vit les quatre poissons
que le pêcheur lui présenta. Il les prit
l'un après l'autre pour les considérer
avec attention ; et après les avoir ad-
mirés assez long-temps : « Prenez ces
poissons , dit-il à son premier visir ,
et les portez à l'habile cuisinière que
l'empereur des Grecs m'a envoyée ;
je m'imagine qu'ils ne seront pas
I. i5
170 LES miliî: ht une xuîts,
moins bons qu'ils sont beaux. « Le
visir les porta lui-même à la cuisi-
nière , et les lui remettant entre les
mains : «Voilà , lui dit-il , quatre pois^
sons qu'on vient d'apporter au sultan ;
il vous ordonne de les lui apprêter. »
Après s être acquitté de cette com-
mission, il retourna vers le sultan son
maître , qui le chargea de donner au
pêcheur quatre cents pièces d'or de sa
m.onnoie ; ce qu'il exécuta très-fidèle-
ment. Le pêcheur , qui n'avoit ja-
mais possédé une si grande somme à
la fois , concevoit à peine son bon-
heur , et Je regardoit comme un son-
ge. Mais il connut dans la suite qu'il
étoit réel par le bon usage qu'il eu fit,
en l'employant aux besoins de sa fa-
mille.
Mais , sire , poursuivit Schehe-
razade , après vous avoir parlé du
pécheur , il faut vous parler aussi de
la cuisinière du sultan , que nous
allons trouver dans un grand embar-
ras. D'abord qu'elle eut nettové les
poissons que le visir lui avoit don-
nés, elle les mit sur le feu dans une
COiNTES ARABES. lyi
casserole avec de l'huile pour les fri-
re ; lorsqu'elle les crut assez cuiîs
d'un côté, elle les tourna de l'autre.
Mais , ô prodige inoui , à peine fu-
rent-ils tournés, que le mur de la
cuisine s'entrouvrit ! Il en sortit une
jeune dame d'une beauté admirable ,
et d'une taille avantageuse; elle étoit
habillée d'une étoffe de satin à fleurs ,
façon d'Egypte , avec des pendans
d'oreille , un collier de grosses perles ,
des brasselets d'or garnis de rubis ; et
elle tenoit une baguette de mjrte à la
main. Elle s'approcha de la casserole,
au grand étonnement de la cuisiniè-
re , qui demeura immobile à cette
Vue ', et frappant un des poissons du
bout de sa baguette : « Poisson , pois-
son , lui dit-elle , es-tu dans ton de-
voir i* « Le poisson n'ayant rien répon-
du , elle répéta les mêmes paroles et
alors les quatre poissons levèrentla tête
tous ensemble , et lui dirent très-dis-
tinctement : «Oui, oui, si vous comp-
» tez , nous comptons ; si vous payez
» vos dettes , nous payons les nôtres;
î) si vous fuyez , nous vainquons et
172 LES MILLE ET UJ<E KUITS ,
« nous sommes contens. » Dès qu'ils
eurent achevé ces mois , la jeune da-
me renversa la casserole, et rentra
dans l'ouverture du mur , qui se refer-
ma aussitôt et se remit dans le même
état ou il éloit auparavant.
La cuisinière, que toutes ces mer-
veilles avoieat épouvantée , étant re-
venue de sa frayeur , alla relever les
Eoissons qui étoient tombés sur la
raise 5 mais elle les trouva plus noirs
que du charbon , et hors d'état d'être
servis au sultan. Elle en eut une vive
douleur , et se mettant à pleurer de
toute sa force : « Hélas , disoit-eUe ,
que vais-je devenir 1 Quand je conte-
rai au sultan ce que j'ai vu, je suis
assurée qu'il ne me croira point ; dans
quelle colore ne sera-t-il pas contre
moi ? »
« Pendant qu'elle s'aflligeoit ainsi ,
le grand visir entra , et lui demanda
si les poissons étoient prêts. Elle lui
raconta tout ce qui étoit arrivé 5 et ce
récit , comme on le peut penser , l'éi-
tonna fort ; mais sans en parler ai;
gultan, il inventa une excuse cjui le
CONTES ARABES. î yS
contenta. Cependant il envoya clier-
cher le pécheur à l'heure même ; et
quand il fut arrivé : « Pécheur, lui dit-
il, apporte-moi quatre autres pois-
sons qui soient semblables à ceux
que tu as déjà apportés ; car il est
survenu certain malheur qui a em-
pêché qu'on ne les ait servis au sul-
tan. » Le pêcheur ne lui dit pas ce que
le génie lui avoit recommandé ; mais
pour se dispenser de fournir ce jour-là
les poissons qu'on lui demandoit , il
s'excusa sur la longueur du chemin,
et promit de les apporter le lende-
main matin.
Effectivement, le pêcheur partit
durant la nuit , et se rendit à l'étang.
Il y jeta ses filets , et les ayant reti-
rés , il y trouva quatre poissons qui
éloient comme les autres , chacun
d'une couleur différente. Il s'en re-
tourna aussitôt , et les porta au grand
visir dans le temps qu'il les lui avoit
promis. Ce ministre les prit et les
porta lui-même encore dans la cui-
sine , où il s'enferma seul avec la cui-
sinière j qui commença à les habil-
174 l'Es MILLr, ET UNE ÎTUÎTS,
1er devant lui, et cjui Jes mit sur le feu,
comme elle avoit fait les quatre au-
tres le jour précédent. Lorsqu'ils fu-
rent cuits d'un côté, et qu'elle les eut
tournés de l'autre , le mur de la cui-
sine s'entrouvrit encore , et la même
dame parut avec sa baguette à Id,
main 3 elle s'approcha de la casserole,
frappa un des poissons , lui adressa
les mêmes paroles , et ils lui firent
tous la même réponse en levant la
tête.
« Mais, sire, ajouta Scheherazade,
en se reprenant , voilà le jour qui pa-
roit , et qui m'empêche de continuer
cette histoire. Les choses que je viens
de vous dire, sont, à la vérité, très-sin-^
guiières ;- mais si je suis en vie de-
main , je vous en dirai d'autres qui
sont encore plus dignes de votre atten-?
tion. » Schahriar , jugeant bien que la
suite devoitêlre fort curieuse, résolut
de l'entendre la nuit suivante*
CONTES ARABES.
X X^ NUI T.
« ]\'I A chère sœur, s'écria Dinarzade,
suivant sa coutume, si vous ne dor-
mez pas , je vous prie de poursuivre
et d'achever le beau conte du pê-^
cheur. » lia suhane prit aussitôt 1^
parole , et parla en ces termes :
Sire, après que les quatre poissons
eurent répondu à la jeune dame , elle
renversa encore la casserole d'un coup
de baguette, et se retira dans le même
endroit de la muraille d'où elle étoit
sortie. Le grand visir ayant été té-
moin de ce qui s'étoit passé : « Cela
est trop surprenant , dit-il , et trop
extraordinaire , pour en faire un mys-
tère au sultan; je vais de ce pas l'in-
former de ce prodige. » En effet , il
i'alia trouver , et lui en fit un rap-.
port fidèle.
Le sultan fort surpris , marqua
lyS LES MILLE ET UNE NUITS,
beaucoiipd'empressementde voir celte
merveille. Pour cet efiët , il envoya
chercher le pêcheur. « Mon ami , fui
dit-il , ne pourrois-tu pas m'apporter
encore cjuatre poissons de diverses
couleurs ? » Le pêcheur répondit au
sultan , que si sa majesté vouloit lui
accorder trois jours pour faire ce
qu'elle desiroit , il se promettoit de la
contenter. Les ayant obtenus , il alla
à l'étang pour la troisième fois, et
il ne fut pas moins heureux que
les deux autres ; car du premier coup
de filet , il prit quatre poissons de
couleur différente. Il ne m^anqua
pas de les porter à l'heure même au
sultan, crui en eut d'autant plus de
joie , qu'il ne s'attendoit pas à les avoir
sitôt , et cjui lui fit donner encore qua-
tre cents pièces de sa monnoie .
D'abord c(ue le sultan eut les pois-
sons , il les fit porter dans son cabinet
avec tout ce qui étoit nécessaire pour
les faire cuire. Là, s'étant enfermé
avec son grand visir , ce ministre les
liabilla , les mit ensuite sur le feu
daiis une casserole , et quand ils fu-
CONTES A"RABES. I77
rent cuits d'un côté , il les retourna de
l'autre. Alors le mur du cabinet s'en-
tr ouvrit ; mais au lieu de la jeune da-
ine , ce fut un noir qui en sortit. Ce
noir avoit un habillement d'esclave ;
il étoit d'une grosseur et d'une gran-
deur gigantesque , et tenoit un gros
bâton vert à la main. Il s'avança jus-
qu'à la casserole , et touchant de son
bâton un des poissons , il lui dit d'une
voix terrible : « Poisson , poisson ,
es-tu dans ton devoir » ? A ces mots ,
les poissons levèrent la tête , et ré-
pondirent «Oui, oui, nous j som-
» mes 5 si vous comptez, nous comp-»-
» tons 'y si vous pajez vos dettes ,
>i nous payons les nôtres ; si vous
« fuyez , nous vainquons et nous
» sommes contens. »
Les poissons eurent à peine achevé
ces paroles , que le noir renversa la
casserole au milieu du cabinet et ré-
duisit les poissons en charbon. Cela
étant fait, il se retira fièi'ement, et
rentra dans fouverture du mur, qui
se referma et qui parut dans le même
^lat qu'auparavant. « Après ce que
ïyÔ LES 3ÎILLE ET UNE :NUITS ,
je viens de voir, dit le sultan à sou
grand visir , il ne me sera pas possi-
ble d'avoir l'esprit en repos. Ces pois-
sons , sans doute , signifient quelque
chose d'extraordinaire dont je veux
être éclairci. » Il envoya chercher le
Î)écheur; on le lui amena. «Pécheur,
ui dil-il , les poissons que tu nous as
apportés, me causent bien de l'in-
quiétude. En quel endroit les as-tu
péchés ? » « Sire , répondit-il , je les
ai péchés dans un étang qui est situé
entre quatre collines , au-delà de ht
montagne que l'on voit d'ici. » « Con-
noissez-vous cet étang , dit le sultan
au visir ? » « Non, sire , répondit le
visir, je n'en ai jamais ouï parler 3 il
y a pourtant soixante ans que je chas-
se aux environs et au-delà de cette
montagne. » Le sultan demanda au
pécheur à quelle distance de son pa-
lais étoit l'étang 3 le pêcheur assura
qu'il n'y avoit pas plus de trois heures
de chemin. Sur celte assurance, et
comme il restoit encore assez de jour
pour y arriver avant la nuit, le sultan
commanda à toute sa cour de mon--
CONTES ARABES. ï*jg
ier R cheval, et le péclieur leur servit
de <z;uide.
Ils montèrent tous la montagne ; et
à la descente , ils virent, avec beau-
coup de surprise, une vaste plaine
que personne n'a\'X)it remarquée jus-
qu'alors. Enfin ils arrivèrent à l'é-
tang , qu'ils trouvèrent effectivement
situé entre quatre collines, comme le
pécheur l'avoit rapporté. L'eau en
étoit si transparente, qu'ils remar-
quèrent que tous les poissons étoient
semblables à ceux que le pêcheur
avoit apportés au palais.
Le sultan s'arrêta sur le bord de l'é-
tang ; et après avoir quelque temps
regardé les poissons avec admiration,
il demanda à ses émirs et à tous
les courtisans, s'il étoit possible qu'ils
n'eussent pas encore vu cet étang ,
2ui étoit si peu éloigné de la ville.
Is lui répondirent qu'ils n'en avoient
jamais entendu parler. « Puisque
vous convenez tous , leur dit-il , que
vous n'en avez jamais ouï parler j- et
que je ne suis pas moins étonné que
vous de cette nouveauté , je suis ré--
î 80 LÈS MILLE ET UNE NUITS ,
solii à ne pas rentrer dans mon pa-
lais , que je n'aie su pour quelle rai-
son cet étang se trouve ici , et pour-
quoi il n'y a dedans que des poissons
de quatre couleurs. » Après avoir dit
ces paroles , il ordonna de camper , et
aussitôt son pavillon et les tentes
de sa maison furent dressés sur les
bords de l'étang.
A l'entrée de la nuit, le sultan , re-
tiré sous son pavillon , parla en par-
ticulier à son grand visir , et lui dit :
« Visir, j'ai l'esprit dans une étrange
inquiétude ; cet étanç transporté dans
ces lieux , ce noir qui nous est apparu
dans mon cabinet , ces poissons que
nous avons entendus parler , tout cela
irrite tellement ma curiosité, que je ne
puis résister à l'impatience de la satis-
faire. Pour cet effet, je médite un des-
sein que je veux absolument exécuter.
Je vais seul m' éloigner de ce camp 3 je
vous ordonne de tenir mon absence
secrète; demeurez sous mon pavil-
lon; et demain matin, quand mes
émirs et mes courtisans se présente-
ront à l'entrée, renvojez-les , en leur
CONTES ARABES. 101
disant que j'ai une légère indisposi-
tion , et que je veux être seul. Les
jours suivans vous continuerez de leur
dire la même chose, jusqu'à ce que je
sois de retour. »
Le grand visir dit plusieurs choses
au sultan , pour tâcher de le détour-
ner de son dessein ; il Jui représenta
le danger auquel il s'ex^osoit, et la
peine qu'il alloit prendre peut-être
inutilement. Mais il eut beau épuiser
son éloquence, le sultan ne renonça
point à sa résolution, et se prépara à
l'exécuter. Il prit un habillement
commode pour marcher à pied • il se
munit d'un sabre j et dès qu'il vit que
tout étoit tranquille dans son camp ,
il partit sans être accompagné de
personne.
Il tourna ses pas vers une des col-
lines , qu'il monta sans beaucoup de
peine. Il en trouva la descente en-
core plus aisée ; et lorsqu'il fut dans
la plaine, il marcha jusqu'au lever du
soleil. Alors apercevant de loin de-
vant lui un grand édifice , il s'en ré-
jouit, dans l'espérance d'y pouvoir ap-
I. i6
îB3 LES MILLE ET UNE NUITS,
prendre ce qu'il vouloit savoir. Quand
il en fut près , il remarqua que c'étoit
un paiais magnifique ou plutôt un
château très-fort , d'un beau marbre
noir poli , et couvert d'un acier fin et
uni comme une glace de miroir. Ravi
de n'avoir pas été long-temps sans
rencontrer quelque chose digne au
moins de sa ciuiosité , il s'arrêta de-
vant la façade du château et la con-
sidéra avec beaucoup d'attention.
Il s'avança ensuite jusqu'à la porte ,
qui étoit à deux battans, dont fun
étoit ouvert. Quoiqu'il lui fût libre
d'entrer , il crut néanmoins devoir
frapper. Il frappa un coup assez lé-
gèrement et attendit quelque temps ;
ne voyant venir personne , il s'ima-
gina qu'on ne favoit pas entendu;
c'est pourquoi il frappa unsecond coup
plus fort 5 mais ne voyant ni n'enten-
dant personne, il redoubla 5 personne
ne parut encore. Cela le surprit extrê-
mement; car il ne pouvoit penser
qu'un château si bien entretenu fût
abandonné." S'il n'y a personne, di-
soit-il eu lui même, je n'ai rien à
CONTES ARABES. 1 83
craindre ; et s'il y a quelqu'un, j'ai de
quoi me défendre. »
Enfin le sultan entra ; et s'avançant
sous le vestibule : « 'N'y a-t-il per-
sonne ici, s'écria-t-il, pour recevoir
un étranger qui auroit besoin de se
rafraîchir en passant ? » Il répéta la
même chose deux ou trois fois , mais
quoiqu'il parlât fort haut, personne
ne lui répondit. Ce silence augmenta
son étonnement. Il passa dans une
cour très-spacieuse , et regardant de
tous côtés pour voir s'il ne découvri-
roit point quelqu'un , il n'aperçut pas
le moindre être vivant
« Mais, sire, dit Scheherazade en
cet endroit, le jour qui paroît, vient
m'imposer silence. » « Ah ma sœur ,
dit Dinarzade , vous nous laissez au
plus bel endroit!» «Il est vrai , répon-
dit la sultane 3 mais , ma sœur, vous
en voyez la nécessité. Il ne tiendra
qu'au sultan mon seigneur, que vous
entendiez le reste demain. » Ce ne
fut pas tant pour faire plaisir à Di-
narzade c[ue Schahriar laissa vi-
vre encore la sultane, que pour con-
î84 LES MILLE ET UNE NUITS,
tenter la curiosité qu'il avoit d'ap-
piendre ce qui se passeroit dans le
château.
CONTES ARABES. loi)
XX r NUIT,
13 1 N A R z A D E ne fut pas pares-
seuse à réveiller la sultane sur la fin
de cette nuit. « Ma chère sœur, lui
dit-elle , je vous prie de nous racon-r
ter ce qui se passa dans ce beau châ-
teau où vous nous laissâtes hier. »
Scheherazade reprit aussitôt le conte
du jour précédent ; et s' adressant tou-
jours à Schahriar : Sire , dit-elle , le
sultan ne voyant donc personne dans
la cour où il étoit , entra dans de
grandes salles , dont les tapis de pied
ëtoient de soie , les estrades et les so-
fas couverts d'étofïe de la Mecque ,
elles portières , des plus riches étoffes
des Indes, relevées d'or et d'argent.
Il passa ensuite dans un salon mer-
veilleux , au milieu duquel il y avoit
un grand bassin avec ui^ lion d'or
1 36 LES MILLE ET UNE NUITS ,
massif à chaque coin. Les quatre
lions jetoient de l'eau par la gueule ,
et cette eau, en tombant, formoitdes
^iamans et des perles 5 ce qui n'ac-
compagnoit pas mal un jet d'eau, qui,
s'élancant du milieu du bassin , alloit
presque frapper le fond d'un dôme
. peint à l'arabesque.
Le château , de trois côtés , ëtoit en-
vironné d'un jardin , que les parter-
res , les pièces d'eau , les bosquets et
mille autres agrémens concouroient
à embellir ; et ce qui achevoit de ren-
dre ce lieu admirable , c'étoit une in-
finité d'oiseaux , qui y remplissoient
l'air de leui's chants harmonieux, et
qui y faisoient toujours leur demeure,
parce que des filets tendus au-dessus
des arbres et du palais , les empê-
choient d'en sortir.
Le sultan se promena long-temps
d'appartemens en appartemens , où
tout lui parut grand et magnifique.
Lorsqu'il fut las de marcher , il s'as-
sit dans un cabinet ouvert , qui avoit
vue sur le jardin ; et là, rempli de
tout ce qu'il avoit déjà vu et de tout
CONTES A E. A B ïï 3. I 07
ce qu'il vojoit encore, il faisoit des
réflexions sur tous ces difFérens ob-
jets , quand tout-à-coup une voix
plaintive , accompagnée de cris la-,
nientables , vint frapper son oreille.
Il écouta avec attention , et il enten-
dit distinctement ces trisles paroles :
« O fortune , qui n'as pu me laisser
» jouir long-temps d'un heureux sort^
» et qui m'as rendu le plus infortuné
» de tous les hommes, cesse de me per-
« sécuter , et viens , par une prompte
» mort, mettre fin à mes douleurs.
« Hélas! est -il possible que je sois
3) encore en vie après tous les tour-
» mens que j'ai soufferts? »
Le sultan touché de ces pitoyables
plaintes , se leva pour aller du côté
d'où elles étoient parties. Lorsqu'il
fut à la porte d'une grande salle , il
ouvrit la portière , et vit un jeune
homme bien fait , et très-richement
vêtu, qui étoit assis sur un trône un
peu élevé de terre. La tristesse étoit
peinte sur son visase. Le sultan s'ap-
procha de lui 5 et le salua. Le jeune
homme lui rendit son salut, en lui fai-
l88 LES MILLE ET UNE NUITS,
sint une inclination de lête fort basse 5
e' comme il ne se levoit pas : « Sei-
gaeur, dit-il au sultan , je juge bien
que vous méritez que je me lève pour
vous recevoir et vous rendre tous les
honneurs possibles 3 mais une raison
si forte s'y oppose , que vous ne de-
vez pas m'en savoir mauvais gré. »
« Seigneur , lui répondit le sultan , je
vous suis fort obligé de la bonne opi-
nion que vous avez de moi. Quant
au sujet que vous avez de ne pas vous
lever, quelle que puisse être votre ex-
cuse , je la reçois de fort bon cœur.
Attiré par vos plaintes, pénétré de vos
peines , je viens vous offrir mon se-
cours, plût à Dieu qu'il dépendît de
moi d'apporter du soulagement à vos
maux , je m'y emploierois de tout
jmon pouvoir. Je me flatte que vous
voudrez bien me raconter l'histoire de
vos malheurs ; mais de grâce appre-
nez-moi auparavant ce que signifie
cet étang qui est près d'ici , et où f on
voit des poissons de quatre couleurs
différentes 5 ce que c'est que ce châ-
teau 3 pourquoi vous vous j trouvez ,
CONTES ARABES. 189
et d'où vient que vous j êtes seul'i:' »
Au lieu de répondre à ces questions ,
le jeune homme se mit à pleurer
amèrement. « Que la fortune est in-
>i constante, s'écria-t-il ! Elle se plaît à
» abaisser les hommes qu'elle a é]e-
3) vés. Où sontceux qui jouissent tran-
» quillement d'un bonheur qu'ils tien-
» nent d'elle, et dont les jours sont
3) toujours purs et sereins ? «
Le sultan , ému de compassion de
le voir en cet état, le pria très-ins-
tamment de lui dire le sujet d'une si
grande douleur. « Hélas 1 seigneur ,
lui répondit le jeune homme , com-
ment pourrois-je ne pas être affligé;
et le mojen que mes ^^eux ne soient
pas des sources intarissables de lar-
mies i' « A ces mots ayant levé sa
robe, il fit voir au sultan qu'il n'étoit
homme que depuis la tête jusqu'à la
ceinture , et que l'autre moitié de son
corps étoit de marbre noir. ....
En cet endroit , Scheherazade in-
terrompit son discours , pour faire
remarquer au sultan des Indes que le
jour paroissoit. Schaliriar fut telle-
igo LES BULLE ET UNE NUITS,
ment charmé de ce ^u'il venoit d'en-
tendre , et il se sentit si fort attendri
en faveur de Sclieherazade , qu'il ré^
solut de la laisser vivre pendant un
mois. Il se leva néanmoins à son or-
dinaire , sans lui parler de sa résolu-
tion.
CONTES ARABES. KJl
XX ir NUIT.
J)iNARZADE avoit tant d'impa-
tience d'entendre la suite du conte de
la nuit précédente , qu'elle appela sa
sœur de fort bonne heure , en la sup-
pliant de continuer le merveilleux
conte qu'elle n'avoit pu achever la
veille. « J'y consens , répondit la sul-
tane, écoutez-moi :
Vous jugez bien, poursuivit -'elle ,
c[ue le sultan fut étrangement étonné ,
quand il vit l'état déplorable où étoit
le jeune homme. « Ce que vous mon-
trez là , lui dit-il, en me donnant de
l'horreur , irrite ma curiosité 5 je
brille d'apprendre votre histoire, qui
doit être, sans doute, fort étrange;
et je suis persuadé que l'étang et les
poissons y ont quelque part: ainsi, je
vous conjure de me la raconter; vous
v trouverez quelque sorte de consola-
tion, puisqu'il est certain que les mal-
heureux trouvent une espèce de sou-
lagement à conter leurs malheurs. »
« Je ne veux pas vous refuser cette
satisfaction, repartit le jeune homme,
quoique je ne puisse vous la donner
sans renouveler mes vives douleurs ;
mais je vous avertis par avance de
préparer vos oreilles , votre esprit
et vos yeux mêmes à des choses qui
surpassent tout ce que l'imagination
peut concevoir de plus extraordi-
naire. »
CONTES ARABES. 1 9^
HISTOIRE
D V
Jeune s.oi des ïsles noibIes.
<c V ous saurez, seigneur, coniinua-
t-il , que mon père , qui s'appeloit
Mahmoud , étoit roi de cet état.
C'est le royaume des Isles Noires , qui
prend son nom des quatre petites
montagnes voisines ; car ces monta-
gnes étoient ci-devant des isles ', et la
capitale où le roi mon père faisoit son
séjour, étoit dans l'endroit où est pré-
sentement cet étang que vous avez vu.
La suite de mon histoire vous instrui-
ra de tous ces changemens.
3) Le roi mon père mourut à l'âge
de soixante et dix ans. Je n'eus pas
plutôt pris sa place j que je me mariai;
î. 17
J 94 .LES MILIE ET UNE NUITS ,
et la personne que je choisis pour par-
tager la dignité royale avec moi , étoit
ma cousine. J'eus tout lieu d'être con-
tent des marques d'amour qu'elle me
donna ; et de mon côté , je conçus
pour elle tant de tendresse , que rien
îî'étoit comparable à notre union , qui
dura cinq années. Au bout de ce
temps -là, je m'aperçus que la reine
ma cousine n'avoit plus de goût pour
moi.
» Un jour qu'elle étoit au bain l'a-
près-dîné , je me sentis une envie de
dormir, et je me jetai sur un sofa.
Deux de ses femmes qui se trouvèrent
alors dans ma chambre , vinrent s'as-
seoir 5 l'une à ma tête , et fautre à mes
pieds , avec un éventail à la main ,
tant pour modérer la chaleur , que
pour me garantir des mouches qui
auroient pu troubler mon sommeil.
Elles me crojoient endormi, et elles.
s'entretenoient tout bas ; mais j'avoîs
serJement les jeux fermés , et je ne
perdis pas une parole de leur conver-
sation.
» Une de ces fem^mes dit h l'autre :
CONTES ARABES. iq5
'<t N'est-il pas vrai que la reine a grand
tort de ne pas aimer un prince aussi
aimable que le nôtre? » «Assurément,
répondit la seconde. Pour moi , je n'y
comprends rien ^ et je ne sais pour-
quoi elie sort toutes les nuits , et le
laisse seul. Est-ce qu'il ne s'en aper-
çoit pas ? » « Hé comment voudrois-tu
qu'il s'en aperçût, reprit la première?
Elle mêle tous les soirs dans sa bois-
son un certain suc d'herbe qui le fait
dormir toute la nuit d'un sommeil si
profond , qu'elle a le temps d'aller où
il lui plaît; et à la pointe du jour,
elle vient se recoucher auprès de lui ;
alors elle le réveille , en lui passant
sous le nez une certaine odeur. »
» Jugez , seigneur , de ma surprise
à ce discours , et des sentimens qu'il
m'inspira. Néanmoins, quelque émo-
tion qu'il me pût causer , j'eus assez
d'empire sur moi pour dissimuler : je
fis semblant de m' éveiller , et de n'a-
voir rien entendu.
» La reine revint du bain ; nous sou-
pâmes ensemble, et avant que de nous
coucher , elle me présenta elle-méine
ÏCjG LES BULLE ET UNE NUITS ,
la tasse pleine d'eau , que j'avois cou-
tume de boire ; mais au lieu de la
porter à ma bouche , je m'approchai
d'une fenêtre qui étoit ouverte , et je
jetai l'eau si adroitement , qu'elle ne
s'en aperçut pas. Je lui remis en-
suite la tasse entre les mains , afin
qu'elle ne doutât point que je n'eusse
bu.
« Nous nous couchâmes ensuite ;
et bientôt après , croyant que j'étois
endormi , quoique je ne le fusse pas ,
elle se leva avec si peu de précau-
tion, qu'elle dit assez haut : «Dors ,
« et puisses-tu ne te réveiller jainais ! »
Elle s'habilla promptement, et sortit
de la chambre »
En achevant ces mots , Schehera-
zade s'étant aperçu qu'il étoit jour,
cessa de parler. Dinarzade avoit écouté
sa sœur avec beaucoup de plaisir.
Schahriar trouvoit fhistoire du roi
des Isles Noires si digne de sa curio-
sité , qu'il se leva , fort impatient d'en
apprendre la suite la nuit suivante.
C O I-î T s s ARABES. I p7
X X 1 1 1^ NUIT,
Une heure avant le jour , Dinarzade
s'étant réveillée , ne manqua pas de
prier la sultane , sa chère sœur , de
continuer l'histoire du jeune roi des
quatre Isles Noires. Scheherazade ,
rappelant aussitôt dans sa mémoire
l'endroit où elle en étoit demeurée ,
la reprit en ces termes :
« D'abord que la reine ma femme
fut sortie , poursuivit le roi des Isles
Noires , je me levai et m'habillai à la
hâte ; je pris mon sabre, et la suivis
de si près , que je l'entendis bientôt
marcher devant moi. Alors réglant
mes pas sur les siens, je marchai dou-
cement , de peur d'en être entendu.
Elle passa par plusieurs portes qui
s'ouvrirent par la vertu de certaines
paroles magiques qu'elle prononça ,• et
la dernière qui s'ouvrit , fut celle du
I()8 LES MILLE ET UNE NUIIS,
jardin où elle entra. Je m'arrêtai à
celte porte , afin qn'elle ne pût m'aper-
cevoir pendant qu'elle traversoit un
parterre ; et la conduisant des jeux
autant que l'obscurité me le permet-
toit , je remarquai qu'elle entra dans
ini petit bois dont les allées étoient
bordées de palissades fort épaisses. Je
m'y rendis par un autre chemin ; et
me glissant derrière la palissade d'une
allée assez longue, je la vis qui se
promenoit avec ini homme.
» Je ne manquai pas de prêter une
oreille attentive à leurs discours ; et
voici ce que j'entendis : « Je ne mé-
» rite pas , disoit la reine à son amant,
« le reproche c[ue vous me faites de
i> n'être pas assez diligente : vous sa-
« vez bien la raison qui m'en empê-
» che. Mais si toutes les marques
» d'amour que je vous ai données jus-
« qu'à présent , ne suffisent pas pour
» vous persuader de ma sincérité , jev
» suis prête à vous en donner de plus
« éclatantes : vous n'avez qu'à corn-
» mander ^ vous savez quel est mon
« pouvoir. Je vais , si vous le soiihai-
CONTES ARABES. I qa
5> tez , avant que le soleil se lève ,
» changer cette grande ville et ce beau
« palais en des ruines affreuses, qui
» ne seront habitées que par des
» loups, des hiboux et des corbeaux.
» Voulez-vous que je transporte tou-
» tes les pierres de ces xnurailles si
» solidement bâties , au-delà du mont
» Caucase, et hors des bornes du
« monde habitable ? "Vous n'avez qu'à
» dire un mot , et tous ces lieux vont
» changer de lace. »
» Comme la reine achevoit ces pa-
roles , son amant et eJle se trouvant
au bout de l'allée , tournèrent pour
entrer dans une autre , et passèrent
devant moi. J'avois déjà tiré mon
sabre ; et comme l'amant étoit de mon
côté , je le frappai sur le cou , et le
renversai par terre. Je crus l'avoir
tué ; et dans cette opinion , je me
relirai brusquement sans me faire
connoître à la reine , que je voulus
épargner , à cause qu'elle étoit m.a
parente.
» Cependant le coup que j'avois
porté à son anaant étoit mortel 3 mais
elJe lui conserva la vie par la force
de ses enchantemens , de manière
toutefois qu'on peut dire de lui, qu il
n'est ni mort ni vivant. Comme je
traversois le jardin pour regagner le
palais , j'entendis la reine qui pous-
soit de grands cris ; et jugeant par-là
de sa douleur , je me sus bon gré de
lui avoir laissé la vie.
« Lorsque je fus rentré dans mon
appartement , je me recouchai; et
satisfait d'avoir puni le téméraire
qui m'avoit offensé , je m'endormis.
En me réveillant le lendemain , je
trouvai la reine couchée auprès de
moi.....
Scheherazade fut obligée de s'arrê-
ter en cet endroit, parce qu'elle vit
paroîtrele jour. «Bon Dieu , ma sœur,
dit alors Dinarzade , je suis bien fâ-
chée que vous n'en puissiez pas dire
davantage. » « Ma sœur , répondit la
sultane , vous deviez me réveiller de
meilleure heure ; c'est votre faute. »
« Je la réparerai , s'il plait à Dieu , la
nuit prochaine , répliqua Dinarzade;
car je ne doute pas que le sultin n'ait
CONTES ARABES. 201
autant d'envie que moi de savoir la fin
de cette histoire 5 et j'espère qu'il
aura la bonté de vous laisser vivre
encore jusqu'à demain, »
202 LES MILLE ET UNE NUITS,
X X I V NUIT.
Effectivement, Dinarzade, comme
elle se lé toit promis, appela de très-
bonne heure ia sultane , par l'extrême
envie de lui entendre achever l'a^^réa-
ble histoire du roi des Isies Noires ,
et de savoir comment il fut changé
en marbre. « Vous l'allez apprendre ,
répondit Scheherazade , avec ia per-
mission du sultan. «
» Je trouvai donc la reine couchée
auprès de moi , continua le roi des
quatre Isles Noires ; je ne vous dirai
point si elle dormoit ou non ; mais je
me levai sans faire de bruit, et je
passai dans mon cabinet , où j'ache-
vai de m'habiller. J'allai ensuite te-
nir mon conseil 5 et à mon retour, la
reine , habillée de deuil , les cheveux
épars , et en partie arrachés , vint se
présenter devant moi. « Sire , me
CONTES ARABES. 20O
dit-elle , je viens supplier vôtre ma-
jesté de ne pas trouver étrange que je
sois dans l'état où je suis. Trois nou-
velles affligeantes que je viens de re-
cevoir en même temps , sont la juste
cause de la vive douleur dont vous
ne voyez que les foibles marques. »
« Hé quelles sont ces nouvelles , ma-
dame, lui dis-je? » « La mort de la
reine ma chère mère , me répondit-
elle , celle du roi mon père , tué dans
une bataille , et celle d'un de mes frè-
res, qui est tombé dans un préci-
pice. »
» Je ne fus pas fâché qu'elle prît
ce prétexte pour cacher le véritable
sujet de son affliction , et je jugeai
cju'elle ne me soupçonnoit pas d'avoir
tué son amant. « Madame , lui dis-
je , loin de blâmer votre douleur , je
vous assure que j'y prends toute la
part que je dois. Je serois extrême-
ment surpris que vous fussiez insen-
sible à la perte que vous avez faite.
Pleurez : vos larmes sont d'infaillibles
marques de votre excellent naturel.
J'espère néanmoins que le temps et
204 ^ï^S MILLE ET UNE NUITS ,
la raison pourront apporter de la mo*
dération à vos déplaisirs. »
» Elle se retira dans son apparte-
ment, où, se livrant sans réserve à
ses chagrins, elle passa une année
entière à pleurer et à s'affliger. Au
bout de ce temps-là , elle me de-
manda la permission de faire bâtir le
lieu de sa sépulture dans l'enceinte du
palais , où elle vouloit , disoit - elle ,
demeurer jusqu'à la fin de ses jours*
Je le lui permis , et elle fit bâtir un
palais superbe , avec un dôme qu'on
peut voir d'ici -, elle l'appela le Palais
des larmes.
» Quand il fut achevé , elle y ^t
porter son amant, qu'elle avoit fait
transporter où elle avoit jugé à pro-
pos , la même nuit que je l'avois
blessé. Elle favoit empêché de mou-
rir jusqu'alors par des breuvages
qu'elle lui avoit fait prendre j et elle
continua de lui en donner et de les
lui porter elle-même tous les jours
dès qu'il fut au Palais des larmes.
« Cependant, avec tous ses enchan-
temens , elle ne pouvoit guérir ce
CONTES ARAEES. 2o5
nialheiiveux. Il étoit non-seulement
hors d'état de marcher et de se sou-
tenir , mais il avoit encore perdu
l'usage de la parole, et il ne donnoit
aucun signe de vie que par ses re-
gards. Quoique la reine n'eût que la
consolation de le voir et de lui dire
tout ce que son fol amour pouvoit
lui inspirer de plus tendre et de plus
passionné , elle ne laissoit pas de lui
rendre chaque jour deux visites assez
longues. J'étois bien informé de tout
cela ; mais je feignois de l'ignorer.
» Un jour j'allai par curiosité au
Palais des larmes ^ pour savoir quelle
y étoit foccupation de cette princesse ;
et d'un endroit où je ne pou vois être
vu , je l'entendis parler dans ces ter-*
mes à son amant : « Je suis dans
» la dernière afiliction de vous voir en
» l'état où vous êtes ; je ne sens pas
» moins vivement que vous-même les
y> maux cuisans que vous souffrez ;
ï) mais , chère ame , je vous parle tou-
» jours , et vous ne répondez pas. .Tus-
» ques à quand garderez-vous le silen-
» ce ? Piles un mot seulement. Héla» !
I. 18
20^ LES BÎILLE ET UNE NUITS ,
» lesplusdoux momeiisde ma vie sont
» ceux que je passe ici à partager vos
» douleurs. Je ne puis vivre éloignée
» de vous, et je préférerois le plaisir
» de vous voir sans cesse à l'empire
» de l'univers. »
3) A ce discours , qui fut plus d'une
fois interrompu par ses soupirs et ses
sanglots , je perdis enfin patience. Je
me montrai 5 et m'approchant d'elle :
« Madame, luidis-je, c'est assez pleu-
rer ; il est temps de mettre fin à une
douleur qui nous déshonore tous
deux ; c'est trop oublier ce que vous
me devez , et ce que vous vous devez
à vous-même. » « Sire , me répon-
dit-elle , s'il vous reste encore quel-
que considération , ou plutôt quelque
complaisance pour moi , je vous sup-
plie de ne me pas contraindre. Lais-
sez-moi m'abandonner à mes cha-
grins mortels ; il est impossible que
le temps les diminue. »
« Quand je vis que mes discours ,
au Jieu de la faire rentrer en son de-
voir , ne servoient qu'à irriter sa fu-
reur , je cessai de lui parler , et me
CONTES ARABES. 207
relirai. Elle continua de visiter tous
les jours son amant ; et durant deux
années entières , elle ne fit que se
désespérer.
» J'allai une seconde fois au Palais
des larmes pendant qu'elle y étoit.
Je me cachai encore , et j'entendis
qu'elle disoit à son amant : « Il j a
» trois ans qne vous ne m'avez dit une
» seule parole , et que vous ne répon-
» dez point aux marques d'amour que
« je vous donne par mes discours et
» mes gémissemens ; est-ce par insen-
» sibilité ou par mépris? O tombeau ,
« aurois-tu détruit cet excès de ten-
» dresse qu'il avoit pour moir* Aurois-
3' tu fermé ces yeux qui me mon-
» troient tant d'amour , et qui fai-
» soient toute m.a joie ? Non, non ,
» je n'en crois rien. Dis-moi plutôt
5) par quel miracle tu es devenu le
» dépositaire du plus rare trésor qui
» fut jamais. »
» Je vous avoue , seigneur , que
je fus indigné de ces paroles ; car en-
fin , cet amant chéri, ce mortel adoré,
n'étoit pas tel que vous pourriez vous
20B LES MILLE ET UI?E ÎTUITS ,
l'imaginer : c'étoit un Indien noir ,
originaire de ces pays. Je fus , dis-je,
tellement indigné de ce discours , que
je me montrai brusquement ; et apos"
trophant le même tombeau : « O
tombeau , m'écriai-je , que n'englou^-
lis-tu ce monstre qui fait horreur à
la nature 5 ou plutôt que ne consu^
mes-tu l'amant et la maîtresse ! »
» J'eus à peine achevé ces mots,
que la reine , qui étoit assise auprès
du noir , se leva comme une furie.
« Ah cruel , me dit - elle , c'est toi
qui causes ma douleur ! Ne pense pas
que je l'ignore , je ne fai que trop
long-temps dissimulé. C'est ta bar^-
bare main qui a mis l'objet de mon
amour dans l'état pitoyable où il
est ; et tu as la dureté de venir in--
sulter une amante au désespoir. »
« Oui , c'est moi , interrompis - je
transporté de colère , c'est moi qui ai
châtié ce monstre comme il le méri-r
toit 5 je devois te traiter de la même
manière 5 je me repens de ne l'avoir
pas fait , et il y a trop long - temps
qup tu abuses de ma bonté, » En d'ir-
CONTES ARABES. 2,0^
saut cela je tirai mon sabre , et je le-
vai le bras pour la punir; mais re-
gardant tranquillement mon action:
« Modère ton courroux , me dit-elle
avec un souris moqueur. » En mê-
me temps elle prononça des paroles
que je n'entendis point , et puis elle
ajouta : « Par la vertu de mes enchan-
» temens , je te commande de devenir
» tout- à -l'heure moitié marbre et
» moitié homme. « Aussitôt , sei-
gneur , je devins tel que vous m.e
voyez, déjà mort parmi les vivans ,
et vivant parmi les morts
Scheherazade, en cet endroit, ayant
remarqué qu'il étoit jour , cessa de
poursuivre son conte. « Ma chère
sœur , dit alors Dinarzade , je suis
bien obligée au sultan ; c'est à sa
bonté que je dois l'extrême plaisir que
I'e prends avons écouter. « «Ma sœur,
ui répondit la sultane , si cette même
bonté veut bien encore me laisser
vivre jusqu'à demain , vous entendrez
des cnoses qui ne vous feront pas
moins de plaisir que celles que je
viens de vous raconter.» Quand 8chali-
Î210 LES 3IILLE ET UNE NUItS ,
riar n'aaroil pas résolu de différer
d'un mois la mort de Schehera-
zade, il ne l'aiiroit pas fait mourir
ce jour-là.
CONTES ARABES. 211
XXV^ NUIT.
S 17 R la fin de la nuit , Scheherazade
s'étant réveillée à la voix de sa sœur,
se prépara à lui donner la satisfaction
qu'elle dernandoit, en achevant l'his-
toire du roi des Isies Noires. Elle com-
mença de cette sorte : Le roi demi-
marbre et demi-homme continua de
raconter son histoire au sultan :
« Après , dit-il , que la cruelle ma-
gicienne , indigne de porter le nom
de reine, m'eut ainsi métamorphosé ,
et fait passer en cette salle par un
autre enchantement , elle détruisit
ma capitale , qui étoit très-florissante
et fort peuplée 5 elle anéantit les mai-
sons , les places publiques et les mar-
chés , et en fit l'étang et la campagne
déserte que vous avez pu voir. Les
poissons de quatre couleurs qui sont
dans l'étang, sont les quatre sortes
ÛI2
d'habitans de difFérenles religions qui
la composoient ; les blancs étoient les
Musulmans 5 les rouges , les Perses ,
adorateurs du feu; les bleus, les Chré-
tiens ; les jaunes, les Juifs : les quatre
collines étoient les quatre isles qui
donnoient le nom à ce roj^aumcv
J'appris tout cela de la magicienne ,
qui , pour comble d'affliction , m'an-
nonça elle-même ces effets de sa rage.
Ce n est pas tout encore ; elle n'a point
borné sa fureur à Ja destruction de
mon empire et à ma métamorphose ;
elle vient chaque jour me donner sur
mes épaules nues , cent coups de nerf
de bœuf, crui me mettent tout en
sang. Quand ce supplice est achevé ,
elle me couvre d'une grosse étoffe de
poil de chèvre , et met , par-dessus ,
cette robe de brocard que vous voyez,
non pour me faire Honneur, mais
pour se moquer de moi. »
»En cet endroit de son discours, le
jeune roi des Isles Noires ne put rete-
nir ses larmes ; et le sultan en eut le
cœur si serré , qu'il ne put pronon-i
cer une parole pour le coiisoler. Peu
CONTES ARABES. 2l5
de temps après , le jeune roi , levant
les yeux au ciel , s'écria : « Puissant
» créateur de toutes choses, je me sou-
» mets à vos jugemens et aux décrets de
» votre Providence ! Je souffre patiem-
» ment tous mes maux , puisque telle
» est votre volonté ; mais j'espère que
» votre bonté infinie m'en récompen-
» sera. »
Le sultan , attendri par le récit
d'une histoire si étrange, et animé à
la vengeance de ce malheureux prin^
ce , lui dit : « Apprenez-moi où se
retire cette perfide magicienne , et où
peut être cet indigne amant qui est
enseveh avant sa mort. » « Seigneur ,
lui répondit le prince , l'amant, com-
me je vous l'ai déjà dit , est au Palais
des larmes , dans un tombeau en for-
me de dôme ; et ce palais communi--
que à ce château du côté de la porte.
Pour ce qui est de la magicienne , je
ne puis vous dire précisément où elle
se retire ; mais tous les jours au lever
du soleil , elle va visiter son amant ,
pprès avoir fait sur moi la sanglante
exécution dont je vous ai parlé 3 et
ai 4 l'Es MILLE ET UNE NUITS ,
VOUS jugez bien cjue je ne puis me
défendre d'une si grande cruauté.
Elle lui porte le breuvage qui est le
seul aliment avec quoi, jusqu'à pré-
sent , elle l'a empêché de mourir ; et
elle ne cesse de lui faire des plaintes
sur le silence qu'il a toujours gardé
depuis qu'il est blessé. »
« Prince qu'on ne peut assez plain-
dre , repartit le sultan , on ne sauroit
être plus vivement touché de votre
malheur que je le suis. Jamais rien
de si extraordinaire n'est arrivé à per-
sonne; et les auteurs qui feront votre
histoire, auront l'avantage de rappor-
ter un fait qui surpasse tout ce qu'on
a jamais écrit de plus surprenant. Il
ii'j manque qu'une chose : c'est la
vengeance qui vous est due ; mais je
n'oublierai rien pour vous la pro-
curer. »
En efïet , le sultan , en s'entrete-
nant sur ce sujet avec le jeune prince,
après lui avoir déclaré qui il étoit , et
pourquoi il étoit entré dans ce châ-
teau, imagina un moyen de le venger,
qu'il lui communiqua. Ils convinrent
CONTES ARABES. 2l5
(les mesures qu'il y avoit à prendre
Î)Our faire réussir ce projet , dont
'exécution fut remise au jour suivant.
Cependant la nuit étant fort avancée ,
le sultan prit quelque repos. Pour le
jeune prince , il la passa à son ordi-
naire, dans une insomnie continuelle
( il ne pouvoit dormir depuis qu'il
étoit enchanté ) ; mais avec q'uelque
espérance néanmoins d'être Dienlôt
délivré de ses souffrances.
Le lendemain , le 'sultan se leva
dès qu'il fut jour • et pour commen-
cer à exécuter son dessein , il cacha
dans un endroit son habillement de
dessus , qui l'auroit embarrassé , et
s'en alla au Palais des larmes. Il le
trouva éclairé d'une infinité de flam-
beaux de cire blanche , et il sentit une
odeur délicieuse qiii sortoit de plu-
sieurs cassolettes de fin or , d'un ou-
vrage admirable , toutes rangées dans
un fort bel ordre. D'abord qu'il aper-
çut le lit où le noir étoit couché, il
tira son sabre, et ôta, sans résistance,
la vie à ce misérable , dont il traîna
Je corps dans la cour du château , et
21 6 LES MILLE ET UNE NUIfS
le jeta dans un puits. Après cette ex-
pédition , il alla se coucher dans le
lit du noir , mit son sabre près de lui
sous la couverture, etj demeura pour
achever ce qu'il avoit projeté.
La magicienne arriva bientôt. Son
premier soin fut d'aller dans la cham-
bre où étoit le roi des Isles Noires ,
son mari. Elle le dépouilla , et com-
îîiença par lui donner sur les épaules
les cent coups de nerf de bœuf , avec
une barbarie qui n'a point d'exemple.
Le pauvre prince avoit beau remplit
le palais de ses cris, et la conjurer de
la manière du monde la plus tou-
chante , d'avoir pitié de lui , la cruelle
ne cessa de le frapper , qu'après lui
avoir donné les cent coups. «Tu n'as
pas eu compassion de mon amant,
lui disoit-elle , tu n'en dois point at-
tendre de moi
Scheherazade aperçut le jour en cet
endroit, ce qui l'empêcha de conti-
nuer son récit. «Mon Dieu, ma sœur,
dit Dinarzade , voilà une magicienne
bien barbare ! Mais en demeurerons-
nous là '^ et ne nous apprendreg-vous
rOKÏES ARABES. 21^
pas si elle reçut le châtiment qu'elle
niéritoit?» «Ma chère sœur, répondit
la sultane , je ne demande pas mieux
que de vous l'apprendre demain ;
mais vous savez que cela dépend de
la volonté du sultan. » Après ce que
Schahriar venoit d'entendre , il étoit
bien éloigné de vouloir faire mourir
Scheherazade. « Au contraire , je ne
veux pas lui ôter la vie , disoit-il en
lui-même, qu'elle n'ait achevé cette
histoire étonnante , quand le récit en
devroit durer deux mois. Il sera tou-
jours en mon pouvoir de garder le
serment que j'ai fait. »
x;
2IO LES MILLE ET UNE ^^UIT.?,
X X y V NUI T.
DiNARZADE n'eut pas plutôt jugé
qu'il éloit temps d'appeler la sultane,
quelle la supplia de raconter ce qui
se passa dans le Palais des larmes.
Sclialiriar ayant témoigné qu'il avoit
la même curiosité c[ue Dinarzade , la
sultane prit la parole , et reprit ainsi
l'histoire du jeune prince enchanté :
Sire , après que la magicienne
eut donné cent coups de nerf de bœuf
au roi son mari , elle le revêtit du
gros habillement de poil de chèvre ,
et de la robe de brocard par-dessus.
Elle alla ensuite au Palais des larmes ;
et en y entrant, elle renouvela ses
pleurs , ses cris et ses lamentations ;
puis s approchant du lit ou elle crovoit
que son amant étuit toujours :
«Quelle cruauté, s'écria-t-clle, d'a-
voir ainsi troublé le contentement
CONTES ARABES. 2T^
d'une amante aussi tendre et aussi
passionnée que je le suis ! O toi qui
me reproches que je suis trop inhu-
maine quand je te fais sentir les effets
de mon ressentiment , cruel prince ,
ta barbarie ne surpasse-t-elle pas celle
de ma vengeance ? Ah traître, en.
attentant à la vie de l'objet que j'a-
dore, ne m'as-tu pas ravi la mienne?
Hélas ! ajouta-t-elle , en adressant la
parole au sultan , croyant parler au
noir , mon soleil , ma vie , garderez-
vous toujours le silence ? Etes-vous
résolu à me laisser mourir sans me
donner la consolation de me dire en-
core que vous m'aimez ? Mon ame ,
dites-moi au moins un mot , je vous
en conjure. »
Alors le sultcui , feignant de sor-
tir d'un profond sommeil , et contre-
faisant le langage des noirs , répon-
dit à la reine , d'un ton grave : « lî
» n'j a de force et de pouvoir qu'en
3) Dieu seul , qui est tout-puissant. »
A ces paroles , la magicienne , qui
ne s'y attendoit pas , lit un grand cri
pour marquer fexcès âe sa joie
S20 LES MILLE ET UNE NUITS,
K Mon cher seigneur , s'écria-t-elle ,
ne me trompé -je pas? Est -il bien
vrai que je vous entends , et que vous
me parlez ? » « Malheureuse , reprit
le sultan , es-tu digne que je réponde
à tes discours? » « Hé pourquoi , ré-^
pKqua la reine, me faites -r vous ce
reproche ? » « Les cris , repartit - il ,
les pleurs et les gémissemens de ton
mari , que tu traites tous les jours
avec tant d'indignité et de barbarie ,
m'empêchent de dormir nuit et jour.
Il j a long-temps que je serois guéri,
et que j'aurois recouvré l'usage de la
parole , si tu l'avois désenchanté :
voilà la cause de ce silence que je
garde , et dont tu te plains. » « Hé
bien , dit la magicienne , pour vous
apaiser je suis prête à faire ce que
vous me commanderez : voulez-vous
que je lui rende sa première forme?»
« Oui , répondit le sultan , et hâte-toi
de le mettre en liberté , alîn que je ne
sois plus incommodé de ses cris. »
La magicienne sortit aussitôt du
Palais des larmes. Elle prit une tasse
d'eau j et prononça dessus des parole^
CONTES ARABES, 221
qui la firent bouillir comme si elle
eût été sur le feu. Elle alla ensuite à
la salle où étoit le jeune roi son mari ;
elle jeta de cette eau sur lui , en di-
sant : «Si le Créateur de toutes choses
n t'a formé tel que tu es présentement
» ou s'il est en colère contre toi , ne
» change pas • mais si tu n'es dans
» cet état que par la vertu de mon en-î*
« chantement , reprends ta forme na-
» turelle , et redeviens tel que tu étois
» auparavant. » A peine eut-elle ache"
vé ces mots , que le prince se retrou-
vant en son premier état , se leva libre^
ment, avec toute la joie qu'on peut
s'imaginer , et il en rendit grâces à
Dieu. La magicienne reprenant la
parole : « Va , lui dit-elle , éloigne-
toi de ce cJiâteau , et n'y reviens ja-r
]piais , ou bien il t'en coûtera la vie. »
Le jeune roi , cédant à la néces-
sité , s'éloigna de la magicienne, sans
répliquer, et se retira dans un lieu
écarté , où il attendit impatiemment
le succès du dessein dont le sultan
venoit de commencer l'exécution avec
tant de bonheur.
3:>2 LES MILLE ET UNE NUITS,
Cependant la magicienne retour-
na au Palais des larmes ; et en en-
trant, comme elle crqyoit toujours
parier au noir: « Cjier amant , lui
dit-elle , j'ai lait ce que vous m'avez
ordonné : rien ne vous empêche de
vous lever , et de me donner par-là
une satisfaction dont je suis privée
depuis si long-temps. »
lie sultan continua de contrefaire
le langage des noirs. « Ce que tu
viens de faire, répondit-il d'un ton
brusque , ne suffit pas pour me gué-
rir 5 tu n'as ôté qu'une partie du mal,
il en faut couper jusqu'à la racine.»
«Mon aimable noiraut, reprit-elle,
qu'entendez - vous par la racine ? »
« Malheureuse , repartit le sultan , ne
comprends-tu pas que je veux parier
de cette ville et de ses liabitans, et
des quatre isles que tu as détruites par
tes enchantemens ? Tous les jours à
minuit , les poissons ne manquent
pas de lever la tête hors de l'étang , et
de crier vengeance contre moi et
contre toi. Voilà le véritable sujet du
retardement de ma guérisoji. Va
GONTES ARABES. 22^
promplement rétablir les choses en
leur premier état , et à ton retour, je
te donnerai la main , et tu m'aideras
à me lever. »
La magicienne , remplie de l'es-
pérance cpie ces paroles lui firent con-
cevoir , s'écria , transportée de joie :
« Mon cœur , mon ame , vous aurez
bientôt recouvré votre santé j car je
vais faire ce que vous me comman-
dez. » En effet , elle partit dans le mo-
ment; et lorsqu'elle fut arrivée sur le
bord de fétang , elle prit un peu d'eau
dans sa main , et en fit une aspersion
dessus
Sclieherazade , en cet endroit,,
voyant qu'il étoit jour, n'en voulut
pas dire davantage. Dinarzade dit à ki
sultane : « Ma sœur , j'ai bien de la
joie de savoir le jeune roi des quatre
Isles Noires désenchantéj et je regarde
déjà la ville et les habitans comme ré-
tablis en leur premier état; mais je
suis en peine d'apprendre ce que de-
viendra la magicienne. « « Donnez-
vous un peu de patience, répondit la
aurez demain la satis-
224
faction que vous desirez, si le suU
tan , mon seigneur , veut bien y con-r
sentir. » Scliahriar , qui , comme on
l'a déjà dit , avoit pris son parti là=*
dessus ; se leva pour aller remplir ses
devoirs.
CONTES ARABES, 225
XXVir NUIT.
ScHEHERAZADE , désirant tenir su
Î)roiiiesse , se mit à raconter quel fut
e sort de la reine magicienne , en ces
termes :
La magicienne ajant fait l'asper-
sion, n'eut pas plutôt prononcé quel^
ques paroles sur les poissons et sur
l'étang , c[ue la ville reparut à l'heure
même. Les poissoui^ redevinrent iiomr
mes : femmes ou enfans , mahomé-
lans , chrétiens , persans ou juifs ,
gens libres ou esclaves , chacun re^
prit sa forme naturelle. Les maisons
et les boutiques furent bientôt rem-
plies de leurs habitans , qni j trouvé-^
rent toutes choses dans la même si-^
tuation et dans le même ordre où elles
étoient avant fenchantement. La suite
nombreuse du sultan , qui se trou\ a
campée dans la plus grande place , m
2 2Ô LES MILLE ET UA^E NUIT5,
fut pas peu étonnée de se voir en un
instant au milieu d'une ville belle ,
vaste et bien peuplée.
Pour revenir à la magicienne ,
dès qu'elle eut fait ce changement
m.erveilieux , elle se rendit en dili-
gence au Palais des larmes , pour en
recueillir le fruit. « Mon cher sei-
gneur , s'écria -t- elle en entrant,
je viens me réjouir avec vous du
retour de votre santé ; j'ai fait tout
ce que vous avez exigé de moi : le-
vez - vous donc , et me donnez la
main. « «Approchez , lui dit le sultan,
en contrefaisant toujours le langage
des noirs, j) Elle s'approcha. « Ce n'est
pas assez, reprit -il, approche - toi
davantage. » Elle obéit. Alors il se
leva , et la saisit par le bras si brus-
quement , qu'elle n'eut pas le temps
de se reconnoître; et, d'un coup d©
sabre , il sépara son corps en deux
parties , qui tombèrent , fune d'un
côté, et fautre de fautre. Cela élaii*
fait , il laissa le cadax^re sur la place ,
et sortant du Palais des larmes , il alla
trouver le jeune prince des Isles Noi*
CONTES ARABES. 22-7
res, qui l'attendoît avec impatience.
«Prince, lui dit-il en l'embrassant,
réjouissez:- vous , vous n'avez plus
rien à craindre : votre cruelle en-
nemie n'est plus. »
Le jeune prince remercia le sultan
d'une manière qui marquoit que son
cœur étoit pénétré de reconnoissance;
et pour prix de lui avoir rendu un
service si important , il lui souliaita
une longue vie , avec toutes sortes de
prospérités. « Vous pouvez désor-
mais , lui dit le sultan , demeurer pai-
sible dans votre capitale , à moins
que vous ne vouliez venir dans la
mienne, qui en est si voisine; je
vousj recevrai avec plaisir, et vous
n'y serez pas moins honoré et res-
pecté que chez vous. « « Puissant
monarque à qui je suis si redevable ,
répondit le roi, vous croyez donc
êti'e fort près de votre capitale ? »
« Oui , répliqua le sultan , je le crois;
il n'y a pas plus de quatre ou cinq
heures de chemin. » « Il y a une an-
née entière de voyage, reprit le jeune
prince. Je veux bien croire que vou*
asB LES MILLE ET TJNÉ NUITS ^
êtes venu ici de votre capitale dans ië
peu de temps que vous dites , parce
que la mienne étoit enchantée 5 mai^
depuis qu'elle ne l'est plus , les choses
ont bien changé. Cela ne m'empê-
chera pas de vous suivre , quand ce
seroit pour aller aux extrémités de là
terre. Vous êtes mon libérateur- et
pour vous donner toute ma vie des
marques de ma reconnoissânce , je
prétends vous accompagner, et j'a-
bandonne sans regret mon rojaume.»
Le sultan fut extraordinairement
surpris d'apprendre qu'il étoit si loin
de ses états , et il ne comprenoit pas
comment cela se pouvoit faire. Mais le
jeune roi des Isles Noires le convain-
quit si bien de cette possibilité , qu'il
n'en douta phis. « il n'importe , re-
prit alors le sultan : la peine de m'en
retourner dans mes états, est suffi-
samment récompensée par Ja satis-
faction de vous avoir obligé , et d'a-
voir acquis un fils en votre personne;
car , puisque vous voulez bien me
faire l'honneur de m'accompagner ,
et que je n'ai point d'enfans , je voua
CONTES ARABES. 22^
regarde comme tel , et je vous fais ^
dès-à-présent , mon héritier et mon
successem\ «
L'entretien du sultan et du roi
des Isles Noires , se termina par les
plus tendres embrassemens. Après
quoi , le jeune prince ne songea qu'aux-
préparatifs de son vojage. Ils furent
achevés en trois semaines , au grand
regret de toute sa cour et de ses su-
jets , qui reçurent de sa main un de
ses proches parens pour leur roi.
Enfin , le sultan et le jeune prince
se mirent en chemin avec cent cha-
meaux chargés de richesses inesti-
mables , tirées des trésors du jeune
roi , qui se fit suivre par cinquante
cavaliers bien faits , parfaitement
montés et équipés. Leur vojage fut
heureux ; et lorsque le sultan , qui
avoit envoyé des courriers pour don-
ner avis de son retardement et de
l'aventure qui en étoit la cause , fut
près de sa capitale , les principaux of-
ficiers qu'il y avoit laissés , vinrent le
recevoir , et l'assurèrent que sa longue
absence n'avoit apporté aucun chaii-
I. 20
gement dans son empire. Les habi-
tans sortirent aussi en foule, le recu-
rent avec de grandes acclamations l et
firent des réjouissances qui durèrent
plusieurs jours.
Le lendemain de son arrivée , le
sultan fit à tous ses courtisans assem-
blés , un détail fort ample des choses
qui , contre son attente , avoient ren-
du son absence si longue. Il leur dé-
clara ensuite l'adoption qu'il avoit faite
du roi des quatre Isles Noires , qui
avoit bien voulu abandonner un grand
royaume pour l'accompagner et vi-
vre avec lui. Enfin, pour reconnoître
la fidélité qu'ils lui avoient tous gar-
dée , il leur fit des largesses propor-
tionnées au rang que chacun tenoit
à sa cour.
Pour le pêcheur, comme il étoit
la première cause de la délivrance du
I'eune prince , le sultan le combla de
)iens , et le rendit , lui et sa famille,
Irè^-lieureux le reste de leurs jours.
Scheherazade finit là le conte du
pêciieur et (ki génie. Dinarzade lui
marqua qu'elle v avoit pris un plaisir
CONTES ARABES. 23 1
infini -, et Schaliriar lui ayant témoigné
ia même chose , elle leur dit qu'elle
en savoit un autre qui étoit encore plus
beau que celui-là, et que si le sultan
le lui vouloit permettre , elle le racon-
teroit le lendemain, car le jour com-
mençoit à paroître. Schaliriar se sou-
venant du délai d'un mois qu'il avoit
accordé à la sultane, et curieux d'ail-
leurs de savoir si ce nouveau conte se-
roit aussi agréable qu'elle le promet-
toit , se leva dans le dessein deTenten^
die la nuit suivante.
2Û2 LES MILLE ET UNE NUITS,
XXVIir NUIT.
JJiNAnzADE, suivant sa coutume ,
n'oublia pas d'appeler la sultane, lors-
qu'il en fut temps. Scheherazade, sans
lui répondre , commença un de ses
beaux contes ;
CONTES ARABES. 20J
HISTOIRE
s TROIS CALENDERS , EILS DE ROIS,
ET DE Cmq DAMES DE BAGDAD.
S IRE 5 dit-elle en adressant la parole
au sultan , sous le règne du calife (i),
(i) Ce mot sisrnifie en aralic, successeur ^
relativement à Mahomet. Après la mort de ce
législateur, en 634, Abouriekre, son beau-
père , élu pour lui succéder , prit le titre de
calife , qui servit long-temps à désigner les
chefs de la religion mahométane. On distingue
trois branches de califes : les Rachedis , c'est-
à-dire de la ligne droite , ainsi appelés, parce
que tous étoicnt parens ou alliés de Mahomet.
La plupart residèrent à Médine en Arabie.
Damas , ville de Syrie , fut le siège des califes
de la seconde branche : ils régnèrent depuis
6ÔI jusqu'en 7^9. Le trôae passa ensuite dans
la famille des Abassides qui donnaaus Musul-
mans trente-sept califes. Le siège principal de
leur empire fut Bagdad , ville de Tlraque, près
l'ancienne Babylone , sur le bord oriental du
2.)4 LES MILLE ET UNE NUITS,
Haroun Alraschid (i), il y avoit à
Bagdad , où il faisoit sa- résidence ,
un porteur , qui , malgré sa profes-
Tygre. La pnissa'ice des Abrissides , d'abord
aft"oil)Iie par les califes particuliers qui s'éle-
vèrent en Espa«nf , tn Afrique , en Arabie ,
fut entièrement éteinte en 12 ,8. Un prince de
cette famille s'étant réfu£;ié en Egypte , les
Mameluks le reconnurent pour leur chef ,
mais seulement dans ce qui concernoit la relf^
^ion , et lui conservèrent le nom de calife que
ses desoen-ians portèrent jusqu'à la conquête
des Ottomans , en I ^117. •
(i) Ou Aacron Piaschild , cirKjuiènie calife
de la race des Abassides , contemporain de
Charlemapne. C'ét >it un prince inconcevable
par lejn-îlange de ses jjonnes et de ses mau-
vaises qualités. Brave , pacifique , libéral , il
répan 'it la terreur chez ses ennemis et les
bienfaits sur ses peuples ; perfide , capricieux^
ingrat , il sacrifia les droits les plus sacrés de la
feconnoissance, de la justice et de Phumanitô
à ses injustes défiances et à la bizarrei'ie de se$
goûts. Une grande partie de l'Asie , de TA'
frique et de l'Europe , depuis l'Espagne jus-
qu'aux Indes , plia sous ses armes. Huit vic-
toires remportées en personne, les arts et le*
sciences raniiués , ont rendu son nom illustre,
Il mo^jrut 1 an 800 de J. C. et le 25^ de .sou
règne. On trouvera souvent le nom de ce calilo
dsBs îa suite de ces contes.
CONTES ARABî:5. 235
sion basse et pénible , ne laissoit pas
d'être hoinme d'esprit et de bonne hu-
meur. Un matin qu'il étoit à son or-
dinaire avec un grand panier à jour
près de lui , dans une place où il at-
tendoit que quelqu'un eût besoin de
son ministère, une jeune dame de
belle taille , couverte d'un grand
voile de mousseline , l'aborda , et lui
dit d'un air gracieux : « Ecoutez ^
» porteur, prenez votre panier, et
» suivez -moi» Le porteur, enchanté
de ce peu de paroles prononcées si
agréablement , prit aussitôt son pa-
nier, le mit sur sa tête , et suivit la
dame , en disant : « O ioiti' heureux !
ô jour de bonne rencontre ! s
D'abord, la dame s'arréla devant
tine porte fermée, et frappa. Un Chré-
tien vénérable par une longue barlîe
blanclie, ouvrit, et elle lui mit de
l'argent dans la main , sans lui dire ua
seul mot. Mais le Chrétien , qui sa-
voit ce qu'elle demandoit, rentra, et
peu de temps après , apporta une
grosse cruche d'un vin excellent,
a Prenez cette cruche , dit la dame au
235 LES MILLE ET UNE TÎTTITS,
porteur , et la mettez dans votre
panier. » Cela étant fait , elle lui
commanda de la suivre ; puis elle
continua de marcher , et le porteur
continua de dire : « O jour de féli-
cité ! ô jour d'agréable surprise et
de joie ! »
La dame s'arrêta à la boutique
d'un vendeur de fruits et de fleurs ,
où elle choisit de plusieurs sortes de
pommes , des abricots , des pêches ,
des coins, des limons, des citrons,
des oranges , du mjrte , du basiKc ,
des lis , du jasmin , et de quelques
autres sortes de fleurs et de plantes de
bonne odeur. Elle dit au porteur de
mettre tout cela dans le panier , et de
la suivre. En passant devant l'étalage
d'un boucher , elle se fit peser vingt-
cinq livres de la plus belle viande
cju'il eût ; ce que le porteur mit en-
core dans son panier par son ordre.
A une autre boutique , elle prit des
câpres , de l'estragon , de petits con-
combres , de la percepierre et autres
jierbes , le tout confit dans le vinaigre ;
il une autre , des pistaches , d«s noix ,
CONTES ARABE s. 23^
des noisettes , des pignons , des aman-
des , et d'autres fruits semblables ; à
une autre encore, eJle acheta toutes
sortes de pâtes d'amande. Le porteur,
en mettant toutes ces choses dans son
panier , remarquant qu'il se remplis-
soit, dit à la dame : « Ma benne
dame , il falloit m'avertir que vous
feriez tant de provisions , j'aurois
pris un cheval , ou plutôt un cha-
meau pour les porter. J'en aurai
beaucoup plus que ma charge , pour
Çeu que vous en achetiez d'autres. »
jel dame rit de cette plaisanterie, et
ordonna de nouveau au porteur de la
suivre.
Elle entra chez un droguiste , où
elle se fournit de toutes sortes d'eaux
de senteur, de clous de girofle, de
muscade , de poivré , de gingembre ,
d'un gros morceau d'ambre-gris, et
de plusieurs autres épiceries des In-
des ; ce qui acheva de remplir le pa-
nier du porteur, auquel elle dit en-
core de la suivre. Alors ils marchè-
rent tous deux, jusqu'à ce qu'ils fus-
sent arrivés à un liôtel magnifique 3
ii33 le;
dont la façade étoit ornée de belles co-
lonnes , et c[in avoit une porte d'ivoire.
Ils s'y arrêtèrent , et la daine frappa
un petit coup
En cel endroit, Schelierazade aper-
çut qu'il étoit jour, et cessa de parler.
«Franchement, ma sœur, dit Dinar-
zade , voilà un commencement qui
donne beaucoup de curiosité. Je crois
que le sultan ne voudra pas se priver
au plaisir d'entendre la suite. » Effec-
tivement, Schahriar, loin d'ordonner
la mort de la sultane , attendit impa-
tiemment la nuit suivante , pour ap-
prendre ce qui se passeroitdansl'Jiôlel
dont elle avoit parlé.
CONTES ARABES.^ Qog
XXIX^ NUIT.
DiNARZARDE,. réveiilëe avant le
jour , adressa ces paroles à la sultane :
a Ma sœur , je vous prie de pour-
suivre l'histoire que vous commen-
çâtes hier. « Scheherazade , aussitôt ,
Ja continua de cette manière :
Pendant que la jeune dame et le
porteur attendoient que l'on ouvrît la
porte de Thôtel , le porteur faisoit
mille réflexions. Il étoitétonné qu'une
dame faite comme celle qu'il vojoif ,
fît l'office de pourvoyeur ; car enfin
il jugeoit bien que ce n'étoit pas une
esclave : il lui trouvoit fair trop noble
pour penser qu'elle ne fût pas libre ,
et même une personne de distinction.
Il lui auroit volontiers fait des ques-
tions pour s'éclaircir de sa qualité |
mais dans le temps qu'il se préparoit
à lui parler, une autre dame, qui
240
vint ouvrir la porte, lui parut si beHe,
qu'il en demeura tout surpris ; ou plu-
tôt il fut si vivement frappé de f éclat
de ses charmes , qu'il en pensa laisser
tomber son panier avec tout ce qui
étoit dedans , tant cet objet le mit
hors de lui-même. Il n'avoit jamais
vu de beauté qui approchât de celle
qu'il avoit devant les yeux.
La dame qui avoit amené le por-
teur, s'aperçut du désordre qui se
passoit dans son ame , et du sujet qui
le causoit. Cette découverte la diver-
tit; et elle prenoit tant de plaisir k
examiner la contenance du porteur ,
qu'elle ne' songeoit pas que Ja porte
étoit ouverte. « Entrez donc , ma
sœur , lui dit la belle portière , qu'at-
tendez-vous ? Ne vojrez-vous pas
que ce pauvre homme est si char-
gé , qu'il n'en peut plus'i:' »
Lorsqu'elle fut entrée avec le por-
teur , la dame qui avoit ouvert la
porte , la ferma ; et tous trois , après
avoir traversé un beau vestibule, pas-
sèrent dans une cour très-spacieuse , et
environnée d'une galerie à jour , qui
CONTES ARABES. 241
commimiqiîoit à plusieurs apparte-
mens de plain-piecl, de la dernière
magnificence. Il j avoit dans le fond
de celte cour un sofa richement garni ,
avec un trône" d'ambre au milieu ,
soutenu de quatre colonnes d'ébène ,
enrichies de diamans el de perles
d'une grosseur extraordinaire , et gar-
nies d'un satin rouge relevé d'une bro-
derie d'or des Indes , d'un travail ad-
mirable. Au milieu de la cour , il y
avoit un grand bassin bordé de mar-
bre blanc , et plein d'une eau très-
claire , qui y tomboit abondamment
par un mufle de lion de bronze doré.
Le porteur , tout chargé qu'il
étoit , ne laissoit pas d'admirer la ma-
gnificence de cette maison , et la pro-
preté qui y régnoit partout 3 mais
ce qui attira particidièrement son at-
tention , fut une troisième dame , qui
lui parut encore plus belle c[ue la se-
conde , et qui étoit assise sur le trône
dont j'ai parlé. EJle en descendit dès
qu'elle aperçut les deux premières
dames , et s'avança au-devant d'elles.
Il jugea par les égards que les autres
I. 21
avoient pour celle - là , que c'ëtoit la
principale ; en quoi il ne se tronipoit
pas. Cette dame se nommoit Zobéide;
celle qui avoit ouvert la porte s'appe-
loit Safie ; et Aniine étoit le nom de
celle c[ui avoit été aux provisions.
Zobéide dit aux deux dames en
les abordant : « Mes sœurs , ne
voyez-vous pas que ce bonhomme
succombe sous le fardeau qu il por-
te? Qu'attendez-vous pour le déchar-
ger y » Alors Aminé et Safie pri-
rent le panier , l'une par devant ,
l'autre par derrière. Zobéide y mit
aussi la main , et toutes trois le posè-
rent à terre. Elles commencèrent à le
vuider ; et quand cela fut fait , l'agréa-
ble Aminé tira de l'argent, paya li-
béralement le porteur....
Le jour venant à paroître en cet
endroit, imposa silence à Schehera-
zade , et laissa non -seulement à Di-
liarzade , mais encore à Schahriar ,
im grand désir d'entendre la suite ; ce
que ce prince remit à la nuit sui-
vante.
CONTES AKABES. 24^
X X X^ NUIT.
li E lendemain , Dinarzade , réveil-
lée par l'impalience d'entendre la
snite de l'histoire commencée, dit à
la sultane : « Au nom de Dieu , ma
sœur , je vous prie de nous conter ce
que firent ces trois belles dames de
toutes les provisions qu'Aminé avoit
achetées. » « Vous l'allez savoir , ré-
pondit Scheherazade , si vous voulez
m'écouter avec attention. » En mê-
me temps elle reprit ce conte dans
tes termes :
Le porteur , très - satisfait de l'ar-
gent qu'on lui avoit donné , devoit
prendre son panier et se retirer 3
mais il ne put s j résoudre : il se sen^
toit malgré lui arrêter par le plaisir
de voir trois beautés si rares , et
qui lui paroissoient également char-
mantes ; car Aminé iivoit aussi ôlé
244 l'^S MILLE ET UXE NUITS,
son voile , et il ne la trouvoit pas
moins belle que les autres. Ce qu'il
ne pouvoit comprendre , c'est qu'il
ne voyoit aucun liomme dans celte
maison. lN"éanmoins la plupart des
provisions qu'il avoit apportées , com-
me les fruits secs , et les différentes
sortes de gâteaux et de confitures , ne
convenoient proprement qu'à des
gens qui vouloient boire et se réjouir.
Zobéide crut d'abord que le por-
teur s'arrétoit pour prendre haleine ;
mais voyant c[u'ii restoit trop long-
temps : « Qu'attendez-vous , lui dit-
elle , n'êles-vous pas payé suffis im-
ment ? Ma sœur, ajouta -t- elle, en
s' adressant à Aniine, donnez-lui en-
core quelque chose : qu'il s'en aille
content. « « Madame , répondit le por-
teur, ce n'est pas cela qui me r^-lient;
je ne suis que trop paj^é de ma peine.
Je vois bien c[ue j'ai commis une inci-
vilité en demeurant ici plus que je ne
devois ; mais j'espère que vous aurez
la bonté de la pardonner à f étonne-
ment où je suis de ne voir aucun
komiîie avec trois dames d'une beauté
CONTES ARABES. 24D
si peu commune. Une compagnie de
femmes sans iiommes , est pourtant
une chose aussi triste qu'une compa-
gnie d'hommes sans femmes. » Il
ajouta à ce discours plusieurs choses
fort plaisantes pour prouver ce qu'il
avançoit. Il n'oublia pas de citer ce
qu'on disoit à Bagdad , qu'on n'est pas
bien à table , si l'on n'y est quatre ; et
enfin il finit en concluant que puis-
qu elles étoient trois , elles avoient
besoin d'un quatrième.
Les dames se prirent à rire du
raisonnement du porteur. Après c^la,
Zobéide lui dit d'un air sérieux : «Mon
ami, vous poussez un peu trop loia
votre indiscrétion 3 mais quoique vous
ne méritiez pas que j'entre dans au-
cun détail avec vous , je veux bien
toutefois vous dire que nous sommes
trois sœurs, qui faisons si secrète-
ment nos affaires , que personne n'en
sait rien. Nous avons un trop grand
sujet de craindre d'en faire part à des
indiscrets ; et un bon auteur que nous
avons lu , dit : « Garde ton secret y et
» ne le révèle à personne : qui le ré-
24S LES MILLE -ET UNE KUITS ,
» vèle , n'en est plus le maître. Si ton
» sein jie peut contenir t<)n seci'-et ,
» coinment le sein de celui à qui tu
» l'auras confié , pourra-t-il le con-
» tenir ? »
« Mesdames , reprit le porteur , à
votre air seulement, j'ai jugé dabord
que vous étiez des personnes d un
mérite très- rare • et je m'aperçois
que je ne me suis pas tforn'pé. Quoi-
que la fortune ne m'ait pas' donne
assez de biens pour m'éîeve'r à une
profession au-dessus de la mienne,
je n'ai pas laissé de cultiver mon es-
prit autant que je l'ai pu , par ja lec-^
ture des livres de science et d'his-
toire; et vous me permettrez, s'il
vous plait , de vous dire , que j'ai lu
aussi . dans un autre auteur, une
maxime que fai toujours heureuse-
ment pratK^uée : « Nous iie cachons
» notre secret, dit-il, qu'à des gens
» reconnus de tout le monde pour
S) des indiscrets , qui abuseroieut de
» noire confiance; mais nous ne fai-
» sons nulle difficulté de le découvrir
s aux sages , parce crue nous sommes
CONTES ARAEES. 247
« persuadés qu'ils sauront Je garder. »
« Le secret chez moi est dans une
aussi grande sûreté c[ue s'il étoit
dans un cabinet dont la clef fût per-
due , et la porte bien scellée; »
Zobéide connut cjue le porteur ne
manquoit pas d'esprit; mais jugeant
qu'il avoit envie d'être du régal
qu'elles vouloient se donner , elle lui
repartit en souriant : « Vous savez
que nous nous préparons à nous ré-
galer 5 mais vous savez en même
temps ([ue nous avons fait une dé-*
pense considérable, et il ne seroit pas
juste que, sans y contribuer, vous
fussiez de la partie. » La belle Safîe
appuja le sentiment de sa sçeur*
«Mon ami, dit-elle au porteur, n'a-
vez-vous jamais oui dire ce que i'on>
dit assez communément : « Si vous
» apportez quelque chose , vous serez
a quelque chose avec nous ; si vous
» n'apportez rien, retirez-vous avec
» rien. »
Le porteur , malgré sa rhéto-
rique, auroit peut-être été obligé de
se retirer avec confusion 3 si Aminé ^
243 LES MILLE ET UNE KUITS ,
prenant forlement son parti , n'eût
dit à ZybéiJe et à Safîe : «Mes chères
sœurs, je vous conjure de permettre
qu'il demeure avec nous : il n'est pas
besoin devons dire qu'il nous diver-
tira ; vous voyez bien qu'il en est ca-
pable. Je vous assure que sans sa
bonne volonté, sa légèreté et son
courage à me suivre, je n'aurois pu
venir à bout de faire tant d'emplettes
en si peu de temps. D ailleurs , si je
vous répélois toutes les douceurs qu'il
m'a dites en chemin , vous seriez peu
surprises de la protection que je lui
donne. »
A ces paroles d'Aminé , le por-
teur, transporté de joie, se laissa
tomber sur les genoux, baisa la terre
aux pieds de cette charmante per-
sonne 5 et en se relevant : « Mon ai-
mable dame, lui dit -il, vous avez
commencé aujourd'hui mon bon-
heur 5 vous y mettez le comble par
une action si généreuse ; je ne puis
assez vous témoigner ma reconnois-
sance. Au reste , mesdames , ajou-
ta-t- il , ea s'adressaiit aux trois
CONTES ARABES. 249
sœurs ensemble , puisque vous me
faites un si grand honneur , ne
croyez pas que j'en abuse , et que je
me considère comme un homme
qui le mérite ; non , je me regar-
derai toujours comme le plus hum-
ble de vos esclaves. » En achevant
ces mots , il voulut rendre l'argent
qu'il avoit reçu ; mais la grave Zobéide
Iiii ordonna de le garder. « Ce qui
est une fois sorti de nos mains , dit-
elle , pour récompenser ceux qui
nous ont rendu service , n'y retourne
plus
L'aurore qui parut , vint en cet en-
droit imposer silence à Scheherazade.
Dinarzade , qui l'écoutoit avec beau-
coup d'attention , en fut fort fâchée ,
mais elle eut sujet de s'en consoler ,
parce que le sultan , curieux de sa-
voir ce qui se passeroit entre les trois
belles dames et le porteur, remit la
suite de cette histoire à la nuit sui-
vante, et se leva pour aller s'acquit-
iP.T de ses fonctions ordinaires.
iSo LES MILLE ET UNE NUITS,
XXXr NUIT.
DiNARZADE, le lendemain , ne
manqua pas d'engager sa sœur à pour-
suivre le merveilleux conte (pi'elJe
avoit commencé. Scheherazade prit
alors la parole , et s'adressant au sul-
tan : i( Sire, dit-eile, je vais, avec
votre permission , contenter là curio-
sité de ma sœur. » En même temps
elle reprit ainsi l'histoire des trois Ca-
lenders (i) :
(0 Rfligieux mohonietiins . ;.insi appelos
du nom de îeur fondntenr , Kalenderi. Sts
disciples U représeiitenl comnx un excellent
niéi.ecin et un savant pi iL soplie qui posse'-
doit des vertus surnaturelles, )ar le n)o\>n.
desquelles il fuisoit des miracles. Il ;illoit la
tèt* hue et le corps p!eiii de pinics; il n'avoit
poir;t de chemise , ni d'autre l);tbit que la
peau d''une l.èic sativztfje sur les e'paules. Il
avoit ù la ceinture quelques pierres bien po-
CONTES ARABES. 25l
Zobéide ne voulut donc point re-
prendre l'argent du porteur. « Mais,
mon ami , lui dit-elle , en consentant
que vous demeuriez avec nous , je
vous avertis que ce n'est pas seulement
à condition que vous garderez le se-
cret que nous avons exigé de vous ,
nous prétendoQs encore que vous obr
serviez exactement les règles de la
bienséance etdellionnéteté.» Pendant
qu'elle tenoit ce discours , la char-
mante Aminé quitta son habillement
de ville , attacha sa robe à sa ceinture
pour agir avec plus de liberté , et pré-
para la table j elle servit plusieurs
Jies, et h ses bras des pierres fausses qui
jetoient Ijeaucoup d éclat. Ses disciples aiment
îa joie et le plaisir; ils vivent sans souci,
s;ins einharras d'esprit, et disent d''ordinaire
entre eux : « Avijourd'hui est à nous^ demain
» est à lui : qui sait sM en jouira? » D'après
cette uiaxiuie , ils passent tout leur temps à
manger et à boire. Quand ils sont chez des
personnes riches , ils clierchent à se rendre
agréables par burs contes et leurs plaisan-
teries, afi'i qu'on leur lasse faite bonne chère.
La plupart sont des va^;ihonds qni croient 1«
taverne aussi sainte que la mosquée.
Î252 LES MILLE ET UNE NUITS ,
sortes de mets , et mit sur un buffet
des bouteilles de vin et des tasses d'or*
Après cela , les dames se placèrent ,
et firent asseoir à leurs côtés le por-
teur , qui étoit satisfait au-delà de tout
ce qu'on peut dire , de se voir à table
avec trois personnes d'une beauté si
extraordinaire.
Après les premiers morceaux ,
Aminé , qui s' étoit placée près du
buffet , prit une bouteille et une tasse ,
se versa à boire , et but la première ,
suivant la coutume des Arabes. Elle
versa ensuite à ses sœurs, qui burent
l'une après l'autre ; puis remplissant
pour la quatrième fois la même tasse ,
elle la présenta au porteur , lequel ,
en la recevant , baisa la main d'A-
mine , et chanta , avant que de boire ,
une chanson , dont le sens étoit que
comme le vent emporte avec lui la
bonne odeur des lieux parfumés par
où il passe , de même le vin qu'il
alloit boire , venant de sa main , en
recevoit un goût plus exquis que celui
qu'il avoit naturellement. Cette chan-
son réjouit les dames, qui chantèrent
CONTES AHABES. 256
à leur tour. Enfin , la compagnie fut
de très-bonne humeur pendant le re-
pas , qui dura fort long - temps , et
fut accompagné de tout ce qui pouvoit
le rendre agréable.
» Le jour alloit bientôt finir , lors-
que Safîe 5 prenant la parole au nom
des trois dames , dit au porteur :
« Levez-vous , partez , il est temps
de vous retirer. » Le porteur, ne pou-
vant se résoudre à les quitter , répon-
dit : « Eh , mesdames , où me com-
mandez - vous d'aller en l'état où je
me trouve ? Je suis hors de moi-
même , à force de vous voir et da
boire : je ne retrouverois jamais la
chemin de ma maison. Donnez-moi
la nuit pour me reconnoitre -, je la
passerai où il vous plaira • mais il ne
me faut pas moins de temps pour
me remettre dans le même état ou
j'étois lorsque je suis entré chez vous;
avec cela , je doute encore si je n'y
laisserai pas la meilleure partie de
moi-même. »
M Aminé prit une seconde fois le
parti du porteur. « Mes sœurs , dit-
I. " 32
ê
?54 LES MILLE ET UNE NUITS,
elle , il a raison ; je lui sais bon gré de
Ja demande cju'il nous fait. Il nous a
assez bien diverties ; si vousf voulez
m'en croire , ou plutôt si vous m'ai-
mez autant que j'en suis persuadée ,
nous le retiendrons pour passer la
soirée avec nous. « «Ma sœur, dit
Zobéide, nous ne pouvons rien refu-
ser à votre prière. Porteur , continua-
t-eile en s' adressant à lui , nous vou-
lons bien encore vous faire cette grâce;
mais nous y mettons une nouvelle
condition. Quoi que nous puissions
faire en votre présence, par rapport
à nous ou à autre chose , gardez-vous
bien d'ouvrir seulement la bouche
pour nous en demander la raison ; car
en nous faisant des questions sur des
choses qui ne vous regardent nulle-
ment , vous pourriez entendre ce qui
ne vous plairoit pas. Prenez-j garde ,
et ne vous avisez pas d'être trop cu-
rieux , en voulant approfondir les
motifs de nos actions. »
« Madame , repartit le porteur , je
vous promets d'observer cette condi-
tion avec toiit d'exactitude, que vous
CONTES ARABES. 25;>
n'aurez pas lieu de me reprocher d'y
avoir contrevenu , et encore moins de
punir mon indiscrétion. Ma langue ,
en cette occasion , sera immobile , et
mes jeux seront comme un miroir ,
qui ne conserve rien des objets qu'il
a reçus. » « Pour vous faire voir , re-
prit Zobéide d'un air très - sérieux ,
que ce que nous vous demandons n'est
pas nouvellement établi parmi nous ,
levez-vous , et allez lire ce qui est écrit
au-dessus de notre porte en dedans. »
Le porteur alla jusques - là et y lut
ces mots qui étoient écrits en gros ca-
ractères d'.or : « Qui parie des choses
» qui ne le regardent point, entend
5) ce qui ne lui plaît pas. » Il revint
ensuite trouver les tirois sœurs : «Mes-
dames , leur dit-il , je vous jure que
vous ne m'entendrez parler d'aucune
chose qui ne me regardera pas , et où
vous puissiez avoir intérêt. »
Cette convention faite , Aminé
apporta le souper ; et quand elle eut
éclairé la salle d'un grand nombre de
bougies préparées avec le bois d'aloës
et l'ambre-gris , qui répandirent une
256 Ll-S MILLE ET UI^E KUITS,
odeur agréable , et firent une belle il-
lumination , elle s'assit à table avec ses
sœurs et le porteur. Ils recommencè-
rent à manger , à boire , à chanter
et à réciter des vers. Les dames pre-
noient plaisir à enivrer le porteur ,
sous prétexte de le faire boire à leur
santé. Les bons mots ne furent point
épargnés. Enfin , ils étoient tous de la
meilleure humeur du inonde , lors-
qu'ils ouïrent frapper à la porte....
Scheherazade futobhgée , en cet en-
droit, d interrompre son récit, parce
qu'elle vit paroître le jour. Le sultan
ne doutant point que la suite de cette
histoire ne méritât d'être entendue,
la remit au lendemain , et se leva.
COîiTES ARABES. lô'J
XXXir NUIT.
s u R la fin de la nuit suivante , Dî-
narzade dit à la sultane : « Ma sœur ,
je suis dans une extrême impatience
d'entendre le conte de ces trois belles
filles , et de savoir qui frappoit à leur
porte. » « Vous i' allez apprendre , ré^
pondit Schelierazade ; je vous assure
que ce que je vais vous raconter , n'est
pas indigne de l'attention du sultan
mon seigneur :
« Dès que les dames , poursuivit-
elle , entendirent frapper à la porte ,
elles se levèrent toutes trois en même
temps pour aller ouvrir; mais Safie,
à qui cette fonction appartenoit parti-
culièrement, fut la plus diligente ; les
deux autres se voyant prévenues , de--
meurèrent, et attendirent qu'elle vînt
leur apprendre qui pouvoit avoir af-
faire chez elles si tard. Safie revint.
258 LES MILLE ET UNE NUITS ,
« Mes sœurs , dit-elle , il se présente
une belle occasion de passer une bon-
ne partie de la nuit fort agréablement ;
et si vous êtes du même sentiment
que moi , nous ne la laisserons point
échapper. Il y a à notre porte trois
Calenders; au moins ils me parois-
sent tels à leur habillement 3 mais ce
qui va sans doute vous surprendre ,
ils sont tous trois borgnes de l'œil
droit , et ont la tête , la barbe et les
sourcils ras. Ils ne font , disent-ils ,
que d'arriver tout présentement à
Bagdad, où ils ne sont jamais venus;
et comme il est nuit, et cjuils ne sa-
vent où aller loger , ils ont frapj^é
par hasard à notre porte , et ils nous
prient , pour famour de Dieu , d'avoir
la charité de les recevoir. Ils se mettent
peu en peine du lieu que nous vou-
drons leur donner , pourvu qu'ils
soient à couvert ; ils se contenteront
d'une écurie. Ils sont jeunes et assez
bien faits ; ils paroissent même avoir
beaucoup d'esprit ; mais je ne puis
penser , sans rire , à leur figure plai-
sante et uniforme. » En cet endroit ,
CONTES A Pc A B ES. ajQ
Safie s'interrompit elle-même , et se
mit à rire de si bon cœur , que les
deux autres dames et le porteur ne
purent s'empêcher de rire aussi.
« Mes bonnes sœurs , reprit - elle ,
ne voulez - vous pas bien que nous
les fassions entrer ? Il est impossible
qu'avec des gens tels que je viens de
vous les dépeindre, nous n'achevions
la journée encore mieux que nous ne
l'avons commencée. Ils nous diver-
tiront fort , et ne nous seront point à
charge, puisqu'ils ne nous deman-
dent une retraite que pour cette nuit
seulement , et que leur intention est de
nous quitter d'abord qu'il sera jour. :»
MZobéide et Aminé firent difficulté
d'accorder à Safie ce qu'elle deman-
doit , et elle en savoit bien la raison
elle-même ; mais elle leur témoigna
ime si grande envie d'obtenir d'elles
cette faveur, qu'elles ne purent la lui
refuser. « Allez , lui dit Zobéide ,
faites-les donc entrer ; mais n'oubliez
pas de les avertir de ne point parler
de ce qui ne les regardera pas , et de
leur faire lire ce qui est écrit au-des-
20O LES MILLE ET U.NE NUITS
SUS de la porte. « A ces mots , Safîe
courut ouvrir avec joie ; et peu de
temps après , elle revint accompa-
gnée des trois Calenders.
» Les trois Calenders firent en en-
trant une profonde révérence aux
dames qui s'éloient levées pour les
recevoir, et qui leur dirent obligeam-
ment qu'ils éLoient les bien-venus ;
qu'elles éloient bien aises de trouver
l'occasion de les obliger et de contri-^
buer à les remettre de la fatigue de
leur voyage ; et enfin elles les invi-*
tèrent à s'asseoir auprès d'elles. La
magnificence du lieu , et l'honnêteté
des dames , firent concevoir aux Ca-r
lenders une haute idée de ces belles
hôtesses ; mais avant que de prendre
place , avant par hasard jeté les yeux
sur le porteur , et le voyant habillé à-
peu-près comme d'autres Calenders ,
avec lesquels ils étoient en différend
sur plusieurs points de discipline, et
c[ui ne se rasoient pas la barbe et les
sourcils , un d'entr'eux prit la pa-r
rôle : « Voilà , dit-il , apparemment
un de nos frères arabes les révoltés.»
CONTES ARABES. 2(Sî
« Le porteur , à moitié endormi ,
et la tête échauffée du vin qu'iJ avoit
bu , se trouva choqué de ces paroles ;
et sans se lever de sa place , il répondit
aux Calenders, en les regardant fière-
ment : « Assejez-vous , et ne vous
mêlez pas de ce que vous n'avez que
faire. W'avez-vous pas lu au-dessus
de la porte, l'inscription qui y est?
IN^e prétendez pas obliger le monde à
vivre à votre mode ; vivez à la nôtre. »
« Bon-homme , reprit le Caiender
qui avoit parié , ne vous mettez point
en colère ; nous serions bien fâchés
de vous en avoir donné le moindre
sujet, et nous sommes au contraire
prêts à recevoir vos commandemens.))
La querelle auroit pu avoir des suites ;
mais les dames s'en mêlèrent, et paci-
fièrent toutes choses.
j) Quand les Calenders se furent as-
sis à table , les dames leur servirent à
manger, et l'enjouée Safie particuliè-
rement, prit soin de leur verser à
boire
Scheherazade s'arrêta en cet en-
droit, parce qu'elle remarqua qu'il
P.()2 LES MILLE ET UNE NUITS ,
étoit jour. Le siiltau se leva pour al-
ler remplir ses devoirs, se promet-
tant bien d'entendre la suite de ce
conte le lendemain; car il avoit grande
envie d'apprendre pourquoi les Ca-
lenders étoient borgnes , et tous trois
du même œil.
CONTES ARABES. 2b0
XXXIir NUIT.
Une heure avant le jour, Schelie-
razacle continua de cette manière ce
qui se passa entre les dames et les
Caienders :
Après que les Caienders eurent
bu et mangé à discrétion , ils témoi-
gnèrent aux dames qu'ils se feroient
un grand plaisir de leur donner un
concert, si elles avoient des instru-
mens , et qu'elles voulussent leur en
faire apporter. Elles acceptèrent l'offre
avec joie. Le belle Safie se leva pour
en aJler chercher. Elle revint un mo-
ment ensuite, et leur présenta une
flûte du pays , une flûte persanne , et
un tambour de basque. Chaque Ca-
lender reçut de sa main finstrument
qu'il voulut choisir , et ils commencè-
rent tous trois à jouer un air. Les
dames , qui savoieat des paroles sur
sG'i LES MILLE ET L'NE NUIT«; ,
cet air , qui éLoit clés plus gais , rac-
compagnèrent de leur voix; mais elles
s interrompoient de temps en temps
par de grands éclats de rire que leur
faisoient faire les paroles. Au plus
fort de ce divertissement , et lorsque
la compagnie étoit le plus en joie , on
frappa à la porte. Safie cessa de chan-
ter , et alla voir ce que c'étoit.
Mais , sire , dit en cet endroit
Scheherazade au sultan , il est bon
que votre majesté sache pourquoi l'on
frappoit si tard à la porte des dames ;
en voici la raison. Le calife Haroun
Alraschid avoit coutume de mar-
cher très -souvent la nuit incognito,
pour savoir par lui-même si tout étoit
tranquille dans la ville ; et s'il ne s'j
commeltoit pas de désordre.
Cette nuit-là le calife étoit sorti de
bonne heure, accompagné de Gia-
far (i)son grand visir, et de Mes-
(i) Giafar le Barmécide. Haroun Alras-
cLid lui donna en maria2;e sa sœar Abassa , k
condition qu'ils ne ^oûteroient pas les plaisirs
de l'amour. L'ordre fut bientôt oublie. Il»
C 0 Tn T E s An .\ B E S. ib'J
roiir , chef des eunuques de son pa-
lais , tous trois déguisés en mar-
ciiands. En passant par la rue des
trois dames , ce prince , entendant le
son des instrumens et des voix, et le
bruit des éclats de rire , dit au visir :
« Allez , frappez à la porte de cette
maison où l'on fait tant de bruit; je
veux y entrer et en apprendre la
cause. » Le visir eut beau lui repré-
ter que c'étoient des femmes qui ré-
galoient ce soir-là ; que le vin appa-
remment leur avoit écliauffé la tête ,
et qu'il ne devoit pas s'exposer à re-
cevoir d'elles quelqu'insulle ; qu'il
n'étoit pas encore heure indue , et
qu'il ne falloit pas troubler leur diver-
tissement. « Il n'importe, repartit le
calife, frappez, je vous l'ordonne. »
C'étoit donc le grand visir Giaiar
eurent un fi's , qu'ils envoyèrent secrètement
élever à la Mecque. Le calife en ayant eu con-
noissance , Giafar perdit la faveur de son
maître, et peu après la vie; et Abassa, chassée
du palais , fut réduite à Tétat le plus misé-
rable.
T
I. 20
266 LES MILLE ET UNE NUITS ,
qui avoit frappé à la porte des dames
par ordre du caiife , qui ne vouloit
pas être connu. Safie ouvrit ; et Je vi-
sir remarquant à la clarté d'une bou-
gie qu'elle lenoit , que c'étoit une
dame d'une grande beauté , joua par-
faitement bien son personnage. Il lui
fit une profonde révérence , et lui
dit d'un air respectueux : « Madame,
nous sommes trois marchands de
Moussoul , arrivés depuis environ
dix jours , avec de riches marchandi-
ses que nous avons en magasin dans
un khan(i) où nous avons pris loge-
ment. Nous avons été aujourd'hui
chez un marchand de cette ville qui
nous avoit invités à l'aller voir. W
nous a régalés d'une collation ; et
comme le vin nous avoit mis de belle
humeur , il a fait venir une troupe
de danseuses. Il étoit déjà nuit et
dans le temps que f on jouoit des ins-
(i) Khan ou Caravanserai : bâtiment qui
<]îins rOiient sert c!e magasin ou d'auberge
430ur les marchands ; les caravanes y sont
reçues gratuitement ou pour un prix mo-
dique.
CONTES ARABES. 2.6<J
trumens , que les danseuses dan-
soient, et que la compasjnie faisoit
grand bruit, le guet a passé et s'est
fait ouvrir. Quelques-uns de la com-
pagnie ont été arrêtés. Pour nous ,
nous avons été assez heureux pour
nous sauver par-dessus une muraille;
mais , ajouta le visir , comme nous
sommes étrangers, et avec cela un
peu pris de vin , nous craignons de
rencontrer une autre escouade de
guet , ou la même , avant que d'arri-
ver à. notre khan , qui est éloigné
d'ici. Nous j arriverions même inuti-
lement 'j car la porte est fermée , et
ne sera ouverte que demain matin ,
quelque chose qui puisse arriver.
C'est pourquoi , madame , ayant ouï
en passant des instrumens et des voix,
nous avons juge que l'on n'étoit pas
encore relire chez vous, et nous avons
pris la liberté de frapper , pour vous
supplier de nous donner retraite jus-
qu'au jour. Si nous vous paroissons
clignes de prendre part à votre diver-
tissement , nous tâcherons d'y contri-
buer en ce crue nous pourrons, pour
268 LES MILLE ET UNE NUITS,
réparer rinterruption que nous y
avions causée ; sinon , faites-nous seu-
lement la grâce de souffrir que nous
passions la nuit à couvert sous votre
vestibule. »
Pendant ce discours de Giafar , la
belJe Safie eut le temps d'examiner le
visir et les deux personnes qu'il disoit
marchands comme lui; et jugeant à
leur physionomie que ce n'étoient pas
des gens du commun , elle leur dit
qu elle n'étoit pas la maîtresse , et que
s'ils vouloient se donner un moment
de patience , elle reviendroit leur ap-
porter la réponse.
Salle alla faire ce rapport à ses
sœurs, qui balancèrent quelque temps
sur le parti qu'elles dévoient prendre.
Mais elles étoient naturellement bien-
faisantes; et elles avoient déjà fait
la même grâce aux trois Calenders.
Ainsi , elles résolurent de les laisser
entrer...
Sclieherazade se préparoit à pour-
suivre son conte; mais, s'étanl aperçu
qu'il étoit jour , elle interrompit là
son récit. La qualité des nouveaux
CONTES ARABES* 26()
acteurs que la sultane venoit d'intro-
duire sur la scène , piquant la curio-
sité de Schahriar , et le laissant dans
l'attente de quelqu événement singu-
lier , ce prince attendit la nuit sui-
vante avec impatience.
270 LB3 MILLE ET UNE NUITS ,
XXX IV^ NUIT.
DiNARZADE, aussi ciirieuse
que le sultan d'apprendre ce que
produiroit l'arrivée du calife chez les
trois dames , n'oublia pas d'engager
Scheherazade à reprendre , avec la
permission du sultan , l'histoire des
Calenders.
Le calife , son grand-visir , et le
chef de ses eunuques , dit la sultane ,
ayant été introduits par la belle Salie ,
saluèrent les dames et les Calenders
avec beaucoup de civilité. Les dames
les reçurent de même, les croyant
marchands 5 et Zobéide , comme la
principale , leur dit d'un air grave et
sérieux qui lui convenoit : « Vous
êtes les bien-venus 5 mais avant toutea
choses , ne trouvez pas mauvais que
nous vous demandions une grâce. »
« Hé quelle grâce , madame , répon-
CONTES ARABES. l'-J l
dit le visir ? Peut-on refuser quelque
chose à de si belles dames ! » « C'est ,
reprit Zobéide , de n'avoir que des
jeux et point de langue , de ne nous
pas l'aire de questions sur quoi que
vous puissiez voir , pour en apprendre
Ja cause , et de ne point parler de ce
qui ne vous regarde pas , de crainte
que vous n'entendiez ce qid ne vous
seroit point agréable. » « Vous serez
obéie , madame , reprit le visir. Nous
ne sommes ni censeurs , ni curieux
indiscrets ; c'est bien assez que nous
ayons attention à ce qui nous re-
garde , sans nous mêler de ce qui
ne nous regarde pas. » A ces mots ,
chacun s'assit , la conversation se lia ,
et l'on recommença à boire en faveur
des nouveaux venus.
Pendant que le visir Giafar entre-
tenoit les dames , le calife ne pouvoit
cesser d'admirer leur beauté extraor-
dinaire , leur bonne grâce, leur hu-
meur enjouée , et leur esprit. D'un
autre côté , rien ne lui paroissoit pins
surprenant que les Calenders , tous
trois borgnes de l'œil droit. Il se se-
2.-1 LES MILLS ET UNE NUITS,
roit volontiers informé de celte sin-
gularité ; mais la condilion qu'on ve-
noit d'imposer à lui et à sa compa-
gnie , l'empêcha d'en parler. Avec
cela , quand il faisoit réflexion à la
richesse des meubles , à leur arrange-
ment bien entendu , et à la proprel(*
de cette maison , il ne pouvoit se per-
suader qu'il n'j eût pas de l'enchante-
ment.
L'entretien étant tombé sur les di-
vertissemens et les différentes ma-
nières de se réjouir , les Caienders se
levèrent et dansèrent à leur mode une
danse , qui augmenta la bonne opi-
nion que les dames avoient déjà con-
çue d'eux , et qui leur attira feslime
du calife et de sa compagnie.
Quand les trois Caienders eurent
achevé leur danse , Zobéide se leva ,
et prenant Aminé par la main : « M:\
sœur , lui dit-elle , levez-vous ; lu
compagnie ne trouvera pas mauvais
que nous ne nous contraignions point ;
et leur présence n'empêchera pas que
nous ne fassions ce que nous avon,^
coutume de faire. » Aminc, qui com-
CONTES" ARABES. 275
prit ce que sa sœur vouloit dire , se
leva et emporta les plats , la table ,
les flacons , les tasses et les instru-
mens dont les Calenders avoient joué.
Safie ne demeura pas à rien faire j
elle baîaja la salle , mit à sa place
tout ce cjui étoit dérangé , moucha
les bougies , et y appliqua d'autre
bois d'aloës et d'autre ambre-gris.
Cela étant fait , elle pria les trois Ca-
lenders de s'asseoir sur le sofa d'un
côté, et le calife de l'autre avec sa
compagnie. A l'égard du porteur ,
elle lui dit : « Levez-vous et vous
préparez à nous prêter la main à ce
que nous allons faire ; un homme
tel que vous , qui est comme de la
maison , ne doit pas demeurer dans
l'inaction. »
Le porteur avoit un peu cuvé son
vin ; il se leva promptement , et après
avoir attaché le bas de sa robe à sa
ceinture : « Me voilà prêt , dit-il ,
de quoi s'agit-il ':' » « Cela va bien ,
répondit Safie , attendez que l'on
vous parle ; vous ne serez pas long-
temps les bras croisés. » Peu de temps
274 ^^^ MILLE ET UNE NUITS ,
après , on vit paroître Aminé avec
un siège , qu'elle posa au milieu de
la salle. Elle alla ensuite à la porte
d'un cabinet , et l'ayant ouverte , elle
fit signe au porteur de s'approcher.
« "Venez , lui dit-elle , et m'aidez. «
Il obéit ; et y étant entré avec elle , il
en sortit un moment après , suivi de
deux chiennes noires , dont chacune
avoit un collier attaché à une chaîne
qu'il tenoit , et qui paroissoient avoir
été maltraitées à coups de fouet. Il
s'avança avec elle au milieu de la
salle.
Alors Zobéide , qui s'étoit assise
entre les Calenders et le calife, se
leva et marcha gravement jusqu'où
étoit le porteur. « Cà , dit-elle en
poussant un grand soupir , faisons
notre devoir. » Elle se retroussa les
bras jusqu'au coude , et après avoir
pris un fouet que Safîe lui présenta :
«Porteur, dit-elle , remettez une de ces
deux chiennes à ma sœur Aminé , et
approchez-vous de moi avec l'autre. »
Le porteur fît ce qu'on lui com-
mandoit ; et quand il se fut ap])roché
C vO N T E s A P». A E E S, 2.-":}
de Zcbeïde, la cliienne qu'il tenoit
commença à faire des cris , et se tour-
na vers Zobéide en levant Ja tête
d'une manière suppliante. Mais Zo-
béide, sans avoir égard à la triste con-
tenance de la cliienne qui faisoit pi-
tié , ni à ses cris cjui remplissoient
toute la maison , lui donna des coups
de fouet à perte d'haleine ; et lors-
qu'elle n'eut plus la force de lui en
donner davantage , elle jeta le fouet
par terre; puis prenant la chaîne de
la main du porteur , elle leva la
chienne par les pattes ; et se mettant
toutes deux à se regarder d'un air
triste et touchant , elles pleurèrent
l'une et l'autre. Enfin , Zobéide tira
son mouchoir , essuya les larmes de
la chienne , la baisa ; et remettant la
chaîne au porteur : « Al!ez , lui dil-
e}\e , remenez-la où vous l'avez prise ,
et amene^-nioi fautre. »
Le porteur remena la chienne
fouettée au cabinet ; et en revenant ,
il prit Fautre des mains d'Aminé , et
lalla présenter à Zobéide qui l'atten-
doit. « Tene^-la comme la première ,
276 LES I^ÏÎLLE ET UNE NUITS,
lui dit-elle. « Puis ayant repris le fouet,
elle la maltraita de la même manière.
Elle pleura ensuite avec elle , essuya
ses pleurs , la baisa , et la remit au
porteur à qui l'agréable Aminé
épargna la peine de la remener au
cabinet 5 car elle s'en chargea elle-
même.
Cependant les trois Calenders , le
calife et sa compagnie furent extraor-
dinairement étonnés de cette exécu-
tion. Ils ne pouvoient comprendre
comment Zobéide , après avoir fouet-
té avec tant de force les deux chien-
nes , animaux immondes , selon la
religion musulmane , pleuroit ensuite
avec elles , leur essujoit les larmes ,
et les baisoit. Us en murmurèrent en
eux-mêmes. Le calife sur-tout , plu^
impatient que les autres , mouroit
d'envie de savoir le sujet d'une action
qui paroissoit si étrange , et ue cessoit
de faire signe au visir de parler pour
s'en informer. Mais le visir tournoit
la tête d'un autre côté Jusqu'à ce que
pressé par des signes si souvent réité-
rés , il répondit par d'autres signes.
CONTES ARABES. 277
que ce n'étoit pas le temps de satis-
faire sa curiosité.
Zobéide demeura queique temps k
la même place au milieu de la salle ,
comme pour se remettre de la fatigue
qu'elle venoit de se donner en fouet-
tant les deux chiennes. « Ma chère
sœur , lui dit la belle Safie , ne vous
plait-il pas de retourner à votre place ,
afin cju'à mon tour je fasse aussi
mon personnage ? » « Oui , répondit
Zobéide. « En disant cela , elle alla
s'asseoir sur le sofa, ayant à sa droite
le calife , Giafar et Mesrour, et à sa
gauche , les trois Calenders et le por-
teur
« Sire, dit en cet endroit Schehera-
zade , ce que votre majesté vient d'en-
tendre , doit , sans doujj^ , lui paroitre
merveilleux ; mais ce qui reste à ra-
conter , Test encore bienjiavantage.
Je suis persuadée que vous en con-
viendrez la nuit prochaine , si vous
vouiez bien me permettre de vous
achever cetle histoire. « Le sultan y
consentit , et se leva , parce qu il étoit
jour.
I, 24
27B LES MILLE ET UNE NUITS,
XXXV^ N UIT.
1/ A sultane ne fut pas plutôt éveillée ,
que se souvenant de l'endroit où elle
en étoit demeurée du conte de la veil-
le , elle parla aussitôt de cette sorte ,
en adressant la parole au sultan :
Sire, après que Zobéide eut repris
sa place , toute la compagnie garda
quelque temps le silence. Enfin , Sa-
ne , qui s'étoit assise sur le siège au
milieu de la salle , dit à sa sœur A-
mine : « Ma chère sœur , levez-vous ,
je vous en conjure ; vous comprenez
bien ce que je veux dire. « Aminé se
leva , et alla dans un autre cabinet que
celui d'où les deux chiennes avoient
été amenées. Elle en revint , tenant
un étui garni de satin jaune , relevé
d'une riche broderie d.'or et de soie
verte. Elle s'approcha de Safie, et ou-
vrit l'étia, d'où elle tira un luth qu elle
CONTES ARABES. D.JC^
îiû présenta. Elle le prit; et après
a^-oir mis quelque temps à l'accorder ,
eWe commença à le toucher ; et l'ac-
compagnant de sa voix , elle chanta
une chanson sur les tourmens de l'ab-
sence , avec tant d'agrément , que le
calife et tous les autres en furent char-
més. Lorsqu'elle eut achevé , comme
eWe avoit chanté avec beaucoup de
passion et d'action en même temps :
« Tenez , ma sœur , dil-elle à l'agréa-
ble Aminé , je n'en puis phis , et la
voix me manque ; obligez la compa-
gnie en jouant et en chantant à ma
place. « « Très -volontiers , répondit
Aminé, en s'approchant de Safie, qui
lui remit le luth entre les mains , et
hii céda sa place. »
Aminé , ayant un peu préludé ,
pour voir si finslrument étoit d'ac-
cord , joua et chanta presque aussi
long-temps sur le même sujet , mais
avec tant de véhémence , et elle éLoit
si touchée , ou , pour mieux dire , si
pénétrée du sens des paroles qu'elle
chantoit , c{ue les forces lui manquè-
rent en achevant.
1^00 LES MILLE ET UNE .NUITS ,
Zobëïde voulut lui niarqiîer sa sa-
tisfaction : « Ma sœur , dit-elle , vous
avez fait des merveilles : on voit bien
que vous sentez le mal que vous expri-
mez si vivement, j) Aminé n'eut pas
le temps de répondre à celte honnê-
teté 5 elle se sentit le cœur si pressé
en ce moment, qu'elle ne songea qu'à
se donner de l'air , en laissant voir à
toute la compagnie une gorge et un
sein , non pas blanc, tel qu'une dame
comme Aminé devoit l'avoir , mais
tout meurtri de cicatrices ; ce qui fit
une espèce d'horreur aux spectateurs.
]N"éanmoins cela ne lui donna pas de
soulagement , et ne rempécha pas de
s'évanouir
« Mais , sire , dit Scheherazade , je
ne m'aperçois pas que voilà le jour. »
A ces mots, elle cessa de parier , et le
sultan se leva. Quand ce prince n'au-
roit pas résolu de différer la mort de
Ja suitane , il n'auroit pu encore se
résoudre à lui ôter la vie. Sa curiosité
étoit trop intéressée à entendre jus-
qu'à la fin un conte rempli d'événe-
iiiens si peu attendus.
CONTES ARABES. D.3i
XXX Vr NUIT.
DiNARZADE, suivant sa coutume,
supplia sa sœur de continuer l'histoi-
re des dames et des Calenders. Sche-
herazade ]a reprit ainsi:
Pendant que Zobéide et Safie cou-
rurent au secours de leur sœur , un
.des Calenders ne put s'empêcher de
dire : « Nous aurions mieux aimé
coucher à l'air , que d'enti'er ici , si
nous avions cru y voir de pareils spec-
tacles. » Le calife , qui l'entendit ,
s'approcha de lui et des autres Calen-
ders , et s' adressant à eux: « Que si-
gnifie tout ceci , dit-il '^ « Celui qui
venoit de parler , lui répondit : « Sei-
gneur, nous ne le savons pas plus que
vous. » Quoi , reprit le calil'e , vous
n'êtes pas de la maison? Vous ne
pouvez rien nous apprendre de ce^
deux chiennes noires , et de cette da-
!?.82 LES MILLE ET UNS NUITS,
me évanouie et si indignement mal-
traitée r*» «Et, seigneur , repartirent
les Calenders, de notre vie nous ne
sommes venus en cette maison, et
nous n'y sommes entrés que quelques
m.omens avant vous. »
Cela augmenta l'étonnement du
calife. « Peut-être , repliqua-t-il , que
cet homme qui est avec vous , en sait
cfuelcfue chose. » L'un des Calenders
lit signe au porteur de s'approcher,
et lui demanda s'il ne savoit pas pour-
([uoi les chiennes noires avoient été
ibuettées , et pourquoi le sein d'Ami-'
lie paroissoit meurtri, u Seigneur ,
répondit le porteur , je puis jurer par
le grand Dieu vivant , que si vous ne
savez rien de tout cela , nous n'en sa-
vons pas plus les uns que les autres,
îi est bien vrai cj^ue je suis de cette vil-
le 5 mais je ne suis jamais entré qu'au-
jourd'hui dans cette maison 3 et si
vous êtes surpris de m'y voir , je ne
le suis pas moins de m'y trouver en
votre compagnie. Ce qui redouble ma
surprise , ajouta-rt-il , c'est de ne voir
ici aucuu homme avec ces dames, »
CONTES ARABES. 285
Le calife , sa compagnie , et les Ca-
lenders avoient cru que le porteur
ëtoit du logis, et qu'il pourroit les in-
former de ce qu'ils desiroient savoir.
Le calife, résolu. de satisfaire sa cu-
riosité à c[uelcjue prix que ce fût , dit
aux autres : « Ecoutez , puisque nous
voilà sept hommes , et que nous n'a-
vons afÉiire qu'à trois dames, obli-
geons-les à nous donner les éclaircis-
semens que nous souhaitons. Si elles
refusent de nous les donner de bon
gré , nous sommes en état de les y
contraindre. «
Le grand-visir Giafar s'opposa à
cet avis , et en fît voir les conséquen-
ces au calife , sans toutefois faire con-^
noître ce prince aux Galenders ; et lui
adressant la parole , comme s'il eût été
marchand : « Seigneur , dit-il , consi-
dérez , je vous prie , que nous avons
notre réputation à conserver. Vous
saviez à quelle condition ces dames ont
bien voulu nous recevoir chez elles ;
nous l'avons acceptée. Que diroit-on
de nous, si nous y contrevenions r*
Nous serions encore plus blâmables ^
284 LES MILLE ET UNE NUITS,
s'il nous arrivoit quelque malheur.
Il n ja pas d'apparence qu'elles aient
exigé de nous cette promesse , sans
être en état de nous faire repentir ,
si nous ne la tenons pas. »
En cet endroit, le visir tira le calife
à part, et lui parlant tout bas : « Sei-
gneur , poursuivit-il , la nuit ne du-
rera pas encore long-temps ; que vo-
tre majesté se donne un peu de pa-
tience. Je viendrai prendre ces dames
demain matin , je les amènerai devant
votre trône , et vous apprendrez d'el-
les tout ce que vous voulez savoir. »
Quoique ce conseil fût très-judicieux ,
le calife le rejeta , imposa silence au
visir , en lui disant qu'il ne pouvoit
attendre si longtemps , et qu'il préten-
doit avoir à l'heure mêmç l'éclaircisse-
ment c[u'il desiroit.
Il ne s'agissoit plus que de savoir
qui porteroit la parole. Le calife tâ-
clia d'engager les Calenders à parler
les premiers • mais ils s'en excusèrent.
A la fin , ils conv^inrent tous ensemble
que ce seroit le porteur. Il se prépa-
roit à faire la question fatale , lorsque
CONTES APcABES. 285
Zobéide , après avoir secouru Ami-
né , qui étoit revenue de son éva-
nouissement 5 s'approcha d'eux. Com-
me elle les avoit ouï parler liant et
avec chaleur , elle leur dit : « Sei-
gneurs, de quoi pariez-vous? Quelle
est votre contestation? »
Le porteur prit alors la parole :
« Madame , lui dit -il , ces seigneurs
vous supplient de vouloir bien leur
expliquer pourquoi, après avoir mal-
traité vos deux chiennes, vous avez
pleuré avec elles , et d'où vient que la
dame qui s'est évanouie , a le sein cou-
vert de cicatrices ? C'est, madame , ce
que je suis chargé de vous demander
de leur part. »
Zobéide , à ces mots , prit un air
fier; el se tournant du côté du caliie ,
de sa compagnie , et des Galenders :
V Est-il vrai , seigneurs , leur dit-elle ,
que vous l'ayez chargé de me faire
cette demande? » Ils répondirent que
oui, excepté levisir Giafar, qui ne dit
mot. Sur cet aveu , elle leur dit d'un
ton qui marquoit combien elle se te-
lioit oiïensée : w Avant que de vous
accoroer la grâce que vous nous avez
demandée , de vous recevoir , afin de
prévenir tout sujet d'être méconten-
tes de vous , parce que nous sommes
seules , nous l'avons fait sous la con-
dition que nous vous avons imposée,
de ne pas parler de ce qui ne vous re-
garderoit point, de peur d'entendre ce
qui ne vous pîairoit pas. Après vous
avoir reçus et régalés du mieux cju'il
nous a été possible, vous ne laissez
pas toutefois de manquer de parole.
Il est vrai que cela arrive par la faci-
lité que nous avons eue ; mais c'est ce
qui ne vous excuse point , et votre
procédé n'est pas honnête. » En ache-
vant ces paroles, elle frappa forte-
ment des pieds et des mains par trois
fois, et cria : «Venez vite. » Aussi-
tôt une porte s'ouvrit, et sept escla-
ves noirs , puissans et robustes , en-
trèrent le sabre à la main , se saisirent
chacun d'un des sept hommes de la
compagnie, les jetèrent par terre, les
traînèrent au milieu de la salle, et se
préparèrent à leur couper la tête.
Il est aisé de se représenter (pielle
COTATES ARABES. 287
iut la frayeur du calife. Il se repentit
alors , mais trop tard , de n avoir pas
voulu suivre le conseil de son visir.
Cependant , ce malheureux prince ,
Oiafar , Mesrour , le porteur et les
Calenders, étoient prêts à payer de
leurs vies leur indiscrète curiosité ;
miais avant qu'ils reçussent le coup de
la mort , un des esclaves dit à Zobéi-
de et à ses sœurs : « Hautes , puissan-
tes et respectables maîtresses , nous
commandez-vous de leur couper le
cou? » «Attendez, lui répondit Zobéi-
de , il faut que je les interroge aupa-
ravant. » « Madame , interrompit le
porteur effrayé , au nom de Dieu , ne
jne faites pas mourir pour le crime
d'autrui. Je suis innocent : ce sont eux
qui sont les coupables. Hélas , conti-
îiua-t-il en pleurant , nous passions
le temps si agréablement! Ces Calen-
ders borgnes sont la cause de ce mal-
heur. Il n'y a pas de ville qui ne tom-
be en ruine devant des gens de si
mauvais augure. Madame , je vous
^uppUe de ne pas confondre le pre-
mier avec le dernier , songez qu'il est
288 LES MILIE ET UNE NUITS ,
plus beau de pardonner à un misé-
rable comme moi , dépourvu de tout
recours , que de l'accabîer de votre
pouvoir , et de le sacrifier à votre
ressentiment. »
Zobéide , malgré sa colère , ne put
s'empêcher de rire en elle-même des
lamentations du porteur. Mais sans
s'arrêter à lui , elle adressa la parole
aux autres une seconde fois : « Ré-
pondez-moi, dit-elle, et m'apprenez
qui vous êtes ; autrement vous n'a-
vez plus qu'un moment à vivre. Je
ne puis croire que vous soyez d'iion-
iiêtes gens , ni des personnes d'auto-
rité ou de distinction dans votre pajs ,
quel qu'il puisse être. Si cela étoit ,
vous auriez eu plus de retenue et
plus d'égards pour nous. »
- Le calife impatient de son naturel,
soufFroit infiniment plus que les au-
tres, de voir que sa vie dépendoit du
commandement d'une dame offen-
sée et justement irritée ; inais il
commença à concevoir quelque espé-
rance ; quand il vit quelle vouioit sa-
voir qui il§ étoient tous 5 car U s'ima-
CONTES ARABES. 289
gina qu'elle ne lui feroit pas ôter la
vie, lorsqu'elle seroit informée de son
rang. C'est pourquoi il dit tout bas
au visir, qui ëtoit près de lui , de dé-
clarer promptement qui il étoit. Mais
le visir , prudent et sage , desiroit
sauver l'honneur de son maître, et
ne voulant pas rendre public le grand
affront qu'il s'étoit attiré lui-même ,
il répondit seulement : « Nous n'avons
que ce que nous méritons. » Mais
quand, pour obéir au calife, il au-
roit voulu parler , Zobéide ne lui en
auroit pas donné le temps. Elle s'é-
toit déjà adressée aux Calenders , et
les voyant tous trois borgnes , elle
leur demanda s'ils étoient frères. Un
d'entr'eux lui répondit pour les
autres : « Non , madame , nous ne
sommes pas frères par le sang ; nous
ne le sommes qu'en qualité de Ca-
lenders , c'est-à-dire , en observant
le même genre de vie. » « Vous ,
reprit-elle , en parlant à un seul en
particulier, êtes-vous borgne de nais-
sance? » «Non, madame, répon-
dit-il , je le suis par une aventure si
I. 25
surprenante, qu'il n'y a personne qui
n'en profitât , si elle étoit écrite.
Après ce malheur , je me fis raser la
barbe et les sourcils , et me lis Calen-
der , en prenant i'habil; que je porte. »
Zobéide fit la même question aux
deux autres Calenders , qui lui firent
la même réponse que le premier.
Mais le dernier qui parla , ajouta :
« Pour vous faire connoitre , ma-
dame , que nous ne sommes pas des
personnes du commun , et afin que
Vous ayez quelque considération pour
nous , apprenez que nous sommes
tous trois fils de rois. Quoique nous
ne nous soyons jamais vus que ce
soir, nous avons eu toutefois le temps
de nous faire connoitre les uns aux
autres pour ce que nous sommes ; et
j'ose vous assurer que les rois de qui
nous tenons le jour ont fait quelque
bruit dans le monde. «
A ce discours , Zobéide modéra
son courroux , et dit aux esclaves :
« Donnez-leur un peu de liberté ,
mais demeurez ici. Ceux qui nous
raconteront leur histoire , et le sujet
CONTES ARASES. 2^1
qui les a amenés dans cette maison ,
ne leur faites point de mal , laissez-
les aller où il leur plaira ; mais n'é-
pargnez pas ceux qui refuseront de
nous donner celte satisfaction
A ces mots , Scheherazade se tut ;
et son silence , aussi bien que le jour
qui paroissoit , faisant connoitre à
Schaiiriar qu'il étoit temps qu'il se le-
vât , ce prince le fit , se proposant d'en-
tendre le lendemain Scheherazade ,
parce qu'il souhaitoit de savoir qui
étoient les trois Calenders borgnes.
292 LES MILLE ET UNE NUITS,
XXXVir NUIT.
I; A sultane, voyant que sa sœur pre-
noit toujours un plaisir extrême aux
contes qu'elle lui faisoit , poursuivit
i'agréable histoire des Calenders ,
après en avoir demandé la permission
au sultan ; et l'ayant obtenue :
Sire , continua - t- elle , les trois
Calenders , le calife, le grand visir
Giafar , l'eunuque Mesrour et le
porteur étoient tous au milieu de la
^alle , assis sur le tapis de pied , en
présence des trois dames , qui étoient
sur le sofa , et des esclaves prêts à
exécuter tous les ordres qu'elles vou-
dr oient leur donner.
Le porteur ayant compris qu'il ne
s'agissoit que de raconter son Histoire
pour se délivrer d'un si grand dan-
ger , prit la parole le premier, et dit :
« Madame, vous savez déjà mon his~
C 0 î^ T E r, ARABES. 2f)0
toire et le sujet qui m'a amené chez
vous. Ainsi , ce que j'ai à vous racon-
ter sera bientôt achevé. Madame vo-
tre sœur que voilà , m'a pris ce ma-
tin à la place , où , en qualité de por-
teur , i'attendois que quelqu'un m'em-
plojât et me fit gagner ma vie. Je
l'ai suivie chez un marchand de vin ,
chez un vendeur d'herbes , chez un
vendeur d'oranges , de limons et de
citrons ; puis chez un vendeur d'a-
mandes , de noix , de noisettes et d'au-
tres fruits ; ensuite chez un confi-
seur et chez un droguiste 3 de chez le
droguiste , mon panier sur la tête et
chargé autant que je le pouvois être ,
je suis venu jusques chez vous , où
vous avez eu la bonté de me souffrir
jusqu'à présent. C'est une grâce dont
je me souviendrai éternellement.
Voilà mon histoire. »
Quand le porteur eut achevé , Zo-
béide satisfaite , lui dit : « Sauve-toi ,
marche , que nous ne te voyons
plus.» « Madame , reprit le porteur ,
je vous supplie de me permettre en-
core de demeurer. Il ne seroit pas
2()4 LES MILLE ET UNE NUITS,
juste cju'après avoir donné aux autres
le plaisir d'entendre mon histoire , je
n'eusse pas aussi celui d'écouter la
leur. » En disant cela , il prit place
sur un bout du sofa, fort joyeux de
se voir hors d'un péril quil'avoit tant
alarmé. Après lui , un des trois Ca-
lenders prenant la parole, et s' adres-
sant à Zobéide , comme à la princi-
pale des trois dames , et comme à
celle qui lui avoit commandé de par-
ler 5 commença ainsi son histoire :
CONTES ARABES. 2()5
HISTOIRE
D U
premieh calender, fils de roi.
« !M A DAME, pour vous apprendre
pourquoi j'ai perdu mon œil droit ,
et la raison qui m'a obligé de prendre
riiabit de Calender , je vous dirai que
je suis né fils de roi. Le roi mon père
avoit un frère , qui régnoit comme
lui dans un état voisin. Ce frère eut
deux enfans , un prince et une prin-
cesse ; et le prince et moi; nous étions
à-peu-près du même âge.
» Lorsque j'eus fait tous mes exef •<
cices 5 et que le roi mon père m'eut
donné une liberté honnête , j'allois
régulièrement chaque année , voir
le roi mon oncle , et je demeurois à
29^ LES 3ÎILLE ET UNE NUITS,
sa cour un mois ou deux , après quoi
je me renrlois auprès du roi mon
père. Ces voyages nous donnèrent
occasion , au prince mon cousin et à
moi , de contracter ensemble une ami-
tié très-forte et très-particulière. La
dernière fois que je le vis , il me reçut
avec de plus grandes démonstrations
de tendresse qu'il n'avoit fait encore ;
et voulant un jour me régaler, il fit
pour cela des préparatifs extraordi-
naires. Nous fûmes long-temps à ta-
ble ', et après que nous eûmes bien
soupe tous deux : « Mon cousin, me
dit-il , vous ne devineriez jamais à
quoi je me suis occupé depuis votre
dernier voyage. Il v a un au qu'après
votre départ , je mis un grand nom-
bre d'ouvriers en besogne pour un
dessein que je médite. J'ai fait faire
un édifice qui est achevé , et on y peut
loger présentement ; vous ne serez
pas facile de le voir ; mais il faut au-
paravant que vous me fassiez serment
de me garder le secret et la fidélité :
ce sont deux choses que j'exige de
vous. »
CONTES ARABES. 2Q7
« L'amitié et la famiiiarilé qui
étoient entre nous , ne me permettant
pas de lui rien refuser , je fis sans
hésiter un serment tel qu'il le sou-
haitoit ; alors il me dit : « Atten-
dez-moi ici , je suis à vous dans un
moment. » En effet il ne tarda pas à
revenir , et je le vis entrer avec une
dame d'une beauté singulière , et ma-
gnifiquement habillée. Il ne me dit
pas qui elle étoit , et je ne crus pas
devoir m'en informer. Nous nous re-
mîmes à table avec la dame , et nous
y demeurâmes encore quelque temps ,
en nous entretenant de choses indif-
férentes , et en buvant des rasades à
la santé l'un de f autre. Après cela ,
le prince me dit : « Mon cousin , nous
n'avons pas de temps à perdre ; obli-
gez-moi d'emmener avec vous cette
dame , et de la conduire d'un tel cô-
té , à un endroit où vous verrez un
tombeau en dôme nouvellement bâti.
Vous le connoîtrez aisément; la por-
te est ouverte ; entrez-j ensemble , et
m'attendez. Je m'y rendrai bientôt.»
» Fidèle à mon serment , je heu
2()8 LES MILLE ET UNE ÎTUITS ,
voulus pas savoir davantage. Je pré-
sentai la main à la dame; et au mo-
yen des renseignemens que le prince
m.on cousin m'avoit donnés , je la con-
duisis heureusement au clair de la
lune , sans m' égarer. A peine fâmes-
nous arrivés au tombeau , que nous
vîmes paroi tre le prince , qui nous
suivoit , chargé d'une petite cruche
pleine d'eau , d'une houe et d'un pe-
tit sac où il y avoit du plâtre.
M La houe lui servit à démolir le
sépulcre vuide qui étoit au milieu du
tombeau ; il ôta les pierres l'une après
l'autre , et les rangea dans un coin^
Quand il les eut toutes ôtées , il creusa
la terre , et je vis une trappe qui étoit
sous le sépulcre. Il la leva; et au-des-
sous j'aperçus le haut d'un escalier
en limaçon. Alors mon cousin s'a-
dressant à la dame , lui dit : « Mada-.
me , voilà par où l'on se rend au lieu
dont je vous ai parlé. » La dame , à
ces mots , s'approcha , et descendit ,
et le prince se mit en devoir de la sui-
vre ; mais se retournant auparavant
de mou côté : « Mon cousin , me dit'*
CONTES ARABES. ^()g
il , je vous suis infiniment obligé de
la peine que vous avez prise 5 je vous
en remercie : adieu. » «Mon cher cou-
sin , m'écriai-je , qu'est-ce c[ue cela si-
gnifie? » « Que cela vous suffise , me
répondit-il , vous pouvez reprendre
le chemin par où vous êtes venu. »
Shéhérazade en étoit là, lorsque le
jour venant à paroitrO; l'empêcha de
■passer outre. Le sultan se leva , fort
en peine de savoir le dessein du prince
et de la dame , qui sembioient vouloir
s'enterrer tout vifs. Il attendit im-
patiemment la nuit suivante pour en
^tre éclairci.
7)00 LES MILLE ET UNE NUITS ,
•\r -xr
XVIir NUIT
bcHAHRiAR ayant témoigné à
la sultane qu'elle lui feroit plaisir de
continuer le conte du premier Ca-
lender , elle en reprit le fil dans ces
termes :
n Madame , dit le Calender à Zo-
béide , je ne pus tirer autre chose du
prince mon cousin , et je fus obligé
de prendre congé de lui. En m'en re-
tournant au palais du roi mon oncle ,
les vapeurs du vin me montoient à
la télé. Je ne laissai pas néanmoins
de gagner mon appartement , et de
me coucher. Le lendemain , à mon
réveil , faisant réflexion sur ce qui
m'éLoit arrivé la nuit , et après avoir
rappelé toutes les circonstances d'une
aventure si singulière , il me sembla
que c'étoit un songe. Préveiui de
celte pensée, j'envoyai savoir si le
CONTES A R -i E E S. OO î
prince mon cousin étoii: en éLat d'être
vu. Mais lorsqu'on me rapporta qu'il
n'avoit pas couché chez hii , qu'on ne
savoit ce qu'il étoit devenu et qu'on en
étoit fort en peine , je jugeai bien que
l'étrange événement du tombeau n'é-
toit que trop véritable. J'en fus vive-
ment affligé 5 et me dérobant à tout
le monde , je me rendis secrètement
au cimetière pubhc, où il j avoit une
infinité de tombeaux semblables à
celui cjue j'avois vu. Je passai la jour-
née à les considérer fun après fautre;
mais je ne pus démêler celui que je
cherchois , et je fis , durant quatre
jours , la même recherche inutile-
ment.
» Il faut savoir que pendant ce
temps-là , le roi mon oncle étoit ab-
sent. Il y avoit plusieurs jours qui!
étoit à la chasse. Je m'ennujai de l'at-
tendre 5 et après avoir prié ses mi-
nistres de lui faire mes excuses à son
retour , je partis de son palais pour
me rendre à la cour de mon père ,
dont je n'avois pas coutume d'être
éloigné si long-temps. Je laissai les
I. 2^>
Ô01 LES MILLE ET UNE NUITS,
ministres du roi mon oncle fort en
Ï)eine d'apprendre ce qu'étoit devenu
e prince mon cousin. Mais pour ne
pas violer le serment que j'avois fait
de lui p[arder le secret , je n'osai les
tirer a inquiétude , et ne voulus rien
leur communicjuer de ce que je savois.
» J'arrivai à la capitale où le roi
mon père faisoit sa résidence ; et
contre l'ordinaire , je trouvai à la
porte de son palais une grosse garde ,
dont je fus environné en entrant. J'en
demandai la raison , et fofficier pre-
nant la parole, me répondit : « Prince,
l'armée a reconnu le grand visir à la
place du roi votre père, qui n'est plus,
et je vous arrête prisonnier de la part
du nouveau roi. j^ A ces mots , les
gardes se saisirent de moi , et me con-
duisirent devant le tyran. Jugez, ma-
dame , de ma surprise et de ma dou-
leur. ,
» Ce rebelle visir avoit conçu pour
m.oiune forte haine, qu'il nourrissoit
depuis long-temps. En voici le sujet :
dans ma plus tendre jeunesse, j'ai-
mois à tirer de l'arbalète ; j'en tenois
COîîTES ARABES. 3o3
une vu. jour au haut du palais sur la
teriasse , et je me divertissois à en
tirer. Il se présenta un oiseau devant
moi , je le mirai , mais je ie man-
quai , et la flèche , par hasard , alla
donner droit contre l'œil du visir
qui prenoit l'air sur la terrasse de sa
maison , et le creva. Lorsque j'appris
ce malheur , j'en fis faire des excuses
au visir , et je lui en fis moi-même ;
mais il ne laissa pas d'en conserver
un vif ressentiment 5 dont il me don-
noit des marques quand l'occasion
s'en présentoit. Il le fit éclater d'une
manière barbare, quand il me vit en
son pouvoir. Il vint à moi comme un
furieux d'abord qu'il m'aperçut ; et
enfonçant ses doigts dans mon œil
droit, il l'arracha lui-même. Voilà
par qr.elle aventure je suis borgne.
« Mais l'usurpateur ne borna pas
là sa cruauté. Il me fit enfermer dans
une caisse , et ordonna au bourreau
de me porter en cet état fort loin du
palais , et de m'abandonner aux oi-
seaux de proie , après m' avoir coupé
la tête. Le bourreau , accompagné
3o4 l'Es MILLE ET UNE NUITS ,
d'un autre homme , monta à cheval,
chargé de la caisse , et s'arrêta dans
la campa2;ne pour exécuter son ordre.
Mais je fis si bien par mes prières et
par mes larmes , que j'excitai sa com-
passion. «Allez, me dit-il, sortez
promptement du royaume, et gardez-
vous bien d'j revenir ; car vous y
rencontreriez votre perte , et vous
seriez cause de la mienne. « Je le
remerciai de la grâce qu'il me faisoit ,
et je ne fus pas plutôt seul , que je
me consolai d'avoir perdu mon œil ,
en songeant que j'avois évité un plus
grand malheur.
» Dans l'état où j'étois , je ne faisois
pas beaucoup de chemin. Je me re-
tirois en des lieux écartés pendant le
jour , et je marchois la nuit , autant
que mes forces me le pouvoient per-
mettre. J'arrivai enfin dans les états
du roi mon oncle, et je me rendis à
sa capitale.
« Je lui fis un long détail de la cause
tragique de mon retour et du triste
état où il me vojoit. « Hélas , s'écria-
t-il , n'étoit-ce pas assez d'avoir perdu
CONTES ARABES. 3o5
mon fils? Falloit-il que j'apprisse en-
core la mort d'un frère qui m'étoit
cher, et que je vous visse clans le
déplorable étal où vous êtes réduit ! »
Il me marqua l'inquiétude où il étoit
de n'avoir reçu aucune nouvelle du
prince son fils , quelques perquisi-
tions qu'il en eut fait faire , et quel-
que diligence qu'il y eût apportée.
Ce malheureux père pleuroit à chau-
des larmes en me parlant ; et il me
parut tellement affligé , que je ne
pus résister à sa douleur. Quelque
serment que j eusse fait au prince
mon cousin , il me fut impossible
de le garder. Je racontai au roi son
père tout ce que je savois. Le roi
m' écouta avec quelque sorte de con-
solation 3 et quand j'eus achevé : «Mon
neveu , me dit -il , le récit que vous
venez de me faire, me donne quel-
qu'espérance. J'ai su que mon fils
faisoit bâtir ce tombeau, et je sais à
peu près en quel endroit : avec l'idée
qui vous en est restée, je me flatte
que nous le trouverons. Mais puis-
qu'il fa fait faire secrètement, et qu'il
ZoG L'ES :,ÎILLE ET UXE NUITS ,
a exigé de vous le secret , je suis d'avis
que nous l'allions chercher tous deux
seuls , pour éviter l'éclat. » Il avoit
une autre raison , qu'il ne me disoit
pas 5 d'en vouloir dérober la connois-
sance à tout le monde. C'étoit une
raison très - importante , comme la
suite de mon discours le fera con-
noître.
» Nous nous déguisâmes l'un et
l'autre , et nous sortîmes par une
porte du jardin qui ouvroit sur la
campagne. Nous fûmes assez heu-
reux pour trouver bientôt ce que
nous cherchions. Je reconnus le tom-
beau , et j'en eus d'autant plus de joie,
que je l'a vois en vain cherché long-
temps. Nous y entrâmes , et trouvâ-
mes la trappe de fer abattue sur l'en-
trée de l'escalier. Nous eûmes de la
peine à la lever , parce que le prince
îavoit scellée en dedans avec le plâtre
et l'eau dont j'ai parlé 3 mais enfin
nous la levâmes.
« Le roi mon oncle descendit le
premier. Je le suivis , et nous des-
cendîmes environ cinquante degrés.
C 0 ^' T E s A R A E E S. 007
Quand nous lûmes au bas de l'esca-
lier , nous nous trouvâmes dans une
espèce d'antichambre , remplie d'une
fumée épaisse et de mauvaise odeur ,
et dont la lumière que rendoit un
très-beau lustre , étoit obscurcie.
» De cette antichambre , nous
passâmes dans une chambre fort
grande, soutenue de grosses colon-
nes , et éclairée de plusieurs autres
lustres. Il y avoit une citerne au mi-
lieu , et Ton vojoit plusieurs sortes de
provisions de bouche rangées d'un
côté. Nous fûmes assez surpris de n'y
voir personne. Il y avoit en face un
sofa assez élevé , où Ton montoit
par quelques degrés , et au-dessus
duquel paroissoit un ht fort large ,
dont les rideaux étoient fermés. Le
roi monta, et les ayant ouverts, il
aperçut le prince son fils et la dame
couchés ensemble , mais brûlés et
changés en charbon , comme si on les
eût jetés dans un grand feu , et qu'on
les en eût retirés avant que d'être
consumés.
» Ce qui me surprit plus que toute
3oo LES MILLE ET UNE NUITS,
autre chose , c'est qu'à ce spectacle ,
qui faisoit horreur , le roi mon oncle,
au lieu de témoigner de l'affliction en
voyant le prince son fils dans un état
si "affreux , lui cracha au visage , en
lui disant d'un air indigné : « Voiîà
» quel est le châtiment de ce monde ;
» mais celui de l'autre durera éternel-
5) lement. » Il ne se contenta pas d'a-
voir prononcé ces paroles , il se dé-
chaussa , et donna sur la joue de son
fils nn grand coup de sa pantoufle.
« Mais , sire , dit Scheherazade , il
est jour , je suis fâchée que votre ma-
jesté n'ait pas le loisir de m' écouter
davantage.» Comme cette histoire du
premier Calender n'étoit pas encore
finie , et qu'elle paroissoit étrange au
sultan , il se leva dans la résolution
d'en entendre le reste la nuit sui-
vante.
CONTES ARABES. ZoQ
XXXIX' NUIT.
X/A sultaî^, voyant que sa sœur se
inouroit d'impatience de savoir la fia
de l'histoire du premier Calender , lui
dit : Hé bien , vous saurez donc que
le premier Calender , continuant de
raconter son histoire à Zabéide :
» Je ne puis vous exprimer , ma-
dame , poursuivit-il , quel fut mon
étonnement, lorsque je vis le roi mon
oncle maltraiter ainsi le prince son
fils après sa mort. » « Sire , lui dis-je ,
quelque douleur qu'un objet si funeste,
soit capable de me causer , je ne laisse
pas de la suspendre pour demander à
votre majesté quel crime peut avoir
commis le prince mon cousin , pour
mériter que vous traitiez ainsi son
cadavre. » « Mon neveu , me répon-
dit le roi 5 je vous dirai que mon fils ,
^10 LES MILLE ET UNE NUITS,
indigne de porter ce nom , aima sa
sceur dès ses premières années , et
que sa sœur l'aima de même. Je ne
m'opposai point à leur amilié nais-
sante , parce que je ne prévojois pas
le mal qui en pourroit arriver. Et
qui auroit pu le prévoir ? Cette ten-
dresse augmenta avec l'âge , et par-
vint à un point , que j'en%*aignis en-
fin la suite. J'y apportai alors le re-
mède qui étoit en mon pouvoir. Je
ne me contentai pas de prendre inon
fils en particulier, et de lui faire une
forte réprimande, en lui présentant
l'horreur de la passion dans laquelle
il s'eiigageoit , et la honte éternelle
dont il alloit couvrir ma famille , s'il
perbistoit dans des sentimens si cri-
minels ; je représentai les mêmes
choses à ma fille , et je la renfermai
de sorte , qu'elle n'eut plus de com-
munication avec son frère. Mais la
malheureuse avoit avalé le poison,
et tous les obstacles que put mettre
ma prudence à leur amour , ne ser-
virent qu'à l'irriter. Mon fils ; per-
suadé que sa sœur étoit toujours la
CONTES ARABES. Zil
même poui lui , sous prétexte de se
faire bâtir un tombeau , fit prëparer
cette demeure souterraine , dans l'es-
pérance de trouver un jour l'occasion
d'enlever le coupable objet de sa flam-
me , et de l'amener ici. Il a choisi le
temps de mon absence pour forcer
la retraite où étoit sa sœur 5 et c'est
une circonstance que mon honneur
ne m'a pas permis de publier. Après
une action si condamnable , il s'est
venu renfermer avec elle dans ce lieu ,
qu'il a muni , comme vous vovez , de
toutes sortes de provisions , afin d'j
pouvoir jouir long-temps de ses dé-
testables amours, qui doivent faire
horreur à tout le monde. Mais Dieu
n'a pas voulu souffrir cette abomina-
tion , et les a justement châtiés fun
et fautre. » Il fondit en pleurs en
achevant ces paroles , et je mêlai mes
larmes avec les siennes.
« Quelque temps après, il jeta les
jeux sur moi. « Mais , mon cher ne-
veu , reprit-il en m'embrassant , si je
perds un indigne fils , je retrouve heu-
reusement en vous de quoi mieux
Ô12 LES MILLE ET UNE NUITS ,
remplir la place qu'il occiipoit. » Les
réflexions qu'il fit encore sur la triste
fin du prince et de la princesse sa fille,
nous arrachèrent de nouvelles larmes,
» Nous remontâmes par le même
escalier , et sortîmes enfin de ce lieu
funeste. Nous abaissâmes la trappe
de fer , et la couvrîmes de terre et des
matériaux dont le sépulcre avoit été
bâti , afin de cacher, autant qu'il nous
étoit possible , un effet si terrible de.
la colère de Dieu.
« Il n'y avoit pas long-temps que
nous étions de retour au palais , sans
qvie personne se fût aperçu de notre
absence , lorsque nous entendîmes un
bruit confus ae trompettes , de tjm-
baies , de tambours et d'autres iiis-
trumens de guerre. Une poussière
épaisse dont fair étoit obscurci, nous
apprit bientôt ce que c'étoit , et nous
annonça l'arrivée d'une armée formi-
dable, t'étoit le même visir qui avoit
détrôné mon père et usurpé ses états,
qui venoit pour s'emparer aussi de
ceux du roi mon oncle , avec des
troupes iimombrables.
CONTES ARABES. 3l3
>) Ce prince, g;iii n'avoit alors que
sa garde ordinaire , ne put résister
à tant d'ennemis. Ils investirent la
ville 'y et comme les portes leur fu-
rent ouvertes sans résistance, ils eu-
rent peu de peine à s'en rendre maî-
tres. Ils n'en eurent pas davantage à
pénétrer jusqu'au palais du roi mon
oncle , qui se mit en défense ; mais
il fut tué ^ après avoir vendu chère-
ment sa vie. De mon côté , je com-
battis quelque temps; mais voyant
bien qu'il falloit céder à la force , je
•songeai à me retirer, et j'eus le bon-
heur de me sauver par des détours ,
et de me rendre chez un officier du
roi , dont la fidélité m'étoit connue.
» Accablé de douleur , persécuté
par la fortune , j'eus recours à un stra-
tagème , qui étoit la seule ressource
qui me restoit pour me conserver la
vie. Je me fis raser la barbe et les
sourcils 5 et ayant pris fhabit de Ca-
lender , je sortis de la ville sans qu©
personne me reconnût. Après cela ,
il me fut aisé de m'éloigner du royau-
me du roi mon oncle , en marchant
I, 27
par des chemins écartés. J'évitai de
jDasser par les villes , jusqu'à ce c|u'é-
tant arrivé dans l'empire du puissant
Commandeur des crqyans i^) ,ie glo-
rieux et renommé calife Haroun Al-
rascliid , je cessai de craindre. Alors
me consultant sur ce cpie j'avois à
faire , je pris la résolution de venir à
Bagdad me jeter aux pieds de ce grand
monarque , dont on vante partout la
générosité. « Je le toucherai , disois-
je , par le récit d'une histoire aussi
suprenante que la mienne ; il aura pi-
tié , sans doute , d'un malheureux
prince , et je n'implorerai pas vaine-
ment son appui. «
» Enfin , après un voyage de plu-
sieurs mois , je suis arrivé aujourd'hui
il la porte de cette ville; j'y suis entré
sur la fin du jour ; et m'étant un peu
arrêté pour reprendre mes esprits, et
délibérer de cpiel coté je tournerois
mes pas , cet autre Calender que voici
près de moi , arriva aussi en voyageur.
11 me salue , je le salue de même. «A
(i) Titre ocs califes.
CONTES A R AB E S. O I 5
VOUS voir 5 lui dis-je , vous êtes étran-
ger comme moi. » Il me répond que
je ne me trompe pas. Dans le mo-
ment qu'il me fait cette réponse , le
troisième Calender que vous voj^ez ,
survient. Il nous salue , et fait con-
noître qu'il est aussi étranger et nou-
veau venu à Bagdad. Comme frères ,
nous nous joignons ensemble , et nous
résolvons de ne nous pas séparer.
» Cependant il étoit tard , et nous
ne savions où aller loger dans une ville
où nous n'avions aucune habitude, et
où nous n'étions jamais venus. Mais
notre bonne fortune nous avant con-
duits devant votre porte , nous avons
pris la liberté de frapper ; vous nous
avez reçus avec tant de charité et de
bonté , que nous ne pouvons assez
vous en remercier. Voilà , madame ,
ajouta-t-il , ce que vous m'avez corn.-
mandé de vous raconter , pourquoi
j'ai perdu mon œil droit , pourquoi
j'ai la barbe et les sourcils ras, et pour-^
quoi je suis en ce moment chez vous.»
« C'est assez , dit Zobéide , nous
sommes contentes : retirez-vous ou il
DlG LES MILLE ET UNE NUITS ,
VOUS plaira. » Le Calencler s'en excu-
sa, et supplia la dame de lui permet-
tre de demeurer , pour avoir la satis-
faction d'entendre l'histoire de ses
deux confrères , qu'il ne pouvoit , di-
soit-il , abandonner honnêtement, et
celle des trois autres personnes de la
compagnie.
« Sire , dit en cet endroit Schehera-
zade , le jour que je vois , m'empêche
de passer à l'histoire du second Calen-
der ; mais si votre majesté veut l'en-
tendre demain , elle n'en sera pas
moins satisfaite que de celle du pre-
mier. » Le sultan jT^ consentit, et se
leva pour aller tenir son conseil.
CONTES ARABES. Ôl 7
X L^ NUIT.
I}iNAnz ADE ne cioufant point qu'elle
ne prît autant de plaisir à l'histoire du
second Calender , qu'elle en avoit pris
à l'autre , ne manqua pas d'éveiller
la sultane avant le jour , en la priant
de commencer l'histoire qu'elle avoit
promise. Scheherazade aussitôt adres-
sa la parole au siiltan , et parla dans
ces termes :
Sire , l'histoire du premier Calen-
der parut é-trange à toute la compa-
gnie et particulièrement au calife. La
présence des esclaves avec leurs sa-
bres à la main , ne l'empêcha pas de
dire tout bas au visir : « Depuis que
je me connois , j'ai bien entendu des
histoires, mais je n'ai jamais rien ouï
qui approchât de celle de ce Calen-
der. » Pendant qu'il parloit ainsi , le
second Calender prit la parole , et l'a-
dressant à Zobéide ;
3j 8 LES 3ÎILLE ET V:^^ KUITS ,
HISTOIRE
SECOND CALENDER , EILS DE ROI,
« iVi A D A Di E , dit-il , pour obéir à
votre commandement ,. et vous ap-
prendre par quelle étrange aventure
je suis devenu borgne de l'œil droit ,
il faut que je vous conte toute lliis-
toire de ma vie.
» J'ctois à peine hors de l'enfance ,
que le roi mon père ( car vous saurez ,
madame, que je suis né prince),
remarquant en moi beaucoup d'es-
Îrit , n'épargna rien pour le cultiver.
1 appela auprès de moi tout ce qu'il
y avoit dans ses états de gens qui
excelloient dans les sciences et dans
les beaux- arts. Je ne sus pas plulôt
lire et écrire , que j'appris par cceur
CONTES AUABSS. ûig
]' Alcoran tout entier , ce livre admira-
ble qui contient le fondement , les
préceptes et la règle de notre religion.
Et afin de m'en instruire à fond , je
lus les ouvrages des auteurs les plus
approuvés , et qui l'ont éclairci par
leurs commentaires. J'ajoutai à cette
lecture la connoissance de toutes Jes
traditions recueillies de la bouche de
nos px'opbètes par les grands hommes
ses contemporains. Je ne me conten-
tai pas de ne rien ignorer de tout ce
qui regardoit notre religion , je me fis
une étude particulière de nos histoi-
res ; je me perfectionnai dans les bel-
les-lettres 5 dans la lecture de nos poè-
tes , dans la versification. Je m'atta-
chai à la géographie , à la chronolo-
gie , et à parier purement notre lan-
gue , sans toutefois négliger aucun
des exercices qui conviennent à un
prince. Mais une chose que j'aimois
beaucoup , et à quoi je réussissois
principalement , c étoit à former les
caractères de notre langue arabe. J y
fis tant de progrès , que je surpassai
tous les maîtres écrivains de notre
^20 LSS MILLS ET UNE NUITS ,
rojaiime , qui s'étoient acquis le plus
de réputation.
» La renommée me fit plus d'hon-
neur que je neméritois. Elle ne secon-
tenta pas de semer le bruit de mes ta-
lens dans les états du roi mon père ,
elle le porta jusqu'à la cour des In-
des , dont le puissant monarque , cu-
rieux de me voir , envoja un ambas-
sadeur avec de riches présens , pour
me demander à mon père, qui fut
ravi de cette ambassade pour plu-
sieurs raisons. Il étoit persuadé que
rien ne convenoit mieux à un prince
de mon âge , que de voyager dans les
cours étrangères; et d'ailleurs il étoit
bien aise de s'attirer l'amitié du sul-
tan des Indes. Je partis donc avec
l'ambassadeur, mais avec peu d'équi»
page , à cause de la longueur et de la
diffîcuîté des chemins.
» Il y avoit un mois que nous étions
en marche , lorsque nous découvrî-
mes de loin un gros nuage de pous-
sière , sous lequel nous vîmes bientôt
paroître cinquante cavaliers bien ar-
més. G etoient des voleurs qui ve-
CONTES ARABES. 5^1
noient à nous au grand galop
Sclieherazade , étant en cet endroit,
aperçut le jour , et en avertit Je sul-
tan , qui se leva ; mais voulant savoir
ce qui se passeroit entre les cinquante
cavaliers et l'ambassadeur des Indes ,
ce prince attendit la nuit suivante im-
patiemment.
C!>.0. LES BULLE ET UNE NUITS
X L r N U I T.
Il étoit presque jour, lorsque Sche-
herazade reprit de cefte manière
i'iiistoire du second Calender :
» Madame , poursuivit Je Calender
en parlant toujours à Zobéide , com-
me nous avions dix chevaux char-
gés de notre bagage et des présens
que je devois faire au sultan des In-
cîes , de la part du roi mon père , et
que nous étions peu de monde , vous
jugez bien que ces voleurs ne man-
quèrent pas de venir à nous hardi-
ment. N'étant piis en état de repous-
ser la force par la force , nous leur di-
mes que nous étions des ambassa-
deurs du sultan des Indes , et que
nous espérions qu'ils ne'feiK)ient rien
contre le respect qu'ils lui dévoient,
]N ous crûmes sauver par-là notre équi-
page et nos vies 3 mais les voleurs nous
CONTES ARABES. 320
répondirent insolemment : « Pour-
quoi voulez-vous que nous respec-
tions le sultan votre maître ? Nous ne
sommes pas ses sujeLs ; nous ne som-
mes pas même sur ses terres. » En
achevant ces paroles , ils nous enve-
loppèrent et nous attaquèrent. Je me
défendis le plus long-temps qu'il me
fut possible ; mais me sentant blessé,
et voyant que l'ambassadeur , ses gens
et les miens avoient tous été jetés par
terre , je profitai du reste des forces
de mon cheval, qui avoit été aussi fort
blessé , et je m'éloignai d'eux. Je le
poussai tant qu'il m.e put.porter 3 mais
venant tout-à-coup à manquer sous
moi , il toraiba roide mort de lassitude
et du sang qu'il avoit perdu. Je me dé-
barrassai de lui assez vîle^ et remar-
quant que personne ne me poursui-
voit , je jugeai que les voleurs n'a~
voient pas voulu s'écarter du butin
qu'ils avoient fait.
En cet endroit, Scheherazade s'a-
■ percevant qu'il étoit jour , fut obligée
de s'arrêter. « Ah ! ma sœur , dit Di-
narzade , je suis bien fâchée que vous
3^4 LES MILLE ET UNE NUI-JS ,
ïie puissiez pas continuer cette histoi-
re. » « Si vous n'aviez pas été pares-
seuse aujourd'hui , répondit la sul-
tane , j'en aurois dit davantage. »
« Hé bien , reprit Dinarzade , je se-
rai demain plus diligente , et j'espère
crue vous dédommagerez la curiosité
du sultan de ce que ma négligence
kii a fait perdre. « Schahriar se leva
sans rien dire , et alla à ses occupa-
tions ordinaires.
CONTES ARABES. 3^5
XLir NUIT.
D I N A Pc z A D E ne manqua pas d'ap-
peler la sultane de meilleure heure
que le jour précédent, et Schehera-
zade continua , dans ces termes , le
conte du second Calender :
» Me voilà donc , madame , dit le
Calender , seul , blessé , destitué de
tout secours , dans un pays qui m'é-
toit inconnu. Je n'osai reprendre le
grand chemin , de peur de retomber
entre les mains de ces voleurs. Après
avoir bandé ma plaie , qui n'étoit pas
dangereuse , je marchai le reste du
jour, et j'arrivai au pied d'une mon-
tagne , où j'aperçus à mi - côte l'ou-
verture d'une grotte; j'y entrai et
j'y passai la nuit un peu tranquille-
ment, après avoir mangé quelques
fruits que j'avois cueillis en mon che-
min.
j. 38
$26 LES MILLE ET UNE KUITS,
» Je continuai de marcher le len-
demain et les jours suivans , sans trou-
ver d'endroit où m'arrêter. Mais au
bout d'un mois je découvris une
grande ville très - peuplée et si-
tuée d'autant plus avantageusement ,
qu'elle étoit arrosée , aux environs y
de plusieurs rivières , et qu'il j ré-
gnoit un printemps perpétuel. Les ob-
jets agréables qui se présentèrent
alors à mes jeux , me causèrent de
la joie, et suspendirent pour quelques
momens , la tristesse mortelle où j'é-
tois de mie voir en l'état où je me trou-
vois. J'avois le visage , les mains et
les pieds d'une couleur basanée , car
îe soleil me les avoit brûlés ; à force
de marcher , ma chaussure s'étoit
usée 5 et j'avois été réduit à marcher
nu - pieds 3 outre cela , mes habits
étoient tout en lambeaux.
» J'entrai dans la ville pour pren-
dre langue , et m'informer du lieu
où j'étois 5 je m'adressai à un tailleur
qui travailloit à sa boutique. A ma
jeunesse, et à mon air qui marquoit
autre chose que je ne paroisscis , il
CONTES ARABES. 0'?q
me fit asseoir près de lui. Il me de-
manda qui j'étois , d'où je venois , et
ce qui m'avoit amené. Je ne lui dé-
guisai rien de tout ce qui m'étoit ar-
rivé j et ne fis pas même difficulté de
iui découvrir ma condition. Le tail-
leur m'écouta avec attention ; mais
lorsque j'eus achevé de parler , au
lieu de me donner de ]a consolation ,
il augmenta mes chagrins. « Gardez-
vous bien , me dit-il , de faire confi-
dence à personne de ce que vous
venez de m' apprendre ; car Je prince
qui règne en ces lieux, est le plus
grand ennemi qu'ait le roi votre père,
et il vous feroit ; sans doute , quel-
qu'outrage, s'il étoit informé de votre
arrivée en cette ville. » Je ne doutai
point de la sincérité du tailleur,
quand il m'eut nommé le prince.
Mais comme l'inimitié qui est entre
mon père et lui , n'a pas de rapport
avec mes aventures , vous trouverez
bon, madame, que je lapasse sous
silence.
« Je remerciai le tailleur de l'avis
qu'il me donnoit , et lui témoignai
323
que je m'en remettois entièrement à
ses bons conseils , et que je n'oublie-
rois jamais le plaisir qu'il me feroit.
Comme il jugea que je ne devois
pas manquer d'appétit , il me fit ap-
porter à manger , et m'offrit même
un logement chez lui 5 ce que j'ac-
ceptai.
5) Quelques jours après mon arrivée,
remarquant que j'étois assez remis de
la fatigue du long et pénible voyage
que je venois de faire , et n'ignorant
pas que la plupart des princes de
notre religion , par précaution contre
les revers de la fortune , apprennent
quelqu'art ou quelque métier (1),
pour s'en servir en cas de besoin , il
(0 II est assez curieux que ce soit dans Je»
Mille et une Nuits que J.-J. Rousseau ait pris
son principe de la ndcessité d'apprendre un
métier aux princes , aux grands et aux riches.
Le tailleur des Mille et une Nuits raisonne
nbsolunient comme le philosophe de Genève.
Il faut observer toutefois , à Pavantage du pre-
mier , que ce qui est absurde dans nos socie'tcs
*»uropcennes , peut être fort raisonnable dans
les ^ouvernemeus de l'Orient.
CONTES ARABES. Ù2^
me demanda si j'en savais quelqu'un
dont je pusse vivre sans être à charge
à personne. Je lui répondis que jesa-
vois l'un et l'autre droit, que j'étois
grammairien , poète , et sur-tout que
j'écrivois parfaitement bien. « Avec
tout ce que vous venez de dire , ré-
pliqua-t-il , vous ne gagnerez pas
dans ce pajs-ci de quoi vous avoir
un morceau de pain ; rien n'est ici
])ius inutile que ces sortes de con-
iioissances. Si vous voulez suivre
mon conseil, ajouta-t-il, vous pren-
drez un habit court ; et comme vous
me paroissez robuste et d'une bonne
constitution , vous irez dans la foret
prochaine faire du bois à brûler ;
vous viendrez l'exposer en vente à la
place , et je vous assure que vous vous
ferez un petit revenu , dont vous vi-
vrez indépendamment de personne.
Par ce moyen , vous vous mettrez en
état d'attendre que le ciel vous soit
favorable , et qu'il dissipe le nuage
de mauvaise fortune qui traverse le
bonheur de votre vie , et vous oblige
à cacher votre naissance. Je mo
7)7)0 LES MILLE ET UNE NUITS ,
charge de vous faire trouver une
corde et une cognée. «
» La crainte d'être reconnu , et la
nécessité de vivre, me déterminèrent
à prendre ce parti , malgré la bassesse
et la peine qui y étoient attachées.
Dès le jour suivant , le tailleur m'a-
cheta une cognée et une corde , avec
im habit court ; et me recommandant
à de pauvres habitans c[ui gagnoient
leur vie de la même manière , il les pria
de me mener avec eux. Ils me coa-
duisirent à la forêt ', et dès le premier
jour , j'en rapportai sur ma tête une
grosse charge de bois , que je vendis
une demi-pièce de monnoie d'or du
pa)^s ; car quoique la forêt ne fût pas^
éloignée , le bois néanmoins ne lais-
soit pas d'être cher en cette ville , à
cause du peu de gens qui se donnoient
la peine d'en aller couper. En peu de
temps je gagnai beaucoup , et je ren-
dis au tailleur l'argent qu'il avoit
avancé pour moi.
5) Il y avoit déjà plus d'une année
que je vivois de cette sorte, lorsqu'un
jour ayant pénétré dans la forêt plus
C 0 îî T E s ARABES. D.U
avant crue de coutume , j'arrivai dans
uji endroit fort agrétible , où je me mis
à couper du bois. En arrachant une
racine d'arbre , j'aperçus un anneau
de fer attaclié à une trappe de même
métal. J'ôtai aussitôt la terre qui la
couvroit 5 je la levai , et je vis un es-
calier par où je descendis avec ma
cognée. Quand je fus au bas de l'es-
calier, je me trouvai dans un vaste
palais , (jui me causa une grande ad-
Jiiiration , par la lumière qui féclai-
roit , comme s'il eût été sur la terre
dans l'endroit le mieux exposé. Je
m'avançai par une galerie soutenue
de colonnes de jaspe avec des bases
et des chapiteaux d'or massif; mais
voyant venir au-devant de moi une
dame , elle me parut avoir un air si
noble , si aisé , et une beauté si ex-
traordinaire , que détournant mes
jeux de tout autre objet, je m'atta-
chai uniquement à la regarder. »
Là , Scheherazade cessa de parler ,
parce qu'elle vil qu'il étoit jour. « Ma
chère sœur, dit alors Dinarzade, je
vous avoue que je suis fort coiiLciits
.'î)03 LES MILLE ET UNE NUITS ,
de ce que vous avez raconté aujour-
d'hui, et je m'imagine que ce c^uï
vous reste à raconter , n'est pas moins
merveilleux. »
« Vous ne vous trompez pas , ré-
Fondit la sultane 3 car la suite de
histoire de ce second Calender , est
plus digne de l'attention du sultan
mon seigneur, que tout ce qu'il a
entendu jusqu'à présent. » « J'en
doute , dit Schahriar en se levant ;
mais nous verrons cela demain. »
MONTES ARABES. ÙÙCt
X L 1 1 r NUIT.
Di N A R z AD E fut encore très - dili-
gente cette nuit ; et la sultane , pour
satisfaire à l'empressement cîe sa
sœur, se mit à raconter ce qui se
Î)assa dans ce palais souterrain entre
a dame et le prince. Le second Ca-
îender , continua-t-elle , poursuivant
son histoire :
» Pour épargner à la belle dame , dit'
il, la peine de venir jusqu'à moi, je me
hâtai de la joindre , et dans le temps
que je lui faisois une profonde révé-
rence , elle me dit : « Qui êtes - vous ?
Etes-vous homme ou génie ? » « Je
suis homme , madame , lui répondis-
se en me relevant , et je n'ai point
de commerce avec les génies, j) « Par
quelle aventure , reprit-elle avec un
grand soupir , vous trouvez-vous ici ?
ÔÔ4
lij a vingt-cinq ans que j'y demeure,
et pendant tout ce temps-là , je n'y ai
pas vu d'autre homme que vous. »
» Sa grande beauté, qui m'avoit
déjà donné dans la vue , sa douceur
et l'honnéleté avep laquelle elle me
recevoit , me donnèrent la hardiesse
de lui dire : « Madame , avant que
j'aie l'honneur de satisfaire votre cu-
riosité , permettez-moi de vous dire
que je me sais un gré infini de cette
rencontre imprévue , qui m'offre l'oc-
casion de me consoler dans fafîliction
où je suis, et peut-être celle de vous
rendre plus heureuse que vous n'ê-
tes. )) Je lui racontai fidèlement par
quel étrange accident elle voyoit en
ma personne le fils d'un roi , dans
l'état où je paroissois en sa présence ,
et comment le hasard avoit voulu que
je découvrisse feutrée de sa prison
magnifique , mais ennujeuse , selon
toutes les apparences. »
«Hélas ! prince, dit -elle en sou-
pirant encore , vous avez bien raison
de croire que cette prison si riche et
si pompeuse , ne laisse pas d'être un
CONTES ARABES. ÔÛJ
séjour fort ennujeux. Les lieux les
plus charmans ne sauroient plaire
lorsqu'on y est contre sa volonté. Il
n'est pas possible que vous n'ayez ja-
mais entendu parler du grand Epiti-
marus , roi de l'isle d'Ebène , ainsi
nommée à cause de ce bois précieux
qu'elle produit si abondamment. Je
suis la princesse sa fille. Le roi mon
père m'avoit choisi pour époux un
prince qui éloit mon cousin ; mais
la première nuit de mes noces , au
milieu des réjouissances de la cour et
fie la capitale du royaume de l'isle
d'Ebène , avant que je fusse livrée à
mon mari , un génie m'enleva. Je
m'évanouis en ce moment , je perdis
toute connoissance j et lorsque j'eus
repris mes esprits, je me trouvai
dans ce palais. J'ai été long-temps
inconsolable ; mais le temps et la né-
cessité m'ont accoutumée à voir et à
souffrir le génie. Il y a vingt-cinq ans,
comme je vous l'ai déjà dit, que je
suis dans ce lieu où je puis dire que
j'ai à souhait tout ce qui est nécessaire
k la vie , et tout ce qui peut conten-
536 LES MILLE ET UNE NUITS ,
ter une princesse qui n'aimeroit que
les parures et les ajustemens. De dix
jours en dix jours , le génie vient cou-
cher une nuit avec moi ; il n'y cou-
che pas plus souvent, et l'excuse qu'il
en apporte , est qu'il est marié à une
autre femme , qui auroit de la jalou-
sie , si l'infidélité qu'il lui fait , venoit
à sa connoissance. Cependant si j'ai
besoin de lui , soit de jour , soit de
nuit , je n'ai pas plutôt touché un ta-
lisman qui est à l'entrée de ma cham-
bre , que le génie paroit. Il J a au-
jourd'hui quatre jours qu'il est venu ;
ainsi je ne l'attends que dans six.
C'est pourquoi vous en pourrez de-
meurer cinq avec moi , pour me te-
nir compagnie , si vous le voulez
bien , et je tâcherai de vous régaler
selon votre qualité et votre mérite. »
» Je me serois estimé trop heureux
d'obtenir une si grande faveur en la
demandant, pour la refuser après
une offre si obligeante. La princesse
me fit entrer dans un bain le plus
propre , le plus commode et le plus
somptueux que l'on puisse s'iinagi-
CONTÉS Arabes, 3^7
ner ; et lorsque j'en sortis , à la place
de mon habit j'en trouvai un autre
très-riclie, que je pris moins pour sa
richesse, que pour me rendre plus
digne d'être avec elle. Nous nous as-
sîmes sur un sofa garni d'un super-
be tapis, et de coussins d'appui, du
plus beau brocard des Indes • et quel-
que temps après, elle mit sur une
table des mets très-délicats. Nous
mangeâmes ensemble ; nous passâ-
mes le reste de la journée très-agréa-
hJement , et la nuit elle me reçut dans
son lit.
» Le lendemain , comme elle cher-
choit tous les moyens de me faire
plaisir , elle me servit au dîner une
touteilie de vin vieux j le plus excel-
lent c[ue l'on puisse goûter ; et elle
voulut bien , par complaisance , en
})oire quelques coups avec moi.
Quand j'eus la tête échauffée de cette
liqueur agréable : « Belle princesse ,
luidis-je , il J a trop long^temps que
vous êtes enterrée toute vive j suivez-
moi, venez jouir de la clarté du vé-
ritable jour dont vous êtes privée
I. 29
338 LES MILLE ET UNE NUITS ,
depuis tant d'années. Abandonnez la
fausse lumière dont vous jouissez ici.»
ce Prince , me répondit-elle en sou-
riant, laissez là ce discours. Je comp-
te pour rien le plus beau jour du mon-
de , pourvu que de dix , vous m'en
donniez neuf; et que vous cédiez le
dixième au génie. » « Princesse , re-
pris-je, je vois bien que la crainte du
génie vous fait tenir ce langage. Pour
moi , je le redoute si peu , que je vais
mettre son talisman en pièces avec le
grimoire qui est écrit dessus. Qu'il
vienne alors , je l'attends. Quelque
brave, quelque redoutable qu'il puisse
êti'e, je lui ferai sentir le poids de mon
l)ras. Je fais serment d'exterminer
tout ce qu'il y a de génies au monde ,
et lui le premier. » La princesse, qui
en savoit la conséquence , me conjura
de ne pas toucher au talisman. « Ce
seroit le moyen , me dit-elle , de nous
perdre vous et moi. Je connois les
génies mieux que vous ne les con-
noissez. » Les vapeurs du vin ne me
permirent pas de goûter les raisons
de la princesse; je donnai du pied
J
CO]MTES APV.ABES. 53()
dans le talisman , et le mis en plu-
sieurs morceaux.
En achevant ces paroles , Sclielie-
razade, remarquant qu'il étoit jour,
se tut, et le sultan se leva. Mais com-
me il ne douta point que le talisman
brisé , ne fût suivi de qiielque événe-
ment fort remarquable , il résolut
d'entendre le reste de l'histoire.
340 LES MULE ET UKE NUITS
X L I V^ NUIT.
Je vais vous apprendre, dit Schehe-
razade , ce qui arriva dans le palais
souterrain, après que le prince eut
brisé le talisman 3 et aussitôt , repre-
nant sa narration , elle continua de
parler ainsi sous la personne du se-
cond Calender :
» Le talisman ne fut pas sitôt
rompu , que le palais s'ébranla , prêt
à s'écrouler, avec un bruit effrojable
et pareil à celui du tonnerre , accom-
pagné d'éclairs redoublés et d'une
grande obscurité. Ce fracas épouvan-
table dissipa en un moment les fu-<
mées du vin , et me fit connoitre ,
mais trop tard , la faute que j'avois
faite. « Princesse , m'écriai-je , que
signifie ceci? » Elle me répondit toute
effrajée , et sans penser à son propre
COKTES ARABES. ^41
malheur : « Hélas ! c'est fait de vous ,
si vous ne vous sauvez. »
» Je suivis son conseil; et mon épou-
vante fut si grande que j'oubliai ma
cognée et mes babouches. J'avois à
peine gagné l'escalier par où j'étois
descendu , que le palais enchanté s'en-
^ rouvrit, et fit un passage au génie.
Il demanda en colère à la princesse :
« Que vous est-il arrivé ? Et pour-
quoi m'appelez-vous? « « Un mal
de cœur, lui répondit la princesse,
m'a obligée d'aller chercher la bou-
teille que vous voyez ; j'en ai bu deux
ou trois coups ; par malheur j'ai fait
un faux pas , et je suis tombée sur le
talisman , qui s'est brisé. Il n'j a pas
autre chose. »
» A celte réponse , le génie furieux
lui dit : ce Vous êtes une impudente,
une menteuse. La cognée et les ba-
bouches que voilà , pourquoi se trou-
vent - elles ici i* » « Je ne ies ai ja-
mais vues qu'en ce moment , re-
prit la princesse. De fimpétuosité
dont vous êtes venu , vous les avez
peut-être enlevées avec vous , en pas-
i4^> l'Es MILLE ET ITNE NUITS ,
sant par quelqu' endroit , et vous les
avez apportées , sans y prendre
garde. »
» Le génie ne repartit que par des
injures et par des coups dont j'enten-
dis le bruit. Je n'eus pas la fermeté
d'ouïr les pleurs et les cris pitoyables
de la princesse maltraitée d'une ma-
nière si cruelle. J'avois déjà quitté
riiabit qu'elle m' avoit fait prendre , et
repris le mien que j'avois porté sur
l'escalier, le jour précédent à la sortie
du bain. Ainsi j'achevai de monter ,
d'autant plus pénétré de douleur et de
compassion , que j'étois la cause d'un
si grand malheur , et qu'en sacrifiant
la plus belle princesse de la terre à In
barbarie d'un génie implacable , je
m'étois rendu criminel et le plus
ingrat de tous les hommes. « Il est
vrai, disois-je, qu'elle est prisonnière
depuis vingt-cinq ans , mais la liberté
à part , elle n'avoit rien à désirer pour
être heureuse. Mon emportement
met fin à son bonheur , et la soumet à
la cruauté d'un démon impitoyable. »
J'abaissai la trappe , la recouvris de
CONTES ARABES. S^O
lerre , et retournai à la ville avec une
charge de bois , que j'accommodai
sans savoir ce que je faisois , tant j'é-
tois troublé et affligé.
» Le tailleur mon hôte marqua une
grande joie de me revoir, u Votre
absence , me dit-il , m'a causé beau-
coup d'inquiétude , à cause du secret
de votre naissance que vous m'avez
confié. Je ne savois ce que je devois
penser , et je craignois que quelqu'un
ne vous eût reconnu. Dieu soit loué
de votre retour. » Je le remerciai de
son zèle et de son affection ; mais je
ne lui communiquai rien de ce qui
m'étoit arrivé, ni de la raison pour
laquelle je retournois sans cognée
et sans babouches. Je me retirai dans
ma chambre , où je me reprochci
mille fois f excès de mon imprudence.
« Rien , me disois-je , n'auroit égalé
le bonheur de la princesse et le mien ,
si j'eusse pu me contenir , et que je
n'eusse pas brisé le talisman. » Pen-
dant que je m'abandonnois à ces pen-
sées afïbgeantes , le tailleur entra , et
me dit : « Un vieillard que je ne ccn-
Û44 Ï-ES MILLE ET UNE NUITS ,
nois pas, vient d'arriver avec votre
cognée et vos babouches qu'il a trou-
vées en son chemin , à ce qu'il dit. Il
a appris de vos camarades , qui vont
au bois avec vous , que vous demeu-
riez ici. Venez lui parler , il veui
vous les rendre en miain propre. « A.
ce discours , je changeai de couleur et
tout le corps me trembla. Le tailleur
m'en demandoit le sujet , lorsque le
pavé de ma chambre s'entrouvrit. Le
vieillard qui n'avoit pas eu la patience
d'attendre , parut et se présenta à nous
avec la cognée et les babouches. C'é-
toit le génie ravisseur de la belle prin-
cesse de l'isled'Ebène, qui s'étoitainsi
déguisé , après l'avoir traitée avec la
dernière barbarie. « Je suis génie ,
nous dit-il , fils de la fille d'Éblis ,
prince des génies. N'est-ce pas là ta
cognée, ajouta-t-il en s'adressant à
moi ? Ne sont-ce pas là tes babou-
ches ? »
Scheherazade , en cet endroit , a-
perçut le jour , et cessa de parler. Le
sultan trouvoit l'histoire du second
Çiûendcv trop belle pour ne pas voti-
CONTES ARABES. 345
loir en entendre davantage. C'estpour-
quoi il se leva , dans l'intention d'en
apprendre la suite le lendemain.
34G l'Es MILLE ET UNE NUITS
XLV^ NUIT.
liE jour suivant, Scheherazade, pour
satisfaire sa sœur , fort curieuse de sa-
voir comment le génie traita le prin-
ce , se mit à racunler de cette sorte
riiistoire du second Calender :
« Madame , dil-il à Zobéide , le gé-
nie m' ayant fait * etle »-{uestion , ne me
donna pas le temps de lui répondre ,
et je ne l'aurois pu faire , tant sa pré-
sence affreuse m'avoit mis hors de
moi-même. li me pi'it par le milieu
du corps, me traina hors de la cham-
bre ; et s' élançant dans l'air , m'en-
leva jusqu'au ciel avec tant de force
et de vitesse , que je m'aperçus plutôt
que j'étois monté si haut , que du che-
min qu'il m'avoit fait faire en peu de
momens. Il fondit de même vers la
terre -, et l'ayant fait entrouvrir eu
CONTES ARABES, 047
frappant du pied , il s'y enfonça , et
aussitôt je me trouvai dans le palais
enchanté , devant la belle princesse
de l'isle d'Ebène. Mais hélas , quel
spectacle 1 Je vis une chose qui me
perça le cœur. Cette princesse étoit
nue et toute en sang , étendue sur
la terre , plus morte que vive et les
joues baignées de larmes. « Perfide ,
lui dit le génie en me montrant à
elle , n'est-ce pas là ton amant? «
Elle jeta sur moi ses jeux languîs-
sans , et répondit tristement : « Je ne
le connois pas ; jamais je ne l'ai vu
qu'en ce moment. « « Quoi , reprit le
génie , il est cause que tu es dans Té-
tât où te voilà si justement , et tu oses
dire que tu ne le connois pas ! » « Si
je ne le connois pas , repartit la prin-
cesse , voulez-vous que je fasse un
mensonge qui soit la cause de sa per-
te 't n «Hé bien , dit le génie , en ti-
rant un sabre , et le présentant à la
princesse , si tu ne l'as jamais vu ,
prends ce sabre et lui coupe la tête. »
ce Hélas , dit la princesse , comment
pourrois-je exécuter ce que vous exi-
348 LES MILLE ET UNE NUITS,
gez de moi ? Mes forces sont telle-
ment épuisées , que je ne saurois le-
ver le bras ; et quand je le pourrois ,
aurois-je le courage de donner la
mort à une personne que je ne con-
nois point, à un innocent? « « Ce re-
fus , dit alors le génie à la princesse ,
me fait connoitre tout ton crime. »
Ensuite se tournant de mon côté : «Et
toi , me dit-il , ne la connois-tu pas? »
3) J'aurois été le plus ingrat et le
plus perfide de tous les hommes , si
je n'eusse pas eu pour la princesse la
même fidélité qu'elle avoit pour moi ,
qui étois la cause de son malheur.
» C'est pourquoi je répondis au gé-
nie : « Comment la connoîtrois-je ,
moi qui ne l'ai jamais vue que celte
seule fois?» « Si cela est , reprit-il ,
prends donc ce sabre , et coupe-lui la
tête. C'est à ce prix que je te mettrai
en liberté , et que je serai convaincu
que tu ne Tas jamais vue qu'à pré-
sent, comme tu ie dis. » « Très-volou-
liers , lui repartis- je. Je pris le sabre
de sa main....
uMais , sire, dit Scheherazade en
CONTES A E. A B E S. 349
s'interrompant en cet endroit , il est
jour , et je ne dois point abuser de la
patience de votre majesté. » « Voilà
des événemens merveilleux, dit le sul-
tan en lui-même , nous verrons de-
main si le prince eut la cruauté d'o-
béir au génie. »
ÙO
ÙOO lES MILLE ET UNE NUITS.
X L V I^ NUIT.
Sur la fin de la nuit, Schelierazade ,
pour satisfaire à l'empressement de
sa sœur , lui dit : Vous saurez que le
second Calender poursuivit ainsi :
M Ne croyez pas , madame , que je
m'approchai de la belle princesse de
l'isle d'Ebène , pour être le ministre
de la barbarie du génie. Je le fis seu-
lement pour lui marquer par des ges-
tes , autant qu'il me l'etoit permis ,
que comme elle avoit la fermeté de
sacrifier sa vie pour l'amour de moi ,
je ne refuserois pas d'immoler aussi
la mienne pour l'amour d'elle. La
princesse comprit mon dessein . Mal-
gré ses douleurs et son affliction, elle
me le témoigna par un regard obli-
geant , et me fit entendre qu'elle mou-
roit volontiers et qu'elle étoit contente
de voir que je voulois aussi mourir
CONTES ARABES. OOl
Eoiir elle. Je reculai alors , et jetant
î sabre par terre : « Je serois , dis-je
au génie , éternellement blâmable de-
vant tous les hommes , si j'avois la lâ-
cheté de massacrer , je ne dis pas une
personne que je ne connois point ,
mais même une dame comme celle
que je vois , dans l'état où elle est ,
prête à rendre l'âme. Vous ferez de
moi ce qui vous plaira, puisque je
suis à votre discrétion ; mais je ne puis
obéir à votre commandement bar-
bare. »
« Je vois bien , dit le génie , que
vous me bravez l'un et l'autre , et que
vous insultez à ma jalousie ; mais
par le traitement que je vous ferai ,
vous connoitrez tous deux de quoi je
suis capable. » A ces mots , le mons-
tre reprit le sabre , et coupa une des
mains de la princesse , qui n'eut que
le temps de me faire un signe de l'au-
tre, pour me dire un éternel adieu;
car le sang qu'elle avoit déjà perdu ,
et celui qu'elle perdit alors , ne lui
permirent pas de vivre plus d'un mo-
ment ou deux après cette dernière
OOZ LDS MILLE ET UNS NUITS ,
cruauté , dont le spectacle me fit
évanouir,
3) Lorsque je fus revenu à moi ,
je me plaignis au génie de ce qu'il
me faisoit languir dans l'attente de
la mort. « Erappez , lui dis - je , je
suis prêt à recevoir le coup mortel ;
je l'attends de vous comme la plus
grande grâce que vous me puissiez
faire. » Mais au lieu de me l'ac-
corder : « Voilà , me dit - il , de
quelle sorte les génies traitent les
femmes qu'ils soupçonnent d'infidé-'
lité. Elle t'a reçu ici 5 si j'étois assuré
qu'elle m'eût fait un plus grand ou-
trage , je te ferois périr dans ce mo-
ment ; mais je me contenterai de te
changer en chien , en âne , en lion ,
ou en oiseau. Choisis un de ces chan-
gemens* je veux bien te laisser maî-
tre du choix. »
» Ces paroles me donnèrent quel^
qu'espérance de le fléchir. « O génie ,
lui dis -je , modérez votre colère 5 et
puisque vous ne voulez pas nVôter la
vie, accordez-la-moi généreusement.
Je me souviendrai toujours de votr(^
CONTES ARABES. 353
démence y si %^ous me pardonnez ,
de même que le meilleur homme du
monde pardonna à un de ses voisins
qui lui portoit une envie mortelle. »
îie génie me demanda ce qui s'étoit
passé entre ces deux voisins , en me
disant qu'il vouloit bien avoir la pa-
tience d'écouter cette histoire. Voici
de quelle manière je lui en fis le ré-
cit. Je crois , madame , que vous ne
serez pas fâchée que je vous la ra-
conte aussi.
OJ4
HISTOIRE
DE l/ ENVIEUX ET DE l' EN VIE.
«Dans une ville assez considérable,
deux hommes demeuroieiit porte à
porte. L'un conçut contre l'autre une
envie si violente , que celui qui en
étoit l'objet , résolut de changer de
demeure, et de s'éloigner, persuadé
que le voisinage seul lui avoit attiré
lanimosité de son voisin ; car quoi-
qu'il lui eût rendu de bons offices , il
s'étoit aperçu qu'il n'en étoit pas moins
haï. C est pourquoi il vendit sa mai-
son avec le peu de bien qu'il avoit ;
et se retirant dans la capitale du pajs ,
cjui n'étoit pas éloignée, il acheta une
petite terre environ à une demi-lieue
de la ville. Il y avoit une maison assez
commode, un beau jardin et une
CONTES ARABES. 355
cour raisonnablement grande , dans
lac|uelle étoit une citerne profonde,
dont on ne se servoit plus.
» Le Bon-homme ayant fait cette ac-
quisition , prit riiabit de derviche ( i ) ,
pour mener une vie plus retirée , et
fit faire plusieurs cellules dans la mai-
son , où il établit en peu de temps
une communauté nombreuse de der-
viches. Sa vertu le fit bientôt connoî-
(i) Dcrvis ou Derviche j ce nom , qni signi-
fie pauvre^ répond chez, les Mahométans à celui
<le moines chez les Chrétiens. Ils font vœu do
pauvreté , de chasteté et d'obéissance. Cepen-
dant Mévéléva , leur fondateur , leur a permis
de rentrer dans le monde et même de se ma-
rier , si leur foiblesee l'exigeoit. Ils portent de
grosses chemises de serge , et n'ont qu'un man-
teau de gros drap , dont ils s'enveloppent.
Leurs bonnets ressemblent assez, bien à nos
feutres ,ou grands chapeaux blancs sans bord ,
et faits de poil de chameaux; ils ont les jambes
nues et la poitrine découverte ; leur ceinture
est une lanière de cuir , à laquelle ils attachent
des boucles d'ivoire, de porphyre, etc. Outre
les jeûnes prescrits par l'Alcoran, ils en obser-
vent encore tous les jeudis : il ne leur est per-
mis alors de manger qu'après le coucher du
soleil.
556 LES IMILLE ET UNE NUITS ,
tre , et ne manqua pas de lui attirer
une infinité de monde , tant du peuple
que des principaux de la ville. Enfin ,
chacun l'honoroit et le cliérissoit ex-
trêmement. On venoit aussi de bien
loin , se recommander à ses prières ;
et tous ceux qui se retiroient d'auprès
de lui , publioient les bénédictions
qu'ils crojoient avoir reçues du ciel
par son mojen.
» La grande réputation du person-
nage s'éLant répandue dans la ville
d'où il étoit sorti , l'Envieux en eut
un chagrin si vif, qu'il abandonna sa
inaison et ses affaires , dans la réso-
lution de faller perdre. Pour cet efFel,
il se rendit au nouveau couvent de
derviches , dont le chef , ci-devant son
voisin , le reçut avec toutes les mar-
ques d'amitié imaginables. L'Envieux
lui dit qu'il étoit venu exprès pour
lui communiquer une affaire impor-
tante , dont il ne pouvoit l'entretenir
cju'en particulier. « Afin , ajouta-t-ii ,
que personne ne nous entende , pro-
menons-nous, je vous prie, dan«
votre cour ; et puisque la nuit ap~
CONTES ARABES. OOy
proche , commandez à vos derviches
de se retirer dans leurs ceihiles. :» Le
chef des derviches fit ce qu'il sou-
haitoit.
w Lorsque l'Envieux se vit sei!» avec
îe Bon-homme, il commença à lui
raconter ce qui lui plut, en marchant
l'un à côté de l'autre dans la cour ,
jusqu'à ce que se trouvant sur le
bord de la citerne , il le poussa et le
jeta dedans , sans que personne fût
témoin d'une si méchante action.
Cela étant fait , il s'éloigna prompte-
ment , gagna la porte du couvent ,
d'où il sortit sans être vu , et retourna
chez lui fort content de son voyage ,
et persuadé que l'objet de son envie
n'étoit plus au monde; mais il se
trompoit fort....
Scheherazade n'en put dire davan^
lage, car le jour paroissoit. Le sultan
fut indignéde la malice de l'Envieux.
« Je souhaite fort , dit - il en lui-
même, qu'il n'en arrive point de mal
au bon derviche. J'espère que j'ap-f
prendrai demain que le ciel ne faban-
donna point dans cette occasion, a
5j8 les mille et une nuits.
XL VIT NUIT
DiNARZADE, à son rëveîl , con-
jura sa sœur de lui apprePxdre si le
bon derviche sortit sain et sauf de la
citerne. « Oui , répondit Schehera-
zade.» Et le second Calender poursui-
vant son histoire : «La vieille citerne,
dit-il , étoil habitée par des fées et par
des génies , qui se trouvèrent si à pro-
pos pour secourir le chef des der-
viches , qu'ils le reçurent et le sou-
tinrent jusqu'au bas , de manière
qu'il ne se fit aucun mal. Il s'aperçut
bien qu'il y avoit quelque chose d'ex-
traordinaire dans une chute dont il
devoit perdre la vie 5 mais il ne
voyoit , ni ne sentoif rien. Néan-
moins il entendit bientôt une voix
qui dit : « Savez-vous qui est ce Bon-
Homme à qui nous venons de rendro
CONTES ARABES. ojg
ce bon office? » Et d'autres voix ayant
répondu que non , la première reprit :
« Je vais vous Je dire. Cet homme ,
par la plus grande charité du monde ,
a abandonné la ville où il demeuroit,
et est venu s'étabhr en ce lieu , dans
l'espérance de guérir un de ses voi-
sins de l'envie qu'il avoit contre lui.
Il s'est attiré ici une estime si géné-
rale, que l'Envieux ne pouvant le
souffrir, est venu dans le dessein de
le faire périr • ce qu'il auroit exécuté
sans le secours que nous avons prêté
à ce Bon-homme , dont la réputa-
tation est si grande , que le sultan ,
qui fait son séjour dans la ville voi-
sine , doit venir demain le visiter,
pour recommander la princesse sa
fille à ses prières. »
» Une autre voix demanda cpiei
besoin la princesse avoit des prières
du derviche ; à quoi la première re-
partit : « Vous ne savez donc pas
qu'elle est possédée du génie Mai-
nioun , fils de Dimdim , qui est de-
venu amoureux d'elle? Mais je sais
bien comment ce boa chef des der-
36o LES MILLE ET UNE NUITS
viches poiirroit la guérir ; la chose
est très-aisée , et je vais vous la dire.
Il a dans son couvent un chat noir ,
qui a une tache blanche au bout de
la queue , environ de la grandeur
d'une petite pièce de monnoie d'ar-
gent. Il n'a qu'à arracher sept brins
de poil de cette tache blanche , les
brûler , et parfumer la tête de la
princesse de leur fumée. A l'instant
elle sera si bien guérie et si bien dé-
livrée de Maimoun , fils de Dimdim ,
que jamais il ne s'avisera d'approcher
d'elle une seconde fois. »
3) Le chef des derviches ne perdit
pas un mot de cet entretien des fées
et des génies qui gardèrent un grand
silence toute la nuit , après avoir dit
ces paroles. Le lendemain , au com-
mencement du jour , dès qu'il put
distinguer les objets, comme la ci-
terne étoit démolie en plusieurs en-
droits , il aperçut un trou , par où ii
sortit sans peine.
» Les derviches qui le cherchoient,
furent ravis de le revoir. Il leur ra-
conta en peu de mots la méchanceté
CONTES ARABES. o5 1
tle l'hôte qu'il avoit si bien reçu le
jour précédent, et se retira dans sa
cellule. Le chat noir dont il avoit oui
parler la nuit dans l'entretien des
fées et des génies, ne fut pas long-
temps à venir lui faire des caresses
à son ordinaire. Il le prit , lui ar-
racha sept brins de poil de la tache
blanche qu'il avoit à la queue , et les
mit à part , pour s'en servir quand il
en auroit besoin.
« Il n j avoit pas long-temps que
le soleil étoit levé , lorsque le sultan ,
qui ne vouloit rien négliger de ce
qu'il crojoit pouvoir apporter une
prompte guérison à la princesse ,
arriva à la porte du couvent. Il or-
donna à sa garde de s'y arrêter , et
entra avec les principaux officiers qui
l'accompagnoient. 3 /es derviches le
reçurent avec un profond respect.
» Le sultan tira leur chef à f écart :
a Bon scheik (i) , lui dit-il , vous savez
(i) Mot nrabe qui signifie vieillard. On
appelle ainsi dans l'Orient les chefs des com-
munautés religieuses et séculières , et les doc-
3G2 LES MILLE ET UKE NUITS,
peut-être déjà le sujet qui m'amène. «
«Oui, sire, répondit modestement le
derviclie : c est , si je ne me trompe,
la maladie de la princesse qui m'attire
cet honneur que je ne mérite pas. »
« C'est cela même , répliqua le sultan.
Vous me rendriez la vie, si, comme
je l'espère , vos prières obtenoient la
guérison de ma fille. » « Sire , repar-
tit le Bon-homme , si votre majesté
veut bien la faire venir ici , je me
flatte par l'aide et la faveur de Dieu ,
Cju'elle retournera en parfaite santé.»
» Le prxuce , transporté de joie ,
envoya sur-le-champ chercher sa
fille , qui parut bientôt accompagnée
d'une nombreuse suite de femmes
et d'eunuques, et voilée de manière
SLi'on ne lui vojoit pas le visage. Le
lef des derviches fit tenir une poêle
au-dessus de la tête de la princesse 5
et il n'eut pas sitôt posé les sept brins
de poil sur les charbons allumés qu'il
avoit fait apporter , que le génie Mal-
t«nrs distingués. Los Mahoni^'l ans àonaciil
•.11I5SÎ ce ncui ù Iciir-s prôdiculeur».
CONTES A E. A B T: S. Ôi, )
moiin , fils de Dirndim, fit de graiids
cris , sans q^ue l'on vit rien , et laissa
la princesse libre. Elle porta d'abord
la main au voile qui kii couvroit le
visage , et le leva pour voir où elle
éloit. « Où suis-je , s'écria-t-elle ? Qui
m'a amenée ici ? « A ces paroles , le
sultan ne put cacher l'excès de sa joie;
il embra.ssa sa fille , et la baisa aux
veux 3 il baisa aussi la main du chef
des derviches , et dit aux officiers qui
i'accompLignoient : «Dites-moi votre
sentiment : quelle récompense mérite
celui qui a ainsi guéri ma fille ? » Ils
répondirent tous qu'il méritoit de fé-
pouser. « C'est ce que j'avois dans la
pensée, reprit le sultan, et je le fais
mon gendre dès ce moment. »
» Peu de temps après , le premier
visir mourut. Le sultan mit le dervi-
che à sa place , et le sultan étant
mort lui-rné.'ne sans enfans mâles ,
les ordres de religion et de milice
assemblés, le Bon -homme fut dé-
claré et reconnu sultan d'un commun
consentement
Le jour qui paroissoit , obhgea
364 l'Es MILLE ET UNE NUITS ,
Sclieherazade à s'arrêter. Le derviche
parut à Schahriar digne de la cou-
ronne qu'il venoil d'obtenir; mais ce
F rince étoit en peine de savoir si
Envieux n'en seroit pas mort de cha-
grin ; et il se leva dans la résolution
de l'apprendre la nuit suivante.
CONTES ARABES.
XLVIir NUIT.
V o ICI comme le second Calender ,
dit Sclieherazade, poursuivit la fin de
l'histoire de l'Envié et de l'Envieux :
M Le bon derviche , dit-il , étant
donc monté sur le trône de son beau-
père 5 un jour qu'il étoit au milieu de
sa cour, dans une marche, il aperçut
l'Envieux parmila foule du monde qui
étoit sur son passage. Il fit approcher
im des visirs qui T'accompagnoit , et
lui dit tout bas : « Allez , et amenez-
moi cet homme que voilà , et prenez
bien garde de l'épouvanter. » Le vi-
sir obéit -, et quand l'Envieux fut en
présence du sultan , le sultan lui dit :
V Mon ami , je suis ravi de vous voir. »
Et alors s'adressant à un officier: «Qu'on
lui compte , dit-il , tout-à-fheure mille
pièces demonnoie d'or de mon trésor.
De plus, qu'on lui livre vingt charges
Z'36 LES MILLE ET UNE NUITS ,
de mardianclLses les plus précieuses
de mes magasins , et qu'une garde
suffisante le conduise et l'escorte jus-
ques chez lui. » Après avoir chargé
l'officier de cette commission , il dit
adieu à l'Envieux , et continua sa
marche.
» Lorsque j'eus achevé de conter
celte histoire au génie, assassin de la
princesse de l'isle d'Ebène , je lui en
fis l'application. « O génie , lui dis-je ,
vous voyez que ce sullan bienfaisant
ne se contenta pas d'oublier qu'il n'a-
voit pas tenu à l'Envieux qu'il n'eût
perdu la vie , il le traita encore et le
renvoya avec toute la bonté que je
viens de vous dire. « Enfin , j'em-
ployai toute mon éloquence à le prier
d'imiler un si bel exemple , et de me
pardonner 3 mais il ne me fut pas pos-
sible de le fléchir. « Tout ce que je
puis faire pour toi , me dit-il , c'est
de ne te pas ôter la vie j ne te flatte
pas que je te renvoie sain et sauf. Il
faut que je te fasse sentir ce que je
puis par mes enclianteniens. « A ces
mots il se saisit de moi avec ^^loience _,
COI^^TES ARABES. 3 yj
et m'einporlant au travers de la voûte
du palais souterrain, qui s'entrouvrit
pour lui faire un passage , il m'enleva
si haut , que la terre ne me parut
qu'un petit nuage blanc. De cette hau-
teur , il se lança vers la terre comme
la foudre , et prit pied sur la cime
d'une montagne.
» Là il ramassa une poignée de terre,
prononça, ou plutôt marmotta dessus
certaines paroles , auxquelles je ne
compris rien ; et la jetant sur moi :
w Quitte, me dit-il, la figure d'hom-
» me , et prends celle de singe. « Il
disparut aussitôt , et je demeurai seul ,
changé en sin^e , accablé de douleur ,
dans un pays inconnu , ne sachant si
i'étois près ou éloigné des états du roi
inon père.
» Je descendis du haut de la mon-
tagne, j'entrai dans un plat pays, dont
je ne trouvai l'extrémité qu'au bout
d'un mois , que j'arrivai au bord de la
mer. Elle étoit alors dans un grand
calme 5 et j'aperçus un vaisseau , à
une demi-lieue de terre. Pour ne pas
perdre une si belle occasion , je roui-
36S LES MILLE ET UNE KUITS,
pis une grosse brandie d'arbre , je la
lirai après moi clans la mer , et me
mis dessus , jambe de-çà , jambe de-
là , avec un bâton à chaque main ,
pour me servir de rames.
» Je voguai dans cet état , et m'a-
vançai vers le vaisseau. Quand j'en fus
assez près pour être reconnu , je don-
nai un spectacle fort extraordinaire
c\ux matelots et aux passagers qui pa-
rurent sur le tillac. Ils me regardoient
tous avec une grande admiration. Ce-
pendant j'arrivai à bord ; et me pre-
nant à un cordage , je grimpai jus-,
cjues sur le tillac. Mais comme je ne
pouvois parler , je me trouvai dans
un terrible embarras. En eiïet , le
danger que je courus alors , ne fut
pas moins grand que celui d'avoir
été à la discrétion du génie.
» Les marchands superstitieux et
scrupuleux crurent que je porterois
jnalheur à leur navigation , si on me
recevoit ; c'est pourquoi l'un dit : « Je
x^ais l'assommer d'un coup de mail-
let. » Un autre : « Je veux lui pas.'^er
xme lîèche au travers du corps, r, Uu
CONTES ARABES. of)f)
autre : «Il faut le jeter à la mer. » Quel-
qu'un n'auroit pas manqué de faire
ce qu'il disoit^ si , me rangeant du
côté du capitaine , je ne m'étois pas
prosterné à ses pieds 3 mais le prenant
par son habit , dans la posture de sup-
pliant, il fut tellement touché de cette
action et des larmes qu'il vit couler
de mes yeux , qu'il me prit sous sa
protection , en me menaçant de faire
repentir celui qui me feroit le moin-
dre mal. Il me fit même mille caresses.
De mon côté , au défaut de la parole ,
je lui donnai par mes gestes toutes les
marques de reconnoissance qu'il me
fut possible.
« Le vent , qui succéda au calme ,
ne fut pas fort ; mais il fut favorable :
il ne changea point durant cinquante
jours , et il nous fit heureusement
aborder au port d'une belle ville très-
peuplée et d'un grand commerce , où
nous jetâmes fancre. Elle étoit d'au-
tant plus considérable , que c'étoit la
capitale d'un puissant état.
» Notre vaisseau fut bientôt envi-
ronné d'ime infinité de petits bateaux ,
3-0 LES MILLE ET UNE NUITS ,
remplis de gens qui venoient pour fé-
liciter leurs amis sur leur arrivée , ou
s'informer de ceux qu'ils avoient vus
au pays d'où ils, arnvoient, ou sim-
plement par la curiosité de voir un
vaisseau qui venoit de loin. Il arriva
entr' autres quelques officiers qui de-
mandèrent à parler, de la part du
sultan , aux marchands de notre bord,
lies marchands se présentèrent à eux ;
et l'un des officiers prenant la parole,
leur dit : « Le sultan notre maître
nous a chargés de vous témoigner
qu'il a bien de la joie de votre arri-
vée , et de vous prier de prendre la
peine d'écrire sur le rouleau de pa-
pier que voici , chacun qiielques li-
gnes de votre écriture. Pour vous
apprendre quel est son dessein , vous
saurez qu'il avoit un premier visir ,
qui , avec une très-grande capacité
dans le maniement des affaires , écri-
voit dans la dernière perfection. Ce
ministre est mort depuis peu de jours.
Le sultan en est fort affligé; et com-
me il ne regardoit jamais les ^xiitures
de sa main , sans admiration , il a fait
CONTES ARABES. .-jri
un serment solennel de ne donner sa
place qu'à un homme qui écrira aus-
si bien qu'il écrivoit. Beaucoup de
gens ont présenLé de leur écriture;
mais jusqu'à présent il ne s'est trouvo
personne dans l'étendue de cet em-
pire, qui ait été jugé digne d'occuper
la place du visir. »
« Ceux des marchands qui crurent
assez bien écrire pour prétendre à
cette haute dignité , écrivirent l'un
après l'autre ce qu'ils voulurent. Lors-
qu'ils eurent achevé , je m'avançai , et
enlevai le rouleau delà main de celui
qui le tenoit. Tout le monde, et par-
ticulièrement les marchands qui ve-
noient d'écrire , s'imaginant que je
voulois le déchirer , ou le jeter à la
mer , firent de grands cris ; mais ils
se rassurèrent, quand ils virent que
je tenois le rouleau fort proprement ,
et que je liiisois signe de vouloir écri-
re à mon tour. Cela fit changer leur
crainte en admiratiou. Néanmoins,
comme ils n'avoient jamais vu de sin-
ge qui sût écrire , et qu'ils ne pou-
voient se persuader que je fusse plus
.072 LES MILLE ET UNE NUITS ,
liabiîe que les iiutres , ils voulLirent
in'arraclier le rouleau des mains •
mais le capitaine prit encore mou
parti. « Laissez-le faire , dit-il : qu'il
écrive. S'il ne fait que barbouiller le
papier , je vous promets que je le pu-
nirai sur-le-champ ; si au contraire il
écrit bien , comme je l'espère , car je
n'ai vu de ma vie un singe plus
adroit et plus ingénieux, ni qui com-
prit mieux toutes choses , je déclare
que je le reconnoîtrai pour mon fils.
J'en avois un qui n'avoit pas à beau-
coup près tant d'esprit que lui. »
» Voyant que personne ne s'oppo-
soit plus à mon dessein , je pris la
plume et ne la quittai qu'après avoir
écrit six sortes d'écritures usitées chez
les arabes ; et chaque essai d'écriture
conlenoit un distique ou un quatrain
impromptu à la louange du sultan.
Mon écriture n eiTaçoit pas seulement
celle des marchands , j'ose dire qu'on
n'en avoit point vue de si belle jus-
qu'alors en ce pays-là. Quand j'eus
achevé , les officiers prirent le rou-
leau, et le portèrent au sultan
CONTES ARABES. 075
Scheherazade en étoit là , lors-
qu'elle aperçut le jour. « Sire , dit-elle
à Schahriar, si j'avois le temps de
continuer , je raconterois à votre ma-
jesté des choses encore plus surpre-
nantes que celles que je viens de ra-
conter. » Le sultan , qui s'étoit pro-
posé d'entendre toute cette histoire ,
se leva sans dire ce qu'il pensoit.
I. '>a
074 I.ES MILLE ET UNE NUITS,
XLIX'^ NUIT.
Le lendemain , Dinarzade à son ré-
veil , dit à la sultane : « Je crois , ma
sœur , que le sultan , mon seigneur ,
n'a pas moins de curiosité que moi
d'entendre la suite des aventures du
singe.» « Vous allez élre satisfaits
l'un et l'autre , répondit Scheliera-
zade ; et pour ne vous pas faire lan-
guir , je vous dirai que le second Ca-
iender continua ainsi son histoire :
» Le sultan ne fit aucune attention
aux autres écritures^ il ne regarda que
Ja mienne^ qui lui plut tellement,
qu'il dit aux ofRciers : « Prenez le
cheval de mon écurie ie plus beau et
Je plus richement harnaché , et une
robe de brocard des plus magnifiques,
pour revêtir la personne de qui sont
js six écritures , cl amencz-ia inoi. »
(.1
C O ?î T E s A K A E E 5. .)7 J
51 A cet ordre du sultan , les olri-
clers se mirent à rire. Ce prince , ir-
rité de leur hardiesse , étoit prêt à les
punir; mais ils lui dirent : «Sire,
nous supplions votre majesté de nous
pardonner : ces écritures ne sont pas
d'un homme, elles sont d'un singe. »
« Que dites-vous , s'écria le sultan ,
ces écritures merveilleuses ne sont
pas de la main d'un homtne? « « 'Non ,
sire, répondit un des officiers, nous
assurons votre majesté qu'elles sont
d'un singe , qui les a faites devant
nous.» Le sultan trouv^a la chose trop
surprenante , pour n'être pas curieux
de me voir. « Faites ce que je vous ai
commandé, leur dit-il, amenez-moi
promptement un singe si rare. »
» Les officiers revinrent au vais-
seau, et exposèrent leur ordre au ca-
pitaine, qui leur dit que le sultan
étoit le maître. Aussitôt ils me revê-
tirent d'une robe de brocard très-ri-
che 5 et me portèrent à terre , où ils
me mirent sur le cheval du sultan ,
qui m'atlendoil dans son palais avec
un grand nombre de personnes de sa
070 LES MILLE ET UNE NUITS ,
cour, cru' il avoit assemblées pour me
faire plus d'honneur.
» La marche commença. Le port ,
les rues , tes places publiques , les fe-
nêtres , les terrasses des palais et des
maisons , tout étoit rempli d'une mul-
titude innombrable de monde de
tout sexe et de tout âge , que la
curiosité avoit fait venir de tous les
endroits de la ville pour me voir 5 car
le bruit s' étoit répandu en un mo-
ment ; que le sultan venoit de choisir
un singe pour son grand-visir. Après
avoir donné un spectacle si nouveau
à tout ce peuple , qui par des cris
redoublés ne cessoit de marquer sa
surprise, j'arrivai au palais du sul-
tan.
» Je trouvai ce prince assis sur sou
trône au milieu des grands de sa cour.
Je lui fis trois révérences profondes;
et , à la dernière, je me prosternai et
baisai la terre devant lui. Je me mis
ensuite sur mon séant en posture de
singe. Toute rassemblée ne pouvoit
se lasser de m'admirer , et ne com-
prenoil pas comment il étoit possible
CONTES A E. A B E S. OJ-J
qu'un singe sût si bien rendre aux sul-
tans le respect qui leur est dû- et le sul-
tan en étoit plus étonné que personne.
Enfin , la cérémonie de l'audience eût
été complète, si j'eusse pu ajouter la
harangue à mes gestes ; mais les singes
ne parlèrent jamais, et l'avantage d'a-
voir été homme ne me donnoit pas
ce privilège.
» Le sultan congédia ses courtisans ,
et il ne resta auprès de lui que le chef
de ses eunuques, un petit esclave fort
jeune, et moi. Il passa de la salle d'au-
dience dans son appartement, où il
se fît apporter à manger. Lorsqu'il
fut à table, il me fît signe d'approcher
et de manger avec lui. Pour lui inar-
quer m.on obéissance , je baisai la
terre , je me levai, et me mis à table.
Je mangeai avec beaucoup de retenue
et de modestie.
» Avant que Ton desservît, j'aper-
çus une écritoire : je fis signe qu'on
me l'approchât 5 et quand je feus , j'é-
crivis sur une grosse pêche des vers de
ma façon , qui marquoient ma recon-
noissancc au sultan; et la lecture qu'il
'7)J?) LE-Î ^ÎILLE ET UNE NUITS ,
en fît après que je lui eus présenté la
pêche , augmenta son étonnement.
La table levée , on lui apporta d'une
boisson particulière , dont il me fit pré-
senter un verre. Je bus , et j'écrivis
dessus de nouveaux vers , qui expli-
3 noient l'état où je me trouvois après
e grandes souffrances. Le sultan les
lut encore , et dit : «Un homme qui
seroit capable d'en faire autant, seroit
au-dessus des plus grands hommes. »
» Ce prince s'étant fait apporter un
jeu d'échecs , me demanda , par signe,
si j'y savois jouer, et si jevoulois jouer
avec lui. Je baisai la terre; et en por-
tant la main sur ma tête^ je marquai
que j'étois prêt à recevoir cet honneur.
Il me gagna la première partie ; mais
je gagnai la seconde et la troisième ;
et m'apercevant que cela lui faisoit
quelque peine, pour le consoler, je fis
un quatrain que je lui présentai. Je
lui disois que deux puissances armées
s'étoient battues tout le jour avec beau-
coup d'ardeur , mais qu'elles avoient
fait la paix sur le soir , et qu'elles
avoient passé la nuit ensemble fort
CONTES ARABE S. o^c)
tranquillement sur le champ de ba-
taille.
» Tant de clloses paroissant au sul-
tan foFtau-deià de tout ce qu'on avoit
jamais vu ou entendu de l'adresse et
de l'esprit des singes , il ne voulut pas
être le seul témoin de ces prodiges.
Il avoit une fille qu'on appeloitDame
de beauté, « Allez , dit-fl au chef des
eunuques , qui étoit présent et atta-
ché à cette princesse , allez , faites ve-
nir ici votre dame, je suis bien aise
qu'elle ait part au plaisir cjue je
prends. »
» Le chef des eunuques partit, et
amena bientôt la princesse. Elle avoit
le visage découvert ; mais elle ne fut
pas plutôt dans la chambre , qu'elle
se le couvrit promptement de son
voile , en disant au sultan : « Sire , il
faut que votre majesté se soit oubliée.
Je suis fort surprise qu'elle me fasse
venir pour paroître devant les hom-
mes. » Comment donc , ma fille , ré-
pondit le sultan , vous n'y pensez pas
vous-même. Il n'y a ici que le petit
esclave, l'eunuque votre gouverneur.
53o LES iVlILLE ET UNE îJUITS,
et moi , qui avons la liberté de vous
voir le \àsage ; néanmoins vous bais-
sez votre voile , et vous me faites un
crime de vous avoir fait venir ici. «
« Sire , répliqua la princesse , votre
majesté va connoitre que je n'ai pas
tort. Le singe que vous vojez , quoi-
qu'il ait la forme d'un singe , est
un jeune prince , fils d'un grand roi.
Il a été métamorphosé en singe par
enchantement. Un génie , fils de la
fille d'Eblis , lui a fait cette malice,
après avoir cruellement ôté la vie à la
princesse de l'isle d'Ebène , fille du
roi Epitimarus. »
» Le sultan , étonné de ce discours,
se tourna de mon côté , et ne me
parlant plus par signe , me demanda
si ce que sa fille venoit de dire , étoit
véritable. Comme je ne pouvois par-
ler , je mis la main sur ma tête pour
lui témoigner que la princesse avoit
dit la vérité. « Ma fille , reprit alors le
sultan , comment savez - vous que ce
prince a été transformé en singe par
enchantement?» «Sire, répondit la
princesse Dame de beauté, votre ma-
CONTES A E. A B E S. Oo I
jeslé peut se souvenir qu'au sortir de
mon enfance , j'ai eu près de moi une
\'ieille dame. C'étoit une magicienne
très-habile ; elle m'a enseigné soixan-
te - dix règles de sa science , par la
vertu de laquelle je pourrois , en un
clin-d'œil, faire transporter votre ca-
pitale au milieu de lOcéan , au-delà
du mont Caucase. Par cette science ,
je connois toutes les personnes qui
sont enchantées, seulement à les
voir 5 je sais qui elles sont , et par qui
elles ont été enchantées : ainsi ne
sojez pas surpris si j'ai d'abord dé-
mêlé ce prince au travers du charme
qui l'empêche de paroitre à vos jeux
tel qu'il est naturellement. » « Ma
fille, dit le sultan , je ne vous crojois
pas si habile. « « Sire , répondit la
princesse , ce sont des choses curieu-
ses qu'il est bon de savoir; mais il
m'a semblé que je ne devois pas m'en
vanter. » « Puisque cela est. Ainsi , re-
prit le sultan , vous pourrez donc dis-
siper l'enchantement du prince r*»
« Oui , sire , repartit la princesse , je
puis lui rendre sa première forme. »
532 LES MILLE ET V^:iL ÎÎUITS ,
« Reiidez-la-lui donc , interrompit le
sultan , vous ne sauriez me faire un
plus grand plaisir , car je veux qu'il
soit mon grand visir, et qu'il vous
épouse. » « Sire , dit la princesse , je
suis prête à vous obéir en tout ce
qu il vous plaira de mordonner
Sclieiierazade , en achevant ces der-
niers mots , s'aperçut qu'il étoit jour,
et cessa de poursuivre l'histoire du
second Calender. Schahriar, jugeant
que la suite ne seroit pas moins agréa-
ble que ce qu'il avoit entendu , réso-
lut de 1 écouter le lendemain.
CONTES A Pv. A E E S- 333
U NUI T.
La sultane , voyant l'empressement
de sa sœur pour savoir comment la
Dame de beauté remit ]e second Ca-
Jender dans son premier état, lui dit :
Voici de quelle manière le Caiender
reprit son discours :
« La princesse Dame de beauté alla
dans son appartement , d ou elle ap-
porta un couteau qui avoit des mots
hébreux gravés sur la lame. Elle nous
fit descendre ensuite , le sultan , le
chef des eunuques , le petit esclave
et moi , dans une cour secrète du pa-
lais ', etià , nous laissant sous une ga-
lerie qui régnoit autour, elle s'avança
au milieu de la cour , ou elle décri\ it
un grand cercle , et y traça plusieurs
mots en caractères arabes , anciens et
autres , qu'on appelle caractères de
Ciéopâtre.
J04
» Lorsqu'elle eut achevé , et pré-
paré le cercle de la manière qu'elle le
souhaitoit , elle se plaça et s'arrêta au
milieu , où elle fit des abjurations , et
récita des versets de l' Alcoran. Insen-
siblement l'air s'obscurcit , de sorle
qu'il sembloit qu'il fût nuit , et que
la machine du monde alloit se dissou-
dre. Nous nous sentîmes saisir d'une
f rajeur extrême ; et cette frayeur aug-
menta encore , quand nous vîmes
lo ut-à-coup paroi Ire le génie , fils de
la fille d'Eblis , sous la forme d'un lion
d'une grandeur épouvantable.
» Dès que la princesse aperçut ce
monstre , elle lui dit: « Chien , au lieu
de ramper devant moi , tu oses te
présenter sous cette horrible forme ,
et tu crois m' épouvanter!:' » ce Et toi ,
reprit le lion , tu ne crains pas de con-
trevenir au traité que nous avons fait
et confirmé par un serment solennel ,
de ne nous nuire , ni faire aucun tort
l'un à l'autre ? » « Ah maudit, répli-
qua la princesse , c'est à toi que j'ai
ce reproche à faire.» «Tu vas, in-
terrompit brusquement le lion , être
CONTES ARABES. 385
paj^ée de la peine que tu m'as àouiiée
de venir. » En disant cela , il ouvrit
une gueule effroyable , et s'avança
sur elle pour la dévorer. Mais elle ,
qui étoit sur ses gardes , fit un saut
en arrière, eut le temps de s'arracher
un cheveu ; et en prononçant deux
ou trois paroles , elle le changea en
un glaive tranchant , dont elle coupa
le lion en deux par le milieu du corps.
Les deux parties du lion disparurent,
et il ne resta que la tête , qui se chan-
gea en un gros scorpion. Aussitôt la
princesse se changea en serpent , et
livra un rude combat au scorpion ,
qui , n'ayant pas l'avantage , prit la
forme d'un aigle, et s'envola. Mais le
serpent prit alors celle d'un aigle noir
{)lus puissant , et le poursuivit. Nous
es perdimes de vue l'un et l'autre.
« Quelque temps après qu'ils eu-
rent disparu , la terre s'entrouvrit de-
vant nous , et il en sortit un chat noir
et blanc , dont le poil étoit tout héris-
sé , et qui miauloit d'une manière ef-
frayante. Un loup noir le suivit d©
près , et ne lui donna aucun relâche.
'7'y
I. 33
38(S LES MILLE ET UNE NUITS j
Le cliat , trop pressé , se changea en
un ver , et se trouva près d'une gre-
nade tombée par hasard d'un grena-
dier qui étoit planté sur le bord d'un
canal d'eau assez profond , mais peu
large. Ce ver perça la grenade en un
instant , et s'y cacha. La grenade alors
s'enfla , et devint grosse comme une
citrouille , et s'éleva sur le toit de la
galerie , d'où , après avoir fait quel-
ques tours en roulant,, elle tomba dans
la cour , et se rompit en plusieurs
morceaux.
» Le loup, qui pendant ce temps-
là s'étoit transformé en coq , se jeta
sur les grains de la grenade , et se mit
à les avaler l'un après l'autre. Lors-
qu'il n'en vit plus , il viiit à nous les
ailes étendues , en faisant un grand
bruit , comme pour nous demander
s'il n'y avoit plus de grains. Il en res-
toit un sur le b:)rd du canal , dont il
s'aperçut en se retournant. Ilj courut
vite ; mais dans le moment qu'il al-
loit porter le bec dessus , le grain
roula dans le canal , et se changea en
petit poisson
TONTES A P. A B 1 S. 087
« Mais voilà le jour , sire , dit Sclie-
herazade ; s'il n'eiil pas sitôt paru, je
suis persuadée que votre majesté au-
roit pris beaucoup de plaisir à euten-
dre ce que je lui aurois racoulé. » A
ces mots , elle se tut , et le sultan se
leva rempli de tous ces événemens
inouis , qui lui inspirèrent une forte
envie et une extrême impatience d'ap-
prendre le reste de cette histoire.
333 LES MILLE ET UNE NUITS,
L r NUIT.
ScHEHERAzADE, pour Satisfaire
sa sœur , curieuse d'entendre la suite
de toutes ces métamorphoses, rap-
pela dans sa mémoire l'endroit où elle
en étoit demeurée ; et puis adressant
la parole au sultan : Sire , dit-elle , le
second Calender continua de cette
sorte son histoire :
» Le coq se jeta dans le canal , et
se changea en un brochet qui pour-
suivit le petit poisson. Ils furent l'un
et l'autre deux heures entières sous
l'eau , et nous ne savions ce qu'ils
étoient devenus, lorsque nous enten-
dîmes des cris horribles qui nous fi-
rent frémir. Peu de temps après ,
nous vîmes le génie et la princesse
tout en feu. Ils se lancèrent fun
contre fautre des flammes par la
CONTES AT. A E. E S. u; h')
bouclie jusqu'à ce qu'ils vinrent à se
prendre corps à corps. Alors les deux
feux s'augmentèrent , et jetèrent une
fumée épaisse et enflammée qui s'é-
leva fort haut. Nous craignîmes avec
raison , qu'elle n'embrasât tout le pa-
lais ; mais nous eûmes bientôt un
sujet de crainte beaucoup plus pres-
sant 5 car le génie s'étant débarrassé
de la princesse , vint jusqn'à la gale-
rie où nous étions, et nous soufîla
des tourbillons de feux. C'étoit fait de
nous , si la princesse , accourant à
notre secours , ne f eût obligé , par
ses cris , à s'éloigner et à se garder
d'elle. Néanmoins , quelque diligence
qu'elle fît, elle ne put einpêcher que
le sultan n'eût la barbe brûlée et le
visage gâté ; que le chef des eunuques
ne fût étoLiné et consumé sur le
champ, et qu'une étincelle n'entrât
dans mon œil droit , et ne me rendît
borgne. Le sultan et moi nous nous
attendions à périr ; mais bientôt nous
ouïmes crier : «Victoire, Victoire; »
et nous vîmes tout-à-coup paroître la
princesse sous sa forme naturelle et le
ÔQO
fiéiiie réduit en un monceau de cen-
dres.
» La princesse s'approcha de nous,
et pour ne pas perdre de temps , elle
demanda une tasse pleine d'eau , qui
]ui fut apportée par le jeune esclave ,
à c[ui le feu n'avoit fait aucun mal.
Elle la prit, et après quelques pa-
roles prononcées dessus , elle jeta
l'eau sur moi , en disant : « Si tu es
» singe par enchantement , change de
» figure , et prends celle d'homme ,
« que tu avois auparavant. « A peine
eut-elle achevé ces mots , que je re-
devins homme tel que j'étois avant
ma métamorphose , à un œil près.
» Je me préparois à remercier la
princesse ; mais elle ne m'en donna
pas le temps. Elle s'adressa au sultan
son père, et lui dit : « Sire , j'ai rem-
porté la victoire sur le génie , comme
votre majesté le peut voir ; mais c'est
une victoire qui me coûte cher. -Il me
reste peu de morne n s à vivre , et vous
n'aurez pas la satisf^iction de faire le
mariage que vous méditiez. Le feu
m'a pénétrée dans ce combat terrible,
CONTES A R A B E 5. OQ ï
et je sens qu'il me consume peu-à-
peu. Cela ne seroit point arrive , si
je ni'étois a|3erçu du dernier grain
de la grenade , et que je l'eusse avalé
comme les autres , lorsque j'étois
changée en coq. Le génie s'y étoit
réfugié comme en son dernier retran-
chement 5 et de là dépendoit le suc-
cès du combat , qui auroit été heu-
reux et sans danger pour moi. Cette
faute m'a obligée de recourir au feu ,
et de combattre avec ces puissantes
armes , comme je f ai fait entre le ciel
et la terre , et en votre présence. Mal-
gré le pouvoir de son art redoutable
et son expérience ; j'ai fait connoître
au génie que j'en savois plus que lui;
e fai vaincu, et réduit en cendres.
'lais je ne puis échapper à la miort
qui s'approche
Scheherazade interrompit en cet
endroit fhisloiredu second Calender ,
et dit au sultan : « Sire , le jour qui
paroi t , m'avertit de n'en pas dire
davantage; mais si votre majesté veut
bien encore me laisser vivre jusqu'à
demain , elle entendra la fm de cette
ï:
,):)2 LES r.IÎLLE ET UNE NUITS,
histoire. » Schahriar j consentit , et
se leva suivant sa coutume, pour
aller vaquer aux aiFaires de son em-
pire.
CONTES ARABES. SqO
L 1 1^ NUIT.
J_iA sultane, éveillée, prit aussitôt la
parole, et poursuivit ainsi l'histoire
du second Calender :
« Madame, dit le Calender à Zobéide,
le sultan laissa la princesse Dame de
beauté achev^er le récit de son combat ;
et cjuand elle l'eut fini, il lui dit d'un ton
qui marquoit la vive douleur dont il
étoit pénétré : « Ma fille , vous voyez
en quel état est votre père. Hélas ! je
m'étonne que je sois encore en vie.
L'eunuque votre gouverneur est mort,
et le prince que vous venez de déli-
vrer de son enchantement , a perdu
im œil. » Il n'en put dire davantage :
les larmes, les soupirs et les san-
glots lui coupèrent la parole. Nousfû^
mes extrêmement touchés de son af-
fliction , sa fille et moi , et nous pieu-
394 I-ÎÏS MILIE ET UNE NUITS ,
râmes avec lui. Pendant que nous
nous affligions comme à lenvi l'un
de l'autre , Ja princesse se mit à crier :
« Je brûle, je brûle. » Elle sentit que
le feu qui la consumoit , s'étoit enfin
emparé de tout son corps , et elle ne
cessa de crier , je brûle , que la mort
n'eût mis fin à ses douleurs insuppor-
tables. L'effet de ce feu fut si extraor-
dinaire, qu'en peu de momens elle
fut réduite toute en cendres comme
le génie.
» Je ne vous dirai pas , madame ,
jusqu'à quel point je fus touché d'un
spectacle si funeste. J'aurois mieux
aimé être toute ma vie sin^je ou chien ,
que de voir ma bienfaitrice périr si
misérablement. De son côté, le sul-
tan , affligé au-delà de tout ce qu'on
peut s'imaginer , poussa des cris pi-
toyables en se donnant de grands
coups à la tête et sur la poitrine , jus-
qu'à ce que succombant à son déses-
poir , il s'évaifouit et me fit craindre
pour sa vie. Cependant les eunuques
et les officiers accoururent aux cris du
sultan 5 qu'ils n'eurent pas peu de
CONTES ARABES. 3g3
peine à faire revenir de sa foiblesse.
Ce prince et moi n'eûmes pas besoin
de leur faire un long récit de cette
aventure pour les persuader de la
douleur que nous en avions : les deux
monceaux de cendres en cpioi la prin-
cesse et le génie avoient été réduits ,
la leur firent assez concevoir. Comme
le sultan pouvoit à peine se soutenir ,
il fut obligé de s'appujer sur ses eunu-
cjues , pour gagner son appartement.
» Dès que le bruit d'un événement
si tragique se fut répandu dans le pa-
lais et dans la ville , tout le monde
plaignit le malheur de la princesse
Dame de beauté , et prit part à l'afflic-
tion du sultan. Pendant sept jours on
fit toutes les cérémonies du plus grand
deuil : on jeta au vent les cendres du
génie ; on recueillit celles de la prin-
cesse dans un vase précieux , pour v
être conservées ; et ce vase lut déposé
dans un supeîbe mausolée que l'on
■ bâtit au même endroit où les cendres
avoient été recueillies.
» Le chagrin que conçut le sultan
de la perte de sa fille , lui causa une
5()6 l'Es MILLE ET UNE KUITS,
maladie qui l'obligea de garder le lit
un mois entier. Il n'avoit pas encore
entièrement recouvré sa santé, qu'il
me fit appeler. « Prince , me dit-il ,
écoulez l'ordre que j'ai à vous don-
ner : il y va de votre vie si vous ne
l'exécutez. » Je l'assurai que j'obéirois
exactement. Après quoi, reprenant
la parole : « J'avois toujours vécu ,
poursuivit-il , dans inie parfaite féli-
cité , et jamais aucun accident ne l'a-
voit traversée ; votre arrivée a fait
évanouir le bonheur dont je jouis-
sois. Ma fille est morte , son gouver-
neur n'est plus , et ce n'est que par
un miracle que je suis en vie. Vous
êtes donc la cause de tous ces mal-
heurs , dont il n'est pas possible (:[\\iô
je puisse me consoler. C'est pourquoi
retirez-vous en paix; mais retirez-
vous incessamment , je périrois moi-
même si vous demeuriez ici davan-
tage; car je suis persuadé que votre
présence porte malheur : c'est tout ce
que j'avois à vous dire. Partez , et
prenez garde de paroitre jamais dans
mes états ; aucune considération ne
CONTES ARABES. 0C)7
mempêcheroit de vous en faire re-
pentir. » Je voulus parler ; mais il
me ferma la bouche par des paroles
remplies de colère , et je fus obligé
de m'éloiguer de son palais.
« Rebuté , chassé , abandonné de
tout le monde , et ne sachant ce que
je deviendrois , avant que de sortir de
la ville , j'entrai dans un bain , je me
fis raser la barbe et les sourcils, et
pris l'habit de Calender. Je me mis
en chemin, en pleurant moins ma
misère que les belles princesses dont
j'avois causé la mort. Je traversai
plusieurs pays sans me faire connoi-
tre ; enfin je résolus de venir à Bag-
dad , dans l'espérance de me fairepré*
senter au Commandeur descroyans ,
et d'exciter sa compassion par le récit
d'une histoire si étrange. J y suis ar-
rivé ce soir , et la première personne
que j'ai rencontrée en arrivant , c'est
le Calender notre frère qui vient de
parler avant moi. Vous savez.le reste.
Madame, et pourquoi j'ai f honneur
de me trouver dans votre hôtel. »
Quand ie second Calender eut ache-
I. 34
5o8 LES MILLE ET UNE NUITS ,
vé son histoire, Zobéïde, à qui il
avoit adressé la parole , lui dit : « Voi-
là qui est bien; allez, retirez-vous
où il vous plaira , je vous en donne la
permission. « Mais au lieu de sortir,
il supplia aussi la dame de lui faire la
même grâce qu'au premier Calender ,
auprès duquel il alfa prendre place.
« Mais , sire , dit Scheherazade , en
achevant ces derniers mots , il est
jour , il ne m'est pas permis de con-
tinuer. J'ose assurer que c[uelqu'a-
^réable que soit l'histoire du second
Calender , celle du troisième n'est pas «
moins belle. Que votre majesté se
consulte ; qu'elle voie si elle veut
avoir la patience de l'entendre. » Le
sultan , curieux de savoir si elle étoit
aussi merveilleuse c|ue la première ,
se leva , résolu de prolonger encore
la vie de Scheherazade , quoique le
délai qu'il avoit accordé fut û\ù de-
puis plusieurs jours.
€ O N T E S ARABES. 0()^
Llir NUIT.
» J E voudroîs bien , dit Sclialiriar
sur la fin de la nuit, entendre l' his-
toire du troisième Gaiender. « « Sire ,
répondit Sclielierazade , vous allez
être obéi. » Le troisième Gaiender ,
ajouta-t-elie , voyant que c'étoit à lui
à parler , s' adressant , comme les au-
tres , à Zobéide , commença son his-
toire de celte manière :
400 LES MILLE ET TJNE NUITS
HISTOIRE
TROISIÈME CALENDER, FILS DE ROI.
«Tr ès-honorable dame , ce
que j ai à vous raconter, est bien dif-
férent de ce que vous venez d'enten-
dre. Les deux princes qui ont parlé
avant moi , ont perdu chacun un œil
par un effet de leur destinée 5 et moi
je n'ai perdu le mien que par ma faute,
qu'en prévenant moi-même et cher-
chant mon propre malheur , comme
vous j apprendrez parla suite de mon
discours.
» Je m'appelle Agib , et suis fils
d'unroiquisenommoit Cassib. Après
sa mort, je pris posijession de e;es étals,
et établis mon séjour dans la même
CONTES ARABES, 40 1
\'ille OÙ il avoit demeuré. Cette ville
est située sur le bord de la mer , elle
a un port des plus beaux et des plus
sûrs , avec un arsenal assez grand pour
fournir à l'armement de cent cin-
quante vaisseaux de guerre, toujours
prêts à servir dans l'occasion ; pour
en équiper cinquante en marchan-
dises , et autant de petites frégates lé-
gères pour les promenades et les di-
vertissemens sur f eau. Plusieurs belles
provinces composoient mon royaume
en terre terme , avec un grand nom-
bre d'isles considérables, presque tou-r
tes situées à la vue de ma capitale.
» Je visitai premièrement les pro-
vinces; je fis ensuite armer et équiper
toute ma flotte , et j'aJlai descendre
dans mes isJes , pour me concilier y
par ma présence, le cœur de mes
sujets , et les affermir dans le devoir.
Quelque temps après que j'en fus re-
venu, j'y retournai; et ces voyages^
en me rfonnant quelque teinture de la
navigation , m'y firent prendre tant de.
goût, que je résolus d'aller faire des
déçpiivertes au - delà de mes isles..
40*?. LES MILLE ET XTNE NUITS,
Pour cet effet , je fis équiper dix vais-
seaux seulement. Je m'embarquai , et
nous mîmes à la voile. Notre navi-
gation fut heureuse pendant quarante
jours de suite ; mais la nuit du qua-
rante - unième , le vent devant con-
traire et même si furieux, que nous
fûmes battus d'une tempête violente
qui pensa nous submerger. Néan-
moins , à la pointe du jour , le vent
s'apaisa , les nuages se dissipèrent ,
et le soleil ayant ramené le beau temps,
nous abordâmes à une isle , où nous
nous arrêtâmes deux jours à prendre
des rafraîcliissemens. Cela étant fait ,
nous nous remîmes en mer. Après
dix jours de navigation , nous com-
mencions à espérer de voir terre 5
car la tempête que nous avions es-
suyée 5 m'avoit détourné de mon des-
sein , et j'avois fait prendre la route
de mes états , lorsque je m'aperçus
que mon pilote ne savoit où nous
étions. Effectivement, le dixième jour^
un matelot, commandé pour ï^he la
découverte au haut du grand mât ,
rapporta qu'à la droite et à la gauche il
CONTES A Pv A B E S. 4o3
îi'avoit vu que le ciel et la mer qui
bornassent Inorizon -, mais que devant
lui , du côté où nous avions la proue,
il avoit remarqué une grande noir-
ceur.
» Le pilote changea de couleur à ce
récit , jeta d'une main son turban sur
le tillac , et de l'autre se frappant le
visage : « Ah ! sire, s'écria-t-il , nous
sommes perdus! Personne de nous ne
peut échapper au danger où nous
nous trouvons; et avec toute mon ex-
périence, il n'est pas en mon pou-
voir de nous en garantir. » En disant
ces paroles , il se mit à pleurer comme
un homme qui croyoit sa perte inévi-
table j et son désespoir jeta l'épouvante
dans tout le vaisseau. Je lui demandai
quelle raison il avoit de se désespérer
ainsi. «Hélas! sire, me répondit-il^
la tempête que nous avons essuvée ,
nous a tellement égarés de notre route,
que demain à midi nous nous trou-
verons près de cette noirceur , qui
n'est autre chose que la Montagne
Noire ; et cette Montagne Noire est
une mir*e d'aimant , qui clès-à-préseiit
,4o4 l'SS MILLE ET U^fE NUÏTS ,
attire toute votre flotte, à cause àes
clous eL des ferreniens qui entrent
dans la structure des vaisseaux, Lors-
que nous en serons demain à une cer-
taine dislance , la force de faimant
sera si violente , que tous les clous se
détacheront et iront se coller contre
la montagne : vos vaisseaux se dissou-
dront, et seront submerges. Comme
laimant a la vertu d'attirer le fer à soi,
et de se fortifier par cette attraction ,
cette montagne , du côté de la mer ,
est couverte des clous d'une, infinité
de vaisseaux qu'eJle a fait périr; ce
qui conserve et augmente en même
temps cette vertu. Cette montagne ,
poursuivit le pilote, est très-escarpée;
et au sommet, il y a un dômede bronze
fin , soutenu de colonnes du même
métal ; au haut du dôme , paroit un
cheval aussi de bronze, lequel porte
un cavalier qui a la poitrine couverte
d'une plaque de pJomb , sur laquelle
sont gravés des caractères talismani-
ques. La tradition, sire , ajouta-t-il ,
est que cette statue est la cause prin-
cipale de la perte de tant de vaisi^ear.iL
CONTES ARABES, 400
et de tant d'hommes cjui ont été sub-
mergés en cet endroit , et qu'elle ne
cessera d'être funeste à tous ceux qui
auront le malheur d'en approcher jus-
qu'à ce c|u'elle soit renversée. »
« Le pilote, a^^anttenu ce discours,
se remit à pleurer , et ses larmes exci-
tèrent celles de tout l'équipage. Je ne
doutai pas moi-même cpie je ne fusse
arrivé à la fin de mes jours. Chacun
toutefois ne laissa pas de songer à sa
conservation , et de prendre pour cela
toutes les mesures possibles 5 et dans
l'iiicertitiide de lévénement , ils se
firent tous héritiers les uns des autres,
par un testament en faveur de ceux
qui se sauveroient.
M Le lendemain matin, nous aperçû-
mes à découvert la Montagne Noire;
et f idée que nous en avions conçue ,
nous la fit paroitre plus affreuse qu'elle
n'étoit. Sur le midi, nous nous en trou-
vâmes si près , que nous éprouvâmes
ce que le pilote nous avoit prédit. Nous
vimes voler les clous et tous les autres
ferremens de la flotte vers la monta-
gne , où , par la violence de l'attrac-
4oG LES MILLE ET UNE NUITS,
tion , ils se collèrent avec un bruit hor-
rible. Les vaisseaux s'entrouvrirent ,
et s'abjmèrent dans la mer, qui étoit
si haute en cet endroit , qu'avec la
sonde nous n'aurions pu en découvrir
la profondeur. Tous mes gens furent
noj^és ; mais Dieu eut pitié de moi , et
permit que je me sauvasse , en me sai-
sissant d'une planche qui fut poussée
par lèvent, droit au pied de la monta-
gne. Je lie me fis pas le moindre mal ,
mon bonheur m' ayant fait aborder à
un endroit où il y a voit des degrés
pour monter au sommet...
Scheherazade vouloit poursuivre ce
conte ; mais le jour qui vint à paroîlre ,
lui imposa silence. Le sultan jugea
bien par ce commencement , que la
sultane ne l'avoit pas trompé. Ainsi ,
i\ n'j a pas lieu de s'étonner s'il ne la
fit pas encore mourir ce jour-là.
CONTES ARABES. 407
L I V° NUI T.
« A. V nom de Dieu , ma sœur , s'é-
cria le lendemain Dinarzade , conti-
nuez , je vous en conjure , l'histoire
du troisième Calender. » Ma chère
sœur , répondit Scheherazade , voici
comment ce prince la reprit :
« A la vue de ces degrés , dit-il (car
il n'y avoit pas de terrain ni à droite
ni à gauche où l'on pût mettre le pied,
et par conséquent se sauver ) , je re-
merciai Dieu , et invoquai son saint
nom en commençant à monter. L'es-
calier étoit si étroit , si roide et si dif-
ficile , que pour peu que le vent eût
eu de violence , il m'auroit renversé
et précipité dans la mer. Mais enfin ,
j'arrivai j'usqu'aubout sans accident ;
j'entrai sous le dôme , et me proster-
nant contre terre, je remerciai Dieu
de la grâce qu'il m' avoit faite.
4o8 LES MILLE ET UNE NUITS,
» Je passai la nuit sous le dôme.
Pendant que je donnois , un véné-
rable vieillard ni'apparut , et me dit :
« Ecoute , Agib : lorsque tu seras
» éveillé , creuse la terre sous tes pieds.
» Tu y trouveras un arc de bronze, et
» trois flèches de plomb , fabriquées
>> sous certaines constellations , pour
« délivrer le genre humain de tant de
3) maux qui le menacent. Tire les trois
« flèches contre la statue : le cavalier
» tombera dans la mer, et le cheval de
« ton côté , que tu enterreras au même
« endroit d'où tu auras tiré l'arc et les
« flèches. Cela étant fait , la mer s'en-
» flera , et montera jusqu'au pied du
» dôme , à la hauteur de la montagne.
i-i Lorsqu'elle j sera inontée , tu ver-
» ras aborder une chaloupe, où il n'y
» aura qu'un seul homme avec une ra-
« me à chaque main. Cet homme sera
» de bronze , mais diflerent de celui
» que tu auras renversé. Embarqiie-
« toi avec lui sans prononcer le nom
» de Dieu , et te laisse conduire. Il te
» conduira en dix jours dans une au-
» tre luer , où tu trouveras le inojen
CONTES A R A B Ê S.- 40f^
3> de retourner chez toi sain et sauf ,
» poui'vu que , comme je le l'ai déjà
35 dit , tu ne prononces pas le nom
n de Dieu pendant tout le voyage. »
« Tel fut le discours du vieillard.
D'abord que je fus éveillé , je me levai
extrêmement consolé de cette vision ,
et je ne manquai pas de faire ce que
le vieillard m" avoit commandé. Je aé-
terrai Tare et les flèches , et les tirai
contre le cavalier. A la troisième flè-
che , je le renversai dans la mer , et
le cheval tomba de mon côté. Je l'en-
terrai à la place de l'arc et des flèches ,
et dans cet intervalle , la mer s'enflât
et s'éleva peu-à-peu. Lorsqu'elle fut
arrivée au pied du dôme , à la hau-
teur de la montagne , je vis de loin sur
la mer une chaloupe qui venoit à
moi. Je bénis Dieu , voyant que les
choses succédoient conformément au
songe que j'avois eu.
>/Enfin la chaloupe aborda , et j'y
vis fhomme de bronze tel qu'il m'a-
voit été dépeint. Je m'embarquai , et
me gardai bien de prononcer le nom
de Dieu • je ne dis pas même un ieixl
j. 33
410 LES MILLE ET UNE NUITS,
autre mot. Je m'assis ; et l'homme de
bronze recomm.ença de ramier en s'é-
loignant de la montagne. Il vogua
sans discontinuer jusqu'au neuvième
jour que je vis des isles , qui me firent
espérer que je serois bientôt hors du
danger que j'avois à craindre. L'ex-
cès de ma joie me fît oublier la dé-
fense qui m'avoit été faite : « Dieu
« soit béni , dis-je alors ! Dieu soit
» loué ! »
» Je n'eus pas achevé ces paroles ,
que la chaloupe s'enfonça dans la mer
avec J'homme de bronze. Je demeu-
rai sur l'eau , et je nageai le reste du
jour du côté de la terre qui me parut
la plus voisine. Une nuit fort obscure
succéda ; et comme je ne savois plus
où j'étois , je nageois à faventure. Mes
forces s'épuisèrent à la fin , et je corn-
mençoJLs à désespérer de me sauver ,
lorsque le vent venant à se fortifier ,
une vague plus grosse qu'une mon-
tagne , me jeta sur une plage , où
elle me laissa en se retirant. Je me
hâtai aussitôt de prendre terre , de
crainte qu'mie a^trç vagu§ ne me re^
CONTES ARABES. 41I
prît ; et la première chose cjiie je fis ,
fut de me dépouiller , d'exprimer l'eau
de mon habit , et de l'étendre pour le
faire sécher sur le sable qui étoit
encore échauflé de la chaleur du jour.
» Le lendemain , le soleil eut bien-
tôt a(iîievé de sécher mon habit. Je le
repris , et m'avançai pour reconnoître
où jétois. Je n'eus pas marché long-
temps, que je connus que j'étois dans
une petite isle déserte fort agréable ,
où il y avoit plusieurs sortes d'arbres
fruitiers et sauvages. Mais je remar-
quai qu'elle étoit considérablement
éloignée de terre, ce qui diminua fort
la joie que j'avois d'être échappé de
la mer. Néanmoins je me remeltois à
Dieu du soin de disposer de mon sort
selon sa volonté , quand j'aperçus un
petit bâtiment qui venoitde terre fer-
me à pleines voiles , et avoit la proue
sur l'isle où j'étois.
» Comme je nedoutois pas qu'il n'y
vînt mouiller , et que j'iguorois si les
gens qui étoient dessus , seroient amis
ou ennemis , je crus ne devoir pas me
montrer d'abord. Je montai sur uu
arbre fort tOLifFLi,d'oii je poiivois impu-
nément examiner leur contenance. Le
bâtiment vint se ranger dans une pe-
tite anse 5 où débarquèrent dix esclaves
qui portoient une pelJe et d'autres
instrumens propres à remuer la terre.
Ils marchèrent vers le milieu de l«isle ,
ou je les vis s'arrêter et remuer la ter-
re quelque temps 3 et à leur action , il
me parut qu'ils levoient une trappe.
Ils retournèrent ensuite au bâtiment,
débarquèrent plusieurs sortes de pro-
visions et de meubles, et en firent
chacun une charge, qu'ils portèrent à
l'endroit ou ils avoient remué la terre;
ils y descendirent ; ce qui me fit com-
prendre qu'il y avoit là un lieu sou-
terrain, cfe les vis encore une fois al-
ler au vaisseau , et en ressortir peu de
temps après avec un vieillard qui ine-
noit avec lui un jeune homme de qua-
torze ou quinze ans, très-bien fait.
Ils descendirent tous où la trappe
avoit été levée ; et lorsqu'ils furent
remontés , qu'ils eurent abaissé la
trappe , qu'ils 1 eurent recouverte de
terre , et qu'ils reprirent le chemin de
CONTES AE.ABES. 4! 5
l'anse où étoit le navire , je remarquai
que le jeune homme n'étoit pas avec
eux • d'où je conclus qu'il étoit resté
dans le lieu souterrain : circonstance
qui me causa un extrême é tonne -
ment.
» Le vieillard et les esclaves se
rembarquèrent • et le bâtiment ayant
remis à la voile , reprit la route de la
terre ferme. Quand je le vis si éloi-
gné, que je ne pouvois être aperçu
de l'équipage , je descendis de l'arbre ,
et me rendis promptement à l'endroit
où j'avois vu remuer la terre. Je la
îemuai à mon tour, jusqu'à ce que
trouvant une pierre de deux ou trois
pieds en quarré , je la levai , et je vis
qu'elle couvroit l'entrée d'un escalier
aussi de pierre. Je le descendis, et
me trouvai au bas dans une grande
chambre oùil j avoit un tapis de pied
et un sofa garni d'un autre tapis et
de coussins d'une riche étofiPc , où le
jeune homme étoit assis avec un éven-
tail à la main. Je distinguai toutes ces
choses à la clarté de deux bougies ,
«lussi bien crue des fruits et des uols
4^4 ÏE'5 MILLE ET UNE NUITS,
de fleurs qu'il avoit près de lui. Le
jeune homme fut effrayé de me voir;
mais pour le rassurer , je lui dis en
entrant : « Qui que vous soyez , sei-
gneur , ne craignez rien : un roi et
fils de roi , tel que je le suis , n'est pas
capable de vous faire la moindre in-
jure. C'est au contraire votre bonne
destinée qui a voulu apparemment
que je me trouvasse ici pour vous
tirer de ce tombeau, où il semble
qu'on vous ait enterré tout vivant pour
des raisons que j'ignore. Mais ce qui
m'embarrasse , et ce que je ne puis
concevoir ( car je vous dirai que j'ai
été témoin de tout ce qui s'est passé
depuis que vous êtes arrivé dans cette
isle ), c'est qu'il m'a paru que vous vous
êtes laissé ensevelir dans ce lieu sans
résistance....
Schelierazade se tut en cet endroit ;
et le sultan se leva très-impatient d'ap-
prendre pourquoi ce jeune homme
avoit ainsi été abandonné dans une
isle déserte j ce qu'il se promit d'en-,
tendre la nuit suivante.
CONTES ARABES.
L V^ NUIT.
DiNAnz ADE , lorsqu'il en fut temps ,
appela la sultaue; et Sclielierazade ,
sans se faire prier , poursuivit de cel-
te sorte l'histoire du troisième Calen-
der:
» Le jeune homme, continua le
troisième Calender , se rassura à ces
paroles, et me pria , d'un air riant,
de m'asseoir près de lui. Dès que je
fus assis : « Prince , me dit-il , je vais
vous apprendre une chose qui vous
surprendra par sa singularité. Mon
père est un marchand joaillier qui a
acquis de grands hiens par son travail
et par son habileté dans sa profes-
sion. Il a un grand nombre d'esclaves
et de commissionnaires , qui font des
voyages par mer sur des vaisseaux qui
lui appartiennent, afin d'entretenir les
correspondances qu'il a en plusieurs
4» 6 LES MILLE ET UNE NUITS ,
tours où il fournil les pierreries dont
on a besoin. Il y avoit long-temps
qu'il étoit marié sans avoir eu d'en-
fans , lorsqu'il apprit qu'il auroit un
fils , dont Ja vie néanmoins ne seroit
pas de longue durée ; ce qui lui don-
na beaucoup de chagrin a son réveil.
Quelques jours après, ma mère lui
annonça qu'elle étoit grosse 5 et le
temps qu'elle crojoit avoir conçu ,
s'accordoit fort avec le jour du songo
de mon père. Elle accoucha de moi
dans le terme des neuf mois, et ce
fut une grande joie dans la famille.
Mon père , qui avoit exactement ob-
servé le moment de ma naissance ,
consulta les astrologues , qui lui di-
rent : « Votre fils vivra sans nul acci-
« dent jusqu'à l'âge de quinze ans.
» Mais alors il courra risque de per-
» dre la vie, et il sera difficile qu'il
» en échappe. Si néanmoins son bon-
« heur veut qu'il ne périsse pas , sa
i> vie sera de longue durée. C'est qu'en
» ce temps-là, ajoutèrent-ils, la statue
» équestre de bronze qui est au haut
V de la injntcigue d'aimant , aura été
CONTES ARABES. 417
« renversée dans la mer par le prince
M Agib , fils du roi de Cassib , et que
» les astres marquent , que cinquante
» jours après , votre fils doit être tué
» par ce prince. » Comme cette pré-
diction s'accordoit avec le son^e de
mon père , il en fut vivement frappé
et afîlî,2;é. Il ne laissa pas pourtant de
prendre beaucoup de soin de mon
éducation , jusqu'à cette présente an-
née ; qui est la quinzième de mon
âge. Il apprit hier , que depuis dix
jours , le cavalier de bronze avoit été
jeté dans la mer par le prince que je
viens de vous nommer. Cette nouvelle
lui a coûté tant de pleurs , et causé
tant d'alarmes , qu'il n'est pas recon-
noissable dans l'état où il est. Sur la
prédiction des astrologues , il a cher-
ché les moyens de tromper mon ho-
roscope , et de me conserver la vie. Il
y a long-temps qu'il a pris la précau-
tion de faire bâtir cette demeure ,
pourm'j tenir caché durant cinquante
jours, dès qu'il apprendroit que la
statue avoit été renversée. C'est pour-
quoijcommeilasuqu'ellel'étoitdepuis
4lB LES BÎILLE ET UNE NUITS,
dix jours , il est venu promptement
me cacher ici , et il a promis que dans
quarante il viendroit me reprendre.
Pour moi , ajouta-t-il , j'ai bonne es-
pérance ; et je ne crois pas que le prince
Agib vienne me chercher sous terre ,
au milieu d'une isle déserte. Voilà ,
seigneur , ce que j'avois à vous dire. »
« Pendant que le fils du joaillier me
racontoit son histoire , je me moquois
en moi-même des astrologues qui
avoient prédit que je lui ôterois la
vie; et je me sentois si éloigné de vé-
rifier la prédiction, qu'à peine eut-
il achevé de parler , je lui dis avec
transport : « Mon cher seigneur , ayez
de la confiance en la bonté de Dieu ,
et ne craignez rien. Comptez que c é-
toit une dette que vous aviez à payer,
et que vous en êtes quitte dès-à-pré-
sent. Je suis ravi, après avoir fait nau-
frage , de me trouver heureusement
ici pour vous défendre contre ceux
quivoudroient attenter à votre vie. Je
ne vous abandonnerai pas durant ces
quarante jours que les vaines conjec-
tures des astrologues vous font appré»
CONTES ARABES. 419
hender. Je vous rendrai , pendant ce
temps-là , tous les services qui dépen-
dront de moi. Après cela , je profiterai
de l'occasion de gagner la terre ferme,
en m' embarquant avec vous sur votre
bâtiment, avec la permission de votre
père et la vôtre ; et quand je serai de
retour en mon royaume , je n'oublie-
rai point l'obligation que je vous au-
rai 5 et je tâcherai de vous en témoi-
gner ma reconnoissance , de la ma-
nière que je le devrai. »
M Je rassurai , par ce discours , le
fils du joaillier , et m'attirai sa con-
fiance. Je me gardai bien , de peur
de l'épouvanter , de lui dire que j'é-
tois cet Agib qu'il craignoit, et je pris
grand soin de ne lui en donner aucun
soupçon. Nous nous entretînmes de
plusieurs choses jusqu'à la nuit , et je
connus que le jeune homme avoit
beaucoup d'esprit. Nous mangeâmes
ensemble de ses provisions. Il en avoit
une si grande quantité , qu'il en au-
roit eu de reste au bout de quarante
jours, quand il auroit eu d'autres
hôtes que moi. Après le souper ,
^20
nous continuâmes à nous entretenir
quelque temps , et ensuite nous nous
touchâmes.
» Le lendemain à son lever , je lui
présentai le bassin et l'eau. Il se lava ,
je préparai le diner , et le servis quand
il lut temps. Après le repas , j'inven-
tai un jeu pour nous désennuyer,
non-seulement ce jour-là , mais en-
core les suivans. Je préparai le souper
de la même manière que j'avois ap-
prêté le dîner. Nous soupâmes et nous
nous couchâmes comme le jour pré-
cédent. Nous eûmes le temps de con-
tracter amitié ensemble. Je m'aperçus
qu'il avoit de l'inclination pour moi ;
et de mon côté ; j'en avois conçu une
si forte pour lui , que je me disois
souvent à moi-même , que les astro-
logues qui avoient prédit au père que
son fils seroit tué par mes mains,
éloient des imposteurs , et qu'il n'é-
toit pas pos-sible que je pusse com-
mettre une si méchante action. Enfin,
madame , nouo passâmes trente-neuf
jours le plus agréablement du monde
dans ce lieu souterrain.
COîîTES ARABES. 42 1
» Le quarantième arriva. Le ma-
tin , le jeune homme en s'éveillant ,
me dit avec un transport de joie dont
il ne fut pas le maître : « Prince , me
voilà aujourd'hui au quarantième jour,
et je ne suis pas mort , grâces à Dieu
et à votre bonne compagnie. Mon
père ne manquera pas tantôt de vous
en marquer sa reconnoissance , et de
vous fournir tous les moyens et toutes
les commodités nécessaires pour vous
en retourner dans votre royaume.
Mais en attendant, ajouta- t-il, je
vous supplie de vouloir bien faire
chauffer de l'eau pour me laver tout
le corps dans le bain portatifj je veux
me décrasser et changer d'habit , pour
mieux recevoir mon père. » Je mis de
l'eau sur le feu ; et lorsqu'elle fut tiède ,
l'en remplis le bain portatif. Le jeune
nomme se mit dedans ; je le lavai et
le frottai moi-même. Il en sortit en-
suite , se coucha dans son lit que j'a-
vois préparé , et je le couvris de sa
couverture. Après qu'il se fut reposé,
et qu'il eut dormi quelque temps :
« Mon prince , me dit-il, obligez-moi
ï. oti
4^2 LES MILLE ET UNE KUITS ,
de m'apporter un melon et du sucre ,
que j'en mange pour me rafraîchir. »
De plusieurs melons qui nous res-
toient , je choisis le meilleur, et le mis
dans un plat^ et comme je ne trouvois
pas de couteau pour le couper , je de-
mandai au jeune homme s'il ne savoit
pas où il y en avoit. Il y en a un, me
répondit -il, sur cette corniche au-
dessus de ma tête. Effectivement , j'y
en aperçus un ; mais je me pressai si
fort pour le prendre , et dans le temps
que je l'avois à la main , mon pied
s'einbarrassa de sorte dans la couver-
ture , que je glissai, et je-tombai si mal-
heureusement sur le jeune homme ,
que je lui enfonçai le couteau dans le
cœur. Il expira dans le moment.
« A ce spectacle , je poussai des cris
épouvantables. Je me frappai la tête,
le visage et la poitrine. Je déchirai
mon habit , et me jetai [)ar terre avec
une douleur et des regrets inexprima-
bles. « Hélas ! m' écriai- je , il ne lui
restoit que quelques heures pour être
hors du danger contre lequel il avoit
cherché un asile , et dans le temps
CONTES ARAEES. 42 J
que je compte moi-même que îe pé-
ril est passé, c'est alors que je deviens
son assassin , et que je rends la pré-
diction véritable. Mais,Seigneur, ajou-
tai-je en levant la tète et les mains au
ciel , je vous en demande pardon • et
si je suis coupable de sa mort , ne me
laissez pas vivre plus long-temps....
Scheherazade , vojant ]>aroître le
jour en cet endroit , fut obligée d'in-
terrompre ce récit funeste. Le sultan
des Indes en fut ému ; et se sentant
quel([ue inquiéiude sur ce que de-
viendroit après cela le Caîender, il se
garda bien de faire mourir ce jour-là
Scheherazade , qui seule pouvoit le
tirer de peine.
424 LES BULLE ET UNE NUITS
L V I^ N U I T.
li A sultane , engagée par sa sœur k
raconter ce qui se passa après la mort
du jeune lion-tiîxe , prit la parole , et
continua de cette sorte :
» Madame , poursuivit le troisième
Calender en s'adressant à Zobéïde,
après le malheur qui venoit de m'ar-
rirer , j'aurois reçu la mort sans
frayeur , si elle s'étoit présentée à
moi. Mais le mal , ainsi que le bien ,
ne nous arrive pas toujours lorsque
nous le souhaitons. Néanmoins , fai-
sant réllexion que mes larmes et ma
douleur ne feroient pas revivre le
jeune homme , et que les quarante
jours finissant , je pouvois être sur-
pris par son père , je sortis de cette
demeure souterraine , et montai au
haut de fescalier. J'abaissai La grosse
CONTES ARABES. 2?J
pierre sur l'entrée , et la couvris de
terre.
^) J'eus à peine achevé. , que por-
tant la vue sur la mer du côté de la
terre ferme , j'aperçus le bâtiment
qui venoit reprendre le jeune hom-
me. Alors me consultant sur ce que
i'avois à faire , je dis en moi-même :
« Si je me fais voir , le vieillard ne
manquera pas de me faire arrêter et
massacrer peut-être par ses esclaves ,
quand il aura vu son fils dans l'état
où je fai mis. Tout ce que je pourrai
alléguer pour me justifier , ne le per-
suadera point de mon innocence. Il
vaut mieux , puisque j'en ai le moyen,
me soustraire à son ressentiment , que
de m'y exposer. » Il y avoit près du
jieu souterrain un gros arbre , dont
l'épais feuillage me parut propre à
me cacher. J'y montai , et je ne me
iiis pas plutôt placé de manière cpie je
ne pouvois être aperçu , que je vis
aborder le bâtiment au môme endroit
que la première fois.
« Le vieillard et les esclaves débar-
quèrent bientôt, et s'avancèrent vers
4*6 LES î\riLLE -e:
îa demeure souterraine, d'un air qui
marquoit qu'ils avoient quelque espé-
rance ; mais lorsqu'ils virent la terre
nouvellement remuée , ils changèrent
de visage, et particulièrement le vieil-
lard. Ils levèrent la pierre , et descen^-
dirent. Ils appellent le jeune homme
par son nom , il ne répond point : leur
crainte redouble ; ils le cherchent et
le trouvent enfin étendu sur son Ht ,
pvec le couteau au milieu du cœur ; car
je n avois pas eu le courage de l'ôter.
A cette vue, ils poussèrent des cris de
douleur , qui renouvelèrent la mien-'
ne : le vieillard tomba évanoui 5 ses
esclaves , pour lui donner de l'air , l'ap-
portèrent en haut .entre leurs bras , et
ie posèrent au pied de l'arbre où j'é-
lois. Mais malgré tous leurs soins ,
ce malheureux père demeura long-
temps en cet état , et leur fit plus d'une
fois désespérer de sa vie.
» Il revint toutefois de ce long éva-
nouissement. Alors les esclaves ap-
portèrent le corps de son fils , revêiu
de ses plus beaux habillemens, et dès
que la fosse qu on lui faisoil, futache-
CONTES ARABES. 427
vée , on l'y descendît. Le vieillard ,
soutenu par deux esclaves , et le vi-
sage baigné de larmes, lui jeta le pre-
mier un peu de terre , après quoi les
esclaves en coinblèrent la fosse.
» Cela étant fait , l'ameublement
de la demeure souterraine fut enlevé
et embarqué avec le reste des provi-
sions. Ensuite le vieillard , accablé de
douleurs, ne pouvant se soutenir, fut
mis sur une espèce de brancard , et
transporté dans le vaisseau , qui remit
à la voile. Il s'éloigna de fisle en peu
de temps , et je le perdis de vue....
Le jour , qui éclairoit déjà l'appar-
tement du sultan des Indes , obligea
Scheherazade à s'arrêter en cet en-
droit. Scliahriar se leva à son ordi-
naire , et par la même raison que le
jour précédent , prolongea encore la
vie de la sultane qu'il laissa avec Di-
narzade.
420
L V I r NUIT.
Le lendemain , Schelierazade , pour-
snivant les avenlnres du troisième Ca-
lender , dit : Ma sœur , vous saurez
que ce prince continua de les racon-
ter ainsi à Zobéide et à sa compagnie :
» Après le départ , dit-il , du vieil-
lard , de ses esclaves et du navire , je
restai seul dans l'isle : je passois la nuit
dans la demeure souterraine qui n'a-
voit pas été rebouchée , et le jour, je
me promenois autour de l'isle , et
in'arrélois dans les endroits les plus
]:)ropres à prendre du repos , quand
j'en avois besoin.
» Je menai cette vie ennuyeuse pen-
dant un mois. Au bout de ce temps-
là , je m'aperçus que la mer dimi-
nuoit considérablement, et que l'isle
devenoit plus grande ; il sembloit que
la terre ferme s'approciioil. EiFecti-
CONTES ARABE 5. 4'2()
vement , les eaux devinrent si basses ,
qu'il n'y avoit plus qu'un petit trajet
de mer entre moi et la terre ferme.
Je le traversai , et n'eus de l'eau que
jusqu'à mi-jambe. Je marchai si long-
temps sur la plage et sur le sable ,
que j'en fus très-fatigué. A la fin,
je 2;ao;nai un terrain plus ferme: et
] etois déjà assez éloigne de la mer ,
lorsque je vis fort loin devant moi
romme un grand feu ; ce qui me
donna quelque joie. « Je trouverai
quelqu'un , disois-je , et il n'est pas
possible que ce feu se soit allumé de
lui-même. » Mais à mesure que je
m'en approchois , mon erreur se dis-
sipoit, et je reconnus bientôt que ce
que j'avois pris pour du feu , étoit un
château de cuivre rouge , que les
rayons du soleil faisoient paroitre de
loin comme enflammé.
» Je m'arrêtai près de ce château ,
et m'assis , autant pour en considé-
rer la structure admirable , que pour
me remettre un peu de ma lassitude.
Je n'avois pas encore donné à cette
maison m.agnifique toute fattentioa
4^0 LES MILLE ET UXE NUITS ,
qu'elle inëritoit , quand j'aperçus dix
ieiines hommes fort bien faits, qui
paroissoient venir de la promenade.
Mais , ce qui me pjo-ut assez surpre-
nant , ils éioienl lous borgnes de l'œil
çlroit. Ils accompagnoient un vieil-
lard d'une taille haute, et d'un air
vénérable.
» J'étois étrangement étonné de
rencontrer tant de borgnes à la fois ,
et tous privés du même œil. Dans le
temps que je cherchois dans mon
esprit par quelle aventure ils pou-
vqient être rassemblés , ils m'abordè-
rent et me témoignèrent de la joie
de me voir. Après les premiers com-
plimens , ils me demandèrent ce qui
m'avoit amené là. Je leur répondis
que mon histoire étoit un peu lon-
gue , et que s'ils vouloient prendre la
peine de s'asseoir , je leur donnerois
la satisfaction qu'ils souhaitoient. Ils
s'assirent , et je leur racontai ce qui
in'étoit arrivé depuis que j'élois sorti
de mon rojaum.e jusqu'aloi^; ce qui
leur causa une grande surprise.
» Après que j'eus achevé mon dis-
CONTES ARABES. 4.1 1
cours , ces jeunes seigneurs me
prièrent d'entrer avec eux dans le
cliâleau. J'acceptai leur offre ; nous
traversâmes une enfilade de salies,
d'antichambres , de chambres et de
cabinets fort proprement meublés , et
nous arrivâmes dans un grand saloii
où il y avoit en rond dix petits so-
fas bleus et séparés , tant pour s'as-
seoir et se reposer le jour , que pour
dormir la nuit. Au milieu de ce rond
étoit un onzième sofa moins élevé ,
et de la même couleur , sur lecpiel se
plaça le vieillard dont on a parlé ;
et les jeunes seigneurs s'assirent sur
les dix autres.
3) Comme chaque sofa ne pou-
voit tenir cpi'une personne , un de
ces jeunes gens me dit : « Camarade ,
assejez-vous sur le tapis au milieu
de la place , et ne vous informez
de quoi que ce soit qui nous re-
garde, non plus que du sujet pour-
quoi nous sommes tous borgnes de
J'œildroitj contentez-vous de voir,
et ne portez pas plu5 loin votre cu-
jiosité. »
4^33 LES MILLE ET UNE NUITS,
« Le vieillard ne demeura pas long-
lemps assis ; il se leva et sortit ; mais
il revint quelques momens après ,
apportant le souper des dix seigneurs ,
auxquels ils distribua à chacun sa
portion en particulier. Il me servit
aussi la mienne , que je mangeai seul
à l'exemple des autres -, et sur la fin
du repas , le même vieillard nous
présenta une tasse de vin à chacun.
« Mon histoire leur avoit paru si
extraordinaire , qu'ils me la firent ré-
péter à l'issue du souper , et elle
donna lieu à un entretien qui dura
une grande partie de la nuit. Un des
seigneurs , faisant réflexion qu'il
étoit tard , dit au vieillard : « Vous
voyez qu'il est temps de dormir , et
vous ne nous apportez pas de quoi
nous acquitter de notre devoir. » A
ces mots , le vieillard se leva , et entra^
dans un cabinet , d'où il apporta sur'
sa tête dix bassins l'un après l'autre ,
tous couverts d'une étoffe bleue. Il en
posa un avec un flambeau devant
chaqiie seigneur.
» ils découvrirent leurs Jjassins ,
CONTES ARABES» 4bÔ
^:ins lesquels il y avoit de la cendre ,
d^ charDon en poudre , et du noir à
noircir. Ils mêlèrent toutes ces cho-
ses ensemble , et commencèrent à
s'en frotter et barbouiller le visage,
de manière qu'ils étoient affreux à
voir. Après s'être noircis de la sorte,
iis se mirent à pleurer, à se lamen-
ter et à se frapper la tête et la poi-
trine , en criant sans cesse : « Voilà
» le fruit de notre oisiveté et de nos
» débauches. »
« Ils passèrent presque toute la nuit
dans cette étrange occupation. Ils la
cessèrent enfin ; après quoi le vieil-
lard leur apporta de l'eau dont ils se
lavèrent le visage et les mains ; ils
quittèrent aussi leurs habits , qui
é:oient gâtés , et en prirent d'autres;
de sorte qu'il ne paroissoit pas qu'ils
eussent rien fait des choses étonnan-
t'?s dont je venois d'être spectateur.
^) Jugez 5 madame , de la contrainte
où j'avois été durant tout ce temps-là.
J avois été mille fois tenté de rompre
le silence que ces seigneurs m'avoient
imposé 5 pour leur faire des ques-
I. 37
4^4 I-ES r,IILLE ET UKE NUITS ,
tions ; et il me fut impossible de dor-
mir le reste de la nuit.
)5 Le jour suivant , d'abord que nous
fûmes levés, nous sortîmes pour pren-
dre fair , et alors je leur dis : « Sei-
gneurs , je vous déclare que je renon-
ce à la loi que vous me prescrivîtes hier
au soir ; je ne puis fobserver. Vous êtes
des gens sages , et vous avez tous de
l'esprit infiniment, vous me favez
fait assez connoitre 5 néanmoins je
vous ai vu faire des actions dont tou-
tes autres personnes que des insensés ,
ne peuvent être capables. Quelque
malheur qui puisse m'arri^er , je ne
saurois m'empêcher de vous deman-
der pourquoi vous vous êtes barbouil-
ié le visage de cendre , de charbon et
de noir à noircir , et enfin pourquoi
vous n'avez tous qu'un œil 5 il faut
que quelque chose de singulier en
soit la cause 5 c'est pourquoi je vous
conjure de satisfaire ma curiosité. »
A des instances si pressantes , ils ne
répondirent rien, sinon que Jes de-
mandes que je Jeur l'aisois , ne me re-
gardoient pas 5 (|ue je ny avois pas le
CONTES ARABES. 435
moindre intérêt , et que je demeuras-^
se en repos.
» Nous passâmes la journée à nous
entretenir de choses indifférentes ; et
quand la nuit fut venue , après avoir
tous soupe séparément, le vieillard
apporta encore les bassins bleus; les
jeunes seigneurs se barbouillèrent , ils
pleurèrent, se frappèrent et crièrent :
« Voilà le fruit de noire oisiveté et de
» nos débauches. » lis firent le lende-
main et les nuits suivantes, la même
aclion.
» A la fin , je ne pus résister à ma
curiosité, et je les priai très-sérieuse-
ment de la contenter, ou de m'ensei-
gner par quel chemin je pourrois re-
tourner dans m.on royaume 5 car je
leur dis qu'il ne m'étoit pas possible
de demeurer plus long-temps avec
eux , et d'avoir toutes les nuits un
spectacle si extraordinaire , sans qu'il
me fût permis d'en savoir les motifs.
» Un des seigneurs me répondit
pour tous les autres : « Ne vous éton»
nez pas de notre conduite à votre
égard; si jusqu'à présent nous n'a-
40J lES MILLE ET UNE NUITS,
VOUS pas cédé à vos prières, ce n'a
été que par pure amitié pour vous ,
et que pour vous épargner le cha-
grin d'être réduit au même état où
vous nous vojez. Si vous voidez bien
éprouver notre malheureuse desti-
née, vous n'avez qu'à parler, nous
allons vous donner la satisfaction que
vous nous demandez. » Je leur dis
que j étois résolu à tout événement.
« Encore une fois , reprit le même
seigneur , nous vous conseillons de
mf)dérer votre curiosité ; il j va de la
perte de votre œil droit. » « Il n'im-
porte, repartis -je, je vous déclare
que si ce malheur m'arrive, je ne
vous en tiendrai pas conpabtes , et
que }e ne l'imputerai qu'à moi-
même. » Il me représenta encore ,
que quand j'aurois perdu un œil, je
ne devois point espérer de demeurer
avec eux , supposé que j'eusse celte
pensée , parce que leur nombre étoit
complet , et qu il ne pouvoit pas être
augmenté. Je leur dis que je me fe-
rois un plaisir de ne me séparer ja-
mais d'aussi honnêtes gens queux 3
CONTES ARABES. 407
mais que si c'étoit une necessilé,
j'élois prêt encore à m'y soumettre ,
puisqu'à quelque prix que ce fût , je
souhaitois qu'ils m'accordas.^eiit ce
que je leur demandois.
« Les dix seigneurs , voyant que
j'étois inébranlable dans ma résolu-
tion , prirent un ïnouton qu'ils égor-
gèrent 5 et après lui avoir ôtéla peau,
ils me présentèrent le couteau dont ils
s'étoient servis , et me dirent : « Pre-
nez ce couteau , il vous servira dans
l'occasion que nous vous dirons bien-
tôt. Nous allons vous coudre dans
cette peau , dont il faut que vous
vous enveloppiez 5 ensuite nous vous
laisserons sur la place, et nous nous
retirerons. Alors un oiseau d'une gros-
seur énorme, qu'on appelle Roc (i),
(i) Ou Ruch: oiseau fabuleux , qui joue un
^rand rôle dans les Contes arabes, etqueBuffon
a rapporté au Condor, mais nial-à-propos, car
le Condor est un oiseau des contre'es méridio-
nales de r Amérique , cl qui n'existe point en
Arabie, On trouve sur le Roc , dans les édi-
tions précédentes des Mille et u.'ie Nuits', une
note remarquable par son absurdité. La voici :
4"B LES 3IILLE ET UNE NUITS,
paroîtra dans l'air , et vous prenar t
pour un mouton, fondra sur vous,
et vous enlèvera jusqu'aux nues ;
mais que cela ne vous épouvante pas.
Il reprendra son vol vers la terre , et
vous posera sur la cime dune mon-
tagne. D'abord que vous vous senti-
rez à terre , fendez la peau avec le
couteau, et développez-vous. Le Roc
ne vous aura pas plutôt vu , qu'il
s'envolera de peur, et vous laissera
libre. Ne vous arrêtez point , mar-
chez jusqu'à ce que vous arriviez à
un château d'une grandeur prodi-
gieuse , tout couvert de plaques d'or,
de grosses émeraudes et d'autres
pierreries fines. Présentez -vous à la
porte , qui est toujours ouverte , et
entrez. Nous avons été dans ce châ-
teau tous tant que nous sommes i( i.
Nous ne vous disons rien de ce que
nous y avons vu , ni de ce qui nous
« Marc-Paul, dans ses Voyages, et le père Mar-
» tini, dans son Histoire «Je la Chine , parlent
5) de cet oiseau , et iliseul qu'il enlève l'ëlti-
» phant et le rhinocérof. »
CONTES ARABES. 43^
est arrivé -, vous l'apprendrez par
vous-même. Ce que nous pouvons
vous dire , c'est au'il nous en coûte à
chacun notre œil droit; et la péni-
tence dont vous avez été tém )in , est
une chose que nous sommes obhgés
de faire pour y avoir été. L'histoire
de chacun de nous en particuHer , est
remphe d'aventures extraordinaires ,
et on en feroit un gros hvre; niais
nous ne pouvons vous en dire da-
vantage...
En achevant ces mots, Schehera-
zade interrompit son conte , et dit au
sultan des Indes : « Sire, comme mu
sœur m'a réveillée aujourd'hui un
peu plutôt que de coutume , je com-
mençois à craindre d'ennuj^er votre
majesté 5 mais voilà le jour qui paroît
à propos , et m'impose silence. » La
curiosité de Schahriar l'emporta en-
tore sur le serment cruel qu'il avoit
fait.
44^ ^'^^ MILLE ET UîfE NUITS,
LVUr NUIT.
Di N A R z A D E ne fut pas si mati-
neuse cette nuit que la précédente;
elle ne laissa pas néanmoins d'appe-
ler la sultane avant le jour , et de
prier sa sœur de continuer l'iiistoire
du troisième Calender. Schelierazade-
la poursuivit ainsi, en faisant toujours
parler le Calender à Zobéide :
» Madame , un des dix seigneurs
borgnes m'ajant tenu le discours que
je viens de vous rapporter, je m'en-
veloppai dans la peau de mouton ,
muni du couteau qui m'avoitété don-
né ', et après que les jeunes seigneurs
eurent pris la peine de me coudre de-
xians, ils me laissèrent sur la place ,
et se retirèrent dans le salon. Le Roc
dont ils m'avoient parlé, ne fut pas
îong-tçnaps à se faire voir 5 il fondit
COUTES ARABES. , 44C
sur moi , me prit entre ses griffes ,
comme un mouton , et me transporta
au haut d'une montagne.
» Lorsque je me sentis à terre , je
ne manquai pas de me servir du cou-
teau ; je fendis la peau , me dévelop-
pai , et parus devant le Roc. , qui s'en-
vola dès qu'il m'aperçut. Ce Jtloc est
un oiseau blanc , d'une grandeur et
d'une grosseur monstrueuse. Pour sa
force, elle est telle, qu'il enlève les
éléplians dans les plaines , et les porte
sur le sommet des montagnes, où il
en fait sa pâture.
» Dans f impatience que j'avois d'ar-
river au château , je ne perdis point
de temps , et je pressai si bien le
pas , qu'en moins d'une demi-jour-
née, je m'j rendis; et je puis dire
que je le trouvai encore plus beau
qu'on ne me f avoit dépeint. La porte
étoit ouverte. J'entrai dans une cour
carrée et si vaste , qu'il y avoit au-
tour quatre-vingt-dix-neuf portes de
bois de sandal et d'aloës , et une d'or ,
^ans compter celle de plusieurs es-
caliers magnifiques qui condidsoient
44^^ l'Es MILLE ET UNE NUITS,
aux appartemens d'en haut , et d'au-
tres encore que je ne voyois pas. Les
cent que je dis , donnoient entrée
dans des jardins ou des magasins
remplis de richesses , ou enfin dans
des Keux qui renfermoient des cho-
ses surprenantes à voir.
» Je vis en face une porte ouverte ,
par où j'entrai dans un grand salon ,
où étoient assises quarante jeunes da-
mes d'une beauté si parfaite, que fi-
magination même ne sauroit aller au-
deJà. Elles étoient habillées très-ma-
gnifiquement. Elles se levèrent toutes
ensemble , sitôt qu'elles m'aperçu-
rent; et sans attendre mon comph-
ment, elles me dirent, avec de gran-
des démonstrations de joie : « Brave
seigneur , soyez le bien venu , soyez
le l3ien venu ^ » et une d'entr'elles pre-
nant la parole pour les autres : « Il y
a long-temps^ dit-elle , que nous at-
tendions un cavalier comme vous.
Votre air nous marque assez que
vous avez toutes les bonnes qualités
que nous pouvons souhaiter, et nous
espérons que vous ne trouverez pas
COÎyTES ARABES. 44:)
notre compagnie désagréable et indi-
gne de vous. »
3) Après beaucoup de résistance de
ma part , elles me forcèrent de m'as-
seoir dans une place un peu élevée
au-dessus des leurs ; comme je témoi-
gnois que cela me faisoit de la peine :
(c C est votre place , me dirent-elles ;
vous êtes de ce moment notre sei-
gneur, notre maître et notre juge, et
nous sommes vos esclaves , prêtes à
recevoir vos commandemens. »
)3 Pden au monde , madame , ne
m'é tonna tant que l'ardeur et l'em-
pressement de ces belles filles à me
rendre tous les services imaginables.
L'une apporta de l'eau chaude , et me
lava les pieds ; une autre me versa de
l'eau de senteur sur les mains ; celles-
ci apportèrent tout ce qui étoit néces-
saire pour me faire changer d'habil-
lement ; celles-là servirent une colla-
tion magnifique ; et d'autres enfin
ne présentèrent le verre à la main,
])rêtes à me verser d'un vin délicieux;
et tout cela s'exécutoit sans confusion ,
avec un ordre
444 I-^'S MILLE ET UNE NUITS >
et des manières dont j'étois charmé*
Je bus et mangeai. Après quoi toutes
les dames s'étant placées autour de
moi , me demandèrent une relation
de mon voyage. Je leur fis le récit de
mes aventures , qui dura jusqu'à l'en-
trée de la nuit....
Scheherazade s'étant arrêtée en cet
endroit , sa sœur lui en demanda la
raison. « Ne voyez-vous pas bien qu'il
e.^'t jour, répondit la sultane? Pour-
quoi ne m'avez-vous pas plutôt éveil-
lée ? » Le sultan , à qui l'arrivée du
Calender au palais des qnarante bel-
les dames , prometLoit d'agréables
choses , ne voulant pas se priver du
} plaisir de les entendre , difïéra encore
a mort de la sultane.
€ O îï T s s ARABES. 44^'
L I X^ NUIT.
Di N A R z A D E ne fut pas plus dili-*
geiite celte nuit que la dernière ; et il
ctoit presque jour , lorsqu'elle en-
gagea la sultane à lui apprendre ce
([ui se passa dans le beau château.
I' Je vais vous le dire y répondit
Sciieherazade ; » et s'adressant au sul-
iin : Sire, poursuivit-elle, le prince
Calender reprit sa narration dans ces
termes :
» Lorsque feus achevé de raconter
mon histoire aux quarante dames ,
quelques-unes de celles qui étoient as-
sises le pkis près de moi , demeurè-
rent pour m' entretenir , pendant que
d'autres , voyant qu'il étoit nuit , se
levèrent pour aller chercher des bou-
gies. Elles en apportèrent une prodi-
gieuse quantité , qui répara merveil-
leusement la clarté du jour ^ mais clles-
44^ "LES IMILLE ET UNE NUITS ,
les disposèrent avec tant de symé-
trie , qu'il sembloit qu'on n'en pou-
voit moins souhaiter.
» D'autres dames servirent une ta-
ble de fruits secs , de confitures et
d'autres mets propres à boire , et gar-
nirent un buffet de plusieurs sortes
devins et de liqueurs ; et d'autres en--
fin parurent avec des instrumens de
musique. Quand tout fut prêt , elles
m'invitèrent à me mettre à table. Les
dames s'y assirent avec moi, et nous
V demeurâmes assez long-lemps. Cel-
les qui dévoient jouer des instrumens
et les accompagner de leurs voix , se
levèrent et firent un concert char-
mant. Les autres commencèrent une
espèce de bal , et dansèrent deux à
deux les unes après les autres , de la
meilleure grâce du inonde.
» Il étoit p]us de minuit lorsque
tous ces divertissemens finirent. Alors
une des dames prenant la parole , me
dit : « Vous éles fatigué du chemin
que vous avez fait aujourd'hui , il est
temps que vous vous reposiez. Votre
appartement est préparé; mais avant
CONTES ARABES. 447
que de vous y retirer , choisissez , de
nous toutes , celle qui vous plaira da-
vantage , et menez-la coucher avec
vous.» Je répondis que je me 2;arde-
rois bien de faire le choix qu'elles me
proposoient , qu'elles étoient toutes
également belles , spirituelles , dignes
de mes respects et de mes services , et
que je ne commettrois pas l'incivilité
d'en préférer une aux autres.
» La même dame qui m'avoit par-
lé , reprit : k Nous sommes très-per-
suadées de votre honnêteté , et nous
voyons bien que la crainte de faire
naître de la jalousie entre nous vous
retient ; mais que cette discrétion ne
vous arrête pas ; nous vous avertis-
sons que le bonheur de celle que vous
choisirez , ne fera point de jalouses ;
car nous sommes convenues que tous
les jours , nous aurons Tune après
l'autre le même honneur , et qu'au
bout des quarante jours, ce sera à re-
commencer. Choisissez donc libre-
ment , et ne perdez pas un temps que
vous devez donner au repos dont vous
&vez besoin. »
44^ I-^'S MILLE ET UNE NUITS,
» Il fallut céder à leurs instances; je
présentai la main c\ la clame qui por-
toit la parole pour les autres. Elle me
donna la sienne , et on nous condui-
sit à un appartement magnifique. On
nous y laissa seuls , et les autres da-
mes se retirèrent dans les leurs
« Mais il est jour , sire , dit Sche-
herazade au sultan , et votre majesté
voudra bien me permettre de laisser
Je prince Calender avec sa dame. »
Schahriar ne répondit rien ; mais il
dit en lui-même en se levant : « Il
faut avouer que le conte est parfaite-
ment beau ', j'auroisle plus grand tort
du monde de ne me pas donner le loi-
sir de l'entendre jusqu'à la fin. »
CONTES ARABES. ^If}
LX' NUIT.
IjE lendemain la sultane , à son ré-
veil , dit àDinarzade : Voici de quelle
manière le troisième Calender reprit
le fil de sa merv^eilleuse histoire :
» J'avois , dit-il , à peine acheva
de m'habiller le lendemain , que les
trente-neuf autres dames vinrent dans
mon appartement toutes parées au-
trement que le jour précédent. Elles
me souhaitèrent le bon jour , et me
demandèrent des nouvelles de ma
santé. Ensuite elles me conduisirent
au bain , où elles me lavèrent elles-
mêmes 5 et me rendirent malgré moi
tous les services dont on j a besoin ;
et lorsque j'en sortis , elles me firent
prendre un autre habit qui étoit en-
core plus magnifique que le premier.
» Nous passâmes la journée pres-
que toujours à table 5 et quand l'heu-*
4'5o LES MILLE ET UNE NUITS ,
re de se coucher fut venue , elles me
prièrent encore de choisir une d'en-
tr'elles pour me tenir compagnie. En-
fin , madame , pour ne vous point en-
nuyer en répétant toujours la même
chose , je vous dirai que je passai une
année entière avec les quarante da-
mes , en les recevant dans mon lit
l'une après l'autre , et que pendant
tout ce temps -là cette vie volup-
tueuse ne fut point interrompue par
le moindre cha^^rin.
» Au bout de Tannée ( rien ne
Î)Ouvoit ine surprendre davantage ) ,
es quarante dames , au lieu de se
présenter à moi avec leur gaieté ordi-
naire , et de me demander comment
je me portois, entrèrent un matin dans
mon appartement les joues baignées
de pleurs. Elles vinrent m'embrasser
tendrement l'une après fautre , en me
disant : « Adieu , cher prince , adieu ,
il faut que nous vous quittions. »
Leurs larmes m'attendrirent. Je les
suppliai de me dire le sujet de leur
affliction et de cette séparation dont
çlles me parloient. « Au nom de Dieu,
CONTES ARABES. 4.JI
mes belles dames , ajoutai-je , appre-
nez-moi s'il est en mon pouvoir de
vous consoler , ou si mon secours vous
est inutile. » Au lieu de me répondre
précisément : « Plût à Dieu , dirent-
elles , que nous ne vous eussions ja-
mais vu ni connu ! Plusieurs cavaliers ,
avant vous , nous ont fait l'honneur
de nous visiter • mais pas un n'avoit
cette grâce , cette douceur , cet en-
gouement et ce mérite que vous avez.
iN^ous ne savons comment nous pour-
rons vivre sans vous. « En achevant
ces paroles , elles recommencèrent à
pleurer amèrement. « Mes aimables
dames , repris-je , de grâce , ne me
faites pas languir davantage : dites-
moi la cause de votre douleur. » «Hé-
las ! répondirent-elles , quel autre su-
jet seroit capable de nous affliger , que
la nécessité de nous séparer de vous ?
Peut-être ne nous reverrons-nous ja-
mais ! Sipourtantvouslevouhezbien ,
et si vous aviez assez de pouvoir sur
vous pour cela , il ne seroit pas impos-
sible de nous rejoindre.» «Mesdames,
repartis-je , je ne comprends rien à
45^ LES MILLE ET UNE NUITS ,
ce que vous dites ; je vous prie de me
parler plus clairement. « « Hé bien ,
dit une d'elles , pour vous satisfaire ,
nous vous dirons que nous sommes
toutes princesses , filles de rois. Nous
vivons ici ensemble avec l'agrément
que vous avez vu ; mais au bout de
cnaque année , nous sommes obligées
de nous absenter pendant quarante
jours pour des devoirs indispensables,
qu'il ne nous est pas permis de révé-
ler ; après quoi nous revenons dans ce
cliâteau. L'année est finie d'bier,il faut
que nous vous quittions aujourd'hui;
c'est ce qui fait le sujet de notre afflic-
tion. Avant que de pariir, nous vous
laisserons les clefs de toutes choses ,
particulièrement celles des cent por-
tes , où vous trouverez de quoi con-
tenter votre curiosité , et adoucir votre
solitude pendant notre absence. Mais
pour votre bien et pour notre intérêt
particulier , nous vous recomman-
dons de vous abstenir d'ouvrir la porte
d'or. Si vous fouvrez , nous ne vous
x^everrons jamais ; et la crainte que
jious eu avons , aumnenle notre don-
CONTES ARABES. 453
leur. ISFous espérons que vous profi-
lerez de l'avis que nous vous donnons.
Il y va de votre repos et du bonheur
de votre vie : prenez-j garde. Si vous
cédiez à votre indiscrète curiosité ,
vous vous feriez un tort considérable.
Nous vous conjurons donc de ne pas
commettre cette faute , et de nous
donner la consolation de vous retrou-
ver ici dans quarante jours. Nous
emporterions bien la clef de la porte
d'or avec nous 5 mais ce seroit faire
une offense à un prince tel que vous ,
que de douter de sa discrétion et de
sa retenue....
Scheherazade vouloit continuer ,
mais elle vit paroître le jour. Le sul-
tan , curieux de savoir ce que feroit
le Calender seul dans le château après
le départ des quarante dames , remit
au jour suivant à s'en éclaircir.
^54 LÏ5 MILLE ET UXE NUITS ,
LXr NUIT.
1/ OFFICIEUSE Dlnarzade s'étant
réveillée assez long-temps avant le
jour , appela la sultane , en lui disant :
K Songez , ma sœur , qu'il est temps
de raconter au sultan , notre seigneur,
la suite de l'histoire que vous avez
commencée. » Scheherazadealorss'a^
dressant à Schahriar , lui dit : Sire ,
votre majesté saura que le Calender
poursuivit ainsi son histoire :
y> Madame , dit-il , le discours de
ces belles princesses me causa une vé-
ritable douleur. Je ne manquai pas
de leur témoigner que leur absence
me causeroit beaucoup de peine , et
je les remerciai des bons avis qu'elles
me donnoient. Je les assurai que j'en
profiterois , et c{ue je ferois des cho-
ses encore plus dilîicilespourme pro^
curer le bonheur de passer le resle
C O î? T É s A R A B E S. 45'5
de mes jours avec des dames d'un si
rare mérite. Nos adieux turent des
])lus tendres 5 je les embrassai toutes
l'une après l'autre ; elles partirent en-
suite , et je restai seul dans le château.
3) L'agrément de la compagnie , la
bonne clière , les concerts , les plai-
sirs m'avoient tellement occupé du-
rant l'année , que je n'avois pas eu le
temps ni la moindre envie de voir les
merveilles quipouvoient être dans ce
]:)alais enchanté. Je n'avois pas même
fait attention à mille objets admira-
bles que j'avois tous les jours devant
les yeux , tant j'avois été charmé de
la beauté des dames , et du plaisir de
les voir uniquement occupées du soin
de me plaire. Je fus sensiblement af-
fligé de leur départ 5 et quoique leur
absence ne dût être que de quarante
jours , il me parut que j'allois passer
un siècle sans elles.
» Je me promettois bien de ne pas
oublier favis important qu'elles m'a-
voient donné, de ne pas ouvrir la por-
te d'or ; mais comme , à cela près , il
in'étoit permis de satisfaire ma ciirio-
4j(i les mille et une nuits ,
silé 5 je pris la première des clefs des
autres portes , qui étoierit rangées par
ordre.
» J'ouvris la première porte , et j'en-
trai dans un jardin fruitier , auquel je
crois que dans l'univers il n'j en a
point qui soit comparable. Je ne
pense pas même que celui que notre
religion nous promet après la mort ,
Î5uisse le surpasser. La sjmétrie ,
a propreté , la disposition admirable
des arbres , l'abondance et la diversité
des fruits de mille espèces inconnues,
leur fraîcheur, leur beauté , tout ra-
vissoit ma vue. Je ne dois pas négli-
ger , madame , de vous faire remar-
quer que ce jardin délicieux étoit ar-
rosé d une manière fort singulière :
des rigoles creusées avec art et pro-
portion , portoient de feau abondam-
ment à la racine des arbres qui en
avoient besoin pour pousser leurs pre-
mières feuilles et leurs fleurs ; d'au-
tre^ en portoient moins à ceux dont
Jes friûls étoient déjà noués ; d'autres
encore moins à ceux où ils grossis-
i.oient ; d'autres n'en portoient que ce
CONTES ARABES. /i,\J-]
tfil'il en falloit précisément à ceux
dont le fruit avoit acquis une grosseur
convenable , et n'attendoit plus que
la maturité ; mais celte grosseur sur-
passoit de beaucoup celle des fruits
ordinaires de nos jardins. Les autres
rigoles enfîn qui aboutissoient aux
arbres dont le fruit étoit mûr , n a-
voient d'humidité que ce qui éloit
nécessaire pour le conserver dans le
même état sans le corrompre. Je ne
pouvois me lasser d'examiner et d'ad-
mirer un si beau lieu 5 et je n'en se-
rois jamais sorti , si je n'eusse pas
conçu dès-lors une plus grande idée
des autres choses que je n'avois point
vues. J'en sortis l'esprit rempli de ces
merveilles ^ je fermai la porte , et
j'ouvTis celle qui suivoit.
» Au lieu d'un jardin de fruits, j'en
trouvai un de fleurs qui n'étoit pas
moins singulier dans son genre. Il
renfermoit un parterre spacieux , ar-
rosé non pas avec la même profusion
(jue le précédent, mais avec un plus
grand ménagement, pour ne pas four-
nir plus d'eau que cnaque fleur n'en
I. 33
45;> Lr.S r.îILLE ET UNE NUITS j
avoit besoin. La rose , Je jasmin , la
Violette, le narcisse , l'hj'acinthe , i'a-
nemone , la tulipe , la renoncule , l'œil-
let , le Ijs et une infinité d'autres
fleurs qui ne fleurissoient ailleurs
qu'en diffëreas temps , se trouvoient
là flep.ries toutes à la fbis^ et rien n'é-
toit plus doux que l'air qu'on respi-
roit dans ce jardin.
M J'ouvris la troisième porte ; je
trouvai une volière très-vaste. Elle
étoit pavée de marbre de plusieurs
sortes de couleurs , du plus fin , du
moins commun. La cage étoit de san-
dal et fie bois d'aloës ; elle renfermoit
une infinité de rossignols , de char-
donnerets , de serins , d'al(3uettes , et
d'autres oiseaux encore plus harmo-
nieux dont je n'avois entendu parler
de ma vie. Les vases où étoit leur
grain et leur eau , étoient de jaspe ou
d'agate la plus précieuse. D'ailleurs ,
cette volière étoit d'une grande pro-
preté : à voir son étendue, je jugeois
qu'il ne falloit pas moins de cent per-
sonnes pour la tenir aussi nette qu elle
étoit 5 personne toutefois n'y parois-
CONTES ARABES. 45^
soit, non plus que dans les jardins
où j'avois été, dans lesquels je n'avois
pas remarqué une mauvaise herbe ,
ni la moindre superfluité qui m eût
blessé la vue. Le soleil étoit déjà cou-
ché , et je me retirai charmé du ra-
mage de celle multitude d'oiseaux qui
cherchoient alors à se percher dans
l'endroit le plus commode , pour jouir
du repos de la nuit. Je me rendis à
mon appartement , résolu d'ouvrir
les autres portes les jours suivans , à
l'exception de la centième.
Le lendemain , je ne manquai pas
d'aller ouvrir la quatrième porle. Si
ce que j'avois vu le jour précédent
avoit été capable de me causer de hi
surprise , ce que je vis alors me ravit
en extase. Je mis le pied dans une
grande cour environnée d'un bâtiment
d'une architecture merveilleuse , dont
je ne vous ferai point la description ,
pour éviter la prolixité. Ce bâtiment
avoit quarante portes toutes ouver-
tes, dont chacune donnoit entrée dans
un trésor j et de ces trésors , il y en
avoil plusieurs qui valoient naieux
4^0 LES MILLE ET UNE NUITS,
que les plus grands royaumes. Le
premier coiitenoit des monceaux de
perles ; et ce qui passe toute croyan-
ce, les plus précieuses, qui étoient
grosses comme des œufs de pigeon ,
surpassoient en nombre les médio-
cres. Dans le second trésor , il y avoit
des diamans , des escarboucles et des
rubis ', dans le troisième , des éme-
raudes ; dans le quatrième , de l'or en
lingots 3 dans le cinquième, de l'or
monnojé ; dans le sixième , de l'ar-
gent en lingots ; dans les deux sui-
vans , de l'argent monnoyé. Les au-
tres contenoient des améthistes , des
chrjsolites , des topazes , des opales ,
des turquoises , des hyacinthes , et
toutes les autres pierres fines que nous
connoissons , sans parler de l'agate ,
du jaspe , de la cornaline. Ce même
trésor contenoit un magasin rempli ,
non - seulement de branches , mais
même d'arbres entiers de corail.
» Rempli de surprise et d'admira-
tion , je m'écriai , après avoir vu tou-
tes ces richesses : « Non , quand tous
les trésors de tous les rois de l'uni-^
r 0 I-f T E s A ïl A B E .:. 4G1
vers seroient assemblés en un même
Jieii , ils n'approclieroient pas de ceux-
ci. Quel est mon bonheur de posséder
tous ces biens avec tant d'aimables
princesses !
» Je ne m'arrêterai point, mada-
me , à vous faire le détail de toutes les
autres choses rares et précieuses que
je vis les jours suivans. Je vous dirai
seulement qu il ne me fallut pas moins
de trente-neuf jours pour ouvrir les
quatre-vingt-dix-neuf portes , et ad-
mirer tout ce qui s'offrit à ma vue. Il
ne restoit plus que la centième porte ^
dont l'ouverture m'étoit défendue
Le jour , qui vint éclairer l'appar-
tement du sultan des Indes , imposa
silence à Scheherazade en cet endroit.
Mais cette histoire faisoit trop de plai-
sir à Schahriar , pour qu'il n'en vou-
lût pas entendre la suite le lendemain.
Ce prince se leva dans cette résolu-
tion.
4^2 LES MILLE ET UNE NUITiS,
LXir NUIT.
DiNARZADE, qui 116 souliaitoît
pas moins ardemment que Scliahriar
d'apprendre quelles merveilles pou-
voient être renfermées sous la clef de
la centième porte , appela la sultane
de très-bonne heure , en la soUicitanl
d'achever la surprenante histoire du
troisième Calender, Il la continua de
cette sorte , dit Sr.heherazade :
» J'étois au Quarantième jour de-
puis le départ des charmantes prin-
cesses. Si javois pu ce jour-là conser-
ver sur moi le pouvoir que je de^-ois
avoir, je serois aujourd'hui le plus
heureux de tous les hommes , au lieu
que j'en suis le plus malheureux. El-
les dévoient arriver le lendemain , et
le plaisir de les revoir devoiL servir de
frein à ma curiosité ; mais par une
fgiblesse dont je ne cesserai jamais d,e
C O ]S" T E . A K A B E S. 4^)3
me repenti^ , ;e succombai à la ten-
tation du démon , qui ne me donna
point de /epos que je ne me fusse li-
vré moi-même à la peine que j'ai
éprouvée.
» J'ouvris la porte fatale que j'avois
proiTiis de ne pas ouvrir. Je n'eus pas
avancé le pied pour entrer , qu'une
odeur assez agréable , mais contraire
à mon tempérament , me fît tom-
ber évanoui. Néanmoins je revins à
xnoi 5 et au lieu de profiler de cet aver-
tissement , de refermer la porte et de
perdre pour jamais fenvie de satis-
faire ma curiosité , j'entrai. Après
avoir attendu quelque temps que le
grand air eût modéré cette odeur , je
n'en fus plus incommodé.
» Je trouvai un lieu vaste , bien
voûté , et dont le pavé étoit parsemé
de safran. Plusieurs flambeaux d'or
massif, avec des bougies allumées
qui rendoient l'odeur d'aloës et d'am-
bre-gris, y servoient de lumière^ et
cette illumination étoit encore aug-
mentée par des lampes d'or et d'ar-
gent, remplies d'une huile composée
4^4 ï'-ES MILLE ET UNT! NTITS ,
de diverses sortes d'odeiïr. Parmi iiii
assez grand nombre d'objets qui atti-
rèrent mon attention , j'aperçus un
cheval noir , le plus beau et le mieux
fait qu'on puisse voir au monde. Je
m'approchai de lui pour le considérer
de près 5 je trouvai qu'il avoit une selle
et une bride d'or massif, d'iui ouvra-
ge excellent; que son auge d'un côté
étoit remplie d'orge mondé et de sé-
same (i) , et de fantre , d'eau de rose.
Je le pris par la bride, et le tirai dehors
pour le voir au jour. Je le montai ,
et voulus le faire avancer ; mais coni-
(i) riante dont la tige ressemble à celle
du millet. Le sesaaie op.iental est originaire
de l'Inde; mais de temps imme'morial , on le
cultive dans tout TOrient. On mange ces se-
mences cuites dans du lait , comme le millet j
on les mange aussi gri Ices au lour ou en ga-
lettes pe'tries avec du beurre ou de l'huile.
C'est un aliment fort nourrissant et assez agréa-
ble, quelesenfans sur-toui recherclient beau-
coup. On tire aussi de ces semences, par ex-
pression, ou par le moyen de Teau bouillante,
une huile presqu'aussi bonne que celle Je
Tolive , dont on se sert pour assaisonner le*
alimens et brûler dan? les lampes.
CONTES ARABES. 466
me il ne braiiloit pas , je le frappai
d'une lioussine que j'avois ramassée
dans son écurie magnifique. A. peine
eut -il senti le coup , qu'il se mit
à hennir avec un bruit horrible ; puis
étendant des ailes , dont je ne m'étois
point aperçu , il s'éleva dans l'air à
perte de vue. Je ne songeai plus qu'à
me tenir ferme ; et malgré la frayeur
dont j'étois saisi , je ne me tenois point
mal. Il reprit ensuite son vol vers la
terre , et se posa sur le toit en terrasse
d'un château , où , sans me donner le
temps de mettre pied à terre , il me
secoua si violemment , qu'il me fifc
tomber en arrière j et du bout de sa
queue il me creva l'œil droit.
» Voilà de quelle manière je devins
borgne. Je me souvins bien alors de
ce que m'avoient prédit les dix jeu-
nes seigneurs. Le cheval reprit son
vol , et disparut. Je me relevai fort
affligé du malheur que j'avois cher-
ché moi-même. Je marchai sur la
terrasse, la main sur mon œil, qui
me faisoit beaucoup de douleur. Je
descendi.î , et me trouvai dans un sç^-»
466 LES P.IILLl! ET UNE NUITS,
Ion qui me fît connoître par dix so-
fas disposés en rond, et un autre
moins élevé au milieu, que ce châ-
teau étoit celui dou j'avois été enlevé
par le Roc.
» Les dix jeunes seigneurs borgnes
n'étoient pas dans le salon. Je les y
attendis, et ils arrivèrent peu de temps
après avec le vieillard. Ils ne parurent
pas étonnés de me revoir , ni de la
perte de mon œil. « Nous sommes
bien fâchés , me dirent - ils , de ne
pouvoir vous féliciter sur votre retour
de la manière que nous le souhaite-
rions 5 mais nous ne sommes pas la
cause de votre malheur. » « J'aurois
tort de vous en accuser , leur répon-
dis-je 3 je me le suis attiré moi-même ,
et je m'en impute toute la faute.»
« Si la consolation des mallieureux ,
reprirent - ils , esi d'avoir des sem-
blables , notre exemple peut vous en
fournir un sujet. Tout ce qui vous
est arrivé, nous est arrivé aussi. Nous
avons goûté toutes sortes de plaisirs
pendant une année entière; et nous
aurions continué de jouir du même
CONTES ARABES. 467
bonlieur, si nous n'eussions pas ou-
vert la porte d'or pendant l'absence des
princesses. Vous n'avez pas été plus
sage que nous , et vous avez éprouvé
la même punition. Nous voudrions
bien vous recevoir parmi nous pour
faire la pénitence que nous faisons ,
et dont nous ne savons pas de com-
bien sera la durée ; mais nous vous
avons déjà déclaré les raisons qui
nous en empêchent. C'est pourquoi
retirez-vous -, allez à la cour de Bagdad j
vous y trouverez celui qui doit dé-
cider de votre destinée. »
» Ils m'enseignèrent la route que je
clevois tenir , et je me séparai d'eux.
Je me fis raser en chemin la barbe
et les sourcils , et pris fhabit de Ca-
lender. Il j a long-temps que je mar-
che. Enfin , je suis arrivé aujourd'hui
dans cette ville à l'entrée de la nuit.
J'ai rencontré à la porte ces Calenders
mes confrères, tous étrangers comme
moi. Nous avons été tous trois fort
surpris de nous voir borgnes du mê-
me œil. Mais nous n'avons pas eu le
temps de nous entretenir de cette dis-
4G(J LES MILLE ET UNE NUITS,
grâce qui nous est commune. Nous
n'avons eu , madame , que celui de
venir implorer le secours que vous
nous avez généreusement accordé. »
Le troisième Calender aj^ant ache-
vé de raconter son histoire , Zobéide
prit la parole, et s'adressant à lui et à
ses confrères : « Allez , leur dit-elle ,
vous êtes libres tous trois , retirez-
Vous où il vous plaira. » Mais l'un
d'entr'eux lui répondit : « Madame ,
nous vous supplions de nous pardon-
rier notre curiosité, et de nous per-
mettre d'entendre l'histoire de ces sei-
gneurs qui n'ont pas encore parlé. »
Alors la dame se tournant du côté du
calife , du visir Giafar , et de Mes-
rour , qu'elle ne connoisoit pas pour
ce qu'ils étoient, leur dit : « C'est k
vous à me raconter votre liistoire ,
parlez. «
Le grand-visir Giafar qui avoit tou-
jours porté la parole, répondit encore
à Zobéide : « Madame, pour vous
obéir, nous n'avons qu'à répéter ce
que nous avons déjà dit avant que
(i entrer chez vous. Nous sommes.
CONTES ARABES. 4%
poûrsuivit-il, des marchands de Mous-
son! , et nous venons à Bagdad négo-
cier nos marchandises qui sont en
magasin dans un khan où nous som-
mes logés. Nous avons dîné aujour-
d'hui avec phi sieurs autres personnes
de notre profession , chez un mar-
chand de cette ville , lequel , après
nous avoir régalés de mets délicats et
de vins exquis , a fait venir des dan-
seurs et des danseuses , avec des chan-
teurs et des joueurs d'instrumens. Le
grand hruit que nous faisions tous
ensemble , a attiré le guet qui a arrêté
ime partie des gens de l'assemblée.
Pour nous , par bonheur , nous nous
sommes sauvés • mais comme il étoit
déjà tard , et que la porte de notre
khan étoit fermée, nous ne savions
où nous retirer. Le hasard a voulu que
nous ajons passé par votre rue, et que
nous ayons entendu qu'on se réjouis-
soit chez vous : rela nous a déterminés
à frapper à votre porte. Voilà, mada-
me , le compte que nous avons à vous
rendre pour obéir à vos ordres. »
Zobéide , après avoir écouté ce dis-
I. * 40
470 LES MILLE ET UNE NUITS ,
cours , semWoit hésiter sur ce qu'elle
devoit dire. De quoi les Calenders
s'apercevant , la supplièrent d'a-
voir pour les trois marchands de
Moussoul la même bonté qu'elle
avoit eue pour eux. « Hé bien , leur
dit-elle , j'y consens. Je veux que
vous m'ajez tous la même obligation.
Je vous fais grâce 5 mais c'est à con-
dition que vous sortirez tous de ce
logis présentement , et que vous ^'ous
retirerez où il vous plaira. » Zobéide
ayant donné cet ordre d'un ton cj^ui
marquoit qu'elJe vouloit être obéie ,
le calife , le visir, Mesrour , les trois
Calenders et le porteur sortirent
sans répHquer ; car la présence des
sept esclaves armés les lenoit en res-
pect. Lorsqu'ils furent hors de la
maison , et que la porte fut fermée ,
le calife dit aux Calenders , sans leur
faire connoitre qui il étoit : « Et vous,
Seigneurs^ qui êtes étrangers et nou-
vellement arrivés en cette ville , de
quel côté allez -vous présentement
qu'il n'est pas jour encore î*» «Sei-
gneur 5 lui répondirent-ils, c'est là ce
CONTES ARABES. 471
qui nous embarrasse. « « Suivez-nous,
reprit le calife , nous allons vous ti-
rer d'embarras. « Après avoir acbevé
ces paroles, il parla bas au visir, et
lui dit : « Conduisez - les chez vous ;
et demain matin vous me les amène-
rez. Je veux fciire écrire leurs histoi-
res : elles méritent bien d'avoir place
dans les annales de mon règne. »
Le visir Giafar emmena avec lui
les trois Calenders 5 le porteur se re-
tira dans sa maison , et le calife , ac-
compagné de Mesrour, se rendit à
son palais. Il se coucha ; mais il ne
put fermer l'œil , tant il avoit l'esprit
agité de toutes les choses extraordi-
naires qu'il avoit vues et entendues.
Il étoit sur-tout fort en peine de sa-
voir qui étoit Zobéide , quel sujet eJie
pouvoit avoir de maltraiter les deux
chiennes noires , et pourquoi Aminé
avoit le sein meurtri. Le jour parut ,
qu'il étoit encore occupé de ces pen-
sées. Il se leva , et se rendit dans la
chambre où il tenoit son conseil etdon-
noit audience j il s'assit sur son trône.
Le grand visir arriva peu de temps
47?^ LES MILLE ET UNE NUITS,
après , et lui rendit ses respects à son
ordinaire. «Visir, lui dit le calife, les
affaires que nous aurions à régler
présentement , ne sont pas fort pres-
santes ; celle des trois dames et des
deux chiennes noires fest davantage.
Je n'aurai pas f esprit en repos que
je ne sois pleinement instruit de tant
de choses qui m'ont surpris. Allez ,
faites venir ces dames , et amenez en
même temps les Calenders. Partez ,
et souvenez-vous que j'attends impa-
tiemment voti'e retour. »
Le visir , q-ui connoissoit l'humeur
vive et bouillante de son maître , se
hâta de lui obéir. Il arriva chez les
dames, et leur exposa d'une manière
très-lionnête Tordre qu'il avoit de les
conduire au calife , sans toutefois
leur parler de ce qui s'étoit passé la
nuit chez elles. Les dames se couvri-
rent de leur voile , et partirent avec le
visir , qui prit en passant chez lui les.
trois Calenders , qui avoient eu le
temps d'apprendre qu'ils avoient vu
le calife , et qu'ils lui avoient parlé
sans le connoitre. Le visir les mena
CONTES ARABES. 4^5
au palais , et s'acquitta de sa commis-
sion avec tant de diligence , que le
calife en fut fort satisfait. Ce prin-
ce , pour garder la bienséance devant
tous les officiers de sa maison qui
étoient présens , fit placer les trois
dames derrière la portière de la salle
qui conduisoit à son appartement , et
retint près de lui les trois Calenders ,
qui firent assez connoître par leurs
respects , qu'ils n'igncroient pas de-
vant qui ils avoient f honneur de pa-
roitre.
Lorsque les dames furent placées ,
le calife se tourna de leur côté , et leur
dit : « Mesdames , en vous apprenant
que je me suis introduit chez vous
cette nuit déguisé en marchand , je
vais , sans doute , vous alarmer ; vous
craindrez de m'avoir ofïënsé , et vous
croirez peut-être que je ne vous ai fait
venir ici que pour vous donner des
marques de mon ressentiment; mais
rassurez-vous: soyez persuadées que
j'ai oublié le passé , et que je suis
même très-content de votre conduite.
Je souhaiterois que toutes les dames
474 ^^E3 MILLE ET UNE NUITS,
de Bagdad eussent aiUant de sagesse
que vous m'en avez fait voir. Je me
souviendrai toujours de la modéra-
tion que vous eûtes après l'incivilité
que nous avons commise. J'étois alors
marchand de Moussoul 5 mais je suis
à présent Haroun Alraschild , le cin-
quième calife de la glorieuse maison
d'Abbas , qui tient la place de notre
grand prophète. Je vous ai mandées
seulement pour savoir de vous qui
vous êtes , et vous demander pour
quel sujet l'une de vous , après avoir
maltraité les deux chiennes noires , a
pleuré avec elles ? Je ne suis pas moins
curieux d'apprendre pourquoi une
autre a le sein tout couvert de cica-
trices ? »
Quoique le calife eût prononcé
ces paroles très-distinctement , et que
les trois dames les eussent entendues ,
levisir Giafar, par un air de cérémo-
nie , ne laissa pas de les leur répé-
ter
« Mais , Sire , dit Scheherazade, il
est jour. Si votre Majesté veut que je
lui raconte la suite, il faut qu'elle ait
CONTES ARABES. 475
la bonté de prolonger encore ma vie
jusqu'à demain. » Le sultan y con-
sentit, jugeant bien c[ue Sclieheraza-
de lui conteroit l'histoire de Zobéide ,
c[u'il n'avoit pas peu d'envie d'en-
tendre.
riN DU PREMIER VOLUME.
TABLE
DU TOME PREMIER.
jriLVERTissEMCNf DE l'éditbur. . « . pag. V
Éloge de M. Galland ix
Extrait d'une Dissertation sur les Romans ,
par La Harpe xix
A madame la marquise d'O xxx
Préface xxis
Fahle. L'Ane , le Bœuf et le Laboureur. 36
PREMIÈRE NUIT. Le Marchand et le
Ge'nie 67
II* NUIT 64
ïll* NUIT 70
IV® NUIT 73
Histoire du premier Vieillard et de la Bi-
che. 75
V* NUIT 83
VI* NUIT go
Histoire du second Vieillard et des deux
Chiens noirs gr
TIl* NUIT. . • . . 97
viii* NUIT. . . 104
Histoire du Pêcheur 107
IX* NUIT loq
R* NUIT ni5
47^
T ABI- E.
XI NTITT , , 12^
Histoire du Roi Grec et du Médecin
Douban 126
xn* NUIT 129
XHl^ NUIT l55
XIV® NUIT ris
Histoire du Mari et du Perroquet. ... 1^0
XV*^ NUIT IZJq
Histoire du Visir puni 147
XVI® NUIT. . l5l
xvn* NUIT. j6r
xvni* NUIT. . , . i65
XIX® NUIT , . . . . 1G9
XX® NUIT. 175
XXI® NUIT. . l85
XXII® NUIT. . 191
Histoire du jeune Roi des isles Noires. igS
XXIII® NUIT 197
XXIV® NUIT 202
XXY® NUIT 211
XXVI® NUIT 218
XXVII® NUIT. . 225
XXVIII* NUIT 23*5
Histoire de trois Calenders , fils de rois, et de
cinq Dames de Bagdad 235
XXIX® NUIT 239
XXX® NUIT 243
XXXI® NUIT 25o
XXXII® NUIT ." 257
XXXUI® NUIT. . 265.
XXXIV® NUIT 270
XXXV® NUIT 278
XXXVI® NUIT 23 1
TABLE. 479
XXXVIl® NTJIT. . _ 29'J!
Histoire du premier Calender, fils de roi. sgS
XXXVIII^ KDIT 3oO
XXXIX^ NTJIT 3o9
XL® NUIT 3l7
Histoire du second Calender, fils de roi. 3i8
XLl^ NUIT 323
XLII® NUIT 3^5
SLIII** NUIT. . . . , . . 333
XLIV® NUIT 340
XLV® NUIT 346
XLVI® NUIT 35o
Histoire de PEnvieux et de l'Envié. . , . 4^4
XLVll^ NUIT 358
XLVIIl* NUIT 365
XLIX® NUIT 374
1® NUIT 383
11** NUIT , 388
LU® NUIT 3g3
riTl® NUIT 399
Histoire du troisième Calender, fils de roi. 400
XIV® NUIT. . . . , 407
XV® NUIT - 4x5
»XVI® NUIT 4^4
Xvn^ NUIT 4^8
xvin* NUIT 44o
XIX® NUIT 445
XX® NUIT 449
XXI® NUIT. 454
ï-XIl® KUIT 4^34
yiN DE LA TABLE,
* «•
PLEASE DO NOT REMOVE
CARDS OR SLIPS FROM THIS POCK
UNIVERSITY OF TORONTO LIBRAR
PJ Arabian Nights
7721 Les mille et une nuit;
G3
1806
t.l