BOOK 27 1.M76 1MO t. 3 cl
MONTALEMBERT # LES MOINES
DOCCIDENT
3 T153 QD0bô777 M
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LES
MOINES D'OCCIDENT
III
TYPOGRAT'HIE FIRMIN-DIDOX ET C'o. — MESNIL (EUREj.
i'/
LES MOINES t-^
D OCCIDENT
DEPUIS SAINT BENOIT JUSQU'A SAINT BERNARD
LE COMTE DE MONTALEMBERT
l'un des gUARAMF, DE L'aCADÉMIE FRANÇAISE
Fide ac verilate.
TOME TROISIÈME
SIXIEME EDITION
PARTS
LIBRAIRIE VICTOR LECOFFRE
90, RUE BONAPARTE, 90
1893
■\J-
3^
PRiENOBILI VIRO
EDWINO AYYNDHAM 0 L' I N ,
COMITI DE DUNRAVEN
IIIBEUNI.E ET BRITANNI^ PAR
ORDINIS S. PATRICII E Q U I T 1 ,
COMITI ITINERIS COMISSIMO,
A M ICO IN ADVERSIS PROBATISSIMO
Cl VI PRISC^ FIDEI SIMUL ACPRATRI.E LA U DIS
S E R V A N T I S S I M O
QUI IN SUPER,
EX ANTIQUISSIMA INTER CELTAS PROGENIE
E D I T U S
C E L T I C I S C A T H 0 L I C I S Q U E REBUS
S T R E N U E S E M P E R I N C U B U I T ,
T E R T I U M HOC 0 P E R 0 S I L A B O R I S V 0 L U M E N
n. n. D.
CAROLUS COMES DE MONTALEMBERT
>C\
LIVRE X
ORIGINES CHRÉTIENNES DES ILES
BRITANNIQUES
Dilata locuni tentorii tui, et pelles la-
bernaculorum tuorum extendc, ne parcas :
longos fac fiiniculos tuos, et clavos tuos
consolida. Ad dexteram enim et ad kevam
l)enetrabis ; et semen tuum gentes hœre-
ditabit.
ISAIAS, LIV. 2, 3.
MOINES D OCC, III.
CHAPITRE PREMIER
La Grande-Bretagne avant la conversion
des Saxons.
Caractère du peuple anglais : héritier du peuple romain, il ne lui
emprunte que sa grandeur et son orgueil. — D'où lui est venue
sa religion? Des papes et des moines. — Les moines ont fait l'An-
gleterre comme les évoques ont fait la France. — Les héros de la
résistance à l'Empire : Caractacus, Boadicea, Galgacus. — Aucune
trace du droit romain en Angleterre ; tout y est celtique ou teuto-
nique. — La Bretagne est la première des nations occidentales qui
sache vivre sans Rome , et la première qui sache résister aux bar-
bares. — Ravages des Pietés; Gildas; arrivée des Anglo-Saxons
en Bretagne , ils y détruisent l'édilice du christianisme primitif.
— Origines du christianisme breton ; le proto-martyr saint
Alban. — Ravages des Saxons; secours prodigués par la Papauté.
— Mission de Palladius, puis de saint Germain d'Auxerre. —
Bataille de l'AUeluia. — Le Breton Ninian devient l'apôtre des
Pietés du midi: son établissement à Whitehorn; férocité des Ca-
lédoniens; sa mort, — Glastonbury; légende de Joseph d'Arima-
thie; tombe du roi Arthur. — Situation de la Bretagne de 450 à
550; quatre races diverses; les Pietés, les Scots, les Bretons et
les Saxons. — D'où viendra aux Saxons la lumière de l'Évangile ?
Il y a dans l'Europe moderne, à sept lieues de la
France, en vue de nos plages du Nord, un peuple
dont l'empire est plus vaste que celui d'Alexandre
ou des Césars ^ , et qui est à la fois le plus libre
1. Les dernières statistiques portent à ce)^^5oiJ:«l^^e-g^m^or:;ew^^^
lions le nombre des sujets ou des vassaux delà couronne d'Angleterre.
4 LA GRANDE-BRETAGNE
et le plus puissant, le plus riche et le plus viril,
le plus audacieux et le plus réglé qui soit au
monde. Aucun peuple n'offre une étude aussi ins-
tructive, un aspect aussi original, des contrastes
aussi étranges. A la fois libéral et intolérant,
pieux et inhumain, amoureux de l'ordre et de
la sécurité autant que du mouvement et du bruit,
il unit un respect superstitieux pour la lettre de la
loi à la pratique la plus illimitée de l'indépendance
individuelle. Versé comme nul autre dans tous les
arts de la paix et néanmoins invincible à la guerre,
parfois même épris pour elle d'une passion effrénée ;
trop souvent étranger à T enthousiasme , mais inca-
pable de défaillance, il ignore jusqu'à la notion du
découragement ou de la mollesse. Tantôt il mesure
tout à l'aune de ses profits ou de ses caprices, tantôt
il s'enflamme pour une idée ou une passion désin-
téressée. Aussi mobile que pas un dans ses affections
et ses jugements, mais sachant presque toujours se
contenir et s'arrêter à temps , il est doué à la fois
d'une initiative que rien n'étonne et d'une per-
sévérance que rien n'abat. Avide de conquêtes et
de découvertes, il erre et court aux extrémités de la
terre, puis revient plus épris que jamais du foyer
domestique, plus jaloux d'en assurer la dignité et la
durée séculaire. Ennemi implacable de la contrainte,
il est l'esclave volontaire de la tradition et de la
AVANT LA CONVERSION DES SAXONS. o
discipline librement acceptée, ou d'un préjugé héré-
ditairement transmis. Nul peuple n'a été plus souvent
conquis, nul n'a su mieux absorber et transformer
ses conquérants. Nul n'a persécuté le catholicisme
avec un plus sanguinaire acharnement; encore au-
jourd'hui , nul ne semble plus hostile à l'Eglise , et
cependant nul n'en a plus besoin ; nul aussi ne lui
fait plus défaut; nul n'a laissé dans son sein un
vide plus irréparable ; nul enfui n'a prodigué à nos
évêques, à nos prêtres, à nos religieux proscrits une
plus généreuse hospitalité. Inaccessible aux orages
modernes, cette île a été un asile inviolable pour
nos pères et nos princes exilés, non moins que pour
nos plus violents ennemis.
Ni l'égoïsme parfois sauvage de ces insulaires, ni
leur indifférence trop souvent cynique pour les dou-
leurs et la servitude d'autrui , ne doivent nous faire
oublier que là, plus que partout ailleurs, l'homme
s'appartient à lui-même et se gouverne lui-même.
C'est là que la noblesse de notre nature a développé
toute sa splendeur et atteint son niveau le plus élevé.
C'est là que la passion généreuse de l'indépendance,
unie au génie de l'association et à la pratique cons-
tante de l'empire de soi , ont enfanté ces prodiges
d'énergie acharnée, d'indomptable vigueur, d'hé-
roïsme opiniâtre, qui ont triomphé des mers et des
climats, du temps et de la distance, de la nature et de
6 LA GRANDE-BRETAGiNE
la tyrannie, en excitant la perpétnelle envie de tons les
peuples et l'orgueilleux enthousiasme des Anglais' .
Aimant la liberté pour elle-même et n'aimant
rien sans elle, ce peuple ne doit rien à ses rois, qui
n'ont été quelque chose que par lui et pour lui. Sur
lui seul pèse la formidable responsabilité de son
histoire. Après avoir subi, autant et plus qu'aucune
nation de l'Europe, les horreurs du despotisme po-
litique et religieux au seizième et au dix- septième
siècle, il a su, le premier et le seul, s'en affranchir
pour toujours. Réintégré dans son vieux droit, sa
fière et vaillante nature lui a, depuis lors, interdit
d'abdiquer entre des mains quelconques ses droits,
ses destins, ses intérêts, son libre arbitre. Il sait
vouloir et agir pour lui-même ; gouvernant , soule-
vant, inspirant ses grands hommes, au lieu d'être
1 . Jamais cet enthousiasme ne s'est mieux formulé que dans ces vers,
répétés avec transport par le grand moraliste anglais du dernier siècle,
Johnson, le 23 octobre 1773, au retour de sa visite à l'île monastique
d'Iona, berceau du christianisme britannique, où nous allons tout à
l'heure transporter nos lecteurs :
Stern o'er each bosom Reason holds lier state,
^^itll daring aims irregularly great ;
Pride in their part, detiauce in their eye,
I see Ihe lords of human kind pass by ;
Inlent on high designs, a tliouglilful band,
By forms unlasliioned, fresli from nature's liand,
Fieice in their native hardiness of soûl;
True to imagined riglit, above control,
"Wliile even thc peasantl)oasts tliese rights to scan
And learns to venerate )iimself as man.
GoLDSMiTH, the Travello:
AVANT LA COxNVERSION DES SAXONS. 7
séduit, égare ou exploité par eux. Cette race anglaise
a succédé à T orgueil connue à la grandeur du
peuple dont elle est l'émule et Fliéritière, du peuple
romain; j'entends les vrais Romains de la Répu-
blique, non les vils Romains asservis et dépravés
par Auguste. Conmie les Romains envers leurs tri-
butaires, elle a été féroce et cupide envers l'Irlande,
inlligeant ainsi à sa victime, jusqu'en ces derniers
temps, la servitude et l'abaissement qu'elle répudie
avec horreur pour elle-même. Gomme la Rome an-
tique, souvent haïe et trop souvent digne de haine,
elle inspirera toujours à ses juges les plus favo-
rables phis d'admiration que d'amour. Mais plus
heureuse que Rome, après mille ans et plus, elle est
encore toute jeune et féconde. Un progrès lent,
obscur, mais ininterrompu, lui a créé un fonds
inépuisable de force et de vie. Chez elle, la sève
débordait hier et débordera demain. Plus heureuse
que Rome, malgré mille inconséquences, mille
excès, mille souillures, elle est de toutes les races
modernes et de toutes les nations chrétiennes celle
qui a le mieux conservé les trois bases fondamen-
tales de toute société digne de l'homme : l'esprit de
liberté, l'esprit de famille et l'esprit religieux.
Comment cette nation, où survit et triomphe un
orgueil tout païen, et qui n'en est pas moins res-
tée, jusqu'au sein de l'erreur, la plus rehgieusc
8 LA GRANDE-BRETAGNE
de toutes les nations de l'Europe ^ comment est-elle
devenue chrétienne? Gomment et par quelles mains
le christianisme y a-t-il jeté de si indestructibles
racines? Question capitale, à coup sûr, parmi les
plus capitales de Thistoire , et dont l'intérêt éclate
et redouble quand on songe que de la conversion
de r Angleterre a dépendu et dépend encore la
conversion de tant de milhons d'âmes. Le chris-
tianisme anglais a été le berceau du christianisme
de r Allemagne ; du sein de l'Allemagne , des mis-
sionnaires formés par les Anglo-Saxons ont porté
la foi en Scandinavie et chez les Slaves , et chaque
jour, à l'heure qu'il est, soit par la féconde expan-
sion de l'orthodoxie irlandaise, soit par l'impulsion
obstinée de la propagande protestante, il se crée des
chrétientés, qui parlent anglais et vivent à l'an-
glaise, dans toute l'Amérique du Nord, dans les
deux Indes, dans l'immense Austrahe et dans les
îles de l'Océan Pacifique. C'est presque une moitié
du monde dont le christianisme découle ou décou-
lera de la source qui a jailli sur le sol britannique.
Or, à cette question capitale , il est permis de
1. On s'étonnera peut-être de cette affirmation. Elle exprime une
conviction fondée sur des comparaisons et des études personnelles
faites, pendant près de quarante ans, dans tous les pays de l'Europe,
excepté en Russie, Elle s'accorde, d'ailleurs, avec les résultats donnés
par lun des observateurs les plus consciencieux et les plus perspicaces
de notre temps, M. Le Play.
AVANT LA CONVERSION DES SAXONS. 9
répondre avec une précision rigoureuse. Nul peuple
au monde n'a reçu la foi chrétienne plus directe-
ment de rÉglise romaine et plus exclusivement par
le ministère des moines.
Si, comme Fa dit un grand ennemi de Jésus-
Christ, la France a été faite par les évêques, il est
bien plus vrai encore que l'Angleterre chrétienne a
été faite par les moines. De tous les pays de l'Europe,
c'est celui qui a été le plus profondément labouré
})ar le soc monastique. Ce sont les moines, et les
moines seuls, qui ont porté, semé et cultivé dans
cette île fameuse la civilisation chrétienne.
D'où venaient ces moines? De deux courants très
distincts, de Rome et de l'Irlande. Le christianisme
britannique est né du concours et quelquefois du
conflit des missionnaires monastiques de l'Eglise
romaine et de FÉgUse celtique.
Mais avant cette conversion définitive, due surtout
à un pape et à des moines sortis des rangs béné-
dictins, il y eut dans la Grande-Bretagne un chris-
tianisme primitif, dont l'existence fort obscure est
néanmoins incontestable, et dont les destinées et la
catastrophe méritent un rapide aperçu.
De tous les peuples conquis par Rome , les Bre-
tons étaient ceux qui avaient le plus longtemps
résisté à ses armes et le moins emprunté à ses lois
ou à ses mœurs. Un moment vaincus, mais non sou-
1.
10 LA GRANDE-BRETAGNE
rais, par l'invincible César, ils avaient contraint le
bourreau des Gaules, le destructeur de la liberté
romaine, à quitter leurs rivages sans y avoir fondé
la servitude. Moins heureux sous ses indignes suc-
cesseurs, réduits en province, et livrés en proie à
Tavarice, à la luxure, à la férocité des usuriers' , des
procurateurs et des lieutenants impériaux, ils main-
tinrent encore longtemps une attitude fière et digne,
qui contrastait avec l'esclavage universel. Jam do-
miti ut pareant, nondum ut serviant-. Sujets et
non esclaves, c'est le premier et le dernier mot de
l'histoire britannique.
Même sous Néron, les Bretons riaient de ces vils
affranchis que les Césars imposaient pour ministres
et pour magistrats à l'univers déshonorée Bien
avant d'avoir été broyée et ravivée par les inva-
sions successives de trois races germaniques, les
Saxons, les Danois et les Normands, cette noble
race celtique avait produit des personnages qui,
grâce à Tacite, resplendissent d'une impérissable
lumière au milieu de la dégradation du monde :
Caractacus, le glorieux prisonnier, le Yercingétorix
breton, qui sut parler à F empereur un langage
digne des beaux jom's de la République : « Parce
1. Tels que Sénèque lui-même, selon Dion Cassius.
2. Tacite, Agricola, c. 13.
3. Annal., xiv, 39.
AVANT LA CONVERSION DES SAXONS. H
(( que VOUS voulez uous asservir, qui vous dit que
(( tout le monde ait envie de votre servitude ^ ? » puis
Boadicea ; la reine héroïque , donnant en spectacle
son corps flagellé et ses filles outragées , pour en-
flammer le patriotisme indigné des Bretons , traîne
par la fortune , mais sauvée par l'histoire ; enfin
Galgacus , dont Tacite a immortalisé le nom en lui
prêtant toute l'éloquence que la conscience et la
justice pouvaient inspirer à un honnête homme in-
digné, dans cette harangue que nous avons tous sue
par cœur, et qui sonnait la charge du combat où
les fils les plus reculés de la hberté celtique devaient
cimenter de leur sang le rempart insurmontable de
leur indépendance montagnarde.
La Bretagne préludait ainsi au glorieux avenir
que la liberté s'est créé , à travers tant d'orages et
tant d'éclipsés, dans cette île qui en est enfin deve-
nue le sanctuaire et l'indestructible aljri.
Le droit civil de Rome, dont le joug pèse encore,
après dix-huit siècles écoulés , sur la France , l'Es-
pagne, l'Italie et l'Allemagne , a sans doute régné en
Bretagne, pendant l'occupation romaine ; mais il en
a disparu avec le régime des Césars . Ses malfaisantes
racines n'y ont jamais enlacé, étouffé ou empoisonné
les vigoureux rejets de la liberté domestique, civile
I. Ibid., XII, 37.
12 LA GRANDE-BRETAGNE
et politique. Il en est de même pom^ tout le reste.
Pas plus clans les institutions que dans les monu-
ments de la Bretagne , Rome impériale n'a laissé
aucune trace de sa hideuse domination. La langue
et les mœurs lui ont échappé comme les lois. Tout
ce qui n'est pas celtique y est teutonique. Il était ré-
servé à Rome catholique, à la Rome des papes, d'im-
primer une ineffaçable empreinte sur cette île célèbre
et d'y revendiquer, pour Fimmortelle majesté de
rÉvangile , l'influence sociale qui partout ailleurs
lui a été disputée ou dérobée par l'héritage fatal de
la Rome des Césars.
Aussi, après avoir été la dernière, parmi les na-
tions de rOccident , à subir le joug romain , fut-elle
la première à s'en défaire ; la première qui sut ab-
jurer l'autorité impériale et apprendre au monde
comment on pouvait se passer d'empereur. Lorsque
l'impuissance de l'Empire en face des incursions
barbares eut éclaté en Bretagne comme ailleurs, les
Bretons ne s'abandonnèrent pas eux-mêmes. Les
petites souverainetés nationales, les clans aristocra-
tiquement organisés , dont les divisions avaient fait
triompher l'invasion romaine , reparurent sous des
chefs indigènes. Une sorte de fédération se constitua
et ses chefs signifièrent à l'empereur Honorius, par
une ambassade reçue à Ravenne en 410, que dé-
sormais la Bretagne comptait se défendre et se gou-
AVANT LA CONVERSION DES SAXONS. 13
verner par elle-même ^ . Un grand écrivain l'a déjà
remarqué : de tous les peuples soumis à l'empire
romain, les Bretons sont les seuls dont la lutte
contre les barbares ait une histoire, et l'histoire de
cette résistance a duré deux siècles. A la même
époque, dans la même situation, les Italiens, les
Gaulois, les Espagnols, n'ont rien de pareil". Ils se
laissèrent tous écraser et abîmer sans résistance.
Toutefois, la Bretagne elle-même n'avait pas subi
impunément trois siècles et demi de servitude impé-
riale. Connue dans la Gaule, comme dans tous les
pays soumis à l'Empire romain, la dépendance et la
corruption avaient à la longue énervé, amolli et ruiné
ces vaillantes populations. Les fils de ceux que César
n'avait pu conquérir, et qui avaient si héroïquement
lutté sous Claude et Néron, se crurent bientôt hors
d'état de tenir tête aux barbares, amissa virtute
pariter ac libertate. Ils réclamèrent en vain l'inter-
vention des légions romaines : celles-ci revinrent
dans l'île à deux reprises différentes (41 8-424) , mais
sans réussir à la délivrer ou à la protéger. Du reste,
1. Romanum noinen tenens, legeni abjiciens. Gildas, de Excidio
Britanniœ. Zozdie, Hist. novx, lib. vi, p. 376, 381. Cf. Lingard,
History of England, c. 1. Amédée Thierry, Arles et le Tyran
Constantin, p. 309.
2. GuizoT, Essai sur l'histoire de France, p. 2. — Seuls, en
Gaule, les Arvernes, les compatriotes de Vercingétorix, eurent un
beau moment, lorsque Ecdicius força les Goths de lever le siège
de Clermont, en 471 ; mais ce ne fut qu'un éclair dans la nuit.
14 LA GRANDE-BRETAGNE
les barbares qui venaient ébranler et renverser la
domination des Césars en Bretagne n'étaient pas des
étrangers , comme le furent les Goths en Italie et les
Francs en Gaule. On ne peut voir autre chose que
les peuplades non soumises de la Bretagne elle-même
dans ces Calédoniens qui , sous Galgacus , avaient
résisté victorieusement à Agricola , et qui , sous les
noms nouveaux de Scots et de Pietés, faisant brèche
à travers les fameux remparts élevés contre eux par
Antonin et par Sévère , et renouvelant tous les ans
leurs dévastations sanguinaires, arrachèrent à la
Bretagne, éperdue et désolée par un demi-siècle de
ravages (M6) , ce cri de détresse que tout le monde
connaît : « Les barbares nous repoussent jusqu'à la
mer, la mer nous rejette vers les barbares. Nous
n'avons plus que le choix d'être égorgés ou noyés. »
Tout le monde sait aussi comment les Bretons
acceptèrent imprudemment contre les Pietés le se-
cours de la race belliqueuse et maritime des Anglo-
Saxons (449), et comment, non moins cruels et non
moins redoutables que les Pietés , ces auxiliaires ,
devenus les conquérants du pays, y fondèrent une
domination ou pour mieux dire une nationalité nou-
velle, qui a persisté victorieusement à travers toutes
les conquêtes et toutes les révolutions subséquentes.
Ces guerriers issus de la grande famille germanique,
comme Tétaient, selon quelques érudits, les Bretons
AVANT LA CONVERSION DES SAXONS. 15
eux-mêmes, se rapprochaient de ceux-ci parleurs
institutions et leurs mœurs; ce qui n'empêcha pas
les indigènes de leur opposer, pendant près de deux
siècles, une résistance héroïque, bien qu'à la longue
infructueuse ' . Entièrement étrangers à la civilisa-
tion romaine, les Anglo-Saxons n'eurent garde de
conserver ou de rétablir les vestiges du régime im-
périal. Mais en détruisant la jeune indépendance des
Bretons, en refoulant dans les régions montueuses
de rOuest les populations que n'atteignaient pas les
longs couteaux dont ils tiraient leur nom - , ces païens
renversèrent et anéantirent pour un temps, sur le
sol ensanglanté de la Grande-Bretagne , un édifice
autrement auguste que l'Empire romain et autre-
ment solide que la nationalité celtique , l'édifice de
la religion chrétienne.
On sait avec certitude que le christianisme fut im-
planté en Bretagne dès le second siècle de l'ère chré-
tienne; mais on ne sait rien de positif sur l'ori-
gine ou l'organisation de cette église primitive.
Toutefois, au dire de TertuUien, elle avait pénétré en
Calédonie, au delà des limites delà province ro-
maine ^ Elle fournit à la persécution de Dioctétien
1. Elle n'a été nulle part aussi bien racontée que par M. Arthur
de la Borderie, dans Idi Revue bretonne de 1864.
. 2. Sax, couteau, épée, envieux allemand,
3. TEKTi;LL.,.lc/i;. Judxos, c. 7.
16 LA GRANDE-BRETAGNE
son contingent de martyrs, et, au premier rang
parmi eux, un jeune diacre, Alban, dont la tombe
devait plus tard être consacrée par Fun des prin-
cipaux monastères anglo-saxons. Elle apparut aussi-
tôt après la paix de l'Église , en la personne de ses
évêques, aux premiers conciles de l'Occident (314),
Elle survécut à la domination romaine, mais ce ne fut
que pour lutter pied à pied et reculer enfin avec les
dernières tribus du peuple breton devant les envahis-
seurs saxons, après un siècle entier d'efforts et de
souffrances, de massacres et de profanations. Pen-
dant tout ce temps, d'un bout de l'île à l'autre, les
Saxons promenèrent l'incendie, le meurtre et le sa-
crilège ; renversant les édifices publics comme les
maisons particulières, dévastant les églises, brisant
les pierres sacrées des autels, égorgeant les pasteurs
avec leurs ouailles ^ .
Ces épreuves si cruelles et si prolongées durent
nécessairement troubler les communications habi-
tuelles des chrétiens de Bretagne avec l'Eghsc ro-
1. Beda, Hist. ecclesiastica gentis Anglorum, lib. i, c. 15. Cf.
GiLDAS, de Excidio Britannix. — Les opinions sont partagées
quant à la destruction complète ou partielle des Bretons dans les
pays conquis par les Saxons. Palgrave surtout a contesté la tradi-
tion ordinaire sur ce fait. Cependant les historiens saxons eux-
mêmes ont constaté plus d'un exemple d'extermination complète.
Les premiers Saxons établis par Cerdic, fondateur du royaume de
Wessex, dans l'île de Wight, y anéantirent toute la population in-
digène. — AssER, p. 5,. ap. Lingard, i, 19. — Chronicon Anglo- .
Saxoniciim, ad ann. 490, éd. Gibson.
AVANT LA CONVERSION DES SAXONS. 17
maine . De là ces diversités de rites et d'usages , surtout
en ce qui touchait à la célébration de la Pâque, dont
il sera tant question dans la suite. Mais dès à pré-
sent il convient de constater que l'étude la plus atten-
tive des monuments authentiques ne révèle aucune
lutte doctrinale, aucune diversité de croyance entre
les évèques bretons et l'évêque des évoques à Rome.
D'ailleurs, la Rome des papes prodiguait déjà ses lu-
mières et ses consolations à sa fdle d'outre-mer, au
moment même où la Rome des Césars l'abandonnait
à d'irréparables désastres.
Avant même d'être condamnée à cette lutte mor-
telle contre le paganisme germanique, l'Eglise bre-
tonne avait connu les périlleuses agitations de Fhé-
résie. Pelage, le grand hérésiarque du cinquième
siècle , le grand ennemi de la grâce, était né dans
son sein. Pour se défendre de la contagion de ses
doctrines, elle appela à son secours les évêques or-
thodoxes des Gaules. Le pape Gélestin, qui, vers la
même époque, envoyait le diacre romain Palladius
comme premier évêque des Scots d'Irlande ou des
Hébrides ^ (424 ou 431) , averti par ce même Palla-
1. Prosper, Chron. consulare ad ann. 429. — Dans un autre ou-
vrage , ce contemporain ajoute : Et ordinato Scotis episcopo , duin
Romanam insulam studet servare catholicani, fecit etiam Barbaram
Chrislianam. Lih. contra Collât., c. 14. Mais le peu de succès de
cette mission, dont il n'est pas même question dans les anciens
monuments historiques de l'Irlande, rend assez plausible la con-
18 LA GRANDE-BRETAGNE
dius du danger que courait ia foi en Bretagne, char-
gea notre grand évêque d'Auxerre , saint Germain,
d'aller y combattre F hérésie pélagienne. Deux fois
ce pontife va visiter la Bretagne et la fortifier
dans la foi orthodoxe et l'amour de la grâce cé-
leste. Germain, accompagné la première fois par
Févêque de Troyes % et la seconde par Févêque de
Trêves (429-416) , ne veut d'abord employer contre
les hérétiques que les armes de la persuasion. Il
prêche aux fidèles, non seulement dans les églises,
mais dans les carrefours et dans les champs. Il ar-
gumente publiquement contre les docteurs péla-
giens en présence des peuples assemblés et passion-
nément attentifs, avec leurs femmes et leurs en-
fants-. Soldat dans sa jeunesse, l'illustre évêque
jectiire de M. Varin, qui pense (jue Palladius fut seulement chargé
des Scots déjà établis dans les Hébrides et sur la côte occidentale de
la Calédonie. C'est ici le lieu de mentionner un saint que l'on vé-
nérait dans l'Église d'Ecosse comme disciple de Palladius, saint
ïernan , qualifié d'archevêque des Pietés dans les livres liturgiques
d'Aberdeen, lesquels font de saint Palladius (j- vers 450) le contem-
porain de saint Grégoire le Grand (7 60i). La mémoire de ce saint
vient d'être remise en lumière par la publication récente d'un fort
curieux monument liturgique : Liber ecclesie Beati Terrenani de
Arbuthnott, seu Missule secuadum usum Ecclesix sancti An-
dréas in Scotia, due au docteur Eorbes, évêque anglican de Brechin.
Mais l'article consacré parles Bollandistes à ce saint (Act. SS. Junii,
t. II, p. 533-535) ne résout aucune des incertitudes qui régnent sur
son existence.
1. Saint Loup, formé à l'école monastique de Lérins, et si connu
par sa victoire morale sur Attila. Voir tome I, livre Jii.
2. Bede, I, 18.
AVANT LA CONVERSIOiN DES SAXONS. 19
retrouve l'ardeur iutrépide de son premier métier
pour défendre le peuple qu'il venait évangéliser.
A la tête de ses prosélytes désarmés, il marche
contre une horde de Saxons et de Pietés, déjà ligués
contre les Bretons, et les met en fuite en faisant ré-
péter trois fois par toute sa troupe le cri à' Alléluia,
répercuté par les montagnes voisines. C'est la joiu-
née connue sous le nom de Victoire de V Alléluia.
Heureux s'il avait pu préserver à jamais les vain-
queurs du fer des barbares, connne il réussit à les
guérir du poison de l'hérésie, car après lui le péla-
gianisme ne reparut en Bretagne que pour j*ecevoir
un dernier coup au synode de 519. Grâce aux dis-
ciples qu'il forma et qui devinrent les fondateurs
des principaux monastères de la Gambrie , c'est à
notre grand saint gaulois que remontent les pre-
mières splendeurs de la vie cénobitique en Bre-
tagne.
Le célèbre évèque d'Auxerre et ses confrères ne
furent pas les seuls pontifes que l'Église romaine
commit à la garde et à la propagation de la foi en
Bretagne. Vers la fin du quatrième siècle, au plus fort
des invasions calédoniennes, le fils d'un chef breton,
Ninias, ou Ninian, avait été à Rome se tremper
dans les sources de l'orthodoxie et de la discipline,
et après y avoir vécu, prié et étudié pendant vingt-
quatre années à l'école des Jérôme et des Da-
20 LA GRANDE-BRETAGNE
mase (370-394), il y avait reçu du pape Siricius le
caractère épiscopar. Revenu en Bretagne, il eut
l'audacieuse pensée d'opposer aux flots toujours
plus rapprochés et toujours plus terribles des bar-
bares du Nord la seule digue qui pût les arrêter
et la seule force qui pût les dompter en les trans-
formant. Il entreprit de les convertir à la foi
chrétienne. Il avait d'abord établi le centre de son
diocèse dans un canton reculé de cette région inter-
médiaire, située entre les deux isthmes qui coupent
la Grande-Bretagne en trois portions inégales. Cette
région , sans cesse disputée par les Pietés aux Bre-
tons et aux Romains, n'avait été réduite en province
sous le nom de Valentia que du temps de l'empe-
reur Yalentinien et comprenait tous les pays entre
le mur d'Antonin au nord et le mur de Sévère au
midi. L'extrémité occidentale de cette province, et
la plus voisine de l'Irlande, portait dès lors le nom de
Galwidia ou Galloway- ; elle forme une sorte de pres-
qu'île, découpée par la mer en plusieurs vastes et
larges promontoires. Ce fut au bord d'un de ces
golfes, sur un cap d'où l'on distingue les côtes
lointaines du Cumberland et l'île de Man, que
1. BEDE, m, 4.
2. Celte province, ainsi dénommée pendant tout le moyen âge, est
représentée sur les cartes modernes par les comtés de Wigton et de
Kirkcudbriglit,
AVA^T LA CONVERSION DES SAXONS. 21
Ninian constitua un foyer ecclésiastique en élevant
une église en pierre. Ce genre de construction, in-
connu jusqu'alors en Bretagne, valut à la nouvelle
cathédrale et au monastère qu'il y adjoignit le nom
de Candida casa, ou White honi, qui subsiste en-
core \ Il consacra cette église à saint Martin, à cet
illustre apôtre des Gaules, auprès de qui il s'était
arrêté à Tours en revenant de Rome , et qui selon
la tradition lui avait donné des maçons capables de
construire une église d'après l'usage de Rome.
L'image du saint pontife qui venait de mourir au
moment où Ninian s'établit dans sa Maison blanche,
le souvenir de son courage, de ses laborieux efforts
contre l'idolâtrie et l'hérésie, de sa charité si gé-
néreusement indignée contre les persécuteurs-,
étaient bien dignes de présider à la carrière apos-
tolique du nouvel évèque breton, et de lui iiis-
1. White, blanc; //or», heni, du saxon yErn, maison. On montre
encore dans une île voisine de la côte une petite église ruinée, qu'on
dit avoir été bâtie par saint INinian. Le diocèse fondé par lui dis-
parut après sa mort ; mais les Anglo-Saxons le rétablirent, ainsi que la
communauté à laquelle le célèbre Alcuin adressa une épitre intitulée :
Ad fratres S. Xiniani in Candida Casa. Une nouvelle invasion des
Pietés, venus cette fois d'h'lande, détruisit une seconde fois le diosèse
de Galloway, qui ne fut rétabli qu'au douzième siècle, sous le roi
David P"". Les belles ruines de cette cathédrale, relativement mo-
derne, et détruite par les presbytériens, se voient dans la ville actuelle
de Whitehorn. Le tombeau de saint Ninian fut toujours un lieu de
pèlerinage très fréquenté jusqu'à la Réforme.
2. Voir tome L livre m.
22 LA. GRANDE-BRETAGNE
pirer le dévouement nécessaire pour entamer la
conversion des Pietés.
Qui donc , en parcourant de nos jours l'Ecosse
méridionale, des rives du Solway à celles du Fortli
et de la Tay, en passant des gigantesques métro-
poles de l'industrie aux campagnes fécondées par
tous les perfectionnements modernes de l'agricul-
ture, en rencontrant partout les preuves et les pro-
duits de la civilisation la plus raffinée , qui donc songe
encore aux obstacles qu'il a fallu surmonter pour
arracher cette contrée à la barbarie! On n'oublie
que trop facilement ce que devait être l'état du
pays quand Ninian en devint le premier mission-
naire et le premier évêque. Et cependant les auteurs
profanes et sacrés, Dion et Strabon, saint Jean Chry-
sostome et saint Jérôme , ont dépeint à F envi l'horrible
cruauté, les mœurs sauvages et brutales de ces habi-
tants du nord de la Bretagne, qui successivement
connus sous le nom de Calédoniens, de Meatœ,
cVAtlacoti\ de Scots et de Pietés, n'étaient très
probablement que les descendants des tribus bre-
tonnes que Rome n'avait pas pu dompter-. Tous
1. Ces AUacoti, auxquels saint Jérôme attribue des mœurs et des
cruautés impossibles à raconter, habitaient selon l'opinion commune
la contrée pittoresque au nord de la Clyde, aujourd'hui parcourue
par tant de voyageurs, entre le Loch-Lomond et le golfe appelé
Loch-Fin.
2. Palgrwe, hHse and progress ofthe English commomvealth.
AVANT LA CONVERSION DES SAXONS- 23
sont d'accord pour leur reprocher la promiscuité
incestueuse de leurs ménages et jusqu'à Fanthro-
pophagie^ ; tous expriment l'horreur qu'inspiraient
aux sujets de l'Empire ces monstres humains qui
devaient leur dernier nom de Pietés à Tusaûe de
marcher au combat tout nus, en découvrant ainsi
leurs corps tatoués, comme ceux des sauvages de
l'océan Pacifique, de dessins bizarres et de cou-
leurs diverses. Ce fut néanmoins au sein de ces for-
midables adversaires de la foi et de la civilisation
que Ninian ne craignit pas de s'aventurer. Il dé-
pensa les vingt années qu'il lui restait à vivre en
efforts infatigables pour les initier à la lumière d'en
haut , pour les ramener du cannibalisme au chris-
tianisme, lui, le fils et le représentant de cette race
bretonne, qu'ils étaient accoutumés depuis plus
d'un siècle à massacrer, à dépouiller et à mépriser,
et cela au moment même où l'Empire romain, re-
présenté par Honorius, abandonnait la Bretagne à
ces implacables dévastateurs (411).
Il ne reste malheureusement aucun détail au-
thentique sur sa mission-, aucun trait qui rappelle.
Tome I, p. 419. — Ceci n'est vrai, du reste, que des Pietés, car les
Scots venaient incontestablement d'Irlande, la Scotia du moyen
âge.
1. Voir surtout saint Jérôme, in Jovinianum, lib. II.
2. Les Bollandistes (die 16Septembr.) n'admettent pas l'authenti-
cité de la vie de Ninian, écrite au douzième siècle par le saint abbé /El-
24 LA GRANDE-BRETAGNE
même de très loin, la mission si nettement carac-
térisée de son successeur saint Columba, Tapô-
tre des Pietés du Nord, un siècle et demi plus
tard (o62-o97). Nous savons seulement qu'il réussit
à fonder, au sein des races pietés, une chrétienté
qui ne fut plus extirpée; puis que, franchis-
sant les limites assignées par Agricola et Antonin à
la domination romaine au temps de sa plus grande
splendeur, il alla prêcher la foijusqu'au pied de ces
monts Gram pians, où le beau-père de Tacite avait
gagné sa dernière et infructueuse victoire V Nous
savons que sa mémoire est restée en bénédiction
chez les descendants des Pietés et des Scots et
que de nombreuses églises consacrées sous son vo-
cable conservent aujourd'hui même le souvenir du
culte que lui voua la reconnaissance de la postérité' ;
nous savons enfin que, déjà septuagénaire, il revint
mourir dans son monastère de la Maison-Blan-
che (432), après avoir passé les derniers temps
red, laquelle ne contient que des miracles comme il s'en trouve par-
tout, sans aucun trait spécialement caractéristique.
1. Ipsi australes Picti, qui infra eosdem montes habent sedes... re-
licto errore idololatriae , fidem veritatis acceperant, prœdicante eis
verbum Ninia episcopo. Bede, 111^4.
2. Même au delà des monts Grampians : à l'endroit où le Glen-Ur-
quhart débouche sur le LochNess, et où saint Columba (voir plus
loin, liv. XI, chap. iv) alla visiter un vieux Picte mourant, on voit
une chapelle ruinée qui porte le nom de Saint-Ninian, d'où lonpeut
supposer que sa mission avait dépassé la frontière qui lui est ordi-
nairement assignée.
AVANT LA CONVERSION DES SAXONS. 25
de sa vie à se préparer au jugement de Dieu dans
une caverne, laquelle se voit encore à mi-côte d'une
haute et blanche falaise de cette plage du Gallo-
way que battent sans cesse les flots impétueux
de la mer d'Irlande'.
Dans cette église primitive de Bretagne, si cruel-
lement éprouvée par les païens du Nord et de l'Est,
par les Pietés et les Saxons , il y avait bien d'autres
monastères que celui deNinian à White-Horn. Toutes
les églises chrétiennes de ce temps étaient pourvues
d'institutions cénobitiques, et Gildas, le moins sus-
pect des annalistes bretons, ne laisse aucun doute à
cet égard pour la Bretagne". Mais l'histoire n'en a
gardé aucun souvenir détaillé. En dehors de la Gam-
brie dont il va être parlé un peu plus loin, la seule
grande institution monastique dont le nom ait
triomphé de l'oubli se rattache à la légende plutôt
qu'à l'histoire, mais elle a occupé une trop grande
place dans les traditions religieuses du peuple an-
glais pour qu'il soit permis d'en omettre une men-
tion rapide. Il fut un temps où les nations catholi-
ques aimaient à se disputer la préséance et l'an-
cienneté dans la profession de la foi chrétienne, et
1. Lives of the English saints. 1845, n» XIII, p. 131. — OldSta-
tisiical Account of Glasserton, cité par Stuaut, Sculptured Sto-
nes ofScotland, t. II, p. lxxxviii.
2. DeExcidio Britanniœ, p. 43-45.
MOINES d'occ, ni. 2
26 LA GRANDE-BRb:TAGNE
allaient se chercher des ancêtres directs parmi les
êtres privilégiés qni avaient connu , chéri , servi le
fils de Dieu pendant son passage sur la terre. Elles
croyaient , par ces généalogies légendaires , se rap-
procher en quelque sorte du Calvaire et assister aux
mystères de la Passion. C'est ainsi que l'Espagne a
victorieusement revendiqué pour apôtre le fils de
Zébédée, le frère de saint Jean, ce Jacques que Jésus
avait associé aux splendeurs du Thabor et aux an-
goisses du jardin des Oliviers. C'est ainsi que le
midi de la France se glorifiait de faire remonter ses
origines chrétiennes à cette famille dont les douleurs
et l'amour sont enchâssés dans l'Évangile, à Marthe,
qui fut l'hôtesse de Jésus; à Lazare, que Jésus res-
suscita ; à Madeleine, qui fut le premier témoin de la
résurrection de Jésus ; à leur voyage miraculeux de
la Judée en Provence, au martyre de l'un, à la retraite
de l'autre dans la grotte de la Sainte-Baume , toutes
ces admirables traditions que l'érudition la plus so-
lide est venue de nos jours encore justifier et con-
sacrer \ L'Angleterre d'autrefois, avec beaucoup
moins de fondement aimait à se. dire qu'elle devait
les premières semences de la foi à Joseph d'Arima-
1. Voirie grand et savant ouvrage publié par M. Faillon, direc-
teur à Saint-Sulpice, sous le titre de Monuments inédits sur l'apos-
tolat de sainte Marie Madeleine en Provence, etc. Paris, 1848.
Cf. Bouche, Défense de la foi de Provence pour ses saints Lazare,
Maximin, Marthe et Madeleine.
AVANT LA CONVERSION DES SAXONS. 27
thie, à ce disciple riche et noble', qui avait déposé
le corps du Seigneur dans le sépulcre, où Madeleine
vint pour F embaumer. Les Bretons et après eux les
Anglo-Saxons et les Anglo-Normands se racontaient
de père en fils que Joseph, fuyant les persécutions
des Juifs et n'emportant avec lui pour tout trésor que
quelques gouttes de sang de Jésus-Christ, avait dé-
barqué à l'ouest de F Angleterre, avec douze compa-
gnons ; qu'il y avait trouvé un asile dans un site dé-
sert, entouré d'eau -, et qu'il y avait construit et con-
sacré à la bienheureuse Vierge Marie une chapelle
dont les murs étaient formés de branches de saule
entrelacées et dont Jésus-Christ lui-même n'avait
pas dédaigné de célébrer la dédicace. C'est ce qu'on
a raconté depuis et ailleurs de deux grandes et cé-
lèbres églises monastiques, celles de Saint-Denis en
1. Nobilis (lecurio. S. Marc.
2. GuiLLELMus Malmksbuuiensis, Autlq. Glasionb. , ap. Gale,
Script, rer. Britann., t. HI, p. 293. Cf. Baromus, Ann., ad ann.
48. DucDALE, WoHtt.viicow, t. I, p. 2. Les Bollandistes et divers au-
tres historiens modernes se sont donné beaucoup de peine pour ré-
futer cette tradition. Elle est encore rapportée dans la lettre que
quelques moines adressèrent à la reine Marie, en 1553, pour de-
mander le rétablissement de leur abbaye (ap. Dugdale, t. I, p. 9 de
k nouvelle édition.) A cause de cette tradition de Joseph d'Arima-
Ihie, les ambassadeurs d'Angleterre réclamèrent la préséance sur
ceux de France, d'Espagne et d'Ecosse, aux conciles de Pise en
1409, de Constance en 1414, et surtout de Bâle en 1434, parce que,
selon eux, la foi n'avait été prêchée en France que par saint
Denis, et postérieurement à la mission de Joseph d'Arimathie. Us-
SHER, de Prim. Eccl. Brit., p. 22.
28 LA GRANDE-BRETAGNE
France et de Notre-Dame des Ermites en Suisse.
Ce lieu, prédestiné à devenir le premier sanctuaire
chrétien des îles Britanniques, était situé sur un af-
fluent du golfe où se jette la Saverne ; il prit plus
tard le nom de Glastonbury, et telle avait été, selon
F opinion populaire et invétérée , l'origine de la grande
abbaye de ce nom, que vinrent peupler plus tard
des moines originaires d'Irlande \ Ce sanctuaire
des légendes primitives et des traditions nationales
de la race celtique passait en outre pour renfermer
la tombe du roi Arthur, qui fut, comme Fou sait, la
personnification de la longue et sanglante résistance
des Bretons à l'invasion saxonne, le champion hé-
roïque de leur Kberté, dé leur langue, de leur foi,
et le premier type de cet idéal chevaleresque du
moyen âge, où les vertus militaires se confondaient
avec le service de Dieu et de Notre-Dame ^
Blessé à mort dans un de ces combats contre les
1 . Il faut consulter sur cette célèbre abbaye, comme sur toutes celles
que nous nommerons parla suite, le recueil si curieux intitulé : Mo-
nasticon Anglicamim par Dugdale, avec les admirables planches
de W. Hollar, qui se trouvent dans les éditions du dix-septième
siècle. On crut avoir découvert les ossements du roi Arthur à
Glastonbury, sous le règne de Henri II , à la fin du douzième siècle.
2. Voir tout le cycle des poèmes de la Table-Ronde en Angle-
terre, en France et en Allemagne, et surtout les trois grands poèmes
intitulés : Parceval, Titurel et Lokengrin, qui roulent sur le
culte du Saint Graal ou Sang Real, c'est-à-dire du sang de
Notre-Seigneur recueilli par Joseph d'Arimathie et conservé dans le
vase qui avait servi à Jésus-Christ pour l'institution de l'Eucha-
ristie.
AVANT LA CONVERSION DES SAXONS. 29
Saxons, qui duraient trois jours et trois nuits de
suite (5i2 à 547), il fut transporté à Glastonbury,
y mourut et y fut enseveli en secret en laissant à sa
nation la vaine espérance de le voir reparaître un
jour\ et à toute l'Europe chrétienne une gloire
légendaire, un souvenir destiné à rivaliser avec celui
de Charlemagne.
Ainsi la poésie, l'histoire et la foi trouvaient un
foyer commun dans ce vieux monastère cjui fut pen-
dant plus de mille ans une des merveilles de l'An-
gleterre et qui resta debout, florissant et grand
comme une ville entière, jusqu'au jour où Henri VIII
fit pendre et écarteler le dernier abbé, devant le
grand portail du sanctuaire confisqué et profané'.
Mais il nous faut rentrer dans la réahté de l'his-
toire et dans l'époque qui doit nous occuper, celle
qui s'étend de la moitié du cinquième siècle au mi-
lieu du sixième, pendant cette période qui vit les
1. Cf. Thierry, Hist. de la conquête d" Angleterre, liv. I, p. 39,
Lappenperg, t. I, p. 104-107. M. de la Borderie, dans son beau ré-
cit de la luUe des Bretons insulaires contre les Anglo-Saxons, a
fort bien distingué le personnage hyperbolique des traditions légen-
daires, du véritable Arthur, chef de la ligue des Bretons du Sud et
de l'Ouest, et vainqueur des Saxons ou plutôt des Angles dans
douze batailles.
2. Le 15 novembre 1.539. Ce martyr octogénaire fut accusé d'a-
voir dérobé à la main du spoliateur quelques portions du trésor
de l'abbaye; il fut poursuivi et mis à mort par les soins de John
Russell, fondateur de la maison des ducs de Bedford, et l'un des
principaux instruments de la tyrannie de Henri VIU. Voir le récit
2.
30 LA GRANDE-BRETAGNE
Mérovingiens fonder en Gaule la royauté franque
si aimée des moines, et saint Benoît planter sur le
mont Cassin le berceau du plus grand des ordres
monastiques . La Grande-Bretagne , destinée à devenir
la plus précieuse conquête des Bénédictins, offrait
alors le spectacle de quatre races diverses luttant
avec acharnement les unes contre les autres.
Au nord, les Pietés et lesScots, encore étrangers
et hostiles à la foi du Christ, retranchés derrière les
monts et les golfes qui les faisaient regarder comme
des gens d'outre-mer ' , menaçant toujours les con-
trées méridionales qu'ils avaient écrasées et stupé-
fiées pendant un siècle par la recrudescence inter-
mittente de leurs infestations , et d'où ils n'étaient
repoussés que par d'autres barbares aussi païens et
aussi sauvages qu'eux-mêmes.
Plus bas, et dans la contrée dont les golfes de la
Clyde, du Forth et du Solway, font la plus centrale
des trois presqu'îles dont se compose la Grande-
Bretagne, d'autres Pietés sont établis définitivement,
à partir de 448, dans la contrée qu'ils avaient arra-
de cette infâme exécution dans la continualioii du Monastlcon de
Dugdale, par Stevens, t. I , p. 451. Au moment de la suppres-
sion il y avait encore à Glastonbury cent religieux qui vivaient
dans une parfaite régularité.
1. Gildas et Bede les appellent gcntes transmarinas : nonquod
extra Britanniam essent positœ, sed qui a parte Britlonum erant
remolœ.
AVANT LA CONVERSION DES SAXONS. 31
chée auxBretons, et oùrapôtrc Niniaii avait jeté la
semence du cliristianisnie * .
Au sud-ouest et sur tout le littoral delà grande île
qui regarde l'Irlande, une population indigène
et restée indépendante offre un asile aux malheu-
reux Bretons, abandonnés par les Romains, déci-
més, saccagés, abîmés pendant un siècle par les
Pietés, puis pendant un autre siècle dépouillés,
asservis ou expulsés de leurs villes et de leurs
champs par les Saxons, et refoulés, les uns dans
cette langue ou corne de terre qui s'appelle la
Gornouailles, Cornu Wallix, d'autres enfin dans la
région maritime qui s'étend des bords de la Clyde
à ceux de la Mersey ".
1. GiLDAS, apud Gale, p. 13.
2. U s'agit ici du royaume de Slrath-Chjde, qui prit plus tard
le nom de Cumhria , et dont il est resté un vestige, en même
temps qu'une population plus bretonne que saxonne, dans le comté
actuel de Cumberland. Du reste, les limites de ce royaume sont
fort discutées. — Pour se reconnaître au milieu de la confusion des
textes et des traditions relatives aux origiues religieuses et chro-
nologiques de la Grande-Bretagne, il faut avoir recours à deux
admirables mémoires rédigés par un savant moderne, trop tôt en-
levé à l'érudition française, M. Varin , doyen de la Faculté des
sciences de Rennes, et insérés dans le Recueil des mémoires pré-
sentés par divers savants à l'Académie des inscriptions et bel-
les-lettres (tome V, l'e et 2'' partie, 1857 et 1858). Le premier est
intitulé : Études relatives à l'état politique et religieux des
îles Brtaimiques au moment de V invasion saxonne; le second :
Mémoire sur les causes de la dissidence entre l'Église bretonne
et l'Église romaine relativement à la célébration de la fête de
Pâques. Avant de résoudre cette dernière question avec une préci-
sion et une perspicacité qui nous permettra de le suivre sans hésita-
32 LA GRANDE-BRETAGNE, ETC.
Enfin, au sud-est, tout le pays qui s'appelle au-
jourcrimi F Angleterre est tombé en proie aux Anglo-
Saxons, occupés à y poser, sous la forme féclérative
de sept ou huit royaumes de l'Heptarchie, les iné-
branlables fondations de la plus puissante nation du
monde moderne.
Mais, comme les Pietés du Nord, les Anglo-Saxons
sont encore tous païens. D'où leur viendront la lu-
mière de FEvangile et le ciment de la civilisation
chrétienne, indispensables à leur grandeur et à leur
vertu future? Ne sera-ce pas peut-être de ces mon-
tagnes de la Gambrie , de ce pays de Galles où
les vaincus entretenaient le feu sacré des croyan-
ces et des traditions de l'Église bretonne, avec son
clergé indigène et ses institutions monastiques?
C'est une question qu'on ne saurait résoudre avant
d'avoir jeté un coup d'œil sur l'état religieux de
cette pittoresque et attrayante contrée au sixième
siècle.
lion, M. Varin nous guide à travers les méandres des trois principales
écoles : Irlandaise, Anglaise et Écossaise, qui se sont disputées sur
les origines calédoniennes, et qui, personnifiées dans Usher, Cam-
den et innés, sont demeurées presque inconnues à l'érudition conti-
nentale.
Il regarde comme démontrées : 1° lidentité des Pietés avec les an-
ciens Calédoniens; 2*^ la théorie irlandaise qui fait des 5co^s une
colonie d'Hirbenois, originaire d'Irlande (vers 258 probablement)
et établie en Calédonic avant la période des infestât ions.
CHAPITRE II
Les Saints et les Moines du pays de Galles.
Les réfugiés bretons en Cambrie y maintiennent le génie de la race
celtique.— Hommage rendu aux vertus des Gallois par leur ad-
versaire Giraldus.— Musique et poésie : les bardes et leurs triades.
— Dévouement à la foi chrétienne. — Le roi Arthur couronné par
l'évêque Dubricius.— Alliance des bardes et des moines: le barde
surpris par l'inondation. — Quelques noms surnagent dans l'océan
des légendes.— Action réciproque de la Cambrie, de l'Armorique
et de l'Irlande les unes sur les autres : légendes identiques. — Pas-
sion des moines celtiques pour les voyages. — Fondation des mo-
nastères épiscopaux de Saint-Asaph par Kentigern, de Landaffpar
Dubricius, de Bangorpar Illtud, bandit converti et poursuivi par
sa femme.— Saint David, moine-évêque , est le Benoît de la Cam-
brie : pèlerinage à Jérusalem, d'où il revient archevêque; droit
d'asile reconnu ; il relève Glastonbury; sa tombe devient le sanc-
tuaire national de la Cambrie — Légende de Saint Cadoc et de
ses père et mère ; il fonde Llancarvan , école et nécropole de la race
cambrienne : ses aphorismes poétiques, ses vastes domaines;
il protège les cultivateurs : jeune lille enlevée et reprise; droit
d'asile comme pour saint David : la haine de Cadoc. — Il se réfu-
gie en Armorique, y prie pour Virgile, rentre en Bretagne et y
périt sous le fer des Saxons; son nom invoqué au Combat des
Trente, — Sainte Winifrède et la fontaine de son martyre. —
Saint Beino, l'ennemi des Saxons. — L'antipathie des Cambriens
pour les Saxons est un obstacle à la conversion des conquérants.
Pendant la longue lutte que livrèrent les Bre-
tons (449-560) pour la défense de leur territoire
34 LES SAINTS ET LES MOINES
et de leur indépendance nationale contre les Saxons,
que des débarquements successifs amenaient comme
les flots de la mer sur les côtes orientales et méri-
dionales de l'île , un certain nombre de ceux qui
répudiaient la domination étrangère avaient cher-
ché un asile dans les presqu'îles occidentales de
leur terre natale, mais surtout dans ce grand bassin
péninsulaire qui s'appelait au moyen âge la Cam-
brie et porte aujourd'hui le nom de pays de
Galles ^ . Cette région semble désignée par la na-
ture pour servir de citadelle à l'Angleterre. Bai-
gné sur trois de ses côtés par la mer, défendu
sur un quatrième par la Savcrne et d'autres riviè-
res, ce quadrilatère contient en outre les plus hau-
tes montagnes de l'île , et une foule de gorges et
de défdés inaccessibles aux agressions militaires
d'autrefois. Aussi, après avoir servi de refuge aux
Bretons opprimés par la conquête romaine, la
Cambrie opposa-t-elle pendant cinq siècles une bar-
rière insurmontable aux Anglo-Saxons et demeura
même longtemps inabordable aux Anglo-Normands ,
qui mirent plus de deux cents ans (1066-1^84) h
1. Le mot de Cambrie paraît dérivé des Kymris, c'est-à-dire de
la race celtique indigène de cette contrée et de la Bretagne Armori-
que. Celui de Galles est la forme française de Wales synonyme de
Walle7i, Wallons, Welscli, nom que les Germains donnaient en
général aux étrangers.
DU PAYS DE GALLES. 3d
compléter sur ce point F œuvre de Guillaume le Con-
quérant.
Comme l'Irlande etl'Écosse, comme notre Armo-
rique , ce beau pays a de tout temps éveillé de vives
sympathies , non seulement chez les érudits celto-
manes , mais chez tous les hommes dont le cœur
s'émeut au spectacle des races qui savent honorer
leur défaite par la ténacité de leur résistance au
vainqueur, et , de plus , chez tous les amis de cette
poésie inimitable qui jaillit spontanément des tra-
ditions et des instincts d'un peuple généreux et in-
fortuné.
On y peut démêler, même aujourd'hui , les signes
incontestables d'une race tout à fait distincte de celle
qui habite les autres régions de l'Angleterre , et on
y retrouve une langue évidemment sœur des trois
autres dialectes celtiques qui existent encore , le bre-
ton armoricain , Firlandais et le gaélique des hautes
terres d'Ecosse.
Mais c'est surtout dans les péripéties de l'histoire
du pays de Galles depuis le roi Arthur jusqu'à
Llewellyn, c'est dans les institutions qui lui ont
donné la force de résister pendant sept siècles à l'in-
vasion étrangère , que l'on reconnaît les véritables
caractères et la riche nature de l'antique race
bretonne. Partout ailleurs, cette population avait été
ou égorgée, ou asservie, ou absorbée. Mais là où
36 LES SAINTS ET LES MOINES
elle a pu survivre et fleurir en même temps que les
autres nationalités de F Occident, elle a montré tout
ce qu'elle valait , en nous léguant des monuments
historiques , juridiques et poétiques qui constatent la
vitalité puissante et originale dont elle était douée \
Elle a ainsi protesté par son âme , par sa langue et
par son sang , contre les exagérations débitées par le
Breton Gildas et par le Saxon Bede sur la corrup-
tion reprochée aux victimes de l'invasion saxonne.
De tout temps les vaincus ont trouvé ainsi des
hommes , même parmi les meilleurs , résolus à leur
donner tort et à faire conspirer l'Histoire avec la For-
tune pour absoudre et couronner les vainqueurs. Le
tour des Anglo-Saxons viendra ; eux aussi , quand
l'invasion normande les aura écrasés, trouveront une
foule de pieux détracteurs pour démontrer qu'ils
avaient bien mérité leur sort , et pour absoudre ou
atténuer les crimes de la conquête.
Le trait le plus saillant comme le plus attachant dans
l'histoire du caractère des Gallois est à coup sûr l'ar-
deur du patriotisme , l'indomptable amour de la li-
berté et de l'indépendance nationale dont ils se mon-
trèrent enflammés pendant sept siècles, à un degré
qu'aucune autre race n'a surpassé. Nous les connais-
sons surtout par les chroniqueurs attitrés de leurs
1 . Voir l'excellent ouvrage intitulé : Das Alte Wales par Ferdinand
Walter, professeur à l'université de Bonn. 1859, in- 8°.
DU PAYS DE GALLES. 37
conquérants, par les écrivains anglo-normands du
douzième et dit treizième siècle; et c'est à ceux-ci que
la vérité arrache les éloges les moins équivoques. Ces
écrivainssignalent bien certains vices, certaines cou-
tumes surtout, en contradiction avec ce qu'on regar-
dait alors comme les règles des nations policées,
telles que l'usage de combattre nus, comme les Bre-
tons du temps de César et les Pietés des temps plus
récents , contre des adversaires armés de pied en cap.
Mais ils célèbrent à l'envi l'héroïque et infatigable
dévouement des Gallois à leur patrie , à la liberté
de tous et de chacun ; leur culte pour la mémoire
des hauts faits de leurs aïeux , leur amour de la
guerre , leur mépris de la vie , leur charité envers les
indigents , leur sobriété exemplaire , enmême temps
que leur inépuisable hospitalité , par-dessus tout leur
prodigieuse intrépidité dans les combats, et l'obsti-
nation de leur constance dans les revers et les
désastres * .
Rien ne les peint mieux d'ailleurs que la dispo-
sition de leurs anciennes lois, qui interdit à la justice
de saisir dans la maison de n'importe quel Gallois
trois choses : son épée, sa harpe et un de ses livres-.
1. GiRALDus, Camhrix descripf., c. 8, 9, 10.— Girald., i/e Illati-
dahilibus WalUse^c. 3. — Descr. Camhrix. c. 9.— Gualt Mapes, de
NugisCurialium,U,?.o. .
2. Triades de Dymvall Moëlmud. 54, ap Walter, p. 315.
MOINES d'occ, Ilf. 3
38 LES SAINTS ET LES MOINES
La harpe et le livre , parce qu'en temps de paix ils
regardaient la musique et la poésie comme la meil-
leure occupation d'un honnête homme et d'un
homme hbre. Aussi , dès l'enfance , tous les Gallois
cultivaient ces deux arts avec une passion universelle
et infatigable, la musique surtout. C'était la forme
préférée , le gracieux accompagnement de l'hospi-
talité : des chœurs de chanteuses accueillaient par-
tout le voyageur. Du matin jusqu'au soir chaque
maison retentissait du son de la harpe et des autres
instruments, dont ils jouaient avec une perfection
qui ravissait les auditeurs étrangers , toujours frappés
cependant , au miUeu des tours de force de leur ha-
bileté musicale, du retour constant des accords doux
et mélancoliques oii semblaient se refléter, comme
dans la musique irlandaise , le candide génie et la
cruelle destinée des races celtiques ^ .
Les bardes eux-mêmes , chanteurs et poètes , quel-
quefois même princes et guerriers, présidaient à
l'éducation musicale dupays , comme à son dévelop-
pement intellectuel. Mais ils ne se bornaient pas à
chanter; ils savaient combattre et mourir pour Fin-
dépendance nationale ; la harpe entre leurs mains
n'était souvent que l'auxiliaire du glaive et une arme
de plus contre le Saxon - .
1. GiRALDus Cambrensis, C. 10, 12, 13.
2. Â.oE LA BoRDERiE,p. 170. La YiLLEMMXQvÉ, les Bar ûbs brctons.
DU PAYS DE GALLES. 39
- Cette puissante corporation, hiérarchiquement
ordonnée, avait survécu à la ruine du druidisme, et
apparaît, dès le sixième siècle, dans tout son éclat,
au sein de ces congrès poétiques * présidés par les
rois et les chefs du pays, véritable institution natio-
nale dont l'usage se perpétuajusqu'aux demi ers jours
de rindépendance galloise. Dans les nombreux mo-
numents de leur féconde activité, récemment remis
en lumière par des efforts aussi patriotiques qu'in-
telligents", mais encore insLiffîsamment dépouillés ;
dans ces triades, dont la forme relativement récente,
qui nous est seule connue, ne saurait déguiser la
haute antiquité, on rencontre des trésors de vérita-
ble poésie, où la grandeur sauvage des races pri-
mitives, tempérée et purifiée par les enseignements et
les mystères de l'Evangile, semble se jouer en mille
courants limpides qui étincellent au soleil du matin
de l'histoire, avant de venir se confondre avec le
grand fleuve des traditions chrétiennesde l'Occident.
Car la religion chrétienne était suivie, chérie et
défendue au scindes montagnes de la Cambrie, avec
non moins de ferveur et de passion que l'indépen-
dance nationale. Les rois et les chefs n'v étaient
1. Les Eisteddvods. On a essayé récemment de les renouveler.
2. Ceux de Williams ab Jolo, de Williams abithel, des deux Ovven,
de Stephens, de Walter, et surtout de M. de la Villemarquéqui a, le
premier, révélé à la France littéraire les monuments d'une race si na-
turellement chère aux Bretons d'Armorique.
40 LES SAINTS ET LES MOINES
pas plus irréprochables qu'ailleurs ; là comme ail-
leurs, l'abus de la force et l'exercice du pouvoir en-
gendraient toute sorte de crimes : le parjure, l'adul-
tère, le meurtre, s'étalent trop souvent dans leurs
annales V Mais très souvent aussi, la foi et le re-
pentir revendiquaient leurs droits sur ces âmes
moins corrompues qu'égarées. A l'instar du grand
Arthur, couronné selon la tradition celtique en 516,
par un saint archevêque, nommé Dubricius (f 522) ,
ils se montrent presque tous aussi zélés pour le ser-
vice de Dieu que généreux pour l'Eghse, et les po-
pulations, séparées de Rome par les flots de sang où
l'invasion saxonne avait noyé le christianisme bre-
ton, retrouvèrent bientôt la pente naturelle qui les
signalait aux conquérants normands comme les plus
zélés d'entre les pèlerins empressés d'accourir aux
tombeaux des Apôtres".
Les bardes eux aussi, bien qu'antérieurs au chris-
tianisme, loin de lui être hostiles, vivaient dans une
alliance intime et cordiale aA ec le clergé et surtout
avec les moines. Chaque monastère avait son barde,
1 . Voiries nombreux exemples recueillisparLingard_(i4)i<;Zo-5a^o>j
Church, t. II, p. 362,) dans le Livre dit de Landaff, et autres docu-
ments gallois.
,2. CambricC Descriptio, p. 891, éd. 1602.
. Répétons encore une fois que dans aucun des nombreux monuments
de l'archéologie et de la géographie galloise récemment publiés, on
ne retrouve la moindre trace d'une hostilité systématique ou même
temporaire contre le Saint-Siège.
DU PAYS DE GALLES. 41
à la fois poète et historien, qui notait les guerres,
les alliances et autres événements contemporains.
Tous les trois ans, ces annalistes nationaux, comme
les pontifes de l'ancienne Rome, se réunissaient pour
comparer leurs récits et les enregistrer à la suite des
bonnes coutumes et des antiques libertés du pays,
dont ils étaient les gardiens'. C'était en outre dans
les écoles monastiques que les bardes se formaient
à la poésie et à la musique. Le plus connu d'entre
eux, Taliesin, fut élevé, comme l'historien Gildas, au
monastère de Llancarvan-.
Citons ici un trait entre cent qui éclaire la relation
singulièrement intime du bardisme gallois avec la
légende monastique, en même temps que l'intrépide
fierté du caractère celtique. Le père du fondateur de
la grande communauté de Llancarvan, s 'étant fait
anachorète, comme on le dira plus loin, mourut en
odeur de sainteté et fut enterré dans une église où
des guérisons miraculeuses attirèrent bientôt la fou-
le. Un barde y arriva avec la pensée de composer un
chant breton en l'honneur du nouveau saint. Pen-
dant qu'il cherchait ses vers, une inondation violente
vint ravager les alentours de l'église et pénétra dans
l'église même. Toute la population des environs
1. Walter, Op. cit., p.33,LLOYD, History ofCambria, éd. Powell,
praef., p. 9.
2. La ViLLEMARQuÉ, Poèmcs des Bardes bretons, 1850, p. 44.
42 LES SAINTS ET LES MOINES
avec ses bestiaux avait déjà péri et l'eau montait
toujours. Le barde tout en composant son poème,
se réfugia dans Fétage supérieur de l'église, puis
sur le toit : il montait de poutre en poutre, toujours
poursuivi par les eaux, mais toujours aussi en im-
provisant ses vers et en puisant dans le danger l'ins-
piration qui lui avait failli jusque-là. Quand l'inon-
dation s'écoula, depuis la tombe de l'anachorète
jusqu'à la Saverne, il ne restait plus d'autre être en
vie que le barde, ni d'autre édifice debout que l'église
où il avait improvisé ses refrains populaires ^ .
Dans cet océan des légendes celtiques où les ana-
clironismes et les fables ne sauraient obscurcir la
vigoureuse et constante affirmation de la foi catholi-
que et du patriotisme breton, quelques noms de fon-
dateurs et de missionnaires monastiques ont surnagé.
Ils ont été dérobés à l'oubli, non seulement par l'é-
rudition rajeunie des archéologues cambriens, mais
aussi par la fidélité de souvenirs populaires, même
depuis l'extinction lamentable et complète du ca-
tholicisme dans le pays de Galles".
1. Vita S. GuncUeii, cil, ap. Rees, p. 15.
2. On peut consulter avec fruit l'important recueil intitulé : Lives
of^.heCamhrO'British saints, ofthe Fifth and immédiate succes-
sive centuries, from ancient Welsh and Latin Mss... bythe Rev,
W. Rees, M. A., etc. Llandovery, 1853. 1 vol. gr. in-8°-, ouvrage au-
quel il ne manque qu'un commentaire historique et géographique
approprié auxlecteursétrangers. Il est tout à faitdistinct de l'ouvrage
DU PAYS DE GALLES. 43
En effleurant leur vie, comme en considérant
l'ensemble des légendes et des institutions monas-
tiques qui s'y rattachent, on reconnaît tout d'abord
l'existence d'un double courant qui entraîne sans
cesse les regards et les pas des Gallois de leurs
montagnes natales vers TArmoriqucau Midi et vers
l'Irlande à l'Ouest; comme aussi on distingue la
réaction constante de ces deux contrées vers la
Grande-Bretagne, d'où leur étaient venus leurs pre-
miers missionnaires, et dont la vie religieuse et natio-
nale se concentrait de plus en plus dans la Gambrie.
L'invasion saxonne, on l'a déjà vu ^ avait jeté sur
les plages de la Gaule une foule de fugitifs qui, trans-
formés en missionnaires, avaient créé une nouvelle
Bretagne invinciblement chrétienne et catholique
aux portes de la France mérovingienne. Les plus
célèbres d'entre ces missionnaires, Tugdual, Sam-
son, Malo, Paul Aurélien, s'étaient formés dans les
monastères cambriens, d'où étaient sortis aussi pour
très vanté par Walter sous le titre de Essay on the Welsh saints,
by the Rev. Rice Rees, 1836, in-8°, que je n'ai pas pu rencontrer.
Les biographies publiées par Rees, d'après les manuscrits de la bi-
bliothèque cottonienne, sont quelques-unes en gallois, les autres en
latin; elles ont dû être non pas composées, mais retouchées à une
époque postérieure à la date qu'on est dabord tenté de leur attri-
buer. A côté de détails évidemment contemporains et locaux, on re-
trouve des traces d'interpolations déclamatoires qui doivent être
l'œuvre d'une postérité moins éprise que nous de la couleur locale et
de l'authenticité historique.
1. Tome II, livre vu, chap. 4.
44 LES SATiNTS ET LES MOINES
les accompagner au delà des mers F historien Gildas
et le barde Taliesin. L'Irlande avait recueilli dès les
premiers jours de sa conversion une émigration
semblable. La plupart de ces pieux et intrépides
missionnaires revenaient, une fois au moins dans leur
vie, revoir le pays d'où ils étaient sortis, et ils y
amenaient les disciples nés dans les autres pays
celtiques , mais avides de reporter aux foyers si chers
et si menacés de la Bretagne insulaire la lumière et
la ferveur qu'ils en avaient reçues \ De là cette sin-
gulière conformité de noms propres, de traditions,
de miracles, d'anecdotes, entre les légendes des
trois pays, conformité qui a souvent dégénéré en
inextricable confusion.
Ce qui, du reste, imprime un caractère uniforme
et très reconnaissable à tous les saints moines d'ori-
gine celtique, c'est leur goût eftréné pour les
voyages lointains et fréquents, et c'est un des points
par lesquels les Anglais modernes leur ressemblent
le plus. A cette époque reculée, au milieu des inva-
sions barbares et de la désorganisation locale du
monde romain, par conséquent en présence d'obs-
stacles dont rien dans notre Europe actuelle ne peut
donner la plus légère idée, on les voit franchir des
distances immenses et, à peine revenus d'un pèle-
1. vu. s. Paterni, ap. Rees, Cambro-Brilish saints.
DU PAYS DE GALLES. 45
rinage laborieux , le recommencer ou en entreprendre
un nouveau. Le voyage de Rome ou même de Jéru-
salem, qui se retrouve dans la légende. de presque
tous ces saints camb riens ou irlandais, semble n'a-
voir été pour eux qu'un jeu. Saint Kentigern alla
jusqu'à sept fois de suite à Rome * .
Ce Kentigern, que nous retrouverons plus loin
évêque missionnaire chez les Scots et les Pietés méri-
dionaux (5o0?-612), passe pour être né d'une de
ces unions irrégulières qui signalent les désordres
domestiques ou les abus de la force chez les chefs
et les grands du pays, et que l'on retrouve si sou-
vent dans les annales de l'hagiographie celtique '.
Il n'en fut pas moins un des principaux personnages
monastiques de la Camb rie, où il fonda, au con-
fluent de la Gluyd^ et de TElwy, un immense mo-
nastère, peuplé de neuf cent soixante-cinq moines,
dont trois cents illettrés cultivaient les champs, trois
cents travaillaient à l'intérieur du monastère, et
les trois cent soixante-cinq autres célébraient sans
interruption l'office divin'. Ce monastère devint
1. AcT. SS. BoLL4ND., t. I Januai'., p. 819.
2. BOLLAND., p. 815.
. 3, C'est la Clycle du pays de Galles et non la Ciyde qui coule à
Glascow, où saint Kentigern fut évèque, 11 y a aussi deux rivières,
du même nom de Dee, en Ecosse et en Wales. De là des confusions
dont il est bon d'êlre averti,
4. BoLLAND., p. 819. — Ce monastère s'appela d'abord Llan-Elwy.
3.
46 LES SAINTS ET LES MOLNES
en même temps un siège épiscopal qui subsiste
encore sous le nom de saint Asaph, successeur de
Kentigern ^ .
Ce ne fut là ni la plus ancienne ni la plus im-
portante colonie monastique de la Gambrie où,
comme dans l'Angleterre saxonne, tout évêché a
pour berceau un monastère.
Plus d'un siècle avant Kentigern, Dubricius, dont
la longue vie, s'il faut en croire la tradition, le
rendit contemporain de Patrice et de Palladius aussi
bien que du roi Arthur (431-522), est cité comme
le premier créateur d'un grand foyer monastique
en Gambrie, d'où des colonies religieuses ne ces-
saient de rayonner au dehors, en Armorique et en
Irlande. Ordonné évêque à Llandatf, au midi de la
Gambrie, par saint Germain d'Auxerre, il finit sa
carrière dans le Nord comme anachorète, après
avoir réuni pendant un temps plus de mille audi-
teurs autour de sa chaire. Parmi eux, les plus illus-
tres furent Iltud et David.
Iltud, ou Eltut, lui aussi disciple de saint Ger-
main d'Auxerre, fonda le grand monastère deBan-
1, Chaque peuplade, chaquepelite royauté de la Gambrie avait son
évêché; ainsi Llandaff pour les Silures, Menevia (depuis Saint-Da-
vid's) pour les Demetes, etc. 11 y en eut aussi un à Margam, qui de-
vint plus tard une célèbre abbaye cistercienne, dont les ruines, en-
clavées et conservées avec soin dans la splendide résidence d'une
branche de la maison de Talbot, méritent d'être visitées et admirées.
DV PAYS DE GALLES. 47
gor, sur les bords de la Dee, qui devint le centre
de la propagande religieuse comme de la résis-
tance politique aux conquérants étrangers : on y
comptait sept divisions, chacune de trois cents
moines, lesquels vivaient tous du travail de leurs
mains. C'était toute une armée, mais de moitié
moins nombreuse que celle des quatre mille moines
de l'autre Bangor * , qui s'élevait de l'autre côté de la
mer en Irlande et qui devait servir de berceau à
saint Golomban et à saint Gall , aux apôtres monas-
tiques de la France orientale et de THelvétie". Iltud
était né en Armorique; mais sa curieuse légende,
dont on nous saura gré de citer quelques traits atta-
chants, dit qu'il vint en Cambrie attiré par la re-
nommée de son cousin le roi Arthur. Il commença
par y vivre en homme de guerre et de proie, mais il
se convertit pendant une partie de chasse au faucon,
à la vue de la catastrophe de ses compagnons, qui,
au moment où ils extorquaient au saint abbé Gadoc,
fondateur deLlancarvan, cinquante pains, unbois-
1. Il y eut encore un Iroisième Bangor ou Banchor ; c'est l'évèclié
qui subsiste encore et qui fut également fondé par un disciple de Du-
bricius, le saint abbé Daniel, mort vers 548. Ce petit siège épiscopal,
situé dans le comté de Caernarvon et au bord de la mer, a été sou-
vent confondu avec le grand monastère du même nom, situé dans le
comté de Flint, sur les bords du Dee. Ban-Gor, que l'on interprète
par magnus circulus, semble d'ailleurs avoir été une sorte de déno-
mination générique pour les congrégations ou les enceintes monas-
tiques.
2. Voir tome H, livre ix, chap. 1.
48 LES SAINTS ET LES MOINES
seau de bière et un porc gras, pour assouvir leur
faim, furent engloutis par la terre entr 'ouverte sous
leurs pas. Iltucl, effrayé par cette leçon et conseillé par
l'abbé Cad oc, se consacra au service de Dieu dans la so-
litude, bien qu'il fut marié et fort épris de sa jeune et
belle femme. Celle-ci voulut d'abordle suivre dans sa
retraite et partager avec lui la hutte de roseaux qu'il
s'était construite au bord de Tave, dans le comté
de Glamorgan. « Eh quoi! » lui dit un ange qui lui
apparut en songe : « toi aussi, Famour d'une femme
t'enchaîne... Certes, ton épouse est belle, maisla chas-
teté est plus belle encore. » Docile à cette voix d'en
haut, il abandonna sa femme ainsi que ses chevaux
et'ses écuyers, s'enfonça dans une épaisse forêt et y
bâtitun oratoire que l'afïluence des disciples changea
bientôt en monastère. Il y partageait sa vie entre de
grandstravaux agricoles etdefréquentesluttes contre
les rois et les chefs pillards de la contrée d'alentour.
Il se signala surtout en construisant des digues im-
menses contre les inondations dont le pays de Galles
semble avoir eu tant à souffrir. Sa femme le pour-
suivit jusque dans cette nouvelle solitude ; mais en
le découvrant au fond d'un fossé qu'il creusait lui-
même, le corps et le Adsage tout couverts de boue,
elle vit bien que ce n'était plus son beau chevalier
d'autrefois, et renonça désormais à le visiter pour
ne pas déplaire à Dieu et à l'ami de Dieu. Plus tard,
DU PAYS DE GALLES. 49
il s'enferma dans une caverne, où il n'avait pour lit
qu'une froide pierre. Il jouit avec délices de ce gîte
solitaire pendant quatre années entières, et n'en
sortit que deux fois pour aller protéger son monas-
tère contre les violences et les spoliations. Il vint
mourir à Dol, dans cette Armorique qu'il avait tou-
jours aimée et où il se plaisait à envoyer en temps de
disette, pour le soulagement de ses compatriotes
bretons d'outre-mer, des convois de grains que lui
fournissaient les travaux de sa communauté galloise ' .
David est beaucoup plus connu que son condisciple
Iltud (4o8-o4i) ; il est resté populaire chez les
habitants du pays de Galles, et Shakespeare nous
apprend que, même depuis la Réforme, les Gallois
ont conservé l'habitude de porter une feuille de
poireau dans la coiffure le jour de sa fête". Son
1. Vita S. Iltuti, ap. Rees, op. cit., p. 45, 161-182.
2. PiSTOL. — Art thou of Cornish crew ?
KiNG Henry. — No, l'ni a Welshman.
PiSTOL. — Know'st Uiou Fluellen? .
KiNG. — Yes.
PiSTOL. — Tell him, l'il knock his leek about hispale,
Upon Saint Davy's day.
Et ailleurs :
Fluellen. — I do believe, your majesty takes no scorn to wcar
The leek upon Saint Davy's day.
KiNG. — I wear it for a mémorable honour :
ForI amWelsh, jou know, goodcountryman.
[King Henry V.)
oO LES SAINTS ET LES MOINES
histoire a été souvent écrite^ , et à travers les trans-
formations de la légende il est facile d'y reconnaî-
tre l'empire salutaire d'un grand religieux et d'un
grand évêque sur les âmes d'un peuple croyant,
mais encore aux prises avec les instincts sauvages
et sensuels qui ne se retrouvent que trop chez
tous les hommes et tous les peuples, au centre
de la civilisation comme au sortir de la barbarie.
L'origine même du saint patron de la Cambrie,
comme celle de sainte Brigitte, patronne de l'Ir-
lande, offre une preuve saisissante de ces mœurs à
la fois violentes et corrompues. Il était fils d'une
religieuse que le roi du pays, un neveu du grand
Arthur, avait rencontrée sur le grand chemin, qui
l'avait ébloui par sa beauté et dont il avait fait sur
l'heure la proie de sa passion*. Ce crime est ra-
conté par tous les biographes, si prodigues d'épi-
thètes laudatives ou vitupéra tives, sans la moindre
1. Notamment par un anonyme, dont le franciscain Colgan a pu-
blié une première version dans ses Acta sanctorum Hiberniœ, 1. 1.
Ricemarch, successeur de David comme évêque de Menevia vers 1085.
a fait de cette première vie une version beaucoup plus complète, que
Rees a publiée dans ses Lives of Cambro-British saints. Un autre
de ses successeurs, le fameux Giraldus Cambrensis, a aussi écrit une
vie de saint David, laquelle se trouve dans Warton, Anglia sacra,
t. II. Il règne une grande incertitude sur la date et la durée de la vie
de ce saint ; selon Usserius, elle se placerait entre 472 et 554 ; selon
les Bollandistes , entre 447 et 544; selon d'autres, entre 484 et
566.
2. IlicEMARCH, éd. Rees, p. 119. — Giraldus, p. 629.
DU PAYS DE GALLES. M
expression de surprise ou d'indignation. Le scribe
Paulinus, dont le nom indique une origine romaine
et que Ton sait avoir été disciple de saint Germain
d'Auxerre, fut chargé dcl'éducation du jeuneDavid,
qni fut aussi prolongée et aussi complète quepossible' ,
Il sortit de ses mains revêtu du sacerdoce et voué à une
sorte de vie monastique qui n'excluait ni des voyages
perpétuels, ni une grande action sur les hommes et
leschoses du dehors. On constate la double influence
qu'il sut exercer sur ses compatriotes, en dirigeant
les uns vers la vie cénobitique, en armant les autres
des vertus et des enseignements propres à les faire
triompher des dangers de la vie séculière. C'est par
ce dernier côté qu'il diffère de sonillustre contempo-
rain saint Benoit, dont il se rapproche par tant d'au-
tres traits. Comme Benoît, il fonde, presque à la fois,
douze monastères ; comme Benoît, il voit des femmes
éhontées provoquer, par leurs voluptueux ébats, la
chute de ses jeunes disciples; comme Benoît, des
traîtres, au sein même de sa propre communauté,
tentent de l'empoisonner-. Enfin, comme Benoît, il
impose à ses religieux une règle qui proscrit sévère-
ment le pécule et fait une obligation stricte du tra-
vail manuel et intellectuel. Le travail agricole était
si rigoureux, que les moines gallois devaient non seu-
1. R]CEMARCH, p. 122.
2. Ici., p. 125, 131.
52 LES SAINTS ET LES MOINES
lement scier le bois et bêcher la terre, mais même
labom^er eux-mêmes, attelés à la charrue, saus l'aide
de bœufs. GhacuQ doit être à soi-même 'son bœuf, dit
Fhistorien. A peine ce labourage terminé, ils ren-
traient clans leurs cellules pour y passer le reste du
jour à lire ou à écrire; et là encore, il fallait savoir
s'arrêter avant même de terminer une lettre com-
mencée, pour répondre au premier coup de cloche
qui annonçait l'office^ .
Au milieu de ces rudes labeurs, l'abbé David
était sans cesse en lutte avec les satrapes et les
mages, ce qui veut dire sans doute avec les chefs de
clan et les druides, qui n'avaient pas été anéantis
en Bretagne comme en Gaule, par la conquête ro-
maine^ et dont les derniers survivants ne pouvaient
voir qu'avec répugnance le progrès des institutions
monastiques. Mais la sphère de son influence et de son
activité devait s'étendre au delà de celle de ses pre-
miers travaux. Ayant été en pèlerinage aux lieux
saints, il en revint avec la dignité archiépiscopale,
qui lui avait été conférée par le patriarche de Jéru-
saleniV De retour dans sa patrie, il y fut reconnu
pour métropolitain de toute la partie de l'ile que les
Saxons n'avaient point encore envahie, dans deux
1. RiCEMAUCH, p. 127.
2. DoELLiNGER, ffeicleuthum undJude7ithum, \). 611.
3. Cf. BoLL\ND., Act. SS. Mariii, t. I, p. 40.
DU PAYS DE GALLES. 53
conciles très nombreux ' , où il eut l'honneur dépor-
ter le dernier coup à l'hérésie pélagienne qui s'était
ranimée depuis les missions de saint Germain.
L'un de ces conciles reconnut en son honneur un
droit d'asile, signalé, par les anciens auteurs, comme
le plus respecté et le plus complet qui existât en
Bretagne, et qui créait pour tous les délinquants
poursuivis un refuge inviolable partout où il y avait
un champ donné à David -. C'est un des premiers
exemples, conféré à un établissement monastique,
du droit d'asile, depuis trop répandu, et à la fm
du moyen âge si scandaleusement abusif, mais, à
cette époque reculée, si précieux et si tutélairc.
Qui ne comprend combien les poursuites crimi-
nelles étaient alors irrégulières et brutales : com-
bien de viles et violentes passions en usurpaient les
dehors; et combien la justice elle-même et l'huma-
nité avaient à se réjouir de voir la religion étendre
ses mains maternelles sur un innocent éperdu, et
même sur mi coupable digne d'excuse ou d'indul-
gence î
1. A Brèves, en 519, et à Victoria en 226. Les expressions de Ri-
cemarch, sur ce dernier synode, méritent d'être remarquées, parce
qu'elles constatent la présence des abbés à côté desévêques du con-
cile, et la reconnaissance incontestée de l'autorité romaine. Reste à
savoir si cet écrivain du onzième siècle n'a point attribué les usages
de son temps à une époque antérieure,
2. RiCEMARCH, p. 140.
54 LES SAINTS ET LES MOINES
David reprit ensuite le cours de ses fondations
monastiques et ecclésiastiques, et releva une pre-
mière fois de ses ruines Tégiise de Glastonbury, de
façon qu'elle pût servir de sépulture à son cousin le
roi Arthur ^ . Lui-même mourut plus que cente-
naire (544), entouré d'hommages et chef réel de
la nation bretonne -. Il fut enterré dans le monas-
tère de Mené via, qu'il avait construit à l'extrémité
méridionale du pays de Galles, en face de l'Irlande,
sur un site qu'avait désigné, trente ans auparavant,
saint Patrice, Tapôtre de cette île. C'était de toutes
ses fondations la plus chère, et il y avait établi le
siège d'un diocèse, qui a pris et gardé son nom.
Après sa mort, la tombe monastique du grand
évêque, du grand chef breton, devint un lieu de pè-
lerinage très fréquenté. Ce ne furent pas seulement
les Gallois, les Bretons, les Hibernois et autres chré-
tiens de race celtique qu'on y vit affluer : trois rois
anglo-normands, Guillaume le Conquérant, Henri II
et Edouard P% y vinrent à leur tour. David fut ca-
nonisé par le pape Calixte II, en il 20, à une époque
où le pays de Galles maintenait encore son indé-
pendance. Il devint à partir de ce moment et il est
resté jusqu'à nos jours le patron de la Cambrie. Un
groupe d'édifices religieux à moitié ruinés , mais qui
1. lllCEMVRCH, p. 123. DUGDALE, t. I, p. 1 à 7. BOLL\ND, loC. CU.
2. RiiES, p. 140.
DU PAYS DE GALLES. oo
forment un des enseml)les les plus solennels et les
moins visités de l'Europe, entoure encore la vieille
cathédrale qui porte son nom; elle couronne le pro-
montoire imposant qui s'avance conuiieun bec d'ai-
gle au sud-ouest de la principauté de Galles et qui
mériterait encore mieux que les deux caps analo-
gues en Cornouaille et en Armorique le nom de
Finistère ' .
Aussitôt après la période remplie dans les annales
de la Gambrie parle roi Arthur et le moine évêque
David, on voit s'élever un autre saint monastique
et patriotique, lui aussi, longtemps populaire chez
les Bretons du pays de Galles et qui l'est resté jus-
qu'ànos jonrs chez les Bretons d'Armorique. C'est
saint Cadoc ou Kadok (522-590?), personnage chez
qui il serait très difficile de distinguer exactement
la part de l'histoire et celle de la légende, mais dont
la vie a laissé dans les races celtiques une trace
assez profonde pour nous permettre de lui emprun-
ter divers traits, propres à nous représenter la foi et
les mœurs de ces races et de ces temps -. Son père,
Gundliew ou Guen-Liou, surnommé le Guerrier j
1. Un groupe de rochers qui avoisinent ce promontoire s'appelle
encore V Évêque et ses clercs. On y est à peu de distance au nord
de la célèbre rade de Milfort-Haven et des grands chantiers de Ja
marine anglaise à Pembroke.
2. Vita S. Cadoci, ap. Rees, op. cit., p. 22-96, — Hersaut de
LA ViLLEMARQuÉ, la Légende celtique, p. 127 à 227.
o6 LES SAINTS ET LES MOINES
run des roitelets de la Gambrie méridionale, ayant
entendu vanter la beauté delà fille d'un chef voisin,
l'avait fait enlever par une bande de trois cents vas-
saux au milieu de ses sœurs et devant la porte de sa
chambre dans le château de son père ' . Le père
courut à la rescousse de sa fille avec tous ses vas-
saux et alliés, et atteignit bientôt Guen-Liou qui
chevauchait avec la jeune princesse en croupe,
mais en marchant à petits pas afin de ne pas la fati-
guer. La rencontre ne fut pas favorable à l'agres-
seur : deux cents des siens y périrent, mais il
réussit à s'en tirer sain et sauf, ainsi que sa belle,
dont il lui fallut ensuite dérober les attraits à la
passion du roi Arthur ^ ; car ce grand roi est loin de
jouer dans toutes les légendes monastiques le rôle
chevaleresque et désintéressé que lui attribua plus
tard le cycle des traditions nationales et euro-
péennes dont il est le héros. De ce rude guerrier et
de cette belle prisonnière devait naître celui qu'on
a appelé le docteur de la race cambrienne et qui a
fondé le grand établissement monastique dont le
nom s'est déjà trouvé sous notre plume. La nuit
même de sa naissance, les soldats, ou pour parler
1. Talgarth, à neuf milles de la ville actuelle de Brecknock. La
belle princesse s'appelait Gvvladys, dont on a fait en latin Gladiisa,
et son père Brychan ou Brachan.
2. Vita S. Cadoci, ap. Rees, p. 23.
DU PAYS DE GALLES. 57
comme la légende, les volem^s (latrones) du roi son
père, que celui-ci envoyait à droite et à gauche
pour piller ses voisins, avaient a oie la vache lai-
tière d'un saint religieux irlandais, lequel n'avait,
lui et ses douze disciples, pour toute nourriture,
que le lait abondant de cette vache. Informé de ce
vol nocturne, il se lève, se chausse en toute hâte,
et court réclamer sa vache chez le roi qui dormait
encore. Celui-ci profite de l'occasion pour faire bap-
tiser le nouveau-né par le pieux solitaire, et, de
plus, lui fait promettre de se charger de l'éducation
et de la vocation future de l'enfant. L'Irlandais lui
donna le nom de Gacloc, ce qui, en celtique, signi-
fiait le Belliqueux; puis, ayant récupéré sa vache,
il s'en alla attendre dans sa cellule le fils du roi,
qui ne lui fut envoyé qu'à l'âge de sept ans, et déjà
initié aux exercices de la guerre et de la chasse ^ .
Le jeune prince passa douze ans auprès du moine
irlandais dont il allumait le feu, dont il faisait la
cuisine, et qui lui enseignait la grammaire d'après
Priscien et Douât ' . Préférant au trôiie de son père
la vie solitaire, il alla s'y former en Irlande, pen-
dant trois ans, à Lismore, école monastique déjà
célèbre; puis revint en Cambrie, pour y continuer
ses études auprès d'un fameux rhéteur breton,.
1. Ref.s, p. 85, 25, 27. . ,
2. Ibid., p. 28.
58 LES SAINTS ET LES MOINES
nouvellement arrivé d'Italie, qui enseignait le latin
et les arts libéraux d'après les bonnes méthodes de
Rome ^ . Ce docteur avait plus d'élèves que d'ar-
gent : la famine régnait dans son école. Un jour le
pauvre Gadoc, qui était sans doute à jeun, apprenait
sa leçon dans sa cellule assis devant une petite
table et la tête entre ses deux mains : tout à coup
une souris blanche, sortant d'un trou du mur,
sauta sur la table et y déposa un grain de blé ; puis,
ne pouvant attirer l'attention de l'écolier, elle re-
vint avec un second grain, puis un troisième, puis
un quatrième et en déposa ainsi jusqu'à sept sous
les yeux de l'étudiant. Alors Gadoc se levant suivit
la souris dans un caveau où était déposé un énorme
monceau de blé -. Ge froment, présent de la Provi-
dence, servit à la nourriture du maître et de ses
disciples, et, selon le vœu de Gadoc, fut partagé
avec tous ceux qui souffraient de la faim.
Bientôt résolu à embrasser la vie monastique, il
alla s'enfoncer dans une forêt, où, après avoir man-
qué d'être assassiné par le pâtre armé qui y gardait
les porcs d'un chef voisin, il vit, auprès d'une fon-
taine oubliée, un énorme sanglier devenu tout blanc
par l'âge, sortir de sa bauge, faire trois bonds l'un
après l'autre, s'arrêtant chaque fois pour se retour-
1. Vi(a, c. 8.
2. Ibid.
DU PAYS DK GALLES. 59
neret regarder d'un air furieux l'étranger qui ve-
nait troubler son gîte. Cadoc marqua avec trois
branches l'emplacement des trois bonds du sanglier
qui devinrent plus tard le site de l'église, des dor-
toirs et du réfectoire de la grande abbaye de Llan-
carvan, dont Cadoc fut le fondateur. Elle tire son
nom [Ecclesia Cervorum) de la légende célèbre
dont nous avons déjà parlé ' , et" d'après laquelle
deux cerfs de la forêt voisine étaient venus un jour
remplacer deux moines paresseux et indociles qui
avaient refusé de se rendre au travail exigé pour la
construction du monastère, en disant : ce Sommes-
nous donc des bœufs, pour qu'on nous attelle ainsi
à des chariots et qu'on nous fasse traîner des pou-
tres? »
Llancarvan ne fut pas seulement un grand atelier
où de nombreux religieux, assujettis à une règle
très sévère, courbaient leurs corps sous le joug
d'une fatigue continuelle en défrichant les forêts et
en cultivant les champs ainsi défrichés. C'était en-
core une grande école religieuse et littéraire où l'on
menait de front l'étude et la transcription de l'Ecri-
ture sainte avec celles des auteurs anciens et des
gloses plus récentes.
Parmi les nombreux élèves qui s'y pressaient, les
uns pour y suivre pendant le reste de leurs jours la
1. Tome II, livre viii, chap. 2.
60 LES SAINTS ET LES MOINES
vie cénobitique, les autres pour y faire seulement
leur première éducation, se trouvait maint fils de
chef ou de roi, comme l'était Cadoc lui-même.
C'est à eux qu'il adressait les instructions spéciales,
résumées dans ces deux paroles, qu'un prince du
nord de la Gambrie se rappelait, longtemps après,
avoir entendues de sa bouche : (c Souviens-toi que
tu es un homme... Il n'y a de roi que celui qui
est roi de lui-même ^ . »
C'était principalement sous la forme de sentences
en vers, d'aphorismes poétiques, que Cadoc aimait
à résumer les enseignements donnés aux élèves du
cloître de Llancarvan. On lui en attribue un grand
nombre, restés dans la mémoire des Gallois et re-
mis en lumière par l'érudition moderne. En voici
quelques-uns qui, pour avoir été enfantés dans un
cloître breton du sixième siècle, sous le coup des
invasions saxonnes, et si loin des sources de la sa-
gesse et delà beauté classique, n'en sont pas moins
faits pour intéresser et toucher :
La vérité est la fille aînée de Dieu-
Sans lumière rien de bien.
Sans lumière pas de piété.
Sans lumière pas de rehgion.
Sans lumière pas de foi. _
1. La VlLLCMARQUÉ.p. 184. ' •'
DU PAYS DE GALLES. 61
Il n'y a pas de lumière sans voir Dieu.
Voici la même pensée sous une autre forme :
Sans science pas de puissance.
Sans science pas de sagesse.
Sans science pas de liberté.
Sans science pas de l)eauté.
Sans science pas de noblesse.
Sans science pas de victoire.
Sans science pas d'honneur.
Sans science pas de Dieu.
La meilleure des attitudes est Fliumilité.
La meilleure des occupations, le travail.
Le meilleur des sentiments, la pitié.
Le meilleur des soucis, la justice,
La meilleure des peines, celle qu'on se
donne pour faire la paix entre des en-
nemis.
Le meilleur des chagrins, le chagrin d'avoir
péché.
Le meilleur des caractères, la générosité.
Le poète s'y retrouve à côté du théologien et du
moraliste :
Nul n'est fils de la science, s'il n'est fils de
la poésie.
Nul n'aime la poésie sans aimer la lumière ;
MOINES d'OCC, III. 4
62 LES SAINTS ET LES MOINES
Ni la lumière sans aimer la vérité,
Ni la vérité sans aimer la justice ;
Ni la justice sans aimer Dieu :
' Nul n'aime Dieu sans être heureux.
L'amour de Dieu était donc le but suprême de
son enseignement comme de sa vie. Gomme un
disciple lui en demandait la définition, il lui dit :
— L'amour, c'est le ciel.
— Et la haine? reprit le disciple.
— La haine, c'est l'enfer.
— Et la conscience?
— C'est l'œil de Dieu dans l'âme de l'homme'.
Gadoc ne demandait rien aux postulants qui
venaient prendre l'habit dans son monastère. Tout
au contraire, pour obtenir l'admission, il fallait se
dépouiller de tout, même de son dernier vêtement,
et être reçu nu comme un naufragé, selon
l'expression précise de la règle". Cela lui était
d'autant plus facile, qu'il possédait de très grandes
richesses provenant des donations territoriales qui
1. J'emprunte ces citations à celles tirées par M. Walter et M. delà
Villemarqué de la collection intitulée : Myvyrian Archeology of Wa-
les, London, 180 M 807, 3 vol. in-8o.
2. La Villemauqué, p. 160.
.DU PAYS DE GALLES. 63
lui avaient été faites par son père' , et son grand-
père maternel.
Cadoc avait en le bonlieur de contribuer à la
conversion de son père avant d'en hériter. Au fond
de son cloître, il géniissait sur les rapines et les
péchés du vieux pillard dont il tenait la vie et ses
domaines monastiques. Il lui envoya donc trois de
ses religieux qui, après s'être entendus avec les
anciens et les seigneurs du pays, se mirent à prê-
cher la pénitence au père de leur abbé. Sa mère,
cette belle Gladusa , naguère enlevée par le roi
Guen-Liou , fut la première touchée : a croyons, »
dit-elle, ce croyons à notre fils, et qu'il devienne
notre père dans le ciel. » Elle entraîna bientôt son
mari. Ils appelèrent leur fils pour lui faire une
confession publique de leurs péchés; après quoi le
roi dit : « Que toute ma race obéisse à Cadoc avec
une vraie piété, et qu'après leur mort les rois, les
comtes et tous les chefs et tous les serviteurs des
rois se fasse enterrer dans son cimetière". » Puis le
père et le fds chantèrent ensemble le psaume :
Exaudiat le Dominus in die tribulationis. Gela fait,
le roi et la reine se retirèrent dans la solitude et
1. Les limites en sont très exactement indiquées par son biogra-
phe. Rees, p. 38, 45 et 336.
2. Llancarvan devint en effet la nécropole des rois et de la noblesse
galloise, tant que dura l'indépendance du pays. Mais chose singulière,
le roi Guen-Liou, devenu anachorète, n'y fut pas lui-même enterré.
64 LES SAIiNTS ET LES MOINES
s'établirent d'abord à une petite distance l'un de
l'autre, dans deux cabanes situées au bord d'une
rivière. Ils y vécurent du travail de leurs mains,
sans autre nourriture que du pain d'orge, oii la
cendre entrait pour un peu, et du cresson, dont
l'amertume leur semblait douce comme un avant-
goût du ciel. Une de leurs principales austérités,
que nous retrouverons chez divers saints celtiques
et anglo-saxons, consistait à se baigner, l'hiver
comme l'été, dans l'eau froide, au milieu de la
nuit, et d'en passer le reste en prière. Cadoc allait
souvent les voir et les exhorter à la persévérance ;
il finit même par les engager à renoncer à la dou-
ceur de la vie à deux. Sa mère fut encore la pre-
mière à lui obéir. Elle chercha une solitude plus
profonde où elle disparut. Gues-Liou l'imita. Il
mourut bientôt après entre les bras de son fils, à
qui il léguait tout son pays ^ . On voudrait croire
que la même consolation fut accordée à cette mère
si généreuse, mais la légende est muette sur sa
mort.
Ces donations patrimoniales constituaient à Cadoc
une richesse territoriale et une puissance matérielle
dont il usait pour faire régner autom' de son mo-
nastère la sécurité et la prospérité qui manquaient
t. Vita S. Cadoci, c. 24 el 50. — Vita S. Gundleii, c. 6, 7, 8, ap.
Rees.
DU PAYS DE GALLES. 60
partout ailleurs. « Pour reconnaître le domaine de
Gadoc, disait-on, il n'y a qu'à voir où les bestiaux
paissent en toute liberté, où les hommes n'ont peur
de rien et où tout respire la paix^ .
Elles lui permettaient surtout d'accomplir avec
énergie et succès la noble mission qui constitue la
partie la plus intéressante de sa vie, celle où il
apparaît comme le protecteur de ses clients et de
ses voisins, le gardien du bien des pauvres, de
l'honneur des fdles, de la faiblesse des petits et de
tout le menu peuple cambrien contre l'oppression,
le pillage, les violences et les extorsions des princes
et des puissants. C'est là que se déploie le mieux
son caractère personnel, si courageux et si compa-
tissant, puis ce rôle mi-parti de solitaire austère et
de chef quasi-féodal, qui caractérise un si grand
nombre de supérieurs monastiques au moyen âge.
On nous dit expressément qu'il était à la fois
abbé et prince. « Ètes-vous fous? » disait le régis-
seur d'un de ses domaines à des écuyers d'un prince
cambrien qui voulaient lui prendre de force le lait-
de ses vaches; « ignorez- vous donc que notre
(( maître est un homme de grand honneur et do
(( grande dignité ; qu'il a une famille de trois cents
(( hommes, tous nourris par lui, cent prêtres, cent
« cavaliers et cent ouvriers, sans compter les
1. Vita, c. 20.
66 LKS SAINTS ET LES MOINES
(( femmes et les enfants^ ? » On ne voit pas cepen-
dant qu'il ait jamais combattu pour le droit à main
armée, comme plus d'un abbé des temps ultérieurs.
Mais, à la tête de cinquante religieux, qui chan-
taient des psaumes et des hymnes, et lui-même,
une harpe à la main, il marchait au-devant des
exacteurs, des pillards, des tyrans ou de leurs satel-
lites; et s'il ne parvenait pas à les arrêter et à
leur faire rendre gorge, il appelait sur leurs têtes
un châtiment surnaturel et exemplaire. Tantôt les
agresseurs étaient engloutis tout vivants dans une
fondrière qui s'ouvrait tout à coup sous leurs pieds,
et l'abîme restait béant à jamais, pour servir
d'avertissement aux tyranneaux de l'avenir-. Tantôt
ils étaient frappés de cécité et erraient à tâtons
dans les campagnes qu'ils étaient venus dévaster.
Tel fut le sort du prince dont les émissaires avaient
enlevé la fille d'un des intendants de Cadoc, à qui
sa fraîche beauté avait valu le nom d'Aval-Kain,
ou Fraîche comme la pomme; tous les proches de
la jeune personne étaient montés à cheval et, don-
nant partout l'alarme en sonnant du cor, avaient
poursuivi les ravisseurs et les égorgèrent tous à
l'exception d'un seul qui alla conter la catastrophe
à son maître. Celui-ci revint avec une troupe bien
1. VUa,c. 15, 20.
2. IbicL, c. 13.
DU PAYS DE GALLES. 67
plus noml)reiise pour mettre tout à feu et à sang;
mais Cadoc rassura la population qui l'entourait
en gémissant : « Soyez tranquilles, » leur disait-il;
« courage et confiance, le Seigneur réduira à rien
(( nos ennemis. » En effet, bientôt l'on vit Fenvahis-
seur et les siens qui cherchaient leur chemin
comme des aveugles : « Pourquoi, » lui dit Cadoc,
« viens-tu ainsi à main armée piller et ravager ma
« patrie ? ):> et il ne lui rendit la vue et le moyen de
retourner chez lui qu'après lui avoir fait jurer une
paix perpétuelle : « C'est toi, » lui dit le prince
contrit et rassuré, « que je prends pour confesseur,
(( de préférence à tout autre compatriote ^ » Une
autre fois ce fut la fumée d'une grange embrasée
qui Adnt aveugler le prince dont les écuyers avaient
allumé l'incendie. Guéri lui aussi par le saint abbé,
il lui fit présent de son épée , de sa lance , de son
bouclier et de son cheval de bataille complètement
équipé" .
C'est par de tels services sans cesse et partout
renouvelés que se fondait, en Bretagne comme ail-
leurs, l'ascendant de l'ordre monastique sur l'àme
des peuples chrétiens. C'est par de tels souvenirs,
transmis de père en fils au coin du foyer domestique,
que s'explique la durée séculaire d'un prestige si
1. Vita, c. 19 et 65.
2. Ihid., c. 20.
68 LES SAINTS ET LES MOINES
noblement conquis. C'est par le désir non seule-
ment de récompenser, mais surtout de garantir et
de perpétuer une intervention à la fois si puissante
et si bénie, que se justifient les vastes donations
prodiguées par une sage prévoyance autant que par
la gratitude des peuples aux seuls hommes qui se
montraient toujours prêts à combattre les instincts
cupides ou sensuels des rois et des grands, à châ-
tier les odieux abus de la force et de la richesse.
Ces petits princes pillards du nord de la Gambrie
en étaient tous réduits à confirmer le droit d'asile
et d'immunité qu'avait reconnu au noble abbé et à
son monastère le roi Arthur, dont les Etats s'éten-
daient à l'est et au midi des domaines de Cadoc.
Car, sans crainte d'anachronisme, la légende a
soin de rapprocher du saint populaire le grand roi
breton, naguère amoureux de sa mère. Et à ce
propos, elle constate une fois de plus l'intrépide
charité de Cadoc, qui ne se contentait pas de pro-
téger ses compatriotes opprimés, mais qui ouvrait
les portes deLlancarvan aux exilés et aux proscrits,
et qui avait accueilli un prince poursuivi par la
haine d'Arthur. Une longue contestation entre le
roi et l'abbé s'en était suivie et s'était terminée par
la reconnaissance solennelle d'un droit d'asile sem-
blable à celui déjà concédé à saint David. A côté de
cette protection garantie aux fugitifs, on voit
DU PAYS DE GALLES. 69
encore apparaître clans les accords de ral)bé avec
ses rapaces et homicides voisins le principe de la
composition, on de la rançon du meurtre, payable
en argent ou en bétail au profit des proches de la
victime * .
C'est ainsi que le glorieux abbé acquit le sur-
nom de Gadoc le Sage, qui figure encore en tête des
nombreux poèmes qui lui sont attribués. Car, ainsi
que tous les Gallois, il restait fidèle à la poésie
et souvent il chantait sur la harpe, au milieu de ses
disciples, des vers où il donnait un libre cours aux
émotions religieuses et patriotiques de son cœur,
comme dans cette pièce qu'on a conservée sous le
titre de la Haine de Cadoc,
(( Je hais le juge qui aime l'argent, et le barde qui
aime la guerre, et les chefs qui ne protègent pas leurs
sujets, et les nations sans rigueur,... et les maisons
sans habitants, et les terres non cultivées, et les
champs sans moisson, et les clans sans patrimoine,
et les suppôts de l'erreur, et les oppresseurs de la
vérité, et le manque de respect envers les père et
mère, et les divisions entre parents, et le pays dans
l'anarchie, et l'instruction dévoyée, et les frontières
incertaines. Je hais les voyages sans sécurité, les
familles sans vertu, les procès sans raison, les em-
bûches et les trahisons, la dissimulation dans les
1. VitaS.Cadoci, c. 18,25, 65. Cf. la Villemarqlé, p. 172 à 177.
70 LES SAINTS ET LES MOINES
conseils^ la justice non respectée,... riiomme sans
métier, le laboureur sans liberté,... la maison sans
instituteur, le faux témoignage devant le juge,...
les misérables exaltés, les fables au lieu d'instruc-
tion, la science sans le souffle d'en haut, les discours
sans éloquence et l'homme sans conscience ^ . »
Cependant l'invasion des Saxons idolâtres, avec
toutes les horreurs et toutes les profanations qui l'ac-
compagnaient, gagna successivement les bords delà
Saverne et dePUsk, qui limitaient les domaines mo-
nastiques de Gadoc. Il se crut obligé de quitter la Cam-
brie et de faire voile vers l' A rmorique , où Pavaient de-
vancé tant d'illustres réfugiés, devenus les apôtres et
les patrons légendaires de cette glorieuse contrée . Il y
fonda un nouveau monastère dans une petite île dé-
serte de l'archipel du Morbihan que l'on montre en-
core près de la presqu'île de Rhuys, et, pour rendre
son école accessible aux enfants du canton qui
avaient, deux fois par jour, à faire en bateau le trajet
de la terre ferme à File et de l'île à la terre ferme,
il jeta sur le bras de mer un pont de pierre, long de
quatre cent cinquante pieds. Dans cette modeste
retraite, le prince cambrien put reprendre sa vie mo-
nastique en l'adaptant surtout à ses anciennes habi-
tudes scolaires. Il faisait apprendre Virgile par cœur
1. Traduction de M. de la Villemarqué, qui publie le texte original^
p. 309 de sa Légende celtique.
DU PAYS DE GALLES. 71
à ses écoliers. Un jour qu'il portait son Virgile sous
le bras et se promenait avec son ami et son compa-
triote, le fameux historien Gildas, il se mit à pleurer
à la pensée que Fauteur de ce livre qu'il aimait était
peut-être en enfer. Au moment où Gildas le répri-
mandait durement sur ce j:)^^^^//'^, en protestant que
sans aucun doute Virgile était damné, une trombe de
vent emporta dans la mer le livre que tenait Gadoc . îl
en fut consterné, et rentré dans la cellule, il se dit à
lui-même : « Je ne mangerai pas une bouchée de pain
et je ne boirai pas une goutte d'eau, avant de savoir
au juste quelle part Dieu fait à ceux qui ont chanté
sur la terre conmie les anges chantent dans le ciel. »
Là-dessus, il s'endormit. Bientôt il eut un songe où
une douce voix se fit entendre : (c Prie pour moi,
prie pour moi, disait là voix; ne te lasse pas de
prier; je chanterai éternellement les miséricordes
du Seigneur. »
Le lendemain un pêcheur de Belz lui apporta un
saumon, et le saint retrouva dans le poisson le Vir-
gile que le vent avait emporté ^ .
Après un séjour de plusieurs années en Armori-
1. La Villemaroué, op. cit. p. 203. On retrouve ici le sentiment
qui a dicté cette séquence, signalée par Ozanam et chantée à Man-
toue, sur la visite de saint Paul au tombeau de Virgile :
Ad Maronis mausoleum Quem te, inquit, reddidissem;
Ductus, fudit super eum Si te vivum invenissem,
Piai rorem lacrymœ, Poelarum maxime!
72 LES SAINTS ET LES MOINES
que, Gadoc laissa sa nouvelle communauté florissante
sous le gouvernement d'un autre pasteur, et pour
réaliser cette maxime qu'il aimait à répéter à ses dis-
ciples : (( Veux-tu la gloire? marche au tombeau! »
il retourna en Bretagne, non plus pour y retrouver
la paix et l'ancienne prospérité de sa bien-aimée re-
traite de Llancarvan ^ , mais pours 'établir au cœur
même des établissements saxons et y consoler les
nombreux chrétiens qui avaient survécu aux massa-
cres de la conquête et vivaient sous le joug d'une
race étrangère et païenne. Il se fixa à Weedon, dans
le comté actuel de Northampton ^ : c'était là que
l'attendait le martyre.
Un matin que, revêtu des ornements pontificaux ,
il célébrait le divin sacrifice, une bande furieuse de
guerriers saxons à cheval, chassant les chrétiens
devant eux, entra pêle-mêle dans le temple et se rua
vers l'autel. Le saint continua le sacrifice, aussi calme
qu'il l'avait commencé. Un chef saxon, poussant son
cheval et brandissant sa lance, alla droit à lui et le
1. Ad proprias sui cari ruris sedes Llandcarvan, Vita, c. 9.
2. C'est ainsi qu'on paraît d'accord pour interpréter le mot Bene-
ventum, du texte latin, qui a donné lieu à de si étranges suppositions
sur l'épiscopat deCadoc à Bénévent, enUalie. Ce texte la tin ne dit pas
expressément que les meurtriers de Cadoc fussent Saxons, mais telle
est la tradition constante. M. de la Villemarqué l'affirme d'après le
cartulaire de Quimperlé, qui est chez lord Beaumont, à Castleton
(Yorkshire), et d'après l'inscription d'un tableau de la chapelle de
Saint-Cadoc, près Enlel, en Bretagne.
DU PAYS DE GALLES. 73
frappa au cœur. Cadoc tomba à genoux, et son der-
nier vœu, sa dernière pensée furent encore pour ses
chers compatriotes. « Seigneur, » dit-il en mourant,
« roi invisible, sauveur Jésus, accorde-moi une grâce,
protège les chrétiens de mon pays ^ ; que leurs ar-
bres portent toujours des fruits, que leurs champs
donnent toujours du blé ; comble-les de biens en
tout geiu'e; et surtout fais-leur miséricorde, afm
qu'après t'a voir honoré sur la terre ils te glorifient
dans le ciel ! »
Les Bretons de Cambrie et les Bretons d'Armori-
que se sont longtemps disputé la gloire et le pri-
vilège de lui rendre des honneurs à la fois religieux
et nationaux. Ceux-ci lui sont demeurés les plus fidè-
les, et, huit siècles après sa mort, le grand moine,
le grand patriote celtique, fut invoqué comme leur
patron spécial, par les chevaliers bretons , dans ce
fameux combat des Trente oii Beaumanoir but son
sang. En y allant, ils entrèrent dans une chapelle
dédiée à saint Cadoc, pour réclamer son assistance ;
en revenant victorieux, ils chantaient une chanson
bretonne qui se termine ainsi :
(( Il n'est pas l'ami des Bretons, celui qui ne pousse
pas des cris de joie en voyant revenir nos guerriers,
des fleurs de genêt à leurs casques ;
(( Il n'est l'ami ni des Bretons, ni des saints de
1, La Villemarqué, p. 215.
MOINES d'oCC. III. 5
74 LES SAINTS ET LES MOINES
Bretagne, celui qui ne bénit pas saint Cadoc, patron
des guerriers du pays.
« Celui qui n'a point applaudi, et admiré, et béni,
et chanté : Au paradis comme sur terre, saint Cadoc
n'a point de pareil ' . »
Celte longue popularité d'un saint breton de la
Cambrie, sur les deux rives de la mer qui baigne les
pays celtiques, est encore éclipsée par celle d'une
jeune fille dont le peuple gallois de nos jours ignore
rhistoire et ne pratique plus la foi, mais dont il
garde la mémoii^e avec une superstitieuse fidélité.
C'est Winifi'ède, la jeune et belle fille d'un seigneur
du pays. Trouvée seule dans la maison de son père
]3ar un certain roi Caradoc - , et voulant repousser sa
brutalité, elle se sauva jusqu'à l'église où priaientses
parents et y fut poursuivie par le roi, qui lui tranclia
la tête sur le seuil même de l'église. Du point même
où la tête de cette martjTe de la pudeur avait fi^appé
le sol jaillit une fontaine abondante, qui est encore
aujourd'hui fréquentée et même vénérée par les
populations que se disputent vingt sectes diverses,
mais rapprochées par une haine commune pour la
1. Le texte breton de cette chanson a été publié par M. de la Ville-
marqué. — Il faut lire dans sa Légende celtique lelouchant récit de
sa visite aux ruines de Llancarvan et de la dévotion qui attire en-
core une grande allluence de pèlerins dans l'île du Morbihan où le
saint a habité.
2. Evidemment le même nom que celui du Caraclacus de Tacite.
nu PAYS DE GALLES. 75
yrrito catholique. (]ette fontaine a donné son nom
à la ville de Holy-Well ^ . La source est recouverte
par un grand porche gothique à trois arches. Elle
forme, dès sa naissance, un vaste bassiu où vien-
nent se baigner, du matin jusqu'au soir, les mala-
des et les infirmes de ces envirous dévastés par l'hé-
résie, avec une confiance étrange dans la vertu mi la-
culeuse de cette onde glaciale.
Selon la légende cambriemie, cette vierge mar-
tyre aurait été ressuscitéepai' un saint moine nommé
Beiuo, qui, comme tous les moines de ce temps
(vers 616), avait beaucoup fondé et beaucoup voeu
des princes du pays à l'effet d'enrichir ses fouda-
tions. Cependant il mettait une réserve conscien-
cieuse à n'accepter que ce qu'on avait le droit de lui
donner. Il présidait un joiu^ lui-même à la consti'uc-
tion d'uue église sur un domaine que le roi Cad-
wallon, vainqueur des Saxons de Northumbrie ",
venait de lui concéder, ou plutôt de lui échanger
contre. un sceptre d'or, valant soixante vaches. Sur-
vient une femme qui lui apporte à baptiser un
enfant nouveau-né. Cet enfant l'assourdissant de
ses cris, Beino dit :
« Qu'a donc cet enfant pour tant crier?
— Il a une bien bonne raison, dit la feunne.
1. Holy, sainte; Well, puilsoii fontaine, dans le Flintshire.
2. Brdk, lib. II, c. 20; lib. m, c. 1.
76 LES SAINTS ET LES MOINES
— Et laquelle donc? reprit le moine.
— Cette terre que vous avez, et où vous faites
bâtir une église, appartenait à son père. »
A l'instant Beino cria aux ouvriers :
(( Arrêtez votre travail. Ne faites plus rien jus-
qu'à ce que j'aie baptisé cet enfant et que j'aie été
parler au roi. »
Arrivé chez celui-ci, à Caernavon :
(( Pourquoi, lui dit le moine, m'as-tu donné ce
domaine, qui appartient légitimement à un autre?
L'enfant qui est dans les bras de cette femme en
est l'héritier. C'est à lui qu'il faut le restituer. »
Noble et touchant témoignage du respect primor-
dial des cénobites pour le droit sacré de la pro-
priété, qui a été si constamment, si lâchement et si
impunément violé à leur détriment !
La vie de ce moine, dont il n'existe qu'un texte
en dialecte gallois ', contient d'autres traits non
moins curieux. Il avait planté à côté du tombeau
de son père un gland, lequel devint un grand chêne
dont aucun Anglais, dit la légende, ne pouvait
approcher sans mourir sur place, tandis que les
Gallois n'éprouvaient aucun mal. Il quitta l'un de
ses gîtes, au bord de la Saverne, sous le coup de
l'horreur que lui inspira le son de la voix d'un An-
glais qu'il entendait de l'autre côté du fleuve, exci-
1. Publié et traduit par Ri:iiS, op. cit.
DU PAYS DE GALLES. 77
tantseslévriersavecdesmots5rta70//s ; a Prenez vite,»
dit-il à ses compagnons, (c vos habits et vos chans-
(( sures et partons, car la nation de cet homme a un
(( langage étranger et qui m'est abominable : ils
(( vont nous envahir et nous déposséder à jamais. »
Ces anecdotes familières de la vie du moine
Beino, comme le martyr de Cadoc, le sage et le
moine patriote, par la main des Anglo-Saxons, dé-
montrent l'invincible antipathie qui élevait comme
im mur infranchissable entre les âmes des Bretons
et des Saxons, plus d'un siècle et demi après l'arri-
vée de ces envahisseurs païens en Bretagne. Le fé-
cond et généreux génie de la race celtique, dominé
par cette répugnance patriotique, par le trop légi-
time ressentiment des violences et des sacrilèges de
la conquête, se trouvait ainsi réduit à l'impuissance
pour la grande œuvre de la conversion des Anglo-
Saxons au christianisme. Non seulement on ne cite
pas un seul effort tenté par un pontife ou un reli-
gieux breton pour prêcher la foi aux conquérants;
mais le grand historien de la race anglo-saxonne
constate expressément qu'il y avait chez les Bretons
de la grande île un parti pris de ne jamais révéler
les vérités de la foi à ceux dont ils étaient condam-
nés à subir la domination ou la cohabitation, et
comme une résolution vindicative, quand même ils
deviendraient chrétiens, de les traiter en païens
78 LES SAINTS ET LES MOINES DU PAYS DE GALLES.
incorrigibles' . Saint Grégoire le Grand porte contre
enx le même témoignage en ternies pins sévères
encore : a Les prêtres, » dit-il, « qni avoisinent la na-
tion des iVngles les négligent, et, dépourvnsde toute
sollicitude pastoral (% ils refusent de répondre au
désir qu'aurait ce peuple de se convertir à la foi du
Christ'. »
Il faut donc renoncera chercher chez les Bretons
de la grande île les instruments de la conversion qui
devra donner à l'Eglise un grand peuple de plus.
Mais dans l'île voisine, en Hibernie, il subsistait au
sein d'une population de race celtique, comme les
Bretons, une Église tlorissante et féconde, spectatrice
et non victime de l'invasion saxonne. Voyons si de
cette île des Saints et de sa vaillante et aventureuse
lignée il ne sortira pas une inspiration plus géné-
reuse et plus expansive que du milieu des lambeaux
sanglants de la chrétienté bretonne.
1. Bede, I, 22; II, 20.
2. EpisL VI, 58 et 59.
CHAPITRE lïl
L'Irlande monastique depuis saint Patrice.
L'Irlande échappe à la Rome des Césars pour être envahie par îa
Rome des Papes. — Les auxiliaires bretons de saint Patrice y
apportent quelques usages distincts des usages romains. —
Dissidence entre Patrice et ses collaborateurs. — 11 veut prê-
cher la foi à tous. — Saint Carantoc. — Émigration des Cam-
briens en Hibernie et des Hiberniens en Cambrie; disciples de
saint David, en Irlande-, Modonnoc et ses abeilles. — Immense
développement monastique de l'Irlande sous l'action des moines
cambriens ; les usages bretons ne touchent en rien à la foi. —
Les familles ou clans se transforment en monastères avec leurs
chefs pour abbés. — Les trois ordres de saints. — Les mis-
sionnaires irlandais sur le continent; leurs voyages et leurs
visions; saint Brendan, le navigateur; Dega, moine, évoque et
sculpteur; Mochuda, le berger converti par la musique. — Pré-
pondérance constante de l'élément monastique. — Fondations
«•élèbres : Monasterboyce, Glendalough et ses neuf églises; Ban-
gor, d'où sort Colomban, le réformateur des Gaules, et Clonard,
d'où sort Columba, l'apôtre de la Calédonie.
Plus heureuse autrefois que la Grande-Bretagne,
l'Irlande avait échappé à la conquête romaine. Agri-
cola avait songé à l'envahir et même à la garder
avec une seule légion; il votilaii ainsi river les fers
de la Bretagne en lui dérobant , selon l'expression
de son gendre, le spectacle dangereux et le voisinage
contagienx de la liberté' . Mais ce dessein avait heu-
1. ÏACiT., Agricola, c. 24.
80 L'IRLANDE MONASTIQUE
reusement avorté. A l'abri des proconsuls et des
rhéteurs impériaux, le génie de la race celtique
avait pu librement s'y développer ; il y avait créé une
langue, une poésie, un culte, un enseignement, une
hiérarchie sociale , en un mot une civilisation égale
et même supérieure à celle de la plupart des autres
peuples païens. Aumilieu du cinquième siècle, Rome
chrétienne et apostolique avait étendu ses lois sur
cette région que les Césars n'avaient pu atteindre.
Saint Patrce y avait porté la loi chrétienne \ D'ori-
gine bretonne, mais imbu des doctrines et des usages
de Rome-, comme ses contemporains Ninian et Pal-
ladius, apôtres des Scots et des Pietés méridionaux,
le grand apôtre des Celtes d'Irlande était parti des
plages de la Cambrie pour aller convertir cette île.
ïl y avait été accompagné et suivi par une foule de
religieux gallois ou bretons, qui accouraient sur ses
pas poussés vers l'Irlande comme leurs frères vers
r Armorique , soit par la terreur de l'invasion saxonne ,
soit par la soif de conquérir des âmes à la vérité^
1. Voir au tome U, livre ix, c. 1, le récit de la conversion de l'Ir-
lande par saint Patrice.
2. Romanis eruditus discipulis. Vit. S. Dtti'ic/,ap. Rees, p. il.
3. L'un decescollaborateurs bretons de Patriceestun saint Mochla,
dont les Bollandistes ont publié la légende au tome lU d'août, p. 73G.
Cette légende donne pour mère à Mochta la servante d'un druide
breton. Elle lui attribue la fondation de plusieurs monastères et le
nombre évidemment fabuleux de cent évéques et de trois cents prêtres
DKPUIS SAINT PATRICK. 81
Ces missionnaires l)retons, qni fournirent à Pa-
trice les trente premiers évêques de l'Eglise d'Ir-
lande', continuèrent son apostolat, mais en substi ^
tuant ou en ajoutant certains rites et certains usages
purement bretons à ceux que Patrice avait apportés
de Rome. L'Irlande fut convertie, mais elle le fut à
l'image de la Bretagne", profondément et irrévoca-
blement catholique par le dogme, séparée de Rome
par quelques points de discipline et de liturgie
sans importance réelle et qu'il serait impossible de
définir d'après les récits qid nous sont restés sur la
vie de saint Patrice.
Du vi^ ant même de Patrice, n'y eut-il point quel-
ques dissidences entre lui et ses collaborateurs bre-
tons? On pourrait le croire, d'après certains traits de
sa vie ou de ses écrits , comme ce passage de sa Confes-
poiir disciples; mais elle est surtout curieuse en ce qu'elle constate
une sorte de fraternité testamentaire entre Patrice et Mochta.
1. JocELiN, ap. BoUand., t. II Martii, p. 559. — 11 ne faudrait pas
croire que ces évêques eussent des diocèses à limiles certaines et
une juridiction aussi bien établie que par la suite. Nous aurons
maintes fois l'occasion d'établir que les évêques des églises celtiques
«avaient guère d'autres fonctions que l'ordination et la transmission
du caractère sacerdotal. L'ascendant des chefs des grands établisse-
ments monastiques, qui d'ailleurs devenaient souvent évêques, était
bien autrement considérable. La constitution des diocèses et des pa-
roisses, en Irlande comme en Ecosse, ne remonte guère au delà du
douzième siècle.
2. Ceci a été savamment établi et mis hors de doute par M. Varin,
dans les mémoires déjà cités.
775-33
82 L'IRLANDE MONASTIQUE
sion OÙ il dit qu'il avait apporté l'Évangile en Irlande
malgré ses semeurs, c'est-à-dire , selon Tillemont , mal-
gré les prêtres bretons. Dans le texte obscur et peut-
être altéré de deux canons des conciles qui lui sont
attribués, on remarque avec surprise des dispositions
A iolemment hostiles aux clercs et aux religieux ve-
nant de la Bretagne ' . La légende cambrienne , de
son côté, signale expressément parmi les compa-
gnons de Patrice un religieux gallois, Carantoc ou
Garannog , qu'elle qualifie de ce fort chevalier sous
le soleil » et de ce héraut du royaume cèles te; » mais
elle a soin d'ajouter que, vu la niultitude des
clercs qui les accompagnaient, tous deux convinrent
de se séparer et d'aller l'un à droite et l'autre à gau-
che". Un passage encore plus curieux de VAmr/ia,
ou panégyrique en vers irlandais , consacré par un
barde monastique à saint Patrice, peut jeter un rayon
de lumière sur les dispositions qui séparaient cet
homme vraiment apostolique des moines gallois
trop souvent signalés par leur esprit exclusif et
jaloux. Fidèle à l'esprit de l'Église romaine, qui
regardait alors la conversion d'un pécheur comme
un plus grand miracle que la résurrection d'un
1. Can. 33 du l^r synode. — Can. 20 du 2^ synode. Concilia, éd.
CoLETTi. t. IV, p. 756 et 760.
2. Vita S. Carant. ap. Rees, p. 98. Cf. légende citée par M. Varin
op. cit.
a:^\x
DEPUIS SAINT PATRICE. 83
mort', le saint est loué par son panégyriste d'avoir
toujours enseigné l'Évangile à tous sans exception,
sans différence de caste, même aux étrangers , aux
barbares, aux Pietés-.
Quoi qu'il en soit de ces dissentiments, ils
ne portèrent aucune atteinte ni à la foi catho-
lique, puisque le pélagianisme , l'hérésie domi-
nante en Bretagne, ne prit jamais pied en Irlande',
ni à l'ascendant du grand missionnaire romain,
puisqu'il est resté le premier et le plus populaire
des saints dans la catholique Irlande. La reconnais-
sance des rois et des peuples qu'il avait convertis se
manifesta envers lui a^ ec une si prodigue générosité
que, selon le dicton irlandais, s'il avait accepté toutes
les donations qu'on lui offrait , il n'aurait pas laissé
à recevoir par les saints venus après lui de quoi
nourrir deux chevaux' . Rien aussi n'est mieux cons-
taté que la subordination de l'Église naissante d'Ir-
lande à ri^]glise romaine, subordination établie et
réglée par saint Patrice'. Mais il n'en demeure pas
1. GuE(;oKius, de Vita et Mlrac. Patrum, lib. iv, c. 36.
2. L\ ViLLEMARoiÉ, Poésie des cloîtres celtiques.
3. C'est ce que démontre Lanigan, t. II, j). 4 10- 4 15 [Ecclesiasti-
cal histonj of Ireland) , malgré raffirmation contraire cUi vénérable
Bftde, I. H, c. 19.
4. Lynch, Ccuiibrensis Eversus, t. II, p. 11, éd. Kelly.
5. Canon tiré d'un Ms. d'Armagh qu'on croit de la main même
de Patrice et publié par O'Cuurv, Lectures on the manuscript mate-
rials of Irish History, p. Gll. — Toutes les découvertes de l'archéo-
8^ L'IRLANDE MONASTIQUE
moins avéré que des moines gallois et bretons furent
les collaborateurs et surtout les successeurs de Patrice
en Irlande, qu'ils accaparèrent en quelque sorte son
oeuvre et qlie l'Église de cette île s'organisa et se
développa sous leur influence, grâce à cette émi-
gration continuelle qui s'opérait de Cambrie en Hi-
bernie, et d'Hibernie en Cambrie, dont les preuves se
trouvent à chaque page des annales du temps.
C'est à saint David , le grand moine-évêque du
pays de Galles, que les annales des deux Eglises
attribuent la principale part dans l'étroite union des
deux monachismes irlandais et breton. Nous avons
déjà dit que le monastère épiscopal qui a gardé son
nom a pour site un promontoire qui sort des flancs
de la Grande-Bretagne comme pour s'élancer vers
l'Irlande : la légende raconte que, debout sur ce
promontoire, Patrice, en proie à un accès de dépit
et de découragement, avait eu une vision consolante
et embrassé d'un seul regard toute la grande île dont
Dieu lui réservait la conversion ' .
David, né d'une mère irlandaise-, mourut dans
les bras d'un de ses disciples irlandais. Un autre de
ses disciples fut longtemps célèbre à cause du ser-
vice qu'il avait rendu à l'Irlande en y introduisant
logie et de la théologie contemporaine confiinient l'union de l'Église
primitive d'Irlande avec TÉglise romaine.
1. Vita S. David, p. H 9.
2. BoLLAND, t. 1, Martil, p. 39.
DEPUIS SAINT PATRICE. 80
l'apiculture. Car là, comme partout, ce n'était pas
seulement la foi, la vérité et la vertu que venaient
apporter ces missionnaires monastiques, c'étaient
encore les bienfaits inférieurs mais essentiels de la
culture, des arts, du travail. Ce disciple, nommé
Modonnoc, était un rude ouvrier, si rude et si âpre à
fc\ire travailler les autres qu'il s'en était fallu de
peu qu'il n'eût la tête fendue par la hache d'un ca-
marade à qui il reprochait sa paresse, pendant qu'ils
piochaient tous deux la terre pour adoucir la pente
d'un chemin creux près du monastère de David' .
Au , déclin de ses jours, après une longue vie
d'obéissance et d'humilité, il s'embarqua pour
l'b'lande. Toutes les abeilles du monastère de saint
David le suivirent. Il eut beau ramener le navire
où elles s'étaient posées à la proue, et aller dé-
noncer les fugitives à son supérieur. Trois fois de
suite il essaya de s'en débarrasser. Il se résigna
enfin à les emmener avec lui dans l'ile où jusqu'a-
lors on n'en avait jamais vu. Par ce gracieux récit
la légende enchâssait dans la reconnaissance des
chrétiens le souvenir du laborieux disciple de sahit
David, qui le premier avait introduit l'élève des
1. Ap. RiîEs, p. 133. — Dans celte légende, le monastère est tou-
jours qualifié de civitas, ce qui répond bien à l'idée de l'agrégation
sociale et industrielle que formait un établissement cénobitique de
cette époque.
80 L'IRLANDE MONASTIQUE
aJ)eilles en Irlande, où elle se répandit promptement
et devint une richesse du pays. On sait gré à cette
même légende de nous raconter de plus que le vieil
émigré s'occupait surtout en récoltant son miel de
procurer aux pauvres un aliment plus doux que leur
grossière et habituelle nourriture^ .
Grâce à cette émigration incessante, l'Irlande,
du cinquième au huitième siècle, devint l'un des
principaux foyers du christianisme dans le monde ;
et non seulement de la vertu et de la sainteté chré-
tiennes, mais encore de la science, de la littérature,
de la civilisation intellectuelle dont la foi nouvelle al-
lait doter l'Europe, déhvrée du paganisme et de l'em-
pire romain. Cette floraison présenta deux phéno-
mènes remarquables : la prédominance temporaire,
pendant un ou deux siècles, de certains rites et usages
propres à l'Eghse bretonne, et le pro(hgieux déve-
loppement des institutions monastiques. Quant aux
usages bretons, à mesure qu'ils se manifestent dans
l'histoire sous les successeurs de Patrice, on voit bien
qu'ils ne différaient des usages romains que sur
quelques points qui semblaient alors d'une grande
importance, et qui en réalité n'en avaient aucune ;
ils ne variaient que sur la date à préférer pour la
célébration de la fête de Pâques, sur la forme et la
1. Ap. RiLiiS, p. 13i. — Cependant Colgan {Act. SS. Hibernix, 13 fe-
bruar.) dit qu'il y avait déjà des abeilles en Irlande.
DEPUIS SAINT PATRIGt:. 87
dimension de la tonsure monastique, snr les céré-
monies du baptême'. Rien dans ces questions ne
tonchait au dogme ni à l'autorité souveraine du
Saint-Siège en matière de foi, et il est impossible
d'appuyer sur des faits ou des monuments authen-
tiques les doutes sur l'orthodoxie des Irlandais,
empruntés à l'érudition insuffisante et partiale des
anglicans du siècle dernier par divers auteurs de
nos jours, tels que Rettberg et Augustin Thierry.
Cette orthodoxie fut, dès lors, ce qu'elle a toujours
été depuis, irréprochable.
La foi catholique, la foi romaine, régnait donc
sans réserve dans les immenses et innombrables
communautés qui constituaient la principale force
de l'Église fondée par saint Patrice et ses collabo-
rateurs bretons. Cette Église avait tout d'abord
revêtu lui caractère presque exclusivement monas-
tique. La succession épiscopale y demeura longtemps
inconnue ou confuse; l'autorité des évêques, dé-
pourvus de toute juridiction locale , y fut subordonnée
à celle des abbés, quand ceux-ci n'étaient pas eux-
1. Un savant anglican de nos jours, le docleur Todd, dans son
Mémoire sur saint Pcflrice, publie en 1863, a reconnu que l'Eglise
irlandaise du sixième siècle ne différait en rien du reste de l'Église
catholique quant à ses doctrines, ce qui ne l'empêche pas de pré-
tendre qu'elle était indépendante du Saint-Siège. Voir sur cette ques-
tion un excellent article du Home and Foreign Reinew de janvier
186i.
88 L'IRLANDK MONASTIQUE
mêmes revêtus du caractère épiscopal. Patrice avait
converti une foule de petits princes, chefs de tribus
ou de clans : tous les saints primitifs de l'Irlande se
rattachaient à ces familles souveraines, et presque
tous ces chefs de clans convertis embrassaient la vie
religieuse. Leurs familles, leurs clients, leurs dépen-
dants, suivaientleur exemple. Le prince, en se faisant
moine, devenait naturellement abbé et restait ainsi,
dans la vie monastique, ce qu'il avait été dans la vie
séculière, le chef de sa race, de son clan.
Les premiers grands monastères de l'Irlande ne
furent donc autre chose, à vrai dire, que des clans
réorganisés sous une forme rehgieuse. De là le nom-
bre prodigieux de leurs habitants, que l'on comptait
par centaines et par miUiers' ; de là aussi leur in-
fluence et leur fécondité plus prodigieuse encore.
Dans ces vastes cités monastiques, s'enracinait
dès lors et pour toujours cette fidélité à l'ÉgKse
que l'Irlande a maintenue avec une constance
héroïque pendant quatorze siècles, à l'encontre de
tous les excès comme de tous les raffinements
de la persécution. Là se formait aussi toute une
population de savants, d'écrivains, d'architectes,
de ciseleurs, de peintres, de calligraphes, de musi-
ciens, de poètes, d'historiens, mais surtout de
1. Le chiffre de trois mille religieux est celui que l'on retrouve
sans cesse dès qu'il s'agit d'un des grands monastères de l'île.
DEPUIS SAINT PATRICE 89
missionnaires et de prédicateurs, destinés à propa-
ger les lumières de l'Évangile et l'éducation chré-
tienne non seulement dans tous les pays celtiques
dont l'Irlande fut toujours la mère nourricière, mais
dans toute l'Europe, chez tous les peuples germa-
niques, chez les Francs et les Burgondes, déjà
maîtres de la Gaule, comme chez les riv erains du
Rhin et du Danube, et jusqu'aux extrémités de l'I-
talie. De là sortaient ces armées de saints, plus nom-
breux, plus nationaux, plus populaires et, il faut
rajouter, plus extraordinaires en Irlande que dans
aucun autre pays chrétien.
Tout le monde sait que l'Irlande reçut alors du té-
moignage unanime de la chrétienté le nom d'i/e des
Saints^ ; mais on sait beaucoup moins que ces saints
se rattachent tous ou presque tous aux institutions
monastiques qui conservèrent en Irlande une disci-
pline et une régularité persévérantes, bien que sin-
gulièrement alliées aux violences et aux bizarreries
du caractère national. Les anciens monuments de la
tradition irlandaise nous les montrent classés et
comme rangés en bataille par l'imagination poé-
tique et belliqueuse des Celtes d'Irlande, en trois
ordres ou bataillons : le premier, commandé par
saint Patrice, composé exclusivement d'évêques
1. M4UUNUS ScoTus, Clivon. ad ann. 696 (A. D. 589), ap. Pcniz,
Monumanta, t. VU, p. 514.
00 L'IRLANDE MONASTIQUE
romains, bretons, francs ou scots qui resplen-
dissaient comme le soleil; le second, commandé
par saint Golumba et composé surtout de prêtres
qui brillaient comme la lune; le troisième, sous
les ordres de Colman et d'Aidan, composé à la
foisd'évêques, de prêtres et d'anachorètes, qui bril-
laient comme les étoiles^ . Signalons, en passant, dans
cette foule béatifique, les voyageurs fameux et les
moines navigateurs. Tel fut Brendan, dont les pè-
lerinages fantastiques dans le vaste Océan, à la re-
cherche du Paradis terrestre, d'âmes à convertir, de
régions inconnues à découvrir, ont pris la forme de
visions toujours admirablement pénétrées de l'esprit
de Dieu et de la vérité théologique-. En mettant tou-
jours l'imagination ainsi que Tesprit d'aventure au
service de la foi et de l'idéal des vertus chrétiennes,
ces visions ont mérité de compter parmi les sources
poétiques de \3.Divine Comédie^ . Elles ont exercé une
influence énergique sur l'imagination des peuples
chrétiens pendant tout le moyen âge et jusqu'aux
jours de Christophe Colomb lui-même, à qui l'é-
1. LIS811IÎR, Antlqidlles, p. 473, 490, 'JI3. — Le très savant priiiiaL
anglican se faisait aider dans ses recherclies sur l'histoire et l'ar-
chéologie de l'Irlande par David Roolli, évêque catholique d'Ossory,
à qui il en témoigne i)ubliquement sa reconnaissance dans divers en-
droits de ses écrits. Cf. LaiNk.an, t. I, p. 5; t. U, p. 13.
2. La Villem arqué, op. cit.
2. Oz\N\M, Oeuvres, t. V, p. 373.
DEPUIS SAINT PATHICE. 91
popée maritijîie de saint Brondan semble avoir mon-
Iré la route de l'Amérique \
A côté de ce moine voyageur, citons, comme
type des religieux qui restaient en Irlande pour
la féconder par leurs travaux, un moine-évêque
nommé Dega ou Dagan, qui passait ses nuits à trans-
crire des manuscrits, et ses jours à lire et à ciseler
le fer et le cuivre. Il était si laborieux, qu'on lui
attribue la fabrication de trois cents cloches, de trois
cents crosses d'abbés ou d'évèques, et la transcrip-
tion de trois cents évangéliaires. « Je rends grâce à
mon Dieu, >> disait-il en prêchant aux moines de Ban-
gor, (( de ce qu'il m'a fait reconnaître en vous les
trois ordres de moines que j'ai déjà vus ailleurs :
ceux qui sont des anges parla pureté ; ceux qui sont
des apôtres par l'activité; et ceux qui seraient des
martyrs, s'il le fallait, par leur promptitude à ver-
ser leur sang pour le Christ". »
Alors, comme depuis, le goût et la pratique de
la musique étaient à l'état de passion nationale
chez le peuple irlandais. Les missionmdres et les
moines, leurs successeurs, s'étaient, eux aussi, im-
1 . « Je suis convaincu, » disait-il, « que dans l'île de saint Brendan
est le paradis terrestre où personne ne peut arriver, sinon par la vo-
lonté de Dieu. » Cité par M. FEnoiNANu Demis, le Monde enchanté.
p. 130. — Il y a eu deux saints du nom de Brendan; le plus connu,
fondateur du grand monastère de Clonfert et célèbre par ses voya-
ges, mourut en 577.
2. BoLLVND., t. UI Augusti, p. 057, G58.
92 L'IRLANDE MONASTIQUE
prégnés de cette passion et surent promptement l'a-
daptera la conduite et à la consolation des âmes. Une
agréable légende dessine bien l'influence de la mu-
sique appliquée aux chants ecclésiastiques sur la
jeunesse irlandaise. Mochuda, le fils d'un grand
seigneur du pays de Kerr\ , gardait, comme David,
les troupeaux de son père, dans les grands bois qui
couvraient alors cette région aujourd' hui si déboisée .
Il fixa, par sa bonne grâce et sa piété, l'attention du
duc ou chef de la province, qui le faisait venir
souvent le soir pour l'entretenir ; sa femme, qui était
fille du roi de Munster, témoignait la même affection
au jeane berger. Dans la forêt où il faisait paître
ses porcs, un évêque et son cortège vinrent à pas-
ser en chantant les psaumes alternativement pen-
dant leur trajet. Le jeune Mochuda fut tellement
ravi de cette psalmodie, qu'il abandonna ses bêtes et
suivit le chœur des chanteurs jusqu'au monastère
où ils devaient passer la nuit. Il n'osa pas y entrer
et resta dehors, mais tout près du lieu où ils avaient
leur gîte et où il put les entendre continuer leurs
chants jusqu'à l'heure du sommeil : l'évêque chanta
encore longtemps après que les autres furent en-
dormis. Le pâtre passa ainsi toute la nuit : le len-
demain, le chef qui l'aimait le fit chercher partout,
et lorsqu'il lui fut amené, demanda pourquoi il
n'était pas venu la veille au soir selon son habitude :
DEPUIS SAINT PATRICE. 03
(( Monseigneur, » dit le pâtre, (( je ne suis pas venu
« parce que j'ai été tr(3p ravi par le chant divin que
(( j'ai entendu chanter au saint clergé ; plût au ciel,
(( seigneur duc, que je fusse avec eux pour ap-
« prendre à chanter comme eux ! » Le chef eut beau
l'admettre à sa table, lui offrir son épée, son bou-
clier, sa lance, tous les insignes de la vie opulente
et militaire: « Je neveux, » disait toujoursle pâtre,
(( aucun de vos dons ; je ne veux qu'une chose : ap-
(( prendre à chanter le chant que j'ai entendu des
(( saints de Dieu. » On finit par le donner à l'évêque
pour qu'il en fitun rehgieux. La légende ajoute que
trente belles jeunes filles l'aimaient ouvertement,
parce qu'il était beau et charmant ; mais, le servi-
teur de Dieu ayant prié pour que leur amour devait
tout spirituel, elles se convertirent toutes comme lui
et se consacrèrent à Dieu dans des cellules isolées
qui restèrent sou s son autorité ' , lorsqu'il fut devenu
à son tour évêque et fondateur de la grande cité mo-
nastique de Lismore.
Cette prépondérance de l'élément monastique dans
l'Eglise d'Irlande, due à ce que tous les premiers
apôtres de l'ile furent moines, et si bien justifiée
1. AcTA SS. B0LL4ND., t. HI Mciu,^. 379. — Ce Moohudaest plus
connu sous le nom de Cartagh, qui était celui de l'évêque dont il
devint le disciple et dont il prit le nom par affection pour son père
spirituel. Il mourut en 037.
94 L'IRLANDE MONASTIQUE
par le zèle aventureux de leurs successeurs , s'y
maintint non seulement pendant toute l'époque flo-
rissante de cette Église, mais même tant que dura
l'indépendance nationale. Elle frappa tout d'abord
les conquérants anglo-normands du douzième siècle,
bien qu'eux aussi vinssent d'un pays où la plupart
des évêques avaient été moines et où presque tous
les évêchés avaient commencé par être des mo-
nastères ' .
De toutes ces communautés du sixième siècle,
si longtemps célèbres et les plus nombreuses que la
chrétienté ait jamais vues ; il ne reste plus que de
vagues souvenirs associés à quelques sites dont les
noms trahissent leur origine monastique, ou à des
ruines visitées par de rares voyageurs. Citons pour
exemple : Monasterevan, fondé en 504 sur les bords
du Barrow ; Monasterboyce % grande école laïque et
1. Bi:de, l. III, c. 3, — GiRALitus Cambriînsis, TopoQrapJiia Hi-
berniœ, dist. m, c. 29.
2. Fondé par saint Biiilhe, mort en 621. M. Henri Martin, dans son
intéressant opuscule intitulé : Antiquités irlandaises, 1863, a tracé
un tableau animé des ruines de Monasterboyce et do ce « cimetière
où s'élève une tour ronde de cent dix pieds de haut, du jet le plus
svelteet le plus hardi et du plus bel appareil... A l'entour, ruines de
deux églises et deux magnifiques croix de pierre... La plus haute de
ces croix a vingt-sept pieds de haut... Couvertes d'ornements et d'in-
scriptions gaéliques, elles mériteraient à elles seules le voyage, car
il n'existe rien de pareil sur le continent... Comme spécimen de l'art
gaélique chrétien, rien n'est comparable à Monasterboyce. » M. Mar-
tin signale, à trois milles de là, les élégantes ruines de Mellifont :
DEPUIS SAINT PATRICE. 05
ecclésiastique dans la vallée de la Boyne ; ïnnisfallen,
dans une île du lac si pilloresque de Killarney, et
surtout Glendalough ou la Vallée des deux Lacs,
avec ses neuf églises ruinées, sa haute tour ronde,
son vaste cimetière, sorte de nécropole pontificale et
monastique fondée, au milieu d'une nature sauvage
et solitaire, par saint Kevin, l'un des premiers
successeurs de Patrice, et l'un de ceux qui, au dire
des hagiograplies irlandais, comptaient par milliers
les âmes qu'ils menaient au ciel.
Entre tous ces sanctuaires, il y en a deux qu'il
fiuit signaler à l'attention du lecteur, moins encore
à cause de leur population ou de leur céléljrité, que
pai'ce qu'ils ont enfanté les deux plus remarquables
moines celtiques dont nous ayons à parler.
Ce sontClonard et Bangor, qui comptèrent l'un et
l'autre le cbilfre consacré de trois mille religieux.
L'un, fondé par saint Finnian, lui aussi vénéré comme
le guide céleste d'âmes innombrables. Né en Irlande,
mais élève de saint David et d'autres moines de la
Bretagne, où il passa trente ans avant de rentrer
dans son pays pour y créei* la grande école monas-
« Dans le creux d'un vallon, au bord d'un joli ruisseau, avec une
église de l'époque ogivale... et, à quelques pas de l'église, une ro^o?îf/r'
(ou salle capitulaire), avec arcades romanes de style trè* pur... »
Mellifonl est une abbaye cistercienne issue d'une colonie de Clair-
vaux, que saint Bernard avait envoyée à son ami saint Malachie, en
11.35.
96 L'IRLANDE MONASTIQUE
tique de Clonard, d'où les saints, dit un liistorien ',
sortirent aussi nombreux que jadis les Grecs des
flancs du cheval de Troie.
L'autre, le troisième Bangor, glorieux rival des
deux monastères du même nom en Gambrie, fondé
sur les bords de la mer d'Irlande (o59), en face de
la Bretagne % par Comgall, qui était issu d'une fa-
mille souveraine chez les Pietés d'Irlande, mais qui
avait, comme Patrice, Finnian et tant d'autres, sé-
journé en Bretagne. Il donna une règle, écrite en
ver^ irlandais, à cette communauté, dont la re-
nommée devait éclipser en Europe celle de tous les
autres monastères irlandais, et dont les trois mille
frères, divisés en sept chœurs alternatifs, chacun de
trois cents chantem^s, chantaient jour et nuit les
louanges de Dieu pour appeler sa miséricorde sur
leur Église et leur patrie.
Nous avons déjà vu sortir de Bangor le grand saint
Golomban, dont la glorieuse vie écoulée loin de
l'Irlande a semé tant de grands et saints exemples
entre les Vosges et les Alpes, des rives de la Loire
aux bords du Danube, et dont le fier génie, après
avoir tour à tour étonné les Francs, les Burgondes,
les Lombards, a disputé pendant un demi-siècle
1. UssERics^ Anfiqiiitates, p. 622.
2. Ce n'est plus qu'un village au bord de la baie de Belfai^t, sans
aucun vestige du célèbre monastère.
DEPUIS SAINT PATRICE. 97
] 'avenir du monde monastique à la règle de Saint -
Benoît.
De Clonard nous allons voir sortir un autre grand
saint du même nom, qui, en restaurant et en éten-
dant l'œuvre de Ninian et de Palladius, saura
conquérir la Galédonie à la foi cln^étienne, et dont
les fils iront, au moment aouIu, sinon entamer, du
moins achever la difficile conversion des An^lo-
Saxons.
MOINES D OCC, lir.
LIVRE XI
SAINT COLUMBA, APOTRE DE LA CALÉDONIE,
521-597.
lu génies es<» niitto le, aperire oculos
eoruin, ut couvertantur a leuebris ad
liicem, et de potestate Satana? ad Deuiii
ul accipiant reniissionem peccatoruni,
et sortem inter sanctos.
AtT. xxvi.
CHAPITRE PREMIER
La jeunesse de Columba et sa vie monastique
en Irlande.
Les biographes de Columba. — Ses divers noms. — Son origine
royale; les rois suprêmes de l'Irlande : les ONeill et les
O'Donnell; Hugues le Rouge. — Naissance de Columba; vision
de sa mère. — Son éducation monastique; jalousie de ses cama-
rades : Kiéran; les deux Finnian; lécole de Clonard. — Vision
de l'ange gardien et des trois fiancées. — L'assassin d'une vierge
frappé de mort par la prière de Columba. — Son influence pré-
coce en Irlande; ses fondations monastiques, surtout à Durrow
et à Derry; son chant en l'honneur de Derry. — Son goût pour
la poésie; ses relations avec les bardes voyageurs. — 11 est lui-
inôme poète, mais surtout grand voyageur et querelleur. — Il a
!a passion des manuscrits. — Longarad aux jambes velues et les
livres à sacoches. — Contestation sur le psautier de Finnian ; ju-
gement du roi Diarmid, fondateur de Clonmacnoise. — Protes-
tation de Columba; il s'enfuit enchantant \e Poème de la Con-
fiance et suscite la guerre civile. — Bataille de Cul-Dreimhne ;
le Catliac ou Psautier des batailles. — Synode de Teltown ;
Columba y est excommunié. — Saint Brendan se prononce pour
Columba, qui consulte plusieurs anachorètes, entre autres Abban ;
dans la Cellule des Larmes. — Le dernier de ses confessseurs ,
Molaise, le condamne à l'exil. — Douze de ses disciples le suivent
dans l'exil; dévouement du jeune Mochonna. — Récits contra-
dictoires sur les quarante premières années de la vie de Columba.
Saint Columba, l'apôtre et le héros monastique
de la Calédonie, a eu le bonheur d'avoir pour his-
6.
Ur-l JEUNESSt:
torieii un autre moine, presque son eontemporain,
et qui a fait de sa biographie une œuATe aussi cu-
rieuse qu'édifiante. Adaninan, le neuvième succes-
seur de Columba comme abbé de la principale de
ses fondations à loua, était en outre son parent.
Né un quart de siècle après lui, il avait vu dans son
enfance ceux qui avaient conversé avec Columba et
recueilli ses derniers soupirs ' ; il écrivait à la
source, là même où son glorieux prédécesseur avait
dicté ses dernières paroles, entouré de sites et de
souvenirs qui portaient encore l'empreinte de sa
présence ou qui se rattachaient aux incidents de
sa vie. Tout en reproduisant presque textuellement
un récit antérieur rédigé par un autre abbé d'Iona-,
Adamnan Fa complété par une foule de récits et de
témoignages recueillis avec un soin scrupuleux, et
dont l'ensemble, malheureusement dépourvu de
tout ordre chronologique , forme un des monu-
ments les plus vivants, les plus attrayants et les
plus authentiques de l'histoire chrétienne ^
1. Adamnan, lib. m, c. 23.
2. Par Cummène le Blond {Cummeneus Albus), septième abbé
d'Iona, de 657 à 669. Ce récit a été publié d'abord par Colgan, dans la
Trias Thaumaturfjaj puis dans le tome Ides Acta sanctorum or-
dinis S. Benedicti, et enfin par les Bollandistes au tome II de juin.
3. Adamna, né en 624, a dû écrire la biographie de saint Columba
entre 690 et 703, époque où il abandonna les traditions liturgiques
des Scots et la direction du monastère d'Iona pour se fixer auprès
dn roi anglo-saxon de Northumbrie, Aldfrii (Varin, Premier Me-
DE COLUMBA. 103
Comme vingt autres saints du calendrier irlandais,
(]oluml)a portait un nom symbolique, emprunté au
latin par le dialecte celtique, nom qui signitiaitla co-
lombe de l'Esprit-Saint et qu'allait bientôt illustrer
son compatriote Golomban, le célèbre fondateur de
Luxeuil, avec lequel l'ont confondu plusieurs histo-
riens modernes '. Pour l'en distinguer, et pour dési-
gner spécialement le plus grand missionnaire cel-
tique des îles Britanniques, nous choisirons, parmi
les diverses leçons de son nom, celle de Columba.
Ses compatriotes l'ont presque toujours nommé Co-
lomb-Kill ou Cille, c'est-à-dire la colombe de la cel-
lule^ ajoutant ainsi à son appellation primitive im
mot destiné à rappeler soit le caractère essentiel-
lement monastique du saint, soit le grand nombre
moire, \). 172). L'œuvre d'Adamnaii a été d'abord publiée parCani-
sius dans son Thésaurus antiquitatum, en 1604 ; puis, avec quatre
autres du même saint, par le franciscain Colgan, dans sa Trias
ThaumaHiTf/a {Louxain, 1647); par lesBollandistes,en 1698; etenlin
par Pinkerton, savant écossais du dernier siècle. Elle vient d'être
réimprimée, d'après un manuscrit du huitième siècle, par le Rév.
Docteur William Reeves, pour la Société archéologique et celtique
de Dublin, avec cartes, glossaire et appendice; Dublin, 1857,in-4o-
Cette publication, excellente et marquée au coin d'une impartialité
trop rare chez les érudits anglicans, a rendu un service considé-
rable à l'hagiographie comme à l'histoire nationale de l'Irlande et de
l'Ecosse. Nous en avons déjà parlé plus haut, tome II, livre i\,
chap. 1,
1. Entre autres, Camden, au seizième siècle; Fleury danscertains
endroits (livre xxxi\, c. 36), et Augustin Thierry, dans les premières
éditions de son Histoire de la conquête d'Angleterre.
104 JEUNESSE
de communautés fondées et gouvernées par lui ' .
Il était issu d'une de ces grandes races irlandaises
dont il est littéralement vrai de dire qu'elles se per-
dent dans la nuit des temps, mais qui ont maintenu
jusqu'à nos jours, grâce au tenace attachement du
peuple irlandais pour ses souvenirs nationaux, à
travers les vicissitudes de la conquête, de la per-
sécution, de l'exil, une illustration encore plus pa-
triotique et plus populaire que nobiliaire ou aris-
tocratique. Cette grande race est celle des Nialls
ou des O'Donnells- [clan Domhnaill). Originaire et
1. Br-DE, Hist. eccles., v, 9. — NotivEk Balbulus, Martyrol.,
9 jun.
2. Il existe une histoire en irlandais du saint Magnus O'Donnell,
qui se qualifiait de prince de Tyrconnell; elle a été rédigéeen 1532,
et le texte original s'en trouve à la Bodléienne d'Oxford. C'est une
compilation légendaire qui a pour base le récit d'Adamnan, mais
augmentée d'une foule de légendes fabuleuses, comme aussi d'impor-
tanles traditions irlandaises et de détails historiques en l'honneur de
la race d'O'Donnell, qui était celle du saint et de l'historien. Elle a
été abrégée, traduite en latin et publiée par Colgan dans un volume
in-folio dont voici le titre complet : Triades Thaumalurgœ, seu
Bivorum Patricii, Columbse et Brigidx, triumVeteris et Majoris
Scotice seu Hibernix, Sanctorum insvlx, communiinn Patrono-
rum Actaa variis iisque pervetiislis ac sanctis autoribus scripta,
de studio R. P. F. Joanîvis Colgani, in conventu Fr. Minor. Hiber-
nor. strictior. obser. Lovanii S. Theologix lectoris jubilati col-
lecta. LovANii, 1647. Ce volume est le second de la collection du
même auteur, intitulée : Acta Sanctorum Hiberniœ, seu sacrx
ejusdem insulœ antiquitates, qu'il n'a pas pu aciiever et qui ne
comprend malheureusement que les saints du premier trimestre
de l'année. De cette collection rarissime, jenai pu découvrir qu'un
seul exemplaire dans toutes les bibliothèques de Paris, celui de la
bibliothèque Sainte-Geneviève.
DE COLUMBA. lOo
maîtresse de tout le nord-ouest de Tîle (les comtés
modernes de Tyrconnell, Tyrone et Donegall) , elle
possédait au sixième siècle l'autorité souveraine, tant
en Hibernie que dans la Galédonie, sur les deux rives
de la mer Scotique. Jusqu'en 1168, et presque sans
interruption, des rois, issus de ses branches diverses
et souvent ennemies, exercèrent la monarciiie su-
prême en Irlande, c'est-à-dire une sorte de pri-
mauté sur les rois provinciaux, que Ton a compa-
rée à celle des métropolitains sur lesévêques, mais
qui rappelle plutôt la suzeraineté féodale des empe-
reurs saliques et des rois capétiens sur les grands
vassaux d'Allemagne et de France au onzième et au
douzième siècle. Rien de plus contesté d'ailleurs
et de plus orageux que l'exercice de cette suzerai-
neté. Elle était sans cesse disputée par quelque
roi vassal qui parvenait le plus souvent, en bataille
rangée, à dépouiller le roi suprême de la couronne
et de la vie, et à le remplacer sur le trône de Tara,
sauf à se voir lui-même traité de la même façon par
le fils du roi qu'il avait détrôné '.D'ailleurs, le droit
1. Rappelons, à catte occasion, la division très ancienne de l'Ir-
lande en quatre régions ou royaumes-, au nord, l'C//5^erou Ultonie;
au midi, le Munster ou Mommonie-, à l'est, le £ei/is/e/-ouLagénie;
à l'ouest, le Connaught ou Connacie. Un district central, l'antique
Milieu Sacré de l'Irlande (que représentent les comtés actuels de
Meath et Westmealh), entourait la résidence royale de Tara, si cé-
lébrée dans leschanls de Mooie et dont quelques ruines subsistent
106 JEUNESSE
de succession en Irlande n'était pas réglé par la loi
de primogéniture. Selon la coutume connue sous
le nom de Ta/? /^/r?/, le plus âgé des parents du
sang succédait à tout prince ou chef défunt, et
le frère était par conséquent toujours préféré au
fils.
Après la conquête anglaise, la race des Nialls,
aussi belliqueuse que puissante, sut maintenir, à
force d'intrépide persévérance, une sorte de sou-
veraineté indépendante dans le nord-ouest de l'Ir-
lande. Les chefs de ses deux branches principales,
les O'Neill et les O'Donnell, trop souvent en guerre
les uns contre les autres, se retrouvent à chaque
page des annales de la malheureuse Irlande. Après
la Réforme, quand la persécution religieuse vint
aggraver tous les maux de la conquête, ces deux
maisons fournirent à F Irlande indignée et indomp-
tée une série d'héroïques guerriers qui luttèrent à
outrance contre le despotisme perfide et sanguinaire
des Tudors et des Stuarts. Dix siècles écoulés dans
ces luttes implacables n'avaient point affaibli la tra-
dition qui rattachait au saint dont nous allons ra-
conter la vie ces champions de la vieille reUgion et
de la patrie outragée. Jusque sous le règne d'Elisa-
beth, les vassaux du ieune Hu2:ues O'Donnell dit le
encore : ce district dépendait exclusivement du monarque suprême.
— Voir la carie annexée à ce volume.
DE COLUMBA. iOT
Rouge \ si renommé dans les fastes poétiques et la
tradition populaire d'Erin, et le plus i*edoutable
antagoniste de la tyrannie anglaise, reconnaissaient
en lui un héros désigné par les chants prophétiques
de Columb-Kill et abritaient ainsi sa gloire avec
celle de ses ancêtres sous l'aile de la colombe des
cellules, comme* sous un patronage à la fois céleste
et domestique - .
Le père de Golumba avait poiu* aïeul l'un des
1. Captif (les Anglais aa berceau et mortà vingt-neuf ans, en 1002,
à Simancas, où il était allé solliciter les secours de l'Espagne,
Son frère, héritier de sa puissance en Irlande, mourut également
dans l'exil à Rome, où l'on voit encore sa tombe à S. Pietro in
Montorio.
2. Rev.\rs,, Adamnam, p. 34. O'Clhrv, Lectures oiithe manus-
cript mater ials of ancient Irish historij, 1861, p. 328. — Les huit
grandes races de l'Irlande, chantées par les bardes et célèbres dans
1 histoire nationale, sont :
O'Neill, i O'Moore, )
et au nor(î. et à Test.
O'Donnell, > OByrne, >
O'Brien, t OConnor, )
et au midi. et • à l'ouest.
MCirthy, > O'Rourke, )
La principauté de Tyiconnell, confisquée sur les O'Donnell par
Jacques I*''', contenait 1,16.5,000 arpents. « J'aime mieux, ) disait en
l."i97 le plus illustre des O'Neill, « être O'Neill d'Ulster que roi d'Es-
pagne. » — Cependant les chefs de ces deux grandes races du Nord
sont le plus souvent désignés par les annalistes des seizième et dix-
septième siècles sous le titre de comtes de Tyrone et de Tyrconnell,
([ue leur avait conféré la royauté anglaise dans l'espoir de les ga-
gner — Il faut lire, dans l'intéressant ouvrage intitulé : Vicissitu-
des of Familles, par le roi d'armes d'Irlande, sir Bernard Burke
les articles consacrés aux ONeill et aux O'Donnell. La postérité de
ceux-ci fleurit encore dans un rang élevé, en Autriche.
i08 JEUNESSE
huit fils du graud roi Niall, dit des neuf Otages \
monarque suprême de toute l'Irlande de 379à40o,
au temps où saint Patrice a\ ait été emmené comme
esclave dans cette île. Il était donc issu de la race
qui fut souveraine de l'Irlande pendant six siècles,
et, en vertu de la coutume qui réglait le droit de
succession, il pouvait être lui-même appelé au
trône'. Sa mère sortait également d'une famille
régnante dans le Leinster, l'un des quatre royaumes
subordonnés de l'île. Il naquit à Gartan, dans une
des régions les plus sauvages du comté actuel de
Donegall ; on y montre encore la dalle sur laquelle
sa mère était couchée quand elle le mit au monde
(7 décembre o21). Quiconque passe la nuit sur cette
pierre est guéri à jamais de la nostalgie ; il lui est
donné de ne pas se consumer, dans l'absence ou
l'exil, d'un amour trop passionné pour la patrie.
C'est du moins ce que croient les pauvres émigrants
irlandais, et au moment d'abandonner le sol con-
fisqué et dévasté de la patrie pour aller gagner leur
vie en Amérique, ils y affluent encore par un tou-
chant souvenir du grand missionnaire qui sut aban-
donner son pays pour l'amour de Dieu et des âmes.
1. Parce qu'il avait reçu des otages de neuf rois vaincus par
lui.
2. Une ancienne vie du saint, en irlandais, citée par le D»' Reeves,
p. 269, le dit expressément et ajoute qu'il ne renonça à la souverai-
neté que pour l'amour de Dieu.
DE GOLUMBA. 109
Pendant que sa mère était enceinte de lui, elle
<'ut un songe que la postérité a recueilli comme un
symbole gracieux et poétique de la carrière de son
lils. Un ange lui apparut en lui apportant un voile
tout parsemé de fleurs d'une merveilleuse beauté et
des couleurs les plus variées ; puis elle vit ce voile
s'envoler au loin et s'étendre, à mesure qu'il s'éloi-
gnait, en recouvrant les plaines, les bois et les mon-
tagnes; et l'ange lui dit : « Tu vas devenir mère
d'un fils qui fleurira pour le ciel, qui sera compté
parmi les prophètes de Dieu, et qui conduira des
âmes innombrables à la céleste patrie \ » C'était
dans cet ascendant spirituel, dans cette conduite
des âmes au ciel , que le peuple irlandais , converti
par saint Patrice, reconnaissait la gloire la plus
digne de ses princes et de ses grands hommes.
La légende irlandaise, d'une moralité toujours si
haute et si pure, même au sein de ses plus étranges
fantaisies, s'est surtout emparée de l'enfance et de
la jeunesse de notre prédestiné. Ellejiousle montre
confié d'abord au prêtre qui l'avait baptisé et qui lui
donna les premiers rudiments de l'éducation litté-
raire ; puis familiarisé dès ses premières années avec
les visions célestes qui devaient tenir une si grande
place dans sa vie. Son ange gardien lui apparaissait
souvent, et l'enfant demandait si tous les anges
1. Adamn., ni, 1.
MOINES d'occ, m. 7
tlO JEUNESSE
étaient jeunes et resplendissants comme lui. Un pou
plus tard, Columba reçut de ce même ange l'invi-
tation de choisir entre toutes les vertus celles qu'il
lui plairait le plus de posséder, a. Je choisis, » dit
le jeune adolescent, (c la virginité et la sagesse. »
Et aussitôt il vit apparaître trois jeunes filles d'une
merveilleuse beauté, mais d'un aspect étrange, qui
se jetèrent à son col comme pour l'embrasser. Le
pieux adolescent fronça le sourcil et les repoussa
rudement, ce Eh quoi! » dirent-elles, « tu ne nous
reconnais pas? — Non, pas témoins du monde. —
Nous sommes trois sœurs que notre père te donne
pour fiancées. — Mais quel est donc votre père? —
Notre père, c'est Dieu, c'est Jésus-Christ, le Seigneur
et le Sauveur du monde. — Certes, vous avez là un
père bien illustre ; mais quels sont vos noms? —
Nous nous appelons Virginité, Sagesse et Prophétie,
et nous venons pour ne plus te quitter, et pour t'ai-
mer à jamais d'un incorruptible amour ' . »
De la maison du prêtre , il passa dans ces grandes
écoles monastiques où ne se recrutait pas seulement
le clergé de l'Église celtique, mais où se formaient
les jeunes laïques de toutes les conditions. Columba,
comme bien d'autres, y apprenait à faire ses pre-
miers pas dans cette vie monastique où l'avait en-
1. O'DoNNELL, Vita quinia S. Columbœ , I, 36, 37, 38, ap. Col-
CAN, Trias Thaumaturga, p. 39 i.
DE COLUMBA. 111
traîné l'appel de Dieu. Il ne s'y livrait pas seule-
ment à l'étude et à la prière, mais encore aux tra-
vaux manuels inséparables alors en Irlande, comme
partout, de la profession religieuse. Il lui fallait,
comme tous ses jeunes compagnons, moudre la nuit
le grain qui devait servir à la nourriture commune
du lendemain ; mais, quand son tour venait, il s'ac-
quittait si vite et si bien de ce labeur, que ses cama-
rades le soupçonnaient d'être aidé par un ange' . La
naissance royale de Golumba lui valait, au sein de
ces écoles, des distinctions qui n'étaient pas toujours
du goût de ses jeunes camarades. L'un de ceux-
ci , nommé Kiéran , destiné lui aussi à remplir une
grande place dans la légende scotique , s'indignait
de la primauté que semblait déjà exercer Golumba ;
mais, pendant que les deux étudiants se disputaient,
survint un messager céleste qui déposa devant Kié-
ran une tarière, un rabot et une cognée, en lui di-
sant : (( Regarde ces outils, et rappelle-toi que c'est
là tout ce que tu as sacrifié pour l'amour de Dieu,
puisque ton père n'était qu'un charpentier. Go-
lumba, lui, a sacrifié le sceptre de l'Irlande, qui
pouvait lui appartenir par le droit de sa naissance
et la grandeur de sa race " . »
Des monuments authentiques nous apprennent
1. O'DONNELL, T, 42.
2. /(/., I, i4.
112 JEUNESSE
que Columba acheva son éducation monastique sous
la direction de deux saints abl:)es du même nom de
Finnian. Le premier, qui fut aussi évêque, l'or-
donna diacre, mais semble l'avoir gardé moins
longtemps sous son autorité que le second Finnian,
lequel, lui-même élevé par un disciple de saint Pa-
trice, avait longtemps vécu en Gambrie, près de
saint David. Les premiers pas du jeune Columba
dans la vie se rattachaient ainsi aux deux grands
apôtres monastiques de THibernie et de laCambrie,
aux patriarches des deux races celtiques qui avaient
jusqu'alors montré le plus de fidélité à la foi chré-
tienne et le plus de prédilection pour la vie monas-
tique. L'abbé Finnian qui le fit prêtre gouvernait à
Clonard ce monastère qu'il avait fondé et dont nous
avons déjà parlé, un de ces immenses monastères
comme on n'en voyait plus que chez les Celtes et qui
rappelaient les villes monastiques de la Thébaïde.
Il en avait fait une école où accourait la jeunesse
irlandaise, dévorée comme toujours par la soif de
l'instruction religieuse ; et nous retrouvons ici le
chiffre , si fréquemment reproduit dans la tradition
celtique , de trois mille élèves , tous avides de re-
cueillir les enseignements de celui qu'on appelait
le Maître des Saints ^ .
1. Vauin, Deuxième Méi)iolre, p. 47. — Martyrol. Dmigal, àiè
ap. Moor.E, History of Ireland, tome I, cli. 13. — Ce saint abbé
DE COLUMBA. 113
Pendant qu'il étudiait à Glonard, n'étant encore
que diacre, il lui arriva une aventure constatée
par des témoignages authentiques et qui fixa sur
lui l'attention générale en donnant une première
démonstration de son intuition surnaturelle et pro-
phétique. Un vieux barde chrétien (ils ne l'étaient
pas tous), nommé Gemmaïn, était venu séjourner
auprès de l'abbé Finnian et lui demander, en
échange de ses poésies , le secret de fertiliser les
terres. Columba , que nous verrons dans toute la
suite de sa vie épris de la poésie traditionnelle de
sa nation, voulut se mettre à l'école du barde en
})artageant ses études et ses travaux. Tous deux
lisaient ensemble en plein air, à une certaine dis-
tance Fun de l'autre, quand apparut au loin une
toute jeune fille poursuivie par un brigand. A la vue
du vieillard, elle accourut de toutes ses forces vers
lui, espérant sans doute trouver une sauvegarde
dans l'autorité qu'exerçaient en Irlande les poètes
nationaux. Gemmaïn , tout troublé , appela son
Finnian mourut en 549. L'aulre Finnian. qui fut le premier maître
de Columb-Kill, est aussi connu sous le nom de Finnbar etavait été
abbé à Magh-bile (Down), et ne mourut qu'en 579. On croit qu'il
est le même que saint Fredianus (Frediano), évêque et patron de
Lucques, où il y a une église si belle et si curieuse sous ce vocable.
— Colgan a publié la vie de l'un et de l'autre au 2.3 février et au
18 mars de ses Acta sanctorum Hibernix. Il règne du reste une
grande confusion entre ces deux saints. Cf. Adamnan, I, 1 ; H, 1;
II[, 4.
114 JEUNESSE
élève pour l'aider à défendre , comme ils pourraient
tous deux, la malheureuse enfant. Elle cherchait
à se cacher sous leurs longs vêtements , lorsque le
malfaiteur la rejoignit : sans égard pour ses défen-
seurs, il lui perça le cou de sa lance, et, la laissant
morte à leurs pieds, il commençait à s'éloigner,
quand le vieillard désolé se tourna vers Columba
et lui dit : « Jusques à quand Dieu laissera-t-il im-
puni ce crime qui nous déshonore? — Jusqu'à
maintenant, » dit Columba, « et pas plus tard ; car
à cette heure même, où l'ame de cette innocente
monte au ciel, l'âme de son meurtrier va descendre
en enfer, y) Et à l'instant, comme Ananie sous
la parole de Pierre, l'assassin tomba mort. Le bruit
de ce châtiment soudain retentit, nous dit l'histoire,
dans toute l'Irlande et propagea au loin la renom-
mée du jeune Golumba^
Du reste, on reconnaît facilement que son influence
dut être aussi précoce que considérable, par le nom-
bre et l'importance des fondations dont il fut Fau-
teur avant même d'avoir atteint l'âge mûr(545-o62) .
A part les vertus dont la suite de sa vie fournit tant
d'exemples, on peut croire que sa naissance royale
lui donnait un ascendant irrésistible dans un pays où,
depuis l'introduction du christianisme, tous les pre-
miers saints, comme les principaux abbés, apparte-
i.VitaS. Finniani, ap, Colgan, Acta 65., p.395.— Adamnan. , II, 25.
DE COLUMBA. il 5
naiont aux familles souveraines, et où subsistent
jusqu'à ce jour, à un degré inconnu partout ailleurs,
le prestige du sang et le culte des généalogies. Issu,
comme on l'a déjà dit, de la même race que le mo-
narque de toute l'Irlande, et par conséquent lui-
même éligible à cette dignité suprême plus sou-
vent obtenue par l'élection ou l'usurpation que par
l'hérédité; neveu ou cousin très proche des sept
monarques qui exercèrent l'autorité suprême pen-
dant la durée de sa vie, il tenait encore par les
liens du sang, à la plupart des rois provinciaux V
Aussi le voit-on, pendant toute sa carrière, traiter
sur le pied d'une intimité et d'une égalité parfaites
avec tous les princes tant de l'Irlande que de la Galé-
donie, et exercer une sorte de souveraineté spiri-
tuelle égale ou supérieure à l'autorité des souve-
rains séculiers.
A peine âgé de vingt-cinq ans, il présidait à
la création d'une foule de monastères ; il y en eut
jusqu'à trente-sept qui, en Irlande seulement, le
reconnaissaient pour fondateur. Les plus anciennes
et les plus importantes de ces communautés furent
placées par lui, comme l'avait été naguère celle de
sainte Brigitte à Kildare", dans de vastes forêts de
1. Voir les tableaux généalogiques de l'appendice du docteur
Reeves.
2. Voir plus haut, tome II, livre ix,chap. 1.
H 6 JEUNESSE
chênes dont elles tirèrent leur nom. L'une Durrow
(Dair-mach, Rohoreti campus), où l'on voit encore
une croix et un puits qui portent le nomdeColumba,
s'élevait dans cette région centrale qu'on appelait
V ombilic ou le milieu sacré de l'Irlande. L'autre,
Derry {Doire-chalgaich, Roboretum Calgachi) , situé
au nord de l'île , dans sa province natale, au fond
d'une anse profonde de la mer qui sépare l'Irlande
de l'Ecosse, après avoir été longtemps le siège
d'un vaste et riche évêché catholique, est devenue,
sous son nom moderne de Londonderry, l'un des
principaux foyers de la colonisation anglaise et fut,
en 1690, le boulevard de la conquête protestante
contre les efforts impuissants du dernier des rois
StuartsV Mais alors rien ne faisait prévoir ces la-
1. Dans son appendice G le docteur Reeves donne l'énuméralion
détaillée des trente-sept fondations de Columb-Kill en Irlande. On
y remarque, dans le nord de l'île et dans la province dont le saint
était originaire, Raphoë, chef-lieu d'un diocèse actuel, et ïory, dans
une île de la côte de Donegall ; puis, dans la région centrale, Sord,
aujourd'hui Swords, à sept milles de Dublin, qui a conservé, comme
Tory, sa tou?- ronde jusqu'à nos jours; enfin, Kells, qui ne devint
célèbre qu'en 807 comme refuge des moines trop menacés à lona par
les Norse-men. Ce monastère fut achevé en 814, et, à partir de là,
devint le chef-lieu des moines columbiens. On y voit encore une
des plus belles tours rondes de l'Irlande (soixante-dix pieds de haut),
un oratoire qui s'appelle S. Columb-KiWs house, une croix du ci-
metière avec cette inscription sur la plinthe : Criix Patnciiet Co-
lumbe. Deux évangéliaires très célèbres de la Bible de Ïrinity-Col-
lege à Dublin sont désignés sous le nom de Livre de Kells et de
Livre\(ie Durrow.
Dans l'ouvrage si important du docteur Pétrie, intitulé : Inquwy
DE COLUMBA. H7
mentables vici^itiides, ni les triomphes désespé-
rants de la force inhumaine et de l'iniquité persé-
cutrice.
Le jeune Columba se plaisait surtout à Derry, où
il séjournait habituellement; il veillait avec soin
non seulement à la discipline et aux études de sa
communauté, mais encore à la conservation de la
forêt voisine. 11 n'y laissait jamais couper un chêne ;
seulement ceux qui tombaient de vieillesse ou abat-
tus par le vent, étaient réservés pour le foyer qu'on
allumait aux hôtes étrangers, ou bien distribués
aux pauvres des environs. Les pauvres avaient un
droit primordial, en Irlande comme partout, au
bien des moines; et le monastère de Derry en
nourrissait cent tous les jours avec une régularité
méthodique \
into the origin and uses of t lie Round Towers ofireland, 1845,
T^ édit., p. 430, on trouve une gravure qui représente un édifice voi-
sin du cimetière de Kells et qualifié de Maison de saint Columba.
C'est un bâtiment carré ayant 23 pieds de long, 21 de large, 38 de
hauteur sous voûte; les murs en ont 4 d'épaisseur. Le toit est en
pierre avec deux pignons équilatéraux. Il y a de petites fenêtres
circulaires à 15 pieds du sol. Il était autrefois divisé en trois pièces
et deux étages. Dans l'une on voit une grande pierre plate de 6 pieds
de long, que Ton appelle le lit de saint Columba. La toiture de cette
construction est entièrement recouverte de lierre, — Dans l'île de
Tory, il y a une tour ronde provenant du monastère construit par
Columba. Pétrie (p. 389) reconnaît aussi des tours rondes dans les
édifices cités à l'occasion des deux miracles rapportés par Adamnan,
c. 15, où il est question de cloches et de befiVois.
1. O'DoNNEL, ap. CoLGAN, p. 397, 398.
118 JEUNESSE
Dans un âge plus avancé, notra saint épanchait
toute sa tendresse pour les créations de son ardeur
religieuse par des chants dont un écho nous est
resté; le texte, tel qu'il a été conservé, est peut-
être postérieur à l'époque de Columba ; mais il est
écrit dans le dialecte irlandais le plus ancien, et il
interprète assez naturellement les sentiments du
fondateur et de ses disciples :
(( Quand tous les tributs de la Scotie ^ seraient à
moi, depuis son miheu jusqu'à ses frontières, j'ai-
merais mieux le site d'une seule petite cellule dans
ma belle Derry.
(( Voici pourquoi Derry m'est chère.
C'est à cause de sa paix et de sa pureté.
Sur chaque feuille des chênes de Derry
Je vois assis un ange blanc du ciel.
Chère Derry, chère petite chênaie.
1. Répétons ici que les noms de Scotia, Scotti, dans les écrivains
du septième au douzième siècle, s'appliquent presque exclusivement
à l'Irlande et aux Irlandais, et par extension seulement à l'Ecosse
moderne, dont les régions du nord et de l'ouest avaient été peuplées
par une colonie de Scots irlandais. De là le nom àErse^ Erysche
ou Irish qu'a conservé jusqu'à nos jours le dialecte des Irlandais,
autrement dit Gaëlic. Dans Adamnan comme dans Bede, Scotia
veut donc dire Irlande, et l'Ecosse moderne est comprise dans la
désignation générale de Britannia. Plus tard, le nom de Scotia
finit par disparaître en Irlande pour ne plus se retrouver que dans
le pays conquis et colonisé par les Scots, en Ecosse, comme celui
iVAnglia en Bretagne et celui de Francia en Gaule.
DE COLUMBA. 119
Chère demeure et chère petite cellule!
O Eternel Dieu qui demeures au ciel !
Maudit celui qui les profanera.
Bien-aimées sont Durrow et Derry,
Bien-aiméc Raphoë la pure,
Bien-aimée Drumhome, aux fruits abondants,
Bien-aimées sont Sords et Kells !
Tout y est délicieux , mais délicieuse surtout
Est la mer salée, où volent et crient les goélands
Quand je vogue de loin vers la rive de Derry,
Tout y est en paix, tout y est un délice,
Oui, un délice \ »
Ce n'était pas seulement ses propres fondations
([u'il célébrait ; on a conservé un autre poème qui
lui est attribué et qui est consacré à la gloire de
l'île monastique d'Arran, située sur la côte occiden-
tale de l'Irlande, et dont il était allé vénérer les
habitants et les sanctuaires".
« 0 Arran, mon soleil; mon cœur est à l'occident
avec toi. Dormir sous ton sol immaculé vaut au-
tant que d'être enseveli dans la terre de saint
1. Apud Reeves, p. 288, 289. — On verra plus loin l'origine et la
suite de ce poème.
2. O'DoNNELL, lib. I, c, 105, 106. — Cf.CoLGAN, Acl. SS. Hibernix,
L I, p. 704 à 714. — On y voit qu'en 1645 cette ile renfermait en-
core treize églises avec les tombeaux de saint Enda et de cent vingt
autres saints.
120 JEUNESSE
Pierre et de saint Paul. Vivre à la portée du son
de tes cloches , c'est vivre dans le bonheur. 0 Ar-
ran , mon soleil , mon amour gît à l'occident et
en toi ^ . »
Ces effusions poétiques commencent à nous ré-
véler Golumba sous l'un de ses aspects les plus
attrayants, comme Tun des chantres de cette poésie
nationale de l'Irlande dont on ne saurait assez
signaler l'union intime avec la foi catholique ^ et
l'empire invincible sur l'âme de ce peuple généreux.
Golumba fut lui-même poète et vécut toujours en
grande et affectueuse intimité avec les autres poètes
de son pays, avec ces bardes qui dès lors occu-
paient une si grande place dans les institutions so-
ciales et politiques de l'Irlande et qu'on rencon-
trait partout , dans les palais et dans les monastères ,
comme sur les grands chemins.
On verra plus loin ce qu'il fit pour cette puissante
corporation, et comment, après avoir été leur con-
frère et leur ami, il devint leur protectem' et leur
sauveur. Constatons dès à présent que, grand voya-
geur lui-même, il accueillait les bardes voyageurs
dans les différents monastères où il résidait, entre
autres dans celui qu'il avait fondé sur un îlot ^ du
1. Cité dans les Transactions ofthe Gaëllc society, p. 183.
2. Voir tome II, livre ix, chap. 1.
3. On y voit encore les ruines d'une église dont on lui attribue la
DE COLUMBA. 121
lac que traverse la Boy le avant de se jeter dans le
Shannon. Il leur confiait le soin de rédiger les an-
nales monastiques et provinciales pour être ensuite
déposées dans le chartrier de la communauté ; mais
surtout il les faisait chanter pour sa propre délecta-
tion et celle de ses religieux , et ceux-ci lui adres-
saient de vifs reproches, s'il lui arrivait de laisser
im de ces poètes itinérants s'éloigner sans l'avoir
invitée faire entendre ses chants en s'accompagnant
de la harpe ^ .
Le moine Columba fut donc poète ; après Ossian
et son glorieux homonyme des Vosges, il ouvre la
série des deux cents poètes irlandais dont la mé-
moire et les noms, à défaut des œuvi^es, sont
restés chers à F Irlande. Il écrivait ses vers, non
seulement en latin, mais encore et surtout en irlan-
dais. Il ne reste de lui que trois poèmes latins ; mais,
il y a deux siècles, on avait encore onze de ses
poèmes irlandais-, qui tous n'ont pas péri, et dont
fondation. A deux milles de cet îlot, et au bord de la cascade que
forme laBoyle en se jetant dans le lac (Loch-Key), s'élevait un autre
monastère fondé par lui et qui devint, en 1161, une abbaye cister-
cienne assez célèbre, sous le nom de Boyle.
1. Adamnan, lib. I, c. 42.
2. CoLGAN, Trias Thaumat.,^. 472. —11 en donne le titre et cite le
premier vers de chaque poème en irlandais. — Le docteur Reeves a
tlonné dans son appendice F le texte irlandais et la traduction an-
glaise de deux de ces pièces dont le manuscrit est passé de chez les
franciscains de Louvain, où écrivait le pieux et patriotique Colgan,
122 JEUNESSE
le plus authentique est consacré à la gloire de la
noble Brigitte, la vierge esclave, patronne de l'Ir-
lande, et fondatrice de la vie religieuse pour les
femmes dans l'Ile des Saints : elle n'était pas encore
morte quand Columba vint au monde * . A travers les
efforts obscurs et heurtés de cette poésie enfantine,
on démêle, ce semble, quelques accents d'une émo-
tion sincère et originale.
(( Que Brigitte, la vierge et la bonne,
Brigitte, notre flambeau et notre soleil,
Brigitte, la rayonnante et l'invisible,
Nous conduise au royaume éternel !
« Que Brigitte nous défende
Contre les troupes de l'enfer ;
Qu'elle abatte devant nous
Toutes les adversités de la vie!
(( Qu'elle éteigne en nous
Tous les mauvais instincts de la chair.
Cette vierge pure qui nous est si chère,
Digne d'un ineffable honneur!
(( Oui, elle sera toujours notre sauvegarde,
Ma chère sainte de Lagénie,
à la bibliothèque de Bourgogne, à Bruxelles. — Elles se trouvent
aussi à la Bodléienne d'Oxford, dans un manuscrit qui contient cent
trente-six poèmes irlandais attribués à Columba.
1. Il naquit en 521 et elle mourut en 523, selon la chronologie de
Colgan.
DE COLUMBA. \23
Après Patrice la première,
La colonne de la patrie,
Glorieuse entre toutes les gloires,
Reine entre toutes les reines.
(( Que dans l'extrême vieillesse
Elle soit pour notre corps comme un cilice;
Qu'elle nous inonde de sa grâce.
Notre protectrice Brigitte * . »
Columlja semble donc avoir été autant poète
que moine pendant la première moitié de sa vie;
il en avait l'humeur vagabonde, agitée, ardente et
même querelleuse. Comme la plupart des saints et
des moines irlandais, dont l'histoire a gardé le sou-
venir, il aimait passionnément à voyager"; mais à
cette passion s'en joignait une autre qui lui valut
plus d'une mésaventure. Les livides, moins rares en
Irlande que partout ailleurs, y étaient cependant re-
<*herchés et conservés avec un soin jaloux dans les
bibliothèques monastiques, qui en étaient les seuls
dépositaires. On leur attribuait non seulement une
valeur excessive , mais en core les émotions et presque
les passions d'êtres animés. Columba avait, lui, la pas-
sion des beaux manuscrits ; et l'un de ses biographes
1. Trias Thaiimat.,]). 606.
2. O'DONNELL, p. 398.
i24 JEUNESSE
lui attribue assez de laborieux courage pour avoir
transcrit de sa main trois cents exemplaires de FE-
vangile ou du Psautier ' . Il allait partout en quête de
volumes à emprunter ou à transcrire, essuyant sou-
vent des refus qu'il ressentait avec amertume. Il y
avait dans le pays d'Ossory, au sud-ouest de Tîle,
un saint reclus , très savant , docteur es lois et en
philosophie, nommé Ijong-àradaiix jambes blanches,
parce qu'en marchant nu-pieds il laissait voir ses
jambes couvertes de grands poils blancs. Golumba,
étant allé le visiter, lui demanda d'examiner ses
livres. Le vieillard refusa tout net. Alors Golumba
éclata en imprécations, ce Puissent tes livres ne plus
te servir de rien, ni à toi, ni à aucun de ceux qui
viendront après toi, puisque tu ne t'en sers aujour-
d'hui que pour montrer ton inhospitalité! » Cette
malédiction fut exaucée, au dire de la légende. A
peine le vieux Longarad fut-il mort, que tous ses
livres devinrent inintelligibles. Ils existent encore,
dit un auteur du neuvième siècle, mais nul ne peut les
lire. La légende ajoute que le jour où le vieux savant
mourut, l'on vit se décrocher d'eux-mêmes et tom-
ber à terre, dans toutes les écoles d'Irlande et jusque
dans la cellule de Cohunba lui-même, les sacoches
1. O'DoNNELL, ap. C0LG4N, p. 438. — On a vu plus haut le môme
chiffre attribué à Dega, Les récits irlandais ne connaissent guère que
les deux chiffres de trois cents et de trois mille.
DE COLUMBA. 125
de cuir dont se servaient les religieuses et les étu-
diants pour y serrer leurs livres ^ .
Un récit analogue, plus autlientique mais non
moins singulier, sert d'introduction à l'événement
décisif qui changea la destinée de Golumba et
le transforma , de poète vagabond et d'érudit pas-
sionné, en missionnaire et en apôtre. Etant en visite
chez son ancien maître Finnian, notre saint trouva
moyen de faire une copie clandestine et pressée du
psautier de cet abbé, en s' enfermant la nuit dans l'é-
glise où le psautier était déposé, et en s' éclairant
pour ce travail nocturne de la lumière qui s'échap-
pait de sa main gauche pendant qu'il écrivait de la
droite, comme il arriva à je ne sais plus quel saint
de la légende espagnole. L'abbé Finnian apprit
ce qui se passait d'un explorateur qui, attiré par
cette lueur singulière, avait regardé à travers le
trou de la serrure et , pendant qu'il appliquait son
visage contre la porte, avait eu l'œil crevé par
un coup de bec que lui avait lancé à travers la
fente une grue, un de ces oiseaux familiers à qui
les religieux irlandais permettaient d'élire domicile
dans leurs églises-. Indigné de ce qu'il regardait
comme un larcin, Finnian réclama la copie dès
qu'elle fut terminée, en se fondant sur ce qu'une
1. Festilogium, d'Angus leCuldee,cité par 0'CLRUY,op.ci^ p. 17,
2. O'DONNELL, lib. II, c. 1.
i26 JEUNESSE
copie faite sans permission devait appartenir au
inaitre de l'œuvre originale, vu que le livre trans-
crit est le fils du livre original [Son-book). Co-
lumba refusa de se dessaisir de son œuvre. On en
référa au roi, en son palais de Tara.
LeroiDiarmid, ou Dermott, monarque suprême de
l'Irlande, descendait, comme Columba, du grand roi
Niall, mais par un autre fils que celui dont Columba
était l'arrière-petit-fils. Il vivait, comme tous les
princes de son pays , dans une union intime avec
l'Église, personnifiée en Irlande, plus encore qu'ail-
leurs, par l'ordre monastique. Exilé et persécuté
dans sa jeunesse, il s'était réfugié dans une ile
entourée par un de ces lacs que traverse le principal
fleuve de l'Irlande, le Shannon, et il s'y était lié
avec un saint moine nommé Kiéran, qui n'était
autre que ce fils de charpentier, camarade jaloux de
(]olumba à l'école monastique de Clonard et depuis
son émule généreux en science et en austérité. Sur la
rive encore solitaire du fleuve, les deux amis avaient"
projeté la fondation d'un monastère que la nature ma-
récageuse du terrain obligerait de bâtir sur pilotis.
(( Plantez, » avait dit le moine au prince exilé, «plan-
« tez avec moi le premier pieu en mettant votre main
« sous la mienne ; et d'ici à peu cette main sera sur
<( tous les hommes d'Érin. » En effet, Diarmid fut
bientôt appelé au trône. Il usa aussitôt de son pouvoir
DE COLUMBA. 127
])Our doter riclieiiient le sanctuaire que devait lui
j'endre doublement chérie souvenir de son exil et de
son ami. Sous le nom de Glonmacnoise , ce sanctuaire
devint Tun des grands monastères et l'une des
écoles les plus fréquentées de l'Irlande et même
de l'Occident ; il fut si riche en possessions et sur-
tout en connnunautés , fil les ou vassales de son autorité
hiérarchique , qu'un dicton populaire renfermait la
moitié de l'Irlande dans l'enceinte de Glonmacnoise.
Cette enceinte contenait réellement jusqu'à neuf
églises avec deux tours rondes ; les rois et les sei-
gneurs des deux rives du Shannon y eurent, pendant
mille ans, leur sépulture sur une hauteur ver-
doyante qui domine les bords marécageux du fleuve.
On en voit encore les ruines tristement pittoresques,
<^t parmi elles une croix de pierre où sont grossière-
ment sculptés le prince et l'abbé tenant à eux deux
le pieu allongé par la pointe , dont la légende a con-
sacré le souvenir ^ .
1. Situé à sept milles au-dessous d'Atlilone , sur la rive orientale
du Shannon, Glonmacnoise fut plus tard érigé en évêché, qu'il ne
faut pas confondre avec celui de Cloyne, quoique la désignation
latine, Clo ne Jisis ou Cluancnsis , soit identique. — Cette grande
abbaye doit sa principale illustration à son abbé Tighernach (1088),
historien très souvent cité et dont les annales ont été publiées au
tome II des Rerum Ilibernicarum scriptores , d'OConnor. Elle
renfermait dans sa vaste enceinte une communauté de ces moines
aïques, connus sous le nom àeCuldees, dont nous aurons à parler
plus loin, qui avait été créée par un frère convers du monastère,
nommé Conn des pauvres à cause de sa grande charité. Plus tard ,
428 JEUNESSE
Ce roi pouvait donc être regardé comme un juge
compétent dans un conflit à la fois monastique et
littéraire ; il devait être suspect de partialité pour
Columba, son parent, et cependant il se prononça
contre lui. Son jugement se formula en un dicton
rustique qui passa en proverbe chez les Irlandais :
A chaque vache son veau* , et par conséquent à cha-
que livre sa copie. Columba protesta hautement :
« C'est là, )) dit-il, «une sentence injuste, et je m'en
vengerai.» Sur ces entrefaites , un jeune prince, fils
du roi provincial de Connaught , poursuivi comme
auteur d ' un meurtre involontaire , étant venu se réfu-
gier auprès de Columl^a, le roi suprême le fit mettre
à mort. Alors l'irritation de notre moine-poète ne
connut plus de bornes. L'immunité ecclésiastique
dont il jouissait , en sa qualité de supérieur et de fon-
dateur de plusieurs monastères, aurait dû , selon lui,
créer une sorte de sanctuaire autour de sa personne.
Cette immunité était scandaleusement violée par le
supplice de son client. Il menaça le roi d'une prompte
vengeance. « J'irai, )) lui dit-il , ce dénoncer à mes frè-
au douzième siècle, elle fut attribuée aux chanoines réguliers de
Saint-Auguslin, qui la conservèrent jusqu'à la spoliation générale.
O'CuuRY, op. cit., p. 60. — Le Genlleman's Magazine, de février
1864, publie un plan de l'état acluel de Cloiimacnoise, avec une
notice fort intéressante de M. Parker sur l'architecture de ces
ruines.
1. Le gach hoin a boinin, le gach leahhar a leahhran.
DE COLUMBA. 129
« res et à mes proches ton jugement inique contre moi
« et l'immunité de l'Eglise violée en ma personne ; ils
(( écouteront ma plainte , et ils te châtieront les armes
(( à la main ' . Mauvais roi , tu ne reverras plus mon
« visage dans ta provincejusqu'àcequeDieu, le juste
« juge , ait dompté ton orgueil. Comme tu m'as hu-
(( milié aujourd'hui devant tes seigneurs et amis , Dieu
<( t'humiliera devant tes ennemis au jour de la ba-
(c taille.» Diarmid voulut le faire retenir auprès de
lui ; mais , trompant la vigilance de ses gardes , il
s'évada de nuit de la cour de Tara et se dirrigea vers
sa province natale de Tyrconnell. S'étant arrêté d'a-
bord à Monasterboice , il y apprit des religieux que
le roi faisait garder les passages ordinaires pour in-
tercepter la route. Alors il prit un sentier tout à
fait solitaire pour traverser les montagnes désertes
qui le séparaient du nord de l'Irlande ; et pendant
ce trajet, son âme s'exhala en un chant religieux. Il
s'enfuit en chantant le Poème de la Confiance, qui
nous a été conservé et qui compte parmi les monu-
ments les plus authentiques de la vieille langue
irlandaise. En voici quelques strophes :
1. Anon. ap, UssERiuM, de Primord. Eccles. Brit., cité par Col-
gan, p. 462. — O'Do.NNELL, lib. H, c, 7. — C'est ici une version assuré-
ment 1res modernisée de la déclaration de guerre faite par Coluin-
ba, au roi ; mais le vrai fond des choses, consigné par l'unanimité des
traditions irlandaises, s'y retrouve. Adamnan garde un silence pru-
dent sur tous ces incidents antérieurs à la mission du saint en Ecosse,
130 JEUNESSE
« Je suis seul sur la montagne;
0 Dieu ! roi du soleil, protège ma route,
Et alors je n'aurai rien à redouter.
Pas plus que si j'étais gardé par six mille gueiTiers.
Si j'avais affaire à ces six mille.
Et qu'ils voulussent défendre ma peau.
Une fois le temps fixé pour ma mort,
Il n'y aurait point de forteresse qui pût m'en
préserver.
Tandis que les réprouvés sont mis à mort jusque
dans une église,
Jusque dans une île au milieu d'un lac,
L'élu de Dieu est assuré de sa vie
Jusque sur le front d'une bataille.
Nul ne peut me tuer aujourd'hui ,
Quand même je combattrais contre lui au fort du
péril;
Mais nul ne peut me sauver.
Le jour où ma vie sera venue , à son temps pré-
destiné.
Ma vie !
Qu'elle soit comme il plait à mon Dieu ;
Rien ne peut lui être ôté.
Rien ne peut lui être ajouté!...
Ce que Dieu a destiné à quelqu'un,
Il ne sort pas de ce monde qu'il ne Fait rencontré.
Qu'un prince cherche davantage ,
DE COLUMBA. 13i
Il n'en obtiendra pas la grosse tir cFime mite.
Une garde ,
Une garde peut l'accompagner sur son chemin ;
Mais quelle protection , quelle,
Le gardera contre la mort? ...
Oublie pour un temps la pénurie du cloître.
Songeons plutôt à l'hospitalité du monde :
Le fds de Marie te fera prospérer.
Chaque hôte aura sa portion... Souvent,
Ce qui est dépensé revient à la main qui l'a donné ;
Et ce qui n'est pas dépensé
N'en a pas moins disparu.
0 Dieu vivant !
Malheur à celui qui fait mal en quelque chose :
La chose qu'il ne voit pas lui survient,
La chose qu'il voit s'évanouit de sa main.
Ce n'est pas du Sreod^ que dépend notre des-
tinée.
Ni de r oiseau au bout de la branche.
Ni du tronc d'un arbre noueux...
Meilleur est celui en qui nous croyons...
11 est le roi qui a fait nos corps,.
Qui ne me laissera pas aller la nuit sans asile.
Je n'adore pas la voix des oiseaux.
1. Terme druidique inconnu, qui signifie probablement quelque
superstition païenne, dans le genre des présages tirés du vol des
oiseaux ou des nœuds d'arbre mentionnés aussitôt après.
132 JEUNESSE
Ni un tel, ni le hasard, ni une femme;
Mon druide est le Christ, le Fils de Dieu ;
Christ, le Fils de Marie, le grand abbé.
Le Père , le Fils et le Saint-Esprit.
Mes domaines sont chez le Roi des rois;
3ia communauté est à Kells et à Moen * . »
(( Ainsi chantait, » dit le préambule de ce Poème de
la Confiance, ce ainsi chantait Columba quand il che-
minait tout seul, et ce chant protégera quiconque le
répétera en voyageant.»
Parvenu sain et sauf dans sa province, Columba ne
néghgea rien pour exciter contre le roi Diarmid les
clans nombreux et puissants de ses proches et amis ,
qui formaient une branche de la descendance de
Niall, distincte et ennemie de celle dont était le
monarque régnant. Ses efforts furent couronnés de
succès. Les Hy-Nialls du Nord s'armèrent avec em-
pressement contre les Hy-Nialls du Sud, dont Diar-
mid était le chef spécial". Ils obtinrent naturelle-
1. Moone, dans le comté de Kildare, où l'on conserve la crosse
abbatiale de saint Columba.— Sauf pour les quatre premiers vers,
cités avec le texte irlandais par O'Curry {Lectures , p. 329) , j'em-
prunte ici la traduction donnée par M. Henri Martin , dans la Revue
nationale, d'après la version anglaise qu'O'Donovan a publiée avec
le texte original dans le tome I des Transactions ofthe Irish Archo-
logical Society, Dublin^ 1846, p. 1 à 15.
2. CoLGAN,.lc^. .S.S. Hibern., 1. 1, p. 6i5.— Cf. le tableau généalogi-
que delà descendance de Niall, dansReeves,p. 251.— Il yeut dix rois
DE COLUMBA. <33
ment le concours du roi de Gonnaugth, père du
jeune prince qui avait été mis à mort par le mo-
narque. Selon d'autres récits, ce fut une lutte entre
les Nialls du Nord et les Pietés établis au centre de
l'Irlande. Le nord et l'ouest de l'Irlande prirent donc
les armes contre le roi suprême. Celui-ci marcha au-
devant d'eux, et les rencontra en bataille rangée à
Cool-Drewny, ou Cul-Dreimhne, sur les frontières
de riJltonie et de la Gonnacie. Il fut complètement
vaincu et obligé de se réfugier à Tara. La victoire fut
due, selon l'annaliste Tighernach, aux prières et aux
chants de Columba, qui avait jeûné et prié de toutes
ses forces pour obtenir du ciel le châtiment de
l'insolence royale', qui de plus assistait à la bataille
et prenait ainsi sur lui, aux yeux de tous, la respon-
sabilité du sang versé.
Quant au manuscrit qui avait été l'objet de cet
étrange conflit de propriété littéraire dégénéré en
guerre civile, il fut depuis lors vénéré comme une
sorte de palladium national, militaire et religieux.
Sous le nom de Cathac ou Batailleur, le psautier
latin, transcrit par Columba, enchâssé dans une
suprêmes d'Irlande de la branche des Hy-Nialls du Nord ou de ïyr-
connell, dont était Columba, et dix-sept de la branche des Hy-Nialls du
Sud, dont était Diarmid ; ces rois alternèrent entre eux pendant deux
siècles en se tuant ou se détrônant mutuellement. Voir les notes de
Kelly, ap. Lynch, Cambreyisis eversus, t. 11, p. 12 et 15.
1. O'DONNELL, loC.Cit.
MOINES d'occ, m. 8
134 JEUNESSE
sorte d'autel portatif, devint la relique nationale du
clan des O'Donnel. Pendant plus de mille ans, il
fut porté par eux à la guerre, comme un gage de
victoire, à la condition d'être posé sur la poitrine
d'un clerc aussi pur que possible de tout péché
mortel. Il a échappé comme par miracle aux dé-
vastations dont l'Irlande a été victime, et il sub-
siste encore pour la plus grande joie des patriotes
érudits de l'Irlande \
Golumba vainqueur eut bientôt à subir la double
réaction de ses remords personnels et de la réproba-
tion de beaucoup d'âmes pieuses^. Celle-ci fut la
première à se faire jour. Devant un synode convoqué
dans le centre du domaine royal, à Teilte% il fut ac-
cusé d'avoir fait verser le sang chrétien, et l'excom-
1. Les annales des Quatre Maîtres rapportent que dans une ba-
taille livrée en 1497 entre les O'Donnell et les Mac Dermott, le livre
sacré tomba entre les mains de ceux-ci, qui le restituèrent toutefois
en 1499. — Conservé depuis treize cents ans dans la famille O'Don-
nell, il appartient aujourd'hui à un baronnet de ce nom qui en a
permis l'exhibition dans le Musée de l'Académie royale irlandaise,
où chacun peut encore le voir. Il se compose de cinqante-huit feuil-
lets de parchemin recouverts d'une reliure d'argent. Le savant
O'Curry [op. cit., p. 322) a donné le fac-similé d'un fragment de ce
manuscrit, qu'il n'hésite pas à croire être de l'écriture de notre saint,
ainsi que le bel évangéliaire dit Livre de Kells, dont il a également
donné le fac-similé. Cf. Reeves, Notes sur Adamnan, p. 250, et Opus-
cule sur Marianus Scotus, p. 12.
2. O'Donnell, II, 5. — Colgan, Act. SS. Hibern., p. 645.
3. Aujourd'hui Teltown, petit village près de Kells, au comté de
Meath.
DE COLUMBA. 135
niimication prononcée contre lui en son absence.
Peut-être cette accusation ne portait-elle pas seule-
ment sur la guerre soulevée à propos du psautier
transcrit dont il revendiquait la propriété. Son carac-
tère emporté, vindicatif, et surtout son attachement
passionné pour ses proches et la part violente qu'il
prenait à leurs disputes domestiques et à leurs riva-
lités sans cesse renaissantes, l'avaient engagé dans
d'autres luttes dont la date incertaine est peut-être
postérieure à son premier départ d'Irlande, mais
dont la responsabilité lui est formellement imputée
par divers monuments S et qui aboutirent égale-
ment à des batailles sanglantes.
Golumba n'était pas homme à reculer devant des
accusateurs et des juges. 11 se rendit au synode qui
l'avait frappé sans l'entendre. Il y trouva pour dé-
fenseur un fameux abbé, nommé Brendan, fondateur
1. Notamment parlargument en langue irlandaise du poème latin
de Columba, intitulé : Altus prosator, et dont il sera question plus
loin. Cet argument est cité textuellement par le docteur Reeves, p. 253.
Ce savant pense que les écrivains légendaires ont antidaté tous ces
événements fâcheux pour la considération de l'apôtre de la Calé-
donie, afin de concentrer toutes ses excentricités dans la première
portion de sa vie, antérieure à son expiation volontaire. Adamnan,
qui ne suit aucun ordre chronologique, garde le silence sur la plu-
part des événements qui précédèrent l'exil volontaire du saint, et
ne mentionne que vaguement le synode où il fut excommunié; mais
il constate qu'après cet exil Columba revint plusieurs fois en Ir-
lande , où son influence ne cessa jamais d'être très considérable. —
Lib. III, c. .3.
136 JEUNESSE
(lu monastère de Birr. A la vue de Golumba, cet abbé
se leva et alla l'embrasser. « Gomment, » lui dirent
d'autres membres du synode, (( pouvez-vous donner
« le baiser de paix à un excommunié? — Vous fe-
« riez comme moi, » leur répliqua-t-il ; « et vous ne
(( l'auriez jamais excommunié, si vous pouviez voir
(( ce que je vois, une colonne de feu qui le précède et
« des anges qui l'accompagnent. Je n'ose mépriser
(( un homme prédestiné par Dieu pour être le guide
« de tout un peuple vers la vie éternelle*. » Grâce
à l'intervention de Brendan, ou par quelque autre
motif qu'on ne nous dit pas, la sentence d'excom-
munication fut retirée ; mais il fut enjoint à Golumba
de gagner au Ghrist par sa prédication autant d'âmes
païennes qu'il avait péri de chrétiens dans la bataille
de Gooldrewny- .
Ge fut alors que son âme semble avoir commencé
à se troubler et que le remords y jeta les germes à la
fois d'une conversion éclatante et de sa future mis-
sion apostolique. Resté à l'abri des vengeances ou
des pénalités séculières, il dut se sentir d'autant
plus atteint par le jugement ecclésiastique prononcé
contre lui. On le voit, dans diverses légendes,
1. Ibid. — Ce Brendan dit Y Ancien, abbé de Birr, mort en 565,
est à distinguer d'un autre Brendan, abbé de Clonfert, mort en
577, dont on a mentionné plus haut le fameux pèlerinage. Voir
liv. X, p. 90.
2. CoLG\N, loc. cit. p. 645.
DE COLUMBA. 137
errer longtemps de solitude eu solitude et de mo-
nastère en monastère, à la recherche de saints reli-
gieux, maîtres en fait de pénitence et de vertu chré-
tienne, les interrogeant avec anxiété sur ce qu'il lui
faudrait faire pour obtenir le pardon de Dieu après le
meurtre de tant de victimes \ L'un d'eux, Froëch,
depuis longtemps son ami , lui reprocha avec une
affectueuse sévérité d'avoir été le provocateur de la
meurtrière bataille. (( Ce n'est pas moi, » répartit
vivement Columba, « qui en suis cause; c'est l'in-
(( juste jugement du roi Diarmid, c'est sa violation
(( de l'immunité ecclésiastique, qui ont tout fait. —
(( Un religieux, » dit le solitaire, « aurait mieux fait
(( de supporter patiemment l'injure que de la venger
(( les armes à la main. — Soit, répliqua Columba ;
(( mais il n'est pas facile à l'homme injustement
(( provoqué de comprimer son cœur et de sacrifier
(( la justice'. »
11 fut plus humble avec Abban, autre moine fa-
meux de ce temps, fondateur de beaucoup de mai-
sons religieuses, dont l'une avait été surnommée
la Cellule des Larmes, parce qu'on y obtenait sur-
tout la grâce de pleurer ses péchés^ Ce doux et
intrépide soldat du Christ s'était signalé par son
1. Vita S. Molassii, ap. Trias Thaumat., p. 461.
2. O'DoNNELL, Vita quinta, II, 8.
3. Vita S. Abbani, ap. Colgan, lib. I, p. 615.
8.
138 JEUNESSE
zèle contre les guerroyeurs et les perturbateurs de
la paix publique : on l'avait vu tantôt se jeter entre
deux chefs en guerre l'un contre l'autre au mo-
moment où leurs lances s'entre-croisaient sur leurs
poitrines* , tantôt marcher seul et désarmé à la ren-
contre d'un des plus redoutables pillards de l'île,
encore païen et de race souveraine, lui faire tomber
les armes des mains, et transformer en chrétien,
puis en moine, le bandit royal dont l'arrière-petit-
fds nous a conservé cette histoire^. Quand Columba
l'eut rejoint, il lui dit : ce Je viens te supplier
(( de prier pour les âmes de tous ceux qui ont péri
« dans cette guerre récente, que j'ai suscitée pour
(( l'honneur de l'Église . Je sais que par ton inter-
(( cession elles pourront obtenir miséricorde, et je
(( te conjure de t 'enquérir de la volonté de Dieu à
« cet égard par cet ange que tu entretiens chaque
(( jour. » Le vieux solitaire, sans rien reprocher à
Columba, résista longtemps par modestie à ses im-
portunités, mais finit par céder, et, après avoir
prié , lui donna l'assurance que ces morts jouiraient
du repos éternel ^ .
Rassuré sur le sort des victimes de son emporte-
1. Vita S. Abbani,aip. Colgaiv, lib. I, p. 619.
2. Ibid., p. 617.
3. Ibid.,]). 624, d'après le manuscril de Salamanque, plus complet
sur ce point que le texte ordinaire.
DE COLUMBA. 139
nient, il lui restait encore à s'éclairer sur son propre
devoir. Il trouva la lumière qu'il cherchait auprès
d'un saint religieux, nommé Molaise, renommé
par ses études sur l'Ecriture sainte, qu'il avait
déjà eu pour confesseur, et dont on voit encore
le monastère ruiné dans une île de l'Atlantique V
Ce rude anachorète confirma la décision du sy-
node ; mais, à l'obHgation de convertir à la foi chré-
tienne des païens en nombre égal aux morts de la
guerre civile, il ajouta une condition nouvelle et
cruelle pour une âme aussi passionnément éprise
de son pays et de ses proches. Le confesseur con-
damna son pénitent à s'exiler de l'Irlande pour tou-
jours^. Golumba s'inclina devant cette sentence avec
une tristesse résignée : a Ce que vous ordonnez, »
dit-il, « se fera^ »
Il annonça son sort futur, d'abord à ses proches,
aux belhqueux Nialls de Tyrconnell : (( Un ange
(( m'apprend qu'il me faut sortir de l'Irlande et rester
(( en exil tant que je vivrai, à cause de tous ceux qui
(( ont été tués par vous dans cette dernière bataille que
(( vous avez livrée pour moi, et aussi dans d'autres
<( que vous savez ^ . » On ne dit pas que personne , parmi
1. Innishmuny, sur la côte de Sligo.
2. Vita S. Molassii, iibi supra.
3. O'DONNELL, II, 5.
4. Ici, II, 4.
140 JEUNESSE
ses parents, ait essayé de le retenir; mais quand il
fit part à ses disciples de son émigration, douze
d'entre eux se décidèrent à le suivre. Le plus ardent
de tous fut un jeune religieux, nommé Mochonna,
fils du roi provincial de l'Ulster. En vain Columba
lui représentait qu'il ne devait pas abandonner ses
parents ni le sol natal, a C'est toi, » répondit le
jeune homme, « c'est toi qui es mon père; l'Eglise
(( est ma mère, et ma patrie est là où je pourrai
« récolter la plus ample moisson pour le Christ . »
Puis, afin de rendre toute résistance impossible, il
fit tout haut le vœu solennel d'abandonner son
pays et de suivre Columba : « Je jure de te suivre
(( partout où tu iras, jusqu'à ce que tu m'aies mené
(( au Christ, à qui tu m'as consacré^ . » C'est ainsi,
dit son historien, qu'il s'imposa plutôt encore qu'il
ne s'offrit pour compagnon au grand exilé qui,
dans le cours de sa carrière apostolique chez les
Pietés, n'eut point d'auxiliaire plus actif et plus
dévoué.
Columba accepta non sans douleur, comme on
le verra, mais sans résistance, l'arrêt de son ami.
Il consacra le reste de sa vie à expier ses fautes
par un exil volontaire et par la prédication de la
foi aux païens. Jusqu'ici nous n'avons pu démêler
qu'avec peine les principaux événements des qua-
1. O'DoNNELL, Vita Columbx, lib. m, c. 24, 25, 26.
DE COLUMBA. 141
rante premières années de sa vie, à travers une
foule de récits confus et contradictoires. Nous
avons suivi la version qui nous a paru la plus pro-
bable, en même temps que la plus propre à jeter
du jour sur le caractère du saint, de son peuple
et de son pays. Désormais nous aurons un guide
plus sûr dans cet Adamnan , qui ne touche qu'en
passant à la première moitié de la vie de son héros,
et qui, au mépris du témoignage unanime des
sources irlandaises, tout en constatant que ce dé-
part eut lieu après la bataille où le monarque d'Ir-
lande avait été vaincu par les proches de Columba ^ ,
n'attribue son départ de l'Irlande qu'au seul désir
de convertir les païens de la grande île voisine".
1. Adamx., I, 7. — On verra plus loin, p. 156, ce qui est dit du
poème dit Al lus , dont la composition fut inspirée par le remords
de Columba après ses trois batailles.
2.'Ad\m\., Prxf. — Le Ms. de Salamanque, cité par Colgan,
ajoute : Ad converlendos ad fidem Pictos.
CHAPITRE II.
Columba émigré en Calédonie. — L'île sainte d'Iona.
Aspect de l'archipel des Hébrides. — Columba débarque d'abord à
Oronsay, mais s'en éloigne parce qu'il peut encore apercevoir
l'Irlande. — Description d'Iona. — Premières constructions du
nouveau monastère. — Ce qu'il en reste. — Enthousiasme de
Johnson en y débarquant au dix-huitième siècle. — Columba
regrette amèrement sa patrie. — Élégies passionnées sur les dou-
leurs de l'exil. — Note sur le poème de VAltus. — Persévérance
de ce regret patriotique pendant toute sa vie. — La cigogne
venue d'Irlande à ïona.
Qui n'a pas vu les îles et les golfes de la côte
occidentale de l'Ecosse, qui n'a pas vogué dans
cette sombre mer des Hébrides, ne saurait guère
s'en représenter l'image. Rien de moins séduisant,
au premier abord, que cette âpre et solennelle
nature. Le pittoresque y est sans charme, et la
grandeur sans grâce. On parcourt tristement un
archipel d'îlots déserts et dénudés , semés , comme
autant de volcans éteints, sur des eaux mornes et
ternes, mêlées parfois de courants rapides et de
gouffres tournoyants. Sauf les jours si rares où le
soleil, ce pâle soleil du Nord, vient raviver ces pa-
COLUMBA A lONA. 143
rages, l'œil erre sur une vaste surface d'eau noi-
râtre, entrecoupée çà et là par la crête blanchissante
des vagues, ou par la ligne écumeusc de la houle qui
se brise ici contre les récifs allongés, là contre d'im-
menses falaises, et dont on entend bruire au loin le
mugissement lugubre. A travers les brumes et les
pluies incessantes de ce rude climat, c'est à peine
si l'on aperçoit les sommets des chaînes de mon-
tagnes, dont les versants abrupts et déboisés bai-
gnent leur base dans ces froides ondes toujours
agitées par le choc des courants contraires et les
tourbillons de vent qui jaillissent des lacs ou des
étroits défilés de l'intérieur. La mélancolie du paysage
n'est relevée que par la configuration particulière de
ces côtes déjà remarquée par les anciens auteurs, par
Tacite surtout, et qui ne se retrouve qu'en Grèce et en
Scandinavie ^ . Gomme dans les fiords de la Norvège,
la mer creuse et découpe les bords des îles et du
continent voisin en une foule d'anses et de golfes
d'une profondeur étrange, et aussi étroits que pro-
fonds". Ces golfes prennent les formes les plus va-
riées, en pénétrant par mille replis tortueux jusque
1. Tacite, Agricolx Vita,c. 10. — Gii-das, t. III, p. 11, éd. Ste-
vens.
2. Mare, quo latus ingens
Dant scopuli, et multa litus se valle receptat.
Peiise, sat. Vf.
Ces vers de Perse, sur la Rivière de Gênes, peignent mieux encore
les côtes occidentales de l'Ecosse.
14i COLUMBA
dans le centre des terres, comme pour se con-
fondre avec les lacs allongés et contournés que
dominent les highlands de l'intérieur. D'innombra-
bles péninsules terminées par des caps effdés ou
par des cimes toujours couronnées de nuages '^ des
isthmes rétrécis au point de laisser voir la mer
des d'eux côtés à la fois; des pertuis si resserrés
entre deux murailles de rochers que le regard hé-
site à s'y engager ; d'énormes falaises de basalte ou
de granit , aux flancs troués de crevasses ; des ca-
vernes , comme à StafFa , grandes et hautes comme
des églises , flanquées dans toute leur longueur de
colonnes prismatiques, et où se précipitent en hur-
lant les flots de l'Océan ; puis cà et là , en guise de
contraste avec la farouche majesté de cet ensem-
ble, tantôt dans une île , tantôt sur la rive conti-
nentale, une plage sablonneuse, un plateau recou-
vert d'herbe drue, menue et salée; un havre assez
bien clos pour abriter quelques frêles embarcations ;
partout enfin une combinaison singulièrement va-
riée de la terre et de la mer, mais où la mer
l'emporte, domine tout et pénètre partout comme
pour mieux affirmer son empire, et, selon le dire
de Tacite, inseri velut in siio.
Tel est aujourd'hui, tel devait être alors, sauf les
forêts qui ont disparu, l'aspect des parages où Go-
lumba allait continuer et achever sa vie. C'était par là
A lONA. 145
qu'il allait aborder le Pays des forêts, cette Galédonie^
indomptée où les Romains avaient dû renoncer à
s'établir, où le christianisme n'avait encore paru
que pour s'évanouir presque aussitôt, et qui sembla
longtemps au reste de l'Europe presque en dehors
du monde. A lui revient l'honneur d'avoir introduit
la civilisation dans cette contrée pierreuse, stérile et
glacée, où nos pères plaçaient le séjour de la Faim
et du prince des démons, en Escosse la Sauvage^.
En naviguant dans ces lointains parages, com-
ment ne pas évoquer la sainte mémoire et la gloire
oubliée de ce grand missionnaire? C'est à lui que
remonte cet esprit religieux de l'Ecosse qui , tout
dévoyé qu'il soit par la Réforme, et en dépit de son
étroit rigorisme, subsiste encore si puissant, si po-
pulaire, si fécond et si libre ^ A demi voilé par un
1. En breton Calyddon, le Pays des forêts, selon Augustin Thierry,
mais selon Camden ce nom viendrait de kaled, qui signifie dur, sau-
vage.
2. Voir les textes de Jean de Meung, Froissart et autres, recueillis
par M. Francisque Michel, dans son bel et savant ouvrage : les Écos-
sais en France et les Français en Ecosse , imprimé par Gou-
nouilhou, à Bordeaux, en 1862, p. 3 à 5. On connaît les paroles de
saint Louis malade à son fils : « Je le prie de te faire ai mer du peuple
de ton royaume, car si tu devais le mal gouverner, j'aimerais mieux
qu'un Écossais vint d'Ecosse et régnât à ta place. » Joinville , p. 4.
3. Qu'on se rappelle le merveilleux épanouissement de la Free-
Kirk ou Église libre, née en 1843 d'une dispute locale sur le pa-
tronat laïque des paroisses et qui a enfanté dans chaque village de
l'Ecosse une nouvelle communauté et une nouvelle église, soutenues
par des contributions volontaires en face de l'Église officielle, laquelle
MOINES D'OCC, III. 9
146 COLUMBA
lointain nébuleux, Columba apparaît le premier
parmi toutes ces figures originales et touchantes
qui ont pris rang dans l'histoire, à qui l'Ecosse
doit d'avoir occupé une si grande place dans la
mémoire de l'imagination des peuples modernes,
depuis les grandes chevaleries de la royauté catho-
lique et féodale des Bruce et des Douglas, jusqu'aux
infortunes sans pareilles de Marie Stuart et de
Charles-Edouard, et à tous ces souvenirs poétiques
et romanesques que l'honnête et pur génie de
Walter Scott a dotés d'une popularité européenne.
Exilé volontairement, à quarante-deux ans, de son
lie natale, Columba s'était embarqué avec ses douze
compagnons ^ sur une de ces grandes barques
d'osier recouvertes de peaux de bœuf qui servaient
à la navigation des peuples celtiques. 11 vint aborder
sur un îlot désert situé au nord de F embouchure
de cette série de golfes et de lacs qui, s'étendant du
sud-ouest au nord-est, coupe en deux la presqu'île
calédonienne , et qui séparait alors des Pietés , en-
core païens, la région occupée par les Scots d'Ir-
est restée en possession des biens ecclésiastiques provenant des temps
catholiques.
1. Voir leurs noms dans l'appendice A. deReeves. — Signalons dès
à présent parmi eux deux personnages que nous retrouverons plus
tard : Baithen, son secrétaire et son successeur comme abbé d'iona,
etDiormit ou Dermott, son ministre {ministrator), le religieux spé-
cialement attaché à sa personne, puis le jeune Mochonna dont on
vient de parler page 140.
A lONA. 147
lande, à demi chrétiens. Cet îlot, qu'il a immorta-
lisé, prit d'après lui le nom d'I-Colm-Kill (l'ile de
(]olumb-Kill) , mais est plus connu sous celui
d'Iona \ Une légende, inspirée par l'un des traits
les plus marqués du caractère de notre saint, veut
qu'il ait d'abord touché terre sur une autre ile
nommée Oronsay ' . Mais , après avoir débarqué , il
gravit une colline voisine de la plage, et là, jetant
ses yeux vers le midi, il vit qu'il pouvait encore
distinguer l'Irlande, sa patrie bien-aimée. Voir de
loin cette terre chérie qu'il lui avait fallu quitter
pour toujours, c'était une trop rude épreuve. Il re-
descendit et se rembarqua aussitôt pour aller
chercher plus loin une plage d'où il ne lui serait
plus possible d'apercevoir le sol natal. Arrivé à
ïona, il monta sur le plus haut sommet de l'ile, et,
promenant ses regards sur l'horizon, il reconnut
que son Irlande n'était plus visible. Il se décida
donc à rester sur ce rocher inconnu. Un de ces
jnonceaux de pierres, qu'on appelle cairri dans les
dialectes celtiques, indique encore le site de cette
exploration volontairement infructueuse et a long-
1. Le nom primitif était Hi/, Hii ou /, c'est-à-dire l'ile, l'ile par
excellence. lona signifie, selon divers auteurs, l'île bénie. Ce dernier
mot est écrit lova par Adamnan et les anciens auteurs; mais l'usage
a fait prévaloir lona.
2. Au sud de Colonsay et non loin de la grande île d'Islay.
1 48 COLUMBA
temps porté le nom deCaini des Adieux à l'Irlande^ .
Rien de plus triste et de plus morne que l'aspect
de cette île célèbre où pas un seul arbre n'a pu
résister, soit au souffle des vents, soit à la main des
hommes. Toute petite, n'ayant qu'une lieue de long
sur un tiers de lieue de large, plate et basse, bordée
de petits rochers d'une teinte grisâtre qui s'élèvent
à peine au-dessus du niveau de la mer, dominée
par les hautes et sombres cimes de la grande île de
MulP, elle n'a pas même la beauté sauvage que
donnent aux îles et aux plages voisines leiu's fa-
laises basaltiques, d'une hauteur souvent prodi-
gieuse, aux sommets quelquefois arrondis et re-
couverts d'herbages, aux flancs perpendiculaires
incessamment battus par les vagues de l'Atlantique
qui s'y engouffrent dans des cavernes retentissantes
creusées par l'effort séculaire de la fureur des
1. Cairn cul ri Érin : littéralement le dos tourné à l'Irlande. —
Plusieurs historiens croient que l'île avait d'abord été habitée par les
druides, dont on montre encore le cimetière, Clachnan Druineach.
O'Donnell raconte qu'ils résistèrent à main armée aux émigrés irlan-
dais. Mais le docteur Reeves repousse par de très bonnes raisons
celte version. Son édition d'Adamnan contient une carte détaillée
d'iona avec tous les noms de lieux en celtique.
2. Where a turret's airy head
O'erlook'd, dark MuU! thy mighty sound,
When thwarting tides, with mingledroar,
Part thy swarlh hills from Morven's shore.
Walter Scott, Lord ofthelsles, I, 7.
A lONA. 149
Ilots. Sur le sol si restreint de cet îlot, un 'sable
blanchâtre alterne avec quelques pâturages entre-
coupés de tourbières et de maigres récoltes ; et, ce
sol semble toujours disputé à la culture par les
roches de gneiss qui reparaissent sans cesse à la
surface et forment en certains endroits un laby-
rinthe presque inextricable. Le seul attrait de ce
sombre séjour est la vue de la mer et celle aussi
des montagnes de Mull et des autres îles, au
nombre de vingt à trente, que l'on distingue du
liant de la colline septentrionale d'IonaV Parmi
elles il faut signaler Staffa, si célèbre par la grotte
de Fingall, qui n'a été signalée que depuis un siècle
et qui, au temps de Columba, surgissait, dans sa
majesté solitaire et inconnue, au sein de cet ar-
chipel des Hébrides, sillonné aujourd'hui par tant de
curieux admirateurs de ces rives éch ancrées des
Highlands et de ces châteaux ruinés de la féodalité
écossaise que le grand barde de notre siècle a en-
châssés dans l'auréole de sa poésie'.
L'anse où Columba prit terre s'appelle encore la
Baie de la Barque d'osier, Porf a Churraich; et
l'on y montre un monticule allongé qui représente
1. Celle colline, la plus haule de l'île, n'a que Irois cent vingt
pieds d élévation au-dessus du niveau de la mer.
2. On trouvera dans l'Appendice de ce volume les beaux vers de
Walter Scott sur la grotte de Staffat. Dans le poème intitulé : The
Lord of the Isles, dont la scène s'ouvre dans l'île la plus voisine
J50 COLUMBA
les dimensions de cette barque, laquelle avait
soixante pieds de long. L'émigré ne s'arrêta point
dans cette anse, située au midi de l'île; il remonta
plus haut, et pour être un peu à l'abri des grands
vents de l'Océan , il choisit pour demeure la plage
orientale, en face de la grande île de Mull, qui
n'est séparée d'Iona que par un étroit canal d'un
d'Iona, Scott a tracé un itinéraire poétique de tout l'archipel si
longtemps fréquenté par saint Columba; il le fait parcourir par le
roi Robert Bruce quand, accompagnée de Ronald, le seigneur des
îles, il quitte sa retraite insulaire de Skye pour aller délivrer l'E-
cosse du joug des Anglais :
Wilh Bruce and Ronald bides tlie taie.
To favoring winds tliey givetiie sail
Till Mull's dark liead-lands scarce tliey knew
And Ardnamurclian's liills were blue...
... Merrily, merrily bounds the bark,
Slie bounds before the gale...
The shores of Mull on the eastwai"d lay
And Ulva dark and Colonsay,
And ail the group of islets gay
Tijat guard famed Staffa round...
They left Loch-Tua on their lee,
And lliey waken'd the men of the Avild Tirée,
And tlie chief of the sandy Coll.
They pause not at Colunil)a's isle.
Thougli peal'd the bells froni tlie holy pile
With long and measured toU...
And verdant Islay call'd lier host,
And the clans of Jura's rugged coast
Lord Ronald's call obey,
And Scarba's isle, whose tortured shorc
Still rings to Corriewreken's roar,
And lonely Colonsay.
Walter Scott, Lord of the Isles, cant. vi.
Les puissants dynastes celtiques qui, sous le nom de Seigneurs
des îles, régnèrent pendant tout le moyen âge sur les Hébrides,
étaient du clan de Macdonald ; leur domination s'étendait sur le
district de Morven, qui est le plus voisin d'Iona sur la terre ferme.
A lONA. io\
mille de largeur, et dont les plus hautes monta-
gnes * , situées plus à Test, se rapprochent et se
confondent avec les sommets du Morven toujours
voilés de nuages.
Ce fnt là que les émigrés se construisirent des
huttes de branchages, car l'île n'était point encore
déboisée comme aujourd'hui'. Lorsque Columba
eut résolu d'y créer pour lui et les siens un éta-
blissement définitif, les édifices du monastère nais-
sant conservèrent une grande simplicité. Conmie
dans toutes les constructions celtiques, des claies
d'osier ou de roseaux, soutenues par des pieux allon-
gés, en formaient l'élément principal. Les plantes
grimpantes, le lierre surtout, en s'entrelaçant dans
les interstices des roseaux, ornaient et consoli-
daient à la fois le modeste abri des missionnaires ^
Quoi qu'en ait dit saint Bernard dans un passage
souvent cité et peut-être mal compris % les Irlandais
surent construire des églises et des monastères de
1. La plus haute montagne de MuU a trois mille cent soixante-
dix-huit pieds, tandis que la partie la plus élevée d'iona ne s'élève
pas à plus de trois cent trente pieds.
2. Il est dit que Columba se retirait in sallibus pour y prier. Au-
jourd'hui les habitants d'iona n'ont pas d'autre bois que celui pro-
venant des bâtiments naufragés que la mer jette sur la plage. —
Voir dans l'Appendice n^ 1 quelques notes sur l'état actuel d'iona.
3. AD4MN., 11, 3 à 7. —Le docteur Reeves a rapproché divers textes
sur les matériaux des chapelles et églises en Bretagne et en Cambrie.
i. Vita S. Maladiix, c. 28. Cf. c. 6.
152 COLUiMBA
pierre bien avant le douzième siècle * ; toutefois la
plupart de leurs édifices religieux étaient en bois.
Mais ce ne fut que quelques années après leur pre-
mier établissement que les moines venus d'Irlande
à lona s'accordèrent le luxe d'une construction de
bois, et alors il fallut faire venir des terres voi-
sines les grands chênes que ne pouvait produire le
sol stérile et toujours battu des vents de leur îlot^.
Ainsi naquit, il y a quinze siècles, la capitale
monastique de l'Ecosse et le foyer de la civilisation
chrétienne dans le nord de la Grande-Bretagne.
Quelques ruines d'une date beaucoup plus récente
que l'époque de Golumba, bien que fort anciennes,
entremêlées à quelques chaumières éparses le long
de la plage, en indiquent aujourd'hui le site.
(( Voici donc, y) disait en plein dix-huitième siècle
le célèbre Johnson, qui, le premier, rappela l'atten-
tion du public britannique sur ce sanctuaire pro-
fané, (( voici que nous foulons le sol de cette île
illustre qui fut naguère la lumière de la Galédonie,
et d^oii rayonna la religion avec la science sur les
clans sauvages et les barbares vagabonds. Celui qui
voudrait n'être pas ému d'un tel souvenir ne le
1. Ce point a été mis hors de doute par le savant docteur Pétrie,
dans son ouvrage capital sur l'Architecture ecclésiastique de l'Ir-
lande, et par les recherches plus récentes de lord Dunraven. Voir
notre tome H, livre ix, thap. 1.
2. Adamiv., l. c.
A lONA. 153
pourrait, et celui qui le pourrait ne serait qu'un
sot. Tout ce qui nous dérobe à Tempire des sens,
tout ce qui fait prévaloir le passé ou l'avenir sur le
présent, accroît en nous la dignité de notre âme. Loin
de moi, loin de ceux que j'aime toute philosophie
qui nous laisserait indifférents et insensibles sur des
sites ennoblis par la sagesse, le courage et la vertu !
Il faut plaindre l'homme qui ne sentirait pas son
patriotisme s'enflammer sur la plaine de Marathon
et sa piété se rallumer au miheu des ruines d'Iona * . »
Columba, initié, comme tous les moines de son
temps, aux souvenirs classiques, avait sans doute
entendu parler de Marathon, mais ne se doutait
certes pas qu'un jour \âendrait où un descendant de
ceux qu'il allait convertir mettrait sur la même
ligne son humble abri et le plus glorieux champ
de bataille de l'histoire hellénique.
Loin de prévoir les gloires d'Iona , son âme était
encore dominée par un sentiment qui ne s'en effaça
jamais, le regret de la patrie perdue. Toute sa vie,
il conserA^a pour l'Irlande la tendre passion de
l'exilé : passion qui se faisait jour dans des chants
qu'on nous a conservés et qui datent peut-être de
ces premiers moments de l'exil. Il se peut que leur
authenticité ne soit pas à l'abri de toute contestation
et que, comme les lamentations poétiques formulées
1. Boswell's, Tour to tlie Hébrides.
9.
154 COLUMBA
par Fortunat au nom de sainte Radegonde*, ils
aient été composés par ses disciples et ses contem-
porains. Mais ils ont été trop longtemps répétés
comme siens, ils peignent trop bien ce qui a dû se
passer dans son cœur, pour qu'il nous soit permis
de les négliger. « Mieux vaut la mort dans Firré-
prochable Irlande, qu'une vie sans fin ici en Al-
banie. » A ce cri de désespoir succèdent des notes
plus plaintives et plus résignées. Dans Tune de ces
élégies ^, il regrette de ne pouvoir plus naviguer sur
les lacs et les golfes de son île natale, ni entendre
le chant des cygnes, avec son ami Gomgall. Il re-
grette surtout d'avoir dû quitter Erin par sa
faute, et à cause du sang versé dans les batailles
qu'il avait provoquées. Il envie son ami Cormac,
qui va pouvoir retourner à son cher monastère de
Durrovv, y entendre le bruit du vent entre les
chênes, le chant du merle et du coucou. Quant à
lui, Golumba, tout lui est cher en Irlande, excepté
les princes qui y régnent. Ce dernier trait montre
la persévérance de ses rancunes politiques. Il n'en
reste aucune trace dans une autre pièce plus carac-
téristique encore ^ et qui doit avoir été confiée à
1. Voir tome II, livre vu, chap. 6.
2. Publiées par Reeves, Appendice, p. 275.
3. Apud Reeves, p. 285 à 287. — Le texte original de ce poème
est en irlandais très ancien.
A lONA. loo
quelque voyageur comme un message de l'exilé
d'Iona à sa patrie. Il y vante toujours les délices de
la navigation autour des côtes de l'Irlande, la beauté
de ses plages, de ses falaises. Mais il gémit surtout
de son exil. « Quel délice de courir sur la mer aux
vagues blanches et de voir ses vagues se briser' sur
les grèves d'Irlande ! Quel délice de ramer dans sa
petite barque et d'aborder au milieu de la blanche
écume sur les- grèves d'Irlande! Ah! que ma
barque volerait vite, si sa proue était tournée vers
ma chênaie, en Irlande ! Mais la noble mer ne
doit plus me transporter que vers l'Albanie *, le
pays des corbeaux. Mon pied est bien dans ma petite
barque, mais mon cœur triste saigne toujours... Il
y a un œil gris qui se tourne sans cesse vers Erin :
cet œil ne reverra plus en cette vie ni les hommes
d'Érin, ni les femmes". Du haut de ma barque, je
promène mon regard sur la mer, et il y a une
1. Alba, Albcmia, cest le nom appliqué en général par les écri-
vains irlandais à cette partie de la Grande-Bretagne qui est devenue
l'Ecosse actuelle; il est évidemment le même qa' Albion, et il a pris
plus lard la forme d'Albany, qui a toujours été usité dans la langue
héraldique des deux royaumes, comme un titre porté par les princes
de la maison royale. Tout le monde sait que la veuve du prétendant
Charles-Edouard, remariée à Alfieri, s'appelait comtesse d Albany.
2. Ce passage semble être une allusion au vœu qu'on lui attribue,
au moment de son départ, de ne voir ni hommes ni femmes de son
pays, vœu qu'il éluda lors de son voyage à l'assemblée nationale de
Drum-Ceitt, en se couvrant les yeux d'un bandeau et en abaissant
sa coule sur le bandeau. Reeves, Ioc. cit.
io6 COLUMBA
grosse larme dans mon œil gris et doux quand je me
retourne vers Erin, vers Érin où les chants des
oiseaux sont si mélodieux, et où les clercs chantent
comme les oiseaux; où les jeunes gens sont si
doux, et les vieux si sages; les hommes illustres si
nobles à regarder, et les femmes si belles à
épouser... Jeune voyageur, emporte avec toi mes
angoisses, porte-les à Comgall de l'Eternelle Vie.
Emporte avec toi, noble jeune homme, monoraison
et ma bénédiction; une moitié pour l'Irlande;
qu'elle soit sept fois bénie ! et l'autre moitié pour
l'Albanie. Emporte ma bénédiction à travers la
mer, emporte-la vers l'ouest. Mon cœur est brisé
dans ma poitrine ; si la mort subite vient me sur-
prendre, ce sera à cause de mon grand amour pour
les Gaëls * . »
1. Les Gaoidhil ou Gaëdhil. C'était le nom que les Irlandais se
donnaient à eux-mêmes avant que les missionnaires romains leur
eussent attribué la dénomination de Scoti. Le mot Gaëlic est encore
usité pour désigner le dialecte parlé par les populations celtiques
de l'Ecosse.
On s'accorde généralement à faire dater des premières années du
séjour de Columba dans son île, à lona, le plus connu et le plus
authentique de ses poèmes latins, mais à notre sens le moins inté-
ressant de tous ceux qui lui sont attribués. Il est désigné sous le
nom à'Altus, à cause du premier mot du premier vers :
Altus prosator vetustus dierum et ingenitus.
Il se compose de vingt-quatre stances. Le premier mot de chaque
stance commence par une lettre différente, dans l'ordre même des
vingt-quatre lettres de l'alphabet. Chaque stance commente en lan-
A ION A. 157
Mais ce n'était pas seulement dans ces élégies,
répétées et peut-être retouchées par les bardes et
les moines irlandais , c'était à chaque instant et à
tout propos que cet amour, ce regret passionné de
la patrie absente éclatait dans ses paroles et dans ses
préoccupations : les récits de ses biographes les plus
avérés le démontrent à chaque page. La plus sévère
des pénitences qu'il imaginait d'imposer aux plus
coupables d'entre les pécheurs qui venaient se con-
fesser à lui était de subir le sort qu'il s'était volon-
tairement infligé, et de ne jamais remettre le pied
sur le sol de l'Irlande * . Mais lorsque , au lieu d'in-
terdire aux criminels l'accès de cette île chérie , il
lui fallait envier ceux qui avaient le droit et le bon-
heur d'y séjourner à leur gré, c'est à peine s'il osait
la nommer ; et en parlant à ses hôtes ou à ses reli-
gieux destinés à rentrer en Irlande, il leur disait
^^age très-imagé un texte de l'Écriture, indiqué dans l'argument; ces
textes roulent sur la Création, la Chute, l'Enfer, le Jugement der-
nier, etc. L'argument irlandais de ce poème dit expressément qu'il a
été inspiré à Columba par le désir d'obtenir le pardon de Dieu pour
les trois batailles dont il avait été la cause en Irlande (voir plus haut,
page 135). Le texte en a été publié par Colgan, dans le Trias Thauma-
turga, p. 473. Le docteur Todd en annonce une édition plus com-
plète. Colgan dit formellement que le poème a été composé à lona. U
ajoute que, selon quelques-uns, le saint aurait mis sept ans à méditer
son sujet avant de l'écrire ; et que, selon d'autres, il l'envoya au pape
^aint Grégoire le Grand, qui le reçut avec le plus sympathique res-
pect.
1. Voir plus loin le trait rapporté par Adamnan, l, 22.
158 COLUMBA
simplement : « Vous retom^nerez dans cette patrie
que vous aimez \ »
Jamais cette mélancolie patriotique ne s'effaça de
son cœur, et bien plus tard dans sa vie on la voit
reparaître dans une circonstance où perce le regret
obstiné de son Irlande perdue à côté de sa tendre
et vigilante sollicitude pour toutes les créatures de
Dieu. Un matin, il appelle un des religieux d'Iona,
et lui dit : « Va t' asseoir au bord de la mer, sur la
(( grève de notre île, à l'ouest ; et là, tu verras arri-
(( ver du nord de l'Irlande une pauvre cigogne voya-
(( geuse, longtemps ballottée par les vents, et qui,
(( tout épuisée de fatigue , viendra tomber à tes
(( pieds sur la plage. Il faut la ramasser avec miséri-
(( corde, la soigner et la nourrir pendant trois
« jours; après ces trois jours de repos, quand elle
« sera ranimée et qu'elle aura repris toutes ses
<( forces, elle ne voudra pas prolonger son exil parmi
(( nous ; elle re volera vers la douce Irlande, sa chère
(( patrie, où elle est née. Je te la recommande ainsi,
« parce qu'elle vient du pays où je suis né moi-
ce même. »
Tout arriva comme il Pavait prévu et ordonné.
Le soir du jour où le religieux avait recueilli la
voyageuse, comme il rentrait au monastère, Golumba
ne lui fit aucune question, mais lui dit : « Que Dieu
1. In tua quam amas patria...per multos eris annos. Adamn., 1, 17.
A lONA. 159
(( te bénisse, cher enfant, toi qui as eu soin de
((l'exilée; tu la verras dans trois jours regagner
(( sa patrie. » Et en effet, au terme prédit, elle
s'éleva de terre devant son hôte; puis, après avoir
cherché un moment sa route dans les airs, elle diri-
gea son vol à travers la mer, droit sur l'Irlande'.
Les matelots des Hébrides connaissent tous et ra-
content encore cette histoire. Parmi nos lecteurs il
n'y a personne, j'aime à le croire, qui n'eût voulu
répéter ou mériter la bénédiction de Columba.
1. Adamn., 1,48.
CHAPITRE m
Apostolat de Golumba chez les Scots d'Ecosse
et les Pietés.
Transformation morale de Columba. — Ses progrès dans la vie
spirituelle. — Son humilité. — Sa charité. — Sa prédication
par les larmes. — La hutte qui lui sert de demeure abbatiale
à lona. — Ses oraisons; ses travaux de transcription. — La
foule des visiteurs. — Sa scrupuleuse sévérité dans l'examen
des vocations monastiques. — Aldus le Noir, meurtrier du roi
Diarmid, l'ennemi de Columba, est rejeté de la communauté.
— Pénitence de Libran de la Jonchère. — Columba encourage les
désespérés et démasque les hypocrites. — Propagande monas-
tique d'Iona; les cinquante-trois fondations de Columba en
Ecosse. — Ses relations avec les populations de la Calédonie :
— D'abord avec la colonie des Dalriadiens venus d'Irlande,
dont le roi était son proche parent ; il éclaire et confirme leur
christianisme imparfait ; embûches tendues a sa chasteté ; —
Puis avec les Pietés, qui occupaient le nord de la Bretagne.
— Le dorsum Britanniœ. — Columba est leur premier mission-
naire. — Les portes de la forteresse de leur roi Brude s'ou-
vrent devant lui. — 11 lutte avec les druides acculés dans leur
dernier refuge. — Il prêche par interprète. — Son respect
pour les vertus naturelles. — Baptême des vieux chefs Pietés.
— Son humanité : racliat de la captive irlandaise. — Voyages
fréquents chez les Pietés, dont il achève la conversion avant de
mourir. — Ses collaborateurs : Malruve et Drostan ; le monas-
tère des larmes.
Si amère qu'ait été la tristesse dont l'exil avait
inondé le cœur de Golumba, elle ne le détourna pas
APOSTOLAT DE COLllMBA. 161
un instant de sa mission expiatoire. Une fois installé,
avec ses compagnons , dans cet îlot désert d'où allait
rayonner sur le nord de la Grande-Bretagne la foi
chrétienne avec la vie monastique, une transforma-
tion graduelle et à peu près complète se manifeste
en lui. Sans renoncer aux singularités attachantes
de son caractère et de sa race, il tendait à devenir
le modèle des pénitents en même temps que des
confesseurs et des prédicateurs. Sans cesser de main-
tenir sur les monastères qu'il avait fondés en Irlande
une autorité qui dut croître avec les années et qui
semble n'avoir jamais été contestée , il s'appliqua
tout d'abord à constituer fortement, sur la double
base du travail manuel et intellectuel, la nouvelle
communauté insulaire qui devait être le centre de
son activité future. Puis il se mit à nouer des rela-
tions suivies avec les habitants des contrées voisines
de son île, qu'il fallait évangéliser ou confirmer
dans la foi avant de songer à porter plus loin au
Nord la lumière de l'Evangile. Il se préparait à cette
grande mission par des prodiges de ferveur et
d'austérité, en même temps que d'humble charité,
au grand profit, d'abord de ses propres rehgieux,
puis des nombreux visiteurs qui venaient, soit d'Ir-
lande, soit des plages calédoniennes, chercher au-
près de lui les remèdes ou les consolations de la
pénitence.
162 APOSTOLAT DE COLUMBA
Cet homme, que nous avons vu si passionné, si
irritable, si belliqueux, si vindicatif, devint peu à
peu le plus doux, le plus humble, le plus tendre des
pères et des amis. Agenouillé devant les étrangers
qui arrivaient à lona, ou devant les religieux qui
revenaient du travail, c'était lui, le grand chef de
FEglise calédonienne qui les déchaussait lui-même,
qui leur lavait les pieds, et, après avoir lavé ces
pieds poudreux, les baisait avec respect. Mais la cha-
rité l'emportait encore sur l'humilité dans cette âme
transfigurée. Aucune nécessité spirituelle ou tem-
porelle ne le trouvait indifférent. Il se dévouait à
soulager toutes les infirmités, toutes les misères,
toutes les peines, pleurant toujours avec ceux qu'il
voyait pleurer, et pleurant souvent sur ceux qui ne
pleuraient pas assez sur eux-mêmes \ Ces larmes
devenaient la formule la plus éloquente de sa prédi-
cation ; celle qu'il employait le plus volontiers pour
fléchir les pécheurs invétérés, pour arrêter le cri^
minel au bord de l'abîme, pour apaiser, assouplir
et convertir toutes ces âmes farouches et grossières,
mais simples et droites, que Dieu lui donnait à
traiter.
Au sein de la nouvelle communauté, Columba
habitait en guise de cellule une sorte de hutte cons-
truite en planches, et placée sur la partie la plus .
1. O'DONNELL, lib. III, c. 40.
CHEZ LES SCOTS ET LES PIGTES. 163
élevée de l'enceinte monastique. Jusqu'à l'âge de
soixante-seize ans, il y coucha sur la dure et sans
autre oreiller qu'une pierre. Cette hutte lui servait
à la fois d'oratoire et de cabinet de travail. C'était
donc là qu'il se livrait à ces oraisons prolongées qui
excitaient l'admiration et presque la frayeur de ses
disciples. C'était là qu'il rentrait après avoir partagé
le labeur agricole de ses moines\ sans distinction,
comme le dernier d'entre eux, pour consacrer le
reste de son temps et de ses forces à l'étude de
l'Écriture sainte et à la transcription des textes sa-
crés. Cette transcription fut, jusqu'à son dernier
jour, l'occupation de sa vieillesse après avoir été la
l)assion de ses jeunes années ; elle exerçait sur lui
un tel attrait et lui paraissait si essentielle à la pro-
pagation de la vérité, qu'on a pu lui attribuer,
comme nous l'avons déjà dit, trois cents exemplaires
des saints Evangiles copiés de sa main.
C'était encore dans cette hutte qu'il recevait avec
une infatigable patience les visiteurs qui bientôt af-
fluèrent auprès de lui, si nombreux, quelquefois si
importuns, et dont il se plaignait doucement, comme
de cet indiscret qui en voulant l'embrasser, renversa
gauchement son enci-ier sur le bord de son vêtement" .
Ces importuns n'étaient pas de simples curieux ;
J. O'DoNNELL, Vitaquinta, m, 37, 39.
2. Adamn., I, 25.
164 APOSTOLAT DE COLUMBA
c'étaient surtout des chrétiens pénitents ou fervents
qui , informés par les pêcheurs et les habitants des îles
voisines , de l'établissement du moine irlandais déjà
fameux dans son pays, et séduits par la renommée
croissante de ses vertus, accouraient d'Irlande, du
nord et du sud de la Bretagne, et même du milieu
des Saxons encore païens, pour sauver leur âme et
gagner le ciel, sous la direction d'un homme de Dieu' .
Loin d'attirer ou d'admettre ces néophytes avec une
imprévoyante légèreté , rien n'est plus avéré dans sa
vie que la scrupuleuse sévérité qu'il apportait à l'exa-
men des vocations, à l'admission des pénitents. Il
redoutait surtout que le froc monastique ne servît
d'abri à des criminels qui chercheraient dans le cloître
non seulement un heu de pénitence et d'expiation,
mais encore un refuge contre la vindicte humaine.
Il savait au besoin blâmer et réprimer la trop grande
facilité de ses amis et de ses disciples. L'un de ceux-
ci, Finchan, avait fondé dans une autre île des Hé-
brides, nommée Eigg^, une communauté semblable
à celle d'Iona et qui probablement en dépendait ; il
y avait admis à la cléricature et même au sacerdoce
1. Adamnan nous a conservé les noms de deux Saxons , dont l'un
était boulanger, parmi les premiers compagnons du saint abbé,
comme aussi celui d'un Breton, qui fut, de tous les religieux d'Iona,
le premier à mourir. C'est cet Odhran ou Orain qui a laissé son nom
au cimetière actuellement appelé Reilig Orain.
2. Au nord d'Iona, assez près de la grande île de Skye.
CHEZ LES SCOTS ET LES PICTES. 165
un prince du clan des Pietés établis en Irlande,
Aëdh ou Aldus dit le Noir (565), homme violent
et sanguinaire, et qui avait assassiné le monarque
d'Irlande, Diarmid. C'était ce monarque, on doit
se le rappeler, qui avait rendu la sentence injuste
dont Golumba s'était tant irrité et qui avait été
l'occasion de ses fautes et de ses malheurs.
Celui-ci n'en fut pas moins indigné contre la fai-
blesse de son ami. :< Cette main, » dit-il, « que
(( Finchan a imposée, contre toute justice et con-
(( tre le droit ecclésiastique, sur la tête de ce fils de
(( perdition, tombera en pourriture et sera enterrée
« avant le corps, dont elle se détachera. . . Quant au
(( faux prêtre, à l'assassin, il périra lui-même as-
(( sassiné. » Cette double prophétie s'accomplit \
Ecoutons ce dialogue entre Columba et un de ceux
qui demandaient à s'abriter sous sa discipline. Il
nous expliquera mieux que bien des commentaires
l'état des âmes et des mœurs de ce temps-là, et il nous
fera voir quel était déjà l'ascendant que Columba, pé-
nitent et exilé , exerçait du fond de son île lointaine sur
l'Irlande entière. On vint un jour lui annoncer qu'un
étranger, arrivant d'Irlande, venait de débarquer.
Columba va le trouver seul à seul dans le bâtiment
réservé aux hôtes, pour l'interroger sur le lieu de son
1. Adamnan, I, 36,
166 APOSTOLAT DE COLUMBA
origine, sur sa famille et sur la cause de son voyage.
L'étranger lui dit qu'il avait entrepris ce pénible
pèlerinage pour expier ses péchés sous l'habit mo-
nastique, dans l'exil. Golumba, voulant éprouver sa
contrition, lui traça le tableau le plus répugnant de
la dureté et de la difficulté des obligations de cette vie
nouvelle. « Je suis prêt, » dit le voyageur, « à subir
(( tout ce que tu me commanderas de plus cruel et de
« plus humihant. » Et aussitôt après s'être confessé, il
jura, étant toujours à genoux, d'accomplir les lois de
la pénitence. « C'est bien, » lui dit l'abbé ; « mainte-
ce nant lève-toi, assieds-toi et écoute: il te faut d'abord
(( faire pénitence pendant sept années dans l'île voi-
(( sine de Tirée, après quoi nous nous reverrons. —
(( Mais, dit le pénitent encore agité par ses remords,
(( comment pourrai-je expier un parjure dont je n'ai
« pas encore parlé? Étant encore dans mon pays, j'ai
« tué un pauvre homme; j'allais être puni de mort
« pour ce crime, et j'étais déjà aux fers, lorsqu'un
(( de mes parents, homme très riche, m'a délivré en
(( payant la compensation voulue. J'ai juré que je le
« servirais pendant tout le reste de ma vie ; mais après
(( quelques jours de servitude j'ai déserté, et me
(jc voici, au mépris de mon serment. » Alors le saint
ajouta qu'il ne pourrait être admis à la communion
pascale qu'après l'expiration des sept années de péni-
tence. Quand elles furent achevées, Columba, après
CHEZ LES SCOTS ET LES PICTES. d67
lui avoir donné la communion de sa main, le renvoya
en Irlande auprès de son patron avec une épée à
poignée d'ivoire en guise de rançon. Mais ce patron
touché par les instances de sa femme, rendit au pé-
nitent sa liberté sans même vouloir de sa rançon.
(( Pourquoi accepterions-nous ce prix que nous envoie
<( le saint homme Golumba? Nous n'en sommes pas
(( dignes. Un tel intercesseur mérite d'être exaucé
(( gratuitement. Sa bénédiction nous vaudra mieux
(( que toute rançon. » Et aussitôt il lui détacha la
ceinture des reins, ce qui était la forme usitée en
Irlande pour la manumission des captifs et des es-
claves. Golumba lui avait en outre prescrit de rester
auprès de son vieux père et de sa mère jusqu'à ce
qu'il leur eût rendu les derniers devoirs. Gela fait,
ses frères le laissèrent aller en disant : « Gardons-
ce nous de retenir un homme qui a travaillé pendant
« sept ans au salut de son âme chez le saint homme
<( Golumba. » Il revint donc à lona en rapportant
l'épée qui avait dû lui ser\ir de rançon, à Golumba.
Gelui-ci lui dit : « Désormais tu t'appelleras Libran,
<( car tu es libre et affranchi de tout lien ; » et il l'admit
aussitôt à faire ses vœux monastiques. Mais lorsqu'il
lui fut prescrit de retourner dans l'ile de Tirée pour
y achever sa vie loin de Golumba, le pauvre Libran,
qui avaitsi docilementobéijusque-là ,tombaà genoux
et pleura amèrement.Gokunba, touché de son déses-
168 APOSTOLAT DE COLUMBA
poir, le consola de son mieux sans cependant revenir
sur son arrêt. Il lui dit toutefois : « Tu vivras loin de
(( moi, mais tu mourras dans un monastère à moi, et
(( tu ressusciteras avec mes moines à moi, et tu auras
(( part avec eux dans le ciel. » Telle fut Thistoire do
Libran, surnommé de la Jonchère, parce qu'il avait
passé bien des années, probablement celles de sa pé-
nitence, à ramasser des joncs \
Devenant chaque jour plus expert dans le grand
art du gouvernement des âmes, ce docteur de la pé-
nitence savait d'une main aussi prudente que vigou-
reuse tantôt relever les consciences abattues et déso-
lées, tantôt dévoiler les faux moines et les faux péni-
tents. A tel religieux qui^ désespéré d'avoir succombé
pendant un voyage aux tentations d'une femme, cou-
rait de confesseur en confesseur sans se trouver ja-
mais assez repentant ou assez puni, il rendait la paix
et la confiance en lui montrant que son désespoir
n'était qu'une hallucination infernale, et en lui infli-
geant d'ailleurs une pénitence assez forte pour le con-
vaincre de la rémission de son péché ". A tel Irlandais
qui, coupable d'inceste et de fratricide, avait voulu,
bon gré, mal gré, se réfugier à lona, il imposait un
exil perpétuel d'Irlande et douze ans de pénitence
1. Il mourut en effet longtemps après Columba, àDurrow, l'une
des premières fondations du grand abbé en Irlande. Adamn,, II, 39.
2. O'DoNNELL, lib. I, c, 24.
CHEZ LES SCOTS ET LES PICTES. 160
parmi les sauvages de la Galédonie, tout en prédisant
que le faux pénitent périrait pour n'avoir pas voulu
accepter cette expiation * . Arrivé un jour dans une
petite communauté formée par lui dans une des îles
voisines d'Iona % et destinée à recevoir pendant un
temps de probation les pénitents qui venaient s' éprou-
ver, avec plus ou moins de persévérance et de sincé-
rité, auprès de l'illustre exilé, il prescrivit d'ajouter au
repas quelques douceurs et d'en faire jouir les péni-
tents eux-mêmes; mais l'un de ceux-ci, plus scrupu-
leux qu'il ne fallait, refusa d'accepter, même de la
main de l'abbé, ces mets : «Ah! » lui dit Golumba,
(( tu refuses le soulagement que ton supérieur et moi
((nous t'ofProns. Eh bien, il viendra un jour où tu
((redeviendras voleur comme tu Tas été, tu iras
(( voler et manger de la venaison dans les forêts
(( d'où tu viens. » Et la chose arriva comme il l'avait
prédite ^
Malgré ces précautions et cette apparente dureté,
le nombre des néophytes qui se pressaient pour vivre
sous la règle de Golumba augmentait de plus en plus.
Tous les jours et à chaque instant du jour, l'abbé et
ses compagnons, du fond de leurs cellules ou pendant
leurs travaux en plein air, entendaient pousser de
1. Adamn., I, 22.
2. A Hirnba, dont on ne sait pas le nom moderne.
3. Adamn., I, 21.
MOINES d'oCC, III. 10
170 APOSTOLAT DE COLUMBA
grands cris de l'autre côté de l'étroit bras de mer qui
sépare lona de Tîle voisine de Mull. Ces cris étaient
le signal convenu pour ceuxqui voulaient être admis
à loua et qu'il fallait envoyer chercher dans une
barque du monastère ' . Parmi ceux que cette barque
amenait, quelques-uns ne désiraient que des secours
matériels, des aumônes ou même des médicaments;
mais la plupart demandaient à faire pénitence et à
passer un temps plus ou moins long dans le nouveau
monastère. Golumba savait soumettre leur vocation
â de longues épreuves. Une fois seulement on le vit
imposer en quelque sorte le vœu monastique à deux
pèlerins au moment même de leur arrivée, parce
qu'un instinct surnaturel lui avait révélé et leurs
vertus et leur mort prochaine ".
L'étroite enceinte d'Iona devint bientôt trop res-
serrée pour cette foule croissante, et de cette petite
colonie monastique sortirent successivement un es-
saim de colonies analogues qui allèrent implanter,
dans les îles voisines et sur le continent de la Calé-
donie, des communautés filles d'Iona et soumises à
l'autorité de Golumba.
Les anciennes traditions lui attribuent la fondation
de trois cents monastères ou églises tant enCalédonie
qu'en Hibernie, dont cent dans les îles ou sur lesri-
1. Adamn., 1,25,26, 27, 32,43.
2. Adamn., I, 32.
CHEZ LES SCOTS ET LES PICTES. 17 î
vagcs maritimes clesdeiix pays. L'érudition modern(>
a retrouvé et enregistré les noms de quatre-vingt-dix
églises qui font remonter leur origine jusqu'à lui, et
qui toutes ou presque toutes devaient se rattacher,
selon l'usage du temps, à des communautés monas-
tiques ' . La trace de cinquante-trois de ces églises
subsiste encore dans l'Ecosse moderne, inégalement
partagées entre les régions habitées par les deux
races qui se partageaient alors la Galédonie". Les îles
de l'ouest et la contrée occupée par les Scots venus
d'Irlande en renferment trente-deux; les vingt et une
1. Jocelyn, dans sa Vie de saint Patrice, c. 89, lui en attribue
cent; ce chiffre est porté à trois cents par O'Donnell, 1. m, c. 32.
Colgan en a nommé soixante-six. dont Columi)a aurait été le fon-
dateur, soit directement, soit indirectement (c'est six de plus que
saint Bernard). Cinquante-huit de ces fondations sont situées en
Irlande. Mais Colgan regarde comme ayant été fondées par lui
presque toutes les églises d'Ecosse antérieures à la date de sa mort,
en 597. Bede, m, 4, semble donner Durrow et lona comme les
seules fondations directes de Columba, et les autres comme procé-
dant de ces deux .- « Ex utroque monasterio plurima exinde mo-
nasteria per discipulos et in Britanniaet inScolia propagata sunt. »
Mais il se trompe évidemment, au moins en ce qui touche Derry-
— Toutes ces communautés réunies sous la suprématie de l'abbé
d'Jona portaient la dénomination de Familia Columba-Cille.
2. Cette énumération du docteur Reeves [Append. Il) pourrait
être fort augmentée, à ce qu'il dit lui-même. Les trente-deux églises
ou monastères inter Scottos comprennent celles des îles de l'ar-
chipel des Hébrides, telles que Skye, Mull, Oronsay et jusqu'à l'îlot
si reculé de Saint-Kilda, dont une des trois églises portait son
nom. Dans les vingt et un inter Pictos est compris Inclicolm, île
près d'Edimbourg. Ces cinquante-trois et les trente-sept déjà
relevés par le docteur Reeves, en Irlande, arrivent bien près du
chiffre de cent, donné par l'auteur de la Vie de saint Patrice.
172 APOSTOLAT DE COLUMBA
autres signalent les principales stations du grand
missionnaire dans le pays des Pietés. Les juges les
plus éclairés parmi les protestants écossais s'accor-
dent à faire remonter aux enseignements de Go-
lumba, à ses fondations et à ses disciples, toutes les
églises primitives et la très ancienne division pa-
roissiale de l'Ecosse ^ .
Mais il est temps de dire quelles étaient ces popu-
lations dont Columba venait conquérir la confiance
et où se recrutaient les communautés de sa famille
monastique.
La région de la Grande-Bretagne qui a reçu le
nom de Calédonie ne comprenait pas toute l'Ecosse
moderne ; elle n'embrassait que les contrées au nord
de l'isthme qui sépare la Glyde de la Forth, ou Glas-
gow^ d'Edimbourg. Au nord et à l'est, toute cette
région était entre les mains de ces terribles Pietés
dont les Romains n'avaient pas pu venir à bout, et
qui étaient la terreur des Bretons. Mais à l'ouest et
au sud-ouest, sur la côte où avait abordé Columba,
il trouvait une colonie d'hommes de son pays et de
sa race, c'est-à-dire des Scots d'Irlande, destinés à
devenir les seuls maîtres de la Calédonie et à lui
donner son nom d'Ecosse 'o
1. Voir surtout Cosmo Ijnnes, le modeste' et savant auteur des
excellents ouvrages intitulés : Scotland in themidcUe-ages, 1860, et
Shetches of Early Scotch History, 1861.
2. Ne nous lassons pas de répéter ce qu'il a fallu prouver par
CHEZ LES SCOTS ET LES PIGTES. 173
Depuis plus cFuR demi-siècle (500-503), et à la
suite de plusieurs autres invasions ou émigrations
analogues, une colonie d'Irlandais, ou, comme on
disait alors, de Scots, appartenant à la tribu des Dal-
riadiens' , avait traversé la mer qui sépare le nord-
est de l'Irlande du nord-ouest de la Grande-Bre-
tagne, et s'était créé un établissement entre les
Pietés du nord et les Bretons du midi, dans les îles
toute la science d'Ussher, de White, de Colgan, de Ward, savoir : que
la sainte et savante Scotia des anciens n'était autre chose que l'Ir-
lande. La dénomination de Scotia ne devint l'apanage exclusif des
Écossais, c'est-à-dire des colons irlandais en Calédonie, que vers les
douzième et treizième siècles, au temps de Giraldus Cambrensis, au
moment où la puissance des vrais Scots déclinait en Irlande, sous la
conquête anglo-normande. Les Bollandistes ont appliqué le nom
très approprié de Scotia Nova ou Hiberno-Scotia aux colonies scoti-
ques venues d'Irlande dans l'Ecosse actuelle. VitaS. Cadroc, ap. Act.
SS. Martii, 1. 1, p. 473, et Vila S. Domnani, Act. SS. Aprilis, t. II,
p. 487. LesAnglaisraodernesse servent aussi d'une dénomination his-
toriquement exacte, en qualifiant de North Britain le royaume
d'Ecosse depuis son union avec l'Angleterre. — M. Varin, dans les
mémoires que nous avons déjà cités, a constaté l'obscurité des ori-
gines politiques et religieuses de la Calédonie ; il remarque que des
trois populations primitivement signalées dans cette partie de la
Grande-Bretagne, la seule qui ait conservé son nom est celle qui était
arrivée la dernière sur le sol qui de ce nom s'appelle encore l'Ecosse. Il
D'est d'ailleurs pas éloigné de croire que l'Irlande a parfois revendi-
qué pour elle des faits civils et religieux accomplis au sein de sa co-
lonie.
1 . Ces Dalriadiens provenaient eux-mêmes des Pietés, qui, sous le
nom de Cruilhne ou Cruithnii, avaient longtemps dominé sur une
partie de l'Irlande. Voir Reeves, p. 33, 67 et 94. O'Kelly, notes de la
nouvelle édition du Cambrensis Ever sus, de Lynch, t.I, p. 436, 463,
495. Au temps de Columba, ils occupaient encore les comtés actuels
d'Autrim et de Down.
10
174 APOSTOLAT DE COLUMBA
et sur la côte occidentale de la Galcdonie, au nord
de Tembouchure de la Glyde et dans la contrée
qui a pris depuis le nom d'Argyle. Les chefs ou rois
de cette colonie dalriadienne, destinés à devenir la
souche de ces fameux et infortunés Stuarts qui ont
régné sur FÉcosse et l'Angleterre, avaient dès lors
consolidé leur pouvoir naissant avec l'aide des
princes Nialls, qui dominaient dans le nord de l'Ir-
lande, et dont Golumba était issu. Golumba leur
tenait d'ailleurs par un lien très proche ; sa grand""
mère paternelle était fille de Lorn, le premier ou F un
des premiers rois de la colonie' ; il était donc parent
du roi Gonnal, sixième successeur de Lorn et qui,
au moment de son débarquement, était depuis trois
ans (560) le chef des émigrés scotiques en Galédonie.
lona, où il s'était fixé, se trouvait à la limite septen-
trionale de la domination alors encore très limitée
des Dalriadiens, et pouvait être regardée comme un(^
dépendance de leur nouvel Etat, non moins que de
celui des Pietés, qui occupaient tout le reste de la
Galédonie. Golumba entra aussitôt en relation avec
ce prince : il alla le trouver dans sa résidence de
terre ferme, et obtint de lui, au double titre de com-
patriote et de cousin, la donation de l'îlot inhabité
où il venait de s'établir -.
1. Voir le tableau généalogique dans Reeves, p. 8, note 4.
2. TiGHERNACii, Annales, ad ann. 574. Cf. Adamn., I, 7.
CHEZ LES SGOTS ET LES PICTES. 175
Ces Scots, venus crirlandc depuis la conversion de
File par saintPatrice, étaient probablementclirétiens,
comme tous les Irlandais, au moins de nom ; mais on
ne voit chez eux aucune trace certaine d'organisation
ecclésiastique ni surtout d'institutions monastiques
avant l'arrivée de Golumba à loua. Pas plus que sur
les Pietés méridionaux l'apostolat de Ninias et de
Palladius ne semble avoir produit sur eux d'im-
pression durable'. 11 fallait un nouvel apostolat de
missionnaires celtiques pour renouveler l'œuvre des
missionnaires romains, antérieure d'un siècle". Go-
lumba et ses disciples ne négligèrent rien pour forti-
fier et propager la religion chez leurs compatriotes
émigrés comme eux. On le voit, dans les récits
d'Adamnan, administrer le baptême et les autres se-
cours de la rehgion aux populations de race scotique
dont il traversait les territoires, en y posant les
premières assises de ses fondations monastiques.
Divers traits plus ou moins légendaires indiquent
assez que ces populations, même chrétienne s, avaient
grand besoin d'être instruites, dirigées et retenues
1. C'est ce qui explique la qualificalion d'apostats donnée par
saint Patrice aux Scots et aux Pietés de son temps, ce Socii Scoto-
rum atquePictorumapostatarum... pessimorum atque apostatarum
Pictorum. » Voir la citation entière au tome 11, liv. ix, chap. 1.
2. Les Scots d'Irlande, récemment convertis, reconquirent au
christianisme les Scots de Calédonie. Les Pietés, oublieux de Ninias
et de Rome, accueillirent une deuxième fois l'Évangile qu'on leur
rapportait d'Hibernie au nom de la Bretagne. VAriN, 2'' Mémoire.
176 APOSTOLAT DE COLUMBA
dans la bonne voie ; ils signalent en outre, à l'endroit
du nouvel apôtre de leur race, une certaine défiance
qui ne dut céder que devant l'ascendant prolongé de
son dévouement et de ses incontestables vertus.
Golumba était encore dans la force de l'âge quand
il vint se fixer à loua. Il avait au plus quarante-deux
ans. Tous les témoignages s'accordent à vanter sa
virile beauté, sa taille remarquablemnnt élevée, sa
voix douce et sonore, la cordialité de son accueil, la
gracieuse dignité de ses manières et de toute sa per-
sonne\ Ces agréments extérieurs, unis à la renom-
mée de ses austérités et à la pureté inviolable de ses
mœurs, faisaient naître des impressions diverses et
singulières chez les païens comme chez les chré-
tiens encore bien imparfaits de la Calédonie. Le roi
de la colonie dalriadienne voulut mettre cette vertu
à l'épreuve en lui présentant sa fille, remarquable-
ment belle et revêtue de ses plus riches ornements.
Il lui demanda si la vue de cette belle créature ainsi
parée n'excitait pas en lui quelque complaisance.
(( Sans doute , » répondit le missionnaire, « la com-
1. Erat aspectu angelicus... Omnibus car QS,hilarem seniper faciem
ostendens... cujus alta proceritas.,, Adamn., Prœf'., et I, 1. — Vir
tantee deditus austeritati... tamen exteriori forma et corporis habitu
speciosus, genisriibicundus et vultu hilaris... semper apparebat et
omnibus... Colloquioaflfabilem,benignum, jucundum et interioris Ise-
tilise a Spiritu sancto infusœ indicia, hilari vultu prodentem se seni-
per exhibebat. O'Donnell, Vita quinta, 1. m, c. 43.
CHEZ LES SCOTS ET LES PICTES. 177
(( plaisance de la chair et de la nature ; mais sachez
(( bien, seigneur roi, que pour tout l'empire du
« monde, quand même il me serait accordé avec
(( ses honneurs et ses voluptés jusqu'à la fin des
(( temps, je ne voudrais pas céder à ma faiblesse
(( naturelle * . »
Vers le même temps, une femme qui habitait non
loin d'Ionalui tendit un piège moins grossier et plus
redoutable. Éprise pour le célèbre et charmant exilé
d'une passion aussi coupable que violente, elle conçut
le projet de le séduire et sut l'attirer chez elle. Mais
dès qu'il eut reconnu le dessein qu'elle nourrissait,
il lui adressa une exhortation sur la mort et le juge-
ment dernier, qu'il termina en la bénissant avec le
signe de la croix. La tentatrice fut ainsi délivrée de
ses propres tentations; elle continua à l'aimer, mais
avec un religieux respect. On ajoute qu'elle devint
elle-même un modèle de sainteté -.
Mais c'était vers une autre race, différente de ses
compatriotes scotiques et d'un accès bien autrement
difficile, queColumbase sentait entraîné, tant par la
pénitence qui lui avait été imposée que par les besoins
1. O'DoNNELL, lib. II, c. 39. — Le roi qui figure dans ceUe anec-
dote ne paraît pas devoir être, comme le veut O'Donnell, Aïdan,
lequel ne commença à régner sur la colonie scotique, voisine dlona,
qu'en 574, onze ans après l'arrivée de Columba à lona^ mais plutôt
son prédécesseur Connell.
2. O'Donnell, 1. ii, c. 25.
178 APOSTOLAT DE COLUMBA
de l'Église et de la chrétienté (555-575). Pendant
que les Scots venus d'Irlande occupaient les île&
et une partie des côtes occidentales de la Galé-
donie, tout le nord et l'est, c'est-à-dire de beau-
coup la plus grande partie du pays, étaient ha-
bités par les Pietés, et ceux-ci étaient encore païens.
Originaires de la Germanie, selon Tacite; de la
Scythie , selon Bede , ces habitants primitifs de
la Grande-Bretagne, restés inaccessibles aux in-
fluences romaines et chrétiennes, devaient leur nom
à l'habitude qu'ils avaient conservée de combattre
nus et de se peindre le corps de diverses couleurs,
comme tous les anciens Bretons, au temps de l'inva-
sion de César. Plus d'un siècle auparavant, nous l'a-
vons vu^ le saint évêque breton Ninian avait prêché
la foi aux Pietés du midi, c'est-à-dire à ceux qui ha-
bitaient les bords du Forth et qui s'étaient mêlés aux
Bretons dans les régions situées au sud de cette ri-
vière. Mais outre que les traces de l'apostolat de Ni-
nian semblent s'être dès lors effacées pour ne renaître
que plus tard, la grande majorité des Pietés était res-
tée païenne, et habitait, au nord des monts Gram-
pians, de vastes régions où nul missionnaire avant
Columba n'avait encore osé pénétrer -. Les trente-
quatre années qu'il avait encore à donner au monde
1. Livre x, chap. V^, page 23.
2. Bede, V, 9; III, 4.
CHEZ LES SCOTS ET LES PICTES. 179
furent principaloiiiont occupées en missions entre-
[)rises pour porter la foi sur les plateaux montueux,
dans les glens ou vallées profondes et les îles nom-
breuses delà Calédonie septentrionale. Là séjournait
une race belliqueuse, avide, intrépide, inaccessible à
la mollesse comme à la peur, à peine vêtue malgré
l'inclémence du climat, opiniâtrement attachée à ses
coutumes, à ses croyances et à ses chefs. Il lui fallait
donc prêcher, convertir et au besoin braver ces peu-
plades redoutables en qui Tacite reconnaissait les plus
reculés des mortels et les derniers champions de la
liberté : terrarum ac libertatis extremos; ces har-
baresqui, après avoir glorieusement résisté à Agri-
cola, avaient chassé les Romains épouvantés de la
Bretagne, dévasté et désolé toute l'île jusqu'àl a ve-
nue des Saxons, et dont les descendants, après avoir
remph l'histoire d'Ecosse de leurs exploits sanglants,
ont donné, sous le nom de Hujhlanders , aux Stuarts
déchus leurs plus indomptables défenseurs, et à
l'Angleterre moderne ses plus glorieux soldats.
Maintes fois il dut franchir cette chaîne centrale
qui forme le point de partage des eaux dont les unes
coulent au nord et à l'ouest dans l'océan Atlantique
et les autres au midi dans la mer du Nord, chaîne que
le biographe de Columba appelle Tépine dorsale de
la Bretagne (dorsum Britannim). Elle sépare les
■comtés actuels d'Inverness et d'Argyle du comté de
180 APOSTOLAT DE COLUMBA
Perth, et comprend les districts si connus des voya-
geurs contemporains souslesnoms deBreadalbane,
d'Athole et des monts Grampians. C'était alors la li-
mite des Scots et des Pietés^ , et c'était là que les an-
cêtres des Pietés, les héroïques soldats de Galgacus,
avaient tenu tête au beau-père de Tacite, qui même
victorieux n'avait pas osé franchir cette barrière".
Maintes fois aussi Golumba suivit la grande vallée
aquatique qui au nord de ces montagnes traverse dia-
gonalement toute F Ecosse du sud-ouest, où se trouve
Iona,aunord-est,au delà d'Inverness. Elle est formée
par une série de golfes allongés et de lacs intérieurs
dont la jonction, opérée par l'industrie moderne, per-
met aux navires de passer d'une mer à l'autre sans
faire le détour des îles Orcades. Il y a quinze siècles,
la religion pouvait seule entreprendre la conquête de
ces âpres et pittoresques régions qu'une population
peu nombreuse, mais soupçonneuse et féroce, dis-
putait aux forêts de pins et aux immenses tapis de
bruyères et de fougères qu'on y retouve encore.
1. Telle est du moins l'assertion d'Adamnan, II, 46. Mais son
contemporain Bede et tous les auteurs modernes placent autrement
cette limite. Selon eux, les Scots s'étendaient dans tout l'ouest de
la presqu'île calédonienne, et les Pietés méridionaux occupaient au
sud des Grampians les provinces actuelles de Perth, Forfar et Fife.
Voir la carte de l'Ecosse au onzième siècle, dans Cosmo Innés, Shet-
clies ofearlij Scotch history. — Bede, III, 4.
2. Waltek Scott, History of Scotland, c. 1,
CHEZ LES SCOTS ET LES PICTES. iS\
Le premier regard jeté par l'histoire sur cette route
maritime y découvre les prédicatious et les miracles
<le Columba. Il navigua le premier dans un frêle
esquif sur le Locli-Ness et sur le fleuve qui en sort ;
il pénétra ainsi, après un long et pénible trajet, jus-
([u'à la forteresse principale du roi des Pietés, dont
on montre aujourd'hui l'emplacement sur un ro-
cher au nord de la ville actuelle d'Inverness. Ce roi
puissant et redouté, qui s'appelait BruidhouBrude,
hlsde Malcolm, ne fit d'abord au missionnaire irlan-
dais qu'un accueil inhospitalier. Enorgueilli , selon
le récit des compagnons du saint, par le faste roya
de sa forteresse, il défendit delui en ouvrir lesportes.
Il n'y avait point là de quoi intimider Cokmiba. Il
s'avance jusqu'au portail, imprime le signe de la
■croix surles deux vantaux, puis les frappe du poing.
Aussitôt les barres et les verrous reculent, lesportes
roulent sur leurs gonds et s'ouvrent toutes grandes.
Columba entre en vainqueur. Le roi , bien qu'entouré
de son conseil, où siégeaient à coup sûr ses pontifes
païens, fut tout saisi de frayeur; il alla au-devant
du missionnaire, lui adressa des paroles pacifiques
et encourageantes, et à partir de ce jour lui rendit
toute sorte d'honneurs ^ . On ne dit pas queBruidh se
1, Bede, HI, 4. — Adamn., I, 35. — On croit que cette forteresse
royale des Pietés occupait l'emplacement du fort vitrifié de Craig
Pharrick, situé sur un rocher, à 1,200 pieds au-dessus de la Ness et
MOINES d'occ, m. H
182 APOSTOLAT DE COLUMBA
fit chrétien, mais pendant tout le reste de sa vieil de-
meura l'ami et le protecteur de Columba. 11 lui con-
firma notamment la possession d'Iona , dont il sembk^
avoir dispute la suzeraineté à souri val , le roi des Scots
dalriadiens, et notre exilé vit ainsi sa nouvelle fon-
dation placée sous la double garantie des deux sou-
verainetés qui se partageaient la Galédonie ^ .
Mais la faveur du roi n'entraînait pas celle des
prêtres païens, signalés par les auteurs chrétiens
sous le nom de Druides ou de Mages, et qui oppo-
sèrent une résistance énergique et persévérante au
nouvel apôtre. Ces prêtres semblent n'avoir point
enseigné ou pratiqué le culte des idoles, mais bien
celui des forces mystérieuses de la nature, du soleil
surtout et des autres corps célestes. Ils suivaient
ou rencontraient le prédicateur irlandais dans ses
courses apostoliques, moins pour le réfuter que
pour retenir et intimider ceux que sa parole gagnait
au Christ. Le caractère religieux et surnaturel qui
était attribué par les druides de la Gaule aux forêts
et aux vieux arbres l'était par ceux de la Calédonie
aux eaux et aux sources, les unes, selon eux, sain-
près de son embouchure dans le golfe de Murray. Les murs vitrifiés,
c'est-à-dire dont les pierres sont noyées, en guise de ciment, dans
une substance vitreuse produite par l'action d'un feu violent, se
retrouvent dans quelques localités de la Bretagne et du Maine, et
sont partout attribués à l'épocjue celtique.
1. Bede, m, 3 et 4. — Cf. Reeves, p. 76.
CHEZ LES SCOTS ET LES PIGTES. 183
taircs et bienfaisantes, les autres malfaisantes et
mortelles. Golumha s'attachait surtout à prohiber
chez les nouveaux chrétiens le culte de ces fontaines
sacrées, et, bravant les menaces des druides, il se
plaisait à boire en leur présence de Peau qui, selon
eux, devait donner la mort à tout homme assez osé
pour en approcher ses lèvres \ Toutefois ils n'em-
ployèrent pas de violences matérielles contre l'étran-
ger que leur prince avait pris sous sa protection. Une
fois seulement, comme Golumba était sorti avec ses
religieux de l'enceinte du fort où résidait le roi,
afin de chanter vêpres, selon la coutume monas-
tique, les druides prétendirent l'empêcher de faire
entendre au peuple les chants rehgieux ; mais lui
entonna aussitôt le psaume LXIV : Eructavit cor
meum verbum bonum : dico opéra mea régi, d'une
voix si formidable, qu[elle réduisit ses adversaires
au silence tout en faisant trembler les assistants
et le roi lui-même qui se trouvait parmi eux.
Il ne se bornait pas à chanter en latin, il prê-
chait; mais, comme le dialecte celtique de ses com-
patriotes les Scots diûerait de celui des Pietés, qu'il
iie savait pas, il lui fallait employer un interprète".
1. Adamn., II, U.
■ 2. Adamn., II, 32. — Rede constate qu'il y avait cinq langues diffé-
rentes employées dans la Grande-Bretagne et les compare aux cinq
livres du Pentaleuque : Anglorum videlicet (c'est-à-dire les Anglo-
Saxons), Britonum, Scottorum, Pictorum et Lalinorum quse medi-
184 APOSTOLAT DE GOLUiMBA
Sa parole n'en était pas moins efficace, bien que
partout contrecarrée par les exhortations en sens
contraire ou les dérisions des prêtres païens. Son
naturel passionné, aussi prompt à l'amour qu'à la
colère, se faisait jour à travers ses prédications apos-
toliques comme naguère dans les luttes de sa jeu-
nesse ; et bientôt se formaient entre lui et ses néo-
phytes des liens d'une tendresse intime, active et
que l'on n'invoquait jamais en vain. Un Picte qui,
l'ayant entendu prêcher par interprète, s'était con-
verti avec sa femme et toute sa famille, devint son
ami et recevait souvent sa visite. Un des fils du
nouveau converti tomba mortellement malade ; les
druides profitèrent de ce malheur pour afier chez
les parents désolés leur reprocher la maladie de
leur enfant comme le châtiment de leur apostasie et
vanter la puissance des anciens dieux du pays, si
supérieure à celle du Dieu des chrétiens. Columba,
prévenu, accourut auprès de son ami ; quand il ar-
riva, l'enfant venait d'expirer. Après avoir consolé
de son mieux le père et la mère, il demande à en-
trer seul dans le réduit où repose le corps de l'en-
fant. Là, il s'agenouille et prie longtemps tout bai-
latione Scripturarum cœleris omnibus est facta communis. Hist.
EccL, 1, 1. — Ce texte, si important pour l'histoire de la philologie,
ne l'est pas moins pour constater à quel point la connaissance de
l'Écriture sainte était dès lors répandue chez les peuples catholiques.
CHEZ LES SCOTS ET LES PIGTES. iS:\
i>iié de larmes. Puis, se relevant, il dit : « Au nom
du Seigneur Jésus-Christ, reviens à la vie et lève-
toi. » A l'instant l'âme revient vivifier le "corps de
l'enfant. Columba Taide à se lever, raffermit ses
pas, le conduit hors de la cabane et le rend à ses
parents. La vertu de la prière était aussi invincible
chez notre saint, dit Adamnan, que chez Élie et
Elisée dans l'ancienne loi, ou dans la nouvelle chez
saint Pierre, saint Paul et saint Jean'.
Tout en prêchant ainsi la foi et la grâce par l'in-
termédiaire d'un traducteur, il savait reconnaître,
admirer et proclamer, jusque chez ces peuplades
sauvages, les lumières et les vertus de la loi natu-
relle. Il en discernait les rayons chez tel auditeur
inconnu, à l'aide du don surnaturel de lire dans le
secret des cœurs et dans la nuit de l'avenir, qui se
développa de plus en plus en lui à mesure que
s'étendait sa carrière apostolique. Un jour, pendant
qu'il évangélisait l'île principale des Hébrides, et la
plus voisine du continent", il s'écria tout à coup :
a Mesfds, aujourd'hui même A^ous allez voir arriver
(( dans cette île un vieux chef de cette nation des
(( Pietés qui a gardé fidèlement toute sa vie les pré-
1. Adamn., II, 32.
2. Celle de Skye, la même où le prétendanl Charles-Edouard sé-
journa longtemps, en 1746, après la défaite de Culloden, et fit la ren-
contre de Flora Macdonald.
186 APOSTOLAT DE COLUMBA
(( ceptes de la loi naturelle ; il y viendra pour êtri?
(( baptisé et pour mourir. » En effet, on vit bientôt
approcher de la rive une barque où était assis à la
proue un vieillard tout décrépit qu'on reconnut
pour être le chef d'une des tribus voisines. Deux de
ses compagnons l'enlevèrent sous les bras et vinrent
le coucher devant le missionnaire, dont il écouta
attentivement la parole, reproduite par l'interprète.
Le discours fini, le vieillard demanda le baptême,
puis rendit le dernier soupir, et fut enterré à la
place même où il avait débarqué ' .
Plus tard, dans une de ses missions ultérieures,
comme il voyageait déjà vieux aux bords du Loch-
Ness et touj ours dans la ré gion située au nord d e l'ar ête
centrale du dorsum Briianniœ, il dit aux disciples
qui raccompagnaient : « Marchons vite et allons au-
(( devant des anges qui sont descendus du ciel et qui
(( nous attendent auprès d'un Picte qui a fait le
(( bien selon la loi naturelle, pendant toute sa vie et
(( jusqu'à une extrême vieillesse; il faut que nous
(( puissions le baptiser avant sa mort. » Puis, hâtant
le pas et devançant ses disciples, autant que le per-
mettait son grand âge , il arriva dans une vallée retirée
qui s'appelle aujourd'hui Glen Urquhart et où il
trouva le vieillard qui l'attendait. Ici il n'est plus
1. Adamn., I, 33.
CHEZ LES SCOTS ET LES PICTES. 187
(j aestion d'interprète , ce qui fait supposer que dans ses
\ieux jours Coluniba avait appris la langue des Pie-
tés. Le vieux Picte l'écouta prêcher, reçut le bap-
1 ème etrendit à Dieu, avec unejoyeuse sécurité, l'âme
qu'attendaient les anges entrevus par Columba' .
L'humanité, non moins que la justice naturelle,
revendiquait ses droits dans ce cœur généreux. Ce
fut au nom de l'humanité-, nous dit expressément
son biographe, qu'il implora la liberté d'une jeune
esclave née en Irlande et captive d'un des principaux
inages ou druides. Ce mage s'appelait Broïchan et
vivait auprès du roi, dont il avait été le père nourri-
cier, ce qui constituait chez les peuples celtiques un
lien d'une force et d'une autorité singulières ^ Soit
par orgueil sauvage, soit par animosité contre la
1. Adamn., Ul, 14.
2. Id., II, 33.
3. Les devoirs réciproques des nourriciers et de leurs nourrissons
(Fosterage) étaient minutieusement réglés par les lois des Bretons.
Au douzième siècle, Giraldus Cambrensis remarquait encore que,
<'liez les Irlandais, les frères et les sœurs de lait étaient unis par un
lien plus fort et plus tendre que les frères et les sœurs du môme sang.
Le docteur Lynch, dans son Cambrensis Eversus (d'abord publié en
1662 et réédité par le professeur Kelly en 1850), s'étend sur l'impor-
tance du lien qui unissait les princes et tes seigneurs irlandais à leur
père nourricier et à leurs frères de lait; il rappelle Mardochée, V?
père nourricier d'Estber; Clitus, le frère de lait d'Alexandre le Grand,
parmi divers exemples de l'bistoire sainte et profane à l'appui de sa
Uîèse. Son nouvel éditeur affirme (t. II, p. 141, 162) qu'au concile de
Trente, l'évèque irlandais de Raphoë, Donald Mac Congal, démontra
que le fosterage et le gossipred (cognatio spiritualis) étaient la prin-
cipale sauvegarde de la paix publique en Irlande.
188 APOSTOLAT DE COLUMBA
religion nouvelle , le druide écarta durement et obsti-
nément la prière de Golumba. « Eh bien, » lui dit
l'apôtre en présence du roi, ce apprends, Broïchan,
(( que si tu refuses de rendre la liberté à cette cap-
ce tive étrangère , tu mourras avant que je sorte
(( de cette province. » Cela dit, il sortit du château,
se dirigeant vers cette rivière de Ness qui figure si
souvent dans son histoire. Mais il est bientôt rejoint
par deux cavaliers qui viennent lui annoncer de la
part du roi que Broïchan, victime d'un accident pro-
videntiel, était à l'agonie et tout disposé à mettre en
liberté la jeune Irlandaise. Le saint ramassa au bord
de l'eau un caillou qu'il bénit et qu'il remit à deux
de ses religieux, avec l'assurance que le malade
guérirait en buvant de l'eau où cette pierre aurait
trempé, mais seulement à la condition expresse que
la captive serait déliATée. Elle fut aussitôt remise
aux compagnons de Golumba et retrouva ainsi sa
patrie en même temps que sa liberté i.
Le druide guéri n'en demeura pas moins hostile
à l'apôtre. Comme les mages de Pharaon, il voulut
susciter contre le nouveau Moïse les résistances de
la nature. Au jour fixé pour son départ, Columba,
en arrivant, suivi d'une foule nombreuse, au lac
étroit et allongé d'où sort la Ness et où il devait
1. Adamn., II, 33.
CHEZ LES SCOTS ET LES PICTES. 189
s'embarquer, trouva, comme l'en avait menacé
Broïchan, un très fort vent contraire et l'air obscurci
par un épais brouillard. Les druides triomphaient
déjà. Mais Golumba, montant dans sa barque, or-
donna aux rameurs effrayés de tendre la voile contre
le vent, et tout le peuple le vit naviguer rapidement
et comme poussé par des brises favorables vers
l'extrémité méridionale du lac par où il retournait
à lona. Il ne partait d'ailleurs que pour revenir
bientôt , et il revint assez souvent pour achever la
conversion de toute la nation picte en détruisant à
jamais l'autorité des druides dans ce dernier refuge
du paganisme celtique'. Cette race sanguinaire et
indomptable fut enfin conquise par le missionnaire
irlandais. Avant d'achever sa glorieuse carrière,
il avait parsemé leurs forêts, leurs défilés, leurs
montagnes inaccessibles, leurs bruyères sauvages,
leurs îles à peine habitées, d'églises et de sanctuaires
monastiques.
Golumba eut pour collaborateurs dans ses nom-
breuses missions chez les Pietés des rehgieux irlan-
dais, venus avec lui à loua ou qui l'y avaient rejoint
plus tard. La renommée de ces bienfaiteurs, de ces
civilisateurs obscurs d'une région si reculée, a dis-
paru bien plus complètement encore que celle de
1. Adamn. , U, 34. — Le lieu où il débarqua est aujourd'hui occupé
par le fort Augustus, où commence le canal Calédonien.
11.
190 APOSTOLAT DE GOLUMBA
Golumba; c'est à peine si l'on peut démêler leur
souvenir dans les traditions de quelques églises dont
on retrouve l'emplacement sur les vieilles cartes
d'Ecosse. Tel fut Malruve (642-722 ' ) , proche parent
de Columba et descendant comme lui de la race
royale des Nialls, mais formé dans le grand monastère
de Bangor, qu'il avait quitté pour suivre son illustre
cousin en Albanie, en passant par loua. Il lui sur-
vécut longtemps, car il fut, pendant cinquante et un
ans, abbé d'une communauté située à Apercrossan^ ,
sur la plage nord-est de la Galédonie, en face de
la grande île de Skye, avant d'expirer, selon la tra-
dition locale, sous le fer des pirates norvégiens.
Sur la rive opposée , dans ce massif saillant qui
forme l'extrémité orientale de l'Ecosse et qui s'est
appelé depuis le comté de Buchan, diverses églises
font remonter leur origine à Columba et à l'un de
ses disciples irlandais nommé Drostan. Le mor-maer
ou chef du pays leur avait d'abord refusé la permis-
sion de s'y établir; mais, son fils étant tombé mor-
tellement malade , il courut après les missionnaires
en leur offrant le territoire nécessaire à leur fonda-
tion et en leur demandant de prier pour le mori-
1. W. REiivEs, Saint Maelrubha : hls history and cimrches.
Edinburgh, 1861. — Cf. Act. SS. Bolland., t. VI August., p. 132.
2 Aujourd'hui Applecross. — Vingt et une paroisses du nord de
l'Ecosse ont été primitivement dédiées à ce saint.
CHEZ LES SCOTS ET LES PICTES. 191
bond. Ils prièrent, et Fenfaiit guérit. Après avoir
béni le nouveau sanctuaire, et prédit qu'aucun de
€eux qui le profaneraient ne vaincrait ses ennemis
ou ne vivrait longtemps , Columloa y installa son
compagnon et se mit en devoir d'aller plus loin. En
se voyant ainsi condamné à vivre loin de son maître,
Drostan ne put retenir ses larmes; car tous ces
vieux saints dans leur rude et laborieuse carrière
s'aimaient avec une tendresse passionnée, qui n'est
certes pas le trait le moins attachant de leur carac-
tère, et qui fait reluire sur leurs fronts, au milieu
des obscurités de la légende, une flamme inextin-
guible. Alors Columba dit : « Nous appellerons ce
lieu le Monastère des Larmes; » et ce nom est tou-
jours resté depuis lors à la grande abbaye^ qui a
1 Said Columb-cille : « let Déar (Tearj be itsname henceforward. »
— Ce récit se trouve en langue celtique dans le plus ancien manus-
crit connu qui soit relatif à l'Ecosse; c'est un Évangéliaire enluminé
du neuvième siècle, avec des annotations marginales en irlandais qui
constatent les donations faites à Columba et à Drostan. Récemment
découvert à Cambridge, il va être publié sous le nom de Book of
JDe^?•parM. Stuaut, qui en a déjà donné des extraits dans ses Sculp-
furedStones ofScotland,\).l^. Cf. Cosmo I^s^es, Scotland m the
middle âges, p. 325. — Le monastère de Deir fut reconstruit pour
les Cisterciens par le comte de Buchan, en 1213. La prédiction de Co-
lumba se vérifia au détriment de la famille du comte Maréchal, qui
fut le premier dévastateur du monastère, après la Réforme. Ce comte,
chef de la grande maison de Keith, l'avait reçu en don du roi Jac-
ques VI. En vain sa femme, fille de lord Home, lavait-elle supplié
(le ne pas accepter cette donation sacrilège. 11 ne l'écouta pas. La
nuit suivante elle vit en songe une quantité de moines, vêtus comme
ceux de Deir, entourer le château principal du comte, le Craig de
d92 APOSTOLAT DE COLUMBA.
duré mille ans sur cet emplacement : Qui seminant
in lacnjmis, in exultatione metent.
Dunnotijr, situé sur un rocher immense au bord de la mer. Ils se
mettent à démolir le rocher, sans autres outils que des canifs ; h ceite
vue, la comtesse va chercher son mari pour qu'il les détourne de cette
entreprise : mais quand elle revint, les rocher et le château avaient
déjà été minés et renversés par les canifs des moines, et l'on ne voyait
plus rien que les débris du mobilier flottant sur la mer ! — On in-
terpréta aussitôt cette vision comme l'annonce d'une catastrophe fu-
ture, et l'emploi des canifs par la longueur du temps qui s'écoule-
rait avant sa vérification. Dès ce moment cette puissante maison
alla s'appauvrissant et succomba en 1715 dans la rébellion stuar-
tiste.
CHAPITRE lY
Columba sacre le roi des Scots; se rend à TAssem-
semblée nationale d'Irlande; y défend l'indépen-
dance de la colonie hiberno-scotique et sauve la
corporation des bardes.
Sollicitude passionnée de Columba pour ses pioches et ses compa-
triotes. — 11 protège le roi Aïdan dans sa lutte contre les Anglo-
Saxons de Northumbrie. — Ce même roi se fait couronner par
Columba à lona : premier exemple du sacre chrétien des rois.
— La pierre des destins : la descendance d'Aïdan, — Synode ou
parlement de Drumceitt en Irlande. — Aëdh, monarque d'Ir-
lande, et Aïdan, roi des co'on^^ irlandais établis en Ecosse. —
L'indépendance de la nouvelle royauté écossaise est reconnue
par l'ascendant de Columba. — 11 intervient en faveur des
bardes, dont la proscription est proposée par le monarque.
— Puissance et excès de cette corporation. — Columba obtient
que le ban grain ne soit pas brûlé à cause des mauvaises her-
l)es. — Chant de reconnaissance des bardes en il'honneur de
leur sauveur. — Columba, réprimandé par son disciple, ne
veut pas que ce chant soit redit pendant sa vie. — Dévotion
superstitieuse qui s'y attache après sa mort. — Alliance intime
de la musique et de la poésie avec la religion en Irlande. —
Les bardes transformés en ménestrels sont les premiers cham-
pions de l'indépendance nationale et de la foi catholique con-
tre la conquête anglaise. — Proscrits avec acharnement, ils
persévèrent jusqu'à nos jours. — Les Mélodies Irlandaises de
Moore. — La muse celtique au service des vaincus dans les
Highlands d'Ecosse comme en Irlande.
On se tromperait en croyant que les missions de
Columba chez les Pirtcs purent absorber sa vie ou
1 94 COLUMBA
son âme. Ce fidèle amour de sa race et de son pays,
qui Pavait ému de compassion pour la jeune Irlan-
<laise, captive des Pietés, ne lui permettait pas de
rester indifférent aux guerres et aux révolutions qui
constituaient le fond de la vie nationale des Scots
d'Irlande comme de la colonie irlandaise en Ecosse.
Il n'y a pas dans son caractère de trait plus marqué
que sa sollicitude constante, sa sympathie passion-
née, après son installation à lona tout comme au-
paravant, pour les conflits sanglants que livraient
en Irlande ses compatriotes et ses proches. Rien ne
lui tenait plus à cœur que cette parenté. On le voit
sans cesse préoccupé de tel ou tel homme par cette
seule raison. « Cet homme-là, » disait-il ce est de
c( ma race, il me faut l'aider; il me faut prier pour
« lui, parce qu'il est de la même souche que moi...
« Cet autre est de la parenté de ma mère... Voilà, »
disait-il encore, ce voilà mes amis et mes proches,
(( ceux qui descendent des Nialls comme moi, les
(( voilà qui se battent M » Et c'était du fond de son
île déserte qu'il assistait par le cœur et la pensée à
ces batailles, comme naguère il y avait pris part de
sa personne. Il respirait de loin l'air des combats,
les devinait par ce que ses compagnons regardaient
comme un instinct prophétique, les racontait à ses
rehgieux, aux Irlandais, ses compatriotes, aux
1. Adamn., II, 40; I. 49; ï, 7.
ET LA CORPORATION DES BARDES. 19o
Scots de Calédonie qui venaient le trouver dans sa
nouvelle demeure. A plus forte raison son âme s'en-
tlammait-elle quand il pressentait une lutte où ses
nouveaux voisins les colons Dalriadiens se compro-
mettraient soit avec les Pietés, qu'ils devaient un
jour conquérir, soit avec les Angio-Saxons.
Un jour, vers la fin de sa vie, étant seul avec
Diarmid, son ministre (comme on appelait le reli-
gieux attaché à son service personnel), il s'écria tout
à coup : (( Vite la cloche ! sonne la cloche à l'instant ! »
Or, la cloche du modeste monastère n'était qu'une
de ces petites clochettes en fer battu et de forme
carrée, conmie on en montre encore quelques-unes
dans les musées d'Irlande, absolument pareilles à
celles que portent les bestiaux dans le Jura et en
Espagne ; elle suifisait aux besoins de la petite com-
munauté insulaire. A ce son, les religieux accou-
rent, s'agenouillent autour de leur père, « Or sus, »
leur dit-il, ce priez, priez avec une intense ferveur
<( pour notre peuple, pour le roi Aïdan; car voici,
<c à ce moment même, la bataille qui commence
<( entre eux et les barbares. » Quand la prière eut
duré quelque temps, il reprit : « Voilà que les bar-
ce bares s'enfuient, Aïdan est vainqueur^ ».
Ces barbares, contre lesquels Golumba faisait
sonner la clochette et retentir les prières de ses
I. Adamn., I, 8.
4 96 COLUMBÂ
moines, étaient les Anglo-Saxons de laNortlmmbrie,
alors encore païens, et dont les descendants allaient
devoir le bienfait inestimable du christianisme à des
missionnaires sortis d'iona et de la postérité spiri-
tuelle de Golumba. Mais alors ils ne songeaient qu'à
prendre une revanche terrible des maux que la Bre-
tagne, avant d'être conquise par eux, avait endurés
lors des incursions scoto-pictiques, et ils étendaient
chaque jour davantage leur domination du côté de
la Galédonie.
Quant au roi Aïdan\il avait remplacé, comme
chef de la colonie dalriadienne dans l'Argyle, son
cousin germain, le roi Gonnall, qui avait garanti
à Golumba la possession d'iona. Son avènement eut
lieu en 574 , onze ans après le débarquement de
Golumba ; et rien ne prouve mieux l'ascendant con-
quis par le missionnaire irlandais pendant ce court
intervalle que la résolution suggérée à Aïdan de
faire consacrer sa royauté par Fabbé d'iona. Gelui-ci,
quoique fort ami d' Aïdan, ne voulait pas de lui pour
roi et lui préférait son frère. Mais un ange lui ap-
parut trois fois de suite pour lui ordonner de sa-
crer Aïdan, conformément au rite prescrit dans un
livre recouvert de cristal qui lui fut laissé à cet
effet". Golumba qui était alors dans une île voisine,
1. iEdan, rex Scoltorum qui Britanniam inhabilant. Bede, 1, 34.
2. Adamn., 111, 5. — C'est le fameux Vitreus Codex^ qui selon un
ET LA CORPORATION DES RARDES. d97
revint à lona, où il fut rejoint par le nouveau roi.
Docile à la vision céleste qu'il avait eue, Fabbé im-
posa les mains sur la tète crAïclan, le bénit et l'or-
donna roi '. 11 inaugurait ainsi non seulement une
nouvelle royauté, mais un rite nouveau qui devint
plus tard la plus auguste solennité de la vie des
peuples chrétiens et dont le couronnement d'Aïdan
est le premier exemple authentiquement connu en
Occident. 11 prenait ainsi vis-à-vis de la royauté
scotique ou dalriadienne la même autorité que celle
dont se trouvaient déjà investis les abbés primats
d'Armagh, successeurs de saint Patrice, à l'égard
des monarques d'Irlande. On s'étonne de voir cette
autorité suprême et ces fonctions augustes conférées
à de simples abbés, au détriment des évêques. Mais
à cette période de l'histoire ecclésiastique des peu-
ples celtiques, l'épiscopat est tout à fait dans Tom-
bre ; les abbés et les moines paraissent seuls grands
et seuls influents, et nous verrons les successeurs de
(^olumba garder longtemps cette suprématie singu-
lière sur les évêques.
Selon la tradition nationale des Écossais, ce nou-
veau roi Aïdan fut sacré par Golumba sur une grande
récit donné par Reeves, fut seulement montré à Columba par l'ange
et ne demeura point entre ses mains.
1. Martène [De antiqnis rilibus Ecclesiœ, t. III, 1. ir, c. 10, au
traité De solemni recjum benedictioné],à\\,(\\xQ le sacre d'Aïdan est
le premier exemple connu de cette solennité.
198 COLUMBA
pierre, dite la Pierre du Destin. Cette pierre fut
ensuite transférée dans le château de Dunstaffnage,
dont on voit encore les ruines sur la plage du pays
d'Argyle, non loin d'Iona ; puis à l'abbaye de Scone,
près d'Edimbourg ; puis enfin par le cruel conqué-
rant de l'Ecosse, Edouard P^ à Westminster, oii elle
sert encore de piédestal au trône des rois d'Angle-
terre, le jour de leur sacre. L'inauguration solen-
nelle de la royauté d'Aïdan signale le commence-
ment historique de la royauté écossaise, jusque-là
plus ou moins fabuleuse. Aïdanfutle premier prince
des Scots qui passa du rang de chef territorial à ce-
lui de roi tout à fait indépendant, de chef d'une dy-
nastie dont la progéniture devait régner un jour sur
les trois royaumes britanniques ^ .
1. Cet Aïdan avait épousé une Bretonne, de ces Bretons qui occu
paient les bords de la Clyde, tout à fait voisins des Scots. Allié avec
<îux, il fit aux An<^lo-Saxons une guerre vigoureuse quoique malheu-
reuse, comme on verra plus loin. 11 survécut à Columba et mourut
en 606, après trente-deux ans de règne. Ses descendants directs
légnèrent jusqu'en 689. Ils furent remplacés alors par la maison
de Lorn, autre branche de la première colonie dalriadienne dont
le prince le plus illustre. Kenneth Mac Alpine, réduisit en 842 les
Pietés aie reconnaître pour roi. Le fameux Macbeth et son vainqueur
Malcolm Canmore, mari de sainte Marguerite, étaient tous deux
issus, du sang d'Aïdan ou de la lignée de Fergus. La ligne masculine
de ces rois d'Ecosse, de race celtique, ne finit qu'avec Alexandre IIJ
en 1283. Les dynasties de Bruce et des Stuartsen descendaient parles
femmes. Selon les traditions locales et domestiques, les grands clans
modernesdes Mac-Quarie, desMac-Kinnon,des Mac-Kenzie,desMac-
Kintosh, des Mac-Gnsor, des Mac-Lean, des Mac-Nab et des Mac-
ET LA CORPORATION DES BARDES. 199
Mais pour garantir cette indépendance de la nou-
velle royauté écossaise, ou plutôt de la jeune nation
dont l'orageuse et poétique histoire allait comme
('cloredu souffle et de la bénédiction de Columba, il
fallait rafFrancliir du lien de sujétion ou de vas-
selage qui subordonnait la colonie dalriadienne aux
monarques irlandais. Elle était restée tributaire des
monarques de l'île qu'elle avait quittée, depuis
bientôt un siècle, en venant créer son établissement
en Galédonie. Pour obtenir pacifiquement Tabolition
<lece tribut, Columba devait paraître un médiateur
naturellement désigné, puisque tout en étant encore
plus b^landais par le cœur que par la naissance, il
était lui aussi émigré en Galédonie comme les Dal-
riadiens, ses proches, et comme le nouveau roi sco-
lique, issu du sang des monarques d'b^ande.
Il accepta cette mission et retourna dans cette h^-
hinde qu'il avait cru ne jamais revoir. Il accom-
pagna le roi qu'il venait de sacrer, pour se concer-
ter avec le monarque et les autres princes et chefs
irlandais assemblés à Drumkeath. Son impartialité
était au-dessus de tout soupçon ; car le jour même
du sacre d'Aïdan, il lui avait annoncé, au nom de
Dieu, que la prospérité de la nouvelle royauté sco-
tique dépendrait de la paix avec l'Irlande, son ber-
jVaughlen se rattachent à nos Dalriadiens primitifs, contemporains
et parents de saint Columba.
200 COLUMBA
ceau. Au milieu de la cérémonie il avait dit tout
haut au roi qu'il couronnait : « Recommandez bien
(( à vos fils et qu'eux aussi le recommandent à leurs
c( petits-neveux, de ne pas s'exposer à perdre leur
(( royauté par leur propre faute. Car, dès qu'ils
(( tenteront quelque entreprise frauduleuse contre
(( ma postérité spirituelle ici ou contre mes compa-
(( triotes et mes proches en Irlande, la main de Dieu
(( s'appesantira sur eux, le cœur des hommes leur
(( sera enlevé, la victoire de leurs ennemis sera
(( assurée ^ . »
Le monarque d'Irlande, Diarmid, issu comme Co-
lumba de la race de Niall, mais des Nialls du Nord,
que notre saint avait si violemment combattus,
était mort presque aussitôt après l'exil volontaire
de Golumba. Il avait péri, comme on l'a vu, de
la main d'un prince nommé Aedh le Noir, chef
des Dalriadiens d'Antrim, restés en Irlande lors
de l'émigration d'une partie de leur tribu en Ecosse.
Après quelque temps (567) , le trône suprême de l'Ir-
lande était échu à un autre Aedh , de la race des Nialls
du Sud, par conséquent de la même branche que
1. Adamn,, ni, 5. — Colgan, en relevant ce passage dans sa préface,
ne peiitsedéfendred'unretourdouloureuxsurles atrocités commises
en Irlande par les Scots et les Bretons de son temps, sous le règne des
derniers descendants de la dynastie dalriadienne, Jacques P' et
Charles V\ Trias Thaum., p. 320.
ET LA CORPORATION DES BARDES. 201
Golumba * ; il était de plus l'ami et le bienfaiteur de
son cousin l'émigTé, à qui il avait donné, avant son
exil, le site de la plus importante de ses fondations
irlandaises, celle de Derry-. Le premier synode ou
parlement de son règne avait été convoqué par lui
dans un endroit appelé Drumceitt, le Dos de la Ba-
leine ^, situé dans son patrimoine spécial, non loin
de la mer et du golfe de Lough-Foyle, où Golumba
s'était embarqué et au fond duquel s'élevait son cher
monastère de Derry. Ce fut là qu'il revint avec son
royal client, le nouveau roi des Scots calédoniens ; il
était devenu son confesseur, ou, comme disaient les
Irlandais, l'ami de son âme\ Les deux rois Aedhet
1. Le poète historien Thomas Moore, par une singulière C(»nfusion,
regarde comme le même personnage Aedh le Noir, le meurtrier du
roiDiarmid, et Aedh, filsd'Aimnire, le roi du parlement de Drum-Ceat.
History of Ireland, p. 254 et 2G3, édit. de Paris. — Je fais grâce au
lecteur de tous les autres Aedh ou Aïdusqui se trouvent entremêlés
à l'histoire ou à l'époque de Golumba, dans les inextricables généalo-
gies irlandaises. — Mon savant ami M. Foisset, en zélé Bourguignon
qu'il est, m'a signalé la ressemblance de ce nom d'Aedh, si fréquent
parmi les rois et princes irlandais, avec celui des ^Edui, des premiers
habitants delà Bourgogne. Il pense avec raison que les Celtes de la
Gaule conquise par César avaient commencé, eux aussi, par vivre à
l'éclat de clan, comme leurs frères d'Irlande et d'Ecosse, et il se per-
suade que les .Edues de Bibracte n'étaient originairementque le clan
des fils d'Aedh.
2. Lyncu, Cambrensis E versus, t. II, c. 9, p. 16.
3. Dorsum Cetx en latin, Brum celtt ou ceat en irlandais, et au-
jourd'hui Z)rw/M/iea^/i, prèsNewtown Limavaddy, dans le comté de
Londonderry.
4. Ms. irlandais cité par Reeves, p. lxxvi, note 4.
202 COLUMBA
Aïdan présidèrent aux travaux de l'assemblée, qui
se prolongèrent pendant quatorze mois, et dont le
peuple irlandais, le moins oublieux des peuples du
monde, a célébré pendant plus de mille ans la mé-
moire.
Les seigneurs et le clergé y campèrent, pendant
toute la durée de ce parlement (575), sous la tente,
comme des soldats ^ . La plus importante des ques-
tions à débattre fut celle sans doute du tribut exigé
du roi des Dalriadiens. Il ne semble pas que le mo-
narque irlandais ait exigé ce tribut pour le nouveau
royaume fondé par la colonie de ses anciens sujets,
mais bien pour cette portion de l'Irlande même qui
forme aujourd'hui le comté d'Antrim, d'où étaient
partis les colons dalriadiens, et qui était restée k^
patrimoine héréditaire de leur nouveau roi -. C'é-
tait précisément la position où se trouvèrent, cinq
siècles plus tard, à l'égard des rois de France, les
princes normands devenus rois d'Angleterre en res-
tant ducs de Normandie. Columba, l'ami des deux
1. Condictumregum. Ad4mn. — Lynch, op. cit.,c. 9. — Colgan, qui
vivaiten 1645, racontequele site de l'assemblée était encore alors fré-
quenté par de nombreux pèlerins, et qu'on y célébrait autrefois, le
jour de la Toussaint, une procession : cum summo omnium vicina-
rum partium accursu. Acta sanctorum Hihernix, 1. 1, p. 204. — On
voit encore cet emplacement sur un tertre de l'endroit appelé RoO-
P«r/i;,présNe\vtown Limavaddy, au comté de Londonderry, Reeves,
p. 37.
2. Moore's Histonj of Ireland, 1. 1, c. 12, p. 256.
ET LA CORPORATION DES BARDES. 203
rois, fui chargé de trancher le ditlér end. Selon quel-
ques auteurs irlandais, l'abbé d'Iona, au moment dé-
cisif, refusa de se prononcer, mais se déchargea sur
un autre religieux, saint Golman, du soin de pro-
noncer l'arrêt . Toujours est-il que le monarque d'Ir-
lande renonça à toute suprématie sur le roi des Dal-
riadiens de V Albanie, comme on qualifiait alors
l 'Ecosse. L'indépendance et l'imumnitéde tout tribut
furent garanties aux Scots albaniens, qui de leur
côté promirent à leurs compatriotes irlandais une
hospitalité et une alliance perpétuelles ' .
Columba intervint encore à l'assemblée de Drum-
ceitt dans une cause qui dut lui tenir au cœur presque
autant que Findépendance de la royauté et de la
colonie scotique dont il était devenu le chef spirituel.
Il ne s'agissait de rien moins que de l'existence d'mie
corporation aussi puissante et plus ancienne, plus
nationale, que le clergé lui-même ; il s'agissait de ces
bardes, à la fois poètes et généalogistes, historiens
et musiciens, dont le grand rôle et l'ascendant popu-
laire sont un des traits les plus caractéristiques de
l'histoire d'Irlande. La nation tout entière, toujours
éprise de ses traditions, de son antiquité fabuleuse,
de ses gloires locales et domestiques, entourait de son
ardente et respectueuse sympathie les hommes qui
savaient revêtir d'une parure poétique tous lesensei-
1. Reeves, p. Lxxvi et 92.
204 COLUMBA
giiements et toutes les superstitions du passé en même
temps que les passions et les intérêts du présent.
Si haut qu'on remonte dans les annales de l'Irlande,
on y trouve les bardes ou ollambh, regardés comme
les oracles de la science, de la poésie, de l'histoire,
de la musique ; élevés avec le plus grand soin dès
leur enfance dans des communautés spéciales, et ho-
norés de telle façon que la première place à la table
royale, après celle du roi lui-même, leur était ré-
servée \ Depuis l'introduction du christianisme, les
bardes, comme auparavant les druides, dont on peut
les regarder comme les successeurs^, n'avaient point
cessé de former une milice aussi puissante que po-
pulaire. Ils étaient alors divisés en trois ordres: les
Fileas, qui chantaient la guerre et la religion; les
Brehons, dont le nom est associé aux vieilles lois du
pays, versifiées et récitées par eux^ ; les Seanachies,
chargés d'enchâsser dans leurs vers l'histoire et les
antiquités nationales, et surtout les généalogies et
les prérogatives des vieilles lignées spécialement
1. Eugène O'CuRRY, Lectures on the MS. Materials of Irish his-
tory. Dublin, 1861.
2. Un texte curieux constate cette succession : Vita S. Molaggx,
ap. CoLGAN, cité par Stuart, Sculptured Stones ofScotland,]). xxxiv.
3. La législation connue sous le nom de Loi des Brehons continua à
régir la vie civile des Irlandais, même depuis la conquête anglaise;
elle ne fut abrogée que sous Jacques P", au commencement du dix-
septième siècle; elle avait duré, selon les calculs les plus modérés,
depuis le temps du roi Cormic, en 262, c'est-à-dire quatorze siècles.
ET LA CORPORATION DES BARDES. 205
chères aux passions nationales et belliqueuses des
Irlandais. Ils portaient cette tutelle des souvenirs et
des monuments historiques au point de présider à
la délimitation des provinces de chaque principauté
et des domaines de chaque famille ^ . On les voit
figurer, tout comme les religieux, dans toutes les
assemblées et à plus forte raison dans tous les com-
bats. Ils étaient naturellement comblés de faveurs et
de privilèges par les rois et les petits princes qui
avaient besoin de leurs chants et de leur harpe pour
vivre dans l'histoire et même pour jouir d'une bonne
renommée auprès des contemporains. Mais naturel-
lement aussi cette grande puissance avait entraméde
grands abus, et au moment dont nous parlons, la po-
pularité des bardes avait subi une éclipse. Une vio-
lente opposition s'était déclarée contre eux. On leur
reprochait leur grand nombre, leur insolence, leur
insatiable cupidité ; on leur reprochait surtout de
faire métier et marchandise de leur poésie, de pro-
diguer les panégyriques aux nobles et aux princes
qui se montraient prodigues envers eux , et de prendre
lesautres pour objetsd'invectives satiriques, queFat-
trait de leur poésie ne répandait que trop rapidement,
au grand détriment de l'honneur des familles. Les
inimitiés suscitées contre eux avaient acquis une telle
intensité , que le roi Aedh crut pouvoir proposer à
]. O'DONNELL, 1. III, c. 2 et 7,
MOINES DOCC, III. 12
206 COLUMBA
l'assemblée de Drumeeitt d'abolir radicalement cet
ordre dangereux , de bannir et même , selon quelques-
uns, de massacrer tous les bardes.
On ne voit pas que le clergé ait pris une part
quelconque à cette persécution contre une corpora-
tion qu'il pouvait regarder à juste titre comme sa
rivale. L'introduction du christianisme sous saint
Patrice dans la patrie d'Ossian semble même n'avoir
rien ou presque rien changé au rôle des bardes. Le
plus ancien monument de la législation irlandaise,
le Senchus Mor, revisé et mis d'accord avec l'Evan-
gile avant sa pubHcation par saint Patrice lui-même,
constate que l'apôtre de l'Irlande, après avoir sup-
primé les rites profanes et superstitieux des poètes
nationaux, avait maintenu et confirmé leurs privi-
lèges ainsi que leur droit d'intervenir dans les
jugements et dans l'étabKssement des généalogies* .
Devenus chrétiens sans avoir subi ni infligé aucune
violence, ils furent en général les auxiliaires et les
amis des évêques, des moines et des saints. Chaque
monastère, comme chaque prince ou seigneur, pos-
sédait son barde, chargé de chanter les gloires et
souvent d'écrire les annales de la communauté".
1. Âncient Laws of Ireland. Dublin, 1865 : Senchus Mor, t. 1,
p. 45, 47.
2. Hersart de la ViLLEMARQLÉ , la Poésic des cloîtres celtiques,
Correspondant du 25 novembre ]863.
ET LA CORPORATION DES RARDES. 207
Cependant, à travers plusicnrs des légendes de cette
époque, on voit que les bardes représentaient aux
yeux de certains auteurs ecclésiastiques Finfluence
païenne, et qu'on les confondait volontiers avec ces
druides ou mages qui avaient été les principaux
adversaires de la mission évangélique de Patrice en
Irlande et de Columba en Ecosse ' . 11 n'y a pas
jusqu'à la légende de Columba* qui n'en signale
quelques-uns comme l'ayant lui-même assailli,
ainsi que c'était leur coutume, par d'importunes
sollicitations, et menacé, en cas de refus, de le vili-
pender dans leurs vers.
Ils n'en furent pas moins sauvés par Columba.
Né poète et resté poète jusqu'aux derniers jours
de sa vie, il intercéda pour eux et gagna leur
cause. Ce ne fut pas sans peine, car le monarque
Aedh était acharné à les poursuivre; mais Co-
lumba, aussi obstiné qu'intrépide, tint tête à tous.
Il représenta qu'il fallait se garder d'arracher le
bon grain avec l'ivraie; que l'exil général des
poètes serait la mort de la vénérable antiquité et
de cette poésie si chère au pays et si utile aux gens
qui sauraient en bien user^ Il ne faut pas, dit-il,
1. Poetx impudentes, dit la légende de saint Colman. Boll. Acl.
SS. Jiinii, t. II, p. 27.
2. O'DONNELL, 1. I, c. 57.
3. O'DONNELL, /. c.
208 COLUMBA
brûler le blé mûr à cause des liserons qui s'y mêlent.
Le roi et rassemblée finirent par céder, mais à con-
dition que le nombre des bardes serait désormais
limité et que leur profession demeurerait soumise
à certaines règles déterminées par Columba lui-
même. Son éloquence détourna donc le coup dont ils
étaient menacés. Ainsi sauvés par lui , ils lui témoi-
gnèrent leur reconnaissance en exaltant sa gloires
dans leurs chants et en léguant à leurs successeurs
le soin de la célébrer^ .
Columba lui-même jouissait ardemment de cette
popularité poétique. La corporation des bardes avait
un chef, Dallan Fergall, qui était aveugle, et que
sa mort violente (il fut égorgé par des pirates) a
fait ranger parmi les saints martyrs, si rares en
h^lande. Aussitôt après la décision favorable de l'as-
semblée, Dallan composa un hymne en l'honneur
de Columba, et vint le chanter devant lui". Au
bruit flatteur de ces chants de reconnaissance,
Tabbé d'Iona ne put se défendre d'un mouve-
1. Toutes les sources imprimées ou manuscrites de l'histoire ir-
landaise confirment cette tradition (voir Reeves, p. 79, et Moore,
p. 257). Adamnan seul n'eu dit rien, mais il parle des chants nom-
breux en langue scotique, en l'honneur de Columba, qui circulaient
partout en Ecosse et en Irlande.
1. O'DoNNELL, l.i,c. 6. — Ce poème qui a été l'objet d'innombrables
commentaires, existe encore en manuscrit et doit être prochainement
publié avec tout le Liber Hymnorum par le docteur Todd. — Colgan
en possédait un texte qui lui semblait presque inintelligible.
ET LA CORPORATION DES BARDES. 209
ment cramour-proprc tout à fait hiiiiiain. Mais il
fut aussitôt réprimandé par un de ses religieux,
Baïtlien, qui avait été l'un de ses douze compagnons
d'exil et qui fut depuis son successeur; ce fidèle
ami ne craignit pas de reprocher à Golumba son
orgueil et lui dit qu'il voyait voltiger en se jouant sur
sa tête toute une sombre nuée de démons. Golumba
profita de l'avertissement : il imposa silence à Dal-
lan en lui rappelant qu'il ne fallait louer que les
morts, et lui interdit absolument de redire ce chant
désormais ^ Dallan n'obéit qu'à regret, et attendit la
mort du saint pour répandre son poème, qui devint
célèbre dans la littérature irlandaise sous le nom
(TAmbhra ou Louanges de saint Colum-cille, On le
chantait encore un siècle après sa mort dans toute
l'h^lande comme en Ecosse, et les hommes même les
moins dévots le répétaient avec tendresse et ferveur,
comme une sauvegarde contre les périls de la guerre
ou de tout autre accident'-. On en vint à croire que
toute personne sachant par cœur et chantant pieuse-
ment cet Ambhra mourrait d'une bonne mort. Mais
1. Vita sancti Dallant martyrls, ap. Colg\n, Acta sanctorum
Hiherniœ, p. 204.
2. Adamn., I, 1. — Ajoutons que les disciples de Golumba conti-
nuèrent à cultiver la musique et la poésie après sa mort; un poète
moderne, James Hogg, a fait des vers anglais, d'ailleurs insigni-
liants, sur un vieil air que l'on dit avoir été chanté par les moines
d'Iona. WiiiTELAw, the Book ofScottish Song. Glasgow, 1857.
210 COLUMBA
lorsque des gens peli éclairés s'imaginèrent que
même les plus grands scélérats, sans conversion au-
cune et sans pénitence, n'auraient qu'à chanter
tous les jours l'Ambhra de Columbcille pour être
sauvés, il arriva, dit l'historien et le petit-neveu du
saint, un prodige qui ouvrit les yeux aux fidèles en
leur montrant de quelle manière on doit entendre
les privilèges accordés par Dieu à ses saints. Un
clerc de l'Église métropolitaine d'Armagh, perdu
de vices, et voulant se sauver sans changer de vie,
avait réussi à apprendre la moitié du fameux
Ambhra, mais sans pouvoir venir à bout d'ap-
prendre le reste. Il eut beau se rendre au tombeau du
saint, jeûner, prier, passer toute une nuit à faire des
(efforts prodigieux de mémoire. Le lendemain matin
il était bien parvenu à retenir la seconde partie, mais
il avait aussi complètement oublié la première^
Certes la gratitude des bardes envers celui qui
les avait préservés de la proscription et de Fexil n'a
pas été étrangère à T immense et durable popularité
qui s'est attachée au nom de Columba. Enchâssé
dans la poésie religieuse et nationale des deux îles,
ce nom n'a pas seulement toujours brillé en Irlande,
mais il a survécu, dans la mémoire des Celtes de
l'Ecosse, même à la Réforme, qui a extirpé pres-
I. Vicomte de la Villemàrquk, Poésie des cloîtres celtiques,
d'après Colgan et O'Donnf.ll, ubi supra.
ET LA CORPORATION DES BARDES. 21 1
tjiie tous les autres souveuirs de leur passe chrétien.
De son côté, la protection de Columba dut as-
surément affermir la popularité des bardes dans le
cœur du peuple irlandais. A partir de son temps,
tout conflit entre l'esprit religieux et l'influence
l>ardique disparut. La musique et la poésie s'iden-
tifièrent de plus en plus avec la vie ecclésiastique.
Parmi les reliques des saints on vénérait surtout
la harpe dont ils avaient joué pendant leur vie. Au
temps de la première conquête anglaise, les évêques
et les abbés excitaient la surprise des envahisseurs
par leur amour de la musique et en s'accompagnant
(^ux-mêmes de la harpe*. Dans la patrie d'Ossian,
la poésie irlandaise, si puissante et si populaire aux
jours de Patrice et de Columba, a eu longtemps
la même destinée que la religion dont ces grands
saints furent les apôtres. Comme elle, enracinée
<lans le cœur du peuple vaincu; comme elle, pros-
<'rite et persécutée avec un infatigable acharne-
ment, elle renaissait sans cesse du sillon sanglant
où on croyait l'avoir ensevelie. Les bardes devinrent
les auxihaires les plus efficaces de l'esprit patrio-
tique, les prophètes indomptables de l'indépen-
dance nationale, et aussi les victimes préférées de
la cruauté des conquérants et des spoliateurs. Ils
firent de la musique et de la poésie des armes et des
1. GiR ALDUS, Camhrix descrîptio, c. li.
212 COLUMBA
boulevards contre l'oppression étrangère; et les
oppresseurs les traitèrent comme ils avaient traité
les prêtres et les nobles. La tête des uns comme des
autres fut mise à prix. Mais tandis que les derniers
rejetons des races royales et nobles , décimées ou
ruinées en Irlande, allaient s'éteindre sous un ciel
étranger dans les douleurs de l'exil , le successeur
des bardes, le ménestrel que rien ne pouvait arracher
au sol natal , était poursuivi , traqué , forcé comme
une bête fauve , ou enchaîné et immolé comme le
plus dangereux des insurgés.
Dans les annales de la législation atroce édictée
par les Anglais contre le peuple irlandais, avant ^
comme après la Réforme, on remarque à chaque
pas des pénalités spéciales contre les ménestrels,
les bardes, les rimeurs et \q^ généalogistes, qui en-
tretenaient les seigneurs et les gentilshommes dans
l'amour de la rébelKon et d'autres crimes". En vain
essaya-t-on, sous la sanguinaire Elisabeth, de sti-
puler des récompenses pécuniaires pour ceux qui
voudraient célébrer les louanges de Sa Très-Digne
Majesté.^ Pas un n'accepta ce marché. Tous préfé-
rèrent à ce salaire du mensonge la fuite ou les sup-
1. Par exemple, au parlement de Kilkenny, sous Edouard III.
2. Texte d'un acte du temps d'Elisabeth, cité par Moore, p. 257.
3. Her majesty's most worthy praise. Ap. Hayes, the Ballads
ofireland. 1855.
ET LA CORPORATlOiN DES BARDES. 213
plices. Errants par monts et par vaux, cachés dans
les derniers replis des campagnes dévastées , ils y
perpétuaient la tradition poétique de leur race con-
damnée , en chantant la gloire des anciens héros et
des nouveaux martyrs, la honte des apostats et les
crimes de l'étranger sacrilège.
Souvent , pour mieux braver la tyrannie au sein
des populations domptées et silencieuses, ils avaient
recours à Pallégorie , à l'élégie amoureuse. Sous la
figure d'une reine devenue esclave , ou d'une femme
aimée avec une passion immortelle , et disputée avec
une fidélité désespérée aux jalouses fureurs d'une
marâtre , ils célébraient encore et toujours la patrie
irlandaise , la patrie en deuil et en larmes , naguère
reine et désormais esclave * . Les b^andais , a dit un
grand historien de nos jours, aiment à se faire de
la patrie un être réel qu'on aime et qui nous aime :
ils aiment à lui parler sans prononcer son nom et
à confondre l'amour austère et périlleux qu'ils lui
vouent avec ce qu'il y a de plus doux et de plus for-
tuné dans les affections du cœur, comme ces Spar-
tiates qui se couronnaient de fleurs sur le point de pé-
rir aux Thermopyles'.
Jusque sous les ingrats Stuarts , cette proscription
des poètes nationaux fut permanente; elle redoublait
. 1. Erin of the sorrows, once a queen , now a slave.
1. Augustin Thierry, Dix Ans d'études historiques.
214 COLUMBA
à chaque changement de règne , à chaque nouveau
parlement. La rage des protestants cromwelhensles
portait à briser, partout où ils en rencontraient , les
harpes qui servaient auxménestrels ' et que l'on re-
trouvait encore dans les misérables chaumières des
Irlandais affamés , comme onze siècles plus tôt , au
temps oii la courageuse et charitable Brigitte les
voyait suspendues à la paroi du palais des rois"-.
Néanmoins la harpe est restée l'emblème de l'Ir-
lande jusque dans le blason officiel de l'empire
britannique, et pendant tout le dernier siècle, le
harpiste A^oyageur, dernier et pitoyable succes-
seur des bardes protégés par Colmiiba, se trouva
toujours à côté du prêtre pour célébrer les saints
mystères du culte proscrit. Jamais il ne cessa d'être
accueilli avec un tendre respect sous le toit de chaume
du pauvre paysan irlandais, consolé dans sa misère
et dans son oppression par la plaintive tendresse
et la solennelle douceur de la musique de ses aïeux.
1. Lynch Cambrensis Eversus l.i, c. 4, p. 316. — Cet auteur,
qui écrivait en 1662, se crut obligé de donner une description dé-
taillée de la harpe, de peur que cet instrument ne disparût dans la
ruine générale de l'Irlande : « Qaare operae me pretium lacturum
existimo, silyrœ formam lectoriob oculos ponam , ne illiusmemo-
ris gentis excidio... innexa obliteretur, d — Charles II, à peine réta-
bli sur le trône, laissa rendre un acte du parlement « contre les
ménestrels vagabonds, pour réprimer leurs rimes et chansons scan-
daleuses. »
2. Et viditcilharas in domo régis, et dixit : Citharizate nobis ci-
Iharis vestris. Tertia Vitasanctx Brigitœ, c. 75, p. 536, ap.CoLGVN.
ET LA CORPORATION DES BARDES. 215
La persévérance des traits distinctifs du caractère
irlandais à travers les siècles est si frappante et les
infortunes de cette noble race nous touchent de si
près, qu'il est difficile de ne pas céder sans cesse
à la tentation d'écliapper aux époques lointaines
où nous enchaîne notre sujet , pour suivre chez les
générations postérieures la trace douloureuse de
tout ce qu'on a découvert ou admiré dans les siècles
les plus reculés.
On nous pardonnera donc d'ajouter que si le texte
de ces protestations poétiques et généreusement
obstinées contre l'asservissement de la patrie irlan-
dais a péri, la vie intime en a néanmoins survécu
dans la pure et pénétrante beauté des vieux airs
irlandais. Leurs accords, leurs refrains d'un naturel,
d'une originalité, d'un pathétique inimitables , re-
muent les plus intimes profondeurs de l'âme et font
frémir toutes les fibres de la sensibilité humaine.
En ce siècle même , un poète vraim ent national ,
Thomas Moore, en leur adaptant des paroles em-
preintes d'une fidélité passionnée à la foi proscrite ,
à la patrie opprimée, a su rendre aux Mélodies ir-
landaises une popularité qui ne fut pas le moins ef-
ficace des plaidoyers dans le grand débat deTÉman-
cipation des catholiques.
Ce n'est pas seulement en Irlande , dans la patrie
de Goluraba et de Moore, qu'a survécu le génie de
216 COLUMBA ET LA CORPORATION DES BARDES,
la poésie celtique. Il s'est encore créé un refuge
dans les glens des hautes terres de TÉcosse, dans ces
vastes bruyères, sur ces montagnes rudes et nues, et
le long de ces lacs étroits et profonds qu'a si souvent
visités l'apôtre Columba en portant la lumière de la
foi aux Pietés de la Calédonie. Dans ces districts où
se parle toujours , comme dans une grande portion
de l'Irlande , la langue ersche ou gaélique , on a vu
tout récemment encore, et au temps le plus pro-
saïque de la civilisation moderne, en plein dix-
huitième siècle , la muse celtique , toujours mélan-
colique et populaire, inspirer les chants funèbres et
belliqueux que les Highlanders ont consacrés au pré-
tendant vaincu, à ses défenseurs égorgés. Et s'il faut
en croire un juge compétent et impartial' , ces der-
nières effusions de l'âme des races gaéliques l'em-
portent encore en plaintive beauté et en intime pas-
sion sur ces chants délicieux en anglo-écossais , que
nul voyageur ne peut entendre sans émotion , et qui
ont assuré du moins la palme de la poésie à cette
cause des Stuarts, si tristement représentée par ses
princes, si mal servie par les événements, mais ainsi
vengée, par la muse populaire et nationale, de la
défaite irrémédiable de Gulloden.
1. Charles Mackay, the Jacobite Songs and Ballads of Scol-
land from 1688 to 1746. Introduction, pi 18.
CHAPITRE V
Suite des relations de Columba avec l'Irlande.
Relations cordiales de Columba avec les princes irlandais. — Pré-
diction sur l'avenir de leurs fils. — Donnai, le fils du monarque,
obtient le privilège de mourir dans son lit, — Columba visite ses
monastères d'Irlande. — Enthousiasme populairedontil est l'objet.
— Vocation du petit idiot, qui devient saint Ernan. — Sollicitude
de Columba pour les moines de ces communautés éloignées. — Il
les préserve^ des accidents et des travaux excessifs. — II exerce
une juridiction sur les laïques. — Ba'ithen, son cousin germain et
son principal collaborateur. — Hommage qui leur est rendu à
tous deux dans une assemblée de savants.
Au sein de rassemblée nationale de Drum-Ceitt ,
qui sauva les bardes et où se trouvaient réunis tous
les chefs ecclésiastiques du peuple irlandais avec
leurs princes et rois provinciaux, Columba, déjà in-
vesti par ses travaux apostoliques d'une autorité
prodigieuse, se vit entouré d'hommages publics et
des marques d'une confiance universelle. A tous ces
rois, dont il était le parent et Tami, il prêchait la
concorde , la paix , le pardon des injures, le rappel
des exilés, dont plusieurs avaient trouvé un refuge
dans le monastère insulaire qui devait l'existence
à son propre exiV, Ce ne fut pas, néanmoins, sans
1. Adamn., I, 11, 13.
MOINES d'oCC, III. 13
218 RELATIONS DE COLOMBA
peine qu'il obtint du roi suprême la mise en
liberté d'un jeune prince, nommé Scandlan, fils
du chef d'Ossory, que Aedh retenait dans une
étroite prison au mépris de la foi jurée et d'une
convention où Golumba lui-même avait été pris pour
témoin. Le noble abbé alla voir le prisonnier dans
son cachot, le bénit et lui prédit qu'il serait deux
fois exilé, mais qu'il survivrait à son oppresseur et
qu'il régnerait pendant trente ans dans ses do-
maines paternels^ . Le monarque céda, mais de mau-
vaise grâce : il redoutait la trop grande influence de
l'illustre exilé , et ne l'avait vu revenir en Irlande
qu'avec une certaine répugnance. Son fils aîné avait
publiquement tourné en dérision les religieux d'Iona
et s'était attiré la malédiction de Golumba : elle lui
porta malheur, car il fut plus tard détrôné et as-
sassiné. Mais le second fils du monarque, Domnall,
encore tout jeune alors se rangea ouvertement du
parti de l'abbé d'Iona, qui lui prédit , non seulement
un règne long et glorieux , mais aussi le rare privi-
lège de mourir dans son lit, à la condition de com-
munier tous les huit jours et de tenir au moins une
de ses promesses sur sept % restriction quelque peu
satirique où se trahissait soit le vieil esprit d'opposi-
tion duNiall converti , soit le souvenir de ses légitimes
1. O'DONNELL, 1. III, C. 5.
2. Manuscrit irlandais, cité par Reeves, p. 38,
AVEC L'IRLANDE. 219
ressentiments contre certains princes. Sa prédiction,
quelque invraisemblable qu'elle fût clans un pays
dont tous les princes périssaient sur le champ de ba-
taille ou de mort violente, fut cependant accomplie.
Domnall, qui fut le troisième successeur de son père,
après deux autres rois immolés par leurs ennemis,
eut un règne long et prospère : il remporta de nom-
breuses victoires en marchant au combat sous une
bannière bénie par Columba, et mourut (639) , après
dix-huit mois de maladie, dans son lit, ou, comme
le disait Columba avec une précision qui indique
la rareté du fait, sur son lit de plume \ Mais son
père, bien que réconcilié avec Columba, n'échappa
pas à la loi commune. Le grand abbé lui avait fait
don de sa coule monastique en lui promettant qu'elle
lui servirait toujours de cuirasse impénétrable. Aussi
n'allait-il jamais à la guerre que revêtu par-dessus
son armure de la coule de son ami. Mais un jour
qu'il l'avait oubliée, il fut tué dans un combat
contre le roi de Lagénie ou Lcinster- (594 ou 598) .
Columba pourtant l'avait mis en garde contre toute
guerre avec les gens du Leinster qui était le pays de
sa mère, et qu'il aimait avec cet esprit passionné de
famille ou de clan qui est un trait si distinctif de son
1. Adamn., L 15. Cf c. 10.
2. Lynch, Cambrensis Eversus, avec les notes de Kelly, 17, 19.
O'DoNNELL, 1. 1, c. 60.
220 RELATIONS DE COLUMBA
caractère. Les Lagéiiiens avaient très bien su exploi-
ter ce sentiment ; car un jour qu'il se trouvait à son
abbaye de Durrow, sur les confins de leur région,
toute une nombreuse population de tout âge, depuis
les petits enfants jusqu'aux vieillards, était venue
l'entourer et, en lui faisant valoir avec de vives ins-
tances leur parenté avec sa mère, avait obtenu de
lui la promesse ou la prédiction qu'aucun roi ne
viendrait jamais à bout de les vaincre tant qu'ils
combattraient pour une juste cause' .
Il est hors de doute que, depuis l'assemblée de
Drum-Geitt, Golumba fit de nombreux voyages en Ir-
lande . La direction des divers monastères qu'il y avait
fondés avant son exil volontaire, et dont il avait con-
servé la direction, devait l'y ramener souvent ; mais,
à la suite de cette assemblée, il les visita tous en mar-
quant son passage par des guérisons, des prédictions
ou des révélations miraculeuses, ou plus encore par
la tendre sollicitude de son cœur paternel. Quelque-
fois, vers le déclin de sa vie, en parcourant des
régions montueuses ou marécageuses, il se faisait
voiturer dans un char comme l'avait fait avant lui
l'apôtre saint Patrice ; mais le soin que ses biogra-
phes mettent à rapporter cette circonstance indique
assez qu'auparavant la plupart de ses courses se fai
1. O'DoNJNELL, loc. cit. Cf. Reeves, p. 221.
AVEC L'IRLANDE. 221
saient à piccV . Une se bornait pas aux communautés
dont il était le supérieur ou le fondateur : il aimait
encore à visiter d'autres sanctuaires monastiques,
comme celui de Clonmacnoise, dont on a signalé plus
haut l'importance-. Et alors l'affluence et l'empres-
sement des religieux redoublaient pour rendre hom-
mage au saint et populaire vieillard ; abandonnant
leurs travaux agricoles, ils franchissaient le retran-
chement en terre qui, comme le valhim des camps
romains , servait d'enceinte aux monastères celtiques ,
et allaient au-devant de lui en chantant des hymnes.
En le rencontrant, ils se prosternaient la face contre
terre, avant de l'embrasser; puis, et afin de le mettre
à l'abri de la foule pendant les processions solen-
nelles qu'on organisait en son honneur, on lui fai-
sait un rempart de branchages portés autour de lui
comme un dais par quatre hommes marchant d'un
pas égaP. Un ancien auteur va même jusqu'à dire
qu'à l'occasion de ce voyage et de ce séjour prolongé
dans son pays natal, il fut investi d'une sorte de
suprématie générale sur tous les rehgieux des deux
sexes que renfermait l'Irlande\
1. ODONNKLL, 1. III, c. 17. Cf. Adamx., II, 43.
2. Voir p. 127.
3. Adaînim., I, 3.
4. Vita S.Farnnnani Confessoris, die 15 Februar., c. 3, dans Coi.-
GAN, Acta S. Hiberniœ, p. 337. Mais cet auteur, n'ayant écrit qu'au
treizième siècle, ne saurait avoir une grande autorité.
222 RELATIOxNS DE COLUMBA
Pendant le trajet de Durrow à Clonmacnoise, Co-
lumba s'étant arrêté dans un de ses monastères, un
pauvre petit écolier, a à la langue épaisse et à Pas--
pect plus épais encore, » que ses supérieurs em-
ployaient aux occupations les plus viles, se glissa
dans la foule et, s'approchant du grand abbé à la
dérobée, toucha le bout de sa robe par derrière,
comme FHémorroïsse avait touché la robe de Notre-
Seigneur. Columba, s'en étant aperçu, s'arrêta, se
retourna et prenant l'enfant par le cou, se mit à
l'embrasser. Tous les assistants lui criaient : « Lâ-
chez, lâchez donc ce petit imbécile. — Patience,
mes frères, » dit Columba; puis s'adressant à l'en-
fant qui tremblait de peur : « Mon fils, ouvre la
bouche et montre-moi ta langue. » L'enfant obéit,
de plus en plus intimidé ; l'abbé fit le signe de la
croix sur sa langue et ajouta : « Cet enfant qui vous
(( paraît si méprisable, que personne ne le mé-
(( prise désormais ! Il grandira chaque jour en sa-
(( gesse et en vertu ; il comptera parmi les plus grands
(( d'entre vous ; Dieu donnera à cette langue que je
(( viens de bénir le don de l'éloquence et de la vraie
(( doctrine*. » L'enfant, devenu homme et célèbre
1. Adamn., I, 3 — Saint Ernaii mourut en 635. M. de Villemar-
qué a très heureusement cité ce trait, dans sa Légende celtique,
comme un type de l'initiation des entants barbares à la vie intellec-
tuelle par les monastères.
AVEC L'IRLANDE. 223
clans les Eglises d'Ecosse et d'Irlande, qni le a énè-
l'ent sous le nom de saint Ernan, raconta lui-même
cette prophétie si bien vérifiée, à un contemporain
d'Adamnan, qui nous a conservé tous ces détails.
Du reste, il n'avait pas Ijesoin de ces voyages pour
démontrer sa sollicitude à l'égard des religieux qui
peuplaient les monastères de sa congrégation. Elle
s'exerçait de loin comme de près, à l'aide de la
perspicacité miraculeuse qui venait en aide à sa pa-
ternelle préoccupation de toutes leurs nécessités
spirituelles ou temporelles. Un jour, après son re-
tour d'Irlande, on l'entendit interrompre son tra-
vail de transcription ou de correspondance dans sa
petite cellule d'Iona, pour s'écrier de toutes ses for-
ces : « Au secours, au secours ! » Il s'adressait à l'ange
gardien de sa communauté pour lui enjoindre d'aller
relever un homme tombé du haut de la tour ronde
qui était alors en construction à Durrow, au centre
de l'Irlande, tant il avait confiance dans ce qu'il ap-
pelait lui-même l'inexprimable et foudroyante rapi-
dité du vol des anges, et plus encore dans leur pro-
tection'. Une autre fois, étant à loua un jour de
brume glaciale, comme il y en a tant dans ce sombre
climat, on le vit tout à coup fondre en larmes; et
comme on lui demandait le motif de sa grande dou-
1. Adamn., ni, 15.
224 RELATIONS DE COLUMBA
leur, il répondit : « Cher fils, ce n'est pas sans rai-
(( son que je pleure, car à cette heure même je vois
(( mes chers moines de Durrow que leur abbé con-
« damne à s'épuiser de fatigue par ce temps affreux
<c pour la construction de la grande tour ronde du
(( monastère, et j'en suis navré. » Le même jour et à
la même heure, comme on s'en assura depuis, l'abbé
de Durrow, nommé Laisran, sentit en lui-même
comme une flamme intérieure qui ralluma dans son
cœur le sentiment de la pitié pour ses religieux ; il
leur ordonna de laisser là leur travail pour aller se
chauffer et prendre quelque nourriture; il leur
prescrivit même de ne reprendre leur ouvrage
qu'au retour du beau temps. Ce Laisran mérita
depuis d'être appelé le consolateur des moines, tant
il avait été pénétré par Columba de cette charité
surnaturelle qui, dans la vie monastique comme
dans toute vie vraiment chrétienne, est à la fois une
lumière et une flamme, ardens et luce?is* ,
Columba ne conservait pas seulement sa juridic-
tion supérieure sur les monastères qu'il avait fon-
dés en Irlande ou qui s'étaient agrégés à ses fonda-
tions: il exerçait en outre une autorité spirituelle.
1. Adamn., I, 29. Cf. lib. III, c. 15, pour un trait analogue relatif
au même monastère de Durrow et à sa tour ronde. — Cet abbé
Laisran était proche parent de Columba et devint son troisième suc-
cesseur à lona.
AVEC L'IRLANDE. 225
qu'on a peine à s'expliquer, sur divers laïques de
son île natale. En effet, on le voit envoyer son cou-
sin germain, son ami et son principal disciple jus-
qu'au centre de l'Irlande, à Drum-Guill, pour y
prononcer une sentence d'excommunication contre
une certaine famille dont on ne nous dit pas le
crime. Ce disciple n'était autre que Baïthen , que
nous avons vu accompagner Golumba lors de son
exil et prémunir son chef contre les fumées de l'or-
gueil, au milieu des transports de la reconnaissance
enthousiaste des bardes. Arrivé au lieu indiqué, le
doux Baïthen, après avoir passé une nuit en prière
sous un chêne, dit à ses compagnons : ce Non, je ne
(.(. veux pas excommunier cette famille avant de sa-
(( voir si elle ne se repentira pas. Je lui accorde un
(( an de répit, et pendant cette année le sort de
ce cet arbre lui servira d'avertissement. » Sur quoi
il se releva ; quelque temps après, l'arbre fut frappé
de la foudre, sans qu'on nous dise si la famille ainsi
avertie vint à résipiscence.
Ce Baïthen avait une âme tendre, et on aimerait
à en parler plus au long, s'il ne fallait pas circons-
crire un peu les régions trop vastes et trop confuses
de l'hagiographie celtique. Golumba le comparait à
saint Jean l'Évangéliste : il disait que son disciple
chéri ressemblait à celui du Ghrist par son exquise
pureté, sa pénétrante simplicité, son amour de la
13.
226 RELATIONS DE COLUMBA
perfection \ Et Golumba n'était pas le seul à rendre
justice à celui qui, après avoir été son principal
lieutenant, devait être son premier successeur.
Un jour, dans une assemblée de savants religieux,
probablement tenue en Irlande, Fintan, homme
très savant et très sage, et lui aussi un des douze
compagnons de Golumba lors de son émigration",
fut interrogé sur les qualités de Baïthen ; il répon-
dit : (( Sachez qu'il n'y a personne en deçà des
(( Alpes, qui lui soit égal pour la connaissance des
« Ecritures et la grandeur de sa science. » ce Quoi ! »
lui dit-on, « pas même Golumba son maître? » « Je
« ne compare pas, » répliqua Fintan, « le disciple
(( au maître. Gelui-ci, Golumba, n'est pas fait pour
« être comparé aux savants et aux érudits, mais
(( aux patriarches, aux prophètes et aux apôtres.
(( Le Saint-Esprit* règne en lui : il a été choisi par
(( Dieu pour le bien de tous. G'est un sage entre
(( tous les sages, un roi entre les rois, un anacho-
(( rète avec les anachorètes, un moine avec les
(( moines : et afin de se mettre à la portée des sé-
t( entiers, il sait être pauvre de cœur avec les pau-
1. ACT. SS. BOLLAND., H Juiiii, p. 238.
2. Si tant est, comme le supposent les BoUandistes, que ce Fintan,
qualifié de Filius Lnppanidans, les Actes de S. Baïthen, soit le même
que le Fintan, Filius Aidi, d'Adamnan, lib. ii, c. 32. Cf. Reeves,
p. 144.
AVEC L'IRLANDE. 227
(( vres ^ ; grâce à la chanté tout apostolique qui
(( renflamiiie, il sait se réjouir avec les heureux et
(( pleurer avec les malheureux. Et au milieu de
« tous les dons que lui a prodigués la générosité de
(( Dieu, la \Taie humilité du Christ est royalement
(( enracinée dans son âme, comme si elle était née
(( avec lui. » Tous les doctes auditeurs adhérèrent
d'un suffrage unanime à cet éloge enthousiaste.
1. AcT. s. BoLL.\^D , t. II Junii, p. 238.
CHAPITRE VI
Columba, protecteur des matelots et des cultiva-
teurs, ami des laïques et vengeur des oppri-
més.
Sa sollicitude et sa chanté universelle pendant toute sa vie de
missionnaire. — Les moines matelots : soixante-dix religieux
d'iona forment l'équipage de la ilotille monastique ; leurs bar-
ques d'osier recouvertes de peaux. — Leur hardiesse en mer :
le gouffre de Corry-Vreckan. — La prière de Columba les pro-
tège contre les monstres de la mer. — La passion de la solitude
les lance dans les mers inconnues et leur fait découvrir Saint-
Kilda, l'Islande, les îles de Fer. — Cormac aux Orcades et dans
l'océan Glacial. — Columba navigue souvent avec eux : ses
voyages dans les Hébrides. — Le sanglier de Skye. — Il apaise
les tempêtes par sa prière ; il invoque son ami saint Kenneth.
— Jl est lui-même invoqué pendant sa vie et après sa mort
comme l'arbitre des vents. — Objurgations filiales des moines
quand ils ne sont pas exaucés. — Bienfaits conférés aux popula-
tions agricoles et démêlés au sein des fables de la légende : Co-
lumba découvre des sources, règle les irrigations et la pêche,
enseigne la greffe des arbres fruitiers, obtient des récoltes
hâtives, intervient contre les épidémies, guérit diverses mala-
dies, procure des outils aux paysans. — Sa sollicitude spéciale
pour ses moines laboureurs : il bénit le lait qu'ils viennent de
traire; son souffle les rafraîchit au retour de la moisson. —
Le forgeron porté au ciel par ses aumônes. — Relations
avec les laïques dont il réclame l'hospitalité : prédiction sur le
riche avare qui lui ferme sa porte. — Les cinq vaches de son
hôte du Lochaber. — L'épieu du braconnier. — Il pacifie et
console tous ceux qu'il rencontre. — Ses menaces prophé-
COLUMBA, PROTECTEUR DES FAIBLES. 229
tiques contre les félons et les spoliateurs. — Châtiment infligé
à lassassin d'un exilé. — Les brigands de race royale : Columba
les réprime au risque de sa vie. — 11 entre jusqu'aux genoux
dans la mer pour arrêter le pirate qui avait pillé son ami. — Le
porte-étendard de César et le vieux missionnaire.
Pendant tout le reste de sa vie, qui devait s'écou-
ler dans son île d'Iona ou dans les contrées voisines
de TEcosse, évangélisées par son zèle infatigable,
rien ne frappe et n'attire plus l'historien que la
généreuse ardeur de sa charité. Né, comme le dé-
montre toute sa vie, avec un tempérament violent et
même vindicatif, il avait réussi à se dompter et à se
transformer au point de tout sacrifier à F amour du
prochain. Ce n'est pas seulement un apôtre, ou un
fondateur monastique que nous avons devant nous :
c'est encore et surtout un ami, un frère, un bien-
faiteur des hommes, un défenseur intrépide et infa-
tigable du pauvre, du faible, du travailleur : c'est
l'homme préoccupé non seulement du salut, mais
aussi du bonheur, des droits et des intérêts de tous
ses semblables. C'est encore l'homme chez qui l'in-
stinct de la pitié se traduit en intervention intrépide
et incessante contre l'oppression et l'iniquité.
Sans perdre le caractère imposant et solennel qui
s'est toujours attaché à sa renommée populaire, il va
se révéler à nous , sous cet aspect attrayant , dans toute
la suite de ses travaux apostohques comme dans les
230 COLUMBA, PROTECTEUR DES FAIBLES
principales occupations qui se partageront sa vie
de missionnaire : l'agriculture et la navigation.
Car la navigation alternait avec Tagriculture dans
les travaux des cénobites d'Iona. Les mêmes moines
qui labouraient les maigres champs de Pile sainte,
qui moissonnaient et battaient le grain, accompa-
gnaient Golumba dans ses voyages par eau aux îles
voisines, et pratiquaient le métier de marin, plus
répandu alors, ce semble, qu'aujourd'hui parmi les
gens de race irlandaise * . Les communications par
eau étaient alors fréquentes, non seulement entre
l'Irlande et la Grande-Bretagne, mais entre l'Irlande
et la Gaule. Nous avons déjà rencontré dans le port
de Nantes un navire irlandais prêt à emmener le
fondateur de Luxeuil ^. Les marchands gaulois ve-
naient vendre ou offrir leurs vins jusque dans le
centre de Pile, à l'abbaye de Glonmacnoise ^ Dans la
vie de notre saint, on rencontre à chaque pas la men-
tion des populations maritimes "* qui l'entouraient et
qu'il fréquentait sans cesse, comme aussi des exer-
cices et des excursions qui associaient ses disciples
à tous les incidents de la vie des nautoniers. On
1. Adamn., I, 28.
2. T. H, p. 500. — « Navis quœ Scotorum commercia vexerai, »
dit le biographe de saint Colomba n.
3. Vita S. Kiarani, c. 31, cité par Reeves, p. 57.
4. Nautœ, navigatores. rémiges, nautici.
ET VENGELR DES OPPRIMÉS. 231
cite quatre vers eu très ancieu irlaudais qui peu-
vent se traduire ainsi :
Honneur aux soldats qui vivent dans loua.
Ils y sont trois fois cinquante sous la règle mo-
nastique,
Dont soixante et dix pour ramer
Et traverser la mer dans leurs barques de cuir.
Ces barques étaient quelquefois creusées dans des
troncs d'arbres, comme celles qu'on trouve encore
ensevelies dans les logs ou tourbières de l'Irlande ;
mais le plus souvent elles étaient d'osier et recou-
vertes de peaux de buffle, comme celle dont parle
César ' . On estimait la grandeur de ces barques d'a-
près le nombre de peaux qui étaient employées à les
couvrir. Elles étaient petites : celles d'une ou de
1. Corpus navium viminibiis contextum coriis inlegebatur. Bell,
civil., I, 54.
Primum cana sali\, madelacto viniine, parvam
Texitur in puppim cœsoque induta juvenco.
LUCAN., IV.
Ces barques avaient pour nom celtique Ci/rrtc/i, d'où ci«r?'Mca ou
cuîTicaea basse latinité. Les nacelles d'osier, monument primitif de
l'industrie nautique des Celtes, sont encore en usage, sous le nom
de coracle, dans les ports du pays de Galles. Elles se composent
d'une légère carcasse faite avec des lattes d'osier et recouverte soit
d'une peau, soit d'une toile goudronnée. Après leurs journées de
travail, les pêcheurs mettent à sec le coracle et, le prenant sur le
dos, vont le déposer à la porte de leur chaumière. — M. Alphonse
Esquiros en a vu à Carmarthen : Revue des Deux Mondes, 15 fé-
vrier 1865.
232 COLOMBA, PROTECTEUR DES FAIBLES
deux peaux étaient portatives ; et l'abbé d'Iona en
avait une de ce genre, pour naviguer sur les eaux
intérieures, dans ses voyages au delà de la chaîne des
monts septentrionaux {dorsum Britanniœ), qu'il
franchit si souvent pour aller évangéhser les Pietés' .
Plus tard la communauté en posséda de beaucoup
plus grandes, destinées à transporter les matériaux
employés à la reconstruction du monastère primitif
d'Iona et les pièces de charpente que les fils de Go-
lumba allaient abattre et façonner dans les vastes
forêts de chênes et de pins qui couvraient alors toute
l'Ecosse aujourd'hui si tristement déboisée. Elles
marchaient à la voile ou à la rame, comme les
galères; elles étaient garnies de mâts et d'agrès,
comme les navires modernes. L'île sainte finit par
avoir toute une flottille à sa disposition, montée et
pilotée par des moines ^.
1. ÂDAMiN., 1, 34.
2. Tout ce passage d'Adamnan est très important pour l'histoire
de la navigation primitive des peuples celtiques. « Cum dolatœ per
terram pinese et roborese traherentur longœ trabes magnœ navium
pariter et domus materiœ evelierentur... Ea die qua nostri nautae,
omnibus prœparatis, supra memoratarum ligna materiarum propo-
nunt scaphis per mare et curucis trahere... Per longas et obligas
vias tota die properis flatibus, Deo propitio famulantibus, et plenis
sine ulla relardatione velis, ad lonam insulam omnis illa navalis
emigratio prospère evenit. II, 45. — Les mots soulignés reprodui-
sent le texte donné par les Bollandistes [Acta Sancioruin, Junii
t. IX, p. 275), qui nous semble, en cette occasion, préférable à
celui du manuscrit suivi par le docteur Reeves. — On voit qu'il
est question de trois sortes de bâtiments : naves, scaphœ et
ET VENGEUR DES OPPRIMÉS. 233
Sur ces frêles esquifs, Golumba et ses religieux
sillonnaient la mer alors comme aujourd'hui si agitée
et si dangereuse des côtes d'Ecosse et d'Irlande, et
tous s'enfonçaient vaillamment dans les golfes et les
détroits innombrables du sombre archipel des Hébri-
des. Ils avaient la conscience des périls auxquels les
condamnait leur existence insulaire. Mais ils les bra-
vaient, habitués, comme ils l'étaient, à vivre au milieu
des tempêtes, sur un îlot que les vagues immenses
de l'Océan semblaient vouloir sans cesse englou-
tir ' . Ils n'en tremblaient pas moins quand les vents
les portaient vers un gouffre effrayant nommé, d'a-
près le nom d'un prince de la famille des Nialls
qui s'y était noyé, la Chaudière de Brechan, et que
l'on risquait de rencontrer en passant d'Irlande en
cunicx, et qu'il y avait sur l'île un atelier de construction pour
les plus grands de ces navires, parce que l'on y transportait les
grandes pièces de bois destinées à ces navires en même temps
qu'aux édifices monastiques. — Dans un autre passage (4dam!N., II,
35), il est question d'un navire de transport, oneraria navis,
monté par des moines et chargé de joncs que l'abbé Columba avait
envoyé prendre dans un domaine voisin pour les employer à des
constructions monastiques : Virgarum fasciculos ad hospitium
construendum.
1. Die fragosee tempeslatis et intolerabilis undurum magnitu-
dinis... Quis, ait (sanctus), bac die valde ventosa et nimis pericu-
losa, licet brève, fretum prospère transnavigarepotest? Adamn., I,
4. — On croit entendre les vers du poète :
Quid rigor reternus cœli, quid frigora possunt,
Igiiotumque fretum?...
Claudien, in Consulat. III Honor., v, oi.
234 COLUMBA, PROTECTEUR DES FAIBLES
Ecosse. Il a été jusqu'en ces derniers temps la ter-
reur des matelots, tant les flots, par certains vents,
y creusent en tourbillonnant de profonds abîmes.
Parmi les hôtes de Columba, les plus saints ne le
traversaient qu'en tremblant et les mains levées
vers le ciel pour implorer le miracle qui pouvait
seul les sauver \ Mais lui-même, qui y fut un jour
presque englouti, toujours préoccupé du souvenir
de sa race, crut y yoir un signe des tourments que
souffrait dans le purgatoire l'âme de son parent
qui avait péri en cet endroit, et un ordre de prier
pom^ le repos de cette âme en même temps que pour
le salut de ses compagnons de route -.
La prière de Columba, sa bénédiction spéciale et
ardemment sollicitée, son intercession constante et
passionnée pour ses frères et ses disciples, étaient la
1. Adamn, I,, 5. — VUa sancti Kiarani, apud Reeves, 263. —
Cf. GiRALDUs Cambrensis, Topogr . Hiberniœ, II, 41. — Walter
Scott n'a eu garde d'omettre ce site dans son itinéraire poétique :
I would
. . . ïliat your eye could see the mood
Of Corryvrekin's Whirlpool rude,
When dons tlie Hag her -whitened liood.
. . . And Scarha's isle, wliose tortured shore
Sill rings to Corryvrekin's roar...
II faut remarquer que, comme le nom de Scotia a été transféré
de l'Irlande à l'Ecosse, ainsi le nom du gouffre que redoutaient
tant les navigateurs d'Iona a été transféré au gouffre tournoyant
que l'on montre de loin à tous les touristes, entre les îles de
Scarba et d'Iona, dans le trajet si fréquenté d'Oban à Glascow-
2.0'DONNELL, II, 21, ap, COLGAN, p. 434.
ET VENGEUR DES OPPRIMÉS. 235
grande sauvegarde des navigateurs d'Iona, non seu-
lement contre les vents et les naufrages, mais contre
d'autres dangers qui ont aujourd'hui disparu de ces
parages. D'immenses et nombreux cétacés fréquen-
taient alors la mer des Hébrides. Les requins remon-
taient les rivières des Higlilands, et l'un des compa-
gnons de Columba, qui traversait la Ness à la nage,
ne dut son salut qu'à la prière du saint, au moment
où il n'était plus séparé que par la longuem^ d'un
aviron du monstre qui avait déjà dévoré un indigène ' .
La rencontre d'une baleine, ou peut-être d'un re-
quin plus formidable que d'autres, fit un jour re-
culer tout l'équipage d'une barque montée par un
des religieux ; mais un autre, ce même Baïtlienqui fut
l'ami et le successeur de Columba, encouragé parla
bénédiction du saint abbé, eut plus de hardiesse, re-
prit la mer et vit le monstre s'enfoncer sous les flots.
(( Après tout, y> dit le moine, « ce monstre et moi
(( nous sommes également entre les mains de Dieu - . »
1. Adamn., II., 27.
2. Id., I, 19. — Jusqu'au dix-huitième siècle, les baleines fré-
quentaient ces parages, et on a vu soulever et retourner des
bateaux pêcheurs. MatxTin's Wesleni Islands, p. 5. — Les baleines
ont disparu aujourd'hui, ainsi que les phoques, qui, non seulement
du temps de Columba, mais encore en 1703. servaient de nourri-
ture aux insulaires des Hébrides. Le monastère d'Iona en entre-
tenait un troupeau dans un îlot voisin... parvam insulam ubi ma-
rini nostri juris vituli generantur et générant... Un voleur vient les
prendre : on lui donne des moutons pour en tenir lieu. Adamn.,
L 42.
236 COLUMBA, PROTECTEUR DES FAIBLES
D'autres religieux naviguant dans les hautes mers
du Nord furent épouvantés par des nuées de crusta-
cés inconnus qui, s'attachant aux rames et aux flancs
du navire, perforaient les peaux dont la carène était
recouverte ^ .
Ce n'était pas la curiosité, ni l'amour du gain, ni
même le désir de convertir les païens, qui pous-
saient les disciples de Golumba à affronter tous les
hasards de la navigation dans une des mers les plus
dangereuses du monde: c'était la soif de la solitude,
le désir irrésistible de conquérir une retraite plus
profonde, un asile plus reculé encore que celui
d'Iona, sur quelque roc inconnu au milieu des soli-
tudes de l'Océan, où personne ne voudrait les rejoin-
dre et d'oii nul ne pourrait les ramener. Ils revenaient
à lona sans avoir atteint leur but, tristes, mais non
découragés; et, aprèsquelque repos, ils reprenaient
la mer pour recommencer leur ardente recherche".
C'est ainsi qu'ils découvrirent, à cent lieues à
l'ouest, l'îlot escarpé et presque inabordable de
Saint-Kilda% que la hardiesse de ses oiseleurs a
1. Adamn., ÎI, 42 .
2. Adamn., II, 42. — Id., I, 20.
3. En 1858, on y voyait encore, avec plusieurs édifices religieux
d'une date très reculée, une église dédiée à saint Columba, et les ha-
bitants de i'ile, quoique calvinistes, célébraient encore le jour de sa
fête en portant le lait recueilli dans les vacheries au gouverneur
ou fermier de l'île qui appartenait alors en entier à un seigneur du
ET VENGEUR DES OPPRIMÉS. 237
depuis rendu si fameux; puis bien au nord des
Hébrides et même des Orcades, ils atteignirent
les îles Shetland, l'Islande même, selon quelques-
uns, qui n'est qu'à six jours de voile du nord
de l'Irlande, et dont la première église chré-
tienne porte le nom de Columba, enfin les îles
de Fer où les Norwégiens trouvèrent plus tard les
traces du séjour des moines irlandais, leurs livres cel-
tiques, leurs croix et leurs cloches' . Gormac, le plus
hardi de ces intrépides explorateurs, fit trois lon-
gues, laborieuses et périlleuses excursions sur l'O-
céan, avec l'espoir toujours infructueux d'atteindre
le désert qu'il rêvait. Une première fois, en abor-
dant aux Orcades, il n'échappa à la mort, dont les
sauvages habitants de cet archipel menaçaient les
étrangers, qu'au moyen des recommandations que
clan des Macleods ; ce fermier en faisait distribuer par portions égales
à chaque homme, femme ou enfant de l'ile. Histoire de S. Kilda, par
Kenneth Macaulay, p. 71 de la traduction française, Paris, 1782. Cet
îlof, qui est le point le plus occidental de l'Europe, est célèbre par les
exploits des chasseurs qui se suspendent à des cordes le long des
falaises verticales; elle n'a guère que quatre-vingts habitants; on
y montre le site d'une chapelle dite de Saint-Columbaavec un cime-
tière et des sources consacrées et médicales. On y observe encore la
fête de saint Columba.
1. Landnamabok, ap. Antiq, Celto-Scand., p. 14. — Dicuil, qui
écrivait en 795, constate que, cent ans auparavant, les îles Feroë,
avaient été habitées par des eremitœ ex nostra Scotia navigantes.
Éd.Letronne,p. 39.— Cf. Innés, Scotlandin the middleages,'p. 101,
et surtout Lanigan, Eccles. hist. of Ireland, c. 3, p. 225, où laques-
tion de la première découverte de l'Islande est traitée à fond.
238 COLUiWBA, PROTECTEUR DES FAIBLES
Coliimba avait obtenues du roi des Pietés, déjà con-
verti, à r adresse du roi encore païen des insulaires
septentrionaux \ Une autre fois, le vent du sud le
porta pendant quatorze jours et quatorze nuits
consécutives presque dans les profondeurs de Tocéan
Glacial, et bien au delà de tout ce que rêvait Timagi-
nation des hommes d'alors".
Golumba, le père et le chef de ces intrépides et
pieux navigateurs, les suivait et les guidait par sa
prière, toujours vigilante et toujours efficace. Il était
en quelque sorte présent parmi eux, malgré les dis-
tances qui les séparaient du sanctuaire et des ports in-
sulaires dont ils étaient partis. L'oraison lui donnait
l'intuition des dangers qu'ils couraient. Il les voyait,
il en souffrait, il en tremblait. Aussitôt il convo-
quait au son de la cloche les frères restés au mo-
nastère, et se mettait en prière dans l'église avec eux.
1. Adamn., II, 42. — On se rappelle involontairement l'Arioste qui
place aux Hébrides la scène de la délivrance d'Olympie par Roland
et attribue aux habitants de ces îles l'usage d'exposer des femmes
aux monstres marins :
Per distrugger quell' isola d'Ebuda
Che di quanta il mar cinge é la più cruda.
Vol dovete saper ch'oltre l'Irlanda,
Fra moite, che vi son, l'isola giace
Nomata Ebuda, che per Icgge manda
Rubando intorno il suo popol rapace...
Orlando furioso, ix, H-12.
2. Adamn., I, 6; II, 42.
ET VENGEUR DES OPPRIMÉS. 239
Il demandait avec larmes au Seigneur d'accorder le
changement de vent qu'il leur fallait, et ne cessait
qu'après avoir acquis la certitude d'être exaucé. Il
le fut maintes fois, et les moines sauvés et revenus
de leurs périlleux voyages accouraient et venaient
le bénir de sa prophétique et bienfaisante inter-
vention^ .
Souvent il les accompagnait lui-même dans leurs
voyages de circumnavigation et d'exploration. Il vi-
sitait très fréquemment les îles de l'archipel des
Hébrides, découvertes ou fréquentées par des marin s
de sa communauté, et où semblent avoir existé dès
lors des ccllm ou petites colonies de la grande com-
munauté insulaire, notamment à Eigg, où une
colonie de cinquante-deux religieux, fondée et gou-
vernée par un disciple de l'abbé d'ïona, fut égorgée
par des pirates vingt ans après sa mort". Il aimait à
1. Adamn., h, 42.
2. CeUe tragédie d'Eigg, en 61 7, mérite une mention spéciale. D'après
les annales irlandaises, saintDonnan, fondateur de cettecommunauté,
était ami et disciple de Columba; voulant une retraite plus profonde,
il alla s'établir avec quelques compagnons dans l'île d'Eigg, qui n'était
habitée que par les troupeaux de moutons de la reine du pays (plu-
sieurs des îlots près Staffa servent encore £i,ujourd'hui de pâturages).
Cette reine, informée de cette atteinte à sa puissance, ordonna de les
tuer tous. Quand les égorgeurs arrivèrent, c'était la nuit de Pâques :
on disait la messe. Donnan demanda que l'on attendît que la messe fût
finie. « Soit ! » dirent les émissaires. La messe finie, ils se livrèrent tous
au couteau. — Selon une autre version, la reine ou dame du sol aposta
des pirates (latrones) pour les égorger ; ils furent surpris psalmodiant
240 COLUMBA, PROTECTEUR DES FAIBLES
y séjourner, sans doute pour y goûter la solitude
qu'il ne trouvait plus à loua où affluait de jour en
jour une foule plus considérable de pénitents, de
pèlerins et de solliciteurs. Il se plaisait surtout à
Skye, la plus grande des Hébrides, rappelée après
douze siècles à l'attention du monde par les aven-
tures périlleuses et romanesques du prétendant
Charles-Edouard et de Flora Macdonald. C'était alors
une île à peine habitée, quoique très vaste, et cou-
verte de forêts où il pouvait s'enfoncer pour prier,
absolument seul, en laissant même ses frères loin de
lui. Un jour il y rencontra un énorme sanglier pour-
suivi par une meute de chiens : il tua d'un seul mot
la bête féroce, au lieu de la protéger, comme le fai-
saient si volontiers en pareille occurrence les saints
des légendes mérovingiennes \ Aussi fut-il pendant
tout le moyen âge le patron de Skye, où un petit
lac a gardé son nom, de même que plusieurs sites
et monuments des îles voisines^.
dans leur oratoire, d'où ils se transportèrent dans le réfectoire, afin de
périr là où ils avaient vécu plus charnellement qu'ailleurs ; ils étaient
cinquante-deux. C'est la version citée par les BoUandistes, t. H April.,
p. 487. Comme par une bénédiction spéciale de ces martyrs, cette
île était encore catholique en 1703, et on y vénérait saint Donnan.
Martin' s Journey to the Western Islands, p. 279
1. Adamn, II, 26.
2. Le lac a été desséché par lord Macdonald, propriétaire actuel de
l'île. Le souvenir et le nom de Columba se retrouvent notamment à
Eilea Naom &^, où l'on montre un puits creusé par lui dans le roc, et la
ET VENGEUR DES OPPRIMES. 241
Souvent aussi la tempête venait troubler ces ex-
cursions maritimes ; Golumba se montrait alors aussi
laborieux et aussi hardi que le plus expérimenté de
ces nautoniers monastiques. Quand tous se mettaient
à ramer, il ne voulait pas rester oisif et ramait avec
eux^ . Nous l'avons déjà vu braver les tempêtes assez
fréquentes sur les lacs étroits et dangereux du nord
de la Galédonie". En pleine mer, il conservait au
milieu des orages le même intrépide sang-froid et
s'associait à toutes les corvées des matelots. Pendant
le trajet qu'il fit d'Iona en Irlande, pour assister
avec le roi Aïdan au parlement de Drmn-Ceitt, le
mauvais temps fit courir au navire qui le portait de
grands dangers ; les vagues avaient rempli d'eau la
cale que Golumba s'efforçait, avec les autres mate-
lots, de vider. Mais eux lui dirent : « Ge que vous
(( faites là ne nous sert pas à grand'chose : vous feriez
tombe de sa mère Eithne, puis à Tirée, si souvent cité par Adamnan
sous le nom de Terra Ethice. Dans toutes les îles dénudées de la
côte occidentale d'Ecosse, et surtout du district de Lorn ( Argyle shirej ,
il y a des croix sculptées de formes aussi curieuses que variées, des
pierres tombales, des chapelles en ruine, des édifices de construction
grossière et de forme bizarre, des pierres druidiques, et des églises
plus ou moins anciennes presque toujours sous le vocable de Go-
lumba : elles sont décrites avec soin dans un demi-volume dont le
texte, accompagné de gravures, a été publié sous le voile de l'a-
nonyme par Thomas Muir, négociant de Leith, sous le titre de :
The Western Islands, Edinburg, 1861, in-4o.
1. Vit. S. Comgelli, ap. Colgan, p. 458.
2. Voir plus haut, page 189.
MOINES d'occ, III. 14
242 COLUMBA, PROTECTEUR DES FAIBLES
(( mieux de prier pour ceux qui vont périr. » C'est
ce qu'il fit; et dès que, monté sur la proue, il eut
étendu les bras pour prier, la mer se calma.
Naturellement, toutes les fois qu'il était en mer et
que la tempête éclatait, ses compagnons de route ré-
clamaient son intercession : mais un jour il leur ré-
pondit : (( Ce n'est pas mon tour aujourd'hui ; c'est
(( celui du saint abbé Kennetli. » Ce Kenneth était
abbé d'un monastère en Irlande, et grand ami de
Golumba qu'il allait souvent visiter à lona ; et à la
même heure, entendant retentir dans le secret de
son cœur le cri de son ami, averti par une voix in-
térieure, il sortit du réfectoire et courut à l'église
afin de prier pour les naufragés en s 'écriant : « Il
(( ne s'agit pas de dîner quand Golmuba e«t en danger
« de périr sur mer. » Il ne prit pas même le temps
de se chausser les deux pieds avant d'aller àl'église ;
ce qui lui valut les remercîments particuliers de son
ami d'Iona* , et ce qui rappelle la légende également
celtique de l'évêque saint Paterne obéissant avec un
seul pied botté à l'appel de son métropolitain ^.
Sous ces dehors légendaires, il est facile de recon-
1. Adamn., Il, 12, 13.
2. Tome II, liv. vu, chap. 4. — Cainnach ou Kenneth, saint très
populaire en Ecosse et dont le nom a été porté par plusieurs rois
écossais, était abbé d'Aghaboe, au diocèse d'Ossory. Né vers 517,
mort en 600, il a laissé son nom à l'îlot (ïrnch-Kenneth, voisin
d'Iona et visité par Johnson.
ET VENGEUR DES OPPRIMÉS. 243
naître chez Tapôtrc monastique de la Calédonie, à
côté de l'efficacité miraculeuse de sa prière, une
étude attentive des vents et de tous les phénomènes
de la nature dans la vie des populations insulaires et
maritimes qu'il voulait initier à la vie chrétienne.
Cent récits divers nous le représentent comme l'Éole
de ces temps fabuleux et de ces mers dangereuses.
On venait à chaque instant lui demander d'obtenir
un vent favorable pour n'importe quelle expédition :
il arriva même un jour que deux de ses moines,
au moment de s'embarquer pour deux directions
différentes, vimTut lui demander à la fois de faire
souffler l'un le vent du Nord et l'autre celui du Midi.
Il les exauça tous deux, mais en faisant retarder le
départ de celui qui allait en Irlande jusqu'après
l'arrivée de celui qui ne voulait aborder qu'à l'île
voisine de Tirée ^ .
De loin comme de près il était invoqué ou redouté
par les navigateurs comme l'arbitre du souffle des
vents. Libran de la Jonchère, ce généreux pénitent
dont on a raconté plus haut la curieuse histoire, vou-
lant retourner d'Irlande à loua, se vit repoussé par
l'équipage d'un navire, en partance du port de Derry
pour l'Ecosse, parce qu'il n'était pas de la commu-
nauté même d'Iona. Sur quoi le voyageur éconduit
invoqua mentalement et à travers les mers le secours
1. Adamn., 11, 15.
244 COLUMBA, PROTECTEUR DES FAIBLES
de son ami absent. Aussitôt le vent changea et re-
poussa le navire vers la terre. Gomme les matelots
voyaient encore le pauvi^e Libran qui courait le long
de la plage, ils lui crièrent du pont de leur barque :
« C'est peut-être toi qui es cause que le vent a
(( tourné ; si nous te prenions avec nous, serais-tu à
(( même de nous le rendre favorable? — Oui, » dit
l'autre; « le saint abbé Golumba, qui m'a imposé
(.t sept ans de pénitence, à qui j'ai obéi et que je
« veux rejoindre, vous obtiendra cette grâce. » Aus-
sitôt dit, aussitôt fait ; on le prend à bord et le trajet
s'effectue heureusement\
Ceci se passait de son vivant, mais pendant un
siècle au moins après sa mort il demeura le patron
toujours populaire et toujours propice des marins
en détresse. On remarque dans leurs prières ce ton
de familière confiance et quelquefois d'objurgation
filiale qu'on a si souvent signalé chez les Celtes de
l'Armoriqueet aussi chez les peuples catholiques du
midi de l'Europe. Adamnan avoue que lui-même et
d'autres religieux d'Iona, embarqués sur une flottille
de douze barques chargées de poutres de chêne pour
la reconstruction du monastère, retenus parles vents
contraires dans une île voisine, se mirent à accuser
leur Columba : « Comment, cher saint, » lui disaient-
ils, (( t'arrangeras-tu de ce retard? Nous pensions
1. Adamn., II, 39.
ET VENGEUR DES OPPRIMES. 245
(( jusqu'à présent que tu étais en grand crédit au-
(( près de Dieu, y) Une autre fois qu'ils étaient re-
tenus par la même cause dans une anse de la plage
voisine de Lorn\ précisément en la veille de la
fête de leur saint abbé, ils lui dirent : ce Comment
« donc peux-tu nous laisser passer ta fête de de-
ce main parmi ces laïques et non dans ta propre
(( église? Il te serait si facile d'obtenir du Seigneur
(( que le vent contraire nous devînt favorable et
(( nous permît d'aller célébrer la messe dans ton
(( église! )) Dans ces deux occasions, ils furent
exaucés : le vent sauta de façon à leur permettre de
prendre la mer et de franchir l'espace qui les sépa-
rait d'Iona, sur ces frêles barques dont les antennes
en se croisant sur les mâts reproduisaient le signe
auguste de la Rédemption. Plus de cent témoins de
ces faits étaient encore vivants au temps où écrivait
le biographe de notre, saint ^.
Encore aujourd'hui, une belle légende, qui a
cours aux Hébrides, rend témoignage à l'empire de
ces souvenirs populaires. Elle veut que, chaque an-
née, revenant de l'autre monde, Columba arrive dans
une barque sans voiles et sans rames, et parcoure
tout l'archipel pendant trois jours et trois nuits,
1. C'est un district de la vaste province d'Argyle, qui donne en-
core aujourd'hui le tilre de marquis au fils aîné du duc d'Argyle.
2. Adamn., Il, 45.
14.
246 COLUMBA, PROTECTEUR DES FAIBLES
comptant une à une toutes les îles jusqu'au moindre
îlot, et les bénissant l'une après l'autre, en mé-
moire des anciens jours ^ .
La tendre et vigilante charité qui se prête à tous
CCS incidents de sa vie de marin et de voyageur
nous apparaît plus constante et plus énergique en-
core, pendant toutes les phases de son existence,
dans ses relations avec les populations agricoles,
soit de l'Irlande, son berceau, soit de la Calédonie,
sa patrie adoptive. Au milieu des légendes évidem-
ment fabuleuses et des miracles apocryphes ou pué-
rils, dont les narrateurs irlandais ont farci la glo-
rieuse histoire du grand missionnaire', il est doux
1. Celte légende a fourni à M. Charles Mackay le sujet d'une de
ses meilleures ballades, dans sa collection intitulée : Legends of the
Isles.
2. Le pieux franciscain Colgan, qui adonné place dans sa précieuse
collection des.4c/rt sanctorum Hîbernix (malheureusement incom-
plète) à un si grand nombre de ces fables, a cependant dû laisser de
côté une foule de récits insoutenables que ses prédécesseurs avaient
adoptés : « Nonnulla... tanquam ex monumentis vel apocryphis, vel
ex rerum forte vere gestorum nimia exaggeratione speciem fabulîe
prseferentibus, consulte omiltenda duximus... Quia nobis apparent
vel exegetum vel librariorum (qui miris mirabiliora immiscuerunt)
licentiis et commentis ita esse depravata ut solum fabularum spe-
ciem prseferant. » Trias Thaumaturcja, p, 441. — Les BoUandistes
protestent avec encore plus d'énergie, et à maintes reprises, contre
les fables qu'ils se croyaient obligés de reproduire : Vitae hujus auc-
tor aliquid habere videtur degenio Hibernico, cui solet esse perquam
familiare, ambulare in mirabilibus, in rébus, inquam, supra fidem
prodigiosis, ne dicam portentosis. Tome 111 August., p. 658 ; cf. même
volume, p. 742; et tome II Julii, p. 241 et 299.
ET VENGEUK DES OPPRIMES. 247
de pouvoir discerner des témoignages irrécnsablerj
de son intelligente et féconde sollicitude pour les
besoins, les travaux, les souffrances des habitants
de la campagne et de son active et féconde interven-
tion à leur profit.
Quand on nous le montre faisant jaillir d'un coup
de sa crosse des fontaines d'eau douce en cent en-
droits divers de l'Irlande ou de l'Ecosse, dans les
régions arides ou rocheuses, telles que la presqu'île
d'Ardnamurchan ^ ; quand on le voit abaissant, par
le seul effort de sa prière, les cataractes d'une rivière
de manière que les saumons pussent y remonter
dans la saison favorable à la pêche, comme ils l'ont
toujours fait depuis , au grand avantage des rive-
rains - ; nous reconnaissons dans ces récits la forme
la plus touchante de la gratitude populaire et natio-
nale pour les services rendus par le célèbre reli-
gieux en apprenant aux paysans à rechercher les
sources, à régler les irrigations, à rectifier le cours
des rivières, comme Font fait tant d'autres saints
1. O'DONNELL, 1. I, c. 86. — Adamn., I, 12; I[, 10.
2. O'DoNNELL, Vita quinta, 1. ii, c. 92. — Il s'agit de l'Erne, fleuve
de ruister, qui se jette dans l'Océan après avoir traversé les deux
grands lacs nommés Lough Erne. En souvenir de ce bienfait, l'his-
torien nous apprend que tout le produit de la pêche faite le jour de
la fête de saint Columba était abandonné au coarb, c'est-à-dire à
l'abbé qui avait le premier rang parmi les successeurs du saint dans
le gouvernement des monastères fondés par lui.
248 COLUMBA, PROTECTEUR DES FAIBLES
religieux dans toutes les contrées de l'Europe.
On comprend également qu'il s'occupait avec zèle
et succès de la greffe des sauvageons et de la culture
des arbres fruitiers, en lisant le récit qui nous le
représente, au début de sa vie monastique, dans la
plus ancienne de ses fondations, Durrow, s 'appro-
chant en automne d'un arbre surchargé de fruits
nombreux, mais aigres et malsains, pour le bénir,
en disant : « Au nom du Tout-Puissant, que ton
(( amertume t'abandonne, ô arbre amer, et que tes
(( pommes soient désormais aussi douces qu'elles
(( ont été amères jusqu'ici ^ ! » Ailleurs on le voit
obtenir pour ses clients des récoltes hâtives et abon-
dantes, faire semer, par exemple, en juin, de l'orge,
déjà bon à récolter en août, ce qui semblait être
alors un miracle, mais ce qui n'est pas sans exemple
encore aujourd'hui en Ecosse ^ Presque toujours le
souvenir d'un service rendu, d'un bienfait sollicité
ou spontanément conféré, se marie ainsi, dans la
légende, au récit de ses miracles ou aux effusions de
sa prière, et le plus souvent au profit des cultiva-
teurs : il est évident qu'il étudiait leurs besoins et
1. Adamn., n, 2, — « Arborem plenam fructii qui erat hominibus
jnutilis pree nimia amaritudine, » est-il dit dans une légende analogue
d'un autre saint irlandais, Mochoënoroc. Âp. Colgan, Acta sanc-
iorum Hibernix, p. 592.
2. New statistical accounts, cité par Rekves, p. 459.
ET VENGEUR DES OPPRIMÉS. 249
suivait leurs vicissitudes avec une sympathie infati-
gable.
C'est ainsi qu'il s'occupait surtout à la guérison
des maladies contagieuses qui menaçaient la vie ou
ravageaient le bétail des cultivateurs de son pays.
Assis un jour sur un monticule de son île d'iona, il
dit au moine qui lui tenait compagnie et qui était
originaire de la colonie dalriadienne : « Vois ce
(( nuage épais et pluvieux qui vient du Nord; il ren-
(( ferme dans son sein les germes d'une maladie meur-
(( trière ; il va fondre sur un grand district de notre
(( Irlande et faire naître des ulcères et des pustules
« sur le corps des hommes et sur les tétines des
(( vaches. Il nous faut avoir pitié de leurs maux.
(( Vite donc, descendons, et dès demain tut'embar-
(( queras pour aller à leur secours. » Le moine obéit
et, muni du pain bénit que lui avait remis Golumba,
il alla parcourir toute la région infestée par l'épi-
démie, en distribuant aux premiers malades qu'il
rencontra de l'eau dans laquelle avait trempé ce
pain bénit par l'abbé exilé que préoccupait si affec-
tueusement le sort de ses compatriotes. Le remède
opéra si bien que, de toutes parts, hommes et bêtes
affluaient autour de l'envoyé d'iona, et que partout
retentirent les louanges du Christ et de son servi-
teur Columba^.
1. Adamn., JI, 7.
250 COLUMBA, PROTECTEUR DES FAIBLES
Toujours à l'affût des maux, des pertes, des acci-
dents qui venaient frapper les familles ou les popu-
lations qui l'intéressaient, et que lui révélaient soit
une intuition surnaturelle, soit quelque sollicitation
plaintive, nous le voyons tantôt envoyer le pain bénit
qu'il employait comme remède, à une sainte fille
qui s'était cassé la cuisse en sortant de la messe ;
tantôt guérissant d'autres femmes d'une ophtalmie
avec du sel également bénit ; partout mêlant à ses
courses évangéliques ou à ses autres excursions le
désir et le soin de guérir tous les malades qu'on lui
signalait ou qui venaient l'attendre le long de sa
route pour toucher le bord de sa coule, comme le
petit idiot de Clonmacnoise et comme cela se vit pen-
dant tout son voyage à l'assemblée nationale de
Drum-Geitt ^ .
Toute sa vie porte l'empreinte d'une ardente et
spéciale sympathie pour les travailleurs des champs.
Depuis ses courses déjeune homme en Irlande, oii
il s'occupait de fournir aux laboureurs les socs de
charrue et les autres outils qui leur manquaient, et
de former des jeunes gens au métier de forgeron - ,
jusqu'aux jours de sa vieillesse où il ne pouvait
plus suivre que de loin les labeurs de ses moines,
ceux-ci n'en subissaient pas moins la salutaire et
1. Adamn., n, 5, 6, 7, 35.
2. O'DoNNELL, Quinta vila, i, 68.
ET VENGEUR DES OPPRIMÉS. 251
bienfaisante influence de sa paternelle tendresse.
Assis dans la petite hutte en bois qui lui servait de
cellule, il interrompait ses études et déposait la
plume pour bénir les moines à mesure qu'ils re-
venaient des champs, des pâtures ou des granges.
Les plus jeunes, après avoir trait les vaches de
la communauté, s'agenouillaient avec leurs seaux
pleins de lait nouveau pour recevoir le loin la bé-
nédiction de l'abbé, accompagnée quelquefois d'un
avertissement utile à leurs âmes * .
Pendant un des derniers étés, enrevenant, le soir,
de moissonner les maigres récoltes de leur île, et en
s'approchant du monastère, les religieux s'arrê-
tèrent émus et charmés. L'économe du monastère,
l'ami et le successeur futur de Golumba, Baïthen,
Jeur demandait : a. N'éprouvez- vous ici rien de par-
<( ticulier? » « Oui, vraiment, » répondit le plus
ancien, « tous les jours, à cette heure et à cette
(( place, je respire un parfum délicieux, comme si
(( toutes les fleurs du monde étaient ici réunies ; je
(( sens aussi comme la flamme d'un foyer qui ne me
((brûle pas, mais me réchauffe doucement; j'é-
(( prouve enfin dans mon cœur une joie si inaccou-
(( tumée, si incomparable, que je ne sens plus ni
(( chagrin ni fatigue. Les gerbes que je rapporte sur
« le dos, bien que fort lourdes, ne pèsent plus rien,
1. Adamn., I, 25; II, 16; m, 22.
2o2 COLUMBA, PROTECTEUR DES FAIBLES
(( et je ne sais comment, d'ici au monastère, il me
(( semble qu'on me les enlève des épaules ! Qu'est-ce
« donc que cette merveille? » Et tous de raconter
une impression identique. « Je vais vous dire, » re-
prit l'économe, « ce qui en est. C'est notre vieux
(( maître Golumba, toujours plein d'anxiété pour
« nous, qui s'inquiète de notre retard, qui se tour-
ce mente de notre fatigue, et qui, ne pouvant plus
(( venir au-devant de nous avec son corps, nous en-
ce voie son souffle pour nous rafraîchir, nous réjouir
ce et nous consoler ^ . »
Il ne faudrait pas croire qu'il réservât sa solli-
citude aux seuls travailleurs monastiques. Loin de
là, il savait apprécier et honorer le travail laïque,
sanctifié parla vertu chrétienne, ce Yoilà, » disait-il
un jour aux anciens du monastère, ce voilà qu'au
(c moment oii je parle, un tel, qui a été forgeron
ce là-bas, au centre de l'Irlande, le voilà qui monte
ce au ciel ! Il meurt vieux et il a travaillé toute sa vie,
(c mais il n'a pas travaillé en vain : il a acheté,
ce moyennant le travail de ses mains, la vie éter-
ee nelle, car il dépensait ses gains en aumônes; et je
ce vois d'ici les anges qui viennent chercher son
ce âme". )) On conviendra que le panégyrique du
travail manuel, devenu si banal de nos jours, a été
1. Adamn., I, 37.
2. Adamn., ni, 9.
ET VENGEUR DES OPPRIMES. 253
rarement formulé d'une façon plus solennelle et plus
touchante.
On raconte d'ailleurs qu'il fréquentait très volon-
tiers les laïques ; pendant le cours de ses voyages, il
vivait avec eux dans une libre et charmante familia-
rité. C'est ici un des côtés les plus attachants et les
plus instructifs de son histoire. Il réclamait et rece-
vait sans cesse l'hospitalité, non seulement des ri-
ches, mais même des pauvres, et quelquefois il la
rencontrait plus facilement chez les pauvres que chez
les riches. A ceux qui lui refusaient un abri il savait
bien prédire un prompt châtiment : « Cet avare, »
disait-il, « qui méprise le Christ dans la personne des
(>. voyageurs, verra ses richesses diminuer de jour
« en jour et tomber à rien ; il finira par mendier et
(( son fils ira de porte en porte en tendant la main
(( qui ne sera jamais qu'à moitié remplie ^ . » Chez
les indigents qui l'accueillaient sous leur toit, il
s'informait avec sa sollicitude ordinaire de leurs
ressources, de leurs besoins, de tout leur petit avoir.
Il paraît que dans ce temps-là on était regardé comme
très pauvre en Ecosse quand on n'avait que cinq
vaches. C'était toute la fortune d'un paysan du Lo-
ch aber chez qui Columba, qui traversait sans cesse
cette contrée pour aller chez le roi des Pietés, passa
une nuit et fut très cordialement reçu malgré l'in-
1. Adamn., n, 20.
MOINES DOCC, III. 15
234 COLUMBA, PROTECTEUR DES FAIBLES
digence de la maison. Le lendemain matin, il se fit
amener les cinq petites vaches et les bénit en prédi-
sant à son hôte qu'il en aurait bientôt cent cinq et
que la bénédiction du missionnaire reconnaissant
porterait sur ses enfants et sur ses petits-enfànts, ce
qui se réalisa ponctuellement' .
Dans ce même district du Lochaber , qui est encore
aujourd'hui le théâtre de ces grandes chasses au
cerf où se complaît Faristocratie britannique , notre
saint fut accosté un jour par un malheureux bracon-
nier qui n'avait pas de quoi nourrir sa femme et
ses enfants, et qui lui demanda Faumône : « Pauvre
(( petit homme , » lui ditColumba, « va vite me cher-
ce cher une perche dans la forêt voisine. » Dès que
la perche lui eut été apportée, l'abbé d'iona se mita
l'aiguiser lui-même en forme d'épieu ; après quoi
il bénit cette javeline improvisée et la remit au
mendiant en lui disant que, s'il la gardait avec soin
et ne s'en servait que contre les bêtes fauves, jamais
il ne manquerait de venaison dans sa pauvre mai-
son, lien arriva comme il l'avait prédit; le bra-
connier allait planter son épieu bénit dans un coin
reculé de la forêt , et il ne se passait pas de jom*
1. Adamn, H, 21. — Le districtde Lochaber, célèbre dans les guerres
modernes de l'histoire d'Ecosse, est situé sur les confins des comtés
actuels d'Argyle et d'Inverness, sur la route d'Iona à la résidence du
roi des Pietés ; Columba y passait sans cesse.
ET VENGEUR DES OPPRIMÉS. 250
sans qu'il trouvât embroché un cerf ou une biche ou
quelque autre gibier, de telle sorte qu'il eut bientôt
de quoi revendre aux voisins, après avoir pourvu à
la subsistance de tous les siens\
Columba s'intéressait ainsi à tout ce qu'il voyait,
à tout ce qui se passait autour de lui et qui pouvait
tourner au profit des pauvres ou du prochain;
tantôt à la chasse, tantôt à la pêche, en indiquant
aux gens les bons moments et les bons endroits
pour prendre les saumons ou les brochets de la plus
belle taille-.
Chaque fois qu'il se trouvait en contact avec des
indigents ou avec des étrangers, la vive sympathie
de son cœur généreux savait les attirer ou les sou-
lager encore plus que ses bienfaits matériels. Il s'i-
dentifiait avec leurs craintes, leur dangers, leurs
chagrins. Toujours pacificateur ou consolateur, il
profitait ici de son gîte nocturne chez un riche
montagnard pour terminer une dispute entre deux
habitants du voisinage^; là, de sa rencontre dans
une gorge des Highlands avec un compatriote pour
rassurer ce paysan sur les suites des ravages effec-
tués dans son canton par des envahisseurs pietés ou
saxons : (c Va, bon petit homme, » lui disait-il, « tes
1. Adamn., n, 37.
2. /d.; n, 19.
3. Id., II, 17.
256 COLUMBA, PROTECTEUR DES FAIBLES
(( pauvres bestiaux et tout ton avoir sont tombés en
(( proie aux brigands; mais ta chère petite famille
(( est tout entière sauvée : va la rejoindre et con-
(( sole-toi ^ . »
Telle était cette âme tendre et douce. A force de
se délecter ainsi aux minutieuses complaisances de
la charité et de la fraternité chrétienne, sa charité
pouvait sembler quelquefois dégénérer en mollesse;
mais vienne une injustice à réparer, un malheureux
à défendre, un oppresseur à punir, un outrage
contre l'humanité ou Pinfortune à venger, aussitôt
se réveille et se déploie toute l'énergie de sa jeu-
nesse. Le vieil homme reparaît tout entier. Son
tempérament passionné reprend le dessus ; son ca-
ractère, aussi véhément dans l'expression que résolu
dans Faction, éclate à chaque instant ; son intrépidité
naturelle l'entraîne , à travers tous les dangers , à
prodiguer les remontrances, les invectives et les
menaces, que la justice de Dieu, trop rarement
visible , daignait quelquefois exaucer.
Parmi tant d'infortunés qu'il rencontrait sur sa
route, les exilés, dès lors si nombreux par suite des
discordes qui déchiraient les races celtiques, de-
vaient plus que personne exciter sa soHicitude. Exilé
lui-même, il était le protecteur naturel de tous ses
1. Adamn., I, 46.
ET VENGEUR DES OPPRIMÉS. 2o7
pareils'. Il avait pris sous sa tutelle spéciale un de
ces bannis, Picte de naissance et de noble race, pro-
bablement un de ceux qui l'avaient écouté docile-
ment et familièrement accueilli lors de ses premières
missions dans le nord de laCalédonie. Il l'avait con-
fié ou, comme dit l'historien, recommandé, assi-
gné in manum, selon l'usage qui allait prévaloir
dans les temps féodaux, à un chef de clan nommé
Feradagh, lequel possédait la grande île d'islay, au
sud d'Iona, en le priant de garder cet hôte pendant
quelques mois parmi ses clients et amis. Peu de
jours après avoir accepté solennellement ce mandat
de confiance, ce scélérat fit égorger par trahison le
noble exilé , sans doute pour s'emparer des objets
précieux qu'il pouvait avoir conservés. A la pre-
mière nouvelle de l'attentat, Columba s'écria : « Ce
(( n'est pas à moi, c'est à Dieu qu'il a menti, ce
« malheureux, dont le nom va être effacé du livre
« de vie. Nous sommes en été, mais dès cet au-
(( tomne et avant qu'il ait pu manger de la chair
« des porcs qu'il fait engraisser aujourd'hui, il
(( mourra de mort subite et sera traîné aux enfers. »
La prédiction du vieillard indigné fut rapportée a
1. '( Almus pater, exsulum et depressoium plus patronus, » dit
Manus 0'Donnell(l. ii, c. 3) du saint dont il était à la fois le bio-
graphe et l'arrière neveu, avec un sentiment trop naturel chez le
rejeton d'une de cas grandes races irlandaises qui ont toujours pré-
féré l'exil ou la misère à l'apostasie.
5o8 COLUMBA, PROTECTEUR DES FAIBLES
Feradagh qui s'en moqua tout haut, mais qui n'en
demeura pas moins préoccupé. Dès que l'automne
fut arrivé, il fit tuer une truie engraissée avec soin
et la fit mettre à la broche. Avant même que la bête
fut entièrement rôtie, il s'en fit servir un morceau
afin de démentir au plus vite la prophétie venge-
resse. Mais à peine eut-il saisi le morceau, qu'avant
même d'avoir pu le porter à sa bouche il tomba à la
renverse et mourut. Les assistants admirèrent , en
tremblant, comme quoi le Seigneur Dieu avait fait
droit et honneur à son prophète' et ceux qui con-
naissaient ses aventures de jeune homme purent se
rappeler comment, au début de sa vie monastique,
le meurtrier d'une vierge innocente avait péri sous
les traits de sa parole vengeresse ^.
Dans sa légitime colère contre les spoliateurs du
pauvre et les persécuteurs de l'Église, il ne reculait
devant aucun danger, pas même devant le fer de
l'assassin. Parmi ceux qui infestaient la Galédonie
scotique en pratiquant dès. lors chez leurs voisins ces
incursions à main armée et ces pillages qui carac-
térisèrent jusqu'au dix-huitième siècle l'existence
des clans écossais, il avait distingué les fils de Don-
nell, issu d'une branche de la famille qui régnait sur
la colonie dalriadienne. Il n'hésita pointa les excom-
1. AD4MN., II, 23.
2. Voir plus haut, page 114.
ET VENGEUR DES OPPRIMÉS. 2o9
iiumier. Exaspéré par cette sentence, l'un de ces
puissants malfaiteurs nommé ou surnommé Lamm-
Dess (c'est-à-dire Main-Droite), profitant de l'occa-
sion oii le grand abbé avait quitté son monastère
pour visiter une île assez éloignée d'Iona, entreprit
(le l'assassiner pendant son sommeil. Mais Finn-
Lugh, un des compagnons du saint, ayant eu quel-
que soupçon ou quelque instinct du péril, et voulant
exposer sa vie pour sauver celle de son père, em-
prunta à Golumba sa coule et s'en enveloppa. L'as-
sassin frappa celui qu'il trouva revêtu du costume
bien connu de l'abbé, et puis se sauva. Mais le vê-
tement sacré avait servi de cuirasse impénétrable au
généreux disciple, qui ne fut pas même blessé. Go-
lumba, informé du fait, ne dit rien sur l'heure. Mais
un an après, étant de retour à loua, Tabbé dit à sa
communauté : « Il y a juste un an que Lamm-Dess
« a fait de son mieux pour égorger mon cher Finn-
(( Lugh à ma place : or, à l'heure qu'il est, c'est lui
(( qu'on égorge. » Et en effet, on apprit bientôt que
l'assassin venait de périr sous le fer d'un guerrier
qui lui avait porté le coup mortel en invoquant le
nom même de Golumba, dans un combat qui mit
un terme aux déprédations de ses pareils^ .
Quelque temps auparavant, un autre malfaiteur,
de la même famille, nommé Joan, avait choisi pour
1. Adàmn., II, 24.
260 COLUMBA, PROTECTEUR DES FAIBLES
victime de ses spoliations Tun des hôtes de Colimiba,
Tim de ces pauvres gens que Tabbé avait emnchis de
sa bénédiction en échange de Phospitahté que leur
indigence ne lui avait pas refusée. Celui-ci habitait
cette presqu'île sauvage et ainde d'Ai^dnamurchan
dont la sonibre masse se dresse et se détache des
flots de l'Atlantique en formant la pointe la plus
occidentale de la plage écossaise. Gonmie au paysan
du Lochaber', la bénédiction du missioimaire lui
avait porté bonheur, et ses cinq vaches s'étaient aussi
multiphées au point de dépasser la centaine . Columlia
ne se contentait pas de l'avoir enrichi ; il l'avait pris
en affection, lui avait même donné son nom ; et tout
le monde l'appelait le Coîumhain, rami de saint
Columba. Or, trois fois de suite, Joan, le puissant
spoliateur de famille souveraine, avait pillé et dé-
vasté la maison et les biens du nouveau riche, Tami
de l'abbé d'Iona. A sa troisième expédition, conmie
il s'en retournait avec ses sicaires, tout chargés de
butin, vers le na^"ire qui Tattendait sur le rivage,
il rencontra le grand abbé, qu'il supposait bien
loin de là. Columba lui reprocha ses exactions et
ses crimes, et le supplia d'abandonner sa proie.
Le brigand continua sa route et ne répondit que par
un silence implacable jusqu'à ce qu'il eût gagné la
plage et se fut rembarqué. Une fois à bord de sa
1. Voir plus haut, page 254.
ET VENGEUR DES OPPRIMÉS. 261
barque, il se mit à répondre aux instances de l'abbé
par des moqueries et des injures. Alors le noble
vieillard, comme pour s'accrocher à la barque qui
emportait la dépouille de son ami, entra dans la
mer jusqu'aux genoux, et, la voyant fuir, y resta
quelque temps les deux mains levées vers le ciel,
en priant avec ardeur. Sa prière finie, il sortit de
Feau et vint se sécher auprès de ses compagnons
assis sur un tertre voisin. Après un certain silence.
il leur dit : « Ce misérable, ce chétif qui méprise le
(( Christ dans ses serviteurs, ne reviendra plus ja-
« mais aborder sur cette plage d'où vous venez de le
(( voir partir. Il ne touchera plus terre nulle part.
(( Aujourd'hui même, un petit nuage va s'élever au
« septentrion, et de ce nuage sortira une tempête
« qui l'engloutira, lui et les siens. Il ne s'en sau-
ce ver a pas même un seul pour raconter son nau-
<( frage. » Le jour était beau, la mer calme, le ciel
parfaitement serein. Cependant le nuage que Co-
lumba avait annoncé apparut bientôt. Tous les assis-
tants, les yeux tournés vers la mer, virent l'orage
se former, grossir et poursuivre le spoliateur. La
tourmente l'atteignit entre les deux îles de Mull et
de Colonsay, d'où on le vit sombrer et périr avec
tout son monde et tout son butin * .
Adamn., II, 22.
15.
262 COLUMBA, PROTECTEUR DES FAIBLES.
Nous avons tous appris dans les Commentaires
de César comment, lors de son débarquement sur
les côtes de la Bretagne, le porte-aigle de la dixième
légion se jeta à la mer pour encourager ses cama-
rades et s'enfonça dans l'eau jusqu'à mi-jambes.
Grâce à la perverse complaisance de l'histoire pour
tous les exploits de la force, ce trait est immortel.
César ne venait cependant que pour opprimer, au
profit de son ambition dépravée, une race libre et
innocente, en la courbant sous le joug odieux de la
tyrannie romaine, dont elle n'a heureusement rien
gardé. Devant toute âme, je ne dis pas chrétienne,
mais simplement honnête, combien n'est-il pas
plus grand et plus digne de mémoire, le spectacle
que nous offre, à l'autre extrémité de la grande
île Britannique, ce vieux moine entrant aussi dans
la mer jusqu'aux genoux, y poursuivant le farouche
oppresseur au profit d'une obscure victime, invo-
quant et obtenant la vengeance divine, et revendi-
quant ainsi, sous son auréole légendaire, l'éternelle
grandeur et les droits éternels de Thumanité, de la
justice et de la pitié !
CHAPITRE VII
Dernières années de Columba; sa mort;
son caractère.
Columba, confident des joies et consolateur des douleurs de la vie
domestique. — Il bénit le petit Hector aux blonds cheveux. —
11 délivre une femme en couche; il réconcilie la femme d'un
pilote avec son mari. — Vision de la femme sauvée, qui reçoit
son mari dans le ciel. — Il continue ses missions jusqu'à la (in
de sa vie. — Visions avant-courrières de la mort. — La Colline
des Anges. — Redoublement d'austérités. — La soupe aux or-
ties pour toute nourriture. — Une clarté surnaturelle l'entoure
pendant son travail et ses oraisons nocturnes. — Sa mort est
retardée de quatre ans par les prières de ses communautés. — Ce
délai expiré, il va prendre congé des moines au travail; il vi-
site et bénit les greniers du monastère. — Il y annonce sa mort
à son minisire Diarmid. — Adieux au vieux cheval blanc. — Der-
nière bénédiction à son île d'Iona; dernier travail de trans-
cription; dernier message à la communauté. — 11 meurt à
l'église. — Résumé de sa vie et de son caractère.
A côté des terribles vengeances que l'on vient de
raconter, on aime à retrouver chez cet intrépide
adversaire des méchants et des oppresseurs une
douce et familière sympathie pour toutes les affec-
tions comme pour toutes les épreuves de la vie do-
mestique. Riches et pauvres, rois et paysans, éveil-
laient dans son cœur paternel la même attentive
264 DERNIÈRES ANNÉES
émotion, exprimée avec la même effusion. Quand le
roi Aïclan lui présentait ses enfants, en s'inquiétant
de leur sort futur, il ne se contentait pas de voir les
aînés : « Mais n'en avez-vous pas d'autres plus
«jeunes? » lui disait l'abbé. « Faites-les venir!
« qu'ils viennent dans mes bras! que je les tienne
(( sur mon cœur ! » Et alors on amenait les derniers
venus, et un enfant aux blonds cheveux, Hector le
blond (Eochaidh Buidhe) arrivait en courant au
saint et se jetait sur ses genoux. Columba le tenait
longtemps serré contre son cœur, puis le baisait au
front, le bénissait et lui prophétisait une longue vie,
un règne prospère et une belle postérité * .
Écoutons maintenant son biographe nous raconter
comment il venait au secours des femmes en couche
et comment il réunissait les ménages brouillés. Un
jour, à loua, il interrompit tout à coup sa lecture et
dit en souriant à ses religieux : a II faut maintenant
(( que j'aille prier pour une pauvre petite femme qui
« est dans les douleurs de l'enfantement et qui souffre
« des tortures en vraie fille d'Eve; elle est là-bas
1. Adamn., I, 9. — Columba avait prédit qu'aucun des quatre fils
aînés du roi ne lui succéderait, et qu'ils périraient tous à la guerre.
En effet, les trois premiers périrent dans le grand combat pour lequel
Columba avait fait sonner la cloche de sa communauté naissante
(voir plus haut, page 195), et le quatrième mourut également les
armes à la main « in Saxonia, bellica in strage. » C'est probablement
du blond Hector que descendent tous les rois d'Ecosse qui font re-
monter leur généalogie aux Dalriadiens.
. DE COLUMBA. 26o
(( en Irlande qui compte sur moi et sur ma prière,
(( car elle est ma parente et de la famille de ma
(( mère. » Là-dessus il courut à l'église; puis, sa
prière finie, il revint auprès de ses frères en disant :
(( La voilà délivrée? le Seigneur Jésus, qui a daigné
« naître lui-même d'une femme, est venu à son
(( secours ; elle ne mourra pas cette fois * ! »
Un autre jour, comme il était en visite dans une
île de la côte d'Irlande, un pilote vint le trouver
pour se plaindre de ce que sa femme l'avait pris en
aversion. L'abbé la fit venir et lui rappela les devoirs
que lui imposait la loi du Seigneur. « Je suis prête
(( à tout, » répondit la femme, « j'obéirai à tout ce
(c que vous me commanderez de plus difficile ; je
(( ne me refuse à aucun des soins du ménage;
«j'irai même, si on veut, en pèlerinage jusqu'à
« Jérusalem ou m'enfermer dans un couvent de
(( filles; enfin je ferai tout, excepté de rentrer dans
« son lit ! »
L'abbé lui répliqua qu'il ne s'agissait ni de pèle-
rinage ni de couvent tant que son mari vivait;
« mais, » ajouta-t-il, « essayons de prier Dieu, tous
<( les trois en jeûnant, vous, votre mari et moi. »
(( Ah ! dit la femme, je sais bien que vous êtes ca-
« pable d'obtenir de Dieu l'impossible. » Tous les
trois jeûnèrent en effet, et, de plus, Golumba passa
1. Adamn., 11,40.
266 DERNIÈRES ANNÉES
toute la nuit suivante en prière sans fermer l'œiL
Le lendemain, il dit à la femme, avec la douce iro-
nie dont il usait souvent : « Eli bien, pour quel
« couvent allez-vous partir, d'après vos projets
(( d'hier? » « Pour aucun, » répondit la femme;
(( mon cœur s'est changé cette nuit; je ne sais
(( comment il a passé de la haine à l'amour. » Et
de ce jour jusqu'à l'heure de la mort, elle de-
meura tendrement et docilement unie à son mari ' .
Heureusement il était en relation avec d'autres
ménages plus unis, et dont il admirait le bonheur
sans être forcé d'y remettre la paix. Du fond de son
sanctuaire d'Iona, sa sollicitude habituelle et sa vigi-
lante sympathie les suivaient jusqu'à leur dernière
heure. Un jour, étant seul avec un des Saxons qu'il
avait convertis et agrégés à sa communauté, et qui
y exerçait le métier de boulanger; pendant que ce
Saxon pétrissait son pain, il entendit Tabbé irlan-
dais dire en regardant le ciel : « Heureuse , heu-
« reuse femme ! la voilà qui entre au paradis sous
(( l'escorte des anges ! » Un an après jour pour
jour, se trouvant encore avec le boulanger anglo-
saxon, il lui dit : « Cette femme dont je t'ai parlé
(( l'an dernier, je la vois descendre du ciel pour
(( venir au-devant de l'âme de son mari qui vient do
1. Adamn., II, 41.
[)E COLUMBA. 267
(( mourir. Elle combat pom^ cette chère âme avec
(( l'aide des saints anges contre les puissances en-
ce nemies : elle l'emporte, elle triomphe, grâce à ce
« que ce bon homme a été un juste, et tous deux
(( vont se rejoindre dans le séjour de l'éternelle
(( consolation*.»
Cette vision avait été précédée ou suivie de beau-
coup d'autres du même ordre qui lui annonçaient la
mort bienheureuse de divers évêques ou religieux ,
ses amis et ses contemporains. Elles semblent avoir
été destinées à lui entr 'ouvrir le ciel où Dieu allait
bientôt l'appeler.
D'ailleurs, ce n'était pas seulement à loua que
ces grâces surnaturelles lui étaient accordées; car
pas plus au déclin de sa vie que dans la première
période de son émigration en Ecosse, il ne concen-
trait son infatigable activité dans l'étroite enceinte
de File sacrée.
Jusque dans sa vieillesse, il eut la force et le con-
rage de retourner dans les régions plus septentrio-
1. Quidam religiosus frater, Generus nomine, Saxo, pistor, opus
pistorum exercens... Félix mulier, felix bene inorata , cujus animaiu
nunc angeli Dei ad paradisum evehunt... Ecce mulier, dequa te prse-
sente dixeram prœterilo anno. Nunc mariti sui religiosi cujusdam ple-
beii in aère obviât animœ, et cum sanctis Angelis contra œmulas pro
eo belligerat poteslates; quorum adminiculo ejusdem homuncionis
juslitiasuffragante, adeemoniacisbelligerationibuserepta, ad œternœ
refrigerationis locum anima ipsius est perducta. Adamn., Ul, 10.
268 DERNIÈRES ANNÉES
nales où il avait été prêcher la foi aux Pietés ; et ce
fut clans une de ces dernières missions, sur les bords
du Loch Ness, au nord de la grande ligne de par-
tage des eaux de la Calédonie, à cinquante lieues
d'Iona , qu'il lui fut donné de voir venir les anges
au-devant de Fâme de ce vieux Picte resté fidèle à la
loi naturelle pendant toute sa vie et dont le baptême,-
reçu des mains du grand missionnaire, devait assu-
rer le salut éternel'.
Ces anges qu'il voyait ainsi porter au ciel l'âme du
juste et du pénitent et aider l'épouse fidèle à y faire
entrer son époux, il les voyait alors aussi appa-
raître pour lui et autour de lui. En faisant aussi
large que l'on voudra la part des exagérations et des
fables que la crédulité proverbiale des populations
celtiques a ajoutées à la légende de leurs saints-, nul
chrétien ne sera tenté de nier les récits avérés qui
1, Voir plus haut, page 187, — Ultra BritanniœDorsumiteragens,
secus Nisieflurninis lacum... sanctus senex. Advmn., UI, 14.
2. Écoutons sur ce point l'avertissement du plus illustre des hagio-
graphes, de Bollandus lui-même, en publiant la première vie de saint
irlandais qui s'est présentée à lui : « Multa continet admiranda por-
tenta, sed usitata apud gentem illam simplicem et sanctam; neque
sacris dogmatibus autDei ergaelectos suos suavissimœ providentiœ
repugnantia; sunttamenfortassis nonnulia imperitorum libratorum
culpa vitiata aut amplificata. Quod in gentilium suorum rébus gestis
animadvertioportere nos docuit HenricusFitzsimon societatisnostrae
iheologus, egregio rerum usu prœditus. . Satis est lectorem monuisse
ut cum discretione ea légat qufe prodigiosa, et crebro similia mirà-
cula commémorant, nisi ab sapientibus scriptaauctoribus sunt. Act.
Sanctorum Januar., t. I, p. 43.
DE COLUMBA. 269
témoignent, pour Coluniba comme pour tant d'au-
tres saints, des apparitions surnaturelles dont sa vie
et surtout sa vieillesse furent enrichies. Il fallait à
ces merveilleux soldats de la vertu et de la vérité
chrétienne, de tels prodiges pour les aider à sup-
porter les labeurs, à traverser les épreuves de leur .
redoutable mission. Il leur fallait monter de temps
à autre dans ces régions célestes pour y puiser la
force de lutter contre des obstacles, des périls, des
tentations sans cesse renaissantes et pour y apprendre
à braver les inimitiés, les farouches mœurs et les
aveugles répugnances des populations qu'ils vou-
laient affranchir.
(( Qu'aujourd'hui personne ne me suive , » dit-il
un matin avec une sévérité inaccoutumée, à la com-
munauté assemblée , (c car je désire aller et rester
(( seul dans la petite plaine à l'ouest de mon ile. »
On lui obéit ; mais un frère , plus curieux et moins
docile que les autres, le suivit de loin et le vit debout
et immobile, les mains et les yeux levés vers le ciel,
sur un monticule de sable où il fut bientôt entouré
par une troupe d'anges vêtus de blanc qui venaient
lui tenir compagnie et conférer avec lui. Le mon-
ticule a gardé jusqu'à ce jour le nom de Colline des
Anges\ Souvent encore les citoyens de la céleste
I. Cnocan Aingel (colliculus Angelorum), sur la carte de l'île
par Grabarn.
270 DERNIÈRES ANNÉES
patrie, comme on les appelait à lona, venaient con-
soler et fortifier leur futur concitoyen , pendant les
longues nuits d'hiver qu'il passait en prière , dans
quelque coin retiré, volontairement exposé à tous
les tourments de l'insomnie et du froid * .
Car, parvenu au terme de sa carrière, ce grand
serviteur de Dieu se consumait en vigiles, en jeûnes,
en macérations formidables. Sa vie, remplie de
tant de généreux combats , de tant d'épreuves , de
tant de travaux consacrés au service de Dieu et du
prochain, ne lui semblait encore ni assez pleine ni
assez pure. A mesure qu'il approchait du but, il re-
doublait d'austérités et de mortifications. Chaque
nuit, selon un de ses biographes, il se plongeait
dans une eau glacée et y restait pendant le temps
qu'il fallait pour réciter tout un psautier- . Un jour
que, déjà tout courbé de vieillesse, il avait cherché,
peut-être dans une île voisine, un recoin encore plus
reculé que de coutume, pour y prier seul, il vit une
pauvre femme qui ramassait des herbes sauvages et
même des orties, et qui lui raconta que sa misère la
réduisait à n'avoir pas d'autre nourriture. Sur quoi
le vieil abbé se reprocha amèrement de n'en être pas
1. Adamn., m, 16.
2. O'DoNNFXL, in, 37. — Cette incroyable dureté à rencontre du
froid, dans le climat humide et glacé des îles Britanniques, est un des
traits les plus marqués dans les pénitences que s'imposaient les saints
irlandais. Voir Colgan, Acta SS. Hibernix, passim.
DE COLUMBA. 271
encore arrivé là : « Voilà, )) dit-il, « cette pauvre
« femme , qui trouve que sa misérable vie vaut la peine
« d'être ainsi prolongée ! et nous qui prétendons mé-
(( riter le ciel par nos austérités, nous vivons dans le
(( relâchement. » Rentré au monastère, il ordonna
qu'on ne lui servît plus d'autres mets que les mêmes
herbes sauvages et amères dont la mendiante faisait
sa réfection, et il gronda sévèrement son ministre
Diarmid, parce que celui-ci, venu autrefois d'Ir-
lande avec lui ^ , par compassion pour la vieillesse et
la faiblesse du maître , avait jeté un peu de beurre
dans la chaudière où cuisaient ces aliments misé-
rables".
La céleste lumière qui allait bientôt le recevoir
dans son sein commençait déjà à lui servir de pa-
rure ou de linceul. Ses moines se racontaient les
uns aux autres que la cellule isolée qu'il s'était fait
construire dans l'île d'Himba, voisine d'Iona, s'illu-
minait toutes les nuits d'une clarté immense, qui
1. ManuscritcitéparReeves,p, 245, ^/9/?ewrfi^. — CenomdeDiar-
inid ou Diormid, le même que celui du monarque d'Irlande contre le-
quel Columba avait excité la guerre civile, s'est transformé plus tard
en celui de Bermott, encore usité chez les Irlandais.
2. Cuin senio jam gravatus in quodam secessu ab aliis remotiori
orationivocaliintentusdeambularet... Eece pauperculahéec femina...
Et quid nos qui... laxius vivimus.' Diermltius... qui debebat eam
misellam escam parare... per Hslulam instillaloriam modicum lique
facti Lutyrietollse...infudit...Sic Christi miles ultimamsenectutem
in continua carnis maceratione usque ad exitum... perduxit. O'Don-
NELL, ViUi quinla, m, 32.
272 DERNIÈRES ANNÉES
s'apercevait à travers les fentes de la porte et les'
trous de la serrure, pendant que l'abbé chantait des
cantiques inconnus jusqu'à ce jour de ses auditeurs.
Après y être resté pendant trois jours et trois nuits
sans y prendre aucune nourriture , il en était sorti
avec la joie d'y avoir découvert le sens mystérieux de
plusieurs passages de l'Ecriture sainte qu'il n'avait
pas encore compris^ . Revenu à lona pour y mourir,
et fidèle à son habitude de passer une grande partie
de la nuit en oraison, il portait partout avec lui cette
lumière miraculeuse qui rayonnait déjà autour de
lui comme l'auréole de la sainteté. Toute la commu-
nauté s'agitait à son insu, pour jouir de cet avant-
goût du paradis. Une nuit d'hiver un jeune homme,
destiné à lui succéder comme quatrième abbé d'iona,
était resté dans l'église pendant le sommeil des
autres; tout à coup il vit entrer Golumba, précédé
d'une lumière dorée qui descendait à travers la
voûte, et qui éclairait tous les recoins de l'édifice, y
compris le petit oratoire latéral où se cachait tout
effrayé le jeune religieux*. Tous ceux qui passaient
1. De qua domo immensae claritatis radii, per rimulas valvarum
et clavium foramina, erumpentes, noctu videbantiir. Carmina quoque
spiritalia et ante inaudita decantari ab eo audiebantur... Sriplura-
rum... queeque obscura et difficiUima, plana et luce clarius aperta,
mundissimi cordis oculis patebant. Adamn., UI, 18.
2. Siinulque cum eo (ingreditur) aurealiix, de cœli allitudine des-
cendens, totum illiid ecclesiœ spalium replens... et penetrans usque
i
DE COLUMBA. 273
la nuit (levant l'église pendant que leur vieil abbé
y priait, étaient également frappés de cette lumière
qui les éblouissait comme l'éclair \ L'un des jeunes
moines, dont l'abbé dirigeait spécialement Pinstruc-
tion, voulut voir s'il en était de même dans la cel-
lule de Golumba, et, malgré la défense expresse qu'il
avait reçue, il se leva la nuit et alla à tatous jusqu'à
la porte de la cellule regarder à travers le trou de la
serrure ; il s'enfuit aussitôt comme aveuglé par l'é-
clat de la lueur qui remplissait la cellule'.
Ces symptômes avant-coureurs de la délivrance se
manifestèrent pendant plusieurs années avant la fin
de sa vie, dont il croyait, dont il espérait surtout que
le terme serait plus rapproché. Mais ce reste d'exis-
tence, dont il aspirait à être déchargé, lui était dis-
puté par l'amour filial de ses disciples, parles ardentes
prières de tant de chrétientés nouvelles, fondées ou
desservies par son zèle. Deux de ses religieux, l'un
Irlandais, l'autre Saxon, de ceux qu'il admettait à se
tenir dans sa cellule pour Faider dans ses travaux
in illius exedriolee separaliim conclave ubi se Virgnoiis in qnanluin
poluit latilare conabatur...exterrilus... Adamx., HI, lO.Virgnous, ou
Fergna lirit, quatrième abbé d'Iona, de 605 à 623. Il raconta ce trait à
son neveu, de qui Adaninan le tenait.
1. Fulguralis lux. Id., III, 20.
2. Cuidam suo sapientiam discentiaUimno...qui, contra interdlc-
tuni, in noctis silentio accessit... callideexplorans... oculosadclavium
foraniina posuit... Repletum hospitiolum cœlestis splendore claritudi-
nis, quam non sustinens intueri, aufugit. Id., ibid.
274 DERNIÈRES ANNÉES
OU exécuter ses ordres, le virent un jour changer de
visage, et sa figure exprimer subite ment les émotions
les plus contraires; d'abord une joie béatifique, qui
lui fit lever au ciel un regard empreint de la plus
suave et tendre reconnaissance; puis, un instant
après, ce rayon de bonheur surnaturel fit place à
l'expression d'une morne et profonde tristesse. Ils
le pressèrent de questions auxquelles il ref^isa de ré-
pondre. Alors ils se jetèrent à ses genoux et le sup-
plièrent avec larmes de ne pas les contrarier en lem*
cachant ce qui venait de lui être révélé. « Chers en-
ce fants, )) leur dit-il alors, « je ne veux pas vous afïli-
« ger. . .^Sachez donc qu'il y a aujourd'hui trente ans
c( que j'ai commencé mon pèlerinage en Galédonie.
(c Depuis longtemps je demande à mon Dieu de faire
(( finir mon exil avec cette trentième année et de me
(( rappeler à la céleste patrie. Quand vous m'avez vu
(( si joyeux, j'apercevais déjà les anges qui venaient
(( chercher mon âme. Mais voici que tout à coup ils
(( s'arrêtent, là- bas sur ce rocher au delà de la mer
(( qui entoure notre île, comme s'ils voulaient ap-
(( procher ponr me prendre sans le pouvoir. Et ils
(( ne le peuvent pas, parce que le Seigneur a moins
(( écouté mon ardente prière que celle de beaucoup
« d'églises qui ont prié pour moi, et qui ont obtenu,
(( bien contre mon gré, que mon séjour dans ce corps
(( fût prolongé de quatre années. Voilà pourquoi
DE COLUMBA. 275
(( VOUS m'avez vu retomber dans la tristesse. Mais
(( dans quatre ans, je mourrai sans avoir été malade ;
(( dans quatre ans, je le sais et je le vois, ils revien-
(( dront, ces saints anges, et je prendrai avec eux
(( mon vol vers le Seigneur^ . »
Au bout des quatre années, ainsi prédéterminées,
il disposa tout pour son départ. On était aux derniers
jours de mai ; il voulut aller prendre congé des
moines qui travaillaient aux champs dans la seule
partie fertile del'iled'Iona, à l'occident. Son grand
âge ne lui permettant plus de marcher, il se faisait
traîner sur un char à bœufs. En arrivant auprès des
laboureurs, il leur dit : « J'ai beaucoup désiré mou-
(( rir le jour de Pâques, il y a un mois, et cela ni'a-
(( vait été accordé, mais pour ne pas changer ce jour
(( de fête en jour de tristesse pour vous, j'ai préféré
« attendre quelque peu. » Et comme ils fondaient
tous en larmes, il les consolait de son mieux ; puis du
haut de son rustique attelage, et se tournant vers l'O-
rient, il se mit à bénir l'île et tous ses habitants, d'une
1. Faciès ejus subita, miritica et laeUficahilarilate elïloruit... In-
comparabiiirepleUis gaudio, vaUlelsetificabatur. Tum illa sapida el
suavis lœtificatio in mœstam conveititur tristincalionera... Duo...
qui. . . ejus tugurioli ad januam stabant. . . illacrvmali, ingernisculau-
tes... Quia vos, ait, amo, tristilicari nolo... Usque in huncprœsentem
diem, meae in Britanniaperegrinationis terdenicompleti suntanni...
Sed ecce nunc, subito retardati, ultra nostrœfretuminsulœstantin
rupe... cum sanctis mihi obviaturis illo tempore, ad Dominum lœtus
emigrabo. Adamn.jIII, 22.
276 DERNIÈRES ANNÉES
bénédiction qui, selon la tradition locale, conforme
à celle de saint Patrice, en Irlande, eut pour résul-
tat de faire disparaître à jamais toutes les vipères
deFileV
Le samedi de la semaine suivante, appuyé sur
son fidèle ministre Diarmid, il alla visiter et bénir le
grenier de la communauté. En y voyant deux grands
monceaux de blé provenant de la dernière récolte, il
dit : (( Je vois avec bonheur que ma chère famille mo-
(( nastique, s'il me faut la quitter cette année, n'aura
(( pas au moins à souffrir de la disette. — Père
(( bien-aimé, » lui dit alors Diarmid, (c pourquoi
(( donc nous contrister ainsi en nous parlant de
(( votre mort prochaine? — Eh bien, » répondit
l'abbé, « voici un petit secret intime que jeté révé-
« lerai si tu veux me jurer à genoux de n'en rien
(( dire à personne avant mon départ... C'est au-
(( jourd'hui samedi, le jour que l'Écriture sainte
« appelle le jour du Sabbat, ou du repos. Et ce sera
(( bien véritablement le jour de mon repos-, car il
1. Ad visitandosfratresoperarios senexseniofessus,plaustrovec-
lus, pergit. .. In occidua insulae lonœ laborantcs parte... ut erat in
vehiculosedens, ad Orientem suamconvertens faciem, insulam cum
insulanis benedixit habitatoribus... Ex qua die , viperarum venena
trisiilcarum linguarum usque in hodiernamdiem nullo modo aut ho-
mini aut pecorl nocere potuere. Adamn., 11, 28; 111, 53.
2 . Quod cum benedixisset et duos in eo frugum sequeslratos acer-
vos... Valde congratuler meisfamiliaribus monachis, quia hoc eliam
DE COLUMBA 277
(( sera le dernier de ma laJiorieiise vie. Cette nuit
(( même du samedi au dimanche j'entrerai dans le
(( c hemin de mes pères ... Tu pleures , cher Diarmid :
(( mais console-toi . C'est mon Seigneur Jésus-Christ
(( qui daigne m'inviter à le rejoindre ; c'est lui qui
(( m'a révélé que ce serait pour cette nuit. »
Puis sortant du grenier pour retourner au monas-
tère, et arrivé à moitié chemin, il dut s'asseoir pour
se reposer à l'endroit que marque encore une des
croix anciennes d'Iona' . A ce moment il voit accourir
un ancien et fidèle serviteur, le vieux cheval blanc
qui était employé à porter de la bergerie au monas-
tère le lait qui servait chaque jour à la nourriture
des frères. Il venait poser sa tête sur l'épaule de son
maître comme pour prendre congé de lui. Les yeux
du vieux cheval avaient une expression si plaintive,
qu'ils semblaient baignés de larmes. Diarmid voulut
l'éloigner, mais le bon vieillard l'en empêcha : « Ce
(( cheval m'aime, lui aussi, laisse-le près de moi ;
(( laisse-le pleurer mon départ. Le Créateur a révélé
« à cette pauvre bête ce qu'il t'avait caché à toi,
(( homme raisonnable. » Sur quoi, tout en caressant
anno si a vobisemigrare me oporluerit, annum sufficientem habebi-
tis... Aliquem arcanum habeo sermusculum {sic)... Etmihi vere est
sabbatum haechodierna dies... in quapost meas laborationum moles-
tiassabbatizo... Jam enim Dominusmeus Jésus Christus me invitare
dignatur. Ad.vmn., HI, 23.
1. Celle dite 3Iaclea7i' s Cross.
MOINES DOCC, III, 16
278 DERNIÈRES ANiNÉES
c( ranimai, il lui donna une dernière bénédiction\
Cela fait, il retrouva un reste de forces pour grim-
per sur un monticule d'où l'on pouvait voir toute
l'île et tout le monastère, et de là il étendit les
deux mains pour prononcer sur le sanctuaire qu'il
avait créé une bénédiction prophétique : « Ce petit
<( endroit, si bas et si étroit, sera grandement ho-
(( noré, non seulement par les rois et les peuples
(( des Scots, mais encore par les chefs étrangers et
(( les nations barbares, il sera même vénéré par les
« saints des autres Églises. »
Il redescendit ensuite au monastère, entra dans
sa cellule et s'y mit au travail pour la dernière fois.
Il était alors occupé à transcrire le Psautier. Arrivé
au Psaume XXXIII et au verset : Inquirentes autem
Dominum non déficient omni hono, il s'arrêta et
dit : (( C'est ici qu'il me faut finir : Baïthen écrira
(( le reste. » Ce Baïthen, comme on l'a déjà vu,
était l'économe d'Iona et allait en devenir abbé. Il
alla ensuite assister aux vigiles du dimanche dans
l'église; puis, rentrant dans sa cellule, il s'y assit
1. Media via ubipostea cru X molari lapide infixa, hodieque slans...
iiimargine cernitur viœ...Senio fessus, pauliilum sedens... Ecceal-
Ijusocciirritcaballus, obediensservitor... caput in sinu ejusponens...
dominum a se suum mox emigralurum. .. cœpit plangere uberumque
quasi homo fundere et yalde spumèas tlere lacrymas... Sine hune,
sine nostri amatorem, ut in hune meum sinum fleluseffundat ama-
rjssimi plangoris... Mœstum a se equum benedixit mlnistratorem.
Adamn., 111, 23.
DE COLUMBA. 279
sur les pierres nues qui servaient à ce septuagénaire
de lit et d'oreiller, et que Ton montra pendant
près d'un siècle auprès de son tombeau'. Là il
confia à son unique compagnon un dernier mes-
sage pour la communauté : « Yoici, chers enfants,
(( ce que je aous recommande par mes dernières
(( paroles. Que la paix et la charité, une charité mu-
(( tuelle et sincère, régnent toujours entre vous ! Si
(( vous en agissez ainsi, en suivant les exemples des
(( saints, Dieu, qui fortifie les justes, vous aidera, et
(( moi, qui serai auprès de lui, je l'interpellerai pour
(( vous ; et vous obtiendrez de lui non seulement toutes
(( les nécessités de la vie présente en quantité sutïi-
(( saute, mais encore les récompenses de la vie éter-
(( nelle, réservée aux observateurs de sa loi". »
Cela dit, il se tut pour toujours. Mais à peine la
cloche de minuit eut-elle donné le signal des ma-
1. Monlicelliim monasterio supereminentem ascendens, in verlice
ejus paululum stans, elevatis manibus, benedixit cœnobium : Huic
loco, quamlibet angusto et vili, non lantum Scotoriiin reges cum
populis, sed cliam barbararnmet exteraiumgentium regnatores cum
plebibussuis... Sedebalin tugurio Psallermmscribens. .. Posttalem
perscriptum versum paginœ, ad vespertinalem dorninicee noctis mis-
sam (on remarquera cette singulière expression pour vigiles)in^\e-
ditur ecdesiam. Qua consummata^ adhospitiolum revertens, inlec-
tu!o residens pernox, nbi pro stramine nudam habebat pelram et
pro pulvillo lapidem, qui hodie quasi quidam juxta sepulcrum ejus
titulus stat monumenti. Ai)\Miv.,ni, 23.
2. Hœc vobis, o lilioli, novissima cornmendo verba, ut in ter vos
niutuam et non fictam habeatis charilatem, cum pace. Id., Ihid.
280 DERNIÈRES ANNÉES
tines delà fête, qu'il se leva et courut plus vite que
tous les autres religieux à l'église, où il s'agenouilla
devant l'autel. Diarmid le suivit, mais comme l'église
n'était point encore éclairée, il ne put le rejoindre
qu'en marchant à tâtons et en s'écriant d'une voix
plaintive : (c Mon père, où êtes-vous? » Il le trouva
couché devant l'autel, s'arrêta à ses côtés, et, sou-
levant sa vénérable tête, la posa sur ses genoux.
Toute la communauté arriva bientôt avec des lu-
mières. A la vue de leur père mourant, tous pleu-
raient. L'abbé ouvrit encore les yeux et promena à
droite et à gauche un regard empreint d'une joie
sereine et rayonnante. Puis, aidé par Diarmid, il
leva de son mieux la main droite pour bénir en si-
lence tout le chœur des moines. Sa main retombée,
il rendit le dernier soupir (9 juin 597). Sa figure
resta calme et douce comme celle d'un homme en-
dormi apercevant une vision du ciel'.
Telle fut la vie et la mort du premier grand apôtre
de la Grande-Bretagne. Peut-être nous sommes-nous
laissé trop longtemps enchaîner par cette grande
ligure de moine, qui s'est dressée devant nous du
1. Adamn., ni, 23. — Le récit d'Adamnan est la reproduction à
peu près textuelle de celui deCummian, le premier biographe connu
du saint.
DE COLUMBA. 281
sein de la mer des Hébrides et qui, pendant un tiers
de siècle, a répandu sur ces îlots stériles, sur ces
grèves sombres et lointaines, une lumière pure et
féconde. Dans une époque confuse et dans une ré-
gion inconnue, il a déployé ce que le génie de
l'homme a de plus grand et de plus pur, et, il faut
l'ajouter, de plus facilement oublié, le don de com-
mander aux âmes^ en se commandant à soi-même.
Ce n'a pas été un petit travail que de choisir quel-
ques traits propres à se détacher sur le tissu de sa vie,
que de démêler ce qui attire le lecteur moderne,
c'est-à-dire le caractère du personnage et son in-
fluence sur les événements contemporains, à travers
un monde entier de récits très minutieux ayant
presque exclusivement pour objet des faits surnatu-
rels ou ascétiques. Mais cela fait, on arrive tant bien
que mal à se représenter facilement ce grand vieil-
lard aux traits réguliers et doux, à l'accent suave et
puissant, tonsuré à l'irlandaise avec le haut de la tête
rasé et les cheveux pendants par derrière, revêtu de
la coule monastique, assis à la proue de sa barque
d'osier recouverte de peaux, naviguant à travers
l'archipel brumeux et les lacs étroits du nord de
l'Ecosse, portant d'île en île, de plage en plage, la
1. Auhnariim dux, disait déjà l'ange qui annonçait sa naissance
à sa mère. — Celte expression se retrouve dans Adamnan (I, 2), mais
placée dans la bouche de Columba et appliquée par lui à un autre saint.
16.
282 DERNIÈRES ANNÉES
lumière, la justice, la vérité, la yïq de Tâmc et de
la conscience.
On aime surtout à étudier le fond de cette âme
et les transformations qu'elle a subies depuis sa
jeunesse. Pas plus que son homonyme de Luxeuil,
que l'apôtre monastique des deux Bourgognes, ce-
lui des Pietés et des Scots n'était une Colombe.
La douceur était de toutes les qualités précisément
celle qui leur fit le plus longtemps défaut. Au
début de sa vie, le futur abbé d'Iona, bien plus
encore que Fabbé de Luxeuil, se montre à nous
dominé par les vivacités de son âge, associé à toutes
les luttes, à toutes les discordes de sa race et de
son pays : vindicatif, emporté, intrépide, batailleur,
né pour être soldat plutôt que moine, connu, loué
ou blâmé comme soldat, si bien que de son vivant
même on l'invoquait dans les combats* ; resté
soldat, insiilanus miles-, jusque sur le roc insu-
laire d'où il s'élançait pour prêcher, convertir,,
éclairer, réconcilier, réprimander les princes, les
peuples, les hommes et les femmes, les laïques et
le clergé.
D'ailleurs, plein de contradictions ou de con-
trastes, à la fois tendre et emporté, brusque et af-
fable, ironique et compatissant,, cai^essant et im-
1. Voir page 259.
2. Adamn., Prxfat.
DE COLUMBA. 283
périciix, reconnaissant et implacable, facilement
entraîné par la pitié comme par la colère, mais
toujours dominé par une passion généreuse, et
parmi ces passions, enflammé jusqu'à la tin de la
vie par deux de celles que ses compatriotes com-
prennent le mieux, par l'amour de la poésie et
l'amour de la patrie. Peu enclin à la mélancolie,
lorsqu'une fois il eut surmonté la grande tristesse
de sa vie, celle de l'exil ; peu porté même, sauf
vers la fm, à la contemplation et à la solitude, mais
formé par la prière et les plus redoutables austérités
aux triomphes de la parole évangélique, méprisant
le repos, infatigable au travail intellectuel ou ma-
nuel' ; né pour l'éloquence et doué pour cela d'une
voix si pénétrante et si sonore, que le souvenir en
demeura consacré comme un des dons les plus mi-
raculeux qu'il eût reçus de Dieu*; franc et loyal,
original et puissant dans ses paroles comme dans
ses actions, dans le cloître comme dans les mis-
sions et les assemblées, sur terre et sur mer, en
Irlande comme en Ecosse, toujours dominé par
l'amour de Dieu et du prochain qu'il voulut et qu'il
sut servir avec une droiture passionnée : voilà quel
futColumba ! A côté du religieux et du missionnaire.
1. Adamn., Prœf., H.
2. Adxmn., I, 37. — Dans un autre endroit, il le qualifie de ser
monc nitidus.
1>84 DERNIÈRES ANNÉES DE COLUMBA.
il y avait donc en lui, comme on l'a vu, l'étoffe d'un
marin et d'un soldat, d'un poète et d'un orateur.
Personnage, à notre sens, aussi singulier qu'atta-
chant, en qui, à travers les brumes du passé et
les éblouissements de la légende, on reconnaît
l'homme et le héros sous le saint, mais le héros ca-
pable et digne de cet honneur suprême de la sain-
teté, pour avoir su dompter ses entraînements, ses
faiblesses, ses instincts, ses passions, et les trans-
former en instruments dociles, féconds et invin-
cibles, de la gloire de Dieu et du salut des âmes.
CHAPITRE YIII
Postérité spirituelle de saint Columba.
Sa gloire posthume : visions miraculeuses dans la nuit de sa mort;
propagation rapide de son culte. — Note sur son voyage fabu-
leux à Rome et son séjour à Rome pour y retrouver les reliques
de saint Martin. — Ses funérailles solitaires et sa tombe à lona,
— Sa translation en Irlande, où il repose entre saint Patrice et
sainte Brigitte. — 11 est, comme Brigitte, redouté des conqué-
rants anglo-normands. — Jean de Courcy et Richard le fort
Archer : Les Vengeances de Columba. — Son image figure, en
1863, sur les bannières des mécontents irlandais. — Supré-
matie d'Iona sur les églises celtiques de la Calédonie et du
nord de l'Irlande. — Privilège singulier et primauté de l'abbé
d'Iona à l'égard des évoques. — L'organisation ecclésiastique
des pays celtiques est exclusivement monastique. — Modéra-
tion et respect de Columba pour la dignité épiscopale. — Co-
lumba n'a laissé aucune règle spéciale. — Celle qu'il suivait
ne se distingue en rien des usages généraux de l'ordre monas-
tique; elle constate l'exacte observation de tous les préceptes de
l'Église et confond toutes les chimères sur le protestantisme
primitif de l'Église celtique. Mais il fonde un ordre qui dure
plusieurs siècles, sous le nom de Famille de Columb-Kill. —
L'esprit de famille ou de clan prédomine dans le monachisme
scotique. — Ba'ithen et les onze premiers successeurs de Co-
lumba à lona sortent tous de la même race que lui. — Les
deux lignées ecclésiastique et la'ique des grands fondateurs. —
Le chef-lieu de l'Ordre est transféré dTona à Kells, autre fon-
dation de Columba en Irlande. — Les Coarhs. — Influence pos-
thume de Columba sur l'Église d'Irlande. — Lcx Columcille.
— L'Irlande monastique est, au septième siècle, le principal
286 POSTÉRITÉ SPIRITUELLE
foyer de la science et de la piété chrétienne. — Chaque mo-
nastère est une école. — La transcription des manuvscrits, qui
avait été l'une des principales occupations de Coliimba, conti-
nuée et propagée par sa famille jusque sur le continent. — An-
nales historiques. — Le FcstUoge d'Angus le Culdee. — Note
sur les Guidées et sur la fondation de Sainl-Andrew's en
Ecosse. — Propagation du monachisme irlandais au dehors :
saints et monastères irlandais en France, en Allemagne, en
Italie. — L'Irlandais Cathal vénéré en Calabre sous le nom de
San Calaldo. — Université monastique de Lismore : artluence
d'étudiants étrangers, surtout d'Anglo-Saxon:^, dans les cloîtres
irlandais. — Contusion sanglante de l'ordre temporel en Irlande.
— Guerres civiles et massacres perpétuels. — Note sur les rois
moines. — Intervention patriotique des moines. — Adamnan,
biographe et neuvième successeur de Columba, et sa Loi des
Innocents, — Ils sont tous chassés de leurs cloîtres par les
Anglais. — Influence de Columba en Ecosse. — Vestiges de
l'ancienne Église calédonienne dans les Hébrides. — Apostolat
de Kentigern dans le pays entre la Clyde et la Mersey. —
Sa rencontre avec Columba. — Ses relations avec le roi et
la reine de Strath-Clyde. — Légende de l'anneau de la reine.
— Ni Columba ni Kentigern n'agissent sur les Anglo-Saxons,
toujours païens et de plus en plus menaçants. — Les derniers
évêques de la Bretagne conquise abandonnent leurs églises.
Comme on Fa toujom^s vu pour tous les hommes
vraiment supérieurs, pour les saints surtout, l'in-
fluence de Columba, loin de cesser avec sa vie, ne
fit que grandir après sa mort.
Depuis longtemps le caractère surnaturel de ses
vertus, les prodiges qu'on attribuait à son interven-
tion auprès de Dieu, ne laissaient guère douter de
sa sainteté. Elle fut universellement reconnue aus-
sitôt après sa fin, et demeura dès lors incontestée
DE SAINT GOLUMBA. 287
parmi toutes les races celtiques. Les visious et les
miracles qui viurent la démoutrer rempliraieut un
volume. Dans la nuit même de sa mort, et à la même
heure, dans un lointain monastère d'Irlande, un
saint vieillard, un de ceux que les chroniques cel-
tiques appellent les victorieux soldats du Christ,
vit avec les yeux de l'esprit l'ile d'Iona, où il n'avait
jamais été, tout inondée d'une clarté miraculeuse et
toute la voûte des cieux remplie d'une armée in-
nombrable d'anges rayonnants de lumière qui ve-
naient en chantant des cantiques célestes chercher
la sainte ame du i^rand missionnaire.
Sur le bord d'une rivière du pays natal de Co-
lumba ' , un autre saint moine, occupé avec plusieurs
autres à pêcher, vit, ainsi que tous ses compagnons,
le ciel illuminé par une colonne de feu qui montait de
la terre vers le haut des cieux, et n'y disparut qu'a-
près les avoir éclairés comme le soleil en plein midi ^.
Ainsi commença la longue chaîne des merveilles
qui caractérisèrent dans l'âme des peuples celtiques
le culte de la sainte mémoire de Columba. Moins
d'un siècle après sa mort, ce culte, dont le foyer
1, La Finn, qui après avoir servi de limites aux comtés actuels
de ïyrone et de Donegall, va se jeter dans la Foyle, qui coule à
Derry.
2. Adamnan a grand soin de constater qu'il a recueilli ces visions
nocturnes, la première des vieux moines d'Iona, à qui un ana-
chorète venu d'Irlande l'avait racontée, et la seconde de celui-l^
même qui avait dirigé la pêche de celte nuit mémorable,
288 POSTÉMTÉ SPIRITUELLE ^
soml)lait concentré dans l'un clos moindres îlots de
l'Atlantique, s'était répandu non seulement dans
toute l'Irlande et dans la Grande-Bretagne; mais
jusqu'en Gaule, en Espagne et en Italie, jusqu'à
Rome surtout ' , où des légendes sans autorité suffi-
sante veulent qu'il ait été lui-même dans les der-
nières années de sa vie, afin de resserrer les liens de
respectueuse affection et d'union surnaturelle qu'on
lui supposait avec le grand pape saint Grégoire, le-
quel monta sur le trône pontifical sept ans av^ant la
mort de l'apôtre des Hébrides (590) ".
1. AD4MNAN, m finem.
2. O'DoNNELL, 1. II, c, 20 ; 1. III, c. 27. — Selon une version
rapportée par Colgan (p. 473\ le fameux hymne Alhts Prosator
aurait été composé par Columba pendant que des envoyés de
saint Grégoire le Grand séjournaient à lona, et aurait été envoyé
par lui au Pontife, qui en aurait écouté la lectuie debout en signe
de respect.
Nous sommes obligé de reconnaître le même défaut d'authenticité
dans la tradition qui rapproche ie saint abbé diona du grand thau-
maturge des Gaules, de saint Martin, et qui lui attribue un rôle
analogue à celui du courageux archevêque qui, de nos jours, a
entrepris de remettre en honneur la tombe profanée du plus grand
de ses prédécesseurs, en reconstruisant la basilique qui recouvrait
ce glorieux sépulcre. — D'après le récit d'O'Donnell, 1. m, c. 27
(cf. 1. I, c. 8). Columba, en revenant de Rome, aurait été à Tours
chercher l'Évangéliaire qui reposait depuis un siècle sur la poitrine
de saint Martin, et l'aurait rapporté à Derry, où on montrait encore
cette relique au douzième siècle. Les gens de Tours avaient perdu le
souvenir de l'emplacement de la tombe de saint Martin ; ils s'adres-
sèrent pour le retrouver à Columba, qui ne consentit à l'indiquer
qu'à la condition de garder pour lui tout ce qui se trouverait dans
la tombe de Martin, excepté ses ossements. La légende ajoute que
Columba y laissa un de ses disciples, le même Mochonna qui l'avait
«uivi lors de son exil à lona, et que Mochonna devint évêque de
DE SAINT COLUMBA. 289
On s'attendait à voir toutes les populations des
contrées voisines venir à loua et remplir l'île pen-
dant les funérailles du grand aJjbé ; on le lui avait
annoncé d'avance à lui-même. Mais il avait prédit
qu'il n'en serait rien et que sa famille monastique
célélirerait seule ses funérailles. En effet, un vent
violent souffla pendant les trois jours que durèrent les
obsèques , au point de rendre impossible aux bar-
ques d'aborder dans l'île. Cet ami, ce commensal
des princes et des peuples, ce grand voyageur, cet
apôtre de toute une nation qui, pendant mille ans,
devait l'honorer comme son protecteur, resta seul
sur sa bière, dans la petite église de sa retraite in-
sulaire, et son enterrement n'eut d'autres témoins
que ses moines.
Mais sa tombe, pour n'avoir pas été creusée en
présence d'une foule enthousiaste de laïques, n'en
fut pas moins visitée et entourée par les flots des
générations successives qui vinrent pendant plus de
deux siècles y vénérer les reliques du saint mission-
Tours. — Cela seul suffit pour démontrer la fausseté du récit,
puisqu'à la seule époque de la vie de Coluinba où pourrait se
placer le voyage de Rome et de Tours, cette dernière ville avait
pour évèque saint Grégoire de Tours, l'historien, dont on connaît
fort bien le prédécesseur et le successeur. — Signalons toutefois
ces curieux liens traditionnels entre lÉglise de Tours et l'Église
d'Irlande, qui se retrouvent pendant plusieurs siècles. — Saint
Patrice, l'apôtre de l'Irlande, passe pour avoir été le petit-neveu de
saint Martin, qui aurait encouragé sa mission.
MOINES d'oCC, III. 17
290 POSTÉRITÉ SPIRITUELLE
naire, s'abreuver à la source de ses vertus et de-
mander à Dieu la soif de cette gloire céleste où le
saint abbé resplendissait désormais comme un astre
inextinguible ^ .
La dépouille de Colmnba y reposa en paix jusqu'au
neuvième siècle, époque où [ona, comme toutes les
îles Britanniques, tomba en proie aux ravages des
Danois. Ces cruels et insatiables pirates semblent
avoir été sans cesse ramenés par les richesses des
offrandes que l'on prodiguait sur la tombe de l'apô-
tre de la Calédonie. Ils brûlèrent une première fois
le monastère en 801 , — puis encore en 805, quand
il n'y avait déjà plus que soixante-quatre moines,
et enfin une troisième fois, en 877. Pour mettre à
l'abri de leur rapacité le trésor qu'aucune largesse
pieuse n'eût pu remplacer, on transporta le corps
de saint Golumba en Irlande. Et la tradition con-
stante des annales irlandaises veut qu'il ait fini par
reposer à Down, dans un monastère épiscopal, non
loin de la plage occidentale de l'île, entre le grand
monastère de Bengor, d'où était sorti Golomban de
Luxeuil, au nord, et Dublin, la future capitale de
l'Irlande, au midi. Là gisaient déjà les reliques de
1. Cordibus nostris, qusesumus, Domine, cœlestis gloriee inspira
desiderium; et preesta, ut in dextris illuc feramus manipulos jus-
titise, ubi tecum sidus aureum sanctus coruscat abbas Columba.
Amen. Oraison de l'office de saint Columba, au 9 juin.
DE SAINT COLUMBA. 291
saint Patrice et de sainte Brigitte ; et ainsi se trouva
justifiée une des prophéties en vers irlandais qu'on
lui attribuait et où il disait :
On m'ensevelira d'abord à lona;
Mais par la volonté du Dieu vivant,
C'est à Dun que je reposerai dans la tombe,
A Dun, avec Patrice et avec Brigitte la victorieuse
et l'immaculée.
Alors trois corps reposeront dans le même sépulcre ^
Leurs trois noms sont demeurés depuis lors in-
séparablement unis dans le cœur indomptable et
la mémoire aussi tenace que fervente du peuple
irlandais. Columba parait avoir été celui que les
Irlandais, opprimés et dépouillés, invoquaient avec
le plus de confiance, dans les premiers temps de
la conquête anglaise au douzième siècle. Les con-
quérants eux-mêmes le redoutaient non sans raison,
car ils avaient appris à connaître sa vengeance.
Ainsi Jean de Goure y, le belliqueux baron anglo-
normand, celui qui était appelé le Conquérant
1. Voir Reeves, p. lxxix, 313, 317 et 462, Cf. Colgan, p. 446.
— Les trois corps, après les désastres de la première conquête
anglaise, furent retrouvés à Down en J 185 et réunis de nouveau
dans une même tombe par l'évéque Malacliie et Jean de Courcy,
l'un des grands barons anglo-normands, conquérant {conquestor,
dit l'office) de l'Ulster. Une fête spéciale fut instituée par le Saint-
Sèige en mémoire de cette translation : l'office de cette fête,
imprimé d'abord à Paris, en 1620, a été reproduit par Colgan
en tête de son précieux ouvrage : Ti'ias Thaumaturga.
292 POSTÉRITÉ SPIRITUELLE
(Conquestor) de l'Ulster, comme Guillaume de Nor-
mandie l'avait été de l'Angleterre, portait toujours
avec lui en campagne le volume des prophéties de
Golumba ^ ; et quand les corps des trois saints furent
retrouvés en 1186 dans son nouveau patrimoine, il
intervint auprès du Saint-Siège pour que leur trans-
lation fût célébrée par une fête solennelle. Richard
le Fort Archer [Strofigboiv], ce fameux comte de
Pembroke, qui avait été le premier chef de l'inva-
sion, mourut d'un ulcère au pied, qui lui avait été
infligé, selonles récits irlandais, à la prière de sainte
Brigitte, de saint Golumba et des autres saints dont
il avait détruit les églises. Il dit lui-même, en son
agonie, qu'il voyait la douce et noble Brigitte qui
levait le bras pour lui percer le cœur. Hugues de
Lacy, autre chef anglo-normand de grande lignée,
périt àDurrovs^, « par la vengeance de Golum-Gille,))
dit un annahste, pendant qu'il construisait un châ-
teau au détriment de l'abbaye que Golumba avait
fondée et tant aimée'. Même au siècle suivant ses
vengeances demeurèrent aussi redoutées que popu-
laires; et des pirates anglais, qui avaient pillé son
église dans l'île d'Inchkolm, ayant sombré comme
du plomb, en vue de terre, lem^s compatriotes
disaient qu'il faudrait l'appeler, non plus saint
1. Kelly, noie ad Lynch, Camhrensis Eversus, 1. 1, p. 386.
2. O'Dojnovan's, Four masters, t. I, p. 25 et 73.
DE SAIiNT COLUMBA. 293
Coliimba, mais saint Quhalme^ comme qui dirait :
le saint de la Mort subite.
Les peuples ont besoin de croire à ces vengeances
de Dieu, toujours trop lentes et trop rares, et qui,
en Irlande surtout, ont à peine illuminé d'un éclair
fugitif la nuit séculaire des crimes et des iniquités
de la conquête. Heureuses encore les nations, où
l'éternelle légitimité de l'appel contre le mensonge
et le mal se place sous l'abri de Dieu et de ses saints !
Heureux aussi les saints qui ont laissé à la postérité
la mémoire de leur indignation contre l'injustice !
Leur gloire n'en demeure que plus pure et plus tu-
télaire; témoin celle de notre Golumba, dont l'effi-
gie se voyait avant-hier, après treize siècles écoulés,
à côté de celle de saint Patrice, de la Harpe d'Erin
et de l'Arbre de la liberté, sur les bannières arbo-
rées par les patriotes irlandais dans leurs démon-
strations contre la suprématie britannique^.
Tant que le corps de Golumba reposa dans son
tombeau insulaire, loua, désormais consacré par la
vie et la mort d'un si grand chrétien, demeura le
1. Quhalme on anglon-saxoii signifiait mort subite, d'où qualm
en anglais moderne pour défaillance, tourment.
2. Compte rendu du meeting des Nationalistes, tenu le 4 octobre
1863 sur la monlagne de Killeen, au comté de Tipperary, dans le
Cork Herald. La bannière représentait un arbre de la liberté flan-
qué des deux saints, Patrice et Golumba, et avec la barpe d'Irlande
au-dessous.
294 POSTÉRITÉ SPIRITUELLE
sanctuaire le plus vénéré des Celtes. lona fut donc,
pendant deux siècles, la pépinière des évêques, le
centre de l'éducation, Pasile de la science reli-
gieuse, le point d'union entre les îles Britan-
niques, la métropole et la nécropole de la race cel-
tique. Soixante-dix rois ou princes y furent enterrés
aux pieds de Golumba, fidèles à une sorte de loi
traditionnelle dont Shakspeare a consacré le souve-
nir ^ . lona conserva, pendant ces deux siècles, une
suprématie incontestée sur tous les monastères et
toutes les églises de la Galédonie, comme celles
d'une moitié de l'Irlande-, et nous la verrons dis-
puter longtemps la suprématie religieuse des Anglo-
Saxons du Nord aux missionnnaires romains. Plus
tard encore, sïl nous est donné de poursuivre jus-
que-là ce récit, nous verrons à la fin du onzième
siècle ses ruines relevées et restituées à la vie claus-
trale par Tune des plus nobles et des plus tou-
chantes héroïnes de l'histoire d'Ecosse et de la chré-
tienté par la sainte reine Marguerite, cette douce
1. Rosse. Wliere is Duncan's l)ody?
JlACDUFF. Carried to Colmcs-Kill,
Tlie sacred store house of liis predecessors.
And guardian of their bones.
Shakspeare, Macbeth.
Dans le premier acte de la même pièce, on annonce que le roi de
Norwège n'obtiendra la paix après sa défaite par Macbeth, qu'en
déboursant dix mille éciis dans l'ile de saint Columba.
2. /f/., m. 3.
DE SAINT COLUiMBA. 295
et noble exilée, si belle, si sage, si magnanime, si
aimée, qui n'usa de son ascendant sur le roi Mal-
colm, son mari, que pour régénérer l'Eglise dans son
royaume, et dont la chère mémoire méritait d'être
associée dans le cœur du peuple écossais à celle de
Columba, puisqu'elle obtint par son intercession cette
grâce de la maternité qui a fait d'elle la tige de la
dynastie encore régnante sur les îles Britanniques'.
Rappelons ici le privilège qui conférait aux abbés
dlona une sorte de juridiction sur les évoques des
régions voisines" ; privilège unique, et qui paraîtrait
fabuleux, s'il n'était attesté par deux des historiens
les plus véridiques de ces temps : le Vénérable Bede
et Notker de Saint-Gall.
Or, pour s'expliquer cette étrange anomalie, ilfaut
1. OuDERic Vital, 1. viii, c. 22, t. 111, éd. Le Prévost; Fohdun,
Scotichronicon., V. 37. — On voit encore, au sommet du pittores-
que rocher que surmonte le château d'Edimbourg, la chapelle ré-
cemment restaurée par ordre delà reine Victoria, dédiée à sainte
Marguerite. C'est la Minerve chrétienne de cette acropole du Nord.
2. Bede, 1. in, 4. — Cf. Anylo-Saxon chronicle, ad an. 565,
éd. Giles. Notkeh Balbulus, Martyrologium. — Mabillon cite un
diplôme de labbaye irlandaise de Hanau en Allemagne, où la si-
gnature de l'abbé précède celle de sept évêques, tous à noms cel-
tiques. Annales BenecUctlni, t. Il, AppeniL, p. 700. — Quels étaient
les évêques soumis à la principauté diona? S'il fallait en croire
Colgan, — in jn'œf. Triad. Thaum., — il faudrait supposer que
tous les évêques d'Irlande et de la Calédonie lui étaient soumis.
— Du reste on trouve dans les épîtres des papes Etienne II et
Adrien 1"' la mention d'un moine-évéque soumis à l'abbé de Saint-
Denis.
296 POSTÉRITÉ SPIRITUELLE
se dire que dans les pays celtiques, en Irlande et en
Ecosse, rorganisation ecclésiastique reposa d'abord
exclusivement sur la vie conventuelle. Les diocèses
et les paroisses n'y furent régulièrement constitués
qu'au douzième siècle. Il y eut dès l'origine des
évêques, mais dépourvus de toute juridiction terri-
toriale nettement déterminée, ou bien, en Irlande
surtout incorporés, comme un rouage nécessaire
mais subordonné, aux grands corps monastiques.
C'est pourquoi, comme on l'a déjà remarqué, les
évêques de l'Église celtique paraissent fort effacés,
non seulement auprès des grands fondateurs et supé-
rieurs de monastères, tels que Columba, mais même
auprès des simples abbés ^ . Néanmoins, on voit que du
vivant de Columba , celui-ci , bien loin d'affecter une su-
prématie quelconque sur les évêques contemporains,
Jeur témoignait le plus profond respect, au point
de ne pas vouloir célébrer la messe en même temps
qu'un évêque, qui était venu, humblement déguisé
en simple prosélyte, visiter la communauté d'Iona".
Du reste, les abbés s'abstenaient scrupuleusement
de toute usurpation du rang, des privilèges ou des
fonctions réservés aux évêques ; ils avaient recours
1 . Voir le trait curieux rapporté dans Adamnan (I, 36), où l'on voit
un évêque hésiter à conférer la prêtrise à Aïdus le Noir avant d'y
être autorisé par l'abbé de Tirée, cella insulaire dépendante d'iona.
2. Adamn., I, 44.
DE SAINT COLUMBA. 297
à ceux-ci pour toutes les ordiuatious célébrées dans
les monastères' . Mais comme la plupart desévêques
avaient été élevés dans les écoles monastiques, ils
conservaient pour leur berceau une vénération affec-
tueuse qui, à l'égard d'Iona spécialement, d'où nous
verrons sortir tant d'évêques, a pu se traduire en
une sorte de soumission prolongée à la juridiction
conventuelle de leur ancien supérieur claustral.
Cinq siècles plus tard, les évêques sortis des grandes
abbayes françaises de Cluny et de Cîteaux se plai-
saient à professer la même subordination filiale à
regard de leur berceau monastique.
D'ailleurs en ce qui touche la primauté incontes-
tée d'Ioua sur les évêques qui y avaient pratiqué la
vie religieuse ou qui venaient s'y faire sacrer après
leur élection, elle s'explique par l'ascendant de Go-
lumba sur le clergé et les populations du pays qu'il
avait évangélisé, ascendant qui ne fit que s'accroître
après sa mort.
Le grand abbé d'Iona laissa-t-il à ses disciples,
comme son homonyme de Luxeuil, une règle monas-
tique rédigée par lui et distincte de celle qui était
suivie dans les autres monastères celtiques? On l'a
souvent affirmé, mais sans preuves positives; et, dans
tous les cas, il n'en reste aucun texte authentique".
1. Adamn., I, 36.
2. Colgan {Trias Thaum., p. 471) et Hœfteii [Disquisitiones mo-
\ 17.
298 POSTÉRITÉ SPIRITUELLE
Le document qu'on lui a quelquefois attribué sous
le nom de Règle de Coliim-Kille ne se rapporte en
aucune façon aux cénobites d'Iona et ne peut s'ap-
pliquer qu'aux anachorètes ou reclus qui vivaient
peut-être sous son autorité, mais isolés, et qui ont
toujours été fort nombreux en Irlande \
Un examen aussi consciencieux qu'attentif de
toutes les particularités monastiques que l'on peut
relever dans sa biographie" ne révèle absolument
nasiicXyX. I, tr. 8, p. 84) ont eu entre les mains le texte d'une règle
attribuée à Columba et réimprimée par Reeves, en 1850, mais tous
deux ont reconnu qu'elle ne pouvait s'appliquer qu'à des anacho-
rètes. Cf. O'CuRKY, Lectures, p. 374 et 612. — L'existence de sa
régie cénobitique n'a pour preuve que la mention qui en est faite
par Bede dans le discours de Wilfrid à la célèbre conférence de
Whilby entre les moines bénédictins et les moines celtiques, dont
il sera question plus loin : « De Pâtre vestro Columba et sequacibus
ejus. quorum sanctitatem vos imitari et Regulam ac prœcepta cœ-
leslibus signisconfirmata, » etc. — Mais, d'ailleurs. \q mol Régula,
si fréquent dans les vies des saints irlandais, ne peut guère s'enten-
dre que par observance, discipline; chaque saint un peu considé-
rable avait la sienne. Reeves a démontré que YOrdo monasticus
attribué à Columba par le dernier éditeur d'Holsleinus ne remonte
pas au delà du douzième siècle.
1. Les reclus ou anachorètes qui passaient leur vie dans une cel-
lule contenant un autel pour y dire la messe, tantôt isolée, tantôt
adhérente à une église (comme celle de Marianus Scotus, à Fulde),
ont subsisté en Irlande pendant très longtemps. Sir Henry Piers
a constaté l'existence d'un de ces reclus et décrit sa cellule, dans
lecomté de Westmeath, en 1682. Reeves, Memorials of the church
of S. Duilech, 1859.
2. Voir l'appendice N de l'édition de Reeves, intitulé : Institntio
Hyensis. C'est un excellent résumé de tous les usages monastiques
de l'époque.
DE SAINT COLUMBA. 299
rien, on fait d'observances ou d'obligations, qui soit
distinct des prescriptions empruntées par toutes les
communautés religieuses du sixième siècle aux tra-
ditions des Pères du désert. Mais ce qui en ressort,
c'est d'abord la nécessité du vœu ou de la profession
solennelle pour constater l'admission définitive du
religieux dans la communauté après une épreuve
diversement prolongée^ ; c'est ensuite la conformité
absolue de la vie religieuse suivie par Columba et
ses moines avec les préceptes et les rites de l'Église
catholique de tous les siècles. Des textes incontes-
bles et incontestés démontrent l'existence de la
confession auriculaire, l'invocation des saints, la
confiance universelle en leur protection, en leur in-
tervention dans les affaires temporelles, la célébra-
tion de la messe, la présence réelle dans l'Eucharis-
tie, le célibat ecclésiastique, les jeûnes et les absti-
nences, la prière pour les morts, le signe de la
croix et surtout l'étude assidue et approfondie de
l'Écriture sainte - . Ainsi s'écroule la prétention avan-
1. Adamn., I, 31; ir, 39.
2. Voici l'indication de quelques-uns des passages d'Adamnan qui
démontrent notre assertion :
La Confession auriculaire, expressément indiquée dans l'histoire
de Libranius, II, 39.
\J Invocation des saints, à chaque page. Columba est même invo-
qué pendant sa vie. — Leur protection et leur intervention^ dans
les affaires temporelles, II, .5, 13, 39, 40.
300 POSTÉRITÉ SPIRITUELLE
cée par certains écrivains de trouver clans l'Eglise
celtique on ne sait quel christianisme primitif en
dehors du catholicisme ; ainsi se trompe une fois de
plus confondu ce préjugé ridicule, mais invétéré,
qui accuse nos pères d'avoir ignoré ou interdit l'é-
tude de la Bible.
Quant aux usages particuliers à l'Église irlandaise
et qui donnèrent plus tard naissance à de si fati-
gantes contestations avec les missionnaires romains
et anglo-saxons, on n'en découvre aucune trace
dans les actes ou les paroles de Columba. Il n'est
pas question des fastidieuses luttes sur la tonsure,
ni même de la célébration irrégulière de la Pàque,
si ce n'est dans une prédiction faite vaguement par
lui lors d'une visite à Glonmacnoise, sur les discordes
que le dissentiment pascal ferait naître un jour dans
l'Eglise scotique\
Si Columba n'écrivit point de règle, faite comme
celle de saint Benoît pour traverser les âges, il
n'en laissa pas moins à ses disciples un esprit de
vie, d'union et de discipline qui suffît pour main-
La célébration de fêtes et offices en leur honneur. II, 45; III, 11.
La présence réelle... Tous les éléments de 1 Eucharistie. A sancto
jussu Christi corpus conficere... Eucharisliœ mysleria celebrare
pro anima sancta. Colgan, Vita prima, c. 8. Cf. Adamn., III, 12.
La messe solennelle le dimanche, III, 12; et aux autres jours,
1,40.
1. Adamn., I, 3.
DE SAINT COLUMBA. 301
tenir en un grand corps, pendant plnsienrs siècles
après sa mort, non senlement les religieux d'Iona
mais encore les nombreuses communautés qui leur
étaient agrégées. Ce corps portait un beau nom : il
s'appelalongtempsFordredela Belle Compagnie ^ et,
plus longtemps encore, la Famille de Columba-Kill.
II fut gouverné par les abbés qui succédèrent à Co-
lumba comme supérieurs de la communauté d'Iona.
Ces abbés ont mérité et obtenu de la part du plus
compétent des juges, de Bede, qui commençait à
écrire cent ans après la mort de Columl^a, un hom-
mage sans réserve et bien plus éclatant que celui
rendu à leur fondateur : ce Quel qu'ait été celui-ci, »
dit le Vénérable Bede avec une certaine nuance de
suspicion anglo-saxonne à l'endroit de toute vertu et
de toute sainteté celtique, ce il est indubitable qu'il a
laissé des successeurs illustres par la pureté de leur
vie, par leur grand amour de Dieu, leur zèle pour
la régularité monastique, et bien que séparés de
nous, quant à l'observance de la Pâque, à cause de
la distance où ils vivent du reste du monde, ardem-
ment et exactement dévoués à l'observance des lois
de la piété et de la chasteté qu'ils ont apprises dans
l'Ancien et le Nouveau Testament -. » Ces éloi^es se
justifient par le grand nombre de saints issus de la
1. Vita sanctl Kierani, apud Hœften, op. cit., p. 61 et 64.
2. Bede, HI, 4.
302 POSTÉRITÉ SPIRITUELLE
lignée spirituelle de Golumba ' ; mais ils doivent spé-
cialement s'appliquer à ses successeurs sur le siège
abbatial dlona, et en première ligne au premier de
ses successeurs, à celui qu'il avait lui-même désigné,
à ce saint et aimable Baït lien, si digne d'être son lieu-
tenant, son ami et son remplaçant. Il ne survécut que
trois ans à Golumba et mourut le jour même de Tan-
niversaire de son maître ^. Les cruelles douleurs de sa
dernière maladie ne l'empêchèrent pas de prier,
d'écrire et d'enseigner jusqu'à sa dernière heure.
Baïthen était, comme on l'a déjà dit, le cousin ger-
main de Golumba, et après lui tous ou presque tous
les abbés d'Iona furent de la même race.
L'esprit de famille, ou, pour mieux dire, l'esprit
de clan, toujours si puissant et si actif en Irlande, si
prononcé chez Golumba, était devenu tout à fait pré-
pondérant dans la vie religieuse de l'Eglise celtique.
Ge n'était pas précisément l'hérédité, puisque le
1. On peut en voir l'énurnération dans Colgan, qui en nomme jus-
qu'à cent douze, la plupart commémorés dans les martyrologes
irlandais.
2. Pendant son court abbatiat, on voit que tout n'était pas enthou-
siasme et adhésion unanimes. Un certain Bevan qualifié de persécu-
teur des églises, envoyait demander les restes des repas des moines
d'Iona, mais uniquementpour les tourner en dérision. « Nec ob aliud
hoc poslulabat, nisi ut causam blasphemiœ ac despectionis fratrum
inveniret. » Baïthen luienvoya ce qui restait du lait qui avait été servi
aux frères. Après l'avoir bu, l'impie ressentit de telles douleurs inté-
rieures, qu'il se convertit et mourut en témoignant son repentir. Act.
SS. BOLLAND, t. II Junii, p. 238.
DE SAINT COLUMBA. 303
mariage était absolument inconmi du clergé ré-
gulier; mais l'on tenait le plus grand compte du
sang dans l'élection des abbés, tout comme dans
celle des princes ou des chefs militaires. Le neveu
ou le cousin du fondateur ou du supérieur d'un mo-
nastère semblait le candidat le plus naturellement
désigné à la dignité vacante. Il fallait des motifs
spéciaux pour l'écarter. Aussi voit-on que les onze
premiers abbés d'Iona, après Colimiba, sortirent
tous, à l'exception d'un seul, de la même souche
que lui, de la race de Tyr-Gonnell, et descendaient
tous du même fds de Niall des Neuf-Otages, le fameux
roi de toute l'Irlande ^ . Tout grand monastère devenait
ainsi le centre et l'apanage d'une famille, ou, pour
mieux dire, d'un clan et servait d'école comme
d'asile à toute la parenté du fondateur. Plus tard
on vit même se développer à côté de sa postérité
spirituelle une sorte de progéniture purement laïque
et héréditaire, investie de la possession de la plu-
part des domaines monastiques. Ces deux descen-
dances simultanées, mais distinctes, des principaux
fondateurs religieux, sont désignées dans les gé-
néalogies historiques de l'Irlande sous le nom d'ec-
clesiastica progenies et de plebilis progenies ". A
1. Voir le tableau généalogique dressé par le docteur Reeves, à la
page 3 '43 de son édition d'Adamnan.
2. Le docteur Reeves a traité à fond cette curieuse question dans un
304 POSTÉRITÉ SPIRITUELLE
partir du neuvième siècle, grâce au relâchement de
la discipline, à l'invasion des clercs mariés et à la
valeur croissante des terres, la succession spirituelle
tendit à se confondre avec la lignée naturelle et
héréditaire, et on vit une foule d'abbés purement
laïques et héréditaires, aussi fiers d'être les descen-
dants collatéraux d'un saint fondateur, qu'heureux
de posséder les vastes domaines dont la fondation
s'était graduellement enrichie. Ce funeste abus se
reproduisit en France et en Allemagne, mais y fut
moins invétéré qu'en Irlande où il subsistait encore
du temps de saint Bernard, et en Ecosse où il se pro-
longea jusqu'après la Réforme.
Il n'en fut jamais ainsi à lona où la succession
abbatiale resta parfaitement régulière et ininter-
rompue jusqu'aux invasions et aux dévastations des
Danois au commencement du neuvième siècle. A
partir de ces invasions, les abbés d'iona ne jouèrent
plus qu'un rôle subordonné ^ . Ce foyer lumineux d'où
opuscule spécial : On ihe ancient abbatial succession inireland, ap.
Proceedings of Ihe royal Irish Academy, vol. VII, 1857.
1. En 1097, Magnus, roi de Norwège. après avoir fait la conquête
des Hébrides, visita lona et annexa lesîlesàl'évéché deSodor elMan
[Sodorensis] sous la métropole de Drontheim, ce qui détruisit l'an-
ciennetradilion ecclésiastique de l'île. Ilestquestioa pourladernière
fois en 1203 d'un abbé d'iona venu d'Irlande et issu de la famille de
Columba. En 1214, on y trouve la mention d'un prieuré de l'Ordre de
Clunydonton ignore l'origine. Lanigan, t. IV, p. 347, Cosmo Innés,
p. 110. — La souveraineté temporelle échut aux fameux Lords ofthe
DE SAINT COLUMBA. 30o
la civilisation chrétienne avait rayonné snr les îles
Britanniques s'éteignit. Le centre des communautés
réunies sous le nom de Famille ou d'Ordre de Co-
lumhcill, fut transféré d'Iona, à une autre fon-
dation du saint, à Kells, au centre de l'Irlande, où
résida pendant trois siècles encore, sous le titre
de Coarh, un successeur de Columba, un supérieur
général de l'Ordre, abbé titulaire tantôt d'Iona,
tantôt d'Armagh ou de quelque autre grand mo-
nastère irlandais ' .
Nous nous sommes déjà trop longtemps arrêté
sur le grand et attachant personnage dont on vient
de raconter la vie. Et cependant il nous faut encore
constater rapidement l'influence qu'il a exercée au-
tour de lui et jusque sur la postérité.
Cette influence est surtout évidente dans l'Église
d'Irlande, qui apparaît tout entièrq dominée par
son esprit, par ses successeurs et par ses disciples
pendant les temps qu'on regarde comme Page d'or
de son histoire et qui s'étendent jusqu'aux inva-
Isles, du clan des Macclonald, immortalisés par Waller ScoU, et dont
ks tombes s'y voient encore. Voir l'appendice I.
1. Voir la chronolof^ie détaillée des qiiaranle-neuf successeurs de
Columba et de leurs faits et gestes depuis 598 jusqu'en 1219, dans le
Chronicon Hycuse deReeves,p. 359etseq. Ces coarhs ont été fort
mal à propos confondus par Ussher, Ware, Lanigan et autres au-
teurs, avec les chorepiscopi du continent.
306 POSTÉRITÉ SPIRITUELLE
sions danoises de la fin du huitième siècle. Pendant
toute cette période, l'Église d'Irlande, encore toute
monastique, comme à son origine, semble avoir été
gouvernée par les souvenirs et les institutions de
Columba. Les mots Lex Columhcille se retrouvent
à maintes pages de ses annales un peu confuses,
pour désigner, soit l'ensemble des traditions que
perpétuaient ses monastères, soit les tributs que pré-
levaient les rois pour la défense des églises et du
pays, en promenant à travers l'Irlande la châsse qui
contenait ses reliques ^ .
Cet ascendant était si marqué, jusque dans l'ordre
temporel, que plus de deux siècles après la mort du
grand abbé d'Iona, en 817, on voit tous les rehgieux
de son ordre, Congregatio Columbcille, se rendre
solennellement à Tara, l'antique capitale de Tir-
lande druidique, pour y excommunier le monarque
suprême de l'île, coupable d'avoir assassiné un
prince de la famille de leur saint fondateur ^
On l'a dit, et on ne saurait assez le redire :
l'Irlande était alors regardée par toute l'Europe
chrétienne comme le principal foyer de la science et
delà piété. A l'abri de ses innombrables monastères
une foule de missionnaires, de docteurs et de pré-
dicateurs se formaient pour le service de 'Église et
1. C'est ce qui eut lieu en 753, 757 et 778.
2. Annals of Ulster, ann. 817.
DE SAINT COLOMBA. 307
la propagation de la foi dans tous les pays chrétiens.
On y reconnaît un vaste et continuel développement
de fortes études littéraires et religieuses, bien su-
périeur à ce qui se voyait dans n'importe quelle
contrée européenne. Certains arts même, tels que
l'architecture, la ciselure, la métallurgie appliquée
aux objets du culte, y étment pratiqués avec succès,
sans parler de la musique qui continuait à y fleurir
chez les savants comme dans le peuple. Les langues
classiques, non seulement le latin, mais encore et
surtout le grec, y étaient cultivées, parlées, écrites
avec une sorte de passion pédantesque qui témoigne
au moins de l'empire des préoccupations intellec-
tuelles sur ces âmes ardentes. On y poussait même
la manie du grec jusqu'à écrire en caractères hellé-
niques le latin des livres d'église ^ D'ailleurs, en
Irlande, plus que partout ailleurs, chaque monastère
était une école et chaque écoleun atelier de transcrip-
tion d'où sortaient tous les jours de nouveaux exem-
plaires du texte des saintes Écritures et des Pères
de la primitive Église, textes répandus dans toute
l'Europe, et qui se retrouvent encore aujourd'hui
dans les bibliothèques du continent. On les recon-
naît facilement au caractère si original et si élégant
de la calligraphie irlandaise, comme aussi par l'u-
1. Reeve's Adamnan, p. 158 et 354.
308 POSTÉRITÉ SPIRITUELLE
sage do l'alphabet commun à toutes les races cel-
tiques, employé plus tard par les Anglo-Saxons,
mais auquel les Irlandais seuls sont restés fidèles
jusqu'aujourd'hui. Columba, comme on l'a vu,
avait donné l'exemple de ce labeur infatigable des
scribes monastiques ; son exemple fut constamment
suivi dans les cloîtres irlandais, où Ton ne se bornait
pas seulement à la transcription de l'Écriture sainte,
mais où l'on reproduisait les auteurs grecs et latins,
quelquefois en caractères celtiques, avec gloses et
commentaires en irlandais, comme cet Horace que
l'érudition contemporaine a découvert dans la bi-
bliothèque de Berne * . Ces merveilleux manuscrits,
enluminés avec une adresse et une patience incom-
parables par la famille monastique de Columba,
excitaient cinq siècles plus tard l'enthousiasme dé-
clamatoire d'un grand ennemi de l'Irlande, de l'his-
torien anglo-normand Giraud de Barry ; ils attirent
encore aujourd'hui l'attention des archéologues et
des philologues les plus renommés '.
1. Orelli, dans son édition d'Horace, dit que ce codex de Berne,
avec une glose irlandaise, est du huitième ou neuvième siècle.
2. GiraldusCambrensis, Topo(jr.Hiher., dist.ii,c.38. — La plupart
des manuscrits cités et admirés dans nos bibliothèques continentales
ou anglo-saxonnes sont d'origine irlandaise, ainsi que l'ontdémontré
Zeuss, Keller et Reeves. Les manuscrits qui ont servi an célèbre phi-
lologueZeuss pour la composition de siiGi-ammatica Ce?^/ca(Lipsia',
1853) contenaient des gloses irlandaises sur les textes latins dePris-
cien à Saint-Gall, des Épîtres de saint Paul, à Wûrizburg, du Corn-
DE SAINT COLUMBA. 309
On retrouve sur les plus anciens monuments lapi-
daires de rÉcosse , sur les croix , les pierres sépul-
crales et autres débris de Fart tout à fait primitif
de cette région, une reproduction si exacte des mo-
tifs employés dans la décoration de ces manuscrits,
de leurs formes tantôt gracieuses et tantôt grotes-
ques, de leurs spirales, de leurs entrelacs et de
leurs méandres inextricables, qu'il est impossible de
ne pas attribuer la composition et même l'exécution
de ces sculptures aux moines celtiques, disciples ou
compatriotes de Columba * .
En outre, dans tous ces monastères, on rédigeait
les annales exactes des événements du temps. Ces
annales remplaçaient les chroniques des bardes : con-
servées en partie et déjà publiées ou en train de
l'être, elles forment maintenant encore la principale
source de l'histoire d'Mande". Elles s'occupaient
meiitaire de saint Colomban sur les Psaumes àMilan.venaïUde Bob-
bio, et de Bede, à Carlsruhe, venant de Reichenau.
1. Telle estl'opinion soutenue et savamment démontrée par M. John
Stuart, dans deux splendides volumes in-4'^ publiés par lui pour le
Spalding Club et intitulés : Sculptured stones ofScotland; Edin-
burgh, 1856 et 1867. Ils contiennent la reproduction lithographique
et coloriée des colonnes, des croix sculptées, des monuments sépul-
craux et autres qui subsistent encore dans les contrées au nord de la
Forth, autrefois habitées par les Pietés, ainsi qu'à lona et ailleurs. Il
remarque avec raison que les sculptures de plusieurs de ces grandes
croix en pierre semblent être la reproduction fidèle d'une page des
manuscrits enluminés de l'École irlandaise vue au micioscope.
2. Ces précieuses collections furent continuées par les Ordres plus
310 POSTÉRITÉ SPIRITUELLE
naturellement de l'histoire ecclésiastique encore plus
que de l'histoire profane. Elles célébraient surtout
la mémoire des saints, si nombreux dans l'Église
d'Irlande , oii chacune des grandes communautés avait
tout un cycle de saints sortis de son sein ou ratta-
chés à sa confraternité. Sous le nom de sanctiloge ou
festiloge (car il y avait trop peu de martyrs connus
en Irlande pour justifier le terme usuel de marty-
rologe), ce cycle servait de lecture spirituelle aux
moines et d'instruction familière aux populations
d'alentour. Plusieurs de ces festiloges étaient envers,
notamment le plus fameux de tous, dû à Angus, dit
le Culdee simple frère meunier au monastère de
Tallach ^ (j 780) : il y a donné place aux principaux
saints des autres pays, en même temps qu'à trois
cent soixante-cinq saints irlandais, un pour chaque
jour de Tannée, et tous célébrés avec cet enthou-
siasme pieux et patriotique, poétique et moral, qui
enflamme si naturellement tout cœur irlandais.
Ce nom de Culdee nous oblige à signaler en pas-
sant l'erreur aussi absurde que répandue qui a fait
récents, après la conquête anglaise et même après la Réforme jus-
qu'au dix-septième siècle. Voir surtout la collection si précieuse in-
titulée : Annales des quatre maîtres, c'esl-à-dire des quatre fran-
ciscains de Donegall, qui descend jusqu'en 1634.
1. Voir l'analyse qu'en fait O'Curuy, Lectures, etc., p. 364el371,
et, d'après lui, M. de la Vlllemarqué dans sa Poésie des cloîtres
celtiques.
DE SAINT COLUMBA. 311
regarder les Guidées comme mie sorte d'ordre de
religieux mariés et indigènes, antérieur à l'intro-
duction du christianisme en Irlande et en Ecosse
par les missionnaires romains, et ayant eu pour
fondateur ou pour chef le grand abbé d'Iona. Cette
opinion, propagée par de savants anglicans, et aveu-
glement copiés par divers écrivains français, est au-
jourd'hui universellement reconnue comme fausse
parles juges sincères et compétents'. Les Guidées,
1. Selon le D'" Reeves, la désignation de Culdec ou Celle Bel, répon-
dant au terme latin Sei'vvs 7>ei, apparaît pour la première fois dans
l'histoire authentique avec le nom de cet Angus qui vivait en 780.
Elle fut ensuite appliquée a tous les religieux en général, c'est-à-din^
à tous les clercs vivant sous une règle en Irlande et en Ecosse. Selon
le regrettable O'Curry, les Guidées n'étaient que des ecclésiastiques
ou des laïques agrégés aux monastères, et qui eurentpour premier fon-
dateur un saint Malruain, mort en 787 ou 782. Ces renseignements,
transmis à l'auteur par les deux princes de l'érudition irlandaise, sont
parfaitement d'accord avec les conclusions du D^Lanigan, dans sa
très savante et impartiale histoire ecclésiastique d'Irlande, t. IV,
p. 295-300, comme aussi avec celle des nouveaux Bollandistes, t. VIII
d'octobre, p. 86,Disquisitio in Culdeos, ap. Acta S. Reguli. Selon les
doctes continuateurs des Acla sanctorum,\QS, Guidées n'étaient pas
moines, mais séculiers ou plutôt chanoines, et parurent au plus tôt en
l'an 800. Par la même occasion, nos savants contemporains renvoient
au neuvième siècle, au lieu des quatrième et sixième donnés parles
légendes, l'époque de la translation des reliques de l'apôtre saint An-
dré, devenu le patron de l'Ecosse au moyen Age. Cette translation,
effectuée par un évêque nommé Regulus (Rule), donna lieu à la fon-
dation du siège épiscopal et de la ville de Saint- Andrews, située sur la
côte orientale de lÉcosse, au comté de Fife, érigé en métropole du
royaume en 1472, avec une université qui date de 1411. On y voit de
très belles ruines des églises détruites par les réformateurs en 1559.
— Depuis que la note précédente a été écrite, une nouvelle publication
du docteur Reeves, the Culdees of tlie Brilish Islands as tliey ap-
312 POSTÉRITÉ SPIRITUELLE
espèce de tiers ordre agrégé aux monastères ré-
guliers, ne parurent en Irlande et ailleurs qu'au
neuvième siècle , et n'eurent jamais que des rela-
tions insignifiantes avec les communautés colum-
biennes'.
Ce qui frappe encore plus que le développement
intellectuel dont les monastères irlandais furent à
cette époque le foyer inextinguible, c'est la prodi-
gieuse activité que déployèrent les moines irlandais
en s'étendant et en se propageant dans tous les pays
de l'Europe, ici pour créer de nouvelles écoles, de
nouveaux sanctuaires chez les peuples déjà chrétiens,
là pour initier, au péril de leur vie , les peuples en-
core païens à la lumière de FÉvangile. Sous peine
d'empiéter sur notre tâche future, il faut savoir ré-
sister aux tentations du sujet, ne pas devancer les
temps et ne pas suivre ces armées de Celtes intrépides
et infatigables, toujours aventureux et souvent héroï-
ques, dans les régions où il nous sera peut-être donné
de les retrouver un jour. Contentons-nous d'une
simple énumération, qui a son éloquence jusque dans
la sécheresse de ses chiffres. Voici le nombre, pro-
bablement fort incomplet, rele^ é par un ancien écri-
pear in Ilistonj, ivith an appendix of Evidences, Dublin, 1864,
in-4", a ivsurné et terminé toute controverse sur cette question si long-
temps débattue, en portant le dernier coup aux chimères d'une éru-
dition dominée par le parti pris de l'esprit de secte.
1. Reeve's Adamnan, p. 368.
DE SAINT COLUiMBA. 313
vain, des monastères qu'avaient fondés, hors de l'Ir-
lande, des religieux irlandais, entraînés loin de leur
pays par l'amour des âmes et sans doute aussi par ce
goût des voyages qui les a toujours signalés :
Treize en Ecosse,
Douze en Angleterre,
Sept en France,
Douze en Armorique,
Sept en Lorraine,
Dix en Alsace,
Seize en Bavière,
Quinze en Rliétie, Hélvétie et Aile manie,
sans compter plusieurs autres en Tliuringe et sur la
rive gauche du Bas-Rhin; enfin six en Italie.
Et pour qu on sache bien de quel zèle et de quelle
vertu ces colonies monastiques étaient à la fois le
produit et le foyer, voici maintenant un relevé ana-
logue des saints, irlandais d'origine, que la recon-
naissance des peuples convertis , édifiés et civilisés
par eux, a placés sur les autels, comme patrons et
fondateurs des églises dont ils ont plus d'une fois
arrosé les fondations de leur sang.
Cent cinquante (dont trente-six martyrs) , en
Allemagne,
Quarante-cinq (dont six martyrs) , en Gaule,
MOINES d'oCC, III. 18
314 POSTÉRITÉ SPIRITUELLE
Trente en Belgique.
Quarante-quatre en Angleterre,
Treize en Italie,
Huit, tous martyrs, en Norwège et Islande^ .
La suite de ce récit nous en fera rencontrer plu-
sieurs et des plus illustres, surtout en Allemagne.
Bornons-nous ici à signaler parmi ces treize saints
irlandais honorés d'un culte public en Italie, celui
que l'on vénère encore à l'extrémité de la péninsule,
comme le patron de Tarente, sous le nom de San
Cataldo.
Il s'appelait en Irlande Gathal, et avant de quitter
sa patrie pour aller en pèlerinage à Jérusalem et
devenir évêque de Tarente (vers 640) , il avait présidé
à la grande école monastique de Lismore^, dans le
midi de l'Irlande^ Grâce à son zèle et à sa science,
cette école était devenue une sorte d'université, où il
avait attiré une foule immense d'étudiants non
seulement irlandais, mais étrangers; il en arrivait
de la Cambrie, de l'Angleterre, de la France et
même de la Germanie. Leur éducation terminée,
i .STEï>uEîiWmTE,Apologia,c\léd8ins Haverty'shislory of Ireland.
2. VoirsesactesdansCoLGAN,p.542 à 562 ,etiesBoLLANDisTES, t. II
Mail, p. 569 à 578. Lanigan (t. lll, p. 121 à 1^8) cite une vie de ce
saint en vers latins, par Bonaventure Moroni. Son frère, saint Donat,
passe pour avoir été évèque de Lecce dans la même province que Ta-
rente.
3. Voir plus haut, liv. x, p. 92, la légende du fondateur de Lismore.
DE SAINT COLUMBA. 315
les uns grossissaient les communautés déjà si nom-
breuses de cette ville sainte et lettrée de Lismore ;
les autres reportaient dans leurs divers pays le sou-
venir des bienfaits qu'ils devaient à l'Irlande et à
ses religieux' .
Car il importe de le constater, tandis que l'Irlande
envoyait ses fils dans toutes les régions du monde
connu alors, d'innoml^rables étrangers y accouraient
pour s'asseoir au pied de la chaire de ses docteurs,
et pour retrouver dans ce vaste foyer de la foi et de
la science tous les débris de l'antique civilisation
que sa position insulaire lui avait permis de dérober
au Ilot des invasions barbares.
Les monastères qui couvrirent graduellement le
sol de l'Irlande étaient les hôtelleries de cette sorte
d'émigration étrangère. A la différence des anciens
collèges druidiques, ils n'étaient fermés pour per-
sonne. Le pau\Te comme le riche, l'esclave comme
l'homme libre, l'enfant comme le vieillard, y avaient
accès gratuitement.
Ce n'était donc pas seulement aux natifs de l'Ir-
1. Act.Sanct. BoLLAND., t. UI Mail , p. 388. — Officiiun S. Cataldi
ap. Lanigan, loco cit. — Il ne faut pas confondre cette ville monas-
tique de Lismore en Irlande, siège d'un évêché depuis réuni à celui
de Waterford, avec Lismore, autre évêché situé dans une île de l'ar-
chipel des Hébrides. Le Lismore irlandais est surtout remarquable
aujourd'hui par le beau château du duc de Devonshire, situé sur les
bords pittoresques du Blackwater.
316 POSTERITE SPIRITUELLE
lande que les monastères irlandais, peuplés et gou-
vernés par les fils de Golumba, réservaient les
bienfaits de la science, de l'éducation littéraire et reli-
gieuse. Ils ouvraient leurs portes avec une admirable
générosité au x étrangers de tous pays et de toute con-
dition, surtout à ceux qui venaient de l'île voisine
d'Angleterre, les uns pour achever leur vie dans un
cloître d'Érin, les autres pour aller de maison en
maison à la recherche de livres et de maîtres capa-
l)les d'expliquer ces livres. Les moines irlandais ac-
cueillaient avec bonté ces hôtes avides d'instruction
et leur fournissaient, sans exiger aucune rétribution,
des maîtres et des livres, la nourriture de l'âme en
même temps que la nourriture du corps ^ Les An-
glo-Saxons, qui devaient payer plus tard d'une si
cruelle ingratitude les bienfaits de cet enseignement,
furent de tous les peuples étrangers ceux qui en
profitèrent le plus largement. Depuis le septième
siècle jusqu'au onzième les étudiants anglais affluè-
rent en Irlande , et pendant ces quatre siècles les
écoles monastiques de l'île maintinrent cette bonne
et grande renommée qui excitait tant de générations
successives à venir s'y retremper dans les eaux vi-
vantes de la science et de la foi.
1. Bede, in, 27, ad ann.664. — 11 y avait encore à Armagh, en 1092,
toutunquarlier appelé rrie/i-Saj;ort,et habité par les étudiants anglo-
saxons. CoLGVN, Trias Thaumat., p. 300. Cf. Lanigan, 111,490, 493.
DE SAINT COLUMBA. 317
Ce dévouement à la science, cette généreuse mu-
nificence envers les étrangers, toute cette vie stu-
dieuse et intellectuelle, cultivée sous la féconde in-
cubation de la foi, se manifestait avec d'autant plus
d'éclat au milieu de l'horrible confusion et des dé-
sastres sanglants qui signalent, dans Tordre tem-
porel, cet â(je crordG l'histoire ecclésiastique d'Ir-
lande, même avant les sanguinaires invasions des
Danois, à la fin du huitième siècle.
On a dit avec raison que la guerre et la religion
avaient été les deux grandes passions de l'Irlande à
toutes les époques. Mais il faut convenir que la guerre
semble presque toujours l'avoir emporté sur la re-
ligion , et que la religion n'empêchait pas la guerre
de dégénérer trop souvent en massacres et en
assassinats. Il est vrai qu'à partir du huitième siècle
on voit moins de rois égorgés par leurs successeurs
que dans la période qui sépare saint Patrice de
saint Columba ; il est vrai que trois ou quatre de ces
rois vécurent assez pour avoir le temps d'aller expier
leurs péchés en se faisant moines à Armagh ou à
lona' . Mais il n'en est pas moins vrai que les annales
1. Ces rois sont, d'après les anniles de Tigherneach :
Comgall, mort moine à Lotra? (pent-ôtre Lure) en 710 ;
Feailhbeartach, abdiqua en 725 et fut trente ans moine à
Armagh;
Domhnall ou Donald III, n^.ort à lona en 76'î ;
18.
318 POSTÉRITÉ SPIRITUELLE
de la famille monastique de Golumba présentent
à chaque ligne, dans leur laconisme lugubre, un
spectacle qui contredit absolument ces tableaux
trop flattés qu'on a tracés de la paix dont aurait
joui Fb^lande. On y lit presque à chaque année
les mots qui en disent long dans leur cruel laco-
nisme :
Bellum,
Bellum lacrymabile,
Bellum magnum.
Vastatio.
Spoliatio.
Violât lo.
Obsessio.
Strages magna,
Jugulatio,
Surtout Jugulatio; c'est le mot qui revient le plus
souvent et qui semble résumer la destinée de ces
princes et de ces peuples infortunés.
Cette énumération doit faire réfléchir sur ce
Niall Fiosach, mort à lona en 777, après y avoir été moine
sept ans.
Il ne s'agit ici que des rois principaux ou monarques de l'île : quant
auxrois provinciaux ou chefs de clan qui prirent l'habit monastique,
on ne saurait les compter. Plusieurs sont indiqués dans le Cambren-
sis Eversus <\q Lynch, c, 30.
DE SAINT GOLUMBA. 319
qu'aurait été le sauvageon celtique sans la greffe
monastique. On voit à quelles natures féroces Co-
lumba et ses disciples avaient affaire. Si, malgré la
prédication des moines, les mœurs demeuraient
aussi barbares, qu'eût-ce donc été si l'Évangile
n'eût pas été prêché à ces sauvages, et si les moinea
n'eussent été au milieu d'eux comme une incarna-
tion permanente de l'esprit de Dieu ?
Les religieux n'étaient d'ailleurs ni plus inactifs
ni plus épargnés que les femmes qui combattaient et
périssaient dans ces guerres, absolument comme les
hommes, jusqu'à ce que le plus illustre des succes-
seurs de Golumba les déli\Tât de ces assujettissements
sauvages. Un seul trait, tiré du chaos sanglant de
l'époque, suffira pour peindre à la fois les mœurs tou-
jours atroces de ces chrétiens celtiques et l'influence
toujours bienfaisante de l'autorité monastique. Cent
ans après la mort de Golumba, son biographe et son
neuvième successeur à loua, Adamnan, traversait
une plaine en portant sa vieille mère sur le dos, lors-
qu'ils virent deux partis ennemis en train de se com-
battre ; et au milieu du conflit, une femme qui traî-
nait après elle une autre femme dont elle avait tra-
versé le sein avec un croc en fer. A cet horrible
spectacle, la mère de l'abbé s'assit par terre et lui
dit : (( Tu ne me feras pas quitter ce lieu, jusqu'à
(( ce que tu m'aies promis de faire exempter à jamais
320 POSTÉRITÉ SPIRITUELLE
(( les femmes de celte horreur et de toute guerre
(( ou expédition. » Il le lui jura et il tint parole. A la
prochaine assemblée nationale de Tara, il proposa
et fit adopter une loi qui est inscrite dans les annales
de l'Irlande sous le nom de Loi cVAdamnan ou de
Loi des Innocents^ et qui délivra pour toujours les
femmes irlandaises de Tobligation du service mih-
taire et de ses conséquences homicides^ .
Rien n'était d'ailleurs plus habituel en Irlande que
l'intervention à main armée des religieux dans les
guerres civiles ou dans les conflits entre diverses
communautés. Il est permis de croire que la pro-
géniture spirituelle de Golumba compta plus d'un
moine d'humeur aussi belliqueuse que leur grand
ancêtre, et qu'il y eut même autant de religieux
acteurs que victimes dans ces sanglants conflits.
Deux siècles après Golumba, en 763, deux cents
moines de l'abbaye qu'il avait fondée à Durrow, pé-
rirent dans une bataille contre les moines voisins de
Clonmacnoise. Une loi rendue en 799 exemptait les
religieux de toute participation aux expéditions mi-
litaires. Mais elle ne les empêcha pas de continuer
à lutter entre eux à main armée ; car les vieux an-
1. Annales Ulloniœ, an. 696. Cf. Petrie's Tara, p. 147. Reeves,
p. li, liii, 179. — L'assemblée était composée de quarante ecclésias-
tiques el de trente-neuf laïques ; on y décréta en outre un tribut an-
nuel à prélever sur toute l'Irlande au profit de l'abbé d'Iona et de
ses successeurs.
DE SAINT COLUMBA. 321
nalistcs d'Irlande parlent d'nne bataille livrée
en 806 entre ces mêmes moines de Glonmacnoise
et cenx de Cork, où il périt une foule d'hommes
d'église ; et dix ans plus tard ils racontent un autre
combat où fnrent tués huit cents religieux de Ferns,
l'une des principales fondations de notre Columl)a'.
Les moines irlandais n'avaient donc pas plus re-
noncé à l'humeur batailleuse qu'à l'indomptable
courage de leur race native et de leur plus glorieux
représentant.
Ce qui n'est pas moins incontestable, c'est que la
studieuse ardeur et le patriotisme persévérant qui
furent des traits si marquants dans le caractère de
Columba, demeurent l'imprescriptible apanage de sa
postérité monastique. Et cela jusque dans le moyen
âge, jusqu'à ce trop fameux statut de Kilkenny
(1 362) ,monument ineffaçable de laféroce arrogance
des conquérants anglais, même avant la Réforme. Ce
statut, après avoir assimilé tout mariage entre les
deux races à un acte de haute trahison, osa exclure
tous les indigènes irlandais des monastères, de ces
mêmes monastères que les Irlandais seuls avaient
fondés et peuplés pendant huit siècles, et où, avant
et après Columba, ils avaient donné une si généreuse
1. Armais ofIreUind, by the FourMasters, t. I, p. 413, en note.
Reevi' s, Colton Visitation, Appendix B, p. 93. Stuart, Sculptured
Stones of'Scotland, t. H, p. 18.
322 postéritp: spirituelle
liospitalité aux Bretons fugitifs et aux Saxons vain-
queurs.
Mais il ne faut pas nous laisser enchaîner aux rives
de l'Irlande . Nous retrouverons bientôt ses intrépides
et généreux enfants, toujours les premiers venus et
les plus exposés parmi les apôtres de la foi et les
propagateurs de l'institut monastique, sur les rives
de TEscaut, du Rliin et du Danube, où, là aussi, ils
seront éclipsés et surpassés par les Anglo-Saxons,
mais où leurs noms, oubliés en Irlande, brillent
encore d'un pur et bienfaisant éclat.
L'influence de Columba, si universelle, si incon-
testable, si prolongée dans son île natale, dut l'être
non moins dans sa patrie adoptive, dans cette Galé-
donie qui tendait à devenir de plus en plus une co-
lonie irlandaise ou scotique, et à mériter ainsi le
nom d'Ecosse qu'elle a gardé. La vénération popu-
laire qu'inspirait sa mémoire durait encore aux pre-
mières années du treizième siècle, époque où son
nom était invoqué par ceux qui prêtaient serment
dans les actes publics, et où l'on voit le fils du Lord
ofthe Isles, Reginald, et sa femme Fonia confirmer
une donation en jurant per sanctum Columham\
Tout le monde s'accorde à lui attribuer la conversion
1. Begistr. de Passelet, p. 125, ap. Stuart, Sculptured Stones
of Scotland, p. liij.
DE SAINT COLUMBA. 323
dos Pietés du Nord et rintroduction ou le rétablis-
sement de la foi chez les Pietés du Midi et les Seots
de rOuest. On s'aeeorde aussi assez généralement à
faire remonter jusqu'à son époque, bien qu'on ne les
trouve dans aueun rapport de subordination direete
avee loua, les grands monastères de Melrose l'an-
eien^ , d'Abereorn, de Tynningham et de Coldin-
gham, situés entre le Forth et la Tweed, et qui fu-
rent plus tard des foyers de propagande chrétienne
ehez les Saxons de Northumbrie. Plus au nord, mais
toujours sur les rives de la mer Orientale, les tours
rondes qu'on voit encore à Brechin et à Abernethy
témoignent de leur origine irlandaise et par consé-
quent de Finfluence de Golmnba, qui fut le premier,
et le principal missionnaire irlandais de ces con-
trées. Il en est de même de ces constructions tout à
fait primitives et très basses en pierres grandes et
longues, sans ciment, que Ton trouve à Saint-Kilda
et dans d'autres îles des Hébrides, comme sur cer-
tains points de la côte voisine, et qui reproduisent
exactement les formes des monastères abandonnés
si nombreux dans les îles de la plage occidentale de
l'Irlande^ Un autre souvenir de cette église primi-
1. Old Melrose qui a été le berceau de la grande et célèbre abbaye
cistercienne de Melrose, dont tous les voyageurs et tous les lecteurs
de Walter Scott vont admirer les ruines. Il ne reste du vieux Mel-
rose que le site.
2. Étudiées avec soin par lord Dunraven et autres membres de la
324 POSTÉRITÉ SPIRITUELLE
tive se retrouve clans ces cavernes creusées ou élar-
gies de main d'homme dans les falaises ou les mon-
tagnes de l'intérieur, autrefois habitées, comme
les grottes de Subiaco et de Marmoutier, et comme
le sont encore celles des Météores en Albanie \ par
des anachorètes ou quelquefois même par des évo-
ques (saint Woloc, saint Regulus").
Kentigern, l'apôtre duStrathclyde, c'est-à-dire de
la région des bords de la Glyde, nous apparaît dans
la légende, à l'ouverture de sa caverne épiscopale,
creusée dans le flanc d'une falaise ; on le contem-
plait de loin avec une respectueuse curiosité, pen-
dant qu'il étudiait la direction des orages sur la mer
et venait respirer avec bonheur les premières brises
du printemps.
On a déjà parlé de cet évêque (f 601), Breton de
naissance, à propos du pays de Galles où nous l'avons
vu fonder un immense monastère pendant un exil
dont on ne sait pas bien les causes, mais qui eut pour
savante compagnie qui s'intitule Irish archœological and Celtic
Society.
1. C{]YvZO^'% Monasteries of the Levant.
2. Voir plus haut, page 31 1, la note des Bollandistes sur l'apostolat
de saintRegulus. On montre une auge ou baignoire en pierre prèsde
l'église ruinée de Strathdevron, qu'on appelle le Bain de saint Woloc,
et où les mères viennent baigner leurs enfants malades. Ce saint
évêque habitait une maison construite comme la première église
d'Iona. « Pauperculam casam calamis viminibusque contexlam. »
Ureviarium Aberdonense, Propr. SS., p. 14.
DE SAINT GOLUMBA. 325
résultat la rechute de ses diocésains dans l'idolâtrie ' .
Ce pays de Strathclyde ou de Gumbrie qui embrassait
les cotes occidentales de la Bretagne depuis l'em-
bouchure de la Cl y de jusqu'à celle de la Mersey,
c'est-à-dire depuis Glasgow jusqu'à Liverpool, était
occupé par une race mêlée de Bretons et de Scots,
et avait pour capitale Al-Gluid, aujourd'hui Dumbar-
ton. La souveraineté étant échue à un prince nomm(3
Roderic (Rydderch Hacl), celui-ci, né d'une mère
irlandaise et baptisé par des religieux irlandais,
s'empressa de rappeler Kentigern. Il revint, rame-
nant avec lui un essaim de moines gallois, et étabht
définitivement le foyer de son apostolat à Glasgow,
où Niniari l'avait précédé plus d'un siècle aupara-
vant, sans laisser une empreinte durable de son pas-
sage. Plus heureux, Kentigern put y jeter, sur l'em-
placement d'un cimetière consacré par Ninian, les
premiers fondements de la magnifique cathédrale
qui porte encore son nom - .
Il fut sacré par un évêque irlandais que l'on fit
1. AcTA SS. BoLLAND., t. I Januar., p. 819.
2. S.Mungo's: c'est le nom que porte Kentigern en Ecosse, et qui
veut dire : très cher. — Kentigern paraît dériver de Ken, qui veut
dire : tête, et Tiern. seigneur, en gallois (Bolland,, p. 820). La cathé-
drale actuelle de Glasgow fut commencée, en 1124, par l'évêque Jo-
celyn, moine de Melrose, lequel fit en môme temps rédiger, d'après
des sources beaucoup plus anciennes, une vie de son prédécesseur
Kentigern, par Jocelyn, moine de Furness.
MOINES d'OCC, III. 19
326 POSTÉRITÉ SPIRITUELLE
Yonir exprès d'Irlande et qui célébra cette cérémo-
nie sans l'assistance d'autres évêques, selon le rit
celtique. Il avait réuni autour de lui de nombreux
disciples, tous instruits dans les saintes lettres, tous
se livrant au travail manuel et n'ayant rien en
propre : c'était une vraie communauté monastique^ .
Il se signala pendant tout son épiscopat par ses efforts
pour ramener à la foi les Pietés du Galloway, qui
faisaient partie du royaume de Strathclyde ; puis par
de nombreuses missions et des fondations monas-
tiques dans toute l'Albanie, nom qu'on donnait alors
à l'Ecosse méridionale. Ses disciples pénétrèrent
même jusqu'aux Orcades, où ils durent se rencontrer
avec les missionnaires d'Iona- .
Il semble que la salutaire et laborieuse activité de
Kentigern devait empiéter souvent sur la région où
se déployaient les efforts et l'autorité de Golumba.
Mais le cœur généreux de Golumba était inacces-
sible à la jalousie. Il était d'ailleurs l'ami personnel
de Kentigern comme du roi Roder ic^ Larenomméo
des travaux apostoliques de l'évêque de Strathclyde*
l'avait même fait sortir de son ile pour rendre à son
compétiteur un hommage solennel. Il arriva d'Iona
1. JocELYN, Vita S. Kentig. — Ce dernier passage, cité par Reeves
[TJie Culdees ofthe British Isles, p. 27), n'est pas dans le texte de*
Jocelyn donné par les BoUandistes.
2. Voir plus haut, p. 237.
3. Adam.n., I, 15.
DE SAINT COLUMBA. 327
avec un grand cortège de moines, qu'il rangea en
trois compagnies au moment d'entrer à Glasgow.
Kentigern en fit autant pour les nombreux religieux
qui vivaient autour de lui dans son monastère épis-
copal et qu'il mena au-devant de l'ajjbe d'Iona. Il
les divisa d'après leur âge en trois troupes, les plus
jeunes marchant les premiers, puis ceux parvenus
à l'âge viril, et en dernier lieu les anciens à che-
veux blancs, parmi lesquels il marchait lui-même.
Tous chantaient cette antienne : In viis Domini
îiiagna est gloria Domini, et viajustorum facta est;
et iter sanctorum prœparatum est. Les moines
d'Iona, de leur côte, chantaient en chœur le verset :
Ibunt sancti de virtute in virtutem : videbitur Dcus
eorum in Sion, Des deux côtés retentissait l'A //e-
liiia; et ce fut au son de ces paroles de la sainte
Écriture chantées dans le latin de FEglise romaine
par les moines celtiques de Bretagne et d'Irlande,
que les deux apôtres des Pietés et des Scots se ren-
contrèrent, là où avait été l'extrême limite de l'em-
pire romain et de la domination des Césars, et sur
un sol désormais affranchi pour toujours du paga-
nisme et de l'idolâtrie. Ils s'embrassèrent tendre-
ment, et passèrent quelques jours dans une douce
et intime famiharité.
L'historien qui nous a conservé ce récit n'en dis-
simule pas un trait moins édifiant. Il avoue que des
328 POSTÉRITÉ SPIRITUELLE
bandits s'étaient associés au cortège de l'abbé d'Iona,
et qu'ils profitèrent de l'enthousiasme général pour
voler un bélier du troupeau de l'évêque. Ils furent
pris : mais Kentigernleur fit grâce. Columba et lui
ne se séparèrent qu'après avoir échangé leurs deux
crosses pastorales en signe d'affection réciproque*.
Un autre annaliste nous les montre séjournant
ensemble pendant six mois dans le monastère qui
venait d'être fondé par Columba à Dunkeld et prê-
chant ensemble la foi aux habitants d'Athol et des
régions montueuses habitées par les Pictes".
Je ne sais vraiment à quel point il faut ajouter
foi à un autre récit de ce même hagiographe, et
qui semble emprunté plutôt à l'épopée gallo-bre-
tonne de Tristan et d'Iseult, qu'à la légende monas-
tique, mais qui est resté le titre le plus populaire de
l'évêque Kentigern. La femme du roi Roderic, en-
traînée par sa passion adultère pour un chevalier
de la cour de son mari, eut la faiblesse de lui aban-
donner l'anneau qu'elle tenait du roi. Roderic étant
allé à la chasse avec ce chevalier, et tous deux s'étant
reposés aux bords de la Glyde pendant la grande
chaleur du jour, le chevaher s'endormit, et pendant
1. BoLLAND., p. 821. — La crosse donnée par Columba à Kentigern
fut longtemps conservée et vénérée au monastère anglo-saxon de
Ripon, dans le Yorkshire.
2. Hector Boetius, Hist. Scotomm, 1. ix.
DE SAINT COLOMBA. 329
son sommeil il étendit involontairement la main. Le
roi vit à son doigt l'anneau qu'il avait donné à la
reine comme gage de son grand amour. Il eut grande
peine à ne pas tuer le chevalier sur place, mais il
sut rester maître de lui-même et se contenta de lui
enlever Panneau du doigt pour le jeter à Teau sans
éveiller le coupable. Puis, revenu à la ville, il de-
manda à la reine son anneau, et comme elle ne
pouvait le produire, il la fit jeter en prison pour
être conduite à la mort. Elle obtint un délai de trois
jours, et après avoir en vain fait demander l'an-
neau au chevalier, elle eut recours à la protection
de l'évêque Kentigern. Ce bon pasteur avait tout
su ou tout deviné : la bague, trouvée dans le
ventre d'un saumon qu'il avait fait pêcher dans la
Clyde, était entre ses mains. Il l'envoya à la reine,
qui put ainsi la montrer à son mari et échapper
au châtiment qui l'attendait. Roderic lui demanda
même pardon à genoux de ses soupçons et offrit
de punir ses accusateurs. Elle l'en détourna, et
alla aussitôt s'accuser elle-même auprès de Ken-
tigern, qui lui fit passer le reste de sa vie dans
la pénitence. C'est pourquoi les anciennes effi-
gies de l'apôtre du Strathclyde le représentent
toujours tenant la crosse épiscopale d'une main, et de
l'autre un saumon avec une bague entre les lèvres* .
1. BoLL\ND., p. 820. Cf. p. 815.
330 POSTÉRITÉ SPIRITUELLE
Mais iiiKentigern, dont les œuvres ne lui survé-
curent guère, ni Golumba, dont l'inlluence fut si
puissante et si durable sur les Pietés et les Scots, ne
surent exercer une action directe et efficace sur les
Anglo-Saxons qui devenaient de jour en jour plus
redoutables et dont les incursions féroces menaçaient
non moins les tribus calédoniennes que les Bretons.
On voit cependant que le grand abbé d^Iona ne par-
tageait pas la répulsion systématique du clergé bre-
ton pour la race saxonne : il est fait mention expresse
dans les monuments les plus authentiques de son his-
toire, de religieux saxons qui avaient été admis dans
la communauté d'Iona ; l'un d'eux y exerçait le
métier de boulanger et comptait parmi les familiers
de Golumba^ Mais rien n'indique que ces Saxons,
enrôlés sous l'autorité de Golumba, aient réagi de
là sur leurs compatriotes. Au contraire, pendant
que les missionnaires scoto-bretons rayonnaient
sur tous les points de la Galédonie, pendant que
Golumba et ses disciples faisaient briller la lumière
de l'Evangile dans les régions septentrionales, où
elle n'avait jamais pénétré ; au midi de l'île, la foi
1. Ciimmineus (apud Colj^an, p. 320) mentionne deux SaxoHS :
« Quidanfi religiosiis fiater, Genereiis nomine, Saxo natione, pictor
opère. » Ktplus loin : « duo ejus discipuli, Lugneus filius Blaset Pillo
Saxo génère. » Adamnan (111, 10-22) recUlie les conclusions que quel-
ques autres ont tirées du mot pictor en employant ceux-ci : opus
pisiorium excrcens. Voir plus haut, page 164.
DE SAINT COLUMBA. 331
chrétienne et l'Eglise catholique s'affaissaient de
plus en plus sous les ruines entassées par la con-
quête saxonne.
Le paganisme et la barbarie, vaincus par l'Évan-
gile clans les hautes terres du Nord, se relevaient et
triomphaient de nouveau au midi, dans les régions
les plus peuplées, les plus accessibles, les plus flo-
rissantes, dans tout ce pays réservé à de si prodi-
gieuses destinées, et qui commençait déjà à s'appeler
l'Angleterre. De 569 à 586, dix ans avant la mort
de Columba et à Tépoquc où son autorité était la
mieux établie et la plus puissante dans le Nord, les
derniers champions de la Bretagne chrétienne furent
définitivement rejetés au delà de la Saverne, tandis
que de nouvelles bandes anglo-saxonnes, au Nord,
refoulant les Pietés au delà de la Tweed, et traver-
sant l'Humber au midi , fondaient les futurs royaumes
de Mercie et de Northumbrie. Plus tard, il est vrai,
les fils de Columba porteront l'Évangile à ces Nor-
thumbriens et à ces Merciens. Mais à la fin du
sixième siècle, après cent cinquante ans d'invasions
et de luttes triomphantes, les Saxons n'avaient en-
core rencontré, dans aucune des trois populations
chrétiennes ou récemment converties (Bretons, Scots
et Pietés), qu'ils avaient abordées, combattues et
vaincues, ni des apôtres disposés à leur annoncer la
bonne nouvelle, ni des pontifes capables de mainte-
332 POSTÉRITÉ SPIRITUELLE DE SAINT COLUMBA.
nir le dépôt de la foi chez les peuples conquis par
eux. Eu 586, les deux derniers évêques de la Bre-
tagne conquise, ceux de Londres et de York, aban-
donnèrent leurs églises et se réfugièrent dans les
montagnes du pays de Galles, emportant avec eux
les vases sacrés et les saintes reliques qu'ils avaient
pu dérober à la rapacité des idolâtres.
Il fallait donc d'autres moissonneurs. D'où vien-
dront-ils? Du foyer inextinguible d'où la Imnière
est déjà venue aux Irlandais par Patrice, aux Bretons
et aux Scots par Palladius, par Ninian, par Ger-
main.
Et déjà les voici ! Au moment où Columba touche
au terme de sa longue carrière, dans son île sep-
tentrionale d'Iona, un an avant sa mort (596J, les
envoyés de saint Grégoire le Grand partent de Rome,
et viennent débarquer au milieu des Anglo-Saxons,
sur la plage où avait débarqué César.
r
LIVRE XII
SAINT AUGUSTIN DE GANTORBÉRY
ET
LES MISSIONNAIRES ROMAINS EN ANGLETERRE
596 633
Hodic illuxit nobis dies redeniptionis
nova', reparationis antiqua', felicitatis
oiternx.
Office de Noël, au buéviaire uomain.
19.
CHAPITRE PREMIER
Mission de saint Augustin.
Origine et caractère des Anglo-Saxons. — Ils n'ont point à lutter,
comme les Francs, contre la décadence romaine. — Les sept
royaumes de l'Heptarchie. — Institutions sociales et politiques :
régime patriarcal et fédéral ; souveraineté des propriétaires :
le Witena-gemot ou parlement; inégalité sociale, les Ceorls
et les Eorls : indépendance individuelle et fédération aristo-
cratique; fusion des deux races. — Les Bretons vaincus
perdent la foi. — Vices des vainqueurs : esclavage; commerce
du bétail humain. — Les jeunes Anglais au marché de
Rome vus et rachetés par le moine Grégoire. — Élu pape,
Grégoire entreprend de faire convertir les Anglais par les
moines de son monastère du mont Cœlius, sous la conduite de
l'abbé Augustin. — Situation critique de la papauté. — Voyage
des missionnaires monastiques à travers la Gaule; leurs hési-
tations; lettres de Grégoire. — Augustin débarque au même
endroit que César et les conquérants saxons, dans l'île de Tha-
net. — Le roi Elhelbert; la reine Berthe déjà chrétienne. —
Première entrevue sous le chêne : Elhelbert accorde la liberté
de prêcher; entrée des missionnaires à Cantorbéry. — Le prin-
temps de l'Église en Angleterre. — Baptême d'Ethelbert. —
Augustin, archevêque de Cantorbéry. — Le palais du roi changé
en cathédrale. — Monastère de saint Augustin hors des murs
de Cantorbéry. — Donation du roi et du parlement.
Qii'étaient-ce donc que ces Anglo-Saxons sur qui
devaient se concentrer tant d'efforts, et dont la con-
quête est placée, non sans raison, au rang des plus
336 MISSION DE SAINT AUGUSTIN,
fécondes et des plus heureuses que l'Église ait jamais
accomplies? De tous les peuples germains, le plus
opiniâtre, le plus intrépide, le plus indépendant, ce
peuple semble avoir transplanté avec lui, dans la
grande île qui lui doit son nom, le génie de la race
germanique, pour lui faire porter, sur ce sol prédes-
tiné, ses fruits les plus savoureux et les plus abon-
dants. Les Saxons apportaient avec eux une langue,
des institutions, un caractère, marqués au coin d'une
originalité puissante et invincible. Langue, institu-
tions, caractère, ont triomphé, dans leurs traits es-
sentiels, des vicissitudes du temps et de la fortune,
ont survécu à toutes les conquêtes ultérieures,
comme à toutes les influences étrangères ; et plon-
geant leurs fortes racines dans Thumus primitif de
la Bretagne celtique, subsistent encore à la base in-
destructible de l'édifice social de l'Angleterre. A la
différence des Francs et des Goths qui se laissèrent
promptement neutraHser ou absorber en Gaule, en
Italie et en Espagne, par les éléments indigènes, et
plus encore par les débris de la décadence romaine,
les Saxons eurent le bonheur de trouver en Bre-
tagne un sol déblayé des immondices impériales.
Moins éloignés des Celtes Bretons par leurs tra-
ditions et leurs institutions, peut-être même par
leur origine, que par les convoitises et les ressenti-
ments de la conquête, ils n'eurent point, après la
MISSION DE SAINT AUGUSTIN. 337
victoire, à lutter contre un esprit radicalement op-
pose au leur. Gardant intactes et indomptables leur
vieille âme germanique, leurs vieilles mœurs, leur
farouche indépendance, ils donnèrent dès lors au
libre et fier génie de leur race ce vigoureux essor
que rien encore n'a pu abattre.
Sortis, en trois émigrations distinctes et succes-
sives, de la région péninsulaire qui sépare la mer
Baltique de la mer du Nord, ils avaient trouvé sur les
plages de la Bretagne un climat et des aspects sem-
blables à ceux de leur pays natal. Au bout d'un
siècle et demi de luttes sanglantes, ils avaient fini
par rester maîtres de tout ce qui s'appelle aujour-
d'hui l'Angleterre, moins le littoral et les régions
montueuses de l'ouest. Ils y avaient fondé par le
fer et le feu les sept royaumes, si connus sous le
nom d'Heptarchie, qui ont laissé leurs dénomina-
tions à plusieurs des divisions actuelles de ce pays,
où rien ne périt d'une ruine irréparable, parce que
tout, comme dans la nature, s'y transforme et s'y
régénère. Venus les premiers et les moins nom-
breux, les Jutes avaient fondé dans l'angle de l'île
la plus voisine de la Germanie le royaume de Kent,
et occupé une portion des rives de la Manche (l'île
de Wight et le Hampshire) . Puis les Saxons propre-
ment dits, s'étendant et se consolidant du levant au
midi et du midi au couchant, avaient imprimé leur
338 MISSION DE SAINT AUGUSTIN,
nom et leur domination aux royaumes d'Essex, de
Sussex et de Wessex^ . Enfin, les Angles occupèrent
le septentrion et Test; ils y fondèrent d'abord le
royaume d'Est- Anglie, sur les bords de la mer du
Nord, puis celui de Mercie dans tout le pays inoc-
cupé entre la Tamise et le Humber; enfin, au nord
de ce dernier fleuve, le plus vaste de tous les
royaumes saxons, la Northumbrie, presque toujours
divisée en deux, la Déira et la Bernicie, dont les con-
fins allaient joindre les Scots et les Pietés au delà
même des limites qu'avait naguère atteintes la do-
mination romaine.
Cette race de pirates, d'hommes de proie, chas-
seurs et voleurs de leurs semblables, n'en possédait
pas moins les éléments essentiels de l'ordre social.
Elle le fit bien voir à mesure qu'elle sut se rasseoir et
se régler sur ce sol insulaire que les Breton s n'avaient
pas su garder contre les Romains, ni les Romains
contre les barbares du nord, ni ceux-ci contre les
hardis navigateurs venus de l'est. Les Anglo-Saxons
seuls ont su y fonder une société inexpugnable, dont
les premières fondations étaient assises quand les
missionnaires monastiques vinrent leur apporter les
lumières de la foi et de la A^ertu chrétienne.
1 . Saxons de l'est, du sud, de l'ouest. — Le comté actuel de Middle-
sex, où est situé Londres, témoigne de la même origine : c'est la ré-
gion habitée par les Saxons du milieu.
MISSION DE SAINT AUGUSTIN. 339
A la tin du sixième siècle, les Anglo-Saxons for-
maient déjà un grand peuple, soumis, comme l'a-
vaient déjà été les races celtiques, au régime pa-
triarcal et fédéral qui distinguait si heureusement
ces peuples forts et libres des foules abâtardies par le
despotisme unitaire de Rome. Mais chez eux comme
chez toutes les races germaniques, ce régime était
garanti par la constitution énergique de la pro-
priété. Le clan mobile et tumultueux, la bande pri-
mitive de pirates et de pillards, disparait ou se
transforme pour faire place à la famille solidement
assise par l'appropriation héréditaire du sol ; et ce
sol est non seulement enlevé à la race vaincue,
mais laborieusement conquis sur les forêts, les
marécages et les friches désertes. Les chefs et les
hommes valides de ces familles foncières constituent
mie aristocratie souveraine et guerroyante, régie par
des rois, des assemblées et des lois.
Ces rois appartenaient tous à une sorte de caste,
composée des familles qui prétendaient remonter à
Odin ou Woden, le monarque divinisé de la my-
thologie germaine^ : leur royauté était élective et
limitée ; ils ne pouvaient rien sans le concours de
ceux qui se les donnaient pour chefs et non pom*
maîtres.
Ces assemblées , d'abord semblables à celles que
1. Ethelwerdi Cliroiiic., lib. i, p. 474, ap. Savile.
340 MISSION DE SAINT AUGUSTIN.
Tacite a reconnues chez les Germains, et composées
alors de la peuplade entière (wolk-mot) , s'étaient
promptement limitées aux anciens , aux sages [ivi-
tena-gemot) , aux chefs des principales familles de
chaque tribu ou royaume, aux hommes pourvus
de la double prérogative du sang et de la terre.
Elles se tenaient en plein air, sous de grands vieux
chênes, à des époques déterminées; elles interve-
naient dans tous les actes de la vie publique et ré-
glaient souverainement les droits établis ou défen-
dus par les lois.
Ces lois n'étaient elles-mêmes que des traités de
paix , discutés et garantis par le grand conseil de
chaque petite nation, entre le roi et ceux dont dé-
pendaient sa sécurité et son pouvoir ; entre les diffé-
rentes parties de tout procès civil ou criminel ; entre
différents groupes d'hommes libres, tous armés et
tous possesseurs de terres, sans cesse exposés à ris-
quer leur vie, leurs biens, l'honneur et la sûreté de
leurs femmes, de leurs enfants, de leur parenté, de
leurs clients , de leurs amis , dans des conflits quo-
tidiens, nés de ce droit de guerre privée qu'on re-
trouve à la racine de toute liberté et de toute légis-
lation germanique'.
1. Palgi\a.ve, The Bise and Progress of tlie English commou'
wealth. London, 1832. — Lappenberc;, Geschichte von England.
Hamburg, 1834. — Kemble, Codex diplomaticus xvi SaxoniciiLoU'
MISSION DE SALM AUGUSTIN. 341
L'inégalité, compagne inséparal)le de la liberté
chez les peuples d'autrefois, se manifestait chez les
Anglo-Saxons comme partout. La classe des hommes
libres, des ceorls, possesseurs de la terre et du pou-
voir politique, qui constituaient la force vitale du
peuple, avait au-dessous d'elle non seulement des
esclaves, fruit de la guerre et de la conquête, mais
en bien plus grand nombre des serviteurs , des la-
boureurs, des clients, qui n'avaient pas les mêmes
droits qu'elle. Mais elle reconnaissait aussi pour su-
périeurs les nobles, les eorh, nés pour commander,
pour remplir l'office de prêtres, déjuges et de chefs
sous la primauté des rois^ .
Ainsi donc, la portion de la Grande-Bretagne
qui a pris dès lors le nom d'Angleterre se compo-
sait d'une agrégation de tribus et de communautés
indépendantes, mais chez qui les exigences de la
guerre contre leurs voisins du nord ou de l'ouest
allaient développer une tendance graduelle vers Tu-
don, 1839-1848], et The Saxons in Erujland. London, 1849. — Ba-
ron d'EcKSTEiN, Notices et mémoires divers.
1. Les lois et les diplômes anglo-saxons, et surtout les chartes de
donations monastiques, reproduisent sans cesse cette distinction en-
tre les Ceorls et les Eorls, qui se retrouve dans la mythologie Scan-
dinave, entre les Karls et les Jarls, nés du commerce d'un dieu avec
deux différentes femmes. Voir le chant du premier Edda, intitulé :
Rigsmal. — Le mot ceorl a produit dans l'anglais moderne celui de
churl, paysan, rustre, butor; et le mot eorl a donné earl, comte.
L'un est descendu et l'autre est monté.
342 MISSION DE SAINT AUGUSTIN.
iiité. E!lc se constituait en une fédération aristocra-
tique , où des familles d'une origine réputée divine
présidaient à la vie sociale et militaire de chaque
tribu, mais où l'indépendance personnelle restait la
base de tout. Cette indépendance savait toujours
revendiquer ses droits quand un prince plus habile
ou plus énergique que les autres les avait entamés.
Elle se retrouvait partout pour établir et maintenir
la vie sociale sur le principe de l'association libre
en vue du bien commun \ Tout ce que les hommes
libres n'avaient pas expressément abandonné à des
chefs établis par eux-mêmes ou à des associés li-
brement acceptés leur demeurait acquis et invio-
lable.
Telle était à cette époque obscure et reculée,
comme de nos jours, le principe fondamental et
glorieusement inaltérable de la vie publique des
Anglais.
Une partie de la population bretonne, celle qui
avait survécu aux fureurs de la conquête et qui n'a-
vait pas su ou pas voulu chercher un refuge dans
les montagnes et les presqu'îles de la Cambrie et
de la Cornouaille , semble s'être accommodée de ce
nouveau régime. Une fois la conquête achevée, et là
où cette conquête n'avait pas entraîné l'extermination
1. Free association on the terms of miitual benefit. Kemble, Sa-
xons in England, t. II, p. 312,
MISSION DE SAINT AUGUSTIN. 343
complète de la race indigène ^ , on ne trouve aucune
trace de soulèvement ou de mécontentement géné-
ral chez les Bretons , et l'on peut admettre comme
plausible Favis des érudits qui ne croient pas que
la condition de la masse du peuple breton , restée
dans les régions conquises, ait été pire sous les en-
vahisseurs saxons que sous le joug des Romains ou
même sous celui de leurs princes indigènes, si mal-
traités par leur compatriote, l'historien Gildas".
On peut même croire que cette fusion entre les
vaincus et les vainqueurs s'opéra au grand profit de
ceux-ci. Nul ne sait si l'héroïque ténacité, qui est
devenue le caractère distinctif du peuple anglais ,
n'a pas été surtout empruntée à la race vigoureuse
qui, après avoir tenu tête à César, avait su, seule
entre tous les peuples soumis à Rome, lutter pen-
1. On a constaté plus haut (liv. x, ch. 1, p. 16) que dans
quelques contrées les Saxons anéantirent les populations vaincues.
Mais ce ne fut que l'exception. Voir à ce sujet le résumé excellent
AeBurkc, ii\àns son Essai abî'égé de l'Histoire cV Angleterre, ou-
vrage trop oublié, quoique tout à fait cligne du plus grand des
Anglais.
2. Tel est surtout l'avis de Kemble. qui d'ailleurs généralise beau-
coup trop sa théorie sur les exagérations historiques en ce qui touche
l'oppression ou l'anéantissement des nations conquises. Ce qui se
passe depuis 1772, en Pologne, en Lithuanie, en Circassie et ail-
leurs, démontre que l'on peut très bien, même dans la pleine lumière
de la civilisation moderne et sous des princes sacrés devant lautel
du Dieu vivant, procéder avec une efficacité invincible à la destruc-
tion des races humaines.
344 MISSION DE SAINT AUGUSTIN.
dant deux siècles contre rinyasion des barbares \
Mais cette assimilation des deux races ne put s'o-
pérer qu'aux dépens de la foi chrétienne. A la dif-
férence des envahisseurs barbares du continent,
les Saxons n'adoptèrent pas la religion du peuple
qu'ils avaient subjugué. En Gaule, en Espagne, en
Italie, le christianisme avait refleuri et s'était éner-
giquement affirmé sous la domination des Francs
et des Goths ; il avait conquis les conquérants. En
Bretagne, il disparut sous le poids de la conquête
étrangère. Il n'en restait rien dans les pays soumis
aux Saxons quand Rome y envoya ses mission-
naires; on y rencontrait à peine quelques églises
ruinées, mais pas un chrétien vivant parmi les in-
digènes ^ ; vainqueurs et vaincus erraient également
dans la nuit du paganisme.
Aussi n'est-il pas besoin de se demander si à côté
de cette fière et vigoureuse indépendance où nous
avons reconnu une rare et précoce condition de
l'intelUgence pohtique et de la vitalité sociale, les
Anglo-Saxons manifestaient des vertus morales d'un
ordre aussi relevé. Nul ne peut être tenté de le croire.
Certes, « il y avait sous cette barbarie native des
penchants nobles inconnus au monde romain. Sous
labrute, on découvre F homme libre et aussil'homme
1. La Borderie, p. 231.
2. BuRRE, Works, t. VI, p. 2t6.
MISSION DE SALM AUGUSTIN. 343
de cœur ' . » On y découvre même, entremêlés aux
abus journaliers de l'audace et de la force, cer-
tains prodiges de dévouement héroïque et simple,
d'enthousiasme sincère et grandiose, qui appellent
ou devancent le christianisme. Mais à côté de ces
prodiges d'énergique et primitive vertu, quels pro-
diges de vice et de crime, d'avarice, de luxure et de
férocité ! La religion de leurs pères Scandinaves, dont
les mythes primitifs enveloppaient plus d'une vérité
traditionnelle sous des symboles pleins de grâce ou
de majesté, ne s'était que trop tôt corrompue ou
troublée. Elle ne les préservait d'aucun excès, d'au-
cune superstition, d'aucun fétichisme, peut-être pas
même des sacrifices humains, connus de toutes les
nations païennes. Que pouvait-on attendre, en fait
de moralité, de gens habitués à invoquer et à ho-
norer Woden, le dieu des massacres, Freya, la Vénus
du Nord, la déesse de la sensualité, et tous ces dieux
sanguinaires ou obscènes, dont tel avait pour em-
blème une épée nue et tel autre le marteau dont il
brisait la tête de ses ennemis - ? L'immortalité qui
leur était promise dans la Walhalla leur réservait des
jours de carnage et des nuits de débauche , consu-
mées à boire dans les crânes de leurs victimes. Et dès
1. Taine, Histoire de la liltérature anglaise.
1. Voir tout le beau chapitre d'Ozanam sur la religion des Ger-
mains, dans les Germains avant le Christianisme, 1847.
346 MISSION DE SAINT AUGUSTIN.
ce monde, leur vie n'était trop souvent qu'une lon-
gue orgie de carnage, de rapine et d'impudicité. Le
respect traditionnel des races germaniques pour la
femme subissait chez les Saxons comme ailleurs de
singulières dérogations dès qu'il ne s'agissait plus
des princesses ou des filles de la race victorieuse et
dominante.
Leur pitié ne consistait qu'à épargner les vaincus
pour les réduire en servitude et les vendre au de-
hors. Cet affreux commerce des esclaves, qui a dés-
honoré successivement toutes les nations païennes
et chrétiennes, s'exerçait chez eux avec une sorte de
passion invétérée ^ Il fallut, nous le verrons, des
siècles entiers d'efforts incessants pour l'extirper. Ce
n'était pas seulement des captifs, des vaincus qu'ils
condamnaient à cet excès d'infortune et de honte :
c'étaient leurs parents, leurs compatriotes; c'était,,
comme les frères de Joseph, leur propre sang;
c'étaient leurs fils et leurs filles qu'ils mettaient à
l'encan et qu'ils vendaient à des marchands venus
du continent pour s'approvisionner chez les Anglo-
Saxons de cette denrée humaine. C'était par ce com-
merce infâme que la Grande-Bretagne , redevenue
presque aus^i étrangère au reste de l'Europe qu'elle
l'était avant César, rentrait dans le cercle des na-
tions policées, et elle y rentrait comme au temps de
1. WiLLELMus Malmesburiensis, de Gestis région Anglorum^l, 3-
MISSION DE SAINT AUGUSTIN. 347
César, où Cicéi'on n'antici])ait d'autre profit pour
Rome de Fexpéditiou du proconsul que le produit
de la vente des esclaves ' .
Et cependant c'était du fond de cet abîme d'igno-
minie que Dieu allait faire surgir l'occasion d'af-
franchir l'Angleterre des entraves du paganisme et
de l'introduire, par la main dn plus grand des
papes, dans le giron de PÉglise en même temps que
dans l'orbite de la civilisation chrétienne.
Qui nous explicjuera jamais que ces vendeurs
d'hommes aient trouvé le débit de leur marc lian-
dise à Rome? Oui, à Rome, dans la pleine lumière
du christianisme; à Rome, six siècles après la nais-
sance du divin libérateur, et trois siècles après la
paix de l'Eglise ; à Rome soumise depuis Constantin
à des empereurs chrétiens, et où grandissait gra-
duellement la souveraineté temporelle des papes ! Il
en était ainsi cependant en l'an de grâce 586 ou 587,
sous le pape Pelage II. Des esclaves de tout sexe et
de tous pays, et parmi eux, des enfants, des jeunes
gens saxons, se trouvaient exposés en vente dans le
Forum romain, comme toute autre denrée. Des prê-
tres, des moines, se mêlaient à la foule qui venait
enchérir ou assister au marché ; et parmi les spec-
1. Britannici belli exiUis exspectatur... lllud cognituin est, neqiie
argenti scripulum ullum esse in illa iiisiila, nequeiillain speni picedee
nisi ex mancipiis. Epist. ad Atlic, IV, 16.
348 MISSION DE SAINT AUGUSTIN,
tateurs apparaissait le doux , le généreux, l'immor-
tel Grégoire^ . Il apprenait ainsi à détester cette lèpre
de l'esclavage qu'il lui fut donné plus tard de res-
treindre et de combattre, mais non d'extirper-.
On a cent fois raconté cette scène que le père de
l'histoire d'Angleterre avait recueillie dans la tradi-
tion de ses ancêtres northumbriens, et ce dialogue
où se peignent avec une si touchante originalité l'âme
pieuse et compatissante de Grégoire, en même temps
que son goût étrange pour les jeux de mots. Chacun
sait comment, à la vue de ces jeunes esclaves,
frappé de la beauté de leurs visages , de la blan-
chem* éblouissante de leur teint, de la longueur de
leurs blonds cheveux, indice probable d'une extrac-
tion aristocratique, il s'informa de leur patrie et de
leur religion. Le marchand lui répondit qu'ils ve-
naient de l'île de Bretagne, où tout le monde avait
ce même teint, et qu'ils étaient païens. Alors pous-
sant un soupir profond : « Quel malheur ! » s'écria-
t-il, (( que le père des ténèbres possède des êtres
(( d'un visage si lumineux , et que la grâce de ces
<( fronts réfléchisse une âme vide de la grâce inté-
1. Die quadam cum advenientibus nuper mercatoribus multa ve-
nalia in forum fuissent coUata, multique ad emendum confluxissent,
et ipsum Gregorium interalios advenisse,ac vidisse interalia,pueros
vénales positos. Bede, II, 1.
2. JoAN. DiAC, VitaS.Gregorii, IV, 45, 46, 47. — S.Greg.,£'p«5^.,
IV, 9 et 13 ; VII, 24, 38 et ailleurs. Voir plus haut, t. II, liv. v,
chap. 5.
MISSION DE SALNT AUGUSTIN. 349
(( rieiire ! Mais quelle est leur nation ?» — Ce sont des
Angles. — (( Ils sont bien nommes, car ces Angles
« ont des figures d'anges, et il faut qu'ils deviennent
(( les frères des anges dans le ciel. Mais de quelle
(( province ont-ils été enlevés? » — De la Déira (l'un
des deux royaumes de la Northumbrie) . — « C'est
« encore bien, » reprit-il. « De ira eruti, ils seront
(( dérobés à l'ire de Dieu, et appelés à la miséricorde
(( du Christ. Et comment se nomme le roi de leur
(( pays? )) — Aile ou ^Ella. — ce Soit encore : il
(( est très bien nommé, car on chantera bientôt
ft V Alléluia dans son royaume* ».
Il est naturel de croire que le riche et charitable
abbé racheta ces enfants captifs , qu'il les conduisit
aussitôt chez lui, c'est-à-dire dans le palais de son
père où il était né, qu'il avait changé en monastère
et qui n'était pas loin du Forum où les jeunes Bretons
avaient été exposés en vente. Le rachat de ces trois
ou quatre esclaves fut ainsi l'origine de la rédemption
de toute l'Angleterre. Un chroniqueur anglo-saxon,
chrétien, mais laïque, qui écrivait quatre siècles plus
tard, mais qui constate l'empire des traditions do-
mestiques chez ce peuple, en donnant à sa propre
1. Bede, loc. cit. Paul Diac, Vita S. Gregorii, c. 14. Joan. Diac.
Vitn S. Greg., I, 21. Gotselini, Historia maior de vita S. Augus-
tini, c. 4. Lappenberg, p. 138. — C'est le nom d'.^lla, qui fixe la
date de cet incident à une époque nécessairement antérieure à la mort
de ce prince arrivée en 538.
MOINES d'OCC, III. 20
3oO MISSION DE SAINT AUGUSTIN.
généalogie une très grande place clans l'histoire de
sa race S dit expressément qne Grégoire logea ses
hôtes dans le iriclinium où il aimait à servir de ses
propres mains la table des pauvres, et qu'après les
avoir instruits et baptisés il voulut les prendre pour
compagnons , et retourner avec eux dans leur pa-
trie, pour la convertir au Christ. Tous les auteurs
sont unanimes à reconnaître qu'à partir de ce mo-
ment il conçut le grand projet de conquérir les
Anglo-Saxons à l'Eglise catholique. Il y consacra une
persévérance, im dévouement et une prudence que
les plus grands hommes n'ont point surpassés. On a
vu comment, au sortir de la scène du marché des
esclaves, il demanda et obtint du pape d'être envoyé
comme missionnaire auprès des Anglo-Saxons , et
comment à la nouvelle de son départ, les Romains,
après avoir accablé le pape de reproches, coururent
après leur pontife futur, et, l'atteignant à trois jour-
nées de Rome, le ramenèrent de force dans la ville
éternelle-.
A peine eut-il été élu pape (o90) , que le grand
et cher dessein devint l'objet de ses préoccupations
perpétuelles. Son âme intrépide en demeure cons-
tamment agitée et sa vaste correspondance en porte
1. Ethelwerdi Chronic, lib. ii, c. 1. Voir son curieux préambule
à sa cousine Malliilde, ap. Savile, p. i73, et les remarques de Lap-
PENBERG, p. 55.
2. Voir t. II, livre v, cliap. 1.
MISSION DE SAINT AUGUSTIN. 351
rempreintc continuelle*. En attendant qu'il ait pu
rencontrer l'homme propre à cette mission provi-
dentielle, il n'oublie jamais ces esclaves anglais, ces
enfants païens dont le triste sort lui a révélé la con-
quête que Dieu lui réserve , et dont les frères doivent
se trouver sur les autres marchés d'esclaves des pays
chrétiens. Il écrit au prêtre Candide, chargé de gé-
rer le patrimoine de l'Église romaine en Gaule :
(( Nous vous enjoignons d'employer l'argent que vous
avez touché à l'achat de jeunes esclaves anglais de
dix-sept à dix-huit ans, que vous ferez élever dans le
monastère pour le service de Dieu. De cette façon, la
monnaie gauloise , qui n'a pas cours ici , recevra sur
place un emploi convenable. Si vous pouvez tirer
quelque chose des revenus qu'on dit nous avoir été
retirés, il fout également l'employer à procurer
des vêtements pour les pauvres, ou à racheter ces
enfants esclaves. Mais comme ils seront encore
païens, il faut les faire accompagner par un prêtre,
qui puisse les baptiser s'ils tombaient malades en
route". » Enfui , dans la sixième année de son pon-
tificat, il se décide à choisir pour apôtres de l'île
lointaine où le transportait sans cesse sa pensée, les
religieux de son monastère de Saint- André au mont
1. Epist.lX, 108, ad Syagrium episc. Augustodiinensem, — Diac,
11,33.
2. Epis t., VI, 7.
3o2 MlSSIOiN DE SAINT AUGUSTIN.
Cœliiis, et de leur donner pour chef Augustin , le
prieur de cette chère maison.
Ce monastère est celui qui porte aujourd'hui le
nom de Saint-Grégoire , et que connaissent tous ceux
qui ont été à Rome. Cette ville incomparable ren-
ferme peu de sites plus attrayants et plus dignes
d'éternelle mémoire. Le sanctuaire occupe Fangle
occidental du mont Cœlius , et l'emplacement du bois
sacré et de cette source que la mythologie romaine
avait consacrés par le roman gracieux et touchant de
Numaet delà nymphe Égérie* . Il esta égale distance
du grand Cirque , des Thermes de Caracalla et du
Cotisée , tout proche de l'église des saints martyrs
Jean et Paul. Le berceau du christianisme de l'An-
gleterre touche ainsi au sol trempé par le sang de
tant de milliers de martyrs. En face s'élève le mont
Palatin, berceau de Rome païenne , encore couvert
des vastes débris du palais des Césars. A gauche du
grand escalier qui conduit au monastère actuel , trois
petits édifices se détachent sur un fond de verdure".
Sur la porte de l'un on lit ces mots : Triclinium
pauperum, et c'est là que se conserve la table où
venaient chaque jour s'asseoir les douze pauvres que
Grégoire nourrissait et servait lui-même. L'autre est
consacré à la mémoire de sa mère , Silvie, qui avait
1. ÂMPKRE, V Histoire romaine à Rome, lome I, p. 4, 370, 498.
2. Gerbet, Esquisse de Rome chrétienne, t. J, p. 447.
MISSION DE SAINT AUGUSTIN. 3o3
suivi son exemple, en se vouant à la vie religieuse,
et dont il avait fait peindre le portrait dans le porche
de son monastère * .
Entre ces deux édicules, s'élève l'oratoire consa-
cré par Grégoire, encore simple religieux, à l'apôtre
saint André , au temps où il transformait sa maison
patrimoniale en ce cloître d'où devaient sortir les
apôtres de l'Angleterre. Dans l'église du monastère,
qui appartient aujourd'hui auxCamaldules, on mon-
tre encore la chaire où Grégoire prêchait , le lit où il
prenait un si court repos , l'autel devant lequel il a
dû tant prier pour la conversion de ses chers Anglais.
Sur la façade de cette église une inscription constate
que de là sont partis les premiers apôtres des Anglo-
Saxons, dont elle donne les noms -. Sous le porche,
1. JoAN. Di\c.,Vita Gregorii, IV, c. 83
2. En voici le texte exactement transcrit par la main amie d'un
éloquent religieux de notre temps et de notre pays, le Père Hya-
cinthe, carme déchaussé.
EX IIOC MOXASTEKIO
PRODIERVNT
S. GREGOniVS. M. FVNDATOU. ET. PARENS. — S. ELYTHERIVS. AB. — S. IHLARION
AD. — S. AVGVSTINVS. ANGLOR. APOSTOL. — S. LAVRENTIVS. CANTVAR. ARCHIEP.
— S. MELLITVS. LONDINEN. EP. MOX. ARCIHEP. CANTVAR. — S. JVSTVS. EP.
nOFFENSIS. — S. PAVLINVS. EP. EDORAC.— S. MAXIMIANVS SYRACVSAN. EP. —
SS. ANTOXIVS MERVLVS. ET. JOANNES. MONACHI. — S. PETRVS. AB. CANTAR.
IIONORIVS. ARCHIEP. CANTVAR. — MARINIANVS. ARCHIEP. RAVEN. — PROBVS.
XENODOCHI. lEROSOLYMIT. CURATOR. A. S. GREGORIO. ELECT.— SABINVS.CALLIPOLIT.
IP. — FELIX. MESSANEN. EP. — GREGORIVS. DIAC. CARD. S. EUSTACH.
HIC. ETIAM. DIU. VIXIT. M. GREGORII. MATER. S, SILVIA. HOC MAXIME. COLENDA.
QVOD. TANTVM. PIETATIS. SAPIENTIAE. ET. DOCTRINAE. LVMEN.
PEPERERIT.
20.
354 MISSION DE SAINT AUGUSTIN.
on voit les tombes de quelques généreux Anglais ,
morts dans l'exil pour avoir voulu rester fidèles à la
religion que ces apôtres leur avaient portée ; et , entre
autres inscriptions sépulcrales, on remarque et on
retient celle que voici : « Ci-gît Robert Pecham ,
Anglais catholique qui , après la rupture de l'Angle-
terre avec l'Église, a quitté sa patrie, ne pouvant
supporter d'y vivre sans foi, et qui , venu à Rome ,
y est mort, ne pouvant supporter d'y vivi^e sans
patrie * . »
Où est donc l'Anglais digne de ce nom qui, en
•portant son regard du Palatin au Cotisée, pourrait
contempler sans émotion et sans remords ce coin de
terre d'où lui sont venus la foi et le nom de chrétien,
la Bible dont il est si fier, l'Église même dont il a
gardé le fantôme? Voilà donc où les enfants esclaves
de ses aïeux étaient recueillis et sauvés ! Sur ces
pierres s'agenouillaient ceux qui ont fait sa patrie
chrétienne ! Sous ces voûtes a été conçu par une âme
sainte , confié à Dieu, béni par Dieu , accepté et ac-
compli par d'humbles et généreux chrétiens , le grand
dessein ! Par ces degrés sont descendus les quarante
moines qui ont porté à l'Angleterre la parole de Dieu,
la lumière de TÉvangile avec l'unité catholique , la
succession apostolique et la règle de Saint-Benoit !
1. Cité dans !e discours de M. Augustin Cochin au congrès de
Malines, 20 août 1863.
MISSION DE SAINT AUGUSTIN. 355
Aucun pays n'a reou le don du salut plus directement
des papes et des moines , et aucun , hélas ! ne les a
sitôt et si cruellement trahis.
Rien de plus triste et de plus sombre que l'état
de Rome et de l'Église à l'époque où Grégoire résolut
de mettre à exécution son projet. Ace grand homme,
tour à tour soldat, général , homme d'État , admi-
nistrateur , législateur, mais toujours et avant tout
pontife et apôtre , il fallait une audace surnaturelle
pour oser entreprendre des conquêtes lointaines, au
sein des périls et des désastres dont il était entouré ,
au moment où Rome , dévastée par la peste , par la
famine , par les inondations du Tibre, exploitée sans
jnerci ou abandonnée sans pudeur par les empereurs
byzantins , se débattait contre la domination chaque
jour plus menaçante des Lombards ' . Et ce n'est pas
sans raison qu'un écrivain plus érudit qu'enthou-
siaste présente l'expédition d'Augustin comme un
acte aussi héroïque que le départ de Scipion pour l'A-
frique pendant qu' Annibal était aux portes de Rome- .
On ne sait absolument rien de ce qui précéda dans
la vie d'Augustin le jour solennel où pour obéir aux
ordres du Pontife , qui avait été sonabbé , il dut s'ar-
racher avec ses quarante compagnons aux entrailles
maternelles de la communauté qui leur servait de
1. Voir plus haut, t. II, liv. v, c. 2.
2. Kemble, Saxons in Englaud, t. II, p. 357.
356 MISSION DE SAINT AUGUSTIN,
patrie. Pour fixer le choix de Grégoire, il faut qu'il
ait montré des qualités émineutes comme prieur du
monastère. Mais rien n'annonce que ses compagons
aient été dès lors animés du zèle qui enflammait le
Pape. Ils arrivèrent sans encombre en Provence et
s'arrêtèrent quelque temps à Lérins, dans cette île
des Saints de la Méditerranée , où, un siècle et demi
plus tôt , Patrice , Fapôtre monastique de l'île des
Saints de l'Océan , avait séjourné pendant neuf ans
avant d'être envoyé par le pape Gélestin pour évan-
géliser l'Irlande. Mais , là ou ailleurs , les moines ro-
mains recueillirent d'effrayants récits sur les pays
qu'ils avaient à convertir. On leur dit que le peuple
anglo-saxon, dont ils ignoraient la langue, était un
peuple de bêtes féroces, altéré du sang innocent,
impossible à toucher ou à gagner, et qu'on ne pou-
vait aborder qu'en courant à une perte certaine. Ils
prirent peur, et au lieu de poursuivre leur route, ils
obtinrent d'Augustin qu'il retournerait à Rome pour
supplier le Pape de les dispenser d'un voyage si
pénible, si périlleux et si inutile' . Loin de les exaucer,
Grégoire leur renvoya Augustin avec une lettre où
il leur prescrivait de reconnaître désormais pom^ leur
abbé le prieur de Saint- André, de lui obéir en tout,
et surtout de ne pas se laisser terrifier par les labeurs
delà route ni parla langue des médisants. « Mieux
1. GoTSELiNus, Historia maior, c. 3, G. — Bede, I, 23.
MISSION DE SAINT AUGUSTIN. 357
valait, leur ecrivait-il, no pas coinmoncor cette
bonne œuvre que d'y renoncer après l'avoir en-
tamée... En avant donc, au nom de Dieu... Plus
^ous aurez de peine et plus votre gloire sera belle
dans l'éternité. Que la grâce du Tout-Puissant vous
protège et m'accorde de voir le fruit de votre tra-
vail dans l'éternelle patrie ; si je ne puis partager
votre labeur, je n'en serai pas moins à la récolte,
car Dieu sait que ce n'est pas la bonne volonté qui
me manque ^ . »
Augustin était porteur de lettres nombreuses,
écrites à la même date par le Pape, d'abord à l'abbé
de Lérins, à l'évêque d'Aix et au gouverneur gallo-
franc de Provence, pour les remercier du bon accueil
qu'ils avaient déjà fait aux missionnaires, puis aux
évêquesde Tours, de Marseille, de Vienne, d'Autun,
et surtout à Virgile, métropolitain d'Arles, pour leur
recommander très chaleureusement Augustin et sa
mission, mais sans leur en expliquer la nature ou
la portée.
Il en agit autrement dans ses lettres aux deux
jeunes rois d'Austrasie et de Bourgogne et à leur
mère, Brunehaut, qui régnait en leur nom sur toute
la France orientale. En invoquant l'orthodoxie qui
distinguait entre toutes la nation franque, il leur
annonce qu'il a appris que la nation anglaise était
1. Bi:de, I, 23.
3o8 MISSION DE SAINT AUGUSTIN,
disposée à recevoir la foi chrétienne, mais que les
prêtres des régions voisines (c'est-à-dire de la Gam-
brie) n'avaient nul soin de la leur prêcher ; en con-
séquence, il demande que les missionnaires destinés
par lui à sonder, puisa sauver les âmes des Anglais,
puissent obtenir des interprètes pour les accompa-
gner au delà du détroit et un sauf-conduit royal
pour garantir leur sécurité pendant leur voyage à
travers la France ^ .
Ainsi stimulés et recommandés, Augustin et ses
religieux reprirent courage et se remirent en route.
Leur obéissance remporta la victoire qui avait été
refusée à la magnanime ardeur du grand Grégoire.
Ils traversèrent donc toute la France en remontant le
Rhône et en descendant la Loire, protégés par les
princes et les évêques à qui le Pape les avait recom-
jnandés, mais non sans subir plus d'une avanie de la
part des populations grossières, surtout en Anjou, où
ces quarante hommes vêtus en pèlerins, cheminant
ensemble, prenant quelquefois leur gîte nocturne
sous un grand arbre pour tout abri, furent accueillis
comme des loups-garous, et où les femmes surtout
se signalaient par leurs hurlements et leurs déri-
sions ".
Après avoir ainsi parcouru toute la Gaule franque,
1. Episl., VI, 53 à 69.
2. GOTSELLNLS, C. 10.
MISSION DE SAINT AUGUSTIN. 359
Augustin et ses compagnons vinrent débarquer sur
la plage méridionale de la Grande-Bretagne à l'en-
droit où elle se rapproche le plus du continent et là
même où avaient déjà pris terre les conquérants an-
térieurs de l'Angleterre : Jules César, qui l'avait ré-
vélée au monde romain, puis Hengist avec ses
Saxons qui lui apportaient avec son nom nouveau
l'ineffaçable empreinte des races germaniques. A ces
deux conquêtes venait maintenant succéder une troi-
sième, destinée à être la dernière. Car on ne saurait
mettre au même rang les invasions victorieuses des
Danois et des Normands qui, issus du même sang
et imbus des mêmes mœurs que les Saxons, ont
cruellement troublé la vie du peuple anglais, mais
n'ont rien changé aux racines de sa vie sociale et
morale et n'ont pu entamer ni sa langue, ni sa reli-
gion, ni son caractère national.
Ces nouveaux conquérants arrivent eux aussi,
comme Jules César, sous les enseignes de Rome,
mais de la Rome éternelle, non de la Rome impé-
riale. Ils viennent rétablir la loi de l'Évangile que
les Saxons avaient noyée dans le sang. Mais en im-
primant pour toujours le sceau de la foi chrétienne
à la terre et à la race des Anglais, ils ne porteront
aucune atteinte au caractère indépendant, à la puis-
sante originalité de la nation qu'ils achèveront de
constituer en la convertissant.
360 MISSION DE SAINT AUGUSTIN.
Au midi de Tembouchure de la Tamise et à la pointe
nord-est du comté de Kent, on voit une région qui
s'appelle encore Pile de Thanet, bien que le nom d'île
ne lui convienne plus, parce que le bras de mer qui
la séparait autrefois du continent n'est plus qu'une
sorte de ruisseau marécageux et saumâtre. C'est là, à
un endroit où les blanches et abruptes falaises de
cette plage d'Albion s'interrompent subitement pour
ouvrir une anse sablonneuse, auprès de l'ancien port
des Romains à Ricliborough , entre les villes modernes
de Sandwich et de Ramsgate * , que les moines ro-
mains posèrent pour la première fois le pied sur le
sol britannique - . On a longtemps conservé et vénéré
le rocher qui avait reçu l'empreinte des premiers
pas d'Augustin ; on y venait en pèlerinage pour re-
1. On aime à constater que dans celte ville même de Ramsgate,
sur la plage où aborda l'abbé Augustin, les fils de Saint-Benoît ontpu
après treize siècles écoulés, élever de nos jours un nouveau sanc-
tuaire, auprès d'une église dédiée à saint Augustin et construite par
le grand architecte catholique Pugin. Cette colonie monastique dé-
pend de la nouvelle province bénédictine de Subiaco, à laquelle se
rattachent également nos fondations récentes delà Pierre-gui-Vire,
en Morvan, et de Saint-Benoît-sur-Loire, au diocèse d'Orléans.
2. Dans un livre intitulé : Historical memorials of Canterhury,
1855, le docteur anglican Arthur Stanley, aujourd'hui doyen de
l'église abbatiale de Westminster, a étudié et déterminé avec autant
d'enthousiasme que de scrupuleuse exactitude tous les faits relatifs à
l'arrivée de saint Augustin. 11 a confirmé l'opinion déjà ancienne qui
fixe le lieu même du débarquement à ce qui n'est plus aujourd'hui
qu'une ferme nommée Ebb'sfleet, et située sur un promontoire dont
la mer, en se retirant, a abandonné les alentours.
MISSION DE SAINT AUGUSTIN. 361
mercier le Dieu vivant d'y avoir conduit l'apôtre des
Anglais * .
A peine dél)arqué, le lieutenant du pape Gré-
goire envoya les interprètes dont il s'était pourvu
en France auprès du roi de la contrée où les mis-
sionnaires venaient d'aborder, pour lui annoncer
qu'ils arrivaient de Rome, et qu'ils lui apportaient
la meilleure des nouvelles, la vraie bonne Nou-
A elle, avec les promesses de la joie céleste et d'un
règne éternel en la compagnie du Dieu vivant et
véritable '.
Ce roi s'appelait Ethelbert % ce qui voulait dire
en anglo-saxon Noble et Vaillant. Arrière-petit-
lils de Hengist, le premier des conquérants saxons,
qui lui-même passait pour descendre d'un des
trois fils d'Odin, il régnait depuis trente-six ans sur
le plus ancien royaume de l'Heptarcliie, celui de
Kent, et il venait d'acquérir sur tous les autres rois
t3t]princes saxons, jusqu'aux confins de la Northum-
brie, cette sorte de suprématie militaire qui s'atta-
1. Stanlev, p. 14. — Oaklev, Life of S. Augustin, 1844, p. 19.—
CeUe Vie fait partie de l'intéressante sériedes Livesof the English
maints, publiée par les principaux écrivains de l'école puseyile avant
leur conversion.
2. Bede, I, 25.
3. Le radical Ethel, qui se retrouvera dans presque tous les noms
d'hommes ou de femmes que nous allons citer, répond à l'adjectif
allemand Edel, noble. Le nom à'Ethelbcrt est devenu plus tard
Adalbert, Albert.
MOINES iVocc. m. '21
362 xMISSION DE SAINT AUGUSTIN.
cliait au titre de Bretwalda ou de chef temporaire do
la Confédératiou saxonne \
Il devait être naturellement prédisposé en faveur
de la religion chrétienne. C'était celle de sa femme,
Berthe, qui avait pour père Garibert, roi des Francs
de Paris, petit-fils de Clovis; et pour mère, cette
Ingoberge dont Grégoire de Tours nous a raconté les
douces vertus et les malheurs domestiques ^. Elle
n'avait été accordée à ce roi païen des Saxons de
Kent , qu'à la condition de pouvoir observer librement
les préceptes et les pratiques de sa foi, sous la garde
d'un évèque gallo-franc, Liudhard, de Sentis, qui
était toujours resté avec elle, et venait seulement de
mourir, lorsque Augustin arriva. La tradition cons-
tate les douces et aimables vertus de la reine Berthe,
en même temps que son zèle discret pour la conver-
sion de son mari et de ses sujets. On croit que
Grégoire tenait d'elle ces données sur l'envie qu'au-
raient les Anglais de se convertir, dont il avait entre-
tenu la reine Brunehaut et ses petits-fils ^ Cette
arrière-petite-fille de sainte Clotilde semblait ainsi
1. Bede, I, 25 ; II, 3, 5. Je dois ajouter que celte opinion, fondée
sur les textes de Bede, est contestée par plusieurs érudits modernes,
qui regardent le caractère essentiellement indépendant des diverses
royautés anglo-saxonnes comme incompatible avec la suprématie
même temporaire de l'une d'entre elles.
2. Greg. Turon., Hist. Franc, IV, 26; IX, 26.
3. S. Gregorii Epist., VI, 58. Cf. Epist., XI, 29.
MISSION DE SAINT AUGUSTIN. 363
destinée à être elle-même la Glotilde de T Angleterre.
Maison a trop peu de détails sur sa vie : elle n'a laissé
qu'une brève et incertaine lueur dans ces horizons
lointains et voilés qu'elle traverse comme un astre
précurseur du soleil de la vérité.
Cependant le roi Etlielbert n'autorisa pas tout
d'abord les moines romains à venir le trouver dans
la cité romaine de Cantorbéry qui lui servait de ré-
sidence. Tout en pourvoyant à leur subsistance, il
leur prescrivit de ne pas sortir de l'île où ils avaient
débarqué, pendant qu'il délibérerait sur ce qu'il
avait à faire. Au bout de quelques jours il alla les
visiter lui-même, mais ne voulut les entretenir
qu'en plein air; on ne sait quelle superstition
païenne lui faisait redouter d'être victime de quel-
que maléfice s'il se trouvait sous le même toit que
ces étrangers. Au bruit de son approche, ils s'a-
vancèrent processionnellement au-devant de lui.
(( L'histoire de l'Église, dit Bossuet, n'a rien de
plus beau que l'entrée du saint moine Augustin dans
le royaume de Kent avec quarante de ses compa-
gnons, qui, précédés de la croix et de l'image du
grand Roi Notre-Seigneur Jésus-Christ, faisaient des
vœux solennels pour la conversion de l'Angle-
terre \ )) En ce moment solennel, où sur cette terre
jadis chrétienne le christianisme se retrouvait face
1. Discours sur l'histoire universelle.
364 MISSION DE SAINT AUGUSTIN.
à face avec Fidolâtrie, ces étrangers suppliaient le
vrai Dieu de sauver en même temps que leurs pro-
pres âmes toutes ces âmes pour l'amour desquelles
ils s'étaient arrachés de leur cloître paisible à Rome
et avaient tenté cette rude entreprise. Ils chan-
taient les litanies en usage à Rome, sur le rythme
solennel et touchant que leur avait enseigné Gré-
goire, leur père spirituel et le père de la musique reli-
gieuse. A leur tête marchait Augustin, dont la haute
stature et la prestance patricienne devaient attirer
tous les regards, car il dépassait, comme Saiil, tous
les autres de la tête et des épaules ' .
Le roi, entouré d'un grand nombre de ses fidèles,
les reçut assis sous un grand chêne, et les fit asseoir
devant lui. Après avoir écouté le discours qu'ils lui
adressèrent en même temps qu'à l'assemblée, il leur
fit une réponse loyale, sincère, et, comme on dirait
aujourd'hui, vraiment libérale, ce Voilà de belles pa-
<( rôles et de belles promesses : mais tout cela est non-
ce veau et incertain pour moi. Je ne puis tout d'un
<( coup y ajouter foi, en abandonnant tout ce que
c( j'observe depuis si longtemps avec toute ma nation.
« Mais puisque vous êtes a enus de si loin pour nous
<( communiquer ce que vous-mêmes, à ce que je vois,
« croyez être la vérité et le bien suprême, nous ne
« vous ferons aucun mal; au contraire, nous vous
1, GoTSEL., Vita, c. 4a.
MISSION DE SAINT AUGUSTIN. 365
(( donnerons riiospitalité, et nous aurons soin de vous
(( fournir de quoi vivre; nous ne vous empêcherons
(( pas de prêcher votre religion, et vous convertirez
(( qui vous pourrez. » Par ces paroles, le roi leur
signifiait l'intention de concilier la fidélité aux cou-
tumes nationales avec un respect pour la liberté des
âmes que l'on retrouve trop rarement dans l'his-
toire. L'Église catholique rencontrait ainsi dès ses
premiers pas en Angleterre cette promesse de li-
berté qui a été pendant tant de siècles le premier
article et le plus fondamental de toutes les chartes
et de toutes les constitutions anglaises.
Fidèle à cet engagement , Ethelbert permit aux mis-
sionnaires de le suivre à Cantorbéry où il leur assigna
une demeure qui s'appelle encore S table Gâte, Idi^orie
de l'hôtellerie. Les quarante missionnaires firent
dans cette ville une entrée solennelle, portant leur
croix d'argent, avec le tableau sur bois où était peint
le Christ, et chantant tous à l'unisson ce refrain de ta
litanie : « Nous te conjurons, Seigneur, par toute la
miséricorde, d'épargner dans ta colère cette cité et ta
sainte maison, car nous avons péché. Alléluia. »
C'est ainsi, dit un historien monastique, que les pre-
miers pères et les premiers docteurs de la foi des An-
glais entrèrent dans leur métropole future, et inau-
gurèrent le triomphant labeur de la Croix de Jésus' .
1. Bede,I, 25. — GoTSELiNus. Historia minor de vita S.Aug.^ c. 12.
366 MISSION DE SAINT AUGUSTIN.
Il y avait hors de la ville, à l'orient, sous le vo-
cable de saint Martin, une petite église, qui datait du
temps des Romains, où la reine Berthe allait prier et
pratiquer son culte. Ce fut là qu'Augustin et ses com-
pagnons allaient, eux aussi, chanter leur office mo-
nastique, célébrer la messe, prêcher et baptiser'.
Les voilà donc tranquilles, grâce à la munificence
royale, sur les nécesaités de la vie, munis du bien
suprême de la liberté, et usant de cette liberté pour
travailler à la propagation de la vérité. Ils y vivaient,
dit le plus véridique des historiens, de la vie des apô-
tres dans la primitive Eglise ; assidus à l'oraison, aux
vigiles, aux jeûnes, ils prêchaient la parole de \'ie à
tous ceux qu'ils pouvaient aborder, méprisant tous les
biens de ce monde, n'acceptant de leurs néophytes
que le strict nécessaire, vivant en tout d'accord avec
leur doctrine, et prêts à tout souAVir comme à mou-
rir pour la vérité qu'ils prêchaient. L'innocente
simplicité de leur vie, la douceur céleste de leur doc-
trine, parurent aux Saxons des arguments d'une in-
vincible éloquence ; et chaque jour voyait croître le
nombre de ceux qui demandaient le baptême-.
1. L'église actuelle de Saint-MarLin, reconstruite au treizième
siècle, occupe l'emplacement de celle qui est consat;rée à jamais par
le double souvenir de la reine Berthe et de l'archevêque Augustin.
On y montre même les fonts de baptême où, selon la tradition, eut
lieu l'immersion du roi Elhelbert.
2. Bi:Dii:, I, 20.
MISSION DE SAINT AUGUSTIN. 367
Il y a de ces beaux jours au début de toutes les
grandes entreprises; ils ne durent point, grâce à
rinfirmité lamentable et incurable des choses hu-
maines. Mais il importe de ne les jamais oublier et
de les honorer toujours. Ce sont les fleurs du prin-
temps des belles vies. L'histoire n'a pas de mission
plus salutaire que de nous en faire respirer le par-
fum. L'Église de Gantorbéry a connu pendant mille
ans des splendeurs sans pareilles ; aucune Église dans
le monde, après l'Éghse de Rome, n'a été gouvernée
par de plus grands hommes, n'a livré de plus glo-
rieux combats. Mais rien dans ses éclatantes annales
ne saurait éclipser la douce et pure lumière de cet
humble berceau , de ce cénacle où une poignée d'é-
trangers, de moines italiens, abrités par l'hospitalité
généreuse d'un roi honnête homme, et guidés par
l'inspiration du plus grand des Papes, s'occupaient,
dans la prière, l'abstinence et le travail, de conquérir
les ancêtres d'un grand peuple à Dieu, à la vertu, à
la vérité.
Le bon et loyal Etlielbert ne les perdait pas de
vue : bientôt, charmé comme tant d'autres par la
pureté de leur vie et séduit par les promesses dont
plus d'un miracle attestait la vérité , il demanda et
reçut le baptême des mains d'Augustin. Ce fut le jour
de la Pentecôte de l'an de grâce 597 que ce roi
anglo-saxon entra ainsi dans l'unité de la sainte Église
368 MISSION DE SAINT AUGUSTIN,
du Christ. Depuis le baptême de Constantin, et si
Fou excepte celui de Clovis, il n'y avait point eu
d'événement plus considérable dans les annales de
la chrétienté^ . Une foule de Saxons suivirent l'exem-
ple de leur roi et les missionnaires monastiques sor-
tirent de leur premier asile pour prêcher de tous les
côtés en construisant çà et là des églises. Le roi, fidèle
jusqu'au bout à ce noble respect de la conscience
d'autrui dont il avait donné l'exemple avant même
d'être chrétien, ne voulut contraindre personne à
changer de rehgion. Il se bornait à aimer davantage
ceux qui, baptisés comme lui, devenaient ses con-
citoyens dans la patrie céleste. Le roi saxon avait
appris des moines italiens que nulle contrainte n'est
compatible avec le service du Christ -. Ce ne fut pas
pour unir l'Angleterre à l'Église romaine, ce fut
pour l'en arracher, mille ans plus tard, qu'un autre
roi et d'autres apôtres durent employer les suppli-
ces et les bûchers.
Sur ces entrefaites, Augustin, se voyant désormais
à la tète d'une chrétienté importante et conformément
aux instructions données par le Pape, retourna en
France pour s'y faire sacrer archevêque des Anglais
par le célèbre métropolitain d'Arles, Virgile, cet
1. Stanley, p. 19.
2. Bede, I, 26. — Cependant Bede lui-même parle plus loin de ceux
qui avaient embrassé la foi, vel favore, vel timoré regio, II, 5.
MISSION DE SAINT AUGUSTIN. 369
ancien abbé de Lérins que Grégoire avait établi son
vicaire sur toutes les églises du royaume des Francs.
Revenu à Cantorliéry, il trouva que l'exemple du roi
et les travaux de ses compagnons avaient fructifié au
delà de toute attente, à tel point qu'en la solennité
de Noël de la même année 597, plus de dix mille
Anglo-Saxons se présentèrent pour recevoir le bap-
tême, et ce sacrement leur fut administrée F embou-
chure de la Medvvay dans la Tamise, en face de cette
île de Sheppey, où se trouve aujourd'hui une des
principales stations de la flotte britannique et un
des grands centres de la puissance maritime de
l'Angleterre ' .
Le premier des néophytes fut aussi le premiei*
des bienfaiteurs de la naissante Église. Ethelbert,
de plus en plus pénétré de respect et de dévouement
pour la foi qu'il venait d'embrasser, voulut don-
ner un gage éclatant de sa pieuse humilité en
abandonnant au nouvel archevêque son propre
palais dans la ville de Cantorbéry et en établissant
désormais sa résidence royale à Reculver, ancienne
forteresse romaine sur la rive voisine de l'île où avait
débarqué Augustin. A côté de la demeure du roi,
transformée en monastère pour l'archevêque et ses
religieux, et sur le site d'une vieille éghse du temps
des Romains, on commença à construire une basi-
1. s. Gregor. Epist., VIII, 39. — Stanlev, op. cit., p. 19.
21.
370 MISSION DE SAINT AUGUSTIN.
liqiie destinée à devenir, sous le nom d'église du
Sauveur ou du Christ (Christ Church) , la métro-
pole de l'Angleterre^ . Augustin en fut à la fois le
premier archevêque et le premier abbé.
Le Pape avait d'abord désigné pour siège de la
nouvelle métropole la cité de Londres, colonie ro-
maine déjà célèbre du temps des empereurs, tandis
qu'il n'avait peut-être jamais entendu parler de la
résidence des rois saxonsàCantorbéry. Mais Londres
n'était pas dans le royaume d'Ethelbert, et l'indi-
cation du Pape ne put prévaloir contre les motifs qui
déterminèrent iVugustin à prendre pour foyer de la
vie religieuse en Angleterre la capitale du roi qui
était devenu son prosélyte et son ami, ainsi que la
région oii il avait pris terre en abordant le sol britan-
nique, et dont les habitants l'avaient accueilli avec
une sympathie si féconde'.
D'ailleurs les splendeurs et l'influence delà métro-
pole officielle devaient être pendant de longs siècles
éclipsées dans l'opinion du peuple anglais et du monde
chrétien par une autre fondation, également due à
Augustin et Ethelbert, au premier archevêque et
au premier roi chrétien d'Angleterre, à l'est de la
1. L'immense métropole actuelle de Cantorbéry, dont la recons-
Iruction fut commencée au onzième siècle par Lanfranc, occupe
l'emplacement de cette église primitive et du palais d'Etlielbert.
2. Gregor. Epist., XI, (35. — AVillelm. Malmesburiensis, ^/e Gest.
Reg., J, c. 4, et de Dorobernensibus Episcopis, p. 111.
MISSION DE SAINT AUGUSTIN. 371
cite royale et à moitié chemin de cette église de Saint-
Martin où la reine allait prier et où le roi avait été
baptisé. Augustin, toujours à la recherche des ves-
tiges que l'ancienne foi avait laissés dans la Grande-
Bretagne, sut découvrir l'emplacement d'une église
chrétienne, transformée en temple païen et entourée
d'un bois sacré. Ethelbert lui abandonna ce temple
avec tout le terrain environnant. L'archevêque en
refit aussitôt une église qu'il dédia à saint Pancrace,
jeune martyr de Rome, dont le souvenir était cher aux
moines romains, parce que le monastère du mont
Cœlius, d'où ils étaient tous sortis et où leur père
Grégoire était né, avait été construit sur des terrains
appartenant autrefois à la famille de Pancrace. Au-
tour de ce nouveau sanctuaire, Augustin éleva un
autre monastère, dont un de ses compagnons, Pierre,
fut le premier abbé, et qu'il destinait à lui servir de
sépulture, selon l'usage romain qui plaçait les cime-
tières hors des villes et au bord des grands chemins . Il
consacra cette nouvelle fondation sousl'invocati on des
apôtres de Rome, Pierre et Paul ; mais c'est sous son
propre nom que cette fameuse abbaye est devenue
l'mi des sanctuaires les plus opulents et les plus vé-
nérés de la chrétienté, et qu'elle a été pendant plu-
sieurs siècles la nécropole des rois et des primats de
l'Angleterre S en même temps que le premier foyer
1. Les historiens ecclésiastiques ne tarissent pas en témoignages
372 MISSION DE SAINT AUGUSTIN.
de la vie religieuse et intellectuelle dans le midi de
la Grande-Bretagne.
Il fallut sept années pour achever et consolider la
création du monastère dont l'église ne put même être
dédiée du vivant de celui dont elle devait prendre et
garder le nom. Mais quelques mois avant sa mort,
Augustin eut la satisfaction de faire sanctionner la
fondation du premier monastère bénédictin d'Angle-
d'admiralion pour cette immense maison, dont le patrimoine compta
jusqu'à 11,860 arpents de terre et dont la façade avait 250 pieds de
long. Peut-être lisait-on sur cette façade ces vers rapportés par un
chroniqueur et qui rappellent l'inscription de Saint-Jean de Latran à
Rome:
Hoc caput Aiiglorum datur esse monasteriorum
Regum cunctoruni fons pontificumque sacroruni.
L'abbé de Saint-Augustin de Cantorbéry reçut du pape Léon IX, en
1055, le privilège de siéger à la première place après l'abbé du Mont-
Cassin, dans lesconcilesgénéraux. — LcMonasticum Aiujlicanumàe
Dugdale, t, J, p. 23, donne une vue très curieuse de l'état des ruines
de cette abbaye vers le milieu du dix-septième siècle ; on y distingue
encore une grande tour dite d'Ethelbert, mais construite beaucoup
plus tard. Dans un ouvrage spécial, intitulé : Vestiges ofantiquities
at Canterhurij,\)àv T. Uastings, 1813, in-folio, il y a des planches qui
représentent avec beaucoup de détailles débrisencore considérables,
mais cruellement profanés ou abandonnés, qui subsistaient en 1812:
la portion la mieux conservée servait alors de brasserie, accompa-
gnée dun cabaret et dune enceinte destinée aux combats de coqs.
Elle a été restaurée depuis peu, jusqu'à un certain point, grâce àla
munificence de M. Beresford Hope, et sert aujourd'hui de séminaire
pour les missions anglicanes. — Celte maison a eu plusieurs histo-
riens, entre autres William Thorne [de Spina), qui en fut abbé vers
1358, et surtout Thomas de Elmham, trésorier du monastère en 1407,
dont la chronique a été éditée par M. Hardwicken 1858, pour la col-
lection des Rerum Britannicarum medii xvi Scripiores.
MISSlOiN DE SAIM AUGUSTIN. 373
toiTO i)ar la ratification solennelle du roi et des chefs
de la nation qu'il avait convertie.
La charte de donation a été remise en lumière de
nos jours comme le plus ancien monument authen-
tique de l'histoire religieuse et politique de l'Angle-
terre'. On nous saura gré d'en citer le texte et les
témoins. Le roi anglo-saxon y parait à la fois comme
prince chrétien et comme chef de l'assemblée aristo-
craticjue dont le consentement était nécessaire à la
validité de tous ses actes". Il y parle ainsi :
«... Moi, Ethelbert, roi de Kent, avec le consen-
tement du vénérable archevêque Augustin et de mes
nobles, je donne et concède à Dieu, en F honneur de
saint Pierre, quelque portion de la terre qui est de
mon droit et qui gît à l'est de la ville de Cantorbéry,
afin qu'un monastère y soit construit, et que les pro-
priétés ci-après dénommées soient en la possession de
celui qui en sera ordonné abbé. C'est pourquoi j'ad-
jure et j'ordonne, au nom du Dieu Tout-Puissant,
qui est le juste et souverain juge, que cette terre
1. L'authenticité de cet acte a été admise par l'un des érudits les
plus compétents de notre temps, sir Francis Palgrave : Rise and
progress of the British commonwealth, t. H, p. 215, 218, Cepen-
dant Kemble, dans son Codex diplomaticus xvi Saxonici, t. I,
p. 2, ne l'a publié qu'avec l'astérisque qui indique les documents
qu'il tient pour suspects ou faux; il ne donne d'ailleurs aucun mo-
tif pour justifier cet arrêt.
2. Elmham, p. 111.
374 MISSION DE SAINT AUGUSTIN.
ainsi donnée le soit à jamais, qu'il ne soit loisible
ni à moi, ni à mes successeurs, d'en ôter une part
quelconque à ses possesseurs; et si quelqu'un tente
d'amoindrir ou d'annuler notre donation, qu'il soit,
dans cette vie, privé delà sainte communion du corps
et du sang de Jésus-Christ, et, au jour du jugement,
séparé de la compagnie des saints...
f Moi, Éthelbert, roi des Anglais, j'ai confirmé
cette donation de ma propre main avec le signe de
la sainte Croix.
-j- Moi, Augustin, par la grâce de Dieu, arche-
vêque, j'ai librement souscrit.
j Moi, Eadbald, fils du roi, j'ai adhéré.
-j- Moi, Hamigisile, duc, j'ai approuvé.
-j- Moi, Hocca, comte, j'ai consenti.
j Moi, Ange mundus, référendaire, j'ai approuvé.
j Moi, Graphio, comte, j'ai dit bien.
7 Moi, Tangisile, régis optimas, y ai conûrmé,
Y Moi, Pinça, j'ai consenti.
7 Moi, Geddi, j'ai corroboré ^ .
1. Kkmrle, loc. cit. — Les actes de donation rendus par les rois
anglo-saxons énoncent toujours le consentement des ducum, co-
mihim, optimatumque, et sont toujours revêtus de la signature
des comtes et seigneurs principaux, entremêlés aux évêques et aux
abbés ; la formule Favi, ou consensl, ou approbavi, accompagne
souvent le nom propre qui est toujours précédé d'une croix :
t Ego Hocca cornes consenti. Cette croix ne tenait donc nullement
lieu de la signature, comme on l'a prétendu, et nindiquait en au-
cune façon que le signataire ne sût pas écrire, Kemble dans une
MISSION DE SAINT AUGUSTIN. 375
note de sa préface (p. 91) semble indiquer que les deux signatures
d'Angeniundus et de Graphio, avec les qualifications dont elles sont
accompagnées, lui ont donné lieu de ranger le diplôme tout entier
parmi les documents apocryphes. Palgrave donne, d'après Sumneu's
Canterbury, p. 47, un autre texte du même titre où les signatures,
rangées dans le même ordre, ne sont accompagnées d'aucune quali-
lication. Il établit d'ailleurs (p. 214) que les documents anglo-saxons
les plus contestés ont presque toujours eu pour base des actes au-
thentiques, dont la sincérité originelle ne doit pas être révoquée en
doute, par suite des anachronismes réels ou apparents qui résultent
des amplifications ou des altérations postérieures. Presque tous les
diplômes anglo-saxons que nous lisons encore sont énergiquemenl
conlirmés. selon lui, par ce qu'il appelle leur évidence intérieure.
Ces chartes s'a|)puient sur l'histoire qui à son tour s'appuie sur
elles : elles se confirment ainsi mutuellement.
CHAPITRE II
Comment le pape Grégoire et Tévêque Augustin
gouvernèrent la nouvelle église d'Angleterre.
Joie de Grégoire en apprenant le succès de ses moines. — Ses lettres
à Augustin, au patriarche d'Alexandrie, à la reine Berthe. — Envoi
d'une nouvelle colonie monastique; lettre au roi; avertissement
d'Augustin sur ses miracles; modération de Burke. — Réponse de
Grégoire aux questions d'Augustin ; ménagements du saint Pape
pour les païens; son admirable situation. — Suprématie accordée
à Augustin sur les évèques bretons; elle le met aux prises avec
les Celtes cambriens. — Nature des dissidences qui séparaient les
bretons de l'Église romaine-, célébration de Pàque ; origine et in-
signifiance du différend religieux. — Il s'aggrave et se complique
par l'antipathie patriotique contre les Saxons, — Première confé-
rence entre Augustin et les Bretons : miracle de l'aveugle. —
Deuxième conférence : rupture; l'abbé de Bangor; prédiction me-
naçante d'Augustin contre les moines de Bangor, accomplie par
le féroce Ethelfrid de Norlhumbrie. — Suite de la mission d'Au-
gustin. — Il est outragé par les pécheurs du Dorsetshire. —
Fondation du roi Ethelbert ; évèchés de Londres et de Rochester.
— Lois d'Ethelbert ; les premières rédigées par écrit; garantie
donnée à la propriété de l'Église. — Mort de Grégoire et d'Au-
gustin.
Bien avant cette consécration solennelle et natio-
nale de son œmTe, et dès la première année de sa
mission, Augustin avait envoyé à Rome deux de ses
compagnons : Laurent, qui devait le remplacer
LA NOUVELLE EGLISE D'ANGLETERRE. 377
coinmo arche vêqiio, et Pierre, qui devait être le pre-
mier al)bé du nouveau monastère de Saint-Pierre
et de Saint-Paul, pour annoncer au Pape la grande
et bonne nouvelle de la conversion du roi et du
royaume de Kent ; puis pour lui demander de nou-
veaux collaborateurs, la moisson était grande et
les moissonneurs peu nombreux; enfin, pour le
consulter sur onze points importants et délicats tou-
chant la discipline et la direction des nouveaux
chrétiens.
On comprend la joie de Grégoire ; au milieu des
périls et des épreuves de l'Église, au milieu de ses
propres souffrances matérielles et morales, il voyait
se réaliser le rêve le plus cher de son âme. Le plus
audacieux de ses projets était couronné de succès.
Un nouveau peuple venait d'être introduit dans l'É-
glise par sa douce et persévérante activité. Jusqu'à
la fin des siècles, des âmes innombrables allaient
lui devoir leur entrée dans la grande confi^aternité
des âmes ici-bas comme dans les joies éternelles de
là-haut. Certes, il ne prévoyait pas les grands hom-
mes, les grands saints, les immenses ressources,
les indomptables champions que l'Angleterre devait
fournir à l'Éghse catholique; mais aussi il eut le
bonheur d'ignorer la défection qui devait décou-
ronner un jour tant de gloires, et cette lâche ingra-
titude qui a osé méconnaître ou rabaisser chez lui
378 LA NOUVELLE ÉGLISE
comme chez ses lieutenants l'incomparable bienfait
qu'il a conféré au peuple anglais en l'initiant à la
lumière de l'Évangile .
Sa joie pouvait donc être aussi pure que légi-
time. Elle s'exhale dans cette vaste correspondance
où il nous a laissé l'image si fidèle de son âme
et de sa vie. Augustin en reçoit naturellement
la première explosion, ce Gloire à Dieu, au plus
haut des cieux, lui écrit son ami, gloire à ce Dieu
qui n'a pas voulu régner seul dans les cieux, dont la
mort est notre vie, dont l'infirmité est notre force,
dont la souffrance guérit nos souffrances , dont l'a-
mour nous envoie chercher, jusque dans l'île de
Bretagne, des frères inconnus, dont la bonté nous
fait trouver ceux que nous cherchions sans les con-
naître ! Qui pourrait raconter l'exaltation de tous les
cœiu's fidèles, depuis que la nation anglaise, parla
grâce de Dieu et par ton labeur fraternel, est inondée
de la lumière sainte et foule aux pieds des idoles
qu'elle redoutait follement pour se prosterner devant
le Dieu Tout-Puissant ^ ? » Il a hâte de faire retentir
jusqu'en Orient l'heureuse nouvelle qui lui arrive de
l'extrême Occident. 11 écrit au patriarche d'Alexan-
drie : (( Le porteur de vos lettres m'a trouvé malade
et me laisse malade. Mais Dieu m'accorde la joie de
l'âme pour tempérer l'horreur de ma souffrance cor-
1. Epist., XI, 28.
D'ANGLETERRE. 379
porcllo. Le peuple de la sainte Eglise croît et se mul-
tiplie ; les récoltes spirituelles s'entassent dans les
greniers du ciel... Vous m'annonciez la conversion
de vos hérétiques, la concorde de vos fidèles \ . . Je
vous rends la pareille, parce que je sais que vous
jouirez de mon bonheur et que vous m'avez aidé de
vos prières. Apprenez donc que la nation des Anglais,
située au bout du monde -, était restée idolâtre jus-
qu'à présent, adorant du bois et des pierres. Dieu
m'a inspiré de lui envoyer un moine de mon monas-
tère d'ici pour lui prêcher la foi ; ce moine, que j'ai
fait ordonner évêque parles évoques francs, a pénétré
chez cette nation, aux extrémités de la terre, et voici
que je reçois la nouvelle de l'heureux succès de l'en-
treprise. Lui et ses compagnons ont fait tant de mi-
racles qu'ils semblent approcher de ceux des apôtres .
Plus de dix mille Anglais ont été baptisés par eux
d'un seul coup. »
Après avoir ainsi réchauffé le zèle du patriarche
égyptien par ces nouvelles d'Angleterre, il se re-
tourne vers la reine du peuple converti, vers cette
Berthe, née chrétienne et petite-fille d'une sainte,
pour se féliciter avec elle de ce que son mari et son
peuple sont devenus chrétiens comme elle et pour
1. F4nst., VIII, 30, ad Eulogium.
2. Gens Angtorum, in mundi ancjulo posita suo. Ibid. — Tou-
jours ce goût singulier pour les jeux de mots!
380 LA NOUVELLE ÉGLISE
Feucourager à de nouveaux efforts, en lui annonçant
que l'on prie pour elle non seulement à Rome, mais
encore à Gonstantinople, et que la renommée a porté
le bruit de ses bonnes œuvres jusqu'aux oreilles du
sérénissime empereur. «Nos très chers fils, le prêtre
Laurent et le moine Pierre, » lui écrit-il, a nous ont
raconté en revenant ici tout ce que Votre Majesté a fait
pour notre révérend frère et co-évêque Augustin,
tout ce qu'elle lui a prodigué de consolations et de
charité. Nous bénissons le Tout-Puissant qui a daigné
vous réserver la conversion de la nation anglaise. De
même qu'il s'est servi de la glorieuse Hélène, mère
du très pieux Constantin, pour exciter les cœurs des
Romains à la foi chrétienne, nous avons confiance
que sa miséricorde opérera par votre entremise le
salut des Anglais. Depuis longtemps déjà vous avez
dû , avec la prudence d'une vi^aie chrétienne, tourner
le cœur de votre mari, pour son salut et celui de son
royaume, vers la foi que vous professez. Instruite et
pieuse comme vous l'êtes, cette tâche n'a dû être pour
vous ni longue ni diftîcile. Si vous l'avez négligée en
quoi que ce soit, il faudrait réparer le temps perdu.
Fortifiez donc, dans l'âme de votre noble époux,
le dévouement à la foi chrétienne ; versez dans son
cœur l'amour de Dieu ; enflammez-le de zèle pour la
pleine conversion de ses sujets, afin qu'il puisse faire
de votre amour et de votre dévotion un holocauste au ,
I
D'ANGLETERRE. 381
Dieu Tout-Puissant... Je demande à Dieu que Fa-
<'hèvement de A^otre œuvre fasse goûter aux anges
dans le ciel la joie que je vous dois déjà sur la
terre'. »
Puis, A ers la même époque, en revoyant ses
commentaires sur l'Écriture sainte, et son Exposi-
tion sur le Livre de Job, il ne put se défendre d'y
ajouter ce cri de triomphe : « Voyez cette Bretagne,
(( dont la langue ne savait que pousser des rugisse-
(( ments barbares, la voilà qui retentit de V Alléluia
c( des Hébreux! Voyez cette mer furieuse, la voilà
« qui s'aplanit docilement sous les pieds des saints !
<( et ces races sauvages que les princes de la terre
(( ne pouvaient dompter par le fer, les voilà enchaî-
(( nées parla seule parole des prêtres î Ce peuple qui ,
<( encore païen, bravait sans crainte les armes et le
« nom de nos soldats, le voilà qui tremble devant
(( la langue des humbles ! Il a peur, mais c'est du pé-
(( ché, et toutes ses convoitises sont tournées vers la
(( gloire éternelle". »
Loin de s'endormir dans cette joie, il resta jus-
qu'à son dernier jour fidèle à l'active sollicitude que
1. Epist., V, 29. —On remarquera que cette lettre est placée dans
le registre de la correspondance ponlifirale à part des autres lettres
que Grégoire a adressées au mari de Berthc ainsi qu'aux princes et
aux évêques pour leur recommander les nouveaux collaborateurs
d'Augustin.
2. S. Grec., Moral., lib. xxviii, cil.
382 LA NOUVELLE ÉGLISE
lui inspirait sa chère Angleterre^ . Il envoya à Augus-
tin une nouvelle colonie monastique, munie de re-
liques, de vases sacrés, de vêtements sacerdotaux,
de parements d'autels, de tout ce qu'exigeait la
pompe du culte et surtout des livres destinés à for-
mer un commencement de bibliothèque ecclésias-
tique". A la tête de ce nouvel essaim de religieux,
figuraient un homme de très noble naissance,
nommé Mellitus, et son confrère Juste, qui devaient
occuper l'un après l'autre le siège métropohtain
de Gantorbéry, puis Pauhn, le futur apôtre de la
Northumbrie.
Il les munit de lettres très pressantes et toutes
datées du même jour, pour la reine Brunehaut,
pour ses petits-fils, les rois Théodebert et Théodoric ,
pour leur rival, le roi Clotaire de Neustrie% qui avait
très bientraité et secondé Augustin ; pour les évêques
d'Arles, de Vienne, de Lyon, de Gap, de Toulon, de
1. GoTSELiNus, Bist.maior, c. 24.
2. Bede, I, 20. — Plusieurs des livres envoyés par Grégoire à Au-
gustin par l'abbé Pierre furent conservés avec soin et échappèrent
pendant dix siècles aux ravages du temps. Au temps de Henri VIII,
Leland les admirait encore : — Un ancien catalogue de ce premier
envoi se termine par ces mots : « C'est ici l'origine de la Bibliothèque
de toute l'Église d'Angleterre. » A. D. 601. — A la Bibliothèque du
collège dit Corpus Christi, à l'université de Cambridge, on montre
un manuscrit latin des quatre évangiles qui, selon une tradition in-
vétérée, serait l'exemplaire apporté de Rome par saint Augustin,
en 596.
3. Epist., XI, 61, ad Clotarium Francorum regem.
D'ANGLETERRE. 383
Marseille, de Châlons, de Paris, de Rouen, et d'An-
gers ; marquant ainsi d'avance les étapes possibles
des nouveaux missionnaires ' . Dans une lettre parti-
culière au légat Virgile d'Arles, il lui recommande
tout particulièrement de recevoir leur frère commun
Augustin avec la plus douce afFection, au cas où il
irait le trouver, et il ajoute : ce Comme il arrive sou-
vent que ceux qui sont éloignés ont besoin d'être
avertis des désordres à réprimer, s'il vous dénonce
les fautes de ses prêtres ou de tout autre, examinez
tout très soigneusement avec lui, et sévissez, mais
en prenant garde de ne pas affliger l'innocent pour
atteindre le coupable". »
Cette tendresse passionnée, mais intelligente et
impartiale de Grégoire pour ses amis, qui est un des
traits les plus séduisants de son admirable vie, ne
ressort nulle part avec plus d'éclat que dans ses rela-
tions avec Augustin. On l'y voit toujours occupé d'é-
tendre et de consolider l'autorité de son légat, mais
non moins inquiet du salut de son âme, et résolu
d'ailleurs à faire passer avant tout les intérêts de la
nouvelle chrétienté. Il confia aux nouveaux mission-
naires une longue lettre au roi Ethelbert, où, tout en
le félicitant de sa conversion, et en le comparant à
Constantin, comme il avait comparé Bertlie à sainte
1. Episf., XI, 54 à 62. Cf. Bede, 1, 29.
2. Epist.y XI, 68.
384 LA ^■OUVELLE ÉGLISE
Hélène, il l'exhortait à étendre la foi parmi ses sujets,
à proscrire le culte des idoles, à renverser leur s tem-
ples et à établir les bonnes mœurs par les exhorta-
tions, les caresses, les menaces, mais surtout par son
propre exemple. Il ajoute : (c Vous avez avec vous
notre très révérend frère, l'évêque iVugustin, élevé
dans la règle monastique, rempli de la science des
Écritures , plein de bonnes œuvres aux yeux de Dieu.
Écoutez dévotement et accomplissez fidèlement tout
ce qu'il vous dira : car plus vous écouterez ce cju'il
vous dira de la part de Dieu, plus Dieu l'exaucera
lui-même quand il le priera pour vous. Attachez-
vous donc à lui de toutes les forces de votre âme
avec la ferveur de la foi ; et secondez ses efforts
avec toute la force cjue Dieu vous a donnée \ »
Le même jour, dans une lettre ostensible, il confé-
rait à Augustin le droit de porter lepallium en cé-
lébrant la messe , pour le récompenser d'avoir créé la
nouvelle ÉglisedesAngiais . Cet honneur devaitpasser
à tous ses successeurs sur le siège archiépiscopal- . Il
le constitue métropolitain des douze évêchés qu'il lui
1. Epist.,Xl, 66.— On est tout surpris de rencontrer, dans cette
belle lettre, un paragraphe consacré à prévenir le roi saxon que la fin
du monde est tout proche, qu'il faut sy attendre d'un jour à l'autre
et ne pas s'étonner par conséquent des choses prodigieuses qui pour-
ront arriver en Angleterre comme ailleurs.
2. Depuis le schisme de Henri VI IL les archevêques anglicans de
Cantorbéry, parla plus singulière des anomalies, n'en ont pas moins
conservé ce pallium dans les armoiries de leur siège.
I
D'ANGLETERRE. 38o
enjoint d'ériger dans l'Angleterre méridionale. Il le
charge d'établir qui il voudra pour évêque métropo-
litain dans l'ancienne ville romaine et épiscopale
d'York, en lui soumettant douze autres évêchés nou-
veaux à ériger, mais en conservant sur ce métro-
politain du nord la suprématie sa vie durant. Outre
tous ces évêques ordonnés par lui ou par le futur
évêque d'York dans le territoire conquis, il lui sou-
met tous les évoques de la Bretagne, « afin, » dit le
pape, (( qu'ils apprennent par votre parole et par votre
vie comment il faut croire et comment il faut vivre
pour accomplir leur office et gagner le ciel'. » Il s'a-
gissait ici des évêques établis ou réfugiés en Gambrie ,
pontifes et docteurs des populations chrétiennes et
celtiques qui avaient échappé au joug des Saxons,
o Mais pendant que, aux yeux des hommes, il met-
tait ainsi le comble à la confiance et à l'autorité dont
il investissait Augustin, il lui adressait en secret des
avertissements destinés à les préserver des périls de
l'orgueil . « Dans notre joie, » lui écrivait-il, «il y a
grand sujet de crainte. Je sais, très cher frère, que
Dieu a fait par toi de grands miracles dans cette na-
tion. Il faut.se réjouir de ce que les âmes des Anglais
sont attirées par des miracles extérieurs à la grâce
intérieure ; mais il faut craindre que ces prodiges ne
portent l'âme^ in firme à la présomption et ne fassent
1. Epist., XI, G5.
MOINES d'oCC. III. 22
386 LA NOUVELLE ÉGLISE
tomber Phomme au dedans par la vaine gloire encore
plus qu'ils ne le grandissent au dehors. Quand les
disciples disaient à leur divin Maître : Seigneur,
en votre nom les dénions même nous sont soumis,
il leur répondit : Ne vous réjouissez pas de cela,
mais de ce que vos noms sont inscrits dans le ciel.
Les noms de tous les élus y sont inscrits, et cepen-
dant tous les élus ne font pas des miracles. . . Tandis
que Dieu agit ainsi par toi au dehors, tu dois, très
cher frère, te juger scrupuleusement au dedans et
bien connaître qui tu es. Si tu te souviens d'avoir
offensé Dieu par ta langue ou par tes œuvres, aie
toujours tes fautes présentes à ta mémoire pour ré-
primer la vaine gloire qui surgirait dans ton coeur.
Songe que ce don des miracles ne t'est pas donné
pour toi, mais pour ceux dont le salut t'est confié...
Il y a des miracles de réprouvés; et nous, nous ne
savons pas même si nous sommes élus. Il faut donc
rudement déprimer l'âme au milieu de tous ces pro-
diges et de ces signes, de peur qu'elle n'y cherche sa
propre gloire et son avantage privé... Dieu ne nous
a donné qu'un seul signe pour reconnaître ses élus :
c'est de nous aimer les uns les autres \ »
Puis aussitôt, voulant relever par un retour de
1. Fleury, en citant cette lettre, dit avec raison :« Rien ne prouve
mieux la vérité des miracles de saint Augustin que ces avis si sérieux
de Grégoire. »
D'ANGLETERRE. 387
tendre compassion l'ami qu'il vient de corriger, il
continue en ces termes : « Je parle ainsi parce que
je désire prosterner l'âme de mon cher auditeur dans
riiumilité. Mais que ton humilité même ait confiance.
Tout pécheur que je suis, j'ai une espérance certaine
que tous tes péchés te seront remis puisque tu as
été choisi pour procurer la rémission aux autres. S'il
y a plus de joie dans le ciel pour un pécheur pénitent
que pour quatre-vingt-dix-neuf justes, quelle joie
n'y aura-t-il pas pour tout un grand peuple qui, en
venant à la foi, fait pénitence de tout le mal qu'il a
fait. Et cette joie, c'est toi qui l'auras donnée au
ciel'. »
Dans une lettre antérieure de Grégoire, adressée,
non plus à Augustin, mais à son ami Euloge, pa-
triarche d'Alexandrie, le Pape constate également les
miracles qui avaient signalé la mission d'Augustin ;
il ne craint pas même de les comparer aux signes et
aux prodiges qui avaient accompagné la prédication
des apôtres". Douze siècles après Grégoire, la plus
grande âme qu'ait produite l'Angleterre moderne,
l'immortel Burke, s'incline respectueusement devant
cette tradition méprisée par ses frivoles contempo-
rains. L'introduction du christianisme dans un pays
quelconque est, selon lui, le plus inestimable bien-
1. Epist., XI, 28.
2. Epist., Vin, 30.
388 LA NOUVELLE ÉGLISE
fait qui puisse être conféré à l'humanité. Pourquoi
donc, en vue d'un but si digne, la Providence ne se-
rait-elle pas quelquefois intervenue? Les miracles,
admis autrefois avec une aveugle crédulité, ont été
depuis rejetés avec un non moins aveugle dédain.
Toujours est-il, ajoute le grand orateur, que la foi
en ces miracles réels ou supposés a été la principale
cause des progrès si rapides du christianisme dans
notre île'. Chose singulière, ni Bede ni aucun autre
historienne donne le moindre détail sur les prodiges
qui éveillaient à la fois l'admiration, la gratitude et
la prudence de saint Grégoire le Grand . Mais de tous
les miracles possibles le plus grand est assurément
(( d'avoir détaché du paganisme, sans violence, un
peuple violent, de l'introduire dans la société chré-
tienne, non pas homme par homme et famille par
famille, mais d'un seul coup, avec ses rois, sa no-
blesse guerrière, ses institutions-. » Ce roi qui
croit descendre des dieux du paradis Scandinave, et
qui abandonne sa capitale aux prêtres du Dieu cru-
cifié ; ce peuple féroce et idolâtre qui se précipite
par milliers au-devant de quelques moines étran-
gers, et par milliers se plonge dans les ondes glacées
de la Tamise, au milieu de l'hiver, pour recevoir le
1. BuRKE, Essay lowards an abridgmeni of English history,
liv. II, cil. 1.
2. 0Z4NAM, p. 159.
D'ANGLETERRE. 389
Ijapteme de la main de ces inconnus ; cette transfor-
mation si rapide et si complète d'une race orgueil-
leuse et victorieuse , sensuelle et rapace , par une
doctrine uniquement destinée à dompter la cupidité,
l'orgueil et la sensualité , et qui , une fois descendue
dans ces cœurs sauvages, s'y est imprimée pour tou-
jours, n'est-ce pas là de tous les prodiges le plus
merveilleux comme le plus incontesté?
Enfui, et après toutes ces lettres, Grégoire adressa
une réponse très longue et très détaillée aux onze
questions que lui avait posées Augustin sur les prin-
cipales difficultés qu'il rencontrait ou qu'il prévoyait
dans sa mission. Il faudrait citer en entier cette
réponse, monument admirable de liunière, de rai-
son conciliante, de douceur, de sagesse, de modéra-
tion et de prudence, destiné à devenir comme on l'a
dit très justement , la règle et le code des missions
chrétiennes^ . Mais, outre son extrême longueur, elle
renferme certains détails que ne comporte plus
notre pruderie moderne. En voici la substance sur
les points les plus importants pour nous.
Le Pape, consulté sur l'usage et le partage à faire
des offrandes des fidèles , rappelle à Augustin que
des revenus de l'Eglise on doit faire quatre portions :
la première pour l'évèque et sa famille , à cause de
l'hospitalité qu'il doit exercer, la seconde pour le
1. OzANAM, Civilisation chrétienne chez les Francs, p. 154.
22.
390 LA NOUVELLE ÉGLISE
clergé , la troisième pour les pauvres, la quatrième
pour les réparations des églises. « Mais vous, » dit-il
à l'archevêque, « vous qui avez été nourri dans la
discipline monastique, a^ous ne devez pas vivre à part
de votre clergé, mais bien instituer dans la nouvelle
Église des Anglais la vie commune comme nos pères
la pratiquaient dans FÉglise naissante ^ . »
Pourquoi , demandait Augustin , y a-t-il diverses
coutumes dans l'Église, puisque la foi est une; et
pourquoi la liturgie selon laquelle on célèbre la
messe dans les églises des Gaules (que suivait pro-
bablement la reine Berthe dans son oratoire de
Saint-Martin) difFère-t-elle de celle de l'Église ro-
maine ?
(( Votre Fraternité, » répond le Pape, ce connaît
l'usage de l'Église romaine, où vous ne sauriez ou-
blier que vous avez été élevé. Mais soit que vous
trouviez dans l'Église de Rome ou dans celle des
Gaules, ou dans toute autre, quelque usage que vous
croirez plus agréable à Dieu, je vous enjoins de le
recueillir avec soin, et de l'établir dans la nouvelle
Église des Anglais. Car il ne faut pas aimer les
institutions à cause des lieux d'où elles viennent,
mais plutôt les lieux à cause des bonnes institutions
qu'on y observe. Choisissez donc dans toutes les
Églises tout ce qu'il y a de pieux et de raisonnable,
1. Grec, Epist., XI, G4.
D'ANGLETERRE. 391
ci faites de ce bouquet sprituel la coutuQie des
Anglais. »
On reconnaît bien là le pontife qui avait déjà bravé
les critiques de quelques petits esprits en introdui-
sant à Rome divers usages que l'on croyait emprun-
tés à rÉgiise de Constantinople, et qui leur disait :
« Je serai toujours prêt à détourner mes subordonnés
du mal, mais à les imiter dans le bien, en l'emprun-
tant à n'importe quelle Église, il n'y a qu'un sot qui
puisse mettre sa primauté à dédaigner d'apprendre
ce qu'il y a de mieux ^ . »
Interrogé sur les peines à infliger aux voleurs sa-
crilèges, et sur la disposition de la loi romaine, qui
imposait au voleur la restitution du double ou du
quadruple, Grégoire prescrit de tenir compte, dans
le châtiment , de l'indigence ou de la richesse du
larron, mais toujours avec une charité paternelle,
et une modération qui retienne Tâme dans les li-
mites de la raison. Quant à la restitution, (c à Dieu ne
plaise, )) dit-il, « que PÉglise veuille gagner à ce
qu'elle a perdu, et cherche à tirer profit de la folie
des hommes ! »
Augustin demandait encore quelles règles il fal-
lait suivre sur les mariages entre parents au degré
prohibé, sur les devoirs de la chasteté conjugale,
sur ce qu'on devait conserver des purifications impo-
1. Epist., X. 12. Ad Joann., Sijracus. Eplsc.
392 LA NOUVELLE ÉGLISE
sées aux femmes par la loi de Moïse. Grégoire inter-
dit absolmnent les mariages entre belles-mères et
beaux-fils, qui étaient en usage chez les Saxons,
comme entre beaux-frères et belles-sœurs. Mais pour
ce dernier cas, il ne veut pas qu'on prive de la com-
munion les néophytes qui auraient contracté de ces
mariages avant leur conversion; de peur, dit-il,
qu'on ne semble les punir de ce qu'ils ont fait par
ignorance , car il y a des choses que l'Eglise corrige
avec ferveur, il y en a d'autres qu'elle tolère par
mansuétude, ou qu'elle dissimule par prudence,
mais toujours de manière à contenir le mal qu'elle
supporte ou qu'elle dissimule. Il voulait, d'ailleurs,
traiter les Anglais comme saint Paul les néophytes,
qu'il nourrissait non de Adande solide, mais du lait
des nouveaux-nés. Dans la suite de ses réponses, « il
donne au lit nuptial ces lois sévères qui font la sain-
teté, et aussi la vigueur, la fécondité de la famille
chrétienne ' . » Il n'admet pas que l'on doive écarter
de l'Église la femme qui vient d'enfanter, et qu'on
lui fasse ainsi un crime de ce qui est sa peine.
Mais il s'élève avec énergie contre l'usage per-
vers des mères qui ne veulent pas être nourrices, et
dédaignent d'allaiter les fils qu'elles ont enfantés. Il
cherchait ainsi à imprimer dans le cœur de l'épouse
saxonne tous les devoirs de la femme, en même
1. OZANAM, op. cit., loi.
D'ANGLETERRE. 393
temps qiiïl lui marquait sa place clans la famille
chrétienne, en relevant sa dignité et en garantissant
sa pudeur* .
La réflexion ne servait qu'à confirmer le pape
dans cette sage et généreuse condescendance pour
les nouveaux chrétiens, qui s'alliait chez ce grand
homme avec un zèle si pur et si ardent pour le ser-
vice et le progrès de la vérité. A peine eut-il écrit
au roi Ethelbert la lettre où il l'exhortait à détruire
les temples du vieux culte national, qu'il se ravisa,
et au bout de quelques jours il dépêcha une instruc-
tion toute différente au chef de la nouvelle mission,
à ce Mellitus qu'il qualifie d'abbé et qu'il avait
chargé de porter sa lettre au roi. Il espérait le re-
joindre en route. « Depuis le départ de toute la
compagnie qui est avec vous, » lui écrit-il, « je suis
resté fort inquiet, car je n'ai rien appris des succès.
de votre voyage. Mais, quand le Dieu tout-puissant
vous aura conduit auprès de notre révérendissime
frère Augustin, dites-lui que, après avoir longtemps
roulé dans mon esprit l'affaire des Anglais, j'ai re-
connu qu'il ne fallait pas du tout abattre les temples
des idoles, mais seulement les idoles qui y sont.
Après avoir arrosé ces temples d'eau bénite, qu'on
y place des autels et des reliques ; car si ces temples
sont bien bâtis, il faut les faire passer du culte des
l.Ibkl. Cf. Ejnsi., XIV, 17, aclFelicem Messancnsem episcopum.
394 LA NOUVELLE ÉGLISE
démons au service du vrai Dieu, afin que cette na-
tion, voyant que l'on ne détruit pas ses temples, se
convertisse plus aisément , et vienne adorer le vrai
Dieu dans les lieux qui lui sont connus. Et comme
ils ont coutume de tuer beaucoup de bœufs en sacri-
fiant aux démons, il faut leur établir quelque solen-
nité qui leur en tienne lieu. Ainsi, le jour de la
Dédicace ou de la fête des martyrs dont on leur
donnera les reliques, ils poiun^aient faire des huttes
de feuillage autour des temples changés en églises,
et célébrer la fête par des repas fraternels. Mais, au
lieu d'immoler des animaux au démon, ils les tue-
ront seulement pour les manger en remerciant Dieu
qui les rassasie : ainsi de cette façon, en leur laissant
quelques joies sensibles, on les disposera plus facile-
ment aux joies de l'âme. Car il est impossible de tout
retrancher d'un seul coup à des âmes sauvages; on
ne gravit pas une montagne par sauts et par bonds,
on y monte pas à pas ^ . »
11 s'est trouvé, parmi les ennemis de l'Eglise ro-
maine, des pédants et des rigoristes pour accuser
saint Grégoire d'avoir capitulé avec sa conscience en
ouvrant ainsi l'accès du sanctuaire au paganisme.
Loin de marcher sur leurs traces , sachons au con-
traire admirer le grand et sage docteur qui a su si
bien distinguer l'essentiel du superflu, répudier les
1. Epist., XI, 76.
D'ANGLETERRE. 393
prétentions d'nne minutieuse et vexatoire uniformité,
respecter les habitudes locales et les traditions popu-
laires, sacrifier la petitesse des préjuges à la majesté
d'un grand dessein, et démêler le culte de la vérité
universelle jusque sous les superstitions du paga-
nisme germanique. Sachons admirer surtout « une
religion qui pénètre ainsi jusqu'au fond de l'homme,
qui sait quels combats nécessaires elle lui demande
contre ses passions, et qui ne veut pas lui imposer
des sacrifices inutiles. C'est là connaître la nature
humaine , c'est l'aimer, et on ne la gagne qu'à ce
prix ' . ))
Par le dernier article de sa consultation, Augustin
avait demandé comment, lui seul évêque encore dans
le pays des Anglais, il devait agir avec les évêques de
la Gaule et de la Bretagne. Grégoire l'enggge à ne
pas éloigner les évêques des Gaules qui voudraient
assister aux ordinations qu'il ferait des nouveaux
évêques en Angleterre; « car, pour bien disposer
les choses spirituelles, il est permis de tirer des le-
çons des choses temporelles; et comme dans le
monde on convoque des personnes déjà mariées pour
prendre part à la joie des noces, de même rien
n'empêche d'admettre des évêques déjà ordonnés à
cette ordination qui est le mariage de l'homme avec
Dieu. )) — Le Pape ajoutait : « Nous ne vous attri-
1. OzANAM, Œuvres, I, 167.
396 LA NOUVELLE ÉGLISE
buoiis aucune autorité sur les évêques des Gaules,
et vous ne pourrez les réformer que par la persua-
sion et le bon exemple, sous peine de mettre la fau-
cille dans la moisson d'autrui. Quant à tous les
évêques de Bretagne, nous vous en commettons en-
tièrement le soin, pour instruire les ignorants, for-
tifier les faibles et corriger les mauvais \ »
Grégoire, qui savait si bien lire dans les cœurs et
gagner les âmes, ne pouvait avoir que des connais-
sances fort imparfaites sur la géographie comme sur
r état politique de la Grande-Bretagne. Il semble en
être resté là-dessus aux notions arriérées qu'on avait
gardées à Rome sur cette île échappée la première à
la domination impériale. Il ne se faisait évidemment
aucune idée de l'antipathie nationale et trop légi-
time dont les chrétiens bretons étaient enflammés
contre les Saxons païens qui avaient, depuis un siècle
et demi, envahi, dévasté, usurpé leur patrie. Il se
figurait que ces chrétiens, toujours fidèlement unis
à l'Église romaine, qui avaient si énergiquement
répudié le pélagianisme, et dont les évêques avaient
siégé dans les anciens conciles , présidés par les
légats de Rome, prêteraient un concours dévoué à la
mission des moines romains, chargés par lui d'é-
vangéliser les Saxons. 11 ignorait la haine implacable
des vaincus pour les v^ainqueurs ; et il oubliait cer-
1. Epist., XI, 64. . r ,
D'ANGLETERRE. 397
tainos dissidences qui, étrangères à toutes les gran-
des vérités de la foi chrétienne, comme à toute idée
d'une église nationale ou schismatique , n'en éle-
vaient pas moins une barrière redoutable entre le
clergé breton et les missionnaires romains.
Tout annonce qu'Augustin se montra toujours
digne de comprendre et d'appliquer les préceptes de
son maître et de son ami. Aucun trait de sa vie
venu jusqu'à nous n'indique en lui une résistance
ou une dérogation aux règles tracées par la pru-
dence et la charité de Grégoire. Il y fut aussi fidèle
qu'en tout le reste dans ses relations avec les évèques
bretons soumis par le pape à sa juridiction. Un rapide
aperçu de ce conflit nous mettra à même de pro-
tester contre les accusations injustes et calomnieuses
dont il a été l'objet, et de prouver qu'il fut exclusi-
vement guidé par le désir légitime de faire dispa-
raître les dissidences qui nuisaient à l'unité des
efforts nécessaires pour la conversion des Saxons.
En quoi consistaient ces dissidences entre Rome
et les chrétientés celtiques de la Gambrie, de l'Hi-
bernie et de la Galédonie, qui tiennent une si grande
place dans l'histoire religieuse du sixième et du
septième siècle, que le zèle irritable et hautain de
saint Golomban avait transportées en France, et dont
il fatiguait le pape saint Grégoire * , pendant qu' Augus-
1. Voir tome H, livre ix, c. 2.
MOINES d'OCC, IIJ. 23
398 LA NOUVELLE ÉGLISE
tin y rencontrait, de son côté, le principal obstacle
de sa mission dans la Grande-Bretagne ? On ne saurait
assez répéter qu'elles n'avaient pour objet aucune
des doctrines essentielles du christianisme, aucun
article de foi défmi par l'Église, soit avant, soit de-
puis cette époque, aucun point de morale, et sur-
tout qu'elles ne portaient aucune atteinte à la supré-
matie du Saint-Siège, telle qu'elle était alors exercée
ou reconnue dans tout le reste du monde chrétien.
L'érudition moderne a dissipé sans retour toutes les
chimères imaginées par quelques écrivains anghcans
ou allemands, qui attribuaient ces différends à une
prétendue influence du christianisme oriental sur
les Églises bretonnes, dont il ne subsiste aucune
trace authentique, ou plus volontiers encore à la
répugnance traditionnelle des populations celtiques
pour le joug de Rome : répugnance démentie par
l'histoire du passé, comme par le témoignage encore
vivant de ces races, dont les plus tenaces et les plus
illustres, les Irlandais et les Bretons d'Armorique,
ont acheté au prix des plus généreux, des plus cruels
sacrifices, le droit de se placer au premier rang des
fidèles de l'Éahse romaine \
1 . Les historiens les plus sérieux de l'Allemagne protestante de nos
jours, tels que Gieseler, ont déjà abandonné cette hypothèse,
si longtemps admise par leurs coreligionnaires. Elle a été savam-
ment réfutée par l'illustre professeur Dœllinger dans son Manuel
'L'histoire ecclésiastique, et, on peut le dire, mise à néant par les
D'ANGLETERRE. 399
La dissidence capitale portait sur la date de la célé-
])ration de la fête de Pâques. Cette fastidieuse ques-
tion, véritaljle épouvantail de tous ceux qui s'aven-
turent dans l'étude des annales primitives de l'Eglise,
nous est déjà apparue' , et va nous poursuivre long-
temps encore. Dès les premiers siècles, des discus-
sions prolongées s'étaient élevées surlejour oùil con-
venait de célébrer la plus grande fête de l'Eglise. Le
Concile de Nicée avait fixé l'époque des solennités
l)asçales au dimanche après le quatorzième jour de la
lune de l'équinoxe du printemps, et cette date, sanc-
tionnée par l'Église romaine, avait été portée dans
toutes les églises de la Bretagne avec la foi chrétienne,
comme par saint Patrice en Irlande et par saint
Columba en Calédonie. Mais l'Église d'Alexandrie
s'était aperçue d'une erreur astronomique qui pro-
venait de l'emploi par les chrétiens de l'ancien cycle
judaïque ; elle avait introduit un comput plus exact,
adopté dans tout l'Orient et dont il résultait , dès le
pontificat de saint Léon le Grand (440-46 1 ) une diffé-
rence d'un mois entier entre le jour de Pâques à Rome
etlejourdePâquesà Alexandrie. Enfm, vers le milieu
du sixième siècle, en 532, on se mit d'accord : Rome
deux mémoires de M. Varia sur les Causes de la dissidence entre
VÉglïse bretonne et l'Église romaine, publiés par l'Académie des
inscriptions et belles-leUres , 1858. On trouvera dans \ Appendice,
N° II, le résumé des conclusions de ces deux mémoires.
1. Voirt. ir.liv. ix,c. 2.
400 LA NOUVELLE ÉGLISE
adopta la supputation de Denys le Petit, qui ne per-
mettait plus de se tromper sur le jour fixé par le
Concile de Nicée, et l'uniformité de date se trouva
rétablie dans l'Eglise. Mais l'invasion saxonne avait
intercepté les communications habituelles entre
Rome et les églises bretonnes : celles-ci conservèrent
l'ancien usage romain ; et ce fut précisément l'attache-
ment à cet usage romain qui lui servit d'argument
contre les calculs plus exacts que leur apportaient
Augustin et ses moines italiens, mais qu'ils repous-
saient comme des nouveautés suspectes, comme une
dérogation aux traditions de leurs pères^ . C'était,
comme on voit, pour rester fidèles aux enseigne-
ments primitifs de Rome qu'ils résistaient aux nou-
veaux missionnaires romains.
Cette dissidence, de beaucoup la plus importante,
était donc d'une date très récente, et toutes celles
qu'on peut reconnaître sur d'autres points, excepté
sur la forme de la tonsure, étaient tout aussi nou-
velles sans être plus essentielles. S'il en eût été au-
trement, s'il y avait eu le moindre dissentiment
dogmatique ou moral entre les Bretons et l'Église
romaine , jamais Augustin n'aurait commis l'insigne
folie de solliciter l'assistance du clergé celtique pour
la conversion des païens saxons. C'eût été semer la
1. W\LTEP,,Alte Wales,\J. 225. —DoELLiNGER,op.ci^.,I,26 partie,
p. 216.
D'ANGLETERRE. 401
confusion et la discorde dans la nouvelle Eglise
qu'il s'agissait de constituer par le concours éner-
gique du christianisme indigène avec les envoyés de
Rome^ .
Rien de plus pénible que de rencontrer dans l'his-
toire des luttes interminables et passionnées pour des
causes ondes questions qui au bout de quelque temps
n'intéressent plus personne et que personne ne com-
prend plus. Mais ce n'est pas seulement l'antiquité
chrétienne, ce sont tous les siècles qui offrent de pa-
reils spectacles. Et à ceux qui se scandaliseraient de
l'excessive importance que les âmes les plus pieuses
de leur temps ont attachées à de pareilles minuties,
il suffit de rappeler l'obstination acharnée qu'ont
mise de grands peuples , tels que les Anglais et les
Russes, à repousser la réforme du calendrier gré-
gorien, les uns pendant près de deux siècles, les
autres jusqu'au sein de l'uniformité du monde con-
temporain.
Jl n'en est pas moins vrai que, par cette fidéhté
obstinée à un calcul respectable mais faux, les
Bretons se mettaient en contradiction sur cette ques-
tion de la Pâque, non seulement avec Rome et tout
l'Occident, mais encore avec l'Orient, qui célébrait
cette fête, comme les juifs, le jour précis de la
semaine où elle tombait, tandis que les Bretons,
1. DoELLiNGER, p. 217. — Rees, Wclsli saiiits, p, 288.
402 LA NOUVELLE ÉGLISE
comme tout l'Occident, le remettaient toujours au
dimanche. Mais ce dimanche était ou pouvait être
un autre dimanche que celui de Rome.
Gomment se figurer que, pour cette mesquine et
misérable différence, les deux Eglises soient restées
pendant deux siècles sur le pied de guerre l'une vis-
à-vis de l'autre? Puisque les Celtes des îles Britan-
niques tenaient de Rome même leur ancien usage,
pourquoi ne pas la suivre dans son calcul perfec-
tionné, comme tout le reste de l'Occident? Pour-
quoi vouloir absolument se réjouir quand les Ro-
mains jeûnaient, et jeûner quand ils chantaient
V Alléluia?
N'y avait-il pas une cause plus sérieuse, plus
profonde à la dissidence dont la controverse pascale
ne couvrait que la surface? On n'en saurait douter;
et de toutes les causes, la plus naturelle et la plus
excusable, c'était l'instinct de conservation natio-
nale, exaspéré par la haine de l'ennemi triomphant
et se traduisant par la méfiance de l'étranger, qui
semblait le complice de l'ennemi.
Augustin sentait bien qu'il avait besoin des chré-
tiens celtiques pour mener à bien la grande œuvre
que la Papauté lui avait confiée. Formé à l'école
conciliante et modérée de saint Grégoire le Grand,
imbu de ses récentes instructions, il fut loin de se
montrer exclusif, quant aux personnes ou aux usages
D'ANGLEÏKRRE. 403
locaux; et, pour achever la conversion des Saxons, il
réclama sincèrement le concours du clergé, nom-
l)reux et puissant, qui depuis plus d'un siècle était
rame de la résistance contre les païens et qui peu-
plait ces grands cloîtres de la Gambrie, où n'avait
point encore pénétré l'épée des conquérants.
Mais les Bretons lui opposèrent une résistance
jalouse et obstinée. Ils ne voulurent point se join-
dre à lui pour évangéliser leurs ennemis ; ils n'a-
vaient aucime envie de leur ouvrir les portes du
cier.
Augustin réussit cependant à obtenir que les prin-
cipaux évêques et docteurs du pays de Galles tien-
draient une conférence publique avec lui. On convint
de se rencontrer sur les confins du Wessex, près
des bords de la Saverne qui séparait les Saxons des
Bretons (599-603?). L'entrevue, comme celle d'Au-
gustin avec Ethelbert après son débarquement, eut
lieu en plein air et sous un chêne qui garda long-
temps le nom de Ghêne d'Augustin. 11 commença,
non par réclamer la suprématie personnelle que
le Pape lui avait concédée, mais par exhorter les
chrétiens celtiques à vivre dans la paix catholique
avec lui et à unir leurs efforts aux siens pour
évangéliser les païens, c'est-à-dire les Saxons. Mais
ni ses prières , ni ses exhortations , ni ses repro-
1. Varin, mémoire cité.
404 LA NOUVELLE ÉGLISE
ches, ni la parole de ses collaborateurs monas-
tiques, jointe à la sienne, rien ne réussit à flé-
chir les Bretons qui s'obstinaient à invoquer leurs
traditions contre les règles nouvelles. Après une
contestation aussi longue que laborieuse, Augus-
tin dit enfui : « Prions Dieu, cjui fait habiter en-
ce semble les unanimes, de nous montrer par des
a signes célestes quelles traditions on doit suivre.
(( Qu'on amène un malade, et celui dont les prières
(( l'auront guéri sera celui dont la foi devra être
(( suivie. )) Les Bretons consentirent à contre-cœur;
on amena un Anglo-Saxon aveugle, que les évoques
bretons ne purent guérir . Alors Augustin s 'agenouilla
et pria Dieu d'éclairer la conscience de beaucoup de
fidèles en rendant la vue à cet homme. Aussitôt
l'aveugle recouvra la vue. Les Bretons furent d'abord
touchés ; ils reconnurent qu'Augustin marchait dans
la voie de la justice et de la vérité , mais ils dirent
qu'ils ne pouvaient renoncer à leurs vieilles cou-
tumes sans le consentement de leur peuple et deman-
dèrent une seconde assemblée où leurs députés se-
raient plus nombreux^ .
Cette seconde conférence eut bientôt lieu. Au-
gustin s'y trouva en présence de sept évêques bre-
tons et des plus savants docteurs du grand monastère
de Bangor, peuplé de plus de trois mille moines,
1, Bedk, II, 2.
D'ANGLETERRE. 405
qui était, comme on l'a vu, la métropole de la vie
religieuse dans la GambrieV Avant la nouvelle
(Mitrevue , les Bretons allèrent consulter un anacho-
rète fort renomme parmi eux par sa sagesse et sa
sainteté et lui demandèrent s'ils devaient écouter
Augustin et abandonner leurs traditions. « Oui,» dit
l'anachorète, ce si c'est un homme de Dieu. — Mais
« comment le savoir? — S'il est doux et humble
(( de cœur, comme dit l' évangile, il est probable
(( qu'il porte le joug de Jésus-Christ et que c'est ce
(( joug qu'il vous offre ; mais s'il est dur et orgueil-
ce leux , il ne vient pas de Dieu et vous ne devez
(( prendre aucun souci de ses discours. Pour le dé-
(( couvrir, laissez-le arriver le premier au lieu du
(( concile, et s'il se lève quand vous approcherez,
« A ous saurez que c'est un serviteur de Jésus-Christ
(( et vous lui obéirez ; mais s'il ne se lève pas pour
(( vous faire honneur , méprisez-le comme il vous
(( aura méprisés -. » On se conforma aux instruc-
tions de l'anachorète. IMalheureusement en arrivant
au concile ils trouvèrent Augustin déjà assis , more
Romaiio, dit un historien, et il ne se leva pas pour
les recevoir^ C'en fut assez pour les soulever contre
lui. (( Si cet homme, » disaient-ils, «ne daigne pas
1. Voir plus haut, liv. x, c. 2.
2. Bede, II, 2
3. Henu. Huntingdon, III, 18G, éd. Savile.
23.
406 LA NOUVELLE ÉGLISE
(( se lever pour nous maintenant, combien donc ne
« nous méprisera-t-il pas quand nous lui serons sou-
(( mis ! » Ils devinrent dès lors intraitables et s'étu-
dièrent à le contredire en tout. Pas plus qu'à la pre-
mière conférence , l'archevêque ne fit aucun effort
pour leur faire reconnaître son autorité personnelle.
Constatons , à l'honneur de cette race entêtée et de
ce clergé rebelle , mais fervent et généreux , qu'Au-
gustin ne leur reprocha aucune de ces dérogations
à la pureté de la vie sacerdotale que quelques au-
teurs leur ont imputées^ . Avec une modération scru-
puleusement conforme aux instructions du Pape , il
réduisit à trois points toutes ses prétentions, ce Vous
(( avez , )) leur dit-il , « beaucoup de prati(jues con-
(.(. traires à notre usage , qui est celui de l'Église
(( universelle; nous les admettrons toutes sans
(( difficulté si seulement vous voulez me croire
(( sur trois points : de célébrer la Pâque en son
(( temps , de compléter le sacrement du baptême,
(( selon l'usage de la sainte Église romaine ' , et de
1 Bede, V, 18. — Cf. GiLDAS, deExcidio, p. 23. — Dœllinger croit
qu'il s'agit loiàQ^suhintrodiictx, si souvent dénoncées etipoursui-
vies par les conciles. Il rappelle d'ailleurs que les prêtres bretons
seuls ont été l'objet de ces accusations^ qui n'ont jamais atteint le
clergé des autres branches de l'Église celtique. Mais M. Varin, dans
son second mémoire, p. 100, suggère une variante lumineuse, ap-
puyée, d'ailleurs, sur l'autorité d'un ancien manuscrit. ]1 veut lire :
« Plura ecclesiasticae caritati{diW. lieu de castitatï) et paci contra-
ria gerunt. »
2. 11 s'agissait probablement delà confirmation.
D'ANGLETERRE. 407
(( prêcher avec nous la parole de Dieu à la nation
(( anglaise . » A cette triple demande , les évêques et
les moines celtiques opposèrent un triple refus , et
ajoutèrent qu'ils ne le reconnaîtraient jamais pour
archevêque ' . Ils ne repoussaient d'ailleurs que la
suprématie personnelle d'Augustin et nnUement
celle du Saint-Siège. Ce qu'ils redoutaient, ce n'était
pas un Pape éloigné , impartial et universellement
respecté à Rome , c'était une sorte de pape nouveau
à Gantorbéry, sur le territoire et à la disposition
de leurs ennemis héréditaires les Saxons-. Et par-
dessus tout ils ne voulaient pas qu'on leur parlât
de travailler à convertir ces odieux Saxons qui
avaient égorgé leurs aïeux et usurpé leurs terres.
1. Bede, V, 18.
2. Hook, le plus récent historien anglican des arclievéques de
Cantorbéry, reconnaît ce fait avec une impartialité qui ne lui est
pas toujours habituelle. — On nous dispensera de discuter la pré-
tendue réponse antipapale de l'orateur de Bangor^ inventée par des
faussaires anglicans, publiée dans les collections de Spehnan et
Wilkins, et coniplaisainnient répétée par M. Augustin Thierry. Lin-
gard, Dœllinger, op. cit., p. 218, et le professeur Walter, en ont
démontré la fausseté, déjà signalée par Tui berville, dans son 31a-
auale controversianun; liées, Stephenson, Husseyettous les écri-
vains anglais modernes de quelque valeur ont renoncé à l'invoquer.
— Rappelons ici lexcellente réfutation faite par le savant et très
regrettabJe abbé Gorini des inexcusables erreurs de M. Augustin
Thierry, dans son récit de la mission de saint Augustin. Rappelons
aussi que lillustre aveugle s'est honoré en acceptant sans amer-
tume les corrections du modeste curé de village dont la vie, récem-
ment racontée par M, 1 abbé Martin (Paris, 1863), est une des plus
belles et des plus touchantes pages de nos annales contemporaines.
408 LA NOUVELLE ÉGLISE
(( Non, » dit Fabbé de Bangor, « nous ne prêche-
rons pas la foi à cette cruelle race d'étrangers
qui ont traîtreusement expulsé nos ancêtres de
leur pays et dépouillé leur postérité de son hé-
ritage \ »
Or, il est facile de voir laquelle des trois condi-
tions Augustin avait le plus à cœur, par la prédic-
tion menaçante qu'il opposa au refus des moines bre-
tons, ft Puisque vous ne voulez pas faire la paix avec
(( des frères, vous aurez la guerre avec des ennemis ;
(( puisque vous ne voulez pas montrer aux Anglais
(( la voie de la vie , vous recevrez de leurs mains le
(( châtiment de la mort. »
' Cette prophétie ne fut que trop cruellement
accomplie quelques années plus tard (613?). Le
roi des Angles du Nord, Ethelfrid, encore païen ,
vint envahir la région de la Cambrie, où était
situé le grand monastère de Bangor. Au moment
où le combat s'engageait entre sa nombreuse armée
et celle des Gallois, il vit au loin, dans un site
élevé, une troupe d'hommes sans armes et tous
à genoux. « Qu'est-ce que ces gens là? » demanda-
t-il. On lui dit que c'étaient les moines du grand
monastère de Bangor qui, après trois jours de
jeûne , venaient prier pour leurs frères pendant le
1. Chronique galloise, intitulée : Brut TysiHo, et Galfrid, Mon-
MOLTEi, XI, 2, ap. Walter, op. cit., p. 225, 227.
D'ANGLETERRE. 400
coml)at. (( S'ils prient leur Dieu pour mes enne-
mis, » dit le roi, « ils combattent contre nous
quoique sans armes. » Aussitôt il fit diriger con-
tre eux la première attaque. Le prince gallois, qui
aurait du les défendre, s'enfuit honteusement, et
douze cents moines furent massacrés sm^ le champ
de bataille , martyrs de la foi chrétienne etclu patrio-
tisme celtique ^ .
Ainsi finit , disent les Annales d'Irlande , la jour-
née où les saints furent égorgés ".
Une calomnie déjà ancienne et réchauffée de nos
jours a prétendu qu'Augustin avait provoqué cette
invasion et désigné le monastère de Bangor aux
païens de la Northumbrie^ Or, le vénérable Bede
constate expressément qu'il était déjà depuis long-
temps dans le ciel. C'est bien assez que Bede lui-
même , beaucoup plus Saxon que chrétien toutes les
1. Bedi^, V, 18.
?. Annales Tighernach, ad. ann. 606.
3. Cette imputation rnensonj^ère remonte à Geoffroy de Monmouth,
évêque de Saint-Asaph au douzième siècle, ot interprète des ran-
cunes nationales du pays de Galles. Certains érudits obscurs, des-
cendants indignes des Anglo-Saxons, tels que Goodwin etHammond,
l'ont adoptée par haine de l'Église romaine; et, ne sachant com-
ment la concilier avec l'affîrmalion si positive de Bede snr la mort
antérieure d'Augustin, ont prétendu que ce passage du Vénérable
avait été interpolé. Mais tous les éditeurs modernes de Bede ont
dû reconnaître que le passage contesté existait dans tous les manus-
crits, sans exception, de cet auteur. Cf. Lingaud, Aufjlo-Saxon
Chnrch, t. I, p. 74. Vauin, Premier Mémoire, p. 25 à 29. Goiuni,
op. cit., t. n, p. 77.
410 LA NOUVELLE ÉGLISE
fois qu'il s'agit des Bretons, applaudisse plus d'un
siècle après à ce massacre , et y voie une juste ven-
geance du ciel contre ce qu'il appelle la malice in-
fâme des perfides, c'est-à-dire contre d'héroïques
chrétiens, morts pour la défense de leurs foyers et
de leurs autels, sous le couteau des païens Anglo-
Saxons, par les ordres du chef qui, au témoignage
deBede lui-même, extermina le plus d"ndigènes \
Après cette explosion de ses propres haines natio-
nales , il paraît singulièrement peu autorisé à repro-
cher aux Celtes de la Cambrie la persévérance de leur
ressentiment, comme il le fait en constatant que, de
son temps encore, ils ne tenaient aucun compte
de larehgion desAngio-Saxons, et ne voulaient pas
phis de communion avec eux qu'avec des païens^.
Il se peut, comme l'a dit un juge délicat, qu'Au-
gustin et ses compagnons n'aient pas toujours as-
sez ménagé l'orgueil insulaire et national des Bre-
tons, exalté par une longue résistance militaire, par
les traditions des moines et les chants patriotiques
des bardes ^ Mais rien n'indique, je le répète, la
moindre dérogation de sa part aux instructions et
aux exemples du glorieux pontife dont il était le
disciple et l'émule. Condamné par l'obstination
1. Bede, I, 34.
2. Bede, H, 20.
3. OZANAM, p. 153.
D'ANGLETERRE. 4dl
des Bretons à se priver de leur concours, il n'en
continua pas moins ce que son biographe appelFè la
chasse aux hommes, en évangélisant les Saxons, qui,
du moins, ne le fatiguaient pas, comme les Gallois,
par leur verbiage et leurs discussions sans fm ' .
Et cependant, même chez eux, il trouvait parfois
une opposition qui se manifestait par l'injure et la
dérision, surtout lorsqu'il franchissait les limites
du royaume d'Ethelbert. Ainsi, en parcourant cette
région du pays des Saxons de l'Ouest, qui s'ap-
pelle aujourd'hui le Dorsetshire, ses compagnons
et lui tombèrent au milieu d'une population ma-
ritime qui les accaljla d'avanies et d'outrages. Ces
sauvages païens ne refusèrent pas seulement de les
entendre ; ils ne reculèrent pas même devant les
voies de fait pour les éloigner, puis en les chassant
de leur territoire, avec une grossièreté vraiment tu
desque, ils attachèrent aux robes noires des pauvi^es
moines italiens, en signe d'opprobre, des queues de
poissons provenant de la pêche dont ils vivaient".
Augustin n'était pas homme à se laisser décourager
pour si peu. D'ailleurs il rencontrait en d'autres
lieux des foules plus attentives et plus reconnais-
santes. Aussi perse véra-t-il pendant sept années en-
tières, et jusqu'à sa mort, dans ces courses aposto-
1. GoTSELiiNus, Historia maior, c. 32, H.
2. GOTSEILINLS, c. il.
412 LA NOUVELLE ÉGLISE
liques, voyageant en véritable missionnaire après
comme avant sa consécration archiépiscopale, tou-
jours à pied, sans voiture et sans bagage, et entre-
mêlant à ses prédications infatigables des bienfaits
et des prodiges, tantôt en faisant jaillir du sol des
sources inconnues, tantôt en guérissant par son
attouchement des malades incurables ou mori-
bonds * .
Cependant Ethelbert ne tarissait pas en soUicitude
et en générosité à l'égard de rÉghse dont il était de-
venu le fervent néoph^le. Non content des bienfaits
qu'il avait attribués aux deux grands monastères de
Gantorbéry, à celui qui entourait l'église métropo-
litaine et à l'abbaye des Saints-Pierre-et-Paul hors
des murs, il seconda de tout son pouvoir l'introduc-
tion du christianisme dans un royaume voisin du
sien, et placé sous sa dépendance, celui des Saxons
de l'Est ou d'Essex, dont le roi était fils de sa sœur, et
qui n'était séparé du Kent que parla Tamise. Augus-
tin y ayant envoyé pour évêque le moine Mellitus, l'un
1. Elmeiam, Hist. monaster. S. Aiigustini, p. 106. Cf. Gotseli\us,
c. 44 et 49. Cet historien reproduit le récit d'un vieillard dont
l'aïeul avait été, tout jeune encore, se moquer du grand étranger
que la foule poursuivait et entourait comme un ange descendu du
ciel, parce qu'il passait pour guérir toutes les infirmités. « Cum vero
audissem illum omnium debilium ac moribundorum curare corpora,
ampliori incredulus cachinnabam vesania. » Il finit néanmoins par
être baptisé de la main même d'Augustin.
D'ANGLETERRE. 413
(les nouveaux missionnaires que Grégoire lui avait
adressés, Etlielbcrt fit construire à Londres, que les
Saxons de FEst avaient pour capitale, une église dé-
diée à saint Paul pour en être la cathédrale, comme
elle l'est encore. Dans son propre royaume de Kent,
il autorisa l'érection d'un second évêclié, situé à
Rochester, cité romaine, à vingt milles à l'ouest de
Cantorbéry ; Augustin y mit pour évêque un autre
des nouveaux missionnaires, nommé Juste, et le roi
y fit construire une cathédrale qu'il appela du nom
de Saint- André, en mémoire du monastère romain
d'où le pape Grégoire avait tiré tous les apôtres de la
race anglo-saxonne '.
Toutes ces fondations, destinées à durer jusqu'à
nos jours, malgré tant de singulières et doulou-
reuses transformations, lui constituèrent des titres
impérissables à la reconnaissance de la postérité
chrétienne; et longtemps après, lorsque la féodalité
normande eut à son tour envahi et transformé
l'Église d'Angleterre, le roi Ethelbcrt lui apparut
comme celui qui avait le premier muni de forte-
resses seigneuriales, sous forme d'évêchés et de mo-
nastères, le royaume qu'il voulait tenir en fief du
Seigneur Dieu -.
Il fit plus encore en imprimant à la propriété et
1 Bediî, II, 3.
2. GoTSELiNus, Hist. maior, c. 23.
4J4 LA NOUVELLE ÉGLISE
à la liberté de l'Église dans son pays ce qn'on pent
appeler, en termes encore plus exacts que modernes,
une sanction légale et parlementaire. Dans une de
ces assemblées périodiques des sages et des grands du
peuple saxon, qui portaient le nom de Witena-gemof
et qui ont été la souche des parlements modernes,
il fit rédiger et publier en langue anglo-saxonne
des lois dont le texte nous a été conservé. Elles con-
sacraient à la fois les vieux droits de son peuple et
les nouveaux droits accordés à la nouvelle Eglise. Le
premier des quatre-vingt-dix articles de cet acte
législatif édicté contre ceux qui déroberaient les
biens de FÉglise, des évêques ou des autres ordres
du clergé, des amendes onze et douze fois plus con-
sidérables que la valeur du corps du délit ^ . Le
même article sanctionnait implicitement ce que les
Anglais ont depuis appelé le Droit du sanctuaire,
c'est-à-dire le droit d'asile et de protection reconnu
à l'enceinte des églises et des monastères, en frap-
pant la violation de cette paix de TÉglise d'une péna-
lité double de celle encourue par les délinquants
contre la paix publique ou ordinaire. La nation tout
entière sanctionnait et ratifiait ainsi l'œuvre de son
roi, en plaçant sous la sauvegarde des lois pénales
1. D'apros lesinslrucLioiis données par Grégoire à Augustin, cette
plus-value de l'amende ne prolitait pas à l'Église, qui devait se con-
tenter de la simple restitution.
D'ANGLETERRE. 415
la propriété et la sécurité clos ministres du culte
qu'elle venait tFadopter'.
Ces lois, qui portèrent longtemps le nom de Doom s
ou Jugements d'Ethelbert, sont les premières lois
écrites, à nous connues, non seulement du peuple
anglais, mais peut-être de toutes les races germa-
niques. Les meilleurs juges attribuent à Pinfluence
des moines romains sur le roi anglo-saxon ce com-
mencement de code national ou plutôt pénal ". Car
il s'agit surtout de dispositions pénales, et l'on ad-
juire la sagesse de ces missionnaires qui, élevés
dans les traditions de la jurisprudence romaine, n'en
tirent pas moins prévaloir et sanctionner le principe
des compensations pécuniaires, universellement
adopté par les races germaniques. Dans ces lois
d'Ethelbert, la classification des conditions sociales
ressort de l'énumération minutieusement exacte des
crimes commis contre la vie ou la sûreté des hom-
mes, la pudeur des femmes, la religion et la paix
publique. Chaque infraction est punie d'une amende
proportionnée, d'abord à la gravité du délit, puis
1. Bedk, II, 5. Cf. Kemble, Saxons in England, II, 205. Hook, op.
cil., p. 59. WiLKiNS, ConsiUa, p. 25. Tiiorpi: , Ancient lawsandin-
siitutes of England, 1840, c. 1. — Cette dernière publication, faite
l)ar ordre du gouvernement anglais, donne le texte saxon des lois
d'Ethelbert avec un très savant commentaire.
i. Lai'Penberg, t.], p. 142.LINGAKD, Hist. of Eugland, c. 11. Lord
Campbell, Z«î;eso/"^/ie Chaiiccllors, art. Angemundus ; surtout Piiil-
Liprs, GeschicJite des Angclsxchsichscheii Rechls, p. 61.
416 LA NOUVELLE ÉGLISE
au rang de la victime. En cas de meurtre, la com-
pensation est due non seulement à la famille du
mort, mais aussi à la communauté dont il faisait
partie et au roi qui en est le chef. Ce système,
appliqué pour la première fois à la défense de l'Eglise
chrétienne par les Saxons du Kent et, pour la pre-
mière fois, formulé par écrit, sous Finspiration
des moines romains, se retrouvera dans toute la
législation subséquente des royaumes saxons, que
les évêques et les moines, successeurs d'Augustin,
vont continuer à conduire d'une main forte et douce
dans les voies de la civilisation chrétienne.
Les grands hommes chargés par Dieu de fonder
des œuvres vraiment grandes et durables ont rare-
ment la vie longue, et quand Tun d'eux disparaît,
on le voit souvent entraîner comme à sa suite dans
un monde meilleur ceux qui ont été ici-bas ses alliés,
ses serviteurs, ses amis. Saint Grégoire le Grand,
dont le pontificat a laissé une trace ineffaçable dans
la mémoire des chrétiens et un modèle hors de pair
dans les annales de l'Eglise, n'a régné que quinze
ans. Il mourut dès les premiers mois de l'an 605
(12 mars), et, deux mois après (26 mai), Augus-
tin suivit son père et son ami dans la tombe * . Le
1. On a longuement disserté sur la date de la mort d'Augustin,
que Mabillon avait fixée à 607. Mais la plupart des historiens anglais
sont d'accord pour la date de 605. Wharton voudrait même que
ce fût en 604 : Ânglia sacra, t. I, p. 91.
D'Ars'GLETEURE. 417
missionnaire romain fut enterré, selon la coutume
(le Rome, sur le bord de la voie publique, du
grand chemin romain qui allait de Gantorbéry à la
mer, dans l'église inachevée du célèbre monastère
qui allait prendre et garder son nom.
Le nom de Grégoire demeura toujours identifié
avec cette conversion de T Angleterre , qui fut l 'œuvre
de prédilection de toute sa vie et la plus grande
gloire de son pontificat. Son grand et tendre cœur
avait le premier conçu la pensée de cette conquête.
Son génie patient et conciliant, ardent et doux, pru-
dent et résolu, lui révéla les conditions du succès.
C'est à lui que la race, aujourd'hui la plus nom-
breuse et la plus puissante de toutes les races chré-
tiennes, doit d'avoir ouvert les yeux à la lumière de
l'Évangile. Il fut le véritable apôtre, le conqué-
rant, pour Dieu, de l'Angleterre, et, par elle, des
immenses contrées qu'elle a soumises à ses lois, à sa
langue, à sa religion. C'est donc avec raison que le
premier des historiens anglais le revendique à ce
titre. « Placé, » dit Bède, « au sommet du pontificat
suprême pour toutes les nations déjà converties à
la foi, pour la nôtre, asservie aux idoles et dont
il a fait une Eglise chrétienne, il a été plus encore.
Nous pouvons bien dire de Grégoire ce que saint Paul
dit de lui-même aux Corinthiens, que s'il n'a pas été
l'apôtre des autres, il a été le nôtre ; oui, c'est nous
418 LA NOUVELLE ÉGLISE
qui sommes le signe de son apostolat devant le Sei-
gnem\.. nous, le peuple qu'il a su arracher à la
dent de l'antique ennemi, pour nous initier à la
liberté éternelle ^ . »
Ce qu'il faut admirer encore plus que son œuvre,
c'est la nature des moyens qu'il employa pour l'ac-
complir et la perfection morale des dispositions qu'il
y apporta; zèle, dévouement, sagesse, modération,
amour des âmes et respect de leur liberté, pitié, gé-
nérosité, vigilance, indomptable persévérance, di-
vine douceur, intelligente patience, rien ne lui fait
défaut ; on quitte l'histoire de son pontificat et sur-
tout de son action sur l'Angleterre sans autre regret
que celui de voir finir une si belle vie, et en le
perdant de vue, on demeure incertain de savoir ce
qu'on doit le plus admirer de son bon sens ou de
son bon cœur, de son génie ou de sa vertu.
La figure de saint Augustin de Gantorbéry pâlit
naturellement à côté de celle de saint Grégoire le
Grand ; sa renommée est comme absorbée dans le
foyer lumineux d'où rayonne la gloire du pontife.
En outre, les historiens anglais et allemands de nos
jours ' se sont complu à faire ressortir l'infériorité
de celui que Grégoire avait choisi pour lieutenant
et pour ami. Ils ont rabaissé à l'envi son caractère
1. Bede, II, 1.
2. Lappenberg, Stanley, Hook.
D'ANGLETERRE. 419
et ses services, raccusant tour à tour de hauteur
et de faiblesse, d'irrésolutiou et d'obstination, de
mollesse et de vanité, s'attachant surtout à relever et
à grossir les apparences d'hésitation et de préoccu-
pation personnelle qu'ils démêlent dans sa vie. Per-
mis à ces étranges rigoristes de lui reprocher d'être
resté au-dessous de l'idéal qu'ils prétendent rêver et
dont aucun héros de leur bord n'a jamais approché.
A notre sens, les quelques ombres qui se projettent
sur la noble carrière de ce grand saint sont faites
pour toucher et pour consoler ses semblables , in-
firmes comme lui et chargés quelquefois d'une mis-
sion qu'ils estiment , comme lui , au-dessus de leurs
forces. On aime à rencontrer ces faiblesses, encou-
rageantes pour le commun des mortels, chez les ar-
tisans des grandes œuvres qui ont transformé l'his-
toire et décidé du sort des nations.
Sachons donc garder intactes notre admiration et
notre reconnaissance pour le premier missionnaire, le
premier évêque et le premier abbé du peuple anglais ;
sachons applaudir ce concile qui , un siècle et demi
après sa mort, décréta que son nom serait toujours
invoqué dans les Litanies après celui de Grégoire,
(( parce que c'est lui qui envoyé par notre père Grégoi-
re a le premier porté à la nation anglaise le sacrement
du baptême et la découverte de la céleste patrie ' . »
1. Concil. Cloveshoviense, anno 747.
CHAPITRE III
Premiers successeurs de saint Augustin.
Réaction païenne.
Caractères particuliers de la conversion de l'Angleterre. — Tous
les détails en sont connus; elle n'a eu ni martyrs ni persécu-
teurs : elle a été l'œuvre exclusive des moines bénédictins ou
celtiques. — Tous les missionnaires romains furent moines;
les monastères servaient de cathédrales et de paroisses. — Lau-
rent, premier successeur d'Augustin. — Mellitus au concile
de Rome en 610; lettre du pape au roi Ethelbert; moines
d'origine saxonne. — Efforts de Laurent pour amener la réu-
nion des Bretons; sa lettre aux évèques d'Irlande. — Conver-
sion des rois d'Est-Anglie et d'Essex. Fondation de Westminster;
légende du pêcheur; le roi Sebert y est le premier enterré; sé-
pultures monastiques; Nelson et Wellington. — Cantorbéry et
Westminster, la métropole et la nécropole nationale des Anglais,
sont dus aux moines. — Mort de Berthe et d'Ethelbert; l'abbé
Pierre noyé. — Le nouveau roi de Kent, Eadbald, reste païen;
ses sujets retournent au paganisme, ainsi que les Saxons de l'Est.
— Fuite des évèques de Londres et de Rochester; l'archevêque
Laurent retenu par saint Pierre. — Conversion d'Eadbald. —
Apostasie du roi d'Est-Anglie; il admet le Christ parmi ses
dieux Scandinaves. — Mellitus et Juste, deuxième et troisième
successeurs d'Augustin.
La prédication de l'Évangile en Angleterre se dis-
tingue, par divers caractères tout à fait particuliers,
des révolutions qui ont introduit le christianisme
LES SUCCESSEURS D'AUGUSTIN. 421
dans les pays de l'Occident antérieurement conver-
tis à la foi.
En Italie , en Gaule , en Espagne , la propagation
de rÉvangile et la disparition du paganisme sont
enveloppées d'une obscurité telle, que l'on n'est pas
encore fixé sur la date où vécurent les premiers
apôtres de la plupart des diocèses. En Angleterre,
au contraire, rien n'est vague ou incertain. Nous as-
sistons, année par année et jour par jour, aux phases
diverses de cet événement capital. Nous prenons en
quelque sorte sur le fait cette opération de la con-
version d'un grand pays, qu'il est si rare de pouvoir
étudier dans ses détails. Nous pouvons en suivre
toutes les péripéties avec la même certitude et la
même précision que s'il s'agissait de nos missions
contemporaines.
En outre, dans les grands pays et les illustres
Eglises que l'on vient de nommer, le baptême du
sang avait partout accompagné ou précédé la con-
version des peuples. Comme les apôtres à Rome et
en Orient , les missionnaires de TEvangile en Occi-
dent durent , pour la plupart , arroser de leur sang
les premiers sillons qu'ils avaient eu l'honneur de
creuser dans le champ du père de famille. Même de-
puis la cessation des grandes persécutions impé-
riales, le martyre avait souvent couronné l'apostolat
des premiers évêques ou de leurs auxiliaires.
MOINES d'ocC, III. 24
422 ' LES SUCCESSEURS
En Angleterre, rien de pareil : il n'y eut là, à
partir du premier jour de la prédication de saint
Augustin, et pendant toute la durée de l'Église an-
glo-saxonne, ni martyrs, ni persécuteurs. Mis en
présence de la pure et resplendissante lumière du
christianisme, et même avant de la reconnaître et
de l'adorer, ces féroces Saxons, si impitoyables en-
vers leurs ennemis, se montrèrent tout autrement
humains et accessibles à la vérité que les citoyens
éclairés et civilisés de la Rome des Césars. Pas une
goutte de sang n'y fut versée pour la cause de la
religion, ni même sous vm prétexte religieux; et ce
prodige se manifeste à une époque où le sang cou-
lait a torrents pour des motifs aussi fréquents que
futiles, et dans cette île où devaient plus tard s'allu-
mer tant de bûchers et se dresser tant d'échafauds
pour y immoler les Anglais restés fidèles à la foi de
Grégoire et d'Ausustin.
Un troisième caractère distinctif de la conversion
de l'Angleterre est d'avoir été exclusivement l'œuvi^e
des moines ; d'abord, des moines bénédictins euA^oy es
de Rome ; puis, comme on le verra, des moines cel-
tiques, qui parurent un moment devoir remplacer
ou éclipser les moines italiens, mais qui bientôt se
laissèrent absorber par l'influence bénédictine et
dont la postérité spirituelle se confondit avec celle
des missionnaires romains dans la commune obser-
D'AUGUSTIN. 423
vance de la règle du grand législateur des moines
d'Occident.
On a souvent et longuement contesté la profession
monastique de ces premiers missionnaires, ou, tout
en l'admettant pour plusieurs , on a voulu nier que
les religieux envoyés par saint Grégoire le Grand
fussent, comme lui-même, de l'ordre bénédictin.
Mais l'érudition sûre et souveraine de Mabilton a
tranché cette question par des arguments irréfuta-
bles ' . Il est possible que quelques clercs ou prêtres
1. C'est dans la préface du premier siècle des Acta Sancforum
Ordinls S. Benedicti, parag. 8, que Maliillon a doctement prouvé,
contre Baronius et contre Marsham, l'un des éditeurs du Monasticon
Ânglicanum, que Grégoire, Augustin et leurs disciples appartenaient
à l'ordre de Saint-Benoit. Ses confrères de Saint-Maur, dans la vie
de Grégoire, placée en tête de leur édition des œuvres du saint doc-
teur, ont complété sa preuve (lib. m, c. 5, 6, 7). — Ces pages courtes
et substantielles en disent plus que l'in-folio intitulé : Apostolatus
Benedictinorum inAnglla , sive Disceptatio historica de antiqui-
tate ordinis congregationisquc monachonim nigrorum in regno
Anglix ,o^eràVi.V. CLEMENTisREYNEKi;Duaci, 1626. Ce recueil, confus
et fastidieux, n'en est pas moins important pour l'histoire ultérieure
des moines en Angleterre^ à cause des pièces nombreuses et curieuses
qu'il renferme. L'une des i)lus curieuses est lavis sollicité et obtenu
par lui des quatre plus célèbres érudits anglais et protestants de son
temps, Cotton, Spelman, Selden et Cainbden, lesquels déclarent una-
nimement que toutes leurs recherches les ont conduits à reconnaître
que saint Augustin, ses compagnons et ses successeurs étaient tous
bénédictins. Le texte anglais se trouve dans Stevexs, Continuation of
Dugdalc, 1. 1, p. 171. — De nosjours, un anglican moderne, Soaines, a
prétendu que les bénédictins n'étaient arrivés qu'au dixième siècle,
avec saint Dunstan. 11 a élé réfuté par les deux plus illustres archéo-
logues de l'Angleterre moderne : le protestant Kemble et le catho-
lique Lingard. Celui-ci s'est du reste trompé en supposant (A/ù^orv/a^cZ
424 LES SUCCESSEURS
séculiers se soient trouvés parmi les collaborateurs
du premier archevêque de Cantorbéry, mais il de-
meure établi par l'autorité de Bede et de toutes les
sources primitives qu'Augustin lui-même et ses suc-
cesseurs , ainsi que tous les religieux de son église
métropolitaine et de la grande abbaye de son nom,
suivaient la règle de Saint-Benoit, comme le grand
Pape dont ils tenaient leur mission. Grégoire, ainsi
qu'on l'a vu, voulut profiter de la nouvelle organi-
sation ecclésiastique de l'Angleterre , pour y intro-
duire cette étroite alliance de la vie monastique et
ecclésiastique qui réalisait à ses yeux l'idéal de l'E-
glise apostolique. Pendant plus d'un siècle, cette
identité fut universelle et absolue. Partout où les
temples païens étaient transformés en églises, par-
tout où les anciennes églises du temps des Romains
et des Bretons renaissaient de leurs ruines, la vie
commune prévalait chez les missionnaires chargés
de les desservir. Le pays converti se couvrait ainsi
peu à peu de monastères : les petits tinrent long-
temps lieu de paroisses rurales ; les grands servaient
de cathédrales, de chapitres, et de résidences aux
antiquities of the Anglo-Saccon Church, t. I, p. 152) qu'Augustin
avait placé à la cathédrale de Cantorbéry des clercs et non des moines;
il a méconnu la synonymie alors incontestable des mots clerici et
monaclii, ([ui servirent depuis à exprimer deux idées tout à fait dis-
tinctes, mais qui ont été employés indifféremment depuis Grégoire
de Tours jusqu'au vénérable Bede et même plus tard.
D'AUGUSTIN. 425
évêqucs, qui sorlaient tous de Tordre monasti-
que.
Les trente-huit premiers archevêques de Gantor-
béry furent tous moines; et les quatre premiers
successeurs de saint Augustin furent pris parmi les
religieux du monastère de Saint- André de Rome que
le Pape saint Grégoire lui avait donnés pour colla-
borateurs (605-619 ). De son vivant, il avait dési-
gné pour le remplacer sur le siège primatial son
compagnon Laurent, et l'avait fait sacrer d'avance ,
croyant ainsi pourvoir avec une sollicitude pater-
nelle à la frêle destinée de la naissante chrétienté
des Anglais ' . Le nouvel archevêque fit honneur au
choix dont il avait été honoré. Il se dévoua géné-
reusement à la consolidation de l'Eglise qu'il avait
vu fonder : il sut concilier les cœurs et accroître
le nombre des fidèles par l'infatigable activité de sa
prédication, non moins que par la sainteté des exem-
ples de sa vie.
1. BiîDE, II, 4. — Le dernier historien des archevêques de Cantor-
béry, le docteur anglican Hook, prétend que Laurent n'était pas
moine, en se tondant sur le passage où Bede le qualifie de prêtre
en le distinguant de son compagnon de voyage Pierre le moine :
« Misit continuo Romam Laurentium presbyterum et Petrum mo-
nachum. « I, 27, 11 oublie que ce même Pierre est qualifié de prêtre
quelques pages plus loin ; « Primus ejusdem monasterii abbas Petrus
presbyter fuit. » I, 33. Le titre de prêtre n'avait rien d'incompa-
tible avec la profession monastique. Ce point fut décidé au Concile
de Rome en 610; seulement, alors pas plus qu'aujourd'hui, tous les
moines n'étaient pas prêtres.
24.
426 LES SUCCESSEURS
Il vécut pendant dix ans (606-616) dans une
union intime avec le bon roi Ethelbert, et servit
d'intermédiaire entre ce prince et le Saint-Siège.
Le troisième successeur de Grégoire, Boniface IV,
celui-là même qui consacra le Panthéon de Rome
au culte de tous les martyrs, se montra animé
pour le roi et pour les missionnaires monastiques
du i^oyaume de Kent d'une bienveillance et d'une
confiance dignes de son illustre prédécesseur.
Mellitus, le nouvel évêque des Saxons de l'Est,
avait été envoyé par Laurent à Rome pour consul-
ter ce Pape sur diverses nécessités de l'Église d'An-
gleterre. Il y siégea au Concile de Rome (27 fé-
vrier 61 0) , où furent promulgués les canons qui con-
firmaient la règle de Saint-Benoît, et reconnaissaient
aux moines le droit d'administrer les sacrements
et d'être admis à tous les degrés du sacerdoce * . Mel-
litus rapporta en Angleterre les décrets du Concile,
qu'il avait lui-même signés avec les autres évêques ;
il apporta en outre des lettres très favorables du
Pape à l'archevêque et au roi. « Glorieux roi, » écri-
vait-il à Ethelbert , « nous vous accordons très vo-
lontiers ce que vous avez demandé au siège aposto-
lique par notre co-évêque Mellitus, savoir : que dans
le monastère que votre saint docteur Augustin, dis-
ciple de Grégoire , d'heureuse mémoire , a consacré
1. Voir t. II, liv. IX, c. 7. — Bede, loc. cit.
D'AUGUSTIN. 427
SOUS le nom du saint Sauveur dans votre cité de
Gantorbéry, et auquel préside aujourd'hui notre
très cher frère Laurent, vous puissiez établir une
habitation de moines, vivant dans une régularité
complète; et nous décrétons, par l'autorité aposto-
lique, que les moines qui vous ont prêché la foi
puissent s'associer cette nouvelle communauté mo-
nastique et lui enseigner à vivre saintement\ »
A travers l'obscurité de ce langage, il semble na-
turel de démêler l'introduction de nouveaux moines,
probablement d'origine saxonne, dans la commu-
nauté italienne fondée par Augustin; il s'écoula ce-
pendant un siècle avant qu'on y pût élire un abbé né
en Angleterre.
Gomme Augustin, l'archevêque Laurent ne se
contentait pas de travailler avec les religieux ses
confrères au salut des Saxons : sa sollicitude pastorale
se préoccupait des moyens de ramener les anciens
chrétiens des îles Britanniques à l'unité romaine,
afin de travailler tous ensemble à la conversion des
païens. Son expérience des conditions de la propa-
gande chrétienne lui faisait amèrement déplorer
l'attitude hostile des moines celtiques et l'âpreté de
1. GuillelmusMalmesblr., de Gestis Pontificum Anglorum, lib.
I, p. 118, éd. Savile. — Je dois dire que l'aulheulicitéde cette lettre
a été contestée par le savant Hefele, professeur de Tubingue, dans
son excellente Histoire des Conciles, t. III, p. 61.
428 LES SUCCESSEURS
la polémique qui éclatait avec eux quand ils cher-
chaient ou consentaient à discuter. C'était le temps
où l'illustre Colomban mêlait aux grands et admi-
rables exemples qu'il donnait à la France, à la Bour-
gogne, à l'Helvétie, de si étranges incartades. Le
bruit en était parvenu jusqu'à Laurent, qui ne put
s'empêcher d'en parler dans une épître qu'il adressa
aux évêques et aux abbés de toute la Scotie, c'est-
à-dire de l'Irlande , le principal foyer de l'Église
celtique. Ayant échoué comme Augustin dans une
démarche directe qu'il avait faite avec ses deux suf-
fragants auprès du clergé breton de la grande île,
il avait voulu remonter à la source du mal, en écri-
vant à leurs frères de l'île voisine, pour se plaindre
de leur intolérance à tous.
Sa lettre commence ainsi :
(( A nos très chers frères les seigneurs, évêques et
abbés, dans toute l'Irlande; nous, Laurent, Mellitus
et Juste, serviteurs des serviteurs de Dieu. Le Saint-
Siège nous ayant dirigés, selon sa coutume, vers ces
régions occidentales pour y prêcher la foi aux païens,
nous sommes entrés dans cette île de Bretagne sans
trop savoir ce que nous faisions. Croyant qu'ils sui-
vaient tous l'usage de l'Eglise universelle, nous
avions en grande vénération la sainteté des Bretons
et des Scots. Lorsque nous connûmes les Bretons,
nous pensâmes que les Scots étaient meilleurs. Mais
D'AUGUSTIN. 429
à cette heure , que l'évêque Dagau est venu de l'Ir-
lande nous trouver en Bretagne, et que l'abbé Colom-
ban s'est rendu dans les Gaules, nous savons que les
Scots ne diffèrent en rien des Bretons; car l'évêque
Dagan a, non seulement, refusé de partager notre
nourriture, il n'a pas même voulu prendre la sienne
dans le lieu qui nous servait de demeureV » Dagan
était moine du grand monastère irlandais de Bangor :
il était venu conférer avec la mission de Cantorbéry,
et il avait sans doute été offensé de la fermeté des
prélats romains à maintenir les conditions de l'unité
liturgique. On n'a conservé aucune trace d'un rap-
prochement de sa part ou de celle d'aucun autre
représentant des Eglises celtiques.
Les moines romains furent pendant quelque temps
plus heureuxauprès des peuplades saxonnes, voisines
ou vassales de la royauté d'Ethelbert . Larégion la plus
orientale de File, celle qui, entre la Tamise et les
embouchures ensablées de l'Ouse, forme une sorte
de projection circulaire tournée vers la Scandinavie,
était occupée au nord par la tribu des Est- Angles
ou Anglais de l'Est. Leur roi Redwald, étant venu
visiter le roi de Kent, s'était ftiit baptiser comme lui,
et cette conversion faisait espérer celle d'une popula-
tion bien plus nombreuse que celle du pays déjà
conquis pour le Christ , puisqu'elle occupait les grands
1. Bede, loc. cit.
430 LES SUCCESSEURS
comtés modernes de Norfolk et de SufFolk, avec une
partie de ceux de Cambridge, Himtingdon,Bedford
et Hertford. Entre l'Est-Anglie et le Kent s'étendait
le royaume d'Essex ou des Saxons de l'Est, déjà con-
verti du vivant d'Augustin, grâce à son roi Sebert, le
neveu du Bretwalda Ethelbert. Ce royaume était
surtout important par sa capitale, l'ancienne colonie
romaine de Londres, où Mellitus avait été institué
évêque par Augustin.
Il y avait fondé, comme on l'a vu, sur les ruines
d'un ancien temple de Diane, une cathédrale monas-
tique dédiée à saint Paul. Bientôt, à l'ouest de sa
ville épiscopale, et sur le site d'un temple d'Apollon
qui avait remplacé, lors de la persécution de Diocté-
tien, une église occupée par les premiers chrétiens
bretons S le moine romain, devenu évêque de Lon-
dres, construisit, avec le concours du roi Sebert, ime
autre église et un monastère placés sous l'invoca-
tion de saint Pierre. Ainsi, sur les rives de la Tamise
comme sur celles du Tibre, et par un souvenir
expressif et touchant de Rome, les deux princes
des apôtres trouvaient, dans ces deux sanctuaires
distincts mais rapprochés, une consécration nou-
velle de leur glorieuse fraternité dans l'apostolat et
le martyre.
Cette modeste colonie monastique s'élevait dans
1. DuGDALK, Monasticon Anglicanum, t. I, p. 55.
D'AUGUSTIN. 431
un site effrayant à force d'être inabordables au
sein d'un vaste et profond marais, sur un îlot
formé par un bras de la Tamise, et tellement recou-
vert de ronces et de broussailles, qu'on l'appelait
Vlle-Rux-Épinos (Thorneij), Elle prit de sa situa-
tion à l'occident de Londres un nom nouveau
et destiné à compter parmi les plus fameux de
la terre, celui de Westminster ou Monastère de
l'Ouest.
Si loin que doive se prolonger notre récit, il ren-
contrera toujours, entouré d'une splendeur et d'une
célébrité croissantes, le sanctuaire national de l'An-
gleterre. Mais en ce moment nous n'avons qu'à en-
registrer la légende qui a illuminé son humble ber-
ceau, légende que nous avons déjà rencontrée chez
les Bretons à Glastonbury, que nous retrouverons
chez d'autres peuples au berceau des grandes fonda-
tions monastiques, en France pour Saint-Denis, en
Suisse pour Einsiedlen, et qui a exercé sur l'imagi-
nation du peuple anglais un empire tout autrement
durable et puissant cjuela plupart des faits les mieux
avérés. Jusqu'au seizième siècle, on s'est répété de
génération en génération que, dans la nuit avant le
jour fixé pour la consécration de la nouvelle Église,
et pendant que l'évêque Mellitus, campé sous une
1. « In loco terribili. » Charte citée par Ridgway, The g cm of
Thorneij Island, p. 4.
432 LES SUCCESSEURS
tente, se préparait à la cérémonie du lendemain,
saint Pierre, le grand pêcbeur d'hommes, était ap-
paru, sous la forme d'un voyageur inconnu, à un
pauvre pêcheur dont la barque était amarrée sur la
rive de la Tamise opposée à celle de FIle-aux-Épines.
La mer était orageuse et le fleuve enflé par l'inonda-
tion. L'étranger obtint du pêcheur de le passer sur
l'autre rive, et, à peine débarqué, se dirigea vers la
nouvelle église. Dès qu'il en eut franchi le seuil, le
pêcheur stupéfait vit l'édifice s'illuminer à l'inté-
rieur; du haut en bas un concert de voix angéliques
retentit au dedans et au dehors, avec une musique
comme il n'en avait jamais entendu et des parfums
comme il n'en avait jamais respiré. Après un long
intervalle, tout se tut et tout disparut, excepté l'é-
tranger, qui revint auprès du pêcheur et le chargea
d'aller annoncer à l'évêque ce qu'il avait vu, et
comme quoi celui que les chrétiens appelaient saint
Pierre avait lui-même procédé à la consécration de
l'éghse que son ami le roi Sebert lui avait élevée'.
Ce roi Sebert se fit enterrer avec sa femme à
Westminster, et, depuis lors, à travers maintes vicis-
situdes, la grande abbaye, de plus en plus chère à
1. Ric.CiRENCESTER, SpeculiUR Hlst. clc gestis reg.Angl.,11, 17.
— Dugdale ne cite pas moins de quatre versions originales de ce
miracle, extraitesdes anciennes chroniques anglaises. Cf. Bvronils,
Annal., an. 6i0, c. 10, et Act. SS. Bollind., Januar. I, p. 246. —
Hook donne une explication assez plausible de cette tradition.
D'AUGUSTIN. 433
rÉglisc, aux princes, aux grands, au peuple, fut la
sépulture préférée des rois et de leur famille. Elle
est encore aujourd'hui, comme chacun sait, le pan-
théon de l'Angleterre qui n'a rien trouvé de mieux
pour consacrer la mémoire de ses héros, de ses ora-
teurs, de ses poètes, de ses plus glorieux enfants,
que de les ensevelir sous les voûtes du vieux sanc-
tuaire monastique'. C'est auprès de ce sanctuaire
que la royauté anglaise a longtemps séjourné ; c'est
dans une de ses dépendances que la Chambre des
communes a siégé pour la première fois- ; c'est sous
son ombre qu'a toujours vécu et que vit encore le
Parlement anglais, la plus ancienne, la plus puis-
sante, la plus glorieuse assemblée du monde. Jamais
monument n'a été plus identifié avec l'histoire d'un
I.Chathain, Pitt,Fox, Sheridan,Grallan, Canning, Peel, tous les
grands orateurs et hommes d'État modernes, les poètes, les ami-
raux, les généraux morts sur le champ de bataille, y reposent à
côté de saint Edouard, des rois et des preux du moyen âge. On se
rappelle le mot de Nelson au moment d'engager la bataille d'Abou-
kir : Now for a peerageor Westminster Abbey. « Pair d'Angle-
terre si je survis, ou, si je suis tué, un tombeau à l'abbaye de West-
minster.» — De nosjours, l'usage s'est introduit d'enterrer les grands
chefs militaires à Saint-Paul; Nelson et Wellington reposent tous
deux dans les caveaux de l'église qui porte le nom et occupe le site
de la première fondation du compagnon d'Augustin.
2. C'est dans la belle salle capitulaire del'abbayede Westminster
que cette Chambre tenait ses séances. Bien qu'on se plaignît du trou-
ble que ses débats bruyants apportaient aux offices monastiques, elle
y resta jusqu'à la Réforme ; alors on lui attribua la chapelle de Saint-
Etienne dont elle occupe encore le site.
MOINES d'oCC, III. 25
434 LES SUCCESSEURS
peuple : chacune de ses pierres représente une page
des annales de la patrie.
. Cantorbéry résume la vie religieuse de l'Angle-
terre ; Westminster a été le foyer de sa vie politique
et sa véritable capitale. L'Angleterre doit Cantor-
béry comme Westminster aux fils de saint Benoît.
Cependant une ombre va se lever sur cetteaurore de
la foi en Angleterre. La noble petite-fille de Clotilde,
la douce et pieuse reine Berthe, était morte (613) ;
elle avait précédé son mari dans la tombe, comme
dans la foi ; elle avait été enterrée à côté du grand
missionnaire romain qui lui avait donné la joie de
voir le royaume de son mari et ce mari lui-même
convertis au christianisme. Q^iand le premier suc-
cesseur d'Augustin célébra la consécration solen-
nelle de la grande église monastique qui devait
servir de nécropole ou, comme on disait alors, délit
de repos (Thalamus) aux rois chrétiens et aux pri-
mats, les ossements de la reine et du premier arche-
vêque de Cantorbéry y furent transférés et placés,
ceux delà reine devant l'autel consacré à saint Mar-
tin, au grand thaumaturge de la Gaule, sa patrie, et
ceux du primat devant l'autel de son père et de son
ami, saint Grégoire' . Trois ans après, Ethelbert, qui
1. GuiLi.ELM. Thorne, Clivon. s. Aucjust., p. 1765. — Thomas de
Elmham, Hlst. monast. S. August., p. 132, éd. Ha rclwicke. — Stanley,
Memorials of Canterbury, p. 26.
D'AUGUSTIN. 43o
s'était remarié, mourut à son tour et fut enteiTé dans
régiise de Saint-Augustin à côté de Berthe (^4 fé-
vrier 616). Il avait régné cinquante-six ans, dont
vingt comme chrétien : il fut, ditBede, le premier
roi anglais qui monta au ciel, et l'Église l'a compté
parmi les saints * .
Laurent restait seul survie ant, après vingt an-
nées écoulées, de tous ceux qui avaient pris part à
la fameuse conférence de l'île de Thanet, où le roi
saxon etla reine franque s'étaient trouvés en présence
des missionnaires romains. Son compagnon Pierre,
le premier abbé du monastère de Saint-Augustin,
s'était noyé sur les côtes de France quelque temps
auparavant, en remplissant une mission dont le roi
Etlielbert l'avait chargé. Laurent eut donc à braver
tout seul Forage qui éclata aussitôt après la mort
d'Ethelbert. La conversion de ce roi n'avait point
entraîné celle de tout son peuple, et celui de ses fds
qui le remplaça sur le trône, Eadbald, n'avait point
embrassé le christianisme avec son père. Le dérè-
glement de ses mœurs l'avait retenu dans l'idolâtrie.
Devenu roi il voulut épouser la veuve de son père,
celle qu'Ethelbert avait prise pour femme après la
mort de Berthe. Ce genre d'inceste que saint Paul
reprochait déjà aux premiers chrétiens de Gorinthe "
1. AcT. SS. BoLLAND., t. HI Februar., p. 470.
2. I Corinth., v, 1,
436 LES SUCCESSEURS
n'était que conforme aux usages de plusieurs
races teutoniques ' ; mais le cas avait été prévu et
formellement interdit dans la réponse de Grégoire à
la consultation d'Augustin sur les coutumes matri-
moniales des Saxons. Ce n'était pas son seul crime.
Il se livrait à de tels accès de fureur, qu'on le regar-
dait comme aliéné et possédé du démon. Mais son
exemple suffit pour entraîner dans Fapostasie ceux
qui n'avaient embrassé la foi et la chasteté chré-
tiennes que par crainte ou par complaisance pour
leur roi Ethelbert.
La tempête qui menaçait d'engloutir la nouvelle
chrétienté devint de plus en plus formidable lorsque
la mort du roi Sebert, neveu d'Ethelbert et fondateur
de Westminster, mit à la tête du royaume d'Essex
ses trois fils qui, eux aussi, comme le fils du roi de
Kent, étaient restés païens. Ils se mirent aussitôt à
pratiquer publiquement l'idolâtrie qu'il avaient un
instant interrompue du vivant de leur père, et don-
nèrent pleine liberté à tous leurs sujets d'adorer les
idoles. Cependant ils allaient encore assister quel-
quefois aux cérémonies du culte chrétien, et un jour
que l'évêque Mellitus distribuait en leur présence
la communion aux fidèles, ils lui dirent dans la
naïveté de leur orgueil barbare : « Pourquoi ne nous
(( offres-tu pas de ce pain si blanc que tu donnais à
1. Kemble, Saxons in England, II, 407.
D'AUGUSTIN. 437
« notre père et que tu continues encore à donner
« au peuple dans ton église ?» — « Si vous voulez, »
répondit Févêque, « être lavés dans la fontaine du
« salut, où votre père Ta été, vous pourrez avoir
(( comme lui, votre part du pain sacré ; autrement,
(( c'est impossible. » — « Nous ne voulons point, »
répliquèrent les trois princes, (c entrer dans ta fon-
ce taine, nous n'en avons nul besoin; mais nous
(( avons envie de nous restaurer avec ce pain. » Et
comme ils insistaient toujours, Tévêque leur répéta
qu'il fallait être purifié de tout péché avant d'être
admis à la communion. Alors ils entrèrent en fureur
et lui ordonnèrent de sortir de leur royaume avec
tous les siens : (c Puisque tu ne veux pas nous com-
(( plaire dans une chose si aisée, tu ne peux plus
(( rester dans notre pays ' . »
L'évêque de Londres, ainsi chassé, traversa la
Tamise et vint dans le pays de Kent pour conférer
avec l'archevêque de Cantorbéry et l'évêque de Ro-
chester sur la conduite à tenir. C'étaient les trois
seuls évêques de la chrétienté d'Angleterre, et tous
les trois perdirent la tête en présence de la nouvelle
situation qui leur était faite. Ils décidèrent qu'il va-
lait mieux pour tous retourner dans leur patrie afin
d'y servir Dieu en liberté que de rester inutilement
chez ces barbares révoltés contre la foi. Les deux
1. Bede, II, 3.
438 LES SUCCESSEURS
évêques partirent les premiers et passèrent en
France. Laurent s'apprêtait à les suivre; mais dans
la nuit qui devait précéder son départ, voulant prier
et pleurer à son aise sur cette chrétienté anglaise
qu'il avait aidé à fonder un quart de siècle aupara-
vant et qu'il lui fallait maintenant abandonner, il
fit dresser son lit dans l'église du monastère où re-
posaient Augustin, Ethelbert et Bertlie. A peine
fut-il endormi, que saint Pierre lui apparut, comme
Jésus-Christ était apparu naguère à saint Pierre lui-
même, lorsque le prince des apôtres, fnyant la per-
sécution de Néron, avait rencontré sur la voie Ap-
pienne son divin maître se dirigeant vers Rome
pour y être à son défaut une seconde fois crucifié ^ .
Le prince des apôtres accabla de reproches et fla-
gella jusqu'au sang l'évêque qui voulait abandonner
aux loups les brebis du Christ, au lieu de braver le
martyre pour les sauver. Le lendemain Laurent alla
montrer ses flancs meurtris et ensanglantés au roi
qui, à cette vue, demanda qui avait osé maltraiter
un homme connue lui : « C'est saint Pierre, » dit
l'évêque, « qui m'a infligé tous ces coups et ces tour-
ments pour votre salut". » Eadbald, ému et effrayé,
1. Tout le inonde a vu à Rome, sur la voie Appienne, l'église dite
Domine quovadis, élevée sur l'emplacement où, selon la tradition,
saint Pierre fit cette question à Notre-Seigneur, qui lui répondit ;
Vado Romam itcrum cnicifigi. S. Ambr,, Contra Auxentium.
2. Bkde, JI, 6.
D'AUGUSTIN. 43^
renonça à l'idolâtrie et à son mariage incestueux, se
lit baptiser et promit de pourvoir de son mieux à la
protection de l'Église. Il fit revenir de France les
deux évoques , Mellitus et Juste , puis les renvoya dans
leurs diocèses pour y rétablir la foi en toute liberté.
Depuis sa conversion, il continua à servir Dieu avec
son peuple ; il fit même bâtir une nouvelle église
consacrée à la sainte Vierge dans le monastère fondé
par saint Augustin et où il comptait être enseveli au-
près de son père et de sa mère. Mais il n'avait pas
sur les autres pays saxons l'autorité dont était revêtu
Ethelberten qualité de Bretwalda, ou chef militaire
de la fédération des conquérants. Il ne put donc pas
réussir à faire rentrer Mellitus dans son diocèse. Les
princes d'Essex, qui Pavaient expulsé, venaient de
périr tous les trois dans une guerre contre les Saxons
de l'Ouest; mais leur peuple persévéra dans l'idolâ-
trie, et les gens de Londres résistèrent à outrance
au rétablissement de l'évêque romain , en déclarant
qu'ils préféraientdebeaucoupleursprê très idolâtres^ .
Le royaume d'Essex semblait donc tout à fait perdu
pour la foi ; et quant àl'Est-Anglie, la conversion de
son roi Redvvald n'avait eu rien de sérieux. A peine
revenu de ce voyage auprès d'Ethelbert, où il avait
reçu le baptême, il s'était laissé ramener au culte
de ses pères par l'influence de sa femme et de ses
1. Bede, II, 5, 6.
440 LES SUCCESSEURS
principaux conseillers ; seulement il fit à la nouvelle
religion la même concession que lui avait déjà ac-
cordée un empereur romain, et beaucoup plus digne
d'un César de la décadence romaine que des impé-
tueux instincts d'un roi barbare. 11 daigna accorder
au fils du seul vrai Dieu une place à côté de ses
dieux Scandinaves, et dans le même temple il avait
deux autels, l'un pour le sacrifice de Jésus-Christ, et
l'autre pour les victimes offertes aux idoles ' .
De toutes les conquêtes entamées par les envoyés
de Grégoire, il ne restait donc plus qu'une partie du
pays et du peuple de Kent, groupé autour des deux
grands sanctuaires monastiques de Cantorbéry, la
métropole dédiée au Christ, et l'abbaye de Saint- Au-
gustin, alors désignée sous le nom des Saints-Pierre-
et-Paul. Des missionnaires romains se succédaient
les uns aux autres dans le gouvernement de ces deux
monastères, restés les seuls foyers encore allumés
de la vie chrétienne en Angleterre. Pendant près
d'un siècle tous les abbés du monastère d'Augustin
furent pris parmi les religieux romains, et proba-
blement parmi les moines sortis du mont Gœlius
pour le suivre ou le rejoindre-.
1. Bede, III, 15. — Bede ajoute que, de son vivant, il y avait un
roi d'Est-Anglie qui dans son enfance avait vu ce temple debout.
2, Voici la succession de ces abbés telle que la donne Thomas
Elmhain, dans sa chronique de l'abbaye de Saint-Augustin : Jean,
t 618; Rufinianus, f 626; Gratiosus, f 638. Ce dernier, Romanus
D'4UGUSTIN. 441
Quant au siège archiépiscopal, Laurent, qui
mourut trois ans après sa réconciliation avec le
nouveau roi (2 février 619), eut pour successeur
Mcllitus, lequel renonça ainsi définitivement à ren-
trer chez les Saxous de l'Est. Après Mellitus qui,
bien que torturé par la goutte, montra un dévoue-
ment infatigable à ses devoirs apostoliques, ce fut
l'évèque de Rochester, Juste, qui devint archevê-
que (6!2 4). Comme Augustin, il reçut le pallium
avec la faculté d'ordonner des évêques à son gré;
ces privilèges lui furent conférés par le pape Boni-
face V, attentif, comme TaA^ait été son prédécesseur
Boniface IV, au maintien de la mission dont' Gré-
goire avait fait l'œuvre spéciale de la Papauté. Le
pontife avait reçu du roi Eadbald des lettres qui le
remplirent de consolation et d'espoir; et en soumet-
tant à la juridiction de Tarchevêque Juste les Anglais
non seulement du Kent, mais de tous les royaumes
voisins, il l'exhortait à persévérer avec une louable
patience dans l'œuvre de la rédemption du peuple
anglais ' . Juste n'occupa d'ailleurs le siège archié-
natione, ainsi que son successeur Petronius, 7 654 ; Nathaniel,
« quondam cum Mellito a Justo a Roma ad Angliam destinatus, »
-f- 667. Après lui, le célèbre, Adrien Africain, dont le successeur Al-
bin, élu en 708, fut le premier de gente nostra, dit l'historien,
d'ailleurs disciple d'Adrien, grand latiniste, helléniste et collabo-
rateur de Bede. V, 20.
1. Hoc illa repensatione vobiscoUatum est, qua injunclo minis-
25.
442 LES SUCCESSEURS D'AUGUSTIN,
piscopal que pendant trois ans (624-627), et fut
remplacé par Honorius, lui aussi disciple de saint
Grégoire et de saint Augustin, et le dernier des com-
pagnons du grand missionnaire qui devait le rem-
placer sur le siège primat ial du nouveau royaume
chrétien.
Au milieu de ces mécomptes, de ces périls et de
ces échecs, et pendant que le troisième successeur
d'Augustin maintenait de son mieux les restes de la
mission romaine dans la métropole encore si mo-
deste et si menacée de Cantorbéry Fhorizon s'é-
claira tout à coup A ers le nord de F Angleterre. Un
événement s'y accomplit qui sembla réaliser les
premiers desseins de saint Grégoire, et ouvrir de
nouvelles et vastes perspectives à la propagation de
l'Evangile. C'est désormais dans cette région sep-
tentrionale que va se concentrer l'intérêt principal
du grand drame qui donna l'Angleterre à l'Eglise.
teiio jugiter persistentes, laiidabili patientia redemptionem" gentis
illiiis expectastis. Bede, II, 8.
CHAPITRE IV
Première mission en Northumbrie. — Ses succès
et son désastre. — L'évêque Paulin et le roi
Edwin.
Étendue etoriglne de l'établissement des Anglo-Saxons en Northum-
brie : grâce à leur compatriote Bede, leur histoire est mieux
connue que celle des autres tribus. — Ida et Ella, fondateurs
des deux royaumes de Deïra et de Bernicie; Bamborough et la
Belle Traîtresse, — Guerre des Northumbricns contre les Bre-
tons : Ethelfrid le Ravageur, vainqueur des Cambriens et des
Scots sous Aïdan, l'ami de saint Columba.— Edwin, représentant
de la dynastie rivale, se réfugieen Est-Anglie; au moment d'être
livié à ses ennemis, il est sauvé par la reine ; vision et promesse.
— Il devient roi de Northumbrie et Bretvvalda ou chef de la con-
fédération anglo-saxonne; liste des Bretwaldas. — Il épouse
la chrétienne Ethelburge, fille du roi de Kent. — Mission de
l'évêque Paulin qui accompagne la princesse à York. — In-
tluence des femmes sur la conversion des Saxons. — Prédi
cation infructueuse de Paulin ; hîltres du pape Boniface V
au roi et à la reine. — Edwin sauvé du poignard d un as-
sassin; naissance de sa fille; guerre contre les Saxons de
l'Ouest. — Hésitation d'Edwin; dernier effort de Paulin. — ■
Edwin promet de se convertir après avoir consulté son parle-
ment. — Discours du grand prêtre et du chef de guerre. — ■
Baptême d'Edwin et de sa noblesse. — Évêché et cathédrale
monastique d'York. — Le roi et l'évêque travaillent à la con-
version des Northumbricns. — Baptêmes en masse et par im-
mersion. — Paulin au midi de l'Humber. — Fondation de
444 PREMIÈRE MISSION
Soulhwell et de Lincoln. — Sacre d'Honorius, quatrième suc-
cesseur d'Auguslin à Cantorbéry. — Lettre du pape Honorius
aux deux métropolitains et au roi Edwin. — Prospérité du
règne d'Edwin. — Conversion de l'Est-Anglie; fondation d'Edim-
bourg; conquête d'Anglesey; sécurité publique; la femme
et le nourrisson; les coupes de cuivre; la tufa du Brelwalda.
— Ligue des Saxons et des Bretons de Mercie contre les Saxons
de Northumbrie : Cadwallon et Penda. — Edwin est tué. —
Fuite de Paulin et d'Ethelburge. — Ruine du christianisme en
Northumbrie et en Esl-Anglie. — Échec des missionnaires ro-
mains; leurs vertus et leurs défauts. — 11 ne leur reste que
la métropole et l'abbaye de Saint-Augustin à Cantorbéry, qui
demeurent les deux citadelles de l'esprit romain.
De tous les établissements formés par les conqué-
rants teutoniques de la Bretagne, le plus important
était sans comparaison celui des Angles, au nord du
fleuve qui semble partager en deux la grande île
Britannique et qui s'appelle l'Humber, d'où le nom
de Northumbrie. Ce royaume occupait tout le littoral
oriental depuis l'embouchure de l'Humber jusqu'au
golfe d'Edimbourg, et par conséquent les comtés
actuels d'York, Durham et Northumberland avec
toute la partie sud-est de l'Ecosse moderne. A l'oc-
cident, il s'étendait jusqu'aux confins des Bretons de
la Cumbrie et du Strathclyde, et allait même tou-
cher, sur les frontières de la Calédonie, à ce nou-
veau royaume des Scots sortis de l'Irlande, que ve-
nait d'inaugurer le grand missionnaire Golumba.
La Northumbrie n'a pas seulement été le plus
vaste des royaumes de l'Heptarchie saxonne, c'est
EN NORTHUMBRIE. 445
encore celui dont l'histoire est de beaucoup la plus
animée, la plus dramatique, la plus variée, la plus
fertile en personnages intéressants et originaux.
C'est celui enfin où les incidents de la conversion des
conquérants anglo-saxons et de la propagation des
institutions monastiques nous apparaissent en pleine
lumière. Cela s'explique naturellement par le fait de
la naissance du vénérable Bede. Ce grand et hon-
nête historien, le Grégoire de Tours de TAngleterre,
et le père de l'Iiistoire britannique, était né et a
toujours vécu en Northumbrie. De là, dans ses récits
si attachants, une préoccupation naturelle des hom-
mes et des choses de sa région natale, puis une
reproduction exacte et détaillée des traditions lo-
cales et des souvenirs personnels qu'il recueillait et
répétait avec un soin si scrupuleux.
Bede nous apprend qu'un siècle environ après
le premier débarquement des Saxons, sous Hengist,
dans le pays de Kent, leurs voisins les Angles, tra-
versant la mer du Nord, vinrent fonder sur la rive
opposée de la Bretagne deux colonies longtemps
distinctes, quelquefois réunies, puis séparées de
nouveau, et finalement confondues sous le nom de
Northumbrie\ La muraille, anciennement élevée
par l'empereur Sévère contre les Calédoniens, de-
1. Réunies, de 588 à 633; séparées à la mort d'Edwin, en 634, et
réunies de nouveau sous Oswald et Oswy.
446 PREMIÈRE MISSION
puis rembouchure de la Solway jusqu'à celle de la
Tyne, leur servait de délimitation. La plus ancienne
des deux fut celle des Berniciens, au nord (547).
Leur chef Ida, qui, comme Hengist, se donnait pour
un descendant d'Odin, établit sa résidence dans une
forteresse qu'il nomma Bamborougli, d'après sa
femme Bebba, avec cette sorte de religion conjugale
si souvent signalée chez les Germains, même les plus
sauvages ; les bardes bretons en revanche ont sur-
nommé cette reine la Belle Traîtresse, parce qu'elle
était d'origine bretonne et qu'elle combattait au pre-
mier rang sur les champs de bataille contre ses com-
patriotes* . Les débris imposants de cette forteresse,
situés sur un rocher isolé de la côte, frappent et atti-
rent encore le voyageur. C'est de là que rayonna
l'invasion anglaise sur les vallées fertiles de laTweed
et de la Tyne.
La seconde colonie, celle des Deïriens, au midi,
se concentra surtout autour de la vallée de la Tees
et dans la vaste région qui s'appelle aujourd'hui le
comté d'York (559-588) . Les Deïriens eurent pour
premier chef connu cet Alla, ou Ella, dont le nom,
prononcé par les jeunes esclaves mis en vente sur
le Forum, suggéra à saint Grégoire l'espoir d'en-
tendre bientôt le chant de VAlMuia retentir dans
I. A. DE LA BoRDERiE, Luttcs iUs Bvetous insulaîres contre les
Anglo-Saxons, p. 153.
EN NORTHUMBRIE. 447
son royaume'. Cette région au nord de l'Humber
était précisément celle qui avait le plus souffert
des incursions calédoniennes, et, selon quelques
auteurs, les Saxons de Hengist, appelés à titre d'al-
liés par les Bretons, s'y étaient déjà établis. Mais
Ida et ses Angles ne voulurent relever à aucun
titre de leurs compatriotes germaniques du midi
de l'île, et au lieu de combattre les Pietés ou les
Scots, ils se liguèrent avec eux pour écraser les
malheureux Bretons.
Ida, qui eut douze fils et qui régna douze
ans (o^T-ooQ), employa contre ces indigènes le
fer et surtout le feu avec tant d'acharnement, que
les bardes bretons le surnommèrent V homme de
feu ou le grand brûleur. Ils lui résistèrent à ou-
trance et il périt en les combattant. Mais son petit-
fils, Ethelfrid, prit une terrible revanche. Il était
gendre d'Ella ; à la mort de celui-ci (088), et au pré-
judice des droits du fils de ce chef, Ethelfrid réunit
les deux royaumes de Deïra et de Bernicie, et, ras-
semblant en sa main tous les Anglo-Saxons de
Northumbrie, il fut de tous les chefs de l'invasion
celui qui subjugua ou qui massacra le plus de Bre-
tons". C'était, dit Bede, le loup ravissant de l'E-
criture; le matin il dévorait sa proie, et le soir il
1. Voir plus haut, p. 349.
2. Bede, I, 3i.
448 PREMIÈRE MISSION
partageait son butin. Les vaincus, qui avaient ap-
pelé son grand-père le Brûleur, n'eurent que trop
raison d'appeler Etlielfrid le Ravageur.
Cependant il n'eut point, comme ses prédéces-
seurs, pour auxiliaires les Calédoniens. Ceux-ci
étaient devenus chrétiens, grâce au zèle apostolique
deColumba et de ses missionnaires irlandais ; et bien
loin de seconder les envahisseurs païens, on voit les
ScotsDalriadiens, récemment établis dans la grande
îleS venir au secours des Bretons chrétiens comme
eux. Leur roi Aïdan, celui-là même qui avait été
sacré par Columba, l'apôtre monastique de la Ca-
lédonie, marcha contre Ethelfrid à la tête d'une
nombreuse armée. Mais son ami, le saint moine
d'Iona, n^était plus là comme naguère" pour le pro-
téger par ses prières et le seconder par ses ardentes
sympathies. Les Scots et les Saxons se rencontrèrent
à Degstane, près de la frontière actuelle d'Angleterre
et d'Ecosse (603) ; après une lutte acharnée, l'ar-
mée scotique fut taillée en pièces, et cette défaite
ôta pour toujours aux Celtes du nord l'envie de
prendre la défense de leurs frères du midi contre
les conquérants germains.
Vainqueur des Scots, le formidable païen se jeta
1. Rex Scotoium qui Britanniam irihabitant. Ibid. —Voir plus
haut, liv. X, c. 3, p. 172.
2. Voir plus haut, p. 195.
EN NORTHUMBRTE. 449
sur les Bretons de Cambrie (607 ou 613), et ce fut
alors qu'il réalisa la prophétie d'Augustin en exter-
minant les douze cents moines de Bangor. Après
quoi il acheva la conquête de la Northumbrie et ne
succomba que dix ans plus tard dans une rencontre
avec ses compatriotes, avec les Est- Angles, sous les
ordres de ce roi Redwald, qu'on a vu devenir un
moment chrétien pour complaire au roi Ethel-
bert'.
L'Est- Anghe, comme lenomseull'indique, était
occupée par une colonie de la même race que les
Angles de Northumbrie. A la mort du premier roi
chrétien de Kent, Redwald venait d'hériter du
titre de Bretwalda, qui lui assurait une certaine su-
prématie militaire sur toute la fédération conqué-
rante. Il avait donné asile au fils encore enfant
d'Ella, détrôné par son beau-frère, le terrible Ethel-
frid; ce jeune prince, nommé Edwin, avait grandi
auprès de Redwald qui lui avait même donné sa
fille en mariage. Ethelfrid, voyant en lui un rival ou
un successeur, employa tour à tour auprès de Red-
wald la menace et la corruption pour se faire livrer
le royal exilé. Le prince est-anglien était au mo-
ment de céder quand un des amis d'Edwin vint de
nuit l'informer du danger qu'il courait et lui offrit
de le conduire dans un refuge où ni Redwald ni
1. Voir plus haut, p. 429.
4o0 PREMIÈRE MISSION
Etbelfrid ne sauraient le découvrir, ce Non, » répondit
le jeune et généreux exilé , « je te remercie de ta bonne
(( volonté ; mais je n'en ferai rien. A quoi bonrecom-
(( mencer à errer en vagabond, comme je l'ai trop
(( fait, à travers toutes les régions de l'île? S'il me
(( faut mourir, que ce soit plutôt de la main de ce
(( grand roi que d'une main plus vulgaire ! » Ce-
pendant, ému et attristé, il sortit et alla s'asseoir sur
une pierre devantle palais où il resta longtemps seul
dans l'obscurité, en proie à une poignante incerti-
tude\ Tout à coup il vit paraître devant lui, au
milieu des ténèbres, un homme dont le visage et le
costume lui étaient inconnus, qui lui demanda ce
qu'il faisait là, seul, la nuit, et ajouta : « Que pro-
(( mettrais-tu à celui qui te délivrerait de ta tristesse
« en détournant Redwald de te livrer à tes ennemis
(( ou de te faire aucun mal ? — Tout ce qui sera
(( jamais en mon pouvoir, répondit Edv^in. — Et si
(( continua l'inconnu, on te promettait de te faire
(( roi, et roi plus puissant que tous tes ancêtres et
(( que tous les autres rois anglais ? » Edwin promit
de nouveau que sa reconnaissance serait à la hau-
teur d'un tel bienfait. Alors l'étranger : « Et si
« celui qui t'aura exactement prédit de si grands
(( biens te donne des conseils plus utiles pour ton
1. Bede, II, 12.
EN NORTHUMBRIE. 451
(( salut et ta vie qu'aucun de tes pères ou de tes pro-
(( elles n'en a jamais reçu, consens-tu à les sui-
(( vre? )) L'exilé jura qu'il obéirait en tout à celui
qui le tirerait d'un si grand péril pour le faire roi.
Aussitôt l'inconnu lui posa la main droite sur la
tête en disant : « Quand un pareil signe se repré-
(( sentera à toi, rappelle-toi ce moment, tes dis-
(( cours et ta promesse. »
Sur quoi il disparut si subitement, qu'Edwin crut
avoir eu affaire non à un homme mais à un esprit.
Un instant après son ami accourut lui annoncer qu'il
n'y avait plus rien à craindre pour lui et que le roi
Redwald, ayant confié son projet à la reine, avait
été détourné par elle de cette trahison. Cette prin-
cesse, dont le nom a été malheureusement oublié,
était, comme la plupart des Anglo-Saxonnes, toute-
puissante sur le cœur de son époux. Plus heu-
reusement inspirée alors que lorsqu'elle lui avait
persuadé de renoncer au baptême qu'il avait reçu
chez le roi Ethelbert\ elle lui montra qu'il serait
indigne de vendre à prix d'or son âme et, qui plus
est, son honneur, qu'elle tenait pour la plus pré-
cieuse de toutes les parures - .
Grâce aux inspirations généreuses de la reine,
non seulement Redwald ne livra pas le prince réfu-
1. Voir plus haut, p 439.
2. Bede, loc. cit.
452 PREMIÈRE MISSION
gié, mais ayant renvoyé les ambassadenrs chargés
des riches cadeaux d'Ethelfrid, il lui déclara la
guerre. Ethelfrid défait et tué, Edwin fut établi roi
en Northumbrie (6 1 (3) , par son protecteur Redwald,
devenu le chef de la fédération anglo-saxonne. Les
fds d'Ethelfrid, bien que neveux par leur mère du
nouveau roi, furent contraints de s'enfuir, comme
Edwin lui-même dans sa jeunesse; ils allèrent se
réfugier chez ces Scots Dalriadiens, dont Golumba
avait été l'apôtre. On verra bientôt quelles furent
pour la Northumbrie et pour toute l'Angleterre les
suites de cet exil.
Gomme son beau-frère Ethelfrid, Edwin régna
sur les deux royaumes réunis de Deïra et de Berni-
cie; puis, comme lui, il fit une guerre vigoureuse
aux Bretons de Gambrie. Devenu ainsi le chef re-
douté des Angles du Nord, il se vit recherché et
admiré par les iingies de l'Est, qui, à la mort de
leur roi Redwald, lui offrirent la royauté. Mais
Edwin aima mieux payer de retour la protection
qu'il avait reçue de Redwald et de sa femme, en
laissant à leur fils le royaume d'Est-Anglie. Il se
réserva toutefois la suzeraineté militaire que Red-
wald avait exercée avec ce titre de Bretwalda, qui
avait passé du roi de Kent au roi d'Est-Anglie, mais
qui, à partir d'Edwin, ne devait plus être séparée
de la royauté northumbrienne.
I EN rs'ORïHUMBRIE. 453
' On n'a point de renseignements précis sur l'ori-
gine ou sur la nature de Tautorité dont était investi
le Bretvvalda; on voit seulement que cette auto-
rité, d'abord exclusivement temporaire et militaire,
s'exerça, surtout en matière ecclésiastique, après
la conversion des divers royaumes de l'Heptar-
chie. On voit aussi qu'elle ajoutait à la dignité
royale le prestige d'une suprématie réelle et d'au-
tant plus recherchée, qu'elle était probablement
conférée par l'élection, non seulement des autres
rois, mais de tous les chefs de la haute noblesse
saxonne ' .
La voilà donc accomplie, cette prédiction mysté-
rieuse faite par le visiteur nocturne à Edwin ; le voilà
roi, et plus puissant qu'aucun des rois anglais avant
hii. Car la suzeraineté du Bretwalda, ajoutée à- la
vaste étendue du pays qu'occupaient les Angles du
Nord et de l'Est, assurait au roi de Northumbrie
une tout autre prépondérance que celle des petits
rois méridionaux qui avaient été revêtus avant lui de
ce titre. Parvenu à cette élévation inespérée, et privé
par la mort de sa première femme, fille du roi
d'Est- Anglie, il en chercha une autre, et fit deman-
der en mariage la sœur du roi de Kent, la fille
d'Ethelbert et de Berthe, descendante de Hengistet
1. Les eaîdormen, ceux que Bede appelle primates trib imi. Yoici,
454 PREMIÈRE MISSION
cl'Oclin par son père, et de sainte Clotilde par sa
mère. Elle s'appelait Ethelbnrge, c'est-à-dire noble
protectrice; car ce mot d'Etliel, qui revient si sou-
vent dans les noms anglo-saxons, n'est, comme on
Fa déjà vu, que le mot allemand, edel, noble. Son
frère Eadbald, ramené à la foi chrétienne par l'ar-
chevêque Laurent, repoussa d'abord la demande du
roi deNorthumbrie. Il répondit qu'il ne lui était pas
permis de donner une vierge chrétienne à un païen,
de peur de profaner la foi et les sacrements du vrai
Dieu, en la faisant cohabiter avec un roi étranger
à son culte. Loin d'être offensé de ce refus, Edwin
promit que si on lui accordait la princesse, il ne ferait
rien contre la foi qu'elle professait, et que tout au
contraire elle pourrait pratiquer librement sa re-
d'après Bede, la succession des chefs de la fédération anglo-saxonne,
jusqu'au moment où le titre de Bretwalda disparait :
Vers 560, Ella, roi de Sussex.
577, Ceavvlin, roi de Wessex.
596, Ethelbert, roi de Kent.
616, lledwald, roi d'Est- Anglie.
624, Edwin, 1
635, Oswald, / rois de Northumbrie.
645, Oswy, !
Lappenberg croit, avec toute apparence de raison, qu'après la mort
d'Oswy, en 670, l'autorité du Bretwalda passa au roi de Mercie, AVul-
l'here, dont Bede lui-même constate la suprématie sur le roi d'Essex,
m, 30. — Mackintosh interprète le terme hret-walda par ceux de
dompteur ou arbitre [wlelder) des Bretons^ mais ne donne aucune
raison satisfaisante de celte étymologie.
EN NORTHUMBRIE. 455
ligion avec tous ceux qui raccompagneraient, hom-
mes ou femmes, prêtres ou laïques. Il ajouta que
lui-même ne refuserait pas d'embrasser la religion
de sa femme, si, après l'avoir fait examiner par les
sages de son conseil, il la reconnaissait pour plus
sainte et plus digne de Dieu ' .
C'était à ces conditions que sa mère Berthe avait
quitté son pays et sa famille mérovingienne pour
franchir la mer et venir épouser le roi de Kent. La
conversion de ce royaume avait été le prix de son
sacrifice. Ethelburge, destinée comme sa mère, et
plus encore qu'elle, à être l'initiatrice chrétienne
de tout un peuple, suivit l'exemple maternel. Elle
nous fournit une nouvelle preuve du grand rôle de
la femme dans l'histoire des races germaniques, du
noble et touchant empire que ces races lui attri-
buaient. En Angleterre comme en France, comme
partout, c'est toujours par la ferveur et le dévoue-
ment de la femme chrétienne que sont entamées ou
consommées les victoires derÉglise.
Mais la royale vierge ne fut livrée aux Northum-
briens que sous la garde d'un évêquc, chargé de la
préserver de toute pollution païenne, par ses exhor-
tations et aussi par la célébration quotidienne des
célestes mystères. Il fallut, selon Bede, que le roi
I. Bede, H, 9.
436 PREMIÈRE MISSION
épousât pour ainsi dire l'évêque en même temps
que la princesse \
Cet évêque, nommé Paulin, était encore un de ces
moines romains qui avaient été envoyés par le pape
saint Grégoire pour servir de coadjuteur s à Augustin.
Il avait été a ingt-cinq ans missionnaire dans le midi
de la Grande-Bretagne , avant d'être sacré évêque de la
Northumbrie parle troisième successeur d'Augustin
à Cantorbéry (21 juillet 62o) .Arrivé avecEthelburge
dans le royaume d'Edwin, après les avoir mariés, il
voulut encore que toute cette nation inconnue où il
venait de planter sa tente pût devenir l'épouse du
Christ. A la différence d'Augustin lors de son dé-
barquement sur la plage de Kent, il est expressé-
ment constaté que Paulin voulut agir sur le peuple
northumbrien avant d'entamer la conversion du roi ^ .
Il travailla donc de toutes ses forces pour ajouter
quelques néophytes northumbriens au petit trou-
peau de fidèles qui avaient accompagné la reine.
Mais ses efforts furent longtemps infructueux ; on
le laissait prêcher et on ne se convertissait pas.
Cependant les successeurs de Grégoire veillaient
sur son œuvre avec cette merveilleuse et infatigable
persévérance qui est le propre du Saint-Siège. Boni-
face V, averti sans doute par Paulin, adressa au roi
1. Bede^ II, 9.
2. Ibid.
EN NORTHLMBRIE. 457
et à la reine de Northumbrie deux épitres qui rap-
pellent celles de Grégoire au roi et à la reine de
Kent. Il exhortait celui qu'il appela le glorieux roi
des Anglais à suivi^e l'exemple de tant d'autres em-
pereurs et rois, et surtout de son beau-frère Eadbald,
en se soumettant à la grandeur du vrai Dieu, et à ne
pas se laisser séparer dans l'avenir de cette chère
moitié de lui-même, qui avait déjà reçu par le
baptême le gage de l'éternité bienheureuse. Il
conjurait la reine de ne négliger aucun effort pour
amollir et enflammer le cœur dur et froid de son
mari pour lui faire comprendre la beauté des mystères
auxquels elle croyait, et l'admirable salaire qu'elle
avait reçu de sa propre renaissance; afin que ceux dont
l'amour humain n'avait fait qu'un seul corps ici-bas
demeurassent unis dans l'autre vie par une union
indissoluble. A ses lettres il joignait quelques mo-
destes présents, qui témoignent assurément ou de sa
pauvreté ou de la simplicité du temps : pour le roi,
une chemise de lin ornée de broderie d'or et un
manteau de laine d'Orient; pour la reine, un mi-
roir d'argent et un peigne d'ivoire ; pour tous deux,
les bénédictions de leur protecteur saint Pierre.
Mais ni les lettres du pape, ni les sermons de l'é-
vêque, ni les instances de la reine ne suffisaient pour
triompher des incertitudes d'Edwin. Un événement
providentiel vint l'ébranler sans le vaincre absolu-
MOINES D'oCC, III. 26
458 PREMIÈRE MISSION
ment. Le jour de Pâques qui suivit son mariage (20
a^Til 626) , un sicaire envoyé par le roi des Saxons
de l'Ouest pénétra auprès du roi, et sous prétexte de
lui communiquer un message de son maître, essaya
de le frapper avec un poignard empoisonné à double
tranchant qu'il tenait caché sous son habit. Entraîné
par ce dévouement héroïque pour leurs princes, qui
se mêlait chez tous les Barbares germaniques à de si
continuels attentats contre eux, un seigneur nommé
Lilla, n'ayant pas de bouclier sous la main, se jeta
lui-même entre son roi et l'assassin, qui avait frappé
avec tant de force que son fer alla atteindre Edwin
même à travers le corps de son fidèle ami ' . Dans la
nuit même de cette principale fête des chrétiens, la
reine accoucha d'une fille. Pendant qu'Edwin ren-
dait grâces à ses dieux de la naissance de cette pre-
mière-née, Févêque Pauhn commença de son côté
à remercier le Seigneur Christ, en affirmant au roi
que c'était lui qui, par ses prières au vrai Dieu,
avait obtenu que la reine enfantât pour la première
fois sans accident et presque sans douleur. Le roi,
moins ému du danger mortel qu'il venait d'éviter
que de la joie d'être père sans que la vie de sa chère
Ethelburge eût été compromise, fut charmé des pa-
roles de Paulin, et lui promit de renoncer aux idoles
pour servir le Christ, si le Christ lui accordait la
1. Bede, loc. cit.
EN NORTHUMBRIE. 459
vie et la victoire dans la guerre qu'il allait entre-
prendre contre le roi qui venait de le faire assassiner.
Gomme gage de sa bonne foi, il donna à l'évêque la
petite qui venait de naître , pour la consacrer au
Christ. Cette première-née du roi, qui fut la pre-
mière chrétienne de la nation northumbrienne, fut
baptisée le jour de la Pentecôte, avec onze personnes
de sa maison \ On la nomma Eantleda : elle était
destinée , comme la plupart des princesses anglo-
saxonnes, à n'être pas sans intluence sur le sort de
son pays.
Edwin sortit vainqueur de la lutte contre le roi
coupable. Revenu en Northumbrie, et bien que de-
puis sa promesse il eût cessé d'adorer les idoles, il
ne voulut pas recevoir sur-le-champ et sans autre
réflexion les sacrements de la foi chrétienne. Mais il
se faisait donner plus exactement par l'évêque Pau-
lin ce que Bede appelle les raisons de croire. Il
conférait souvent avec les plus sages et les plus
instruits de sa noblesse sur le parti qu'ils lui con-
seillaient de prendre. Enfin, comme il était naturel-
lement sagace et réfléchi, il passait de longues heures
dans la solitude, la bouche close, mais discutant au
fond de son cœur beaucoup de choses, et examinant
1. Cette Eanfleda épousa le roi Oswy, l'iin des successeurs de son
père. Nous lui verrons jouer un rôle dans la lutte entre l'influence
romaine et l'influence celtique sur la Northumbrie.
460 PREMIÈRE MISSION
sans relâche quelle était la religion qu'il fallait pré-
férer * .
L'histoire del'Éghse, si je ne me trompe, n'offre
aucun autre exemple d'une aussi longue et conscien-
cieuse hésitation chez un roi païen. Ils apparaissent
tous également prompts , soit à la persécution, soit à
la conversion. Edwin, tel qu'un témoignage d'une
incontestable autorité nous le révèle , a connu les
humbles efforts , les scrupules délicats de la con-
science moderne. Un vrai prêtre a dit avec raison :
(( Ce travail intellectuel d'un barbare émeut et at-
tache. On suit avec sympathie l'investigateur dans
ses hésitations, on souffre de ses perplexités, on
sent que cette âme est sincère et on l'aime ". )>
Cependant, Paulin voyait le temps s'user sans que
la parole de Dieu qu'il prêchait fût écoutée , et sans
qu'Edwin pût se décidera courber la hauteur de son
intelhsence devant l'humilité vivifiante de la Croix.
Informé de la prophétie et de la promesse qui avaient
terminé l'exil du roi , il crut le moment arrivé de
les lui rappeler ^ Un jour donc qu'Edwin était assis
1. Bede, loc. cit.
2. GoRiNi, Défense de V Église, t. II, p. 87. — Dans cet excellenl
ouvrage rien ne surpasse la réfutation pied à pied du récit de
M. Augustin Thierry sur la conversion des Anglo-Saxons. Cf. Fabeu,
Life ofS. Edwin, 1844, dans la série des Lives ofthe English saints-
3. Selon M. Thierry, « ce secret avait probablement échappé à
Edwin parmi les confidences du lit nuptial. » Jiede dit précisément
EN NORTHUMBRIE. 461
tout seul à méditer, dans le secret de son cœur, sur
la religion qu'il lui faudrait suivre, l'évêque entra
tout à coup et lui posa la main droite sur la tête ,
comme l'avait fait l'inconnu de sa vision, en lui de-
mandant s'il reconnaissait ce signe ' . Le roi tremblant
voulut se jeter aux pieds de Paulin, qui le releva et
lui dit doucement : « Eh bien, vous voilà délivré des
(( ennemi s que vous redoutiez , par la bonté de Dieu .
(( Vous voilà, de plus, pourvu par lui du royaume que
(( vous désiriez. Souvenez-vous d'accomplir votre
(( troisième promesse, qui vous oblige à recevoir la
(( foi et à garder ses commandements. C'est ainsi
<( seulement qu'après avoir été comblé de la faveur
(( divine ici-bas, vous pourrez entrer avec Dieu, en
(( participation du royaume céleste. — Oui, » ré-
pondit enfin Edwin, (( je le sens ; je dois et je veux
être chrétien. » Mais, toujours fidèle à son caractère
mesuré, il ne stipula que pour lui-même : il dit
qu'il en conférerait avec les grands nobles, ses amis,
et avec ses conseillers, afin que s'ils se décidaient à
croire comme lui, ils fussent tous ensemble consa-
crés au Christ dans la fontaine de la vie.
Paulin ayant approuvé ce projet , le parlement
le contraire, sans rien affirmer. « Tandem ut verisimile videtur
didicit (Paulinus) in spiritu, quod vel quale csset oraculum régi
qnondam cœlitus ostensum. » Bede, II, 12.
1. Bede, II, 12.
2(5.
462 PREMIÈRE MISSION
iiortlium])rien, ou, comme on le disait alors, le con-
seil des sages {Witena-gemot), fut assemblé auprès
d'un sanctuaire du culte national, déjà célèbre du
temps des Bretons et des Romains, à Godmundham,
aux portes d'York. Chaque membre de ce grand
conseil national fut interrogé à son tour sur ce qu'il
pensait de la nouvelle doctrine et du nouveau culte ^ .
Le premier qui répondit fut le grand prêtre des
idoles, nommé Goïfi, personnage singulier et passa-
blement cynique : « Mon avis, » dit-il, ce est très cer-
(( tainement que la religion que nous avons suivie
(( jusqu'à présent ne vaut rien ; et voici ma raison.
(( Pas un de vos sujets n'a servi nos dieux avec plus
(( de zèle que moi , et pourtant il y a une foule de
(( gens qui ont reçu de vous beaucoup plus de bien-
ce faits et de dignités. Or, si nos dieux n'étaient pas
(c bons à rien , ils auraient fait quelque chose pour
(( moi qui les ai si bien servis. Si donc, après mûr
(( examen, vous avez trouvé cette nouvelle religion
(( qu'on nous prêche plus efficace, hâtons- nous de
(( l'adopter. »
Un des grands chefs tint un autre langage où se ré-
vèlent l'élévation religieuse et la mélancolie poétique
dont étaient souvent pénétrées les âmes de ces païens
germaniques: « Tu te souviens peut-être, » dit-il au
roi, (( de ce qui arrive quelquefois dans nos soirées
1. BlîDE, II, 13,
EN NORTHUMBRIE. 463
(( d'hivor. Tandis que tu es à souper avec tes comtes
« et tes fidèles ^ , auprès d'un bon feu, et qu'il pleut,
(( neige et vente au dehors, un passereau entre par
(( une porte et sort à tire-d'aile par l'autre ; pen-
ce dant ce rapide trajet, il est à l'abri de la pluie et
(( des frimas ; mais après ce court et doux instant il
(( disparaît, et de l'hiver il retourne à l'hiver. Telle
(( me semble la vie de l'homme, et son cours d'un
(( moment, entre ce qui la précède et ce qui la suit,
(( et dont nous ne savons rien ; si donc la nouvelle
(( doctrine peut nous en apprendre quelque chose de
(( certain, ell(* mérite d'être suivie'. »
Après beaucoup de discours dans le même sens,
car l'assemblée paraît avoir été unanime , le grand
prêtre CoïTi eut une meilleure inspiration que celle
de ses premières paroles. 11 témoigna le désir d'en-
tendre Paulin parler du Dieu dont il se disait l'en-
A oyé. L'évêque prit la parole, avec la permission du
roi. Quand il eut fini, le grand prêtre s'écria : « De-
ce puis longtemps j'avais compris le néant de ce que
(( nous adorions , car plus je m'efforçais d'y chercher
(( la vérité, moins je l'y trouvais. Or maintenant
(( je déclare tout haut que dans cette prédication je
l.Cum diicibus ac minislris tiiis... Mit thijnem Ealdormannum
and Thegnum, dit la traduction de Bede faite en anglo-saxon par le
roi Alfred.
2. Bede, U, 13.
464 PREMIÈRE MISSION
(( vois briller la vérité qui donne la vie, le salut et le
(( bonh eur éternel . Ainsi donc j e vote pour que nous
« livrions sur-le-champ au feu et à la malédiction
« les autels que nous avons si inutilement consa-
(( crés ^ . » Aussitôt le roi déclara publiquement
qu'il adhérait à l'évangile prêché par PauUn , qu'il
renonçait à l'idolâtrie et qu'il adoptait la foi du Christ.
(( Mais qui, » demanda le roi, « voudra le premier
(( renverser les autels des anciens dieux, et profaner
(( leurs enceintes sacrées? — Moi, » répondit le
grand prêtre ; sur quoi il pria le roi de lui donner
des armes et un étalon , pour mieux: violer la règle
de son ordre, qui lui interdisait le port d'armes et
toute autre monture qu'une cavale. Monté sur le
cheval duroi, ceint d'une épée, etla lance à la main,
il galopa vers les idoles, et à la vue du peuple qui le
croyait fou, il jeta sa lance dans l'intérieur dutemple.
Le fer profanateur s'enfonça dans le mur ; à la sur-
prise des spectateurs, les dieux se turent et le sacri-
lège demeura impuni. Alors ils obéirent aux exhor-
tations du grand prêtre, qui leur ordonna d'abattre
le temple et de le brûler -.
Ces choses se passaient en la onzième année du
règne d'Edvvin. Toute lanoblesse northumbrienneet
une grande partie du peuple suivirent l'exemple du
1. Bede, U, 13.
2. Ibid. Cf. la version saxonne citée par Lingard, I, 30.
EN NORTHUMBRIE. 46o
roi , qui se fit baptiser solennellement le jour de
Pâques (627) par Paulin, à York, dans une église en
bois, bâtie à la hâte pendant qu'on le préparait au bap-
tême '. Aussitôt après, il fit construire autour de ce
sanctuaire improvisé une grande église en pierre qu'il
n'eut pas le temps d'achever, mais qui est devenue
depuis l'admirable Minster d'York et la métropole
du nord de l'Angleterre. Cette ville d'York avait
déjà été célèbre du temps des Romains. L'empereur
Sévère et le père de Constantin y étaient morts. Les
Northumbriens en avaient faitleur capitale; et Edwin
y constitua le siège de l'épiscopat dont son maître
Paulin était revêtu. Ainsi se trouva réalisé le grand
dessein de Grégoire qui, trente ans auparavant, dès
le début de la mission anglaise, avait prescrit à Au-
gustin d'envoyer un évêque à York et de lui confé-
rer le caractère de métropolitain des douze évêchés
sutlragants dont il rêvait déjà la fondation dans le
nord du pays conquis par les Anglo-Saxons -.
Pendant six années, le roi et l'évêque travaillèrent
de concert à la conversion du peuple northumbrien
et même de la population anglaise des régions voi-
sines. Les chefs de la noblesse et les principaux ser-
viteur^ du roi se firent baptiser les premiers, avec
les fils du premier mariage d'Edvvin. L'exemple d'un
1. Bedr, h, t4.
2. Ib'uL, 1, 29.
466 PREMIÈRE MISSION
roi était d'ailleurs loin de suffire, chez les Anglo-
Saxons, pour déterminer la conversion de tout un
peuple, et, pas plus qu'Etlielbertet Augustin, le pre-
mier roi chrétien et le premier évêque desNorthum-
briens ne songèrent à employer la contrainte. Il leur
fallut sans doute plus d'un effort pour surmonter la
rudesse, l'ignorance ou l'indifférence des Saxons
païens. Mais les consolation^ aussi abondaient , car
la ferveur de ce pauvre peuple et sa soif du baptême
étaientsouvent prodigieuses . Paulin étantvenu avec le
roi et la reine, qui raccompagnaient maintes fois pen-
dant ses missions, dans une certaine villa royale, tout
à fait au nord, ils durent tous les trois y demeurer
trente-six jours de suite , et pendant tout ce temps
l'évêque ne faisait autre chose du matin au soir que
de catéchiser la foule qui affluait de tous les villages
d'alentour, puis de la baptiser dans la rivière qui
coulait tout auprès. A l'extrémité opposée du pays,
au midi , on donne encore -de nos jours le nom de
Jourdain à une portion du cours de laDerwent, près
du vieux gué romain de Malton , en souvenir des
nombreux sujets d'Edwin que le missionnaire ro-
main y baptisa ^ . Partout il baptisait dans les rivières
ou dans les fleuves , car le temps manquait pour
construire des églises -. Cependant il bâtit auprès du
1. Times du 17 mars 1865.
2, On cite encore, parmi ces rivières où le saint évêque baptisait
EN iNORTHUMBRIE. 467
[)riiicipal palais d'Edwiii une église de pierre, dont
les débris calcinés se voyaient encore après la Ré-
forme, ainsi qu'une grande croix, avec cette inscrip-
tion : Pauliniis hic prœdicavit et celchravit ^ .
Franchissant les frontières du royaume de Nor-
thumbrie , Paulin continua le cours de ses prédica-
tions chez les Angles établis au midi de l'Humber,
dans la province maritime de Lindsay . Là aussi il bap-
tisa beaucoup de monde dans le Trent ; et longtemps
après, les vieillards qui avaient eu dans leur enfance
le bonheur de recevoir le baptême de ses mains se
rappelaient avec une respectueuse tendresse cet
étranger d'un aspect à la fois vénérable et terrible,
et dont la haute taille un peu courbée , les cheveux
noirs, le nez aquilin, les traits amaigris et impo-
sants frappaient tous les regards et dénonçaient l'ori-
gine méridionale". La belle église monastique de
Southwell consacre le souvenir du site d'un de ces
baptêmes en masse ; et c'est encore à la mission de
l'évêque PauKn en deçà de l'Humber que remonte
la fondation de cette magnifique cathédrale de
Lincoln, qui rivalise avec notre admirable cathédrale
par immersion des milliers de néophytes, la Glen, dans le Norlhum-
berland, le Svvale, et surtout le Derwent, dans ITorkshire.
1. A Dewsbury,sur les bords de la Calder. kh}^ov.\), Annales Anrjlo-
Saxonix, ap. Bolland., t. VI Oct., p. 118.
2. Bede, II, 16.
468 PREMIÈRE MISSION
de Laon par la position , qui la sm^passe même en
grandeur et peut-être en beauté ^ .
Ce fut dans l'église en pierre (Bede note toujours
avec soin ce détail), construite par Paulin à Lincoln,
après la conversion du chef saxon de cette ville avec
toute sa maison, que Févêque métropolitain d'York
dut procéder au sacre du quatrième successeur d'Au-
gustin sur le siège métropolitain de Gantorbéry. Cet
Honorius était, comme Paulin, moine du mont Gœlius
à Rome et l'un des premiers compagnons de la mis-
sion de saint Augustin en Angleterre ; disciple du
pape saint Grégoire, il avait appris du grand pontife
Fart de la musique, et c'était lui qui dirigeait le
chœur des moines lors de la première entrée des
missionnaires , trente ans auparavant , à Gantorbéry ^ .
Le pape régnant alors s'appelait aussi Honorius,
premier du nom. Il envoya le pallium à chacun des
deux métropolitains , et prescrivit que quand Dieu
retirerait à lui l'un des deux, l'autre pourrait lui
donner un successeur, afin d'éviter le retard d'un
recours à Rome, si difficile à cause de la grande dis-
tance qu'il fallait franchir par terre et par mer. Dans
l'éloquente lettre qui accompagnait cet envoi, il rap-
1. Trois des plus beaux édifices religieux de l'Angleterre : York,
Lincoln et Soutliwell. se rattachent ainsià l'initiative de l'évêque Pau-
lin, Faber, op. cit.
2. HooK, lAves ofthe Archbishops, p. 53 et 111.
EN NORTHUMBRIE. 469
pelle au nouvel archevêque que le grand pape Gré-
goire a été son maître et doit rester son modèle , et
que toute l'œuvre des archevêques ses prédécesseurs
n'a été que le fruit du zèle de cet incomparable pon-
tife'.
Ce même pape écrivit au roi Edwin pour le féli-
citer de sa conversion, ainsi que de Tardeur et de la
sincérité de sa foi, et poui: l'exhorter à beaucoup lire
les œuvres de saint Grégoire, qu'il appelle le prédi-
cateur des Anglais et qu'il recommande au roi de
prendre pour perpétuel intercesseur auprès de Dieu - .
^lais quand cette lettre arriva en Angleterre, Edwin
n'était déjà plus.
Les six années qui s'écoulèrent depuis sa conver-
sion jusqu'à sa mort comptent assurément parmi les
1. Dilectissimo fratri Honorio Honorius... Exoramus ut vestram
dilectionem in preedicatione Evangelii laboranlem et fructificantem
sectantenique inagistri et capitis sui sancti Gregorii regulam perpeti
stabilitate confirmet (redemptor)... ut fide et opère, in timoré Del
et caritate, vestra adquisitio decessorumque vestrorum quée per Do-
mini Gregorii exordia pullulata convalescendo amplius extendatur...
longa terrarum marisque iiitervalla, qiise inter nos ac vos obsis-
tunt, ac et nos condescendere coegenint, ut nuUa possit ecclesiarum
vestrarum jactura percujuslibet occasionis obtentum quoquo modo
provenire : sed potius commissi vobis populi devolionem plenius
propagare, Ap. Bkdam, U, 18.
2. Prœdicatores vestri... Gregorii fréquenter leclione occupati,
prse oculis affectum doctrinœ ipsius, quam pro vestris animabus li-
benter exercuit, habetote : quatenus ejus oralio, et regnum veslrum
populumque augeat, et vosomnipotentiDeoirreprehensibiles reprœ-
senlel. Ibid., II, 17.
MOINES d'occ, m. 27
470 PREMIÈRE MISSION
plus glorieuses et les plus heureuses qu'il ait été
donné à aucun prince anglo-saxon de connaître. Il
plaça rapidement la Northumbrie à la tête de l'Hep-
tarchie. Au midi, son zèle ardent pour la foi qu'il
avait embrassée après de si mûres réflexions dé-
bordait jusque sur les populations qui, sans être
soumises à son autorité directe , appartenaient à la
même race que ses sujets, ^^es Est- Angles ou Anglais
orientaux, comme on Fa vu, lui avaient offert de
régner sur eux et il avait refusé. Mais il usa de son
ascendant sur le jeune roi, qui lui devait sa cou-
ronne , pour le déterminer à embrasser la religion
chrétienne avec tout son pay s. Eorpwald expiait ainsi
l'apostasie de son père, et Edwin payait ainsi la
rançon de la généreuse pitié que la royauté est-an-
glienne avait prodiguée à sa jeunesse et à son exil.
Au nord, il étendit et consolida la domination
anglo-saxonne jusqu'à l'isthme qui séparait la Calé-
donie de la Bretagne. Il a laissé une trace ineffaçable
de son règne .dans le nom de la forteresse construite
par lui sur le rocher qui dominait dès lors Fembou-
chure du Forth et qui dresse encore ses flancs som-
bres et alpestres , véritable Acropole du nord bar-
bare, au sein de la grande et pittoresque ville
d'Edimbourg [Edioin^s hiirgh).
A l'ouest, il continua, avec moins de férocité
cp'Ethelfrid, mais avec non moins de bravoure et
EN NORTHUiMBRlE. 471
clo succès, la lutte coutre les Bretons de Cambrie; il
les poursuivit jusque clans les îles du détroit qui sé-
pare la Grande-Bretagne de l'Irlande ; il s'empara de
l'île de Man et de cette autre île qui avait été le der-
nier abri des Druides contre la domination romaine,
et qui, à partir de la conquête d'Edwin, prit le nom
de la race victorieuse des Angles, Angles-ey,
A l'intérieur de ses États, il fit régner une paix
et une sécurité si inconnue avant et après son règne
qu'elle passa en proverbe, car on se disait que, du
temps d'Edwin, une femme avec son enfant nou-
veau-né aurait pu traverser l'Angleterre de la mer
d'Irlande à la mer du Nord sans rencontrer quel-
qu'un qui lui fît le moindre tort. On lui savait gré
de ce soin si minutieux du bien-être de ses sujets,
qui le portait à faire suspendre auprès des fontaines,
sur les grands chemins, des coupes en cuivre pour
que les passants pussent boire à leur aise, sans que
personne songeât à les voler, soit par crainte, soit
par amour du roi. Aussi personne ne lui reprochait
la pompe inusitée qui signalait son cortège, non seu-
lement quand il allait à la guerre, mais lorsqu'il
chevauchait paisiblement à travers les villes et les
provinces, en faisant porter, au-devant de lui et au
milieu des bannières militaires, la lance surmontée
d'une grande touffe de plumes que les Saxons avaient
empruntée aux légions romaines et dont ils avaient
472 PREMIÈRE MISSION
fait Fétendard sacré du Bretwalda et le signe de la
domination suprême dans leur confédération \
Mais toute cette grandeur et cette postérité al-
laient s'engloutir dans une catastrophe subite.
Il y avait d'autres Angles que ceux de Northum-
brie et d'Est- Anglie déjà adoucis ou entamés par Fin-
fluence chrétienne ; il y avait les Angles de la Mercie,
c'est-à-dire de la grande région centrale qui s'étendait
de FHamber à la Tamise. Le royaume de Mercie
était le dernier Etat né de la conquête anglo-saxonne ;
il avait été fondé par ceux des envahisseurs qui,
trouvant toutes les places prises sur le littoral oriental
et méridional de File, s'étaient trouvés contraints de
s'enfoncer dans Fintérieur. Il devint le centre de la
résistance païeime et de ses retours offensifs contre
la propagande chrétienne qui aura désormais son
foyer principal euNorthumbrie. Les païens de Mercie
trouvèrent un chef formidable dans la personne de
Penda, issu de race royale, ou, comme on le croyait
alors, du sang d'Odin, et roi lui-même pendant vingt-
deux ans (633-655) , mais enflammé de toutes les
passions de la barbarie et surtout dévoré de jalou-
sie contre la fortune d'Edwin et la puissance des
1. Sicut usque hodie in proverbio dicitur, eliamsi mulier una cum
recens nato parvulo vellet lotam perambulare insulam a mari ad
mare, nullo se lœdenle valeret... Erectis slipilibus œreos caucos sus-
pendi juberet... Illud genus vexilli quod Romani Tufam, Angli vero
rMw/"appellant. Bede,II, 16.
EN NORTHUMBRIE. 473
Northiimbriens. Depuis la conversion d'Edwin, ces
instincts farouches s'étaient renforcés par le fana-
tisme. Penda et les Merciens restaient fidèles au
culte d*Odin dont tous les rois saxons se croyaient
les descendants. Edwin et les Northumbriens n'é-
taient plus à leurs yeux que des traîtres et des apos-
tats. Mais, chose plus surprenante, les habitants pri-
mitifs de l'île, les Bretons chrétiens, plus nombreux
en Mercie que dans tout autre royaume anglo-saxon,
partageaient et excitaient la haine des païens saxons
contre les néophytes de la même race. Ces vieux
chrétiens, on ne saurait assez le redire, toujours exas-
pérés contre les envahisseurs de leur île, ne tenaient
aucun compte de la foi des Angles convertis et ne vou-
laient à aucun titre entrer en communion avec eux ^ .
Les Bretons de Gambrie, restés indépendants, mais
toujom^s menacés , vaincus et humiliés depuis près
d'un siècle par Ida, Ethelfrid et Edvvin, professaient
et nourrissaient leur antipathie avec encore plus de
fm^eur que les autres'. Leur chef, Geadvvalla ou
Cadwallon, le dernier héros de la race celtique en
Bretagne, d'abord vaincu par Edwin et forcé de se
réfugier en Irlande et en Armorique ^ , en était re-
venu avec un redoublement de rage et des auxi-
1. Bede, If, 20.
2. LAPPE^BERG, t. I, p. 159. — L\ Bouderie, oj). cit., p. 216.
3. Voir ses aventures assez amusantes, dans Richard de Cirences-
TER, t. II, p. 32.
474 PREMIERE MISSION
liaires de race celtique pour reprendre la lutte
contre les Northumbriens. Il réussit à faire alliance
avec Penda contre l'ennemi commun. Sous ces deux
chefs, une immense armée, où les Bretons chrétiens
de Cambrie coudoyaient les païens de Mercie, en-
vahit la Northumbrie. Edwinles attendait à Hatfield,
sur la frontière méridionale de son royaume. Il y
fut écrasé. Il périt glorieusement les armes à la
main, à peine âgé de quarante-huit ans (14 octobre
633), d'une mort qui lui a mérité d'être compté
parmi les martyrs ' . L'ainé de ses fils périt avec lui ;
l'autre, prisonnier de Penda, qui lui avait promis la
vie sous serment, fut égorgé par ce parjure. La
Northumbrie fut mise à feu et à sang, et la nou-
velle chrétienté complètement anéantie. Le plus
barbare des persécuteurs ne fut pas l'idolâtre Penda,
mais bien le chrétien Cadwallon, qui parcourut pen-
dant une année entière toutes les provinces de la
Northumbrie, en massacrant tout ce qu'il rencon-
trait, en livrant même les femmes et les enfants à
d'atroces tortures avant de les mettre à mort. Il était,
dit Bede , résolu à extirper du sol de la Bretagne la
race des Anglais, dont le christianisme récent n'ins-
pirait que le mépris ou le dégoût à ce vieux chré-
tien enivré de sang et d'un patriotisme féroce".
1, AcT, SS. BoLLAND, die 12 octobris.
2. Bede, II, 20. Cf. RI, 1.
EN NORTHUMBRIE. 475
On ne sait pourquoi la Nortliumbric , après la
mort d'Edwin et de ses fils, ne fut pas conquise et
partagée par les vainqueurs ; mais elle demeura di-
visée, asservie et replongée dans le paganisme. La
Deïra échut à Osric, cousin germain d'Edwin; la
Bernicie à Eanfrid, l'un des fils d'Etlielfrid, revenu
de son exil d'Ecosse. Tous deux avaient reçu le bap-
tême : l'un avec son cousin, à York; l'autre, de la
main des moines celtiques d'Iona. Mais une réaction
païenne avait été la conséquence inévitable de la
catastrophe du premier roi chrétien dans l'es-
prit des Northumbriens. Les deux princes cédè-
rent à cette l'éaction et renièrent leur baptême.
Ils n'y gagnèrent rien. Le roi de Deïra fut tué en
combattant les Bretons, et le roi de Bernicie égorgé
dans une entrevue qu'il avait sollicitée du sauvage
Cadwallon.
L'évêque Paulin ne se crut pas obligé de rester
témoin de tant d'horreurs. Il ne songea qu'à mettre
en sûreté la veuve du roi Edwin, cette douce Elhel-
burge qui lui avait été confiée par son frère pour
un autre destin; il la ramena par mer dans le
royaume de ce frère, avec la fille et les deux der-
niers fils qu'elle avait eus d'Edwin. Même auprès de
son frère, le roi de Kent, elle craignit de les garder
en Angleterre ; voulant elle-même consacrer son veu-
vage à Dieu, elle les confia au roi des Francs, Dago-
476 PREMIÈRE MISSION
bert, son cousin', auprès de qui ils moururent en
bas âge. Quant à Paulin, qui n'avait laissé à la garde
de son église d'York qu'un courageux diacre italien
dont il sera parlé plus tard, il trouva le siège épis-
copal de Rochester vacant par suite de la mort du
moine romain qui en était titulaire et qui, envoyé
par le primat auprès du pape, venait de se noyer
dans la Méditerranée. Paulin fut pourvu de cet évê-
ché par le roi et par l'archevêque Honorius qu'il
avait lui-même sacré à Lincoln: il y mourut loin de
son pays natal, après avoir travaillé pendant qua-
rante-trois ans à la conversion des Anglais.
Ainsi semblait s'écrouler en un jour et pour jamais,
avec la prépondérance militaire et politique de la
Northumbrie, l'édifice si laborieusement élevé, dans
le nord de l'Angleterre, par le noble et sincère
Edwin, par la douce et dévouée Ethelbm^ge, par le
patient et infatigable Paulin, par tant d'efforts et de
1. Voici le tableau de la parenté entre la reine de Northumbrie
et le roi d'Auslrasie.
CLOT AIRE I.
( s
CAUIREI'.T, CIHLPÉl'.IC I.
roi de Paris. 1
I I
BEUTHE, CLOTAIUE II.
épouse d'Éthelbert. 1
ETHELBUnCE, DAGOBEUT I.
épouse d'Edwin.
Dagobert monta sur le trône d'Austrasie en 628, trois ans après
le mariage d'Ethelburge.
EN NORTHUMBRIE. 477
sacrifices connus de Dieu seul. La dernière et la plus
précieuse conquête d'Edwin ne devait pas non plus
lui survivre. Son jeune protégé, le roi des Angles
de l'Est, à peine converti, tomba sous le poignard
d'un assassin, et, comme la Northumbrie, l'Est- An-
glie retomba tout entière dans la nuit de l'idolâtrie ^ .
Après trente-six années d'efforts continuels, les
missionnaires monastiques envoyés par saint Gré-
goire le Grand n'avaient réussi à fonder quelque
chose que dans le petit royaume de Kent. Partout
ailleurs, ils avaient échoué. Sur les six autres
royaumes de FHeptarchie , trois , ceux des Saxons
du Sud et de l'Ouest et des Angles du Centre*, leur
étaient demeurés inaccessibles. Les trois derniers,
ceux des Saxons de l'Est, des Angles de l'Est et du
Nord% leur avaient successivement échappé.
Et cependant, excepté le courage surnaturel qui
fait rechercher ou braver le martyre, aucune vertu
ne semble leur avoir fait défaut. Aucun témoignage,
aucun soupçon ne s'élève contre l'invincible charité
de leur âme, la fervente sincérité de leur foi, la
pureté irréprochable de leurs mœurs , le glorieux
désintéressement, l'infatigable activité, la constante
abnégation, l'austère piété de toute leur vie.
1. BEDE, n, 15.
2. Wessex, Sussex, Mercie.
3. Essex, Est-Ânglie, Northumbrie,
27.
478 PREMIERE MISSION
Comment donc s'expliqncr leur échec et l'avor-
tement successif de leurs laborieuses tentatives?
Peut-être eurent-ils le tort de ne pas assez imiter
Notre-Seigneur Jésus-Christ et ses apôtres, de ne pas
assez prêcher aux petits et aux pauvres, de ne pas
assez braver la colère des grands et des puissants.
Peut-être eurent-ils le tort de s'adresser trop exclusi-
vement aux rois et aux chefs de guerre, de ne rien en-
treprendre, rien tenter sans le concours ou contre la
volonté de la puissance séculière \ De là sans doute
ces péripéties, ces réactions, ces rechutes subites et
complètes dans l'idolâtrie qui éclataient à la mort de
leurs premiers protecteurs ; de là encore ces accès de
timidité, de découragement et de désespoir où on les
voit tomber sous le coup des révolutions et des mé-
comptes de leur carrière. Peut-être enfin n'eurent-ils
pas tout d'abord l'intelligence du caractère national
des Anglo-Saxons et ne surent-ils pas gagner et maî-
triser les âmes en conciliant leurs habitudes ou leurs
idées itahennes avec la rudesse, l'indépendance, la
virile énergie des populations de race germaine.
Toujours est-il qu'il fallait du sang nouveau pour
infuser une vie nouvelle dans les germes épars ou
incomplets de la chrétienté anglo-saxonne, pour con-
tinuer et achever l'œuvre des missionnaires monas-
tiques du mont Cœlius. Ceux-ci auront toujours la
1, LiNGARD, Anglo-Saxon Church t. I, p. 40, 74.
EN NORTHUMBRIE. 479
gloire d'avoir les premiers abordé, défoncé, ense-
mencé ce sol fécond, mais rebelle; d'autres vont
venir arroser de leurs sueurs les champs qu'ils ont
préparés et récolter la moisson qu'ils ont semée.
Mais les fils de saint Grégoire n'en demeureront pas
moins devant Dieu et les hommes les premiers ou-
vriers de la conversion du peuple anglais. Ils ne
déserteront pas d'ailleurs leur tache. Comme des
navigateurs retranchés dans un fort construit à la
hâte sur la plage qu'ils veulent conqué^^ir, ils se
concentreront dans leurs premières et indestruc-
tibles fondations de Cantorbc'Tv, dans le monastère
métropolitain de l'église du Christ et le monastère
extra muros de Saint-Augustin ; ils y maintiendront
le dépôt des traditions romaines et de la règle béné-
dictine en même temps que cette citadelle de Pauto-
rité apostolique qui a été pendant des siècles le cœur
et la tête de l'Angleterre catholique.
APPENDICE
lONA.
(notes d'une visite faite en AOUT 18G2.)
(Voir pages 151 et 305.)
To each voyager
Some ragged child liolds up for sale a store
Of wave worn pebbles...
How sad a welcome!
Where once came monk and nun vith genlle stir
Blessings lo give, news ask, or suit prcfer...
Think, proud philosopher!
Fallen though she be, tliis Glory of the West,
Still on her sons Ihe beams of mercy shine;
And hopes, perhaps, more heavenly bright than thine,
A grâce by tliee unsought, and unpossess'd,
A faith more lixed, a rapture more divine.
Shall gild their passage to eternal rest.
WOUDSWOUTII.
Le voyageur qui arrive à lona avec l'espoir d'y trouver
d'imposantes ruines ou des sites pittoresques est singu-
lièrement trompé dans son attente. Rien, comme on Ta
dit dans le texte, de moins attrayant que cette île, du
moins au premier abord. A la vue de cette surface plate
et dénudée, on éprouve la sensation pénible que rend si
APPENDICE. 481
bien le mot intraduisible bleak, et l'on détourne invo-
lontairement les yeux de cette plage basse et sablonneuse
pour les reporter sur les hautes montagnes des îles et
des côtes voisines. A la longue, cependant, il se dégage
de l'ensemble modeste et grave, calme et solitaire, d'un
lieu si célèbre dans l'histoire des choses de l'âme, une
impression douce et salutaire. On se sent un peu re-
monté et on se dirige, à travers le pauvre village qui est
le seul lieu habité de l'île, vers les ruines dont on a lu
tant de savantes et splendides descriptions. Ici encore
nouveau mécompte. Ces ruines n'ont rien d'imposant,
rien surtout, absolument rien qui rappelle saint Co-
lumba, si ce n'est deux ou trois inscriptions en langue
irlandaise [eirsch ou erse), qui était celle dont il se ser-
vait. Mais elles n'en offrent pas moins un grand intérêt
à l'archéologue catholique, puisqu'elles se rattachent
toutes aux fondations claustrales ou ecclésiastiques qui
ont succédé au monastère de Columba. En se dirigeant
au nord, après être sorti du village, on arrive d'abord
aux débris d'un couvent de chanoinesses, fondation pos-
térieure au douzième siècle, mais qui avait survécu
quelque peu à la Réforme; transformée en écurie, puis
en carrière, l'église découverte subsiste encore et on
y voit le tombeau de la dernière prieure, Anna Mac
Donald; de la race des Lords ofthe isles, morte en 1543.
De là on passe au célèbre cimetière, qui fut pendant tant
de siècles le dernier asile des rois et des princes, des
nobles et des prélats, des chefs de clans et de commu-
nautés de toutes les contrées voisines, et, comme le dit
482 APPENDICE,
un rapport fait en 1594, u des meilleures gens de toutes
les îles, et par conséquent le lieu le plus saint et le plus
honorable de l'Ecosse. » A cette époque, on y voyait
encore trois grands mausolées avec ces inscriptions :
TUMULUS REGUM SCOTLE.
TUMULUS REGUM HIBERNLE.
TUMULUS REGUM NORWEGLE.
Il y avait même le tombeau d'un roi de France, dont
on ne donne pas le nom, mais qui aurait abdiqué avant
sa mort.
On ne montre plus que l'emplacement de ces mau-
solées. Une tradition plus ou moins authentique fixe à
huit le nombre des rois ou princes norwégiens enterrés
à lona; à quatre celui des rois d'Irlande, et à quarante-
huit celui des rois écossais. Mais tous les historiens sont
d'accord pour constater qu'Iona fut depuis les temps
fabuleux de Fergus jusqu'à Macbeth, la sépulture or-
dinaire des rois et des seigneurs de race scotique, et
même de quelques princes saxons, tels que Egfrid, roi
des Northumbriens, mort en 685^ . Shakspeare, avec sa
fidélité ordinaire aux traditions nationales, n'a pas man-
qué de faire transporter le corps de la victime de Mac-
beth à lona^.
La sépulture royale ne fut transférée à l'abbaye de
1. Ejus corpus in Hii insula Columbce sepultum. Simeon Dunelm, ap.
TwYSDEN, Scriptor., p. 3.
2. Voir le passage cité p. 294, note 1.
APPENDICE. 483
Diimfemline que par Malcolm Ganmore, le vainqueur et
le successeur de Macbeth, et le mari de sainte Margue-
rite.
Aujourd'hui, ce cimetière contient huit ou neuf ran-
gées de tombes plates très serrées les unes contre les
autres. La plupart sont en pierre bleue et revêtues de
figures sculptées en relief, d'inscriptions et d'armoiries.
On y distingue sur plusieurs d'elles la galère qui servait
d'enseigne héraldique aux Mac Donald, seigneurs des îles,
la plus grande maison du nord de l'Ecosse. Parmi elles
se voit la tombe de celui qui fut le contemporain du grand
roi Robert Bruce et le héros du poème de Walter Scott,
mort en 1387. On voit encore les tombes armoriées des
Mac Dougall, seigneurs de Lorn, des Mac Leod, des Mac
Kinnon, des Mac Quarie, et surtout des Mac Lean, c'est-
à-dire de tous les chefs de clans des régions voisines,
puis plusieurs tombes d'évéques, de prieurs et d'autres
ecclésiastiques du quinzième et du seizième siècle.
Au centre du cimetière s'élève une chapelle ruinée,
dite de Saint-Oran, d'après le nom du premier des
moines irlandais qui mourut après leur débarquement
dans l'île. Elle est longue d'une trentaine de pieds sur
quinze de large, avec un assez beau portail occidental
à plein cintre. C'est le monument le plus intéressant et
peut-être le plus ancien de l'île; car il passe pour avoir
été construit par la sainte reine Marguerite, femme de
Malcolm Canmore (f 1093), mère du roi saint David,
l'une des plus touchantes figures de l'histoire d'Ecosse
et de la chrétienté, régénératrice de la foi et de la piété
484 APPENDICE,
en Ecosse, et animée d'une grande dévotion envers saint
Columba par l'intervention duquel elle avait obtenu son
unique enfant après une longue stérilité'.
Avant d'arriver au cimetière et en le quittant on ren-
contre deux grandes croix de pierre, d'un seul bloc et
de douze à quatorze pieds de haut : l'une dite des Mac
Lean, et l'autre de saint Martin, les seules qui restent
des trois cent soixante qu'on dit avoir autrefois existé
dans Tîle, Toutes deux, plantées dans un piédestal de
granit rouge, sont d'une forme élancée, recouvertes
d'ornements sculptés, d'un style à la fois gracieux et
bizarre, que la mousse dispute aux regards. L'une d'elles,
celle des Mac Lean, passe pour avoir été celle dont parle
Adamnan, dans la Vie de Columba. On se demande com-
ment, avec les moyens en usage à une époque si re-
culée, l'on a pu équarrir, sculpter, transporter et dresser
des blocs de granit d'une telle dimension^.
On arrive enfin à l'église cathédrale ou plutôt abba-
tiale, vaste édifice oblong, en granit rouge et gris, de
cent soixante-dix pieds de longueur sur soixante-dix de
large dans le transsept, ruiné et sans toit comme tous
les autres, mais ayant conservé tous ses murs et plusieurs
grosses colonnes cylindriques rudement imagées, avec
les tombes d'un abbé du clan des Mac Kinnon en 1500,
et de divers chefs des Mac Lean. Sur la croisée du trans-
i. FonDUN, Scoti-c/ironicon, v. 37. Reeve's Adamnan, p. xxx et cdx.
2. Ces croix sont reproduites avec une grande exactitude dans le
tome n du grand et bel ouvrage de M. Stuart, que nous avons déjà signalé,
à nos lecteurs, Sculptured Stones of ScoUand.
APPENDICE. 485
sept s'élève une tour cariée qui se voit d'assez loin en
mer et qui est éclairée par des fenêtres pourvues de clô-
tures en pierres, ajourées ou découpées en losanges et en
cercles au lieu de vitraux, comme il s'en trouve encore
à Villers, en Brabant, et à Saint-Yinoent et Anastase,
près de Rome'. Le chevet du chœur est carré, et ne doit
pas remonter au delà du quatorzième siècle; mais d'au-
tres parties de l'église sont du douzième et du treizième^
Elle offre, comme la belle église abbatiale de Kelso,
dans l'Ecosse méridionale, cette particularité curieuse
que le chœur est deux fois plus long que la nef.
I/aspect sombre et triste de toutes ces ruines provient
en partie de l'absence de toute verdure et de ce lierre
qui, surtout dans les îles Britaniques, forme l'attrayante
parure des débris du passé.
Cette église devint, au quatorzième siècle, la cathé-
drale de l'évêché des îles. Cet évêché était celui dont le
titulaire résida plus tard à Man, l'une des Sudetr-i/s,
c'est-à-dire des îles situées au sud du promontoire d'Ard-
namurchan, et distinctes des Nordemeys, au nord de ce
cap, division qui date du temps des Norw égiens. De là
le titre à'Episcopus Sodorensis, et en anglais Sodor et
Man. lona devint la cathédrale de l'évêché pour les îles
restées écossaises, après la réunion de Man à l'Angleterre
par Edouard I".
Après la réforme et la suppression de tous les évêchés
i. Voir sur ces fenestrages en pierre les curieux travaux de M. Albert
Lcnoir, dans son Architecture monastique, V partie, p. 433 et 301, et de
M. Éd. Didron, Annales archéologiques, t. XXII, p. 45 et 201.
486 APPEiNDICE.
et monastères, décrétée en i^Qi par \r Convention des
États, le synode calviniste d'Argyle livra tous les édi-
fices sacrés d'ïona à une horde de pillards qui les rédui-
sirent à l'état oii on les voit encore. Pendant tout le
huitième siècle, les ruines et le cimetière étaient
abandonnés à la vaine pâture, la cathédrale servait d'é-
table; et ainsi se trouvait accomplie une prophétie en
vers irlandais attribuée à saint Golumba, d'après laquelle
un temps devait venir où les chants des moines seraient
remplacés par les mugissements des bœufs. Alors dispa-
rurent les trois cent soixante croix qui couvraient le sol
de l'île sainte, et dont la plupart furent jetées à la
mer. Quelques-unes furent transportées à Mull et dans
les îles voisines, et l'on en montre une à Gampbelton, qui
est un monolithe de granit bleu revêtu de sculptures. Dans
cette mêm.e île de Mull, on remarque une ligne de colonnes
isolées se dirigeant vers le point où Ton s'embarquait
pour lona, et destinée, selon la tradition locale, à guider
les pèlerins d'autrefois vers l'île sacrée. (Note du Ré-
vérend Th . Maclauchlan , à la Société des Antiquaires
d'Ecosse, en février 18G3.)
Depuis 1693 l'île appartient aux ducs d'Argyle, chefs
du grand clan des Gampbells, qui font veiller à la garde
des ruines. Elle leur rapporte un revenu annuel d'en-
viron 300 livres sterling (7,500 fr.). Elle renferme une
population de 350 habitants, tous presbytériens. Cette
population si restreinte, qui ne vit que du pro-
duit de la pêche et de quelques maigres champs fumés
avec du varech, où croissent des pommes de terre,
APPENDICE. 487
de l'orge et du seigle, mais où l'avoine même ne réus-
sit pas, offre cependant le curieux spectacle qui se re-
trouve jusque dans les moindres villages de l'Ecosse ; elle
a deux églises et forme deux congrégations : l'une dé-
pendante du culte officiel ou établi, dont les ministres
sont désignés par les patrons laïques et vivent des anciens
biens d'église; et l'autre ralliée à la Free Kirk, c'est-à-
dire au culte dont les ministres sont élus et entretenus
par des offrandes volontaires.
On peut consulter sur cette île célèbre d'abord le rap-
port de l'archidiacre Munro en 1594, puis le voyage
de Johnson aux Hébrides : Pennant's, Tour in the Hé-
brides; "^.X). Graham, Antiquities of lona, London,
1850, in-4'- avec planches; puis une bonne notice
dans le Gentleman' s Magazine, de novembre 1861 ;
et enfin un volume très complet, avec beaucoup de
planches, publié depuis la première édition de notre
livre, et intitulé : The Cathedral of lona, by Messrs.
BucKLERS, architects, ivith some account of the Early
Cellic Church and the mission of saint Columba, par
le docteur Ewixg, évêque anglican d'Argyll et des Iles.
Londres, 1866.
Nous ne saurions quitter lona sans ajouter un mot
sur Pile voisine de Staffa, qui renferme la fameuse
grotte de Fingall. Cette grotte, selon une légende re-
cueillie par des voyageurs allemands, aurait été habitée
et même creusée dans le roc par saint Columba. Elle n'a
été réellement connue et signalée au monde que par la
visite de sir Joseph Banks, en août 1772. On n'en voit
488 APPENDICE,
aucune mention antérieure, pas même dans le pre-
mier voyage du grand Johnson aux Hébrides, quoi-
qu'elle soit en vue d'Jona, qui ferme l'horizon au midi
quand on est dans la grotte, ce qui a inspiré à Walter
Scott ces beaux vers :
Where as to shame Ihe temples deck'd
By skill of earthly architect,
Nature herself, it seems, would raise
A Minsier to her maker's praise...
Nor doth its enlrance front in vain,
To old lona's holy fane,
Tliat nature's voice might seem to say,
« Well hast thou done, frail ctiild of clay!
Thy humble powers that stately shrine,
Task'd high and hard — but witness mine! »
Les Anglais et tous les voyageurs en général pro-
fessant un grand enthousiasme pour cette grotte qui,
comme chacun sait, forme une immense voûte où pé-
nètre la mer, et qui repose sur des rangées de colonnes
polygonales et symétriques en basalte, disposées comme
les cellules d'une ruche. Sir Robert Peel, dans un dis-
cours de 1837, a comparé les pulsations des flots de
l'Atlantique, qui se précipitent dans ce sanctuaire, aux
sons majesteux de l'orgue, mais, ajoute-t-il, l'harmo-
nie solennelle de ces vagues chante les louanges du
Seigneur sur une note bien autrement sublime que
tous les sons des instruments humains. Ce bruit est
en effet ce qu'il y a de plus grandiose dans ce site
célèbre. Le reste est une merveille de la nature fort
APPENDICE. 489
inférieure, ce nous semble, aux merveilles de l'art, et
surtout de l'art chrétien. La grotte de Fingall n'a que
soixante-six pieds de haut sur quarante-deux de large
et deux cent vingt-sept de long. Qu'est-ce que cela au-
près de nos grandes cathédrales et de certaines église^
monastiques telles que Gluny ou Vezelay?
II
CONCLUSIONS DES DEUX MÉMOIRES DE M. VARIN
SUR LES CAUSES DE LA DISSIDENCE EiNTRE l'ÉGLISE
BRETOiNNE Eï l'ÉGLISË ROMAINE
(r.ECL'EIL DES MÉMOIIIES PRÉSENTÉS PAR DIVERS SAVANTS A L'ACADÉMIE
DES INSCRIPTIONS. — V« SÉRIE, 1858.)
(Voir page 399.)
PREMIER MÉMOIRE
Ce premier mémoire est surtout consacré à une étude
géographique qui a pour but de fixer l'extension locale
de la dissidence celtique. Ces préliminaires posés, l'au-
teur recherche les causes historiques de cette dissidence
et annonce par anticipation ses conclusions dans ces
termes :
La lutte soutenue par les trois peuples celtiques
490 APPENDICE.
(Bretons^ Pietés et Scots) contre les apôtres romains de
la colonie saxonne provenait, selon les érudits angli-
cans des trois derniers siècles, de ce que la Bretagne
avait reçu la foi de PAsie et aurait ainsi communiqué
aux Pietés et Scots les doctrines antiromaines; les trois
populations, catéchisées par des Asiatiques, auraient re-
poussé le joug religieux que Rome apportait (sous pré-
texte d'évangéliser les Anglo-Saxons), non moins que
le joug politique des nouveaux conquérants. Or,
1- 11 n'y a jamais rien eu de commun entre les
usages de l'Asie et ceux par lesquels les trois popula-
tions insulaires différaient de PÉj^lise romaine.
2" L'origine de ces dissidences secondaires, en ce
qui concerne les Pietés et les Scots, provient de la
substitution postérieure d'usages bretons aux usages
que, dans le principe, ces mêmes peuples reçurent di-
rectement de Rome.
3" Ces usages, chez les Bretons même, ne remon-
taient pas à l'origine du christianisme dans les îles
Britanniques. Ils avaient leurs sources dans des cir-
constances purement accidentelles et complètement
étrangères à tout sentiment hostile envers l'Église
romaine.
A"" Les Pietés et les Scots ont reçu primitivement
de Rome, et non de la Bretagne, les lumières de PÉvan-
gile. Ils occupaient déjà à cette époque le terrain qu'une
école érudite prétend n^avoir été occupé par eux que
pins tard.
APPENDICE. 491
SECOND MEMOIRE
L'auteur résume ainsi qu'il suit le résultat final de
toutes ses recherches :
1° Les dissidences entre Rome et la Bretagne ont été
moins nombreuses, moins importantes et surtout plus
tardives que les novateurs ne l'entendent.
2" Elles n'établissent aucune relation entre la Bre-
tagne et l'Asie.
3° Elles ne prouvent rien contre Rome; sur les trois
populations dont se composait l'Église bretonne, deux
avaient adopté dès le principe les usages de Rome.
4° sur les six usages controversés,
Trois avaient leur principe dans l'esprit national et
nullement asiatique, savoir :
A. La tonsure, coiffure nationale, même f/rw/f^/^we,
celle des mages dont il est question dans les vies des
saints irlandais, comme opposant de grands obstacles
aux modifications de la foi;
B. La liturgie particulière pour la messe, comme il
y en a dans toutes les églises évangélisées par Rome,
la Gaule, l'Espagne, etc.;
C. L'aversion pour les clercs romains, repoussés
par sentiment patriotique comme apôtres de la race
saxonne ;
Et trois dans une adhésion malentendue aux doc-
trines mêmes de Rome;
492 APPENDICE.
D. Les cérémonies complémentaires du baptême^
dont parle Bede, II, 2, mais que les insulaires ne vou-
laient pas reconnaître, parce que leurs premiers apô-
tres, venus de Rome, ne leur en avaient rien dit;
£". Le comput pascal, que les Bretons maintenaient
tel qu'ils l'avaient d'abord reçu de Rome, sans vouloir
adopter la réforme introduite postérieurement par les
papes ;
F. Le célibat des clercs aussi sévèrement observé
parles Bretons que par les clercs romains; seulement
on y acceptait les monastères doubles connus en Orient,
c'est la seule voie par où s'étaient infiltrées dans l'ex-
trême Occident quelques-unes des traditions de l'Orient.
Sur les trois points principaux : IMa suprématie
de Rome, 2" la célébration de la Pâque, 3^ le mariage
des prêtres, l'Église bretonne ne s'est point écartée des
autres Églises occidentales; au moins durant les cinq
premiers siècles. Sur les trois points secondaires : 1° la
tonsure, 2® l'administration du baptême, 3° la liturgie, il
y avait des dissidences, mais elles étaient aussi grandes
entre la Bretagne et l'Orient qu'entre la Bretagne et
l'Italie.
FIN DU TOME TROISlliME.
TABLE DES MATIÈRES
DU TOME m .
LIVRE X.
ORIGINES CHBÉTIEiNNES DES ILES BRITANNIQUES.
Chap. l^\ La Grande-Bretagne avant la conversion des Saxons.
Pages.
Caractère du peuple anglais : héritier du peuple romain, il ne
lui emprunte que sa grandeur et son orgueil 3
D'où lui est venue sa religion? Des papes et des moines 8
Les moines ont fait l'Angleterre comme les évêques ont fait la
France 9
Les héros de la résistance à l'Empire : Caractacus, Boadicea,
Galgacus 10
Aucune trace du droit romain en Angleterre ; tout y est cel-
tique ou teutonique 11
La Bretagne est la première des nations occidentales qui sache
vivre sans Rome, et la première qui sache résister aux Bar-
bares 13
Ravages des Pietés 14
MOINES d'occ, m. 28
494 TABLE DES MATIERES.
Pages.
Arrivée des Anglo-Saxons en Bretagne ; ils y détruisent l'édi-
fice du christianisme primitif. 15
Origine du christianisme breton ; le proto-martyr saint Al-
ban " 1 G
Mission de Palladius, puis de saint Germain d'Auxerre 17
Bataille de Y Alléluia 19
Le Breton Ninian devient l'apôtre des Pietés du Midi Ib.
Son établissement à W'hitehorn 21
Férocité des Calédoniens 22
Sa mort 24
Glastonbury ; légende de Joseph d'Arimathie 26
Tombe du roi Arthur 28
Situation de la Bretagne de 450 à 550 29
Quatre races diverses : les Pietés, les Scots, les Bretons et les
Saxons 30
D'où viendra aux Saxons la lumière de l'Évangile? 32
Chap. II. Les saints et les moines du pays de Galles.
Les réfugiés bretons en Cambrie y maintiennent le génie de la
race celtique 35
Hommage rendu aux vertus des Gallois par leur adversaire Gi-
raldus 37
Musique et poésie : les bardes et leurs triades 38
Dévouement à la foi chrétienne 39
Le roi Arthur couronné par l'évêque Dubricius 40
Alliance des bardes et des moines JO.
Le barde surpris par l'inondation 41
Quelques noms surnagent dans l'océan des légendes 42
Action rjéciproquedeJaCambrie, de l'Armorique et de l'Irlande
les unes sur les autres 43
Légendes identiques 44
Passion des moines celtiques pour les voyages Ib,
Fondation des monastères épiscopaux deSaint-Asaph par Kenti-
gern 45
— De Llandaff par Dubricius. .. i 46
— De Bangor par Iltud, bandit converti et poursuivi par sa
femme 47
TABLE DES MATIÈRES. 495
Pages .
Saint David, moine-évêqiic ''•9
Il est le Benoît de la Cambrie «^l
Pèlerinage à Jérusalem, d'où il revient a^rchevêque 52
Droit d'asile reconnu 53
Il relève Glastonbury 54
Sa tombe devient le sanctuaire national de la Cambrie Ib.
Légende de saint Cadoc et de ses père et mère 55
11 fonde Llancarvan, école et nécropole de la race cambrienne. 59
Ses aphorismes poétiques 60
Ses vastes domaines 62
Il protège les cultivateurs 65
Jeune fille enlevée et reprise 66
Droit d'asile comme pour saint David 68
La Haine de Cadoc 69
Il se réfugie en Armorique, y prie pour Virgile 70
Il rentre en Bretagne et y périt sous le fer des Saxons 72
Son nom invoqué au Combat des Trente 7c
Sainte Winifrède et la fontaine de son martyre 74
Saint Beino, l'ennemi des Saxons 75
L'antipathie des Cambriens pour les Saxons est un obstacle à la
conversion des conquérants 77
Chap. III. L'Irlande monastique depuis saint Patrice.
L'Irlande échappe à la Rome des Césars pour être envahie par
la Rome des Papes 79
Les auxiliaires bretons de saint Patrice y apportent quelques
usages distincts des usages romains 81
Dissidence entre Patrice et ses collaborateurs Jb.
11 veut prêcher la foi à tous 82
Saint Carantoc 10.
Émigration des Cambriens en Hibernie et des Hiberniens en
Cambrie 84
Disciples de saint David en Irlande là.
Modonnoc et ses abeilles 85
Immense développement monastique de l'Irlande sous l'action
des moines cambriens 86
Les usages bretons ne touchent en rien à la foi 87
496 TABLE DES MATIÈRES.
Pages
Des familles ou clans se transforment en monastères avec leurs
chefs pour abbés 88
Les trois ordres de saints 89
Les missionnaires irlandais sur le continent ; leurs voyages et
leurs visions 90
Saint Brendan, le navigateur Ih.
Dega, moine, évèque et sculpteur 91
Mochuda, le berger converti par la musique 92
Prépondérance constante de l'élément monastique 93
Fondations célèbres 94
Monasterboyce, Glendalough et ses neuf églises Ib.
Bangor, d'où sort Colomban, le réformateur des Gaules 96
Et Clonard, d'où sort Columba, l'apôtre de la Calédonie . . 97
LIVRE XL
SAINT COLUMBA, APOTRE DE LA CALÉDONIE.
(521-597;
CiiAP- I«'. La jeunesse de Columba et sa vie monastique
en Irlande.
Les biographes de Columba 101
Ses divers noms 103
Son origine royale 1 04
Les rois suprêmes de l'Irlande Ib.
Les O'Neill et les O'Donnell 106
Hugues le Rouge Ib.
Naissance de Columba 108
Vision de sa mère Ib.
Son éducation monastique 109
Vision de l'ange gardien et des trois fiancées Ib.
Jalousie de ses camarades : Kieran; les deux Finnian 111
L'école de Clonard 112
L'assassin d'une vierge frappé de mort par la prière de Co-
lumba 113
TABLE DES MATIÈRES. 497
Pagea.
Son influence précoce en Irlande 114
Ses fondations monastiques, surtout à Durrow et à Derry 116
Son chant en l'honneur de Derry 118
Son goût pour la poésie 120
Ses relations avec les bardes voyageurs Ib.
11 est lui-même poète 121
Mais surtout grand voyageur et querelleur 123
11 a la passion des manuscrits Ib.
Longarad aux jambes velues et les livres à sacoches 124
Contestation sur le psautier de Finnian 125
Jugement du roi Diarmid, fondateur de Clonmacnoise 128
Protestation de Columba Ib.
Il s'enfuit en chantant le Poème de la confiance 129
Et suscite la guerre civile 132
Bataille de Cul-Dreimhne 133
Le Cathac ou Psautier des batailles ïb.
Synode de Teltovvn ; Columba y est excommunié 134
Saint Brendan se prononce pour Columba 135
Qui consulte plusieurs anachorètes 137
Entre autres Abban, dans la Cellule des Larmes Ib.
Le dernier de ses confesseurs, Molaise, le condamne à l'exil. 139
Douze de ses disciples le suivent dans l'exil; dévouement du
jeune Mochonna 140
Récits contradictoires sur les quarante premières années de
la vie de Columba 141
Chap. il Columba émigré en Calédonie. — Vile sainte d'Iona .
Aspect de l'archipel des Hébrides 142
Columba débarque d'abord à Oronsay, mais s'en éloigne, parce
qu'il peut encore apercevoir l'Irlande 147
Description d'Iona Ib.
Premières constructions du nouveau monastère 151
Ce qu'il en reste 152
Enthousiasme de Johnson en y débarquant au dix-huitième
siècle Ib.
Columba regrette amèrement sa patrie 153
Élégies passionnées sur les douleurs de l'exil 154
28.
408 TABLE DES MATIÈRES.
Pages.
Note sur le poème de l'Altus 156
Preuves de la persévérance de ce regret patriotique dans sa bio-
graphie 157
La cigogne venue d'Irlande à lona 158
Chap. IIL L'apostolat de Columba chez les Scots d'Ecosse
et les Pietés.
Transformation morale de Columba; ses progrès dans la vie
spirituelle 161
Son humilité; sa charité 162
Sa prédication par les larmes Ib.
La hutte qui lui sert de demeure abbatiale à lona Ib.
Ses oraisons ; ses travaux de transcription 163
La foule des visiteurs Ib.
Sa scrupuleuse sévérité dans l'examen des vocations monasti-
ques 164
Aldus le Noir, meurtrier du roi Diarmid, l'ennemi de Columba,
est rejeté de la communauté 165
Pénitence de Libran de la Jonchère Ib.
Il encourage les désespérés et démasque les hypocrites 168
Propagande monastique d'Iona ; les cinquante- trois fondations
de Columba en Ecosse 170
Ses relations avec les populations de la Calédonie 172
D'abord avec la colonie des Dalriadiens venus d'Irlande Ib.
11 éclaire et confirme leur christianisme imparfait 175
Embûches tendues à sa chasteté 176
Autres relations avec les Pietés, qui occupaient le nord de la
Bretagne 179
Columba est leur premier missionnaire 181
Les portes de la forteresse de leur roi Brude s'ouvrent devant
lui Ib.
Il lutte avec les Druides acculés dans leur dernier refuge 183
Il prêche par interprète Ib.
Son respect pour les vertus naturelles 185
Baptême des vieux chefs pietés Ib.
Son humanité : rachat de la captive irlandaise. 187
Voyages fréquents chez les Pietés, dont il achève la conversion
avant de mourir i89
TABLE DES MATIERES. 499
Pages.
Ses collaborateurs : Malriive et Drostan 190
Le monastère des larmes f91
CiiAP, IV. Columba sacre le roi des Scots;se rend à l'assemblée na-
tionale d'Irlande; y défend V indépendance de la colonie hi-
berno-scotique, et sauve la corporation des bardes.
Sollicitude passionnée de Columba pour ses proches et ses com-
patriotes 194
11 protège le roi Aïdan dans sa lutte contre les Anglo-Saxons
de Northumbrie 195
Ce même roi se fait couronner par Columba à lona : premier
exemple du sacre chrétien des rois 196
La Pierre du Destin : la descendance d' Aïdan 197
Synode ou parlement de Drumceitt en Irlande 199
Aëdh, monarque d'Irlande, et Aïdan, roi des colons irlandais
établis en Ecosse 201
L'indépendance de la nouvelle royauté écossaise est reconnue
par l'ascendant de Columba 202
Il intervient en faveur des bardes, dont la proscription est pro-
posée par le monarque 203
Puissance et excès de cette corporation Ib.
Columba obtient que le bon grain ne soit pas brûlé à cause des
mauvaises herbes 207
Chant de reconnaissance des bardes en l'honneur de leur sau-
veur 208
Columba, réprimandé par son disciple, ne veut pas que ce chant
soit redit pendant sa vie 209
Dévotion superstitieuse qui s'y attache après sa mort Ib.
Alliance intime de la musique et de la poésie avec la religion en
Irlande 211
Les bardes transformés en ménestrels sont les premiers cham-
pions de l'indépendance nationale et de la foi catholique con-
tre la conquête anglaise 212
Proscrits avec acharnement, ils persévèrent jusqu'à nos jours. 214
Les Mélodies Irlandaises de Moore 215
La museceltique au service des vaincus dans les Highlands d'E-
cosse comme en Irlande Ib.
500 TABLK DES MATIERES.
Pages.
Ch4p. V. Suite des relations de Columba avec l'Irlande.
Relations cordiales de Columba avec les princes irlandais 217
Prédictions sur l'avenir de leurs fils 218
Domnall, le fils du monarque, obtient le privilège de mourir
dans son lit Ib.
Columba visite ses monastères d'Irlande 220
Enthousiasme populaire dont il est l'objet 22 1
Vocation du petit idiot qui devient saint Ernan 222
Sollicitude de Columba pour les moines de ses communautés
éloignées ; il les préserve des accidents et des travaux exces-
sifs 223
Il exerce une juridiction sur les laïques 225
Baïthen, son cousin germain et son principal collaborateur Ib.
Hommage qui leur est rendu à tous deux dans une assemblée
de savants 226
Chap. VI. Columba, protecteur des matelots et d^s cultiva-
teurs, ami des laïques et vengeur des opprimés.
Sa sollicitude et sa charité universelle pendant toute sa vie de
missionnaire 229
Les moines matelots : soixante-dix religieux d'Iona forment
l'équipage de la flottille monastique 230
Leurs barques d'osier recouvertes de peaux 231
Leur hardiesse en mer 233
Le gouffre de Corry-Vreckan Ib.
La prière de Columba les protège contre les monstres de la mer. 235
La passion de la solitude les lance dans les mers inconnues et
leur fait découvrir Saint-Kllda, l'Islande, les îles de Fer. . . 236
Cormac aux Orcades et dans l'océan Glacial 237
Columba navigue souvent avec eux : ses voyages dans les Hé-
brides 239
Le sanglier de Skye 240
Il apaise les tempêtes par sa prière 241
11 invoque son ami saint Kenneth 2i2
11 est lui-même invoqué pendant sa vie et après sa mort comme
l'arbitre des vents 243
TABLE DES MATIÈRES. 501
Pages .
Objurgations filiales des moines quand ils ne sont pas exaucés. 244
Bienfaits conférés aux populations agricoles, démêlés au sein
des fables de la légende : Columba découvre des sources,
règle les irrigations et la pèche 246
Enseigne la greffe des arbres fruitiers 248
Obtient des récoltes hâtives 249
Intervient contre les épidémies Ib.
Guérit diverses maladies 250
Procure des outils aux paysans Ih.
Sa sollicitude spéciale pour ses moines laboureurs : il bénit le
lait qu'ils viennent de traire 251
Son souffle les rafraîchit au retour de la moisson Ib.
Le forgeron porté au ciel par ses aumônes 252
Relations avec les laïques dont il réclame l'hospitalité : prédic-
tion sur le riche avare ([ui lui ferme sa porte 253
Les cinq vaches de son hôte du Lochaber 254
L'épieu du braconnier Ib.
Il pacifie et console tous ceux qu'il rencontre 255
Ses menaces prophétiques contre les félons et les spoliateurs. 256
Châtiment intligé à l'assassin d'un exilé 257
Les brigands de race royale; Columba les réprime au risque
de sa vie 258
Il entre jusqu'aux genoux dans la mer pour arrêter le pirate
qui avait pillé son ami 261
Le porte-étendard de César et le vieux missionnaire 262
Ch vp. VIL Dernières années de Columba; sa mort, son caractère.
Columba confident des joies et consolateur des douleurs de la
vie domestique 263
Il bénit le petit Hector aux blonds cheveux 264
Il délivre une femme en couches Ib.
Il réconcilie la femme d'un pilote avec son mari 265
Vision de la femme sauvée, qui reçoit son mari dans le ciel. . 266
Il continue ses missions jusqu'à la fin de sa vie 267
Visions avant-courrières de la moit 268
La Colline des Anges 269
Redoublement d'austérités 270
502 TABLE DES MATIÈRES.
Pages.
La soupe aux orties pour toute nourriture 271
Une clarté surnaturelle l'entoure pendant son travail et ses
oraisons nocturnes Ib.
Sa mort est retardée de quatre ans, par les prières de ses com-
munautés 274
Ce délai expiré, il va prendre congé des moines au travail; il
visite et bénit les greniers du monastère 276
Il y annonce sa mort à son ministre Diarmid Ib.
Adieux au vieux cheval blanc 277
Dernière bénédiction à son île dTona * 278
Dernier travail de transcription Ib.
Dernier message à la communauté 279
Il meurt à l'église 280
Résumé de sa vie et de son caractère Ib.
Chap. VIII. Postérité spirituelle de saint Columba.
Sa gloire posthume : visions miraculeuses dans la nuit de sa
mort 286
Propagation rapide de son culte 287
Note sur son voyage fabuleux à Rome et à Tours pour y retrou-
ver les reliques de saint Martin 288
Ses funérailles solitaires et sa tombe à lona 289
Sa translation en Irlande, où il repose entre saint Patrice et
sainte Brigitte 290
Il est, comme Brigitte, redouté des conquérants anglo-nor-
mands 291
Jean de Courcy et Richard le Fort Archer : Les Vengeances
de Columba Ib.
Son image figure, en 1863, sur les bannières des mécontents
irlandais 293
Suprématie d'Iona sur les Églises celtiques de la Calédonie et
du nord de l'Irlande 294
Privilège singulier et primauté de l'abbé d'Iona à l'égard des
évêques 295
L'organisation ecclésiastique des pays celtiques est exclusive-
ment monastique , 296
Modération et respect de Columba pour la dignité épiscopale. . Ib.
TABLE DES MATIERES. 503
Pages
Columba n'a laissé aucune règle spéciale 297
Celle qu'il suivait ne se dislingue en rien des usages généraux
de l'ordre monastique 298
Elle constate l'exacte observation de tous les préceptes de l'É-
glise et confond toutes les chimères sur le protestantisme
primitif 299
Mais il fonde un Ordre qui dure plusieurs siècles, sous le nom
de Famille de Columb-Kill 300
L'esprit de famille ou de clan prédomine dans le monachisme
scotique 302
Ba'ithen et les onze premiers successeurs de Columba à lona
sortent tous de la même race que lui Ib.
Les deux lignées, ecclésiastique et la'ique, des grands fonda-
teurs 303
Le chef-lieu de l'Ordre est transféré d'iona à Kells, autre fon-
dation de Columba en Irlande , 3o5
Les Coarbs Ib.
Influence posthume de Columba sur l'Église d'Irlande Ib.
Lex Columb-CiUe 30G
L'Irlande monastique est au septième siècle le principal foyer
de la science et de la piété chrétienne Ib.
Chaque monastère est une école 307
La transcription des manuscrits, qui avait été l'une des princi-
pales occupations de Columba, continuée et propagée par sa
famille jusque sur le continent Ib.
Reproduction sculpturale des ornements calligraphiques 309
Annales historiques Ib.
Le Festiloge d'Angus le Culdee 310
Note sur les Culdees 311
Et sur la fondation de Saint-Andrew's en Ecosse Ib.
Propagation du monachisme irlandais au dehors 312
Saints et monastères irlandais en France, en Allemagne, en
Italie , 313
L'Irlandais Cathal vénéré en Calabre sous le nom de San Ca-
taldo 314
L'université monastique de Lismore : afiluence d'étudiants
étrangers, surtout d'Anglo-Saxons, dans les cloîtres irlan-
504 TABLt: DES MATIÈRES.
Pages.
dais , 314
Confusion sanglante de l'ordre temporel en Irlande 317
Guerres civiles et massacres perpétuels Ib.
Note sur les rois moines Ib.
Intervention patriotique des moines 319
Adamnan, biographe et neuvième successeur de Columba, et sa
Loi des Innocents Ib.
Ils sont tous chassés de leurs cloîtres par les Anglais 321
Influence de Columba en Ecosse 322
Vestiges de l'ancienne Église calédonienne dans les Hébrides . . 323
Apostolat de Kentigern dans le pays entre la Clyde et la Mersey. 324
Sa rencontre avec Columba 326
Ses relations avec le roi et la reine de Strath-Clyde 328
Légende de l'anneau de la reine Ib.
Ni Columba ni Kentigern n'agissent sur les Anglo-Saxons, tou-
jours païens et de plus en plus menaçants 330
Les derniers évêques de la Bretagne conquise abandonnent
leurs églises 332
LIVRE XII.
SAINT AUGUSTIN DE CANTORBÉRY
ET LES MISSIONNAIRES ROMAINS EN ANGLETERRE
(597-633)
Chap. l^ï". mission de saint Augustin.
Origine et caractère des Anglo-Saxons 335
Ils n'ont point à lutter, comme les Francs, contre la décadence
romaine 336
Les sept royaumes de l'Heptarchie 337
Institutions sociales et politiques, régime patriarcal et fédé-
ral 338
Souveraineté des propriétaires : le Wltena-Gemot ou parle-
ment 340
Inégalité sociale : les Ceorls et les Eorls; indépendance indi-
viduelle et fédération aristocratique 341
TABLE DES MATIÈRES. 505
Pages .
Fusion (les deux jaces 343
Les Bretons vaincus perdent la foi 344
Vices des vainqueurs Ib.
Esclavage ; commerce du bétail humain 346
Les jeunes Anglais au marché de Rome 347
Rachetés par le moine Grégoire 348
Élu pape, Grégoire entreprend de faire convertir les Anglais
par les moines de son monastère du mont Cœlius, sous la
conduite de l'abbé Augustin 350
Situation critique de la papauté 355
Voyage des missionnaires monastiques à travers les Gaules. 356
Leurs hésitations Ib.
Lettres de Grégoire Ib.
Augustin débarque au même endroit que César et les conqué-
rants saxons, dans l'île de Thanet 360
Le roi Ethelbert 361
La reine Berthe déjà chrétienne 362
Première entrevue sous le chêne : Ethelbert accorde la liberté
de prêcher 364
Entrée des missionnaires à Cantorbéry 365
Le printemps de l'Église en Angleterre 367
Baptême d Ethelbert Ib.
Augustin, archevêque de Cantorbéry 369
Le palais du roi changé en cathédrale Ib.
Monastère de saint Augustin hors des murs de Cantorbéry. , . 371
Donation du roi et du parlement 373
Chap. il Comment le pape Grégoire et Vévêqus Augustin gou-
vernèrent la nouvelle Église d'Angleterre.
Joie de Grégoire en apprenant le succès de ses moines 377
Ses lettres à Augustin 378
Au patriarche d'Alexandrie Ib.
A la reine Berthe 379
Envoi d'une nouvelle colonie monastique 382
Lettre au roi 383
Avertissement à Augustin sur ses miracles 385
Opinion de Burke 387
MOINES d'occ, III. 29
506 TABLE DES MATIÈRES.
Pages.
Réponse de Grégoire aux questions d'Augustin 389
Ménagements du saint pape pour les païens 391
Son admirable modération 393
Suprématie accordée à Augustin sur les évêques bretons 396
Elle le met aux prises avec les Celtes cambriens 397
Nature des dissidences qui séparaient les Bretons de l'Église
romaine 398
Célébration de la Pâque 399
Origine et insignifiance du différend religieux 401
11 s'aggrave et se complique par l'antipathie patriotique contre
les Saxons 402
Première conférence entre Augustin et les Bretons 403
Miracle de l'aveugle 404
Deuxième conférence Ib.
Rupture 408
L'abbé de Bangor Ih.
Prédication menaçante d'Augustin contre les moines de Ban-
gor, accomplie par le féroce Ethelfrid de Northumbrie Ib.
Suite de la mission dAugustin 411
Il est outragé par les pêcheurs de Dorsetshire Ib.
Fondations du roi Ethelbert; évéchés de Londres et de Roches-
ter 412
Lois d'Ethelbert; les premières rédigées par écrit; garantie
donnée à la propriété de l'Église 414
Mort de Grégoire et d'Augustin 416
Chap. III. Premiers successeurs de saint Augustin.
Réaction païenne.
Caractères particuliers de la conversion de l'Angleterre 420
Tous les détails en sont connus; elle n'a eu ni martyrs ni per-
sécuteurs 421
Elle a été l'œuvre exclusive des moines bénédictins ou celti-
ques 422
Tous les missionnaires romains furent moines ; les monastères
servaient de cathédrales et de paroisses 424
Laurent, premier successeur d'Augustin 425
Mellitus au concile de Rome en 610 426
TABLE UES MATIERES. 507
Pages
Lettre du pape au roi Ethelbert /i26
Moines d'origine saxonne 427
Efforts de Laurent pour amener la réunion des Bretons Ib.
La lettre aux évêques d'Irlande 428
Conversion des rois d'Est- Anglie et d'Essex 429
Fondation de Westminster 430
Légende du pêcheur 431
Le roi Sebert y est le premier enterré, note sur les sépultures
monastiques ; Nelson et Wellington 432
Canlorbéry et Westminster, la métropole et la nécropole natio-
nale des Anglais, sont dues aux moines 434
Mort de la reine Berthe Ih.
Et d'Ethelbert Ih.
Le nouveau roi de Kent, Eadbald, reste païen 435
Ses sujets retournent au paganisme, ainsi que les Saxons de
l'Est 436
Fuite des évêques de Londres et de Rochester 437
L'archevêque Laurent retenu par saint Pierre 438
Conversion d'Eadbald 439
Apostasie du roi d'Est-Anglie; il admet le Christ parmi ses
dieux Scandinaves Ib.
Mellituset Juste, deuxième et troisième successeurs d'Augustin. 441
Chap. IV. Première mission en Northumbrie. — Ses succès et son
désastre. — L'evêque Paulin et le roi Edmn.
Étendue et origine de l'établissement des Anglo-Saxons en Nor-
thumbrie 444
Grâce à leur compatriote Bede, leur histoire est mieux con-
nue que celle des autres tribus 445
Ida et Ella, fondateurs des deux royaumes de Deïra et de Ber-
nicie 446
Bamborough et la Belle-Traîtresse Ih.
Guerre des Norlhumbriens contre les Bretons : Ethelfrid le
Ravageur, vainqueur des Cambriens et des Scots sous Aïdan,
l'ami de saint Columba 447
Edwin, représentant de la dynastie rivale,, se réfugie en Est-
Anglie 449
o08 TABLE DES MATIÈRES.
Pages.
Vision et promesse 450
Au moment d'être livré à ses ensemis, il est sauvé par la reine 451
Il devient roi de Northumbrie 452
Puis Bretwalda ou chef de la confédération anglo-saxonne. . , Ib.
Liste des Bretwaldas 453
Il épouse la chrétienne Ethelburge, fille du roi de Kent 454
Mission de l'évêque Paulin, qui accompagne la princesse à
York 455
Influence des femmes sur la conversion des Saxons Ib.
Prédication infructueuse de Paulin ; lettres dn pape Boniface V
au roi et à la reine , 456
Edwin sauvé du poignard d'un assassin 458
Naissance de sa fille Ib.
Guerre contre les Saxons de l'Ouest 459
Hésitation d'Edwin 460
Dernier effort de Paulin. Edwin promet de se convertir après
avoir consulté son parlement 461
Discours du grand prêtre et du chef de guerre 462
Baptême d'Edwin et de sa noblesse 465
Évêché et cathédrale monastique d'York Ib.
Le roi et l'évêque travaillent à la conversion des Northum-
briens Ib.
Baptêmes en masse et par immersion 466
Paulin au midi de l'Humber 467
Fondations de South vvell et de Lincoln Ib.
Sacre d'Honorius, quatrième successeur d Augustin à Cantor-
béry 468
Lettre du pape llonorius aux deux métropolitains et au roi
Edwin Ib.
Prospérité du règne d'Edwin 469
Conversion de l'Est-Anglie 470
Fondation d'Edimbourg et conquête d'Anglesey Ib.
Sécurité publique; la femme et le nourrisson; les coupes de
cuivre 471
La tufa du Bretwalda Ib.
Ligue des Saxons et des Bretons de Mercie contre les Saxons
de Northumbrie sous Penda et Cadwallon 472
TABLE DES MATIERES. o09
Pages
Edwin est vaincu et tué 474
Ruine du christianisme en Northumbrie Jb.
Fuitede Paulin et d'Ethelburge 475
Ruine du christianisme en Est-Anglie 477
Échec des missionnaires romains Ib.
Leurs vertus et leurs défauts Ib.
11 ne leur reste que la métropole et l'abbaye de Saint-Augus-
tin à Cantorbéry, qui demeurent les deux citadelles de l'es-
prit romain 479
APPENDICE
L lona. (Notes d'une visite faite en août 1862.) 480
IL Conclusions des deux mémoires de M. Varin sur les causes
de la dissidence entre l'Église bretonne et l'Édise romaine. 489
FIN DK LA TARLR DU TROISIEME VOLUME.
lYPOGRArtlIE FIUMIN-DIDOT ET C'''\ — MESNIL (EURE).