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LES
MISÉRABLES
Brax. — Typ. de A. Lacroix, Veuboeckiioven et C", r. Royale. 3, imp. dn Tare
LES
MISÉRABLES
VICTOR HUGO
QUATRIÈME PARTIE
l'idylle rue plumet et l'épopée rue st-denis
Tome Huitième
BRUXELLES
A. LACROIX, VERBOECKHOVEN & C% ÉDITEURS
RUE ROYALE, ], IMPASSE DU PARC
M DCCC LXII
Tous droits de traduction et de reproduction réseï
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University of Ottawa
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LIVRE HUITIEME
LES ENCHANTEMENTS ET LES
DÉSOLATIONS
1
IMeine lumière
Le lecteur a compris qu'Éponine, ayant re-
connu à travers la grille l'habitante de cette rue
Plumet où Magnon l'avait envoyée, avait com-
mencé par écarter les bandits de la rue Plumet,
puis y avait conduit Marius, et qu'après plu-
sieurs jours d'extase devant cette grille, Marius,
entraîné par cette force qui pousse le fer vers
l'aimant et l'amoureux vers les pierres dont est
faite la maison de celle qu'il aime, avait fini par
entrer dans le jardin de Cosette comme Roméo
dans le jardin de Juliette. Cela même lui avait
été plus facile qu'à Roméo; Roméo était obligé
d'escalader un mur, Marius n'eut qu'à forcer un
8 LES MISERABLES.
peu un des barreaux de la grille décrépite qui
vacillait dans son alvéole rouillé, à la manière
des dents des vieilles gens. Marius était mince
et passa aisément.
Comme il n'y avait jamais personne dans la
rue et que d'ailleurs Marius ne pénétrait dans
le jardin que la nuit, il ne risquait pas d'être vu.
A partir de cette heure bénie et sainte où un
baiser fiança ces deux âmes, Marius vint là tous
les soirs. Si, à ce moment de sa vie, Cosette était
tombée clans l'amour d'un homme peu scrupu-
leux et libertin, elle était perdue; car il y a des
natures généreuses qui se livrent, et Cosette en
était une. Une des magnanimités de la femme,
c'est de céder. L'amour, à cette hauteur où il
est absolu, se complique don ne sait quel céleste
aveuglement de la pudeur. Mais que de dangers
vous courez, ô nobles âmes ! Souvent, vous don-
nez le cœur, nous prenons le corps. Votre cœur
vous reste, et vous le regardez dans l'ombre en
frémissant. L'amour n'a point de moj'en terme;
ou il perd, ou il sauve. Toute la destinée hu-
maine est ce dilemme-là. Ce dilemme, perte ou
salut, aucune fatalité ne le pose plus inexora-
blement que l'amour. L'amour est la vie, s'il
PLEINE LUMIÈRE. 9
n'est pas la mort. Berceau; cercueil aussi. Le
même sentiment dit oui et non dans le cœur
humain. De toutes les choses que Dieu a faites,
le cœur humain est celle qui dégage le plus de
lumière, hélas ! et le plus de nuit.
Dieu voulut que l'amour que Cosette rencon-
tra fût un de ces amours qui sauvent.
Tant que dura le mois de mai de cette an-
née 1832, il y eut là, toutes les nuits, dans ce
pauvre jardin sauvage, sous cette broussaille
chaque jour plus odorante et plus épaissie, deux
êtres composés de toutes les chastetés et de
toutes les innocences, débordant de toutes les
félicités du ciel, plus voisins des archanges que
des hommes, purs, honnêtes, enivrés, ra}ron-
nants, qui resplendissaient l'un pour l'autre
dans les ténèbres. Il semblait à Cosette que
Marius avait une couronne et à Marius que
Cosette avait un nimbe. Ils se touchaient, ils se
regardaient, ils se prenaient les mains, ils se
serraient l'un contre l'autre ; mais il y avait une
distance qu'ils ne franchissaient pas. Non qu'ils
la respectassent ; ils l'ignoraient. Marius sentait
une barrière, la pureté de Cosette, et Cosette
sentait un appui, la loyauté de Marius. Le pre-
10 LES MISERABLES.
mier baiser avait été aussi le dernier. Marius
depuis, n'était pas allé au delà d'effleurer de ses
lèvres la main, ou le fichu, ou une boucle de
cheveux de Cosette. Cosette était pour lui un
parfum et non une femme. Il la respirait. Elle
ne refusait rien et il ne demandait rien. Co-
sette était heureuse, et Marins était satisfait.
Ils vivaient dans ce ravissant état qu'on pourrait
appeler 1 eblouissement d'une âme par une âme.
C'était cet ineffable premier embrassement de
deux virginités dans l'idéal. Deux cygnes se
rencontrant sur la Jungfrau.
A cette heure-là de l'amour, heure où la vo-
lupté se tait absolument sous la toute-puissance
de l'extase, Marius, le pur et séraphique Marius
eût été plutôt capable de monter chez une fille
publique que de soulever la robe de Cosette à la
hauteur de la cheville. Une fois, à un clair de
lune, Cosette se pencha pour ramasser quelque
chose à terre, son corsage s'entrouvrit et laissa
voir la naissance de sa gorge, Marius détourna
les 3'eux.
Que se passait-il entre ces deux êtres l Rien.
Ils s'adoraient.
La nuit, quand ils étaient là, ce jardin sem-
PLEINE LUMIERE. U
blait un lieu vivant et sacré. Toutes les fleurs
s'ouvraient autour d'eux et leur envoyaient de
l'encens ; eux, ils ouvraient leurs âmes et les ré-
pandaient dans les fleurs. La végétation lascive
et vigoureuse tressaillait pleine de sève et
d'ivresse autour de ces deux innocents, et ils
disaient des paroles d'amour dont les arbres
frissonnaient.
Qu'était-ce que ces paroles? Des souffles.
Rien de plus. Ces souffles suffisaient pour trou-
bler et pour émouvoir toute cette nature. Puis-
sance magique qu'on aurait peine à comprendre
si on lisait dans un livre ces causeries faites
pour être emportées et dissipées comme des
fumées par le vent sous les feuilles. Otez à ces
murmures de deux amants cette mélodie qui
sort de l'âme et qui les accompagne comme une
lyre, ce qui reste n'est plus qu'une ombre ; vous
dites : Quoi! ce n'est que cela! Eh oui, des en-
fantillages, des redites, des rires pour rien, des
inutilités, des niaiseries, tout ce qu'il y a au
monde de plus sublime et de plus profond ! les
seules choses qui vaillent la peine d'être dites et
d'être écoutées !
Ces niaiseries-là, ces pauvretés-là, l'homme
12 LES MISERABLES.
qui ne les a jamais entendues, l'homme qui ne
les a jamais prononcées, est un imbécile et un
méchant homme.
Cosette disait à Marius :
— Sais-tu?...
(Dans tout cela, et à travers cette céleste vir-
ginité, et sans qu'il fût possible à l'un et à l'autre
de dire comment, le tutoiement était venu.)
— Sais-tu? Je m'appelle Euphrasie.
— Euphrasie? Mais non, tu t'appelles Cosette.
— Oh! Cosette est un assez vilain nom qu'on
m'a donné comme cela quand jetais petite. Mais
mon vrai nom est Euphrasie. Est-ce que tu
n'aimes pas ce nom-là, Euphrasie ?
— Si... — Mais Cosette n'est pas vilain.
— Est-ce que tu l'aimes mieux qu'Euphrasie?
— Mais... — Oui.
— Alors je l'aime mieux aussi. C'est vrai,
c'est joli, Cosette. Appelle-moi Cosette.
Et le sourire qu'elle ajoutait, faisait de ce
dialogue une idylle digne d'un bois qui serait
dans le ciel.
Une autre fois elle le regardait fixement et
s'écriait :
— Monsieur, vous êtes beau, vous êtes joli,
PLEINE LUMIERE. 13
vous avez de l'esprit, vous n'êtes pas bête du
tout, vous êtes bien plus savant que moi, mais
je vous défie à ce mot-là : je t'aime !
Et Marius, en plein azur, croyait entendre
une strophe chantée par une étoile.
Ou bien, elle lui donnait une petite tape parce
qu'il toussait, et elle lui disait :
— Ne toussez pas, monsieur. Je ne veux pas
qu'on tousse chez moi sans ma permission.
C'est très laid de tousser et de m'inquiéter. Je
veux que tu te portes bien , parce que d'abord ,
moi, si tu ne te portais pas bien, je serais très
malheureuse. Qu'est-ce que tu veux que je
fasse?
Et cela était tout simplement divin.
Une fois Marius dit à Cosette :
— Figure-toi, j'ai cru un temps que tu t'ap-
pelais Ursule.
Ceci les fit rire toute la soirée.
Au milieu d'une autre causerie , il lui arriva
de s'écrier :
— Oh! un jour au Luxembourg, j'ai eu envie
d'achever de casser un invalide]
Mais il s'arrêta court et n'alla pas plus loin.
Il aurait fallu parler à Cosette de sa jarretière,
14 LES MISERABLES.
et cela lui était impossible. Il y avait là un
côtoiement inconnu , la chair, devant lequel re-
culait, avec une sorte d'effroi sacré, cet immense
amour innocent.
Marius se figurait la vie avec Cosette comme
cela , sans autre chose ; venir tous les soirs rue
Plumet, déranger le vieux barreau complaisant
de la grille du président, s'asseoir coude à coude
sur ce banc, regarder à travers les arbres la
scintillation de la nuit commençante, faire co-
habiter le pli du genou de son pantalon avec
l'ampleur de la robe de Cosette, lui caresser
l'ongle du pouce, lui dire tu, respirer l'un après
l'autre la même fleur, à jamais, indéfiniment.
Pendant ce temps-là les nuages passaient au
dessus de leur tête. Chaque fois que le vent
souffle, il emporte plus de rêves de l'homme que
de nuées du ciel.
Que ce chaste amour presque farouche fût
absolument sans galanterie, non. « Faire des
« compliments » à celle qu'on aime est la pre-
mière façon de faire des caresses, demi-audace
qui s'essaie. Le compliment, c'est quelque chose
comme le baiser à travers le voile. La volupté y
met sa douce pointe, tout en se cachant. Devant
PLEINE LUMIÈRE. 13
la volupté le cœur recule, pour mieux aimer.
Les cajoleries de Marius, toutes saturées de
chimère, étaient, pour ainsi dire, azurées. Les
oiseaux, quand ils volent là haut du côté
des anges , doivent entendre de ces paroles-là.
11 s'y mêlait pourtant la vie, l'humanité,
toute la quantité de positif dont Marius était
capable. C'était ce qui se dit dans la grotte,
prélude de ce qui se dira dans l'alcôve ; une
effusion lyrique, la strophe et le sonnet mê-
lés, les gentilles hyperboles du roucoulement,
tous les raffinements de l'adoration arran-
gés en bouquet et exhalant un subtil parfum
céleste, un ineffable gazouillement de cœur à
cœur.
— Oh! murmurait Marius, que tu es belle!
je n'ose pas te regarder. C'est ce qui fait que
je te contemple. Tu es une grâce. Je ne sais
pas ce que j'ai. Le bas de ta robe, quand le
bout de ton soulier passe, me bouleverse. Et
puis quelle lueur enchantée quand ta pensée
s'entrouvre ! Tu parles raison étonnamment. Il
me semble par moments que tu es un songe.
Parle, je t'écoute, je t'admire. 0 Cosette, comme
c'est étrange et charmant, je suis vraiment fou.
16 LES MISERABLES.
Vous êtes adorable, mademoiselle. Jetudie tes
pieds au microscope et ton âme au télescope.
Et Cosette répondait :
— Je t'aime un peu plus de tout le temps qui
s'est écoulé depuis ce matin.
Demandes et réponses allaient comme elles
pouvaient dans ce dialogue, tombant toujours
d'accord, sur l'amour, comme les figurines de
sureau sur le clou.
Toute la personne de Cosette était naïveté,
ingénuité, transparence, blancheur, candeur,
rayon. On eût pu dire de Cosette qu'elle était
claire. Elle faisait à qui la voyait une sensation
d'avril et de point du jour. Il y avait de la rosée
clans ses yeux. Cosette était une condensation
de lumière aurorale en forme de femme.
Il était tout simple que Marius, l'adorant,
l'admirât. Mais la vérité est que cette petite
pensionnaire, fraîche émoulue du couvent, cau-
sait avec une pénétration exquise et disait par
moments toutes sortes de paroles vraies et déli-
cates. Son babil était de la conversation. Elle ne
se trompait sur rien, et voyait juste. La femme
sent et parle avec le tendre instinct du cœur,
cette infaillibilité. Personne ne sait comme une
PLEINE LUMIERE. 17
femme , dire des choses à la fois douces et pro-
fondes. La douceur et la profondeur, c'est là
toute la femme; c'est là tout le ciel.
En cette pleine félicité, il leur venait à chaque
instant des larmes aux yeux. Une bête à bon
Dieu écrasée, une plume tombée d'un nid, une
branche d'aubépine cassée, les apitoyait, et leur
extase, doucement noyée de mélancolie, sem-
blait ne demander pas mieux que de pleurer.
Le plus souverain symptôme de l'amour, c'est
un attendrissement parfois presque insuppor-
table.
Et, à côté de cela, — toutes ces contradictions
sont le jeu d'éclairs de l'amour, — ils riaient
volontiers , et avec une liberté ravissante , et si
familièrement qu'ils avaient parfois presque l'air
de deux garçons. Cependant, à l'insu même des
cœurs ivres de chasteté, la nature inoubliable
est toujours là. Elle est là, avec son but brutal
et sublime; et, quelle que soit l'innocence des
âmes, on sent, dans le tête-à-tête le plus pu-
dique, l'adorable et mystérieuse nuance qui
sépare un couple d'amants d'une paire d'amis.
Ils s'idolâtraient.
Le permanent et l'immuable subsistent. On
18 LES MISÉRABLES.
s'aime, on se sourit, on se rit, on se fait des
petites moues avec le bout des lèvres, on s'en-
trelace les doigts des mains, on se tutoie, et
cela n'empêche pas l'éternité. Deux amants se
cachent dans le soir, dans le crépuscule , dans
l'invisible, avec les oiseaux, avec les roses, ils
se fascinent l'un l'autre dans l'ombre avec leur*
cœurs qu'ils mettent dans leurs yeux, ils mur-
murent, ils chuchotent, et pendant ce temps-
là d'immenses balancements d'astres emplissent
l'infini.
L'ctourdisscnient du bonheur comptai
Ils existaient vaguement, effarés de bonheur.
Ils ne s'apercevaient pas du choléra qui déci-
mait Paris précisément en ce mois -là. Ils
s'étaient fait le plus de confidences qu'ils avaient
pu, mais cela n'avait pas été bien loin au delà
de leurs noms. Marius avait dit à Cosette qu'il
était orphelin, qu'il s'appelait Marius Pont-
mercy, qu'il était avocat, qu'il vivait d'écrire
des choses pour les libraires, que son père était
colonel, que c'était un héros, et que lui Marius
était brouillé avec son grand -père qui était
riche. Il lui avait aussi un peu dit qu'il était
baron ; mais cela n'avait fait aucun effet à Co-
20 LES MISEttABLES.
sette. Marius baron? elle n'avait pas compris.
Elle ne savait pas ce que ce mot voulait dire.
Marias était Marius. De son côté elle lui avait
confié qu'elle avait été élevée au couvent du
Petit-Picpus , que sa mère était morte comme
à lui, que son père s'appelait M. Fauchelevent,
qu'il était très bon, qu'il donnait beaucoup aux
pauvres, mais qu'il était pauvre lui-même, et
qu'il se privait de tout en ne la privant de rien.
Chose bizarre, dans l'espèce de sjanphonie
où Marius vivait depuis qu'il voj^ait Cosette, le
passé, même le plus récent, était devenu telle-
ment confus et lointain pour lui que ce que
Cosette lui conta le satisfit pleinement. Il ne
songea même pas à lui parler de l'aventure
nocturne de la masure, des Thénardier, de la
brûlure, et de l'étrange attitude et de la singu-
lière fuite de son père. Marius avait momenta-
nément oublié tout cela ; il ne savait même pas
le soir ce qu'il avait fait le matin, ni où il avait
déjeuné, ni qui lui avait parlé; il avait des
chants dans l'oreille qui le rendaient sourd (à
toute autre pensée; il n'existait qu'aux heures
où il voyait Cosette. Alors comme il était dans
le ciel, il était tout simple qu'il oubliât la terre.
LÉTOURDÎSSEMEXT DU BONHEUR COMPLET. 21
Tous deux portaient avec langueur le poids
indéfinissable des voluptés immatérielles. Ainsi
vivent ces somnambules qu'on appelle les amou-
reux.
Hélas! qui n'a éprouvé toutes ces choses?
pourquoi vient-il une heure où l'on sort de cet
azur, et pourquoi la vie continue-t-elle après?
Aimer remplace presque penser. L'amour est
un ardent oubli du reste. Demandez donc de la
logique à la passion. Il n'y a pas plus d'enchaî-
nement logique absolu dans le cœur humain
qu'il n'y a de figure géométrique parfaite dans la
mécanique céleste. Pour Cosette et Marius rien
n'existait plus que Marius et Cosette. L'univers
autour d'eux était tombé dans un trou. Ils
vivaient dans une minute d'or. Il n'y avait rien
devant, rien derrière. C'était à peine si Marius
songeait que Cosette avait un père. Il y avait
dans son cerveau l'effacement de leblouisse-
ment. De quoi parlaient-ils donc, ces amants?
On l'a vu, des fleurs, des hirondelles, du soleil
couchant, du lever de la lune, de toutes les
choses importantes. Ils s'étaient dit tout, excepté
tout. Le tout des amoureux, c'est le rien. Mais
le père, les réalités, ce bouge, ces bandits, cette
22 LES MISÉRABLES,
aventure, à quoi bon? et est-il bien sûr que ce
cauchemar eût existé? On était deux, on s'ado-
rait, il n'y avait que cela. Toute autre chose
n'était pas. Il est probable que cet évanouisse-
ment de l'enfer derrière nous est inhérent à
l'arrivée au paradis. Est-ce qu'on a vu des dé-
mons? est-ce qu'il y en a? est-ce qu'on a tremblé?
est-ce qu'on a souffert? On n'en sait plus rien.
Une nuée rose est là dessus.
Donc ces deux êtres vivaient ainsi, très haut,
avec toute l'invraisemblance qui est dans la
nature; ni au nadir, ni au zénith, entre l'homme
et le séraphin , au dessus de la fange , au des-
sous de l'éther, dans le nuage; à peine os et
chair, âme et extase de la tête aux pieds; déjà
trop sublimés pour marcher à terre, encore trop
chargés d'humanité pour disparaître dans le
bleu, en suspension comme des atomes qui
attendent le précipité; en apparence hors du
destin; ignorant cette ornière, hier, aujour-
d'hui, demain; émerveillés, pâmés, flottants;
par moments, assez allégés pour la fuite dans
l'infini; presque prêts à l'envolement étemel.
Ils dormaient éveillés dans ce bercement.
0 léthargie splendidc du réel accablé
l'étourdisseme.nt du BONHEUR COMPLET. 25
Quelquefois, si belle que fût Cosette, Marius
fermait les yeux devant elle. Les yeux fermés,
c'est la meilleure manière de regarder lame.
Marius et Cosette ne se demandaient pas où
cela les conduirait. Ils se regardaient comme
arrivés. C'est une étrange prétention des hom-
mes de vouloir que l'amour conduise quelque
part.
III
Commencement «Teiiibre
Jean Valjean, lui, ne se doutait de rien.
Cosette, un peu moins rêveuse que Marius,
était gaie, et cela suffisait à Jean Valjean pour
être heureux. Les pensées que Cosette avait, ses
préoccupations tendres, l'image de Marius qui
lui remplissait 1 ame, n otaient rien à la pureté
incomparable de son beau front chaste et sou-
riant. Elle était clans l'âge où la vierge porte
son amour comme l'ange porte son lys. Jean
Valjean était donc tranquille. Et puis, qui
deux amants s'entendent, cela va toujours très
bien, le tiers quelconque qui pourrait troubler
leur amour est maintenu dans un parfait a\
COMMENCEMENT D OMBRE. 25
glement par un petit nombre de précautions
toujours les mêmes pour tous les amoureux.
Ainsi jamais d'objections de Cosette àJeanVal-
jean. Voulait-il promener? oui, mon petit père.
Voulait-il rester? très bien. Voulait-il passer la
soirée près de Cosette? elle était ravie. Comme
il se retirait toujours à dix heures du soir, ces
fois-là Marius ne venait au jardin que passé
cette heure, lorsqu'il entendait de la rue Cosette
ouvrir la porte-fenêtre du perron. Il va sans
dire que le jour on ne rencontrait jamais Ma-
rius. Jean Valjean ne songeait même plus que
Marius existât. Une fois, seulement, un matin,
il lui arriva de dire à Cosette : — Tiens, comme
tu as du blanc derrière le clos? La veille au soir,
Marius, dans un transport, avait pressé Cosette
contre le mur.
La vieille Toussaint, qui se couchait de bonne
heure, ne songeait qu'à dormir une fois sa be-
sogne faite, et ignorait tout comme Jean Val-
jean.
Jamais Marius ne mettait le pied dans la
maison. Quand il était avec Cosette, ils se ca-
chaient dans un enfoncement près du perron
afin de ne pouvoir être vus ni entendus de la
26 LES MISERAI5LES.
rue, et s'asseyaient là, se contentant souvent,
pour toute conversation, de se presser les mains
vingt fois par minute en regardant les branches
des arbres. Dans ces instants -là, le tonnerre
fût tombé à trente pas d'eux qu'ils ne s'en fussent
pas doutés, tant la rêverie de l'un s'absorbait
et plongeait profondément dans la rêverie de
l'autre.
Puretés limpides. Heures toutes blanches;
presque toutes pareilles. Ce genre d'amours-là
est une collection de feuilles de Lys et de plumes
de colombe.
Tout le jardin était entre eux et la rue. Cha-
que fois que Marius entrait et sortait, il rajus-
tait soigneusement le barreau de la grille de
manière à ce qu'aucun dérangement ne fût
visible.
Il s'en allait habituellement vers minuit, et
s'en retournait vers Courfeyrac. Courfeyrac di-
sait à Bahorcl :
— Croirais-tu? Marius rentre à présent à des
une heure du matin.
Bahorel répondait :
— Que veux-tu? il y a toujours un pétard
dans un séminariste.
COMMENCEMENT D OMBRE. 27
Par moments Courfeyrac croisait les bras,
prenait un air sérieux, et disait à Marius :
— Vous vous dérangez, jeune homme!
Courfeyrac, homme pratique, ne prenait pas
en bonne part ce reflet d'un paradis invisible
sur Marius ; il avait peu l'habitude des passions
inédites; il s'en impatientait, et il faisait par
instants à Marius des sommations de rentrer
dans le réel. Un matin, il lui jeta cette admoni-
tion :
— Mon cher, tu me fais l'effet pour le mo-
ment d'être situé dans la lune, royaume du
rêve, province de l'illusion, capitale Bulle de
Savon. Voyons, sois bon enfant, comment s'ap-
pelle-t-elle ?
Mais rien ne pouvait « faire parler » Marius.
On lui eût arraché les ongles plutôt qu'une des
trois syllabes sacrées dont se composait ce nom
ineffable , Cosette. L'amour vrai est lumineux
comme l'aurore et silencieux comme la tombe.
Seulement il y avait, pour Courfeyrac, ceci de
changé en Marius, qu'il avait une taciturnité
rayonnante.
Pendant ce doux mois de mai Marius et Co-
sette connurent ces immenses bonheurs :
28 LES MISERABLES.
Se quereller et se dire vous, uniquement pour
mieux se dire tu ensuite ;
Se parler longuement, et dans les plus minu-
tieux détails, de gens qui ne les intéressaient
pas le moins du monde ; preuve de plus que dans
ce ravissant opéra qu'on appelle l'amour, le li-
bretto n'est presque rien ;
Pour Marius, écouter Cosette parler chiffons;
Pour Cosette, écouter Marius parler poli-
tique ;
Entendre, genou contre genou, rouler les
voitures rue de Babylone ;
Considérer la même planète dans l'espace ou
le même ver luisant dans l'herbe ;
Se taire ensemble ; douceur plus grande en-
core que causer ;
Etc., etc.
Cependant diverses complications appro-
chaient.
Un soir, Marius s'acheminait au rendez-vous
par le boulevard des Invalides ; il marchait ha-
bituellement le front baissé; comme il allait
tourner l'angle de la rue Plumet, il entendit
qu'on disait tout près de lui :
— Bonsoir, monsieur Marius.
COMMENCEMENT D OMBRE. 29
Il leva la tête et reconnut Éponine.
Cela lui fit un effet singulier. Il n'avait pas
songé une seule fois à cette fille depuis le jour
où elle l'avait amené rue Plumet, il ne l'avait
point revue, et elle lui était complètement sortie
de l'esprit. Il n'avait que des motifs de recon-
naissance pour elle, il lui devait son bonheur
présent, et pourtant il lui était gênant de la
rencontrer.
C'est une erreur de croire que la passion,
quand elle est heureuse et pure, conduit l'homme
à un état de perfection ; elle le conduit simple-
ment, nous l'avons constaté, à un état d'oubli.
Dans cette situation , l'homme oublie d'être
mauvais, mais il oublie aussi d'être bon. La
reconnaissance, le devoir, les souvenirs essen-
tiels et importuns, s'évanouissent. En tout autre
temps Marius eût été bien autre pour Eponine.
Absorbé par Cosette, il ne s'était même pas clai-
rement rendu compte que cette Eponine s'appe-
lait Eponine Thénardier, et qu'elle portait un
nom écrit dans le testament de son père, ce nom
pour lequel il se serait, quelques mois aupara-
vant, si ardemment dévoué. Nous montrons
Marius tel qu'il était. Son père lui-même dispa-
LES MISERABLES.
raissait un peu dans son âme sous la splendeur
de son amour.
Il répondit avec quelque embarras :
— Ah! c'est vous, Éponine?
— Pourquoi me dites-vous vous? Est-ce que
je vous ai fait quelque chose?
— Non, répondit-il.
Certes, il n'avait rien contre elle. Loin de là.
Seulement, il sentait qu'il ne pouvait faire autre-
ment, maintenant qu'il disait tu à Cosette, que
de dire vous à Éponine.
Comme il se taisait, elle s'écria :
— Dites donc...
Puis elle s'arrêta. Il semblait que les paroles
manquaient à cette créature autrefois si insou-
ciante et si hardie. Elle essaya de sourire et ne
put. Elle reprit :
— Eh bien?...
Puis elle se tut encore et resta les yeux
baissés.
— Bonsoir, monsieur Marius, dit-elle tout à
coup brusquement, et elle s'en alla.
IV
l'al> roule en anglais et jappe en argot
Le lendemain, c'était le 3 juin, le 3 juin 1832,
date qu'il faut indiquer à cause des événements
graves qui étaient à cette époque suspendus sur
l'horizon de Paris à l'état de nuages chargés,
Marius à la nuit tombante suivait le môme
chemin que la veille avec les mômes pensées de
ravissement dans le cœur, lorsqu'il aperçut,
entre les arbres du boulevard, Éponine qui ve-
nait à lui. Deux jours de suite, c'était trop. Il se
détourna vivement, quitta le boulevard, chan-
gea de route, et s'en alla rue Plumet par la rue
Monsieur.
52 LES MISÉRABLES.
Cela fît qu'Eponine le suivit jusqu'à la rue
Plumet, chose qu'elle n'avait point faite encore.
Elle s'était contentée jusque-là de l'apercevoir à
son passage sur le boulevard sans même cher-
cher à le rencontrer. La veille seulement, elle
avait essayé de lui parler.
Éponine le suivit donc, sans qu'il s'en doutât.
Elle le vit déranger le barreau de la grille, et se
glisser dans le jardin.
— Tiens ! dit-elle, il entre dans la maison !
Elle s'approcha de la grille, tâtales barreaux
l'un après l'autre et reconnut facilement celui
que Marius avait dérangé.
Elle murmura à demi voix avec un accent
lugubre :
— Pas de ça, Lisette!
Elle s'assit sur le soubassement de la grille,
tout à côté du barreau, comme si elle le gar-
dait. C'était précisément le point où la grille
venait toucher le mur voisin. Il y avait là un
angle obscur où Éponine disparaissait entière-
ment.
Elle demeura ainsi plus d'une heure sans bou-
ger et sans souffler, en proie à ses idées.
Vers dix heures du soir, un des deux ou trois
CAD ROULE EN ANGLAIS ET JAPPE EN ARGOT. ôô
passants de la rue Plumet, vieux bourgeois
attardé qui se hâtait dans ce lieu désert et mal
famé, côtoyant la grille du jardin, et arrivé à
l'angle que la grille faisait avec le mur, entendit
une voix sourde et menaçante qui disait :
— Je ne m'étonne pas s'il vient tous les
soirs
Le passant promena ses }'eux autour de lui,
ne vit personne, n'osa pas regarder dans ce coin
noir, et eut grand peur. Il doubla le pas.
Ce passant eut raison de se hâter, car très
peu d'instants après, six hommes qui marchaient
séparés et à quelque distance les uns des autres,
le long des murs, et qu'on eût pu prendre pour
une patrouille grise , entrèrent dans la rue
Plumet.
Le premier qui arriva à la grille du jardin
s'arrêta, et attendit les autres; une seconde
après, ils étaient tous les six réunis.
Ces hommes se mirent à parler à voix basse.
— C'est icicaille, dit l'un d'eux.
— Y a-t-il un cab * dans le jardin? demanda
un autre.
* Chien.
54 LES MISERABLES .
— Je ne sais pas. En tout cas j'ai levé * une
boulette que nous lui ferons morfiler **.
— As -tu du mastic pour frangir la van-
terne ***?
— Oui.
— La grille est vieille , reprit un cinquième
qui avait une voix de ventriloque.
— Tant mieux, dit le second qui avait parlé.
Elle ne criblera **** pas sous le bastringue *****
et ne sera pas si dure à faucher ******.
Le sixième, qui n'avait pas encore ouvert la
bouche, se mit à visiter la grille comme avait
fait Eponine une heure auparavant, empoignant
successivement chaque barreau et les ébranlant
avec précaution. Il arriva ainsi au barreau que
Marius avait descellé. Comme il allait saisir ce
barreau , une main sortant brusquement de
* Apporté. De l'espagnol ttevar.
** Manger.
*** Casser un carreau au moyen d'un emplâtre de mastic,
qui, appuyé sur la vitre, retient les morceaux de verre et em-
pêche le bruit.
**** Criera.
***** La scie.
»*#«*« c0UpCr
CAD ROULE EN ANGLAIS ET JAPPE EN ARGOT. oo
l'ombre s'abattit sur son bras, il se sentit vive-
ment repoussé par le milieu de la poitrine, et
une voix enrouée lui dit sans crier :
— Il y a un cab.
En même temps il vit une fille pâle debout
devant lui.
L'homme eut cette commotion que donne tou-
jours l'inattendu. Il se hérissa hideusement;
rien n'est formidable à voir comme les bêtes
féroces inquiètes ; leur air effrayé est effrayant.
Il recula, et bégaya :
— Quelle est cette drôlesse?
— Votre fille.
C'était en effet Éponine qui parlait à Thénar-
dier.
A l'apparition d'Éponine, les cinq autres,
c'est à dire Claquesous, Gueulemer, Babet,
Montparnasse et Brujon s'étaient approchés
sans bruit, sans précipitation, sans dire une
parole, avec la lenteur sinistre propre à ces
hommes de nuit.
On leur distinguait je ne sais quels hideux
outils à la main. Gueulemer tenait une de ces
pinces courbes que les rôdeurs appellent fau-
chons.
56 LES MISÉRABLES.
— Ah çà, qu'est-ce que tu fais-là? qu'est-ce
que tu nous veux? es-tu folle? s'écria Thénar-
dier, autant qu'on peut s'écrier en parlant bas.
Qu'est-ce que tu viens nous empêcher de tra-
vailler?
Éponine se mit à rire et lui sauta au cou :
— Je suis là, mon petit père, parce que je
suis là. Est-ce qu'il n'est pas permis de s'asseoir
sur les pierres, à présent? C'est vous qui ne de-
vriez pas y être. Qu'est-ce que vous venez y
faire, puisque c'est un biscuit? Je l'avais dit à
Magnon. Il n'y a rien à faire ici. Mais embras-
sez-moi donc, mon bon petit père! Comme il y a
longtemps que je ne vous ai vu! Vous êtes de-
hors donc !
Le Thénardier essaya de se débarrasser des
bras d'Éponine et grommela :
— C'est bon. Tu m'as embrassé. Oui, je suis
dehors. Je ne suis pas dedans. A présent,
va-t-en.
Mais Éponine ne lâchait pas prise et redou-
blait ses caresses.
— Mon petit père, comment avez-vous donc
fait? Il faut que vous ayez bien de l'esprit pour
vous être tiré de là. Contez-moi ca! Et ma mère?
CAD HOULE EN ANGLAIS ET JAPPE EN ARGOT. 57
où est ma mère? Donnez-moi donc des nouvelles
de maman.
Thénardier répondit :
— Elle va bien, je ne sais pas, laisse-moi, je
te dis va-t-en.
— Je ne veux pas m'en aller justement, fit
Eponine avec une minauderie d'enfant gâté,
vous me renvoyez que voilà quatre mois que je
ne vous ai vu et que j'ai à peine eu le temps de
vous embrasser.
Et elle reprit son père par le cou.
— Ali çà mais, c'est bête ! dit Babct.
— Dépêchons! dit Gueulemer, les coqueurs
peuvent passer.
La voix de ventriloque scanda ce distique :
Nous n' sommes pas le jour de l'an,
À bécoter papa maman.
Eponine se tourna vers les cinq bandits.
— Tiens, c'est monsieur Brujon. — Bonjour,
monsieur Babet. Bonjour, monsieur Claque-
sous. — Est-ce que vous ne me reconnaissez
pas, monsieur Gueulemer? — Comment ça va,
Montparnasse?
5* LES MISERABLES.
— Si, on te reconnaît ! fit Thénardier. Mais
bonjour, bonsoir, au large! laisse -nous tran-
quilles.
— C'est l'heure des renards, et pas des poules,
dit Montparnasse.
— Tu vois bien que nous avons à goupiller
icigo *, ajouta Babet.
Éponine prit la main de Montparnasse.
— Prends garde! dit-il, tu vas te couper, j'ai
un lingre ouvert **.
— Mon petit Montparnasse, répondit Épo-
nine très doucement, il faut avoir confiance
dans les gens. Je suis la fille de mon père peut-
être. Monsieur Babet, monsieur Gueulemer,
c'est moi qu'on a chargée d'éclairer l'affaire.
Il est remarquable qu'Éponine ne parlait pas
argot. Depuis qu'elle connaissait Marius, cette
affreuse langue lui était devenue impossible.
Elle pressa dans sa petite main osseuse et
faible comme la main d'un squelette les gros
doigts rudes de Gueulemer et continua :
— Vous savez bien que je ne suis pas sotte.
• Travailler ici.
** Couteau.
CAD HOULE EX ANGLAIS ET JAPPE EN ARGOT. 09
Ordinairement on me croit. Je vous ai rendu
service dans les occasions. Eh bien, j'ai pris des
renseignements, vous vous exposeriez inutile-
ment, voyez-vous. Je vous jure qu'il n'y a rien à
faire dans cette maison-ci.
— Il y a des femmes seules, dit Gueule-
mer.
— Non. Les personnes sont déménagées.
— Les chandelles ne le sont pas, toujours ! fit
Babet.
Et il montra à Éponine, à travers le haut des
arbres, une lumière qui se promenait dans la
mansarde du pavillon. C'était Toussaint qui
avait veillé pour étendre du linge à sécher.
Éponine tenta un dernier effort.
— Eh bien, dit -elle, c'est du monde très
pauvre, et une baraque où ils n'ont pas le sou.
— Va-t-en au diable! cria Thénardier. Quand
nous aurons retourné la maison, et que nous
aurons mis la cave en haut et le grenier en
bas, nous te dirons ce qu'il y a dedans et si ce
sont des balles, des ronds ou des broques *.
Et il la poussa pour passer outre.
* Des francs, des sous ou des liards.
40 LES MISÉRABLES.
— Mon bon ami, monsieur Montparnasse, dit
Eponine, je vous en prie, vous qui êtes bon en-
fant, n'entrez pas !
— Prends donc garde, tu vas te couper! ré-
pliqua Montparnasse.
The'nardier reprit avec l'accent décisif qu'il
avait :
— Décampe, la fée, et laisse les hommes faire
leurs affaires!
Éponine lâcha la main de Montparnasse
qu'elle avait ressaisie, et dit :
— Vous voulez donc entrer dans cette mai-
son?
— Un peu! fit le ventriloque en ricanant.
Alors elle s'adossa à la grille, fit face aux six
bandits armés jusqu'aux dents et à qui la nuit
donnait des visages de démons, et dit d'une voix
ferme et basse :
— Eh bien, moi, je ne veux pas.
Ils s'arrêtèrent stupéfaits. Le ventriloque
pourtant acheva son ricanement. Elle reprit :
— Les amis! écoutez bien. Ce n'est pas ça.
Maintenant je parle. D'abord, si vous entrez
dans le jardin, si vous touchez à cette grille, je
crie, je cogne aux portes, je réveille le monde,
CAB ROL'I.E EN ANGLAIS ET JAPPE EN ARGOT. 41
je vous fais empoigner tous les six, j'appelle les
sergents de ville.
— Elle le ferait, dit Thénardier bas à Brujon
et au ventriloque.
Elle secoua la tête et ajouta :
— A commencer par mon père !
Thénardier s'approcha.
— Pas si près, bonhomme! dit-elle.
Il recula en grommelant dans ses dents : Mais
qu'est-ce qu'elle a donc? et il ajouta :
— Chienne !
Elle se mit à rire d'une façon terrible :
— Comme vous voudrez, vous n'entrerez pas.
Je ne suis pas la fille au chien, puisque je suis
la fille au loup. Vous êtes six, qu'est-ce que cela
me fait? Vous êtes des hommes. Eh bien, je
suis une femme. Vous ne me faites pas peur,
allez. Je vous dis que vous n'entrerez pas dans
cette maison, parce que cela ne me plaît pas. Si
vous approchez, j'aboie. Je vous l'ai dit, le cab,
c'est moi. Je me fiche pas mal de vous. Pas-
sez votre chemin , vous m'ennuyez ! Allez où
vous voudrez, mais ne venez pas ici, je vous le
défends! Vous à coups de couteau, moi à coups
de savate, ça m'est égal, avancez donc!
42 LES MISERABLES.
Elle fit un pas vers les bandits, elle était
effra}Tante, elle se remit à rire :
— Parcline! je n'ai pas peur. Cet été, j'aurai
faim, cet hiver, j'aurai froid. Sont-ils farces,
ces bêtas d'hommes de croire qu'ils font peur à
une fille! De quoi! peur? Ah ouiche, joliment!
Parce que vous avez des chipies de maîtresses
qui se cachent sous le lit quand vous faites la
grosse voix, voilà-t-il pas! Moi, je n'ai peur de
rien !
Elle appuya sur Thénardier son regard fixe,
et dit :
— Pas même de vous, mon père!
Puis elle poursuivit en promenant sur les
bandits ses sanglantes prunelles de spectre :
— Qu'est-ce que ça me fait à moi qu'on me
ramasse demain rue Plumet sur le pavé, tuée à
coups de surin par mon père, ou bien qu'on me
trouve dans un an dans les filets de Saint-Cloud
ou à l'île des Cygnes au milieu des vieux bou-
chons pourris et des chiens noyés !
Force lui fut de s'interrompre ; une toux sèche
la prit, son souffle sortait comme un râle de sa
poitrine étroite et débile.
Elle reprit :
CAB ROULE EX ANGLAIS ET JAPPE EN ARGOT. 43
— Je n'ai qu'à crier, on vient, patatras. Vous
êtes six; moi, je suis tout le monde.
Thénardier fit un mouvement vers elle.
— Prochez pas! cria-t-elle.
Il s'arrêta, et lui dit avec douceur :
— Eh bien non; je n'approcherai pas, mais
ne parle pas si haut. Ma fille, tu veux donc
nous empêcher de travailler? Il faut pourtant
que nous gagnions notre vie. Tu n'as donc plus
d'amitié pour ton père?
— Vous m'embêtez, dit Eponine.
— Il faut pourtant que nous vivions, que nous
mangions...
— Crevez.
Cela dit, elle s'assit sur le soubassement de la
grille en chantonnant :
Mon bras si dodu,
Ma jambe bien faite,
Et le temps perdu
Elle avait le coude sur le genou et le menton
dans sa main, et elle balançait son pied d'un air
d'indifférence. Sa robe trouée laissait voir ses
clavicules maigres. Le réverbère voisin éclai-
44 LES MISÉRABLES.
rait son profil et son attitude. On ne pouvait
rien voir de plus résolu et de plus surpre-
nant.
Les six escarpes, interdits et sombres d'être
tenus en échec par une fille, allèrent sous l'om-
bre portée de la lanterne et tinrent conseil avec
des haussements d'épaule humiliés et furieux.
Elle cependant les regardait d'un air paisible
et farouche.
— Elle a quelque chose, dit Babet. Une rai-
son. Est-ce qu'elle est amoureuse du cab? C'est
pourtant dommage de manquer ça. Deux femmes,
un vieux qui loge dans une arrière-cour, il y a
des rideaux pas mal aux fenêtres. Le vieux doit
être un guinal *. Je crois l'affaire bonne.
— Eh bien, entrez, vous autres, s'écria Mont-
parnasse. Faites l'affaire. Je resterai là avec la
fille, et si elle bronche...
Il fit reluire au réverbère le couteau qu'il
tenait ouvert dans sa manche.
Thénardier ne disait mot et semblait prêt à ce
qu'on voudrait.
Brujon, qui était un peu oracle et qui avait,
# Un juif.
CAD ROULE EN ANGLAIS ET JAPPE EN ARGOT. 55
comme on sait, « donné l'affaire, » n'avait pas
encore parlé. Il paraissait pensif. Il passait
pour ne reculer devant rien, et l'on savait qu'il
avait dévalisé, rien que par bravade, un poste
de sergents de ville. En outre il faisait des vers
et des chansons, ce qui lui donnait une grande
autorité.
Babet le questionna.
— Tu ne dis rien, Brujon?
Brujon resta encore un instant silencieux,
puis il hocha la tête de plusieurs façons variées,
et se décida enfin à élever la voix :
— Voici : j'ai rencontré ce matin deux moi-
neaux qui se battaient; ce soir, je me cogne à
une femme qui querelle. Tout ça est mauvais.
Allons-nous-en.
Ils s'en allèrent.
Tout en s'en allant, Montparnasse murmura :
— C'est égal, si on avait voulu, j'aurais donné
le coup de pouce.
Babet répondit :
— Moi pas. Je ne tape pas une dame.
Au coin de la rue, ils s'arrêtèrent et échan-
gèrent à voix sourde ce dialogue énigmatique :
— Où irons-nous coucher ce soir?
46 LES MISÉRABLES.
— Sous Pantin *.
— As-tu sur toi la clef de la grille , Thénar-
dier?
— Pardi.
Éponine, qui ne les quittait pas des yeux, les
vit reprendre le chemin par où ils étaient venus.
Elle se leva et se mit à ramper derrière eux le
long des murailles et des maisons. Elle les sui-
vit ainsi jusqu'au boulevard. Là, ils se séparè-
rent, et elle vit ces six hommes s'enfoncer dans
l'obscurité où ils semblèrent fondre.
* Pantin, Paris.
Choses de Sa nuli
Après le départ des bandits, la rue Plumet
reprit son tranquille aspect nocturne.
Ce qui venait de se passer dans cette rue n'eut
point étonné une forêt. Les futaies, les taillis, les
bruyères, les branches âprenient entre-croisées,
les hautes herbes , existent d'une manière som-
bre; le fourmillement sauvage entrevoit là les
subites apparitions de l'invisible ; ce qui est au
dessous de l'homme y distingue à travers la
bruine ce qui est au delà de l'homme; et les
choses ignorées de nous vivants s'y confrontent
dans la nuit. La nature hérissée et fauve s'effare
à de certaines approches où elle croit sentir le
48 LES MISERABLES.
surnaturel. Les forces de l'ombre se connais-
sent, et ont entre elles de mystérieux équilibres.
Les dents et les griffes redoutent l'insaisissable.
La bestialité buveuse de sang, les voraces appé-
tits affamés en quête de la proie , les instincts
armés d'ongles et de mâchoires qui ont pour
source et pour but le ventre , regardent et
flairent avec inquiétude l'impassible linéament
spectral rôdant sous un suaire , debout dans sa
vague robe frissonnante , et qui leur semble
vivre d'une vie morte et terrible. Ces brutalités,
qui ne sont que matière, craignent confusément
d'avoir affaire à l'immense obscurité condensée
dans un être inconnu. Une figure noire barrant
le passage arrête net la bête farouche. Ce qui
sort du cimetière intimide et déconcerte ce qui
sort de l'antre ; le féroce a peur du sinistre ; les
loups reculent devant une goule rencontrée.
VI
Mnrius redevient réel nu point de donner
son adresse à Cosette
Pendant que cette espèce de chienne à figure
humaine montait la garde contre la grille et que
les six bandits lâchaient pied devant une fille,
Marius était près de Cosette.
Jamais le ciel n'avait été plus constellé et
plus charmant, les arbres plus tremblants, la
senteur des herbes plus pénétrante; jamais les
oiseaux ne s'étaient endormis dans les feuilles
avec un bruit plus doux; jamais toutes les
harmonies de la sérénité universelle n'avaient
mieux répondu aux musiques intérieures de
50 LES MISERABLES.
l'amour; jamais Marius n'avait été plus épris,
plus heureux, plus extasié. Mais il avait trouvé
Cosette triste. Cosette avait pleuré. Elle avait
les yeux rouges.
C'était le premier nuage dans cet admirable
rêve.
Le premier mot de Marius avait été :
— Qu'as-tu?
Et elle avait répondu :
— Voilà.
Puis elle s'était assise sur le banc près du
perron, et pendant qu'il prenait place tout trem-
blant auprès d'elle, elle avait poursuivi :
— Mon père m'a dit ce matin de me tenir
prête , qu'il avait des affaires , et que nous ail-
lions peut-être partir.
Marius frissonna de la tête aux pieds
Quand on est à la fin de la vie, mourir, cela
veut dire partir ; quand on est au commence-
ment, partir, cela veut dire mourir.
Depuis six semaines, Marius, peu à peu, len-
tement, par degrés, prenait chaque jour pos-
session de Cosette. Possession toute idéale,
mais profonde. Comme nous l'avons expliqué
déjà, dans le premier amour, on prend lame
MAR1US REDEVIENT RÉEL, ETC. 51
bien avant le corps ; plus tard on prend le corps
bien avant l'âme ; quelquefois on ne prend pas
l'âme du tout ; les Faublas et les Prudhomme
ajoutent : parce qu'il n'y en a pas; mais le sar-
casme est par bonheur un blasphème. Marius
donc possédait Cosette, comme les esprits pos-
sèdent; mais il l'enveloppait de toute son âme
et la saisissait jalousement avec une incroyable
conviction. Il possédait son sourire, son ha-
leine , son parfum , le rayonnement profond de
ses prunelles bleues, la douceur de sa peau
quand il lui touchait la main, le charmant signe
qu'elle avait au cou, toutes ses pensées. Ils
étaient convenus de ne jamais dormir sans
rêver l'un de l'autre, et ils s'étaient tenu parole.
Il possédait donc tous les rêves de Cosette. Il
regardait sans cesse et il effleurait quelquefois
de son souffle les petits cheveux quelle avait à
la nuque et il se déclarait qu'il n'y avait pas un
de ces petits cheveux qui ne lui appartint à lui
Marius. Il contemplait et il adorait les choses
qu'elle mettait, son nœud de ruban, ses gants,
ses manchettes, ses brodequins, comme des
objets sacrés dont il était le maître. Il songeait
qu'il était le seigneur de ces jolis peignes
52 LES MISÉRABLES.
d écaille qu'elle avait dans ses cheveux , et il se
disait même, sourds et confus bégaiements de
la volupté qui se faisait jour, qu'il n'y avait pas
un cordon de sa robe , pas une maille de ses
bas, pas un pli de son corset, qui ne fût à lui.
A côté de Cosette, il se sentait près de son
bien, près de sa chose, près de son despote et
de son esclave. Il semblait qu'ils eussent telle-
ment mêlé leurs âmes que , s'ils eussent voulu
les reprendre, il leur eût été impossible de les
reconnaître. — Celle-ci est la mienne. — Non,
c'est la mienne. — Je t'assure que tu te trompes.
Voilà bien moi. — Ce que tu prends pour toi,
c'est moi. — Marius était quelque chose qui fai-
sait partie de Cosette et Cosette était quelque
chose qui faisait partie de Marius. Marius sen-
tait Cosette vivre en lui. Avoir Cosette, posséder
Cosette, cela pour lui n'était pas distinct de res-
pirer. Ce fut au milieu de cette foi, de cet enivre-
ment, de cette possession virginale, inouïe et
absolue, de cette souveraineté, que ces mots :
« Nous allons partir, » tombèrent tout à coup,
et que la voix brusque de la réalité lui cria : Co-
sette n'est pas à toi !
Marius se réveilla. Depuis six semaines, Ma-
MAR1US REDEVIENT RÉEL, ETC. ;iJ
rius vivait , nous lavons dit , hors de la vie ; ce
mot, partir ! l'y fit rentrer durement.
Il ne trouva pas une parole. Cosette sentit
seulement que sa main était très froide. Elle lui
dit à son tour :
— Qu'as-tu?
Il répondit si bas que Cosette l'entendait à
peine :
— Je ne comprends pas ce que tu as dit.
Elle reprit :
— Ce matin mon père m'a dit de prépa-
rer toutes mes petites affaires et de me tenir
prête, qu'il me donnerait son linge pour le
mettre dans une malle, qu'il était obligé de faire
un voyage, que nous allions partir, qu'il fau-
drait avoir une grande malle pour moi et une
petite pour lui, de préparer tout cela d'ici à une
semaine, et que nous irions peut-être en Angle-
terre.
— Mais c'est monstrueux! s'écria Marius.
Il est certain qu'en ce moment, dans l'esprit
de Marius, aucun abus de pouvoir, aucune vio-
lence, aucune abomination des tyrans les plus
prodigieux, aucune action de Busiris, de Tibère
ou de Henri A7III n'égalait on férocité celle-ci :
54 LES MISERABLES.
M. Fauchelevent emmenant sa fille en Angle-
terre parce qu'il a des affaires.
Il demanda d'une voix faible :
— Et quand partirais-tu?
— Il n'a pas dit quand.
— Et quand reviendrais-tu?
— Il n'a pas dit quand.
Marius se leva, et dit froidement :
— Cosette, irez-vous?
Cosette tourna vers lui ses beaux yeux pleins
d'angoisse et répondit avec une sorte d'égare-
ment :
— Où?
— En Angleterre? irez-vous?
— Pourquoi me dis-tu vous?
— Je vous demande si vous irez?
— Comment veux-tu que je fa?se? dit-elle en
joignant les mains.
— Ainsi, vous irez?
— Si mon père y va?
— Ainsi, vous irez?
Cosette prit la main de Marius et l'étreignit
sans répondre.
— C'est bon, dit Marius. Alors j'irai ailleurs.
Cosette sentit le sens de ce mot plus encore
MARIUS REDEVIENT RÉEL, ETC. 5o
qu'elle ne le comprit. Elle pâlit tellement que sa
figure devint blanche dans l'obscurité. Elle bal-
butia :
— Que veux-tu dire?
Marius la regarda , puis éleva lentement ses
yeux vers le ciel et répondit :
— Rien.
Quand sa paupière s'abaissa, il vit Cosette qui
lui souriait. Le sourire d'une femme qu'on aime
a une clarté qu'on voit la nuit. '
— Que nous sommes bêtes ! Marius, j'ai une
idée.
— Quoi?
— Pars si nous partons ! je te dirai où ! Viens
me rejoindre où je serai!
Marius était maintenant un homme tout à fait
réveillé. Il était retombé dans la réalité. Il cria
à Cosette :
— Partir avec vous! es-tu folle? Mais il faut
de l'argent, et je n'en ai pas! Aller en Angle-
terre? Mais je dois maintenant, je ne sais pas,
plus de dix louis à Courfeyrac, un de mes amis
que tu ne connais pas! Mais j'ai un vieux cha-
peau qui ne vaut pas trois francs , j'ai un habit
où il manque des boutons par devant, ma che-
56 LES MISÉRABLES.
mise est toute déchirée, j'ai les coudes percés,
mes bottes prennent l'eau , depuis six semaines
je n'y pense plus, et je ne te l'ai pas dit. Cosette!
je suis un misérable. Tu ne me vois que la nuit,
et tu me donnes ton amour; si tu me voyais le
jour, tu me donnerais un sou! Aller en Angle-
terre! Eh! je n'ai pas de quoi payer le passe-
port !
Il se jeta contre un arbre qui était là, debout,
les deux bras au dessus de sa tête, le front
contre l'écorce, ne sentant ni le bois qui lui
écorchait la peau ni la fièvre qui lui martelait
les tempes, immobile, et prêt à tomber, comme
la statue du Désespoir.
Il demeura longtemps ainsi. On resterait l'éter-
nité dans ces abîmes-là. Enfin il se retourna. Il
entendait derrière lui un petit brui! étouffé, doux
et triste.
C'était Cosette qui sanglotait.
Elle pleurait depuis plus de deux heures à
côté de Marius qui songeait.
Il vint à elle, tomba à genoux, et se proster-
nant lentement, il prit le bout de son pied qui
passait sous sa robe et le baisa.
Elle le laissa faire en silence. Il y a des nie-
Et
MARIUS REDEVIENT RÉEL, ETC. 57
ments où la femme accepte , comme une déesse
sombre et résignée, la religion de l'amour.
— Ne pleure pas, dit-il.
Elle murmura :
— Puisque je vais peut-être m'en aller, et que
tu ne peux pas venir !
Lui reprit :
— M'aimes-tu?
Elle lui répondit en sanglotant ce mot du pa-
radis qui n'est jamais plus charmant qu'à tra-
vers les larmes :
— Je t'adore !
Il poursuivit avec un son de voix qui était une
inexprimable caresse :
— Ne pleure pas. Dis, veux-tu faire cela pour
moi de ne pas pleurer?
— M'aimes-tu, toi? dit-elle.
Il lui prit la main :
— Cosette, je n'ai jamais donné ma parole
d'honneur à personne , parce que ma parole
d'honneur me fait peur. Je sens que mon père
est à côté. Eh bien, je te donne ma parole d'hon-
neur la plus sacrée que si tu t'en vas, je mour-
rai.
Il y eut dans l'accent dont il prononça ces
58 LES MISÉRABLES.
paroles une mélancolie si solennelle et si tran-
quille que Cosette trembla. Elle sentit ce froid
que donne une chose sombre et vraie qui passe.
De saisissement elle cessa de pleurer.
— Maintenant écoute, dit-il, ne m'attends pas
demain.
— Pourquoi?
— Ne m'attends qu'après-demain.
— Oh! pourquoi?
— Tu verras.
— Un jour sans te voir! mais c'est impossible.
— Sacrifions un jour pour avoir peut-être
toute la vie.
Et Marius ajouta à demi voix et en aparté :
— C'est un homme qui ne change rien à ses
habitudes, et il n'a jamais reçu personne que le
soir.
— De quel homme parles-tu ? demanda Co-
sette.
— Moi? je n'ai rien dit.
— Qu'est-ce que tu espères donc?
— Attends jusqu'à après-demain.
— Tu le veux?
— Oui, Cosette.
Elle lui prit la tête dans ses deux mains, se
MAR1US REDEVIENT RÉEL, ETC. 53
haussant sur la pointe des pieds pour être à sa
taille, et cherchant à voir dans ses yeux son
espérance.
Marius reprit :
— J'y songe, il faut que tu saches mon
adresse , il peut arriver des choses , on ne sait
pas, je demeure chez cet ami appelé Courfeyrac,
rue de la Verrerie, numéro 16.
Il fouilla dans sa poche , en tira un couteau-
canif, et avec la lame écrivit sur le plâtre du mur .
16, rue de la Verrerie.
Cosette cependant s'était remise à lui regar-
der dans les yeux.
— Dis-moi ta pensée. Marius, tu as une pen-
sée. Dis-la moi. Oh! dis-la moi pour que je passe
une bonne nuit !
— Ma pensée , la voici : c'est qu'il est impos-
sible que Dieu veuille nous séparer. Attends-moi
après-demain.
— Qu'est-ce que je ferai jusque-là? dit Co-
sette. Toi, tues dehors, tu vas, tu viens! Comme
c'est heureux, les hommes! Moi, je vais rester
toute seule ! Oh ! que je vais être triste ! Qu'est-ce
que tu feras donc demain soir, dis?
— J'essaierai une chose.
60 LES MISÉRABLES.
— Alors je prierai Dieu et je penserai à toi
d'ici là pour que tu réussisses. Je ne te ques-
tionne plus, puisque tu ne veux pas. Tu es mon
maître. Je passerai ma soirée demain à chanter
cette musique à'Euryanthe que tu aimes et que
tu es venu entendre un soir derrière mon volet.
Mais après-demain tu viendras de bonne heure.
Je t'attendrai à la nuit , à neuf heures précises,
je t'en préviens. Mon Dieu! que c'est triste que
les jours soient longs! Tu entends, à neuf heures
sonnant je serai dans le jardin.
— Et moi aussi.
Et sans se l'être dit, mus par la même pen-
sée, entraînés par ces courants électriques qui
mettent deux amants en communication conti-
nuelle, tous deux enivrés de volupté jusque dans
leur douleur, ils tombèrent dans les bras l'un de
l'autre, sans s'apercevoir queleurs lèvres s'étaient
jointes pendant que leurs regards levés, débor-
dant d'extase et pleins de larmes, contemplaient
les étoiles.
Quand Marius sortit, la rue était déserte.
C'était le moment où Éponine suivait les bandits
jusque sur le boulevard.
Tandis que Marius rêvait la tête appuj
MARIUS REDEVIENT RÉEL, ETC. GI
contre l'arbre, une idée lui avait traversé l'es-
prit; une idée, hélas! qu'il jugeait lui-même
insensée et impossible. Il avait pris un parti
violent.
VII
SLe vieux cœur et le jeune cœur en présence
Le père Gillenormand avait à cette époque
ses quatre-vingt-onze ans Lien sonnés. Il de-
meurait toujours avec mademoiselle Gillenor-
mand rue des Filles-du-Calvaire, n° 6, dans cette
vieille maison qui était à lui. C'était, on s'en sou-
vient, un de ces vieillards antiques qui atten-
dent la mort tout droits , que l'âge charge sans
les faire plier, et que le chagrin même ne courbe
pas.
Cependant , depuis quelque temps, sa fille di-
sait : mon père baisse. Il ne souffletait plus les
servantes ; il ne frappait plus de sa canne avec
autant de verve le palier de l'escalier quand
Basque tardait à lui ouvrir. La révolution de
LE VIEUX COEUR, ETC. 63
Juillet l'avait à peine exaspéré pendant six
mois. Il avait vu presque avec tranquillité dans
le Moniteur cet accouplement de mots : M. Hum-
blot- Conté, pair de France. Le fait est que
le vieillard était rempli d'accablement. Il ne
fléchissait pas, il ne se rendait pas; ce n'était
pas plus dans sa nature physique que dans sa
nature morale ; mais il se sentait intérieurement
défaillir. Depuis quatre ans il attendait Marius,
de pied ferme, c'est bien le mot, avec la convic-
tion que ce mauvais petit garnement sonnerait
à la porte un jour ou l'autre; maintenant il en
venait, dans de certaines heures mornes , à se
dire que pour peu que Marius se fît encore atten-
dre...— Ce n'était pas la mort qui lui était insup-
portable , c'était l'idée que peut-être il ne rever-
rait plus Marius. Ne plus revoir Marius, ceci
n'était plus même entré un instant dans son cer-
veau jusqu'à ce jour; à présent cette idée com-
mençait à lui apparaître, et le glaçait. L'absence,
comme il arrive toujours dans les sentiments
naturels et vrais, n'avait fait qu'accroître son
amour de grand-père pour l'enfant ingrat qui
s'en était allé comme cela. C'est dans les nuits
de décembre, par dix degrés de froid, qu'on
G4 LES MISÉRABLES.
pense le plus au soleil. M. Gillenormand était,
ou se croyait, par dessus tout incapable de faire
un pas, lui l'aïeul, vers son petit-fils ; — je crè-
verais plutôt, disait-il. Il ne se trouvait aucun
tort; mais il ne songeait à Marius qu'avec un
attendrissement profond, et le muet désespoir
d'un vieux bonhomme qui s'en va dans les té-
nèbres.
Il commençait à perdre ses dents, ce qui
s'ajoutait à sa tristesse.
M. Gillenormand, sans pourtant se l'avouer à
lui-même, car il en eût été furieux et honteux,
n'avait jamais aimé une maîtresse comme il
aimait Marius.
Il avait fait placer dans sa chambre, devant
le chevet de son lit , comme la première chose
qu'il voulait voir en s éveillant, un ancien por-
trait de son autre fille, celle qui était morte,
madame Pontmercy, portrait fait lorsqu'elle
avait dix-huit ans. Il regardait sans cesse ce
portrait. Il lui arriva un jour de dire en le con-
sidérant :
— Je trouve qu'il lui ressemble.
— A ma sœur? reprit mademoiselle Gillenor-
mand. Mais oui.
LE VIEUX COEUR, ETC. Go
Le vieillard ajouta :
— Et à lui aussi.
Une fois, comme il était assis, les deux ge-
noux l'un contre l'autre et l'œil presque fermé ,
dans une posture d'abattement, sa fille se risqua
à lui dire :
— Mon père , est-ce que vous en voulez tou-
jours autant?...
Elle s'arrêta, n'osant aller plus loin.
— A qui? demanda- t-il.
— A ce pauvre Marius?
Il souleva sa vieille tête, posa son poing
amaigri et ridé sur la table , et cria de son ac-
cent le plus irrité et le plus vibrant :
— Pauvre Marius , vous dites ! Ce monsieur
est un drôle, un mauvais gueux , un petit vani-
teux ingrat, sans coeur, sans âme, un orgueil-
leux, un méchant homme!
Et il se détourna pour que sa fille ne vît pas
une larme qu'il avait dans les yeux.
Trois jours après, il sortit d'un silence qui
durait depuis quatre heures pour dire à sa fille
à brûle-pourpoint :
— J'avais eu l'honneur de prier mademoiselle
Gillenormand de ne jamais m'en parler.
66 LES MISÉRABLES.
La tante Gillenormand renonça à toute ten-
tative et porta ce diagnostic profond : — Mon
père n'a jamais beaucoup aimé ma sœur depuis
sa sottise. Il est clair qu'il déteste Marius.
« Depuis sa sottise » signifiait : depuis qu'elle
avait épousé le colonel.
Du reste, comme on a pu le conjecturer, ma-
demoiselle Gillenormand avait échoué dans sa
tentative de substituer son favori, l'officier de
lanciers, à Marius. Le remplaçant Théodule
n'avait point réussi. M. Gillenormand n'avait
pas accepté le quiproquo. Le vide du cœur ne
s'accommode point d'un bouche-trou. Théodule,
de son côté, tout en flairant l'héritage, répu-
gnait à la corvée de plaire. Le bonhomme
ennuyait le lancier, et le lancier choquait le
bonhomme. Le lieutenant Théodule était gai
sans doute, mais bavard; frivole, mais vul-
gaire; bon vivant, mais de mauvaise compa-
gnie; il avait des maîtresses, c'est vrai, et il
en parlait beaucoup, c'est vrai encore; mais il
en parlait mal. Toutes ses qualités avaient un
défaut. M. Gillenormand était excédé de l'en-
tendre conter les bonnes fortunes quelconques
qu'il avait autour de sa caserne rue de Baby-
LE VIEUX COEUR, ETC. G7
lone. Et puis le lieutenant Gillenormand venait
quelquefois en uniforme avec la cocarde trico-
lore. Ceci le rendait tout bonnement impossible.
Le père Gillenormand avait fini par dire à sa
fille : — J'en ai assez, du Théodule. J'ai peu de
goût pour les gens de guerre en temps de paix.
Reçois-le si tu veux. Je ne sais pas si je n'aime
pas mieux encore les sabreurs que les traîneurs
de sabre. Le cliquetis des lames dans la ba-
taille est moins misérable, après tout, que le
tapage des fourreaux sur le pavé. Et puis, se
cambrer comme un matamore et se sangler
comme une femmelette, avoir un corset sous
une cuirasse, c'est être ridicule deux fois. Quand
on est un véritable homme, on se tient à égale
distance de la fanfaronnade et de la mièvrerie.
Ni fier-a-bras, ni joli cœur. Garde ton Théodule
pour toi.
Sa fille eut beau lui dire : — C'est pourtant
votre petit-neveu, — il se trouva que M. Gille-
normand, qui était grand-père jusqu'au bout
des ongles, n'était pas grand-oncle du tout.
Au fond, comme il avait de l'esprit et qu'il
comparait, Théodule n'avait servi qu'à lui faire
mieux regretter Marius.
68 LES MISÉRABLES.
Un soir, c'était le 4 juin, ce qui n'empêchait
pas que le père Gillenormand n'eût un très bon
feu dans sa cheminée, il avait congédié sa fille
qui cousait dans la pièce voisine. Il était seul
dans sa chambre à bergerades, les pieds sur ses
chenets, à demi-enveloppé clans son vaste para-
vent de coromandel à neuf feuilles, accoudé à
sa table où brûlaient deux bougies sous un
abat-jour vert, englouti dans son fauteuil de
tapisserie, un livre à la main, mais ne lisant
pas. Il était vêtu, selon sa mode, en incroyable,
et ressemblait à un antique portrait de Garât.
Cela l'eût fait suivre dans les rues, mais sa fille
le couvrait toujours lorsqu'il sortait d'une vaste
douillette d'évêque, qui cachait ses vêtements.
Chez lui, excepté pour se lever et se coucher, il
ne portait jamais de robe de chambre. — Gela
donne Vair vieux, disait-il.
Le père Gillenormand songeait à Marins
amoureusement et amèrement; et, comme d'or-
dinaire , l'amertume dominait. Sa tendresse
aigrie finissait toujours par bouillonner et par
tourner en indignation. Il en était à ce point où
l'on cherche à prendre son parti et à accepter
ce qui déchire. Il était en train de s'expliquer
LE VIEUX COEUR, ETC. 09
qu'il n'y avait maintenant plus de raison pour
que Marius revînt, que s'il avait dû revenir, il
l'aurait déjà fait, qu'il fallait y renoncer. Il
essayait de s'habituer à l'idée que c'était fini, et
qu'il mourrait sans revoir « ce monsieur. » Mais
toute sa nature se révoltait ; sa vieille paternité
n'y pouvait consentir. — Quoi! disait-il, c'était
son refrain douloureux, il ne reviendra pas ! Sa
tête chauve était tombée sur sa poitrine , et il
fixait vaguement sur la cendre de son foyer un
regard lamentable et irrité.
Au plus profond de cette rêverie, son vieux
domestique, Basque, entra et demanda :
— Monsieur peut-il recevoir monsieur Ma-
rius?
Le vieillard se dressa sur son séant; blême
et pareil à un cadavre qui se lève sous une se-
cousse galvanique. Tout son sang avait reflué
à son cœur. Il bégaya :
— Monsieur Marius quoi?
— Je ne sais pas, répondit Basque, intimide
et décontenancé par l'air du maître, je ne l'ai
pas vu. C'est Nicolettc qui vient de me dire : il
y a là un jeune homme, dites que c'est monsieur
Marius.
70 LES MISÉRABLES.
Le père Gillenormand balbutia à voix basse :
— Faites entrer.
Et il resta dans la même attitude, la tête bran-
lante, l'œil fixé sur la porte. Elle se rouvrit. Un
jeune homme entra. C'était Marius,
Marius s'arrêta à la porte comme attendant
qu'on lui dît d'entrer.
Son vêtement presque misérable ne s'aperce-
vait pas dans l'obscurité que faisait l'abat-jour.
On ne distinguait que son visage calme et grave,
mais étrangement triste.
Le père Gillenormand , hébété de stupeur et
de joie, resta quelques instants sans voir autre
chose qu'une clarté comme lorsqu'on est devant
une apparition. Il était prêt à défaillir ; il
apercevait Marius à travers un éblouissement.
C'était bien lui, c'était bien Marius !
Enfin! après quatre ans! Il le saisit, pour
ainsi dire, tout entier d'un coup d'œil. Il le
trouva beau, noble, distingué, grandi, homme
fait, l'attitude ccnvenable, l'air charmant. Il
eut envie d'ouvrir les bras, de l'appeler, de
se précipiter , ses entrailles se fondirent en
ravissement, les paroles affectueuses le gon-
•nt et débordaient de sa poitrine ; enfin toute
LE VIEUX COEUR, ETC. 71
cette tendresse se fit jour et lui arriva aux
lèvres , et , par le contraste qui était le fond de
sa nature , il en sortit une dureté. Il dit brus-
quement :
— Qu'est-ce que vous venez faire ici?
Marius répondit avec embarras :
— Monsieur...
Monsieur Gillenormand eût voulu que Marius
se jetât dans ses bras. Il fut mécontent de Ma-
rius et de lui-même. Il sentit qu'il était brusque
et que Marius était froid. C'était pour le bon-
homme une insupportable et irritante anxiété de
se sentir si tendre et si éploré au dedans et de
ne pouvoir être que dur au dehors. L'amertume
lui revint. Il interrompit Marius avec un accent
bourru :
— Alors pourquoi venez-vous?
Cet alors signifiait : Si vous ne venez pas m em-
brasser. Marius regarda son aïeul à qui la pâleur
faisait un visage de marbre.
— Monsieur...
Le vieillard reprit d'une voix sévère :
— Venez-vous me demander pardon? avez-
vous reconnu vos torts ?
Il croyait mettre Marius sur la voie et que
72 LES MISÉRABLES.
« l'enfant » allait fléchir. Marius frissonna;
c'était le désaveu de son père qu'on lui deman-
dait; il baissa les yeux et répondit :
— Non, monsieur.
— Et alors , s'écria impétueusement le vieil-
lard avec une douleur poignante et pleine de
colère, qu'est-ce que vous me voulez?
Marius joignit les mains, fit un pas et dit
d'une voix faible et qui tremblait :
— Monsieur, ayez pitié de moi.
Ce mot remua M. Gillenormand ; dit plus tôt,
il l'eût attendri, mais il venait trop tard. L'aïeul
se leva ; il s'appuyait sur sa canne de ses deux
mains, ses lèvres étaient blanches, son front
vacillait , mais sa haute taille dominait Marius
incliné.
— Pitié de vous, monsieur! C'est l'adolescent
qui demande de la pitié au vieillard de quatre-
vingt-onze ans ! Vous entrez dans la vie , j'en
sors ; vous allez au spectacle, au bal, au café,
au billard, vous avez de l'esprit, vous plaisez
aux femmes, vous êtes joli garçon, moi je crache
en plein été sur mes tisons ; vous êtes riche des
seules richesses qu'il y ait, moi j'ai toutes les
pauvretés de la vieillesse; l'infirmité, l'isole-
LE VIEUX COEUR, ETC. 73
ment! Vous avez vos trente-deux dents, un bon
estomac , l'œil vif, la force , l'appétit , la santé ,
la gaîté, une forêt de cheveux noirs, moi je n'ai
même plus de cheveux blancs ; j'ai perdu mes
dents, je perds mes jambes, je perds la mémoire,
il y a trois noms de rues que je confonds sans
cesse, la rue Chariot, la rue du Chaume, et la
rue Saint-Claude,- j'en suis là; vous avez devant
vous tout l'avenir plein de soleil , moi je com-
mence à n'y plus voir goutte, tant j'avance dans
la nuit ; vous êtes amoureux , ça va sans dire ,
moi je ne suis aimé de personne au monde, et
vous me demandez de la pitié ! Parbleu, Molière
a oublié ceci. Si c'est comme cela que vous plai-
santez au palais, messieurs les avocats, je vous
fais mon sincère compliment. Vous êtes drôles.
Et l'octogénaire, reprit d'une voix courroucée
et grave :
— Ah çà, qu'est-ce que vous me voulez?
— Monsieur, dit Marius, je sais que ma pré-
sence vous déplaît , mais je viens seulement
pour vous demander une chose, et puis je vais
m'en aller tout de suite.
— Vous êtes un sot ! dit le vieillard. Qui est-ce
qui vous dit de vous en aller?
LES MISERABLES.
Ceci était la traduction de cette parole tendre
qu'il avait au fond du cœur : Mais demande-mol
donc pardon! Jette-toi donc à mon cou! M. Gille-
normand sentait que Marius allait dans quel-
ques instants le quitter, que son mauvais accueil
le rebutait, que sa dureté' le chassait; il se disait
tout cela, et sa douleur s'en accroissait; et
comme sa douleur se tournait immédiatement
en colère, sa dureté en augmentait. Il eût voulu
que Marius comprît, et Marius ne comprenait
pas; ce qui rendait le bonhomme furieux. Il
reprit :
— Comment! vous m'avez manqué, à moi,
votre grand-père, vous avez quitté ma maison
pour aller on ne sait où, vous avez désolé votre
tante, vous avez été, cela se devine, c'est plus
commode, mener la vie de garçon, faire le mus-
cadin, rentrer à toutes les heures, vous amuser,
vous ne m'avez pas donné signe do vie, vous
avez mit des dettes sans môme me dire de les
payer, vous vous êtes fait casseur de vitres et
tapageur, et, au bout de quatre ans, vous venez
chez moi, et vous n'avez pas autre chose à me
dire que cela !
Cette façon violente de pousser le petit-fils à
LE VIEUX COEUR, ETC. 7,'i
la tendresse ne produisit que le silence de Ma-
rius. M. Gillenormand croisa les bras, geste
qui, chez lui, était particulièrement impérieux,
et apostropha Marius amèrement :
— Finissons. Vous venez me demander quel-
que chose, dites-vous? Eh bien quoi? qu'est-ce?
parlez.
— Monsieur, dit Marius avec le regard d'un
homme qui sent qu'il va tomber dans un préci-
pice, je viens vous demander la permission de
me marier.
M. Gillenormand sonna. Basque entrouvrit
la porte.
— Faites venir ma tille.
Une seconde après, la porte se rouvrit, made-
moiselle Gillenormand n'entra pas, mais se
montra; Marius était debout, muet, les bras
pendants, avec une figure de criminel; M. Gil-
lenormand allait et venait en long et en large
dans la chambre. Il se tourna vers sa fille et
lui dit :
— Rien. C'est monsieur Marius. Dites-lui
bonjour. Monsieur veut se marier. Voilà. Allez-
vous-en.
Le son de voix bref et rauquc du vieillard
76 LES MISÉRABLES.
annonçait une étrange plénitude d'emportement.
La tante regarda Marius d'un air effaré, parut
à peine le reconnaître, ne laissa pas échapper
un geste ni une syllabe et disparut au souffle de
son père plus vite qu'un fétu devant l'ouragan.
Cependant le père Gillenormand était revenu
s'adosser à la cheminée.
— Vous marier! à vingt et un ans! Vous
avez arrangé cela ! Vous n'avez plus qu'une per-
mission à demander! une formalité. Asseyez-
vous, monsieur. Eh bien, vous avez eu une
révolution depuis que je n'ai eu l'honneur de
vous voir. Les jacobins ont eu le dessus. Vous
avez dû être content. N'êtes- vous pas républi-
cain depuis que vous êtes baron? Vous accom-
modez cela. La république fait une sauce à la
baronnie. Êtes-vous décoré de Juillet? avez-
vous un peu pris le Louvre, monsieur? Il y a
ici tout près, rue Saint-Antoine, vis-à-vis la rue
des Nonaindières, un boulet incrusté dans le
mur au troisième étage d'une maison avec cette
inscription : 28 juillet 1830. Allez voir cela.
Cela fait bon effet. Ah, ils font de jolies choses,
vos amis ! A propos, ne font-ils pas une fontaine
à la place du monument de monsieur le duc de
LE VIEUX COEUR, F.TC. 77
Berry? Ainsi vous voulez vous marier? à qui?
peut-on sans indiscrétion demander à qui?
Il s'arrêta, et, avant que Marius eût eu le
temps de répondre, il ajouta violemment :
— Ah çà, vous avez un état ? une fortune faite?
combien gagnez-vous dans votre métier d'avo-
cat?
— Rien, dit Marius avec une sorte de fer-
meté et de résolution presque farouche.
— Rien? vous n'avez pour vivre que les douze
cents livres que je vous fais?
Marius ne répondit point. M. Gillenormand
continua :
- Alors, je comprends, c'est que la fille est
riche?
— Comme moi.
— Quoi ! pas de dot?
— Non.
— Des espérances?
— Je ne crois pas.
— Toute nue! et qu'est-ce que c'est que le
père?
— Je no sais pas.
— Et comment s'appelle-t-ellc !
— Mademoiselle Fauchelevent.
78 LES MISÉRABLES.
— Fauchequoi?
— Fauchelevent.
— Pttt! fit le vieillard.
— Monsieur! s'écria Marius.
M. Gillenormand l'interrompit du ton d'un
homme qui se parle à lui-même.
— C'est cela, vingt et un ans, pas d'état, douze
cents livres par an, madame la baronne Pont-
mercy ira acheter deux sous de persil chez la
fruitière.
— Monsieur, reprit Marius dans l'égarement
de la dernière espérance qui s'évanouit, jo vous
en supplie! je vous en conjure, au nom du ciel,
à mains jointes, monsieur, je me mets à vos
pieds, permettez-moi de l'épouser !
Le vieillard poussa un éclat de rire stridenl
et lugubre à travers lequel il toussait et par-
lait.
— Ah! ah! ah! vous vous êtes dit : pardine!
je vais aller trouver cette vieille perruque, cette
absurde ganache! Quel dommage que je n'aie
pas mes vingt-cinq ans! comme je te vous lui
flanquerais une bonne sommation respectueuse !
comme je me passerais de lui! C'est égal, je lui
dirai : Vieux crétin, tu es trop heureux de me
LE VIEUX COEUR, ETC. 79
voir, j'ai envie de me marier, j'ai envie d'ëpou-
ser mamselle n'importe qui, fille de monsieur
n'importe quoi, je n'ai pas de souliers, elle n'a
pas de chemise, ça va, j'ai envie de jeter à l'eau
ma carrière, mon avenir, ma jeunesse, ma vie,
j'ai envie de faire un plongeon dans la misère
avec une femme au cou , c'est mon idée, il faut
que tu y consentes ! et le vieux fossile consen-
tira. Va, mon garçon, comme tu voudras, atta-
che-toi ton pavé, épouse ta Pousselevent, ta
Coupelevent... — Jamais, monsieur! jamais!
— Mon père...
— Jamais !
A l'accent dont ce « jamais » fut prononcé,
Marius perdit tout espoir. Il traversa la cham-
bre à pas lents, la tête ployée, chancelant, plus
semblable encore à quelqu'un qui se meurt qu'à
quelqu'un qui s'en va. M. Gillenormand le sui-
vait des yeux, et, au moment où la porte s'ou-
trait et où Marius allait sortir, il fit quatre
pas avec cette vivacité sénile des vieillards
impétueux et gâtés, saisit Marius au collet,
le ramena énergiquement dans la chambre, le
jeta dans un fauteuil, et lui dit :
— Conte-moi ca!
80 LES MISÉRABLES.
C'était ce seul mot, mon père, échappé à Ma-
rius, qui avait fait cette révolution.
Marius le regarda égaré. Le visage mobile de
M. Gillenormand n'exprimait plus rien qu'une
rude et ineffable bonhomie. L'aïeul avait fait
place au grand-père.
— Allons, voyons, parle, conte-moi tes amou-
rettes, jabote, dis-moi tout! Sapristi! que les
jeunes gens sont bêtes!
— Mon père, reprit Marius...
Toute la face du vieillard s'illumina d'un indi-
cible rayonnement.
— Oui, c'est ça, appelle-moi ton père, et tu
verras !
Il y avait maintenant quelque chose de si
bon, de si doux, de si ouvert, de si paternel
en cette brusquerie, que Marius, dans ce pas-
sage subit du découragement à l'espérance, en
fut comme étourdi et enivré. Il était assis
près de la table, la lumière des bougies fai-
sait saillir le délabrement de son costume que
le père Gillenormand considérait avec étonne-
ment.
— Eh bien, mon père, dit Marius...
— Ah çà, interrompit M. Gillenormand, tu
LE VIEUX COEUR, ETC. 81
n'as donc vraiment pas le sou? Tu es mis comme
un voleur.
Il fouilla dans un tiroir, et y prit une bourse
qu'il posa sur la table :
— Tiens, voilà cent louis, achète-toi un cha-
peau.
— Mon père , poursuivit Marius , mon bon
père, si vous saviez! je l'aime. Vous ne vous
figurez pas, la première fois que je l'ai vue,
c'était au Luxembourg , elle y venait ; au com-
mencement je n'y faisais pas grande attention,
et puis je ne sais pas comment cela s'est fait,
j'en suis devenu amoureux. Oh! comme cela
m'a rendu malheureux ! Enfin je la vois mainte-
nant, tous les jours, chez elle, son père ne sait
pas, imaginez qu'ils vont partir, c'est dans le
jardin que nous nous voyons, le soir, son père
veut l'emmener en Angleterre, alors je me suis
dit : je vais aller voir mon grand-père et lui
conter la chose. Je deviendrais fou d'abord, je
mourrais, je ferais une maladie, je me jetterais
à l'eau. Il faut absolument que je l'épouse
puisque je deviendrais fou. Enfin voilà toute la
vérité. Je ne crois pas que j'aie oublié quelque
chose. Elle demeure dans un jardin où il y a
8-2 LES MISÉRABLES.
une grille, rue Plumet. C'est du côté des Inva-
lides.
Le père Gillenormand s'était assis radieux
près de Marius. Tout en l'écoutant et en savou-
rant le son de sa voix, il savourait en même
temps une longue prise de tabac. A ce mot, rue
Plumet, il interrompit son aspiration et laissa
tomber le reste de son tabac sur ses genoux.
— Rue Plumet! tu dis rue Plumet? — Voyons
donc ! — N'y a-t-il pas une caserne par là? —
Mais oui, c'est ça. Ton cousin Théodule m'en
a parlé. Le lancier, l'officier. — Une fillette,
mon bon ami, une fillette! — Pardieu oui, rue
Plumet. C'est ce qu'on appelait autrefois la rue
Blomet. — Voilà que ça me revient. J'en ai
entendu parler de cette petite de la grille de la
rue Plumet. Dans un jardin. Une Paméla. Tu
n'as pas mauvais goût. On la dit proprette.
Entre nous, je crois que ce dadais de lancier
lui a fait un peu la cour. Je ne sais pas jus-
qu'où cela a été. Enfin ça ne fait rien. D'ailleurs
il ne faut pas le croire. Il se vante. Marius! je
trouve ça très bien qu'un jeune homme comme
toi soit amoureux. C'est de ton âge. Je t'aime
mieux amoureux que jacobin. Je t'aime mieux
LE VIEUX COEUK, ETC. 83
épris d'un cotillon, sapristi! de vingt cotillons,
que de monsieur de Robespierre. Pour ma part,
je me rends cette justice qu'en fait de sans-
culottes, je n'ai jamais aimé que les femmes.
Les jolies filles sont les jolies filles, que diable!
il n'y a pas d'objection à ça. Quant à la petite,
elle te reçoit en cachette du papa. C'est dans
l'ordre. J'ai eu des histoires comme ça moi
aussi. Plus d'une. Sais-tu ce qu'on fait? on ne
prend pas la chose avec férocité ; on ne se pré-
cipite pas dans le tragique ; on ne conclut pas
au mariage et à monsieur le maire avec son
écharpe. On est tout bêtement un garçon d'es-
prit. On a du bon sens. Glissez, mortels, n'épou-
sez pas. On vient trouver le grand-père qui est
bonhomme au fond, et qui a bien toujours quel-
ques rouleaux de louis dans un vieux tiroir ; on
lui dit : grand-père, voilà. Et le grand-père
dit : c'est tout simple. Il faut que jeunesse se
passe et que vieillesse se casse. J'ai été jeune,
tu seras vieux. Va, mon garçon, tu rendras ça à
ton petit-fils. Voilà deux cents pistoles. Amuse-
toi, mordi! Rien de mieux! c'est ainsi que l'af-
faire doit se passer. On n'épouse point, mais ça
n'empêche pas. Tu me comprends?
84 LES MISÉRABLES.
Marius, pétrifié et hors d'état d'articuler une
parole, fit de la tête signe que non.
Le bonhomme éclata de rire, cligna sa vieille
paupière, lui donna une tape sur le genou , le
regarda entre deux yeux d'un air mystérieux et
rayonnant, et lui dit avec le plus tendre des
haussements d'épaules :
— Bêta! fais-en ta maîtresse.
Marius pâlit. Il n'avait rien compris à tout ce
que venait de dire son grand-père. Ce rabâ-
chage de rue Blomet, de Paméla, de caserne,
de lancier, avait passé devant Marius comme
une fantasmagorie. Rien de tout cela ne pou-
vait se rapporter à Cosette, qui était un lys. Le
bonhomme divaguait. Mais cette divagation
avait abouti à un mot que Marius avait compris
et qui était une mortelle injure à Cosette. Ce
mot, fais-en ta maîtresse, entra dans le cœur du
sévère jeune homme comme une épée.
Il se leva, ramassa son chapeau qui était à
terre, et marcha vers la porte d'un pas assuré
et ferme. Là il se retourna, s'inclina profondé-
ment devant son grand-père, redressa la tête
et dit :
— Il y a cinq ans, vous avez outragé moi,
LE VIEUX COEUR, ETC. 83
père; aujourd'hui, vous outragez ma femme. Je
ne vous demande plus rien, monsieur. Adieu.
Le père Gillenormand, stupéfait, ouvrit la
bouche, étendit les bras, essaya de se lever, et
avant qu'il eût pu prononcer un mot, la porte
s était refermée etMarius avait disparu.
Le vieillard resta quelques instants immobile
et comme foudroyé, sans pouvoir parler ni res-
pirer, comme si un poing fermé lui serrait le
gosier. Enfin il s'arracha de son fauteuil, cou-
rut à la porte autant qu'on peut courir à quatre-
vingt-onze ans, l'ouvrit, et cria :
— Au secours ! au secours !
Sa fille parut, puis les domestiques. Il reprit
avec un râle lamentable :
— Courez après lui! rattrapez-le! qu'est-ce
que je lui ai fait? il est fou! il s'en va! Ah! mon
Dieu! ah! mon Dieu! cette fois, il ne reviendra
plus !
Il alla à la fenêtre qui donnait sur la rue,
l'ouvrit de ses vieilles mains chevrotantes, se
pencha plus d'à mi-corps pendant que Basque
et Nicolettc le retenaient par derrière, et cria :
— Marius! Marius! Marins! Marius!
Mais Marius ne pouvait déjeà plus entendre.
86 LES MISÉRABLES.
et tournait en ce moment-là même l'angle de la
rue Saint-Louis.
L'octogénaire porta deux ou trois fois ses
deux mains à ses tempes avec une expression
d'angoisse, recula en chancelant et s'affaissa
sur un fauteuil, sans pouls, sans voix, sans
larmes, branlant la tête et agitant les lèvres
d'un air stupide, n'ayant plus rien dans les yeux
et dans le cœur que quelque chose de morne et
de profond qui ressemblait à la nuit.
LIVRE NEUVIEME
OU VONT- ILS?
Jean Valjean
Ce même jour, vers quatre heures de l'après-
midi, Jean Valjean était assis seul sur le revers
de l'un des talus les plus solitaires du Champ de
Mars. Soit prudence, soit désir de se recueillir,
soit tout simplement par suite d'un de ces insen-
sibles changements d'habitudes qui s'introdui-
sent peu à peu dans toutes les existences, il
sortait maintenant assez rarement avec Cosette.
Il avait sa veste d'ouvrier, et un pantalon de
toile grise; et sa casquette à longue visière lui
cachait le visage. Il était à présent calme et heu-
reux du côté de Cosette ; ce qui l'avait quelque
temps effrayé et troublé s'était dissipé; mais
90 LES MISERABLES.
depuis une semaine ou deux, des anxiétés d'une
autre nature lui étaient venues. Un jour, en se
promenant sur le boulevard, il avait aperçu
Thénardier ; grâce à son déguisement, Thénar-
dier ne l'avait point reconnu ; mais depuis lors
Jean Valjean l'avait revu plusieurs fois, et il
avait maintenant la certitude que Thénardier
rôdait dans le quartier. Ceci avait suffi pour lui
faire prendre un grand parti. Thénardier là,
c'étaient tous les périls à la fois. En outre Paris
n'était pas tranquille ; les troubles politiques
offraient cet inconvénient pour quiconque avait
quelque chose à cacher dans sa vie que la police
était devenue très inquiète et très ombrageuse,
et qu'en cherchant à dépister un homme comme
Pépin ou Morey, elle pouvait fort bien décou-
vrir un homme comme Jean Valjean. Jean Val-
jean s'était décidé à quitter Paris, et même la
France, et à passer en Angleterre. Il avait pré-
venu Cosettc. Avant huit jours il voulait être
parti. Il s'était assis sur le talus du Champ de
Mars, roulant dans son esprit toutes sortes de
pensées, Thénardier, la police, le voyage, et la
difficulté de se procurer un passeport.
A tous ces points de vue, il était soucieux.
JEAN VAUEAN. 91
Enfin, un fait inexplicable qui venait de le
frapper, et dont il était encore tout chaud, avait
ajouté à son éveil. Le matin de ce même jour,
seul levé dans la maison, et se promenant dans
le jardin avant que les volets de Cosette fussent
ouverts, il avait aperçu tout à coup cette ligne
gravée sur la muraille , probablement avec un
clou :
16, rue de la Verrerie.
Cela était tout récent, les entailles étaient
blanches dans le vieux mortier noir, une touffe
d'ortie au pied du mur était poudrée de fin plâtre
frais. Cela probablement avait été écrit là dans
la nuit. Qu'était-ce? une adresse? un signal pour
d'autres? un avertissement pour lui? Dans tous
les cas, il était évident que le jardin était violé,
et que des inconnus y pénétraient. Il se rappela
les incidents bizarres qui avaient déjà alarmé la
maison. Son esprit travailla sur ce canevas. Il
se garda bien de parler à Cosette de la ligne
écrite sur le mur, de peur de l'effrayer.
Au milieu de ces préoccupations, il s'aperçut,
à une ombre que le soleil projetait, que quel-
qu'un venait de s'arrêter sur la crête du talus
immédiatement derrière lui. Il allait se retour-
92 LES M1SÉIIABLES.
ner, lorsqu'un papier plié en quatre tomba sur
ses genoux, comme si une main l'eût lâché au
dessus de sa tête. Il prit le papier, le déplia et y
lut ce mot écrit en grosses lettres au crayon :
DÉMÉNAGEZ.
Jean Valjean se leva vivement, il n'y avait
plus personne sur le talus ; il chercha autour de
lui et aperçut une espèce d'être plus grand qu'un
enfant, plus petit qu'un homme, vêtu d'une
blouse grise et d'un pantalon de velours de coton
couleur poussière, qui enjambait le parapet et
se laissait glisser dans le fossé du Champ de
Mars.
Jean Valjean rentra chez lui sur-le-champ,
tout pensif.
Il
il3ns*ius
Marius était parti désolé de chez M. Gille-
normand. Il y était entré avec une 'espérance
bien petite; il en sortait avec un désespoir im-
mense.
Du reste, et ceux qui ont observé les com-
mencements du cœur humain le comprendront,
le lancier, l'officier, le dadais, le cousin Théo-
dule, n'avait laissé aucune ombre dans son esprit.
Pas la moindre. Le poète dramatique pourrait
en apparence espérer quelques complications de
cette révélation faite à brûle-pourpoint au petit-
94 LES MISÉRABLES.
fils par le grand-père. Mais ce que le drame y
gagnerait, la vérité le perdrait. Marius était
dans lage où, en fait de mal, on ne croit rien ;
plus tard vient l'âge où l'on croit tout. Les soup-
çons ne sont autre chose que des rides. La pre-
mière jeunesse n'en a pas. Ce qui bouleverse
Othello, glisse sur Candide. Soupçonner Cosette!
Il y a une foule de crimes que Marius eût faits
plus aisément.
Il se mit à marcher dans les rues , ressource
de ceux qui souffrent. Il ne pensa à rien dont il
pût se souvenir. A deux heures du matin il ren-
tra chez Courfeyrac et se jeta tout habillé sur
son matelas. Il faisait grand soleil lorsqu'il s'en-
dormit de cet affreux sommeil pesant qui laisse
aller et venir les idées dans le cerveau. Quand
il se réveilla, il vit debout dans la chambre, le
chapeau sur la tête tout prêts à sortir et très
affairés, Courfeyrac, Enjolras, Feuilly, et Com-
beferre.
Courfeyrac lui dit :
— Viens-tu à l'enterrement du général La-
marque?
Il lui sembla que Courfeyrac parlait chinois.
Il sortit quelque temps après eux. Il mit dans
MAR1US. 93
sa poche les pistolets que Javert lui avait confiés
lors de l'aventure du 3 février et qui étaient res-
tés entre ses mains. Ces pistolets étaient encore
chargés. Il serait difficile de dire quelle pensée
obscure il avait dans l'esprit en les emportant.
Toute la journée il rôda sans savoir où ; il
pleuvait par instants, il ne s'en apercevait point;
il acheta pour son dîner une flûte d'un sou chez
un boulanger, la mit dans sa poche et l'oublia.
Il paraît qu'il prit un bain dans la Seine sans en
avoir conscience. Il y a des moments où l'on a
une fournaise sous le crâne. Marius était dans
un de ces moments-là. Il n'espérait plus rien, il
ne craignait plus rien ; il avait fait ce pas depuis
la veille. Il attendait le soir avec une impatience
fiévreuse, il n'avait plus qu'une idée claire; —
c'est qu'à neuf heures il verrait Cosette. Ce der-
nier bonheur était maintenant tout son avenir ;
après, l'ombre. Par intervalles, tout en marchant
sur les boulevards les plus déserts, il lui sem-
blait entendre dans Paris des bruits étranges.
Il sortait la tête hors de sa rêverie et disait :
Est-ce qu'on se bat ?
A la nuit tombante, à neuf heures précises,
comme il l'avait promis à Cosette, il était rue
96 LES MISERABLES.
Plumet. Quand il approcha de la grille, il ou-
blia tout. Il y avait quarante-huit heures qu'il
n'avait vu Cosette, il allait la revoir, toute autre
pensée s'effaça et il n'eut plus qu'une joie inouïe
et profonde. Ces minutes où l'on vit des siècles
ont toujours cela de souverain et d'admirable
qu'au moment où elles passent elles emplissent
entièrement lo cœur.
Marius dérangea la grille et se précipita dans
le jardin. Cosette n'était pas à la place où elle
l'attendait d'ordinaire. Il traversa le fourré et
alla à l'enfoncement près du perron. — Elle
m'attend là, dit-il. — Cosette n'y était pas. Il
leva les yeux, et vit que les volets de la maison
étaient fermés. Il fit le tour du jardin, le jardin
était désert. Alors il revint à la maison, et, in-
sensé d'amour, ivre, épouvanté, exaspéré de
douleur et d'inquiétude , comme un maître qui
rentre chez lui à une mauvaise heure, il frappa
aux volets. Il frappa, il frappa encore, au risque
de voir la fenêtre s'ouvrir et la face sombre du
père apparaître et lui demander : que voulez-
vous? Ceci n'était plus rien auprès de ce qu'il
entrevoyait. Quand il eut frappé, il éleva la voix
et appela Cosette. — Cosette! cria-t-il. Cosette!
MAKI US. 97
répéta-t-il impérieusement. On ne répondit pas.
C'était fini. Personne dans le jardin; personne
dans la maison.
Marius fixa ses yeux désespérés sur cette mai-
son lugubre, aussi noire, aussi silencieuse et
plus vide qu'une tombe. Il regarda le banc de
pierre où il avait passé tant d'adorables heures
près de Cosette. Alors il s'assit sur les marches
du perron , le cœur plein de douceur et de réso-
lution, il bénit son amour dans le fond de sa
pensée, et il se dit que puisque Cosette était par-
tie, il n'avait plus qu'à mourir.
Tout à coup il entendit une voix qui parais-
sait venir de la rue et qui criait à travers les
arbres :
— Monsieur Marius!
Il se dressa.
— Hein? dit-il.
— Monsieur Marius, etes-vouslà?
— Oui.
— Monsieur Marius, reprit la voix, vos amis
vous attendent à la barricade de la rue de la
Chanvrerie.
Cette voix ne lui était pas entièrement incon-
nue. Elle ressemblait à la voix enrouée et rude
98 LES MISÉRABLES.
d'Épouine. Marius courut à la grille, écarta le
barreau mobile , passa sa tête au travers et vit
quelqu'un, qui lui parut être un jeune homme,
s'enfoncer en courant dans le crépuscule.
III
SI. Jlnlieuf
La bourse de Jean Valjean fut inutile cà
M. Mabeuf. M. Mabeuf, dans sa vénérable
austérité enfantine, n'avait point accepté le ca-
deau des astres; il n'avait point admis qu'une
étoile put se monnayer en louis d'or. Il n'avait
pas deviné que ce qui tombait du ciel venait de
Gavroche. Il avait porté la bourse au commis-
saire de police du quartier, comme objet perdu
mis par le trouveur à la disposition des récla-
mants. La bourse fut perdue en eifet. Il va sans
dire que personne ne la réclama, et elle ne se-
courut point M. Mabeuf.
ICO LES MISERABLES.
Du reste, M. Mabeuf avait continué de des-
cendre.
Les expériences sur l'indigo n'avaient pas
mieux réussi au Jardin des Plantes que dans
son jardin d'Austerlitz. L'année d'auparavant,
il devait les gages de sa gouvernante ; mainte-
nant, on l'a vu, il devait les termes de son loyer.
Le mont-de-piété, au bout de treize mois écou-
lés, avait vendu les cuivres de sa Flore. Quel-
que chaudronnier en avait fait des casseroles.
Ses cuivres disparus, ne pouvant plus compléter
même les exemplaires dépareillés de sa Flore
qu'il possédait encore, il avait cédé à vil prix à
un libraire-brocanteur planches et texte, comme
dé f et s. Il ne lui était plus rien resté de l'œuvre
de toute sa vie. Il se mit à manger l'argent do
ces exemplaires. Quand il vit que cette chétive
ressource s'épuisait, il renonça à son jardin et
le laissa en friche. Auparavant et longtemps
auparavant, il avait renoncé aux deux œufs et
au morceau de bœuf qu'il mangeait de temps en
temps. Il dînait avec du pain et des pommes de
terre. Il avait vendu ses derniers meubles, puis
tout ce qu'il avait en double en fait de litterie,
de vêtements et de couvertures, puis ses her-
M. MABEUF. 101
biers et ses estampes; mais il avait encore ses
livres les plus précieux, parmi lesquels plu-
sieurs d'une haute rareté, entre autres les Qua-
drins historiques delà Bible, édition de 15G0, la
Concordance des Bibles de Pierre de Besse, les
Marguerites de la Marguerite de Jean de La Haye
avec dédicace à la reine de Navarre, le livre
de la Charge et dignité de V ambassadeur par le
sieur de Villiers Hotman , un Florilegium rabbi-
nicum de 1644, un Tibulle de 1567 avec cette
splendidc inscription : Venetiis, in œdibus Manu-
tianis ; enfin un Diogène Laerce, imprimé à
Lyon en 1644, et où se trouvaient les fameuses
variantes du manuscrit 411, treizième siècle, du
Vatican, et celles des deux manuscrits de Ve-
nise, 393 et 394, si fructueusement consultés
par Henri Estienne, et tous les passages en dia-
lecte dorique qui ne se trouvent que dans le
célèbre manuscrit du douzième siècle de la
bibliothèque de Naples. M. Mabeuf ne faisait
jamais de feu dans sa chambre et se couchait
avec le jour pour ne pas brûler de chandelle. Il
semblait qu'il n'eût plus de voisins , on l'évitait
quand il sortait; il s'en apercevait. La misère
d'un enfant intéresse une mère, la misère d'un
102 LES MISÉRABLES.
jeune homme intéresse une jeune fille, la misère
d'un vieillard n'intéresse personne. C'est de
toutes les détresses la plus froide. Cependant
le père Mabeuf n'avait pas entièrement perdu sa
sérénité d'enfant. Sa prunelle prenait quelque
vivacité lorsqu'elle se fixait sur ses livres , et il
souriait lorsqu'il considérait le Diogène Laerce,
qui était un exemplaire unique. Son armoire
vitrée était le seul meuble qu'il eût conservé en
dehors de l'indispensable.
Un jour la mère Plutarquelui dit :
— Je n'ai pas de quoi acheter le dîner.
Ce qu'elle appelait le dîner, c'était un pain et
quatre ou cinq pommes de terre.
— A crédit? fit M. Mabeuf.
— Vous savez bien qu'on me refuse.
M. Mabeuf ouvrit sa bibliothèque, regarda
longtemps tous ses livres l'un après l'autre,
comme un père, obligé de décimer ses enfants,
les regarderait avant de choisir, puis en prit un
vivement, le mit sous son bras, et sortit. Il ren-
tra deux heures après n'ayant plus rien sous le
bras, posa trente sous sur la table et dit :
— Vous ferez à dîner.
A partir de ce moment, la mère Plutarque vit
M. MABEUF. 103
s'abaisser sur le candide visage du vieillard un
voile sombre qui ne se releva plus.
Le lendemain, le surlendemain, tous les jours,
il fallut recommencer. M. Mabeuf sortait avec
un livre et rentrait avec une pièce d'argent.
Comme les libraires -brocanteurs le voyaient
forcé de vendre, ils lui rachetaient vingt sous
ce qu'il avait payé vingt francs, quelquefois aux
mêmes libraires. Volume à volume, toute la
bibliothèque y passait. Il disait par moments :
J'ai pourtant quatre-vingts ans, comme s'il avait
je ne sais quelle arrière espérance d'arriver à
la fin de ses jours avant d'arriver à la fin de ses
livres. Sa tristesse croissait. Une fois pourtant
il eut une joie. Il sortit avec un Robert Estienne
qu'il vendit trente-cinq sous quai Malaquais et
revint avec un Aide qu'il avait acheté quarante
sous rue des Grès. — Je dois cinq sous, dit-il
tout rayonnant à la mère Plutarque. Ce jour-là
il ne dîna point.
Il était de la société d'Horticulture. On y
savait son dénûment. Le président de cette so-
ciété le vint voir, lui promit de parler de lui au
ministre de l'agriculture et du commerce, et le
fit. — Mais, comment donc ! s'écria le ministre.
104 LES MISÉRABLES.
Je crois bien! Un vieux savant! un botaniste!
un homme inoffensif! Il faut faire quelque chose
pour lui ! Le lendemain M. Mabeuf reçut une
invitation à dîner chez le ministre. Il montra en
tremblant de joie la lettre à la mère Plutarque.
— Nous sommes sauvés! dit-il. Au jour fixé, il
alla chez le ministre. Il s'aperçut que sa cravate
chiffonnée, son grand vieil habit carré et ses
souliers cirés à l'œuf étonnaient les huissiers.
Personne ne lui parla, pas même le ministre.
Vers dix heures du soir, comme il attendait
toujours une parole, il entendit la femme du
ministre, belle dame décolletée dont il n'avait
osé s'approcher, qui demandait : Quel est donc
ce vieux monsieur? Il s'en retourna chez lui à
pied, à minuit, par une pluie battante. Il avait
vendu un Elzevir pour payer son fiacre en
allant.
Tous les soirs avant de se coucher il avait
pris l'habitude de lire quelques pages de son
Diogène Laerce. Il savait assez de grec pour
jouir des particularités du texte qu'il possédait.
Il n'avait plus maintenant d'autre joie. Quelques
semaines s'écoulèrent. Tout à coup la mère
Plutarque tomba malade. Il est une chose plus
M. MABEL'F. 103
triste que de n'avoir pas de quoi acheter du pain
chez le boulanger, c'est de n'avoir pas de quoi
acheter des drogues chez l'apothicaire. Un soir,
le médecin avait ordonné une potion fort chère.
Et puis, la maladie s'aggravait, il fallait une
garde. M. Mabeuf ouvrit sa bibliothèque; il n'y
avait plus rien. Le dernier volume était parti.
Il ne lui restait que le Diogène Laerce.
Il mit l'exemplaire unique sous son bras et
sortit, c'était le 4 juin 1832; il alla porte Saint-
Jacques chez le successeur de Royol, et revint
avec cent francs. Il posa la pile de pièces de
cinq francs sur la table de nuit de la vieille ser-
vante et rentra dans sa chambre sans dire une
parole.
Le lendemain, dès l'aube, il s'assit sur la
borne renversée dans son jardin, et par dessus
la l>aie on put le voir toute la matinée immobile,
le front baissé, l'œil vaguement fixé sur ses
plates-bandes flétries. Il pleuvait par instants;
le vieillard ne semblait pas s'en apercevoir.
Dans l'après-midi, des bruits extraordinaires
éclatèrent dans Paris. Cela ressemblait à des
coups de fusil et aux clameurs d'une multi-
tude.
106 LES MISÉRABLES.
Le père Mabeuf leva la tête. Il aperçut un
jardinier qui passait, et demanda :
— Qu'est-ce que c'est?
Le jardinier répondit, sa bêche sur le dos et
de l'accent le plus paisible :
— Ce sont des émeutes.
— Comment ! des émeutes ?
— Oui. On se bat.
— Pourquoi se bat-on?
— Ah, dame! fit le jardinier.
— De quel côté? reprit M. Mabeuf.
— Du côté de l'Arsenal.
Le père Mabeuf rentra chez lui, prit son cha-
peau, chercha machinalement un livre pour le
mettre sous son bras, n'en trouva point, dit :
Ah! c'est vrai! et s'en alla d'un air égaré.
LIVRE DIXIEME
LE 5 JUIN 183?
La surface de la question
Do quoi se compose lemeute? de rien et de
tout. D'une électricité dégagée peu à peu, d'une
flamme subitement jaillic, d'une force qui erre,
d'un souffle qui passe. Ce souffle rencontre des
têtes qui parlent, des cerveaux qui rêvent, des
âmes qui souffrent, des passions qui brûlent,
des misères qui hurlent, et les emporte.
Où?
Au hasard. A travers l'État, à travers les lois,
à travers la prospérité et l'insolence des autres.
Les convictions irritées, les enthousiasmes
aigris, les indignations émues, les instincts de
guerre comprimés, les jeunes courages exaltés,
110 LES MISERABLES.
les aveuglements généreux; la curiosité, le goût
du changement, la soif de l'inattendu, le senti-
ment qui fait qu'on se plaît à lire l'affiche d'un
nouveau spectacle et qu'on aime au théâtre le
coup de sifflet du machiniste ; les haines vagues,
les rancunes, les désappointements, toute vanité
qui croit que la destinée lui a fait faillite; les
malaises, les songes creux, les ambitions entou-
rées d'escarpements , quiconque espère d'un
écroulement une issue, enfin, au plus bas, la
tourbe, cette boue qui prend feu, tels sont les
éléments de l'émeute.
Ce qu'il y a de plus grand et ce qu'il y a de
plus infime; les êtres qui rôdent en dehors de
tout, attendant une occasion, bohèmes, gens
sans aveu, vagabonds de carrefours, ceux qui
dorment la nuit dans un désert de maisons
sans autre toit que les froides nuées du ciel,
ceux qui demandent chaque jour leur pain au
hasard et non au travail, les inconnus de la
misère et du néant, les bras nus, les pieds nus,
appartiennent à l'émeute.
Quiconque a dans l'âme une révolte secrète
contre un fait quelconque de l'Etat, de la vie ou
du sort, confine à l'émeute, et dès quelle paraît,
LA SURFACE DE LA QUESTION. 111
commence à frissonner, et à se sentir soulevé
par le tourbillon.
L'émeute est une sorte de trombe de l'atmo-
sphère sociale qui se forme brusquement dans
de certaines conditions de température, et qui,
dans son tournoiement, monte, court, tonne,
arrache, rase, écrase, démolit, déracine, entraî-
nant avec elle les grandes natures et les ché-
tives, l'homme fort et l'esprit faible, le tronc
d'arbre et le brin de paille.
Malheur à celui qu'elle emporte comme à
celui qu'elle vient heurter! Elle les brise l'un
contre l'autre.
Elle communique à ceux qu'elle saisit on ne
sait quelle puissance extraordinaire. Elle emplit
le premier venu de la force des événements;
elle fait de tout des projectiles. Elle fait d'un
moellon un boulet et d'un portefaix un général.
Si l'on en croit de certains oracles de la poli-
tique sournoise, au point de vue du pouvoir, un
peu d'émeute est souhaitable. Système : l'émeute
raffermit les gouvernements qu'elle ne renverse
pas. Elle éprouve l'armée; elle concentre la
bourgeoisie; elle étire les muscles de la police;
elle constate la force de l'ossature sociale. C'est
112 LES MISÉftABLES.
une gymnastique; c'est presque de l'hygiène.
Le pouvoir se porte mieux après une émeute
comme l'homme après une friction.
L'émeute, il y a trente ans, était envisagée à
d'autres points de vue encore.
Il y a pour toute chose une théorie qui se
proclame elle-même « le bon sens; » Philinte
contre Alceste; médiation offerte entre le vrai
et le faux; explication, admonition, atténuation
un peu hautaine, qui, parce qu'elle est mélangée
de blâme et d'excuse, se croit la sagesse et n'est
souvent que la pédanterie. Toute une école
politique, appelée juste-milieu, est sortie de là.
Entre l'eau froide et l'eau chaude, c'est le parti
de l'eau tiède. Cette école, avec sa fausse pro-
fondeur toute de surface qui dissèque les effets
sans remonter aux causes, gourmande, du haut
d'une demi science, les agitations de la place
publique.
A entendre cette école : « Les émeutes qui
compliquèrent le fait de 1830 ôtèrent à ce grand
événement une partie de sa pureté. La révolu-
tion de Juillet avait été un beau coup de vent
populaire, brusquement suivi du ciel bleu. Elles
firent reparaître le ciel nébuleux. Elles firent
LA SURFACE DE LA QUESTION. 113
dégénérer en querelle cette révolution d'abord
si remarquable par l'unanimité. Dans la révo-
lution de Juillet, comme dans tout progrès par
saccade, il y avait eu des fractures secrètes;
l'émeute les rendit sensibles. On put dire : Ah!
ceci est cassé. Après la révolution de Juillet, on
ne sentait que la délivrance; après les émeutes,
on sentit la catastrophe.
« Toute émeute ferme les boutiques, déprime
les fonds, consterne la bourse, suspend le com-
merce, entrave les affaires, précipite les fail-
lites; plus d'argent, les fortunes privées in-
quiètes, le crédit public ébranlé, l'industrie
déconcertée, les capitaux reculant, le travail au
rabais, partout la peur; des contre-coups dans
toutes les villes. De là des gouffres. On a calculé
que le premier jour d'émeute coûte à la France
vingt millions, te deuxième quarante, le troi-
sième soixante. Une émeute de trois jours coûte
cent vingt millions, c'est à dire, à ne voir que
Le résultat financier, équivaut à un désastre,
naufrage ou bataille perdue, qui anéantirait une
flotte de soixante vaisseaux de ligne.
« Sans doute, historiquement, les émeutes
eurenl leur beauté; la guerre des pavés n'est
T. vi|i 10
114 LES MISÉRABLES.
pas moins grandiose et pas moins pathétique
que la guerre des buissons; dans l'une il y a
lame des forêts, dans l'autre le cœur des villes;
l'une a Jean Chouan, l'autre a Jeanne. Les
émeutes éclairèrent en rouge, mais splendide-
ment, toutes les saillies les plus originales du
caractère parisien, la générosité, le dévoûment,
la gaîté orageuse, les étudiants prouvant que la
bravoure fait partie de l'intelligence, la garde
nationale inébranlable, des bivouacs de bouti-
quiers, des forteresses de gamins, le mépris de
la mort chez des passants. Écoles et légions se
heurtaient. Après tout, entre les combattants, il
n'y avait qu'une différence d'âge ; c'est la même
race; ce sont les mêmes hommes stoïques qui
meurent à vingt ans pour leurs idées, à quarante
ans pour leurs familles. L'armée, toujours triste
dans les guerres civiles, opposait la prudence à
l'audace. Les émeutes, en même temps qu'elles
manifestèrent l'intrépidité populaire, firent l'édu-
cation du courage bourgeois.
« C'est bien. Mais tout cela vaut-il le sang
versé? Et au sang versé ajoutez l'avenir assom-
bri, le progrès compromis, l'inquiétude parmi
les meilleurs, les libéraux honnêtes désespé-
LA SURFACE DE LA QUESTION. 115
rant, l'absolutisme étranger heureux de ces
blessures faites à la révolution par elle-même,
les vaincus de 1830 triomphant, se disant : Nous
l'avions bien dit! Ajoutez Paris grandi peut-
être, mais à coup sûr la France diminuée. Ajou-
tez, car il faut tout dire, les massacres qui
déshonoraient trop souvent la victoire de l'ordre
devenu féroce sur la liberté devenue folle.
Somme toute, les émeutes ont été funestes. »
Ainsi parle cet à peu près de sagesse dont la
bourgeoisie, cet à peu près de peuple, se con-
tente si volontiers.
Quant à nous, nous rejetons ce mot trop large
et par conséquent trop commode : les émeutes.
Entre un mouvement populaire et un mouve-
ment populaire, nous distinguons. Nous ne
nous demandons pas si une émeute coûte autant
qu'une bataille. D'abord pourquoi une bataille?
Ici la question de la guerre surgit. La guerre
est-elle moins fléau que l'émeute n'est calamité?
Et puis, toutes les émeutes sont-elles calamités?
Et quand le 14 juillet coûterait cent vingt mil-
lions? L'établissement de Philippe V en Espagne
a coûté à la France deux milliards. Même à prix
1, nous préférerions le 11 juillet. D'ailleurs
116 LES MISÉRABLES.
nous repoussons ces chiffres, qui semblent des
raisons et qui ne sont que des mots. Une émeute
étant donnée, nous l'examinons en elle-même.
Dans tout ce que dit l'objection doctrinaire
exposée plus haut, il n'est question que de l'ef-
fet, nous cherchons la cause.
Nous précisons.
il
Le fond «le la question
Il y a l'émeute et il y a l'insurrectioD ; ce sont
deux colères; l'une a tort, l'autre a droit. Dans
les États démocratiques, les seuls fondes en
justice, il arrive quelquefois que la fraction
usurpe; alors le tout se lève, et la nécessaire
revendication de son droit peut aller jusqu'à la
prise d'armes. Dans toutes les questions qui as-
sortissent à la souveraineté collective, la gu
du tout contre la fraction est insurrection ; l'at-
taque de la û contre le tout est émeute;
selon que les Tuileries contiennent le roi
contiennent la Convention, elles sont justement
ou i] Lent attaquées. Le même canon bru-
contre la foi irt le 10 août et raison
118 LES MISERABLES.
le 14 vendémiaire. Apparence semblable, fond
différent; les suisses défendent le faux, Bona-
parte défend le vrai. Ce que le suffrage universel
a fait dans sa liberté et dans sa souveraineté,
ne peut être défait par la rue. De même dans
les choses de pure civilisation; l'instinct des
masses, hier clairvo}rant , peut demain être
trouble. La même furie est légitime contre Ter-
ray et absurde contre Turgot. Les bris de ma-
chines, les pillages d'entrepôts, les ruptures de
rails , les démolitions de docks , les fausses
routes des multitudes, les dénis de justice du
peuple au progrès, Ramus assassiné par les
écoliers, Rousseau chassé de Suisse à coups de
pierres, c'est l'émeute. Israël contre Moïse,
Athènes contre Phocion, R,ome contre Scipion,
c'est l'émeute; Paris contre la Bastille, c'est
l'insurrection. Les soldats contre Alexandre, les
matelots contre Christophe Colomb, c'est la
même révolte; révolte impie; pourquoi? C'est
qu'Alexandre fait pour l'Asie avec l'épée ce que
Christophe Colomb fait pour l'Amérique avec la
boussole; Alexandre, comme Colomb, trouve un
monde. Ces dons d'un monde à la civilisation
sont de tels accroissements de lumière que toute
LE FOND DE LA QUESTION. 11
résistance, là, est coupable. Quelquefois le peu-
ple se fausse fidélité à lui-même. La foule est
traître au peuple. Est-il, par exemple, rien de
plus étrange que cette longue et sanglante pro-
testation des faux-Saulniers, légitime révolte
chronique, qui, au moment décisif, au jour du
salut, à l'heure de la victoire populaire, épouse
le trône, tourne chouannerie, et d'insurrection
contre se fait émeute pour! Sombres chefs-d œu-
vre de l'ignorance! Le faux-Saulnier échappe
aux potences royales, et, un reste de corde au
cou, arbore la cocarde blanche. Mort aux Ga-
belles accouche de Vive le roi. Tueurs de la
Saint -Barthélémy, égorgeurs de Septembre,
massacreurs d'Avignon, assassins de Coligny,
assassins de madame de Lamballe, assassins de
Brune, Miquelets, Verdets, Cadenettes, com-
pagnons de Jéhu, chevaliers du Brassard, voilà
l'émeute. La Vendée est une grande émeute
catholique. Le bruit du droit en mouvement se
reconnaît, et il ne sort pas toujours du tremble-
ment des masses bouleversées ; il y a des rages
folles, il y a des cloches fêlées ; tous les tocsins
ne sonnent pas le son du bronze. Le branle des
passions et des ignorances est autre que la se-
120 LES MISERABLES.
cousse du progrès. Levez-vous, soit, mais pour
grandir. Montrez-moi de quel côté vous allez.
Il n'y a d'insurrection qu'en avant. Toute autre
levée est mauvaise ; tout pas violent en arrière
est émeute ; reculer est une voie de fait contre
le genre humain. L'insurrection est l'accès de
fureur de la vérité ; les pavés que l'insurrection
remue jettent l'étincelle du droit. Ces pavés ne
laissent à l'émeute que leur boue. Danton contre
Louis XVI, c'est l'insurrection; Hébert contre
Danton, c'est l'émeute.
De là vient que si l'insurrection, dans des ca
donnés, peut être, comme a dit Lafayette, !<
plus saint des devoirs, l'émeute peut cire le plus
fatal des attentats.
Il y a aussi quelque différence dans l'intensité
de calorique; l'insurrection est souvent volcan,
l'émeute est souvent feu de paille.
La révolte, nous l'avons dit, est quelquefois
dans le pouvoir. Polignac est un émeutier; Ca-
mille Desmoulins est un gouvernant.
Parfois, insurrection, c'est résurrection.
La solution de tout par le s
étant un fait absolument moderne , et toute
l'histoire antérieure à ce fait étant, depuis qua-
LE FOND DE LA QUESTION. 121
tre mille ans, remplie du droit viole et de la
souffrance des peuples, chaque époque de l'his-
toire apporte avec elle la protestation qui lui est
possible. Sous les césars, il n'y avait pas d'insur-
rection, mais il y avait Ju vénal.
Lefacit indignatio remplace les Gracques.
Sous les césars il y a l'exilé de Syène ; il y a
aussi l'homme des Annales.
Nous ne parlons pas de l'immense exilé de
Patmos qui, lui aussi, accable le monde réel
d'une protestation au nom du monde idéal, fait
de la vision une satire énorme, et jette sur
Romc-Ninive, sur Rome-Babylone, sur Rome-
une, la flamboyante réverbération de l'Apo-
calypse.
Jean sur son rocher c'est le sphinx sur son
piédestal; on peut ne pas le comprendre; c'est
un juif, et c'est de l'hébreu; mais l'homme qui
écrit les Annales est un latin ; disons mieux ,
c'est un romain.
Comme les nérons régnent à la manière noire,
ils doivent être peints de même. Le travail au
burin tout seul serait pale ; il faut verser dans
l'entaille une prose concentrée qui morde.
Les despotes sont pour quelque chose dans
122 LES MISERABLES.
les penseurs. Parole enchaînée, c'est parole ter-
rible. L'écrivain double et triple son style quand
le silence est imposé par un maître au peuple.
Il sort de ce silence une certaine plénitude mys-
térieuse qui filtre et se fige en airain dans la
pensée. La compression dans l'histoire produit
la concision dans l'historien. La solidité grani-
tique de telle prose célèbre n'est autre chose
qu'un tassement fait par le tyran.
La tyrannie contraint l'écrivain à des rétré-
cissements de diamètre qui sont des accroisse-
ments de force. La période cicéronienne , à
peine suffisante sur Verres, s'émousserait sur
Caligula. Moins d'envergure dans la phrase,
plus d'intensité dans le coup. Tacite pense à
bras raccourci.
L'honnêteté d'un grand cœur, condensée en
justice et en vérité, foudroie.
Soit dit en passant, il est à remarquer que
Tacite n'est pas historiquement superposé à
César. Les Tibères lui sont réservés. César et
Tacite sont deux phénomènes successifs dont la
rencontre semble mystérieusement évitée par
celui qui, dans la mise en scène des siècles,
règle les entrées et les sorties. César est grand,
LE FOND DE LA QUESTION. liT.
Tacite est grand; Dieu épargne ces deux gran-
deurs en ne les heurtant pas l'une contre l'autre.
Le justicier, frappant César, pouvait frapper
trop, et être injuste. Dieu ne veut pas. Les
grandes guerres d'Afrique et d'Espagne, les
pirates de Cilicie détruits, la civilisation intro-
duite en Gaule, en Bretagne, en Germanie,
toute cette gloire couvre le Rubicon. Il y a
là une sorte de délicatesse de la justice divine,
hésitant à lâcher sur l'usurpateur illustre l'his-
torien formidable, faisant à César grâce de Ta-
cite, et accordant les circonstances atténuantes
au génie.
Certes, le despotisme reste le despotisme,
même sous le despote de génie. Il y a cor-
ruption sous les tyrans illustres, mais la peste
morale est plus hideuse encore sous les tyrans
infâmes. Dans ces règnes -là rien ne voile la
honte ; et les faiseurs d'exemples, Tacite comme
Juvénal, soufflettent plus utilement, en pré-
sence du genre humain, cette ignominie sans
réplique.
Rome sent plus mauvais sous Vitellius que
sous Sylla. Sous Claude et sous Domitien, il y a
une difformité de bassesse correspondante à la
IM LES MISERABLES.
laideur du tyran. La vilenie des esclaves est un
produit direct du despote; un miasme s'exhale
de ces consciences croupies où se reflète le
maître ; les pouvoirs publics sont immondes ; les
cœurs sont petits, les consciences sont plates,
les âmes sont punaises; cela est ainsi sous Ca-
racalla, cela est ainsi sous Commode, cela est
ainsi sous Héliogabale, tandis qu'il ne sort du
sénat romain sous César que l'odeur de fiente
propre aux aires d'aigle.
De là la venue, en apparence tardive, des
Tacite et des Juvénal; c'est à l'heure de l'évi-
dence que le démonstrateur paraît.
Mais Juvénal et Tacite, de même qu'Isaïe
aux temps bibliques, de même que Dante au
moyen âge, c'est l'homme; l'émeute et l'insur-
rection, c'est la multitude, qui tantôt a tort,
tantôt a raison.
Dans les cas les plus généraux, l'émeute
l'un fait matériel; l'insurrection est toujours un
phénomène moral. L'émeute, c'est Mazaniello;
l'insurrection, c'est Spartacus. L'i ion
confine à l'esprit, l'émeute à l'estomac; Gaster
rite; mais Gaster, certes, n'a pas toujo
tort. Dans les questions de famine, l'émeute,
LE FOND DE LA QUESTION. 12j
Buzançais, par exemple, a un point de départ
vrai, pathétique et juste. Pourtant elle reste
émeute. Pourquoi? c'est qu'ayant raison au
fond, elle a eu tort dans la forme. Farouche,
quoiqu'ayant droit, violente, quoique forte, elle
a frappé au hasard ; elle a marché comme l'élé-
phant aveugle, en écrasant ; elle a laissé derrière
elle des cadavres de vieillards, de femmes et
d'enfants; elle a versé, sans savoir pourquoi, le
sang des inoffensifs et des innocents. Nourrir
le peuple est un bon but ; le massacrer est un
mauvais moyen.
Toutes les protestations armées, même les
plus légitimes , môme le 10 août , même le
14 juillet, débutent par le même trouble. Avant
que le droit se dégage, il y a tumulte et écume.
Au commencement l'insurrection est émeute, de
même que le fleuve est torrent. Ordinairement
elle aboutit à cet océan : Révolution. Quelque-
fois pourtant, venue de ces hautes montagnes
qui dominent l'horizon moral, la justice, la sa-
gesse, la raison, le droit, laite de la plus pure
neige de l'idéal, après une longue chute de
roche en roche, après avoir reflété le ciel dans
sa transparence et s'être grossie de cent af-
12G LES MISERABLES.
fluents clans la majestueuse allure du triomphe,
l'insurrection se perd tout à coup dans quelque
fondrière bourgeoise, comme le Rhin clans un
marais.
Tout ceci est du passé, l'avenir est autre. Le
suffrage universel a cela d'admirable qu'il dis-
sout l'émeute dans son principe, et qu'en don-
nant le vote à l'insurrection, il lui ôte l'arme.
L'évanouissement des guerres, de la guerre des
rues comme de la guerre des frontières, tel est
l'inévitable progrès. Quel que soit Aujourd'hui,
la paix, c'est Demain.
Du reste, insurrection, émeute, en quoi la
première diffère de la seconde, le bourgeois,
proprement dit, connaît peu ces nuances. Pour
lui tout est sédition, rébellion pure et simple,
révolte du dogue contre le maître, essai de
morsure qu'il faut punir de la chaîne et de la
niche, aboiement, jappement, jusqu'au jour où
la tête du chien, grossie tout à coup, s'ébauche
vaguement dans l'ombre en face de lion.
Alors le bourgeois crie : Vive le peuple !
Cette explication donnée, qu'est-ce pour l'his-
toire que le mouvement de juin 1832? est-ce une
émeute, est-ce une insurrection?
LE FOND DE LA QUESTION. 127
C'est une insurrection.
Il pourra nous arriver, dans cette mise en
scène d'un événement redoutable, de dire par-
fois 1 émeute, mais seulement pour qualifier les
faits de surface, et en maintenant toujours la
distinction entre la forme émeute et le fond
insurrection.
Ce mouvement de 1832 a eu, dans son explo-
sion rapide et dans son extinction lugubre, tant
de grandeur que ceux-là mêmes qui n'y voient
qu'une émeute n'en parlent pas sans respect.
Pour eux, c'est comme un reste de 1830. Les
imaginations émues, disent-ils, ne se calment
pas en un jour. Une révolution ne se coupe pas
à pic. Elle a toujours nécessairement quelques
ondulations avant de revenir à l'état de paix
comme une montagne en redescendant vers la
plaine. Il n'y a point d'Alpes sans Jura, ni de
Pyrénées sans Asturies.
Cette crise pathétique de l'histoire contempo-
raine que la mémoire des parisiens appelle
l'époque des émeutes, est à coup sûr une heure
caractéristique parmi les heures orageuses de
ce siècle. Un dernier mot avant d'entrer dans le
récit.
128 LES MISÉRABLES.
Les faits qui vont être racontés appartiennent
à cette réalité dramatique et vivante que l'his-
torien néglige quelquefois, faute de temps et
d'espace. Là pourtant, nous y insistons, là est
la vie, la palpitation, le frémissement humain.
Les petits détails, nous croyons l'avoir dit,
sont, pour ainsi parler, le feuillage des grands
événements et se perdent dans le lointain de
l'histoire. L'époque dite des émeutes abonde en
détails de ce genre. Les instructions judiciaires,
par d'autres raisons que l'histoire, n'ont pas
tout révélé, ni peut-être tout approndi. Nous
allons donc mettre en lumière, parmi les parti-
cularités connues et publiées, des choses qu'on
n'a point sues, des faits sur lesquels a passé
l'oubli des uns, la mort des autres. La plupart
des acteurs de ces scènes gigantesques ont dis-
paru; dès le lendemain ils se taisaient; mais
ce que nous raconterons, nous pourrons dire :
nous l'avons vu. Nous changerons quelques
noms , car l'histoire raconte et ne dénonce
pas, mais nous peindrons des choses vraies.
Dans les conditions du livre que nous écrivons,
nous ne montrerons qu'un côté et qu'un épi-
sode, et à coup sûr le moins connu, des jour-
LE FOND DE LA QUESTION. [29
nées des 5 et 6 juin 1832; mais nous ferons
en sorte que le lecteur entrevoie , sous le som-
bre voile que nous allons soulever, la figure
réelle de cette effrayante aventure publique.
III
BJn enterrement : occasion de renaître
Au printemps de 1832, quoique depuis trois
mois le choléra eût glacé les esprits et jeté sur
leur agitation je ne sais quel morne apaise-
ment, Paris était dès longtemps prêt pour une
commotion. Ainsi que nous l'avons dit , la
grande ville ressemble à une pièce de canon;
quand elle est chargée, il suffit d'une étincelle
qui tombe, le coup part. En juin 1832, l'étin-
celle fut la mort du général Lamarque.
Lamarque était un homme de renommée et
d'action. Il avait eu successivement, sous l'em-
pire et sous la restauration, 'es deux bravoures
UN ENTERREMENT : OCCASION UE RENAITRE. 131
nécessaires aux deux époques , la bravoure des
champs de bataille et la bravoure de la tribune.
Il était éloquent comme il avait été vaillant ; on
sentait une épée dans sa parole. Comme Foy, son
devancier, après avoir tenu haut le commande-
ment, il tenait haut la liberté. Il siégeait entre
la gauche et l'extrême gauche , aimé du peuple
parce qu'il acceptait les chances de l'avenir,
aimé de la foule parce qu'il avait bien servi
l'empereur. Il était, avec les comtes Gérard
et Drouet , un des maréchaux in petto de Napo-
léon. Les traités de 1815 le soulevaient comme
une offense personnelle. Il haïssait Wellington
d'une haine directe qui plaisait à la multitude ;
et depuis dix-sept ans, à peine attentif aux
événements intermédiaires, il avait majestueu-
sement gardé la tristesse de Waterloo. Dans son
agonie, à sa dernière heure, il avait serré contre
sa poitrine une épée que lui avaient décernée
les officiers des Cent Jours. Napoléon était
mort en prononçant le mot armée, Lamarque
en prononçant le mot patrie.
- Sa mort, prévue, était redoutée du peuple
comme une perte et du gouvernement comme
une occasion. Cette mort fut un deuil. Comme
IZ2 LES MISÉRABLES.
tout ce qui est amer, le deuil peut se tourner en
révolte. C'est ce qui arriva.
La veille et le matin du 5 juin, jour fixé pour
l'enterrement de Lamarque , le faubourg Saint-
Antoine, que le convoi devait venir toucher, prit
un aspect redoutable. Ce tumultueux réseau de
rues s'emplit de rumeurs. On s'y armait comme
on pouvait. Des menuisiers emportaient le volet
de leur établi « pour enfoncer les portes. » Un
d'eux s'était fait un poignard d'un crochet de
chaussonnier en cassant le crochet et en aigui-
sant le tronçon. Un autre, dans la fièvre « d'at-
« taquer, « couchait depuis trois jours tout
habillé. Un charpentier nommé Lombier, ren-
contrait un camarade qui lui demandait : Où
vas-tu? — Eh bien! je n'ai pas d'armes. —
Et puis? — Je vais à mon chantier chercher
mon compas. — Pourquoi foire? — Je ne sais
pas, disait Lombier. Un nommé Jacqueline,
homme d'expédition, abordait les ouvriers quel-
conques qui passaient : — Viens, toi! — Il
payait dix sous de vin, et disait : — As-tu
de l'ouvrage? — Non. — Va chez Filspicrre,
entre la barrière Montrcuil et la barrière Cha-
ronne, tu trouveras de l'ouvrage. — On trou-
IN ENTERREMENT : OCCASION DE RENAITRE. 133
vait chez Filspierre des cartouches et des
armes. Certains chefs connus faisaient la poste,
c'est à dire couraient chez l'un et l'autre pour
rassembler leur monde. Chez Barthélémy, près
la barrière du Trône , chez Capel , au Petit-
Chapeau , les buveurs s'accostaient d'un air
grave. On les entendait se dire : — Où as-tu ton
pistolet? — Sous ma blouse. Et toi? — Sous ma
chemise. Rue Traversière devant l'atelier Ro-
land, et cour de la Maison-Brûlée, devant l'ate-
lier de l'outilleur Bernier, des groupes chucho-
taient. On y remarquait, comme le plus ardent,
un certain Mavot, qui ne faisait jamais plus
d'une semaine dans un atelier, les maîtres le
renvoyant « parce qu'il fallait tous les jours se
disputer avec lui. » Mavot fut tué le lendemain
dans la barricade de la rue Ménilmontant.
Pretot , qui devait mourir aussi dans la lutte,
secondait Mavot , et à cette question : quel est
ton but ? répondait : — L'insurrection. Des ou-
vriers rassemblés au coin de la rue de Bercy
attendaient un nommé Lemarin , agent révolu-
tionnaire pour le faubourg Saint-Marceau. Des
mots d'ordre s'échangeaient presque publique-
ment.
154 LES MISÉRABLES.
Le 5 juin donc, par une journée mêlée de pluie
et de soleil, le convoi du général Lamarque tra-
versa Paris avec la pompe militaire officielle, un
peu accrue par les précautions. Deux bataillons,
tambours drapés, fusils renversés, dix mille
gardes nationaux, le sabre au côté, les batteries
de l'artillerie de la garde nationale, escortaient
le cercueil. Le corbillard était traîné par des
jeunes gens. Les officiers des Invalides le sui-
vaient immédiatement, portant des branches de
laurier. Puis venait une multitude innombrable,
agitée , étrange , les sectionnaires des Amis du
Peuple, l'école de droit, l'école de médecine, les
réfugiés de toutes les nations, drapeaux espa-
gnols, italiens, allemands, polonais, drapeaux
tricolores horizontaux, toutes les bannières pos-
sibles, des enfants agitant des branches vertes,
des tailleurs de pierre et des charpentiers qui
faisaient grève en ce moment-là même, des
imprimeurs rcconnaissables à leurs bonnets de
papier, marchant deux par deux, trois par
trois, poussant des cris, agitant presque tous
des bâtons, quelques-uns des sabres, sans
ordre et pourtant avec une seule âme , tan-
tôt une cohue, tantôt une colonne. Des pelo-
UN ENTERREMENT : OCCASION DE RENAITRE. 133
tons se choisissaient des chefs ; un homme,
armé d'une paire de pistolets parfaitement vi-
sible, semblait en passer d'autres en revue
dont les files s'écartaient devant lui. Sur les
contre-allées des boulevards, dans les branches
des arbres, aux balcons, aux fenêtres, sur les
toits, les têtes fourmillaient, hommes, femmes,
enfants ; les yeux étaient pleins d'anxiété.
Une foule armée passait , une foule effarée re-
gardait.
De son côté le gouvernement observait. Il
observait, la main sur la poignée de l'épée. On
pouvait voir, tout prêts à marcher, gibernes
pleines, fusils et mousquetons chargés, place
Louis XV, quatre escadrons de carabiniers, en
selle et clairons en tête ; dans le pays latin et au
Jardin des Plantes , la garde municipale , éche-
lonnée de rue en rue , à la Halle-aux-Vins un
escadron de dragons, à la Grève une moitié du
12e léger, l'autre moitié à la Bastille, le 6e dra-
gons aux Célestins , de l'artillerie plein la cour
du Louvre. Le reste des troupes était consi-
gné dans les casernes, sans compter les régi-
ments des environs de Paris. Le pouvoir inquiet
tenait suspendus sur la multitude menaçante
136 LES MISÉRABLES.
vingt-quatre mille soldats dans la ville et trente
mille dans la banlieue.
Divers bruits circulaient dans le cortège. On
parlait de menées légitimistes ; on parlait du duc
de Reichstadt , que Dieu marquait pour la mort
à cette minute même où la foule le désignait
pour l'empire. Un personnage resté inconnu
annonçait qu'à l'heure dite deux contre-maîtres
gagnés ouvriraient au peuple les portes d'une
fabrique d'armes. Ce qui dominait sur les fronts
découverts de la plupart des assistants, c'était
un enthousiasme mêlé d'accablement. On voyait
aussi çà et là dans cette multitude en proie à
tant d'émotions violentes, mais nobles, de vrais
visages de malfaiteurs et des bouches ignobles
qui disaient : pillons ! Il y a de certaines agita-
tions qui remuent le fond des marais et qui font
monter dans l'eau des nuages de boue. Phéno-
mène auquel ne sont point étrangères les polices
« bien faites. »
Le cortège chemina, avec une lenteur fébrile,
de la maison mortuaire par les boulevards jus-
qu'à la Bastille. Il pleuvait de temps en temps;
la pluie ne faisait rien à cette foule. Plusieurs
incidents, le cercueil promené autour de la co-
UN ENTERREMENT : OCCASION DE RENAITRE. 157
lonne Vendôme, des pierres jetées au duc de
Fitz-James aperçu à un balcon le chapeau sur
la tête, le coq gaulois arraché d'un drapeau popu-
laire et traîné dans la boue, un sergent de ville
blessé d'un coup d'épée à la porte Saint-Martin,
un officier du 12e léger disant tout haut : Je suis
républicain , l'école polytechnique survenant
après sa consigne forcée, les cris : Vive l'école
polytechnique ! Vive la république ! marquèrent
le trajet du convoi. A la Bastille, les longues
files de curieux redoutables qui descendaient du
faubourg Saint- Antoine firent leur jonction avec
le cortège et un certain bouillonnement terrible
commença à soulever la foule.
On entendit un homme qui disait à un autre :
— Tu vois bien celui-là avec sa barbiche rouge,
c'est lui qui dira quand il faudra tirer. Il paraît
que cette môme Barbiche rouge s'est retrouvée
plus tard avec la môme fonction dans une autre
émeute: l'affaire Quénisset.
Le corbillard dépassa la Bastille, suivit le
canal, traversa le petit pont et atteignit l'espla-
nade du pont d'Austerlitz. Là il s'arrêta. En ce
moment cette foule vue à vol d'oiseau eût offert
l'aspect d'une comète dont la télé était à l'espla-
138 LES MISÉRABLES.
nade et dont la queue développée sur le quai
Bourdon couvrait la Bastille et se prolongeait
sur le boulevard jusqu'à la porte Saint-Martin.
Un cercle se traça autour du corbillard. La
vaste cohue fit silence. Lafayette parla et dit
adieu à Lamarque. Ce fut un instant touchant
et auguste, toutes les têtes se découvrirent,
tous les coeurs battaient. Tout à coup un homme
à cheval, vêtu de noir, parut au milieu du
groupe avec un drapeau rouge, d'autres disent
avec une pique surmontée d'un bonnet rouge.
Lafayette détourna la tête. Excelmans quitta le
cortège.
Ce drapeau rouge souleva un orage et y dis-
parut. Du boulevard Bourdon au pont d'Aus-
terlitz une de ces clameurs qui ressemblent
à des houles remua la multitude. Deux cris
prodigieux s'élevèrent : — Lamarque au Pan-
théon! — Lafayette à l'hôtel de ville! — Des
jeunes gens, aux acclamations de la foule,
s'attelèrent et se mirent à traîner Lamarque
dans le corbillard par le pont d'Austerlitz et
Lafayette clans un fiacre par le quai Mer-
lan d.
Dans la foule qui entourait et acclamait La-
UN ENTERREMENT '. OCCASION DE RENAITRE. 139
fayette, on remarquait et l'on se montrait un
allemand nommé Ludwig Snycler, mort cente-
naire depuis , qui avait fait lui aussi la guerre
de 1776, et qui avait combattu à Trenton sous
Washington et sous Lafayette à Branclywine.
Cependant sur la rive gauche la cavalerie
municipale s'ébranlait et venait barrer le pont,
sur la rive droite les dragons sortaient des
Célestins et se déployaient le long du quai
Morland. Le peuple qui traînait Lafayette les
aperçut brusquement au coude du quai et
cria : les dragons! Les dragons s'avançaient
au pas, en silence, pistolets dans les fontes,
sabres aux fourreaux, mousquetons aux porte-
crosses, avec un air d'attente sombre.
A deux cents pas du petit pont, ils firent
halte. Le fiacre où était Lafayette chemina
jusqu'à eux, ils ouvrirent les rangs, le laissèrent
passer, et se refermèrent sur lui. En ce moment
les dragons et la foule se touchaient. Les
femmes s'enfuyaient avec terreur.
Que se passa-t-il dans cette minute fatale ?
personne ne saurait le dire. C'est le moment
ténébreux où deux nuées se mêlent. Les uns
racontent qu'une fanfare sonnant la charge fut
140 LES MISÉRABLES.
entendue du côté de l'Arsenal, les autres qu'un
coup de poignard fut donné par un enfant à
un dragon. Le fait est que trois coups de feu
partirent subitement, le premier tua le chef
d'escadron Cholet, le second tua une vieille
sourde qui fermait sa fenêtre rue Contrescarpe,
le troisième brûla 1 epaulette d'un officier ; une
femme cria : On commence trop tôt ! et tout à
coup on vit du côté opposé au quai Morland un
escadron de dragons qui était resté dans la
caserne déboucher au galop, le sabre nu, par la
rue Bassompierre et le boulevard Bourdon, et
balayer tout devant lui.
Alors tout est dit, la tempête se déchaîne,
les pierres pleuvent, la fusillade éclate, beau-
coup se précipitent au bas de la berge et passent
le petit bras de la Seine aujourd'hui comblé, les
chantiers de l'île Louviers, cette vaste citadelle
toute faite, se hérissent de combattants, on ar-
rache des pieux, on tire des coups de pistolet,
une barricade s'ébauche, les jeunes gens refou-
lés passent le pont d'Austerlitz avec le corbil-
lard au pas de course et chargent la garde muni-
cipale, les carabiniers accourent, les dragons
sabrent, la foule se disperse dans tous les sens,
UN ENTERREMENT : OCCASION DE RENAITRE. li!
une rumeur de guerre vole aux quatre coins de
Paris, on crie : Aux armes! on court, on cul-
bute, on fuit, on résiste. La colère emporte
lemeute comme le vent emporte le feu.
IV
Les bouilSoBBiicments d'autrefois
Rien n'est plus extraordinaire que le premier
fourmillement d'une émeute. Tout éclate par-
tout à la fois. Etait-ce prévu? oui. Était-ce pré-
paré? non. D'où cela sort-il? des pavés. D'où
cela tombe- t-il? des nues. Ici l'insurrection a le
caractère d'un complot; là d'une improvisation.
Le premier venu s'empare d'un courant de la
foule et le mène où il veut. Début plein d'épou-
vante où se mole une sorte de gaîté formidable.
Ce sont d'abord des clameurs, les magasins se
ferment, les étalages des marchands disparais-
sent; puis des coups do feu isolés; des gens
s'enfuient; des coups de crosse heurtent les
LES BOUILLONNEMENTS D AUTREFOIS. liÔ
portes cochères; on entend les servantes rire
dans les cours des maisons et dire : II va y
avoir du train!
Un quart d'heure netait pas écoulé, voici ce
qui se passait presque en même temps sur vingt
points de Paris différents.
Rue Sainte -Croix de la Bretonnerie, une
vingtaine de jeunes gens, à barbe et à cheveux
longs, entraient dans un estaminet et en ras-
sortaient un moment après, portant un drapeau
tricolore horizontal couvert d'un crêpe et ayant
à leur tôto trois hommes armés, l'un d'un sabre,
l'autre d'un fusil, le troisième d'une pique.
Rue des Nonaindières , un bourgeois bien
vêtu, qui avait du ventre, la voix sonore, le
crâne chauve, le front élevé, la barbe noire et
une de ces moustaches rudes qui ne peuvent se
rabattre, offrait publiquement des cartouches
aux passants.
Rue Saint-Pierre-Montmartre, des hommes
aux bras nus promenaient un drapeau noir où
on lisait ces mots en lettres blanches : République
ou la mort! Rue des Jeûneurs, rue du Cadran,
rue Montorgucil, rue Mandar, apparaissaient
des groupes agitant des drapeaux sur lesquels
144 LES MISÉRABLES.
on distinguait des lettres d'or, le mot section avec
un numéro. Un de ces drapeaux était rouge et
bleu avec un imperceptible entre-deux blanc.
On pillait une fabrique d'armes, boulevard
Saint-Martin, et trois boutiques d'armuriers, la
première rue Beaubourg, la deuxième rue Mi-
chel-le-Comte, l'autre, rue du Temple. En quel-
ques minutes les mille mains de la foule sai-
sissaient et emportaient deux cent trente fusils,
presque tous à deux coups, soixante -quatre
sabres, quatre-vingt-trois pistolets. Afin d'ar-
mer plus de monde, l'un prenait le fusil, l'autre
la baïonnette.
Vis-à-vis le quai de la Grève, des jeunes gens
armés de mousquets s'installaient chez des
femmes pour tirer. L'un d'eux avait un mousquet
à rouet. Ils sonnaient, entraient, et se mettaient
à faire des cartouches. Une de ces femmes à
raconté : Je ne savais pas ce que c\ le des
's, c'est mon mari qui me Fa .
assemblement enfonçait une boutique de
curiosités rue des Yieillcs-IIaudriettcs et y pre-
nait des yatagans et des armes turques.
Le cadavre d'un maçon tué d'un coup de fusil
dt rue de la Perle.
LES BOUILLONNEMENTS 1) AUTREFOIS. 14o
Et puis, rivedroite, rivegauche, sur les quais,
sur les boulevards, dans le pays latin, dans le
quartier des Halles, des hommes haletants, ou-
vriers, étudiants, sectionnaires, lisaient des pro-
clamations, criaient : Aux armes ! brisaient les
réverbères, dételaient les voitures, dépavaient
les rues, enfonçaient les portes des maisons,
déracinaient les arbres, fouillaient les caves,
roulaient des tonneaux, entassaient pavés, moel-
lons, meubles, planches, faisaient des barricades.
On forçait les bourgeois d'y aider. On entrait
chez les femmes, on leur faisait donner le sabre
et le fusil des maris absents et l'on écrivait avec
du blanc d"Espagne sur la porte : les armes sont
livrées. Quelques-uns signaient « de leurs noms »
des reçus du fusil et du sabre, et disaient : en-
voyez-les chercher demain à la mairie. On désar-
mait dans les rues les sentinelles isolées et les
gardes nationaux allant à leur municipalité. On
arrachait les épaulettes aux officiers. Rue du
cimetière Saint-Nicolas, un officier de la garde
nationale, poursuivi par une troupe armée de
bâtons et de fleurets, se réfugia à grand'peine
dans une maison d'où il ne put sortir qu'à la
nuit, et déguisé.
146 LES MISERABLES.
Dans le quartier Saint-Jacques, les étudiants
sortaient par essaims de leurs hôtels, et mon-
taient rue Saint- Hyacinthe au café du Progrès
ou descendaient au café des Sept Billards, rue
des Mathurins. Là, devant les portes, des jeunes
gens debout sur des bornes distribuaient des
armes. On pillait le chantier de la rue Transno-
nain pour faire des barricades. Sur un seul
point les habitants résistaient, à l'angle des rues
Sainte-Avoye et Simon-le-Franc où ils détrui-
saient eux-mêmes la barricade. Sur un seul
point, les insurgés pliaient ; ils abandonnaient
une barricade commencée rue du Temple après
avoir fait feu sur un détachement de garde natio-
nale, et s'enfuyaient par la rue de la Corderic. Le
détachement ramassa dans la barricade un dra-
peau rouge, un paquet de cartouches et trois
cents balles de pistolet. Les gardes nationaux
déchirèrent le drapeau et en remportèrent les
lambeaux à la pointe de leurs baïonnettes.
Tout ce que nous racontons ici lentement et
successivement se faisait à la fois sur tous les
points de la ville au milieu d'un vaste tumulte,
comme une foule d'éclairs dans un seul roule-
ment de tonnerre.
LES BOUILLONNEMENTS D AUTREFOIS. 147
En moins d'une heure vingt-sept barricades
sortirent de terre dans le seul quartier des
Halles. Au centre était cette fameuse mai-
son n° 50, qui fut la forteresse de Jeanne et de
ses cent six compagnons, et qui, flanquée d'un
côté par une barricade à Saint-Merry, et de l'au-
tre par une barricade à la rue Maubuée, com-
mandait trois rues, la rue des Arcis, la rue
Saint-Martin, et la rue Aubry- le -Bouclier
qu'elle prenait de front. Deux barricades en
dquerre se repliaient l'une de la rue Montor-
gueil sur la Grande Truanderie, l'autre de la
rue Geoffroy-Lange vin sur la rue Sainte-Avoye.
Sans compter d'innombrables barricades dans
vingt autres quartiers de Paris, au Marais, à
la montagne Sainte-Geneviève ; une, rue Ménil-
montant, où l'on voyait une porte cochère arra-
chée de ses gonds; une autre près du petit pont
de l'Hôtcl-Dieu faite avec une écossaise dételée
et renversée, à trois cents pas de la préfecture
de police.
A la barricade de la rue des Ménétriers un
homme bien mis distribuait de l'argent aux tra-
vailleurs. A la barricade de la rue Grenetat un
cavalier parut et remit à celui qui paraissait le
i 18 LES MISERABLES.
chef de la barricade un rouleau qui avait l'air
d'un rouleau d'argent. — Voilà, dit-il, pour payer
les dépenses, le vin, et caetera. Un jeune homme
blond, sans cravate, allait d'une barricade à
l'autre portant des mots d'ordre. Un autre, le
sabre nu, un bonnet de police bleu sur la tête,
posait des sentinelles. Dans l'intérieur, en deçà
des barricades, les cabarets et les loges de por-
tiers étaient convertis en corps de garde. Du
reste l'émeute se comportait selon la plus sa-
vante tactique militaire. Les rues étroites, iné-
gales, sinueuses, pleines d'angles et de tour-
nants , étaient admirablement choisies ; les
environs des Halles en particulier, réseau de
rues plus embrouillé qu'une foret. La soci
des Amis du Peuple avait, disait-on, pris la
direction de l'insurrection dans le quartier
Sainte-Avoye. Un homme tué rue du Ponceau
qu'on fouilla avait sur lui le plan de Paris.
Ce qui avait réellement pris la direction de
l'émeute, c'était une sorte d'impétuosité incon-
nue qui était dans l'air. L'insurrection, brus-
quement, avait bâti les barricades d'une main et
de l'autre saisi presque tous les postes de la
garnison. En moins de trois heures, comme une
LES BOUILLONNEMENTS D AUTREFOIS. 149
traînée de poudre qui s'allume, les insurgés
avaient envahi et occupé, sur la rive droite,
l'Arsenal, la mairie de la place Royale, tout le
Marais, la fabrique d'armes Popincourt, la Ga-
liote, le Château d'Eau, toutes les rues près les
Halles; sur la rive gauche, la caserne des Vété-
rans, Sainte-Pélagie, la place Maubert, la pou-
drière des Deux Moulins, toutes les barrières.
A cinq heures du soir ils étaient maîtres de la
Bastille, de la Lingerie, des Blancs-Manteaux ;
leurs éclaireurs touchaient la place des Vic-
toires, et menaçaient la Banque, la caserne des
Petits-Pères, l'hôtel des Postes. Le tiers de
Paris était à l'émeute.
Sur tous les points la lutte était gigantesque-
ment engagée; et, des désarmements, des visites
domiciliaires, des boutiques d'armuriers vive-
ment envahies, il résultait ceci que le combat
commencé à coups de pierres continuait à coups
de fusil.
Vers six heures du soir, le passage du Sau-
mon devenait champ de bataille. L'émeute était
à un bout, la troupe au bout opposé. On se
fusillait d'une grille à l'autre. Un observateur,
un rêveur, l'auteur de ce livre, qui était allé
ISO LES MISERABLES.
voir le volcan de près, se trouva dans le passage
pris entre les deux feux. Il n'avait pour se ga-
rantir des balles que le renflement des demi-
colonnes qui séparent les boutiques ; il fut près
d'une demi-heure dans cette situation délicate.
Cependant le rappel battait, les gardes natio-
naux s'habillaient et s'armaient en hâte, les lé-
gions sortaient des mairies, les régiments sor-
taient des casernes. Vis-à-vis le passage de
l'Ancre un tambour recevait un coup de poi-
gnard. Un autre, rue du Cygne, était assailli
par une trentaine de jeunes gens qui lui cre-
vaient sa caisse et lui prenaient son sabre. Un
autre était tué rue Grenier-Saint-Lazare. Rue
Michel-le-Comte, trois officiers tombaient morts
l'un après l'autre. Plusieurs gardes municipaux,
blessés rue des Lombards, rétrogradaient.
Devant la Cour-Batave, un détachement de
gardes nationaux trouvait un drapeau rouge
portant cette inscription : Révolution républi-
caine, n° 127. Était-ce une révolutiou en effet?
L'insurrection s'était fait du centre de Paris
une sorte de citadelle inextricable, tortueuse,
colossale.'
Là était le foyer, là était évidemment la ques-
les bouillonnements D AUTREFOIS. 151
tion. Tout lu reste n'était qu'escarmouches. Ce
qui prouvait que tout se déciderait là, c'est qu'on
ne s'y battait pas encore.
Dans quelques régiments, les soldats étaient
incertains, ce qui ajoutait à l'obscurité ef-
frayante de la crise. Ils se rappelaient l'ovation
populaire qui avait accueilli en juillet 1830 la
neutralité du 53e de ligne. Deux hommes intré-
pides et éprouvés par les grandes guerres, le
maréchal de Lobau et le général Bugeaud, com-
mandaient, Bugeaud sous Lobau. D'énormes
patrouilles, composées de bataillons de la ligne
enfermés dans des compagnies entières de garde
nationale, et précédées d'un commissaire de po-
lice en écharpe, allaient reconnaître les rues
insurgées. De leur côté, les insurgés posaient
des vedettes au coin des carrefours et en-
voyaient audacieusement des patrouilles hors
des barricades. On s'observait des deux parts.
Le gouvernement, avec une armée dans la main,
hésitait; la nuit allait venir et l'on commençait
à entendre le tocsin de Saint-Merry. Le minis-
tre de la guerre d'alors, le maréchal Soult, qui
avait vu Austerlitz, regardait cela d'un air
sombre.
152 LES MISÉRABLES.
Ces vieux matelots-là, habitués à la manœuvre
correcte et n'ayant pour ressource et pour guide
que la tactique, cette boussole des batailles,
sont tout désorientés en présence de cette im-
mense écume qu'on appelle la colère publique.
Le vent des révolutions n'est pas maniable.
Les gardes nationales de la banlieue accou-
raient en hâte et en désordre. Un bataillon du
12e léger venait au pas de course de Saint-De-
nis, le 14e de ligne arrivait de Courbevoie, les
batteries de l'École militaire avaient pris posi-
tion au Carrousel ; des canons descendaient de
Vincennes.
La solitude se faisait aux Tuileries. Louis-
Philippe était plein de sérénité.
Originalité «le Paris
Depuis deux ans, nous l'avons dit, Paris avait
vu plus d'une insurrection. Hors des quartiers
insurgés, rien n'est d'ordinaire plus étrangement
calme que la physionomie de Paris pendant une
émeute. Paris s'accoutume très vite à tout, —
ce n'est qu'une émeute, — et Paris a tant d'af-
faires qu'il ne se dérange pas pour si peu. Ces
villes colossales peuvent seules donner de tels
spectacles. Ces enceintes immenses peuvent
seules contenir en même temps la guerre civile
et on ne sait quelle bizarre tranquillité. D'habi-
tude, quand l'insurrection commence, quand on
154 LES MISÉRABLES.
entend le tambour, le rappel, la générale, le
boutiquier se borne à dire :
— Il paraît qu'il y a du grabuge rue Saint-
Martin.
Ou:
— Faubourg Saint-Antoine.
Souvent il ajoute avec insouciance :
— Quelque part par là.
Plus tard, quand on distingue le vacarme dé-
chirant et lugubre de la mousqueterie et des
feux de peloton, le boutiquier dit :
— Ça chauffe donc ! Tiens, ça chauffe !
Un moment après, si l'émeute approche, et
gagne, il ferme précipitamment sa boutique et
endosse rapidement son uniforme, c'est à dire,
met ses marchandises en sûreté et risque sa
personne.
On se fusille dans un carrefour, dans un pas-
sage, dans un cul-de-sac ; on prend, perd et re-
prend des barricades; le sang coule, la mitraille
crible les façades des maisons, les balles tuent
les gens dans leur alcôve , les cadavres encom-
brent le pavé. A quelques rues de là, on en-
tend le choc des billes de billard dans les
cales.
ORIGINALITE DE TARIS. 155
Les théâtres ouvrent leurs portes et jouent
des vaudevilles ; les curieux causent et rient à
deux pas de ces rues pleines de guerre. Les
fiacres cheminent; les passants vont dîner en
ville. Quelquefois dans le quartier même où l'on
se bat. En 1831, une fusillade s'interrompit pour
laisser passer une noce.
Lors de l'insurrection du 12 mai 1839, ruo
Saint-Martin, un petit vieux homme infirme,
traînant une charrette à bras surmontée d'un
chiffon tricolore dans laquelle il y avait des
carafes remplies d'un liquide quelconque, allait
et venait de la barricade à la troupe et de la
troupe à la barricade, offrant impartialement
des verres de coco — tantôt au gouvernement,
tantôt à l'anarchie.
Rien n'est plus étrange ; et c'est là le carac-
tère propre des émeutes de Paris qui ne se re-
trouve dans aucune autre capitale. Il faut pour
cela deux choses , la grandeur de Paris , et sa
gaîté. Il faut la ville de Voltaire et de Napo-
léon.
Cette fois, cependant, dans la prise d'armes
du 5 juin 1832, la grande ville sentit quelque
chose qui était peut-être plus fort qu'elle. Elle
156 LES MISÉRABLES.
eut peur. On vit partout, dans les quartiers
les plus lointains et les plus « désintéressés, »
les portes, les fenêtres et les volets fermés en
plein jour. Les courageux s'armèrent, les pol-
trons se cachèrent. Le passant insouciant et
affairé disparut. Beaucoup de rues étaient vides
comme à quatre heures du matin. On colportait
des détails alarmants, on répandait des nou-
velles fatales. — Quils étaient maîtres de la
Banque : — que, rien qu'au cloître de Saint-
Merry, ils étaient six cents, retranchés et cré-
nelés dans l'église; — que la ligne n'était pas
sûre; — qu'Armand Carrel avait été voir le
maréchal Clausel et que le maréchal avait dit :
Ayez d'abord un régiment; — que Lafayette était
malade , mais qu'il leur avait dit pourtant : Je
suis à vous. Je vous suivrai partout où il y aura
place pour une chaise; — qu'il fallait se tenir
sur ses gardes ; qu'à la nuit il y aurait des gens
qui pilleraient les maisons isolées dans les coins
déserts de Paris (ici on reconnaissait l'imagina-
tion de la police, cette Anne Radclille mêlée au
gouvernement) ; — qu'une batterie avait été
établie rue Aubry-le-Boucher ; — que Lobau et
Bugeaud se concertaient, et qu'à minuit, ou au
ORIGINALITÉ DE PARIS. 157
point (lu jour au plus tard, quatre colonnes
marcheraient à la fois sur le centre de lemeute,
la première venant de la Bastille, la deuxième
de la porte Saint-Martin, la troisième de la
Grève , la quatrième des Halles ; — que peut-
être aussi les troupes évacueraient Paris et se
retireraient au Champ de Mars; — qu'on ne
savait ce qui arriverait, mais qu'à coup sûr cette
fois, c'était grave. — On se préoccupait des
hésitations du maréchal Soult. — Pourquoi
n'attaquait-il pas tout de suite? — Il est certain
qu'il était profondément absorbé. Le vieux lion
semblait flairer dans cette ombre un monstre
inconnu.
Le soir vint, les théâtres n'ouvrirent pas ; les
patrouilles circulaient d'un air irrité; on fouil-
lait les passants; on arrêtait les suspects. Il y
avait à neuf heures plus de huit cents personnes
arrêtées; la préfecture de police était encom-
brée , la Conciergerie encombrée , la Force en-
combrée. A la Conciergerie, en particulier, le
long souterrain qu'on nomme la rue de Paris
était jonché de bottes de paille sur lesquelles gi-
sait un entassement de prisonniers, que l'homme
de Lyon, Lagrange, haranguait avec vaillance.
158 LES MISERABLES.
Toute cette paille, remuée par tous ces hommes,
faisait le bruit d'une averse. Ailleurs les prison-
niers couchaient en plein air dans les préaux les
uns sur les autres. L'anxiété était partout, et un
certain tremblement, peu habituel à Paris.
On se barricadait dans les maisons; les femmes
et les mères s'inquiétaient ; on n'entendait que
ceci : Ah mon Dieu! il n'est pas rentré! Il y avait
à peine au loin quelques rares roulements de
voitures. On écoutait sur le pas des portes les
rumeurs, les cris, les tumultes, les bruits sourds
et indistincts, des choses dont on disait : C'est
la cavalerie, ou : Ce sont des caissons qui galopai',
les clairons , les tambours , la fusillade , et sur-
tout ce lamentable tocsin de Saint-Merry. On
attendait le premier coup de canon. Des hom-
mes surgissaient au coin des rues et disparais-
saient en criant : Rentrez chez vous ! Et l'on se
hâtait de verrouiller les portes. On disait : Com-
ment cela finira-t-il? D'instant en instant, à
mesure que la nuit tombait, Paris semblait se
colorer plus lugubrement du flamboiement for-
midable de l'émeute.
LIVRE ONZIEME
L'ATOME FRATERNISE AVEC L'OURAGAN
Quelques éclaircissements sur les origines de la
poésie de Gavroche. — Influence d'un acadé-
micien sur celte poésie
A l'instant où l'insurrection, surgissant du
choc du peuple et de la troupe devant l'Arsenal,
détermina un mouvement d'avant en arrière
dans la multitude qui suivait le corbillard, et
qui, de toute la longueur des boulevards, pesait,
pour ainsi dire, sur la tête du convoi, ce fut un
effrayant reflux. La coliue s'ébranla, les rangs
se rompirent, tous coururent, partirent, s'échap-
pèrent, les uns avec les cris de l'attaque, les
autres avec la pâleur de la fuite. Le grand
T. VIII. I '*
1G2 LES MISERABLES.
fleuve qui couvrait les boulevards se divisa en
un clin d'oeil, déborda à droite et à gauche et
se répandit en torrents dans deux cents rues à
la fois avec le ruissellement d'une écluse lâchée.
En ce moment un enfant déguenillé qui descen-
dait par la rue Ménilmontant, tenant à la main
une branche de faux-ébénier en fleur qu'il ve-
nait de cueillir sur les hauteurs de Belleville,
avisa dans la devanture de boutique d'une mar-
chande de bric-à-brac un vieux pistolet d'arçon.
Il jeta sa branche fleurie sur le pavé, et cria ;
— Mère chose, je vous emprunte votre ma-
chin.
Et il se sauva avec le pistolet.
Deux minutes après, un flot de bourgeois
épouvantés qui s'enfuyait par la rue Àmelot
et la rue Basse, rencontra l'enfant qui brandis-
sait son pistolet et qui chantait :
La nuit on ne voit rien,
Le jour on voit, très bien,
L'un écrit apocryphe
Le bourgeois s'ébouriffe,
Pratiquez la vertu,
Tutu chapeau pointu !
QUELQUES ÉCLAIRCISSEMENTS, ETC. 1G3
C'était le petit Gavroche qui s'en allait en
guerre.
Sur le boulevard il s'aperçut que le pistolet
n'avait pas de chien.
De qui était ce couplet qui lui servait à ponc-
tuer sa marche, et toutes les autres chansons
que, dans l'occasion, il chantait volontiers?
nous l'ignorons. Qui sait? de lui peut-être.
Gavroche d'ailleurs était au courant de tout le
fredonnement populaire en circulation , et il y
mêlait son propre gazouillement. Farfadet et
galopin , il faisait un pot-pourri des voix de la
nature et des voix de Paris. Il combinait le
répertoire des oiseaux avec le répertoire des
ateliers. Il connaissait des rapins, tribu conti-
guë à la sienne. Il avait, à ce qu'il paraît, été
trois mois apprenti imprimeur. Il avait fait un
jour une commission pour monsieur Baour-
Lormian, l'un des quarante. Gavroche était un
gamin de lettres.
Gavroche du reste ne se doutait pas que dans
cette vilaine nuit pluvieuse où il avait offert à
deux mioches l'hospitalité de son éléphant,
c'était pour ses propres frères qu'il avait fait
office de providence. Ses frères le soir, son
16i LES MISÉRABLES.
père le matin ; voilà quelle avait été sa nuit. En
quittant la rue des Ballets au petit jour, il était
retourné en hâte à l'éléphant , en avait artiste-
ment extrait les deux mômes, avait partagé
avec eux le déjeuner quelconque qu'il avait
inventé, puis s'en était allé , les confiant à cette
bonne mère la rue qui l'avait à peu près élevé
lui-même. En les quittant, il leur avait donné
rendez- vous pour le soir au même endroit, et
leur avait laissé pour adieu ce discours : — Je
casse une canne, autrement dit : Je m'esbigne, ou,
comme on dit à la cour, je file. Les mioches, si
vous ne retrouvez pas papa maman, revenez ici ce
soir. Je vous ficherai à souper, et je vous couche-
rai. Les deux enfants, ramassés par quelque
sergent de ville et mis au dépôt, ou volés par
quelque saltimbanque, ou simplement égarés
dans l'immense casse-tête chinois parisien,
n'étaient pas revenus. Les bas-fonds du monde
social actuel sont pleins de ces traces perdues.
Gavroche ne les avait pas revus. Dix ou douze
semaines s'étaient écoulées depuis cette nuit-là.
Il lui était arrivé plus d'une fois de se gratter le
dessus de la tête et de dire : Où diable sont mes
deux enfants?
QUELQUES ÉCLAIRCISSEMENTS, ETC. 165
Cependant, il était parvenu, son pistolet au
poing, rue du Pont-aux-Choux. Il remarqua
qu'il n'y avait plus , dans cette rue , qu'une bou-
tique ouverte, et chose digne de réflexion, une
boutique de pâtissier. C'était une occasion pro-
videntielle de manger encore un chausson aux
pommes avant d'entrer dans l'inconnu. Gavro-
che s'arrêta, tâta ses flancs, fouilla son gousset,
retourna ses poches, n'y trouva rien, pas un
sou, et se mit à crier : Au secours!
Il est dur de manquer le gâteau suprême.
Gavroche n'en continua pas moins son che-
min.
Deux minutes après, il était rue Saint -Louis.
En traversant la rue du Parc-Royal il sentit
le besoin de se dédommager du chausson de
pommes impossible, et il se donna l'immense
volupté de déchirer en plein jour les affiches de
spectacle.
Un peu plus loin, voyant passer un groupe
d'êtres bien portants qui lui parurent des pro-
priétaires, il haussa les épaules et cracha au
hasard devant lui cette gorgée de bile philoso-
phique :
— Ces rentiers, comme c'est gras! ça se
1C6 LES MISÉRABLES.
gave. Ça patauge dans les bons dîners. De-
mandez-leur ce qu'ils font de leur argent. Ils
n'en savent rien. Ils le mangent, quoi! Autant
en emporte le ventre.
II
(àavrochc on marche
L'agitation d'un pistolet sans chien qu'on tient
à la main en pleine rue, est une telle fonction
publique que Gavroche sentait croître sa verve
à chaque pas. Il criait, parmi des bribes de la
Marseillaise qu'il chantait :
— Tout va bien. Je souffre beaucoup de la
patte gauche, je me suis cassé mon rhumatisme,
mais je suis content, citoyens. Les bourgeois
n'ont qu'à se bien tenir, je vas leur éternuer des
couplets subversifs. Qu'est-ce que c'est que les
mouchards? c'est des chiens. Nom d'unch! ne
manquons pas de respect aux chiens. Avec ça
que je voudrais bien en avoir un à mon pis-
168 LES MISÉRABLES.
tolet. Je viens du boulevard, mes amis, ça
chauffe, ça jette un petit bouillon, ça mijote. 11
est temps d'écumer le pot. En avant les hommes!
qu'un sang impur inonde les sillons ! Je donne
mes jours pour la patrie, je ne re verrai plus ma
concubine, n-i-ni, fini, oui, Nini! mais c'est égal,
vive la joie! battons-nous, crebleu ! j'en ai assez
du despotisme.
En cet instant, le cheval d'un garde national
lancier qui passait s'étant abattu, Gavroche
posa son pistolet sur le pavé, et releva l'homme
puis il aida à relever le cheval. Après quoi il
ramassa son pistolet et reprit son chemin.
Rue de Thorigny, tout était paix et silence.
Cette apathie, propre au Marais, contrastait
avec la vaste rumeur environnante. Quatre
commères causaient sur le pas d'une porte.
L'Ecosse a des trios de sorcières, mais Paris a
des quatuor de commères; et le « tu seras roi ••
serait tout aussi lugubrement jeté à Bonaparte
dans le carrefour Baudoyer qu'à Macbeth dans
la bruyère d'Armuyr. Ce serait à peu près le
même croassement.
Les commères de la rue de Thorigny ne s'oc-
cupaient que de leurs affaires. Cotaient trois
GAVROCHE EN MARCHE. 16[>
portières et une chiffonnière avec sa hotte et
son crochet.
Elles semblaient debout toutes les quatre
aux quatre coins de la vieillesse qui sont la
caducité, la décrépitude, la ruine et la tris-
tesse.
La chiffonnière était humble. Dans ce monde
en plein vent, la chiffonnière salue, la portière
protège. Cela tient au coin de la borne qui est
ce que veulent les concierges , gras ou maigre ,
selon la fantaisie de celui qui fait le tas. Il peut
y avoir de la bonté dans le balai.
Cette chiffonnière était une hotte reconnais-
sante, et elle souriait , quel sourire ! aux trois
portières. Il se disait des choses comme ceci :
— Ah çà, votre chat est donc toujours méchant?
— Mon Dieu , les chats , vous le savez, natu-
rellement sont l'ennemi des chiens. C'est les
chiens qui se plaignent.
— Et le monde aussi.
— Pourtant les puces de chat ne vont pas
après le monde.
— Ce n'est pas l'embarras, les chiens, c'est
dangereux. Je me rappelle une année où il y
avait tant de chiens qu'on a été obligé de le
170 LES MISÉRABLES.
mettre dans les journaux. C'était du temps qu'il
y avait aux Tuileries de grands moutons qui
traînaient la petite voiture du roi de Rome. Vous
rappelez-vous le roi de Rome?
— Moi, j'aimais bien le duc de Bordeaux.
— Moi, j'ai connu Louis XVII. J'aime mieux
Louis XVII.
— C'est la viande qui est chère, marne Pa-
tagon !
— Ah ! ne m'en parlez pas , la boucherie est
une horreur. Une horreur horrible. On n'a plus
que de la réjouissance.
Ici la chiffonnière intervint :
■ — Mesdames, le commerce ne va pas. Les
tas d'ordures sont minables. On ne jette plus
rien. On mange tout.
— Il y en a de plus pauvres que vous, la
Vargoulëme.
— Ah , ça c'est vrai , répondit la chiffonnière
avec déférence, moi j'ai un état.
Il y eut une pause , et la chiffonnière, cédant
à ce besoin d'étalage qui est le fond de l'homme,
ajouta :
— Le matin en rentrant, j'épluche l'hotte, je
fais mon treillage (probablement triage). Ça mit
GAVROCHE EN MARCHE. 171
des tas dans ma chambre. Je mets les chiffons
dans un panier, les trognons dans un baquet,
les linges dans mon placard, les lainages dans
ma commode, les vieux papiers dans le coin de
la fenêtre, les choses bonnes à manger dans
mon écuelle, les morceaux de verre dans la che-
minée, les savates derrière la porte, et les os
sous mon lit.
Gavroche, arrêté derrière, écoutait.
— Les vieilles, dit-il, qu'est-ce que vous avez
donc à parler politique?
Une bordée l'assaillit, composée d'une huée
quadruple.
— En voilà encore un scélérat !
— Qu'est-ce qu'il a donc à son moignon? Un
pistolet?
— Je vous demande un peu, ce gueux de
môme!
— Ça n'est pas tranquille si ça ne renverse
pas l'autorité.
Gavroche, dédaigneux, se borna, pour toute
représaille, à soulever le bout de son nez avec
son pouce en ouvrant sa main toute grande.
La chiffonnière cria :
— Méchant va-nu-pattes!
172 LES MISÉRABLES.
Celle qui répondait au nom de marne Patagon
frappa ses deux mains l'une contre l'autre avec
scandale :
— Il va y avoir des malheurs, c'est sûr. Le
galopin d'à côté qui a une barbiche, je le voyais
passer tous les matins avec une jeunesse en bon-
net rose sous le bras; aujourd'hui je l'ai vu pas-
ser, il donnait le bras à un fusil. Marne Bacheux
dit qu'il y a eu la semaine passée une révolution
à... à... à... — où est le veau! — à Pontoise. Et
puis le voyez-vous là avec son pistolet, cette hor-
reur de polisson ! Il paraît qu'il y a des canons
tout plein les Célestins. Comment voulez-vous
que fasse le gouvernement avec des garnements
qui ne savent qu'inventer pour déranger le
monde, quand on commençait à être un peu tran-
quille après tous les malheurs qu'il y a eu, bon
Dieu Seigneur, cette pauvre reine que j'ai vue
passer dans la charrette! Et tout ça va encore
faire renchérir le tabac. C'est une infamie! e1
certainement j'irai te voir guillotiner, malfai-
teur.
— Tu renifles, mon ancienne, dit Gavroche.
Mouche ton promontoire.
Et il passa outre.
GAVROCHE EN MAKCHE. 17."
Quand il fut rue Pavée, la chiffonnière lui
revint à l'esprit et il eut ce soliloque :
— Tu as tort d'insulter les révolutionnaires,
mère Coin-de-la-Borne. Ce pistolet-là, c'est dans
ton intérêt. C'est pour que tu aies dans ta hotte
plus de choses bonnes à manger.
Tout à coup il entendit du bruit derrière lui :
c'était la portière Patagon qui l'avait suivi, et
qui, de loin, lui montrait le poing en criant :
— Tu n'es qu'un bâtard !
— Ça, dit Gavroche, je m'en fiche d'une ma-
nière profonde.
Peu après, il passait devant l'hôtel Lamoi-
gnon. Là il poussa cet appel :
— En route pour la bataille !
Et il fut pris d'un accès de mélancolie. Il re-
garda son pistolet d'un air de reproche qui sem-
blait essaver de l'attendrir :
— Je pars, lui dit-il, mais toi tu ne pars pas.
Un chien peut distraire d'un autre. Un caniche
très maigre vint à passer. Gavroche s'apitoya.
— Mon pauvre toutou, lui dit-il, tu as donc
avalé un tonneau qu'un te voit tous les cer-
ceaux.
Puis il se dirigea vers l'Orme-Saint-Gervais.
III
Juste indignation d'un perruquier
Le digne perruquier qui avait chassé les deux
petits auxquels Gavroche avait ouvert l'intestin
paternel de l'éléphant, était en ce moment dans
sa boutique occupé à raser un vieux soldat lé-
gionnaire qui avait servi sous l'empire. On cau-
sait. Le perruquier avait naturellement parlé au
vétéran de l'émeute, puis du général Lamarque,
et de Lamarque on était venu à l'empereur. De
JUSTE INDIGNATION l) UN PERRUQUIER. 175
là une conversation de barbier à soldat, que
Prudhomme, s'il eût été présent, eût enrichie
d'arabesques, et qu'il eût intitulée : Dialogue du
rasoir et du sabre.
— Monsieur, disait le perruquier, comment
l'empereur montait-il à cheval?
— Mal. Il ne savait pas tomber. Aussi il ne
tombait jamais.
— Avait-il de beaux chevaux? il devait avoir
de beaux chevaux?
— Le jour où il m'a donné la croix, j'ai re-
marqué sa bête. C'était une jument coureuse,
toute blanche. Elle avait les oreilles très écar-
tées, la selle profonde, une fine tête marquée
d'une étoile noire, le cou très long, les genoux
fortement articulés, les côtes saillantes, les
épaules obliques, l'arrière-main puissante. Un
peu plus de quinze palmes de haut.
— Joli cheval, fit le perruquier.
— C'était la bête de sa majesté.
Le perruquier sentit qu'après ce mot, un peu
de silence était convenable, il s'y conforma, puis
reprit :
— L'empereur n'a été blessé qu'une fois, n'est-
ce pas, monsieur?
176 LES MISÉRABLES.
Le vieux soldat répondit avec l'accent calme
et souverain de l'homme qui y a été :
— Au talon. A Ratisbonne. Je ne l'ai jamais
vu si bien mis que ce jour-là II était propre
comme un sou.
— Et vous, monsieur le vétéran, vous avez
dû être souvent blessé?
— Moi? dit le soldat, ah! pas grand'chose.
J'ai reçu à Marengo deux coups de sabre sur
la nuque, une balle dans le bras droit à Auster-
litz, une autre dans la hanche gauche à Iéna, à
Friedland, un coup de baïonnette — là, — à la
Moskowa sept ou huit coups de lance n'importe
où , à Lutzen un éclat d'obus qui m'a écrasé un
doigt... — Ah! et puis à Waterloo un biscaïen
dans la cuisse. Voilà tout.
— Comme c'est beau, s'écria le perruquier
avec un accent pindarique, de mourir sur le
champ de bataille! Moi, parole d'honneur, plu-
tôt que de crever sur le grabat, de maladie, len-
tement, un peu tous les jours, avec les drogues,
les cataplasmes, la seringue et la médecine,
j'aimerais mieux recevoir dans le ventre un bou-
let de canon !
— Vous nëtcs pas dégoûté, fît le soldai .
JUSTE INDIGNATION D UN PERRUQUIER. 177
II achevait à peine qu'un effroyable fracas
ébranla la boutique. Une vitre de la devanture
venait de s etoiler brusquement.
Le perruquier devint blême.
— Ali Dieu! cria-t-il, c'en est un!
— Quoi?
— Un boulet de canon.
— Le voici, dit le soldat.
Et il ramassa quelque chose qui roulait à
terre. C'était un caillou.
Le perruquier courut à sa vitre brisée et vit
Gavroche qui s'enfuyait à toutes jambes vers le
marché Saint-Jean. En passant devant la bou-
tique du perruquier, Gavroche, qui avait les
deux mômes sur le coeur, n'avait pu résister au
désir de lui dire bonjour, et lui avait jeté une
pierre dans ses carreaux.
— Voyez- vous! hurla le perruquier qui de
blanc était devenu bleu, cela fait le mal pour
le mal. Qu'est-ce qu'on lui a fait à ce gamin-là?
IV
L'enfant s'étonne du vieillard
Cependant Gavroche au marché Saint-Jean,
dont le poste était déjà désarmé, venait — d'opé-
rer sa jonction — avec une bande conduite par
Enjolras, Courfeyrac, Combeferre et Feuilly.
Ils étaient à peu près armés . Bahorel et Jean
Prouvaire les avaient retrouvés et grossissaient
le groupe. Enjolras avait un fusil de chasse à
deux coups, Combeferre un fusil de garde natio-
nal portant un numéro de légion, et dans sa
ceinture deux pistolets que sa redingote débou-
tonnée laissait voir, Jean Prouvaire un vieux
mousqueton de cavalerie, Bahorel une carabine;
Courfeyrac agitait une canne à épée dégainée.
L ENFANT S ÉTONNE DU VIEILLARD. 171)
Feuilly, un sabre nu au poing, marchait en avant
en criant : Vive la Pologne !
Ils arrivaient du quai Morland, sans cravates,
sans chapeaux, essoufflés, mouillés par la pluie,
l'éclair dans les }^eux. Gavroche les aborda avec
calme.
— Où allons-nous?
— Viens, dit Oourfeyrac.
Derrière Feuilly marchait, ou plutôt bondis-
sait Bahorel, poisson dans l'eau de l'émeute. Il
avait un gilet cramoisi et de ces mots qui
cassent tout. Son gilet bouleversa un passant
qui cria tout éperdu :
— Voilà les rouges !
— Le rouge, les rouges! répliqua Bahorel.
Drôle de peur, bourgeois. Quant à moi, je ne
tremble point devant un coquelicot, le petit cha-
peron rouge ne m'inspire aucune épouvante.
Bourgeois, croyez-moi, laissons la peur du
rouge aux bêtes à cornes.
Il avisa un coin de mur où était placardée la
plus pacifique feuille de papier du monde, une
permission de manger des œufs, un mandement
de carême adressé par l'archevêque de Paris à
ses « ouailles. »
180 LES MISERABLES.
Bahorel s'écria :
— Ouailles; manière polie de dire oies.
Et il arracha du mur le mandement. Ceci
conquit Gavroche. A partir de cet instant, Ga-
vroche se mit à étudier Bahorel.
— Bahorel, observa Enjolras, tu as tort. Tu
aurais dû laisser ce mandement tranquille, ce
n'est pas à lui que nous avons affaire, tu dé-
penses inutilement de la colère. Garde ta provi-
sion. On ne fait pas feu hors des rangs, pas plus
avec l'âme qu'avec le fusil.
— Chacun son genre, Enjolras, riposta Ba-
horel. Cette prose d'évêque me choque, je veux
manger des œufs sans qu'on me le permette.
Toi tu as le genre froid brûlant ; moi je m'amuse.
D'ailleurs je ne me dépense pas, je prends de
l'élan; et si j'ai déchiré ce mandement, Hercle!
c'est pour me mettre en appétit.
Ce mot, Hercle, frappa Gavroche. Il cherchait
toutes les occasions de s'instruire et ce déchireur
d'affiches-là avait son estime. Il lui demanda :
— Qu'est-ce que cela veut dire, Hercle?
Bahorel répondit :
— Cela veut dire sacré nom d'un chien en
latin.
L ENFANT S ÉTONNE DU VIEILLARD. 18i
Ici Bahorel reconnut à. une fenêtre un jeune
homme pâle à barbe noire qui les regardait pas-
ser, probablement un Ami de l'A B C. Il lui
cria :
— Vite, des cartouches! para bellum.
— Bel homme ! c'est vrai , dit Gavroche , qui
maintenant comprenait le latin.
Un cortège tumultueux les accompagnait,
étudiants, artistes, jeunes gens affiliés à la Cou-
gourde d'Aix, ouvriers, gens du port, armés de
bâtons et de baïonnettes, quelques-uns, comme
Combeferre, avec des pistolets entrés dans leurs
pantalons. Un vieillard, qui paraissait très
vieux, marchait dans cette bande. Il n'avait
point d'arme , et se hâtait pour ne point rester
en arrière, quoiqu'il eût l'air pensif. Gavroche
l'aperçut :
— Keksekça? dit-il à Courfevrac.
— C'est un vieux.
C'était M. Mabeuf.
Le vieillard
Disons ce qui s'était passé.
Enjolras et ses amis étaient sur le boulevard
Bourdon près des greniers d'abondance au mo-
ment où les dragons avaient chargé. Enjolras,
Courfeyrac et Combcferre étaient de ceux qui
avaient pris par la rue Bassompierre en criant :
Aux barricades! Rue Lesdiguières ils avaient
rencontré un vieillard qui cheminait. Ce qui
avait appelé leur attention, c'est que ce bon-
homme marchait en zigzag comme s'il était
ivre. En outre il avait son chapeau à la main,
LE VIEILLARD. 183
quoiqu'il eût plu toute la matinée et qu'il plût
assez fort en ce moment-là même. Courfeyrac
avait reconnu le père Mabeuf. Il le connaissait
pour avoir maintes fois accompagné Marius
jusqu'à sa porte. Sachant les habitudes paisibles
et plus que timides du vieux marguillier bou-
quiniste, et stupéfait de le voir au milieu de
ce tumulte, à deux pas des charges de cava-
lerie, presque au milieu d'une fusillade, dé-
coiffé sous la pluie et se promenant parmi les
balles, il l'avait abordé, et l'émeutier de vingt-
cinq ans et l'octogénaire avaient échangé ce dia-
logue :
— Monsieur Mabeuf, rentrez chez vous.
— Pourquoi?
— Il va y avoir du tapage.
— C'est bon.
— Des coups de sabre, des coups de fusil,
monsieur Mabeuf.
— C'est bon.
— Des coups de canon.
— C'est bon. Où allez-vous, vous autres?
— Nous allons flanquer le gouvernement par
terre.
— C'est bon.
184 LES MISÉRABLES.
Et il s'était mis à les suivre. Depuis ce mo-
ment-là, il n'avait pas prononcé une parole. Son
pas était devenu ferme tout à coup ; des ouvriers
lui avaient offert le bras, il avait refusé d'un
signe de tête. Il s'avançait presque au premier
rang de la colonne, ayant tout à la fois le mou-
vement d'un homme qui marche et le visage
d'un homme qui dort.
— Quel bonhomme enragé! murmuraient les
étudiants. Le bruit courait dans l'attroupement
que c'était — un ancien conventionnel, — un
vieux régicide. Le rassemblement avait pris par
la rue de la Verrerie.
Le petit Gavroche marchait en avant avec ce
chant à tue-tête qui faisait de lui une espèce de
clairon. Il chantait :
Voici la lune qui paraît,
Quand irons-nous dans la foret ?
Demandait Chariot à Charlotte.
Ton ton ton
Pour Chat ou.
Je n'ai qu'un Dieu, qu'un roi, qu'un liard et qu'une botte.
LE VIEILLARD. 185
Ptfur avoir bu de grand matin
La rosée à même le thym,
Deux moineaux étaient en ribote.
Zi zi zi
Pour Passy.
Je n'ai qu'un Dieu, qu'un roi, qu'un liard et qu'une botte.
Et ces deux pauvres petits loups
Comme deux grives étaient soûls;
Un tigre en riait dans sa grotte.
Don don don
Pour Meudon.
Je n'ai qu'un Dieu, qu'un roi, qu'un liard et qu'une botte.
L'un jurait et l'autre sacrait.
Quand irons-nous dans la forêt?
Demandait Chariot à Charlotte.
Tin tin tin
Pour Pantin.
Je n'ai qu'un Dieu, qu'un roi, qu'un liard et qu'une botte.
Ils se dirigeaient vers Saint-Merry.
T. VIII. itf
VI
Recrue»
La bande grossissait à chaque instant. Vers
la rue des Billettes, un homme de haute taille,
grisonnant, dont Courfeyrac, Enjolras et Com-
beferre remarquèrent la mine rude et hardie,
mais qu'aucun d'eux ne connaissait, se joignit à
eux. Gavroche occupé de chanter, de siffler, de
bourdonner, d'aller en avant , et de cogner aux
volets de boutiques avec la crosse de son pistolet
sans chien, ne fit pas attention à cet homme.
Il se trouva que, rue de la Verrerie, ils pas-
sèrent devant la porte de Courfeyrac.
— Cela se trouve bien , dit Courfeyrac , j'ai
oublié ma bourse, et j'ai perdu mon chapeau. Il
RECRUES. 187
quitta l'attroupement et monta chez lui quatre à
quatre. Il prit un vieux chapeau et sa bourse. Il
prit aussi un assez grand coffre carré de la di-
mension d'une grosse valise qui était caché dans
son linge sale. Comme il redescendait en cou-
rant, la portière le héla.
— Monsieur de Courfeyrac !
— Portière, comment vous appelez-vous? ri-
posta Courfeyrac.
La portière demeura ébahie.
— Mais vous le savez bien, je suis la con-
cierge, je me nomme la mère Veuvain.
— Eh bien, si vous m'appelez encore mon-
sieur de Courfeyrac, je vous appelle mère
de Veuvain. Maintenant, parlez, qu'y a-t-il?
qu'est-ce?
— Il y a quelqu'un qui veut vous parler.
— Qui ça?
— Je ne sais pas.
— Où ça?
— Dans ma loge.
— Au diable! fit Courfeyrac.
— Mais ça attend depuis plus d'une heure que
vous rentriez! reprit la portière.
En même temps une espèce déjeune ouvrier,
188 LES MISÉRABLES.
maigre, blême, petit, marqué de taches de rous-
seur, vêtu d'une blouse trouée et d'un pantalon
de velours à côtes rapiécé, et qui avait plutôt
l'air d'une fille accoutrée en garçon que d'un
homme, sortit de la loge et dit à Courfeyrac
d'une voix qui, par exemple, n'était pas le moins
du monde une voix de femme :
— Monsieur Marius, s'il vous plaît ?
— 11 n'y est pas.
— Rentrera-t-il ce soir?
— Je n'en sais rien.
Et Courfeyrac ajouta : — Quant à moi, je ne
rentrerai pas.
Le jeune homme le regarda fixement et lui
demanda :
— Pourquoi cela?
— Parce que.
— Où allez-vous donc?
— Qu'est-ce que cela te fait?
— Voulez-vous que je vous porte votre coffre?
— Je vais aux barricades.
— Voulez-vous que j'aille avec vous?
— Si tu veux! répondit Courfeyrac. La rue
est libre, les pavés sont à tout le monde.
Et il s'échappa en courant pour rejoindre ses
RECRUES. ira
amis. Quand il les eut rejoints, il donna le coffre
à porter à l'un d'eux. Ce ne fut qu'un quart
d'heure après qu'il s'aperçut que le jeune homme
les avait en effet suivis.
Un attroupement ne va pas précisément où il
veut. Nous avons expliqué que c'est un coup de
vent qui l'emporte. Ils dépassèrent Saint-Merry
et se trouvèrent sans trop savoir comment rue
Saint-Denis.
LIVRE DOUZIÈME
C 0 E I N T II E
Histoire de Corinthe depuis sa fondation
Les parisiens qui aujourd'hui, en entrant
clans la rue Rambuteau du côté des Halles , re-
marquent à leur droite, vis-à-vis la rue Mondé-
tour, une boutique de vannier ayant pour en-
seigne un panier qui a la forme de l'empereur
Napoléon le Grand avec cette inscription :
Napoléon est fait
tout en osier,
ne se doutent guère des scènes terribles que ce
même emplacement a vues il y a à peine trente
ans.
194 LES MISÉRABLES.
C'est là qu'étaient la rue de la Chanvrerie,
que les anciens titres écrivent Chanverrerie ,
et le cabaret célèbre appelé Corinthe.
On se rappelle tout ce qui a été dit sur la bar-
ricade élevée en cet endroit et éclipsée d'ailleurs
par la barricade Saint-Merry. C'est sur cette
fameuse barricade de la rue de la Chanvrerie,
aujourd'hui tombée dans une nuit profonde, que
nous allons jeter un peu de lumière.
Qu'on nous permette de recourir, pour la
clarté du récit, au moyen simple déjà employé
par nous pour Waterloo. Les personnes qui
voudront se représenter, d'une manière assez
exacte, les pâtés de maisons qui se dressaient à
cette époque près la pointe Saint-Eustache , à
l'angle nord-est des Halles de Paris, où est au-
jourd'hui l'embouchure de la rue Rambuteau,
n'ont qu'à se figurer, touchant la rue Saint-Denis
par le sommet et par la base les Halles, une N
dont les deux jambages verticaux seraient la
rue de la Grande Truanderie et la rue de la
Chanvrerie et dont la rue de la Petite Truande-
rie ferait le jambage transversal. La vieille rue
Mondétour coupait les trois jambages selon les
angles les plus tortus. Si bien que l'enchevêtre-
HISTOIRE DE CORINTHE DEPUIS SA FONDATION. 193
ment dédaléen de ces quatre rues suffisait pour
faire, sur un espace de cent toises carrées, entre
les Halles et la rue Saint-Denis d'une part, entre
la rue du Cygne et la rue des Prêcheurs d'autre
part, sept îlots de maisons, bizarrement taillés,
de grandeurs diverses, posés de travers et
comme au hasard, et séparés à peine, ainsi que
les blocs de pierre dans le chantier, par des
fentes étroites.
Nous disons fentes étroites , et nous ne pou-
vons pas donner une plus juste idée de ces
ruelles obscures, resserrées, anguleuses, bor-
dées de masures à huit étages. Ces masures
étaient si décrépites que dans les rues de la
Chanvrerie et de la Petite Truanderie, les fa-
çades s'étayaient de poutres allant d'une mai-
son à l'autre. La rue était étroite et le ruisseau
large, le passant y cheminait sur le pavé tou-
jours mouillé, côtoyant des boutiques pareilles
à des caves, de grosses bornes cerclées de fer,
des tas d'ordures excessifs, des portes d'allées
armées d'énormes grilles séculaires. La rue
Rambuteau a dévasté tout cela.
Le nom Mondétour peint à merveille les sinuo-
sités de toute cette voirie. Un peu plus loin, on
196 LES MISÉRABLES.
les trouvait encore mieux exprimées par la rue
Pirouette qui se jetait dans la rue Mondétour.
Le passant qui s'engageait de la rue Saint-
Denis dans la rue de la Chanvrerie la voyait peu
à peu se rétrécir devant lui comme s'il fût entré
dans un entonnoir allongé. Au bout de la rue,
qui était fort courte, il trouvait le passage barré
du côté des Halles par une haute rangée de
maisons, et il se fût cru dans un cul-de-sac, s'il
n'eût aperçu à droite et à gauche deux tranchées
noires par où il pouvait s'échapper. C'était la rue
Mondétour, laquelle allait rejoindre d'un côté la
rue des Prêcheurs, de l'autre la rue du Cygne et
la Petite Truanderie. Au fond de cette espèce de
cul-de-sac, à l'angle de la tranchée de droite, on
remarquait une maison moins élevée que les
autres et formant une sorte de cap sur la rue.
C'est dans cette maison, de deux étages seule-
ment, qu'était allègrement installé depuis trois
cents ans un cabaret illustre. Ce cabaret faisait
un bruit de joie au lieu même que le vieux
Théophile a signalé dans ces deux vers :
Là branle le squelette horrible
D'un pauvre amant qui se pendit.
HISTOIRE DE CORINTHE DEPUIS SA FONDATION. 197
L'endroit était bon ; les cabaretiers s'y succé-
daient de père en fils.
Du temps de Mathurin Régnier, ce cabaret
s'appelait le Pot-aux-Roses, et comme la mode
était aux rébus , il avait pour enseigne un po-
teau peint en rose. Au siècle dernier, le digne
Natoire, l'un des maîtres fantasques aujour-
d'hui dédaignés par l'école roide, s'étant grisé
plusieurs fois dans ce cabaret à la table même
où s'était soûlé Régnier, avait peint par recon-
naissance une grappe de raisin de Corinthe sur
le poteau rose. Le cabaretier, de joie, en avait
changé son enseigne et avait fait dorer au des-
sous de la grappe ces mots : au Raisin de Co-
rinthe. De là ce nom, Corinthe. Rien n'est plus
naturel aux ivrognes que les ellipses. L'ellipse
est le zigzag de la phrase. Corinthe avait peu à
peu détrôné le Pot-aux-Roses. Le dernier caba-
retier de la dynastie, le père Hucheloup, ne
sachant même plus la tradition, avait fait pein-
dre le poteau en bleu.
Une salle en bas où était le comptoir, une
salle au premier où était le billard, un esca-
lier de bois en spirale perçant le plafond, le
vin sur les tables, la fumée sur les murs, des
T. vin 17
198 LES MISÉRABLES.
chandelles en plein jour, voilà quel était le ca-
baret. Un escalier à trappe dans la salle d'en
bas conduisait à la cave. Au second était le
logis des Hucheloup. On y montait par un
escalier, échelle plutôt qu'escalier, n'ayant pour
entrée qu'une porte dérobée dans la grande
salle du premier. Sous le toit, deux greniers-
mansardes, nids de servantes. La cuisine par-
tageait le rez-de-chaussée avec la salle du
comptoir.
Le père Hucheloup était peut-être né chi-
miste, le fait est qu'il fut cuisinier; on ne
buvait pas seulement dans son cabaret, on y
mangeait. Hucheloup avait inventé une chose
excellente qu'on ne mangeait que chez lui,
c'étaient des carpes farcies qu'il appelait carpes
au gras. On mangeait cela à la lueur d'une chan-
delle de suif ou d'un quinquet du temps de
Louis XVI sur des tables où était clouée une
toile cirée en guise de nappe. On y venait de
loin. Hucheloup, un beau matin, avait jugé à
propos d'avertir les passants de sa « spécia-
lité ; » il avait trempé un pinceau dans un pot
de noir, et comme il avait une orthographe
à lui, de même qu'une cuisine à lui, il avait
HISTOIRE DE COIUNTIIE DEPUIS SA FONDATION. 199
improvisé sur son mur cette inscription remar-
quable :
CARPES HO GRAS.
Un hiver, les averses et les giboulées avaient
eu la fantaisie d'effacer l'S qui terminait le pre-
mier mot et le G qui commençait le troisième ;
il était resté ceci :
CARPE HO RAS.
Le temps et la pluie aidant, une humble an-
nonce gastronomique était devenue un conseil
profond.
De la sorte il s'était trouvé que , ne sachant
pas le français , le père Hucheloup avait su le
latin, qu'il avait fait sortir de la cuisine la phi-
losophie, et que, voulant simplement effacer
Carême, il avait égalé Horace. Et ce qui était
frappant, c'est que cela aussi voulait dire : en-
trez dans mon cabaret.
Rien de tout cela n'existe aujourd'hui. Le
dédale Mondétour était éventré et largement
ouvert dès 1847, et probablement n'est plus
200 LES MISERABLES.
à l'heure qu'il est. La rue de la Chanvrerie et
Corinthe ont disparu sous le pavé de la rue
Rambuteau.
Comme nous l'avons dit, Corinthe était un
des lieux de réunion, sinon de ralliement, de
Courfeyrac et de ses amis. C'est Grantaire qui
avait découvert Corinthe. Il y était entré à
cause de Carpe Horas et y était retourné à cause
des Carpes au Gras. On y buvait, on y mangeait,
on y criait; on y pa}rait peu, on y payait mal,
on n'y payait pas, on était toujours bienvenu.
Le père Hucheloup était un bonhomme.
Hucheloup, bonhomme, nous venons de le
dire, était un gargotier à moustaches; variété
amusante. Il avait toujours la mine de mauvaise
humeur, semblait vouloir intimider ses prati-
ques, bougonnait les gens qui entraient chez lui,
et avait l'air plus disposé à leur chercher que-
relle qu'à leur servir la soupe. Et pourtant, nous
maintenons le mot, on était toujours bienvenu.
Cette bizarrerie avait achalandé sa boutique, et
lui amenait des jeunes gens se disant : Viens
donc voir marronnerle père Hucheloup. Il avait
été maître d'armes. Tout à coup il éclatait de
rire. Grosse voix, bon diable. C'était un fond
HISTOIRE DE COIUNTHE DEPUIS SA FONDATION. 201
comique avec une apparence tragique; il ne
demandait pas mieux que de vous faire peur, à
peu près comme ces tabatières qui ont la forme
d'un pistolet. La détonation éternue.
Il avait pour femme la mère Hucheloup, un
être barbu, fort laid.
Vers 1830 le père Hucheloup mourut. Avec
lui disparut le secret des carpes au gras. Sa
veuve, peu consolable, continua le cabaret.
Mais la cuisine dégénéra et devint exécrable,
le vin, qui avait toujours été mauvais, fut af-
freux. Courfeyrac et ses amis continuèrent
pourtant d'aller à Corinthe, par piété, disait
Bossuet.
La veuve Hucheloup était essoufflée et dif-
forme avec des souvenirs champêtres. Elle leur
était la fadeur par la prononciation. Elle avait
une façon à elle de dire les choses qui assaison-
nait ses réminiscences villageoises et printa-
nières. C'avait été jadis son bonheur, affirmait-
elle, d'entendre « les loups-de-gorge chanter
dans les ogrépines. »
La salle du premier, où était « le restaurant, »
était une grande et longue pièce encombrée de
tabourets, d'escabeaux, de chaises, de bancs et
202 LES MISÉRABLES.
de tables, et d'un vieux billard boiteux. On y
arrivait par l'escalier en spirale qui aboutissait
dans l'angle de la salle à un trou carré pareil à
une écoutille de navire.
Cette salle, éclairée d'une seule fenêtre étroite
et d'un quinquet toujours allumé, avait un air
de galetas. Tous les meubles à quatre pieds se
comportaient comme s'ils en avaient trois. Les
murs blanchis à la chaux n'avaient pour tout
ornement que ce quatrain en l'honneur de marne
Hucheloup :
Elle étonne à dix pas, elle épouvante à deux.
Une verrue habite en son nez hasardeux ;
On tremble à chaque instant qu'elle ne vous la mouche.
Et qu'un beau jour son nez ne tombe dans sa bouche.
Cela était charbonné sur la muraille.
Marne Hucheloup, ressemblante, allait et
venait du matin au soir devant ce quatrain,
avec une parfaite tranquillité. Deux servantes,
appelées Matelotte et Gibelotte, et auxquelles
on n'a jamais connu d'autres noms, aidaient
mame Hucheloup à poser sur les tables les cru-
chons de vin bleu et les brouets variés qu'on
HISTOIRE DE CORINTHE DEPUIS SA FONDATION. 203
servait aux affamés dans des écuelles de pote-
rie. Matelotte, grosse, ronde, rousse et criarde,
ancienne sultane favorite du défunt Hueheloup,
était laide, plus que n'importe quel monstre
mythologique; pourtant, comme il sied que la
servante se tienne toujours en arrière de la
maîtresse, elle était moins laide que marne Hu-
eheloup. Gibelotte, longue, délicate, blanche
d'une blancheur lymphatique, les yeux cernés,
les paupières tombantes, toujours épuisée et
accablée, atteinte de ce qu'on pourrait appeler
la lassitude chronique, levée la première, cou-
chée la dernière, servait tout le monde, môme
l'autre servante, en silence et avec douceur, en
souriant sous la fatigue d'une sorte de vague
sourire endormi.
Avant d'entrer dans la salle-restaurant, on
lisait sur la porte ce vers écrit à la craie par
Courfeyrac :
Kégale si tu peux et mange si tu l'oses.
Il
Gaîtës préalables
Laigle de Meaux, on le sait, demeurait plutôt
chez Joly qu'ailleurs. Il avait un logis comme
l'oiseau a une branche. Les deux amis vivaient
ensemble, mangeaient ensemble, dormaient en-
semble. Tout leur était commun, môme un peu
Musichetta. Ils étaient ce que, chez les frères
chapeaux, on appelle Uni. Le matin du 5 juin,
ils s'en allèrent déjeuner à Corinthc. Joly, enchi-
frené, avait un fort coryza que Laigle commen-
çait à partager. L'habit de Laigle était râpé,
mais Joly était bien mis.
Il était environ neuf heures du malin quand
ils poussèrent la porte de Corinthe.
GAIETÉS PRÉALABLES. 203
Ils montèrent au premier.
Matelotte et Gibelotte les reçurent.
— Huîtres, fromage et jambon, dit Laigle.
Et ils s'attablèrent.
Le cabaret était vide ; il n'y avait qu'eux deux.
Gibelotte, reconnaissant Jolv et Laigle, mit
une bouteille de vin sur la table.
Comme ils étaient aux premières huîtres, une
tête apparut à l'écoutille de l'escalier, et une
voix dit :
— Je passais. J'ai senti, de la rue, une déli-
cieuse odeur de fromage de Brie. J'entre.
C'était Grantaire.
Grantaire prit un tabouret et s'attabla.
Gibelotte, voyant Grantaire, mit deux bou-
teilles de vin sur la table.
Cela fit trois.
— Est-ce que tu vas boire ces deux bou-
teilles? demanda Laigle à Grantaire.
Grantaire répondit :
— Tous sont ingénieux, toi seul es ingénu.
Deux bouteilles n'ont jamais étonné un homme.
Les autres avaient commencé par manger,
Grantaire commença par boire. Une demi bou-
teille fut vivement engloutie.
206 LES MISÉRABLES.
— Tu as donc un trou à l'estomac? reprit
Laigle.
— Tu en as bien un au coude, dit Grantaire.
Et, après avoir vidé son verre, il ajouta :
— Ah çà, Laigle des oraisons funèbres, ton
habit est vieux.
— Je l'espère, repartit Laigle. Cela fait que
nous faisons bon ménage, mon habit et moi. Il
a pris tous mes plis, il ne me gêne en rien, il
s'est moulé sur mes difformités, il est complai-
sant à tous mes mouvements ; je ne le sens que
parce qu'il me tient chaud. Les vieux habits,
c'est la même chose que les vieux amis.
— C'est vrai , s'écria Joly entrant dans le
dialogue, un vieil habit est un vieil abi.
— Surtout, dit Grantaire, dans la bouche
d'un homme enchifrené.
— Grantaire, demanda Laigle, viens-tu du
boulevard?
— Non.
— Nous venons de voir passer la tete du cor-
tège, Joly et moi.
— C'est un spectacle berveillcux, dit Joly.
— Comme cette rue est tranquille ! s'écria
Laigle. Qui est-ce qui se douterait que Paris
GAIETÉS PRÉALABLES. 207
est sens dessus dessous? Comme on voit que
c'était jadis tout couvents par ici! Du Breul et
Sauvai en donnent la liste, et l'abbé Lebeuf.
Il y en avait tout autour, ça fourmillait, des
cliaussés , des déchaussés, des tondus, des bar-
bus, des gris, des noirs, des blancs, des fran-
ciscains, des minimes, des capucins, des carmes,
des petits augustins, des grands augustins, des
vieux augustins... — Ça pullulait.
— Ne parlons pas de moines, interrompit
Grantaire, cela donne envie de se gratter.
Puis il s'exclama :
— Bouh! je viens d'avaler une mauvaise
huître. Voilà l'hypocondrie qui me reprend.
Les huîtres sont gâtées, les servantes sont
laides. Je hais l'espèce humaine. J'ai passé tout
à l'heure rue Richelieu devant la grosse librai-
rie publique. Ce tas d'écaillés d'huîtres qu'on
appelle une bibliothèque me dégoûte de penser.
Que de papier! que d'encre! que de griffon-
nage! On a écrit tout ça! Quel maroufle a donc
dit que l'homme était un bipède sans plume? Et
puis, j'ai rencontré une jolie fille que je con-
nais, belle comme le printemps, digne de s'ap-
peler Floréal, et ravie, transportée, heureuse,
208 LES MISÉRABLES.
aux anges, la misérable, parce que hier uu
épouvantable banquier tigré de petite vérole a
daigné vouloir d'elle ! Hélas ! la femme guette
le traitant non moins que le muguet ; les chattes
chassent aux souris comme aux oiseaux. Cette
donzelle, il n'y a pas deux mois qu'elle était
sage dans une mansarde, elle ajustait des petits
ronds de cuivre à des oeillets de corset, com-
ment appelez-vous ça? elle cousait, elle avait
un lit de sangle, elle demeurait auprès d'un pot
de fleurs, elle était contente. La voilà ban-
quière. Cette transformation s'est faite cette
nuit. J'ai rencontré cette victime ce matin,
toute joyeuse. Ce qui est hideux, c'est que
la drôlesse était tout aussi jolie aujourd'hui
qu'hier. Son financier ne paraissait pas sur sa
figure. Les roses ont ceci de plus ou de moins
que les femmes, que les traces que leur laissent
les chenilles sont visibles. Ah! il n'y a pas de
morale sur la terre, j'en atteste le myrte , sym-
bole de l'amour, le laurier, symbole de la
guerre, l'olivier, ce béta, symbole de la paix,
le pommier, qui a failli étrangler Adam avec
son pépin, et le figuier, grand-père des jupons.
Quant au droit, voulez-vous savoir ce que c'est
GAIETÉS PRÉALABLES. 209
que le droit? Les gaulois convoitent Cluse,
Rome protège Cluse, et leur demande quel tort
Cluse leur a fait. Brennus répond : — Le tort
que vous a fait Albe, le tort que vous a fait
Fidène, le tort que vous ont fait les èques, les
volsques et les sabins. Ils étaient vos voisins.
Les clusiens sont les nôtres. Nous entendons le
voisinage comme vous. Vous avez volé Albe,
nous prenons Cluse. Rome dit : Vous ne pren-
drez pas Cluse. Brennus prit Rome. Puis il
cria : Vœ victis! Voilà ce que c'est que le droit.
Ah! dans ce monde, que de bêtes de proie!
que d'aigles! que d'aigles! J'en ai la chair de
poule.
Il tendit son verre à Joly qui le remplit, puis
il but, et poursuivit, sans presque avoir été in-
terrompu par ce verre de vin dont personne ne
s'aperçut, pas même lui :
— Brennus, qui prend Rome, est un aigle ; le
banquier, qui prend la grisette, est un aigle.
Pas plus de pudeur ici que là. Donc ne croyons
à rien. Il n'y a qu'une réalité : boire. Quelle que
soit votre opinion, soyez pour le coq maigre
comme le canton d'Uri ou pour le coq gras
comme le canton de Claris, peu importe, buvez.
210 LES MISÉRABLES.
Vous me parlez du boulevard, du cortège, et cae-
tera. Ah çà, il va donc encore y avoir une révo-
lution? Cette indigence de moyens m'étonne de
la part du bon Dieu. Il faut qu'à tout moment
il se remette à suifer la rainure des événements.
Ça accroche, ça ne marche pas. Vite une révo-
lution. Le bon Dieu a toujours les mains noires
de ce vilain cambouis-là. A sa place, je serais
plus simple, je ne remonterais pas à chaque
instant ma mécanique, je mènerais le genre hu-
main rondement, je tricoterais les faits maille à
maille sans casser le fil, je n'aurais point d'en-
cas, je n'aurais pas de répertoire extraordinaire.
Ce que vous autres appelez le progrès marche
par deux moteurs, les hommes et les événe-
ments. Mais, chose triste, de temps en temps
l'exceptionnel est nécessaire. Pour les événe-
ments comme pour les hommes, la troupe ordi-
naire ne suffit pas ; il faut parmi les hommes
des génies, et parmi les événements des révolu-
tions. Les grands accidents sont la loi; l'ordre
des choses ne peut s'en passer; et, à voir les
apparitions de comètes, on serait tenté de croire
que le ciel lui-même a besoin d'acteurs en re-
présentation. Au moment où l'on s'y attend le
GAIETÉS PRÉALABLES. 211
moins, Dieu placarde un météore sur la muraille
du firmament. Quelque étoile bizarre survient,
soulignée par une queue énorme. Et cela fait
mourir César. Brutus lui donne un coup de cou-
teau, et Dieu un coup de comète. Crac, voilà
une aurore boréale, voilà une révolution, voilà
un grand homme; 93 en grosses lettres, Napo-
léon en vedette, la comète de 1811 au haut de
l'affiche. Ah! la belle affiche bleue, toute con-
stellée de flamboiements inattendus! Boum!
boum ! spectacle extraordinaire. Levez les yeux,
badauds. Tout est échevelé, l'astre comme le
drame. Bon Dieu, c'est trop, et ce n'est pas
assez. Ces ressources, prises dans l'exception,
semblent magnificence et sont pauvreté. Mes
amis, la providence en est aux expédients. Une
révolution, qu'est-ce que cela prouve? Que Dieu
est à court. Il fait un coup d'État, parce qu'il y
a solution de continuité entre le présent et l'ave-
nir, et parce que, lui Dieu, il n'a pas pu joindre
les deux bouts. Au fait , cela me confirme dans
mes conjectures sur la situation de fortune de
Jéhovah ; et à voir tant de malaise en haut et
en bas, tant de mesquinerie et de pingrerie et
de ladrerie et de détresse au ciel et sur la terre,
212 LES MISÉRABLES.
depuis l'oiseau qui n'a pas un grain de mil jus-
qu'à moi qui n'ai pas cent mille livres de rente,
à voir la destinée humaine, qui est fort usée, et
môme la destinée royale, qui montre la corde,
témoin le prince de Condé pendu, à voir l'hiver,
qui n'est pas autre chose qu'une déchirure au
zénith par où le vent souffle, à voir tant de hail-
lons même dans la pourpre toute neuve du ma-
tin au sommet des collines , à voir les gouttes
de rosée, ces perles fausses, avoir le givre, ce
strass, à voir l'humanité décousue et les événe-
ments rapiécés, et tant de taches au soleil, et
tant de trous à la lune , à voir tant de misère
partout, je soupçonne que Dieu n'est pas riche.
Il a de l'apparence, c'est vrai, mais je sens la
gêne. Il donne une révolution, comme un négo-
ciant dont la caisse est vide donne un bal. Il
ne faut pas juger des dieux sur l'apparence.
Sous la dorure du ciel j'entrevois un univers
pauvre. Dans la création il y a de la faillite.
C'est pourquoi je suis mécontent. Voyez, c'est
le cinq juin, il fait presque nuit; depuis ce ma-
tin j'attends que le jour vienne, il n'est pas venu,
et je gage qu'il ne viendra pas de la journée.
C'est une inexactitude de commis mal payé.
GAIETÉS PRÉALABLES. 213
Oui, tout est mal arrangé, rien ne s'ajuste à
rien, ce vieux monde est tout déjeté, je me
range dans l'opposition. Tout va de guingois;
l'univers est taquinant. C'est comme les enfants,
ceux qui en désirent n'en ont pas, ceux qui n'en
désirent pas en ont. Total : je bisque. En outre,
Laigle de Meaux, ce chauve, m'afflige à voir.
Cela m'humilie de penser que je suis du même
âge que ce genou. Du reste, je critique, mais je
n'insulte pas. L'univers est ce qu'il est. Je parle
ici sans méchante intention et pour l'acquit de
ma conscience. Recevez, Père Éternel, l'assu-
rance de ma considération distinguée. Ah! par
tous les saints de l'Olympe et par tous les dieux
du paradis, je n'étais pas fait pour être parisien,
c'est à dire pour ricocher à jamais, comme un
volant entre deux raquettes, du groupe des flâ-
neurs au groupe des tapageurs ! J'étais fait pour
être turc, regardant toute la journée des péron-
nelles orientales exécuter ces exquises danses
d'Egypte lubriques comme les songes d'un
homme chaste, ou paysan beauceron, ou gentil-
homme vénitien entouré de gentilles-donnes, ou
petit prince allemand fournissant la moitié d'un
fantassin à la Confédération germanique, et
18
214 LES MISÉRABLES.
occupant ses loisirs à faire sécher ses chaus-
settes sur sa haie , c'est à dire sur sa frontière !
Voilà pour quels destins j étais né ! Oui , j'ai dit
turc, et je ne m'en dédis point. Je ne comprends
pas qu'on prenne habituellement les turcs en
mauvaise part; Mahom a du bon; respect à
l'inventeur des sérails à houris et des paradis à
odalisques! N'insultons pas le mahométisme, la
seule religion qui soit ornée d'un poulailler!
Sur ce, j'insiste pour boire. La terre est une
grosse bêtise. Et il paraît qu'ils vont se battre,
tous ces imbéciles, se faire casser le profil , se
massacrer, en plein été, au mois de juin, quand
ils pourraient s'en aller, avec une créature sous
le bras, respirer dans les champs l'immense
tasse de thé des foins coupés ! Vraiment, on fait
trop de sottises. Une vieille lanterne cassée que
j'ai vue tout à l'heure chez un marchand de bric-
à-brac me suggère une réflexion : Il serait
temps d'éclairer le genre humain. Oui, me re-
voilà triste ! Ce que c'est que d'avaler une huître
et une révolution de travers! Je redeviens lu-
gubre. Oh! l'affreux vieux monde! On s'y éver-
tue, on s'y destitue, on s'y prostitue, on s'y tue,
on s'y habitue!
GAIETES PRÉALABLES. i>lo
Et Grantaire, après cette quinte deloquence,
eut une quinte de toux, méritée.
— A propos de révolution, dit Joly, il parait
que décidébent Barius est aboureux.
— Sait-on de qui? demanda Laigle,
— Don.
— Non?
— Don ! je te dis.
— Les amours de Marius! s'écria Grantaire.
Je vois ça d'ici. Marius est un brouillard, et il
aura trouvé une vapeur. Marius est de la race
poète. Qui dit poète, dit fou. Thymbrœus Apollo.
Marius et sa Marie, ou sa Maria, ou sa Ma-
riette, ou sa Marion, cela doit faire de drôles
d'amants. Je me rends compte de ce que cela
est. Des extases où l'on oublie le baiser. Chastes
sur la terre, mais s'accouplant dans l'infini. Ce
sont des âmes qui ont des sens. Ils couchent en-
semble dans les étoiles.
Grantaire entamait sa seconde bouteille et
peut-être sa seconde harangue quand un nouvel
être émergea du trou carré de l'escalier. C'était
un garçon de moins de dix ans, déguenillé, très
petit, jaune, le visage en museau, l'œil vif, énor-
mément chevelu, mouillé de pluie, l'air content.
216 LES MISÉRABLES.
L'enfant, choisissant sans hésiter parmi les
trois, quoiqu'il n'en connût évidemment aucun,
s'adressa à Laigle de Meaux.
— Est-ce vous qui êtes monsieur BossueU
demanda-t-il.
— C'est mon petit nom, répondit Laigle. Que
me veux-tu?
— Voilà. Un grand blond sur le boulevard
m'a dit : Connais-tu la mère Hucheloup? J'ai
dit : Oui, rue Chanvrerie, la veuve au vieux. Il
m'a dit : Vas-y. Tu y trouveras monsieur Bos-
suet, et tu lui diras de ma part : A — B — C.
C'est une farce qu'on vous fait, n'est-ce pas? Il
m'a donné dix sous.
— Joly, prête-moi dix sous, dit Laigle, et se
tournant vers Grantaire : — Grantaire, prête-
moi dix sous.
Cela lit vingt sous que Laigle donna à l'en-
fant.
— Merci, monsieur, dit le petit garçon.
— Comment f appelles-tu l demanda Laigle.
— Navet, l'ami à Gavroche.
- Reste avec nous, dit Laigle.
— Déjeune avec nous, dit Grantaire.
L'enfant répondit :
GAIETES PREALABLES. 217
— Je ue peux pas, je suis du cortège, c'est
moi qui crie à bas Polignac.
Et tirant le pied longuement derrière lui , ce
qui est le plus respectueux des saluts possibles,
il s'en alla.
L'enfant parti, Grantaire prit la parole :
— Ceci est le gamin pur. Il y a beaucoup de
variétés dans le genre gamin. Le gamin notaire
s'appelle saute-ruisseau, le gamin cuisinier s'ap-
pelle marmiton, le gamin boulanger s'appelle
mitron, le gamin laquais s'appelle groom, le
gamin marin s'appelle mousse , le gamin soldat
s'appelle tapin, le gamin peintre s'appelle rapin,
le gamin négociant s'appelle trottin, le gamin
courtisan s'appelle menin, le gamin roi s'appelle
dauphin, le gamin dieu s'appelle bambino.
Cependant Laigle méditait; il dit à demi
voix :
— A — B — Ç, c'est à dire : Enterrement de
Lamarque.
— Le grand blond, observa Grantaire, c'est
Enjolras qui te fait avertir.
— Irons-nous? fit Bossuet.
— Il pleut, dit Joly. J'ai juré d'aller au feu,
pas à l'eau. Je de veux pas b'enrhuber.
218 LES MISÉRABLES.
— Je reste ici, dit Grantaire. Je préfère un
déjeuner à un corbillard.
— Conclusion : nous restons , reprit Laigle.
Eh bien, buvons alors. D'ailleurs on peut man-
quer l'enterrement, sans manquer l'émeute.
— Ah! l'ébeute, j'en suis, s'écria Joly.
Laigle se frotta les mains :
— Voilà donc qu'on va retoucher à la révolu-
tion de 1830. Au fait elle gêne le peuple aux
entournures.
— Cela m'est à peu près égal , votre révolu-
tion, dit Grantaire. Je n'exècre pas ce gouverne-
ment-ci. C'est la couronne tempérée parle bon-
net de coton. C'est un sceptre terminé en para-
pluie. Au fait, aujourd'hui, j'y songe, par le
temps qu'il fait, Louis-Philippe pourra utiliser
sa royauté à deux fins , étendre le bout scep-
tre contre le peuple et ouvrir le bout parapluie
contre le ciel.
La salle était obscure, de grosses nuées ache-
vaient de supprimer le jour. Il n'y avait per-
sonne dans le cabaret, ni dans la rue, tout le
monde étant allé « voir les événements. ••
— Est-il midi ou minuit? cria Bossuct. On
n'y voit goutte. Gibelotte, de la lumière !
GAIETÉS PRÉALABLES. 219
Grantaire, triste, buvait.
— Enjolras me dédaigne, murmura-t-il. En-
jolras a dit : Joly est malade, Grantaire est
ivre. C'est à Bossuet qu'il a envoyé Navet. S'il
était venu me prendre, je l'aurais suivi. Tant
pis pour Enjolras ! je n'irai pas à son enterre-
ment.
Cette résolution prise, Bossuet, Joly et Gran-
taire ne bougèrent plus du cabaret. Vers deux
heures de l'après-midi , la table où ils s'accou-
daient était couverte de bouteilles vides. Deux
chandelles y brûlaient , l'une dans un bougeoir
de cuivre parfaitement vert, l'autre dans le goulot
d'une carafe fêlée. Grantaire avait entraîné Joly
et Bossuet vers le vin; Bossuet et Joly avaient
ramené Grantaire vers la joie.
Quant à Grantaire , depuis midi , il avait
dépassé le vin, médiocre source de rêves. Le
vin, près des ivrognes sérieux, n'a qu'un succès
d'estime. Il y a, en fait debriété, la magie noire
et la magie blanche : le vin n'est que la magie
blanche. Grantaire était un aventureux buveur
de songes. La noirceur d'une ivresse redoutable
entrouverte devant lui, loin de l'arrêter, l'atti-
rait. Il avait laissé là les bouteilles et pris la
220 LES MISÉRABLES.
chope. La chope, c'est le gouffre. N'ayant sous
la main ni opium, ni haschich, et voulant s'em-
plir le cerveau de crépuscule, il avait eu recours
à cet effrayant mélange d'eau-de-vie, de stout
et d'absinthe qui produit des léthargies si terri-
bles. C'est de ces trois vapeurs, bierre, eau-
de-vie, absinthe, qu'est fait le plomb de lame.
Ce sont trois ténèbres; le papillon céleste s'y
noie; et il s'y forme clans une fumée membra-
neuse vaguement condensée en aile de chauve-
souris , trois furies muettes , le Cauchemar , la
Nuit, la Mort, voletant au dessus de Psyché
endormie.
Grantaire n'en était point encore à cette phase
lugubre; loin de là. Il était prodigieusement
gai, et Bossuet et Joly lui donnaient la réplique.
Ils trinquaient. Grantaire ajoutait à l'accentua-
tion excentrique des mots et des idées, la diva-
gation du geste; il appuyait avec dignité de son
poing gauche sur son genou, son bras taisant
l'équerre, et, la cravate défaite, à cheval sur un
tabouret, son verre plein dans sa main droite,
il jetait à la grosse servante Matelotte ces pa-
roles solennelles :
— Qu'on ouvre les portes du palais ! que tout
GAIETÉS PRÉALABLES. 221
le monde soit de l'académie française , et ait le
droit d'embrasser madame Hucheloup! buvons.
Et se tournant vers marne Hucheloup, il ajou-
tait :
— Femme antique et consacrée par l'usage,
approche, que je te contemple!
Et Joly s'écriait :
— Batelotte et Gibelotte , de doddez plus à
boire à Grantaire. Il bange des argents fous. Il
a déjà dévoré depuis ce batin en prodigalités
éperdues deux francs quatre-vingt-quinze cen-
tibes.
Et Grantaire reprenait :
— Qui donc a décroché les étoiles sans ma
permission pour les mettre sur la table en guise
de chandelles?
Bossuet, fort ivre, avait conservé son calme.
Il s'était assis sur l'appui de la fenêtre ouverte,
mouillant son dos à la pluie qui tombait , et il
contemplait ses deux amis.
Tout à coup il entendit derrière lui un tu-
multe, des pas précipités, des cris aux armes! Il
se retourna , et aperçut , rue Saint-Denis , au
bout de la rue de la Chanvrerie, Enjolras qui
passait la earabine à la main, et Gavroche avec
T.TIII 10
222 LES MISERABLES.
son pistolet, Feuilly avec son sabre, Courfey-
rac avec son épée, Jean Pronvaire avec son
mousqueton , Combeferre avec son fusil , Baho-
rel avec son fusil, et tout le rassemblement
armé et orageux qui les suivait.
La rue de la Chanvrerie n'était guère longue
que d'une portée de carabine. Bossuet improvisa
avec ses deux mains un porte-voix autour de la
bouche, et cria :
— Courfeyrac ! Courfeyrac ! hohée !
Courfeyrac entendit l'appel, aperçut Bossuet,
et fit quelques pas dans la rue de la Chanvrerie,
en criant un : que veux-tu? qui se croisa avec
un : où vas-tu?
— Faire une barricade , répondit Courfeyrac.
— Eh bien, ici! la place est bonne! fais-la
ici!
— C'est vrai, Aigle, dit Courfeyrac.
Et sur un signe de Courfeyrac, l'attroupe-
ment se précipita rue de la Chanvrerie.
III
I>« nuit commence à se fj»!rc sur Granfaîrc
La place était en effet admirablement indi-
quée, l'entrée de la rue évasée, le fond rétréci et
en cul-de-sac, Corinthe y faisant un étrangle-
ment, la rue Mon détour facile à barrer à droite
et à gauche, aucune attaque possible que par la
rue Saint-Denis; c'est à dire de front et à décou-
vert. Bossuet gris avait eu le coup d'oeil d'Anni-
bal à jeun.
A l'irruption du rassemblement, l'épouvante
avait pris toute la rue. Pas un passant qui ne se
fût éclipsé. Le temps d'un éclair, au fond, à
droite, à gauche, boutiques, établis, portes d'al-
lées, fenêtres, persiennes, mansardes, volets de
-2U LES MISERABLES.
toute dimension, s étaient fermés depuis les rez-
de-chaussée jusque sur les toits. Une vieille
femme effrayée avait fixé un matelas devant sa
fenêtre à deux perches à sécher le linge, afin
d'amortir la mousqueterie. La maison du caba-
ret était seule restée ouverte; et cela par une
bonne raison , c'est que l'attroupement s'y était
rué. — Ah mon Dieu! Ah mon Dieu! soupirait
marne Hucheloup.
Bossuet était descendu au devant de Cour
feyrac .
Joly, qui s'était mis à la fenêtre, cria :
— Courfeyrac, tu aurais dû prendre un para-
pluie. Tu vas t'cnrhuber.
Cependant, en quelques minutes, vingt barres
de fer avaient été arrachées de la devanture
grillée du cabaret, dix toises de rue avaient été
dépavées ; Gavroche et Bahorel avaient saisi au
passage et renversé le haquet d'un fabricant de
chaux appelé Anceau, ce haquet contenait trois
barriques pleines de chaux qu'ils avaient placées
sous des piles de pavés; Enjolras avait levé la
trappe de la cave et toutes les futailles vides de
la veuve Hucheloup étaient allées flanquer les
barriques de chaux; Feuilly, avec ses doigts
LA NUIT COMMENCE, ETC. 225
habitués à enluminer les lames délicates des
éventails , avait contre-buté les barriques et le
baquet de deux massives piles de moellons
Moellons improvisés comme le reste , et pris on
ne sait où. Des poutres d'étai avaient été arra-
chées à la façade d'une maison voisine et cou-
chées sur les futailles. Quand Bossuet et Cour-
feyrac se retournèrent, la moitié de la rue était
déjà barrée d'un rempart plus haut qu'un homme.
Rien n'est tel que la main populaire pour bâtir
tout ce qui se bâtit en démolissant.
Matelotte et Gibelotte s'étaient mêlées aux
travailleurs. Gibelotte allait et venait chargée
de gravats. Sa lassitude aidait à la barricade.
Elle servait des pavés comme elle eût servi du
vin, l'air endormi.
Un omnibus qui avait deux chevaux blancs
passa au bout de la rue.
Bossuet enjamba les pavés, courut, arrêta le
cocher, -fit descendre les voyageurs, donna la
main « aux dames, » congédia le conducteur, et
revint ramenant voiture et chevaux par la bride.
— Les omnibus , dit-il , ne passent pas de-
vant Corinthe. Non licet omnibus adiré Coryn-
thum.
226 LES MISÉRABLES.
Un instant après, les chevaux dételés s'en
allaient au hasard par la rue Mondétour et l'om-
nibus co.uché sur le flanc complétait le barrage
de la rue.
Marne Hucheloup bouleversée, s'était réfu-
giée au premier étage.
Elle avait l'œil vague et regardait sans voir,
criant tout bas. Ses cris épouvantés n'osaient
sortir de son gosier.
— C'est la fin du monde, murmurait-elle.
Joly déposait un baiser sur le gros cou rouge
et ridé de marne Hucheloup et disait à Gran-
taire : — Mon cher, j'ai toujours considéré le
cou d'une femme comme une chose infiniment
délicate.
Mais Grantaire atteignait les plus hautes ré-
gions du dithyrambe. Matelotte étant remontée
au premier, Grantaire l'avait saisie par la taille
et poussait à la fenêtre de longs éclats de rire
— Matelotte est laide ! criait-il, Matelotte est
la laideur-rêve ! Matelotte est une chimère. Voici
le secret de sa naissance : Un pygmalion go-
thique qui faisait des gargouilles de cathédrales
tomba un beau matin amoureux de l'une d'elles,
la plus horrible. Il supplia l'amour de l'animer,
L.V MIT COMMENCE, ETC.
et cela fit Matelotte. Regardez-la, citoyens! elle
a les cheveux couleur chromate de plomb
comme la maîtresse du Titien, et c'est une
bonne fille. Je vous réponds qu'elle se battra
bien. Toute bonne fille contient un héros. Quant
à la mère Hucheloup, c'est une vieille brave.
Voyez les moustaches qu'elle a! elle les a héri-
tées de son mari. Une housarde quoi! elle se
battra aussi. A elles deux elles feront peur à la
banlieue. Camarades! nous renverserons le gou-
vernement, vrai comme il est vrai qu'il existe
quinze acides intermédiaires entre l'acide mar-
garique et l'acide formique ; du reste cela m'est
parfaitement égal. Messieurs, mon père m'a
toujours détesté parce que je ne pouvais com-
prendre les mathématiques. Je ne comprends
que l'amour et la liberté. Je suis Grantaire le
bon enfant! N'ayant jamais eu d'argent, je n'en
ai pas pris l'habitude, ce qui fait que je n'en ai
jamais manqué; mais si j'avais été riche, il n'y
aurait plus eu de pauvres ! on aurait vu ! Oh! si
les bons cœurs avaient les grosses bourses!
comme tout irait mieux! Je me figure Jésus-
Christ avec la fortune de Rothschild! Que de
bien il ferait! Matelotte, embrassez-moi! Vous
228 LES MISERABLES.
êtes voluptueuse et timide! vous avez des joues
qui appellent le baiser d'une sœur, et des lèvres
qui réclament le baiser d'un amant !
— Tais-toi, futaille ! dit Courfeyrac.
Grantaire répondit :
— Je suis capitoul et maître es jeux floraux!
Enjolras qui était debout sur la crête du bar-
rage, le fusil au poing, leva son beau visage
austère. Enjolras, on le sait, tenait du Spartiate
et du puritain. Il fût mort aux Thermopyles
avec Léonidas et eût brûlé Drogheda avec
Cromwell.
— Grantaire ! cria-t-il, va-t-en cuver ton vin
hors d'ici. C'est la place de l'ivresse et non de
l'ivrognerie. Ne déshonore pas la barricade!
Cette parole irritée produisit sur Grantaire
un effet singulier. On eût dit qu'il recevait un
verre d'eau froide à travers le visage. Il parut
subitement dégrisé. Il s'assit, s'accouda sur une
table près de la croisée, regarda Enjolras avec
une inexprimable douceur, et lui dit :
— Laisse-moi dormir ici.
— Va dormir ailleurs, cria Enjolras.
Mais Grantaire, fixant toujours sur lui ses
yeux tendres et troubles, répondit :
LA NUIT COMMENCE, ETC. 220
— Laisse-moi y dormir — jusqu'à ce que j'y
meure.
Enjolras le considéra d'un œil dédaigneux :
— Grantaire , tu es incapable de croire , do
penser, de vouloir, de vivre, et de mourir.
Grantaire répliqua d'une voix grave :
— Tu verras .
Il béga}ra encore quelques mots inintelligibles,
puis sa tête tomba pesamment sur la table , et ,
ce qui est un effet assez habituel de la seconde
période de lebriété où Enjolras l'avait rudement
et brusquement poussé, un instant après il était
endormi.
IV
Essai de coiisolaîîon sur la veuve SEhielaelotip
Bahorel, extasié de la barricade, criait :
— Voilà la rue décolletée , comme cela fait
bien !
Courfeyrac, tout en démolissant un peu le
cabaret , cherchait à consoler la veuve cabarc-
tière.
— Mère Ilucheloup ne vous plaigniez-vous
pas l'autre jour qu'on vous avait signifié pro-
cès-verbal et mise en contravention parce que
Gibelotte avait secoué un tapis de lit par votre
fenêtre ?
— Oui, mon bon monsieur Courfevrac. Ah!
mon Dieu, est-ce que vous allez me mettre aussi
ESSAI DE CONSOLATION, ETC. 27,1
cette table-là dans votre horreur ! Et même que,
pour le tapis, et aussi pour un pot de fleurs qui
était tombé de la mansarde dans la rue, le gou-
vernement m'a pris cent francs d'amende. Si ce
n'est pas une abomination !
— Eh bien, mère Hucheloup, nous vous ven-
geons.
La mère Hucheloup, dans cette réparation
qu'on lui faisait, ne semblait pas beaucoup com-
prendre son bénéfice. Elle était satisfaite à la
manière de cette femme arabe qui , ayant reçu
un soufflet de son mari, s'alla plaindre à son
père, criant vengeance et disant : — Père, tu
dois à mon mari affront pour affront. Le père
demanda : — Sur quelle joue as-tu reçu le souf-
flet? — Sur la joue gauche. Le père souffleta
la joue droite et dit : — Te voilà contente. Va
dire à ton mari qu'il a souffleté ma fille, mais
que j'ai souffleté sa femme.
La pluie avait cessé. Des recrues étaient arri-
vées. Des ouvriers avaient apporté sous leurs
blouses un baril de poudre, un panier conte-
nant des bouteilles de vitriol, deux ou trois
torches de carnaval, et une bourriche pleine de
lampions « restés de la fête du roi. » Laquelle
232 LES MISÉRABLES.
fête était toute récente, ayant eu lieu le 1er mai.
On disait que ces munitions venaient de la part
d'un épicier du faubourg Saint-Antoine nommé
Pépin. On brisait l'unique réverbère de la rue
de la Chanvrerie, la lanterne correspondante de
la rue Saint-Denis, et toutes les lanternes des
rues circonvoisines de Mondétour, du Cygne,
des Prêcheurs , et de la Grande et de la Petite
Truanderie.
Enjolras, Combeferre et Courfeyrac diri-
geaient tout. Maintenant deux barricades se
construisaient en même temps, toutes deux
appuyées à la maison de Corinthe et faisant
équerre; la plus grande fermait la rue de la
Chanvrerie , l'autre fermait la rue Mondétour
du côté de la rue du Cygne. Cette dernière bar-
ricade, très étroite, n'était construite que de
tonneaux et de pavés. Ils étaient là environ
cinquante travailleurs ; une trentaine armés de
fusils ; car, chemin faisant , ils avaient fait un
emprunt en bloc à une boutique d'armurier.
Rien de plus bizarre et de plus bigarré que
cette troupe. L'un avait un habit- veste, un sabre
de cavalerie et deux pistolets d'arçon, un autre
était en manches de chemise avec un chapeau
ESSAI DE CONSOLATION, ETC. 23Ô
rond et une poire à poudre pendue au côté, un
troisième était plastronné de neuf feuilles de
papier gris et armé d'une alêne de sellier. Il y
en avait un qui criait : Exterminons jusqu'au der-
nier, et mourons au bout de notre baïonnette!
celui-là n'avait pas de baïonnette. Un autre éta-
lait par dessus sa redingote une bufrleterie et
une giberne de garde national avec le couvre-
giberne orné de cette inscription en laine rouge :
Ordre public. Force fusils portant des numéros
de légions, peu de chapeaux, point de cravates,
beaucoup de bras nus, quelques piques. Ajoutez
à cela tous les âges, tous les visages, de petits
jeunes gens pâles, des ouvriers du port bronzés.
Tous se hâtaient; et, tout en s'entr'aidant, on
causait des chances possibles, — qu'on aurait
des secours vers trois heures du matin, — qu'on
était sûr d'un régiment, — que Paris se soulè-
verait. Propos terribles auxquels se mêlait une
sorte de jovialité cordiale. On eût dit des frères,
ils ne savaient pas les noms les uns des autres.
Les grands périls ont cela de beau qu'ils mettent
en lumière la fraternité des inconnus.
Un feu avait été allumé dans la cuisine et l'on
y fondait dans un moule à balles brocs, cuillères,
2Ô4 LES MISÉRABLES.
fourchettes, toute l'argenterie cl etain du caba-
ret. On buvait à travers tout cela. Les capsules
et les chevrotines traînaient pêle-mêle sur les
tables avec les verres de vin. Dans la salle de
billard, marne Hucheloup, Matelotte et Gibe-
lotte, diversement modifiées par la terreur, dont
l'une était abrutie, l'autre essoufflée, l'autre
éveillée, déchiraient de vieux torchons et fai-
saient de la charpie; trois insurgés les assis-
taient, trois gaillards chevelus, barbus et mous-
tachus qui épluchaient la toile avec des doigts
de lin gère et qui les faisaient trembler.
L'homme de haute stature, que Courfeyrac,
Combeferre et Enjolras avaient remarqué, à
l'instant où il abordait l'attroupement au coin
de la rue des Billettes, travaillait à la petite
barricade et s'y rendait utile. Gavroche travail-
lait à la grande. Quant au jeune homme qui
avait attendu Courfeyrac chez lui et lui avait
demandé monsieur Marius, il avait disparu à
peu près vers le moment où l'on avait renversé
l'omnibus.
Gavroche, complètement envolé et radieux,
s'était chargé de la mise on train. Il allait, \\
nait, montait, descendait, remontait, bruissait,
ESSAI DE CONSOLATION, ETC. 23o
étincelait. Il semblait être là pour l'encourage-
ment de tous. Avait-il un aiguillon? oui certes,
sa misère; avait-il des ailes? oui certes, sa joie.
Gavroche avait un tourbillonnement. On le
voyait sans cesse, on l'entendait toujours. Il
remplissait l'air, étant partout à la fois. C'était
une espèce d'ubiquité presque irritante; pas
d'arrêt possible avec lui. L'énorme barricade le
sentait sur sa croupe. Il gênait les flâneurs, il
excitait les paresseux, il ranimait les fatigués,
il impatientait les pensifs, mettait les uns en
gaîté, les autres en haleine, les autres en colère,
tous en mouvement, piquait un étudiant, mor-
dait un ouvrier; se posait, s'arrêtait, repartait,
volait au dessus du tumulte et de l'effort, sautait
de ceux-ci à ceux-là, murmurait, bourdonnait,
et harcelait tout l'attelage ; mouche de l'immense
Coche révolutionnaire.
Le mouvement perpétuel était dans ses petits
bras et la clameur perpétuelle dans ses petits
poumons :
— Hardi ! encore des pavés ! encore des ton-
neaux! encore des machins! où y en a-t-il?
Une hottée de plâtras pour me boucher ce
trou-là. C'est tout petit, votre barricade. Il faut
236 LES MISERABLES.
que ça monte. Mettez-y tout, flanquez-y tout,
fichez-y tout. Cassez la maison. Une barricade,
c'est le thé de la mère Gibou. Tenez, voilà une
porte vitrée.
Ceci fit exclamer les travailleurs.
— Une porte vitrée! qu'est-ce que tu veux
qu'on fasse d'une porte vitrée, tubercule?
— Hercules vous-mêmes! riposta Gavroche.
Une porte vitrée dans une barricade , c'est
excellent. Ça n'empêche pas de l'attaquer, mais
ça gêne pour la prendre. Vous n'avez donc
jamais chipé des pommes par dessus un mur où
il y avait des culs de bouteilles? Une porte vitrée,
ça coupe les cors aux pieds de la garde natio-
nale quand elle veut monter sur la barricade.
Pardi! le verre est traître. Ah çà, vous n'avez
pas une imagination effrénée, mes camarades.
Du reste, il était furieux de son pistolet sans
chien. Il allait de l'un à l'autre, réclamant : —
Un fusil! je veux un fusil! Pourquoi ne me
donne-t-on pas un fusil ?
— Un fusil à toi! dit Combeferre.
— Tiens ! répliqua Gavroche, pourquoi pas ?
j'en ai bien eu un en 1830 quand on s'est disputé
avec Charles X!
ESSAI DE CONSOLATION, ETC. 237
Enjolras haussa les épaules.
— Quand il y en aura pour les hommes, on
en donnera aux enfants.
Gavroche se tourna fièrement, et lui répon-
dit :
— Si tu es tué avant moi, je te prends le
tien.
— Gamin! dit Enjolras.
— Blanc-bec! dit Gavroche.
Un élégant fourvoyé qui flânait au bout de la
rue, fit diversion.
Gavroche lui cria :
— Vouez avec nous, jeune homme! Eh bien,
cette vieille patrie, on ne l'ait donc rien pour
elle*
L élégant s'enfuit.
i
Les préparatifs
Les journaux du temps qui ont dit que la bar-
ricade de la rue de la Clianvreric, cette construc-
tion presque inexpugnable, comme ils l'appellent,
atteignait au niveau d'un premier étage, se sont
trompés. Le fait est qu'elle ne dépassait pas une
hauteur moyenne de six ou sept pieds. Elle était
bâtie de manière que les combattants pouvaient,
à volonté, ou disparaître derrière, ou dominer
le barrage et même en escalader la crête au
moyen d'une quadruple rangée de pavés super-
posés et arrangés en gradins à l'intérieur. Au
dehors le front de la barricade, composé de
LES PRÉPARATIFS. 230
piles de pavés et de tonneaux reliées par des
poutres et des planches qui s'enchevêtraient
dans les roues de la charrette Anceau et de l'om-
nibus renversé, avait un aspect hérissé et inex-
tricable.
Une coupure suffisante pour qu'un homme y
pût passer avait été ménagée entre le mur des
maisons et l'extrémité de la barricade la plus
éloignée du cabaret, de façon qu'une sortie était
possible. La flèche de l'omnibus était dressée
droite et maintenue avec des cordes, et un dra-
peau rouge , fixé à cette flèche , flottait sur la
barricade.
La petite barricade Mondétour, cachée der-
rière la maison du cabaret, ne s'apercevait pas.
Les deux barricades réunies formaient une véri-
table redoute. Enjolras et Courfeyrac n'avaient
pas jugé à propos de barricader l'autre tronçon
de la rue Mondétour qui ouvre par la rue des
Prêcheurs une issue sur les Halles, voulant
sans doute conserver une communication pos-
sible avec le dehors et redoutant peu d'être
attaqués par la dangereuse et difficile ruelle des
Prêcheurs.
A cela pies de celte issue restée libre, qui
240 LES MISÉRABLES.
constituait ce que Folard, dans son style straté-
gique, eût appelé un boyau, et en tenant compte
aussi de la coupure exiguë ménagée sur la rue
de la Chanvrerie, l'intérieur de la barricade, où
le cabaret faisait un angle saillant, présentait
un quadrilatère irrégulier fermé de toutes
parts. Il y avait une vingtaine de pas d'inter-
valle entre le grand barrage et les hautes mai-
sons qui formaient le fond de la rue, en sorte
qu'on pouvait dire que la barricade était adossée
à ces maisons, toutes habitées, mais closes du
haut en bas.
Tout ce travail se fit sans empêchement en
moins d'une heure et sans que cette poignée
d'hommes hardis vît surgir un bonnet à poil ni
une baïonnette. Les bourgeois peu fréquents qui
se hasardaient encore à ce moment de l'émeute
dans la rue Saint-Denis jetaient un coup d'œil
rue de la Chanvrerie, apercevaient la barricade,
et doublaient le pas.
Les deux barricades terminées, le drapeau
arboré, on traîna une table hors du cabaret ; et
Courfeyrac monta sur la table. Enjolras apporta
le coffre carré et Courfeyrac l'ouvrit. Ce coffre
était rempli de cartouches. Quand on vit les
LES PRÉPARATIFS. 2S1
cartouches il y eut un tressaillement parmi les
plus braves et un moment de silence.
Courfeyrac les distribua en souriant.
Chacun reçut trente cartouches. Beaucoup
avaient de la poudre et se mirent à en faire
d'autres avec les balles qu'on fondait. Quant au
baril de poudre il était sur une table à part, près
de la porte, et on le réserva.
Le rappel, qui parcourait tout Paris, ne dis-
continuait pas, mais cela avait fini par ne plus
être qu'un bruit monotone auquel ils ne faisaient
plus attention. Ce bruit tantôt s'éloignait, tantôt
s'approchait, avec des ondulations lugubres.
On chargea les fusils et les carabines , tous
ensemble , sans précipitation , avec une gravité
solennelle. Enjolras alla placer trois sentinelles
hors des barricades, l'une rue delà Chanvrerie,
la seconde rue des Prêcheurs, la troisième au
coin de la Petite Truanderie.
Puis, les barricades bâties, les postes assi-
gnés, les fusils chargés, les vedettes posées,
seuls clans ces rues redoutables où personne ne
passait plus , entourés de ces maisons muettes
et comme mortes où ne palpitait aucun mouve-
ment humain, enveloppés des ombres crois-
242 LES MISÉRABLES.
santés du crépuscule qui commençait, au milieu
de cette obscurité et de ce silence où l'on sentait
s'avancer quelque chose et qui avait je ne sais
quoi de tragique et de terrifiant, isolés, armés,
déterminés, tranquilles, ils attendirent.
VI
Ebi attendant
Dans ces heures d'attente, que firent-ils?
Il faut bien que nous le disions, puisque ceci
est de l'histoire.
Tandis que les hommes faisaient des cartou-
ches et les femmes de la charpie, tandis qu'une
large casserole, pleine d'etain et de plomb fondu
destine au moule à balles, fumait sur un ré-
chaud ardent, pendant que les vedettes veil-
laient l'arme au bras sur la barricade, pendant
qu'Enjolras, impossible à distraire, veillait sur
les vedettes, Combeferre, Courfeyrac , Jean
Prouvaire, Feuilly, Bossuet, Jolv, Bahorel,
quelques autres encore, se cherchèrent et se
'2 il LES MISÉRABLES.
réunirent, comme aux plus paisibles jours de
leurs causeries decoliers, et dans un coin de ce
cabaret changé en casemate, à deux pas de la
redoute qu'ils avaient élevée, leurs carabines
amorcées et chargées appiryées au dossier de
leur chaise, ces beaux jeunes gens, si voisins
d'une heure suprême, se mirent à dire des vers
d'amour.
Quels vers? Les voici :
Vous rappelez-vous notre douce vie
Lorsque nous étions si jeunes tous deux,
Et que nous n'avions au cœur d'autre envie
Que d'être bien mis et d'être amoureux !
Lorscju'en ajoutant votre âge à mon âge.
Nous ne comptions pas à deux quarante ans,
Et que, dans notre humble et petit ménage,
Tout, même L'hiver, nous était printemps!
Beaux jours! Manuel était tier et sage.
Paris s'asseyait à de saints banquets,
Foy lançait la foudre, et votre corsage
Avait une épingle où je me piquais.
EN ATTENDANT. 245
Tout vous contemplait. Avocat sans causes,
Quand je vous menais au Prado dîner,
Vous étiez jolie au point que les roses
Me faisaient l'effet de se retourner.
Je les entendais dire : est-elle belle !
Comme elle sent bon ! quels cheveux à flots!
Sous son mantelet elle cache une aile;
Son bonnet charmant est à peine éelos.
J'errais avec toi, pressant ton bras souple.
Les passants croyaient que l'amour charmé
Avait marié, dans notre heureux couple,
Le doux mois d'avril au beau mois de mai.
Nous vivions cachés, contents, porte close,
Dévorant l'amour, bon fruit défendu;
"Ma bouche n'avait pas dit une chose
Que déjà ton cœur avait répondu.
î.a Sorboime était l'endroit bucolique
Où je t'adorais du soir au matin.
C'est ainsi qu'une âme amoureuse applique
La carte du Tendre au pny^ iatiu.
T.T1II -l
246 LES MISÉRABLES.
0 place Maubert ! 0 place Dauphine !
Quand, dans le taudis frais et printanier,
Tu tirais ton bas sur ta jambe fine,
Je voyais un astre au fond du grenier.
J'ai fort lu Platon, mais rien ne m'en reste.
Mieux que Malebranche et que Lamennais
Tu me démontrais la bonté céleste
Avec une fleur que tu me donnais.
Je t' obéissais, tu m'étais soumise.
0 grenier doré! te lacer! te voir
Aller et venir dès l'aube en chemise,
Mirant ton front jeune à ton vieux miroir !
Et qui donc pourrait perdre la mémoire
De ces temps d'aurore et de firmament,
De rubans, de fleurs, de gaze et de moire.
Où l'amour bégaie un argot charmant !
Nos jardins étaient un pot de tulipe;
Tu masquais la vitre avec un jupon;
Je prenais le bol de terre de pipe,
Et je te donnais la tasse en japon.
ES ATTENDANT. 247
Et ces grands malheurs qui nous faisaient rire !
Ton manchon brûlé, ton boa perdu !
Et ce cher portrait du divin Shakspcare
Qu'un soir pour souper nous avons vendu!
J'étais mendiant, et toi charitable.
Je baisais au vol tes bras frais et ronds.
Dante in-folio nous servait de table
Pour manger gaîment un cent de marrons.
La première fois qu'en mon joyeux bouge
Je pris un baiser à ta lèvre en feu,
Quand tu t'en allas décoiffée et rouge,
Je restai tout pâle et je crus en Dieu !
Te rappelles-tu nos bonheurs sans nombre,
Et tous ces fichus changés en chiffons !
Oh! que de soupirs, de nos cœurs pleins d'ombre,
Se sont envolés dans les cicux profonds !
L'heure, le lieu, ces souvenirs de jeunesse
rappelés, quelques étoiles qui commençaient à
briller au ciel, le repas funèbre de ces rues dé-
2i8 LES MISÉRABLES.
sertes, l'imminence de l'aventure inexorable qui
se préparait, donnaient un charme pathétique à
ces vers murmurés à demi voix dans le crépus-
cule par Jean Prouvaire qui, nous l'avons dit,
était un doux poète.
Cependant on avait allumé un lampion dans
la petite barricade, et, dans la grande, une de
ces torches de cire comme on en rencontre le
mardi gras en avant des voitures chargées de
masques qui vont à la Courtille. Ces torches,
on l'a vu, venaient du faubourg Saint-Antoine.
La torche avait été placée dans une espèce de
cage de pavés fermée de trois côtés pour l'abri-
ter du vent, et disposée de façon que toute la
lumière tombait sur le drapeau. La rue et la
barricade restaient plongées dans l'obscurité, et
l'on ne voyait rien que le drapeau rouge formi-
dablement éclairé comme par une énorme lan-
terne sourde.
Cette lumière ajoutait à l'écarlate du drapeau
je ne sais quelle pourpre terrible.
VII
L'homme recruté i'ite des Billcltcs
La nuit était tout à fait tombée, rien ne
venait. On n'entendait que des rumeurs con-
fuses, et par instants des fusillades; mais rares,
peu nourries et lointaines. Ce répit, qui se pro-
longeait, était signe que le gouvernement prenait
son temps et ramassait ses forces. Ces cin-
quante hommes en attendaient soixante mille.
Enjolras se sentit pris de cette impatience qui
saisit les âmes fortes au seuil des événements
redoutable.?. Il alla trouver Gavroche qui s'était
mis à fabriquer des cartouches dans la salle
basse à la clarté douteuse de deux chandelles,
230 LES MISERABLES.
posées sur le comptoir par précaution à cause
de la poudre répandue sur les tables. Ces deux
chandelles ne jetaient aucun rayonnement au
dehors. Les insurgés en outre avaient eu soin
de ne point allumer de lumière dans les étages
supérieurs.
Gavroche en ce moment était fort préoccupé,
non pas précisément de ses cartouches.
L'homme de la rue des Billettes venait d'en-
trer dans la salle basse et était allé s'asseoir à
la table la moins éclairée. Il lui était échu un
fusil de munition grand modèle, qu'il tenait en-
tre ses jambes. Gavroche jusqu'à cet instant,
distrait par cent choses « amusantes, » n'avait
pas même vu cet homme.
Lorsqu'il entra, Gavroche le suivit machina-
lement des yeux, admirant son fusil, puis, brus-
quement, quand l'homme fut assis, le gamin se
leva. Ceux qui auraient épié l'homme jusqu'à ce
moment, l'auraient vu tout observer dans la bar-
ricade et clans la bande des insurgés avec une
attention singulière; mais depuis qu'il était entré
dans la salle, il avait été pris d'une sorte de re-
cueillement et semblait ne plus rien voir de ce
qui se passait. Le gamin s'approcha de ce per-
L'HOMME RECRUTÉ RUE DES BILLETTES. 251
sonnage pensif et se mit à tourner autour de lui
sur la pointe du pied comme on marche auprès
de quelqu'un qu'on craint de réveiller. En même
temps sur son visage enfantin, à la fois si ef-
fronté et si sérieux, si évaporé et si profond, si
gai et si navrant, passaient toutes ces grimaces
de vieux qui signifient : — Ah bah! — pas pos-
sible ! — j'ai la berlue ! — je rêve ! — est-ce que
ce serait?... — non, ce n'est pas! — mais si! —
mais non! etc., etc. — Gavroche se balançait
sur ses talons, crispait ses deux poings dans
ses poches, remuait le cou comme un oiseau,
dépensait en une lippe démesurée toute la saga-
cité de sa lèvre inférieure. Il était stupéfait, in-
certain, incrédule, convaincu, ébloui. Il avait la
mine du chef des eunuques au marché des es-
claves découvrant une Vénus parmi des dondons,
et l'air d'un amateur reconnaissant un Raphaël
dans un tas de croûtes. Tout chez lui était en
travail, l'instinct qui flaire et l'intelligence qui
combine. Il était évident qu'il arrivait un événe-
ment à Gavroche.
C'est au plus fort de cette préoccupation qu'En-
jolras l'aborda.
— Tu es petit, dit Enjolras, on ne te verra
2S2 LES MISÉRABLES.
pas. Sors des barricades, glisse-toi le long des
maisons, va un peu partout par les rues, et re-
viens me dire ce qui se passe.
Gavroche se haussa sur ses hanches.
— Les petits sont donc bons à quelque chose!
c'est bien heureux! J'y vas! En attendant fiez-
vous aux petits, méfiez-vous des grands... — Et
Gavroche, levant la tête et baissant la voix,
ajouta, en désignant l'homme de la rue des Bil-
lettes :
— Vous voyez bien ce grand-là?
— Eh bien?
— C'est un mouchard.
— Tues sûr?
— Il n'y a pas quinze jours qu'il m'a enlevé
par l'oreille de la corniche du pont Royal où je
prenais l'air.
Enjolras quitta vivement le gamin et mur-
mura quelques mots très bas à un ouvrier du
port aux vins qui se trouvait là. L'ouvrier sor-
tit de la salle et y rentra presque tout de suite
accompagné de trois autres. Les quatre hommos.
quatre portefaix aux larges épaules, allèrent se
placer, sans rien faire qui pût attirer son atten-
tion, derrière la table où était accoudé l'homme
L HOMME RECRUTÉ RUE DES BILLETTES. 253
de la rue des Billettes. Ils étaient visiblement
prêts à se jeter sur lui.
Alors Enjolras s'approcha de l'homme et lui
demanda :
— Qui êtes-vous?
A cette question brusque, l'homme eut un sou-
bresaut. Il plongea son regard jusqu'au fond de
la prunelle candide d'Enjolras et parut y saisir
sa pensée. Il sourit d'un sourire qui était tout ce
qu'on peut voir au monde de plus dédaigneux,
de plus énergique et de plus résolu, et répondit
avec une gravité hautaine :
— Je vois ce que c'est... Eh bien, oui!
— Vous êtes mouchard ?
— Je suis agent de l'autorité.
— Vous vous appelez?
— Javert.
Enjolras fit signe aux quatre hommes. En un
clin d'oeil, avant que Javert eût eu le temps de
se retourner, il fut colleté, terrassé, garrotté,
fouillé.
On trouva sur lui une petite carte ronde col-
lée entre deux verres et portant d'un côté les
armes de France gravées, avec cette légende :
Surveillance et vigilance, et de l'autre cette men-
234 LES MISÉRABLES.
tion : Javert, inspecteur de police, âgé de cin-
quante-deux ans ; et la signature du préfet de
police d'alors, M. Gisquet.
Il avait en outre sa montre et sa bourse, qui
contenait quelques pièces d'or. On lui laissa la
bourse et la montre. Derrière la montre, au
fond du gousset, on tâta et l'on saisit un papier
sous enveloppe qu'Enjolras déplia et où il lut
ces cinq lignes écrites de la main même du
préfet de police :
« Sitôt sa mission politique remplie, l'inspecteur
Javert s'assurera, par une surveillance spéciale, s'il
est vrai que des malfaiteurs aient des allures sur
la berge de la rive droite de la Seine, près le pont
d'Iéna. »
Le fouillage terminé, on redressa Javert, on
lui noua les bras derrière le dos et on l'attacha
au milieu de la salle basse à ce poteau célèbre
qui avait jadis donné son nom au cabaret.
Gavroche qui avait assisté à toute la scène et
tout approuvé d'un hochement de tète silen-
cieux, s'approcha de Javert et lui dit :
— C'est la souris qui a pris le chat.
l'homme recruté RLE DES RILLETTES. 23S
Tout cela s'était exécuté si rapidement que
c'était fini quand on s'en aperçut autour du ca-
baret. Javert n'avait pas jeté un cri. Envoyant
Javert lié au poteau, Courfeyrac, Bossuet, Joly,
Combeferre, et les hommes dispersés dans les
deux barricades, accoururent.
Javert, adossé au poteau et si entouré de
cordes qu'il ne pouvait faire un mouvement,
levait la tête avec la sérénité intrépide de
l'homme qui n'a jamais menti.
— C'est un mouchard, dit Enjolras.
Et se tournant vers Javert :
— Vous serez fusillé deux minutes avant que
la barricade soit prise.
Javert répliqua de son accent le plus impé-
rieux :
— Pourquoi pas tout de suite?
— Nous ménageons la poudre.
— Alors finissez-en d'un coup de couteau ,
— Mouchard, dit le bel Enjolras, nous som-
mes des juges et non des assassins.
Puis il appela Gavroche.
— Toi! va à ton affaire! Fais ce que je t'ai
dit.
— J'y vas, cria Gavroche.
256 LES MISÉRABLES.
Et s'arrêtant au moment de partir :
— A propos, vous me donnerez son fusil! Et
ajouta : Je vous laisse le musicien, mais je
veux la clarinette.
Le gamin fit le salut militaire et franchit
gaîment la coupure de la grande barricade.
VIII
Plusieurs points d'interrogation à propos d'un
nommé ILc Calme qui ne se nommait peut-être
pas Le Calme
La peinture tragique que nous avons entre-
prise ne serait pas complète, le lecteur ne ver-
rait pas dans leur relief exact et réel ces grandes
minutes de gésine sociale et d'enfantement ré-
volutionnaire où il y a de la convulsion mêlée à
l'effort, si nous omettions, clans l'esquisse ébau-
chée ici, un incident plein d'une horreur épique
et farouche qui survint presque aussitôt après le
départ de Gavroche.
Les attroupements, comme on sait, font boule
de neige et agglomèrent en roulant un tas
t. vin. 29
258 LES MISÉRADLES.
d'hommes tumultueux. Ces hommes ne se de-
mandent pas entre eux d'où ils viennent. Parmi
les passants qui s'étaient réunis au rassemble-
ment conduit par Enjolras, Combeferre et Cour-
feyrac, il y avait un être portant la veste du
portefaix usée aux épaules, qui gesticulait et
vociférait et avait la mine d'une espèce d'ivrogne
sauvage. Cet homme, un nommé ou surnommé
Le Cabuc, et du reste tout à fait inconnu de
ceux qui prétendaient le connaître, très ivre, ou
faisant semblant, s'était attablé avec quelques
autres à une table qu'ils avaient tirée en dehors
du cabaret. Ce Cabuc, tout en faisant boire ceux
qui lui tenaient tête, semblait considérer d'un
air de réflexion la grande maison du fond de la
barricade dont les cinq étages domi:. aient toute
la rue et faisaient face à la rue Saint-Denis.
Tout à coup il s'écria :
— Camarades, savez-vous? c'est de cette mai-
son-là qu'il faudrait tirer. Quand nous serons
là aux croisées, du diable si quelqu'un avance
dans la rue!
— Oui, mais la maison est fermée, dit un «les
buveurs.
— Cognons !
PLUSIEURS POINTS D INTERROGATION, ETC. 259
— On n'ouvrira pas.
— Enfonçons la porte !
Le Cabuc court à la porte qui avait un mar-
teau fort massif, et frappe. La porte ne s'ouvre
pas. Il frappe un second coup. Personne ne ré-
pond. Un troisième coup. Même silence.
— Y a-t-il quelqu'un ici? crie Le Cabuc.
Rien ne bouge.
Alors il saisit un fusil et commence à battre
la porte à coups de crosse. C'était une vieille
porte d'allée, cintrée, basse, étroite, solide, tout
en chêne, doublée à l'intérieur d'une feuille de
tôle et d'une armature de fer, une vraie poterne
de bastille. Les coups de crosse faisaient trem-
bler la maison, mais n'ébranlaient pas la porte.
Toutefois il est probable que les habitants
s'étaient émus, car on vit enfin s'éclairer et
s'ouvrir une petite lucarne carrée au troisième
étage, et apparaître à cette lucarne une chan-
delle et la tête béate et effrayée d'un bonhomme
en cheveux gris qui était le portier.
L'homme qui cognait s'interrompit.
— Messieurs, demanda le portier, que dési-
rez-vous?
— Ouvre ! dit Le Cabuc.
260 LES MISÉRABLES.
— Messieurs, cela ne se peut pas.
— Ouvre toujours!
— Impossible , messieurs !
Le Cabuc prit sou fusil et coucha enjoué le
portier, mais comme il était en bas, et qu'il fai-
sait très noir, le portier ne le vit point.
— Oui ou non, veux-tu ouvrir?
— Non, messieurs !
— Tu dis non?
— Je dis non, mes bons...
Le portier n'acheva pas. Le coup de fusil était
lâché ; la balle lui était entrée sous le menton et
était sortie par la nuque après avoir traversé la
jugulaire. Le vieillard s'affaissa sur lui-môme
sans pousser un soupir. La chandelle tomba et
s'éteignit, et l'on ne vit plus rien qu'une tète
immobile posée au bord de la lucarne et un peu
de fumée blanchâtre qui s'en allait vers le toit.
— Voilà ! dit Le Cabuc en laissant retomber
sur le pavé la crosse de son fusil.
Il avait à peine prononcé ce mot qu'il sentil
une main qui se posait sur son épaule avec la
pesanteur d'une serre d'aigle , et il entendit une
voix qui lui disait :
— A genoux.
PLUSIEURS POINTS D INTERROGATION, ETC. 261
Le meurtrier se retourna et vit devant lui la
figure blanche et froide d'Enjolras. Enjolras
avait un pistolet à la main.
A la détonation, il était arrivé.
Il avait empoigné de sa main gauche le col-
let, la blouse, la chemise et la bretelle du
Cabuc.
— A genoux, répéta-t-il.
Et d'un mouvement souverain le frêle jeune
homme de vingt ans plia comme un roseau le
crocheteur trapu et robuste et l'agenouilla dans
la boue. Le Cabuc essaya de résister, mais il
semblait qu'il eût été saisi par un poing surhu-
main.
Pâle, le col nu, les cheveux épars, Enjolras,
avec son visage de femme, avait en ce moment
je ne sais quoi de la Thémis antique. Ses narines
gonflées, ses yeux baissés donnaient à son im-
placable profil grec cette expression de colère
et cette expression de chasteté qui , au point de
vue de l'ancien monde, conviennent à la justice.
Toute la barricade était accourue, puis tous
s'étaient rangés en cercle à distance, sentant
qu'il était impossible de prononcer une parole
devant la chose qu'ils allaient voir.
262 LES MISERABLES.
Le Cabuc, vaincu, n'essayait plus de se dé-
battre et tremblait de tous ses membres. Enjol-
ras le lâcha et tira sa montre.
— Recueille-toi, dit-il. Prie, ou pense. Tu
as une minute.
— Grâce! murmura le meurtrier, puis il baissa
la tête et balbutia quelques jurements inarti-
culés.
Enjolras ne quitta pas la montre des yeux; il
laissa passer la minute, puis il remit la montre
dans son gousset. Cela fait, il prit par les che-
veux Le Cabuc qui se pelotonnait contre ses
genoux en hurlant et lui appuya sur l'oreille le
canon de son pistolet. Beaucoup de ces hommes
intrépides, qui étaient si tranquillement entrés
dans la plus effrayante des aventures, détour-
nèrent la tête.
On entendit l'explosion, l'assassin tomba sur
le pavé le front en avant, et Enjolras se redressa
et promena autour de lui son regard convaincu
et sévère.
Puis il poussa du pied le cadavre et dit :
— Jetez cela dehors.
Trois hommes soulevèrent le corps du misé-
rable qu'agitaient les dernières convulsions ma-
PLUSIEURS POINTS b INTERROGATION, ETC. 263
chinales de la vie expirée, et le jetèrent par
dessus la petite barricade dans la ruelle Mon-
détour.
Enjolras était demeuré pensif. On ne sait
quelles ténèbres grandioses se répandaient len-
tement sur sa redoutable sérénité. Tout à coup
il éleva la voix. On fit silence.
— Citoyens, dit Enjolras, ce que cet homme
a fait est effroyable et ce que j'ai fait est horri-
ble. Il a tué, c'est pourquoi je l'ai tué. J'ai dû le
faire, car l'insurrection doit avoir sa discipline.
L'assassinat est encore plus un crime ici qu'ail-
leurs ; nous sommes sous le regard de la révolu-
tion, nous sommes les prêtres de la république,
nous sommes les hosties du devoir, et il ne faut
pas qu'on puisse calomnier notre combat. J'ai
donc jugé et condamné à mort cet homme.
Quant à moi, contraint de faire ce que j'ai fait,
mais l'abhorrant, je me suis jugé aussi et vous
verrez tout à l'heure à quoi je me suis con-
damne.
Ceux qui écoutaient tressaillirent.
— Nous partagerons ton sort, cria Coiubc-
ferre.
— Soit, reprit Enjolras. Encore un 11101. En
•JUi LES MISÉRABLES.
exécutant cet homme, j'ai obéi à la nécessite ;
mais la nécessité est un monstre du vieux
monde, la nécessité s'appelle Fatalité. Or, la
loi du progrès, c'est que les monstres dispa-
raissent devant les anges, et que la Fatalité
s'évanouisse devant la Fraternité. C'est un mau-
vais moment pour prononcer le mot amour.
N'importe, je le prononce, et je le glorifie.
Amour, tu as l'avenir. Mort, je me sers de toi,
mais je te hais. Citoyens, il n'y aura dans l'ave-
nir ni ténèbres, ni coups de foudre ; ni ignorance
féroce, ni talion sanglant. Comme il n'y aura plus
de Satan, il n'y aura plus de Michel. Dans l'ave-
nir personne ne tuera personne, la terre rayon-
nera, le genre humain aimera. Il viendra, ci-
toyens, ce jour où tout sera concorde, harmo-
nie, lumière, joie et vie, il viendra, et c'est pour
qu'il vienne que nous allons mourir.
Enjolras se tut. Ses lèvres de vierge se refor-
mèrent ; et il resta quelque temps debout à l'en-
droit où il avait versé le sang, dans une immobi-
lité de marbre. Son œil fixe faisait qu'on parlait
bas autour de lui.
Jean Prouvaire et Combeferre se serraient la
main silencieusement, et appuyés l'un sur Tau-
PLUSIEURS POINTS D INTERROGATION, ETC. 2G3
tre dans l'angle de la barricade, considéraient
avec une admiration où il y avait de la compas-
sion ce grave jeune homme, bourreau et prêtre;
de lumière comme le cristal, et de roche aussi.
Disons tout de suite que plus tard, après l'ac-
tion, quand les cadavres furent portés à la
morgue et fouillés, on trouva sur Le Cabuc une
carte d'agent de police. L'auteur de ce livre a
eu entre les mains, en 1848, le rapport spécial
fait à ce sujet au préfet de police de 1832.
Ajoutons que, s'il faut en croire une tradition
de police étrange, mais probablement fondée,
Le Cabuc, c'était Claquesous. Le fait est qu'à
partir de la mort du Cabuc, il ne fut plus ques-
tion de Claquesous. Claquesous n'a laissé nulle
trace de sa disparition ; il semblerait s'être amal-
gamé à l'invisible. Sa vie avait été ténèbres, sa
fin fut nuit.
Tout le groupe insurgé était encore dans
l'émotion de ce procès tragique si vite instruit
et si vite terminé, quand Courfeyrac revit dans
la barricade le petit jeune homme qui le matin
avait demandé chez lui Marius.
Ce garçon, qui avait l'air hardi et insouciant,
était venu à la nuit rejoindre les insurgés.
LIVRE TREIZIEME
MARIUS ENTRE DANS L'OMBRE
De la rue Plumet au quartier $aiiit-I$enis
Cette voix qui à travers le crépuscule avait
appelé Marius à la barricade de la rue de la
Clianvrerie lui avait fait l'effet de la voix de la
destinée. Il voulait mourir, l'occasion s'offrait; il
frappait à la porte du tombeau, une main dans
l'ombre lui en tendait la clef. Ces lugubres ouver-
tures qui se font dans les ténèbres devant le
désespoir sont tentantes. Marins écarta la grille
qui l'avait tant de fois laissé passer, sortit du
jardin, et dit : allons!
Fou de douleur, ne se sentant plus rien de
fixe et de solide dans le cerveau, incapable de
rien accepter désormais du sort après ces deux
270 LES MISÉRABLES.
mois passés dans les enivrements de la jeunesse
et de l'amour, accablé à la fois par toutes les
rêveries du désespoir, il n'avait plus qu'un dé-
sir : en finir bien vite.
Il se mit à marcher rapidement. Il se trouvait
précisément qu'il était armé, ayant sur lui les
pistolets de Javert.
Le jeune homme qu'il avait cru apercevoir
s'était perdu à ses yeux dans les rues.
Marius, qui était sorti de la rue Plumet par
le boulevard, traversa l'Esplanade et le pont
des Invalides, les Champs-Elysées, la place
Louis XV, et gagna la rue de Rivoli. Les maga-
sins y étaient ouverts, le gaz y brûlait sous les
arcades, les femmes achetaient dans les bouti-
ques, on prenait des glaces au café Laiter, on
mangeait des petits gâteaux à la Pâtisserie
Anglaise. Seulement quelques chaises de poste
partaient au galop de l'hôtel des Princes et de
l'hôtel Meurice.
Marius entra par le passage Delorme dans la
rue Saint-Honoré. Les boutiques y étaient fer-
mées, les marchands causaient devant leurs
portes entrouvertes, les passants circulaient,
les réverbères étaient allumés, à partir du pre-
DE LA RUE PLUMET, ETC. 271
mier étage, toutes les croisées étaient éclairées
comme à l'ordinaire. Il y avait de la cavalerie
sur la place du Palais-Royal.
Marius suivit la rue Saint-Honoré. A mesure
qu'il s'éloignait du Palais - Royal , il y avait
moins de fenêtres éclairées ; les boutiques étaient
tout à fait closes, personne ne causait sur les
seuils, la rue s'assombrissait et en même temps
la foule s'épaississait. Car les passants mainte-
nant étaient en foule. On ne voyait personne
parler dans cette foule, et pourtant il en sortait
un bourdonnement sourd et profond.
Vers la fontaine de l'Arbre-Sec, il y avait
« des rassemblements, » espèces de groupes im-
mobiles et sombres qui étaient parmi les allants
et venants comme des pierres au milieu d'une
eau courante.
A l'entrée de la rue des Prouvaires , la foule
ne marchait plus. C'était un bloc résistant,
massif, solide, compacte, presque impénétrable,
de gens entassés qui s'entretenaient tout bas. Il
n'y avait là presque plus d'habits noirs ni de
chapeaux ronds. Des sarraus, des blouses, des
casquettes, des têtes hérissées et terreuses.
Celte multitude ondulait confusément dans la
272 LES MISÉRABLES.
brume nocturne. Son chuchotement avait l'ac-
cent rauque d'un frémissement. Quoique pas un
ne marchait, on entendait un piétinement dans
la boue. Au delà de cette épaisseur de foule, dans
la rue du Roule, dans la rue des Prouvaires,
et dans le prolongement de la rue Saint-Ho-
noré, il n'y avait plus une seule vitre où brillât
une chandelle. On voyait s'enfoncer dans ces
rues, les files solitaires et décroissantes des
lanternes. Les lanternes de ce temps-là ressem-
blaient à de grosses étoiles rouges pendues à
des cordes et jetaient sur le pavé une ombre qui
avait la forme d'une grande araignée. Ces rues
n'étaient pas désertes. On y distinguait des
fusils en faisceaux, des baïonnettes remuées et
des troupes bivouaquant. Aucun curieux ne dé-
passait cette limite. Là cessait la circulation.
Là finissait la foule et commençait l'armée.
Marius voulait avec la volonté de l'homme
qui n'espère plus. On l'avait appelé, il fallait
qu'il allât. Il trouva le 11103^11 de traverser la
foule et de traverser le bivouac des troupes, il
se déroba aux patrouilles, il évita les senti-
nelles. Il fit un détour, gagna la rue de Bé-
thisy, et se dirigea vers les Halles. Au coin de
DE LA RUE PLUMET, ETC. 275
la rue des Bourdonnais il n'y avait plus de lan-
ternes.
Après avoir franchi la zone de la foule, il
avait dépassé la lisière des troupes ; il se trou-
vait dans quelque chose d'effrayant. Plus un
passant, plus un soldat, plus une lumière ; per-
sonne. La solitude, le silence, la nuit; je ne
sais quel froid qui saisissait. Entrer dans une
rue, c'était entrer dans une cave.
Il continua d'avancer.
Il fît quelques pas. Quelqu'un passa près de
lui en courant. Était-ce un homme? une femme?
étaient-ils plusieurs? Il n'eût pu le dire. Cela
avait passé et s'était évanoui.
De circuit en circuit, il arriva dans une ruelle
qu'il jugea être la rue de la Poterie; vers le
milieu de cette ruelle il se heurta à un obstacle.
Il étendit les mains. C'était une charrette ren-
versée ; son pied reconnut des flaques d'eau, des
fondrières, des pavés épars et amoncelés. Il y
avait là une barricade ébauchée et abandonnée.
Il escalada les pavés et se trouva de l'autre côté
du barrage. Il marchait très près des bornes et
se guidait sur le mur des maisons. Un peu au
delà de la barricade, il lui sembla entrevoir de-
23.
274 LES MISERABLES.
vant lui quelque chose de blanc. Il approcha,
cela prit une forme. C'étaient deux chevaux
blancs ; les chevaux de l'omnibus dételé le matin
par Bossuet, qui avaient erré au hasard de rue
en rue toute la journée et avaient fini par s'ar-
rêter là, avec cette patience accablée des brutes
qui ne comprennent pas plus les actions de
l'homme que l'homme ne comprend les actions
de la providence.
Marius laissa les chevaux derrière lui. Comme
il abordait une rue qui lui faisait l'effet d'être la
rue du Contrat Social, un coup de fusil, venu
on ne sait d'où et qui traversait l'obscurité au
hasard, siffla tout près de lui et la balle perça
au dessus de sa tête un plat à barbe de cuivre
suspendu à la boutique d'un coiffeur. On voyait
encore, en 1816, rue du Contrat Social, au coin
des piliers des Halles, ce plat à barbe troué.
Ce coup de fusil, c'était encore de la vie. A
partir de cet instant, il ne rencontra plus rien.
Tout cet itinéraire ressemblait à une descente
de marches noires.
Marius n'en alla pas moins en avant.
il
Paris à vol de hibou
Un être qui eût plane sur Paris en ce mo-
ment avec l'aile de la chauve -souris ou de la
chouette , eût eu sous les yeux un spectacle
morne.
Tout ce vieux quartier des Halles, qui est
comme une ville dans la ville, que traversent les
rues Saint-Denis et Saint-Martin, où se croisent
mille ruelles et dont les insurgés avaient fait
leur redoute et leur place d'armes, lui eût ap-
paru comme un énorme trou sombre creusé au
centre de Paris. Là le regard tombait dans un
abîme. Grâce aux réverbères brisés, grâce aux
fenêtres fermées, là cessait tout rayonnement,
276 LES MISÉRABLES.
toute vie, toute rumeur, tout mouvement. L'in-
visible police de lemeute veillait partout, et
maintenait l'ordre, c'est à dire la nuit. Noyer
le petit nombre dans une vaste obscurité, mul-
tiplier chaque combattant par les possibilités
que cette obscurité contient, c'est la tactique
nécessaire de l'insurrection. A la chute du jour,
toute croisée où une chandelle s'allumait avait
reçu une balle. La lumière était éteinte, quel-
quefois l'habitant tué. Aussi rien ne bougeait.
Il n'y avait rien là que l'effroi, le deuil, la stu-
peur dans les maisons ; dans les rues une sorte
d'horreur sacrée. On n'y apercevait même pas
les longues rangées de fenêtres et d'étages, les
dentelures des cheminées et des toits, les reflets
vagues qui luisent sur le pavé boueux et mouillé.
L'œil qui eût regardé d'en haut dans cet amas
d'ombre eût entrevu peut-être çà et là, de dis-
tance en distance, des clartés indistinctes fai-
sant saillir des lignes brisées et bizarres, des
profils de constructions singulières, quelque
chose de pareil à des lueurs allant et venant
dans des ruines; c'est là qu'étaient les barri-
cades. Le reste était un lac d'obscurité, bru-
meux, pesant, funèbre, au dessus duquel se
PARIS A VOL DE HIBOU. 277
dressaient, silhouettes immobiles et lugubres,
la tour Saint-Jacques, 1 église Saint-Merry, et
deux ou trois autres de ces grands édifices dont
l'homme fait des géants et dont la nuit fait des
fantômes.
Tout autour de ce labyrinthe désert et inquié-
tant, dans les quartiers où la circulation pari-
sienne n'était pas anéantie, et où quelques rares
réverbères brillaient, l'observateur aérien eût
pu distinguer la scintillation métallique des
sabres et des baïonnettes, le roulement sourd
de l'artillerie, et le fourmillement des bataillons
silencieux grossissant de minute en minute;
ceinture formidable qui se serrait et se fermait
lentement autour de l'émeute.
Le quartier investi n'était plus qu'une sorte
de monstrueuse caverne ; tout y paraissait en-
dormi ou immobile, et, comme on vient de le
voir, chacune des rues où l'on pouvait arriver
n'offrait rien que de l'ombre.
Ombre farouche, pleine de pièges, pleine de
chocs inconnus et redoutables, où il était ef-
frayant de pénétrer et épouvantable de séjour-
ner, où ceux qui entraient frissonnaient devant
ceux qui les attendaient, où ceux qui attendaient
-278 LES MISERABLES.
tressaillaient devant ceux qui allaient venir.
Des combattants invisibles retranchés à chaque
coin de rue ; les embûches du sépulcre cachées
dans les épaisseurs de la nuit. C'était fini. Plus
d'autre clarté à espérer là désormais que l'éclair
des fusils, plus d'autre rencontre que l'appari-
tion brusque et rapide de la mort. Où? com-
ment? quand? On ne savait, mais c'était certain
et inévitable. Là, dans ce lieu marqué pour la
lutte, le gouvernement et l'insurrection, la garde
nationale et les sociétés populaires, la bourgeoi-
sie et l'émeute, allaient s'aborder à tâtons. Pour
les uns comme pour les autres, la nécessité était
la même. Sortir de là tués ou vainqueurs, seule
issue possible désormais. Situation tellement
extrême, obscurité tellement puissante, que les
plus timides s'y sentaient pris de résolution et
les plus hardis de terreur.
Du reste, des deux côtés, furie, acharnement,
détermination égale. Pour les uns, avancer,
c'était mourir, et personne ne songeait à recu-
ler; pour les autres, rester, c'était mourir, et
personne ne songeait à fuir.
Il était nécessaire que le lendemain tout fût
terminé, que le triomphe fût ici ou là, que l'in-
PARIS A VOL DE HIBOU. 279
surrection fût une révolution ou une échauffou-
rée. Le gouvernement le comprenait comme les
partis; le moindre bourgeois le sentait. De là
une pensée d'angoisse qui se mêlait à l'ombre
impénétrable de ce quartier où tout allait se dé-
cider; de là un redoublement d'anxiété autour
de ce silence d'où allait sortir une catastrophe.
On n'y entendait qu'un seul bruit, bruit déchi-
rant comme un râle, menaçant comme une ma-
lédiction, le tocsin de Saint-Merry. Rien n'était
glaçant comme la clameur de cette cloche éper-
due et désespérée se lamentant dans les ténè-
bres.
Comme il arrive souvent, la nature semblait
s'être mise d'accord avec ce que les hommes
allaient faire. Rien ne dérangeait les funestes
harmonies de cet ensemble. Les étoiles avaient
disparu; des nuages lourds emplissaient tout
l'horizon de leurs plis mélancoliques. Il y avait
un ciel noir sur ces rues mortes, comme si un
immense linceul se déployait sur cet immense
tombeau.
Tandis qu'une bataille encore toute politique
se préparait dans ce môme emplacement qui
avait vu déjà tant d'événements révolution-
280 LES MISÉRABLES.
naires, tandis que la jeunesse, les associations
secrètes, les écoles, au nom des principes, et la
classe moyenne , au nom des intérêts , s'appro-
chaient pour se heurter, s etreindre et se terras-
ser, tandis que chacun hâtait et appelait l'heure
dernière et décisive de la crise, au loin et en
dehors de ce quartier fatal, au plus profond des
cavités insondables de ce vieux Paris misérable
qui disparaît sous la splendeur du Paris heu-
reux et opulent, on entendait gronder sourde-
ment la sombre voix du peuple.
Voix effrayante et sacrée qui se compose du
rugissement de la brute et de la parole de Dieu,
qui terrifie les faibles et qui avertit les sages,
qui vient tout à la fois d'en bas comme la voix
du lion et d'en haut comme la voix du tonnerre.
III
L'extrême bord
Marius était arrivé aux Halles.
Là tout était plus calme, plus obscur et plus
immobile encore que dans les rues voisines. On
eût dit que la paix glaciale du sépulcre était
sortie de terre et s'était répandue sous le ciel.
Une rougeur pourtant découpait sur ce fond
noir la haute toiture des maisons qui barraient
la rue de la Chanvrerie du côté de Saint-Eus-
(ache. C'était le reflet de la torche qui brûlait
dans la barricade de Corinthe. Marius s'était
dirigé sur cette rougeur. Elle l'avait amené au
Marché-aux-Poirées, et il entrevoyait l'embou-
chure ténébreuse de la rue des Prêcheurs. Il y
T VIII. '-'
-282 LES MISÉRABLES.
entra. La vedette des insurgés qui guettait à
l'autre bout ne l'aperçut pas. Il se sentait tout
près de ce qu'il était venu chercher, et il mar-
chait sur la pointe du pied. Il arriva ainsi au
coude de ce court tronçon de la ruelle Mondé-
tour qui était, on s'en souvient, la seule com-
munication conservée par Enjolras avec le
dehors. Au coin de la dernière maison, à sa
gauche, il avança la tête, et regarda dans le
tronçon Mondétour.
Un peu au delà de l'angle noir de la ruelle et
de la rue de la Chanvrerie qui jetait une large
nappe d'ombre, où il était lui-même enseveli, il
aperçut quelque lueur sur les pavés, un peu du
cabaret, et derrière, un lampion clignotant dans
une espèce de muraille informe, et des hommes
accroupis ayant des fusils sur leurs genoux.
Tout cela était à dix toises de lui. C'était l'inté-
rieur de la barricade.
Les maisons qui bordaient la ruelle à droite
lui cachaient le reste du cabaret, la grande bar-
ricade et le drapeau.
Marins n'avait plus qu'un pas à faire.
Alors le malheureux jeune homme s'assit sur
une borne, croisa les bras et songea à son père.
L EXTREME BORD. 283
Il songea à cet héroïque colonel Pontmercy
qui avait été un si fier soldat, qui avait gardé
sous la république la frontière de France et tou-
ché sous l'empereur la frontière d'Asie, qui avait
vu Gênes, Alexandrie, Milan, Turin, Madrid,
Vienne , Dresde , Berlin , Moscou , qui avait
laissé sur tous les champs de victoire de l'Eu-
rope des gouttes de ce même sang que lui Ma-
rius avait dans les veines, qui avait blanchi
avant l'âge dans la discipline et le commande-
ment, qui avait vécu le ceinturon bouclé, les
épaulettes tombant sur la poitrine, la cocarde
noircie par la poudre, le front plissé par le
casque, sous la baraque, au camp, au bivouac,
aux ambulances, et qui au bout de vingt ans
était revenu des grandes guerres la joue bala-
frée, le visage souriant, simple, tranquille, ad-
mirable, pur comme un enfant, ayant tout fait
pour la France et rien contre elle.
Il se dit que son jour à lui était venu aussi,
que son heure avait enfin sonné, qu'après son
père il allait, lui aussi, être brave, intrépide,
hardi, courir au devant des balles, offrir sa poi-
trine aux baïonnettes, verser son sang, cher-
cher l'ennemi, chercher la mort, qui allait faire
234 LES MISÉRABLES.
la guerre à son tour et descendre sur le champ
de bataille, et que ce champ de bataille où il
allait descendre, c'était la rue, et que cette
guerre qu'il allait faire, c'était la guerre civile !
Il vit la guerre civile ouverte comme un
gouffre devant lui et que c'était là qu'il allait
tomber.
Alors il frissonna.
Il songea à cette épée de son père que son
aïeul avait vendue à un brocanteur, et qu'il
avait, lui, si douloureusement regrettée. Il se
dit qu'elle avait bien fait, cette vaillante et
chaste épée, de lui échapper et de s'en aller irri-
tée dans les ténèbres; que si elle s'était enfuie
ainsi, c'est qu'elle était intelligente et qu'elle
prévoyait l'avenir; c'est qu'elle pressentait
l'émeute, la guerre des ruisseaux, la guerre des
pavés, les fusillades par les soupiraux des caves,
les coups donnés et reçus par derrière; c'est
que, venant de Marengo et de Friedland, elle ne
voulait pas aller rue de la Chanvrerie, c'est
qu'après ce qu'elle avait fait avec le père, elle
ne voulait pas faire cela avec le fils ! Il se dit
que si cette épée était là, si, l'ayant recueillie
au chevet de son père mort, il avait osé la pren-
L EXTREME BORD. 285
dre et l'emporter pour ce combat de nuit entre
français dans une carrefour, à coup sûr elle
lui brûlerait les mains et se mettrait à flamboyer
devant lui comme 1 epée de l'ange ! Il se dit qu'il
était heureux qu'elle n'y fût pas et qu'elle eût
disparu, que cela était bien, que cela était juste,
que son aïeul avait été le vrai gardien de la
gloire de son père, et qu'il valait mieux que
l'épée du colonel eût été criée à l'encan, vendue
au fripier, jetée aux ferrailles, que de faire au-
jourd'hui saigner le flanc de la patrie.
Et puis il se mit à pleurer amèrement.
Cela était horrible. Mais que faire? Vivre sans
Cosette, il ne le pouvait. Puisqu'elle était partie,
il fallait bien qu'il mourût. Ne lui avait-il pas
donné sa parole d'honneur qu'il mourrait ? Elle
était partie sachant cela; c'est qu'il lui plaisait
que Marius mourût. Et puis il était clair qu'elle
ne l'aimait plus, puisqu'elle s'en était allée ainsi,
sans l'avertir, sans un mot, sans une lettre, et
elle savait son adresse! A quoi bon vivre et
pourquoi vivre à présent? Et puis, quoi! être
venu jusque là, et reculer! s'être approché du
danger, et s'enfuir! être venu regarder dans la
barricade, et s'esquiver! s'esquiver tout trem-
286 LES M1SÉIUBLES.
blant, en disant : Au fait , j'en ai assez comme
cela, j'ai vu, cela suffit, c'est la guerre civile, je
m'en vais! Abandonner ses amis qui l'atten-
daient ! qui avaient peut-être besoin de lui ! qui
étaient une poignée contre une armée ! Manquer
à tout à la fois, à l'amour, à l'amitié, à sa pa-
role! Donner à sa poltronnerie le prétexte du
patriotisme ! Mais cela était impossible, et si le
fantôme de son père était là dans l'ombre et le
voyait reculer, il lui fouetterait les reins du
plat de son épée et lui crierait : Marche donc,
lâche !
En proie au va-et-vient de ses pensées, il
baissait la tête.
Tout à coup il la redressa. Une sorte de rec-
tification splendide venait de se faire dans son
esprit. Il y a une dilatation de pensée propre au
voisinage de la tombe; être près de la mort,
cela fait voir vrai. La vision de l'action dans la-
quelle il se sentait peut-être sur le point d'en-
trer, lui apparut, non plus lamentable, mais
superbe. La guerre de la rue se transfigura su-
bitement par on ne sait quel travail d'âme inté-
rieur, devant l'œil de sa pensée. Tous les tu-
multueux points d'interrogation de la rêverie lui
L EXTRÊME BOKD. 287
revinrent en foule, mais sans le troubler. Il n'en
laissa aucun sans réponse.
Voyons, pourquoi son père s'indignerait-il?
Est-ce qu'il n'y a point des cas où l'insurrection
monte à la dignité de devoir ? Qu'y aurait-il donc
de diminuant pour le fils du colonel Pontmercy
dans le combat qui s'engage? Ce n'est plus Mont-
mirail ni Champaubert ; c'est autre chose. Il ne
s'agit plus d'un territoire sacré, mais d'une idée
sainte. La patrie se plaint, soit; mais l'humanité
applaudit. Est-il vrai d'ailleurs que la patrie se
plaigne? La France saigne, mais la liberté sou-
rit; et devant le sourire de la liberté, la France
oublie sa plaie. Et puis, à voir les choses de
plus haut encore, que viendrait-on parler de
guerre civile?
La guerre civile? Qu'est-ce à dire? Est-ce qu'il
y a une guerre étrangère? Est-ce que toute guerre
entre hommes n'est pas la guerre entre frères?
La guerre ne se qualifie que par son but. Il n'y a
ni guerre étrangère, ni guerre civile ; il n'y a
que la guerre injuste et la guerre juste. Jusqu'au
jour où le grand concordat humain sera conclu,
la guerre, celle du moins qui est l'effort de
l'avenir qui se hâte contre le passé qui s'attarde,
288 LES MISERABLES.
peut être nécessaire. Qu'a-t-on à reprocher à
cette guerre-là? La guerre ne devient honte,
1 epée ne devient poignard que lorsqu'elle assas-
sine le droit, le progrès, la raison, la civilisa-
tion, la vérité. Alors, guerre civile ou guerre
étrangère, elle est inique ; elle s'appelle le crime.
En dehors de cette chose sainte, la justice, de
quel droit une forme de la guerre en méprise-
rait-elle une autre? de quel droit l'épée de
Washington renierait-elle la pique de Camille
Desmoulins? Léonidas contre l'étranger, Tiino-
léon contre le tyran, lequel est le plus grand?
l'un est le défenseur, l'autre est libérateur.
Flétrira-t-on, sans s'inquiéter du but, toute prise
d'armes dans l'intérieur de la cité? Alors notez
d'infamie Brutus, Marcel, Arnould de Blankcn-
heim, Coligny. Guerre de buissons? guerre de
rues? Pourquoi pas? C'était la guerre d'Ambiorix,
d'Artevelde, de Marnix, de Pelage. Mais Am-
bioiïx luttait contre Rome, Artevelde contre
la France, Marnix contre l'Espagne, Pelage
contre les maures; tous contre l'étranger. Eh
bien, la monarchie, c'est l'étranger; l'oppres-
sion, c'est l'étranger; le droit divin, c'est l'étran-
ger. Le despotisme viole la frontière morale
L EXTRÊME BORD. 289
comme l'invasion viole la frontière géogra-
phique. Chasser le tyran ou chasser l'anglais,
c'est, dans les deux cas, reprendre son territoire.
Il vient une heure où protester ne suffit plus ;
après la philosophie il faut l'action ; la vive force
achève ce que l'idée a ébauché ; Prométhée en-
chaîné commence, Aristogiton finit ; l'Encyclo-
pédie éclaire les âmes, le 10 août les électrise.
Après Eschyle, Thrasybule; après Diderot,
Danton. Les multitudes ont une tendance à ac-
cepter le maître. Leur masse dépose de l'apa-
thie. Une foule se totalise aisément en obéis-
sance. Il faut les remuer, les pousser, rudoyer
les hommes par le bienfait même de leur déli-
vrance, leur blesser les yeux par le vrai, leur
jeter la lumière à poignées terribles. Il faut
qu'ils soient eux-mêmes un peu foudroyés par
leur propre salut; cet éblouissement les réveille.
De là la nécessité des tocsins et des guerres. Il
faut que de grands combattants se lèvent, illu-
minent les nations par l'audace, et secouent
cette triste humanité que couvrent d'ombre le
droit divin, la gloire césarienne, la force, le
fanatisme, le pouvoir irresponsable et les ma-
jestés absolues; cohue stupidement occupé
200 LES MISÉRABLES.
contempler, dans leur splendeur crépusculaire,
ces sombres triomphes de la nuit. A bas le
tyran ! Mais quoi? de qui parlez-vous? appelez-
vous Louis-Philippe le tyran? non ; pas plus que
Louis XVI. Ils sont tous deux ce que l'histoire
a coutume de nommer de bons rois; mais les
principes ne se morcellent pas, la logique du
vrai est rectiligne, le propre de la vérité, c'est
de manquer de complaisance ; pas de concession
donc; tout empiétement sur l'homme doit être
réprimé; il y a le droit divin dans Louis XVI,
il y a parce que Bourbon dans Louis-Philippe;
tous deux représentent dans une certaine me-
sure la confiscation du droit, et pour déblayer
l'usurpation universelle , il faut les combattre ;
il le faut, la France étant toujours ce qui com-
mence. Quand le maître tombe en France, il
tombe partout. En somme, rétablir la vérité
sociale, rendre son trône à la liberté, rendre le
peuple au peuple, rendre à l'homme la souve-
raineté, replacer la pourpre sur la tète de la
France, restaurer dans leur plénitude la raison
et l'équité, supprimer tout germe d'antagonisme
en restituant chacun à lui-même, anéantir l'ob-
stacle que la royauté fait à l'immense concorde
L'EXTRÊME BORD. 291
universelle, remettre le genre humain de niveau
avec le droit, quelle cause plus juste, et, par
conséquent, quelle guerre plus grande? Ces
guerres-là construisent la paix. Une énorme
forteresse de préjugés, de privilèges, de super-
stitions, de mensonges, d'exactions, d'abus, de
violences, d'iniquités, de ténèbres, est encore
debout sur le monde avec ses tours de haine. Il
faut la jeter bas. Il faut faire crouler cette
masse monstrueuse. Vaincre à Austerlitz, c'est
grand ; prendre la Bastille, c'est immense.
Il n'est personne qui ne l'ait remarqué sur
soi-même , l'âme , et c'est là la merveille de son
unité compliquée d'ubiquité, a cette aptitude
étrange de raisonner presque froidement dans
les extrémités les plus violentes, et il arrive
souvent que la passion désolée et le profond
désespoir, dans l'agonie même de leurs mono-
logues les plus noirs, traitent des sujets et dis-
cutent des thèses. La logique se mêle à la con-
vulsion, et le fil du syllogisme flotte sans se
casser dans l'orage lugubre de la pensée. C'était
là la situation d'esprit de Marins.
Tout en songeant ainsi, accablé, mais résolu,
hésitant pourtant, et, en somme, frémissant
292 LES MISERABLES.
devant ce qu'il allait faire, son regard errait
dans l'intérieur de la barricade. Les insurgés y
causaient à demi voix, sans remuer, et l'on y
sentait ce quasi silence qui marque la dernière
phase de l'attente. Au dessus d'eux, à une lu-
carne d'un troisième étage, Marius distinguait
une espèce de spectateur ou de témoin qui lui
semblait singulièrement attentif. C'était le por-
tier tué par Le Cabuc. D'en bas, à la réverbéra-
tion de la torche enfouie dans les pavés, on
apercevait cette tête vaguement. Rien n'était
plus étrange, à cette clarté sombre et incer-
taine, que cette face livide, immobile, étonnée,
avec ses cheveux hérissés, ses yeux ouverts et
fixes et sa bouche béante, penchée sur la rue
dans une attitude de curiosité. On eût dit que
celui qui était mort considérait ceux qui allaienl
mourir. Une longue traînée de sang qui avail
coulé de cette tête descendait en filets rougeâ-
tres de la lucarne jusqu'à la hauteur du premier
étage où elle s'arrêtait.
LIVRE QUATORZIEME
LES GRANDEURS DU DESESPOIR
Le drapeau : premier acte
Rien ne venait encore. Dix heures avaient
sonné à Saint-Merry. Enjolras et Combeferre
étaient allés s'asseoir, la carabine à la main,
près de la coupure de la grande barricade. Ils
ne se parlaient pas, ils écoutaient; cherchant à
saisir même le bruit de marche le plus sourd et
le plus lointain.
Subitement, au milieu de ce calme lugubre,
une voix claire, jeune, gaie, qui semblait venir
de la rue Saint-Denis, s'éleva et se mit à chan-
ter distinctement sur le vieil air populaire Au
296 LES MISÉRABLES.
clair de la lune cette poésie terminée par une
sorte de cri pareil au chant du coq :
Mon nez est en larmes,
Mon amiBugeaud,
Prêt' -moi tes gendarmes
Pour leur dire un mot.
En capote bleue,
La poule au shako,
Voici la banlieue !
Co-cocoiïco !
Ils se serrèrent la main.
— C'est Gavroche, dit Enjolras.
— Il nous avertit, dit Combeferre.
Une course précipitée troubla la rue déserte;
on vit un être plus agile qu'un clown grimper
par dessus l'omnibus et Gavroche bondit dans la
barricade tout essoufflé, en disant :
— Mon fusil ! Les voici.
Un frisson électrique parcourut toute la bar-
ricade et l'on entendit le mouvement des mains
cherchant les fusils.
— Veux-tu ma carabine? dit Enjolras au
gamin.
— Je veux le grand fusil, répondit Gavroche.
LE DRAPEAU : PREMIER ACTE. 297
Et il prit le fusil de Javert.
Deux sentinelles s'étaient repliées et étaient
rentrées presque en môme temps que Gavroche.
C'étaient la sentinelle du bout de la rue et la
vedette de la Petite Truanderie. La vedette de
la ruelle des Prêcheurs était restée à son poste,
ce qui indiquait que rien ne venait du côté des
ponts et des Halles.
La rue de la Chanvrerie, dont quelques pavés
à peine étaient visibles au reflet de la lumière
qui se projetait sur le drapeau, offrait aux in-
surgés l'aspect d'un grand porche noir vague-
ment ouvert dans une fumée.
Chacun avait pris son poste de combat.
Quarante-trois insurgés, parmi lesquels En-
jolras, Combeferre, Courfevrac, Bossuet, Joly,
Bahorel et Gavroche, étaient agenouillés dans
la grande barricade, les têtes à fleur de la crête
du barrage, les canons des fusils et des cara-
bines braqués sur les pavés comme à des meur-
trières, attentifs, muets, prêts à faire feu. Six,
commandés par Feuilly, s'étaient installés, le
fusil enjoué, aux fenêtres des deux étages de
Corinthe.
Quelques instants s'écoulèrent encore, puis
208 LES MISÉRABLES.
un bruit de pas, mesuré, pesant, nombreux, se
fit entendre distinctement du côté de Saint-Leu.
Ce bruit, d'abord faible , puis précis, puis lourd
et sonore, s'approchait lentement, sans halte,
sans interruption, avec une continuité tranquille
et terrible. On n'entendait rien que cela. C'était
tout ensemble le silence et le bruit de la statue
du Commandeur ; mais ce pas de pierre avait on
ne sait quoi d'énorme et de multiple qui éveillait
l'idée d'une foule en même temps que l'idée d'un
spectre. On crovait entendre marcher l'effilante
statue Légion. Ce pas approcha; il approcha
encore, et s'arrêta. Il sembla qu'on entendît au
bout de la rue le soufile de beaucoup d'hommes.
On ne voyait rien pourtant, seulement on distin-
guait tout au fond, dans cette épaisse obscurité,
une multitude de fils métalliques, fins comme
des aiguilles et presque imperceptibles, qui s'agi-
taient, pareils à ces indescriptibles réseaux
phosphoriques qu'au moment de s'endormir on
aperçoit, sous ses paupières fermées , dans les
premiers brouillards du sommeil. C'étaient les
baïonnettes et les canons de fusils confusément
éclairés par la réverbération lointaine de la
torche.
LE DRAPEAU : PREMIER ACTE. 299
Il y eut encore une pause, comme si des
deux côtés on attendait. Tout à coup, du fond
de cette ombre, une voix, d'autant plus si-
nistre qu'on ne voyait personne, et qu'il sem-
blait que c'était l'obscurité elle-même qui par-
lait, cria :
— Qui vive ?
En même temps on entendit le cliquetis des
fusils qui s'abattent.
Enjolras répondit d'un accent vibrant et al-
tier :
— Révolution française !
— Feu! dit la voix.
Un éclair empourpra toutes les façades de la
rue comme si la porte d'une fournaise s'ouvrait
et se fermait brusquement.
Une effroyable détonation éclata sur la barri-
cade. Le drapeau rouge tomba. La décharge
avait été si violente et si dense qu'elle en avait
coupé la hampe ; c'est à dire la pointe même du
timon de l'omnibus. Des balles, qui avaient rico-
ché sur les corniches des maisons, pénétrèrent
dans la barricade et blessèrent plusieurs hom-
mes.
L'impression de cette première décharge fut
500 LES MISÉRABLES.
glaçante. L'attaque était rude et de nature à
faire songer les plus hardis. Il était évident
qu'on avait au moins affaire à un régiment tout
entier.
— Camarades, cria Courfevrac, ne perdons
pas la poudre. Attendons pour riposter qu'ils
soient engagés dans la rue.
— Et, avant tout, dit Eujolras, relevons le
drapeau !
Il ramassa le drapeau qui était précisément
tombé à ses pieds.
On entendait au dehors le choc des baguettes
dans les fusils; la troupe rechargeait les armes.
Eujolras reprit :
— Qui est-ce qui a du cœur ici? qui est-ce qui
replante le drapeau sur la barricade?
Pas un ne répondit. Monter sur la barricade
au moment où sans doute elle était couchée en
joue de nouveau, c'était simplement la mort. Le
plus brave hésite à se condamner. Eujolras lui-
même avait un frémissement. Il répéta :
— Personne ne se présente?
Il
Le drapeau : deuxième acte
Depuis qu'on était arrivé à Corinthe et qu'on
avait commencé à construire la barricade, on
n'avait plus guère fait attention au père Ma-
beuf. M. Mabeuf pourtant n'avait pas quitté
l'attroupement. Il était entré dans le rez-de-
chaussée du cabaret et s'était assis derrière le
comptoir. Là, il s'était, pour ainsi dire, anéanti
en lui-même. Il semblait ne plus regarder et ne
plus penser. Courfevrac et d'autres l'avaient
deux ou trois fois accosté, l'avertissant du péril,
l'engageant à se retirer, sans qu'il parût les
entendre. Quand on ne lui parlait pas, sa bou-
che remuait comme s'il répondait à quelqu'un,
50-2 LES MISÉRABLES.
et dès qu'on lui adressait la parole, ses lèvres
devenaient immobiles et ses yeux n'avaient plus
l'air vivants. Quelques heures avant que la bar-
ricade fût attaquée, il avait pris une posture
qu'il n'avait plus quittée, les deux poings sur
ses deux genoux et la tête penchée en avant
comme s'il regardait dans un précipice. Rien
n'avait pu le tirer de cette attitude ; il ne parais-
sait pas que son esprit fût dans la barricade.
Quand chacun était allé prendre sa place de
combat, il n'était plus resté dans la salle basse
que Javert lié au poteau, un insurgé, le sabre
nu, veillant sur Javert, et lui, Mabeuf. Au mo-
ment de l'attaque, à la détonation, la secousse
physique l'avait atteint et comme réveillé, il
s'était levé brusquement, il avait traversé la
salle, et, à l'instant où Enjolras répéta son
appel : Personne ne se présente? on vit le vieil-
lard apparaître sur le seuil du cabaret.
Sa présence fit une sorte de commotion dans
les groupes. Un cri s'éleva :
— C'est le votant! c'est le conventionnel!
c'est le représentant du peuple !
Il est probable qu'il n'entendait pas.
Il marcha droit à Enjolras, les insurgés
LE DRAPEAU : DEUXIÈME ACTE. "0.",
s'écartaient devant lui avec une crainte reli-
gieuse, il arracha le drapeau à Enjolras qui re-
culait pétrifié, et alors, sans que personne osât
ni l'arrêter, ni l'aider, ce vieillard de quatre-
vingts ans, la tête branlante, le pied ferme, se
mit à gravir lentement l'escalier de pavés pra-
tiqué dans la barricade. Cela était si sombre et
si grand que tous autour de lui crièrent : Cha-
peau bas ! A chaque marche qu'il montait, c'était
effrayant; ses cheveux blancs, sa face décrépite,
son grand front chauve et ridé, ses yeux caves,
sa bouche étonnée et ouverte, son vieux bras le-
vant la bannière rouge, surgissaient de l'ombre
et grandissaient dans la clarté sanglante de la
torche ; et l'on croyait voir le spectre de 93 sor-
tir de terre, le drapeau de la terreur à la main.
Quand il fut au haut de la dernière marche,
quand ce fantôme tremblant et terrible, debout
sur ce monceau de décombres, en présence de
douze cents fusils invisibles, se dressa, en face
de la mort et comme s'il était plus fort qu'elle,
toute la barricade eut dans les ténèbres une
figure surnaturelle et colossale.
Il y eut un de ces silences qui ne se font
qu'autour des prodiges.
504 LES M1SÉRADLES.
Au milieu de ce silence le vieillard agita le
drapeau rouge et cria :
— Vive la révolution ! vive la république !
fraternité ! égalité ! et la mort !
On entendit de la barricade un chuchotement
bas et rapide pareil au murmure d'un prêtre
pressé qui dépêche une prière. C'était probable-
ment le commissaire de police qui faisait les
sommations légales à l'autre bout de la rue.
Puis , la même voix éclatante qui avait crié :
Qui vive ! cria :
— Retirez-vous !
M. Mabeuf, blême, hagard, les prunelles
illuminées des lugubres flammes de l'égare-
ment, leva le drapeau au dessus de son front et
répéta :
— Vive la république !
— Feu! dit la voix.
Une seconde décharge, pareille à une mi-
traille, s'abattit sur la barricade.
Le vieillard fléchit sur ses genoux, puis se
redressa, laissa échapper le drapeau et tomba
en arrière à la renverse sur le pavé, comme
une planche, tout de son long et les bras en
croix.
LE DRAPEAU : DEUXIÈME ACTE. 305
Des ruisseaux de sang coulèrent de dessous
lui. Sa vieille tête, pâle et triste, semblait re-
garder le ciel.
Une de ces émotions supérieures à l'homme
qui font qu'on oublie même de se défendre,
saisit les insurgés, et ils s'approchèrent du ca-
davre avec une épouvante respectueuse.
— Quels hommes que ces régicides! dit En-
jolras.
Courfeyrac se pencha à l'oreille d'Enjolras :
— Ceci n'est que pour toi, et je ne veux pas
diminuer l'enthousiasme. Mais ce n'était rien
moins qu'un régicide. Je l'ai connu. Il s'appe-
lait le père Mabeuf. Je ne sais pas ce qu'il avait
aujourd'hui. Mais c'était une brave ganache.
Regarde-moi sa tête.
— Tête de ganache et cœur de Brutus, répon-
dit Enjolras.
Puis il éleva la voix :
— Citoyens ! Ceci est l'exemple que les vieux
donnent aux jeunes. Nous hésitions, il est venu !
nous reculions, il a avancé! Voilà ce que ceux
qui tremblent de vieillesse enseignent à ceux
qui tremblent de peur! Cet aïeul est auguste
devant la patrie. Il a eu une longue vie et une
t. vin. 26
306 LES MISÉRABLES.
magnifique mort ! Maintenant abritons le cada-
vre, que chacun de nous défende ce vieillard
mort comme il défendrait son père vivant, et
que sa présence au milieu de nous fasse la bar-
ricade imprenable !
Un murmure d'adhésion morne et énergique
suivit ces paroles.
Enjolras se courba, souleva la tête du vieil-
lard, et, farouche, le baisa au front, puis, lui
écartant les bras, et maniant ce mort avec une
précaution tendre, comme s'il eût craint de lui
faire du mal, il lui ôta son habit, en montra à
tous les trous sanglants et dit :
— Voilà maintenant notre drapeau.
III
Gavroche aurait mieux fait d'accepter
la carabine d'Enjolrns
On jeta sur le père Mabeuf un long châle
noir de la veuve Hucheloup. Six hommes firent
de leurs fusils une civière, on y posa le cadavre,
et on le porta, têtes nues, avec une lenteur so-
lennelle, sur la grande table de la salle basse.
Ces hommes, tout entiers à la chose grave et
sacrée qu'ils faisaient, ne songeaient plus à la
situation périlleuse où ils étaient.
Quand le cadavre passa près de Javert tou-
jours impassible, Enjolras dit à l'espion :
— Toi! tout à l'heure.
Pendant ce temps-là, le petit Gavroche, qui
308 LES MISÉRABLES.
seul n'avait pas quitté son poste et était resté
en observation, croyait voir des hommes s'ap-
procher à pas de loup de la barricade. Tout à
coup il cria :
— Méfiez- vous !
Courfeyrac, Enjolras, Jean Prouvaire, Com-
beferre, Joly, Bahorel, Bossuet, tous sortirent
en tumulte du cabaret. Il n'était presque déjà
plus temps. On apercevait une étincelante épais-
seur de baïonnettes ondulant au dessus de la
barricade. Des gardes municipaux de haute
taille, pénétraient, les uns en enjambant l'om-
nibus, les autres par la coupure, poussant de-
vant eux le gamin qui reculait, mais ne fuyait
pas.
L'instant était critique. C'était cette première
redoutable minute de l'inondation, quand le
fleuve se soulève au niveau de la levée et que
l'eau commence à s'infiltrer par les fissures de
la digue. Une seconde encore, et la barricade
était prise.
Bahorel s'élança sur le premier garde muni-
cipal qui entrait et le tua à bout pourtant d'un
coup de carabine; le second tua Bahorel d'un
coup de baïonnette. Un autre avait déjà terrassé
GAVROCHE AURAIT MIEUX FAIT, ETC. 309
Courfeyrac qui criait : A moi ! Le plus grand de
tous, une espèce de colosse, marchait sur Ga-
vroche la baïonnette en avant. Le gamin prit
dans ses petits bras 1 énorme fusil de Javert,
coucha résolument en joue le géant, et lâcha
son coup. Rien ne partit. Javert n'avait pas
chargé son fusil. Le garde municipal éclata de
rire et leva la baïonnette sur l'enfant.
Avant que la baïonnette eût touché Gavroche,
le fusil échappait des mains du soldat, une balle
avait frappé le garde municipal au milieu du
front et il tombait sur le dos. Une seconde
balle frappait en pleine poitrine l'autre garde
qui avait assailli Courfeyrac, et le jetait sur le
pavé.
C'était Marius qui venait d'entrer dans la bar-
ricade.
-X
IV
I^e baril de pondre
Marius, toujours caché dans le coude de la
rue Mondétour, avait assisté à la première phase
du combat, irrésolu et frissonnant. Cependant
il n'avait pu résister longtemps à ce vertige
mystérieux et souverain qu'on pourrait nommer
l'appel de l'abîme. Devant l'imminence du péril,
devant la mort de M. Mabeuf, cette funèbre
énigme, devant Bahorel tué, Courfe}rrac criant
A moi ! cet enfant menacé, ses amis à secourir
ou à venger, toute hésitation s'était évanouie,
et il s'était rué dans la mêlée ses deux pistolets
à la main. Du premier coup, il avait sauvé Ga-
vroche et du second délivré Courfeyrac.
LE BARIL DE POUDRE. 511
Aux coups de feu, aux cris des gardes frap-
pés, les assaillants avaient gravi le retranche-
ment, sur le sommet duquel on voyait mainte-
nant se dresser plus da mi-corps, et en foule,
des gardes municipaux, des soldats de la ligne,
des gardes nationaux de la banlieue, le fusil au
poing. Us couvraient déjà plus des deux tiers
du barrage, mais ils ne sautaient pas dans l'en-
ceinte, comme s'ils balançaient, craignant quel-
que piège. Ils regardaient dans la barricade
obscure comme on regarderait dans une tanière
de lions. La lueur de la torche n'éclairait que les
baïonnettes, les bonnets à poil et le haut des
visages inquiets et irrités.
Marius n'avait plus d'armes, il avait jeté ses
pistolets déchargés, mais il avait aperçu le
baril de poudre dans la salle basse près de la
porte.
Comme il se tournait à demi, regardant de ce
côté, un soldat le coucha en joue. Au moment
où le soldat ajustait Marins, une main se posa
sur le bout du canon du fusil, et le boucha.
C'était quelqu'un qui s'était élancé, le jeune ou-
vrier au pantalon de velours. Le coup partit,
traversa la main, et peut-être aussi l'ouvrier,
312 LES MISÉRABLES.
car il tomba , mais la balle n'atteignit pas
Marius. Tout cela dans la fumée, plutôt entrevu
que vu. Marius, qui entrait dans la salle basse,
s'en aperçut à peine. Cependant il avait confusé-
ment vu ce canon de fusil dirigé sur lui et cette
main qui l'avait bouché, et il avait entendu le
coup. Mais dans des minutes comme celle-là,
les choses qu'on voit vacillent et se précipitent,
et l'on ne s'arrête à rien. On se sent obscuré-
ment poussé vers plus d'ombre encore , et tout
est nuage.
Les insurgés, surpris, mais non effra}rés,
s'étaient ralliés. Enjolras avait crié : Attendez!
ne tirez pas au hasard ! Dans la première confu-
sion, en effet, ils pouvaient se blesser les uns les
autres. La plupart étaient montés à la fenêtre
du premier étage et aux mansardes d'où ils do-
minaient les assaillants. Les plus déterminés,
avec Enjolras, Courfeyrac, Jean Prouvaire et
Combeferre , s'étaient fièrement adossés aux
maisons du fond, à découvert et faisant face aux
rangées de soldats et de gardes qui couronnaient
la barricade.
Tout cela s'accomplit sans précipitation , avec
cette gravité étrange et menaçante qui précède
LE BARIL DE POUDRE. 313
les mêlées. Des deux parts on se couchait en
joue, à bout portant; on était si près, qu'on pou-
vait se parler à portée de voix. Quand on fut à
ce point où l'étincelle va jaillir, un officier en
hausse-col et à grosses épaulettes étendit son
épée et dit :
— Bas les armes!
— Feu! dit Enjolras.
Les deux détonations partirent en même
temps, et tout disparut dans la fumée.
Fumée acre et étouffante où se traînaient,
avec des gémissements faibles et sourds, des
mourants et des blessés.
Quand la fumée se dissipa , on vit des deux
côtés les combattants, éclaircis, mais toujours
aux mêmes places, qui rechargeaient les armes
en silence.
Tout à coup , on entendit une voix tonnante
qui criait :
— Allez-vous-en, ou je fais sauter la barri-
cade !
Tous se retournèrent du côté d'où venait la
voix.
Marius était entré dans la salle basse, et y
avait pris le baril de poudre, puis il avait pro-
514 LES MISÉRABLES.
fité de la fumée et de l'espèce de brouillard
obscur qui emplissait l'enceinte retranchée,
pour se glisser le long de la barricade jusqu'à
cette cage de pavés où était fixée la torche. En
arracher la torche, y mettre le baril de poudre,
pousser la pile de pavés sur le baril , qui s'était
sur-le-champ défoncé, avec une sorte d'obéis-
sance terrible , tout cela avait été pour Marius
le temps de se baisser et de se relever; et main-
tenant tous, gardes nationaux, gardes munici-
paux, officiers, soldats, pelotonnés à l'autre
extrémité de la barricade, le regardaient avec
stupeur le pied sur les pavés, la torche à la
main, son fier visage éclairé par une réso-
lution fatale, penchant la flamme de la torche
vers ce monceau redoutable où l'on distinguait
le baril de poudre brisé, et poussant ce cri ter-
rifiant :
— Allez- vous-en, ou je fais sauter la barri-
cade !
Marius sur cette barricade après l'octogé-
naire, c'était la vision de la jeune révolution
après l'apparition de la vieille.
— Sauter la barricade! dit un sergent, et toi
aussi
LE BARIL DE POUDRE. 315
Marius répondit :
— Et moi aussi.
Et il approcha la torche du baril de poudre.
Mais il n'y avait déjà plus personne sur le
barrage. Les assaillants, laissant leurs morts et
leurs blessés, refluaient pêle-mêle et en désor-
dre vers l'extrémité de la rue et s'y perdaient
de nouveau dans la nuit. Ce fut un sauve-qui-
peut.
La barricade était dégagée.
Fin des vers de Jean Prouvaire
Tous entourèrent Marius. Courfevrac lui
sauta au cou.
— Te voilà!
— Quel bonheur! dit Combeferre.
— Tu es venu à propos! fit Bossuet.
— Sans toi j étais mort ! reprit Courfeyrac.
— Sans vous jetais gobé! ajouta Gavroche.
Marius demanda :
— Où est le chef?
— C'est toi, dit Enjolras.
Marius avait eu toute la journée une four-
naise dans le cerveau, maintenant c'était un
tourbillon. Ce tourbillon qui était en lui , lui fai-
FIN DES VERS DE JEAN PROUYAIRE. 517
sait l'effet d'être hors de lui et de l'emporter. Il
lui semblait qu'il était déjà à une distance im-
mense de la vie. Ses deux lumineux mois de
joie et d'amour aboutissant brusquement à cet
effroyable précipice , Cosette perdue pour lui,
cette barricade, Mabeuf se faisant tuer pour
la république, lui-même chef d'insurgés, toutes
ces choses lui paraissaient un cauchemar mon-
strueux. Il était obligé de faire un effort d'es-
prit pour se rappeler que tout ce qui l'entou-
rait était réel. Marius avait trop peu vécu
encore pour savoir que rien n'est plus imminent
que l'impossible, et que ce qu'il faut toujours
prévoir, c'est l'imprévu. Il assistait à son pro-
pre drame comme à une pièce qu'on ne com-
prend pas.
Dans cette brume où était sa pensée, il ne
reconnut pas Javert qui, lié à son poteau, n'avait
pas fait un mouvement de tête pendant l'at-
taque de la barricade et qui regardait s'agiter
autour de lui la révolte avec la résignation d'un
martyr et la majesté d'un juge. Marius ne
l'aperçut même pas.
Cependant les assaillants ne bougeaient plus,
on les entendait marcher et fourmiller au bout
518 LES MISERABLES.
de la rue, mais ils ne s'y aventuraient pas, soit
qu'ils attendissent des ordres, soit qu'avant de
se ruer de nouveau sur cette imprenable re-
doute, ils attendissent des renforts. Les insurgés
avaient posé des sentinelles, et quelques-uns
qui étaient étudiants en médecine s'étaient mis
à panser les blessés.
On avait jeté les tables hors du cabaret, à
l'exception de deux tables réservées à la char-
pie et aux cartouches, et de la table où gisait le
père Mabeuf ; on les avait ajoutées à la barri-
cade, et on les avait remplacées dans la salle
basse par les matelas des lits de la veuve Huche-
loup et des servantes. Sur ces matelas on avait
étendu les blessés. Quant aux trois pauvres
créatures qui habitaient Corinthe, on ne savait
ce qu'elles étaient devenues. On finit pourtant
par les retrouver cachées dans la cave , —
comme des avocats, dit Bossuet. Et il ajouta :
— Des femmes, fi donc !
Une émotion poignante vint assombrir la joie
de la barricade dégagée.
On fit l'appel. Un des insurgés manquait. Et
qui? un des plus chers. Un des plus vaillants.
Jean Prouvairc. On le chercha parmi les blessés,
FIN DES VERS DE JEAN PROUVAIRE. 519
il n'y était pas ; on le chercha parmi les morts ,
il n'y était pas. Il était évidemment prisonnier.
Combeferre dit à Enjolras:
— Ils ont notre ami; nous avons leur agent.
Tiens-tu à la mort de ce mouchard ?
— Oui, répondit Enjolras; mais moins qu'à
la vie de Jean Prouvaire.
Ceci se passait dans la salle basse près du
poteau de Javert.
— Eh bien, reprit Combeferre, je vais atta-
cher mon mouchoir à ma canne, et aller en
parlementaire leur offrir de leur donner leur
homme pour le nôtre.
— Écoute, dit Enjolras en posant sa main
sur le bras de Combeferre.
Il y avait au bout de la rue un cliquetis
d'armes significatif.
On entendit une voix mâle crier :
— Vive la France ! vive l'avenir !
On reconnut la voix de Prouvaire.
Un éclair passa et une détonation éclata.
Le silence se refit.
— Ils l'ont tué, s'écria Combeferre.
Enjolras regarda Javert et lui dit :
— Tes amis viennent de te fusiller.
VI
I/agonie de la mort après l'agonie de la vie
Une singularité de ce genre de guerre, c'est
que l'attaque des barricades se fait presque tou-
jours de front, et qu'en général les assaillants
s'abstiennent de tourner les positions, soit qu'ils
redoutent des embuscades, soit qu'ils craignent
de s'engager dans des rues tortueuses. Toute
l'attention des insurgés se portait donc du côté
de la grande barricade qui était évidemment
le point toujours menacé et où devait recom-
mencer infailliblement la lutte. Marius pour-
tant songea à la petite barricade et y alla. Elle
était déserte et n'était gardée que par le lam-
pion qui tremblait entre les pavés. Du reste la
L AGONIE DE LA MORT, ETC. 32!
ruelle Mondétour et les embranchements de la
Petite Truanderie et du Cygne étaient profondé-
ment calmes.
Comme Marius, l'inspection faite, se retirait,
il entendit son nom prononcé faiblement dans
l'obscurité :
— Monsieur Marius !
Il tressaillit, car il reconnut la voix qui l'avait
appelé deux heures auparavant à travers la
grille de la rue Plumet.
Seulement cette voix maintenant semblait
n'être plus qu'un souffle.
Il regarda autour de lui et ne vit personne.
Marius crut s'être trompé , et que c'était une
illusion ajoutée par son esprit aux réalités
extraordinaires qui se heurtaient autour de lui.
Il fit un pas pour sortir de l'enfoncement reculé
où était la barricade.
— Monsieur Marius! répéta la voix.
Cette fois il ne pouvait douter, il avait dis-
tinctement entendu; il regarda, et ne vit rien.
— A vos pieds, dit la voix.
Il se courba et vit dans l'ombre une forme qui
se traînait vers lui. Cela rampait sur le pavé.
C'était cela qui lui parlait.
57.
522 LES MISÉRABLES.
Le lampion permettait de distinguer une
blouse, un pantalon de gros velours déchiré,
des pieds nus, et quelque chose qui ressem-
blait à une mare de sang. Marius entrevit
une tête pâle qui se dressait vers lui et qui
lui dit :
— Vous ne me reconnaissez pas?
— Non.
— Éponine.
Marius se baissa vivement. C'était en effet
cette malheureuse enfant. Elle était habillée en
homme.
— Comment êtes-vous ici? que faites-vous là?
— Je meurs, lui dit-elle.
Il y a des mots et des incidents qui réveillent
les êtres accablés. Marius s'écria comme en sur-
saut :
— Vous êtes blessée! Attendez, je vais vous
porter dans la salle! On va vous panser! Est-ce
grave? comment faut-il vous prendre pour ne
pas vous faire de mal? où soulFrez-vous? Du se-
cours ! mon Dieu ! Mais qu'êtes-vous venue faire
ici?
Et il essaya de passer son bras sous elle pour
la soulever
L AGONIE DE LA MORT, ETC. 523
En la soulevant, il rencontra sa main.
Elle poussa un cri faible.
— Vous ai-je fait mal? demanda Marius.
— Un peu.
— Mais je n'ai touché que votre main.
Elle leva sa main vers le regard de Marius , et
Marius au milieu de cette main vit un trou noir.
— Qu'avez-vous donc à la main? dit-il.
— Elle est percée.
— Percée !
— Oui.
— De quoi ?
— D'une balle.
— Comment?
— Avez-vous vu un fusil qui vous couchait en
joue?
— Oui, et une main qui l'a bouché.
— C'était la mienne.
Marius eut un frémissement.
— Quelle folie! Pauvre enfant! Mais tant
mieux, si c'est cela, ce n'est rien, laissez-moi
vous porter sur un lit. On va vous panser, on
ne meurt pas d'une main percée.
Elle murmura .
— La balle a traversé la main, mais elle est
52i LES MISERABLES.
sortie par le dos. C'est inutile de moter d'ici. Je
vais vous dire comment vous pouvez me panser,
mieux qu'un chirurgien. Asseyez-vous près de
moi sur cette pierre.
Il obéit ; elle posa sa tête sur les genoux de
Marius, et sans le regarder, elle dit :
— Oh! que c'est bon! Comme on est bien!
Voilà! Je ne souffre plus.
Elle demeura un moment en silence, puis elle
tourna son visage avec effort et regarda Ma-
rius.
— Savez-vous cela, monsieur Marius? Cela
me taquinait que vous entriez dans ce jardin,
c'était bête, puisque c'était moi qui vous avais
montré la maison, et puis enfin je devais bien
me dire qu'un jeune homme comme vous...
Elle s'interrompit, et, franchissant les som-
bres transitions qui étaient sans doute dans son
esprit, elle reprit avec un déchirant sourire :
— Vous me trouviez laide, n'est-ce pas?
Elle continua:
— Voyez-vous, vous êtes perdu! Maintenant
personne ne sortira de la barricade. C'est moi
qui vous ai amené ici, tiens! Vous allez mourir,
j'y compte bien. Et pourtant quand j'ai vu qu'on
L AGONIE DE LA MORT, ETC. 52o
vous visait, j'ai mis la main sur la bouche du
canon de fusil. Comme c'est drôle! Mais c'est
que je voulais mourir avant vous. Quand j'ai
reçu cette balle, je me suis traînée ici, on ne
m'a pas vue, on ne m'a pas ramassée. Je vous
attendais, je disais : Il ne viendra donc pas ?
Oh! si vous saviez, je mordais ma blouse, je
souffrais tant! Maintenant je suis bien. Vous
rappelez-vous le jour où je suis entrée dans
votre chambre et où je me suis mirée dans
votre miroir, et le jour où je vous ai rencontré
sur le boulevard près des femmes en journée?
Comme les oiseaux chantaient! Il n'y a pas
bien longtemps. Vous m'avez donné cent sous,
et je vous ai dit : Je ne veux pas de votre ar-
gent. Avez-vous ramassé votre pièce au moins?
Vous n'êtes pas riche. Je n'ai pas pensé à vous
dire de la ramasser. Il faisait beau soleil, on
n'avait pas froid. Vous souvenez-vous, mon-
sieur Marins? Oh! je suis heureuse! Tout le
monde va mourir.
Elle avait un air insensé, grave et navrant.
Sa blouse déchirée montrait sa gorge nue. Elle
appuyait en parlant sa main percée sur sa poi-
trine où il y avait un autre trou, et d'où il sor-
326 LES MISÉRABLES.
tait par instant un flot de sang comme le jet de
vin d'une bonde ouverte.
Marius considérait cette créature infortunée
avec une profonde compassion.
— Oh ! reprit-elle tout à coup, cela revient.
J'étouffe !
Elle prit sa blouse et la mordit, et ses jambes
se roidissaient sur le pavé.
En ce moment la voix de jeune coq du petit
Gavroche retentit dans la barricade. L'enfant
était monté sur une table pour charger son fusil
et chantait gaîment la chanson alors si popu-
laire :
En voyant Lafayette,
Le gendarme répète :
Sauvons »nous ! sauvons-nous ! sauvons-nous !
Éponine se souleva, et écouta, puis elle mur-
mura :
— C'est lui.
Et se tournant vers Marius :
— Mon frère est là. Il ne faut pas qu'il me
voie. Il me gronderait.
— Votre frère? demanda Marius qui songeait
dans le plus amer et le plus douloureux de son
L AGONIE DE LA MOIîT, ETC. 527
cœur aux devoirs que son père lui avait légués
envers les Thénardier, qui est votre frère?
— Ce petit.
— Celui qui chante?
— Oui.
Marius fit un mouvement.
— Oh ! ne vous en allez pas ! dit-elle, cela ne
sera pas long à présent !
Elle était presque sur son séant, mais sa voix
était très basse et coupée de hoquets. Par inter-
valles le râle l'interrompait. Elle approchait le
plus qu'elle pouvait son visage du visage de
Marius. Elle ajouta avec une expression étrange :
— Écoutez, je ne veux pas vous faire une
farce. J'ai dans ma poche une lettre pour vous.
Depuis hier. On m'avait dit de la mettre à la
poste. Je l'ai gardée. Je ne voulais pas qu'elle
vous parvînt. Mais vous m'en voudriez peut-être
quand nous allons nous revoir tout à l'heure.
On se revoit, n'est-ce pas? prenez votre lettre.
Elle saisit convulsivement la main de Marius
avec sa main trouée, mais elle semblait ne plus
percevoir la souffrance . Elle mit la main de
Marius dans la poche de sa blouse. Marius y
sentit en effet un papier.
328 LES MISÉRABLES.
— Prenez, dit-elle.
Marius prit la lettre.
Elle fit un signe de satisfaction et de consen-
tement.
— Maintenant pour ma peine, promettez-
moi...
Et elle s'arrêta.
— Quoi? demanda Marius.
— Promettez-moi !
— Je vous promets.
— Promettez-moi de me donner un baiser sur
le front quand je serai morte. — Je le sentirai.
Elle laissa retomber sa tête sur les genoux de
Marius et ses paupières se fermèrent. Il crut
cette pauvre âme partie. Éponine restait im-
mobile; tout à coup, à l'instant où Marius la
croyait à jamais endormie, elle ouvrit lentement
ses yeux où apparaissait la sombre profondeur
de la mort, et lui dit avec un accent dont la
douceur semblait déjà venir d'un autre monde :
— Et puis, tenez, monsieur Marius, je crois
que jetais un peu amoureuse de vous.
Elle essaya encore de sourire et expira.
VII
Gavroche profond calculateur des distances
Marius tint sa promesse. Il déposa un baiser
sur ce front livide où perlait une sueur glacée.
Ce n'était pas une infidélité à .Cosette ; c'était
un adieu pensif et doux à une malheureuse âme.
Il n'avait pas pris sans un tressaillement la
Lettre qu'Éponine lui avait donnée. Il avait tout
de suite senti là un événement. Il était impa-
tient de la lire. Le cœur de l'homme est ainsi
fait, l'infortunée enfant avait à peine fermé les
yeux que Marius songeait à déplier ce papier.
Il la reposa doucement sur la terre et s'en alla.
Quelque chose lui disait qu'il ne pouvait lire
cette lettre devant ce cadavre.
T. VIII.
330 LES MISERABLES.
Il s'approcha d'une chandelle dans la salle
basse. C'était un petit billet plié et cacheté avec
ce soin élégant des femmes. L'adresse était
d'une écriture de femme et portait :
A monsieur, monsieur Marins Pontmercy, chez
M. Courfeyrac, rue de la Verrerie, n° 16.
Il défit le cachet, et lut :
« Mon bien-aimé, hélas ! mon père veut que nous
parlions tout de suite. Nous serons ce soir rue de
l'Homme-Armë, n° 7. Dans huit jours nous serons à
Londres.
« Cosette.
« 4 juin. »
Telle était l'innocence de ces amours que
Marius ne connaissait même pas l'écriture de
Cosette.
Ce qui s'était passé peut être dit en quelques
mots. Eponine avait tout fait. Après la soirée
du 3 juin, elle avait eu une double pensée, dé-
jouer les projets de son père et des bandits sur
la maison de la rue Plumet, et séparer Marius
de Cosette. Elle avait changé de guenilles avec
GAVROCHE PROFOND CALCULATEUR, ETC. 331
le premier jeune drôle venu qui avait trouve
amusant de s'habiller en femme pendant qu'Épo-
nine se déguisait en homme. C'était elle qui au
Champ de Mars avait donné à Jean Valjean
l'avertissement expressif : déménagez. Jean Val-
jean était rentré en effet et avait dit à Cosette :
Nous partons ce soir et nous allons rue de V Homme-
Armé avec Toussaint. La semaine prochaine nous
serons à Londres. Cosette, atterrée de ce coup inat-
tendu, avait écrit en hâte deux lignes à Marius.
Mais comment faire mettre la lettre à la poste?
Elle ne sortait pas seule, et Toussaint, surprise
d'une telle commission, eût à coup sûr montré
la lettre à M. Fauchelevent. Dans cette anxiété,
Cosette avait aperçu à travers la grille Éponine
en habits d'homme, qui rôdait maintenant sans
cesse autour du jardin. Cosette avait appelé
« ce jeune ouvrier v> et lui avait remis cinq
francs et la lettre, en lui disant : Portez cette
lettre tout de suite à son adresse. Éponine avait
mis la lettre dans sa poche. Le lendemain
5 juin, elle était allée chez Courfeyrac deman-
der Marius, non pour lui remettre la lettre,
mais, chose que toute âme jalouse et aimante
comprendra, « pour voir. » Là elle avait at-
552 LES MISERABLES.
tendu Marius, ou au moins Courfeyrac, — tou-
jours pour voir. — Quand Courfeyrac lui avait
dit : nous allons aux barricades, une idée lui
avait traversé l'esprit. Se jeter dans cette mort-
là comme elle se serait jetée dans toute autre,
et y pousser Marius. Elle avait suivi Courfey-
rac, s'était assurée de l'endroit où l'on construi-
sait la barricade ; et, bien sûre, puisque Marius
n'avait reçu aucun avis et qu'elle avait inter-
cepté la lettre, qu'il serait à la nuit tombante au
rendez-vous de tous les soirs, elle était allée
rue Plumet, y avait attendu Marius, et lui
avait envoyé, au nom de ses amis, cet appel qui
devait, pensait-elle, l'amener à la barricade.
Elle comptait sur le désespoir de Marius quand
il ne trouverait pas Cosette ; elle ne se trompait
pas. Elle était retournée de son côté rue de la
Chanvrerie. On vient de voir ce qu'elle y avait
fait. Elle était morte avec cette joie tragique
des cœurs jaloux qui entraînent l'être aimé dans
leur mort, et qui disent : personne ne l'aura!
Marius couvrit de baisers la lettre de Cosette.
Elle l'aimait donc! 11 eut un instant l'idée qu'il
ne devait plus mourir. Puis il se dit : elle part.
Son père l'emmène en Angleterre et mon grand-
GAVROCHE PROFOND CALCULATEUR, ETC. 533
père se refuse au mariage. Rien n'est changé
clans la fatalité. Les rêveurs comme Marius ont
de ces accablements suprêmes, et il en sort des
partis pris désespérés. La fatigue de vivre est
insupportable; la mort, c'est plus tôt fait. Alors
il songea qu'il lui restait deux devoirs à accom-
plir : informer Cosette de sa mort et lui en-
voyer un suprême adieu, et sauver de la cata-
strophe imminente qui se préparait ce pauvre
enfant, frère d'Éponine et fils de Thénardier.
Il avait sur lui un portefeuille ; le même qui
avait contenu le cahier où il avait écrit tant de
pensées d'amour pour Cosette. Il en arracha
une feuille et écrivit au crayon ces quelques
lignes :
« Notre mariage était impossible. J'ai demandé
h mon grand-père, il a refusé; je suis sans fortune,
et toi aussi. J'ai couru chez toi, je ne t'ai plus trou-
vée; tu sais la parole que je t'avais donnée, je la
tiens. Je meurs. Je t'aime. Quand tu liras ceci, mon
âme sera près de toi, et te sourira. »
N'ayant rien pour cacheter cette lettre, il se
28.
534 LES MISERABLES.
borna à plier le papier en quatre et y mit cette
adresse :
A mademoiselle Cosette Fauchelevent, chez M. Fau-
chelevent, rue de V Homme- Armé, «° 7.
La lettre pliée, il demeura un moment pensif,
reprit son portefeuille, l'ouvrit, et écrivit avec
le même crayon sur la première page ces trois
lignes :
« Je m'appelle Marius Pontmercy. Porter mon
cadavre chez mon grand-père, M. Gillenormand, rue
des Filles-du-Calvaire, n° 6, au Marais. »
Il remit le portefeuille dans la poche de son
habit, puis il appela Gavroche. Le gamin, à la
voix de Marius, accourut avec sa mine joyeuse
et dévouée.
— Veux-tu faire quelque chose pour moi l
— Tout, dit Gavroche. Dieu du bon Dieu i.sans
vous, vrai, j étais cuit.
— Tu vois bien cette lettre?
— Oui.
— Prends-la. Sors de la barricade sur-le-
champ ( Gavroche, inquiet, commença à se
GAVROCHE PROFOND CALCULATEUR, ETC. 55o
gratter l'oreille ), et demain matin tu la remet-
tras à son adresse, à mademoiselle Cosette,
chez M. Fauchelevent, rue de l'Homme-Armé,
n°7.
L'héroïque enfant répondit :
— Ah bien, mais! pendant ce temps-là, on
prendra la barricade, et je n'y serai pas.
— La barricade ne sera plus attaquée qu'au
point du jour selon toute apparence et ne sera
pas prise avant demain midi.
Le nouveau répit que les assaillants laissaient
à la barricade se prolongeait en effet. C'était
une de ces intermittences, fréquentes dans les
combats nocturnes , qui sont toujours suivies
d'un redoublement d'acharnement.
— Eh bien, dit Gavroche, si j'allais porter
votre lettre demain matin?
— 11 sera trop tard. La barricade sera pro-
bablement bloquée, toutes les rues seront gar-
dées, et tu ne pourras sortir. Va tout de
suite.
Gavroche ne trouva rien à répliquer, il restait
là, indécis, et se grattant l'oreille tristement.
Tout à coup , avec un de ces mouvements d'oi-
seau qu'il avait, il prit la lettre.
556 LES MISERABLES.
— C'est bon, dit-il.
Et il partit en courant par la ruelle Mondé-
tour.
Gavroche avait eu une idée qui l'avait déter-
miné, mais qu'il n'avait pas dite, de peur que
Marius n'y fît quelque objection. Cette idée, la
voici :
— Il est à peine minuit , la rue de l'Homme-
Armé n'est pas loin, je vais porter la lettre tout
de suite, et je serai revenu à temps.
LIVRE QUINZIEME
LA RUE DE L'HOMME -ARMÉ
Bnvard, bavard
Qu'est-ce que les convulsions d'une ville au-
près des émeutes de l'âme? L'homme est une pro-
fondeur plus grande encore que le peuple. Jean
Valjean, en ce moment-là même, était en proie à
un soulèvement effrayant. Tous les gouffres
s'étaient rouverts en lui. Lui aussi frissonnait,
comme Paris , au seuil d'une révolution formi-
dable et obscure. Quelques heures avaient suffi.
Sa destinée et sa conscience s'étaient brusque*
ment couvertes d'ombres. De lui aussi, comme
de Paris, on pouvait dire: les deux principes
sont en présence. L'ange blanc et l'ange noir
vont se saisir corps à corps sur le pont de
340 LES MISERABLES.
l'abîme. Lequel des deux précipitera l'autre?
Qui l'emportera?
La veille de ce même jour 5 juin, Jean Val-
jean, accompagné de Cosette et de Toussaint,
s'était installé rue de l'Homme- Armé. Une pé-
ripétie l'y attendait.
Cosette n'avait pas quitté la rue Plumet sans
un essai de résistance. Pour la première fois
depuis qu'ils existaient côte à côte, la volonté
de Cosette et la volonté de Jean Valjean s'étaient
montrées distinctes, et s'étaient, sinon heurtées,
du moins contredites. Il y avait eu objection
d'un côté et inflexibilité de l'autre. Le brusque
conseil : déménagez, jeté par un inconnu à Jean
Valjean l'avait alarmé au point de le rendre
absolu. Il se croyait dépisté et poursuivi. Co-
sette avait dû céder.
Tous deux étaient arrivés rue de l'Homme-
Armé sans desserrer les dents et sans se dire un
mot, absorbés chacun dans leur préoccupation
personnelle ; Jean Valjean si inquiet qu'il ne
voyait pas la tristesse de Cosette, Cosette si
triste qu'elle ne voyait pas l'inquiétude de Jean
Valjean.
Jean Valjean avait emmené Toussaint, ce qu'il
BUVARD, BAVARD. ~,4l
n'avait jamais fait dans ses précédentes ab-
sences. Il entrevoyait qu'il ne reviendrait peut-
être pas rue Plumet, et il ne pouvait ni laisser
Toussaint derrière lui, ni lui dire son secret.
D'ailleurs il la sentait dévouée et sûre. De do-
mestique à maître, la trahison commence par la
curiosité. Or, Toussaint, comme si elle eût été
prédestinée à être la servante de Jean Valjean,
n'était pas curieuse. Elle disait, à travers son
bégaiement, clans son parler de pa}rsanne de
Barneville : Je suis de même de même; je chose
mon fait; le demeurant n'est pas mon travail.
(Je suis ainsi; je fais ma besogne; le reste n'est
pas mon affaire.)
Dans ce départ de la rue Plumet, qui avait
été presque une fuite, Jean Valjean n'avait rien
emporté que la petite valise embaumée, baptisée
par Cosette l'inséparable. Des malles pleines
eussent exigé des commissionnaires, et des
commissionnaires sont des témoins. On avait
i
Fait venir un fiacre à la porte de la rue de Baby-
lone, et l'on s'en était allé.
C'est à grand'peine que Toussaint avait ob-
tenu la permission d'empaqueter un peu de linge
et de vêtements et quelques objets de toilette.
T. Mil. 2'J
âi2 LES MISÉRABLES.
Cosette , elle , n'avait emporté que sa papeterie
et son buvard.
Jean Valjean, pour accroître la solitude et
l'ombre de cette disparition, s'était arrangé de
façon à ne quitter le pavillon de la rue Plumet
qu'à la chute du jour, ce qui avait laissé à Co-
sette le temps d'écrire son billet à Mari us. On
était arrivé rue de l'Homme-Armé à la nuit
close.
On s'était couché silencieusement.
Le logement de la rue de l'Homme-Armé était
situé dans une arrière-cour, à un deuxième
étage, et composé de deux chambres à coucher,
d'une salle à manger et d'une cuisine attenante
à la salle à manger avec soupente où il y avait
un lit de sangle qui échut à Toussaint. La salle
à manger était en même temps l'antichambre
et séparait les deux chambres à coucher. L'ap-
partement était pourvu des ustensiles néces-
saires.
On se rassure presque aussi follement qu'on
s'inquiète; la nature humaine est ainsi. A peine
Jean Valjean fut-il rue de l'Homme-Armé que
son anxiété s'éelaircit, et, par degré, se dissipa.
Il y a des lieux calmants qui agissent en quel-
BUVARD, BAVARD. 545
que sorte mécaniquement sur l'esprit. Rue
obscure, habitants paisibles. Jean Valjean sen-
tit on ne sait quelle contagion de tranquillité
dans cette ruelle de l'ancien Paris, si étroite
qu'elle est barrée aux voitures par un madrier
transversal posé sur deux poteaux, muette et
sourde au milieu de la ville en rumeur, crépus-
culaire en plein jour, et, pour ainsi dire, inca-
pable d'émotions entre ses deux rangées de
hautes maisons centenaires qui se taisent comme
des vieillards qu'elles sont. Il y a dans cette rue
de l'oubli stagnant. Jean Valjean y respira. Le
moyen qu'on pût le trouver là ?
Son premier soin fut de mettre Y inséparable
à côté de lui.
Il dormit bien. La nuit conseille, on peut
ajouter : la nuit apaise. Le lendemain matin,
il s'éveilla presque gai. Il trouva charmante la
salle à manger qui était hideuse, meublée d'une
vieille table ronde , d'un buffet bas que surmon-
tait un miroir penché, d'un fauteuil vermoulu
et de quelques chaises encombrées des paquets
de Toussaint. Dans un de ces paquets, on aper-
cevait par un hiatus l'uniforme de garde natio-
nal de Jean Valjean.
344 LES MISÉRABLES.
Quant à Cosette , elle s'était fait apporter par
Toussaint un bouillon dans sa chambre , et ne
parut que le soir.
Vers cinq heures, Toussaint, qui allait et
venait, très occupée de ce petit emménagement,
avait mis sur la table de la salle à manger une
volaille froide que Cosette , par déférence pour
son père, avait consenti à regarder.
Cela fait, Cosette, prétextant une migraine
persistante, avait dit bonsoir à Jean Valjean et
s'était enfermée dans sa chambre à coucher.
Jean Valjean avait mangé une aile de poulet
avec appétit, et, accoudé sur la table, ras-
séréné peu à peu , rentrait en possession de sa
sécurité.
Pendant qu'il faisait ce sobre dîner, il avait
perçu confusément, à deux ou trois reprises,
le bégaiement de Toussaint qui lui disait :
« — Monsieur, il y a du train, on se bat dans
« Paris. » Mais, absorbé dans une foule de
combinaisons intérieures, il n'y avait point pris
garde. A vrai dire, il n'avait pas entendu.
Il se leva, et se mit à marcher de la fenêtre
à la porte et de la porte à la fenêtre, de plus en
plus apaisé.
BUVARD, BAVARD. 543
Avec le calme, Cosette, sa préoccupation
unique, revenait dans sa pensée. Non qu'il
s'émût de cette migraine, petite crise de nerfs,
bouderie de jeune fille, nuage d'un moment, il
songeait à l'avenir, et, comme d'habitude, il y
songeait avec douceur. Après tout, il ne voyait
aucun obstacle à ce que la vie heureuse reprit
son cours. A de certaines heures, tout semble
impossible ; à d'autres heures, tout paraît aisé ;
Jean Valjean était dans une de ces bonnes
heures. Elles viennent d'ordinaire après les
mauvaises, comme le jour après la nuit, par
cette loi de succession et de contraste qui est le
fond même de la nature et que les esprits super-
ficiels appellent antithèse. Dans cette paisible
rue où il se réfugiait, Jean Valjean se dégageait
de tout ce qui l'avait troublé depuis quelque
temps. Par cela même qu'il avait vu beaucoup
de ténèbres, il commençait à apercevoir un peu
d'azur. Avoir quitté la rue Plumet sans compli-
cation et sans incident, c'était déjà un bon pas
de fait. Peut-être serait-il sage de se dépayser,
ne fût-ce que pour quelques mois, et daller à
Londres. Eh bien, on irait. Être en France, être
en Angleterre, qu'est-ce que cela faisait, pourvu
2'/
7,46 LES MISÉRABLES.
qu'il eût près de lui Cosette? Cosette était sa
nation. Cosette suffisait à son bonheur; l'idée
qu'il ne suffisait peut-être pas, lui, au bonheur
de Cosette, cette idée, qui avait été autrefois
sa fièvre et son insomnie, ne se présentait môme
pas à son esprit. Il était dans le collapsus de
toutes ses douleurs passées, et en plein opti-
misme. Cosette, étant près de lui, lui semblait à
lui ; effet d'optique que tout le monde a éprouvé.
Il arrangeait en lui-même, et avec toutes sortes
de facilités, le départ pour l'Angleterre avec
Cosette, et il voyait sa félicité se reconstruire
n'importe où dans les perspectives de sa rêverie.
Tout en marchant de long en large à pas
lents, son regard rencontra tout à coup quelque
chose d'étrange.
Il aperçut en face de lui, dans le miroir
incliné qui surmontait le buffet, et il lut distinc-
tement les quatre lignes que voici :
« Mon bien-aimé, hélas! mon père veut que
nous partions tout de suite. Nous serons ce soir
rue de l'Homme-Armé, n° 7. Dans huit jours nous
serons à Londres. —
« Cosette.
« i juin. »
DUVAIU), BAVARD. 547
Jean Valjean s'arrêta hagard.
Cosette en arrivant avait posé son buvard sur
le buffet devant le miroir, et, toute à sa doulou-
reuse angoisse, l'avait oublié là, sans même
remarquer qu'elle le laissait tout ouvert, et
ouvert précisément à la page sur laquelle elle
avait appuyé, pour les sécher, les quatre lignes
écrites par elle et dont elle avait chargé le jeune
ouvrier passant rue Plumet. L'écriture s'était
imprimée sur le buvard.
Le miroir reflétait l'écriture.
Il en résultait ce qu'on appelle en géométrie
l'image symmétrique ; de telle sorte que l'écri-
ture renversée sur le buvard s'offrait redressée
dans le miroir et présentait son sens naturel ; et
Jean Valjean avait sous les yeux la lettre écrite
la veille par Cosette à Marius.
C'était simple et foudroyant.
Jean Valjean alla au miroir. Il relut les
quatre lignes, mais il n'y crut point. Elles lui
faisaient l'effet d'apparaître dans de la lueur
d'éclair. C'était une hallucination. Cela était
impossible. Cela n'était pas.
Peu à peu sa perception devint plus pré
il regarda le buvard de Cosette, et le sentiment
348 LES MISERABLES.
du fait réel lui revint. Il prit le buvard et dit :
Cela vient de là. Il examina fiévreusement les
quatre lignes imprimées sur le buvard, le ren-
versement des lettres en faisait un griffonnage
bizarre, et il n'y vit aucun sens. Alors il se dit :
Mais cela ne signifie rien , il n'y a rien d'écrit
là. Et il respira à pleine poitrine avec un inex-
primable soulagement. Qui n'a pas eu de ces
joies bêtes dans les instants horribles? L'âme ne
se rend pas au désespoir sans avoir épuisé
toutes les illusions.
Il tenait le buvard à la main et le contemplait,
stupidement heureux, presque prêt à rire de
l'hallucination dont il avait été dupe. Tout à
coup ses yeux retombèrent sur le miroir, et il
revit la vision. Les quatre lignes s'y dessinaient
avec une netteté inexorable. Cette fois ce n'était
pas un mirage, la récidive d'une vision est une
réalité, c'était palpable, c'était l'écriture redres-
sée dans le miroir. Il comprit.
Jean Valjean chancela, laissa échapper le
buvard, et s'affaissa dans le vieux fauteuil à
côté du buffet, la tête tombante, la prunelle
vitreuse, égaré. Il se dit que c'était évident, el
que la lumière du monde était à jamais éclipsée,
BUVARD, BAVARD. 349
et que Cosette avait écrit cela à quelqu'un. Alors
il entendit son âme, redevenue terrible, pousser
dans les ténèbres un sourd rugissement. Allez
donc ôter au lion le chien qu'il a dans sa cage !
Chose bizarre et triste, en ce moment-là, Ma-
rins n'avait pas encore la lettre de Cosette; le
hasard l'avait portée en traître à Jean Valjean
avant de la remettre à Marius.
Jean Valjean jusqu'à ce jour n'avait pas été
vaincu par l'épreuve. Il avait été soumis à des
essais affreux ; pas une voie de fait de la mau-
vaise fortune ne lui avait été épargnée; la féro-
cité du sort, armée de toutes les vindictes et de
toutes les méprises sociales, l'avait pris pour
sujet et s'était acharnée sur lui. Il n'avait reculé
ni fléchi devant rien. Il avait accepté, quand il
l'avait fallu, toutes les extrémités; il avait sa-
crifié son inviolabilité d'homme reconquise,
livré sa liberté, risqué sa tête, tout perdu, tout
souffert, et il était resté désintéressé et stoïque,
au point que par moments on aurait pu le croire
absent de lui-même comme un martyr. Sa con-
science, aguerrie à tous les assauts possibles
de l'adversité, pouvait sembler à jamais impre-
nable. Eh bien, quelqu'un qui eût vu son for
350 LES MISÉRABLES.
intérieur eût été forcé de constater qu'à cette
heure elle faiblissait.
C'est que de toutes les tortures qu'il avait su-
bies dans cette longue question que lui donnait
la destinée, celle-ci était la plus redoutable. Ja-
mais pareille tenaille ne l'avait saisi. Il sentit le
remuement mystérieux de toutes les sensibilités
latentes. Il sentit le pincement de la fibre in-
connue. Hélas, l'épreuve suprême, disons mieux,
l'épreuve unique, c'est la perte de l'être aimé.
Le pauvre vieux Jean Valjean n'aimait, certes
pas Cosette autrement que comme un père;
mais, nous l'avons fait remarquer plus haut,
dans cette paternité la viduité même de sa vie
avait introduit tous les amours ; il aimait Cosette
comme sa fille, et il l'aimait comme sa mère, et
il l'aimait comme sa sœur ; et , comme il n'avait
jamais eu ni amante ni épouse, comme la nature
est un créancier qui n'accepte aucun protêt , ce
sentiment -là aussi, le plus imperdable de tous,
était mêlé aux autres, vague, ignorant, pur de
la pureté de l'aveuglement, inconscient, céleste,
angéliquc, divin; moins comme un sentiment
que comme un instinct, moins comme un instinct
que comme un attrait, imperceptible et invisi-
BUVARD, BAVARD. Soi
ble , mais réel ; et l'amour proprement dit était
dans sa tendresse énorme pour Cosette comme
le filon d'or est dans la montagne, ténébreux et
vierge.
Qu'on se rappelle cette situation de cœur que
nous avons indiquée déjà. Aucun mariage
n'était possible entre eux ; pas même celui des
âmes ; et cependant il est certain que leurs des-
tinées s'étaient épousées. Excepté Cosette, c'est
à dire excepté une enfance, Jean Valjean n'avait,
dans toute sa longue vie, rien connu de ce qu'on
peut aimer. Les passions et les amours qui se
succèdent n'avaient point fait en lui de ces
verts successifs, vert tendre sur vert sombre,
qu'on remarque sur les feuillages qui passent
l'hiver et sur les hommes qui passent la cin-
quantaine. En somme, et nous y avons plus
d'une fois insisté, toute cette fusion intérieure,
tout cet ensemble, dont la résultante était une
haute vertu, aboutissait à faire de Jean Valjean
un père pour Cosette. Père étrange forgé de
l'aïeul, du fils, du frère et du mari, qu'il y avait
dans Jean Valjean; père dans lequel il y avait
même une mère ; père qui aimait Cosette et qui
l'adorait, et qui avait cette enfant pour lumière,
LES MISERABLES.
pour demeure, pour famille, pour patrie, pour
paradis.
Aussi quand il vit que c'était décidément
fini, qu'elle lui échappait, qu'elle glissait de ses
mains, qu'elle se dérobait, que c'était du nuage,
que c'était de l'eau, quand il eut devant les
yeux cette évidence écrasante : Un autre est le
but de son cœur, un autre est le souhait de sa
vie; il y a le bien-aimé; je ne suis que le père;
je n'existe plus; quand il ne put plus douter,
quand il se dit : Elle s'en va hors de moi ! la dou-
leur qu'il éprouva dépassa le possible. Avoir fait
tout ce qu'il avait fait pour en venir là ! et, quoi
donc! n'être rien! Alors, comme nous venons
de le dire, il eut de la tête aux pieds un frémis-
sement de révolte. Il sentit jusque dans la racine
de ses cheveux l'immense réveil de l'égoïsme,
et le moi hurla dans l'abîme de cet homme.
Il y a des effondrements intérieurs. La pé-
nétration d'une certitude désespérante dans
l'homme ne se fait point sans écarter et rompre
de certains éléments profonds qui sont quelque-
fois l'homme lui-même. La douleur, quand elle
arrive à ce degré, est un sauve-qui-pcut de toutes
les forces de la conscience. Ce sont là des crises
BUVARD, BAVARD. 7>oZ
fatales. Peu d'entre nous en sortent semblables
à eux-mêmes et fermes dans le devoir. Quand la
limite de la souffrance est débordée, la vertu
la plus imperturbable se déconcerte. Jean Val-
jean reprit le buvard, et se convainquit de nou-
veau ; il resta penché et comme pétrifié sur les
quatre lignes irrécusables, l'œil fixe ; et il se fit
en lui un tel nuage qu'on eût pu croire que tout
le dedans de cette âme s'écroulait.
Il examina cette révélation, à travers les gros-
sissements de la rêverie, avec un calme appa-
rent, et effrayant, car c'est une chose redoutable
quand le calme de l'homme arrive à la froideur
de la statue.
Il mesura le pas épouvantable que sa desti-
née avait fait sans qu'il s'en doutât; il se rap-
pela ses craintes de l'autre été, si follement dissi-
pées; il reconnut le précipice; c'était toujours
le même; seulement Jean Valjean n'était plus
au seuil, il était au fond.
Chose inouïe et poignante, il était tombé sans
s'en apercevoir. Toute la lumière de sa vie s'en
était allée, lui croyant voir toujours le soleil.
Son instinct n'hésita point. Il rapprocha cer-
taines circonstances, certaines dates, certaines
T. VIII. M
ZU LES MISERABLES.
rougeurs et certaines pâleurs de Cosette, et il se
dit : C'est lui. La divination du désespoir est
une sorte d'arc mystérieux qui ne manque ja-
mais son coup. Dès sa première conjecture, il
atteignit Marius. Il ne savait pas le nom, mais
il trouva tout de suite l'homme. Il aperçut dis-
tinctement, au fond de l'implacable évocation
du souvenir, le rôdeur inconnu du Luxembourg,
ce misérable chercheur d'amourettes, ce fainéant
de romance, cet imbécile, ce lâche, car c'est
une lâcheté de venir faire les yeux doux à des
filles qui ont à côté d'elles leur père qui les aime.
Après qu'il eut bien constaté qu'au fond de
cette situation il y avait ce jeune homme, et
que tout venait de là, lui, Jean Valjean, l'homme
régénéré, l'homme qui avait tant travaillé à son
âme, l'homme qui avait fait tant d'elforts pour
résoudre toute la vie, toute la "misère et tout le
malheur en amour, il regarda en lui-même et
il y vit un spectre, la Haine.
Les grandes douleurs contiennent de l'accable-
ment. Elles découragent d'être. L'homme chez
lequel elles entrent sent quelque chose se reti-
rer de lui. Dans la jeunesse, leur visite est
lugubre; plus tard, elle est sinistre. Hélas,
BUVARD, BAVARD. 3oo
quand le sang est chaud, quand les cheveux
sont noirs, quand la tête est droite sur le corps
comme la flamme sur le flambeau, quand le rou-
leau de la destinée a encore presque toute son
épaisseur, quand le cœur, plein d'un amour
désirable, a encore des battements qu'on peut
lui rendre, quand on a devant soi le temps de ré-
parer, quand toutes les femmes sont là, et tous
les sourires, et tout l'avenir, et tout l'horizon,
quand la force de la vie est complète , si c'est
une chose effroyable que le désespoir, qu'est-ce
donc dans la vieillesse, quand les années se pré-
cipitent de plus en plus blêmissantes, à cette
heure crépusculaire où l'on commence à voir
les étoiles de la tombe !
Tandis qu'il songeait , Toussaint entra. Jean
Valjean se leva, et lui demanda :
— De quel côté est-ce? savez-vous?
Toussaint stupéfaite, ne put que lui répondre :
— Plaît-il?
Jean Valjean reprit :
— Ne m'avez-vous pas dit tout à l'heure qu'on
se bat?
— Ah! oui, monsieur, répondit Toussaint
C'est du côté de Saint-Mcrry.
356 LES MISERABLES.
Il y a tel mouvement machinal qui nous vient,
à notre insu même, de notre pensée la plus pro-
fonde. Ce fut sans doute sous l'impulsion d'un
mouvement de ce genre, et dont il avait à peine
conscience, que Jean Valjean se trouva cinq
minutes après dans la rue.
Il était nu-tête, assis sur la borne de la porte
de sa maison. Il semblait écouter.
La nuit était venue.
II
Le gamin ennemi des lumières
Combien de temps passa-t-il ainsi? Quels
furent les flux et les reflux de cette méditation
tragique? se redressa-t-il ? resta-t-il ployé?
avait-il été courbé jusqu'à être brisé? pouvait-il
se redresser encore et reprendre pied dans sa
ce h science sur quelque chose de solide? Il n'au-
rait probablement pu le dire lui-même.
La rue était déserte. Quelques bourgeois in-
quiets qui rentraient rapidement chez eux l'aper-
çurent à peine. Chacun pour soi dans les temps
de péril. L'allumeur de nuit vint comme à l'or-
dinaire allumer le réverbère qui était préci
ment placé en face de la porte du n° 7, et s'en
30.
358 LES MISERABLES.
alla. Jean Valjean, à qui l'eût examiné dans
cette ombre, n'eût pas semblé un homme vivant.
Il était là, assis sur la borne de sa porte, immo-
bile comme une larve de glace. Il y a de la con-
gélation dans le désespoir. On entendait le toc-
sin et de vagues rumeurs orageuses. Au milieu
de toutes ces convulsions de la cloche mêlée à
l'émeute, l'horloge de Saint-Paul sonna onze
heures, gravement et sans se hâter, car le toc-
sin, c'est l'homme; l'heure, c'est Dieu. Le pas-
sage de l'heure ne fit rien à Jean Valjean ; Jean
Valjean ne remua pas. Cependant, à peu près
vers ce moment-là, une brusque détonation
éclata du côté des Halles, une seconde la suivit,
plus violente encore ; c'était probablement cette
attaque de la barricade de la rue de la Chanvre-
rie que nous venons de voir repoussée par Ma-
rius. A cette double décharge, dont la furie
semblait accrue par la stupeur de la nuit, Jean
Valjean tressaillit; il se dressa du côté d'où le
bruit venait; puis il retomba sur la borne, il
croisa les bras, et sa tête revint lentement se
poser sur sa poitrine.
Il reprit son ténébreux dialogue avec lui-
même.
LE GAMIN ENNEMI DES LUMIERES. 5o3
Tout à coup il leva les yeux, on marchait
dans la rue, il entendait des pas près de lui, il
regarda , et , à la lueur du réverbère , du côté de
la rue qui aboutit aux Archives , il aperçut une
figure livide, jeune et radieuse.
Gavroche venait d'arriver rue de l'Homnie-
Armé.
Gavroche regardait en l'air, et avait l'air de
chercher. Il voyait parfaitement Jean Valjean,
mais il ne s'en apercevait pas.
Gavroche, après avoir regardé en l'air, regar-
dait en bas; il se haussait sur la pointe des
pieds et tâtait les portes et les fenêtres des rez-
de-chaussée; elles étaient toutes fermées, ver-
rouillées et cadenassées. Après avoir constaté
cinq ou six devantures de maisons barricadées
de la sorte, le gamin haussa les épaules, et
entra en matière avec lui-môme en ces termes :
— Pardi !
Puis il se remit à regarder en l'air.
Jean Valjean, qui, l'instant d'auparavant,
dans la situation dame où il était, n'eût parlé ni
même répondu à personne, se sentit irrésisti-
blement poussé à adresser la parole à cet en-
fant.
560 LES MISÉRABLES.
— Petit, dit-il, qu'est-ce que tu as ?
— J'ai que j'ai faim, répondit Gavroche nette-
ment. Et il ajouta : Petit vous-même.
Jean Valjean fouilla dans son gousset et en
tira une pièce de cinq francs.
Mais Gavroche, qui était de l'espèce du ho-
che-queue et qui passait vite d'un geste à l'autre,
venait de ramasser une pierre. Il avait aperçu
le réverbère.
— Tiens, dit-il, vous avez encore vos lan-
ternes ici. Vous n'êtes pas en règle, mes amis.
C'est du désordre. Cassez-moi ça.
Et il jeta la pierre dans le réverbère dont la
vitre tomba avec un tel fracas que des bour-
geois, blottis sous leurs rideaux dans la maison
d'en face, crièrent : Voilà Quatre-vingt-treize!
Le réverbère oscilla violemment et s'éteignit.
La rue devint brusquement noire.
— C'est ça, la vieille rue, fit Gavroche, mets
ton bonnet de nuit.
Et se tournant vers Jean Valjean :
— Comment est-ce que vous appelez ce i lo-
nument gigantesque que vous avez là au bout
de la rue? C'est les Archives, pas vrai? Il fau-
drait me chiffonner un peu ces grosses bétcs de
LE GAMIN EN"XEMI DES LUMIÈRES. 361
colonncs-là, et en faire gentiment une barri-
cade.
Jean Valjean s'approcha de Gavroche.
— Pauvre être, dit-il à demi voix et se par-
lant à lui-même, il a faim.
Et il lui mit la pièce de cent sous dans la
main.
Gavroche leva le nez , étonné de la grandeur
de ce gros sou; il le regarda dans l'obscurité,
et la blancheur du gros sou l'éblouit. Il connais-
sait les pièces de cinq francs par ouï-dire ; leur
réputation lui était agréable ; il fut charmé d'en
voir une de près. Il dit : contemplons le tigre.
Il le considéra quelques instants avec extase ;
puis, se retournant vers Jean Valjean, il lui
tendit la pièce et lui dit majestueusement :
— Bourgeois, j'aime mieux casser les lan-
ternes. Reprenez votre bête féroce. On ne me
corrompt point. Ça a cinq griffes; mais ça ne
m'égratigne pas.
— As-tu une mère? demanda Jean Valjean.
Gavroche répondit :
— Peut-être plus que vous.
— Eh bien, reprit Jean Valjean, garde cet
argent pour ta mère.
3G2 LES MISÉRABLES.
Gavroche se sentit remué. D'ailleurs il venait
de remarquer que l'homme qui lui parlait n'avait
pas de chapeau, et cela lui inspirait confiance.
— Vrai, dit-il, ce n'est par pour m'empêcher
de casser les réverbères ?
— Casse tout ce que tu voudras.
— Vous êtes un brave homme , dit Gavroche.
Et il mit la pièce de cinq francs dans une de
ses poches.
Sa confiance croissant, il ajouta :
— Êtes-vous de la rue?
— Oui, pourquoi?
— Pourriez- vous m'indiquer le numéro 7 ?
— Pourquoi faire, le numéro 7?
Ici l'enfant s'arrêta, il craignit d'en avoir
trop dit, il plongea énergiquement ses ongles
dans ses cheveux, et se borna à répondre :
— Ah! voilà.
Une idée traversa l'esprit de Jean Valjean.
L'angoisse a de ces lucidités-là. 11 dit à L'en-
fant :
— Est-ce que c'est toi qui m'apportes la lettre
que j'attends?
— Vous? dit Gavroche. Vous n'êtes pas une
femme.
LE GAMIN ENNEMI DES LUMIÈRES. 363
— La lettre est pour mademoiselle Cosette,
n'est-ce pas?
— Cosette? grommela Gavroche. Oui, je crois
que c'est ce drôle de nom-là.
— Eh bien, reprit Jean Valjean, c'est moi qui
dois lui remettre la lettre. Donne.
— En ce cas, vous devez savoir que je suis
envoyé de la barricade?
— Sans doute, dit Jean Valjean.
Gavroche engloutit son poing dans une autre
de ses poches et en tira un papier plié en
quatre.
Puis il fit le salut militaire.
— Respect à la dépêche, dit-il. Elle vient du
gouvernement provisoire.
— Donne, dit Jean Valjean.
Gavroche tenait le papier élevé au dessus de
sa tête.
— Ne vous imaginez pas que c'est là un billet
doux. C'est pour une femme, mais c'est pour le
peuple. Nous autres, nous nous battons, et nous
respectons le sexe. Nous ne sommes pas comme
dans le grand monde où il y a des lions qui en-
voient des poulets à des chameaux.
— Donne.
3C4 LES MISÉRABLES.
— Au fait, continua Gavroche, vous m'avez
l'air d'une brave homme.
— Donne vite.
— Tenez.
Et il remit le papier à Jean Valjean.
— Et dépêchez-vous, monsieur Chose, puis-
que mamselle Chosette attend.
Gavroche fut satisfait d'avoir produit ce mot.
Jean Valjean reprit :
— Est-ce à Saint-Merry qu'il faudra porter la
réponse?
— Vous feriez-là, s'écria Gavroche, une de ces
pâtisseries vulgairement nommées brioches.
Cette lettre vient de la barricade de la rue de
la Chanvrerie, et j'y retourne. Bonsoir, citoyen.
Cela dit, Gavroche s'en alla, ou, pour mieux
dire, reprit vers le lieu d'où il venait son vol
d'oiseau échappé. Il se replongea dans l'obscu-
rité comme s'il y faisait un trou, avec la rapi-
dité rigide d'un projectile; la ruelle de l'Homme-
Armé redevint silencieuse et solitaire; en un
clin d'œil, cet étrange enfant, qui avait de l'om-
bre et du rêve en lui, s'était enfoncé dans la
brume de ces rangées de maisons noires, et s'y
était perdu comme de la fumée dans des ténè-
LE GAMIN ENNEMI DES LUMIÈRES. ÔG5
bres ; et l'on eût pu le croire dissipé et évanoui,
si , quelques minutes après sa disparition , une
éclatante cassure de vitre et le patatras splen-
dide d'un réverbère croulant sur le pavé, n'eus-
sent brusquement réveillé de nouveau les bour-
geois indignés. C'était Gavroche qui passait rue
du Chaume.
III
Pendant que Cosette et Toussaint dorment
Jean Valjean rentra avec la lettre de Marius.
Il monta l'escalier à tâtons, satisfait des ténè-
bres comme le hibou qui tient sa proie, ouvrit
et referma doucement sa porte, écouta s'il n'en-
tendait aucun bruit, constata que, selon toute
apparence, Cosette et Toussaint dormaient,
plongea dans la bouteille du briquet Fumade
trois ou quatre allumettes avant de pouvoir faire
jaillir l'étincelle, tant sa main tremblait; il y
avait du vol dans ce qu'il venait de faire. Enfin,
sa chandelle fut allumée, il s'accouda sur la
table, déplia le papier, et lut.
Dans les émotions violentes, on ne lit pas, on
PENDANT QUE COSETTE, ETC. 367
terrasse pour ainsi dire le papier qu'on tient,
on l'étreint comme une victime, on le froisse,
on enfonce dedans les ongles de sa colère ou de
son allégresse; on court à la fin, on saute au
commencement ; l'attention a la fièvre ; elle
comprend en gros, à peu près, l'essentiel ; elle
saisit un point, et tout le reste disparait. Dans
le billet de Marius à Cosette, Jean Valjean ne
vit que ces mots :
« ... Je meurs. Quand tu liras ceci, mon àme sera
près de toi. »
En présence de ces deux lignes, il eut un
éblouissement horrible; il resta un moment
comme écrasé du changement d'émotion qui se
faisait en lui, il regardait le billet de Marius
avec une sorte d'étonnement ivre; il avait de-
vant les yeux cette splendeur , la mort de l'être
haï.
Il poussa un affreux cri de joie intérieure.
Ainsi, c'était fini. Le dénoûment arrivait plus
vite qu'on n'eût osé l'espérer. Letre qui encqni-
brait sa destinée disparaissait. Il s'en allait de
lui-même, librement, de bonne volonté. Sans
568 LES MISÉRABLES.
que lui, Jean Valjean, eût rien fait pour cela,
sans qu'il y eût de sa faute, « cet homme » allait
mourir. Peut-être même était-il déjà mort. —
Ici sa fièvre fit des calculs. — Non. Il n'est pas
encore mort. La lettre a été visiblement écrite
pour être lue par Cosette le lendemain matin ;
depuis ces deux décharges qu'on a entendues
entre onze heures et minuit, il n'y a rien eu ; la
barricade ne sera sérieusement attaquée qu'au
point du jour; mais c'est égal, du moment où
« cet homme » est mêlé à cette guerre, il est
perdu; il est pris dans l'engrenage. — Jean Val-
jean se sentait délivré. Il allait donc, lui, se
retrouver seul avec Cosette. La concurrence
cessait; l'avenir recommençait. Il n'avait qu'à
garder ce billet dans sa poche. Cosette ne sau-
rait jamais ce que « cet homme » était devenu.
« Il n'y a qu'à laisser les choses s'accomplir.
« Cet homme ne peut échapper. S'il n'est pas
« mort encore, il est sûr qu'il va mourir. Quel
« bonheur ! »
Tout cela dit en lui-même, il devint sombre.
Pnis il descendit et réveilla le portier.
Environ une heure après, Jean Valjean sortait
en habit complet de garde national et en armes.
PENDANT QUE COSETTE, ETC. 569
Le portier lui avait aisément trouvé dans le voi-
sinage de quoi compléter son équipement. Il
avait un fusil chargé et une giberne pleine de
cartouches. Il se dirigea du côté des Halles.
31.
IV
Les excès de zèle de Gavroche
Cependant il venait d'arriver une aventure à
Gavroche.
Gavroche, après avoir consciencieusement la-
pidé le réverbère de la rue du Chaume, aborda
la rue des Vieilles-IIaudriettes, et n'y voyant
pas « un chat, » trouva l'occasion bonne pour
entonner toute la chanson dont il était ca-
pable.
Sa marche, loin de se ralentir par le chant,
s'en accélérait. Il se mit à semer le long des
LES EXCES DE ZELE DE GAVROCHE. Ô71
maisons endormies ou terrifiées ces couplets
incendiaires :
L'oiseau médit dans les charmilles.
Et prétend qu'hier Atala
Avec un russe s'en alla.
Où vont les belles filles.
Lon la.
Mon ami pierrot, tu babilles.
Parce que l'autre jour Mila
Cogna sa vitre, et m'appela.
Où vont les belles filles,
Lon la.
Les drôlesses sont fort gentilles :
Leur poison qui m'ensorcela
("iriserait monsieur Orfila.
( )n vont les belles filles.
Lon la.
372 LES MISÉRABLES.
J'aime l'amour et ses bisbilles,
J'aime Agnès, j'aime Paméla,
Lise en m'allumant se brûla.
Où vont les belles filles,
Lon la.
Jadis, quand je vis les mantilles
De Suzette et de Zéila,
Mon àme à. leurs plis se mêla
Où vont les belles filles.
Lon la.
Amour, quand, dans l'ombre où tu brilles,
Tu coiffes de roses Lola,
Je me damnerais pour cela.
Où vont les belles filles,
Lon la.
Jeanne, à ton miroir tu t'habilles !
Mon cœur un beau jour s'envola ;
Je crois que c'est Jeanne qui l'a.
Où vont les belles filles,
Lon la.
LES EXCÈS DE ZÈLE DE GAVROCHE. 373
Le soir, en sortant des quadrilles,
Je montre aux étoiles Stella
Et je leur dis : regardez-la.
Où vont les belles filles,
Lon la.
Gavroche, tout en chantant, prodiguait la
pantomime. Le geste est le point d'appui du
refrain. Son visage, inépuisable répertoire de
masques, faisait des grimaces plus convulsives
et plus fantasques que les bouches d'un linge
troué dans un grand vent. Malheureusement,
comme il était seul et dans la nuit, cela n'était
ni vu, ni visible. Il y a de ces richesses per-
dues.
Soudain il s'arrêta court.
— Interrompons la romance, dit-il.
Sa prunelle féline venait de distinguer dans
le renfoncement d'une porte cochère ce qu'on
appelle en peinture un ensemble, c'est à dire
un être et une chose; la chose était une char-
rette à bras, l'être était un auvergnat qui dor-
mait dedans.
Les bras de la charrette s'appuyaient sur Je
37* LES MISÉRABLES.
pavé et la tête de l'auvergnat s'appuyait sur le
tablier de la charrette. Son corps se pelotonnait
sur ce plan incliné et ses pieds touchaient la
terre.
Gavroche, avec son expérience des choses de
ce monde, reconnut un ivrogne.
C'était quelque commissionnaire du coin qui
avait trop bu et qui dormait trop.
— Voilà, pensa Gavroche, à quoi servent les
nuits d'été. L'auvergnat s'endort dans sa char-
rette. On prend la charrette pour la république
et on laisse l'auvergnat à la monarchie.
Son esprit venait d'être illuminé par la clarté
que voici :
— Cette charrette ferait joliment bien sur
notre barricade.
L'auvergnat ronflait.
Gavroche tira doucement la charrette par
l'arrière et l'auvergnat par l'avant, c'est à dire
par les pieds, et au bout d'une minute, l'auver-
gnat, imperturbable, reposait à plat sur le
pavé.
La charrette était délivrée.
Gavroche, habitué à faire face de toutes parts
à l'imprévu, avait toujours tout sur lui. Il
LES EXCÈS DE ZÈLE DE GAVROCHE. 575
fouilla dans une de ses poches, et en tira un
chiffon de papier et un bout de crayon rouge
chipé à quelque charpentier.
Il écrivit :
« République française.
■ Reçu ta charrette. ■
Et il signa : « Gavroche. »
Cela fait, il mit le papier dans la poche du
gilet de velours de l'auvergnat toujours ron-
flant, saisit le brancard dans ses deux poings,
et partit, dans la direction des Halles, poussant
devant lui la charrette au grand galop avec un
glorieux tapage triomphal.
Ceci était périlleux. Il y avait un poste à l'Im-
primerie royale. Gavroche n'y songeait pas. Ce
poste était occupé par des gardes nationaux de
la banlieue. Un certain éveil commençait à
émouvoir l'escouade, et les têtes se soulevaient
sur les lits de camp. Deux réverbères brisés
coup sur coup, cette chanson chantée à tue-
téte, cela était beaucoup pour des rues si pol-
376 LES MISERABLES.
tronnes, qui ont envie de dormir au coucher du
soleil, et qui mettent de si bonne heure leur
éteignoir sur leur chandelle. Depuis une heure
le gamin faisait dans cet arrondissement pai-
sible le vacarme d'un moucheron dans une bou-
teille. Le sergent de la banlieue écoutait. Il
attendait. C était un homme prudent.
Le roulement forcené de la charrette combla
la mesure de l'attente possible, et détermina le
sergent à tenter une reconnaissance.
— Ils sont là toute une bande ! dit-il , allons
doucement.
Il était clair que l'hydre de l'anarchie était
sortie de sa boîte et qu'elle se démenait dans le
quartier.
Et le sergent se hasarda hors du poste à pas
sourds.
Tout à coup, Gavroche, poussant sa char-
rette, au moment où il allait déboucher de la
rue des Vieilles-Haudriettes, se trouva face à
face avec un uniforme , un shako , un plumet et
un fusil.
Pour la seconde fois, il s'arrêta net.
— Tiens, dit-il, c'est lui. Bonjour, l'ordre pu-
blic.
LES EXCÈS DE ZÈLE DE GAVROCHE. 377
Les étonnements de Gavroche étaient courts
et dégelaient vite.
— Où vas-tu, voyou? cria le sergent.
— Citoyen, dit Gavroche, je ne vous ai pas
encore appelé bourgeois. Pourquoi m'insultez-
vous?
— Où vas-tu, drôle?
— Monsieur , reprit Gavroche , vous étiez
peut-être hier un homme d'esprit, mais vous
avez été destitué ce matin.
— Je te demande où tu vas, gredin?
Gavroche répondit :
— Vous parlez gentiment, Vrai, on ne vous
donnerait pas votre âge. Vous devriez vendre
tous vos cheveux cent francs la pièce. Cela vous
ferait cinq cents francs.
— Où vas-tu? où vas-tu? où vas-tu, bandit?
Gavroche repartit :
— Voilà de vilains mots. La première fois
qu'on vous donnera à téter, il faudra qu'on vous
essuie mieux la bouche.
Le sergent croisa la baïonnette.
— Me diras-tu où tu vas, à la fin, misérable?
— Mon général, dit Gavroche, je vas chercher
le médecin pour mon épouse qui est en couche.
T. VIII. H
37S LES MISERABLES.
— Aux armes ! cria le sergent.
Se sauver par ce qui vous a perdu, c'est là le
chef-d'œuvre des hommes forts ; Gavroche me-
sura d'un coup d'œil toute la situation. C'était la
charrette qui l'avait compromis, c'était à la
charrette de le protéger.
Au moment où le sergent allait fondre sur
Gavroche, la charrette, devenue projectile et
lancée à tour de bras, roulait sur lui avec furie,
et le sergent atteint en plein ventre, tombait à
la renverse dans le ruisseau pendant que son
fusil partait en l'air.
Au cri du sergent, les hommes du poste étaient
sortis pêle-mêle ; le coup de fusil détermina une
décharge générale au hasard, après laquelle on
rechargea les armes et l'on recommença.
Cette mousquetade à colin-maillard dura un
bon quart d'heure, et tua quelques carreaux de
vitre.
Cependant Gavroche, qui avait éperdument
rebroussé chemin, s'arrêtait a cinq ou six rues
de là, et s'assevait haletant sur la borne qui fait
le coin des Enfants-Rouges.
Il prêtait l'oreille.
Après avoir souille quelques instants, il se
LES EXCÈS DE ZELE DE GAVROCHE. 579
tourna du côté où la fusillade faisait rage, éleva
sa main gauche à la hauteur de son nez, et la
lança trois fois en avant en se frappant de la
main droite le derrière de la tête ; geste souve-
rain dans lequel la gaminerie parisienne a con-
densé l'ironie française , et qui est évidemment
efficace, puisqu'il a déjà duré un demi siècle.
Cette gaîté fut troublée par une réflexion
amère.
— Oui , dit-il, je pouffe, je me tords, j'abonde
en joie, mais je perds ma route, il va falloir faire
un détour. Pourvu que j'arrive à temps à la bar-
ricade!
Là dessus, il reprit sa course.
Et tout en courant :
— Ah çà, où en étais-je donc? dit-il.
Il se remit à chanter sa chanson en s'enfon-
çant rapidement dans les rues, et ceci décrut
dans les ténèbres :
Mais il reste eneor des bastilles,
Et je vais mettre le holà
Dans l'ordre public que voilà.
Où vont les belles filles,
Lon la.
580 LES MISÉRABLES.
Quelqu'un veut-il jouer aux quilles?
Tout le vieux monde s'écroula
Quand la grosse boule roula.
Où vont les belles fdles,
Lon la.
Vieux bon peuple, à coups de béquilles,
Cassons ce Louvre où s'étala
La monarchie en falbala.
Où vont les belles filles,
Lon la.
Nous en avons forcé les grilles,
Le roi Charles Dix, ce jour-là
Tenait mal et se décolla.
Où vont les belles filles,
Lon la.
La prise d'armes du poste ne fut point sans
résultat. La charrette fut conquise, l'ivrogne
fut fait prisonnier. L'une fut mise en fourrière;
l'autre fut plus tard un peu poursuivi devant les
conseils de guerre comme complice. Le minis-
LES EXCÈS DE ZÈLE DE GAVROCHE. 381
tère public d'alors fit preuve en cette cir-
constance de son zèle infatigable pour la dé-
fense de la société.
L'aventure de Gavroche, restée dans la tradi-
tion du quartier du Temple, est un des souvenirs
les plus terribles des vieux bourgeois du Ma-
rais , et est intitulée dans leur mémoire : Atta-
que nocturne du poste de l'Imprimerie royale.
FIN DU TOME HUITIEME
HT DE LA QUATRIÈME PARTIE
TABLE
DE LA QUATRIÈME PARTIE
I/IDYLLE RIE PLU1KT ET L'ÉPOPÉE KIE SAM-DENIS
TOME PREMIER
LIVRE PREMIER
QUELQUES PAGES D'HISTOIRE
Pages
I. Bien coupé 9
II. Mal cousu 21
III. Louis-Philippe 28
IV. Lézardes sous la fondation 4:5
V. Faits d'où L'histoire sort et que l'histoire ignore . î>8
VI Enjolras et ses lieutenants 81
384 TABLE.
LIVRE DEUXIÈME
ÉPONINE
I. Le champ de l'Alouette 93
II. Formation embryonnaire des crimes dans l'incu-
bation des prisons 105
III. Apparition au père Mabeuf 115
IV. Apparition à Marius 124
LIVRE TROISIÈME
LA MAISON DE LA RUE PLUMET
I. La maison à secret 137
II. Jean Valjean garde national 118
III. Foliis ac frondibus 152
IV. Changement de grille 160
V. La rose s'aperçoit qu'elle est une machine de guerre 170
VI. La bataille commence 179
VII. A tristesse, tristesse et demie 186
VIII. La cadène 197
LIVRE QUATRIÈME
SECOURS D'EN BAS PEUT ÊTRE SECOURS D'EN HAUT
I. Blessure au dehors, gueïison au dedans. ... 219
II. La mère Plutarque n'est pas embarrassée pour
expliquer un phénomène -- <
TABLE. 585
LIVRE CINQUIÈME
DONT LA FIN NE RESSEMBLE PAS AU
COMMENCEMENT
I. La solitude et la caserne combinées 243
II. Peurs de Cosette 247
III. Enrichies des commentaires de Toussaint. . . . 254
IV. Un cœur sous une pierre 260
V. Cosette après la lettre 270
VI. Les vieux sont faits pour sortir à propos . . . 273
LIVRE SIXIÈME
LE PETIT GAVROCHE
I. Méchante espièglerie du vent 28»
II. Où le petit Gavroche tire parti de Napoléon le
Grand 292
III. Les péripéties de l'évasion 338
LIVRE SEPTIÈME
L'ARGOT
1. Origine 369
II. Racines 384
III. Argot qui pleure et Argot qui rit 401
IV. Les deux devoirs : veiller et espérer 411
586 TABLE.
TOME DEUXIÈME
LIVRE HUITIÈME
LES ENCHANTEMENTS ET LES DÉSOLATIONS
I. Pleine lumière 7
II. L'étourdissement du bonheur complet .... 19
III. Commencement d'ombre 24
IV. Cab roule en anglais et jappe en argot .... 32
V. Choses de la nuit 47
VI. Marius redevient réel au point de donner son
adresse à Cosctte 49
VII. Le vieux cœur et le jeune cœur en présence . . C2
LIVRE NEUVIÈME
OU VONT-ILS?
I. Jean Valjean 89
II. Marius 93
III. M. Mabcuf »9
LIVRE DIXIÈME
LE 5 JUIN 1S32
I. La surface de la question 109
II. Le fond de la question 117
TADLE. 387
III. L'u enterrement : occasion de renaître .... 130
IV. Les bouillonnements d'autrefois 142
V. Originalité de Paris 133
LIVRE ONZIÈME
L'ATOME FRATERNISE AVEC L'OURAGAN
I. Quelques éclaircissements sur les origines de la
poésie de Gavroche. — Influence d'un académi-
cien sur cette poésie 161
II. Gavroche en marche 167
III. Juste indignation d'un perruquier 174
IV. L'enfant s'étonne du vieillard 178
V. Le vieillard 182
VI. Recrues 186
LIVRE DOUZIÈME
CORINTHE
I. Histoire de Corinthe depuis sa fondation. . . 103
II. Galles préalables ... 204
III. La nuit commence à se faire sur Grantaire . . . 223
IV. Essai de consolation sur la veuve Uuchcloup . . 230
V. Les préparatifs 238
VI. En attendant 253
VII. L'homme recruté rue des Billeltes 249
VIII. Plusieurs points d'interrogation à propos d'un
nommé Le Cabuc qui ne se nommait peut-être
pas Le Cabuc 257
ô88 TABLE.
LIVRE TREIZIÈME
MARIUS ENTRE DANS L'OMBRE
I. De la rue Plumet au quartier Saint-Denis . . . 2G9
II. Paris à vol de hibou 275
III. L'extrême bord 281
LIVRE QUATORZIÈME
LES GRANDEURS DU DÉSESPOIR
I. Le drapeau : premier acte 295
II. Le drapeau : deuxième acte 301
III. Gavroche aurait mieux fait d'accepter la carabine
d'Enjolras 307
IV. Le baril de poudre 310
V. Fin des vers de Jean Prouvaire 316
VI. L'agonie de la mort après l'agonie de la vie . . 320
VII. Gavroche profond calculateur des distances . . 329
LIVRE QUINZIÈME
LA RUE DE L'HOMME-ARMÉ
1. Buvard, bavard 339
II. Le gamin ennemi des lumières 3."j"
III. Pendant que Cosclte et Toussaint dorment . . 36G
IV. Les excès de zèle de Gavroche 370
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