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Full text of "Les misérables"

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LES 


MISÉRABLES 


Brax.  —  Typ.  de  A.  Lacroix,  Veuboeckiioven  et  C",  r.  Royale.  3,  imp.  dn  Tare 


LES 


MISÉRABLES 


VICTOR    HUGO 


QUATRIÈME    PARTIE 

l'idylle  rue  plumet  et  l'épopée  rue  st-denis 


Tome   Huitième 


BRUXELLES 

A.   LACROIX,  VERBOECKHOVEN    &   C%   ÉDITEURS 

RUE     ROYALE,     ],     IMPASSE     DU     PARC 
M    DCCC    LXII 

Tous  droits  de  traduction  et  de  reproduction  réseï 


Digitized  by  the  Internet  Archive 

in  2010  with  funding  from 

University  of  Ottawa 


http://www.archive.org/details/lesmisrable08hugo 


LIVRE   HUITIEME 


LES    ENCHANTEMENTS    ET    LES 
DÉSOLATIONS 


1 


IMeine  lumière 


Le  lecteur  a  compris  qu'Éponine,  ayant  re- 
connu à  travers  la  grille  l'habitante  de  cette  rue 
Plumet  où  Magnon  l'avait  envoyée,  avait  com- 
mencé par  écarter  les  bandits  de  la  rue  Plumet, 
puis  y  avait  conduit  Marius,  et  qu'après  plu- 
sieurs jours  d'extase  devant  cette  grille,  Marius, 
entraîné  par  cette  force  qui  pousse  le  fer  vers 
l'aimant  et  l'amoureux  vers  les  pierres  dont  est 
faite  la  maison  de  celle  qu'il  aime,  avait  fini  par 
entrer  dans  le  jardin  de  Cosette  comme  Roméo 
dans  le  jardin  de  Juliette.  Cela  même  lui  avait 
été  plus  facile  qu'à  Roméo;  Roméo  était  obligé 
d'escalader  un  mur,  Marius  n'eut  qu'à  forcer  un 


8  LES  MISERABLES. 

peu  un  des  barreaux  de  la  grille  décrépite  qui 
vacillait  dans  son  alvéole  rouillé,  à  la  manière 
des  dents  des  vieilles  gens.  Marius  était  mince 
et  passa  aisément. 

Comme  il  n'y  avait  jamais  personne  dans  la 
rue  et  que  d'ailleurs  Marius  ne  pénétrait  dans 
le  jardin  que  la  nuit,  il  ne  risquait  pas  d'être  vu. 

A  partir  de  cette  heure  bénie  et  sainte  où  un 
baiser  fiança  ces  deux  âmes,  Marius  vint  là  tous 
les  soirs.  Si,  à  ce  moment  de  sa  vie,  Cosette  était 
tombée  clans  l'amour  d'un  homme  peu  scrupu- 
leux et  libertin,  elle  était  perdue;  car  il  y  a  des 
natures  généreuses  qui  se  livrent,  et  Cosette  en 
était  une.  Une  des  magnanimités  de  la  femme, 
c'est  de  céder.  L'amour,  à  cette  hauteur  où  il 
est  absolu,  se  complique  don  ne  sait  quel  céleste 
aveuglement  de  la  pudeur.  Mais  que  de  dangers 
vous  courez,  ô  nobles  âmes  !  Souvent,  vous  don- 
nez le  cœur,  nous  prenons  le  corps.  Votre  cœur 
vous  reste,  et  vous  le  regardez  dans  l'ombre  en 
frémissant.  L'amour  n'a  point  de  moj'en  terme; 
ou  il  perd,  ou  il  sauve.  Toute  la  destinée  hu- 
maine est  ce  dilemme-là.  Ce  dilemme,  perte  ou 
salut,  aucune  fatalité  ne  le  pose  plus  inexora- 
blement que  l'amour.   L'amour  est  la  vie,  s'il 


PLEINE  LUMIÈRE.  9 

n'est  pas  la  mort.  Berceau;  cercueil  aussi.  Le 
même  sentiment  dit  oui  et  non  dans  le  cœur 
humain.  De  toutes  les  choses  que  Dieu  a  faites, 
le  cœur  humain  est  celle  qui  dégage  le  plus  de 
lumière,  hélas  !  et  le  plus  de  nuit. 

Dieu  voulut  que  l'amour  que  Cosette  rencon- 
tra fût  un  de  ces  amours  qui  sauvent. 

Tant  que  dura  le  mois  de  mai  de  cette  an- 
née 1832,  il  y  eut  là,  toutes  les  nuits,  dans  ce 
pauvre  jardin  sauvage,  sous  cette  broussaille 
chaque  jour  plus  odorante  et  plus  épaissie,  deux 
êtres  composés  de  toutes  les  chastetés  et  de 
toutes  les  innocences,  débordant  de  toutes  les 
félicités  du  ciel,  plus  voisins  des  archanges  que 
des  hommes,  purs,  honnêtes,  enivrés,  ra}ron- 
nants,  qui  resplendissaient  l'un  pour  l'autre 
dans  les  ténèbres.  Il  semblait  à  Cosette  que 
Marius  avait  une  couronne  et  à  Marius  que 
Cosette  avait  un  nimbe.  Ils  se  touchaient,  ils  se 
regardaient,  ils  se  prenaient  les  mains,  ils  se 
serraient  l'un  contre  l'autre  ;  mais  il  y  avait  une 
distance  qu'ils  ne  franchissaient  pas.  Non  qu'ils 
la  respectassent  ;  ils  l'ignoraient.  Marius  sentait 
une  barrière,  la  pureté  de  Cosette,  et  Cosette 
sentait  un  appui,  la  loyauté  de  Marius.  Le  pre- 


10  LES  MISERABLES. 

mier  baiser  avait  été  aussi  le  dernier.  Marius 
depuis,  n'était  pas  allé  au  delà  d'effleurer  de  ses 
lèvres  la  main,  ou  le  fichu,  ou  une  boucle  de 
cheveux  de  Cosette.  Cosette  était  pour  lui  un 
parfum  et  non  une  femme.  Il  la  respirait.  Elle 
ne  refusait  rien  et  il  ne  demandait  rien.  Co- 
sette était  heureuse,  et  Marins  était  satisfait. 
Ils  vivaient  dans  ce  ravissant  état  qu'on  pourrait 
appeler  1  eblouissement  d'une  âme  par  une  âme. 
C'était  cet  ineffable  premier  embrassement  de 
deux  virginités  dans  l'idéal.  Deux  cygnes  se 
rencontrant  sur  la  Jungfrau. 

A  cette  heure-là  de  l'amour,  heure  où  la  vo- 
lupté se  tait  absolument  sous  la  toute-puissance 
de  l'extase,  Marius,  le  pur  et  séraphique  Marius 
eût  été  plutôt  capable  de  monter  chez  une  fille 
publique  que  de  soulever  la  robe  de  Cosette  à  la 
hauteur  de  la  cheville.  Une  fois,  à  un  clair  de 
lune,  Cosette  se  pencha  pour  ramasser  quelque 
chose  à  terre,  son  corsage  s'entrouvrit  et  laissa 
voir  la  naissance  de  sa  gorge,  Marius  détourna 
les  3'eux. 

Que  se  passait-il  entre  ces  deux  êtres  l  Rien. 
Ils  s'adoraient. 

La  nuit,  quand  ils  étaient  là,  ce  jardin  sem- 


PLEINE  LUMIERE.  U 

blait  un  lieu  vivant  et  sacré.  Toutes  les  fleurs 
s'ouvraient  autour  d'eux  et  leur  envoyaient  de 
l'encens  ;  eux,  ils  ouvraient  leurs  âmes  et  les  ré- 
pandaient dans  les  fleurs.  La  végétation  lascive 
et  vigoureuse  tressaillait  pleine  de  sève  et 
d'ivresse  autour  de  ces  deux  innocents,  et  ils 
disaient  des  paroles  d'amour  dont  les  arbres 
frissonnaient. 

Qu'était-ce  que  ces  paroles?  Des  souffles. 
Rien  de  plus.  Ces  souffles  suffisaient  pour  trou- 
bler et  pour  émouvoir  toute  cette  nature.  Puis- 
sance magique  qu'on  aurait  peine  à  comprendre 
si  on  lisait  dans  un  livre  ces  causeries  faites 
pour  être  emportées  et  dissipées  comme  des 
fumées  par  le  vent  sous  les  feuilles.  Otez  à  ces 
murmures  de  deux  amants  cette  mélodie  qui 
sort  de  l'âme  et  qui  les  accompagne  comme  une 
lyre,  ce  qui  reste  n'est  plus  qu'une  ombre  ;  vous 
dites  :  Quoi!  ce  n'est  que  cela!  Eh  oui,  des  en- 
fantillages, des  redites,  des  rires  pour  rien,  des 
inutilités,  des  niaiseries,  tout  ce  qu'il  y  a  au 
monde  de  plus  sublime  et  de  plus  profond  !  les 
seules  choses  qui  vaillent  la  peine  d'être  dites  et 
d'être  écoutées  ! 

Ces  niaiseries-là,  ces  pauvretés-là,  l'homme 


12  LES  MISERABLES. 

qui  ne  les  a  jamais  entendues,  l'homme  qui  ne 
les  a  jamais  prononcées,  est  un  imbécile  et  un 
méchant  homme. 
Cosette  disait  à  Marius  : 

—  Sais-tu?... 

(Dans  tout  cela,  et  à  travers  cette  céleste  vir- 
ginité, et  sans  qu'il  fût  possible  à  l'un  et  à  l'autre 
de  dire  comment,  le  tutoiement  était  venu.) 

—  Sais-tu?  Je  m'appelle  Euphrasie. 

—  Euphrasie?  Mais  non,  tu  t'appelles  Cosette. 

—  Oh!  Cosette  est  un  assez  vilain  nom  qu'on 
m'a  donné  comme  cela  quand  jetais  petite.  Mais 
mon  vrai  nom  est  Euphrasie.  Est-ce  que  tu 
n'aimes  pas  ce  nom-là,  Euphrasie  ? 

—  Si...  —  Mais  Cosette  n'est  pas  vilain. 

—  Est-ce  que  tu  l'aimes  mieux  qu'Euphrasie? 

—  Mais...  —  Oui. 

—  Alors  je  l'aime  mieux  aussi.  C'est  vrai, 
c'est  joli,  Cosette.  Appelle-moi  Cosette. 

Et  le  sourire  qu'elle  ajoutait,  faisait  de  ce 
dialogue  une  idylle  digne  d'un  bois  qui  serait 
dans  le  ciel. 

Une  autre  fois  elle  le  regardait  fixement  et 
s'écriait  : 

—  Monsieur,  vous  êtes  beau,  vous  êtes  joli, 


PLEINE  LUMIERE.  13 

vous  avez  de  l'esprit,  vous  n'êtes  pas  bête  du 
tout,  vous  êtes  bien  plus  savant  que  moi,  mais 
je  vous  défie  à  ce  mot-là  :  je  t'aime  ! 

Et  Marius,  en  plein  azur,  croyait  entendre 
une  strophe  chantée  par  une  étoile. 

Ou  bien,  elle  lui  donnait  une  petite  tape  parce 
qu'il  toussait,  et  elle  lui  disait  : 

—  Ne  toussez  pas,  monsieur.  Je  ne  veux  pas 
qu'on  tousse  chez  moi  sans  ma  permission. 
C'est  très  laid  de  tousser  et  de  m'inquiéter.  Je 
veux  que  tu  te  portes  bien ,  parce  que  d'abord , 
moi,  si  tu  ne  te  portais  pas  bien,  je  serais  très 
malheureuse.  Qu'est-ce  que  tu  veux  que  je 
fasse? 

Et  cela  était  tout  simplement  divin. 
Une  fois  Marius  dit  à  Cosette  : 

—  Figure-toi,  j'ai  cru  un  temps  que  tu  t'ap- 
pelais Ursule. 

Ceci  les  fit  rire  toute  la  soirée. 
Au  milieu  d'une  autre  causerie ,  il  lui  arriva 
de  s'écrier  : 

—  Oh!  un  jour  au  Luxembourg,  j'ai  eu  envie 
d'achever  de  casser  un  invalide] 

Mais  il  s'arrêta  court  et  n'alla  pas  plus  loin. 
Il  aurait  fallu  parler  à  Cosette  de  sa  jarretière, 


14  LES  MISERABLES. 

et  cela  lui  était  impossible.  Il  y  avait  là  un 
côtoiement  inconnu ,  la  chair,  devant  lequel  re- 
culait, avec  une  sorte  d'effroi  sacré,  cet  immense 
amour  innocent. 

Marius  se  figurait  la  vie  avec  Cosette  comme 
cela ,  sans  autre  chose  ;  venir  tous  les  soirs  rue 
Plumet,  déranger  le  vieux  barreau  complaisant 
de  la  grille  du  président,  s'asseoir  coude  à  coude 
sur  ce  banc,  regarder  à  travers  les  arbres  la 
scintillation  de  la  nuit  commençante,  faire  co- 
habiter le  pli  du  genou  de  son  pantalon  avec 
l'ampleur  de  la  robe  de  Cosette,  lui  caresser 
l'ongle  du  pouce,  lui  dire  tu,  respirer  l'un  après 
l'autre  la  même  fleur,  à  jamais,  indéfiniment. 
Pendant  ce  temps-là  les  nuages  passaient  au 
dessus  de  leur  tête.  Chaque  fois  que  le  vent 
souffle,  il  emporte  plus  de  rêves  de  l'homme  que 
de  nuées  du  ciel. 

Que  ce  chaste  amour  presque  farouche  fût 
absolument  sans  galanterie,  non.  «  Faire  des 
«  compliments  »  à  celle  qu'on  aime  est  la  pre- 
mière façon  de  faire  des  caresses,  demi-audace 
qui  s'essaie.  Le  compliment,  c'est  quelque  chose 
comme  le  baiser  à  travers  le  voile.  La  volupté  y 
met  sa  douce  pointe,  tout  en  se  cachant.  Devant 


PLEINE  LUMIÈRE.  13 

la  volupté  le  cœur  recule,  pour  mieux  aimer. 
Les  cajoleries  de  Marius,  toutes  saturées  de 
chimère,  étaient,  pour  ainsi  dire,  azurées.  Les 
oiseaux,  quand  ils  volent  là  haut  du  côté 
des  anges ,  doivent  entendre  de  ces  paroles-là. 
11  s'y  mêlait  pourtant  la  vie,  l'humanité, 
toute  la  quantité  de  positif  dont  Marius  était 
capable.  C'était  ce  qui  se  dit  dans  la  grotte, 
prélude  de  ce  qui  se  dira  dans  l'alcôve  ;  une 
effusion  lyrique,  la  strophe  et  le  sonnet  mê- 
lés, les  gentilles  hyperboles  du  roucoulement, 
tous  les  raffinements  de  l'adoration  arran- 
gés en  bouquet  et  exhalant  un  subtil  parfum 
céleste,  un  ineffable  gazouillement  de  cœur  à 
cœur. 

—  Oh!  murmurait  Marius,  que  tu  es  belle! 
je  n'ose  pas  te  regarder.  C'est  ce  qui  fait  que 
je  te  contemple.  Tu  es  une  grâce.  Je  ne  sais 
pas  ce  que  j'ai.  Le  bas  de  ta  robe,  quand  le 
bout  de  ton  soulier  passe,  me  bouleverse.  Et 
puis  quelle  lueur  enchantée  quand  ta  pensée 
s'entrouvre  !  Tu  parles  raison  étonnamment.  Il 
me  semble  par  moments  que  tu  es  un  songe. 
Parle,  je  t'écoute,  je  t'admire.  0  Cosette,  comme 
c'est  étrange  et  charmant,  je  suis  vraiment  fou. 


16  LES  MISERABLES. 

Vous  êtes  adorable,  mademoiselle.  Jetudie  tes 
pieds  au  microscope  et  ton  âme  au  télescope. 

Et  Cosette  répondait  : 

—  Je  t'aime  un  peu  plus  de  tout  le  temps  qui 
s'est  écoulé  depuis  ce  matin. 

Demandes  et  réponses  allaient  comme  elles 
pouvaient  dans  ce  dialogue,  tombant  toujours 
d'accord,  sur  l'amour,  comme  les  figurines  de 
sureau  sur  le  clou. 

Toute  la  personne  de  Cosette  était  naïveté, 
ingénuité,  transparence,  blancheur,  candeur, 
rayon.  On  eût  pu  dire  de  Cosette  qu'elle  était 
claire.  Elle  faisait  à  qui  la  voyait  une  sensation 
d'avril  et  de  point  du  jour.  Il  y  avait  de  la  rosée 
clans  ses  yeux.  Cosette  était  une  condensation 
de  lumière  aurorale  en  forme  de  femme. 

Il  était  tout  simple  que  Marius,  l'adorant, 
l'admirât.  Mais  la  vérité  est  que  cette  petite 
pensionnaire,  fraîche  émoulue  du  couvent,  cau- 
sait avec  une  pénétration  exquise  et  disait  par 
moments  toutes  sortes  de  paroles  vraies  et  déli- 
cates. Son  babil  était  de  la  conversation.  Elle  ne 
se  trompait  sur  rien,  et  voyait  juste.  La  femme 
sent  et  parle  avec  le  tendre  instinct  du  cœur, 
cette  infaillibilité.  Personne  ne  sait  comme  une 


PLEINE  LUMIERE.  17 

femme ,  dire  des  choses  à  la  fois  douces  et  pro- 
fondes. La  douceur  et  la  profondeur,  c'est  là 
toute  la  femme;  c'est  là  tout  le  ciel. 

En  cette  pleine  félicité,  il  leur  venait  à  chaque 
instant  des  larmes  aux  yeux.  Une  bête  à  bon 
Dieu  écrasée,  une  plume  tombée  d'un  nid,  une 
branche  d'aubépine  cassée,  les  apitoyait,  et  leur 
extase,  doucement  noyée  de  mélancolie,  sem- 
blait ne  demander  pas  mieux  que  de  pleurer. 
Le  plus  souverain  symptôme  de  l'amour,  c'est 
un  attendrissement  parfois  presque  insuppor- 
table. 

Et,  à  côté  de  cela,  — toutes  ces  contradictions 
sont  le  jeu  d'éclairs  de  l'amour,  —  ils  riaient 
volontiers ,  et  avec  une  liberté  ravissante ,  et  si 
familièrement  qu'ils  avaient  parfois  presque  l'air 
de  deux  garçons.  Cependant,  à  l'insu  même  des 
cœurs  ivres  de  chasteté,  la  nature  inoubliable 
est  toujours  là.  Elle  est  là,  avec  son  but  brutal 
et  sublime;  et,  quelle  que  soit  l'innocence  des 
âmes,  on  sent,  dans  le  tête-à-tête  le  plus  pu- 
dique, l'adorable  et  mystérieuse  nuance  qui 
sépare  un  couple  d'amants  d'une  paire  d'amis. 

Ils  s'idolâtraient. 

Le  permanent  et  l'immuable  subsistent.  On 


18  LES  MISÉRABLES. 

s'aime,  on  se  sourit,  on  se  rit,  on  se  fait  des 
petites  moues  avec  le  bout  des  lèvres,  on  s'en- 
trelace les  doigts  des  mains,  on  se  tutoie,  et 
cela  n'empêche  pas  l'éternité.  Deux  amants  se 
cachent  dans  le  soir,  dans  le  crépuscule ,  dans 
l'invisible,  avec  les  oiseaux,  avec  les  roses,  ils 
se  fascinent  l'un  l'autre  dans  l'ombre  avec  leur* 
cœurs  qu'ils  mettent  dans  leurs  yeux,  ils  mur- 
murent, ils  chuchotent,  et  pendant  ce  temps- 
là  d'immenses  balancements  d'astres  emplissent 
l'infini. 


L'ctourdisscnient  du  bonheur  comptai 


Ils  existaient  vaguement,  effarés  de  bonheur. 
Ils  ne  s'apercevaient  pas  du  choléra  qui  déci- 
mait Paris  précisément  en  ce  mois -là.  Ils 
s'étaient  fait  le  plus  de  confidences  qu'ils  avaient 
pu,  mais  cela  n'avait  pas  été  bien  loin  au  delà 
de  leurs  noms.  Marius  avait  dit  à  Cosette  qu'il 
était  orphelin,  qu'il  s'appelait  Marius  Pont- 
mercy,  qu'il  était  avocat,  qu'il  vivait  d'écrire 
des  choses  pour  les  libraires,  que  son  père  était 
colonel,  que  c'était  un  héros,  et  que  lui  Marius 
était  brouillé  avec  son  grand -père  qui  était 
riche.  Il  lui  avait  aussi  un  peu  dit  qu'il  était 
baron  ;  mais  cela  n'avait  fait  aucun  effet  à  Co- 


20  LES  MISEttABLES. 

sette.  Marius  baron?  elle  n'avait  pas  compris. 
Elle  ne  savait  pas  ce  que  ce  mot  voulait  dire. 
Marias  était  Marius.  De  son  côté  elle  lui  avait 
confié  qu'elle  avait  été  élevée  au  couvent  du 
Petit-Picpus ,  que  sa  mère  était  morte  comme 
à  lui,  que  son  père  s'appelait  M.  Fauchelevent, 
qu'il  était  très  bon,  qu'il  donnait  beaucoup  aux 
pauvres,  mais  qu'il  était  pauvre  lui-même,  et 
qu'il  se  privait  de  tout  en  ne  la  privant  de  rien. 
Chose  bizarre,  dans  l'espèce  de  sjanphonie 
où  Marius  vivait  depuis  qu'il  voj^ait  Cosette,  le 
passé,  même  le  plus  récent,  était  devenu  telle- 
ment confus  et  lointain  pour  lui  que  ce  que 
Cosette  lui  conta  le  satisfit  pleinement.  Il  ne 
songea  même  pas  à  lui  parler  de  l'aventure 
nocturne  de  la  masure,  des  Thénardier,  de  la 
brûlure,  et  de  l'étrange  attitude  et  de  la  singu- 
lière fuite  de  son  père.  Marius  avait  momenta- 
nément oublié  tout  cela  ;  il  ne  savait  même  pas 
le  soir  ce  qu'il  avait  fait  le  matin,  ni  où  il  avait 
déjeuné,  ni  qui  lui  avait  parlé;  il  avait  des 
chants  dans  l'oreille  qui  le  rendaient  sourd  (à 
toute  autre  pensée;  il  n'existait  qu'aux  heures 
où  il  voyait  Cosette.  Alors  comme  il  était  dans 
le  ciel,  il  était  tout  simple  qu'il  oubliât  la  terre. 


LÉTOURDÎSSEMEXT  DU  BONHEUR  COMPLET.  21 

Tous  deux  portaient  avec  langueur  le  poids 
indéfinissable  des  voluptés  immatérielles.  Ainsi 
vivent  ces  somnambules  qu'on  appelle  les  amou- 
reux. 

Hélas!  qui  n'a  éprouvé  toutes  ces  choses? 
pourquoi  vient-il  une  heure  où  l'on  sort  de  cet 
azur,  et  pourquoi  la  vie  continue-t-elle  après? 

Aimer  remplace  presque  penser.  L'amour  est 
un  ardent  oubli  du  reste.  Demandez  donc  de  la 
logique  à  la  passion.  Il  n'y  a  pas  plus  d'enchaî- 
nement logique  absolu  dans  le  cœur  humain 
qu'il  n'y  a  de  figure  géométrique  parfaite  dans  la 
mécanique  céleste.  Pour  Cosette  et  Marius  rien 
n'existait  plus  que  Marius  et  Cosette.  L'univers 
autour  d'eux  était  tombé  dans  un  trou.  Ils 
vivaient  dans  une  minute  d'or.  Il  n'y  avait  rien 
devant,  rien  derrière.  C'était  à  peine  si  Marius 
songeait  que  Cosette  avait  un  père.  Il  y  avait 
dans  son  cerveau  l'effacement  de  leblouisse- 
ment.  De  quoi  parlaient-ils  donc,  ces  amants? 
On  l'a  vu,  des  fleurs,  des  hirondelles,  du  soleil 
couchant,  du  lever  de  la  lune,  de  toutes  les 
choses  importantes.  Ils  s'étaient  dit  tout,  excepté 
tout.  Le  tout  des  amoureux,  c'est  le  rien.  Mais 
le  père,  les  réalités,  ce  bouge,  ces  bandits,  cette 


22  LES  MISÉRABLES, 

aventure,  à  quoi  bon?  et  est-il  bien  sûr  que  ce 
cauchemar  eût  existé?  On  était  deux,  on  s'ado- 
rait, il  n'y  avait  que  cela.  Toute  autre  chose 
n'était  pas.  Il  est  probable  que  cet  évanouisse- 
ment de  l'enfer  derrière  nous  est  inhérent  à 
l'arrivée  au  paradis.  Est-ce  qu'on  a  vu  des  dé- 
mons? est-ce  qu'il  y  en  a?  est-ce  qu'on  a  tremblé? 
est-ce  qu'on  a  souffert?  On  n'en  sait  plus  rien. 
Une  nuée  rose  est  là  dessus. 

Donc  ces  deux  êtres  vivaient  ainsi,  très  haut, 
avec  toute  l'invraisemblance  qui  est  dans  la 
nature;  ni  au  nadir,  ni  au  zénith,  entre  l'homme 
et  le  séraphin ,  au  dessus  de  la  fange ,  au  des- 
sous de  l'éther,  dans  le  nuage;  à  peine  os  et 
chair,  âme  et  extase  de  la  tête  aux  pieds;  déjà 
trop  sublimés  pour  marcher  à  terre,  encore  trop 
chargés  d'humanité  pour  disparaître  dans  le 
bleu,  en  suspension  comme  des  atomes  qui 
attendent  le  précipité;  en  apparence  hors  du 
destin;  ignorant  cette  ornière,  hier,  aujour- 
d'hui, demain;  émerveillés,  pâmés,  flottants; 
par  moments,  assez  allégés  pour  la  fuite  dans 
l'infini;  presque  prêts  à  l'envolement  étemel. 

Ils  dormaient  éveillés  dans  ce  bercement. 
0  léthargie  splendidc  du  réel  accablé 


l'étourdisseme.nt  du  BONHEUR  COMPLET.  25 

Quelquefois,  si  belle  que  fût  Cosette,  Marius 
fermait  les  yeux  devant  elle.  Les  yeux  fermés, 
c'est  la  meilleure  manière  de  regarder  lame. 

Marius  et  Cosette  ne  se  demandaient  pas  où 
cela  les  conduirait.  Ils  se  regardaient  comme 
arrivés.  C'est  une  étrange  prétention  des  hom- 
mes de  vouloir  que  l'amour  conduise  quelque 
part. 


III 


Commencement  «Teiiibre 


Jean  Valjean,  lui,  ne  se  doutait  de  rien. 

Cosette,  un  peu  moins  rêveuse  que  Marius, 
était  gaie,  et  cela  suffisait  à  Jean  Valjean  pour 
être  heureux.  Les  pensées  que  Cosette  avait,  ses 
préoccupations  tendres,  l'image  de  Marius  qui 
lui  remplissait  1  ame,  n  otaient  rien  à  la  pureté 
incomparable  de  son  beau  front  chaste  et  sou- 
riant. Elle  était  clans  l'âge  où  la  vierge  porte 
son  amour  comme  l'ange  porte  son  lys.  Jean 
Valjean  était  donc  tranquille.  Et  puis,  qui 
deux  amants  s'entendent,  cela  va  toujours  très 
bien,  le  tiers  quelconque  qui  pourrait  troubler 
leur  amour  est  maintenu  dans  un  parfait  a\ 


COMMENCEMENT  D  OMBRE.  25 

glement  par  un  petit  nombre  de  précautions 
toujours  les  mêmes  pour  tous  les  amoureux. 
Ainsi  jamais  d'objections  de  Cosette  àJeanVal- 
jean.  Voulait-il  promener?  oui,  mon  petit  père. 
Voulait-il  rester?  très  bien.  Voulait-il  passer  la 
soirée  près  de  Cosette?  elle  était  ravie.  Comme 
il  se  retirait  toujours  à  dix  heures  du  soir,  ces 
fois-là  Marius  ne  venait  au  jardin  que  passé 
cette  heure,  lorsqu'il  entendait  de  la  rue  Cosette 
ouvrir  la  porte-fenêtre  du  perron.  Il  va  sans 
dire  que  le  jour  on  ne  rencontrait  jamais  Ma- 
rius. Jean  Valjean  ne  songeait  même  plus  que 
Marius  existât.  Une  fois,  seulement,  un  matin, 
il  lui  arriva  de  dire  à  Cosette  : — Tiens,  comme 
tu  as  du  blanc  derrière  le  clos?  La  veille  au  soir, 
Marius,  dans  un  transport,  avait  pressé  Cosette 
contre  le  mur. 

La  vieille  Toussaint,  qui  se  couchait  de  bonne 
heure,  ne  songeait  qu'à  dormir  une  fois  sa  be- 
sogne faite,  et  ignorait  tout  comme  Jean  Val- 
jean. 

Jamais  Marius  ne  mettait  le  pied  dans  la 
maison.  Quand  il  était  avec  Cosette,  ils  se  ca- 
chaient dans  un  enfoncement  près  du  perron 
afin  de  ne  pouvoir  être  vus  ni  entendus  de  la 


26  LES  MISERAI5LES. 

rue,  et  s'asseyaient  là,  se  contentant  souvent, 
pour  toute  conversation,  de  se  presser  les  mains 
vingt  fois  par  minute  en  regardant  les  branches 
des  arbres.  Dans  ces  instants -là,  le  tonnerre 
fût  tombé  à  trente  pas  d'eux  qu'ils  ne  s'en  fussent 
pas  doutés,  tant  la  rêverie  de  l'un  s'absorbait 
et  plongeait  profondément  dans  la  rêverie  de 
l'autre. 

Puretés  limpides.  Heures  toutes  blanches; 
presque  toutes  pareilles.  Ce  genre  d'amours-là 
est  une  collection  de  feuilles  de  Lys  et  de  plumes 
de  colombe. 

Tout  le  jardin  était  entre  eux  et  la  rue.  Cha- 
que fois  que  Marius  entrait  et  sortait,  il  rajus- 
tait soigneusement  le  barreau  de  la  grille  de 
manière  à  ce  qu'aucun  dérangement  ne  fût 
visible. 

Il  s'en  allait  habituellement  vers  minuit,  et 
s'en  retournait  vers  Courfeyrac.  Courfeyrac  di- 
sait à  Bahorcl  : 

—  Croirais-tu?  Marius  rentre  à  présent  à  des 
une  heure  du  matin. 

Bahorel  répondait  : 

—  Que  veux-tu?  il  y  a  toujours  un  pétard 
dans  un  séminariste. 


COMMENCEMENT  D  OMBRE.  27 

Par  moments  Courfeyrac  croisait  les  bras, 
prenait  un  air  sérieux,  et  disait  à  Marius  : 

—  Vous  vous  dérangez,  jeune  homme! 
Courfeyrac,  homme  pratique,  ne  prenait  pas 

en  bonne  part  ce  reflet  d'un  paradis  invisible 
sur  Marius  ;  il  avait  peu  l'habitude  des  passions 
inédites;  il  s'en  impatientait,  et  il  faisait  par 
instants  à  Marius  des  sommations  de  rentrer 
dans  le  réel.  Un  matin,  il  lui  jeta  cette  admoni- 
tion : 

—  Mon  cher,  tu  me  fais  l'effet  pour  le  mo- 
ment d'être  situé  dans  la  lune,  royaume  du 
rêve,  province  de  l'illusion,  capitale  Bulle  de 
Savon.  Voyons,  sois  bon  enfant,  comment  s'ap- 
pelle-t-elle  ? 

Mais  rien  ne  pouvait  «  faire  parler  »  Marius. 
On  lui  eût  arraché  les  ongles  plutôt  qu'une  des 
trois  syllabes  sacrées  dont  se  composait  ce  nom 
ineffable ,  Cosette.  L'amour  vrai  est  lumineux 
comme  l'aurore  et  silencieux  comme  la  tombe. 
Seulement  il  y  avait,  pour  Courfeyrac,  ceci  de 
changé  en  Marius,  qu'il  avait  une  taciturnité 
rayonnante. 

Pendant  ce  doux  mois  de  mai  Marius  et  Co- 
sette connurent  ces  immenses  bonheurs  : 


28  LES  MISERABLES. 

Se  quereller  et  se  dire  vous,  uniquement  pour 
mieux  se  dire  tu  ensuite  ; 

Se  parler  longuement,  et  dans  les  plus  minu- 
tieux détails,  de  gens  qui  ne  les  intéressaient 
pas  le  moins  du  monde  ;  preuve  de  plus  que  dans 
ce  ravissant  opéra  qu'on  appelle  l'amour,  le  li- 
bretto  n'est  presque  rien  ; 

Pour  Marius,  écouter  Cosette  parler  chiffons; 

Pour  Cosette,  écouter  Marius  parler  poli- 
tique ; 

Entendre,  genou  contre  genou,  rouler  les 
voitures  rue  de  Babylone  ; 

Considérer  la  même  planète  dans  l'espace  ou 
le  même  ver  luisant  dans  l'herbe  ; 

Se  taire  ensemble  ;  douceur  plus  grande  en- 
core que  causer  ; 

Etc.,  etc. 

Cependant  diverses  complications  appro- 
chaient. 

Un  soir,  Marius  s'acheminait  au  rendez-vous 
par  le  boulevard  des  Invalides  ;  il  marchait  ha- 
bituellement le  front  baissé;  comme  il  allait 
tourner  l'angle  de  la  rue  Plumet,  il  entendit 
qu'on  disait  tout  près  de  lui  : 

—  Bonsoir,  monsieur  Marius. 


COMMENCEMENT  D OMBRE.  29 

Il  leva  la  tête  et  reconnut  Éponine. 

Cela  lui  fit  un  effet  singulier.  Il  n'avait  pas 
songé  une  seule  fois  à  cette  fille  depuis  le  jour 
où  elle  l'avait  amené  rue  Plumet,  il  ne  l'avait 
point  revue,  et  elle  lui  était  complètement  sortie 
de  l'esprit.  Il  n'avait  que  des  motifs  de  recon- 
naissance pour  elle,  il  lui  devait  son  bonheur 
présent,  et  pourtant  il  lui  était  gênant  de  la 
rencontrer. 

C'est  une  erreur  de  croire  que  la  passion, 
quand  elle  est  heureuse  et  pure,  conduit  l'homme 
à  un  état  de  perfection  ;  elle  le  conduit  simple- 
ment, nous  l'avons  constaté,  à  un  état  d'oubli. 
Dans  cette  situation ,  l'homme  oublie  d'être 
mauvais,  mais  il  oublie  aussi  d'être  bon.  La 
reconnaissance,  le  devoir,  les  souvenirs  essen- 
tiels et  importuns,  s'évanouissent.  En  tout  autre 
temps  Marius  eût  été  bien  autre  pour  Eponine. 
Absorbé  par  Cosette,  il  ne  s'était  même  pas  clai- 
rement rendu  compte  que  cette  Eponine  s'appe- 
lait Eponine  Thénardier,  et  qu'elle  portait  un 
nom  écrit  dans  le  testament  de  son  père,  ce  nom 
pour  lequel  il  se  serait,  quelques  mois  aupara- 
vant, si  ardemment  dévoué.  Nous  montrons 
Marius  tel  qu'il  était.  Son  père  lui-même  dispa- 


LES  MISERABLES. 


raissait  un  peu  dans  son  âme  sous  la  splendeur 
de  son  amour. 

Il  répondit  avec  quelque  embarras  : 

—  Ah!  c'est  vous,  Éponine? 

—  Pourquoi  me  dites-vous  vous?  Est-ce  que 
je  vous  ai  fait  quelque  chose? 

—  Non,  répondit-il. 

Certes,  il  n'avait  rien  contre  elle.  Loin  de  là. 
Seulement,  il  sentait  qu'il  ne  pouvait  faire  autre- 
ment, maintenant  qu'il  disait  tu  à  Cosette,  que 
de  dire  vous  à  Éponine. 

Comme  il  se  taisait,  elle  s'écria  : 

—  Dites  donc... 

Puis  elle  s'arrêta.  Il  semblait  que  les  paroles 
manquaient  à  cette  créature  autrefois  si  insou- 
ciante et  si  hardie.  Elle  essaya  de  sourire  et  ne 
put.  Elle  reprit  : 

—  Eh  bien?... 

Puis  elle  se  tut  encore  et  resta  les  yeux 
baissés. 

—  Bonsoir,  monsieur  Marius,  dit-elle  tout  à 
coup  brusquement,  et  elle  s'en  alla. 


IV 


l'al>  roule  en  anglais  et  jappe  en  argot 


Le  lendemain,  c'était  le  3 juin,  le  3  juin  1832, 
date  qu'il  faut  indiquer  à  cause  des  événements 
graves  qui  étaient  à  cette  époque  suspendus  sur 
l'horizon  de  Paris  à  l'état  de  nuages  chargés, 
Marius  à  la  nuit  tombante  suivait  le  môme 
chemin  que  la  veille  avec  les  mômes  pensées  de 
ravissement  dans  le  cœur,  lorsqu'il  aperçut, 
entre  les  arbres  du  boulevard,  Éponine  qui  ve- 
nait à  lui.  Deux  jours  de  suite,  c'était  trop.  Il  se 
détourna  vivement,  quitta  le  boulevard,  chan- 
gea de  route,  et  s'en  alla  rue  Plumet  par  la  rue 
Monsieur. 


52  LES  MISÉRABLES. 

Cela  fît  qu'Eponine  le  suivit  jusqu'à  la  rue 
Plumet,  chose  qu'elle  n'avait  point  faite  encore. 
Elle  s'était  contentée  jusque-là  de  l'apercevoir  à 
son  passage  sur  le  boulevard  sans  même  cher- 
cher à  le  rencontrer.  La  veille  seulement,  elle 
avait  essayé  de  lui  parler. 

Éponine  le  suivit  donc,  sans  qu'il  s'en  doutât. 
Elle  le  vit  déranger  le  barreau  de  la  grille,  et  se 
glisser  dans  le  jardin. 

—  Tiens  !  dit-elle,  il  entre  dans  la  maison  ! 
Elle  s'approcha  de  la  grille,  tâtales  barreaux 

l'un  après  l'autre  et  reconnut  facilement  celui 
que  Marius  avait  dérangé. 

Elle  murmura  à  demi  voix  avec  un  accent 
lugubre  : 

—  Pas  de  ça,  Lisette! 

Elle  s'assit  sur  le  soubassement  de  la  grille, 
tout  à  côté  du  barreau,  comme  si  elle  le  gar- 
dait. C'était  précisément  le  point  où  la  grille 
venait  toucher  le  mur  voisin.  Il  y  avait  là  un 
angle  obscur  où  Éponine  disparaissait  entière- 
ment. 

Elle  demeura  ainsi  plus  d'une  heure  sans  bou- 
ger et  sans  souffler,  en  proie  à  ses  idées. 

Vers  dix  heures  du  soir,  un  des  deux  ou  trois 


CAD  ROULE  EN  ANGLAIS  ET  JAPPE  EN  ARGOT.  ôô 

passants  de  la  rue  Plumet,  vieux  bourgeois 
attardé  qui  se  hâtait  dans  ce  lieu  désert  et  mal 
famé,  côtoyant  la  grille  du  jardin,  et  arrivé  à 
l'angle  que  la  grille  faisait  avec  le  mur,  entendit 
une  voix  sourde  et  menaçante  qui  disait  : 
—  Je  ne  m'étonne  pas  s'il  vient  tous  les 


soirs 


Le  passant  promena  ses  }'eux  autour  de  lui, 
ne  vit  personne,  n'osa  pas  regarder  dans  ce  coin 
noir,  et  eut  grand  peur.  Il  doubla  le  pas. 

Ce  passant  eut  raison  de  se  hâter,  car  très 
peu  d'instants  après,  six  hommes  qui  marchaient 
séparés  et  à  quelque  distance  les  uns  des  autres, 
le  long  des  murs,  et  qu'on  eût  pu  prendre  pour 
une  patrouille  grise ,  entrèrent  dans  la  rue 
Plumet. 

Le  premier  qui  arriva  à  la  grille  du  jardin 
s'arrêta,  et  attendit  les  autres;  une  seconde 
après,  ils  étaient  tous  les  six  réunis. 

Ces  hommes  se  mirent  à  parler  à  voix  basse. 

—  C'est  icicaille,  dit  l'un  d'eux. 

—  Y  a-t-il  un  cab  *  dans  le  jardin?  demanda 
un  autre. 


*  Chien. 


54  LES  MISERABLES . 

—  Je  ne  sais  pas.  En  tout  cas  j'ai  levé  *  une 
boulette  que  nous  lui  ferons  morfiler  **. 

—  As -tu  du  mastic  pour  frangir  la  van- 
terne  ***? 

—  Oui. 

—  La  grille  est  vieille ,  reprit  un  cinquième 
qui  avait  une  voix  de  ventriloque. 

—  Tant  mieux,  dit  le  second  qui  avait  parlé. 
Elle  ne  criblera  ****  pas  sous  le  bastringue  ***** 
et  ne  sera  pas  si  dure  à  faucher  ******. 

Le  sixième,  qui  n'avait  pas  encore  ouvert  la 
bouche,  se  mit  à  visiter  la  grille  comme  avait 
fait  Eponine  une  heure  auparavant,  empoignant 
successivement  chaque  barreau  et  les  ébranlant 
avec  précaution.  Il  arriva  ainsi  au  barreau  que 
Marius  avait  descellé.  Comme  il  allait  saisir  ce 
barreau ,   une  main   sortant  brusquement  de 


*  Apporté.  De  l'espagnol  ttevar. 

**  Manger. 

***  Casser  un  carreau  au  moyen  d'un  emplâtre  de  mastic, 
qui,  appuyé  sur  la  vitre,  retient  les  morceaux  de  verre  et  em- 
pêche le  bruit. 

****  Criera. 

*****  La  scie. 

»*#«*«  c0UpCr 


CAD  ROULE  EN  ANGLAIS  ET  JAPPE  EN  ARGOT.  oo 

l'ombre  s'abattit  sur  son  bras,  il  se  sentit  vive- 
ment repoussé  par  le  milieu  de  la  poitrine,  et 
une  voix  enrouée  lui  dit  sans  crier  : 

—  Il  y  a  un  cab. 

En  même  temps  il  vit  une  fille  pâle  debout 
devant  lui. 

L'homme  eut  cette  commotion  que  donne  tou- 
jours l'inattendu.  Il  se  hérissa  hideusement; 
rien  n'est  formidable  à  voir  comme  les  bêtes 
féroces  inquiètes  ;  leur  air  effrayé  est  effrayant. 
Il  recula,  et  bégaya  : 

—  Quelle  est  cette  drôlesse? 

—  Votre  fille. 

C'était  en  effet  Éponine  qui  parlait  à  Thénar- 
dier. 

A  l'apparition  d'Éponine,  les  cinq  autres, 
c'est  à  dire  Claquesous,  Gueulemer,  Babet, 
Montparnasse  et  Brujon  s'étaient  approchés 
sans  bruit,  sans  précipitation,  sans  dire  une 
parole,  avec  la  lenteur  sinistre  propre  à  ces 
hommes  de  nuit. 

On  leur  distinguait  je  ne  sais  quels  hideux 
outils  à  la  main.  Gueulemer  tenait  une  de  ces 
pinces  courbes  que  les  rôdeurs  appellent  fau- 
chons. 


56  LES  MISÉRABLES. 

—  Ah  çà,  qu'est-ce  que  tu  fais-là?  qu'est-ce 
que  tu  nous  veux?  es-tu  folle?  s'écria  Thénar- 
dier,  autant  qu'on  peut  s'écrier  en  parlant  bas. 
Qu'est-ce  que  tu  viens  nous  empêcher  de  tra- 
vailler? 

Éponine  se  mit  à  rire  et  lui  sauta  au  cou  : 

—  Je  suis  là,  mon  petit  père,  parce  que  je 
suis  là.  Est-ce  qu'il  n'est  pas  permis  de  s'asseoir 
sur  les  pierres,  à  présent?  C'est  vous  qui  ne  de- 
vriez pas  y  être.  Qu'est-ce  que  vous  venez  y 
faire,  puisque  c'est  un  biscuit?  Je  l'avais  dit  à 
Magnon.  Il  n'y  a  rien  à  faire  ici.  Mais  embras- 
sez-moi donc,  mon  bon  petit  père!  Comme  il  y  a 
longtemps  que  je  ne  vous  ai  vu!  Vous  êtes  de- 
hors donc  ! 

Le  Thénardier  essaya  de  se  débarrasser  des 
bras  d'Éponine  et  grommela  : 

—  C'est  bon.  Tu  m'as  embrassé.  Oui,  je  suis 
dehors.  Je  ne  suis  pas  dedans.  A  présent, 
va-t-en. 

Mais  Éponine  ne  lâchait  pas  prise  et  redou- 
blait ses  caresses. 

—  Mon  petit  père,  comment  avez-vous  donc 
fait?  Il  faut  que  vous  ayez  bien  de  l'esprit  pour 
vous  être  tiré  de  là.  Contez-moi  ca!  Et  ma  mère? 


CAD  HOULE  EN  ANGLAIS  ET  JAPPE  EN  ARGOT.  57 

où  est  ma  mère?  Donnez-moi  donc  des  nouvelles 
de  maman. 
Thénardier  répondit  : 

—  Elle  va  bien,  je  ne  sais  pas,  laisse-moi,  je 
te  dis  va-t-en. 

—  Je  ne  veux  pas  m'en  aller  justement,  fit 
Eponine  avec  une  minauderie  d'enfant  gâté, 
vous  me  renvoyez  que  voilà  quatre  mois  que  je 
ne  vous  ai  vu  et  que  j'ai  à  peine  eu  le  temps  de 
vous  embrasser. 

Et  elle  reprit  son  père  par  le  cou. 

—  Ali  çà  mais,  c'est  bête  !  dit  Babct. 

—  Dépêchons!  dit  Gueulemer,  les  coqueurs 
peuvent  passer. 

La  voix  de  ventriloque  scanda  ce  distique  : 

Nous  n'  sommes  pas  le  jour  de  l'an, 
À  bécoter  papa  maman. 

Eponine  se  tourna  vers  les  cinq  bandits. 

—  Tiens,  c'est  monsieur  Brujon.  — Bonjour, 
monsieur  Babet.  Bonjour,  monsieur  Claque- 
sous.  —  Est-ce  que  vous  ne  me  reconnaissez 
pas,  monsieur  Gueulemer?  —  Comment  ça  va, 
Montparnasse? 


5*  LES  MISERABLES. 

—  Si,  on  te  reconnaît  !  fit  Thénardier.  Mais 
bonjour,  bonsoir,  au  large!  laisse -nous  tran- 
quilles. 

—  C'est  l'heure  des  renards,  et  pas  des  poules, 
dit  Montparnasse. 

—  Tu  vois  bien  que  nous  avons  à  goupiller 
icigo  *,  ajouta  Babet. 

Éponine  prit  la  main  de  Montparnasse. 

—  Prends  garde!  dit-il,  tu  vas  te  couper,  j'ai 
un  lingre  ouvert  **. 

—  Mon  petit  Montparnasse,  répondit  Épo- 
nine très  doucement,  il  faut  avoir  confiance 
dans  les  gens.  Je  suis  la  fille  de  mon  père  peut- 
être.  Monsieur  Babet,  monsieur  Gueulemer, 
c'est  moi  qu'on  a  chargée  d'éclairer  l'affaire. 

Il  est  remarquable  qu'Éponine  ne  parlait  pas 
argot.  Depuis  qu'elle  connaissait  Marius,  cette 
affreuse  langue  lui  était  devenue  impossible. 

Elle  pressa  dans  sa  petite  main  osseuse  et 
faible  comme  la  main  d'un  squelette  les  gros 
doigts  rudes  de  Gueulemer  et  continua  : 

—  Vous  savez  bien  que  je  ne  suis  pas  sotte. 

•  Travailler  ici. 
**  Couteau. 


CAD  HOULE  EX  ANGLAIS  ET  JAPPE  EN  ARGOT.  09 

Ordinairement  on  me  croit.  Je  vous  ai  rendu 
service  dans  les  occasions.  Eh  bien,  j'ai  pris  des 
renseignements,  vous  vous  exposeriez  inutile- 
ment, voyez-vous.  Je  vous  jure  qu'il  n'y  a  rien  à 
faire  dans  cette  maison-ci. 

—  Il  y  a  des  femmes  seules,  dit  Gueule- 
mer. 

—  Non.  Les  personnes  sont  déménagées. 

—  Les  chandelles  ne  le  sont  pas,  toujours  !  fit 
Babet. 

Et  il  montra  à  Éponine,  à  travers  le  haut  des 
arbres,  une  lumière  qui  se  promenait  dans  la 
mansarde  du  pavillon.  C'était  Toussaint  qui 
avait  veillé  pour  étendre  du  linge  à  sécher. 

Éponine  tenta  un  dernier  effort. 

—  Eh  bien,  dit -elle,  c'est  du  monde  très 
pauvre,  et  une  baraque  où  ils  n'ont  pas  le  sou. 

—  Va-t-en  au  diable!  cria  Thénardier.  Quand 
nous  aurons  retourné  la  maison,  et  que  nous 
aurons  mis  la  cave  en  haut  et  le  grenier  en 
bas,  nous  te  dirons  ce  qu'il  y  a  dedans  et  si  ce 
sont  des  balles,  des  ronds  ou  des  broques  *. 

Et  il  la  poussa  pour  passer  outre. 

*  Des  francs,  des  sous  ou  des  liards. 


40  LES  MISÉRABLES. 

—  Mon  bon  ami,  monsieur  Montparnasse,  dit 
Eponine,  je  vous  en  prie,  vous  qui  êtes  bon  en- 
fant, n'entrez  pas  ! 

—  Prends  donc  garde,  tu  vas  te  couper!  ré- 
pliqua Montparnasse. 

The'nardier  reprit  avec  l'accent  décisif  qu'il 
avait  : 

—  Décampe,  la  fée,  et  laisse  les  hommes  faire 
leurs  affaires! 

Éponine  lâcha  la  main  de  Montparnasse 
qu'elle  avait  ressaisie,  et  dit  : 

—  Vous  voulez  donc  entrer  dans  cette  mai- 
son? 

—  Un  peu!  fit  le  ventriloque  en  ricanant. 
Alors  elle  s'adossa  à  la  grille,  fit  face  aux  six 

bandits  armés  jusqu'aux  dents  et  à  qui  la  nuit 
donnait  des  visages  de  démons,  et  dit  d'une  voix 
ferme  et  basse  : 

—  Eh  bien,  moi,  je  ne  veux  pas. 

Ils  s'arrêtèrent  stupéfaits.  Le  ventriloque 
pourtant  acheva  son  ricanement.  Elle  reprit  : 

—  Les  amis!  écoutez  bien.  Ce  n'est  pas  ça. 
Maintenant  je  parle.  D'abord,  si  vous  entrez 
dans  le  jardin,  si  vous  touchez  à  cette  grille,  je 
crie,  je  cogne  aux  portes,  je  réveille  le  monde, 


CAB  ROL'I.E  EN  ANGLAIS  ET  JAPPE  EN  ARGOT.  41 

je  vous  fais  empoigner  tous  les  six,  j'appelle  les 
sergents  de  ville. 

—  Elle  le  ferait,  dit  Thénardier  bas  à  Brujon 
et  au  ventriloque. 

Elle  secoua  la  tête  et  ajouta  : 

—  A  commencer  par  mon  père  ! 
Thénardier  s'approcha. 

—  Pas  si  près,  bonhomme!  dit-elle. 

Il  recula  en  grommelant  dans  ses  dents  :  Mais 
qu'est-ce  qu'elle  a  donc?  et  il  ajouta  : 

—  Chienne  ! 

Elle  se  mit  à  rire  d'une  façon  terrible  : 

—  Comme  vous  voudrez,  vous  n'entrerez  pas. 
Je  ne  suis  pas  la  fille  au  chien,  puisque  je  suis 
la  fille  au  loup.  Vous  êtes  six,  qu'est-ce  que  cela 
me  fait?  Vous  êtes  des  hommes.  Eh  bien,  je 
suis  une  femme.  Vous  ne  me  faites  pas  peur, 
allez.  Je  vous  dis  que  vous  n'entrerez  pas  dans 
cette  maison,  parce  que  cela  ne  me  plaît  pas.  Si 
vous  approchez,  j'aboie.  Je  vous  l'ai  dit,  le  cab, 
c'est  moi.  Je  me  fiche  pas  mal  de  vous.  Pas- 
sez votre  chemin ,  vous  m'ennuyez  !  Allez  où 
vous  voudrez,  mais  ne  venez  pas  ici,  je  vous  le 
défends!  Vous  à  coups  de  couteau,  moi  à  coups 
de  savate,  ça  m'est  égal,  avancez  donc! 


42  LES  MISERABLES. 

Elle  fit  un  pas  vers  les  bandits,  elle  était 
effra}Tante,  elle  se  remit  à  rire  : 

—  Parcline!  je  n'ai  pas  peur.  Cet  été,  j'aurai 
faim,  cet  hiver,  j'aurai  froid.  Sont-ils  farces, 
ces  bêtas  d'hommes  de  croire  qu'ils  font  peur  à 
une  fille!  De  quoi!  peur?  Ah  ouiche,  joliment! 
Parce  que  vous  avez  des  chipies  de  maîtresses 
qui  se  cachent  sous  le  lit  quand  vous  faites  la 
grosse  voix,  voilà-t-il  pas!  Moi,  je  n'ai  peur  de 
rien  ! 

Elle  appuya  sur  Thénardier  son  regard  fixe, 
et  dit  : 

—  Pas  même  de  vous,  mon  père! 

Puis  elle  poursuivit  en  promenant  sur  les 
bandits  ses  sanglantes  prunelles  de  spectre  : 

—  Qu'est-ce  que  ça  me  fait  à  moi  qu'on  me 
ramasse  demain  rue  Plumet  sur  le  pavé,  tuée  à 
coups  de  surin  par  mon  père,  ou  bien  qu'on  me 
trouve  dans  un  an  dans  les  filets  de  Saint-Cloud 
ou  à  l'île  des  Cygnes  au  milieu  des  vieux  bou- 
chons pourris  et  des  chiens  noyés  ! 

Force  lui  fut  de  s'interrompre  ;  une  toux  sèche 
la  prit,  son  souffle  sortait  comme  un  râle  de  sa 
poitrine  étroite  et  débile. 

Elle  reprit  : 


CAB  ROULE  EX  ANGLAIS  ET  JAPPE  EN  ARGOT.  43 

—  Je  n'ai  qu'à  crier,  on  vient,  patatras.  Vous 
êtes  six;  moi,  je  suis  tout  le  monde. 

Thénardier  fit  un  mouvement  vers  elle. 

—  Prochez  pas!  cria-t-elle. 

Il  s'arrêta,  et  lui  dit  avec  douceur  : 

—  Eh  bien  non;  je  n'approcherai  pas,  mais 
ne  parle  pas  si  haut.  Ma  fille,  tu  veux  donc 
nous  empêcher  de  travailler?  Il  faut  pourtant 
que  nous  gagnions  notre  vie.  Tu  n'as  donc  plus 
d'amitié  pour  ton  père? 

—  Vous  m'embêtez,  dit  Eponine. 

—  Il  faut  pourtant  que  nous  vivions,  que  nous 
mangions... 

—  Crevez. 

Cela  dit,  elle  s'assit  sur  le  soubassement  de  la 
grille  en  chantonnant  : 

Mon  bras  si  dodu, 
Ma  jambe  bien  faite, 
Et  le  temps  perdu 

Elle  avait  le  coude  sur  le  genou  et  le  menton 
dans  sa  main,  et  elle  balançait  son  pied  d'un  air 
d'indifférence.  Sa  robe  trouée  laissait  voir  ses 
clavicules  maigres.  Le  réverbère  voisin  éclai- 


44  LES  MISÉRABLES. 

rait  son  profil  et  son  attitude.  On  ne  pouvait 
rien  voir  de  plus  résolu  et  de  plus  surpre- 
nant. 

Les  six  escarpes,  interdits  et  sombres  d'être 
tenus  en  échec  par  une  fille,  allèrent  sous  l'om- 
bre portée  de  la  lanterne  et  tinrent  conseil  avec 
des  haussements  d'épaule  humiliés  et  furieux. 

Elle  cependant  les  regardait  d'un  air  paisible 
et  farouche. 

—  Elle  a  quelque  chose,  dit  Babet.  Une  rai- 
son. Est-ce  qu'elle  est  amoureuse  du  cab?  C'est 
pourtant  dommage  de  manquer  ça.  Deux  femmes, 
un  vieux  qui  loge  dans  une  arrière-cour,  il  y  a 
des  rideaux  pas  mal  aux  fenêtres.  Le  vieux  doit 
être  un  guinal  *.  Je  crois  l'affaire  bonne. 

—  Eh  bien,  entrez,  vous  autres,  s'écria  Mont- 
parnasse. Faites  l'affaire.  Je  resterai  là  avec  la 
fille,  et  si  elle  bronche... 

Il  fit  reluire  au  réverbère  le  couteau  qu'il 
tenait  ouvert  dans  sa  manche. 

Thénardier  ne  disait  mot  et  semblait  prêt  à  ce 
qu'on  voudrait. 

Brujon,  qui  était  un  peu  oracle  et  qui  avait, 

#  Un  juif. 


CAD  ROULE  EN  ANGLAIS  ET  JAPPE  EN  ARGOT.  55 

comme  on  sait,  «  donné  l'affaire,  »  n'avait  pas 
encore  parlé.  Il  paraissait  pensif.  Il  passait 
pour  ne  reculer  devant  rien,  et  l'on  savait  qu'il 
avait  dévalisé,  rien  que  par  bravade,  un  poste 
de  sergents  de  ville.  En  outre  il  faisait  des  vers 
et  des  chansons,  ce  qui  lui  donnait  une  grande 
autorité. 
Babet  le  questionna. 

—  Tu  ne  dis  rien,  Brujon? 

Brujon  resta  encore  un  instant  silencieux, 
puis  il  hocha  la  tête  de  plusieurs  façons  variées, 
et  se  décida  enfin  à  élever  la  voix  : 

—  Voici  :  j'ai  rencontré  ce  matin  deux  moi- 
neaux qui  se  battaient;  ce  soir,  je  me  cogne  à 
une  femme  qui  querelle.  Tout  ça  est  mauvais. 
Allons-nous-en. 

Ils  s'en  allèrent. 

Tout  en  s'en  allant,  Montparnasse  murmura  : 

—  C'est  égal,  si  on  avait  voulu,  j'aurais  donné 
le  coup  de  pouce. 

Babet  répondit  : 

—  Moi  pas.  Je  ne  tape  pas  une  dame. 

Au  coin  de  la  rue,  ils  s'arrêtèrent  et  échan- 
gèrent à  voix  sourde  ce  dialogue  énigmatique  : 

—  Où  irons-nous  coucher  ce  soir? 


46  LES  MISÉRABLES. 

—  Sous  Pantin  *. 

—  As-tu  sur  toi  la  clef  de  la  grille ,  Thénar- 
dier? 

—  Pardi. 

Éponine,  qui  ne  les  quittait  pas  des  yeux,  les 
vit  reprendre  le  chemin  par  où  ils  étaient  venus. 
Elle  se  leva  et  se  mit  à  ramper  derrière  eux  le 
long  des  murailles  et  des  maisons.  Elle  les  sui- 
vit ainsi  jusqu'au  boulevard.  Là,  ils  se  séparè- 
rent, et  elle  vit  ces  six  hommes  s'enfoncer  dans 
l'obscurité  où  ils  semblèrent  fondre. 

*  Pantin,  Paris. 


Choses  de  Sa  nuli 


Après  le  départ  des  bandits,  la  rue  Plumet 
reprit  son  tranquille  aspect  nocturne. 

Ce  qui  venait  de  se  passer  dans  cette  rue  n'eut 
point  étonné  une  forêt.  Les  futaies,  les  taillis,  les 
bruyères,  les  branches  âprenient  entre-croisées, 
les  hautes  herbes ,  existent  d'une  manière  som- 
bre; le  fourmillement  sauvage  entrevoit  là  les 
subites  apparitions  de  l'invisible  ;  ce  qui  est  au 
dessous  de  l'homme  y  distingue  à  travers  la 
bruine  ce  qui  est  au  delà  de  l'homme;  et  les 
choses  ignorées  de  nous  vivants  s'y  confrontent 
dans  la  nuit.  La  nature  hérissée  et  fauve  s'effare 
à  de  certaines  approches  où  elle  croit  sentir  le 


48  LES  MISERABLES. 

surnaturel.  Les  forces  de  l'ombre  se  connais- 
sent, et  ont  entre  elles  de  mystérieux  équilibres. 
Les  dents  et  les  griffes  redoutent  l'insaisissable. 
La  bestialité  buveuse  de  sang,  les  voraces  appé- 
tits affamés  en  quête  de  la  proie ,  les  instincts 
armés  d'ongles  et  de  mâchoires  qui  ont  pour 
source  et  pour  but  le  ventre ,  regardent  et 
flairent  avec  inquiétude  l'impassible  linéament 
spectral  rôdant  sous  un  suaire ,  debout  dans  sa 
vague  robe  frissonnante ,  et  qui  leur  semble 
vivre  d'une  vie  morte  et  terrible.  Ces  brutalités, 
qui  ne  sont  que  matière,  craignent  confusément 
d'avoir  affaire  à  l'immense  obscurité  condensée 
dans  un  être  inconnu.  Une  figure  noire  barrant 
le  passage  arrête  net  la  bête  farouche.  Ce  qui 
sort  du  cimetière  intimide  et  déconcerte  ce  qui 
sort  de  l'antre  ;  le  féroce  a  peur  du  sinistre  ;  les 
loups  reculent  devant  une  goule  rencontrée. 


VI 


Mnrius  redevient  réel  nu  point  de  donner 
son  adresse  à  Cosette 


Pendant  que  cette  espèce  de  chienne  à  figure 
humaine  montait  la  garde  contre  la  grille  et  que 
les  six  bandits  lâchaient  pied  devant  une  fille, 
Marius  était  près  de  Cosette. 

Jamais  le  ciel  n'avait  été  plus  constellé  et 
plus  charmant,  les  arbres  plus  tremblants,  la 
senteur  des  herbes  plus  pénétrante;  jamais  les 
oiseaux  ne  s'étaient  endormis  dans  les  feuilles 
avec  un  bruit  plus  doux;  jamais  toutes  les 
harmonies  de  la  sérénité  universelle  n'avaient 
mieux  répondu  aux  musiques  intérieures  de 


50  LES  MISERABLES. 

l'amour;  jamais  Marius  n'avait  été  plus  épris, 
plus  heureux,  plus  extasié.  Mais  il  avait  trouvé 
Cosette  triste.  Cosette  avait  pleuré.  Elle  avait 
les  yeux  rouges. 

C'était  le  premier  nuage  dans  cet  admirable 
rêve. 

Le  premier  mot  de  Marius  avait  été  : 

—  Qu'as-tu? 

Et  elle  avait  répondu  : 

—  Voilà. 

Puis  elle  s'était  assise  sur  le  banc  près  du 
perron,  et  pendant  qu'il  prenait  place  tout  trem- 
blant auprès  d'elle,  elle  avait  poursuivi  : 

—  Mon  père  m'a  dit  ce  matin  de  me  tenir 
prête ,  qu'il  avait  des  affaires ,  et  que  nous  ail- 
lions peut-être  partir. 

Marius  frissonna  de  la  tête  aux  pieds 
Quand  on  est  à  la  fin  de  la  vie,  mourir,  cela 
veut  dire  partir  ;  quand  on  est  au  commence- 
ment, partir,  cela  veut  dire  mourir. 

Depuis  six  semaines,  Marius,  peu  à  peu,  len- 
tement, par  degrés,  prenait  chaque  jour  pos- 
session de  Cosette.  Possession  toute  idéale, 
mais  profonde.  Comme  nous  l'avons  expliqué 
déjà,  dans  le  premier  amour,  on  prend  lame 


MAR1US  REDEVIENT  RÉEL,  ETC.  51 

bien  avant  le  corps  ;  plus  tard  on  prend  le  corps 
bien  avant  l'âme  ;  quelquefois  on  ne  prend  pas 
l'âme  du  tout  ;  les  Faublas  et  les  Prudhomme 
ajoutent  :  parce  qu'il  n'y  en  a  pas;  mais  le  sar- 
casme est  par  bonheur  un  blasphème.  Marius 
donc  possédait  Cosette,  comme  les  esprits  pos- 
sèdent; mais  il  l'enveloppait  de  toute  son  âme 
et  la  saisissait  jalousement  avec  une  incroyable 
conviction.  Il  possédait  son  sourire,  son  ha- 
leine ,  son  parfum ,  le  rayonnement  profond  de 
ses  prunelles  bleues,  la  douceur  de  sa  peau 
quand  il  lui  touchait  la  main,  le  charmant  signe 
qu'elle  avait  au  cou,  toutes  ses  pensées.  Ils 
étaient  convenus  de  ne  jamais  dormir  sans 
rêver  l'un  de  l'autre,  et  ils  s'étaient  tenu  parole. 
Il  possédait  donc  tous  les  rêves  de  Cosette.  Il 
regardait  sans  cesse  et  il  effleurait  quelquefois 
de  son  souffle  les  petits  cheveux  quelle  avait  à 
la  nuque  et  il  se  déclarait  qu'il  n'y  avait  pas  un 
de  ces  petits  cheveux  qui  ne  lui  appartint  à  lui 
Marius.  Il  contemplait  et  il  adorait  les  choses 
qu'elle  mettait,  son  nœud  de  ruban,  ses  gants, 
ses  manchettes,  ses  brodequins,  comme  des 
objets  sacrés  dont  il  était  le  maître.  Il  songeait 
qu'il   était  le  seigneur    de   ces   jolis    peignes 


52  LES  MISÉRABLES. 

d  écaille  qu'elle  avait  dans  ses  cheveux ,  et  il  se 
disait  même,  sourds  et  confus  bégaiements  de 
la  volupté  qui  se  faisait  jour,  qu'il  n'y  avait  pas 
un  cordon  de  sa  robe ,  pas  une  maille  de  ses 
bas,  pas  un  pli  de  son  corset,  qui  ne  fût  à  lui. 
A  côté  de  Cosette,  il  se  sentait  près  de  son 
bien,  près  de  sa  chose,  près  de  son  despote  et 
de  son  esclave.  Il  semblait  qu'ils  eussent  telle- 
ment mêlé  leurs  âmes  que ,  s'ils  eussent  voulu 
les  reprendre,  il  leur  eût  été  impossible  de  les 
reconnaître.  —  Celle-ci  est  la  mienne.  —  Non, 
c'est  la  mienne.  — Je  t'assure  que  tu  te  trompes. 
Voilà  bien  moi.  —  Ce  que  tu  prends  pour  toi, 
c'est  moi.  —  Marius  était  quelque  chose  qui  fai- 
sait partie  de  Cosette  et  Cosette  était  quelque 
chose  qui  faisait  partie  de  Marius.  Marius  sen- 
tait Cosette  vivre  en  lui.  Avoir  Cosette,  posséder 
Cosette,  cela  pour  lui  n'était  pas  distinct  de  res- 
pirer. Ce  fut  au  milieu  de  cette  foi,  de  cet  enivre- 
ment, de  cette  possession  virginale,  inouïe  et 
absolue,  de  cette  souveraineté,  que  ces  mots  : 
«  Nous  allons  partir,  »  tombèrent  tout  à  coup, 
et  que  la  voix  brusque  de  la  réalité  lui  cria  :  Co- 
sette n'est  pas  à  toi  ! 
Marius  se  réveilla.  Depuis  six  semaines,  Ma- 


MAR1US  REDEVIENT  RÉEL,  ETC.  ;iJ 

rius  vivait ,  nous  lavons  dit ,  hors  de  la  vie  ;  ce 
mot,  partir  !  l'y  fit  rentrer  durement. 

Il  ne  trouva  pas  une  parole.  Cosette  sentit 
seulement  que  sa  main  était  très  froide.  Elle  lui 
dit  à  son  tour  : 

—  Qu'as-tu? 

Il  répondit  si  bas  que  Cosette  l'entendait  à 
peine  : 

—  Je  ne  comprends  pas  ce  que  tu  as  dit. 
Elle  reprit  : 

—  Ce  matin  mon  père  m'a  dit  de  prépa- 
rer toutes  mes  petites  affaires  et  de  me  tenir 
prête,  qu'il  me  donnerait  son  linge  pour  le 
mettre  dans  une  malle,  qu'il  était  obligé  de  faire 
un  voyage,  que  nous  allions  partir,  qu'il  fau- 
drait avoir  une  grande  malle  pour  moi  et  une 
petite  pour  lui,  de  préparer  tout  cela  d'ici  à  une 
semaine,  et  que  nous  irions  peut-être  en  Angle- 
terre. 

—  Mais  c'est  monstrueux!  s'écria  Marius. 

Il  est  certain  qu'en  ce  moment,  dans  l'esprit 
de  Marius,  aucun  abus  de  pouvoir,  aucune  vio- 
lence, aucune  abomination  des  tyrans  les  plus 
prodigieux,  aucune  action  de  Busiris,  de  Tibère 
ou  de  Henri  A7III  n'égalait  on  férocité  celle-ci  : 


54  LES  MISERABLES. 

M.  Fauchelevent  emmenant  sa  fille  en  Angle- 
terre parce  qu'il  a  des  affaires. 
Il  demanda  d'une  voix  faible  : 

—  Et  quand  partirais-tu? 

—  Il  n'a  pas  dit  quand. 

—  Et  quand  reviendrais-tu? 

—  Il  n'a  pas  dit  quand. 

Marius  se  leva,  et  dit  froidement  : 

—  Cosette,  irez-vous? 

Cosette  tourna  vers  lui  ses  beaux  yeux  pleins 
d'angoisse  et  répondit  avec  une  sorte  d'égare- 
ment : 

—  Où? 

—  En  Angleterre?  irez-vous? 

—  Pourquoi  me  dis-tu  vous? 

—  Je  vous  demande  si  vous  irez? 

—  Comment  veux-tu  que  je  fa?se?  dit-elle  en 
joignant  les  mains. 

—  Ainsi,  vous  irez? 

—  Si  mon  père  y  va? 

—  Ainsi,  vous  irez? 

Cosette  prit  la  main  de  Marius  et  l'étreignit 
sans  répondre. 

—  C'est  bon,  dit  Marius.  Alors  j'irai  ailleurs. 
Cosette  sentit  le  sens  de  ce  mot  plus  encore 


MARIUS  REDEVIENT  RÉEL,  ETC.  5o 

qu'elle  ne  le  comprit.  Elle  pâlit  tellement  que  sa 
figure  devint  blanche  dans  l'obscurité.  Elle  bal- 
butia : 

—  Que  veux-tu  dire? 

Marius  la  regarda ,  puis  éleva  lentement  ses 
yeux  vers  le  ciel  et  répondit  : 

—  Rien. 

Quand  sa  paupière  s'abaissa,  il  vit  Cosette  qui 
lui  souriait.  Le  sourire  d'une  femme  qu'on  aime 
a  une  clarté  qu'on  voit  la  nuit.  ' 

—  Que  nous  sommes  bêtes  !  Marius,  j'ai  une 
idée. 

—  Quoi? 

—  Pars  si  nous  partons  !  je  te  dirai  où  !  Viens 
me  rejoindre  où  je  serai! 

Marius  était  maintenant  un  homme  tout  à  fait 
réveillé.  Il  était  retombé  dans  la  réalité.  Il  cria 
à  Cosette  : 

—  Partir  avec  vous!  es-tu  folle?  Mais  il  faut 
de  l'argent,  et  je  n'en  ai  pas!  Aller  en  Angle- 
terre? Mais  je  dois  maintenant,  je  ne  sais  pas, 
plus  de  dix  louis  à  Courfeyrac,  un  de  mes  amis 
que  tu  ne  connais  pas!  Mais  j'ai  un  vieux  cha- 
peau qui  ne  vaut  pas  trois  francs ,  j'ai  un  habit 
où  il  manque  des  boutons  par  devant,  ma  che- 


56  LES  MISÉRABLES. 

mise  est  toute  déchirée,  j'ai  les  coudes  percés, 
mes  bottes  prennent  l'eau ,  depuis  six  semaines 
je  n'y  pense  plus,  et  je  ne  te  l'ai  pas  dit.  Cosette! 
je  suis  un  misérable.  Tu  ne  me  vois  que  la  nuit, 
et  tu  me  donnes  ton  amour;  si  tu  me  voyais  le 
jour,  tu  me  donnerais  un  sou!  Aller  en  Angle- 
terre! Eh!  je  n'ai  pas  de  quoi  payer  le  passe- 
port ! 

Il  se  jeta  contre  un  arbre  qui  était  là,  debout, 
les  deux  bras  au  dessus  de  sa  tête,  le  front 
contre  l'écorce,  ne  sentant  ni  le  bois  qui  lui 
écorchait  la  peau  ni  la  fièvre  qui  lui  martelait 
les  tempes,  immobile,  et  prêt  à  tomber,  comme 
la  statue  du  Désespoir. 

Il  demeura  longtemps  ainsi.  On  resterait  l'éter- 
nité dans  ces  abîmes-là.  Enfin  il  se  retourna.  Il 
entendait  derrière  lui  un  petit  brui!  étouffé,  doux 
et  triste. 

C'était  Cosette  qui  sanglotait. 

Elle  pleurait  depuis  plus  de  deux  heures  à 
côté  de  Marius  qui  songeait. 

Il  vint  à  elle,  tomba  à  genoux,  et  se  proster- 
nant lentement,  il  prit  le  bout  de  son  pied  qui 
passait  sous  sa  robe  et  le  baisa. 

Elle  le  laissa  faire  en  silence.  Il  y  a  des  nie- 


Et 


MARIUS  REDEVIENT  RÉEL,  ETC.  57 

ments  où  la  femme  accepte ,  comme  une  déesse 
sombre  et  résignée,  la  religion  de  l'amour. 

—  Ne  pleure  pas,  dit-il. 
Elle  murmura  : 

—  Puisque  je  vais  peut-être  m'en  aller,  et  que 
tu  ne  peux  pas  venir  ! 

Lui  reprit  : 

—  M'aimes-tu? 

Elle  lui  répondit  en  sanglotant  ce  mot  du  pa- 
radis qui  n'est  jamais  plus  charmant  qu'à  tra- 
vers les  larmes  : 

—  Je  t'adore  ! 

Il  poursuivit  avec  un  son  de  voix  qui  était  une 
inexprimable  caresse  : 

—  Ne  pleure  pas.  Dis,  veux-tu  faire  cela  pour 
moi  de  ne  pas  pleurer? 

—  M'aimes-tu,  toi?  dit-elle. 
Il  lui  prit  la  main  : 

—  Cosette,  je  n'ai  jamais  donné  ma  parole 
d'honneur  à  personne  ,  parce  que  ma  parole 
d'honneur  me  fait  peur.  Je  sens  que  mon  père 
est  à  côté.  Eh  bien,  je  te  donne  ma  parole  d'hon- 
neur la  plus  sacrée  que  si  tu  t'en  vas,  je  mour- 
rai. 

Il  y  eut  dans  l'accent  dont  il  prononça  ces 


58  LES  MISÉRABLES. 

paroles  une  mélancolie  si  solennelle  et  si  tran- 
quille que  Cosette  trembla.  Elle  sentit  ce  froid 
que  donne  une  chose  sombre  et  vraie  qui  passe. 
De  saisissement  elle  cessa  de  pleurer. 

—  Maintenant  écoute,  dit-il,  ne  m'attends  pas 
demain. 

—  Pourquoi? 

—  Ne  m'attends  qu'après-demain. 

—  Oh!  pourquoi? 

—  Tu  verras. 

—  Un  jour  sans  te  voir!  mais  c'est  impossible. 

—  Sacrifions  un  jour  pour  avoir  peut-être 
toute  la  vie. 

Et  Marius  ajouta  à  demi  voix  et  en  aparté  : 

—  C'est  un  homme  qui  ne  change  rien  à  ses 
habitudes,  et  il  n'a  jamais  reçu  personne  que  le 
soir. 

—  De  quel  homme  parles-tu  ?  demanda  Co- 
sette. 

—  Moi?  je  n'ai  rien  dit. 

—  Qu'est-ce  que  tu  espères  donc? 

—  Attends  jusqu'à  après-demain. 

—  Tu  le  veux? 

—  Oui,  Cosette. 

Elle  lui  prit  la  tête  dans  ses  deux  mains,  se 


MAR1US  REDEVIENT  RÉEL,  ETC.  53 

haussant  sur  la  pointe  des  pieds  pour  être  à  sa 
taille,  et  cherchant  à  voir  dans  ses  yeux  son 
espérance. 
Marius  reprit  : 

—  J'y  songe,  il  faut  que  tu  saches  mon 
adresse ,  il  peut  arriver  des  choses ,  on  ne  sait 
pas,  je  demeure  chez  cet  ami  appelé  Courfeyrac, 
rue  de  la  Verrerie,  numéro  16. 

Il  fouilla  dans  sa  poche ,  en  tira  un  couteau- 
canif,  et  avec  la  lame  écrivit  sur  le  plâtre  du  mur  . 

16,  rue  de  la  Verrerie. 

Cosette  cependant  s'était  remise  à  lui  regar- 
der dans  les  yeux. 

—  Dis-moi  ta  pensée.  Marius,  tu  as  une  pen- 
sée. Dis-la  moi.  Oh!  dis-la  moi  pour  que  je  passe 
une  bonne  nuit  ! 

—  Ma  pensée ,  la  voici  :  c'est  qu'il  est  impos- 
sible que  Dieu  veuille  nous  séparer.  Attends-moi 
après-demain. 

—  Qu'est-ce  que  je  ferai  jusque-là?  dit  Co- 
sette. Toi,  tues  dehors,  tu  vas,  tu  viens!  Comme 
c'est  heureux,  les  hommes!  Moi,  je  vais  rester 
toute  seule  !  Oh  !  que  je  vais  être  triste  !  Qu'est-ce 
que  tu  feras  donc  demain  soir,  dis? 

—  J'essaierai  une  chose. 


60  LES  MISÉRABLES. 

—  Alors  je  prierai  Dieu  et  je  penserai  à  toi 
d'ici  là  pour  que  tu  réussisses.  Je  ne  te  ques- 
tionne plus,  puisque  tu  ne  veux  pas.  Tu  es  mon 
maître.  Je  passerai  ma  soirée  demain  à  chanter 
cette  musique  à'Euryanthe  que  tu  aimes  et  que 
tu  es  venu  entendre  un  soir  derrière  mon  volet. 
Mais  après-demain  tu  viendras  de  bonne  heure. 
Je  t'attendrai  à  la  nuit ,  à  neuf  heures  précises, 
je  t'en  préviens.  Mon  Dieu!  que  c'est  triste  que 
les  jours  soient  longs!  Tu  entends,  à  neuf  heures 
sonnant  je  serai  dans  le  jardin. 

—  Et  moi  aussi. 

Et  sans  se  l'être  dit,  mus  par  la  même  pen- 
sée, entraînés  par  ces  courants  électriques  qui 
mettent  deux  amants  en  communication  conti- 
nuelle, tous  deux  enivrés  de  volupté  jusque  dans 
leur  douleur,  ils  tombèrent  dans  les  bras  l'un  de 
l'autre,  sans  s'apercevoir  queleurs  lèvres  s'étaient 
jointes  pendant  que  leurs  regards  levés,  débor- 
dant d'extase  et  pleins  de  larmes,  contemplaient 
les  étoiles. 

Quand  Marius  sortit,  la  rue  était  déserte. 
C'était  le  moment  où  Éponine  suivait  les  bandits 
jusque  sur  le  boulevard. 

Tandis  que  Marius  rêvait   la   tête  appuj 


MARIUS  REDEVIENT  RÉEL,  ETC.  GI 

contre  l'arbre,  une  idée  lui  avait  traversé  l'es- 
prit; une  idée,  hélas!  qu'il  jugeait  lui-même 
insensée  et  impossible.  Il  avait  pris  un  parti 
violent. 


VII 


SLe  vieux  cœur  et  le  jeune  cœur  en  présence 


Le  père  Gillenormand  avait  à  cette  époque 
ses  quatre-vingt-onze  ans  Lien  sonnés.  Il  de- 
meurait toujours  avec  mademoiselle  Gillenor- 
mand rue  des  Filles-du-Calvaire,  n°  6,  dans  cette 
vieille  maison  qui  était  à  lui.  C'était,  on  s'en  sou- 
vient, un  de  ces  vieillards  antiques  qui  atten- 
dent la  mort  tout  droits ,  que  l'âge  charge  sans 
les  faire  plier,  et  que  le  chagrin  même  ne  courbe 
pas. 

Cependant ,  depuis  quelque  temps,  sa  fille  di- 
sait :  mon  père  baisse.  Il  ne  souffletait  plus  les 
servantes  ;  il  ne  frappait  plus  de  sa  canne  avec 
autant  de  verve  le  palier  de  l'escalier  quand 
Basque  tardait  à  lui  ouvrir.  La  révolution  de 


LE  VIEUX  COEUR,  ETC.  63 

Juillet  l'avait  à  peine  exaspéré  pendant  six 
mois.  Il  avait  vu  presque  avec  tranquillité  dans 
le  Moniteur  cet  accouplement  de  mots  :  M.  Hum- 
blot- Conté,  pair  de  France.  Le  fait  est  que 
le  vieillard  était  rempli  d'accablement.  Il  ne 
fléchissait  pas,  il  ne  se  rendait  pas;  ce  n'était 
pas  plus  dans  sa  nature  physique  que  dans  sa 
nature  morale  ;  mais  il  se  sentait  intérieurement 
défaillir.  Depuis  quatre  ans  il  attendait  Marius, 
de  pied  ferme,  c'est  bien  le  mot,  avec  la  convic- 
tion que  ce  mauvais  petit  garnement  sonnerait 
à  la  porte  un  jour  ou  l'autre;  maintenant  il  en 
venait,  dans  de  certaines  heures  mornes ,  à  se 
dire  que  pour  peu  que  Marius  se  fît  encore  atten- 
dre...—  Ce  n'était  pas  la  mort  qui  lui  était  insup- 
portable ,  c'était  l'idée  que  peut-être  il  ne  rever- 
rait plus  Marius.  Ne  plus  revoir  Marius,  ceci 
n'était  plus  même  entré  un  instant  dans  son  cer- 
veau jusqu'à  ce  jour;  à  présent  cette  idée  com- 
mençait à  lui  apparaître,  et  le  glaçait.  L'absence, 
comme  il  arrive  toujours  dans  les  sentiments 
naturels  et  vrais,  n'avait  fait  qu'accroître  son 
amour  de  grand-père  pour  l'enfant  ingrat  qui 
s'en  était  allé  comme  cela.  C'est  dans  les  nuits 
de  décembre,  par  dix  degrés  de  froid,  qu'on 


G4  LES  MISÉRABLES. 

pense  le  plus  au  soleil.  M.  Gillenormand  était, 
ou  se  croyait,  par  dessus  tout  incapable  de  faire 
un  pas,  lui  l'aïeul,  vers  son  petit-fils  ;  — je  crè- 
verais plutôt,  disait-il.  Il  ne  se  trouvait  aucun 
tort;  mais  il  ne  songeait  à  Marius  qu'avec  un 
attendrissement  profond,  et  le  muet  désespoir 
d'un  vieux  bonhomme  qui  s'en  va  dans  les  té- 
nèbres. 

Il  commençait  à  perdre  ses  dents,  ce  qui 
s'ajoutait  à  sa  tristesse. 

M.  Gillenormand,  sans  pourtant  se  l'avouer  à 
lui-même,  car  il  en  eût  été  furieux  et  honteux, 
n'avait  jamais  aimé  une  maîtresse  comme  il 
aimait  Marius. 

Il  avait  fait  placer  dans  sa  chambre,  devant 
le  chevet  de  son  lit ,  comme  la  première  chose 
qu'il  voulait  voir  en  s  éveillant,  un  ancien  por- 
trait de  son  autre  fille,  celle  qui  était  morte, 
madame  Pontmercy,  portrait  fait  lorsqu'elle 
avait  dix-huit  ans.  Il  regardait  sans  cesse  ce 
portrait.  Il  lui  arriva  un  jour  de  dire  en  le  con- 
sidérant : 

—  Je  trouve  qu'il  lui  ressemble. 

—  A  ma  sœur?  reprit  mademoiselle  Gillenor- 
mand. Mais  oui. 


LE  VIEUX  COEUR,  ETC.  Go 

Le  vieillard  ajouta  : 

—  Et  à  lui  aussi. 

Une  fois,  comme  il  était  assis,  les  deux  ge- 
noux l'un  contre  l'autre  et  l'œil  presque  fermé , 
dans  une  posture  d'abattement,  sa  fille  se  risqua 
à  lui  dire  : 

—  Mon  père ,  est-ce  que  vous  en  voulez  tou- 
jours autant?... 

Elle  s'arrêta,  n'osant  aller  plus  loin. 

—  A  qui?  demanda- t-il. 

—  A  ce  pauvre  Marius? 

Il  souleva  sa  vieille  tête,  posa  son  poing 
amaigri  et  ridé  sur  la  table ,  et  cria  de  son  ac- 
cent le  plus  irrité  et  le  plus  vibrant  : 

—  Pauvre  Marius ,  vous  dites  !  Ce  monsieur 
est  un  drôle,  un  mauvais  gueux ,  un  petit  vani- 
teux ingrat,  sans  coeur,  sans  âme,  un  orgueil- 
leux, un  méchant  homme! 

Et  il  se  détourna  pour  que  sa  fille  ne  vît  pas 
une  larme  qu'il  avait  dans  les  yeux. 

Trois  jours  après,  il  sortit  d'un  silence  qui 
durait  depuis  quatre  heures  pour  dire  à  sa  fille 
à  brûle-pourpoint  : 

—  J'avais  eu  l'honneur  de  prier  mademoiselle 
Gillenormand  de  ne  jamais  m'en  parler. 


66  LES  MISÉRABLES. 

La  tante  Gillenormand  renonça  à  toute  ten- 
tative et  porta  ce  diagnostic  profond  :  —  Mon 
père  n'a  jamais  beaucoup  aimé  ma  sœur  depuis 
sa  sottise.  Il  est  clair  qu'il  déteste  Marius. 

«  Depuis  sa  sottise  »  signifiait  :  depuis  qu'elle 
avait  épousé  le  colonel. 

Du  reste,  comme  on  a  pu  le  conjecturer,  ma- 
demoiselle Gillenormand  avait  échoué  dans  sa 
tentative  de  substituer  son  favori,  l'officier  de 
lanciers,  à  Marius.  Le  remplaçant  Théodule 
n'avait  point  réussi.  M.  Gillenormand  n'avait 
pas  accepté  le  quiproquo.  Le  vide  du  cœur  ne 
s'accommode  point  d'un  bouche-trou.  Théodule, 
de  son  côté,  tout  en  flairant  l'héritage,  répu- 
gnait à  la  corvée  de  plaire.  Le  bonhomme 
ennuyait  le  lancier,  et  le  lancier  choquait  le 
bonhomme.  Le  lieutenant  Théodule  était  gai 
sans  doute,  mais  bavard;  frivole,  mais  vul- 
gaire; bon  vivant,  mais  de  mauvaise  compa- 
gnie; il  avait  des  maîtresses,  c'est  vrai,  et  il 
en  parlait  beaucoup,  c'est  vrai  encore;  mais  il 
en  parlait  mal.  Toutes  ses  qualités  avaient  un 
défaut.  M.  Gillenormand  était  excédé  de  l'en- 
tendre conter  les  bonnes  fortunes  quelconques 
qu'il  avait  autour  de  sa  caserne  rue  de  Baby- 


LE  VIEUX  COEUR,  ETC.  G7 

lone.  Et  puis  le  lieutenant  Gillenormand  venait 
quelquefois  en  uniforme  avec  la  cocarde  trico- 
lore. Ceci  le  rendait  tout  bonnement  impossible. 
Le  père  Gillenormand  avait  fini  par  dire  à  sa 
fille  :  —  J'en  ai  assez,  du  Théodule.  J'ai  peu  de 
goût  pour  les  gens  de  guerre  en  temps  de  paix. 
Reçois-le  si  tu  veux.  Je  ne  sais  pas  si  je  n'aime 
pas  mieux  encore  les  sabreurs  que  les  traîneurs 
de  sabre.  Le  cliquetis  des  lames  dans  la  ba- 
taille est  moins  misérable,  après  tout,  que  le 
tapage  des  fourreaux  sur  le  pavé.  Et  puis,  se 
cambrer  comme  un  matamore  et  se  sangler 
comme  une  femmelette,  avoir  un  corset  sous 
une  cuirasse,  c'est  être  ridicule  deux  fois.  Quand 
on  est  un  véritable  homme,  on  se  tient  à  égale 
distance  de  la  fanfaronnade  et  de  la  mièvrerie. 
Ni  fier-a-bras,  ni  joli  cœur.  Garde  ton  Théodule 
pour  toi. 

Sa  fille  eut  beau  lui  dire  :  —  C'est  pourtant 
votre  petit-neveu,  —  il  se  trouva  que  M.  Gille- 
normand, qui  était  grand-père  jusqu'au  bout 
des  ongles,  n'était  pas  grand-oncle  du  tout. 

Au  fond,  comme  il  avait  de  l'esprit  et  qu'il 
comparait,  Théodule  n'avait  servi  qu'à  lui  faire 
mieux  regretter  Marius. 


68  LES  MISÉRABLES. 

Un  soir,  c'était  le  4  juin,  ce  qui  n'empêchait 
pas  que  le  père  Gillenormand  n'eût  un  très  bon 
feu  dans  sa  cheminée,  il  avait  congédié  sa  fille 
qui  cousait  dans  la  pièce  voisine.  Il  était  seul 
dans  sa  chambre  à  bergerades,  les  pieds  sur  ses 
chenets,  à  demi-enveloppé  clans  son  vaste  para- 
vent de  coromandel  à  neuf  feuilles,  accoudé  à 
sa  table  où  brûlaient  deux  bougies  sous  un 
abat-jour  vert,  englouti  dans  son  fauteuil  de 
tapisserie,  un  livre  à  la  main,  mais  ne  lisant 
pas.  Il  était  vêtu,  selon  sa  mode,  en  incroyable, 
et  ressemblait  à  un  antique  portrait  de  Garât. 
Cela  l'eût  fait  suivre  dans  les  rues,  mais  sa  fille 
le  couvrait  toujours  lorsqu'il  sortait  d'une  vaste 
douillette  d'évêque,  qui  cachait  ses  vêtements. 
Chez  lui,  excepté  pour  se  lever  et  se  coucher,  il 
ne  portait  jamais  de  robe  de  chambre.  —  Gela 
donne  Vair  vieux,  disait-il. 

Le  père  Gillenormand  songeait  à  Marins 
amoureusement  et  amèrement;  et,  comme  d'or- 
dinaire ,  l'amertume  dominait.  Sa  tendresse 
aigrie  finissait  toujours  par  bouillonner  et  par 
tourner  en  indignation.  Il  en  était  à  ce  point  où 
l'on  cherche  à  prendre  son  parti  et  à  accepter 
ce  qui  déchire.  Il  était  en  train  de  s'expliquer 


LE  VIEUX  COEUR,  ETC.  09 

qu'il  n'y  avait  maintenant  plus  de  raison  pour 
que  Marius  revînt,  que  s'il  avait  dû  revenir,  il 
l'aurait  déjà  fait,  qu'il  fallait  y  renoncer.  Il 
essayait  de  s'habituer  à  l'idée  que  c'était  fini,  et 
qu'il  mourrait  sans  revoir  «  ce  monsieur.  »  Mais 
toute  sa  nature  se  révoltait  ;  sa  vieille  paternité 
n'y  pouvait  consentir.  —  Quoi!  disait-il,  c'était 
son  refrain  douloureux,  il  ne  reviendra  pas  !  Sa 
tête  chauve  était  tombée  sur  sa  poitrine ,  et  il 
fixait  vaguement  sur  la  cendre  de  son  foyer  un 
regard  lamentable  et  irrité. 

Au  plus  profond  de  cette  rêverie,  son  vieux 
domestique,  Basque,  entra  et  demanda  : 

—  Monsieur  peut-il  recevoir  monsieur  Ma- 
rius? 

Le  vieillard  se  dressa  sur  son  séant;  blême 
et  pareil  à  un  cadavre  qui  se  lève  sous  une  se- 
cousse galvanique.  Tout  son  sang  avait  reflué 
à  son  cœur.  Il  bégaya  : 

—  Monsieur  Marius  quoi? 

—  Je  ne  sais  pas,  répondit  Basque,  intimide 
et  décontenancé  par  l'air  du  maître,  je  ne  l'ai 
pas  vu.  C'est  Nicolettc  qui  vient  de  me  dire  :  il 
y  a  là  un  jeune  homme,  dites  que  c'est  monsieur 
Marius. 


70  LES  MISÉRABLES. 

Le  père  Gillenormand  balbutia  à  voix  basse  : 

—  Faites  entrer. 

Et  il  resta  dans  la  même  attitude,  la  tête  bran- 
lante, l'œil  fixé  sur  la  porte.  Elle  se  rouvrit.  Un 
jeune  homme  entra.  C'était  Marius, 

Marius  s'arrêta  à  la  porte  comme  attendant 
qu'on  lui  dît  d'entrer. 

Son  vêtement  presque  misérable  ne  s'aperce- 
vait pas  dans  l'obscurité  que  faisait  l'abat-jour. 
On  ne  distinguait  que  son  visage  calme  et  grave, 
mais  étrangement  triste. 

Le  père  Gillenormand ,  hébété  de  stupeur  et 
de  joie,  resta  quelques  instants  sans  voir  autre 
chose  qu'une  clarté  comme  lorsqu'on  est  devant 
une  apparition.  Il  était  prêt  à  défaillir  ;  il 
apercevait  Marius  à  travers  un  éblouissement. 
C'était  bien  lui,  c'était  bien  Marius  ! 

Enfin!  après  quatre  ans!  Il  le  saisit,  pour 
ainsi  dire,  tout  entier  d'un  coup  d'œil.  Il  le 
trouva  beau,  noble,  distingué,  grandi,  homme 
fait,  l'attitude  ccnvenable,  l'air  charmant.  Il 
eut  envie  d'ouvrir  les  bras,  de  l'appeler,  de 
se  précipiter ,  ses  entrailles  se  fondirent  en 
ravissement,  les  paroles  affectueuses  le  gon- 
•nt  et  débordaient  de  sa  poitrine  ;  enfin  toute 


LE  VIEUX  COEUR,  ETC.  71 

cette  tendresse  se  fit  jour  et  lui  arriva  aux 
lèvres ,  et ,  par  le  contraste  qui  était  le  fond  de 
sa  nature ,  il  en  sortit  une  dureté.  Il  dit  brus- 
quement : 

—  Qu'est-ce  que  vous  venez  faire  ici? 
Marius  répondit  avec  embarras  : 

—  Monsieur... 

Monsieur  Gillenormand  eût  voulu  que  Marius 
se  jetât  dans  ses  bras.  Il  fut  mécontent  de  Ma- 
rius et  de  lui-même.  Il  sentit  qu'il  était  brusque 
et  que  Marius  était  froid.  C'était  pour  le  bon- 
homme une  insupportable  et  irritante  anxiété  de 
se  sentir  si  tendre  et  si  éploré  au  dedans  et  de 
ne  pouvoir  être  que  dur  au  dehors.  L'amertume 
lui  revint.  Il  interrompit  Marius  avec  un  accent 
bourru  : 

—  Alors  pourquoi  venez-vous? 

Cet  alors  signifiait  :  Si  vous  ne  venez  pas  m  em- 
brasser. Marius  regarda  son  aïeul  à  qui  la  pâleur 
faisait  un  visage  de  marbre. 

—  Monsieur... 

Le  vieillard  reprit  d'une  voix  sévère  : 

—  Venez-vous  me  demander  pardon?  avez- 
vous  reconnu  vos  torts  ? 

Il  croyait  mettre  Marius  sur  la  voie  et  que 


72  LES  MISÉRABLES. 

«  l'enfant  »  allait  fléchir.  Marius  frissonna; 
c'était  le  désaveu  de  son  père  qu'on  lui  deman- 
dait; il  baissa  les  yeux  et  répondit  : 

—  Non,  monsieur. 

—  Et  alors ,  s'écria  impétueusement  le  vieil- 
lard avec  une  douleur  poignante  et  pleine  de 
colère,  qu'est-ce  que  vous  me  voulez? 

Marius  joignit  les  mains,  fit  un  pas  et  dit 
d'une  voix  faible  et  qui  tremblait  : 

—  Monsieur,  ayez  pitié  de  moi. 

Ce  mot  remua  M.  Gillenormand  ;  dit  plus  tôt, 
il  l'eût  attendri,  mais  il  venait  trop  tard.  L'aïeul 
se  leva  ;  il  s'appuyait  sur  sa  canne  de  ses  deux 
mains,  ses  lèvres  étaient  blanches,  son  front 
vacillait ,  mais  sa  haute  taille  dominait  Marius 
incliné. 

—  Pitié  de  vous,  monsieur!  C'est  l'adolescent 
qui  demande  de  la  pitié  au  vieillard  de  quatre- 
vingt-onze  ans  !  Vous  entrez  dans  la  vie ,  j'en 
sors  ;  vous  allez  au  spectacle,  au  bal,  au  café, 
au  billard,  vous  avez  de  l'esprit,  vous  plaisez 
aux  femmes,  vous  êtes  joli  garçon,  moi  je  crache 
en  plein  été  sur  mes  tisons  ;  vous  êtes  riche  des 
seules  richesses  qu'il  y  ait,  moi  j'ai  toutes  les 
pauvretés  de  la  vieillesse;  l'infirmité,  l'isole- 


LE  VIEUX  COEUR,  ETC.  73 

ment!  Vous  avez  vos  trente-deux  dents,  un  bon 
estomac ,  l'œil  vif,  la  force ,  l'appétit ,  la  santé , 
la  gaîté,  une  forêt  de  cheveux  noirs,  moi  je  n'ai 
même  plus  de  cheveux  blancs  ;  j'ai  perdu  mes 
dents,  je  perds  mes  jambes,  je  perds  la  mémoire, 
il  y  a  trois  noms  de  rues  que  je  confonds  sans 
cesse,  la  rue  Chariot,  la  rue  du  Chaume,  et  la 
rue  Saint-Claude,- j'en  suis  là;  vous  avez  devant 
vous  tout  l'avenir  plein  de  soleil ,  moi  je  com- 
mence à  n'y  plus  voir  goutte,  tant  j'avance  dans 
la  nuit  ;  vous  êtes  amoureux ,  ça  va  sans  dire , 
moi  je  ne  suis  aimé  de  personne  au  monde,  et 
vous  me  demandez  de  la  pitié  !  Parbleu,  Molière 
a  oublié  ceci.  Si  c'est  comme  cela  que  vous  plai- 
santez au  palais,  messieurs  les  avocats,  je  vous 
fais  mon  sincère  compliment.  Vous  êtes  drôles. 
Et  l'octogénaire,  reprit  d'une  voix  courroucée 
et  grave  : 

—  Ah  çà,  qu'est-ce  que  vous  me  voulez? 

—  Monsieur,  dit  Marius,  je  sais  que  ma  pré- 
sence vous  déplaît ,  mais  je  viens  seulement 
pour  vous  demander  une  chose,  et  puis  je  vais 
m'en  aller  tout  de  suite. 

—  Vous  êtes  un  sot  !  dit  le  vieillard.  Qui  est-ce 
qui  vous  dit  de  vous  en  aller? 


LES  MISERABLES. 


Ceci  était  la  traduction  de  cette  parole  tendre 
qu'il  avait  au  fond  du  cœur  :  Mais  demande-mol 
donc  pardon!  Jette-toi  donc  à  mon  cou!  M.  Gille- 
normand  sentait  que  Marius  allait  dans  quel- 
ques instants  le  quitter,  que  son  mauvais  accueil 
le  rebutait,  que  sa  dureté'  le  chassait;  il  se  disait 
tout  cela,  et  sa  douleur  s'en  accroissait;  et 
comme  sa  douleur  se  tournait  immédiatement 
en  colère,  sa  dureté  en  augmentait.  Il  eût  voulu 
que  Marius  comprît,  et  Marius  ne  comprenait 
pas;  ce  qui  rendait  le  bonhomme  furieux.  Il 
reprit  : 

—  Comment!  vous  m'avez  manqué,  à  moi, 
votre  grand-père,  vous  avez  quitté  ma  maison 
pour  aller  on  ne  sait  où,  vous  avez  désolé  votre 
tante,  vous  avez  été,  cela  se  devine,  c'est  plus 
commode,  mener  la  vie  de  garçon,  faire  le  mus- 
cadin, rentrer  à  toutes  les  heures,  vous  amuser, 
vous  ne  m'avez  pas  donné  signe  do  vie,  vous 
avez  mit  des  dettes  sans  môme  me  dire  de  les 
payer,  vous  vous  êtes  fait  casseur  de  vitres  et 
tapageur,  et,  au  bout  de  quatre  ans,  vous  venez 
chez  moi,  et  vous  n'avez  pas  autre  chose  à  me 
dire  que  cela  ! 

Cette  façon  violente  de  pousser  le  petit-fils  à 


LE  VIEUX  COEUR,  ETC.  7,'i 

la  tendresse  ne  produisit  que  le  silence  de  Ma- 
rius.  M.  Gillenormand  croisa  les  bras,  geste 
qui,  chez  lui,  était  particulièrement  impérieux, 
et  apostropha  Marius  amèrement  : 

—  Finissons.  Vous  venez  me  demander  quel- 
que chose,  dites-vous?  Eh  bien  quoi?  qu'est-ce? 
parlez. 

—  Monsieur,  dit  Marius  avec  le  regard  d'un 
homme  qui  sent  qu'il  va  tomber  dans  un  préci- 
pice, je  viens  vous  demander  la  permission  de 
me  marier. 

M.  Gillenormand  sonna.  Basque  entrouvrit 
la  porte. 

—  Faites  venir  ma  tille. 

Une  seconde  après,  la  porte  se  rouvrit,  made- 
moiselle Gillenormand  n'entra  pas,  mais  se 
montra;  Marius  était  debout,  muet,  les  bras 
pendants,  avec  une  figure  de  criminel;  M.  Gil- 
lenormand allait  et  venait  en  long  et  en  large 
dans  la  chambre.  Il  se  tourna  vers  sa  fille  et 
lui  dit  : 

—  Rien.  C'est  monsieur  Marius.  Dites-lui 
bonjour.  Monsieur  veut  se  marier.  Voilà.  Allez- 
vous-en. 

Le  son  de  voix  bref  et  rauquc  du  vieillard 


76  LES  MISÉRABLES. 

annonçait  une  étrange  plénitude  d'emportement. 
La  tante  regarda  Marius  d'un  air  effaré,  parut 
à  peine  le  reconnaître,  ne  laissa  pas  échapper 
un  geste  ni  une  syllabe  et  disparut  au  souffle  de 
son  père  plus  vite  qu'un  fétu  devant  l'ouragan. 

Cependant  le  père  Gillenormand  était  revenu 
s'adosser  à  la  cheminée. 

—  Vous  marier!  à  vingt  et  un  ans!  Vous 
avez  arrangé  cela  !  Vous  n'avez  plus  qu'une  per- 
mission à  demander!  une  formalité.  Asseyez- 
vous,  monsieur.  Eh  bien,  vous  avez  eu  une 
révolution  depuis  que  je  n'ai  eu  l'honneur  de 
vous  voir.  Les  jacobins  ont  eu  le  dessus.  Vous 
avez  dû  être  content.  N'êtes- vous  pas  républi- 
cain depuis  que  vous  êtes  baron?  Vous  accom- 
modez cela.  La  république  fait  une  sauce  à  la 
baronnie.  Êtes-vous  décoré  de  Juillet?  avez- 
vous  un  peu  pris  le  Louvre,  monsieur?  Il  y  a 
ici  tout  près,  rue  Saint-Antoine,  vis-à-vis  la  rue 
des  Nonaindières,  un  boulet  incrusté  dans  le 
mur  au  troisième  étage  d'une  maison  avec  cette 
inscription  :  28  juillet  1830.  Allez  voir  cela. 
Cela  fait  bon  effet.  Ah,  ils  font  de  jolies  choses, 
vos  amis  !  A  propos,  ne  font-ils  pas  une  fontaine 
à  la  place  du  monument  de  monsieur  le  duc  de 


LE  VIEUX  COEUR,  F.TC.  77 

Berry?  Ainsi  vous  voulez  vous  marier?  à  qui? 
peut-on  sans  indiscrétion  demander  à  qui? 

Il  s'arrêta,  et,  avant  que  Marius  eût  eu  le 
temps  de  répondre,  il  ajouta  violemment  : 

—  Ah  çà,  vous  avez  un  état  ?  une  fortune  faite? 
combien  gagnez-vous  dans  votre  métier  d'avo- 
cat? 

—  Rien,  dit  Marius  avec  une  sorte  de  fer- 
meté et  de  résolution  presque  farouche. 

—  Rien?  vous  n'avez  pour  vivre  que  les  douze 
cents  livres  que  je  vous  fais? 

Marius  ne  répondit  point.  M.  Gillenormand 
continua  : 

-  Alors,  je  comprends,  c'est  que  la  fille  est 
riche? 

—  Comme  moi. 

—  Quoi  !  pas  de  dot? 

—  Non. 

—  Des  espérances? 

—  Je  ne  crois  pas. 

—  Toute  nue!  et  qu'est-ce  que  c'est  que  le 
père? 

—  Je  no  sais  pas. 

—  Et  comment  s'appelle-t-ellc  ! 

—  Mademoiselle  Fauchelevent. 


78  LES  MISÉRABLES. 

—  Fauchequoi? 

—  Fauchelevent. 

—  Pttt!  fit  le  vieillard. 

—  Monsieur!  s'écria  Marius. 

M.  Gillenormand  l'interrompit  du  ton  d'un 
homme  qui  se  parle  à  lui-même. 

—  C'est  cela,  vingt  et  un  ans,  pas  d'état,  douze 
cents  livres  par  an,  madame  la  baronne  Pont- 
mercy  ira  acheter  deux  sous  de  persil  chez  la 
fruitière. 

—  Monsieur,  reprit  Marius  dans  l'égarement 
de  la  dernière  espérance  qui  s'évanouit,  jo  vous 
en  supplie!  je  vous  en  conjure,  au  nom  du  ciel, 
à  mains  jointes,  monsieur,  je  me  mets  à  vos 
pieds,  permettez-moi  de  l'épouser  ! 

Le  vieillard  poussa  un  éclat  de  rire  stridenl 
et  lugubre  à  travers  lequel  il  toussait  et  par- 
lait. 

—  Ah!  ah!  ah!  vous  vous  êtes  dit  :  pardine! 
je  vais  aller  trouver  cette  vieille  perruque,  cette 
absurde  ganache!  Quel  dommage  que  je  n'aie 
pas  mes  vingt-cinq  ans!  comme  je  te  vous  lui 
flanquerais  une  bonne  sommation  respectueuse  ! 
comme  je  me  passerais  de  lui!  C'est  égal,  je  lui 
dirai  :  Vieux  crétin,  tu  es  trop  heureux  de  me 


LE  VIEUX  COEUR,  ETC.  79 

voir,  j'ai  envie  de  me  marier,  j'ai  envie  d'ëpou- 
ser  mamselle  n'importe  qui,  fille  de  monsieur 
n'importe  quoi,  je  n'ai  pas  de  souliers,  elle  n'a 
pas  de  chemise,  ça  va,  j'ai  envie  de  jeter  à  l'eau 
ma  carrière,  mon  avenir,  ma  jeunesse,  ma  vie, 
j'ai  envie  de  faire  un  plongeon  dans  la  misère 
avec  une  femme  au  cou ,  c'est  mon  idée,  il  faut 
que  tu  y  consentes  !  et  le  vieux  fossile  consen- 
tira. Va,  mon  garçon,  comme  tu  voudras,  atta- 
che-toi ton  pavé,  épouse  ta  Pousselevent,  ta 
Coupelevent...  — Jamais,  monsieur!  jamais! 

—  Mon  père... 

—  Jamais  ! 

A  l'accent  dont  ce  «  jamais  »  fut  prononcé, 
Marius  perdit  tout  espoir.  Il  traversa  la  cham- 
bre à  pas  lents,  la  tête  ployée,  chancelant,  plus 
semblable  encore  à  quelqu'un  qui  se  meurt  qu'à 
quelqu'un  qui  s'en  va.  M.  Gillenormand  le  sui- 
vait des  yeux,  et,  au  moment  où  la  porte  s'ou- 
trait et  où  Marius  allait  sortir,  il  fit  quatre 
pas  avec  cette  vivacité  sénile  des  vieillards 
impétueux  et  gâtés,  saisit  Marius  au  collet, 
le  ramena  énergiquement  dans  la  chambre,  le 
jeta  dans  un  fauteuil,  et  lui  dit  : 

—  Conte-moi  ca! 


80  LES  MISÉRABLES. 

C'était  ce  seul  mot,  mon  père,  échappé  à  Ma- 
rius,  qui  avait  fait  cette  révolution. 

Marius  le  regarda  égaré.  Le  visage  mobile  de 
M.  Gillenormand  n'exprimait  plus  rien  qu'une 
rude  et  ineffable  bonhomie.  L'aïeul  avait  fait 
place  au  grand-père. 

— Allons,  voyons,  parle,  conte-moi  tes  amou- 
rettes, jabote,  dis-moi  tout!  Sapristi!  que  les 
jeunes  gens  sont  bêtes! 

—  Mon  père,  reprit  Marius... 

Toute  la  face  du  vieillard  s'illumina  d'un  indi- 
cible rayonnement. 

—  Oui,  c'est  ça,  appelle-moi  ton  père,  et  tu 
verras  ! 

Il  y  avait  maintenant  quelque  chose  de  si 
bon,  de  si  doux,  de  si  ouvert,  de  si  paternel 
en  cette  brusquerie,  que  Marius,  dans  ce  pas- 
sage subit  du  découragement  à  l'espérance,  en 
fut  comme  étourdi  et  enivré.  Il  était  assis 
près  de  la  table,  la  lumière  des  bougies  fai- 
sait saillir  le  délabrement  de  son  costume  que 
le  père  Gillenormand  considérait  avec  étonne- 
ment. 

—  Eh  bien,  mon  père,  dit  Marius... 

—  Ah  çà,  interrompit  M.  Gillenormand,  tu 


LE  VIEUX  COEUR,  ETC.  81 

n'as  donc  vraiment  pas  le  sou?  Tu  es  mis  comme 
un  voleur. 

Il  fouilla  dans  un  tiroir,  et  y  prit  une  bourse 
qu'il  posa  sur  la  table  : 

—  Tiens,  voilà  cent  louis,  achète-toi  un  cha- 
peau. 

—  Mon  père ,  poursuivit  Marius ,  mon  bon 
père,  si  vous  saviez!  je  l'aime.  Vous  ne  vous 
figurez  pas,  la  première  fois  que  je  l'ai  vue, 
c'était  au  Luxembourg  ,  elle  y  venait  ;  au  com- 
mencement je  n'y  faisais  pas  grande  attention, 
et  puis  je  ne  sais  pas  comment  cela  s'est  fait, 
j'en  suis  devenu  amoureux.  Oh!  comme  cela 
m'a  rendu  malheureux  !  Enfin  je  la  vois  mainte- 
nant, tous  les  jours,  chez  elle,  son  père  ne  sait 
pas,  imaginez  qu'ils  vont  partir,  c'est  dans  le 
jardin  que  nous  nous  voyons,  le  soir,  son  père 
veut  l'emmener  en  Angleterre,  alors  je  me  suis 
dit  :  je  vais  aller  voir  mon  grand-père  et  lui 
conter  la  chose.  Je  deviendrais  fou  d'abord,  je 
mourrais,  je  ferais  une  maladie,  je  me  jetterais 
à  l'eau.  Il  faut  absolument  que  je  l'épouse 
puisque  je  deviendrais  fou.  Enfin  voilà  toute  la 
vérité.  Je  ne  crois  pas  que  j'aie  oublié  quelque 
chose.  Elle  demeure  dans  un  jardin  où  il  y  a 


8-2  LES  MISÉRABLES. 

une  grille,  rue  Plumet.  C'est  du  côté  des  Inva- 
lides. 

Le  père  Gillenormand  s'était  assis  radieux 
près  de  Marius.  Tout  en  l'écoutant  et  en  savou- 
rant le  son  de  sa  voix,  il  savourait  en  même 
temps  une  longue  prise  de  tabac.  A  ce  mot,  rue 
Plumet,  il  interrompit  son  aspiration  et  laissa 
tomber  le  reste  de  son  tabac  sur  ses  genoux. 

—  Rue  Plumet!  tu  dis  rue  Plumet? — Voyons 
donc  !  —  N'y  a-t-il  pas  une  caserne  par  là?  — 
Mais  oui,  c'est  ça.  Ton  cousin  Théodule  m'en 
a  parlé.  Le  lancier,  l'officier.  —  Une  fillette, 
mon  bon  ami,  une  fillette!  —  Pardieu  oui,  rue 
Plumet.  C'est  ce  qu'on  appelait  autrefois  la  rue 
Blomet.  —  Voilà  que  ça  me  revient.  J'en  ai 
entendu  parler  de  cette  petite  de  la  grille  de  la 
rue  Plumet.  Dans  un  jardin.  Une  Paméla.  Tu 
n'as  pas  mauvais  goût.  On  la  dit  proprette. 
Entre  nous,  je  crois  que  ce  dadais  de  lancier 
lui  a  fait  un  peu  la  cour.  Je  ne  sais  pas  jus- 
qu'où cela  a  été.  Enfin  ça  ne  fait  rien.  D'ailleurs 
il  ne  faut  pas  le  croire.  Il  se  vante.  Marius!  je 
trouve  ça  très  bien  qu'un  jeune  homme  comme 
toi  soit  amoureux.  C'est  de  ton  âge.  Je  t'aime 
mieux  amoureux  que  jacobin.  Je  t'aime  mieux 


LE  VIEUX  COEUK,  ETC.  83 

épris  d'un  cotillon,  sapristi!  de  vingt  cotillons, 
que  de  monsieur  de  Robespierre.  Pour  ma  part, 
je  me  rends  cette  justice  qu'en  fait  de  sans- 
culottes,  je  n'ai  jamais  aimé  que  les  femmes. 
Les  jolies  filles  sont  les  jolies  filles,  que  diable! 
il  n'y  a  pas  d'objection  à  ça.  Quant  à  la  petite, 
elle  te  reçoit  en  cachette  du  papa.  C'est  dans 
l'ordre.  J'ai  eu  des  histoires  comme  ça  moi 
aussi.  Plus  d'une.  Sais-tu  ce  qu'on  fait?  on  ne 
prend  pas  la  chose  avec  férocité  ;  on  ne  se  pré- 
cipite pas  dans  le  tragique  ;  on  ne  conclut  pas 
au  mariage  et  à  monsieur  le  maire  avec  son 
écharpe.  On  est  tout  bêtement  un  garçon  d'es- 
prit. On  a  du  bon  sens.  Glissez,  mortels,  n'épou- 
sez pas.  On  vient  trouver  le  grand-père  qui  est 
bonhomme  au  fond,  et  qui  a  bien  toujours  quel- 
ques rouleaux  de  louis  dans  un  vieux  tiroir  ;  on 
lui  dit  :  grand-père,  voilà.  Et  le  grand-père 
dit  :  c'est  tout  simple.  Il  faut  que  jeunesse  se 
passe  et  que  vieillesse  se  casse.  J'ai  été  jeune, 
tu  seras  vieux.  Va,  mon  garçon,  tu  rendras  ça  à 
ton  petit-fils.  Voilà  deux  cents  pistoles.  Amuse- 
toi,  mordi!  Rien  de  mieux!  c'est  ainsi  que  l'af- 
faire doit  se  passer.  On  n'épouse  point,  mais  ça 
n'empêche  pas.  Tu  me  comprends? 


84  LES  MISÉRABLES. 

Marius,  pétrifié  et  hors  d'état  d'articuler  une 
parole,  fit  de  la  tête  signe  que  non. 

Le  bonhomme  éclata  de  rire,  cligna  sa  vieille 
paupière,  lui  donna  une  tape  sur  le  genou ,  le 
regarda  entre  deux  yeux  d'un  air  mystérieux  et 
rayonnant,  et  lui  dit  avec  le  plus  tendre  des 
haussements  d'épaules  : 

—  Bêta!  fais-en  ta  maîtresse. 

Marius  pâlit.  Il  n'avait  rien  compris  à  tout  ce 
que  venait  de  dire  son  grand-père.  Ce  rabâ- 
chage de  rue  Blomet,  de  Paméla,  de  caserne, 
de  lancier,  avait  passé  devant  Marius  comme 
une  fantasmagorie.  Rien  de  tout  cela  ne  pou- 
vait se  rapporter  à  Cosette,  qui  était  un  lys.  Le 
bonhomme  divaguait.  Mais  cette  divagation 
avait  abouti  à  un  mot  que  Marius  avait  compris 
et  qui  était  une  mortelle  injure  à  Cosette.  Ce 
mot,  fais-en  ta  maîtresse,  entra  dans  le  cœur  du 
sévère  jeune  homme  comme  une  épée. 

Il  se  leva,  ramassa  son  chapeau  qui  était  à 
terre,  et  marcha  vers  la  porte  d'un  pas  assuré 
et  ferme.  Là  il  se  retourna,  s'inclina  profondé- 
ment devant  son  grand-père,  redressa  la  tête 
et  dit  : 

—  Il  y  a  cinq  ans,  vous  avez  outragé  moi, 


LE  VIEUX  COEUR,  ETC.  83 

père;  aujourd'hui,  vous  outragez  ma  femme.  Je 
ne  vous  demande  plus  rien,  monsieur.  Adieu. 

Le  père  Gillenormand,  stupéfait,  ouvrit  la 
bouche,  étendit  les  bras,  essaya  de  se  lever,  et 
avant  qu'il  eût  pu  prononcer  un  mot,  la  porte 
s  était  refermée  etMarius  avait  disparu. 

Le  vieillard  resta  quelques  instants  immobile 
et  comme  foudroyé,  sans  pouvoir  parler  ni  res- 
pirer, comme  si  un  poing  fermé  lui  serrait  le 
gosier.  Enfin  il  s'arracha  de  son  fauteuil,  cou- 
rut à  la  porte  autant  qu'on  peut  courir  à  quatre- 
vingt-onze  ans,  l'ouvrit,  et  cria  : 

—  Au  secours  !  au  secours  ! 

Sa  fille  parut,  puis  les  domestiques.  Il  reprit 
avec  un  râle  lamentable  : 

—  Courez  après  lui!  rattrapez-le!  qu'est-ce 
que  je  lui  ai  fait?  il  est  fou!  il  s'en  va!  Ah!  mon 
Dieu!  ah!  mon  Dieu!  cette  fois,  il  ne  reviendra 
plus  ! 

Il  alla  à  la  fenêtre  qui  donnait  sur  la  rue, 
l'ouvrit  de  ses  vieilles  mains  chevrotantes,  se 
pencha  plus  d'à  mi-corps  pendant  que  Basque 
et  Nicolettc  le  retenaient  par  derrière,  et  cria  : 

—  Marius!  Marius!  Marins!  Marius! 

Mais  Marius  ne  pouvait  déjeà  plus  entendre. 


86  LES  MISÉRABLES. 

et  tournait  en  ce  moment-là  même  l'angle  de  la 
rue  Saint-Louis. 

L'octogénaire  porta  deux  ou  trois  fois  ses 
deux  mains  à  ses  tempes  avec  une  expression 
d'angoisse,  recula  en  chancelant  et  s'affaissa 
sur  un  fauteuil,  sans  pouls,  sans  voix,  sans 
larmes,  branlant  la  tête  et  agitant  les  lèvres 
d'un  air  stupide,  n'ayant  plus  rien  dans  les  yeux 
et  dans  le  cœur  que  quelque  chose  de  morne  et 
de  profond  qui  ressemblait  à  la  nuit. 


LIVRE   NEUVIEME 


OU    VONT- ILS? 


Jean  Valjean 


Ce  même  jour,  vers  quatre  heures  de  l'après- 
midi,  Jean  Valjean  était  assis  seul  sur  le  revers 
de  l'un  des  talus  les  plus  solitaires  du  Champ  de 
Mars.  Soit  prudence,  soit  désir  de  se  recueillir, 
soit  tout  simplement  par  suite  d'un  de  ces  insen- 
sibles changements  d'habitudes  qui  s'introdui- 
sent peu  à  peu  dans  toutes  les  existences,  il 
sortait  maintenant  assez  rarement  avec  Cosette. 
Il  avait  sa  veste  d'ouvrier,  et  un  pantalon  de 
toile  grise;  et  sa  casquette  à  longue  visière  lui 
cachait  le  visage.  Il  était  à  présent  calme  et  heu- 
reux du  côté  de  Cosette  ;  ce  qui  l'avait  quelque 
temps  effrayé  et  troublé   s'était  dissipé;  mais 


90  LES  MISERABLES. 

depuis  une  semaine  ou  deux,  des  anxiétés  d'une 
autre  nature  lui  étaient  venues.  Un  jour,  en  se 
promenant  sur  le  boulevard,  il  avait  aperçu 
Thénardier  ;  grâce  à  son  déguisement,  Thénar- 
dier  ne  l'avait  point  reconnu  ;  mais  depuis  lors 
Jean  Valjean  l'avait  revu  plusieurs  fois,  et  il 
avait  maintenant  la  certitude  que  Thénardier 
rôdait  dans  le  quartier.  Ceci  avait  suffi  pour  lui 
faire  prendre  un  grand  parti.  Thénardier  là, 
c'étaient  tous  les  périls  à  la  fois.  En  outre  Paris 
n'était  pas  tranquille  ;  les  troubles  politiques 
offraient  cet  inconvénient  pour  quiconque  avait 
quelque  chose  à  cacher  dans  sa  vie  que  la  police 
était  devenue  très  inquiète  et  très  ombrageuse, 
et  qu'en  cherchant  à  dépister  un  homme  comme 
Pépin  ou  Morey,  elle  pouvait  fort  bien  décou- 
vrir un  homme  comme  Jean  Valjean.  Jean  Val- 
jean s'était  décidé  à  quitter  Paris,  et  même  la 
France,  et  à  passer  en  Angleterre.  Il  avait  pré- 
venu Cosettc.  Avant  huit  jours  il  voulait  être 
parti.  Il  s'était  assis  sur  le  talus  du  Champ  de 
Mars,  roulant  dans  son  esprit  toutes  sortes  de 
pensées,  Thénardier,  la  police,  le  voyage,  et  la 
difficulté  de  se  procurer  un  passeport. 
A  tous  ces  points  de  vue,  il  était  soucieux. 


JEAN  VAUEAN.  91 

Enfin,  un  fait  inexplicable  qui  venait  de  le 
frapper,  et  dont  il  était  encore  tout  chaud,  avait 
ajouté  à  son  éveil.  Le  matin  de  ce  même  jour, 
seul  levé  dans  la  maison,  et  se  promenant  dans 
le  jardin  avant  que  les  volets  de  Cosette  fussent 
ouverts,  il  avait  aperçu  tout  à  coup  cette  ligne 
gravée  sur  la  muraille ,  probablement  avec  un 
clou  : 

16,  rue  de  la  Verrerie. 

Cela  était  tout  récent,  les  entailles  étaient 
blanches  dans  le  vieux  mortier  noir,  une  touffe 
d'ortie  au  pied  du  mur  était  poudrée  de  fin  plâtre 
frais.  Cela  probablement  avait  été  écrit  là  dans 
la  nuit.  Qu'était-ce?  une  adresse?  un  signal  pour 
d'autres?  un  avertissement  pour  lui?  Dans  tous 
les  cas,  il  était  évident  que  le  jardin  était  violé, 
et  que  des  inconnus  y  pénétraient.  Il  se  rappela 
les  incidents  bizarres  qui  avaient  déjà  alarmé  la 
maison.  Son  esprit  travailla  sur  ce  canevas.  Il 
se  garda  bien  de  parler  à  Cosette  de  la  ligne 
écrite  sur  le  mur,  de  peur  de  l'effrayer. 

Au  milieu  de  ces  préoccupations,  il  s'aperçut, 
à  une  ombre  que  le  soleil  projetait,  que  quel- 
qu'un venait  de  s'arrêter  sur  la  crête  du  talus 
immédiatement  derrière  lui.  Il  allait  se  retour- 


92  LES  M1SÉIIABLES. 

ner,  lorsqu'un  papier  plié  en  quatre  tomba  sur 
ses  genoux,  comme  si  une  main  l'eût  lâché  au 
dessus  de  sa  tête.  Il  prit  le  papier,  le  déplia  et  y 
lut  ce  mot  écrit  en  grosses  lettres  au  crayon  : 

DÉMÉNAGEZ. 

Jean  Valjean  se  leva  vivement,  il  n'y  avait 
plus  personne  sur  le  talus  ;  il  chercha  autour  de 
lui  et  aperçut  une  espèce  d'être  plus  grand  qu'un 
enfant,  plus  petit  qu'un  homme,  vêtu  d'une 
blouse  grise  et  d'un  pantalon  de  velours  de  coton 
couleur  poussière,  qui  enjambait  le  parapet  et 
se  laissait  glisser  dans  le  fossé  du  Champ  de 
Mars. 

Jean  Valjean  rentra  chez  lui  sur-le-champ, 
tout  pensif. 


Il 


il3ns*ius 


Marius  était  parti  désolé  de  chez  M.  Gille- 
normand.  Il  y  était  entré  avec  une  'espérance 
bien  petite;  il  en  sortait  avec  un  désespoir  im- 
mense. 

Du  reste,  et  ceux  qui  ont  observé  les  com- 
mencements du  cœur  humain  le  comprendront, 
le  lancier,  l'officier,  le  dadais,  le  cousin  Théo- 
dule,  n'avait  laissé  aucune  ombre  dans  son  esprit. 
Pas  la  moindre.  Le  poète  dramatique  pourrait 
en  apparence  espérer  quelques  complications  de 
cette  révélation  faite  à  brûle-pourpoint  au  petit- 


94  LES  MISÉRABLES. 

fils  par  le  grand-père.  Mais  ce  que  le  drame  y 
gagnerait,  la  vérité  le  perdrait.  Marius  était 
dans  lage  où,  en  fait  de  mal,  on  ne  croit  rien  ; 
plus  tard  vient  l'âge  où  l'on  croit  tout.  Les  soup- 
çons ne  sont  autre  chose  que  des  rides.  La  pre- 
mière jeunesse  n'en  a  pas.  Ce  qui  bouleverse 
Othello,  glisse  sur  Candide.  Soupçonner  Cosette! 
Il  y  a  une  foule  de  crimes  que  Marius  eût  faits 
plus  aisément. 

Il  se  mit  à  marcher  dans  les  rues ,  ressource 
de  ceux  qui  souffrent.  Il  ne  pensa  à  rien  dont  il 
pût  se  souvenir.  A  deux  heures  du  matin  il  ren- 
tra chez  Courfeyrac  et  se  jeta  tout  habillé  sur 
son  matelas.  Il  faisait  grand  soleil  lorsqu'il  s'en- 
dormit de  cet  affreux  sommeil  pesant  qui  laisse 
aller  et  venir  les  idées  dans  le  cerveau.  Quand 
il  se  réveilla,  il  vit  debout  dans  la  chambre,  le 
chapeau  sur  la  tête  tout  prêts  à  sortir  et  très 
affairés,  Courfeyrac,  Enjolras,  Feuilly,  et  Com- 
beferre. 

Courfeyrac  lui  dit  : 

—  Viens-tu  à  l'enterrement  du  général  La- 
marque? 

Il  lui  sembla  que  Courfeyrac  parlait  chinois. 

Il  sortit  quelque  temps  après  eux.  Il  mit  dans 


MAR1US.  93 

sa  poche  les  pistolets  que  Javert  lui  avait  confiés 
lors  de  l'aventure  du  3  février  et  qui  étaient  res- 
tés entre  ses  mains.  Ces  pistolets  étaient  encore 
chargés.  Il  serait  difficile  de  dire  quelle  pensée 
obscure  il  avait  dans  l'esprit  en  les  emportant. 

Toute  la  journée  il  rôda  sans  savoir  où  ;  il 
pleuvait  par  instants,  il  ne  s'en  apercevait  point; 
il  acheta  pour  son  dîner  une  flûte  d'un  sou  chez 
un  boulanger,  la  mit  dans  sa  poche  et  l'oublia. 
Il  paraît  qu'il  prit  un  bain  dans  la  Seine  sans  en 
avoir  conscience.  Il  y  a  des  moments  où  l'on  a 
une  fournaise  sous  le  crâne.  Marius  était  dans 
un  de  ces  moments-là.  Il  n'espérait  plus  rien,  il 
ne  craignait  plus  rien  ;  il  avait  fait  ce  pas  depuis 
la  veille.  Il  attendait  le  soir  avec  une  impatience 
fiévreuse,  il  n'avait  plus  qu'une  idée  claire;  — 
c'est  qu'à  neuf  heures  il  verrait  Cosette.  Ce  der- 
nier bonheur  était  maintenant  tout  son  avenir  ; 
après,  l'ombre.  Par  intervalles,  tout  en  marchant 
sur  les  boulevards  les  plus  déserts,  il  lui  sem- 
blait entendre  dans  Paris  des  bruits  étranges. 
Il  sortait  la  tête  hors  de  sa  rêverie  et  disait  : 
Est-ce  qu'on  se  bat  ? 

A  la  nuit  tombante,  à  neuf  heures  précises, 
comme  il  l'avait  promis  à  Cosette,  il  était  rue 


96  LES  MISERABLES. 

Plumet.  Quand  il  approcha  de  la  grille,  il  ou- 
blia tout.  Il  y  avait  quarante-huit  heures  qu'il 
n'avait  vu  Cosette,  il  allait  la  revoir,  toute  autre 
pensée  s'effaça  et  il  n'eut  plus  qu'une  joie  inouïe 
et  profonde.  Ces  minutes  où  l'on  vit  des  siècles 
ont  toujours  cela  de  souverain  et  d'admirable 
qu'au  moment  où  elles  passent  elles  emplissent 
entièrement  lo  cœur. 

Marius  dérangea  la  grille  et  se  précipita  dans 
le  jardin.  Cosette  n'était  pas  à  la  place  où  elle 
l'attendait  d'ordinaire.  Il  traversa  le  fourré  et 
alla  à  l'enfoncement  près  du  perron.  —  Elle 
m'attend  là,  dit-il.  — Cosette  n'y  était  pas.  Il 
leva  les  yeux,  et  vit  que  les  volets  de  la  maison 
étaient  fermés.  Il  fit  le  tour  du  jardin,  le  jardin 
était  désert.  Alors  il  revint  à  la  maison,  et,  in- 
sensé d'amour,  ivre,  épouvanté,  exaspéré  de 
douleur  et  d'inquiétude ,  comme  un  maître  qui 
rentre  chez  lui  à  une  mauvaise  heure,  il  frappa 
aux  volets.  Il  frappa,  il  frappa  encore,  au  risque 
de  voir  la  fenêtre  s'ouvrir  et  la  face  sombre  du 
père  apparaître  et  lui  demander  :  que  voulez- 
vous?  Ceci  n'était  plus  rien  auprès  de  ce  qu'il 
entrevoyait.  Quand  il  eut  frappé,  il  éleva  la  voix 
et  appela  Cosette.  —  Cosette!  cria-t-il.  Cosette! 


MAKI  US.  97 

répéta-t-il  impérieusement.  On  ne  répondit  pas. 
C'était  fini.  Personne  dans  le  jardin;  personne 
dans  la  maison. 

Marius  fixa  ses  yeux  désespérés  sur  cette  mai- 
son lugubre,  aussi  noire,  aussi  silencieuse  et 
plus  vide  qu'une  tombe.  Il  regarda  le  banc  de 
pierre  où  il  avait  passé  tant  d'adorables  heures 
près  de  Cosette.  Alors  il  s'assit  sur  les  marches 
du  perron ,  le  cœur  plein  de  douceur  et  de  réso- 
lution, il  bénit  son  amour  dans  le  fond  de  sa 
pensée,  et  il  se  dit  que  puisque  Cosette  était  par- 
tie, il  n'avait  plus  qu'à  mourir. 

Tout  à  coup  il  entendit  une  voix  qui  parais- 
sait venir  de  la  rue  et  qui  criait  à  travers  les 
arbres  : 

—  Monsieur  Marius! 
Il  se  dressa. 

—  Hein?  dit-il. 

—  Monsieur  Marius,  etes-vouslà? 

—  Oui. 

—  Monsieur  Marius,  reprit  la  voix,  vos  amis 
vous  attendent  à  la  barricade  de  la  rue  de  la 
Chanvrerie. 

Cette  voix  ne  lui  était  pas  entièrement  incon- 
nue. Elle  ressemblait  à  la  voix  enrouée  et  rude 


98  LES  MISÉRABLES. 

d'Épouine.  Marius  courut  à  la  grille,  écarta  le 
barreau  mobile ,  passa  sa  tête  au  travers  et  vit 
quelqu'un,  qui  lui  parut  être  un  jeune  homme, 
s'enfoncer  en  courant  dans  le  crépuscule. 


III 


SI.  Jlnlieuf 


La  bourse  de  Jean  Valjean  fut  inutile  cà 
M.  Mabeuf.  M.  Mabeuf,  dans  sa  vénérable 
austérité  enfantine,  n'avait  point  accepté  le  ca- 
deau des  astres;  il  n'avait  point  admis  qu'une 
étoile  put  se  monnayer  en  louis  d'or.  Il  n'avait 
pas  deviné  que  ce  qui  tombait  du  ciel  venait  de 
Gavroche.  Il  avait  porté  la  bourse  au  commis- 
saire de  police  du  quartier,  comme  objet  perdu 
mis  par  le  trouveur  à  la  disposition  des  récla- 
mants. La  bourse  fut  perdue  en  eifet.  Il  va  sans 
dire  que  personne  ne  la  réclama,  et  elle  ne  se- 
courut point  M.  Mabeuf. 


ICO  LES  MISERABLES. 

Du  reste,  M.  Mabeuf  avait  continué  de  des- 
cendre. 

Les  expériences  sur  l'indigo  n'avaient  pas 
mieux  réussi  au  Jardin  des  Plantes  que  dans 
son  jardin  d'Austerlitz.  L'année  d'auparavant, 
il  devait  les  gages  de  sa  gouvernante  ;  mainte- 
nant, on  l'a  vu,  il  devait  les  termes  de  son  loyer. 
Le  mont-de-piété,  au  bout  de  treize  mois  écou- 
lés, avait  vendu  les  cuivres  de  sa  Flore.  Quel- 
que chaudronnier  en  avait  fait  des  casseroles. 
Ses  cuivres  disparus,  ne  pouvant  plus  compléter 
même  les  exemplaires  dépareillés  de  sa  Flore 
qu'il  possédait  encore,  il  avait  cédé  à  vil  prix  à 
un  libraire-brocanteur  planches  et  texte,  comme 
dé f et  s.  Il  ne  lui  était  plus  rien  resté  de  l'œuvre 
de  toute  sa  vie.  Il  se  mit  à  manger  l'argent  do 
ces  exemplaires.  Quand  il  vit  que  cette  chétive 
ressource  s'épuisait,  il  renonça  à  son  jardin  et 
le  laissa  en  friche.  Auparavant  et  longtemps 
auparavant,  il  avait  renoncé  aux  deux  œufs  et 
au  morceau  de  bœuf  qu'il  mangeait  de  temps  en 
temps.  Il  dînait  avec  du  pain  et  des  pommes  de 
terre.  Il  avait  vendu  ses  derniers  meubles,  puis 
tout  ce  qu'il  avait  en  double  en  fait  de  litterie, 
de  vêtements  et  de  couvertures,  puis  ses  her- 


M.  MABEUF.  101 

biers  et  ses  estampes;  mais  il  avait  encore  ses 
livres  les  plus  précieux,  parmi  lesquels  plu- 
sieurs d'une  haute  rareté,  entre  autres  les  Qua- 
drins  historiques  delà  Bible,  édition  de  15G0,  la 
Concordance  des  Bibles  de  Pierre  de  Besse,  les 
Marguerites  de  la  Marguerite  de  Jean  de  La  Haye 
avec  dédicace  à  la  reine  de  Navarre,  le  livre 
de  la  Charge  et  dignité  de  V ambassadeur  par  le 
sieur  de  Villiers  Hotman ,  un  Florilegium  rabbi- 
nicum  de  1644,  un  Tibulle  de  1567  avec  cette 
splendidc  inscription  :  Venetiis,  in  œdibus  Manu- 
tianis  ;  enfin  un  Diogène  Laerce,  imprimé  à 
Lyon  en  1644,  et  où  se  trouvaient  les  fameuses 
variantes  du  manuscrit  411,  treizième  siècle,  du 
Vatican,  et  celles  des  deux  manuscrits  de  Ve- 
nise, 393  et  394,  si  fructueusement  consultés 
par  Henri  Estienne,  et  tous  les  passages  en  dia- 
lecte dorique  qui  ne  se  trouvent  que  dans  le 
célèbre  manuscrit  du  douzième  siècle  de  la 
bibliothèque  de  Naples.  M.  Mabeuf  ne  faisait 
jamais  de  feu  dans  sa  chambre  et  se  couchait 
avec  le  jour  pour  ne  pas  brûler  de  chandelle.  Il 
semblait  qu'il  n'eût  plus  de  voisins ,  on  l'évitait 
quand  il  sortait;  il  s'en  apercevait.  La  misère 
d'un  enfant  intéresse  une  mère,  la  misère  d'un 


102  LES  MISÉRABLES. 

jeune  homme  intéresse  une  jeune  fille,  la  misère 
d'un  vieillard  n'intéresse  personne.  C'est  de 
toutes  les  détresses  la  plus  froide.  Cependant 
le  père  Mabeuf  n'avait  pas  entièrement  perdu  sa 
sérénité  d'enfant.  Sa  prunelle  prenait  quelque 
vivacité  lorsqu'elle  se  fixait  sur  ses  livres ,  et  il 
souriait  lorsqu'il  considérait  le  Diogène  Laerce, 
qui  était  un  exemplaire  unique.  Son  armoire 
vitrée  était  le  seul  meuble  qu'il  eût  conservé  en 
dehors  de  l'indispensable. 
Un  jour  la  mère  Plutarquelui  dit  : 

—  Je  n'ai  pas  de  quoi  acheter  le  dîner. 

Ce  qu'elle  appelait  le  dîner,  c'était  un  pain  et 
quatre  ou  cinq  pommes  de  terre. 

—  A  crédit?  fit  M.  Mabeuf. 

—  Vous  savez  bien  qu'on  me  refuse. 

M.  Mabeuf  ouvrit  sa  bibliothèque,  regarda 
longtemps  tous  ses  livres  l'un  après  l'autre, 
comme  un  père,  obligé  de  décimer  ses  enfants, 
les  regarderait  avant  de  choisir,  puis  en  prit  un 
vivement,  le  mit  sous  son  bras,  et  sortit.  Il  ren- 
tra deux  heures  après  n'ayant  plus  rien  sous  le 
bras,  posa  trente  sous  sur  la  table  et  dit  : 

—  Vous  ferez  à  dîner. 

A  partir  de  ce  moment,  la  mère  Plutarque  vit 


M.  MABEUF.  103 

s'abaisser  sur  le  candide  visage  du  vieillard  un 
voile  sombre  qui  ne  se  releva  plus. 

Le  lendemain,  le  surlendemain,  tous  les  jours, 
il  fallut  recommencer.  M.  Mabeuf  sortait  avec 
un  livre  et  rentrait  avec  une  pièce  d'argent. 
Comme  les  libraires -brocanteurs  le  voyaient 
forcé  de  vendre,  ils  lui  rachetaient  vingt  sous 
ce  qu'il  avait  payé  vingt  francs,  quelquefois  aux 
mêmes  libraires.  Volume  à  volume,  toute  la 
bibliothèque  y  passait.  Il  disait  par  moments  : 
J'ai  pourtant  quatre-vingts  ans,  comme  s'il  avait 
je  ne  sais  quelle  arrière  espérance  d'arriver  à 
la  fin  de  ses  jours  avant  d'arriver  à  la  fin  de  ses 
livres.  Sa  tristesse  croissait.  Une  fois  pourtant 
il  eut  une  joie.  Il  sortit  avec  un  Robert  Estienne 
qu'il  vendit  trente-cinq  sous  quai  Malaquais  et 
revint  avec  un  Aide  qu'il  avait  acheté  quarante 
sous  rue  des  Grès.  —  Je  dois  cinq  sous,  dit-il 
tout  rayonnant  à  la  mère  Plutarque.  Ce  jour-là 
il  ne  dîna  point. 

Il  était  de  la  société  d'Horticulture.  On  y 
savait  son  dénûment.  Le  président  de  cette  so- 
ciété le  vint  voir,  lui  promit  de  parler  de  lui  au 
ministre  de  l'agriculture  et  du  commerce,  et  le 
fit.  —  Mais,  comment  donc  !  s'écria  le  ministre. 


104  LES  MISÉRABLES. 

Je  crois  bien!  Un  vieux  savant!  un  botaniste! 
un  homme  inoffensif!  Il  faut  faire  quelque  chose 
pour  lui  !  Le  lendemain  M.  Mabeuf  reçut  une 
invitation  à  dîner  chez  le  ministre.  Il  montra  en 
tremblant  de  joie  la  lettre  à  la  mère  Plutarque. 
—  Nous  sommes  sauvés!  dit-il.  Au  jour  fixé,  il 
alla  chez  le  ministre.  Il  s'aperçut  que  sa  cravate 
chiffonnée,  son  grand  vieil  habit  carré  et  ses 
souliers  cirés  à  l'œuf  étonnaient  les  huissiers. 
Personne  ne  lui  parla,  pas  même  le  ministre. 
Vers  dix  heures  du  soir,  comme  il  attendait 
toujours  une  parole,  il  entendit  la  femme  du 
ministre,  belle  dame  décolletée  dont  il  n'avait 
osé  s'approcher,  qui  demandait  :  Quel  est  donc 
ce  vieux  monsieur?  Il  s'en  retourna  chez  lui  à 
pied,  à  minuit,  par  une  pluie  battante.  Il  avait 
vendu  un  Elzevir  pour  payer  son  fiacre  en 
allant. 

Tous  les  soirs  avant  de  se  coucher  il  avait 
pris  l'habitude  de  lire  quelques  pages  de  son 
Diogène  Laerce.  Il  savait  assez  de  grec  pour 
jouir  des  particularités  du  texte  qu'il  possédait. 
Il  n'avait  plus  maintenant  d'autre  joie.  Quelques 
semaines  s'écoulèrent.  Tout  à  coup  la  mère 
Plutarque  tomba  malade.  Il  est  une  chose  plus 


M.  MABEL'F.  103 


triste  que  de  n'avoir  pas  de  quoi  acheter  du  pain 
chez  le  boulanger,  c'est  de  n'avoir  pas  de  quoi 
acheter  des  drogues  chez  l'apothicaire.  Un  soir, 
le  médecin  avait  ordonné  une  potion  fort  chère. 
Et  puis,  la  maladie  s'aggravait,  il  fallait  une 
garde.  M.  Mabeuf  ouvrit  sa  bibliothèque;  il  n'y 
avait  plus  rien.  Le  dernier  volume  était  parti. 
Il  ne  lui  restait  que  le  Diogène  Laerce. 

Il  mit  l'exemplaire  unique  sous  son  bras  et 
sortit,  c'était  le  4  juin  1832;  il  alla  porte  Saint- 
Jacques  chez  le  successeur  de  Royol,  et  revint 
avec  cent  francs.  Il  posa  la  pile  de  pièces  de 
cinq  francs  sur  la  table  de  nuit  de  la  vieille  ser- 
vante et  rentra  dans  sa  chambre  sans  dire  une 
parole. 

Le  lendemain,  dès  l'aube,  il  s'assit  sur  la 
borne  renversée  dans  son  jardin,  et  par  dessus 
la  l>aie  on  put  le  voir  toute  la  matinée  immobile, 
le  front  baissé,  l'œil  vaguement  fixé  sur  ses 
plates-bandes  flétries.  Il  pleuvait  par  instants; 
le  vieillard  ne  semblait  pas  s'en  apercevoir. 
Dans  l'après-midi,  des  bruits  extraordinaires 
éclatèrent  dans  Paris.  Cela  ressemblait  à  des 
coups  de  fusil  et  aux  clameurs  d'une  multi- 
tude. 


106  LES  MISÉRABLES. 

Le  père  Mabeuf  leva  la  tête.  Il  aperçut  un 
jardinier  qui  passait,  et  demanda  : 

—  Qu'est-ce  que  c'est? 

Le  jardinier  répondit,  sa  bêche  sur  le  dos  et 
de  l'accent  le  plus  paisible  : 

—  Ce  sont  des  émeutes. 

—  Comment  !  des  émeutes  ? 

—  Oui.  On  se  bat. 

—  Pourquoi  se  bat-on? 

—  Ah,  dame!  fit  le  jardinier. 

—  De  quel  côté?  reprit  M.  Mabeuf. 

—  Du  côté  de  l'Arsenal. 

Le  père  Mabeuf  rentra  chez  lui,  prit  son  cha- 
peau, chercha  machinalement  un  livre  pour  le 
mettre  sous  son  bras,  n'en  trouva  point,  dit  : 
Ah!  c'est  vrai!  et  s'en  alla  d'un  air  égaré. 


LIVRE  DIXIEME 


LE  5  JUIN  183? 


La  surface  de  la  question 


Do  quoi  se  compose  lemeute?  de  rien  et  de 
tout.  D'une  électricité  dégagée  peu  à  peu,  d'une 
flamme  subitement  jaillic,  d'une  force  qui  erre, 
d'un  souffle  qui  passe.  Ce  souffle  rencontre  des 
têtes  qui  parlent,  des  cerveaux  qui  rêvent,  des 
âmes  qui  souffrent,  des  passions  qui  brûlent, 
des  misères  qui  hurlent,  et  les  emporte. 

Où? 

Au  hasard.  A  travers  l'État,  à  travers  les  lois, 
à  travers  la  prospérité  et  l'insolence  des  autres. 

Les  convictions  irritées,  les  enthousiasmes 
aigris,  les  indignations  émues,  les  instincts  de 
guerre  comprimés,  les  jeunes  courages  exaltés, 


110  LES  MISERABLES. 

les  aveuglements  généreux;  la  curiosité,  le  goût 
du  changement,  la  soif  de  l'inattendu,  le  senti- 
ment qui  fait  qu'on  se  plaît  à  lire  l'affiche  d'un 
nouveau  spectacle  et  qu'on  aime  au  théâtre  le 
coup  de  sifflet  du  machiniste  ;  les  haines  vagues, 
les  rancunes,  les  désappointements,  toute  vanité 
qui  croit  que  la  destinée  lui  a  fait  faillite;  les 
malaises,  les  songes  creux,  les  ambitions  entou- 
rées d'escarpements ,  quiconque  espère  d'un 
écroulement  une  issue,  enfin,  au  plus  bas,  la 
tourbe,  cette  boue  qui  prend  feu,  tels  sont  les 
éléments  de  l'émeute. 

Ce  qu'il  y  a  de  plus  grand  et  ce  qu'il  y  a  de 
plus  infime;  les  êtres  qui  rôdent  en  dehors  de 
tout,  attendant  une  occasion,  bohèmes,  gens 
sans  aveu,  vagabonds  de  carrefours,  ceux  qui 
dorment  la  nuit  dans  un  désert  de  maisons 
sans  autre  toit  que  les  froides  nuées  du  ciel, 
ceux  qui  demandent  chaque  jour  leur  pain  au 
hasard  et  non  au  travail,  les  inconnus  de  la 
misère  et  du  néant,  les  bras  nus,  les  pieds  nus, 
appartiennent  à  l'émeute. 

Quiconque  a  dans  l'âme  une  révolte  secrète 
contre  un  fait  quelconque  de  l'Etat,  de  la  vie  ou 
du  sort,  confine  à  l'émeute,  et  dès  quelle  paraît, 


LA  SURFACE  DE  LA  QUESTION.  111 

commence  à  frissonner,  et  à  se  sentir  soulevé 
par  le  tourbillon. 

L'émeute  est  une  sorte  de  trombe  de  l'atmo- 
sphère sociale  qui  se  forme  brusquement  dans 
de  certaines  conditions  de  température,  et  qui, 
dans  son  tournoiement,  monte,  court,  tonne, 
arrache,  rase,  écrase,  démolit,  déracine,  entraî- 
nant avec  elle  les  grandes  natures  et  les  ché- 
tives,  l'homme  fort  et  l'esprit  faible,  le  tronc 
d'arbre  et  le  brin  de  paille. 

Malheur  à  celui  qu'elle  emporte  comme  à 
celui  qu'elle  vient  heurter!  Elle  les  brise  l'un 
contre  l'autre. 

Elle  communique  à  ceux  qu'elle  saisit  on  ne 
sait  quelle  puissance  extraordinaire.  Elle  emplit 
le  premier  venu  de  la  force  des  événements; 
elle  fait  de  tout  des  projectiles.  Elle  fait  d'un 
moellon  un  boulet  et  d'un  portefaix  un  général. 

Si  l'on  en  croit  de  certains  oracles  de  la  poli- 
tique sournoise,  au  point  de  vue  du  pouvoir,  un 
peu  d'émeute  est  souhaitable.  Système  :  l'émeute 
raffermit  les  gouvernements  qu'elle  ne  renverse 
pas.  Elle  éprouve  l'armée;  elle  concentre  la 
bourgeoisie;  elle  étire  les  muscles  de  la  police; 
elle  constate  la  force  de  l'ossature  sociale.  C'est 


112  LES  MISÉftABLES. 

une  gymnastique;  c'est  presque  de  l'hygiène. 
Le  pouvoir  se  porte  mieux  après  une  émeute 
comme  l'homme  après  une  friction. 

L'émeute,  il  y  a  trente  ans,  était  envisagée  à 
d'autres  points  de  vue  encore. 

Il  y  a  pour  toute  chose  une  théorie  qui  se 
proclame  elle-même  «  le  bon  sens;  »  Philinte 
contre  Alceste;  médiation  offerte  entre  le  vrai 
et  le  faux;  explication,  admonition,  atténuation 
un  peu  hautaine,  qui,  parce  qu'elle  est  mélangée 
de  blâme  et  d'excuse,  se  croit  la  sagesse  et  n'est 
souvent  que  la  pédanterie.  Toute  une  école 
politique,  appelée  juste-milieu,  est  sortie  de  là. 
Entre  l'eau  froide  et  l'eau  chaude,  c'est  le  parti 
de  l'eau  tiède.  Cette  école,  avec  sa  fausse  pro- 
fondeur toute  de  surface  qui  dissèque  les  effets 
sans  remonter  aux  causes,  gourmande,  du  haut 
d'une  demi  science,  les  agitations  de  la  place 
publique. 

A  entendre  cette  école  :  «  Les  émeutes  qui 
compliquèrent  le  fait  de  1830  ôtèrent  à  ce  grand 
événement  une  partie  de  sa  pureté.  La  révolu- 
tion de  Juillet  avait  été  un  beau  coup  de  vent 
populaire,  brusquement  suivi  du  ciel  bleu.  Elles 
firent  reparaître  le  ciel  nébuleux.  Elles  firent 


LA  SURFACE  DE  LA  QUESTION.  113 

dégénérer  en  querelle  cette  révolution  d'abord 
si  remarquable  par  l'unanimité.  Dans  la  révo- 
lution de  Juillet,  comme  dans  tout  progrès  par 
saccade,  il  y  avait  eu  des  fractures  secrètes; 
l'émeute  les  rendit  sensibles.  On  put  dire  :  Ah! 
ceci  est  cassé.  Après  la  révolution  de  Juillet,  on 
ne  sentait  que  la  délivrance;  après  les  émeutes, 
on  sentit  la  catastrophe. 

«  Toute  émeute  ferme  les  boutiques,  déprime 
les  fonds,  consterne  la  bourse,  suspend  le  com- 
merce, entrave  les  affaires,  précipite  les  fail- 
lites; plus  d'argent,  les  fortunes  privées  in- 
quiètes, le  crédit  public  ébranlé,  l'industrie 
déconcertée,  les  capitaux  reculant,  le  travail  au 
rabais,  partout  la  peur;  des  contre-coups  dans 
toutes  les  villes.  De  là  des  gouffres.  On  a  calculé 
que  le  premier  jour  d'émeute  coûte  à  la  France 
vingt  millions,  te  deuxième  quarante,  le  troi- 
sième soixante.  Une  émeute  de  trois  jours  coûte 
cent  vingt  millions,  c'est  à  dire,  à  ne  voir  que 
Le  résultat  financier,  équivaut  à  un  désastre, 
naufrage  ou  bataille  perdue,  qui  anéantirait  une 
flotte  de  soixante  vaisseaux  de  ligne. 

«  Sans  doute,  historiquement,  les  émeutes 
eurenl  leur  beauté;  la  guerre  des  pavés  n'est 

T.  vi|i  10 


114  LES  MISÉRABLES. 

pas  moins  grandiose  et  pas  moins  pathétique 
que  la  guerre  des  buissons;  dans  l'une  il  y  a 
lame  des  forêts,  dans  l'autre  le  cœur  des  villes; 
l'une  a  Jean  Chouan,  l'autre  a  Jeanne.  Les 
émeutes  éclairèrent  en  rouge,  mais  splendide- 
ment, toutes  les  saillies  les  plus  originales  du 
caractère  parisien,  la  générosité,  le  dévoûment, 
la  gaîté  orageuse,  les  étudiants  prouvant  que  la 
bravoure  fait  partie  de  l'intelligence,  la  garde 
nationale  inébranlable,  des  bivouacs  de  bouti- 
quiers, des  forteresses  de  gamins,  le  mépris  de 
la  mort  chez  des  passants.  Écoles  et  légions  se 
heurtaient.  Après  tout,  entre  les  combattants,  il 
n'y  avait  qu'une  différence  d'âge  ;  c'est  la  même 
race;  ce  sont  les  mêmes  hommes  stoïques  qui 
meurent  à  vingt  ans  pour  leurs  idées,  à  quarante 
ans  pour  leurs  familles.  L'armée,  toujours  triste 
dans  les  guerres  civiles,  opposait  la  prudence  à 
l'audace.  Les  émeutes,  en  même  temps  qu'elles 
manifestèrent  l'intrépidité  populaire,  firent  l'édu- 
cation du  courage  bourgeois. 

«  C'est  bien.  Mais  tout  cela  vaut-il  le  sang 
versé?  Et  au  sang  versé  ajoutez  l'avenir  assom- 
bri, le  progrès  compromis,  l'inquiétude  parmi 
les  meilleurs,  les  libéraux  honnêtes  désespé- 


LA  SURFACE  DE  LA  QUESTION.  115 

rant,  l'absolutisme  étranger  heureux  de  ces 
blessures  faites  à  la  révolution  par  elle-même, 
les  vaincus  de  1830  triomphant,  se  disant  :  Nous 
l'avions  bien  dit!  Ajoutez  Paris  grandi  peut- 
être,  mais  à  coup  sûr  la  France  diminuée.  Ajou- 
tez, car  il  faut  tout  dire,  les  massacres  qui 
déshonoraient  trop  souvent  la  victoire  de  l'ordre 
devenu  féroce  sur  la  liberté  devenue  folle. 
Somme  toute,  les  émeutes  ont  été  funestes.  » 

Ainsi  parle  cet  à  peu  près  de  sagesse  dont  la 
bourgeoisie,  cet  à  peu  près  de  peuple,  se  con- 
tente si  volontiers. 

Quant  à  nous,  nous  rejetons  ce  mot  trop  large 
et  par  conséquent  trop  commode  :  les  émeutes. 
Entre  un  mouvement  populaire  et  un  mouve- 
ment populaire,  nous  distinguons.  Nous  ne 
nous  demandons  pas  si  une  émeute  coûte  autant 
qu'une  bataille.  D'abord  pourquoi  une  bataille? 
Ici  la  question  de  la  guerre  surgit.  La  guerre 
est-elle  moins  fléau  que  l'émeute  n'est  calamité? 
Et  puis,  toutes  les  émeutes  sont-elles  calamités? 
Et  quand  le  14  juillet  coûterait  cent  vingt  mil- 
lions? L'établissement  de  Philippe  V  en  Espagne 
a  coûté  à  la  France  deux  milliards.  Même  à  prix 
1,  nous  préférerions  le  11  juillet.  D'ailleurs 


116  LES  MISÉRABLES. 

nous  repoussons  ces  chiffres,  qui  semblent  des 
raisons  et  qui  ne  sont  que  des  mots.  Une  émeute 
étant  donnée,  nous  l'examinons  en  elle-même. 
Dans  tout  ce  que  dit  l'objection  doctrinaire 
exposée  plus  haut,  il  n'est  question  que  de  l'ef- 
fet, nous  cherchons  la  cause. 
Nous  précisons. 


il 


Le  fond  «le  la  question 


Il  y  a  l'émeute  et  il  y  a  l'insurrectioD  ;  ce  sont 
deux  colères;  l'une  a  tort,  l'autre  a  droit.  Dans 
les  États  démocratiques,  les  seuls  fondes  en 
justice,  il  arrive  quelquefois  que  la  fraction 
usurpe;  alors  le  tout  se  lève,  et  la  nécessaire 
revendication  de  son  droit  peut  aller  jusqu'à  la 
prise  d'armes.  Dans  toutes  les  questions  qui  as- 
sortissent à  la  souveraineté  collective,  la  gu 
du  tout  contre  la  fraction  est  insurrection  ;  l'at- 
taque de  la  û  contre  le  tout  est  émeute; 
selon  que  les  Tuileries  contiennent  le  roi 
contiennent  la  Convention,  elles  sont  justement 
ou  i]  Lent  attaquées.  Le  même  canon  bru- 
contre  la  foi  irt  le  10  août  et  raison 


118  LES  MISERABLES. 

le  14  vendémiaire.  Apparence  semblable,  fond 
différent;  les  suisses  défendent  le  faux,  Bona- 
parte défend  le  vrai.  Ce  que  le  suffrage  universel 
a  fait  dans  sa  liberté  et  dans  sa  souveraineté, 
ne  peut  être  défait  par  la  rue.  De  même  dans 
les  choses  de  pure  civilisation;  l'instinct  des 
masses,  hier  clairvo}rant ,  peut  demain  être 
trouble.  La  même  furie  est  légitime  contre  Ter- 
ray  et  absurde  contre  Turgot.  Les  bris  de  ma- 
chines, les  pillages  d'entrepôts,  les  ruptures  de 
rails ,  les  démolitions  de  docks ,  les  fausses 
routes  des  multitudes,  les  dénis  de  justice  du 
peuple  au  progrès,  Ramus  assassiné  par  les 
écoliers,  Rousseau  chassé  de  Suisse  à  coups  de 
pierres,  c'est  l'émeute.  Israël  contre  Moïse, 
Athènes  contre  Phocion,  R,ome  contre  Scipion, 
c'est  l'émeute;  Paris  contre  la  Bastille,  c'est 
l'insurrection.  Les  soldats  contre  Alexandre,  les 
matelots  contre  Christophe  Colomb,  c'est  la 
même  révolte;  révolte  impie;  pourquoi?  C'est 
qu'Alexandre  fait  pour  l'Asie  avec  l'épée  ce  que 
Christophe  Colomb  fait  pour  l'Amérique  avec  la 
boussole;  Alexandre,  comme  Colomb,  trouve  un 
monde.  Ces  dons  d'un  monde  à  la  civilisation 
sont  de  tels  accroissements  de  lumière  que  toute 


LE  FOND  DE  LA  QUESTION.  11 

résistance,  là,  est  coupable.  Quelquefois  le  peu- 
ple se  fausse  fidélité  à  lui-même.  La  foule  est 
traître  au  peuple.  Est-il,  par  exemple,  rien  de 
plus  étrange  que  cette  longue  et  sanglante  pro- 
testation des  faux-Saulniers,  légitime  révolte 
chronique,  qui,  au  moment  décisif,  au  jour  du 
salut,  à  l'heure  de  la  victoire  populaire,  épouse 
le  trône,  tourne  chouannerie,  et  d'insurrection 
contre  se  fait  émeute  pour!  Sombres  chefs-d  œu- 
vre de  l'ignorance!  Le  faux-Saulnier  échappe 
aux  potences  royales,  et,  un  reste  de  corde  au 
cou,  arbore  la  cocarde  blanche.  Mort  aux  Ga- 
belles accouche  de  Vive  le  roi.  Tueurs  de  la 
Saint -Barthélémy,  égorgeurs  de  Septembre, 
massacreurs  d'Avignon,  assassins  de  Coligny, 
assassins  de  madame  de  Lamballe,  assassins  de 
Brune,  Miquelets,  Verdets,  Cadenettes,  com- 
pagnons de  Jéhu,  chevaliers  du  Brassard,  voilà 
l'émeute.  La  Vendée  est  une  grande  émeute 
catholique.  Le  bruit  du  droit  en  mouvement  se 
reconnaît,  et  il  ne  sort  pas  toujours  du  tremble- 
ment des  masses  bouleversées  ;  il  y  a  des  rages 
folles,  il  y  a  des  cloches  fêlées  ;  tous  les  tocsins 
ne  sonnent  pas  le  son  du  bronze.  Le  branle  des 
passions  et  des  ignorances  est  autre  que  la  se- 


120  LES  MISERABLES. 

cousse  du  progrès.  Levez-vous,  soit,  mais  pour 
grandir.  Montrez-moi  de  quel  côté  vous  allez. 
Il  n'y  a  d'insurrection  qu'en  avant.  Toute  autre 
levée  est  mauvaise  ;  tout  pas  violent  en  arrière 
est  émeute  ;  reculer  est  une  voie  de  fait  contre 
le  genre  humain.  L'insurrection  est  l'accès  de 
fureur  de  la  vérité  ;  les  pavés  que  l'insurrection 
remue  jettent  l'étincelle  du  droit.  Ces  pavés  ne 
laissent  à  l'émeute  que  leur  boue.  Danton  contre 
Louis  XVI,  c'est  l'insurrection;  Hébert  contre 
Danton,  c'est  l'émeute. 

De  là  vient  que  si  l'insurrection,  dans  des  ca 
donnés,  peut  être,  comme  a  dit  Lafayette,  !< 
plus  saint  des  devoirs,  l'émeute  peut  cire  le  plus 
fatal  des  attentats. 

Il  y  a  aussi  quelque  différence  dans  l'intensité 
de  calorique;  l'insurrection  est  souvent  volcan, 
l'émeute  est  souvent  feu  de  paille. 

La  révolte,  nous  l'avons  dit,  est  quelquefois 
dans  le  pouvoir.  Polignac  est  un  émeutier;  Ca- 
mille Desmoulins  est  un  gouvernant. 

Parfois,  insurrection,  c'est  résurrection. 

La  solution  de  tout  par  le  s 
étant  un  fait  absolument  moderne  ,  et  toute 
l'histoire  antérieure  à  ce  fait  étant,  depuis  qua- 


LE  FOND  DE  LA  QUESTION.  121 

tre  mille  ans,  remplie  du  droit  viole  et  de  la 
souffrance  des  peuples,  chaque  époque  de  l'his- 
toire apporte  avec  elle  la  protestation  qui  lui  est 
possible.  Sous  les  césars,  il  n'y  avait  pas  d'insur- 
rection, mais  il  y  avait  Ju  vénal. 

Lefacit  indignatio  remplace  les  Gracques. 

Sous  les  césars  il  y  a  l'exilé  de  Syène  ;  il  y  a 
aussi  l'homme  des  Annales. 

Nous  ne  parlons  pas  de  l'immense  exilé  de 
Patmos  qui,  lui  aussi,  accable  le  monde  réel 
d'une  protestation  au  nom  du  monde  idéal,  fait 
de  la  vision  une  satire  énorme,  et  jette  sur 
Romc-Ninive,  sur  Rome-Babylone,  sur  Rome- 
une,  la  flamboyante  réverbération  de  l'Apo- 
calypse. 

Jean  sur  son  rocher  c'est  le  sphinx  sur  son 
piédestal;  on  peut  ne  pas  le  comprendre;  c'est 
un  juif,  et  c'est  de  l'hébreu;  mais  l'homme  qui 
écrit  les  Annales  est  un  latin  ;  disons  mieux , 
c'est  un  romain. 

Comme  les  nérons  régnent  à  la  manière  noire, 
ils  doivent  être  peints  de  même.  Le  travail  au 
burin  tout  seul  serait  pale  ;  il  faut  verser  dans 
l'entaille  une  prose  concentrée  qui  morde. 

Les  despotes  sont  pour  quelque  chose  dans 


122  LES  MISERABLES. 

les  penseurs.  Parole  enchaînée,  c'est  parole  ter- 
rible. L'écrivain  double  et  triple  son  style  quand 
le  silence  est  imposé  par  un  maître  au  peuple. 
Il  sort  de  ce  silence  une  certaine  plénitude  mys- 
térieuse qui  filtre  et  se  fige  en  airain  dans  la 
pensée.  La  compression  dans  l'histoire  produit 
la  concision  dans  l'historien.  La  solidité  grani- 
tique de  telle  prose  célèbre  n'est  autre  chose 
qu'un  tassement  fait  par  le  tyran. 

La  tyrannie  contraint  l'écrivain  à  des  rétré- 
cissements de  diamètre  qui  sont  des  accroisse- 
ments de  force.  La  période  cicéronienne ,  à 
peine  suffisante  sur  Verres,  s'émousserait  sur 
Caligula.  Moins  d'envergure  dans  la  phrase, 
plus  d'intensité  dans  le  coup.  Tacite  pense  à 
bras  raccourci. 

L'honnêteté  d'un  grand  cœur,  condensée  en 
justice  et  en  vérité,  foudroie. 

Soit  dit  en  passant,  il  est  à  remarquer  que 
Tacite  n'est  pas  historiquement  superposé  à 
César.  Les  Tibères  lui  sont  réservés.  César  et 
Tacite  sont  deux  phénomènes  successifs  dont  la 
rencontre  semble  mystérieusement  évitée  par 
celui  qui,  dans  la  mise  en  scène  des  siècles, 
règle  les  entrées  et  les  sorties.  César  est  grand, 


LE  FOND  DE  LA  QUESTION.  liT. 

Tacite  est  grand;  Dieu  épargne  ces  deux  gran- 
deurs en  ne  les  heurtant  pas  l'une  contre  l'autre. 
Le  justicier,  frappant  César,  pouvait  frapper 
trop,  et  être  injuste.  Dieu  ne  veut  pas.  Les 
grandes  guerres  d'Afrique  et  d'Espagne,  les 
pirates  de  Cilicie  détruits,  la  civilisation  intro- 
duite en  Gaule,  en  Bretagne,  en  Germanie, 
toute  cette  gloire  couvre  le  Rubicon.  Il  y  a 
là  une  sorte  de  délicatesse  de  la  justice  divine, 
hésitant  à  lâcher  sur  l'usurpateur  illustre  l'his- 
torien formidable,  faisant  à  César  grâce  de  Ta- 
cite, et  accordant  les  circonstances  atténuantes 
au  génie. 

Certes,  le  despotisme  reste  le  despotisme, 
même  sous  le  despote  de  génie.  Il  y  a  cor- 
ruption sous  les  tyrans  illustres,  mais  la  peste 
morale  est  plus  hideuse  encore  sous  les  tyrans 
infâmes.  Dans  ces  règnes -là  rien  ne  voile  la 
honte  ;  et  les  faiseurs  d'exemples,  Tacite  comme 
Juvénal,  soufflettent  plus  utilement,  en  pré- 
sence du  genre  humain,  cette  ignominie  sans 
réplique. 

Rome  sent  plus  mauvais  sous  Vitellius  que 
sous  Sylla.  Sous  Claude  et  sous  Domitien,  il  y  a 
une  difformité  de  bassesse  correspondante  à  la 


IM  LES  MISERABLES. 

laideur  du  tyran.  La  vilenie  des  esclaves  est  un 
produit  direct  du  despote;  un  miasme  s'exhale 
de  ces  consciences  croupies  où  se  reflète  le 
maître  ;  les  pouvoirs  publics  sont  immondes  ;  les 
cœurs  sont  petits,  les  consciences  sont  plates, 
les  âmes  sont  punaises;  cela  est  ainsi  sous  Ca- 
racalla,  cela  est  ainsi  sous  Commode,  cela  est 
ainsi  sous  Héliogabale,  tandis  qu'il  ne  sort  du 
sénat  romain  sous  César  que  l'odeur  de  fiente 
propre  aux  aires  d'aigle. 

De  là  la  venue,  en  apparence  tardive,  des 
Tacite  et  des  Juvénal;  c'est  à  l'heure  de  l'évi- 
dence que  le  démonstrateur  paraît. 

Mais  Juvénal  et  Tacite,  de  même  qu'Isaïe 
aux  temps  bibliques,  de  même  que  Dante  au 
moyen  âge,  c'est  l'homme;  l'émeute  et  l'insur- 
rection, c'est  la  multitude,  qui  tantôt  a  tort, 
tantôt  a  raison. 

Dans  les  cas  les  plus  généraux,  l'émeute 
l'un  fait  matériel;  l'insurrection  est  toujours  un 
phénomène  moral.  L'émeute,  c'est  Mazaniello; 
l'insurrection,  c'est  Spartacus.   L'i  ion 

confine  à  l'esprit,  l'émeute  à  l'estomac;  Gaster 

rite;  mais  Gaster,  certes,  n'a  pas  toujo 
tort.  Dans  les  questions  de  famine,  l'émeute, 


LE  FOND  DE  LA  QUESTION.  12j 

Buzançais,  par  exemple,  a  un  point  de  départ 
vrai,  pathétique  et  juste.  Pourtant  elle  reste 
émeute.  Pourquoi?  c'est  qu'ayant  raison  au 
fond,  elle  a  eu  tort  dans  la  forme.  Farouche, 
quoiqu'ayant  droit,  violente,  quoique  forte,  elle 
a  frappé  au  hasard  ;  elle  a  marché  comme  l'élé- 
phant aveugle,  en  écrasant  ;  elle  a  laissé  derrière 
elle  des  cadavres  de  vieillards,  de  femmes  et 
d'enfants;  elle  a  versé,  sans  savoir  pourquoi,  le 
sang  des  inoffensifs  et  des  innocents.  Nourrir 
le  peuple  est  un  bon  but  ;  le  massacrer  est  un 
mauvais  moyen. 

Toutes  les  protestations  armées,  même  les 
plus  légitimes ,  môme  le  10  août ,  même  le 
14  juillet,  débutent  par  le  même  trouble.  Avant 
que  le  droit  se  dégage,  il  y  a  tumulte  et  écume. 
Au  commencement  l'insurrection  est  émeute,  de 
même  que  le  fleuve  est  torrent.  Ordinairement 
elle  aboutit  à  cet  océan  :  Révolution.  Quelque- 
fois pourtant,  venue  de  ces  hautes  montagnes 
qui  dominent  l'horizon  moral,  la  justice,  la  sa- 
gesse, la  raison,  le  droit,  laite  de  la  plus  pure 
neige  de  l'idéal,  après  une  longue  chute  de 
roche  en  roche,  après  avoir  reflété  le  ciel  dans 
sa  transparence  et  s'être  grossie  de  cent  af- 


12G  LES  MISERABLES. 

fluents  clans  la  majestueuse  allure  du  triomphe, 
l'insurrection  se  perd  tout  à  coup  dans  quelque 
fondrière  bourgeoise,  comme  le  Rhin  clans  un 
marais. 

Tout  ceci  est  du  passé,  l'avenir  est  autre.  Le 
suffrage  universel  a  cela  d'admirable  qu'il  dis- 
sout l'émeute  dans  son  principe,  et  qu'en  don- 
nant le  vote  à  l'insurrection,  il  lui  ôte  l'arme. 
L'évanouissement  des  guerres,  de  la  guerre  des 
rues  comme  de  la  guerre  des  frontières,  tel  est 
l'inévitable  progrès.  Quel  que  soit  Aujourd'hui, 
la  paix,  c'est  Demain. 

Du  reste,  insurrection,  émeute,  en  quoi  la 
première  diffère  de  la  seconde,  le  bourgeois, 
proprement  dit,  connaît  peu  ces  nuances.  Pour 
lui  tout  est  sédition,  rébellion  pure  et  simple, 
révolte  du  dogue  contre  le  maître,  essai  de 
morsure  qu'il  faut  punir  de  la  chaîne  et  de  la 
niche,  aboiement,  jappement,  jusqu'au  jour  où 
la  tête  du  chien,  grossie  tout  à  coup,  s'ébauche 
vaguement  dans  l'ombre  en  face  de  lion. 

Alors  le  bourgeois  crie  :  Vive  le  peuple  ! 

Cette  explication  donnée,  qu'est-ce  pour  l'his- 
toire que  le  mouvement  de  juin  1832?  est-ce  une 
émeute,  est-ce  une  insurrection? 


LE  FOND  DE  LA  QUESTION.  127 

C'est  une  insurrection. 

Il  pourra  nous  arriver,  dans  cette  mise  en 
scène  d'un  événement  redoutable,  de  dire  par- 
fois 1  émeute,  mais  seulement  pour  qualifier  les 
faits  de  surface,  et  en  maintenant  toujours  la 
distinction  entre  la  forme  émeute  et  le  fond 
insurrection. 

Ce  mouvement  de  1832  a  eu,  dans  son  explo- 
sion rapide  et  dans  son  extinction  lugubre,  tant 
de  grandeur  que  ceux-là  mêmes  qui  n'y  voient 
qu'une  émeute  n'en  parlent  pas  sans  respect. 
Pour  eux,  c'est  comme  un  reste  de  1830.  Les 
imaginations  émues,  disent-ils,  ne  se  calment 
pas  en  un  jour.  Une  révolution  ne  se  coupe  pas 
à  pic.  Elle  a  toujours  nécessairement  quelques 
ondulations  avant  de  revenir  à  l'état  de  paix 
comme  une  montagne  en  redescendant  vers  la 
plaine.  Il  n'y  a  point  d'Alpes  sans  Jura,  ni  de 
Pyrénées  sans  Asturies. 

Cette  crise  pathétique  de  l'histoire  contempo- 
raine que  la  mémoire  des  parisiens  appelle 
l'époque  des  émeutes,  est  à  coup  sûr  une  heure 
caractéristique  parmi  les  heures  orageuses  de 
ce  siècle.  Un  dernier  mot  avant  d'entrer  dans  le 
récit. 


128  LES  MISÉRABLES. 

Les  faits  qui  vont  être  racontés  appartiennent 
à  cette  réalité  dramatique  et  vivante  que  l'his- 
torien néglige  quelquefois,  faute  de  temps  et 
d'espace.  Là  pourtant,  nous  y  insistons,  là  est 
la  vie,  la  palpitation,  le  frémissement  humain. 
Les  petits  détails,  nous  croyons  l'avoir  dit, 
sont,  pour  ainsi  parler,  le  feuillage  des  grands 
événements  et  se  perdent  dans  le  lointain  de 
l'histoire.  L'époque  dite  des  émeutes  abonde  en 
détails  de  ce  genre.  Les  instructions  judiciaires, 
par  d'autres  raisons  que  l'histoire,  n'ont  pas 
tout  révélé,  ni  peut-être  tout  approndi.  Nous 
allons  donc  mettre  en  lumière,  parmi  les  parti- 
cularités connues  et  publiées,  des  choses  qu'on 
n'a  point  sues,  des  faits  sur  lesquels  a  passé 
l'oubli  des  uns,  la  mort  des  autres.  La  plupart 
des  acteurs  de  ces  scènes  gigantesques  ont  dis- 
paru; dès  le  lendemain  ils  se  taisaient;  mais 
ce  que  nous  raconterons,  nous  pourrons  dire  : 
nous  l'avons  vu.  Nous  changerons  quelques 
noms ,  car  l'histoire  raconte  et  ne  dénonce 
pas,  mais  nous  peindrons  des  choses  vraies. 
Dans  les  conditions  du  livre  que  nous  écrivons, 
nous  ne  montrerons  qu'un  côté  et  qu'un  épi- 
sode, et  à  coup  sûr  le  moins  connu,  des  jour- 


LE  FOND  DE  LA  QUESTION.  [29 

nées  des  5  et  6  juin  1832;  mais  nous  ferons 
en  sorte  que  le  lecteur  entrevoie ,  sous  le  som- 
bre voile  que  nous  allons  soulever,  la  figure 
réelle  de  cette  effrayante  aventure  publique. 


III 


BJn  enterrement  :  occasion  de  renaître 


Au  printemps  de  1832,  quoique  depuis  trois 
mois  le  choléra  eût  glacé  les  esprits  et  jeté  sur 
leur  agitation  je  ne  sais  quel  morne  apaise- 
ment, Paris  était  dès  longtemps  prêt  pour  une 
commotion.  Ainsi  que  nous  l'avons  dit ,  la 
grande  ville  ressemble  à  une  pièce  de  canon; 
quand  elle  est  chargée,  il  suffit  d'une  étincelle 
qui  tombe,  le  coup  part.  En  juin  1832,  l'étin- 
celle fut  la  mort  du  général  Lamarque. 

Lamarque  était  un  homme  de  renommée  et 
d'action.  Il  avait  eu  successivement,  sous  l'em- 
pire et  sous  la  restauration,  'es  deux  bravoures 


UN  ENTERREMENT  :  OCCASION  UE  RENAITRE.  131 

nécessaires  aux  deux  époques ,  la  bravoure  des 
champs  de  bataille  et  la  bravoure  de  la  tribune. 
Il  était  éloquent  comme  il  avait  été  vaillant  ;  on 
sentait  une  épée  dans  sa  parole.  Comme  Foy,  son 
devancier,  après  avoir  tenu  haut  le  commande- 
ment, il  tenait  haut  la  liberté.  Il  siégeait  entre 
la  gauche  et  l'extrême  gauche ,  aimé  du  peuple 
parce  qu'il  acceptait  les  chances  de  l'avenir, 
aimé  de  la  foule  parce  qu'il  avait  bien  servi 
l'empereur.  Il  était,  avec  les  comtes  Gérard 
et  Drouet ,  un  des  maréchaux  in  petto  de  Napo- 
léon. Les  traités  de  1815  le  soulevaient  comme 
une  offense  personnelle.  Il  haïssait  Wellington 
d'une  haine  directe  qui  plaisait  à  la  multitude  ; 
et  depuis  dix-sept  ans,  à  peine  attentif  aux 
événements  intermédiaires,  il  avait  majestueu- 
sement gardé  la  tristesse  de  Waterloo.  Dans  son 
agonie,  à  sa  dernière  heure,  il  avait  serré  contre 
sa  poitrine  une  épée  que  lui  avaient  décernée 
les  officiers  des  Cent  Jours.  Napoléon  était 
mort  en  prononçant  le  mot  armée,  Lamarque 
en  prononçant  le  mot  patrie. 
-  Sa  mort,  prévue,  était  redoutée  du  peuple 
comme  une  perte  et  du  gouvernement  comme 
une  occasion.  Cette  mort  fut  un  deuil.  Comme 


IZ2  LES  MISÉRABLES. 

tout  ce  qui  est  amer,  le  deuil  peut  se  tourner  en 
révolte.  C'est  ce  qui  arriva. 

La  veille  et  le  matin  du  5  juin,  jour  fixé  pour 
l'enterrement  de  Lamarque ,  le  faubourg  Saint- 
Antoine,  que  le  convoi  devait  venir  toucher,  prit 
un  aspect  redoutable.  Ce  tumultueux  réseau  de 
rues  s'emplit  de  rumeurs.  On  s'y  armait  comme 
on  pouvait.  Des  menuisiers  emportaient  le  volet 
de  leur  établi  «  pour  enfoncer  les  portes.  »  Un 
d'eux  s'était  fait  un  poignard  d'un  crochet  de 
chaussonnier  en  cassant  le  crochet  et  en  aigui- 
sant le  tronçon.  Un  autre,  dans  la  fièvre  «  d'at- 
«  taquer,  «  couchait  depuis  trois  jours  tout 
habillé.  Un  charpentier  nommé  Lombier,  ren- 
contrait un  camarade  qui  lui  demandait  :  Où 
vas-tu?  —  Eh  bien!  je  n'ai  pas  d'armes.  — 
Et  puis?  —  Je  vais  à  mon  chantier  chercher 
mon  compas.  —  Pourquoi  foire?  —  Je  ne  sais 
pas,  disait  Lombier.  Un  nommé  Jacqueline, 
homme  d'expédition,  abordait  les  ouvriers  quel- 
conques qui  passaient  :  — Viens,  toi!  —  Il 
payait  dix  sous  de  vin,  et  disait  :  —  As-tu 
de  l'ouvrage?  —  Non.  —  Va  chez  Filspicrre, 
entre  la  barrière  Montrcuil  et  la  barrière  Cha- 
ronne,  tu  trouveras  de  l'ouvrage.  —  On  trou- 


IN  ENTERREMENT  :  OCCASION  DE  RENAITRE.  133 

vait  chez  Filspierre  des  cartouches  et  des 
armes.  Certains  chefs  connus  faisaient  la  poste, 
c'est  à  dire  couraient  chez  l'un  et  l'autre  pour 
rassembler  leur  monde.  Chez  Barthélémy,  près 
la  barrière  du  Trône ,  chez  Capel ,  au  Petit- 
Chapeau  ,  les  buveurs  s'accostaient  d'un  air 
grave.  On  les  entendait  se  dire  :  —  Où  as-tu  ton 
pistolet?  —  Sous  ma  blouse.  Et  toi?  —  Sous  ma 
chemise.  Rue  Traversière  devant  l'atelier  Ro- 
land, et  cour  de  la  Maison-Brûlée,  devant  l'ate- 
lier de  l'outilleur  Bernier,  des  groupes  chucho- 
taient. On  y  remarquait,  comme  le  plus  ardent, 
un  certain  Mavot,  qui  ne  faisait  jamais  plus 
d'une  semaine  dans  un  atelier,  les  maîtres  le 
renvoyant  «  parce  qu'il  fallait  tous  les  jours  se 
disputer  avec  lui.  »  Mavot  fut  tué  le  lendemain 
dans  la  barricade  de  la  rue  Ménilmontant. 
Pretot ,  qui  devait  mourir  aussi  dans  la  lutte, 
secondait  Mavot ,  et  à  cette  question  :  quel  est 
ton  but  ?  répondait  :  —  L'insurrection.  Des  ou- 
vriers rassemblés  au  coin  de  la  rue  de  Bercy 
attendaient  un  nommé  Lemarin ,  agent  révolu- 
tionnaire pour  le  faubourg  Saint-Marceau.  Des 
mots  d'ordre  s'échangeaient  presque  publique- 
ment. 


154  LES  MISÉRABLES. 

Le  5  juin  donc,  par  une  journée  mêlée  de  pluie 
et  de  soleil,  le  convoi  du  général  Lamarque  tra- 
versa Paris  avec  la  pompe  militaire  officielle,  un 
peu  accrue  par  les  précautions.  Deux  bataillons, 
tambours  drapés,  fusils  renversés,  dix  mille 
gardes  nationaux,  le  sabre  au  côté,  les  batteries 
de  l'artillerie  de  la  garde  nationale,  escortaient 
le  cercueil.  Le  corbillard  était  traîné  par  des 
jeunes  gens.  Les  officiers  des  Invalides  le  sui- 
vaient immédiatement,  portant  des  branches  de 
laurier.  Puis  venait  une  multitude  innombrable, 
agitée ,  étrange ,  les  sectionnaires  des  Amis  du 
Peuple,  l'école  de  droit,  l'école  de  médecine,  les 
réfugiés  de  toutes  les  nations,  drapeaux  espa- 
gnols, italiens,  allemands,  polonais,  drapeaux 
tricolores  horizontaux,  toutes  les  bannières  pos- 
sibles, des  enfants  agitant  des  branches  vertes, 
des  tailleurs  de  pierre  et  des  charpentiers  qui 
faisaient  grève  en  ce  moment-là  même,  des 
imprimeurs  rcconnaissables  à  leurs  bonnets  de 
papier,  marchant  deux  par  deux,  trois  par 
trois,  poussant  des  cris,  agitant  presque  tous 
des  bâtons,  quelques-uns  des  sabres,  sans 
ordre  et  pourtant  avec  une  seule  âme ,  tan- 
tôt une  cohue,  tantôt  une  colonne.  Des  pelo- 


UN  ENTERREMENT  :  OCCASION  DE  RENAITRE.  133 

tons  se  choisissaient  des  chefs  ;  un  homme, 
armé  d'une  paire  de  pistolets  parfaitement  vi- 
sible, semblait  en  passer  d'autres  en  revue 
dont  les  files  s'écartaient  devant  lui.  Sur  les 
contre-allées  des  boulevards,  dans  les  branches 
des  arbres,  aux  balcons,  aux  fenêtres,  sur  les 
toits,  les  têtes  fourmillaient,  hommes,  femmes, 
enfants  ;  les  yeux  étaient  pleins  d'anxiété. 
Une  foule  armée  passait ,  une  foule  effarée  re- 
gardait. 

De  son  côté  le  gouvernement  observait.  Il 
observait,  la  main  sur  la  poignée  de  l'épée.  On 
pouvait  voir,  tout  prêts  à  marcher,  gibernes 
pleines,  fusils  et  mousquetons  chargés,  place 
Louis  XV,  quatre  escadrons  de  carabiniers,  en 
selle  et  clairons  en  tête  ;  dans  le  pays  latin  et  au 
Jardin  des  Plantes ,  la  garde  municipale ,  éche- 
lonnée de  rue  en  rue ,  à  la  Halle-aux-Vins  un 
escadron  de  dragons,  à  la  Grève  une  moitié  du 
12e  léger,  l'autre  moitié  à  la  Bastille,  le  6e  dra- 
gons aux  Célestins ,  de  l'artillerie  plein  la  cour 
du  Louvre.  Le  reste  des  troupes  était  consi- 
gné dans  les  casernes,  sans  compter  les  régi- 
ments des  environs  de  Paris.  Le  pouvoir  inquiet 
tenait  suspendus  sur  la  multitude  menaçante 


136  LES  MISÉRABLES. 

vingt-quatre  mille  soldats  dans  la  ville  et  trente 
mille  dans  la  banlieue. 

Divers  bruits  circulaient  dans  le  cortège.  On 
parlait  de  menées  légitimistes  ;  on  parlait  du  duc 
de  Reichstadt ,  que  Dieu  marquait  pour  la  mort 
à  cette  minute  même  où  la  foule  le  désignait 
pour  l'empire.  Un  personnage  resté  inconnu 
annonçait  qu'à  l'heure  dite  deux  contre-maîtres 
gagnés  ouvriraient  au  peuple  les  portes  d'une 
fabrique  d'armes.  Ce  qui  dominait  sur  les  fronts 
découverts  de  la  plupart  des  assistants,  c'était 
un  enthousiasme  mêlé  d'accablement.  On  voyait 
aussi  çà  et  là  dans  cette  multitude  en  proie  à 
tant  d'émotions  violentes,  mais  nobles,  de  vrais 
visages  de  malfaiteurs  et  des  bouches  ignobles 
qui  disaient  :  pillons  !  Il  y  a  de  certaines  agita- 
tions qui  remuent  le  fond  des  marais  et  qui  font 
monter  dans  l'eau  des  nuages  de  boue.  Phéno- 
mène auquel  ne  sont  point  étrangères  les  polices 
«  bien  faites.  » 

Le  cortège  chemina,  avec  une  lenteur  fébrile, 
de  la  maison  mortuaire  par  les  boulevards  jus- 
qu'à la  Bastille.  Il  pleuvait  de  temps  en  temps; 
la  pluie  ne  faisait  rien  à  cette  foule.  Plusieurs 
incidents,  le  cercueil  promené  autour  de  la  co- 


UN  ENTERREMENT  :  OCCASION  DE  RENAITRE.  157 

lonne  Vendôme,  des  pierres  jetées  au  duc  de 
Fitz-James  aperçu  à  un  balcon  le  chapeau  sur 
la  tête,  le  coq  gaulois  arraché  d'un  drapeau  popu- 
laire et  traîné  dans  la  boue,  un  sergent  de  ville 
blessé  d'un  coup  d'épée  à  la  porte  Saint-Martin, 
un  officier  du  12e  léger  disant  tout  haut  :  Je  suis 
républicain ,  l'école  polytechnique  survenant 
après  sa  consigne  forcée,  les  cris  :  Vive  l'école 
polytechnique  !  Vive  la  république  !  marquèrent 
le  trajet  du  convoi.  A  la  Bastille,  les  longues 
files  de  curieux  redoutables  qui  descendaient  du 
faubourg  Saint- Antoine  firent  leur  jonction  avec 
le  cortège  et  un  certain  bouillonnement  terrible 
commença  à  soulever  la  foule. 

On  entendit  un  homme  qui  disait  à  un  autre  : 
—  Tu  vois  bien  celui-là  avec  sa  barbiche  rouge, 
c'est  lui  qui  dira  quand  il  faudra  tirer.  Il  paraît 
que  cette  môme  Barbiche  rouge  s'est  retrouvée 
plus  tard  avec  la  môme  fonction  dans  une  autre 
émeute:  l'affaire  Quénisset. 

Le  corbillard  dépassa  la  Bastille,  suivit  le 
canal,  traversa  le  petit  pont  et  atteignit  l'espla- 
nade du  pont  d'Austerlitz.  Là  il  s'arrêta.  En  ce 
moment  cette  foule  vue  à  vol  d'oiseau  eût  offert 
l'aspect  d'une  comète  dont  la  télé  était  à  l'espla- 


138  LES  MISÉRABLES. 

nade  et  dont  la  queue  développée  sur  le  quai 
Bourdon  couvrait  la  Bastille  et  se  prolongeait 
sur  le  boulevard  jusqu'à  la  porte  Saint-Martin. 
Un  cercle  se  traça  autour  du  corbillard.  La 
vaste  cohue  fit  silence.  Lafayette  parla  et  dit 
adieu  à  Lamarque.  Ce  fut  un  instant  touchant 
et  auguste,  toutes  les  têtes  se  découvrirent, 
tous  les  coeurs  battaient.  Tout  à  coup  un  homme 
à  cheval,  vêtu  de  noir,  parut  au  milieu  du 
groupe  avec  un  drapeau  rouge,  d'autres  disent 
avec  une  pique  surmontée  d'un  bonnet  rouge. 
Lafayette  détourna  la  tête.  Excelmans  quitta  le 
cortège. 

Ce  drapeau  rouge  souleva  un  orage  et  y  dis- 
parut. Du  boulevard  Bourdon  au  pont  d'Aus- 
terlitz  une  de  ces  clameurs  qui  ressemblent 
à  des  houles  remua  la  multitude.  Deux  cris 
prodigieux  s'élevèrent  :  —  Lamarque  au  Pan- 
théon! —  Lafayette  à  l'hôtel  de  ville!  —  Des 
jeunes  gens,  aux  acclamations  de  la  foule, 
s'attelèrent  et  se  mirent  à  traîner  Lamarque 
dans  le  corbillard  par  le  pont  d'Austerlitz  et 
Lafayette  clans  un  fiacre  par  le  quai  Mer- 
lan d. 

Dans  la  foule  qui  entourait  et  acclamait  La- 


UN  ENTERREMENT  '.  OCCASION  DE  RENAITRE.  139 

fayette,  on  remarquait  et  l'on  se  montrait  un 
allemand  nommé  Ludwig  Snycler,  mort  cente- 
naire depuis ,  qui  avait  fait  lui  aussi  la  guerre 
de  1776,  et  qui  avait  combattu  à  Trenton  sous 
Washington  et  sous  Lafayette  à  Branclywine. 

Cependant  sur  la  rive  gauche  la  cavalerie 
municipale  s'ébranlait  et  venait  barrer  le  pont, 
sur  la  rive  droite  les  dragons  sortaient  des 
Célestins  et  se  déployaient  le  long  du  quai 
Morland.  Le  peuple  qui  traînait  Lafayette  les 
aperçut  brusquement  au  coude  du  quai  et 
cria  :  les  dragons!  Les  dragons  s'avançaient 
au  pas,  en  silence,  pistolets  dans  les  fontes, 
sabres  aux  fourreaux,  mousquetons  aux  porte- 
crosses,  avec  un  air  d'attente  sombre. 

A  deux  cents  pas  du  petit  pont,  ils  firent 
halte.  Le  fiacre  où  était  Lafayette  chemina 
jusqu'à  eux,  ils  ouvrirent  les  rangs,  le  laissèrent 
passer,  et  se  refermèrent  sur  lui.  En  ce  moment 
les  dragons  et  la  foule  se  touchaient.  Les 
femmes  s'enfuyaient  avec  terreur. 

Que  se  passa-t-il  dans  cette  minute  fatale  ? 
personne  ne  saurait  le  dire.  C'est  le  moment 
ténébreux  où  deux  nuées  se  mêlent.  Les  uns 
racontent  qu'une  fanfare  sonnant  la  charge  fut 


140  LES  MISÉRABLES. 

entendue  du  côté  de  l'Arsenal,  les  autres  qu'un 
coup  de  poignard  fut  donné  par  un  enfant  à 
un  dragon.  Le  fait  est  que  trois  coups  de  feu 
partirent  subitement,  le  premier  tua  le  chef 
d'escadron  Cholet,  le  second  tua  une  vieille 
sourde  qui  fermait  sa  fenêtre  rue  Contrescarpe, 
le  troisième  brûla  1  epaulette  d'un  officier  ;  une 
femme  cria  :  On  commence  trop  tôt  !  et  tout  à 
coup  on  vit  du  côté  opposé  au  quai  Morland  un 
escadron  de  dragons  qui  était  resté  dans  la 
caserne  déboucher  au  galop,  le  sabre  nu,  par  la 
rue  Bassompierre  et  le  boulevard  Bourdon,  et 
balayer  tout  devant  lui. 

Alors  tout  est  dit,  la  tempête  se  déchaîne, 
les  pierres  pleuvent,  la  fusillade  éclate,  beau- 
coup se  précipitent  au  bas  de  la  berge  et  passent 
le  petit  bras  de  la  Seine  aujourd'hui  comblé,  les 
chantiers  de  l'île  Louviers,  cette  vaste  citadelle 
toute  faite,  se  hérissent  de  combattants,  on  ar- 
rache des  pieux,  on  tire  des  coups  de  pistolet, 
une  barricade  s'ébauche,  les  jeunes  gens  refou- 
lés passent  le  pont  d'Austerlitz  avec  le  corbil- 
lard au  pas  de  course  et  chargent  la  garde  muni- 
cipale, les  carabiniers  accourent,  les  dragons 
sabrent,  la  foule  se  disperse  dans  tous  les  sens, 


UN  ENTERREMENT  :  OCCASION  DE  RENAITRE.     li! 

une  rumeur  de  guerre  vole  aux  quatre  coins  de 
Paris,  on  crie  :  Aux  armes!  on  court,  on  cul- 
bute, on  fuit,  on  résiste.  La  colère  emporte 
lemeute  comme  le  vent  emporte  le  feu. 


IV 


Les  bouilSoBBiicments  d'autrefois 


Rien  n'est  plus  extraordinaire  que  le  premier 
fourmillement  d'une  émeute.  Tout  éclate  par- 
tout à  la  fois.  Etait-ce  prévu?  oui.  Était-ce  pré- 
paré? non.  D'où  cela  sort-il?  des  pavés.  D'où 
cela  tombe- t-il?  des  nues.  Ici  l'insurrection  a  le 
caractère  d'un  complot;  là  d'une  improvisation. 
Le  premier  venu  s'empare  d'un  courant  de  la 
foule  et  le  mène  où  il  veut.  Début  plein  d'épou- 
vante où  se  mole  une  sorte  de  gaîté  formidable. 
Ce  sont  d'abord  des  clameurs,  les  magasins  se 
ferment,  les  étalages  des  marchands  disparais- 
sent; puis  des  coups  do  feu  isolés;  des  gens 
s'enfuient;  des  coups  de  crosse  heurtent  les 


LES  BOUILLONNEMENTS  D  AUTREFOIS.  liÔ 

portes  cochères;  on  entend  les  servantes  rire 
dans  les  cours  des  maisons  et  dire  :  II  va  y 
avoir  du  train! 

Un  quart  d'heure  netait  pas  écoulé,  voici  ce 
qui  se  passait  presque  en  même  temps  sur  vingt 
points  de  Paris  différents. 

Rue  Sainte -Croix  de  la  Bretonnerie,  une 
vingtaine  de  jeunes  gens,  à  barbe  et  à  cheveux 
longs,  entraient  dans  un  estaminet  et  en  ras- 
sortaient un  moment  après,  portant  un  drapeau 
tricolore  horizontal  couvert  d'un  crêpe  et  ayant 
à  leur  tôto  trois  hommes  armés,  l'un  d'un  sabre, 
l'autre  d'un  fusil,  le  troisième  d'une  pique. 

Rue  des  Nonaindières ,  un  bourgeois  bien 
vêtu,  qui  avait  du  ventre,  la  voix  sonore,  le 
crâne  chauve,  le  front  élevé,  la  barbe  noire  et 
une  de  ces  moustaches  rudes  qui  ne  peuvent  se 
rabattre,  offrait  publiquement  des  cartouches 
aux  passants. 

Rue  Saint-Pierre-Montmartre,  des  hommes 
aux  bras  nus  promenaient  un  drapeau  noir  où 
on  lisait  ces  mots  en  lettres  blanches  :  République 
ou  la  mort!  Rue  des  Jeûneurs,  rue  du  Cadran, 
rue  Montorgucil,  rue  Mandar,  apparaissaient 
des  groupes  agitant  des  drapeaux  sur  lesquels 


144  LES  MISÉRABLES. 

on  distinguait  des  lettres  d'or,  le  mot  section  avec 
un  numéro.  Un  de  ces  drapeaux  était  rouge  et 
bleu  avec  un  imperceptible  entre-deux  blanc. 

On  pillait  une  fabrique  d'armes,  boulevard 
Saint-Martin,  et  trois  boutiques  d'armuriers,  la 
première  rue  Beaubourg,  la  deuxième  rue  Mi- 
chel-le-Comte,  l'autre,  rue  du  Temple.  En  quel- 
ques minutes  les  mille  mains  de  la  foule  sai- 
sissaient et  emportaient  deux  cent  trente  fusils, 
presque  tous  à  deux  coups,  soixante -quatre 
sabres,  quatre-vingt-trois  pistolets.  Afin  d'ar- 
mer plus  de  monde,  l'un  prenait  le  fusil,  l'autre 
la  baïonnette. 

Vis-à-vis  le  quai  de  la  Grève,  des  jeunes  gens 
armés  de  mousquets  s'installaient  chez  des 
femmes  pour  tirer.  L'un  d'eux  avait  un  mousquet 
à  rouet.  Ils  sonnaient,  entraient,  et  se  mettaient 
à  faire  des  cartouches.  Une  de  ces  femmes  à 
raconté  :  Je  ne  savais  pas  ce  que  c\  le  des 

's,  c'est  mon  mari  qui  me  Fa  . 
assemblement  enfonçait  une  boutique  de 
curiosités  rue  des  Yieillcs-IIaudriettcs  et  y  pre- 
nait des  yatagans  et  des  armes  turques. 

Le  cadavre  d'un  maçon  tué  d'un  coup  de  fusil 
dt  rue  de  la  Perle. 


LES  BOUILLONNEMENTS  1)  AUTREFOIS.  14o 

Et  puis,  rivedroite,  rivegauche,  sur  les  quais, 
sur  les  boulevards,  dans  le  pays  latin,  dans  le 
quartier  des  Halles,  des  hommes  haletants,  ou- 
vriers, étudiants,  sectionnaires,  lisaient  des  pro- 
clamations, criaient  :  Aux  armes  !  brisaient  les 
réverbères,  dételaient  les  voitures,  dépavaient 
les  rues,  enfonçaient  les  portes  des  maisons, 
déracinaient  les  arbres,  fouillaient  les  caves, 
roulaient  des  tonneaux,  entassaient  pavés,  moel- 
lons, meubles,  planches,  faisaient  des  barricades. 

On  forçait  les  bourgeois  d'y  aider.  On  entrait 
chez  les  femmes,  on  leur  faisait  donner  le  sabre 
et  le  fusil  des  maris  absents  et  l'on  écrivait  avec 
du  blanc  d"Espagne  sur  la  porte  :  les  armes  sont 
livrées.  Quelques-uns  signaient  «  de  leurs  noms  » 
des  reçus  du  fusil  et  du  sabre,  et  disaient  :  en- 
voyez-les chercher  demain  à  la  mairie.  On  désar- 
mait dans  les  rues  les  sentinelles  isolées  et  les 
gardes  nationaux  allant  à  leur  municipalité.  On 
arrachait  les  épaulettes  aux  officiers.  Rue  du 
cimetière  Saint-Nicolas,  un  officier  de  la  garde 
nationale,  poursuivi  par  une  troupe  armée  de 
bâtons  et  de  fleurets,  se  réfugia  à  grand'peine 
dans  une  maison  d'où  il  ne  put  sortir  qu'à  la 
nuit,  et  déguisé. 


146  LES  MISERABLES. 

Dans  le  quartier  Saint-Jacques,  les  étudiants 
sortaient  par  essaims  de  leurs  hôtels,  et  mon- 
taient rue  Saint- Hyacinthe  au  café  du  Progrès 
ou  descendaient  au  café  des  Sept  Billards,  rue 
des  Mathurins.  Là,  devant  les  portes,  des  jeunes 
gens  debout  sur  des  bornes  distribuaient  des 
armes.  On  pillait  le  chantier  de  la  rue  Transno- 
nain  pour  faire  des  barricades.  Sur  un  seul 
point  les  habitants  résistaient,  à  l'angle  des  rues 
Sainte-Avoye  et  Simon-le-Franc  où  ils  détrui- 
saient eux-mêmes  la  barricade.  Sur  un  seul 
point,  les  insurgés  pliaient  ;  ils  abandonnaient 
une  barricade  commencée  rue  du  Temple  après 
avoir  fait  feu  sur  un  détachement  de  garde  natio- 
nale, et  s'enfuyaient  par  la  rue  de  la  Corderic.  Le 
détachement  ramassa  dans  la  barricade  un  dra- 
peau rouge,  un  paquet  de  cartouches  et  trois 
cents  balles  de  pistolet.  Les  gardes  nationaux 
déchirèrent  le  drapeau  et  en  remportèrent  les 
lambeaux  à  la  pointe  de  leurs  baïonnettes. 

Tout  ce  que  nous  racontons  ici  lentement  et 
successivement  se  faisait  à  la  fois  sur  tous  les 
points  de  la  ville  au  milieu  d'un  vaste  tumulte, 
comme  une  foule  d'éclairs  dans  un  seul  roule- 
ment de  tonnerre. 


LES  BOUILLONNEMENTS  D  AUTREFOIS.  147 

En  moins  d'une  heure  vingt-sept  barricades 
sortirent  de  terre  dans  le  seul  quartier  des 
Halles.  Au  centre  était  cette  fameuse  mai- 
son n°  50,  qui  fut  la  forteresse  de  Jeanne  et  de 
ses  cent  six  compagnons,  et  qui,  flanquée  d'un 
côté  par  une  barricade  à  Saint-Merry,  et  de  l'au- 
tre par  une  barricade  à  la  rue  Maubuée,  com- 
mandait trois  rues,  la  rue  des  Arcis,  la  rue 
Saint-Martin,  et  la  rue  Aubry-  le  -Bouclier 
qu'elle  prenait  de  front.  Deux  barricades  en 
dquerre  se  repliaient  l'une  de  la  rue  Montor- 
gueil  sur  la  Grande  Truanderie,  l'autre  de  la 
rue  Geoffroy-Lange  vin  sur  la  rue  Sainte-Avoye. 
Sans  compter  d'innombrables  barricades  dans 
vingt  autres  quartiers  de  Paris,  au  Marais,  à 
la  montagne  Sainte-Geneviève  ;  une,  rue  Ménil- 
montant,  où  l'on  voyait  une  porte  cochère  arra- 
chée de  ses  gonds;  une  autre  près  du  petit  pont 
de  l'Hôtcl-Dieu  faite  avec  une  écossaise  dételée 
et  renversée,  à  trois  cents  pas  de  la  préfecture 
de  police. 

A  la  barricade  de  la  rue  des  Ménétriers  un 
homme  bien  mis  distribuait  de  l'argent  aux  tra- 
vailleurs. A  la  barricade  de  la  rue  Grenetat  un 
cavalier  parut  et  remit  à  celui  qui  paraissait  le 


i  18  LES  MISERABLES. 

chef  de  la  barricade  un  rouleau  qui  avait  l'air 
d'un  rouleau  d'argent.  —  Voilà,  dit-il,  pour  payer 
les  dépenses,  le  vin,  et  caetera.  Un  jeune  homme 
blond,  sans  cravate,  allait  d'une  barricade  à 
l'autre  portant  des  mots  d'ordre.  Un  autre,  le 
sabre  nu,  un  bonnet  de  police  bleu  sur  la  tête, 
posait  des  sentinelles.  Dans  l'intérieur,  en  deçà 
des  barricades,  les  cabarets  et  les  loges  de  por- 
tiers étaient  convertis  en  corps  de  garde.  Du 
reste  l'émeute  se  comportait  selon  la  plus  sa- 
vante tactique  militaire.  Les  rues  étroites,  iné- 
gales, sinueuses,  pleines  d'angles  et  de  tour- 
nants ,  étaient  admirablement  choisies  ;  les 
environs  des  Halles  en  particulier,  réseau  de 
rues  plus  embrouillé  qu'une  foret.  La  soci 
des  Amis  du  Peuple  avait,  disait-on,  pris  la 
direction  de  l'insurrection  dans  le  quartier 
Sainte-Avoye.  Un  homme  tué  rue  du  Ponceau 
qu'on  fouilla  avait  sur  lui  le  plan  de  Paris. 

Ce  qui  avait  réellement  pris  la  direction  de 
l'émeute,  c'était  une  sorte  d'impétuosité  incon- 
nue qui  était  dans  l'air.  L'insurrection,  brus- 
quement, avait  bâti  les  barricades  d'une  main  et 
de  l'autre  saisi  presque  tous  les  postes  de  la 
garnison.  En  moins  de  trois  heures,  comme  une 


LES  BOUILLONNEMENTS  D  AUTREFOIS.  149 

traînée  de  poudre  qui  s'allume,  les  insurgés 
avaient  envahi  et  occupé,  sur  la  rive  droite, 
l'Arsenal,  la  mairie  de  la  place  Royale,  tout  le 
Marais,  la  fabrique  d'armes  Popincourt,  la  Ga- 
liote,  le  Château  d'Eau,  toutes  les  rues  près  les 
Halles;  sur  la  rive  gauche,  la  caserne  des  Vété- 
rans, Sainte-Pélagie,  la  place  Maubert,  la  pou- 
drière des  Deux  Moulins,  toutes  les  barrières. 
A  cinq  heures  du  soir  ils  étaient  maîtres  de  la 
Bastille,  de  la  Lingerie,  des  Blancs-Manteaux  ; 
leurs  éclaireurs  touchaient  la  place  des  Vic- 
toires, et  menaçaient  la  Banque,  la  caserne  des 
Petits-Pères,  l'hôtel  des  Postes.  Le  tiers  de 
Paris  était  à  l'émeute. 

Sur  tous  les  points  la  lutte  était  gigantesque- 
ment engagée;  et,  des  désarmements,  des  visites 
domiciliaires,  des  boutiques  d'armuriers  vive- 
ment envahies,  il  résultait  ceci  que  le  combat 
commencé  à  coups  de  pierres  continuait  à  coups 
de  fusil. 

Vers  six  heures  du  soir,  le  passage  du  Sau- 
mon devenait  champ  de  bataille.  L'émeute  était 
à  un  bout,  la  troupe  au  bout  opposé.  On  se 
fusillait  d'une  grille  à  l'autre.  Un  observateur, 
un  rêveur,  l'auteur  de  ce  livre,  qui  était  allé 


ISO  LES  MISERABLES. 

voir  le  volcan  de  près,  se  trouva  dans  le  passage 
pris  entre  les  deux  feux.  Il  n'avait  pour  se  ga- 
rantir des  balles  que  le  renflement  des  demi- 
colonnes  qui  séparent  les  boutiques  ;  il  fut  près 
d'une  demi-heure  dans  cette  situation  délicate. 

Cependant  le  rappel  battait,  les  gardes  natio- 
naux s'habillaient  et  s'armaient  en  hâte,  les  lé- 
gions sortaient  des  mairies,  les  régiments  sor- 
taient des  casernes.  Vis-à-vis  le  passage  de 
l'Ancre  un  tambour  recevait  un  coup  de  poi- 
gnard. Un  autre,  rue  du  Cygne,  était  assailli 
par  une  trentaine  de  jeunes  gens  qui  lui  cre- 
vaient sa  caisse  et  lui  prenaient  son  sabre.  Un 
autre  était  tué  rue  Grenier-Saint-Lazare.  Rue 
Michel-le-Comte,  trois  officiers  tombaient  morts 
l'un  après  l'autre.  Plusieurs  gardes  municipaux, 
blessés  rue  des  Lombards,  rétrogradaient. 

Devant  la  Cour-Batave,  un  détachement  de 
gardes  nationaux  trouvait  un  drapeau  rouge 
portant  cette  inscription  :  Révolution  républi- 
caine, n°  127.  Était-ce  une  révolutiou  en  effet? 

L'insurrection  s'était  fait  du  centre  de  Paris 
une  sorte  de  citadelle  inextricable,  tortueuse, 
colossale.' 

Là  était  le  foyer,  là  était  évidemment  la  ques- 


les  bouillonnements  D  AUTREFOIS.  151 

tion.  Tout  lu  reste  n'était  qu'escarmouches.  Ce 
qui  prouvait  que  tout  se  déciderait  là,  c'est  qu'on 
ne  s'y  battait  pas  encore. 

Dans  quelques  régiments,  les  soldats  étaient 
incertains,  ce  qui  ajoutait  à  l'obscurité  ef- 
frayante de  la  crise.  Ils  se  rappelaient  l'ovation 
populaire  qui  avait  accueilli  en  juillet  1830  la 
neutralité  du  53e  de  ligne.  Deux  hommes  intré- 
pides et  éprouvés  par  les  grandes  guerres,  le 
maréchal  de  Lobau  et  le  général  Bugeaud,  com- 
mandaient, Bugeaud  sous  Lobau.  D'énormes 
patrouilles,  composées  de  bataillons  de  la  ligne 
enfermés  dans  des  compagnies  entières  de  garde 
nationale,  et  précédées  d'un  commissaire  de  po- 
lice en  écharpe,  allaient  reconnaître  les  rues 
insurgées.  De  leur  côté,  les  insurgés  posaient 
des  vedettes  au  coin  des  carrefours  et  en- 
voyaient audacieusement  des  patrouilles  hors 
des  barricades.  On  s'observait  des  deux  parts. 
Le  gouvernement,  avec  une  armée  dans  la  main, 
hésitait;  la  nuit  allait  venir  et  l'on  commençait 
à  entendre  le  tocsin  de  Saint-Merry.  Le  minis- 
tre de  la  guerre  d'alors,  le  maréchal  Soult,  qui 
avait  vu  Austerlitz,  regardait  cela  d'un  air 
sombre. 


152  LES  MISÉRABLES. 

Ces  vieux  matelots-là,  habitués  à  la  manœuvre 
correcte  et  n'ayant  pour  ressource  et  pour  guide 
que  la  tactique,  cette  boussole  des  batailles, 
sont  tout  désorientés  en  présence  de  cette  im- 
mense écume  qu'on  appelle  la  colère  publique. 
Le  vent  des  révolutions  n'est  pas  maniable. 

Les  gardes  nationales  de  la  banlieue  accou- 
raient en  hâte  et  en  désordre.  Un  bataillon  du 
12e  léger  venait  au  pas  de  course  de  Saint-De- 
nis, le  14e  de  ligne  arrivait  de  Courbevoie,  les 
batteries  de  l'École  militaire  avaient  pris  posi- 
tion au  Carrousel  ;  des  canons  descendaient  de 
Vincennes. 

La  solitude  se  faisait  aux  Tuileries.  Louis- 
Philippe  était  plein  de  sérénité. 


Originalité  «le  Paris 


Depuis  deux  ans,  nous  l'avons  dit,  Paris  avait 
vu  plus  d'une  insurrection.  Hors  des  quartiers 
insurgés,  rien  n'est  d'ordinaire  plus  étrangement 
calme  que  la  physionomie  de  Paris  pendant  une 
émeute.  Paris  s'accoutume  très  vite  à  tout,  — 
ce  n'est  qu'une  émeute,  —  et  Paris  a  tant  d'af- 
faires qu'il  ne  se  dérange  pas  pour  si  peu.  Ces 
villes  colossales  peuvent  seules  donner  de  tels 
spectacles.  Ces  enceintes  immenses  peuvent 
seules  contenir  en  même  temps  la  guerre  civile 
et  on  ne  sait  quelle  bizarre  tranquillité.  D'habi- 
tude, quand  l'insurrection  commence,  quand  on 


154  LES  MISÉRABLES. 

entend  le  tambour,  le  rappel,  la  générale,  le 
boutiquier  se  borne  à  dire  : 

—  Il  paraît  qu'il  y  a  du  grabuge  rue  Saint- 
Martin. 

Ou: 

—  Faubourg  Saint-Antoine. 
Souvent  il  ajoute  avec  insouciance  : 

—  Quelque  part  par  là. 

Plus  tard,  quand  on  distingue  le  vacarme  dé- 
chirant et  lugubre  de  la  mousqueterie  et  des 
feux  de  peloton,  le  boutiquier  dit  : 

—  Ça  chauffe  donc  !  Tiens,  ça  chauffe  ! 

Un  moment  après,  si  l'émeute  approche,  et 
gagne,  il  ferme  précipitamment  sa  boutique  et 
endosse  rapidement  son  uniforme,  c'est  à  dire, 
met  ses  marchandises  en  sûreté  et  risque  sa 
personne. 

On  se  fusille  dans  un  carrefour,  dans  un  pas- 
sage, dans  un  cul-de-sac  ;  on  prend,  perd  et  re- 
prend des  barricades;  le  sang  coule,  la  mitraille 
crible  les  façades  des  maisons,  les  balles  tuent 
les  gens  dans  leur  alcôve ,  les  cadavres  encom- 
brent le  pavé.  A  quelques  rues  de  là,  on  en- 
tend le  choc  des  billes  de  billard  dans  les 
cales. 


ORIGINALITE  DE  TARIS.  155 

Les  théâtres  ouvrent  leurs  portes  et  jouent 
des  vaudevilles  ;  les  curieux  causent  et  rient  à 
deux  pas  de  ces  rues  pleines  de  guerre.  Les 
fiacres  cheminent;  les  passants  vont  dîner  en 
ville.  Quelquefois  dans  le  quartier  même  où  l'on 
se  bat.  En  1831,  une  fusillade  s'interrompit  pour 
laisser  passer  une  noce. 

Lors  de  l'insurrection  du  12  mai  1839,  ruo 
Saint-Martin,  un  petit  vieux  homme  infirme, 
traînant  une  charrette  à  bras  surmontée  d'un 
chiffon  tricolore  dans  laquelle  il  y  avait  des 
carafes  remplies  d'un  liquide  quelconque,  allait 
et  venait  de  la  barricade  à  la  troupe  et  de  la 
troupe  à  la  barricade,  offrant  impartialement 
des  verres  de  coco  —  tantôt  au  gouvernement, 
tantôt  à  l'anarchie. 

Rien  n'est  plus  étrange  ;  et  c'est  là  le  carac- 
tère propre  des  émeutes  de  Paris  qui  ne  se  re- 
trouve dans  aucune  autre  capitale.  Il  faut  pour 
cela  deux  choses ,  la  grandeur  de  Paris ,  et  sa 
gaîté.  Il  faut  la  ville  de  Voltaire  et  de  Napo- 
léon. 

Cette  fois,  cependant,  dans  la  prise  d'armes 
du  5  juin  1832,  la  grande  ville  sentit  quelque 
chose  qui  était  peut-être  plus  fort  qu'elle.  Elle 


156  LES  MISÉRABLES. 

eut  peur.  On  vit  partout,  dans  les  quartiers 
les  plus  lointains  et  les  plus  «  désintéressés,  » 
les  portes,  les  fenêtres  et  les  volets  fermés  en 
plein  jour.  Les  courageux  s'armèrent,  les  pol- 
trons se  cachèrent.  Le  passant  insouciant  et 
affairé  disparut.  Beaucoup  de  rues  étaient  vides 
comme  à  quatre  heures  du  matin.  On  colportait 
des  détails  alarmants,  on  répandait  des  nou- 
velles fatales.  —  Quils  étaient  maîtres  de  la 
Banque  :  —  que,  rien  qu'au  cloître  de  Saint- 
Merry,  ils  étaient  six  cents,  retranchés  et  cré- 
nelés dans  l'église;  —  que  la  ligne  n'était  pas 
sûre;  —  qu'Armand  Carrel  avait  été  voir  le 
maréchal  Clausel  et  que  le  maréchal  avait  dit  : 
Ayez  d'abord  un  régiment;  —  que  Lafayette  était 
malade ,  mais  qu'il  leur  avait  dit  pourtant  :  Je 
suis  à  vous.  Je  vous  suivrai  partout  où  il  y  aura 
place  pour  une  chaise;  —  qu'il  fallait  se  tenir 
sur  ses  gardes  ;  qu'à  la  nuit  il  y  aurait  des  gens 
qui  pilleraient  les  maisons  isolées  dans  les  coins 
déserts  de  Paris  (ici  on  reconnaissait  l'imagina- 
tion de  la  police,  cette  Anne  Radclille  mêlée  au 
gouvernement)  ;  —  qu'une  batterie  avait  été 
établie  rue  Aubry-le-Boucher  ;  —  que  Lobau  et 
Bugeaud  se  concertaient,  et  qu'à  minuit,  ou  au 


ORIGINALITÉ  DE  PARIS.  157 

point  (lu  jour  au  plus  tard,  quatre  colonnes 
marcheraient  à  la  fois  sur  le  centre  de  lemeute, 
la  première  venant  de  la  Bastille,  la  deuxième 
de  la  porte  Saint-Martin,  la  troisième  de  la 
Grève ,  la  quatrième  des  Halles  ;  —  que  peut- 
être  aussi  les  troupes  évacueraient  Paris  et  se 
retireraient  au  Champ  de  Mars;  —  qu'on  ne 
savait  ce  qui  arriverait,  mais  qu'à  coup  sûr  cette 
fois,  c'était  grave.  —  On  se  préoccupait  des 
hésitations  du  maréchal  Soult.  —  Pourquoi 
n'attaquait-il  pas  tout  de  suite?  —  Il  est  certain 
qu'il  était  profondément  absorbé.  Le  vieux  lion 
semblait  flairer  dans  cette  ombre  un  monstre 
inconnu. 

Le  soir  vint,  les  théâtres  n'ouvrirent  pas  ;  les 
patrouilles  circulaient  d'un  air  irrité;  on  fouil- 
lait les  passants;  on  arrêtait  les  suspects.  Il  y 
avait  à  neuf  heures  plus  de  huit  cents  personnes 
arrêtées;  la  préfecture  de  police  était  encom- 
brée ,  la  Conciergerie  encombrée ,  la  Force  en- 
combrée. A  la  Conciergerie,  en  particulier,  le 
long  souterrain  qu'on  nomme  la  rue  de  Paris 
était  jonché  de  bottes  de  paille  sur  lesquelles  gi- 
sait un  entassement  de  prisonniers,  que  l'homme 
de  Lyon,  Lagrange,  haranguait  avec  vaillance. 


158  LES  MISERABLES. 

Toute  cette  paille,  remuée  par  tous  ces  hommes, 
faisait  le  bruit  d'une  averse.  Ailleurs  les  prison- 
niers couchaient  en  plein  air  dans  les  préaux  les 
uns  sur  les  autres.  L'anxiété  était  partout,  et  un 
certain  tremblement,  peu  habituel  à  Paris. 

On  se  barricadait  dans  les  maisons;  les  femmes 
et  les  mères  s'inquiétaient  ;  on  n'entendait  que 
ceci  :  Ah  mon  Dieu!  il  n'est  pas  rentré!  Il  y  avait 
à  peine  au  loin  quelques  rares  roulements  de 
voitures.  On  écoutait  sur  le  pas  des  portes  les 
rumeurs,  les  cris,  les  tumultes,  les  bruits  sourds 
et  indistincts,  des  choses  dont  on  disait  :  C'est 
la  cavalerie,  ou  :  Ce  sont  des  caissons  qui  galopai', 
les  clairons ,  les  tambours ,  la  fusillade ,  et  sur- 
tout ce  lamentable  tocsin  de  Saint-Merry.  On 
attendait  le  premier  coup  de  canon.  Des  hom- 
mes surgissaient  au  coin  des  rues  et  disparais- 
saient en  criant  :  Rentrez  chez  vous  !  Et  l'on  se 
hâtait  de  verrouiller  les  portes.  On  disait  :  Com- 
ment cela  finira-t-il?  D'instant  en  instant,  à 
mesure  que  la  nuit  tombait,  Paris  semblait  se 
colorer  plus  lugubrement  du  flamboiement  for- 
midable de  l'émeute. 


LIVRE    ONZIEME 


L'ATOME  FRATERNISE  AVEC  L'OURAGAN 


Quelques  éclaircissements  sur  les  origines  de  la 
poésie  de  Gavroche.  —  Influence  d'un  acadé- 
micien sur  celte  poésie 


A  l'instant  où  l'insurrection,  surgissant  du 
choc  du  peuple  et  de  la  troupe  devant  l'Arsenal, 
détermina  un  mouvement  d'avant  en  arrière 
dans  la  multitude  qui  suivait  le  corbillard,  et 
qui,  de  toute  la  longueur  des  boulevards,  pesait, 
pour  ainsi  dire,  sur  la  tête  du  convoi,  ce  fut  un 
effrayant  reflux.  La  coliue  s'ébranla,  les  rangs 
se  rompirent,  tous  coururent,  partirent,  s'échap- 
pèrent, les  uns  avec  les  cris  de  l'attaque,  les 
autres  avec  la  pâleur  de  la  fuite.  Le  grand 

T.    VIII.  I  '* 


1G2  LES  MISERABLES. 

fleuve  qui  couvrait  les  boulevards  se  divisa  en 
un  clin  d'oeil,  déborda  à  droite  et  à  gauche  et 
se  répandit  en  torrents  dans  deux  cents  rues  à 
la  fois  avec  le  ruissellement  d'une  écluse  lâchée. 
En  ce  moment  un  enfant  déguenillé  qui  descen- 
dait par  la  rue  Ménilmontant,  tenant  à  la  main 
une  branche  de  faux-ébénier  en  fleur  qu'il  ve- 
nait de  cueillir  sur  les  hauteurs  de  Belleville, 
avisa  dans  la  devanture  de  boutique  d'une  mar- 
chande de  bric-à-brac  un  vieux  pistolet  d'arçon. 
Il  jeta  sa  branche  fleurie  sur  le  pavé,  et  cria  ; 

—  Mère  chose,  je  vous  emprunte  votre  ma- 
chin. 

Et  il  se  sauva  avec  le  pistolet. 

Deux  minutes  après,  un  flot  de  bourgeois 
épouvantés  qui  s'enfuyait  par  la  rue  Àmelot 
et  la  rue  Basse,  rencontra  l'enfant  qui  brandis- 
sait son  pistolet  et  qui  chantait  : 

La  nuit  on  ne  voit  rien, 
Le  jour  on  voit,  très  bien, 
L'un  écrit  apocryphe 
Le  bourgeois  s'ébouriffe, 
Pratiquez  la  vertu, 
Tutu  chapeau  pointu  ! 


QUELQUES  ÉCLAIRCISSEMENTS,  ETC.  1G3 

C'était  le  petit  Gavroche  qui  s'en  allait  en 
guerre. 

Sur  le  boulevard  il  s'aperçut  que  le  pistolet 
n'avait  pas  de  chien. 

De  qui  était  ce  couplet  qui  lui  servait  à  ponc- 
tuer sa  marche,  et  toutes  les  autres  chansons 
que,  dans  l'occasion,  il  chantait  volontiers? 
nous  l'ignorons.  Qui  sait?  de  lui  peut-être. 
Gavroche  d'ailleurs  était  au  courant  de  tout  le 
fredonnement  populaire  en  circulation ,  et  il  y 
mêlait  son  propre  gazouillement.  Farfadet  et 
galopin ,  il  faisait  un  pot-pourri  des  voix  de  la 
nature  et  des  voix  de  Paris.  Il  combinait  le 
répertoire  des  oiseaux  avec  le  répertoire  des 
ateliers.  Il  connaissait  des  rapins,  tribu  conti- 
guë  à  la  sienne.  Il  avait,  à  ce  qu'il  paraît,  été 
trois  mois  apprenti  imprimeur.  Il  avait  fait  un 
jour  une  commission  pour  monsieur  Baour- 
Lormian,  l'un  des  quarante.  Gavroche  était  un 
gamin  de  lettres. 

Gavroche  du  reste  ne  se  doutait  pas  que  dans 
cette  vilaine  nuit  pluvieuse  où  il  avait  offert  à 
deux  mioches  l'hospitalité  de  son  éléphant, 
c'était  pour  ses  propres  frères  qu'il  avait  fait 
office  de  providence.   Ses  frères  le  soir,   son 


16i  LES  MISÉRABLES. 

père  le  matin  ;  voilà  quelle  avait  été  sa  nuit.  En 
quittant  la  rue  des  Ballets  au  petit  jour,  il  était 
retourné  en  hâte  à  l'éléphant ,  en  avait  artiste- 
ment  extrait  les  deux  mômes,  avait  partagé 
avec  eux  le  déjeuner  quelconque  qu'il  avait 
inventé,  puis  s'en  était  allé ,  les  confiant  à  cette 
bonne  mère  la  rue  qui  l'avait  à  peu  près  élevé 
lui-même.  En  les  quittant,  il  leur  avait  donné 
rendez- vous  pour  le  soir  au  même  endroit,  et 
leur  avait  laissé  pour  adieu  ce  discours  :  —  Je 
casse  une  canne,  autrement  dit  :  Je  m'esbigne,  ou, 
comme  on  dit  à  la  cour,  je  file.  Les  mioches,  si 
vous  ne  retrouvez  pas  papa  maman,  revenez  ici  ce 
soir.  Je  vous  ficherai  à  souper,  et  je  vous  couche- 
rai. Les  deux  enfants,  ramassés  par  quelque 
sergent  de  ville  et  mis  au  dépôt,  ou  volés  par 
quelque  saltimbanque,  ou  simplement  égarés 
dans  l'immense  casse-tête  chinois  parisien, 
n'étaient  pas  revenus.  Les  bas-fonds  du  monde 
social  actuel  sont  pleins  de  ces  traces  perdues. 
Gavroche  ne  les  avait  pas  revus.  Dix  ou  douze 
semaines  s'étaient  écoulées  depuis  cette  nuit-là. 
Il  lui  était  arrivé  plus  d'une  fois  de  se  gratter  le 
dessus  de  la  tête  et  de  dire  :  Où  diable  sont  mes 
deux  enfants? 


QUELQUES  ÉCLAIRCISSEMENTS,  ETC.  165 

Cependant,  il  était  parvenu,  son  pistolet  au 
poing,  rue  du  Pont-aux-Choux.  Il  remarqua 
qu'il  n'y  avait  plus ,  dans  cette  rue ,  qu'une  bou- 
tique ouverte,  et  chose  digne  de  réflexion,  une 
boutique  de  pâtissier.  C'était  une  occasion  pro- 
videntielle de  manger  encore  un  chausson  aux 
pommes  avant  d'entrer  dans  l'inconnu.  Gavro- 
che s'arrêta,  tâta  ses  flancs,  fouilla  son  gousset, 
retourna  ses  poches,  n'y  trouva  rien,  pas  un 
sou,  et  se  mit  à  crier  :  Au  secours! 

Il  est  dur  de  manquer  le  gâteau  suprême. 

Gavroche  n'en  continua  pas  moins  son  che- 
min. 

Deux  minutes  après,  il  était  rue  Saint -Louis. 
En  traversant  la  rue  du  Parc-Royal  il  sentit 
le  besoin  de  se  dédommager  du  chausson  de 
pommes  impossible,  et  il  se  donna  l'immense 
volupté  de  déchirer  en  plein  jour  les  affiches  de 
spectacle. 

Un  peu  plus  loin,  voyant  passer  un  groupe 
d'êtres  bien  portants  qui  lui  parurent  des  pro- 
priétaires, il  haussa  les  épaules  et  cracha  au 
hasard  devant  lui  cette  gorgée  de  bile  philoso- 
phique : 

—  Ces   rentiers,   comme  c'est  gras!   ça  se 


1C6  LES  MISÉRABLES. 

gave.  Ça  patauge  dans  les  bons  dîners.  De- 
mandez-leur ce  qu'ils  font  de  leur  argent.  Ils 
n'en  savent  rien.  Ils  le  mangent,  quoi!  Autant 
en  emporte  le  ventre. 


II 


(àavrochc  on  marche 


L'agitation  d'un  pistolet  sans  chien  qu'on  tient 
à  la  main  en  pleine  rue,  est  une  telle  fonction 
publique  que  Gavroche  sentait  croître  sa  verve 
à  chaque  pas.  Il  criait,  parmi  des  bribes  de  la 
Marseillaise  qu'il  chantait  : 

—  Tout  va  bien.  Je  souffre  beaucoup  de  la 
patte  gauche,  je  me  suis  cassé  mon  rhumatisme, 
mais  je  suis  content,  citoyens.  Les  bourgeois 
n'ont  qu'à  se  bien  tenir,  je  vas  leur  éternuer  des 
couplets  subversifs.  Qu'est-ce  que  c'est  que  les 
mouchards?  c'est  des  chiens.  Nom  d'unch!  ne 
manquons  pas  de  respect  aux  chiens.  Avec  ça 
que  je  voudrais  bien  en  avoir  un  à  mon  pis- 


168  LES  MISÉRABLES. 

tolet.  Je  viens  du  boulevard,  mes  amis,  ça 
chauffe,  ça  jette  un  petit  bouillon,  ça  mijote.  11 
est  temps  d'écumer  le  pot.  En  avant  les  hommes! 
qu'un  sang  impur  inonde  les  sillons  !  Je  donne 
mes  jours  pour  la  patrie,  je  ne  re verrai  plus  ma 
concubine,  n-i-ni,  fini,  oui,  Nini!  mais  c'est  égal, 
vive  la  joie!  battons-nous,  crebleu  !  j'en  ai  assez 
du  despotisme. 

En  cet  instant,  le  cheval  d'un  garde  national 
lancier  qui  passait  s'étant  abattu,  Gavroche 
posa  son  pistolet  sur  le  pavé,  et  releva  l'homme 
puis  il  aida  à  relever  le  cheval.  Après  quoi  il 
ramassa  son  pistolet  et  reprit  son  chemin. 

Rue  de  Thorigny,  tout  était  paix  et  silence. 
Cette  apathie,  propre  au  Marais,  contrastait 
avec  la  vaste  rumeur  environnante.  Quatre 
commères  causaient  sur  le  pas  d'une  porte. 
L'Ecosse  a  des  trios  de  sorcières,  mais  Paris  a 
des  quatuor  de  commères;  et  le  «  tu  seras  roi  •• 
serait  tout  aussi  lugubrement  jeté  à  Bonaparte 
dans  le  carrefour  Baudoyer  qu'à  Macbeth  dans 
la  bruyère  d'Armuyr.  Ce  serait  à  peu  près  le 
même  croassement. 

Les  commères  de  la  rue  de  Thorigny  ne  s'oc- 
cupaient que  de  leurs  affaires.  Cotaient  trois 


GAVROCHE  EN  MARCHE.  16[> 

portières  et  une  chiffonnière  avec  sa  hotte  et 
son  crochet. 

Elles  semblaient  debout  toutes  les  quatre 
aux  quatre  coins  de  la  vieillesse  qui  sont  la 
caducité,  la  décrépitude,  la  ruine  et  la  tris- 
tesse. 

La  chiffonnière  était  humble.  Dans  ce  monde 
en  plein  vent,  la  chiffonnière  salue,  la  portière 
protège.  Cela  tient  au  coin  de  la  borne  qui  est 
ce  que  veulent  les  concierges ,  gras  ou  maigre , 
selon  la  fantaisie  de  celui  qui  fait  le  tas.  Il  peut 
y  avoir  de  la  bonté  dans  le  balai. 

Cette  chiffonnière  était  une  hotte  reconnais- 
sante, et  elle  souriait ,  quel  sourire  !  aux  trois 
portières.  Il  se  disait  des  choses  comme  ceci  : 

— Ah  çà,  votre  chat  est  donc  toujours  méchant? 

—  Mon  Dieu ,  les  chats ,  vous  le  savez,  natu- 
rellement sont  l'ennemi  des  chiens.  C'est  les 
chiens  qui  se  plaignent. 

—  Et  le  monde  aussi. 

—  Pourtant  les  puces  de  chat  ne  vont  pas 
après  le  monde. 

—  Ce  n'est  pas  l'embarras,  les  chiens,  c'est 
dangereux.  Je  me  rappelle  une  année  où  il  y 
avait  tant  de  chiens   qu'on  a  été  obligé  de  le 


170  LES  MISÉRABLES. 

mettre  dans  les  journaux.  C'était  du  temps  qu'il 
y  avait  aux  Tuileries  de  grands  moutons  qui 
traînaient  la  petite  voiture  du  roi  de  Rome.  Vous 
rappelez-vous  le  roi  de  Rome? 

—  Moi,  j'aimais  bien  le  duc  de  Bordeaux. 

—  Moi,  j'ai  connu  Louis  XVII.  J'aime  mieux 
Louis  XVII. 

—  C'est  la  viande  qui  est  chère,  marne  Pa- 
tagon  ! 

—  Ah  !  ne  m'en  parlez  pas ,  la  boucherie  est 
une  horreur.  Une  horreur  horrible.  On  n'a  plus 
que  de  la  réjouissance. 

Ici  la  chiffonnière  intervint  : 

■ —  Mesdames,  le  commerce  ne  va  pas.  Les 
tas  d'ordures  sont  minables.  On  ne  jette  plus 
rien.  On  mange  tout. 

—  Il  y  en  a  de  plus  pauvres  que  vous,  la 
Vargoulëme. 

—  Ah ,  ça  c'est  vrai ,  répondit  la  chiffonnière 
avec  déférence,  moi  j'ai  un  état. 

Il  y  eut  une  pause ,  et  la  chiffonnière,  cédant 
à  ce  besoin  d'étalage  qui  est  le  fond  de  l'homme, 
ajouta  : 

—  Le  matin  en  rentrant,  j'épluche  l'hotte,  je 
fais  mon  treillage  (probablement  triage).  Ça  mit 


GAVROCHE  EN  MARCHE.  171 

des  tas  dans  ma  chambre.  Je  mets  les  chiffons 
dans  un  panier,  les  trognons  dans  un  baquet, 
les  linges  dans  mon  placard,  les  lainages  dans 
ma  commode,  les  vieux  papiers  dans  le  coin  de 
la  fenêtre,  les  choses  bonnes  à  manger  dans 
mon  écuelle,  les  morceaux  de  verre  dans  la  che- 
minée, les  savates  derrière  la  porte,  et  les  os 
sous  mon  lit. 
Gavroche,  arrêté  derrière,  écoutait. 

—  Les  vieilles,  dit-il,  qu'est-ce  que  vous  avez 
donc  à  parler  politique? 

Une  bordée  l'assaillit,  composée  d'une  huée 
quadruple. 

—  En  voilà  encore  un  scélérat  ! 

—  Qu'est-ce  qu'il  a  donc  à  son  moignon?  Un 
pistolet? 

—  Je  vous  demande  un  peu,  ce  gueux  de 
môme! 

—  Ça  n'est  pas  tranquille  si  ça  ne  renverse 
pas  l'autorité. 

Gavroche,  dédaigneux,  se  borna,  pour  toute 
représaille,  à  soulever  le  bout  de  son  nez  avec 
son  pouce  en  ouvrant  sa  main  toute  grande. 

La  chiffonnière  cria  : 

—  Méchant  va-nu-pattes! 


172  LES  MISÉRABLES. 

Celle  qui  répondait  au  nom  de  marne  Patagon 
frappa  ses  deux  mains  l'une  contre  l'autre  avec 
scandale  : 

—  Il  va  y  avoir  des  malheurs,  c'est  sûr.  Le 
galopin  d'à  côté  qui  a  une  barbiche,  je  le  voyais 
passer  tous  les  matins  avec  une  jeunesse  en  bon- 
net rose  sous  le  bras;  aujourd'hui  je  l'ai  vu  pas- 
ser, il  donnait  le  bras  à  un  fusil.  Marne  Bacheux 
dit  qu'il  y  a  eu  la  semaine  passée  une  révolution 
à... à... à...  —  où  est  le  veau!  —  à  Pontoise.  Et 
puis  le  voyez-vous  là  avec  son  pistolet,  cette  hor- 
reur de  polisson  !  Il  paraît  qu'il  y  a  des  canons 
tout  plein  les  Célestins.  Comment  voulez-vous 
que  fasse  le  gouvernement  avec  des  garnements 
qui  ne  savent  qu'inventer  pour  déranger  le 
monde,  quand  on  commençait  à  être  un  peu  tran- 
quille après  tous  les  malheurs  qu'il  y  a  eu,  bon 
Dieu  Seigneur,  cette  pauvre  reine  que  j'ai  vue 
passer  dans  la  charrette!  Et  tout  ça  va  encore 
faire  renchérir  le  tabac.  C'est  une  infamie!  e1 
certainement  j'irai  te  voir  guillotiner,  malfai- 
teur. 

—  Tu  renifles,  mon  ancienne,  dit  Gavroche. 
Mouche  ton  promontoire. 

Et  il  passa  outre. 


GAVROCHE  EN  MAKCHE.  17." 

Quand  il  fut  rue  Pavée,  la  chiffonnière  lui 
revint  à  l'esprit  et  il  eut  ce  soliloque  : 

—  Tu  as  tort  d'insulter  les  révolutionnaires, 
mère  Coin-de-la-Borne.  Ce  pistolet-là,  c'est  dans 
ton  intérêt.  C'est  pour  que  tu  aies  dans  ta  hotte 
plus  de  choses  bonnes  à  manger. 

Tout  à  coup  il  entendit  du  bruit  derrière  lui  : 
c'était  la  portière  Patagon  qui  l'avait  suivi,  et 
qui,  de  loin,  lui  montrait  le  poing  en  criant  : 

—  Tu  n'es  qu'un  bâtard  ! 

—  Ça,  dit  Gavroche,  je  m'en  fiche  d'une  ma- 
nière profonde. 

Peu  après,  il  passait  devant  l'hôtel  Lamoi- 
gnon.  Là  il  poussa  cet  appel  : 

—  En  route  pour  la  bataille  ! 

Et  il  fut  pris  d'un  accès  de  mélancolie.  Il  re- 
garda son  pistolet  d'un  air  de  reproche  qui  sem- 
blait essaver  de  l'attendrir  : 

—  Je  pars,  lui  dit-il,  mais  toi  tu  ne  pars  pas. 
Un  chien  peut  distraire  d'un  autre.  Un  caniche 

très  maigre  vint  à  passer.  Gavroche  s'apitoya. 

—  Mon  pauvre  toutou,  lui  dit-il,  tu  as  donc 
avalé  un  tonneau  qu'un  te  voit  tous  les  cer- 
ceaux. 

Puis  il  se  dirigea  vers  l'Orme-Saint-Gervais. 


III 


Juste  indignation  d'un  perruquier 


Le  digne  perruquier  qui  avait  chassé  les  deux 
petits  auxquels  Gavroche  avait  ouvert  l'intestin 
paternel  de  l'éléphant,  était  en  ce  moment  dans 
sa  boutique  occupé  à  raser  un  vieux  soldat  lé- 
gionnaire qui  avait  servi  sous  l'empire.  On  cau- 
sait. Le  perruquier  avait  naturellement  parlé  au 
vétéran  de  l'émeute,  puis  du  général  Lamarque, 
et  de  Lamarque  on  était  venu  à  l'empereur.  De 


JUSTE  INDIGNATION  l)  UN  PERRUQUIER.  175 

là  une  conversation  de  barbier  à  soldat,  que 
Prudhomme,  s'il  eût  été  présent,  eût  enrichie 
d'arabesques,  et  qu'il  eût  intitulée  :  Dialogue  du 
rasoir  et  du  sabre. 

—  Monsieur,  disait  le  perruquier,  comment 
l'empereur  montait-il  à  cheval? 

—  Mal.  Il  ne  savait  pas  tomber.  Aussi  il  ne 
tombait  jamais. 

—  Avait-il  de  beaux  chevaux?  il  devait  avoir 
de  beaux  chevaux? 

—  Le  jour  où  il  m'a  donné  la  croix,  j'ai  re- 
marqué sa  bête.  C'était  une  jument  coureuse, 
toute  blanche.  Elle  avait  les  oreilles  très  écar- 
tées, la  selle  profonde,  une  fine  tête  marquée 
d'une  étoile  noire,  le  cou  très  long,  les  genoux 
fortement  articulés,  les  côtes  saillantes,  les 
épaules  obliques,  l'arrière-main  puissante.  Un 
peu  plus  de  quinze  palmes  de  haut. 

—  Joli  cheval,  fit  le  perruquier. 

—  C'était  la  bête  de  sa  majesté. 

Le  perruquier  sentit  qu'après  ce  mot,  un  peu 
de  silence  était  convenable,  il  s'y  conforma,  puis 
reprit  : 

—  L'empereur  n'a  été  blessé  qu'une  fois,  n'est- 
ce  pas,  monsieur? 


176  LES  MISÉRABLES. 

Le  vieux  soldat  répondit  avec  l'accent  calme 
et  souverain  de  l'homme  qui  y  a  été  : 

—  Au  talon.  A  Ratisbonne.  Je  ne  l'ai  jamais 
vu  si  bien  mis  que  ce  jour-là  II  était  propre 
comme  un  sou. 

—  Et  vous,  monsieur  le  vétéran,  vous  avez 
dû  être  souvent  blessé? 

—  Moi?  dit  le  soldat,  ah!  pas  grand'chose. 
J'ai  reçu  à  Marengo  deux  coups  de  sabre  sur 
la  nuque,  une  balle  dans  le  bras  droit  à  Auster- 
litz,  une  autre  dans  la  hanche  gauche  à  Iéna,  à 
Friedland,  un  coup  de  baïonnette  —  là,  —  à  la 
Moskowa  sept  ou  huit  coups  de  lance  n'importe 
où ,  à  Lutzen  un  éclat  d'obus  qui  m'a  écrasé  un 
doigt...  —  Ah!  et  puis  à  Waterloo  un  biscaïen 
dans  la  cuisse.  Voilà  tout. 

—  Comme  c'est  beau,  s'écria  le  perruquier 
avec  un  accent  pindarique,  de  mourir  sur  le 
champ  de  bataille!  Moi,  parole  d'honneur,  plu- 
tôt que  de  crever  sur  le  grabat,  de  maladie,  len- 
tement, un  peu  tous  les  jours,  avec  les  drogues, 
les  cataplasmes,  la  seringue  et  la  médecine, 
j'aimerais  mieux  recevoir  dans  le  ventre  un  bou- 
let de  canon  ! 

—  Vous  nëtcs  pas  dégoûté,  fît  le  soldai . 


JUSTE  INDIGNATION  D  UN  PERRUQUIER.  177 

II  achevait  à  peine  qu'un  effroyable  fracas 
ébranla  la  boutique.  Une  vitre  de  la  devanture 
venait  de  s  etoiler  brusquement. 

Le  perruquier  devint  blême. 

—  Ali  Dieu!  cria-t-il,  c'en  est  un! 

—  Quoi? 

—  Un  boulet  de  canon. 

—  Le  voici,  dit  le  soldat. 

Et  il  ramassa  quelque  chose  qui  roulait  à 
terre.  C'était  un  caillou. 

Le  perruquier  courut  à  sa  vitre  brisée  et  vit 
Gavroche  qui  s'enfuyait  à  toutes  jambes  vers  le 
marché  Saint-Jean.  En  passant  devant  la  bou- 
tique du  perruquier,  Gavroche,  qui  avait  les 
deux  mômes  sur  le  coeur,  n'avait  pu  résister  au 
désir  de  lui  dire  bonjour,  et  lui  avait  jeté  une 
pierre  dans  ses  carreaux. 

—  Voyez- vous!  hurla  le  perruquier  qui  de 
blanc  était  devenu  bleu,  cela  fait  le  mal  pour 
le  mal.  Qu'est-ce  qu'on  lui  a  fait  à  ce  gamin-là? 


IV 


L'enfant  s'étonne  du  vieillard 


Cependant  Gavroche  au  marché  Saint-Jean, 
dont  le  poste  était  déjà  désarmé,  venait —  d'opé- 
rer sa  jonction  —  avec  une  bande  conduite  par 
Enjolras,  Courfeyrac,  Combeferre  et  Feuilly. 
Ils  étaient  à  peu  près  armés .  Bahorel  et  Jean 
Prouvaire  les  avaient  retrouvés  et  grossissaient 
le  groupe.  Enjolras  avait  un  fusil  de  chasse  à 
deux  coups,  Combeferre  un  fusil  de  garde  natio- 
nal portant  un  numéro  de  légion,  et  dans  sa 
ceinture  deux  pistolets  que  sa  redingote  débou- 
tonnée laissait  voir,  Jean  Prouvaire  un  vieux 
mousqueton  de  cavalerie,  Bahorel  une  carabine; 
Courfeyrac  agitait  une  canne  à  épée  dégainée. 


L  ENFANT  S  ÉTONNE  DU  VIEILLARD.  171) 

Feuilly,  un  sabre  nu  au  poing,  marchait  en  avant 
en  criant  :  Vive  la  Pologne  ! 

Ils  arrivaient  du  quai  Morland,  sans  cravates, 
sans  chapeaux,  essoufflés,  mouillés  par  la  pluie, 
l'éclair  dans  les  }^eux.  Gavroche  les  aborda  avec 
calme. 

—  Où  allons-nous? 

—  Viens,  dit  Oourfeyrac. 

Derrière  Feuilly  marchait,  ou  plutôt  bondis- 
sait Bahorel,  poisson  dans  l'eau  de  l'émeute.  Il 
avait  un  gilet  cramoisi  et  de  ces  mots  qui 
cassent  tout.  Son  gilet  bouleversa  un  passant 
qui  cria  tout  éperdu  : 

—  Voilà  les  rouges  ! 

—  Le  rouge,  les  rouges!  répliqua  Bahorel. 
Drôle  de  peur,  bourgeois.  Quant  à  moi,  je  ne 
tremble  point  devant  un  coquelicot,  le  petit  cha- 
peron rouge  ne  m'inspire  aucune  épouvante. 
Bourgeois,  croyez-moi,  laissons  la  peur  du 
rouge  aux  bêtes  à  cornes. 

Il  avisa  un  coin  de  mur  où  était  placardée  la 
plus  pacifique  feuille  de  papier  du  monde,  une 
permission  de  manger  des  œufs,  un  mandement 
de  carême  adressé  par  l'archevêque  de  Paris  à 
ses  «  ouailles.  » 


180  LES  MISERABLES. 

Bahorel  s'écria  : 

—  Ouailles;  manière  polie  de  dire  oies. 

Et  il  arracha  du  mur  le  mandement.  Ceci 
conquit  Gavroche.  A  partir  de  cet  instant,  Ga- 
vroche se  mit  à  étudier  Bahorel. 

—  Bahorel,  observa  Enjolras,  tu  as  tort.  Tu 
aurais  dû  laisser  ce  mandement  tranquille,  ce 
n'est  pas  à  lui  que  nous  avons  affaire,  tu  dé- 
penses inutilement  de  la  colère.  Garde  ta  provi- 
sion. On  ne  fait  pas  feu  hors  des  rangs,  pas  plus 
avec  l'âme  qu'avec  le  fusil. 

—  Chacun  son  genre,  Enjolras,  riposta  Ba- 
horel. Cette  prose  d'évêque  me  choque,  je  veux 
manger  des  œufs  sans  qu'on  me  le  permette. 
Toi  tu  as  le  genre  froid  brûlant  ;  moi  je  m'amuse. 
D'ailleurs  je  ne  me  dépense  pas,  je  prends  de 
l'élan;  et  si  j'ai  déchiré  ce  mandement,  Hercle! 
c'est  pour  me  mettre  en  appétit. 

Ce  mot,  Hercle,  frappa  Gavroche.  Il  cherchait 
toutes  les  occasions  de  s'instruire  et  ce  déchireur 
d'affiches-là  avait  son  estime.  Il  lui  demanda  : 

—  Qu'est-ce  que  cela  veut  dire,  Hercle? 
Bahorel  répondit  : 

—  Cela  veut  dire  sacré  nom  d'un  chien  en 
latin. 


L  ENFANT  S  ÉTONNE  DU  VIEILLARD.  18i 

Ici  Bahorel  reconnut  à.  une  fenêtre  un  jeune 
homme  pâle  à  barbe  noire  qui  les  regardait  pas- 
ser, probablement  un  Ami  de  l'A  B  C.  Il  lui 
cria  : 

—  Vite,  des  cartouches!  para  bellum. 

—  Bel  homme  !  c'est  vrai ,  dit  Gavroche ,  qui 
maintenant  comprenait  le  latin. 

Un  cortège  tumultueux  les  accompagnait, 
étudiants,  artistes,  jeunes  gens  affiliés  à  la  Cou- 
gourde  d'Aix,  ouvriers,  gens  du  port,  armés  de 
bâtons  et  de  baïonnettes,  quelques-uns,  comme 
Combeferre,  avec  des  pistolets  entrés  dans  leurs 
pantalons.  Un  vieillard,  qui  paraissait  très 
vieux,  marchait  dans  cette  bande.  Il  n'avait 
point  d'arme ,  et  se  hâtait  pour  ne  point  rester 
en  arrière,  quoiqu'il  eût  l'air  pensif.  Gavroche 
l'aperçut  : 

—  Keksekça?  dit-il  à  Courfevrac. 

—  C'est  un  vieux. 
C'était  M.  Mabeuf. 


Le  vieillard 


Disons  ce  qui  s'était  passé. 

Enjolras  et  ses  amis  étaient  sur  le  boulevard 
Bourdon  près  des  greniers  d'abondance  au  mo- 
ment où  les  dragons  avaient  chargé.  Enjolras, 
Courfeyrac  et  Combcferre  étaient  de  ceux  qui 
avaient  pris  par  la  rue  Bassompierre  en  criant  : 
Aux  barricades!  Rue  Lesdiguières  ils  avaient 
rencontré  un  vieillard  qui  cheminait.  Ce  qui 
avait  appelé  leur  attention,  c'est  que  ce  bon- 
homme marchait  en  zigzag  comme  s'il  était 
ivre.  En  outre  il  avait  son  chapeau  à  la  main, 


LE  VIEILLARD.  183 

quoiqu'il  eût  plu  toute  la  matinée  et  qu'il  plût 
assez  fort  en  ce  moment-là  même.  Courfeyrac 
avait  reconnu  le  père  Mabeuf.  Il  le  connaissait 
pour  avoir  maintes  fois  accompagné  Marius 
jusqu'à  sa  porte.  Sachant  les  habitudes  paisibles 
et  plus  que  timides  du  vieux  marguillier  bou- 
quiniste, et  stupéfait  de  le  voir  au  milieu  de 
ce  tumulte,  à  deux  pas  des  charges  de  cava- 
lerie, presque  au  milieu  d'une  fusillade,  dé- 
coiffé sous  la  pluie  et  se  promenant  parmi  les 
balles,  il  l'avait  abordé,  et  l'émeutier  de  vingt- 
cinq  ans  et  l'octogénaire  avaient  échangé  ce  dia- 
logue : 

—  Monsieur  Mabeuf,  rentrez  chez  vous. 

—  Pourquoi? 

—  Il  va  y  avoir  du  tapage. 

—  C'est  bon. 

—  Des  coups  de  sabre,  des  coups  de  fusil, 
monsieur  Mabeuf. 

—  C'est  bon. 

—  Des  coups  de  canon. 

—  C'est  bon.  Où  allez-vous,  vous  autres? 

—  Nous  allons  flanquer  le  gouvernement  par 
terre. 

—  C'est  bon. 


184  LES  MISÉRABLES. 

Et  il  s'était  mis  à  les  suivre.  Depuis  ce  mo- 
ment-là, il  n'avait  pas  prononcé  une  parole.  Son 
pas  était  devenu  ferme  tout  à  coup  ;  des  ouvriers 
lui  avaient  offert  le  bras,  il  avait  refusé  d'un 
signe  de  tête.  Il  s'avançait  presque  au  premier 
rang  de  la  colonne,  ayant  tout  à  la  fois  le  mou- 
vement d'un  homme  qui  marche  et  le  visage 
d'un  homme  qui  dort. 

—  Quel  bonhomme  enragé!  murmuraient  les 
étudiants.  Le  bruit  courait  dans  l'attroupement 
que  c'était  —  un  ancien  conventionnel,  —  un 
vieux  régicide.  Le  rassemblement  avait  pris  par 
la  rue  de  la  Verrerie. 

Le  petit  Gavroche  marchait  en  avant  avec  ce 
chant  à  tue-tête  qui  faisait  de  lui  une  espèce  de 
clairon.  Il  chantait  : 


Voici  la  lune  qui  paraît, 
Quand  irons-nous  dans  la  foret  ? 
Demandait  Chariot  à  Charlotte. 


Ton  ton  ton 
Pour  Chat  ou. 
Je  n'ai  qu'un  Dieu,  qu'un  roi,  qu'un  liard  et  qu'une  botte. 


LE  VIEILLARD.  185 

Ptfur  avoir  bu  de  grand  matin 

La  rosée  à  même  le  thym, 

Deux  moineaux  étaient  en  ribote. 

Zi  zi  zi 
Pour  Passy. 
Je  n'ai  qu'un  Dieu,  qu'un  roi,  qu'un  liard  et  qu'une  botte. 


Et  ces  deux  pauvres  petits  loups 
Comme  deux  grives  étaient  soûls; 
Un  tigre  en  riait  dans  sa  grotte. 

Don  don  don 
Pour  Meudon. 
Je  n'ai  qu'un  Dieu,  qu'un  roi,  qu'un  liard  et  qu'une  botte. 

L'un  jurait  et  l'autre  sacrait. 
Quand  irons-nous  dans  la  forêt? 
Demandait  Chariot  à  Charlotte. 

Tin  tin  tin 
Pour  Pantin. 
Je  n'ai  qu'un  Dieu,  qu'un  roi,  qu'un  liard  et  qu'une  botte. 

Ils  se  dirigeaient  vers  Saint-Merry. 

T.  VIII.  itf 


VI 


Recrue» 


La  bande  grossissait  à  chaque  instant.  Vers 
la  rue  des  Billettes,  un  homme  de  haute  taille, 
grisonnant,  dont  Courfeyrac,  Enjolras  et  Com- 
beferre  remarquèrent  la  mine  rude  et  hardie, 
mais  qu'aucun  d'eux  ne  connaissait,  se  joignit  à 
eux.  Gavroche  occupé  de  chanter,  de  siffler,  de 
bourdonner,  d'aller  en  avant ,  et  de  cogner  aux 
volets  de  boutiques  avec  la  crosse  de  son  pistolet 
sans  chien,  ne  fit  pas  attention  à  cet  homme. 

Il  se  trouva  que,  rue  de  la  Verrerie,  ils  pas- 
sèrent devant  la  porte  de  Courfeyrac. 

—  Cela  se  trouve  bien ,  dit  Courfeyrac ,  j'ai 
oublié  ma  bourse,  et  j'ai  perdu  mon  chapeau.  Il 


RECRUES.  187 

quitta  l'attroupement  et  monta  chez  lui  quatre  à 
quatre.  Il  prit  un  vieux  chapeau  et  sa  bourse.  Il 
prit  aussi  un  assez  grand  coffre  carré  de  la  di- 
mension d'une  grosse  valise  qui  était  caché  dans 
son  linge  sale.  Comme  il  redescendait  en  cou- 
rant, la  portière  le  héla. 

—  Monsieur  de  Courfeyrac  ! 

—  Portière,  comment  vous  appelez-vous?  ri- 
posta Courfeyrac. 

La  portière  demeura  ébahie. 

—  Mais  vous  le  savez  bien,  je  suis  la  con- 
cierge, je  me  nomme  la  mère  Veuvain. 

—  Eh  bien,  si  vous  m'appelez  encore  mon- 
sieur de  Courfeyrac,  je  vous  appelle  mère 
de  Veuvain.  Maintenant,  parlez,  qu'y  a-t-il? 
qu'est-ce? 

—  Il  y  a  quelqu'un  qui  veut  vous  parler. 

—  Qui  ça? 

—  Je  ne  sais  pas. 

—  Où  ça? 

—  Dans  ma  loge. 

—  Au  diable!  fit  Courfeyrac. 

—  Mais  ça  attend  depuis  plus  d'une  heure  que 
vous  rentriez!  reprit  la  portière. 

En  même  temps  une  espèce  déjeune  ouvrier, 


188  LES  MISÉRABLES. 

maigre,  blême,  petit,  marqué  de  taches  de  rous- 
seur, vêtu  d'une  blouse  trouée  et  d'un  pantalon 
de  velours  à  côtes  rapiécé,  et  qui  avait  plutôt 
l'air  d'une  fille  accoutrée  en  garçon  que  d'un 
homme,  sortit  de  la  loge  et  dit  à  Courfeyrac 
d'une  voix  qui,  par  exemple,  n'était  pas  le  moins 
du  monde  une  voix  de  femme  : 

—  Monsieur  Marius,  s'il  vous  plaît  ? 

—  11  n'y  est  pas. 

—  Rentrera-t-il  ce  soir? 

—  Je  n'en  sais  rien. 

Et  Courfeyrac  ajouta  :  —  Quant  à  moi,  je  ne 
rentrerai  pas. 

Le  jeune  homme  le  regarda  fixement  et  lui 
demanda  : 

—  Pourquoi  cela? 

—  Parce  que. 

—  Où  allez-vous  donc? 

—  Qu'est-ce  que  cela  te  fait? 

—  Voulez-vous  que  je  vous  porte  votre  coffre? 

—  Je  vais  aux  barricades. 

—  Voulez-vous  que  j'aille  avec  vous? 

—  Si  tu  veux!  répondit  Courfeyrac.  La  rue 
est  libre,  les  pavés  sont  à  tout  le  monde. 

Et  il  s'échappa  en  courant  pour  rejoindre  ses 


RECRUES.  ira 

amis.  Quand  il  les  eut  rejoints,  il  donna  le  coffre 
à  porter  à  l'un  d'eux.  Ce  ne  fut  qu'un  quart 
d'heure  après  qu'il  s'aperçut  que  le  jeune  homme 
les  avait  en  effet  suivis. 

Un  attroupement  ne  va  pas  précisément  où  il 
veut.  Nous  avons  expliqué  que  c'est  un  coup  de 
vent  qui  l'emporte.  Ils  dépassèrent  Saint-Merry 
et  se  trouvèrent  sans  trop  savoir  comment  rue 
Saint-Denis. 


LIVRE   DOUZIÈME 


C  0  E  I N  T  II E 


Histoire  de  Corinthe  depuis  sa  fondation 


Les  parisiens  qui  aujourd'hui,  en  entrant 
clans  la  rue  Rambuteau  du  côté  des  Halles ,  re- 
marquent à  leur  droite,  vis-à-vis  la  rue  Mondé- 
tour,  une  boutique  de  vannier  ayant  pour  en- 
seigne un  panier  qui  a  la  forme  de  l'empereur 
Napoléon  le  Grand  avec  cette  inscription  : 

Napoléon  est  fait 
tout  en  osier, 

ne  se  doutent  guère  des  scènes  terribles  que  ce 
même  emplacement  a  vues  il  y  a  à  peine  trente 
ans. 


194  LES  MISÉRABLES. 

C'est  là  qu'étaient  la  rue  de  la  Chanvrerie, 
que  les  anciens  titres  écrivent  Chanverrerie , 
et  le  cabaret  célèbre  appelé  Corinthe. 

On  se  rappelle  tout  ce  qui  a  été  dit  sur  la  bar- 
ricade élevée  en  cet  endroit  et  éclipsée  d'ailleurs 
par  la  barricade  Saint-Merry.  C'est  sur  cette 
fameuse  barricade  de  la  rue  de  la  Chanvrerie, 
aujourd'hui  tombée  dans  une  nuit  profonde,  que 
nous  allons  jeter  un  peu  de  lumière. 

Qu'on  nous  permette  de  recourir,  pour  la 
clarté  du  récit,  au  moyen  simple  déjà  employé 
par  nous  pour  Waterloo.  Les  personnes  qui 
voudront  se  représenter,  d'une  manière  assez 
exacte,  les  pâtés  de  maisons  qui  se  dressaient  à 
cette  époque  près  la  pointe  Saint-Eustache ,  à 
l'angle  nord-est  des  Halles  de  Paris,  où  est  au- 
jourd'hui l'embouchure  de  la  rue  Rambuteau, 
n'ont  qu'à  se  figurer,  touchant  la  rue  Saint-Denis 
par  le  sommet  et  par  la  base  les  Halles,  une  N 
dont  les  deux  jambages  verticaux  seraient  la 
rue  de  la  Grande  Truanderie  et  la  rue  de  la 
Chanvrerie  et  dont  la  rue  de  la  Petite  Truande- 
rie ferait  le  jambage  transversal.  La  vieille  rue 
Mondétour  coupait  les  trois  jambages  selon  les 
angles  les  plus  tortus.  Si  bien  que  l'enchevêtre- 


HISTOIRE  DE  CORINTHE  DEPUIS  SA  FONDATION.  193 

ment  dédaléen  de  ces  quatre  rues  suffisait  pour 
faire,  sur  un  espace  de  cent  toises  carrées,  entre 
les  Halles  et  la  rue  Saint-Denis  d'une  part,  entre 
la  rue  du  Cygne  et  la  rue  des  Prêcheurs  d'autre 
part,  sept  îlots  de  maisons,  bizarrement  taillés, 
de  grandeurs  diverses,  posés  de  travers  et 
comme  au  hasard,  et  séparés  à  peine,  ainsi  que 
les  blocs  de  pierre  dans  le  chantier,  par  des 
fentes  étroites. 

Nous  disons  fentes  étroites ,  et  nous  ne  pou- 
vons pas  donner  une  plus  juste  idée  de  ces 
ruelles  obscures,  resserrées,  anguleuses,  bor- 
dées de  masures  à  huit  étages.  Ces  masures 
étaient  si  décrépites  que  dans  les  rues  de  la 
Chanvrerie  et  de  la  Petite  Truanderie,  les  fa- 
çades s'étayaient  de  poutres  allant  d'une  mai- 
son à  l'autre.  La  rue  était  étroite  et  le  ruisseau 
large,  le  passant  y  cheminait  sur  le  pavé  tou- 
jours mouillé,  côtoyant  des  boutiques  pareilles 
à  des  caves,  de  grosses  bornes  cerclées  de  fer, 
des  tas  d'ordures  excessifs,  des  portes  d'allées 
armées  d'énormes  grilles  séculaires.  La  rue 
Rambuteau  a  dévasté  tout  cela. 

Le  nom  Mondétour  peint  à  merveille  les  sinuo- 
sités de  toute  cette  voirie.  Un  peu  plus  loin,  on 


196  LES  MISÉRABLES. 

les  trouvait  encore  mieux  exprimées  par  la  rue 
Pirouette  qui  se  jetait  dans  la  rue  Mondétour. 

Le  passant  qui  s'engageait  de  la  rue  Saint- 
Denis  dans  la  rue  de  la  Chanvrerie  la  voyait  peu 
à  peu  se  rétrécir  devant  lui  comme  s'il  fût  entré 
dans  un  entonnoir  allongé.  Au  bout  de  la  rue, 
qui  était  fort  courte,  il  trouvait  le  passage  barré 
du  côté  des  Halles  par  une  haute  rangée  de 
maisons,  et  il  se  fût  cru  dans  un  cul-de-sac,  s'il 
n'eût  aperçu  à  droite  et  à  gauche  deux  tranchées 
noires  par  où  il  pouvait  s'échapper.  C'était  la  rue 
Mondétour,  laquelle  allait  rejoindre  d'un  côté  la 
rue  des  Prêcheurs,  de  l'autre  la  rue  du  Cygne  et 
la  Petite  Truanderie.  Au  fond  de  cette  espèce  de 
cul-de-sac,  à  l'angle  de  la  tranchée  de  droite,  on 
remarquait  une  maison  moins  élevée  que  les 
autres  et  formant  une  sorte  de  cap  sur  la  rue. 

C'est  dans  cette  maison,  de  deux  étages  seule- 
ment, qu'était  allègrement  installé  depuis  trois 
cents  ans  un  cabaret  illustre.  Ce  cabaret  faisait 
un  bruit  de  joie  au  lieu  même  que  le  vieux 
Théophile  a  signalé  dans  ces  deux  vers  : 

Là  branle  le  squelette  horrible 
D'un  pauvre  amant  qui  se  pendit. 


HISTOIRE  DE  CORINTHE  DEPUIS  SA  FONDATION.         197 

L'endroit  était  bon  ;  les  cabaretiers  s'y  succé- 
daient de  père  en  fils. 

Du  temps  de  Mathurin  Régnier,  ce  cabaret 
s'appelait  le  Pot-aux-Roses,  et  comme  la  mode 
était  aux  rébus ,  il  avait  pour  enseigne  un  po- 
teau peint  en  rose.  Au  siècle  dernier,  le  digne 
Natoire,  l'un  des  maîtres  fantasques  aujour- 
d'hui dédaignés  par  l'école  roide,  s'étant  grisé 
plusieurs  fois  dans  ce  cabaret  à  la  table  même 
où  s'était  soûlé  Régnier,  avait  peint  par  recon- 
naissance une  grappe  de  raisin  de  Corinthe  sur 
le  poteau  rose.  Le  cabaretier,  de  joie,  en  avait 
changé  son  enseigne  et  avait  fait  dorer  au  des- 
sous de  la  grappe  ces  mots  :  au  Raisin  de  Co- 
rinthe. De  là  ce  nom,  Corinthe.  Rien  n'est  plus 
naturel  aux  ivrognes  que  les  ellipses.  L'ellipse 
est  le  zigzag  de  la  phrase.  Corinthe  avait  peu  à 
peu  détrôné  le  Pot-aux-Roses.  Le  dernier  caba- 
retier de  la  dynastie,  le  père  Hucheloup,  ne 
sachant  même  plus  la  tradition,  avait  fait  pein- 
dre le  poteau  en  bleu. 

Une  salle  en  bas  où  était  le  comptoir,  une 
salle  au  premier  où  était  le  billard,  un  esca- 
lier de  bois  en  spirale  perçant  le  plafond,  le 
vin  sur  les  tables,  la  fumée  sur  les  murs,  des 

T.  vin  17 


198  LES  MISÉRABLES. 

chandelles  en  plein  jour,  voilà  quel  était  le  ca- 
baret. Un  escalier  à  trappe  dans  la  salle  d'en 
bas  conduisait  à  la  cave.  Au  second  était  le 
logis  des  Hucheloup.  On  y  montait  par  un 
escalier,  échelle  plutôt  qu'escalier,  n'ayant  pour 
entrée  qu'une  porte  dérobée  dans  la  grande 
salle  du  premier.  Sous  le  toit,  deux  greniers- 
mansardes,  nids  de  servantes.  La  cuisine  par- 
tageait le  rez-de-chaussée  avec  la  salle  du 
comptoir. 

Le  père  Hucheloup  était  peut-être  né  chi- 
miste, le  fait  est  qu'il  fut  cuisinier;  on  ne 
buvait  pas  seulement  dans  son  cabaret,  on  y 
mangeait.  Hucheloup  avait  inventé  une  chose 
excellente  qu'on  ne  mangeait  que  chez  lui, 
c'étaient  des  carpes  farcies  qu'il  appelait  carpes 
au  gras. On  mangeait  cela  à  la  lueur  d'une  chan- 
delle de  suif  ou  d'un  quinquet  du  temps  de 
Louis  XVI  sur  des  tables  où  était  clouée  une 
toile  cirée  en  guise  de  nappe.  On  y  venait  de 
loin.  Hucheloup,  un  beau  matin,  avait  jugé  à 
propos  d'avertir  les  passants  de  sa  «  spécia- 
lité ;  »  il  avait  trempé  un  pinceau  dans  un  pot 
de  noir,  et  comme  il  avait  une  orthographe 
à  lui,  de  même  qu'une  cuisine  à  lui,  il  avait 


HISTOIRE  DE  COIUNTIIE  DEPUIS  SA  FONDATION.         199 

improvisé  sur  son  mur  cette  inscription  remar- 
quable : 

CARPES  HO  GRAS. 

Un  hiver,  les  averses  et  les  giboulées  avaient 
eu  la  fantaisie  d'effacer  l'S  qui  terminait  le  pre- 
mier mot  et  le  G  qui  commençait  le  troisième  ; 
il  était  resté  ceci  : 

CARPE      HO      RAS. 

Le  temps  et  la  pluie  aidant,  une  humble  an- 
nonce gastronomique  était  devenue  un  conseil 
profond. 

De  la  sorte  il  s'était  trouvé  que ,  ne  sachant 
pas  le  français ,  le  père  Hucheloup  avait  su  le 
latin,  qu'il  avait  fait  sortir  de  la  cuisine  la  phi- 
losophie, et  que,  voulant  simplement  effacer 
Carême,  il  avait  égalé  Horace.  Et  ce  qui  était 
frappant,  c'est  que  cela  aussi  voulait  dire  :  en- 
trez dans  mon  cabaret. 

Rien  de  tout  cela  n'existe  aujourd'hui.  Le 
dédale  Mondétour  était  éventré  et  largement 
ouvert  dès  1847,  et  probablement  n'est  plus 


200  LES  MISERABLES. 

à  l'heure  qu'il  est.  La  rue  de  la  Chanvrerie  et 
Corinthe  ont  disparu  sous  le  pavé  de  la  rue 
Rambuteau. 

Comme  nous  l'avons  dit,  Corinthe  était  un 
des  lieux  de  réunion,  sinon  de  ralliement,  de 
Courfeyrac  et  de  ses  amis.  C'est  Grantaire  qui 
avait  découvert  Corinthe.  Il  y  était  entré  à 
cause  de  Carpe  Horas  et  y  était  retourné  à  cause 
des  Carpes  au  Gras.  On  y  buvait,  on  y  mangeait, 
on  y  criait;  on  y  pa}rait  peu,  on  y  payait  mal, 
on  n'y  payait  pas,  on  était  toujours  bienvenu. 
Le  père  Hucheloup  était  un  bonhomme. 

Hucheloup,  bonhomme,  nous  venons  de  le 
dire,  était  un  gargotier  à  moustaches;  variété 
amusante.  Il  avait  toujours  la  mine  de  mauvaise 
humeur,  semblait  vouloir  intimider  ses  prati- 
ques, bougonnait  les  gens  qui  entraient  chez  lui, 
et  avait  l'air  plus  disposé  à  leur  chercher  que- 
relle qu'à  leur  servir  la  soupe.  Et  pourtant,  nous 
maintenons  le  mot,  on  était  toujours  bienvenu. 
Cette  bizarrerie  avait  achalandé  sa  boutique,  et 
lui  amenait  des  jeunes  gens  se  disant  :  Viens 
donc  voir  marronnerle  père  Hucheloup.  Il  avait 
été  maître  d'armes.  Tout  à  coup  il  éclatait  de 
rire.  Grosse  voix,  bon  diable.  C'était  un  fond 


HISTOIRE  DE  COIUNTHE  DEPUIS  SA  FONDATION.  201 

comique  avec  une  apparence  tragique;  il  ne 
demandait  pas  mieux  que  de  vous  faire  peur,  à 
peu  près  comme  ces  tabatières  qui  ont  la  forme 
d'un  pistolet.  La  détonation  éternue. 

Il  avait  pour  femme  la  mère  Hucheloup,  un 
être  barbu,  fort  laid. 

Vers  1830  le  père  Hucheloup  mourut.  Avec 
lui  disparut  le  secret  des  carpes  au  gras.  Sa 
veuve,  peu  consolable,  continua  le  cabaret. 
Mais  la  cuisine  dégénéra  et  devint  exécrable, 
le  vin,  qui  avait  toujours  été  mauvais,  fut  af- 
freux. Courfeyrac  et  ses  amis  continuèrent 
pourtant  d'aller  à  Corinthe,  par  piété,  disait 
Bossuet. 

La  veuve  Hucheloup  était  essoufflée  et  dif- 
forme avec  des  souvenirs  champêtres.  Elle  leur 
était  la  fadeur  par  la  prononciation.  Elle  avait 
une  façon  à  elle  de  dire  les  choses  qui  assaison- 
nait ses  réminiscences  villageoises  et  printa- 
nières.  C'avait  été  jadis  son  bonheur,  affirmait- 
elle,  d'entendre  «  les  loups-de-gorge  chanter 
dans  les  ogrépines.  » 

La  salle  du  premier,  où  était  «  le  restaurant,  » 
était  une  grande  et  longue  pièce  encombrée  de 
tabourets,  d'escabeaux,  de  chaises,  de  bancs  et 


202  LES  MISÉRABLES. 

de  tables,  et  d'un  vieux  billard  boiteux.  On  y 
arrivait  par  l'escalier  en  spirale  qui  aboutissait 
dans  l'angle  de  la  salle  à  un  trou  carré  pareil  à 
une  écoutille  de  navire. 

Cette  salle,  éclairée  d'une  seule  fenêtre  étroite 
et  d'un  quinquet  toujours  allumé,  avait  un  air 
de  galetas.  Tous  les  meubles  à  quatre  pieds  se 
comportaient  comme  s'ils  en  avaient  trois.  Les 
murs  blanchis  à  la  chaux  n'avaient  pour  tout 
ornement  que  ce  quatrain  en  l'honneur  de  marne 
Hucheloup  : 

Elle  étonne  à  dix  pas,  elle  épouvante  à  deux. 

Une  verrue  habite  en  son  nez  hasardeux  ; 

On  tremble  à  chaque  instant  qu'elle  ne  vous  la  mouche. 

Et  qu'un  beau  jour  son  nez  ne  tombe  dans  sa  bouche. 

Cela  était  charbonné  sur  la  muraille. 

Marne  Hucheloup,  ressemblante,  allait  et 
venait  du  matin  au  soir  devant  ce  quatrain, 
avec  une  parfaite  tranquillité.  Deux  servantes, 
appelées  Matelotte  et  Gibelotte,  et  auxquelles 
on  n'a  jamais  connu  d'autres  noms,  aidaient 
mame  Hucheloup  à  poser  sur  les  tables  les  cru- 
chons de  vin  bleu  et  les  brouets  variés  qu'on 


HISTOIRE  DE  CORINTHE  DEPUIS  SA  FONDATION.  203 

servait  aux  affamés  dans  des  écuelles  de  pote- 
rie. Matelotte,  grosse,  ronde,  rousse  et  criarde, 
ancienne  sultane  favorite  du  défunt  Hueheloup, 
était  laide,  plus  que  n'importe  quel  monstre 
mythologique;  pourtant,  comme  il  sied  que  la 
servante  se  tienne  toujours  en  arrière  de  la 
maîtresse,  elle  était  moins  laide  que  marne  Hu- 
eheloup. Gibelotte,  longue,  délicate,  blanche 
d'une  blancheur  lymphatique,  les  yeux  cernés, 
les  paupières  tombantes,  toujours  épuisée  et 
accablée,  atteinte  de  ce  qu'on  pourrait  appeler 
la  lassitude  chronique,  levée  la  première,  cou- 
chée la  dernière,  servait  tout  le  monde,  môme 
l'autre  servante,  en  silence  et  avec  douceur,  en 
souriant  sous  la  fatigue  d'une  sorte  de  vague 
sourire  endormi. 

Avant  d'entrer  dans  la  salle-restaurant,  on 
lisait  sur  la  porte  ce  vers  écrit  à  la  craie  par 
Courfeyrac  : 

Kégale  si  tu  peux  et  mange  si  tu  l'oses. 


Il 


Gaîtës  préalables 


Laigle  de  Meaux,  on  le  sait,  demeurait  plutôt 
chez  Joly  qu'ailleurs.  Il  avait  un  logis  comme 
l'oiseau  a  une  branche.  Les  deux  amis  vivaient 
ensemble,  mangeaient  ensemble,  dormaient  en- 
semble. Tout  leur  était  commun,  môme  un  peu 
Musichetta.  Ils  étaient  ce  que,  chez  les  frères 
chapeaux,  on  appelle  Uni.  Le  matin  du  5  juin, 
ils  s'en  allèrent  déjeuner  à  Corinthc.  Joly,  enchi- 
frené, avait  un  fort  coryza  que  Laigle  commen- 
çait à  partager.  L'habit  de  Laigle  était  râpé, 
mais  Joly  était  bien  mis. 

Il  était  environ  neuf  heures  du  malin  quand 
ils  poussèrent  la  porte  de  Corinthe. 


GAIETÉS  PRÉALABLES.  203 

Ils  montèrent  au  premier. 
Matelotte  et  Gibelotte  les  reçurent. 

—  Huîtres,  fromage  et  jambon,  dit  Laigle. 
Et  ils  s'attablèrent. 

Le  cabaret  était  vide  ;  il  n'y  avait  qu'eux  deux. 

Gibelotte,  reconnaissant  Jolv  et  Laigle,  mit 
une  bouteille  de  vin  sur  la  table. 

Comme  ils  étaient  aux  premières  huîtres,  une 
tête  apparut  à  l'écoutille  de  l'escalier,  et  une 
voix  dit  : 

—  Je  passais.  J'ai  senti,  de  la  rue,  une  déli- 
cieuse odeur  de  fromage  de  Brie.  J'entre. 

C'était  Grantaire. 

Grantaire  prit  un  tabouret  et  s'attabla. 
Gibelotte,  voyant  Grantaire,  mit  deux  bou- 
teilles de  vin  sur  la  table. 
Cela  fit  trois. 

—  Est-ce  que  tu  vas  boire  ces  deux  bou- 
teilles? demanda  Laigle  à  Grantaire. 

Grantaire  répondit  : 

—  Tous  sont  ingénieux,  toi  seul  es  ingénu. 
Deux  bouteilles  n'ont  jamais  étonné  un  homme. 

Les  autres  avaient  commencé  par  manger, 
Grantaire  commença  par  boire.  Une  demi  bou- 
teille  fut  vivement  engloutie. 


206  LES  MISÉRABLES. 

—  Tu  as  donc  un  trou  à  l'estomac?  reprit 
Laigle. 

—  Tu  en  as  bien  un  au  coude,  dit  Grantaire. 
Et,  après  avoir  vidé  son  verre,  il  ajouta  : 

—  Ah  çà,  Laigle  des  oraisons  funèbres,  ton 
habit  est  vieux. 

—  Je  l'espère,  repartit  Laigle.  Cela  fait  que 
nous  faisons  bon  ménage,  mon  habit  et  moi.  Il 
a  pris  tous  mes  plis,  il  ne  me  gêne  en  rien,  il 
s'est  moulé  sur  mes  difformités,  il  est  complai- 
sant à  tous  mes  mouvements  ;  je  ne  le  sens  que 
parce  qu'il  me  tient  chaud.  Les  vieux  habits, 
c'est  la  même  chose  que  les  vieux  amis. 

—  C'est  vrai ,  s'écria  Joly  entrant  dans  le 
dialogue,  un  vieil  habit  est  un  vieil  abi. 

—  Surtout,  dit  Grantaire,  dans  la  bouche 
d'un  homme  enchifrené. 

—  Grantaire,  demanda  Laigle,  viens-tu  du 
boulevard? 

—  Non. 

—  Nous  venons  de  voir  passer  la  tete  du  cor- 
tège, Joly  et  moi. 

—  C'est  un  spectacle  berveillcux,  dit  Joly. 

—  Comme  cette  rue  est  tranquille  !  s'écria 
Laigle.  Qui  est-ce  qui  se  douterait  que  Paris 


GAIETÉS  PRÉALABLES.  207 

est  sens  dessus  dessous?  Comme  on  voit  que 
c'était  jadis  tout  couvents  par  ici!  Du  Breul  et 
Sauvai  en  donnent  la  liste,  et  l'abbé  Lebeuf. 
Il  y  en  avait  tout  autour,  ça  fourmillait,  des 
cliaussés ,  des  déchaussés,  des  tondus,  des  bar- 
bus, des  gris,  des  noirs,  des  blancs,  des  fran- 
ciscains, des  minimes,  des  capucins,  des  carmes, 
des  petits  augustins,  des  grands  augustins,  des 
vieux  augustins...  —  Ça  pullulait. 

—  Ne  parlons  pas  de  moines,  interrompit 
Grantaire,  cela  donne  envie  de  se  gratter. 

Puis  il  s'exclama  : 

—  Bouh!  je  viens  d'avaler  une  mauvaise 
huître.  Voilà  l'hypocondrie  qui  me  reprend. 
Les  huîtres  sont  gâtées,  les  servantes  sont 
laides.  Je  hais  l'espèce  humaine.  J'ai  passé  tout 
à  l'heure  rue  Richelieu  devant  la  grosse  librai- 
rie publique.  Ce  tas  d'écaillés  d'huîtres  qu'on 
appelle  une  bibliothèque  me  dégoûte  de  penser. 
Que  de  papier!  que  d'encre!  que  de  griffon- 
nage! On  a  écrit  tout  ça!  Quel  maroufle  a  donc 
dit  que  l'homme  était  un  bipède  sans  plume?  Et 
puis,  j'ai  rencontré  une  jolie  fille  que  je  con- 
nais, belle  comme  le  printemps,  digne  de  s'ap- 
peler Floréal,  et  ravie,  transportée,  heureuse, 


208  LES  MISÉRABLES. 

aux  anges,  la  misérable,  parce  que  hier  uu 
épouvantable  banquier  tigré  de  petite  vérole  a 
daigné  vouloir  d'elle  !  Hélas  !  la  femme  guette 
le  traitant  non  moins  que  le  muguet  ;  les  chattes 
chassent  aux  souris  comme  aux  oiseaux.  Cette 
donzelle,  il  n'y  a  pas  deux  mois  qu'elle  était 
sage  dans  une  mansarde,  elle  ajustait  des  petits 
ronds  de  cuivre  à  des  oeillets  de  corset,  com- 
ment appelez-vous  ça?  elle  cousait,  elle  avait 
un  lit  de  sangle,  elle  demeurait  auprès  d'un  pot 
de  fleurs,  elle  était  contente.  La  voilà  ban- 
quière.  Cette  transformation  s'est  faite  cette 
nuit.  J'ai  rencontré  cette  victime  ce  matin, 
toute  joyeuse.  Ce  qui  est  hideux,  c'est  que 
la  drôlesse  était  tout  aussi  jolie  aujourd'hui 
qu'hier.  Son  financier  ne  paraissait  pas  sur  sa 
figure.  Les  roses  ont  ceci  de  plus  ou  de  moins 
que  les  femmes,  que  les  traces  que  leur  laissent 
les  chenilles  sont  visibles.  Ah!  il  n'y  a  pas  de 
morale  sur  la  terre,  j'en  atteste  le  myrte ,  sym- 
bole de  l'amour,  le  laurier,  symbole  de  la 
guerre,  l'olivier,  ce  béta,  symbole  de  la  paix, 
le  pommier,  qui  a  failli  étrangler  Adam  avec 
son  pépin,  et  le  figuier,  grand-père  des  jupons. 
Quant  au  droit,  voulez-vous  savoir  ce  que  c'est 


GAIETÉS  PRÉALABLES.  209 

que  le  droit?  Les  gaulois  convoitent  Cluse, 
Rome  protège  Cluse,  et  leur  demande  quel  tort 
Cluse  leur  a  fait.  Brennus  répond  :  —  Le  tort 
que  vous  a  fait  Albe,  le  tort  que  vous  a  fait 
Fidène,  le  tort  que  vous  ont  fait  les  èques,  les 
volsques  et  les  sabins.  Ils  étaient  vos  voisins. 
Les  clusiens  sont  les  nôtres.  Nous  entendons  le 
voisinage  comme  vous.  Vous  avez  volé  Albe, 
nous  prenons  Cluse.  Rome  dit  :  Vous  ne  pren- 
drez pas  Cluse.  Brennus  prit  Rome.  Puis  il 
cria  :  Vœ  victis!  Voilà  ce  que  c'est  que  le  droit. 
Ah!  dans  ce  monde,  que  de  bêtes  de  proie! 
que  d'aigles!  que  d'aigles!  J'en  ai  la  chair  de 
poule. 

Il  tendit  son  verre  à  Joly  qui  le  remplit,  puis 
il  but,  et  poursuivit,  sans  presque  avoir  été  in- 
terrompu par  ce  verre  de  vin  dont  personne  ne 
s'aperçut,  pas  même  lui  : 

—  Brennus,  qui  prend  Rome,  est  un  aigle  ;  le 
banquier,  qui  prend  la  grisette,  est  un  aigle. 
Pas  plus  de  pudeur  ici  que  là.  Donc  ne  croyons 
à  rien.  Il  n'y  a  qu'une  réalité  :  boire.  Quelle  que 
soit  votre  opinion,  soyez  pour  le  coq  maigre 
comme  le  canton  d'Uri  ou  pour  le  coq  gras 
comme  le  canton  de  Claris,  peu  importe,  buvez. 


210  LES  MISÉRABLES. 

Vous  me  parlez  du  boulevard,  du  cortège,  et  cae- 
tera. Ah  çà,  il  va  donc  encore  y  avoir  une  révo- 
lution? Cette  indigence  de  moyens  m'étonne  de 
la  part  du  bon  Dieu.  Il  faut  qu'à  tout  moment 
il  se  remette  à  suifer  la  rainure  des  événements. 
Ça  accroche,  ça  ne  marche  pas.  Vite  une  révo- 
lution. Le  bon  Dieu  a  toujours  les  mains  noires 
de  ce  vilain  cambouis-là.  A  sa  place,  je  serais 
plus  simple,  je  ne  remonterais  pas  à  chaque 
instant  ma  mécanique,  je  mènerais  le  genre  hu- 
main rondement,  je  tricoterais  les  faits  maille  à 
maille  sans  casser  le  fil,  je  n'aurais  point  d'en- 
cas,  je  n'aurais  pas  de  répertoire  extraordinaire. 
Ce  que  vous  autres  appelez  le  progrès  marche 
par  deux  moteurs,  les  hommes  et  les  événe- 
ments. Mais,  chose  triste,  de  temps  en  temps 
l'exceptionnel  est  nécessaire.  Pour  les  événe- 
ments comme  pour  les  hommes,  la  troupe  ordi- 
naire ne  suffit  pas  ;  il  faut  parmi  les  hommes 
des  génies,  et  parmi  les  événements  des  révolu- 
tions. Les  grands  accidents  sont  la  loi;  l'ordre 
des  choses  ne  peut  s'en  passer;  et,  à  voir  les 
apparitions  de  comètes,  on  serait  tenté  de  croire 
que  le  ciel  lui-même  a  besoin  d'acteurs  en  re- 
présentation. Au  moment  où  l'on  s'y  attend  le 


GAIETÉS  PRÉALABLES.  211 

moins,  Dieu  placarde  un  météore  sur  la  muraille 
du  firmament.  Quelque  étoile  bizarre  survient, 
soulignée  par  une  queue  énorme.  Et  cela  fait 
mourir  César.  Brutus  lui  donne  un  coup  de  cou- 
teau, et  Dieu  un  coup  de  comète.  Crac,  voilà 
une  aurore  boréale,  voilà  une  révolution,  voilà 
un  grand  homme;  93  en  grosses  lettres,  Napo- 
léon en  vedette,  la  comète  de  1811  au  haut  de 
l'affiche.  Ah!  la  belle  affiche  bleue,  toute  con- 
stellée de  flamboiements  inattendus!  Boum! 
boum  !  spectacle  extraordinaire.  Levez  les  yeux, 
badauds.  Tout  est  échevelé,  l'astre  comme  le 
drame.  Bon  Dieu,  c'est  trop,  et  ce  n'est  pas 
assez.  Ces  ressources,  prises  dans  l'exception, 
semblent  magnificence  et  sont  pauvreté.  Mes 
amis,  la  providence  en  est  aux  expédients.  Une 
révolution,  qu'est-ce  que  cela  prouve?  Que  Dieu 
est  à  court.  Il  fait  un  coup  d'État,  parce  qu'il  y 
a  solution  de  continuité  entre  le  présent  et  l'ave- 
nir, et  parce  que,  lui  Dieu,  il  n'a  pas  pu  joindre 
les  deux  bouts.  Au  fait ,  cela  me  confirme  dans 
mes  conjectures  sur  la  situation  de  fortune  de 
Jéhovah  ;  et  à  voir  tant  de  malaise  en  haut  et 
en  bas,  tant  de  mesquinerie  et  de  pingrerie  et 
de  ladrerie  et  de  détresse  au  ciel  et  sur  la  terre, 


212  LES  MISÉRABLES. 

depuis  l'oiseau  qui  n'a  pas  un  grain  de  mil  jus- 
qu'à moi  qui  n'ai  pas  cent  mille  livres  de  rente, 
à  voir  la  destinée  humaine,  qui  est  fort  usée,  et 
môme  la  destinée  royale,  qui  montre  la  corde, 
témoin  le  prince  de  Condé  pendu,  à  voir  l'hiver, 
qui  n'est  pas  autre  chose  qu'une  déchirure  au 
zénith  par  où  le  vent  souffle,  à  voir  tant  de  hail- 
lons même  dans  la  pourpre  toute  neuve  du  ma- 
tin au  sommet  des  collines ,  à  voir  les  gouttes 
de  rosée,  ces  perles  fausses,  avoir  le  givre,  ce 
strass,  à  voir  l'humanité  décousue  et  les  événe- 
ments rapiécés,  et  tant  de  taches  au  soleil,  et 
tant  de  trous  à  la  lune ,  à  voir  tant  de  misère 
partout,  je  soupçonne  que  Dieu  n'est  pas  riche. 
Il  a  de  l'apparence,  c'est  vrai,  mais  je  sens  la 
gêne.  Il  donne  une  révolution,  comme  un  négo- 
ciant dont  la  caisse  est  vide  donne  un  bal.  Il 
ne  faut  pas  juger  des  dieux  sur  l'apparence. 
Sous  la  dorure  du  ciel  j'entrevois  un  univers 
pauvre.  Dans  la  création  il  y  a  de  la  faillite. 
C'est  pourquoi  je  suis  mécontent.  Voyez,  c'est 
le  cinq  juin,  il  fait  presque  nuit;  depuis  ce  ma- 
tin j'attends  que  le  jour  vienne,  il  n'est  pas  venu, 
et  je  gage  qu'il  ne  viendra  pas  de  la  journée. 
C'est  une  inexactitude  de  commis  mal  payé. 


GAIETÉS  PRÉALABLES.  213 

Oui,  tout  est  mal  arrangé,  rien  ne  s'ajuste  à 
rien,  ce  vieux  monde  est  tout  déjeté,  je  me 
range  dans  l'opposition.  Tout  va  de  guingois; 
l'univers  est  taquinant.  C'est  comme  les  enfants, 
ceux  qui  en  désirent  n'en  ont  pas,  ceux  qui  n'en 
désirent  pas  en  ont.  Total  :  je  bisque.  En  outre, 
Laigle  de  Meaux,  ce  chauve,  m'afflige  à  voir. 
Cela  m'humilie  de  penser  que  je  suis  du  même 
âge  que  ce  genou.  Du  reste,  je  critique,  mais  je 
n'insulte  pas.  L'univers  est  ce  qu'il  est.  Je  parle 
ici  sans  méchante  intention  et  pour  l'acquit  de 
ma  conscience.  Recevez,  Père  Éternel,  l'assu- 
rance de  ma  considération  distinguée.  Ah!  par 
tous  les  saints  de  l'Olympe  et  par  tous  les  dieux 
du  paradis,  je  n'étais  pas  fait  pour  être  parisien, 
c'est  à  dire  pour  ricocher  à  jamais,  comme  un 
volant  entre  deux  raquettes,  du  groupe  des  flâ- 
neurs au  groupe  des  tapageurs  !  J'étais  fait  pour 
être  turc,  regardant  toute  la  journée  des  péron- 
nelles orientales  exécuter  ces  exquises  danses 
d'Egypte  lubriques  comme  les  songes  d'un 
homme  chaste,  ou  paysan  beauceron,  ou  gentil- 
homme vénitien  entouré  de  gentilles-donnes,  ou 
petit  prince  allemand  fournissant  la  moitié  d'un 
fantassin  à  la  Confédération  germanique,  et 

18 


214  LES  MISÉRABLES. 

occupant  ses  loisirs  à  faire  sécher  ses  chaus- 
settes sur  sa  haie ,  c'est  à  dire  sur  sa  frontière  ! 
Voilà  pour  quels  destins  j  étais  né  !  Oui ,  j'ai  dit 
turc,  et  je  ne  m'en  dédis  point.  Je  ne  comprends 
pas  qu'on  prenne  habituellement  les  turcs  en 
mauvaise  part;  Mahom  a  du  bon;  respect  à 
l'inventeur  des  sérails  à  houris  et  des  paradis  à 
odalisques!  N'insultons  pas  le  mahométisme,  la 
seule  religion  qui  soit  ornée  d'un  poulailler! 
Sur  ce,  j'insiste  pour  boire.  La  terre  est  une 
grosse  bêtise.  Et  il  paraît  qu'ils  vont  se  battre, 
tous  ces  imbéciles,  se  faire  casser  le  profil ,  se 
massacrer,  en  plein  été,  au  mois  de  juin,  quand 
ils  pourraient  s'en  aller,  avec  une  créature  sous 
le  bras,  respirer  dans  les  champs  l'immense 
tasse  de  thé  des  foins  coupés  !  Vraiment,  on  fait 
trop  de  sottises.  Une  vieille  lanterne  cassée  que 
j'ai  vue  tout  à  l'heure  chez  un  marchand  de  bric- 
à-brac  me  suggère  une  réflexion  :  Il  serait 
temps  d'éclairer  le  genre  humain.  Oui,  me  re- 
voilà triste  !  Ce  que  c'est  que  d'avaler  une  huître 
et  une  révolution  de  travers!  Je  redeviens  lu- 
gubre. Oh!  l'affreux  vieux  monde!  On  s'y  éver- 
tue, on  s'y  destitue,  on  s'y  prostitue,  on  s'y  tue, 
on  s'y  habitue! 


GAIETES  PRÉALABLES.  i>lo 

Et  Grantaire,  après  cette  quinte  deloquence, 
eut  une  quinte  de  toux,  méritée. 

—  A  propos  de  révolution,  dit  Joly,  il  parait 
que  décidébent  Barius  est  aboureux. 

—  Sait-on  de  qui?  demanda  Laigle, 

—  Don. 

—  Non? 

—  Don  !  je  te  dis. 

—  Les  amours  de  Marius!  s'écria  Grantaire. 
Je  vois  ça  d'ici.  Marius  est  un  brouillard,  et  il 
aura  trouvé  une  vapeur.  Marius  est  de  la  race 
poète.  Qui  dit  poète,  dit  fou.  Thymbrœus  Apollo. 
Marius  et  sa  Marie,  ou  sa  Maria,  ou  sa  Ma- 
riette, ou  sa  Marion,  cela  doit  faire  de  drôles 
d'amants.  Je  me  rends  compte  de  ce  que  cela 
est.  Des  extases  où  l'on  oublie  le  baiser.  Chastes 
sur  la  terre,  mais  s'accouplant  dans  l'infini.  Ce 
sont  des  âmes  qui  ont  des  sens.  Ils  couchent  en- 
semble dans  les  étoiles. 

Grantaire  entamait  sa  seconde  bouteille  et 
peut-être  sa  seconde  harangue  quand  un  nouvel 
être  émergea  du  trou  carré  de  l'escalier.  C'était 
un  garçon  de  moins  de  dix  ans,  déguenillé,  très 
petit,  jaune,  le  visage  en  museau,  l'œil  vif,  énor- 
mément chevelu,  mouillé  de  pluie,  l'air  content. 


216  LES  MISÉRABLES. 

L'enfant,  choisissant  sans  hésiter  parmi  les 
trois,  quoiqu'il  n'en  connût  évidemment  aucun, 
s'adressa  à  Laigle  de  Meaux. 

—  Est-ce  vous  qui  êtes  monsieur  BossueU 
demanda-t-il. 

—  C'est  mon  petit  nom,  répondit  Laigle.  Que 
me  veux-tu? 

—  Voilà.  Un  grand  blond  sur  le  boulevard 
m'a  dit  :  Connais-tu  la  mère  Hucheloup?  J'ai 
dit  :  Oui,  rue  Chanvrerie,  la  veuve  au  vieux.  Il 
m'a  dit  :  Vas-y.  Tu  y  trouveras  monsieur  Bos- 
suet,  et  tu  lui  diras  de  ma  part  :  A  —  B  —  C. 
C'est  une  farce  qu'on  vous  fait,  n'est-ce  pas?  Il 
m'a  donné  dix  sous. 

—  Joly,  prête-moi  dix  sous,  dit  Laigle,  et  se 
tournant  vers  Grantaire  :  —  Grantaire,  prête- 
moi  dix  sous. 

Cela  lit  vingt  sous  que  Laigle  donna  à  l'en- 
fant. 

—  Merci,  monsieur,  dit  le  petit  garçon. 

—  Comment  f appelles-tu  l  demanda  Laigle. 

—  Navet,  l'ami  à  Gavroche. 

-  Reste  avec  nous,  dit  Laigle. 

—  Déjeune  avec  nous,  dit  Grantaire. 
L'enfant  répondit  : 


GAIETES  PREALABLES.  217 

—  Je  ue  peux  pas,  je  suis  du  cortège,  c'est 
moi  qui  crie  à  bas  Polignac. 

Et  tirant  le  pied  longuement  derrière  lui ,  ce 
qui  est  le  plus  respectueux  des  saluts  possibles, 
il  s'en  alla. 

L'enfant  parti,  Grantaire  prit  la  parole  : 

—  Ceci  est  le  gamin  pur.  Il  y  a  beaucoup  de 
variétés  dans  le  genre  gamin.  Le  gamin  notaire 
s'appelle  saute-ruisseau,  le  gamin  cuisinier  s'ap- 
pelle marmiton,  le  gamin  boulanger  s'appelle 
mitron,  le  gamin  laquais  s'appelle  groom,  le 
gamin  marin  s'appelle  mousse ,  le  gamin  soldat 
s'appelle  tapin,  le  gamin  peintre  s'appelle  rapin, 
le  gamin  négociant  s'appelle  trottin,  le  gamin 
courtisan  s'appelle  menin,  le  gamin  roi  s'appelle 
dauphin,  le  gamin  dieu  s'appelle  bambino. 

Cependant  Laigle  méditait;  il  dit  à  demi 
voix  : 

—  A  —  B  —  Ç,  c'est  à  dire  :  Enterrement  de 
Lamarque. 

—  Le  grand  blond,  observa  Grantaire,  c'est 
Enjolras  qui  te  fait  avertir. 

—  Irons-nous?  fit  Bossuet. 

—  Il  pleut,  dit  Joly.  J'ai  juré  d'aller  au  feu, 
pas  à  l'eau.  Je  de  veux  pas  b'enrhuber. 


218  LES  MISÉRABLES. 

—  Je  reste  ici,  dit  Grantaire.  Je  préfère  un 
déjeuner  à  un  corbillard. 

—  Conclusion  :  nous  restons ,  reprit  Laigle. 
Eh  bien,  buvons  alors.  D'ailleurs  on  peut  man- 
quer l'enterrement,  sans  manquer  l'émeute. 

—  Ah!  l'ébeute,  j'en  suis,  s'écria  Joly. 
Laigle  se  frotta  les  mains  : 

—  Voilà  donc  qu'on  va  retoucher  à  la  révolu- 
tion de  1830.  Au  fait  elle  gêne  le  peuple  aux 
entournures. 

—  Cela  m'est  à  peu  près  égal ,  votre  révolu- 
tion, dit  Grantaire.  Je  n'exècre  pas  ce  gouverne- 
ment-ci. C'est  la  couronne  tempérée  parle  bon- 
net de  coton.  C'est  un  sceptre  terminé  en  para- 
pluie. Au  fait,  aujourd'hui,  j'y  songe,  par  le 
temps  qu'il  fait,  Louis-Philippe  pourra  utiliser 
sa  royauté  à  deux  fins ,  étendre  le  bout  scep- 
tre contre  le  peuple  et  ouvrir  le  bout  parapluie 
contre  le  ciel. 

La  salle  était  obscure,  de  grosses  nuées  ache- 
vaient  de  supprimer  le  jour.  Il  n'y  avait  per- 
sonne dans  le  cabaret,  ni  dans  la  rue,  tout  le 
monde  étant  allé  «  voir  les  événements.  •• 

—  Est-il  midi  ou  minuit?  cria  Bossuct.  On 
n'y  voit  goutte.  Gibelotte,  de  la  lumière  ! 


GAIETÉS  PRÉALABLES.  219 

Grantaire,  triste,  buvait. 

—  Enjolras  me  dédaigne,  murmura-t-il.  En- 
jolras  a  dit  :  Joly  est  malade,  Grantaire  est 
ivre.  C'est  à  Bossuet  qu'il  a  envoyé  Navet.  S'il 
était  venu  me  prendre,  je  l'aurais  suivi.  Tant 
pis  pour  Enjolras  !  je  n'irai  pas  à  son  enterre- 
ment. 

Cette  résolution  prise,  Bossuet,  Joly  et  Gran- 
taire ne  bougèrent  plus  du  cabaret.  Vers  deux 
heures  de  l'après-midi ,  la  table  où  ils  s'accou- 
daient était  couverte  de  bouteilles  vides.  Deux 
chandelles  y  brûlaient ,  l'une  dans  un  bougeoir 
de  cuivre  parfaitement  vert,  l'autre  dans  le  goulot 
d'une  carafe  fêlée.  Grantaire  avait  entraîné  Joly 
et  Bossuet  vers  le  vin;  Bossuet  et  Joly  avaient 
ramené  Grantaire  vers  la  joie. 

Quant  à  Grantaire ,  depuis  midi ,  il  avait 
dépassé  le  vin,  médiocre  source  de  rêves.  Le 
vin,  près  des  ivrognes  sérieux,  n'a  qu'un  succès 
d'estime.  Il  y  a,  en  fait  debriété,  la  magie  noire 
et  la  magie  blanche  :  le  vin  n'est  que  la  magie 
blanche.  Grantaire  était  un  aventureux  buveur 
de  songes.  La  noirceur  d'une  ivresse  redoutable 
entrouverte  devant  lui,  loin  de  l'arrêter,  l'atti- 
rait. Il  avait  laissé  là  les  bouteilles  et  pris  la 


220  LES  MISÉRABLES. 

chope.  La  chope,  c'est  le  gouffre.  N'ayant  sous 
la  main  ni  opium,  ni  haschich,  et  voulant  s'em- 
plir le  cerveau  de  crépuscule,  il  avait  eu  recours 
à  cet  effrayant  mélange  d'eau-de-vie,  de  stout 
et  d'absinthe  qui  produit  des  léthargies  si  terri- 
bles. C'est  de  ces  trois  vapeurs,  bierre,  eau- 
de-vie,  absinthe,  qu'est  fait  le  plomb  de  lame. 
Ce  sont  trois  ténèbres;  le  papillon  céleste  s'y 
noie;  et  il  s'y  forme  clans  une  fumée  membra- 
neuse vaguement  condensée  en  aile  de  chauve- 
souris  ,  trois  furies  muettes ,  le  Cauchemar ,  la 
Nuit,  la  Mort,  voletant  au  dessus  de  Psyché 
endormie. 

Grantaire  n'en  était  point  encore  à  cette  phase 
lugubre;  loin  de  là.  Il  était  prodigieusement 
gai,  et  Bossuet  et  Joly  lui  donnaient  la  réplique. 
Ils  trinquaient.  Grantaire  ajoutait  à  l'accentua- 
tion excentrique  des  mots  et  des  idées,  la  diva- 
gation du  geste;  il  appuyait  avec  dignité  de  son 
poing  gauche  sur  son  genou,  son  bras  taisant 
l'équerre,  et,  la  cravate  défaite,  à  cheval  sur  un 
tabouret,  son  verre  plein  dans  sa  main  droite, 
il  jetait  à  la  grosse  servante  Matelotte  ces  pa- 
roles solennelles  : 

—  Qu'on  ouvre  les  portes  du  palais  !  que  tout 


GAIETÉS  PRÉALABLES.  221 

le  monde  soit  de  l'académie  française ,  et  ait  le 
droit  d'embrasser  madame  Hucheloup!  buvons. 
Et  se  tournant  vers  marne  Hucheloup,  il  ajou- 
tait : 

—  Femme  antique  et  consacrée  par  l'usage, 
approche,  que  je  te  contemple! 

Et  Joly  s'écriait  : 

—  Batelotte  et  Gibelotte ,  de  doddez  plus  à 
boire  à  Grantaire.  Il  bange  des  argents  fous.  Il 
a  déjà  dévoré  depuis  ce  batin  en  prodigalités 
éperdues  deux  francs  quatre-vingt-quinze  cen- 
tibes. 

Et  Grantaire  reprenait  : 

—  Qui  donc  a  décroché  les  étoiles  sans  ma 
permission  pour  les  mettre  sur  la  table  en  guise 
de  chandelles? 

Bossuet,  fort  ivre,  avait  conservé  son  calme. 

Il  s'était  assis  sur  l'appui  de  la  fenêtre  ouverte, 
mouillant  son  dos  à  la  pluie  qui  tombait ,  et  il 
contemplait  ses  deux  amis. 

Tout  à  coup  il  entendit  derrière  lui  un  tu- 
multe, des  pas  précipités,  des  cris  aux  armes!  Il 
se  retourna ,  et  aperçut ,  rue  Saint-Denis ,  au 
bout  de  la  rue  de  la  Chanvrerie,  Enjolras  qui 
passait  la  earabine  à  la  main,  et  Gavroche  avec 

T.TIII  10 


222  LES  MISERABLES. 

son  pistolet,  Feuilly  avec  son  sabre,  Courfey- 
rac  avec  son  épée,  Jean  Pronvaire  avec  son 
mousqueton ,  Combeferre  avec  son  fusil ,  Baho- 
rel  avec  son  fusil,  et  tout  le  rassemblement 
armé  et  orageux  qui  les  suivait. 

La  rue  de  la  Chanvrerie  n'était  guère  longue 
que  d'une  portée  de  carabine.  Bossuet  improvisa 
avec  ses  deux  mains  un  porte-voix  autour  de  la 
bouche,  et  cria  : 

—  Courfeyrac  !  Courfeyrac  !  hohée  ! 
Courfeyrac  entendit  l'appel,  aperçut  Bossuet, 

et  fit  quelques  pas  dans  la  rue  de  la  Chanvrerie, 
en  criant  un  :  que  veux-tu?  qui  se  croisa  avec 
un  :  où  vas-tu? 

—  Faire  une  barricade ,  répondit  Courfeyrac. 

—  Eh  bien,  ici!  la  place  est  bonne!  fais-la 
ici! 

—  C'est  vrai,  Aigle,  dit  Courfeyrac. 

Et  sur  un  signe  de  Courfeyrac,  l'attroupe- 
ment se  précipita  rue  de  la  Chanvrerie. 


III 


I>«  nuit  commence  à  se  fj»!rc  sur  Granfaîrc 


La  place  était  en  effet  admirablement  indi- 
quée, l'entrée  de  la  rue  évasée,  le  fond  rétréci  et 
en  cul-de-sac,  Corinthe  y  faisant  un  étrangle- 
ment, la  rue  Mon  détour  facile  à  barrer  à  droite 
et  à  gauche,  aucune  attaque  possible  que  par  la 
rue  Saint-Denis;  c'est  à  dire  de  front  et  à  décou- 
vert. Bossuet  gris  avait  eu  le  coup  d'oeil  d'Anni- 
bal  à  jeun. 

A  l'irruption  du  rassemblement,  l'épouvante 
avait  pris  toute  la  rue.  Pas  un  passant  qui  ne  se 
fût  éclipsé.  Le  temps  d'un  éclair,  au  fond,  à 
droite,  à  gauche,  boutiques,  établis,  portes  d'al- 
lées, fenêtres,  persiennes,  mansardes,  volets  de 


-2U  LES  MISERABLES. 

toute  dimension,  s  étaient  fermés  depuis  les  rez- 
de-chaussée  jusque  sur  les  toits.  Une  vieille 
femme  effrayée  avait  fixé  un  matelas  devant  sa 
fenêtre  à  deux  perches  à  sécher  le  linge,  afin 
d'amortir  la  mousqueterie.  La  maison  du  caba- 
ret était  seule  restée  ouverte;  et  cela  par  une 
bonne  raison ,  c'est  que  l'attroupement  s'y  était 
rué.  —  Ah  mon  Dieu!  Ah  mon  Dieu!  soupirait 
marne  Hucheloup. 

Bossuet  était  descendu  au  devant  de  Cour 
feyrac . 

Joly,  qui  s'était  mis  à  la  fenêtre,  cria  : 

—  Courfeyrac,  tu  aurais  dû  prendre  un  para- 
pluie. Tu  vas  t'cnrhuber. 

Cependant,  en  quelques  minutes,  vingt  barres 
de  fer  avaient  été  arrachées  de  la  devanture 
grillée  du  cabaret,  dix  toises  de  rue  avaient  été 
dépavées  ;  Gavroche  et  Bahorel  avaient  saisi  au 
passage  et  renversé  le  haquet  d'un  fabricant  de 
chaux  appelé  Anceau,  ce  haquet  contenait  trois 
barriques  pleines  de  chaux  qu'ils  avaient  placées 
sous  des  piles  de  pavés;  Enjolras  avait  levé  la 
trappe  de  la  cave  et  toutes  les  futailles  vides  de 
la  veuve  Hucheloup  étaient  allées  flanquer  les 
barriques  de  chaux;  Feuilly,  avec  ses  doigts 


LA  NUIT  COMMENCE,  ETC.  225 

habitués  à  enluminer  les  lames  délicates  des 
éventails ,  avait  contre-buté  les  barriques  et  le 
baquet  de  deux  massives  piles  de  moellons 
Moellons  improvisés  comme  le  reste ,  et  pris  on 
ne  sait  où.  Des  poutres  d'étai  avaient  été  arra- 
chées à  la  façade  d'une  maison  voisine  et  cou- 
chées sur  les  futailles.  Quand  Bossuet  et  Cour- 
feyrac  se  retournèrent,  la  moitié  de  la  rue  était 
déjà  barrée  d'un  rempart  plus  haut  qu'un  homme. 
Rien  n'est  tel  que  la  main  populaire  pour  bâtir 
tout  ce  qui  se  bâtit  en  démolissant. 

Matelotte  et  Gibelotte  s'étaient  mêlées  aux 
travailleurs.  Gibelotte  allait  et  venait  chargée 
de  gravats.  Sa  lassitude  aidait  à  la  barricade. 
Elle  servait  des  pavés  comme  elle  eût  servi  du 
vin,  l'air  endormi. 

Un  omnibus  qui  avait  deux  chevaux  blancs 
passa  au  bout  de  la  rue. 

Bossuet  enjamba  les  pavés,  courut,  arrêta  le 
cocher,  -fit  descendre  les  voyageurs,  donna  la 
main  «  aux  dames,  »  congédia  le  conducteur,  et 
revint  ramenant  voiture  et  chevaux  par  la  bride. 

—  Les  omnibus  ,  dit-il ,  ne  passent  pas  de- 
vant Corinthe.  Non  licet  omnibus  adiré  Coryn- 
thum. 


226  LES  MISÉRABLES. 

Un  instant  après,  les  chevaux  dételés  s'en 
allaient  au  hasard  par  la  rue  Mondétour  et  l'om- 
nibus co.uché  sur  le  flanc  complétait  le  barrage 
de  la  rue. 

Marne  Hucheloup  bouleversée,  s'était  réfu- 
giée au  premier  étage. 

Elle  avait  l'œil  vague  et  regardait  sans  voir, 
criant  tout  bas.  Ses  cris  épouvantés  n'osaient 
sortir  de  son  gosier. 

—  C'est  la  fin  du  monde,  murmurait-elle. 
Joly  déposait  un  baiser  sur  le  gros  cou  rouge 

et  ridé  de  marne  Hucheloup  et  disait  à  Gran- 
taire  :  —  Mon  cher,  j'ai  toujours  considéré  le 
cou  d'une  femme  comme  une  chose  infiniment 
délicate. 

Mais  Grantaire  atteignait  les  plus  hautes  ré- 
gions du  dithyrambe.  Matelotte  étant  remontée 
au  premier,  Grantaire  l'avait  saisie  par  la  taille 
et  poussait  à  la  fenêtre  de  longs  éclats  de  rire 

—  Matelotte  est  laide  !  criait-il,  Matelotte  est 
la  laideur-rêve  !  Matelotte  est  une  chimère.  Voici 
le  secret  de  sa  naissance  :  Un  pygmalion  go- 
thique qui  faisait  des  gargouilles  de  cathédrales 
tomba  un  beau  matin  amoureux  de  l'une  d'elles, 
la  plus  horrible.  Il  supplia  l'amour  de  l'animer, 


L.V  MIT  COMMENCE,  ETC. 


et  cela  fit  Matelotte.  Regardez-la,  citoyens!  elle 
a  les  cheveux  couleur  chromate  de  plomb 
comme  la  maîtresse  du  Titien,  et  c'est  une 
bonne  fille.  Je  vous  réponds  qu'elle  se  battra 
bien.  Toute  bonne  fille  contient  un  héros.  Quant 
à  la  mère  Hucheloup,  c'est  une  vieille  brave. 
Voyez  les  moustaches  qu'elle  a!  elle  les  a  héri- 
tées de  son  mari.  Une  housarde  quoi!  elle  se 
battra  aussi.  A  elles  deux  elles  feront  peur  à  la 
banlieue.  Camarades!  nous  renverserons  le  gou- 
vernement, vrai  comme  il  est  vrai  qu'il  existe 
quinze  acides  intermédiaires  entre  l'acide  mar- 
garique  et  l'acide  formique  ;  du  reste  cela  m'est 
parfaitement  égal.  Messieurs,  mon  père  m'a 
toujours  détesté  parce  que  je  ne  pouvais  com- 
prendre les  mathématiques.  Je  ne  comprends 
que  l'amour  et  la  liberté.  Je  suis  Grantaire  le 
bon  enfant!  N'ayant  jamais  eu  d'argent,  je  n'en 
ai  pas  pris  l'habitude,  ce  qui  fait  que  je  n'en  ai 
jamais  manqué;  mais  si  j'avais  été  riche,  il  n'y 
aurait  plus  eu  de  pauvres  !  on  aurait  vu  !  Oh!  si 
les  bons  cœurs  avaient  les  grosses  bourses! 
comme  tout  irait  mieux!  Je  me  figure  Jésus- 
Christ  avec  la  fortune  de  Rothschild!  Que  de 
bien  il  ferait!  Matelotte,  embrassez-moi!  Vous 


228  LES  MISERABLES. 

êtes  voluptueuse  et  timide!  vous  avez  des  joues 
qui  appellent  le  baiser  d'une  sœur,  et  des  lèvres 
qui  réclament  le  baiser  d'un  amant  ! 

—  Tais-toi,  futaille  !  dit  Courfeyrac. 
Grantaire  répondit  : 

—  Je  suis  capitoul  et  maître  es  jeux  floraux! 

Enjolras  qui  était  debout  sur  la  crête  du  bar- 
rage, le  fusil  au  poing,  leva  son  beau  visage 
austère.  Enjolras,  on  le  sait,  tenait  du  Spartiate 
et  du  puritain.  Il  fût  mort  aux  Thermopyles 
avec  Léonidas  et  eût  brûlé  Drogheda  avec 
Cromwell. 

—  Grantaire  !  cria-t-il,  va-t-en  cuver  ton  vin 
hors  d'ici.  C'est  la  place  de  l'ivresse  et  non  de 
l'ivrognerie.  Ne  déshonore  pas  la  barricade! 

Cette  parole  irritée  produisit  sur  Grantaire 
un  effet  singulier.  On  eût  dit  qu'il  recevait  un 
verre  d'eau  froide  à  travers  le  visage.  Il  parut 
subitement  dégrisé.  Il  s'assit,  s'accouda  sur  une 
table  près  de  la  croisée,  regarda  Enjolras  avec 
une  inexprimable  douceur,  et  lui  dit  : 

—  Laisse-moi  dormir  ici. 

—  Va  dormir  ailleurs,  cria  Enjolras. 

Mais  Grantaire,  fixant  toujours  sur  lui  ses 
yeux  tendres  et  troubles,  répondit  : 


LA  NUIT  COMMENCE,  ETC.  220 

—  Laisse-moi  y  dormir  —  jusqu'à  ce  que  j'y 
meure. 

Enjolras  le  considéra  d'un  œil  dédaigneux  : 

—  Grantaire ,  tu  es  incapable  de  croire ,  do 
penser,  de  vouloir,  de  vivre,  et  de  mourir. 

Grantaire  répliqua  d'une  voix  grave  : 

—  Tu  verras . 

Il  béga}ra  encore  quelques  mots  inintelligibles, 
puis  sa  tête  tomba  pesamment  sur  la  table ,  et , 
ce  qui  est  un  effet  assez  habituel  de  la  seconde 
période  de  lebriété  où  Enjolras  l'avait  rudement 
et  brusquement  poussé,  un  instant  après  il  était 
endormi. 


IV 


Essai  de  coiisolaîîon  sur  la  veuve  SEhielaelotip 


Bahorel,  extasié  de  la  barricade,  criait  : 

—  Voilà  la  rue  décolletée ,  comme  cela  fait 
bien  ! 

Courfeyrac,  tout  en  démolissant  un  peu  le 
cabaret ,  cherchait  à  consoler  la  veuve  cabarc- 
tière. 

—  Mère  Ilucheloup  ne  vous  plaigniez-vous 
pas  l'autre  jour  qu'on  vous  avait  signifié  pro- 
cès-verbal et  mise  en  contravention  parce  que 
Gibelotte  avait  secoué  un  tapis  de  lit  par  votre 
fenêtre  ? 

—  Oui,  mon  bon  monsieur  Courfevrac.  Ah! 
mon  Dieu,  est-ce  que  vous  allez  me  mettre  aussi 


ESSAI  DE  CONSOLATION,  ETC.  27,1 

cette  table-là  dans  votre  horreur  !  Et  même  que, 
pour  le  tapis,  et  aussi  pour  un  pot  de  fleurs  qui 
était  tombé  de  la  mansarde  dans  la  rue,  le  gou- 
vernement m'a  pris  cent  francs  d'amende.  Si  ce 
n'est  pas  une  abomination  ! 

—  Eh  bien,  mère  Hucheloup,  nous  vous  ven- 
geons. 

La  mère  Hucheloup,  dans  cette  réparation 
qu'on  lui  faisait,  ne  semblait  pas  beaucoup  com- 
prendre son  bénéfice.  Elle  était  satisfaite  à  la 
manière  de  cette  femme  arabe  qui ,  ayant  reçu 
un  soufflet  de  son  mari,  s'alla  plaindre  à  son 
père,  criant  vengeance  et  disant  :  —  Père,  tu 
dois  à  mon  mari  affront  pour  affront.  Le  père 
demanda  :  —  Sur  quelle  joue  as-tu  reçu  le  souf- 
flet? —  Sur  la  joue  gauche.  Le  père  souffleta 
la  joue  droite  et  dit  :  —  Te  voilà  contente.  Va 
dire  à  ton  mari  qu'il  a  souffleté  ma  fille,  mais 
que  j'ai  souffleté  sa  femme. 

La  pluie  avait  cessé.  Des  recrues  étaient  arri- 
vées. Des  ouvriers  avaient  apporté  sous  leurs 
blouses  un  baril  de  poudre,  un  panier  conte- 
nant des  bouteilles  de  vitriol,  deux  ou  trois 
torches  de  carnaval,  et  une  bourriche  pleine  de 
lampions  «  restés  de  la  fête  du  roi.  »  Laquelle 


232  LES  MISÉRABLES. 

fête  était  toute  récente,  ayant  eu  lieu  le  1er  mai. 
On  disait  que  ces  munitions  venaient  de  la  part 
d'un  épicier  du  faubourg  Saint-Antoine  nommé 
Pépin.  On  brisait  l'unique  réverbère  de  la  rue 
de  la  Chanvrerie,  la  lanterne  correspondante  de 
la  rue  Saint-Denis,  et  toutes  les  lanternes  des 
rues  circonvoisines  de  Mondétour,  du  Cygne, 
des  Prêcheurs ,  et  de  la  Grande  et  de  la  Petite 
Truanderie. 

Enjolras,  Combeferre  et  Courfeyrac  diri- 
geaient tout.  Maintenant  deux  barricades  se 
construisaient  en  même  temps,  toutes  deux 
appuyées  à  la  maison  de  Corinthe  et  faisant 
équerre;  la  plus  grande  fermait  la  rue  de  la 
Chanvrerie ,  l'autre  fermait  la  rue  Mondétour 
du  côté  de  la  rue  du  Cygne.  Cette  dernière  bar- 
ricade, très  étroite,  n'était  construite  que  de 
tonneaux  et  de  pavés.  Ils  étaient  là  environ 
cinquante  travailleurs  ;  une  trentaine  armés  de 
fusils  ;  car,  chemin  faisant ,  ils  avaient  fait  un 
emprunt  en  bloc  à  une  boutique  d'armurier. 

Rien  de  plus  bizarre  et  de  plus  bigarré  que 
cette  troupe.  L'un  avait  un  habit- veste,  un  sabre 
de  cavalerie  et  deux  pistolets  d'arçon,  un  autre 
était  en  manches  de  chemise  avec  un  chapeau 


ESSAI  DE  CONSOLATION,  ETC.  23Ô 

rond  et  une  poire  à  poudre  pendue  au  côté,  un 
troisième  était  plastronné  de  neuf  feuilles  de 
papier  gris  et  armé  d'une  alêne  de  sellier.  Il  y 
en  avait  un  qui  criait  :  Exterminons  jusqu'au  der- 
nier, et  mourons  au  bout  de  notre  baïonnette! 
celui-là  n'avait  pas  de  baïonnette.  Un  autre  éta- 
lait par  dessus  sa  redingote  une  bufrleterie  et 
une  giberne  de  garde  national  avec  le  couvre- 
giberne  orné  de  cette  inscription  en  laine  rouge  : 
Ordre  public.  Force  fusils  portant  des  numéros 
de  légions,  peu  de  chapeaux,  point  de  cravates, 
beaucoup  de  bras  nus,  quelques  piques.  Ajoutez 
à  cela  tous  les  âges,  tous  les  visages,  de  petits 
jeunes  gens  pâles,  des  ouvriers  du  port  bronzés. 
Tous  se  hâtaient;  et,  tout  en  s'entr'aidant,  on 
causait  des  chances  possibles,  —  qu'on  aurait 
des  secours  vers  trois  heures  du  matin,  —  qu'on 
était  sûr  d'un  régiment,  —  que  Paris  se  soulè- 
verait. Propos  terribles  auxquels  se  mêlait  une 
sorte  de  jovialité  cordiale.  On  eût  dit  des  frères, 
ils  ne  savaient  pas  les  noms  les  uns  des  autres. 
Les  grands  périls  ont  cela  de  beau  qu'ils  mettent 
en  lumière  la  fraternité  des  inconnus. 

Un  feu  avait  été  allumé  dans  la  cuisine  et  l'on 
y  fondait  dans  un  moule  à  balles  brocs,  cuillères, 


2Ô4  LES  MISÉRABLES. 

fourchettes,  toute  l'argenterie  cl  etain  du  caba- 
ret. On  buvait  à  travers  tout  cela.  Les  capsules 
et  les  chevrotines  traînaient  pêle-mêle  sur  les 
tables  avec  les  verres  de  vin.  Dans  la  salle  de 
billard,  marne  Hucheloup,  Matelotte  et  Gibe- 
lotte, diversement  modifiées  par  la  terreur,  dont 
l'une  était  abrutie,  l'autre  essoufflée,  l'autre 
éveillée,  déchiraient  de  vieux  torchons  et  fai- 
saient de  la  charpie;  trois  insurgés  les  assis- 
taient, trois  gaillards  chevelus,  barbus  et  mous- 
tachus qui  épluchaient  la  toile  avec  des  doigts 
de  lin  gère  et  qui  les  faisaient  trembler. 

L'homme  de  haute  stature,  que  Courfeyrac, 
Combeferre  et  Enjolras  avaient  remarqué,  à 
l'instant  où  il  abordait  l'attroupement  au  coin 
de  la  rue  des  Billettes,  travaillait  à  la  petite 
barricade  et  s'y  rendait  utile.  Gavroche  travail- 
lait à  la  grande.  Quant  au  jeune  homme  qui 
avait  attendu  Courfeyrac  chez  lui  et  lui  avait 
demandé  monsieur  Marius,  il  avait  disparu  à 
peu  près  vers  le  moment  où  l'on  avait  renversé 
l'omnibus. 

Gavroche,  complètement  envolé  et  radieux, 
s'était  chargé  de  la  mise  on  train.  Il  allait,  \\ 
nait,  montait,  descendait,  remontait,  bruissait, 


ESSAI  DE  CONSOLATION,  ETC.  23o 

étincelait.  Il  semblait  être  là  pour  l'encourage- 
ment de  tous.  Avait-il  un  aiguillon?  oui  certes, 
sa  misère;  avait-il  des  ailes?  oui  certes,  sa  joie. 
Gavroche  avait  un  tourbillonnement.  On  le 
voyait  sans  cesse,  on  l'entendait  toujours.  Il 
remplissait  l'air,  étant  partout  à  la  fois.  C'était 
une  espèce  d'ubiquité  presque  irritante;  pas 
d'arrêt  possible  avec  lui.  L'énorme  barricade  le 
sentait  sur  sa  croupe.  Il  gênait  les  flâneurs,  il 
excitait  les  paresseux,  il  ranimait  les  fatigués, 
il  impatientait  les  pensifs,  mettait  les  uns  en 
gaîté,  les  autres  en  haleine,  les  autres  en  colère, 
tous  en  mouvement,  piquait  un  étudiant,  mor- 
dait un  ouvrier;  se  posait,  s'arrêtait,  repartait, 
volait  au  dessus  du  tumulte  et  de  l'effort,  sautait 
de  ceux-ci  à  ceux-là,  murmurait,  bourdonnait, 
et  harcelait  tout  l'attelage  ;  mouche  de  l'immense 
Coche  révolutionnaire. 

Le  mouvement  perpétuel  était  dans  ses  petits 
bras  et  la  clameur  perpétuelle  dans  ses  petits 
poumons  : 

—  Hardi  !  encore  des  pavés  !  encore  des  ton- 
neaux! encore  des  machins!  où  y  en  a-t-il? 
Une  hottée  de  plâtras  pour  me  boucher  ce 
trou-là.  C'est  tout  petit,  votre  barricade.  Il  faut 


236  LES  MISERABLES. 

que  ça  monte.  Mettez-y  tout,  flanquez-y  tout, 
fichez-y  tout.  Cassez  la  maison.  Une  barricade, 
c'est  le  thé  de  la  mère  Gibou.  Tenez,  voilà  une 
porte  vitrée. 
Ceci  fit  exclamer  les  travailleurs. 

—  Une  porte  vitrée!  qu'est-ce  que  tu  veux 
qu'on  fasse  d'une  porte  vitrée,  tubercule? 

—  Hercules  vous-mêmes!  riposta  Gavroche. 
Une  porte  vitrée  dans  une  barricade ,  c'est 
excellent.  Ça  n'empêche  pas  de  l'attaquer,  mais 
ça  gêne  pour  la  prendre.  Vous  n'avez  donc 
jamais  chipé  des  pommes  par  dessus  un  mur  où 
il  y  avait  des  culs  de  bouteilles?  Une  porte  vitrée, 
ça  coupe  les  cors  aux  pieds  de  la  garde  natio- 
nale quand  elle  veut  monter  sur  la  barricade. 
Pardi!  le  verre  est  traître.  Ah  çà,  vous  n'avez 
pas  une  imagination  effrénée,  mes  camarades. 

Du  reste,  il  était  furieux  de  son  pistolet  sans 
chien.  Il  allait  de  l'un  à  l'autre,  réclamant  :  — 
Un  fusil!  je  veux  un  fusil!  Pourquoi  ne  me 
donne-t-on  pas  un  fusil  ? 

—  Un  fusil  à  toi!  dit  Combeferre. 

—  Tiens  !  répliqua  Gavroche,  pourquoi  pas  ? 
j'en  ai  bien  eu  un  en  1830  quand  on  s'est  disputé 
avec  Charles  X! 


ESSAI  DE  CONSOLATION,  ETC.  237 

Enjolras  haussa  les  épaules. 

—  Quand  il  y  en  aura  pour  les  hommes,  on 
en  donnera  aux  enfants. 

Gavroche  se  tourna  fièrement,  et  lui  répon- 
dit : 

—  Si  tu  es  tué  avant  moi,  je  te  prends  le 
tien. 

—  Gamin!  dit  Enjolras. 

—  Blanc-bec!  dit  Gavroche. 

Un  élégant  fourvoyé  qui  flânait  au  bout  de  la 
rue,  fit  diversion. 
Gavroche  lui  cria  : 

—  Vouez  avec  nous,  jeune  homme!  Eh  bien, 
cette  vieille  patrie,  on  ne  l'ait  donc  rien  pour 
elle* 

L élégant  s'enfuit. 


i 


Les  préparatifs 


Les  journaux  du  temps  qui  ont  dit  que  la  bar- 
ricade de  la  rue  de  la  Clianvreric,  cette  construc- 
tion presque  inexpugnable,  comme  ils  l'appellent, 
atteignait  au  niveau  d'un  premier  étage,  se  sont 
trompés.  Le  fait  est  qu'elle  ne  dépassait  pas  une 
hauteur  moyenne  de  six  ou  sept  pieds.  Elle  était 
bâtie  de  manière  que  les  combattants  pouvaient, 
à  volonté,  ou  disparaître  derrière,  ou  dominer 
le  barrage  et  même  en  escalader  la  crête  au 
moyen  d'une  quadruple  rangée  de  pavés  super- 
posés et  arrangés  en  gradins  à  l'intérieur.  Au 
dehors  le  front  de  la  barricade,  composé  de 


LES  PRÉPARATIFS.  230 

piles  de  pavés  et  de  tonneaux  reliées  par  des 
poutres  et  des  planches  qui  s'enchevêtraient 
dans  les  roues  de  la  charrette  Anceau  et  de  l'om- 
nibus renversé,  avait  un  aspect  hérissé  et  inex- 
tricable. 

Une  coupure  suffisante  pour  qu'un  homme  y 
pût  passer  avait  été  ménagée  entre  le  mur  des 
maisons  et  l'extrémité  de  la  barricade  la  plus 
éloignée  du  cabaret,  de  façon  qu'une  sortie  était 
possible.  La  flèche  de  l'omnibus  était  dressée 
droite  et  maintenue  avec  des  cordes,  et  un  dra- 
peau rouge ,  fixé  à  cette  flèche ,  flottait  sur  la 
barricade. 

La  petite  barricade  Mondétour,  cachée  der- 
rière la  maison  du  cabaret,  ne  s'apercevait  pas. 
Les  deux  barricades  réunies  formaient  une  véri- 
table redoute.  Enjolras  et  Courfeyrac  n'avaient 
pas  jugé  à  propos  de  barricader  l'autre  tronçon 
de  la  rue  Mondétour  qui  ouvre  par  la  rue  des 
Prêcheurs  une  issue  sur  les  Halles,  voulant 
sans  doute  conserver  une  communication  pos- 
sible avec  le  dehors  et  redoutant  peu  d'être 
attaqués  par  la  dangereuse  et  difficile  ruelle  des 
Prêcheurs. 

A  cela  pies  de  celte   issue  restée  libre,  qui 


240  LES  MISÉRABLES. 

constituait  ce  que  Folard,  dans  son  style  straté- 
gique, eût  appelé  un  boyau,  et  en  tenant  compte 
aussi  de  la  coupure  exiguë  ménagée  sur  la  rue 
de  la  Chanvrerie,  l'intérieur  de  la  barricade,  où 
le  cabaret  faisait  un  angle  saillant,  présentait 
un  quadrilatère  irrégulier  fermé  de  toutes 
parts.  Il  y  avait  une  vingtaine  de  pas  d'inter- 
valle entre  le  grand  barrage  et  les  hautes  mai- 
sons qui  formaient  le  fond  de  la  rue,  en  sorte 
qu'on  pouvait  dire  que  la  barricade  était  adossée 
à  ces  maisons,  toutes  habitées,  mais  closes  du 
haut  en  bas. 

Tout  ce  travail  se  fit  sans  empêchement  en 
moins  d'une  heure  et  sans  que  cette  poignée 
d'hommes  hardis  vît  surgir  un  bonnet  à  poil  ni 
une  baïonnette.  Les  bourgeois  peu  fréquents  qui 
se  hasardaient  encore  à  ce  moment  de  l'émeute 
dans  la  rue  Saint-Denis  jetaient  un  coup  d'œil 
rue  de  la  Chanvrerie,  apercevaient  la  barricade, 
et  doublaient  le  pas. 

Les  deux  barricades  terminées,  le  drapeau 
arboré,  on  traîna  une  table  hors  du  cabaret  ;  et 
Courfeyrac  monta  sur  la  table.  Enjolras  apporta 
le  coffre  carré  et  Courfeyrac  l'ouvrit.  Ce  coffre 
était  rempli  de  cartouches.  Quand  on  vit  les 


LES  PRÉPARATIFS.  2S1 

cartouches  il  y  eut  un  tressaillement  parmi  les 
plus  braves  et  un  moment  de  silence. 

Courfeyrac  les  distribua  en  souriant. 

Chacun  reçut  trente  cartouches.  Beaucoup 
avaient  de  la  poudre  et  se  mirent  à  en  faire 
d'autres  avec  les  balles  qu'on  fondait.  Quant  au 
baril  de  poudre  il  était  sur  une  table  à  part,  près 
de  la  porte,  et  on  le  réserva. 

Le  rappel,  qui  parcourait  tout  Paris,  ne  dis- 
continuait pas,  mais  cela  avait  fini  par  ne  plus 
être  qu'un  bruit  monotone  auquel  ils  ne  faisaient 
plus  attention.  Ce  bruit  tantôt  s'éloignait,  tantôt 
s'approchait,  avec  des  ondulations  lugubres. 

On  chargea  les  fusils  et  les  carabines ,  tous 
ensemble ,  sans  précipitation ,  avec  une  gravité 
solennelle.  Enjolras  alla  placer  trois  sentinelles 
hors  des  barricades,  l'une  rue  delà  Chanvrerie, 
la  seconde  rue  des  Prêcheurs,  la  troisième  au 
coin  de  la  Petite  Truanderie. 

Puis,  les  barricades  bâties,  les  postes  assi- 
gnés, les  fusils  chargés,  les  vedettes  posées, 
seuls  clans  ces  rues  redoutables  où  personne  ne 
passait  plus ,  entourés  de  ces  maisons  muettes 
et  comme  mortes  où  ne  palpitait  aucun  mouve- 
ment humain,   enveloppés   des  ombres   crois- 


242  LES  MISÉRABLES. 

santés  du  crépuscule  qui  commençait,  au  milieu 
de  cette  obscurité  et  de  ce  silence  où  l'on  sentait 
s'avancer  quelque  chose  et  qui  avait  je  ne  sais 
quoi  de  tragique  et  de  terrifiant,  isolés,  armés, 
déterminés,  tranquilles,  ils  attendirent. 


VI 


Ebi  attendant 


Dans  ces  heures  d'attente,  que  firent-ils? 

Il  faut  bien  que  nous  le  disions,  puisque  ceci 
est  de  l'histoire. 

Tandis  que  les  hommes  faisaient  des  cartou- 
ches et  les  femmes  de  la  charpie,  tandis  qu'une 
large  casserole,  pleine  d'etain  et  de  plomb  fondu 
destine  au  moule  à  balles,  fumait  sur  un  ré- 
chaud ardent,  pendant  que  les  vedettes  veil- 
laient l'arme  au  bras  sur  la  barricade,  pendant 
qu'Enjolras,  impossible  à  distraire,  veillait  sur 
les  vedettes,  Combeferre,  Courfeyrac ,  Jean 
Prouvaire,  Feuilly,  Bossuet,  Jolv,  Bahorel, 
quelques  autres  encore,  se  cherchèrent  et  se 


'2 il  LES  MISÉRABLES. 

réunirent,  comme  aux  plus  paisibles  jours  de 
leurs  causeries  decoliers,  et  dans  un  coin  de  ce 
cabaret  changé  en  casemate,  à  deux  pas  de  la 
redoute  qu'ils  avaient  élevée,  leurs  carabines 
amorcées  et  chargées  appiryées  au  dossier  de 
leur  chaise,  ces  beaux  jeunes  gens,  si  voisins 
d'une  heure  suprême,  se  mirent  à  dire  des  vers 
d'amour. 
Quels  vers?  Les  voici  : 


Vous  rappelez-vous  notre  douce  vie 
Lorsque  nous  étions  si  jeunes  tous  deux, 
Et  que  nous  n'avions  au  cœur  d'autre  envie 
Que  d'être  bien  mis  et  d'être  amoureux  ! 

Lorscju'en  ajoutant  votre  âge  à  mon  âge. 
Nous  ne  comptions  pas  à  deux  quarante  ans, 
Et  que,  dans  notre  humble  et  petit  ménage, 
Tout,  même  L'hiver,  nous  était  printemps! 

Beaux  jours!  Manuel  était  tier  et  sage. 
Paris  s'asseyait  à  de  saints  banquets, 
Foy  lançait  la  foudre,  et  votre  corsage 
Avait  une  épingle  où  je  me  piquais. 


EN  ATTENDANT.  245 

Tout  vous  contemplait.  Avocat  sans  causes, 
Quand  je  vous  menais  au  Prado  dîner, 
Vous  étiez  jolie  au  point  que  les  roses 
Me  faisaient  l'effet  de  se  retourner. 


Je  les  entendais  dire  :  est-elle  belle  ! 
Comme  elle  sent  bon  !  quels  cheveux  à  flots! 
Sous  son  mantelet  elle  cache  une  aile; 
Son  bonnet  charmant  est  à  peine  éelos. 

J'errais  avec  toi,  pressant  ton  bras  souple. 
Les  passants  croyaient  que  l'amour  charmé 
Avait  marié,  dans  notre  heureux  couple, 
Le  doux  mois  d'avril  au  beau  mois  de  mai. 

Nous  vivions  cachés,  contents,  porte  close, 
Dévorant  l'amour,  bon  fruit  défendu; 
"Ma  bouche  n'avait  pas  dit  une  chose 
Que  déjà  ton  cœur  avait  répondu. 

î.a  Sorboime était  l'endroit  bucolique 

Où  je  t'adorais  du  soir  au  matin. 

C'est  ainsi  qu'une  âme  amoureuse  applique 

La  carte  du  Tendre  au  pny^  iatiu. 

T.T1II  -l 


246  LES  MISÉRABLES. 

0  place  Maubert  !  0  place  Dauphine  ! 
Quand,  dans  le  taudis  frais  et  printanier, 
Tu  tirais  ton  bas  sur  ta  jambe  fine, 
Je  voyais  un  astre  au  fond  du  grenier. 


J'ai  fort  lu  Platon,  mais  rien  ne  m'en  reste. 
Mieux  que  Malebranche  et  que  Lamennais 
Tu  me  démontrais  la  bonté  céleste 
Avec  une  fleur  que  tu  me  donnais. 

Je  t' obéissais,  tu  m'étais  soumise. 
0  grenier  doré!  te  lacer!  te  voir 
Aller  et  venir  dès  l'aube  en  chemise, 
Mirant  ton  front  jeune  à  ton  vieux  miroir  ! 


Et  qui  donc  pourrait  perdre  la  mémoire 
De  ces  temps  d'aurore  et  de  firmament, 
De  rubans,  de  fleurs,  de  gaze  et  de  moire. 
Où  l'amour  bégaie  un  argot  charmant  ! 


Nos  jardins  étaient  un  pot  de  tulipe; 
Tu  masquais  la  vitre  avec  un  jupon; 
Je  prenais  le  bol  de  terre  de  pipe, 
Et  je  te  donnais  la  tasse  en  japon. 


ES  ATTENDANT.  247 


Et  ces  grands  malheurs  qui  nous  faisaient  rire  ! 
Ton  manchon  brûlé,  ton  boa  perdu  ! 
Et  ce  cher  portrait  du  divin  Shakspcare 
Qu'un  soir  pour  souper  nous  avons  vendu! 


J'étais  mendiant,  et  toi  charitable. 

Je  baisais  au  vol  tes  bras  frais  et  ronds. 

Dante  in-folio  nous  servait  de  table 

Pour  manger  gaîment  un  cent  de  marrons. 


La  première  fois  qu'en  mon  joyeux  bouge 
Je  pris  un  baiser  à  ta  lèvre  en  feu, 
Quand  tu  t'en  allas  décoiffée  et  rouge, 
Je  restai  tout  pâle  et  je  crus  en  Dieu  ! 


Te  rappelles-tu  nos  bonheurs  sans  nombre, 
Et  tous  ces  fichus  changés  en  chiffons  ! 
Oh!  que  de  soupirs,  de  nos  cœurs  pleins  d'ombre, 
Se  sont  envolés  dans  les  cicux  profonds  ! 


L'heure,  le  lieu,  ces  souvenirs  de  jeunesse 
rappelés,  quelques  étoiles  qui  commençaient  à 
briller  au  ciel,  le  repas  funèbre  de  ces  rues  dé- 


2i8  LES  MISÉRABLES. 

sertes,  l'imminence  de  l'aventure  inexorable  qui 
se  préparait,  donnaient  un  charme  pathétique  à 
ces  vers  murmurés  à  demi  voix  dans  le  crépus- 
cule par  Jean  Prouvaire  qui,  nous  l'avons  dit, 
était  un  doux  poète. 

Cependant  on  avait  allumé  un  lampion  dans 
la  petite  barricade,  et,  dans  la  grande,  une  de 
ces  torches  de  cire  comme  on  en  rencontre  le 
mardi  gras  en  avant  des  voitures  chargées  de 
masques  qui  vont  à  la  Courtille.  Ces  torches, 
on  l'a  vu,  venaient  du  faubourg  Saint-Antoine. 

La  torche  avait  été  placée  dans  une  espèce  de 
cage  de  pavés  fermée  de  trois  côtés  pour  l'abri- 
ter du  vent,  et  disposée  de  façon  que  toute  la 
lumière  tombait  sur  le  drapeau.  La  rue  et  la 
barricade  restaient  plongées  dans  l'obscurité,  et 
l'on  ne  voyait  rien  que  le  drapeau  rouge  formi- 
dablement éclairé  comme  par  une  énorme  lan- 
terne sourde. 

Cette  lumière  ajoutait  à  l'écarlate  du  drapeau 
je  ne  sais  quelle  pourpre  terrible. 


VII 


L'homme  recruté  i'ite  des  Billcltcs 


La  nuit  était  tout  à  fait  tombée,  rien  ne 
venait.  On  n'entendait  que  des  rumeurs  con- 
fuses, et  par  instants  des  fusillades;  mais  rares, 
peu  nourries  et  lointaines.  Ce  répit,  qui  se  pro- 
longeait, était  signe  que  le  gouvernement  prenait 
son  temps  et  ramassait  ses  forces.  Ces  cin- 
quante hommes  en  attendaient  soixante  mille. 

Enjolras  se  sentit  pris  de  cette  impatience  qui 
saisit  les  âmes  fortes  au  seuil  des  événements 
redoutable.?.  Il  alla  trouver  Gavroche  qui  s'était 
mis  à  fabriquer  des  cartouches  dans  la  salle 
basse  à  la  clarté  douteuse  de  deux  chandelles, 


230  LES  MISERABLES. 

posées  sur  le  comptoir  par  précaution  à  cause 
de  la  poudre  répandue  sur  les  tables.  Ces  deux 
chandelles  ne  jetaient  aucun  rayonnement  au 
dehors.  Les  insurgés  en  outre  avaient  eu  soin 
de  ne  point  allumer  de  lumière  dans  les  étages 
supérieurs. 

Gavroche  en  ce  moment  était  fort  préoccupé, 
non  pas  précisément  de  ses  cartouches. 

L'homme  de  la  rue  des  Billettes  venait  d'en- 
trer dans  la  salle  basse  et  était  allé  s'asseoir  à 
la  table  la  moins  éclairée.  Il  lui  était  échu  un 
fusil  de  munition  grand  modèle,  qu'il  tenait  en- 
tre ses  jambes.  Gavroche  jusqu'à  cet  instant, 
distrait  par  cent  choses  «  amusantes,  »  n'avait 
pas  même  vu  cet  homme. 

Lorsqu'il  entra,  Gavroche  le  suivit  machina- 
lement des  yeux,  admirant  son  fusil,  puis,  brus- 
quement, quand  l'homme  fut  assis,  le  gamin  se 
leva.  Ceux  qui  auraient  épié  l'homme  jusqu'à  ce 
moment,  l'auraient  vu  tout  observer  dans  la  bar- 
ricade et  clans  la  bande  des  insurgés  avec  une 
attention  singulière;  mais  depuis  qu'il  était  entré 
dans  la  salle,  il  avait  été  pris  d'une  sorte  de  re- 
cueillement et  semblait  ne  plus  rien  voir  de  ce 
qui  se  passait.  Le  gamin  s'approcha  de  ce  per- 


L'HOMME  RECRUTÉ  RUE  DES  BILLETTES.  251 

sonnage  pensif  et  se  mit  à  tourner  autour  de  lui 
sur  la  pointe  du  pied  comme  on  marche  auprès 
de  quelqu'un  qu'on  craint  de  réveiller.  En  même 
temps  sur  son  visage  enfantin,  à  la  fois  si  ef- 
fronté et  si  sérieux,  si  évaporé  et  si  profond,  si 
gai  et  si  navrant,  passaient  toutes  ces  grimaces 
de  vieux  qui  signifient  :  —  Ah  bah!  —  pas  pos- 
sible !  —  j'ai  la  berlue  !  —  je  rêve  !  —  est-ce  que 
ce  serait?...  —  non,  ce  n'est  pas!  —  mais  si!  — 
mais  non!  etc.,  etc.  — Gavroche  se  balançait 
sur  ses  talons,  crispait  ses  deux  poings  dans 
ses  poches,  remuait  le  cou  comme  un  oiseau, 
dépensait  en  une  lippe  démesurée  toute  la  saga- 
cité de  sa  lèvre  inférieure.  Il  était  stupéfait,  in- 
certain, incrédule,  convaincu,  ébloui.  Il  avait  la 
mine  du  chef  des  eunuques  au  marché  des  es- 
claves découvrant  une  Vénus  parmi  des  dondons, 
et  l'air  d'un  amateur  reconnaissant  un  Raphaël 
dans  un  tas  de  croûtes.  Tout  chez  lui  était  en 
travail,  l'instinct  qui  flaire  et  l'intelligence  qui 
combine.  Il  était  évident  qu'il  arrivait  un  événe- 
ment à  Gavroche. 

C'est  au  plus  fort  de  cette  préoccupation  qu'En- 
jolras  l'aborda. 

—  Tu  es  petit,  dit  Enjolras,  on  ne  te  verra 


2S2  LES  MISÉRABLES. 

pas.  Sors  des  barricades,  glisse-toi  le  long  des 
maisons,  va  un  peu  partout  par  les  rues,  et  re- 
viens me  dire  ce  qui  se  passe. 
Gavroche  se  haussa  sur  ses  hanches. 

—  Les  petits  sont  donc  bons  à  quelque  chose! 
c'est  bien  heureux!  J'y  vas!  En  attendant  fiez- 
vous  aux  petits,  méfiez-vous  des  grands... — Et 
Gavroche,  levant  la  tête  et  baissant  la  voix, 
ajouta,  en  désignant  l'homme  de  la  rue  des  Bil- 
lettes  : 

—  Vous  voyez  bien  ce  grand-là? 

—  Eh  bien? 

—  C'est  un  mouchard. 

—  Tues  sûr? 

—  Il  n'y  a  pas  quinze  jours  qu'il  m'a  enlevé 
par  l'oreille  de  la  corniche  du  pont  Royal  où  je 
prenais  l'air. 

Enjolras  quitta  vivement  le  gamin  et  mur- 
mura quelques  mots  très  bas  à  un  ouvrier  du 
port  aux  vins  qui  se  trouvait  là.  L'ouvrier  sor- 
tit de  la  salle  et  y  rentra  presque  tout  de  suite 
accompagné  de  trois  autres.  Les  quatre  hommos. 
quatre  portefaix  aux  larges  épaules,  allèrent  se 
placer,  sans  rien  faire  qui  pût  attirer  son  atten- 
tion, derrière  la  table  où  était  accoudé  l'homme 


L  HOMME  RECRUTÉ  RUE  DES  BILLETTES.  253 

de  la  rue  des  Billettes.  Ils  étaient  visiblement 
prêts  à  se  jeter  sur  lui. 

Alors  Enjolras  s'approcha  de  l'homme  et  lui 
demanda  : 

—  Qui  êtes-vous? 

A  cette  question  brusque,  l'homme  eut  un  sou- 
bresaut. Il  plongea  son  regard  jusqu'au  fond  de 
la  prunelle  candide  d'Enjolras  et  parut  y  saisir 
sa  pensée.  Il  sourit  d'un  sourire  qui  était  tout  ce 
qu'on  peut  voir  au  monde  de  plus  dédaigneux, 
de  plus  énergique  et  de  plus  résolu,  et  répondit 
avec  une  gravité  hautaine  : 

—  Je  vois  ce  que  c'est...  Eh  bien,  oui! 

—  Vous  êtes  mouchard  ? 

—  Je  suis  agent  de  l'autorité. 

—  Vous  vous  appelez? 

—  Javert. 

Enjolras  fit  signe  aux  quatre  hommes.  En  un 
clin  d'oeil,  avant  que  Javert  eût  eu  le  temps  de 
se  retourner,  il  fut  colleté,  terrassé,  garrotté, 
fouillé. 

On  trouva  sur  lui  une  petite  carte  ronde  col- 
lée entre  deux  verres  et  portant  d'un  côté  les 
armes  de  France  gravées,  avec  cette  légende  : 
Surveillance  et  vigilance,  et  de  l'autre  cette  men- 


234  LES  MISÉRABLES. 

tion  :  Javert,  inspecteur  de  police,  âgé  de  cin- 
quante-deux ans  ;  et  la  signature  du  préfet  de 
police  d'alors,  M.  Gisquet. 

Il  avait  en  outre  sa  montre  et  sa  bourse,  qui 
contenait  quelques  pièces  d'or.  On  lui  laissa  la 
bourse  et  la  montre.  Derrière  la  montre,  au 
fond  du  gousset,  on  tâta  et  l'on  saisit  un  papier 
sous  enveloppe  qu'Enjolras  déplia  et  où  il  lut 
ces  cinq  lignes  écrites  de  la  main  même  du 
préfet  de  police  : 

«  Sitôt  sa  mission  politique  remplie,  l'inspecteur 
Javert  s'assurera,  par  une  surveillance  spéciale,  s'il 
est  vrai  que  des  malfaiteurs  aient  des  allures  sur 
la  berge  de  la  rive  droite  de  la  Seine,  près  le  pont 
d'Iéna.  » 

Le  fouillage  terminé,  on  redressa  Javert,  on 
lui  noua  les  bras  derrière  le  dos  et  on  l'attacha 
au  milieu  de  la  salle  basse  à  ce  poteau  célèbre 
qui  avait  jadis  donné  son  nom  au  cabaret. 

Gavroche  qui  avait  assisté  à  toute  la  scène  et 
tout  approuvé  d'un  hochement  de  tète  silen- 
cieux, s'approcha  de  Javert  et  lui  dit  : 

—  C'est  la  souris  qui  a  pris  le  chat. 


l'homme  recruté  RLE  DES  RILLETTES.  23S 

Tout  cela  s'était  exécuté  si  rapidement  que 
c'était  fini  quand  on  s'en  aperçut  autour  du  ca- 
baret. Javert  n'avait  pas  jeté  un  cri.  Envoyant 
Javert  lié  au  poteau,  Courfeyrac,  Bossuet,  Joly, 
Combeferre,  et  les  hommes  dispersés  dans  les 
deux  barricades,  accoururent. 

Javert,  adossé  au  poteau  et  si  entouré  de 
cordes  qu'il  ne  pouvait  faire  un  mouvement, 
levait  la  tête  avec  la  sérénité  intrépide  de 
l'homme  qui  n'a  jamais  menti. 

—  C'est  un  mouchard,  dit  Enjolras. 
Et  se  tournant  vers  Javert  : 

—  Vous  serez  fusillé  deux  minutes  avant  que 
la  barricade  soit  prise. 

Javert  répliqua  de  son  accent  le  plus  impé- 
rieux : 

—  Pourquoi  pas  tout  de  suite? 

—  Nous  ménageons  la  poudre. 

—  Alors  finissez-en  d'un  coup  de  couteau , 

—  Mouchard,  dit  le  bel  Enjolras,  nous  som- 
mes des  juges  et  non  des  assassins. 

Puis  il  appela  Gavroche. 

—  Toi!  va  à  ton  affaire!  Fais  ce  que  je  t'ai 
dit. 

—  J'y  vas,  cria  Gavroche. 


256  LES  MISÉRABLES. 

Et  s'arrêtant  au  moment  de  partir  : 

—  A  propos,  vous  me  donnerez  son  fusil!  Et 

ajouta  :  Je  vous  laisse  le  musicien,  mais  je 

veux  la  clarinette. 

Le  gamin  fit  le  salut  militaire  et  franchit 

gaîment  la  coupure  de  la  grande  barricade. 


VIII 


Plusieurs  points  d'interrogation  à  propos  d'un 
nommé  ILc  Calme  qui  ne  se  nommait  peut-être 
pas  Le  Calme 


La  peinture  tragique  que  nous  avons  entre- 
prise ne  serait  pas  complète,  le  lecteur  ne  ver- 
rait pas  dans  leur  relief  exact  et  réel  ces  grandes 
minutes  de  gésine  sociale  et  d'enfantement  ré- 
volutionnaire où  il  y  a  de  la  convulsion  mêlée  à 
l'effort,  si  nous  omettions,  clans  l'esquisse  ébau- 
chée ici,  un  incident  plein  d'une  horreur  épique 
et  farouche  qui  survint  presque  aussitôt  après  le 
départ  de  Gavroche. 

Les  attroupements,  comme  on  sait,  font  boule 
de  neige  et  agglomèrent   en  roulant  un  tas 

t.  vin.  29 


258  LES  MISÉRADLES. 

d'hommes  tumultueux.  Ces  hommes  ne  se  de- 
mandent pas  entre  eux  d'où  ils  viennent.  Parmi 
les  passants  qui  s'étaient  réunis  au  rassemble- 
ment conduit  par  Enjolras,  Combeferre  et  Cour- 
feyrac,  il  y  avait  un  être  portant  la  veste  du 
portefaix  usée  aux  épaules,  qui  gesticulait  et 
vociférait  et  avait  la  mine  d'une  espèce  d'ivrogne 
sauvage.  Cet  homme,  un  nommé  ou  surnommé 
Le  Cabuc,  et  du  reste  tout  à  fait  inconnu  de 
ceux  qui  prétendaient  le  connaître,  très  ivre,  ou 
faisant  semblant,  s'était  attablé  avec  quelques 
autres  à  une  table  qu'ils  avaient  tirée  en  dehors 
du  cabaret.  Ce  Cabuc,  tout  en  faisant  boire  ceux 
qui  lui  tenaient  tête,  semblait  considérer  d'un 
air  de  réflexion  la  grande  maison  du  fond  de  la 
barricade  dont  les  cinq  étages  domi:. aient  toute 
la  rue  et  faisaient  face  à  la  rue  Saint-Denis. 
Tout  à  coup  il  s'écria  : 

—  Camarades,  savez-vous?  c'est  de  cette  mai- 
son-là qu'il  faudrait  tirer.  Quand  nous  serons 
là  aux  croisées,  du  diable  si  quelqu'un  avance 
dans  la  rue! 

—  Oui,  mais  la  maison  est  fermée,  dit  un  «les 
buveurs. 

—  Cognons  ! 


PLUSIEURS  POINTS  D  INTERROGATION,  ETC.  259 

—  On  n'ouvrira  pas. 

—  Enfonçons  la  porte  ! 

Le  Cabuc  court  à  la  porte  qui  avait  un  mar- 
teau fort  massif,  et  frappe.  La  porte  ne  s'ouvre 
pas.  Il  frappe  un  second  coup.  Personne  ne  ré- 
pond. Un  troisième  coup.  Même  silence. 

—  Y  a-t-il  quelqu'un  ici?  crie  Le  Cabuc. 
Rien  ne  bouge. 

Alors  il  saisit  un  fusil  et  commence  à  battre 
la  porte  à  coups  de  crosse.  C'était  une  vieille 
porte  d'allée,  cintrée,  basse,  étroite,  solide,  tout 
en  chêne,  doublée  à  l'intérieur  d'une  feuille  de 
tôle  et  d'une  armature  de  fer,  une  vraie  poterne 
de  bastille.  Les  coups  de  crosse  faisaient  trem- 
bler la  maison,  mais  n'ébranlaient  pas  la  porte. 

Toutefois  il  est  probable  que  les  habitants 
s'étaient  émus,  car  on  vit  enfin  s'éclairer  et 
s'ouvrir  une  petite  lucarne  carrée  au  troisième 
étage,  et  apparaître  à  cette  lucarne  une  chan- 
delle et  la  tête  béate  et  effrayée  d'un  bonhomme 
en  cheveux  gris  qui  était  le  portier. 

L'homme  qui  cognait  s'interrompit. 

—  Messieurs,  demanda  le  portier,  que  dési- 
rez-vous? 

—  Ouvre  !  dit  Le  Cabuc. 


260  LES  MISÉRABLES. 

—  Messieurs,  cela  ne  se  peut  pas. 

—  Ouvre  toujours! 

—  Impossible ,  messieurs  ! 

Le  Cabuc  prit  sou  fusil  et  coucha  enjoué  le 
portier,  mais  comme  il  était  en  bas,  et  qu'il  fai- 
sait très  noir,  le  portier  ne  le  vit  point. 

—  Oui  ou  non,  veux-tu  ouvrir? 

—  Non,  messieurs  ! 

—  Tu  dis  non? 

—  Je  dis  non,  mes  bons... 

Le  portier  n'acheva  pas.  Le  coup  de  fusil  était 
lâché  ;  la  balle  lui  était  entrée  sous  le  menton  et 
était  sortie  par  la  nuque  après  avoir  traversé  la 
jugulaire.  Le  vieillard  s'affaissa  sur  lui-môme 
sans  pousser  un  soupir.  La  chandelle  tomba  et 
s'éteignit,  et  l'on  ne  vit  plus  rien  qu'une  tète 
immobile  posée  au  bord  de  la  lucarne  et  un  peu 
de  fumée  blanchâtre  qui  s'en  allait  vers  le  toit. 

—  Voilà  !  dit  Le  Cabuc  en  laissant  retomber 
sur  le  pavé  la  crosse  de  son  fusil. 

Il  avait  à  peine  prononcé  ce  mot  qu'il  sentil 
une  main  qui  se  posait  sur  son  épaule  avec  la 
pesanteur  d'une  serre  d'aigle ,  et  il  entendit  une 
voix  qui  lui  disait  : 

—  A  genoux. 


PLUSIEURS  POINTS  D  INTERROGATION,  ETC.  261 

Le  meurtrier  se  retourna  et  vit  devant  lui  la 
figure  blanche  et  froide  d'Enjolras.  Enjolras 
avait  un  pistolet  à  la  main. 

A  la  détonation,  il  était  arrivé. 

Il  avait  empoigné  de  sa  main  gauche  le  col- 
let, la  blouse,  la  chemise  et  la  bretelle  du 
Cabuc. 

—  A  genoux,  répéta-t-il. 

Et  d'un  mouvement  souverain  le  frêle  jeune 
homme  de  vingt  ans  plia  comme  un  roseau  le 
crocheteur  trapu  et  robuste  et  l'agenouilla  dans 
la  boue.  Le  Cabuc  essaya  de  résister,  mais  il 
semblait  qu'il  eût  été  saisi  par  un  poing  surhu- 
main. 

Pâle,  le  col  nu,  les  cheveux  épars,  Enjolras, 
avec  son  visage  de  femme,  avait  en  ce  moment 
je  ne  sais  quoi  de  la  Thémis  antique.  Ses  narines 
gonflées,  ses  yeux  baissés  donnaient  à  son  im- 
placable profil  grec  cette  expression  de  colère 
et  cette  expression  de  chasteté  qui ,  au  point  de 
vue  de  l'ancien  monde,  conviennent  à  la  justice. 

Toute  la  barricade  était  accourue,  puis  tous 
s'étaient  rangés  en  cercle  à  distance,  sentant 
qu'il  était  impossible  de  prononcer  une  parole 
devant  la  chose  qu'ils  allaient  voir. 


262  LES  MISERABLES. 

Le  Cabuc,  vaincu,  n'essayait  plus  de  se  dé- 
battre et  tremblait  de  tous  ses  membres.  Enjol- 
ras  le  lâcha  et  tira  sa  montre. 

—  Recueille-toi,  dit-il.  Prie,  ou  pense.  Tu 
as  une  minute. 

—  Grâce!  murmura  le  meurtrier,  puis  il  baissa 
la  tête  et  balbutia  quelques  jurements  inarti- 
culés. 

Enjolras  ne  quitta  pas  la  montre  des  yeux;  il 
laissa  passer  la  minute,  puis  il  remit  la  montre 
dans  son  gousset.  Cela  fait,  il  prit  par  les  che- 
veux Le  Cabuc  qui  se  pelotonnait  contre  ses 
genoux  en  hurlant  et  lui  appuya  sur  l'oreille  le 
canon  de  son  pistolet.  Beaucoup  de  ces  hommes 
intrépides,  qui  étaient  si  tranquillement  entrés 
dans  la  plus  effrayante  des  aventures,  détour- 
nèrent la  tête. 

On  entendit  l'explosion,  l'assassin  tomba  sur 
le  pavé  le  front  en  avant,  et  Enjolras  se  redressa 
et  promena  autour  de  lui  son  regard  convaincu 
et  sévère. 

Puis  il  poussa  du  pied  le  cadavre  et  dit  : 

—  Jetez  cela  dehors. 

Trois  hommes  soulevèrent  le  corps  du  misé- 
rable qu'agitaient  les  dernières  convulsions  ma- 


PLUSIEURS  POINTS  b  INTERROGATION,  ETC.  263 

chinales  de  la  vie  expirée,  et  le  jetèrent  par 
dessus  la  petite  barricade  dans  la  ruelle  Mon- 
détour. 

Enjolras  était  demeuré  pensif.  On  ne  sait 
quelles  ténèbres  grandioses  se  répandaient  len- 
tement sur  sa  redoutable  sérénité.  Tout  à  coup 
il  éleva  la  voix.  On  fit  silence. 

—  Citoyens,  dit  Enjolras,  ce  que  cet  homme 
a  fait  est  effroyable  et  ce  que  j'ai  fait  est  horri- 
ble. Il  a  tué,  c'est  pourquoi  je  l'ai  tué.  J'ai  dû  le 
faire,  car  l'insurrection  doit  avoir  sa  discipline. 
L'assassinat  est  encore  plus  un  crime  ici  qu'ail- 
leurs ;  nous  sommes  sous  le  regard  de  la  révolu- 
tion, nous  sommes  les  prêtres  de  la  république, 
nous  sommes  les  hosties  du  devoir,  et  il  ne  faut 
pas  qu'on  puisse  calomnier  notre  combat.  J'ai 
donc  jugé  et  condamné  à  mort  cet  homme. 
Quant  à  moi,  contraint  de  faire  ce  que  j'ai  fait, 
mais  l'abhorrant,  je  me  suis  jugé  aussi  et  vous 
verrez  tout  à  l'heure  à  quoi  je  me  suis  con- 
damne. 

Ceux  qui  écoutaient  tressaillirent. 

—  Nous  partagerons  ton  sort,  cria  Coiubc- 
ferre. 

—  Soit,  reprit  Enjolras.  Encore  un  11101.  En 


•JUi  LES  MISÉRABLES. 

exécutant  cet  homme,  j'ai  obéi  à  la  nécessite  ; 
mais  la  nécessité  est  un  monstre  du  vieux 
monde,  la  nécessité  s'appelle  Fatalité.  Or,  la 
loi  du  progrès,  c'est  que  les  monstres  dispa- 
raissent devant  les  anges,  et  que  la  Fatalité 
s'évanouisse  devant  la  Fraternité.  C'est  un  mau- 
vais moment  pour  prononcer  le  mot  amour. 
N'importe,  je  le  prononce,  et  je  le  glorifie. 
Amour,  tu  as  l'avenir.  Mort,  je  me  sers  de  toi, 
mais  je  te  hais.  Citoyens,  il  n'y  aura  dans  l'ave- 
nir ni  ténèbres,  ni  coups  de  foudre  ;  ni  ignorance 
féroce,  ni  talion  sanglant.  Comme  il  n'y  aura  plus 
de  Satan,  il  n'y  aura  plus  de  Michel.  Dans  l'ave- 
nir personne  ne  tuera  personne,  la  terre  rayon- 
nera, le  genre  humain  aimera.  Il  viendra,  ci- 
toyens, ce  jour  où  tout  sera  concorde,  harmo- 
nie, lumière,  joie  et  vie,  il  viendra,  et  c'est  pour 
qu'il  vienne  que  nous  allons  mourir. 

Enjolras  se  tut.  Ses  lèvres  de  vierge  se  refor- 
mèrent ;  et  il  resta  quelque  temps  debout  à  l'en- 
droit où  il  avait  versé  le  sang,  dans  une  immobi- 
lité de  marbre.  Son  œil  fixe  faisait  qu'on  parlait 
bas  autour  de  lui. 

Jean  Prouvaire  et  Combeferre  se  serraient  la 
main  silencieusement,  et  appuyés  l'un  sur  Tau- 


PLUSIEURS  POINTS  D  INTERROGATION,  ETC.  2G3 

tre  dans  l'angle  de  la  barricade,  considéraient 
avec  une  admiration  où  il  y  avait  de  la  compas- 
sion ce  grave  jeune  homme,  bourreau  et  prêtre; 
de  lumière  comme  le  cristal,  et  de  roche  aussi. 

Disons  tout  de  suite  que  plus  tard,  après  l'ac- 
tion, quand  les  cadavres  furent  portés  à  la 
morgue  et  fouillés,  on  trouva  sur  Le  Cabuc  une 
carte  d'agent  de  police.  L'auteur  de  ce  livre  a 
eu  entre  les  mains,  en  1848,  le  rapport  spécial 
fait  à  ce  sujet  au  préfet  de  police  de  1832. 

Ajoutons  que,  s'il  faut  en  croire  une  tradition 
de  police  étrange,  mais  probablement  fondée, 
Le  Cabuc,  c'était  Claquesous.  Le  fait  est  qu'à 
partir  de  la  mort  du  Cabuc,  il  ne  fut  plus  ques- 
tion de  Claquesous.  Claquesous  n'a  laissé  nulle 
trace  de  sa  disparition  ;  il  semblerait  s'être  amal- 
gamé à  l'invisible.  Sa  vie  avait  été  ténèbres,  sa 
fin  fut  nuit. 

Tout  le  groupe  insurgé  était  encore  dans 
l'émotion  de  ce  procès  tragique  si  vite  instruit 
et  si  vite  terminé,  quand  Courfeyrac  revit  dans 
la  barricade  le  petit  jeune  homme  qui  le  matin 
avait  demandé  chez  lui  Marius. 

Ce  garçon,  qui  avait  l'air  hardi  et  insouciant, 
était  venu  à  la  nuit  rejoindre  les  insurgés. 


LIVRE  TREIZIEME 


MARIUS  ENTRE  DANS  L'OMBRE 


De  la  rue  Plumet  au  quartier  $aiiit-I$enis 


Cette  voix  qui  à  travers  le  crépuscule  avait 
appelé  Marius  à  la  barricade  de  la  rue  de  la 
Clianvrerie  lui  avait  fait  l'effet  de  la  voix  de  la 
destinée.  Il  voulait  mourir,  l'occasion  s'offrait;  il 
frappait  à  la  porte  du  tombeau,  une  main  dans 
l'ombre  lui  en  tendait  la  clef.  Ces  lugubres  ouver- 
tures qui  se  font  dans  les  ténèbres  devant  le 
désespoir  sont  tentantes.  Marins  écarta  la  grille 
qui  l'avait  tant  de  fois  laissé  passer,  sortit  du 
jardin,  et  dit  :  allons! 

Fou  de  douleur,  ne  se  sentant  plus  rien  de 
fixe  et  de  solide  dans  le  cerveau,  incapable  de 
rien  accepter  désormais  du  sort  après  ces  deux 


270  LES  MISÉRABLES. 

mois  passés  dans  les  enivrements  de  la  jeunesse 
et  de  l'amour,  accablé  à  la  fois  par  toutes  les 
rêveries  du  désespoir,  il  n'avait  plus  qu'un  dé- 
sir :  en  finir  bien  vite. 

Il  se  mit  à  marcher  rapidement.  Il  se  trouvait 
précisément  qu'il  était  armé,  ayant  sur  lui  les 
pistolets  de  Javert. 

Le  jeune  homme  qu'il  avait  cru  apercevoir 
s'était  perdu  à  ses  yeux  dans  les  rues. 

Marius,  qui  était  sorti  de  la  rue  Plumet  par 
le  boulevard,  traversa  l'Esplanade  et  le  pont 
des  Invalides,  les  Champs-Elysées,  la  place 
Louis  XV,  et  gagna  la  rue  de  Rivoli.  Les  maga- 
sins y  étaient  ouverts,  le  gaz  y  brûlait  sous  les 
arcades,  les  femmes  achetaient  dans  les  bouti- 
ques, on  prenait  des  glaces  au  café  Laiter,  on 
mangeait  des  petits  gâteaux  à  la  Pâtisserie 
Anglaise.  Seulement  quelques  chaises  de  poste 
partaient  au  galop  de  l'hôtel  des  Princes  et  de 
l'hôtel  Meurice. 

Marius  entra  par  le  passage  Delorme  dans  la 
rue  Saint-Honoré.  Les  boutiques  y  étaient  fer- 
mées, les  marchands  causaient  devant  leurs 
portes  entrouvertes,  les  passants  circulaient, 
les  réverbères  étaient  allumés,  à  partir  du  pre- 


DE  LA  RUE  PLUMET,  ETC.  271 

mier  étage,  toutes  les  croisées  étaient  éclairées 
comme  à  l'ordinaire.  Il  y  avait  de  la  cavalerie 
sur  la  place  du  Palais-Royal. 

Marius  suivit  la  rue  Saint-Honoré.  A  mesure 
qu'il  s'éloignait  du  Palais  -  Royal ,  il  y  avait 
moins  de  fenêtres  éclairées  ;  les  boutiques  étaient 
tout  à  fait  closes,  personne  ne  causait  sur  les 
seuils,  la  rue  s'assombrissait  et  en  même  temps 
la  foule  s'épaississait.  Car  les  passants  mainte- 
nant étaient  en  foule.  On  ne  voyait  personne 
parler  dans  cette  foule,  et  pourtant  il  en  sortait 
un  bourdonnement  sourd  et  profond. 

Vers  la  fontaine  de  l'Arbre-Sec,  il  y  avait 
«  des  rassemblements,  »  espèces  de  groupes  im- 
mobiles et  sombres  qui  étaient  parmi  les  allants 
et  venants  comme  des  pierres  au  milieu  d'une 
eau  courante. 

A  l'entrée  de  la  rue  des  Prouvaires ,  la  foule 
ne  marchait  plus.  C'était  un  bloc  résistant, 
massif,  solide,  compacte,  presque  impénétrable, 
de  gens  entassés  qui  s'entretenaient  tout  bas.  Il 
n'y  avait  là  presque  plus  d'habits  noirs  ni  de 
chapeaux  ronds.  Des  sarraus,  des  blouses,  des 
casquettes,  des  têtes  hérissées  et  terreuses. 
Celte  multitude  ondulait  confusément  dans  la 


272  LES  MISÉRABLES. 

brume  nocturne.  Son  chuchotement  avait  l'ac- 
cent rauque  d'un  frémissement.  Quoique  pas  un 
ne  marchait,  on  entendait  un  piétinement  dans 
la  boue.  Au  delà  de  cette  épaisseur  de  foule,  dans 
la  rue  du  Roule,  dans  la  rue  des  Prouvaires, 
et  dans  le  prolongement  de  la  rue  Saint-Ho- 
noré,  il  n'y  avait  plus  une  seule  vitre  où  brillât 
une  chandelle.  On  voyait  s'enfoncer  dans  ces 
rues,  les  files  solitaires  et  décroissantes  des 
lanternes.  Les  lanternes  de  ce  temps-là  ressem- 
blaient à  de  grosses  étoiles  rouges  pendues  à 
des  cordes  et  jetaient  sur  le  pavé  une  ombre  qui 
avait  la  forme  d'une  grande  araignée.  Ces  rues 
n'étaient  pas  désertes.  On  y  distinguait  des 
fusils  en  faisceaux,  des  baïonnettes  remuées  et 
des  troupes  bivouaquant.  Aucun  curieux  ne  dé- 
passait cette  limite.  Là  cessait  la  circulation. 
Là  finissait  la  foule  et  commençait  l'armée. 

Marius  voulait  avec  la  volonté  de  l'homme 
qui  n'espère  plus.  On  l'avait  appelé,  il  fallait 
qu'il  allât.  Il  trouva  le  11103^11  de  traverser  la 
foule  et  de  traverser  le  bivouac  des  troupes,  il 
se  déroba  aux  patrouilles,  il  évita  les  senti- 
nelles. Il  fit  un  détour,  gagna  la  rue  de  Bé- 
thisy,  et  se  dirigea  vers  les  Halles.  Au  coin  de 


DE  LA  RUE  PLUMET,  ETC.  275 

la  rue  des  Bourdonnais  il  n'y  avait  plus  de  lan- 
ternes. 

Après  avoir  franchi  la  zone  de  la  foule,  il 
avait  dépassé  la  lisière  des  troupes  ;  il  se  trou- 
vait dans  quelque  chose  d'effrayant.  Plus  un 
passant,  plus  un  soldat,  plus  une  lumière  ;  per- 
sonne. La  solitude,  le  silence,  la  nuit;  je  ne 
sais  quel  froid  qui  saisissait.  Entrer  dans  une 
rue,  c'était  entrer  dans  une  cave. 

Il  continua  d'avancer. 

Il  fît  quelques  pas.  Quelqu'un  passa  près  de 
lui  en  courant.  Était-ce  un  homme?  une  femme? 
étaient-ils  plusieurs?  Il  n'eût  pu  le  dire.  Cela 
avait  passé  et  s'était  évanoui. 

De  circuit  en  circuit,  il  arriva  dans  une  ruelle 
qu'il  jugea  être  la  rue  de  la  Poterie;  vers  le 
milieu  de  cette  ruelle  il  se  heurta  à  un  obstacle. 
Il  étendit  les  mains.  C'était  une  charrette  ren- 
versée ;  son  pied  reconnut  des  flaques  d'eau,  des 
fondrières,  des  pavés  épars  et  amoncelés.  Il  y 
avait  là  une  barricade  ébauchée  et  abandonnée. 
Il  escalada  les  pavés  et  se  trouva  de  l'autre  côté 
du  barrage.  Il  marchait  très  près  des  bornes  et 
se  guidait  sur  le  mur  des  maisons.  Un  peu  au 
delà  de  la  barricade,  il  lui  sembla  entrevoir  de- 

23. 


274  LES  MISERABLES. 

vant  lui  quelque  chose  de  blanc.  Il  approcha, 
cela  prit  une  forme.  C'étaient  deux  chevaux 
blancs  ;  les  chevaux  de  l'omnibus  dételé  le  matin 
par  Bossuet,  qui  avaient  erré  au  hasard  de  rue 
en  rue  toute  la  journée  et  avaient  fini  par  s'ar- 
rêter là,  avec  cette  patience  accablée  des  brutes 
qui  ne  comprennent  pas  plus  les  actions  de 
l'homme  que  l'homme  ne  comprend  les  actions 
de  la  providence. 

Marius  laissa  les  chevaux  derrière  lui.  Comme 
il  abordait  une  rue  qui  lui  faisait  l'effet  d'être  la 
rue  du  Contrat  Social,  un  coup  de  fusil,  venu 
on  ne  sait  d'où  et  qui  traversait  l'obscurité  au 
hasard,  siffla  tout  près  de  lui  et  la  balle  perça 
au  dessus  de  sa  tête  un  plat  à  barbe  de  cuivre 
suspendu  à  la  boutique  d'un  coiffeur.  On  voyait 
encore,  en  1816,  rue  du  Contrat  Social,  au  coin 
des  piliers  des  Halles,  ce  plat  à  barbe  troué. 

Ce  coup  de  fusil,  c'était  encore  de  la  vie.  A 
partir  de  cet  instant,  il  ne  rencontra  plus  rien. 

Tout  cet  itinéraire  ressemblait  à  une  descente 
de  marches  noires. 

Marius  n'en  alla  pas  moins  en  avant. 


il 


Paris  à  vol  de  hibou 


Un  être  qui  eût  plane  sur  Paris  en  ce  mo- 
ment avec  l'aile  de  la  chauve -souris  ou  de  la 
chouette ,  eût  eu  sous  les  yeux  un  spectacle 
morne. 

Tout  ce  vieux  quartier  des  Halles,  qui  est 
comme  une  ville  dans  la  ville,  que  traversent  les 
rues  Saint-Denis  et  Saint-Martin,  où  se  croisent 
mille  ruelles  et  dont  les  insurgés  avaient  fait 
leur  redoute  et  leur  place  d'armes,  lui  eût  ap- 
paru comme  un  énorme  trou  sombre  creusé  au 
centre  de  Paris.  Là  le  regard  tombait  dans  un 
abîme.  Grâce  aux  réverbères  brisés,  grâce  aux 
fenêtres  fermées,  là  cessait  tout  rayonnement, 


276  LES  MISÉRABLES. 

toute  vie,  toute  rumeur,  tout  mouvement.  L'in- 
visible police  de  lemeute  veillait  partout,  et 
maintenait  l'ordre,  c'est  à  dire  la  nuit.  Noyer 
le  petit  nombre  dans  une  vaste  obscurité,  mul- 
tiplier chaque  combattant  par  les  possibilités 
que  cette  obscurité  contient,  c'est  la  tactique 
nécessaire  de  l'insurrection.  A  la  chute  du  jour, 
toute  croisée  où  une  chandelle  s'allumait  avait 
reçu  une  balle.  La  lumière  était  éteinte,  quel- 
quefois l'habitant  tué.  Aussi  rien  ne  bougeait. 
Il  n'y  avait  rien  là  que  l'effroi,  le  deuil,  la  stu- 
peur dans  les  maisons  ;  dans  les  rues  une  sorte 
d'horreur  sacrée.  On  n'y  apercevait  même  pas 
les  longues  rangées  de  fenêtres  et  d'étages,  les 
dentelures  des  cheminées  et  des  toits,  les  reflets 
vagues  qui  luisent  sur  le  pavé  boueux  et  mouillé. 
L'œil  qui  eût  regardé  d'en  haut  dans  cet  amas 
d'ombre  eût  entrevu  peut-être  çà  et  là,  de  dis- 
tance en  distance,  des  clartés  indistinctes  fai- 
sant saillir  des  lignes  brisées  et  bizarres,  des 
profils  de  constructions  singulières,  quelque 
chose  de  pareil  à  des  lueurs  allant  et  venant 
dans  des  ruines;  c'est  là  qu'étaient  les  barri- 
cades. Le  reste  était  un  lac  d'obscurité,  bru- 
meux, pesant,  funèbre,  au  dessus  duquel  se 


PARIS  A  VOL  DE  HIBOU.  277 

dressaient,  silhouettes  immobiles  et  lugubres, 
la  tour  Saint-Jacques,  1  église  Saint-Merry,  et 
deux  ou  trois  autres  de  ces  grands  édifices  dont 
l'homme  fait  des  géants  et  dont  la  nuit  fait  des 
fantômes. 

Tout  autour  de  ce  labyrinthe  désert  et  inquié- 
tant, dans  les  quartiers  où  la  circulation  pari- 
sienne n'était  pas  anéantie,  et  où  quelques  rares 
réverbères  brillaient,  l'observateur  aérien  eût 
pu  distinguer  la  scintillation  métallique  des 
sabres  et  des  baïonnettes,  le  roulement  sourd 
de  l'artillerie,  et  le  fourmillement  des  bataillons 
silencieux  grossissant  de  minute  en  minute; 
ceinture  formidable  qui  se  serrait  et  se  fermait 
lentement  autour  de  l'émeute. 

Le  quartier  investi  n'était  plus  qu'une  sorte 
de  monstrueuse  caverne  ;  tout  y  paraissait  en- 
dormi ou  immobile,  et,  comme  on  vient  de  le 
voir,  chacune  des  rues  où  l'on  pouvait  arriver 
n'offrait  rien  que  de  l'ombre. 

Ombre  farouche,  pleine  de  pièges,  pleine  de 
chocs  inconnus  et  redoutables,  où  il  était  ef- 
frayant de  pénétrer  et  épouvantable  de  séjour- 
ner, où  ceux  qui  entraient  frissonnaient  devant 
ceux  qui  les  attendaient,  où  ceux  qui  attendaient 


-278  LES  MISERABLES. 

tressaillaient  devant  ceux  qui  allaient  venir. 
Des  combattants  invisibles  retranchés  à  chaque 
coin  de  rue  ;  les  embûches  du  sépulcre  cachées 
dans  les  épaisseurs  de  la  nuit.  C'était  fini.  Plus 
d'autre  clarté  à  espérer  là  désormais  que  l'éclair 
des  fusils,  plus  d'autre  rencontre  que  l'appari- 
tion brusque  et  rapide  de  la  mort.  Où?  com- 
ment? quand?  On  ne  savait,  mais  c'était  certain 
et  inévitable.  Là,  dans  ce  lieu  marqué  pour  la 
lutte,  le  gouvernement  et  l'insurrection,  la  garde 
nationale  et  les  sociétés  populaires,  la  bourgeoi- 
sie et  l'émeute,  allaient  s'aborder  à  tâtons.  Pour 
les  uns  comme  pour  les  autres,  la  nécessité  était 
la  même.  Sortir  de  là  tués  ou  vainqueurs,  seule 
issue  possible  désormais.  Situation  tellement 
extrême,  obscurité  tellement  puissante,  que  les 
plus  timides  s'y  sentaient  pris  de  résolution  et 
les  plus  hardis  de  terreur. 

Du  reste,  des  deux  côtés,  furie,  acharnement, 
détermination  égale.  Pour  les  uns,  avancer, 
c'était  mourir,  et  personne  ne  songeait  à  recu- 
ler; pour  les  autres,  rester,  c'était  mourir,  et 
personne  ne  songeait  à  fuir. 

Il  était  nécessaire  que  le  lendemain  tout  fût 
terminé,  que  le  triomphe  fût  ici  ou  là,  que  l'in- 


PARIS  A  VOL  DE  HIBOU.  279 

surrection  fût  une  révolution  ou  une  échauffou- 
rée.  Le  gouvernement  le  comprenait  comme  les 
partis;  le  moindre  bourgeois  le  sentait.  De  là 
une  pensée  d'angoisse  qui  se  mêlait  à  l'ombre 
impénétrable  de  ce  quartier  où  tout  allait  se  dé- 
cider; de  là  un  redoublement  d'anxiété  autour 
de  ce  silence  d'où  allait  sortir  une  catastrophe. 
On  n'y  entendait  qu'un  seul  bruit,  bruit  déchi- 
rant comme  un  râle,  menaçant  comme  une  ma- 
lédiction, le  tocsin  de  Saint-Merry.  Rien  n'était 
glaçant  comme  la  clameur  de  cette  cloche  éper- 
due et  désespérée  se  lamentant  dans  les  ténè- 
bres. 

Comme  il  arrive  souvent,  la  nature  semblait 
s'être  mise  d'accord  avec  ce  que  les  hommes 
allaient  faire.  Rien  ne  dérangeait  les  funestes 
harmonies  de  cet  ensemble.  Les  étoiles  avaient 
disparu;  des  nuages  lourds  emplissaient  tout 
l'horizon  de  leurs  plis  mélancoliques.  Il  y  avait 
un  ciel  noir  sur  ces  rues  mortes,  comme  si  un 
immense  linceul  se  déployait  sur  cet  immense 
tombeau. 

Tandis  qu'une  bataille  encore  toute  politique 
se  préparait  dans  ce  môme  emplacement  qui 
avait   vu   déjà  tant    d'événements  révolution- 


280  LES  MISÉRABLES. 

naires,  tandis  que  la  jeunesse,  les  associations 
secrètes,  les  écoles,  au  nom  des  principes,  et  la 
classe  moyenne ,  au  nom  des  intérêts ,  s'appro- 
chaient pour  se  heurter,  s  etreindre  et  se  terras- 
ser, tandis  que  chacun  hâtait  et  appelait  l'heure 
dernière  et  décisive  de  la  crise,  au  loin  et  en 
dehors  de  ce  quartier  fatal,  au  plus  profond  des 
cavités  insondables  de  ce  vieux  Paris  misérable 
qui  disparaît  sous  la  splendeur  du  Paris  heu- 
reux et  opulent,  on  entendait  gronder  sourde- 
ment la  sombre  voix  du  peuple. 

Voix  effrayante  et  sacrée  qui  se  compose  du 
rugissement  de  la  brute  et  de  la  parole  de  Dieu, 
qui  terrifie  les  faibles  et  qui  avertit  les  sages, 
qui  vient  tout  à  la  fois  d'en  bas  comme  la  voix 
du  lion  et  d'en  haut  comme  la  voix  du  tonnerre. 


III 


L'extrême  bord 


Marius  était  arrivé  aux  Halles. 

Là  tout  était  plus  calme,  plus  obscur  et  plus 
immobile  encore  que  dans  les  rues  voisines.  On 
eût  dit  que  la  paix  glaciale  du  sépulcre  était 
sortie  de  terre  et  s'était  répandue  sous  le  ciel. 

Une  rougeur  pourtant  découpait  sur  ce  fond 
noir  la  haute  toiture  des  maisons  qui  barraient 
la  rue  de  la  Chanvrerie  du  côté  de  Saint-Eus- 
(ache.  C'était  le  reflet  de  la  torche  qui  brûlait 
dans  la  barricade  de  Corinthe.  Marius  s'était 
dirigé  sur  cette  rougeur.  Elle  l'avait  amené  au 
Marché-aux-Poirées,  et  il  entrevoyait  l'embou- 
chure ténébreuse  de  la  rue  des  Prêcheurs.  Il  y 

T    VIII.  '-' 


-282  LES  MISÉRABLES. 

entra.  La  vedette  des  insurgés  qui  guettait  à 
l'autre  bout  ne  l'aperçut  pas.  Il  se  sentait  tout 
près  de  ce  qu'il  était  venu  chercher,  et  il  mar- 
chait sur  la  pointe  du  pied.  Il  arriva  ainsi  au 
coude  de  ce  court  tronçon  de  la  ruelle  Mondé- 
tour  qui  était,  on  s'en  souvient,  la  seule  com- 
munication conservée  par  Enjolras  avec  le 
dehors.  Au  coin  de  la  dernière  maison,  à  sa 
gauche,  il  avança  la  tête,  et  regarda  dans  le 
tronçon  Mondétour. 

Un  peu  au  delà  de  l'angle  noir  de  la  ruelle  et 
de  la  rue  de  la  Chanvrerie  qui  jetait  une  large 
nappe  d'ombre,  où  il  était  lui-même  enseveli,  il 
aperçut  quelque  lueur  sur  les  pavés,  un  peu  du 
cabaret,  et  derrière,  un  lampion  clignotant  dans 
une  espèce  de  muraille  informe,  et  des  hommes 
accroupis  ayant  des  fusils  sur  leurs  genoux. 
Tout  cela  était  à  dix  toises  de  lui.  C'était  l'inté- 
rieur de  la  barricade. 

Les  maisons  qui  bordaient  la  ruelle  à  droite 
lui  cachaient  le  reste  du  cabaret,  la  grande  bar- 
ricade et  le  drapeau. 

Marins  n'avait  plus  qu'un  pas  à  faire. 

Alors  le  malheureux  jeune  homme  s'assit  sur 
une  borne,  croisa  les  bras  et  songea  à  son  père. 


L EXTREME  BORD.  283 

Il  songea  à  cet  héroïque  colonel  Pontmercy 
qui  avait  été  un  si  fier  soldat,  qui  avait  gardé 
sous  la  république  la  frontière  de  France  et  tou- 
ché sous  l'empereur  la  frontière  d'Asie,  qui  avait 
vu  Gênes,  Alexandrie,  Milan,  Turin,  Madrid, 
Vienne ,  Dresde  ,  Berlin ,  Moscou ,  qui  avait 
laissé  sur  tous  les  champs  de  victoire  de  l'Eu- 
rope des  gouttes  de  ce  même  sang  que  lui  Ma- 
rius  avait  dans  les  veines,  qui  avait  blanchi 
avant  l'âge  dans  la  discipline  et  le  commande- 
ment, qui  avait  vécu  le  ceinturon  bouclé,  les 
épaulettes  tombant  sur  la  poitrine,  la  cocarde 
noircie  par  la  poudre,  le  front  plissé  par  le 
casque,  sous  la  baraque,  au  camp,  au  bivouac, 
aux  ambulances,  et  qui  au  bout  de  vingt  ans 
était  revenu  des  grandes  guerres  la  joue  bala- 
frée, le  visage  souriant,  simple,  tranquille,  ad- 
mirable, pur  comme  un  enfant,  ayant  tout  fait 
pour  la  France  et  rien  contre  elle. 

Il  se  dit  que  son  jour  à  lui  était  venu  aussi, 
que  son  heure  avait  enfin  sonné,  qu'après  son 
père  il  allait,  lui  aussi,  être  brave,  intrépide, 
hardi,  courir  au  devant  des  balles,  offrir  sa  poi- 
trine aux  baïonnettes,  verser  son  sang,  cher- 
cher l'ennemi,  chercher  la  mort,  qui  allait  faire 


234  LES  MISÉRABLES. 

la  guerre  à  son  tour  et  descendre  sur  le  champ 
de  bataille,  et  que  ce  champ  de  bataille  où  il 
allait  descendre,  c'était  la  rue,  et  que  cette 
guerre  qu'il  allait  faire,  c'était  la  guerre  civile  ! 

Il  vit  la  guerre  civile  ouverte  comme  un 
gouffre  devant  lui  et  que  c'était  là  qu'il  allait 
tomber. 

Alors  il  frissonna. 

Il  songea  à  cette  épée  de  son  père  que  son 
aïeul  avait  vendue  à  un  brocanteur,  et  qu'il 
avait,  lui,  si  douloureusement  regrettée.  Il  se 
dit  qu'elle  avait  bien  fait,  cette  vaillante  et 
chaste  épée,  de  lui  échapper  et  de  s'en  aller  irri- 
tée dans  les  ténèbres;  que  si  elle  s'était  enfuie 
ainsi,  c'est  qu'elle  était  intelligente  et  qu'elle 
prévoyait  l'avenir;  c'est  qu'elle  pressentait 
l'émeute,  la  guerre  des  ruisseaux,  la  guerre  des 
pavés,  les  fusillades  par  les  soupiraux  des  caves, 
les  coups  donnés  et  reçus  par  derrière;  c'est 
que,  venant  de  Marengo  et  de  Friedland,  elle  ne 
voulait  pas  aller  rue  de  la  Chanvrerie,  c'est 
qu'après  ce  qu'elle  avait  fait  avec  le  père,  elle 
ne  voulait  pas  faire  cela  avec  le  fils  !  Il  se  dit 
que  si  cette  épée  était  là,  si,  l'ayant  recueillie 
au  chevet  de  son  père  mort,  il  avait  osé  la  pren- 


L EXTREME  BORD.  285 

dre  et  l'emporter  pour  ce  combat  de  nuit  entre 
français  dans  une  carrefour,  à  coup  sûr  elle 
lui  brûlerait  les  mains  et  se  mettrait  à  flamboyer 
devant  lui  comme  1  epée  de  l'ange  !  Il  se  dit  qu'il 
était  heureux  qu'elle  n'y  fût  pas  et  qu'elle  eût 
disparu,  que  cela  était  bien,  que  cela  était  juste, 
que  son  aïeul  avait  été  le  vrai  gardien  de  la 
gloire  de  son  père,  et  qu'il  valait  mieux  que 
l'épée  du  colonel  eût  été  criée  à  l'encan,  vendue 
au  fripier,  jetée  aux  ferrailles,  que  de  faire  au- 
jourd'hui saigner  le  flanc  de  la  patrie. 

Et  puis  il  se  mit  à  pleurer  amèrement. 

Cela  était  horrible.  Mais  que  faire?  Vivre  sans 
Cosette,  il  ne  le  pouvait.  Puisqu'elle  était  partie, 
il  fallait  bien  qu'il  mourût.  Ne  lui  avait-il  pas 
donné  sa  parole  d'honneur  qu'il  mourrait  ?  Elle 
était  partie  sachant  cela;  c'est  qu'il  lui  plaisait 
que  Marius  mourût.  Et  puis  il  était  clair  qu'elle 
ne  l'aimait  plus,  puisqu'elle  s'en  était  allée  ainsi, 
sans  l'avertir,  sans  un  mot,  sans  une  lettre,  et 
elle  savait  son  adresse!  A  quoi  bon  vivre  et 
pourquoi  vivre  à  présent?  Et  puis,  quoi!  être 
venu  jusque  là,  et  reculer!  s'être  approché  du 
danger,  et  s'enfuir!  être  venu  regarder  dans  la 
barricade,  et  s'esquiver!  s'esquiver  tout  trem- 


286  LES  M1SÉIUBLES. 

blant,  en  disant  :  Au  fait ,  j'en  ai  assez  comme 
cela,  j'ai  vu,  cela  suffit,  c'est  la  guerre  civile,  je 
m'en  vais!  Abandonner  ses  amis  qui  l'atten- 
daient !  qui  avaient  peut-être  besoin  de  lui  !  qui 
étaient  une  poignée  contre  une  armée  !  Manquer 
à  tout  à  la  fois,  à  l'amour,  à  l'amitié,  à  sa  pa- 
role! Donner  à  sa  poltronnerie  le  prétexte  du 
patriotisme  !  Mais  cela  était  impossible,  et  si  le 
fantôme  de  son  père  était  là  dans  l'ombre  et  le 
voyait  reculer,  il  lui  fouetterait  les  reins  du 
plat  de  son  épée  et  lui  crierait  :  Marche  donc, 
lâche  ! 

En  proie  au  va-et-vient  de  ses  pensées,  il 
baissait  la  tête. 

Tout  à  coup  il  la  redressa.  Une  sorte  de  rec- 
tification splendide  venait  de  se  faire  dans  son 
esprit.  Il  y  a  une  dilatation  de  pensée  propre  au 
voisinage  de  la  tombe;  être  près  de  la  mort, 
cela  fait  voir  vrai.  La  vision  de  l'action  dans  la- 
quelle il  se  sentait  peut-être  sur  le  point  d'en- 
trer, lui  apparut,  non  plus  lamentable,  mais 
superbe.  La  guerre  de  la  rue  se  transfigura  su- 
bitement par  on  ne  sait  quel  travail  d'âme  inté- 
rieur, devant  l'œil  de  sa  pensée.  Tous  les  tu- 
multueux points  d'interrogation  de  la  rêverie  lui 


L EXTRÊME  BOKD.  287 

revinrent  en  foule,  mais  sans  le  troubler.  Il  n'en 
laissa  aucun  sans  réponse. 

Voyons,  pourquoi  son  père  s'indignerait-il? 
Est-ce  qu'il  n'y  a  point  des  cas  où  l'insurrection 
monte  à  la  dignité  de  devoir  ?  Qu'y  aurait-il  donc 
de  diminuant  pour  le  fils  du  colonel  Pontmercy 
dans  le  combat  qui  s'engage?  Ce  n'est  plus  Mont- 
mirail  ni  Champaubert  ;  c'est  autre  chose.  Il  ne 
s'agit  plus  d'un  territoire  sacré,  mais  d'une  idée 
sainte.  La  patrie  se  plaint,  soit;  mais  l'humanité 
applaudit.  Est-il  vrai  d'ailleurs  que  la  patrie  se 
plaigne?  La  France  saigne,  mais  la  liberté  sou- 
rit; et  devant  le  sourire  de  la  liberté,  la  France 
oublie  sa  plaie.  Et  puis,  à  voir  les  choses  de 
plus  haut  encore,  que  viendrait-on  parler  de 
guerre  civile? 

La  guerre  civile?  Qu'est-ce  à  dire?  Est-ce  qu'il 
y  a  une  guerre  étrangère?  Est-ce  que  toute  guerre 
entre  hommes  n'est  pas  la  guerre  entre  frères? 
La  guerre  ne  se  qualifie  que  par  son  but.  Il  n'y  a 
ni  guerre  étrangère,  ni  guerre  civile  ;  il  n'y  a 
que  la  guerre  injuste  et  la  guerre  juste.  Jusqu'au 
jour  où  le  grand  concordat  humain  sera  conclu, 
la  guerre,  celle  du  moins  qui  est  l'effort  de 
l'avenir  qui  se  hâte  contre  le  passé  qui  s'attarde, 


288  LES  MISERABLES. 

peut  être  nécessaire.  Qu'a-t-on  à  reprocher  à 
cette  guerre-là?  La  guerre  ne  devient  honte, 
1  epée  ne  devient  poignard  que  lorsqu'elle  assas- 
sine le  droit,  le  progrès,  la  raison,  la  civilisa- 
tion, la  vérité.  Alors,  guerre  civile  ou  guerre 
étrangère,  elle  est  inique  ;  elle  s'appelle  le  crime. 
En  dehors  de  cette  chose  sainte,  la  justice,  de 
quel  droit  une  forme  de  la  guerre  en  méprise- 
rait-elle une  autre?  de  quel  droit  l'épée  de 
Washington  renierait-elle  la  pique  de  Camille 
Desmoulins?  Léonidas  contre  l'étranger,  Tiino- 
léon  contre  le  tyran,  lequel  est  le  plus  grand? 
l'un  est  le  défenseur,  l'autre  est  libérateur. 
Flétrira-t-on,  sans  s'inquiéter  du  but,  toute  prise 
d'armes  dans  l'intérieur  de  la  cité?  Alors  notez 
d'infamie  Brutus,  Marcel,  Arnould  de  Blankcn- 
heim,  Coligny.  Guerre  de  buissons?  guerre  de 
rues?  Pourquoi  pas?  C'était  la  guerre  d'Ambiorix, 
d'Artevelde,  de  Marnix,  de  Pelage.  Mais  Am- 
bioiïx  luttait  contre  Rome,  Artevelde  contre 
la  France,  Marnix  contre  l'Espagne,  Pelage 
contre  les  maures;  tous  contre  l'étranger.  Eh 
bien,  la  monarchie,  c'est  l'étranger;  l'oppres- 
sion, c'est  l'étranger;  le  droit  divin,  c'est  l'étran- 
ger. Le  despotisme  viole  la  frontière  morale 


L  EXTRÊME  BORD.  289 

comme  l'invasion  viole  la  frontière  géogra- 
phique. Chasser  le  tyran  ou  chasser  l'anglais, 
c'est,  dans  les  deux  cas,  reprendre  son  territoire. 
Il  vient  une  heure  où  protester  ne  suffit  plus  ; 
après  la  philosophie  il  faut  l'action  ;  la  vive  force 
achève  ce  que  l'idée  a  ébauché  ;  Prométhée  en- 
chaîné commence,  Aristogiton  finit  ;  l'Encyclo- 
pédie éclaire  les  âmes,  le  10  août  les  électrise. 
Après  Eschyle,  Thrasybule;  après  Diderot, 
Danton.  Les  multitudes  ont  une  tendance  à  ac- 
cepter le  maître.  Leur  masse  dépose  de  l'apa- 
thie. Une  foule  se  totalise  aisément  en  obéis- 
sance. Il  faut  les  remuer,  les  pousser,  rudoyer 
les  hommes  par  le  bienfait  même  de  leur  déli- 
vrance, leur  blesser  les  yeux  par  le  vrai,  leur 
jeter  la  lumière  à  poignées  terribles.  Il  faut 
qu'ils  soient  eux-mêmes  un  peu  foudroyés  par 
leur  propre  salut;  cet  éblouissement  les  réveille. 
De  là  la  nécessité  des  tocsins  et  des  guerres.  Il 
faut  que  de  grands  combattants  se  lèvent,  illu- 
minent les  nations  par  l'audace,  et  secouent 
cette  triste  humanité  que  couvrent  d'ombre  le 
droit  divin,  la  gloire  césarienne,  la  force,  le 
fanatisme,  le  pouvoir  irresponsable  et  les  ma- 
jestés absolues;  cohue  stupidement  occupé 


200  LES  MISÉRABLES. 

contempler,  dans  leur  splendeur  crépusculaire, 
ces  sombres  triomphes  de  la  nuit.  A  bas  le 
tyran  !  Mais  quoi?  de  qui  parlez-vous?  appelez- 
vous  Louis-Philippe  le  tyran?  non  ;  pas  plus  que 
Louis  XVI.  Ils  sont  tous  deux  ce  que  l'histoire 
a  coutume  de  nommer  de  bons  rois;  mais  les 
principes  ne  se  morcellent  pas,  la  logique  du 
vrai  est  rectiligne,  le  propre  de  la  vérité,  c'est 
de  manquer  de  complaisance  ;  pas  de  concession 
donc;  tout  empiétement  sur  l'homme  doit  être 
réprimé;  il  y  a  le  droit  divin  dans  Louis  XVI, 
il  y  a  parce  que  Bourbon  dans  Louis-Philippe; 
tous  deux  représentent  dans  une  certaine  me- 
sure la  confiscation  du  droit,  et  pour  déblayer 
l'usurpation  universelle ,  il  faut  les  combattre  ; 
il  le  faut,  la  France  étant  toujours  ce  qui  com- 
mence. Quand  le  maître  tombe  en  France,  il 
tombe  partout.  En  somme,  rétablir  la  vérité 
sociale,  rendre  son  trône  à  la  liberté,  rendre  le 
peuple  au  peuple,  rendre  à  l'homme  la  souve- 
raineté, replacer  la  pourpre  sur  la  tète  de  la 
France,  restaurer  dans  leur  plénitude  la  raison 
et  l'équité,  supprimer  tout  germe  d'antagonisme 
en  restituant  chacun  à  lui-même,  anéantir  l'ob- 
stacle que  la  royauté  fait  à  l'immense  concorde 


L'EXTRÊME  BORD.  291 

universelle,  remettre  le  genre  humain  de  niveau 
avec  le  droit,  quelle  cause  plus  juste,  et,  par 
conséquent,  quelle  guerre  plus  grande?  Ces 
guerres-là  construisent  la  paix.  Une  énorme 
forteresse  de  préjugés,  de  privilèges,  de  super- 
stitions, de  mensonges,  d'exactions,  d'abus,  de 
violences,  d'iniquités,  de  ténèbres,  est  encore 
debout  sur  le  monde  avec  ses  tours  de  haine.  Il 
faut  la  jeter  bas.  Il  faut  faire  crouler  cette 
masse  monstrueuse.  Vaincre  à  Austerlitz,  c'est 
grand  ;  prendre  la  Bastille,  c'est  immense. 

Il  n'est  personne  qui  ne  l'ait  remarqué  sur 
soi-même ,  l'âme ,  et  c'est  là  la  merveille  de  son 
unité  compliquée  d'ubiquité,  a  cette  aptitude 
étrange  de  raisonner  presque  froidement  dans 
les  extrémités  les  plus  violentes,  et  il  arrive 
souvent  que  la  passion  désolée  et  le  profond 
désespoir,  dans  l'agonie  même  de  leurs  mono- 
logues les  plus  noirs,  traitent  des  sujets  et  dis- 
cutent des  thèses.  La  logique  se  mêle  à  la  con- 
vulsion, et  le  fil  du  syllogisme  flotte  sans  se 
casser  dans  l'orage  lugubre  de  la  pensée.  C'était 
là  la  situation  d'esprit  de  Marins. 

Tout  en  songeant  ainsi,  accablé,  mais  résolu, 
hésitant  pourtant,   et,   en  somme,   frémissant 


292  LES  MISERABLES. 

devant  ce  qu'il  allait  faire,  son  regard  errait 
dans  l'intérieur  de  la  barricade.  Les  insurgés  y 
causaient  à  demi  voix,  sans  remuer,  et  l'on  y 
sentait  ce  quasi  silence  qui  marque  la  dernière 
phase  de  l'attente.  Au  dessus  d'eux,  à  une  lu- 
carne d'un  troisième  étage,  Marius  distinguait 
une  espèce  de  spectateur  ou  de  témoin  qui  lui 
semblait  singulièrement  attentif.  C'était  le  por- 
tier tué  par  Le  Cabuc.  D'en  bas,  à  la  réverbéra- 
tion de  la  torche  enfouie  dans  les  pavés,  on 
apercevait  cette  tête  vaguement.  Rien  n'était 
plus  étrange,  à  cette  clarté  sombre  et  incer- 
taine, que  cette  face  livide,  immobile,  étonnée, 
avec  ses  cheveux  hérissés,  ses  yeux  ouverts  et 
fixes  et  sa  bouche  béante,  penchée  sur  la  rue 
dans  une  attitude  de  curiosité.  On  eût  dit  que 
celui  qui  était  mort  considérait  ceux  qui  allaienl 
mourir.  Une  longue  traînée  de  sang  qui  avail 
coulé  de  cette  tête  descendait  en  filets  rougeâ- 
tres  de  la  lucarne  jusqu'à  la  hauteur  du  premier 
étage  où  elle  s'arrêtait. 


LIVRE  QUATORZIEME 


LES  GRANDEURS  DU  DESESPOIR 


Le  drapeau   :  premier  acte 


Rien  ne  venait  encore.  Dix  heures  avaient 
sonné  à  Saint-Merry.  Enjolras  et  Combeferre 
étaient  allés  s'asseoir,  la  carabine  à  la  main, 
près  de  la  coupure  de  la  grande  barricade.  Ils 
ne  se  parlaient  pas,  ils  écoutaient;  cherchant  à 
saisir  même  le  bruit  de  marche  le  plus  sourd  et 
le  plus  lointain. 

Subitement,  au  milieu  de  ce  calme  lugubre, 
une  voix  claire,  jeune,  gaie,  qui  semblait  venir 
de  la  rue  Saint-Denis,  s'éleva  et  se  mit  à  chan- 
ter distinctement  sur  le  vieil  air  populaire  Au 


296  LES  MISÉRABLES. 

clair  de  la  lune  cette  poésie  terminée  par  une 
sorte  de  cri  pareil  au  chant  du  coq  : 

Mon  nez  est  en  larmes, 
Mon  amiBugeaud, 
Prêt' -moi  tes  gendarmes 
Pour  leur  dire  un  mot. 
En  capote  bleue, 
La  poule  au  shako, 
Voici  la  banlieue  ! 
Co-cocoiïco  ! 

Ils  se  serrèrent  la  main. 

—  C'est  Gavroche,  dit  Enjolras. 

—  Il  nous  avertit,  dit  Combeferre. 

Une  course  précipitée  troubla  la  rue  déserte; 
on  vit  un  être  plus  agile  qu'un  clown  grimper 
par  dessus  l'omnibus  et  Gavroche  bondit  dans  la 
barricade  tout  essoufflé,  en  disant  : 

—  Mon  fusil  !  Les  voici. 

Un  frisson  électrique  parcourut  toute  la  bar- 
ricade et  l'on  entendit  le  mouvement  des  mains 
cherchant  les  fusils. 

—  Veux-tu  ma  carabine?  dit  Enjolras  au 
gamin. 

—  Je  veux  le  grand  fusil,  répondit  Gavroche. 


LE  DRAPEAU  :  PREMIER  ACTE.  297 

Et  il  prit  le  fusil  de  Javert. 

Deux  sentinelles  s'étaient  repliées  et  étaient 
rentrées  presque  en  môme  temps  que  Gavroche. 
C'étaient  la  sentinelle  du  bout  de  la  rue  et  la 
vedette  de  la  Petite  Truanderie.  La  vedette  de 
la  ruelle  des  Prêcheurs  était  restée  à  son  poste, 
ce  qui  indiquait  que  rien  ne  venait  du  côté  des 
ponts  et  des  Halles. 

La  rue  de  la  Chanvrerie,  dont  quelques  pavés 
à  peine  étaient  visibles  au  reflet  de  la  lumière 
qui  se  projetait  sur  le  drapeau,  offrait  aux  in- 
surgés l'aspect  d'un  grand  porche  noir  vague- 
ment ouvert  dans  une  fumée. 

Chacun  avait  pris  son  poste  de  combat. 

Quarante-trois  insurgés,  parmi  lesquels  En- 
jolras,  Combeferre,  Courfevrac,  Bossuet,  Joly, 
Bahorel  et  Gavroche,  étaient  agenouillés  dans 
la  grande  barricade,  les  têtes  à  fleur  de  la  crête 
du  barrage,  les  canons  des  fusils  et  des  cara- 
bines braqués  sur  les  pavés  comme  à  des  meur- 
trières, attentifs,  muets,  prêts  à  faire  feu.  Six, 
commandés  par  Feuilly,  s'étaient  installés,  le 
fusil  enjoué,  aux  fenêtres  des  deux  étages  de 
Corinthe. 

Quelques  instants  s'écoulèrent  encore,  puis 


208  LES  MISÉRABLES. 

un  bruit  de  pas,  mesuré,  pesant,  nombreux,  se 
fit  entendre  distinctement  du  côté  de  Saint-Leu. 
Ce  bruit,  d'abord  faible ,  puis  précis,  puis  lourd 
et  sonore,  s'approchait  lentement,  sans  halte, 
sans  interruption,  avec  une  continuité  tranquille 
et  terrible.  On  n'entendait  rien  que  cela.  C'était 
tout  ensemble  le  silence  et  le  bruit  de  la  statue 
du  Commandeur  ;  mais  ce  pas  de  pierre  avait  on 
ne  sait  quoi  d'énorme  et  de  multiple  qui  éveillait 
l'idée  d'une  foule  en  même  temps  que  l'idée  d'un 
spectre.  On  crovait  entendre  marcher  l'effilante 
statue  Légion.  Ce  pas  approcha;  il  approcha 
encore,  et  s'arrêta.  Il  sembla  qu'on  entendît  au 
bout  de  la  rue  le  soufile  de  beaucoup  d'hommes. 
On  ne  voyait  rien  pourtant,  seulement  on  distin- 
guait tout  au  fond,  dans  cette  épaisse  obscurité, 
une  multitude  de  fils  métalliques,  fins  comme 
des  aiguilles  et  presque  imperceptibles,  qui  s'agi- 
taient, pareils   à  ces  indescriptibles  réseaux 
phosphoriques  qu'au  moment  de  s'endormir  on 
aperçoit,  sous  ses  paupières  fermées ,  dans  les 
premiers  brouillards  du  sommeil.  C'étaient  les 
baïonnettes  et  les  canons  de  fusils  confusément 
éclairés  par  la  réverbération  lointaine  de  la 
torche. 


LE  DRAPEAU  :  PREMIER  ACTE.  299 

Il  y  eut  encore  une  pause,  comme  si  des 
deux  côtés  on  attendait.  Tout  à  coup,  du  fond 
de  cette  ombre,  une  voix,  d'autant  plus  si- 
nistre qu'on  ne  voyait  personne,  et  qu'il  sem- 
blait que  c'était  l'obscurité  elle-même  qui  par- 
lait, cria  : 

—  Qui  vive  ? 

En  même  temps  on  entendit  le  cliquetis  des 
fusils  qui  s'abattent. 

Enjolras  répondit  d'un  accent  vibrant  et  al- 
tier  : 

—  Révolution  française  ! 

—  Feu!  dit  la  voix. 

Un  éclair  empourpra  toutes  les  façades  de  la 
rue  comme  si  la  porte  d'une  fournaise  s'ouvrait 
et  se  fermait  brusquement. 

Une  effroyable  détonation  éclata  sur  la  barri- 
cade. Le  drapeau  rouge  tomba.  La  décharge 
avait  été  si  violente  et  si  dense  qu'elle  en  avait 
coupé  la  hampe  ;  c'est  à  dire  la  pointe  même  du 
timon  de  l'omnibus.  Des  balles,  qui  avaient  rico- 
ché sur  les  corniches  des  maisons,  pénétrèrent 
dans  la  barricade  et  blessèrent  plusieurs  hom- 
mes. 

L'impression  de  cette  première  décharge  fut 


500  LES  MISÉRABLES. 

glaçante.  L'attaque  était  rude  et  de  nature  à 
faire  songer  les  plus  hardis.  Il  était  évident 
qu'on  avait  au  moins  affaire  à  un  régiment  tout 
entier. 

—  Camarades,  cria  Courfevrac,  ne  perdons 
pas  la  poudre.  Attendons  pour  riposter  qu'ils 
soient  engagés  dans  la  rue. 

—  Et,  avant  tout,  dit  Eujolras,  relevons  le 
drapeau  ! 

Il  ramassa  le  drapeau  qui  était  précisément 
tombé  à  ses  pieds. 

On  entendait  au  dehors  le  choc  des  baguettes 
dans  les  fusils;  la  troupe  rechargeait  les  armes. 

Eujolras  reprit  : 

—  Qui  est-ce  qui  a  du  cœur  ici?  qui  est-ce  qui 
replante  le  drapeau  sur  la  barricade? 

Pas  un  ne  répondit.  Monter  sur  la  barricade 
au  moment  où  sans  doute  elle  était  couchée  en 
joue  de  nouveau,  c'était  simplement  la  mort.  Le 
plus  brave  hésite  à  se  condamner.  Eujolras  lui- 
même  avait  un  frémissement.  Il  répéta  : 

—  Personne  ne  se  présente? 


Il 


Le  drapeau  :  deuxième  acte 


Depuis  qu'on  était  arrivé  à  Corinthe  et  qu'on 
avait  commencé  à  construire  la  barricade,  on 
n'avait  plus  guère  fait  attention  au  père  Ma- 
beuf.  M.  Mabeuf  pourtant  n'avait  pas  quitté 
l'attroupement.  Il  était  entré  dans  le  rez-de- 
chaussée  du  cabaret  et  s'était  assis  derrière  le 
comptoir.  Là,  il  s'était,  pour  ainsi  dire,  anéanti 
en  lui-même.  Il  semblait  ne  plus  regarder  et  ne 
plus  penser.  Courfevrac  et  d'autres  l'avaient 
deux  ou  trois  fois  accosté,  l'avertissant  du  péril, 
l'engageant  à  se  retirer,  sans  qu'il  parût  les 
entendre.  Quand  on  ne  lui  parlait  pas,  sa  bou- 
che remuait  comme  s'il  répondait  à  quelqu'un, 


50-2  LES  MISÉRABLES. 

et  dès  qu'on  lui  adressait  la  parole,  ses  lèvres 
devenaient  immobiles  et  ses  yeux  n'avaient  plus 
l'air  vivants.  Quelques  heures  avant  que  la  bar- 
ricade fût  attaquée,  il  avait  pris  une  posture 
qu'il  n'avait  plus  quittée,  les  deux  poings  sur 
ses  deux  genoux  et  la  tête  penchée  en  avant 
comme  s'il  regardait  dans  un  précipice.  Rien 
n'avait  pu  le  tirer  de  cette  attitude  ;  il  ne  parais- 
sait pas  que  son  esprit  fût  dans  la  barricade. 
Quand  chacun  était  allé  prendre  sa  place  de 
combat,  il  n'était  plus  resté  dans  la  salle  basse 
que  Javert  lié  au  poteau,  un  insurgé,  le  sabre 
nu,  veillant  sur  Javert,  et  lui,  Mabeuf.  Au  mo- 
ment de  l'attaque,  à  la  détonation,  la  secousse 
physique  l'avait  atteint  et  comme  réveillé,  il 
s'était  levé  brusquement,  il  avait  traversé  la 
salle,  et,  à  l'instant  où  Enjolras  répéta  son 
appel  :  Personne  ne  se  présente?  on  vit  le  vieil- 
lard apparaître  sur  le  seuil  du  cabaret. 

Sa  présence  fit  une  sorte  de  commotion  dans 
les  groupes.  Un  cri  s'éleva  : 

—  C'est  le  votant!  c'est  le  conventionnel! 
c'est  le  représentant  du  peuple  ! 

Il  est  probable  qu'il  n'entendait  pas. 

Il  marcha  droit  à   Enjolras,    les   insurgés 


LE  DRAPEAU  :  DEUXIÈME  ACTE.  "0.", 

s'écartaient  devant  lui  avec  une  crainte  reli- 
gieuse, il  arracha  le  drapeau  à  Enjolras  qui  re- 
culait pétrifié,  et  alors,  sans  que  personne  osât 
ni  l'arrêter,  ni  l'aider,  ce  vieillard  de  quatre- 
vingts  ans,  la  tête  branlante,  le  pied  ferme,  se 
mit  à  gravir  lentement  l'escalier  de  pavés  pra- 
tiqué dans  la  barricade.  Cela  était  si  sombre  et 
si  grand  que  tous  autour  de  lui  crièrent  :  Cha- 
peau bas  !  A  chaque  marche  qu'il  montait,  c'était 
effrayant;  ses  cheveux  blancs,  sa  face  décrépite, 
son  grand  front  chauve  et  ridé,  ses  yeux  caves, 
sa  bouche  étonnée  et  ouverte,  son  vieux  bras  le- 
vant la  bannière  rouge,  surgissaient  de  l'ombre 
et  grandissaient  dans  la  clarté  sanglante  de  la 
torche  ;  et  l'on  croyait  voir  le  spectre  de  93  sor- 
tir de  terre,  le  drapeau  de  la  terreur  à  la  main. 

Quand  il  fut  au  haut  de  la  dernière  marche, 
quand  ce  fantôme  tremblant  et  terrible,  debout 
sur  ce  monceau  de  décombres,  en  présence  de 
douze  cents  fusils  invisibles,  se  dressa,  en  face 
de  la  mort  et  comme  s'il  était  plus  fort  qu'elle, 
toute  la  barricade  eut  dans  les  ténèbres  une 
figure  surnaturelle  et  colossale. 

Il  y  eut  un  de  ces  silences  qui  ne  se  font 
qu'autour  des  prodiges. 


504  LES  M1SÉRADLES. 

Au  milieu  de  ce  silence  le  vieillard  agita  le 
drapeau  rouge  et  cria  : 

—  Vive  la  révolution  !  vive  la  république  ! 
fraternité  !  égalité  !  et  la  mort  ! 

On  entendit  de  la  barricade  un  chuchotement 
bas  et  rapide  pareil  au  murmure  d'un  prêtre 
pressé  qui  dépêche  une  prière.  C'était  probable- 
ment le  commissaire  de  police  qui  faisait  les 
sommations  légales  à  l'autre  bout  de  la  rue. 

Puis ,  la  même  voix  éclatante  qui  avait  crié  : 
Qui  vive  !  cria  : 

—  Retirez-vous  ! 

M.  Mabeuf,  blême,  hagard,  les  prunelles 
illuminées  des  lugubres  flammes  de  l'égare- 
ment, leva  le  drapeau  au  dessus  de  son  front  et 
répéta  : 

—  Vive  la  république  ! 

—  Feu!  dit  la  voix. 

Une  seconde  décharge,  pareille  à  une  mi- 
traille, s'abattit  sur  la  barricade. 

Le  vieillard  fléchit  sur  ses  genoux,  puis  se 
redressa,  laissa  échapper  le  drapeau  et  tomba 
en  arrière  à  la  renverse  sur  le  pavé,  comme 
une  planche,  tout  de  son  long  et  les  bras  en 
croix. 


LE  DRAPEAU  :  DEUXIÈME  ACTE.  305 

Des  ruisseaux  de  sang  coulèrent  de  dessous 
lui.  Sa  vieille  tête,  pâle  et  triste,  semblait  re- 
garder le  ciel. 

Une  de  ces  émotions  supérieures  à  l'homme 
qui  font  qu'on  oublie  même  de  se  défendre, 
saisit  les  insurgés,  et  ils  s'approchèrent  du  ca- 
davre avec  une  épouvante  respectueuse. 

—  Quels  hommes  que  ces  régicides!  dit  En- 
jolras. 

Courfeyrac  se  pencha  à  l'oreille  d'Enjolras  : 

—  Ceci  n'est  que  pour  toi,  et  je  ne  veux  pas 
diminuer  l'enthousiasme.  Mais  ce  n'était  rien 
moins  qu'un  régicide.  Je  l'ai  connu.  Il  s'appe- 
lait le  père  Mabeuf.  Je  ne  sais  pas  ce  qu'il  avait 
aujourd'hui.  Mais  c'était  une  brave  ganache. 
Regarde-moi  sa  tête. 

—  Tête  de  ganache  et  cœur  de  Brutus,  répon- 
dit Enjolras. 

Puis  il  éleva  la  voix  : 

—  Citoyens  !  Ceci  est  l'exemple  que  les  vieux 
donnent  aux  jeunes.  Nous  hésitions,  il  est  venu  ! 
nous  reculions,  il  a  avancé!  Voilà  ce  que  ceux 
qui  tremblent  de  vieillesse  enseignent  à  ceux 
qui  tremblent  de  peur!  Cet  aïeul  est  auguste 
devant  la  patrie.  Il  a  eu  une  longue  vie  et  une 

t.  vin.  26 


306  LES  MISÉRABLES. 

magnifique  mort  !  Maintenant  abritons  le  cada- 
vre, que  chacun  de  nous  défende  ce  vieillard 
mort  comme  il  défendrait  son  père  vivant,  et 
que  sa  présence  au  milieu  de  nous  fasse  la  bar- 
ricade imprenable  ! 

Un  murmure  d'adhésion  morne  et  énergique 
suivit  ces  paroles. 

Enjolras  se  courba,  souleva  la  tête  du  vieil- 
lard, et,  farouche,  le  baisa  au  front,  puis,  lui 
écartant  les  bras,  et  maniant  ce  mort  avec  une 
précaution  tendre,  comme  s'il  eût  craint  de  lui 
faire  du  mal,  il  lui  ôta  son  habit,  en  montra  à 
tous  les  trous  sanglants  et  dit  : 

—  Voilà  maintenant  notre  drapeau. 


III 


Gavroche  aurait  mieux  fait  d'accepter 
la  carabine  d'Enjolrns 


On  jeta  sur  le  père  Mabeuf  un  long  châle 
noir  de  la  veuve  Hucheloup.  Six  hommes  firent 
de  leurs  fusils  une  civière,  on  y  posa  le  cadavre, 
et  on  le  porta,  têtes  nues,  avec  une  lenteur  so- 
lennelle, sur  la  grande  table  de  la  salle  basse. 

Ces  hommes,  tout  entiers  à  la  chose  grave  et 
sacrée  qu'ils  faisaient,  ne  songeaient  plus  à  la 
situation  périlleuse  où  ils  étaient. 

Quand  le  cadavre  passa  près  de  Javert  tou- 
jours impassible,  Enjolras  dit  à  l'espion  : 

—  Toi!  tout  à  l'heure. 

Pendant  ce  temps-là,  le  petit  Gavroche,  qui 


308  LES  MISÉRABLES. 

seul  n'avait  pas  quitté  son  poste  et  était  resté 
en  observation,  croyait  voir  des  hommes  s'ap- 
procher à  pas  de  loup  de  la  barricade.  Tout  à 
coup  il  cria  : 

—  Méfiez- vous  ! 

Courfeyrac,  Enjolras,  Jean  Prouvaire,  Com- 
beferre,  Joly,  Bahorel,  Bossuet,  tous  sortirent 
en  tumulte  du  cabaret.  Il  n'était  presque  déjà 
plus  temps.  On  apercevait  une  étincelante  épais- 
seur de  baïonnettes  ondulant  au  dessus  de  la 
barricade.  Des  gardes  municipaux  de  haute 
taille,  pénétraient,  les  uns  en  enjambant  l'om- 
nibus, les  autres  par  la  coupure,  poussant  de- 
vant eux  le  gamin  qui  reculait,  mais  ne  fuyait 
pas. 

L'instant  était  critique.  C'était  cette  première 
redoutable  minute  de  l'inondation,  quand  le 
fleuve  se  soulève  au  niveau  de  la  levée  et  que 
l'eau  commence  à  s'infiltrer  par  les  fissures  de 
la  digue.  Une  seconde  encore,  et  la  barricade 
était  prise. 

Bahorel  s'élança  sur  le  premier  garde  muni- 
cipal qui  entrait  et  le  tua  à  bout  pourtant  d'un 
coup  de  carabine;  le  second  tua  Bahorel  d'un 
coup  de  baïonnette.  Un  autre  avait  déjà  terrassé 


GAVROCHE  AURAIT  MIEUX  FAIT,  ETC.  309 

Courfeyrac  qui  criait  :  A  moi  !  Le  plus  grand  de 
tous,  une  espèce  de  colosse,  marchait  sur  Ga- 
vroche la  baïonnette  en  avant.  Le  gamin  prit 
dans  ses  petits  bras  1  énorme  fusil  de  Javert, 
coucha  résolument  en  joue  le  géant,  et  lâcha 
son  coup.  Rien  ne  partit.  Javert  n'avait  pas 
chargé  son  fusil.  Le  garde  municipal  éclata  de 
rire  et  leva  la  baïonnette  sur  l'enfant. 

Avant  que  la  baïonnette  eût  touché  Gavroche, 
le  fusil  échappait  des  mains  du  soldat,  une  balle 
avait  frappé  le  garde  municipal  au  milieu  du 
front  et  il  tombait  sur  le  dos.  Une  seconde 
balle  frappait  en  pleine  poitrine  l'autre  garde 
qui  avait  assailli  Courfeyrac,  et  le  jetait  sur  le 
pavé. 

C'était  Marius  qui  venait  d'entrer  dans  la  bar- 
ricade. 


-X 


IV 


I^e  baril  de  pondre 


Marius,  toujours  caché  dans  le  coude  de  la 
rue  Mondétour,  avait  assisté  à  la  première  phase 
du  combat,  irrésolu  et  frissonnant.  Cependant 
il  n'avait  pu  résister  longtemps  à  ce  vertige 
mystérieux  et  souverain  qu'on  pourrait  nommer 
l'appel  de  l'abîme.  Devant  l'imminence  du  péril, 
devant  la  mort  de  M.  Mabeuf,  cette  funèbre 
énigme,  devant  Bahorel  tué,  Courfe}rrac  criant 
A  moi  !  cet  enfant  menacé,  ses  amis  à  secourir 
ou  à  venger,  toute  hésitation  s'était  évanouie, 
et  il  s'était  rué  dans  la  mêlée  ses  deux  pistolets 
à  la  main.  Du  premier  coup,  il  avait  sauvé  Ga- 
vroche et  du  second  délivré  Courfeyrac. 


LE  BARIL  DE  POUDRE.  511 

Aux  coups  de  feu,  aux  cris  des  gardes  frap- 
pés, les  assaillants  avaient  gravi  le  retranche- 
ment, sur  le  sommet  duquel  on  voyait  mainte- 
nant se  dresser  plus  da  mi-corps,  et  en  foule, 
des  gardes  municipaux,  des  soldats  de  la  ligne, 
des  gardes  nationaux  de  la  banlieue,  le  fusil  au 
poing.  Us  couvraient  déjà  plus  des  deux  tiers 
du  barrage,  mais  ils  ne  sautaient  pas  dans  l'en- 
ceinte, comme  s'ils  balançaient,  craignant  quel- 
que piège.  Ils  regardaient  dans  la  barricade 
obscure  comme  on  regarderait  dans  une  tanière 
de  lions.  La  lueur  de  la  torche  n'éclairait  que  les 
baïonnettes,  les  bonnets  à  poil  et  le  haut  des 
visages  inquiets  et  irrités. 

Marius  n'avait  plus  d'armes,  il  avait  jeté  ses 
pistolets  déchargés,  mais  il  avait  aperçu  le 
baril  de  poudre  dans  la  salle  basse  près  de  la 
porte. 

Comme  il  se  tournait  à  demi,  regardant  de  ce 
côté,  un  soldat  le  coucha  en  joue.  Au  moment 
où  le  soldat  ajustait  Marins,  une  main  se  posa 
sur  le  bout  du  canon  du  fusil,  et  le  boucha. 
C'était  quelqu'un  qui  s'était  élancé,  le  jeune  ou- 
vrier au  pantalon  de  velours.  Le  coup  partit, 
traversa  la  main,  et  peut-être  aussi  l'ouvrier, 


312  LES  MISÉRABLES. 

car  il  tomba ,  mais  la  balle  n'atteignit  pas 
Marius.  Tout  cela  dans  la  fumée,  plutôt  entrevu 
que  vu.  Marius,  qui  entrait  dans  la  salle  basse, 
s'en  aperçut  à  peine.  Cependant  il  avait  confusé- 
ment vu  ce  canon  de  fusil  dirigé  sur  lui  et  cette 
main  qui  l'avait  bouché,  et  il  avait  entendu  le 
coup.  Mais  dans  des  minutes  comme  celle-là, 
les  choses  qu'on  voit  vacillent  et  se  précipitent, 
et  l'on  ne  s'arrête  à  rien.  On  se  sent  obscuré- 
ment poussé  vers  plus  d'ombre  encore ,  et  tout 
est  nuage. 

Les  insurgés,  surpris,  mais  non  effra}rés, 
s'étaient  ralliés.  Enjolras  avait  crié  :  Attendez! 
ne  tirez  pas  au  hasard  !  Dans  la  première  confu- 
sion, en  effet,  ils  pouvaient  se  blesser  les  uns  les 
autres.  La  plupart  étaient  montés  à  la  fenêtre 
du  premier  étage  et  aux  mansardes  d'où  ils  do- 
minaient les  assaillants.  Les  plus  déterminés, 
avec  Enjolras,  Courfeyrac,  Jean  Prouvaire  et 
Combeferre ,  s'étaient  fièrement  adossés  aux 
maisons  du  fond,  à  découvert  et  faisant  face  aux 
rangées  de  soldats  et  de  gardes  qui  couronnaient 
la  barricade. 

Tout  cela  s'accomplit  sans  précipitation ,  avec 
cette  gravité  étrange  et  menaçante  qui  précède 


LE  BARIL  DE  POUDRE.  313 

les  mêlées.  Des  deux  parts  on  se  couchait  en 
joue,  à  bout  portant;  on  était  si  près,  qu'on  pou- 
vait se  parler  à  portée  de  voix.  Quand  on  fut  à 
ce  point  où  l'étincelle  va  jaillir,  un  officier  en 
hausse-col  et  à  grosses  épaulettes  étendit  son 
épée  et  dit  : 

—  Bas  les  armes! 

—  Feu!  dit  Enjolras. 

Les  deux  détonations  partirent  en  même 
temps,  et  tout  disparut  dans  la  fumée. 

Fumée  acre  et  étouffante  où  se  traînaient, 
avec  des  gémissements  faibles  et  sourds,  des 
mourants  et  des  blessés. 

Quand  la  fumée  se  dissipa  ,  on  vit  des  deux 
côtés  les  combattants,  éclaircis,  mais  toujours 
aux  mêmes  places,  qui  rechargeaient  les  armes 
en  silence. 

Tout  à  coup ,  on  entendit  une  voix  tonnante 
qui  criait  : 

—  Allez-vous-en,  ou  je  fais  sauter  la  barri- 
cade ! 

Tous  se  retournèrent  du  côté  d'où  venait  la 
voix. 

Marius  était  entré  dans  la  salle  basse,  et  y 
avait  pris  le  baril  de  poudre,  puis  il  avait  pro- 


514  LES  MISÉRABLES. 

fité  de  la  fumée  et  de  l'espèce  de  brouillard 
obscur  qui  emplissait  l'enceinte  retranchée, 
pour  se  glisser  le  long  de  la  barricade  jusqu'à 
cette  cage  de  pavés  où  était  fixée  la  torche.  En 
arracher  la  torche,  y  mettre  le  baril  de  poudre, 
pousser  la  pile  de  pavés  sur  le  baril ,  qui  s'était 
sur-le-champ  défoncé,  avec  une  sorte  d'obéis- 
sance terrible ,  tout  cela  avait  été  pour  Marius 
le  temps  de  se  baisser  et  de  se  relever;  et  main- 
tenant tous,  gardes  nationaux,  gardes  munici- 
paux, officiers,  soldats,  pelotonnés  à  l'autre 
extrémité  de  la  barricade,  le  regardaient  avec 
stupeur  le  pied  sur  les  pavés,  la  torche  à  la 
main,  son  fier  visage  éclairé  par  une  réso- 
lution fatale,  penchant  la  flamme  de  la  torche 
vers  ce  monceau  redoutable  où  l'on  distinguait 
le  baril  de  poudre  brisé,  et  poussant  ce  cri  ter- 
rifiant : 

—  Allez- vous-en,  ou  je  fais  sauter  la  barri- 
cade ! 

Marius  sur  cette  barricade  après  l'octogé- 
naire, c'était  la  vision  de  la  jeune  révolution 
après  l'apparition  de  la  vieille. 

—  Sauter  la  barricade!  dit  un  sergent,  et  toi 


aussi 


LE  BARIL  DE  POUDRE.  315 

Marius  répondit  : 

—  Et  moi  aussi. 

Et  il  approcha  la  torche  du  baril  de  poudre. 

Mais  il  n'y  avait  déjà  plus  personne  sur  le 
barrage.  Les  assaillants,  laissant  leurs  morts  et 
leurs  blessés,  refluaient  pêle-mêle  et  en  désor- 
dre vers  l'extrémité  de  la  rue  et  s'y  perdaient 
de  nouveau  dans  la  nuit.  Ce  fut  un  sauve-qui- 
peut. 

La  barricade  était  dégagée. 


Fin  des  vers  de  Jean  Prouvaire 


Tous  entourèrent  Marius.  Courfevrac  lui 
sauta  au  cou. 

—  Te  voilà! 

—  Quel  bonheur!  dit  Combeferre. 

—  Tu  es  venu  à  propos!  fit  Bossuet. 

—  Sans  toi  j  étais  mort  !   reprit  Courfeyrac. 

—  Sans  vous  jetais  gobé!  ajouta  Gavroche. 
Marius  demanda  : 

—  Où  est  le  chef? 

—  C'est  toi,  dit  Enjolras. 

Marius  avait  eu  toute  la  journée  une  four- 
naise dans  le  cerveau,  maintenant  c'était  un 
tourbillon.  Ce  tourbillon  qui  était  en  lui ,  lui  fai- 


FIN  DES  VERS  DE  JEAN  PROUYAIRE.  517 

sait  l'effet  d'être  hors  de  lui  et  de  l'emporter.  Il 
lui  semblait  qu'il  était  déjà  à  une  distance  im- 
mense de  la  vie.  Ses  deux  lumineux  mois  de 
joie  et  d'amour  aboutissant  brusquement  à  cet 
effroyable  précipice  ,  Cosette  perdue  pour  lui, 
cette  barricade,  Mabeuf  se  faisant  tuer  pour 
la  république,  lui-même  chef  d'insurgés,  toutes 
ces  choses  lui  paraissaient  un  cauchemar  mon- 
strueux. Il  était  obligé  de  faire  un  effort  d'es- 
prit pour  se  rappeler  que  tout  ce  qui  l'entou- 
rait était  réel.  Marius  avait  trop  peu  vécu 
encore  pour  savoir  que  rien  n'est  plus  imminent 
que  l'impossible,  et  que  ce  qu'il  faut  toujours 
prévoir,  c'est  l'imprévu.  Il  assistait  à  son  pro- 
pre drame  comme  à  une  pièce  qu'on  ne  com- 
prend pas. 

Dans  cette  brume  où  était  sa  pensée,  il  ne 
reconnut  pas  Javert  qui,  lié  à  son  poteau,  n'avait 
pas  fait  un  mouvement  de  tête  pendant  l'at- 
taque de  la  barricade  et  qui  regardait  s'agiter 
autour  de  lui  la  révolte  avec  la  résignation  d'un 
martyr  et  la  majesté  d'un  juge.  Marius  ne 
l'aperçut  même  pas. 

Cependant  les  assaillants  ne  bougeaient  plus, 
on  les  entendait  marcher  et  fourmiller  au  bout 


518  LES  MISERABLES. 

de  la  rue,  mais  ils  ne  s'y  aventuraient  pas,  soit 
qu'ils  attendissent  des  ordres,  soit  qu'avant  de 
se  ruer  de  nouveau  sur  cette  imprenable  re- 
doute, ils  attendissent  des  renforts.  Les  insurgés 
avaient  posé  des  sentinelles,  et  quelques-uns 
qui  étaient  étudiants  en  médecine  s'étaient  mis 
à  panser  les  blessés. 

On  avait  jeté  les  tables  hors  du  cabaret,  à 
l'exception  de  deux  tables  réservées  à  la  char- 
pie et  aux  cartouches,  et  de  la  table  où  gisait  le 
père  Mabeuf  ;  on  les  avait  ajoutées  à  la  barri- 
cade, et  on  les  avait  remplacées  dans  la  salle 
basse  par  les  matelas  des  lits  de  la  veuve  Huche- 
loup  et  des  servantes.  Sur  ces  matelas  on  avait 
étendu  les  blessés.  Quant  aux  trois  pauvres 
créatures  qui  habitaient  Corinthe,  on  ne  savait 
ce  qu'elles  étaient  devenues.  On  finit  pourtant 
par  les  retrouver  cachées  dans  la  cave ,  — 
comme  des  avocats,  dit  Bossuet.  Et  il  ajouta  : 
—  Des  femmes,  fi  donc  ! 

Une  émotion  poignante  vint  assombrir  la  joie 
de  la  barricade  dégagée. 

On  fit  l'appel.  Un  des  insurgés  manquait.  Et 
qui?  un  des  plus  chers.  Un  des  plus  vaillants. 
Jean  Prouvairc.  On  le  chercha  parmi  les  blessés, 


FIN  DES  VERS  DE  JEAN  PROUVAIRE.  519 

il  n'y  était  pas  ;  on  le  chercha  parmi  les  morts , 
il  n'y  était  pas.  Il  était  évidemment  prisonnier. 
Combeferre  dit  à  Enjolras: 

—  Ils  ont  notre  ami;  nous  avons  leur  agent. 
Tiens-tu  à  la  mort  de  ce  mouchard  ? 

—  Oui,  répondit  Enjolras;  mais  moins  qu'à 
la  vie  de  Jean  Prouvaire. 

Ceci  se  passait  dans  la  salle  basse  près  du 
poteau  de  Javert. 

—  Eh  bien,  reprit  Combeferre,  je  vais  atta- 
cher mon  mouchoir  à  ma  canne,  et  aller  en 
parlementaire  leur  offrir  de  leur  donner  leur 
homme  pour  le  nôtre. 

—  Écoute,  dit  Enjolras  en  posant  sa  main 
sur  le  bras  de  Combeferre. 

Il  y  avait  au  bout  de   la  rue   un   cliquetis 
d'armes  significatif. 
On  entendit  une  voix  mâle  crier  : 

—  Vive  la  France  !  vive  l'avenir  ! 
On  reconnut  la  voix  de  Prouvaire. 

Un  éclair  passa  et  une  détonation  éclata. 
Le  silence  se  refit. 

—  Ils  l'ont  tué,  s'écria  Combeferre. 
Enjolras  regarda  Javert  et  lui  dit  : 

—  Tes  amis  viennent  de  te  fusiller. 


VI 


I/agonie  de  la  mort  après  l'agonie  de  la  vie 


Une  singularité  de  ce  genre  de  guerre,  c'est 
que  l'attaque  des  barricades  se  fait  presque  tou- 
jours de  front,  et  qu'en  général  les  assaillants 
s'abstiennent  de  tourner  les  positions,  soit  qu'ils 
redoutent  des  embuscades,  soit  qu'ils  craignent 
de  s'engager  dans  des  rues  tortueuses.  Toute 
l'attention  des  insurgés  se  portait  donc  du  côté 
de  la  grande  barricade  qui  était  évidemment 
le  point  toujours  menacé  et  où  devait  recom- 
mencer infailliblement  la  lutte.  Marius  pour- 
tant songea  à  la  petite  barricade  et  y  alla.  Elle 
était  déserte  et  n'était  gardée  que  par  le  lam- 
pion qui  tremblait  entre  les  pavés.  Du  reste  la 


L  AGONIE  DE  LA  MORT,  ETC.  32! 

ruelle  Mondétour  et  les  embranchements  de  la 
Petite  Truanderie  et  du  Cygne  étaient  profondé- 
ment calmes. 

Comme  Marius,  l'inspection  faite,  se  retirait, 
il  entendit  son  nom  prononcé  faiblement  dans 
l'obscurité  : 

—  Monsieur  Marius  ! 

Il  tressaillit,  car  il  reconnut  la  voix  qui  l'avait 
appelé  deux  heures  auparavant  à  travers  la 
grille  de  la  rue  Plumet. 

Seulement  cette  voix  maintenant  semblait 
n'être  plus  qu'un  souffle. 

Il  regarda  autour  de  lui  et  ne  vit  personne. 

Marius  crut  s'être  trompé ,  et  que  c'était  une 
illusion  ajoutée  par  son  esprit  aux  réalités 
extraordinaires  qui  se  heurtaient  autour  de  lui. 
Il  fit  un  pas  pour  sortir  de  l'enfoncement  reculé 
où  était  la  barricade. 

—  Monsieur  Marius!  répéta  la  voix. 

Cette  fois  il  ne  pouvait  douter,  il  avait  dis- 
tinctement entendu;  il  regarda,  et  ne  vit  rien. 

—  A  vos  pieds,  dit  la  voix. 

Il  se  courba  et  vit  dans  l'ombre  une  forme  qui 
se  traînait  vers  lui.  Cela  rampait  sur  le  pavé. 
C'était  cela  qui  lui  parlait. 

57. 


522  LES  MISÉRABLES. 

Le  lampion  permettait  de  distinguer  une 
blouse,  un  pantalon  de  gros  velours  déchiré, 
des  pieds  nus,  et  quelque  chose  qui  ressem- 
blait à  une  mare  de  sang.  Marius  entrevit 
une  tête  pâle  qui  se  dressait  vers  lui  et  qui 
lui  dit  : 

—  Vous  ne  me  reconnaissez  pas? 

—  Non. 

—  Éponine. 

Marius  se  baissa  vivement.  C'était  en  effet 
cette  malheureuse  enfant.  Elle  était  habillée  en 
homme. 

—  Comment  êtes-vous  ici?  que  faites-vous  là? 

—  Je  meurs,  lui  dit-elle. 

Il  y  a  des  mots  et  des  incidents  qui  réveillent 
les  êtres  accablés.  Marius  s'écria  comme  en  sur- 
saut : 

—  Vous  êtes  blessée!  Attendez,  je  vais  vous 
porter  dans  la  salle!  On  va  vous  panser!  Est-ce 
grave?  comment  faut-il  vous  prendre  pour  ne 
pas  vous  faire  de  mal?  où  soulFrez-vous?  Du  se- 
cours !  mon  Dieu  !  Mais  qu'êtes-vous  venue  faire 
ici? 

Et  il  essaya  de  passer  son  bras  sous  elle  pour 
la  soulever 


L  AGONIE  DE  LA  MORT,  ETC.  523 

En  la  soulevant,  il  rencontra  sa  main. 
Elle  poussa  un  cri  faible. 

—  Vous  ai-je  fait  mal?  demanda  Marius. 

—  Un  peu. 

—  Mais  je  n'ai  touché  que  votre  main. 

Elle  leva  sa  main  vers  le  regard  de  Marius ,  et 
Marius  au  milieu  de  cette  main  vit  un  trou  noir. 

—  Qu'avez-vous  donc  à  la  main?  dit-il. 

—  Elle  est  percée. 

—  Percée  ! 

—  Oui. 

—  De  quoi  ? 

—  D'une  balle. 

—  Comment? 

—  Avez-vous  vu  un  fusil  qui  vous  couchait  en 
joue? 

—  Oui,  et  une  main  qui  l'a  bouché. 

—  C'était  la  mienne. 
Marius  eut  un  frémissement. 

—  Quelle  folie!  Pauvre  enfant!  Mais  tant 
mieux,  si  c'est  cela,  ce  n'est  rien,  laissez-moi 
vous  porter  sur  un  lit.  On  va  vous  panser,  on 
ne  meurt  pas  d'une  main  percée. 

Elle  murmura  . 

—  La  balle  a  traversé  la  main,  mais  elle  est 


52i  LES  MISERABLES. 

sortie  par  le  dos.  C'est  inutile  de  moter  d'ici.  Je 
vais  vous  dire  comment  vous  pouvez  me  panser, 
mieux  qu'un  chirurgien.  Asseyez-vous  près  de 
moi  sur  cette  pierre. 

Il  obéit  ;  elle  posa  sa  tête  sur  les  genoux  de 
Marius,  et  sans  le  regarder,  elle  dit  : 

—  Oh!  que  c'est  bon!  Comme  on  est  bien! 
Voilà!  Je  ne  souffre  plus. 

Elle  demeura  un  moment  en  silence,  puis  elle 
tourna  son  visage  avec  effort  et  regarda  Ma- 
rius. 

—  Savez-vous  cela,  monsieur  Marius?  Cela 
me  taquinait  que  vous  entriez  dans  ce  jardin, 
c'était  bête,  puisque  c'était  moi  qui  vous  avais 
montré  la  maison,  et  puis  enfin  je  devais  bien 
me  dire  qu'un  jeune  homme  comme  vous... 

Elle  s'interrompit,  et,  franchissant  les  som- 
bres transitions  qui  étaient  sans  doute  dans  son 
esprit,  elle  reprit  avec  un  déchirant  sourire  : 

—  Vous  me  trouviez  laide,  n'est-ce  pas? 
Elle  continua: 

—  Voyez-vous,  vous  êtes  perdu!  Maintenant 
personne  ne  sortira  de  la  barricade.  C'est  moi 
qui  vous  ai  amené  ici,  tiens!  Vous  allez  mourir, 
j'y  compte  bien.  Et  pourtant  quand  j'ai  vu  qu'on 


L AGONIE  DE  LA  MORT,  ETC.  52o 

vous  visait,  j'ai  mis  la  main  sur  la  bouche  du 
canon  de  fusil.  Comme  c'est  drôle!  Mais  c'est 
que  je  voulais  mourir  avant  vous.  Quand  j'ai 
reçu  cette  balle,  je  me  suis  traînée  ici,  on  ne 
m'a  pas  vue,  on  ne  m'a  pas  ramassée.  Je  vous 
attendais,  je  disais  :  Il  ne  viendra  donc  pas  ? 
Oh!  si  vous  saviez,  je  mordais  ma  blouse,  je 
souffrais  tant!  Maintenant  je  suis  bien.  Vous 
rappelez-vous  le  jour  où  je  suis  entrée  dans 
votre  chambre  et  où  je  me  suis  mirée  dans 
votre  miroir,  et  le  jour  où  je  vous  ai  rencontré 
sur  le  boulevard  près  des  femmes  en  journée? 
Comme  les  oiseaux  chantaient!  Il  n'y  a  pas 
bien  longtemps.  Vous  m'avez  donné  cent  sous, 
et  je  vous  ai  dit  :  Je  ne  veux  pas  de  votre  ar- 
gent. Avez-vous  ramassé  votre  pièce  au  moins? 
Vous  n'êtes  pas  riche.  Je  n'ai  pas  pensé  à  vous 
dire  de  la  ramasser.  Il  faisait  beau  soleil,  on 
n'avait  pas  froid.  Vous  souvenez-vous,  mon- 
sieur Marins?  Oh!  je  suis  heureuse!  Tout  le 
monde  va  mourir. 

Elle  avait  un  air  insensé,  grave  et  navrant. 
Sa  blouse  déchirée  montrait  sa  gorge  nue.  Elle 
appuyait  en  parlant  sa  main  percée  sur  sa  poi- 
trine où  il  y  avait  un  autre  trou,  et  d'où  il  sor- 


326  LES  MISÉRABLES. 

tait  par  instant  un  flot  de  sang  comme  le  jet  de 
vin  d'une  bonde  ouverte. 

Marius  considérait  cette  créature  infortunée 
avec  une  profonde  compassion. 

—  Oh  !  reprit-elle  tout  à  coup,  cela  revient. 
J'étouffe  ! 

Elle  prit  sa  blouse  et  la  mordit,  et  ses  jambes 
se  roidissaient  sur  le  pavé. 

En  ce  moment  la  voix  de  jeune  coq  du  petit 
Gavroche  retentit  dans  la  barricade.  L'enfant 
était  monté  sur  une  table  pour  charger  son  fusil 
et  chantait  gaîment  la  chanson  alors  si  popu- 
laire : 

En  voyant  Lafayette, 
Le  gendarme  répète  : 
Sauvons »nous  !  sauvons-nous  !  sauvons-nous  ! 

Éponine  se  souleva,  et  écouta,  puis  elle  mur- 
mura : 

—  C'est  lui. 

Et  se  tournant  vers  Marius  : 

—  Mon  frère  est  là.  Il  ne  faut  pas  qu'il  me 
voie.  Il  me  gronderait. 

—  Votre  frère?  demanda  Marius  qui  songeait 
dans  le  plus  amer  et  le  plus  douloureux  de  son 


L  AGONIE  DE  LA  MOIîT,  ETC.  527 

cœur  aux  devoirs  que  son  père  lui  avait  légués 
envers  les  Thénardier,  qui  est  votre  frère? 

—  Ce  petit. 

—  Celui  qui  chante? 

—  Oui. 

Marius  fit  un  mouvement. 

—  Oh  !  ne  vous  en  allez  pas  !  dit-elle,  cela  ne 
sera  pas  long  à  présent  ! 

Elle  était  presque  sur  son  séant,  mais  sa  voix 
était  très  basse  et  coupée  de  hoquets.  Par  inter- 
valles le  râle  l'interrompait.  Elle  approchait  le 
plus  qu'elle  pouvait  son  visage  du  visage  de 
Marius.  Elle  ajouta  avec  une  expression  étrange  : 

—  Écoutez,  je  ne  veux  pas  vous  faire  une 
farce.  J'ai  dans  ma  poche  une  lettre  pour  vous. 
Depuis  hier.  On  m'avait  dit  de  la  mettre  à  la 
poste.  Je  l'ai  gardée.  Je  ne  voulais  pas  qu'elle 
vous  parvînt.  Mais  vous  m'en  voudriez  peut-être 
quand  nous  allons  nous  revoir  tout  à  l'heure. 
On  se  revoit,  n'est-ce  pas?  prenez  votre  lettre. 

Elle  saisit  convulsivement  la  main  de  Marius 
avec  sa  main  trouée,  mais  elle  semblait  ne  plus 
percevoir  la  souffrance .  Elle  mit  la  main  de 
Marius  dans  la  poche  de  sa  blouse.  Marius  y 
sentit  en  effet  un  papier. 


328  LES  MISÉRABLES. 

—  Prenez,  dit-elle. 
Marius  prit  la  lettre. 

Elle  fit  un  signe  de  satisfaction  et  de  consen- 
tement. 

—  Maintenant  pour  ma  peine,  promettez- 
moi... 

Et  elle  s'arrêta. 

—  Quoi?  demanda  Marius. 

—  Promettez-moi  ! 

—  Je  vous  promets. 

—  Promettez-moi  de  me  donner  un  baiser  sur 
le  front  quand  je  serai  morte.  —  Je  le  sentirai. 

Elle  laissa  retomber  sa  tête  sur  les  genoux  de 
Marius  et  ses  paupières  se  fermèrent.  Il  crut 
cette  pauvre  âme  partie.  Éponine  restait  im- 
mobile; tout  à  coup,  à  l'instant  où  Marius  la 
croyait  à  jamais  endormie,  elle  ouvrit  lentement 
ses  yeux  où  apparaissait  la  sombre  profondeur 
de  la  mort,  et  lui  dit  avec  un  accent  dont  la 
douceur  semblait  déjà  venir  d'un  autre  monde  : 

—  Et  puis,  tenez,  monsieur  Marius,  je  crois 
que  jetais  un  peu  amoureuse  de  vous. 

Elle  essaya  encore  de  sourire  et  expira. 


VII 


Gavroche  profond  calculateur  des  distances 


Marius  tint  sa  promesse.  Il  déposa  un  baiser 
sur  ce  front  livide  où  perlait  une  sueur  glacée. 
Ce  n'était  pas  une  infidélité  à  .Cosette  ;  c'était 
un  adieu  pensif  et  doux  à  une  malheureuse  âme. 

Il  n'avait  pas  pris  sans  un  tressaillement  la 
Lettre  qu'Éponine  lui  avait  donnée.  Il  avait  tout 
de  suite  senti  là  un  événement.  Il  était  impa- 
tient de  la  lire.  Le  cœur  de  l'homme  est  ainsi 
fait,  l'infortunée  enfant  avait  à  peine  fermé  les 
yeux  que  Marius  songeait  à  déplier  ce  papier. 
Il  la  reposa  doucement  sur  la  terre  et  s'en  alla. 
Quelque  chose  lui  disait  qu'il  ne  pouvait  lire 
cette  lettre  devant  ce  cadavre. 

T.  VIII. 


330  LES  MISERABLES. 

Il  s'approcha  d'une  chandelle  dans  la  salle 
basse.  C'était  un  petit  billet  plié  et  cacheté  avec 
ce  soin  élégant  des  femmes.  L'adresse  était 
d'une  écriture  de  femme  et  portait  : 

A  monsieur,  monsieur  Marins  Pontmercy,  chez 
M.  Courfeyrac,  rue  de  la  Verrerie,  n°  16. 

Il  défit  le  cachet,  et  lut  : 

«  Mon  bien-aimé,  hélas  !  mon  père  veut  que  nous 
parlions  tout  de  suite.  Nous  serons  ce  soir  rue  de 
l'Homme-Armë,  n°  7.  Dans  huit  jours  nous  serons  à 
Londres. 

«  Cosette. 
«  4  juin.  » 

Telle  était  l'innocence  de  ces  amours  que 
Marius  ne  connaissait  même  pas  l'écriture  de 
Cosette. 

Ce  qui  s'était  passé  peut  être  dit  en  quelques 
mots.  Eponine  avait  tout  fait.  Après  la  soirée 
du  3  juin,  elle  avait  eu  une  double  pensée,  dé- 
jouer les  projets  de  son  père  et  des  bandits  sur 
la  maison  de  la  rue  Plumet,  et  séparer  Marius 
de  Cosette.  Elle  avait  changé  de  guenilles  avec 


GAVROCHE  PROFOND  CALCULATEUR,  ETC.      331 

le  premier  jeune  drôle  venu  qui  avait  trouve 
amusant  de  s'habiller  en  femme  pendant  qu'Épo- 
nine  se  déguisait  en  homme.  C'était  elle  qui  au 
Champ  de  Mars  avait  donné  à  Jean  Valjean 
l'avertissement  expressif  :  déménagez.  Jean  Val- 
jean était  rentré  en  effet  et  avait  dit  à  Cosette  : 
Nous  partons  ce  soir  et  nous  allons  rue  de  V Homme- 
Armé  avec  Toussaint.  La  semaine  prochaine  nous 
serons  à  Londres.  Cosette,  atterrée  de  ce  coup  inat- 
tendu, avait  écrit  en  hâte  deux  lignes  à  Marius. 
Mais  comment  faire  mettre  la  lettre  à  la  poste? 
Elle  ne  sortait  pas  seule,  et  Toussaint,  surprise 
d'une  telle  commission,  eût  à  coup  sûr  montré 
la  lettre  à  M.  Fauchelevent.  Dans  cette  anxiété, 
Cosette  avait  aperçu  à  travers  la  grille  Éponine 
en  habits  d'homme,  qui  rôdait  maintenant  sans 
cesse  autour  du  jardin.  Cosette  avait  appelé 
«  ce  jeune  ouvrier  v>  et  lui  avait  remis  cinq 
francs  et  la  lettre,  en  lui  disant  :  Portez  cette 
lettre  tout  de  suite  à  son  adresse.  Éponine  avait 
mis  la  lettre  dans  sa  poche.  Le  lendemain 
5  juin,  elle  était  allée  chez  Courfeyrac  deman- 
der Marius,  non  pour  lui  remettre  la  lettre, 
mais,  chose  que  toute  âme  jalouse  et  aimante 
comprendra,  «  pour  voir.  »  Là  elle  avait  at- 


552  LES  MISERABLES. 

tendu  Marius,  ou  au  moins  Courfeyrac,  —  tou- 
jours pour  voir.  —  Quand  Courfeyrac  lui  avait 
dit  :  nous  allons  aux  barricades,  une  idée  lui 
avait  traversé  l'esprit.  Se  jeter  dans  cette  mort- 
là  comme  elle  se  serait  jetée  dans  toute  autre, 
et  y  pousser  Marius.  Elle  avait  suivi  Courfey- 
rac, s'était  assurée  de  l'endroit  où  l'on  construi- 
sait la  barricade  ;  et,  bien  sûre,  puisque  Marius 
n'avait  reçu  aucun  avis  et  qu'elle  avait  inter- 
cepté la  lettre,  qu'il  serait  à  la  nuit  tombante  au 
rendez-vous  de  tous  les  soirs,  elle  était  allée 
rue  Plumet,  y  avait  attendu  Marius,  et  lui 
avait  envoyé,  au  nom  de  ses  amis,  cet  appel  qui 
devait,  pensait-elle,  l'amener  à  la  barricade. 
Elle  comptait  sur  le  désespoir  de  Marius  quand 
il  ne  trouverait  pas  Cosette  ;  elle  ne  se  trompait 
pas.  Elle  était  retournée  de  son  côté  rue  de  la 
Chanvrerie.  On  vient  de  voir  ce  qu'elle  y  avait 
fait.  Elle  était  morte  avec  cette  joie  tragique 
des  cœurs  jaloux  qui  entraînent  l'être  aimé  dans 
leur  mort,  et  qui  disent  :  personne  ne  l'aura! 
Marius  couvrit  de  baisers  la  lettre  de  Cosette. 
Elle  l'aimait  donc!  11  eut  un  instant  l'idée  qu'il 
ne  devait  plus  mourir.  Puis  il  se  dit  :  elle  part. 
Son  père  l'emmène  en  Angleterre  et  mon  grand- 


GAVROCHE  PROFOND  CALCULATEUR,  ETC.      533 

père  se  refuse  au  mariage.  Rien  n'est  changé 
clans  la  fatalité.  Les  rêveurs  comme  Marius  ont 
de  ces  accablements  suprêmes,  et  il  en  sort  des 
partis  pris  désespérés.  La  fatigue  de  vivre  est 
insupportable;  la  mort,  c'est  plus  tôt  fait.  Alors 
il  songea  qu'il  lui  restait  deux  devoirs  à  accom- 
plir :  informer  Cosette  de  sa  mort  et  lui  en- 
voyer un  suprême  adieu,  et  sauver  de  la  cata- 
strophe imminente  qui  se  préparait  ce  pauvre 
enfant,  frère  d'Éponine  et  fils  de  Thénardier. 

Il  avait  sur  lui  un  portefeuille  ;  le  même  qui 
avait  contenu  le  cahier  où  il  avait  écrit  tant  de 
pensées  d'amour  pour  Cosette.  Il  en  arracha 
une  feuille  et  écrivit  au  crayon  ces  quelques 
lignes  : 


«  Notre  mariage  était  impossible.  J'ai  demandé 
h  mon  grand-père,  il  a  refusé;  je  suis  sans  fortune, 
et  toi  aussi.  J'ai  couru  chez  toi,  je  ne  t'ai  plus  trou- 
vée; tu  sais  la  parole  que  je  t'avais  donnée,  je  la 
tiens.  Je  meurs.  Je  t'aime.  Quand  tu  liras  ceci,  mon 
âme  sera  près  de  toi,  et  te  sourira.  » 


N'ayant  rien  pour  cacheter  cette  lettre,  il  se 

28. 


534  LES  MISERABLES. 

borna  à  plier  le  papier  en  quatre  et  y  mit  cette 
adresse  : 

A  mademoiselle  Cosette  Fauchelevent,  chez  M.  Fau- 
chelevent,  rue  de  V Homme- Armé,  «°  7. 

La  lettre  pliée,  il  demeura  un  moment  pensif, 
reprit  son  portefeuille,  l'ouvrit,  et  écrivit  avec 
le  même  crayon  sur  la  première  page  ces  trois 
lignes  : 

«  Je  m'appelle  Marius  Pontmercy.  Porter  mon 
cadavre  chez  mon  grand-père,  M.  Gillenormand,  rue 
des  Filles-du-Calvaire,  n°  6,  au  Marais.  » 

Il  remit  le  portefeuille  dans  la  poche  de  son 
habit,  puis  il  appela  Gavroche.  Le  gamin,  à  la 
voix  de  Marius,  accourut  avec  sa  mine  joyeuse 
et  dévouée. 

—  Veux-tu  faire  quelque  chose  pour  moi  l 

—  Tout,  dit  Gavroche.  Dieu  du  bon  Dieu  i.sans 
vous,  vrai,  j  étais  cuit. 

—  Tu  vois  bien  cette  lettre? 

—  Oui. 

—  Prends-la.  Sors  de  la  barricade  sur-le- 
champ  (  Gavroche,    inquiet,    commença  à   se 


GAVROCHE  PROFOND  CALCULATEUR,  ETC.      55o 

gratter  l'oreille  ),  et  demain  matin  tu  la  remet- 
tras à  son   adresse,  à  mademoiselle   Cosette, 
chez  M.  Fauchelevent,  rue  de  l'Homme-Armé, 
n°7. 
L'héroïque  enfant  répondit  : 

—  Ah  bien,  mais!  pendant  ce  temps-là,  on 
prendra  la  barricade,  et  je  n'y  serai  pas. 

—  La  barricade  ne  sera  plus  attaquée  qu'au 
point  du  jour  selon  toute  apparence  et  ne  sera 
pas  prise  avant  demain  midi. 

Le  nouveau  répit  que  les  assaillants  laissaient 
à  la  barricade  se  prolongeait  en  effet.  C'était 
une  de  ces  intermittences,  fréquentes  dans  les 
combats  nocturnes ,  qui  sont  toujours  suivies 
d'un  redoublement  d'acharnement. 

—  Eh  bien,  dit  Gavroche,  si  j'allais  porter 
votre  lettre  demain  matin? 

—  11  sera  trop  tard.  La  barricade  sera  pro- 
bablement bloquée,  toutes  les  rues  seront  gar- 
dées, et  tu  ne  pourras  sortir.  Va  tout  de 
suite. 

Gavroche  ne  trouva  rien  à  répliquer,  il  restait 
là,  indécis,  et  se  grattant  l'oreille  tristement. 
Tout  à  coup ,  avec  un  de  ces  mouvements  d'oi- 
seau qu'il  avait,  il  prit  la  lettre. 


556  LES  MISERABLES. 

—  C'est  bon,  dit-il. 

Et  il  partit  en  courant  par  la  ruelle  Mondé- 
tour. 

Gavroche  avait  eu  une  idée  qui  l'avait  déter- 
miné, mais  qu'il  n'avait  pas  dite,  de  peur  que 
Marius  n'y  fît  quelque  objection.  Cette  idée,  la 
voici  : 

—  Il  est  à  peine  minuit ,  la  rue  de  l'Homme- 
Armé  n'est  pas  loin,  je  vais  porter  la  lettre  tout 
de  suite,  et  je  serai  revenu  à  temps. 


LIVRE  QUINZIEME 


LA   RUE   DE   L'HOMME -ARMÉ 


Bnvard,  bavard 


Qu'est-ce  que  les  convulsions  d'une  ville  au- 
près des  émeutes  de  l'âme?  L'homme  est  une  pro- 
fondeur plus  grande  encore  que  le  peuple.  Jean 
Valjean,  en  ce  moment-là  même,  était  en  proie  à 
un  soulèvement  effrayant.  Tous  les  gouffres 
s'étaient  rouverts  en  lui.  Lui  aussi  frissonnait, 
comme  Paris ,  au  seuil  d'une  révolution  formi- 
dable et  obscure.  Quelques  heures  avaient  suffi. 
Sa  destinée  et  sa  conscience  s'étaient  brusque* 
ment  couvertes  d'ombres.  De  lui  aussi,  comme 
de  Paris,  on  pouvait  dire:  les  deux  principes 
sont  en  présence.  L'ange  blanc  et  l'ange  noir 
vont  se  saisir  corps  à  corps  sur  le  pont  de 


340  LES  MISERABLES. 


l'abîme.  Lequel  des  deux  précipitera  l'autre? 
Qui  l'emportera? 

La  veille  de  ce  même  jour  5  juin,  Jean  Val- 
jean,  accompagné  de  Cosette  et  de  Toussaint, 
s'était  installé  rue  de  l'Homme- Armé.  Une  pé- 
ripétie l'y  attendait. 

Cosette  n'avait  pas  quitté  la  rue  Plumet  sans 
un  essai  de  résistance.  Pour  la  première  fois 
depuis  qu'ils  existaient  côte  à  côte,  la  volonté 
de  Cosette  et  la  volonté  de  Jean  Valjean  s'étaient 
montrées  distinctes,  et  s'étaient,  sinon  heurtées, 
du  moins  contredites.  Il  y  avait  eu  objection 
d'un  côté  et  inflexibilité  de  l'autre.  Le  brusque 
conseil  :  déménagez,  jeté  par  un  inconnu  à  Jean 
Valjean  l'avait  alarmé  au  point  de  le  rendre 
absolu.  Il  se  croyait  dépisté  et  poursuivi.  Co- 
sette avait  dû  céder. 

Tous  deux  étaient  arrivés  rue  de  l'Homme- 
Armé  sans  desserrer  les  dents  et  sans  se  dire  un 
mot,  absorbés  chacun  dans  leur  préoccupation 
personnelle  ;  Jean  Valjean  si  inquiet  qu'il  ne 
voyait  pas  la  tristesse  de  Cosette,  Cosette  si 
triste  qu'elle  ne  voyait  pas  l'inquiétude  de  Jean 
Valjean. 

Jean  Valjean  avait  emmené  Toussaint,  ce  qu'il 


BUVARD,  BAVARD.  ~,4l 

n'avait  jamais  fait  dans  ses  précédentes  ab- 
sences. Il  entrevoyait  qu'il  ne  reviendrait  peut- 
être  pas  rue  Plumet,  et  il  ne  pouvait  ni  laisser 
Toussaint  derrière  lui,  ni  lui  dire  son  secret. 
D'ailleurs  il  la  sentait  dévouée  et  sûre.  De  do- 
mestique à  maître,  la  trahison  commence  par  la 
curiosité.  Or,  Toussaint,  comme  si  elle  eût  été 
prédestinée  à  être  la  servante  de  Jean  Valjean, 
n'était  pas  curieuse.  Elle  disait,  à  travers  son 
bégaiement,  clans  son  parler  de  pa}rsanne  de 
Barneville  :  Je  suis  de  même  de  même;  je  chose 
mon  fait;  le  demeurant  n'est  pas  mon  travail. 
(Je  suis  ainsi;  je  fais  ma  besogne;  le  reste  n'est 
pas  mon  affaire.) 

Dans  ce  départ  de  la  rue  Plumet,  qui  avait 
été  presque  une  fuite,  Jean  Valjean  n'avait  rien 
emporté  que  la  petite  valise  embaumée,  baptisée 
par  Cosette  l'inséparable.  Des  malles  pleines 
eussent  exigé  des   commissionnaires,    et   des 

commissionnaires  sont  des  témoins.  On  avait 

i 

Fait  venir  un  fiacre  à  la  porte  de  la  rue  de  Baby- 
lone,  et  l'on  s'en  était  allé. 

C'est  à  grand'peine  que  Toussaint  avait  ob- 
tenu la  permission  d'empaqueter  un  peu  de  linge 
et  de  vêtements  et  quelques  objets  de  toilette. 

T.  Mil.  2'J 


âi2  LES  MISÉRABLES. 

Cosette ,  elle ,  n'avait  emporté  que  sa  papeterie 
et  son  buvard. 

Jean  Valjean,  pour  accroître  la  solitude  et 
l'ombre  de  cette  disparition,  s'était  arrangé  de 
façon  à  ne  quitter  le  pavillon  de  la  rue  Plumet 
qu'à  la  chute  du  jour,  ce  qui  avait  laissé  à  Co- 
sette le  temps  d'écrire  son  billet  à  Mari  us.  On 
était  arrivé  rue  de  l'Homme-Armé  à  la  nuit 
close. 

On  s'était  couché  silencieusement. 

Le  logement  de  la  rue  de  l'Homme-Armé  était 
situé  dans  une  arrière-cour,  à  un  deuxième 
étage,  et  composé  de  deux  chambres  à  coucher, 
d'une  salle  à  manger  et  d'une  cuisine  attenante 
à  la  salle  à  manger  avec  soupente  où  il  y  avait 
un  lit  de  sangle  qui  échut  à  Toussaint.  La  salle 
à  manger  était  en  même  temps  l'antichambre 
et  séparait  les  deux  chambres  à  coucher.  L'ap- 
partement était  pourvu  des  ustensiles  néces- 
saires. 

On  se  rassure  presque  aussi  follement  qu'on 
s'inquiète;  la  nature  humaine  est  ainsi.  A  peine 
Jean  Valjean  fut-il  rue  de  l'Homme-Armé  que 
son  anxiété  s'éelaircit,  et,  par  degré,  se  dissipa. 
Il  y  a  des  lieux  calmants  qui  agissent  en  quel- 


BUVARD,   BAVARD.  545 

que  sorte  mécaniquement  sur  l'esprit.  Rue 
obscure,  habitants  paisibles.  Jean  Valjean  sen- 
tit on  ne  sait  quelle  contagion  de  tranquillité 
dans  cette  ruelle  de  l'ancien  Paris,  si  étroite 
qu'elle  est  barrée  aux  voitures  par  un  madrier 
transversal  posé  sur  deux  poteaux,  muette  et 
sourde  au  milieu  de  la  ville  en  rumeur,  crépus- 
culaire en  plein  jour,  et,  pour  ainsi  dire,  inca- 
pable d'émotions  entre  ses  deux  rangées  de 
hautes  maisons  centenaires  qui  se  taisent  comme 
des  vieillards  qu'elles  sont.  Il  y  a  dans  cette  rue 
de  l'oubli  stagnant.  Jean  Valjean  y  respira.  Le 
moyen  qu'on  pût  le  trouver  là  ? 

Son  premier  soin  fut  de  mettre  Y  inséparable 
à  côté  de  lui. 

Il  dormit  bien.  La  nuit  conseille,  on  peut 
ajouter  :  la  nuit  apaise.  Le  lendemain  matin, 
il  s'éveilla  presque  gai.  Il  trouva  charmante  la 
salle  à  manger  qui  était  hideuse,  meublée  d'une 
vieille  table  ronde ,  d'un  buffet  bas  que  surmon- 
tait un  miroir  penché,  d'un  fauteuil  vermoulu 
et  de  quelques  chaises  encombrées  des  paquets 
de  Toussaint.  Dans  un  de  ces  paquets,  on  aper- 
cevait par  un  hiatus  l'uniforme  de  garde  natio- 
nal de  Jean  Valjean. 


344  LES  MISÉRABLES. 

Quant  à  Cosette ,  elle  s'était  fait  apporter  par 
Toussaint  un  bouillon  dans  sa  chambre ,  et  ne 
parut  que  le  soir. 

Vers  cinq  heures,  Toussaint,  qui  allait  et 
venait,  très  occupée  de  ce  petit  emménagement, 
avait  mis  sur  la  table  de  la  salle  à  manger  une 
volaille  froide  que  Cosette ,  par  déférence  pour 
son  père,  avait  consenti  à  regarder. 

Cela  fait,  Cosette,  prétextant  une  migraine 
persistante,  avait  dit  bonsoir  à  Jean  Valjean  et 
s'était  enfermée  dans  sa  chambre  à  coucher. 
Jean  Valjean  avait  mangé  une  aile  de  poulet 
avec  appétit,  et,  accoudé  sur  la  table,  ras- 
séréné peu  à  peu ,  rentrait  en  possession  de  sa 
sécurité. 

Pendant  qu'il  faisait  ce  sobre  dîner,  il  avait 
perçu  confusément,  à  deux  ou  trois  reprises, 
le  bégaiement  de  Toussaint  qui  lui  disait  : 
«  —  Monsieur,  il  y  a  du  train,  on  se  bat  dans 
«  Paris.  »  Mais,  absorbé  dans  une  foule  de 
combinaisons  intérieures,  il  n'y  avait  point  pris 
garde.  A  vrai  dire,  il  n'avait  pas  entendu. 

Il  se  leva,  et  se  mit  à  marcher  de  la  fenêtre 
à  la  porte  et  de  la  porte  à  la  fenêtre,  de  plus  en 
plus  apaisé. 


BUVARD,  BAVARD.  543 

Avec  le  calme,  Cosette,  sa  préoccupation 
unique,  revenait  dans  sa  pensée.  Non  qu'il 
s'émût  de  cette  migraine,  petite  crise  de  nerfs, 
bouderie  de  jeune  fille,  nuage  d'un  moment,  il 
songeait  à  l'avenir,  et,  comme  d'habitude,  il  y 
songeait  avec  douceur.  Après  tout,  il  ne  voyait 
aucun  obstacle  à  ce  que  la  vie  heureuse  reprit 
son  cours.  A  de  certaines  heures,  tout  semble 
impossible  ;  à  d'autres  heures,  tout  paraît  aisé  ; 
Jean  Valjean  était  dans  une  de  ces  bonnes 
heures.  Elles  viennent  d'ordinaire  après  les 
mauvaises,  comme  le  jour  après  la  nuit,  par 
cette  loi  de  succession  et  de  contraste  qui  est  le 
fond  même  de  la  nature  et  que  les  esprits  super- 
ficiels appellent  antithèse.  Dans  cette  paisible 
rue  où  il  se  réfugiait,  Jean  Valjean  se  dégageait 
de  tout  ce  qui  l'avait  troublé  depuis  quelque 
temps.  Par  cela  même  qu'il  avait  vu  beaucoup 
de  ténèbres,  il  commençait  à  apercevoir  un  peu 
d'azur.  Avoir  quitté  la  rue  Plumet  sans  compli- 
cation et  sans  incident,  c'était  déjà  un  bon  pas 
de  fait.  Peut-être  serait-il  sage  de  se  dépayser, 
ne  fût-ce  que  pour  quelques  mois,  et  daller  à 
Londres.  Eh  bien,  on  irait.  Être  en  France,  être 
en  Angleterre,  qu'est-ce  que  cela  faisait,  pourvu 

2'/ 


7,46  LES  MISÉRABLES. 

qu'il  eût  près  de  lui  Cosette?  Cosette  était  sa 
nation.  Cosette  suffisait  à  son  bonheur;  l'idée 
qu'il  ne  suffisait  peut-être  pas,  lui,  au  bonheur 
de  Cosette,  cette  idée,  qui  avait  été  autrefois 
sa  fièvre  et  son  insomnie,  ne  se  présentait  môme 
pas  à  son  esprit.  Il  était  dans  le  collapsus  de 
toutes  ses  douleurs  passées,  et  en  plein  opti- 
misme. Cosette,  étant  près  de  lui,  lui  semblait  à 
lui  ;  effet  d'optique  que  tout  le  monde  a  éprouvé. 
Il  arrangeait  en  lui-même,  et  avec  toutes  sortes 
de  facilités,  le  départ  pour  l'Angleterre  avec 
Cosette,  et  il  voyait  sa  félicité  se  reconstruire 
n'importe  où  dans  les  perspectives  de  sa  rêverie. 

Tout  en  marchant  de  long  en  large  à  pas 
lents,  son  regard  rencontra  tout  à  coup  quelque 
chose  d'étrange. 

Il  aperçut  en  face  de  lui,  dans  le  miroir 
incliné  qui  surmontait  le  buffet,  et  il  lut  distinc- 
tement les  quatre  lignes  que  voici  : 

«  Mon  bien-aimé,  hélas!  mon  père  veut  que 
nous  partions  tout  de  suite.  Nous  serons  ce  soir 
rue  de  l'Homme-Armé,  n°  7.  Dans  huit  jours  nous 

serons  à  Londres.  — 

«  Cosette. 
«  i  juin.  » 


DUVAIU),  BAVARD.  547 

Jean  Valjean  s'arrêta  hagard. 

Cosette  en  arrivant  avait  posé  son  buvard  sur 
le  buffet  devant  le  miroir,  et,  toute  à  sa  doulou- 
reuse angoisse,  l'avait  oublié  là,  sans  même 
remarquer  qu'elle  le  laissait  tout  ouvert,  et 
ouvert  précisément  à  la  page  sur  laquelle  elle 
avait  appuyé,  pour  les  sécher,  les  quatre  lignes 
écrites  par  elle  et  dont  elle  avait  chargé  le  jeune 
ouvrier  passant  rue  Plumet.  L'écriture  s'était 
imprimée  sur  le  buvard. 

Le  miroir  reflétait  l'écriture. 

Il  en  résultait  ce  qu'on  appelle  en  géométrie 
l'image  symmétrique  ;  de  telle  sorte  que  l'écri- 
ture renversée  sur  le  buvard  s'offrait  redressée 
dans  le  miroir  et  présentait  son  sens  naturel  ;  et 
Jean  Valjean  avait  sous  les  yeux  la  lettre  écrite 
la  veille  par  Cosette  à  Marius. 

C'était  simple  et  foudroyant. 

Jean  Valjean  alla  au  miroir.  Il  relut  les 
quatre  lignes,  mais  il  n'y  crut  point.  Elles  lui 
faisaient  l'effet  d'apparaître  dans  de  la  lueur 
d'éclair.  C'était  une  hallucination.  Cela  était 
impossible.  Cela  n'était  pas. 

Peu  à  peu  sa  perception  devint  plus  pré 
il  regarda  le  buvard  de  Cosette,  et  le  sentiment 


348  LES  MISERABLES. 

du  fait  réel  lui  revint.  Il  prit  le  buvard  et  dit  : 
Cela  vient  de  là.  Il  examina  fiévreusement  les 
quatre  lignes  imprimées  sur  le  buvard,  le  ren- 
versement des  lettres  en  faisait  un  griffonnage 
bizarre,  et  il  n'y  vit  aucun  sens.  Alors  il  se  dit  : 
Mais  cela  ne  signifie  rien ,  il  n'y  a  rien  d'écrit 
là.  Et  il  respira  à  pleine  poitrine  avec  un  inex- 
primable soulagement.  Qui  n'a  pas  eu  de  ces 
joies  bêtes  dans  les  instants  horribles?  L'âme  ne 
se  rend  pas  au  désespoir  sans  avoir  épuisé 
toutes  les  illusions. 

Il  tenait  le  buvard  à  la  main  et  le  contemplait, 
stupidement  heureux,  presque  prêt  à  rire  de 
l'hallucination  dont  il  avait  été  dupe.  Tout  à 
coup  ses  yeux  retombèrent  sur  le  miroir,  et  il 
revit  la  vision.  Les  quatre  lignes  s'y  dessinaient 
avec  une  netteté  inexorable.  Cette  fois  ce  n'était 
pas  un  mirage,  la  récidive  d'une  vision  est  une 
réalité,  c'était  palpable,  c'était  l'écriture  redres- 
sée dans  le  miroir.  Il  comprit. 

Jean  Valjean  chancela,  laissa  échapper  le 
buvard,  et  s'affaissa  dans  le  vieux  fauteuil  à 
côté  du  buffet,  la  tête  tombante,  la  prunelle 
vitreuse,  égaré.  Il  se  dit  que  c'était  évident,  el 
que  la  lumière  du  monde  était  à  jamais  éclipsée, 


BUVARD,  BAVARD.  349 

et  que  Cosette  avait  écrit  cela  à  quelqu'un.  Alors 
il  entendit  son  âme,  redevenue  terrible,  pousser 
dans  les  ténèbres  un  sourd  rugissement.  Allez 
donc  ôter  au  lion  le  chien  qu'il  a  dans  sa  cage  ! 

Chose  bizarre  et  triste,  en  ce  moment-là,  Ma- 
rins n'avait  pas  encore  la  lettre  de  Cosette;  le 
hasard  l'avait  portée  en  traître  à  Jean  Valjean 
avant  de  la  remettre  à  Marius. 

Jean  Valjean  jusqu'à  ce  jour  n'avait  pas  été 
vaincu  par  l'épreuve.  Il  avait  été  soumis  à  des 
essais  affreux  ;  pas  une  voie  de  fait  de  la  mau- 
vaise fortune  ne  lui  avait  été  épargnée;  la  féro- 
cité du  sort,  armée  de  toutes  les  vindictes  et  de 
toutes  les  méprises  sociales,  l'avait  pris  pour 
sujet  et  s'était  acharnée  sur  lui.  Il  n'avait  reculé 
ni  fléchi  devant  rien.  Il  avait  accepté,  quand  il 
l'avait  fallu,  toutes  les  extrémités;  il  avait  sa- 
crifié son  inviolabilité  d'homme  reconquise, 
livré  sa  liberté,  risqué  sa  tête,  tout  perdu,  tout 
souffert,  et  il  était  resté  désintéressé  et  stoïque, 
au  point  que  par  moments  on  aurait  pu  le  croire 
absent  de  lui-même  comme  un  martyr.  Sa  con- 
science, aguerrie  à  tous  les  assauts  possibles 
de  l'adversité,  pouvait  sembler  à  jamais  impre- 
nable. Eh  bien,  quelqu'un  qui  eût  vu  son  for 


350  LES  MISÉRABLES. 

intérieur  eût  été  forcé  de  constater  qu'à  cette 
heure  elle  faiblissait. 

C'est  que  de  toutes  les  tortures  qu'il  avait  su- 
bies dans  cette  longue  question  que  lui  donnait 
la  destinée,  celle-ci  était  la  plus  redoutable.  Ja- 
mais pareille  tenaille  ne  l'avait  saisi.  Il  sentit  le 
remuement  mystérieux  de  toutes  les  sensibilités 
latentes.  Il  sentit  le  pincement  de  la  fibre  in- 
connue. Hélas,  l'épreuve  suprême,  disons  mieux, 
l'épreuve  unique,  c'est  la  perte  de  l'être  aimé. 

Le  pauvre  vieux  Jean  Valjean  n'aimait,  certes 
pas  Cosette  autrement  que  comme  un  père; 
mais,  nous  l'avons  fait  remarquer  plus  haut, 
dans  cette  paternité  la  viduité  même  de  sa  vie 
avait  introduit  tous  les  amours  ;  il  aimait  Cosette 
comme  sa  fille,  et  il  l'aimait  comme  sa  mère,  et 
il  l'aimait  comme  sa  sœur  ;  et ,  comme  il  n'avait 
jamais  eu  ni  amante  ni  épouse,  comme  la  nature 
est  un  créancier  qui  n'accepte  aucun  protêt ,  ce 
sentiment -là  aussi,  le  plus  imperdable  de  tous, 
était  mêlé  aux  autres,  vague,  ignorant,  pur  de 
la  pureté  de  l'aveuglement,  inconscient,  céleste, 
angéliquc,  divin;  moins  comme  un  sentiment 
que  comme  un  instinct,  moins  comme  un  instinct 
que  comme  un  attrait,  imperceptible  et  invisi- 


BUVARD,  BAVARD.  Soi 

ble ,  mais  réel  ;  et  l'amour  proprement  dit  était 
dans  sa  tendresse  énorme  pour  Cosette  comme 
le  filon  d'or  est  dans  la  montagne,  ténébreux  et 
vierge. 

Qu'on  se  rappelle  cette  situation  de  cœur  que 
nous  avons  indiquée  déjà.  Aucun  mariage 
n'était  possible  entre  eux  ;  pas  même  celui  des 
âmes  ;  et  cependant  il  est  certain  que  leurs  des- 
tinées s'étaient  épousées.  Excepté  Cosette,  c'est 
à  dire  excepté  une  enfance,  Jean  Valjean  n'avait, 
dans  toute  sa  longue  vie,  rien  connu  de  ce  qu'on 
peut  aimer.  Les  passions  et  les  amours  qui  se 
succèdent  n'avaient  point  fait  en  lui  de  ces 
verts  successifs,  vert  tendre  sur  vert  sombre, 
qu'on  remarque  sur  les  feuillages  qui  passent 
l'hiver  et  sur  les  hommes  qui  passent  la  cin- 
quantaine. En  somme,  et  nous  y  avons  plus 
d'une  fois  insisté,  toute  cette  fusion  intérieure, 
tout  cet  ensemble,  dont  la  résultante  était  une 
haute  vertu,  aboutissait  à  faire  de  Jean  Valjean 
un  père  pour  Cosette.  Père  étrange  forgé  de 
l'aïeul,  du  fils,  du  frère  et  du  mari,  qu'il  y  avait 
dans  Jean  Valjean;  père  dans  lequel  il  y  avait 
même  une  mère  ;  père  qui  aimait  Cosette  et  qui 
l'adorait,  et  qui  avait  cette  enfant  pour  lumière, 


LES  MISERABLES. 


pour  demeure,  pour  famille,  pour  patrie,  pour 
paradis. 

Aussi  quand  il  vit  que  c'était  décidément 
fini,  qu'elle  lui  échappait,  qu'elle  glissait  de  ses 
mains,  qu'elle  se  dérobait,  que  c'était  du  nuage, 
que  c'était  de  l'eau,  quand  il  eut  devant  les 
yeux  cette  évidence  écrasante  :  Un  autre  est  le 
but  de  son  cœur,  un  autre  est  le  souhait  de  sa 
vie;  il  y  a  le  bien-aimé;  je  ne  suis  que  le  père; 
je  n'existe  plus;  quand  il  ne  put  plus  douter, 
quand  il  se  dit  :  Elle  s'en  va  hors  de  moi  !  la  dou- 
leur qu'il  éprouva  dépassa  le  possible.  Avoir  fait 
tout  ce  qu'il  avait  fait  pour  en  venir  là  !  et,  quoi 
donc!  n'être  rien!  Alors,  comme  nous  venons 
de  le  dire,  il  eut  de  la  tête  aux  pieds  un  frémis- 
sement  de  révolte.  Il  sentit  jusque  dans  la  racine 
de  ses  cheveux  l'immense  réveil  de  l'égoïsme, 
et  le  moi  hurla  dans  l'abîme  de  cet  homme. 

Il  y  a  des  effondrements  intérieurs.  La  pé- 
nétration d'une  certitude  désespérante  dans 
l'homme  ne  se  fait  point  sans  écarter  et  rompre 
de  certains  éléments  profonds  qui  sont  quelque- 
fois l'homme  lui-même.  La  douleur,  quand  elle 
arrive  à  ce  degré,  est  un  sauve-qui-pcut  de  toutes 
les  forces  de  la  conscience.  Ce  sont  là  des  crises 


BUVARD,  BAVARD.  7>oZ 

fatales.  Peu  d'entre  nous  en  sortent  semblables 
à  eux-mêmes  et  fermes  dans  le  devoir.  Quand  la 
limite  de  la  souffrance  est  débordée,  la  vertu 
la  plus  imperturbable  se  déconcerte.  Jean  Val- 
jean  reprit  le  buvard,  et  se  convainquit  de  nou- 
veau ;  il  resta  penché  et  comme  pétrifié  sur  les 
quatre  lignes  irrécusables,  l'œil  fixe  ;  et  il  se  fit 
en  lui  un  tel  nuage  qu'on  eût  pu  croire  que  tout 
le  dedans  de  cette  âme  s'écroulait. 

Il  examina  cette  révélation,  à  travers  les  gros- 
sissements de  la  rêverie,  avec  un  calme  appa- 
rent, et  effrayant,  car  c'est  une  chose  redoutable 
quand  le  calme  de  l'homme  arrive  à  la  froideur 
de  la  statue. 

Il  mesura  le  pas  épouvantable  que  sa  desti- 
née avait  fait  sans  qu'il  s'en  doutât;  il  se  rap- 
pela ses  craintes  de  l'autre  été,  si  follement  dissi- 
pées; il  reconnut  le  précipice;  c'était  toujours 
le  même;  seulement  Jean  Valjean  n'était  plus 
au  seuil,  il  était  au  fond. 

Chose  inouïe  et  poignante,  il  était  tombé  sans 
s'en  apercevoir.  Toute  la  lumière  de  sa  vie  s'en 
était  allée,  lui  croyant  voir  toujours  le  soleil. 

Son  instinct  n'hésita  point.  Il  rapprocha  cer- 
taines circonstances,  certaines  dates,  certaines 

T.  VIII.  M 


ZU  LES  MISERABLES. 

rougeurs  et  certaines  pâleurs  de  Cosette,  et  il  se 
dit  :  C'est  lui.  La  divination  du  désespoir  est 
une  sorte  d'arc  mystérieux  qui  ne  manque  ja- 
mais son  coup.  Dès  sa  première  conjecture,  il 
atteignit  Marius.  Il  ne  savait  pas  le  nom,  mais 
il  trouva  tout  de  suite  l'homme.  Il  aperçut  dis- 
tinctement, au  fond  de  l'implacable  évocation 
du  souvenir,  le  rôdeur  inconnu  du  Luxembourg, 
ce  misérable  chercheur  d'amourettes,  ce  fainéant 
de  romance,  cet  imbécile,  ce  lâche,  car  c'est 
une  lâcheté  de  venir  faire  les  yeux  doux  à  des 
filles  qui  ont  à  côté  d'elles  leur  père  qui  les  aime. 

Après  qu'il  eut  bien  constaté  qu'au  fond  de 
cette  situation  il  y  avait  ce  jeune  homme,  et 
que  tout  venait  de  là,  lui,  Jean  Valjean,  l'homme 
régénéré,  l'homme  qui  avait  tant  travaillé  à  son 
âme,  l'homme  qui  avait  fait  tant  d'elforts  pour 
résoudre  toute  la  vie,  toute  la  "misère  et  tout  le 
malheur  en  amour,  il  regarda  en  lui-même  et 
il  y  vit  un  spectre,  la  Haine. 

Les  grandes  douleurs  contiennent  de  l'accable- 
ment. Elles  découragent  d'être.  L'homme  chez 
lequel  elles  entrent  sent  quelque  chose  se  reti- 
rer de  lui.  Dans  la  jeunesse,  leur  visite  est 
lugubre;  plus    tard,    elle  est  sinistre.   Hélas, 


BUVARD,  BAVARD.  3oo 

quand  le  sang  est  chaud,  quand  les  cheveux 
sont  noirs,  quand  la  tête  est  droite  sur  le  corps 
comme  la  flamme  sur  le  flambeau,  quand  le  rou- 
leau de  la  destinée  a  encore  presque  toute  son 
épaisseur,  quand  le  cœur,  plein  d'un  amour 
désirable,  a  encore  des  battements  qu'on  peut 
lui  rendre,  quand  on  a  devant  soi  le  temps  de  ré- 
parer, quand  toutes  les  femmes  sont  là,  et  tous 
les  sourires,  et  tout  l'avenir,  et  tout  l'horizon, 
quand  la  force  de  la  vie  est  complète ,  si  c'est 
une  chose  effroyable  que  le  désespoir,  qu'est-ce 
donc  dans  la  vieillesse,  quand  les  années  se  pré- 
cipitent de  plus  en  plus  blêmissantes,  à  cette 
heure  crépusculaire  où  l'on  commence  à  voir 
les  étoiles  de  la  tombe  ! 

Tandis  qu'il  songeait ,  Toussaint  entra.  Jean 
Valjean  se  leva,  et  lui  demanda  : 

—  De  quel  côté  est-ce?  savez-vous? 
Toussaint  stupéfaite,  ne  put  que  lui  répondre  : 

—  Plaît-il? 

Jean  Valjean  reprit  : 

—  Ne  m'avez-vous  pas  dit  tout  à  l'heure  qu'on 
se  bat? 

—  Ah!  oui,   monsieur,   répondit  Toussaint 
C'est  du  côté  de  Saint-Mcrry. 


356  LES  MISERABLES. 

Il  y  a  tel  mouvement  machinal  qui  nous  vient, 
à  notre  insu  même,  de  notre  pensée  la  plus  pro- 
fonde. Ce  fut  sans  doute  sous  l'impulsion  d'un 
mouvement  de  ce  genre,  et  dont  il  avait  à  peine 
conscience,  que  Jean  Valjean  se  trouva  cinq 
minutes  après  dans  la  rue. 

Il  était  nu-tête,  assis  sur  la  borne  de  la  porte 
de  sa  maison.  Il  semblait  écouter. 

La  nuit  était  venue. 


II 


Le  gamin  ennemi  des  lumières 


Combien  de  temps  passa-t-il  ainsi?  Quels 
furent  les  flux  et  les  reflux  de  cette  méditation 
tragique?  se  redressa-t-il ?  resta-t-il  ployé? 
avait-il  été  courbé  jusqu'à  être  brisé?  pouvait-il 
se  redresser  encore  et  reprendre  pied  dans  sa 
ce  h  science  sur  quelque  chose  de  solide?  Il  n'au- 
rait probablement  pu  le  dire  lui-même. 

La  rue  était  déserte.  Quelques  bourgeois  in- 
quiets qui  rentraient  rapidement  chez  eux  l'aper- 
çurent à  peine.  Chacun  pour  soi  dans  les  temps 
de  péril.  L'allumeur  de  nuit  vint  comme  à  l'or- 
dinaire allumer  le  réverbère  qui  était  préci 
ment  placé  en  face  de  la  porte  du  n°  7,  et  s'en 

30. 


358  LES  MISERABLES. 

alla.  Jean  Valjean,  à  qui  l'eût  examiné  dans 
cette  ombre,  n'eût  pas  semblé  un  homme  vivant. 
Il  était  là,  assis  sur  la  borne  de  sa  porte,  immo- 
bile comme  une  larve  de  glace.  Il  y  a  de  la  con- 
gélation dans  le  désespoir.  On  entendait  le  toc- 
sin et  de  vagues  rumeurs  orageuses.  Au  milieu 
de  toutes  ces  convulsions  de  la  cloche  mêlée  à 
l'émeute,  l'horloge  de  Saint-Paul  sonna  onze 
heures,  gravement  et  sans  se  hâter,  car  le  toc- 
sin, c'est  l'homme;  l'heure,  c'est  Dieu.  Le  pas- 
sage de  l'heure  ne  fit  rien  à  Jean  Valjean  ;  Jean 
Valjean  ne  remua  pas.  Cependant,  à  peu  près 
vers  ce  moment-là,  une  brusque  détonation 
éclata  du  côté  des  Halles,  une  seconde  la  suivit, 
plus  violente  encore  ;  c'était  probablement  cette 
attaque  de  la  barricade  de  la  rue  de  la  Chanvre- 
rie  que  nous  venons  de  voir  repoussée  par  Ma- 
rius.  A  cette  double  décharge,  dont  la  furie 
semblait  accrue  par  la  stupeur  de  la  nuit,  Jean 
Valjean  tressaillit;  il  se  dressa  du  côté  d'où  le 
bruit  venait;  puis  il  retomba  sur  la  borne,  il 
croisa  les  bras,  et  sa  tête  revint  lentement  se 
poser  sur  sa  poitrine. 

Il  reprit  son   ténébreux   dialogue   avec  lui- 
même. 


LE  GAMIN  ENNEMI  DES  LUMIERES.  5o3 

Tout  à  coup  il  leva  les  yeux,  on  marchait 
dans  la  rue,  il  entendait  des  pas  près  de  lui,  il 
regarda ,  et ,  à  la  lueur  du  réverbère ,  du  côté  de 
la  rue  qui  aboutit  aux  Archives ,  il  aperçut  une 
figure  livide,  jeune  et  radieuse. 

Gavroche  venait  d'arriver  rue  de  l'Homnie- 
Armé. 

Gavroche  regardait  en  l'air,  et  avait  l'air  de 
chercher.  Il  voyait  parfaitement  Jean  Valjean, 
mais  il  ne  s'en  apercevait  pas. 

Gavroche,  après  avoir  regardé  en  l'air,  regar- 
dait en  bas;  il  se  haussait  sur  la  pointe  des 
pieds  et  tâtait  les  portes  et  les  fenêtres  des  rez- 
de-chaussée;  elles  étaient  toutes  fermées,  ver- 
rouillées et  cadenassées.  Après  avoir  constaté 
cinq  ou  six  devantures  de  maisons  barricadées 
de  la  sorte,  le  gamin  haussa  les  épaules,  et 
entra  en  matière  avec  lui-môme  en  ces  termes  : 

—  Pardi  ! 

Puis  il  se  remit  à  regarder  en  l'air. 

Jean  Valjean,  qui,  l'instant  d'auparavant, 
dans  la  situation  dame  où  il  était,  n'eût  parlé  ni 
même  répondu  à  personne,  se  sentit  irrésisti- 
blement poussé  à  adresser  la  parole  à  cet  en- 
fant. 


560  LES  MISÉRABLES. 

—  Petit,  dit-il,  qu'est-ce  que  tu  as  ? 

—  J'ai  que  j'ai  faim,  répondit  Gavroche  nette- 
ment. Et  il  ajouta  :  Petit  vous-même. 

Jean  Valjean  fouilla  dans  son  gousset  et  en 
tira  une  pièce  de  cinq  francs. 

Mais  Gavroche,  qui  était  de  l'espèce  du  ho- 
che-queue et  qui  passait  vite  d'un  geste  à  l'autre, 
venait  de  ramasser  une  pierre.  Il  avait  aperçu 
le  réverbère. 

—  Tiens,  dit-il,  vous  avez  encore  vos  lan- 
ternes ici.  Vous  n'êtes  pas  en  règle,  mes  amis. 
C'est  du  désordre.  Cassez-moi  ça. 

Et  il  jeta  la  pierre  dans  le  réverbère  dont  la 
vitre  tomba  avec  un  tel  fracas  que  des  bour- 
geois, blottis  sous  leurs  rideaux  dans  la  maison 
d'en  face,  crièrent  :  Voilà  Quatre-vingt-treize! 

Le  réverbère  oscilla  violemment  et  s'éteignit. 
La  rue  devint  brusquement  noire. 

—  C'est  ça,  la  vieille  rue,  fit  Gavroche,  mets 
ton  bonnet  de  nuit. 

Et  se  tournant  vers  Jean  Valjean  : 

—  Comment  est-ce  que  vous  appelez  ce  i  lo- 
nument  gigantesque  que  vous  avez  là  au  bout 
de  la  rue?  C'est  les  Archives,  pas  vrai?  Il  fau- 
drait me  chiffonner  un  peu  ces  grosses  bétcs  de 


LE  GAMIN  EN"XEMI  DES  LUMIÈRES.  361 

colonncs-là,  et  en  faire  gentiment  une  barri- 
cade. 
Jean  Valjean  s'approcha  de  Gavroche. 

—  Pauvre  être,  dit-il  à  demi  voix  et  se  par- 
lant à  lui-même,  il  a  faim. 

Et  il  lui  mit  la  pièce  de  cent  sous  dans  la 
main. 

Gavroche  leva  le  nez ,  étonné  de  la  grandeur 
de  ce  gros  sou;  il  le  regarda  dans  l'obscurité, 
et  la  blancheur  du  gros  sou  l'éblouit.  Il  connais- 
sait les  pièces  de  cinq  francs  par  ouï-dire  ;  leur 
réputation  lui  était  agréable  ;  il  fut  charmé  d'en 
voir  une  de  près.  Il  dit  :  contemplons  le  tigre. 

Il  le  considéra  quelques  instants  avec  extase  ; 
puis,  se  retournant  vers  Jean  Valjean,  il  lui 
tendit  la  pièce  et  lui  dit  majestueusement  : 

—  Bourgeois,  j'aime  mieux  casser  les  lan- 
ternes. Reprenez  votre  bête  féroce.  On  ne  me 
corrompt  point.  Ça  a  cinq  griffes;  mais  ça  ne 
m'égratigne  pas. 

—  As-tu  une  mère?  demanda  Jean  Valjean. 
Gavroche  répondit  : 

—  Peut-être  plus  que  vous. 

—  Eh  bien,  reprit  Jean  Valjean,  garde  cet 
argent  pour  ta  mère. 


3G2  LES  MISÉRABLES. 


Gavroche  se  sentit  remué.  D'ailleurs  il  venait 
de  remarquer  que  l'homme  qui  lui  parlait  n'avait 
pas  de  chapeau,  et  cela  lui  inspirait  confiance. 

—  Vrai,  dit-il,  ce  n'est  par  pour  m'empêcher 
de  casser  les  réverbères  ? 

—  Casse  tout  ce  que  tu  voudras. 

—  Vous  êtes  un  brave  homme ,  dit  Gavroche. 
Et  il  mit  la  pièce  de  cinq  francs  dans  une  de 

ses  poches. 
Sa  confiance  croissant,  il  ajouta  : 

—  Êtes-vous  de  la  rue? 

—  Oui,  pourquoi? 

—  Pourriez- vous  m'indiquer  le  numéro  7  ? 

—  Pourquoi  faire,  le  numéro  7? 

Ici  l'enfant  s'arrêta,  il  craignit  d'en  avoir 
trop  dit,  il  plongea  énergiquement  ses  ongles 
dans  ses  cheveux,  et  se  borna  à  répondre  : 

—  Ah!  voilà. 

Une  idée  traversa  l'esprit  de  Jean  Valjean. 
L'angoisse  a  de  ces  lucidités-là.  11  dit  à  L'en- 
fant : 

—  Est-ce  que  c'est  toi  qui  m'apportes  la  lettre 
que  j'attends? 

—  Vous?  dit  Gavroche.  Vous  n'êtes  pas  une 
femme. 


LE  GAMIN  ENNEMI  DES  LUMIÈRES.  363 

—  La  lettre  est  pour  mademoiselle  Cosette, 
n'est-ce  pas? 

—  Cosette?  grommela  Gavroche.  Oui,  je  crois 
que  c'est  ce  drôle  de  nom-là. 

—  Eh  bien,  reprit  Jean  Valjean,  c'est  moi  qui 
dois  lui  remettre  la  lettre.  Donne. 

—  En  ce  cas,  vous  devez  savoir  que  je  suis 
envoyé  de  la  barricade? 

—  Sans  doute,  dit  Jean  Valjean. 
Gavroche  engloutit  son  poing  dans  une  autre 

de  ses  poches  et  en  tira   un  papier   plié   en 
quatre. 

Puis  il  fit  le  salut  militaire. 

—  Respect  à  la  dépêche,  dit-il.  Elle  vient  du 
gouvernement  provisoire. 

—  Donne,  dit  Jean  Valjean. 

Gavroche  tenait  le  papier  élevé  au  dessus  de 
sa  tête. 

—  Ne  vous  imaginez  pas  que  c'est  là  un  billet 
doux.  C'est  pour  une  femme,  mais  c'est  pour  le 
peuple.  Nous  autres,  nous  nous  battons,  et  nous 
respectons  le  sexe.  Nous  ne  sommes  pas  comme 
dans  le  grand  monde  où  il  y  a  des  lions  qui  en- 
voient des  poulets  à  des  chameaux. 

—  Donne. 


3C4  LES  MISÉRABLES. 

—  Au  fait,  continua  Gavroche,  vous  m'avez 
l'air  d'une  brave  homme. 

—  Donne  vite. 

—  Tenez. 

Et  il  remit  le  papier  à  Jean  Valjean. 

—  Et  dépêchez-vous,  monsieur  Chose,  puis- 
que mamselle  Chosette  attend. 

Gavroche  fut  satisfait  d'avoir  produit  ce  mot. 
Jean  Valjean  reprit  : 

—  Est-ce  à  Saint-Merry  qu'il  faudra  porter  la 
réponse? 

—  Vous  feriez-là,  s'écria  Gavroche,  une  de  ces 
pâtisseries  vulgairement  nommées  brioches. 
Cette  lettre  vient  de  la  barricade  de  la  rue  de 
la  Chanvrerie,  et  j'y  retourne.  Bonsoir,  citoyen. 

Cela  dit,  Gavroche  s'en  alla,  ou,  pour  mieux 
dire,  reprit  vers  le  lieu  d'où  il  venait  son  vol 
d'oiseau  échappé.  Il  se  replongea  dans  l'obscu- 
rité comme  s'il  y  faisait  un  trou,  avec  la  rapi- 
dité rigide  d'un  projectile;  la  ruelle  de  l'Homme- 
Armé  redevint  silencieuse  et  solitaire;  en  un 
clin  d'œil,  cet  étrange  enfant,  qui  avait  de  l'om- 
bre et  du  rêve  en  lui,  s'était  enfoncé  dans  la 
brume  de  ces  rangées  de  maisons  noires,  et  s'y 
était  perdu  comme  de  la  fumée  dans  des  ténè- 


LE  GAMIN  ENNEMI  DES  LUMIÈRES.  ÔG5 

bres  ;  et  l'on  eût  pu  le  croire  dissipé  et  évanoui, 
si ,  quelques  minutes  après  sa  disparition ,  une 
éclatante  cassure  de  vitre  et  le  patatras  splen- 
dide  d'un  réverbère  croulant  sur  le  pavé,  n'eus- 
sent brusquement  réveillé  de  nouveau  les  bour- 
geois indignés.  C'était  Gavroche  qui  passait  rue 
du  Chaume. 


III 


Pendant  que  Cosette  et  Toussaint  dorment 


Jean  Valjean  rentra  avec  la  lettre  de  Marius. 

Il  monta  l'escalier  à  tâtons,  satisfait  des  ténè- 
bres comme  le  hibou  qui  tient  sa  proie,  ouvrit 
et  referma  doucement  sa  porte,  écouta  s'il  n'en- 
tendait aucun  bruit,  constata  que,  selon  toute 
apparence,  Cosette  et  Toussaint  dormaient, 
plongea  dans  la  bouteille  du  briquet  Fumade 
trois  ou  quatre  allumettes  avant  de  pouvoir  faire 
jaillir  l'étincelle,  tant  sa  main  tremblait;  il  y 
avait  du  vol  dans  ce  qu'il  venait  de  faire.  Enfin, 
sa  chandelle  fut  allumée,  il  s'accouda  sur  la 
table,  déplia  le  papier,  et  lut. 

Dans  les  émotions  violentes,  on  ne  lit  pas,  on 


PENDANT  QUE  COSETTE,   ETC.  367 

terrasse  pour  ainsi  dire  le  papier  qu'on  tient, 
on  l'étreint  comme  une  victime,  on  le  froisse, 
on  enfonce  dedans  les  ongles  de  sa  colère  ou  de 
son  allégresse;  on  court  à  la  fin,  on  saute  au 
commencement  ;  l'attention  a  la  fièvre  ;  elle 
comprend  en  gros,  à  peu  près,  l'essentiel  ;  elle 
saisit  un  point,  et  tout  le  reste  disparait.  Dans 
le  billet  de  Marius  à  Cosette,  Jean  Valjean  ne 
vit  que  ces  mots  : 

«  ...  Je  meurs.  Quand  tu  liras  ceci,  mon  àme  sera 
près  de  toi.  » 

En  présence  de  ces  deux  lignes,  il  eut  un 
éblouissement  horrible;  il  resta  un  moment 
comme  écrasé  du  changement  d'émotion  qui  se 
faisait  en  lui,  il  regardait  le  billet  de  Marius 
avec  une  sorte  d'étonnement  ivre;  il  avait  de- 
vant les  yeux  cette  splendeur ,  la  mort  de  l'être 
haï. 

Il  poussa  un  affreux  cri  de  joie  intérieure. 
Ainsi,  c'était  fini.  Le  dénoûment  arrivait  plus 
vite  qu'on  n'eût  osé  l'espérer.  Letre  qui  encqni- 
brait  sa  destinée  disparaissait.  Il  s'en  allait  de 
lui-même,  librement,  de  bonne  volonté.  Sans 


568  LES  MISÉRABLES. 

que  lui,  Jean  Valjean,  eût  rien  fait  pour  cela, 
sans  qu'il  y  eût  de  sa  faute,  «  cet  homme  »  allait 
mourir.  Peut-être  même  était-il  déjà  mort.  — 
Ici  sa  fièvre  fit  des  calculs.  —  Non.  Il  n'est  pas 
encore  mort.  La  lettre  a  été  visiblement  écrite 
pour  être  lue  par  Cosette  le  lendemain  matin  ; 
depuis  ces  deux  décharges  qu'on  a  entendues 
entre  onze  heures  et  minuit,  il  n'y  a  rien  eu  ;  la 
barricade  ne  sera  sérieusement  attaquée  qu'au 
point  du  jour;  mais  c'est  égal,  du  moment  où 
«  cet  homme  »  est  mêlé  à  cette  guerre,  il  est 
perdu;  il  est  pris  dans  l'engrenage.  —  Jean  Val- 
jean se  sentait  délivré.  Il  allait  donc,  lui,  se 
retrouver  seul  avec  Cosette.  La  concurrence 
cessait;  l'avenir  recommençait.  Il  n'avait  qu'à 
garder  ce  billet  dans  sa  poche.  Cosette  ne  sau- 
rait jamais  ce  que  «  cet  homme  »  était  devenu. 
«  Il  n'y  a  qu'à  laisser  les  choses  s'accomplir. 
«  Cet  homme  ne  peut  échapper.  S'il  n'est  pas 
«  mort  encore,  il  est  sûr  qu'il  va  mourir.  Quel 
«  bonheur  !  » 

Tout  cela  dit  en  lui-même,  il  devint  sombre. 
Pnis  il  descendit  et  réveilla  le  portier. 

Environ  une  heure  après,  Jean  Valjean  sortait 
en  habit  complet  de  garde  national  et  en  armes. 


PENDANT  QUE  COSETTE,  ETC.  569 

Le  portier  lui  avait  aisément  trouvé  dans  le  voi- 
sinage de  quoi  compléter  son  équipement.  Il 
avait  un  fusil  chargé  et  une  giberne  pleine  de 
cartouches.  Il  se  dirigea  du  côté  des  Halles. 


31. 


IV 


Les  excès  de  zèle  de  Gavroche 


Cependant  il  venait  d'arriver  une  aventure  à 
Gavroche. 

Gavroche,  après  avoir  consciencieusement  la- 
pidé le  réverbère  de  la  rue  du  Chaume,  aborda 
la  rue  des  Vieilles-IIaudriettes,  et  n'y  voyant 
pas  «  un  chat,  »  trouva  l'occasion  bonne  pour 
entonner  toute  la  chanson  dont  il  était  ca- 
pable. 

Sa  marche,  loin  de  se  ralentir  par  le  chant, 
s'en  accélérait.  Il  se  mit  à  semer  le  long  des 


LES  EXCES  DE  ZELE  DE  GAVROCHE.        Ô71 

maisons  endormies  ou  terrifiées  ces  couplets 
incendiaires  : 


L'oiseau  médit  dans  les  charmilles. 
Et  prétend  qu'hier  Atala 
Avec  un  russe  s'en  alla. 

Où  vont  les  belles  filles. 
Lon  la. 


Mon  ami  pierrot,  tu  babilles. 
Parce  que  l'autre  jour  Mila 
Cogna  sa  vitre,  et  m'appela. 

Où  vont  les  belles  filles, 
Lon  la. 


Les  drôlesses  sont  fort  gentilles  : 
Leur  poison  qui  m'ensorcela 
("iriserait  monsieur  Orfila. 

(  )n  vont  les  belles  filles. 
Lon  la. 


372  LES  MISÉRABLES. 

J'aime  l'amour  et  ses  bisbilles, 
J'aime  Agnès,  j'aime  Paméla, 
Lise  en  m'allumant  se  brûla. 

Où  vont  les  belles  filles, 
Lon  la. 


Jadis,  quand  je  vis  les  mantilles 
De  Suzette  et  de  Zéila, 
Mon  àme  à.  leurs  plis  se  mêla 

Où  vont  les  belles  filles. 
Lon  la. 

Amour,  quand,  dans  l'ombre  où  tu  brilles, 
Tu  coiffes  de  roses  Lola, 
Je  me  damnerais  pour  cela. 

Où  vont  les  belles  filles, 
Lon  la. 

Jeanne,  à  ton  miroir  tu  t'habilles  ! 
Mon  cœur  un  beau  jour  s'envola  ; 
Je  crois  que  c'est  Jeanne  qui  l'a. 

Où  vont  les  belles  filles, 
Lon  la. 


LES  EXCÈS  DE  ZÈLE  DE  GAVROCHE.  373 

Le  soir,  en  sortant  des  quadrilles, 
Je  montre  aux  étoiles  Stella 
Et  je  leur  dis  :  regardez-la. 

Où  vont  les  belles  filles, 
Lon  la. 


Gavroche,  tout  en  chantant,  prodiguait  la 
pantomime.  Le  geste  est  le  point  d'appui  du 
refrain.  Son  visage,  inépuisable  répertoire  de 
masques,  faisait  des  grimaces  plus  convulsives 
et  plus  fantasques  que  les  bouches  d'un  linge 
troué  dans  un  grand  vent.  Malheureusement, 
comme  il  était  seul  et  dans  la  nuit,  cela  n'était 
ni  vu,  ni  visible.  Il  y  a  de  ces  richesses  per- 
dues. 

Soudain  il  s'arrêta  court. 

—  Interrompons  la  romance,  dit-il. 

Sa  prunelle  féline  venait  de  distinguer  dans 
le  renfoncement  d'une  porte  cochère  ce  qu'on 
appelle  en  peinture  un  ensemble,  c'est  à  dire 
un  être  et  une  chose;  la  chose  était  une  char- 
rette à  bras,  l'être  était  un  auvergnat  qui  dor- 
mait dedans. 

Les  bras  de  la  charrette  s'appuyaient  sur  Je 


37*  LES  MISÉRABLES. 

pavé  et  la  tête  de  l'auvergnat  s'appuyait  sur  le 
tablier  de  la  charrette.  Son  corps  se  pelotonnait 
sur  ce  plan  incliné  et  ses  pieds  touchaient  la 
terre. 

Gavroche,  avec  son  expérience  des  choses  de 
ce  monde,  reconnut  un  ivrogne. 

C'était  quelque  commissionnaire  du  coin  qui 
avait  trop  bu  et  qui  dormait  trop. 

—  Voilà,  pensa  Gavroche,  à  quoi  servent  les 
nuits  d'été.  L'auvergnat  s'endort  dans  sa  char- 
rette. On  prend  la  charrette  pour  la  république 
et  on  laisse  l'auvergnat  à  la  monarchie. 

Son  esprit  venait  d'être  illuminé  par  la  clarté 
que  voici  : 

—  Cette  charrette  ferait  joliment  bien  sur 
notre  barricade. 

L'auvergnat  ronflait. 

Gavroche  tira  doucement  la  charrette  par 
l'arrière  et  l'auvergnat  par  l'avant,  c'est  à  dire 
par  les  pieds,  et  au  bout  d'une  minute,  l'auver- 
gnat, imperturbable,  reposait  à  plat  sur  le 
pavé. 

La  charrette  était  délivrée. 

Gavroche,  habitué  à  faire  face  de  toutes  parts 
à  l'imprévu,   avait   toujours  tout   sur  lui.    Il 


LES  EXCÈS  DE  ZÈLE  DE  GAVROCHE.         575 

fouilla  dans  une  de  ses  poches,  et  en  tira  un 
chiffon  de  papier  et  un  bout  de  crayon  rouge 
chipé  à  quelque  charpentier. 
Il  écrivit  : 

«  République  française. 

■  Reçu  ta  charrette.  ■ 

Et  il  signa  :  «  Gavroche.  » 

Cela  fait,  il  mit  le  papier  dans  la  poche  du 
gilet  de  velours  de  l'auvergnat  toujours  ron- 
flant, saisit  le  brancard  dans  ses  deux  poings, 
et  partit,  dans  la  direction  des  Halles,  poussant 
devant  lui  la  charrette  au  grand  galop  avec  un 
glorieux  tapage  triomphal. 

Ceci  était  périlleux.  Il  y  avait  un  poste  à  l'Im- 
primerie royale.  Gavroche  n'y  songeait  pas.  Ce 
poste  était  occupé  par  des  gardes  nationaux  de 
la  banlieue.  Un  certain  éveil  commençait  à 
émouvoir  l'escouade,  et  les  têtes  se  soulevaient 
sur  les  lits  de  camp.  Deux  réverbères  brisés 
coup  sur  coup,  cette  chanson  chantée  à  tue- 
téte,  cela  était  beaucoup  pour  des  rues  si  pol- 


376  LES  MISERABLES. 

tronnes,  qui  ont  envie  de  dormir  au  coucher  du 
soleil,  et  qui  mettent  de  si  bonne  heure  leur 
éteignoir  sur  leur  chandelle.  Depuis  une  heure 
le  gamin  faisait  dans  cet  arrondissement  pai- 
sible le  vacarme  d'un  moucheron  dans  une  bou- 
teille. Le  sergent  de  la  banlieue  écoutait.  Il 
attendait.  C  était  un  homme  prudent. 

Le  roulement  forcené  de  la  charrette  combla 
la  mesure  de  l'attente  possible,  et  détermina  le 
sergent  à  tenter  une  reconnaissance. 

—  Ils  sont  là  toute  une  bande  !  dit-il ,  allons 
doucement. 

Il  était  clair  que  l'hydre  de  l'anarchie  était 
sortie  de  sa  boîte  et  qu'elle  se  démenait  dans  le 
quartier. 

Et  le  sergent  se  hasarda  hors  du  poste  à  pas 
sourds. 

Tout  à  coup,  Gavroche,  poussant  sa  char- 
rette, au  moment  où  il  allait  déboucher  de  la 
rue  des  Vieilles-Haudriettes,  se  trouva  face  à 
face  avec  un  uniforme ,  un  shako ,  un  plumet  et 
un  fusil. 

Pour  la  seconde  fois,  il  s'arrêta  net. 

—  Tiens,  dit-il,  c'est  lui.  Bonjour,  l'ordre  pu- 
blic. 


LES  EXCÈS  DE  ZÈLE  DE  GAVROCHE.         377 

Les  étonnements  de  Gavroche  étaient  courts 
et  dégelaient  vite. 

—  Où  vas-tu,  voyou?  cria  le  sergent. 

—  Citoyen,  dit  Gavroche,  je  ne  vous  ai  pas 
encore  appelé  bourgeois.  Pourquoi  m'insultez- 
vous? 

—  Où  vas-tu,  drôle? 

—  Monsieur ,  reprit  Gavroche  ,  vous  étiez 
peut-être  hier  un  homme  d'esprit,  mais  vous 
avez  été  destitué  ce  matin. 

—  Je  te  demande  où  tu  vas,  gredin? 
Gavroche  répondit  : 

—  Vous  parlez  gentiment,  Vrai,  on  ne  vous 
donnerait  pas  votre  âge.  Vous  devriez  vendre 
tous  vos  cheveux  cent  francs  la  pièce.  Cela  vous 
ferait  cinq  cents  francs. 

—  Où  vas-tu?  où  vas-tu?  où  vas-tu,  bandit? 
Gavroche  repartit  : 

—  Voilà  de  vilains  mots.  La  première  fois 
qu'on  vous  donnera  à  téter,  il  faudra  qu'on  vous 
essuie  mieux  la  bouche. 

Le  sergent  croisa  la  baïonnette. 

—  Me  diras-tu  où  tu  vas,  à  la  fin,  misérable? 

—  Mon  général,  dit  Gavroche,  je  vas  chercher 
le  médecin  pour  mon  épouse  qui  est  en  couche. 

T.  VIII.  H 


37S  LES  MISERABLES. 

—  Aux  armes  !  cria  le  sergent. 

Se  sauver  par  ce  qui  vous  a  perdu,  c'est  là  le 
chef-d'œuvre  des  hommes  forts  ;  Gavroche  me- 
sura d'un  coup  d'œil  toute  la  situation.  C'était  la 
charrette  qui  l'avait  compromis,  c'était  à  la 
charrette  de  le  protéger. 

Au  moment  où  le  sergent  allait  fondre  sur 
Gavroche,  la  charrette,  devenue  projectile  et 
lancée  à  tour  de  bras,  roulait  sur  lui  avec  furie, 
et  le  sergent  atteint  en  plein  ventre,  tombait  à 
la  renverse  dans  le  ruisseau  pendant  que  son 
fusil  partait  en  l'air. 

Au  cri  du  sergent,  les  hommes  du  poste  étaient 
sortis  pêle-mêle  ;  le  coup  de  fusil  détermina  une 
décharge  générale  au  hasard,  après  laquelle  on 
rechargea  les  armes  et  l'on  recommença. 

Cette  mousquetade  à  colin-maillard  dura  un 
bon  quart  d'heure,  et  tua  quelques  carreaux  de 
vitre. 

Cependant  Gavroche,  qui  avait  éperdument 
rebroussé  chemin,  s'arrêtait  a  cinq  ou  six  rues 
de  là,  et  s'assevait  haletant  sur  la  borne  qui  fait 
le  coin  des  Enfants-Rouges. 

Il  prêtait  l'oreille. 

Après  avoir  souille  quelques  instants,  il  se 


LES  EXCÈS  DE  ZELE  DE  GAVROCHE.         579 

tourna  du  côté  où  la  fusillade  faisait  rage,  éleva 
sa  main  gauche  à  la  hauteur  de  son  nez,  et  la 
lança  trois  fois  en  avant  en  se  frappant  de  la 
main  droite  le  derrière  de  la  tête  ;  geste  souve- 
rain dans  lequel  la  gaminerie  parisienne  a  con- 
densé l'ironie  française ,  et  qui  est  évidemment 
efficace,  puisqu'il  a  déjà  duré  un  demi  siècle. 

Cette  gaîté  fut  troublée  par  une  réflexion 
amère. 

—  Oui ,  dit-il,  je  pouffe,  je  me  tords,  j'abonde 
en  joie,  mais  je  perds  ma  route,  il  va  falloir  faire 
un  détour.  Pourvu  que  j'arrive  à  temps  à  la  bar- 
ricade! 

Là  dessus,  il  reprit  sa  course. 
Et  tout  en  courant  : 

—  Ah  çà,  où  en  étais-je  donc?  dit-il. 

Il  se  remit  à  chanter  sa  chanson  en  s'enfon- 
çant  rapidement  dans  les  rues,  et  ceci  décrut 
dans  les  ténèbres  : 

Mais  il  reste  eneor  des  bastilles, 
Et  je  vais  mettre  le  holà 
Dans  l'ordre  public  que  voilà. 

Où  vont  les  belles  filles, 
Lon  la. 


580  LES  MISÉRABLES. 

Quelqu'un  veut-il  jouer  aux  quilles? 
Tout  le  vieux  monde  s'écroula 
Quand  la  grosse  boule  roula. 

Où  vont  les  belles  fdles, 
Lon  la. 


Vieux  bon  peuple,  à  coups  de  béquilles, 
Cassons  ce  Louvre  où  s'étala 
La  monarchie  en  falbala. 

Où  vont  les  belles  filles, 
Lon  la. 

Nous  en  avons  forcé  les  grilles, 
Le  roi  Charles  Dix,  ce  jour-là 
Tenait  mal  et  se  décolla. 

Où  vont  les  belles  filles, 
Lon  la. 

La  prise  d'armes  du  poste  ne  fut  point  sans 
résultat.  La  charrette  fut  conquise,  l'ivrogne 
fut  fait  prisonnier.  L'une  fut  mise  en  fourrière; 
l'autre  fut  plus  tard  un  peu  poursuivi  devant  les 
conseils  de  guerre  comme  complice.  Le  minis- 


LES  EXCÈS  DE  ZÈLE  DE  GAVROCHE.        381 

tère  public  d'alors  fit  preuve  en  cette  cir- 
constance de  son  zèle  infatigable  pour  la  dé- 
fense de  la  société. 

L'aventure  de  Gavroche,  restée  dans  la  tradi- 
tion du  quartier  du  Temple,  est  un  des  souvenirs 
les  plus  terribles  des  vieux  bourgeois  du  Ma- 
rais ,  et  est  intitulée  dans  leur  mémoire  :  Atta- 
que nocturne  du  poste  de  l'Imprimerie  royale. 


FIN  DU  TOME  HUITIEME 
HT  DE  LA  QUATRIÈME   PARTIE 


TABLE 

DE  LA  QUATRIÈME  PARTIE 


I/IDYLLE  RIE  PLU1KT  ET  L'ÉPOPÉE  KIE  SAM-DENIS 
TOME    PREMIER 

LIVRE  PREMIER 

QUELQUES  PAGES  D'HISTOIRE 

Pages 

I.  Bien  coupé 9 

II.  Mal  cousu 21 

III.  Louis-Philippe 28 

IV.  Lézardes  sous  la  fondation 4:5 

V.  Faits  d'où  L'histoire  sort  et  que  l'histoire  ignore   .  î>8 

VI   Enjolras  et  ses  lieutenants 81 


384  TABLE. 

LIVRE  DEUXIÈME 
ÉPONINE 

I.  Le  champ  de  l'Alouette 93 

II.  Formation  embryonnaire  des  crimes  dans  l'incu- 

bation des  prisons 105 

III.  Apparition  au  père  Mabeuf 115 

IV.  Apparition  à  Marius 124 

LIVRE  TROISIÈME 

LA  MAISON  DE  LA  RUE  PLUMET 

I.  La  maison  à  secret 137 

II.  Jean  Valjean  garde  national 118 

III.  Foliis  ac  frondibus 152 

IV.  Changement  de  grille 160 

V.  La  rose  s'aperçoit  qu'elle  est  une  machine  de  guerre  170 

VI.  La  bataille  commence 179 

VII.  A  tristesse,  tristesse  et  demie 186 

VIII.  La  cadène 197 

LIVRE  QUATRIÈME 

SECOURS  D'EN  BAS  PEUT  ÊTRE  SECOURS  D'EN  HAUT 

I.  Blessure  au  dehors,  gueïison  au  dedans.    ...    219 
II.  La  mère  Plutarque  n'est  pas  embarrassée  pour 

expliquer  un  phénomène -- < 


TABLE.  585 

LIVRE  CINQUIÈME 

DONT   LA  FIN  NE  RESSEMBLE  PAS  AU 
COMMENCEMENT 

I.  La  solitude  et  la  caserne  combinées 243 

II.  Peurs  de  Cosette 247 

III.  Enrichies  des  commentaires  de  Toussaint.  .    .    .    254 

IV.  Un  cœur  sous  une  pierre 260 

V.  Cosette  après  la  lettre 270 

VI.  Les  vieux  sont  faits  pour  sortir  à  propos    .    .    .    273 

LIVRE  SIXIÈME 

LE   PETIT   GAVROCHE 

I.  Méchante  espièglerie  du  vent 28» 

II.  Où  le  petit  Gavroche  tire  parti  de  Napoléon  le 

Grand 292 

III.  Les  péripéties  de  l'évasion 338 

LIVRE  SEPTIÈME 
L'ARGOT 

1.  Origine 369 

II.  Racines 384 

III.  Argot  qui  pleure  et  Argot  qui  rit 401 

IV.  Les  deux  devoirs  :  veiller  et  espérer 411 


586  TABLE. 

TOME   DEUXIÈME 

LIVRE  HUITIÈME 

LES  ENCHANTEMENTS  ET  LES  DÉSOLATIONS 

I.  Pleine  lumière 7 

II.  L'étourdissement  du  bonheur  complet    ....  19 

III.  Commencement  d'ombre 24 

IV.  Cab  roule  en  anglais  et  jappe  en  argot    ....  32 

V.  Choses  de  la  nuit 47 

VI.  Marius  redevient  réel  au  point  de  donner  son 

adresse  à  Cosctte 49 

VII.  Le  vieux  cœur  et  le  jeune  cœur  en  présence    .    .      C2 

LIVRE  NEUVIÈME 
OU  VONT-ILS? 

I.  Jean  Valjean 89 

II.  Marius 93 

III.  M.  Mabcuf »9 

LIVRE    DIXIÈME 
LE  5  JUIN  1S32 

I.  La  surface  de  la  question 109 

II.  Le  fond  de  la  question 117 


TADLE.  387 

III.  L'u  enterrement  :  occasion  de  renaître    ....  130 

IV.  Les  bouillonnements  d'autrefois 142 

V.  Originalité  de  Paris 133 

LIVRE  ONZIÈME 

L'ATOME  FRATERNISE  AVEC  L'OURAGAN 

I.  Quelques  éclaircissements  sur  les  origines  de  la 
poésie  de  Gavroche.  —  Influence  d'un  académi- 
cien sur  cette  poésie 161 

II.  Gavroche  en  marche 167 

III.  Juste  indignation  d'un  perruquier 174 

IV.  L'enfant  s'étonne  du  vieillard 178 

V.  Le  vieillard 182 

VI.  Recrues 186 

LIVRE   DOUZIÈME 

CORINTHE 

I.  Histoire  de  Corinthe  depuis  sa  fondation.     .         .  103 

II.  Galles  préalables    ...  204 

III.  La  nuit  commence  à  se  faire  sur  Grantaire  .     .    .  223 

IV.  Essai  de  consolation  sur  la  veuve  Uuchcloup   .    .  230 
V.  Les  préparatifs 238 

VI.  En  attendant 253 

VII.  L'homme  recruté  rue  des  Billeltes 249 

VIII.  Plusieurs  points  d'interrogation  à  propos  d'un 
nommé  Le  Cabuc  qui  ne  se  nommait  peut-être 

pas  Le  Cabuc 257 


ô88  TABLE. 

LIVRE  TREIZIÈME 
MARIUS  ENTRE  DANS  L'OMBRE 

I.  De  la  rue  Plumet  au  quartier  Saint-Denis    .    .    .    2G9 

II.  Paris  à  vol  de  hibou 275 

III.  L'extrême  bord 281 

LIVRE  QUATORZIÈME 

LES  GRANDEURS  DU  DÉSESPOIR 

I.  Le  drapeau  :  premier  acte 295 

II.  Le  drapeau  :  deuxième  acte 301 

III.  Gavroche  aurait  mieux  fait  d'accepter  la  carabine 

d'Enjolras 307 

IV.  Le  baril  de  poudre 310 

V.  Fin  des  vers  de  Jean  Prouvaire 316 

VI.  L'agonie  de  la  mort  après  l'agonie  de  la  vie    .    .    320 
VII.  Gavroche  profond  calculateur  des  distances   .    .    329 

LIVRE  QUINZIÈME 

LA  RUE  DE  L'HOMME-ARMÉ 

1.  Buvard,  bavard 339 

II.  Le  gamin  ennemi  des  lumières 3."j" 

III.  Pendant  que  Cosclte  et  Toussaint  dorment      .    .  36G 

IV.  Les  excès  de  zèle  de  Gavroche 370 


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