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Full text of "Les moines d'Occident depuis Saint Benoit jusqu'a Saint Bernard"

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BOOK    27  1.M76  1MO    t.  3    cl 
MONTALEMBERT    #    LES    MOINES 
DOCCIDENT 


3    T153    QD0bô777    M 


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in  2009  witii  funding  from 

Boston  Library  Consortium  IVIember  Libraries 


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LES 

MOINES  D'OCCIDENT 


III 


TYPOGRAT'HIE   FIRMIN-DIDOX    ET   C'o.  —  MESNIL    (EUREj. 


i'/ 


LES  MOINES  t-^ 

D  OCCIDENT 

DEPUIS  SAINT  BENOIT  JUSQU'A  SAINT  BERNARD 


LE    COMTE    DE    MONTALEMBERT 

l'un    des  gUARAMF,   DE  L'aCADÉMIE   FRANÇAISE 

Fide  ac  verilate. 
TOME  TROISIÈME 


SIXIEME   EDITION 


PARTS 

LIBRAIRIE    VICTOR   LECOFFRE 

90,     RUE    BONAPARTE,     90 

1893 


■\J- 


3^ 


PRiENOBILI    VIRO 

EDWINO     AYYNDHAM     0  L' I  N  , 

COMITI    DE    DUNRAVEN 

IIIBEUNI.E     ET    BRITANNI^    PAR 

ORDINIS    S.     PATRICII    E  Q  U  I  T  1  , 

COMITI    ITINERIS    COMISSIMO, 

A  M  ICO    IN   ADVERSIS  PROBATISSIMO 

Cl  VI    PRISC^     FIDEI     SIMUL    ACPRATRI.E   LA  U  DIS 

S  E  R  V  A  N  T  I  S  S  I  M  O 

QUI    IN  SUPER, 

EX    ANTIQUISSIMA     INTER    CELTAS    PROGENIE 

E  D  I  T  U  S 

C  E  L  T  I  C  I  S     C  A  T  H  0  L  I  C  I  S  Q  U  E     REBUS 

S  T  R  E  N  U  E    S  E  M  P  E  R    I  N  C  U  B  U  I  T , 

T  E  R  T I U  M    HOC    0  P  E  R  0  S  I    L  A  B  O  R I  S    V  0  L  U  M  E  N 

n.   n.   D. 


CAROLUS    COMES    DE   MONTALEMBERT 


>C\ 


LIVRE  X 


ORIGINES  CHRÉTIENNES  DES  ILES 
BRITANNIQUES 


Dilata  locuni  tentorii  tui,  et  pelles  la- 
bernaculorum  tuorum  extendc,  ne  parcas  : 
longos  fac  fiiniculos  tuos,  et  clavos  tuos 
consolida.  Ad  dexteram  enim  et  ad  kevam 
l)enetrabis  ;  et  semen  tuum  gentes  hœre- 
ditabit. 

ISAIAS,  LIV.  2,  3. 


MOINES   D  OCC,    III. 


CHAPITRE  PREMIER 

La  Grande-Bretagne  avant  la  conversion 
des  Saxons. 


Caractère  du  peuple  anglais  :  héritier  du  peuple  romain,  il  ne  lui 
emprunte  que  sa  grandeur  et  son  orgueil.  —  D'où  lui  est  venue 
sa  religion?  Des  papes  et  des  moines.  —  Les  moines  ont  fait  l'An- 
gleterre comme  les  évoques  ont  fait  la  France.  —  Les  héros  de  la 
résistance  à  l'Empire  :  Caractacus,  Boadicea,  Galgacus.  —  Aucune 
trace  du  droit  romain  en  Angleterre  ;  tout  y  est  celtique  ou  teuto- 
nique.  — La  Bretagne  est  la  première  des  nations  occidentales  qui 
sache  vivre  sans  Rome ,  et  la  première  qui  sache  résister  aux  bar- 
bares. —  Ravages  des  Pietés;  Gildas;  arrivée  des  Anglo-Saxons 
en  Bretagne ,  ils  y  détruisent  l'édilice  du  christianisme  primitif. 

—  Origines  du  christianisme  breton  ;  le  proto-martyr  saint 
Alban.  —  Ravages  des  Saxons;  secours  prodigués  par  la  Papauté. 

—  Mission  de  Palladius,  puis  de  saint  Germain  d'Auxerre.  — 
Bataille  de  l'AUeluia.  —  Le  Breton  Ninian  devient  l'apôtre  des 
Pietés  du  midi:  son  établissement  à  Whitehorn;  férocité  des  Ca- 
lédoniens; sa  mort,  —  Glastonbury;  légende  de  Joseph  d'Arima- 
thie;  tombe  du  roi  Arthur.  —  Situation  de  la  Bretagne  de  450  à 
550;  quatre  races  diverses;  les  Pietés,  les  Scots,  les  Bretons  et 
les  Saxons.  —  D'où  viendra  aux  Saxons  la  lumière  de  l'Évangile  ? 


Il  y  a  dans  l'Europe  moderne,  à  sept  lieues  de  la 
France,  en  vue  de  nos  plages  du  Nord,  un  peuple 
dont  l'empire  est  plus  vaste  que  celui  d'Alexandre 
ou  des  Césars  ^ ,  et  qui  est  à  la  fois  le  plus  libre 

1.  Les  dernières  statistiques  portent  à  ce)^^5oiJ:«l^^e-g^m^or:;ew^^^ 
lions  le  nombre  des  sujets  ou  des  vassaux  delà  couronne  d'Angleterre. 


4  LA  GRANDE-BRETAGNE 

et  le  plus  puissant,  le  plus  riche  et  le  plus  viril, 
le  plus  audacieux  et  le  plus  réglé  qui  soit  au 
monde.  Aucun  peuple  n'offre  une  étude  aussi  ins- 
tructive, un  aspect  aussi  original,  des  contrastes 
aussi  étranges.  A  la  fois  libéral  et  intolérant, 
pieux  et  inhumain,  amoureux  de  l'ordre  et  de 
la  sécurité  autant  que  du  mouvement  et  du  bruit, 
il  unit  un  respect  superstitieux  pour  la  lettre  de  la 
loi  à  la  pratique  la  plus  illimitée  de  l'indépendance 
individuelle.  Versé  comme  nul  autre  dans  tous  les 
arts  de  la  paix  et  néanmoins  invincible  à  la  guerre, 
parfois  même  épris  pour  elle  d'une  passion  effrénée  ; 
trop  souvent  étranger  à  T enthousiasme ,  mais  inca- 
pable de  défaillance,  il  ignore  jusqu'à  la  notion  du 
découragement  ou  de  la  mollesse.  Tantôt  il  mesure 
tout  à  l'aune  de  ses  profits  ou  de  ses  caprices,  tantôt 
il  s'enflamme  pour  une  idée  ou  une  passion  désin- 
téressée. Aussi  mobile  que  pas  un  dans  ses  affections 
et  ses  jugements,  mais  sachant  presque  toujours  se 
contenir  et  s'arrêter  à  temps ,  il  est  doué  à  la  fois 
d'une  initiative  que  rien  n'étonne  et  d'une  per- 
sévérance que  rien  n'abat.  Avide  de  conquêtes  et 
de  découvertes,  il  erre  et  court  aux  extrémités  de  la 
terre,  puis  revient  plus  épris  que  jamais  du  foyer 
domestique,  plus  jaloux  d'en  assurer  la  dignité  et  la 
durée  séculaire.  Ennemi  implacable  de  la  contrainte, 
il  est  l'esclave  volontaire  de  la  tradition  et  de  la 


AVANT  LA  CONVERSION  DES  SAXONS.  o 

discipline  librement  acceptée,  ou  d'un  préjugé  héré- 
ditairement transmis.  Nul  peuple  n'a  été  plus  souvent 
conquis,  nul  n'a  su  mieux  absorber  et  transformer 
ses  conquérants.  Nul  n'a  persécuté  le  catholicisme 
avec  un  plus  sanguinaire  acharnement;  encore  au- 
jourd'hui ,  nul  ne  semble  plus  hostile  à  l'Eglise ,  et 
cependant  nul  n'en  a  plus  besoin  ;  nul  aussi  ne  lui 
fait  plus  défaut;  nul  n'a  laissé  dans  son  sein  un 
vide  plus  irréparable  ;  nul  enfui  n'a  prodigué  à  nos 
évêques,  à  nos  prêtres,  à  nos  religieux  proscrits  une 
plus  généreuse  hospitalité.  Inaccessible  aux  orages 
modernes,  cette  île  a  été  un  asile  inviolable  pour 
nos  pères  et  nos  princes  exilés,  non  moins  que  pour 
nos  plus  violents  ennemis. 

Ni  l'égoïsme  parfois  sauvage  de  ces  insulaires,  ni 
leur  indifférence  trop  souvent  cynique  pour  les  dou- 
leurs et  la  servitude  d'autrui ,  ne  doivent  nous  faire 
oublier  que  là,  plus  que  partout  ailleurs,  l'homme 
s'appartient  à  lui-même  et  se  gouverne  lui-même. 
C'est  là  que  la  noblesse  de  notre  nature  a  développé 
toute  sa  splendeur  et  atteint  son  niveau  le  plus  élevé. 
C'est  là  que  la  passion  généreuse  de  l'indépendance, 
unie  au  génie  de  l'association  et  à  la  pratique  cons- 
tante de  l'empire  de  soi ,  ont  enfanté  ces  prodiges 
d'énergie  acharnée,  d'indomptable  vigueur,  d'hé- 
roïsme opiniâtre,  qui  ont  triomphé  des  mers  et  des 
climats,  du  temps  et  de  la  distance,  de  la  nature  et  de 


6  LA  GRANDE-BRETAGiNE 

la  tyrannie,  en  excitant  la  perpétnelle  envie  de  tons  les 
peuples  et  l'orgueilleux  enthousiasme  des  Anglais' . 
Aimant  la  liberté  pour  elle-même  et  n'aimant 
rien  sans  elle,  ce  peuple  ne  doit  rien  à  ses  rois,  qui 
n'ont  été  quelque  chose  que  par  lui  et  pour  lui.  Sur 
lui  seul  pèse  la  formidable  responsabilité  de  son 
histoire.  Après  avoir  subi,  autant  et  plus  qu'aucune 
nation  de  l'Europe,  les  horreurs  du  despotisme  po- 
litique et  religieux  au  seizième  et  au  dix- septième 
siècle,  il  a  su,  le  premier  et  le  seul,  s'en  affranchir 
pour  toujours.  Réintégré  dans  son  vieux  droit,  sa 
fière  et  vaillante  nature  lui  a,  depuis  lors,  interdit 
d'abdiquer  entre  des  mains  quelconques  ses  droits, 
ses  destins,  ses  intérêts,  son  libre  arbitre.  Il  sait 
vouloir  et  agir  pour  lui-même  ;  gouvernant ,  soule- 
vant, inspirant  ses  grands  hommes,  au  lieu  d'être 

1 .  Jamais  cet  enthousiasme  ne  s'est  mieux  formulé  que  dans  ces  vers, 
répétés  avec  transport  par  le  grand  moraliste  anglais  du  dernier  siècle, 
Johnson,  le  23  octobre  1773,  au  retour  de  sa  visite  à  l'île  monastique 
d'Iona,  berceau  du  christianisme  britannique,  où  nous  allons  tout  à 
l'heure  transporter  nos  lecteurs  : 

Stern  o'er  each  bosom  Reason  holds  lier  state, 

^^itll  daring aims  irregularly  great  ; 

Pride  in  their  part,  detiauce  in  their  eye, 

I  see  Ihe  lords  of  human  kind  pass  by  ; 

Inlent  on  high  designs,  a  tliouglilful  band, 

By  forms  unlasliioned,  fresli  from  nature's  liand, 

Fieice  in  their  native  hardiness  of  soûl; 

True  to  imagined  riglit,  above  control, 

"Wliile  even  thc  peasantl)oasts  tliese  rights  to  scan 

And  learns  to  venerate  )iimself  as  man. 

GoLDSMiTH,  the  Travello: 


AVANT  LA  COxNVERSION  DES  SAXONS.  7 

séduit,  égare  ou  exploité  par  eux.  Cette  race  anglaise 
a  succédé  à  T orgueil  connue  à  la  grandeur  du 
peuple  dont  elle  est  l'émule  et  Fliéritière,  du  peuple 
romain;  j'entends  les  vrais  Romains  de  la  Répu- 
blique, non  les  vils  Romains  asservis  et  dépravés 
par  Auguste.  Conmie  les  Romains  envers  leurs  tri- 
butaires, elle  a  été  féroce  et  cupide  envers  l'Irlande, 
inlligeant  ainsi  à  sa  victime,  jusqu'en  ces  derniers 
temps,  la  servitude  et  l'abaissement  qu'elle  répudie 
avec  horreur  pour  elle-même.  Gomme  la  Rome  an- 
tique, souvent  haïe  et  trop  souvent  digne  de  haine, 
elle  inspirera  toujours  à  ses  juges  les  plus  favo- 
rables phis  d'admiration  que  d'amour.  Mais  plus 
heureuse  que  Rome,  après  mille  ans  et  plus,  elle  est 
encore  toute  jeune  et  féconde.  Un  progrès  lent, 
obscur,  mais  ininterrompu,  lui  a  créé  un  fonds 
inépuisable  de  force  et  de  vie.  Chez  elle,  la  sève 
débordait  hier  et  débordera  demain.  Plus  heureuse 
que  Rome,  malgré  mille  inconséquences,  mille 
excès,  mille  souillures,  elle  est  de  toutes  les  races 
modernes  et  de  toutes  les  nations  chrétiennes  celle 
qui  a  le  mieux  conservé  les  trois  bases  fondamen- 
tales de  toute  société  digne  de  l'homme  :  l'esprit  de 
liberté,  l'esprit  de  famille  et  l'esprit  religieux. 

Comment  cette  nation,  où  survit  et  triomphe  un 
orgueil  tout  païen,  et  qui  n'en  est  pas  moins  res- 
tée, jusqu'au  sein  de  l'erreur,  la  plus  rehgieusc 


8  LA  GRANDE-BRETAGNE 

de  toutes  les  nations  de  l'Europe ^  comment  est-elle 
devenue  chrétienne?  Gomment  et  par  quelles  mains 
le  christianisme  y  a-t-il  jeté  de  si  indestructibles 
racines?  Question  capitale,  à  coup  sûr,  parmi  les 
plus  capitales  de  Thistoire ,  et  dont  l'intérêt  éclate 
et  redouble  quand  on  songe  que  de  la  conversion 
de  r Angleterre  a  dépendu  et  dépend  encore  la 
conversion  de  tant  de  milhons  d'âmes.  Le  chris- 
tianisme anglais  a  été  le  berceau  du  christianisme 
de  r  Allemagne  ;  du  sein  de  l'Allemagne ,  des  mis- 
sionnaires formés  par  les  Anglo-Saxons  ont  porté 
la  foi  en  Scandinavie  et  chez  les  Slaves ,  et  chaque 
jour,  à  l'heure  qu'il  est,  soit  par  la  féconde  expan- 
sion de  l'orthodoxie  irlandaise,  soit  par  l'impulsion 
obstinée  de  la  propagande  protestante,  il  se  crée  des 
chrétientés,  qui  parlent  anglais  et  vivent  à  l'an- 
glaise, dans  toute  l'Amérique  du  Nord,  dans  les 
deux  Indes,  dans  l'immense  Austrahe  et  dans  les 
îles  de  l'Océan  Pacifique.  C'est  presque  une  moitié 
du  monde  dont  le  christianisme  découle  ou  décou- 
lera de  la  source  qui  a  jailli  sur  le  sol  britannique. 
Or,  à  cette  question  capitale ,  il  est  permis  de 


1.  On  s'étonnera  peut-être  de  cette  affirmation.  Elle  exprime  une 
conviction  fondée  sur  des  comparaisons  et  des  études  personnelles 
faites,  pendant  près  de  quarante  ans,  dans  tous  les  pays  de  l'Europe, 
excepté  en  Russie,  Elle  s'accorde,  d'ailleurs,  avec  les  résultats  donnés 
par  lun  des  observateurs  les  plus  consciencieux  et  les  plus  perspicaces 
de  notre  temps,  M.  Le  Play. 


AVANT  LA  CONVERSION  DES  SAXONS.  9 

répondre  avec  une  précision  rigoureuse.  Nul  peuple 
au  monde  n'a  reçu  la  foi  chrétienne  plus  directe- 
ment de  rÉglise  romaine  et  plus  exclusivement  par 
le  ministère  des  moines. 

Si,  comme  Fa  dit  un  grand  ennemi  de  Jésus- 
Christ,  la  France  a  été  faite  par  les  évêques,  il  est 
bien  plus  vrai  encore  que  l'Angleterre  chrétienne  a 
été  faite  par  les  moines.  De  tous  les  pays  de  l'Europe, 
c'est  celui  qui  a  été  le  plus  profondément  labouré 
})ar  le  soc  monastique.  Ce  sont  les  moines,  et  les 
moines  seuls,  qui  ont  porté,  semé  et  cultivé  dans 
cette  île  fameuse  la  civilisation  chrétienne. 

D'où  venaient  ces  moines?  De  deux  courants  très 
distincts,  de  Rome  et  de  l'Irlande.  Le  christianisme 
britannique  est  né  du  concours  et  quelquefois  du 
conflit  des  missionnaires  monastiques  de  l'Eglise 
romaine  et  de  FÉgUse  celtique. 

Mais  avant  cette  conversion  définitive,  due  surtout 
à  un  pape  et  à  des  moines  sortis  des  rangs  béné- 
dictins, il  y  eut  dans  la  Grande-Bretagne  un  chris- 
tianisme primitif,  dont  l'existence  fort  obscure  est 
néanmoins  incontestable,  et  dont  les  destinées  et  la 
catastrophe  méritent  un  rapide  aperçu. 

De  tous  les  peuples  conquis  par  Rome ,  les  Bre- 
tons étaient  ceux  qui  avaient  le  plus  longtemps 
résisté  à  ses  armes  et  le  moins  emprunté  à  ses  lois 
ou  à  ses  mœurs.  Un  moment  vaincus,  mais  non  sou- 

1. 


10  LA  GRANDE-BRETAGNE 

rais,  par  l'invincible  César,  ils  avaient  contraint  le 
bourreau  des  Gaules,  le  destructeur  de  la  liberté 
romaine,  à  quitter  leurs  rivages  sans  y  avoir  fondé 
la  servitude.  Moins  heureux  sous  ses  indignes  suc- 
cesseurs, réduits  en  province,  et  livrés  en  proie  à 
Tavarice,  à  la  luxure,  à  la  férocité  des  usuriers' ,  des 
procurateurs  et  des  lieutenants  impériaux,  ils  main- 
tinrent encore  longtemps  une  attitude  fière  et  digne, 
qui  contrastait  avec  l'esclavage  universel.  Jam  do- 
miti  ut  pareant,  nondum  ut  serviant-.  Sujets  et 
non  esclaves,  c'est  le  premier  et  le  dernier  mot  de 
l'histoire  britannique. 

Même  sous  Néron,  les  Bretons  riaient  de  ces  vils 
affranchis  que  les  Césars  imposaient  pour  ministres 
et  pour  magistrats  à  l'univers  déshonorée  Bien 
avant  d'avoir  été  broyée  et  ravivée  par  les  inva- 
sions successives  de  trois  races  germaniques,  les 
Saxons,  les  Danois  et  les  Normands,  cette  noble 
race  celtique  avait  produit  des  personnages  qui, 
grâce  à  Tacite,  resplendissent  d'une  impérissable 
lumière  au  milieu  de  la  dégradation  du  monde  : 
Caractacus,  le  glorieux  prisonnier,  le  Yercingétorix 
breton,  qui  sut  parler  à  F  empereur  un  langage 
digne  des  beaux  jom's  de  la  République  :  «  Parce 


1.  Tels  que  Sénèque  lui-même,  selon  Dion  Cassius. 

2.  Tacite,  Agricola,  c.  13. 

3.  Annal.,  xiv,  39. 


AVANT  LA  CONVERSION  DES  SAXONS.  H 

((  que  VOUS  voulez  uous  asservir,  qui  vous  dit  que 
((  tout  le  monde  ait  envie  de  votre  servitude  ^  ?  »  puis 
Boadicea  ;  la  reine  héroïque ,  donnant  en  spectacle 
son  corps  flagellé  et  ses  filles  outragées ,  pour  en- 
flammer le  patriotisme  indigné  des  Bretons ,  traîne 
par  la  fortune ,  mais  sauvée  par  l'histoire  ;  enfin 
Galgacus ,  dont  Tacite  a  immortalisé  le  nom  en  lui 
prêtant  toute  l'éloquence  que  la  conscience  et  la 
justice  pouvaient  inspirer  à  un  honnête  homme  in- 
digné, dans  cette  harangue  que  nous  avons  tous  sue 
par  cœur,  et  qui  sonnait  la  charge  du  combat  où 
les  fils  les  plus  reculés  de  la  hberté  celtique  devaient 
cimenter  de  leur  sang  le  rempart  insurmontable  de 
leur  indépendance  montagnarde. 

La  Bretagne  préludait  ainsi  au  glorieux  avenir 
que  la  liberté  s'est  créé ,  à  travers  tant  d'orages  et 
tant  d'éclipsés,  dans  cette  île  qui  en  est  enfin  deve- 
nue le  sanctuaire  et  l'indestructible  aljri. 

Le  droit  civil  de  Rome,  dont  le  joug  pèse  encore, 
après  dix-huit  siècles  écoulés ,  sur  la  France ,  l'Es- 
pagne, l'Italie  et  l'Allemagne ,  a  sans  doute  régné  en 
Bretagne,  pendant  l'occupation  romaine  ;  mais  il  en 
a  disparu  avec  le  régime  des  Césars .  Ses  malfaisantes 
racines  n'y  ont  jamais  enlacé,  étouffé  ou  empoisonné 
les  vigoureux  rejets  de  la  liberté  domestique,  civile 

I.  Ibid.,  XII,  37. 


12  LA  GRANDE-BRETAGNE 

et  politique.  Il  en  est  de  même  pom^  tout  le  reste. 
Pas  plus  clans  les  institutions  que  dans  les  monu- 
ments de  la  Bretagne ,  Rome  impériale  n'a  laissé 
aucune  trace  de  sa  hideuse  domination.  La  langue 
et  les  mœurs  lui  ont  échappé  comme  les  lois.  Tout 
ce  qui  n'est  pas  celtique  y  est  teutonique.  Il  était  ré- 
servé à  Rome  catholique,  à  la  Rome  des  papes,  d'im- 
primer une  ineffaçable  empreinte  sur  cette  île  célèbre 
et  d'y  revendiquer,  pour  Fimmortelle  majesté  de 
rÉvangile ,  l'influence  sociale  qui  partout  ailleurs 
lui  a  été  disputée  ou  dérobée  par  l'héritage  fatal  de 
la  Rome  des  Césars. 

Aussi,  après  avoir  été  la  dernière,  parmi  les  na- 
tions de  rOccident ,  à  subir  le  joug  romain ,  fut-elle 
la  première  à  s'en  défaire  ;  la  première  qui  sut  ab- 
jurer l'autorité  impériale  et  apprendre  au  monde 
comment  on  pouvait  se  passer  d'empereur.  Lorsque 
l'impuissance  de  l'Empire  en  face  des  incursions 
barbares  eut  éclaté  en  Bretagne  comme  ailleurs,  les 
Bretons  ne  s'abandonnèrent  pas  eux-mêmes.  Les 
petites  souverainetés  nationales,  les  clans  aristocra- 
tiquement  organisés ,  dont  les  divisions  avaient  fait 
triompher  l'invasion  romaine ,  reparurent  sous  des 
chefs  indigènes.  Une  sorte  de  fédération  se  constitua 
et  ses  chefs  signifièrent  à  l'empereur  Honorius,  par 
une  ambassade  reçue  à  Ravenne  en  410,  que  dé- 
sormais la  Bretagne  comptait  se  défendre  et  se  gou- 


AVANT  LA  CONVERSION  DES  SAXONS.  13 

verner  par  elle-même  ^ .  Un  grand  écrivain  l'a  déjà 
remarqué  :  de  tous  les  peuples  soumis  à  l'empire 
romain,  les  Bretons  sont  les  seuls  dont  la  lutte 
contre  les  barbares  ait  une  histoire,  et  l'histoire  de 
cette  résistance  a  duré  deux  siècles.  A  la  même 
époque,  dans  la  même  situation,  les  Italiens,  les 
Gaulois,  les  Espagnols,  n'ont  rien  de  pareil".  Ils  se 
laissèrent  tous  écraser  et  abîmer  sans  résistance. 

Toutefois,  la  Bretagne  elle-même  n'avait  pas  subi 
impunément  trois  siècles  et  demi  de  servitude  impé- 
riale. Connue  dans  la  Gaule,  comme  dans  tous  les 
pays  soumis  à  l'Empire  romain,  la  dépendance  et  la 
corruption  avaient  à  la  longue  énervé,  amolli  et  ruiné 
ces  vaillantes  populations.  Les  fils  de  ceux  que  César 
n'avait  pu  conquérir,  et  qui  avaient  si  héroïquement 
lutté  sous  Claude  et  Néron,  se  crurent  bientôt  hors 
d'état  de  tenir  tête  aux  barbares,  amissa  virtute 
pariter  ac  libertate.  Ils  réclamèrent  en  vain  l'inter- 
vention des  légions  romaines  :  celles-ci  revinrent 
dans  l'île  à  deux  reprises  différentes  (41 8-424) ,  mais 
sans  réussir  à  la  délivrer  ou  à  la  protéger.  Du  reste, 

1.  Romanum  noinen  tenens,  legeni  abjiciens.  Gildas,  de  Excidio 
Britanniœ.  Zozdie,  Hist.  novx,  lib.  vi,  p.  376,  381.  Cf.  Lingard, 
History  of  England,  c.  1.  Amédée  Thierry,  Arles  et  le  Tyran 
Constantin,  p.  309. 

2.  GuizoT,  Essai  sur  l'histoire  de  France,  p.  2.  —  Seuls,  en 
Gaule,  les  Arvernes,  les  compatriotes  de  Vercingétorix,  eurent  un 
beau  moment,  lorsque  Ecdicius  força  les  Goths  de  lever  le  siège 
de  Clermont,  en  471  ;  mais  ce  ne  fut  qu'un  éclair  dans  la  nuit. 


14  LA  GRANDE-BRETAGNE 

les  barbares  qui  venaient  ébranler  et  renverser  la 
domination  des  Césars  en  Bretagne  n'étaient  pas  des 
étrangers ,  comme  le  furent  les  Goths  en  Italie  et  les 
Francs  en  Gaule.  On  ne  peut  voir  autre  chose  que 
les  peuplades  non  soumises  de  la  Bretagne  elle-même 
dans  ces  Calédoniens  qui ,  sous  Galgacus ,  avaient 
résisté  victorieusement  à  Agricola ,  et  qui ,  sous  les 
noms  nouveaux  de  Scots  et  de  Pietés,  faisant  brèche 
à  travers  les  fameux  remparts  élevés  contre  eux  par 
Antonin  et  par  Sévère ,  et  renouvelant  tous  les  ans 
leurs  dévastations  sanguinaires,  arrachèrent  à  la 
Bretagne,  éperdue  et  désolée  par  un  demi-siècle  de 
ravages  (M6) ,  ce  cri  de  détresse  que  tout  le  monde 
connaît  :  «  Les  barbares  nous  repoussent  jusqu'à  la 
mer,  la  mer  nous  rejette  vers  les  barbares.  Nous 
n'avons  plus  que  le  choix  d'être  égorgés  ou  noyés.  » 
Tout  le  monde  sait  aussi  comment  les  Bretons 
acceptèrent  imprudemment  contre  les  Pietés  le  se- 
cours de  la  race  belliqueuse  et  maritime  des  Anglo- 
Saxons  (449),  et  comment,  non  moins  cruels  et  non 
moins  redoutables  que  les  Pietés ,  ces  auxiliaires , 
devenus  les  conquérants  du  pays,  y  fondèrent  une 
domination  ou  pour  mieux  dire  une  nationalité  nou- 
velle, qui  a  persisté  victorieusement  à  travers  toutes 
les  conquêtes  et  toutes  les  révolutions  subséquentes. 
Ces  guerriers  issus  de  la  grande  famille  germanique, 
comme  Tétaient,  selon  quelques  érudits,  les  Bretons 


AVANT  LA  CONVERSION  DES  SAXONS.  15 

eux-mêmes,  se  rapprochaient  de  ceux-ci  parleurs 
institutions  et  leurs  mœurs;  ce  qui  n'empêcha  pas 
les  indigènes  de  leur  opposer,  pendant  près  de  deux 
siècles,  une  résistance  héroïque,  bien  qu'à  la  longue 
infructueuse  ' .  Entièrement  étrangers  à  la  civilisa- 
tion romaine, les  Anglo-Saxons  n'eurent  garde  de 
conserver  ou  de  rétablir  les  vestiges  du  régime  im- 
périal. Mais  en  détruisant  la  jeune  indépendance  des 
Bretons,  en  refoulant  dans  les  régions  montueuses 
de  rOuest  les  populations  que  n'atteignaient  pas  les 
longs  couteaux  dont  ils  tiraient  leur  nom  - ,  ces  païens 
renversèrent  et  anéantirent  pour  un  temps,  sur  le 
sol  ensanglanté  de  la  Grande-Bretagne ,  un  édifice 
autrement  auguste  que  l'Empire  romain  et  autre- 
ment solide  que  la  nationalité  celtique ,  l'édifice  de 
la  religion  chrétienne. 

On  sait  avec  certitude  que  le  christianisme  fut  im- 
planté en  Bretagne  dès  le  second  siècle  de  l'ère  chré- 
tienne; mais  on  ne  sait  rien  de  positif  sur  l'ori- 
gine ou  l'organisation  de  cette  église  primitive. 
Toutefois,  au  dire  de  TertuUien,  elle  avait  pénétré  en 
Calédonie,  au  delà  des  limites  delà  province  ro- 
maine ^  Elle  fournit  à  la  persécution  de  Dioctétien 


1.  Elle  n'a  été  nulle  part  aussi  bien  racontée  que  par  M.  Arthur 
de  la  Borderie,  dans  Idi  Revue  bretonne  de  1864. 
.    2.  Sax,  couteau,  épée,  envieux  allemand, 

3.  TEKTi;LL.,.lc/i;.  Judxos,  c.  7. 


16  LA  GRANDE-BRETAGNE 

son  contingent  de  martyrs,  et,  au  premier  rang 
parmi  eux,  un  jeune  diacre,  Alban,  dont  la  tombe 
devait  plus  tard  être  consacrée  par  Fun  des  prin- 
cipaux monastères  anglo-saxons.  Elle  apparut  aussi- 
tôt après  la  paix  de  l'Église ,  en  la  personne  de  ses 
évêques,  aux  premiers  conciles  de  l'Occident  (314), 
Elle  survécut  à  la  domination  romaine,  mais  ce  ne  fut 
que  pour  lutter  pied  à  pied  et  reculer  enfin  avec  les 
dernières  tribus  du  peuple  breton  devant  les  envahis- 
seurs saxons,  après  un  siècle  entier  d'efforts  et  de 
souffrances,  de  massacres  et  de  profanations.  Pen- 
dant tout  ce  temps,  d'un  bout  de  l'île  à  l'autre,  les 
Saxons  promenèrent  l'incendie,  le  meurtre  et  le  sa- 
crilège ;  renversant  les  édifices  publics  comme  les 
maisons  particulières,  dévastant  les  églises,  brisant 
les  pierres  sacrées  des  autels,  égorgeant  les  pasteurs 
avec  leurs  ouailles  ^ . 

Ces  épreuves  si  cruelles  et  si  prolongées  durent 
nécessairement  troubler  les  communications  habi- 
tuelles des  chrétiens  de  Bretagne  avec  l'Eghsc  ro- 

1.  Beda,  Hist.  ecclesiastica  gentis  Anglorum,  lib.  i,  c.  15.  Cf. 
GiLDAS,  de  Excidio  Britannix.  —  Les  opinions  sont  partagées 
quant  à  la  destruction  complète  ou  partielle  des  Bretons  dans  les 
pays  conquis  par  les  Saxons.  Palgrave  surtout  a  contesté  la  tradi- 
tion ordinaire  sur  ce  fait.  Cependant  les  historiens  saxons  eux- 
mêmes  ont  constaté  plus  d'un  exemple  d'extermination  complète. 
Les  premiers  Saxons  établis  par  Cerdic,  fondateur  du  royaume  de 
Wessex,  dans  l'île  de  Wight,  y  anéantirent  toute  la  population  in- 
digène. —  AssER,  p.  5,.  ap.  Lingard,  i,  19.  —  Chronicon  Anglo-  . 
Saxoniciim,  ad  ann.  490,  éd.  Gibson. 


AVANT  LA  CONVERSION  DES  SAXONS.      17 

maine .  De  là  ces  diversités  de  rites  et  d'usages ,  surtout 
en  ce  qui  touchait  à  la  célébration  de  la  Pâque,  dont 
il  sera  tant  question  dans  la  suite.  Mais  dès  à  pré- 
sent il  convient  de  constater  que  l'étude  la  plus  atten- 
tive des  monuments  authentiques  ne  révèle  aucune 
lutte  doctrinale,  aucune  diversité  de  croyance  entre 
les  évèques  bretons  et  l'évêque  des  évoques  à  Rome. 
D'ailleurs,  la  Rome  des  papes  prodiguait  déjà  ses  lu- 
mières et  ses  consolations  à  sa  fdle  d'outre-mer,  au 
moment  même  où  la  Rome  des  Césars  l'abandonnait 
à  d'irréparables  désastres. 

Avant  même  d'être  condamnée  à  cette  lutte  mor- 
telle contre  le  paganisme  germanique,  l'Eglise  bre- 
tonne avait  connu  les  périlleuses  agitations  de  Fhé- 
résie.  Pelage,  le  grand  hérésiarque  du  cinquième 
siècle ,  le  grand  ennemi  de  la  grâce,  était  né  dans 
son  sein.  Pour  se  défendre  de  la  contagion  de  ses 
doctrines,  elle  appela  à  son  secours  les  évêques  or- 
thodoxes des  Gaules.  Le  pape  Gélestin,  qui,  vers  la 
même  époque,  envoyait  le  diacre  romain  Palladius 
comme  premier  évêque  des  Scots  d'Irlande  ou  des 
Hébrides  ^  (424  ou  431) ,  averti  par  ce  même  Palla- 


1.  Prosper,  Chron.  consulare  ad  ann.  429.  —  Dans  un  autre  ou- 
vrage ,  ce  contemporain  ajoute  :  Et  ordinato  Scotis  episcopo ,  duin 
Romanam  insulam  studet  servare  catholicani,  fecit  etiam  Barbaram 
Chrislianam.  Lih.  contra  Collât.,  c.  14.  Mais  le  peu  de  succès  de 
cette  mission,  dont  il  n'est  pas  même  question  dans  les  anciens 
monuments  historiques  de  l'Irlande,  rend  assez  plausible  la  con- 


18  LA  GRANDE-BRETAGNE 

dius  du  danger  que  courait  ia  foi  en  Bretagne,  char- 
gea notre  grand  évêque  d'Auxerre ,  saint  Germain, 
d'aller  y  combattre  F  hérésie  pélagienne.  Deux  fois 
ce  pontife  va  visiter  la  Bretagne  et  la  fortifier 
dans  la  foi  orthodoxe  et  l'amour  de  la  grâce  cé- 
leste. Germain,  accompagné  la  première  fois  par 
Févêque  de  Troyes  %  et  la  seconde  par  Févêque  de 
Trêves  (429-416) ,  ne  veut  d'abord  employer  contre 
les  hérétiques  que  les  armes  de  la  persuasion.  Il 
prêche  aux  fidèles,  non  seulement  dans  les  églises, 
mais  dans  les  carrefours  et  dans  les  champs.  Il  ar- 
gumente publiquement  contre  les  docteurs  péla- 
giens  en  présence  des  peuples  assemblés  et  passion- 
nément attentifs,  avec  leurs  femmes  et  leurs  en- 
fants-.  Soldat  dans  sa  jeunesse,  l'illustre  évêque 


jectiire  de  M.  Varin,  qui  pense  (jue  Palladius  fut  seulement  chargé 
des  Scots  déjà  établis  dans  les  Hébrides  et  sur  la  côte  occidentale  de 
la  Calédonie.  C'est  ici  le  lieu  de  mentionner  un  saint  que  l'on  vé- 
nérait dans  l'Église  d'Ecosse  comme  disciple  de  Palladius,  saint 
ïernan ,  qualifié  d'archevêque  des  Pietés  dans  les  livres  liturgiques 
d'Aberdeen,  lesquels  font  de  saint  Palladius  (j-  vers  450)  le  contem- 
porain de  saint  Grégoire  le  Grand  (7  60i).  La  mémoire  de  ce  saint 
vient  d'être  remise  en  lumière  par  la  publication  récente  d'un  fort 
curieux  monument  liturgique  :  Liber  ecclesie  Beati  Terrenani  de 
Arbuthnott,  seu  Missule  secuadum  usum  Ecclesix  sancti  An- 
dréas in  Scotia,  due  au  docteur  Eorbes,  évêque  anglican  de  Brechin. 
Mais  l'article  consacré  parles  Bollandistes  à  ce  saint  (Act.  SS.  Junii, 
t.  II,  p.  533-535)  ne  résout  aucune  des  incertitudes  qui  régnent  sur 
son  existence. 

1.  Saint  Loup,  formé  à  l'école  monastique  de  Lérins,  et  si  connu 
par  sa  victoire  morale  sur  Attila.  Voir  tome  I,  livre  Jii. 

2.  Bede,  I,  18. 


AVANT  LA  CONVERSIOiN  DES  SAXONS.  19 

retrouve  l'ardeur  iutrépide  de  son  premier  métier 
pour  défendre  le  peuple  qu'il  venait  évangéliser. 
A  la  tête  de  ses  prosélytes  désarmés,  il  marche 
contre  une  horde  de  Saxons  et  de  Pietés,  déjà  ligués 
contre  les  Bretons,  et  les  met  en  fuite  en  faisant  ré- 
péter trois  fois  par  toute  sa  troupe  le  cri  à' Alléluia, 
répercuté  par  les  montagnes  voisines.  C'est  la  joiu- 
née  connue  sous  le  nom  de  Victoire  de  V Alléluia. 
Heureux  s'il  avait  pu  préserver  à  jamais  les  vain- 
queurs du  fer  des  barbares,  connne  il  réussit  à  les 
guérir  du  poison  de  l'hérésie,  car  après  lui  le  péla- 
gianisme  ne  reparut  en  Bretagne  que  pour  j*ecevoir 
un  dernier  coup  au  synode  de  519.  Grâce  aux  dis- 
ciples qu'il  forma  et  qui  devinrent  les  fondateurs 
des  principaux  monastères  de  la  Gambrie ,  c'est  à 
notre  grand  saint  gaulois  que  remontent  les  pre- 
mières splendeurs  de  la  vie  cénobitique  en  Bre- 
tagne. 

Le  célèbre  évèque  d'Auxerre  et  ses  confrères  ne 
furent  pas  les  seuls  pontifes  que  l'Église  romaine 
commit  à  la  garde  et  à  la  propagation  de  la  foi  en 
Bretagne.  Vers  la  fin  du  quatrième  siècle,  au  plus  fort 
des  invasions  calédoniennes,  le  fils  d'un  chef  breton, 
Ninias,  ou  Ninian,  avait  été  à  Rome  se  tremper 
dans  les  sources  de  l'orthodoxie  et  de  la  discipline, 
et  après  y  avoir  vécu,  prié  et  étudié  pendant  vingt- 
quatre   années  à  l'école  des  Jérôme   et  des  Da- 


20  LA  GRANDE-BRETAGNE 

mase  (370-394),  il  y  avait  reçu  du  pape  Siricius  le 
caractère  épiscopar.  Revenu  en  Bretagne,  il  eut 
l'audacieuse  pensée  d'opposer  aux  flots  toujours 
plus  rapprochés  et  toujours  plus  terribles  des  bar- 
bares du  Nord  la  seule  digue  qui  pût  les  arrêter 
et  la  seule  force  qui  pût  les  dompter  en  les  trans- 
formant. Il  entreprit  de  les  convertir  à  la  foi 
chrétienne.  Il  avait  d'abord  établi  le  centre  de  son 
diocèse  dans  un  canton  reculé  de  cette  région  inter- 
médiaire, située  entre  les  deux  isthmes  qui  coupent 
la  Grande-Bretagne  en  trois  portions  inégales.  Cette 
région ,  sans  cesse  disputée  par  les  Pietés  aux  Bre- 
tons et  aux  Romains,  n'avait  été  réduite  en  province 
sous  le  nom  de  Valentia  que  du  temps  de  l'empe- 
reur Yalentinien  et  comprenait  tous  les  pays  entre 
le  mur  d'Antonin  au  nord  et  le  mur  de  Sévère  au 
midi.  L'extrémité  occidentale  de  cette  province,  et 
la  plus  voisine  de  l'Irlande,  portait  dès  lors  le  nom  de 
Galwidia  ou  Galloway-  ;  elle  forme  une  sorte  de  pres- 
qu'île, découpée  par  la  mer  en  plusieurs  vastes  et 
larges  promontoires.  Ce  fut  au  bord  d'un  de  ces 
golfes,  sur  un  cap  d'où  l'on  distingue  les  côtes 
lointaines   du  Cumberland  et  l'île  de   Man,  que 


1.  BEDE,  m,  4. 

2.  Celte  province,  ainsi  dénommée  pendant  tout  le  moyen  âge,  est 
représentée  sur  les  cartes  modernes  par  les  comtés  de  Wigton  et  de 
Kirkcudbriglit, 


AVA^T  LA  CONVERSION  DES  SAXONS.  21 

Ninian  constitua  un  foyer  ecclésiastique  en  élevant 
une  église  en  pierre.  Ce  genre  de  construction,  in- 
connu jusqu'alors  en  Bretagne,  valut  à  la  nouvelle 
cathédrale  et  au  monastère  qu'il  y  adjoignit  le  nom 
de  Candida  casa,  ou  White  honi,  qui  subsiste  en- 
core \  Il  consacra  cette  église  à  saint  Martin,  à  cet 
illustre  apôtre  des  Gaules,  auprès  de  qui  il  s'était 
arrêté  à  Tours  en  revenant  de  Rome ,  et  qui  selon 
la  tradition  lui  avait  donné  des  maçons  capables  de 
construire  une  église  d'après  l'usage  de  Rome. 
L'image  du  saint  pontife  qui  venait  de  mourir  au 
moment  où  Ninian  s'établit  dans  sa  Maison  blanche, 
le  souvenir  de  son  courage,  de  ses  laborieux  efforts 
contre  l'idolâtrie  et  l'hérésie,  de  sa  charité  si  gé- 
néreusement indignée  contre  les  persécuteurs-, 
étaient  bien  dignes  de  présider  à  la  carrière  apos- 
tolique du  nouvel  évèque  breton,  et  de  lui  iiis- 


1.  White,  blanc;  //or»,  heni,  du  saxon  yErn,  maison.  On  montre 
encore  dans  une  île  voisine  de  la  côte  une  petite  église  ruinée,  qu'on 
dit  avoir  été  bâtie  par  saint  INinian.  Le  diocèse  fondé  par  lui  dis- 
parut après  sa  mort  ;  mais  les  Anglo-Saxons  le  rétablirent,  ainsi  que  la 
communauté  à  laquelle  le  célèbre  Alcuin  adressa  une  épitre  intitulée  : 
Ad  fratres  S.  Xiniani  in  Candida  Casa.  Une  nouvelle  invasion  des 
Pietés,  venus  cette  fois  d'h'lande,  détruisit  une  seconde  fois  le  diosèse 
de  Galloway,  qui  ne  fut  rétabli  qu'au  douzième  siècle,  sous  le  roi 
David  P"".  Les  belles  ruines  de  cette  cathédrale,  relativement  mo- 
derne, et  détruite  par  les  presbytériens,  se  voient  dans  la  ville  actuelle 
de  Whitehorn.  Le  tombeau  de  saint  Ninian  fut  toujours  un  lieu  de 
pèlerinage  très  fréquenté  jusqu'à  la  Réforme. 

2.  Voir  tome  L  livre  m. 


22  LA.  GRANDE-BRETAGNE 

pirer  le  dévouement  nécessaire  pour  entamer  la 

conversion  des  Pietés. 

Qui  donc ,  en  parcourant  de  nos  jours  l'Ecosse 
méridionale,  des  rives  du  Solway  à  celles  du  Fortli 
et  de  la  Tay,  en  passant  des  gigantesques  métro- 
poles de  l'industrie  aux  campagnes  fécondées  par 
tous  les  perfectionnements  modernes  de  l'agricul- 
ture, en  rencontrant  partout  les  preuves  et  les  pro- 
duits de  la  civilisation  la  plus  raffinée ,  qui  donc  songe 
encore  aux  obstacles  qu'il  a  fallu  surmonter  pour 
arracher  cette  contrée  à  la  barbarie!  On  n'oublie 
que  trop  facilement  ce  que  devait  être  l'état  du 
pays  quand  Ninian  en  devint  le  premier  mission- 
naire et  le  premier  évêque.  Et  cependant  les  auteurs 
profanes  et  sacrés,  Dion  et  Strabon,  saint  Jean  Chry- 
sostome  et  saint  Jérôme ,  ont  dépeint  à  F  envi  l'horrible 
cruauté,  les  mœurs  sauvages  et  brutales  de  ces  habi- 
tants du  nord  de  la  Bretagne,  qui  successivement 
connus  sous  le  nom  de  Calédoniens,  de  Meatœ, 
cVAtlacoti\  de  Scots  et  de  Pietés,  n'étaient  très 
probablement  que  les  descendants  des  tribus  bre- 
tonnes que  Rome  n'avait  pas  pu  dompter-.  Tous 


1.  Ces  AUacoti,  auxquels  saint  Jérôme  attribue  des  mœurs  et  des 
cruautés  impossibles  à  raconter,  habitaient  selon  l'opinion  commune 
la  contrée  pittoresque  au  nord  de  la  Clyde,  aujourd'hui  parcourue 
par  tant  de  voyageurs,  entre  le  Loch-Lomond  et  le  golfe  appelé 
Loch-Fin. 

2.  Palgrwe,  hHse  and progress  ofthe  English  commomvealth. 


AVANT  LA  CONVERSION  DES  SAXONS-  23 

sont  d'accord  pour  leur  reprocher  la  promiscuité 
incestueuse  de  leurs  ménages  et  jusqu'à  Fanthro- 
pophagie^  ;  tous  expriment  l'horreur  qu'inspiraient 
aux  sujets  de  l'Empire  ces  monstres  humains  qui 
devaient  leur  dernier  nom  de  Pietés  à  Tusaûe  de 
marcher  au  combat  tout  nus,  en  découvrant  ainsi 
leurs  corps  tatoués,  comme  ceux  des  sauvages  de 
l'océan  Pacifique,  de  dessins  bizarres  et  de  cou- 
leurs diverses.  Ce  fut  néanmoins  au  sein  de  ces  for- 
midables adversaires  de  la  foi  et  de  la  civilisation 
que  Ninian  ne  craignit  pas  de  s'aventurer.  Il  dé- 
pensa les  vingt  années  qu'il  lui  restait  à  vivre  en 
efforts  infatigables  pour  les  initier  à  la  lumière  d'en 
haut ,  pour  les  ramener  du  cannibalisme  au  chris- 
tianisme, lui,  le  fils  et  le  représentant  de  cette  race 
bretonne,  qu'ils  étaient  accoutumés  depuis  plus 
d'un  siècle  à  massacrer,  à  dépouiller  et  à  mépriser, 
et  cela  au  moment  même  où  l'Empire  romain,  re- 
présenté par  Honorius,  abandonnait  la  Bretagne  à 
ces  implacables  dévastateurs  (411). 

Il  ne  reste  malheureusement  aucun  détail  au- 
thentique sur  sa  mission-,  aucun  trait  qui  rappelle. 


Tome  I,  p.  419.  —  Ceci  n'est  vrai,  du  reste,  que  des  Pietés,  car  les 
Scots  venaient  incontestablement  d'Irlande,  la  Scotia  du  moyen 
âge. 

1.  Voir  surtout  saint  Jérôme,  in  Jovinianum,  lib.  II. 

2.  Les  Bollandistes  (die  16Septembr.)  n'admettent  pas  l'authenti- 
cité de  la  vie  de  Ninian,  écrite  au  douzième  siècle  par  le  saint  abbé  /El- 


24  LA  GRANDE-BRETAGNE 

même  de  très  loin,  la  mission  si  nettement  carac- 
térisée de  son  successeur  saint  Columba,  Tapô- 
tre  des  Pietés  du  Nord,  un  siècle  et  demi  plus 
tard  (o62-o97).  Nous  savons  seulement  qu'il  réussit 
à  fonder,  au  sein  des  races  pietés,  une  chrétienté 
qui  ne  fut  plus  extirpée;  puis  que,  franchis- 
sant les  limites  assignées  par  Agricola  et  Antonin  à 
la  domination  romaine  au  temps  de  sa  plus  grande 
splendeur,  il  alla  prêcher  la  foijusqu'au  pied  de  ces 
monts  Gram pians,  où  le  beau-père  de  Tacite  avait 
gagné  sa  dernière  et  infructueuse  victoire  V  Nous 
savons  que  sa  mémoire  est  restée  en  bénédiction 
chez  les  descendants  des  Pietés  et  des  Scots  et 
que  de  nombreuses  églises  consacrées  sous  son  vo- 
cable conservent  aujourd'hui  même  le  souvenir  du 
culte  que  lui  voua  la  reconnaissance  de  la  postérité'  ; 
nous  savons  enfin  que,  déjà  septuagénaire,  il  revint 
mourir  dans  son  monastère  de  la  Maison-Blan- 
che (432),  après  avoir  passé  les  derniers  temps 

red,  laquelle  ne  contient  que  des  miracles  comme  il  s'en  trouve  par- 
tout, sans  aucun  trait  spécialement  caractéristique. 

1.  Ipsi  australes  Picti,  qui  infra  eosdem  montes habent  sedes...  re- 
licto  errore  idololatriae ,  fidem  veritatis  acceperant,  prœdicante  eis 
verbum  Ninia  episcopo.  Bede,  111^4. 

2.  Même  au  delà  des  monts  Grampians  :  à  l'endroit  où  le  Glen-Ur- 
quhart  débouche  sur  le  LochNess,  et  où  saint  Columba  (voir  plus 
loin,  liv.  XI,  chap.  iv)  alla  visiter  un  vieux  Picte  mourant,  on  voit 
une  chapelle  ruinée  qui  porte  le  nom  de  Saint-Ninian,  d'où  lonpeut 
supposer  que  sa  mission  avait  dépassé  la  frontière  qui  lui  est  ordi- 
nairement assignée. 


AVANT  LA  CONVERSION  DES  SAXONS.  25 

de  sa  vie  à  se  préparer  au  jugement  de  Dieu  dans 
une  caverne,  laquelle  se  voit  encore  à  mi-côte  d'une 
haute  et  blanche  falaise  de  cette  plage  du  Gallo- 
way  que  battent  sans  cesse  les  flots  impétueux 
de  la  mer  d'Irlande'. 

Dans  cette  église  primitive  de  Bretagne,  si  cruel- 
lement éprouvée  par  les  païens  du  Nord  et  de  l'Est, 
par  les  Pietés  et  les  Saxons ,  il  y  avait  bien  d'autres 
monastères  que  celui  deNinian  à  White-Horn.  Toutes 
les  églises  chrétiennes  de  ce  temps  étaient  pourvues 
d'institutions  cénobitiques,  et  Gildas,  le  moins  sus- 
pect des  annalistes  bretons,  ne  laisse  aucun  doute  à 
cet  égard  pour  la  Bretagne".  Mais  l'histoire  n'en  a 
gardé  aucun  souvenir  détaillé.  En  dehors  de  la  Gam- 
brie  dont  il  va  être  parlé  un  peu  plus  loin,  la  seule 
grande  institution  monastique  dont  le  nom  ait 
triomphé  de  l'oubli  se  rattache  à  la  légende  plutôt 
qu'à  l'histoire,  mais  elle  a  occupé  une  trop  grande 
place  dans  les  traditions  religieuses  du  peuple  an- 
glais pour  qu'il  soit  permis  d'en  omettre  une  men- 
tion rapide.  Il  fut  un  temps  où  les  nations  catholi- 
ques aimaient  à  se  disputer  la  préséance  et  l'an- 
cienneté dans  la  profession  de  la  foi  chrétienne,  et 


1.  Lives  of  the  English  saints.  1845,  n»  XIII,  p.  131.  —  OldSta- 
tisiical  Account  of  Glasserton,  cité  par  Stuaut,  Sculptured  Sto- 
nes  ofScotland,  t.  II,  p.  lxxxviii. 

2.  DeExcidio  Britanniœ,  p.  43-45. 

MOINES  d'occ,  ni.  2 


26  LA  GRANDE-BRb:TAGNE 

allaient  se  chercher  des  ancêtres  directs  parmi  les 
êtres  privilégiés  qni  avaient  connu ,  chéri ,  servi  le 
fils  de  Dieu  pendant  son  passage  sur  la  terre.  Elles 
croyaient ,  par  ces  généalogies  légendaires ,  se  rap- 
procher en  quelque  sorte  du  Calvaire  et  assister  aux 
mystères  de  la  Passion.  C'est  ainsi  que  l'Espagne  a 
victorieusement  revendiqué  pour  apôtre  le  fils  de 
Zébédée,  le  frère  de  saint  Jean,  ce  Jacques  que  Jésus 
avait  associé  aux  splendeurs  du  Thabor  et  aux  an- 
goisses du  jardin  des  Oliviers.  C'est  ainsi  que  le 
midi  de  la  France  se  glorifiait  de  faire  remonter  ses 
origines  chrétiennes  à  cette  famille  dont  les  douleurs 
et  l'amour  sont  enchâssés  dans  l'Évangile,  à  Marthe, 
qui  fut  l'hôtesse  de  Jésus;  à  Lazare,  que  Jésus  res- 
suscita ;  à  Madeleine,  qui  fut  le  premier  témoin  de  la 
résurrection  de  Jésus  ;  à  leur  voyage  miraculeux  de 
la  Judée  en  Provence,  au  martyre  de  l'un,  à  la  retraite 
de  l'autre  dans  la  grotte  de  la  Sainte-Baume ,  toutes 
ces  admirables  traditions  que  l'érudition  la  plus  so- 
lide est  venue  de  nos  jours  encore  justifier  et  con- 
sacrer \  L'Angleterre  d'autrefois,  avec  beaucoup 
moins  de  fondement  aimait  à  se. dire  qu'elle  devait 
les  premières  semences  de  la  foi  à  Joseph  d'Arima- 

1.  Voirie  grand  et  savant  ouvrage  publié  par  M.  Faillon,  direc- 
teur à  Saint-Sulpice,  sous  le  titre  de  Monuments  inédits  sur  l'apos- 
tolat de  sainte  Marie  Madeleine  en  Provence,  etc.  Paris,  1848. 
Cf.  Bouche,  Défense  de  la  foi  de  Provence  pour  ses  saints  Lazare, 
Maximin,  Marthe  et  Madeleine. 


AVANT  LA  CONVERSION  DES  SAXONS.  27 

thie,  à  ce  disciple  riche  et  noble',  qui  avait  déposé 
le  corps  du  Seigneur  dans  le  sépulcre,  où  Madeleine 
vint  pour  F  embaumer.  Les  Bretons  et  après  eux  les 
Anglo-Saxons  et  les  Anglo-Normands  se  racontaient 
de  père  en  fils  que  Joseph,  fuyant  les  persécutions 
des  Juifs  et  n'emportant  avec  lui  pour  tout  trésor  que 
quelques  gouttes  de  sang  de  Jésus-Christ,  avait  dé- 
barqué à  l'ouest  de  F  Angleterre,  avec  douze  compa- 
gnons ;  qu'il  y  avait  trouvé  un  asile  dans  un  site  dé- 
sert, entouré  d'eau  -,  et  qu'il  y  avait  construit  et  con- 
sacré à  la  bienheureuse  Vierge  Marie  une  chapelle 
dont  les  murs  étaient  formés  de  branches  de  saule 
entrelacées  et  dont  Jésus-Christ  lui-même  n'avait 
pas  dédaigné  de  célébrer  la  dédicace.  C'est  ce  qu'on 
a  raconté  depuis  et  ailleurs  de  deux  grandes  et  cé- 
lèbres églises  monastiques,  celles  de  Saint-Denis  en 


1.  Nobilis  (lecurio.  S.  Marc. 

2.  GuiLLELMus  Malmksbuuiensis,  Autlq.  Glasionb. ,  ap.  Gale, 
Script,  rer.  Britann.,  t.  HI,  p.  293.  Cf.  Baromus,  Ann.,  ad  ann. 
48.  DucDALE,  WoHtt.viicow,  t.  I,  p.  2.  Les  Bollandistes  et  divers  au- 
tres historiens  modernes  se  sont  donné  beaucoup  de  peine  pour  ré- 
futer cette  tradition.  Elle  est  encore  rapportée  dans  la  lettre  que 
quelques  moines  adressèrent  à  la  reine  Marie,  en  1553,  pour  de- 
mander le  rétablissement  de  leur  abbaye  (ap.  Dugdale,  t.  I,  p.  9  de 
k  nouvelle  édition.)  A  cause  de  cette  tradition  de  Joseph  d'Arima- 
Ihie,  les  ambassadeurs  d'Angleterre  réclamèrent  la  préséance  sur 
ceux  de  France,  d'Espagne  et  d'Ecosse,  aux  conciles  de  Pise  en 
1409,  de  Constance  en  1414,  et  surtout  de  Bâle  en  1434,  parce  que, 
selon  eux,  la  foi  n'avait  été  prêchée  en  France  que  par  saint 
Denis,  et  postérieurement  à  la  mission  de  Joseph  d'Arimathie.  Us- 
SHER,  de   Prim.  Eccl.   Brit.,  p.  22. 


28  LA  GRANDE-BRETAGNE 

France  et  de  Notre-Dame  des  Ermites  en  Suisse. 
Ce  lieu,  prédestiné  à  devenir  le  premier  sanctuaire 
chrétien  des  îles  Britanniques,  était  situé  sur  un  af- 
fluent du  golfe  où  se  jette  la  Saverne  ;  il  prit  plus 
tard  le  nom  de  Glastonbury,  et  telle  avait  été,  selon 
F  opinion  populaire  et  invétérée ,  l'origine  de  la  grande 
abbaye  de  ce  nom,  que  vinrent  peupler  plus  tard 
des  moines  originaires  d'Irlande  \  Ce  sanctuaire 
des  légendes  primitives  et  des  traditions  nationales 
de  la  race  celtique  passait  en  outre  pour  renfermer 
la  tombe  du  roi  Arthur,  qui  fut,  comme  Fou  sait,  la 
personnification  de  la  longue  et  sanglante  résistance 
des  Bretons  à  l'invasion  saxonne,  le  champion  hé- 
roïque de  leur  Kberté,  dé  leur  langue,  de  leur  foi, 
et  le  premier  type  de  cet  idéal  chevaleresque  du 
moyen  âge,  où  les  vertus  militaires  se  confondaient 
avec  le  service  de  Dieu  et  de  Notre-Dame  ^ 

Blessé  à  mort  dans  un  de  ces  combats  contre  les 

1 .  Il  faut  consulter  sur  cette  célèbre  abbaye,  comme  sur  toutes  celles 
que  nous  nommerons  parla  suite,  le  recueil  si  curieux  intitulé  :  Mo- 
nasticon  Anglicamim  par  Dugdale,  avec  les  admirables  planches 
de  W.  Hollar,  qui  se  trouvent  dans  les  éditions  du  dix-septième 
siècle.  On  crut  avoir  découvert  les  ossements  du  roi  Arthur  à 
Glastonbury,  sous  le  règne  de  Henri  II ,  à  la  fin  du  douzième  siècle. 

2.  Voir  tout  le  cycle  des  poèmes  de  la  Table-Ronde  en  Angle- 
terre, en  France  et  en  Allemagne,  et  surtout  les  trois  grands  poèmes 
intitulés  :  Parceval,  Titurel  et  Lokengrin,  qui  roulent  sur  le 
culte  du  Saint  Graal  ou  Sang  Real,  c'est-à-dire  du  sang  de 
Notre-Seigneur  recueilli  par  Joseph  d'Arimathie  et  conservé  dans  le 
vase  qui  avait  servi  à  Jésus-Christ  pour  l'institution  de  l'Eucha- 
ristie. 


AVANT  LA  CONVERSION  DES    SAXONS.  29 

Saxons,  qui  duraient  trois  jours  et  trois  nuits  de 
suite  (5i2  à  547),  il  fut  transporté  à  Glastonbury, 
y  mourut  et  y  fut  enseveli  en  secret  en  laissant  à  sa 
nation  la  vaine  espérance  de  le  voir  reparaître  un 
jour\  et  à  toute  l'Europe  chrétienne  une  gloire 
légendaire,  un  souvenir  destiné  à  rivaliser  avec  celui 
de  Charlemagne. 

Ainsi  la  poésie,  l'histoire  et  la  foi  trouvaient  un 
foyer  commun  dans  ce  vieux  monastère  cjui  fut  pen- 
dant plus  de  mille  ans  une  des  merveilles  de  l'An- 
gleterre et  qui  resta  debout,  florissant  et  grand 
comme  une  ville  entière,  jusqu'au  jour  où  Henri  VIII 
fit  pendre  et  écarteler  le  dernier  abbé,  devant  le 
grand  portail  du  sanctuaire  confisqué  et  profané'. 

Mais  il  nous  faut  rentrer  dans  la  réahté  de  l'his- 
toire et  dans  l'époque  qui  doit  nous  occuper,  celle 
qui  s'étend  de  la  moitié  du  cinquième  siècle  au  mi- 
lieu du  sixième,  pendant  cette  période  qui  vit  les 


1.  Cf.  Thierry,  Hist.  de  la  conquête  d" Angleterre,  liv.  I,  p.  39, 
Lappenperg,  t.  I,  p.  104-107.  M.  de  la  Borderie,  dans  son  beau  ré- 
cit de  la  luUe  des  Bretons  insulaires  contre  les  Anglo-Saxons,  a 
fort  bien  distingué  le  personnage  hyperbolique  des  traditions  légen- 
daires, du  véritable  Arthur,  chef  de  la  ligue  des  Bretons  du  Sud  et 
de  l'Ouest,  et  vainqueur  des  Saxons  ou  plutôt  des  Angles  dans 
douze  batailles. 

2.  Le  15  novembre  1.539.  Ce  martyr  octogénaire  fut  accusé  d'a- 
voir dérobé  à  la  main  du  spoliateur  quelques  portions  du  trésor 
de  l'abbaye;  il  fut  poursuivi  et  mis  à  mort  par  les  soins  de  John 
Russell,  fondateur  de  la  maison  des  ducs  de  Bedford,  et  l'un  des 
principaux  instruments  de  la  tyrannie  de  Henri  VIU.  Voir  le  récit 

2. 


30  LA  GRANDE-BRETAGNE 

Mérovingiens  fonder  en  Gaule  la  royauté  franque 
si  aimée  des  moines,  et  saint  Benoît  planter  sur  le 
mont  Cassin  le  berceau  du  plus  grand  des  ordres 
monastiques .  La  Grande-Bretagne ,  destinée  à  devenir 
la  plus  précieuse  conquête  des  Bénédictins,  offrait 
alors  le  spectacle  de  quatre  races  diverses  luttant 
avec  acharnement  les  unes  contre  les  autres. 

Au  nord,  les  Pietés  et  lesScots,  encore  étrangers 
et  hostiles  à  la  foi  du  Christ,  retranchés  derrière  les 
monts  et  les  golfes  qui  les  faisaient  regarder  comme 
des  gens  d'outre-mer  ' ,  menaçant  toujours  les  con- 
trées méridionales  qu'ils  avaient  écrasées  et  stupé- 
fiées pendant  un  siècle  par  la  recrudescence  inter- 
mittente de  leurs  infestations ,  et  d'où  ils  n'étaient 
repoussés  que  par  d'autres  barbares  aussi  païens  et 
aussi  sauvages  qu'eux-mêmes. 

Plus  bas,  et  dans  la  contrée  dont  les  golfes  de  la 
Clyde,  du  Forth  et  du  Solway,  font  la  plus  centrale 
des  trois  presqu'îles  dont  se  compose  la  Grande- 
Bretagne,  d'autres  Pietés  sont  établis  définitivement, 
à  partir  de  448,  dans  la  contrée  qu'ils  avaient  arra- 


de  cette  infâme  exécution  dans  la  continualioii  du  Monastlcon  de 
Dugdale,  par  Stevens,  t.  I ,  p.  451.  Au  moment  de  la  suppres- 
sion il  y  avait  encore  à  Glastonbury  cent  religieux  qui  vivaient 
dans  une  parfaite  régularité. 

1.  Gildas  et  Bede  les  appellent  gcntes  transmarinas  :  nonquod 
extra  Britanniam  essent  positœ,  sed  qui  a  parte  Britlonum  erant 
remolœ. 


AVANT  LA  CONVERSION  DES  SAXONS.  31 

chée  auxBretons,  et  oùrapôtrc  Niniaii  avait  jeté  la 
semence  du  cliristianisnie  * . 

Au  sud-ouest  et  sur  tout  le  littoral  delà  grande  île 
qui  regarde  l'Irlande,  une  population  indigène 
et  restée  indépendante  offre  un  asile  aux  malheu- 
reux Bretons,  abandonnés  par  les  Romains,  déci- 
més, saccagés,  abîmés  pendant  un  siècle  par  les 
Pietés,  puis  pendant  un  autre  siècle  dépouillés, 
asservis  ou  expulsés  de  leurs  villes  et  de  leurs 
champs  par  les  Saxons,  et  refoulés,  les  uns  dans 
cette  langue  ou  corne  de  terre  qui  s'appelle  la 
Gornouailles,  Cornu  Wallix,  d'autres  enfin  dans  la 
région  maritime  qui  s'étend  des  bords  de  la  Clyde 
à  ceux  de  la  Mersey  ". 

1.  GiLDAS,  apud  Gale,  p.  13. 

2.  U  s'agit  ici  du  royaume  de  Slrath-Chjde,  qui  prit  plus  tard 
le  nom  de  Cumhria ,  et  dont  il  est  resté  un  vestige,  en  même 
temps  qu'une  population  plus  bretonne  que  saxonne,  dans  le  comté 
actuel  de  Cumberland.  Du  reste,  les  limites  de  ce  royaume  sont 
fort  discutées.  — Pour  se  reconnaître  au  milieu  de  la  confusion  des 
textes  et  des  traditions  relatives  aux  origiues  religieuses  et  chro- 
nologiques de  la  Grande-Bretagne,  il  faut  avoir  recours  à  deux 
admirables  mémoires  rédigés  par  un  savant  moderne,  trop  tôt  en- 
levé à  l'érudition  française,  M.  Varin ,  doyen  de  la  Faculté  des 
sciences  de  Rennes,  et  insérés  dans  le  Recueil  des  mémoires  pré- 
sentés par  divers  savants  à  l'Académie  des  inscriptions  et  bel- 
les-lettres (tome  V,  l'e  et  2''  partie,  1857  et  1858).  Le  premier  est 
intitulé  :  Études  relatives  à  l'état  politique  et  religieux  des 
îles  Brtaimiques  au  moment  de  V invasion  saxonne;  le  second  : 
Mémoire  sur  les  causes  de  la  dissidence  entre  l'Église  bretonne 
et  l'Église  romaine  relativement  à  la  célébration  de  la  fête  de 
Pâques.  Avant  de  résoudre  cette  dernière  question  avec  une  préci- 
sion et  une  perspicacité  qui  nous  permettra  de  le  suivre  sans  hésita- 


32  LA  GRANDE-BRETAGNE,  ETC. 

Enfin,  au  sud-est,  tout  le  pays  qui  s'appelle  au- 
jourcrimi  F  Angleterre  est  tombé  en  proie  aux  Anglo- 
Saxons,  occupés  à  y  poser,  sous  la  forme  féclérative 
de  sept  ou  huit  royaumes  de  l'Heptarchie,  les  iné- 
branlables fondations  de  la  plus  puissante  nation  du 
monde  moderne. 

Mais,  comme  les  Pietés  du  Nord,  les  Anglo-Saxons 
sont  encore  tous  païens.  D'où  leur  viendront  la  lu- 
mière de  FEvangile  et  le  ciment  de  la  civilisation 
chrétienne,  indispensables  à  leur  grandeur  et  à  leur 
vertu  future?  Ne  sera-ce  pas  peut-être  de  ces  mon- 
tagnes de  la  Gambrie ,  de  ce  pays  de  Galles  où 
les  vaincus  entretenaient  le  feu  sacré  des  croyan- 
ces et  des  traditions  de  l'Église  bretonne,  avec  son 
clergé  indigène  et  ses  institutions   monastiques? 

C'est  une  question  qu'on  ne  saurait  résoudre  avant 
d'avoir  jeté  un  coup  d'œil  sur  l'état  religieux  de 
cette  pittoresque  et  attrayante  contrée  au  sixième 
siècle. 

lion,  M.  Varin  nous  guide  à  travers  les  méandres  des  trois  principales 
écoles  :  Irlandaise,  Anglaise  et  Écossaise,  qui  se  sont  disputées  sur 
les  origines  calédoniennes,  et  qui,  personnifiées  dans  Usher,  Cam- 
den  et  innés,  sont  demeurées  presque  inconnues  à  l'érudition  conti- 
nentale. 

Il  regarde  comme  démontrées  :  1°  lidentité  des  Pietés  avec  les  an- 
ciens Calédoniens;  2*^  la  théorie  irlandaise  qui  fait  des  5co^s  une 
colonie  d'Hirbenois,  originaire  d'Irlande  (vers  258  probablement) 
et  établie  en  Calédonic  avant  la  période  des  infestât  ions. 


CHAPITRE  II 
Les  Saints  et  les  Moines  du  pays  de  Galles. 


Les  réfugiés  bretons  en  Cambrie  y  maintiennent  le  génie  de  la  race 
celtique.—  Hommage  rendu  aux  vertus  des  Gallois  par  leur  ad- 
versaire Giraldus.—  Musique  et  poésie  :  les  bardes  et  leurs  triades. 
—  Dévouement  à  la  foi  chrétienne.  —  Le  roi  Arthur  couronné  par 
l'évêque  Dubricius.—  Alliance  des  bardes  et  des  moines:  le  barde 
surpris  par  l'inondation.  —  Quelques  noms  surnagent  dans  l'océan 
des  légendes.— Action  réciproque  de  la  Cambrie,  de  l'Armorique 
et  de  l'Irlande  les  unes  sur  les  autres  :  légendes  identiques.  —  Pas- 
sion des  moines  celtiques  pour  les  voyages. —  Fondation  des  mo- 
nastères épiscopaux  de  Saint-Asaph  par  Kentigern,  de  Landaffpar 
Dubricius,  de  Bangorpar  Illtud,  bandit  converti  et  poursuivi  par 
sa  femme.—  Saint  David,  moine-évêque ,  est  le  Benoît  de  la  Cam- 
brie :  pèlerinage  à  Jérusalem,  d'où  il  revient  archevêque;  droit 
d'asile  reconnu  ;  il  relève  Glastonbury;  sa  tombe  devient  le  sanc- 
tuaire national  de  la  Cambrie  —  Légende  de  Saint  Cadoc  et  de 
ses  père  et  mère  ;  il  fonde  Llancarvan ,  école  et  nécropole  de  la  race 
cambrienne  :  ses  aphorismes  poétiques,  ses  vastes  domaines; 
il  protège  les  cultivateurs  :  jeune  lille  enlevée  et  reprise;  droit 
d'asile  comme  pour  saint  David  :  la  haine  de  Cadoc. —  Il  se  réfu- 
gie en  Armorique,  y  prie  pour  Virgile,  rentre  en  Bretagne  et  y 
périt  sous  le  fer  des  Saxons;  son  nom  invoqué  au  Combat  des 
Trente,  —  Sainte  Winifrède  et  la  fontaine  de  son  martyre.  — 
Saint  Beino,  l'ennemi  des  Saxons.  —  L'antipathie  des  Cambriens 
pour  les  Saxons  est  un  obstacle  à  la  conversion  des  conquérants. 


Pendant  la  longue  lutte  que  livrèrent  les  Bre- 
tons (449-560)  pour  la  défense  de  leur  territoire 


34  LES  SAINTS  ET  LES  MOINES 

et  de  leur  indépendance  nationale  contre  les  Saxons, 
que  des  débarquements  successifs  amenaient  comme 
les  flots  de  la  mer  sur  les  côtes  orientales  et  méri- 
dionales de  l'île ,  un  certain  nombre  de  ceux  qui 
répudiaient  la  domination  étrangère  avaient  cher- 
ché un  asile  dans  les  presqu'îles  occidentales  de 
leur  terre  natale,  mais  surtout  dans  ce  grand  bassin 
péninsulaire  qui  s'appelait  au  moyen  âge  la  Cam- 
brie  et  porte  aujourd'hui  le  nom  de  pays  de 
Galles  ^ .  Cette  région  semble  désignée  par  la  na- 
ture pour  servir  de  citadelle  à  l'Angleterre.  Bai- 
gné sur  trois  de  ses  côtés  par  la  mer,  défendu 
sur  un  quatrième  par  la  Savcrne  et  d'autres  riviè- 
res, ce  quadrilatère  contient  en  outre  les  plus  hau- 
tes montagnes  de  l'île ,  et  une  foule  de  gorges  et 
de  défdés  inaccessibles  aux  agressions  militaires 
d'autrefois.  Aussi,  après  avoir  servi  de  refuge  aux 
Bretons  opprimés  par  la  conquête  romaine,  la 
Cambrie  opposa-t-elle  pendant  cinq  siècles  une  bar- 
rière insurmontable  aux  Anglo-Saxons  et  demeura 
même  longtemps  inabordable  aux  Anglo-Normands , 
qui  mirent  plus  de  deux  cents  ans  (1066-1^84)  h 


1.  Le  mot  de  Cambrie  paraît  dérivé  des  Kymris,  c'est-à-dire  de 
la  race  celtique  indigène  de  cette  contrée  et  de  la  Bretagne  Armori- 
que.  Celui  de  Galles  est  la  forme  française  de  Wales  synonyme  de 
Walle7i,  Wallons,  Welscli,  nom  que  les  Germains  donnaient  en 
général  aux  étrangers. 


DU  PAYS  DE  GALLES.  3d 

compléter  sur  ce  point  F  œuvre  de  Guillaume  le  Con- 
quérant. 

Comme  l'Irlande  etl'Écosse,  comme  notre  Armo- 
rique  ,  ce  beau  pays  a  de  tout  temps  éveillé  de  vives 
sympathies ,  non  seulement  chez  les  érudits  celto- 
manes ,  mais  chez  tous  les  hommes  dont  le  cœur 
s'émeut  au  spectacle  des  races  qui  savent  honorer 
leur  défaite  par  la  ténacité  de  leur  résistance  au 
vainqueur,  et ,  de  plus ,  chez  tous  les  amis  de  cette 
poésie  inimitable  qui  jaillit  spontanément  des  tra- 
ditions et  des  instincts  d'un  peuple  généreux  et  in- 
fortuné. 

On  y  peut  démêler,  même  aujourd'hui ,  les  signes 
incontestables  d'une  race  tout  à  fait  distincte  de  celle 
qui  habite  les  autres  régions  de  l'Angleterre ,  et  on 
y  retrouve  une  langue  évidemment  sœur  des  trois 
autres  dialectes  celtiques  qui  existent  encore ,  le  bre- 
ton armoricain ,  Firlandais  et  le  gaélique  des  hautes 
terres  d'Ecosse. 

Mais  c'est  surtout  dans  les  péripéties  de  l'histoire 
du  pays  de  Galles  depuis  le  roi  Arthur  jusqu'à 
Llewellyn,  c'est  dans  les  institutions  qui  lui  ont 
donné  la  force  de  résister  pendant  sept  siècles  à  l'in- 
vasion étrangère ,  que  l'on  reconnaît  les  véritables 
caractères  et  la  riche  nature  de  l'antique  race 
bretonne.  Partout  ailleurs,  cette  population  avait  été 
ou  égorgée,  ou  asservie,  ou  absorbée.  Mais  là  où 


36  LES  SAINTS  ET  LES  MOINES 

elle  a  pu  survivre  et  fleurir  en  même  temps  que  les 
autres  nationalités  de  F  Occident,  elle  a  montré  tout 
ce  qu'elle  valait ,  en  nous  léguant  des  monuments 
historiques ,  juridiques  et  poétiques  qui  constatent  la 
vitalité  puissante  et  originale  dont  elle  était  douée  \ 
Elle  a  ainsi  protesté  par  son  âme ,  par  sa  langue  et 
par  son  sang ,  contre  les  exagérations  débitées  par  le 
Breton  Gildas  et  par  le  Saxon  Bede  sur  la  corrup- 
tion reprochée  aux  victimes  de  l'invasion  saxonne. 
De  tout  temps  les  vaincus  ont  trouvé  ainsi  des 
hommes ,  même  parmi  les  meilleurs ,  résolus  à  leur 
donner  tort  et  à  faire  conspirer  l'Histoire  avec  la  For- 
tune pour  absoudre  et  couronner  les  vainqueurs.  Le 
tour  des  Anglo-Saxons  viendra  ;  eux  aussi ,  quand 
l'invasion  normande  les  aura  écrasés,  trouveront  une 
foule  de  pieux  détracteurs  pour  démontrer  qu'ils 
avaient  bien  mérité  leur  sort ,  et  pour  absoudre  ou 
atténuer  les  crimes  de  la  conquête. 

Le  trait  le  plus  saillant  comme  le  plus  attachant  dans 
l'histoire  du  caractère  des  Gallois  est  à  coup  sûr  l'ar- 
deur du  patriotisme ,  l'indomptable  amour  de  la  li- 
berté et  de  l'indépendance  nationale  dont  ils  se  mon- 
trèrent enflammés  pendant  sept  siècles,  à  un  degré 
qu'aucune  autre  race  n'a  surpassé.  Nous  les  connais- 
sons surtout  par  les  chroniqueurs  attitrés  de  leurs 

1 .  Voir  l'excellent  ouvrage  intitulé  :  Das  Alte  Wales  par  Ferdinand 
Walter,  professeur  à  l'université  de  Bonn.  1859,  in-  8°. 


DU  PAYS  DE  GALLES.  37 

conquérants,  par  les  écrivains  anglo-normands  du 
douzième  et  dit  treizième  siècle;  et  c'est  à  ceux-ci  que 
la  vérité  arrache  les  éloges  les  moins  équivoques.  Ces 
écrivainssignalent  bien  certains  vices,  certaines  cou- 
tumes surtout,  en  contradiction  avec  ce  qu'on  regar- 
dait alors  comme  les  règles  des  nations  policées, 
telles  que  l'usage  de  combattre  nus,  comme  les  Bre- 
tons du  temps  de  César  et  les  Pietés  des  temps  plus 
récents ,  contre  des  adversaires  armés  de  pied  en  cap. 
Mais  ils  célèbrent  à  l'envi  l'héroïque  et  infatigable 
dévouement  des  Gallois  à  leur  patrie ,  à  la  liberté 
de  tous  et  de  chacun  ;  leur  culte  pour  la  mémoire 
des  hauts  faits  de  leurs  aïeux ,  leur  amour  de  la 
guerre ,  leur  mépris  de  la  vie ,  leur  charité  envers  les 
indigents ,  leur  sobriété  exemplaire ,  enmême  temps 
que  leur  inépuisable  hospitalité ,  par-dessus  tout  leur 
prodigieuse  intrépidité  dans  les  combats,  et  l'obsti- 
nation de  leur  constance  dans  les  revers  et  les 
désastres  * . 

Rien  ne  les  peint  mieux  d'ailleurs  que  la  dispo- 
sition de  leurs  anciennes  lois,  qui  interdit  à  la  justice 
de  saisir  dans  la  maison  de  n'importe  quel  Gallois 
trois  choses  :  son  épée,  sa  harpe  et  un  de  ses  livres-. 


1.  GiRALDus,  Camhrix  descripf.,  c.  8,  9,  10.—  Girald.,  i/e  Illati- 
dahilibus  WalUse^c.  3. — Descr.  Camhrix.  c.  9.— Gualt  Mapes,  de 
NugisCurialium,U,?.o.    . 

2.  Triades  de  Dymvall  Moëlmud.  54,  ap  Walter,  p.  315. 
MOINES  d'occ,  Ilf.  3 


38  LES  SAINTS  ET  LES  MOINES 

La  harpe  et  le  livre ,  parce  qu'en  temps  de  paix  ils 
regardaient  la  musique  et  la  poésie  comme  la  meil- 
leure occupation  d'un  honnête  homme  et  d'un 
homme  hbre.  Aussi ,  dès  l'enfance ,  tous  les  Gallois 
cultivaient  ces  deux  arts  avec  une  passion  universelle 
et  infatigable,  la  musique  surtout.  C'était  la  forme 
préférée ,  le  gracieux  accompagnement  de  l'hospi- 
talité :  des  chœurs  de  chanteuses  accueillaient  par- 
tout le  voyageur.  Du  matin  jusqu'au  soir  chaque 
maison  retentissait  du  son  de  la  harpe  et  des  autres 
instruments,  dont  ils  jouaient  avec  une  perfection 
qui  ravissait  les  auditeurs  étrangers ,  toujours  frappés 
cependant ,  au  miUeu  des  tours  de  force  de  leur  ha- 
bileté musicale,  du  retour  constant  des  accords  doux 
et  mélancoliques  oii  semblaient  se  refléter,  comme 
dans  la  musique  irlandaise ,  le  candide  génie  et  la 
cruelle  destinée  des  races  celtiques  ^ . 

Les  bardes  eux-mêmes ,  chanteurs  et  poètes ,  quel- 
quefois même  princes  et  guerriers,  présidaient  à 
l'éducation  musicale  dupays ,  comme  à  son  dévelop- 
pement intellectuel.  Mais  ils  ne  se  bornaient  pas  à 
chanter;  ils  savaient  combattre  et  mourir  pour  Fin- 
dépendance  nationale  ;  la  harpe  entre  leurs  mains 
n'était  souvent  que  l'auxiliaire  du  glaive  et  une  arme 
de  plus  contre  le  Saxon  - . 

1.  GiRALDus  Cambrensis,  C.  10,  12,  13. 

2.  Â.oE  LA  BoRDERiE,p.  170.  La  YiLLEMMXQvÉ,  les Bar ûbs  brctons. 


DU  PAYS  DE  GALLES.  39 

-  Cette  puissante  corporation,  hiérarchiquement 
ordonnée,  avait  survécu  à  la  ruine  du  druidisme,  et 
apparaît,  dès  le  sixième  siècle,  dans  tout  son  éclat, 
au  sein  de  ces  congrès  poétiques  *  présidés  par  les 
rois  et  les  chefs  du  pays,  véritable  institution  natio- 
nale dont  l'usage  se  perpétuajusqu'aux  demi  ers  jours 
de  rindépendance  galloise.  Dans  les  nombreux  mo- 
numents de  leur  féconde  activité,  récemment  remis 
en  lumière  par  des  efforts  aussi  patriotiques  qu'in- 
telligents", mais  encore  insLiffîsamment  dépouillés  ; 
dans  ces  triades,  dont  la  forme  relativement  récente, 
qui  nous  est  seule  connue,  ne  saurait  déguiser  la 
haute  antiquité,  on  rencontre  des  trésors  de  vérita- 
ble poésie,  où  la  grandeur  sauvage  des  races  pri- 
mitives, tempérée  et  purifiée  par  les  enseignements  et 
les  mystères  de  l'Evangile,  semble  se  jouer  en  mille 
courants  limpides  qui  étincellent  au  soleil  du  matin 
de  l'histoire,  avant  de  venir  se  confondre  avec  le 
grand  fleuve  des  traditions  chrétiennesde  l'Occident. 
Car  la  religion  chrétienne  était  suivie,  chérie  et 
défendue  au  scindes  montagnes  de  la  Cambrie,  avec 
non  moins  de  ferveur  et  de  passion  que  l'indépen- 
dance nationale.  Les  rois  et  les  chefs  n'v  étaient 


1.  Les  Eisteddvods.  On  a  essayé  récemment  de  les  renouveler. 

2.  Ceux  de  Williams  ab  Jolo,  de  Williams  abithel,  des  deux  Ovven, 
de  Stephens,  de  Walter,  et  surtout  de  M.  de  la  Villemarquéqui  a,  le 
premier,  révélé  à  la  France  littéraire  les  monuments  d'une  race  si  na- 
turellement chère  aux  Bretons  d'Armorique. 


40  LES  SAINTS  ET  LES  MOINES 

pas  plus  irréprochables  qu'ailleurs  ;  là  comme  ail- 
leurs, l'abus  de  la  force  et  l'exercice  du  pouvoir  en- 
gendraient toute  sorte  de  crimes  :  le  parjure,  l'adul- 
tère, le  meurtre,  s'étalent  trop  souvent  dans  leurs 
annales  V  Mais  très  souvent  aussi,  la  foi  et  le  re- 
pentir revendiquaient  leurs  droits  sur  ces  âmes 
moins  corrompues  qu'égarées.  A  l'instar  du  grand 
Arthur,  couronné  selon  la  tradition  celtique  en  516, 
par  un  saint  archevêque,  nommé  Dubricius  (f  522) , 
ils  se  montrent  presque  tous  aussi  zélés  pour  le  ser- 
vice de  Dieu  que  généreux  pour  l'Eghse,  et  les  po- 
pulations, séparées  de  Rome  par  les  flots  de  sang  où 
l'invasion  saxonne  avait  noyé  le  christianisme  bre- 
ton, retrouvèrent  bientôt  la  pente  naturelle  qui  les 
signalait  aux  conquérants  normands  comme  les  plus 
zélés  d'entre  les  pèlerins  empressés  d'accourir  aux 
tombeaux  des  Apôtres". 

Les  bardes  eux  aussi,  bien  qu'antérieurs  au  chris- 
tianisme, loin  de  lui  être  hostiles,  vivaient  dans  une 
alliance  intime  et  cordiale  aA  ec  le  clergé  et  surtout 
avec  les  moines.  Chaque  monastère  avait  son  barde, 

1 .  Voiries  nombreux  exemples  recueillisparLingard_(i4)i<;Zo-5a^o>j 
Church,  t.  II,  p.  362,)  dans  le  Livre  dit  de  Landaff,  et  autres  docu- 
ments gallois. 

,2.  CambricC  Descriptio,  p.  891,  éd.  1602. 

.  Répétons  encore  une  fois  que  dans  aucun  des  nombreux  monuments 
de  l'archéologie  et  de  la  géographie  galloise  récemment  publiés,  on 
ne  retrouve  la  moindre  trace  d'une  hostilité  systématique  ou  même 
temporaire  contre  le  Saint-Siège. 


DU  PAYS  DE  GALLES.  41 

à  la  fois  poète  et  historien,  qui  notait  les  guerres, 
les  alliances  et  autres  événements  contemporains. 
Tous  les  trois  ans,  ces  annalistes  nationaux,  comme 
les  pontifes  de  l'ancienne  Rome,  se  réunissaient  pour 
comparer  leurs  récits  et  les  enregistrer  à  la  suite  des 
bonnes  coutumes  et  des  antiques  libertés  du  pays, 
dont  ils  étaient  les  gardiens'.  C'était  en  outre  dans 
les  écoles  monastiques  que  les  bardes  se  formaient 
à  la  poésie  et  à  la  musique.  Le  plus  connu  d'entre 
eux,  Taliesin,  fut  élevé,  comme  l'historien Gildas,  au 
monastère  de  Llancarvan-. 

Citons  ici  un  trait  entre  cent  qui  éclaire  la  relation 
singulièrement  intime  du  bardisme  gallois  avec  la 
légende  monastique,  en  même  temps  que  l'intrépide 
fierté  du  caractère  celtique.  Le  père  du  fondateur  de 
la  grande  communauté  de  Llancarvan,  s 'étant  fait 
anachorète,  comme  on  le  dira  plus  loin,  mourut  en 
odeur  de  sainteté  et  fut  enterré  dans  une  église  où 
des  guérisons  miraculeuses  attirèrent  bientôt  la  fou- 
le. Un  barde  y  arriva  avec  la  pensée  de  composer  un 
chant  breton  en  l'honneur  du  nouveau  saint.  Pen- 
dant qu'il  cherchait  ses  vers,  une  inondation  violente 
vint  ravager  les  alentours  de  l'église  et  pénétra  dans 
l'église  même.  Toute  la  population  des  environs 


1.  Walter,  Op. cit.,  p.33,LLOYD,  History  ofCambria,  éd.  Powell, 
praef.,  p.  9. 

2.  La  ViLLEMARQuÉ,  Poèmcs  des  Bardes  bretons,  1850,  p.  44. 


42  LES  SAINTS  ET  LES  MOINES 

avec  ses  bestiaux  avait  déjà  péri  et  l'eau  montait 
toujours.  Le  barde  tout  en  composant  son  poème, 
se  réfugia  dans  Fétage  supérieur  de  l'église,  puis 
sur  le  toit  :  il  montait  de  poutre  en  poutre,  toujours 
poursuivi  par  les  eaux,  mais  toujours  aussi  en  im- 
provisant ses  vers  et  en  puisant  dans  le  danger  l'ins- 
piration qui  lui  avait  failli  jusque-là.  Quand  l'inon- 
dation s'écoula,  depuis  la  tombe  de  l'anachorète 
jusqu'à  la  Saverne,  il  ne  restait  plus  d'autre  être  en 
vie  que  le  barde,  ni  d'autre  édifice  debout  que  l'église 
où  il  avait  improvisé  ses  refrains  populaires  ^ . 

Dans  cet  océan  des  légendes  celtiques  où  les  ana- 
clironismes  et  les  fables  ne  sauraient  obscurcir  la 
vigoureuse  et  constante  affirmation  de  la  foi  catholi- 
que  et  du  patriotisme  breton,  quelques  noms  de  fon- 
dateurs et  de  missionnaires  monastiques  ont  surnagé. 
Ils  ont  été  dérobés  à  l'oubli,  non  seulement  par  l'é- 
rudition rajeunie  des  archéologues  cambriens,  mais 
aussi  par  la  fidélité  de  souvenirs  populaires,  même 
depuis  l'extinction  lamentable  et  complète  du  ca- 
tholicisme dans  le  pays  de  Galles". 


1.  Vita  S.  GuncUeii,  cil,  ap.  Rees,  p.  15. 

2.  On  peut  consulter  avec  fruit  l'important  recueil  intitulé  :  Lives 
of^.heCamhrO'British  saints,  ofthe  Fifth  and  immédiate  succes- 
sive centuries,  from  ancient  Welsh  and  Latin  Mss...  bythe  Rev, 
W.  Rees,  M.  A.,  etc.  Llandovery,  1853. 1  vol.  gr.  in-8°-,  ouvrage  au- 
quel il  ne  manque  qu'un  commentaire  historique  et  géographique 
approprié  auxlecteursétrangers.  Il  est  tout  à  faitdistinct  de  l'ouvrage 


DU  PAYS  DE  GALLES.  43 

En  effleurant  leur  vie,  comme  en  considérant 
l'ensemble  des  légendes  et  des  institutions  monas- 
tiques qui  s'y  rattachent,  on  reconnaît  tout  d'abord 
l'existence  d'un  double  courant  qui  entraîne  sans 
cesse  les  regards  et  les  pas  des  Gallois  de  leurs 
montagnes  natales  vers  TArmoriqucau  Midi  et  vers 
l'Irlande  à  l'Ouest;  comme  aussi  on  distingue  la 
réaction  constante  de  ces  deux  contrées  vers  la 
Grande-Bretagne,  d'où  leur  étaient  venus  leurs  pre- 
miers missionnaires,  et  dont  la  vie  religieuse  et  natio- 
nale se  concentrait  de  plus  en  plus  dans  la  Gambrie. 
L'invasion  saxonne,  on  l'a  déjà  vu  ^  avait  jeté  sur 
les  plages  de  la  Gaule  une  foule  de  fugitifs  qui,  trans- 
formés en  missionnaires,  avaient  créé  une  nouvelle 
Bretagne  invinciblement  chrétienne  et  catholique 
aux  portes  de  la  France  mérovingienne.  Les  plus 
célèbres  d'entre  ces  missionnaires,  Tugdual,  Sam- 
son,  Malo,  Paul  Aurélien,  s'étaient  formés  dans  les 
monastères  cambriens,  d'où  étaient  sortis  aussi  pour 


très  vanté  par  Walter  sous  le  titre  de  Essay  on  the  Welsh  saints, 
by  the  Rev.  Rice  Rees,  1836,  in-8°,  que  je  n'ai  pas  pu  rencontrer. 

Les  biographies  publiées  par  Rees,  d'après  les  manuscrits  de  la  bi- 
bliothèque cottonienne,  sont  quelques-unes  en  gallois,  les  autres  en 
latin;  elles  ont  dû  être  non  pas  composées,  mais  retouchées  à  une 
époque  postérieure  à  la  date  qu'on  est  dabord  tenté  de  leur  attri- 
buer. A  côté  de  détails  évidemment  contemporains  et  locaux,  on  re- 
trouve des  traces  d'interpolations  déclamatoires  qui  doivent  être 
l'œuvre  d'une  postérité  moins  éprise  que  nous  de  la  couleur  locale  et 
de  l'authenticité  historique. 

1.  Tome  II,  livre  vu,  chap.  4. 


44  LES  SATiNTS  ET  LES  MOINES 

les  accompagner  au  delà  des  mers  F  historien  Gildas 
et  le  barde  Taliesin.  L'Irlande  avait  recueilli  dès  les 
premiers  jours  de  sa  conversion  une  émigration 
semblable.  La  plupart  de  ces  pieux  et  intrépides 
missionnaires  revenaient,  une  fois  au  moins  dans  leur 
vie,  revoir  le  pays  d'où  ils  étaient  sortis,  et  ils  y 
amenaient  les  disciples  nés  dans  les  autres  pays 
celtiques ,  mais  avides  de  reporter  aux  foyers  si  chers 
et  si  menacés  de  la  Bretagne  insulaire  la  lumière  et 
la  ferveur  qu'ils  en  avaient  reçues  \  De  là  cette  sin- 
gulière conformité  de  noms  propres,  de  traditions, 
de  miracles,  d'anecdotes,  entre  les  légendes  des 
trois  pays,  conformité  qui  a  souvent  dégénéré  en 
inextricable  confusion. 

Ce  qui,  du  reste,  imprime  un  caractère  uniforme 
et  très  reconnaissable  à  tous  les  saints  moines  d'ori- 
gine celtique,  c'est  leur  goût  eftréné  pour  les 
voyages  lointains  et  fréquents,  et  c'est  un  des  points 
par  lesquels  les  Anglais  modernes  leur  ressemblent 
le  plus.  A  cette  époque  reculée,  au  milieu  des  inva- 
sions barbares  et  de  la  désorganisation  locale  du 
monde  romain,  par  conséquent  en  présence  d'obs- 
stacles  dont  rien  dans  notre  Europe  actuelle  ne  peut 
donner  la  plus  légère  idée,  on  les  voit  franchir  des 
distances  immenses  et,  à  peine  revenus  d'un  pèle- 

1.  vu.  s.  Paterni,  ap.  Rees,  Cambro-Brilish  saints. 


DU  PAYS  DE  GALLES.  45 

rinage  laborieux ,  le  recommencer  ou  en  entreprendre 
un  nouveau.  Le  voyage  de  Rome  ou  même  de  Jéru- 
salem, qui  se  retrouve  dans  la  légende. de  presque 
tous  ces  saints  camb riens  ou  irlandais,  semble  n'a- 
voir été  pour  eux  qu'un  jeu.  Saint  Kentigern  alla 
jusqu'à  sept  fois  de  suite  à  Rome  * . 

Ce  Kentigern,  que  nous  retrouverons  plus  loin 
évêque  missionnaire  chez  les  Scots  et  les  Pietés  méri- 
dionaux (5o0?-612),  passe  pour  être  né  d'une  de 
ces  unions  irrégulières  qui  signalent  les  désordres 
domestiques  ou  les  abus  de  la  force  chez  les  chefs 
et  les  grands  du  pays,  et  que  l'on  retrouve  si  sou- 
vent dans  les  annales  de  l'hagiographie  celtique  '. 
Il  n'en  fut  pas  moins  un  des  principaux  personnages 
monastiques  de  la  Camb  rie,  où  il  fonda,  au  con- 
fluent de  la  Gluyd^  et  de  TElwy,  un  immense  mo- 
nastère, peuplé  de  neuf  cent  soixante-cinq  moines, 
dont  trois  cents  illettrés  cultivaient  les  champs,  trois 
cents  travaillaient  à  l'intérieur  du  monastère,  et 
les  trois  cent  soixante-cinq  autres  célébraient  sans 
interruption  l'office  divin'.  Ce  monastère  devint 


1.  AcT.  SS.  BoLL4ND.,  t.  I  Januai'.,  p.  819. 

2.  BOLLAND.,  p.    815. 

.  3,  C'est  la  Clycle  du  pays  de  Galles  et  non  la  Ciyde  qui  coule  à 
Glascow,  où  saint  Kentigern  fut  évèque,  11  y  a  aussi  deux  rivières, 
du  même  nom  de  Dee,  en  Ecosse  et  en  Wales.  De  là  des  confusions 
dont  il  est  bon  d'êlre  averti, 

4.  BoLLAND.,  p.  819.  —  Ce  monastère  s'appela  d'abord  Llan-Elwy. 

3. 


46  LES  SAINTS  ET  LES  MOLNES 

en  même  temps  un  siège  épiscopal  qui  subsiste 
encore  sous  le  nom  de  saint  Asaph,  successeur  de 
Kentigern  ^ . 

Ce  ne  fut  là  ni  la  plus  ancienne  ni  la  plus  im- 
portante colonie  monastique  de  la  Gambrie  où, 
comme  dans  l'Angleterre  saxonne,  tout  évêché  a 
pour  berceau  un  monastère. 

Plus  d'un  siècle  avant  Kentigern,  Dubricius,  dont 
la  longue  vie,  s'il  faut  en  croire  la  tradition,  le 
rendit  contemporain  de  Patrice  et  de  Palladius  aussi 
bien  que  du  roi  Arthur  (431-522),  est  cité  comme 
le  premier  créateur  d'un  grand  foyer  monastique 
en  Gambrie,  d'où  des  colonies  religieuses  ne  ces- 
saient de  rayonner  au  dehors,  en  Armorique  et  en 
Irlande.  Ordonné  évêque  à  Llandatf,  au  midi  de  la 
Gambrie,  par  saint  Germain  d'Auxerre,  il  finit  sa 
carrière  dans  le  Nord  comme  anachorète,  après 
avoir  réuni  pendant  un  temps  plus  de  mille  audi- 
teurs autour  de  sa  chaire.  Parmi  eux,  les  plus  illus- 
tres furent  Iltud  et  David. 

Iltud,  ou  Eltut,  lui  aussi  disciple  de  saint  Ger- 
main d'Auxerre,  fonda  le  grand  monastère  deBan- 


1,  Chaque  peuplade,  chaquepelite  royauté  de  la  Gambrie  avait  son 
évêché;  ainsi  Llandaff  pour  les  Silures,  Menevia  (depuis  Saint-Da- 
vid's)  pour  les  Demetes,  etc.  11  y  en  eut  aussi  un  à  Margam,  qui  de- 
vint plus  tard  une  célèbre  abbaye  cistercienne,  dont  les  ruines,  en- 
clavées et  conservées  avec  soin  dans  la  splendide  résidence  d'une 
branche  de  la  maison  de  Talbot,  méritent  d'être  visitées  et  admirées. 


DV  PAYS  DE  GALLES.  47 

gor,  sur  les  bords  de  la  Dee,  qui  devint  le  centre 
de  la  propagande  religieuse  comme  de  la  résis- 
tance politique  aux  conquérants  étrangers  :  on  y 
comptait  sept  divisions,  chacune  de  trois  cents 
moines,  lesquels  vivaient  tous  du  travail  de  leurs 
mains.  C'était  toute  une  armée,  mais  de  moitié 
moins  nombreuse  que  celle  des  quatre  mille  moines 
de  l'autre  Bangor  * ,  qui  s'élevait  de  l'autre  côté  de  la 
mer  en  Irlande  et  qui  devait  servir  de  berceau  à 
saint  Golomban  et  à  saint  Gall ,  aux  apôtres  monas- 
tiques de  la  France  orientale  et  de  THelvétie".  Iltud 
était  né  en  Armorique;  mais  sa  curieuse  légende, 
dont  on  nous  saura  gré  de  citer  quelques  traits  atta- 
chants, dit  qu'il  vint  en  Cambrie  attiré  par  la  re- 
nommée de  son  cousin  le  roi  Arthur.  Il  commença 
par  y  vivre  en  homme  de  guerre  et  de  proie,  mais  il 
se  convertit  pendant  une  partie  de  chasse  au  faucon, 
à  la  vue  de  la  catastrophe  de  ses  compagnons,  qui, 
au  moment  où  ils  extorquaient  au  saint  abbé  Gadoc, 
fondateur  deLlancarvan,  cinquante  pains,  unbois- 

1.  Il  y  eut  encore  un  Iroisième  Bangor  ou  Banchor  ;  c'est  l'évèclié 
qui  subsiste  encore  et  qui  fut  également  fondé  par  un  disciple  de  Du- 
bricius,  le  saint  abbé  Daniel,  mort  vers  548.  Ce  petit  siège  épiscopal, 
situé  dans  le  comté  de  Caernarvon  et  au  bord  de  la  mer,  a  été  sou- 
vent confondu  avec  le  grand  monastère  du  même  nom,  situé  dans  le 
comté  de  Flint,  sur  les  bords  du  Dee.  Ban-Gor,  que  l'on  interprète 
par  magnus  circulus,  semble  d'ailleurs  avoir  été  une  sorte  de  déno- 
mination générique  pour  les  congrégations  ou  les  enceintes  monas- 
tiques. 

2.  Voir  tome  H,  livre  ix,  chap.  1. 


48  LES  SAINTS  ET  LES  MOINES 

seau  de  bière  et  un  porc  gras,  pour  assouvir  leur 
faim,  furent  engloutis  par  la  terre  entr 'ouverte  sous 
leurs  pas. Iltucl, effrayé  par  cette  leçon  et  conseillé  par 
l'abbé  Cad  oc,  se  consacra  au  service  de  Dieu  dans  la  so- 
litude, bien  qu'il  fut  marié  et  fort  épris  de  sa  jeune  et 
belle  femme.  Celle-ci  voulut  d'abordle  suivre  dans  sa 
retraite  et  partager  avec  lui  la  hutte  de  roseaux  qu'il 
s'était  construite  au  bord  de  Tave,  dans  le  comté 
de  Glamorgan.  «  Eh  quoi!  »  lui  dit  un  ange  qui  lui 
apparut  en  songe  :  «  toi  aussi,  Famour  d'une  femme 
t'enchaîne... Certes, ton  épouse  est  belle, maisla  chas- 
teté est  plus  belle  encore.  »  Docile  à  cette  voix  d'en 
haut,  il  abandonna  sa  femme  ainsi  que  ses  chevaux 
et'ses  écuyers,  s'enfonça  dans  une  épaisse  forêt  et  y 
bâtitun  oratoire  que  l'afïluence  des  disciples  changea 
bientôt  en  monastère.  Il  y  partageait  sa  vie  entre  de 
grandstravaux  agricoles  etdefréquentesluttes  contre 
les  rois  et  les  chefs  pillards  de  la  contrée  d'alentour. 
Il  se  signala  surtout  en  construisant  des  digues  im- 
menses contre  les  inondations  dont  le  pays  de  Galles 
semble  avoir  eu  tant  à  souffrir.  Sa  femme  le  pour- 
suivit jusque  dans  cette  nouvelle  solitude  ;  mais  en 
le  découvrant  au  fond  d'un  fossé  qu'il  creusait  lui- 
même,  le  corps  et  le  Adsage  tout  couverts  de  boue, 
elle  vit  bien  que  ce  n'était  plus  son  beau  chevalier 
d'autrefois,  et  renonça  désormais  à  le  visiter  pour 
ne  pas  déplaire  à  Dieu  et  à  l'ami  de  Dieu.  Plus  tard, 


DU  PAYS  DE  GALLES.  49 

il  s'enferma  dans  une  caverne,  où  il  n'avait  pour  lit 
qu'une  froide  pierre.  Il  jouit  avec  délices  de  ce  gîte 
solitaire  pendant  quatre  années  entières,  et  n'en 
sortit  que  deux  fois  pour  aller  protéger  son  monas- 
tère contre  les  violences  et  les  spoliations.  Il  vint 
mourir  à  Dol,  dans  cette  Armorique  qu'il  avait  tou- 
jours aimée  et  où  il  se  plaisait  à  envoyer  en  temps  de 
disette,  pour  le  soulagement  de  ses  compatriotes 
bretons  d'outre-mer,  des  convois  de  grains  que  lui 
fournissaient  les  travaux  de  sa  communauté  galloise  ' . 
David  est  beaucoup  plus  connu  que  son  condisciple 
Iltud  (4o8-o4i)  ;  il  est  resté  populaire  chez  les 
habitants  du  pays  de  Galles,  et  Shakespeare  nous 
apprend  que,  même  depuis  la  Réforme,  les  Gallois 
ont  conservé  l'habitude  de  porter  une  feuille  de 
poireau  dans  la  coiffure  le  jour  de  sa  fête".  Son 


1.  Vita  S.  Iltuti,  ap.  Rees,  op.  cit.,  p.  45,  161-182. 

2.  PiSTOL.  —  Art  thou  of  Cornish  crew  ? 
KiNG  Henry.  —  No,  l'ni  a  Welshman. 
PiSTOL.  — Know'st  Uiou  Fluellen?  . 
KiNG.  —  Yes. 

PiSTOL.  —  Tell  him,  l'il  knock  his  leek  about  hispale, 
Upon  Saint  Davy's  day. 

Et  ailleurs  : 

Fluellen.  —  I  do  believe,  your  majesty  takes  no  scorn  to  wcar 
The  leek  upon  Saint  Davy's  day. 

KiNG.  —  I  wear  it  for  a  mémorable  honour  : 

ForI  amWelsh,  jou  know,  goodcountryman. 

[King  Henry  V.) 


oO  LES  SAINTS  ET  LES  MOINES 

histoire  a  été  souvent  écrite^ ,  et  à  travers  les  trans- 
formations de  la  légende  il  est  facile  d'y  reconnaî- 
tre l'empire  salutaire  d'un  grand  religieux  et  d'un 
grand  évêque  sur  les  âmes  d'un  peuple  croyant, 
mais  encore  aux  prises  avec  les  instincts  sauvages 
et  sensuels  qui  ne  se  retrouvent  que  trop  chez 
tous  les  hommes  et  tous  les  peuples,  au  centre 
de  la  civilisation  comme  au  sortir  de  la  barbarie. 
L'origine  même  du  saint  patron  de  la  Cambrie, 
comme  celle  de  sainte  Brigitte,  patronne  de  l'Ir- 
lande, offre  une  preuve  saisissante  de  ces  mœurs  à 
la  fois  violentes  et  corrompues.  Il  était  fils  d'une 
religieuse  que  le  roi  du  pays,  un  neveu  du  grand 
Arthur,  avait  rencontrée  sur  le  grand  chemin,  qui 
l'avait  ébloui  par  sa  beauté  et  dont  il  avait  fait  sur 
l'heure  la  proie  de  sa  passion*.  Ce  crime  est  ra- 
conté par  tous  les  biographes,  si  prodigues  d'épi- 
thètes  laudatives  ou  vitupéra tives,  sans  la  moindre 


1.  Notamment  par  un  anonyme,  dont  le  franciscain  Colgan  a  pu- 
blié une  première  version  dans  ses  Acta  sanctorum  Hiberniœ,  1. 1. 
Ricemarch,  successeur  de  David  comme  évêque  de Menevia  vers  1085. 
a  fait  de  cette  première  vie  une  version  beaucoup  plus  complète,  que 
Rees  a  publiée  dans  ses  Lives  of  Cambro-British  saints.  Un  autre 
de  ses  successeurs,  le  fameux  Giraldus  Cambrensis,  a  aussi  écrit  une 
vie  de  saint  David,  laquelle  se  trouve  dans  Warton,  Anglia  sacra, 
t.  II.  Il  règne  une  grande  incertitude  sur  la  date  et  la  durée  de  la  vie 
de  ce  saint  ;  selon  Usserius,  elle  se  placerait  entre  472  et  554  ;  selon 
les  Bollandistes ,  entre  447  et  544;  selon  d'autres,  entre  484  et 
566. 

2.  IlicEMARCH,  éd.  Rees,  p.  119.  —  Giraldus,  p.  629. 


DU  PAYS  DE  GALLES.  M 

expression  de  surprise  ou  d'indignation.  Le  scribe 
Paulinus,  dont  le  nom  indique  une  origine  romaine 
et  que  Ton  sait  avoir  été  disciple  de  saint  Germain 
d'Auxerre,  fut  chargé dcl'éducation  du  jeuneDavid, 
qni  fut  aussi  prolongée  et  aussi  complète  quepossible' , 
Il  sortit  de  ses  mains  revêtu  du  sacerdoce  et  voué  à  une 
sorte  de  vie  monastique  qui  n'excluait  ni  des  voyages 
perpétuels,  ni  une  grande  action  sur  les  hommes  et 
leschoses  du  dehors.  On  constate  la  double  influence 
qu'il  sut  exercer  sur  ses  compatriotes,  en  dirigeant 
les  uns  vers  la  vie  cénobitique,  en  armant  les  autres 
des  vertus  et  des  enseignements  propres  à  les  faire 
triompher  des  dangers  de  la  vie  séculière.  C'est  par 
ce  dernier  côté  qu'il  diffère  de  sonillustre  contempo- 
rain saint  Benoit,  dont  il  se  rapproche  par  tant  d'au- 
tres traits.  Comme  Benoît,  il  fonde,  presque  à  la  fois, 
douze  monastères  ;  comme  Benoît,  il  voit  des  femmes 
éhontées  provoquer,  par  leurs  voluptueux  ébats,  la 
chute  de  ses  jeunes  disciples;  comme  Benoît,  des 
traîtres,  au  sein  même  de  sa  propre  communauté, 
tentent  de  l'empoisonner-.  Enfin,  comme  Benoît,  il 
impose  à  ses  religieux  une  règle  qui  proscrit  sévère- 
ment le  pécule  et  fait  une  obligation  stricte  du  tra- 
vail manuel  et  intellectuel.  Le  travail  agricole  était 
si  rigoureux,  que  les  moines  gallois  devaient  non  seu- 

1.  R]CEMARCH,  p.    122. 

2.  Ici.,  p.  125,   131. 


52  LES  SAINTS  ET  LES  MOINES 

lement  scier  le  bois  et  bêcher  la  terre,  mais  même 
labom^er eux-mêmes,  attelés  à  la  charrue,  saus  l'aide 
de  bœufs.  GhacuQ  doit  être  à  soi-même 'son  bœuf,  dit 
Fhistorien.  A  peine  ce  labourage  terminé,  ils  ren- 
traient clans  leurs  cellules  pour  y  passer  le  reste  du 
jour  à  lire  ou  à  écrire;  et  là  encore,  il  fallait  savoir 
s'arrêter  avant  même  de  terminer  une  lettre  com- 
mencée, pour  répondre  au  premier  coup  de  cloche 
qui  annonçait  l'office^ . 

Au  milieu  de  ces  rudes  labeurs,  l'abbé  David 
était  sans  cesse  en  lutte  avec  les  satrapes  et  les 
mages,  ce  qui  veut  dire  sans  doute  avec  les  chefs  de 
clan  et  les  druides,  qui  n'avaient  pas  été  anéantis 
en  Bretagne  comme  en  Gaule,  par  la  conquête  ro- 
maine^ et  dont  les  derniers  survivants  ne  pouvaient 
voir  qu'avec  répugnance  le  progrès  des  institutions 
monastiques.  Mais  la  sphère  de  son  influence  et  de  son 
activité  devait  s'étendre  au  delà  de  celle  de  ses  pre- 
miers travaux.  Ayant  été  en  pèlerinage  aux  lieux 
saints,  il  en  revint  avec  la  dignité  archiépiscopale, 
qui  lui  avait  été  conférée  par  le  patriarche  de  Jéru- 
saleniV  De  retour  dans  sa  patrie,  il  y  fut  reconnu 
pour  métropolitain  de  toute  la  partie  de  l'ile  que  les 
Saxons  n'avaient  point  encore  envahie,  dans  deux 

1.  RiCEMAUCH,  p.   127. 

2.  DoELLiNGER,  ffeicleuthum  undJude7ithum,  \).  611. 

3.  Cf.  BoLL\ND.,  Act.  SS.  Mariii,  t.  I,  p.  40. 


DU  PAYS  DE  GALLES.  53 

conciles  très  nombreux  ' ,  où  il  eut  l'honneur  dépor- 
ter le  dernier  coup  à  l'hérésie  pélagienne  qui  s'était 
ranimée  depuis  les  missions  de  saint  Germain. 

L'un  de  ces  conciles  reconnut  en  son  honneur  un 
droit  d'asile,  signalé,  par  les  anciens  auteurs, comme 
le  plus  respecté  et  le  plus  complet  qui  existât  en 
Bretagne,  et  qui  créait  pour  tous  les  délinquants 
poursuivis  un  refuge  inviolable  partout  où  il  y  avait 
un  champ  donné  à  David  -.  C'est  un  des  premiers 
exemples,  conféré  à  un  établissement  monastique, 
du  droit  d'asile,  depuis  trop  répandu,  et  à  la  fm 
du  moyen  âge  si  scandaleusement  abusif,  mais,  à 
cette  époque  reculée,  si  précieux  et  si  tutélairc. 
Qui  ne  comprend  combien  les  poursuites  crimi- 
nelles étaient  alors  irrégulières  et  brutales  :  com- 
bien de  viles  et  violentes  passions  en  usurpaient  les 
dehors;  et  combien  la  justice  elle-même  et  l'huma- 
nité avaient  à  se  réjouir  de  voir  la  religion  étendre 
ses  mains  maternelles  sur  un  innocent  éperdu,  et 
même  sur  mi  coupable  digne  d'excuse  ou  d'indul- 
gence î 


1.  A  Brèves,  en  519,  et  à  Victoria  en  226.  Les  expressions  de  Ri- 
cemarch,  sur  ce  dernier  synode,  méritent  d'être  remarquées,  parce 
qu'elles  constatent  la  présence  des  abbés  à  côté  desévêques  du  con- 
cile, et  la  reconnaissance  incontestée  de  l'autorité  romaine.  Reste  à 
savoir  si  cet  écrivain  du  onzième  siècle  n'a  point  attribué  les  usages 
de  son  temps  à  une  époque  antérieure, 

2.  RiCEMARCH,  p.  140. 


54  LES  SAINTS  ET  LES  MOINES 

David  reprit  ensuite  le  cours  de  ses  fondations 
monastiques  et  ecclésiastiques,  et  releva  une  pre- 
mière fois  de  ses  ruines  Tégiise  de  Glastonbury,  de 
façon  qu'elle  pût  servir  de  sépulture  à  son  cousin  le 
roi  Arthur  ^ .  Lui-même  mourut  plus  que  cente- 
naire (544),  entouré  d'hommages  et  chef  réel  de 
la  nation  bretonne  -.  Il  fut  enterré  dans  le  monas- 
tère de  Mené  via,  qu'il  avait  construit  à  l'extrémité 
méridionale  du  pays  de  Galles,  en  face  de  l'Irlande, 
sur  un  site  qu'avait  désigné,  trente  ans  auparavant, 
saint  Patrice,  Tapôtre  de  cette  île.  C'était  de  toutes 
ses  fondations  la  plus  chère,  et  il  y  avait  établi  le 
siège  d'un  diocèse,  qui  a  pris  et  gardé  son  nom. 

Après  sa  mort,  la  tombe  monastique  du  grand 
évêque,  du  grand  chef  breton,  devint  un  lieu  de  pè- 
lerinage très  fréquenté.  Ce  ne  furent  pas  seulement 
les  Gallois,  les  Bretons,  les  Hibernois  et  autres  chré- 
tiens de  race  celtique  qu'on  y  vit  affluer  :  trois  rois 
anglo-normands,  Guillaume  le  Conquérant,  Henri  II 
et  Edouard  P%  y  vinrent  à  leur  tour.  David  fut  ca- 
nonisé par  le  pape  Calixte  II,  en  il  20,  à  une  époque 
où  le  pays  de  Galles  maintenait  encore  son  indé- 
pendance. Il  devint  à  partir  de  ce  moment  et  il  est 
resté  jusqu'à  nos  jours  le  patron  de  la  Cambrie.  Un 
groupe  d'édifices  religieux  à  moitié  ruinés ,  mais  qui 

1.  lllCEMVRCH,  p.    123.  DUGDALE,  t.  I,  p.   1  à  7.    BOLL\ND,  loC.  CU. 

2.  RiiES,  p.  140. 


DU  PAYS  DE  GALLES.  oo 

forment  un  des  enseml)les  les  plus  solennels  et  les 
moins  visités  de  l'Europe,  entoure  encore  la  vieille 
cathédrale  qui  porte  son  nom;  elle  couronne  le  pro- 
montoire imposant  qui  s'avance  conuiieun  bec  d'ai- 
gle au  sud-ouest  de  la  principauté  de  Galles  et  qui 
mériterait  encore  mieux  que  les  deux  caps  analo- 
gues en  Cornouaille  et  en  Armorique  le  nom  de 
Finistère  ' . 

Aussitôt  après  la  période  remplie  dans  les  annales 
de  la  Gambrie  parle  roi  Arthur  et  le  moine  évêque 
David,  on  voit  s'élever  un  autre  saint  monastique 
et  patriotique,  lui  aussi,  longtemps  populaire  chez 
les  Bretons  du  pays  de  Galles  et  qui  l'est  resté  jus- 
qu'ànos  jonrs  chez  les  Bretons  d'Armorique.  C'est 
saint  Cadoc  ou  Kadok  (522-590?),  personnage  chez 
qui  il  serait  très  difficile  de  distinguer  exactement 
la  part  de  l'histoire  et  celle  de  la  légende,  mais  dont 
la  vie  a  laissé  dans  les  races  celtiques  une  trace 
assez  profonde  pour  nous  permettre  de  lui  emprun- 
ter divers  traits,  propres  à  nous  représenter  la  foi  et 
les  mœurs  de  ces  races  et  de  ces  temps  -.  Son  père, 
Gundliew  ou  Guen-Liou,  surnommé  le  Guerrier j 


1.  Un  groupe  de  rochers  qui  avoisinent  ce  promontoire  s'appelle 
encore  V Évêque  et  ses  clercs.  On  y  est  à  peu  de  distance  au  nord 
de  la  célèbre  rade  de  Milfort-Haven  et  des  grands  chantiers  de  Ja 
marine  anglaise  à  Pembroke. 

2.  Vita  S.  Cadoci,  ap.  Rees,  op.  cit.,  p.  22-96,  —  Hersaut  de 
LA  ViLLEMARQuÉ,  la  Légende  celtique,  p.  127  à  227. 


o6  LES  SAINTS  ET  LES  MOINES 

run  des  roitelets  de  la  Gambrie  méridionale,  ayant 
entendu  vanter  la  beauté  delà  fille  d'un  chef  voisin, 
l'avait  fait  enlever  par  une  bande  de  trois  cents  vas- 
saux au  milieu  de  ses  sœurs  et  devant  la  porte  de  sa 
chambre  dans  le  château  de  son  père  ' .  Le  père 
courut  à  la  rescousse  de  sa  fille  avec  tous  ses  vas- 
saux et  alliés,  et  atteignit  bientôt  Guen-Liou  qui 
chevauchait  avec  la  jeune  princesse  en  croupe, 
mais  en  marchant  à  petits  pas  afin  de  ne  pas  la  fati- 
guer. La  rencontre  ne  fut  pas  favorable  à  l'agres- 
seur :  deux  cents  des  siens  y  périrent,  mais  il 
réussit  à  s'en  tirer  sain  et  sauf,  ainsi  que  sa  belle, 
dont  il  lui  fallut  ensuite  dérober  les  attraits  à  la 
passion  du  roi  Arthur  ^  ;  car  ce  grand  roi  est  loin  de 
jouer  dans  toutes  les  légendes  monastiques  le  rôle 
chevaleresque  et  désintéressé  que  lui  attribua  plus 
tard  le  cycle  des  traditions  nationales  et  euro- 
péennes dont  il  est  le  héros.  De  ce  rude  guerrier  et 
de  cette  belle  prisonnière  devait  naître  celui  qu'on 
a  appelé  le  docteur  de  la  race  cambrienne  et  qui  a 
fondé  le  grand  établissement  monastique  dont  le 
nom  s'est  déjà  trouvé  sous  notre  plume.  La  nuit 
même  de  sa  naissance,  les  soldats,  ou  pour  parler 


1.  Talgarth,  à  neuf  milles  de  la  ville  actuelle  de  Brecknock.  La 
belle  princesse  s'appelait  Gvvladys,  dont  on  a  fait  en  latin  Gladiisa, 
et  son  père  Brychan  ou  Brachan. 

2.  Vita  S.  Cadoci,  ap.  Rees,  p.  23. 


DU  PAYS  DE  GALLES.  57 

comme  la  légende,  les  volem^s  (latrones)  du  roi  son 
père,  que  celui-ci  envoyait  à  droite  et  à  gauche 
pour  piller  ses  voisins,  avaient  a  oie  la  vache  lai- 
tière d'un  saint  religieux  irlandais,  lequel  n'avait, 
lui  et  ses  douze  disciples,  pour  toute  nourriture, 
que  le  lait  abondant  de  cette  vache.  Informé  de  ce 
vol  nocturne,  il  se  lève,  se  chausse  en  toute  hâte, 
et  court  réclamer  sa  vache  chez  le  roi  qui  dormait 
encore.  Celui-ci  profite  de  l'occasion  pour  faire  bap- 
tiser le  nouveau-né  par  le  pieux  solitaire,  et,  de 
plus,  lui  fait  promettre  de  se  charger  de  l'éducation 
et  de  la  vocation  future  de  l'enfant.  L'Irlandais  lui 
donna  le  nom  de  Gacloc,  ce  qui,  en  celtique,  signi- 
fiait le  Belliqueux;  puis,  ayant  récupéré  sa  vache, 
il  s'en  alla  attendre  dans  sa  cellule  le  fils  du  roi, 
qui  ne  lui  fut  envoyé  qu'à  l'âge  de  sept  ans,  et  déjà 
initié  aux  exercices  de  la  guerre  et  de  la  chasse  ^ . 
Le  jeune  prince  passa  douze  ans  auprès  du  moine 
irlandais  dont  il  allumait  le  feu,   dont  il  faisait  la 
cuisine,  et  qui  lui  enseignait  la  grammaire  d'après 
Priscien  et  Douât  ' .  Préférant  au  trôiie  de  son  père 
la  vie  solitaire,  il  alla  s'y  former  en  Irlande,  pen- 
dant trois  ans,  à  Lismore,  école  monastique  déjà 
célèbre;  puis  revint  en  Cambrie,  pour  y  continuer 
ses  études    auprès  d'un  fameux  rhéteur  breton,. 

1.  Ref.s,  p.  85,  25,  27.  .  , 

2.  Ibid.,  p.  28. 


58  LES  SAINTS  ET  LES  MOINES 

nouvellement  arrivé  d'Italie,  qui  enseignait  le  latin 
et  les  arts  libéraux  d'après  les  bonnes  méthodes  de 
Rome  ^ .  Ce  docteur  avait  plus  d'élèves  que  d'ar- 
gent :  la  famine  régnait  dans  son  école.  Un  jour  le 
pauvre  Gadoc,  qui  était  sans  doute  à  jeun,  apprenait 
sa  leçon  dans  sa  cellule  assis  devant  une  petite 
table  et  la  tête  entre  ses  deux  mains  :  tout  à  coup 
une  souris  blanche,  sortant  d'un  trou  du  mur, 
sauta  sur  la  table  et  y  déposa  un  grain  de  blé  ;  puis, 
ne  pouvant  attirer  l'attention  de  l'écolier,  elle  re- 
vint avec  un  second  grain,  puis  un  troisième,  puis 
un  quatrième  et  en  déposa  ainsi  jusqu'à  sept  sous 
les  yeux  de  l'étudiant.  Alors  Gadoc  se  levant  suivit 
la  souris  dans  un  caveau  où  était  déposé  un  énorme 
monceau  de  blé  -.  Ge  froment,  présent  de  la  Provi- 
dence, servit  à  la  nourriture  du  maître  et  de  ses 
disciples,  et,  selon  le  vœu  de  Gadoc,  fut  partagé 
avec  tous  ceux  qui  souffraient  de  la  faim. 

Bientôt  résolu  à  embrasser  la  vie  monastique,  il 
alla  s'enfoncer  dans  une  forêt,  où,  après  avoir  man- 
qué d'être  assassiné  par  le  pâtre  armé  qui  y  gardait 
les  porcs  d'un  chef  voisin,  il  vit,  auprès  d'une  fon- 
taine oubliée,  un  énorme  sanglier  devenu  tout  blanc 
par  l'âge,  sortir  de  sa  bauge,  faire  trois  bonds  l'un 
après  l'autre,  s'arrêtant  chaque  fois  pour  se  retour- 

1.  Vi(a,  c.  8. 

2.  Ibid. 


DU  PAYS  DK  GALLES.  59 

neret  regarder  d'un  air  furieux  l'étranger  qui  ve- 
nait troubler  son  gîte.  Cadoc  marqua  avec  trois 
branches  l'emplacement  des  trois  bonds  du  sanglier 
qui  devinrent  plus  tard  le  site  de  l'église,  des  dor- 
toirs et  du  réfectoire  de  la  grande  abbaye  de  Llan- 
carvan,  dont  Cadoc  fut  le  fondateur.  Elle  tire  son 
nom  [Ecclesia  Cervorum)  de  la  légende  célèbre 
dont  nous  avons  déjà  parlé  ' ,  et"  d'après  laquelle 
deux  cerfs  de  la  forêt  voisine  étaient  venus  un  jour 
remplacer  deux  moines  paresseux  et  indociles  qui 
avaient  refusé  de  se  rendre  au  travail  exigé  pour  la 
construction  du  monastère,  en  disant  :  ce  Sommes- 
nous  donc  des  bœufs,  pour  qu'on  nous  attelle  ainsi 
à  des  chariots  et  qu'on  nous  fasse  traîner  des  pou- 
tres? » 

Llancarvan  ne  fut  pas  seulement  un  grand  atelier 
où  de  nombreux  religieux,  assujettis  à  une  règle 
très  sévère,  courbaient  leurs  corps  sous  le  joug 
d'une  fatigue  continuelle  en  défrichant  les  forêts  et 
en  cultivant  les  champs  ainsi  défrichés.  C'était  en- 
core une  grande  école  religieuse  et  littéraire  où  l'on 
menait  de  front  l'étude  et  la  transcription  de  l'Ecri- 
ture sainte  avec  celles  des  auteurs  anciens  et  des 
gloses  plus  récentes. 

Parmi  les  nombreux  élèves  qui  s'y  pressaient,  les 
uns  pour  y  suivre  pendant  le  reste  de  leurs  jours  la 

1.  Tome  II,  livre  viii,  chap.  2. 


60  LES  SAINTS  ET  LES  MOINES 

vie  cénobitique,  les  autres  pour  y  faire  seulement 
leur  première  éducation,  se  trouvait  maint  fils  de 
chef  ou  de  roi,  comme  l'était  Cadoc  lui-même. 
C'est  à  eux  qu'il  adressait  les  instructions  spéciales, 
résumées  dans  ces  deux  paroles,  qu'un  prince  du 
nord  de  la  Gambrie  se  rappelait,  longtemps  après, 
avoir  entendues  de  sa  bouche  :  (c  Souviens-toi  que 
tu  es  un  homme...  Il  n'y  a  de  roi  que  celui  qui 
est  roi  de  lui-même  ^ .  » 

C'était  principalement  sous  la  forme  de  sentences 
en  vers,  d'aphorismes  poétiques,  que  Cadoc  aimait 
à  résumer  les  enseignements  donnés  aux  élèves  du 
cloître  de  Llancarvan.  On  lui  en  attribue  un  grand 
nombre,  restés  dans  la  mémoire  des  Gallois  et  re- 
mis en  lumière  par  l'érudition  moderne.  En  voici 
quelques-uns  qui,  pour  avoir  été  enfantés  dans  un 
cloître  breton  du  sixième  siècle,  sous  le  coup  des 
invasions  saxonnes,  et  si  loin  des  sources  de  la  sa- 
gesse et  delà  beauté  classique,  n'en  sont  pas  moins 
faits  pour  intéresser  et  toucher  : 

La  vérité  est  la  fille  aînée  de  Dieu- 

Sans  lumière  rien  de  bien. 

Sans  lumière  pas  de  piété. 

Sans  lumière  pas  de  rehgion. 

Sans  lumière  pas  de  foi.  _ 

1.   La  VlLLCMARQUÉ.p.  184.  '  •' 


DU  PAYS  DE  GALLES.  61 

Il  n'y  a  pas  de  lumière  sans  voir  Dieu. 

Voici  la  même  pensée  sous  une  autre  forme  : 

Sans  science  pas  de  puissance. 

Sans  science  pas  de  sagesse. 

Sans  science  pas  de  liberté. 

Sans  science  pas  de  l)eauté. 

Sans  science  pas  de  noblesse. 

Sans  science  pas  de  victoire. 

Sans  science  pas  d'honneur. 

Sans  science  pas  de  Dieu. 

La  meilleure  des  attitudes  est  Fliumilité. 

La  meilleure  des  occupations,  le  travail. 

Le  meilleur  des  sentiments,  la  pitié. 

Le  meilleur  des  soucis,  la  justice, 

La  meilleure  des  peines,  celle  qu'on  se 
donne  pour  faire  la  paix  entre  des  en- 
nemis. 

Le  meilleur  des  chagrins,  le  chagrin  d'avoir 
péché. 

Le  meilleur  des  caractères,  la  générosité. 

Le  poète  s'y  retrouve  à  côté  du  théologien  et  du 
moraliste  : 

Nul  n'est  fils  de  la  science,  s'il  n'est  fils  de 

la  poésie. 
Nul  n'aime  la  poésie  sans  aimer  la  lumière  ; 

MOINES  d'OCC,    III.  4 


62  LES  SAINTS  ET  LES  MOINES 

Ni  la  lumière  sans  aimer  la  vérité, 
Ni  la  vérité  sans  aimer  la  justice  ; 
Ni  la  justice  sans  aimer  Dieu  : 
'     Nul  n'aime  Dieu  sans  être  heureux. 

L'amour  de  Dieu  était  donc  le  but  suprême  de 
son  enseignement  comme  de  sa  vie.  Gomme  un 
disciple  lui  en  demandait  la  définition,  il  lui  dit  : 

—  L'amour,  c'est  le  ciel. 

—  Et  la  haine?  reprit  le  disciple. 

—  La  haine,  c'est  l'enfer. 

—  Et  la  conscience? 

—  C'est  l'œil  de  Dieu  dans  l'âme  de  l'homme'. 

Gadoc  ne  demandait  rien  aux  postulants  qui 
venaient  prendre  l'habit  dans  son  monastère.  Tout 
au  contraire,  pour  obtenir  l'admission,  il  fallait  se 
dépouiller  de  tout,  même  de  son  dernier  vêtement, 
et  être  reçu  nu  comme  un  naufragé,  selon 
l'expression  précise  de  la  règle".  Cela  lui  était 
d'autant  plus  facile,  qu'il  possédait  de  très  grandes 
richesses  provenant  des  donations  territoriales  qui 


1.  J'emprunte  ces  citations  à  celles  tirées  par  M.  Walter  et  M.  delà 
Villemarqué  de  la  collection  intitulée  :  Myvyrian  Archeology  of  Wa- 
les,  London,  180  M  807,  3  vol.  in-8o. 

2.  La  Villemauqué,  p.  160. 


.DU  PAYS  DE  GALLES.  63 

lui  avaient  été  faites  par  son  père' ,  et  son  grand- 
père  maternel. 

Cadoc  avait  en  le  bonlieur  de  contribuer  à  la 
conversion  de  son  père  avant  d'en  hériter.  Au  fond 
de  son  cloître,  il  géniissait  sur  les  rapines  et  les 
péchés  du  vieux  pillard  dont  il  tenait  la  vie  et  ses 
domaines  monastiques.  Il  lui  envoya  donc  trois  de 
ses  religieux  qui,  après  s'être  entendus  avec  les 
anciens  et  les  seigneurs  du  pays,  se  mirent  à  prê- 
cher la  pénitence  au  père  de  leur  abbé.  Sa  mère, 
cette  belle  Gladusa ,  naguère  enlevée  par  le  roi 
Guen-Liou ,  fut  la  première  touchée  :  a  croyons,  » 
dit-elle,  ce  croyons  à  notre  fils,  et  qu'il  devienne 
notre  père  dans  le  ciel.  »  Elle  entraîna  bientôt  son 
mari.  Ils  appelèrent  leur  fils  pour  lui  faire  une 
confession  publique  de  leurs  péchés;  après  quoi  le 
roi  dit  :  «  Que  toute  ma  race  obéisse  à  Cadoc  avec 
une  vraie  piété,  et  qu'après  leur  mort  les  rois,  les 
comtes  et  tous  les  chefs  et  tous  les  serviteurs  des 
rois  se  fasse  enterrer  dans  son  cimetière".  »  Puis  le 
père  et  le  fds  chantèrent  ensemble  le  psaume  : 
Exaudiat  le  Dominus  in  die  tribulationis.  Gela  fait, 
le  roi  et  la  reine  se  retirèrent  dans  la  solitude  et 


1.  Les  limites  en  sont  très  exactement  indiquées  par  son  biogra- 
phe. Rees,  p.  38,  45  et  336. 

2.  Llancarvan  devint  en  effet  la  nécropole  des  rois  et  de  la  noblesse 
galloise,  tant  que  dura  l'indépendance  du  pays.  Mais  chose  singulière, 
le  roi  Guen-Liou,  devenu  anachorète,  n'y  fut  pas  lui-même  enterré. 


64  LES  SAIiNTS  ET  LES  MOINES 

s'établirent  d'abord  à  une  petite  distance  l'un  de 
l'autre,  dans  deux  cabanes  situées  au  bord  d'une 
rivière.  Ils  y  vécurent  du  travail  de  leurs  mains, 
sans  autre  nourriture  que  du  pain  d'orge,  oii  la 
cendre  entrait  pour  un  peu,  et  du  cresson,  dont 
l'amertume  leur  semblait  douce  comme  un  avant- 
goût  du  ciel.  Une  de  leurs  principales  austérités, 
que  nous  retrouverons  chez  divers  saints  celtiques 
et  anglo-saxons,  consistait  à  se  baigner,  l'hiver 
comme  l'été,  dans  l'eau  froide,  au  milieu  de  la 
nuit,  et  d'en  passer  le  reste  en  prière.  Cadoc  allait 
souvent  les  voir  et  les  exhorter  à  la  persévérance  ; 
il  finit  même  par  les  engager  à  renoncer  à  la  dou- 
ceur de  la  vie  à  deux.  Sa  mère  fut  encore  la  pre- 
mière à  lui  obéir.  Elle  chercha  une  solitude  plus 
profonde  où  elle  disparut.  Gues-Liou  l'imita.  Il 
mourut  bientôt  après  entre  les  bras  de  son  fils,  à 
qui  il  léguait  tout  son  pays  ^ .  On  voudrait  croire 
que  la  même  consolation  fut  accordée  à  cette  mère 
si  généreuse,  mais  la  légende  est  muette  sur  sa 
mort. 

Ces  donations  patrimoniales  constituaient  à  Cadoc 
une  richesse  territoriale  et  une  puissance  matérielle 
dont  il  usait  pour  faire  régner  autom'  de  son  mo- 
nastère la  sécurité  et  la  prospérité  qui  manquaient 

t.  Vita  S.  Cadoci,  c.  24  el  50.  —  Vita  S.  Gundleii,  c.  6,  7,  8,  ap. 
Rees. 


DU  PAYS  DE  GALLES.  60 

partout  ailleurs.  «  Pour  reconnaître  le  domaine  de 
Gadoc,  disait-on,  il  n'y  a  qu'à  voir  où  les  bestiaux 
paissent  en  toute  liberté,  où  les  hommes  n'ont  peur 
de  rien  et  où  tout  respire  la  paix^ . 

Elles  lui  permettaient  surtout  d'accomplir  avec 
énergie  et  succès  la  noble  mission  qui  constitue  la 
partie  la  plus  intéressante  de  sa  vie,  celle  où  il 
apparaît  comme  le  protecteur  de  ses  clients  et  de 
ses  voisins,  le  gardien  du  bien  des  pauvres,  de 
l'honneur  des  fdles,  de  la  faiblesse  des  petits  et  de 
tout  le  menu  peuple  cambrien  contre  l'oppression, 
le  pillage,  les  violences  et  les  extorsions  des  princes 
et  des  puissants.  C'est  là  que  se  déploie  le  mieux 
son  caractère  personnel,  si  courageux  et  si  compa- 
tissant, puis  ce  rôle  mi-parti  de  solitaire  austère  et 
de  chef  quasi-féodal,  qui  caractérise  un  si  grand 
nombre  de  supérieurs  monastiques  au  moyen  âge. 

On  nous  dit  expressément  qu'il  était  à  la  fois 
abbé  et  prince.  «  Ètes-vous  fous?  »  disait  le  régis- 
seur d'un  de  ses  domaines  à  des  écuyers  d'un  prince 
cambrien  qui  voulaient  lui  prendre  de  force  le  lait- 
de  ses  vaches;  «  ignorez- vous  donc  que  notre 
((  maître  est  un  homme  de  grand  honneur  et  do 
((  grande  dignité  ;  qu'il  a  une  famille  de  trois  cents 
((  hommes,  tous  nourris  par  lui,  cent  prêtres,  cent 
«  cavaliers   et  cent   ouvriers,   sans   compter  les 

1.   Vita,  c.  20. 


66  LKS  SAINTS  ET  LES  MOINES 

((  femmes  et  les  enfants^  ?  »  On  ne  voit  pas  cepen- 
dant qu'il  ait  jamais  combattu  pour  le  droit  à  main 
armée,  comme  plus  d'un  abbé  des  temps  ultérieurs. 
Mais,  à  la  tête  de  cinquante  religieux,  qui  chan- 
taient des  psaumes  et  des  hymnes,  et  lui-même, 
une  harpe  à  la  main,  il  marchait  au-devant  des 
exacteurs,  des  pillards,  des  tyrans  ou  de  leurs  satel- 
lites; et  s'il  ne  parvenait  pas  à  les  arrêter  et  à 
leur  faire  rendre  gorge,  il  appelait  sur  leurs  têtes 
un  châtiment  surnaturel  et  exemplaire.  Tantôt  les 
agresseurs  étaient  engloutis  tout  vivants  dans  une 
fondrière  qui  s'ouvrait  tout  à  coup  sous  leurs  pieds, 
et  l'abîme  restait  béant  à  jamais,  pour  servir 
d'avertissement  aux  tyranneaux  de  l'avenir-.  Tantôt 
ils  étaient  frappés  de  cécité  et  erraient  à  tâtons 
dans  les  campagnes  qu'ils  étaient  venus  dévaster. 
Tel  fut  le  sort  du  prince  dont  les  émissaires  avaient 
enlevé  la  fille  d'un  des  intendants  de  Cadoc,  à  qui 
sa  fraîche  beauté  avait  valu  le  nom  d'Aval-Kain, 
ou  Fraîche  comme  la  pomme;  tous  les  proches  de 
la  jeune  personne  étaient  montés  à  cheval  et,  don- 
nant partout  l'alarme  en  sonnant  du  cor,  avaient 
poursuivi  les  ravisseurs  et  les  égorgèrent  tous  à 
l'exception  d'un  seul  qui  alla  conter  la  catastrophe 
à  son  maître.  Celui-ci  revint  avec  une  troupe  bien 

1.  VUa,c.  15,  20. 

2.  IbicL,  c.  13. 


DU  PAYS  DE  GALLES.  67 

plus  noml)reiise  pour  mettre  tout  à  feu  et  à  sang; 
mais  Cadoc  rassura  la  population  qui  l'entourait 
en  gémissant  :  «  Soyez  tranquilles,  »  leur  disait-il; 
«  courage  et  confiance,  le  Seigneur  réduira  à  rien 
((  nos  ennemis.  »  En  effet,  bientôt  l'on  vit  Fenvahis- 
seur  et  les  siens  qui  cherchaient  leur  chemin 
comme  des  aveugles  :  «  Pourquoi,  »  lui  dit  Cadoc, 
«  viens-tu  ainsi  à  main  armée  piller  et  ravager  ma 
«  patrie  ?  ):>  et  il  ne  lui  rendit  la  vue  et  le  moyen  de 
retourner  chez  lui  qu'après  lui  avoir  fait  jurer  une 
paix  perpétuelle  :  «  C'est  toi,  »  lui  dit  le  prince 
contrit  et  rassuré,  «  que  je  prends  pour  confesseur, 
((  de  préférence  à  tout  autre  compatriote  ^  »  Une 
autre  fois  ce  fut  la  fumée  d'une  grange  embrasée 
qui  Adnt  aveugler  le  prince  dont  les  écuyers  avaient 
allumé  l'incendie.  Guéri  lui  aussi  par  le  saint  abbé, 
il  lui  fit  présent  de  son  épée ,  de  sa  lance ,  de  son 
bouclier  et  de  son  cheval  de  bataille  complètement 
équipé" . 

C'est  par  de  tels  services  sans  cesse  et  partout 
renouvelés  que  se  fondait,  en  Bretagne  comme  ail- 
leurs, l'ascendant  de  l'ordre  monastique  sur  l'àme 
des  peuples  chrétiens.  C'est  par  de  tels  souvenirs, 
transmis  de  père  en  fils  au  coin  du  foyer  domestique, 
que  s'explique  la  durée  séculaire  d'un  prestige  si 

1.  Vita,  c.  19  et  65. 

2.  Ihid.,  c.  20. 


68  LES  SAINTS  ET  LES  MOINES 

noblement  conquis.  C'est  par  le  désir  non  seule- 
ment de  récompenser,  mais  surtout  de  garantir  et 
de  perpétuer  une  intervention  à  la  fois  si  puissante 
et  si  bénie,  que  se  justifient  les  vastes  donations 
prodiguées  par  une  sage  prévoyance  autant  que  par 
la  gratitude  des  peuples  aux  seuls  hommes  qui  se 
montraient  toujours  prêts  à  combattre  les  instincts 
cupides  ou  sensuels  des  rois  et  des  grands,  à  châ- 
tier les  odieux  abus  de  la  force  et  de  la  richesse. 

Ces  petits  princes  pillards  du  nord  de  la  Gambrie 
en  étaient  tous  réduits  à  confirmer  le  droit  d'asile 
et  d'immunité  qu'avait  reconnu  au  noble  abbé  et  à 
son  monastère  le  roi  Arthur,  dont  les  Etats  s'éten- 
daient à  l'est  et  au  midi  des  domaines  de  Cadoc. 
Car,  sans  crainte  d'anachronisme,  la  légende  a 
soin  de  rapprocher  du  saint  populaire  le  grand  roi 
breton,  naguère  amoureux  de  sa  mère.  Et  à  ce 
propos,  elle  constate  une  fois  de  plus  l'intrépide 
charité  de  Cadoc,  qui  ne  se  contentait  pas  de  pro- 
téger ses  compatriotes  opprimés,  mais  qui  ouvrait 
les  portes  deLlancarvan  aux  exilés  et  aux  proscrits, 
et  qui  avait  accueilli  un  prince  poursuivi  par  la 
haine  d'Arthur.  Une  longue  contestation  entre  le 
roi  et  l'abbé  s'en  était  suivie  et  s'était  terminée  par 
la  reconnaissance  solennelle  d'un  droit  d'asile  sem- 
blable à  celui  déjà  concédé  à  saint  David.  A  côté  de 
cette   protection   garantie    aux   fugitifs,   on  voit 


DU  PAYS  DE  GALLES.  69 

encore  apparaître  clans  les  accords  de  ral)bé  avec 
ses  rapaces  et  homicides  voisins  le  principe  de  la 
composition,  on  de  la  rançon  du  meurtre,  payable 
en  argent  ou  en  bétail  au  profit  des  proches  de  la 
victime  * . 

C'est  ainsi  que  le  glorieux  abbé  acquit  le  sur- 
nom de  Gadoc  le  Sage,  qui  figure  encore  en  tête  des 
nombreux  poèmes  qui  lui  sont  attribués.  Car,  ainsi 
que  tous  les  Gallois,  il  restait  fidèle  à  la  poésie 
et  souvent  il  chantait  sur  la  harpe,  au  milieu  de  ses 
disciples,  des  vers  où  il  donnait  un  libre  cours  aux 
émotions  religieuses  et  patriotiques  de  son  cœur, 
comme  dans  cette  pièce  qu'on  a  conservée  sous  le 
titre  de  la  Haine  de  Cadoc, 

((  Je  hais  le  juge  qui  aime  l'argent,  et  le  barde  qui 
aime  la  guerre,  et  les  chefs  qui  ne  protègent  pas  leurs 
sujets,  et  les  nations  sans  rigueur,...  et  les  maisons 
sans  habitants,  et  les  terres  non  cultivées,  et  les 
champs  sans  moisson,  et  les  clans  sans  patrimoine, 
et  les  suppôts  de  l'erreur,  et  les  oppresseurs  de  la 
vérité,  et  le  manque  de  respect  envers  les  père  et 
mère,  et  les  divisions  entre  parents,  et  le  pays  dans 
l'anarchie,  et  l'instruction  dévoyée,  et  les  frontières 
incertaines.  Je  hais  les  voyages  sans  sécurité,  les 
familles  sans  vertu,  les  procès  sans  raison,  les  em- 
bûches et  les  trahisons,  la  dissimulation  dans  les 

1.  VitaS.Cadoci,  c.  18,25,  65.  Cf.  la  Villemarqlé,  p.  172  à  177. 


70  LES  SAINTS  ET  LES  MOINES 

conseils^  la  justice  non  respectée,...  riiomme  sans 
métier,  le  laboureur  sans  liberté,...  la  maison  sans 
instituteur,  le  faux  témoignage  devant  le  juge,... 
les  misérables  exaltés,  les  fables  au  lieu  d'instruc- 
tion, la  science  sans  le  souffle  d'en  haut,  les  discours 
sans  éloquence  et  l'homme  sans  conscience  ^ .  » 

Cependant  l'invasion  des  Saxons  idolâtres,  avec 
toutes  les  horreurs  et  toutes  les  profanations  qui  l'ac- 
compagnaient, gagna  successivement  les  bords  delà 
Saverne  et  dePUsk,  qui  limitaient  les  domaines  mo- 
nastiques de  Gadoc.  Il  se  crut  obligé  de  quitter  la  Cam- 
brie  et  de  faire  voile  vers  l' A  rmorique ,  où  Pavaient  de- 
vancé tant  d'illustres  réfugiés,  devenus  les  apôtres  et 
les  patrons  légendaires  de  cette  glorieuse  contrée .  Il  y 
fonda  un  nouveau  monastère  dans  une  petite  île  dé- 
serte de  l'archipel  du  Morbihan  que  l'on  montre  en- 
core près  de  la  presqu'île  de  Rhuys,  et,  pour  rendre 
son  école  accessible  aux  enfants  du  canton  qui 
avaient,  deux  fois  par  jour,  à  faire  en  bateau  le  trajet 
de  la  terre  ferme  à  File  et  de  l'île  à  la  terre  ferme, 
il  jeta  sur  le  bras  de  mer  un  pont  de  pierre,  long  de 
quatre  cent  cinquante  pieds.  Dans  cette  modeste 
retraite,  le  prince  cambrien  put  reprendre  sa  vie  mo- 
nastique en  l'adaptant  surtout  à  ses  anciennes  habi- 
tudes scolaires.  Il  faisait  apprendre  Virgile  par  cœur 

1.  Traduction  de  M.  de  la  Villemarqué,  qui  publie  le  texte  original^ 
p.  309  de  sa  Légende  celtique. 


DU  PAYS  DE  GALLES.  71 

à  ses  écoliers.  Un  jour  qu'il  portait  son  Virgile  sous 
le  bras  et  se  promenait  avec  son  ami  et  son  compa- 
triote, le  fameux  historien  Gildas,  il  se  mit  à  pleurer 
à  la  pensée  que  Fauteur  de  ce  livre  qu'il  aimait  était 
peut-être  en  enfer.  Au  moment  où  Gildas  le  répri- 
mandait durement  sur  ce  j:)^^^^//'^,  en  protestant  que 
sans  aucun  doute  Virgile  était  damné,  une  trombe  de 
vent  emporta  dans  la  mer  le  livre  que  tenait  Gadoc .  îl 
en  fut  consterné,  et  rentré  dans  la  cellule,  il  se  dit  à 
lui-même  :  «  Je  ne  mangerai  pas  une  bouchée  de  pain 
et  je  ne  boirai  pas  une  goutte  d'eau,  avant  de  savoir 
au  juste  quelle  part  Dieu  fait  à  ceux  qui  ont  chanté 
sur  la  terre  conmie  les  anges  chantent  dans  le  ciel.  » 
Là-dessus,  il  s'endormit.  Bientôt  il  eut  un  songe  où 
une  douce  voix  se  fit  entendre  :  (c  Prie  pour  moi, 
prie  pour  moi,  disait  là  voix;  ne  te  lasse  pas  de 
prier;  je  chanterai  éternellement  les  miséricordes 
du  Seigneur.  » 

Le  lendemain  un  pêcheur  de  Belz  lui  apporta  un 
saumon,  et  le  saint  retrouva  dans  le  poisson  le  Vir- 
gile que  le  vent  avait  emporté  ^ . 

Après  un  séjour  de  plusieurs  années  en  Armori- 

1.  La  Villemaroué,  op.  cit.  p.  203.  On  retrouve  ici  le  sentiment 
qui  a  dicté  cette  séquence,  signalée  par  Ozanam  et  chantée  à  Man- 
toue,  sur  la  visite  de  saint  Paul  au  tombeau  de  Virgile  : 

Ad  Maronis  mausoleum  Quem  te,  inquit,  reddidissem; 

Ductus,  fudit  super  eum  Si  te  vivum  invenissem, 

Piai  rorem  lacrymœ,  Poelarum  maxime! 


72  LES  SAINTS  ET  LES  MOINES 

que,  Gadoc  laissa  sa  nouvelle  communauté  florissante 
sous  le  gouvernement  d'un  autre  pasteur,  et  pour 
réaliser  cette  maxime  qu'il  aimait  à  répéter  à  ses  dis- 
ciples :  ((  Veux-tu  la  gloire?  marche  au  tombeau!  » 
il  retourna  en  Bretagne,  non  plus  pour  y  retrouver 
la  paix  et  l'ancienne  prospérité  de  sa  bien-aimée  re- 
traite de  Llancarvan  ^ ,  mais  pours  'établir  au  cœur 
même  des  établissements  saxons  et  y  consoler  les 
nombreux  chrétiens  qui  avaient  survécu  aux  massa- 
cres de  la  conquête  et  vivaient  sous  le  joug  d'une 
race  étrangère  et  païenne.  Il  se  fixa  à  Weedon,  dans 
le  comté  actuel  de  Northampton  ^  :  c'était  là  que 
l'attendait  le  martyre. 

Un  matin  que,  revêtu  des  ornements  pontificaux , 
il  célébrait  le  divin  sacrifice,  une  bande  furieuse  de 
guerriers  saxons  à  cheval,  chassant  les  chrétiens 
devant  eux,  entra  pêle-mêle  dans  le  temple  et  se  rua 
vers  l'autel.  Le  saint  continua  le  sacrifice,  aussi  calme 
qu'il  l'avait  commencé.  Un  chef  saxon,  poussant  son 
cheval  et  brandissant  sa  lance,  alla  droit  à  lui  et  le 


1.  Ad  proprias  sui  cari  ruris  sedes  Llandcarvan,  Vita,  c.  9. 

2.  C'est  ainsi  qu'on  paraît  d'accord  pour  interpréter  le  mot  Bene- 
ventum,  du  texte  latin,  qui  a  donné  lieu  à  de  si  étranges  suppositions 
sur  l'épiscopat  deCadoc  à  Bénévent,  enUalie.  Ce  texte  la  tin  ne  dit  pas 
expressément  que  les  meurtriers  de  Cadoc  fussent  Saxons,  mais  telle 
est  la  tradition  constante.  M.  de  la  Villemarqué  l'affirme  d'après  le 
cartulaire  de  Quimperlé,  qui  est  chez  lord  Beaumont,  à  Castleton 
(Yorkshire),  et  d'après  l'inscription  d'un  tableau  de  la  chapelle  de 
Saint-Cadoc,  près  Enlel,  en  Bretagne. 


DU  PAYS  DE  GALLES.  73 

frappa  au  cœur.  Cadoc  tomba  à  genoux,  et  son  der- 
nier vœu,  sa  dernière  pensée  furent  encore  pour  ses 
chers  compatriotes.  «  Seigneur,  »  dit-il  en  mourant, 
«  roi  invisible, sauveur  Jésus,  accorde-moi  une  grâce, 
protège  les  chrétiens  de  mon  pays  ^  ;  que  leurs  ar- 
bres portent  toujours  des  fruits,  que  leurs  champs 
donnent  toujours  du  blé  ;  comble-les  de  biens  en 
tout  geiu'e;  et  surtout  fais-leur  miséricorde,  afm 
qu'après  t'a  voir  honoré  sur  la  terre  ils  te  glorifient 
dans  le  ciel  !  » 

Les  Bretons  de  Cambrie  et  les  Bretons  d'Armori- 
que  se  sont  longtemps  disputé  la  gloire  et  le  pri- 
vilège de  lui  rendre  des  honneurs  à  la  fois  religieux 
et  nationaux.  Ceux-ci  lui  sont  demeurés  les  plus  fidè- 
les, et,  huit  siècles  après  sa  mort,  le  grand  moine, 
le  grand  patriote  celtique,  fut  invoqué  comme  leur 
patron  spécial,  par  les  chevaliers  bretons ,  dans  ce 
fameux  combat  des  Trente  oii  Beaumanoir  but  son 
sang.  En  y  allant,  ils  entrèrent  dans  une  chapelle 
dédiée  à  saint  Cadoc,  pour  réclamer  son  assistance  ; 
en  revenant  victorieux,  ils  chantaient  une  chanson 
bretonne  qui  se  termine  ainsi  : 

((  Il  n'est  pas  l'ami  des  Bretons,  celui  qui  ne  pousse 
pas  des  cris  de  joie  en  voyant  revenir  nos  guerriers, 
des  fleurs  de  genêt  à  leurs  casques  ; 

((  Il  n'est  l'ami  ni  des  Bretons,  ni  des  saints  de 

1,  La  Villemarqué,  p.  215. 

MOINES   d'oCC.  III.  5 


74  LES  SAINTS  ET  LES  MOINES 

Bretagne,  celui  qui  ne  bénit  pas  saint Cadoc,  patron 

des  guerriers  du  pays. 

«  Celui  qui  n'a  point  applaudi,  et  admiré,  et  béni, 
et  chanté  :  Au  paradis  comme  sur  terre,  saint  Cadoc 
n'a  point  de  pareil  ' .  » 

Celte  longue  popularité  d'un  saint  breton  de  la 
Cambrie,  sur  les  deux  rives  de  la  mer  qui  baigne  les 
pays  celtiques,  est  encore  éclipsée  par  celle  d'une 
jeune  fille  dont  le  peuple  gallois  de  nos  jours  ignore 
rhistoire  et  ne  pratique  plus  la  foi,  mais  dont  il 
garde  la  mémoii^e  avec  une  superstitieuse  fidélité. 
C'est  Winifi'ède,  la  jeune  et  belle  fille  d'un  seigneur 
du  pays.  Trouvée  seule  dans  la  maison  de  son  père 
]3ar  un  certain  roi  Caradoc  - ,  et  voulant  repousser  sa 
brutalité,  elle  se  sauva  jusqu'à  l'église  où  priaientses 
parents  et  y  fut  poursuivie  par  le  roi,  qui  lui  tranclia 
la  tête  sur  le  seuil  même  de  l'église.  Du  point  même 
où  la  tête  de  cette  martjTe  de  la  pudeur  avait  fi^appé 
le  sol  jaillit  une  fontaine  abondante,  qui  est  encore 
aujourd'hui  fréquentée  et  même  vénérée  par  les 
populations  que  se  disputent  vingt  sectes  diverses, 
mais  rapprochées  par  une  haine  commune  pour  la 


1.  Le  texte  breton  de  cette  chanson  a  été  publié  par  M.  de  la  Ville- 
marqué.  —  Il  faut  lire  dans  sa  Légende  celtique  lelouchant  récit  de 
sa  visite  aux  ruines  de  Llancarvan  et  de  la  dévotion  qui  attire  en- 
core une  grande  allluence  de  pèlerins  dans  l'île  du  Morbihan  où  le 
saint  a  habité. 

2.  Evidemment  le  même  nom  que  celui  du  Caraclacus  de  Tacite. 


nu  PAYS  DE  GALLES.  75 

yrrito  catholique.  (]ette  fontaine  a  donné  son  nom 
à  la  ville  de  Holy-Well  ^ .  La  source  est  recouverte 
par  un  grand  porche  gothique  à  trois  arches.  Elle 
forme,  dès  sa  naissance,  un  vaste  bassiu  où  vien- 
nent se  baigner,  du  matin  jusqu'au  soir,  les  mala- 
des et  les  infirmes  de  ces  envirous  dévastés  par  l'hé- 
résie, avec  une  confiance  étrange  dans  la  vertu  mi  la- 
culeuse  de  cette  onde  glaciale. 

Selon  la  légende  cambriemie,  cette  vierge  mar- 
tyre aurait  été  ressuscitéepai'  un  saint  moine  nommé 
Beiuo,  qui,  comme  tous  les  moines  de  ce  temps 
(vers  616),  avait  beaucoup  fondé  et  beaucoup  voeu 
des  princes  du  pays  à  l'effet  d'enrichir  ses  fouda- 
tions.  Cependant  il  mettait  une  réserve  conscien- 
cieuse à  n'accepter  que  ce  qu'on  avait  le  droit  de  lui 
donner.  Il  présidait  un joiu^  lui-même  à  la  consti'uc- 
tion  d'uue  église  sur  un  domaine  que  le  roi  Cad- 
wallon,  vainqueur  des  Saxons  de  Northumbrie  ", 
venait  de  lui  concéder,  ou  plutôt  de  lui  échanger 
contre. un  sceptre  d'or,  valant  soixante  vaches.  Sur- 
vient une  femme  qui  lui  apporte  à  baptiser  un 
enfant  nouveau-né.  Cet  enfant  l'assourdissant  de 
ses  cris,  Beino  dit  : 

«  Qu'a  donc  cet  enfant  pour  tant  crier? 

—  Il  a  une  bien  bonne  raison,  dit  la  feunne. 

1.  Holy,  sainte;  Well,  puilsoii  fontaine,  dans  le  Flintshire. 

2.  Brdk,  lib.  II,  c.  20;  lib.  m,  c.   1. 


76  LES  SAINTS  ET  LES  MOINES 

—  Et  laquelle  donc?  reprit  le  moine. 

—  Cette  terre  que  vous  avez,  et  où  vous  faites 
bâtir  une  église,  appartenait  à  son  père.  » 

A  l'instant  Beino  cria  aux  ouvriers  : 
((  Arrêtez  votre  travail.  Ne  faites  plus  rien  jus- 
qu'à ce  que  j'aie  baptisé  cet  enfant  et  que  j'aie  été 
parler  au  roi.  » 

Arrivé  chez  celui-ci,  à  Caernavon  : 
((  Pourquoi,  lui  dit  le  moine,  m'as-tu  donné  ce 
domaine,  qui  appartient  légitimement  à  un  autre? 
L'enfant  qui  est  dans  les  bras  de  cette  femme  en 
est  l'héritier.  C'est  à  lui  qu'il  faut  le  restituer.  » 

Noble  et  touchant  témoignage  du  respect  primor- 
dial des  cénobites  pour  le  droit  sacré  de  la  pro- 
priété, qui  a  été  si  constamment,  si  lâchement  et  si 
impunément  violé  à  leur  détriment  ! 

La  vie  de  ce  moine,  dont  il  n'existe  qu'un  texte 
en  dialecte  gallois  ',  contient  d'autres  traits  non 
moins  curieux.  Il  avait  planté  à  côté  du  tombeau 
de  son  père  un  gland,  lequel  devint  un  grand  chêne 
dont  aucun  Anglais,  dit  la  légende,  ne  pouvait 
approcher  sans  mourir  sur  place,  tandis  que  les 
Gallois  n'éprouvaient  aucun  mal.  Il  quitta  l'un  de 
ses  gîtes,  au  bord  de  la  Saverne,  sous  le  coup  de 
l'horreur  que  lui  inspira  le  son  de  la  voix  d'un  An- 
glais qu'il  entendait  de  l'autre  côté  du  fleuve,  exci- 

1.  Publié  et  traduit  par  Ri:iiS,  op.  cit. 


DU  PAYS  DE  GALLES.  77 

tantseslévriersavecdesmots5rta70//s  ;  a  Prenez  vite,» 
dit-il  à  ses  compagnons,  (c  vos  habits  et  vos  chans- 
((  sures  et  partons,  car  la  nation  de  cet  homme  a  un 
((  langage  étranger  et  qui  m'est  abominable  :  ils 
((  vont  nous  envahir  et  nous  déposséder  à  jamais.  » 
Ces  anecdotes  familières  de  la  vie  du  moine 
Beino,  comme  le  martyr  de  Cadoc,  le  sage  et  le 
moine  patriote,  par  la  main  des  Anglo-Saxons,  dé- 
montrent l'invincible  antipathie  qui  élevait  comme 
im  mur  infranchissable  entre  les  âmes  des  Bretons 
et  des  Saxons,  plus  d'un  siècle  et  demi  après  l'arri- 
vée de  ces  envahisseurs  païens  en  Bretagne.  Le  fé- 
cond et  généreux  génie  de  la  race  celtique,  dominé 
par  cette  répugnance  patriotique,  par  le  trop  légi- 
time ressentiment  des  violences  et  des  sacrilèges  de 
la  conquête,  se  trouvait  ainsi  réduit  à  l'impuissance 
pour  la  grande  œuvre  de  la  conversion  des  Anglo- 
Saxons  au  christianisme.  Non  seulement  on  ne  cite 
pas  un  seul  effort  tenté  par  un  pontife  ou  un  reli- 
gieux breton  pour  prêcher  la  foi  aux  conquérants; 
mais  le  grand  historien  de  la  race  anglo-saxonne 
constate  expressément  qu'il  y  avait  chez  les  Bretons 
de  la  grande  île  un  parti  pris  de  ne  jamais  révéler 
les  vérités  de  la  foi  à  ceux  dont  ils  étaient  condam- 
nés à  subir  la  domination  ou  la  cohabitation,  et 
comme  une  résolution  vindicative,  quand  même  ils 
deviendraient  chrétiens,  de  les  traiter  en  païens 


78  LES  SAINTS  ET  LES  MOINES  DU  PAYS  DE  GALLES. 

incorrigibles' .  Saint  Grégoire  le  Grand  porte  contre 
enx  le  même  témoignage  en  ternies  pins  sévères 
encore  :  a  Les  prêtres,  »  dit-il,  «  qni  avoisinent  la  na- 
tion des  iVngles  les  négligent,  et,  dépourvnsde  toute 
sollicitude  pastoral (%  ils  refusent  de  répondre  au 
désir  qu'aurait  ce  peuple  de  se  convertir  à  la  foi  du 
Christ'.  » 

Il  faut  donc  renoncera  chercher  chez  les  Bretons 
de  la  grande  île  les  instruments  de  la  conversion  qui 
devra  donner  à  l'Eglise  un  grand  peuple  de  plus. 
Mais  dans  l'île  voisine,  en  Hibernie,  il  subsistait  au 
sein  d'une  population  de  race  celtique,  comme  les 
Bretons,  une  Église  tlorissante  et  féconde,  spectatrice 
et  non  victime  de  l'invasion  saxonne.  Voyons  si  de 
cette  île  des  Saints  et  de  sa  vaillante  et  aventureuse 
lignée  il  ne  sortira  pas  une  inspiration  plus  géné- 
reuse et  plus  expansive  que  du  milieu  des  lambeaux 
sanglants  de  la  chrétienté  bretonne. 

1.  Bede,  I,  22;  II,  20. 

2.  EpisL  VI,  58  et  59. 


CHAPITRE  lïl 
L'Irlande  monastique  depuis  saint  Patrice. 


L'Irlande  échappe  à  la  Rome  des  Césars  pour  être  envahie  par  îa 
Rome  des  Papes.  —  Les  auxiliaires  bretons  de  saint  Patrice  y 
apportent  quelques  usages  distincts  des  usages  romains.  — 
Dissidence  entre  Patrice  et  ses  collaborateurs.  —  11  veut  prê- 
cher la  foi  à  tous.  —  Saint  Carantoc.  —  Émigration  des  Cam- 
briens  en  Hibernie  et  des  Hiberniens  en  Cambrie;  disciples  de 
saint  David,  en  Irlande-,  Modonnoc  et  ses  abeilles.  —  Immense 
développement  monastique  de  l'Irlande  sous  l'action  des  moines 
cambriens  ;  les  usages  bretons  ne  touchent  en  rien  à  la  foi.  — 
Les  familles  ou  clans  se  transforment  en  monastères  avec  leurs 
chefs  pour  abbés.  —  Les  trois  ordres  de  saints.  —  Les  mis- 
sionnaires irlandais  sur  le  continent;  leurs  voyages  et  leurs 
visions;  saint  Brendan,  le  navigateur;  Dega,  moine,  évoque  et 
sculpteur;  Mochuda,  le  berger  converti  par  la  musique.  —  Pré- 
pondérance constante  de  l'élément  monastique.  —  Fondations 
«•élèbres  :  Monasterboyce,  Glendalough  et  ses  neuf  églises;  Ban- 
gor,  d'où  sort  Colomban,  le  réformateur  des  Gaules,  et  Clonard, 
d'où  sort  Columba,  l'apôtre  de  la  Calédonie. 

Plus  heureuse  autrefois  que  la  Grande-Bretagne, 
l'Irlande  avait  échappé  à  la  conquête  romaine.  Agri- 
cola  avait  songé  à  l'envahir  et  même  à  la  garder 
avec  une  seule  légion;  il  votilaii  ainsi  river  les  fers 
de  la  Bretagne  en  lui  dérobant ,  selon  l'expression 
de  son  gendre,  le  spectacle  dangereux  et  le  voisinage 
contagienx  de  la  liberté' .  Mais  ce  dessein  avait  heu- 

1.  ÏACiT.,  Agricola,  c.  24. 


80  L'IRLANDE  MONASTIQUE 

reusement  avorté.  A  l'abri  des  proconsuls  et  des 
rhéteurs  impériaux,  le  génie  de  la  race  celtique 
avait  pu  librement  s'y  développer  ;  il  y  avait  créé  une 
langue,  une  poésie,  un  culte,  un  enseignement,  une 
hiérarchie  sociale ,  en  un  mot  une  civilisation  égale 
et  même  supérieure  à  celle  de  la  plupart  des  autres 
peuples  païens.  Aumilieu  du  cinquième  siècle,  Rome 
chrétienne  et  apostolique  avait  étendu  ses  lois  sur 
cette  région  que  les  Césars  n'avaient  pu  atteindre. 
Saint  Patrce  y  avait  porté  la  loi  chrétienne  \  D'ori- 
gine bretonne,  mais  imbu  des  doctrines  et  des  usages 
de  Rome-,  comme  ses  contemporains  Ninian  et  Pal- 
ladius,  apôtres  des  Scots  et  des  Pietés  méridionaux, 
le  grand  apôtre  des  Celtes  d'Irlande  était  parti  des 
plages  de  la  Cambrie  pour  aller  convertir  cette  île. 
ïl  y  avait  été  accompagné  et  suivi  par  une  foule  de 
religieux  gallois  ou  bretons,  qui  accouraient  sur  ses 
pas  poussés  vers  l'Irlande  comme  leurs  frères  vers 
r  Armorique ,  soit  par  la  terreur  de  l'invasion  saxonne , 
soit  par  la  soif  de  conquérir  des  âmes  à  la  vérité^ 


1.  Voir  au  tome  U,  livre  ix,  c.  1,  le  récit  de  la  conversion  de  l'Ir- 
lande par  saint  Patrice. 

2.  Romanis  eruditus  discipulis.  Vit.  S.  Dtti'ic/,ap.  Rees,  p.  il. 

3.  L'un  decescollaborateurs  bretons  de Patriceestun  saint  Mochla, 
dont  les  Bollandistes  ont  publié  la  légende  au  tome  lU  d'août,  p.  73G. 
Cette  légende  donne  pour  mère  à  Mochta  la  servante  d'un  druide 
breton.  Elle  lui  attribue  la  fondation  de  plusieurs  monastères  et  le 
nombre  évidemment  fabuleux  de  cent  évéques  et  de  trois  cents  prêtres 


DKPUIS  SAINT  PATRICK.  81 

Ces  missionnaires  l)retons,  qni  fournirent  à  Pa- 
trice les  trente  premiers  évêques  de  l'Eglise  d'Ir- 
lande', continuèrent  son  apostolat,  mais  en  substi  ^ 
tuant  ou  en  ajoutant  certains  rites  et  certains  usages 
purement  bretons  à  ceux  que  Patrice  avait  apportés 
de  Rome.  L'Irlande  fut  convertie,  mais  elle  le  fut  à 
l'image  de  la  Bretagne",  profondément  et  irrévoca- 
blement catholique  par  le  dogme,  séparée  de  Rome 
par  quelques  points  de  discipline  et  de  liturgie 
sans  importance  réelle  et  qu'il  serait  impossible  de 
définir  d'après  les  récits  qid  nous  sont  restés  sur  la 
vie  de  saint  Patrice. 

Du  vi^  ant  même  de  Patrice,  n'y  eut-il  point  quel- 
ques dissidences  entre  lui  et  ses  collaborateurs  bre- 
tons? On  pourrait  le  croire,  d'après  certains  traits  de 
sa  vie  ou  de  ses  écrits ,  comme  ce  passage  de  sa  Confes- 


poiir  disciples;  mais  elle  est  surtout  curieuse  en  ce  qu'elle  constate 
une  sorte  de  fraternité  testamentaire  entre  Patrice  et  Mochta. 

1.  JocELiN,  ap.  BoUand.,  t.  II  Martii,  p.  559.  —  11  ne  faudrait  pas 
croire  que  ces  évêques  eussent  des  diocèses  à  limiles  certaines  et 
une  juridiction  aussi  bien  établie  que  par  la  suite.  Nous  aurons 
maintes  fois  l'occasion  d'établir  que  les  évêques  des  églises  celtiques 
«avaient  guère  d'autres  fonctions  que  l'ordination  et  la  transmission 
du  caractère  sacerdotal.  L'ascendant  des  chefs  des  grands  établisse- 
ments monastiques,  qui  d'ailleurs  devenaient  souvent  évêques,  était 
bien  autrement  considérable.  La  constitution  des  diocèses  et  des  pa- 
roisses, en  Irlande  comme  en  Ecosse,  ne  remonte  guère  au  delà  du 
douzième  siècle. 

2.  Ceci  a  été  savamment  établi  et  mis  hors  de  doute  par  M.  Varin, 
dans  les  mémoires  déjà  cités. 

775-33 


82  L'IRLANDE  MONASTIQUE 

sion  OÙ  il  dit  qu'il  avait  apporté  l'Évangile  en  Irlande 
malgré  ses  semeurs,  c'est-à-dire ,  selon  Tillemont ,  mal- 
gré les  prêtres  bretons.  Dans  le  texte  obscur  et  peut- 
être  altéré  de  deux  canons  des  conciles  qui  lui  sont 
attribués,  on  remarque  avec  surprise  des  dispositions 
A  iolemment  hostiles  aux  clercs  et  aux  religieux  ve- 
nant de  la  Bretagne  ' .  La  légende  cambrienne ,  de 
son  côté,  signale  expressément  parmi  les  compa- 
gnons de  Patrice  un  religieux  gallois,  Carantoc  ou 
Garannog ,  qu'elle  qualifie  de  ce  fort  chevalier  sous 
le  soleil  »  et  de  ce  héraut  du  royaume  cèles  te;  »  mais 
elle  a  soin  d'ajouter  que,  vu  la  niultitude  des 
clercs  qui  les  accompagnaient,  tous  deux  convinrent 
de  se  séparer  et  d'aller  l'un  à  droite  et  l'autre  à  gau- 
che". Un  passage  encore  plus  curieux  de  VAmr/ia, 
ou  panégyrique  en  vers  irlandais  ,  consacré  par  un 
barde  monastique  à  saint  Patrice,  peut  jeter  un  rayon 
de  lumière  sur  les  dispositions  qui  séparaient  cet 
homme  vraiment  apostolique  des  moines  gallois 
trop  souvent  signalés  par  leur  esprit  exclusif  et 
jaloux.  Fidèle  à  l'esprit  de  l'Église  romaine,  qui 
regardait  alors  la  conversion  d'un  pécheur  comme 
un  plus  grand  miracle  que  la  résurrection  d'un 


1.  Can.  33  du  l^r  synode.  —  Can.  20  du  2^  synode.  Concilia,  éd. 
CoLETTi.  t.  IV,  p.  756  et  760. 

2.  Vita  S.  Carant.  ap.  Rees,  p.  98.  Cf.  légende  citée  par  M.  Varin 
op.  cit. 


a:^\x 


DEPUIS  SAINT  PATRICE.  83 

mort',  le  saint  est  loué  par  son  panégyriste  d'avoir 
toujours  enseigné  l'Évangile  à  tous  sans  exception, 
sans  différence  de  caste,  même  aux  étrangers ,  aux 
barbares,  aux  Pietés-. 

Quoi  qu'il  en  soit  de  ces  dissentiments,  ils 
ne  portèrent  aucune  atteinte  ni  à  la  foi  catho- 
lique, puisque  le  pélagianisme ,  l'hérésie  domi- 
nante en  Bretagne,  ne  prit  jamais  pied  en  Irlande', 
ni  à  l'ascendant  du  grand  missionnaire  romain, 
puisqu'il  est  resté  le  premier  et  le  plus  populaire 
des  saints  dans  la  catholique  Irlande.  La  reconnais- 
sance des  rois  et  des  peuples  qu'il  avait  convertis  se 
manifesta  envers  lui  a^  ec  une  si  prodigue  générosité 
que,  selon  le  dicton  irlandais,  s'il  avait  accepté  toutes 
les  donations  qu'on  lui  offrait ,  il  n'aurait  pas  laissé 
à  recevoir  par  les  saints  venus  après  lui  de  quoi 
nourrir  deux  chevaux' .  Rien  aussi  n'est  mieux  cons- 
taté que  la  subordination  de  l'Église  naissante  d'Ir- 
lande à  ri^]glise  romaine,  subordination  établie  et 
réglée  par  saint  Patrice'.  Mais  il  n'en  demeure  pas 


1.  GuE(;oKius,  de  Vita  et  Mlrac.  Patrum,  lib.  iv,  c.  36. 

2.  L\  ViLLEMARoiÉ,  Poésie  des  cloîtres  celtiques. 

3.  C'est  ce  que  démontre  Lanigan,  t.  II,  j).  4 10- 4 15  [Ecclesiasti- 
cal  histonj  of  Ireland) ,  malgré  raffirmation  contraire  cUi  vénérable 
Bftde,  I.  H,  c.  19. 

4.  Lynch,  Ccuiibrensis  Eversus,  t.  II,  p.  11,  éd.  Kelly. 

5.  Canon  tiré  d'un  Ms.  d'Armagh  qu'on  croit  de  la  main  même 
de  Patrice  et  publié  par  O'Cuurv,  Lectures  on  the  manuscript  mate- 
rials  of  Irish  History,  p.  Gll.  —  Toutes  les  découvertes  de  l'archéo- 


8^  L'IRLANDE  MONASTIQUE 

moins  avéré  que  des  moines  gallois  et  bretons  furent 
les  collaborateurs  et  surtout  les  successeurs  de  Patrice 
en  Irlande,  qu'ils  accaparèrent  en  quelque  sorte  son 
oeuvre  et  qlie  l'Église  de  cette  île  s'organisa  et  se 
développa  sous  leur  influence,  grâce  à  cette  émi- 
gration continuelle  qui  s'opérait  de  Cambrie  en  Hi- 
bernie,  et  d'Hibernie  en  Cambrie,  dont  les  preuves  se 
trouvent  à  chaque  page  des  annales  du  temps. 

C'est  à  saint  David ,  le  grand  moine-évêque  du 
pays  de  Galles,  que  les  annales  des  deux  Eglises 
attribuent  la  principale  part  dans  l'étroite  union  des 
deux  monachismes  irlandais  et  breton.  Nous  avons 
déjà  dit  que  le  monastère  épiscopal  qui  a  gardé  son 
nom  a  pour  site  un  promontoire  qui  sort  des  flancs 
de  la  Grande-Bretagne  comme  pour  s'élancer  vers 
l'Irlande  :  la  légende  raconte  que,  debout  sur  ce 
promontoire,  Patrice,  en  proie  à  un  accès  de  dépit 
et  de  découragement,  avait  eu  une  vision  consolante 
et  embrassé  d'un  seul  regard  toute  la  grande  île  dont 
Dieu  lui  réservait  la  conversion  ' . 

David,  né  d'une  mère  irlandaise-,  mourut  dans 
les  bras  d'un  de  ses  disciples  irlandais.  Un  autre  de 
ses  disciples  fut  longtemps  célèbre  à  cause  du  ser- 
vice qu'il  avait  rendu  à  l'Irlande  en  y  introduisant 

logie  et  de  la  théologie  contemporaine  confiinient  l'union  de  l'Église 
primitive  d'Irlande  avec  TÉglise  romaine. 

1.  Vita  S.  David,  p.  H  9. 

2.  BoLLAND,  t.  1,  Martil,  p.  39. 


DEPUIS  SAINT  PATRICE.  80 

l'apiculture.  Car  là,  comme  partout,  ce  n'était  pas 
seulement  la  foi,  la  vérité  et  la  vertu  que  venaient 
apporter  ces  missionnaires  monastiques,  c'étaient 
encore  les  bienfaits  inférieurs  mais  essentiels  de  la 
culture,  des  arts,  du  travail.  Ce  disciple,  nommé 
Modonnoc,  était  un  rude  ouvrier,  si  rude  et  si  âpre  à 
fc\ire  travailler  les  autres  qu'il  s'en  était  fallu  de 
peu  qu'il  n'eût  la  tête  fendue  par  la  hache  d'un  ca- 
marade à  qui  il  reprochait  sa  paresse,  pendant  qu'ils 
piochaient  tous  deux  la  terre  pour  adoucir  la  pente 
d'un  chemin  creux  près  du  monastère  de  David' . 

Au ,  déclin  de  ses  jours,  après  une  longue  vie 
d'obéissance  et  d'humilité,  il  s'embarqua  pour 
l'b'lande.  Toutes  les  abeilles  du  monastère  de  saint 
David  le  suivirent.  Il  eut  beau  ramener  le  navire 
où  elles  s'étaient  posées  à  la  proue,  et  aller  dé- 
noncer les  fugitives  à  son  supérieur.  Trois  fois  de 
suite  il  essaya  de  s'en  débarrasser.  Il  se  résigna 
enfin  à  les  emmener  avec  lui  dans  l'ile  où  jusqu'a- 
lors on  n'en  avait  jamais  vu.  Par  ce  gracieux  récit 
la  légende  enchâssait  dans  la  reconnaissance  des 
chrétiens  le  souvenir  du  laborieux  disciple  de  sahit 
David,  qui  le  premier  avait  introduit  l'élève  des 


1.  Ap.  RiîEs,  p.  133.  —  Dans  celte  légende,  le  monastère  est  tou- 
jours qualifié  de  civitas,  ce  qui  répond  bien  à  l'idée  de  l'agrégation 
sociale  et  industrielle  que  formait  un  établissement  cénobitique  de 
cette  époque. 


80  L'IRLANDE  MONASTIQUE 

aJ)eilles  en  Irlande,  où  elle  se  répandit  promptement 
et  devint  une  richesse  du  pays.  On  sait  gré  à  cette 
même  légende  de  nous  raconter  de  plus  que  le  vieil 
émigré  s'occupait  surtout  en  récoltant  son  miel  de 
procurer  aux  pauvres  un  aliment  plus  doux  que  leur 
grossière  et  habituelle  nourriture^ . 

Grâce  à  cette  émigration  incessante,  l'Irlande, 
du  cinquième  au  huitième  siècle,  devint  l'un  des 
principaux  foyers  du  christianisme  dans  le  monde  ; 
et  non  seulement  de  la  vertu  et  de  la  sainteté  chré- 
tiennes, mais  encore  de  la  science,  de  la  littérature, 
de  la  civilisation  intellectuelle  dont  la  foi  nouvelle  al- 
lait doter  l'Europe,  déhvrée  du  paganisme  et  de  l'em- 
pire romain.  Cette  floraison  présenta  deux  phéno- 
mènes remarquables  :  la  prédominance  temporaire, 
pendant  un  ou  deux  siècles,  de  certains  rites  et  usages 
propres  à  l'Eghse  bretonne,  et  le  pro(hgieux  déve- 
loppement des  institutions  monastiques.  Quant  aux 
usages  bretons,  à  mesure  qu'ils  se  manifestent  dans 
l'histoire  sous  les  successeurs  de  Patrice,  on  voit  bien 
qu'ils  ne  différaient  des  usages  romains  que  sur 
quelques  points  qui  semblaient  alors  d'une  grande 
importance,  et  qui  en  réalité  n'en  avaient  aucune  ; 
ils  ne  variaient  que  sur  la  date  à  préférer  pour  la 
célébration  de  la  fête  de  Pâques,  sur  la  forme  et  la 

1.  Ap.  RiLiiS,  p.  13i.  —  Cependant  Colgan  {Act.  SS.  Hibernix,  13  fe- 
bruar.)  dit  qu'il  y  avait  déjà  des  abeilles  en  Irlande. 


DEPUIS  SAINT  PATRIGt:.  87 

dimension  de  la  tonsure  monastique,  snr  les  céré- 
monies du  baptême'.  Rien  dans  ces  questions  ne 
tonchait  au  dogme  ni  à  l'autorité  souveraine  du 
Saint-Siège  en  matière  de  foi,  et  il  est  impossible 
d'appuyer  sur  des  faits  ou  des  monuments  authen- 
tiques les  doutes  sur  l'orthodoxie  des  Irlandais, 
empruntés  à  l'érudition  insuffisante  et  partiale  des 
anglicans  du  siècle  dernier  par  divers  auteurs  de 
nos  jours,  tels  que  Rettberg  et  Augustin  Thierry. 
Cette  orthodoxie  fut,  dès  lors,  ce  qu'elle  a  toujours 
été  depuis,  irréprochable. 

La  foi  catholique,  la  foi  romaine,  régnait  donc 
sans  réserve  dans  les  immenses  et  innombrables 
communautés  qui  constituaient  la  principale  force 
de  l'Église  fondée  par  saint  Patrice  et  ses  collabo- 
rateurs bretons.  Cette  Église  avait  tout  d'abord 
revêtu  lui  caractère  presque  exclusivement  monas- 
tique. La  succession  épiscopale  y  demeura  longtemps 
inconnue  ou  confuse;  l'autorité  des  évêques,  dé- 
pourvus de  toute  juridiction  locale ,  y  fut  subordonnée 
à  celle  des  abbés,  quand  ceux-ci  n'étaient  pas  eux- 


1.  Un  savant  anglican  de  nos  jours,  le  docleur  Todd,  dans  son 
Mémoire  sur  saint  Pcflrice,  publie  en  1863,  a  reconnu  que  l'Eglise 
irlandaise  du  sixième  siècle  ne  différait  en  rien  du  reste  de  l'Église 
catholique  quant  à  ses  doctrines,  ce  qui  ne  l'empêche  pas  de  pré- 
tendre qu'elle  était  indépendante  du  Saint-Siège.  Voir  sur  cette  ques- 
tion un  excellent  article  du  Home  and  Foreign  Reinew  de  janvier 
186i. 


88  L'IRLANDK  MONASTIQUE 

mêmes  revêtus  du  caractère  épiscopal.  Patrice  avait 
converti  une  foule  de  petits  princes,  chefs  de  tribus 
ou  de  clans  :  tous  les  saints  primitifs  de  l'Irlande  se 
rattachaient  à  ces  familles  souveraines,  et  presque 
tous  ces  chefs  de  clans  convertis  embrassaient  la  vie 
religieuse.  Leurs  familles,  leurs  clients,  leurs  dépen- 
dants, suivaientleur  exemple.  Le  prince,  en  se  faisant 
moine,  devenait  naturellement  abbé  et  restait  ainsi, 
dans  la  vie  monastique,  ce  qu'il  avait  été  dans  la  vie 
séculière,  le  chef  de  sa  race,  de  son  clan. 

Les  premiers  grands  monastères  de  l'Irlande  ne 
furent  donc  autre  chose,  à  vrai  dire,  que  des  clans 
réorganisés  sous  une  forme  rehgieuse.  De  là  le  nom- 
bre prodigieux  de  leurs  habitants,  que  l'on  comptait 
par  centaines  et  par  miUiers'  ;  de  là  aussi  leur  in- 
fluence et  leur  fécondité  plus  prodigieuse  encore. 
Dans  ces  vastes  cités  monastiques,  s'enracinait 
dès  lors  et  pour  toujours  cette  fidélité  à  l'ÉgKse 
que  l'Irlande  a  maintenue  avec  une  constance 
héroïque  pendant  quatorze  siècles,  à  l'encontre  de 
tous  les  excès  comme  de  tous  les  raffinements 
de  la  persécution.  Là  se  formait  aussi  toute  une 
population  de  savants,  d'écrivains,  d'architectes, 
de  ciseleurs,  de  peintres,  de  calligraphes,  de  musi- 
ciens,   de   poètes,    d'historiens,  mais  surtout  de 

1.  Le  chiffre  de  trois  mille  religieux  est  celui  que  l'on  retrouve 
sans  cesse  dès  qu'il  s'agit  d'un  des  grands  monastères  de  l'île. 


DEPUIS  SAINT  PATRICE  89 

missionnaires  et  de  prédicateurs,  destinés  à  propa- 
ger les  lumières  de  l'Évangile  et  l'éducation  chré- 
tienne non  seulement  dans  tous  les  pays  celtiques 
dont  l'Irlande  fut  toujours  la  mère  nourricière,  mais 
dans  toute  l'Europe,  chez  tous  les  peuples  germa- 
niques, chez  les  Francs  et  les  Burgondes,  déjà 
maîtres  de  la  Gaule,  comme  chez  les  riv  erains  du 
Rhin  et  du  Danube,  et  jusqu'aux  extrémités  de  l'I- 
talie. De  là  sortaient  ces  armées  de  saints,  plus  nom- 
breux, plus  nationaux,  plus  populaires  et,  il  faut 
rajouter,  plus  extraordinaires  en  Irlande  que  dans 
aucun  autre  pays  chrétien. 

Tout  le  monde  sait  que  l'Irlande  reçut  alors  du  té- 
moignage unanime  de  la  chrétienté  le  nom  d'i/e  des 
Saints^  ;  mais  on  sait  beaucoup  moins  que  ces  saints 
se  rattachent  tous  ou  presque  tous  aux  institutions 
monastiques  qui  conservèrent  en  Irlande  une  disci- 
pline et  une  régularité  persévérantes,  bien  que  sin- 
gulièrement alliées  aux  violences  et  aux  bizarreries 
du  caractère  national.  Les  anciens  monuments  de  la 
tradition  irlandaise  nous  les  montrent  classés  et 
comme  rangés  en  bataille  par  l'imagination  poé- 
tique et  belliqueuse  des  Celtes  d'Irlande,  en  trois 
ordres  ou  bataillons  :  le  premier,  commandé  par 
saint  Patrice,  composé  exclusivement   d'évêques 

1.  M4UUNUS  ScoTus,  Clivon.  ad  ann.  696  (A.  D.  589),  ap.  Pcniz, 
Monumanta,  t.  VU,  p.  514. 


00  L'IRLANDE  MONASTIQUE 

romains,  bretons,  francs  ou  scots  qui  resplen- 
dissaient comme  le  soleil;  le  second,  commandé 
par  saint  Golumba  et  composé  surtout  de  prêtres 
qui  brillaient  comme  la  lune;  le  troisième,  sous 
les  ordres  de  Colman  et  d'Aidan,  composé  à  la 
foisd'évêques,  de  prêtres  et  d'anachorètes,  qui  bril- 
laient comme  les  étoiles^ .  Signalons,  en  passant,  dans 
cette  foule  béatifique,  les  voyageurs  fameux  et  les 
moines  navigateurs.  Tel  fut  Brendan,  dont  les  pè- 
lerinages fantastiques  dans  le  vaste  Océan,  à  la  re- 
cherche du  Paradis  terrestre,  d'âmes  à  convertir,  de 
régions  inconnues  à  découvrir,  ont  pris  la  forme  de 
visions  toujours  admirablement  pénétrées  de  l'esprit 
de  Dieu  et  de  la  vérité  théologique-.  En  mettant  tou- 
jours l'imagination  ainsi  que  Tesprit  d'aventure  au 
service  de  la  foi  et  de  l'idéal  des  vertus  chrétiennes, 
ces  visions  ont  mérité  de  compter  parmi  les  sources 
poétiques  de  \3.Divine  Comédie^ .  Elles  ont  exercé  une 
influence  énergique  sur  l'imagination  des  peuples 
chrétiens  pendant  tout  le  moyen  âge  et  jusqu'aux 
jours  de  Christophe  Colomb  lui-même,  à  qui  l'é- 


1.  LIS811IÎR,  Antlqidlles,  p.  473,  490, 'JI3.  —  Le  très  savant  priiiiaL 
anglican  se  faisait  aider  dans  ses  recherclies  sur  l'histoire  et  l'ar- 
chéologie de  l'Irlande  par  David  Roolli,  évêque  catholique  d'Ossory, 
à  qui  il  en  témoigne  i)ubliquement  sa  reconnaissance  dans  divers  en- 
droits de  ses  écrits.  Cf.  LaiNk.an,  t.  I,  p.  5;  t.  U,  p.  13. 

2.  La  Villem arqué,  op.  cit. 

2.  Oz\N\M,  Oeuvres,  t.  V,  p.  373. 


DEPUIS  SAINT  PATHICE.  91 

popée  maritijîie  de  saint  Brondan  semble  avoir  mon- 
Iré  la  route  de  l'Amérique \ 

A  côté  de  ce  moine  voyageur,  citons,  comme 
type  des  religieux  qui  restaient  en  Irlande  pour 
la  féconder  par  leurs  travaux,  un  moine-évêque 
nommé  Dega  ou  Dagan,  qui  passait  ses  nuits  à  trans- 
crire des  manuscrits,  et  ses  jours  à  lire  et  à  ciseler 
le  fer  et  le  cuivre.  Il  était  si  laborieux,  qu'on  lui 
attribue  la  fabrication  de  trois  cents  cloches,  de  trois 
cents  crosses  d'abbés  ou  d'évèques,  et  la  transcrip- 
tion de  trois  cents  évangéliaires.  «  Je  rends  grâce  à 
mon  Dieu,  >>  disait-il  en  prêchant  aux  moines  de  Ban- 
gor,  ((  de  ce  qu'il  m'a  fait  reconnaître  en  vous  les 
trois  ordres  de  moines  que  j'ai  déjà  vus  ailleurs  : 
ceux  qui  sont  des  anges  parla  pureté  ;  ceux  qui  sont 
des  apôtres  par  l'activité;  et  ceux  qui  seraient  des 
martyrs,  s'il  le  fallait,  par  leur  promptitude  à  ver- 
ser leur  sang  pour  le  Christ".  » 

Alors,  comme  depuis,  le  goût  et  la  pratique  de 
la  musique  étaient  à  l'état  de  passion  nationale 
chez  le  peuple  irlandais.  Les  missionmdres  et  les 
moines,  leurs  successeurs,  s'étaient,  eux  aussi,  im- 

1 .  «  Je  suis  convaincu,  »  disait-il,  «  que  dans  l'île  de  saint  Brendan 
est  le  paradis  terrestre  où  personne  ne  peut  arriver,  sinon  par  la  vo- 
lonté de  Dieu.  »  Cité  par  M.  FEnoiNANu  Demis,  le  Monde  enchanté. 
p.  130. —  Il  y  a  eu  deux  saints  du  nom  de  Brendan;  le  plus  connu, 
fondateur  du  grand  monastère  de  Clonfert  et  célèbre  par  ses  voya- 
ges, mourut  en  577. 

2.  BoLLVND.,  t.  UI  Augusti,  p.  057,  G58. 


92  L'IRLANDE  MONASTIQUE 

prégnés  de  cette  passion  et  surent  promptement  l'a- 
daptera la  conduite  et  à  la  consolation  des  âmes.  Une 
agréable  légende  dessine  bien  l'influence  de  la  mu- 
sique appliquée  aux  chants  ecclésiastiques  sur  la 
jeunesse  irlandaise.  Mochuda,  le  fils  d'un  grand 
seigneur  du  pays  de  Kerr\ ,  gardait,  comme  David, 
les  troupeaux  de  son  père,  dans  les  grands  bois  qui 
couvraient  alors  cette  région  aujourd' hui  si  déboisée . 
Il  fixa,  par  sa  bonne  grâce  et  sa  piété,  l'attention  du 
duc  ou  chef  de  la  province,  qui  le  faisait  venir 
souvent  le  soir  pour  l'entretenir  ;  sa  femme,  qui  était 
fille  du  roi  de  Munster,  témoignait  la  même  affection 
au  jeane  berger.  Dans  la  forêt  où  il  faisait  paître 
ses  porcs,  un  évêque  et  son  cortège  vinrent  à  pas- 
ser en  chantant  les  psaumes  alternativement  pen- 
dant leur  trajet.  Le  jeune  Mochuda  fut  tellement 
ravi  de  cette  psalmodie,  qu'il  abandonna  ses  bêtes  et 
suivit  le  chœur  des  chanteurs  jusqu'au  monastère 
où  ils  devaient  passer  la  nuit.  Il  n'osa  pas  y  entrer 
et  resta  dehors, mais  tout  près  du  lieu  où  ils  avaient 
leur  gîte  et  où  il  put  les  entendre  continuer  leurs 
chants  jusqu'à  l'heure  du  sommeil  :  l'évêque  chanta 
encore  longtemps  après  que  les  autres  furent  en- 
dormis. Le  pâtre  passa  ainsi  toute  la  nuit  :  le  len- 
demain, le  chef  qui  l'aimait  le  fit  chercher  partout, 
et  lorsqu'il  lui  fut  amené,  demanda  pourquoi  il 
n'était  pas  venu  la  veille  au  soir  selon  son  habitude  : 


DEPUIS  SAINT  PATRICE.  03 

((  Monseigneur,  »  dit  le  pâtre,  ((  je  ne  suis  pas  venu 
«  parce  que  j'ai  été  tr(3p  ravi  par  le  chant  divin  que 
((  j'ai  entendu  chanter  au  saint  clergé  ;  plût  au  ciel, 
((  seigneur  duc,  que  je  fusse  avec  eux  pour  ap- 
«  prendre  à  chanter  comme  eux  !  »  Le  chef  eut  beau 
l'admettre  à  sa  table,  lui  offrir  son  épée,  son  bou- 
clier, sa  lance,  tous  les  insignes  de  la  vie  opulente 
et  militaire:  «  Je  neveux,  »  disait  toujoursle  pâtre, 
((  aucun  de  vos  dons  ;  je  ne  veux  qu'une  chose  :  ap- 
((  prendre  à  chanter  le  chant  que  j'ai  entendu  des 
((  saints  de  Dieu.  »  On  finit  par  le  donner  à  l'évêque 
pour  qu'il  en  fitun  rehgieux.  La  légende  ajoute  que 
trente  belles  jeunes  filles  l'aimaient  ouvertement, 
parce  qu'il  était  beau  et  charmant  ;  mais,  le  servi- 
teur de  Dieu  ayant  prié  pour  que  leur  amour  devait 
tout  spirituel,  elles  se  convertirent  toutes  comme  lui 
et  se  consacrèrent  à  Dieu  dans  des  cellules  isolées 
qui  restèrent  sou  s  son  autorité  ' ,  lorsqu'il  fut  devenu 
à  son  tour  évêque  et  fondateur  de  la  grande  cité  mo- 
nastique de  Lismore. 

Cette  prépondérance  de  l'élément  monastique  dans 
l'Eglise  d'Irlande,  due  à  ce  que  tous  les  premiers 
apôtres  de  l'ile  furent  moines,  et  si  bien  justifiée 


1.  AcTA  SS.  B0LL4ND.,  t.  HI  Mciu,^.  379.  —  Ce  Moohudaest  plus 
connu  sous  le  nom  de  Cartagh,  qui  était  celui  de  l'évêque  dont  il 
devint  le  disciple  et  dont  il  prit  le  nom  par  affection  pour  son  père 
spirituel.  Il  mourut  en  037. 


94  L'IRLANDE  MONASTIQUE 

par  le  zèle  aventureux  de  leurs  successeurs ,  s'y 
maintint  non  seulement  pendant  toute  l'époque  flo- 
rissante de  cette  Église,  mais  même  tant  que  dura 
l'indépendance  nationale.  Elle  frappa  tout  d'abord 
les  conquérants  anglo-normands  du  douzième  siècle, 
bien  qu'eux  aussi  vinssent  d'un  pays  où  la  plupart 
des  évêques  avaient  été  moines  et  où  presque  tous 
les  évêchés  avaient  commencé  par  être  des  mo- 
nastères ' . 

De  toutes  ces  communautés  du  sixième  siècle, 
si  longtemps  célèbres  et  les  plus  nombreuses  que  la 
chrétienté  ait  jamais  vues  ;  il  ne  reste  plus  que  de 
vagues  souvenirs  associés  à  quelques  sites  dont  les 
noms  trahissent  leur  origine  monastique,  ou  à  des 
ruines  visitées  par  de  rares  voyageurs.  Citons  pour 
exemple  :  Monasterevan,  fondé  en  504  sur  les  bords 
du  Barrow  ;  Monasterboyce  %  grande  école  laïque  et 


1.  Bi:de,  l.  III,  c.  3,  —  GiRALitus  Cambriînsis,  TopoQrapJiia  Hi- 
berniœ,  dist.  m,  c.  29. 

2.  Fondé  par  saint  Biiilhe,  mort  en 621. M.  Henri  Martin,  dans  son 
intéressant  opuscule  intitulé  :  Antiquités  irlandaises,  1863,  a  tracé 
un  tableau  animé  des  ruines  de  Monasterboyce  et  do  ce  «  cimetière 
où  s'élève  une  tour  ronde  de  cent  dix  pieds  de  haut,  du  jet  le  plus 
svelteet  le  plus  hardi  et  du  plus  bel  appareil...  A  l'entour,  ruines  de 
deux  églises  et  deux  magnifiques  croix  de  pierre...  La  plus  haute  de 
ces  croix  a  vingt-sept  pieds  de  haut...  Couvertes  d'ornements  et  d'in- 
scriptions gaéliques,  elles  mériteraient  à  elles  seules  le  voyage,  car 
il  n'existe  rien  de  pareil  sur  le  continent...  Comme  spécimen  de  l'art 
gaélique  chrétien,  rien  n'est  comparable  à  Monasterboyce.  »  M.  Mar- 
tin signale,  à  trois  milles  de  là,  les  élégantes  ruines  de  Mellifont  : 


DEPUIS  SAINT  PATRICE.  05 

ecclésiastique  dans  la  vallée  de  la  Boyne  ;  ïnnisfallen, 
dans  une  île  du  lac  si  pilloresque  de  Killarney,  et 
surtout  Glendalough  ou  la  Vallée  des  deux  Lacs, 
avec  ses  neuf  églises  ruinées,  sa  haute  tour  ronde, 
son  vaste  cimetière,  sorte  de  nécropole  pontificale  et 
monastique  fondée,  au  milieu  d'une  nature  sauvage 
et  solitaire,  par  saint  Kevin,  l'un  des  premiers 
successeurs  de  Patrice,  et  l'un  de  ceux  qui,  au  dire 
des  hagiograplies  irlandais,  comptaient  par  milliers 
les  âmes  qu'ils  menaient  au  ciel. 

Entre  tous  ces  sanctuaires,  il  y  en  a  deux  qu'il 
fiuit  signaler  à  l'attention  du  lecteur,  moins  encore 
à  cause  de  leur  population  ou  de  leur  céléljrité,  que 
pai'ce  qu'ils  ont  enfanté  les  deux  plus  remarquables 
moines  celtiques  dont  nous  ayons  à  parler. 

Ce  sontClonard  et  Bangor,  qui  comptèrent  l'un  et 
l'autre  le  cbilfre  consacré  de  trois  mille  religieux. 
L'un,  fondé  par  saint  Finnian,  lui  aussi  vénéré  comme 
le  guide  céleste  d'âmes  innombrables.  Né  en  Irlande, 
mais  élève  de  saint  David  et  d'autres  moines  de  la 
Bretagne,  où  il  passa  trente  ans  avant  de  rentrer 
dans  son  pays  pour  y  créei*  la  grande  école  monas- 


«  Dans  le  creux  d'un  vallon,  au  bord  d'un  joli  ruisseau,  avec  une 
église  de  l'époque  ogivale...  et,  à  quelques  pas  de  l'église,  une  ro^o?îf/r' 
(ou  salle  capitulaire),  avec  arcades  romanes  de  style  trè*  pur...  » 
Mellifonl  est  une  abbaye  cistercienne  issue  d'une  colonie  de  Clair- 
vaux,  que  saint  Bernard  avait  envoyée  à  son  ami  saint  Malachie,  en 
11.35. 


96  L'IRLANDE  MONASTIQUE 

tique  de  Clonard,  d'où  les  saints,  dit  un  liistorien  ', 
sortirent  aussi  nombreux  que  jadis  les  Grecs  des 
flancs  du  cheval  de  Troie. 

L'autre,  le  troisième  Bangor,  glorieux  rival  des 
deux  monastères  du  même  nom  en  Gambrie,  fondé 
sur  les  bords  de  la  mer  d'Irlande  (o59),  en  face  de 
la  Bretagne  %  par  Comgall,  qui  était  issu  d'une  fa- 
mille souveraine  chez  les  Pietés  d'Irlande,  mais  qui 
avait,  comme  Patrice,  Finnian  et  tant  d'autres,  sé- 
journé en  Bretagne.  Il  donna  une  règle,  écrite  en 
ver^  irlandais,  à  cette  communauté,  dont  la  re- 
nommée devait  éclipser  en  Europe  celle  de  tous  les 
autres  monastères  irlandais,  et  dont  les  trois  mille 
frères,  divisés  en  sept  chœurs  alternatifs,  chacun  de 
trois  cents  chantem^s,  chantaient  jour  et  nuit  les 
louanges  de  Dieu  pour  appeler  sa  miséricorde  sur 
leur  Église  et  leur  patrie. 

Nous  avons  déjà  vu  sortir  de  Bangor  le  grand  saint 
Golomban,  dont  la  glorieuse  vie  écoulée  loin  de 
l'Irlande  a  semé  tant  de  grands  et  saints  exemples 
entre  les  Vosges  et  les  Alpes,  des  rives  de  la  Loire 
aux  bords  du  Danube,  et  dont  le  fier  génie,  après 
avoir  tour  à  tour  étonné  les  Francs,  les  Burgondes, 
les  Lombards,  a  disputé  pendant  un  demi-siècle 


1.  UssERics^  Anfiqiiitates,  p.  622. 

2.  Ce  n'est  plus  qu'un  village  au  bord  de  la  baie  de  Belfai^t,  sans 
aucun  vestige  du  célèbre  monastère. 


DEPUIS  SAINT  PATRICE.  97 

] 'avenir  du  monde  monastique  à  la  règle  de  Saint - 
Benoît. 

De  Clonard  nous  allons  voir  sortir  un  autre  grand 
saint  du  même  nom,  qui,  en  restaurant  et  en  éten- 
dant l'œuvre  de  Ninian  et  de  Palladius,  saura 
conquérir  la  Galédonie  à  la  foi  cln^étienne,  et  dont 
les  fils  iront,  au  moment  aouIu,  sinon  entamer,  du 
moins  achever  la  difficile  conversion  des  An^lo- 
Saxons. 


MOINES   D  OCC,  lir. 


LIVRE  XI 

SAINT  COLUMBA,  APOTRE  DE  LA  CALÉDONIE, 
521-597. 


lu  génies  es<»  niitto  le,  aperire  oculos 
eoruin,  ut  couvertantur  a  leuebris  ad 
liicem,  et  de  potestate  Satana?  ad  Deuiii 
ul  accipiant  reniissionem  peccatoruni, 
et  sortem  inter  sanctos. 

AtT.  xxvi. 


CHAPITRE  PREMIER 


La  jeunesse  de  Columba  et  sa  vie  monastique 
en  Irlande. 


Les  biographes  de  Columba.  —  Ses  divers  noms.  —  Son  origine 
royale;  les  rois  suprêmes  de  l'Irlande  :  les  ONeill  et  les 
O'Donnell;  Hugues  le  Rouge.  —  Naissance  de  Columba;  vision 
de  sa  mère.  —  Son  éducation  monastique;  jalousie  de  ses  cama- 
rades :  Kiéran;  les  deux  Finnian;  lécole  de  Clonard.  —  Vision 
de  l'ange  gardien  et  des  trois  fiancées.  —  L'assassin  d'une  vierge 
frappé  de  mort  par  la  prière  de  Columba.  —  Son  influence  pré- 
coce en  Irlande;  ses  fondations  monastiques,  surtout  à  Durrow 
et  à  Derry;  son  chant  en  l'honneur  de  Derry.  —  Son  goût  pour 
la  poésie;  ses  relations  avec  les  bardes  voyageurs.  —  11  est  lui- 
inôme  poète,  mais  surtout  grand  voyageur  et  querelleur.  —  Il  a 
!a  passion  des  manuscrits.  —  Longarad  aux  jambes  velues  et  les 
livres  à  sacoches.  —  Contestation  sur  le  psautier  de  Finnian  ;  ju- 
gement du  roi  Diarmid,  fondateur  de  Clonmacnoise.  —  Protes- 
tation de  Columba;  il  s'enfuit  enchantant  \e  Poème  de  la  Con- 
fiance et  suscite  la  guerre  civile.  —  Bataille  de  Cul-Dreimhne  ; 
le  Catliac  ou  Psautier  des  batailles.  —  Synode  de  Teltown  ; 
Columba  y  est  excommunié.  —  Saint  Brendan  se  prononce  pour 
Columba,  qui  consulte  plusieurs  anachorètes,  entre  autres  Abban  ; 
dans  la  Cellule  des  Larmes.  —  Le  dernier  de  ses  confessseurs , 
Molaise,  le  condamne  à  l'exil.  —  Douze  de  ses  disciples  le  suivent 
dans  l'exil;  dévouement  du  jeune  Mochonna.  —  Récits  contra- 
dictoires sur  les  quarante  premières  années  de  la  vie  de  Columba. 


Saint  Columba,  l'apôtre  et  le  héros  monastique 
de  la  Calédonie,  a  eu  le  bonheur  d'avoir  pour  his- 

6. 


Ur-l  JEUNESSt: 

torieii  un  autre  moine,  presque  son  eontemporain, 
et  qui  a  fait  de  sa  biographie  une  œuATe  aussi  cu- 
rieuse qu'édifiante.  Adaninan,  le  neuvième  succes- 
seur de  Columba  comme  abbé  de  la  principale  de 
ses  fondations  à  loua,  était  en  outre  son  parent. 
Né  un  quart  de  siècle  après  lui,  il  avait  vu  dans  son 
enfance  ceux  qui  avaient  conversé  avec  Columba  et 
recueilli  ses  derniers  soupirs  '  ;  il  écrivait  à  la 
source,  là  même  où  son  glorieux  prédécesseur  avait 
dicté  ses  dernières  paroles,  entouré  de  sites  et  de 
souvenirs  qui  portaient  encore  l'empreinte  de  sa 
présence  ou  qui  se  rattachaient  aux  incidents  de 
sa  vie.  Tout  en  reproduisant  presque  textuellement 
un  récit  antérieur  rédigé  par  un  autre  abbé  d'Iona-, 
Adamnan  Fa  complété  par  une  foule  de  récits  et  de 
témoignages  recueillis  avec  un  soin  scrupuleux,  et 
dont  l'ensemble,  malheureusement  dépourvu  de 
tout  ordre  chronologique ,  forme  un  des  monu- 
ments les  plus  vivants,  les  plus  attrayants  et  les 
plus  authentiques  de  l'histoire  chrétienne  ^ 


1.  Adamnan,  lib.  m,  c.  23. 

2.  Par  Cummène  le  Blond  {Cummeneus  Albus),  septième  abbé 
d'Iona,  de  657  à  669.  Ce  récit  a  été  publié  d'abord  par  Colgan,  dans  la 
Trias  Thaumaturfjaj  puis  dans  le  tome  Ides  Acta  sanctorum  or- 
dinis  S.  Benedicti,  et  enfin  par  les  Bollandistes  au  tome  II  de  juin. 

3.  Adamna,  né  en  624,  a  dû  écrire  la  biographie  de  saint  Columba 
entre  690  et  703,  époque  où  il  abandonna  les  traditions  liturgiques 
des  Scots  et  la  direction  du  monastère  d'Iona  pour  se  fixer  auprès 
dn  roi  anglo-saxon  de  Northumbrie,  Aldfrii  (Varin,  Premier  Me- 


DE  COLUMBA.  103 

Comme  vingt  autres  saints  du  calendrier  irlandais, 
(]oluml)a  portait  un  nom  symbolique,  emprunté  au 
latin  par  le  dialecte  celtique,  nom  qui  signitiaitla  co- 
lombe de  l'Esprit-Saint  et  qu'allait  bientôt  illustrer 
son  compatriote  Golomban,  le  célèbre  fondateur  de 
Luxeuil,  avec  lequel  l'ont  confondu  plusieurs  histo- 
riens modernes  '.  Pour  l'en  distinguer,  et  pour  dési- 
gner spécialement  le  plus  grand  missionnaire  cel- 
tique des  îles  Britanniques,  nous  choisirons,  parmi 
les  diverses  leçons  de  son  nom,  celle  de  Columba. 
Ses  compatriotes  l'ont  presque  toujours  nommé  Co- 
lomb-Kill  ou  Cille,  c'est-à-dire  la  colombe  de  la  cel- 
lule^ ajoutant  ainsi  à  son  appellation  primitive  im 
mot  destiné  à  rappeler  soit  le  caractère  essentiel- 
lement monastique  du  saint,  soit  le  grand  nombre 


moire,  \).  172).  L'œuvre  d'Adamnaii  a  été  d'abord  publiée  parCani- 
sius  dans  son  Thésaurus  antiquitatum,  en  1604  ;  puis,  avec  quatre 
autres  du  même  saint,  par  le  franciscain  Colgan,  dans  sa  Trias 
ThaumaHiTf/a {Louxain,  1647);  par  lesBollandistes,en  1698;  etenlin 
par  Pinkerton,  savant  écossais  du  dernier  siècle.  Elle  vient  d'être 
réimprimée,  d'après  un  manuscrit  du  huitième  siècle,  par  le  Rév. 
Docteur  William  Reeves,  pour  la  Société  archéologique  et  celtique 
de  Dublin,  avec  cartes,  glossaire  et  appendice;  Dublin,  1857,in-4o- 
Cette  publication,  excellente  et  marquée  au  coin  d'une  impartialité 
trop  rare  chez  les  érudits  anglicans,  a  rendu  un  service  considé- 
rable à  l'hagiographie  comme  à  l'histoire  nationale  de  l'Irlande  et  de 
l'Ecosse.  Nous  en  avons  déjà  parlé  plus  haut,  tome  II,  livre  i\, 
chap.  1, 

1.  Entre  autres,  Camden,  au  seizième  siècle;  Fleury  danscertains 
endroits  (livre  xxxi\,  c.  36),  et  Augustin  Thierry,  dans  les  premières 
éditions  de  son  Histoire  de  la  conquête  d'Angleterre. 


104  JEUNESSE 

de  communautés  fondées  et  gouvernées  par  lui  ' . 
Il  était  issu  d'une  de  ces  grandes  races  irlandaises 
dont  il  est  littéralement  vrai  de  dire  qu'elles  se  per- 
dent dans  la  nuit  des  temps,  mais  qui  ont  maintenu 
jusqu'à  nos  jours,  grâce  au  tenace  attachement  du 
peuple  irlandais  pour  ses  souvenirs  nationaux,  à 
travers  les  vicissitudes  de  la  conquête,  de  la  per- 
sécution, de  l'exil,  une  illustration  encore  plus  pa- 
triotique et  plus  populaire  que  nobiliaire  ou  aris- 
tocratique. Cette  grande  race  est  celle  des  Nialls 
ou  des  O'Donnells-  [clan  Domhnaill).  Originaire  et 


1.  Br-DE,  Hist.  eccles.,  v,  9.  —  NotivEk  Balbulus,  Martyrol., 
9  jun. 

2.  Il  existe  une  histoire  en  irlandais  du  saint  Magnus  O'Donnell, 
qui  se  qualifiait  de  prince  de  Tyrconnell;  elle  a  été  rédigéeen  1532, 
et  le  texte  original  s'en  trouve  à  la  Bodléienne  d'Oxford.  C'est  une 
compilation  légendaire  qui  a  pour  base  le  récit  d'Adamnan,  mais 
augmentée  d'une  foule  de  légendes  fabuleuses,  comme  aussi  d'impor- 
tanles  traditions  irlandaises  et  de  détails  historiques  en  l'honneur  de 
la  race  d'O'Donnell,  qui  était  celle  du  saint  et  de  l'historien.  Elle  a 
été  abrégée,  traduite  en  latin  et  publiée  par  Colgan  dans  un  volume 
in-folio  dont  voici  le  titre  complet  :  Triades  Thaumalurgœ,  seu 
Bivorum  Patricii,  Columbse  et  Brigidx,  triumVeteris  et  Majoris 
Scotice  seu  Hibernix,  Sanctorum  insvlx,  communiinn  Patrono- 
rum  Actaa  variis iisque pervetiislis  ac  sanctis  autoribus scripta, 
de  studio  R.  P.  F.  Joanîvis  Colgani,  in  conventu  Fr.  Minor.  Hiber- 
nor.  strictior.  obser.  Lovanii  S.  Theologix  lectoris  jubilati  col- 
lecta. LovANii,  1647.  Ce  volume  est  le  second  de  la  collection  du 
même  auteur,  intitulée  :  Acta  Sanctorum  Hiberniœ,  seu  sacrx 
ejusdem  insulœ  antiquitates,  qu'il  n'a  pas  pu  aciiever  et  qui  ne 
comprend  malheureusement  que  les  saints  du  premier  trimestre 
de  l'année.  De  cette  collection  rarissime,  jenai  pu  découvrir  qu'un 
seul  exemplaire  dans  toutes  les  bibliothèques  de  Paris,  celui  de  la 
bibliothèque  Sainte-Geneviève. 


DE  COLUMBA.  lOo 

maîtresse  de  tout  le  nord-ouest  de  Tîle  (les  comtés 
modernes  de  Tyrconnell,  Tyrone  et  Donegall) ,  elle 
possédait  au  sixième  siècle  l'autorité  souveraine, tant 
en  Hibernie  que  dans  la  Galédonie,  sur  les  deux  rives 
de  la  mer  Scotique.  Jusqu'en  1168,  et  presque  sans 
interruption,  des  rois,  issus  de  ses  branches  diverses 
et  souvent  ennemies,  exercèrent  la  monarciiie  su- 
prême en  Irlande,  c'est-à-dire  une  sorte  de  pri- 
mauté sur  les  rois  provinciaux,  que  Ton  a  compa- 
rée à  celle  des  métropolitains  sur  lesévêques,  mais 
qui  rappelle  plutôt  la  suzeraineté  féodale  des  empe- 
reurs saliques  et  des  rois  capétiens  sur  les  grands 
vassaux  d'Allemagne  et  de  France  au  onzième  et  au 
douzième  siècle.  Rien  de  plus  contesté  d'ailleurs 
et  de  plus  orageux  que  l'exercice  de  cette  suzerai- 
neté. Elle  était  sans  cesse  disputée  par  quelque 
roi  vassal  qui  parvenait  le  plus  souvent,  en  bataille 
rangée,  à  dépouiller  le  roi  suprême  de  la  couronne 
et  de  la  vie,  et  à  le  remplacer  sur  le  trône  de  Tara, 
sauf  à  se  voir  lui-même  traité  de  la  même  façon  par 
le  fils  du  roi  qu'il  avait  détrôné  '.D'ailleurs,  le  droit 


1.  Rappelons,  à  catte  occasion,  la  division  très  ancienne  de  l'Ir- 
lande en  quatre  régions  ou  royaumes-,  au  nord,  l'C//5^erou  Ultonie; 
au  midi,  le  Munster  ou  Mommonie-,  à  l'est,  le  £ei/is/e/-ouLagénie; 
à  l'ouest,  le  Connaught  ou  Connacie.  Un  district  central,  l'antique 
Milieu  Sacré  de  l'Irlande  (que  représentent  les  comtés  actuels  de 
Meath  et  Westmealh),  entourait  la  résidence  royale  de  Tara,  si  cé- 
lébrée dans  leschanls  de  Mooie  et  dont  quelques  ruines  subsistent 


106  JEUNESSE 

de  succession  en  Irlande  n'était  pas  réglé  par  la  loi 
de  primogéniture.  Selon  la  coutume  connue  sous 
le  nom  de  Ta/? /^/r?/,  le  plus  âgé  des  parents  du 
sang  succédait  à  tout  prince  ou  chef  défunt,  et 
le  frère  était  par  conséquent  toujours  préféré  au 
fils. 

Après  la  conquête  anglaise,  la  race  des  Nialls, 
aussi  belliqueuse  que  puissante,  sut  maintenir,  à 
force  d'intrépide  persévérance,  une  sorte  de  sou- 
veraineté indépendante  dans  le  nord-ouest  de  l'Ir- 
lande. Les  chefs  de  ses  deux  branches  principales, 
les  O'Neill  et  les  O'Donnell,  trop  souvent  en  guerre 
les  uns  contre  les  autres,  se  retrouvent  à  chaque 
page  des  annales  de  la  malheureuse  Irlande.  Après 
la  Réforme,  quand  la  persécution  religieuse  vint 
aggraver  tous  les  maux  de  la  conquête,  ces  deux 
maisons  fournirent  à  F  Irlande  indignée  et  indomp- 
tée une  série  d'héroïques  guerriers  qui  luttèrent  à 
outrance  contre  le  despotisme  perfide  et  sanguinaire 
des  Tudors  et  des  Stuarts.  Dix  siècles  écoulés  dans 
ces  luttes  implacables  n'avaient  point  affaibli  la  tra- 
dition qui  rattachait  au  saint  dont  nous  allons  ra- 
conter la  vie  ces  champions  de  la  vieille  reUgion  et 
de  la  patrie  outragée.  Jusque  sous  le  règne  d'Elisa- 
beth, les  vassaux  du  ieune  Hu2:ues  O'Donnell  dit  le 


encore  :  ce  district  dépendait  exclusivement  du  monarque  suprême. 
—  Voir  la  carie  annexée  à  ce  volume. 


DE  COLUMBA.  iOT 

Rouge  \  si  renommé  dans  les  fastes  poétiques  et  la 
tradition  populaire  d'Erin,  et  le  plus  i*edoutable 
antagoniste  de  la  tyrannie  anglaise,  reconnaissaient 
en  lui  un  héros  désigné  par  les  chants  prophétiques 
de  Columb-Kill  et  abritaient  ainsi  sa  gloire  avec 
celle  de  ses  ancêtres  sous  l'aile  de  la  colombe  des 
cellules,  comme*  sous  un  patronage  à  la  fois  céleste 
et  domestique  - . 

Le  père  de  Golumba  avait  poiu*  aïeul  l'un  des 

1.  Captif  (les  Anglais  aa  berceau  et  mortà  vingt-neuf  ans,  en  1002, 
à  Simancas,  où  il  était  allé  solliciter  les  secours  de  l'Espagne, 
Son  frère,  héritier  de  sa  puissance  en  Irlande,  mourut  également 
dans  l'exil  à  Rome,  où  l'on  voit  encore  sa  tombe  à  S.  Pietro  in 
Montorio. 

2.  Rev.\rs,,  Adamnam,  p.  34.  O'Clhrv,  Lectures  oiithe  manus- 
cript  mater ials  of  ancient  Irish  historij,  1861,  p.  328.  —  Les  huit 
grandes  races  de  l'Irlande,  chantées  par  les  bardes  et  célèbres  dans 
1  histoire  nationale,  sont  : 

O'Neill,         i  O'Moore,     ) 

et  au  nor(î.  et  à  Test. 

O'Donnell,  >  OByrne,     > 

O'Brien,        t  OConnor,  ) 

et  au  midi.  et         •  à  l'ouest. 

MCirthy,     >  O'Rourke,  ) 

La  principauté  de  Tyiconnell,  confisquée  sur  les  O'Donnell  par 
Jacques  I*''',  contenait  1,16.5,000  arpents.  «  J'aime  mieux,  )  disait  en 
l."i97  le  plus  illustre  des  O'Neill,  «  être  O'Neill  d'Ulster  que  roi  d'Es- 
pagne. »  —  Cependant  les  chefs  de  ces  deux  grandes  races  du  Nord 
sont  le  plus  souvent  désignés  par  les  annalistes  des  seizième  et  dix- 
septième  siècles  sous  le  titre  de  comtes  de  Tyrone  et  de  Tyrconnell, 
([ue  leur  avait  conféré  la  royauté  anglaise  dans  l'espoir  de  les  ga- 
gner —  Il  faut  lire,  dans  l'intéressant  ouvrage  intitulé  :  Vicissitu- 
des of  Familles,  par  le  roi  d'armes  d'Irlande,  sir  Bernard  Burke 
les  articles  consacrés  aux  ONeill  et  aux  O'Donnell.  La  postérité  de 
ceux-ci  fleurit  encore  dans  un  rang  élevé,  en  Autriche. 


i08  JEUNESSE 

huit  fils  du  graud  roi  Niall,  dit  des  neuf  Otages  \ 
monarque  suprême  de  toute  l'Irlande  de  379à40o, 
au  temps  où  saint  Patrice  a\  ait  été  emmené  comme 
esclave  dans  cette  île.  Il  était  donc  issu  de  la  race 
qui  fut  souveraine  de  l'Irlande  pendant  six  siècles, 
et,  en  vertu  de  la  coutume  qui  réglait  le  droit  de 
succession,  il  pouvait  être  lui-même  appelé  au 
trône'.  Sa  mère  sortait  également  d'une  famille 
régnante  dans  le  Leinster,  l'un  des  quatre  royaumes 
subordonnés  de  l'île.  Il  naquit  à  Gartan,  dans  une 
des  régions  les  plus  sauvages  du  comté  actuel  de 
Donegall  ;  on  y  montre  encore  la  dalle  sur  laquelle 
sa  mère  était  couchée  quand  elle  le  mit  au  monde 
(7  décembre  o21).  Quiconque  passe  la  nuit  sur  cette 
pierre  est  guéri  à  jamais  de  la  nostalgie  ;  il  lui  est 
donné  de  ne  pas  se  consumer,  dans  l'absence  ou 
l'exil,  d'un  amour  trop  passionné  pour  la  patrie. 
C'est  du  moins  ce  que  croient  les  pauvres  émigrants 
irlandais,  et  au  moment  d'abandonner  le  sol  con- 
fisqué et  dévasté  de  la  patrie  pour  aller  gagner  leur 
vie  en  Amérique,  ils  y  affluent  encore  par  un  tou- 
chant souvenir  du  grand  missionnaire  qui  sut  aban- 
donner son  pays  pour  l'amour  de  Dieu  et  des  âmes. 

1.  Parce  qu'il  avait  reçu  des  otages  de  neuf  rois  vaincus  par 
lui. 

2.  Une  ancienne  vie  du  saint,  en  irlandais,  citée  par  le  D»'  Reeves, 
p.  269,  le  dit  expressément  et  ajoute  qu'il  ne  renonça  à  la  souverai- 
neté que  pour  l'amour  de  Dieu. 


DE  GOLUMBA.  109 

Pendant  que  sa  mère  était  enceinte  de  lui,  elle 
<'ut  un  songe  que  la  postérité  a  recueilli  comme  un 
symbole  gracieux  et  poétique  de  la  carrière  de  son 
lils.  Un  ange  lui  apparut  en  lui  apportant  un  voile 
tout  parsemé  de  fleurs  d'une  merveilleuse  beauté  et 
des  couleurs  les  plus  variées  ;  puis  elle  vit  ce  voile 
s'envoler  au  loin  et  s'étendre,  à  mesure  qu'il  s'éloi- 
gnait, en  recouvrant  les  plaines,  les  bois  et  les  mon- 
tagnes; et  l'ange  lui  dit  :  «  Tu  vas  devenir  mère 
d'un  fils  qui  fleurira  pour  le  ciel,  qui  sera  compté 
parmi  les  prophètes  de  Dieu,  et  qui  conduira  des 
âmes  innombrables  à  la  céleste  patrie  \  »  C'était 
dans  cet  ascendant  spirituel,  dans  cette  conduite 
des  âmes  au  ciel ,  que  le  peuple  irlandais  ,  converti 
par  saint  Patrice,  reconnaissait  la  gloire  la  plus 
digne  de  ses  princes  et  de  ses  grands  hommes. 

La  légende  irlandaise,  d'une  moralité  toujours  si 
haute  et  si  pure,  même  au  sein  de  ses  plus  étranges 
fantaisies,  s'est  surtout  emparée  de  l'enfance  et  de 
la  jeunesse  de  notre  prédestiné.  Ellejiousle  montre 
confié  d'abord  au  prêtre  qui  l'avait  baptisé  et  qui  lui 
donna  les  premiers  rudiments  de  l'éducation  litté- 
raire ;  puis  familiarisé  dès  ses  premières  années  avec 
les  visions  célestes  qui  devaient  tenir  une  si  grande 
place  dans  sa  vie.  Son  ange  gardien  lui  apparaissait 
souvent,  et  l'enfant  demandait  si  tous  les  anges 

1.  Adamn.,  ni,  1. 

MOINES  d'occ,  m.  7 


tlO  JEUNESSE 

étaient  jeunes  et  resplendissants  comme  lui.  Un  pou 
plus  tard,  Columba  reçut  de  ce  même  ange  l'invi- 
tation de  choisir  entre  toutes  les  vertus  celles  qu'il 
lui  plairait  le  plus  de  posséder,  a.  Je  choisis,  »  dit 
le  jeune  adolescent,  (c  la  virginité  et  la  sagesse.  » 
Et  aussitôt  il  vit  apparaître  trois  jeunes  filles  d'une 
merveilleuse  beauté,  mais  d'un  aspect  étrange,  qui 
se  jetèrent  à  son  col  comme  pour  l'embrasser.  Le 
pieux  adolescent  fronça  le  sourcil  et  les  repoussa 
rudement,  ce  Eh  quoi!  »  dirent-elles,  «  tu  ne  nous 
reconnais  pas?  —  Non,  pas  témoins  du  monde.  — 
Nous  sommes  trois  sœurs  que  notre  père  te  donne 
pour  fiancées.  —  Mais  quel  est  donc  votre  père?  — 
Notre  père, c'est  Dieu, c'est  Jésus-Christ, le  Seigneur 
et  le  Sauveur  du  monde.  —  Certes,  vous  avez  là  un 
père  bien  illustre  ;  mais  quels  sont  vos  noms?  — 
Nous  nous  appelons  Virginité,  Sagesse  et  Prophétie, 
et  nous  venons  pour  ne  plus  te  quitter,  et  pour  t'ai- 
mer  à  jamais  d'un  incorruptible  amour  ' .  » 

De  la  maison  du  prêtre ,  il  passa  dans  ces  grandes 
écoles  monastiques  où  ne  se  recrutait  pas  seulement 
le  clergé  de  l'Église  celtique,  mais  où  se  formaient 
les  jeunes  laïques  de  toutes  les  conditions.  Columba, 
comme  bien  d'autres,  y  apprenait  à  faire  ses  pre- 
miers pas  dans  cette  vie  monastique  où  l'avait  en- 

1.  O'DoNNELL,  Vita  quinia  S.  Columbœ ,  I,  36,  37,  38,  ap.  Col- 
CAN,  Trias  Thaumaturga,  p.  39 i. 


DE  COLUMBA.  111 

traîné  l'appel  de  Dieu.  Il  ne  s'y  livrait  pas  seule- 
ment à  l'étude  et  à  la  prière,  mais  encore  aux  tra- 
vaux manuels  inséparables  alors  en  Irlande,  comme 
partout,  de  la  profession  religieuse.  Il  lui  fallait, 
comme  tous  ses  jeunes  compagnons,  moudre  la  nuit 
le  grain  qui  devait  servir  à  la  nourriture  commune 
du  lendemain  ;  mais,  quand  son  tour  venait,  il  s'ac- 
quittait si  vite  et  si  bien  de  ce  labeur,  que  ses  cama- 
rades le  soupçonnaient  d'être  aidé  par  un  ange' .  La 
naissance  royale  de  Golumba  lui  valait,  au  sein  de 
ces  écoles,  des  distinctions  qui  n'étaient  pas  toujours 
du  goût  de  ses  jeunes  camarades.  L'un  de  ceux- 
ci  ,  nommé  Kiéran ,  destiné  lui  aussi  à  remplir  une 
grande  place  dans  la  légende  scotique  ,  s'indignait 
de  la  primauté  que  semblait  déjà  exercer  Golumba  ; 
mais,  pendant  que  les  deux  étudiants  se  disputaient, 
survint  un  messager  céleste  qui  déposa  devant  Kié- 
ran une  tarière,  un  rabot  et  une  cognée,  en  lui  di- 
sant :  ((  Regarde  ces  outils,  et  rappelle-toi  que  c'est 
là  tout  ce  que  tu  as  sacrifié  pour  l'amour  de  Dieu, 
puisque  ton  père  n'était  qu'un  charpentier.  Go- 
lumba, lui,  a  sacrifié  le  sceptre  de  l'Irlande,  qui 
pouvait  lui  appartenir  par  le  droit  de  sa  naissance 
et  la  grandeur  de  sa  race  " .  » 

Des  monuments  authentiques  nous  apprennent 

1.  O'DONNELL,   T,  42. 

2.  /(/.,  I,  i4. 


112  JEUNESSE 

que  Columba  acheva  son  éducation  monastique  sous 
la  direction  de  deux  saints  abl:)es  du  même  nom  de 
Finnian.  Le  premier,  qui  fut  aussi  évêque,  l'or- 
donna diacre,  mais  semble  l'avoir  gardé  moins 
longtemps  sous  son  autorité  que  le  second  Finnian, 
lequel,  lui-même  élevé  par  un  disciple  de  saint  Pa- 
trice, avait  longtemps  vécu  en  Gambrie,  près  de 
saint  David.  Les  premiers  pas  du  jeune  Columba 
dans  la  vie  se  rattachaient  ainsi  aux  deux  grands 
apôtres  monastiques  de  THibernie  et  de  laCambrie, 
aux  patriarches  des  deux  races  celtiques  qui  avaient 
jusqu'alors  montré  le  plus  de  fidélité  à  la  foi  chré- 
tienne et  le  plus  de  prédilection  pour  la  vie  monas- 
tique. L'abbé  Finnian  qui  le  fit  prêtre  gouvernait  à 
Clonard  ce  monastère  qu'il  avait  fondé  et  dont  nous 
avons  déjà  parlé,  un  de  ces  immenses  monastères 
comme  on  n'en  voyait  plus  que  chez  les  Celtes  et  qui 
rappelaient  les  villes  monastiques  de  la  Thébaïde. 
Il  en  avait  fait  une  école  où  accourait  la  jeunesse 
irlandaise,  dévorée  comme  toujours  par  la  soif  de 
l'instruction  religieuse  ;  et  nous  retrouvons  ici  le 
chiffre ,  si  fréquemment  reproduit  dans  la  tradition 
celtique ,  de  trois  mille  élèves ,  tous  avides  de  re- 
cueillir les  enseignements  de  celui  qu'on  appelait 
le  Maître  des  Saints  ^ . 

1.  Vauin,  Deuxième  Méi)iolre,  p.  47. —  Martyrol.  Dmigal,  àiè 
ap.  Moor.E,  History  of  Ireland,  tome  I,  cli.  13.  —  Ce  saint  abbé 


DE  COLUMBA.  113 

Pendant  qu'il  étudiait  à  Glonard,  n'étant  encore 
que  diacre,  il  lui  arriva  une  aventure  constatée 
par  des  témoignages  authentiques  et  qui  fixa  sur 
lui  l'attention  générale  en  donnant  une  première 
démonstration  de  son  intuition  surnaturelle  et  pro- 
phétique. Un  vieux  barde  chrétien  (ils  ne  l'étaient 
pas  tous),  nommé  Gemmaïn,  était  venu  séjourner 
auprès  de  l'abbé  Finnian  et  lui  demander,  en 
échange  de  ses  poésies ,  le  secret  de  fertiliser  les 
terres.  Columba ,  que  nous  verrons  dans  toute  la 
suite  de  sa  vie  épris  de  la  poésie  traditionnelle  de 
sa  nation,  voulut  se  mettre  à  l'école  du  barde  en 
})artageant  ses  études  et  ses  travaux.  Tous  deux 
lisaient  ensemble  en  plein  air,  à  une  certaine  dis- 
tance Fun  de  l'autre,  quand  apparut  au  loin  une 
toute  jeune  fille  poursuivie  par  un  brigand.  A  la  vue 
du  vieillard,  elle  accourut  de  toutes  ses  forces  vers 
lui,  espérant  sans  doute  trouver  une  sauvegarde 
dans  l'autorité  qu'exerçaient  en  Irlande  les  poètes 
nationaux.   Gemmaïn ,    tout  troublé ,   appela  son 


Finnian  mourut  en  549.  L'aulre  Finnian.  qui  fut  le  premier  maître 
de  Columb-Kill,  est  aussi  connu  sous  le  nom  de  Finnbar  etavait  été 
abbé  à  Magh-bile  (Down),  et  ne  mourut  qu'en  579.  On  croit  qu'il 
est  le  même  que  saint  Fredianus  (Frediano),  évêque  et  patron  de 
Lucques,  où  il  y  a  une  église  si  belle  et  si  curieuse  sous  ce  vocable. 
—  Colgan  a  publié  la  vie  de  l'un  et  de  l'autre  au  2.3  février  et  au 
18  mars  de  ses  Acta  sanctorum  Hibernix.  Il  règne  du  reste  une 
grande  confusion  entre  ces  deux  saints.  Cf.  Adamnan,  I,  1  ;  H,  1; 
II[,  4. 


114  JEUNESSE 

élève  pour  l'aider  à  défendre ,  comme  ils  pourraient 
tous  deux,  la  malheureuse  enfant.  Elle  cherchait 
à  se  cacher  sous  leurs  longs  vêtements ,  lorsque  le 
malfaiteur  la  rejoignit  :  sans  égard  pour  ses  défen- 
seurs, il  lui  perça  le  cou  de  sa  lance,  et,  la  laissant 
morte  à  leurs  pieds,  il  commençait  à  s'éloigner, 
quand  le  vieillard  désolé  se  tourna  vers  Columba 
et  lui  dit  :  «  Jusques  à  quand  Dieu  laissera-t-il  im- 
puni ce  crime  qui  nous  déshonore?  —  Jusqu'à 
maintenant,  »  dit  Columba,  «  et  pas  plus  tard  ;  car 
à  cette  heure  même,  où  l'ame  de  cette  innocente 
monte  au  ciel,  l'âme  de  son  meurtrier  va  descendre 
en  enfer,  y)  Et  à  l'instant,  comme  Ananie  sous 
la  parole  de  Pierre,  l'assassin  tomba  mort.  Le  bruit 
de  ce  châtiment  soudain  retentit,  nous  dit  l'histoire, 
dans  toute  l'Irlande  et  propagea  au  loin  la  renom- 
mée du  jeune  Golumba^ 

Du  reste,  on  reconnaît  facilement  que  son  influence 
dut  être  aussi  précoce  que  considérable,  par  le  nom- 
bre et  l'importance  des  fondations  dont  il  fut  Fau- 
teur avant  même  d'avoir  atteint  l'âge  mûr(545-o62) . 
A  part  les  vertus  dont  la  suite  de  sa  vie  fournit  tant 
d'exemples,  on  peut  croire  que  sa  naissance  royale 
lui  donnait  un  ascendant  irrésistible  dans  un  pays  où, 
depuis  l'introduction  du  christianisme,  tous  les  pre- 
miers saints,  comme  les  principaux  abbés,  apparte- 

i.VitaS.  Finniani,  ap,  Colgan,  Acta  65.,  p.395.— Adamnan.  ,  II,  25. 


DE  COLUMBA.  il 5 

naiont  aux  familles  souveraines,  et  où  subsistent 
jusqu'à  ce  jour,  à  un  degré  inconnu  partout  ailleurs, 
le  prestige  du  sang  et  le  culte  des  généalogies.  Issu, 
comme  on  l'a  déjà  dit,  de  la  même  race  que  le  mo- 
narque de  toute  l'Irlande,  et  par  conséquent  lui- 
même  éligible  à  cette  dignité  suprême  plus  sou- 
vent obtenue  par  l'élection  ou  l'usurpation  que  par 
l'hérédité;  neveu  ou  cousin  très  proche  des  sept 
monarques  qui  exercèrent  l'autorité  suprême  pen- 
dant la  durée  de  sa  vie,  il  tenait  encore  par  les 
liens  du  sang,  à  la  plupart  des  rois  provinciaux V 
Aussi  le  voit-on,  pendant  toute  sa  carrière,  traiter 
sur  le  pied  d'une  intimité  et  d'une  égalité  parfaites 
avec  tous  les  princes  tant  de  l'Irlande  que  de  la  Galé- 
donie,  et  exercer  une  sorte  de  souveraineté  spiri- 
tuelle égale  ou  supérieure  à  l'autorité  des  souve- 
rains séculiers. 

A  peine  âgé  de  vingt-cinq  ans,  il  présidait  à 
la  création  d'une  foule  de  monastères  ;  il  y  en  eut 
jusqu'à  trente-sept  qui,  en  Irlande  seulement,  le 
reconnaissaient  pour  fondateur.  Les  plus  anciennes 
et  les  plus  importantes  de  ces  communautés  furent 
placées  par  lui,  comme  l'avait  été  naguère  celle  de 
sainte  Brigitte  à  Kildare",  dans  de  vastes  forêts  de 


1.  Voir  les  tableaux  généalogiques  de  l'appendice  du  docteur 
Reeves. 

2.  Voir  plus  haut,  tome  II,  livre  ix,chap.  1. 


H 6  JEUNESSE 

chênes  dont  elles  tirèrent  leur  nom.  L'une  Durrow 
(Dair-mach,  Rohoreti  campus),  où  l'on  voit  encore 
une  croix  et  un  puits  qui  portent  le  nomdeColumba, 
s'élevait  dans  cette  région  centrale  qu'on  appelait 
V ombilic  ou  le  milieu  sacré  de  l'Irlande.  L'autre, 
Derry  {Doire-chalgaich,  Roboretum  Calgachi) ,  situé 
au  nord  de  l'île ,  dans  sa  province  natale,  au  fond 
d'une  anse  profonde  de  la  mer  qui  sépare  l'Irlande 
de  l'Ecosse,  après  avoir  été  longtemps  le  siège 
d'un  vaste  et  riche  évêché  catholique,  est  devenue, 
sous  son  nom  moderne  de  Londonderry,  l'un  des 
principaux  foyers  de  la  colonisation  anglaise  et  fut, 
en  1690,  le  boulevard  de  la  conquête  protestante 
contre  les  efforts  impuissants  du  dernier  des  rois 
StuartsV  Mais  alors  rien  ne  faisait  prévoir  ces  la- 


1.  Dans  son  appendice  G  le  docteur  Reeves  donne  l'énuméralion 
détaillée  des  trente-sept  fondations  de  Columb-Kill  en  Irlande.  On 
y  remarque,  dans  le  nord  de  l'île  et  dans  la  province  dont  le  saint 
était  originaire,  Raphoë,  chef-lieu  d'un  diocèse  actuel,  et  ïory,  dans 
une  île  de  la  côte  de  Donegall  ;  puis,  dans  la  région  centrale,  Sord, 
aujourd'hui  Swords,  à  sept  milles  de  Dublin,  qui  a  conservé,  comme 
Tory,  sa  tou?-  ronde  jusqu'à  nos  jours;  enfin,  Kells,  qui  ne  devint 
célèbre  qu'en  807  comme  refuge  des  moines  trop  menacés  à  lona  par 
les  Norse-men.  Ce  monastère  fut  achevé  en  814,  et,  à  partir  de  là, 
devint  le  chef-lieu  des  moines  columbiens.  On  y  voit  encore  une 
des  plus  belles  tours  rondes  de  l'Irlande  (soixante-dix  pieds  de  haut), 
un  oratoire  qui  s'appelle  S.  Columb-KiWs  house,  une  croix  du  ci- 
metière avec  cette  inscription  sur  la  plinthe  :  Criix  Patnciiet  Co- 
lumbe.  Deux  évangéliaires  très  célèbres  de  la  Bible  de  Ïrinity-Col- 
lege  à  Dublin  sont  désignés  sous  le  nom  de  Livre  de  Kells  et  de 
Livre\(ie  Durrow. 

Dans  l'ouvrage  si  important  du  docteur  Pétrie,  intitulé  :  Inquwy 


DE  COLUMBA.  H7 

mentables  vici^itiides,  ni  les  triomphes  désespé- 
rants de  la  force  inhumaine  et  de  l'iniquité  persé- 
cutrice. 

Le  jeune  Columba  se  plaisait  surtout  à  Derry,  où 
il  séjournait  habituellement;  il  veillait  avec  soin 
non  seulement  à  la  discipline  et  aux  études  de  sa 
communauté,  mais  encore  à  la  conservation  de  la 
forêt  voisine.  11  n'y  laissait  jamais  couper  un  chêne  ; 
seulement  ceux  qui  tombaient  de  vieillesse  ou  abat- 
tus par  le  vent,  étaient  réservés  pour  le  foyer  qu'on 
allumait  aux  hôtes  étrangers,  ou  bien  distribués 
aux  pauvres  des  environs.  Les  pauvres  avaient  un 
droit  primordial,  en  Irlande  comme  partout,  au 
bien  des  moines;  et  le  monastère  de  Derry  en 
nourrissait  cent  tous  les  jours  avec  une  régularité 
méthodique  \ 


into  the  origin  and  uses  of  t lie  Round  Towers  ofireland,  1845, 
T^  édit.,  p.  430,  on  trouve  une  gravure  qui  représente  un  édifice  voi- 
sin du  cimetière  de  Kells  et  qualifié  de  Maison  de  saint  Columba. 
C'est  un  bâtiment  carré  ayant  23  pieds  de  long,  21  de  large,  38  de 
hauteur  sous  voûte;  les  murs  en  ont  4  d'épaisseur.  Le  toit  est  en 
pierre  avec  deux  pignons  équilatéraux.  Il  y  a  de  petites  fenêtres 
circulaires  à  15  pieds  du  sol.  Il  était  autrefois  divisé  en  trois  pièces 
et  deux  étages.  Dans  l'une  on  voit  une  grande  pierre  plate  de  6  pieds 
de  long,  que  Ton  appelle  le  lit  de  saint  Columba.  La  toiture  de  cette 
construction  est  entièrement  recouverte  de  lierre,  —  Dans  l'île  de 
Tory,  il  y  a  une  tour  ronde  provenant  du  monastère  construit  par 
Columba.  Pétrie  (p.  389)  reconnaît  aussi  des  tours  rondes  dans  les 
édifices  cités  à  l'occasion  des  deux  miracles  rapportés  par  Adamnan, 
c.  15,  où  il  est  question  de  cloches  et  de  befiVois. 
1.  O'DoNNEL,  ap.  CoLGAN,  p.  397,  398. 


118  JEUNESSE 

Dans  un  âge  plus  avancé,  notra  saint  épanchait 
toute  sa  tendresse  pour  les  créations  de  son  ardeur 
religieuse  par  des  chants  dont  un  écho  nous  est 
resté;  le  texte,  tel  qu'il  a  été  conservé,  est  peut- 
être  postérieur  à  l'époque  de  Columba  ;  mais  il  est 
écrit  dans  le  dialecte  irlandais  le  plus  ancien,  et  il 
interprète  assez  naturellement  les  sentiments  du 
fondateur  et  de  ses  disciples  : 

((  Quand  tous  les  tributs  de  la  Scotie  ^  seraient  à 
moi,  depuis  son  miheu  jusqu'à  ses  frontières,  j'ai- 
merais mieux  le  site  d'une  seule  petite  cellule  dans 
ma  belle  Derry. 

((  Voici  pourquoi  Derry  m'est  chère. 

C'est  à  cause  de  sa  paix  et  de  sa  pureté. 

Sur  chaque  feuille  des  chênes  de  Derry 

Je  vois  assis  un  ange  blanc  du  ciel. 

Chère  Derry,  chère  petite  chênaie. 


1.  Répétons  ici  que  les  noms  de  Scotia,  Scotti,  dans  les  écrivains 
du  septième  au  douzième  siècle,  s'appliquent  presque  exclusivement 
à  l'Irlande  et  aux  Irlandais,  et  par  extension  seulement  à  l'Ecosse 
moderne,  dont  les  régions  du  nord  et  de  l'ouest  avaient  été  peuplées 
par  une  colonie  de  Scots  irlandais.  De  là  le  nom  àErse^  Erysche 
ou  Irish  qu'a  conservé  jusqu'à  nos  jours  le  dialecte  des  Irlandais, 
autrement  dit  Gaëlic.  Dans  Adamnan  comme  dans  Bede,  Scotia 
veut  donc  dire  Irlande,  et  l'Ecosse  moderne  est  comprise  dans  la 
désignation  générale  de  Britannia.  Plus  tard,  le  nom  de  Scotia 
finit  par  disparaître  en  Irlande  pour  ne  plus  se  retrouver  que  dans 
le  pays  conquis  et  colonisé  par  les  Scots,  en  Ecosse,  comme  celui 
iVAnglia  en  Bretagne  et  celui  de  Francia  en  Gaule. 


DE  COLUMBA.  119 

Chère  demeure  et  chère  petite  cellule! 
O  Eternel  Dieu  qui  demeures  au  ciel  ! 
Maudit  celui  qui  les  profanera. 
Bien-aimées  sont  Durrow  et  Derry, 
Bien-aiméc  Raphoë  la  pure, 
Bien-aimée  Drumhome,  aux  fruits  abondants, 
Bien-aimées  sont  Sords  et  Kells  ! 
Tout  y  est  délicieux ,  mais  délicieuse  surtout 
Est  la  mer  salée,  où  volent  et  crient  les  goélands 
Quand  je  vogue  de  loin  vers  la  rive  de  Derry, 
Tout  y  est  en  paix,  tout  y  est  un  délice, 
Oui,  un  délice  \  » 

Ce  n'était  pas  seulement  ses  propres  fondations 
([u'il  célébrait  ;  on  a  conservé  un  autre  poème  qui 
lui  est  attribué  et  qui  est  consacré  à  la  gloire  de 
l'île  monastique  d'Arran,  située  sur  la  côte  occiden- 
tale de  l'Irlande,  et  dont  il  était  allé  vénérer  les 
habitants  et  les  sanctuaires". 

«  0  Arran,  mon  soleil;  mon  cœur  est  à  l'occident 
avec  toi.  Dormir  sous  ton  sol  immaculé  vaut  au- 
tant que   d'être  enseveli  dans  la  terre   de  saint 


1.  Apud  Reeves,  p.  288,  289.  —  On  verra  plus  loin  l'origine  et  la 
suite  de  ce  poème. 

2.  O'DoNNELL,  lib.  I,  c,  105,  106.  —  Cf.CoLGAN,  Acl.  SS.  Hibernix, 
L  I,  p.  704  à  714.  —  On  y  voit  qu'en  1645  cette  ile  renfermait  en- 
core treize  églises  avec  les  tombeaux  de  saint  Enda  et  de  cent  vingt 
autres  saints. 


120  JEUNESSE 

Pierre  et  de  saint  Paul.  Vivre  à  la  portée  du  son 
de  tes  cloches  ,  c'est  vivre  dans  le  bonheur.  0  Ar- 
ran ,  mon  soleil ,  mon  amour  gît  à  l'occident  et 
en  toi  ^ .  » 

Ces  effusions  poétiques  commencent  à  nous  ré- 
véler Golumba  sous  l'un  de  ses  aspects  les  plus 
attrayants,  comme  Tun  des  chantres  de  cette  poésie 
nationale  de  l'Irlande  dont  on  ne  saurait  assez 
signaler  l'union  intime  avec  la  foi  catholique  ^  et 
l'empire  invincible  sur  l'âme  de  ce  peuple  généreux. 
Golumba  fut  lui-même  poète  et  vécut  toujours  en 
grande  et  affectueuse  intimité  avec  les  autres  poètes 
de  son  pays,  avec  ces  bardes  qui  dès  lors  occu- 
paient une  si  grande  place  dans  les  institutions  so- 
ciales et  politiques  de  l'Irlande  et  qu'on  rencon- 
trait partout ,  dans  les  palais  et  dans  les  monastères , 
comme  sur  les  grands  chemins. 

On  verra  plus  loin  ce  qu'il  fit  pour  cette  puissante 
corporation,  et  comment,  après  avoir  été  leur  con- 
frère et  leur  ami,  il  devint  leur  protectem'  et  leur 
sauveur.  Constatons  dès  à  présent  que,  grand  voya- 
geur lui-même,  il  accueillait  les  bardes  voyageurs 
dans  les  différents  monastères  où  il  résidait,  entre 
autres  dans  celui  qu'il  avait  fondé  sur  un  îlot  ^  du 

1.  Cité  dans  les  Transactions  ofthe  Gaëllc  society,  p.  183. 

2.  Voir  tome  II,  livre  ix,  chap.  1. 

3.  On  y  voit  encore  les  ruines  d'une  église  dont  on  lui  attribue  la 


DE  COLUMBA.  121 

lac  que  traverse  la  Boy  le  avant  de  se  jeter  dans  le 
Shannon.  Il  leur  confiait  le  soin  de  rédiger  les  an- 
nales monastiques  et  provinciales  pour  être  ensuite 
déposées  dans  le  chartrier  de  la  communauté  ;  mais 
surtout  il  les  faisait  chanter  pour  sa  propre  délecta- 
tion et  celle  de  ses  religieux ,  et  ceux-ci  lui  adres- 
saient de  vifs  reproches,  s'il  lui  arrivait  de  laisser 
im  de  ces  poètes  itinérants  s'éloigner  sans  l'avoir 
invitée  faire  entendre  ses  chants  en  s'accompagnant 
de  la  harpe  ^ . 

Le  moine  Columba  fut  donc  poète  ;  après  Ossian 
et  son  glorieux  homonyme  des  Vosges,  il  ouvre  la 
série  des  deux  cents  poètes  irlandais  dont  la  mé- 
moire et  les  noms,  à  défaut  des  œuvi^es,  sont 
restés  chers  à  F  Irlande.  Il  écrivait  ses  vers,  non 
seulement  en  latin,  mais  encore  et  surtout  en  irlan- 
dais. Il  ne  reste  de  lui  que  trois  poèmes  latins  ;  mais, 
il  y  a  deux  siècles,  on  avait  encore  onze  de  ses 
poèmes  irlandais-,  qui  tous  n'ont  pas  péri,  et  dont 


fondation.  A  deux  milles  de  cet  îlot,  et  au  bord  de  la  cascade  que 
forme  laBoyle  en  se  jetant  dans  le  lac  (Loch-Key),  s'élevait  un  autre 
monastère  fondé  par  lui  et  qui  devint,  en  1161,  une  abbaye  cister- 
cienne assez  célèbre,  sous  le  nom  de  Boyle. 

1.  Adamnan,  lib.  I,  c.  42. 

2.  CoLGAN,  Trias  Thaumat.,^.  472.  —11  en  donne  le  titre  et  cite  le 
premier  vers  de  chaque  poème  en  irlandais.  —  Le  docteur  Reeves  a 
tlonné  dans  son  appendice  F  le  texte  irlandais  et  la  traduction  an- 
glaise de  deux  de  ces  pièces  dont  le  manuscrit  est  passé  de  chez  les 
franciscains  de  Louvain,  où  écrivait  le  pieux  et  patriotique  Colgan, 


122  JEUNESSE 

le  plus  authentique  est  consacré  à  la  gloire  de  la 
noble  Brigitte,  la  vierge  esclave,  patronne  de  l'Ir- 
lande, et  fondatrice  de  la  vie  religieuse  pour  les 
femmes  dans  l'Ile  des  Saints  :  elle  n'était  pas  encore 
morte  quand  Columba  vint  au  monde  * .  A  travers  les 
efforts  obscurs  et  heurtés  de  cette  poésie  enfantine, 
on  démêle,  ce  semble,  quelques  accents  d'une  émo- 
tion sincère  et  originale. 

((  Que  Brigitte,  la  vierge  et  la  bonne, 

Brigitte,  notre  flambeau  et  notre  soleil, 

Brigitte,  la  rayonnante  et  l'invisible, 

Nous  conduise  au  royaume  éternel  ! 

«  Que  Brigitte  nous  défende 

Contre  les  troupes  de  l'enfer  ; 

Qu'elle  abatte  devant  nous 

Toutes  les  adversités  de  la  vie! 

((  Qu'elle  éteigne  en  nous 

Tous  les  mauvais  instincts  de  la  chair. 

Cette  vierge  pure  qui  nous  est  si  chère, 

Digne  d'un  ineffable  honneur! 

((  Oui,  elle  sera  toujours  notre  sauvegarde, 

Ma  chère  sainte  de  Lagénie, 


à  la  bibliothèque  de  Bourgogne,  à  Bruxelles.  —  Elles  se  trouvent 
aussi  à  la  Bodléienne  d'Oxford,  dans  un  manuscrit  qui  contient  cent 
trente-six  poèmes  irlandais  attribués  à  Columba. 

1.  Il  naquit  en  521  et  elle  mourut  en  523,  selon  la  chronologie  de 
Colgan. 


DE  COLUMBA.  \23 

Après  Patrice  la  première, 
La  colonne  de  la  patrie, 
Glorieuse  entre  toutes  les  gloires, 
Reine  entre  toutes  les  reines. 
((  Que  dans  l'extrême  vieillesse 
Elle  soit  pour  notre  corps  comme  un  cilice; 
Qu'elle  nous  inonde  de  sa  grâce. 
Notre  protectrice  Brigitte  * .  » 

Columlja  semble  donc  avoir  été  autant  poète 
que  moine  pendant  la  première  moitié  de  sa  vie; 
il  en  avait  l'humeur  vagabonde,  agitée,  ardente  et 
même  querelleuse.  Comme  la  plupart  des  saints  et 
des  moines  irlandais,  dont  l'histoire  a  gardé  le  sou- 
venir, il  aimait  passionnément  à  voyager";  mais  à 
cette  passion  s'en  joignait  une  autre  qui  lui  valut 
plus  d'une  mésaventure.  Les  livides,  moins  rares  en 
Irlande  que  partout  ailleurs,  y  étaient  cependant  re- 
<*herchés  et  conservés  avec  un  soin  jaloux  dans  les 
bibliothèques  monastiques,  qui  en  étaient  les  seuls 
dépositaires.  On  leur  attribuait  non  seulement  une 
valeur  excessive ,  mais  en  core  les  émotions  et  presque 
les  passions  d'êtres  animés.  Columba  avait, lui,  la  pas- 
sion des  beaux  manuscrits  ;  et  l'un  de  ses  biographes 


1.  Trias  Thaiimat.,]).  606. 

2.  O'DONNELL,   p.  398. 


i24  JEUNESSE 

lui  attribue  assez  de  laborieux  courage  pour  avoir 
transcrit  de  sa  main  trois  cents  exemplaires  de  FE- 
vangile  ou  du  Psautier  ' .  Il  allait  partout  en  quête  de 
volumes  à  emprunter  ou  à  transcrire,  essuyant  sou- 
vent des  refus  qu'il  ressentait  avec  amertume.  Il  y 
avait  dans  le  pays  d'Ossory,  au  sud-ouest  de  Tîle, 
un  saint  reclus ,  très  savant ,  docteur  es  lois  et  en 
philosophie,  nommé  Ijong-àradaiix  jambes  blanches, 
parce  qu'en  marchant  nu-pieds  il  laissait  voir  ses 
jambes  couvertes  de  grands  poils  blancs.  Golumba, 
étant  allé  le  visiter,  lui  demanda  d'examiner  ses 
livres.  Le  vieillard  refusa  tout  net.  Alors  Golumba 
éclata  en  imprécations,  ce  Puissent  tes  livres  ne  plus 
te  servir  de  rien,  ni  à  toi,  ni  à  aucun  de  ceux  qui 
viendront  après  toi,  puisque  tu  ne  t'en  sers  aujour- 
d'hui que  pour  montrer  ton  inhospitalité!  »  Cette 
malédiction  fut  exaucée,  au  dire  de  la  légende.  A 
peine  le  vieux  Longarad  fut-il  mort,  que  tous  ses 
livres  devinrent  inintelligibles.  Ils  existent  encore, 
dit  un  auteur  du  neuvième  siècle,  mais  nul  ne  peut  les 
lire.  La  légende  ajoute  que  le  jour  où  le  vieux  savant 
mourut,  l'on  vit  se  décrocher  d'eux-mêmes  et  tom- 
ber à  terre,  dans  toutes  les  écoles  d'Irlande  et  jusque 
dans  la  cellule  de  Cohunba  lui-même,  les  sacoches 


1.  O'DoNNELL,  ap.  C0LG4N,  p.  438.  —  On  a  vu  plus  haut  le  môme 
chiffre  attribué  à  Dega,  Les  récits  irlandais  ne  connaissent  guère  que 
les  deux  chiffres  de  trois  cents  et  de  trois  mille. 


DE  COLUMBA.  125 

de  cuir  dont  se  servaient  les  religieuses  et  les  étu- 
diants pour  y  serrer  leurs  livres  ^ . 

Un  récit  analogue,  plus  autlientique  mais  non 
moins  singulier,  sert  d'introduction  à  l'événement 
décisif  qui  changea  la  destinée  de  Golumba  et 
le  transforma ,  de  poète  vagabond  et  d'érudit  pas- 
sionné, en  missionnaire  et  en  apôtre.  Etant  en  visite 
chez  son  ancien  maître  Finnian,  notre  saint  trouva 
moyen  de  faire  une  copie  clandestine  et  pressée  du 
psautier  de  cet  abbé,  en  s' enfermant  la  nuit  dans  l'é- 
glise où  le  psautier  était  déposé,  et  en  s' éclairant 
pour  ce  travail  nocturne  de  la  lumière  qui  s'échap- 
pait de  sa  main  gauche  pendant  qu'il  écrivait  de  la 
droite,  comme  il  arriva  à  je  ne  sais  plus  quel  saint 
de  la  légende  espagnole.  L'abbé  Finnian  apprit 
ce  qui  se  passait  d'un  explorateur  qui,  attiré  par 
cette  lueur  singulière,  avait  regardé  à  travers  le 
trou  de  la  serrure  et ,  pendant  qu'il  appliquait  son 
visage  contre  la  porte,  avait  eu  l'œil  crevé  par 
un  coup  de  bec  que  lui  avait  lancé  à  travers  la 
fente  une  grue,  un  de  ces  oiseaux  familiers  à  qui 
les  religieux  irlandais  permettaient  d'élire  domicile 
dans  leurs  églises-.  Indigné  de  ce  qu'il  regardait 
comme  un  larcin,  Finnian  réclama  la  copie  dès 
qu'elle  fut  terminée,  en  se  fondant  sur  ce  qu'une 

1.  Festilogium,  d'Angus  leCuldee,cité  par  0'CLRUY,op.ci^  p.  17, 

2.  O'DONNELL,  lib.  II,  c.  1. 


i26  JEUNESSE 

copie  faite  sans  permission  devait  appartenir  au 
inaitre  de  l'œuvre  originale,  vu  que  le  livre  trans- 
crit est  le  fils  du  livre  original  [Son-book).  Co- 
lumba  refusa  de  se  dessaisir  de  son  œuvre.  On  en 
référa  au  roi,  en  son  palais  de  Tara. 

LeroiDiarmid,  ou  Dermott,  monarque  suprême  de 
l'Irlande,  descendait,  comme  Columba,  du  grand  roi 
Niall,  mais  par  un  autre  fils  que  celui  dont  Columba 
était  l'arrière-petit-fils.  Il  vivait,  comme  tous  les 
princes  de  son  pays ,  dans  une  union  intime  avec 
l'Église,  personnifiée  en  Irlande,  plus  encore  qu'ail- 
leurs, par  l'ordre  monastique.  Exilé  et  persécuté 
dans  sa  jeunesse,  il  s'était  réfugié  dans  une  ile 
entourée  par  un  de  ces  lacs  que  traverse  le  principal 
fleuve  de  l'Irlande,  le  Shannon,  et  il  s'y  était  lié 
avec  un  saint  moine  nommé  Kiéran,  qui  n'était 
autre  que  ce  fils  de  charpentier,  camarade  jaloux  de 
(]olumba  à  l'école  monastique  de  Clonard  et  depuis 
son  émule  généreux  en  science  et  en  austérité.  Sur  la 
rive  encore  solitaire  du  fleuve,  les  deux  amis  avaient" 
projeté  la  fondation  d'un  monastère  que  la  nature  ma- 
récageuse du  terrain  obligerait  de  bâtir  sur  pilotis. 
((  Plantez,  »  avait  dit  le  moine  au  prince  exilé,  «plan- 
«  tez  avec  moi  le  premier  pieu  en  mettant  votre  main 
«  sous  la  mienne  ;  et  d'ici  à  peu  cette  main  sera  sur 
<(  tous  les  hommes  d'Érin.  »  En  effet,  Diarmid  fut 
bientôt  appelé  au  trône.  Il  usa  aussitôt  de  son  pouvoir 


DE  COLUMBA.  127 

])Our  doter  riclieiiient  le  sanctuaire  que  devait  lui 
j'endre  doublement  chérie  souvenir  de  son  exil  et  de 
son  ami.  Sous  le  nom  de  Glonmacnoise ,  ce  sanctuaire 
devint  Tun  des  grands  monastères  et  l'une  des 
écoles  les  plus  fréquentées  de  l'Irlande  et  même 
de  l'Occident  ;  il  fut  si  riche  en  possessions  et  sur- 
tout en  connnunautés ,  fil  les  ou  vassales  de  son  autorité 
hiérarchique ,  qu'un  dicton  populaire  renfermait  la 
moitié  de  l'Irlande  dans  l'enceinte  de  Glonmacnoise. 
Cette  enceinte  contenait  réellement  jusqu'à  neuf 
églises  avec  deux  tours  rondes  ;  les  rois  et  les  sei- 
gneurs des  deux  rives  du  Shannon  y  eurent,  pendant 
mille  ans,  leur  sépulture  sur  une  hauteur  ver- 
doyante qui  domine  les  bords  marécageux  du  fleuve. 
On  en  voit  encore  les  ruines  tristement  pittoresques, 
<^t  parmi  elles  une  croix  de  pierre  où  sont  grossière- 
ment sculptés  le  prince  et  l'abbé  tenant  à  eux  deux 
le  pieu  allongé  par  la  pointe ,  dont  la  légende  a  con- 
sacré le  souvenir  ^ . 


1.  Situé  à  sept  milles  au-dessous  d'Atlilone  ,  sur  la  rive  orientale 
du  Shannon,  Glonmacnoise  fut  plus  tard  érigé  en  évêché,  qu'il  ne 
faut  pas  confondre  avec  celui  de  Cloyne,  quoique  la  désignation 
latine,  Clo ne Jisis  ou  Cluancnsis  ,  soit  identique.  —  Cette  grande 
abbaye  doit  sa  principale  illustration  à  son  abbé  Tighernach  (1088), 
historien  très  souvent  cité  et  dont  les  annales  ont  été  publiées  au 
tome  II  des  Rerum  Ilibernicarum  scriptores ,  d'OConnor.  Elle 
renfermait  dans  sa  vaste  enceinte  une  communauté  de  ces  moines 
aïques,  connus  sous  le  nom  àeCuldees,  dont  nous  aurons  à  parler 
plus  loin,  qui  avait  été  créée  par  un  frère  convers  du  monastère, 
nommé  Conn  des  pauvres  à  cause  de  sa  grande  charité.  Plus  tard  , 


428  JEUNESSE 

Ce  roi  pouvait  donc  être  regardé  comme  un  juge 
compétent  dans  un  conflit  à  la  fois  monastique  et 
littéraire  ;  il  devait  être  suspect  de  partialité  pour 
Columba,  son  parent,  et  cependant  il  se  prononça 
contre  lui.  Son  jugement  se  formula  en  un  dicton 
rustique  qui  passa  en  proverbe  chez  les  Irlandais  : 
A  chaque  vache  son  veau* ,  et  par  conséquent  à  cha- 
que livre  sa  copie.  Columba  protesta  hautement  : 
«  C'est  là,  ))  dit-il,  «une  sentence  injuste,  et  je  m'en 
vengerai.»  Sur  ces  entrefaites ,  un  jeune  prince,  fils 
du  roi  provincial  de  Connaught ,  poursuivi  comme 
auteur  d  '  un  meurtre  involontaire ,  étant  venu  se  réfu- 
gier auprès  de  Columl^a,  le  roi  suprême  le  fit  mettre 
à  mort.  Alors  l'irritation  de  notre  moine-poète  ne 
connut  plus  de  bornes.  L'immunité  ecclésiastique 
dont  il  jouissait ,  en  sa  qualité  de  supérieur  et  de  fon- 
dateur de  plusieurs  monastères,  aurait  dû ,  selon  lui, 
créer  une  sorte  de  sanctuaire  autour  de  sa  personne. 
Cette  immunité  était  scandaleusement  violée  par  le 
supplice  de  son  client.  Il  menaça  le  roi  d'une  prompte 
vengeance.  «  J'irai,  ))  lui  dit-il ,  ce  dénoncer  à  mes  frè- 


au  douzième  siècle,  elle  fut  attribuée  aux  chanoines  réguliers  de 
Saint-Auguslin,  qui  la  conservèrent  jusqu'à  la  spoliation  générale. 
O'CuuRY,  op.  cit.,  p.  60. —  Le  Genlleman's  Magazine,  de  février 
1864,  publie  un  plan  de  l'état  acluel  de  Cloiimacnoise,  avec  une 
notice  fort  intéressante  de  M.  Parker  sur  l'architecture  de  ces 
ruines. 
1.  Le  gach  hoin  a  boinin,  le  gach  leahhar  a  leahhran. 


DE  COLUMBA.  129 

«  res  et  à  mes  proches  ton  jugement  inique  contre  moi 
«  et  l'immunité  de  l'Eglise  violée  en  ma  personne  ;  ils 
((  écouteront  ma  plainte ,  et  ils  te  châtieront  les  armes 
((  à  la  main  ' .  Mauvais  roi ,  tu  ne  reverras  plus  mon 
«  visage  dans  ta  provincejusqu'àcequeDieu,  le  juste 
«  juge ,  ait  dompté  ton  orgueil.  Comme  tu  m'as  hu- 
((  milié  aujourd'hui  devant  tes  seigneurs  et  amis ,  Dieu 
<(  t'humiliera  devant  tes  ennemis  au  jour  de  la  ba- 
(c  taille.»  Diarmid  voulut  le  faire  retenir  auprès  de 
lui  ;  mais ,  trompant  la  vigilance  de  ses  gardes  ,  il 
s'évada  de  nuit  de  la  cour  de  Tara  et  se  dirrigea  vers 
sa  province  natale  de  Tyrconnell.  S'étant  arrêté  d'a- 
bord à  Monasterboice ,  il  y  apprit  des  religieux  que 
le  roi  faisait  garder  les  passages  ordinaires  pour  in- 
tercepter la  route.  Alors  il  prit  un  sentier  tout  à 
fait  solitaire  pour  traverser  les  montagnes  désertes 
qui  le  séparaient  du  nord  de  l'Irlande  ;  et  pendant 
ce  trajet,  son  âme  s'exhala  en  un  chant  religieux.  Il 
s'enfuit  en  chantant  le  Poème  de  la  Confiance,  qui 
nous  a  été  conservé  et  qui  compte  parmi  les  monu- 
ments les  plus  authentiques  de  la  vieille  langue 
irlandaise.  En  voici  quelques  strophes  : 


1.  Anon.  ap,  UssERiuM,  de  Primord.  Eccles.  Brit.,  cité  par  Col- 
gan,  p.  462. —  O'Do.NNELL,  lib.  H,  c,  7. —  C'est  ici  une  version  assuré- 
ment 1res  modernisée  de  la  déclaration  de  guerre  faite  par  Coluin- 
ba,  au  roi  ;  mais  le  vrai  fond  des  choses,  consigné  par  l'unanimité  des 
traditions  irlandaises,  s'y  retrouve.  Adamnan  garde  un  silence  pru- 
dent sur  tous  ces  incidents  antérieurs  à  la  mission  du  saint  en  Ecosse, 


130  JEUNESSE 

«  Je  suis  seul  sur  la  montagne; 

0  Dieu  !  roi  du  soleil,  protège  ma  route, 

Et  alors  je  n'aurai  rien  à  redouter. 

Pas  plus  que  si  j'étais  gardé  par  six  mille  gueiTiers. 

Si  j'avais  affaire  à  ces  six  mille. 

Et  qu'ils  voulussent  défendre  ma  peau. 

Une  fois  le  temps  fixé  pour  ma  mort, 

Il  n'y  aurait  point  de  forteresse  qui  pût  m'en 
préserver. 

Tandis  que  les  réprouvés  sont  mis  à  mort  jusque 
dans  une  église, 

Jusque  dans  une  île  au  milieu  d'un  lac, 

L'élu  de  Dieu  est  assuré  de  sa  vie 

Jusque  sur  le  front  d'une  bataille. 

Nul  ne  peut  me  tuer  aujourd'hui , 

Quand  même  je  combattrais  contre  lui  au  fort  du 
péril; 

Mais  nul  ne  peut  me  sauver. 

Le  jour  où  ma  vie  sera  venue ,  à  son  temps  pré- 
destiné. 

Ma  vie  ! 

Qu'elle  soit  comme  il  plait  à  mon  Dieu  ; 

Rien  ne  peut  lui  être  ôté. 

Rien  ne  peut  lui  être  ajouté!... 

Ce  que  Dieu  a  destiné  à  quelqu'un, 

Il  ne  sort  pas  de  ce  monde  qu'il  ne  Fait  rencontré. 

Qu'un  prince  cherche  davantage , 


DE  COLUMBA.  13i 

Il  n'en  obtiendra  pas  la  grosse  tir  cFime  mite. 
Une  garde , 

Une  garde  peut  l'accompagner  sur  son  chemin  ; 
Mais  quelle  protection ,  quelle, 
Le  gardera  contre  la  mort? ... 
Oublie  pour  un  temps  la  pénurie  du  cloître. 
Songeons  plutôt  à  l'hospitalité  du  monde  : 
Le  fds  de  Marie  te  fera  prospérer. 
Chaque  hôte  aura  sa  portion...  Souvent, 
Ce  qui  est  dépensé  revient  à  la  main  qui  l'a  donné  ; 
Et  ce  qui  n'est  pas  dépensé 
N'en  a  pas  moins  disparu. 
0  Dieu  vivant  ! 

Malheur  à  celui  qui  fait  mal  en  quelque  chose  : 
La  chose  qu'il  ne  voit  pas  lui  survient, 
La  chose  qu'il  voit  s'évanouit  de  sa  main. 
Ce  n'est  pas    du  Sreod^  que  dépend  notre   des- 
tinée. 
Ni  de  r oiseau  au  bout  de  la  branche. 
Ni  du  tronc  d'un  arbre  noueux... 
Meilleur  est  celui  en  qui  nous  croyons... 
11  est  le  roi  qui  a  fait  nos  corps,. 
Qui  ne  me  laissera  pas  aller  la  nuit  sans  asile. 
Je  n'adore  pas  la  voix  des  oiseaux. 


1.  Terme  druidique  inconnu,  qui  signifie  probablement  quelque 
superstition  païenne,  dans  le  genre  des  présages  tirés  du  vol  des 
oiseaux  ou  des  nœuds  d'arbre  mentionnés  aussitôt  après. 


132  JEUNESSE 

Ni  un  tel,  ni  le  hasard,  ni  une  femme; 
Mon  druide  est  le  Christ,  le  Fils  de  Dieu  ; 
Christ,  le  Fils  de  Marie,  le  grand  abbé. 
Le  Père ,  le  Fils  et  le  Saint-Esprit. 
Mes  domaines  sont  chez  le  Roi  des  rois; 
3ia  communauté  est  à  Kells  et  à  Moen  * .  » 

((  Ainsi  chantait,  »  dit  le  préambule  de  ce  Poème  de 
la  Confiance,  ce  ainsi  chantait  Columba  quand  il  che- 
minait tout  seul,  et  ce  chant  protégera  quiconque  le 
répétera  en  voyageant.» 

Parvenu  sain  et  sauf  dans  sa  province,  Columba  ne 
néghgea  rien  pour  exciter  contre  le  roi  Diarmid  les 
clans  nombreux  et  puissants  de  ses  proches  et  amis , 
qui  formaient  une  branche  de  la  descendance  de 
Niall,  distincte  et  ennemie  de  celle  dont  était  le 
monarque  régnant.  Ses  efforts  furent  couronnés  de 
succès.  Les  Hy-Nialls  du  Nord  s'armèrent  avec  em- 
pressement contre  les  Hy-Nialls  du  Sud, dont  Diar- 
mid était  le  chef  spécial".  Ils  obtinrent  naturelle- 


1.  Moone,  dans  le  comté  de  Kildare,  où  l'on  conserve  la  crosse 
abbatiale  de  saint  Columba.—  Sauf  pour  les  quatre  premiers  vers, 
cités  avec  le  texte  irlandais  par  O'Curry  {Lectures ,  p.  329)  ,  j'em- 
prunte ici  la  traduction  donnée  par  M.  Henri  Martin ,  dans  la  Revue 
nationale,  d'après  la  version  anglaise  qu'O'Donovan  a  publiée  avec 
le  texte  original  dans  le  tome  I  des  Transactions  ofthe  Irish  Archo- 
logical Society,  Dublin^  1846,  p.  1  à  15. 

2.  CoLGAN,.lc^.  .S.S.  Hibern.,  1. 1,  p.  6i5.— Cf.  le  tableau  généalogi- 
que delà  descendance  de  Niall,  dansReeves,p.  251.—  Il  yeut  dix  rois 


DE  COLUMBA.  <33 

ment  le  concours  du  roi  de  Gonnaugth,  père  du 
jeune  prince  qui  avait  été  mis  à  mort  par  le  mo- 
narque. Selon  d'autres  récits,  ce  fut  une  lutte  entre 
les  Nialls  du  Nord  et  les  Pietés  établis  au  centre  de 
l'Irlande.  Le  nord  et  l'ouest  de  l'Irlande  prirent  donc 
les  armes  contre  le  roi  suprême.  Celui-ci  marcha  au- 
devant  d'eux,  et  les  rencontra  en  bataille  rangée  à 
Cool-Drewny,  ou  Cul-Dreimhne,  sur  les  frontières 
de  riJltonie  et  de  la  Gonnacie.  Il  fut  complètement 
vaincu  et  obligé  de  se  réfugier  à  Tara.  La  victoire  fut 
due,  selon  l'annaliste  Tighernach,  aux  prières  et  aux 
chants  de  Columba,  qui  avait  jeûné  et  prié  de  toutes 
ses  forces  pour  obtenir  du  ciel  le  châtiment  de 
l'insolence  royale',  qui  de  plus  assistait  à  la  bataille 
et  prenait  ainsi  sur  lui,  aux  yeux  de  tous,  la  respon- 
sabilité du  sang  versé. 

Quant  au  manuscrit  qui  avait  été  l'objet  de  cet 
étrange  conflit  de  propriété  littéraire  dégénéré  en 
guerre  civile,  il  fut  depuis  lors  vénéré  comme  une 
sorte  de  palladium  national,  militaire  et  religieux. 
Sous  le  nom  de  Cathac  ou  Batailleur,  le  psautier 
latin,  transcrit  par  Columba,  enchâssé  dans  une 

suprêmes  d'Irlande  de  la  branche  des  Hy-Nialls  du  Nord  ou  de  ïyr- 
connell,  dont  était  Columba,  et  dix-sept  de  la  branche  des  Hy-Nialls  du 
Sud,  dont  était  Diarmid  ;  ces  rois  alternèrent  entre  eux  pendant  deux 
siècles  en  se  tuant  ou  se  détrônant  mutuellement.  Voir  les  notes  de 
Kelly,  ap.  Lynch,  Cambreyisis  eversus,  t.  11,  p.  12  et  15. 

1.    O'DONNELL,   loC.Cit. 

MOINES  d'occ,  m.  8 


134  JEUNESSE 

sorte  d'autel  portatif,  devint  la  relique  nationale  du 
clan  des  O'Donnel.  Pendant  plus  de  mille  ans,  il 
fut  porté  par  eux  à  la  guerre,  comme  un  gage  de 
victoire,  à  la  condition  d'être  posé  sur  la  poitrine 
d'un  clerc  aussi  pur  que  possible  de  tout  péché 
mortel.  Il  a  échappé  comme  par  miracle  aux  dé- 
vastations dont  l'Irlande  a  été  victime,  et  il  sub- 
siste encore  pour  la  plus  grande  joie  des  patriotes 
érudits  de  l'Irlande \ 

Golumba  vainqueur  eut  bientôt  à  subir  la  double 
réaction  de  ses  remords  personnels  et  de  la  réproba- 
tion de  beaucoup  d'âmes  pieuses^.  Celle-ci  fut  la 
première  à  se  faire  jour.  Devant  un  synode  convoqué 
dans  le  centre  du  domaine  royal,  à  Teilte%  il  fut  ac- 
cusé d'avoir  fait  verser  le  sang  chrétien,  et  l'excom- 


1.  Les  annales  des  Quatre  Maîtres  rapportent  que  dans  une  ba- 
taille livrée  en  1497  entre  les  O'Donnell  et  les  Mac  Dermott,  le  livre 
sacré  tomba  entre  les  mains  de  ceux-ci,  qui  le  restituèrent  toutefois 
en  1499.  —  Conservé  depuis  treize  cents  ans  dans  la  famille  O'Don- 
nell, il  appartient  aujourd'hui  à  un  baronnet  de  ce  nom  qui  en  a 
permis  l'exhibition  dans  le  Musée  de  l'Académie  royale  irlandaise, 
où  chacun  peut  encore  le  voir.  Il  se  compose  de  cinqante-huit  feuil- 
lets de  parchemin  recouverts  d'une  reliure  d'argent.  Le  savant 
O'Curry  [op.  cit.,  p.  322)  a  donné  le  fac-similé  d'un  fragment  de  ce 
manuscrit,  qu'il  n'hésite  pas  à  croire  être  de  l'écriture  de  notre  saint, 
ainsi  que  le  bel  évangéliaire  dit  Livre  de  Kells,  dont  il  a  également 
donné  le  fac-similé.  Cf.  Reeves,  Notes  sur  Adamnan,  p.  250,  et  Opus- 
cule sur  Marianus  Scotus,  p.  12. 

2.  O'Donnell,  II,  5.  —  Colgan,  Act.  SS.  Hibern.,  p.  645. 

3.  Aujourd'hui  Teltown,  petit  village  près  de  Kells,  au  comté  de 
Meath. 


DE  COLUMBA.  135 

niimication  prononcée  contre  lui  en  son  absence. 
Peut-être  cette  accusation  ne  portait-elle  pas  seule- 
ment sur  la  guerre  soulevée  à  propos  du  psautier 
transcrit  dont  il  revendiquait  la  propriété.  Son  carac- 
tère emporté,  vindicatif,  et  surtout  son  attachement 
passionné  pour  ses  proches  et  la  part  violente  qu'il 
prenait  à  leurs  disputes  domestiques  et  à  leurs  riva- 
lités sans  cesse  renaissantes,  l'avaient  engagé  dans 
d'autres  luttes  dont  la  date  incertaine  est  peut-être 
postérieure  à  son  premier  départ  d'Irlande,  mais 
dont  la  responsabilité  lui  est  formellement  imputée 
par  divers  monuments  S  et  qui  aboutirent  égale- 
ment à  des  batailles  sanglantes. 

Golumba  n'était  pas  homme  à  reculer  devant  des 
accusateurs  et  des  juges.  11  se  rendit  au  synode  qui 
l'avait  frappé  sans  l'entendre.  Il  y  trouva  pour  dé- 
fenseur un  fameux  abbé,  nommé  Brendan,  fondateur 


1.  Notamment  parlargument  en  langue  irlandaise  du  poème  latin 
de  Columba,  intitulé  :  Altus  prosator,  et  dont  il  sera  question  plus 
loin.  Cet  argument  est  cité  textuellement  par  le  docteur  Reeves,  p.  253. 
Ce  savant  pense  que  les  écrivains  légendaires  ont  antidaté  tous  ces 
événements  fâcheux  pour  la  considération  de  l'apôtre  de  la  Calé- 
donie,  afin  de  concentrer  toutes  ses  excentricités  dans  la  première 
portion  de  sa  vie,  antérieure  à  son  expiation  volontaire.  Adamnan, 
qui  ne  suit  aucun  ordre  chronologique,  garde  le  silence  sur  la  plu- 
part des  événements  qui  précédèrent  l'exil  volontaire  du  saint,  et 
ne  mentionne  que  vaguement  le  synode  où  il  fut  excommunié;  mais 
il  constate  qu'après  cet  exil  Columba  revint  plusieurs  fois  en  Ir- 
lande ,  où  son  influence  ne  cessa  jamais  d'être  très  considérable.  — 
Lib.  III,  c.  .3. 


136  JEUNESSE 

(lu  monastère  de  Birr.  A  la  vue  de  Golumba,  cet  abbé 
se  leva  et  alla  l'embrasser.  «  Gomment,  »  lui  dirent 
d'autres  membres  du  synode,  ((  pouvez-vous  donner 
«  le  baiser  de  paix  à  un  excommunié?  —  Vous  fe- 
«  riez  comme  moi,  »  leur  répliqua-t-il  ;  «  et  vous  ne 
((  l'auriez  jamais  excommunié,  si  vous  pouviez  voir 
((  ce  que  je  vois,  une  colonne  de  feu  qui  le  précède  et 
«  des  anges  qui  l'accompagnent.  Je  n'ose  mépriser 
((  un  homme  prédestiné  par  Dieu  pour  être  le  guide 
«  de  tout  un  peuple  vers  la  vie  éternelle*.  »  Grâce 
à  l'intervention  de  Brendan,  ou  par  quelque  autre 
motif  qu'on  ne  nous  dit  pas,  la  sentence  d'excom- 
munication fut  retirée  ;  mais  il  fut  enjoint  à  Golumba 
de  gagner  au  Ghrist  par  sa  prédication  autant  d'âmes 
païennes  qu'il  avait  péri  de  chrétiens  dans  la  bataille 
de  Gooldrewny- . 

Ge  fut  alors  que  son  âme  semble  avoir  commencé 
à  se  troubler  et  que  le  remords  y  jeta  les  germes  à  la 
fois  d'une  conversion  éclatante  et  de  sa  future  mis- 
sion apostolique.  Resté  à  l'abri  des  vengeances  ou 
des  pénalités  séculières,  il  dut  se  sentir  d'autant 
plus  atteint  par  le  jugement  ecclésiastique  prononcé 
contre  lui.   On  le  voit,  dans  diverses  légendes, 

1.  Ibid.  —  Ce  Brendan  dit  Y  Ancien,  abbé  de  Birr,  mort  en  565, 
est  à  distinguer  d'un  autre  Brendan,  abbé  de  Clonfert,  mort  en 
577,  dont  on  a  mentionné  plus  haut  le  fameux  pèlerinage.  Voir 
liv.  X,  p.  90. 

2.  CoLG\N,  loc.  cit.  p.  645. 


DE  COLUMBA.  137 

errer  longtemps  de  solitude  eu  solitude  et  de  mo- 
nastère en  monastère,  à  la  recherche  de  saints  reli- 
gieux, maîtres  en  fait  de  pénitence  et  de  vertu  chré- 
tienne, les  interrogeant  avec  anxiété  sur  ce  qu'il  lui 
faudrait  faire  pour  obtenir  le  pardon  de  Dieu  après  le 
meurtre  de  tant  de  victimes \  L'un  d'eux,  Froëch, 
depuis  longtemps  son  ami ,  lui  reprocha  avec  une 
affectueuse  sévérité  d'avoir  été  le  provocateur  de  la 
meurtrière  bataille.  ((  Ce  n'est  pas  moi,  »  répartit 
vivement  Columba,  «  qui  en  suis  cause;  c'est  l'in- 
((  juste  jugement  du  roi  Diarmid,  c'est  sa  violation 
((  de  l'immunité  ecclésiastique,  qui  ont  tout  fait.  — 
((  Un  religieux,  »  dit  le  solitaire,  «  aurait  mieux  fait 
((  de  supporter  patiemment  l'injure  que  de  la  venger 
((  les  armes  à  la  main.  —  Soit,  répliqua  Columba  ; 
((  mais  il  n'est  pas  facile  à  l'homme  injustement 
((  provoqué  de  comprimer  son  cœur  et  de  sacrifier 
((  la  justice'.  » 

11  fut  plus  humble  avec  Abban,  autre  moine  fa- 
meux de  ce  temps,  fondateur  de  beaucoup  de  mai- 
sons religieuses,  dont  l'une  avait  été  surnommée 
la  Cellule  des  Larmes,  parce  qu'on  y  obtenait  sur- 
tout la  grâce  de  pleurer  ses  péchés^  Ce  doux  et 
intrépide  soldat  du  Christ  s'était  signalé  par  son 


1.  Vita  S.  Molassii,  ap.  Trias  Thaumat.,  p.  461. 

2.  O'DoNNELL,  Vita  quinta,  II,  8. 

3.  Vita  S.  Abbani,  ap.  Colgan,  lib.  I,  p.  615. 

8. 


138  JEUNESSE 

zèle  contre  les  guerroyeurs  et  les  perturbateurs  de 
la  paix  publique  :  on  l'avait  vu  tantôt  se  jeter  entre 
deux  chefs  en  guerre  l'un  contre  l'autre  au  mo- 
moment  où  leurs  lances  s'entre-croisaient  sur  leurs 
poitrines* ,  tantôt  marcher  seul  et  désarmé  à  la  ren- 
contre d'un  des  plus  redoutables  pillards  de  l'île, 
encore  païen  et  de  race  souveraine,  lui  faire  tomber 
les  armes  des  mains,  et  transformer  en  chrétien, 
puis  en  moine,  le  bandit  royal  dont  l'arrière-petit- 
fds  nous  a  conservé  cette  histoire^.  Quand  Columba 
l'eut  rejoint,  il  lui  dit  :  ce  Je  viens  te  supplier 
((  de  prier  pour  les  âmes  de  tous  ceux  qui  ont  péri 
«  dans  cette  guerre  récente,  que  j'ai  suscitée  pour 
((  l'honneur  de  l'Église .  Je  sais  que  par  ton  inter- 
((  cession  elles  pourront  obtenir  miséricorde,  et  je 
((  te  conjure  de  t 'enquérir  de  la  volonté  de  Dieu  à 
«  cet  égard  par  cet  ange  que  tu  entretiens  chaque 
((  jour.  »  Le  vieux  solitaire,  sans  rien  reprocher  à 
Columba,  résista  longtemps  par  modestie  à  ses  im- 
portunités,  mais  finit  par  céder,  et,  après  avoir 
prié ,  lui  donna  l'assurance  que  ces  morts  jouiraient 
du  repos  éternel  ^ . 

Rassuré  sur  le  sort  des  victimes  de  son  emporte- 


1.  Vita  S.  Abbani,aip.  Colgaiv,  lib.  I,  p.  619. 

2.  Ibid.,  p.  617. 

3.  Ibid.,]).  624,  d'après  le  manuscril  de  Salamanque,  plus  complet 
sur  ce  point  que  le  texte  ordinaire. 


DE  COLUMBA.  139 

nient,  il  lui  restait  encore  à  s'éclairer  sur  son  propre 
devoir.  Il  trouva  la  lumière  qu'il  cherchait  auprès 
d'un  saint  religieux,  nommé  Molaise,  renommé 
par  ses  études  sur  l'Ecriture  sainte,  qu'il  avait 
déjà  eu  pour  confesseur,  et  dont  on  voit  encore 
le  monastère  ruiné  dans  une  île  de  l'Atlantique V 

Ce  rude  anachorète  confirma  la  décision  du  sy- 
node ;  mais,  à  l'obHgation  de  convertir  à  la  foi  chré- 
tienne des  païens  en  nombre  égal  aux  morts  de  la 
guerre  civile,  il  ajouta  une  condition  nouvelle  et 
cruelle  pour  une  âme  aussi  passionnément  éprise 
de  son  pays  et  de  ses  proches.  Le  confesseur  con- 
damna son  pénitent  à  s'exiler  de  l'Irlande  pour  tou- 
jours^. Golumba  s'inclina  devant  cette  sentence  avec 
une  tristesse  résignée  :  a  Ce  que  vous  ordonnez,  » 
dit-il,  «  se  fera^  » 

Il  annonça  son  sort  futur,  d'abord  à  ses  proches, 
aux  belhqueux  Nialls  de  Tyrconnell  :  ((  Un  ange 
((  m'apprend  qu'il  me  faut  sortir  de  l'Irlande  et  rester 
((  en  exil  tant  que  je  vivrai,  à  cause  de  tous  ceux  qui 
((  ont  été  tués  par  vous  dans  cette  dernière  bataille  que 
((  vous  avez  livrée  pour  moi,  et  aussi  dans  d'autres 
<(  que  vous  savez  ^ .  »  On  ne  dit  pas  que  personne ,  parmi 


1.  Innishmuny,  sur  la  côte  de  Sligo. 

2.  Vita  S.  Molassii,  iibi  supra. 

3.  O'DONNELL,  II,  5. 

4.  Ici,  II,  4. 


140  JEUNESSE 

ses  parents,  ait  essayé  de  le  retenir;  mais  quand  il 
fit  part  à  ses  disciples  de  son  émigration,  douze 
d'entre  eux  se  décidèrent  à  le  suivre.  Le  plus  ardent 
de  tous  fut  un  jeune  religieux,  nommé  Mochonna, 
fils  du  roi  provincial  de  l'Ulster.  En  vain  Columba 
lui  représentait  qu'il  ne  devait  pas  abandonner  ses 
parents  ni  le  sol  natal,  a  C'est  toi,  »  répondit  le 
jeune  homme,  «  c'est  toi  qui  es  mon  père;  l'Eglise 
((  est  ma  mère,  et  ma  patrie  est  là  où  je  pourrai 
«  récolter  la  plus  ample  moisson  pour  le  Christ .  » 
Puis,  afin  de  rendre  toute  résistance  impossible,  il 
fit  tout  haut  le  vœu  solennel  d'abandonner  son 
pays  et  de  suivre  Columba  :  «  Je  jure  de  te  suivre 
((  partout  où  tu  iras,  jusqu'à  ce  que  tu  m'aies  mené 
((  au  Christ,  à  qui  tu  m'as  consacré^ .  »  C'est  ainsi, 
dit  son  historien,  qu'il  s'imposa  plutôt  encore  qu'il 
ne  s'offrit  pour  compagnon  au  grand  exilé  qui, 
dans  le  cours  de  sa  carrière  apostolique  chez  les 
Pietés,  n'eut  point  d'auxiliaire  plus  actif  et  plus 
dévoué. 

Columba  accepta  non  sans  douleur,  comme  on 
le  verra,  mais  sans  résistance,  l'arrêt  de  son  ami. 
Il  consacra  le  reste  de  sa  vie  à  expier  ses  fautes 
par  un  exil  volontaire  et  par  la  prédication  de  la 
foi  aux  païens.  Jusqu'ici  nous  n'avons  pu  démêler 
qu'avec  peine  les  principaux  événements  des  qua- 

1.  O'DoNNELL,  Vita  Columbx,  lib.  m,  c.  24,  25,  26. 


DE  COLUMBA.  141 

rante  premières  années  de  sa  vie,  à  travers  une 
foule  de  récits  confus  et  contradictoires.  Nous 
avons  suivi  la  version  qui  nous  a  paru  la  plus  pro- 
bable, en  même  temps  que  la  plus  propre  à  jeter 
du  jour  sur  le  caractère  du  saint,  de  son  peuple 
et  de  son  pays.  Désormais  nous  aurons  un  guide 
plus  sûr  dans  cet  Adamnan ,  qui  ne  touche  qu'en 
passant  à  la  première  moitié  de  la  vie  de  son  héros, 
et  qui,  au  mépris  du  témoignage  unanime  des 
sources  irlandaises,  tout  en  constatant  que  ce  dé- 
part eut  lieu  après  la  bataille  où  le  monarque  d'Ir- 
lande avait  été  vaincu  par  les  proches  de  Columba  ^ , 
n'attribue  son  départ  de  l'Irlande  qu'au  seul  désir 
de  convertir  les  païens  de  la  grande  île  voisine". 

1.  Adamx.,  I,  7.  —  On  verra  plus  loin,  p.  156,  ce  qui  est  dit  du 
poème  dit  Al  lus ,  dont  la  composition  fut  inspirée  par  le  remords 
de  Columba  après  ses  trois  batailles. 

2.'Ad\m\.,  Prxf.  —  Le  Ms.  de  Salamanque,  cité  par  Colgan, 
ajoute  :  Ad  converlendos  ad  fidem  Pictos. 


CHAPITRE  II. 
Columba  émigré  en  Calédonie.  —  L'île  sainte  d'Iona. 


Aspect  de  l'archipel  des  Hébrides.  —  Columba  débarque  d'abord  à 
Oronsay,  mais  s'en  éloigne  parce  qu'il  peut  encore  apercevoir 
l'Irlande.  —  Description  d'Iona.  —  Premières  constructions  du 
nouveau  monastère.  —  Ce  qu'il  en  reste.  —  Enthousiasme  de 
Johnson  en  y  débarquant  au  dix-huitième  siècle.  —  Columba 
regrette  amèrement  sa  patrie.  —  Élégies  passionnées  sur  les  dou- 
leurs de  l'exil.  —  Note  sur  le  poème  de  VAltus.  —  Persévérance 
de  ce  regret  patriotique  pendant  toute  sa  vie.  —  La  cigogne 
venue  d'Irlande  à  ïona. 


Qui  n'a  pas  vu  les  îles  et  les  golfes  de  la  côte 
occidentale  de  l'Ecosse,  qui  n'a  pas  vogué  dans 
cette  sombre  mer  des  Hébrides,  ne  saurait  guère 
s'en  représenter  l'image.  Rien  de  moins  séduisant, 
au  premier  abord,  que  cette  âpre  et  solennelle 
nature.  Le  pittoresque  y  est  sans  charme,  et  la 
grandeur  sans  grâce.  On  parcourt  tristement  un 
archipel  d'îlots  déserts  et  dénudés ,  semés ,  comme 
autant  de  volcans  éteints,  sur  des  eaux  mornes  et 
ternes,  mêlées  parfois  de  courants  rapides  et  de 
gouffres  tournoyants.  Sauf  les  jours  si  rares  où  le 
soleil,  ce  pâle  soleil  du  Nord,  vient  raviver  ces  pa- 


COLUMBA  A  lONA.  143 

rages,  l'œil  erre  sur  une  vaste  surface  d'eau  noi- 
râtre, entrecoupée  çà  et  là  par  la  crête  blanchissante 
des  vagues,  ou  par  la  ligne  écumeusc  de  la  houle  qui 
se  brise  ici  contre  les  récifs  allongés,  là  contre  d'im- 
menses falaises,  et  dont  on  entend  bruire  au  loin  le 
mugissement  lugubre.  A  travers  les  brumes  et  les 
pluies  incessantes  de  ce  rude  climat,  c'est  à  peine 
si  l'on  aperçoit  les  sommets  des  chaînes  de  mon- 
tagnes, dont  les  versants  abrupts  et  déboisés  bai- 
gnent leur  base  dans  ces  froides  ondes  toujours 
agitées  par  le  choc  des  courants  contraires  et  les 
tourbillons  de  vent  qui  jaillissent  des  lacs  ou  des 
étroits  défilés  de  l'intérieur.  La  mélancolie  du  paysage 
n'est  relevée  que  par  la  configuration  particulière  de 
ces  côtes  déjà  remarquée  par  les  anciens  auteurs,  par 
Tacite  surtout,  et  qui  ne  se  retrouve  qu'en  Grèce  et  en 
Scandinavie  ^ .  Gomme  dans  les  fiords  de  la  Norvège, 
la  mer  creuse  et  découpe  les  bords  des  îles  et  du 
continent  voisin  en  une  foule  d'anses  et  de  golfes 
d'une  profondeur  étrange,  et  aussi  étroits  que  pro- 
fonds". Ces  golfes  prennent  les  formes  les  plus  va- 
riées, en  pénétrant  par  mille  replis  tortueux  jusque 

1.  Tacite,  Agricolx  Vita,c.  10.  —  Gii-das,  t.  III,  p.  11,  éd.  Ste- 
vens. 

2.  Mare,  quo  latus  ingens 

Dant  scopuli,  et  multa  litus  se  valle  receptat. 

Peiise,  sat.  Vf. 
Ces  vers  de  Perse,  sur  la  Rivière  de  Gênes,  peignent  mieux  encore 
les  côtes  occidentales  de  l'Ecosse. 


14i  COLUMBA 

dans  le  centre  des  terres,  comme  pour  se  con- 
fondre avec  les  lacs  allongés  et  contournés  que 
dominent  les  highlands  de  l'intérieur.  D'innombra- 
bles péninsules  terminées  par  des  caps  effdés  ou 
par  des  cimes  toujours  couronnées  de  nuages  '^  des 
isthmes  rétrécis  au  point  de  laisser  voir  la  mer 
des  d'eux  côtés  à  la  fois;  des  pertuis  si  resserrés 
entre  deux  murailles  de  rochers  que  le  regard  hé- 
site à  s'y  engager  ;  d'énormes  falaises  de  basalte  ou 
de  granit ,  aux  flancs  troués  de  crevasses  ;  des  ca- 
vernes ,  comme  à  StafFa ,  grandes  et  hautes  comme 
des  églises ,  flanquées  dans  toute  leur  longueur  de 
colonnes  prismatiques,  et  où  se  précipitent  en  hur- 
lant les  flots  de  l'Océan  ;  puis  cà  et  là ,  en  guise  de 
contraste  avec  la  farouche  majesté  de  cet  ensem- 
ble, tantôt  dans  une  île ,  tantôt  sur  la  rive  conti- 
nentale, une  plage  sablonneuse,  un  plateau  recou- 
vert d'herbe  drue,  menue  et  salée;  un  havre  assez 
bien  clos  pour  abriter  quelques  frêles  embarcations  ; 
partout  enfin  une  combinaison  singulièrement  va- 
riée de  la  terre  et  de  la  mer,  mais  où  la  mer 
l'emporte,  domine  tout  et  pénètre  partout  comme 
pour  mieux  affirmer  son  empire,  et,  selon  le  dire 
de  Tacite,  inseri  velut  in  siio. 

Tel  est  aujourd'hui,  tel  devait  être  alors,  sauf  les 
forêts  qui  ont  disparu,  l'aspect  des  parages  où  Go- 
lumba  allait  continuer  et  achever  sa  vie.  C'était  par  là 


A  lONA.  145 

qu'il  allait  aborder  le  Pays  des  forêts,  cette  Galédonie^ 
indomptée  où  les  Romains  avaient  dû  renoncer  à 
s'établir,  où  le  christianisme  n'avait  encore  paru 
que  pour  s'évanouir  presque  aussitôt,  et  qui  sembla 
longtemps  au  reste  de  l'Europe  presque  en  dehors 
du  monde.  A  lui  revient  l'honneur  d'avoir  introduit 
la  civilisation  dans  cette  contrée  pierreuse,  stérile  et 
glacée,  où  nos  pères  plaçaient  le  séjour  de  la  Faim 
et  du  prince  des  démons,  en  Escosse  la  Sauvage^. 
En  naviguant  dans  ces  lointains  parages,  com- 
ment ne  pas  évoquer  la  sainte  mémoire  et  la  gloire 
oubliée  de  ce  grand  missionnaire?  C'est  à  lui  que 
remonte  cet  esprit  religieux  de  l'Ecosse  qui ,  tout 
dévoyé  qu'il  soit  par  la  Réforme,  et  en  dépit  de  son 
étroit  rigorisme,  subsiste  encore  si  puissant,  si  po- 
pulaire, si  fécond  et  si  libre  ^  A  demi  voilé  par  un 


1.  En  breton  Calyddon,  le  Pays  des  forêts,  selon  Augustin  Thierry, 
mais  selon  Camden  ce  nom  viendrait  de  kaled,  qui  signifie  dur,  sau- 
vage. 

2.  Voir  les  textes  de  Jean  de  Meung,  Froissart  et  autres,  recueillis 
par  M.  Francisque  Michel,  dans  son  bel  et  savant  ouvrage  :  les  Écos- 
sais en  France  et  les  Français  en  Ecosse ,  imprimé  par  Gou- 
nouilhou,  à  Bordeaux,  en  1862,  p.  3  à  5.  On  connaît  les  paroles  de 
saint  Louis  malade  à  son  fils  :  «  Je  le  prie  de  te  faire  ai  mer  du  peuple 
de  ton  royaume,  car  si  tu  devais  le  mal  gouverner,  j'aimerais  mieux 
qu'un  Écossais  vint  d'Ecosse  et  régnât  à  ta  place.  »  Joinville  ,  p.  4. 

3.  Qu'on  se  rappelle  le  merveilleux  épanouissement  de  la  Free- 
Kirk  ou  Église  libre,  née  en  1843  d'une  dispute  locale  sur  le  pa- 
tronat laïque  des  paroisses  et  qui  a  enfanté  dans  chaque  village  de 
l'Ecosse  une  nouvelle  communauté  et  une  nouvelle  église,  soutenues 
par  des  contributions  volontaires  en  face  de  l'Église  officielle,  laquelle 

MOINES  D'OCC,    III.  9 


146  COLUMBA 

lointain  nébuleux,  Columba  apparaît  le  premier 
parmi  toutes  ces  figures  originales  et  touchantes 
qui  ont  pris  rang  dans  l'histoire,  à  qui  l'Ecosse 
doit  d'avoir  occupé  une  si  grande  place  dans  la 
mémoire  de  l'imagination  des  peuples  modernes, 
depuis  les  grandes  chevaleries  de  la  royauté  catho- 
lique et  féodale  des  Bruce  et  des  Douglas,  jusqu'aux 
infortunes  sans  pareilles  de  Marie  Stuart  et  de 
Charles-Edouard,  et  à  tous  ces  souvenirs  poétiques 
et  romanesques  que  l'honnête  et  pur  génie  de 
Walter  Scott  a  dotés  d'une  popularité  européenne. 
Exilé  volontairement,  à  quarante-deux  ans,  de  son 
lie  natale,  Columba  s'était  embarqué  avec  ses  douze 
compagnons  ^  sur  une  de  ces  grandes  barques 
d'osier  recouvertes  de  peaux  de  bœuf  qui  servaient 
à  la  navigation  des  peuples  celtiques.  11  vint  aborder 
sur  un  îlot  désert  situé  au  nord  de  F  embouchure 
de  cette  série  de  golfes  et  de  lacs  qui,  s'étendant  du 
sud-ouest  au  nord-est,  coupe  en  deux  la  presqu'île 
calédonienne ,  et  qui  séparait  alors  des  Pietés ,  en- 
core païens,  la  région  occupée  par  les  Scots  d'Ir- 

est  restée  en  possession  des  biens  ecclésiastiques  provenant  des  temps 
catholiques. 

1.  Voir  leurs  noms  dans  l'appendice  A.  deReeves.  —  Signalons  dès 
à  présent  parmi  eux  deux  personnages  que  nous  retrouverons  plus 
tard  :  Baithen,  son  secrétaire  et  son  successeur  comme  abbé  d'iona, 
etDiormit  ou  Dermott,  son  ministre  {ministrator),  le  religieux  spé- 
cialement attaché  à  sa  personne,  puis  le  jeune  Mochonna  dont  on 
vient  de  parler  page  140. 


A  lONA.  147 

lande,  à  demi  chrétiens.  Cet  îlot,  qu'il  a  immorta- 
lisé, prit  d'après  lui  le  nom  d'I-Colm-Kill  (l'ile  de 
(]olumb-Kill) ,    mais    est   plus  connu   sous    celui 
d'Iona  \  Une  légende,  inspirée  par  l'un  des  traits 
les  plus  marqués  du  caractère  de  notre  saint,  veut 
qu'il  ait  d'abord  touché  terre   sur   une  autre  ile 
nommée  Oronsay  ' .  Mais ,  après  avoir  débarqué ,  il 
gravit  une  colline  voisine  de  la  plage,  et  là,  jetant 
ses  yeux  vers  le  midi,  il  vit  qu'il  pouvait  encore 
distinguer  l'Irlande,  sa  patrie  bien-aimée.  Voir  de 
loin  cette  terre  chérie  qu'il  lui  avait  fallu  quitter 
pour  toujours,  c'était  une  trop  rude  épreuve.  Il  re- 
descendit  et  se    rembarqua    aussitôt  pour   aller 
chercher  plus  loin  une  plage  d'où  il  ne  lui  serait 
plus  possible  d'apercevoir  le  sol  natal.   Arrivé  à 
ïona,  il  monta  sur  le  plus  haut  sommet  de  l'ile,  et, 
promenant  ses  regards  sur  l'horizon,  il  reconnut 
que  son  Irlande  n'était  plus  visible.  Il  se  décida 
donc  à  rester  sur  ce  rocher  inconnu.  Un  de  ces 
jnonceaux  de  pierres,  qu'on  appelle  cairri  dans  les 
dialectes  celtiques,  indique  encore  le  site  de  cette 
exploration  volontairement  infructueuse  et  a  long- 


1.  Le  nom  primitif  était  Hi/,  Hii  ou  /,  c'est-à-dire  l'ile,  l'ile  par 
excellence.  lona  signifie,  selon  divers  auteurs,  l'île  bénie.  Ce  dernier 
mot  est  écrit  lova  par  Adamnan  et  les  anciens  auteurs;  mais  l'usage 
a  fait  prévaloir  lona. 

2.  Au  sud  de  Colonsay  et  non  loin  de  la  grande  île  d'Islay. 


1 48  COLUMBA 

temps  porté  le  nom  deCaini  des  Adieux  à  l'Irlande^ . 
Rien  de  plus  triste  et  de  plus  morne  que  l'aspect 
de  cette  île  célèbre  où  pas  un  seul  arbre  n'a  pu 
résister,  soit  au  souffle  des  vents,  soit  à  la  main  des 
hommes.  Toute  petite,  n'ayant  qu'une  lieue  de  long 
sur  un  tiers  de  lieue  de  large,  plate  et  basse,  bordée 
de  petits  rochers  d'une  teinte  grisâtre  qui  s'élèvent 
à  peine  au-dessus  du  niveau  de  la  mer,  dominée 
par  les  hautes  et  sombres  cimes  de  la  grande  île  de 
MulP,  elle  n'a  pas  même  la  beauté  sauvage  que 
donnent  aux  îles  et  aux  plages  voisines  leiu's  fa- 
laises basaltiques,  d'une  hauteur  souvent  prodi- 
gieuse, aux  sommets  quelquefois  arrondis  et  re- 
couverts d'herbages,  aux  flancs  perpendiculaires 
incessamment  battus  par  les  vagues  de  l'Atlantique 
qui  s'y  engouffrent  dans  des  cavernes  retentissantes 
creusées  par  l'effort  séculaire  de  la  fureur  des 


1.  Cairn  cul  ri  Érin  :  littéralement  le  dos  tourné  à  l'Irlande.  — 
Plusieurs  historiens  croient  que  l'île  avait  d'abord  été  habitée  par  les 
druides,  dont  on  montre  encore  le  cimetière,  Clachnan  Druineach. 
O'Donnell  raconte  qu'ils  résistèrent  à  main  armée  aux  émigrés  irlan- 
dais. Mais  le  docteur  Reeves  repousse  par  de  très  bonnes  raisons 
celte  version.  Son  édition  d'Adamnan  contient  une  carte  détaillée 
d'iona  avec  tous  les  noms  de  lieux  en  celtique. 

2.  Where  a  turret's  airy  head 

O'erlook'd,  dark  MuU!  thy  mighty  sound, 
When  thwarting  tides,  with  mingledroar, 
Part  thy  swarlh  hills  from  Morven's  shore. 

Walter  Scott,  Lord  ofthelsles,  I,  7. 


A  lONA.  149 

Ilots.  Sur  le  sol  si  restreint  de  cet  îlot,  un 'sable 
blanchâtre  alterne  avec  quelques  pâturages  entre- 
coupés de  tourbières  et  de  maigres  récoltes  ;  et,  ce 
sol  semble  toujours  disputé  à  la  culture  par  les 
roches  de  gneiss  qui  reparaissent  sans  cesse  à  la 
surface  et  forment  en  certains  endroits  un  laby- 
rinthe presque  inextricable.  Le  seul  attrait  de  ce 
sombre  séjour  est  la  vue  de  la  mer  et  celle  aussi 
des  montagnes  de  Mull  et  des  autres  îles,  au 
nombre  de  vingt  à  trente,  que  l'on  distingue  du 
liant  de  la  colline  septentrionale  d'IonaV  Parmi 
elles  il  faut  signaler  Staffa,  si  célèbre  par  la  grotte 
de  Fingall,  qui  n'a  été  signalée  que  depuis  un  siècle 
et  qui,  au  temps  de  Columba,  surgissait,  dans  sa 
majesté  solitaire  et  inconnue,  au  sein  de  cet  ar- 
chipel des  Hébrides,  sillonné  aujourd'hui  par  tant  de 
curieux  admirateurs  de  ces  rives  éch ancrées  des 
Highlands  et  de  ces  châteaux  ruinés  de  la  féodalité 
écossaise  que  le  grand  barde  de  notre  siècle  a  en- 
châssés dans  l'auréole  de  sa  poésie'. 

L'anse  où  Columba  prit  terre  s'appelle  encore  la 
Baie  de  la  Barque  d'osier,  Porf  a  Churraich;  et 
l'on  y  montre  un  monticule  allongé  qui  représente 

1.  Celle  colline,  la  plus  haule  de  l'île,  n'a  que  Irois  cent  vingt 
pieds  d  élévation  au-dessus  du  niveau  de  la  mer. 

2.  On  trouvera  dans  l'Appendice  de  ce  volume  les  beaux  vers  de 
Walter  Scott  sur  la  grotte  de  Staffat.  Dans  le  poème  intitulé  :  The 
Lord  of  the  Isles,  dont  la  scène  s'ouvre  dans  l'île  la  plus  voisine 


J50  COLUMBA 

les  dimensions  de  cette  barque,  laquelle  avait 
soixante  pieds  de  long.  L'émigré  ne  s'arrêta  point 
dans  cette  anse,  située  au  midi  de  l'île;  il  remonta 
plus  haut,  et  pour  être  un  peu  à  l'abri  des  grands 
vents  de  l'Océan ,  il  choisit  pour  demeure  la  plage 
orientale,  en  face  de  la  grande  île  de  Mull,  qui 
n'est  séparée  d'Iona  que  par  un  étroit  canal  d'un 

d'Iona,  Scott  a  tracé  un  itinéraire  poétique  de  tout  l'archipel  si 
longtemps  fréquenté  par  saint  Columba;  il  le  fait  parcourir  par  le 
roi  Robert  Bruce  quand,  accompagnée  de  Ronald,  le  seigneur  des 
îles,  il  quitte  sa  retraite  insulaire  de  Skye  pour  aller  délivrer  l'E- 
cosse du  joug  des  Anglais  : 

Wilh  Bruce  and  Ronald  bides  tlie  taie. 

To  favoring  winds  tliey  givetiie  sail 

Till  Mull's  dark  liead-lands  scarce  tliey  knew 

And  Ardnamurclian's  liills  were  blue... 

...  Merrily,  merrily  bounds  the  bark, 

Slie  bounds  before  the  gale... 
The  shores  of  Mull  on  the  eastwai"d  lay 
And  Ulva  dark  and  Colonsay, 
And  ail  the  group  of  islets  gay 

Tijat  guard  famed  Staffa  round... 
They  left  Loch-Tua  on  their  lee, 
And  lliey  waken'd  the  men  of  the  Avild  Tirée, 

And  tlie  chief  of  the  sandy  Coll. 
They  pause  not  at  Colunil)a's  isle. 
Thougli  peal'd  the  bells  froni  tlie  holy  pile 

With  long  and  measured  toU... 
And  verdant  Islay  call'd  lier  host, 
And  the  clans  of  Jura's  rugged  coast 

Lord  Ronald's  call  obey, 
And  Scarba's  isle,  whose  tortured  shorc 
Still  rings  to  Corriewreken's  roar, 

And  lonely  Colonsay. 

Walter  Scott,  Lord  of  the  Isles,  cant.  vi. 

Les  puissants  dynastes  celtiques  qui,  sous  le  nom  de  Seigneurs 
des  îles,  régnèrent  pendant  tout  le  moyen  âge  sur  les  Hébrides, 
étaient  du  clan  de  Macdonald  ;  leur  domination  s'étendait  sur  le 
district  de  Morven,  qui  est  le  plus  voisin  d'Iona  sur  la  terre  ferme. 


A  lONA.  io\ 

mille  de  largeur,  et  dont  les  plus  hautes  monta- 
gnes * ,  situées  plus  à  Test,  se  rapprochent  et  se 
confondent  avec  les  sommets  du  Morven  toujours 
voilés  de  nuages. 

Ce  fnt  là  que  les  émigrés  se  construisirent  des 
huttes  de  branchages,  car  l'île  n'était  point  encore 
déboisée  comme  aujourd'hui'.  Lorsque  Columba 
eut  résolu  d'y  créer  pour  lui  et  les  siens  un  éta- 
blissement définitif,  les  édifices  du  monastère  nais- 
sant conservèrent  une  grande  simplicité.  Conmie 
dans  toutes  les  constructions  celtiques,  des  claies 
d'osier  ou  de  roseaux,  soutenues  par  des  pieux  allon- 
gés, en  formaient  l'élément  principal.  Les  plantes 
grimpantes,  le  lierre  surtout,  en  s'entrelaçant  dans 
les  interstices  des  roseaux,  ornaient  et  consoli- 
daient à  la  fois  le  modeste  abri  des  missionnaires  ^ 
Quoi  qu'en  ait  dit  saint  Bernard  dans  un  passage 
souvent  cité  et  peut-être  mal  compris  %  les  Irlandais 
surent  construire  des  églises  et  des  monastères  de 


1.  La  plus  haute  montagne  de  MuU  a  trois  mille  cent  soixante- 
dix-huit  pieds,  tandis  que  la  partie  la  plus  élevée  d'iona  ne  s'élève 
pas  à  plus  de  trois  cent  trente  pieds. 

2.  Il  est  dit  que  Columba  se  retirait  in  sallibus  pour  y  prier.  Au- 
jourd'hui les  habitants  d'iona  n'ont  pas  d'autre  bois  que  celui  pro- 
venant des  bâtiments  naufragés  que  la  mer  jette  sur  la  plage.  — 
Voir  dans  l'Appendice  n^  1  quelques  notes  sur  l'état  actuel  d'iona. 

3.  AD4MN.,  11,  3  à  7.  —Le  docteur  Reeves a  rapproché  divers  textes 
sur  les  matériaux  des  chapelles  et  églises  en  Bretagne  et  en  Cambrie. 

i.  Vita  S.  Maladiix,  c.  28.  Cf.  c.  6. 


152  COLUiMBA 

pierre  bien  avant  le  douzième  siècle  *  ;  toutefois  la 
plupart  de  leurs  édifices  religieux  étaient  en  bois. 
Mais  ce  ne  fut  que  quelques  années  après  leur  pre- 
mier établissement  que  les  moines  venus  d'Irlande 
à  lona  s'accordèrent  le  luxe  d'une  construction  de 
bois,  et  alors  il  fallut  faire  venir  des  terres  voi- 
sines les  grands  chênes  que  ne  pouvait  produire  le 
sol  stérile  et  toujours  battu  des  vents  de  leur  îlot^. 

Ainsi  naquit,  il  y  a  quinze  siècles,  la  capitale 
monastique  de  l'Ecosse  et  le  foyer  de  la  civilisation 
chrétienne  dans  le  nord  de  la  Grande-Bretagne. 
Quelques  ruines  d'une  date  beaucoup  plus  récente 
que  l'époque  de  Golumba,  bien  que  fort  anciennes, 
entremêlées  à  quelques  chaumières  éparses  le  long 
de  la  plage,  en  indiquent  aujourd'hui  le  site. 

((  Voici  donc,  y)  disait  en  plein  dix-huitième  siècle 
le  célèbre  Johnson,  qui,  le  premier,  rappela  l'atten- 
tion du  public  britannique  sur  ce  sanctuaire  pro- 
fané, ((  voici  que  nous  foulons  le  sol  de  cette  île 
illustre  qui  fut  naguère  la  lumière  de  la  Galédonie, 
et  d^oii  rayonna  la  religion  avec  la  science  sur  les 
clans  sauvages  et  les  barbares  vagabonds.  Celui  qui 
voudrait  n'être  pas  ému  d'un  tel  souvenir  ne  le 

1.  Ce  point  a  été  mis  hors  de  doute  par  le  savant  docteur  Pétrie, 
dans  son  ouvrage  capital  sur  l'Architecture  ecclésiastique  de  l'Ir- 
lande, et  par  les  recherches  plus  récentes  de  lord  Dunraven.  Voir 
notre  tome  H,  livre  ix,  thap.  1. 

2.  Adamiv.,  l.  c. 


A  lONA.  153 

pourrait,  et  celui  qui  le  pourrait  ne  serait  qu'un 
sot.  Tout  ce  qui  nous  dérobe  à  Tempire  des  sens, 
tout  ce  qui  fait  prévaloir  le  passé  ou  l'avenir  sur  le 
présent,  accroît  en  nous  la  dignité  de  notre  âme.  Loin 
de  moi,  loin  de  ceux  que  j'aime  toute  philosophie 
qui  nous  laisserait  indifférents  et  insensibles  sur  des 
sites  ennoblis  par  la  sagesse,  le  courage  et  la  vertu  ! 
Il  faut  plaindre  l'homme  qui  ne  sentirait  pas  son 
patriotisme  s'enflammer  sur  la  plaine  de  Marathon 
et  sa  piété  se  rallumer  au  miheu  des  ruines  d'Iona  * .  » 
Columba,  initié,  comme  tous  les  moines  de  son 
temps,  aux  souvenirs  classiques,  avait  sans  doute 
entendu  parler  de  Marathon,  mais  ne  se  doutait 
certes  pas  qu'un  jour  \âendrait  où  un  descendant  de 
ceux  qu'il  allait  convertir  mettrait  sur  la  même 
ligne  son  humble  abri  et  le  plus  glorieux  champ 
de  bataille  de  l'histoire  hellénique. 

Loin  de  prévoir  les  gloires  d'Iona ,  son  âme  était 
encore  dominée  par  un  sentiment  qui  ne  s'en  effaça 
jamais,  le  regret  de  la  patrie  perdue.  Toute  sa  vie, 
il  conserA^a  pour  l'Irlande  la  tendre  passion  de 
l'exilé  :  passion  qui  se  faisait  jour  dans  des  chants 
qu'on  nous  a  conservés  et  qui  datent  peut-être  de 
ces  premiers  moments  de  l'exil.  Il  se  peut  que  leur 
authenticité  ne  soit  pas  à  l'abri  de  toute  contestation 
et  que,  comme  les  lamentations  poétiques  formulées 

1.  Boswell's,  Tour  to  tlie  Hébrides. 


9. 


154  COLUMBA 

par  Fortunat  au  nom  de  sainte  Radegonde*,  ils 
aient  été  composés  par  ses  disciples  et  ses  contem- 
porains. Mais  ils  ont  été  trop  longtemps  répétés 
comme  siens,  ils  peignent  trop  bien  ce  qui  a  dû  se 
passer  dans  son  cœur,  pour  qu'il  nous  soit  permis 
de  les  négliger.  «  Mieux  vaut  la  mort  dans  Firré- 
prochable  Irlande,  qu'une  vie  sans  fin  ici  en  Al- 
banie. »  A  ce  cri  de  désespoir  succèdent  des  notes 
plus  plaintives  et  plus  résignées.  Dans  Tune  de  ces 
élégies  ^,  il  regrette  de  ne  pouvoir  plus  naviguer  sur 
les  lacs  et  les  golfes  de  son  île  natale,  ni  entendre 
le  chant  des  cygnes,  avec  son  ami  Gomgall.  Il  re- 
grette surtout  d'avoir  dû  quitter  Erin  par  sa 
faute,  et  à  cause  du  sang  versé  dans  les  batailles 
qu'il  avait  provoquées.  Il  envie  son  ami  Cormac, 
qui  va  pouvoir  retourner  à  son  cher  monastère  de 
Durrovv,  y  entendre  le  bruit  du  vent  entre  les 
chênes,  le  chant  du  merle  et  du  coucou.  Quant  à 
lui,  Golumba,  tout  lui  est  cher  en  Irlande,  excepté 
les  princes  qui  y  régnent.  Ce  dernier  trait  montre 
la  persévérance  de  ses  rancunes  politiques.  Il  n'en 
reste  aucune  trace  dans  une  autre  pièce  plus  carac- 
téristique encore  ^  et  qui  doit  avoir  été  confiée  à 


1.  Voir  tome  II,  livre  vu,  chap.  6. 

2.  Publiées  par  Reeves,  Appendice,  p.  275. 

3.  Apud  Reeves,  p.  285  à  287.  —  Le  texte  original  de  ce  poème 
est  en  irlandais  très  ancien. 


A  lONA.  loo 

quelque  voyageur  comme  un  message  de  l'exilé 
d'Iona  à  sa  patrie.  Il  y  vante  toujours  les  délices  de 
la  navigation  autour  des  côtes  de  l'Irlande,  la  beauté 
de  ses  plages,  de  ses  falaises.  Mais  il  gémit  surtout 
de  son  exil.  «  Quel  délice  de  courir  sur  la  mer  aux 
vagues  blanches  et  de  voir  ses  vagues  se  briser'  sur 
les  grèves  d'Irlande  !  Quel  délice  de  ramer  dans  sa 
petite  barque  et  d'aborder  au  milieu  de  la  blanche 
écume  sur  les-  grèves  d'Irlande!  Ah!  que  ma 
barque  volerait  vite,  si  sa  proue  était  tournée  vers 
ma  chênaie,  en  Irlande  !  Mais  la  noble  mer  ne 
doit  plus  me  transporter  que  vers  l'Albanie  *,  le 
pays  des  corbeaux.  Mon  pied  est  bien  dans  ma  petite 
barque,  mais  mon  cœur  triste  saigne  toujours...  Il 
y  a  un  œil  gris  qui  se  tourne  sans  cesse  vers  Erin  : 
cet  œil  ne  reverra  plus  en  cette  vie  ni  les  hommes 
d'Érin,  ni  les  femmes".  Du  haut  de  ma  barque,  je 
promène  mon  regard  sur  la  mer,  et  il  y  a  une 


1.  Alba,  Albcmia,  cest  le  nom  appliqué  en  général  par  les  écri- 
vains irlandais  à  cette  partie  de  la  Grande-Bretagne  qui  est  devenue 
l'Ecosse  actuelle;  il  est  évidemment  le  même  qa' Albion,  et  il  a  pris 
plus  lard  la  forme  d'Albany,  qui  a  toujours  été  usité  dans  la  langue 
héraldique  des  deux  royaumes,  comme  un  titre  porté  par  les  princes 
de  la  maison  royale.  Tout  le  monde  sait  que  la  veuve  du  prétendant 
Charles-Edouard,  remariée  à  Alfieri,  s'appelait  comtesse  d  Albany. 

2.  Ce  passage  semble  être  une  allusion  au  vœu  qu'on  lui  attribue, 
au  moment  de  son  départ,  de  ne  voir  ni  hommes  ni  femmes  de  son 
pays,  vœu  qu'il  éluda  lors  de  son  voyage  à  l'assemblée  nationale  de 
Drum-Ceitt,  en  se  couvrant  les  yeux  d'un  bandeau  et  en  abaissant 
sa  coule  sur  le  bandeau.  Reeves,  Ioc.  cit. 


io6  COLUMBA 

grosse  larme  dans  mon  œil  gris  et  doux  quand  je  me 
retourne  vers  Erin,  vers  Érin  où  les  chants  des 
oiseaux  sont  si  mélodieux,  et  où  les  clercs  chantent 
comme  les  oiseaux;  où  les  jeunes  gens  sont  si 
doux,  et  les  vieux  si  sages;  les  hommes  illustres  si 
nobles  à  regarder,  et  les  femmes  si  belles  à 
épouser...  Jeune  voyageur,  emporte  avec  toi  mes 
angoisses,  porte-les  à  Comgall  de  l'Eternelle  Vie. 
Emporte  avec  toi,  noble  jeune  homme,  monoraison 
et  ma  bénédiction;  une  moitié  pour  l'Irlande; 
qu'elle  soit  sept  fois  bénie  !  et  l'autre  moitié  pour 
l'Albanie.  Emporte  ma  bénédiction  à  travers  la 
mer,  emporte-la  vers  l'ouest.  Mon  cœur  est  brisé 
dans  ma  poitrine  ;  si  la  mort  subite  vient  me  sur- 
prendre, ce  sera  à  cause  de  mon  grand  amour  pour 
les  Gaëls  * .  » 


1.  Les  Gaoidhil  ou  Gaëdhil.  C'était  le  nom  que  les  Irlandais  se 
donnaient  à  eux-mêmes  avant  que  les  missionnaires  romains  leur 
eussent  attribué  la  dénomination  de  Scoti.  Le  mot  Gaëlic  est  encore 
usité  pour  désigner  le  dialecte  parlé  par  les  populations  celtiques 
de  l'Ecosse. 

On  s'accorde  généralement  à  faire  dater  des  premières  années  du 
séjour  de  Columba  dans  son  île,  à  lona,  le  plus  connu  et  le  plus 
authentique  de  ses  poèmes  latins,  mais  à  notre  sens  le  moins  inté- 
ressant de  tous  ceux  qui  lui  sont  attribués.  Il  est  désigné  sous  le 
nom  à'Altus,  à  cause  du  premier  mot  du  premier  vers  : 

Altus  prosator  vetustus  dierum  et  ingenitus. 

Il  se  compose  de  vingt-quatre  stances.  Le  premier  mot  de  chaque 
stance  commence  par  une  lettre  différente,  dans  l'ordre  même  des 
vingt-quatre  lettres  de  l'alphabet.  Chaque  stance  commente  en  lan- 


A  ION  A.  157 

Mais  ce  n'était  pas  seulement  dans  ces  élégies, 
répétées  et  peut-être  retouchées  par  les  bardes  et 
les  moines  irlandais ,  c'était  à  chaque  instant  et  à 
tout  propos  que  cet  amour,  ce  regret  passionné  de 
la  patrie  absente  éclatait  dans  ses  paroles  et  dans  ses 
préoccupations  :  les  récits  de  ses  biographes  les  plus 
avérés  le  démontrent  à  chaque  page.  La  plus  sévère 
des  pénitences  qu'il  imaginait  d'imposer  aux  plus 
coupables  d'entre  les  pécheurs  qui  venaient  se  con- 
fesser à  lui  était  de  subir  le  sort  qu'il  s'était  volon- 
tairement infligé,  et  de  ne  jamais  remettre  le  pied 
sur  le  sol  de  l'Irlande  * .  Mais  lorsque ,  au  lieu  d'in- 
terdire aux  criminels  l'accès  de  cette  île  chérie ,  il 
lui  fallait  envier  ceux  qui  avaient  le  droit  et  le  bon- 
heur d'y  séjourner  à  leur  gré,  c'est  à  peine  s'il  osait 
la  nommer  ;  et  en  parlant  à  ses  hôtes  ou  à  ses  reli- 
gieux destinés  à  rentrer  en  Irlande,  il  leur  disait 


^^age  très-imagé  un  texte  de  l'Écriture,  indiqué  dans  l'argument;  ces 
textes  roulent  sur  la  Création,  la  Chute,  l'Enfer,  le  Jugement  der- 
nier, etc.  L'argument  irlandais  de  ce  poème  dit  expressément  qu'il  a 
été  inspiré  à  Columba  par  le  désir  d'obtenir  le  pardon  de  Dieu  pour 
les  trois  batailles  dont  il  avait  été  la  cause  en  Irlande  (voir  plus  haut, 
page  135).  Le  texte  en  a  été  publié  par  Colgan,  dans  le  Trias  Thauma- 
turga,  p.  473.  Le  docteur  Todd  en  annonce  une  édition  plus  com- 
plète. Colgan  dit  formellement  que  le  poème  a  été  composé  à  lona.  U 
ajoute  que,  selon  quelques-uns,  le  saint  aurait  mis  sept  ans  à  méditer 
son  sujet  avant  de  l'écrire  ;  et  que,  selon  d'autres,  il  l'envoya  au  pape 
^aint  Grégoire  le  Grand,  qui  le  reçut  avec  le  plus  sympathique  res- 
pect. 

1.  Voir  plus  loin  le  trait  rapporté  par  Adamnan,  l,  22. 


158  COLUMBA 

simplement  :  «  Vous  retom^nerez  dans  cette  patrie 
que  vous  aimez \  » 

Jamais  cette  mélancolie  patriotique  ne  s'effaça  de 
son  cœur,  et  bien  plus  tard  dans  sa  vie  on  la  voit 
reparaître  dans  une  circonstance  où  perce  le  regret 
obstiné  de  son  Irlande  perdue  à  côté  de  sa  tendre 
et  vigilante  sollicitude  pour  toutes  les  créatures  de 
Dieu.  Un  matin,  il  appelle  un  des  religieux  d'Iona, 
et  lui  dit  :  «  Va  t' asseoir  au  bord  de  la  mer,  sur  la 
((  grève  de  notre  île,  à  l'ouest  ;  et  là,  tu  verras  arri- 
((  ver  du  nord  de  l'Irlande  une  pauvre  cigogne  voya- 
((  geuse,  longtemps  ballottée  par  les  vents,  et  qui, 
((  tout  épuisée  de  fatigue ,  viendra  tomber  à  tes 
((  pieds  sur  la  plage.  Il  faut  la  ramasser  avec  miséri- 
((  corde,  la  soigner  et  la  nourrir  pendant  trois 
«  jours;  après  ces  trois  jours  de  repos,  quand  elle 
«  sera  ranimée  et  qu'elle  aura  repris  toutes  ses 
<(  forces,  elle  ne  voudra  pas  prolonger  son  exil  parmi 
((  nous  ;  elle  re volera  vers  la  douce  Irlande,  sa  chère 
((  patrie,  où  elle  est  née.  Je  te  la  recommande  ainsi, 
«  parce  qu'elle  vient  du  pays  où  je  suis  né  moi- 
ce  même.  » 

Tout  arriva  comme  il  Pavait  prévu  et  ordonné. 
Le  soir  du  jour  où  le  religieux  avait  recueilli  la 
voyageuse,  comme  il  rentrait  au  monastère,  Golumba 
ne  lui  fit  aucune  question,  mais  lui  dit  :  «  Que  Dieu 

1.  In  tua  quam  amas  patria...per  multos  eris  annos.  Adamn.,  1, 17. 


A  lONA.  159 

((  te  bénisse,  cher  enfant,  toi  qui  as  eu  soin  de 
((l'exilée;  tu  la  verras  dans  trois  jours  regagner 
((  sa  patrie.  »  Et  en  effet,  au  terme  prédit,  elle 
s'éleva  de  terre  devant  son  hôte;  puis,  après  avoir 
cherché  un  moment  sa  route  dans  les  airs,  elle  diri- 
gea son  vol  à  travers  la  mer,  droit  sur  l'Irlande'. 
Les  matelots  des  Hébrides  connaissent  tous  et  ra- 
content encore  cette  histoire.  Parmi  nos  lecteurs  il 
n'y  a  personne,  j'aime  à  le  croire,  qui  n'eût  voulu 
répéter  ou  mériter  la  bénédiction  de  Columba. 

1.  Adamn.,  1,48. 


CHAPITRE  m 

Apostolat  de  Golumba  chez  les  Scots  d'Ecosse 
et  les  Pietés. 


Transformation  morale  de  Columba.  —  Ses  progrès  dans  la  vie 
spirituelle.  —  Son  humilité.  —  Sa  charité.  —  Sa  prédication 
par  les  larmes.  —  La  hutte  qui  lui  sert  de  demeure  abbatiale 
à  lona.  —  Ses  oraisons;  ses  travaux  de  transcription.  —  La 
foule  des  visiteurs.  —  Sa  scrupuleuse  sévérité  dans  l'examen 
des  vocations  monastiques.  —  Aldus  le  Noir,  meurtrier  du  roi 
Diarmid,  l'ennemi  de   Columba,  est  rejeté  de  la  communauté. 

—  Pénitence  de  Libran  de  la  Jonchère.  —  Columba  encourage  les 
désespérés  et  démasque  les  hypocrites.  —  Propagande  monas- 
tique d'Iona;  les  cinquante-trois  fondations  de  Columba  en 
Ecosse.  —  Ses  relations  avec  les  populations  de  la  Calédonie  : 

—  D'abord  avec  la  colonie  des  Dalriadiens  venus  d'Irlande, 
dont  le  roi  était  son  proche  parent  ;  il  éclaire  et  confirme  leur 
christianisme  imparfait  ;  embûches  tendues  a  sa  chasteté  ;  — 
Puis  avec  les   Pietés,  qui  occupaient  le   nord  de  la  Bretagne. 

—  Le  dorsum  Britanniœ.  —  Columba  est  leur  premier  mission- 
naire. —  Les  portes  de  la  forteresse  de  leur  roi  Brude  s'ou- 
vrent devant  lui.  —  11  lutte  avec  les  druides  acculés  dans  leur 
dernier  refuge.  —  Il  prêche  par  interprète.  —  Son  respect 
pour  les  vertus  naturelles.  —  Baptême  des  vieux  chefs  Pietés. 

—  Son  humanité  :  racliat  de  la  captive  irlandaise.  —  Voyages 
fréquents  chez  les  Pietés,  dont  il  achève  la  conversion  avant  de 
mourir.  —  Ses  collaborateurs  :  Malruve  et  Drostan  ;  le  monas- 
tère des  larmes. 


Si  amère  qu'ait  été  la  tristesse  dont  l'exil  avait 
inondé  le  cœur  de  Golumba,  elle  ne  le  détourna  pas 


APOSTOLAT  DE  COLllMBA.  161 

un  instant  de  sa  mission  expiatoire.  Une  fois  installé, 
avec  ses  compagnons ,  dans  cet  îlot  désert  d'où  allait 
rayonner  sur  le  nord  de  la  Grande-Bretagne  la  foi 
chrétienne  avec  la  vie  monastique,  une  transforma- 
tion graduelle  et  à  peu  près  complète  se  manifeste 
en  lui.  Sans  renoncer  aux  singularités  attachantes 
de  son  caractère  et  de  sa  race,  il  tendait  à  devenir 
le  modèle  des  pénitents  en  même  temps  que  des 
confesseurs  et  des  prédicateurs.  Sans  cesser  de  main- 
tenir sur  les  monastères  qu'il  avait  fondés  en  Irlande 
une  autorité  qui  dut  croître  avec  les  années  et  qui 
semble  n'avoir  jamais  été  contestée ,  il  s'appliqua 
tout  d'abord  à  constituer  fortement,  sur  la  double 
base  du  travail  manuel  et  intellectuel,  la  nouvelle 
communauté  insulaire  qui  devait  être  le  centre  de 
son  activité  future.  Puis  il  se  mit  à  nouer  des  rela- 
tions suivies  avec  les  habitants  des  contrées  voisines 
de  son  île,  qu'il  fallait  évangéliser  ou  confirmer 
dans  la  foi  avant  de  songer  à  porter  plus  loin  au 
Nord  la  lumière  de  l'Evangile.  Il  se  préparait  à  cette 
grande  mission  par  des  prodiges  de  ferveur  et 
d'austérité,  en  même  temps  que  d'humble  charité, 
au  grand  profit,  d'abord  de  ses  propres  rehgieux, 
puis  des  nombreux  visiteurs  qui  venaient,  soit  d'Ir- 
lande, soit  des  plages  calédoniennes,  chercher  au- 
près de  lui  les  remèdes  ou  les  consolations  de  la 
pénitence. 


162  APOSTOLAT  DE  COLUMBA 

Cet  homme,  que  nous  avons  vu  si  passionné,  si 
irritable,  si  belliqueux,  si  vindicatif,  devint  peu  à 
peu  le  plus  doux,  le  plus  humble,  le  plus  tendre  des 
pères  et  des  amis.  Agenouillé  devant  les  étrangers 
qui  arrivaient  à  lona,  ou  devant  les  religieux  qui 
revenaient  du  travail,  c'était  lui,  le  grand  chef  de 
FEglise  calédonienne  qui  les  déchaussait  lui-même, 
qui  leur  lavait  les  pieds,  et,  après  avoir  lavé  ces 
pieds  poudreux,  les  baisait  avec  respect.  Mais  la  cha- 
rité l'emportait  encore  sur  l'humilité  dans  cette  âme 
transfigurée.  Aucune  nécessité  spirituelle  ou  tem- 
porelle ne  le  trouvait  indifférent.  Il  se  dévouait  à 
soulager  toutes  les  infirmités,  toutes  les  misères, 
toutes  les  peines,  pleurant  toujours  avec  ceux  qu'il 
voyait  pleurer,  et  pleurant  souvent  sur  ceux  qui  ne 
pleuraient  pas  assez  sur  eux-mêmes  \  Ces  larmes 
devenaient  la  formule  la  plus  éloquente  de  sa  prédi- 
cation ;  celle  qu'il  employait  le  plus  volontiers  pour 
fléchir  les  pécheurs  invétérés,  pour  arrêter  le  cri^ 
minel  au  bord  de  l'abîme,  pour  apaiser,  assouplir 
et  convertir  toutes  ces  âmes  farouches  et  grossières, 
mais  simples  et  droites,  que  Dieu  lui  donnait  à 
traiter. 

Au  sein  de  la  nouvelle  communauté,  Columba 
habitait  en  guise  de  cellule  une  sorte  de  hutte  cons- 
truite en  planches,  et  placée  sur  la  partie  la  plus  . 

1.    O'DONNELL,  lib.  III,  c.  40. 


CHEZ  LES  SCOTS  ET  LES  PIGTES.  163 

élevée  de  l'enceinte  monastique.  Jusqu'à  l'âge  de 
soixante-seize  ans,  il  y  coucha  sur  la  dure  et  sans 
autre  oreiller  qu'une  pierre.  Cette  hutte  lui  servait 
à  la  fois  d'oratoire  et  de  cabinet  de  travail.  C'était 
donc  là  qu'il  se  livrait  à  ces  oraisons  prolongées  qui 
excitaient  l'admiration  et  presque  la  frayeur  de  ses 
disciples.  C'était  là  qu'il  rentrait  après  avoir  partagé 
le  labeur  agricole  de  ses  moines\  sans  distinction, 
comme  le  dernier  d'entre  eux,  pour  consacrer  le 
reste  de  son  temps  et  de  ses  forces  à  l'étude  de 
l'Écriture  sainte  et  à  la  transcription  des  textes  sa- 
crés. Cette  transcription  fut,  jusqu'à  son  dernier 
jour,  l'occupation  de  sa  vieillesse  après  avoir  été  la 
l)assion  de  ses  jeunes  années  ;  elle  exerçait  sur  lui 
un  tel  attrait  et  lui  paraissait  si  essentielle  à  la  pro- 
pagation de  la  vérité,  qu'on  a  pu  lui  attribuer, 
comme  nous  l'avons  déjà  dit,  trois  cents  exemplaires 
des  saints  Evangiles  copiés  de  sa  main. 

C'était  encore  dans  cette  hutte  qu'il  recevait  avec 
une  infatigable  patience  les  visiteurs  qui  bientôt  af- 
fluèrent auprès  de  lui,  si  nombreux,  quelquefois  si 
importuns,  et  dont  il  se  plaignait  doucement,  comme 
de  cet  indiscret  qui  en  voulant  l'embrasser,  renversa 
gauchement  son  enci-ier  sur  le  bord  de  son  vêtement" . 

Ces  importuns  n'étaient  pas  de  simples  curieux  ; 

J.  O'DoNNELL,  Vitaquinta,  m,  37,  39. 
2.  Adamn.,  I,  25. 


164  APOSTOLAT  DE  COLUMBA 

c'étaient  surtout  des  chrétiens  pénitents  ou  fervents 
qui ,  informés  par  les  pêcheurs  et  les  habitants  des  îles 
voisines ,  de  l'établissement  du  moine  irlandais  déjà 
fameux  dans  son  pays,  et  séduits  par  la  renommée 
croissante  de  ses  vertus,  accouraient  d'Irlande,  du 
nord  et  du  sud  de  la  Bretagne,  et  même  du  milieu 
des  Saxons  encore  païens,  pour  sauver  leur  âme  et 
gagner  le  ciel,  sous  la  direction  d'un  homme  de  Dieu' . 
Loin  d'attirer  ou  d'admettre  ces  néophytes  avec  une 
imprévoyante  légèreté ,  rien  n'est  plus  avéré  dans  sa 
vie  que  la  scrupuleuse  sévérité  qu'il  apportait  à  l'exa- 
men des  vocations,  à  l'admission  des  pénitents.  Il 
redoutait  surtout  que  le  froc  monastique  ne  servît 
d'abri  à  des  criminels  qui  chercheraient  dans  le  cloître 
non  seulement  un  heu  de  pénitence  et  d'expiation, 
mais  encore  un  refuge  contre  la  vindicte  humaine. 
Il  savait  au  besoin  blâmer  et  réprimer  la  trop  grande 
facilité  de  ses  amis  et  de  ses  disciples.  L'un  de  ceux- 
ci,  Finchan,  avait  fondé  dans  une  autre  île  des  Hé- 
brides, nommée  Eigg^,  une  communauté  semblable 
à  celle  d'Iona  et  qui  probablement  en  dépendait  ;  il 
y  avait  admis  à  la  cléricature  et  même  au  sacerdoce 


1.  Adamnan  nous  a  conservé  les  noms  de  deux  Saxons ,  dont  l'un 
était  boulanger,  parmi  les  premiers  compagnons  du  saint  abbé, 
comme  aussi  celui  d'un  Breton,  qui  fut,  de  tous  les  religieux  d'Iona, 
le  premier  à  mourir.  C'est  cet  Odhran  ou  Orain  qui  a  laissé  son  nom 
au  cimetière  actuellement  appelé  Reilig  Orain. 

2.  Au  nord  d'Iona,  assez  près  de  la  grande  île  de  Skye. 


CHEZ  LES  SCOTS  ET  LES  PICTES.  165 

un  prince  du  clan  des  Pietés  établis  en  Irlande, 
Aëdh  ou  Aldus  dit  le  Noir  (565),  homme  violent 
et  sanguinaire,  et  qui  avait  assassiné  le  monarque 
d'Irlande,  Diarmid.  C'était  ce  monarque,  on  doit 
se  le  rappeler,  qui  avait  rendu  la  sentence  injuste 
dont  Golumba  s'était  tant  irrité  et  qui  avait  été 
l'occasion  de  ses  fautes  et  de  ses  malheurs. 
Celui-ci  n'en  fut  pas  moins  indigné  contre  la  fai- 
blesse de  son  ami.  :<  Cette  main,  »  dit-il,  «  que 
((  Finchan  a  imposée,  contre  toute  justice  et  con- 
((  tre  le  droit  ecclésiastique,  sur  la  tête  de  ce  fils  de 
((  perdition,  tombera  en  pourriture  et  sera  enterrée 
«  avant  le  corps,  dont  elle  se  détachera. . .  Quant  au 
((  faux  prêtre,  à  l'assassin,  il  périra  lui-même  as- 
((  sassiné.  »  Cette  double  prophétie  s'accomplit  \ 
Ecoutons  ce  dialogue  entre  Columba  et  un  de  ceux 
qui  demandaient  à  s'abriter  sous  sa  discipline.  Il 
nous  expliquera  mieux  que  bien  des  commentaires 
l'état  des  âmes  et  des  mœurs  de  ce  temps-là,  et  il  nous 
fera  voir  quel  était  déjà  l'ascendant  que  Columba,  pé- 
nitent et  exilé ,  exerçait  du  fond  de  son  île  lointaine  sur 
l'Irlande  entière.  On  vint  un  jour  lui  annoncer  qu'un 
étranger,  arrivant  d'Irlande,  venait  de  débarquer. 
Columba  va  le  trouver  seul  à  seul  dans  le  bâtiment 
réservé  aux  hôtes,  pour  l'interroger  sur  le  lieu  de  son 

1.  Adamnan,  I,  36, 


166  APOSTOLAT  DE  COLUMBA 

origine,  sur  sa  famille  et  sur  la  cause  de  son  voyage. 
L'étranger  lui  dit  qu'il  avait  entrepris  ce  pénible 
pèlerinage  pour  expier  ses  péchés  sous  l'habit  mo- 
nastique, dans  l'exil.  Golumba,  voulant  éprouver  sa 
contrition,  lui  traça  le  tableau  le  plus  répugnant  de 
la  dureté  et  de  la  difficulté  des  obligations  de  cette  vie 
nouvelle.  «  Je  suis  prêt,  »  dit  le  voyageur,  «  à  subir 
((  tout  ce  que  tu  me  commanderas  de  plus  cruel  et  de 
«  plus  humihant.  »  Et  aussitôt  après  s'être  confessé, il 
jura,  étant  toujours  à  genoux,  d'accomplir  les  lois  de 
la  pénitence.  «  C'est  bien,  »  lui  dit  l'abbé  ;  «  mainte- 
ce  nant  lève-toi,  assieds-toi  et  écoute:  il  te  faut  d'abord 
((  faire  pénitence  pendant  sept  années  dans  l'île  voi- 
((  sine  de  Tirée,  après  quoi  nous  nous  reverrons.  — 
((  Mais,  dit  le  pénitent  encore  agité  par  ses  remords, 
((  comment  pourrai-je  expier  un  parjure  dont  je  n'ai 
«  pas  encore  parlé? Étant  encore  dans  mon  pays,  j'ai 
«  tué  un  pauvre  homme; j'allais  être  puni  de  mort 
«  pour  ce  crime,  et  j'étais  déjà  aux  fers,  lorsqu'un 
((  de  mes  parents,  homme  très  riche,  m'a  délivré  en 
((  payant  la  compensation  voulue.  J'ai  juré  que  je  le 
«  servirais  pendant  tout  le  reste  de  ma  vie  ;  mais  après 
((  quelques  jours  de  servitude  j'ai  déserté,  et  me 
(jc  voici,  au  mépris  de  mon  serment.  »  Alors  le  saint 
ajouta  qu'il  ne  pourrait  être  admis  à  la  communion 
pascale  qu'après  l'expiration  des  sept  années  de  péni- 
tence. Quand  elles  furent  achevées,  Columba,  après 


CHEZ  LES  SCOTS  ET  LES  PICTES.  d67 

lui  avoir  donné  la  communion  de  sa  main,  le  renvoya 
en  Irlande  auprès  de  son  patron  avec  une  épée  à 
poignée  d'ivoire  en  guise  de  rançon.  Mais  ce  patron 
touché  par  les  instances  de  sa  femme,  rendit  au  pé- 
nitent sa  liberté  sans  même  vouloir  de  sa  rançon. 
((  Pourquoi  accepterions-nous  ce  prix  que  nous  envoie 
<(  le  saint  homme  Golumba?  Nous  n'en  sommes  pas 
((  dignes.  Un  tel  intercesseur  mérite  d'être  exaucé 
((  gratuitement.  Sa  bénédiction  nous  vaudra  mieux 
((  que  toute  rançon.  »  Et  aussitôt  il  lui  détacha  la 
ceinture  des  reins,  ce  qui  était  la  forme  usitée  en 
Irlande  pour  la  manumission  des  captifs  et  des  es- 
claves. Golumba  lui  avait  en  outre  prescrit  de  rester 
auprès  de  son  vieux  père  et  de  sa  mère  jusqu'à  ce 
qu'il  leur  eût  rendu  les  derniers  devoirs.  Gela  fait, 
ses  frères  le  laissèrent  aller  en  disant  :  «  Gardons- 
ce  nous  de  retenir  un  homme  qui  a  travaillé  pendant 
«  sept  ans  au  salut  de  son  âme  chez  le  saint  homme 
<(  Golumba.  »  Il  revint  donc  à  lona  en  rapportant 
l'épée  qui  avait  dû  lui  ser\ir  de  rançon,  à  Golumba. 
Gelui-ci  lui  dit  :  «  Désormais  tu  t'appelleras  Libran, 
<(  car  tu  es  libre  et  affranchi  de  tout  lien  ;  »  et  il  l'admit 
aussitôt  à  faire  ses  vœux  monastiques.  Mais  lorsqu'il 
lui  fut  prescrit  de  retourner  dans  l'ile  de  Tirée  pour 
y  achever  sa  vie  loin  de  Golumba,  le  pauvre  Libran, 
qui  avaitsi  docilementobéijusque-là  ,tombaà  genoux 
et  pleura  amèrement.Gokunba,  touché  de  son déses- 


168  APOSTOLAT  DE  COLUMBA 

poir,  le  consola  de  son  mieux  sans  cependant  revenir 
sur  son  arrêt.  Il  lui  dit  toutefois  :  «  Tu  vivras  loin  de 
((  moi,  mais  tu  mourras  dans  un  monastère  à  moi,  et 
((  tu  ressusciteras  avec  mes  moines  à  moi,  et  tu  auras 
((  part  avec  eux  dans  le  ciel.  »  Telle  fut  Thistoire  do 
Libran,  surnommé  de  la  Jonchère,  parce  qu'il  avait 
passé  bien  des  années,  probablement  celles  de  sa  pé- 
nitence, à  ramasser  des  joncs  \ 

Devenant  chaque  jour  plus  expert  dans  le  grand 
art  du  gouvernement  des  âmes,  ce  docteur  de  la  pé- 
nitence savait  d'une  main  aussi  prudente  que  vigou- 
reuse tantôt  relever  les  consciences  abattues  et  déso- 
lées, tantôt  dévoiler  les  faux  moines  et  les  faux  péni- 
tents. A  tel  religieux  qui^  désespéré  d'avoir  succombé 
pendant  un  voyage  aux  tentations  d'une  femme,  cou- 
rait de  confesseur  en  confesseur  sans  se  trouver  ja- 
mais assez  repentant  ou  assez  puni,  il  rendait  la  paix 
et  la  confiance  en  lui  montrant  que  son  désespoir 
n'était  qu'une  hallucination  infernale,  et  en  lui  infli- 
geant d'ailleurs  une  pénitence  assez  forte  pour  le  con- 
vaincre de  la  rémission  de  son  péché  ".  A  tel  Irlandais 
qui,  coupable  d'inceste  et  de  fratricide,  avait  voulu, 
bon  gré,  mal  gré,  se  réfugier  à  lona,  il  imposait  un 
exil  perpétuel  d'Irlande  et  douze  ans  de  pénitence 


1.  Il  mourut  en  effet  longtemps  après  Columba,  àDurrow,  l'une 
des  premières  fondations  du  grand  abbé  en  Irlande.  Adamn,,  II,  39. 

2.  O'DoNNELL,  lib.  I,  c,  24. 


CHEZ  LES  SCOTS  ET  LES  PICTES.  160 

parmi  les  sauvages  de  la  Galédonie,  tout  en  prédisant 
que  le  faux  pénitent  périrait  pour  n'avoir  pas  voulu 
accepter  cette  expiation  * .  Arrivé  un  jour  dans  une 
petite  communauté  formée  par  lui  dans  une  des  îles 
voisines  d'Iona  %  et  destinée  à  recevoir  pendant  un 
temps  de  probation  les  pénitents  qui  venaient  s' éprou- 
ver, avec  plus  ou  moins  de  persévérance  et  de  sincé- 
rité,  auprès  de  l'illustre  exilé, il  prescrivit  d'ajouter  au 
repas  quelques  douceurs  et  d'en  faire  jouir  les  péni- 
tents eux-mêmes;  mais  l'un  de  ceux-ci,  plus  scrupu- 
leux qu'il  ne  fallait,  refusa  d'accepter,  même  de  la 
main  de  l'abbé,  ces  mets  :  «Ah!  »  lui  dit  Golumba, 
((  tu  refuses  le  soulagement  que  ton  supérieur  et  moi 
((nous  t'ofProns.  Eh  bien,  il  viendra  un  jour  où  tu 
((redeviendras  voleur  comme  tu  Tas  été,  tu  iras 
((  voler  et  manger  de  la  venaison  dans  les  forêts 
((  d'où  tu  viens.  »  Et  la  chose  arriva  comme  il  l'avait 
prédite  ^ 

Malgré  ces  précautions  et  cette  apparente  dureté, 
le  nombre  des  néophytes  qui  se  pressaient  pour  vivre 
sous  la  règle  de  Golumba  augmentait  de  plus  en  plus. 
Tous  les  jours  et  à  chaque  instant  du  jour,  l'abbé  et 
ses  compagnons,  du  fond  de  leurs  cellules  ou  pendant 
leurs  travaux  en  plein  air,  entendaient  pousser  de 


1.  Adamn.,  I,  22. 

2.  A  Hirnba,  dont  on  ne  sait  pas  le  nom  moderne. 

3.  Adamn.,  I,  21. 

MOINES  d'oCC,   III.  10 


170  APOSTOLAT  DE  COLUMBA 

grands  cris  de  l'autre  côté  de  l'étroit  bras  de  mer  qui 
sépare  lona  de  Tîle  voisine  de  Mull.  Ces  cris  étaient 
le  signal  convenu  pour  ceuxqui  voulaient  être  admis 
à  loua  et  qu'il  fallait  envoyer  chercher  dans  une 
barque  du  monastère  ' .  Parmi  ceux  que  cette  barque 
amenait,  quelques-uns  ne  désiraient  que  des  secours 
matériels,  des  aumônes  ou  même  des  médicaments; 
mais  la  plupart  demandaient  à  faire  pénitence  et  à 
passer  un  temps  plus  ou  moins  long  dans  le  nouveau 
monastère.  Golumba  savait  soumettre  leur  vocation 
â  de  longues  épreuves.  Une  fois  seulement  on  le  vit 
imposer  en  quelque  sorte  le  vœu  monastique  à  deux 
pèlerins  au  moment  même  de  leur  arrivée,  parce 
qu'un  instinct  surnaturel  lui  avait  révélé  et  leurs 
vertus  et  leur  mort  prochaine  ". 

L'étroite  enceinte  d'Iona  devint  bientôt  trop  res- 
serrée pour  cette  foule  croissante,  et  de  cette  petite 
colonie  monastique  sortirent  successivement  un  es- 
saim de  colonies  analogues  qui  allèrent  implanter, 
dans  les  îles  voisines  et  sur  le  continent  de  la  Calé- 
donie,  des  communautés  filles  d'Iona  et  soumises  à 
l'autorité  de  Golumba. 

Les  anciennes  traditions  lui  attribuent  la  fondation 
de  trois  cents  monastères  ou  églises  tant  enCalédonie 
qu'en  Hibernie,  dont  cent  dans  les  îles  ou  sur  lesri- 

1.  Adamn.,  1,25,26,  27,  32,43. 

2.  Adamn.,  I,  32. 


CHEZ  LES  SCOTS  ET  LES  PICTES.  17  î 

vagcs  maritimes  clesdeiix  pays.  L'érudition  modern(> 
a  retrouvé  et  enregistré  les  noms  de  quatre-vingt-dix 
églises  qui  font  remonter  leur  origine  jusqu'à  lui,  et 
qui  toutes  ou  presque  toutes  devaient  se  rattacher, 
selon  l'usage  du  temps,  à  des  communautés  monas- 
tiques  ' .  La  trace  de  cinquante-trois  de  ces  églises 
subsiste  encore  dans  l'Ecosse  moderne,  inégalement 
partagées  entre  les  régions  habitées  par  les  deux 
races  qui  se  partageaient  alors  la  Galédonie".  Les  îles 
de  l'ouest  et  la  contrée  occupée  par  les  Scots  venus 
d'Irlande  en  renferment  trente-deux;  les  vingt  et  une 


1.  Jocelyn,  dans  sa  Vie  de  saint  Patrice,  c.  89,  lui  en  attribue 
cent;  ce  chiffre  est  porté  à  trois  cents  par  O'Donnell,  1.  m,  c.  32. 
Colgan  en  a  nommé  soixante-six.  dont  Columi)a  aurait  été  le  fon- 
dateur, soit  directement,  soit  indirectement  (c'est  six  de  plus  que 
saint  Bernard).  Cinquante-huit  de  ces  fondations  sont  situées  en 
Irlande.  Mais  Colgan  regarde  comme  ayant  été  fondées  par  lui 
presque  toutes  les  églises  d'Ecosse  antérieures  à  la  date  de  sa  mort, 
en  597.  Bede,  m,  4,  semble  donner  Durrow  et  lona  comme  les 
seules  fondations  directes  de  Columba,  et  les  autres  comme  procé- 
dant de  ces  deux  .-  «  Ex  utroque  monasterio  plurima  exinde  mo- 
nasteria  per  discipulos  et  in  Britanniaet  inScolia  propagata  sunt.  » 
Mais  il  se  trompe  évidemment,  au  moins  en  ce  qui  touche  Derry- 
—  Toutes  ces  communautés  réunies  sous  la  suprématie  de  l'abbé 
d'Jona  portaient  la  dénomination  de  Familia  Columba-Cille. 

2.  Cette  énumération  du  docteur  Reeves  [Append.  Il)  pourrait 
être  fort  augmentée,  à  ce  qu'il  dit  lui-même.  Les  trente-deux  églises 
ou  monastères  inter  Scottos  comprennent  celles  des  îles  de  l'ar- 
chipel des  Hébrides,  telles  que  Skye,  Mull,  Oronsay  et  jusqu'à  l'îlot 
si  reculé  de  Saint-Kilda,  dont  une  des  trois  églises  portait  son 
nom.  Dans  les  vingt  et  un  inter  Pictos  est  compris  Inclicolm,  île 
près  d'Edimbourg.  Ces  cinquante-trois  et  les  trente-sept  déjà 
relevés  par  le  docteur  Reeves,  en  Irlande,  arrivent  bien  près  du 
chiffre  de  cent,  donné  par  l'auteur  de  la  Vie  de  saint  Patrice. 


172  APOSTOLAT  DE  COLUMBA 

autres  signalent  les  principales  stations  du  grand 
missionnaire  dans  le  pays  des  Pietés.  Les  juges  les 
plus  éclairés  parmi  les  protestants  écossais  s'accor- 
dent à  faire  remonter  aux  enseignements  de  Go- 
lumba,  à  ses  fondations  et  à  ses  disciples,  toutes  les 
églises  primitives  et  la  très  ancienne  division  pa- 
roissiale de  l'Ecosse  ^ . 

Mais  il  est  temps  de  dire  quelles  étaient  ces  popu- 
lations dont  Columba  venait  conquérir  la  confiance 
et  où  se  recrutaient  les  communautés  de  sa  famille 
monastique. 

La  région  de  la  Grande-Bretagne  qui  a  reçu  le 
nom  de  Calédonie  ne  comprenait  pas  toute  l'Ecosse 
moderne  ;  elle  n'embrassait  que  les  contrées  au  nord 
de  l'isthme  qui  sépare  la  Glyde  de  la  Forth,  ou  Glas- 
gow^ d'Edimbourg.  Au  nord  et  à  l'est,  toute  cette 
région  était  entre  les  mains  de  ces  terribles  Pietés 
dont  les  Romains  n'avaient  pas  pu  venir  à  bout,  et 
qui  étaient  la  terreur  des  Bretons.  Mais  à  l'ouest  et 
au  sud-ouest,  sur  la  côte  où  avait  abordé  Columba, 
il  trouvait  une  colonie  d'hommes  de  son  pays  et  de 
sa  race,  c'est-à-dire  des  Scots  d'Irlande,  destinés  à 
devenir  les  seuls  maîtres  de  la  Calédonie  et  à  lui 
donner  son  nom  d'Ecosse  'o 

1.  Voir  surtout  Cosmo  Ijnnes,  le  modeste'  et  savant  auteur  des 
excellents  ouvrages  intitulés  :  Scotland  in  themidcUe-ages,  1860,  et 
Shetches  of  Early  Scotch  History,  1861. 

2.  Ne  nous  lassons  pas  de  répéter  ce  qu'il  a  fallu  prouver  par 


CHEZ  LES  SCOTS  ET  LES  PIGTES.  173 

Depuis  plus  cFuR  demi-siècle  (500-503),  et  à  la 
suite  de  plusieurs  autres  invasions  ou  émigrations 
analogues,  une  colonie  d'Irlandais,  ou,  comme  on 
disait  alors,  de  Scots,  appartenant  à  la  tribu  des  Dal- 
riadiens' ,  avait  traversé  la  mer  qui  sépare  le  nord- 
est  de  l'Irlande  du  nord-ouest  de  la  Grande-Bre- 
tagne, et  s'était  créé  un  établissement  entre  les 
Pietés  du  nord  et  les  Bretons  du  midi,  dans  les  îles 


toute  la  science  d'Ussher,  de  White,  de  Colgan,  de  Ward,  savoir  :  que 
la  sainte  et  savante  Scotia  des  anciens  n'était  autre  chose  que  l'Ir- 
lande. La  dénomination  de  Scotia  ne  devint  l'apanage  exclusif  des 
Écossais,  c'est-à-dire  des  colons  irlandais  en  Calédonie,  que  vers  les 
douzième  et  treizième  siècles,  au  temps  de  Giraldus  Cambrensis,  au 
moment  où  la  puissance  des  vrais  Scots  déclinait  en  Irlande,  sous  la 
conquête  anglo-normande.  Les  Bollandistes  ont  appliqué  le  nom 
très  approprié  de  Scotia  Nova  ou  Hiberno-Scotia  aux  colonies  scoti- 
ques  venues  d'Irlande  dans  l'Ecosse  actuelle.  VitaS.  Cadroc,  ap.  Act. 
SS.  Martii,  1. 1,  p.  473,  et  Vila  S.  Domnani,  Act.  SS.  Aprilis,  t.  II, 
p.  487.  LesAnglaisraodernesse  servent  aussi  d'une  dénomination  his- 
toriquement exacte,  en  qualifiant  de  North  Britain  le  royaume 
d'Ecosse  depuis  son  union  avec  l'Angleterre.  —  M.  Varin,  dans  les 
mémoires  que  nous  avons  déjà  cités,  a  constaté  l'obscurité  des  ori- 
gines politiques  et  religieuses  de  la  Calédonie  ;  il  remarque  que  des 
trois  populations  primitivement  signalées  dans  cette  partie  de  la 
Grande-Bretagne,  la  seule  qui  ait  conservé  son  nom  est  celle  qui  était 
arrivée  la  dernière  sur  le  sol  qui  de  ce  nom  s'appelle  encore  l'Ecosse.  Il 
D'est  d'ailleurs  pas  éloigné  de  croire  que  l'Irlande  a  parfois  revendi- 
qué pour  elle  des  faits  civils  et  religieux  accomplis  au  sein  de  sa  co- 
lonie. 

1 .  Ces  Dalriadiens  provenaient  eux-mêmes  des  Pietés,  qui,  sous  le 
nom  de  Cruilhne  ou  Cruithnii,  avaient  longtemps  dominé  sur  une 
partie  de  l'Irlande.  Voir  Reeves,  p.  33,  67  et  94.  O'Kelly,  notes  de  la 
nouvelle  édition  du  Cambrensis  Ever sus,  de  Lynch,  t.I,  p.  436, 463, 
495.  Au  temps  de  Columba,  ils  occupaient  encore  les  comtés  actuels 
d'Autrim  et  de  Down. 

10 


174  APOSTOLAT  DE  COLUMBA 

et  sur  la  côte  occidentale  de  la  Galcdonie,  au  nord 
de  Tembouchure  de  la  Glyde  et  dans  la  contrée 
qui  a  pris  depuis  le  nom  d'Argyle.  Les  chefs  ou  rois 
de  cette  colonie  dalriadienne,  destinés  à  devenir  la 
souche  de  ces  fameux  et  infortunés  Stuarts  qui  ont 
régné  sur  FÉcosse  et  l'Angleterre,  avaient  dès  lors 
consolidé  leur  pouvoir  naissant  avec  l'aide  des 
princes  Nialls,  qui  dominaient  dans  le  nord  de  l'Ir- 
lande, et  dont  Golumba  était  issu.  Golumba  leur 
tenait  d'ailleurs  par  un  lien  très  proche  ;  sa  grand"" 
mère  paternelle  était  fille  de  Lorn,  le  premier  ou  F  un 
des  premiers  rois  de  la  colonie'  ;  il  était  donc  parent 
du  roi  Gonnal,  sixième  successeur  de  Lorn  et  qui, 
au  moment  de  son  débarquement,  était  depuis  trois 
ans  (560)  le  chef  des  émigrés  scotiques  en  Galédonie. 
lona,  où  il  s'était  fixé,  se  trouvait  à  la  limite  septen- 
trionale de  la  domination  alors  encore  très  limitée 
des  Dalriadiens,  et  pouvait  être  regardée  comme  un(^ 
dépendance  de  leur  nouvel  Etat,  non  moins  que  de 
celui  des  Pietés,  qui  occupaient  tout  le  reste  de  la 
Galédonie.  Golumba  entra  aussitôt  en  relation  avec 
ce  prince  :  il  alla  le  trouver  dans  sa  résidence  de 
terre  ferme,  et  obtint  de  lui,  au  double  titre  de  com- 
patriote et  de  cousin,  la  donation  de  l'îlot  inhabité 
où  il  venait  de  s'établir  -. 

1.  Voir  le  tableau  généalogique  dans  Reeves,  p.  8,  note  4. 

2.  TiGHERNACii,  Annales,  ad  ann.  574.  Cf.  Adamn.,  I,  7. 


CHEZ  LES  SGOTS  ET  LES  PICTES.  175 

Ces  Scots,  venus crirlandc  depuis  la  conversion  de 
File  par  saintPatrice,  étaient  probablementclirétiens, 
comme  tous  les  Irlandais,  au  moins  de  nom  ;  mais  on 
ne  voit  chez  eux  aucune  trace  certaine  d'organisation 
ecclésiastique  ni  surtout  d'institutions  monastiques 
avant  l'arrivée  de  Golumba  à  loua.  Pas  plus  que  sur 
les  Pietés  méridionaux  l'apostolat  de  Ninias  et  de 
Palladius  ne  semble  avoir  produit  sur  eux  d'im- 
pression durable'.  11  fallait  un  nouvel  apostolat  de 
missionnaires  celtiques  pour  renouveler  l'œuvre  des 
missionnaires  romains,  antérieure  d'un  siècle".  Go- 
lumba et  ses  disciples  ne  négligèrent  rien  pour  forti- 
fier et  propager  la  religion  chez  leurs  compatriotes 
émigrés  comme  eux.  On  le  voit,  dans  les  récits 
d'Adamnan,  administrer  le  baptême  et  les  autres  se- 
cours de  la  rehgion  aux  populations  de  race  scotique 
dont  il  traversait  les  territoires,  en  y  posant  les 
premières  assises  de  ses  fondations  monastiques. 

Divers  traits  plus  ou  moins  légendaires  indiquent 
assez  que  ces  populations,  même  chrétienne  s,  avaient 
grand  besoin  d'être  instruites,  dirigées  et  retenues 

1.  C'est  ce  qui  explique  la  qualificalion  d'apostats  donnée  par 
saint  Patrice  aux  Scots  et  aux  Pietés  de  son  temps,  ce  Socii  Scoto- 
rum  atquePictorumapostatarum...  pessimorum  atque  apostatarum 
Pictorum.  »  Voir  la  citation  entière  au  tome  11,  liv.  ix,  chap.  1. 

2.  Les  Scots  d'Irlande,  récemment  convertis,  reconquirent  au 
christianisme  les  Scots  de  Calédonie.  Les  Pietés,  oublieux  de  Ninias 
et  de  Rome,  accueillirent  une  deuxième  fois  l'Évangile  qu'on  leur 
rapportait  d'Hibernie  au  nom  de  la  Bretagne.  VAriN,  2''  Mémoire. 


176  APOSTOLAT  DE  COLUMBA 

dans  la  bonne  voie  ;  ils  signalent  en  outre,  à  l'endroit 
du  nouvel  apôtre  de  leur  race,  une  certaine  défiance 
qui  ne  dut  céder  que  devant  l'ascendant  prolongé  de 
son  dévouement  et  de  ses  incontestables  vertus. 

Golumba  était  encore  dans  la  force  de  l'âge  quand 
il  vint  se  fixer  à  loua.  Il  avait  au  plus  quarante-deux 
ans.  Tous  les  témoignages  s'accordent  à  vanter  sa 
virile  beauté,  sa  taille  remarquablemnnt  élevée,  sa 
voix  douce  et  sonore,  la  cordialité  de  son  accueil,  la 
gracieuse  dignité  de  ses  manières  et  de  toute  sa  per- 
sonne\  Ces  agréments  extérieurs,  unis  à  la  renom- 
mée de  ses  austérités  et  à  la  pureté  inviolable  de  ses 
mœurs,  faisaient  naître  des  impressions  diverses  et 
singulières  chez  les  païens  comme  chez  les  chré- 
tiens encore  bien  imparfaits  de  la  Calédonie.  Le  roi 
de  la  colonie  dalriadienne  voulut  mettre  cette  vertu 
à  l'épreuve  en  lui  présentant  sa  fille,  remarquable- 
ment belle  et  revêtue  de  ses  plus  riches  ornements. 
Il  lui  demanda  si  la  vue  de  cette  belle  créature  ainsi 
parée  n'excitait  pas  en  lui  quelque  complaisance. 
((  Sans  doute  ,  »  répondit  le  missionnaire,  «  la  com- 


1.  Erat  aspectu  angelicus...  Omnibus  car QS,hilarem  seniper  faciem 
ostendens...  cujus  alta  proceritas.,,  Adamn.,  Prœf'.,  et  I,  1.  —  Vir 
tantee  deditus  austeritati...  tamen  exteriori  forma  et  corporis  habitu 
speciosus,  genisriibicundus  et  vultu  hilaris...  semper  apparebat  et 
omnibus...  Colloquioaflfabilem,benignum,  jucundum  et  interioris Ise- 
tilise  a  Spiritu  sancto  infusœ  indicia,  hilari  vultu  prodentem  se  seni- 
per exhibebat.  O'Donnell,  Vita  quinta,  1.  m,  c.  43. 


CHEZ  LES  SCOTS  ET  LES  PICTES.  177 

((  plaisance  de  la  chair  et  de  la  nature  ;  mais  sachez 
((  bien,  seigneur  roi,  que  pour  tout  l'empire  du 
«  monde,  quand  même  il  me  serait  accordé  avec 
((  ses  honneurs  et  ses  voluptés  jusqu'à  la  fin  des 
((  temps,  je  ne  voudrais  pas  céder  à  ma  faiblesse 
((  naturelle  * .    » 

Vers  le  même  temps,  une  femme  qui  habitait  non 
loin  d'Ionalui  tendit  un  piège  moins  grossier  et  plus 
redoutable.  Éprise  pour  le  célèbre  et  charmant  exilé 
d'une  passion  aussi  coupable  que  violente,  elle  conçut 
le  projet  de  le  séduire  et  sut  l'attirer  chez  elle.  Mais 
dès  qu'il  eut  reconnu  le  dessein  qu'elle  nourrissait, 
il  lui  adressa  une  exhortation  sur  la  mort  et  le  juge- 
ment dernier,  qu'il  termina  en  la  bénissant  avec  le 
signe  de  la  croix.  La  tentatrice  fut  ainsi  délivrée  de 
ses  propres  tentations;  elle  continua  à  l'aimer,  mais 
avec  un  religieux  respect.  On  ajoute  qu'elle  devint 
elle-même  un  modèle  de  sainteté  -. 

Mais  c'était  vers  une  autre  race,  différente  de  ses 
compatriotes  scotiques  et  d'un  accès  bien  autrement 
difficile,  queColumbase  sentait  entraîné,  tant  par  la 
pénitence  qui  lui  avait  été  imposée  que  par  les  besoins 


1.  O'DoNNELL,  lib.  II,  c.  39.  —  Le  roi  qui  figure  dans  ceUe  anec- 
dote ne  paraît  pas  devoir  être,  comme  le  veut  O'Donnell,  Aïdan, 
lequel  ne  commença  à  régner  sur  la  colonie  scotique,  voisine  dlona, 
qu'en  574,  onze  ans  après  l'arrivée  de  Columba  à  lona^  mais  plutôt 
son  prédécesseur  Connell. 

2.  O'Donnell,  1.  ii,  c.  25. 


178  APOSTOLAT  DE  COLUMBA 

de  l'Église  et  de  la  chrétienté  (555-575).  Pendant 
que  les  Scots  venus  d'Irlande  occupaient  les  île& 
et  une  partie  des  côtes  occidentales  de  la  Galé- 
donie,  tout  le  nord  et  l'est,  c'est-à-dire  de  beau- 
coup la  plus  grande  partie  du  pays,  étaient  ha- 
bités par  les  Pietés,  et  ceux-ci  étaient  encore  païens. 
Originaires  de  la  Germanie,  selon  Tacite;  de  la 
Scythie ,  selon  Bede ,  ces  habitants  primitifs  de 
la  Grande-Bretagne,  restés  inaccessibles  aux  in- 
fluences romaines  et  chrétiennes,  devaient  leur  nom 
à  l'habitude  qu'ils  avaient  conservée  de  combattre 
nus  et  de  se  peindre  le  corps  de  diverses  couleurs, 
comme  tous  les  anciens  Bretons,  au  temps  de  l'inva- 
sion de  César.  Plus  d'un  siècle  auparavant,  nous  l'a- 
vons vu^  le  saint  évêque  breton  Ninian  avait  prêché 
la  foi  aux  Pietés  du  midi,  c'est-à-dire  à  ceux  qui  ha- 
bitaient les  bords  du  Forth  et  qui  s'étaient  mêlés  aux 
Bretons  dans  les  régions  situées  au  sud  de  cette  ri- 
vière. Mais  outre  que  les  traces  de  l'apostolat  de  Ni- 
nian semblent  s'être  dès  lors  effacées  pour  ne  renaître 
que  plus  tard,  la  grande  majorité  des  Pietés  était  res- 
tée païenne,  et  habitait,  au  nord  des  monts  Gram- 
pians,  de  vastes  régions  où  nul  missionnaire  avant 
Columba  n'avait  encore  osé  pénétrer  -.  Les  trente- 
quatre  années  qu'il  avait  encore  à  donner  au  monde 

1.  Livre  x,  chap.  V^,  page  23. 

2.  Bede,  V,  9;  III,  4. 


CHEZ  LES  SCOTS  ET  LES  PICTES.  179 

furent  principaloiiiont  occupées  en  missions  entre- 
[)rises  pour  porter  la  foi  sur  les  plateaux  montueux, 
dans  les  glens  ou  vallées  profondes  et  les  îles  nom- 
breuses delà  Calédonie  septentrionale.  Là  séjournait 
une  race  belliqueuse,  avide,  intrépide,  inaccessible  à 
la  mollesse  comme  à  la  peur,  à  peine  vêtue  malgré 
l'inclémence  du  climat,  opiniâtrement  attachée  à  ses 
coutumes,  à  ses  croyances  et  à  ses  chefs.  Il  lui  fallait 
donc  prêcher,  convertir  et  au  besoin  braver  ces  peu- 
plades redoutables  en  qui  Tacite  reconnaissait  les  plus 
reculés  des  mortels  et  les  derniers  champions  de  la 
liberté  :  terrarum  ac  libertatis  extremos;  ces  har- 
baresqui,  après  avoir  glorieusement  résisté  à  Agri- 
cola,  avaient  chassé  les  Romains  épouvantés  de  la 
Bretagne,  dévasté  et  désolé  toute  l'île  jusqu'àl  a  ve- 
nue des  Saxons,  et  dont  les  descendants,  après  avoir 
remph  l'histoire  d'Ecosse  de  leurs  exploits  sanglants, 
ont  donné,  sous  le  nom  de  Hujhlanders ,  aux  Stuarts 
déchus  leurs  plus  indomptables  défenseurs,  et  à 
l'Angleterre  moderne  ses  plus  glorieux  soldats. 

Maintes  fois  il  dut  franchir  cette  chaîne  centrale 
qui  forme  le  point  de  partage  des  eaux  dont  les  unes 
coulent  au  nord  et  à  l'ouest  dans  l'océan  Atlantique 
et  les  autres  au  midi  dans  la  mer  du  Nord,  chaîne  que 
le  biographe  de  Columba  appelle  Tépine  dorsale  de 
la  Bretagne  (dorsum  Britannim).  Elle  sépare  les 
■comtés  actuels  d'Inverness  et  d'Argyle  du  comté  de 


180  APOSTOLAT  DE  COLUMBA 

Perth,  et  comprend  les  districts  si  connus  des  voya- 
geurs contemporains  souslesnoms  deBreadalbane, 
d'Athole  et  des  monts  Grampians.  C'était  alors  la  li- 
mite des  Scots  et  des  Pietés^ ,  et  c'était  là  que  les  an- 
cêtres des  Pietés,  les  héroïques  soldats  de  Galgacus, 
avaient  tenu  tête  au  beau-père  de  Tacite,  qui  même 
victorieux  n'avait  pas  osé  franchir  cette  barrière". 
Maintes  fois  aussi  Golumba  suivit  la  grande  vallée 
aquatique  qui  au  nord  de  ces  montagnes  traverse  dia- 
gonalement  toute  F  Ecosse  du  sud-ouest,  où  se  trouve 
Iona,aunord-est,au  delà  d'Inverness. Elle  est  formée 
par  une  série  de  golfes  allongés  et  de  lacs  intérieurs 
dont  la  jonction,  opérée  par  l'industrie  moderne,  per- 
met aux  navires  de  passer  d'une  mer  à  l'autre  sans 
faire  le  détour  des  îles  Orcades.  Il  y  a  quinze  siècles, 
la  religion  pouvait  seule  entreprendre  la  conquête  de 
ces  âpres  et  pittoresques  régions  qu'une  population 
peu  nombreuse,  mais  soupçonneuse  et  féroce,  dis- 
putait aux  forêts  de  pins  et  aux  immenses  tapis  de 
bruyères  et  de  fougères  qu'on  y  retouve  encore. 


1.  Telle  est  du  moins  l'assertion  d'Adamnan,  II,  46.  Mais  son 
contemporain  Bede  et  tous  les  auteurs  modernes  placent  autrement 
cette  limite.  Selon  eux,  les  Scots  s'étendaient  dans  tout  l'ouest  de 
la  presqu'île  calédonienne,  et  les  Pietés  méridionaux  occupaient  au 
sud  des  Grampians  les  provinces  actuelles  de  Perth,  Forfar  et  Fife. 
Voir  la  carte  de  l'Ecosse  au  onzième  siècle,  dans  Cosmo  Innés,  Shet- 
clies  ofearlij  Scotch  history.  —  Bede,  III,  4. 

2.  Waltek  Scott,  History  of  Scotland,  c.  1, 


CHEZ  LES  SCOTS  ET  LES  PICTES.  iS\ 

Le  premier  regard  jeté  par  l'histoire  sur  cette  route 
maritime  y  découvre  les  prédicatious  et  les  miracles 
<le  Columba.  Il  navigua  le  premier  dans  un  frêle 
esquif  sur  le  Locli-Ness  et  sur  le  fleuve  qui  en  sort  ; 
il  pénétra  ainsi,  après  un  long  et  pénible  trajet,  jus- 
([u'à  la  forteresse  principale  du  roi  des  Pietés,  dont 
on  montre  aujourd'hui  l'emplacement  sur  un  ro- 
cher au  nord  de  la  ville  actuelle  d'Inverness.  Ce  roi 
puissant  et  redouté,  qui  s'appelait  BruidhouBrude, 
hlsde  Malcolm,  ne  fit  d'abord  au  missionnaire  irlan- 
dais qu'un  accueil  inhospitalier.  Enorgueilli ,  selon 
le  récit  des  compagnons  du  saint,  par  le  faste  roya 
de  sa  forteresse,  il  défendit  delui  en  ouvrir  lesportes. 
Il  n'y  avait  point  là  de  quoi  intimider  Cokmiba.  Il 
s'avance  jusqu'au  portail,  imprime  le  signe  de  la 
■croix  surles  deux  vantaux,  puis  les  frappe  du  poing. 
Aussitôt  les  barres  et  les  verrous  reculent,  lesportes 
roulent  sur  leurs  gonds  et  s'ouvrent  toutes  grandes. 
Columba  entre  en  vainqueur.  Le  roi ,  bien  qu'entouré 
de  son  conseil,  où  siégeaient  à  coup  sûr  ses  pontifes 
païens,  fut  tout  saisi  de  frayeur;  il  alla  au-devant 
du  missionnaire,  lui  adressa  des  paroles  pacifiques 
et  encourageantes,  et  à  partir  de  ce  jour  lui  rendit 
toute  sorte  d'honneurs  ^ .  On  ne  dit  pas  queBruidh  se 

1,  Bede,  HI,  4.  —  Adamn.,  I,  35.  —  On  croit  que  cette  forteresse 
royale  des  Pietés  occupait  l'emplacement  du  fort  vitrifié  de  Craig 
Pharrick,  situé  sur  un  rocher,  à  1,200  pieds  au-dessus  de  la  Ness  et 
MOINES  d'occ,  m.  H 


182  APOSTOLAT  DE  COLUMBA 

fit  chrétien,  mais  pendant  tout  le  reste  de  sa  vieil  de- 
meura l'ami  et  le  protecteur  de  Columba.  11  lui  con- 
firma notamment  la  possession  d'Iona ,  dont  il  sembk^ 
avoir  dispute  la  suzeraineté  à  souri  val ,  le  roi  des  Scots 
dalriadiens,  et  notre  exilé  vit  ainsi  sa  nouvelle  fon- 
dation placée  sous  la  double  garantie  des  deux  sou- 
verainetés qui  se  partageaient  la  Galédonie  ^ . 

Mais  la  faveur  du  roi  n'entraînait  pas  celle  des 
prêtres  païens,  signalés  par  les  auteurs  chrétiens 
sous  le  nom  de  Druides  ou  de  Mages,  et  qui  oppo- 
sèrent une  résistance  énergique  et  persévérante  au 
nouvel  apôtre.  Ces  prêtres  semblent  n'avoir  point 
enseigné  ou  pratiqué  le  culte  des  idoles,  mais  bien 
celui  des  forces  mystérieuses  de  la  nature,  du  soleil 
surtout  et  des  autres  corps  célestes.  Ils  suivaient 
ou  rencontraient  le  prédicateur  irlandais  dans  ses 
courses  apostoliques,  moins  pour  le  réfuter  que 
pour  retenir  et  intimider  ceux  que  sa  parole  gagnait 
au  Christ.  Le  caractère  religieux  et  surnaturel  qui 
était  attribué  par  les  druides  de  la  Gaule  aux  forêts 
et  aux  vieux  arbres  l'était  par  ceux  de  la  Calédonie 
aux  eaux  et  aux  sources,  les  unes,  selon  eux,  sain- 


près  de  son  embouchure  dans  le  golfe  de  Murray.  Les  murs  vitrifiés, 
c'est-à-dire  dont  les  pierres  sont  noyées,  en  guise  de  ciment,  dans 
une  substance  vitreuse  produite  par  l'action  d'un  feu  violent,  se 
retrouvent  dans  quelques  localités  de  la  Bretagne  et  du  Maine,  et 
sont  partout  attribués  à  l'épocjue  celtique. 
1.  Bede,  m,  3  et  4.  —  Cf.  Reeves,  p.  76. 


CHEZ  LES  SCOTS  ET  LES  PIGTES.  183 

taircs  et  bienfaisantes,  les  autres  malfaisantes  et 
mortelles.  Golumha  s'attachait  surtout  à  prohiber 
chez  les  nouveaux  chrétiens  le  culte  de  ces  fontaines 
sacrées,  et,  bravant  les  menaces  des  druides,  il  se 
plaisait  à  boire  en  leur  présence  de  Peau  qui,  selon 
eux,  devait  donner  la  mort  à  tout  homme  assez  osé 
pour  en  approcher  ses  lèvres  \  Toutefois  ils  n'em- 
ployèrent pas  de  violences  matérielles  contre  l'étran- 
ger que  leur  prince  avait  pris  sous  sa  protection.  Une 
fois  seulement,  comme  Golumba  était  sorti  avec  ses 
religieux  de  l'enceinte  du  fort  où  résidait  le  roi, 
afin  de  chanter  vêpres,  selon  la  coutume  monas- 
tique, les  druides  prétendirent  l'empêcher  de  faire 
entendre  au  peuple  les  chants  rehgieux  ;  mais  lui 
entonna  aussitôt  le  psaume  LXIV  :  Eructavit  cor 
meum  verbum  bonum  :  dico  opéra  mea  régi,  d'une 
voix  si  formidable,  qu[elle  réduisit  ses  adversaires 
au  silence  tout  en  faisant  trembler  les  assistants 
et  le  roi  lui-même  qui  se  trouvait  parmi  eux. 
Il  ne  se  bornait  pas  à  chanter  en  latin,  il  prê- 
chait; mais,  comme  le  dialecte  celtique  de  ses  com- 
patriotes les  Scots  diûerait  de  celui  des  Pietés,  qu'il 
iie  savait  pas,  il  lui  fallait  employer  un  interprète". 

1.  Adamn.,  II,  U. 
■   2.  Adamn.,  II,  32.  —  Rede  constate  qu'il  y  avait  cinq  langues  diffé- 
rentes employées  dans  la  Grande-Bretagne  et  les  compare  aux  cinq 
livres  du  Pentaleuque  :  Anglorum  videlicet  (c'est-à-dire  les  Anglo- 
Saxons),  Britonum,  Scottorum,  Pictorum  et  Lalinorum  quse  medi- 


184  APOSTOLAT  DE  GOLUiMBA 

Sa  parole  n'en  était  pas  moins  efficace,  bien  que 
partout  contrecarrée  par  les  exhortations  en  sens 
contraire  ou  les  dérisions  des  prêtres  païens.  Son 
naturel  passionné,  aussi  prompt  à  l'amour  qu'à  la 
colère,  se  faisait  jour  à  travers  ses  prédications  apos- 
toliques comme  naguère  dans  les  luttes  de  sa  jeu- 
nesse ;  et  bientôt  se  formaient  entre  lui  et  ses  néo- 
phytes des  liens  d'une  tendresse  intime,  active  et 
que  l'on  n'invoquait  jamais  en  vain.  Un  Picte  qui, 
l'ayant  entendu  prêcher  par  interprète,  s'était  con- 
verti avec  sa  femme  et  toute  sa  famille,  devint  son 
ami  et  recevait  souvent  sa  visite.  Un  des  fils  du 
nouveau  converti  tomba  mortellement  malade  ;  les 
druides  profitèrent  de  ce  malheur  pour  afier  chez 
les  parents  désolés  leur  reprocher  la  maladie  de 
leur  enfant  comme  le  châtiment  de  leur  apostasie  et 
vanter  la  puissance  des  anciens  dieux  du  pays,  si 
supérieure  à  celle  du  Dieu  des  chrétiens.  Columba, 
prévenu,  accourut  auprès  de  son  ami  ;  quand  il  ar- 
riva, l'enfant  venait  d'expirer.  Après  avoir  consolé 
de  son  mieux  le  père  et  la  mère,  il  demande  à  en- 
trer seul  dans  le  réduit  où  repose  le  corps  de  l'en- 
fant. Là,  il  s'agenouille  et  prie  longtemps  tout  bai- 


latione  Scripturarum  cœleris  omnibus  est  facta  communis.  Hist. 
EccL,  1, 1.  —  Ce  texte,  si  important  pour  l'histoire  de  la  philologie, 
ne  l'est  pas  moins  pour  constater  à  quel  point  la  connaissance  de 
l'Écriture  sainte  était  dès  lors  répandue  chez  les  peuples  catholiques. 


CHEZ  LES  SCOTS  ET  LES  PIGTES.  iS:\ 

i>iié  de  larmes.  Puis,  se  relevant,  il  dit  :  «  Au  nom 
du  Seigneur  Jésus-Christ,  reviens  à  la  vie  et  lève- 
toi.  »  A  l'instant  l'âme  revient  vivifier  le  "corps  de 
l'enfant.  Columba  Taide  à  se  lever,  raffermit  ses 
pas,  le  conduit  hors  de  la  cabane  et  le  rend  à  ses 
parents.  La  vertu  de  la  prière  était  aussi  invincible 
chez  notre  saint,  dit  Adamnan,  que  chez  Élie  et 
Elisée  dans  l'ancienne  loi,  ou  dans  la  nouvelle  chez 
saint  Pierre,  saint  Paul  et  saint  Jean'. 

Tout  en  prêchant  ainsi  la  foi  et  la  grâce  par  l'in- 
termédiaire d'un  traducteur,  il  savait  reconnaître, 
admirer  et  proclamer,  jusque  chez  ces  peuplades 
sauvages,  les  lumières  et  les  vertus  de  la  loi  natu- 
relle. Il  en  discernait  les  rayons  chez  tel  auditeur 
inconnu,  à  l'aide  du  don  surnaturel  de  lire  dans  le 
secret  des  cœurs  et  dans  la  nuit  de  l'avenir,  qui  se 
développa  de  plus  en  plus  en  lui  à  mesure  que 
s'étendait  sa  carrière  apostolique.  Un  jour,  pendant 
qu'il  évangélisait  l'île  principale  des  Hébrides,  et  la 
plus  voisine  du  continent",  il  s'écria  tout  à  coup  : 
a  Mesfds,  aujourd'hui  même  A^ous  allez  voir  arriver 
((  dans  cette  île  un  vieux  chef  de  cette  nation  des 
((  Pietés  qui  a  gardé  fidèlement  toute  sa  vie  les  pré- 


1.  Adamn.,  II,  32. 

2.  Celle  de  Skye,  la  même  où  le  prétendanl  Charles-Edouard  sé- 
journa longtemps,  en  1746,  après  la  défaite  de  Culloden,  et  fit  la  ren- 
contre de  Flora  Macdonald. 


186  APOSTOLAT  DE  COLUMBA 

((  ceptes  de  la  loi  naturelle  ;  il  y  viendra  pour  êtri? 
((  baptisé  et  pour  mourir.  »  En  effet,  on  vit  bientôt 
approcher  de  la  rive  une  barque  où  était  assis  à  la 
proue  un  vieillard  tout  décrépit  qu'on  reconnut 
pour  être  le  chef  d'une  des  tribus  voisines.  Deux  de 
ses  compagnons  l'enlevèrent  sous  les  bras  et  vinrent 
le  coucher  devant  le  missionnaire,  dont  il  écouta 
attentivement  la  parole,  reproduite  par  l'interprète. 
Le  discours  fini,  le  vieillard  demanda  le  baptême, 
puis  rendit  le  dernier  soupir,  et  fut  enterré  à  la 
place  même  où  il  avait  débarqué  ' . 

Plus  tard,  dans  une  de  ses  missions  ultérieures, 
comme  il  voyageait  déjà  vieux  aux  bords  du  Loch- 
Ness  et  touj ours  dans  la  ré gion  située  au  nord  d e  l'ar ête 
centrale  du  dorsum  Briianniœ,  il  dit  aux  disciples 
qui  raccompagnaient  :  «  Marchons  vite  et  allons  au- 
((  devant  des  anges  qui  sont  descendus  du  ciel  et  qui 
((  nous  attendent  auprès  d'un  Picte  qui  a  fait  le 
((  bien  selon  la  loi  naturelle,  pendant  toute  sa  vie  et 
((  jusqu'à  une  extrême  vieillesse;  il  faut  que  nous 
((  puissions  le  baptiser  avant  sa  mort.  »  Puis,  hâtant 
le  pas  et  devançant  ses  disciples,  autant  que  le  per- 
mettait son  grand  âge ,  il  arriva  dans  une  vallée  retirée 
qui  s'appelle  aujourd'hui  Glen  Urquhart  et  où  il 
trouva  le  vieillard  qui  l'attendait.  Ici  il  n'est  plus 

1.  Adamn.,  I,  33. 


CHEZ  LES  SCOTS  ET  LES  PICTES.  187 

(j  aestion  d'interprète ,  ce  qui  fait  supposer  que  dans  ses 
\ieux  jours  Coluniba  avait  appris  la  langue  des  Pie- 
tés. Le  vieux  Picte  l'écouta  prêcher,  reçut  le  bap- 
1  ème  etrendit  à  Dieu,  avec  unejoyeuse  sécurité,  l'âme 
qu'attendaient  les  anges  entrevus  par  Columba' . 

L'humanité,  non  moins  que  la  justice  naturelle, 
revendiquait  ses  droits  dans  ce  cœur  généreux.  Ce 
fut  au  nom  de  l'humanité-,  nous  dit  expressément 
son  biographe,  qu'il  implora  la  liberté  d'une  jeune 
esclave  née  en  Irlande  et  captive  d'un  des  principaux 
inages  ou  druides.  Ce  mage  s'appelait  Broïchan  et 
vivait  auprès  du  roi,  dont  il  avait  été  le  père  nourri- 
cier, ce  qui  constituait  chez  les  peuples  celtiques  un 
lien  d'une  force  et  d'une  autorité  singulières  ^  Soit 
par  orgueil  sauvage,  soit  par  animosité  contre  la 


1.  Adamn.,  Ul,  14. 

2.  Id.,  II,  33. 

3.  Les  devoirs  réciproques  des  nourriciers  et  de  leurs  nourrissons 
(Fosterage)  étaient  minutieusement  réglés  par  les  lois  des  Bretons. 

Au  douzième  siècle,  Giraldus  Cambrensis  remarquait  encore  que, 
<'liez  les  Irlandais,  les  frères  et  les  sœurs  de  lait  étaient  unis  par  un 
lien  plus  fort  et  plus  tendre  que  les  frères  et  les  sœurs  du  môme  sang. 
Le  docteur  Lynch,  dans  son  Cambrensis  Eversus  (d'abord  publié  en 
1662  et  réédité  par  le  professeur  Kelly  en  1850),  s'étend  sur  l'impor- 
tance du  lien  qui  unissait  les  princes  et  tes  seigneurs  irlandais  à  leur 
père  nourricier  et  à  leurs  frères  de  lait;  il  rappelle  Mardochée,  V? 
père  nourricier  d'Estber;  Clitus,  le  frère  de  lait  d'Alexandre  le  Grand, 
parmi  divers  exemples  de  l'bistoire  sainte  et  profane  à  l'appui  de  sa 
Uîèse.  Son  nouvel  éditeur  affirme  (t.  II,  p.  141,  162)  qu'au  concile  de 
Trente,  l'évèque  irlandais  de  Raphoë,  Donald  Mac  Congal,  démontra 
que  le  fosterage  et  le  gossipred  (cognatio  spiritualis)  étaient  la  prin- 
cipale sauvegarde  de  la  paix  publique  en  Irlande. 


188  APOSTOLAT  DE  COLUMBA 

religion  nouvelle ,  le  druide  écarta  durement  et  obsti- 
nément la  prière  de  Golumba.  «  Eh  bien,  »  lui  dit 
l'apôtre  en  présence  du  roi,  ce  apprends,  Broïchan, 
((  que  si  tu  refuses  de  rendre  la  liberté  à  cette  cap- 
ce  tive  étrangère ,  tu  mourras  avant  que  je  sorte 
((  de  cette  province.  »  Cela  dit,  il  sortit  du  château, 
se  dirigeant  vers  cette  rivière  de  Ness  qui  figure  si 
souvent  dans  son  histoire.  Mais  il  est  bientôt  rejoint 
par  deux  cavaliers  qui  viennent  lui  annoncer  de  la 
part  du  roi  que  Broïchan,  victime  d'un  accident  pro- 
videntiel, était  à  l'agonie  et  tout  disposé  à  mettre  en 
liberté  la  jeune  Irlandaise.  Le  saint  ramassa  au  bord 
de  l'eau  un  caillou  qu'il  bénit  et  qu'il  remit  à  deux 
de  ses  religieux,  avec  l'assurance  que  le  malade 
guérirait  en  buvant  de  l'eau  où  cette  pierre  aurait 
trempé,  mais  seulement  à  la  condition  expresse  que 
la  captive  serait  déliATée.  Elle  fut  aussitôt  remise 
aux  compagnons  de  Golumba  et  retrouva  ainsi  sa 
patrie  en  même  temps  que  sa  liberté  i. 

Le  druide  guéri  n'en  demeura  pas  moins  hostile 
à  l'apôtre.  Comme  les  mages  de  Pharaon,  il  voulut 
susciter  contre  le  nouveau  Moïse  les  résistances  de 
la  nature.  Au  jour  fixé  pour  son  départ,  Columba, 
en  arrivant,  suivi  d'une  foule  nombreuse,  au  lac 
étroit  et  allongé  d'où  sort  la  Ness  et  où  il  devait 

1.  Adamn.,  II,  33. 


CHEZ  LES  SCOTS  ET  LES  PICTES.  189 

s'embarquer,  trouva,  comme  l'en  avait  menacé 
Broïchan,  un  très  fort  vent  contraire  et  l'air  obscurci 
par  un  épais  brouillard.  Les  druides  triomphaient 
déjà.  Mais  Golumba,  montant  dans  sa  barque,  or- 
donna aux  rameurs  effrayés  de  tendre  la  voile  contre 
le  vent,  et  tout  le  peuple  le  vit  naviguer  rapidement 
et  comme  poussé  par  des  brises  favorables  vers 
l'extrémité  méridionale  du  lac  par  où  il  retournait 
à  lona.  Il  ne  partait  d'ailleurs  que  pour  revenir 
bientôt ,  et  il  revint  assez  souvent  pour  achever  la 
conversion  de  toute  la  nation  picte  en  détruisant  à 
jamais  l'autorité  des  druides  dans  ce  dernier  refuge 
du  paganisme  celtique'.  Cette  race  sanguinaire  et 
indomptable  fut  enfin  conquise  par  le  missionnaire 
irlandais.  Avant  d'achever  sa  glorieuse  carrière, 
il  avait  parsemé  leurs  forêts,  leurs  défilés,  leurs 
montagnes  inaccessibles,  leurs  bruyères  sauvages, 
leurs  îles  à  peine  habitées,  d'églises  et  de  sanctuaires 
monastiques. 

Golumba  eut  pour  collaborateurs  dans  ses  nom- 
breuses missions  chez  les  Pietés  des  rehgieux  irlan- 
dais, venus  avec  lui  à  loua  ou  qui  l'y  avaient  rejoint 
plus  tard.  La  renommée  de  ces  bienfaiteurs,  de  ces 
civilisateurs  obscurs  d'une  région  si  reculée,  a  dis- 
paru bien  plus  complètement  encore  que  celle  de 

1.  Adamn.  ,  U,  34.  — Le  lieu  où  il  débarqua  est  aujourd'hui  occupé 
par  le  fort  Augustus,  où  commence  le  canal  Calédonien. 

11. 


190  APOSTOLAT  DE  GOLUMBA 

Golumba;  c'est  à  peine  si  l'on  peut  démêler  leur 
souvenir  dans  les  traditions  de  quelques  églises  dont 
on  retrouve  l'emplacement  sur  les  vieilles  cartes 
d'Ecosse.  Tel  fut  Malruve  (642-722 '  ) ,  proche  parent 
de  Columba  et  descendant  comme  lui  de  la  race 
royale  des  Nialls,  mais  formé  dans  le  grand  monastère 
de  Bangor,  qu'il  avait  quitté  pour  suivre  son  illustre 
cousin  en  Albanie,  en  passant  par  loua.  Il  lui  sur- 
vécut longtemps,  car  il  fut,  pendant  cinquante  et  un 
ans,  abbé  d'une  communauté  située  à  Apercrossan^ , 
sur  la  plage  nord-est  de  la  Galédonie,  en  face  de 
la  grande  île  de  Skye,  avant  d'expirer,  selon  la  tra- 
dition locale,  sous  le  fer  des  pirates  norvégiens. 

Sur  la  rive  opposée ,  dans  ce  massif  saillant  qui 
forme  l'extrémité  orientale  de  l'Ecosse  et  qui  s'est 
appelé  depuis  le  comté  de  Buchan,  diverses  églises 
font  remonter  leur  origine  à  Columba  et  à  l'un  de 
ses  disciples  irlandais  nommé  Drostan.  Le  mor-maer 
ou  chef  du  pays  leur  avait  d'abord  refusé  la  permis- 
sion de  s'y  établir;  mais,  son  fils  étant  tombé  mor- 
tellement malade ,  il  courut  après  les  missionnaires 
en  leur  offrant  le  territoire  nécessaire  à  leur  fonda- 
tion et  en  leur  demandant  de  prier  pour  le  mori- 


1.  W.  REiivEs,  Saint  Maelrubha  :  hls  history  and  cimrches. 
Edinburgh,  1861.  —  Cf.  Act.  SS.  Bolland.,  t.  VI  August.,  p.  132. 

2  Aujourd'hui  Applecross.  —  Vingt  et  une  paroisses  du  nord  de 
l'Ecosse  ont  été  primitivement  dédiées  à  ce  saint. 


CHEZ  LES  SCOTS  ET  LES  PICTES.  191 

bond.  Ils  prièrent,  et  Fenfaiit  guérit.  Après  avoir 
béni  le  nouveau  sanctuaire,  et  prédit  qu'aucun  de 
€eux  qui  le  profaneraient  ne  vaincrait  ses  ennemis 
ou  ne  vivrait  longtemps ,  Columloa  y  installa  son 
compagnon  et  se  mit  en  devoir  d'aller  plus  loin.  En 
se  voyant  ainsi  condamné  à  vivre  loin  de  son  maître, 
Drostan  ne  put  retenir  ses  larmes;  car  tous  ces 
vieux  saints  dans  leur  rude  et  laborieuse  carrière 
s'aimaient  avec  une  tendresse  passionnée,  qui  n'est 
certes  pas  le  trait  le  moins  attachant  de  leur  carac- 
tère, et  qui  fait  reluire  sur  leurs  fronts,  au  milieu 
des  obscurités  de  la  légende,  une  flamme  inextin- 
guible. Alors  Columba  dit  :  «  Nous  appellerons  ce 
lieu  le  Monastère  des  Larmes;  »  et  ce  nom  est  tou- 
jours resté  depuis  lors  à  la  grande  abbaye^  qui  a 


1  Said  Columb-cille  :  «  let  Déar  (Tearj  be  itsname  henceforward.  » 
—  Ce  récit  se  trouve  en  langue  celtique  dans  le  plus  ancien  manus- 
crit connu  qui  soit  relatif  à  l'Ecosse;  c'est  un  Évangéliaire  enluminé 
du  neuvième  siècle,  avec  des  annotations  marginales  en  irlandais  qui 
constatent  les  donations  faites  à  Columba  et  à  Drostan.  Récemment 
découvert  à  Cambridge,  il  va  être  publié  sous  le  nom  de  Book  of 
JDe^?•parM.  Stuaut,  qui  en  a  déjà  donné  des  extraits  dans  ses  Sculp- 
furedStones  ofScotland,\).l^.  Cf.  Cosmo  I^s^es,  Scotland  m  the 
middle  âges,  p.  325.  —  Le  monastère  de  Deir  fut  reconstruit  pour 
les  Cisterciens  par  le  comte  de  Buchan,  en  1213.  La  prédiction  de  Co- 
lumba se  vérifia  au  détriment  de  la  famille  du  comte  Maréchal,  qui 
fut  le  premier  dévastateur  du  monastère,  après  la  Réforme.  Ce  comte, 
chef  de  la  grande  maison  de  Keith,  l'avait  reçu  en  don  du  roi  Jac- 
ques VI.  En  vain  sa  femme,  fille  de  lord  Home,  lavait-elle  supplié 
(le  ne  pas  accepter  cette  donation  sacrilège.  11  ne  l'écouta  pas.  La 
nuit  suivante  elle  vit  en  songe  une  quantité  de  moines,  vêtus  comme 
ceux  de  Deir,  entourer  le  château  principal  du  comte,  le  Craig  de 


d92         APOSTOLAT  DE  COLUMBA. 

duré  mille  ans  sur  cet  emplacement  :  Qui  seminant 

in  lacnjmis,  in  exultatione  metent. 


Dunnotijr,  situé  sur  un  rocher  immense  au  bord  de  la  mer.  Ils  se 
mettent  à  démolir  le  rocher,  sans  autres  outils  que  des  canifs  ;  h  ceite 
vue,  la  comtesse  va  chercher  son  mari  pour  qu'il  les  détourne  de  cette 
entreprise  :  mais  quand  elle  revint,  les  rocher  et  le  château  avaient 
déjà  été  minés  et  renversés  par  les  canifs  des  moines,  et  l'on  ne  voyait 
plus  rien  que  les  débris  du  mobilier  flottant  sur  la  mer  !  —  On  in- 
terpréta aussitôt  cette  vision  comme  l'annonce  d'une  catastrophe  fu- 
ture, et  l'emploi  des  canifs  par  la  longueur  du  temps  qui  s'écoule- 
rait avant  sa  vérification.  Dès  ce  moment  cette  puissante  maison 
alla  s'appauvrissant  et  succomba  en  1715  dans  la  rébellion  stuar- 
tiste. 


CHAPITRE  lY 

Columba  sacre  le  roi  des  Scots;  se  rend  à  TAssem- 
semblée  nationale  d'Irlande;  y  défend  l'indépen- 
dance de  la  colonie  hiberno-scotique  et  sauve  la 
corporation  des  bardes. 


Sollicitude  passionnée  de  Columba  pour  ses  pioches  et  ses  compa- 
triotes. —  11  protège  le  roi  Aïdan  dans  sa  lutte  contre  les  Anglo- 
Saxons  de  Northumbrie.  —  Ce  même  roi  se  fait  couronner  par 
Columba  à  lona  :  premier  exemple  du  sacre  chrétien  des  rois. 

—  La  pierre  des  destins  :  la  descendance  d'Aïdan,  —  Synode  ou 
parlement  de  Drumceitt  en  Irlande.  —  Aëdh,  monarque  d'Ir- 
lande, et  Aïdan,  roi  des  co'on^^  irlandais  établis  en  Ecosse.  — 
L'indépendance  de  la  nouvelle  royauté  écossaise  est  reconnue 
par  l'ascendant  de  Columba.  —  11  intervient  en  faveur  des 
bardes,   dont   la  proscription   est  proposée  par   le    monarque. 

—  Puissance  et  excès  de  cette  corporation.  —  Columba  obtient 
que  le  ban  grain  ne  soit  pas  brûlé  à  cause  des  mauvaises  her- 
l)es.  —  Chant  de  reconnaissance  des  bardes  en  il'honneur  de 
leur  sauveur.  —  Columba,  réprimandé  par  son  disciple,  ne 
veut  pas  que  ce  chant  soit  redit  pendant  sa  vie.  —  Dévotion 
superstitieuse  qui  s'y  attache  après  sa  mort.  —  Alliance  intime 
de  la  musique  et  de  la  poésie  avec  la  religion  en  Irlande.  — 
Les  bardes  transformés  en  ménestrels  sont  les  premiers  cham- 
pions de  l'indépendance  nationale  et  de  la  foi  catholique  con- 
tre la  conquête  anglaise.  —  Proscrits  avec  acharnement,  ils 
persévèrent  jusqu'à  nos  jours.  —  Les  Mélodies  Irlandaises  de 
Moore.  —  La  muse  celtique  au  service  des  vaincus  dans  les 
Highlands  d'Ecosse  comme  en  Irlande. 


On  se  tromperait  en  croyant  que  les  missions  de 
Columba  chez  les  Pirtcs  purent  absorber  sa  vie  ou 


1 94  COLUMBA 

son  âme.  Ce  fidèle  amour  de  sa  race  et  de  son  pays, 
qui  Pavait  ému  de  compassion  pour  la  jeune  Irlan- 
<laise,  captive  des  Pietés,  ne  lui  permettait  pas  de 
rester  indifférent  aux  guerres  et  aux  révolutions  qui 
constituaient  le  fond  de  la  vie  nationale  des  Scots 
d'Irlande  comme  de  la  colonie  irlandaise  en  Ecosse. 
Il  n'y  a  pas  dans  son  caractère  de  trait  plus  marqué 
que  sa  sollicitude  constante,  sa  sympathie  passion- 
née, après  son  installation  à  lona  tout  comme  au- 
paravant, pour  les  conflits  sanglants  que  livraient 
en  Irlande  ses  compatriotes  et  ses  proches.  Rien  ne 
lui  tenait  plus  à  cœur  que  cette  parenté.  On  le  voit 
sans  cesse  préoccupé  de  tel  ou  tel  homme  par  cette 
seule  raison.  «  Cet  homme-là,  »  disait-il  ce  est  de 
c(  ma  race,  il  me  faut  l'aider;  il  me  faut  prier  pour 
«  lui,  parce  qu'il  est  de  la  même  souche  que  moi... 
«  Cet  autre  est  de  la  parenté  de  ma  mère...  Voilà,  » 
disait-il  encore,  ce  voilà  mes  amis  et  mes  proches, 
((  ceux  qui  descendent  des  Nialls  comme  moi,  les 
((  voilà  qui  se  battent  M  »  Et  c'était  du  fond  de  son 
île  déserte  qu'il  assistait  par  le  cœur  et  la  pensée  à 
ces  batailles,  comme  naguère  il  y  avait  pris  part  de 
sa  personne.  Il  respirait  de  loin  l'air  des  combats, 
les  devinait  par  ce  que  ses  compagnons  regardaient 
comme  un  instinct  prophétique,  les  racontait  à  ses 
rehgieux,  aux   Irlandais,   ses  compatriotes,  aux 

1.  Adamn.,  II,  40;  I.  49;  ï,  7. 


ET  LA  CORPORATION  DES  BARDES.  19o 

Scots  de  Calédonie  qui  venaient  le  trouver  dans  sa 
nouvelle  demeure.  A  plus  forte  raison  son  âme  s'en- 
tlammait-elle  quand  il  pressentait  une  lutte  où  ses 
nouveaux  voisins  les  colons  Dalriadiens  se  compro- 
mettraient soit  avec  les  Pietés,  qu'ils  devaient  un 
jour  conquérir,  soit  avec  les  Angio-Saxons. 

Un  jour,  vers  la  fin  de  sa  vie,  étant  seul  avec 
Diarmid,  son  ministre  (comme  on  appelait  le  reli- 
gieux attaché  à  son  service  personnel),  il  s'écria  tout 
à  coup  :  ((  Vite  la  cloche  !  sonne  la  cloche  à  l'instant  !  » 
Or,  la  cloche  du  modeste  monastère  n'était  qu'une 
de  ces  petites  clochettes  en  fer  battu  et  de  forme 
carrée,  conmie  on  en  montre  encore  quelques-unes 
dans  les  musées  d'Irlande,  absolument  pareilles  à 
celles  que  portent  les  bestiaux  dans  le  Jura  et  en 
Espagne  ;  elle  suifisait  aux  besoins  de  la  petite  com- 
munauté insulaire.  A  ce  son,  les  religieux  accou- 
rent, s'agenouillent  autour  de  leur  père,  «  Or  sus,  » 
leur  dit-il,  ce  priez,  priez  avec  une  intense  ferveur 
<(  pour  notre  peuple,  pour  le  roi  Aïdan;  car  voici, 
<c  à  ce  moment  même,  la  bataille  qui  commence 
<(  entre  eux  et  les  barbares.  »  Quand  la  prière  eut 
duré  quelque  temps,  il  reprit  :  «  Voilà  que  les  bar- 
ce  bares  s'enfuient,  Aïdan  est  vainqueur^  ». 

Ces  barbares,  contre  lesquels  Golumba  faisait 
sonner  la  clochette  et  retentir  les  prières  de  ses 

I.  Adamn.,  I,  8. 


4  96  COLUMBÂ 

moines,  étaient  les  Anglo-Saxons  de laNortlmmbrie, 
alors  encore  païens,  et  dont  les  descendants  allaient 
devoir  le  bienfait  inestimable  du  christianisme  à  des 
missionnaires  sortis  d'iona  et  de  la  postérité  spiri- 
tuelle de  Golumba.  Mais  alors  ils  ne  songeaient  qu'à 
prendre  une  revanche  terrible  des  maux  que  la  Bre- 
tagne, avant  d'être  conquise  par  eux,  avait  endurés 
lors  des  incursions  scoto-pictiques,  et  ils  étendaient 
chaque  jour  davantage  leur  domination  du  côté  de 
la  Galédonie. 

Quant  au  roi  Aïdan\il  avait  remplacé,  comme 
chef  de  la  colonie  dalriadienne  dans  l'Argyle,  son 
cousin  germain,  le  roi  Gonnall,  qui  avait  garanti 
à  Golumba  la  possession  d'iona.  Son  avènement  eut 
lieu  en  574 ,  onze  ans  après  le  débarquement  de 
Golumba  ;  et  rien  ne  prouve  mieux  l'ascendant  con- 
quis par  le  missionnaire  irlandais  pendant  ce  court 
intervalle  que  la  résolution  suggérée  à  Aïdan  de 
faire  consacrer  sa  royauté  par  Fabbé  d'iona.  Gelui-ci, 
quoique  fort  ami  d' Aïdan,  ne  voulait  pas  de  lui  pour 
roi  et  lui  préférait  son  frère.  Mais  un  ange  lui  ap- 
parut trois  fois  de  suite  pour  lui  ordonner  de  sa- 
crer Aïdan,  conformément  au  rite  prescrit  dans  un 
livre  recouvert  de  cristal  qui  lui  fut  laissé  à  cet 
effet".  Golumba  qui  était  alors  dans  une  île  voisine, 

1.  iEdan,  rex  Scoltorum  qui  Britanniam  inhabilant.  Bede,  1, 34. 

2.  Adamn.,  111,  5.  —  C'est  le  fameux  Vitreus  Codex^  qui  selon  un 


ET  LA  CORPORATION  DES  RARDES.  d97 

revint  à  lona,  où  il  fut  rejoint  par  le  nouveau  roi. 
Docile  à  la  vision  céleste  qu'il  avait  eue,  Fabbé  im- 
posa les  mains  sur  la  tète  crAïclan,  le  bénit  et  l'or- 
donna roi  '.  11  inaugurait  ainsi  non  seulement  une 
nouvelle  royauté,  mais  un  rite  nouveau  qui  devint 
plus  tard  la  plus  auguste  solennité  de  la  vie  des 
peuples  chrétiens  et  dont  le  couronnement  d'Aïdan 
est  le  premier  exemple  authentiquement  connu  en 
Occident.  11  prenait  ainsi  vis-à-vis  de  la  royauté 
scotique  ou  dalriadienne  la  même  autorité  que  celle 
dont  se  trouvaient  déjà  investis  les  abbés  primats 
d'Armagh,  successeurs  de  saint  Patrice,  à  l'égard 
des  monarques  d'Irlande.  On  s'étonne  de  voir  cette 
autorité  suprême  et  ces  fonctions  augustes  conférées 
à  de  simples  abbés,  au  détriment  des  évêques.  Mais 
à  cette  période  de  l'histoire  ecclésiastique  des  peu- 
ples celtiques,  l'épiscopat  est  tout  à  fait  dans  Tom- 
bre  ;  les  abbés  et  les  moines  paraissent  seuls  grands 
et  seuls  influents,  et  nous  verrons  les  successeurs  de 
(^olumba  garder  longtemps  cette  suprématie  singu- 
lière sur  les  évêques. 

Selon  la  tradition  nationale  des  Écossais,  ce  nou- 
veau roi  Aïdan  fut  sacré  par  Golumba  sur  une  grande 

récit  donné  par  Reeves,  fut  seulement  montré  à  Columba par  l'ange 
et  ne  demeura  point  entre  ses  mains. 

1.  Martène  [De  antiqnis  rilibus  Ecclesiœ,  t.  III,  1.  ir,  c.  10,  au 
traité  De  solemni  recjum  benedictioné],à\\,(\\xQ  le  sacre  d'Aïdan  est 
le  premier  exemple  connu  de  cette  solennité. 


198  COLUMBA 

pierre,  dite  la  Pierre  du  Destin.  Cette  pierre  fut 
ensuite  transférée  dans  le  château  de  Dunstaffnage, 
dont  on  voit  encore  les  ruines  sur  la  plage  du  pays 
d'Argyle,  non  loin  d'Iona  ;  puis  à  l'abbaye  de  Scone, 
près  d'Edimbourg  ;  puis  enfin  par  le  cruel  conqué- 
rant de  l'Ecosse,  Edouard  P^  à  Westminster,  oii  elle 
sert  encore  de  piédestal  au  trône  des  rois  d'Angle- 
terre, le  jour  de  leur  sacre.  L'inauguration  solen- 
nelle de  la  royauté  d'Aïdan  signale  le  commence- 
ment historique  de  la  royauté  écossaise,  jusque-là 
plus  ou  moins  fabuleuse.  Aïdanfutle  premier  prince 
des  Scots  qui  passa  du  rang  de  chef  territorial  à  ce- 
lui de  roi  tout  à  fait  indépendant,  de  chef  d'une  dy- 
nastie dont  la  progéniture  devait  régner  un  jour  sur 
les  trois  royaumes  britanniques  ^ . 


1.  Cet  Aïdan  avait  épousé  une  Bretonne,  de  ces  Bretons  qui  occu 
paient  les  bords  de  la  Clyde,  tout  à  fait  voisins  des  Scots.  Allié  avec 
<îux,  il  fit  aux  An<^lo-Saxons  une  guerre  vigoureuse  quoique  malheu- 
reuse, comme  on  verra  plus  loin.  11  survécut  à  Columba  et  mourut 
en  606,  après  trente-deux  ans  de  règne.  Ses  descendants  directs 
légnèrent  jusqu'en  689.  Ils  furent  remplacés  alors  par  la  maison 
de  Lorn,  autre  branche  de  la  première  colonie  dalriadienne  dont 
le  prince  le  plus  illustre.  Kenneth  Mac  Alpine,  réduisit  en  842  les 
Pietés  aie  reconnaître  pour  roi.  Le  fameux  Macbeth  et  son  vainqueur 
Malcolm  Canmore,  mari  de  sainte  Marguerite,  étaient  tous  deux 
issus,  du  sang  d'Aïdan  ou  de  la  lignée  de  Fergus.  La  ligne  masculine 
de  ces  rois  d'Ecosse,  de  race  celtique,  ne  finit  qu'avec  Alexandre  IIJ 
en  1283.  Les  dynasties  de  Bruce  et  des  Stuartsen  descendaient  parles 
femmes.  Selon  les  traditions  locales  et  domestiques,  les  grands  clans 
modernesdes  Mac-Quarie,  desMac-Kinnon,des  Mac-Kenzie,desMac- 
Kintosh,  des  Mac-Gnsor,  des  Mac-Lean,  des  Mac-Nab  et  des  Mac- 


ET  LA  CORPORATION  DES  BARDES.  199 

Mais  pour  garantir  cette  indépendance  de  la  nou- 
velle royauté  écossaise,  ou  plutôt  de  la  jeune  nation 
dont  l'orageuse  et  poétique  histoire  allait  comme 
('cloredu  souffle  et  de  la  bénédiction  de  Columba,  il 
fallait  rafFrancliir  du  lien  de  sujétion  ou  de  vas- 
selage  qui  subordonnait  la  colonie  dalriadienne  aux 
monarques  irlandais.  Elle  était  restée  tributaire  des 
monarques  de  l'île  qu'elle  avait  quittée,  depuis 
bientôt  un  siècle,  en  venant  créer  son  établissement 
en  Galédonie.  Pour  obtenir  pacifiquement  Tabolition 
<lece  tribut,  Columba  devait  paraître  un  médiateur 
naturellement  désigné,  puisque  tout  en  étant  encore 
plus  b^landais  par  le  cœur  que  par  la  naissance,  il 
était  lui  aussi  émigré  en  Galédonie  comme  les  Dal- 
riadiens,  ses  proches,  et  comme  le  nouveau  roi  sco- 
lique,  issu  du  sang  des  monarques  d'b^ande. 

Il  accepta  cette  mission  et  retourna  dans  cette  h^- 
hinde  qu'il  avait  cru  ne  jamais  revoir.  Il  accom- 
pagna le  roi  qu'il  venait  de  sacrer,  pour  se  concer- 
ter avec  le  monarque  et  les  autres  princes  et  chefs 
irlandais  assemblés  à  Drumkeath.  Son  impartialité 
était  au-dessus  de  tout  soupçon  ;  car  le  jour  même 
du  sacre  d'Aïdan,  il  lui  avait  annoncé,  au  nom  de 
Dieu,  que  la  prospérité  de  la  nouvelle  royauté  sco- 
tique  dépendrait  de  la  paix  avec  l'Irlande,  son  ber- 

jVaughlen  se  rattachent  à  nos  Dalriadiens  primitifs,  contemporains 
et  parents  de  saint  Columba. 


200  COLUMBA 

ceau.  Au  milieu  de  la  cérémonie  il  avait  dit  tout 
haut  au  roi  qu'il  couronnait  :  «  Recommandez  bien 
((  à  vos  fils  et  qu'eux  aussi  le  recommandent  à  leurs 
c(  petits-neveux,  de  ne  pas  s'exposer  à  perdre  leur 
((  royauté  par  leur  propre  faute.  Car,  dès  qu'ils 
((  tenteront  quelque  entreprise  frauduleuse  contre 
((  ma  postérité  spirituelle  ici  ou  contre  mes  compa- 
((  triotes  et  mes  proches  en  Irlande,  la  main  de  Dieu 
((  s'appesantira  sur  eux,  le  cœur  des  hommes  leur 
((  sera  enlevé,  la  victoire  de  leurs  ennemis  sera 
((  assurée  ^ .  » 

Le  monarque  d'Irlande,  Diarmid,  issu  comme  Co- 
lumba  de  la  race  de  Niall,  mais  des  Nialls  du  Nord, 
que  notre  saint  avait  si  violemment  combattus, 
était  mort  presque  aussitôt  après  l'exil  volontaire 
de  Golumba.  Il  avait  péri,  comme  on  l'a  vu,  de 
la  main  d'un  prince  nommé  Aedh  le  Noir,  chef 
des  Dalriadiens  d'Antrim,  restés  en  Irlande  lors 
de  l'émigration  d'une  partie  de  leur  tribu  en  Ecosse. 
Après  quelque  temps  (567) ,  le  trône  suprême  de  l'Ir- 
lande était  échu  à  un  autre  Aedh ,  de  la  race  des  Nialls 
du  Sud,  par  conséquent  de  la  même  branche  que 


1.  Adamn,,  ni,  5.  —  Colgan,  en  relevant  ce  passage  dans  sa  préface, 
ne  peiitsedéfendred'unretourdouloureuxsurles  atrocités  commises 
en  Irlande  par  les  Scots  et  les  Bretons  de  son  temps,  sous  le  règne  des 
derniers  descendants  de  la  dynastie  dalriadienne,  Jacques  P'  et 
Charles  V\  Trias  Thaum.,  p.  320. 


ET  LA  CORPORATION  DES  BARDES.  201 

Golumba  *  ;  il  était  de  plus  l'ami  et  le  bienfaiteur  de 
son  cousin  l'émigTé,  à  qui  il  avait  donné,  avant  son 
exil,  le  site  de  la  plus  importante  de  ses  fondations 
irlandaises,  celle  de  Derry-.  Le  premier  synode  ou 
parlement  de  son  règne  avait  été  convoqué  par  lui 
dans  un  endroit  appelé  Drumceitt,  le  Dos  de  la  Ba- 
leine ^,  situé  dans  son  patrimoine  spécial,  non  loin 
de  la  mer  et  du  golfe  de  Lough-Foyle,  où  Golumba 
s'était  embarqué  et  au  fond  duquel  s'élevait  son  cher 
monastère  de  Derry.  Ce  fut  là  qu'il  revint  avec  son 
royal  client,  le  nouveau  roi  des  Scots  calédoniens  ;  il 
était  devenu  son  confesseur,  ou,  comme  disaient  les 
Irlandais,  l'ami  de  son  âme\  Les  deux  rois  Aedhet 


1.  Le  poète  historien  Thomas  Moore,  par  une  singulière  C(»nfusion, 
regarde  comme  le  même  personnage  Aedh  le  Noir,  le  meurtrier  du 
roiDiarmid,  et  Aedh,  filsd'Aimnire,  le  roi  du  parlement  de  Drum-Ceat. 
History  of  Ireland,  p.  254  et  2G3,  édit.  de  Paris.  —  Je  fais  grâce  au 
lecteur  de  tous  les  autres  Aedh  ou  Aïdusqui  se  trouvent  entremêlés 
à  l'histoire  ou  à  l'époque  de  Golumba,  dans  les  inextricables  généalo- 
gies irlandaises.  —  Mon  savant  ami  M.  Foisset,  en  zélé  Bourguignon 
qu'il  est,  m'a  signalé  la  ressemblance  de  ce  nom  d'Aedh,  si  fréquent 
parmi  les  rois  et  princes  irlandais,  avec  celui  des  ^Edui,  des  premiers 
habitants  delà  Bourgogne.  Il  pense  avec  raison  que  les  Celtes  de  la 
Gaule  conquise  par  César  avaient  commencé,  eux  aussi,  par  vivre  à 
l'éclat  de  clan,  comme  leurs  frères  d'Irlande  et  d'Ecosse,  et  il  se  per- 
suade que  les  .Edues  de  Bibracte  n'étaient  originairementque le  clan 
des  fils  d'Aedh. 

2.  Lyncu,  Cambrensis  E versus,  t.  II,  c.  9,  p.  16. 

3.  Dorsum  Cetx  en  latin,  Brum  celtt  ou  ceat  en  irlandais,  et  au- 
jourd'hui Z)rw/M/iea^/i,  prèsNewtown  Limavaddy,  dans  le  comté  de 
Londonderry. 

4.  Ms.  irlandais  cité  par  Reeves,  p.  lxxvi,  note  4. 


202  COLUMBA 

Aïdan  présidèrent  aux  travaux  de  l'assemblée,  qui 
se  prolongèrent  pendant  quatorze  mois,  et  dont  le 
peuple  irlandais,  le  moins  oublieux  des  peuples  du 
monde,  a  célébré  pendant  plus  de  mille  ans  la  mé- 
moire. 

Les  seigneurs  et  le  clergé  y  campèrent,  pendant 
toute  la  durée  de  ce  parlement  (575),  sous  la  tente, 
comme  des  soldats  ^ .  La  plus  importante  des  ques- 
tions à  débattre  fut  celle  sans  doute  du  tribut  exigé 
du  roi  des  Dalriadiens.  Il  ne  semble  pas  que  le  mo- 
narque irlandais  ait  exigé  ce  tribut  pour  le  nouveau 
royaume  fondé  par  la  colonie  de  ses  anciens  sujets, 
mais  bien  pour  cette  portion  de  l'Irlande  même  qui 
forme  aujourd'hui  le  comté  d'Antrim,  d'où  étaient 
partis  les  colons  dalriadiens,  et  qui  était  restée  k^ 
patrimoine  héréditaire  de  leur  nouveau  roi  -.  C'é- 
tait précisément  la  position  où  se  trouvèrent,  cinq 
siècles  plus  tard,  à  l'égard  des  rois  de  France,  les 
princes  normands  devenus  rois  d'Angleterre  en  res- 
tant ducs  de  Normandie.  Columba,  l'ami  des  deux 


1.  Condictumregum.  Ad4mn. —  Lynch,  op.  cit.,c.  9.  —  Colgan,  qui 
vivaiten  1645,  racontequele  site  de  l'assemblée  était  encore  alors  fré- 
quenté par  de  nombreux  pèlerins,  et  qu'on  y  célébrait  autrefois,  le 
jour  de  la  Toussaint,  une  procession  :  cum  summo  omnium  vicina- 
rum  partium  accursu.  Acta  sanctorum  Hihernix,  1. 1,  p.  204.  —  On 
voit  encore  cet  emplacement  sur  un  tertre  de  l'endroit  appelé  RoO- 
P«r/i;,présNe\vtown  Limavaddy,  au  comté  de  Londonderry,  Reeves, 
p.  37. 

2.  Moore's  Histonj  of  Ireland,  1. 1,  c.  12,  p.  256. 


ET  LA  CORPORATION  DES  BARDES.  203 

rois,  fui  chargé  de  trancher  le  ditlér end.  Selon  quel- 
ques auteurs  irlandais,  l'abbé  d'Iona,  au  moment  dé- 
cisif, refusa  de  se  prononcer,  mais  se  déchargea  sur 
un  autre  religieux,  saint  Golman,  du  soin  de  pro- 
noncer l'arrêt .  Toujours  est-il  que  le  monarque  d'Ir- 
lande renonça  à  toute  suprématie  sur  le  roi  des  Dal- 
riadiens  de  V Albanie,  comme  on  qualifiait  alors 
l 'Ecosse.  L'indépendance  et  l'imumnitéde  tout  tribut 
furent  garanties  aux  Scots  albaniens,  qui  de  leur 
côté  promirent  à  leurs  compatriotes  irlandais  une 
hospitalité  et  une  alliance  perpétuelles  ' . 

Columba  intervint  encore  à  l'assemblée  de  Drum- 
ceitt  dans  une  cause  qui  dut  lui  tenir  au  cœur  presque 
autant  que  Findépendance  de  la  royauté  et  de  la 
colonie  scotique  dont  il  était  devenu  le  chef  spirituel. 
Il  ne  s'agissait  de  rien  moins  que  de  l'existence  d'mie 
corporation  aussi  puissante  et  plus  ancienne,  plus 
nationale,  que  le  clergé  lui-même  ;  il  s'agissait  de  ces 
bardes,  à  la  fois  poètes  et  généalogistes,  historiens 
et  musiciens,  dont  le  grand  rôle  et  l'ascendant  popu- 
laire sont  un  des  traits  les  plus  caractéristiques  de 
l'histoire  d'Irlande.  La  nation  tout  entière,  toujours 
éprise  de  ses  traditions,  de  son  antiquité  fabuleuse, 
de  ses  gloires  locales  et  domestiques,  entourait  de  son 
ardente  et  respectueuse  sympathie  les  hommes  qui 
savaient  revêtir  d'une  parure  poétique  tous  lesensei- 

1.  Reeves,  p.  Lxxvi  et  92. 


204  COLUMBA 

giiements  et  toutes  les  superstitions  du  passé  en  même 
temps  que  les  passions  et  les  intérêts  du  présent. 
Si  haut  qu'on  remonte  dans  les  annales  de  l'Irlande, 
on  y  trouve  les  bardes  ou  ollambh,  regardés  comme 
les  oracles  de  la  science,  de  la  poésie,  de  l'histoire, 
de  la  musique  ;  élevés  avec  le  plus  grand  soin  dès 
leur  enfance  dans  des  communautés  spéciales,  et  ho- 
norés de  telle  façon  que  la  première  place  à  la  table 
royale,  après  celle  du  roi  lui-même,  leur  était  ré- 
servée \  Depuis  l'introduction  du  christianisme,  les 
bardes,  comme  auparavant  les  druides,  dont  on  peut 
les  regarder  comme  les  successeurs^,  n'avaient  point 
cessé  de  former  une  milice  aussi  puissante  que  po- 
pulaire. Ils  étaient  alors  divisés  en  trois  ordres: les 
Fileas,  qui  chantaient  la  guerre  et  la  religion;  les 
Brehons,  dont  le  nom  est  associé  aux  vieilles  lois  du 
pays,  versifiées  et  récitées  par  eux^  ;  les  Seanachies, 
chargés  d'enchâsser  dans  leurs  vers  l'histoire  et  les 
antiquités  nationales,  et  surtout  les  généalogies  et 
les  prérogatives  des  vieilles  lignées  spécialement 


1.  Eugène  O'CuRRY,  Lectures  on  the  MS.  Materials  of  Irish  his- 
tory.  Dublin,  1861. 

2.  Un  texte  curieux  constate  cette  succession  :  Vita  S.  Molaggx, 
ap.  CoLGAN,  cité  par  Stuart, Sculptured  Stones  ofScotland,]).  xxxiv. 

3.  La  législation  connue  sous  le  nom  de  Loi  des  Brehons  continua  à 
régir  la  vie  civile  des  Irlandais,  même  depuis  la  conquête  anglaise; 
elle  ne  fut  abrogée  que  sous  Jacques  P",  au  commencement  du  dix- 
septième  siècle;  elle  avait  duré,  selon  les  calculs  les  plus  modérés, 
depuis  le  temps  du  roi  Cormic,  en  262,  c'est-à-dire  quatorze  siècles. 


ET  LA  CORPORATION  DES  BARDES.  205 

chères  aux  passions  nationales  et  belliqueuses  des 
Irlandais.  Ils  portaient  cette  tutelle  des  souvenirs  et 
des  monuments  historiques  au  point  de  présider  à 
la  délimitation  des  provinces  de  chaque  principauté 
et  des  domaines  de  chaque  famille  ^ .  On  les  voit 
figurer,  tout  comme  les  religieux,  dans  toutes  les 
assemblées  et  à  plus  forte  raison  dans  tous  les  com- 
bats. Ils  étaient  naturellement  comblés  de  faveurs  et 
de  privilèges  par  les  rois  et  les  petits  princes  qui 
avaient  besoin  de  leurs  chants  et  de  leur  harpe  pour 
vivre  dans  l'histoire  et  même  pour  jouir  d'une  bonne 
renommée  auprès  des  contemporains.  Mais  naturel- 
lement aussi  cette  grande  puissance  avait  entraméde 
grands  abus,  et  au  moment  dont  nous  parlons,  la  po- 
pularité des  bardes  avait  subi  une  éclipse.  Une  vio- 
lente opposition  s'était  déclarée  contre  eux.  On  leur 
reprochait  leur  grand  nombre,  leur  insolence,  leur 
insatiable  cupidité  ;  on  leur  reprochait  surtout  de 
faire  métier  et  marchandise  de  leur  poésie,  de  pro- 
diguer les  panégyriques  aux  nobles  et  aux  princes 
qui  se  montraient  prodigues  envers  eux ,  et  de  prendre 
lesautres  pour  objetsd'invectives  satiriques,  queFat- 
trait  de  leur  poésie  ne  répandait  que  trop  rapidement, 
au  grand  détriment  de  l'honneur  des  familles.  Les 
inimitiés  suscitées  contre  eux  avaient  acquis  une  telle 
intensité ,  que  le  roi  Aedh  crut  pouvoir  proposer  à 

].   O'DONNELL,  1.  III,  c.  2  et  7, 

MOINES   DOCC,  III.  12 


206  COLUMBA 

l'assemblée  de  Drumeeitt  d'abolir  radicalement  cet 
ordre  dangereux ,  de  bannir  et  même ,  selon  quelques- 
uns,  de  massacrer  tous  les  bardes. 

On  ne  voit  pas  que  le  clergé  ait  pris  une  part 
quelconque  à  cette  persécution  contre  une  corpora- 
tion qu'il  pouvait  regarder  à  juste  titre  comme  sa 
rivale.  L'introduction  du  christianisme  sous  saint 
Patrice  dans  la  patrie  d'Ossian  semble  même  n'avoir 
rien  ou  presque  rien  changé  au  rôle  des  bardes.  Le 
plus  ancien  monument  de  la  législation  irlandaise, 
le  Senchus  Mor,  revisé  et  mis  d'accord  avec  l'Evan- 
gile avant  sa  pubHcation  par  saint  Patrice  lui-même, 
constate  que  l'apôtre  de  l'Irlande,  après  avoir  sup- 
primé les  rites  profanes  et  superstitieux  des  poètes 
nationaux,  avait  maintenu  et  confirmé  leurs  privi- 
lèges ainsi  que  leur  droit  d'intervenir  dans  les 
jugements  et  dans  l'étabKssement  des  généalogies* . 
Devenus  chrétiens  sans  avoir  subi  ni  infligé  aucune 
violence,  ils  furent  en  général  les  auxiliaires  et  les 
amis  des  évêques,  des  moines  et  des  saints.  Chaque 
monastère,  comme  chaque  prince  ou  seigneur,  pos- 
sédait son  barde,  chargé  de  chanter  les  gloires  et 
souvent  d'écrire  les  annales  de  la  communauté". 


1.  Âncient  Laws  of  Ireland.  Dublin,  1865  :  Senchus  Mor,  t.  1, 
p.  45,  47. 

2.  Hersart  de  la  ViLLEMARQLÉ ,  la  Poésic  des  cloîtres  celtiques, 
Correspondant  du  25  novembre  ]863. 


ET  LA  CORPORATION  DES  RARDES.  207 

Cependant,  à  travers  plusicnrs  des  légendes  de  cette 
époque,  on  voit  que  les  bardes  représentaient  aux 
yeux  de  certains  auteurs  ecclésiastiques  Finfluence 
païenne,  et  qu'on  les  confondait  volontiers  avec  ces 
druides  ou  mages  qui  avaient  été  les  principaux 
adversaires  de  la  mission  évangélique  de  Patrice  en 
Irlande  et  de  Columba  en  Ecosse  ' .  11  n'y  a  pas 
jusqu'à  la  légende  de  Columba*  qui  n'en  signale 
quelques-uns  comme  l'ayant  lui-même  assailli, 
ainsi  que  c'était  leur  coutume,  par  d'importunes 
sollicitations,  et  menacé,  en  cas  de  refus,  de  le  vili- 
pender dans  leurs  vers. 

Ils  n'en  furent  pas  moins  sauvés  par  Columba. 
Né  poète  et  resté  poète  jusqu'aux  derniers  jours 
de  sa  vie,  il  intercéda  pour  eux  et  gagna  leur 
cause.  Ce  ne  fut  pas  sans  peine,  car  le  monarque 
Aedh  était  acharné  à  les  poursuivre;  mais  Co- 
lumba, aussi  obstiné  qu'intrépide,  tint  tête  à  tous. 
Il  représenta  qu'il  fallait  se  garder  d'arracher  le 
bon  grain  avec  l'ivraie;  que  l'exil  général  des 
poètes  serait  la  mort  de  la  vénérable  antiquité  et 
de  cette  poésie  si  chère  au  pays  et  si  utile  aux  gens 
qui  sauraient  en  bien  user^  Il  ne  faut  pas,  dit-il, 


1.  Poetx  impudentes,  dit  la  légende  de  saint  Colman.  Boll.  Acl. 
SS.  Jiinii,  t.  II,  p.  27. 

2.  O'DONNELL,  1.  I,  c.  57. 

3.  O'DONNELL,  /.  c. 


208  COLUMBA 

brûler  le  blé  mûr  à  cause  des  liserons  qui  s'y  mêlent. 
Le  roi  et  rassemblée  finirent  par  céder,  mais  à  con- 
dition que  le  nombre  des  bardes  serait  désormais 
limité  et  que  leur  profession  demeurerait  soumise 
à  certaines  règles  déterminées  par  Columba  lui- 
même.  Son  éloquence  détourna  donc  le  coup  dont  ils 
étaient  menacés.  Ainsi  sauvés  par  lui ,  ils  lui  témoi- 
gnèrent leur  reconnaissance  en  exaltant  sa  gloires 
dans  leurs  chants  et  en  léguant  à  leurs  successeurs 
le  soin  de  la  célébrer^ . 

Columba  lui-même  jouissait  ardemment  de  cette 
popularité  poétique.  La  corporation  des  bardes  avait 
un  chef,  Dallan  Fergall,  qui  était  aveugle,  et  que 
sa  mort  violente  (il  fut  égorgé  par  des  pirates)  a 
fait  ranger  parmi  les  saints  martyrs,  si  rares  en 
h^lande.  Aussitôt  après  la  décision  favorable  de  l'as- 
semblée, Dallan  composa  un  hymne  en  l'honneur 
de  Columba,  et  vint  le  chanter  devant  lui".  Au 
bruit  flatteur  de  ces  chants  de  reconnaissance, 
Tabbé  d'Iona  ne  put  se   défendre  d'un  mouve- 


1.  Toutes  les  sources  imprimées  ou  manuscrites  de  l'histoire  ir- 
landaise confirment  cette  tradition  (voir  Reeves,  p.  79,  et  Moore, 
p.  257).  Adamnan  seul  n'eu  dit  rien,  mais  il  parle  des  chants  nom- 
breux en  langue  scotique,  en  l'honneur  de  Columba,  qui  circulaient 
partout  en  Ecosse  et  en  Irlande. 

1.  O'DoNNELL,  l.i,c.  6.  — Ce  poème  qui  a  été  l'objet  d'innombrables 
commentaires,  existe  encore  en  manuscrit  et  doit  être  prochainement 
publié  avec  tout  le  Liber  Hymnorum  par  le  docteur  Todd.  —  Colgan 
en  possédait  un  texte  qui  lui  semblait  presque  inintelligible. 


ET  LA  CORPORATION  DES  BARDES.  209 

ment  cramour-proprc  tout  à  fait  hiiiiiain.  Mais  il 
fut  aussitôt  réprimandé  par  un  de  ses  religieux, 
Baïtlien,  qui  avait  été  l'un  de  ses  douze  compagnons 
d'exil  et  qui  fut  depuis  son  successeur;  ce  fidèle 
ami  ne  craignit  pas  de  reprocher  à  Golumba  son 
orgueil  et  lui  dit  qu'il  voyait  voltiger  en  se  jouant  sur 
sa  tête  toute  une  sombre  nuée  de  démons.  Golumba 
profita  de  l'avertissement  :  il  imposa  silence  à  Dal- 
lan  en  lui  rappelant  qu'il  ne  fallait  louer  que  les 
morts,  et  lui  interdit  absolument  de  redire  ce  chant 
désormais  ^  Dallan  n'obéit  qu'à  regret,  et  attendit  la 
mort  du  saint  pour  répandre  son  poème,  qui  devint 
célèbre  dans  la  littérature  irlandaise  sous  le  nom 
(TAmbhra  ou  Louanges  de  saint  Colum-cille,  On  le 
chantait  encore  un  siècle  après  sa  mort  dans  toute 
l'h^lande  comme  en  Ecosse,  et  les  hommes  même  les 
moins  dévots  le  répétaient  avec  tendresse  et  ferveur, 
comme  une  sauvegarde  contre  les  périls  de  la  guerre 
ou  de  tout  autre  accident'-.  On  en  vint  à  croire  que 
toute  personne  sachant  par  cœur  et  chantant  pieuse- 
ment cet  Ambhra  mourrait  d'une  bonne  mort.  Mais 


1.  Vita  sancti  Dallant  martyrls,  ap.  Colg\n,  Acta  sanctorum 
Hiherniœ,  p.  204. 

2.  Adamn.,  I,  1.  —  Ajoutons  que  les  disciples  de  Golumba  conti- 
nuèrent à  cultiver  la  musique  et  la  poésie  après  sa  mort;  un  poète 
moderne,  James  Hogg,  a  fait  des  vers  anglais,  d'ailleurs  insigni- 
liants,  sur  un  vieil  air  que  l'on  dit  avoir  été  chanté  par  les  moines 
d'Iona.  WiiiTELAw,  the  Book  ofScottish  Song.  Glasgow,  1857. 


210  COLUMBA 

lorsque  des  gens  peli  éclairés  s'imaginèrent  que 
même  les  plus  grands  scélérats,  sans  conversion  au- 
cune et  sans  pénitence,  n'auraient  qu'à  chanter 
tous  les  jours  l'Ambhra  de  Columbcille  pour  être 
sauvés,  il  arriva,  dit  l'historien  et  le  petit-neveu  du 
saint,  un  prodige  qui  ouvrit  les  yeux  aux  fidèles  en 
leur  montrant  de  quelle  manière  on  doit  entendre 
les  privilèges  accordés  par  Dieu  à  ses  saints.  Un 
clerc  de  l'Église  métropolitaine  d'Armagh,  perdu 
de  vices,  et  voulant  se  sauver  sans  changer  de  vie, 
avait  réussi  à  apprendre  la  moitié  du  fameux 
Ambhra,  mais  sans  pouvoir  venir  à  bout  d'ap- 
prendre le  reste.  Il  eut  beau  se  rendre  au  tombeau  du 
saint,  jeûner,  prier,  passer  toute  une  nuit  à  faire  des 
(efforts  prodigieux  de  mémoire.  Le  lendemain  matin 
il  était  bien  parvenu  à  retenir  la  seconde  partie,  mais 
il  avait  aussi  complètement  oublié  la  première^ 

Certes  la  gratitude  des  bardes  envers  celui  qui 
les  avait  préservés  de  la  proscription  et  de  Fexil  n'a 
pas  été  étrangère  à  T immense  et  durable  popularité 
qui  s'est  attachée  au  nom  de  Columba.  Enchâssé 
dans  la  poésie  religieuse  et  nationale  des  deux  îles, 
ce  nom  n'a  pas  seulement  toujours  brillé  en  Irlande, 
mais  il  a  survécu,  dans  la  mémoire  des  Celtes  de 
l'Ecosse,  même  à  la  Réforme,  qui  a  extirpé  pres- 

I.  Vicomte  de  la  Villemàrquk,  Poésie  des  cloîtres  celtiques, 
d'après  Colgan  et  O'Donnf.ll,  ubi  supra. 


ET  LA  CORPORATION  DES  BARDES.  21 1 

tjiie  tous  les  autres  souveuirs  de  leur  passe  chrétien. 
De  son  côté,  la  protection  de  Columba  dut  as- 
surément affermir  la  popularité  des  bardes  dans  le 
cœur  du  peuple  irlandais.  A  partir  de  son  temps, 
tout  conflit  entre  l'esprit  religieux  et  l'influence 
l>ardique  disparut.  La  musique  et  la  poésie  s'iden- 
tifièrent de  plus  en  plus  avec  la  vie  ecclésiastique. 
Parmi  les  reliques  des  saints  on  vénérait  surtout 
la  harpe  dont  ils  avaient  joué  pendant  leur  vie.  Au 
temps  de  la  première  conquête  anglaise,  les  évêques 
et  les  abbés  excitaient  la  surprise  des  envahisseurs 
par  leur  amour  de  la  musique  et  en  s'accompagnant 
(^ux-mêmes  de  la  harpe*.  Dans  la  patrie  d'Ossian, 
la  poésie  irlandaise,  si  puissante  et  si  populaire  aux 
jours  de  Patrice  et  de  Columba,  a  eu  longtemps 
la  même  destinée  que  la  religion  dont  ces  grands 
saints  furent  les  apôtres.  Comme  elle,  enracinée 
<lans  le  cœur  du  peuple  vaincu;  comme  elle,  pros- 
<'rite  et  persécutée  avec  un  infatigable  acharne- 
ment, elle  renaissait  sans  cesse  du  sillon  sanglant 
où  on  croyait  l'avoir  ensevelie.  Les  bardes  devinrent 
les  auxihaires  les  plus  efficaces  de  l'esprit  patrio- 
tique, les  prophètes  indomptables  de  l'indépen- 
dance nationale,  et  aussi  les  victimes  préférées  de 
la  cruauté  des  conquérants  et  des  spoliateurs.  Ils 
firent  de  la  musique  et  de  la  poésie  des  armes  et  des 

1.  GiR ALDUS,  Camhrix  descrîptio,  c.  li. 


212  COLUMBA 

boulevards  contre  l'oppression  étrangère;  et  les 
oppresseurs  les  traitèrent  comme  ils  avaient  traité 
les  prêtres  et  les  nobles.  La  tête  des  uns  comme  des 
autres  fut  mise  à  prix.  Mais  tandis  que  les  derniers 
rejetons  des  races  royales  et  nobles ,  décimées  ou 
ruinées  en  Irlande,  allaient  s'éteindre  sous  un  ciel 
étranger  dans  les  douleurs  de  l'exil ,  le  successeur 
des  bardes,  le  ménestrel  que  rien  ne  pouvait  arracher 
au  sol  natal ,  était  poursuivi ,  traqué ,  forcé  comme 
une  bête  fauve ,  ou  enchaîné  et  immolé  comme  le 
plus  dangereux  des  insurgés. 

Dans  les  annales  de  la  législation  atroce  édictée 
par  les  Anglais  contre  le  peuple  irlandais,  avant  ^ 
comme  après  la  Réforme,  on  remarque  à  chaque 
pas  des  pénalités  spéciales  contre  les  ménestrels, 
les  bardes,  les  rimeurs  et  \q^  généalogistes,  qui  en- 
tretenaient les  seigneurs  et  les  gentilshommes  dans 
l'amour  de  la  rébelKon  et  d'autres  crimes".  En  vain 
essaya-t-on,  sous  la  sanguinaire  Elisabeth,  de  sti- 
puler des  récompenses  pécuniaires  pour  ceux  qui 
voudraient  célébrer  les  louanges  de  Sa  Très-Digne 
Majesté.^  Pas  un  n'accepta  ce  marché.  Tous  préfé- 
rèrent à  ce  salaire  du  mensonge  la  fuite  ou  les  sup- 


1.  Par  exemple,  au  parlement  de  Kilkenny,  sous  Edouard  III. 

2.  Texte  d'un  acte  du  temps  d'Elisabeth,  cité  par  Moore,  p.  257. 

3.  Her  majesty's  most  worthy  praise.  Ap.  Hayes,  the  Ballads 
ofireland.  1855. 


ET  LA  CORPORATlOiN  DES  BARDES.  213 

plices.  Errants  par  monts  et  par  vaux,  cachés  dans 
les  derniers  replis  des  campagnes  dévastées ,  ils  y 
perpétuaient  la  tradition  poétique  de  leur  race  con- 
damnée ,  en  chantant  la  gloire  des  anciens  héros  et 
des  nouveaux  martyrs,  la  honte  des  apostats  et  les 
crimes  de  l'étranger  sacrilège. 

Souvent ,  pour  mieux  braver  la  tyrannie  au  sein 
des  populations  domptées  et  silencieuses,  ils  avaient 
recours  à  Pallégorie ,  à  l'élégie  amoureuse.  Sous  la 
figure  d'une  reine  devenue  esclave ,  ou  d'une  femme 
aimée  avec  une  passion  immortelle ,  et  disputée  avec 
une  fidélité  désespérée  aux  jalouses  fureurs  d'une 
marâtre ,  ils  célébraient  encore  et  toujours  la  patrie 
irlandaise ,  la  patrie  en  deuil  et  en  larmes ,  naguère 
reine  et  désormais  esclave  * .  Les  b^andais ,  a  dit  un 
grand  historien  de  nos  jours,  aiment  à  se  faire  de 
la  patrie  un  être  réel  qu'on  aime  et  qui  nous  aime  : 
ils  aiment  à  lui  parler  sans  prononcer  son  nom  et 
à  confondre  l'amour  austère  et  périlleux  qu'ils  lui 
vouent  avec  ce  qu'il  y  a  de  plus  doux  et  de  plus  for- 
tuné dans  les  affections  du  cœur,  comme  ces  Spar- 
tiates qui  se  couronnaient  de  fleurs  sur  le  point  de  pé- 
rir aux  Thermopyles'. 

Jusque  sous  les  ingrats  Stuarts ,  cette  proscription 
des  poètes  nationaux  fut  permanente;  elle  redoublait 

.    1.  Erin  of  the  sorrows,  once  a  queen ,  now  a  slave. 
1.  Augustin  Thierry,  Dix  Ans  d'études  historiques. 


214  COLUMBA 

à  chaque  changement  de  règne ,  à  chaque  nouveau 
parlement.  La  rage  des  protestants  cromwelhensles 
portait  à  briser,  partout  où  ils  en  rencontraient ,  les 
harpes  qui  servaient  auxménestrels  '  et  que  l'on  re- 
trouvait encore  dans  les  misérables  chaumières  des 
Irlandais  affamés ,  comme  onze  siècles  plus  tôt ,  au 
temps  oii  la  courageuse  et  charitable  Brigitte  les 
voyait  suspendues  à  la  paroi  du  palais  des  rois"-. 
Néanmoins  la  harpe  est  restée  l'emblème  de  l'Ir- 
lande jusque  dans  le  blason  officiel  de  l'empire 
britannique,  et  pendant  tout  le  dernier  siècle,  le 
harpiste  A^oyageur,  dernier  et  pitoyable  succes- 
seur des  bardes  protégés  par  Colmiiba,  se  trouva 
toujours  à  côté  du  prêtre  pour  célébrer  les  saints 
mystères  du  culte  proscrit.  Jamais  il  ne  cessa  d'être 
accueilli  avec  un  tendre  respect  sous  le  toit  de  chaume 
du  pauvre  paysan  irlandais,  consolé  dans  sa  misère 
et  dans  son  oppression  par  la  plaintive  tendresse 
et  la  solennelle  douceur  de  la  musique  de  ses  aïeux. 

1.  Lynch  Cambrensis Eversus  l.i,  c.  4,  p.  316. —  Cet  auteur, 
qui  écrivait  en  1662,  se  crut  obligé  de  donner  une  description  dé- 
taillée de  la  harpe,  de  peur  que  cet  instrument  ne  disparût  dans  la 
ruine  générale  de  l'Irlande  :  «  Qaare  operae  me  pretium  lacturum 
existimo,  silyrœ  formam  lectoriob  oculos  ponam  ,  ne  illiusmemo- 
ris  gentis  excidio...  innexa  obliteretur,  d —  Charles  II,  à  peine  réta- 
bli sur  le  trône,  laissa  rendre  un  acte  du  parlement  «  contre  les 
ménestrels  vagabonds,  pour  réprimer  leurs  rimes  et  chansons  scan- 
daleuses. » 

2.  Et  viditcilharas  in  domo  régis,  et  dixit  :  Citharizate nobis  ci- 
Iharis  vestris.  Tertia  Vitasanctx  Brigitœ,  c.  75,  p.  536,  ap.CoLGVN. 


ET  LA  CORPORATION  DES  BARDES.  215 

La  persévérance  des  traits  distinctifs  du  caractère 
irlandais  à  travers  les  siècles  est  si  frappante  et  les 
infortunes  de  cette  noble  race  nous  touchent  de  si 
près,  qu'il  est  difficile  de  ne  pas  céder  sans  cesse 
à  la  tentation  d'écliapper  aux  époques  lointaines 
où  nous  enchaîne  notre  sujet ,  pour  suivre  chez  les 
générations  postérieures  la  trace  douloureuse  de 
tout  ce  qu'on  a  découvert  ou  admiré  dans  les  siècles 
les  plus  reculés. 

On  nous  pardonnera  donc  d'ajouter  que  si  le  texte 
de  ces  protestations  poétiques  et  généreusement 
obstinées  contre  l'asservissement  de  la  patrie  irlan- 
dais a  péri,  la  vie  intime  en  a  néanmoins  survécu 
dans  la  pure  et  pénétrante  beauté  des  vieux  airs 
irlandais.  Leurs  accords,  leurs  refrains  d'un  naturel, 
d'une  originalité,  d'un  pathétique  inimitables  ,  re- 
muent les  plus  intimes  profondeurs  de  l'âme  et  font 
frémir  toutes  les  fibres  de  la  sensibilité  humaine. 
En  ce  siècle  même ,  un  poète  vraim  ent  national , 
Thomas  Moore,  en  leur  adaptant  des  paroles  em- 
preintes d'une  fidélité  passionnée  à  la  foi  proscrite , 
à  la  patrie  opprimée,  a  su  rendre  aux  Mélodies  ir- 
landaises  une  popularité  qui  ne  fut  pas  le  moins  ef- 
ficace des  plaidoyers  dans  le  grand  débat  deTÉman- 
cipation  des  catholiques. 

Ce  n'est  pas  seulement  en  Irlande ,  dans  la  patrie 
de  Goluraba  et  de  Moore,  qu'a  survécu  le  génie  de 


216  COLUMBA  ET  LA  CORPORATION  DES  BARDES, 
la  poésie  celtique.  Il  s'est  encore  créé  un  refuge 
dans  les  glens  des  hautes  terres  de  TÉcosse,  dans  ces 
vastes  bruyères,  sur  ces  montagnes  rudes  et  nues,  et 
le  long  de  ces  lacs  étroits  et  profonds  qu'a  si  souvent 
visités  l'apôtre  Columba  en  portant  la  lumière  de  la 
foi  aux  Pietés  de  la  Calédonie.  Dans  ces  districts  où 
se  parle  toujours ,  comme  dans  une  grande  portion 
de  l'Irlande ,  la  langue  ersche  ou  gaélique ,  on  a  vu 
tout  récemment  encore,  et  au  temps  le  plus  pro- 
saïque de  la  civilisation  moderne,  en  plein  dix- 
huitième  siècle ,  la  muse  celtique ,  toujours  mélan- 
colique et  populaire,  inspirer  les  chants  funèbres  et 
belliqueux  que  les  Highlanders  ont  consacrés  au  pré- 
tendant vaincu,  à  ses  défenseurs  égorgés.  Et  s'il  faut 
en  croire  un  juge  compétent  et  impartial' ,  ces  der- 
nières effusions  de  l'âme  des  races  gaéliques  l'em- 
portent encore  en  plaintive  beauté  et  en  intime  pas- 
sion sur  ces  chants  délicieux  en  anglo-écossais ,  que 
nul  voyageur  ne  peut  entendre  sans  émotion ,  et  qui 
ont  assuré  du  moins  la  palme  de  la  poésie  à  cette 
cause  des  Stuarts,  si  tristement  représentée  par  ses 
princes,  si  mal  servie  par  les  événements,  mais  ainsi 
vengée,  par  la  muse  populaire  et  nationale,  de  la 
défaite  irrémédiable  de  Gulloden. 

1.  Charles  Mackay,  the  Jacobite  Songs  and  Ballads  of  Scol- 
land  from  1688  to  1746.  Introduction,  pi  18. 


CHAPITRE   V 
Suite  des  relations  de  Columba  avec  l'Irlande. 


Relations  cordiales  de  Columba  avec  les  princes  irlandais.  —  Pré- 
diction sur  l'avenir  de  leurs  fils.  —  Donnai,  le  fils  du  monarque, 
obtient  le  privilège  de  mourir  dans  son  lit,  —  Columba  visite  ses 
monastères  d'Irlande.  — Enthousiasme  populairedontil est  l'objet. 
—  Vocation  du  petit  idiot,  qui  devient  saint  Ernan.  —  Sollicitude 
de  Columba  pour  les  moines  de  ces  communautés  éloignées.  —  Il 
les  préserve^  des  accidents  et  des  travaux  excessifs.  —  II  exerce 
une  juridiction  sur  les  laïques.  — Ba'ithen,  son  cousin  germain  et 
son  principal  collaborateur.  —  Hommage  qui  leur  est  rendu  à 
tous  deux  dans  une  assemblée  de  savants. 


Au  sein  de  rassemblée  nationale  de  Drum-Ceitt , 
qui  sauva  les  bardes  et  où  se  trouvaient  réunis  tous 
les  chefs  ecclésiastiques  du  peuple  irlandais  avec 
leurs  princes  et  rois  provinciaux,  Columba,  déjà  in- 
vesti par  ses  travaux  apostoliques  d'une  autorité 
prodigieuse,  se  vit  entouré  d'hommages  publics  et 
des  marques  d'une  confiance  universelle.  A  tous  ces 
rois,  dont  il  était  le  parent  et  Tami,  il  prêchait  la 
concorde ,  la  paix ,  le  pardon  des  injures,  le  rappel 
des  exilés,  dont  plusieurs  avaient  trouvé  un  refuge 
dans  le  monastère  insulaire  qui  devait  l'existence 
à  son  propre  exiV,  Ce  ne  fut  pas,  néanmoins,  sans 

1.  Adamn.,  I,  11,  13. 

MOINES   d'oCC,    III.  13 


218  RELATIONS  DE  COLOMBA 

peine  qu'il  obtint  du  roi  suprême  la  mise  en 
liberté  d'un  jeune  prince,  nommé  Scandlan,  fils 
du  chef  d'Ossory,  que  Aedh  retenait  dans  une 
étroite  prison  au  mépris  de  la  foi  jurée  et  d'une 
convention  où  Golumba  lui-même  avait  été  pris  pour 
témoin.  Le  noble  abbé  alla  voir  le  prisonnier  dans 
son  cachot,  le  bénit  et  lui  prédit  qu'il  serait  deux 
fois  exilé,  mais  qu'il  survivrait  à  son  oppresseur  et 
qu'il  régnerait  pendant  trente  ans  dans  ses  do- 
maines paternels^ .  Le  monarque  céda,  mais  de  mau- 
vaise grâce  :  il  redoutait  la  trop  grande  influence  de 
l'illustre  exilé ,  et  ne  l'avait  vu  revenir  en  Irlande 
qu'avec  une  certaine  répugnance.  Son  fils  aîné  avait 
publiquement  tourné  en  dérision  les  religieux  d'Iona 
et  s'était  attiré  la  malédiction  de  Golumba  :  elle  lui 
porta  malheur,  car  il  fut  plus  tard  détrôné  et  as- 
sassiné. Mais  le  second  fils  du  monarque,  Domnall, 
encore  tout  jeune  alors  se  rangea  ouvertement  du 
parti  de  l'abbé  d'Iona,  qui  lui  prédit ,  non  seulement 
un  règne  long  et  glorieux ,  mais  aussi  le  rare  privi- 
lège de  mourir  dans  son  lit,  à  la  condition  de  com- 
munier tous  les  huit  jours  et  de  tenir  au  moins  une 
de  ses  promesses  sur  sept  %  restriction  quelque  peu 
satirique  où  se  trahissait  soit  le  vieil  esprit  d'opposi- 
tion duNiall  converti ,  soit  le  souvenir  de  ses  légitimes 

1.  O'DONNELL,   1.    III,   C.    5. 

2.  Manuscrit  irlandais,  cité  par  Reeves,  p.  38, 


AVEC  L'IRLANDE.  219 

ressentiments  contre  certains  princes.  Sa  prédiction, 
quelque  invraisemblable  qu'elle  fût  clans  un  pays 
dont  tous  les  princes  périssaient  sur  le  champ  de  ba- 
taille ou  de  mort  violente,  fut  cependant  accomplie. 
Domnall,  qui  fut  le  troisième  successeur  de  son  père, 
après  deux  autres  rois  immolés  par  leurs  ennemis, 
eut  un  règne  long  et  prospère  :  il  remporta  de  nom- 
breuses victoires  en  marchant  au  combat  sous  une 
bannière  bénie  par  Columba,  et  mourut  (639) ,  après 
dix-huit  mois  de  maladie,  dans  son  lit,  ou,  comme 
le  disait  Columba  avec  une  précision  qui  indique 
la  rareté  du  fait,  sur  son  lit  de  plume \  Mais  son 
père,  bien  que  réconcilié  avec  Columba,  n'échappa 
pas  à  la  loi  commune.  Le  grand  abbé  lui  avait  fait 
don  de  sa  coule  monastique  en  lui  promettant  qu'elle 
lui  servirait  toujours  de  cuirasse  impénétrable.  Aussi 
n'allait-il  jamais  à  la  guerre  que  revêtu  par-dessus 
son  armure  de  la  coule  de  son  ami.  Mais  un  jour 
qu'il  l'avait  oubliée,  il  fut  tué  dans  un  combat 
contre  le  roi  de  Lagénie  ou  Lcinster-  (594  ou  598) . 
Columba  pourtant  l'avait  mis  en  garde  contre  toute 
guerre  avec  les  gens  du  Leinster  qui  était  le  pays  de 
sa  mère,  et  qu'il  aimait  avec  cet  esprit  passionné  de 
famille  ou  de  clan  qui  est  un  trait  si  distinctif  de  son 


1.  Adamn.,  L  15.  Cf  c.  10. 

2.  Lynch,  Cambrensis  Eversus,  avec  les  notes  de  Kelly,  17,  19. 
O'DoNNELL,  1. 1,  c.  60. 


220  RELATIONS  DE  COLUMBA 

caractère.  Les  Lagéiiiens  avaient  très  bien  su  exploi- 
ter ce  sentiment  ;  car  un  jour  qu'il  se  trouvait  à  son 
abbaye  de  Durrow,  sur  les  confins  de  leur  région, 
toute  une  nombreuse  population  de  tout  âge,  depuis 
les  petits  enfants  jusqu'aux  vieillards,  était  venue 
l'entourer  et,  en  lui  faisant  valoir  avec  de  vives  ins- 
tances leur  parenté  avec  sa  mère,  avait  obtenu  de 
lui  la  promesse  ou  la  prédiction  qu'aucun  roi  ne 
viendrait  jamais  à  bout  de  les  vaincre  tant  qu'ils 
combattraient  pour  une  juste  cause' . 

Il  est  hors  de  doute  que,  depuis  l'assemblée  de 
Drum-Geitt,  Golumba  fit  de  nombreux  voyages  en  Ir- 
lande .  La  direction  des  divers  monastères  qu'il  y  avait 
fondés  avant  son  exil  volontaire,  et  dont  il  avait  con- 
servé la  direction,  devait  l'y  ramener  souvent  ;  mais, 
à  la  suite  de  cette  assemblée,  il  les  visita  tous  en  mar- 
quant son  passage  par  des  guérisons,  des  prédictions 
ou  des  révélations  miraculeuses,  ou  plus  encore  par 
la  tendre  sollicitude  de  son  cœur  paternel.  Quelque- 
fois, vers  le  déclin  de  sa  vie,  en  parcourant  des 
régions  montueuses  ou  marécageuses,  il  se  faisait 
voiturer  dans  un  char  comme  l'avait  fait  avant  lui 
l'apôtre  saint  Patrice  ;  mais  le  soin  que  ses  biogra- 
phes mettent  à  rapporter  cette  circonstance  indique 
assez  qu'auparavant  la  plupart  de  ses  courses  se  fai 

1.  O'DoNJNELL,  loc.  cit.  Cf.  Reeves,  p.  221. 


AVEC  L'IRLANDE.  221 

saient à piccV .  Une  se  bornait  pas  aux  communautés 
dont  il  était  le  supérieur  ou  le  fondateur  :  il  aimait 
encore  à  visiter  d'autres  sanctuaires  monastiques, 
comme  celui  de  Clonmacnoise,  dont  on  a  signalé  plus 
haut  l'importance-.  Et  alors  l'affluence  et  l'empres- 
sement des  religieux  redoublaient  pour  rendre  hom- 
mage au  saint  et  populaire  vieillard  ;  abandonnant 
leurs  travaux  agricoles,  ils  franchissaient  le  retran- 
chement en  terre  qui,  comme  le  valhim  des  camps 
romains ,  servait  d'enceinte  aux  monastères  celtiques , 
et  allaient  au-devant  de  lui  en  chantant  des  hymnes. 
En  le  rencontrant,  ils  se  prosternaient  la  face  contre 
terre,  avant  de  l'embrasser;  puis,  et  afin  de  le  mettre 
à  l'abri  de  la  foule  pendant  les  processions  solen- 
nelles qu'on  organisait  en  son  honneur,  on  lui  fai- 
sait un  rempart  de  branchages  portés  autour  de  lui 
comme  un  dais  par  quatre  hommes  marchant  d'un 
pas  égaP.  Un  ancien  auteur  va  même  jusqu'à  dire 
qu'à  l'occasion  de  ce  voyage  et  de  ce  séjour  prolongé 
dans  son  pays  natal,  il  fut  investi  d'une  sorte  de 
suprématie  générale  sur  tous  les  rehgieux  des  deux 
sexes  que  renfermait  l'Irlande\ 


1.  ODONNKLL,  1.  III,  c.  17.  Cf.  Adamx.,  II,  43. 

2.  Voir  p.  127. 

3.  Adaînim.,  I,  3. 

4.  Vita  S.Farnnnani  Confessoris,  die  15  Februar.,  c.  3,  dans  Coi.- 
GAN,  Acta  S.  Hiberniœ,  p.  337.  Mais  cet  auteur,  n'ayant  écrit  qu'au 
treizième  siècle,  ne  saurait  avoir  une  grande  autorité. 


222  RELATIOxNS  DE  COLUMBA 

Pendant  le  trajet  de  Durrow  à  Clonmacnoise,  Co- 
lumba  s'étant  arrêté  dans  un  de  ses  monastères,  un 
pauvre  petit  écolier,  a  à  la  langue  épaisse  et  à  Pas-- 
pect  plus  épais  encore,  »  que  ses  supérieurs  em- 
ployaient aux  occupations  les  plus  viles,  se  glissa 
dans  la  foule  et,  s'approchant  du  grand  abbé  à  la 
dérobée,  toucha  le  bout  de  sa  robe  par  derrière, 
comme  FHémorroïsse  avait  touché  la  robe  de  Notre- 
Seigneur.  Columba,  s'en  étant  aperçu,  s'arrêta,  se 
retourna  et  prenant  l'enfant  par  le  cou,  se  mit  à 
l'embrasser.  Tous  les  assistants  lui  criaient  :  «  Lâ- 
chez, lâchez  donc  ce  petit  imbécile.  —  Patience, 
mes  frères,  »  dit  Columba;  puis  s'adressant  à  l'en- 
fant qui  tremblait  de  peur  :  «  Mon  fils,  ouvre  la 
bouche  et  montre-moi  ta  langue.  »  L'enfant  obéit, 
de  plus  en  plus  intimidé  ;  l'abbé  fit  le  signe  de  la 
croix  sur  sa  langue  et  ajouta  :  «  Cet  enfant  qui  vous 
((  paraît  si  méprisable,  que  personne  ne  le  mé- 
((  prise  désormais  !  Il  grandira  chaque  jour  en  sa- 
((  gesse  et  en  vertu  ;  il  comptera  parmi  les  plus  grands 
((  d'entre  vous  ;  Dieu  donnera  à  cette  langue  que  je 
((  viens  de  bénir  le  don  de  l'éloquence  et  de  la  vraie 
((  doctrine*.  »  L'enfant,  devenu  homme  et  célèbre 


1.  Adamn.,  I,  3  —  Saint  Ernaii  mourut  en  635.  M.  de  Villemar- 
qué  a  très  heureusement  cité  ce  trait,  dans  sa  Légende  celtique, 
comme  un  type  de  l'initiation  des  entants  barbares  à  la  vie  intellec- 
tuelle par  les  monastères. 


AVEC  L'IRLANDE.  223 

clans  les  Eglises  d'Ecosse  et  d'Irlande,  qni  le  a  énè- 
l'ent  sous  le  nom  de  saint  Ernan,  raconta  lui-même 
cette  prophétie  si  bien  vérifiée,  à  un  contemporain 
d'Adamnan,  qui  nous  a  conservé  tous  ces  détails. 
Du  reste,  il  n'avait  pas  Ijesoin  de  ces  voyages  pour 
démontrer  sa  sollicitude  à  l'égard  des  religieux  qui 
peuplaient  les  monastères  de  sa  congrégation.  Elle 
s'exerçait  de  loin  comme  de  près,  à  l'aide  de  la 
perspicacité  miraculeuse  qui  venait  en  aide  à  sa  pa- 
ternelle préoccupation  de  toutes  leurs  nécessités 
spirituelles  ou  temporelles.  Un  jour,  après  son  re- 
tour d'Irlande,  on  l'entendit  interrompre  son  tra- 
vail de  transcription  ou  de  correspondance  dans  sa 
petite  cellule  d'Iona,  pour  s'écrier  de  toutes  ses  for- 
ces :  «  Au  secours,  au  secours  !  »  Il  s'adressait  à  l'ange 
gardien  de  sa  communauté  pour  lui  enjoindre  d'aller 
relever  un  homme  tombé  du  haut  de  la  tour  ronde 
qui  était  alors  en  construction  à  Durrow,  au  centre 
de  l'Irlande,  tant  il  avait  confiance  dans  ce  qu'il  ap- 
pelait lui-même  l'inexprimable  et  foudroyante  rapi- 
dité du  vol  des  anges,  et  plus  encore  dans  leur  pro- 
tection'. Une  autre  fois,  étant  à  loua  un  jour  de 
brume  glaciale,  comme  il  y  en  a  tant  dans  ce  sombre 
climat,  on  le  vit  tout  à  coup  fondre  en  larmes;  et 
comme  on  lui  demandait  le  motif  de  sa  grande  dou- 

1.  Adamn.,  ni,  15. 


224  RELATIONS  DE  COLUMBA 

leur,  il  répondit  :  «  Cher  fils,  ce  n'est  pas  sans  rai- 
((  son  que  je  pleure,  car  à  cette  heure  même  je  vois 
((  mes  chers  moines  de  Durrow  que  leur  abbé  con- 
«  damne  à  s'épuiser  de  fatigue  par  ce  temps  affreux 
<c  pour  la  construction  de  la  grande  tour  ronde  du 
((  monastère,  et  j'en  suis  navré.  »  Le  même  jour  et  à 
la  même  heure,  comme  on  s'en  assura  depuis,  l'abbé 
de  Durrow,  nommé  Laisran,  sentit  en  lui-même 
comme  une  flamme  intérieure  qui  ralluma  dans  son 
cœur  le  sentiment  de  la  pitié  pour  ses  religieux  ;  il 
leur  ordonna  de  laisser  là  leur  travail  pour  aller  se 
chauffer  et  prendre  quelque  nourriture;  il  leur 
prescrivit  même  de  ne  reprendre  leur  ouvrage 
qu'au  retour  du  beau  temps.  Ce  Laisran  mérita 
depuis  d'être  appelé  le  consolateur  des  moines,  tant 
il  avait  été  pénétré  par  Columba  de  cette  charité 
surnaturelle  qui,  dans  la  vie  monastique  comme 
dans  toute  vie  vraiment  chrétienne,  est  à  la  fois  une 
lumière  et  une  flamme,  ardens  et  luce?is* , 

Columba  ne  conservait  pas  seulement  sa  juridic- 
tion supérieure  sur  les  monastères  qu'il  avait  fon- 
dés en  Irlande  ou  qui  s'étaient  agrégés  à  ses  fonda- 
tions: il  exerçait  en  outre  une  autorité  spirituelle. 


1.  Adamn.,  I,  29.  Cf.  lib.  III,  c.  15,  pour  un  trait  analogue  relatif 
au  même  monastère  de  Durrow  et  à  sa  tour  ronde.  —  Cet  abbé 
Laisran  était  proche  parent  de  Columba  et  devint  son  troisième  suc- 
cesseur à  lona. 


AVEC  L'IRLANDE.  225 

qu'on  a  peine  à  s'expliquer,  sur  divers  laïques  de 
son  île  natale.  En  effet,  on  le  voit  envoyer  son  cou- 
sin germain,  son  ami  et  son  principal  disciple  jus- 
qu'au centre  de  l'Irlande,  à  Drum-Guill,  pour  y 
prononcer  une  sentence  d'excommunication  contre 
une  certaine  famille  dont  on  ne  nous  dit  pas  le 
crime.  Ce  disciple  n'était  autre  que  Baïthen ,  que 
nous  avons  vu  accompagner  Golumba  lors  de  son 
exil  et  prémunir  son  chef  contre  les  fumées  de  l'or- 
gueil, au  milieu  des  transports  de  la  reconnaissance 
enthousiaste  des  bardes.  Arrivé  au  lieu  indiqué,  le 
doux  Baïthen,  après  avoir  passé  une  nuit  en  prière 
sous  un  chêne,  dit  à  ses  compagnons  :  ce  Non,  je  ne 
(.(.  veux  pas  excommunier  cette  famille  avant  de  sa- 
((  voir  si  elle  ne  se  repentira  pas.  Je  lui  accorde  un 
((  an  de  répit,  et  pendant  cette  année  le  sort  de 
ce  cet  arbre  lui  servira  d'avertissement.  »  Sur  quoi 
il  se  releva  ;  quelque  temps  après,  l'arbre  fut  frappé 
de  la  foudre,  sans  qu'on  nous  dise  si  la  famille  ainsi 
avertie  vint  à  résipiscence. 

Ce  Baïthen  avait  une  âme  tendre,  et  on  aimerait 
à  en  parler  plus  au  long,  s'il  ne  fallait  pas  circons- 
crire un  peu  les  régions  trop  vastes  et  trop  confuses 
de  l'hagiographie  celtique.  Golumba  le  comparait  à 
saint  Jean  l'Évangéliste  :  il  disait  que  son  disciple 
chéri  ressemblait  à  celui  du  Ghrist  par  son  exquise 
pureté,  sa  pénétrante  simplicité,  son  amour  de  la 

13. 


226  RELATIONS  DE  COLUMBA 

perfection  \  Et  Golumba  n'était  pas  le  seul  à  rendre 
justice  à  celui  qui,  après  avoir  été  son  principal 
lieutenant,  devait  être  son  premier  successeur. 

Un  jour,  dans  une  assemblée  de  savants  religieux, 
probablement  tenue  en  Irlande,  Fintan,  homme 
très  savant  et  très  sage,  et  lui  aussi  un  des  douze 
compagnons  de  Golumba  lors  de  son  émigration", 
fut  interrogé  sur  les  qualités  de  Baïthen  ;  il  répon- 
dit :  ((  Sachez  qu'il  n'y  a  personne  en  deçà  des 
((  Alpes,  qui  lui  soit  égal  pour  la  connaissance  des 
«  Ecritures  et  la  grandeur  de  sa  science.  »  ce  Quoi  !  » 
lui  dit-on,  «  pas  même  Golumba  son  maître?  »  «  Je 
«  ne  compare  pas,  »  répliqua  Fintan,  «  le  disciple 
((  au  maître.  Gelui-ci,  Golumba,  n'est  pas  fait  pour 
«  être  comparé  aux  savants  et  aux  érudits,  mais 
((  aux  patriarches,  aux  prophètes  et  aux  apôtres. 
((  Le  Saint-Esprit*  règne  en  lui  :  il  a  été  choisi  par 
((  Dieu  pour  le  bien  de  tous.  G'est  un  sage  entre 
((  tous  les  sages,  un  roi  entre  les  rois,  un  anacho- 
((  rète  avec  les  anachorètes,  un  moine  avec  les 
((  moines  :  et  afin  de  se  mettre  à  la  portée  des  sé- 
t(  entiers,  il  sait  être  pauvre  de  cœur  avec  les  pau- 


1.  ACT.  SS.  BOLLAND.,  H  Juiiii,  p.  238. 

2.  Si  tant  est,  comme  le  supposent  les  BoUandistes,  que  ce  Fintan, 
qualifié  de  Filius  Lnppanidans,  les  Actes  de  S.  Baïthen,  soit  le  même 
que  le  Fintan,  Filius  Aidi,  d'Adamnan,  lib.  ii,  c.  32.  Cf.  Reeves, 
p.  144. 


AVEC  L'IRLANDE.  227 

((  vres  ^  ;  grâce  à  la  chanté  tout  apostolique  qui 
((  renflamiiie,  il  sait  se  réjouir  avec  les  heureux  et 
((  pleurer  avec  les  malheureux.  Et  au  milieu  de 
«  tous  les  dons  que  lui  a  prodigués  la  générosité  de 
((  Dieu,  la  \Taie  humilité  du  Christ  est  royalement 
((  enracinée  dans  son  âme,  comme  si  elle  était  née 
((  avec  lui.  »  Tous  les  doctes  auditeurs  adhérèrent 
d'un  suffrage  unanime  à  cet  éloge  enthousiaste. 

1.  AcT.  s.  BoLL.\^D  ,  t.  II  Junii,  p.  238. 


CHAPITRE  VI 

Columba,  protecteur  des  matelots  et  des  cultiva- 
teurs, ami  des  laïques  et  vengeur  des  oppri- 
més. 


Sa  sollicitude  et  sa  chanté   universelle  pendant  toute  sa  vie  de 
missionnaire.  —  Les  moines  matelots  :   soixante-dix   religieux 
d'iona  forment  l'équipage  de  la  ilotille   monastique  ;  leurs  bar- 
ques d'osier  recouvertes  de  peaux.  —  Leur  hardiesse  en  mer  : 
le  gouffre  de  Corry-Vreckan.  —  La  prière  de  Columba  les  pro- 
tège contre  les  monstres  de  la  mer.  —  La  passion  de  la  solitude 
les  lance  dans  les  mers  inconnues  et  leur  fait  découvrir  Saint- 
Kilda,  l'Islande,  les  îles  de  Fer.  —  Cormac  aux  Orcades  et  dans 
l'océan  Glacial.  —   Columba    navigue    souvent   avec  eux  :  ses 
voyages  dans  les  Hébrides.  —  Le  sanglier  de  Skye.  —  Il  apaise 
les  tempêtes  par  sa  prière  ;  il  invoque  son  ami  saint  Kenneth. 
—  Jl  est  lui-même  invoqué  pendant   sa  vie  et  après  sa  mort 
comme  l'arbitre  des  vents.  —   Objurgations  filiales  des  moines 
quand  ils  ne  sont  pas  exaucés.  —  Bienfaits  conférés  aux  popula- 
tions agricoles  et  démêlés  au  sein  des  fables  de  la  légende  :  Co- 
lumba découvre  des  sources,  règle  les  irrigations  et  la  pêche, 
enseigne    la  greffe  des    arbres    fruitiers,    obtient    des    récoltes 
hâtives,  intervient   contre  les   épidémies,  guérit  diverses  mala- 
dies, procure  des  outils  aux  paysans.  —  Sa  sollicitude  spéciale 
pour  ses  moines  laboureurs  :  il  bénit  le  lait  qu'ils  viennent  de 
traire;  son  souffle  les  rafraîchit  au   retour  de   la  moisson.   — 
Le    forgeron    porté   au    ciel   par   ses  aumônes.    —    Relations 
avec  les  laïques  dont  il  réclame  l'hospitalité  :   prédiction  sur  le 
riche  avare  qui  lui  ferme  sa  porte.  —  Les  cinq  vaches  de  son 
hôte  du  Lochaber.   —   L'épieu    du   braconnier.   —  Il  pacifie  et 
console    tous  ceux    qu'il    rencontre.    —    Ses   menaces  prophé- 


COLUMBA,  PROTECTEUR  DES  FAIBLES.  229 

tiques  contre  les  félons  et  les  spoliateurs.  —  Châtiment  infligé 
à  lassassin  d'un  exilé.  —  Les  brigands  de  race  royale  :  Columba 
les  réprime  au  risque  de  sa  vie.  —  11  entre  jusqu'aux  genoux 
dans  la  mer  pour  arrêter  le  pirate  qui  avait  pillé  son  ami.  — Le 
porte-étendard  de  César  et  le  vieux  missionnaire. 


Pendant  tout  le  reste  de  sa  vie,  qui  devait  s'écou- 
ler dans  son  île  d'Iona  ou  dans  les  contrées  voisines 
de  TEcosse,  évangélisées  par  son  zèle  infatigable, 
rien  ne  frappe  et  n'attire  plus  l'historien  que  la 
généreuse  ardeur  de  sa  charité.  Né,  comme  le  dé- 
montre toute  sa  vie,  avec  un  tempérament  violent  et 
même  vindicatif,  il  avait  réussi  à  se  dompter  et  à  se 
transformer  au  point  de  tout  sacrifier  à  F  amour  du 
prochain.  Ce  n'est  pas  seulement  un  apôtre,  ou  un 
fondateur  monastique  que  nous  avons  devant  nous  : 
c'est  encore  et  surtout  un  ami,  un  frère,  un  bien- 
faiteur des  hommes,  un  défenseur  intrépide  et  infa- 
tigable du  pauvre,  du  faible,  du  travailleur  :  c'est 
l'homme  préoccupé  non  seulement  du  salut,  mais 
aussi  du  bonheur,  des  droits  et  des  intérêts  de  tous 
ses  semblables.  C'est  encore  l'homme  chez  qui  l'in- 
stinct de  la  pitié  se  traduit  en  intervention  intrépide 
et  incessante  contre  l'oppression  et  l'iniquité. 

Sans  perdre  le  caractère  imposant  et  solennel  qui 
s'est  toujours  attaché  à  sa  renommée  populaire,  il  va 
se  révéler  à  nous ,  sous  cet  aspect  attrayant ,  dans  toute 
la  suite  de  ses  travaux  apostohques  comme  dans  les 


230  COLUMBA,  PROTECTEUR  DES  FAIBLES 

principales  occupations  qui  se  partageront  sa  vie 
de  missionnaire  :  l'agriculture  et  la  navigation. 

Car  la  navigation  alternait  avec  Tagriculture  dans 
les  travaux  des  cénobites  d'Iona.  Les  mêmes  moines 
qui  labouraient  les  maigres  champs  de  Pile  sainte, 
qui  moissonnaient  et  battaient  le  grain,  accompa- 
gnaient Golumba  dans  ses  voyages  par  eau  aux  îles 
voisines,  et  pratiquaient  le  métier  de  marin,  plus 
répandu  alors,  ce  semble,  qu'aujourd'hui  parmi  les 
gens  de  race  irlandaise  * .  Les  communications  par 
eau  étaient  alors  fréquentes,  non  seulement  entre 
l'Irlande  et  la  Grande-Bretagne,  mais  entre  l'Irlande 
et  la  Gaule.  Nous  avons  déjà  rencontré  dans  le  port 
de  Nantes  un  navire  irlandais  prêt  à  emmener  le 
fondateur  de  Luxeuil  ^.  Les  marchands  gaulois  ve- 
naient vendre  ou  offrir  leurs  vins  jusque  dans  le 
centre  de  Pile,  à  l'abbaye  de  Glonmacnoise  ^  Dans  la 
vie  de  notre  saint,  on  rencontre  à  chaque  pas  la  men- 
tion des  populations  maritimes  "*  qui  l'entouraient  et 
qu'il  fréquentait  sans  cesse,  comme  aussi  des  exer- 
cices et  des  excursions  qui  associaient  ses  disciples 
à  tous  les  incidents  de  la  vie  des  nautoniers.  On 


1.  Adamn.,  I,  28. 

2.  T.  H,  p.  500.  —  «  Navis  quœ  Scotorum  commercia  vexerai,  » 
dit  le  biographe  de  saint  Colomba n. 

3.  Vita  S.  Kiarani,  c.  31,  cité  par  Reeves,  p.  57. 

4.  Nautœ,  navigatores.  rémiges,  nautici. 


ET  VENGELR  DES  OPPRIMÉS.  231 

cite  quatre  vers  eu  très  ancieu  irlaudais  qui  peu- 
vent se  traduire  ainsi  : 

Honneur  aux  soldats  qui  vivent  dans  loua. 
Ils  y  sont  trois  fois  cinquante  sous  la  règle  mo- 
nastique, 

Dont  soixante  et  dix  pour  ramer 

Et  traverser  la  mer  dans  leurs  barques  de  cuir. 

Ces  barques  étaient  quelquefois  creusées  dans  des 
troncs  d'arbres,  comme  celles  qu'on  trouve  encore 
ensevelies  dans  les  logs  ou  tourbières  de  l'Irlande  ; 
mais  le  plus  souvent  elles  étaient  d'osier  et  recou- 
vertes de  peaux  de  buffle,  comme  celle  dont  parle 
César  ' .  On  estimait  la  grandeur  de  ces  barques  d'a- 
près le  nombre  de  peaux  qui  étaient  employées  à  les 
couvrir.  Elles  étaient  petites  :  celles  d'une  ou  de 


1.  Corpus  navium  viminibiis  contextum  coriis  inlegebatur.  Bell, 
civil.,  I,  54. 

Primum  cana  sali\,  madelacto  viniine,  parvam 
Texitur  in  puppim  cœsoque  induta  juvenco. 

LUCAN.,   IV. 

Ces  barques  avaient  pour  nom  celtique  Ci/rrtc/i,  d'où  ci«r?'Mca  ou 
cuîTicaea  basse  latinité.  Les  nacelles  d'osier,  monument  primitif  de 
l'industrie  nautique  des  Celtes,  sont  encore  en  usage,  sous  le  nom 
de  coracle,  dans  les  ports  du  pays  de  Galles.  Elles  se  composent 
d'une  légère  carcasse  faite  avec  des  lattes  d'osier  et  recouverte  soit 
d'une  peau,  soit  d'une  toile  goudronnée.  Après  leurs  journées  de 
travail,  les  pêcheurs  mettent  à  sec  le  coracle  et,  le  prenant  sur  le 
dos,  vont  le  déposer  à  la  porte  de  leur  chaumière.  —  M.  Alphonse 
Esquiros  en  a  vu  à  Carmarthen  :  Revue  des  Deux  Mondes,  15  fé- 
vrier 1865. 


232  COLOMBA,  PROTECTEUR  DES  FAIBLES 

deux  peaux  étaient  portatives  ;  et  l'abbé  d'Iona  en 
avait  une  de  ce  genre,  pour  naviguer  sur  les  eaux 
intérieures,  dans  ses  voyages  au  delà  de  la  chaîne  des 
monts  septentrionaux  {dorsum  Britanniœ),  qu'il 
franchit  si  souvent  pour  aller  évangéhser  les  Pietés' . 
Plus  tard  la  communauté  en  posséda  de  beaucoup 
plus  grandes,  destinées  à  transporter  les  matériaux 
employés  à  la  reconstruction  du  monastère  primitif 
d'Iona  et  les  pièces  de  charpente  que  les  fils  de  Go- 
lumba  allaient  abattre  et  façonner  dans  les  vastes 
forêts  de  chênes  et  de  pins  qui  couvraient  alors  toute 
l'Ecosse  aujourd'hui  si  tristement  déboisée.  Elles 
marchaient  à  la  voile  ou  à  la  rame,  comme  les 
galères;  elles  étaient  garnies  de  mâts  et  d'agrès, 
comme  les  navires  modernes.  L'île  sainte  finit  par 
avoir  toute  une  flottille  à  sa  disposition,  montée  et 
pilotée  par  des  moines  ^. 


1.  ÂDAMiN.,   1,    34. 

2.  Tout  ce  passage  d'Adamnan  est  très  important  pour  l'histoire 
de  la  navigation  primitive  des  peuples  celtiques.  «  Cum  dolatœ  per 
terram  pinese  et  roborese  traherentur  longœ  trabes  magnœ  navium 
pariter  et  domus  materiœ  evelierentur...  Ea  die  qua  nostri  nautae, 
omnibus  prœparatis,  supra  memoratarum  ligna  materiarum  propo- 
nunt  scaphis  per  mare  et  curucis  trahere...  Per  longas  et  obligas 
vias  tota  die  properis  flatibus,  Deo  propitio  famulantibus,  et  plenis 
sine  ulla  relardatione  velis,  ad  lonam  insulam  omnis  illa  navalis 
emigratio  prospère  evenit.  II,  45.  —  Les  mots  soulignés  reprodui- 
sent le  texte  donné  par  les  Bollandistes  [Acta  Sancioruin,  Junii 
t.  IX,  p.  275),  qui  nous  semble,  en  cette  occasion,  préférable  à 
celui  du  manuscrit  suivi  par  le  docteur  Reeves.  —  On  voit  qu'il 
est  question  de  trois    sortes   de    bâtiments  :  naves,  scaphœ  et 


ET  VENGEUR  DES  OPPRIMÉS.  233 

Sur  ces  frêles  esquifs,  Golumba  et  ses  religieux 
sillonnaient  la  mer  alors  comme  aujourd'hui  si  agitée 
et  si  dangereuse  des  côtes  d'Ecosse  et  d'Irlande,  et 
tous  s'enfonçaient  vaillamment  dans  les  golfes  et  les 
détroits  innombrables  du  sombre  archipel  des  Hébri- 
des. Ils  avaient  la  conscience  des  périls  auxquels  les 
condamnait  leur  existence  insulaire.  Mais  ils  les  bra- 
vaient, habitués,  comme  ils  l'étaient,  à  vivre  au  milieu 
des  tempêtes,  sur  un  îlot  que  les  vagues  immenses 
de  l'Océan  semblaient  vouloir  sans  cesse  englou- 
tir ' .  Ils  n'en  tremblaient  pas  moins  quand  les  vents 
les  portaient  vers  un  gouffre  effrayant  nommé,  d'a- 
près le  nom  d'un  prince  de  la  famille  des  Nialls 
qui  s'y  était  noyé,  la  Chaudière  de  Brechan,  et  que 
l'on  risquait  de  rencontrer  en  passant  d'Irlande  en 


cunicx,  et  qu'il  y  avait  sur  l'île  un  atelier  de  construction  pour 
les  plus  grands  de  ces  navires,  parce  que  l'on  y  transportait  les 
grandes  pièces  de  bois  destinées  à  ces  navires  en  même  temps 
qu'aux  édifices  monastiques. — Dans  un  autre  passage  (4dam!N.,  II, 
35),  il  est  question  d'un  navire  de  transport,  oneraria  navis, 
monté  par  des  moines  et  chargé  de  joncs  que  l'abbé  Columba  avait 
envoyé  prendre  dans  un  domaine  voisin  pour  les  employer  à  des 
constructions  monastiques  :  Virgarum  fasciculos  ad  hospitium 
construendum. 

1.  Die  fragosee  tempeslatis  et  intolerabilis  undurum  magnitu- 
dinis...  Quis,  ait  (sanctus),  bac  die  valde  ventosa  et  nimis  pericu- 
losa,  licet  brève,  fretum  prospère  transnavigarepotest?  Adamn.,  I, 
4.  —  On  croit  entendre  les  vers  du  poète  : 

Quid  rigor  reternus  cœli,  quid  frigora  possunt, 
Igiiotumque  fretum?... 

Claudien,  in  Consulat.  III  Honor.,  v,  oi. 


234  COLUMBA,  PROTECTEUR  DES  FAIBLES 

Ecosse.  Il  a  été  jusqu'en  ces  derniers  temps  la  ter- 
reur des  matelots,  tant  les  flots,  par  certains  vents, 
y  creusent  en  tourbillonnant  de  profonds  abîmes. 
Parmi  les  hôtes  de  Columba,  les  plus  saints  ne  le 
traversaient  qu'en  tremblant  et  les  mains  levées 
vers  le  ciel  pour  implorer  le  miracle  qui  pouvait 
seul  les  sauver  \  Mais  lui-même,  qui  y  fut  un  jour 
presque  englouti,  toujours  préoccupé  du  souvenir 
de  sa  race,  crut  y  yoir  un  signe  des  tourments  que 
souffrait  dans  le  purgatoire  l'âme  de  son  parent 
qui  avait  péri  en  cet  endroit,  et  un  ordre  de  prier 
pom^  le  repos  de  cette  âme  en  même  temps  que  pour 
le  salut  de  ses  compagnons  de  route  -. 

La  prière  de  Columba,  sa  bénédiction  spéciale  et 
ardemment  sollicitée,  son  intercession  constante  et 
passionnée  pour  ses  frères  et  ses  disciples,  étaient  la 


1.  Adamn,  I,,  5.  —  VUa  sancti  Kiarani,  apud  Reeves,  263.  — 
Cf.  GiRALDUs  Cambrensis,  Topogr .  Hiberniœ,  II,  41.  —  Walter 
Scott  n'a  eu  garde  d'omettre  ce  site  dans  son  itinéraire  poétique  : 

I  would 

.  .  .  ïliat  your  eye  could  see  the  mood 
Of  Corryvrekin's  Whirlpool  rude, 
When  dons  tlie  Hag  her  -whitened  liood. 
.  .  .  And  Scarha's  isle,  wliose  tortured  shore 
Sill  rings  to  Corryvrekin's  roar... 

II  faut  remarquer  que,  comme  le  nom  de  Scotia  a  été  transféré 
de  l'Irlande  à  l'Ecosse,  ainsi  le  nom  du  gouffre  que  redoutaient 
tant  les  navigateurs  d'Iona  a  été  transféré  au  gouffre  tournoyant 
que  l'on  montre  de  loin  à  tous  les  touristes,  entre  les  îles  de 
Scarba  et  d'Iona,  dans  le   trajet  si  fréquenté  d'Oban   à   Glascow- 

2.0'DONNELL,  II,  21,  ap,  COLGAN,  p.  434. 


ET  VENGEUR  DES  OPPRIMÉS.  235 

grande  sauvegarde  des  navigateurs  d'Iona,  non  seu- 
lement contre  les  vents  et  les  naufrages,  mais  contre 
d'autres  dangers  qui  ont  aujourd'hui  disparu  de  ces 
parages.  D'immenses  et  nombreux  cétacés  fréquen- 
taient alors  la  mer  des  Hébrides.  Les  requins  remon- 
taient les  rivières  des  Higlilands,  et  l'un  des  compa- 
gnons de  Columba,  qui  traversait  la  Ness  à  la  nage, 
ne  dut  son  salut  qu'à  la  prière  du  saint,  au  moment 
où  il  n'était  plus  séparé  que  par  la  longuem^  d'un 
aviron  du  monstre  qui  avait  déjà  dévoré  un  indigène  ' . 
La  rencontre  d'une  baleine,  ou  peut-être  d'un  re- 
quin plus  formidable  que  d'autres,  fit  un  jour  re- 
culer tout  l'équipage  d'une  barque  montée  par  un 
des  religieux  ;  mais  un  autre,  ce  même  Baïtlienqui  fut 
l'ami  et  le  successeur  de  Columba,  encouragé  parla 
bénédiction  du  saint  abbé,  eut  plus  de  hardiesse,  re- 
prit la  mer  et  vit  le  monstre  s'enfoncer  sous  les  flots. 
((  Après  tout,  y>  dit  le  moine,  «  ce  monstre  et  moi 
((  nous  sommes  également  entre  les  mains  de  Dieu  - .  » 

1.  Adamn.,  II.,  27. 

2.  Id.,  I,  19.  —  Jusqu'au  dix-huitième  siècle,  les  baleines  fré- 
quentaient ces  parages,  et  on  a  vu  soulever  et  retourner  des 
bateaux  pêcheurs.  MatxTin's  Wesleni  Islands,  p.  5.  —  Les  baleines 
ont  disparu  aujourd'hui,  ainsi  que  les  phoques,  qui,  non  seulement 
du  temps  de  Columba,  mais  encore  en  1703.  servaient  de  nourri- 
ture aux  insulaires  des  Hébrides.  Le  monastère  d'Iona  en  entre- 
tenait un  troupeau  dans  un  îlot  voisin...  parvam  insulam  ubi  ma- 
rini  nostri  juris  vituli  generantur  et  générant...  Un  voleur  vient  les 
prendre  :  on  lui  donne  des  moutons  pour  en  tenir  lieu.  Adamn., 
L  42. 


236  COLUMBA,  PROTECTEUR  DES  FAIBLES 

D'autres  religieux  naviguant  dans  les  hautes  mers 
du  Nord  furent  épouvantés  par  des  nuées  de  crusta- 
cés inconnus  qui,  s'attachant  aux  rames  et  aux  flancs 
du  navire,  perforaient  les  peaux  dont  la  carène  était 
recouverte  ^ . 

Ce  n'était  pas  la  curiosité,  ni  l'amour  du  gain,  ni 
même  le  désir  de  convertir  les  païens,  qui  pous- 
saient les  disciples  de  Golumba  à  affronter  tous  les 
hasards  de  la  navigation  dans  une  des  mers  les  plus 
dangereuses  du  monde: c'était  la  soif  de  la  solitude, 
le  désir  irrésistible  de  conquérir  une  retraite  plus 
profonde,  un  asile  plus  reculé  encore  que  celui 
d'Iona,  sur  quelque  roc  inconnu  au  milieu  des  soli- 
tudes de  l'Océan,  où  personne  ne  voudrait  les  rejoin- 
dre et  d'oii  nul  ne  pourrait  les  ramener.  Ils  revenaient 
à  lona  sans  avoir  atteint  leur  but,  tristes,  mais  non 
découragés;  et,  aprèsquelque  repos,  ils  reprenaient 
la  mer  pour  recommencer  leur  ardente  recherche". 

C'est  ainsi  qu'ils  découvrirent,  à  cent  lieues  à 
l'ouest,  l'îlot  escarpé  et  presque  inabordable  de 
Saint-Kilda%  que  la  hardiesse  de  ses  oiseleurs  a 


1.  Adamn.,  ÎI,  42 . 

2.  Adamn.,  II,  42.  —  Id.,  I,  20. 

3.  En  1858,  on  y  voyait  encore,  avec  plusieurs  édifices  religieux 
d'une  date  très  reculée,  une  église  dédiée  à  saint  Columba,  et  les  ha- 
bitants de  i'ile,  quoique  calvinistes,  célébraient  encore  le  jour  de  sa 
fête  en  portant  le  lait  recueilli  dans  les  vacheries  au  gouverneur 
ou  fermier  de  l'île  qui  appartenait  alors  en  entier  à  un  seigneur  du 


ET  VENGEUR  DES  OPPRIMÉS.  237 

depuis  rendu  si  fameux;  puis  bien  au  nord  des 
Hébrides  et  même  des  Orcades,  ils  atteignirent 
les  îles  Shetland,  l'Islande  même,  selon  quelques- 
uns,  qui  n'est  qu'à  six  jours  de  voile  du  nord 
de  l'Irlande,  et  dont  la  première  église  chré- 
tienne porte  le  nom  de  Columba,  enfin  les  îles 
de  Fer  où  les  Norwégiens  trouvèrent  plus  tard  les 
traces  du  séjour  des  moines  irlandais,  leurs  livres  cel- 
tiques, leurs  croix  et  leurs  cloches' .  Gormac,  le  plus 
hardi  de  ces  intrépides  explorateurs,  fit  trois  lon- 
gues, laborieuses  et  périlleuses  excursions  sur  l'O- 
céan, avec  l'espoir  toujours  infructueux  d'atteindre 
le  désert  qu'il  rêvait.  Une  première  fois,  en  abor- 
dant aux  Orcades,  il  n'échappa  à  la  mort,  dont  les 
sauvages  habitants  de  cet  archipel  menaçaient  les 
étrangers,  qu'au  moyen  des  recommandations  que 


clan  des  Macleods  ;  ce  fermier  en  faisait  distribuer  par  portions  égales 
à  chaque  homme,  femme  ou  enfant  de  l'ile.  Histoire  de  S.  Kilda,  par 
Kenneth  Macaulay,  p.  71  de  la  traduction  française,  Paris,  1782.  Cet 
îlof,  qui  est  le  point  le  plus  occidental  de  l'Europe,  est  célèbre  par  les 
exploits  des  chasseurs  qui  se  suspendent  à  des  cordes  le  long  des 
falaises  verticales;  elle  n'a  guère  que  quatre-vingts  habitants;  on 
y  montre  le  site  d'une  chapelle  dite  de  Saint-Columbaavec  un  cime- 
tière et  des  sources  consacrées  et  médicales.  On  y  observe  encore  la 
fête  de  saint  Columba. 

1.  Landnamabok,  ap.  Antiq,  Celto-Scand.,  p.  14.  —  Dicuil,  qui 
écrivait  en  795,  constate  que,  cent  ans  auparavant,  les  îles  Feroë, 
avaient  été  habitées  par  des  eremitœ  ex  nostra  Scotia  navigantes. 
Éd.Letronne,p.  39.—  Cf.  Innés,  Scotlandin  the  middleages,'p.  101, 
et  surtout  Lanigan,  Eccles.  hist.  of  Ireland,  c.  3,  p.  225,  où  laques- 
tion  de  la  première  découverte  de  l'Islande  est  traitée  à  fond. 


238  COLUiWBA,  PROTECTEUR  DES  FAIBLES 

Coliimba  avait  obtenues  du  roi  des  Pietés,  déjà  con- 
verti, à  r adresse  du  roi  encore  païen  des  insulaires 
septentrionaux \  Une  autre  fois,  le  vent  du  sud  le 
porta  pendant  quatorze  jours  et  quatorze  nuits 
consécutives  presque  dans  les  profondeurs  de  Tocéan 
Glacial,  et  bien  au  delà  de  tout  ce  que  rêvait  Timagi- 
nation  des  hommes  d'alors". 

Golumba,  le  père  et  le  chef  de  ces  intrépides  et 
pieux  navigateurs,  les  suivait  et  les  guidait  par  sa 
prière,  toujours  vigilante  et  toujours  efficace.  Il  était 
en  quelque  sorte  présent  parmi  eux,  malgré  les  dis- 
tances qui  les  séparaient  du  sanctuaire  et  des  ports  in- 
sulaires dont  ils  étaient  partis.  L'oraison  lui  donnait 
l'intuition  des  dangers  qu'ils  couraient.  Il  les  voyait, 
il  en  souffrait,  il  en  tremblait.  Aussitôt  il  convo- 
quait au  son  de  la  cloche  les  frères  restés  au  mo- 
nastère, et  se  mettait  en  prière  dans  l'église  avec  eux. 


1.  Adamn.,  II,  42.  —  On  se  rappelle  involontairement  l'Arioste  qui 
place  aux  Hébrides  la  scène  de  la  délivrance  d'Olympie  par  Roland 
et  attribue  aux  habitants  de  ces  îles  l'usage  d'exposer  des  femmes 
aux  monstres  marins  : 

Per  distrugger  quell'  isola  d'Ebuda 
Che  di  quanta  il  mar  cinge  é  la  più  cruda. 
Vol  dovete  saper  ch'oltre  l'Irlanda, 
Fra  moite,  che  vi  son,  l'isola  giace 
Nomata  Ebuda,  che  per  Icgge  manda 
Rubando  intorno  il  suo  popol  rapace... 

Orlando  furioso,  ix,  H-12. 


2.  Adamn.,  I,  6;  II,  42. 


ET  VENGEUR  DES  OPPRIMÉS.  239 

Il  demandait  avec  larmes  au  Seigneur  d'accorder  le 
changement  de  vent  qu'il  leur  fallait,  et  ne  cessait 
qu'après  avoir  acquis  la  certitude  d'être  exaucé.  Il 
le  fut  maintes  fois,  et  les  moines  sauvés  et  revenus 
de  leurs  périlleux  voyages  accouraient  et  venaient 
le  bénir  de  sa  prophétique  et  bienfaisante  inter- 
vention^ . 

Souvent  il  les  accompagnait  lui-même  dans  leurs 
voyages  de  circumnavigation  et  d'exploration.  Il  vi- 
sitait très  fréquemment  les  îles  de  l'archipel  des 
Hébrides,  découvertes  ou  fréquentées  par  des  marin  s 
de  sa  communauté,  et  où  semblent  avoir  existé  dès 
lors  des  ccllm  ou  petites  colonies  de  la  grande  com- 
munauté insulaire,  notamment  à  Eigg,  où  une 
colonie  de  cinquante-deux  religieux,  fondée  et  gou- 
vernée par  un  disciple  de  l'abbé  d'ïona,  fut  égorgée 
par  des  pirates  vingt  ans  après  sa  mort".  Il  aimait  à 


1.  Adamn.,  h,  42. 

2.  CeUe  tragédie  d'Eigg,  en  61 7,  mérite  une  mention  spéciale.  D'après 
les  annales  irlandaises, saintDonnan, fondateur  de  cettecommunauté, 
était  ami  et  disciple  de  Columba;  voulant  une  retraite  plus  profonde, 
il  alla  s'établir  avec  quelques  compagnons  dans  l'île  d'Eigg,  qui  n'était 
habitée  que  par  les  troupeaux  de  moutons  de  la  reine  du  pays  (plu- 
sieurs des  îlots  près  Staffa  servent  encore  £i,ujourd'hui  de  pâturages). 
Cette  reine,  informée  de  cette  atteinte  à  sa  puissance,  ordonna  de  les 
tuer  tous.  Quand  les  égorgeurs  arrivèrent,  c'était  la  nuit  de  Pâques  : 
on  disait  la  messe.  Donnan  demanda  que  l'on  attendît  que  la  messe  fût 
finie.  «  Soit  !  »  dirent  les  émissaires.  La  messe  finie,  ils  se  livrèrent  tous 
au  couteau.  —  Selon  une  autre  version,  la  reine  ou  dame  du  sol  aposta 
des  pirates  (latrones)  pour  les  égorger  ;  ils  furent  surpris  psalmodiant 


240  COLUMBA,  PROTECTEUR  DES  FAIBLES 

y  séjourner,  sans  doute  pour  y  goûter  la  solitude 
qu'il  ne  trouvait  plus  à  loua  où  affluait  de  jour  en 
jour  une  foule  plus  considérable  de  pénitents,  de 
pèlerins  et  de  solliciteurs.  Il  se  plaisait  surtout  à 
Skye,  la  plus  grande  des  Hébrides,  rappelée  après 
douze  siècles  à  l'attention  du  monde  par  les  aven- 
tures périlleuses  et  romanesques  du  prétendant 
Charles-Edouard  et  de  Flora  Macdonald.  C'était  alors 
une  île  à  peine  habitée,  quoique  très  vaste,  et  cou- 
verte de  forêts  où  il  pouvait  s'enfoncer  pour  prier, 
absolument  seul,  en  laissant  même  ses  frères  loin  de 
lui.  Un  jour  il  y  rencontra  un  énorme  sanglier  pour- 
suivi par  une  meute  de  chiens  :  il  tua  d'un  seul  mot 
la  bête  féroce,  au  lieu  de  la  protéger,  comme  le  fai- 
saient si  volontiers  en  pareille  occurrence  les  saints 
des  légendes  mérovingiennes  \  Aussi  fut-il  pendant 
tout  le  moyen  âge  le  patron  de  Skye,  où  un  petit 
lac  a  gardé  son  nom,  de  même  que  plusieurs  sites 
et  monuments  des  îles  voisines^. 


dans  leur  oratoire, d'où  ils  se  transportèrent  dans  le  réfectoire,  afin  de 
périr  là  où  ils  avaient  vécu  plus  charnellement  qu'ailleurs  ;  ils  étaient 
cinquante-deux.  C'est  la  version  citée  par  les  BoUandistes,  t.  H  April., 
p.  487.  Comme  par  une  bénédiction  spéciale  de  ces  martyrs,  cette 
île  était  encore  catholique  en  1703,  et  on  y  vénérait  saint  Donnan. 
Martin' s  Journey  to  the  Western  Islands,  p.  279 

1.  Adamn,  II,  26. 

2.  Le  lac  a  été  desséché  par  lord  Macdonald,  propriétaire  actuel  de 
l'île.  Le  souvenir  et  le  nom  de  Columba  se  retrouvent  notamment  à 
Eilea  Naom  &^,  où  l'on  montre  un  puits  creusé  par  lui  dans  le  roc,  et  la 


ET  VENGEUR  DES  OPPRIMES.  241 

Souvent  aussi  la  tempête  venait  troubler  ces  ex- 
cursions maritimes  ;  Golumba  se  montrait  alors  aussi 
laborieux  et  aussi  hardi  que  le  plus  expérimenté  de 
ces  nautoniers monastiques.  Quand  tous  se  mettaient 
à  ramer,  il  ne  voulait  pas  rester  oisif  et  ramait  avec 
eux^ .  Nous  l'avons  déjà  vu  braver  les  tempêtes  assez 
fréquentes  sur  les  lacs  étroits  et  dangereux  du  nord 
de  la  Galédonie".  En  pleine  mer,  il  conservait  au 
milieu  des  orages  le  même  intrépide  sang-froid  et 
s'associait  à  toutes  les  corvées  des  matelots.  Pendant 
le  trajet  qu'il  fit  d'Iona  en  Irlande,  pour  assister 
avec  le  roi  Aïdan  au  parlement  de  Drmn-Ceitt,  le 
mauvais  temps  fit  courir  au  navire  qui  le  portait  de 
grands  dangers  ;  les  vagues  avaient  rempli  d'eau  la 
cale  que  Golumba  s'efforçait,  avec  les  autres  mate- 
lots, de  vider.  Mais  eux  lui  dirent  :  «  Ge  que  vous 
((  faites  là  ne  nous  sert  pas  à  grand'chose  :  vous  feriez 


tombe  de  sa  mère  Eithne,  puis  à  Tirée,  si  souvent  cité  par  Adamnan 
sous  le  nom  de  Terra  Ethice.  Dans  toutes  les  îles  dénudées  de  la 
côte  occidentale  d'Ecosse, et  surtout  du  district  de  Lorn  (  Argyle  shirej , 
il  y  a  des  croix  sculptées  de  formes  aussi  curieuses  que  variées,  des 
pierres  tombales,  des  chapelles  en  ruine,  des  édifices  de  construction 
grossière  et  de  forme  bizarre,  des  pierres  druidiques,  et  des  églises 
plus  ou  moins  anciennes  presque  toujours  sous  le  vocable  de  Go- 
lumba :  elles  sont  décrites  avec  soin  dans  un  demi-volume  dont  le 
texte,  accompagné  de  gravures,  a  été  publié  sous  le  voile  de  l'a- 
nonyme par  Thomas  Muir,  négociant  de  Leith,  sous  le  titre  de  : 
The  Western  Islands,  Edinburg,  1861,  in-4o. 

1.  Vit.  S.  Comgelli,  ap.  Colgan,  p.  458. 

2.  Voir  plus  haut,  page  189. 

MOINES  d'occ,  III.  14 


242  COLUMBA,  PROTECTEUR  DES  FAIBLES 

((  mieux  de  prier  pour  ceux  qui  vont  périr.  »  C'est 
ce  qu'il  fit;  et  dès  que,  monté  sur  la  proue,  il  eut 
étendu  les  bras  pour  prier,  la  mer  se  calma. 

Naturellement,  toutes  les  fois  qu'il  était  en  mer  et 
que  la  tempête  éclatait,  ses  compagnons  de  route  ré- 
clamaient son  intercession  :  mais  un  jour  il  leur  ré- 
pondit :  ((  Ce  n'est  pas  mon  tour  aujourd'hui  ;  c'est 
((  celui  du  saint  abbé  Kennetli.  »  Ce  Kenneth  était 
abbé  d'un  monastère  en  Irlande,  et  grand  ami  de 
Golumba  qu'il  allait  souvent  visiter  à  lona  ;  et  à  la 
même  heure,  entendant  retentir  dans  le  secret  de 
son  cœur  le  cri  de  son  ami,  averti  par  une  voix  in- 
térieure, il  sortit  du  réfectoire  et  courut  à  l'église 
afin  de  prier  pour  les  naufragés  en  s 'écriant  :  «  Il 
((  ne  s'agit  pas  de  dîner  quand  Golmuba  e«t  en  danger 
«  de  périr  sur  mer.  »  Il  ne  prit  pas  même  le  temps 
de  se  chausser  les  deux  pieds  avant  d'aller  àl'église  ; 
ce  qui  lui  valut  les  remercîments  particuliers  de  son 
ami  d'Iona* ,  et  ce  qui  rappelle  la  légende  également 
celtique  de  l'évêque  saint  Paterne  obéissant  avec  un 
seul  pied  botté  à  l'appel  de  son  métropolitain  ^. 

Sous  ces  dehors  légendaires,  il  est  facile  de  recon- 


1.  Adamn.,  Il,  12,  13. 

2.  Tome  II,  liv.  vu,  chap.  4.  —  Cainnach  ou  Kenneth,  saint  très 
populaire  en  Ecosse  et  dont  le  nom  a  été  porté  par  plusieurs  rois 
écossais,  était  abbé  d'Aghaboe,  au  diocèse  d'Ossory.  Né  vers  517, 
mort  en  600,  il  a  laissé  son  nom  à  l'îlot  (ïrnch-Kenneth,  voisin 
d'Iona  et  visité  par  Johnson. 


ET  VENGEUR  DES  OPPRIMÉS.  243 

naître  chez  Tapôtrc  monastique  de  la  Calédonie,  à 
côté  de  l'efficacité  miraculeuse  de  sa  prière,  une 
étude  attentive  des  vents  et  de  tous  les  phénomènes 
de  la  nature  dans  la  vie  des  populations  insulaires  et 
maritimes  qu'il  voulait  initier  à  la  vie  chrétienne. 
Cent  récits  divers  nous  le  représentent  comme  l'Éole 
de  ces  temps  fabuleux  et  de  ces  mers  dangereuses. 
On  venait  à  chaque  instant  lui  demander  d'obtenir 
un  vent  favorable  pour  n'importe  quelle  expédition  : 
il  arriva  même  un  jour  que  deux  de  ses  moines, 
au  moment  de  s'embarquer  pour  deux  directions 
différentes,  vimTut  lui  demander  à  la  fois  de  faire 
souffler  l'un  le  vent  du  Nord  et  l'autre  celui  du  Midi. 
Il  les  exauça  tous  deux,  mais  en  faisant  retarder  le 
départ  de  celui  qui  allait  en  Irlande  jusqu'après 
l'arrivée  de  celui  qui  ne  voulait  aborder  qu'à  l'île 
voisine  de  Tirée  ^ . 

De  loin  comme  de  près  il  était  invoqué  ou  redouté 
par  les  navigateurs  comme  l'arbitre  du  souffle  des 
vents.  Libran  de  la  Jonchère,  ce  généreux  pénitent 
dont  on  a  raconté  plus  haut  la  curieuse  histoire,  vou- 
lant retourner  d'Irlande  à  loua,  se  vit  repoussé  par 
l'équipage  d'un  navire,  en  partance  du  port  de  Derry 
pour  l'Ecosse,  parce  qu'il  n'était  pas  de  la  commu- 
nauté même  d'Iona.  Sur  quoi  le  voyageur  éconduit 
invoqua  mentalement  et  à  travers  les  mers  le  secours 

1.  Adamn.,  11,   15. 


244  COLUMBA,  PROTECTEUR  DES  FAIBLES 

de  son  ami  absent.  Aussitôt  le  vent  changea  et  re- 
poussa le  navire  vers  la  terre.  Gomme  les  matelots 
voyaient  encore  le  pauvi^e  Libran  qui  courait  le  long 
de  la  plage,  ils  lui  crièrent  du  pont  de  leur  barque  : 
«  C'est  peut-être  toi  qui  es  cause  que  le  vent  a 
((  tourné  ;  si  nous  te  prenions  avec  nous,  serais-tu  à 
((  même  de  nous  le  rendre  favorable?  —  Oui,  »  dit 
l'autre;  «  le  saint  abbé  Golumba,  qui  m'a  imposé 
(.t  sept  ans  de  pénitence,  à  qui  j'ai  obéi  et  que  je 
«  veux  rejoindre,  vous  obtiendra  cette  grâce.  »  Aus- 
sitôt dit,  aussitôt  fait  ;  on  le  prend  à  bord  et  le  trajet 
s'effectue  heureusement\ 

Ceci  se  passait  de  son  vivant,  mais  pendant  un 
siècle  au  moins  après  sa  mort  il  demeura  le  patron 
toujours  populaire  et  toujours  propice  des  marins 
en  détresse.  On  remarque  dans  leurs  prières  ce  ton 
de  familière  confiance  et  quelquefois  d'objurgation 
filiale  qu'on  a  si  souvent  signalé  chez  les  Celtes  de 
l'Armoriqueet  aussi  chez  les  peuples  catholiques  du 
midi  de  l'Europe.  Adamnan  avoue  que  lui-même  et 
d'autres  religieux d'Iona,  embarqués  sur  une  flottille 
de  douze  barques  chargées  de  poutres  de  chêne  pour 
la  reconstruction  du  monastère,  retenus  parles  vents 
contraires  dans  une  île  voisine,  se  mirent  à  accuser 
leur  Columba  :  «  Comment,  cher  saint,  »  lui  disaient- 
ils,  ((  t'arrangeras-tu  de  ce  retard?  Nous  pensions 

1.  Adamn.,  II,  39. 


ET  VENGEUR  DES  OPPRIMES.  245 

((  jusqu'à  présent  que  tu  étais  en  grand  crédit  au- 
((  près  de  Dieu,  y)  Une  autre  fois  qu'ils  étaient  re- 
tenus par  la  même  cause  dans  une  anse  de  la  plage 
voisine  de  Lorn\  précisément  en  la  veille  de  la 
fête  de  leur  saint  abbé,  ils  lui  dirent  :  ce  Comment 
«  donc  peux-tu  nous  laisser  passer  ta  fête  de  de- 
ce  main  parmi  ces  laïques  et  non  dans  ta  propre 
((  église?  Il  te  serait  si  facile  d'obtenir  du  Seigneur 
((  que  le  vent  contraire  nous  devînt  favorable  et 
((  nous  permît  d'aller  célébrer  la  messe  dans  ton 
((  église!  ))  Dans  ces  deux  occasions,  ils  furent 
exaucés  :  le  vent  sauta  de  façon  à  leur  permettre  de 
prendre  la  mer  et  de  franchir  l'espace  qui  les  sépa- 
rait d'Iona,  sur  ces  frêles  barques  dont  les  antennes 
en  se  croisant  sur  les  mâts  reproduisaient  le  signe 
auguste  de  la  Rédemption.  Plus  de  cent  témoins  de 
ces  faits  étaient  encore  vivants  au  temps  où  écrivait 
le  biographe  de  notre,  saint  ^. 

Encore  aujourd'hui,  une  belle  légende,  qui  a 
cours  aux  Hébrides,  rend  témoignage  à  l'empire  de 
ces  souvenirs  populaires.  Elle  veut  que,  chaque  an- 
née, revenant  de  l'autre  monde,  Columba  arrive  dans 
une  barque  sans  voiles  et  sans  rames,  et  parcoure 
tout  l'archipel  pendant  trois  jours  et  trois  nuits, 

1.  C'est  un  district  de  la  vaste  province  d'Argyle,  qui  donne  en- 
core aujourd'hui  le  tilre  de  marquis  au  fils  aîné  du  duc  d'Argyle. 

2.  Adamn.,  Il,  45. 

14. 


246  COLUMBA,  PROTECTEUR  DES  FAIBLES 

comptant  une  à  une  toutes  les  îles  jusqu'au  moindre 
îlot,  et  les  bénissant  l'une  après  l'autre,  en  mé- 
moire des  anciens  jours  ^ . 

La  tendre  et  vigilante  charité  qui  se  prête  à  tous 
CCS  incidents  de  sa  vie  de  marin  et  de  voyageur 
nous  apparaît  plus  constante  et  plus  énergique  en- 
core, pendant  toutes  les  phases  de  son  existence, 
dans  ses  relations  avec  les  populations  agricoles, 
soit  de  l'Irlande,  son  berceau,  soit  de  la  Calédonie, 
sa  patrie  adoptive.  Au  milieu  des  légendes  évidem- 
ment fabuleuses  et  des  miracles  apocryphes  ou  pué- 
rils, dont  les  narrateurs  irlandais  ont  farci  la  glo- 
rieuse histoire  du  grand  missionnaire',  il  est  doux 


1.  Celte  légende  a  fourni  à  M.  Charles  Mackay  le  sujet  d'une  de 
ses  meilleures  ballades,  dans  sa  collection  intitulée  :  Legends  of  the 
Isles. 

2.  Le  pieux  franciscain  Colgan,  qui  adonné  place  dans  sa  précieuse 
collection  des.4c/rt  sanctorum  Hîbernix  (malheureusement  incom- 
plète) à  un  si  grand  nombre  de  ces  fables,  a  cependant  dû  laisser  de 
côté  une  foule  de  récits  insoutenables  que  ses  prédécesseurs  avaient 
adoptés  :  «  Nonnulla...  tanquam  ex  monumentis  vel  apocryphis,  vel 
ex  rerum  forte  vere  gestorum  nimia  exaggeratione  speciem  fabulîe 
prseferentibus,  consulte  omiltenda  duximus...  Quia  nobis  apparent 
vel  exegetum  vel  librariorum  (qui  miris  mirabiliora  immiscuerunt) 
licentiis  et  commentis  ita  esse  depravata  ut  solum  fabularum  spe- 
ciem prseferant.  »  Trias  Thaumaturcja,  p,  441.  — Les  BoUandistes 
protestent  avec  encore  plus  d'énergie,  et  à  maintes  reprises,  contre 
les  fables  qu'ils  se  croyaient  obligés  de  reproduire  :  Vitae  hujus  auc- 
tor  aliquid  habere  videtur  degenio  Hibernico,  cui  solet  esse  perquam 
familiare,  ambulare  in  mirabilibus,  in  rébus,  inquam,  supra  fidem 
prodigiosis,  ne  dicam  portentosis.  Tome  111  August.,  p.  658  ;  cf.  même 
volume,  p.  742;  et  tome  II  Julii,  p.  241  et  299. 


ET  VENGEUK  DES  OPPRIMES.  247 

de  pouvoir  discerner  des  témoignages  irrécnsablerj 
de  son  intelligente  et  féconde  sollicitude  pour  les 
besoins,  les  travaux,  les  souffrances  des  habitants 
de  la  campagne  et  de  son  active  et  féconde  interven- 
tion à  leur  profit. 

Quand  on  nous  le  montre  faisant  jaillir  d'un  coup 
de  sa  crosse  des  fontaines  d'eau  douce  en  cent  en- 
droits divers  de  l'Irlande  ou  de  l'Ecosse,  dans  les 
régions  arides  ou  rocheuses,  telles  que  la  presqu'île 
d'Ardnamurchan  ^  ;  quand  on  le  voit  abaissant,  par 
le  seul  effort  de  sa  prière,  les  cataractes  d'une  rivière 
de  manière  que  les  saumons  pussent  y  remonter 
dans  la  saison  favorable  à  la  pêche,  comme  ils  l'ont 
toujours  fait  depuis ,  au  grand  avantage  des  rive- 
rains -  ;  nous  reconnaissons  dans  ces  récits  la  forme 
la  plus  touchante  de  la  gratitude  populaire  et  natio- 
nale pour  les  services  rendus  par  le  célèbre  reli- 
gieux en  apprenant  aux  paysans  à  rechercher  les 
sources,  à  régler  les  irrigations,  à  rectifier  le  cours 
des  rivières,  comme  Font  fait  tant  d'autres  saints 


1.  O'DONNELL,  1.  I,  c.  86.  —  Adamn.,  I,  12;  I[,  10. 

2.  O'DoNNELL,  Vita  quinta,  1.  ii,  c.  92.  —  Il  s'agit  de  l'Erne,  fleuve 
de  ruister,  qui  se  jette  dans  l'Océan  après  avoir  traversé  les  deux 
grands  lacs  nommés  Lough  Erne.  En  souvenir  de  ce  bienfait,  l'his- 
torien nous  apprend  que  tout  le  produit  de  la  pêche  faite  le  jour  de 
la  fête  de  saint  Columba  était  abandonné  au  coarb,  c'est-à-dire  à 
l'abbé  qui  avait  le  premier  rang  parmi  les  successeurs  du  saint  dans 
le  gouvernement  des  monastères  fondés  par  lui. 


248  COLUMBA,  PROTECTEUR  DES  FAIBLES 

religieux  dans  toutes  les  contrées  de  l'Europe. 
On  comprend  également  qu'il  s'occupait  avec  zèle 
et  succès  de  la  greffe  des  sauvageons  et  de  la  culture 
des  arbres  fruitiers,  en  lisant  le  récit  qui  nous  le 
représente,  au  début  de  sa  vie  monastique,  dans  la 
plus  ancienne  de  ses  fondations,  Durrow,  s 'appro- 
chant en  automne  d'un  arbre  surchargé  de  fruits 
nombreux,  mais  aigres  et  malsains,  pour  le  bénir, 
en  disant  :  «  Au  nom  du  Tout-Puissant,  que  ton 
((  amertume  t'abandonne,  ô  arbre  amer,  et  que  tes 
((  pommes  soient  désormais  aussi  douces  qu'elles 
((  ont  été  amères  jusqu'ici  ^  !  »  Ailleurs  on  le  voit 
obtenir  pour  ses  clients  des  récoltes  hâtives  et  abon- 
dantes, faire  semer,  par  exemple,  en  juin,  de  l'orge, 
déjà  bon  à  récolter  en  août,  ce  qui  semblait  être 
alors  un  miracle,  mais  ce  qui  n'est  pas  sans  exemple 
encore  aujourd'hui  en  Ecosse  ^  Presque  toujours  le 
souvenir  d'un  service  rendu,  d'un  bienfait  sollicité 
ou  spontanément  conféré,  se  marie  ainsi,  dans  la 
légende,  au  récit  de  ses  miracles  ou  aux  effusions  de 
sa  prière,  et  le  plus  souvent  au  profit  des  cultiva- 
teurs :  il  est  évident  qu'il  étudiait  leurs  besoins  et 


1.  Adamn.,  n,  2,  —  «  Arborem  plenam  fructii  qui  erat  hominibus 
jnutilis  pree  nimia  amaritudine,  »  est-il  dit  dans  une  légende  analogue 
d'un  autre  saint  irlandais,  Mochoënoroc.  Âp.  Colgan,  Acta  sanc- 
iorum  Hibernix,  p.  592. 

2.  New  statistical  accounts,  cité  par  Rekves,  p.  459. 


ET  VENGEUR  DES  OPPRIMÉS.  249 

suivait  leurs  vicissitudes  avec  une  sympathie  infati- 
gable. 

C'est  ainsi  qu'il  s'occupait  surtout  à  la  guérison 
des  maladies  contagieuses  qui  menaçaient  la  vie  ou 
ravageaient  le  bétail  des  cultivateurs  de  son  pays. 
Assis  un  jour  sur  un  monticule  de  son  île  d'iona,  il 
dit  au  moine  qui  lui  tenait  compagnie  et  qui  était 
originaire  de  la  colonie  dalriadienne  :  «  Vois  ce 
((  nuage  épais  et  pluvieux  qui  vient  du  Nord;  il  ren- 
((  ferme  dans  son  sein  les  germes  d'une  maladie  meur- 
((  trière  ;  il  va  fondre  sur  un  grand  district  de  notre 
((  Irlande  et  faire  naître  des  ulcères  et  des  pustules 
«  sur  le  corps  des  hommes  et  sur  les  tétines  des 
((  vaches.  Il  nous  faut  avoir  pitié  de  leurs  maux. 
((  Vite  donc,  descendons,  et  dès  demain  tut'embar- 
((  queras  pour  aller  à  leur  secours.  »  Le  moine  obéit 
et,  muni  du  pain  bénit  que  lui  avait  remis  Golumba, 
il  alla  parcourir  toute  la  région  infestée  par  l'épi- 
démie, en  distribuant  aux  premiers  malades  qu'il 
rencontra  de  l'eau  dans  laquelle  avait  trempé  ce 
pain  bénit  par  l'abbé  exilé  que  préoccupait  si  affec- 
tueusement le  sort  de  ses  compatriotes.  Le  remède 
opéra  si  bien  que,  de  toutes  parts,  hommes  et  bêtes 
affluaient  autour  de  l'envoyé  d'iona,  et  que  partout 
retentirent  les  louanges  du  Christ  et  de  son  servi- 
teur Columba^. 

1.  Adamn.,  JI,  7. 


250  COLUMBA,  PROTECTEUR  DES  FAIBLES 

Toujours  à  l'affût  des  maux,  des  pertes,  des  acci- 
dents qui  venaient  frapper  les  familles  ou  les  popu- 
lations qui  l'intéressaient,  et  que  lui  révélaient  soit 
une  intuition  surnaturelle,  soit  quelque  sollicitation 
plaintive,  nous  le  voyons  tantôt  envoyer  le  pain  bénit 
qu'il  employait  comme  remède,  à  une  sainte  fille 
qui  s'était  cassé  la  cuisse  en  sortant  de  la  messe  ; 
tantôt  guérissant  d'autres  femmes  d'une  ophtalmie 
avec  du  sel  également  bénit  ;  partout  mêlant  à  ses 
courses  évangéliques  ou  à  ses  autres  excursions  le 
désir  et  le  soin  de  guérir  tous  les  malades  qu'on  lui 
signalait  ou  qui  venaient  l'attendre  le  long  de  sa 
route  pour  toucher  le  bord  de  sa  coule,  comme  le 
petit  idiot  de  Clonmacnoise  et  comme  cela  se  vit  pen- 
dant tout  son  voyage  à  l'assemblée  nationale  de 
Drum-Geitt  ^ . 

Toute  sa  vie  porte  l'empreinte  d'une  ardente  et 
spéciale  sympathie  pour  les  travailleurs  des  champs. 
Depuis  ses  courses  déjeune  homme  en  Irlande,  oii 
il  s'occupait  de  fournir  aux  laboureurs  les  socs  de 
charrue  et  les  autres  outils  qui  leur  manquaient,  et 
de  former  des  jeunes  gens  au  métier  de  forgeron  - , 
jusqu'aux  jours  de  sa  vieillesse  où  il  ne  pouvait 
plus  suivre  que  de  loin  les  labeurs  de  ses  moines, 
ceux-ci  n'en  subissaient  pas  moins  la  salutaire  et 

1.  Adamn.,  n,  5,  6,  7,  35. 

2.  O'DoNNELL,  Quinta  vila,  i,  68. 


ET  VENGEUR  DES  OPPRIMÉS.  251 

bienfaisante  influence  de  sa  paternelle  tendresse. 
Assis  dans  la  petite  hutte  en  bois  qui  lui  servait  de 
cellule,  il  interrompait  ses  études  et  déposait  la 
plume  pour  bénir  les  moines  à  mesure  qu'ils  re- 
venaient des  champs,  des  pâtures  ou  des  granges. 
Les  plus  jeunes,  après  avoir  trait  les  vaches  de 
la  communauté,  s'agenouillaient  avec  leurs  seaux 
pleins  de  lait  nouveau  pour  recevoir  le  loin  la  bé- 
nédiction de  l'abbé,  accompagnée  quelquefois  d'un 
avertissement  utile  à  leurs  âmes  * . 

Pendant  un  des  derniers  étés,  enrevenant,  le  soir, 
de  moissonner  les  maigres  récoltes  de  leur  île,  et  en 
s'approchant  du  monastère,  les  religieux  s'arrê- 
tèrent émus  et  charmés.  L'économe  du  monastère, 
l'ami  et  le  successeur  futur  de  Golumba,  Baïthen, 
Jeur  demandait  :  a.  N'éprouvez- vous  ici  rien  de  par- 
<(  ticulier?  »  «  Oui,  vraiment,  »  répondit  le  plus 
ancien,  «  tous  les  jours,  à  cette  heure  et  à  cette 
((  place,  je  respire  un  parfum  délicieux,  comme  si 
((  toutes  les  fleurs  du  monde  étaient  ici  réunies  ;  je 
((  sens  aussi  comme  la  flamme  d'un  foyer  qui  ne  me 
((brûle  pas,  mais  me  réchauffe  doucement;  j'é- 
((  prouve  enfin  dans  mon  cœur  une  joie  si  inaccou- 
((  tumée,  si  incomparable,  que  je  ne  sens  plus  ni 
((  chagrin  ni  fatigue.  Les  gerbes  que  je  rapporte  sur 
«  le  dos,  bien  que  fort  lourdes,  ne  pèsent  plus  rien, 

1.  Adamn.,  I,  25;  II,  16;  m,  22. 


2o2  COLUMBA,  PROTECTEUR  DES  FAIBLES 

((  et  je  ne  sais  comment,  d'ici  au  monastère,  il  me 
((  semble  qu'on  me  les  enlève  des  épaules  !  Qu'est-ce 
«  donc  que  cette  merveille?  »  Et  tous  de  raconter 
une  impression  identique.  «  Je  vais  vous  dire,  »  re- 
prit l'économe,  «  ce  qui  en  est.  C'est  notre  vieux 
((  maître  Golumba,  toujours  plein  d'anxiété  pour 
«  nous,  qui  s'inquiète  de  notre  retard,  qui  se  tour- 
ce  mente  de  notre  fatigue,  et  qui,  ne  pouvant  plus 
((  venir  au-devant  de  nous  avec  son  corps,  nous  en- 
ce  voie  son  souffle  pour  nous  rafraîchir,  nous  réjouir 
ce  et  nous  consoler  ^ .  » 

Il  ne  faudrait  pas  croire  qu'il  réservât  sa  solli- 
citude aux  seuls  travailleurs  monastiques.  Loin  de 
là,  il  savait  apprécier  et  honorer  le  travail  laïque, 
sanctifié  parla  vertu  chrétienne,  ce  Yoilà,  »  disait-il 
un  jour  aux  anciens  du  monastère,  ce  voilà  qu'au 
(c  moment  oii  je  parle,  un  tel,  qui  a  été  forgeron 
ce  là-bas,  au  centre  de  l'Irlande,  le  voilà  qui  monte 
ce  au  ciel  !  Il  meurt  vieux  et  il  a  travaillé  toute  sa  vie, 
(c  mais  il  n'a  pas  travaillé  en  vain  :  il  a  acheté, 
ce  moyennant  le  travail  de  ses  mains,  la  vie  éter- 
ee  nelle,  car  il  dépensait  ses  gains  en  aumônes;  et  je 
ce  vois  d'ici  les  anges  qui  viennent  chercher  son 
ce  âme".  ))  On  conviendra  que  le  panégyrique  du 
travail  manuel,  devenu  si  banal  de  nos  jours,  a  été 

1.  Adamn.,  I,  37. 

2.  Adamn.,  ni,  9. 


ET  VENGEUR  DES  OPPRIMES.  253 

rarement  formulé  d'une  façon  plus  solennelle  et  plus 
touchante. 

On  raconte  d'ailleurs  qu'il  fréquentait  très  volon- 
tiers les  laïques  ;  pendant  le  cours  de  ses  voyages,  il 
vivait  avec  eux  dans  une  libre  et  charmante  familia- 
rité. C'est  ici  un  des  côtés  les  plus  attachants  et  les 
plus  instructifs  de  son  histoire.  Il  réclamait  et  rece- 
vait sans  cesse  l'hospitalité,  non  seulement  des  ri- 
ches, mais  même  des  pauvres,  et  quelquefois  il  la 
rencontrait  plus  facilement  chez  les  pauvres  que  chez 
les  riches.  A  ceux  qui  lui  refusaient  un  abri  il  savait 
bien  prédire  un  prompt  châtiment  :  «  Cet  avare,  » 
disait-il,  «  qui  méprise  le  Christ  dans  la  personne  des 
(>. voyageurs,  verra  ses  richesses  diminuer  de  jour 
«  en  jour  et  tomber  à  rien  ;  il  finira  par  mendier  et 
((  son  fils  ira  de  porte  en  porte  en  tendant  la  main 
((  qui  ne  sera  jamais  qu'à  moitié  remplie  ^ .  »  Chez 
les  indigents  qui  l'accueillaient  sous  leur  toit,  il 
s'informait  avec  sa  sollicitude  ordinaire  de  leurs 
ressources,  de  leurs  besoins,  de  tout  leur  petit  avoir. 
Il  paraît  que  dans  ce  temps-là  on  était  regardé  comme 
très  pauvre  en  Ecosse  quand  on  n'avait  que  cinq 
vaches.  C'était  toute  la  fortune  d'un  paysan  du  Lo- 
ch aber  chez  qui  Columba,  qui  traversait  sans  cesse 
cette  contrée  pour  aller  chez  le  roi  des  Pietés,  passa 
une  nuit  et  fut  très  cordialement  reçu  malgré  l'in- 

1.  Adamn.,  n,  20. 

MOINES    DOCC,    III.  15 


234  COLUMBA,  PROTECTEUR  DES  FAIBLES 

digence  de  la  maison.  Le  lendemain  matin,  il  se  fit 
amener  les  cinq  petites  vaches  et  les  bénit  en  prédi- 
sant à  son  hôte  qu'il  en  aurait  bientôt  cent  cinq  et 
que  la  bénédiction  du  missionnaire  reconnaissant 
porterait  sur  ses  enfants  et  sur  ses  petits-enfànts,  ce 
qui  se  réalisa  ponctuellement' . 

Dans  ce  même  district  du  Lochaber ,  qui  est  encore 
aujourd'hui  le  théâtre  de  ces  grandes  chasses  au 
cerf  où  se  complaît  Faristocratie  britannique ,  notre 
saint  fut  accosté  un  jour  par  un  malheureux  bracon- 
nier qui  n'avait  pas  de  quoi  nourrir  sa  femme  et 
ses  enfants,  et  qui  lui  demanda  Faumône  :  «  Pauvre 
((  petit  homme ,  »  lui  ditColumba,  «  va  vite  me  cher- 
ce  cher  une  perche  dans  la  forêt  voisine.  »  Dès  que 
la  perche  lui  eut  été  apportée,  l'abbé  d'iona  se  mita 
l'aiguiser  lui-même  en  forme  d'épieu  ;  après  quoi 
il  bénit  cette  javeline  improvisée  et  la  remit  au 
mendiant  en  lui  disant  que,  s'il  la  gardait  avec  soin 
et  ne  s'en  servait  que  contre  les  bêtes  fauves,  jamais 
il  ne  manquerait  de  venaison  dans  sa  pauvre  mai- 
son, lien  arriva  comme  il  l'avait  prédit;  le  bra- 
connier allait  planter  son  épieu  bénit  dans  un  coin 
reculé  de  la  forêt ,  et  il  ne  se  passait  pas  de  jom* 


1.  Adamn,  H,  21. — Le  districtde  Lochaber,  célèbre  dans  les  guerres 
modernes  de  l'histoire  d'Ecosse,  est  situé  sur  les  confins  des  comtés 
actuels  d'Argyle  et  d'Inverness,  sur  la  route  d'Iona  à  la  résidence  du 
roi  des  Pietés  ;  Columba  y  passait  sans  cesse. 


ET  VENGEUR  DES  OPPRIMÉS.  250 

sans  qu'il  trouvât  embroché  un  cerf  ou  une  biche  ou 
quelque  autre  gibier,  de  telle  sorte  qu'il  eut  bientôt 
de  quoi  revendre  aux  voisins,  après  avoir  pourvu  à 
la  subsistance  de  tous  les  siens\ 

Columba  s'intéressait  ainsi  à  tout  ce  qu'il  voyait, 
à  tout  ce  qui  se  passait  autour  de  lui  et  qui  pouvait 
tourner  au  profit  des  pauvres  ou  du  prochain; 
tantôt  à  la  chasse,  tantôt  à  la  pêche,  en  indiquant 
aux  gens  les  bons  moments  et  les  bons  endroits 
pour  prendre  les  saumons  ou  les  brochets  de  la  plus 
belle  taille-. 

Chaque  fois  qu'il  se  trouvait  en  contact  avec  des 
indigents  ou  avec  des  étrangers,  la  vive  sympathie 
de  son  cœur  généreux  savait  les  attirer  ou  les  sou- 
lager encore  plus  que  ses  bienfaits  matériels.  Il  s'i- 
dentifiait avec  leurs  craintes,  leur  dangers,  leurs 
chagrins.  Toujours  pacificateur  ou  consolateur,  il 
profitait  ici  de  son  gîte  nocturne  chez  un  riche 
montagnard  pour  terminer  une  dispute  entre  deux 
habitants  du  voisinage^;  là,  de  sa  rencontre  dans 
une  gorge  des  Highlands  avec  un  compatriote  pour 
rassurer  ce  paysan  sur  les  suites  des  ravages  effec- 
tués dans  son  canton  par  des  envahisseurs  pietés  ou 
saxons  :  (c  Va,  bon  petit  homme,  »  lui  disait-il,  «  tes 


1.  Adamn.,  n,  37. 

2.  /d.;  n,  19. 

3.  Id.,  II,  17. 


256  COLUMBA,  PROTECTEUR  DES  FAIBLES 

((  pauvres  bestiaux  et  tout  ton  avoir  sont  tombés  en 
((  proie  aux  brigands;  mais  ta  chère  petite  famille 
((  est  tout  entière  sauvée  :  va  la  rejoindre  et  con- 
((  sole-toi  ^ .  » 

Telle  était  cette  âme  tendre  et  douce.  A  force  de 
se  délecter  ainsi  aux  minutieuses  complaisances  de 
la  charité  et  de  la  fraternité  chrétienne,  sa  charité 
pouvait  sembler  quelquefois  dégénérer  en  mollesse; 
mais  vienne  une  injustice  à  réparer,  un  malheureux 
à  défendre,  un  oppresseur  à  punir,  un  outrage 
contre  l'humanité  ou  Pinfortune  à  venger,  aussitôt 
se  réveille  et  se  déploie  toute  l'énergie  de  sa  jeu- 
nesse. Le  vieil  homme  reparaît  tout  entier.  Son 
tempérament  passionné  reprend  le  dessus  ;  son  ca- 
ractère, aussi  véhément  dans  l'expression  que  résolu 
dans  Faction,  éclate  à  chaque  instant  ;  son  intrépidité 
naturelle  l'entraîne ,  à  travers  tous  les  dangers ,  à 
prodiguer  les  remontrances,  les  invectives  et  les 
menaces,  que  la  justice  de  Dieu,  trop  rarement 
visible ,  daignait  quelquefois  exaucer. 

Parmi  tant  d'infortunés  qu'il  rencontrait  sur  sa 
route,  les  exilés,  dès  lors  si  nombreux  par  suite  des 
discordes  qui  déchiraient  les  races  celtiques,  de- 
vaient plus  que  personne  exciter  sa  soHicitude.  Exilé 
lui-même,  il  était  le  protecteur  naturel  de  tous  ses 

1.  Adamn.,  I,  46. 


ET  VENGEUR  DES  OPPRIMÉS.  2o7 

pareils'.  Il  avait  pris  sous  sa  tutelle  spéciale  un  de 
ces  bannis,  Picte  de  naissance  et  de  noble  race,  pro- 
bablement un  de  ceux  qui  l'avaient  écouté  docile- 
ment et  familièrement  accueilli  lors  de  ses  premières 
missions  dans  le  nord  de  laCalédonie.  Il  l'avait  con- 
fié ou,  comme  dit  l'historien,  recommandé,  assi- 
gné in  manum,  selon  l'usage  qui  allait  prévaloir 
dans  les  temps  féodaux,  à  un  chef  de  clan  nommé 
Feradagh,  lequel  possédait  la  grande  île  d'islay,  au 
sud  d'Iona,  en  le  priant  de  garder  cet  hôte  pendant 
quelques  mois  parmi  ses  clients  et  amis.  Peu  de 
jours  après  avoir  accepté  solennellement  ce  mandat 
de  confiance,  ce  scélérat  fit  égorger  par  trahison  le 
noble  exilé  ,  sans  doute  pour  s'emparer  des  objets 
précieux  qu'il  pouvait  avoir  conservés.  A  la  pre- 
mière nouvelle  de  l'attentat,  Columba  s'écria  :  «  Ce 
((  n'est  pas  à  moi,  c'est  à  Dieu  qu'il  a  menti,  ce 
«  malheureux,  dont  le  nom  va  être  effacé  du  livre 
«  de  vie.  Nous  sommes  en  été,  mais  dès  cet  au- 
((  tomne  et  avant  qu'il  ait  pu  manger  de  la  chair 
«  des  porcs  qu'il  fait  engraisser  aujourd'hui,  il 
((  mourra  de  mort  subite  et  sera  traîné  aux  enfers.  » 
La  prédiction  du  vieillard  indigné  fut  rapportée  a 

1.  '(  Almus  pater,  exsulum  et  depressoium  plus  patronus,  »  dit 
Manus  0'Donnell(l.  ii,  c.  3)  du  saint  dont  il  était  à  la  fois  le  bio- 
graphe et  l'arrière  neveu,  avec  un  sentiment  trop  naturel  chez  le 
rejeton  d'une  de  cas  grandes  races  irlandaises  qui  ont  toujours  pré- 
féré l'exil  ou  la  misère  à  l'apostasie. 


5o8  COLUMBA,  PROTECTEUR  DES  FAIBLES 

Feradagh  qui  s'en  moqua  tout  haut,  mais  qui  n'en 
demeura  pas  moins  préoccupé.  Dès  que  l'automne 
fut  arrivé,  il  fit  tuer  une  truie  engraissée  avec  soin 
et  la  fit  mettre  à  la  broche.  Avant  même  que  la  bête 
fut  entièrement  rôtie,  il  s'en  fit  servir  un  morceau 
afin  de  démentir  au  plus  vite  la  prophétie  venge- 
resse. Mais  à  peine  eut-il  saisi  le  morceau,  qu'avant 
même  d'avoir  pu  le  porter  à  sa  bouche  il  tomba  à  la 
renverse  et  mourut.  Les  assistants  admirèrent ,  en 
tremblant,  comme  quoi  le  Seigneur  Dieu  avait  fait 
droit  et  honneur  à  son  prophète'  et  ceux  qui  con- 
naissaient ses  aventures  de  jeune  homme  purent  se 
rappeler  comment,  au  début  de  sa  vie  monastique, 
le  meurtrier  d'une  vierge  innocente  avait  péri  sous 
les  traits  de  sa  parole  vengeresse  ^. 

Dans  sa  légitime  colère  contre  les  spoliateurs  du 
pauvre  et  les  persécuteurs  de  l'Église,  il  ne  reculait 
devant  aucun  danger,  pas  même  devant  le  fer  de 
l'assassin.  Parmi  ceux  qui  infestaient  la  Galédonie 
scotique  en  pratiquant  dès. lors  chez  leurs  voisins  ces 
incursions  à  main  armée  et  ces  pillages  qui  carac- 
térisèrent jusqu'au  dix-huitième  siècle  l'existence 
des  clans  écossais,  il  avait  distingué  les  fils  de  Don- 
nell,  issu  d'une  branche  de  la  famille  qui  régnait  sur 
la  colonie  dalriadienne.  Il  n'hésita  pointa  les  excom- 

1.  AD4MN.,  II,  23. 

2.  Voir  plus  haut,  page  114. 


ET  VENGEUR  DES  OPPRIMÉS.  2o9 

iiumier.  Exaspéré  par  cette  sentence,  l'un  de  ces 
puissants  malfaiteurs  nommé  ou  surnommé  Lamm- 
Dess  (c'est-à-dire  Main-Droite),  profitant  de  l'occa- 
sion oii  le  grand  abbé  avait  quitté  son  monastère 
pour  visiter  une  île  assez  éloignée  d'Iona,  entreprit 
(le  l'assassiner  pendant  son  sommeil.  Mais  Finn- 
Lugh,  un  des  compagnons  du  saint,  ayant  eu  quel- 
que soupçon  ou  quelque  instinct  du  péril,  et  voulant 
exposer  sa  vie  pour  sauver  celle  de  son  père,  em- 
prunta à  Golumba  sa  coule  et  s'en  enveloppa.  L'as- 
sassin frappa  celui  qu'il  trouva  revêtu  du  costume 
bien  connu  de  l'abbé,  et  puis  se  sauva.  Mais  le  vê- 
tement sacré  avait  servi  de  cuirasse  impénétrable  au 
généreux  disciple,  qui  ne  fut  pas  même  blessé.  Go- 
lumba, informé  du  fait,  ne  dit  rien  sur  l'heure.  Mais 
un  an  après,  étant  de  retour  à  loua,  Tabbé  dit  à  sa 
communauté  :  «  Il  y  a  juste  un  an  que  Lamm-Dess 
«  a  fait  de  son  mieux  pour  égorger  mon  cher  Finn- 
((  Lugh  à  ma  place  :  or,  à  l'heure  qu'il  est,  c'est  lui 
((  qu'on  égorge.  »  Et  en  effet,  on  apprit  bientôt  que 
l'assassin  venait  de  périr  sous  le  fer  d'un  guerrier 
qui  lui  avait  porté  le  coup  mortel  en  invoquant  le 
nom  même  de  Golumba,  dans  un  combat  qui  mit 
un  terme  aux  déprédations  de  ses  pareils^ . 

Quelque  temps  auparavant,  un  autre  malfaiteur, 
de  la  même  famille,  nommé  Joan,  avait  choisi  pour 

1.  Adàmn.,  II,  24. 


260  COLUMBA,  PROTECTEUR  DES  FAIBLES 

victime  de  ses  spoliations  Tun  des  hôtes  de  Colimiba, 
Tim  de  ces  pauvres  gens  que  Tabbé  avait  emnchis  de 
sa  bénédiction  en  échange  de  Phospitahté  que  leur 
indigence  ne  lui  avait  pas  refusée.  Celui-ci  habitait 
cette  presqu'île  sauvage  et  ainde  d'Ai^dnamurchan 
dont  la  sonibre  masse  se  dresse  et  se  détache  des 
flots  de  l'Atlantique  en  formant  la  pointe  la  plus 
occidentale  de  la  plage  écossaise.  Gonmie  au  paysan 
du  Lochaber',  la  bénédiction  du  missioimaire  lui 
avait  porté  bonheur,  et  ses  cinq  vaches  s'étaient  aussi 
multiphées  au  point  de  dépasser  la  centaine .  Columlia 
ne  se  contentait  pas  de  l'avoir  enrichi  ;  il  l'avait  pris 
en  affection,  lui  avait  même  donné  son  nom  ;  et  tout 
le  monde  l'appelait  le  Coîumhain,  rami  de  saint 
Columba.  Or,  trois  fois  de  suite,  Joan,  le  puissant 
spoliateur  de  famille  souveraine,  avait  pillé  et  dé- 
vasté la  maison  et  les  biens  du  nouveau  riche,  Tami 
de  l'abbé  d'Iona.  A  sa  troisième  expédition,  conmie 
il  s'en  retournait  avec  ses  sicaires,  tout  chargés  de 
butin,  vers  le  na^"ire  qui  Tattendait  sur  le  rivage, 
il  rencontra  le  grand  abbé,  qu'il  supposait  bien 
loin  de  là.  Columba  lui  reprocha  ses  exactions  et 
ses  crimes,  et  le  supplia  d'abandonner  sa  proie. 
Le  brigand  continua  sa  route  et  ne  répondit  que  par 
un  silence  implacable  jusqu'à  ce  qu'il  eût  gagné  la 
plage  et  se  fut  rembarqué.  Une  fois  à  bord  de  sa 

1.  Voir  plus  haut,  page  254. 


ET  VENGEUR  DES  OPPRIMÉS.  261 

barque,  il  se  mit  à  répondre  aux  instances  de  l'abbé 
par  des  moqueries  et  des  injures.  Alors  le  noble 
vieillard,  comme  pour  s'accrocher  à  la  barque  qui 
emportait  la  dépouille  de  son  ami,  entra  dans  la 
mer  jusqu'aux  genoux,  et,  la  voyant  fuir,  y  resta 
quelque  temps  les  deux  mains  levées  vers  le  ciel, 
en  priant  avec  ardeur.  Sa  prière  finie,  il  sortit  de 
Feau  et  vint  se  sécher  auprès  de  ses  compagnons 
assis  sur  un  tertre  voisin.  Après  un  certain  silence. 
il  leur  dit  :  «  Ce  misérable,  ce  chétif  qui  méprise  le 
((  Christ  dans  ses  serviteurs,  ne  reviendra  plus  ja- 
«  mais  aborder  sur  cette  plage  d'où  vous  venez  de  le 
((  voir  partir.  Il  ne  touchera  plus  terre  nulle  part. 
((  Aujourd'hui  même,  un  petit  nuage  va  s'élever  au 
«  septentrion,  et  de  ce  nuage  sortira  une  tempête 
«  qui  l'engloutira,  lui  et  les  siens.  Il  ne  s'en  sau- 
ce ver  a  pas  même  un  seul  pour  raconter  son  nau- 
<(  frage.  »  Le  jour  était  beau,  la  mer  calme,  le  ciel 
parfaitement  serein.  Cependant  le  nuage  que  Co- 
lumba  avait  annoncé  apparut  bientôt.  Tous  les  assis- 
tants, les  yeux  tournés  vers  la  mer,  virent  l'orage 
se  former,  grossir  et  poursuivre  le  spoliateur.  La 
tourmente  l'atteignit  entre  les  deux  îles  de  Mull  et 
de  Colonsay,  d'où  on  le  vit  sombrer  et  périr  avec 
tout  son  monde  et  tout  son  butin  * . 


Adamn.,  II,  22. 

15. 


262  COLUMBA,  PROTECTEUR  DES  FAIBLES. 

Nous  avons  tous  appris  dans  les  Commentaires 
de  César  comment,  lors  de  son  débarquement  sur 
les  côtes  de  la  Bretagne,  le  porte-aigle  de  la  dixième 
légion  se  jeta  à  la  mer  pour  encourager  ses  cama- 
rades et  s'enfonça  dans  l'eau  jusqu'à  mi-jambes. 
Grâce  à  la  perverse  complaisance  de  l'histoire  pour 
tous  les  exploits  de  la  force,  ce  trait  est  immortel. 
César  ne  venait  cependant  que  pour  opprimer,  au 
profit  de  son  ambition  dépravée,  une  race  libre  et 
innocente,  en  la  courbant  sous  le  joug  odieux  de  la 
tyrannie  romaine,  dont  elle  n'a  heureusement  rien 
gardé.  Devant  toute  âme,  je  ne  dis  pas  chrétienne, 
mais  simplement  honnête,  combien  n'est-il  pas 
plus  grand  et  plus  digne  de  mémoire,  le  spectacle 
que  nous  offre,  à  l'autre  extrémité  de  la  grande 
île  Britannique,  ce  vieux  moine  entrant  aussi  dans 
la  mer  jusqu'aux  genoux,  y  poursuivant  le  farouche 
oppresseur  au  profit  d'une  obscure  victime,  invo- 
quant et  obtenant  la  vengeance  divine,  et  revendi- 
quant ainsi,  sous  son  auréole  légendaire,  l'éternelle 
grandeur  et  les  droits  éternels  de  Thumanité,  de  la 
justice  et  de  la  pitié  ! 


CHAPITRE  VII 

Dernières  années  de  Columba;  sa  mort; 
son  caractère. 


Columba,  confident  des  joies  et  consolateur  des  douleurs  de  la  vie 
domestique.  —  Il  bénit  le  petit  Hector  aux  blonds  cheveux.  — 
11  délivre  une  femme  en  couche;  il  réconcilie  la  femme  d'un 
pilote  avec  son  mari.  —  Vision  de  la  femme  sauvée,  qui  reçoit 
son  mari  dans  le  ciel.  —  Il  continue  ses  missions  jusqu'à  la  (in 
de  sa  vie.  —  Visions  avant-courrières  de  la  mort.  —  La  Colline 
des  Anges.  —  Redoublement  d'austérités.  —  La  soupe  aux  or- 
ties pour  toute  nourriture.  —  Une  clarté  surnaturelle  l'entoure 
pendant  son  travail  et  ses  oraisons  nocturnes.  —  Sa  mort  est 
retardée  de  quatre  ans  par  les  prières  de  ses  communautés.  —  Ce 
délai  expiré,  il  va  prendre  congé  des  moines  au  travail;  il  vi- 
site et  bénit  les  greniers  du  monastère.  —  Il  y  annonce  sa  mort 
à  son  minisire  Diarmid.  —  Adieux  au  vieux  cheval  blanc.  —  Der- 
nière bénédiction  à  son  île  d'Iona;  dernier  travail  de  trans- 
cription; dernier  message  à  la  communauté.  —  11  meurt  à 
l'église.  —  Résumé  de  sa  vie  et  de  son  caractère. 


A  côté  des  terribles  vengeances  que  l'on  vient  de 
raconter,  on  aime  à  retrouver  chez  cet  intrépide 
adversaire  des  méchants  et  des  oppresseurs  une 
douce  et  familière  sympathie  pour  toutes  les  affec- 
tions comme  pour  toutes  les  épreuves  de  la  vie  do- 
mestique. Riches  et  pauvres,  rois  et  paysans,  éveil- 
laient dans  son  cœur  paternel  la  même  attentive 


264  DERNIÈRES  ANNÉES 

émotion,  exprimée  avec  la  même  effusion.  Quand  le 
roi  Aïclan  lui  présentait  ses  enfants,  en  s'inquiétant 
de  leur  sort  futur,  il  ne  se  contentait  pas  de  voir  les 
aînés  :  «  Mais  n'en  avez-vous  pas  d'autres  plus 
«jeunes?  »  lui  disait  l'abbé.  «  Faites-les  venir! 
«  qu'ils  viennent  dans  mes  bras!  que  je  les  tienne 
((  sur  mon  cœur  !  »  Et  alors  on  amenait  les  derniers 
venus,  et  un  enfant  aux  blonds  cheveux,  Hector  le 
blond  (Eochaidh  Buidhe)  arrivait  en  courant  au 
saint  et  se  jetait  sur  ses  genoux.  Columba  le  tenait 
longtemps  serré  contre  son  cœur,  puis  le  baisait  au 
front,  le  bénissait  et  lui  prophétisait  une  longue  vie, 
un  règne  prospère  et  une  belle  postérité  * . 

Écoutons  maintenant  son  biographe  nous  raconter 
comment  il  venait  au  secours  des  femmes  en  couche 
et  comment  il  réunissait  les  ménages  brouillés.  Un 
jour,  à  loua,  il  interrompit  tout  à  coup  sa  lecture  et 
dit  en  souriant  à  ses  religieux  :  a  II  faut  maintenant 
((  que  j'aille  prier  pour  une  pauvre  petite  femme  qui 
«  est  dans  les  douleurs  de  l'enfantement  et  qui  souffre 
«  des  tortures  en  vraie  fille  d'Eve;  elle  est  là-bas 


1.  Adamn.,  I,  9.  —  Columba  avait  prédit  qu'aucun  des  quatre  fils 
aînés  du  roi  ne  lui  succéderait,  et  qu'ils  périraient  tous  à  la  guerre. 
En  effet,  les  trois  premiers  périrent  dans  le  grand  combat  pour  lequel 
Columba  avait  fait  sonner  la  cloche  de  sa  communauté  naissante 
(voir  plus  haut,  page  195),  et  le  quatrième  mourut  également  les 
armes  à  la  main  «  in  Saxonia,  bellica  in  strage.  »  C'est  probablement 
du  blond  Hector  que  descendent  tous  les  rois  d'Ecosse  qui  font  re- 
monter leur  généalogie  aux  Dalriadiens. 


.     DE  COLUMBA.  26o 

((  en  Irlande  qui  compte  sur  moi  et  sur  ma  prière, 
((  car  elle  est  ma  parente  et  de  la  famille  de  ma 
((  mère.  »  Là-dessus  il  courut  à  l'église;  puis,  sa 
prière  finie,  il  revint  auprès  de  ses  frères  en  disant  : 
((  La  voilà  délivrée?  le  Seigneur  Jésus,  qui  a  daigné 
«  naître  lui-même  d'une  femme,  est  venu  à  son 
((  secours  ;  elle  ne  mourra  pas  cette  fois  *  !  » 

Un  autre  jour,  comme  il  était  en  visite  dans  une 
île  de  la  côte  d'Irlande,  un  pilote  vint  le  trouver 
pour  se  plaindre  de  ce  que  sa  femme  l'avait  pris  en 
aversion.  L'abbé  la  fit  venir  et  lui  rappela  les  devoirs 
que  lui  imposait  la  loi  du  Seigneur.  «  Je  suis  prête 
((  à  tout,  »  répondit  la  femme,  «  j'obéirai  à  tout  ce 
(c  que  vous  me  commanderez  de  plus  difficile  ;  je 
((  ne  me  refuse  à  aucun  des  soins  du  ménage; 
«j'irai  même,  si  on  veut,  en  pèlerinage  jusqu'à 
«  Jérusalem  ou  m'enfermer  dans  un  couvent  de 
((  filles;  enfin  je  ferai  tout,  excepté  de  rentrer  dans 
«  son  lit  !  » 

L'abbé  lui  répliqua  qu'il  ne  s'agissait  ni  de  pèle- 
rinage ni  de  couvent  tant  que  son  mari  vivait; 
«  mais,  »  ajouta-t-il,  «  essayons  de  prier  Dieu,  tous 
<(  les  trois  en  jeûnant,  vous,  votre  mari  et  moi.  » 

((  Ah  !  dit  la  femme,  je  sais  bien  que  vous  êtes  ca- 
«  pable  d'obtenir  de  Dieu  l'impossible.  »  Tous  les 
trois  jeûnèrent  en  effet,  et,  de  plus,  Golumba  passa 

1.  Adamn.,  11,40. 


266  DERNIÈRES  ANNÉES 

toute  la  nuit  suivante  en  prière  sans  fermer  l'œiL 
Le  lendemain,  il  dit  à  la  femme,  avec  la  douce  iro- 
nie dont  il  usait  souvent  :  «  Eli  bien,  pour  quel 
«  couvent  allez-vous  partir,  d'après  vos  projets 
((  d'hier?  »  «  Pour  aucun,  »  répondit  la  femme; 
((  mon  cœur  s'est  changé  cette  nuit;  je  ne  sais 
((  comment  il  a  passé  de  la  haine  à  l'amour.  »  Et 
de  ce  jour  jusqu'à  l'heure  de  la  mort,  elle  de- 
meura tendrement  et  docilement  unie  à  son  mari  ' . 
Heureusement  il  était  en  relation  avec  d'autres 
ménages  plus  unis,  et  dont  il  admirait  le  bonheur 
sans  être  forcé  d'y  remettre  la  paix.  Du  fond  de  son 
sanctuaire  d'Iona,  sa  sollicitude  habituelle  et  sa  vigi- 
lante sympathie  les  suivaient  jusqu'à  leur  dernière 
heure.  Un  jour,  étant  seul  avec  un  des  Saxons  qu'il 
avait  convertis  et  agrégés  à  sa  communauté,  et  qui 
y  exerçait  le  métier  de  boulanger;  pendant  que  ce 
Saxon  pétrissait  son  pain,  il  entendit  Tabbé  irlan- 
dais dire  en  regardant  le  ciel  :  «  Heureuse ,  heu- 
«  reuse  femme  !  la  voilà  qui  entre  au  paradis  sous 
((  l'escorte  des  anges  !  »  Un  an  après  jour  pour 
jour,  se  trouvant  encore  avec  le  boulanger  anglo- 
saxon,  il  lui  dit  :  «  Cette  femme  dont  je  t'ai  parlé 
((  l'an  dernier,  je  la  vois  descendre  du  ciel  pour 
((  venir  au-devant  de  l'âme  de  son  mari  qui  vient  do 

1.  Adamn.,  II,  41. 


[)E  COLUMBA.  267 

((  mourir.  Elle  combat  pom^  cette  chère  âme  avec 
((  l'aide  des  saints  anges  contre  les  puissances  en- 
ce  nemies  :  elle  l'emporte,  elle  triomphe,  grâce  à  ce 
«  que  ce  bon  homme  a  été  un  juste,  et  tous  deux 
((  vont  se  rejoindre  dans  le  séjour  de  l'éternelle 
((  consolation*.» 

Cette  vision  avait  été  précédée  ou  suivie  de  beau- 
coup d'autres  du  même  ordre  qui  lui  annonçaient  la 
mort  bienheureuse  de  divers  évêques  ou  religieux , 
ses  amis  et  ses  contemporains.  Elles  semblent  avoir 
été  destinées  à  lui  entr 'ouvrir  le  ciel  où  Dieu  allait 
bientôt  l'appeler. 

D'ailleurs,  ce  n'était  pas  seulement  à  loua  que 
ces  grâces  surnaturelles  lui  étaient  accordées;  car 
pas  plus  au  déclin  de  sa  vie  que  dans  la  première 
période  de  son  émigration  en  Ecosse,  il  ne  concen- 
trait son  infatigable  activité  dans  l'étroite  enceinte 
de  File  sacrée. 

Jusque  dans  sa  vieillesse,  il  eut  la  force  et  le  con- 
rage  de  retourner  dans  les  régions  plus  septentrio- 


1.  Quidam  religiosus  frater,  Generus  nomine,  Saxo,  pistor,  opus 
pistorum  exercens...  Félix  mulier,  felix  bene  inorata ,  cujus  animaiu 
nunc  angeli  Dei  ad  paradisum  evehunt...  Ecce  mulier,  dequa  te  prse- 
sente  dixeram  prœterilo  anno.  Nunc  mariti  sui  religiosi  cujusdam  ple- 
beii  in  aère  obviât  animœ,  et  cum  sanctis  Angelis  contra  œmulas  pro 
eo  belligerat  poteslates;  quorum  adminiculo  ejusdem  homuncionis 
juslitiasuffragante,  adeemoniacisbelligerationibuserepta,  ad  œternœ 
refrigerationis  locum  anima  ipsius  est  perducta.  Adamn.,  Ul,  10. 


268  DERNIÈRES  ANNÉES 

nales  où  il  avait  été  prêcher  la  foi  aux  Pietés  ;  et  ce 
fut  clans  une  de  ces  dernières  missions,  sur  les  bords 
du  Loch  Ness,  au  nord  de  la  grande  ligne  de  par- 
tage des  eaux  de  la  Calédonie,  à  cinquante  lieues 
d'Iona ,  qu'il  lui  fut  donné  de  voir  venir  les  anges 
au-devant  de  Fâme  de  ce  vieux  Picte  resté  fidèle  à  la 
loi  naturelle  pendant  toute  sa  vie  et  dont  le  baptême,- 
reçu  des  mains  du  grand  missionnaire,  devait  assu- 
rer le  salut  éternel'. 

Ces  anges  qu'il  voyait  ainsi  porter  au  ciel  l'âme  du 
juste  et  du  pénitent  et  aider  l'épouse  fidèle  à  y  faire 
entrer  son  époux,  il  les  voyait  alors  aussi  appa- 
raître pour  lui  et  autour  de  lui.  En  faisant  aussi 
large  que  l'on  voudra  la  part  des  exagérations  et  des 
fables  que  la  crédulité  proverbiale  des  populations 
celtiques  a  ajoutées  à  la  légende  de  leurs  saints-,  nul 
chrétien  ne  sera  tenté  de  nier  les  récits  avérés  qui 

1,  Voir  plus  haut,  page  187,  —  Ultra  BritanniœDorsumiteragens, 
secus  Nisieflurninis  lacum...  sanctus  senex.  Advmn.,  UI,  14. 

2.  Écoutons  sur  ce  point  l'avertissement  du  plus  illustre  des  hagio- 
graphes,  de  Bollandus  lui-même,  en  publiant  la  première  vie  de  saint 
irlandais  qui  s'est  présentée  à  lui  :  «  Multa  continet  admiranda  por- 
tenta,  sed  usitata  apud  gentem  illam  simplicem  et  sanctam;  neque 
sacris  dogmatibus  autDei  ergaelectos  suos  suavissimœ  providentiœ 
repugnantia;  sunttamenfortassis  nonnulia  imperitorum  libratorum 
culpa  vitiata  aut  amplificata.  Quod  in  gentilium  suorum  rébus  gestis 
animadvertioportere  nos  docuit  HenricusFitzsimon  societatisnostrae 
iheologus,  egregio  rerum  usu  prœditus. .  Satis  est  lectorem  monuisse 
ut  cum  discretione  ea  légat  qufe  prodigiosa,  et  crebro  similia  mirà- 
cula  commémorant,  nisi  ab  sapientibus  scriptaauctoribus  sunt.  Act. 
Sanctorum  Januar.,  t.  I,  p.  43. 


DE  COLUMBA.  269 

témoignent,  pour  Coluniba  comme  pour  tant  d'au- 
tres saints,  des  apparitions  surnaturelles  dont  sa  vie 
et  surtout  sa  vieillesse  furent  enrichies.  Il  fallait  à 
ces  merveilleux  soldats  de  la  vertu  et  de  la  vérité 
chrétienne,  de  tels  prodiges  pour  les  aider  à  sup- 
porter les  labeurs,  à  traverser  les  épreuves  de  leur  . 
redoutable  mission.  Il  leur  fallait  monter  de  temps 
à  autre  dans  ces  régions  célestes  pour  y  puiser  la 
force  de  lutter  contre  des  obstacles,  des  périls,  des 
tentations  sans  cesse  renaissantes  et  pour  y  apprendre 
à  braver  les  inimitiés,  les  farouches  mœurs  et  les 
aveugles  répugnances  des  populations  qu'ils  vou- 
laient affranchir. 

((  Qu'aujourd'hui  personne  ne  me  suive ,  »  dit-il 
un  matin  avec  une  sévérité  inaccoutumée,  à  la  com- 
munauté assemblée ,  (c  car  je  désire  aller  et  rester 
((  seul  dans  la  petite  plaine  à  l'ouest  de  mon  ile.  » 
On  lui  obéit  ;  mais  un  frère ,  plus  curieux  et  moins 
docile  que  les  autres,  le  suivit  de  loin  et  le  vit  debout 
et  immobile,  les  mains  et  les  yeux  levés  vers  le  ciel, 
sur  un  monticule  de  sable  où  il  fut  bientôt  entouré 
par  une  troupe  d'anges  vêtus  de  blanc  qui  venaient 
lui  tenir  compagnie  et  conférer  avec  lui.  Le  mon- 
ticule a  gardé  jusqu'à  ce  jour  le  nom  de  Colline  des 
Anges\  Souvent  encore  les  citoyens  de  la  céleste 

I.  Cnocan  Aingel  (colliculus  Angelorum),  sur  la  carte  de  l'île 
par  Grabarn. 


270  DERNIÈRES  ANNÉES 

patrie,  comme  on  les  appelait  à  lona,  venaient  con- 
soler et  fortifier  leur  futur  concitoyen ,  pendant  les 
longues  nuits  d'hiver  qu'il  passait  en  prière ,  dans 
quelque  coin  retiré,  volontairement  exposé  à  tous 
les  tourments  de  l'insomnie  et  du  froid  * . 

Car,  parvenu  au  terme  de  sa  carrière,  ce  grand 
serviteur  de  Dieu  se  consumait  en  vigiles,  en  jeûnes, 
en  macérations  formidables.  Sa  vie,  remplie  de 
tant  de  généreux  combats ,  de  tant  d'épreuves ,  de 
tant  de  travaux  consacrés  au  service  de  Dieu  et  du 
prochain,  ne  lui  semblait  encore  ni  assez  pleine  ni 
assez  pure.  A  mesure  qu'il  approchait  du  but,  il  re- 
doublait d'austérités  et  de  mortifications.  Chaque 
nuit,  selon  un  de  ses  biographes,  il  se  plongeait 
dans  une  eau  glacée  et  y  restait  pendant  le  temps 
qu'il  fallait  pour  réciter  tout  un  psautier- .  Un  jour 
que,  déjà  tout  courbé  de  vieillesse,  il  avait  cherché, 
peut-être  dans  une  île  voisine,  un  recoin  encore  plus 
reculé  que  de  coutume,  pour  y  prier  seul,  il  vit  une 
pauvre  femme  qui  ramassait  des  herbes  sauvages  et 
même  des  orties,  et  qui  lui  raconta  que  sa  misère  la 
réduisait  à  n'avoir  pas  d'autre  nourriture.  Sur  quoi 
le  vieil  abbé  se  reprocha  amèrement  de  n'en  être  pas 

1.  Adamn.,  m,  16. 

2.  O'DoNNFXL,  in,  37.  —  Cette  incroyable  dureté  à  rencontre  du 
froid,  dans  le  climat  humide  et  glacé  des  îles  Britanniques,  est  un  des 
traits  les  plus  marqués  dans  les  pénitences  que  s'imposaient  les  saints 
irlandais.  Voir  Colgan,  Acta  SS.  Hibernix,  passim. 


DE  COLUMBA.  271 

encore  arrivé  là  :  «  Voilà,  ))  dit-il,  «  cette  pauvre 
«  femme ,  qui  trouve  que  sa  misérable  vie  vaut  la  peine 
«  d'être  ainsi  prolongée  !  et  nous  qui  prétendons  mé- 
((  riter  le  ciel  par  nos  austérités,  nous  vivons  dans  le 
((  relâchement.  »  Rentré  au  monastère,  il  ordonna 
qu'on  ne  lui  servît  plus  d'autres  mets  que  les  mêmes 
herbes  sauvages  et  amères  dont  la  mendiante  faisait 
sa  réfection,  et  il  gronda  sévèrement  son  ministre 
Diarmid,  parce  que  celui-ci,  venu  autrefois  d'Ir- 
lande avec  lui  ^ ,  par  compassion  pour  la  vieillesse  et 
la  faiblesse  du  maître ,  avait  jeté  un  peu  de  beurre 
dans  la  chaudière  où  cuisaient  ces  aliments  misé- 
rables". 

La  céleste  lumière  qui  allait  bientôt  le  recevoir 
dans  son  sein  commençait  déjà  à  lui  servir  de  pa- 
rure ou  de  linceul.  Ses  moines  se  racontaient  les 
uns  aux  autres  que  la  cellule  isolée  qu'il  s'était  fait 
construire  dans  l'île  d'Himba,  voisine  d'Iona,  s'illu- 
minait toutes  les  nuits  d'une  clarté  immense,  qui 

1.  ManuscritcitéparReeves,p, 245, ^/9/?ewrfi^.  —  CenomdeDiar- 
inid  ou  Diormid,  le  même  que  celui  du  monarque  d'Irlande  contre  le- 
quel Columba  avait  excité  la  guerre  civile,  s'est  transformé  plus  tard 
en  celui  de  Bermott,  encore  usité  chez  les  Irlandais. 

2.  Cuin  senio  jam  gravatus  in  quodam  secessu  ab  aliis  remotiori 
orationivocaliintentusdeambularet...  Eece  pauperculahéec  femina... 
Et  quid  nos  qui...  laxius  vivimus.'  Diermltius...  qui  debebat  eam 
misellam  escam  parare...  per  Hslulam  instillaloriam  modicum  lique 
facti  Lutyrietollse...infudit...Sic  Christi  miles  ultimamsenectutem 
in  continua  carnis  maceratione  usque  ad  exitum...  perduxit.  O'Don- 
NELL,  ViUi  quinla,  m,  32. 


272  DERNIÈRES  ANNÉES 

s'apercevait  à  travers  les  fentes  de  la  porte  et  les' 
trous  de  la  serrure,  pendant  que  l'abbé  chantait  des 
cantiques  inconnus  jusqu'à  ce  jour  de  ses  auditeurs. 
Après  y  être  resté  pendant  trois  jours  et  trois  nuits 
sans  y  prendre  aucune  nourriture ,  il  en  était  sorti 
avec  la  joie  d'y  avoir  découvert  le  sens  mystérieux  de 
plusieurs  passages  de  l'Ecriture  sainte  qu'il  n'avait 
pas  encore  compris^ .  Revenu  à  lona  pour  y  mourir, 
et  fidèle  à  son  habitude  de  passer  une  grande  partie 
de  la  nuit  en  oraison,  il  portait  partout  avec  lui  cette 
lumière  miraculeuse  qui  rayonnait  déjà  autour  de 
lui  comme  l'auréole  de  la  sainteté.  Toute  la  commu- 
nauté s'agitait  à  son  insu,  pour  jouir  de  cet  avant- 
goût  du  paradis.  Une  nuit  d'hiver  un  jeune  homme, 
destiné  à  lui  succéder  comme  quatrième  abbé  d'iona, 
était  resté  dans  l'église  pendant  le  sommeil  des 
autres;  tout  à  coup  il  vit  entrer  Golumba,  précédé 
d'une  lumière  dorée  qui  descendait  à  travers  la 
voûte,  et  qui  éclairait  tous  les  recoins  de  l'édifice,  y 
compris  le  petit  oratoire  latéral  où  se  cachait  tout 
effrayé  le  jeune  religieux*.  Tous  ceux  qui  passaient 


1.  De  qua  domo  immensae  claritatis  radii,  per  rimulas  valvarum 
et  clavium  foramina,  erumpentes,  noctu  videbantiir.  Carmina  quoque 
spiritalia  et  ante  inaudita  decantari  ab  eo  audiebantur...  Sriplura- 
rum...  queeque  obscura  et  difficiUima,  plana  et  luce  clarius  aperta, 
mundissimi  cordis  oculis  patebant.  Adamn.,  UI,  18. 

2.  Siinulque  cum  eo  (ingreditur)  aurealiix,  de  cœli  allitudine  des- 
cendens,  totum  illiid  ecclesiœ  spalium  replens...  et  penetrans  usque 


i 


DE  COLUMBA.  273 

la  nuit  (levant  l'église  pendant  que  leur  vieil  abbé 
y  priait,  étaient  également  frappés  de  cette  lumière 
qui  les  éblouissait  comme  l'éclair  \  L'un  des  jeunes 
moines,  dont  l'abbé  dirigeait  spécialement  Pinstruc- 
tion,  voulut  voir  s'il  en  était  de  même  dans  la  cel- 
lule de  Golumba,  et,  malgré  la  défense  expresse  qu'il 
avait  reçue,  il  se  leva  la  nuit  et  alla  à  tatous  jusqu'à 
la  porte  de  la  cellule  regarder  à  travers  le  trou  de  la 
serrure  ;  il  s'enfuit  aussitôt  comme  aveuglé  par  l'é- 
clat de  la  lueur  qui  remplissait  la  cellule'. 

Ces  symptômes  avant-coureurs  de  la  délivrance  se 
manifestèrent  pendant  plusieurs  années  avant  la  fin 
de  sa  vie,  dont  il  croyait,  dont  il  espérait  surtout  que 
le  terme  serait  plus  rapproché.  Mais  ce  reste  d'exis- 
tence, dont  il  aspirait  à  être  déchargé,  lui  était  dis- 
puté par  l'amour  filial  de  ses  disciples,  parles  ardentes 
prières  de  tant  de  chrétientés  nouvelles,  fondées  ou 
desservies  par  son  zèle.  Deux  de  ses  religieux,  l'un 
Irlandais,  l'autre  Saxon,  de  ceux  qu'il  admettait  à  se 
tenir  dans  sa  cellule  pour  Faider  dans  ses  travaux 


in  illius  exedriolee  separaliim  conclave  ubi  se  Virgnoiis  in  qnanluin 
poluit  latilare  conabatur...exterrilus...  Adamx.,  HI,  lO.Virgnous,  ou 
Fergna  lirit,  quatrième  abbé  d'Iona,  de  605  à  623.  Il  raconta  ce  trait  à 
son  neveu,  de  qui  Adaninan  le  tenait. 

1.  Fulguralis  lux.  Id.,  III,  20. 

2.  Cuidam  suo  sapientiam  discentiaUimno...qui,  contra  interdlc- 
tuni,  in  noctis  silentio  accessit...  callideexplorans...  oculosadclavium 
foraniina  posuit...  Repletum  hospitiolum  cœlestis  splendore  claritudi- 
nis,  quam  non  sustinens  intueri,  aufugit.  Id.,  ibid. 


274  DERNIÈRES  ANNÉES 

OU  exécuter  ses  ordres,  le  virent  un  jour  changer  de 
visage,  et  sa  figure  exprimer  subite  ment  les  émotions 
les  plus  contraires;  d'abord  une  joie  béatifique,  qui 
lui  fit  lever  au  ciel  un  regard  empreint  de  la  plus 
suave  et  tendre  reconnaissance;  puis,  un  instant 
après,  ce  rayon  de  bonheur  surnaturel  fit  place  à 
l'expression  d'une  morne  et  profonde  tristesse.  Ils 
le  pressèrent  de  questions  auxquelles  il  ref^isa  de  ré- 
pondre. Alors  ils  se  jetèrent  à  ses  genoux  et  le  sup- 
plièrent avec  larmes  de  ne  pas  les  contrarier  en  lem* 
cachant  ce  qui  venait  de  lui  être  révélé.  «  Chers  en- 
ce  fants,  ))  leur  dit-il  alors,  «  je  ne  veux  pas  vous  afïli- 
«  ger. .  .^Sachez  donc  qu'il  y  a  aujourd'hui  trente  ans 
c(  que  j'ai  commencé  mon  pèlerinage  en  Galédonie. 
(c  Depuis  longtemps  je  demande  à  mon  Dieu  de  faire 
((  finir  mon  exil  avec  cette  trentième  année  et  de  me 
((  rappeler  à  la  céleste  patrie.  Quand  vous  m'avez  vu 
((  si  joyeux,  j'apercevais  déjà  les  anges  qui  venaient 
((  chercher  mon  âme.  Mais  voici  que  tout  à  coup  ils 
((  s'arrêtent,  là- bas  sur  ce  rocher  au  delà  de  la  mer 
((  qui  entoure  notre  île,  comme  s'ils  voulaient  ap- 
((  procher  ponr  me  prendre  sans  le  pouvoir.  Et  ils 
((  ne  le  peuvent  pas,  parce  que  le  Seigneur  a  moins 
((  écouté  mon  ardente  prière  que  celle  de  beaucoup 
«  d'églises  qui  ont  prié  pour  moi,  et  qui  ont  obtenu, 
((  bien  contre  mon  gré,  que  mon  séjour  dans  ce  corps 
((  fût  prolongé  de  quatre  années.  Voilà  pourquoi 


DE  COLUMBA.  275 

((  VOUS  m'avez  vu  retomber  dans  la  tristesse.  Mais 
((  dans  quatre  ans,  je  mourrai  sans  avoir  été  malade  ; 
((  dans  quatre  ans,  je  le  sais  et  je  le  vois,  ils  revien- 
((  dront,  ces  saints  anges,  et  je  prendrai  avec  eux 
((  mon  vol  vers  le  Seigneur^ .  » 

Au  bout  des  quatre  années,  ainsi  prédéterminées, 
il  disposa  tout  pour  son  départ.  On  était  aux  derniers 
jours  de  mai  ;  il  voulut  aller  prendre  congé  des 
moines  qui  travaillaient  aux  champs  dans  la  seule 
partie  fertile  del'iled'Iona,  à  l'occident.  Son  grand 
âge  ne  lui  permettant  plus  de  marcher,  il  se  faisait 
traîner  sur  un  char  à  bœufs.  En  arrivant  auprès  des 
laboureurs,  il  leur  dit  :  «  J'ai  beaucoup  désiré  mou- 
((  rir  le  jour  de  Pâques,  il  y  a  un  mois,  et  cela  ni'a- 
((  vait  été  accordé,  mais  pour  ne  pas  changer  ce  jour 
((  de  fête  en  jour  de  tristesse  pour  vous,  j'ai  préféré 
«  attendre  quelque  peu.  »  Et  comme  ils  fondaient 
tous  en  larmes,  il  les  consolait  de  son  mieux  ;  puis  du 
haut  de  son  rustique  attelage,  et  se  tournant  vers  l'O- 
rient, il  se  mit  à  bénir  l'île  et  tous  ses  habitants,  d'une 


1.  Faciès  ejus  subita,  miritica  et  laeUficahilarilate  elïloruit...  In- 
comparabiiirepleUis  gaudio,  vaUlelsetificabatur.  Tum  illa  sapida  el 
suavis  lœtificatio  in  mœstam  conveititur  tristincalionera...  Duo... 
qui. . .  ejus  tugurioli  ad  januam  stabant. . .  illacrvmali,  ingernisculau- 
tes...  Quia  vos,  ait,  amo,  tristilicari  nolo...  Usque  in  huncprœsentem 
diem,  meae  in  Britanniaperegrinationis  terdenicompleti  suntanni... 
Sed  ecce  nunc,  subito  retardati,  ultra  nostrœfretuminsulœstantin 
rupe...  cum  sanctis  mihi  obviaturis  illo  tempore,  ad  Dominum  lœtus 
emigrabo.  Adamn.jIII,  22. 


276  DERNIÈRES  ANNÉES 

bénédiction  qui,  selon  la  tradition  locale,  conforme 
à  celle  de  saint  Patrice,  en  Irlande,  eut  pour  résul- 
tat de  faire  disparaître  à  jamais  toutes  les  vipères 
deFileV 

Le  samedi  de  la  semaine  suivante,  appuyé  sur 
son  fidèle  ministre  Diarmid,  il  alla  visiter  et  bénir  le 
grenier  de  la  communauté.  En  y  voyant  deux  grands 
monceaux  de  blé  provenant  de  la  dernière  récolte,  il 
dit  :  ((  Je  vois  avec  bonheur  que  ma  chère  famille  mo- 
((  nastique,  s'il  me  faut  la  quitter  cette  année,  n'aura 
((  pas  au  moins  à  souffrir  de  la  disette.  —  Père 
((  bien-aimé,  »  lui  dit  alors  Diarmid,  (c  pourquoi 
((  donc  nous  contrister  ainsi  en  nous  parlant  de 
((  votre  mort  prochaine?  —  Eh  bien,  »  répondit 
l'abbé,  «  voici  un  petit  secret  intime  que  jeté  révé- 
«  lerai  si  tu  veux  me  jurer  à  genoux  de  n'en  rien 
((  dire  à  personne  avant  mon  départ...  C'est  au- 
((  jourd'hui  samedi,  le  jour  que  l'Écriture  sainte 
«  appelle  le  jour  du  Sabbat,  ou  du  repos.  Et  ce  sera 
((  bien  véritablement  le  jour  de  mon  repos-,  car  il 


1.  Ad  visitandosfratresoperarios  senexseniofessus,plaustrovec- 
lus,  pergit. ..  In  occidua  insulae  lonœ  laborantcs  parte...  ut  erat  in 
vehiculosedens,  ad  Orientem  suamconvertens  faciem,  insulam  cum 
insulanis  benedixit  habitatoribus...  Ex  qua  die  ,  viperarum  venena 
trisiilcarum  linguarum  usque  in  hodiernamdiem  nullo  modo  aut  ho- 
mini  aut  pecorl  nocere  potuere.  Adamn.,  11,  28;  111,  53. 

2 .  Quod  cum  benedixisset  et  duos  in  eo  frugum  sequeslratos  acer- 
vos...  Valde  congratuler  meisfamiliaribus  monachis,  quia  hoc  eliam 


DE  COLUMBA  277 

((  sera  le  dernier  de  ma  laJiorieiise  vie.  Cette  nuit 
((  même  du  samedi  au  dimanche  j'entrerai  dans  le 
((  c  hemin  de  mes  pères ...  Tu  pleures ,  cher  Diarmid  : 
((  mais  console-toi .  C'est  mon  Seigneur  Jésus-Christ 
((  qui  daigne  m'inviter  à  le  rejoindre  ;  c'est  lui  qui 
((  m'a  révélé  que  ce  serait  pour  cette  nuit.  » 

Puis  sortant  du  grenier  pour  retourner  au  monas- 
tère, et  arrivé  à  moitié  chemin,  il  dut  s'asseoir  pour 
se  reposer  à  l'endroit  que  marque  encore  une  des 
croix  anciennes  d'Iona' .  A  ce  moment  il  voit  accourir 
un  ancien  et  fidèle  serviteur,  le  vieux  cheval  blanc 
qui  était  employé  à  porter  de  la  bergerie  au  monas- 
tère le  lait  qui  servait  chaque  jour  à  la  nourriture 
des  frères.  Il  venait  poser  sa  tête  sur  l'épaule  de  son 
maître  comme  pour  prendre  congé  de  lui.  Les  yeux 
du  vieux  cheval  avaient  une  expression  si  plaintive, 
qu'ils  semblaient  baignés  de  larmes.  Diarmid  voulut 
l'éloigner,  mais  le  bon  vieillard  l'en  empêcha  :  «  Ce 
((  cheval  m'aime,  lui  aussi,  laisse-le  près  de  moi  ; 
((  laisse-le  pleurer  mon  départ.  Le  Créateur  a  révélé 
«  à  cette  pauvre  bête  ce  qu'il  t'avait  caché  à  toi, 
((  homme  raisonnable.  »  Sur  quoi,  tout  en  caressant 


anno  si  a  vobisemigrare  me  oporluerit,  annum  sufficientem  habebi- 
tis...  Aliquem  arcanum  habeo  sermusculum  {sic)...  Etmihi  vere  est 
sabbatum  haechodierna  dies...  in  quapost  meas  laborationum  moles- 
tiassabbatizo...  Jam  enim  Dominusmeus  Jésus  Christus  me  invitare 
dignatur.  Ad.vmn.,  HI,  23. 
1.  Celle  dite  3Iaclea7i' s  Cross. 

MOINES   DOCC,    III,  16 


278  DERNIÈRES  ANiNÉES 

c(  ranimai,  il  lui  donna  une  dernière  bénédiction\ 
Cela  fait,  il  retrouva  un  reste  de  forces  pour  grim- 
per sur  un  monticule  d'où  l'on  pouvait  voir  toute 
l'île  et  tout  le  monastère,  et  de  là  il  étendit  les 
deux  mains  pour  prononcer  sur  le  sanctuaire  qu'il 
avait  créé  une  bénédiction  prophétique  :  «  Ce  petit 
<(  endroit,  si  bas  et  si  étroit,  sera  grandement  ho- 
((  noré,  non  seulement  par  les  rois  et  les  peuples 
((  des  Scots,  mais  encore  par  les  chefs  étrangers  et 
((  les  nations  barbares,  il  sera  même  vénéré  par  les 
«  saints  des  autres  Églises.  » 

Il  redescendit  ensuite  au  monastère,  entra  dans 
sa  cellule  et  s'y  mit  au  travail  pour  la  dernière  fois. 
Il  était  alors  occupé  à  transcrire  le  Psautier.  Arrivé 
au  Psaume  XXXIII  et  au  verset  :  Inquirentes  autem 
Dominum  non  déficient  omni  hono,  il  s'arrêta  et 
dit  :  ((  C'est  ici  qu'il  me  faut  finir  :  Baïthen  écrira 
((  le  reste.  »  Ce  Baïthen,  comme  on  l'a  déjà  vu, 
était  l'économe  d'Iona  et  allait  en  devenir  abbé.  Il 
alla  ensuite  assister  aux  vigiles  du  dimanche  dans 
l'église;  puis,  rentrant  dans  sa  cellule,  il  s'y  assit 

1.  Media  via  ubipostea  cru X  molari  lapide  infixa,  hodieque  slans... 
iiimargine  cernitur  viœ...Senio  fessus,  pauliilum  sedens...  Ecceal- 
Ijusocciirritcaballus,  obediensservitor...  caput  in  sinu  ejusponens... 
dominum  a  se  suum  mox  emigralurum. ..  cœpit  plangere  uberumque 
quasi  homo  fundere  et  yalde  spumèas  tlere  lacrymas...  Sine  hune, 
sine  nostri  amatorem,  ut  in  hune  meum  sinum  fleluseffundat  ama- 
rjssimi  plangoris...  Mœstum  a  se  equum  benedixit  mlnistratorem. 
Adamn.,  111,  23. 


DE  COLUMBA.  279 

sur  les  pierres  nues  qui  servaient  à  ce  septuagénaire 
de  lit  et  d'oreiller,  et  que  Ton  montra  pendant 
près  d'un  siècle  auprès  de  son  tombeau'.  Là  il 
confia  à  son  unique  compagnon  un  dernier  mes- 
sage pour  la  communauté  :  «  Yoici,  chers  enfants, 
((  ce  que  je  aous  recommande  par  mes  dernières 
((  paroles.  Que  la  paix  et  la  charité,  une  charité  mu- 
((  tuelle  et  sincère,  régnent  toujours  entre  vous  !  Si 
((  vous  en  agissez  ainsi,  en  suivant  les  exemples  des 
((  saints,  Dieu,  qui  fortifie  les  justes,  vous  aidera,  et 
((  moi,  qui  serai  auprès  de  lui,  je  l'interpellerai  pour 
((  vous  ;  et  vous  obtiendrez  de  lui  non  seulement  toutes 
((  les  nécessités  de  la  vie  présente  en  quantité  sutïi- 
((  saute,  mais  encore  les  récompenses  de  la  vie  éter- 
((  nelle,  réservée  aux  observateurs  de  sa  loi".  » 

Cela  dit,  il  se  tut  pour  toujours.  Mais  à  peine  la 
cloche  de  minuit  eut-elle  donné  le  signal  des  ma- 


1.  Monlicelliim  monasterio  supereminentem  ascendens,  in  verlice 
ejus  paululum  stans,  elevatis  manibus,  benedixit  cœnobium  :  Huic 
loco,  quamlibet  angusto  et  vili,  non  lantum  Scotoriiin  reges  cum 
populis,  sed  cliam  barbararnmet exteraiumgentium regnatores cum 
plebibussuis...  Sedebalin  tugurio  Psallermmscribens. ..  Posttalem 
perscriptum  versum  paginœ,  ad  vespertinalem  dorninicee  noctis  mis- 
sam  (on  remarquera  cette  singulière  expression  pour  vigiles)in^\e- 
ditur  ecdesiam.  Qua  consummata^  adhospitiolum  revertens,  inlec- 
tu!o  residens  pernox,  nbi  pro  stramine  nudam  habebat  pelram  et 
pro  pulvillo  lapidem,  qui  hodie  quasi  quidam  juxta  sepulcrum  ejus 
titulus  stat  monumenti.  Ai)\Miv.,ni,  23. 

2.  Hœc  vobis,  o  lilioli,  novissima  cornmendo  verba,  ut  in  ter  vos 
niutuam  et  non  fictam  habeatis  charilatem,  cum  pace.  Id.,  Ihid. 


280  DERNIÈRES  ANNÉES 

tines  delà  fête,  qu'il  se  leva  et  courut  plus  vite  que 
tous  les  autres  religieux  à  l'église,  où  il  s'agenouilla 
devant  l'autel.  Diarmid  le  suivit,  mais  comme  l'église 
n'était  point  encore  éclairée,  il  ne  put  le  rejoindre 
qu'en  marchant  à  tâtons  et  en  s'écriant  d'une  voix 
plaintive  :  (c  Mon  père,  où  êtes-vous?  »  Il  le  trouva 
couché  devant  l'autel,  s'arrêta  à  ses  côtés,  et,  sou- 
levant sa  vénérable  tête,  la  posa  sur  ses  genoux. 
Toute  la  communauté  arriva  bientôt  avec  des  lu- 
mières. A  la  vue  de  leur  père  mourant,  tous  pleu- 
raient. L'abbé  ouvrit  encore  les  yeux  et  promena  à 
droite  et  à  gauche  un  regard  empreint  d'une  joie 
sereine  et  rayonnante.  Puis,  aidé  par  Diarmid,  il 
leva  de  son  mieux  la  main  droite  pour  bénir  en  si- 
lence tout  le  chœur  des  moines.  Sa  main  retombée, 
il  rendit  le  dernier  soupir  (9  juin  597).  Sa  figure 
resta  calme  et  douce  comme  celle  d'un  homme  en- 
dormi apercevant  une  vision  du  ciel'. 


Telle  fut  la  vie  et  la  mort  du  premier  grand  apôtre 
de  la  Grande-Bretagne.  Peut-être  nous  sommes-nous 
laissé  trop  longtemps  enchaîner  par  cette  grande 
ligure  de  moine,  qui  s'est  dressée  devant  nous  du 


1.  Adamn.,  ni,  23.  —  Le  récit  d'Adamnan  est  la  reproduction  à 
peu  près  textuelle  de  celui  deCummian,  le  premier  biographe  connu 
du  saint. 


DE  COLUMBA.  281 

sein  de  la  mer  des  Hébrides  et  qui,  pendant  un  tiers 
de  siècle,  a  répandu  sur  ces  îlots  stériles,  sur  ces 
grèves  sombres  et  lointaines,  une  lumière  pure  et 
féconde.  Dans  une  époque  confuse  et  dans  une  ré- 
gion inconnue,  il  a  déployé  ce  que  le  génie  de 
l'homme  a  de  plus  grand  et  de  plus  pur,  et,  il  faut 
l'ajouter,  de  plus  facilement  oublié,  le  don  de  com- 
mander aux  âmes^  en  se  commandant  à  soi-même. 
Ce  n'a  pas  été  un  petit  travail  que  de  choisir  quel- 
ques traits  propres  à  se  détacher  sur  le  tissu  de  sa  vie, 
que  de  démêler  ce  qui  attire  le  lecteur  moderne, 
c'est-à-dire  le  caractère  du  personnage  et  son  in- 
fluence sur  les  événements  contemporains,  à  travers 
un  monde  entier  de  récits  très  minutieux  ayant 
presque  exclusivement  pour  objet  des  faits  surnatu- 
rels ou  ascétiques.  Mais  cela  fait,  on  arrive  tant  bien 
que  mal  à  se  représenter  facilement  ce  grand  vieil- 
lard aux  traits  réguliers  et  doux,  à  l'accent  suave  et 
puissant,  tonsuré  à  l'irlandaise  avec  le  haut  de  la  tête 
rasé  et  les  cheveux  pendants  par  derrière,  revêtu  de 
la  coule  monastique,  assis  à  la  proue  de  sa  barque 
d'osier  recouverte  de  peaux,  naviguant  à  travers 
l'archipel  brumeux  et  les  lacs  étroits  du  nord  de 
l'Ecosse,  portant  d'île  en  île,  de  plage  en  plage,  la 


1.  Auhnariim  dux,  disait  déjà  l'ange  qui  annonçait  sa  naissance 
à  sa  mère.  —  Celte  expression  se  retrouve  dans  Adamnan  (I,  2),  mais 
placée  dans  la  bouche  de  Columba  et  appliquée  par  lui  à  un  autre  saint. 

16. 


282  DERNIÈRES  ANNÉES 

lumière,  la  justice,  la  vérité,  la  yïq  de  Tâmc  et  de 

la  conscience. 

On  aime  surtout  à  étudier  le  fond  de  cette  âme 
et  les  transformations  qu'elle  a  subies  depuis  sa 
jeunesse.  Pas  plus  que  son  homonyme  de  Luxeuil, 
que  l'apôtre  monastique  des  deux  Bourgognes,  ce- 
lui des  Pietés  et  des  Scots  n'était  une  Colombe. 
La  douceur  était  de  toutes  les  qualités  précisément 
celle  qui  leur  fit  le  plus  longtemps  défaut.  Au 
début  de  sa  vie,  le  futur  abbé  d'Iona,  bien  plus 
encore  que  Fabbé  de  Luxeuil,  se  montre  à  nous 
dominé  par  les  vivacités  de  son  âge,  associé  à  toutes 
les  luttes,  à  toutes  les  discordes  de  sa  race  et  de 
son  pays  :  vindicatif,  emporté,  intrépide,  batailleur, 
né  pour  être  soldat  plutôt  que  moine,  connu,  loué 
ou  blâmé  comme  soldat,  si  bien  que  de  son  vivant 
même  on  l'invoquait  dans  les  combats*  ;  resté 
soldat,  insiilanus  miles-,  jusque  sur  le  roc  insu- 
laire d'où  il  s'élançait  pour  prêcher,  convertir,, 
éclairer,  réconcilier,  réprimander  les  princes,  les 
peuples,  les  hommes  et  les  femmes,  les  laïques  et 
le  clergé. 

D'ailleurs,  plein  de  contradictions  ou  de  con- 
trastes, à  la  fois  tendre  et  emporté,  brusque  et  af- 
fable, ironique  et  compatissant,,  cai^essant  et  im- 

1.  Voir  page  259. 

2.  Adamn.,  Prxfat. 


DE  COLUMBA.  283 

périciix,  reconnaissant  et  implacable,  facilement 
entraîné  par  la  pitié  comme  par  la  colère,  mais 
toujours  dominé  par  une  passion  généreuse,  et 
parmi  ces  passions,  enflammé  jusqu'à  la  tin  de  la 
vie  par  deux  de  celles  que  ses  compatriotes  com- 
prennent le  mieux,  par  l'amour  de  la  poésie  et 
l'amour  de  la  patrie.  Peu  enclin  à  la  mélancolie, 
lorsqu'une  fois  il  eut  surmonté  la  grande  tristesse 
de  sa  vie,  celle  de  l'exil  ;  peu  porté  même,  sauf 
vers  la  fm,  à  la  contemplation  et  à  la  solitude,  mais 
formé  par  la  prière  et  les  plus  redoutables  austérités 
aux  triomphes  de  la  parole  évangélique,  méprisant 
le  repos,  infatigable  au  travail  intellectuel  ou  ma- 
nuel' ;  né  pour  l'éloquence  et  doué  pour  cela  d'une 
voix  si  pénétrante  et  si  sonore,  que  le  souvenir  en 
demeura  consacré  comme  un  des  dons  les  plus  mi- 
raculeux qu'il  eût  reçus  de  Dieu*;  franc  et  loyal, 
original  et  puissant  dans  ses  paroles  comme  dans 
ses  actions,  dans  le  cloître  comme  dans  les  mis- 
sions et  les  assemblées,  sur  terre  et  sur  mer,  en 
Irlande  comme  en  Ecosse,  toujours  dominé  par 
l'amour  de  Dieu  et  du  prochain  qu'il  voulut  et  qu'il 
sut  servir  avec  une  droiture  passionnée  :  voilà  quel 
futColumba  !  A  côté  du  religieux  et  du  missionnaire. 


1.  Adamn.,  Prœf.,  H. 

2.  Adxmn.,  I,  37.  —  Dans  un  autre  endroit,  il  le  qualifie  de  ser 
monc  nitidus. 


1>84  DERNIÈRES  ANNÉES  DE  COLUMBA. 

il  y  avait  donc  en  lui,  comme  on  l'a  vu,  l'étoffe  d'un 
marin  et  d'un  soldat,  d'un  poète  et  d'un  orateur. 
Personnage,  à  notre  sens,  aussi  singulier  qu'atta- 
chant, en  qui,  à  travers  les  brumes  du  passé  et 
les  éblouissements  de  la  légende,  on  reconnaît 
l'homme  et  le  héros  sous  le  saint,  mais  le  héros  ca- 
pable et  digne  de  cet  honneur  suprême  de  la  sain- 
teté, pour  avoir  su  dompter  ses  entraînements,  ses 
faiblesses,  ses  instincts,  ses  passions,  et  les  trans- 
former en  instruments  dociles,  féconds  et  invin- 
cibles, de  la  gloire  de  Dieu  et  du  salut  des  âmes. 


CHAPITRE  YIII 
Postérité  spirituelle  de  saint  Columba. 


Sa  gloire  posthume  :  visions  miraculeuses  dans  la  nuit  de  sa  mort; 
propagation  rapide  de  son  culte.  —  Note  sur  son  voyage  fabu- 
leux à  Rome  et  son  séjour  à  Rome  pour  y  retrouver  les  reliques 
de  saint  Martin.  —  Ses  funérailles  solitaires  et  sa  tombe  à  lona, 

—  Sa  translation  en  Irlande,  où  il  repose  entre  saint  Patrice  et 
sainte  Brigitte.  —  11  est,  comme  Brigitte,  redouté  des  conqué- 
rants anglo-normands.  —  Jean  de  Courcy  et  Richard  le  fort 
Archer  :  Les  Vengeances  de  Columba.  —  Son  image  figure,  en 
1863,  sur  les  bannières  des  mécontents  irlandais.  —  Supré- 
matie d'Iona  sur  les  églises  celtiques  de  la  Calédonie  et  du 
nord  de  l'Irlande.  —  Privilège  singulier  et  primauté  de  l'abbé 
d'Iona  à  l'égard  des  évoques.  —  L'organisation  ecclésiastique 
des  pays  celtiques  est  exclusivement  monastique.  —  Modéra- 
tion et  respect  de  Columba  pour  la  dignité  épiscopale.  —  Co- 
lumba n'a  laissé  aucune  règle  spéciale.  —  Celle  qu'il  suivait 
ne  se  distingue  en  rien  des  usages  généraux  de  l'ordre  monas- 
tique; elle  constate  l'exacte  observation  de  tous  les  préceptes  de 
l'Église  et  confond  toutes  les  chimères  sur  le  protestantisme 
primitif  de  l'Église  celtique.  Mais  il  fonde  un  ordre  qui  dure 
plusieurs  siècles,  sous  le  nom  de  Famille  de  Columb-Kill.  — 
L'esprit  de  famille  ou  de  clan  prédomine  dans  le  monachisme 
scotique.  —  Ba'ithen  et  les  onze  premiers  successeurs  de  Co- 
lumba à  lona  sortent  tous  de  la  même  race  que  lui.  —  Les 
deux  lignées  ecclésiastique  et  la'ique  des  grands  fondateurs.  — 
Le  chef-lieu  de  l'Ordre  est  transféré  dTona  à  Kells,  autre  fon- 
dation de  Columba  en  Irlande.  —  Les  Coarhs.  —  Influence  pos- 
thume de  Columba  sur  l'Église  d'Irlande.   —  Lcx  Columcille. 

—  L'Irlande  monastique  est,  au   septième  siècle,  le  principal 


286  POSTÉRITÉ  SPIRITUELLE 

foyer  de  la  science  et  de  la  piété  chrétienne.  —  Chaque  mo- 
nastère est  une  école.  —  La  transcription  des  manuvscrits,  qui 
avait  été  l'une  des  principales  occupations  de  Coliimba,  conti- 
nuée et  propagée  par  sa  famille  jusque  sur  le  continent.  —  An- 
nales historiques.  —  Le  FcstUoge  d'Angus  le  Culdee.  —  Note 
sur  les  Guidées  et  sur  la  fondation  de  Sainl-Andrew's  en 
Ecosse.  —  Propagation  du  monachisme  irlandais  au  dehors  : 
saints  et  monastères  irlandais  en  France,  en  Allemagne,  en 
Italie.  —  L'Irlandais  Cathal  vénéré  en  Calabre  sous  le  nom  de 
San  Calaldo.  —  Université  monastique  de  Lismore  :  artluence 
d'étudiants  étrangers,  surtout  d'Anglo-Saxon:^,  dans  les  cloîtres 
irlandais.  —  Contusion  sanglante  de  l'ordre  temporel  en  Irlande. 

—  Guerres  civiles  et  massacres  perpétuels.  —  Note  sur  les  rois 
moines.  —  Intervention  patriotique  des  moines.  —  Adamnan, 
biographe  et  neuvième  successeur  de  Columba,  et  sa  Loi  des 
Innocents,  —  Ils  sont  tous  chassés  de  leurs  cloîtres  par  les 
Anglais.  —  Influence  de  Columba  en  Ecosse.  —  Vestiges  de 
l'ancienne  Église  calédonienne  dans  les  Hébrides.  —  Apostolat 
de  Kentigern  dans  le  pays  entre  la  Clyde  et  la  Mersey.  — 
Sa  rencontre  avec  Columba.  —  Ses  relations  avec  le  roi  et 
la  reine  de  Strath-Clyde.  —  Légende  de  l'anneau  de  la   reine. 

—  Ni  Columba  ni  Kentigern  n'agissent  sur  les  Anglo-Saxons, 
toujours  païens  et  de  plus  en  plus  menaçants.  —  Les  derniers 
évêques  de  la  Bretagne  conquise  abandonnent  leurs  églises. 


Comme  on  Fa  toujom^s  vu  pour  tous  les  hommes 
vraiment  supérieurs,  pour  les  saints  surtout,  l'in- 
fluence de  Columba,  loin  de  cesser  avec  sa  vie,  ne 
fit  que  grandir  après  sa  mort. 

Depuis  longtemps  le  caractère  surnaturel  de  ses 
vertus,  les  prodiges  qu'on  attribuait  à  son  interven- 
tion auprès  de  Dieu,  ne  laissaient  guère  douter  de 
sa  sainteté.  Elle  fut  universellement  reconnue  aus- 
sitôt après  sa  fin,  et  demeura  dès  lors  incontestée 


DE  SAINT  GOLUMBA.  287 

parmi  toutes  les  races  celtiques.  Les  visious  et  les 
miracles  qui  viurent  la  démoutrer  rempliraieut  un 
volume.  Dans  la  nuit  même  de  sa  mort,  et  à  la  même 
heure,  dans  un  lointain  monastère  d'Irlande,  un 
saint  vieillard,  un  de  ceux  que  les  chroniques  cel- 
tiques appellent  les  victorieux  soldats  du  Christ, 
vit  avec  les  yeux  de  l'esprit  l'ile  d'Iona,  où  il  n'avait 
jamais  été,  tout  inondée  d'une  clarté  miraculeuse  et 
toute  la  voûte  des  cieux  remplie  d'une  armée  in- 
nombrable d'anges  rayonnants  de  lumière  qui  ve- 
naient en  chantant  des  cantiques  célestes  chercher 
la  sainte  ame  du  i^rand  missionnaire. 

Sur  le  bord  d'une  rivière  du  pays  natal  de  Co- 
lumba  ' ,  un  autre  saint  moine,  occupé  avec  plusieurs 
autres  à  pêcher,  vit,  ainsi  que  tous  ses  compagnons, 
le  ciel  illuminé  par  une  colonne  de  feu  qui  montait  de 
la  terre  vers  le  haut  des  cieux,  et  n'y  disparut  qu'a- 
près les  avoir  éclairés  comme  le  soleil  en  plein  midi  ^. 

Ainsi  commença  la  longue  chaîne  des  merveilles 
qui  caractérisèrent  dans  l'âme  des  peuples  celtiques 
le  culte  de  la  sainte  mémoire  de  Columba.  Moins 
d'un  siècle  après  sa  mort,  ce  culte,  dont  le  foyer 

1,  La  Finn,  qui  après  avoir  servi  de  limites  aux  comtés  actuels 
de  ïyrone  et  de  Donegall,  va  se  jeter  dans  la  Foyle,  qui  coule  à 
Derry. 

2.  Adamnan  a  grand  soin  de  constater  qu'il  a  recueilli  ces  visions 
nocturnes,  la  première  des  vieux  moines  d'Iona,  à  qui  un  ana- 
chorète venu  d'Irlande  l'avait  racontée,  et  la  seconde  de  celui-l^ 
même  qui  avait  dirigé  la  pêche  de  celte  nuit  mémorable, 


288  POSTÉMTÉ  SPIRITUELLE  ^ 

soml)lait  concentré  dans  l'un  clos  moindres  îlots  de 
l'Atlantique,  s'était  répandu  non  seulement  dans 
toute  l'Irlande  et  dans  la  Grande-Bretagne;  mais 
jusqu'en  Gaule,  en  Espagne  et  en  Italie,  jusqu'à 
Rome  surtout  ' ,  où  des  légendes  sans  autorité  suffi- 
sante veulent  qu'il  ait  été  lui-même  dans  les  der- 
nières années  de  sa  vie,  afin  de  resserrer  les  liens  de 
respectueuse  affection  et  d'union  surnaturelle  qu'on 
lui  supposait  avec  le  grand  pape  saint  Grégoire,  le- 
quel monta  sur  le  trône  pontifical  sept  ans  av^ant  la 
mort  de  l'apôtre  des  Hébrides  (590)  ". 

1.  AD4MNAN,  m  finem. 

2.  O'DoNNELL,  1.  II,  c,  20  ;  1.  III,  c.  27.  —  Selon  une  version 
rapportée  par  Colgan  (p.  473\  le  fameux  hymne  Alhts  Prosator 
aurait  été  composé  par  Columba  pendant  que  des  envoyés  de 
saint  Grégoire  le  Grand  séjournaient  à  lona,  et  aurait  été  envoyé 
par  lui  au  Pontife,  qui  en  aurait  écouté  la  lectuie  debout  en  signe 
de  respect. 

Nous  sommes  obligé  de  reconnaître  le  même  défaut  d'authenticité 
dans  la  tradition  qui  rapproche  ie  saint  abbé  diona  du  grand  thau- 
maturge des  Gaules,  de  saint  Martin,  et  qui  lui  attribue  un  rôle 
analogue  à  celui  du  courageux  archevêque  qui,  de  nos  jours,  a 
entrepris  de  remettre  en  honneur  la  tombe  profanée  du  plus  grand 
de  ses  prédécesseurs,  en  reconstruisant  la  basilique  qui  recouvrait 
ce  glorieux  sépulcre.  —  D'après  le  récit  d'O'Donnell,  1.  m,  c.  27 
(cf.  1.  I,  c.  8).  Columba,  en  revenant  de  Rome,  aurait  été  à  Tours 
chercher  l'Évangéliaire  qui  reposait  depuis  un  siècle  sur  la  poitrine 
de  saint  Martin,  et  l'aurait  rapporté  à  Derry,  où  on  montrait  encore 
cette  relique  au  douzième  siècle.  Les  gens  de  Tours  avaient  perdu  le 
souvenir  de  l'emplacement  de  la  tombe  de  saint  Martin  ;  ils  s'adres- 
sèrent pour  le  retrouver  à  Columba,  qui  ne  consentit  à  l'indiquer 
qu'à  la  condition  de  garder  pour  lui  tout  ce  qui  se  trouverait  dans 
la  tombe  de  Martin,  excepté  ses  ossements.  La  légende  ajoute  que 
Columba  y  laissa  un  de  ses  disciples,  le  même  Mochonna  qui  l'avait 
«uivi  lors  de  son  exil  à  lona,  et  que  Mochonna  devint  évêque  de 


DE  SAINT  COLUMBA.  289 

On  s'attendait  à  voir  toutes  les  populations  des 
contrées  voisines  venir  à  loua  et  remplir  l'île  pen- 
dant les  funérailles  du  grand  aJjbé  ;  on  le  lui  avait 
annoncé  d'avance  à  lui-même.  Mais  il  avait  prédit 
qu'il  n'en  serait  rien  et  que  sa  famille  monastique 
célélirerait  seule  ses  funérailles.  En  effet,  un  vent 
violent  souffla  pendant  les  trois  jours  que  durèrent  les 
obsèques ,  au  point  de  rendre  impossible  aux  bar- 
ques d'aborder  dans  l'île.  Cet  ami,  ce  commensal 
des  princes  et  des  peuples,  ce  grand  voyageur,  cet 
apôtre  de  toute  une  nation  qui,  pendant  mille  ans, 
devait  l'honorer  comme  son  protecteur,  resta  seul 
sur  sa  bière,  dans  la  petite  église  de  sa  retraite  in- 
sulaire, et  son  enterrement  n'eut  d'autres  témoins 
que  ses  moines. 

Mais  sa  tombe,  pour  n'avoir  pas  été  creusée  en 
présence  d'une  foule  enthousiaste  de  laïques,  n'en 
fut  pas  moins  visitée  et  entourée  par  les  flots  des 
générations  successives  qui  vinrent  pendant  plus  de 
deux  siècles  y  vénérer  les  reliques  du  saint  mission- 


Tours.  —  Cela  seul  suffit  pour  démontrer  la  fausseté  du  récit, 
puisqu'à  la  seule  époque  de  la  vie  de  Coluinba  où  pourrait  se 
placer  le  voyage  de  Rome  et  de  Tours,  cette  dernière  ville  avait 
pour  évèque  saint  Grégoire  de  Tours,  l'historien,  dont  on  connaît 
fort  bien  le  prédécesseur  et  le  successeur.  —  Signalons  toutefois 
ces  curieux  liens  traditionnels  entre  lÉglise  de  Tours  et  l'Église 
d'Irlande,  qui  se  retrouvent  pendant  plusieurs  siècles.  —  Saint 
Patrice,  l'apôtre  de  l'Irlande,  passe  pour  avoir  été  le  petit-neveu  de 
saint  Martin,  qui  aurait  encouragé  sa  mission. 

MOINES   d'oCC,    III.  17 


290  POSTÉRITÉ  SPIRITUELLE 

naire,  s'abreuver  à  la  source  de  ses  vertus  et  de- 
mander à  Dieu  la  soif  de  cette  gloire  céleste  où  le 
saint  abbé  resplendissait  désormais  comme  un  astre 
inextinguible  ^ . 

La  dépouille  de  Colmnba  y  reposa  en  paix  jusqu'au 
neuvième  siècle,  époque  où  [ona,  comme  toutes  les 
îles  Britanniques,  tomba  en  proie  aux  ravages  des 
Danois.  Ces  cruels  et  insatiables  pirates  semblent 
avoir  été  sans  cesse  ramenés  par  les  richesses  des 
offrandes  que  l'on  prodiguait  sur  la  tombe  de  l'apô- 
tre de  la  Calédonie.  Ils  brûlèrent  une  première  fois 
le  monastère  en  801 ,  —  puis  encore  en  805,  quand 
il  n'y  avait  déjà  plus  que  soixante-quatre  moines, 
et  enfin  une  troisième  fois,  en  877.  Pour  mettre  à 
l'abri  de  leur  rapacité  le  trésor  qu'aucune  largesse 
pieuse  n'eût  pu  remplacer,  on  transporta  le  corps 
de  saint  Golumba  en  Irlande.  Et  la  tradition  con- 
stante des  annales  irlandaises  veut  qu'il  ait  fini  par 
reposer  à  Down,  dans  un  monastère  épiscopal,  non 
loin  de  la  plage  occidentale  de  l'île,  entre  le  grand 
monastère  de  Bengor,  d'où  était  sorti  Golomban  de 
Luxeuil,  au  nord,  et  Dublin,  la  future  capitale  de 
l'Irlande,  au  midi.  Là  gisaient  déjà  les  reliques  de 


1.  Cordibus  nostris,  qusesumus,  Domine,  cœlestis  gloriee  inspira 
desiderium;  et  preesta,  ut  in  dextris  illuc  feramus  manipulos  jus- 
titise,  ubi  tecum  sidus  aureum  sanctus  coruscat  abbas  Columba. 
Amen.  Oraison  de  l'office  de  saint  Columba,  au  9  juin. 


DE  SAINT  COLUMBA.  291 

saint  Patrice  et  de  sainte  Brigitte  ;  et  ainsi  se  trouva 
justifiée  une  des  prophéties  en  vers  irlandais  qu'on 
lui  attribuait  et  où  il  disait  : 


On  m'ensevelira  d'abord  à  lona; 

Mais  par  la  volonté  du  Dieu  vivant, 

C'est  à  Dun  que  je  reposerai  dans  la  tombe, 

A  Dun,  avec  Patrice  et  avec  Brigitte  la  victorieuse 

et  l'immaculée. 
Alors  trois  corps  reposeront  dans  le  même  sépulcre  ^ 


Leurs  trois  noms  sont  demeurés  depuis  lors  in- 
séparablement unis  dans  le  cœur  indomptable  et 
la  mémoire  aussi  tenace  que  fervente  du  peuple 
irlandais.  Columba  parait  avoir  été  celui  que  les 
Irlandais,  opprimés  et  dépouillés,  invoquaient  avec 
le  plus  de  confiance,  dans  les  premiers  temps  de 
la  conquête  anglaise  au  douzième  siècle.  Les  con- 
quérants eux-mêmes  le  redoutaient  non  sans  raison, 
car  ils  avaient  appris  à  connaître  sa  vengeance. 
Ainsi  Jean  de  Goure  y,  le  belliqueux  baron  anglo- 
normand,  celui  qui   était    appelé   le    Conquérant 


1.  Voir  Reeves,  p.  lxxix,  313,  317  et  462,  Cf.  Colgan,  p.  446. 
—  Les  trois  corps,  après  les  désastres  de  la  première  conquête 
anglaise,  furent  retrouvés  à  Down  en  J 185  et  réunis  de  nouveau 
dans  une  même  tombe  par  l'évéque  Malacliie  et  Jean  de  Courcy, 
l'un  des  grands  barons  anglo-normands,  conquérant  {conquestor, 
dit  l'office)  de  l'Ulster.  Une  fête  spéciale  fut  instituée  par  le  Saint- 
Sèige  en  mémoire  de  cette  translation  :  l'office  de  cette  fête, 
imprimé  d'abord  à  Paris,  en  1620,  a  été  reproduit  par  Colgan 
en  tête  de  son  précieux  ouvrage  :  Ti'ias  Thaumaturga. 


292  POSTÉRITÉ  SPIRITUELLE 

(Conquestor)  de  l'Ulster,  comme  Guillaume  de  Nor- 
mandie l'avait  été  de  l'Angleterre,  portait  toujours 
avec  lui  en  campagne  le  volume  des  prophéties  de 
Golumba  ^  ;  et  quand  les  corps  des  trois  saints  furent 
retrouvés  en  1186  dans  son  nouveau  patrimoine,  il 
intervint  auprès  du  Saint-Siège  pour  que  leur  trans- 
lation fût  célébrée  par  une  fête  solennelle.  Richard 
le  Fort  Archer  [Strofigboiv],  ce  fameux  comte  de 
Pembroke,  qui  avait  été  le  premier  chef  de  l'inva- 
sion, mourut  d'un  ulcère  au  pied,  qui  lui  avait  été 
infligé,  selonles  récits  irlandais,  à  la  prière  de  sainte 
Brigitte,  de  saint  Golumba  et  des  autres  saints  dont 
il  avait  détruit  les  églises.  Il  dit  lui-même,  en  son 
agonie,  qu'il  voyait  la  douce  et  noble  Brigitte  qui 
levait  le  bras  pour  lui  percer  le  cœur.  Hugues  de 
Lacy,  autre  chef  anglo-normand  de  grande  lignée, 
périt  àDurrovs^,  «  par  la  vengeance  de  Golum-Gille,)) 
dit  un  annahste,  pendant  qu'il  construisait  un  châ- 
teau au  détriment  de  l'abbaye  que  Golumba  avait 
fondée  et  tant  aimée'.  Même  au  siècle  suivant  ses 
vengeances  demeurèrent  aussi  redoutées  que  popu- 
laires; et  des  pirates  anglais,  qui  avaient  pillé  son 
église  dans  l'île  d'Inchkolm,  ayant  sombré  comme 
du  plomb,  en  vue  de  terre,  lem^s  compatriotes 
disaient  qu'il  faudrait  l'appeler,  non  plus  saint 

1.  Kelly,  noie  ad  Lynch,  Camhrensis  Eversus,  1. 1,  p.  386. 

2.  O'Dojnovan's,  Four  masters,  t.  I,  p.  25  et  73. 


DE  SAIiNT  COLUMBA.  293 

Coliimba,  mais  saint  Quhalme^  comme  qui  dirait  : 
le  saint  de  la  Mort  subite. 

Les  peuples  ont  besoin  de  croire  à  ces  vengeances 
de  Dieu,  toujours  trop  lentes  et  trop  rares,  et  qui, 
en  Irlande  surtout,  ont  à  peine  illuminé  d'un  éclair 
fugitif  la  nuit  séculaire  des  crimes  et  des  iniquités 
de  la  conquête.  Heureuses  encore  les  nations,  où 
l'éternelle  légitimité  de  l'appel  contre  le  mensonge 
et  le  mal  se  place  sous  l'abri  de  Dieu  et  de  ses  saints  ! 
Heureux  aussi  les  saints  qui  ont  laissé  à  la  postérité 
la  mémoire  de  leur  indignation  contre  l'injustice  ! 
Leur  gloire  n'en  demeure  que  plus  pure  et  plus  tu- 
télaire;  témoin  celle  de  notre  Golumba,  dont  l'effi- 
gie se  voyait  avant-hier,  après  treize  siècles  écoulés, 
à  côté  de  celle  de  saint  Patrice,  de  la  Harpe  d'Erin 
et  de  l'Arbre  de  la  liberté,  sur  les  bannières  arbo- 
rées par  les  patriotes  irlandais  dans  leurs  démon- 
strations contre  la  suprématie  britannique^. 

Tant  que  le  corps  de  Golumba  reposa  dans  son 
tombeau  insulaire,  loua,  désormais  consacré  par  la 
vie  et  la  mort  d'un  si  grand  chrétien,  demeura  le 


1.  Quhalme  on  anglon-saxoii  signifiait  mort  subite,  d'où  qualm 
en  anglais  moderne  pour  défaillance,  tourment. 

2.  Compte  rendu  du  meeting  des  Nationalistes,  tenu  le  4  octobre 
1863  sur  la  monlagne  de  Killeen,  au  comté  de  Tipperary,  dans  le 
Cork  Herald.  La  bannière  représentait  un  arbre  de  la  liberté  flan- 
qué des  deux  saints,  Patrice  et  Golumba,  et  avec  la  barpe  d'Irlande 
au-dessous. 


294  POSTÉRITÉ  SPIRITUELLE 

sanctuaire  le  plus  vénéré  des  Celtes.  lona  fut  donc, 
pendant  deux  siècles,  la  pépinière  des  évêques,  le 
centre  de  l'éducation,  Pasile  de  la  science  reli- 
gieuse, le  point  d'union  entre  les  îles  Britan- 
niques, la  métropole  et  la  nécropole  de  la  race  cel- 
tique. Soixante-dix  rois  ou  princes  y  furent  enterrés 
aux  pieds  de  Golumba,  fidèles  à  une  sorte  de  loi 
traditionnelle  dont  Shakspeare  a  consacré  le  souve- 
nir ^ .  lona  conserva,  pendant  ces  deux  siècles,  une 
suprématie  incontestée  sur  tous  les  monastères  et 
toutes  les  églises  de  la  Galédonie,  comme  celles 
d'une  moitié  de  l'Irlande-,  et  nous  la  verrons  dis- 
puter longtemps  la  suprématie  religieuse  des  Anglo- 
Saxons  du  Nord  aux  missionnnaires  romains.  Plus 
tard  encore,  sïl  nous  est  donné  de  poursuivre  jus- 
que-là ce  récit,  nous  verrons  à  la  fin  du  onzième 
siècle  ses  ruines  relevées  et  restituées  à  la  vie  claus- 
trale par  Tune  des  plus  nobles  et  des  plus  tou- 
chantes héroïnes  de  l'histoire  d'Ecosse  et  de  la  chré- 
tienté par  la  sainte  reine  Marguerite,  cette  douce 


1.  Rosse.        Wliere  is  Duncan's  l)ody? 
JlACDUFF.  Carried  to  Colmcs-Kill, 

Tlie  sacred  store  house  of  liis  predecessors. 
And  guardian  of  their  bones. 

Shakspeare,  Macbeth. 

Dans  le  premier  acte  de  la  même  pièce,  on  annonce  que  le  roi  de 
Norwège  n'obtiendra  la  paix  après  sa  défaite  par  Macbeth,  qu'en 
déboursant  dix  mille  éciis  dans  l'ile  de  saint  Columba. 

2.  /f/.,  m.  3. 


DE  SAINT  COLUiMBA.  295 

et  noble  exilée,  si  belle,  si  sage,  si  magnanime,  si 
aimée,  qui  n'usa  de  son  ascendant  sur  le  roi  Mal- 
colm,  son  mari,  que  pour  régénérer  l'Eglise  dans  son 
royaume,  et  dont  la  chère  mémoire  méritait  d'être 
associée  dans  le  cœur  du  peuple  écossais  à  celle  de 
Columba,  puisqu'elle  obtint  par  son  intercession  cette 
grâce  de  la  maternité  qui  a  fait  d'elle  la  tige  de  la 
dynastie  encore  régnante  sur  les  îles  Britanniques'. 

Rappelons  ici  le  privilège  qui  conférait  aux  abbés 
dlona  une  sorte  de  juridiction  sur  les  évoques  des 
régions  voisines"  ;  privilège  unique,  et  qui  paraîtrait 
fabuleux,  s'il  n'était  attesté  par  deux  des  historiens 
les  plus  véridiques  de  ces  temps  :  le  Vénérable  Bede 
et  Notker  de  Saint-Gall. 

Or,  pour  s'expliquer  cette  étrange  anomalie,  ilfaut 


1.  OuDERic  Vital,  1.  viii,  c.  22,  t.  111,  éd.  Le  Prévost;  Fohdun, 
Scotichronicon.,  V.  37.  —  On  voit  encore,  au  sommet  du  pittores- 
que rocher  que  surmonte  le  château  d'Edimbourg,  la  chapelle  ré- 
cemment restaurée  par  ordre  delà  reine  Victoria,  dédiée  à  sainte 
Marguerite.  C'est  la  Minerve  chrétienne  de  cette  acropole  du  Nord. 

2.  Bede,  1.  in,  4.  —  Cf.  Anylo-Saxon  chronicle,  ad  an.  565, 
éd.  Giles.  Notkeh  Balbulus,  Martyrologium.  —  Mabillon  cite  un 
diplôme  de  labbaye  irlandaise  de  Hanau  en  Allemagne,  où  la  si- 
gnature de  l'abbé  précède  celle  de  sept  évêques,  tous  à  noms  cel- 
tiques. Annales  BenecUctlni,  t.  Il,  AppeniL,  p.  700. — Quels  étaient 
les  évêques  soumis  à  la  principauté  diona?  S'il  fallait  en  croire 
Colgan,  —  in  jn'œf.  Triad.  Thaum.,  —  il  faudrait  supposer  que 
tous  les  évêques  d'Irlande  et  de  la  Calédonie  lui  étaient  soumis. 
—  Du  reste  on  trouve  dans  les  épîtres  des  papes  Etienne  II  et 
Adrien  1"'  la  mention  d'un  moine-évéque  soumis  à  l'abbé  de  Saint- 
Denis. 


296  POSTÉRITÉ  SPIRITUELLE 

se  dire  que  dans  les  pays  celtiques,  en  Irlande  et  en 
Ecosse,  rorganisation  ecclésiastique  reposa  d'abord 
exclusivement  sur  la  vie  conventuelle.  Les  diocèses 
et  les  paroisses  n'y  furent  régulièrement  constitués 
qu'au  douzième  siècle.  Il  y  eut  dès  l'origine  des 
évêques,  mais  dépourvus  de  toute  juridiction  terri- 
toriale nettement  déterminée,  ou  bien,  en  Irlande 
surtout  incorporés,  comme  un  rouage  nécessaire 
mais  subordonné,  aux  grands  corps  monastiques. 
C'est  pourquoi,  comme  on  l'a  déjà  remarqué,  les 
évêques  de  l'Église  celtique  paraissent  fort  effacés, 
non  seulement  auprès  des  grands  fondateurs  et  supé- 
rieurs de  monastères,  tels  que  Columba,  mais  même 
auprès  des  simples  abbés ^ .  Néanmoins,  on  voit  que  du 
vivant  de  Columba ,  celui-ci ,  bien  loin  d'affecter  une  su- 
prématie quelconque  sur  les  évêques  contemporains, 
Jeur  témoignait  le  plus  profond  respect,  au  point 
de  ne  pas  vouloir  célébrer  la  messe  en  même  temps 
qu'un  évêque,  qui  était  venu,  humblement  déguisé 
en  simple  prosélyte,  visiter  la  communauté  d'Iona". 
Du  reste,  les  abbés  s'abstenaient  scrupuleusement 
de  toute  usurpation  du  rang,  des  privilèges  ou  des 
fonctions  réservés  aux  évêques  ;  ils  avaient  recours 


1 .  Voir  le  trait  curieux  rapporté  dans  Adamnan  (I,  36),  où  l'on  voit 
un  évêque  hésiter  à  conférer  la  prêtrise  à  Aïdus  le  Noir  avant  d'y 
être  autorisé  par  l'abbé  de  Tirée,  cella  insulaire  dépendante  d'iona. 

2.  Adamn.,  I,  44. 


DE  SAINT  COLUMBA.  297 

à  ceux-ci  pour  toutes  les  ordiuatious  célébrées  dans 
les  monastères' .  Mais  comme  la  plupart  desévêques 
avaient  été  élevés  dans  les  écoles  monastiques,  ils 
conservaient  pour  leur  berceau  une  vénération  affec- 
tueuse qui,  à  l'égard  d'Iona  spécialement,  d'où  nous 
verrons  sortir  tant  d'évêques,  a  pu  se  traduire  en 
une  sorte  de  soumission  prolongée  à  la  juridiction 
conventuelle  de  leur  ancien  supérieur  claustral. 
Cinq  siècles  plus  tard,  les  évêques  sortis  des  grandes 
abbayes  françaises  de  Cluny  et  de  Cîteaux  se  plai- 
saient à  professer  la  même  subordination  filiale  à 
regard  de  leur  berceau  monastique. 

D'ailleurs  en  ce  qui  touche  la  primauté  incontes- 
tée d'Ioua  sur  les  évêques  qui  y  avaient  pratiqué  la 
vie  religieuse  ou  qui  venaient  s'y  faire  sacrer  après 
leur  élection,  elle  s'explique  par  l'ascendant  de  Go- 
lumba  sur  le  clergé  et  les  populations  du  pays  qu'il 
avait  évangélisé,  ascendant  qui  ne  fit  que  s'accroître 
après  sa  mort. 

Le  grand  abbé  d'Iona  laissa-t-il  à  ses  disciples, 
comme  son  homonyme  de  Luxeuil,  une  règle  monas- 
tique rédigée  par  lui  et  distincte  de  celle  qui  était 
suivie  dans  les  autres  monastères  celtiques?  On  l'a 
souvent  affirmé,  mais  sans  preuves  positives;  et,  dans 
tous  les  cas,  il  n'en  reste  aucun  texte  authentique". 

1.  Adamn.,  I,  36. 

2.  Colgan  {Trias  Thaum.,  p.  471)  et  Hœfteii  [Disquisitiones  mo- 

\    17. 


298  POSTÉRITÉ  SPIRITUELLE 

Le  document  qu'on  lui  a  quelquefois  attribué  sous 
le  nom  de  Règle  de  Coliim-Kille  ne  se  rapporte  en 
aucune  façon  aux  cénobites  d'Iona  et  ne  peut  s'ap- 
pliquer qu'aux  anachorètes  ou  reclus  qui  vivaient 
peut-être  sous  son  autorité,  mais  isolés,  et  qui  ont 
toujours  été  fort  nombreux  en  Irlande \ 

Un  examen  aussi  consciencieux  qu'attentif  de 
toutes  les  particularités  monastiques  que  l'on  peut 
relever  dans  sa  biographie"  ne  révèle  absolument 


nasiicXyX.  I,  tr.  8,  p.  84)  ont  eu  entre  les  mains  le  texte  d'une  règle 
attribuée  à  Columba  et  réimprimée  par  Reeves,  en  1850,  mais  tous 
deux  ont  reconnu  qu'elle  ne  pouvait  s'appliquer  qu'à  des  anacho- 
rètes. Cf.  O'CuRKY,  Lectures,  p.  374  et  612.  —  L'existence  de  sa 
régie  cénobitique  n'a  pour  preuve  que  la  mention  qui  en  est  faite 
par  Bede  dans  le  discours  de  Wilfrid  à  la  célèbre  conférence  de 
Whilby  entre  les  moines  bénédictins  et  les  moines  celtiques,  dont 
il  sera  question  plus  loin  :  «  De  Pâtre  vestro  Columba  et  sequacibus 
ejus.  quorum  sanctitatem  vos  imitari  et  Regulam  ac  prœcepta  cœ- 
leslibus  signisconfirmata,  »  etc. —  Mais,  d'ailleurs.  \q  mol  Régula, 
si  fréquent  dans  les  vies  des  saints  irlandais,  ne  peut  guère  s'enten- 
dre que  par  observance,  discipline;  chaque  saint  un  peu  considé- 
rable avait  la  sienne.  Reeves  a  démontré  que  YOrdo  monasticus 
attribué  à  Columba  par  le  dernier  éditeur  d'Holsleinus  ne  remonte 
pas  au  delà  du  douzième  siècle. 

1.  Les  reclus  ou  anachorètes  qui  passaient  leur  vie  dans  une  cel- 
lule contenant  un  autel  pour  y  dire  la  messe,  tantôt  isolée,  tantôt 
adhérente  à  une  église  (comme  celle  de  Marianus  Scotus,  à  Fulde), 
ont  subsisté  en  Irlande  pendant  très  longtemps.  Sir  Henry  Piers 
a  constaté  l'existence  d'un  de  ces  reclus  et  décrit  sa  cellule,  dans 
lecomté  de  Westmeath,  en  1682.  Reeves,  Memorials  of  the  church 
of  S.  Duilech,  1859. 

2.  Voir  l'appendice  N  de  l'édition  de  Reeves,  intitulé  :  Institntio 
Hyensis.  C'est  un  excellent  résumé  de  tous  les  usages  monastiques 
de  l'époque. 


DE  SAINT  COLUMBA.  299 

rien,  on  fait  d'observances  ou  d'obligations,  qui  soit 
distinct  des  prescriptions  empruntées  par  toutes  les 
communautés  religieuses  du  sixième  siècle  aux  tra- 
ditions des  Pères  du  désert.  Mais  ce  qui  en  ressort, 
c'est  d'abord  la  nécessité  du  vœu  ou  de  la  profession 
solennelle  pour  constater  l'admission  définitive  du 
religieux  dans  la  communauté  après  une  épreuve 
diversement  prolongée^  ;  c'est  ensuite  la  conformité 
absolue  de  la  vie  religieuse  suivie  par  Columba  et 
ses  moines  avec  les  préceptes  et  les  rites  de  l'Église 
catholique  de  tous  les  siècles.  Des  textes  incontes- 
bles  et  incontestés  démontrent  l'existence  de  la 
confession  auriculaire,  l'invocation  des  saints,  la 
confiance  universelle  en  leur  protection,  en  leur  in- 
tervention dans  les  affaires  temporelles,  la  célébra- 
tion de  la  messe,  la  présence  réelle  dans  l'Eucharis- 
tie, le  célibat  ecclésiastique,  les  jeûnes  et  les  absti- 
nences, la  prière  pour  les  morts,  le  signe  de  la 
croix  et  surtout  l'étude  assidue  et  approfondie  de 
l'Écriture  sainte  - .  Ainsi  s'écroule  la  prétention  avan- 


1.  Adamn.,  I,  31;  ir,  39. 

2.  Voici  l'indication  de  quelques-uns  des  passages  d'Adamnan  qui 
démontrent  notre  assertion  : 

La  Confession  auriculaire,  expressément  indiquée  dans  l'histoire 
de  Libranius,  II,  39. 

\J Invocation  des  saints,  à  chaque  page.  Columba  est  même  invo- 
qué pendant  sa  vie.  —  Leur  protection  et  leur  intervention^  dans 
les  affaires  temporelles,  II,  .5,  13,  39,  40. 


300  POSTÉRITÉ  SPIRITUELLE 

cée  par  certains  écrivains  de  trouver  clans  l'Eglise 
celtique  on  ne  sait  quel  christianisme  primitif  en 
dehors  du  catholicisme  ;  ainsi  se  trompe  une  fois  de 
plus  confondu  ce  préjugé  ridicule,  mais  invétéré, 
qui  accuse  nos  pères  d'avoir  ignoré  ou  interdit  l'é- 
tude de  la  Bible. 

Quant  aux  usages  particuliers  à  l'Église  irlandaise 
et  qui  donnèrent  plus  tard  naissance  à  de  si  fati- 
gantes contestations  avec  les  missionnaires  romains 
et  anglo-saxons,  on  n'en  découvre  aucune  trace 
dans  les  actes  ou  les  paroles  de  Columba.  Il  n'est 
pas  question  des  fastidieuses  luttes  sur  la  tonsure, 
ni  même  de  la  célébration  irrégulière  de  la  Pàque, 
si  ce  n'est  dans  une  prédiction  faite  vaguement  par 
lui  lors  d'une  visite  à  Glonmacnoise,  sur  les  discordes 
que  le  dissentiment  pascal  ferait  naître  un  jour  dans 
l'Eglise  scotique\ 

Si  Columba  n'écrivit  point  de  règle,  faite  comme 
celle  de  saint  Benoît  pour  traverser  les  âges,  il 
n'en  laissa  pas  moins  à  ses  disciples  un  esprit  de 
vie,  d'union  et  de  discipline  qui  suffît  pour  main- 


La  célébration  de  fêtes  et  offices  en  leur  honneur.  II,  45;  III,  11. 

La  présence  réelle...  Tous  les  éléments  de  1  Eucharistie.  A  sancto 
jussu  Christi  corpus  conficere...  Eucharisliœ  mysleria  celebrare 
pro  anima  sancta.  Colgan,  Vita  prima,  c.  8.  Cf.  Adamn.,  III,  12. 

La  messe  solennelle  le  dimanche,  III,  12;  et  aux  autres  jours, 
1,40. 

1.  Adamn.,  I,  3. 


DE  SAINT  COLUMBA.  301 

tenir  en  un  grand  corps,  pendant  plnsienrs  siècles 
après  sa  mort,  non  senlement  les  religieux  d'Iona 
mais  encore  les  nombreuses  communautés  qui  leur 
étaient  agrégées.  Ce  corps  portait  un  beau  nom  :  il 
s'appelalongtempsFordredela  Belle  Compagnie  ^  et, 
plus  longtemps  encore,  la  Famille  de  Columba-Kill. 
II  fut  gouverné  par  les  abbés  qui  succédèrent  à  Co- 
lumba  comme  supérieurs  de  la  communauté  d'Iona. 
Ces  abbés  ont  mérité  et  obtenu  de  la  part  du  plus 
compétent  des  juges,  de  Bede,  qui  commençait  à 
écrire  cent  ans  après  la  mort  de  Columl^a,  un  hom- 
mage sans  réserve  et  bien  plus  éclatant  que  celui 
rendu  à  leur  fondateur  :  ce  Quel  qu'ait  été  celui-ci,  » 
dit  le  Vénérable  Bede  avec  une  certaine  nuance  de 
suspicion  anglo-saxonne  à  l'endroit  de  toute  vertu  et 
de  toute  sainteté  celtique,  ce  il  est  indubitable  qu'il  a 
laissé  des  successeurs  illustres  par  la  pureté  de  leur 
vie,  par  leur  grand  amour  de  Dieu,  leur  zèle  pour 
la  régularité  monastique,  et  bien  que  séparés  de 
nous,  quant  à  l'observance  de  la  Pâque,  à  cause  de 
la  distance  où  ils  vivent  du  reste  du  monde,  ardem- 
ment et  exactement  dévoués  à  l'observance  des  lois 
de  la  piété  et  de  la  chasteté  qu'ils  ont  apprises  dans 
l'Ancien  et  le  Nouveau  Testament  -.  »  Ces  éloi^es  se 
justifient  par  le  grand  nombre  de  saints  issus  de  la 


1.  Vita  sanctl  Kierani,  apud  Hœften,  op.  cit.,  p.  61  et  64. 

2.  Bede,  HI,  4. 


302  POSTÉRITÉ  SPIRITUELLE 

lignée  spirituelle  de  Golumba  '  ;  mais  ils  doivent  spé- 
cialement s'appliquer  à  ses  successeurs  sur  le  siège 
abbatial  dlona,  et  en  première  ligne  au  premier  de 
ses  successeurs,  à  celui  qu'il  avait  lui-même  désigné, 
à  ce  saint  et  aimable  Baït lien,  si  digne  d'être  son  lieu- 
tenant, son  ami  et  son  remplaçant.  Il  ne  survécut  que 
trois  ans  à  Golumba  et  mourut  le  jour  même  de  Tan- 
niversaire  de  son  maître  ^.  Les  cruelles  douleurs  de  sa 
dernière  maladie  ne  l'empêchèrent  pas  de  prier, 
d'écrire  et  d'enseigner  jusqu'à  sa  dernière  heure. 
Baïthen  était,  comme  on  l'a  déjà  dit,  le  cousin  ger- 
main de  Golumba,  et  après  lui  tous  ou  presque  tous 
les  abbés  d'Iona  furent  de  la  même  race. 

L'esprit  de  famille,  ou,  pour  mieux  dire,  l'esprit 
de  clan,  toujours  si  puissant  et  si  actif  en  Irlande,  si 
prononcé  chez  Golumba,  était  devenu  tout  à  fait  pré- 
pondérant dans  la  vie  religieuse  de  l'Eglise  celtique. 
Ge  n'était  pas  précisément  l'hérédité,  puisque  le 


1.  On  peut  en  voir  l'énurnération  dans  Colgan,  qui  en  nomme  jus- 
qu'à cent  douze,  la  plupart  commémorés  dans  les  martyrologes 
irlandais. 

2.  Pendant  son  court  abbatiat,  on  voit  que  tout  n'était  pas  enthou- 
siasme et  adhésion  unanimes.  Un  certain  Bevan  qualifié  de  persécu- 
teur des  églises,  envoyait  demander  les  restes  des  repas  des  moines 
d'Iona, mais uniquementpour  les  tourner  en  dérision.  «  Nec  ob  aliud 
hoc  poslulabat,  nisi  ut  causam  blasphemiœ  ac  despectionis  fratrum 
inveniret.  »  Baïthen  luienvoya  ce  qui  restait  du  lait  qui  avait  été  servi 
aux  frères.  Après  l'avoir  bu,  l'impie  ressentit  de  telles  douleurs  inté- 
rieures, qu'il  se  convertit  et  mourut  en  témoignant  son  repentir.  Act. 
SS.  BOLLAND,  t.  II  Junii,  p.  238. 


DE  SAINT  COLUMBA.  303 

mariage  était  absolument  inconmi  du  clergé  ré- 
gulier; mais  l'on  tenait  le  plus  grand  compte  du 
sang  dans  l'élection  des  abbés,  tout  comme  dans 
celle  des  princes  ou  des  chefs  militaires.  Le  neveu 
ou  le  cousin  du  fondateur  ou  du  supérieur  d'un  mo- 
nastère semblait  le  candidat  le  plus  naturellement 
désigné  à  la  dignité  vacante.  Il  fallait  des  motifs 
spéciaux  pour  l'écarter.  Aussi  voit-on  que  les  onze 
premiers  abbés  d'Iona,  après  Colimiba,  sortirent 
tous,  à  l'exception  d'un  seul,  de  la  même  souche 
que  lui,  de  la  race  de  Tyr-Gonnell,  et  descendaient 
tous  du  même  fds  de  Niall  des  Neuf-Otages,  le  fameux 
roi  de  toute  l'Irlande  ^ .  Tout  grand  monastère  devenait 
ainsi  le  centre  et  l'apanage  d'une  famille,  ou,  pour 
mieux  dire,  d'un  clan  et  servait  d'école  comme 
d'asile  à  toute  la  parenté  du  fondateur.  Plus  tard 
on  vit  même  se  développer  à  côté  de  sa  postérité 
spirituelle  une  sorte  de  progéniture  purement  laïque 
et  héréditaire,  investie  de  la  possession  de  la  plu- 
part des  domaines  monastiques.  Ces  deux  descen- 
dances simultanées,  mais  distinctes,  des  principaux 
fondateurs  religieux,  sont  désignées  dans  les  gé- 
néalogies historiques  de  l'Irlande  sous  le  nom  d'ec- 
clesiastica  progenies  et  de  plebilis  progenies  ".  A 


1.  Voir  le  tableau  généalogique  dressé  par  le  docteur  Reeves,  à  la 
page  3 '43  de  son  édition  d'Adamnan. 

2.  Le  docteur  Reeves  a  traité  à  fond  cette  curieuse  question  dans  un 


304  POSTÉRITÉ  SPIRITUELLE 

partir  du  neuvième  siècle,  grâce  au  relâchement  de 
la  discipline,  à  l'invasion  des  clercs  mariés  et  à  la 
valeur  croissante  des  terres,  la  succession  spirituelle 
tendit  à  se  confondre  avec  la  lignée  naturelle  et 
héréditaire,  et  on  vit  une  foule  d'abbés  purement 
laïques  et  héréditaires,  aussi  fiers  d'être  les  descen- 
dants collatéraux  d'un  saint  fondateur,  qu'heureux 
de  posséder  les  vastes  domaines  dont  la  fondation 
s'était  graduellement  enrichie.  Ce  funeste  abus  se 
reproduisit  en  France  et  en  Allemagne,  mais  y  fut 
moins  invétéré  qu'en  Irlande  où  il  subsistait  encore 
du  temps  de  saint  Bernard,  et  en  Ecosse  où  il  se  pro- 
longea jusqu'après  la  Réforme. 

Il  n'en  fut  jamais  ainsi  à  lona  où  la  succession 
abbatiale  resta  parfaitement  régulière  et  ininter- 
rompue jusqu'aux  invasions  et  aux  dévastations  des 
Danois  au  commencement  du  neuvième  siècle.  A 
partir  de  ces  invasions,  les  abbés  d'iona  ne  jouèrent 
plus  qu'un  rôle  subordonné  ^ .  Ce  foyer  lumineux  d'où 


opuscule  spécial  :  On  ihe  ancient  abbatial  succession  inireland,  ap. 
Proceedings  of  Ihe  royal  Irish  Academy,  vol.  VII,  1857. 

1.  En  1097,  Magnus,  roi  de  Norwège.  après  avoir  fait  la  conquête 
des  Hébrides,  visita  lona  et  annexa  lesîlesàl'évéché  deSodor  elMan 
[Sodorensis]  sous  la  métropole  de  Drontheim,  ce  qui  détruisit  l'an- 
ciennetradilion  ecclésiastique  de  l'île.  Ilestquestioa  pourladernière 
fois  en  1203  d'un  abbé  d'iona  venu  d'Irlande  et  issu  de  la  famille  de 
Columba.  En  1214,  on  y  trouve  la  mention  d'un  prieuré  de  l'Ordre  de 
Clunydonton  ignore  l'origine.  Lanigan,  t.  IV,  p.  347,  Cosmo  Innés, 
p.  110.  — La  souveraineté  temporelle  échut  aux  fameux  Lords  ofthe 


DE  SAINT  COLUMBA.  30o 

la  civilisation  chrétienne  avait  rayonné  snr  les  îles 
Britanniques  s'éteignit.  Le  centre  des  communautés 
réunies  sous  le  nom  de  Famille  ou  d'Ordre  de  Co- 
lumhcill,  fut  transféré  d'Iona,  à  une  autre  fon- 
dation du  saint,  à  Kells,  au  centre  de  l'Irlande,  où 
résida  pendant  trois  siècles  encore,  sous  le  titre 
de  Coarh,  un  successeur  de  Columba,  un  supérieur 
général  de  l'Ordre,  abbé  titulaire  tantôt  d'Iona, 
tantôt  d'Armagh  ou  de  quelque  autre  grand  mo- 
nastère irlandais  ' . 

Nous  nous  sommes  déjà  trop  longtemps  arrêté 
sur  le  grand  et  attachant  personnage  dont  on  vient 
de  raconter  la  vie.  Et  cependant  il  nous  faut  encore 
constater  rapidement  l'influence  qu'il  a  exercée  au- 
tour de  lui  et  jusque  sur  la  postérité. 

Cette  influence  est  surtout  évidente  dans  l'Église 
d'Irlande,  qui  apparaît  tout  entièrq  dominée  par 
son  esprit,  par  ses  successeurs  et  par  ses  disciples 
pendant  les  temps  qu'on  regarde  comme  Page  d'or 
de  son  histoire  et  qui  s'étendent  jusqu'aux  inva- 


Isles,  du  clan  des  Macclonald,  immortalisés  par  Waller  ScoU,  et  dont 
ks  tombes  s'y  voient  encore.  Voir  l'appendice  I. 

1.  Voir  la  chronolof^ie  détaillée  des  qiiaranle-neuf  successeurs  de 
Columba  et  de  leurs  faits  et  gestes  depuis  598  jusqu'en  1219,  dans  le 
Chronicon  Hycuse  deReeves,p.  359etseq.  Ces  coarhs  ont  été  fort 
mal  à  propos  confondus  par  Ussher,  Ware,  Lanigan  et  autres  au- 
teurs, avec  les  chorepiscopi  du  continent. 


306  POSTÉRITÉ  SPIRITUELLE 

sions  danoises  de  la  fin  du  huitième  siècle.  Pendant 
toute  cette  période,  l'Église  d'Irlande,  encore  toute 
monastique,  comme  à  son  origine,  semble  avoir  été 
gouvernée  par  les  souvenirs  et  les  institutions  de 
Columba.  Les  mots  Lex  Columhcille  se  retrouvent 
à  maintes  pages  de  ses  annales  un  peu  confuses, 
pour  désigner,  soit  l'ensemble  des  traditions  que 
perpétuaient  ses  monastères,  soit  les  tributs  que  pré- 
levaient les  rois  pour  la  défense  des  églises  et  du 
pays,  en  promenant  à  travers  l'Irlande  la  châsse  qui 
contenait  ses  reliques  ^ . 

Cet  ascendant  était  si  marqué,  jusque  dans  l'ordre 
temporel,  que  plus  de  deux  siècles  après  la  mort  du 
grand  abbé  d'Iona,  en  817,  on  voit  tous  les  rehgieux 
de  son  ordre,  Congregatio  Columbcille,  se  rendre 
solennellement  à  Tara,  l'antique  capitale  de  Tir- 
lande  druidique,  pour  y  excommunier  le  monarque 
suprême  de  l'île,  coupable  d'avoir  assassiné  un 
prince  de  la  famille  de  leur  saint  fondateur  ^ 

On  l'a  dit,  et  on  ne  saurait  assez  le  redire  : 
l'Irlande  était  alors  regardée  par  toute  l'Europe 
chrétienne  comme  le  principal  foyer  de  la  science  et 
delà  piété.  A  l'abri  de  ses  innombrables  monastères 
une  foule  de  missionnaires,  de  docteurs  et  de  pré- 
dicateurs se  formaient  pour  le  service  de  'Église  et 

1.  C'est  ce  qui  eut  lieu  en  753,  757  et  778. 

2.  Annals  of  Ulster,  ann.  817. 


DE  SAINT  COLOMBA.  307 

la  propagation  de  la  foi  dans  tous  les  pays  chrétiens. 
On  y  reconnaît  un  vaste  et  continuel  développement 
de  fortes  études  littéraires  et  religieuses,  bien  su- 
périeur à  ce  qui  se  voyait  dans  n'importe  quelle 
contrée  européenne.  Certains  arts  même,  tels  que 
l'architecture,  la  ciselure,  la  métallurgie  appliquée 
aux  objets  du  culte,  y  étment  pratiqués  avec  succès, 
sans  parler  de  la  musique  qui  continuait  à  y  fleurir 
chez  les  savants  comme  dans  le  peuple.  Les  langues 
classiques,  non  seulement  le  latin,  mais  encore  et 
surtout  le  grec,  y  étaient  cultivées,  parlées,  écrites 
avec  une  sorte  de  passion  pédantesque  qui  témoigne 
au  moins  de  l'empire  des  préoccupations  intellec- 
tuelles sur  ces  âmes  ardentes.  On  y  poussait  même 
la  manie  du  grec  jusqu'à  écrire  en  caractères  hellé- 
niques le  latin  des  livres  d'église  ^  D'ailleurs,  en 
Irlande,  plus  que  partout  ailleurs,  chaque  monastère 
était  une  école  et  chaque  écoleun  atelier  de  transcrip- 
tion d'où  sortaient  tous  les  jours  de  nouveaux  exem- 
plaires du  texte  des  saintes  Écritures  et  des  Pères 
de  la  primitive  Église,  textes  répandus  dans  toute 
l'Europe,  et  qui  se  retrouvent  encore  aujourd'hui 
dans  les  bibliothèques  du  continent.  On  les  recon- 
naît facilement  au  caractère  si  original  et  si  élégant 
de  la  calligraphie  irlandaise,  comme  aussi  par  l'u- 

1.  Reeve's  Adamnan,  p.  158  et  354. 


308  POSTÉRITÉ  SPIRITUELLE 

sage  do  l'alphabet  commun  à  toutes  les  races  cel- 
tiques, employé  plus  tard  par  les  Anglo-Saxons, 
mais  auquel  les  Irlandais  seuls  sont  restés  fidèles 
jusqu'aujourd'hui.  Columba,  comme  on  l'a  vu, 
avait  donné  l'exemple  de  ce  labeur  infatigable  des 
scribes  monastiques  ;  son  exemple  fut  constamment 
suivi  dans  les  cloîtres  irlandais,  où  Ton  ne  se  bornait 
pas  seulement  à  la  transcription  de  l'Écriture  sainte, 
mais  où  l'on  reproduisait  les  auteurs  grecs  et  latins, 
quelquefois  en  caractères  celtiques,  avec  gloses  et 
commentaires  en  irlandais,  comme  cet  Horace  que 
l'érudition  contemporaine  a  découvert  dans  la  bi- 
bliothèque de  Berne  * .  Ces  merveilleux  manuscrits, 
enluminés  avec  une  adresse  et  une  patience  incom- 
parables par  la  famille  monastique  de  Columba, 
excitaient  cinq  siècles  plus  tard  l'enthousiasme  dé- 
clamatoire d'un  grand  ennemi  de  l'Irlande,  de  l'his- 
torien anglo-normand  Giraud  de  Barry  ;  ils  attirent 
encore  aujourd'hui  l'attention  des  archéologues  et 
des  philologues  les  plus  renommés  '. 


1.  Orelli,  dans  son  édition  d'Horace,  dit  que  ce  codex  de  Berne, 
avec  une  glose  irlandaise,  est  du  huitième  ou  neuvième  siècle. 

2.  GiraldusCambrensis,  Topo(jr.Hiher.,  dist.ii,c.38.  — La  plupart 
des  manuscrits  cités  et  admirés  dans  nos  bibliothèques  continentales 
ou  anglo-saxonnes  sont  d'origine  irlandaise,  ainsi  que  l'ontdémontré 
Zeuss,  Keller  et  Reeves.  Les  manuscrits  qui  ont  servi  an  célèbre  phi- 
lologueZeuss  pour  la  composition  de  siiGi-ammatica  Ce?^/ca(Lipsia', 
1853)  contenaient  des  gloses  irlandaises  sur  les  textes  latins  dePris- 
cien  à  Saint-Gall,  des  Épîtres  de  saint  Paul,  à  Wûrizburg,  du  Corn- 


DE  SAINT  COLUMBA.  309 

On  retrouve  sur  les  plus  anciens  monuments  lapi- 
daires de  rÉcosse ,  sur  les  croix ,  les  pierres  sépul- 
crales et  autres  débris  de  Fart  tout  à  fait  primitif 
de  cette  région,  une  reproduction  si  exacte  des  mo- 
tifs employés  dans  la  décoration  de  ces  manuscrits, 
de  leurs  formes  tantôt  gracieuses  et  tantôt  grotes- 
ques, de  leurs  spirales,  de  leurs  entrelacs  et  de 
leurs  méandres  inextricables,  qu'il  est  impossible  de 
ne  pas  attribuer  la  composition  et  même  l'exécution 
de  ces  sculptures  aux  moines  celtiques,  disciples  ou 
compatriotes  de  Columba  * . 

En  outre,  dans  tous  ces  monastères,  on  rédigeait 
les  annales  exactes  des  événements  du  temps.  Ces 
annales  remplaçaient  les  chroniques  des  bardes  :  con- 
servées en  partie  et  déjà  publiées  ou  en  train  de 
l'être,  elles  forment  maintenant  encore  la  principale 
source  de  l'histoire  d'Mande".  Elles  s'occupaient 


meiitaire  de  saint  Colomban  sur  les  Psaumes  àMilan.venaïUde  Bob- 
bio,  et  de  Bede,  à  Carlsruhe,  venant  de  Reichenau. 

1.  Telle  estl'opinion  soutenue  et  savamment  démontrée  par  M.  John 
Stuart,  dans  deux  splendides  volumes  in-4'^  publiés  par  lui  pour  le 
Spalding  Club  et  intitulés  :  Sculptured stones  ofScotland;  Edin- 
burgh,  1856  et  1867.  Ils  contiennent  la  reproduction  lithographique 
et  coloriée  des  colonnes,  des  croix  sculptées,  des  monuments  sépul- 
craux et  autres  qui  subsistent  encore  dans  les  contrées  au  nord  de  la 
Forth,  autrefois  habitées  par  les  Pietés,  ainsi  qu'à  lona  et  ailleurs.  Il 
remarque  avec  raison  que  les  sculptures  de  plusieurs  de  ces  grandes 
croix  en  pierre  semblent  être  la  reproduction  fidèle  d'une  page  des 
manuscrits  enluminés  de  l'École  irlandaise  vue  au  micioscope. 

2.  Ces  précieuses  collections  furent  continuées  par  les  Ordres  plus 


310  POSTÉRITÉ  SPIRITUELLE 

naturellement  de  l'histoire  ecclésiastique  encore  plus 
que  de  l'histoire  profane.  Elles  célébraient  surtout 
la  mémoire  des  saints,  si  nombreux  dans  l'Église 
d'Irlande , oii  chacune  des  grandes  communautés  avait 
tout  un  cycle  de  saints  sortis  de  son  sein  ou  ratta- 
chés à  sa  confraternité.  Sous  le  nom  de  sanctiloge  ou 
festiloge  (car  il  y  avait  trop  peu  de  martyrs  connus 
en  Irlande  pour  justifier  le  terme  usuel  de  marty- 
rologe), ce  cycle  servait  de  lecture  spirituelle  aux 
moines  et  d'instruction  familière  aux  populations 
d'alentour.  Plusieurs  de  ces  festiloges  étaient  envers, 
notamment  le  plus  fameux  de  tous,  dû  à  Angus,  dit 
le  Culdee  simple  frère  meunier  au  monastère  de 
Tallach  ^  (j  780)  :  il  y  a  donné  place  aux  principaux 
saints  des  autres  pays,  en  même  temps  qu'à  trois 
cent  soixante-cinq  saints  irlandais,  un  pour  chaque 
jour  de  Tannée,  et  tous  célébrés  avec  cet  enthou- 
siasme pieux  et  patriotique,  poétique  et  moral,  qui 
enflamme  si  naturellement  tout  cœur  irlandais. 

Ce  nom  de  Culdee  nous  oblige  à  signaler  en  pas- 
sant l'erreur  aussi  absurde  que  répandue  qui  a  fait 


récents,  après  la  conquête  anglaise  et  même  après  la  Réforme  jus- 
qu'au dix-septième  siècle.  Voir  surtout  la  collection  si  précieuse  in- 
titulée :  Annales  des  quatre  maîtres,  c'esl-à-dire  des  quatre  fran- 
ciscains de  Donegall,  qui  descend  jusqu'en  1634. 

1.  Voir  l'analyse  qu'en  fait  O'Curuy,  Lectures,  etc.,  p.  364el371, 
et,  d'après  lui,  M.  de  la  Vlllemarqué  dans  sa  Poésie  des  cloîtres 
celtiques. 


DE  SAINT  COLUMBA.  311 

regarder  les  Guidées  comme  mie  sorte  d'ordre  de 
religieux  mariés  et  indigènes,  antérieur  à  l'intro- 
duction du  christianisme  en  Irlande  et  en  Ecosse 
par  les  missionnaires  romains,  et  ayant  eu  pour 
fondateur  ou  pour  chef  le  grand  abbé  d'Iona.  Cette 
opinion,  propagée  par  de  savants  anglicans,  et  aveu- 
glement copiés  par  divers  écrivains  français,  est  au- 
jourd'hui universellement  reconnue  comme  fausse 
parles  juges  sincères  et  compétents'.  Les  Guidées, 


1.  Selon  le  D'"  Reeves,  la  désignation  de  Culdec  ou  Celle  Bel,  répon- 
dant au  terme  latin  Sei'vvs  7>ei,  apparaît  pour  la  première  fois  dans 
l'histoire  authentique  avec  le  nom  de  cet  Angus  qui  vivait  en  780. 
Elle  fut  ensuite  appliquée  a  tous  les  religieux  en  général,  c'est-à-din^ 
à  tous  les  clercs  vivant  sous  une  règle  en  Irlande  et  en  Ecosse.  Selon 
le  regrettable  O'Curry,  les  Guidées  n'étaient  que  des  ecclésiastiques 
ou  des  laïques  agrégés  aux  monastères,  et  qui  eurentpour  premier  fon- 
dateur un  saint  Malruain,  mort  en  787  ou  782.  Ces  renseignements, 
transmis  à  l'auteur  par  les  deux  princes  de  l'érudition  irlandaise,  sont 
parfaitement  d'accord  avec  les  conclusions  du  D^Lanigan,  dans  sa 
très  savante  et  impartiale  histoire  ecclésiastique  d'Irlande,  t.  IV, 
p.  295-300,  comme  aussi  avec  celle  des  nouveaux  Bollandistes,  t.  VIII 
d'octobre,  p.  86,Disquisitio  in  Culdeos,  ap.  Acta  S.  Reguli.  Selon  les 
doctes  continuateurs  des  Acla  sanctorum,\QS,  Guidées  n'étaient  pas 
moines,  mais  séculiers  ou  plutôt  chanoines,  et  parurent  au  plus  tôt  en 
l'an  800.  Par  la  même  occasion,  nos  savants  contemporains  renvoient 
au  neuvième  siècle,  au  lieu  des  quatrième  et  sixième  donnés  parles 
légendes,  l'époque  de  la  translation  des  reliques  de  l'apôtre  saint  An- 
dré, devenu  le  patron  de  l'Ecosse  au  moyen  Age.  Cette  translation, 
effectuée  par  un  évêque  nommé  Regulus  (Rule),  donna  lieu  à  la  fon- 
dation du  siège  épiscopal  et  de  la  ville  de  Saint- Andrews,  située  sur  la 
côte  orientale  de lÉcosse,  au  comté  de  Fife,  érigé  en  métropole  du 
royaume  en  1472,  avec  une  université  qui  date  de  1411.  On  y  voit  de 
très  belles  ruines  des  églises  détruites  par  les  réformateurs  en  1559. 
—  Depuis  que  la  note  précédente  a  été  écrite,  une  nouvelle  publication 
du  docteur  Reeves,  the  Culdees  of  tlie  Brilish  Islands  as  tliey  ap- 


312  POSTÉRITÉ  SPIRITUELLE 

espèce  de  tiers  ordre  agrégé  aux  monastères  ré- 
guliers, ne  parurent  en  Irlande  et  ailleurs  qu'au 
neuvième  siècle ,  et  n'eurent  jamais  que  des  rela- 
tions insignifiantes  avec  les  communautés  colum- 
biennes'. 

Ce  qui  frappe  encore  plus  que  le  développement 
intellectuel  dont  les  monastères  irlandais  furent  à 
cette  époque  le  foyer  inextinguible,  c'est  la  prodi- 
gieuse activité  que  déployèrent  les  moines  irlandais 
en  s'étendant  et  en  se  propageant  dans  tous  les  pays 
de  l'Europe,  ici  pour  créer  de  nouvelles  écoles,  de 
nouveaux  sanctuaires  chez  les  peuples  déjà  chrétiens, 
là  pour  initier,  au  péril  de  leur  vie ,  les  peuples  en- 
core païens  à  la  lumière  de  FÉvangile.  Sous  peine 
d'empiéter  sur  notre  tâche  future,  il  faut  savoir  ré- 
sister aux  tentations  du  sujet,  ne  pas  devancer  les 
temps  et  ne  pas  suivre  ces  armées  de  Celtes  intrépides 
et  infatigables,  toujours  aventureux  et  souvent  héroï- 
ques, dans  les  régions  où  il  nous  sera  peut-être  donné 
de  les  retrouver  un  jour.  Contentons-nous  d'une 
simple  énumération,  qui  a  son  éloquence  jusque  dans 
la  sécheresse  de  ses  chiffres.  Voici  le  nombre,  pro- 
bablement fort  incomplet,  rele^  é  par  un  ancien  écri- 

pear  in  Ilistonj,  ivith  an  appendix  of  Evidences,  Dublin,  1864, 
in-4",  a  ivsurné  et  terminé  toute  controverse  sur  cette  question  si  long- 
temps débattue,  en  portant  le  dernier  coup  aux  chimères  d'une  éru- 
dition dominée  par  le  parti  pris  de  l'esprit  de  secte. 
1.  Reeve's  Adamnan,  p.  368. 


DE  SAINT  COLUiMBA.  313 

vain,  des  monastères  qu'avaient  fondés,  hors  de  l'Ir- 
lande, des  religieux  irlandais,  entraînés  loin  de  leur 
pays  par  l'amour  des  âmes  et  sans  doute  aussi  par  ce 
goût  des  voyages  qui  les  a  toujours  signalés  : 

Treize  en  Ecosse, 

Douze  en  Angleterre, 

Sept  en  France, 

Douze  en  Armorique, 

Sept  en  Lorraine, 

Dix  en  Alsace, 

Seize  en  Bavière, 

Quinze  en  Rliétie,  Hélvétie  et  Aile  manie, 

sans  compter  plusieurs  autres  en  Tliuringe  et  sur  la 
rive  gauche  du  Bas-Rhin;  enfin  six  en  Italie. 

Et  pour  qu  on  sache  bien  de  quel  zèle  et  de  quelle 
vertu  ces  colonies  monastiques  étaient  à  la  fois  le 
produit  et  le  foyer,  voici  maintenant  un  relevé  ana- 
logue des  saints,  irlandais  d'origine,  que  la  recon- 
naissance des  peuples  convertis ,  édifiés  et  civilisés 
par  eux,  a  placés  sur  les  autels,  comme  patrons  et 
fondateurs  des  églises  dont  ils  ont  plus  d'une  fois 
arrosé  les  fondations  de  leur  sang. 

Cent  cinquante  (dont  trente-six  martyrs) ,  en 

Allemagne, 
Quarante-cinq  (dont  six  martyrs) ,  en  Gaule, 

MOINES   d'oCC,    III.  18 


314  POSTÉRITÉ  SPIRITUELLE 

Trente  en  Belgique. 

Quarante-quatre  en  Angleterre, 

Treize  en  Italie, 

Huit,  tous  martyrs,  en  Norwège  et  Islande^ . 

La  suite  de  ce  récit  nous  en  fera  rencontrer  plu- 
sieurs et  des  plus  illustres,  surtout  en  Allemagne. 
Bornons-nous  ici  à  signaler  parmi  ces  treize  saints 
irlandais  honorés  d'un  culte  public  en  Italie,  celui 
que  l'on  vénère  encore  à  l'extrémité  de  la  péninsule, 
comme  le  patron  de  Tarente,  sous  le  nom  de  San 
Cataldo. 

Il  s'appelait  en  Irlande  Gathal,  et  avant  de  quitter 
sa  patrie  pour  aller  en  pèlerinage  à  Jérusalem  et 
devenir  évêque  de  Tarente  (vers  640) ,  il  avait  présidé 
à  la  grande  école  monastique  de  Lismore^,  dans  le 
midi  de  l'Irlande^  Grâce  à  son  zèle  et  à  sa  science, 
cette  école  était  devenue  une  sorte  d'université,  où  il 
avait  attiré  une  foule  immense  d'étudiants  non 
seulement  irlandais,  mais  étrangers;  il  en  arrivait 
de  la  Cambrie,  de  l'Angleterre,  de  la  France  et 
même  de  la  Germanie.  Leur  éducation  terminée, 

i  .STEï>uEîiWmTE,Apologia,c\léd8ins  Haverty'shislory  of  Ireland. 

2.  VoirsesactesdansCoLGAN,p.542  à  562  ,etiesBoLLANDisTES,  t. II 
Mail,  p.  569  à  578.  Lanigan  (t.  lll,  p.  121  à  1^8)  cite  une  vie  de  ce 
saint  en  vers  latins,  par  Bonaventure  Moroni.  Son  frère,  saint  Donat, 
passe  pour  avoir  été  évèque  de  Lecce  dans  la  même  province  que  Ta- 
rente. 

3.  Voir  plus  haut,  liv.  x,  p.  92,  la  légende  du  fondateur  de  Lismore. 


DE  SAINT  COLUMBA.  315 

les  uns  grossissaient  les  communautés  déjà  si  nom- 
breuses de  cette  ville  sainte  et  lettrée  de  Lismore  ; 
les  autres  reportaient  dans  leurs  divers  pays  le  sou- 
venir des  bienfaits  qu'ils  devaient  à  l'Irlande  et  à 
ses  religieux' . 

Car  il  importe  de  le  constater,  tandis  que  l'Irlande 
envoyait  ses  fils  dans  toutes  les  régions  du  monde 
connu  alors,  d'innoml^rables  étrangers  y  accouraient 
pour  s'asseoir  au  pied  de  la  chaire  de  ses  docteurs, 
et  pour  retrouver  dans  ce  vaste  foyer  de  la  foi  et  de 
la  science  tous  les  débris  de  l'antique  civilisation 
que  sa  position  insulaire  lui  avait  permis  de  dérober 
au  Ilot  des  invasions  barbares. 

Les  monastères  qui  couvrirent  graduellement  le 
sol  de  l'Irlande  étaient  les  hôtelleries  de  cette  sorte 
d'émigration  étrangère.  A  la  différence  des  anciens 
collèges  druidiques,  ils  n'étaient  fermés  pour  per- 
sonne. Le  pau\Te  comme  le  riche,  l'esclave  comme 
l'homme  libre,  l'enfant  comme  le  vieillard, y  avaient 
accès  gratuitement. 

Ce  n'était  donc  pas  seulement  aux  natifs  de  l'Ir- 


1.  Act.Sanct.  BoLLAND.,  t.  UI Mail ,  p.  388.  —  Officiiun  S.  Cataldi 
ap.  Lanigan,  loco  cit.  —  Il  ne  faut  pas  confondre  cette  ville  monas- 
tique de  Lismore  en  Irlande,  siège  d'un  évêché  depuis  réuni  à  celui 
de  Waterford,  avec  Lismore,  autre  évêché  situé  dans  une  île  de  l'ar- 
chipel des  Hébrides.  Le  Lismore  irlandais  est  surtout  remarquable 
aujourd'hui  par  le  beau  château  du  duc  de  Devonshire,  situé  sur  les 
bords  pittoresques  du  Blackwater. 


316  POSTERITE  SPIRITUELLE 

lande  que  les  monastères  irlandais,  peuplés  et  gou- 
vernés par  les  fils  de  Golumba,  réservaient  les 
bienfaits  de  la  science,  de  l'éducation  littéraire  et  reli- 
gieuse. Ils  ouvraient  leurs  portes  avec  une  admirable 
générosité  au  x  étrangers  de  tous  pays  et  de  toute  con- 
dition, surtout  à  ceux  qui  venaient  de  l'île  voisine 
d'Angleterre,  les  uns  pour  achever  leur  vie  dans  un 
cloître  d'Érin,  les  autres  pour  aller  de  maison  en 
maison  à  la  recherche  de  livres  et  de  maîtres  capa- 
l)les  d'expliquer  ces  livres.  Les  moines  irlandais  ac- 
cueillaient avec  bonté  ces  hôtes  avides  d'instruction 
et  leur  fournissaient,  sans  exiger  aucune  rétribution, 
des  maîtres  et  des  livres,  la  nourriture  de  l'âme  en 
même  temps  que  la  nourriture  du  corps  ^  Les  An- 
glo-Saxons,  qui  devaient  payer  plus  tard  d'une  si 
cruelle  ingratitude  les  bienfaits  de  cet  enseignement, 
furent  de  tous  les  peuples  étrangers  ceux  qui  en 
profitèrent  le  plus  largement.  Depuis  le  septième 
siècle  jusqu'au  onzième  les  étudiants  anglais  affluè- 
rent en  Irlande ,  et  pendant  ces  quatre  siècles  les 
écoles  monastiques  de  l'île  maintinrent  cette  bonne 
et  grande  renommée  qui  excitait  tant  de  générations 
successives  à  venir  s'y  retremper  dans  les  eaux  vi- 
vantes de  la  science  et  de  la  foi. 


1.  Bede,  in,  27,  ad  ann.664.  — 11  y  avait  encore  à  Armagh,  en  1092, 
toutunquarlier  appelé  rrie/i-Saj;ort,et  habité  par  les  étudiants  anglo- 
saxons.  CoLGVN,  Trias  Thaumat.,  p.  300.  Cf.  Lanigan,  111,490,  493. 


DE  SAINT  COLUMBA.  317 

Ce  dévouement  à  la  science,  cette  généreuse  mu- 
nificence  envers  les  étrangers,  toute  cette  vie  stu- 
dieuse et  intellectuelle,  cultivée  sous  la  féconde  in- 
cubation de  la  foi,  se  manifestait  avec  d'autant  plus 
d'éclat  au  milieu  de  l'horrible  confusion  et  des  dé- 
sastres sanglants  qui  signalent,  dans  Tordre  tem- 
porel, cet  â(je  crordG  l'histoire  ecclésiastique  d'Ir- 
lande, même  avant  les  sanguinaires  invasions  des 
Danois,  à  la  fin  du  huitième  siècle. 

On  a  dit  avec  raison  que  la  guerre  et  la  religion 
avaient  été  les  deux  grandes  passions  de  l'Irlande  à 
toutes  les  époques. Mais  il  faut  convenir  que  la  guerre 
semble  presque  toujours  l'avoir  emporté  sur  la  re- 
ligion ,  et  que  la  religion  n'empêchait  pas  la  guerre 
de  dégénérer  trop  souvent  en  massacres  et  en 
assassinats.  Il  est  vrai  qu'à  partir  du  huitième  siècle 
on  voit  moins  de  rois  égorgés  par  leurs  successeurs 
que  dans  la  période  qui  sépare  saint  Patrice  de 
saint  Columba  ;  il  est  vrai  que  trois  ou  quatre  de  ces 
rois  vécurent  assez  pour  avoir  le  temps  d'aller  expier 
leurs  péchés  en  se  faisant  moines  à  Armagh  ou  à 
lona' .  Mais  il  n'en  est  pas  moins  vrai  que  les  annales 

1.  Ces  rois  sont,  d'après  les  anniles  de  Tigherneach  : 

Comgall,  mort  moine  à  Lotra?  (pent-ôtre  Lure)  en  710  ; 
Feailhbeartach,  abdiqua  en  725  et  fut  trente  ans  moine  à 

Armagh; 
Domhnall  ou  Donald  III,  n^.ort  à  lona  en  76'î  ; 

18. 


318  POSTÉRITÉ  SPIRITUELLE 

de  la  famille  monastique  de  Golumba  présentent 
à  chaque  ligne,  dans  leur  laconisme  lugubre,  un 
spectacle  qui  contredit  absolument  ces  tableaux 
trop  flattés  qu'on  a  tracés  de  la  paix  dont  aurait 
joui  Fb^lande.  On  y  lit  presque  à  chaque  année 
les  mots  qui  en  disent  long  dans  leur  cruel  laco- 
nisme : 

Bellum, 

Bellum  lacrymabile, 

Bellum  magnum. 

Vastatio. 

Spoliatio. 

Violât  lo. 

Obsessio. 

Strages  magna, 

Jugulatio, 

Surtout  Jugulatio;  c'est  le  mot  qui  revient  le  plus 
souvent  et  qui  semble  résumer  la  destinée  de  ces 
princes  et  de  ces  peuples  infortunés. 

Cette   énumération  doit  faire  réfléchir  sur  ce 


Niall  Fiosach,  mort  à  lona  en  777,  après  y  avoir  été  moine 
sept  ans. 

Il  ne  s'agit  ici  que  des  rois  principaux  ou  monarques  de  l'île  :  quant 
auxrois  provinciaux  ou  chefs  de  clan  qui  prirent  l'habit  monastique, 
on  ne  saurait  les  compter.  Plusieurs  sont  indiqués  dans  le  Cambren- 
sis  Eversus  <\q  Lynch,  c,  30. 


DE  SAINT  GOLUMBA.  319 

qu'aurait  été  le  sauvageon  celtique  sans  la  greffe 
monastique.  On  voit  à  quelles  natures  féroces  Co- 
lumba  et  ses  disciples  avaient  affaire.  Si,  malgré  la 
prédication  des  moines,  les  mœurs  demeuraient 
aussi  barbares,  qu'eût-ce  donc  été  si  l'Évangile 
n'eût  pas  été  prêché  à  ces  sauvages,  et  si  les  moinea 
n'eussent  été  au  milieu  d'eux  comme  une  incarna- 
tion permanente  de  l'esprit  de  Dieu  ? 

Les  religieux  n'étaient  d'ailleurs  ni  plus  inactifs 
ni  plus  épargnés  que  les  femmes  qui  combattaient  et 
périssaient  dans  ces  guerres,  absolument  comme  les 
hommes,  jusqu'à  ce  que  le  plus  illustre  des  succes- 
seurs de  Golumba les  déli\Tât  de  ces  assujettissements 
sauvages.  Un  seul  trait,  tiré  du  chaos  sanglant  de 
l'époque, suffira  pour  peindre  à  la  fois  les  mœurs  tou- 
jours atroces  de  ces  chrétiens  celtiques  et  l'influence 
toujours  bienfaisante  de  l'autorité  monastique.  Cent 
ans  après  la  mort  de  Golumba,  son  biographe  et  son 
neuvième  successeur  à  loua,  Adamnan,  traversait 
une  plaine  en  portant  sa  vieille  mère  sur  le  dos,  lors- 
qu'ils virent  deux  partis  ennemis  en  train  de  se  com- 
battre ;  et  au  milieu  du  conflit,  une  femme  qui  traî- 
nait après  elle  une  autre  femme  dont  elle  avait  tra- 
versé le  sein  avec  un  croc  en  fer.  A  cet  horrible 
spectacle,  la  mère  de  l'abbé  s'assit  par  terre  et  lui 
dit  :  ((  Tu  ne  me  feras  pas  quitter  ce  lieu,  jusqu'à 
((  ce  que  tu  m'aies  promis  de  faire  exempter  à  jamais 


320  POSTÉRITÉ  SPIRITUELLE 

((  les  femmes  de  celte  horreur  et  de  toute  guerre 
((  ou  expédition.  »  Il  le  lui  jura  et  il  tint  parole.  A  la 
prochaine  assemblée  nationale  de  Tara,  il  proposa 
et  fit  adopter  une  loi  qui  est  inscrite  dans  les  annales 
de  l'Irlande  sous  le  nom  de  Loi  cVAdamnan  ou  de 
Loi  des  Innocents^  et  qui  délivra  pour  toujours  les 
femmes  irlandaises  de  Tobligation  du  service  mih- 
taire  et  de  ses  conséquences  homicides^ . 

Rien  n'était  d'ailleurs  plus  habituel  en  Irlande  que 
l'intervention  à  main  armée  des  religieux  dans  les 
guerres  civiles  ou  dans  les  conflits  entre  diverses 
communautés.  Il  est  permis  de  croire  que  la  pro- 
géniture spirituelle  de  Golumba  compta  plus  d'un 
moine  d'humeur  aussi  belliqueuse  que  leur  grand 
ancêtre,  et  qu'il  y  eut  même  autant  de  religieux 
acteurs  que  victimes  dans  ces  sanglants  conflits. 
Deux  siècles  après  Golumba,  en  763,  deux  cents 
moines  de  l'abbaye  qu'il  avait  fondée  à  Durrow,  pé- 
rirent dans  une  bataille  contre  les  moines  voisins  de 
Clonmacnoise.  Une  loi  rendue  en  799  exemptait  les 
religieux  de  toute  participation  aux  expéditions  mi- 
litaires. Mais  elle  ne  les  empêcha  pas  de  continuer 
à  lutter  entre  eux  à  main  armée  ;  car  les  vieux  an- 

1.  Annales  Ulloniœ,  an.  696.  Cf.  Petrie's  Tara,  p.  147.  Reeves, 
p.  li,  liii,  179.  —  L'assemblée  était  composée  de  quarante  ecclésias- 
tiques el  de  trente-neuf  laïques  ;  on  y  décréta  en  outre  un  tribut  an- 
nuel à  prélever  sur  toute  l'Irlande  au  profit  de  l'abbé  d'Iona  et  de 
ses  successeurs. 


DE  SAINT  COLUMBA.  321 

nalistcs  d'Irlande  parlent  d'nne  bataille  livrée 
en  806  entre  ces  mêmes  moines  de  Glonmacnoise 
et  cenx  de  Cork,  où  il  périt  une  foule  d'hommes 
d'église  ;  et  dix  ans  plus  tard  ils  racontent  un  autre 
combat  où  fnrent  tués  huit  cents  religieux  de  Ferns, 
l'une  des  principales  fondations  de  notre  Columl)a'. 
Les  moines  irlandais  n'avaient  donc  pas  plus  re- 
noncé à  l'humeur  batailleuse  qu'à  l'indomptable 
courage  de  leur  race  native  et  de  leur  plus  glorieux 
représentant. 

Ce  qui  n'est  pas  moins  incontestable,  c'est  que  la 
studieuse  ardeur  et  le  patriotisme  persévérant  qui 
furent  des  traits  si  marquants  dans  le  caractère  de 
Columba,  demeurent  l'imprescriptible  apanage  de  sa 
postérité  monastique.  Et  cela  jusque  dans  le  moyen 
âge,  jusqu'à  ce  trop  fameux  statut  de  Kilkenny 
(1 362)  ,monument  ineffaçable  de  laféroce  arrogance 
des  conquérants  anglais,  même  avant  la  Réforme.  Ce 
statut,  après  avoir  assimilé  tout  mariage  entre  les 
deux  races  à  un  acte  de  haute  trahison,  osa  exclure 
tous  les  indigènes  irlandais  des  monastères,  de  ces 
mêmes  monastères  que  les  Irlandais  seuls  avaient 
fondés  et  peuplés  pendant  huit  siècles,  et  où,  avant 
et  après  Columba,  ils  avaient  donné  une  si  généreuse 


1.  Armais  ofIreUind,  by  the  FourMasters,  t.  I,  p.  413,  en  note. 
Reevi' s,  Colton  Visitation,  Appendix  B,  p.  93.  Stuart,  Sculptured 
Stones  of'Scotland,  t.  H,  p.  18. 


322  postéritp:  spirituelle 

liospitalité  aux  Bretons  fugitifs  et  aux  Saxons  vain- 
queurs. 

Mais  il  ne  faut  pas  nous  laisser  enchaîner  aux  rives 
de  l'Irlande .  Nous  retrouverons  bientôt  ses  intrépides 
et  généreux  enfants,  toujours  les  premiers  venus  et 
les  plus  exposés  parmi  les  apôtres  de  la  foi  et  les 
propagateurs  de  l'institut  monastique,  sur  les  rives 
de  TEscaut,  du  Rliin  et  du  Danube,  où,  là  aussi,  ils 
seront  éclipsés  et  surpassés  par  les  Anglo-Saxons, 
mais  où  leurs  noms,  oubliés  en  Irlande,  brillent 
encore  d'un  pur  et  bienfaisant  éclat. 

L'influence  de  Columba,  si  universelle,  si  incon- 
testable, si  prolongée  dans  son  île  natale,  dut  l'être 
non  moins  dans  sa  patrie  adoptive,  dans  cette  Galé- 
donie  qui  tendait  à  devenir  de  plus  en  plus  une  co- 
lonie irlandaise  ou  scotique,  et  à  mériter  ainsi  le 
nom  d'Ecosse  qu'elle  a  gardé.  La  vénération  popu- 
laire qu'inspirait  sa  mémoire  durait  encore  aux  pre- 
mières années  du  treizième  siècle,  époque  où  son 
nom  était  invoqué  par  ceux  qui  prêtaient  serment 
dans  les  actes  publics,  et  où  l'on  voit  le  fils  du  Lord 
ofthe  Isles,  Reginald,  et  sa  femme  Fonia  confirmer 
une  donation  en  jurant  per  sanctum  Columham\ 
Tout  le  monde  s'accorde  à  lui  attribuer  la  conversion 

1.  Begistr.  de  Passelet,  p.  125,  ap.  Stuart,  Sculptured  Stones 
of  Scotland,  p.  liij. 


DE  SAINT  COLUMBA.  323 

dos  Pietés  du  Nord  et  rintroduction  ou  le  rétablis- 
sement de  la  foi  chez  les  Pietés  du  Midi  et  les  Seots 
de  rOuest.  On  s'aeeorde  aussi  assez  généralement  à 
faire  remonter  jusqu'à  son  époque,  bien  qu'on  ne  les 
trouve  dans  aueun  rapport  de  subordination  direete 
avee  loua,  les  grands  monastères  de  Melrose  l'an- 
eien^ ,  d'Abereorn,  de  Tynningham  et  de  Coldin- 
gham,  situés  entre  le  Forth  et  la  Tweed,  et  qui  fu- 
rent plus  tard  des  foyers  de  propagande  chrétienne 
ehez  les  Saxons  de  Northumbrie.  Plus  au  nord,  mais 
toujours  sur  les  rives  de  la  mer  Orientale,  les  tours 
rondes  qu'on  voit  encore  à  Brechin  et  à  Abernethy 
témoignent  de  leur  origine  irlandaise  et  par  consé- 
quent de  Finfluence  de  Golmnba,  qui  fut  le  premier, 
et  le  principal  missionnaire  irlandais  de  ces  con- 
trées. Il  en  est  de  même  de  ces  constructions  tout  à 
fait  primitives  et  très  basses  en  pierres  grandes  et 
longues,  sans  ciment,  que  Ton  trouve  à  Saint-Kilda 
et  dans  d'autres  îles  des  Hébrides,  comme  sur  cer- 
tains points  de  la  côte  voisine,  et  qui  reproduisent 
exactement  les  formes  des  monastères  abandonnés 
si  nombreux  dans  les  îles  de  la  plage  occidentale  de 
l'Irlande^  Un  autre  souvenir  de  cette  église  primi- 

1.  Old  Melrose  qui  a  été  le  berceau  de  la  grande  et  célèbre  abbaye 
cistercienne  de  Melrose,  dont  tous  les  voyageurs  et  tous  les  lecteurs 
de  Walter  Scott  vont  admirer  les  ruines.  Il  ne  reste  du  vieux  Mel- 
rose que  le  site. 

2.  Étudiées  avec  soin  par  lord  Dunraven  et  autres  membres  de  la 


324  POSTÉRITÉ  SPIRITUELLE 

tive  se  retrouve  clans  ces  cavernes  creusées  ou  élar- 
gies de  main  d'homme  dans  les  falaises  ou  les  mon- 
tagnes de  l'intérieur,  autrefois  habitées,  comme 
les  grottes  de  Subiaco  et  de  Marmoutier,  et  comme 
le  sont  encore  celles  des  Météores  en  Albanie  \  par 
des  anachorètes  ou  quelquefois  même  par  des  évo- 
ques (saint  Woloc,  saint  Regulus"). 

Kentigern,  l'apôtre  duStrathclyde,  c'est-à-dire  de 
la  région  des  bords  de  la  Glyde,  nous  apparaît  dans 
la  légende,  à  l'ouverture  de  sa  caverne  épiscopale, 
creusée  dans  le  flanc  d'une  falaise  ;  on  le  contem- 
plait de  loin  avec  une  respectueuse  curiosité,  pen- 
dant qu'il  étudiait  la  direction  des  orages  sur  la  mer 
et  venait  respirer  avec  bonheur  les  premières  brises 
du  printemps. 

On  a  déjà  parlé  de  cet  évêque  (f  601),  Breton  de 
naissance,  à  propos  du  pays  de  Galles  où  nous  l'avons 
vu  fonder  un  immense  monastère  pendant  un  exil 
dont  on  ne  sait  pas  bien  les  causes,  mais  qui  eut  pour 


savante  compagnie  qui  s'intitule  Irish  archœological  and  Celtic 
Society. 

1.  C{]YvZO^'%  Monasteries  of  the  Levant. 

2.  Voir  plus  haut,  page 31 1,  la  note  des  Bollandistes  sur  l'apostolat 
de  saintRegulus.  On  montre  une  auge  ou  baignoire  en  pierre  prèsde 
l'église  ruinée  de  Strathdevron,  qu'on  appelle  le  Bain  de  saint  Woloc, 
et  où  les  mères  viennent  baigner  leurs  enfants  malades.  Ce  saint 
évêque  habitait  une  maison  construite  comme  la  première  église 
d'Iona.  «  Pauperculam  casam  calamis  viminibusque  contexlam.  » 
Ureviarium  Aberdonense,  Propr.  SS.,  p.  14. 


DE  SAINT  GOLUMBA.  325 

résultat  la  rechute  de  ses  diocésains  dans  l'idolâtrie  ' . 
Ce  pays  de  Strathclyde  ou  de  Gumbrie  qui  embrassait 
les  cotes  occidentales  de  la  Bretagne  depuis  l'em- 
bouchure de  la  Cl  y  de  jusqu'à  celle  de  la  Mersey, 
c'est-à-dire  depuis  Glasgow  jusqu'à  Liverpool,  était 
occupé  par  une  race  mêlée  de  Bretons  et  de  Scots, 
et  avait  pour  capitale  Al-Gluid,  aujourd'hui  Dumbar- 
ton.  La  souveraineté  étant  échue  à  un  prince  nomm(3 
Roderic  (Rydderch  Hacl),  celui-ci,  né  d'une  mère 
irlandaise  et  baptisé  par  des  religieux  irlandais, 
s'empressa  de  rappeler  Kentigern.  Il  revint,  rame- 
nant avec  lui  un  essaim  de  moines  gallois,  et  étabht 
définitivement  le  foyer  de  son  apostolat  à  Glasgow, 
où  Niniari  l'avait  précédé  plus  d'un  siècle  aupara- 
vant, sans  laisser  une  empreinte  durable  de  son  pas- 
sage. Plus  heureux,  Kentigern  put  y  jeter,  sur  l'em- 
placement d'un  cimetière  consacré  par  Ninian,  les 
premiers  fondements  de  la  magnifique  cathédrale 
qui  porte  encore  son  nom  - . 

Il  fut  sacré  par  un  évêque  irlandais  que  l'on  fit 


1.  AcTA  SS.  BoLLAND.,  t.  I  Januar.,  p.  819. 

2.  S.Mungo's:  c'est  le  nom  que  porte  Kentigern  en  Ecosse,  et  qui 
veut  dire  :  très  cher.  — Kentigern  paraît  dériver  de  Ken,  qui  veut 
dire  :  tête,  et  Tiern.  seigneur,  en  gallois  (Bolland,,  p.  820).  La  cathé- 
drale actuelle  de  Glasgow  fut  commencée,  en  1124,  par  l'évêque  Jo- 
celyn,  moine  de  Melrose,  lequel  fit  en  môme  temps  rédiger,  d'après 
des  sources  beaucoup  plus  anciennes,  une  vie  de  son  prédécesseur 
Kentigern,  par  Jocelyn,  moine  de  Furness. 

MOINES  d'OCC,    III.  19 


326  POSTÉRITÉ  SPIRITUELLE 

Yonir  exprès  d'Irlande  et  qui  célébra  cette  cérémo- 
nie sans  l'assistance  d'autres  évêques,  selon  le  rit 
celtique.  Il  avait  réuni  autour  de  lui  de  nombreux 
disciples,  tous  instruits  dans  les  saintes  lettres,  tous 
se  livrant  au  travail  manuel  et  n'ayant  rien  en 
propre  :  c'était  une  vraie  communauté  monastique^ . 
Il  se  signala  pendant  tout  son  épiscopat  par  ses  efforts 
pour  ramener  à  la  foi  les  Pietés  du  Galloway,  qui 
faisaient  partie  du  royaume  de  Strathclyde  ;  puis  par 
de  nombreuses  missions  et  des  fondations  monas- 
tiques dans  toute  l'Albanie,  nom  qu'on  donnait  alors 
à  l'Ecosse  méridionale.  Ses  disciples  pénétrèrent 
même  jusqu'aux  Orcades,  où  ils  durent  se  rencontrer 
avec  les  missionnaires  d'Iona- . 

Il  semble  que  la  salutaire  et  laborieuse  activité  de 
Kentigern  devait  empiéter  souvent  sur  la  région  où 
se  déployaient  les  efforts  et  l'autorité  de  Golumba. 
Mais  le  cœur  généreux  de  Golumba  était  inacces- 
sible à  la  jalousie.  Il  était  d'ailleurs  l'ami  personnel 
de  Kentigern  comme  du  roi  Roder ic^  Larenomméo 
des  travaux  apostoliques  de  l'évêque  de  Strathclyde* 
l'avait  même  fait  sortir  de  son  ile  pour  rendre  à  son 
compétiteur  un  hommage  solennel.  Il  arriva  d'Iona 

1.  JocELYN,  Vita  S.  Kentig.  —  Ce  dernier  passage,  cité  par  Reeves 
[TJie  Culdees  ofthe  British  Isles,  p.  27),  n'est  pas  dans  le  texte  de* 
Jocelyn  donné  par  les  BoUandistes. 

2.  Voir  plus  haut,  p.  237. 

3.  Adam.n.,  I,  15. 


DE  SAINT  COLUMBA.  327 

avec  un  grand  cortège  de  moines,  qu'il  rangea  en 
trois  compagnies  au  moment  d'entrer  à  Glasgow. 
Kentigern  en  fit  autant  pour  les  nombreux  religieux 
qui  vivaient  autour  de  lui  dans  son  monastère  épis- 
copal  et  qu'il  mena  au-devant  de  l'ajjbe  d'Iona.  Il 
les  divisa  d'après  leur  âge  en  trois  troupes,  les  plus 
jeunes  marchant  les  premiers,  puis  ceux  parvenus 
à  l'âge  viril,  et  en  dernier  lieu  les  anciens  à  che- 
veux blancs,  parmi  lesquels  il  marchait  lui-même. 
Tous  chantaient  cette  antienne  :   In  viis  Domini 
îiiagna  est  gloria  Domini,  et  viajustorum  facta  est; 
et   iter  sanctorum  prœparatum   est.   Les   moines 
d'Iona,  de  leur  côte,  chantaient  en  chœur  le  verset  : 
Ibunt  sancti  de  virtute  in  virtutem  :  videbitur  Dcus 
eorum  in  Sion,  Des  deux  côtés  retentissait  l'A //e- 
liiia;  et  ce  fut  au  son  de  ces  paroles  de  la  sainte 
Écriture  chantées  dans  le  latin  de  FEglise  romaine 
par  les  moines  celtiques  de  Bretagne  et  d'Irlande, 
que  les  deux  apôtres  des  Pietés  et  des  Scots  se  ren- 
contrèrent, là  où  avait  été  l'extrême  limite  de  l'em- 
pire romain  et  de  la  domination  des  Césars,  et  sur 
un  sol  désormais  affranchi  pour  toujours  du  paga- 
nisme et  de  l'idolâtrie.  Ils  s'embrassèrent  tendre- 
ment, et  passèrent  quelques  jours  dans  une  douce 
et  intime  famiharité. 

L'historien  qui  nous  a  conservé  ce  récit  n'en  dis- 
simule pas  un  trait  moins  édifiant.  Il  avoue  que  des 


328  POSTÉRITÉ  SPIRITUELLE 

bandits  s'étaient  associés  au  cortège  de  l'abbé  d'Iona, 
et  qu'ils  profitèrent  de  l'enthousiasme  général  pour 
voler  un  bélier  du  troupeau  de  l'évêque.  Ils  furent 
pris  :  mais  Kentigernleur  fit  grâce.  Columba  et  lui 
ne  se  séparèrent  qu'après  avoir  échangé  leurs  deux 
crosses  pastorales  en  signe  d'affection  réciproque*. 

Un  autre  annaliste  nous  les  montre  séjournant 
ensemble  pendant  six  mois  dans  le  monastère  qui 
venait  d'être  fondé  par  Columba  à  Dunkeld  et  prê- 
chant ensemble  la  foi  aux  habitants  d'Athol  et  des 
régions  montueuses  habitées  par  les  Pictes". 

Je  ne  sais  vraiment  à  quel  point  il  faut  ajouter 
foi  à  un  autre  récit  de  ce  même  hagiographe,  et 
qui  semble  emprunté  plutôt  à  l'épopée  gallo-bre- 
tonne de  Tristan  et  d'Iseult,  qu'à  la  légende  monas- 
tique, mais  qui  est  resté  le  titre  le  plus  populaire  de 
l'évêque  Kentigern.  La  femme  du  roi  Roderic,  en- 
traînée par  sa  passion  adultère  pour  un  chevalier 
de  la  cour  de  son  mari,  eut  la  faiblesse  de  lui  aban- 
donner l'anneau  qu'elle  tenait  du  roi.  Roderic  étant 
allé  à  la  chasse  avec  ce  chevalier,  et  tous  deux  s'étant 
reposés  aux  bords  de  la  Glyde  pendant  la  grande 
chaleur  du  jour,  le  chevaher  s'endormit,  et  pendant 


1.  BoLLAND.,  p.  821.  —  La  crosse  donnée  par  Columba  à  Kentigern 
fut  longtemps  conservée  et  vénérée  au  monastère  anglo-saxon  de 
Ripon,  dans  le  Yorkshire. 

2.  Hector  Boetius,  Hist.  Scotomm,  1.  ix. 


DE  SAINT  COLOMBA.  329 

son  sommeil  il  étendit  involontairement  la  main.  Le 
roi  vit  à  son  doigt  l'anneau  qu'il  avait  donné  à  la 
reine  comme  gage  de  son  grand  amour.  Il  eut  grande 
peine  à  ne  pas  tuer  le  chevalier  sur  place,  mais  il 
sut  rester  maître  de  lui-même  et  se  contenta  de  lui 
enlever  Panneau  du  doigt  pour  le  jeter  à  Teau  sans 
éveiller  le  coupable.  Puis,  revenu  à  la  ville,  il  de- 
manda à  la  reine  son  anneau,  et  comme  elle  ne 
pouvait  le  produire,  il  la  fit  jeter  en  prison  pour 
être  conduite  à  la  mort.  Elle  obtint  un  délai  de  trois 
jours,  et  après  avoir  en  vain  fait  demander  l'an- 
neau au  chevalier,  elle  eut  recours  à  la  protection 
de  l'évêque  Kentigern.  Ce  bon  pasteur  avait  tout 
su  ou  tout  deviné  :  la  bague,  trouvée  dans  le 
ventre  d'un  saumon  qu'il  avait  fait  pêcher  dans  la 
Clyde,  était  entre  ses  mains.  Il  l'envoya  à  la  reine, 
qui  put  ainsi  la  montrer  à  son  mari  et  échapper 
au  châtiment  qui  l'attendait.  Roderic  lui  demanda 
même  pardon  à  genoux  de  ses  soupçons  et  offrit 
de  punir  ses  accusateurs.  Elle  l'en  détourna,  et 
alla  aussitôt  s'accuser  elle-même  auprès  de  Ken- 
tigern, qui  lui  fit  passer  le  reste  de  sa  vie  dans 
la  pénitence.  C'est  pourquoi  les  anciennes  effi- 
gies de  l'apôtre  du  Strathclyde  le  représentent 
toujours  tenant  la  crosse  épiscopale  d'une  main,  et  de 
l'autre  un  saumon  avec  une  bague  entre  les  lèvres* . 

1.  BoLL\ND.,  p.  820.  Cf.  p.  815. 


330  POSTÉRITÉ  SPIRITUELLE 

Mais  iiiKentigern,  dont  les  œuvres  ne  lui  survé- 
curent guère,  ni  Golumba,  dont  l'inlluence  fut  si 
puissante  et  si  durable  sur  les  Pietés  et  les  Scots,  ne 
surent  exercer  une  action  directe  et  efficace  sur  les 
Anglo-Saxons  qui  devenaient  de  jour  en  jour  plus 
redoutables  et  dont  les  incursions  féroces  menaçaient 
non  moins  les  tribus  calédoniennes  que  les  Bretons. 
On  voit  cependant  que  le  grand  abbé  d^Iona  ne  par- 
tageait pas  la  répulsion  systématique  du  clergé  bre- 
ton pour  la  race  saxonne  :  il  est  fait  mention  expresse 
dans  les  monuments  les  plus  authentiques  de  son  his- 
toire, de  religieux  saxons  qui  avaient  été  admis  dans 
la  communauté  d'Iona  ;  l'un  d'eux  y  exerçait  le 
métier  de  boulanger  et  comptait  parmi  les  familiers 
de  Golumba^  Mais  rien  n'indique  que  ces  Saxons, 
enrôlés  sous  l'autorité  de  Golumba,  aient  réagi  de 
là  sur  leurs  compatriotes.  Au  contraire,  pendant 
que  les  missionnaires  scoto-bretons  rayonnaient 
sur  tous  les  points  de  la  Galédonie,  pendant  que 
Golumba  et  ses  disciples  faisaient  briller  la  lumière 
de  l'Evangile  dans  les  régions  septentrionales,  où 
elle  n'avait  jamais  pénétré  ;  au  midi  de  l'île,  la  foi 


1.  Ciimmineus  (apud  Colj^an,  p.  320)  mentionne  deux  SaxoHS  : 
«  Quidanfi  religiosiis  fiater,  Genereiis  nomine,  Saxo  natione,  pictor 
opère.  »  Ktplus  loin  :  «  duo  ejus  discipuli,  Lugneus  filius  Blaset  Pillo 
Saxo  génère.  »  Adamnan  (111,  10-22)  recUlie  les  conclusions  que  quel- 
ques autres  ont  tirées  du  mot  pictor  en  employant  ceux-ci  :  opus 
pisiorium  excrcens.  Voir  plus  haut,  page  164. 


DE  SAINT  COLUMBA.  331 

chrétienne  et  l'Eglise  catholique  s'affaissaient  de 
plus  en  plus  sous  les  ruines  entassées  par  la  con- 
quête saxonne. 

Le  paganisme  et  la  barbarie,  vaincus  par  l'Évan- 
gile clans  les  hautes  terres  du  Nord,  se  relevaient  et 
triomphaient  de  nouveau  au  midi,  dans  les  régions 
les  plus  peuplées,  les  plus  accessibles,  les  plus  flo- 
rissantes, dans  tout  ce  pays  réservé  à  de  si  prodi- 
gieuses destinées,  et  qui  commençait  déjà  à  s'appeler 
l'Angleterre.  De  569  à  586,  dix  ans  avant  la  mort 
de  Columba  et  à  Tépoquc  où  son  autorité  était  la 
mieux  établie  et  la  plus  puissante  dans  le  Nord,  les 
derniers  champions  de  la  Bretagne  chrétienne  furent 
définitivement  rejetés  au  delà  de  la  Saverne,  tandis 
que  de  nouvelles  bandes  anglo-saxonnes,  au  Nord, 
refoulant  les  Pietés  au  delà  de  la  Tweed,  et  traver- 
sant l'Humber  au  midi ,  fondaient  les  futurs  royaumes 
de  Mercie  et  de  Northumbrie.  Plus  tard,  il  est  vrai, 
les  fils  de  Columba  porteront  l'Évangile  à  ces  Nor- 
thumbriens  et  à  ces  Merciens.  Mais  à  la  fin  du 
sixième  siècle,  après  cent  cinquante  ans  d'invasions 
et  de  luttes  triomphantes,  les  Saxons  n'avaient  en- 
core rencontré,  dans  aucune  des  trois  populations 
chrétiennes  ou  récemment  converties  (Bretons,  Scots 
et  Pietés),  qu'ils  avaient  abordées,  combattues  et 
vaincues,  ni  des  apôtres  disposés  à  leur  annoncer  la 
bonne  nouvelle,  ni  des  pontifes  capables  de  mainte- 


332  POSTÉRITÉ  SPIRITUELLE  DE  SAINT  COLUMBA. 
nir  le  dépôt  de  la  foi  chez  les  peuples  conquis  par 
eux.  Eu  586,  les  deux  derniers  évêques  de  la  Bre- 
tagne conquise,  ceux  de  Londres  et  de  York,  aban- 
donnèrent leurs  églises  et  se  réfugièrent  dans  les 
montagnes  du  pays  de  Galles,  emportant  avec  eux 
les  vases  sacrés  et  les  saintes  reliques  qu'ils  avaient 
pu  dérober  à  la  rapacité  des  idolâtres. 

Il  fallait  donc  d'autres  moissonneurs.  D'où  vien- 
dront-ils? Du  foyer  inextinguible  d'où  la  Imnière 
est  déjà  venue  aux  Irlandais  par  Patrice,  aux  Bretons 
et  aux  Scots  par  Palladius,  par  Ninian,  par  Ger- 
main. 

Et  déjà  les  voici  !  Au  moment  où  Columba  touche 
au  terme  de  sa  longue  carrière,  dans  son  île  sep- 
tentrionale d'Iona,  un  an  avant  sa  mort  (596J,  les 
envoyés  de  saint  Grégoire  le  Grand  partent  de  Rome, 
et  viennent  débarquer  au  milieu  des  Anglo-Saxons, 
sur  la  plage  où  avait  débarqué  César. 


r 


LIVRE  XII 

SAINT  AUGUSTIN  DE  GANTORBÉRY 

ET 

LES  MISSIONNAIRES  ROMAINS  EN  ANGLETERRE 
596  633 


Hodic  illuxit  nobis  dies  redeniptionis 
nova',  reparationis  antiqua',  felicitatis 
oiternx. 


Office  de  Noël,  au  buéviaire  uomain. 


19. 


CHAPITRE  PREMIER 
Mission  de  saint  Augustin. 


Origine  et  caractère  des  Anglo-Saxons.  —  Ils  n'ont  point  à  lutter, 
comme  les  Francs,  contre  la  décadence  romaine.  —  Les  sept 
royaumes  de  l'Heptarchie.  —  Institutions  sociales  et  politiques  : 
régime  patriarcal  et  fédéral  ;  souveraineté  des  propriétaires  : 
le  Witena-gemot  ou  parlement;  inégalité  sociale,  les  Ceorls 
et  les  Eorls  :  indépendance  individuelle  et  fédération  aristo- 
cratique; fusion  des  deux  races.  —  Les  Bretons  vaincus 
perdent  la  foi.  —  Vices  des  vainqueurs  :  esclavage;  commerce 
du  bétail  humain.  —  Les  jeunes  Anglais  au  marché  de 
Rome  vus  et  rachetés  par  le  moine  Grégoire.  —  Élu  pape, 
Grégoire  entreprend  de  faire  convertir  les  Anglais  par  les 
moines  de  son  monastère  du  mont  Cœlius,  sous  la  conduite  de 
l'abbé  Augustin.  —  Situation  critique  de  la  papauté.  —  Voyage 
des  missionnaires  monastiques  à  travers  la  Gaule;  leurs  hési- 
tations; lettres  de  Grégoire.  —  Augustin  débarque  au  même 
endroit  que  César  et  les  conquérants  saxons,  dans  l'île  de  Tha- 
net.  —  Le  roi  Elhelbert;  la  reine  Berthe  déjà  chrétienne.  — 
Première  entrevue  sous  le  chêne  :  Elhelbert  accorde  la  liberté 
de  prêcher;  entrée  des  missionnaires  à  Cantorbéry.  —  Le  prin- 
temps de  l'Église  en  Angleterre.  —  Baptême  d'Ethelbert.  — 
Augustin,  archevêque  de  Cantorbéry.  —  Le  palais  du  roi  changé 
en  cathédrale.  —  Monastère  de  saint  Augustin  hors  des  murs 
de  Cantorbéry.  —  Donation  du  roi  et  du  parlement. 


Qii'étaient-ce  donc  que  ces  Anglo-Saxons  sur  qui 
devaient  se  concentrer  tant  d'efforts,  et  dont  la  con- 
quête est  placée,  non  sans  raison,  au  rang  des  plus 


336  MISSION  DE  SAINT  AUGUSTIN, 

fécondes  et  des  plus  heureuses  que  l'Église  ait  jamais 
accomplies?  De  tous  les  peuples  germains,  le  plus 
opiniâtre,  le  plus  intrépide,  le  plus  indépendant,  ce 
peuple  semble  avoir  transplanté  avec  lui,  dans  la 
grande  île  qui  lui  doit  son  nom,  le  génie  de  la  race 
germanique,  pour  lui  faire  porter,  sur  ce  sol  prédes- 
tiné, ses  fruits  les  plus  savoureux  et  les  plus  abon- 
dants. Les  Saxons  apportaient  avec  eux  une  langue, 
des  institutions,  un  caractère,  marqués  au  coin  d'une 
originalité  puissante  et  invincible.  Langue,  institu- 
tions, caractère,  ont  triomphé,  dans  leurs  traits  es- 
sentiels, des  vicissitudes  du  temps  et  de  la  fortune, 
ont  survécu  à  toutes  les  conquêtes  ultérieures, 
comme  à  toutes  les  influences  étrangères  ;  et  plon- 
geant leurs  fortes  racines  dans  Thumus  primitif  de 
la  Bretagne  celtique,  subsistent  encore  à  la  base  in- 
destructible de  l'édifice  social  de  l'Angleterre.  A  la 
différence  des  Francs  et  des  Goths  qui  se  laissèrent 
promptement  neutraHser  ou  absorber  en  Gaule,  en 
Italie  et  en  Espagne,  par  les  éléments  indigènes,  et 
plus  encore  par  les  débris  de  la  décadence  romaine, 
les  Saxons  eurent  le  bonheur  de  trouver  en  Bre- 
tagne un  sol  déblayé  des  immondices  impériales. 
Moins  éloignés  des  Celtes  Bretons  par  leurs  tra- 
ditions et  leurs  institutions,  peut-être  même  par 
leur  origine,  que  par  les  convoitises  et  les  ressenti- 
ments de  la  conquête,  ils  n'eurent  point,  après  la 


MISSION  DE  SAINT  AUGUSTIN.  337 

victoire,  à  lutter  contre  un  esprit  radicalement  op- 
pose au  leur.  Gardant  intactes  et  indomptables  leur 
vieille  âme  germanique,  leurs  vieilles  mœurs,  leur 
farouche  indépendance,  ils  donnèrent  dès  lors  au 
libre  et  fier  génie  de  leur  race  ce  vigoureux  essor 
que  rien  encore  n'a  pu  abattre. 

Sortis,  en  trois  émigrations  distinctes  et  succes- 
sives, de  la  région  péninsulaire  qui  sépare  la  mer 
Baltique  de  la  mer  du  Nord,  ils  avaient  trouvé  sur  les 
plages  de  la  Bretagne  un  climat  et  des  aspects  sem- 
blables à  ceux  de  leur  pays  natal.  Au  bout  d'un 
siècle  et  demi  de  luttes  sanglantes,  ils  avaient  fini 
par  rester  maîtres  de  tout  ce  qui  s'appelle  aujour- 
d'hui l'Angleterre,  moins  le  littoral  et  les  régions 
montueuses  de  l'ouest.  Ils  y  avaient  fondé  par  le 
fer  et  le  feu  les  sept  royaumes,  si  connus  sous  le 
nom  d'Heptarchie,  qui  ont  laissé  leurs  dénomina- 
tions à  plusieurs  des  divisions  actuelles  de  ce  pays, 
où  rien  ne  périt  d'une  ruine  irréparable,  parce  que 
tout,  comme  dans  la  nature,  s'y  transforme  et  s'y 
régénère.  Venus  les  premiers  et  les  moins  nom- 
breux, les  Jutes  avaient  fondé  dans  l'angle  de  l'île 
la  plus  voisine  de  la  Germanie  le  royaume  de  Kent, 
et  occupé  une  portion  des  rives  de  la  Manche  (l'île 
de  Wight  et  le  Hampshire) .  Puis  les  Saxons  propre- 
ment dits,  s'étendant  et  se  consolidant  du  levant  au 
midi  et  du  midi  au  couchant,  avaient  imprimé  leur 


338  MISSION  DE  SAINT  AUGUSTIN, 

nom  et  leur  domination  aux  royaumes  d'Essex,  de 
Sussex  et  de  Wessex^ .  Enfin,  les  Angles  occupèrent 
le  septentrion  et  Test;  ils  y  fondèrent  d'abord  le 
royaume  d'Est- Anglie,  sur  les  bords  de  la  mer  du 
Nord,  puis  celui  de  Mercie  dans  tout  le  pays  inoc- 
cupé entre  la  Tamise  et  le  Humber;  enfin,  au  nord 
de  ce  dernier  fleuve,  le  plus  vaste  de  tous  les 
royaumes  saxons,  la  Northumbrie,  presque  toujours 
divisée  en  deux,  la  Déira  et  la  Bernicie,  dont  les  con- 
fins allaient  joindre  les  Scots  et  les  Pietés  au  delà 
même  des  limites  qu'avait  naguère  atteintes  la  do- 
mination romaine. 

Cette  race  de  pirates,  d'hommes  de  proie,  chas- 
seurs et  voleurs  de  leurs  semblables,  n'en  possédait 
pas  moins  les  éléments  essentiels  de  l'ordre  social. 
Elle  le  fit  bien  voir  à  mesure  qu'elle  sut  se  rasseoir  et 
se  régler  sur  ce  sol  insulaire  que  les  Breton  s  n'avaient 
pas  su  garder  contre  les  Romains,  ni  les  Romains 
contre  les  barbares  du  nord,  ni  ceux-ci  contre  les 
hardis  navigateurs  venus  de  l'est.  Les  Anglo-Saxons 
seuls  ont  su  y  fonder  une  société  inexpugnable,  dont 
les  premières  fondations  étaient  assises  quand  les 
missionnaires  monastiques  vinrent  leur  apporter  les 
lumières  de  la  foi  et  de  la  A^ertu  chrétienne. 


1 .  Saxons  de  l'est,  du  sud,  de  l'ouest.  —  Le  comté  actuel  de  Middle- 
sex,  où  est  situé  Londres,  témoigne  de  la  même  origine  :  c'est  la  ré- 
gion habitée  par  les  Saxons  du  milieu. 


MISSION  DE  SAINT  AUGUSTIN.  339 

A  la  tin  du  sixième  siècle,  les  Anglo-Saxons  for- 
maient déjà  un  grand  peuple,  soumis,  comme  l'a- 
vaient déjà  été  les  races  celtiques,  au  régime  pa- 
triarcal et  fédéral  qui  distinguait  si  heureusement 
ces  peuples  forts  et  libres  des  foules  abâtardies  par  le 
despotisme  unitaire  de  Rome.  Mais  chez  eux  comme 
chez  toutes  les  races  germaniques,  ce  régime  était 
garanti  par  la  constitution  énergique  de  la  pro- 
priété. Le  clan  mobile  et  tumultueux,  la  bande  pri- 
mitive de  pirates  et  de  pillards,  disparait  ou  se 
transforme  pour  faire  place  à  la  famille  solidement 
assise  par  l'appropriation  héréditaire  du  sol  ;  et  ce 
sol  est  non  seulement  enlevé  à  la  race  vaincue, 
mais  laborieusement  conquis  sur  les  forêts,  les 
marécages  et  les  friches  désertes.  Les  chefs  et  les 
hommes  valides  de  ces  familles  foncières  constituent 
mie  aristocratie  souveraine  et  guerroyante,  régie  par 
des  rois,  des  assemblées  et  des  lois. 

Ces  rois  appartenaient  tous  à  une  sorte  de  caste, 
composée  des  familles  qui  prétendaient  remonter  à 
Odin  ou  Woden,  le  monarque  divinisé  de  la  my- 
thologie germaine^  :  leur  royauté  était  élective  et 
limitée  ;  ils  ne  pouvaient  rien  sans  le  concours  de 
ceux  qui  se  les  donnaient  pour  chefs  et  non  pom* 
maîtres. 

Ces  assemblées ,  d'abord  semblables  à  celles  que 

1.  Ethelwerdi  Cliroiiic.,  lib.  i,  p.  474,  ap.  Savile. 


340  MISSION  DE  SAINT  AUGUSTIN. 

Tacite  a  reconnues  chez  les  Germains,  et  composées 
alors  de  la  peuplade  entière  (wolk-mot) ,  s'étaient 
promptement  limitées  aux  anciens ,  aux  sages  [ivi- 
tena-gemot) ,  aux  chefs  des  principales  familles  de 
chaque  tribu  ou  royaume,  aux  hommes  pourvus 
de  la  double  prérogative  du  sang  et  de  la  terre. 
Elles  se  tenaient  en  plein  air,  sous  de  grands  vieux 
chênes,  à  des  époques  déterminées;  elles  interve- 
naient dans  tous  les  actes  de  la  vie  publique  et  ré- 
glaient souverainement  les  droits  établis  ou  défen- 
dus par  les  lois. 

Ces  lois  n'étaient  elles-mêmes  que  des  traités  de 
paix ,  discutés  et  garantis  par  le  grand  conseil  de 
chaque  petite  nation,  entre  le  roi  et  ceux  dont  dé- 
pendaient sa  sécurité  et  son  pouvoir  ;  entre  les  diffé- 
rentes parties  de  tout  procès  civil  ou  criminel  ;  entre 
différents  groupes  d'hommes  libres,  tous  armés  et 
tous  possesseurs  de  terres,  sans  cesse  exposés  à  ris- 
quer leur  vie,  leurs  biens,  l'honneur  et  la  sûreté  de 
leurs  femmes,  de  leurs  enfants,  de  leur  parenté,  de 
leurs  clients ,  de  leurs  amis ,  dans  des  conflits  quo- 
tidiens, nés  de  ce  droit  de  guerre  privée  qu'on  re- 
trouve à  la  racine  de  toute  liberté  et  de  toute  légis- 
lation germanique'. 


1.  Palgi\a.ve,  The  Bise  and  Progress  of  tlie  English  commou' 
wealth.  London,  1832.  —  Lappenberc;,  Geschichte  von  England. 
Hamburg,  1834.  —  Kemble,  Codex  diplomaticus  xvi  SaxoniciiLoU' 


MISSION  DE  SALM  AUGUSTIN.  341 

L'inégalité,  compagne  inséparal)le  de  la  liberté 
chez  les  peuples  d'autrefois,  se  manifestait  chez  les 
Anglo-Saxons  comme  partout.  La  classe  des  hommes 
libres,  des  ceorls,  possesseurs  de  la  terre  et  du  pou- 
voir politique,  qui  constituaient  la  force  vitale  du 
peuple,  avait  au-dessous  d'elle  non  seulement  des 
esclaves,  fruit  de  la  guerre  et  de  la  conquête,  mais 
en  bien  plus  grand  nombre  des  serviteurs ,  des  la- 
boureurs, des  clients,  qui  n'avaient  pas  les  mêmes 
droits  qu'elle.  Mais  elle  reconnaissait  aussi  pour  su- 
périeurs les  nobles,  les  eorh,  nés  pour  commander, 
pour  remplir  l'office  de  prêtres,  déjuges  et  de  chefs 
sous  la  primauté  des  rois^ . 

Ainsi  donc,  la  portion  de  la  Grande-Bretagne 
qui  a  pris  dès  lors  le  nom  d'Angleterre  se  compo- 
sait d'une  agrégation  de  tribus  et  de  communautés 
indépendantes,  mais  chez  qui  les  exigences  de  la 
guerre  contre  leurs  voisins  du  nord  ou  de  l'ouest 
allaient  développer  une  tendance  graduelle  vers  Tu- 


don,  1839-1848],  et  The  Saxons  in  Erujland.  London,  1849.  —  Ba- 
ron d'EcKSTEiN,  Notices  et  mémoires  divers. 

1.  Les  lois  et  les  diplômes  anglo-saxons,  et  surtout  les  chartes  de 
donations  monastiques,  reproduisent  sans  cesse  cette  distinction  en- 
tre les  Ceorls  et  les  Eorls,  qui  se  retrouve  dans  la  mythologie  Scan- 
dinave, entre  les  Karls  et  les  Jarls,  nés  du  commerce  d'un  dieu  avec 
deux  différentes  femmes.  Voir  le  chant  du  premier  Edda,  intitulé  : 
Rigsmal.  —  Le  mot  ceorl  a  produit  dans  l'anglais  moderne  celui  de 
churl,  paysan,  rustre,  butor;  et  le  mot  eorl  a  donné  earl,  comte. 
L'un  est  descendu  et  l'autre  est  monté. 


342  MISSION  DE  SAINT  AUGUSTIN. 

iiité.  E!lc  se  constituait  en  une  fédération  aristocra- 
tique ,  où  des  familles  d'une  origine  réputée  divine 
présidaient  à  la  vie  sociale  et  militaire  de  chaque 
tribu,  mais  où  l'indépendance  personnelle  restait  la 
base  de  tout.  Cette  indépendance  savait  toujours 
revendiquer  ses  droits  quand  un  prince  plus  habile 
ou  plus  énergique  que  les  autres  les  avait  entamés. 
Elle  se  retrouvait  partout  pour  établir  et  maintenir 
la  vie  sociale  sur  le  principe  de  l'association  libre 
en  vue  du  bien  commun  \  Tout  ce  que  les  hommes 
libres  n'avaient  pas  expressément  abandonné  à  des 
chefs  établis  par  eux-mêmes  ou  à  des  associés  li- 
brement acceptés  leur  demeurait  acquis  et  invio- 
lable. 

Telle  était  à  cette  époque  obscure  et  reculée, 
comme  de  nos  jours,  le  principe  fondamental  et 
glorieusement  inaltérable  de  la  vie  publique  des 
Anglais. 

Une  partie  de  la  population  bretonne,  celle  qui 
avait  survécu  aux  fureurs  de  la  conquête  et  qui  n'a- 
vait pas  su  ou  pas  voulu  chercher  un  refuge  dans 
les  montagnes  et  les  presqu'îles  de  la  Cambrie  et 
de  la  Cornouaille ,  semble  s'être  accommodée  de  ce 
nouveau  régime.  Une  fois  la  conquête  achevée,  et  là 
où  cette  conquête  n'avait  pas  entraîné  l'extermination 

1.  Free  association  on  the  terms  of  miitual  benefit.  Kemble,  Sa- 
xons in  England,  t.  II,  p.  312, 


MISSION  DE  SAINT  AUGUSTIN.  343 

complète  de  la  race  indigène  ^ ,  on  ne  trouve  aucune 
trace  de  soulèvement  ou  de  mécontentement  géné- 
ral chez  les  Bretons ,  et  l'on  peut  admettre  comme 
plausible  Favis  des  érudits  qui  ne  croient  pas  que 
la  condition  de  la  masse  du  peuple  breton ,  restée 
dans  les  régions  conquises,  ait  été  pire  sous  les  en- 
vahisseurs saxons  que  sous  le  joug  des  Romains  ou 
même  sous  celui  de  leurs  princes  indigènes,  si  mal- 
traités par  leur  compatriote,  l'historien  Gildas". 
On  peut  même  croire  que  cette  fusion  entre  les 
vaincus  et  les  vainqueurs  s'opéra  au  grand  profit  de 
ceux-ci.  Nul  ne  sait  si  l'héroïque  ténacité,  qui  est 
devenue  le  caractère  distinctif  du  peuple  anglais , 
n'a  pas  été  surtout  empruntée  à  la  race  vigoureuse 
qui,  après  avoir  tenu  tête  à  César,  avait  su,  seule 
entre  tous  les  peuples  soumis  à  Rome,  lutter  pen- 


1.  On  a  constaté  plus  haut  (liv.  x,  ch.  1,  p.  16)  que  dans 
quelques  contrées  les  Saxons  anéantirent  les  populations  vaincues. 
Mais  ce  ne  fut  que  l'exception.  Voir  à  ce  sujet  le  résumé  excellent 
AeBurkc,  ii\àns  son  Essai  abî'égé  de  l'Histoire  cV Angleterre,  ou- 
vrage trop  oublié,  quoique  tout  à  fait  cligne  du  plus  grand  des 
Anglais. 

2.  Tel  est  surtout  l'avis  de  Kemble.  qui  d'ailleurs  généralise  beau- 
coup trop  sa  théorie  sur  les  exagérations  historiques  en  ce  qui  touche 
l'oppression  ou  l'anéantissement  des  nations  conquises.  Ce  qui  se 
passe  depuis  1772,  en  Pologne,  en  Lithuanie,  en  Circassie  et  ail- 
leurs, démontre  que  l'on  peut  très  bien,  même  dans  la  pleine  lumière 
de  la  civilisation  moderne  et  sous  des  princes  sacrés  devant  lautel 
du  Dieu  vivant,  procéder  avec  une  efficacité  invincible  à  la  destruc- 
tion des  races  humaines. 


344  MISSION  DE  SAINT  AUGUSTIN. 

dant  deux  siècles  contre  rinyasion  des  barbares  \ 

Mais  cette  assimilation  des  deux  races  ne  put  s'o- 
pérer qu'aux  dépens  de  la  foi  chrétienne.  A  la  dif- 
férence des  envahisseurs  barbares  du  continent, 
les  Saxons  n'adoptèrent  pas  la  religion  du  peuple 
qu'ils  avaient  subjugué.  En  Gaule,  en  Espagne,  en 
Italie,  le  christianisme  avait  refleuri  et  s'était  éner- 
giquement  affirmé  sous  la  domination  des  Francs 
et  des  Goths  ;  il  avait  conquis  les  conquérants.  En 
Bretagne,  il  disparut  sous  le  poids  de  la  conquête 
étrangère.  Il  n'en  restait  rien  dans  les  pays  soumis 
aux  Saxons  quand  Rome  y  envoya  ses  mission- 
naires; on  y  rencontrait  à  peine  quelques  églises 
ruinées,  mais  pas  un  chrétien  vivant  parmi  les  in- 
digènes ^  ;  vainqueurs  et  vaincus  erraient  également 
dans  la  nuit  du  paganisme. 

Aussi  n'est-il  pas  besoin  de  se  demander  si  à  côté 
de  cette  fière  et  vigoureuse  indépendance  où  nous 
avons  reconnu  une  rare  et  précoce  condition  de 
l'intelUgence  pohtique  et  de  la  vitalité  sociale,  les 
Anglo-Saxons  manifestaient  des  vertus  morales  d'un 
ordre  aussi  relevé.  Nul  ne  peut  être  tenté  de  le  croire. 
Certes,  «  il  y  avait  sous  cette  barbarie  native  des 
penchants  nobles  inconnus  au  monde  romain.  Sous 
labrute,  on  découvre  F  homme  libre  et  aussil'homme 

1.  La  Borderie,  p.  231. 

2.  BuRRE,  Works,  t.  VI,  p.  2t6. 


MISSION  DE  SALM  AUGUSTIN.  343 

de  cœur  ' .  »  On  y  découvre  même,  entremêlés  aux 
abus  journaliers  de  l'audace  et  de  la  force,  cer- 
tains prodiges  de  dévouement  héroïque  et  simple, 
d'enthousiasme  sincère  et  grandiose,  qui  appellent 
ou  devancent  le  christianisme.  Mais  à  côté  de  ces 
prodiges  d'énergique  et  primitive  vertu,  quels  pro- 
diges de  vice  et  de  crime,  d'avarice,  de  luxure  et  de 
férocité  !  La  religion  de  leurs  pères  Scandinaves,  dont 
les  mythes  primitifs  enveloppaient  plus  d'une  vérité 
traditionnelle  sous  des  symboles  pleins  de  grâce  ou 
de  majesté,  ne  s'était  que  trop  tôt  corrompue  ou 
troublée.  Elle  ne  les  préservait  d'aucun  excès,  d'au- 
cune superstition,  d'aucun  fétichisme,  peut-être  pas 
même  des  sacrifices  humains,  connus  de  toutes  les 
nations  païennes.  Que  pouvait-on  attendre,  en  fait 
de  moralité,  de  gens  habitués  à  invoquer  et  à  ho- 
norer Woden,  le  dieu  des  massacres,  Freya,  la  Vénus 
du  Nord,  la  déesse  de  la  sensualité,  et  tous  ces  dieux 
sanguinaires  ou  obscènes,  dont  tel  avait  pour  em- 
blème une  épée  nue  et  tel  autre  le  marteau  dont  il 
brisait  la  tête  de  ses  ennemis  -  ?  L'immortalité  qui 
leur  était  promise  dans  la  Walhalla  leur  réservait  des 
jours  de  carnage  et  des  nuits  de  débauche ,  consu- 
mées à  boire  dans  les  crânes  de  leurs  victimes.  Et  dès 


1.  Taine,  Histoire  de  la  liltérature  anglaise. 
1.  Voir  tout  le  beau  chapitre  d'Ozanam  sur  la  religion  des  Ger- 
mains, dans  les  Germains  avant  le  Christianisme,  1847. 


346  MISSION  DE  SAINT  AUGUSTIN. 

ce  monde,  leur  vie  n'était  trop  souvent  qu'une  lon- 
gue orgie  de  carnage,  de  rapine  et  d'impudicité.  Le 
respect  traditionnel  des  races  germaniques  pour  la 
femme  subissait  chez  les  Saxons  comme  ailleurs  de 
singulières  dérogations  dès  qu'il  ne  s'agissait  plus 
des  princesses  ou  des  filles  de  la  race  victorieuse  et 
dominante. 

Leur  pitié  ne  consistait  qu'à  épargner  les  vaincus 
pour  les  réduire  en  servitude  et  les  vendre  au  de- 
hors. Cet  affreux  commerce  des  esclaves,  qui  a  dés- 
honoré successivement  toutes  les  nations  païennes 
et  chrétiennes,  s'exerçait  chez  eux  avec  une  sorte  de 
passion  invétérée  ^  Il  fallut,  nous  le  verrons,  des 
siècles  entiers  d'efforts  incessants  pour  l'extirper.  Ce 
n'était  pas  seulement  des  captifs,  des  vaincus  qu'ils 
condamnaient  à  cet  excès  d'infortune  et  de  honte  : 
c'étaient  leurs  parents,  leurs  compatriotes;  c'était,, 
comme  les  frères  de  Joseph,  leur  propre  sang; 
c'étaient  leurs  fils  et  leurs  filles  qu'ils  mettaient  à 
l'encan  et  qu'ils  vendaient  à  des  marchands  venus 
du  continent  pour  s'approvisionner  chez  les  Anglo- 
Saxons  de  cette  denrée  humaine.  C'était  par  ce  com- 
merce infâme  que  la  Grande-Bretagne ,  redevenue 
presque  aus^i  étrangère  au  reste  de  l'Europe  qu'elle 
l'était  avant  César,  rentrait  dans  le  cercle  des  na- 
tions policées,  et  elle  y  rentrait  comme  au  temps  de 

1.  WiLLELMus  Malmesburiensis,  de  Gestis  région  Anglorum^l,  3- 


MISSION  DE  SAINT  AUGUSTIN.  347 

César,  où  Cicéi'on  n'antici])ait  d'autre  profit  pour 
Rome  de  Fexpéditiou  du  proconsul  que  le  produit 
de  la  vente  des  esclaves  ' . 

Et  cependant  c'était  du  fond  de  cet  abîme  d'igno- 
minie que  Dieu  allait  faire  surgir  l'occasion  d'af- 
franchir l'Angleterre  des  entraves  du  paganisme  et 
de  l'introduire,  par  la  main  dn  plus  grand  des 
papes,  dans  le  giron  de  PÉglise  en  même  temps  que 
dans  l'orbite  de  la  civilisation  chrétienne. 

Qui  nous  explicjuera  jamais  que  ces  vendeurs 
d'hommes  aient  trouvé  le  débit  de  leur  marc lian- 
dise  à  Rome?  Oui,  à  Rome,  dans  la  pleine  lumière 
du  christianisme;  à  Rome,  six  siècles  après  la  nais- 
sance du  divin  libérateur,  et  trois  siècles  après  la 
paix  de  l'Eglise  ;  à  Rome  soumise  depuis  Constantin 
à  des  empereurs  chrétiens,  et  où  grandissait  gra- 
duellement la  souveraineté  temporelle  des  papes  !  Il 
en  était  ainsi  cependant  en  l'an  de  grâce  586  ou  587, 
sous  le  pape  Pelage  II.  Des  esclaves  de  tout  sexe  et 
de  tous  pays,  et  parmi  eux,  des  enfants,  des  jeunes 
gens  saxons,  se  trouvaient  exposés  en  vente  dans  le 
Forum  romain,  comme  toute  autre  denrée.  Des  prê- 
tres, des  moines,  se  mêlaient  à  la  foule  qui  venait 
enchérir  ou  assister  au  marché  ;  et  parmi  les  spec- 


1.  Britannici  belli  exiUis  exspectatur...  lllud  cognituin  est,  neqiie 
argenti  scripulum  ullum  esse  in  illa  iiisiila,  nequeiillain  speni  picedee 
nisi  ex  mancipiis.  Epist.  ad  Atlic,  IV,  16. 


348  MISSION  DE  SAINT  AUGUSTIN, 

tateurs  apparaissait  le  doux ,  le  généreux,  l'immor- 
tel Grégoire^ .  Il  apprenait  ainsi  à  détester  cette  lèpre 
de  l'esclavage  qu'il  lui  fut  donné  plus  tard  de  res- 
treindre et  de  combattre,  mais  non  d'extirper-. 

On  a  cent  fois  raconté  cette  scène  que  le  père  de 
l'histoire  d'Angleterre  avait  recueillie  dans  la  tradi- 
tion de  ses  ancêtres  northumbriens,  et  ce  dialogue 
où  se  peignent  avec  une  si  touchante  originalité  l'âme 
pieuse  et  compatissante  de  Grégoire,  en  même  temps 
que  son  goût  étrange  pour  les  jeux  de  mots.  Chacun 
sait  comment,  à  la  vue  de  ces  jeunes  esclaves, 
frappé  de  la  beauté  de  leurs  visages ,  de  la  blan- 
chem*  éblouissante  de  leur  teint,  de  la  longueur  de 
leurs  blonds  cheveux,  indice  probable  d'une  extrac- 
tion aristocratique,  il  s'informa  de  leur  patrie  et  de 
leur  religion.  Le  marchand  lui  répondit  qu'ils  ve- 
naient de  l'île  de  Bretagne,  où  tout  le  monde  avait 
ce  même  teint,  et  qu'ils  étaient  païens.  Alors  pous- 
sant un  soupir  profond  :  «  Quel  malheur  !  »  s'écria- 
t-il,  ((  que  le  père  des  ténèbres  possède  des  êtres 
((  d'un  visage  si  lumineux ,  et  que  la  grâce  de  ces 
<(  fronts  réfléchisse  une  âme  vide  de  la  grâce  inté- 

1.  Die  quadam  cum  advenientibus  nuper  mercatoribus  multa  ve- 
nalia  in  forum  fuissent  coUata,  multique  ad  emendum  confluxissent, 
et  ipsum Gregorium  interalios  advenisse,ac  vidisse  interalia,pueros 
vénales  positos.  Bede,  II,  1. 

2.  JoAN.  DiAC,  VitaS.Gregorii,  IV,  45, 46, 47.  —  S.Greg.,£'p«5^., 
IV,  9  et  13  ;  VII,  24,  38  et  ailleurs.  Voir  plus  haut,  t.  II,  liv.  v, 
chap.  5. 


MISSION  DE  SALNT  AUGUSTIN.  349 

((  rieiire  !  Mais  quelle  est  leur  nation  ?»  —  Ce  sont  des 
Angles.  —  ((  Ils  sont  bien  nommes,  car  ces  Angles 
«  ont  des  figures  d'anges,  et  il  faut  qu'ils  deviennent 
((  les  frères  des  anges  dans  le  ciel.  Mais  de  quelle 
((  province  ont-ils  été  enlevés?  »  —  De  la  Déira  (l'un 
des  deux  royaumes  de  la  Northumbrie) .  —  «  C'est 
«  encore  bien,  »  reprit-il.  «  De  ira  eruti,  ils  seront 
((  dérobés  à  l'ire  de  Dieu,  et  appelés  à  la  miséricorde 
((  du  Christ.  Et  comment  se  nomme  le  roi  de  leur 
((  pays?  ))  —  Aile  ou  ^Ella.  —  ce  Soit  encore  :  il 
((  est  très  bien  nommé,  car  on  chantera  bientôt 
ft  V Alléluia  dans  son  royaume*  ». 

Il  est  naturel  de  croire  que  le  riche  et  charitable 
abbé  racheta  ces  enfants  captifs ,  qu'il  les  conduisit 
aussitôt  chez  lui,  c'est-à-dire  dans  le  palais  de  son 
père  où  il  était  né,  qu'il  avait  changé  en  monastère 
et  qui  n'était  pas  loin  du  Forum  où  les  jeunes  Bretons 
avaient  été  exposés  en  vente.  Le  rachat  de  ces  trois 
ou  quatre  esclaves  fut  ainsi  l'origine  de  la  rédemption 
de  toute  l'Angleterre.  Un  chroniqueur  anglo-saxon, 
chrétien,  mais  laïque,  qui  écrivait  quatre  siècles  plus 
tard,  mais  qui  constate  l'empire  des  traditions  do- 
mestiques chez  ce  peuple,  en  donnant  à  sa  propre 

1.  Bede,  loc.  cit.  Paul  Diac,  Vita  S.  Gregorii,  c.  14.  Joan.  Diac. 
Vitn  S.  Greg.,  I,  21.  Gotselini,  Historia  maior  de  vita  S.  Augus- 
tini,  c.  4.  Lappenberg,  p.  138.  —  C'est  le  nom  d'.^lla,  qui  fixe  la 
date  de  cet  incident  à  une  époque  nécessairement  antérieure  à  la  mort 
de  ce  prince  arrivée  en  538. 

MOINES  d'OCC,   III.  20 


3oO  MISSION  DE  SAINT  AUGUSTIN. 

généalogie  une  très  grande  place  clans  l'histoire  de 
sa  race  S  dit  expressément  qne  Grégoire  logea  ses 
hôtes  dans  le  iriclinium  où  il  aimait  à  servir  de  ses 
propres  mains  la  table  des  pauvres,  et  qu'après  les 
avoir  instruits  et  baptisés  il  voulut  les  prendre  pour 
compagnons ,  et  retourner  avec  eux  dans  leur  pa- 
trie, pour  la  convertir  au  Christ.  Tous  les  auteurs 
sont  unanimes  à  reconnaître  qu'à  partir  de  ce  mo- 
ment il  conçut  le  grand  projet  de  conquérir  les 
Anglo-Saxons  à  l'Eglise  catholique.  Il  y  consacra  une 
persévérance,  im  dévouement  et  une  prudence  que 
les  plus  grands  hommes  n'ont  point  surpassés.  On  a 
vu  comment,  au  sortir  de  la  scène  du  marché  des 
esclaves,  il  demanda  et  obtint  du  pape  d'être  envoyé 
comme  missionnaire  auprès  des  Anglo-Saxons ,  et 
comment  à  la  nouvelle  de  son  départ,  les  Romains, 
après  avoir  accablé  le  pape  de  reproches,  coururent 
après  leur  pontife  futur,  et,  l'atteignant  à  trois  jour- 
nées de  Rome,  le  ramenèrent  de  force  dans  la  ville 
éternelle-. 

A  peine  eut-il  été  élu  pape  (o90) ,  que  le  grand 
et  cher  dessein  devint  l'objet  de  ses  préoccupations 
perpétuelles.  Son  âme  intrépide  en  demeure  cons- 
tamment agitée  et  sa  vaste  correspondance  en  porte 

1.  Ethelwerdi  Chronic,  lib.  ii,  c.  1.  Voir  son  curieux  préambule 
à  sa  cousine  Malliilde,  ap.  Savile,  p.  i73,  et  les  remarques  de  Lap- 

PENBERG,   p.  55. 

2.  Voir  t.  II,  livre  v,  cliap.  1. 


MISSION  DE  SAINT  AUGUSTIN.  351 

rempreintc  continuelle*.  En  attendant  qu'il  ait  pu 
rencontrer  l'homme  propre  à  cette  mission  provi- 
dentielle, il  n'oublie  jamais  ces  esclaves  anglais,  ces 
enfants  païens  dont  le  triste  sort  lui  a  révélé  la  con- 
quête que  Dieu  lui  réserve ,  et  dont  les  frères  doivent 
se  trouver  sur  les  autres  marchés  d'esclaves  des  pays 
chrétiens.  Il  écrit  au  prêtre  Candide,  chargé  de  gé- 
rer le  patrimoine  de  l'Église  romaine  en  Gaule  : 
((  Nous  vous  enjoignons  d'employer  l'argent  que  vous 
avez  touché  à  l'achat  de  jeunes  esclaves  anglais  de 
dix-sept  à  dix-huit  ans,  que  vous  ferez  élever  dans  le 
monastère  pour  le  service  de  Dieu.  De  cette  façon,  la 
monnaie  gauloise ,  qui  n'a  pas  cours  ici ,  recevra  sur 
place  un  emploi  convenable.  Si  vous  pouvez  tirer 
quelque  chose  des  revenus  qu'on  dit  nous  avoir  été 
retirés,  il  fout  également  l'employer  à  procurer 
des  vêtements  pour  les  pauvres,  ou  à  racheter  ces 
enfants  esclaves.  Mais  comme  ils  seront  encore 
païens,  il  faut  les  faire  accompagner  par  un  prêtre, 
qui  puisse  les  baptiser  s'ils  tombaient  malades  en 
route".  »  Enfui ,  dans  la  sixième  année  de  son  pon- 
tificat, il  se  décide  à  choisir  pour  apôtres  de  l'île 
lointaine  où  le  transportait  sans  cesse  sa  pensée,  les 
religieux  de  son  monastère  de  Saint- André  au  mont 


1.  Epist.lX,  108,  ad  Syagrium  episc.  Augustodiinensem,  — Diac, 
11,33. 

2.  Epis  t.,  VI,  7. 


3o2  MlSSIOiN  DE  SAINT  AUGUSTIN. 

Cœliiis,  et  de  leur  donner  pour  chef  Augustin ,  le 

prieur  de  cette  chère  maison. 

Ce  monastère  est  celui  qui  porte  aujourd'hui  le 
nom  de  Saint-Grégoire ,  et  que  connaissent  tous  ceux 
qui  ont  été  à  Rome.  Cette  ville  incomparable  ren- 
ferme peu  de  sites  plus  attrayants  et  plus  dignes 
d'éternelle  mémoire.  Le  sanctuaire  occupe  Fangle 
occidental  du  mont  Cœlius ,  et  l'emplacement  du  bois 
sacré  et  de  cette  source  que  la  mythologie  romaine 
avait  consacrés  par  le  roman  gracieux  et  touchant  de 
Numaet  delà  nymphe  Égérie* .  Il  esta  égale  distance 
du  grand  Cirque ,  des  Thermes  de  Caracalla  et  du 
Cotisée ,  tout  proche  de  l'église  des  saints  martyrs 
Jean  et  Paul.  Le  berceau  du  christianisme  de  l'An- 
gleterre touche  ainsi  au  sol  trempé  par  le  sang  de 
tant  de  milliers  de  martyrs.  En  face  s'élève  le  mont 
Palatin,  berceau  de  Rome  païenne ,  encore  couvert 
des  vastes  débris  du  palais  des  Césars.  A  gauche  du 
grand  escalier  qui  conduit  au  monastère  actuel ,  trois 
petits  édifices  se  détachent  sur  un  fond  de  verdure". 
Sur  la  porte  de  l'un  on  lit  ces  mots  :  Triclinium 
pauperum,  et  c'est  là  que  se  conserve  la  table  où 
venaient  chaque  jour  s'asseoir  les  douze  pauvres  que 
Grégoire  nourrissait  et  servait  lui-même.  L'autre  est 
consacré  à  la  mémoire  de  sa  mère ,  Silvie,  qui  avait 

1.  ÂMPKRE,  V Histoire  romaine  à  Rome, lome  I,  p.  4,  370,  498. 

2.  Gerbet,  Esquisse  de  Rome  chrétienne,  t.  J,  p.  447. 


MISSION  DE  SAINT  AUGUSTIN.  3o3 

suivi  son  exemple,  en  se  vouant  à  la  vie  religieuse, 
et  dont  il  avait  fait  peindre  le  portrait  dans  le  porche 
de  son  monastère  * . 

Entre  ces  deux  édicules,  s'élève  l'oratoire  consa- 
cré par  Grégoire,  encore  simple  religieux,  à  l'apôtre 
saint  André ,  au  temps  où  il  transformait  sa  maison 
patrimoniale  en  ce  cloître  d'où  devaient  sortir  les 
apôtres  de  l'Angleterre.  Dans  l'église  du  monastère, 
qui  appartient  aujourd'hui  auxCamaldules,  on  mon- 
tre encore  la  chaire  où  Grégoire  prêchait ,  le  lit  où  il 
prenait  un  si  court  repos ,  l'autel  devant  lequel  il  a 
dû  tant  prier  pour  la  conversion  de  ses  chers  Anglais. 
Sur  la  façade  de  cette  église  une  inscription  constate 
que  de  là  sont  partis  les  premiers  apôtres  des  Anglo- 
Saxons,  dont  elle  donne  les  noms  -.  Sous  le  porche, 


1.  JoAN.  Di\c.,Vita  Gregorii,  IV,  c.  83 

2.  En  voici  le  texte  exactement  transcrit  par  la  main  amie  d'un 
éloquent  religieux  de  notre  temps  et  de  notre  pays,  le  Père  Hya- 
cinthe, carme  déchaussé. 

EX  IIOC  MOXASTEKIO 
PRODIERVNT 

S.  GREGOniVS.  M.  FVNDATOU.  ET.  PARENS. —  S.  ELYTHERIVS.  AB.  —  S.  IHLARION 
AD.  —  S.  AVGVSTINVS.  ANGLOR.  APOSTOL.  —  S.  LAVRENTIVS.  CANTVAR.  ARCHIEP. 
—  S.  MELLITVS.  LONDINEN.  EP.  MOX.  ARCIHEP.  CANTVAR.  — S.  JVSTVS.  EP. 
nOFFENSIS.  —  S.  PAVLINVS.  EP.  EDORAC.—  S.  MAXIMIANVS  SYRACVSAN.  EP.  — 
SS.  ANTOXIVS  MERVLVS.  ET.     JOANNES.     MONACHI.    —  S.      PETRVS.   AB.    CANTAR. 

IIONORIVS.  ARCHIEP.  CANTVAR.  —  MARINIANVS.  ARCHIEP.  RAVEN.  —  PROBVS. 
XENODOCHI.  lEROSOLYMIT.  CURATOR.  A.  S.  GREGORIO.  ELECT.— SABINVS.CALLIPOLIT. 
IP. —  FELIX.   MESSANEN.  EP. —  GREGORIVS.  DIAC.   CARD.   S.  EUSTACH. 

HIC.  ETIAM.  DIU.  VIXIT.   M.  GREGORII.  MATER.  S,  SILVIA.  HOC  MAXIME.  COLENDA. 

QVOD.  TANTVM.   PIETATIS.   SAPIENTIAE.  ET.  DOCTRINAE.   LVMEN. 

PEPERERIT. 

20. 


354  MISSION  DE  SAINT  AUGUSTIN. 

on  voit  les  tombes  de  quelques  généreux  Anglais  , 
morts  dans  l'exil  pour  avoir  voulu  rester  fidèles  à  la 
religion  que  ces  apôtres  leur  avaient  portée  ;  et ,  entre 
autres  inscriptions  sépulcrales,  on  remarque  et  on 
retient  celle  que  voici  :  «  Ci-gît  Robert  Pecham , 
Anglais  catholique  qui ,  après  la  rupture  de  l'Angle- 
terre avec  l'Église,  a  quitté  sa  patrie,  ne  pouvant 
supporter  d'y  vivre  sans  foi,  et  qui ,  venu  à  Rome , 
y  est  mort,  ne  pouvant  supporter  d'y  vivi^e  sans 
patrie  * .  » 

Où  est  donc  l'Anglais  digne  de  ce  nom  qui,  en 
•portant  son  regard  du  Palatin  au  Cotisée,  pourrait 
contempler  sans  émotion  et  sans  remords  ce  coin  de 
terre  d'où  lui  sont  venus  la  foi  et  le  nom  de  chrétien, 
la  Bible  dont  il  est  si  fier,  l'Église  même  dont  il  a 
gardé  le  fantôme?  Voilà  donc  où  les  enfants  esclaves 
de  ses  aïeux  étaient  recueillis  et  sauvés  !  Sur  ces 
pierres  s'agenouillaient  ceux  qui  ont  fait  sa  patrie 
chrétienne  !  Sous  ces  voûtes  a  été  conçu  par  une  âme 
sainte ,  confié  à  Dieu,  béni  par  Dieu ,  accepté  et  ac- 
compli par  d'humbles  et  généreux  chrétiens ,  le  grand 
dessein  !  Par  ces  degrés  sont  descendus  les  quarante 
moines  qui  ont  porté  à  l'Angleterre  la  parole  de  Dieu, 
la  lumière  de  TÉvangile  avec  l'unité  catholique ,  la 
succession  apostolique  et  la  règle  de  Saint-Benoit  ! 

1.  Cité  dans  !e  discours  de  M.  Augustin  Cochin  au  congrès  de 
Malines,  20  août  1863. 


MISSION  DE  SAINT  AUGUSTIN.  355 

Aucun  pays  n'a  reou  le  don  du  salut  plus  directement 
des  papes  et  des  moines ,  et  aucun ,  hélas  !  ne  les  a 
sitôt  et  si  cruellement  trahis. 

Rien  de  plus  triste  et  de  plus  sombre  que  l'état 
de  Rome  et  de  l'Église  à  l'époque  où  Grégoire  résolut 
de  mettre  à  exécution  son  projet.  Ace  grand  homme, 
tour  à  tour  soldat,  général ,  homme  d'État ,  admi- 
nistrateur ,  législateur,  mais  toujours  et  avant  tout 
pontife  et  apôtre ,  il  fallait  une  audace  surnaturelle 
pour  oser  entreprendre  des  conquêtes  lointaines,  au 
sein  des  périls  et  des  désastres  dont  il  était  entouré , 
au  moment  où  Rome ,  dévastée  par  la  peste ,  par  la 
famine ,  par  les  inondations  du  Tibre,  exploitée  sans 
jnerci  ou  abandonnée  sans  pudeur  par  les  empereurs 
byzantins ,  se  débattait  contre  la  domination  chaque 
jour  plus  menaçante  des  Lombards  ' .  Et  ce  n'est  pas 
sans  raison  qu'un  écrivain  plus  érudit  qu'enthou- 
siaste présente  l'expédition  d'Augustin  comme  un 
acte  aussi  héroïque  que  le  départ  de  Scipion  pour  l'A- 
frique pendant  qu' Annibal  était  aux  portes  de  Rome- . 

On  ne  sait  absolument  rien  de  ce  qui  précéda  dans 
la  vie  d'Augustin  le  jour  solennel  où  pour  obéir  aux 
ordres  du  Pontife ,  qui  avait  été  sonabbé ,  il  dut  s'ar- 
racher avec  ses  quarante  compagnons  aux  entrailles 
maternelles  de  la  communauté  qui  leur  servait  de 

1.  Voir  plus  haut,  t.  II,  liv.  v,  c.  2. 

2.  Kemble,  Saxons  in  Englaud,  t.  II,  p.  357. 


356  MISSION  DE  SAINT  AUGUSTIN, 

patrie.  Pour  fixer  le  choix  de  Grégoire,  il  faut  qu'il 
ait  montré  des  qualités  émineutes  comme  prieur  du 
monastère.  Mais  rien  n'annonce  que  ses  compagons 
aient  été  dès  lors  animés  du  zèle  qui  enflammait  le 
Pape.  Ils  arrivèrent  sans  encombre  en  Provence  et 
s'arrêtèrent  quelque  temps  à  Lérins,  dans  cette  île 
des  Saints  de  la  Méditerranée ,  où,  un  siècle  et  demi 
plus  tôt ,  Patrice ,  Fapôtre  monastique  de  l'île  des 
Saints  de  l'Océan ,  avait  séjourné  pendant  neuf  ans 
avant  d'être  envoyé  par  le  pape  Gélestin  pour  évan- 
géliser  l'Irlande.  Mais ,  là  ou  ailleurs ,  les  moines  ro- 
mains recueillirent  d'effrayants  récits  sur  les  pays 
qu'ils  avaient  à  convertir.  On  leur  dit  que  le  peuple 
anglo-saxon,  dont  ils  ignoraient  la  langue,  était  un 
peuple  de  bêtes  féroces,  altéré  du  sang  innocent, 
impossible  à  toucher  ou  à  gagner,  et  qu'on  ne  pou- 
vait aborder  qu'en  courant  à  une  perte  certaine.  Ils 
prirent  peur,  et  au  lieu  de  poursuivre  leur  route,  ils 
obtinrent  d'Augustin  qu'il  retournerait  à  Rome  pour 
supplier  le  Pape  de  les  dispenser  d'un  voyage  si 
pénible,  si  périlleux  et  si  inutile' .  Loin  de  les  exaucer, 
Grégoire  leur  renvoya  Augustin  avec  une  lettre  où 
il  leur  prescrivait  de  reconnaître  désormais  pom^  leur 
abbé  le  prieur  de  Saint- André,  de  lui  obéir  en  tout, 
et  surtout  de  ne  pas  se  laisser  terrifier  par  les  labeurs 
delà  route  ni  parla  langue  des  médisants.  «  Mieux 

1.  GoTSELiNus,  Historia  maior,  c.  3,  G. —  Bede,  I,  23. 


MISSION  DE  SAINT  AUGUSTIN.  357 

valait,  leur  ecrivait-il,  no  pas  coinmoncor  cette 
bonne  œuvre  que  d'y  renoncer  après  l'avoir  en- 
tamée... En  avant  donc,  au  nom  de  Dieu...  Plus 
^ous  aurez  de  peine  et  plus  votre  gloire  sera  belle 
dans  l'éternité.  Que  la  grâce  du  Tout-Puissant  vous 
protège  et  m'accorde  de  voir  le  fruit  de  votre  tra- 
vail dans  l'éternelle  patrie  ;  si  je  ne  puis  partager 
votre  labeur,  je  n'en  serai  pas  moins  à  la  récolte, 
car  Dieu  sait  que  ce  n'est  pas  la  bonne  volonté  qui 
me  manque  ^ .  » 

Augustin  était  porteur  de  lettres  nombreuses, 
écrites  à  la  même  date  par  le  Pape,  d'abord  à  l'abbé 
de  Lérins,  à  l'évêque  d'Aix  et  au  gouverneur  gallo- 
franc  de  Provence,  pour  les  remercier  du  bon  accueil 
qu'ils  avaient  déjà  fait  aux  missionnaires,  puis  aux 
évêquesde  Tours,  de  Marseille,  de  Vienne,  d'Autun, 
et  surtout  à  Virgile,  métropolitain  d'Arles,  pour  leur 
recommander  très  chaleureusement  Augustin  et  sa 
mission,  mais  sans  leur  en  expliquer  la  nature  ou 
la  portée. 

Il  en  agit  autrement  dans  ses  lettres  aux  deux 
jeunes  rois  d'Austrasie  et  de  Bourgogne  et  à  leur 
mère,  Brunehaut,  qui  régnait  en  leur  nom  sur  toute 
la  France  orientale.  En  invoquant  l'orthodoxie  qui 
distinguait  entre  toutes  la  nation  franque,  il  leur 
annonce  qu'il  a  appris  que  la  nation  anglaise  était 

1.  Bi:de,  I,  23. 


3o8  MISSION  DE  SAINT  AUGUSTIN, 

disposée  à  recevoir  la  foi  chrétienne,  mais  que  les 
prêtres  des  régions  voisines  (c'est-à-dire  de  la  Gam- 
brie)  n'avaient  nul  soin  de  la  leur  prêcher  ;  en  con- 
séquence, il  demande  que  les  missionnaires  destinés 
par  lui  à  sonder,  puisa  sauver  les  âmes  des  Anglais, 
puissent  obtenir  des  interprètes  pour  les  accompa- 
gner au  delà  du  détroit  et  un  sauf-conduit  royal 
pour  garantir  leur  sécurité  pendant  leur  voyage  à 
travers  la  France  ^ . 

Ainsi  stimulés  et  recommandés,  Augustin  et  ses 
religieux  reprirent  courage  et  se  remirent  en  route. 
Leur  obéissance  remporta  la  victoire  qui  avait  été 
refusée  à  la  magnanime  ardeur  du  grand  Grégoire. 
Ils  traversèrent  donc  toute  la  France  en  remontant  le 
Rhône  et  en  descendant  la  Loire,  protégés  par  les 
princes  et  les  évêques  à  qui  le  Pape  les  avait  recom- 
jnandés,  mais  non  sans  subir  plus  d'une  avanie  de  la 
part  des  populations  grossières,  surtout  en  Anjou,  où 
ces  quarante  hommes  vêtus  en  pèlerins,  cheminant 
ensemble,  prenant  quelquefois  leur  gîte  nocturne 
sous  un  grand  arbre  pour  tout  abri,  furent  accueillis 
comme  des  loups-garous,  et  où  les  femmes  surtout 
se  signalaient  par  leurs  hurlements  et  leurs  déri- 
sions ". 

Après  avoir  ainsi  parcouru  toute  la  Gaule  franque, 

1.  Episl.,  VI,  53  à  69. 

2.  GOTSELLNLS,    C.   10. 


MISSION  DE  SAINT  AUGUSTIN.  359 

Augustin  et  ses  compagnons  vinrent  débarquer  sur 
la  plage  méridionale  de  la  Grande-Bretagne  à  l'en- 
droit où  elle  se  rapproche  le  plus  du  continent  et  là 
même  où  avaient  déjà  pris  terre  les  conquérants  an- 
térieurs de  l'Angleterre  :  Jules  César,  qui  l'avait  ré- 
vélée au  monde  romain,  puis  Hengist  avec  ses 
Saxons  qui  lui  apportaient  avec  son  nom  nouveau 
l'ineffaçable  empreinte  des  races  germaniques.  A  ces 
deux  conquêtes  venait  maintenant  succéder  une  troi- 
sième, destinée  à  être  la  dernière.  Car  on  ne  saurait 
mettre  au  même  rang  les  invasions  victorieuses  des 
Danois  et  des  Normands  qui,  issus  du  même  sang 
et  imbus  des  mêmes  mœurs  que  les  Saxons,  ont 
cruellement  troublé  la  vie  du  peuple  anglais,  mais 
n'ont  rien  changé  aux  racines  de  sa  vie  sociale  et 
morale  et  n'ont  pu  entamer  ni  sa  langue,  ni  sa  reli- 
gion, ni  son  caractère  national. 

Ces  nouveaux  conquérants  arrivent  eux  aussi, 
comme  Jules  César,  sous  les  enseignes  de  Rome, 
mais  de  la  Rome  éternelle,  non  de  la  Rome  impé- 
riale. Ils  viennent  rétablir  la  loi  de  l'Évangile  que 
les  Saxons  avaient  noyée  dans  le  sang.  Mais  en  im- 
primant pour  toujours  le  sceau  de  la  foi  chrétienne 
à  la  terre  et  à  la  race  des  Anglais,  ils  ne  porteront 
aucune  atteinte  au  caractère  indépendant,  à  la  puis- 
sante originalité  de  la  nation  qu'ils  achèveront  de 
constituer  en  la  convertissant. 


360  MISSION  DE  SAINT  AUGUSTIN. 

Au  midi  de  Tembouchure  de  la  Tamise  et  à  la  pointe 
nord-est  du  comté  de  Kent,  on  voit  une  région  qui 
s'appelle  encore  Pile  de  Thanet,  bien  que  le  nom  d'île 
ne  lui  convienne  plus,  parce  que  le  bras  de  mer  qui 
la  séparait  autrefois  du  continent  n'est  plus  qu'une 
sorte  de  ruisseau  marécageux  et  saumâtre.  C'est  là,  à 
un  endroit  où  les  blanches  et  abruptes  falaises  de 
cette  plage  d'Albion  s'interrompent  subitement  pour 
ouvrir  une  anse  sablonneuse,  auprès  de  l'ancien  port 
des  Romains  à  Ricliborough ,  entre  les  villes  modernes 
de  Sandwich  et  de  Ramsgate  * ,  que  les  moines  ro- 
mains posèrent  pour  la  première  fois  le  pied  sur  le 
sol  britannique  - .  On  a  longtemps  conservé  et  vénéré 
le  rocher  qui  avait  reçu  l'empreinte  des  premiers 
pas  d'Augustin  ;  on  y  venait  en  pèlerinage  pour  re- 


1.  On  aime  à  constater  que  dans  celte  ville  même  de  Ramsgate, 
sur  la  plage  où  aborda  l'abbé  Augustin,  les  fils  de  Saint-Benoît  ontpu 
après  treize  siècles  écoulés,  élever  de  nos  jours  un  nouveau  sanc- 
tuaire, auprès  d'une  église  dédiée  à  saint  Augustin  et  construite  par 
le  grand  architecte  catholique  Pugin.  Cette  colonie  monastique  dé- 
pend de  la  nouvelle  province  bénédictine  de  Subiaco,  à  laquelle  se 
rattachent  également  nos  fondations  récentes  delà  Pierre-gui-Vire, 
en  Morvan,  et  de  Saint-Benoît-sur-Loire,  au  diocèse  d'Orléans. 

2.  Dans  un  livre  intitulé  :  Historical  memorials  of  Canterhury, 
1855,  le  docteur  anglican  Arthur  Stanley,  aujourd'hui  doyen  de 
l'église  abbatiale  de  Westminster,  a  étudié  et  déterminé  avec  autant 
d'enthousiasme  que  de  scrupuleuse  exactitude  tous  les  faits  relatifs  à 
l'arrivée  de  saint  Augustin.  11  a  confirmé  l'opinion  déjà  ancienne  qui 
fixe  le  lieu  même  du  débarquement  à  ce  qui  n'est  plus  aujourd'hui 
qu'une  ferme  nommée  Ebb'sfleet,  et  située  sur  un  promontoire  dont 
la  mer,  en  se  retirant,  a  abandonné  les  alentours. 


MISSION  DE  SAINT  AUGUSTIN.  361 

mercier  le  Dieu  vivant  d'y  avoir  conduit  l'apôtre  des 
Anglais  * . 

A  peine  dél)arqué,  le  lieutenant  du  pape  Gré- 
goire envoya  les  interprètes  dont  il  s'était  pourvu 
en  France  auprès  du  roi  de  la  contrée  où  les  mis- 
sionnaires venaient  d'aborder,  pour  lui  annoncer 
qu'ils  arrivaient  de  Rome,  et  qu'ils  lui  apportaient 
la  meilleure  des  nouvelles,  la  vraie  bonne  Nou- 
A  elle,  avec  les  promesses  de  la  joie  céleste  et  d'un 
règne  éternel  en  la  compagnie  du  Dieu  vivant  et 
véritable  '. 

Ce  roi  s'appelait  Ethelbert  %  ce  qui  voulait  dire 
en  anglo-saxon  Noble  et  Vaillant.  Arrière-petit- 
lils  de  Hengist,  le  premier  des  conquérants  saxons, 
qui  lui-même  passait  pour  descendre  d'un  des 
trois  fils  d'Odin,  il  régnait  depuis  trente-six  ans  sur 
le  plus  ancien  royaume  de  l'Heptarcliie,  celui  de 
Kent,  et  il  venait  d'acquérir  sur  tous  les  autres  rois 
t3t]princes  saxons,  jusqu'aux  confins  de  la  Northum- 
brie,  cette  sorte  de  suprématie  militaire  qui  s'atta- 


1.  Stanlev,  p.  14.  —  Oaklev,  Life  of  S.  Augustin,  1844,  p.  19.— 
CeUe  Vie  fait  partie  de  l'intéressante  sériedes  Livesof  the  English 
maints,  publiée  par  les  principaux  écrivains  de  l'école  puseyile  avant 
leur  conversion. 

2.  Bede,  I,  25. 

3.  Le  radical  Ethel,  qui  se  retrouvera  dans  presque  tous  les  noms 
d'hommes  ou  de  femmes  que  nous  allons  citer,  répond  à  l'adjectif 
allemand  Edel,  noble.  Le  nom  à'Ethelbcrt  est  devenu  plus  tard 
Adalbert,  Albert. 

MOINES  iVocc.  m.  '21 


362  xMISSION  DE  SAINT  AUGUSTIN. 

cliait  au  titre  de  Bretwalda  ou  de  chef  temporaire  do 

la  Confédératiou  saxonne  \ 

Il  devait  être  naturellement  prédisposé  en  faveur 
de  la  religion  chrétienne.  C'était  celle  de  sa  femme, 
Berthe,  qui  avait  pour  père  Garibert,  roi  des  Francs 
de  Paris,  petit-fils  de  Clovis;  et  pour  mère,  cette 
Ingoberge  dont  Grégoire  de  Tours  nous  a  raconté  les 
douces  vertus  et  les  malheurs  domestiques  ^.  Elle 
n'avait  été  accordée  à  ce  roi  païen  des  Saxons  de 
Kent ,  qu'à  la  condition  de  pouvoir  observer  librement 
les  préceptes  et  les  pratiques  de  sa  foi,  sous  la  garde 
d'un  évèque  gallo-franc,  Liudhard,  de  Sentis,  qui 
était  toujours  resté  avec  elle,  et  venait  seulement  de 
mourir,  lorsque  Augustin  arriva.  La  tradition  cons- 
tate les  douces  et  aimables  vertus  de  la  reine  Berthe, 
en  même  temps  que  son  zèle  discret  pour  la  conver- 
sion de  son  mari  et  de  ses  sujets.  On  croit  que 
Grégoire  tenait  d'elle  ces  données  sur  l'envie  qu'au- 
raient les  Anglais  de  se  convertir,  dont  il  avait  entre- 
tenu la  reine  Brunehaut  et  ses  petits-fils  ^  Cette 
arrière-petite-fille  de  sainte  Clotilde  semblait  ainsi 


1.  Bede,  I,  25  ;  II,  3,  5.  Je  dois  ajouter  que  celte  opinion,  fondée 
sur  les  textes  de  Bede,  est  contestée  par  plusieurs  érudits  modernes, 
qui  regardent  le  caractère  essentiellement  indépendant  des  diverses 
royautés  anglo-saxonnes  comme  incompatible  avec  la  suprématie 
même  temporaire  de  l'une  d'entre  elles. 

2.  Greg.  Turon.,  Hist.  Franc,  IV,  26;  IX,  26. 

3.  S.  Gregorii  Epist.,  VI,  58.  Cf.  Epist.,  XI,  29. 


MISSION  DE  SAINT  AUGUSTIN.  363 

destinée  à  être  elle-même  la  Glotilde  de  T Angleterre. 
Maison  a  trop  peu  de  détails  sur  sa  vie  :  elle  n'a  laissé 
qu'une  brève  et  incertaine  lueur  dans  ces  horizons 
lointains  et  voilés  qu'elle  traverse  comme  un  astre 
précurseur  du  soleil  de  la  vérité. 

Cependant  le  roi  Etlielbert  n'autorisa  pas  tout 
d'abord  les  moines  romains  à  venir  le  trouver  dans 
la  cité  romaine  de  Cantorbéry  qui  lui  servait  de  ré- 
sidence. Tout  en  pourvoyant  à  leur  subsistance,  il 
leur  prescrivit  de  ne  pas  sortir  de  l'île  où  ils  avaient 
débarqué,  pendant  qu'il  délibérerait  sur  ce  qu'il 
avait  à  faire.  Au  bout  de  quelques  jours  il  alla  les 
visiter  lui-même,  mais  ne  voulut  les  entretenir 
qu'en  plein  air;  on  ne  sait  quelle  superstition 
païenne  lui  faisait  redouter  d'être  victime  de  quel- 
que maléfice  s'il  se  trouvait  sous  le  même  toit  que 
ces  étrangers.  Au  bruit  de  son  approche,  ils  s'a- 
vancèrent processionnellement  au-devant  de  lui. 

((  L'histoire  de  l'Église,  dit  Bossuet,  n'a  rien  de 
plus  beau  que  l'entrée  du  saint  moine  Augustin  dans 
le  royaume  de  Kent  avec  quarante  de  ses  compa- 
gnons, qui,  précédés  de  la  croix  et  de  l'image  du 
grand  Roi  Notre-Seigneur  Jésus-Christ,  faisaient  des 
vœux  solennels  pour  la  conversion  de  l'Angle- 
terre \  ))  En  ce  moment  solennel,  où  sur  cette  terre 
jadis  chrétienne  le  christianisme  se  retrouvait  face 

1.  Discours  sur  l'histoire  universelle. 


364  MISSION  DE  SAINT  AUGUSTIN. 

à  face  avec  Fidolâtrie,  ces  étrangers  suppliaient  le 
vrai  Dieu  de  sauver  en  même  temps  que  leurs  pro- 
pres âmes  toutes  ces  âmes  pour  l'amour  desquelles 
ils  s'étaient  arrachés  de  leur  cloître  paisible  à  Rome 
et  avaient  tenté  cette  rude  entreprise.  Ils  chan- 
taient les  litanies  en  usage  à  Rome,  sur  le  rythme 
solennel  et  touchant  que  leur  avait  enseigné  Gré- 
goire, leur  père  spirituel  et  le  père  de  la  musique  reli- 
gieuse. A  leur  tête  marchait  Augustin,  dont  la  haute 
stature  et  la  prestance  patricienne  devaient  attirer 
tous  les  regards,  car  il  dépassait,  comme  Saiil,  tous 
les  autres  de  la  tête  et  des  épaules  ' . 

Le  roi,  entouré  d'un  grand  nombre  de  ses  fidèles, 
les  reçut  assis  sous  un  grand  chêne,  et  les  fit  asseoir 
devant  lui.  Après  avoir  écouté  le  discours  qu'ils  lui 
adressèrent  en  même  temps  qu'à  l'assemblée,  il  leur 
fit  une  réponse  loyale,  sincère,  et,  comme  on  dirait 
aujourd'hui,  vraiment  libérale,  ce  Voilà  de  belles  pa- 
<(  rôles  et  de  belles  promesses  :  mais  tout  cela  est  non- 
ce veau  et  incertain  pour  moi.  Je  ne  puis  tout  d'un 
<(  coup  y  ajouter  foi,  en  abandonnant  tout  ce  que 
c(  j'observe  depuis  si  longtemps  avec  toute  ma  nation. 
«  Mais  puisque  vous  êtes  a  enus  de  si  loin  pour  nous 
<(  communiquer  ce  que  vous-mêmes,  à  ce  que  je  vois, 
«  croyez  être  la  vérité  et  le  bien  suprême,  nous  ne 
«  vous  ferons  aucun  mal;  au  contraire,  nous  vous 

1,  GoTSEL.,  Vita,  c.  4a. 


MISSION  DE  SAINT  AUGUSTIN.  365 

((  donnerons  riiospitalité,  et  nous  aurons  soin  de  vous 
((  fournir  de  quoi  vivre;  nous  ne  vous  empêcherons 
((  pas  de  prêcher  votre  religion,  et  vous  convertirez 
((  qui  vous  pourrez.  »  Par  ces  paroles,  le  roi  leur 
signifiait  l'intention  de  concilier  la  fidélité  aux  cou- 
tumes nationales  avec  un  respect  pour  la  liberté  des 
âmes  que  l'on  retrouve  trop  rarement  dans  l'his- 
toire. L'Église  catholique  rencontrait  ainsi  dès  ses 
premiers  pas  en  Angleterre  cette  promesse  de  li- 
berté qui  a  été  pendant  tant  de  siècles  le  premier 
article  et  le  plus  fondamental  de  toutes  les  chartes 
et  de  toutes  les  constitutions  anglaises. 

Fidèle  à  cet  engagement ,  Ethelbert  permit  aux  mis- 
sionnaires de  le  suivre  à  Cantorbéry  où  il  leur  assigna 
une  demeure  qui  s'appelle  encore  S  table  Gâte, Idi^orie 
de  l'hôtellerie.  Les  quarante  missionnaires  firent 
dans  cette  ville  une  entrée  solennelle,  portant  leur 
croix  d'argent,  avec  le  tableau  sur  bois  où  était  peint 
le  Christ,  et  chantant  tous  à  l'unisson  ce  refrain  de  ta 
litanie  :  «  Nous  te  conjurons,  Seigneur,  par  toute  la 
miséricorde,  d'épargner  dans  ta  colère  cette  cité  et  ta 
sainte  maison,  car  nous  avons  péché.  Alléluia.  » 
C'est  ainsi,  dit  un  historien  monastique,  que  les  pre- 
miers pères  et  les  premiers  docteurs  de  la  foi  des  An- 
glais entrèrent  dans  leur  métropole  future,  et  inau- 
gurèrent le  triomphant  labeur  de  la  Croix  de  Jésus' . 

1.  Bede,I,  25.  —  GoTSELiNus.  Historia  minor  de  vita  S.Aug.^  c.  12. 


366  MISSION  DE  SAINT  AUGUSTIN. 

Il  y  avait  hors  de  la  ville,  à  l'orient,  sous  le  vo- 
cable de  saint  Martin,  une  petite  église,  qui  datait  du 
temps  des  Romains,  où  la  reine  Berthe  allait  prier  et 
pratiquer  son  culte.  Ce  fut  là  qu'Augustin  et  ses  com- 
pagnons allaient,  eux  aussi,  chanter  leur  office  mo- 
nastique, célébrer  la  messe,  prêcher  et  baptiser'. 
Les  voilà  donc  tranquilles,  grâce  à  la  munificence 
royale,  sur  les  nécesaités  de  la  vie,  munis  du  bien 
suprême  de  la  liberté,  et  usant  de  cette  liberté  pour 
travailler  à  la  propagation  de  la  vérité.  Ils  y  vivaient, 
dit  le  plus  véridique  des  historiens,  de  la  vie  des  apô- 
tres dans  la  primitive  Eglise  ;  assidus  à  l'oraison,  aux 
vigiles,  aux  jeûnes,  ils  prêchaient  la  parole  de  \'ie  à 
tous  ceux  qu'ils  pouvaient  aborder,  méprisant  tous  les 
biens  de  ce  monde,  n'acceptant  de  leurs  néophytes 
que  le  strict  nécessaire,  vivant  en  tout  d'accord  avec 
leur  doctrine,  et  prêts  à  tout  souAVir  comme  à  mou- 
rir pour  la  vérité  qu'ils  prêchaient.  L'innocente 
simplicité  de  leur  vie,  la  douceur  céleste  de  leur  doc- 
trine, parurent  aux  Saxons  des  arguments  d'une  in- 
vincible éloquence  ;  et  chaque  jour  voyait  croître  le 
nombre  de  ceux  qui  demandaient  le  baptême-. 


1.  L'église  actuelle  de  Saint-MarLin,  reconstruite  au  treizième 
siècle,  occupe  l'emplacement  de  celle  qui  est  consat;rée  à  jamais  par 
le  double  souvenir  de  la  reine  Berthe  et  de  l'archevêque  Augustin. 
On  y  montre  même  les  fonts  de  baptême  où,  selon  la  tradition,  eut 
lieu  l'immersion  du  roi  Elhelbert. 

2.  Bi:Dii:,  I,  20. 


MISSION  DE  SAINT  AUGUSTIN.  367 

Il  y  a  de  ces  beaux  jours  au  début  de  toutes  les 
grandes  entreprises;  ils  ne  durent  point,  grâce  à 
rinfirmité  lamentable  et  incurable  des  choses  hu- 
maines. Mais  il  importe  de  ne  les  jamais  oublier  et 
de  les  honorer  toujours.  Ce  sont  les  fleurs  du  prin- 
temps des  belles  vies.  L'histoire  n'a  pas  de  mission 
plus  salutaire  que  de  nous  en  faire  respirer  le  par- 
fum. L'Église  de  Gantorbéry  a  connu  pendant  mille 
ans  des  splendeurs  sans  pareilles  ;  aucune  Église  dans 
le  monde,  après  l'Éghse  de  Rome,  n'a  été  gouvernée 
par  de  plus  grands  hommes,  n'a  livré  de  plus  glo- 
rieux combats.  Mais  rien  dans  ses  éclatantes  annales 
ne  saurait  éclipser  la  douce  et  pure  lumière  de  cet 
humble  berceau ,  de  ce  cénacle  où  une  poignée  d'é- 
trangers, de  moines  italiens,  abrités  par  l'hospitalité 
généreuse  d'un  roi  honnête  homme,  et  guidés  par 
l'inspiration  du  plus  grand  des  Papes,  s'occupaient, 
dans  la  prière,  l'abstinence  et  le  travail,  de  conquérir 
les  ancêtres  d'un  grand  peuple  à  Dieu,  à  la  vertu,  à 
la  vérité. 

Le  bon  et  loyal  Etlielbert  ne  les  perdait  pas  de 
vue  :  bientôt,  charmé  comme  tant  d'autres  par  la 
pureté  de  leur  vie  et  séduit  par  les  promesses  dont 
plus  d'un  miracle  attestait  la  vérité ,  il  demanda  et 
reçut  le  baptême  des  mains  d'Augustin.  Ce  fut  le  jour 
de  la  Pentecôte  de  l'an  de  grâce  597  que  ce  roi 
anglo-saxon  entra  ainsi  dans  l'unité  de  la  sainte  Église 


368  MISSION  DE  SAINT  AUGUSTIN, 

du  Christ.  Depuis  le  baptême  de  Constantin,  et  si 
Fou  excepte  celui  de  Clovis,  il  n'y  avait  point  eu 
d'événement  plus  considérable  dans  les  annales  de 
la  chrétienté^ .  Une  foule  de  Saxons  suivirent  l'exem- 
ple de  leur  roi  et  les  missionnaires  monastiques  sor- 
tirent de  leur  premier  asile  pour  prêcher  de  tous  les 
côtés  en  construisant  çà  et  là  des  églises.  Le  roi,  fidèle 
jusqu'au  bout  à  ce  noble  respect  de  la  conscience 
d'autrui  dont  il  avait  donné  l'exemple  avant  même 
d'être  chrétien,  ne  voulut  contraindre  personne  à 
changer  de  rehgion.  Il  se  bornait  à  aimer  davantage 
ceux  qui,  baptisés  comme  lui,  devenaient  ses  con- 
citoyens dans  la  patrie  céleste.  Le  roi  saxon  avait 
appris  des  moines  italiens  que  nulle  contrainte  n'est 
compatible  avec  le  service  du  Christ -.  Ce  ne  fut  pas 
pour  unir  l'Angleterre  à  l'Église  romaine,  ce  fut 
pour  l'en  arracher,  mille  ans  plus  tard,  qu'un  autre 
roi  et  d'autres  apôtres  durent  employer  les  suppli- 
ces et  les  bûchers. 

Sur  ces  entrefaites,  Augustin,  se  voyant  désormais 
à  la  tète  d'une  chrétienté  importante  et  conformément 
aux  instructions  données  par  le  Pape,  retourna  en 
France  pour  s'y  faire  sacrer  archevêque  des  Anglais 
par  le  célèbre  métropolitain  d'Arles,  Virgile,  cet 


1.  Stanley,  p.  19. 

2.  Bede,  I,  26.  —  Cependant  Bede  lui-même  parle  plus  loin  de  ceux 
qui  avaient  embrassé  la  foi,  vel  favore,  vel  timoré  regio,  II,  5. 


MISSION  DE  SAINT  AUGUSTIN.  369 

ancien  abbé  de  Lérins  que  Grégoire  avait  établi  son 
vicaire  sur  toutes  les  églises  du  royaume  des  Francs. 
Revenu  à  Cantorliéry,  il  trouva  que  l'exemple  du  roi 
et  les  travaux  de  ses  compagnons  avaient  fructifié  au 
delà  de  toute  attente,  à  tel  point  qu'en  la  solennité 
de  Noël  de  la  même  année  597,  plus  de  dix  mille 
Anglo-Saxons  se  présentèrent  pour  recevoir  le  bap- 
tême, et  ce  sacrement  leur  fut  administrée  F  embou- 
chure de  la  Medvvay  dans  la  Tamise,  en  face  de  cette 
île  de  Sheppey,  où  se  trouve  aujourd'hui  une  des 
principales  stations  de  la  flotte  britannique  et  un 
des  grands  centres  de  la  puissance  maritime  de 
l'Angleterre  ' . 

Le  premier  des  néophytes  fut  aussi  le  premiei* 
des  bienfaiteurs  de  la  naissante  Église.  Ethelbert, 
de  plus  en  plus  pénétré  de  respect  et  de  dévouement 
pour  la  foi  qu'il  venait  d'embrasser,  voulut  don- 
ner un  gage  éclatant  de  sa  pieuse  humilité  en 
abandonnant  au  nouvel  archevêque  son  propre 
palais  dans  la  ville  de  Cantorbéry  et  en  établissant 
désormais  sa  résidence  royale  à  Reculver,  ancienne 
forteresse  romaine  sur  la  rive  voisine  de  l'île  où  avait 
débarqué  Augustin.  A  côté  de  la  demeure  du  roi, 
transformée  en  monastère  pour  l'archevêque  et  ses 
religieux,  et  sur  le  site  d'une  vieille  éghse  du  temps 
des  Romains,  on  commença  à  construire  une  basi- 

1.  s.  Gregor.  Epist.,  VIII,  39.  —  Stanlev,  op.  cit.,  p.  19. 

21. 


370  MISSION  DE  SAINT  AUGUSTIN. 

liqiie  destinée  à  devenir,  sous  le  nom  d'église  du 
Sauveur  ou  du  Christ  (Christ  Church) ,  la  métro- 
pole de  l'Angleterre^ .  Augustin  en  fut  à  la  fois  le 
premier  archevêque  et  le  premier  abbé. 

Le  Pape  avait  d'abord  désigné  pour  siège  de  la 
nouvelle  métropole  la  cité  de  Londres,  colonie  ro- 
maine déjà  célèbre  du  temps  des  empereurs,  tandis 
qu'il  n'avait  peut-être  jamais  entendu  parler  de  la 
résidence  des  rois  saxonsàCantorbéry.  Mais  Londres 
n'était  pas  dans  le  royaume  d'Ethelbert,  et  l'indi- 
cation du  Pape  ne  put  prévaloir  contre  les  motifs  qui 
déterminèrent  iVugustin  à  prendre  pour  foyer  de  la 
vie  religieuse  en  Angleterre  la  capitale  du  roi  qui 
était  devenu  son  prosélyte  et  son  ami,  ainsi  que  la 
région  oii  il  avait  pris  terre  en  abordant  le  sol  britan- 
nique, et  dont  les  habitants  l'avaient  accueilli  avec 
une  sympathie  si  féconde'. 

D'ailleurs  les  splendeurs  et  l'influence  delà  métro- 
pole officielle  devaient  être  pendant  de  longs  siècles 
éclipsées  dans  l'opinion  du  peuple  anglais  et  du  monde 
chrétien  par  une  autre  fondation,  également  due  à 
Augustin  et  Ethelbert,  au  premier  archevêque  et 
au  premier  roi  chrétien  d'Angleterre,  à  l'est  de  la 

1.  L'immense  métropole  actuelle  de  Cantorbéry,  dont  la  recons- 
Iruction  fut  commencée  au  onzième  siècle  par  Lanfranc,  occupe 
l'emplacement  de  cette  église  primitive  et  du  palais  d'Etlielbert. 

2.  Gregor.  Epist.,  XI,  (35.  —  AVillelm.  Malmesburiensis,  ^/e  Gest. 
Reg.,  J,  c.  4,  et  de  Dorobernensibus  Episcopis,  p.  111. 


MISSION  DE  SAINT  AUGUSTIN.  371 

cite  royale  et  à  moitié  chemin  de  cette  église  de  Saint- 
Martin  où  la  reine  allait  prier  et  où  le  roi  avait  été 
baptisé.  Augustin,  toujours  à  la  recherche  des  ves- 
tiges que  l'ancienne  foi  avait  laissés  dans  la  Grande- 
Bretagne,  sut  découvrir  l'emplacement  d'une  église 
chrétienne,  transformée  en  temple  païen  et  entourée 
d'un  bois  sacré.  Ethelbert  lui  abandonna  ce  temple 
avec  tout  le  terrain  environnant.  L'archevêque  en 
refit  aussitôt  une  église  qu'il  dédia  à  saint  Pancrace, 
jeune  martyr  de  Rome,  dont  le  souvenir  était  cher  aux 
moines  romains,  parce  que  le  monastère  du  mont 
Cœlius,  d'où  ils  étaient  tous  sortis  et  où  leur  père 
Grégoire  était  né,  avait  été  construit  sur  des  terrains 
appartenant  autrefois  à  la  famille  de  Pancrace.  Au- 
tour de  ce  nouveau  sanctuaire,  Augustin  éleva  un 
autre  monastère,  dont  un  de  ses  compagnons,  Pierre, 
fut  le  premier  abbé,  et  qu'il  destinait  à  lui  servir  de 
sépulture,  selon  l'usage  romain  qui  plaçait  les  cime- 
tières hors  des  villes  et  au  bord  des  grands  chemins .  Il 
consacra  cette  nouvelle  fondation  sousl'invocati  on  des 
apôtres  de  Rome,  Pierre  et  Paul  ;  mais  c'est  sous  son 
propre  nom  que  cette  fameuse  abbaye  est  devenue 
l'mi  des  sanctuaires  les  plus  opulents  et  les  plus  vé- 
nérés de  la  chrétienté,  et  qu'elle  a  été  pendant  plu- 
sieurs siècles  la  nécropole  des  rois  et  des  primats  de 
l'Angleterre  S  en  même  temps  que  le  premier  foyer 

1.  Les  historiens  ecclésiastiques  ne  tarissent  pas  en  témoignages 


372  MISSION  DE  SAINT  AUGUSTIN. 

de  la  vie  religieuse  et  intellectuelle  dans  le  midi  de 
la  Grande-Bretagne. 

Il  fallut  sept  années  pour  achever  et  consolider  la 
création  du  monastère  dont  l'église  ne  put  même  être 
dédiée  du  vivant  de  celui  dont  elle  devait  prendre  et 
garder  le  nom.  Mais  quelques  mois  avant  sa  mort, 
Augustin  eut  la  satisfaction  de  faire  sanctionner  la 
fondation  du  premier  monastère  bénédictin  d'Angle- 


d'admiralion  pour  cette  immense  maison,  dont  le  patrimoine  compta 
jusqu'à  11,860  arpents  de  terre  et  dont  la  façade  avait  250  pieds  de 
long.  Peut-être  lisait-on  sur  cette  façade  ces  vers  rapportés  par  un 
chroniqueur  et  qui  rappellent  l'inscription  de  Saint-Jean  de  Latran  à 
Rome: 

Hoc  caput  Aiiglorum  datur  esse  monasteriorum 
Regum  cunctoruni  fons  pontificumque  sacroruni. 

L'abbé  de  Saint-Augustin  de  Cantorbéry  reçut  du  pape  Léon  IX,  en 
1055,  le  privilège  de  siéger  à  la  première  place  après  l'abbé  du  Mont- 
Cassin,  dans  lesconcilesgénéraux.  —  LcMonasticum  Aiujlicanumàe 
Dugdale,  t,  J,  p.  23,  donne  une  vue  très  curieuse  de  l'état  des  ruines 
de  cette  abbaye  vers  le  milieu  du  dix-septième  siècle  ;  on  y  distingue 
encore  une  grande  tour  dite  d'Ethelbert,  mais  construite  beaucoup 
plus  tard.  Dans  un  ouvrage  spécial,  intitulé  :  Vestiges  ofantiquities 
at  Canterhurij,\)àv  T.  Uastings,  1813,  in-folio,  il  y  a  des  planches  qui 
représentent  avec  beaucoup  de  détailles  débrisencore  considérables, 
mais  cruellement  profanés  ou  abandonnés,  qui  subsistaient  en  1812: 
la  portion  la  mieux  conservée  servait  alors  de  brasserie,  accompa- 
gnée dun  cabaret  et  dune  enceinte  destinée  aux  combats  de  coqs. 
Elle  a  été  restaurée  depuis  peu,  jusqu'à  un  certain  point,  grâce  àla 
munificence  de  M.  Beresford  Hope,  et  sert  aujourd'hui  de  séminaire 
pour  les  missions  anglicanes.  —  Celte  maison  a  eu  plusieurs  histo- 
riens, entre  autres  William  Thorne  [de  Spina),  qui  en  fut  abbé  vers 
1358,  et  surtout  Thomas  de  Elmham,  trésorier  du  monastère  en  1407, 
dont  la  chronique  a  été  éditée  par  M.  Hardwicken  1858,  pour  la  col- 
lection des  Rerum  Britannicarum  medii  xvi  Scripiores. 


MISSlOiN  DE  SAIM  AUGUSTIN.  373 

toiTO  i)ar  la  ratification  solennelle  du  roi  et  des  chefs 
de  la  nation  qu'il  avait  convertie. 

La  charte  de  donation  a  été  remise  en  lumière  de 
nos  jours  comme  le  plus  ancien  monument  authen- 
tique de  l'histoire  religieuse  et  politique  de  l'Angle- 
terre'. On  nous  saura  gré  d'en  citer  le  texte  et  les 
témoins.  Le  roi  anglo-saxon  y  parait  à  la  fois  comme 
prince  chrétien  et  comme  chef  de  l'assemblée  aristo- 
craticjue  dont  le  consentement  était  nécessaire  à  la 
validité  de  tous  ses  actes".  Il  y  parle  ainsi  : 

«...  Moi,  Ethelbert,  roi  de  Kent,  avec  le  consen- 
tement du  vénérable  archevêque  Augustin  et  de  mes 
nobles,  je  donne  et  concède  à  Dieu,  en  F  honneur  de 
saint  Pierre,  quelque  portion  de  la  terre  qui  est  de 
mon  droit  et  qui  gît  à  l'est  de  la  ville  de  Cantorbéry, 
afin  qu'un  monastère  y  soit  construit,  et  que  les  pro- 
priétés ci-après  dénommées  soient  en  la  possession  de 
celui  qui  en  sera  ordonné  abbé.  C'est  pourquoi  j'ad- 
jure et  j'ordonne,  au  nom  du  Dieu  Tout-Puissant, 
qui  est  le  juste  et  souverain  juge,  que  cette  terre 


1.  L'authenticité  de  cet  acte  a  été  admise  par  l'un  des  érudits  les 
plus  compétents  de  notre  temps,  sir  Francis  Palgrave  :  Rise  and 
progress  of  the  British  commonwealth,  t.  H,  p.  215,  218,  Cepen- 
dant Kemble,  dans  son  Codex  diplomaticus  xvi  Saxonici,  t.  I, 
p.  2,  ne  l'a  publié  qu'avec  l'astérisque  qui  indique  les  documents 
qu'il  tient  pour  suspects  ou  faux;  il  ne  donne  d'ailleurs  aucun  mo- 
tif pour  justifier  cet  arrêt. 

2.  Elmham,  p.  111. 


374  MISSION  DE  SAINT  AUGUSTIN. 

ainsi  donnée  le  soit  à  jamais,  qu'il  ne  soit  loisible 
ni  à  moi,  ni  à  mes  successeurs,  d'en  ôter  une  part 
quelconque  à  ses  possesseurs;  et  si  quelqu'un  tente 
d'amoindrir  ou  d'annuler  notre  donation,  qu'il  soit, 
dans  cette  vie,  privé  delà  sainte  communion  du  corps 
et  du  sang  de  Jésus-Christ,  et,  au  jour  du  jugement, 
séparé  de  la  compagnie  des  saints... 

f  Moi,  Éthelbert,  roi  des  Anglais,  j'ai  confirmé 
cette  donation  de  ma  propre  main  avec  le  signe  de 
la  sainte  Croix. 

-j-  Moi,  Augustin,  par  la  grâce  de  Dieu,  arche- 
vêque, j'ai  librement  souscrit. 

j  Moi,  Eadbald,  fils  du  roi,  j'ai  adhéré. 

-j-  Moi,  Hamigisile,  duc,  j'ai  approuvé. 

-j-  Moi,  Hocca,  comte,  j'ai  consenti. 

j  Moi,  Ange  mundus,  référendaire,  j'ai  approuvé. 

j  Moi,  Graphio,  comte,  j'ai  dit  bien. 

7  Moi,  Tangisile,  régis  optimas,  y  ai  conûrmé, 

Y  Moi,  Pinça,  j'ai  consenti. 

7  Moi,  Geddi,  j'ai  corroboré  ^ . 


1.  Kkmrle,  loc.  cit.  —  Les  actes  de  donation  rendus  par  les  rois 
anglo-saxons  énoncent  toujours  le  consentement  des  ducum,  co- 
mihim,  optimatumque,  et  sont  toujours  revêtus  de  la  signature 
des  comtes  et  seigneurs  principaux,  entremêlés  aux  évêques  et  aux 
abbés  ;  la  formule  Favi,  ou  consensl,  ou  approbavi,  accompagne 
souvent  le  nom  propre  qui  est  toujours  précédé  d'une  croix  : 
t  Ego  Hocca  cornes  consenti.  Cette  croix  ne  tenait  donc  nullement 
lieu  de  la  signature,  comme  on  l'a  prétendu,  et  nindiquait  en  au- 
cune façon  que  le  signataire  ne  sût  pas  écrire,  Kemble  dans  une 


MISSION  DE  SAINT  AUGUSTIN.  375 

note  de  sa  préface  (p.  91)  semble  indiquer  que  les  deux  signatures 
d'Angeniundus  et  de  Graphio,  avec  les  qualifications  dont  elles  sont 
accompagnées,  lui  ont  donné  lieu  de  ranger  le  diplôme  tout  entier 
parmi  les  documents  apocryphes.  Palgrave  donne,  d'après  Sumneu's 
Canterbury,  p.  47,  un  autre  texte  du  même  titre  où  les  signatures, 
rangées  dans  le  même  ordre,  ne  sont  accompagnées  d'aucune  quali- 
lication.  Il  établit  d'ailleurs  (p.  214)  que  les  documents  anglo-saxons 
les  plus  contestés  ont  presque  toujours  eu  pour  base  des  actes  au- 
thentiques, dont  la  sincérité  originelle  ne  doit  pas  être  révoquée  en 
doute,  par  suite  des  anachronismes  réels  ou  apparents  qui  résultent 
des  amplifications  ou  des  altérations  postérieures.  Presque  tous  les 
diplômes  anglo-saxons  que  nous  lisons  encore  sont  énergiquemenl 
conlirmés.  selon  lui,  par  ce  qu'il  appelle  leur  évidence  intérieure. 
Ces  chartes  s'a|)puient  sur  l'histoire  qui  à  son  tour  s'appuie  sur 
elles  :  elles  se  confirment  ainsi  mutuellement. 


CHAPITRE  II 

Comment  le  pape  Grégoire  et    Tévêque  Augustin 
gouvernèrent  la  nouvelle  église   d'Angleterre. 


Joie  de  Grégoire  en  apprenant  le  succès  de  ses  moines.  —  Ses  lettres 
à  Augustin,  au  patriarche  d'Alexandrie,  à  la  reine  Berthe.  — Envoi 
d'une  nouvelle  colonie  monastique;  lettre  au  roi;  avertissement 
d'Augustin  sur  ses  miracles;  modération  de  Burke. —  Réponse  de 
Grégoire  aux  questions  d'Augustin  ;  ménagements  du  saint  Pape 
pour  les  païens;  son  admirable  situation.  —  Suprématie  accordée 
à  Augustin  sur  les  évèques  bretons;  elle  le  met  aux  prises  avec 
les  Celtes  cambriens.  —  Nature  des  dissidences  qui  séparaient  les 
bretons  de  l'Église  romaine-,  célébration  de  Pàque  ;  origine  et  in- 
signifiance du  différend  religieux.  —  Il  s'aggrave  et  se  complique 
par  l'antipathie  patriotique  contre  les  Saxons,  —  Première  confé- 
rence entre  Augustin  et  les  Bretons  :  miracle  de  l'aveugle.  — 
Deuxième  conférence  :  rupture;  l'abbé  de  Bangor;  prédiction  me- 
naçante d'Augustin  contre  les  moines  de  Bangor,  accomplie  par 
le  féroce  Ethelfrid  de  Norlhumbrie.  —  Suite  de  la  mission  d'Au- 
gustin. —  Il  est  outragé  par  les  pécheurs  du  Dorsetshire.  — 
Fondation  du  roi  Ethelbert  ;  évèchés  de  Londres  et  de  Rochester. 
—  Lois  d'Ethelbert  ;  les  premières  rédigées  par  écrit;  garantie 
donnée  à  la  propriété  de  l'Église.  —  Mort  de  Grégoire  et  d'Au- 
gustin. 


Bien  avant  cette  consécration  solennelle  et  natio- 
nale de  son  œmTe,  et  dès  la  première  année  de  sa 
mission,  Augustin  avait  envoyé  à  Rome  deux  de  ses 
compagnons  :  Laurent,  qui  devait  le  remplacer 


LA  NOUVELLE  EGLISE  D'ANGLETERRE.  377 

coinmo  arche vêqiio,  et  Pierre,  qui  devait  être  le  pre- 
mier al)bé  du  nouveau  monastère  de  Saint-Pierre 
et  de  Saint-Paul,  pour  annoncer  au  Pape  la  grande 
et  bonne  nouvelle  de  la  conversion  du  roi  et  du 
royaume  de  Kent  ;  puis  pour  lui  demander  de  nou- 
veaux collaborateurs,  la  moisson  était  grande  et 
les  moissonneurs  peu  nombreux;  enfin,  pour  le 
consulter  sur  onze  points  importants  et  délicats  tou- 
chant la  discipline  et  la  direction  des  nouveaux 
chrétiens. 

On  comprend  la  joie  de  Grégoire  ;  au  milieu  des 
périls  et  des  épreuves  de  l'Église,  au  milieu  de  ses 
propres  souffrances  matérielles  et  morales,  il  voyait 
se  réaliser  le  rêve  le  plus  cher  de  son  âme.  Le  plus 
audacieux  de  ses  projets  était  couronné  de  succès. 
Un  nouveau  peuple  venait  d'être  introduit  dans  l'É- 
glise par  sa  douce  et  persévérante  activité.  Jusqu'à 
la  fin  des  siècles,  des  âmes  innombrables  allaient 
lui  devoir  leur  entrée  dans  la  grande  confi^aternité 
des  âmes  ici-bas  comme  dans  les  joies  éternelles  de 
là-haut.  Certes,  il  ne  prévoyait  pas  les  grands  hom- 
mes, les  grands  saints,  les  immenses  ressources, 
les  indomptables  champions  que  l'Angleterre  devait 
fournir  à  l'Éghse  catholique;  mais  aussi  il  eut  le 
bonheur  d'ignorer  la  défection  qui  devait  décou- 
ronner un  jour  tant  de  gloires,  et  cette  lâche  ingra- 
titude qui  a  osé  méconnaître  ou  rabaisser  chez  lui 


378  LA  NOUVELLE  ÉGLISE 

comme  chez  ses  lieutenants  l'incomparable  bienfait 
qu'il  a  conféré  au  peuple  anglais  en  l'initiant  à  la 
lumière  de  l'Évangile . 

Sa  joie  pouvait  donc  être  aussi  pure  que  légi- 
time. Elle  s'exhale  dans  cette  vaste  correspondance 
où  il  nous  a  laissé  l'image  si  fidèle  de  son  âme 
et  de  sa  vie.  Augustin  en  reçoit  naturellement 
la  première  explosion,  ce  Gloire  à  Dieu,  au  plus 
haut  des  cieux,  lui  écrit  son  ami,  gloire  à  ce  Dieu 
qui  n'a  pas  voulu  régner  seul  dans  les  cieux,  dont  la 
mort  est  notre  vie,  dont  l'infirmité  est  notre  force, 
dont  la  souffrance  guérit  nos  souffrances ,  dont  l'a- 
mour nous  envoie  chercher,  jusque  dans  l'île  de 
Bretagne,  des  frères  inconnus,  dont  la  bonté  nous 
fait  trouver  ceux  que  nous  cherchions  sans  les  con- 
naître !  Qui  pourrait  raconter  l'exaltation  de  tous  les 
cœiu's  fidèles,  depuis  que  la  nation  anglaise,  parla 
grâce  de  Dieu  et  par  ton  labeur  fraternel,  est  inondée 
de  la  lumière  sainte  et  foule  aux  pieds  des  idoles 
qu'elle  redoutait  follement  pour  se  prosterner  devant 
le  Dieu  Tout-Puissant  ^  ?  »  Il  a  hâte  de  faire  retentir 
jusqu'en  Orient  l'heureuse  nouvelle  qui  lui  arrive  de 
l'extrême  Occident.  11  écrit  au  patriarche  d'Alexan- 
drie :  ((  Le  porteur  de  vos  lettres  m'a  trouvé  malade 
et  me  laisse  malade.  Mais  Dieu  m'accorde  la  joie  de 
l'âme  pour  tempérer  l'horreur  de  ma  souffrance  cor- 

1.    Epist.,  XI,  28. 


D'ANGLETERRE.  379 

porcllo.  Le  peuple  de  la  sainte  Eglise  croît  et  se  mul- 
tiplie ;  les  récoltes  spirituelles  s'entassent  dans  les 
greniers  du  ciel...  Vous  m'annonciez  la  conversion 
de  vos  hérétiques,  la  concorde  de  vos  fidèles  \ . .  Je 
vous  rends  la  pareille,  parce  que  je  sais  que  vous 
jouirez  de  mon  bonheur  et  que  vous  m'avez  aidé  de 
vos  prières.  Apprenez  donc  que  la  nation  des  Anglais, 
située  au  bout  du  monde  -,  était  restée  idolâtre  jus- 
qu'à présent,  adorant  du  bois  et  des  pierres.  Dieu 
m'a  inspiré  de  lui  envoyer  un  moine  de  mon  monas- 
tère d'ici  pour  lui  prêcher  la  foi  ;  ce  moine,  que  j'ai 
fait  ordonner  évêque  parles  évoques  francs,  a  pénétré 
chez  cette  nation,  aux  extrémités  de  la  terre,  et  voici 
que  je  reçois  la  nouvelle  de  l'heureux  succès  de  l'en- 
treprise. Lui  et  ses  compagnons  ont  fait  tant  de  mi- 
racles qu'ils  semblent  approcher  de  ceux  des  apôtres . 
Plus  de  dix  mille  Anglais  ont  été  baptisés  par  eux 
d'un  seul  coup.  » 

Après  avoir  ainsi  réchauffé  le  zèle  du  patriarche 
égyptien  par  ces  nouvelles  d'Angleterre,  il  se  re- 
tourne vers  la  reine  du  peuple  converti,  vers  cette 
Berthe,  née  chrétienne  et  petite-fille  d'une  sainte, 
pour  se  féliciter  avec  elle  de  ce  que  son  mari  et  son 
peuple  sont  devenus  chrétiens  comme  elle  et  pour 


1.  F4nst.,  VIII,  30,  ad  Eulogium. 

2.  Gens  Angtorum,  in  mundi  ancjulo  posita  suo.  Ibid.  —  Tou- 
jours ce  goût  singulier  pour  les  jeux  de  mots! 


380  LA  NOUVELLE  ÉGLISE 

Feucourager  à  de  nouveaux  efforts,  en  lui  annonçant 
que  l'on  prie  pour  elle  non  seulement  à  Rome,  mais 
encore  à  Gonstantinople,  et  que  la  renommée  a  porté 
le  bruit  de  ses  bonnes  œuvres  jusqu'aux  oreilles  du 
sérénissime  empereur.  «Nos  très  chers  fils,  le  prêtre 
Laurent  et  le  moine  Pierre,  »  lui  écrit-il,  a  nous  ont 
raconté  en  revenant  ici  tout  ce  que  Votre  Majesté  a  fait 
pour  notre  révérend  frère  et  co-évêque  Augustin, 
tout  ce  qu'elle  lui  a  prodigué  de  consolations  et  de 
charité.  Nous  bénissons  le  Tout-Puissant  qui  a  daigné 
vous  réserver  la  conversion  de  la  nation  anglaise.  De 
même  qu'il  s'est  servi  de  la  glorieuse  Hélène,  mère 
du  très  pieux  Constantin,  pour  exciter  les  cœurs  des 
Romains  à  la  foi  chrétienne,  nous  avons  confiance 
que  sa  miséricorde  opérera  par  votre  entremise  le 
salut  des  Anglais.  Depuis  longtemps  déjà  vous  avez 
dû ,  avec  la  prudence  d'une  vi^aie  chrétienne,  tourner 
le  cœur  de  votre  mari,  pour  son  salut  et  celui  de  son 
royaume,  vers  la  foi  que  vous  professez.  Instruite  et 
pieuse  comme  vous  l'êtes,  cette  tâche  n'a  dû  être  pour 
vous  ni  longue  ni  diftîcile.  Si  vous  l'avez  négligée  en 
quoi  que  ce  soit,  il  faudrait  réparer  le  temps  perdu. 
Fortifiez  donc,  dans  l'âme  de  votre  noble  époux, 
le  dévouement  à  la  foi  chrétienne  ;  versez  dans  son 
cœur  l'amour  de  Dieu  ;  enflammez-le  de  zèle  pour  la 
pleine  conversion  de  ses  sujets,  afin  qu'il  puisse  faire 
de  votre  amour  et  de  votre  dévotion  un  holocauste  au  , 


I 


D'ANGLETERRE.  381 

Dieu  Tout-Puissant...  Je  demande  à  Dieu  que  Fa- 
<'hèvement  de  A^otre  œuvre  fasse  goûter  aux  anges 
dans  le  ciel  la  joie  que  je  vous  dois  déjà  sur  la 
terre'.  » 

Puis,  A  ers  la  même  époque,  en  revoyant  ses 
commentaires  sur  l'Écriture  sainte,  et  son  Exposi- 
tion sur  le  Livre  de  Job,  il  ne  put  se  défendre  d'y 
ajouter  ce  cri  de  triomphe  :  «  Voyez  cette  Bretagne, 
((  dont  la  langue  ne  savait  que  pousser  des  rugisse- 
((  ments  barbares,  la  voilà  qui  retentit  de  V Alléluia 
c(  des  Hébreux!  Voyez  cette  mer  furieuse,  la  voilà 
«  qui  s'aplanit  docilement  sous  les  pieds  des  saints  ! 
<(  et  ces  races  sauvages  que  les  princes  de  la  terre 
((  ne  pouvaient  dompter  par  le  fer,  les  voilà  enchaî- 
((  nées  parla  seule  parole  des  prêtres  î  Ce  peuple  qui , 
<(  encore  païen,  bravait  sans  crainte  les  armes  et  le 
«  nom  de  nos  soldats,  le  voilà  qui  tremble  devant 
((  la  langue  des  humbles  !  Il  a  peur,  mais  c'est  du  pé- 
((  ché,  et  toutes  ses  convoitises  sont  tournées  vers  la 
((  gloire  éternelle".  » 

Loin  de  s'endormir  dans  cette  joie,  il  resta  jus- 
qu'à son  dernier  jour  fidèle  à  l'active  sollicitude  que 


1.  Epist.,  V,  29.  —On  remarquera  que  cette  lettre  est  placée  dans 
le  registre  de  la  correspondance  ponlifirale  à  part  des  autres  lettres 
que  Grégoire  a  adressées  au  mari  de  Berthc  ainsi  qu'aux  princes  et 
aux  évêques  pour  leur  recommander  les  nouveaux  collaborateurs 
d'Augustin. 

2.  S.  Grec.,  Moral.,  lib.  xxviii,  cil. 


382  LA  NOUVELLE  ÉGLISE 

lui  inspirait  sa  chère  Angleterre^ .  Il  envoya  à  Augus- 
tin une  nouvelle  colonie  monastique,  munie  de  re- 
liques, de  vases  sacrés,  de  vêtements  sacerdotaux, 
de  parements  d'autels,  de  tout  ce  qu'exigeait  la 
pompe  du  culte  et  surtout  des  livres  destinés  à  for- 
mer un  commencement  de  bibliothèque  ecclésias- 
tique". A  la  tête  de  ce  nouvel  essaim  de  religieux, 
figuraient  un  homme  de  très  noble  naissance, 
nommé  Mellitus,  et  son  confrère  Juste,  qui  devaient 
occuper  l'un  après  l'autre  le  siège  métropohtain 
de  Gantorbéry,  puis  Pauhn,  le  futur  apôtre  de  la 
Northumbrie. 

Il  les  munit  de  lettres  très  pressantes  et  toutes 
datées  du  même  jour,  pour  la  reine  Brunehaut, 
pour  ses  petits-fils,  les  rois  Théodebert  et  Théodoric , 
pour  leur  rival,  le  roi  Clotaire  de  Neustrie%  qui  avait 
très  bientraité  et  secondé  Augustin  ;  pour  les  évêques 
d'Arles,  de  Vienne,  de  Lyon,  de  Gap,  de  Toulon,  de 


1.  GoTSELiNus,  Bist.maior,  c.  24. 

2.  Bede,  I,  20.  —  Plusieurs  des  livres  envoyés  par  Grégoire  à  Au- 
gustin par  l'abbé  Pierre  furent  conservés  avec  soin  et  échappèrent 
pendant  dix  siècles  aux  ravages  du  temps.  Au  temps  de  Henri  VIII, 
Leland  les  admirait  encore  :  —  Un  ancien  catalogue  de  ce  premier 
envoi  se  termine  par  ces  mots  :  «  C'est  ici  l'origine  de  la  Bibliothèque 
de  toute  l'Église  d'Angleterre.  »  A.  D.  601.  —  A  la  Bibliothèque  du 
collège  dit  Corpus  Christi,  à  l'université  de  Cambridge,  on  montre 
un  manuscrit  latin  des  quatre  évangiles  qui,  selon  une  tradition  in- 
vétérée, serait  l'exemplaire  apporté  de  Rome  par  saint  Augustin, 
en  596. 

3.  Epist.,  XI,  61,  ad  Clotarium  Francorum  regem. 


D'ANGLETERRE.  383 

Marseille,  de  Châlons,  de  Paris,  de  Rouen,  et  d'An- 
gers ;  marquant  ainsi  d'avance  les  étapes  possibles 
des  nouveaux  missionnaires  ' .  Dans  une  lettre  parti- 
culière au  légat  Virgile  d'Arles,  il  lui  recommande 
tout  particulièrement  de  recevoir  leur  frère  commun 
Augustin  avec  la  plus  douce  afFection,  au  cas  où  il 
irait  le  trouver,  et  il  ajoute  :  ce  Comme  il  arrive  sou- 
vent que  ceux  qui  sont  éloignés  ont  besoin  d'être 
avertis  des  désordres  à  réprimer,  s'il  vous  dénonce 
les  fautes  de  ses  prêtres  ou  de  tout  autre,  examinez 
tout  très  soigneusement  avec  lui,  et  sévissez,  mais 
en  prenant  garde  de  ne  pas  affliger  l'innocent  pour 
atteindre  le  coupable".  » 

Cette  tendresse  passionnée,  mais  intelligente  et 
impartiale  de  Grégoire  pour  ses  amis,  qui  est  un  des 
traits  les  plus  séduisants  de  son  admirable  vie,  ne 
ressort  nulle  part  avec  plus  d'éclat  que  dans  ses  rela- 
tions avec  Augustin.  On  l'y  voit  toujours  occupé  d'é- 
tendre et  de  consolider  l'autorité  de  son  légat,  mais 
non  moins  inquiet  du  salut  de  son  âme,  et  résolu 
d'ailleurs  à  faire  passer  avant  tout  les  intérêts  de  la 
nouvelle  chrétienté.  Il  confia  aux  nouveaux  mission- 
naires une  longue  lettre  au  roi  Ethelbert,  où,  tout  en 
le  félicitant  de  sa  conversion,  et  en  le  comparant  à 
Constantin,  comme  il  avait  comparé  Bertlie  à  sainte 

1.  Episf.,  XI,  54  à  62.  Cf.  Bede,  1,  29. 

2.  Epist.y  XI,  68. 


384  LA  ^■OUVELLE  ÉGLISE 

Hélène,  il  l'exhortait  à  étendre  la  foi  parmi  ses  sujets, 
à  proscrire  le  culte  des  idoles,  à  renverser  leur  s  tem- 
ples et  à  établir  les  bonnes  mœurs  par  les  exhorta- 
tions, les  caresses,  les  menaces,  mais  surtout  par  son 
propre  exemple.  Il  ajoute  :  (c  Vous  avez  avec  vous 
notre  très  révérend  frère,  l'évêque  iVugustin,  élevé 
dans  la  règle  monastique,  rempli  de  la  science  des 
Écritures ,  plein  de  bonnes  œuvres  aux  yeux  de  Dieu. 
Écoutez  dévotement  et  accomplissez  fidèlement  tout 
ce  qu'il  vous  dira  :  car  plus  vous  écouterez  ce  cju'il 
vous  dira  de  la  part  de  Dieu,  plus  Dieu  l'exaucera 
lui-même  quand  il  le  priera  pour  vous.  Attachez- 
vous  donc  à  lui  de  toutes  les  forces  de  votre  âme 
avec  la  ferveur  de  la  foi  ;  et  secondez  ses  efforts 
avec  toute  la  force  cjue  Dieu  vous  a  donnée \  » 

Le  même  jour,  dans  une  lettre  ostensible,  il  confé- 
rait à  Augustin  le  droit  de  porter  lepallium  en  cé- 
lébrant la  messe ,  pour  le  récompenser  d'avoir  créé  la 
nouvelle  ÉglisedesAngiais .  Cet  honneur  devaitpasser 
à  tous  ses  successeurs  sur  le  siège  archiépiscopal- .  Il 
le  constitue  métropolitain  des  douze  évêchés  qu'il  lui 

1.  Epist.,Xl,  66.—  On  est  tout  surpris  de  rencontrer,  dans  cette 
belle  lettre,  un  paragraphe  consacré  à  prévenir  le  roi  saxon  que  la  fin 
du  monde  est  tout  proche,  qu'il  faut  sy  attendre  d'un  jour  à  l'autre 
et  ne  pas  s'étonner  par  conséquent  des  choses  prodigieuses  qui  pour- 
ront arriver  en  Angleterre  comme  ailleurs. 

2.  Depuis  le  schisme  de  Henri  VI IL  les  archevêques  anglicans  de 
Cantorbéry,  parla  plus  singulière  des  anomalies,  n'en  ont  pas  moins 
conservé  ce  pallium  dans  les  armoiries  de  leur  siège. 


I 


D'ANGLETERRE.  38o 

enjoint  d'ériger  dans  l'Angleterre  méridionale.  Il  le 
charge  d'établir  qui  il  voudra  pour  évêque  métropo- 
litain dans  l'ancienne  ville  romaine  et  épiscopale 
d'York,  en  lui  soumettant  douze  autres  évêchés  nou- 
veaux à  ériger,  mais  en  conservant  sur  ce  métro- 
politain du  nord  la  suprématie  sa  vie  durant.  Outre 
tous  ces  évêques  ordonnés  par  lui  ou  par  le  futur 
évêque  d'York  dans  le  territoire  conquis,  il  lui  sou- 
met tous  les  évoques  de  la  Bretagne,  «  afin,  »  dit  le 
pape,  ((  qu'ils  apprennent  par  votre  parole  et  par  votre 
vie  comment  il  faut  croire  et  comment  il  faut  vivre 
pour  accomplir  leur  office  et  gagner  le  ciel'.  »  Il  s'a- 
gissait ici  des  évêques  établis  ou  réfugiés  en  Gambrie , 
pontifes  et  docteurs  des  populations  chrétiennes  et 
celtiques  qui  avaient  échappé  au  joug  des  Saxons, 
o  Mais  pendant  que,  aux  yeux  des  hommes,  il  met- 
tait ainsi  le  comble  à  la  confiance  et  à  l'autorité  dont 
il  investissait  Augustin,  il  lui  adressait  en  secret  des 
avertissements  destinés  à  les  préserver  des  périls  de 
l'orgueil .  «  Dans  notre  joie,  »  lui  écrivait-il,  «il  y  a 
grand  sujet  de  crainte.  Je  sais,  très  cher  frère,  que 
Dieu  a  fait  par  toi  de  grands  miracles  dans  cette  na- 
tion. Il  faut.se  réjouir  de  ce  que  les  âmes  des  Anglais 
sont  attirées  par  des  miracles  extérieurs  à  la  grâce 
intérieure  ;  mais  il  faut  craindre  que  ces  prodiges  ne 
portent  l'âme^  in  firme  à  la  présomption  et  ne  fassent 

1.  Epist.,  XI,  G5. 

MOINES   d'oCC.    III.  22 


386  LA  NOUVELLE  ÉGLISE 

tomber  Phomme  au  dedans  par  la  vaine  gloire  encore 
plus  qu'ils  ne  le  grandissent  au  dehors.  Quand  les 
disciples  disaient  à  leur  divin  Maître  :  Seigneur, 
en  votre  nom  les  dénions  même  nous  sont  soumis, 
il  leur  répondit  :  Ne  vous  réjouissez  pas  de  cela, 
mais  de  ce  que  vos  noms  sont  inscrits  dans  le  ciel. 
Les  noms  de  tous  les  élus  y  sont  inscrits,  et  cepen- 
dant tous  les  élus  ne  font  pas  des  miracles. . .  Tandis 
que  Dieu  agit  ainsi  par  toi  au  dehors,  tu  dois,  très 
cher  frère,  te  juger  scrupuleusement  au  dedans  et 
bien  connaître  qui  tu  es.  Si  tu  te  souviens  d'avoir 
offensé  Dieu  par  ta  langue  ou  par  tes  œuvres,  aie 
toujours  tes  fautes  présentes  à  ta  mémoire  pour  ré- 
primer la  vaine  gloire  qui  surgirait  dans  ton  coeur. 
Songe  que  ce  don  des  miracles  ne  t'est  pas  donné 
pour  toi,  mais  pour  ceux  dont  le  salut  t'est  confié... 
Il  y  a  des  miracles  de  réprouvés;  et  nous,  nous  ne 
savons  pas  même  si  nous  sommes  élus.  Il  faut  donc 
rudement  déprimer  l'âme  au  milieu  de  tous  ces  pro- 
diges et  de  ces  signes,  de  peur  qu'elle  n'y  cherche  sa 
propre  gloire  et  son  avantage  privé...  Dieu  ne  nous 
a  donné  qu'un  seul  signe  pour  reconnaître  ses  élus  : 
c'est  de  nous  aimer  les  uns  les  autres \  » 

Puis  aussitôt,  voulant  relever  par  un  retour  de 


1.  Fleury,  en  citant  cette  lettre,  dit  avec  raison  :«  Rien  ne  prouve 
mieux  la  vérité  des  miracles  de  saint  Augustin  que  ces  avis  si  sérieux 
de  Grégoire.  » 


D'ANGLETERRE.  387 

tendre  compassion  l'ami  qu'il  vient  de  corriger,  il 
continue  en  ces  termes  :  «  Je  parle  ainsi  parce  que 
je  désire  prosterner  l'âme  de  mon  cher  auditeur  dans 
riiumilité.  Mais  que  ton  humilité  même  ait  confiance. 
Tout  pécheur  que  je  suis,  j'ai  une  espérance  certaine 
que  tous  tes  péchés  te  seront  remis  puisque  tu  as 
été  choisi  pour  procurer  la  rémission  aux  autres.  S'il 
y  a  plus  de  joie  dans  le  ciel  pour  un  pécheur  pénitent 
que  pour  quatre-vingt-dix-neuf  justes,  quelle  joie 
n'y  aura-t-il  pas  pour  tout  un  grand  peuple  qui,  en 
venant  à  la  foi,  fait  pénitence  de  tout  le  mal  qu'il  a 
fait.  Et  cette  joie,  c'est  toi  qui  l'auras  donnée  au 
ciel'.  » 

Dans  une  lettre  antérieure  de  Grégoire,  adressée, 
non  plus  à  Augustin,  mais  à  son  ami  Euloge,  pa- 
triarche d'Alexandrie,  le  Pape  constate  également  les 
miracles  qui  avaient  signalé  la  mission  d'Augustin  ; 
il  ne  craint  pas  même  de  les  comparer  aux  signes  et 
aux  prodiges  qui  avaient  accompagné  la  prédication 
des  apôtres".  Douze  siècles  après  Grégoire,  la  plus 
grande  âme  qu'ait  produite  l'Angleterre  moderne, 
l'immortel  Burke,  s'incline  respectueusement  devant 
cette  tradition  méprisée  par  ses  frivoles  contempo- 
rains. L'introduction  du  christianisme  dans  un  pays 
quelconque  est,  selon  lui,  le  plus  inestimable  bien- 

1.  Epist.,  XI,  28. 

2.  Epist.,  Vin,  30. 


388  LA  NOUVELLE  ÉGLISE 

fait  qui  puisse  être  conféré  à  l'humanité.  Pourquoi 
donc,  en  vue  d'un  but  si  digne,  la  Providence  ne  se- 
rait-elle pas  quelquefois  intervenue?  Les  miracles, 
admis  autrefois  avec  une  aveugle  crédulité,  ont  été 
depuis  rejetés  avec  un  non  moins  aveugle  dédain. 
Toujours  est-il,  ajoute  le  grand  orateur,  que  la  foi 
en  ces  miracles  réels  ou  supposés  a  été  la  principale 
cause  des  progrès  si  rapides  du  christianisme  dans 
notre  île'.  Chose  singulière,  ni  Bede  ni  aucun  autre 
historienne  donne  le  moindre  détail  sur  les  prodiges 
qui  éveillaient  à  la  fois  l'admiration,  la  gratitude  et 
la  prudence  de  saint  Grégoire  le  Grand .  Mais  de  tous 
les  miracles  possibles  le  plus  grand  est  assurément 
((  d'avoir  détaché  du  paganisme,  sans  violence,  un 
peuple  violent,  de  l'introduire  dans  la  société  chré- 
tienne, non  pas  homme  par  homme  et  famille  par 
famille,  mais  d'un  seul  coup,  avec  ses  rois,  sa  no- 
blesse guerrière,  ses  institutions-.  »  Ce  roi  qui 
croit  descendre  des  dieux  du  paradis  Scandinave,  et 
qui  abandonne  sa  capitale  aux  prêtres  du  Dieu  cru- 
cifié ;  ce  peuple  féroce  et  idolâtre  qui  se  précipite 
par  milliers  au-devant  de  quelques  moines  étran- 
gers, et  par  milliers  se  plonge  dans  les  ondes  glacées 
de  la  Tamise,  au  milieu  de  l'hiver,  pour  recevoir  le 


1.  BuRKE,  Essay  lowards  an  abridgmeni  of  English  history, 
liv.  II,  cil.  1. 

2.  0Z4NAM,  p.   159. 


D'ANGLETERRE.  389 

Ijapteme  de  la  main  de  ces  inconnus  ;  cette  transfor- 
mation si  rapide  et  si  complète  d'une  race  orgueil- 
leuse et  victorieuse ,  sensuelle  et  rapace ,  par  une 
doctrine  uniquement  destinée  à  dompter  la  cupidité, 
l'orgueil  et  la  sensualité ,  et  qui ,  une  fois  descendue 
dans  ces  cœurs  sauvages,  s'y  est  imprimée  pour  tou- 
jours, n'est-ce  pas  là  de  tous  les  prodiges  le  plus 
merveilleux  comme  le  plus  incontesté? 

Enfui,  et  après  toutes  ces  lettres,  Grégoire  adressa 
une  réponse  très  longue  et  très  détaillée  aux  onze 
questions  que  lui  avait  posées  Augustin  sur  les  prin- 
cipales difficultés  qu'il  rencontrait  ou  qu'il  prévoyait 
dans  sa  mission.  Il  faudrait  citer  en  entier  cette 
réponse,  monument  admirable  de  liunière,  de  rai- 
son conciliante,  de  douceur,  de  sagesse,  de  modéra- 
tion et  de  prudence,  destiné  à  devenir  comme  on  l'a 
dit  très  justement ,  la  règle  et  le  code  des  missions 
chrétiennes^ .  Mais,  outre  son  extrême  longueur,  elle 
renferme  certains  détails  que  ne  comporte  plus 
notre  pruderie  moderne.  En  voici  la  substance  sur 
les  points  les  plus  importants  pour  nous. 

Le  Pape,  consulté  sur  l'usage  et  le  partage  à  faire 
des  offrandes  des  fidèles ,  rappelle  à  Augustin  que 
des  revenus  de  l'Eglise  on  doit  faire  quatre  portions  : 
la  première  pour  l'évèque  et  sa  famille ,  à  cause  de 
l'hospitalité  qu'il  doit  exercer,  la  seconde  pour  le 

1.  OzANAM,  Civilisation  chrétienne  chez  les  Francs,  p.  154. 

22. 


390  LA  NOUVELLE  ÉGLISE 

clergé ,  la  troisième  pour  les  pauvres,  la  quatrième 
pour  les  réparations  des  églises.  «  Mais  vous,  »  dit-il 
à  l'archevêque,  «  vous  qui  avez  été  nourri  dans  la 
discipline  monastique,  a^ous  ne  devez  pas  vivre  à  part 
de  votre  clergé,  mais  bien  instituer  dans  la  nouvelle 
Église  des  Anglais  la  vie  commune  comme  nos  pères 
la  pratiquaient  dans  FÉglise  naissante  ^ .  » 

Pourquoi ,  demandait  Augustin ,  y  a-t-il  diverses 
coutumes  dans  l'Église,  puisque  la  foi  est  une;  et 
pourquoi  la  liturgie  selon  laquelle  on  célèbre  la 
messe  dans  les  églises  des  Gaules  (que  suivait  pro- 
bablement la  reine  Berthe  dans  son  oratoire  de 
Saint-Martin)  difFère-t-elle  de  celle  de  l'Église  ro- 
maine ? 

((  Votre  Fraternité,  »  répond  le  Pape,  ce  connaît 
l'usage  de  l'Église  romaine,  où  vous  ne  sauriez  ou- 
blier que  vous  avez  été  élevé.  Mais  soit  que  vous 
trouviez  dans  l'Église  de  Rome  ou  dans  celle  des 
Gaules,  ou  dans  toute  autre,  quelque  usage  que  vous 
croirez  plus  agréable  à  Dieu,  je  vous  enjoins  de  le 
recueillir  avec  soin,  et  de  l'établir  dans  la  nouvelle 
Église  des  Anglais.  Car  il  ne  faut  pas  aimer  les 
institutions  à  cause  des  lieux  d'où  elles  viennent, 
mais  plutôt  les  lieux  à  cause  des  bonnes  institutions 
qu'on  y  observe.  Choisissez  donc  dans  toutes  les 
Églises  tout  ce  qu'il  y  a  de  pieux  et  de  raisonnable, 

1.  Grec,  Epist.,  XI,  G4. 


D'ANGLETERRE.  391 

ci  faites  de  ce  bouquet  sprituel  la  coutuQie  des 
Anglais.  » 

On  reconnaît  bien  là  le  pontife  qui  avait  déjà  bravé 
les  critiques  de  quelques  petits  esprits  en  introdui- 
sant à  Rome  divers  usages  que  l'on  croyait  emprun- 
tés à  rÉgiise  de  Constantinople,  et  qui  leur  disait  : 
«  Je  serai  toujours  prêt  à  détourner  mes  subordonnés 
du  mal,  mais  à  les  imiter  dans  le  bien,  en  l'emprun- 
tant à  n'importe  quelle  Église,  il  n'y  a  qu'un  sot  qui 
puisse  mettre  sa  primauté  à  dédaigner  d'apprendre 
ce  qu'il  y  a  de  mieux  ^ .  » 

Interrogé  sur  les  peines  à  infliger  aux  voleurs  sa- 
crilèges, et  sur  la  disposition  de  la  loi  romaine,  qui 
imposait  au  voleur  la  restitution  du  double  ou  du 
quadruple,  Grégoire  prescrit  de  tenir  compte,  dans 
le  châtiment ,  de  l'indigence  ou  de  la  richesse  du 
larron,  mais  toujours  avec  une  charité  paternelle, 
et  une  modération  qui  retienne  Tâme  dans  les  li- 
mites de  la  raison.  Quant  à  la  restitution,  (c  à  Dieu  ne 
plaise,  ))  dit-il,  «  que  PÉglise  veuille  gagner  à  ce 
qu'elle  a  perdu,  et  cherche  à  tirer  profit  de  la  folie 
des  hommes  !  » 

Augustin  demandait  encore  quelles  règles  il  fal- 
lait suivre  sur  les  mariages  entre  parents  au  degré 
prohibé,  sur  les  devoirs  de  la  chasteté  conjugale, 
sur  ce  qu'on  devait  conserver  des  purifications  impo- 

1.  Epist.,  X.  12.  Ad  Joann.,  Sijracus.  Eplsc. 


392  LA  NOUVELLE  ÉGLISE 

sées  aux  femmes  par  la  loi  de  Moïse.  Grégoire  inter- 
dit absolmnent  les  mariages  entre  belles-mères  et 
beaux-fils,  qui  étaient  en  usage  chez  les  Saxons, 
comme  entre  beaux-frères  et  belles-sœurs.  Mais  pour 
ce  dernier  cas,  il  ne  veut  pas  qu'on  prive  de  la  com- 
munion les  néophytes  qui  auraient  contracté  de  ces 
mariages  avant  leur  conversion;  de  peur,  dit-il, 
qu'on  ne  semble  les  punir  de  ce  qu'ils  ont  fait  par 
ignorance ,  car  il  y  a  des  choses  que  l'Eglise  corrige 
avec  ferveur,  il  y  en  a  d'autres  qu'elle  tolère  par 
mansuétude,  ou  qu'elle  dissimule  par  prudence, 
mais  toujours  de  manière  à  contenir  le  mal  qu'elle 
supporte  ou  qu'elle  dissimule.  Il  voulait,  d'ailleurs, 
traiter  les  Anglais  comme  saint  Paul  les  néophytes, 
qu'il  nourrissait  non  de  Adande  solide,  mais  du  lait 
des  nouveaux-nés.  Dans  la  suite  de  ses  réponses,  «  il 
donne  au  lit  nuptial  ces  lois  sévères  qui  font  la  sain- 
teté, et  aussi  la  vigueur,  la  fécondité  de  la  famille 
chrétienne  ' .  »  Il  n'admet  pas  que  l'on  doive  écarter 
de  l'Église  la  femme  qui  vient  d'enfanter,  et  qu'on 
lui  fasse  ainsi  un  crime  de  ce  qui  est  sa  peine. 

Mais  il  s'élève  avec  énergie  contre  l'usage  per- 
vers des  mères  qui  ne  veulent  pas  être  nourrices,  et 
dédaignent  d'allaiter  les  fils  qu'elles  ont  enfantés.  Il 
cherchait  ainsi  à  imprimer  dans  le  cœur  de  l'épouse 
saxonne  tous  les  devoirs  de  la  femme,  en  même 

1.   OZANAM,   op.  cit.,   loi. 


D'ANGLETERRE.  393 

temps  qiiïl  lui  marquait  sa  place  clans  la  famille 
chrétienne,  en  relevant  sa  dignité  et  en  garantissant 
sa  pudeur* . 

La  réflexion  ne  servait  qu'à  confirmer  le  pape 
dans  cette  sage  et  généreuse  condescendance  pour 
les  nouveaux  chrétiens,  qui  s'alliait  chez  ce  grand 
homme  avec  un  zèle  si  pur  et  si  ardent  pour  le  ser- 
vice et  le  progrès  de  la  vérité.  A  peine  eut-il  écrit 
au  roi  Ethelbert  la  lettre  où  il  l'exhortait  à  détruire 
les  temples  du  vieux  culte  national,  qu'il  se  ravisa, 
et  au  bout  de  quelques  jours  il  dépêcha  une  instruc- 
tion toute  différente  au  chef  de  la  nouvelle  mission, 
à  ce  Mellitus  qu'il  qualifie  d'abbé  et  qu'il  avait 
chargé  de  porter  sa  lettre  au  roi.  Il  espérait  le  re- 
joindre en  route.  «  Depuis  le  départ  de  toute  la 
compagnie  qui  est  avec  vous,  »  lui  écrit-il,  «  je  suis 
resté  fort  inquiet,  car  je  n'ai  rien  appris  des  succès. 
de  votre  voyage.  Mais,  quand  le  Dieu  tout-puissant 
vous  aura  conduit  auprès  de  notre  révérendissime 
frère  Augustin,  dites-lui  que,  après  avoir  longtemps 
roulé  dans  mon  esprit  l'affaire  des  Anglais,  j'ai  re- 
connu qu'il  ne  fallait  pas  du  tout  abattre  les  temples 
des  idoles,  mais  seulement  les  idoles  qui  y  sont. 
Après  avoir  arrosé  ces  temples  d'eau  bénite,  qu'on 
y  place  des  autels  et  des  reliques  ;  car  si  ces  temples 
sont  bien  bâtis,  il  faut  les  faire  passer  du  culte  des 

l.Ibkl. Cf.  Ejnsi.,  XIV,  17,  aclFelicem  Messancnsem  episcopum. 


394  LA  NOUVELLE  ÉGLISE 

démons  au  service  du  vrai  Dieu,  afin  que  cette  na- 
tion, voyant  que  l'on  ne  détruit  pas  ses  temples,  se 
convertisse  plus  aisément ,  et  vienne  adorer  le  vrai 
Dieu  dans  les  lieux  qui  lui  sont  connus.  Et  comme 
ils  ont  coutume  de  tuer  beaucoup  de  bœufs  en  sacri- 
fiant aux  démons,  il  faut  leur  établir  quelque  solen- 
nité qui  leur  en  tienne  lieu.  Ainsi,  le  jour  de  la 
Dédicace  ou  de  la  fête  des  martyrs  dont  on  leur 
donnera  les  reliques,  ils  poiun^aient  faire  des  huttes 
de  feuillage  autour  des  temples  changés  en  églises, 
et  célébrer  la  fête  par  des  repas  fraternels.  Mais,  au 
lieu  d'immoler  des  animaux  au  démon,  ils  les  tue- 
ront seulement  pour  les  manger  en  remerciant  Dieu 
qui  les  rassasie  :  ainsi  de  cette  façon,  en  leur  laissant 
quelques  joies  sensibles,  on  les  disposera  plus  facile- 
ment aux  joies  de  l'âme.  Car  il  est  impossible  de  tout 
retrancher  d'un  seul  coup  à  des  âmes  sauvages;  on 
ne  gravit  pas  une  montagne  par  sauts  et  par  bonds, 
on  y  monte  pas  à  pas  ^ .  » 

11  s'est  trouvé,  parmi  les  ennemis  de  l'Eglise  ro- 
maine, des  pédants  et  des  rigoristes  pour  accuser 
saint  Grégoire  d'avoir  capitulé  avec  sa  conscience  en 
ouvrant  ainsi  l'accès  du  sanctuaire  au  paganisme. 
Loin  de  marcher  sur  leurs  traces ,  sachons  au  con- 
traire admirer  le  grand  et  sage  docteur  qui  a  su  si 
bien  distinguer  l'essentiel  du  superflu,  répudier  les 

1.  Epist.,  XI,  76. 


D'ANGLETERRE.  393 

prétentions  d'nne  minutieuse  et  vexatoire  uniformité, 
respecter  les  habitudes  locales  et  les  traditions  popu- 
laires, sacrifier  la  petitesse  des  préjuges  à  la  majesté 
d'un  grand  dessein,  et  démêler  le  culte  de  la  vérité 
universelle  jusque  sous  les  superstitions  du  paga- 
nisme germanique.  Sachons  admirer  surtout  «  une 
religion  qui  pénètre  ainsi  jusqu'au  fond  de  l'homme, 
qui  sait  quels  combats  nécessaires  elle  lui  demande 
contre  ses  passions,  et  qui  ne  veut  pas  lui  imposer 
des  sacrifices  inutiles.  C'est  là  connaître  la  nature 
humaine ,  c'est  l'aimer,  et  on  ne  la  gagne  qu'à  ce 
prix  ' .  )) 

Par  le  dernier  article  de  sa  consultation,  Augustin 
avait  demandé  comment,  lui  seul  évêque  encore  dans 
le  pays  des  Anglais,  il  devait  agir  avec  les  évêques  de 
la  Gaule  et  de  la  Bretagne.  Grégoire  l'enggge  à  ne 
pas  éloigner  les  évêques  des  Gaules  qui  voudraient 
assister  aux  ordinations  qu'il  ferait  des  nouveaux 
évêques  en  Angleterre;  «  car,  pour  bien  disposer 
les  choses  spirituelles,  il  est  permis  de  tirer  des  le- 
çons des  choses  temporelles;  et  comme  dans  le 
monde  on  convoque  des  personnes  déjà  mariées  pour 
prendre  part  à  la  joie  des  noces,  de  même  rien 
n'empêche  d'admettre  des  évêques  déjà  ordonnés  à 
cette  ordination  qui  est  le  mariage  de  l'homme  avec 
Dieu.  ))  —  Le  Pape  ajoutait  :  «  Nous  ne  vous  attri- 

1.  OzANAM,  Œuvres,  I,  167. 


396  LA  NOUVELLE  ÉGLISE 

buoiis  aucune  autorité  sur  les  évêques  des  Gaules, 
et  vous  ne  pourrez  les  réformer  que  par  la  persua- 
sion et  le  bon  exemple,  sous  peine  de  mettre  la  fau- 
cille dans  la  moisson  d'autrui.  Quant  à  tous  les 
évêques  de  Bretagne,  nous  vous  en  commettons  en- 
tièrement le  soin,  pour  instruire  les  ignorants,  for- 
tifier les  faibles  et  corriger  les  mauvais  \  » 

Grégoire,  qui  savait  si  bien  lire  dans  les  cœurs  et 
gagner  les  âmes,  ne  pouvait  avoir  que  des  connais- 
sances fort  imparfaites  sur  la  géographie  comme  sur 
r état  politique  de  la  Grande-Bretagne.  Il  semble  en 
être  resté  là-dessus  aux  notions  arriérées  qu'on  avait 
gardées  à  Rome  sur  cette  île  échappée  la  première  à 
la  domination  impériale.  Il  ne  se  faisait  évidemment 
aucune  idée  de  l'antipathie  nationale  et  trop  légi- 
time dont  les  chrétiens  bretons  étaient  enflammés 
contre  les  Saxons  païens  qui  avaient,  depuis  un  siècle 
et  demi,  envahi,  dévasté,  usurpé  leur  patrie.  Il  se 
figurait  que  ces  chrétiens,  toujours  fidèlement  unis 
à  l'Église  romaine,  qui  avaient  si  énergiquement 
répudié  le  pélagianisme,  et  dont  les  évêques  avaient 
siégé  dans  les  anciens  conciles ,  présidés  par  les 
légats  de  Rome,  prêteraient  un  concours  dévoué  à  la 
mission  des  moines  romains,  chargés  par  lui  d'é- 
vangéliser  les  Saxons.  11  ignorait  la  haine  implacable 
des  vaincus  pour  les  v^ainqueurs  ;  et  il  oubliait  cer- 

1.  Epist.,  XI,  64.  .  r  , 


D'ANGLETERRE.  397 

tainos  dissidences  qui,  étrangères  à  toutes  les  gran- 
des vérités  de  la  foi  chrétienne,  comme  à  toute  idée 
d'une  église  nationale  ou  schismatique ,  n'en  éle- 
vaient pas  moins  une  barrière  redoutable  entre  le 
clergé  breton  et  les  missionnaires  romains. 

Tout  annonce  qu'Augustin  se  montra  toujours 
digne  de  comprendre  et  d'appliquer  les  préceptes  de 
son  maître  et  de  son  ami.  Aucun  trait  de  sa  vie 
venu  jusqu'à  nous  n'indique  en  lui  une  résistance 
ou  une  dérogation  aux  règles  tracées  par  la  pru- 
dence et  la  charité  de  Grégoire.  Il  y  fut  aussi  fidèle 
qu'en  tout  le  reste  dans  ses  relations  avec  les  évèques 
bretons  soumis  par  le  pape  à  sa  juridiction.  Un  rapide 
aperçu  de  ce  conflit  nous  mettra  à  même  de  pro- 
tester contre  les  accusations  injustes  et  calomnieuses 
dont  il  a  été  l'objet,  et  de  prouver  qu'il  fut  exclusi- 
vement guidé  par  le  désir  légitime  de  faire  dispa- 
raître les  dissidences  qui  nuisaient  à  l'unité  des 
efforts  nécessaires  pour  la  conversion  des  Saxons. 

En  quoi  consistaient  ces  dissidences  entre  Rome 
et  les  chrétientés  celtiques  de  la  Gambrie,  de  l'Hi- 
bernie  et  de  la  Galédonie,  qui  tiennent  une  si  grande 
place  dans  l'histoire  religieuse  du  sixième  et  du 
septième  siècle,  que  le  zèle  irritable  et  hautain  de 
saint  Golomban  avait  transportées  en  France,  et  dont 
il  fatiguait  le  pape  saint  Grégoire  * ,  pendant  qu' Augus- 

1.  Voir  tome  H,  livre  ix,  c.  2. 

MOINES   d'OCC,   IIJ.  23 


398  LA  NOUVELLE  ÉGLISE 

tin  y  rencontrait,  de  son  côté,  le  principal  obstacle 
de  sa  mission  dans  la  Grande-Bretagne  ?  On  ne  saurait 
assez  répéter  qu'elles  n'avaient  pour  objet  aucune 
des  doctrines  essentielles  du  christianisme,  aucun 
article  de  foi  défmi  par  l'Église,  soit  avant,  soit  de- 
puis cette  époque,  aucun  point  de  morale,  et  sur- 
tout qu'elles  ne  portaient  aucune  atteinte  à  la  supré- 
matie du  Saint-Siège,  telle  qu'elle  était  alors  exercée 
ou  reconnue  dans  tout  le  reste  du  monde  chrétien. 
L'érudition  moderne  a  dissipé  sans  retour  toutes  les 
chimères  imaginées  par  quelques  écrivains  anghcans 
ou  allemands,  qui  attribuaient  ces  différends  à  une 
prétendue  influence  du  christianisme  oriental  sur 
les  Églises  bretonnes,  dont  il  ne  subsiste  aucune 
trace  authentique,  ou  plus  volontiers  encore  à  la 
répugnance  traditionnelle  des  populations  celtiques 
pour  le  joug  de  Rome  :  répugnance  démentie  par 
l'histoire  du  passé,  comme  par  le  témoignage  encore 
vivant  de  ces  races,  dont  les  plus  tenaces  et  les  plus 
illustres,  les  Irlandais  et  les  Bretons  d'Armorique, 
ont  acheté  au  prix  des  plus  généreux,  des  plus  cruels 
sacrifices,  le  droit  de  se  placer  au  premier  rang  des 
fidèles  de  l'Éahse  romaine  \ 


1 .  Les  historiens  les  plus  sérieux  de  l'Allemagne  protestante  de  nos 
jours,  tels  que  Gieseler,  ont  déjà  abandonné  cette  hypothèse, 
si  longtemps  admise  par  leurs  coreligionnaires.  Elle  a  été  savam- 
ment réfutée  par  l'illustre  professeur  Dœllinger  dans  son  Manuel 
'L'histoire  ecclésiastique,  et,  on  peut  le  dire,  mise  à  néant  par  les 


D'ANGLETERRE.  399 

La  dissidence  capitale  portait  sur  la  date  de  la  célé- 
])ration  de  la  fête  de  Pâques.  Cette  fastidieuse  ques- 
tion, véritaljle  épouvantail  de  tous  ceux  qui  s'aven- 
turent dans  l'étude  des  annales  primitives  de  l'Eglise, 
nous  est  déjà  apparue' ,  et  va  nous  poursuivre  long- 
temps encore.  Dès  les  premiers  siècles,  des  discus- 
sions prolongées  s'étaient  élevées  surlejour  oùil  con- 
venait de  célébrer  la  plus  grande  fête  de  l'Eglise.  Le 
Concile  de  Nicée  avait  fixé  l'époque  des  solennités 
l)asçales  au  dimanche  après  le  quatorzième  jour  de  la 
lune  de  l'équinoxe  du  printemps,  et  cette  date,  sanc- 
tionnée par  l'Église  romaine,  avait  été  portée  dans 
toutes  les  églises  de  la  Bretagne  avec  la  foi  chrétienne, 
comme  par  saint  Patrice  en  Irlande  et  par  saint 
Columba  en  Calédonie.  Mais  l'Église  d'Alexandrie 
s'était  aperçue  d'une  erreur  astronomique  qui  pro- 
venait de  l'emploi  par  les  chrétiens  de  l'ancien  cycle 
judaïque  ;  elle  avait  introduit  un  comput  plus  exact, 
adopté  dans  tout  l'Orient  et  dont  il  résultait ,  dès  le 
pontificat  de  saint  Léon  le  Grand  (440-46 1  )  une  diffé- 
rence d'un  mois  entier  entre  le  jour  de  Pâques  à  Rome 
etlejourdePâquesà  Alexandrie.  Enfm,  vers  le  milieu 
du  sixième  siècle,  en  532,  on  se  mit  d'accord  :  Rome 

deux  mémoires  de  M.  Varia  sur  les  Causes  de  la  dissidence  entre 
VÉglïse  bretonne  et  l'Église  romaine,  publiés  par  l'Académie  des 
inscriptions  et  belles-leUres  ,  1858.  On  trouvera  dans  \ Appendice, 
N°  II,  le  résumé  des  conclusions  de  ces  deux  mémoires. 
1.  Voirt.  ir.liv.  ix,c.  2. 


400  LA  NOUVELLE  ÉGLISE 

adopta  la  supputation  de  Denys  le  Petit,  qui  ne  per- 
mettait plus  de  se  tromper  sur  le  jour  fixé  par  le 
Concile  de  Nicée,  et  l'uniformité  de  date  se  trouva 
rétablie  dans  l'Eglise.  Mais  l'invasion  saxonne  avait 
intercepté  les  communications  habituelles  entre 
Rome  et  les  églises  bretonnes  :  celles-ci  conservèrent 
l'ancien  usage  romain  ;  et  ce  fut  précisément  l'attache- 
ment à  cet  usage  romain  qui  lui  servit  d'argument 
contre  les  calculs  plus  exacts  que  leur  apportaient 
Augustin  et  ses  moines  italiens,  mais  qu'ils  repous- 
saient comme  des  nouveautés  suspectes,  comme  une 
dérogation  aux  traditions  de  leurs  pères^ .  C'était, 
comme  on  voit,  pour  rester  fidèles  aux  enseigne- 
ments primitifs  de  Rome  qu'ils  résistaient  aux  nou- 
veaux missionnaires  romains. 

Cette  dissidence,  de  beaucoup  la  plus  importante, 
était  donc  d'une  date  très  récente,  et  toutes  celles 
qu'on  peut  reconnaître  sur  d'autres  points,  excepté 
sur  la  forme  de  la  tonsure,  étaient  tout  aussi  nou- 
velles sans  être  plus  essentielles.  S'il  en  eût  été  au- 
trement, s'il  y  avait  eu  le  moindre  dissentiment 
dogmatique  ou  moral  entre  les  Bretons  et  l'Église 
romaine ,  jamais  Augustin  n'aurait  commis  l'insigne 
folie  de  solliciter  l'assistance  du  clergé  celtique  pour 
la  conversion  des  païens  saxons.  C'eût  été  semer  la 

1.  W\LTEP,,Alte  Wales,\J.  225. —DoELLiNGER,op.ci^.,I,26 partie, 
p.  216. 


D'ANGLETERRE.  401 

confusion  et  la  discorde  dans  la  nouvelle  Eglise 
qu'il  s'agissait  de  constituer  par  le  concours  éner- 
gique du  christianisme  indigène  avec  les  envoyés  de 
Rome^ . 

Rien  de  plus  pénible  que  de  rencontrer  dans  l'his- 
toire des  luttes  interminables  et  passionnées  pour  des 
causes  ondes  questions  qui  au  bout  de  quelque  temps 
n'intéressent  plus  personne  et  que  personne  ne  com- 
prend plus.  Mais  ce  n'est  pas  seulement  l'antiquité 
chrétienne,  ce  sont  tous  les  siècles  qui  offrent  de  pa- 
reils spectacles.  Et  à  ceux  qui  se  scandaliseraient  de 
l'excessive  importance  que  les  âmes  les  plus  pieuses 
de  leur  temps  ont  attachées  à  de  pareilles  minuties, 
il  suffit  de  rappeler  l'obstination  acharnée  qu'ont 
mise  de  grands  peuples ,  tels  que  les  Anglais  et  les 
Russes,  à  repousser  la  réforme  du  calendrier  gré- 
gorien, les  uns  pendant  près  de  deux  siècles,  les 
autres  jusqu'au  sein  de  l'uniformité  du  monde  con- 
temporain. 

Jl  n'en  est  pas  moins  vrai  que,  par  cette  fidéhté 
obstinée  à  un  calcul  respectable  mais  faux,  les 
Bretons  se  mettaient  en  contradiction  sur  cette  ques- 
tion de  la  Pâque,  non  seulement  avec  Rome  et  tout 
l'Occident,  mais  encore  avec  l'Orient,  qui  célébrait 
cette  fête,  comme  les  juifs,  le  jour  précis  de  la 
semaine  où  elle  tombait,  tandis  que  les  Bretons, 

1.  DoELLiNGER,  p.  217.  —  Rees,  Wclsli  saiiits,  p,  288. 


402  LA  NOUVELLE  ÉGLISE 

comme  tout  l'Occident,  le  remettaient  toujours  au 
dimanche.  Mais  ce  dimanche  était  ou  pouvait  être 
un  autre  dimanche  que  celui  de  Rome. 

Gomment  se  figurer  que,  pour  cette  mesquine  et 
misérable  différence,  les  deux  Eglises  soient  restées 
pendant  deux  siècles  sur  le  pied  de  guerre  l'une  vis- 
à-vis  de  l'autre?  Puisque  les  Celtes  des  îles  Britan- 
niques tenaient  de  Rome  même  leur  ancien  usage, 
pourquoi  ne  pas  la  suivre  dans  son  calcul  perfec- 
tionné, comme  tout  le  reste  de  l'Occident?  Pour- 
quoi vouloir  absolument  se  réjouir  quand  les  Ro- 
mains jeûnaient,  et  jeûner  quand  ils  chantaient 
V  Alléluia? 

N'y  avait-il  pas  une  cause  plus  sérieuse,  plus 
profonde  à  la  dissidence  dont  la  controverse  pascale 
ne  couvrait  que  la  surface?  On  n'en  saurait  douter; 
et  de  toutes  les  causes,  la  plus  naturelle  et  la  plus 
excusable,  c'était  l'instinct  de  conservation  natio- 
nale, exaspéré  par  la  haine  de  l'ennemi  triomphant 
et  se  traduisant  par  la  méfiance  de  l'étranger,  qui 
semblait  le  complice  de  l'ennemi. 

Augustin  sentait  bien  qu'il  avait  besoin  des  chré- 
tiens celtiques  pour  mener  à  bien  la  grande  œuvre 
que  la  Papauté  lui  avait  confiée.  Formé  à  l'école 
conciliante  et  modérée  de  saint  Grégoire  le  Grand, 
imbu  de  ses  récentes  instructions,  il  fut  loin  de  se 
montrer  exclusif,  quant  aux  personnes  ou  aux  usages 


D'ANGLEÏKRRE.  403 

locaux;  et,  pour  achever  la  conversion  des  Saxons,  il 
réclama  sincèrement  le  concours  du  clergé,  nom- 
l)reux  et  puissant,  qui  depuis  plus  d'un  siècle  était 
rame  de  la  résistance  contre  les  païens  et  qui  peu- 
plait ces  grands  cloîtres  de  la  Gambrie,  où  n'avait 
point  encore  pénétré  l'épée  des  conquérants. 

Mais  les  Bretons  lui  opposèrent  une  résistance 
jalouse  et  obstinée.  Ils  ne  voulurent  point  se  join- 
dre à  lui  pour  évangéliser  leurs  ennemis  ;  ils  n'a- 
vaient aucime  envie  de  leur  ouvrir  les  portes  du 
cier. 

Augustin  réussit  cependant  à  obtenir  que  les  prin- 
cipaux évêques  et  docteurs  du  pays  de  Galles  tien- 
draient une  conférence  publique  avec  lui.  On  convint 
de  se  rencontrer  sur  les  confins  du  Wessex,  près 
des  bords  de  la  Saverne  qui  séparait  les  Saxons  des 
Bretons  (599-603?).  L'entrevue,  comme  celle  d'Au- 
gustin avec  Ethelbert  après  son  débarquement,  eut 
lieu  en  plein  air  et  sous  un  chêne  qui  garda  long- 
temps le  nom  de  Ghêne  d'Augustin.  11  commença, 
non  par  réclamer  la  suprématie  personnelle  que 
le  Pape  lui  avait  concédée,  mais  par  exhorter  les 
chrétiens  celtiques  à  vivre  dans  la  paix  catholique 
avec  lui  et  à  unir  leurs  efforts  aux  siens  pour 
évangéliser  les  païens,  c'est-à-dire  les  Saxons.  Mais 
ni  ses  prières ,  ni  ses  exhortations ,  ni  ses  repro- 

1.  Varin,  mémoire  cité. 


404  LA  NOUVELLE  ÉGLISE 

ches,  ni  la  parole  de  ses  collaborateurs  monas- 
tiques, jointe  à  la  sienne,  rien  ne  réussit  à  flé- 
chir les  Bretons  qui  s'obstinaient  à  invoquer  leurs 
traditions  contre  les  règles  nouvelles.  Après  une 
contestation  aussi  longue  que  laborieuse,  Augus- 
tin dit  enfui  :  «  Prions  Dieu,  cjui  fait  habiter  en- 
ce  semble  les  unanimes,  de  nous  montrer  par  des 
a  signes  célestes  quelles  traditions  on  doit  suivre. 
((  Qu'on  amène  un  malade,  et  celui  dont  les  prières 
((  l'auront  guéri  sera  celui  dont  la  foi  devra  être 
((  suivie.  ))  Les  Bretons  consentirent  à  contre-cœur; 
on  amena  un  Anglo-Saxon  aveugle,  que  les  évoques 
bretons  ne  purent  guérir .  Alors  Augustin  s 'agenouilla 
et  pria  Dieu  d'éclairer  la  conscience  de  beaucoup  de 
fidèles  en  rendant  la  vue  à  cet  homme.  Aussitôt 
l'aveugle  recouvra  la  vue.  Les  Bretons  furent  d'abord 
touchés  ;  ils  reconnurent  qu'Augustin  marchait  dans 
la  voie  de  la  justice  et  de  la  vérité ,  mais  ils  dirent 
qu'ils  ne  pouvaient  renoncer  à  leurs  vieilles  cou- 
tumes sans  le  consentement  de  leur  peuple  et  deman- 
dèrent une  seconde  assemblée  où  leurs  députés  se- 
raient plus  nombreux^ . 

Cette  seconde  conférence  eut  bientôt  lieu.  Au- 
gustin s'y  trouva  en  présence  de  sept  évêques  bre- 
tons et  des  plus  savants  docteurs  du  grand  monastère 
de  Bangor,  peuplé  de  plus  de  trois  mille  moines, 

1,  Bedk,  II,  2. 


D'ANGLETERRE.  405 

qui  était,  comme  on  l'a  vu,  la  métropole  de  la  vie 
religieuse  dans  la  GambrieV  Avant  la  nouvelle 
(Mitrevue ,  les  Bretons  allèrent  consulter  un  anacho- 
rète fort  renomme  parmi  eux  par  sa  sagesse  et  sa 
sainteté  et  lui  demandèrent  s'ils  devaient  écouter 
Augustin  et  abandonner  leurs  traditions.  «  Oui,»  dit 
l'anachorète,  ce  si  c'est  un  homme  de  Dieu. —  Mais 
«  comment  le  savoir?  —  S'il  est  doux  et  humble 
((  de  cœur,  comme  dit  l' évangile,  il  est  probable 
((  qu'il  porte  le  joug  de  Jésus-Christ  et  que  c'est  ce 
((  joug  qu'il  vous  offre  ;  mais  s'il  est  dur  et  orgueil- 
ce  leux ,  il  ne  vient  pas  de  Dieu  et  vous  ne  devez 
((  prendre  aucun  souci  de  ses  discours.  Pour  le  dé- 
((  couvrir,  laissez-le  arriver  le  premier  au  lieu  du 
((  concile,  et  s'il  se  lève  quand  vous  approcherez, 
«  A  ous  saurez  que  c'est  un  serviteur  de  Jésus-Christ 
((  et  vous  lui  obéirez  ;  mais  s'il  ne  se  lève  pas  pour 
((  vous  faire  honneur ,  méprisez-le  comme  il  vous 
((  aura  méprisés -.  »  On  se  conforma  aux  instruc- 
tions de  l'anachorète.  IMalheureusement  en  arrivant 
au  concile  ils  trouvèrent  Augustin  déjà  assis ,  more 
Romaiio,  dit  un  historien,  et  il  ne  se  leva  pas  pour 
les  recevoir^  C'en  fut  assez  pour  les  soulever  contre 
lui.  ((  Si  cet  homme,  »  disaient-ils,  «ne  daigne  pas 


1.  Voir  plus  haut,  liv.  x,  c.  2. 

2.  Bede,  II,  2 

3.  Henu.  Huntingdon,  III,  18G,  éd.  Savile. 

23. 


406  LA  NOUVELLE  ÉGLISE 

((  se  lever  pour  nous  maintenant,  combien  donc  ne 
«  nous  méprisera-t-il  pas  quand  nous  lui  serons  sou- 
((  mis  !  »  Ils  devinrent  dès  lors  intraitables  et  s'étu- 
dièrent à  le  contredire  en  tout.  Pas  plus  qu'à  la  pre- 
mière conférence ,  l'archevêque  ne  fit  aucun  effort 
pour  leur  faire  reconnaître  son  autorité  personnelle. 
Constatons ,  à  l'honneur  de  cette  race  entêtée  et  de 
ce  clergé  rebelle ,  mais  fervent  et  généreux ,  qu'Au- 
gustin ne  leur  reprocha  aucune  de  ces  dérogations 
à  la  pureté  de  la  vie  sacerdotale  que  quelques  au- 
teurs leur  ont  imputées^ .  Avec  une  modération  scru- 
puleusement conforme  aux  instructions  du  Pape ,  il 
réduisit  à  trois  points  toutes  ses  prétentions,  ce  Vous 
((  avez ,  ))  leur  dit-il ,  «  beaucoup  de  prati(jues  con- 
(.(.  traires  à  notre  usage ,  qui  est  celui  de  l'Église 
((  universelle;  nous  les  admettrons  toutes  sans 
((  difficulté  si  seulement  vous  voulez  me  croire 
((  sur  trois  points  :  de  célébrer  la  Pâque  en  son 
((  temps ,  de  compléter  le  sacrement  du  baptême, 
((  selon  l'usage  de  la  sainte  Église  romaine  ' ,  et  de 

1  Bede,  V,  18.  —  Cf.  GiLDAS,  deExcidio,  p.  23.  —  Dœllinger  croit 
qu'il  s'agit  loiàQ^suhintrodiictx,  si  souvent  dénoncées  etipoursui- 
vies  par  les  conciles.  Il  rappelle  d'ailleurs  que  les  prêtres  bretons 
seuls  ont  été  l'objet  de  ces  accusations^  qui  n'ont  jamais  atteint  le 
clergé  des  autres  branches  de  l'Église  celtique.  Mais  M.  Varin,  dans 
son  second  mémoire,  p.  100,  suggère  une  variante  lumineuse,  ap- 
puyée, d'ailleurs,  sur  l'autorité  d'un  ancien  manuscrit.  ]1  veut  lire  : 
«  Plura  ecclesiasticae  caritati{diW.  lieu  de  castitatï)  et  paci  contra- 
ria gerunt.  » 

2.  11  s'agissait  probablement  delà  confirmation. 


D'ANGLETERRE.  407 

((  prêcher  avec  nous  la  parole  de  Dieu  à  la  nation 
((  anglaise .  »  A  cette  triple  demande ,  les  évêques  et 
les  moines  celtiques  opposèrent  un  triple  refus ,  et 
ajoutèrent  qu'ils  ne  le  reconnaîtraient  jamais  pour 
archevêque  ' .  Ils  ne  repoussaient  d'ailleurs  que  la 
suprématie  personnelle  d'Augustin  et  nnUement 
celle  du  Saint-Siège.  Ce  qu'ils  redoutaient,  ce  n'était 
pas  un  Pape  éloigné  ,  impartial  et  universellement 
respecté  à  Rome ,  c'était  une  sorte  de  pape  nouveau 
à  Gantorbéry,  sur  le  territoire  et  à  la  disposition 
de  leurs  ennemis  héréditaires  les  Saxons-.  Et  par- 
dessus tout  ils  ne  voulaient  pas  qu'on  leur  parlât 
de  travailler  à  convertir  ces  odieux  Saxons  qui 
avaient  égorgé  leurs  aïeux  et  usurpé  leurs  terres. 


1.  Bede,  V,  18. 

2.  Hook,  le  plus  récent  historien  anglican  des  arclievéques  de 
Cantorbéry,  reconnaît  ce  fait  avec  une  impartialité  qui  ne  lui  est 
pas  toujours  habituelle.  —  On  nous  dispensera  de  discuter  la  pré- 
tendue réponse  antipapale  de  l'orateur  de  Bangor^  inventée  par  des 
faussaires  anglicans,  publiée  dans  les  collections  de  Spehnan  et 
Wilkins,  et  coniplaisainnient  répétée  par  M.  Augustin  Thierry.  Lin- 
gard,  Dœllinger,  op.  cit.,  p.  218,  et  le  professeur  Walter,  en  ont 
démontré  la  fausseté,  déjà  signalée  par  Tui  berville,  dans  son  31a- 
auale  controversianun;  liées,  Stephenson,  Husseyettous  les  écri- 
vains anglais  modernes  de  quelque  valeur  ont  renoncé  à  l'invoquer. 
—  Rappelons  ici  lexcellente  réfutation  faite  par  le  savant  et  très 
regrettabJe  abbé  Gorini  des  inexcusables  erreurs  de  M.  Augustin 
Thierry,  dans  son  récit  de  la  mission  de  saint  Augustin.  Rappelons 
aussi  que  lillustre  aveugle  s'est  honoré  en  acceptant  sans  amer- 
tume les  corrections  du  modeste  curé  de  village  dont  la  vie,  récem- 
ment racontée  par  M,  1  abbé  Martin  (Paris,  1863),  est  une  des  plus 
belles  et  des  plus  touchantes  pages  de  nos  annales  contemporaines. 


408  LA  NOUVELLE  ÉGLISE 

((  Non,  »  dit  Fabbé  de  Bangor,  «  nous  ne  prêche- 
rons pas  la  foi  à  cette  cruelle  race  d'étrangers 
qui  ont  traîtreusement  expulsé  nos  ancêtres  de 
leur  pays  et  dépouillé  leur  postérité  de  son  hé- 
ritage \  » 

Or,  il  est  facile  de  voir  laquelle  des  trois  condi- 
tions Augustin  avait  le  plus  à  cœur,  par  la  prédic- 
tion menaçante  qu'il  opposa  au  refus  des  moines  bre- 
tons, ft  Puisque  vous  ne  voulez  pas  faire  la  paix  avec 
((  des  frères,  vous  aurez  la  guerre  avec  des  ennemis  ; 
((  puisque  vous  ne  voulez  pas  montrer  aux  Anglais 
((  la  voie  de  la  vie ,  vous  recevrez  de  leurs  mains  le 
((  châtiment  de  la  mort.  » 

'  Cette  prophétie  ne  fut  que  trop  cruellement 
accomplie  quelques  années  plus  tard  (613?).  Le 
roi  des  Angles  du  Nord,  Ethelfrid,  encore  païen , 
vint  envahir  la  région  de  la  Cambrie,  où  était 
situé  le  grand  monastère  de  Bangor.  Au  moment 
où  le  combat  s'engageait  entre  sa  nombreuse  armée 
et  celle  des  Gallois,  il  vit  au  loin,  dans  un  site 
élevé,  une  troupe  d'hommes  sans  armes  et  tous 
à  genoux.  «  Qu'est-ce  que  ces  gens  là?  »  demanda- 
t-il.  On  lui  dit  que  c'étaient  les  moines  du  grand 
monastère  de  Bangor  qui,  après  trois  jours  de 
jeûne ,  venaient  prier  pour  leurs  frères  pendant  le 

1.  Chronique  galloise,  intitulée  :  Brut  TysiHo,  et  Galfrid,  Mon- 
MOLTEi,  XI,  2,  ap.  Walter,  op.  cit.,  p.  225,  227. 


D'ANGLETERRE.  400 

coml)at.  ((  S'ils  prient  leur  Dieu  pour  mes  enne- 
mis, »  dit  le  roi,  «  ils  combattent  contre  nous 
quoique  sans  armes.  »  Aussitôt  il  fit  diriger  con- 
tre eux  la  première  attaque.  Le  prince  gallois,  qui 
aurait  du  les  défendre,  s'enfuit  honteusement,  et 
douze  cents  moines  furent  massacrés  sm^  le  champ 
de  bataille ,  martyrs  de  la  foi  chrétienne  etclu  patrio- 
tisme celtique  ^ . 

Ainsi  finit ,  disent  les  Annales  d'Irlande ,  la  jour- 
née où  les  saints  furent  égorgés  ". 

Une  calomnie  déjà  ancienne  et  réchauffée  de  nos 
jours  a  prétendu  qu'Augustin  avait  provoqué  cette 
invasion  et  désigné  le  monastère  de  Bangor  aux 
païens  de  la  Northumbrie^  Or,  le  vénérable  Bede 
constate  expressément  qu'il  était  déjà  depuis  long- 
temps dans  le  ciel.  C'est  bien  assez  que  Bede  lui- 
même  ,  beaucoup  plus  Saxon  que  chrétien  toutes  les 


1.  Bedi^,  V,    18. 

?.  Annales  Tighernach,  ad.  ann.  606. 

3.  Cette  imputation  rnensonj^ère  remonte  à  Geoffroy  de  Monmouth, 
évêque  de  Saint-Asaph  au  douzième  siècle,  ot  interprète  des  ran- 
cunes nationales  du  pays  de  Galles.  Certains  érudits  obscurs,  des- 
cendants indignes  des  Anglo-Saxons,  tels  que  Goodwin  etHammond, 
l'ont  adoptée  par  haine  de  l'Église  romaine;  et,  ne  sachant  com- 
ment la  concilier  avec  l'affîrmalion  si  positive  de  Bede  snr  la  mort 
antérieure  d'Augustin,  ont  prétendu  que  ce  passage  du  Vénérable 
avait  été  interpolé.  Mais  tous  les  éditeurs  modernes  de  Bede  ont 
dû  reconnaître  que  le  passage  contesté  existait  dans  tous  les  manus- 
crits, sans  exception,  de  cet  auteur.  Cf.  Lingaud,  Aufjlo-Saxon 
Chnrch,  t.  I,  p.  74.  Vauin,  Premier  Mémoire,  p.  25  à  29.  Goiuni, 
op.  cit.,  t.  n,  p.  77. 


410  LA  NOUVELLE  ÉGLISE 

fois  qu'il  s'agit  des  Bretons,  applaudisse  plus  d'un 
siècle  après  à  ce  massacre ,  et  y  voie  une  juste  ven- 
geance du  ciel  contre  ce  qu'il  appelle  la  malice  in- 
fâme des  perfides,  c'est-à-dire  contre  d'héroïques 
chrétiens,  morts  pour  la  défense  de  leurs  foyers  et 
de  leurs  autels,  sous  le  couteau  des  païens  Anglo- 
Saxons,  par  les  ordres  du  chef  qui,  au  témoignage 
deBede  lui-même,  extermina  le  plus  d"ndigènes  \ 

Après  cette  explosion  de  ses  propres  haines  natio- 
nales ,  il  paraît  singulièrement  peu  autorisé  à  repro- 
cher aux  Celtes  de  la  Cambrie  la  persévérance  de  leur 
ressentiment,  comme  il  le  fait  en  constatant  que,  de 
son  temps  encore,  ils  ne  tenaient  aucun  compte 
de  larehgion  desAngio-Saxons,  et  ne  voulaient  pas 
phis  de  communion  avec  eux  qu'avec  des  païens^. 

Il  se  peut,  comme  l'a  dit  un  juge  délicat,  qu'Au- 
gustin et  ses  compagnons  n'aient  pas  toujours  as- 
sez ménagé  l'orgueil  insulaire  et  national  des  Bre- 
tons, exalté  par  une  longue  résistance  militaire,  par 
les  traditions  des  moines  et  les  chants  patriotiques 
des  bardes ^  Mais  rien  n'indique,  je  le  répète,  la 
moindre  dérogation  de  sa  part  aux  instructions  et 
aux  exemples  du  glorieux  pontife  dont  il  était  le 
disciple  et  l'émule.   Condamné   par   l'obstination 


1.  Bede,  I,   34. 

2.  Bede,  H,   20. 

3.  OZANAM,  p.  153. 


D'ANGLETERRE.  4dl 

des  Bretons  à  se  priver  de  leur  concours,  il  n'en 
continua  pas  moins  ce  que  son  biographe  appelFè  la 
chasse  aux  hommes,  en  évangélisant  les  Saxons,  qui, 
du  moins,  ne  le  fatiguaient  pas,  comme  les  Gallois, 
par  leur  verbiage  et  leurs  discussions  sans  fm  ' . 
Et  cependant,  même  chez  eux,  il  trouvait  parfois 
une  opposition  qui  se  manifestait  par  l'injure  et  la 
dérision,  surtout  lorsqu'il  franchissait  les  limites 
du  royaume  d'Ethelbert.  Ainsi,  en  parcourant  cette 
région  du  pays  des  Saxons  de  l'Ouest,  qui  s'ap- 
pelle aujourd'hui  le  Dorsetshire,  ses  compagnons 
et  lui  tombèrent  au  milieu  d'une  population  ma- 
ritime qui  les  accaljla  d'avanies  et  d'outrages.  Ces 
sauvages  païens  ne  refusèrent  pas  seulement  de  les 
entendre  ;  ils  ne  reculèrent  pas  même  devant  les 
voies  de  fait  pour  les  éloigner,  puis  en  les  chassant 
de  leur  territoire,  avec  une  grossièreté  vraiment  tu 
desque,  ils  attachèrent  aux  robes  noires  des  pauvi^es 
moines  italiens,  en  signe  d'opprobre,  des  queues  de 
poissons  provenant  de  la  pêche  dont  ils  vivaient". 
Augustin  n'était  pas  homme  à  se  laisser  décourager 
pour  si  peu.  D'ailleurs  il  rencontrait  en  d'autres 
lieux  des  foules  plus  attentives  et  plus  reconnais- 
santes. Aussi  perse véra-t-il  pendant  sept  années  en- 
tières, et  jusqu'à  sa  mort,  dans  ces  courses  aposto- 

1.  GoTSELiiNus,  Historia  maior,  c.  32,  H. 

2.  GOTSEILINLS,  c.    il. 


412  LA  NOUVELLE  ÉGLISE 

liques,  voyageant  en  véritable  missionnaire  après 
comme  avant  sa  consécration  archiépiscopale,  tou- 
jours à  pied,  sans  voiture  et  sans  bagage,  et  entre- 
mêlant à  ses  prédications  infatigables  des  bienfaits 
et  des  prodiges,  tantôt  en  faisant  jaillir  du  sol  des 
sources  inconnues,  tantôt  en  guérissant  par  son 
attouchement  des  malades  incurables  ou  mori- 
bonds * . 

Cependant  Ethelbert  ne  tarissait  pas  en  soUicitude 
et  en  générosité  à  l'égard  de  rÉghse  dont  il  était  de- 
venu le  fervent  néoph^le.  Non  content  des  bienfaits 
qu'il  avait  attribués  aux  deux  grands  monastères  de 
Gantorbéry,  à  celui  qui  entourait  l'église  métropo- 
litaine et  à  l'abbaye  des  Saints-Pierre-et-Paul  hors 
des  murs,  il  seconda  de  tout  son  pouvoir  l'introduc- 
tion du  christianisme  dans  un  royaume  voisin  du 
sien,  et  placé  sous  sa  dépendance,  celui  des  Saxons 
de  l'Est  ou  d'Essex,  dont  le  roi  était  fils  de  sa  sœur,  et 
qui  n'était  séparé  du  Kent  que  parla  Tamise.  Augus- 
tin y  ayant  envoyé  pour  évêque  le  moine  Mellitus,  l'un 


1.  Elmeiam,  Hist.  monaster.  S.  Aiigustini,  p.  106.  Cf.  Gotseli\us, 
c.  44  et  49.  Cet  historien  reproduit  le  récit  d'un  vieillard  dont 
l'aïeul  avait  été,  tout  jeune  encore,  se  moquer  du  grand  étranger 
que  la  foule  poursuivait  et  entourait  comme  un  ange  descendu  du 
ciel,  parce  qu'il  passait  pour  guérir  toutes  les  infirmités.  «  Cum  vero 
audissem  illum  omnium  debilium  ac  moribundorum  curare  corpora, 
ampliori  incredulus  cachinnabam  vesania.  »  Il  finit  néanmoins  par 
être  baptisé  de  la  main  même  d'Augustin. 


D'ANGLETERRE.  413 

(les  nouveaux  missionnaires  que  Grégoire  lui  avait 
adressés,  Etlielbcrt  fit  construire  à  Londres,  que  les 
Saxons  de  FEst  avaient  pour  capitale,  une  église  dé- 
diée à  saint  Paul  pour  en  être  la  cathédrale,  comme 
elle  l'est  encore.  Dans  son  propre  royaume  de  Kent, 
il  autorisa  l'érection  d'un  second  évêclié,  situé  à 
Rochester,  cité  romaine,  à  vingt  milles  à  l'ouest  de 
Cantorbéry  ;  Augustin  y  mit  pour  évêque  un  autre 
des  nouveaux  missionnaires,  nommé  Juste,  et  le  roi 
y  fit  construire  une  cathédrale  qu'il  appela  du  nom 
de  Saint- André,  en  mémoire  du  monastère  romain 
d'où  le  pape  Grégoire  avait  tiré  tous  les  apôtres  de  la 
race  anglo-saxonne  '. 

Toutes  ces  fondations,  destinées  à  durer  jusqu'à 
nos  jours,  malgré  tant  de  singulières  et  doulou- 
reuses transformations,  lui  constituèrent  des  titres 
impérissables  à  la  reconnaissance  de  la  postérité 
chrétienne;  et  longtemps  après,  lorsque  la  féodalité 
normande  eut  à  son  tour  envahi  et  transformé 
l'Église  d'Angleterre,  le  roi  Ethelbcrt  lui  apparut 
comme  celui  qui  avait  le  premier  muni  de  forte- 
resses seigneuriales,  sous  forme  d'évêchés  et  de  mo- 
nastères, le  royaume  qu'il  voulait  tenir  en  fief  du 
Seigneur  Dieu  -. 

Il  fit  plus  encore  en  imprimant  à  la  propriété  et 

1    Bediî,  II,  3. 

2.  GoTSELiNus,  Hist.  maior,  c.  23. 


4J4  LA  NOUVELLE  ÉGLISE 

à  la  liberté  de  l'Église  dans  son  pays  ce  qn'on  pent 
appeler,  en  termes  encore  plus  exacts  que  modernes, 
une  sanction  légale  et  parlementaire.  Dans  une  de 
ces  assemblées  périodiques  des  sages  et  des  grands  du 
peuple  saxon,  qui  portaient  le  nom  de  Witena-gemof 
et  qui  ont  été  la  souche  des  parlements  modernes, 
il  fit  rédiger  et  publier  en  langue  anglo-saxonne 
des  lois  dont  le  texte  nous  a  été  conservé.  Elles  con- 
sacraient à  la  fois  les  vieux  droits  de  son  peuple  et 
les  nouveaux  droits  accordés  à  la  nouvelle  Eglise.  Le 
premier  des  quatre-vingt-dix  articles  de  cet  acte 
législatif  édicté  contre  ceux  qui  déroberaient  les 
biens  de  FÉglise,  des  évêques  ou  des  autres  ordres 
du  clergé,  des  amendes  onze  et  douze  fois  plus  con- 
sidérables que  la  valeur  du  corps  du  délit  ^ .  Le 
même  article  sanctionnait  implicitement  ce  que  les 
Anglais  ont  depuis  appelé  le  Droit  du  sanctuaire, 
c'est-à-dire  le  droit  d'asile  et  de  protection  reconnu 
à  l'enceinte  des  églises  et  des  monastères,  en  frap- 
pant la  violation  de  cette  paix  de  TÉglise  d'une  péna- 
lité double  de  celle  encourue  par  les  délinquants 
contre  la  paix  publique  ou  ordinaire.  La  nation  tout 
entière  sanctionnait  et  ratifiait  ainsi  l'œuvre  de  son 
roi,  en  plaçant  sous  la  sauvegarde  des  lois  pénales 


1.  D'apros  lesinslrucLioiis  données  par  Grégoire  à  Augustin,  cette 
plus-value  de  l'amende  ne  prolitait  pas  à  l'Église,  qui  devait  se  con- 
tenter de  la  simple  restitution. 


D'ANGLETERRE.  415 

la  propriété  et  la  sécurité  clos  ministres  du  culte 
qu'elle  venait  tFadopter'. 

Ces  lois,  qui  portèrent  longtemps  le  nom  de  Doom  s 
ou  Jugements  d'Ethelbert,  sont  les  premières  lois 
écrites,  à  nous  connues,  non  seulement  du  peuple 
anglais,  mais  peut-être  de  toutes  les  races  germa- 
niques. Les  meilleurs  juges  attribuent  à  Pinfluence 
des  moines  romains  sur  le  roi  anglo-saxon  ce  com- 
mencement de  code  national  ou  plutôt  pénal  ".  Car 
il  s'agit  surtout  de  dispositions  pénales,  et  l'on  ad- 
juire  la  sagesse  de  ces  missionnaires  qui,  élevés 
dans  les  traditions  de  la  jurisprudence  romaine,  n'en 
tirent  pas  moins  prévaloir  et  sanctionner  le  principe 
des  compensations  pécuniaires,  universellement 
adopté  par  les  races  germaniques.  Dans  ces  lois 
d'Ethelbert,  la  classification  des  conditions  sociales 
ressort  de  l'énumération  minutieusement  exacte  des 
crimes  commis  contre  la  vie  ou  la  sûreté  des  hom- 
mes, la  pudeur  des  femmes,  la  religion  et  la  paix 
publique.  Chaque  infraction  est  punie  d'une  amende 
proportionnée,  d'abord  à  la  gravité  du  délit,  puis 

1.  Bedk,  II,  5.  Cf.  Kemble,  Saxons  in  England,  II,  205.  Hook,  op. 
cil.,  p.  59.  WiLKiNS,  ConsiUa,  p.  25.  Tiiorpi: ,  Ancient  lawsandin- 
siitutes  of  England,  1840,  c.  1.  —  Cette  dernière  publication,  faite 
l)ar  ordre  du  gouvernement  anglais,  donne  le  texte  saxon  des  lois 
d'Ethelbert  avec  un  très  savant  commentaire. 

i.  Lai'Penberg,  t.],  p.  142.LINGAKD,  Hist.  of  Eugland,  c.  11. Lord 
Campbell,  Z«î;eso/"^/ie  Chaiiccllors,  art.  Angemundus  ;  surtout Piiil- 
Liprs,  GeschicJite  des  Angclsxchsichscheii  Rechls,  p.  61. 


416  LA  NOUVELLE  ÉGLISE 

au  rang  de  la  victime.  En  cas  de  meurtre,  la  com- 
pensation est  due  non  seulement  à  la  famille  du 
mort,  mais  aussi  à  la  communauté  dont  il  faisait 
partie  et  au  roi  qui  en  est  le  chef.  Ce  système, 
appliqué  pour  la  première  fois  à  la  défense  de  l'Eglise 
chrétienne  par  les  Saxons  du  Kent  et,  pour  la  pre- 
mière fois,  formulé  par  écrit,  sous  Finspiration 
des  moines  romains,  se  retrouvera  dans  toute  la 
législation  subséquente  des  royaumes  saxons,  que 
les  évêques  et  les  moines,  successeurs  d'Augustin, 
vont  continuer  à  conduire  d'une  main  forte  et  douce 
dans  les  voies  de  la  civilisation  chrétienne. 

Les  grands  hommes  chargés  par  Dieu  de  fonder 
des  œuvres  vraiment  grandes  et  durables  ont  rare- 
ment la  vie  longue,  et  quand  Tun  d'eux  disparaît, 
on  le  voit  souvent  entraîner  comme  à  sa  suite  dans 
un  monde  meilleur  ceux  qui  ont  été  ici-bas  ses  alliés, 
ses  serviteurs,  ses  amis.  Saint  Grégoire  le  Grand, 
dont  le  pontificat  a  laissé  une  trace  ineffaçable  dans 
la  mémoire  des  chrétiens  et  un  modèle  hors  de  pair 
dans  les  annales  de  l'Eglise,  n'a  régné  que  quinze 
ans.  Il  mourut  dès  les  premiers  mois  de  l'an  605 
(12  mars),  et,  deux  mois  après  (26  mai),  Augus- 
tin suivit  son  père  et  son  ami  dans  la  tombe  * .  Le 

1.  On  a  longuement  disserté  sur  la  date  de  la  mort  d'Augustin, 
que  Mabillon  avait  fixée  à  607.  Mais  la  plupart  des  historiens  anglais 
sont  d'accord  pour  la  date  de  605.  Wharton  voudrait  même  que 
ce  fût  en  604  :  Ânglia  sacra,  t.  I,  p.  91. 


D'Ars'GLETEURE.  417 

missionnaire  romain  fut  enterré,  selon  la  coutume 
(le  Rome,  sur  le  bord  de  la  voie  publique,  du 
grand  chemin  romain  qui  allait  de  Gantorbéry  à  la 
mer,  dans  l'église  inachevée  du  célèbre  monastère 
qui  allait  prendre  et  garder  son  nom. 

Le  nom  de  Grégoire  demeura  toujours  identifié 
avec  cette  conversion  de  T  Angleterre ,  qui  fut  l 'œuvre 
de  prédilection  de  toute  sa  vie  et  la  plus  grande 
gloire  de  son  pontificat.  Son  grand  et  tendre  cœur 
avait  le  premier  conçu  la  pensée  de  cette  conquête. 
Son  génie  patient  et  conciliant,  ardent  et  doux,  pru- 
dent et  résolu,  lui  révéla  les  conditions  du  succès. 
C'est  à  lui  que  la  race,  aujourd'hui  la  plus  nom- 
breuse et  la  plus  puissante  de  toutes  les  races  chré- 
tiennes, doit  d'avoir  ouvert  les  yeux  à  la  lumière  de 
l'Évangile.  Il  fut  le  véritable  apôtre,  le  conqué- 
rant, pour  Dieu,  de  l'Angleterre,  et,  par  elle,  des 
immenses  contrées  qu'elle  a  soumises  à  ses  lois,  à  sa 
langue,  à  sa  religion.  C'est  donc  avec  raison  que  le 
premier  des  historiens  anglais  le  revendique  à  ce 
titre.  «  Placé,  »  dit  Bède,  «  au  sommet  du  pontificat 
suprême  pour  toutes  les  nations  déjà  converties  à 
la  foi,  pour  la  nôtre,  asservie  aux  idoles  et  dont 
il  a  fait  une  Eglise  chrétienne,  il  a  été  plus  encore. 
Nous  pouvons  bien  dire  de  Grégoire  ce  que  saint  Paul 
dit  de  lui-même  aux  Corinthiens,  que  s'il  n'a  pas  été 
l'apôtre  des  autres,  il  a  été  le  nôtre  ;  oui,  c'est  nous 


418  LA  NOUVELLE  ÉGLISE 

qui  sommes  le  signe  de  son  apostolat  devant  le  Sei- 
gnem\..  nous,  le  peuple  qu'il  a  su  arracher  à  la 
dent  de  l'antique  ennemi,  pour  nous  initier  à  la 
liberté  éternelle  ^ .  » 

Ce  qu'il  faut  admirer  encore  plus  que  son  œuvre, 
c'est  la  nature  des  moyens  qu'il  employa  pour  l'ac- 
complir et  la  perfection  morale  des  dispositions  qu'il 
y  apporta;  zèle,  dévouement,  sagesse,  modération, 
amour  des  âmes  et  respect  de  leur  liberté,  pitié,  gé- 
nérosité, vigilance,  indomptable  persévérance,  di- 
vine douceur,  intelligente  patience,  rien  ne  lui  fait 
défaut  ;  on  quitte  l'histoire  de  son  pontificat  et  sur- 
tout de  son  action  sur  l'Angleterre  sans  autre  regret 
que  celui  de  voir  finir  une  si  belle  vie,  et  en  le 
perdant  de  vue,  on  demeure  incertain  de  savoir  ce 
qu'on  doit  le  plus  admirer  de  son  bon  sens  ou  de 
son  bon  cœur,  de  son  génie  ou  de  sa  vertu. 

La  figure  de  saint  Augustin  de  Gantorbéry  pâlit 
naturellement  à  côté  de  celle  de  saint  Grégoire  le 
Grand  ;  sa  renommée  est  comme  absorbée  dans  le 
foyer  lumineux  d'où  rayonne  la  gloire  du  pontife. 
En  outre,  les  historiens  anglais  et  allemands  de  nos 
jours  '  se  sont  complu  à  faire  ressortir  l'infériorité 
de  celui  que  Grégoire  avait  choisi  pour  lieutenant 
et  pour  ami.  Ils  ont  rabaissé  à  l'envi  son  caractère 

1.  Bede,  II,  1. 

2.  Lappenberg,  Stanley,  Hook. 


D'ANGLETERRE.  419 

et  ses  services,  raccusant  tour  à  tour  de  hauteur 
et  de  faiblesse,  d'irrésolutiou  et  d'obstination,  de 
mollesse  et  de  vanité,  s'attachant  surtout  à  relever  et 
à  grossir  les  apparences  d'hésitation  et  de  préoccu- 
pation personnelle  qu'ils  démêlent  dans  sa  vie.  Per- 
mis à  ces  étranges  rigoristes  de  lui  reprocher  d'être 
resté  au-dessous  de  l'idéal  qu'ils  prétendent  rêver  et 
dont  aucun  héros  de  leur  bord  n'a  jamais  approché. 
A  notre  sens,  les  quelques  ombres  qui  se  projettent 
sur  la  noble  carrière  de  ce  grand  saint  sont  faites 
pour  toucher  et  pour  consoler  ses  semblables ,  in- 
firmes comme  lui  et  chargés  quelquefois  d'une  mis- 
sion qu'ils  estiment ,  comme  lui ,  au-dessus  de  leurs 
forces.  On  aime  à  rencontrer  ces  faiblesses,  encou- 
rageantes pour  le  commun  des  mortels,  chez  les  ar- 
tisans des  grandes  œuvres  qui  ont  transformé  l'his- 
toire et  décidé  du  sort  des  nations. 

Sachons  donc  garder  intactes  notre  admiration  et 
notre  reconnaissance  pour  le  premier  missionnaire,  le 
premier  évêque  et  le  premier  abbé  du  peuple  anglais  ; 
sachons  applaudir  ce  concile  qui ,  un  siècle  et  demi 
après  sa  mort,  décréta  que  son  nom  serait  toujours 
invoqué  dans  les  Litanies  après  celui  de  Grégoire, 
((  parce  que  c'est  lui  qui  envoyé  par  notre  père  Grégoi- 
re a  le  premier  porté  à  la  nation  anglaise  le  sacrement 
du  baptême  et  la  découverte  de  la  céleste  patrie  ' .  » 

1.  Concil.  Cloveshoviense,  anno  747. 


CHAPITRE  III 

Premiers  successeurs  de  saint  Augustin. 
Réaction  païenne. 


Caractères  particuliers  de  la  conversion  de  l'Angleterre.  —  Tous 
les  détails  en  sont  connus;  elle  n'a  eu  ni  martyrs  ni  persécu- 
teurs :  elle  a  été  l'œuvre  exclusive  des  moines  bénédictins  ou 
celtiques.  —  Tous  les  missionnaires  romains  furent  moines; 
les  monastères  servaient  de  cathédrales  et  de  paroisses.  —  Lau- 
rent, premier  successeur  d'Augustin.  —  Mellitus  au  concile 
de  Rome  en  610;  lettre  du  pape  au  roi  Ethelbert;  moines 
d'origine  saxonne.  —  Efforts  de  Laurent  pour  amener  la  réu- 
nion des  Bretons;  sa  lettre  aux  évèques  d'Irlande.  —  Conver- 
sion des  rois  d'Est-Anglie  et  d'Essex.  Fondation  de  Westminster; 
légende  du  pêcheur;  le  roi  Sebert  y  est  le  premier  enterré;  sé- 
pultures monastiques;  Nelson  et  Wellington.  —  Cantorbéry  et 
Westminster,  la  métropole  et  la  nécropole  nationale  des  Anglais, 
sont  dus  aux  moines.  —  Mort  de  Berthe  et  d'Ethelbert;  l'abbé 
Pierre  noyé.  — Le  nouveau  roi  de  Kent,  Eadbald,  reste  païen; 
ses  sujets  retournent  au  paganisme,  ainsi  que  les  Saxons  de  l'Est. 
—  Fuite  des  évèques  de  Londres  et  de  Rochester;  l'archevêque 
Laurent  retenu  par  saint  Pierre.  —  Conversion  d'Eadbald.  — 
Apostasie  du  roi  d'Est-Anglie;  il  admet  le  Christ  parmi  ses 
dieux  Scandinaves.  —  Mellitus  et  Juste,  deuxième  et  troisième 
successeurs  d'Augustin. 


La  prédication  de  l'Évangile  en  Angleterre  se  dis- 
tingue, par  divers  caractères  tout  à  fait  particuliers, 
des  révolutions  qui  ont  introduit  le  christianisme 


LES  SUCCESSEURS  D'AUGUSTIN.  421 

dans  les  pays  de  l'Occident  antérieurement  conver- 
tis à  la  foi. 

En  Italie ,  en  Gaule ,  en  Espagne ,  la  propagation 
de  rÉvangile  et  la  disparition  du  paganisme  sont 
enveloppées  d'une  obscurité  telle,  que  l'on  n'est  pas 
encore  fixé  sur  la  date  où  vécurent  les  premiers 
apôtres  de  la  plupart  des  diocèses.  En  Angleterre, 
au  contraire,  rien  n'est  vague  ou  incertain.  Nous  as- 
sistons, année  par  année  et  jour  par  jour,  aux  phases 
diverses  de  cet  événement  capital.  Nous  prenons  en 
quelque  sorte  sur  le  fait  cette  opération  de  la  con- 
version d'un  grand  pays,  qu'il  est  si  rare  de  pouvoir 
étudier  dans  ses  détails.  Nous  pouvons  en  suivre 
toutes  les  péripéties  avec  la  même  certitude  et  la 
même  précision  que  s'il  s'agissait  de  nos  missions 
contemporaines. 

En  outre,  dans  les  grands  pays  et  les  illustres 
Eglises  que  l'on  vient  de  nommer,  le  baptême  du 
sang  avait  partout  accompagné  ou  précédé  la  con- 
version des  peuples.  Comme  les  apôtres  à  Rome  et 
en  Orient ,  les  missionnaires  de  TEvangile  en  Occi- 
dent durent ,  pour  la  plupart ,  arroser  de  leur  sang 
les  premiers  sillons  qu'ils  avaient  eu  l'honneur  de 
creuser  dans  le  champ  du  père  de  famille.  Même  de- 
puis la  cessation  des  grandes  persécutions  impé- 
riales, le  martyre  avait  souvent  couronné  l'apostolat 
des  premiers  évêques  ou  de  leurs  auxiliaires. 

MOINES    d'ocC,    III.  24 


422     '  LES  SUCCESSEURS 

En  Angleterre,  rien  de  pareil  :  il  n'y  eut  là,  à 
partir  du  premier  jour  de  la  prédication  de  saint 
Augustin,  et  pendant  toute  la  durée  de  l'Église  an- 
glo-saxonne, ni  martyrs,  ni  persécuteurs.  Mis  en 
présence  de  la  pure  et  resplendissante  lumière  du 
christianisme,  et  même  avant  de  la  reconnaître  et 
de  l'adorer,  ces  féroces  Saxons,  si  impitoyables  en- 
vers leurs  ennemis,  se  montrèrent  tout  autrement 
humains  et  accessibles  à  la  vérité  que  les  citoyens 
éclairés  et  civilisés  de  la  Rome  des  Césars.  Pas  une 
goutte  de  sang  n'y  fut  versée  pour  la  cause  de  la 
religion,  ni  même  sous  vm  prétexte  religieux;  et  ce 
prodige  se  manifeste  à  une  époque  où  le  sang  cou- 
lait a  torrents  pour  des  motifs  aussi  fréquents  que 
futiles,  et  dans  cette  île  où  devaient  plus  tard  s'allu- 
mer tant  de  bûchers  et  se  dresser  tant  d'échafauds 
pour  y  immoler  les  Anglais  restés  fidèles  à  la  foi  de 
Grégoire  et  d'Ausustin. 

Un  troisième  caractère  distinctif  de  la  conversion 
de  l'Angleterre  est  d'avoir  été  exclusivement  l'œuvi^e 
des  moines  ;  d'abord,  des  moines  bénédictins  euA^oy  es 
de  Rome  ;  puis,  comme  on  le  verra,  des  moines  cel- 
tiques, qui  parurent  un  moment  devoir  remplacer 
ou  éclipser  les  moines  italiens,  mais  qui  bientôt  se 
laissèrent  absorber  par  l'influence  bénédictine  et 
dont  la  postérité  spirituelle  se  confondit  avec  celle 
des  missionnaires  romains  dans  la  commune  obser- 


D'AUGUSTIN.  423 

vance  de  la  règle  du  grand  législateur  des  moines 
d'Occident. 

On  a  souvent  et  longuement  contesté  la  profession 
monastique  de  ces  premiers  missionnaires,  ou,  tout 
en  l'admettant  pour  plusieurs ,  on  a  voulu  nier  que 
les  religieux  envoyés  par  saint  Grégoire  le  Grand 
fussent,  comme  lui-même,  de  l'ordre  bénédictin. 
Mais  l'érudition  sûre  et  souveraine  de  Mabilton  a 
tranché  cette  question  par  des  arguments  irréfuta- 
bles ' .  Il  est  possible  que  quelques  clercs  ou  prêtres 


1.  C'est  dans  la  préface  du  premier  siècle  des  Acta  Sancforum 
Ordinls  S.  Benedicti,  parag.  8,  que  Maliillon  a  doctement  prouvé, 
contre  Baronius  et  contre  Marsham,  l'un  des  éditeurs  du  Monasticon 
Ânglicanum,  que  Grégoire,  Augustin  et  leurs  disciples  appartenaient 
à  l'ordre  de  Saint-Benoit.  Ses  confrères  de  Saint-Maur,  dans  la  vie 
de  Grégoire,  placée  en  tête  de  leur  édition  des  œuvres  du  saint  doc- 
teur, ont  complété  sa  preuve  (lib.  m,  c.  5,  6,  7).  —  Ces  pages  courtes 
et  substantielles  en  disent  plus  que  l'in-folio  intitulé  :  Apostolatus 
Benedictinorum  inAnglla ,  sive Disceptatio  historica  de  antiqui- 
tate  ordinis  congregationisquc  monachonim  nigrorum  in  regno 
Anglix  ,o^eràVi.V.  CLEMENTisREYNEKi;Duaci,  1626.  Ce  recueil,  confus 
et  fastidieux,  n'en  est  pas  moins  important  pour  l'histoire  ultérieure 
des  moines  en  Angleterre^  à  cause  des  pièces  nombreuses  et  curieuses 
qu'il  renferme.  L'une  des  i)lus  curieuses  est  lavis  sollicité  et  obtenu 
par  lui  des  quatre  plus  célèbres  érudits  anglais  et  protestants  de  son 
temps,  Cotton,  Spelman,  Selden  et  Cainbden,  lesquels  déclarent  una- 
nimement que  toutes  leurs  recherches  les  ont  conduits  à  reconnaître 
que  saint  Augustin,  ses  compagnons  et  ses  successeurs  étaient  tous 
bénédictins.  Le  texte  anglais  se  trouve  dans  Stevexs,  Continuation  of 
Dugdalc,  1. 1,  p.  171.  —  De  nosjours,  un  anglican  moderne,  Soaines,  a 
prétendu  que  les  bénédictins  n'étaient  arrivés  qu'au  dixième  siècle, 
avec  saint  Dunstan.  11  a  élé  réfuté  par  les  deux  plus  illustres  archéo- 
logues de  l'Angleterre  moderne  :  le  protestant  Kemble  et  le  catho- 
lique Lingard. Celui-ci  s'est  du  reste  trompé  en  supposant  (A/ù^orv/a^cZ 


424  LES  SUCCESSEURS 

séculiers  se  soient  trouvés  parmi  les  collaborateurs 
du  premier  archevêque  de  Cantorbéry,  mais  il  de- 
meure établi  par  l'autorité  de  Bede  et  de  toutes  les 
sources  primitives  qu'Augustin  lui-même  et  ses  suc- 
cesseurs ,  ainsi  que  tous  les  religieux  de  son  église 
métropolitaine  et  de  la  grande  abbaye  de  son  nom, 
suivaient  la  règle  de  Saint-Benoit,  comme  le  grand 
Pape  dont  ils  tenaient  leur  mission.  Grégoire,  ainsi 
qu'on  l'a  vu,  voulut  profiter  de  la  nouvelle  organi- 
sation ecclésiastique  de  l'Angleterre ,  pour  y  intro- 
duire cette  étroite  alliance  de  la  vie  monastique  et 
ecclésiastique  qui  réalisait  à  ses  yeux  l'idéal  de  l'E- 
glise apostolique.  Pendant  plus  d'un  siècle,  cette 
identité  fut  universelle  et  absolue.  Partout  où  les 
temples  païens  étaient  transformés  en  églises,  par- 
tout où  les  anciennes  églises  du  temps  des  Romains 
et  des  Bretons  renaissaient  de  leurs  ruines,  la  vie 
commune  prévalait  chez  les  missionnaires  chargés 
de  les  desservir.  Le  pays  converti  se  couvrait  ainsi 
peu  à  peu  de  monastères  :  les  petits  tinrent  long- 
temps lieu  de  paroisses  rurales  ;  les  grands  servaient 
de  cathédrales,  de  chapitres,  et  de  résidences  aux 


antiquities  of  the  Anglo-Saccon  Church,  t.  I,  p.  152)  qu'Augustin 
avait  placé  à  la  cathédrale  de  Cantorbéry  des  clercs  et  non  des  moines; 
il  a  méconnu  la  synonymie  alors  incontestable  des  mots  clerici  et 
monaclii,  ([ui  servirent  depuis  à  exprimer  deux  idées  tout  à  fait  dis- 
tinctes, mais  qui  ont  été  employés  indifféremment  depuis  Grégoire 
de  Tours  jusqu'au  vénérable  Bede  et  même  plus  tard. 


D'AUGUSTIN.  425 

évêqucs,  qui  sorlaient  tous   de   Tordre  monasti- 
que. 

Les  trente-huit  premiers  archevêques  de  Gantor- 
béry  furent  tous  moines;  et  les  quatre  premiers 
successeurs  de  saint  Augustin  furent  pris  parmi  les 
religieux  du  monastère  de  Saint- André  de  Rome  que 
le  Pape  saint  Grégoire  lui  avait  donnés  pour  colla- 
borateurs (605-619 ).  De  son  vivant,  il  avait  dési- 
gné pour  le  remplacer  sur  le  siège  primatial  son 
compagnon  Laurent,  et  l'avait  fait  sacrer  d'avance , 
croyant  ainsi  pourvoir  avec  une  sollicitude  pater- 
nelle à  la  frêle  destinée  de  la  naissante  chrétienté 
des  Anglais  ' .  Le  nouvel  archevêque  fit  honneur  au 
choix  dont  il  avait  été  honoré.  Il  se  dévoua  géné- 
reusement à  la  consolidation  de  l'Eglise  qu'il  avait 
vu  fonder  :  il  sut  concilier  les  cœurs  et  accroître 
le  nombre  des  fidèles  par  l'infatigable  activité  de  sa 
prédication,  non  moins  que  par  la  sainteté  des  exem- 
ples de  sa  vie. 

1.  BiîDE,  II,  4.  —  Le  dernier  historien  des  archevêques  de  Cantor- 
béry,  le  docteur  anglican  Hook,  prétend  que  Laurent  n'était  pas 
moine,  en  se  tondant  sur  le  passage  où  Bede  le  qualifie  de  prêtre 
en  le  distinguant  de  son  compagnon  de  voyage  Pierre  le  moine  : 
«  Misit  continuo  Romam  Laurentium  presbyterum  et  Petrum  mo- 
nachum.  «  I,  27,  11  oublie  que  ce  même  Pierre  est  qualifié  de  prêtre 
quelques  pages  plus  loin  ;  «  Primus  ejusdem  monasterii  abbas  Petrus 
presbyter  fuit.  »  I,  33.  Le  titre  de  prêtre  n'avait  rien  d'incompa- 
tible avec  la  profession  monastique.  Ce  point  fut  décidé  au  Concile 
de  Rome  en  610;  seulement,  alors  pas  plus  qu'aujourd'hui,  tous  les 
moines  n'étaient  pas  prêtres. 

24. 


426  LES  SUCCESSEURS 

Il  vécut  pendant  dix  ans  (606-616)  dans  une 
union  intime  avec  le  bon  roi  Ethelbert,  et  servit 
d'intermédiaire  entre  ce  prince  et  le  Saint-Siège. 
Le  troisième  successeur  de  Grégoire,  Boniface  IV, 
celui-là  même  qui  consacra  le  Panthéon  de  Rome 
au  culte  de  tous  les  martyrs,  se  montra  animé 
pour  le  roi  et  pour  les  missionnaires  monastiques 
du  i^oyaume  de  Kent  d'une  bienveillance  et  d'une 
confiance  dignes  de  son  illustre  prédécesseur. 
Mellitus,  le  nouvel  évêque  des  Saxons  de  l'Est, 
avait  été  envoyé  par  Laurent  à  Rome  pour  consul- 
ter ce  Pape  sur  diverses  nécessités  de  l'Église  d'An- 
gleterre. Il  y  siégea  au  Concile  de  Rome  (27  fé- 
vrier 61 0)  ,  où  furent  promulgués  les  canons  qui  con- 
firmaient la  règle  de  Saint-Benoît,  et  reconnaissaient 
aux  moines  le  droit  d'administrer  les  sacrements 
et  d'être  admis  à  tous  les  degrés  du  sacerdoce  * .  Mel- 
litus rapporta  en  Angleterre  les  décrets  du  Concile, 
qu'il  avait  lui-même  signés  avec  les  autres  évêques  ; 
il  apporta  en  outre  des  lettres  très  favorables  du 
Pape  à  l'archevêque  et  au  roi.  «  Glorieux  roi,  »  écri- 
vait-il à  Ethelbert ,  «  nous  vous  accordons  très  vo- 
lontiers ce  que  vous  avez  demandé  au  siège  aposto- 
lique par  notre  co-évêque Mellitus,  savoir  :  que  dans 
le  monastère  que  votre  saint  docteur  Augustin,  dis- 
ciple de  Grégoire ,  d'heureuse  mémoire ,  a  consacré 

1.  Voir  t.  II,  liv.  IX,  c.  7.  —  Bede,  loc.  cit. 


D'AUGUSTIN.  427 

SOUS  le  nom  du  saint  Sauveur  dans  votre  cité  de 
Gantorbéry,  et  auquel  préside  aujourd'hui  notre 
très  cher  frère  Laurent,  vous  puissiez  établir  une 
habitation  de  moines,  vivant  dans  une  régularité 
complète;  et  nous  décrétons,  par  l'autorité  aposto- 
lique, que  les  moines  qui  vous  ont  prêché  la  foi 
puissent  s'associer  cette  nouvelle  communauté  mo- 
nastique et   lui  enseigner  à  vivre  saintement\  » 

A  travers  l'obscurité  de  ce  langage,  il  semble  na- 
turel de  démêler  l'introduction  de  nouveaux  moines, 
probablement  d'origine  saxonne,  dans  la  commu- 
nauté italienne  fondée  par  Augustin;  il  s'écoula  ce- 
pendant un  siècle  avant  qu'on  y  pût  élire  un  abbé  né 
en  Angleterre. 

Gomme  Augustin,  l'archevêque  Laurent  ne  se 
contentait  pas  de  travailler  avec  les  religieux  ses 
confrères  au  salut  des  Saxons  :  sa  sollicitude  pastorale 
se  préoccupait  des  moyens  de  ramener  les  anciens 
chrétiens  des  îles  Britanniques  à  l'unité  romaine, 
afin  de  travailler  tous  ensemble  à  la  conversion  des 
païens.  Son  expérience  des  conditions  de  la  propa- 
gande chrétienne  lui  faisait  amèrement  déplorer 
l'attitude  hostile  des  moines  celtiques  et  l'âpreté  de 


1.  GuillelmusMalmesblr.,  de  Gestis  Pontificum  Anglorum,  lib. 
I,  p.  118,  éd.  Savile.  —  Je  dois  dire  que  l'aulheulicitéde  cette  lettre 
a  été  contestée  par  le  savant  Hefele,  professeur  de  Tubingue,  dans 
son  excellente  Histoire  des  Conciles,  t.  III,  p.  61. 


428  LES  SUCCESSEURS 

la  polémique  qui  éclatait  avec  eux  quand  ils  cher- 
chaient ou  consentaient  à  discuter.  C'était  le  temps 
où  l'illustre  Colomban  mêlait  aux  grands  et  admi- 
rables exemples  qu'il  donnait  à  la  France,  à  la  Bour- 
gogne, à  l'Helvétie,  de  si  étranges  incartades.  Le 
bruit  en  était  parvenu  jusqu'à  Laurent,  qui  ne  put 
s'empêcher  d'en  parler  dans  une  épître  qu'il  adressa 
aux  évêques  et  aux  abbés  de  toute  la  Scotie,  c'est- 
à-dire  de  l'Irlande ,  le  principal  foyer  de  l'Église 
celtique.  Ayant  échoué  comme  Augustin  dans  une 
démarche  directe  qu'il  avait  faite  avec  ses  deux  suf- 
fragants  auprès  du  clergé  breton  de  la  grande  île, 
il  avait  voulu  remonter  à  la  source  du  mal,  en  écri- 
vant à  leurs  frères  de  l'île  voisine,  pour  se  plaindre 
de  leur  intolérance  à  tous. 

Sa  lettre  commence  ainsi  : 

((  A  nos  très  chers  frères  les  seigneurs,  évêques  et 
abbés,  dans  toute  l'Irlande;  nous,  Laurent,  Mellitus 
et  Juste,  serviteurs  des  serviteurs  de  Dieu.  Le  Saint- 
Siège  nous  ayant  dirigés,  selon  sa  coutume,  vers  ces 
régions  occidentales  pour  y  prêcher  la  foi  aux  païens, 
nous  sommes  entrés  dans  cette  île  de  Bretagne  sans 
trop  savoir  ce  que  nous  faisions.  Croyant  qu'ils  sui- 
vaient tous  l'usage  de  l'Eglise  universelle,  nous 
avions  en  grande  vénération  la  sainteté  des  Bretons 
et  des  Scots.  Lorsque  nous  connûmes  les  Bretons, 
nous  pensâmes  que  les  Scots  étaient  meilleurs.  Mais 


D'AUGUSTIN.  429 

à  cette  heure ,  que  l'évêque  Dagau  est  venu  de  l'Ir- 
lande nous  trouver  en  Bretagne,  et  que  l'abbé  Colom- 
ban  s'est  rendu  dans  les  Gaules,  nous  savons  que  les 
Scots  ne  diffèrent  en  rien  des  Bretons;  car  l'évêque 
Dagan  a,  non  seulement,  refusé  de  partager  notre 
nourriture,  il  n'a  pas  même  voulu  prendre  la  sienne 
dans  le  lieu  qui  nous  servait  de  demeureV  »  Dagan 
était  moine  du  grand  monastère  irlandais  de  Bangor  : 
il  était  venu  conférer  avec  la  mission  de  Cantorbéry, 
et  il  avait  sans  doute  été  offensé  de  la  fermeté  des 
prélats  romains  à  maintenir  les  conditions  de  l'unité 
liturgique.  On  n'a  conservé  aucune  trace  d'un  rap- 
prochement de  sa  part  ou  de  celle  d'aucun  autre 
représentant  des  Eglises  celtiques. 

Les  moines  romains  furent  pendant  quelque  temps 
plus  heureuxauprès  des  peuplades  saxonnes,  voisines 
ou  vassales  de  la  royauté  d'Ethelbert .  Larégion  la  plus 
orientale  de  File,  celle  qui,  entre  la  Tamise  et  les 
embouchures  ensablées  de  l'Ouse,  forme  une  sorte 
de  projection  circulaire  tournée  vers  la  Scandinavie, 
était  occupée  au  nord  par  la  tribu  des  Est- Angles 
ou  Anglais  de  l'Est.  Leur  roi  Redwald,  étant  venu 
visiter  le  roi  de  Kent,  s'était  ftiit  baptiser  comme  lui, 
et  cette  conversion  faisait  espérer  celle  d'une  popula- 
tion bien  plus  nombreuse  que  celle  du  pays  déjà 
conquis  pour  le  Christ ,  puisqu'elle  occupait  les  grands 

1.  Bede,  loc.  cit. 


430  LES  SUCCESSEURS 

comtés  modernes  de  Norfolk  et  de  SufFolk,  avec  une 
partie  de  ceux  de  Cambridge,  Himtingdon,Bedford 
et  Hertford.  Entre  l'Est-Anglie  et  le  Kent  s'étendait 
le  royaume  d'Essex  ou  des  Saxons  de  l'Est,  déjà  con- 
verti du  vivant  d'Augustin,  grâce  à  son  roi  Sebert,  le 
neveu  du  Bretwalda  Ethelbert.  Ce  royaume  était 
surtout  important  par  sa  capitale,  l'ancienne  colonie 
romaine  de  Londres,  où  Mellitus  avait  été  institué 
évêque  par  Augustin. 

Il  y  avait  fondé,  comme  on  l'a  vu,  sur  les  ruines 
d'un  ancien  temple  de  Diane,  une  cathédrale  monas- 
tique dédiée  à  saint  Paul.  Bientôt,  à  l'ouest  de  sa 
ville  épiscopale,  et  sur  le  site  d'un  temple  d'Apollon 
qui  avait  remplacé,  lors  de  la  persécution  de  Diocté- 
tien, une  église  occupée  par  les  premiers  chrétiens 
bretons  S  le  moine  romain,  devenu  évêque  de  Lon- 
dres, construisit,  avec  le  concours  du  roi  Sebert,  ime 
autre  église  et  un  monastère  placés  sous  l'invoca- 
tion de  saint  Pierre.  Ainsi,  sur  les  rives  de  la  Tamise 
comme  sur  celles  du  Tibre,  et  par  un  souvenir 
expressif  et  touchant  de  Rome,  les  deux  princes 
des  apôtres  trouvaient,  dans  ces  deux  sanctuaires 
distincts  mais  rapprochés,  une  consécration  nou- 
velle de  leur  glorieuse  fraternité  dans  l'apostolat  et 
le  martyre. 

Cette  modeste  colonie  monastique  s'élevait  dans 

1.  DuGDALK,  Monasticon  Anglicanum,  t.  I,  p.  55. 


D'AUGUSTIN.  431 

un  site  effrayant  à  force  d'être  inabordables  au 
sein  d'un  vaste  et  profond  marais,  sur  un  îlot 
formé  par  un  bras  de  la  Tamise,  et  tellement  recou- 
vert de  ronces  et  de  broussailles,  qu'on  l'appelait 
Vlle-Rux-Épinos  (Thorneij),  Elle  prit  de  sa  situa- 
tion à  l'occident  de  Londres  un  nom  nouveau 
et  destiné  à  compter  parmi  les  plus  fameux  de 
la  terre,  celui  de  Westminster  ou  Monastère  de 
l'Ouest. 

Si  loin  que  doive  se  prolonger  notre  récit,  il  ren- 
contrera toujours,  entouré  d'une  splendeur  et  d'une 
célébrité  croissantes,  le  sanctuaire  national  de  l'An- 
gleterre. Mais  en  ce  moment  nous  n'avons  qu'à  en- 
registrer la  légende  qui  a  illuminé  son  humble  ber- 
ceau, légende  que  nous  avons  déjà  rencontrée  chez 
les  Bretons  à  Glastonbury,  que  nous  retrouverons 
chez  d'autres  peuples  au  berceau  des  grandes  fonda- 
tions monastiques,  en  France  pour  Saint-Denis,  en 
Suisse  pour  Einsiedlen,  et  qui  a  exercé  sur  l'imagi- 
nation  du  peuple  anglais  un  empire  tout  autrement 
durable  et  puissant  cjuela  plupart  des  faits  les  mieux 
avérés.  Jusqu'au  seizième  siècle,  on  s'est  répété  de 
génération  en  génération  que,  dans  la  nuit  avant  le 
jour  fixé  pour  la  consécration  de  la  nouvelle  Église, 
et  pendant  que  l'évêque  Mellitus,  campé  sous  une 

1.  «  In  loco  terribili.  »  Charte  citée  par  Ridgway,   The  g  cm  of 
Thorneij  Island,  p.  4. 


432  LES  SUCCESSEURS 

tente,  se  préparait  à  la  cérémonie  du  lendemain, 
saint  Pierre,  le  grand  pêcbeur  d'hommes,  était  ap- 
paru, sous  la  forme  d'un  voyageur  inconnu,  à  un 
pauvre  pêcheur  dont  la  barque  était  amarrée  sur  la 
rive  de  la  Tamise  opposée  à  celle  de  FIle-aux-Épines. 
La  mer  était  orageuse  et  le  fleuve  enflé  par  l'inonda- 
tion. L'étranger  obtint  du  pêcheur  de  le  passer  sur 
l'autre  rive,  et,  à  peine  débarqué,  se  dirigea  vers  la 
nouvelle  église.  Dès  qu'il  en  eut  franchi  le  seuil,  le 
pêcheur  stupéfait  vit  l'édifice  s'illuminer  à  l'inté- 
rieur; du  haut  en  bas  un  concert  de  voix  angéliques 
retentit  au  dedans  et  au  dehors,  avec  une  musique 
comme  il  n'en  avait  jamais  entendu  et  des  parfums 
comme  il  n'en  avait  jamais  respiré.  Après  un  long 
intervalle,  tout  se  tut  et  tout  disparut,  excepté  l'é- 
tranger, qui  revint  auprès  du  pêcheur  et  le  chargea 
d'aller  annoncer  à  l'évêque  ce  qu'il  avait  vu,  et 
comme  quoi  celui  que  les  chrétiens  appelaient  saint 
Pierre  avait  lui-même  procédé  à  la  consécration  de 
l'éghse  que  son  ami  le  roi  Sebert  lui  avait  élevée'. 
Ce  roi  Sebert  se  fit  enterrer  avec  sa  femme  à 
Westminster,  et,  depuis  lors,  à  travers  maintes  vicis- 
situdes, la  grande  abbaye,  de  plus  en  plus  chère  à 

1.  Ric.CiRENCESTER,  SpeculiUR  Hlst.  clc  gestis  reg.Angl.,11,  17. 
—  Dugdale  ne  cite  pas  moins  de  quatre  versions  originales  de  ce 
miracle,  extraitesdes  anciennes  chroniques  anglaises.  Cf.  Bvronils, 
Annal.,  an.  6i0,  c.  10,  et  Act.  SS.  Bollind.,  Januar.  I,  p.  246.  — 
Hook  donne  une  explication  assez  plausible  de  cette  tradition. 


D'AUGUSTIN.  433 

rÉglisc,  aux  princes,  aux  grands,  au  peuple,  fut  la 
sépulture  préférée  des  rois  et  de  leur  famille.  Elle 
est  encore  aujourd'hui,  comme  chacun  sait,  le  pan- 
théon de  l'Angleterre  qui  n'a  rien  trouvé  de  mieux 
pour  consacrer  la  mémoire  de  ses  héros,  de  ses  ora- 
teurs, de  ses  poètes,  de  ses  plus  glorieux  enfants, 
que  de  les  ensevelir  sous  les  voûtes  du  vieux  sanc- 
tuaire monastique'.  C'est  auprès  de  ce  sanctuaire 
que  la  royauté  anglaise  a  longtemps  séjourné  ;  c'est 
dans  une  de  ses  dépendances  que  la  Chambre  des 
communes  a  siégé  pour  la  première  fois-  ;  c'est  sous 
son  ombre  qu'a  toujours  vécu  et  que  vit  encore  le 
Parlement  anglais,  la  plus  ancienne,  la  plus  puis- 
sante, la  plus  glorieuse  assemblée  du  monde.  Jamais 
monument  n'a  été  plus  identifié  avec  l'histoire  d'un 


I.Chathain,  Pitt,Fox,  Sheridan,Grallan,  Canning,  Peel,  tous  les 
grands  orateurs  et  hommes  d'État  modernes,  les  poètes,  les  ami- 
raux, les  généraux  morts  sur  le  champ  de  bataille,  y  reposent  à 
côté  de  saint  Edouard,  des  rois  et  des  preux  du  moyen  âge.  On  se 
rappelle  le  mot  de  Nelson  au  moment  d'engager  la  bataille  d'Abou- 
kir  :  Now  for  a  peerageor  Westminster  Abbey.  «  Pair  d'Angle- 
terre si  je  survis,  ou,  si  je  suis  tué,  un  tombeau  à  l'abbaye  de  West- 
minster.» —  De  nosjours,  l'usage  s'est  introduit  d'enterrer  les  grands 
chefs  militaires  à  Saint-Paul;  Nelson  et  Wellington  reposent  tous 
deux  dans  les  caveaux  de  l'église  qui  porte  le  nom  et  occupe  le  site 
de  la  première  fondation  du  compagnon  d'Augustin. 

2.  C'est  dans  la  belle  salle  capitulaire  del'abbayede  Westminster 
que  cette  Chambre  tenait  ses  séances.  Bien  qu'on  se  plaignît  du  trou- 
ble que  ses  débats  bruyants  apportaient  aux  offices  monastiques,  elle 
y  resta  jusqu'à  la  Réforme  ;  alors  on  lui  attribua  la  chapelle  de  Saint- 
Etienne  dont  elle  occupe  encore  le  site. 

MOINES  d'oCC,   III.  25 


434  LES  SUCCESSEURS 

peuple  :  chacune  de  ses  pierres  représente  une  page 
des  annales  de  la  patrie. 

.  Cantorbéry  résume  la  vie  religieuse  de  l'Angle- 
terre ;  Westminster  a  été  le  foyer  de  sa  vie  politique 
et  sa  véritable  capitale.  L'Angleterre  doit  Cantor- 
béry comme  Westminster  aux  fils  de  saint  Benoît. 
Cependant  une  ombre  va  se  lever  sur  cetteaurore  de 
la  foi  en  Angleterre.  La  noble  petite-fille  de  Clotilde, 
la  douce  et  pieuse  reine  Berthe,  était  morte  (613)  ; 
elle  avait  précédé  son  mari  dans  la  tombe,  comme 
dans  la  foi  ;  elle  avait  été  enterrée  à  côté  du  grand 
missionnaire  romain  qui  lui  avait  donné  la  joie  de 
voir  le  royaume  de  son  mari  et  ce  mari  lui-même 
convertis  au  christianisme.  Q^iand  le  premier  suc- 
cesseur d'Augustin  célébra  la  consécration  solen- 
nelle de  la  grande  église  monastique  qui  devait 
servir  de  nécropole  ou,  comme  on  disait  alors,  délit 
de  repos  (Thalamus)  aux  rois  chrétiens  et  aux  pri- 
mats, les  ossements  de  la  reine  et  du  premier  arche- 
vêque de  Cantorbéry  y  furent  transférés  et  placés, 
ceux  delà  reine  devant  l'autel  consacré  à  saint  Mar- 
tin, au  grand  thaumaturge  de  la  Gaule,  sa  patrie,  et 
ceux  du  primat  devant  l'autel  de  son  père  et  de  son 
ami,  saint  Grégoire' .  Trois  ans  après,  Ethelbert,  qui 


1.  GuiLi.ELM.  Thorne,  Clivon.  s.  Aucjust.,  p.  1765.  — Thomas  de 
Elmham,  Hlst.  monast.  S.  August.,  p.  132,  éd.  Ha  rclwicke.  —  Stanley, 
Memorials  of  Canterbury,  p.  26. 


D'AUGUSTIN.  43o 

s'était  remarié,  mourut  à  son  tour  et  fut  enteiTé  dans 
régiise  de  Saint-Augustin  à  côté  de  Berthe  (^4  fé- 
vrier 616).  Il  avait  régné  cinquante-six  ans,  dont 
vingt  comme  chrétien  :  il  fut,  ditBede,  le  premier 
roi  anglais  qui  monta  au  ciel,  et  l'Église  l'a  compté 
parmi  les  saints  * . 

Laurent  restait  seul  survie  ant,  après  vingt  an- 
nées écoulées,  de  tous  ceux  qui  avaient  pris  part  à 
la  fameuse  conférence  de  l'île  de  Thanet,  où  le  roi 
saxon  etla  reine  franque  s'étaient  trouvés  en  présence 
des  missionnaires  romains.  Son  compagnon  Pierre, 
le  premier  abbé  du  monastère  de  Saint-Augustin, 
s'était  noyé  sur  les  côtes  de  France  quelque  temps 
auparavant,  en  remplissant  une  mission  dont  le  roi 
Etlielbert  l'avait  chargé.  Laurent  eut  donc  à  braver 
tout  seul  Forage  qui  éclata  aussitôt  après  la  mort 
d'Ethelbert.  La  conversion  de  ce  roi  n'avait  point 
entraîné  celle  de  tout  son  peuple,  et  celui  de  ses  fds 
qui  le  remplaça  sur  le  trône,  Eadbald,  n'avait  point 
embrassé  le  christianisme  avec  son  père.  Le  dérè- 
glement de  ses  mœurs  l'avait  retenu  dans  l'idolâtrie. 
Devenu  roi  il  voulut  épouser  la  veuve  de  son  père, 
celle  qu'Ethelbert  avait  prise  pour  femme  après  la 
mort  de  Berthe.  Ce  genre  d'inceste  que  saint  Paul 
reprochait  déjà  aux  premiers  chrétiens  de  Gorinthe  " 

1.  AcT.  SS.  BoLLAND.,  t.  HI  Februar.,  p.  470. 

2.  I  Corinth.,  v,  1, 


436  LES  SUCCESSEURS 

n'était  que  conforme  aux  usages  de  plusieurs 
races  teutoniques  '  ;  mais  le  cas  avait  été  prévu  et 
formellement  interdit  dans  la  réponse  de  Grégoire  à 
la  consultation  d'Augustin  sur  les  coutumes  matri- 
moniales des  Saxons.  Ce  n'était  pas  son  seul  crime. 
Il  se  livrait  à  de  tels  accès  de  fureur,  qu'on  le  regar- 
dait comme  aliéné  et  possédé  du  démon.  Mais  son 
exemple  suffit  pour  entraîner  dans  Fapostasie  ceux 
qui  n'avaient  embrassé  la  foi  et  la  chasteté  chré- 
tiennes que  par  crainte  ou  par  complaisance  pour 
leur  roi  Ethelbert. 

La  tempête  qui  menaçait  d'engloutir  la  nouvelle 
chrétienté  devint  de  plus  en  plus  formidable  lorsque 
la  mort  du  roi  Sebert,  neveu  d'Ethelbert  et  fondateur 
de  Westminster,  mit  à  la  tête  du  royaume  d'Essex 
ses  trois  fils  qui,  eux  aussi,  comme  le  fils  du  roi  de 
Kent,  étaient  restés  païens.  Ils  se  mirent  aussitôt  à 
pratiquer  publiquement  l'idolâtrie  qu'il  avaient  un 
instant  interrompue  du  vivant  de  leur  père,  et  don- 
nèrent pleine  liberté  à  tous  leurs  sujets  d'adorer  les 
idoles.  Cependant  ils  allaient  encore  assister  quel- 
quefois aux  cérémonies  du  culte  chrétien,  et  un  jour 
que  l'évêque  Mellitus  distribuait  en  leur  présence 
la  communion  aux  fidèles,  ils  lui  dirent  dans  la 
naïveté  de  leur  orgueil  barbare  :  «  Pourquoi  ne  nous 
((  offres-tu  pas  de  ce  pain  si  blanc  que  tu  donnais  à 

1.  Kemble,  Saxons  in  England,  II,  407. 


D'AUGUSTIN.  437 

«  notre  père  et  que  tu  continues  encore  à  donner 
«  au  peuple  dans  ton  église  ?»  —  «  Si  vous  voulez,  » 
répondit  Févêque,  «  être  lavés  dans  la  fontaine  du 
«  salut,  où  votre  père  Ta  été,  vous  pourrez  avoir 
((  comme  lui,  votre  part  du  pain  sacré  ;  autrement, 
((  c'est  impossible.  »  —  «  Nous  ne  voulons  point,  » 
répliquèrent  les  trois  princes,  (c  entrer  dans  ta  fon- 
ce taine,  nous  n'en  avons  nul  besoin;  mais  nous 
((  avons  envie  de  nous  restaurer  avec  ce  pain.  »  Et 
comme  ils  insistaient  toujours,  Tévêque  leur  répéta 
qu'il  fallait  être  purifié  de  tout  péché  avant  d'être 
admis  à  la  communion.  Alors  ils  entrèrent  en  fureur 
et  lui  ordonnèrent  de  sortir  de  leur  royaume  avec 
tous  les  siens  :  (c  Puisque  tu  ne  veux  pas  nous  com- 
((  plaire  dans  une  chose  si  aisée,  tu  ne  peux  plus 
((  rester  dans  notre  pays  ' .  » 

L'évêque  de  Londres,  ainsi  chassé,  traversa  la 
Tamise  et  vint  dans  le  pays  de  Kent  pour  conférer 
avec  l'archevêque  de  Cantorbéry  et  l'évêque  de  Ro- 
chester  sur  la  conduite  à  tenir.  C'étaient  les  trois 
seuls  évêques  de  la  chrétienté  d'Angleterre,  et  tous 
les  trois  perdirent  la  tête  en  présence  de  la  nouvelle 
situation  qui  leur  était  faite.  Ils  décidèrent  qu'il  va- 
lait mieux  pour  tous  retourner  dans  leur  patrie  afin 
d'y  servir  Dieu  en  liberté  que  de  rester  inutilement 
chez  ces  barbares  révoltés  contre  la  foi.  Les  deux 

1.  Bede,  II,  3. 


438  LES  SUCCESSEURS 

évêques  partirent  les  premiers  et  passèrent  en 
France.  Laurent  s'apprêtait  à  les  suivre;  mais  dans 
la  nuit  qui  devait  précéder  son  départ,  voulant  prier 
et  pleurer  à  son  aise  sur  cette  chrétienté  anglaise 
qu'il  avait  aidé  à  fonder  un  quart  de  siècle  aupara- 
vant et  qu'il  lui  fallait  maintenant  abandonner,  il 
fit  dresser  son  lit  dans  l'église  du  monastère  où  re- 
posaient Augustin,  Ethelbert  et  Bertlie.  A  peine 
fut-il  endormi,  que  saint  Pierre  lui  apparut,  comme 
Jésus-Christ  était  apparu  naguère  à  saint  Pierre  lui- 
même,  lorsque  le  prince  des  apôtres,  fnyant  la  per- 
sécution de  Néron,  avait  rencontré  sur  la  voie  Ap- 
pienne  son  divin  maître  se  dirigeant  vers  Rome 
pour  y  être  à  son  défaut  une  seconde  fois  crucifié  ^ . 
Le  prince  des  apôtres  accabla  de  reproches  et  fla- 
gella jusqu'au  sang  l'évêque  qui  voulait  abandonner 
aux  loups  les  brebis  du  Christ,  au  lieu  de  braver  le 
martyre  pour  les  sauver.  Le  lendemain  Laurent  alla 
montrer  ses  flancs  meurtris  et  ensanglantés  au  roi 
qui,  à  cette  vue,  demanda  qui  avait  osé  maltraiter 
un  homme  connue  lui  :  «  C'est  saint  Pierre,  »  dit 
l'évêque,  «  qui  m'a  infligé  tous  ces  coups  et  ces  tour- 
ments pour  votre  salut".  »  Eadbald,  ému  et  effrayé, 

1.  Tout  le  inonde  a  vu  à  Rome,  sur  la  voie  Appienne,  l'église  dite 
Domine  quovadis,  élevée  sur  l'emplacement  où,  selon  la  tradition, 
saint  Pierre  fit  cette  question  à  Notre-Seigneur,  qui  lui  répondit  ; 
Vado  Romam  itcrum  cnicifigi.  S.  Ambr,,  Contra  Auxentium. 

2.  Bkde,  JI,  6. 


D'AUGUSTIN.  43^ 

renonça  à  l'idolâtrie  et  à  son  mariage  incestueux,  se 
lit  baptiser  et  promit  de  pourvoir  de  son  mieux  à  la 
protection  de  l'Église.  Il  fit  revenir  de  France  les 
deux  évoques ,  Mellitus  et  Juste ,  puis  les  renvoya  dans 
leurs  diocèses  pour  y  rétablir  la  foi  en  toute  liberté. 
Depuis  sa  conversion,  il  continua  à  servir  Dieu  avec 
son  peuple  ;  il  fit  même  bâtir  une  nouvelle  église 
consacrée  à  la  sainte  Vierge  dans  le  monastère  fondé 
par  saint  Augustin  et  où  il  comptait  être  enseveli  au- 
près de  son  père  et  de  sa  mère.  Mais  il  n'avait  pas 
sur  les  autres  pays  saxons  l'autorité  dont  était  revêtu 
Ethelberten  qualité  de  Bretwalda,  ou  chef  militaire 
de  la  fédération  des  conquérants.  Il  ne  put  donc  pas 
réussir  à  faire  rentrer  Mellitus  dans  son  diocèse.  Les 
princes  d'Essex,  qui  Pavaient  expulsé,  venaient  de 
périr  tous  les  trois  dans  une  guerre  contre  les  Saxons 
de  l'Ouest;  mais  leur  peuple  persévéra  dans  l'idolâ- 
trie, et  les  gens  de  Londres  résistèrent  à  outrance 
au  rétablissement  de  l'évêque  romain ,  en  déclarant 
qu'ils  préféraientdebeaucoupleursprê très  idolâtres^ . 
Le  royaume  d'Essex  semblait  donc  tout  à  fait  perdu 
pour  la  foi  ;  et  quant  àl'Est-Anglie,  la  conversion  de 
son  roi  Redvvald  n'avait  eu  rien  de  sérieux.  A  peine 
revenu  de  ce  voyage  auprès  d'Ethelbert,  où  il  avait 
reçu  le  baptême,  il  s'était  laissé  ramener  au  culte 
de  ses  pères  par  l'influence  de  sa  femme  et  de  ses 

1.  Bede,  II,  5,  6. 


440  LES  SUCCESSEURS 

principaux  conseillers  ;  seulement  il  fit  à  la  nouvelle 
religion  la  même  concession  que  lui  avait  déjà  ac- 
cordée un  empereur  romain,  et  beaucoup  plus  digne 
d'un  César  de  la  décadence  romaine  que  des  impé- 
tueux instincts  d'un  roi  barbare.  11  daigna  accorder 
au  fils  du  seul  vrai  Dieu  une  place  à  côté  de  ses 
dieux  Scandinaves,  et  dans  le  même  temple  il  avait 
deux  autels,  l'un  pour  le  sacrifice  de  Jésus-Christ,  et 
l'autre  pour  les  victimes  offertes  aux  idoles  ' . 

De  toutes  les  conquêtes  entamées  par  les  envoyés 
de  Grégoire,  il  ne  restait  donc  plus  qu'une  partie  du 
pays  et  du  peuple  de  Kent,  groupé  autour  des  deux 
grands  sanctuaires  monastiques  de  Cantorbéry,  la 
métropole  dédiée  au  Christ,  et  l'abbaye  de  Saint- Au- 
gustin, alors  désignée  sous  le  nom  des  Saints-Pierre- 
et-Paul.  Des  missionnaires  romains  se  succédaient 
les  uns  aux  autres  dans  le  gouvernement  de  ces  deux 
monastères,  restés  les  seuls  foyers  encore  allumés 
de  la  vie  chrétienne  en  Angleterre.  Pendant  près 
d'un  siècle  tous  les  abbés  du  monastère  d'Augustin 
furent  pris  parmi  les  religieux  romains,  et  proba- 
blement parmi  les  moines  sortis  du  mont  Gœlius 
pour  le  suivre  ou  le  rejoindre-. 

1.  Bede,  III,  15.  —  Bede  ajoute  que,  de  son  vivant,  il  y  avait  un 
roi  d'Est-Anglie  qui  dans  son  enfance  avait  vu  ce  temple  debout. 

2,  Voici  la  succession  de  ces  abbés  telle  que  la  donne  Thomas 
Elmhain,  dans  sa  chronique  de  l'abbaye  de  Saint-Augustin  :  Jean, 
t  618;  Rufinianus,  f  626;  Gratiosus,  f  638.  Ce  dernier,  Romanus 


D'4UGUSTIN.  441 

Quant  au  siège  archiépiscopal,  Laurent,  qui 
mourut  trois  ans  après  sa  réconciliation  avec  le 
nouveau  roi  (2  février  619),  eut  pour  successeur 
Mcllitus,  lequel  renonça  ainsi  définitivement  à  ren- 
trer chez  les  Saxous  de  l'Est.  Après  Mellitus  qui, 
bien  que  torturé  par  la  goutte,  montra  un  dévoue- 
ment infatigable  à  ses  devoirs  apostoliques,  ce  fut 
l'évèque  de  Rochester,  Juste,  qui  devint  archevê- 
que (6!2  4).  Comme  Augustin,  il  reçut  le  pallium 
avec  la  faculté  d'ordonner  des  évêques  à  son  gré; 
ces  privilèges  lui  furent  conférés  par  le  pape  Boni- 
face  V,  attentif,  comme  TaA^ait  été  son  prédécesseur 
Boniface  IV,  au  maintien  de  la  mission  dont'  Gré- 
goire avait  fait  l'œuvre  spéciale  de  la  Papauté.  Le 
pontife  avait  reçu  du  roi  Eadbald  des  lettres  qui  le 
remplirent  de  consolation  et  d'espoir;  et  en  soumet- 
tant à  la  juridiction  de  Tarchevêque  Juste  les  Anglais 
non  seulement  du  Kent,  mais  de  tous  les  royaumes 
voisins,  il  l'exhortait  à  persévérer  avec  une  louable 
patience  dans  l'œuvre  de  la  rédemption  du  peuple 
anglais  ' .  Juste  n'occupa  d'ailleurs  le  siège  archié- 


natione,  ainsi  que  son  successeur  Petronius,  7  654  ;  Nathaniel, 
«  quondam  cum  Mellito  a  Justo  a  Roma  ad  Angliam  destinatus,  » 
-f-  667.  Après  lui,  le  célèbre,  Adrien  Africain,  dont  le  successeur  Al- 
bin, élu  en  708,  fut  le  premier  de  gente  nostra,  dit  l'historien, 
d'ailleurs  disciple  d'Adrien,  grand  latiniste,  helléniste  et  collabo- 
rateur de  Bede.  V,  20. 

1.  Hoc  illa  repensatione  vobiscoUatum  est,  qua  injunclo  minis- 

25. 


442  LES  SUCCESSEURS  D'AUGUSTIN, 

piscopal  que  pendant  trois  ans  (624-627),  et  fut 
remplacé  par  Honorius,  lui  aussi  disciple  de  saint 
Grégoire  et  de  saint  Augustin,  et  le  dernier  des  com- 
pagnons du  grand  missionnaire  qui  devait  le  rem- 
placer sur  le  siège  primat ial  du  nouveau  royaume 
chrétien. 

Au  milieu  de  ces  mécomptes,  de  ces  périls  et  de 
ces  échecs,  et  pendant  que  le  troisième  successeur 
d'Augustin  maintenait  de  son  mieux  les  restes  de  la 
mission  romaine  dans  la  métropole  encore  si  mo- 
deste et  si  menacée  de  Cantorbéry  Fhorizon  s'é- 
claira tout  à  coup  A  ers  le  nord  de  F  Angleterre.  Un 
événement  s'y  accomplit  qui  sembla  réaliser  les 
premiers  desseins  de  saint  Grégoire,  et  ouvrir  de 
nouvelles  et  vastes  perspectives  à  la  propagation  de 
l'Evangile.  C'est  désormais  dans  cette  région  sep- 
tentrionale que  va  se  concentrer  l'intérêt  principal 
du  grand  drame  qui  donna  l'Angleterre  à  l'Eglise. 

teiio  jugiter  persistentes,  laiidabili  patientia  redemptionem"  gentis 
illiiis  expectastis.  Bede,  II,  8. 


CHAPITRE  IV 


Première  mission  en  Northumbrie.  —  Ses  succès 
et  son  désastre.  —  L'évêque  Paulin  et  le  roi 
Edwin. 


Étendue etoriglne de  l'établissement  des  Anglo-Saxons  en  Northum- 
brie :  grâce  à  leur  compatriote  Bede,  leur  histoire  est  mieux 
connue  que  celle  des  autres  tribus.  —  Ida  et  Ella,  fondateurs 
des  deux  royaumes  de  Deïra  et  de  Bernicie;  Bamborough  et  la 
Belle  Traîtresse,  —  Guerre  des  Northumbricns  contre  les  Bre- 
tons :  Ethelfrid  le  Ravageur,  vainqueur  des  Cambriens  et  des 
Scots  sous  Aïdan,  l'ami  de  saint  Columba.—  Edwin,  représentant 
de  la  dynastie  rivale,  se  réfugieen  Est-Anglie;  au  moment  d'être 
livié  à  ses  ennemis,  il  est  sauvé  par  la  reine  ;  vision  et  promesse. 
—  Il  devient  roi  de  Northumbrie  et  Bretvvalda  ou  chef  de  la  con- 
fédération anglo-saxonne;  liste  des  Bretwaldas.  —  Il  épouse 
la  chrétienne  Ethelburge,  fille  du  roi  de  Kent.  —  Mission  de 
l'évêque  Paulin  qui  accompagne  la  princesse  à  York.  —  In- 
tluence  des  femmes  sur  la  conversion  des  Saxons.  —  Prédi 
cation  infructueuse  de  Paulin  ;  hîltres  du  pape  Boniface  V 
au  roi  et  à  la  reine.  —  Edwin  sauvé  du  poignard  d  un  as- 
sassin; naissance  de  sa  fille;  guerre  contre  les  Saxons  de 
l'Ouest.  — Hésitation  d'Edwin;  dernier  effort  de  Paulin.  — ■ 
Edwin  promet  de  se  convertir  après  avoir  consulté  son  parle- 
ment. —  Discours  du  grand  prêtre  et  du  chef  de  guerre.  — ■ 
Baptême  d'Edwin  et  de  sa  noblesse.  —  Évêché  et  cathédrale 
monastique  d'York.  —  Le  roi  et  l'évêque  travaillent  à  la  con- 
version des  Northumbricns.  —  Baptêmes  en  masse  et  par  im- 
mersion.   —   Paulin  au   midi  de    l'Humber.  —  Fondation   de 


444  PREMIÈRE  MISSION 

Soulhwell  et  de  Lincoln.  —  Sacre  d'Honorius,  quatrième  suc- 
cesseur d'Auguslin  à  Cantorbéry.  —  Lettre  du  pape  Honorius 
aux  deux  métropolitains  et  au  roi  Edwin.  —  Prospérité  du 
règne  d'Edwin.  —  Conversion  de  l'Est-Anglie;  fondation  d'Edim- 
bourg; conquête  d'Anglesey;  sécurité  publique;  la  femme 
et  le  nourrisson;  les  coupes  de  cuivre;  la  tufa  du  Brelwalda. 
—  Ligue  des  Saxons  et  des  Bretons  de  Mercie  contre  les  Saxons 
de  Northumbrie  :  Cadwallon  et  Penda.  —  Edwin  est  tué.  — 
Fuite  de  Paulin  et  d'Ethelburge.  —  Ruine  du  christianisme  en 
Northumbrie  et  en  Esl-Anglie.  —  Échec  des  missionnaires  ro- 
mains; leurs  vertus  et  leurs  défauts.  —  11  ne  leur  reste  que 
la  métropole  et  l'abbaye  de  Saint-Augustin  à  Cantorbéry,  qui 
demeurent  les  deux  citadelles  de  l'esprit  romain. 


De  tous  les  établissements  formés  par  les  conqué- 
rants teutoniques  de  la  Bretagne,  le  plus  important 
était  sans  comparaison  celui  des  Angles,  au  nord  du 
fleuve  qui  semble  partager  en  deux  la  grande  île 
Britannique  et  qui  s'appelle  l'Humber,  d'où  le  nom 
de  Northumbrie.  Ce  royaume  occupait  tout  le  littoral 
oriental  depuis  l'embouchure  de  l'Humber  jusqu'au 
golfe  d'Edimbourg,  et  par  conséquent  les  comtés 
actuels  d'York,  Durham  et  Northumberland  avec 
toute  la  partie  sud-est  de  l'Ecosse  moderne.  A  l'oc- 
cident, il  s'étendait  jusqu'aux  confins  des  Bretons  de 
la  Cumbrie  et  du  Strathclyde,  et  allait  même  tou- 
cher, sur  les  frontières  de  la  Calédonie,  à  ce  nou- 
veau royaume  des  Scots  sortis  de  l'Irlande,  que  ve- 
nait d'inaugurer  le  grand  missionnaire  Golumba. 

La  Northumbrie  n'a  pas  seulement  été  le  plus 
vaste  des  royaumes  de  l'Heptarchie  saxonne,  c'est 


EN  NORTHUMBRIE.  445 

encore  celui  dont  l'histoire  est  de  beaucoup  la  plus 
animée,  la  plus  dramatique,  la  plus  variée,  la  plus 
fertile  en  personnages  intéressants  et  originaux. 
C'est  celui  enfin  où  les  incidents  de  la  conversion  des 
conquérants  anglo-saxons  et  de  la  propagation  des 
institutions  monastiques  nous  apparaissent  en  pleine 
lumière.  Cela  s'explique  naturellement  par  le  fait  de 
la  naissance  du  vénérable  Bede.  Ce  grand  et  hon- 
nête historien,  le  Grégoire  de  Tours  de  TAngleterre, 
et  le  père  de  l'Iiistoire  britannique,  était  né  et  a 
toujours  vécu  en Northumbrie.  De  là,  dans  ses  récits 
si  attachants,  une  préoccupation  naturelle  des  hom- 
mes et  des  choses  de  sa  région  natale,  puis  une 
reproduction  exacte  et  détaillée  des  traditions  lo- 
cales et  des  souvenirs  personnels  qu'il  recueillait  et 
répétait  avec  un  soin  si  scrupuleux. 

Bede  nous  apprend  qu'un  siècle  environ  après 
le  premier  débarquement  des  Saxons,  sous  Hengist, 
dans  le  pays  de  Kent,  leurs  voisins  les  Angles,  tra- 
versant la  mer  du  Nord,  vinrent  fonder  sur  la  rive 
opposée  de  la  Bretagne  deux  colonies  longtemps 
distinctes,  quelquefois  réunies,  puis  séparées  de 
nouveau,  et  finalement  confondues  sous  le  nom  de 
Northumbrie\  La  muraille,  anciennement  élevée 
par  l'empereur  Sévère  contre  les  Calédoniens,  de- 

1.  Réunies,  de  588  à  633;  séparées  à  la  mort  d'Edwin,  en  634,  et 
réunies  de  nouveau  sous  Oswald  et  Oswy. 


446  PREMIÈRE  MISSION 

puis  rembouchure  de  la  Solway  jusqu'à  celle  de  la 
Tyne,  leur  servait  de  délimitation.  La  plus  ancienne 
des  deux  fut  celle  des  Berniciens,  au  nord  (547). 
Leur  chef  Ida,  qui,  comme  Hengist,  se  donnait  pour 
un  descendant  d'Odin,  établit  sa  résidence  dans  une 
forteresse  qu'il  nomma  Bamborougli,  d'après  sa 
femme  Bebba,  avec  cette  sorte  de  religion  conjugale 
si  souvent  signalée  chez  les  Germains,  même  les  plus 
sauvages  ;  les  bardes  bretons  en  revanche  ont  sur- 
nommé cette  reine  la  Belle  Traîtresse,  parce  qu'elle 
était  d'origine  bretonne  et  qu'elle  combattait  au  pre- 
mier rang  sur  les  champs  de  bataille  contre  ses  com- 
patriotes* .  Les  débris  imposants  de  cette  forteresse, 
situés  sur  un  rocher  isolé  de  la  côte,  frappent  et  atti- 
rent encore  le  voyageur.  C'est  de  là  que  rayonna 
l'invasion  anglaise  sur  les  vallées  fertiles  de  laTweed 
et  de  la  Tyne. 

La  seconde  colonie,  celle  des  Deïriens,  au  midi, 
se  concentra  surtout  autour  de  la  vallée  de  la  Tees 
et  dans  la  vaste  région  qui  s'appelle  aujourd'hui  le 
comté  d'York  (559-588) .  Les  Deïriens  eurent  pour 
premier  chef  connu  cet  Alla,  ou  Ella,  dont  le  nom, 
prononcé  par  les  jeunes  esclaves  mis  en  vente  sur 
le  Forum,  suggéra  à  saint  Grégoire  l'espoir  d'en- 
tendre bientôt  le  chant  de  VAlMuia  retentir  dans 

I.  A.  DE  LA  BoRDERiE,  Luttcs  iUs  Bvetous  insulaîres  contre  les 
Anglo-Saxons,  p.  153. 


EN  NORTHUMBRIE.  447 

son  royaume'.  Cette  région  au  nord  de  l'Humber 
était  précisément  celle  qui  avait  le  plus  souffert 
des  incursions  calédoniennes,  et,  selon  quelques 
auteurs,  les  Saxons  de  Hengist,  appelés  à  titre  d'al- 
liés par  les  Bretons,  s'y  étaient  déjà  établis.  Mais 
Ida  et  ses  Angles  ne  voulurent  relever  à  aucun 
titre  de  leurs  compatriotes  germaniques  du  midi 
de  l'île,  et  au  lieu  de  combattre  les  Pietés  ou  les 
Scots,  ils  se  liguèrent  avec  eux  pour  écraser  les 
malheureux  Bretons. 

Ida,  qui  eut  douze  fils  et  qui  régna  douze 
ans  (o^T-ooQ),  employa  contre  ces  indigènes  le 
fer  et  surtout  le  feu  avec  tant  d'acharnement,  que 
les  bardes  bretons  le  surnommèrent  V  homme  de 
feu  ou  le  grand  brûleur.  Ils  lui  résistèrent  à  ou- 
trance et  il  périt  en  les  combattant.  Mais  son  petit- 
fils,  Ethelfrid,  prit  une  terrible  revanche.  Il  était 
gendre  d'Ella  ;  à  la  mort  de  celui-ci  (088),  et  au  pré- 
judice des  droits  du  fils  de  ce  chef,  Ethelfrid  réunit 
les  deux  royaumes  de  Deïra  et  de  Bernicie,  et,  ras- 
semblant en  sa  main  tous  les  Anglo-Saxons  de 
Northumbrie,  il  fut  de  tous  les  chefs  de  l'invasion 
celui  qui  subjugua  ou  qui  massacra  le  plus  de  Bre- 
tons". C'était,  dit  Bede,  le  loup  ravissant  de  l'E- 
criture; le  matin  il  dévorait  sa  proie,  et  le  soir  il 

1.  Voir  plus  haut,  p.  349. 

2.  Bede,  I,  3i. 


448  PREMIÈRE  MISSION 

partageait  son  butin.  Les  vaincus,  qui  avaient  ap- 
pelé son  grand-père  le  Brûleur,  n'eurent  que  trop 
raison  d'appeler  Etlielfrid  le  Ravageur. 

Cependant  il  n'eut  point,  comme  ses  prédéces- 
seurs, pour  auxiliaires  les  Calédoniens.  Ceux-ci 
étaient  devenus  chrétiens,  grâce  au  zèle  apostolique 
deColumba  et  de  ses  missionnaires  irlandais  ;  et  bien 
loin  de  seconder  les  envahisseurs  païens,  on  voit  les 
ScotsDalriadiens,  récemment  établis  dans  la  grande 
îleS  venir  au  secours  des  Bretons  chrétiens  comme 
eux.  Leur  roi  Aïdan,  celui-là  même  qui  avait  été 
sacré  par  Columba,  l'apôtre  monastique  de  la  Ca- 
lédonie,  marcha  contre  Ethelfrid  à  la  tête  d'une 
nombreuse  armée.  Mais  son  ami,  le  saint  moine 
d'Iona,  n^était  plus  là  comme  naguère"  pour  le  pro- 
téger par  ses  prières  et  le  seconder  par  ses  ardentes 
sympathies.  Les  Scots  et  les  Saxons  se  rencontrèrent 
à  Degstane,  près  de  la  frontière  actuelle  d'Angleterre 
et  d'Ecosse  (603)  ;  après  une  lutte  acharnée,  l'ar- 
mée scotique  fut  taillée  en  pièces,  et  cette  défaite 
ôta  pour  toujours  aux  Celtes  du  nord  l'envie  de 
prendre  la  défense  de  leurs  frères  du  midi  contre 
les  conquérants  germains. 

Vainqueur  des  Scots,  le  formidable  païen  se  jeta 


1.  Rex  Scotoium  qui  Britanniam   irihabitant.  Ibid.  —Voir  plus 
haut,  liv.  X,  c.  3,  p.  172. 

2.  Voir  plus  haut,  p.  195. 


EN  NORTHUMBRTE.  449 

sur  les  Bretons  de  Cambrie  (607  ou  613),  et  ce  fut 
alors  qu'il  réalisa  la  prophétie  d'Augustin  en  exter- 
minant les  douze  cents  moines  de  Bangor.  Après 
quoi  il  acheva  la  conquête  de  la  Northumbrie  et  ne 
succomba  que  dix  ans  plus  tard  dans  une  rencontre 
avec  ses  compatriotes,  avec  les  Est- Angles,  sous  les 
ordres  de  ce  roi  Redwald,  qu'on  a  vu  devenir  un 
moment  chrétien  pour  complaire  au  roi  Ethel- 
bert'. 

L'Est- Anghe,  comme  lenomseull'indique,  était 
occupée  par  une  colonie  de  la  même  race  que  les 
Angles  de  Northumbrie.  A  la  mort  du  premier  roi 
chrétien  de  Kent,  Redwald  venait  d'hériter  du 
titre  de  Bretwalda,  qui  lui  assurait  une  certaine  su- 
prématie militaire  sur  toute  la  fédération  conqué- 
rante. Il  avait  donné  asile  au  fils  encore  enfant 
d'Ella,  détrôné  par  son  beau-frère,  le  terrible  Ethel- 
frid;  ce  jeune  prince,  nommé  Edwin,  avait  grandi 
auprès  de  Redwald  qui  lui  avait  même  donné  sa 
fille  en  mariage.  Ethelfrid,  voyant  en  lui  un  rival  ou 
un  successeur,  employa  tour  à  tour  auprès  de  Red- 
wald la  menace  et  la  corruption  pour  se  faire  livrer 
le  royal  exilé.  Le  prince  est-anglien  était  au  mo- 
ment de  céder  quand  un  des  amis  d'Edwin  vint  de 
nuit  l'informer  du  danger  qu'il  courait  et  lui  offrit 
de  le  conduire  dans  un  refuge  où  ni  Redwald  ni 

1.  Voir  plus  haut,  p.  429. 


4o0  PREMIÈRE  MISSION 

Etbelfrid  ne  sauraient  le  découvrir,  ce  Non,  »  répondit 
le  jeune  et  généreux  exilé ,  «  je  te  remercie  de  ta  bonne 
((  volonté  ;  mais  je  n'en  ferai  rien.  A  quoi  bonrecom- 
((  mencer  à  errer  en  vagabond,  comme  je  l'ai  trop 
((  fait,  à  travers  toutes  les  régions  de  l'île?  S'il  me 
((  faut  mourir,  que  ce  soit  plutôt  de  la  main  de  ce 
((  grand  roi  que  d'une  main  plus  vulgaire  !  »  Ce- 
pendant, ému  et  attristé,  il  sortit  et  alla  s'asseoir  sur 
une  pierre  devantle  palais  où  il  resta  longtemps  seul 
dans  l'obscurité,  en  proie  à  une  poignante  incerti- 
tude\  Tout  à  coup  il  vit  paraître  devant  lui,  au 
milieu  des  ténèbres,  un  homme  dont  le  visage  et  le 
costume  lui  étaient  inconnus,  qui  lui  demanda  ce 
qu'il  faisait  là,  seul,  la  nuit,  et  ajouta  :  «  Que  pro- 
((  mettrais-tu  à  celui  qui  te  délivrerait  de  ta  tristesse 
«  en  détournant  Redwald  de  te  livrer  à  tes  ennemis 
((  ou  de  te  faire  aucun  mal  ?  —  Tout  ce  qui  sera 
((  jamais  en  mon  pouvoir,  répondit  Edv^in.  —  Et  si 
((  continua  l'inconnu,  on  te  promettait  de  te  faire 
((  roi,  et  roi  plus  puissant  que  tous  tes  ancêtres  et 
((  que  tous  les  autres  rois  anglais  ?  »  Edwin  promit 
de  nouveau  que  sa  reconnaissance  serait  à  la  hau- 
teur d'un  tel  bienfait.  Alors  l'étranger  :  «  Et  si 
«  celui  qui  t'aura  exactement  prédit  de  si  grands 
((  biens  te  donne  des  conseils  plus  utiles  pour  ton 

1.  Bede,  II,  12. 


EN  NORTHUMBRIE.  451 

((  salut  et  ta  vie  qu'aucun  de  tes  pères  ou  de  tes  pro- 
((  elles  n'en  a  jamais  reçu,  consens-tu  à  les  sui- 
((  vre?  ))  L'exilé  jura  qu'il  obéirait  en  tout  à  celui 
qui  le  tirerait  d'un  si  grand  péril  pour  le  faire  roi. 
Aussitôt  l'inconnu  lui  posa  la  main  droite  sur  la 
tête  en  disant  :  «  Quand  un  pareil  signe  se  repré- 
((  sentera  à  toi,  rappelle-toi  ce  moment,  tes  dis- 
((  cours  et  ta  promesse.  » 

Sur  quoi  il  disparut  si  subitement,  qu'Edwin  crut 
avoir  eu  affaire  non  à  un  homme  mais  à  un  esprit. 
Un  instant  après  son  ami  accourut  lui  annoncer  qu'il 
n'y  avait  plus  rien  à  craindre  pour  lui  et  que  le  roi 
Redwald,  ayant  confié  son  projet  à  la  reine,  avait 
été  détourné  par  elle  de  cette  trahison.  Cette  prin- 
cesse, dont  le  nom  a  été  malheureusement  oublié, 
était,  comme  la  plupart  des  Anglo-Saxonnes,  toute- 
puissante  sur  le  cœur  de  son  époux.  Plus  heu- 
reusement inspirée  alors  que  lorsqu'elle  lui  avait 
persuadé  de  renoncer  au  baptême  qu'il  avait  reçu 
chez  le  roi  Ethelbert\  elle  lui  montra  qu'il  serait 
indigne  de  vendre  à  prix  d'or  son  âme  et,  qui  plus 
est,  son  honneur,  qu'elle  tenait  pour  la  plus  pré- 
cieuse de  toutes  les  parures  - . 

Grâce  aux  inspirations  généreuses  de  la  reine, 
non  seulement  Redwald  ne  livra  pas  le  prince  réfu- 

1.  Voir  plus  haut,  p   439. 

2.  Bede,  loc.  cit. 


452  PREMIÈRE  MISSION 

gié,  mais  ayant  renvoyé  les  ambassadenrs  chargés 
des  riches  cadeaux  d'Ethelfrid,  il  lui  déclara  la 
guerre.  Ethelfrid  défait  et  tué,  Edwin  fut  établi  roi 
en  Northumbrie  (6 1  (3) ,  par  son  protecteur  Redwald, 
devenu  le  chef  de  la  fédération  anglo-saxonne.  Les 
fds  d'Ethelfrid,  bien  que  neveux  par  leur  mère  du 
nouveau  roi,  furent  contraints  de  s'enfuir,  comme 
Edwin  lui-même  dans  sa  jeunesse;  ils  allèrent  se 
réfugier  chez  ces  Scots  Dalriadiens,  dont  Golumba 
avait  été  l'apôtre.  On  verra  bientôt  quelles  furent 
pour  la  Northumbrie  et  pour  toute  l'Angleterre  les 
suites  de  cet  exil. 

Gomme  son  beau-frère  Ethelfrid,  Edwin  régna 
sur  les  deux  royaumes  réunis  de  Deïra  et  de  Berni- 
cie;  puis,  comme  lui,  il  fit  une  guerre  vigoureuse 
aux  Bretons  de  Gambrie.  Devenu  ainsi  le  chef  re- 
douté des  Angles  du  Nord,  il  se  vit  recherché  et 
admiré  par  les  iingies  de  l'Est,  qui,  à  la  mort  de 
leur  roi  Redwald,  lui  offrirent  la  royauté.  Mais 
Edwin  aima  mieux  payer  de  retour  la  protection 
qu'il  avait  reçue  de  Redwald  et  de  sa  femme,  en 
laissant  à  leur  fils  le  royaume  d'Est-Anglie.  Il  se 
réserva  toutefois  la  suzeraineté  militaire  que  Red- 
wald avait  exercée  avec  ce  titre  de  Bretwalda,  qui 
avait  passé  du  roi  de  Kent  au  roi  d'Est-Anglie,  mais 
qui,  à  partir  d'Edwin,  ne  devait  plus  être  séparée 
de  la  royauté  northumbrienne. 


I  EN  rs'ORïHUMBRIE.  453 

'  On  n'a  point  de  renseignements  précis  sur  l'ori- 
gine ou  sur  la  nature  de  Tautorité  dont  était  investi 
le  Bretvvalda;  on  voit  seulement  que  cette  auto- 
rité, d'abord  exclusivement  temporaire  et  militaire, 
s'exerça,  surtout  en  matière  ecclésiastique,  après 
la  conversion  des  divers  royaumes  de  l'Heptar- 
chie.  On  voit  aussi  qu'elle  ajoutait  à  la  dignité 
royale  le  prestige  d'une  suprématie  réelle  et  d'au- 
tant plus  recherchée,  qu'elle  était  probablement 
conférée  par  l'élection,  non  seulement  des  autres 
rois,  mais  de  tous  les  chefs  de  la  haute  noblesse 
saxonne  ' . 

La  voilà  donc  accomplie,  cette  prédiction  mysté- 
rieuse faite  par  le  visiteur  nocturne  à  Edwin  ;  le  voilà 
roi,  et  plus  puissant  qu'aucun  des  rois  anglais  avant 
hii.  Car  la  suzeraineté  du  Bretwalda,  ajoutée  à- la 
vaste  étendue  du  pays  qu'occupaient  les  Angles  du 
Nord  et  de  l'Est,  assurait  au  roi  de  Northumbrie 
une  tout  autre  prépondérance  que  celle  des  petits 
rois  méridionaux  qui  avaient  été  revêtus  avant  lui  de 
ce  titre.  Parvenu  à  cette  élévation  inespérée,  et  privé 
par  la  mort  de  sa  première  femme,  fille  du  roi 
d'Est- Anglie,  il  en  chercha  une  autre,  et  fit  deman- 
der en  mariage  la  sœur  du  roi  de  Kent,  la  fille 
d'Ethelbert  et  de  Berthe,  descendante  de  Hengistet 

1.  Les  eaîdormen,  ceux  que  Bede  appelle  primates  trib imi. Yoici, 


454  PREMIÈRE  MISSION 

cl'Oclin  par  son  père,  et  de  sainte  Clotilde  par  sa 
mère.  Elle  s'appelait  Ethelbnrge,  c'est-à-dire  noble 
protectrice;  car  ce  mot  d'Etliel,  qui  revient  si  sou- 
vent dans  les  noms  anglo-saxons,  n'est,  comme  on 
Fa  déjà  vu,  que  le  mot  allemand,  edel,  noble.  Son 
frère  Eadbald,  ramené  à  la  foi  chrétienne  par  l'ar- 
chevêque Laurent,  repoussa  d'abord  la  demande  du 
roi  deNorthumbrie.  Il  répondit  qu'il  ne  lui  était  pas 
permis  de  donner  une  vierge  chrétienne  à  un  païen, 
de  peur  de  profaner  la  foi  et  les  sacrements  du  vrai 
Dieu,  en  la  faisant  cohabiter  avec  un  roi  étranger 
à  son  culte.  Loin  d'être  offensé  de  ce  refus,  Edwin 
promit  que  si  on  lui  accordait  la  princesse,  il  ne  ferait 
rien  contre  la  foi  qu'elle  professait,  et  que  tout  au 
contraire  elle  pourrait  pratiquer  librement  sa  re- 


d'après  Bede,  la  succession  des  chefs  de  la  fédération  anglo-saxonne, 
jusqu'au  moment  où  le  titre  de  Bretwalda  disparait  : 

Vers  560,  Ella,  roi  de  Sussex. 

577,  Ceavvlin,  roi  de  Wessex. 

596,  Ethelbert,  roi  de  Kent. 

616,  lledwald,  roi  d'Est- Anglie. 

624,  Edwin,    1 

635,  Oswald,  /   rois  de  Northumbrie. 

645,  Oswy,      ! 

Lappenberg  croit,  avec  toute  apparence  de  raison,  qu'après  la  mort 
d'Oswy,  en  670,  l'autorité  du  Bretwalda  passa  au  roi  de  Mercie,  AVul- 
l'here,  dont  Bede  lui-même  constate  la  suprématie  sur  le  roi  d'Essex, 
m,  30.  —  Mackintosh  interprète  le  terme  hret-walda  par  ceux  de 
dompteur  ou  arbitre  [wlelder)  des  Bretons^  mais  ne  donne  aucune 
raison  satisfaisante  de  celte  étymologie. 


EN  NORTHUMBRIE.  455 

ligion  avec  tous  ceux  qui  raccompagneraient,  hom- 
mes ou  femmes,  prêtres  ou  laïques.  Il  ajouta  que 
lui-même  ne  refuserait  pas  d'embrasser  la  religion 
de  sa  femme,  si,  après  l'avoir  fait  examiner  par  les 
sages  de  son  conseil,  il  la  reconnaissait  pour  plus 
sainte  et  plus  digne  de  Dieu  ' . 

C'était  à  ces  conditions  que  sa  mère  Berthe  avait 
quitté  son  pays  et  sa  famille  mérovingienne  pour 
franchir  la  mer  et  venir  épouser  le  roi  de  Kent.  La 
conversion  de  ce  royaume  avait  été  le  prix  de  son 
sacrifice.  Ethelburge,  destinée  comme  sa  mère,  et 
plus  encore  qu'elle,  à  être  l'initiatrice  chrétienne 
de  tout  un  peuple,  suivit  l'exemple  maternel.  Elle 
nous  fournit  une  nouvelle  preuve  du  grand  rôle  de 
la  femme  dans  l'histoire  des  races  germaniques,  du 
noble  et  touchant  empire  que  ces  races  lui  attri- 
buaient. En  Angleterre  comme  en  France,  comme 
partout,  c'est  toujours  par  la  ferveur  et  le  dévoue- 
ment de  la  femme  chrétienne  que  sont  entamées  ou 
consommées  les  victoires  derÉglise. 

Mais  la  royale  vierge  ne  fut  livrée  aux  Northum- 
briens  que  sous  la  garde  d'un  évêquc,  chargé  de  la 
préserver  de  toute  pollution  païenne,  par  ses  exhor- 
tations et  aussi  par  la  célébration  quotidienne  des 
célestes  mystères.  Il  fallut,  selon  Bede,  que  le  roi 

I.  Bede,  H,  9. 


436  PREMIÈRE  MISSION 

épousât  pour  ainsi  dire  l'évêque  en  même  temps 
que  la  princesse  \ 

Cet  évêque,  nommé  Paulin,  était  encore  un  de  ces 
moines  romains  qui  avaient  été  envoyés  par  le  pape 
saint  Grégoire  pour  servir  de  coadjuteur s  à  Augustin. 
Il  avait  été  a  ingt-cinq  ans  missionnaire  dans  le  midi 
de  la  Grande-Bretagne ,  avant  d'être  sacré  évêque  de  la 
Northumbrie  parle  troisième  successeur  d'Augustin 
à  Cantorbéry  (21  juillet  62o)  .Arrivé  avecEthelburge 
dans  le  royaume  d'Edwin,  après  les  avoir  mariés,  il 
voulut  encore  que  toute  cette  nation  inconnue  où  il 
venait  de  planter  sa  tente  pût  devenir  l'épouse  du 
Christ.  A  la  différence  d'Augustin  lors  de  son  dé- 
barquement sur  la  plage  de  Kent,  il  est  expressé- 
ment constaté  que  Paulin  voulut  agir  sur  le  peuple 
northumbrien  avant  d'entamer  la  conversion  du  roi  ^ . 
Il  travailla  donc  de  toutes  ses  forces  pour  ajouter 
quelques  néophytes  northumbriens  au  petit  trou- 
peau de  fidèles  qui  avaient  accompagné  la  reine. 
Mais  ses  efforts  furent  longtemps  infructueux  ;  on 
le  laissait  prêcher  et  on  ne  se  convertissait  pas. 

Cependant  les  successeurs  de  Grégoire  veillaient 
sur  son  œuvre  avec  cette  merveilleuse  et  infatigable 
persévérance  qui  est  le  propre  du  Saint-Siège.  Boni- 
face  V,  averti  sans  doute  par  Paulin,  adressa  au  roi 

1.  Bede^  II,  9. 

2.  Ibid. 


EN  NORTHLMBRIE.  457 

et  à  la  reine  de  Northumbrie  deux  épitres  qui  rap- 
pellent celles  de  Grégoire  au  roi  et  à  la  reine  de 
Kent.  Il  exhortait  celui  qu'il  appela  le  glorieux  roi 
des  Anglais  à  suivi^e  l'exemple  de  tant  d'autres  em- 
pereurs et  rois,  et  surtout  de  son  beau-frère Eadbald, 
en  se  soumettant  à  la  grandeur  du  vrai  Dieu,  et  à  ne 
pas  se  laisser  séparer  dans  l'avenir  de  cette  chère 
moitié  de  lui-même,  qui  avait  déjà  reçu  par  le 
baptême  le  gage  de  l'éternité  bienheureuse.  Il 
conjurait  la  reine  de  ne  négliger  aucun  effort  pour 
amollir  et  enflammer  le  cœur  dur  et  froid  de  son 
mari  pour  lui  faire  comprendre  la  beauté  des  mystères 
auxquels  elle  croyait,  et  l'admirable  salaire  qu'elle 
avait  reçu  de  sa  propre  renaissance;  afin  que  ceux  dont 
l'amour  humain  n'avait  fait  qu'un  seul  corps  ici-bas 
demeurassent  unis  dans  l'autre  vie  par  une  union 
indissoluble.  A  ses  lettres  il  joignait  quelques  mo- 
destes présents,  qui  témoignent  assurément  ou  de  sa 
pauvreté  ou  de  la  simplicité  du  temps  :  pour  le  roi, 
une  chemise  de  lin  ornée  de  broderie  d'or  et  un 
manteau  de  laine  d'Orient;  pour  la  reine,  un  mi- 
roir d'argent  et  un  peigne  d'ivoire  ;  pour  tous  deux, 
les  bénédictions  de  leur  protecteur  saint  Pierre. 

Mais  ni  les  lettres  du  pape,  ni  les  sermons  de  l'é- 
vêque,  ni  les  instances  de  la  reine  ne  suffisaient  pour 
triompher  des  incertitudes  d'Edwin.  Un  événement 
providentiel  vint  l'ébranler  sans  le  vaincre  absolu- 

MOINES  D'oCC,    III.  26 


458  PREMIÈRE  MISSION 

ment.  Le  jour  de  Pâques  qui  suivit  son  mariage  (20 
a^Til  626) ,  un  sicaire  envoyé  par  le  roi  des  Saxons 
de  l'Ouest  pénétra  auprès  du  roi,  et  sous  prétexte  de 
lui  communiquer  un  message  de  son  maître,  essaya 
de  le  frapper  avec  un  poignard  empoisonné  à  double 
tranchant  qu'il  tenait  caché  sous  son  habit.  Entraîné 
par  ce  dévouement  héroïque  pour  leurs  princes,  qui 
se  mêlait  chez  tous  les  Barbares  germaniques  à  de  si 
continuels  attentats  contre  eux,  un  seigneur  nommé 
Lilla,  n'ayant  pas  de  bouclier  sous  la  main,  se  jeta 
lui-même  entre  son  roi  et  l'assassin,  qui  avait  frappé 
avec  tant  de  force  que  son  fer  alla  atteindre  Edwin 
même  à  travers  le  corps  de  son  fidèle  ami  ' .  Dans  la 
nuit  même  de  cette  principale  fête  des  chrétiens,  la 
reine  accoucha  d'une  fille.  Pendant  qu'Edwin  ren- 
dait grâces  à  ses  dieux  de  la  naissance  de  cette  pre- 
mière-née, Févêque  Pauhn  commença  de  son  côté 
à  remercier  le  Seigneur  Christ,  en  affirmant  au  roi 
que  c'était  lui  qui,  par  ses  prières  au  vrai  Dieu, 
avait  obtenu  que  la  reine  enfantât  pour  la  première 
fois  sans  accident  et  presque  sans  douleur.  Le  roi, 
moins  ému  du  danger  mortel  qu'il  venait  d'éviter 
que  de  la  joie  d'être  père  sans  que  la  vie  de  sa  chère 
Ethelburge  eût  été  compromise,  fut  charmé  des  pa- 
roles de  Paulin,  et  lui  promit  de  renoncer  aux  idoles 
pour  servir  le  Christ,  si  le  Christ  lui  accordait  la 

1.  Bede,  loc.  cit. 


EN  NORTHUMBRIE.  459 

vie  et  la  victoire  dans  la  guerre  qu'il  allait  entre- 
prendre contre  le  roi  qui  venait  de  le  faire  assassiner. 
Gomme  gage  de  sa  bonne  foi,  il  donna  à  l'évêque  la 
petite  qui  venait  de  naître ,  pour  la  consacrer  au 
Christ.  Cette  première-née  du  roi,  qui  fut  la  pre- 
mière chrétienne  de  la  nation  northumbrienne,  fut 
baptisée  le  jour  de  la  Pentecôte,  avec  onze  personnes 
de  sa  maison  \  On  la  nomma  Eantleda  :  elle  était 
destinée ,  comme  la  plupart  des  princesses  anglo- 
saxonnes,  à  n'être  pas  sans  intluence  sur  le  sort  de 
son  pays. 

Edwin  sortit  vainqueur  de  la  lutte  contre  le  roi 
coupable.  Revenu  en  Northumbrie,  et  bien  que  de- 
puis sa  promesse  il  eût  cessé  d'adorer  les  idoles,  il 
ne  voulut  pas  recevoir  sur-le-champ  et  sans  autre 
réflexion  les  sacrements  de  la  foi  chrétienne.  Mais  il 
se  faisait  donner  plus  exactement  par  l'évêque  Pau- 
lin ce  que  Bede  appelle  les  raisons  de  croire.  Il 
conférait  souvent  avec  les  plus  sages  et  les  plus 
instruits  de  sa  noblesse  sur  le  parti  qu'ils  lui  con- 
seillaient de  prendre.  Enfin,  comme  il  était  naturel- 
lement sagace  et  réfléchi,  il  passait  de  longues  heures 
dans  la  solitude,  la  bouche  close,  mais  discutant  au 
fond  de  son  cœur  beaucoup  de  choses,  et  examinant 


1.  Cette  Eanfleda  épousa  le  roi  Oswy,  l'iin  des  successeurs  de  son 
père.  Nous  lui  verrons  jouer  un  rôle  dans  la  lutte  entre  l'influence 
romaine  et  l'influence  celtique  sur  la  Northumbrie. 


460  PREMIÈRE  MISSION 

sans  relâche  quelle  était  la  religion  qu'il  fallait  pré- 
férer * . 

L'histoire  del'Éghse,  si  je  ne  me  trompe,  n'offre 
aucun  autre  exemple  d'une  aussi  longue  et  conscien- 
cieuse hésitation  chez  un  roi  païen.  Ils  apparaissent 
tous  également  prompts ,  soit  à  la  persécution,  soit  à 
la  conversion.  Edwin,  tel  qu'un  témoignage  d'une 
incontestable  autorité  nous  le  révèle ,  a  connu  les 
humbles  efforts ,  les  scrupules  délicats  de  la  con- 
science moderne.  Un  vrai  prêtre  a  dit  avec  raison  : 
((  Ce  travail  intellectuel  d'un  barbare  émeut  et  at- 
tache. On  suit  avec  sympathie  l'investigateur  dans 
ses  hésitations,  on  souffre  de  ses  perplexités,  on 
sent  que  cette  âme  est  sincère  et  on  l'aime  ".  )> 

Cependant,  Paulin  voyait  le  temps  s'user  sans  que 
la  parole  de  Dieu  qu'il  prêchait  fût  écoutée  ,  et  sans 
qu'Edwin  pût  se  décidera  courber  la  hauteur  de  son 
intelhsence  devant  l'humilité  vivifiante  de  la  Croix. 
Informé  de  la  prophétie  et  de  la  promesse  qui  avaient 
terminé  l'exil  du  roi ,  il  crut  le  moment  arrivé  de 
les  lui  rappeler  ^  Un  jour  donc  qu'Edwin  était  assis 


1.  Bede,  loc.  cit. 

2.  GoRiNi,  Défense  de  V Église,  t.  II,  p.  87.  —  Dans  cet  excellenl 
ouvrage  rien  ne  surpasse  la  réfutation  pied  à  pied  du  récit  de 
M.  Augustin  Thierry  sur  la  conversion  des  Anglo-Saxons.  Cf.  Fabeu, 
Life  ofS.  Edwin,  1844,  dans  la  série  des  Lives  ofthe  English  saints- 

3.  Selon  M.  Thierry,  «  ce  secret  avait  probablement  échappé  à 
Edwin  parmi  les  confidences  du  lit  nuptial.  »  Jiede  dit  précisément 


EN  NORTHUMBRIE.  461 

tout  seul  à  méditer,  dans  le  secret  de  son  cœur,  sur 
la  religion  qu'il  lui  faudrait  suivre,  l'évêque  entra 
tout  à  coup  et  lui  posa  la  main  droite  sur  la  tête , 
comme  l'avait  fait  l'inconnu  de  sa  vision,  en  lui  de- 
mandant s'il  reconnaissait  ce  signe  ' .  Le  roi  tremblant 
voulut  se  jeter  aux  pieds  de  Paulin,  qui  le  releva  et 
lui  dit  doucement  :  «  Eh  bien,  vous  voilà  délivré  des 
((  ennemi  s  que  vous  redoutiez ,  par  la  bonté  de  Dieu . 
((  Vous  voilà,  de  plus,  pourvu  par  lui  du  royaume  que 
((  vous  désiriez.  Souvenez-vous  d'accomplir  votre 
((  troisième  promesse,  qui  vous  oblige  à  recevoir  la 
((  foi  et  à  garder  ses  commandements.  C'est  ainsi 
<(  seulement  qu'après  avoir  été  comblé  de  la  faveur 
((  divine  ici-bas,  vous  pourrez  entrer  avec  Dieu,  en 
((  participation  du  royaume  céleste.  —  Oui,  »  ré- 
pondit enfin  Edwin,  ((  je  le  sens  ;  je  dois  et  je  veux 
être  chrétien.  »  Mais,  toujours  fidèle  à  son  caractère 
mesuré,  il  ne  stipula  que  pour  lui-même  :  il  dit 
qu'il  en  conférerait  avec  les  grands  nobles,  ses  amis, 
et  avec  ses  conseillers,  afin  que  s'ils  se  décidaient  à 
croire  comme  lui,  ils  fussent  tous  ensemble  consa- 
crés au  Christ  dans  la  fontaine  de  la  vie. 

Paulin  ayant  approuvé  ce  projet ,  le  parlement 


le  contraire,   sans  rien  affirmer.  «  Tandem  ut  verisimile  videtur 
didicit  (Paulinus)  in  spiritu,  quod  vel  quale  csset  oraculum  régi 
qnondam  cœlitus  ostensum.  »  Bede,  II,  12. 
1.  Bede,  II,  12. 

2(5. 


462  PREMIÈRE  MISSION 

iiortlium])rien,  ou,  comme  on  le  disait  alors,  le  con- 
seil des  sages  {Witena-gemot),  fut  assemblé  auprès 
d'un  sanctuaire  du  culte  national,  déjà  célèbre  du 
temps  des  Bretons  et  des  Romains,  à  Godmundham, 
aux  portes  d'York.  Chaque  membre  de  ce  grand 
conseil  national  fut  interrogé  à  son  tour  sur  ce  qu'il 
pensait  de  la  nouvelle  doctrine  et  du  nouveau  culte  ^ . 
Le  premier  qui  répondit  fut  le  grand  prêtre  des 
idoles,  nommé  Goïfi,  personnage  singulier  et  passa- 
blement cynique  :  «  Mon  avis,  »  dit-il,  ce  est  très  cer- 
((  tainement  que  la  religion  que  nous  avons  suivie 
((  jusqu'à  présent  ne  vaut  rien  ;  et  voici  ma  raison. 
((  Pas  un  de  vos  sujets  n'a  servi  nos  dieux  avec  plus 
((  de  zèle  que  moi ,  et  pourtant  il  y  a  une  foule  de 
((  gens  qui  ont  reçu  de  vous  beaucoup  plus  de  bien- 
ce  faits  et  de  dignités.  Or,  si  nos  dieux  n'étaient  pas 
(c  bons  à  rien ,  ils  auraient  fait  quelque  chose  pour 
((  moi  qui  les  ai  si  bien  servis.  Si  donc,  après  mûr 
((  examen,  vous  avez  trouvé  cette  nouvelle  religion 
((  qu'on  nous  prêche  plus  efficace,  hâtons- nous  de 
((  l'adopter.  » 

Un  des  grands  chefs  tint  un  autre  langage  où  se  ré- 
vèlent l'élévation  religieuse  et  la  mélancolie  poétique 
dont  étaient  souvent  pénétrées  les  âmes  de  ces  païens 
germaniques:  «  Tu  te  souviens  peut-être,  »  dit-il  au 
roi,  ((  de  ce  qui  arrive  quelquefois  dans  nos  soirées 

1.    BlîDE,   II,     13, 


EN  NORTHUMBRIE.  463 

((  d'hivor.  Tandis  que  tu  es  à  souper  avec  tes  comtes 
«  et  tes  fidèles  ^ ,  auprès  d'un  bon  feu,  et  qu'il  pleut, 
((  neige  et  vente  au  dehors,  un  passereau  entre  par 
((  une  porte  et  sort  à  tire-d'aile  par  l'autre  ;  pen- 
ce dant  ce  rapide  trajet,  il  est  à  l'abri  de  la  pluie  et 
((  des  frimas  ;  mais  après  ce  court  et  doux  instant  il 
((  disparaît,  et  de  l'hiver  il  retourne  à  l'hiver.  Telle 
((  me  semble  la  vie  de  l'homme,  et  son  cours  d'un 
((  moment,  entre  ce  qui  la  précède  et  ce  qui  la  suit, 
((  et  dont  nous  ne  savons  rien  ;  si  donc  la  nouvelle 
((  doctrine  peut  nous  en  apprendre  quelque  chose  de 
((   certain,  ell(*  mérite  d'être  suivie'.  » 

Après  beaucoup  de  discours  dans  le  même  sens, 
car  l'assemblée  paraît  avoir  été  unanime ,  le  grand 
prêtre  CoïTi  eut  une  meilleure  inspiration  que  celle 
de  ses  premières  paroles.  11  témoigna  le  désir  d'en- 
tendre Paulin  parler  du  Dieu  dont  il  se  disait  l'en- 
A  oyé.  L'évêque  prit  la  parole,  avec  la  permission  du 
roi.  Quand  il  eut  fini,  le  grand  prêtre  s'écria  :  «  De- 
ce  puis  longtemps  j'avais  compris  le  néant  de  ce  que 
((  nous  adorions ,  car  plus  je  m'efforçais  d'y  chercher 
((  la  vérité,  moins  je  l'y  trouvais.  Or  maintenant 
((  je  déclare  tout  haut  que  dans  cette  prédication  je 


l.Cum  diicibus  ac  minislris  tiiis...  Mit  thijnem  Ealdormannum 
and  Thegnum,  dit  la  traduction  de  Bede  faite  en  anglo-saxon  par  le 
roi  Alfred. 

2.  Bede,  U,   13. 


464  PREMIÈRE  MISSION 

((  vois  briller  la  vérité  qui  donne  la  vie,  le  salut  et  le 
((  bonh  eur  éternel .  Ainsi  donc  j  e  vote  pour  que  nous 
«  livrions  sur-le-champ  au  feu  et  à  la  malédiction 
«  les  autels  que  nous  avons  si  inutilement  consa- 
((  crés  ^ .  »  Aussitôt  le  roi  déclara  publiquement 
qu'il  adhérait  à  l'évangile  prêché  par  PauUn ,  qu'il 
renonçait  à  l'idolâtrie  et  qu'il  adoptait  la  foi  du  Christ. 
((  Mais  qui,  »  demanda  le  roi,  «  voudra  le  premier 
((  renverser  les  autels  des  anciens  dieux,  et  profaner 
((  leurs  enceintes  sacrées?  —  Moi,  »  répondit  le 
grand  prêtre  ;  sur  quoi  il  pria  le  roi  de  lui  donner 
des  armes  et  un  étalon ,  pour  mieux:  violer  la  règle 
de  son  ordre,  qui  lui  interdisait  le  port  d'armes  et 
toute  autre  monture  qu'une  cavale.  Monté  sur  le 
cheval  duroi,  ceint  d'une  épée,  etla  lance  à  la  main, 
il  galopa  vers  les  idoles,  et  à  la  vue  du  peuple  qui  le 
croyait  fou,  il  jeta  sa  lance  dans  l'intérieur  dutemple. 
Le  fer  profanateur  s'enfonça  dans  le  mur  ;  à  la  sur- 
prise des  spectateurs,  les  dieux  se  turent  et  le  sacri- 
lège demeura  impuni.  Alors  ils  obéirent  aux  exhor- 
tations du  grand  prêtre,  qui  leur  ordonna  d'abattre 
le  temple  et  de  le  brûler  -. 

Ces  choses  se  passaient  en  la  onzième  année  du 
règne  d'Edvvin.  Toute  lanoblesse  northumbrienneet 
une  grande  partie  du  peuple  suivirent  l'exemple  du 

1.  Bede,  U,  13. 

2.  Ibid.  Cf.  la  version  saxonne  citée  par  Lingard,  I,  30. 


EN  NORTHUMBRIE.  46o 

roi ,  qui  se  fit  baptiser  solennellement  le  jour  de 
Pâques  (627)  par  Paulin,  à  York,  dans  une  église  en 
bois,  bâtie  à  la  hâte  pendant  qu'on  le  préparait  au  bap- 
tême '.  Aussitôt  après,  il  fit  construire  autour  de  ce 
sanctuaire  improvisé  une  grande  église  en  pierre  qu'il 
n'eut  pas  le  temps  d'achever,  mais  qui  est  devenue 
depuis  l'admirable  Minster  d'York  et  la  métropole 
du  nord  de  l'Angleterre.  Cette  ville  d'York  avait 
déjà  été  célèbre  du  temps  des  Romains.  L'empereur 
Sévère  et  le  père  de  Constantin  y  étaient  morts.  Les 
Northumbriens  en  avaient  faitleur  capitale;  et  Edwin 
y  constitua  le  siège  de  l'épiscopat  dont  son  maître 
Paulin  était  revêtu.  Ainsi  se  trouva  réalisé  le  grand 
dessein  de  Grégoire  qui,  trente  ans  auparavant,  dès 
le  début  de  la  mission  anglaise,  avait  prescrit  à  Au- 
gustin d'envoyer  un  évêque  à  York  et  de  lui  confé- 
rer le  caractère  de  métropolitain  des  douze  évêchés 
sutlragants  dont  il  rêvait  déjà  la  fondation  dans  le 
nord  du  pays  conquis  par  les  Anglo-Saxons  -. 

Pendant  six  années,  le  roi  et  l'évêque  travaillèrent 
de  concert  à  la  conversion  du  peuple  northumbrien 
et  même  de  la  population  anglaise  des  régions  voi- 
sines. Les  chefs  de  la  noblesse  et  les  principaux  ser- 
viteur^ du  roi  se  firent  baptiser  les  premiers,  avec 
les  fils  du  premier  mariage  d'Edvvin.  L'exemple  d'un 

1.  Bedr,  h,  t4. 

2.  Ib'uL,  1,  29. 


466  PREMIÈRE  MISSION 

roi  était  d'ailleurs  loin  de  suffire,  chez  les  Anglo- 
Saxons,  pour  déterminer  la  conversion  de  tout  un 
peuple,  et,  pas  plus  qu'Etlielbertet  Augustin,  le  pre- 
mier roi  chrétien  et  le  premier  évêque  desNorthum- 
briens  ne  songèrent  à  employer  la  contrainte.  Il  leur 
fallut  sans  doute  plus  d'un  effort  pour  surmonter  la 
rudesse,  l'ignorance  ou  l'indifférence  des  Saxons 
païens.  Mais  les  consolation^  aussi  abondaient ,  car 
la  ferveur  de  ce  pauvre  peuple  et  sa  soif  du  baptême 
étaientsouvent  prodigieuses .  Paulin  étantvenu  avec  le 
roi  et  la  reine,  qui  raccompagnaient  maintes  fois  pen- 
dant ses  missions,  dans  une  certaine  villa  royale,  tout 
à  fait  au  nord,  ils  durent  tous  les  trois  y  demeurer 
trente-six  jours  de  suite  ,  et  pendant  tout  ce  temps 
l'évêque  ne  faisait  autre  chose  du  matin  au  soir  que 
de  catéchiser  la  foule  qui  affluait  de  tous  les  villages 
d'alentour,  puis  de  la  baptiser  dans  la  rivière  qui 
coulait  tout  auprès.  A  l'extrémité  opposée  du  pays, 
au  midi ,  on  donne  encore  -de  nos  jours  le  nom  de 
Jourdain  à  une  portion  du  cours  de  laDerwent,  près 
du  vieux  gué  romain  de  Malton ,  en  souvenir  des 
nombreux  sujets  d'Edwin  que  le  missionnaire  ro- 
main y  baptisa  ^ .  Partout  il  baptisait  dans  les  rivières 
ou  dans  les  fleuves ,  car  le  temps  manquait  pour 
construire  des  églises  -.  Cependant  il  bâtit  auprès  du 

1.  Times  du  17  mars  1865. 

2,  On  cite  encore,  parmi  ces  rivières  où  le  saint  évêque  baptisait 


EN  iNORTHUMBRIE.  467 

[)riiicipal  palais  d'Edwiii  une  église  de  pierre,  dont 
les  débris  calcinés  se  voyaient  encore  après  la  Ré- 
forme, ainsi  qu'une  grande  croix,  avec  cette  inscrip- 
tion :  Pauliniis  hic  prœdicavit  et  celchravit  ^ . 

Franchissant  les  frontières  du  royaume  de  Nor- 
thumbrie ,  Paulin  continua  le  cours  de  ses  prédica- 
tions chez  les  Angles  établis  au  midi  de  l'Humber, 
dans  la  province  maritime  de  Lindsay .  Là  aussi  il  bap- 
tisa beaucoup  de  monde  dans  le  Trent  ;  et  longtemps 
après,  les  vieillards  qui  avaient  eu  dans  leur  enfance 
le  bonheur  de  recevoir  le  baptême  de  ses  mains  se 
rappelaient  avec  une  respectueuse  tendresse  cet 
étranger  d'un  aspect  à  la  fois  vénérable  et  terrible, 
et  dont  la  haute  taille  un  peu  courbée ,  les  cheveux 
noirs,  le  nez  aquilin,  les  traits  amaigris  et  impo- 
sants frappaient  tous  les  regards  et  dénonçaient  l'ori- 
gine méridionale".  La  belle  église  monastique  de 
Southwell  consacre  le  souvenir  du  site  d'un  de  ces 
baptêmes  en  masse  ;  et  c'est  encore  à  la  mission  de 
l'évêque  PauKn  en  deçà  de  l'Humber  que  remonte 
la  fondation  de  cette  magnifique  cathédrale  de 
Lincoln,  qui  rivalise  avec  notre  admirable  cathédrale 


par  immersion  des  milliers  de  néophytes,  la  Glen,  dans  le  Norlhum- 
berland,  le  Svvale,  et  surtout  le  Derwent,  dans  ITorkshire. 

1.  A  Dewsbury,sur  les  bords  de  la  Calder.  kh}^ov.\),  Annales  Anrjlo- 
Saxonix,  ap.  Bolland.,  t.  VI  Oct.,  p.  118. 

2.  Bede,  II,  16. 


468  PREMIÈRE  MISSION 

de  Laon  par  la  position ,  qui  la  sm^passe  même  en 

grandeur  et  peut-être  en  beauté  ^ . 

Ce  fut  dans  l'église  en  pierre  (Bede  note  toujours 
avec  soin  ce  détail),  construite  par  Paulin  à  Lincoln, 
après  la  conversion  du  chef  saxon  de  cette  ville  avec 
toute  sa  maison,  que  Févêque  métropolitain  d'York 
dut  procéder  au  sacre  du  quatrième  successeur  d'Au- 
gustin sur  le  siège  métropolitain  de  Gantorbéry.  Cet 
Honorius  était,  comme  Paulin,  moine  du  mont  Gœlius 
à  Rome  et  l'un  des  premiers  compagnons  de  la  mis- 
sion de  saint  Augustin  en  Angleterre  ;  disciple  du 
pape  saint  Grégoire,  il  avait  appris  du  grand  pontife 
Fart  de  la  musique,  et  c'était  lui  qui  dirigeait  le 
chœur  des  moines  lors  de  la  première  entrée  des 
missionnaires ,  trente  ans  auparavant ,  à  Gantorbéry  ^ . 
Le  pape  régnant  alors  s'appelait  aussi  Honorius, 
premier  du  nom.  Il  envoya  le  pallium  à  chacun  des 
deux  métropolitains ,  et  prescrivit  que  quand  Dieu 
retirerait  à  lui  l'un  des  deux,  l'autre  pourrait  lui 
donner  un  successeur,  afin  d'éviter  le  retard  d'un 
recours  à  Rome,  si  difficile  à  cause  de  la  grande  dis- 
tance qu'il  fallait  franchir  par  terre  et  par  mer.  Dans 
l'éloquente  lettre  qui  accompagnait  cet  envoi,  il  rap- 


1.  Trois  des  plus  beaux  édifices  religieux  de  l'Angleterre  :  York, 
Lincoln  et  Soutliwell.  se  rattachent  ainsià  l'initiative  de  l'évêque  Pau- 
lin, Faber,  op.  cit. 

2.  HooK,  lAves  ofthe  Archbishops,  p.  53  et  111. 


EN  NORTHUMBRIE.  469 

pelle  au  nouvel  archevêque  que  le  grand  pape  Gré- 
goire a  été  son  maître  et  doit  rester  son  modèle ,  et 
que  toute  l'œuvre  des  archevêques  ses  prédécesseurs 
n'a  été  que  le  fruit  du  zèle  de  cet  incomparable  pon- 
tife'. 

Ce  même  pape  écrivit  au  roi  Edwin  pour  le  féli- 
citer de  sa  conversion,  ainsi  que  de  Tardeur  et  de  la 
sincérité  de  sa  foi,  et  poui:  l'exhorter  à  beaucoup  lire 
les  œuvres  de  saint  Grégoire,  qu'il  appelle  le  prédi- 
cateur des  Anglais  et  qu'il  recommande  au  roi  de 
prendre  pour  perpétuel  intercesseur  auprès  de  Dieu  - . 
^lais  quand  cette  lettre  arriva  en  Angleterre,  Edwin 
n'était  déjà  plus. 

Les  six  années  qui  s'écoulèrent  depuis  sa  conver- 
sion jusqu'à  sa  mort  comptent  assurément  parmi  les 


1.  Dilectissimo  fratri  Honorio  Honorius...  Exoramus  ut  vestram 
dilectionem  in  preedicatione  Evangelii  laboranlem  et  fructificantem 
sectantenique  inagistri  et  capitis  sui  sancti  Gregorii  regulam  perpeti 
stabilitate  confirmet  (redemptor)...  ut  fide  et  opère,  in  timoré  Del 
et  caritate,  vestra  adquisitio  decessorumque  vestrorum  quée  per  Do- 
mini  Gregorii  exordia  pullulata  convalescendo  amplius  extendatur... 
longa  terrarum  marisque  iiitervalla,  qiise  inter  nos  ac  vos  obsis- 
tunt,  ac  et  nos  condescendere  coegenint,  ut  nuUa  possit  ecclesiarum 
vestrarum  jactura  percujuslibet  occasionis  obtentum  quoquo  modo 
provenire  :  sed  potius  commissi  vobis  populi  devolionem  plenius 
propagare,  Ap.  Bkdam,  U,  18. 

2.  Prœdicatores  vestri...  Gregorii  fréquenter  leclione  occupati, 
prse  oculis  affectum  doctrinœ  ipsius,  quam  pro  vestris  animabus  li- 
benter  exercuit,  habetote  :  quatenus  ejus  oralio,  et  regnum  veslrum 
populumque  augeat,  et  vosomnipotentiDeoirreprehensibiles  reprœ- 
senlel.  Ibid.,  II,  17. 

MOINES  d'occ,  m.  27 


470  PREMIÈRE  MISSION 

plus  glorieuses  et  les  plus  heureuses  qu'il  ait  été 
donné  à  aucun  prince  anglo-saxon  de  connaître.  Il 
plaça  rapidement  la  Northumbrie  à  la  tête  de  l'Hep- 
tarchie.  Au  midi,  son  zèle  ardent  pour  la  foi  qu'il 
avait  embrassée  après  de  si  mûres  réflexions  dé- 
bordait jusque  sur  les  populations  qui,  sans  être 
soumises  à  son  autorité  directe ,  appartenaient  à  la 
même  race  que  ses  sujets,  ^^es  Est- Angles  ou  Anglais 
orientaux,  comme  on  Fa  vu,  lui  avaient  offert  de 
régner  sur  eux  et  il  avait  refusé.  Mais  il  usa  de  son 
ascendant  sur  le  jeune  roi,  qui  lui  devait  sa  cou- 
ronne ,  pour  le  déterminer  à  embrasser  la  religion 
chrétienne  avec  tout  son pay s.  Eorpwald  expiait  ainsi 
l'apostasie  de  son  père,  et  Edwin  payait  ainsi  la 
rançon  de  la  généreuse  pitié  que  la  royauté  est-an- 
glienne  avait  prodiguée  à  sa  jeunesse  et  à  son  exil. 

Au  nord,  il  étendit  et  consolida  la  domination 
anglo-saxonne  jusqu'à  l'isthme  qui  séparait  la  Calé- 
donie  de  la  Bretagne.  Il  a  laissé  une  trace  ineffaçable 
de  son  règne  .dans  le  nom  de  la  forteresse  construite 
par  lui  sur  le  rocher  qui  dominait  dès  lors  Fembou- 
chure  du  Forth  et  qui  dresse  encore  ses  flancs  som- 
bres et  alpestres ,  véritable  Acropole  du  nord  bar- 
bare, au  sein  de  la  grande  et  pittoresque  ville 
d'Edimbourg  [Edioin^s  hiirgh). 

A  l'ouest,  il  continua,  avec  moins  de  férocité 
cp'Ethelfrid,  mais  avec  non  moins  de  bravoure  et 


EN  NORTHUiMBRlE.  471 

clo  succès,  la  lutte  coutre  les  Bretons  de  Cambrie;  il 
les  poursuivit  jusque  clans  les  îles  du  détroit  qui  sé- 
pare la  Grande-Bretagne  de  l'Irlande  ;  il  s'empara  de 
l'île  de  Man  et  de  cette  autre  île  qui  avait  été  le  der- 
nier abri  des  Druides  contre  la  domination  romaine, 
et  qui,  à  partir  de  la  conquête  d'Edwin,  prit  le  nom 
de  la  race  victorieuse  des  Angles,  Angles-ey, 

A  l'intérieur  de  ses  États,  il  fit  régner  une  paix 
et  une  sécurité  si  inconnue  avant  et  après  son  règne 
qu'elle  passa  en  proverbe,  car  on  se  disait  que,  du 
temps  d'Edwin,  une  femme  avec  son  enfant  nou- 
veau-né aurait  pu  traverser  l'Angleterre  de  la  mer 
d'Irlande  à  la  mer  du  Nord  sans  rencontrer  quel- 
qu'un qui  lui  fît  le  moindre  tort.  On  lui  savait  gré 
de  ce  soin  si  minutieux  du  bien-être  de  ses  sujets, 
qui  le  portait  à  faire  suspendre  auprès  des  fontaines, 
sur  les  grands  chemins,  des  coupes  en  cuivre  pour 
que  les  passants  pussent  boire  à  leur  aise,  sans  que 
personne  songeât  à  les  voler,  soit  par  crainte,  soit 
par  amour  du  roi.  Aussi  personne  ne  lui  reprochait 
la  pompe  inusitée  qui  signalait  son  cortège,  non  seu- 
lement quand  il  allait  à  la  guerre,  mais  lorsqu'il 
chevauchait  paisiblement  à  travers  les  villes  et  les 
provinces,  en  faisant  porter,  au-devant  de  lui  et  au 
milieu  des  bannières  militaires,  la  lance  surmontée 
d'une  grande  touffe  de  plumes  que  les  Saxons  avaient 
empruntée  aux  légions  romaines  et  dont  ils  avaient 


472  PREMIÈRE  MISSION 

fait  Fétendard  sacré  du  Bretwalda  et  le  signe  de  la 

domination  suprême  dans  leur  confédération  \ 

Mais  toute  cette  grandeur  et  cette  postérité  al- 
laient s'engloutir  dans  une  catastrophe  subite. 

Il  y  avait  d'autres  Angles  que  ceux  de  Northum- 
brie  et  d'Est- Anglie  déjà  adoucis  ou  entamés  par  Fin- 
fluence  chrétienne  ;  il  y  avait  les  Angles  de  la  Mercie, 
c'est-à-dire  de  la  grande  région  centrale  qui  s'étendait 
de  FHamber  à  la  Tamise.  Le  royaume  de  Mercie 
était  le  dernier  Etat  né  de  la  conquête  anglo-saxonne  ; 
il  avait  été  fondé  par  ceux  des  envahisseurs  qui, 
trouvant  toutes  les  places  prises  sur  le  littoral  oriental 
et  méridional  de  File,  s'étaient  trouvés  contraints  de 
s'enfoncer  dans  Fintérieur.  Il  devint  le  centre  de  la 
résistance  païeime  et  de  ses  retours  offensifs  contre 
la  propagande  chrétienne  qui  aura  désormais  son 
foyer  principal  euNorthumbrie.  Les  païens  de  Mercie 
trouvèrent  un  chef  formidable  dans  la  personne  de 
Penda,  issu  de  race  royale,  ou,  comme  on  le  croyait 
alors,  du  sang  d'Odin,  et  roi  lui-même  pendant  vingt- 
deux  ans  (633-655) ,  mais  enflammé  de  toutes  les 
passions  de  la  barbarie  et  surtout  dévoré  de  jalou- 
sie contre  la  fortune  d'Edwin  et  la  puissance  des 

1.  Sicut  usque  hodie  in  proverbio  dicitur,  eliamsi  mulier  una  cum 
recens  nato  parvulo  vellet  lotam  perambulare  insulam  a  mari  ad 
mare,  nullo  se  lœdenle  valeret...  Erectis  slipilibus  œreos  caucos  sus- 
pendi  juberet...  Illud  genus  vexilli  quod  Romani  Tufam,  Angli  vero 
rMw/"appellant.  Bede,II,  16. 


EN  NORTHUMBRIE.  473 

Northiimbriens.  Depuis  la  conversion  d'Edwin,  ces 
instincts  farouches  s'étaient  renforcés  par  le  fana- 
tisme. Penda  et  les  Merciens  restaient  fidèles  au 
culte  d*Odin  dont  tous  les  rois  saxons  se  croyaient 
les  descendants.  Edwin  et  les  Northumbriens  n'é- 
taient plus  à  leurs  yeux  que  des  traîtres  et  des  apos- 
tats. Mais,  chose  plus  surprenante,  les  habitants  pri- 
mitifs de  l'île,  les  Bretons  chrétiens,  plus  nombreux 
en  Mercie  que  dans  tout  autre  royaume  anglo-saxon, 
partageaient  et  excitaient  la  haine  des  païens  saxons 
contre  les  néophytes  de  la  même  race.  Ces  vieux 
chrétiens,  on  ne  saurait  assez  le  redire,  toujours  exas- 
pérés contre  les  envahisseurs  de  leur  île,  ne  tenaient 
aucun  compte  de  la  foi  des  Angles  convertis  et  ne  vou- 
laient à  aucun  titre  entrer  en  communion  avec  eux  ^ . 
Les  Bretons  de  Gambrie,  restés  indépendants,  mais 
toujom^s  menacés ,  vaincus  et  humiliés  depuis  près 
d'un  siècle  par  Ida,  Ethelfrid  et  Edvvin,  professaient 
et  nourrissaient  leur  antipathie  avec  encore  plus  de 
fm^eur  que  les  autres'.  Leur  chef,  Geadvvalla  ou 
Cadwallon,  le  dernier  héros  de  la  race  celtique  en 
Bretagne,  d'abord  vaincu  par  Edwin  et  forcé  de  se 
réfugier  en  Irlande  et  en  Armorique  ^ ,  en  était  re- 
venu avec  un  redoublement  de  rage  et  des  auxi- 

1.  Bede,  If,  20. 

2.  LAPPE^BERG,  t.  I,  p.  159.  —  L\  Bouderie,  oj).  cit.,  p.  216. 

3.  Voir  ses  aventures  assez  amusantes,  dans  Richard  de  Cirences- 
TER,  t.  II,  p.  32. 


474  PREMIERE  MISSION 

liaires  de  race  celtique  pour  reprendre  la  lutte 
contre  les  Northumbriens.  Il  réussit  à  faire  alliance 
avec  Penda  contre  l'ennemi  commun.  Sous  ces  deux 
chefs,  une  immense  armée,  où  les  Bretons  chrétiens 
de  Cambrie  coudoyaient  les  païens  de  Mercie,  en- 
vahit la  Northumbrie.  Edwinles  attendait  à  Hatfield, 
sur  la  frontière  méridionale  de  son  royaume.  Il  y 
fut  écrasé.  Il  périt  glorieusement  les  armes  à  la 
main,  à  peine  âgé  de  quarante-huit  ans  (14  octobre 
633),  d'une  mort  qui  lui  a  mérité  d'être  compté 
parmi  les  martyrs  ' .  L'ainé  de  ses  fils  périt  avec  lui  ; 
l'autre,  prisonnier  de  Penda,  qui  lui  avait  promis  la 
vie  sous  serment,  fut  égorgé  par  ce  parjure.  La 
Northumbrie  fut  mise  à  feu  et  à  sang,  et  la  nou- 
velle chrétienté  complètement  anéantie.  Le  plus 
barbare  des  persécuteurs  ne  fut  pas  l'idolâtre  Penda, 
mais  bien  le  chrétien  Cadwallon,  qui  parcourut  pen- 
dant une  année  entière  toutes  les  provinces  de  la 
Northumbrie,  en  massacrant  tout  ce  qu'il  rencon- 
trait, en  livrant  même  les  femmes  et  les  enfants  à 
d'atroces  tortures  avant  de  les  mettre  à  mort.  Il  était, 
dit  Bede ,  résolu  à  extirper  du  sol  de  la  Bretagne  la 
race  des  Anglais,  dont  le  christianisme  récent  n'ins- 
pirait que  le  mépris  ou  le  dégoût  à  ce  vieux  chré- 
tien enivré  de  sang  et  d'un  patriotisme  féroce". 

1,  AcT,  SS.  BoLLAND,  die  12  octobris. 

2.  Bede,  II,  20.  Cf.  RI,  1. 


EN  NORTHUMBRIE.  475 

On  ne  sait  pourquoi  la  Nortliumbric ,  après  la 
mort  d'Edwin  et  de  ses  fils,  ne  fut  pas  conquise  et 
partagée  par  les  vainqueurs  ;  mais  elle  demeura  di- 
visée, asservie  et  replongée  dans  le  paganisme.  La 
Deïra  échut  à  Osric,  cousin  germain  d'Edwin;  la 
Bernicie  à  Eanfrid,  l'un  des  fils  d'Etlielfrid,  revenu 
de  son  exil  d'Ecosse.  Tous  deux  avaient  reçu  le  bap- 
tême :  l'un  avec  son  cousin,  à  York;  l'autre,  de  la 
main  des  moines  celtiques  d'Iona.  Mais  une  réaction 
païenne  avait  été  la  conséquence  inévitable  de  la 
catastrophe  du  premier  roi  chrétien  dans  l'es- 
prit des  Northumbriens.  Les  deux  princes  cédè- 
rent à  cette  l'éaction  et  renièrent  leur  baptême. 
Ils  n'y  gagnèrent  rien.  Le  roi  de  Deïra  fut  tué  en 
combattant  les  Bretons,  et  le  roi  de  Bernicie  égorgé 
dans  une  entrevue  qu'il  avait  sollicitée  du  sauvage 
Cadwallon. 

L'évêque  Paulin  ne  se  crut  pas  obligé  de  rester 
témoin  de  tant  d'horreurs.  Il  ne  songea  qu'à  mettre 
en  sûreté  la  veuve  du  roi  Edwin,  cette  douce  Elhel- 
burge  qui  lui  avait  été  confiée  par  son  frère  pour 
un  autre  destin;  il  la  ramena  par  mer  dans  le 
royaume  de  ce  frère,  avec  la  fille  et  les  deux  der- 
niers fils  qu'elle  avait  eus  d'Edwin.  Même  auprès  de 
son  frère,  le  roi  de  Kent,  elle  craignit  de  les  garder 
en  Angleterre  ;  voulant  elle-même  consacrer  son  veu- 
vage à  Dieu,  elle  les  confia  au  roi  des  Francs,  Dago- 


476  PREMIÈRE  MISSION 

bert,  son  cousin',  auprès  de  qui  ils  moururent  en 
bas  âge.  Quant  à  Paulin,  qui  n'avait  laissé  à  la  garde 
de  son  église  d'York  qu'un  courageux  diacre  italien 
dont  il  sera  parlé  plus  tard,  il  trouva  le  siège  épis- 
copal  de  Rochester  vacant  par  suite  de  la  mort  du 
moine  romain  qui  en  était  titulaire  et  qui,  envoyé 
par  le  primat  auprès  du  pape,  venait  de  se  noyer 
dans  la  Méditerranée.  Paulin  fut  pourvu  de  cet  évê- 
ché  par  le  roi  et  par  l'archevêque  Honorius  qu'il 
avait  lui-même  sacré  à  Lincoln:  il  y  mourut  loin  de 
son  pays  natal,  après  avoir  travaillé  pendant  qua- 
rante-trois ans  à  la  conversion  des  Anglais. 

Ainsi  semblait  s'écrouler  en  un  jour  et  pour  jamais, 
avec  la  prépondérance  militaire  et  politique  de  la 
Northumbrie,  l'édifice  si  laborieusement  élevé,  dans 
le  nord  de  l'Angleterre,  par  le  noble  et  sincère 
Edwin,  par  la  douce  et  dévouée  Ethelbm^ge,  par  le 
patient  et  infatigable  Paulin,  par  tant  d'efforts  et  de 

1.  Voici  le  tableau  de  la  parenté  entre  la  reine  de  Northumbrie 
et  le  roi  d'Auslrasie. 

CLOT  AIRE  I. 


( s 

CAUIREI'.T,  CIHLPÉl'.IC   I. 

roi  de  Paris.  1 

I  I 

BEUTHE,  CLOTAIUE    II. 

épouse  d'Éthelbert.  1 

ETHELBUnCE,  DAGOBEUT  I. 

épouse  d'Edwin. 

Dagobert  monta  sur  le  trône  d'Austrasie  en  628,  trois  ans  après 
le  mariage  d'Ethelburge. 


EN  NORTHUMBRIE.  477 

sacrifices  connus  de  Dieu  seul.  La  dernière  et  la  plus 
précieuse  conquête  d'Edwin  ne  devait  pas  non  plus 
lui  survivre.  Son  jeune  protégé,  le  roi  des  Angles 
de  l'Est,  à  peine  converti,  tomba  sous  le  poignard 
d'un  assassin,  et,  comme  la  Northumbrie,  l'Est- An- 
glie  retomba  tout  entière  dans  la  nuit  de  l'idolâtrie  ^ . 

Après  trente-six  années  d'efforts  continuels,  les 
missionnaires  monastiques  envoyés  par  saint  Gré- 
goire le  Grand  n'avaient  réussi  à  fonder  quelque 
chose  que  dans  le  petit  royaume  de  Kent.  Partout 
ailleurs,  ils  avaient  échoué.  Sur  les  six  autres 
royaumes  de  FHeptarchie ,  trois ,  ceux  des  Saxons 
du  Sud  et  de  l'Ouest  et  des  Angles  du  Centre*,  leur 
étaient  demeurés  inaccessibles.  Les  trois  derniers, 
ceux  des  Saxons  de  l'Est,  des  Angles  de  l'Est  et  du 
Nord%  leur  avaient  successivement  échappé. 

Et  cependant,  excepté  le  courage  surnaturel  qui 
fait  rechercher  ou  braver  le  martyre,  aucune  vertu 
ne  semble  leur  avoir  fait  défaut.  Aucun  témoignage, 
aucun  soupçon  ne  s'élève  contre  l'invincible  charité 
de  leur  âme,  la  fervente  sincérité  de  leur  foi,  la 
pureté  irréprochable  de  leurs  mœurs ,  le  glorieux 
désintéressement,  l'infatigable  activité,  la  constante 
abnégation,  l'austère  piété  de  toute  leur  vie. 


1.  BEDE,  n,  15. 

2.  Wessex,  Sussex,  Mercie. 

3.  Essex,  Est-Ânglie,  Northumbrie, 

27. 


478  PREMIERE  MISSION 

Comment  donc  s'expliqncr  leur  échec  et  l'avor- 
tement  successif  de  leurs  laborieuses  tentatives? 
Peut-être  eurent-ils  le  tort  de  ne  pas  assez  imiter 
Notre-Seigneur  Jésus-Christ  et  ses  apôtres,  de  ne  pas 
assez  prêcher  aux  petits  et  aux  pauvres,  de  ne  pas 
assez  braver  la  colère  des  grands  et  des  puissants. 
Peut-être  eurent-ils  le  tort  de  s'adresser  trop  exclusi- 
vement aux  rois  et  aux  chefs  de  guerre,  de  ne  rien  en- 
treprendre, rien  tenter  sans  le  concours  ou  contre  la 
volonté  de  la  puissance  séculière  \  De  là  sans  doute 
ces  péripéties,  ces  réactions,  ces  rechutes  subites  et 
complètes  dans  l'idolâtrie  qui  éclataient  à  la  mort  de 
leurs  premiers  protecteurs  ;  de  là  encore  ces  accès  de 
timidité,  de  découragement  et  de  désespoir  où  on  les 
voit  tomber  sous  le  coup  des  révolutions  et  des  mé- 
comptes de  leur  carrière.  Peut-être  enfin  n'eurent-ils 
pas  tout  d'abord  l'intelligence  du  caractère  national 
des  Anglo-Saxons  et  ne  surent-ils  pas  gagner  et  maî- 
triser les  âmes  en  conciliant  leurs  habitudes  ou  leurs 
idées  itahennes  avec  la  rudesse,  l'indépendance,  la 
virile  énergie  des  populations  de  race  germaine. 

Toujours  est-il  qu'il  fallait  du  sang  nouveau  pour 
infuser  une  vie  nouvelle  dans  les  germes  épars  ou 
incomplets  de  la  chrétienté  anglo-saxonne,  pour  con- 
tinuer et  achever  l'œuvre  des  missionnaires  monas- 
tiques du  mont  Cœlius.  Ceux-ci  auront  toujours  la 

1,  LiNGARD,  Anglo-Saxon  Church  t.  I,  p.  40,  74. 


EN  NORTHUMBRIE.  479 

gloire  d'avoir  les  premiers  abordé,  défoncé,  ense- 
mencé ce  sol  fécond,  mais  rebelle;  d'autres  vont 
venir  arroser  de  leurs  sueurs  les  champs  qu'ils  ont 
préparés  et  récolter  la  moisson  qu'ils  ont  semée. 
Mais  les  fils  de  saint  Grégoire  n'en  demeureront  pas 
moins  devant  Dieu  et  les  hommes  les  premiers  ou- 
vriers de  la  conversion  du  peuple  anglais.  Ils  ne 
déserteront  pas  d'ailleurs  leur  tache.  Comme  des 
navigateurs  retranchés  dans  un  fort  construit  à  la 
hâte  sur  la  plage  qu'ils  veulent  conqué^^ir,  ils  se 
concentreront  dans  leurs  premières  et  indestruc- 
tibles fondations  de  Cantorbc'Tv,  dans  le  monastère 
métropolitain  de  l'église  du  Christ  et  le  monastère 
extra  muros  de  Saint-Augustin  ;  ils  y  maintiendront 
le  dépôt  des  traditions  romaines  et  de  la  règle  béné- 
dictine en  même  temps  que  cette  citadelle  de  Pauto- 
rité  apostolique  qui  a  été  pendant  des  siècles  le  cœur 
et  la  tête  de  l'Angleterre  catholique. 


APPENDICE 


lONA. 

(notes  d'une  visite  faite  en   AOUT  18G2.) 

(Voir  pages  151  et  305.) 

To  each  voyager 

Some  ragged  child  liolds  up  for  sale  a  store 

Of  wave  worn  pebbles... 

How  sad  a  welcome! 

Where  once  came  monk  and  nun  vith  genlle  stir 

Blessings  lo  give,  news  ask,  or  suit  prcfer... 

Think,  proud  philosopher! 
Fallen  though  she  be,  tliis  Glory  of  the  West, 
Still  on  her  sons  Ihe  beams  of  mercy  shine; 
And  hopes,  perhaps,  more  heavenly  bright  than  thine, 
A  grâce  by  tliee  unsought,  and  unpossess'd, 
A  faith  more  lixed,  a  rapture  more  divine. 
Shall  gild  their  passage  to  eternal  rest. 

WOUDSWOUTII. 

Le  voyageur  qui  arrive  à  lona  avec  l'espoir  d'y  trouver 
d'imposantes  ruines  ou  des  sites  pittoresques  est  singu- 
lièrement trompé  dans  son  attente.  Rien,  comme  on  Ta 
dit  dans  le  texte,  de  moins  attrayant  que  cette  île,  du 
moins  au  premier  abord.  A  la  vue  de  cette  surface  plate 
et  dénudée,  on  éprouve  la  sensation  pénible  que  rend  si 


APPENDICE.  481 

bien  le  mot  intraduisible  bleak,  et  l'on  détourne  invo- 
lontairement les  yeux  de  cette  plage  basse  et  sablonneuse 
pour  les  reporter  sur  les  hautes  montagnes  des  îles  et 
des  côtes  voisines.  A  la  longue,  cependant,  il  se  dégage 
de  l'ensemble  modeste  et  grave,  calme  et  solitaire,  d'un 
lieu  si  célèbre  dans  l'histoire  des  choses  de  l'âme,  une 
impression  douce  et  salutaire.  On  se  sent  un  peu  re- 
monté et  on  se  dirige,  à  travers  le  pauvre  village  qui  est 
le  seul  lieu  habité  de  l'île,  vers  les  ruines  dont  on  a  lu 
tant  de  savantes  et  splendides  descriptions.  Ici  encore 
nouveau  mécompte.  Ces  ruines  n'ont  rien  d'imposant, 
rien  surtout,  absolument  rien  qui  rappelle  saint  Co- 
lumba,  si  ce  n'est  deux  ou  trois  inscriptions  en  langue 
irlandaise  [eirsch  ou  erse),  qui  était  celle  dont  il  se  ser- 
vait. Mais  elles  n'en  offrent  pas  moins  un  grand  intérêt 
à  l'archéologue  catholique,  puisqu'elles  se  rattachent 
toutes  aux  fondations  claustrales  ou  ecclésiastiques  qui 
ont  succédé  au  monastère  de  Columba.  En  se  dirigeant 
au  nord,  après  être  sorti  du  village,  on  arrive  d'abord 
aux  débris  d'un  couvent  de  chanoinesses,  fondation  pos- 
térieure au  douzième  siècle,  mais  qui  avait  survécu 
quelque  peu  à  la  Réforme;  transformée  en  écurie,  puis 
en  carrière,  l'église  découverte  subsiste  encore  et  on 
y  voit  le  tombeau  de  la  dernière  prieure,  Anna  Mac 
Donald;  de  la  race  des  Lords  ofthe  isles,  morte  en  1543. 
De  là  on  passe  au  célèbre  cimetière,  qui  fut  pendant  tant 
de  siècles  le  dernier  asile  des  rois  et  des  princes,  des 
nobles  et  des  prélats,  des  chefs  de  clans  et  de  commu- 
nautés de  toutes  les  contrées  voisines,  et,  comme  le  dit 


482  APPENDICE, 

un  rapport  fait  en  1594,  u  des  meilleures  gens  de  toutes 
les  îles,  et  par  conséquent  le  lieu  le  plus  saint  et  le  plus 
honorable  de  l'Ecosse.  »  A  cette  époque,  on  y  voyait 
encore  trois  grands  mausolées  avec  ces  inscriptions  : 

TUMULUS   REGUM   SCOTLE. 
TUMULUS    REGUM   HIBERNLE. 
TUMULUS   REGUM   NORWEGLE. 

Il  y  avait  même  le  tombeau  d'un  roi  de  France,  dont 
on  ne  donne  pas  le  nom,  mais  qui  aurait  abdiqué  avant 
sa  mort. 

On  ne  montre  plus  que  l'emplacement  de  ces  mau- 
solées. Une  tradition  plus  ou  moins  authentique  fixe  à 
huit  le  nombre  des  rois  ou  princes  norwégiens  enterrés 
à  lona;  à  quatre  celui  des  rois  d'Irlande,  et  à  quarante- 
huit  celui  des  rois  écossais.  Mais  tous  les  historiens  sont 
d'accord  pour  constater  qu'Iona  fut  depuis  les  temps 
fabuleux  de  Fergus  jusqu'à  Macbeth,  la  sépulture  or- 
dinaire des  rois  et  des  seigneurs  de  race  scotique,  et 
même  de  quelques  princes  saxons,  tels  que  Egfrid,  roi 
des  Northumbriens,  mort  en  685^ .  Shakspeare,  avec  sa 
fidélité  ordinaire  aux  traditions  nationales,  n'a  pas  man- 
qué de  faire  transporter  le  corps  de  la  victime  de  Mac- 
beth à  lona^. 

La  sépulture  royale  ne  fut  transférée  à  l'abbaye  de 


1.  Ejus  corpus  in  Hii  insula  Columbce  sepultum.  Simeon  Dunelm,  ap. 
TwYSDEN,  Scriptor.,  p.  3. 

2.  Voir  le  passage  cité  p.  294,  note  1. 


APPENDICE.  483 

Diimfemline  que  par  Malcolm  Ganmore,  le  vainqueur  et 
le  successeur  de  Macbeth,  et  le  mari  de  sainte  Margue- 
rite. 

Aujourd'hui,  ce  cimetière  contient  huit  ou  neuf  ran- 
gées de  tombes  plates  très  serrées  les  unes  contre  les 
autres.  La  plupart  sont  en  pierre  bleue  et  revêtues  de 
figures  sculptées  en  relief,  d'inscriptions  et  d'armoiries. 
On  y  distingue  sur  plusieurs  d'elles  la  galère  qui  servait 
d'enseigne  héraldique  aux  Mac  Donald,  seigneurs  des  îles, 
la  plus  grande  maison  du  nord  de  l'Ecosse.  Parmi  elles 
se  voit  la  tombe  de  celui  qui  fut  le  contemporain  du  grand 
roi  Robert  Bruce  et  le  héros  du  poème  de  Walter  Scott, 
mort  en  1387.  On  voit  encore  les  tombes  armoriées  des 
Mac  Dougall,  seigneurs  de  Lorn,  des  Mac  Leod,  des  Mac 
Kinnon,  des  Mac  Quarie,  et  surtout  des  Mac  Lean,  c'est- 
à-dire  de  tous  les  chefs  de  clans  des  régions  voisines, 
puis  plusieurs  tombes  d'évéques,  de  prieurs  et  d'autres 
ecclésiastiques  du  quinzième  et  du  seizième  siècle. 

Au  centre  du  cimetière  s'élève  une  chapelle  ruinée, 
dite  de  Saint-Oran,  d'après  le  nom  du  premier  des 
moines  irlandais  qui  mourut  après  leur  débarquement 
dans  l'île.  Elle  est  longue  d'une  trentaine  de  pieds  sur 
quinze  de  large,  avec  un  assez  beau  portail  occidental 
à  plein  cintre.  C'est  le  monument  le  plus  intéressant  et 
peut-être  le  plus  ancien  de  l'île;  car  il  passe  pour  avoir 
été  construit  par  la  sainte  reine  Marguerite,  femme  de 
Malcolm  Canmore  (f  1093),  mère  du  roi  saint  David, 
l'une  des  plus  touchantes  figures  de  l'histoire  d'Ecosse 
et  de  la  chrétienté,  régénératrice  de  la  foi  et  de  la  piété 


484  APPENDICE, 

en  Ecosse,  et  animée  d'une  grande  dévotion  envers  saint 
Columba  par  l'intervention  duquel  elle  avait  obtenu  son 
unique  enfant  après  une  longue  stérilité'. 

Avant  d'arriver  au  cimetière  et  en  le  quittant  on  ren- 
contre deux  grandes  croix  de  pierre,  d'un  seul  bloc  et 
de  douze  à  quatorze  pieds  de  haut  :  l'une  dite  des  Mac 
Lean,  et  l'autre  de  saint  Martin,  les  seules  qui  restent 
des  trois  cent  soixante  qu'on  dit  avoir  autrefois  existé 
dans  Tîle,  Toutes  deux,  plantées  dans  un  piédestal  de 
granit  rouge,  sont  d'une  forme  élancée,  recouvertes 
d'ornements  sculptés,  d'un  style  à  la  fois  gracieux  et 
bizarre,  que  la  mousse  dispute  aux  regards.  L'une  d'elles, 
celle  des  Mac  Lean,  passe  pour  avoir  été  celle  dont  parle 
Adamnan,  dans  la  Vie  de  Columba.  On  se  demande  com- 
ment, avec  les  moyens  en  usage  à  une  époque  si  re- 
culée, l'on  a  pu  équarrir,  sculpter,  transporter  et  dresser 
des  blocs  de  granit  d'une  telle  dimension^. 

On  arrive  enfin  à  l'église  cathédrale  ou  plutôt  abba- 
tiale, vaste  édifice  oblong,  en  granit  rouge  et  gris,  de 
cent  soixante-dix  pieds  de  longueur  sur  soixante-dix  de 
large  dans  le  transsept,  ruiné  et  sans  toit  comme  tous 
les  autres,  mais  ayant  conservé  tous  ses  murs  et  plusieurs 
grosses  colonnes  cylindriques  rudement  imagées,  avec 
les  tombes  d'un  abbé  du  clan  des  Mac  Kinnon  en  1500, 
et  de  divers  chefs  des  Mac  Lean.  Sur  la  croisée  du  trans- 


i.  FonDUN,  Scoti-c/ironicon,  v.  37.  Reeve's  Adamnan,  p.  xxx  et  cdx. 

2.  Ces  croix  sont  reproduites  avec  une  grande  exactitude  dans  le 
tome  n  du  grand  et  bel  ouvrage  de  M.  Stuart,  que  nous  avons  déjà  signalé, 
à  nos  lecteurs,  Sculptured  Stones  of  ScoUand. 


APPENDICE.  485 

sept  s'élève  une  tour  cariée  qui  se  voit  d'assez  loin  en 
mer  et  qui  est  éclairée  par  des  fenêtres  pourvues  de  clô- 
tures en  pierres,  ajourées  ou  découpées  en  losanges  et  en 
cercles  au  lieu  de  vitraux,  comme  il  s'en  trouve  encore 
à  Villers,  en  Brabant,  et  à  Saint-Yinoent  et  Anastase, 
près  de  Rome'.  Le  chevet  du  chœur  est  carré,  et  ne  doit 
pas  remonter  au  delà  du  quatorzième  siècle;  mais  d'au- 
tres parties  de  l'église  sont  du  douzième  et  du  treizième^ 
Elle  offre,  comme  la  belle  église  abbatiale  de  Kelso, 
dans  l'Ecosse  méridionale,  cette  particularité  curieuse 
que  le  chœur  est  deux  fois  plus  long  que  la  nef. 

I/aspect  sombre  et  triste  de  toutes  ces  ruines  provient 
en  partie  de  l'absence  de  toute  verdure  et  de  ce  lierre 
qui,  surtout  dans  les  îles  Britaniques,  forme  l'attrayante 
parure  des  débris  du  passé. 

Cette  église  devint,  au  quatorzième  siècle,  la  cathé- 
drale de  l'évêché  des  îles.  Cet  évêché  était  celui  dont  le 
titulaire  résida  plus  tard  à  Man,  l'une  des  Sudetr-i/s, 
c'est-à-dire  des  îles  situées  au  sud  du  promontoire  d'Ard- 
namurchan,  et  distinctes  des  Nordemeys,  au  nord  de  ce 
cap,  division  qui  date  du  temps  des  Norw  égiens.  De  là 
le  titre  à'Episcopus  Sodorensis,  et  en  anglais  Sodor  et 
Man.  lona  devint  la  cathédrale  de  l'évêché  pour  les  îles 
restées  écossaises,  après  la  réunion  de  Man  à  l'Angleterre 
par  Edouard  I". 

Après  la  réforme  et  la  suppression  de  tous  les  évêchés 


i.  Voir  sur  ces  fenestrages  en  pierre  les  curieux  travaux  de  M.  Albert 
Lcnoir,  dans  son  Architecture  monastique,  V  partie,  p.  433  et  301,  et  de 
M.  Éd.  Didron,  Annales  archéologiques,  t.  XXII,  p.  45  et  201. 


486  APPEiNDICE. 

et  monastères,  décrétée  en  i^Qi  par  \r  Convention  des 
États,  le  synode  calviniste  d'Argyle  livra  tous  les  édi- 
fices sacrés  d'ïona  à  une  horde  de  pillards  qui  les  rédui- 
sirent à  l'état  oii  on  les  voit  encore.  Pendant  tout  le 
huitième  siècle,  les  ruines  et  le  cimetière  étaient 
abandonnés  à  la  vaine  pâture,  la  cathédrale  servait  d'é- 
table;  et  ainsi  se  trouvait  accomplie  une  prophétie  en 
vers  irlandais  attribuée  à  saint  Golumba,  d'après  laquelle 
un  temps  devait  venir  où  les  chants  des  moines  seraient 
remplacés  par  les  mugissements  des  bœufs.  Alors  dispa- 
rurent les  trois  cent  soixante  croix  qui  couvraient  le  sol 
de  l'île  sainte,  et  dont  la  plupart  furent  jetées  à  la 
mer.  Quelques-unes  furent  transportées  à  Mull  et  dans 
les  îles  voisines,  et  l'on  en  montre  une  à  Gampbelton,  qui 
est  un  monolithe  de  granit  bleu  revêtu  de  sculptures.  Dans 
cette  mêm.e  île  de  Mull,  on  remarque  une  ligne  de  colonnes 
isolées  se  dirigeant  vers  le  point  où  Ton  s'embarquait 
pour  lona,  et  destinée,  selon  la  tradition  locale,  à  guider 
les  pèlerins  d'autrefois  vers  l'île  sacrée.  (Note  du  Ré- 
vérend Th .  Maclauchlan ,  à  la  Société  des  Antiquaires 
d'Ecosse,  en  février  18G3.) 

Depuis  1693  l'île  appartient  aux  ducs  d'Argyle,  chefs 
du  grand  clan  des  Gampbells,  qui  font  veiller  à  la  garde 
des  ruines.  Elle  leur  rapporte  un  revenu  annuel  d'en- 
viron 300  livres  sterling  (7,500  fr.).  Elle  renferme  une 
population  de  350  habitants,  tous  presbytériens.  Cette 
population  si  restreinte,  qui  ne  vit  que  du  pro- 
duit de  la  pêche  et  de  quelques  maigres  champs  fumés 
avec   du  varech,  où  croissent  des  pommes  de  terre, 


APPENDICE.  487 

de  l'orge  et  du  seigle,  mais  où  l'avoine  même  ne  réus- 
sit pas,  offre  cependant  le  curieux  spectacle  qui  se  re- 
trouve jusque  dans  les  moindres  villages  de  l'Ecosse  ;  elle 
a  deux  églises  et  forme  deux  congrégations  :  l'une  dé- 
pendante du  culte  officiel  ou  établi,  dont  les  ministres 
sont  désignés  par  les  patrons  laïques  et  vivent  des  anciens 
biens  d'église;  et  l'autre  ralliée  à  la  Free  Kirk,  c'est-à- 
dire  au  culte  dont  les  ministres  sont  élus  et  entretenus 
par  des  offrandes  volontaires. 

On  peut  consulter  sur  cette  île  célèbre  d'abord  le  rap- 
port de  l'archidiacre  Munro  en  1594,  puis  le  voyage 
de  Johnson  aux  Hébrides  :  Pennant's,  Tour  in  the  Hé- 
brides; "^.X).  Graham,  Antiquities  of  lona,  London, 
1850,  in-4'-  avec  planches;  puis  une  bonne  notice 
dans  le  Gentleman' s  Magazine,  de  novembre  1861  ; 
et  enfin  un  volume  très  complet,  avec  beaucoup  de 
planches,  publié  depuis  la  première  édition  de  notre 
livre,  et  intitulé  :  The  Cathedral  of  lona,  by  Messrs. 
BucKLERS,  architects,  ivith  some  account  of  the  Early 
Cellic  Church  and  the  mission  of  saint  Columba,  par 
le  docteur  Ewixg,  évêque  anglican  d'Argyll  et  des  Iles. 
Londres,  1866. 

Nous  ne  saurions  quitter  lona  sans  ajouter  un  mot 
sur  Pile  voisine  de  Staffa,  qui  renferme  la  fameuse 
grotte  de  Fingall.  Cette  grotte,  selon  une  légende  re- 
cueillie par  des  voyageurs  allemands,  aurait  été  habitée 
et  même  creusée  dans  le  roc  par  saint  Columba.  Elle  n'a 
été  réellement  connue  et  signalée  au  monde  que  par  la 
visite  de  sir  Joseph  Banks,  en  août  1772.  On  n'en  voit 


488  APPENDICE, 

aucune  mention  antérieure,  pas  même  dans  le  pre- 
mier voyage  du  grand  Johnson  aux  Hébrides,  quoi- 
qu'elle soit  en  vue  d'Jona,  qui  ferme  l'horizon  au  midi 
quand  on  est  dans  la  grotte,  ce  qui  a  inspiré  à  Walter 
Scott  ces  beaux  vers  : 

Where  as  to  shame  Ihe  temples  deck'd 

By  skill  of  earthly  architect, 

Nature  herself,  it  seems,  would  raise 

A  Minsier  to  her  maker's  praise... 

Nor  doth  its  enlrance  front  in  vain, 

To  old  lona's  holy  fane, 

Tliat  nature's  voice  might  seem  to  say, 

«  Well  hast  thou  done,  frail  ctiild  of  clay! 

Thy  humble  powers  that  stately  shrine, 

Task'd  high  and  hard  —  but  witness  mine!  » 

Les  Anglais  et  tous  les  voyageurs  en  général  pro- 
fessant un  grand  enthousiasme  pour  cette  grotte  qui, 
comme  chacun  sait,  forme  une  immense  voûte  où  pé- 
nètre la  mer,  et  qui  repose  sur  des  rangées  de  colonnes 
polygonales  et  symétriques  en  basalte,  disposées  comme 
les  cellules  d'une  ruche.  Sir  Robert  Peel,  dans  un  dis- 
cours de  1837,  a  comparé  les  pulsations  des  flots  de 
l'Atlantique,  qui  se  précipitent  dans  ce  sanctuaire,  aux 
sons  majesteux  de  l'orgue,  mais,  ajoute-t-il,  l'harmo- 
nie solennelle  de  ces  vagues  chante  les  louanges  du 
Seigneur  sur  une  note  bien  autrement  sublime  que 
tous  les  sons  des  instruments  humains.  Ce  bruit  est 
en  effet  ce  qu'il  y  a  de  plus  grandiose  dans  ce  site 
célèbre.  Le  reste  est  une  merveille  de  la  nature  fort 


APPENDICE.  489 

inférieure,  ce  nous  semble,  aux  merveilles  de  l'art,  et 
surtout  de  l'art  chrétien.  La  grotte  de  Fingall  n'a  que 
soixante-six  pieds  de  haut  sur  quarante-deux  de  large 
et  deux  cent  vingt-sept  de  long.  Qu'est-ce  que  cela  au- 
près de  nos  grandes  cathédrales  et  de  certaines  église^ 
monastiques  telles  que  Gluny  ou  Vezelay? 


II 

CONCLUSIONS  DES  DEUX  MÉMOIRES  DE  M.  VARIN 

SUR    LES   CAUSES   DE   LA    DISSIDENCE    EiNTRE   l'ÉGLISE 
BRETOiNNE   Eï    l'ÉGLISË   ROMAINE 

(r.ECL'EIL     DES   MÉMOIIIES  PRÉSENTÉS  PAR  DIVERS    SAVANTS    A   L'ACADÉMIE 
DES  INSCRIPTIONS.    —  V«  SÉRIE,  1858.) 

(Voir   page  399.) 
PREMIER  MÉMOIRE 

Ce  premier  mémoire  est  surtout  consacré  à  une  étude 
géographique  qui  a  pour  but  de  fixer  l'extension  locale 
de  la  dissidence  celtique.  Ces  préliminaires  posés,  l'au- 
teur recherche  les  causes  historiques  de  cette  dissidence 
et  annonce  par  anticipation  ses  conclusions  dans  ces 
termes  : 

La  lutte   soutenue   par  les  trois  peuples   celtiques 


490  APPENDICE. 

(Bretons^  Pietés  et  Scots)  contre  les  apôtres  romains  de 
la  colonie  saxonne  provenait,  selon  les  érudits  angli- 
cans des  trois  derniers  siècles,  de  ce  que  la  Bretagne 
avait  reçu  la  foi  de  PAsie  et  aurait  ainsi  communiqué 
aux  Pietés  et  Scots  les  doctrines  antiromaines;  les  trois 
populations,  catéchisées  par  des  Asiatiques,  auraient  re- 
poussé le  joug  religieux  que  Rome  apportait  (sous  pré- 
texte d'évangéliser  les  Anglo-Saxons),  non  moins  que 
le  joug  politique  des  nouveaux  conquérants.  Or, 

1-  11  n'y  a  jamais  rien  eu  de  commun  entre  les 
usages  de  l'Asie  et  ceux  par  lesquels  les  trois  popula- 
tions insulaires  différaient  de  PÉj^lise  romaine. 

2"  L'origine  de  ces  dissidences  secondaires,  en  ce 
qui  concerne  les  Pietés  et  les  Scots,  provient  de  la 
substitution  postérieure  d'usages  bretons  aux  usages 
que,  dans  le  principe,  ces  mêmes  peuples  reçurent  di- 
rectement de  Rome. 

3"  Ces  usages,  chez  les  Bretons  même,  ne  remon- 
taient pas  à  l'origine  du  christianisme  dans  les  îles 
Britanniques.  Ils  avaient  leurs  sources  dans  des  cir- 
constances purement  accidentelles  et  complètement 
étrangères  à  tout  sentiment  hostile  envers  l'Église 
romaine. 

A""  Les  Pietés  et  les  Scots  ont  reçu  primitivement 
de  Rome,  et  non  de  la  Bretagne,  les  lumières  de  PÉvan- 
gile.  Ils  occupaient  déjà  à  cette  époque  le  terrain  qu'une 
école  érudite  prétend  n^avoir  été  occupé  par  eux  que 
pins  tard. 


APPENDICE.  491 


SECOND  MEMOIRE 


L'auteur  résume  ainsi  qu'il  suit  le  résultat  final  de 
toutes  ses  recherches  : 

1°  Les  dissidences  entre  Rome  et  la  Bretagne  ont  été 
moins  nombreuses,  moins  importantes  et  surtout  plus 
tardives  que  les  novateurs  ne  l'entendent. 

2"  Elles  n'établissent  aucune  relation  entre  la  Bre- 
tagne et  l'Asie. 

3°  Elles  ne  prouvent  rien  contre  Rome;  sur  les  trois 
populations  dont  se  composait  l'Église  bretonne,  deux 
avaient  adopté  dès  le  principe  les  usages  de  Rome. 

4°  sur  les  six  usages  controversés, 

Trois  avaient  leur  principe  dans  l'esprit  national  et 
nullement  asiatique,  savoir  : 

A.  La  tonsure,  coiffure  nationale,  même  f/rw/f^/^we, 
celle  des  mages  dont  il  est  question  dans  les  vies  des 
saints  irlandais,  comme  opposant  de  grands  obstacles 
aux  modifications  de  la  foi; 

B.  La  liturgie  particulière  pour  la  messe,  comme  il 
y  en  a  dans  toutes  les  églises  évangélisées  par  Rome, 
la  Gaule,  l'Espagne,  etc.; 

C.  L'aversion  pour  les  clercs  romains,  repoussés 
par  sentiment  patriotique  comme  apôtres  de  la  race 
saxonne  ; 

Et  trois  dans  une  adhésion  malentendue  aux  doc- 
trines mêmes  de  Rome; 


492  APPENDICE. 

D.  Les  cérémonies  complémentaires  du  baptême^ 
dont  parle  Bede,  II,  2,  mais  que  les  insulaires  ne  vou- 
laient pas  reconnaître,  parce  que  leurs  premiers  apô- 
tres, venus  de  Rome,  ne  leur  en  avaient  rien  dit; 

£".  Le  comput  pascal,  que  les  Bretons  maintenaient 
tel  qu'ils  l'avaient  d'abord  reçu  de  Rome,  sans  vouloir 
adopter  la  réforme  introduite  postérieurement  par  les 
papes  ; 

F.  Le  célibat  des  clercs  aussi  sévèrement  observé 
parles  Bretons  que  par  les  clercs  romains;  seulement 
on  y  acceptait  les  monastères  doubles  connus  en  Orient, 
c'est  la  seule  voie  par  où  s'étaient  infiltrées  dans  l'ex- 
trême Occident  quelques-unes  des  traditions  de  l'Orient. 

Sur  les  trois  points  principaux  :  IMa  suprématie 
de  Rome,  2"  la  célébration  de  la  Pâque,  3^  le  mariage 
des  prêtres,  l'Église  bretonne  ne  s'est  point  écartée  des 
autres  Églises  occidentales;  au  moins  durant  les  cinq 
premiers  siècles.  Sur  les  trois  points  secondaires  :  1°  la 
tonsure,  2®  l'administration  du  baptême,  3°  la  liturgie,  il 
y  avait  des  dissidences,  mais  elles  étaient  aussi  grandes 
entre  la  Bretagne  et  l'Orient  qu'entre  la  Bretagne  et 
l'Italie. 


FIN   DU    TOME   TROISlliME. 


TABLE  DES  MATIÈRES 


DU    TOME    m    . 


LIVRE  X. 

ORIGINES   CHBÉTIEiNNES   DES   ILES   BRITANNIQUES. 

Chap.  l^\  La  Grande-Bretagne  avant  la  conversion  des  Saxons. 

Pages. 

Caractère  du  peuple  anglais  :  héritier  du  peuple  romain,  il  ne 
lui  emprunte  que  sa  grandeur  et  son  orgueil 3 

D'où  lui  est  venue  sa  religion?  Des  papes  et  des  moines 8 

Les  moines  ont  fait  l'Angleterre  comme  les  évêques  ont  fait  la 
France 9 

Les  héros  de  la  résistance  à  l'Empire  :  Caractacus,  Boadicea, 
Galgacus 10 

Aucune  trace  du  droit  romain  en  Angleterre  ;  tout  y  est  cel- 
tique ou  teutonique 11 

La  Bretagne  est  la  première  des  nations  occidentales  qui  sache 
vivre  sans  Rome,  et  la  première  qui  sache  résister  aux  Bar- 
bares       13 

Ravages  des  Pietés 14 

MOINES  d'occ,  m.  28 


494  TABLE  DES  MATIERES. 

Pages. 

Arrivée  des  Anglo-Saxons  en  Bretagne  ;  ils  y  détruisent  l'édi- 
fice du  christianisme  primitif. 15 

Origine  du  christianisme  breton  ;   le  proto-martyr  saint  Al- 

ban "    1 G 

Mission  de  Palladius,  puis  de  saint  Germain  d'Auxerre 17 

Bataille  de  Y  Alléluia 19 

Le  Breton  Ninian  devient  l'apôtre  des  Pietés  du  Midi Ib. 

Son  établissement  à  W'hitehorn 21 

Férocité  des  Calédoniens 22 

Sa  mort 24 

Glastonbury  ;  légende  de  Joseph  d'Arimathie 26 

Tombe  du  roi  Arthur 28 

Situation  de  la  Bretagne  de  450  à  550 29 

Quatre  races  diverses  :  les  Pietés,  les  Scots,  les  Bretons  et  les 

Saxons 30 

D'où  viendra  aux  Saxons  la  lumière  de  l'Évangile? 32 

Chap.  II.  Les  saints  et  les  moines  du  pays  de  Galles. 

Les  réfugiés  bretons  en  Cambrie  y  maintiennent  le  génie  de  la 

race  celtique 35 

Hommage  rendu  aux  vertus  des  Gallois  par  leur  adversaire  Gi- 

raldus 37 

Musique  et  poésie  :  les  bardes  et  leurs  triades 38 

Dévouement  à  la  foi  chrétienne 39 

Le  roi  Arthur  couronné  par  l'évêque  Dubricius 40 

Alliance  des  bardes  et  des  moines JO. 

Le  barde  surpris  par  l'inondation 41 

Quelques  noms  surnagent  dans  l'océan  des  légendes 42 

Action  rjéciproquedeJaCambrie,  de  l'Armorique  et  de  l'Irlande 

les  unes  sur  les  autres 43 

Légendes  identiques 44 

Passion  des  moines  celtiques  pour  les  voyages Ib, 

Fondation  des  monastères  épiscopaux  deSaint-Asaph  par  Kenti- 

gern 45 

—  De  Llandaff  par  Dubricius. ..  i 46 

—  De  Bangor  par  Iltud,  bandit  converti  et  poursuivi  par  sa 
femme 47 


TABLE  DES  MATIÈRES.  495 

Pages . 

Saint  David,  moine-évêqiic ''•9 

Il  est  le  Benoît  de  la  Cambrie «^l 

Pèlerinage  à  Jérusalem,  d'où  il  revient  a^rchevêque 52 

Droit  d'asile  reconnu 53 

Il  relève  Glastonbury 54 

Sa  tombe  devient  le  sanctuaire  national  de  la  Cambrie Ib. 

Légende  de  saint  Cadoc  et  de  ses  père  et  mère 55 

11  fonde  Llancarvan,  école  et  nécropole  de  la  race  cambrienne.  59 

Ses  aphorismes  poétiques 60 

Ses  vastes  domaines 62 

Il  protège  les  cultivateurs 65 

Jeune  fille  enlevée  et  reprise 66 

Droit  d'asile  comme  pour  saint  David 68 

La  Haine  de  Cadoc 69 

Il  se  réfugie  en  Armorique,  y  prie  pour  Virgile 70 

Il  rentre  en  Bretagne  et  y  périt  sous  le  fer  des  Saxons 72 

Son  nom  invoqué  au  Combat  des  Trente 7c 

Sainte  Winifrède  et  la  fontaine  de  son  martyre 74 

Saint  Beino,  l'ennemi  des  Saxons 75 

L'antipathie  des  Cambriens  pour  les  Saxons  est  un  obstacle  à  la 

conversion  des  conquérants 77 

Chap.  III.  L'Irlande  monastique  depuis  saint  Patrice. 

L'Irlande  échappe  à  la  Rome  des  Césars  pour  être  envahie  par 

la  Rome  des  Papes 79 

Les  auxiliaires  bretons  de  saint  Patrice  y  apportent  quelques 

usages  distincts  des  usages  romains 81 

Dissidence  entre  Patrice  et  ses  collaborateurs Jb. 

11  veut  prêcher  la  foi  à  tous 82 

Saint  Carantoc 10. 

Émigration  des   Cambriens  en  Hibernie  et  des  Hiberniens  en 

Cambrie 84 

Disciples  de  saint  David  en  Irlande là. 

Modonnoc  et  ses  abeilles 85 

Immense  développement  monastique  de  l'Irlande  sous  l'action 

des  moines  cambriens 86 

Les  usages  bretons  ne  touchent  en  rien  à  la  foi 87 


496  TABLE  DES  MATIÈRES. 

Pages 

Des  familles  ou  clans  se  transforment  en  monastères  avec  leurs 

chefs  pour  abbés 88 

Les  trois  ordres  de  saints 89 

Les  missionnaires  irlandais  sur  le  continent  ;  leurs  voyages  et 

leurs  visions 90 

Saint  Brendan,  le  navigateur Ih. 

Dega,  moine,  évèque  et  sculpteur 91 

Mochuda,  le  berger  converti  par  la  musique 92 

Prépondérance  constante  de  l'élément  monastique 93 

Fondations  célèbres 94 

Monasterboyce,  Glendalough  et  ses  neuf  églises Ib. 

Bangor,  d'où  sort  Colomban,  le  réformateur  des  Gaules 96 

Et  Clonard,  d'où  sort  Columba,  l'apôtre  de  la  Calédonie . .  97 


LIVRE  XL 

SAINT  COLUMBA,  APOTRE  DE  LA  CALÉDONIE. 

(521-597; 

CiiAP-  I«'.  La  jeunesse  de  Columba  et  sa  vie  monastique 
en  Irlande. 

Les  biographes  de  Columba 101 

Ses  divers  noms 103 

Son  origine  royale 1 04 

Les  rois  suprêmes  de  l'Irlande Ib. 

Les  O'Neill  et  les  O'Donnell 106 

Hugues  le  Rouge Ib. 

Naissance  de  Columba 108 

Vision  de  sa  mère Ib. 

Son  éducation  monastique 109 

Vision  de  l'ange  gardien  et  des  trois  fiancées Ib. 

Jalousie  de  ses  camarades  :  Kieran;  les  deux  Finnian 111 

L'école  de  Clonard 112 

L'assassin  d'une  vierge  frappé  de  mort  par  la  prière  de  Co- 
lumba   113 


TABLE  DES  MATIÈRES.  497 

Pagea. 

Son  influence  précoce  en  Irlande 114 

Ses  fondations  monastiques,  surtout  à  Durrow  et  à  Derry 116 

Son  chant  en  l'honneur  de  Derry 118 

Son  goût  pour  la  poésie 120 

Ses  relations  avec  les  bardes  voyageurs Ib. 

11  est  lui-même  poète 121 

Mais  surtout  grand  voyageur  et  querelleur 123 

11  a  la  passion  des  manuscrits Ib. 

Longarad  aux  jambes  velues  et  les  livres  à  sacoches 124 

Contestation  sur  le  psautier  de  Finnian 125 

Jugement  du  roi  Diarmid,  fondateur  de  Clonmacnoise 128 

Protestation  de  Columba Ib. 

Il  s'enfuit  en  chantant  le  Poème  de  la  confiance 129 

Et  suscite  la  guerre  civile 132 

Bataille  de  Cul-Dreimhne 133 

Le  Cathac  ou  Psautier  des  batailles ïb. 

Synode  de  Teltovvn  ;  Columba  y  est  excommunié 134 

Saint  Brendan  se  prononce  pour  Columba 135 

Qui  consulte  plusieurs  anachorètes 137 

Entre  autres  Abban,  dans  la  Cellule  des  Larmes Ib. 

Le  dernier  de  ses  confesseurs,  Molaise,  le  condamne  à  l'exil.  139 
Douze  de  ses  disciples  le  suivent  dans  l'exil;  dévouement  du 

jeune  Mochonna 140 

Récits  contradictoires  sur  les  quarante  premières  années  de 

la  vie  de  Columba 141 

Chap.  il  Columba  émigré  en  Calédonie.  —  Vile  sainte  d'Iona . 

Aspect  de  l'archipel  des  Hébrides 142 

Columba  débarque  d'abord  à  Oronsay,  mais  s'en  éloigne,  parce 

qu'il  peut  encore  apercevoir  l'Irlande 147 

Description  d'Iona Ib. 

Premières  constructions  du  nouveau  monastère 151 

Ce  qu'il  en  reste 152 

Enthousiasme  de  Johnson  en  y  débarquant  au  dix-huitième 

siècle Ib. 

Columba  regrette  amèrement  sa  patrie 153 

Élégies  passionnées  sur  les  douleurs  de  l'exil 154 

28. 


408  TABLE  DES  MATIÈRES. 

Pages. 

Note  sur  le  poème  de  l'Altus 156 

Preuves  de  la  persévérance  de  ce  regret  patriotique  dans  sa  bio- 
graphie    157 

La  cigogne  venue  d'Irlande  à  lona 158 

Chap.  IIL  L'apostolat  de  Columba  chez  les  Scots  d'Ecosse 
et  les  Pietés. 
Transformation  morale  de  Columba;  ses  progrès  dans  la  vie 

spirituelle 161 

Son  humilité;  sa  charité 162 

Sa  prédication  par  les  larmes Ib. 

La  hutte  qui  lui  sert  de  demeure  abbatiale  à  lona Ib. 

Ses  oraisons  ;  ses  travaux  de  transcription 163 

La  foule  des  visiteurs Ib. 

Sa  scrupuleuse  sévérité  dans  l'examen  des  vocations  monasti- 
ques   164 

Aldus  le  Noir,  meurtrier  du  roi  Diarmid,  l'ennemi  de  Columba, 

est  rejeté  de  la  communauté 165 

Pénitence  de  Libran  de  la  Jonchère Ib. 

Il  encourage  les  désespérés  et  démasque  les  hypocrites 168 

Propagande  monastique  d'Iona  ;  les  cinquante- trois  fondations 

de  Columba  en  Ecosse 170 

Ses  relations  avec  les  populations  de  la  Calédonie 172 

D'abord  avec  la  colonie  des  Dalriadiens  venus  d'Irlande Ib. 

11  éclaire  et  confirme  leur  christianisme  imparfait 175 

Embûches  tendues  à  sa  chasteté 176 

Autres  relations  avec  les  Pietés,  qui  occupaient  le  nord  de  la 

Bretagne 179 

Columba  est  leur  premier  missionnaire 181 

Les  portes  de  la  forteresse  de  leur  roi  Brude  s'ouvrent  devant 

lui Ib. 

Il  lutte  avec  les  Druides  acculés  dans  leur  dernier  refuge 183 

Il  prêche  par  interprète Ib. 

Son  respect  pour  les  vertus  naturelles 185 

Baptême  des  vieux  chefs  pietés Ib. 

Son  humanité  :  rachat  de  la  captive  irlandaise. 187 

Voyages  fréquents  chez  les  Pietés,  dont  il  achève  la  conversion 

avant  de  mourir i89 


TABLE  DES  MATIERES.  499 

Pages. 

Ses  collaborateurs  :  Malriive  et  Drostan 190 

Le  monastère  des  larmes f91 

CiiAP,  IV.  Columba  sacre  le  roi  des  Scots;se  rend  à  l'assemblée  na- 
tionale d'Irlande;  y  défend  V indépendance  de  la  colonie  hi- 
berno-scotique,  et  sauve  la  corporation  des  bardes. 

Sollicitude  passionnée  de  Columba  pour  ses  proches  et  ses  com- 
patriotes       194 

11  protège  le  roi  Aïdan  dans  sa  lutte  contre  les  Anglo-Saxons 
de  Northumbrie 195 

Ce  même  roi  se  fait  couronner  par  Columba  à  lona  :  premier 
exemple  du  sacre  chrétien  des  rois 196 

La  Pierre  du  Destin  :  la  descendance  d' Aïdan 197 

Synode  ou  parlement  de  Drumceitt  en  Irlande 199 

Aëdh,  monarque  d'Irlande,  et  Aïdan,  roi  des  colons  irlandais 
établis  en  Ecosse 201 

L'indépendance  de  la  nouvelle  royauté  écossaise  est  reconnue 
par  l'ascendant  de  Columba 202 

Il  intervient  en  faveur  des  bardes,  dont  la  proscription  est  pro- 
posée par  le  monarque 203 

Puissance  et  excès  de  cette  corporation Ib. 

Columba  obtient  que  le  bon  grain  ne  soit  pas  brûlé  à  cause  des 
mauvaises  herbes 207 

Chant  de  reconnaissance  des  bardes  en  l'honneur  de  leur  sau- 
veur      208 

Columba,  réprimandé  par  son  disciple,  ne  veut  pas  que  ce  chant 
soit  redit  pendant  sa  vie 209 

Dévotion  superstitieuse  qui  s'y  attache  après  sa  mort Ib. 

Alliance  intime  de  la  musique  et  de  la  poésie  avec  la  religion  en 
Irlande 211 

Les  bardes  transformés  en  ménestrels  sont  les  premiers  cham- 
pions de  l'indépendance  nationale  et  de  la  foi  catholique  con- 
tre la  conquête  anglaise 212 

Proscrits  avec  acharnement,  ils  persévèrent  jusqu'à  nos  jours.     214 

Les  Mélodies  Irlandaises  de  Moore 215 

La  museceltique  au  service  des  vaincus  dans  les  Highlands  d'E- 
cosse comme  en  Irlande Ib. 


500  TABLK  DES  MATIERES. 

Pages. 

Ch4p.  V.  Suite  des  relations  de  Columba  avec  l'Irlande. 

Relations  cordiales  de  Columba  avec  les  princes  irlandais 217 

Prédictions  sur  l'avenir  de  leurs  fils 218 

Domnall,  le  fils  du  monarque,  obtient  le  privilège  de  mourir 

dans  son  lit Ib. 

Columba  visite  ses  monastères  d'Irlande 220 

Enthousiasme  populaire  dont  il  est  l'objet 22 1 

Vocation  du  petit  idiot  qui  devient  saint  Ernan 222 

Sollicitude  de  Columba  pour  les  moines  de  ses  communautés 
éloignées  ;  il  les  préserve  des  accidents  et  des  travaux  exces- 
sifs    223 

Il  exerce  une  juridiction  sur  les  laïques 225 

Baïthen,  son  cousin  germain  et  son  principal  collaborateur Ib. 

Hommage  qui  leur  est  rendu  à  tous  deux  dans  une  assemblée 

de  savants 226 

Chap.  VI.  Columba,  protecteur  des  matelots  et  d^s  cultiva- 
teurs, ami  des  laïques  et  vengeur  des  opprimés. 

Sa  sollicitude  et  sa  charité  universelle  pendant  toute  sa  vie  de 

missionnaire 229 

Les  moines  matelots  :  soixante-dix  religieux  d'Iona  forment 

l'équipage  de  la  flottille  monastique 230 

Leurs  barques  d'osier  recouvertes  de  peaux 231 

Leur  hardiesse  en  mer 233 

Le  gouffre  de  Corry-Vreckan Ib. 

La  prière  de  Columba  les  protège  contre  les  monstres  de  la  mer.  235 
La  passion  de  la  solitude  les  lance  dans  les  mers  inconnues  et 

leur  fait  découvrir  Saint-Kllda,  l'Islande,  les  îles  de  Fer. . .  236 

Cormac  aux  Orcades  et  dans  l'océan  Glacial 237 

Columba  navigue  souvent  avec  eux  :  ses  voyages  dans  les  Hé- 
brides    239 

Le  sanglier  de  Skye 240 

Il  apaise  les  tempêtes  par  sa  prière 241 

11  invoque  son  ami  saint  Kenneth 2i2 

11  est  lui-même  invoqué  pendant  sa  vie  et  après  sa  mort  comme 

l'arbitre  des  vents 243 


TABLE  DES  MATIÈRES.  501 

Pages . 

Objurgations  filiales  des  moines  quand  ils  ne  sont  pas  exaucés.  244 
Bienfaits  conférés  aux  populations  agricoles,  démêlés  au  sein 
des  fables  de  la  légende  :  Columba  découvre  des  sources, 

règle  les  irrigations  et  la  pèche 246 

Enseigne  la  greffe  des  arbres  fruitiers 248 

Obtient  des  récoltes  hâtives 249 

Intervient  contre  les  épidémies Ib. 

Guérit  diverses  maladies 250 

Procure  des  outils  aux  paysans Ih. 

Sa  sollicitude  spéciale  pour  ses  moines  laboureurs  :  il  bénit  le 

lait  qu'ils  viennent  de  traire 251 

Son  souffle  les  rafraîchit  au  retour  de  la  moisson Ib. 

Le  forgeron  porté  au  ciel  par  ses  aumônes 252 

Relations  avec  les  laïques  dont  il  réclame  l'hospitalité  :  prédic- 
tion sur  le  riche  avare  ([ui  lui  ferme  sa  porte 253 

Les  cinq  vaches  de  son  hôte  du  Lochaber 254 

L'épieu  du  braconnier Ib. 

Il  pacifie  et  console  tous  ceux  qu'il  rencontre 255 

Ses  menaces  prophétiques  contre  les  félons  et  les  spoliateurs.  256 

Châtiment  intligé  à  l'assassin  d'un  exilé 257 

Les  brigands  de  race  royale;  Columba  les  réprime  au  risque 

de  sa  vie 258 

Il  entre  jusqu'aux  genoux  dans  la  mer  pour  arrêter  le  pirate 

qui  avait  pillé  son  ami 261 

Le  porte-étendard  de  César  et  le  vieux  missionnaire 262 

Ch  vp.  VIL  Dernières  années  de  Columba;  sa  mort,  son  caractère. 

Columba  confident  des  joies  et  consolateur  des  douleurs  de  la 

vie  domestique 263 

Il  bénit  le  petit  Hector  aux  blonds  cheveux 264 

Il  délivre  une  femme  en  couches Ib. 

Il  réconcilie  la  femme  d'un  pilote  avec  son  mari 265 

Vision  de  la  femme  sauvée,  qui  reçoit  son  mari  dans  le  ciel. .  266 

Il  continue  ses  missions  jusqu'à  la  fin  de  sa  vie 267 

Visions  avant-courrières  de  la  moit 268 

La  Colline  des  Anges 269 

Redoublement  d'austérités 270 


502  TABLE  DES  MATIÈRES. 

Pages. 

La  soupe  aux  orties  pour  toute  nourriture 271 

Une  clarté  surnaturelle  l'entoure  pendant  son  travail  et  ses 

oraisons  nocturnes Ib. 

Sa  mort  est  retardée  de  quatre  ans,  par  les  prières  de  ses  com- 
munautés   274 

Ce  délai  expiré,  il  va  prendre  congé  des  moines  au  travail;  il 

visite  et  bénit  les  greniers  du  monastère 276 

Il  y  annonce  sa  mort  à  son  ministre  Diarmid Ib. 

Adieux  au  vieux  cheval  blanc 277 

Dernière  bénédiction  à  son  île  dTona * 278 

Dernier  travail  de  transcription Ib. 

Dernier  message  à  la  communauté 279 

Il  meurt  à  l'église 280 

Résumé  de  sa  vie  et  de  son  caractère Ib. 

Chap.  VIII.  Postérité  spirituelle  de  saint  Columba. 

Sa  gloire  posthume  :  visions  miraculeuses  dans  la  nuit  de  sa 
mort 286 

Propagation  rapide  de  son  culte 287 

Note  sur  son  voyage  fabuleux  à  Rome  et  à  Tours  pour  y  retrou- 
ver les  reliques  de  saint  Martin 288 

Ses  funérailles  solitaires  et  sa  tombe  à  lona 289 

Sa  translation  en  Irlande,  où  il  repose  entre  saint  Patrice  et 
sainte  Brigitte 290 

Il  est,  comme  Brigitte,  redouté  des  conquérants  anglo-nor- 
mands       291 

Jean  de  Courcy  et  Richard  le  Fort  Archer  :  Les  Vengeances 
de  Columba Ib. 

Son  image  figure,  en  1863,  sur  les  bannières  des  mécontents 
irlandais 293 

Suprématie  d'Iona  sur  les  Églises  celtiques  de  la  Calédonie  et 
du  nord  de  l'Irlande 294 

Privilège  singulier  et  primauté  de  l'abbé  d'Iona  à  l'égard  des 
évêques 295 

L'organisation  ecclésiastique  des  pays  celtiques  est  exclusive- 
ment monastique ,     296 

Modération  et  respect  de  Columba  pour  la  dignité épiscopale. .     Ib. 


TABLE  DES  MATIERES.  503 

Pages 

Columba  n'a  laissé  aucune  règle  spéciale 297 

Celle  qu'il  suivait  ne  se  dislingue  en  rien  des  usages  généraux 
de  l'ordre  monastique 298 

Elle  constate  l'exacte  observation  de  tous  les  préceptes  de  l'É- 
glise et  confond  toutes  les  chimères  sur  le  protestantisme 
primitif 299 

Mais  il  fonde  un  Ordre  qui  dure  plusieurs  siècles,  sous  le  nom 
de  Famille  de  Columb-Kill 300 

L'esprit  de  famille  ou  de  clan  prédomine  dans  le  monachisme 
scotique 302 

Ba'ithen  et  les  onze  premiers  successeurs  de  Columba  à  lona 
sortent  tous  de  la  même  race  que  lui Ib. 

Les  deux  lignées,  ecclésiastique  et  la'ique,  des  grands  fonda- 
teurs      303 

Le  chef-lieu  de  l'Ordre  est  transféré  d'iona  à  Kells,  autre  fon- 
dation de  Columba  en  Irlande , 3o5 

Les  Coarbs Ib. 

Influence  posthume  de  Columba  sur  l'Église  d'Irlande Ib. 

Lex  Columb-CiUe 30G 

L'Irlande  monastique  est  au  septième  siècle  le  principal  foyer 
de  la  science  et  de  la  piété  chrétienne Ib. 

Chaque  monastère  est  une  école 307 

La  transcription  des  manuscrits,  qui  avait  été  l'une  des  princi- 
pales occupations  de  Columba,  continuée  et  propagée  par  sa 
famille  jusque  sur  le  continent Ib. 

Reproduction  sculpturale  des  ornements  calligraphiques 309 

Annales  historiques Ib. 

Le  Festiloge  d'Angus  le  Culdee 310 

Note  sur  les  Culdees 311 

Et  sur  la  fondation  de  Saint-Andrew's  en  Ecosse Ib. 

Propagation  du  monachisme  irlandais  au  dehors 312 

Saints  et  monastères  irlandais  en  France,  en  Allemagne,  en 
Italie  , 313 

L'Irlandais  Cathal  vénéré  en  Calabre  sous  le  nom  de  San  Ca- 
taldo 314 

L'université  monastique  de  Lismore  :  afiluence  d'étudiants 
étrangers,  surtout  d'Anglo-Saxons,  dans  les  cloîtres  irlan- 


504  TABLt:  DES  MATIÈRES. 

Pages. 

dais ,  314 

Confusion  sanglante  de  l'ordre  temporel  en  Irlande 317 

Guerres  civiles  et  massacres  perpétuels Ib. 

Note  sur  les  rois  moines Ib. 

Intervention  patriotique  des  moines 319 

Adamnan,  biographe  et  neuvième  successeur  de  Columba,  et  sa 

Loi  des  Innocents Ib. 

Ils  sont  tous  chassés  de  leurs  cloîtres  par  les  Anglais 321 

Influence  de  Columba  en  Ecosse 322 

Vestiges  de  l'ancienne  Église  calédonienne  dans  les  Hébrides . .  323 

Apostolat  de  Kentigern  dans  le  pays  entre  la  Clyde  et  la  Mersey.  324 

Sa  rencontre  avec  Columba 326 

Ses  relations  avec  le  roi  et  la  reine  de  Strath-Clyde 328 

Légende  de  l'anneau  de  la  reine Ib. 

Ni  Columba  ni  Kentigern  n'agissent  sur  les  Anglo-Saxons,  tou- 
jours païens  et  de  plus  en  plus  menaçants 330 

Les  derniers  évêques  de  la  Bretagne  conquise  abandonnent 

leurs  églises 332 


LIVRE  XII. 

SAINT   AUGUSTIN  DE  CANTORBÉRY 
ET  LES  MISSIONNAIRES    ROMAINS  EN  ANGLETERRE 

(597-633) 

Chap.  l^ï".  mission  de  saint  Augustin. 

Origine  et  caractère  des  Anglo-Saxons 335 

Ils  n'ont  point  à  lutter,  comme  les  Francs,  contre  la  décadence 

romaine 336 

Les  sept  royaumes  de  l'Heptarchie 337 

Institutions  sociales  et  politiques,  régime  patriarcal  et  fédé- 
ral      338 

Souveraineté  des  propriétaires  :  le  Wltena-Gemot  ou  parle- 
ment      340 

Inégalité  sociale  :  les  Ceorls  et  les  Eorls;  indépendance  indi- 
viduelle et  fédération  aristocratique 341 


TABLE  DES  MATIÈRES.  505 

Pages . 

Fusion  (les  deux  jaces 343 

Les  Bretons  vaincus  perdent  la  foi 344 

Vices  des  vainqueurs Ib. 

Esclavage  ;  commerce  du  bétail  humain 346 

Les  jeunes  Anglais  au  marché  de  Rome 347 

Rachetés  par  le  moine  Grégoire 348 

Élu  pape,  Grégoire  entreprend  de  faire  convertir  les  Anglais 
par  les  moines  de  son  monastère  du  mont  Cœlius,  sous  la 

conduite  de  l'abbé  Augustin 350 

Situation  critique  de  la  papauté 355 

Voyage  des  missionnaires  monastiques  à  travers  les  Gaules.  356 

Leurs  hésitations Ib. 

Lettres  de  Grégoire Ib. 

Augustin  débarque  au  même  endroit  que  César  et  les  conqué- 
rants saxons,  dans  l'île  de  Thanet 360 

Le  roi  Ethelbert 361 

La  reine  Berthe  déjà  chrétienne 362 

Première  entrevue  sous  le  chêne  :  Ethelbert  accorde  la  liberté 

de  prêcher 364 

Entrée  des  missionnaires  à  Cantorbéry 365 

Le  printemps  de  l'Église  en  Angleterre 367 

Baptême  d  Ethelbert Ib. 

Augustin,  archevêque  de  Cantorbéry 369 

Le  palais  du  roi  changé  en  cathédrale Ib. 

Monastère  de  saint  Augustin  hors  des  murs  de  Cantorbéry. , .  371 

Donation  du  roi  et  du  parlement 373 

Chap.  il  Comment  le  pape  Grégoire  et  Vévêqus  Augustin  gou- 
vernèrent la  nouvelle  Église  d'Angleterre. 

Joie  de  Grégoire  en  apprenant  le  succès  de  ses  moines 377 

Ses  lettres  à  Augustin 378 

Au  patriarche  d'Alexandrie Ib. 

A  la  reine  Berthe 379 

Envoi  d'une  nouvelle  colonie  monastique 382 

Lettre  au  roi 383 

Avertissement  à  Augustin  sur  ses  miracles 385 

Opinion  de  Burke 387 

MOINES  d'occ,  III.  29 


506  TABLE  DES  MATIÈRES. 

Pages. 

Réponse  de  Grégoire  aux  questions  d'Augustin 389 

Ménagements  du  saint  pape  pour  les  païens 391 

Son  admirable  modération 393 

Suprématie  accordée  à  Augustin  sur  les  évêques  bretons 396 

Elle  le  met  aux  prises  avec  les  Celtes  cambriens 397 

Nature  des  dissidences  qui  séparaient  les  Bretons  de  l'Église 

romaine 398 

Célébration  de  la  Pâque 399 

Origine  et  insignifiance  du  différend  religieux 401 

11  s'aggrave  et  se  complique  par  l'antipathie  patriotique  contre 

les  Saxons 402 

Première  conférence  entre  Augustin  et  les  Bretons 403 

Miracle  de  l'aveugle 404 

Deuxième  conférence Ib. 

Rupture 408 

L'abbé  de  Bangor Ih. 

Prédication  menaçante  d'Augustin  contre  les  moines  de  Ban- 
gor, accomplie  par  le  féroce  Ethelfrid  de  Northumbrie Ib. 

Suite  de  la  mission  dAugustin 411 

Il  est  outragé  par  les  pêcheurs  de  Dorsetshire Ib. 

Fondations  du  roi  Ethelbert;  évéchés  de  Londres  et  de  Roches- 

ter 412 

Lois  d'Ethelbert;  les  premières  rédigées  par  écrit;  garantie 

donnée  à  la  propriété  de  l'Église 414 

Mort  de  Grégoire  et  d'Augustin 416 

Chap.  III.  Premiers  successeurs  de  saint  Augustin. 
Réaction  païenne. 

Caractères  particuliers  de  la  conversion  de  l'Angleterre 420 

Tous  les  détails  en  sont  connus;  elle  n'a  eu  ni  martyrs  ni  per- 
sécuteurs    421 

Elle  a  été  l'œuvre  exclusive  des  moines  bénédictins  ou  celti- 
ques    422 

Tous  les  missionnaires  romains  furent  moines  ;  les  monastères 

servaient  de  cathédrales  et  de  paroisses 424 

Laurent,  premier  successeur  d'Augustin 425 

Mellitus  au  concile  de  Rome  en  610 426 


TABLE  UES  MATIERES.  507 

Pages 

Lettre  du  pape  au  roi  Ethelbert /i26 

Moines  d'origine  saxonne 427 

Efforts  de  Laurent  pour  amener  la  réunion  des  Bretons Ib. 

La  lettre  aux  évêques  d'Irlande 428 

Conversion  des  rois  d'Est- Anglie  et  d'Essex 429 

Fondation  de  Westminster 430 

Légende  du  pêcheur 431 

Le  roi  Sebert  y  est  le  premier  enterré,  note  sur  les  sépultures 

monastiques  ;  Nelson  et  Wellington 432 

Canlorbéry  et  Westminster,  la  métropole  et  la  nécropole  natio- 
nale des  Anglais,  sont  dues  aux  moines 434 

Mort  de  la  reine  Berthe Ih. 

Et  d'Ethelbert Ih. 

Le  nouveau  roi  de  Kent,  Eadbald,  reste  païen 435 

Ses  sujets  retournent  au  paganisme,  ainsi  que  les  Saxons  de 

l'Est 436 

Fuite  des  évêques  de  Londres  et  de  Rochester 437 

L'archevêque  Laurent  retenu  par  saint  Pierre 438 

Conversion  d'Eadbald 439 

Apostasie  du  roi  d'Est-Anglie;  il  admet  le  Christ  parmi  ses 

dieux  Scandinaves Ib. 

Mellituset  Juste,  deuxième  et  troisième  successeurs  d'Augustin.  441 

Chap.  IV.  Première  mission  en  Northumbrie.  —  Ses  succès  et  son 
désastre.  —  L'evêque  Paulin  et  le  roi  Edmn. 

Étendue  et  origine  de  l'établissement  des  Anglo-Saxons  en  Nor- 
thumbrie    444 

Grâce  à  leur  compatriote  Bede,  leur  histoire  est  mieux  con- 
nue que  celle  des  autres  tribus 445 

Ida  et  Ella,  fondateurs  des  deux  royaumes  de  Deïra  et  de  Ber- 

nicie 446 

Bamborough  et  la  Belle-Traîtresse Ih. 

Guerre  des  Norlhumbriens  contre  les  Bretons  :  Ethelfrid  le 
Ravageur,  vainqueur  des  Cambriens  et  des  Scots  sous  Aïdan, 

l'ami  de  saint  Columba 447 

Edwin,  représentant  de  la  dynastie  rivale,,  se  réfugie  en  Est- 

Anglie 449 


o08  TABLE  DES  MATIÈRES. 

Pages. 

Vision  et  promesse 450 

Au  moment  d'être  livré  à  ses  ensemis,  il  est  sauvé  par  la  reine  451 

Il  devient  roi  de  Northumbrie 452 

Puis  Bretwalda  ou  chef  de  la  confédération  anglo-saxonne. . ,  Ib. 

Liste  des  Bretwaldas 453 

Il  épouse  la  chrétienne  Ethelburge,  fille  du  roi  de  Kent 454 

Mission   de    l'évêque  Paulin,    qui  accompagne  la  princesse  à 

York 455 

Influence  des  femmes  sur  la  conversion  des  Saxons Ib. 

Prédication  infructueuse  de  Paulin  ;  lettres  dn  pape  Boniface  V 

au  roi  et  à  la  reine , 456 

Edwin  sauvé  du  poignard  d'un  assassin 458 

Naissance  de  sa  fille Ib. 

Guerre  contre  les  Saxons  de  l'Ouest 459 

Hésitation  d'Edwin 460 

Dernier  effort  de  Paulin.  Edwin  promet  de  se  convertir  après 

avoir  consulté  son  parlement 461 

Discours  du  grand  prêtre  et  du  chef  de  guerre 462 

Baptême  d'Edwin  et  de  sa  noblesse 465 

Évêché  et  cathédrale  monastique  d'York Ib. 

Le  roi  et  l'évêque  travaillent  à  la  conversion  des  Northum- 

briens Ib. 

Baptêmes  en  masse  et  par  immersion 466 

Paulin  au  midi  de  l'Humber 467 

Fondations  de  South vvell  et  de  Lincoln Ib. 

Sacre  d'Honorius,  quatrième  successeur  d  Augustin  à  Cantor- 

béry 468 

Lettre  du  pape  llonorius  aux  deux  métropolitains  et  au  roi 

Edwin Ib. 

Prospérité  du  règne  d'Edwin 469 

Conversion  de  l'Est-Anglie 470 

Fondation  d'Edimbourg  et  conquête  d'Anglesey Ib. 

Sécurité  publique;  la  femme  et  le  nourrisson;  les  coupes  de 

cuivre 471 

La  tufa  du  Bretwalda Ib. 

Ligue  des  Saxons  et  des  Bretons  de  Mercie  contre  les  Saxons 

de  Northumbrie  sous  Penda  et  Cadwallon 472 


TABLE  DES  MATIERES.  o09 

Pages 

Edwin  est  vaincu  et  tué 474 

Ruine  du  christianisme  en  Northumbrie Jb. 

Fuitede  Paulin  et  d'Ethelburge 475 

Ruine  du  christianisme  en  Est-Anglie 477 

Échec  des  missionnaires  romains Ib. 

Leurs  vertus  et  leurs  défauts Ib. 

11  ne  leur  reste  que  la  métropole  et  l'abbaye  de  Saint-Augus- 
tin à  Cantorbéry,  qui  demeurent  les  deux  citadelles  de  l'es- 
prit romain 479 


APPENDICE 


L  lona.  (Notes  d'une  visite  faite  en  août  1862.) 480 

IL  Conclusions  des  deux  mémoires  de  M.  Varin  sur  les  causes 
de  la  dissidence  entre  l'Église  bretonne  et  l'Édise  romaine.     489 


FIN    DK   LA   TARLR   DU  TROISIEME  VOLUME. 


lYPOGRArtlIE  FIUMIN-DIDOT    ET   C'''\   —   MESNIL   (EURE).