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University of Ottawa
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LES NÉERLANDAIS EN BOURGOGNE
^
DU MEME AUTEUR :
Le Sentiment de l'art, ouvrage couronné par l'Académie
Française et par l'Académie de Lyon, (épuisé).
Les Clouet, i vol. de la collection <• Les Grands Artistes ».
Paris, H. Laurens.
Pour paraître prochainement :
Les Artistes Lyonnais, i vol. de luxe. Lyon, H.Lardanchet.
Les Néerlandais
EN
BOURGOGNE
PAR
Alphonse GERMAIN
COLLECTION DES
GRANDS ARTISTES
DES PAYS-BAS
BRUXELLES
LIBRAIRIE NATIONALE D'ART ET D'HISTOIRE
G. VAN OEST & Oe, ÉDITEURS
1909
^
Vézelay. — Eglise de la Madeleine
Le Portail vv Xakthex et la Nef
X. D. P/iot.
(p- 4.)
■^
Chapitre I.
L'ART EN BOURGOGNE
AVANT PHILIPPE LE HARDI.
Point n'est besoin d'étudier longuement l'art
exécuté en Bourgogne aux xiv^ et xv^ siècles pour
s'apercevoir que l'action des artistes néerlandais
fut, en cette province, aussi complexe que profonde.
Il n'y eut pas influence d'un art sur un autre art au
sens étroit du mot, les Bourguignons s'étant gardés
de toute tendance imitatrice ; il y eut, comme en
Hellade, vers le iii^ siècle avant notre ère, compé-
nétration de plusieurs arts, fusion harmonieuse de
divers éléments en un tout homogène. Œuvre facile,
au reste, les affinités ne manquant pas entre les
nordiques des Pays-Bas et les descendants des
Burgondes, et les artistes de ces régions ayant une
formation analogue. Très vigoureux déjà, quoi-
qu'encore imparfait au moment où s'éleva N.-D. de
Dijon, l'art Bourguignon ne fut pas transformé,
mais développé, vivifié, par la pénétration nordique
quelque soixante-dix ans plus tard. A aucun moment,
son évolution ne cessa d'être normale, car les ap-
ports qu'il reçut lui convenaient de tout point et
rien ne l'empêchait de se les assimiler le mieux du
monde, on s'en rendra compte bientôt. Mais avant
— 2 —
d'examiner ces apports et de rechercher comment
put s'exercer l'action néerlandaise, sachons d'abord
ce qu'était l'art Bourguignon avant l'avènement de
Philippe le Hardi.
Comme dans toutes les provinces de France,
les sculpteurs de figures en Bourgogne procèdent,
à l'époque romane, d'après les Byzantins. Au xi*
siècle, la plupart sont encore dans une période
d'archaïsme sauvage, dont nous donnent une idée
les chapiteaux de la crypte de St-Bénigne à Dijon.
Leur imagerie monstrueuse évoque la préhistoire
et présente un étrange composé de formules byzan-
tines et de souvenirs burgondes, surtout l'homme
des sjanboles évangéliques, déformation aussi sep-
tentrionale que barbare d'un motif d'orient (i).
Mais, dès le xii^ siècle, les imagiers tentent de
traduire avec fidélité visages et costumes. Les per-
sonnages mal dégrossis de la minuscule Cène qui,
du réfectoire de St-Bénigne est passée au Musée de
Dijon, laissent entrevoir un soupçon d'individualité
et leurs robes, en divers endroits, veulent échapper
à l'hiératisme. Le curieux Christ du tympan de
Thil-Chatel (Dijonnais), au type de pantocrator
émacié, et l'ascétique Ste-Magnance du tombeau de
(i) Des images d'une analogue barbarie se voient égale-
ment dans les églises de Vézelaj' (Auxois\ de Châtel-Censoir
(Auxerrois; et de Tournus (Bresse châlonnaise).
l'église de ce nom (Avallonnais) exhibent l'un et
l'autre une ébauche de physionomie.
Du XP siècle au XIP, les plus importants foyers
d'art se trouvent aux Abbayes de Cluny (Maçonnais)
et de Vézelay (Auxois) (i). Après y avoir suivi les
règles pratiquées sur les bords du Bosphore en
s'inspirant parfois, pour l'ornementation, du syrien
romanisé, comme au narthex de Vézelay, on y
travaille avec ardeur à naturaliser l'art. Et, comme
partout, les premiers essais se font sur le décor
ornemental. Lorsqu'on orne à Cluny les portails de
l'église, à Vézelay les arcades de la salle capitulaire,
c'est à la flore du pays que l'on demande des motifs.
Quand, dans la seconde de ces abbayes, on sculpte
le chapiteaux de la nef, environ un quart de siècle
plus tard, on s'applique avec soin à sortir des
raideurs. Les différentes scènes qui les illustrent
restent rudimentaires, au moins offrent-elles à la vue
autre chose que des larves. Ce sont des humains
angoissés qui regardent, au premier pilier, côté sud,
le Tapt d'un enfant par un aigle ; c'est un pâtre
intrépide que le David aux prises avec un lion au
(i) Rappelons que les Etats de Bourgogne renfermaient
la province de ce nom, divisée en duché et comtés, plus quatre
annexes : la Bresse, le Buge}', le Valromey et le pays de
Gex, Le duché comprenait le Dijonnais, l'Autunois, l'Auxois,
le Chalonnais, la Bresse chalonnaise et le pays de la Mon-
tagne (Chatillonnais). Les comtés étaient, avec celui de Bar-
sur-Seine, le Charolais, le Maçonnais, l'Auxerrois.
cinquième pilier, même côté ; au quatrième pilier,
côté est, l'inconnu qui lance une flèche et plus
encore celui qu'elle va traverser ont un embryon de
personnalité ; au septième pilier, même côté, St-Be-
noît et la ribaude qu'il repousse, au quatrième
pilier, face ouest, les ouvriers occupés à la mouture
du blé, incarnent des types ingénument représen-
tatifs d'une époque.
Au xii^ siècle, l'ornementation, en maint endroit,
n'est plus tributaire de l'orient. Pour les figures, si
l'on continue de les construire à la byzantine, on
désire que leurs faces ressemblent à celles des gens
qui les contempleront. Témoin le St-jfea7î -Baptiste
et VApôtre Philippe du Musée de l'église Véze-
lienne. Dans cette même église, les personnages du
Jugemejit Dernier de la façade et des trois portes de
la nef reproduisent les modèles figés de l'âge pré-
cédent, mais les figurines qui encadrent le tympan
central à l'intérieur du narthex et les têtes fixées
au mur, en face, ont déjà un caractère expressif (i).
Jusque dans les détails, on constate l'amour des
artistes pour la sincérité, leur souci d'arriver à la
bonne traduction. La robe aux plis curvilignes du
Christ qui trône au Jugement Dernier est une repré-
sentation exacte. A cette époque, en effet, le repas-
sage était inconnu ; on se contentait de faire sécher
(i) Le Jugement Dernier a été complètement refait lors de
la restauration de l'église.
Avallon. — Eglise Saint-Lazare
Le Portail (détail;
,\'. D. Phvt.
(p. 5).
les linges après les avoir tordus, puis on les serrait
dans des coffres, d'où ce genre de plis.
La recherche de l'expressif frappe également au
porche de la cathédrale d'Autun, dans les statues
de Lazare et de ses sœurs, surtout dans celles des
deux saintes ; dans les images des chapiteaux, voire
même dans les personnages du tympan qui semblent
invraisemblablement momifiés. On la reconnaît dans
les chapiteaux de la nef en cette même cathédrale,
et dans le S t- André et les deux saintes réunis au
fond du Musée Archéologique d'Autun (i). Ailleurs
les trop rares vestiges subsistants trahissent une
louable préoccupation de tout caractériser. Ainsi, à
Saint-Lazare d'Avallon, le saint, déjà bien Bour-
guignon, du portail de droite, les fragments de figu-
rines qui l'entourent et ceux du portail voisin, même
les deux tètes accolées à la façade septentrionale.
Ainsi, à Vermenton (Auxerrois), les statues mutilées
du portail et les scènes du tympan ; à Sainte- M a-
gnance, les deux bas-reliefs du tombeau, surtout
celui de droite, où un manant endormi, le chef sur
un squelette de tête de cheval, voit en songe
Ste-Magnance et Ste-Pallaie ; à Dijon, les chapi-
teaux de Saint-Philibert (2) {Nativité et Visitation
pas trop mal animées) ; à Saulieu (Morvan), les
(1) Musée très intéressant installé dans l'ancienne cha-
pelle de Saint-Nicolas, rue de ce nom.
(2J Eglise transformée en magasin à fourrage.
chapiteaux de Saint-Andoche, où la naïveté s'allie
exquisement à l'observation, surtout dans la Fuite
671 Egypte ; à Savigny-en-terre plaine (Avallonnais),
la statuette de saint évêque juchée dans une cha-
pelle de droite. A ceux qui façonnèrent ces reliefs,
il n'a manqué somme toute qu'un peu d'habileté, —
peut-être aussi de hardiesse, — pour s'affranchir
définitivement des réminiscenses. Malgré tout ce
qui les rattache à l'art de l'empire d'orient, leurs
travaux portent une empreinte occidentale. Toute-
fois ils se distinguent à peine, — par de menus
détails d'arrangement et de facture, — des ouvrages
sculptés dans les provinces voisines.
Il faut arriver au xiii® siècle pour trouver des
figures à caractères nettement bourguignons. Des
spécimens attachants nous sont alors fournis par
les statues d'anges et de saints de l'arcature de
Vézelay, le Christ bénissant et les saints du pignon
occidental de Saint-Père-sous-Vézela}', les anges de
la tour du nord, les têtes des médaillons avoisinants,
le mascaron de la façade, à droite, à la base d'une
statue détruite, la tête d'enfant à la retombée de
l'arc dans le chœur à droite (même église) ; les mul-
tiples masques et la religieuse au livre ouvert de
N.-D. de Semur-en-Auxois (i) ; les statues du portail
(i) Cette religieuse se présente en buste, derrière une
gargouille, au côté gauche de l'église, rue Notre-Dame. Des
séries de masques ornent la nef, le transept, le triforium de
l'église et l'extérieur du chevet ; en outre, il y en a un dans
de Saint-Thibault (Auxois) ; les masques de N.-D.
de Dijon (frise, trumeau intérieur, culs de lampe
extérieurs) ; les tètes de la cathédrale d'Auxerre
(collatéraux du chœur) ; l'homme accoudé au transept
nord de Saint-Seine-l'Abbaye (Dijonnais).
Les figures de Vézelay et de Saint-Père, ainsi
que celles de Saint-Thibault, se recommandent par
leur structure, surtout par celle de leurs faces, dont
beaucoup sont des portraits ; chose d'autant plus
remarquable qu'à ce moment les décorateurs des
grandes cathédrales synthétisent plutôt leurs têtes
pour les mieux adapter au mur. L'un des seigneurs
de Saint-Thibault retient par sa physionomie bien-
veillante qu'illumine un franc sourire. Les anges de
Saint-Père sont courtauds, mais médaillons et mas-
caron ont, en leurs genres, de rares qualités pour
l'époque ; et la tête d'enfant charme par sa fraîcheur
comme par son dessin. Les masques, les figurines
et la nonne de Semur vivent intensément et d'une
manière réjouissante ; les têtes auxerroises fleurent
aussi un bon parfum de réalité ; les masques dijon-
nais relèvent de la meilleure caricature, celle qui
porte à son paroxysme le caractère expressif (i).
Il faudrait pouvoir étudier les caractères bour-
l'abside, vers la chapelle de droite, et deux, très curieux,
dont un moine qui tire sa langue, à la porte percée dans le
transept gauche, près de l'élégant ciborium.
(i) Ceux de la frise ont été refaits au xrx^ siècle, mais
bien dans le caractère primitif.
guignons sur des centaines de statues et de bas-
reliefs ; par malheur, d'innombrables figures ont été
stupidement dégradées ou détruites. Et, parmi les
victimes des divers vandalismes, comment recon-
naître parfois les signes régionaux ? Qu'en reste-t-il
aux personnages du portail de N.-D. de Dijon, du
porche et des bas côtés de l'église de Saint-Père,
des bas-reliefs de la façade occidentale de Saint-
Etienne d'Auxerre ? A peu près rien. Fait d'autant
plus regrettable que quelques unes de ces figures
retiennent par leur bon arrangement, leur intelligente
exécution et, quoique mutilées, par leur vie. C'est
le cas de celles des bas-reliefs de Saint-Père, aux-
quelles il n'y a guère à reprocher que certaines
disproportions (i) ; de deux Prophètes du portail
central d'Auxerre, qui, bien que décapités, donnent
l'illusion de dialoguer (2). Ces figures égalent certes
i\] Deux de ces figures, maintenant sans têtes, sont as-
sises, en des poses d'un naturel parfait. Des deux autres, qui
se tiennent debout, la face très abimée, la meilleure est celle
de la femme, qui se recommande surtout par sa draperie.
Peut-être ces dernières représentent-elles les fondateurs du
monastère de Vézelay. Les unes et les autres sont sous le
porche.
(2) Quelques archéolognes regardent ces figures, comme
celles de Salomon et de la reine de Saba. Elles ont la même
attitude que les figures assises du porche de Saint-Père ; et,
comme elles datent à peu près de la même époque, il est
impossible de savoir si elles en sont une réplique ou si, au
contraire, elles leur ont servi de modèle.
Christ bénissant
(Eglise de Saint-Père-sous-Vézelayi.
(p. 6).
en force expressive celles des meilleurs morceaux de
l'ancien Jubé de Bourges.
D'autres sculptures n'ont encore aucun type pro-
vincial déterminé ou bien l'empreinte bourguignonne
ne s'y manifeste pas sans alliage (i). Ainsi les statues
de saints qui se morfondent au bas de l'escalier du
Musée de Semur-en-Auxois ; les figures du portail
de l'église de Mailly-le-Château (Auxerrois) ; le bas-
relief (Père éternel, scènes de la Passion), jadis à la
Sainte-Chapelle de Dijon, maintenant au Musée de
cette ville ; la mignonne Vierge debout dans une
niche et le petit Moine en prière, si naturel, du Musée
de la Société d'études d'Avallon ; le petit saint de
Savigny-en-terre-plaine (à gauche, dans la nef), le
Christ et la Vierge de la croix du cimetière de cette
église ; V Amour qui dort au soubassement du portail
central d'Auxerre. Cette dernière figure, sœur des
plus délicates statues de Paris, de Reims et
d'Amiens, charme par sa pose vraie, ses formes
souples, sa jeunesse, sa fraîcheur. En dépit d'une
(i) C'est surtout le cas des silhouettes de gisants gravées
sur les pierres tombales. On en voit de typiques spécimens
au Musée de la Société d'études d'Avallon (images des fondateurs
de l'Abbaye de Marcilly-les-Avallon, aux têtes anéanties),
dans l'église de Montréal (Avallonnais) et dans l'église
d'Anost en Autunois (image du sire de Roussillon). Les mau-
solées des ducs de la race capétienne, qui se trouvaient à
Citeaux, nous auraient peut-être fourni d'utiles renseigne-
ments ; les Impériaux n'en ont rien laissé !
— lO —
jambe malencontreusement entaillée comme par un
éclat d'obus, c'est une œuvre délicieuse.
Les artistes voyageaient beaucoup au mo5'en-
âge ; la Bourgogne était donc, comme les autres
provinces, sillonnée d'imagiers venus d'ailleurs, et
les siens travaillaient à l'occasion dans le voisinage
non sans y exercer une influence. Il y avait un
échange incessant de procédés et de formules entre
les artistes de France, aussi n'est-il pas toujours
facile de reconnaître l'origine de maintes œuvres
retrouvées loin du lieu où elles furent créées.
Le vouloir de réaliser un art naturel et vivant
s'affirme de plus en plus au xiv^ siècle. Au transept
sud de N.-D. de Dijon, la tête de bourgeois qui
semble sortir du mur grimace avec une vérité saisis-
sante, et ses traits livrent si clairement son caractère,
narquois, acescent, grincheux, voire quelque peu
gâteux, qu'on en peut regarder l'auteur comme un
Daumier de la sculpture. Aux retombées des voûtes
de l'église de Courcelles-les-Semur, des têtes de
paysans se détachent de la pierre non moins succu-
lemment ; et, avec le masque du bourgeois précité,
elles continuent en toute logique cet art d'incisive
psychologie et de malicieuse bonhommie ébauché
par les têtes du narthex vézelien et développé au
mieux par le mascaron de Saint-Père, les masques
de Semur (entre autres le moine qui tire sa langue)
et la plupart de ceux qui s'étalent à la frise de
Dijon. Au portail occidental d'Auxerre, la Bethsabée
II
et le David, dont les corps ont perdu leurs chefs
mais non leur souplesse, dégagent un charme de
scène vue. En outre, les figures qui symbolisent les
arts libéraux au-dessus de l'histoire du roi hébreu
intéressent comme des portraits, et celles qui déco-
rent les consoles du revers de ce portail et celles
qui supportent les culs de lampe du transept
méridional, retiennent par leur vigueur et leur par-
leure très bourguignonne.
Comme il arrive souvent chez les artistes doués
pour l'interprétation des caractères individuels, les
imagiers tendent à sacrifier le décoratif à l'expressif.
Les bas-reliefs inspirés par l'histoire de Joseph et
par lesquels on complète la décoration du portail
central d'Auxerre sont presque tous surchargés ; de
même ceux du maître-autel de Saint-Thibault (vie
du saint) et le Christ chez Simon du Musée de Semur.
Les scènes de la vie de St-Etienne racontées d'un
tour alerte sur le portail méridional de la cathédrale
auxerroise consistent en une juxtaposition de figu-
rines. Les scènes de l'apostolat de S*-Thomas au
portail des Bleds, à N.-D. de Semur, où d'ailleurs,
le Christ et l'apôtre forment un motif digne d'atten-
tion (i), manquent d'harmonie et d'air. Incontesta-
blement les qualités bourguignonnes se déploient
(i) Le Christ est laid, trivial, mais bien présenté ; l'apôtre
touche la plaie de son maître avec une expression et un geste
très heureusement notés.
— 12 —
moins bien dans les ensembles que dans les figures
isolées, comme le S' -Jean-Baptiste de Rouvre, statue
lourde et disproportionnée mais significative et
artiste (i), la Vierge en pierre de la rue des Merciers
dans Avallon, ou la Vierge en bois peint de l'abside
de N.-D. à Semur.
Toutefois, malgré que les artistes s'entraînent
à individualiser, il s'en faut que les caractères pro-
vinciaux apparaissent nettement dans toutes les
figures. On ne les soupçonne guère dans certaines
images, comme la Vierge en bois du Musée de
Cluny à Paris (don Timbal), qui cependant est
traitée en portrait. On ne saurait les chercher dans
des effigies de gisants, car les unes, comme celle de
Raous Chasoz de Layer (Musée de Dijon), ont le
visage dissimulé par leur costume ; et les autres,
comme celles d'Agnès de Dompierre (Louvre), du
chanoine Jean de Bonneval (cathédrale d'Auxerre),
de Jehan de Brasey (église de Bar-le-régulier, Auxois)
et de Guillaume de Brasey (église de Lucenay-
l'évêque, Autunois), manquent trop d'individualité (2).
Certaines silhouettes funéraires qui, du reste, parais-
sent des ouvrages étrangers, ont même leur face
(i) Exécutée peu après le milieu du siècle, puis perdue.
On l'a retrouvée en 1898.
(2) Mais elles n'en intéressent pas moins par leur dessin.
Agnès de Dompierre retient, entre toutes par sa simplicité
très caractérisante. Cette figure provient du prieuré de
Bonvaux (Dijonnais).
Figures sous une arcature
(Eglise de Saint-Père-sous Vézelay .
(p. 6).
— i3 —
réduite à l'état de schéma ; d'autres ont été amputées
de leur tête.
Quant aux tailleurs de figurines, ils retardaient
à l'ordinaire d'un ou plusieurs quarts de siècle. Ce
qui ne nuit, au reste, ni aux Anges et autres person-
nages du portail méridional d'Auxerre, ni à leurs
voisins du transept sud, ni aux savoureux petits
bonshommes qui se perchent et s'ébaudissent avec
des mines et des souplesses de lutins à la porte des
Bleds de N.-D. de Semur (rue Notre-Dame). Ils
évoquent encore la fin du Xlii^ siècle et n'en valent
que mieux. Au contraire, le petit St-Diacre assis du
Musée de L3'on reflète des défauts de statues bien
xiv^ et n'en est pas plus Bourguignon.
En peinture, il ne semble pas qu'il y ait eu
beaucoup de décorations murales avant Philippe le
Hardi, et l'on n'a pas trouvé trace, en ce genre,
d'une manière manifestement régionale. Les plus
notables fragments échappés à la destruction rééditent
les poncifs de l'art courant de leur époque. Ce sont,
pour le xii^ siècle : le Christ en majesté et le
tétramorphe, le Christ trioynphatenr à cheval et les
Anges delà Cathédrale d'Auxerre (chapelle absidale
de la crypte), l'Ascension d'Anzy-le-Duc en Brionnais
(abside de l'église) ; pour le xiii^ : les vestiges de
Vézelay (quelques taches pâlies sur un pilier du
chœur), de la cathédrale d'Auxerre (salle du trésor),
de Berzé-la-ville en Maçonnais (abside), de l'ancien
Saint- Vincent de Mâcon et de Saint-Philibert de
— 14 —
Tournus, en Bresse chalonnaise (nef, narthex et
crypte) ; pour le xiv^ : le Couronnement du même
Saint-Philibert, le S^-jfacqîies le Mineur et le St-Eloi
de la cathédrale d'Auxerre (transept méridional), la
Mort et la religieuse de N.-D. de Semur (au chevet,
à l'extérieur, où elle achève de périr) ; le Christ, les
symboles évangéliques et les saints, non moins mena-
cés, de Saint-Vorles à Châtillon-sur-Seine (voûte de
l'ancienne chapelle ducale) ; et, si l'on en juge par
son aspect, le Jugement dernier de Marey-sur-Tille,
en Dijonnais, que l'on a dépouillé de son suaire de
plâtre en 1897. Si les compositions et figures détruites
ressemblaient à celles qui restent, assurément la
Bourgogne a manqué de peintres originaux.
L'influence byzantine prédomina longtemps dans
les enluminures et les vitraux comme dans les pein-
tures murales ( i). Les différents monastères possé-
daient force étoffes et manuscrits apportés de l'orient,
en relations avec Cluny dès le second tiers du
Xii^ siècle (2). On s'en inspirait lorsqu'on ne les
copiait pas. C'est surtout dans les abbayes cluni-
(i) Il reste quelques vitraux du xin^ siècle à la cathédrale
d'Auxerre, à N.-D. de Dijon (ceux-ci bien archaïques) et à
N.-D. de Semur-en-Auxois (ces derniers restaurés).
(2) On peut se faire une idée de la plus ancienne manière
des miniaturistes formés à l'école de Cluny par la Bible du
xi^ siècle que conserve le Musée de Moulins ; elle a été
décorée par les moines de Souvigny, abbaye clunisienne du
Bourbonnais.
— i5 —
siennes que l'on pratiqua la peinture sous toutes ses
formes ; dans le rigide Cîteaux, on ne l'adopta que
pour représenter le Christ et décorer des croix de
bois.
Dans la première moitié du xiv^ siècle, d'assez
nombreux peintres sont établis à Dijon, les archives
nous l'apprennent ; mais rien ne reste d'aucun
d'eux (i). On ne sait même pas l'origine, la manière
et la valeur du Thierry et du Jean de Granson qui,
vers 1344, dirigèrent la décoration de la chapelle du
château de Montbard (Auxois). C'est donc seule-
ment les sculpteurs qu'il convient d'interroger sur
l'art bourguignon primitif. En comparant avec soin
les restes des parures monumentales et les fragments
épars dans les musées, on arrive à dégager les
caractéristiques principales de l'école qui travailla
sous les ducs Capétiens
Tailler des personnages avec vigueur et en toute
franchise, les animer, leur faire jouer un rôle, les
rendre à la fois expressifs et vivants, marquer
intensément leur personnalité ; telles semblent être
les préoccupations dominantes des artistes Bour-
guignons dès que les portails de Vézelay, d'Avallon
et de Saulieu ont leur illustration terminée. De
l'énergie, pas de goût ; beaucoup d'esprit d'obser-
(i) Les pièces qui livrent leurs noms ont été reproduites
dans les Mémoires de la Commission des Antiquités de la Côte d'or,
t. 12, p. 10 et s.
— i6 —
vation, un faible sentiment de la beauté; ainsi nous
apparaissent leurs qualités et leurs lacunes. Leurs
scènes sont à peu près toutes mal équilibrées et
lourdement construites ; et rien ne prouve, en
somme, que les exceptions, comme les bas-reliefs
d'Auxerre consacrés à l'histoire de David, soient
d'une main bourguignonne. Leurs figures, sauf
quelques statues des grandes églises et quelques
statuettes taillées au XIII® siècle ou dans son style,
exhibent presque toujours des formes gauchies, des
proportions invraisemblables ou rustaudes, si bien
que les profanes même en sont frappés. Mais re-
gardez les poses de ces figures ramassées, aucune
n'est aftectée ; examinez leurs têtes vulgaires, bien
peu sont insignifiantes et beaucoup, même mal
équarries, portent, avec les marques d'un terroir,
les indices d'une flamme intérieure.
Considérées d'ensemble, les oeuvres exécutées
dans les anciens Etats des ducs, du xii® siècle au
XIV®, laissent l'impression d'un art sincère, robuste
et sain. Issus d'une race forte, laborieuse, vaillante,
aimant boire la vie à pleins bords et toujours prête
à l'action, leurs auteurs les façonnèrent avec l'ardent
désir de faire parler la pierre ou le bois. Que leur
importaient la stylisation, la mimique et l'attitude
nobles ? Pourquoi s'en seraient-ils inquiétés, ces
descendants de Burgondes encore si près de la
nature ? N'avaient-ils pas mission de prêcher à leurs
frères ? Le mieux était donc de leur parler claire-
— 17 —
ment leur langue de chaque jour. Aussi marchèrent-
ils à leur but avec droiture et simplicité. C'est par
une syntaxe à bonne saveur bourguignonne que ces
imagiers naïfs arrivèrent au pathétique.
Mais les écoles sont comme les hommes, leur
évolution ne s'accomplit pas sans phases morbides,
sans troubles de toute sorte. Comme tant de leurs
confrères des autres provinces, nos Bourguignons
gâtent leurs dons dans la première moitié du xiv^
siècle. L'art traverse alors une crise en France : on
y veut, avec raison, donner une note nouvelle sans
cesser d'obéir aux principes des ancêtres ; mais on
applique mal les traditions parce que l'on néglige
trop la nature et, en cherchant l'élégance par des
modes inédits, on tombe dans le maniérisme. Le
contre-coup de cette crise se fait sentir en Bour-
gogne, où, d'ailleurs, deviennent rares les com-
mandes propres à stimuler le zèle et à décupler les
dons ; car les derniers ducs capétiens, menant un
train plutôt médiocre, se souciaient peu d'embellir
et leurs demeures et leurs églises. L'art bourguignon
est donc en état de marcescence lorsque Philippe
de Rouvre succède à Eudes IV. Sans doute on
taille, bien avant cette époque, quelques têtes d'une
rare puissance, comme le bourgeois de N.-D. de
Dijon, quelques corps appréciables, comme ceux du
portail méridional d'Auxerre, quelques figurines
spirituellement humanisées, comme les bonshommes
de la Porte des Bleds à Semur ; mais, autour de
— i8 —
telles œuvres, dont il faut certainement faire honneur
à des artistes formés au xiii^ siècle, les figures sont
disproportionnées plus que jamais et lourdes, tra-
pues à l'excès. Vainement les Bourguignons s'en-
trainent à portraire ; ils bâtissent les corps comme
s'ils suivaient un canon. Quand paraît Claus Sluter,
fort peu probablement sont capables de mener à
bien une œuvre d'importance puisque Philippe le
Hardi, avant tout épris de luxe et d'art, leur préfère
les imagiers des Pays-Bas et de l'Ile-de-France.
Chapitre II
L'ART DANS LES PAYS-BAS DES ORIGINES
A LA RÉNOVATION DU XIV^ SIÈCLE.
Examinons maintenant quel était l'art de ces
Néerlandais que Philippe le Hardi allait attirer dans
ses Etats de Bourgogne, essa3^ons de reconnaître
comment on sculpta et comment on peignit dans
les Pays-Bas de l'aurore du xi^ siècle au déclin
du xiv^.
Les plus anciens vestiges, — en général des
manuscrits, — portent l'empreinte byzantine et rap-
pellent les travaux analogues exécutés vers le même
temps dans les pays voisins. Rien d'étonnant à cela.
Du xi^ siècle au xiii^, les arts de notre occident,
uniformisés par l'inspiration chrétienne et tous
tributaires de l'empire d'orient, surtout pour la
technique, ne diffèrent entre eux que par quelques
nuances. Ils sont autant d'aspects d'un même art,
très un en sa variété. Les caractères des diverses
races que l'on y entrevoit ont comme un air de
famille {i).
(i) Que l'on examine, entre autres exemples, une curieuse
peinture sur bois de 1299, brutale, bourbeuse, mais vivante,
le Sauveur du Monde, suspendue dans la nef de N.-D. de Semur-
— 20 —
Les Pays-Bas avaient apparemment reçu de
bonne heure maints éléments d'art nordique ; on
aimerait donc à savoir quelle part leur firent les
imagiers et les peintres qui se multiplièrent dans les
années looo. Par malheur, il ne subsiste pas assez
d'œuvres pour nous renseigner sur ce point et les
textes sont avares de détails lumineux. Quelle fut au
juste l'action de ce Jean, le prêtre-artiste, qui vint
s'installer à Liège, après avoir travaillé à la cour
d'Othon, et y byzantinisa ? Quels furent les autres
initiateurs, d'où sortaient-ils, quelles traditions sui-
vaient-ils ? On l'ignore. Les artistes de la première
heure, — presque tous moines, — procédaient avec
une obéissance souvent regrettable : si vive était
leur dévotion pour le byzantinisme qu'ils en regar-
daient les poncifs comme de vénérables canons.
Néanmoins il arriva parfois qu'en quelques-uns
l'àme de la race se manifesta malgré le respect des
formules adventices. Peut-être est-il permis de voir
des manifestations de ce genre dans la recherche de
l'expressif qui distingue un Christ en croix du Collec-
tarium de l'abbé de Saint-Amand (xii^ siècle) con-
servé à la Bibliothèque de Valenciennes, et dans le
souci d'animer la scène liminaire du Traité de
en-Auxois (face à la chaire î. Entre cet ouvrage de l'école Ger-
manique et les figures flamandes et françaises septentrionales
de la même époque, que de traits communs ! Et cela frappe
d'autant plus que ce Christ a été repeint, donc altéré quelque
peu, en 1612.
Portail dk l'église de la chaktreuse he Champ.mol Dijon)
pp. 43. 56 et s.;
— 21 —
S*-Augustin sur la Trinité (même époque), jadis en
l'abbaye d'Anchin, aujourd'hui à la Bibliothèque de
Douai (i). Mais il faudrait des milliers d'images de
diverses matières pour étudier comme il convient
ces précieux bégaiements, ces éveils d'originalité
qui constituent la phase initiale de l'évolution de
nos arts !
En sculpture, les ouvrages du xii^ siècle sont
rares et, pour les motifs énoncés ci-dessus, ils n'ont
rien de particulièrement ethnique. C'est de la lourde
écriture commune à tant d'archaïques que sont
relatés les miracles de S*-Bavon sur le double
bas-relief du Musée de ce nom à Gand ; mais une
figure de dernier plan y exprime confusément une
conscience. Un désir très net de vérité se lit sur les
personnages énergiquement taillés au-dessus d'un
encadrement de porte à Sainte-Gertrude de Nivelles,
et une agréable douceur humanise la Vierge de Dom
Rupert (Musée archéologique de Liège) ; comme
exécution, ces images s'apparentent étroitement aux
statues de la tour de l'église d'Honnecourt (façade
méridionale) et aux débris de têtes du Musée de
Cambrai (arrachés au portail de la cathédrale de
cette ville), que l'on peut regarder comme des spéci-
mens de l'art français en voie d'affranchissement.
Quand cessèrent de byzantiniser les imagiers néer-
landais, nul ne saurait le dire ; en tout cas, il paraît
(i) Cette scène représente le Christ recevant l'hommage
du livre.
— 22 —
maintenant avéré qu'ils francisèrent au xiii*^ siècle.
« Nul peuple n'a subi plus continuellement ni plus
profondément l'action de ses voisins », dit des Belges
M. Pirenne (i).
On sait quel éclat merveilleux jette la France à
l'ère des grandes cathédrales, quel mouvement im-
pétueux et fécond naît du rajeunissement de son
art, enfin débarrassé des vieilles bandelettes qui
l'enserraient. Certes il était naturel que l'irradiation
de cet art s'étendit sur les Pays-Bas, si large ouverts
à l'esprit du pays de Philippe-Auguste et deSt-Louis.
Au reste, où n'accueille-t-on pas alors l'esthétique et
la manière françaises ? Elles libèrent de formules
caduques et s'imposent par des chefs-d'œuvre.
Toutefois les Néerlandais ne francisent pas en
imitateurs, ils travaillent avant tout à s'assimiler les
principes et les procédés de ces voisins qu'ils con-
sidèrent comme des éducateurs compétents. Celles
de leurs œuvres qui sont parvenues jusqu'à nous ne
ressemblent pas à tel ou tel groupe d'ouvrages
français, elles ont une saveur régionale comme celles
du Parisis, de la Beauce, de la Champagne, du Berry,
de la Picardie, de la Bourgogne. L'art français, il
importe de s'en souvenir, n'a pas pris, en se natio-
nalisant, un aspect unique, monotone ; grâce à ses
foyers provinciaux, si vivaces et si judicieusement
autonomes, il devient au contraire très varié. Eh
(i) Hist. des Belges, 1902, in 8°, Bruxelles, T. i, p. VIII.
23
bien ! le cousinage est évident entre ces foyers et
ceux des Pays-Bas Ces derniers reçoiv^ent la même
sève, la même inspiration, et, comme eux, ils ont
leur physionomie propre. Quiconque s'est pénétré
des caractères des figures sculptées au xiii^ siècle à
Chartres, à Paris, à Amiens, à Reims, à Vézelay et
Saint-Père, sentira ce qui distingue les œuvres
chartraines, parisiennes, picardes, champenoises,
bourguignonnes, des œuvres belges comme les an-
ciens Fonts baptismaux de Saint-Lambert à Liège
(aujourd'hui à Saint-Barthélémy), le lourd double
tympan de l'Hôpital Saint-Jean à Bruges (façade),
les statuettes des archivoltes du même édifice, la
typique Vierge de Saint-Jean à Liège, l'individuelle
Vierge en bois du Musée archiépiscopal d'Utrecht,
au visage quelque peu grimaçant mais aux formes
assouplies, \eSt-jfean l'Evangéliste en bois du Musée
archéologique de Namur, aux proportions établies
avec un désir de beauté dont y a peu d'exemples,
l'expressif St-Eleuthère orfévri de la cathédrale de
Tournai. L'origine de ces figures travaillées à la
française se devine à quelques nuances presque
indéfinissables, on peut dire que de tous leurs
galbes se dégage un arôme nordique. Même dans
l'Artois, alors à la France, et partant très imprégné
de son art, on relève des traces d'influences septen-
trionales, des tendances à caractériser : Christ dit
Grand Dieu de Thérouanne, qui retiendrait sans sa
vulgarité, Vierge et St-Jean (cathédrale de Saint-
— 24 —
Omer\ St-Omer, énergiquement tracé, et bas-reliefs
relatant ses miracles (N.-D. de Saint-Omer).
Il serait vain d'insister sur ce qui peut, dans
tous ces ouvrages, indiquer l'esprit nordique. Ce
qu'il sied de retenir, c'est que le souci de représen-
tation exacte qui s'affirmera dans le dernier tiers du
xiv^ siècle comme un caractère néerlandais n'est pas
encore apparu à la fin du xiil*. On voit assurément
des tètes qui reflètent une individualité, on n'a pas
encore retrou\'é de personnages à )a face recon-
stituée jusqu'en ses moindres particularités, à l'atti-
tude révélatrice d'une personnalité. Les figures des
gisants qui, plus tard, seront toutes traitées en
portraits, demeurent conventionnelles ou synthé-
tiques. L'image de Blanche de Castille (Saint-Denis)
a certes du caractère, en ce sens que les formes en
sont artistement construites ; elle n'accuse pas les
caractères de la défunte ; son auteur a mis tous ses
soins à la rendre décorative et il y a réussi. Quant
aux statuettes comme la courtaude Vierge en buis
du Musée de Lille, elles préludent seulement à cette
évolution qui se terminera d'une si magistrale façon
par les statuettes de bronze fondues par Jacques de
Gérines (Musée néerlandais d'Amsterdam).
L'inspiration française triomphe encore pen-
dant la première moitié du XIV^ siècle. Les comtes
de Flandre, d'Artois et de Hainaut prennent alors
le ton auprès du roi de France dont ils recon-
naissent la suzeraineté ; ils en adoptent les goûts,
JEAN MAICLWEEL (attribué à)
Christ mort soutenu par son' Père
lilusée du Louvre. Paris .
(pp. 46, 48, 49).
— 25 —
ils tâchent d'en reproduire le faste et les imitateurs
pullulent autour d'eux (i). L'or afflue dans les cités
flamandes et on y excelle à le dépenser comme à le
gagner. Les seigneurs accumulent les objets pré-
cieux, les dames rivalisent de magnificence. Rappe-
lons-nous le mot de Jeanne de Navarre à son entrée
dans Bruges en i3oi : « Je croyais qu'il n'y avait
qu'une seule reine en France et j'en vois ici plus de
six cents ! ». A la vue des richesse et des merveilles
étalées en son honneur, l'épouse de Philippe le Bel
n'avait pu retenir son dépit.
Libres, actifs, dûment organisés, les Pays-Bas
jouissent dès le début du siècle d'une si belle pro-
spérité que l'art y prend un admirable essor. C'est
entre la plupart des cités une noble émulation.
Nombreux sont les sculpteurs et les peintres à Gand,
à Anvers, à Tournai, à Bruges, à Louvain, à Ypres,
à Cambrai, à Lille, à Douai, à Valenciennes (où se
trouvent aussi des tapissiers et des brodeurs) et,
jusqu'aux invasions anglaises, à Arras. Leurs gildes
ne tarderont pas à se développer remarquablement
dans la plupart de ces villes.
Malheureusement, après s'être assimilé les prin-
cipes de leurs voisins, les artistes des Pays-Bas en
(i) Depuis qu'ils s'étaient unis à des princesses des
maisons de Valois, de Bourgogne et d'Anjou, Robert de Bê-
thune et Louis de Crécy devaient l'hommage-lige à la cou-
ronne ; ils le rendaient d'autant mieux que Philippe le Bel
avait pris de l'ascendant sur eux.
— 26 —
répètent les erreurs. Dans certaines décorations
d'édifices, ils se rattachent bien, — forcés du reste
en cela par les conditions du travail, — aux tradi-
tions ancestrales ; on le constate à la cathédrale de
Tournai (Vierge, Prophètes et Docteurs du portail
principaD et à N.-D. de Huy (scènes évangéliques
d'un tympan). Mais, dans les figures isolées, ils
s'arrêtent avec complaisance au genre conventionnel
et même au maniérisme dans lesquels se laissent
glisser les continuateurs des robustes imagiers de
l'époque précédente. Ce sont les exagérations de
France, — spirales que rien ne nécessite ou déhan-
chements excessifs, — que reproduisent la très
maternelle Vierge de la Cathédrale d'Anvers (chapelle
des Fonts) ; celle, à personnalité incontestable, de
l'église de Hal (portail sud) ; celle du Musée de
Tirlemont, dont l'exécution rachète par sa finesse
la vulgarité des reliefs ; celle de la collection du
C*^ Durrieu (Paris), Brugeoise artistement taillée ;
et surtout la Sfe-Catherifie de N.-D. de Courtrai, au
corps par trop contorsionné, à l'allure, quelque peu
poseuse. Les têtes de ces diverses statues témoignent
d'un effort sérieux pour arriver à la représentation
des caractères moraux. De même celles de la Vierge
et des deux cotiseillers qui l'entourent sur la pierre
commémorative du Musée d'Arras, du Sergent
(Varmesàn Musée lapidaire deGand, du St-Germain{7)
de N.-D. de Huy ; de quelques statuettes, telle la
Vierge, au visage lourd mais grave, réfléchi, du
— 27 —
Musée de Lille, et de quelques figurines d'ivoire,
telle la Vierge commune mais vivante du polj^ptyque
de la collection Ozenfant-Scrive (même ville). Par
contre, beaucoup d'imagiers continuent de sacrifier
les signes individuels, les détails des galbes, à
l'harmonie d'ensemble, comme dans l'image funéraire
de Robert d'Artois (i3i8 à i320, Saint-Denis), dont
la tête offre un heureux cas d'interprétation large
d'une physionomie.
Il y a lieu de croire que les peintres s'ouvrent
à peu près en même temps que les imagiers à l'art
de France. Mais comment juger de la peinture du
xiii^ siècle par des détrempes rudimentaires comme
celles de l'hospice de la Biloke {Christ bénissant la
Vierge, — St-Jean et St-Christophe) ? Que nous
apprennent ces personnages anguleux si ce n'est
l'inhabileté de leur auteur, encore si près des déco-
rateurs de la cathédrale de Tournai et du château
des comtes de Hainaut à Mons ? On ne peut même
pas relever convenablement les caractères de la
peinture du xiv^ siècle, à cause du petit nombre de
ses vestiges et de leur déplorable état. Il serait
téméraire de chercher les lignes essentielles d'un
genre et l'orientation de ses représentants dans des
restes de compositions sommaires comme la marche
des confréries et des corporations (chapelle de Leuge-
mete, Gand), comme le Christ et les saints de
l'ancienne église des Dominicains à Maestricht ;
dans des personnages à moitié évanouis tels les
— 28 — •
comtes de Flandre de N.-D. de Courtrai ou restaurés
sans tact tels le Robert de Béthune agenouillé dans
le chœur de St-Martin d'Ypres, et les portraits de
la chambre des échevins {même ville); dans des
tableaux encore barbares et hésitants comme le
Calvaire du Musée d'Anvers et celui de Saint-
Sauveur à Bruges. Quant aux effigies travaillées en
miniature, comme celles de Louis de Nevers, de
Marguerite de Flandre, de Louis de Maie et de
Marguerite de Brabant (Musée de Lille), quant aux
enluminures expressives, comme celles du Pèlerinage
de la vie humaine réalisées à l'abbaye de Saint-Martin
de Tournai (Bibliothèque de Douai), elles montrent
que, chez les peintres comme chez les imagiers,
plusieurs marchent vers l'individualisation alors
qu'autour d'eux on s'obstine à généraliser d'après
un formulaire. Toutefois il ne messied point d'accor-
der un regard à la Marche de Gand parce qu'elle est
la première manifestation connue d'un genre que le
peintre Louis de Mons, dans les années i37o,
développera dans la décoration du palais de Salle-
le-Comte à Valenciennes, et qui sera si fort goûté
dans tous les Pays-Bas : la représentation des anec-
dotes, des événements de la vie journalière (i).
Au milieu du siècle, un retour s'impose à l'école
de la nature, on le sent vivement dans les provinces
(i) Les scènes de genre peintes par Louis de Mons
n'existent plus.
CLAUS SLUTER
PriTS DES Prophètes (Daniel, Isaïe)
'Chartreuse de Chamiimol, Dijon,.
tpp. 60 et s.).
— 29 —
néerlandaises. Les artistes n'y sont pas doués pour
l'interprétation elliptique que réclame la décora-
tion monumentale et dans laquelle ont si bien réussi
les statuaires français contemporains de St-Louis et
de Philippe III ; comme tous les nordiques, ils lui
préfèrent les modes de figuration qui font revivre
avec soin les moindres signes particuliers et tout ce
qui révèle une personnalité. Peu à peu l'âme de la
race parle en eux, les pousse à l'étroite observation
des réalités, à la traduction littérale de ce qu'ils
veulent représenter, à l'écriture scrupuleusement
exacte des caractères moraux. Ces amoureux d'ana-
l3^se loyale, d'investigations patientes, de rendus
minutieux, ne sauraient se complaire longtemps dans
cette généralisation banale des formes, ce faux
idéalisme, qui, depuis une cinquantaine d'années,
paralyse l'art de leurs voisins. Le fourvoiement de
ceux-ci les frappe enfin et dès lors ils cessent de se
diriger sur leurs traces. Bientôt ils réagissent en se
jetant éperdûment dans l'étude directe de la nature.
Désormais ils poursuivront cette étude avec ténacité,
ils l'érigeront en méthode. La nature leur deviendra
l'inspiratrice par excellence, le guide le plus sûr, et,
pour la mieux honorer, ils s'attacheront, parfois
avec une étroitesse extrême, à en transcrire jus-
qu'aux menus détails.
Dans le dernier tiers du siècle, ce mouvement
de réaction infuse à l'art une vie nouvelle. Si des
tombiers tracent encore des visages linéaires comme
3
— 3o —
celui de ce Wouter Copman dont Saint-Sauveur de
Bruges conserve l'image, d'ailleurs très estimable
pour le pertinent équilibre et le dessin bien rythmé
des plis de son linceul ; si des ivoiriers, tel l'auteur
du polyptyque de l'Hôpital Saint-Jean à Bruges, ne
sont pas en notables progrès sur leurs prédécesseurs ;
que d'imagiers naturalisent avec ardeur ! André
Beauneveu, de Valenciennes, Jean de Liège, Jean
Bondolf, de Bruges, brillent entre tous et peut-être
sont-ils les initiateurs de cette évolution. De plus,
Beauneveu et Bondolf, qui s'adonnent aussi à l'enlu-
minure et à divers travaux de décor, entraînent
bientôt les peintres dans le mouvement rénovateur,
et d'autant mieux que la faveur de Charles V ajoute
à l'autorité de leur talent. A la fin des années i3oo,
ce n'est plus seulement dans les grandes figures,
comme la Vierge de N.-D. de Hal (portail nord), —
hélas ! trop probe traduction d'une bourgeoise trop
mal proportionnée, — que l'on s'entraîne à portraire ;
c'est aussi dans les statuettes. La paye des ouvriers
par les trois vierges (retable de Haekendover, près
Tirlemont) nous montre une attachante série de
personnages aux types saisis sur le vif et expressi-
vement notés. A contempler leurs faces parlantes,
on oublie les défectuosités des groupements auxquels
ils appartiennent. C'est un amusant exemple de
transposition de légende en tableaux de la vie jour-
nalière. Et les trois jouvencelles en bois du Musée
d'Ypres s'imposent non moins à l'attention par leurs
— 3i —
minois si intègrement reproduits en leur diversité.
Toutefois les sculpteurs n'arriveront pas, même au
siècle suivant, au degré de puissance expressive, à
l'artiste et passionné caractérisme des Bourguignons.
Ils s'en tiendront à une honnête portraiture d'hon-
nêtes modèles ; sauf l'anonyme qui modela les
figurines d'Amsterdam fondues par Jacques de
Gérines, — et n'est-ce pas un slutérien? — ils pro-
céderont avec une pondération et une ataraxie
imperturbables (i). Les peintres, à partir de Jean
van Eyck, les distanceront en maîtrise et en
hardiesse.
A peine rénové, l'art des Bays-Bas commence
de régénérer l'art français. Mais il ne s'ensuit pas
que tous les artistes néerlandais qui pénètrent en
Bourgogne dans le dernier tiers du xiv^ siècle y
donnent des exemples de naturalisme. En effet, tous
ne viennent pas de leur pays d'origine. Beaucoup
arrivent de Paris ou d'autres centres français, où ils
vivaient depuis longtemps, et leur manière est
presque toujours celle des ateliers de la capitale ; ils
n'ont pas encore ressenti les effets de la rénovation
qui se dessine dans leur patrie.
Dès le début du siècle, quantité de sculpteurs
(i) Sur les statuettes d'Amsterdam, qui rappellent peut-
être l'investiture de Philippe-le-Bon comme comte de Hollande,
voiries articles de M. Schmidt-Degener, Gazette des Beaux- Arts,
igoô, t. II, p. 93 et 94, yirt flamand et hollandais, i5 janvier et
i5 février 1907.
— 32 —
et de peintres avaient essaimé dans les provinces
septentrionales de France et surtout à Paris, où la
production artistique restait intense (i). Pour obte-
nir des travaux plus aisément, et peut-être aussi
pour suivre leurs goûts, ils s'étaient empressés de
s'assimiler les procédés des ateliers locaux, dont le
renom ne faiblissait pas, et leur nordisme en avait
pâti. Même ils s'étaient assimilé, non moins bien que
les Français, les éléments italiens répandus jusqu'à
Paris sous Philippe-le-Bel (2). Ce qui, du reste, n'a
rien d'étonnant puisque les écoles transalpines offrent
encore à ce moment plus d'une analogie avec les
écoles septentrionales et qu'elles ne sont pas sans
devoir quelque chose à la France. Nulle différence
entre les ouvrages français d'alors et les ouvrages
que l'on sait pertinemment avoir été réalisés, à la
même époque, dans les bassins de la Seine et de la
Somme, par des Néerlandais ; on le constate surtout
dans les miniatures.
Les Néerlandais qui remportent des succès à
Paris dans les cinquante premières années du siècle,
(i) Les commandes continueront d'y affluer, sauf aux
heures désastreuses, et la peinture murale y prendra une
grande extension. C'est dans les années i3oo que l'on décore
les hôtels Saint-Pol et de Savoisi, le vieux Louvre de
Charles V, et, dans les environs, le château de Bicêtre.
(2) Des Italiens sont installés à Paris au début du xrv^
siècle et deux d'entre eux, Philippe et Jean Rizuti, travaillent
pour le roi. Il y en a aussi à Lyon et ils sont nombreux dans
le midi.
- 33 -
le tombier Pépin de Huy, les peintres Jean de
Bruxelles et Jean de Gand n'ont donc pas d'autre
action que les Français qui florissent autour d'eux :
les imagiers Pierre de Chelles et Jean le Bouteiller,
les peintres Jean d'Auteuil, Jean Pucelle, Jacques
Maciot, Evrard et Girard d'Orléans, Jean d'Auxerre
et Jean Coste, le décorateur du château de Vam-
breuil en Normandie.
Il en va tout autrement des Néerlandais dont
Paris consacre la gloire dans la seconde moitié du
siècle : André Beauneveu, Jean de Liège, Jean Bon-
dolf, Jean de Cambrai, Jean de Marville, Jacques
Coene de Bruges. Ceux-ci sont imprégnés de l'esthé-
tique nouvelle et leurs œuvres la ra3'onnent. (i) Tant à
(t) Aussi faut-il regretter vivement de ne pas posséder
au moins leurs œuvres principales. On a tout lieu de regarder
Beauneveu comme l'auteur des statues funéraires de Charles V
(i364, Saint-Denis) et de Philippe VI (vers i365, Louvre), la
première bien supérieiire à la seconde qui n'a pas été faite
d'après nature. On sait qu'il a réalisé deux grisailles rehaussées
du ms. n" 11060 de la Bibliothèque royale de Bruxelles: la
Vierge et VEvfant entourés d'oiiges, Jean de Berry agenouillé près du
Baptiste et de V apôtre André ; et on lui attribue les enluminures
d'un Psautier du même duc de Berry (Bibliothèque nationale
de Paris, n° iSogi), dont les Prophètes et les Apôtres du début,
mal proportionnés ou vulgaires mais vivants, rappellent les
figures du manuscrit de Bruxelles.
De Jean de Liège, le Lovivre conserve les statues funé-
raires de Charles IV le bel et de Jeanne d'Evreux, auxquelles
il n'y a pas à s'arrêter parce qu'elles ont été exécutées comme
le Philippe VI, et Saint-Denis celle de Blanche de France,
travaillée très fidèlement en portrait, le nez suffirait à le
- 34-
cause de leur célébrité que de leur valeur, ils
exercent forcément une influence et sur leurs com-
patriotes francisés et sur les artistes français. Et
cette influence n'est pas moins salutaire sur ceux-ci
que sur ceux-là puisque, les ramenant à l'interpréta-
tion sincère, à Tétude directe des réalités, elle les
détournait par cela même de toute imitation. On en
voit un exemple topique à Saint-Denis ; c'est la
statue funéraire de Bertrand du Guesclin, taillée
entre iSSg et i3gy par Robert Loisel, élève de Jean
de Liège, avec l'aide de Thomas Privé. La face du
connétable rayonne de vie et d'individualité.
Très vraisemblablement, plus d'un artiste en
France avait compris, même avant l'avènement de
Jean le Bon, la nécessité de réagir contre les for-
mules conventionnelles, maints ouvrages autorisent
à le croire, entre autres le Philipt>e III de Saint-
Denis et le Guillaume de Çhanac du Louvre. Les
Jean Susanne, les Jean de Montmartre, les Jean
Lenoir, les Jean d'Orléans, les Etienne Lannelier,
prouver. De Bondolf, on n'a plus qu'une miniature à person-
nages : Jean de Vaudetar offtaiit une Bible à Charles V (i373,
Musée Westreenianum, La Haye). Mais ses dons de compo-
siteur et de peintre nous sont indiqués par les Tapisseries de
V Apocalypse i Saint-Maurice d'Angers), dont il a tracé les cartons.
A Jacques Cœne, le c*"^ Durrieu attribue le Jardin du Vieux de
la Montagne, scène d'un franc naturalisme peinte, au début du
xve siècle, dans le Livre des merveilles du monde (Biblioth. natl^/.
De Jean de Cambrai, on n'a rien d'authentique. Sur Jean de
Marville, le chapitre suivant renseignera.
— 35 —
les Colart de Laon eurent, il se peut, une action
bienfaisante ; mais incontestablement ce sont les
déracinés du Brabant, du Limbourg, de la Flandre,
de la Gueldre, de l'évêché de Liège, de la Hollande,
qui, sous Charles V, le « droit artiste et appris es
sciences », l'amateur au goût délicat, déterminèrent
la réaction naturaliste à laquelle l'art de la France
royale dut de rentrer dans la bonne voie. Cette
réaction n'était probablement pas commencée, ou
elle s'ébauchait à peine en i363, lorsque Jean le Bon
donna la Bourgogne en apanage à son quatrième fils,
Philippe le Hardi (i); les artistes néerlandais que
trouva celui-ci dans Dijon, voire même la plupart
de ceux qu'il y manda au début de son installation,
devaient donc en être encore aux méthodes d'antan.
(i) De io32 à i36i, la Bourgogne avait appartenu à des
ducs de la branche Capétienne. Le dernier, Philippe de
Rouvre, étant mort sans enfants, le duché fit retour à la
couronne de France.
Chapitre III
LES NÉERLANDAIS EN BOURGOGNE
SOUS PHILIPPE-LE-HARDL
C'est au milieu du xiv*^ siècle que les artistes
des Pays-Bas commencent de se répandre en Bour-
gogne par la Franche Comté. Dès i3i5, un ouvrage
de Pépin de Hu}^ (sans doute originaire de Huy,
près de Liège), la sépulture du comte Othon, prend
place dans l'abbaye de Cherlieu, au diocèse de
Besançon. Et très probablement dans les années
i35o, un autre monument funéraire, que son t3^pe
permet d'attribuer à quelque tombier belge, celui du
seigneur Mellot et de son épouse, est érigé dans
le cloître de l'abbaye de Fontenay (Auxois) (i).
Vers la même époque, un Bruxellois collabore avec
Jean de Soignolles à une tombe commandée pour la
Sainte-Chapelle de Dijon. Enfin les artistes néer-
landais se multiplient dans cette ville une fois que
Philippe -le-Hardi a pris possession du duché (1364)
(il Le gisant, M. Kleinclausz l'a démontré, est un frère
cadet de Guillaume IV ou de Guillaume V de Mellot ; il
vivait dans le deuxième tiers du xiv^ siècle. Ces statues ont
beaucoup souffert ; dans leur état actuel, elles semblent d'une
exécution un peu lourde. Cf. Gazette des Beat(x-Arts, igoS.
CLAUS SLUTER
Puits des Prophètes (Moïse, David)
Chartreu^e de Cliampmol, l)iion\
(pp. 60 et s.'
37
et surtout après son mariage avec la veuve de son
prédécesseur, Marguerite de Flandre (g juin i36g).
Non pas que la réunion des provinces Flamandes à
la Bourgogne provoque une migration d'artistes
septentrionaux en rendant plus faciles leurs dépla-
cements et plus grandes leurs chances de succès,
mais parce que le duc a toujours eu une prédilection
pour ceux-ci et sans doute aussi parce que la cour
de France les a mis à la mode. C'est donc à leurs
talents qu'il fait appel lorsqu'il décide d'embellir sa
demeure et sa capitale, et naturellement les maîtres
qu'il réunit recrutent de préférence parmi leurs
compatriotes les aides dont ils ont besoin.
Grâce à son mariage, Philippe se trouvait à
même d'accomplir de vastes desseins. Avec ses
droits futurs sur les provinces Flamandes, Mar-
guerite, fille unique de Louis de Maie, lui apportait
en dot le comté de Bourgogne (Franche Comté).
Aussi le roi d'Angleterre, Edouard III, avait-il
manœuvré longuement pour que son fils Edmond
obtint la main de cette opulente héritière. Mais leur
degré de parenté exigeait, pour qu'ils fussent unis,
des dispenses que le pape Urbain V crut devoir
refuser. Charles V, politique avisé, mit à profit cet
échec et le comte de Maie agréa pour gendre le duc
PhiHppe le Hardi (i).
(i) « Et me fut a donc dit, relate Froissait, que le comte
de Flandre, pour ce mariage laisser passer, reçut grand
profit, plus de cent mille francs, et demeurèrent encore la
— 38 —
Avec Philippe, un régime nouveau, une ère
nouvelle, s'inaugure dans les Etats de Bourgogne.
Le duc a des projets grandioses, il veut tenir un
rang princier, avoir une cour calquée sur celle du
roi, et, bien qu'il n'y doive résider jamais longtemps,
une capitale digne de ce nom. S'il n'a pas le sens
esthétique, les qualités d'amateur véritable de son
frère Charles V (i), il aime, comme lui, ce luxe de
haut style, de bel aloi, que, seul, l'art constitue. Il
a besoin de faste, il est avide de toutes les sensations,
depuis celles que procurent la plus splendide des
fêtes, la plus affriolante des œuvres plastiques,
jusqu'à celles qu'occasionnent un costume galam-
ment tourné, un impeccable objet précieux. C'est
un jouisseur raffiné, c'est un Valois. Il ne lui faut
donc pas seulement des architectes, des peintres et
des imagiers, mais aussi des ivoiriers, des brodeurs
et surtout des orfèvres.
« Le luxe des ducs de Bourgogne, relate L. de
Laborde, avait fait des orfèvres les associés et les
aides de leurs tailleurs ; les vêtements étaient litté-
ville de Lille et celle de Douay à lui, en charge de grand
argent que le dit roi donnoit à son frère en mariage et au
comte de Flandre... », L.IV., ch. CCLXXII.
Le comte de Flandre eut encore Orchies.
(i) Charles V ne se bornait pas à favoriser les arts par
ses acquisitions, il les avait organisés administrativement.
C'était aussi un noble ami des lettres et l'on vantait avec
raison la bibliothèque qu'il s'était composée. Hélas ! on devait
la vendre à Bedford en 1423 !
- 39 -
ralement couverts par les brillants produits de leur
métier. Or, dit Martial d'Auvergne, on s'harnachoit
d'orfavreriCy expression heureuse pour rendre cette
surcharge excessive et ridicule. Les dressoirs suc-
combaient en même temps sous le poids de la
vaisselle d'or et d'argent, les écrins des femmes
renfermaient des valeurs considérables, les trésors
des églises regorgeaient de châsses et de vases
sacrés.,.. » (i)
Enfin il est stimulé dans ses goûts fastueux par
les exemples des ducs d'Anjou et de Berry ; entre
ses frères et lui, c'est un tournoi de munificence. Il
se compose une maison et ses enfants auront la leur.
A Paris comme à Dijon, il prodigue les galas et s'y
montre magnifique. Tournois, joutes, banquets,
représentations de mystères et de sotties, il organise
tout avec une pompe royale. Il multiplie les com-
mandes d'oeuvres d'art dans la capitale du roi comme
dans la sienne (2) ; dans l'une et l'autre ville, ainsi
(i) Les Dites de Bourgogne, introduction, T. L. p. XX-XXI.
(2) Quelques unes de ses commandes nous sont connues
par les textes. On sait ainsi qu'il reçut de Perrin Denys,
imagier de Paris, en i388, « une ymaige de Notre-Dame tenant
en son giron ung Dieu de pitié, et deux ymaiges d'anges, tout
de bois enlevez » ; qu'il Ht faire, l'année suivante, son sceau
par Jean Fovet, orfèvre de Dijon ; et, en iSga-iSgS, deux
grands tableaux d'ivoire, la Passion et la vie de St-Jean-Baptiste
par Berthelot Héliot, un des rares artistes français demeurant
alors à Dijon. Statues et tableaux ne sont plus. Le sceau
représente le duc à cheval et brandissant son épée, image
encore bien raide mais d'une allure intéressante.
— 40 —
qu'en diverses cités flamandes, il entretient des
peintres et des imagiers officiels. A Paris, Jean de
Liège sera longtemps chargé des « menues œuvres »
de son hôtel d'Artois. A Ypres, Melchior Broeder-
lam exécutera pour lui de très divers ouvrages. Et
maints artistes s'occupent de ses nombreux châteaux:
tel Laurent à Hesdin. Mais c'est avant tout a Dijon
que Philippe accumule les actes somptueux. Pour y
remplacer le château des anciens ducs, ruine banale
et morose, il élève une tour en i366 (aujourd'hui
tour de Bar), et y instaure le logis de ses rêves.
Douze ans plus tard, pour avoir près de sa demeure
les religieux qu'il a en particulière estime, — car sa
poursuite des joies terrestres ne le détourne pas de
toute pensée céleste, — ainsi que pour placer dans
un cadre admirable et sûr son tombeau et ceux des
siens, il fonde une Chartreuse à Champmol, aux
portes de Dijon.
Comme la plupart des grands, il conservait ses
croyances tout en obéissant aux lois de la mondanité
et en agissant sans scrupules lorsque cela servait ses
projets ambitieux ; il s'arrangeait un catholicisme
commode dont ne souffraient point ses passions (l).
Néanmoins, comme beaucoup de jouisseurs, il véné-
rait les austères, les cénobites à vie mortifiée, se
figurant sans doute que leurs rigueurs ascétiques
(i) Son rôle pendant la minorité de Charles VI prouve
surabondamment qu'il n'était chrétien que de nom.
— 41 —
rachèteraient dans une certaine mesure ses excès et
ses fautes. D'autre part, à cette époque, où le
relâchement recommençait de contaminer une grande
partie du clergé, l'action des monastères rigides
était excellente sur les populations. Il fallait des
exemples vécus de christianisme intégral pour les
maintenir dans la foi, le devoir et l'ordre.
Par sa fondation d'une chartreuse, Philippe
satisfait sa piété tout en servant ses intérêts ; aussi
fait-il les choses largement. Il le peut d'autant mieux
qu'au début des constructions, en i383, Louis de
Maie étant mort, il devient effectivement comte de
Flandre. En outre, il s'est assuré depuis peu la
possession de la Flandre française. En effet, Charles V
ne lui avait cédé cette province en 1369 que pour
activer son mariage avec Marguerite, car sa politique
exigeait que l'héritage de celle-ci échut à un prince
de son rang. Mais il avait été spécifié entre les deux
frères que PhiHppe restituerait cette donation après
la mort de son beau-père. Or le roi mourut avant le
comte de Flandre et le faible Charles VI consentit
aisément à délier son oncle Philippe de l'engagement
que ce dernier avait pris naguère. Au milieu des
années i38o, notre duc se trouve donc dans une
situation très florissante; toutefois il a un tel génie
de la dépense qu'il irait infailliblement à la ruine si
la duchesse lui ressemblait. Heureusement Mar-
guerite possède à un assez haut degré les vertus
domestiques pour ne pas verser dans le luxe des
— 42 —
dames de la cour de France (i) ; elle se borne à
tenir son rang dans les grandes circonstances. Son
économie, sa modestie, son bon sens contre-balan-
cent la prodigalité et la mégalomanie de son époux,
qui, malgré les soucis de sa politique, poursuit sans
trêve la réalisation de son programme d'embellisse-
ment et ne cesse d'acquérir des gemmes et des
joyaux.
Après cinq ans de travaux diligemment menés,
la Chartreuse de Champmol est prête à recevoir les
moines qui lui sont destinés. En i388, le 24 mai,
fête de la Ste-Trinité, à laquelle est consacré le
monastère, on célèbre la dédicace de l'église. Et
bientôt la vie communautaire commence dans les
nouveaux bâtiments conventuels. L'architecte, le
fameux Drouet de Dammartin, a fait ses preuves au
Louvre de Charles V, au château de Nesle du duc
de Berry, à la cathédrale de Troyes (dont il édifia
la grande rose) et au château de l'Ecluse, qu'il vient
de bâtir pour Philippe sur la littoral de la mer du
Nord. C'est à bon escient que le duc l'a nommé
« maistre général de ses œuvres de maçonnerie pour
tous ses païs ». A Champmol, Drouet a donné la
plénitude de sa mesure ; il a tout tracé, même les
lignes essentielles de la décoration; il a tout combiné,
tout inspiré, si bien que cet immense ensemble eut,
(i) Ce luxe était déjà inouï sous Charles V, l'écuver
Eustache Deschamps, dit Morel, nous l'apprend dans ses
Poésies morales et historiques.
-43 -
malgré la diversité de ses parties, une effective
unité (i).
Par ses aspects comme par ses plans , la
Chartreuse dijonnaise ne différait guère des autres
moutiers de la famille de St-Bruno ; car, selon la
règle de ce fondateur, les bâtiments doivent avoir
une simplicité et une pauvreté telles que le type
n'en saurait beaucoup varier. Mais l'église était
splendide. Dans les couvents des ordres les plus
renonces, on s'applique toujours à bien orner le
sanctuaire ; on tient à y honorer, même au moyen
de la matière, celui qui vient y renouveler le
sacrifice du Calvaire ; Philippe le magnifique se
devait de pousser jusqu'à l'émerveillant la parure
du temple qu'il élevait à la gloire et louange du
Dieu un en trois Personnes. De la rose du portail
à la moindre ornementation, des stalles du chœur
aux lanternons de la voûte, des grandes sculptures
au plus modeste objet du culte, tout avait été con-
struit avec des soins extrêmes, un réel souci de
beauté. A l'extérieur, les regards allaient des pina-
cles aux gargouilles, du coq d'airain juché sur
le clocher à l'ange veillant au chevet, un étendard
au poing, et s'arrêtaient longuement aux statues du
portail : la Vierge recevant les hommages du duc et
(i) Drouet avait sous ses ordres les maîtres maçons
Jacques de Neuilly et Jean Bourgeois ; à partir de i387, il
leur confia le soin de diriger les derniers travaux de con-
struction.
44
de la duchesse présentés par St-Jean-Baptiste et Ste-
Catlierine. A l'intérieur, l'attention était sollicitée
par le maître-autel aux colonnes illustrées d'anges,
au riche triptyque représentant Y Annonciation, la
Visitation et V Assomption ; par les sépulcres de
Philippe-le-Hardi et de Jean-sans-Peur élevés dans
le choeur ; le groupe de la Trinité qui dominait
l'abside ; une Pieta placée on ne sait où ; 1' « Yniaige
de Dieu y>, les statues de la Vierge, de St-Michel, de
Ste-Anne, du Baptiste, de St-Ajitoitie et de St-Georges
réunies dans cette partie de l'oratoire ducal qu'on
dénommait chapelle aux Anges ; divers retables à
grand effet; la chaire et le jubé en bois sculpté ; le
lutrin en cuivre jaune constitué par un aigle enlevant
deux reptiles ; les verrières où l'image de Marie
alternait avec les armes ducales (i). Dans ie grand
cloître, enfin, on admirait le Puits des Prophètes,
célèbre presque au lendemain de son inauguration.
Ces Prophètes, il conviendrait que nul ne l'igno-
rât plus, ont pour auteur Claus Sluter, dont on
verra bientôt la valeur et l'action. L' « Ymaige de
Dieu », le St-Michel tenant Satan enchaîné, la Ste-Anne
et le St-Georges de la chapelle aux Anges, statues
hélas disparues, étaient aussi son œuvre. De même
(i) Les armes du duc étaient ainsi constituées : six
pièces d'or et d'azur en bandes, bordées de gueulles, écar-
telées de France en chef, semé de fleurs de lis. Les armes de
la duchesse étaient celles de Flandre : d'or à un 13'on de
sable moufle de srris.
CLAITS DE WERVE
Plhuraxt du mausolée de Ph.ilippc le Hardi
Musée de Cluny. Paris). 'P- So).
-45-
s.
la Pieta, également détruite, et, très probablement,
les figures du portail, sauf la Vierge. Les sépultures
des ducs seront étudiées plus loin. Le groupe de la
Trinité, qui n'existe plus, avait été taillé par Jean
de Marville. On ignore de quelles mains étaient
sorties la Vierge du portail, encore debout ; la
Vierge, le Baptiste et le St-Antoi7ie de la chapelle
aux Anges, dont rien ne reste ; par contre, on sait
que les statues et le triptyque de cette chapelle
avaient été recouvertes de tons par Jean de Beau-
mez, qui peignit aussi divers retables et la voûte de
l'église. Deux autres retables en bois doré furent
sculptés par Jacques de Baërze et l'un d'eux historié
de peintures par Melchior Broederlam (i). Le
maître-autel et le lutrin avaient été confiés à Joseph
Colart, les vitraux des trente fenêtres à Jean le
Thioys et à Robert de Cambrai (2). La chaire et les
vantaux du portail furent sculptés par le charpentier
Jean de Liège, homonyme du célèbre imagier. En
outre, Jean de Beaumez avait exécuté plusieurs
tableaux pour les cellules des moines ; Jean Mael-
weel une scène au thème inconnu, à l'entrée du
(i) Les sculptures de ces retables représentent, sur
V un : V Adoration des Mages, la Calvaire, V Ensevelissement ; sur
l'autre : la Décollation de St- Jean-Baptiste, des Scènes de Martyres,
la Tentation de St-Antoine.
(2) Le premier de ces « voirriers " fit aussi deux vitraux
pour la chapelle fondée par la Duchesse Marguerite à N.-D.
de Dijon en i384-i385.
- 46 -
parloir ; Henry, dit Bellechose, une Mort de Notre-
Dame et une Légende de St-Denis.
On sait comment la Chartreuse de Champmol
a péri dans la tourmente révolutionnaire ; chaque
pierre des bâtiments fut vendue et peu s'en fallut
qu'aucune statue n'échappât à la destruction. Tout
a été dit sur cet acte de haine aveugle, cependant
il n'est pas inutile de continuer à le flétrir ; à force
de souligner la sauvagerie et la stupidité de tels
vandalismes, peut-être arrivera-t-on à en réduire
le nombre.
Sur l'emplacement de l'ancien monastère, il
reste le portail de l'église avec ses panneaux et ses
figures mutilées, la vis de l'oratoire ducal, le pîiits
des Prophètes et les portes d'entrée. D'autres œuvres
et d'autres fragments, sauvés avec les sépultures des
ducs, été ont recueillis dans quelques musées. Celui
de Dijon a les tombeaux, le torse du Christ qui sur-
montait le puits, un bras de la Madeleine du même
ensemble, les deux retables de Jacques de Baërze et
la partie supérieure d'un meuble de bois à pinacles
ajourés (peut-être la chaire). Le Louvre conserve
un Christ mort soutenu Par son Père, attribué à
Maelweel, et la Légende de St-Denis de Bellechose ;
le Musée de Troyes un Christ mort sur les genoux de
sa Mère, presque homologue au tableau du Louvre,
même par sa facture (l).
(il Ces Christs peints sur des subjectiles de bois arrondis
étaient d'un transport facile. Le duc emportait avec lui le
— 47 —
C'est tout ce que nous avons pour étudier l'art
des imagiers et des peintres qui travaillaient autour
de Sluter; et les textes ne nous apprennent que peu
de chose à leur sujet. Jean de Marville était au
service de Philippe depuis au moins i372. Le bon
imagier wallon appartenait au groupe des artistes
distingués par Charles V, ce qui permet de présumer
qu'il était avec les rénovateurs ; en i36g, alors que
Jean de Liège élevait un monument destiné à
recevoir le cœur du susdit prince, dans une chapelle
de la cathédrale de Rouen, il avait taillé dans le
même endroit « certaines ymages ». Arrivé à Dijon
trois ans plus tard, il y ouvrit un atelier officiel et,
jusqu'à sa mort, soit jusqu'en i38g, il fut l'ordonna-
teur de tous les travaux de sculpture commandés
par le duc.
Jacques de Baërze était de Termonde (Flandre
Orientale) et y habitait. Ses retables, qui datent de
i3gi, ont été conçus comme ceux du xiil* siècle,
mais la manière dont il a entassé leurs personnages
nuit à l'effet décoratif des deux ensembles. Et il s'en
faut que toutes les figures soient animées ; il n'3^ a
guère de bien venues que celle du St-Georges, sur le
retable qui possède encore ses peintures, et, sur
l'autre, celles de quelques saints des volets.
Noire-Seigneur de Pitié du Louvre toutes les fois qu'il voyageait.
On enfermait alors le tableati dans un étui de cuir, ouvraj^e de
Gilles le cofifrier.
- 4S -
Sur Jean de Beaumez, on ne sait rien sinon
qu'il était, depuis i36i, bourgeois de Valenciennes»
où il avait peint l'image de la Halle des Jurés, et
qu'il avait été engagé par Philippe, à Paris, en
1375 (i).
Jean Maelweel, issu d'une famille de la Gueldre,
était parisianisé, lui aussi, quand le duc le prit à son
service, à la fin de l3g7, pour remplacer Jean de
Beaumez qui venait de mourir. Philippe l'appréciait
si fort qu'il s'intéressait aux siens avec sollicitude ;
deux neveux de ce peintre ayant été pris et rançonnés
par les Brabançons, il s'empressa de les racheter (2).
Maelweel travailla dans Dijon jusqu'à sa mort, en
mars 1414. Le seul de ses tableaux dont on connaisse
le sujet, — les Apôtres et St-Aiîtoine, — exécuté en
(i) Ironie des documents ! On ignore quels tableaux il
fit pour la Chartreuse, mais on sait qu'il fut aidé en « certains
ouvraiges de painture » par un Girart de la Chapelle, habitant
à Dijon en iSSg-iSgo, et, en iSgo, par un Guillaume de Fran-
cheville, domicilié dans la même ville, et par un Arnoul ou
Raoul Picornet, qui décora la salle dite des Brebis et la
chambre de Marguerite au château de Germolles, figura les
Apôtres au château d'Argill}' et teinta l'écusson de la Sainte-
Chapelle Dijonnaise.
(2) Il avait été, d'ailleurs, la cause involontaire de ce
méchef. C'était en 1400. Une épidémie a3'ant éclaté dans Paris
où les jeunes gens apprenaient l'orfèvrerie, Philippe les avait
fait retourner dans leur pays. Au cours de ce voyage, ils
avaient été capturés à Bruxelles et, sans l'intervention du duc,
il leur serait arrivé malheur, car leur mère se trouvait dans
l'impossibilité de payer la rançon exigée d'eux.
CLAUS DE WERVE
Pleurant du mausolée de Philii)pe le Hardi
ilusée de Clunv. Paris .
(p. 80).
— 49 —
i3g7, ne nous est point parvenu. Les deux motifs
au Christ mort qu'on lui attribue sont de simples
assemblages de portraits, dont aucun n'est vraiment
significatif. Mais au moins y démêle-t-on un louable
désir d'arriver au dramatique en restant vrai. Au
compte de leur auteur, on pourrait mettre encore,
selon M. Salomon Reinach, deux miniatures d'un
missel qui, jadis au monastère de Salem, se trouve
aujourd'hui dans la Bibliothèque universitaire de
Heidelberg (i). L'une représente, entre les Evangé-
listes, un Dieu le Père assez bien drapé et mis en
place mais à l'air odieusement niais ; l'autre un
Calvaire où, près du Crucifié, mal construit mais
auréolé de douceur, Jean et les Saintes Femmes
forment un groupe qui ne manque pas de gravité.
La suavité l'emporte sur le caractère dans ces scènes
où tout annonce le début du xv^ siècle.
Melchior Broederlam vivait à Ypres où il possé-
dait une maison. Il ne s'en éloigna que pendant trois
ans (i3go à iSgB) pour aller au château d'Hesdin et
à Paris. Très en renom, il avait été peintre en titre
de Louis de Maie avant de passer au service de
Philippe. Les compositions qu'il a peintes sur l'un
des retables de Jacques de Baërze, entre i3g3 et
i3gg, rappellent en plus d'un point les miniatures
françaises et italiennes de leur temps (2) ; elles ne
(i) Cf. Gazette des Beaux- Arts, 1904, t. I. p. 55-66.
(2) Ces compositions, Broederlam les peignit après son
voyage à Paris. Là, très probablement, s'était-il imprégné des
— 5o —
manquent pas de vie et témoignent d'un vif désir
d'atteindre à l'expression par des moyens naturels.
L'ange de V Annonciation, courtaud, épais et
affligé d'un bras droit au raccourci manqué, est loin
de réjouir le regard ; par contre, le groupe de la
Visitation se présente agréablement en sa simplicité.
Siméon, dans la Présentation, exhibe une tête trop
grosse pour son corps mais cette tête a l'intérêt d'un
portrait (i). Et la Vierge, si mal drapée dans la
même scène, ne laisse pas de charmer dans la Fuite
en Egypte, où elle apparaît très maternelle. Les
quatre motifs de cet ensemble sont un peu lourde-
ment gouaches sur fond d'or bruni et gaufré,
néanmoins les deux paysages permettent de supposer
que Broederlam regardait la campagne ; si leurs
verts se sont enténébrés, les tonalités environnantes
conservent une certaine fraîcheur (2). Rien d'autre ne
subsiste de ce peintre qui fit tant de travaux.
influences italiennes, autrement plus fortes qu'en Flandre, où
elles n'arrivaient que mélangées à la manière de l'Ile-de-
France Dès le milieu du xiv« siècle, des artistes de Paris
empruntaient aux Italiens des écoles siennoise et florentine ;
le portrait de Jean le Bon en témoigne. Et une Vierge de la
collection Aynard montre avec quelle aisance ils mêlaient, à
la fin du siècle, les éléments nordiques aux éléments italiens.
(i) Que ne possède-t-on encore les portraits de Philippe
et de Marguerite qu'il peignit à Courtrai en 1407. dans la
chapelle des Comtes ! Comme il serait utile et intéressant de
voir quels progrès il avait pu réaliser dans ce genre !
12) Quatre autres scènes, disposées prés de celles-ci, ont
été enlevées.
— 5i —
Henry Bellechose, originaire du Brabant, fut
aussi très séduit par la manière franco-italienne ;
mais ceux de ses tableaux qu'ont épargnés le temps
et les hommes appartiennent au xv^ siècle, nous les
examinerons plus loin.
A en juger par les ouvrages arrivés jusqu'à
nous, l'art des peintres de Philippe était un mé-
tissage. Divers éléments se combinent dans leurs
peintures, comme cela se voit aux époques de
transition ; les caractères français s'y confondent
avec les caractères flamands de telle sorte qu'on
peut les dire avec d'égales raisons françaises ou
flamandes. Ce sont travaux de métèques, peu jaloux
de conserver sans altération le type originel ; en
tout cas, rien n'y décèle une marque foncièrement
ethnique. Ces peintres sont encore loin de ce naturel
et de ce caractérisme qui vont rendre inoubliables
les miniaturistes du duc de Berry, à l'aurore du
XV* siècle, entre autres Pol de Limbourg, ses frères
et Jacquemart de Hesdin ; toutefois, par leurs efforts
pour arriver à la traduction sincère, ils préparent
utilement les voies. Peut-être n'eurent-ils pas assez
souvent l'occasion de représenter des scènes, de
composer des tableaux ; il leur fallait peindre tant
de choses disparates ! Comme tous leurs collègues,
à cette époque, ils étaient largement mis à contri-
bution pour les fêtes ; et il entrait dans leurs
fonctions de confectionner tous les genres de décor,
depuis ceux des bannières, des panonceaux, des
52
cottes d'armes, des cierges, jusqu'à ceux des parois
et des poutres des habitations (i). Il se pourrait
qu'en Bourgogne ils aient eu en trop grande quantité
des besognes inférieures.
Cependant, même dans le cas où la plupart des
artistes néerlandais de Philippe auraient procédé
en retardataires, il ne s'ensuivrait pas que l'esprit
nouveau n'ait pas rayonné à Dijon dans le dernier
tiers du siècle. D'abord, à défaut d'un vrai maître,
un artiste enthousiaste et convaincu suffisait pour
inoculer cet esprit. Ensuite, il est supposable que
beaucoup préconisèrent le retour à l'étude de la
nature sans arriver à rénover leur propre faire, soit
à cause de leur âge, soit parce que, manquant de
personnalité et d'énergie, ils demeuraient victimes,
dans le domaine technique, de leur première for-
mation. Rien de plus humain. On relève autour de
soi force cas analogues en observant le monde des
artistes.
Le mouvement de rénovation était trop pro-
noncé à Paris et dans les Pays-Bas au début des
années i38o pour qu'alors on n'en ressentit pas les
effets en Bourgogne. Tout est prêt, semble-t-il, pour
une nouvelle évolution de l'art dans cette province
au moment où commence la décoration de l'église
cartusienne de Champmol. En tout cas, chose im-
(i) Maelweel coloria huit écussons armoriés pour la
Chartreuse de Champmol.
CLAUS DE WERVE
Pleurant du mausolée de Philippe le Hardi
Musée de Cluny, Paris;.
(p. 80).
— 53 —
portante, les esprits sont certainement préparés.
Pour inciter à l'action féconde, pour amener une
floraison d'œuvres, il ne manque plus que le geste
d'un artiste de génie, incarnant bien l'esprit réno-
vateur et 1 imposant avec force à la mxatière qu'il
transforme. Cet artiste paraît entre i38g et i3go :
c'est Sluter. Son groupe des Prophètes sera la
révélation attendue.
Ainsi, par sa fondation de Champmol, Philippe
fait revivre l'art en Bourgogne, et, comme cette
reviviscence coïncide avec l'apparition d'un génie
tel que Sluter, elle provoque un mouvement régé-
nérateur, elle engendre une école vivace. Par son
initiative, le duc avait créé un art somme toute
officiel, et les conséquences de telles créations sont
presque toujours désastreuses. Mais Sluter, par sa
maîtrise, empêche cet art de dévier, de succomber
dans la froideur et les redites ; il le change en un
foyer splendide et bienfaisant. Nous n'en devons que
plus de reconnaissance au grand réalisateur (i).
(i) Le perspicace Laborde a fort bien jugé la valeur du
mécénisme de Philippe et de ses successeurs : « A l'épiderme,
c'est étourdissant ; en pénétrant plus avant, on s'étonne du
peu de profondeur d'un édifice aussi élevé. » Les Ducs de
Bourgogne, Introduct., xlvii-xlviu.
Chapitre IV
CLAUS SLUTER
SON ART ET SON INFLUENCE
Sluter reste une figure à moitié mystérieuse.
On ignore tout de l'existence qu'il eut avant son
arrivée à Dijon et l'on ne connaît qu'à moitié sa vie
en cette ville. En i385, il travaille chez Jean de
Marville en qualité de deuxième ouvrier, le premier
étant alors Philippot van Eram (i). C'est le moment
où Jean commence l'architecture du tombeau de
Philippe, pour lequel il a reçu des pierres l'année
précédente ; mais rien ne nous renseigne sur les
sculptures dont il poursuit l'exécution dans le même
temps et auxquelles collabore Sluter. On peut
admettre toutefois que celui-ci ne manque pas d'oc-
casions de se distinguer, puisque le duc le remarque
et le considère comme le digne continuateur de son
patron. En effet, Jean décédé, il lui en donne la
(il Les sculpteurs employés par Jean de Marville étaient
tous originaires des Pays-Bas. Avec van Eram et Sluter, les
principaux furent, de 1384 à iSSg : Gillequin Tailleleu et son
fils Tassin, Liefvin de Hane et son frère Mant, Thomassin
dit Larmite, d'Ypres, Hannequin et Etienne Vauclair. Jean
eut toujours au moins neuf ouvriers autour de lui et souvent
il en occupa plus d'une douzaine.
— 55 —
succession (23 juillet iBSg), tous les droits, titres et
privilèges, partant lui confie le soin de continuer sa
sépulture et le décor du portail de Champmol.
Bientôt, enchanté de son imagier, il lui prodiguera
commandes et gratifications.
Une fois entré dans ses nouvelles fonctions,
Sluter ne cesse d'œuvrer que pour accomplir les
voyages nécessités par ses travaux. Aussi quelle
belle suite de statues sort de son atelier en quinze
ans ! Rien que pour la Chartreuse, c'est, en iSgo,
laPieta; en i3gi, XeSt-Jean-Baptisteei la-Sie-Catherine;
en 1393, Wiymaige de Dieu^y, le St-Georges et la
Marguerite de Flandre ; en iSgô, le St-Michel ; en
1396 ou 1397, le duc Philippe ; en i3g9, la Ste-Anne,
les personnages du Calvaire et deux A nges ; dans le
le courant des cinq premières années 1400, les six
Prophètes. C'est, pour le château de Germolles, en
1393, des sculptures au sujet inconnu ; en 1397-1399,
une Vierge, dont rien ne survit, et, peut-être vers la
même époque, un St-Jfan l'Evangcliste, pareillement
anéanti, pour la Sainte-Chapelle de Dijon (i). Enfin
que d'autres ouvrages il inspire et fait exécuter,
depuis la charpente de l'oratoire ducal, dont sa
main même traça les dessins, et les modèles en
(i) Vers 1399, le duc fit élever une façade à sa Sainte-
Chapelle, du côté de l'ouest ; une telle construction impliquait
des sculptures. C'est la même année que furent élevées les
magnifiques cuisines du Palais, converties aujourd'hui en une
salle du Musée.
— 56 —
pierre des anges coulés en laiton par Colart, jusqu'au
cadran et à l'écusson de la Sainte-Chapelle !
Les statues du portail de Champmol proclament
déjà haut et clair sa valeur. A la vérité, elles avaient
été demandées à Jean de Marville, mais, comme à
la mort de celui-ci, les pierres destinées à les sup-
porter et à les protéger attendaient en vain depuis
un an qu'on les préparât, on peut douter qu'il ait eu
le temps même de les modeler en glaise. S'il avait
pu seulement en faire des maquettes un peu poussées,
ne les eût-il pas remises à ses praticiens dès les
premiers mois de iSSgPEt comment s'expliquer,
en ce cas, que ces auxiliaires aient mis deux ans
pour sortir ces figures de la matière alors que le duc
et la duchesse tenaient tant à voir en place toutes
les statues du portail ? (i) Par cela même que les
deux premières figures ne reçurent leurs formes
définitives qu'en iSgi, on peut soutenir avec vrai-
semblance que Sluter en composa lui-même les
modèles et les reprit dans la pierre. Ce qui conduit
à croire qu'il a préparé de même les statues des
deux saints, car eût-il laissé ses aides s'attaquer
seuls à des morceaux de cette importance ?
On y sent, d'ailleurs, la main d'un maître. Ces
quatre figures ne sont pas de simples représenta-
tions- Parce que les signes individuels qu'elles font
(i) Afin d'activer le travail, la duchesse avait, après la
mort de Jean de Marville, augmenté le salaire de l'un des
aides de Sluter.
CLAUS DE WERVE
Pleurant du mausolée de Philippe le Hardi
Musée de Cluny. Paris;. iP- ^O;.
57
revivre sans ménagement nous frappent comme des
portraits très fouillés, parce que trop de plis de leur
costume restent cassants ou maigres, il ne s'ensuit
pas que leur facture soit dépourvue de largeur ;
regardez-les bien, aucun détail inutile n'y traîne,
aucune minutie n'en altère l'ensemble. Même dans
les draperies du Baptiste, où tant de plis s'accumu-
lent, on ne rencontre rien de trop ; mais la disposition
en est pénible, les lignes se dirigent à l'aventure ou
s'agencent sans grâce. L'auteur s'est inquiété d'ob-
tenir de la souplesse plus que de l'harmonie ;
capable d'interpréter les vêtements, il n'était pas en
puissance de draper les modèles. Pour la même
raison, il a trop négligé la chute du manteau de sa
Catherine, il ne lui a pas donné assez d'évasement.
Là se dévoile l'àme de sa race. Le septentrional a
toujours moins de goût que de force, il est mieux
doué pour construire des formes d'après nature que
pour inventer des jeux de lignes d'un accort équilibre
ou pour trouver des silhouettes bellement décora-
tives. Mais comme ces défectuosités sont rachetées
dans les statues du portail par les qualités d'exécu-
tion de leurs galbes, surtout par leurs têtes, si
sûrement bâties, si naturellement animées ! Deux
figures suffiraient pour démontrer la maîtrise de
l'artiste qui les conçut : celle de la duchesse et celle
de la sainte. Une bonne réalisation des types adipeux,
notamment des types féminins, présente d'inouïes
difficultés : un trop scrupuleux souci de vérité
— 58 —
entraîne à de funestes rondeurs, un essai d'idéalisa-
tion risque d'annihiler toute ressemblance. Or Sluter
s'est tenu à égale distance de ces deuxécueils; sans
s'arrêter à masquer les empiétements de la graisse,
l'impertinence des doubles mentons, il a très habile-
ment mis en relief les accents des deux masques
qui, vus de profil, ne causent aucune sensation
désagréable. Même Marguerite devient ainsi, ses
mutilations aidant, touchante comme certains an-
tiques.
Entre les statues du portail et celles du puits,
les analogies ne sont pas assez criantes pour que
l'on puisse assurer, en l'absence de documents,
qu'elles soient du même imagier ; mais on n'en
saurait déduire, sans témérité, l'affirmation con-
traire. Car on ne doit pas oublier que les artistes à
forte personnalité, à la fois très sensitifs et très
chercheurs, très désireux de se perfectionner sans
cesse, traversent des phases de réalisation assez
diverses, parfois à peu d'années de distance. Là
encore, il n'y a qu'à regarder autour de soi pour
s'en convaincre. La Jeanne d'Arc de Rude ressem-
ble-t-elle à ses figures du Départ ? Et qui croirait,
sans la signature et le témoignage des textes, que la
même main a tiré de la matière le Baptême du Christ
de la Madeleine et V Amour dominateur du Musée
de Dijon ? Dans l'oeuvre de Carpeaux, quelles dif-
férences entre le Pêcheur napolitain et le buste de
Napoléon III, entre le groupe à'Ugolin et le groupe
-59-
de la Danse ? Et il serait facile de multiplier de tels
exemples. Or les artistes d'autrefois avaient la même
humanité que ceux d'hier et d'à présent ; ils vibraient
aux mêmes sansations, ils obéissaient, à quelques
nuances près, aux mêmes préoccupations.
Sluter a donc pu varier sa manière assez
souvent, qu'il l'ait voulu ou non. Rien d'irrationnel
à lui attribuer les donateurs et leurs saints protec-
teurs du portail de Champmol. Il semble, au con-
traire, illogique de lui donner la Vierge qui se dresse
au milieu de ces statues, car elle en diffère, non
seulement par ses caractères, mais, chose plus
grave, par son système de proportions. Son auteur
voyait plutôt lo7tgy le créateur des Prophètes voyait
court ; or il est avéré qu'un artiste ne saurait
modifier l'une ou l'autre de ces visions, — s'il l'a
reçue avec la vie, — surtout au point de passer de
l'une à l'autre. C'est comme une tournure d'esprit
que rien n'arrive à vaincre. Au surplus, la tête de
la Vierge contestée, portrait sans flamme d'une
matrone fatiguée, a plus de dureté que d'expression;
et sa draperie contient une multitude de détails trop
littéralement traduits, mal ordonnés, tous uniment
traités, sans souci des valeurs, de sorte que l'har-
monie du corps en est rompue. De tels solécismes
sont-ils imputables à un artiste supérieur ? Enfin,
l'exécution, habile sans plus, ne fait pressentir
— 6o —
aucune des éminentes qualités de Sluter (i). Un
artiste évolue forcément selon son naturel, selon sa
courbe normale ; changerait-il plusieurs fois d'es-
thétique et de technique, se corrigerait-il d'anciens
défauts, acquerrait-il de nouvelles qualités, il ne
parviendrait pas à transformer sa vision innée des
formes et des proportions. Donatello et Michel-
Ange en sont de péremptoires exemples. On com-
prend que Sluter soit arrivé à perfectionner ses
draperies, à mieux envelopper et synthétiser ses
galbes, à extérioriser l'en dedans de ses faces ; on
ne s'explique point, — le génie excluant le caprice,
— que, capable d'établir les proportions delà Vierge,
il soit retombé, dans un chef-d'œuvre, à celles des
Prophètes.
Seize mois environ après la pose de la statue de
Marguerite, en avril iSgS, peut-être sous l'impres-
sion que lui avait causée les premières figures
installées au portail de l'église cartusienne, Philippe
commande à son imagier le puits du grand cloître.
Le sujet plaît fort à Sluter, car il ne tarde guère à
passer des plans à la réalisation : la pile destinée à
supporter la masse des deux groupes s'érige à la fin
de 1396, le piédestal, avec son couronnement et sa
croix, aux derniers jours de iSgS, et les personnages
(i) D'après M. Mouget, la Vierge an portail pourrait être
celle que Philippe acheta, le 23 mai i38S, à Tournai, pour
Champmol ; mais le contraire est tout aussi possible puisqu'il
y avait, dans la Chartreuse, plusieurs statues de Vierg:es.
< ^
3 -^
— 6i —
du Calvaire prennent leur place en juillet iSgg. La
même année, le maître termine deux des anges
destinés à ce monument et il commence les Prophètes :
trois d'entre eux sont prêts à être posés avant 1402,
les trois autres avant 1406. Quelques ouvriers seule-
ment l'aident dans cette œuvre écrasante, entre
autres Mannequin de Prindalle et son neveu Claus
de Werve, qu'il a près de lui depuis le i" décembre
1396 (i). Mais Sluter n'est pas seulement un travail-
leur prodigieux ; c'est aussi un caractère difficile,
soupçonneux et autoritaire ; on ne le satisfait pas
aisément et un rien l'inquiète, il entend faire énor-
mément lui-même et tenir ses auxiliaires dans sa
main (2).
Bien connues sont les dispositions du puits de
la Chartreuse : sur une base hexagonale, que sup-
porte une pile, jadis entourée d'eau, six Prophètes
(i) Ses autres auxiliaires furent Vuillequin Semont (jus-
qu'en 1394), Pierre Beauneveu, Jean Hulst, François Marate,
Antoine Cotelle de Namur, Gilles de Senef, Jehannin de
Honet, Pierre de Liquerque, Pierre Aplemain, et les Bour-
guignons : Guillaume de Benoisy-en-Auxois, Perrin de Thorey,
Jean Midey de Fleury-sur Ouches, Jean de Regn}'. Ses ma-
nœuvres étaient éfjalement des Etats de Bourgogne : Jeannin
Ligierde Sens, Hugues Chevrey de Selongey, Jean de Salins,
Perrenot Sébillotte de Pontailler, Jean de Frasans. Dans ses
dernières années, Sluter se contenta de quatre ouvriers.
(2) Il paye si largement de sa personne qu'en iSgg. à
Pâques, il doit s'aliter, profondément atteint, pendant un temps
assez long.
— 62 —
de grandeur naturelle sont réunis entre des colon-
nettes, que surmontent des anges ; et, sur la plate-
forme établie au-dessus d'eux, le Christ en croix^
la Vierge, le disciple Jean et la Madeleine procla-
maient les grandes leçons de renoncement, d'abné-
gation, de résignation et d'amour (i). Les Prophètes
présentent des textes qui se rapportent au Messie ;
tout, dans ce monument symbolique autant que dé-
coratif, concourt donc à un même but d'anagogie,
tout y commémore le Sauveur et son ultime sacri-
fice.
Quoique ce puits eut tout pour toucher les
Chartreux et entretenir leur piété, ils en négligèrent
cependant l'entretien, sans doute à partir de cette
période du XVIP siècle où l'art des ancêtres fut
regardé comme barbare. Aussi les figures les plus
exposées aux sévices du temps, celles du Calvaire^
s'écroulèrent-elles avant que la tourmente révolu-
tionnaire eut atteint la province. Et leurs débris
n'ont livré, on l'a vu, que deux fragments qui ne
soient pas informes : le torse du Crucifié et le bras
de la Madeleine.
Mieux protégés par leur emplacement, les Anges
{ I ) Clans de Werve collabora aux figures du Christ, de la
Vierge y des Aitges, Hannequin de Prindalle à celle de la Ma.
deleine. A Jean de Régny incombèrent les moulures et les
bases de la croix, à Jean Hulst les écus armoriés.
Hannequin conduira plus tard les travaux du choeur dans
la chapelle du château de Chambéry.
— 63 —
n'ont presque pas souffert et les Prophètes en ont
été quittes pour quelques blessures ; Jouffroy, en
1842, les a très heureusement pansés et remis en
état sans perfide prothèse < i).
Les costumes des Prophètes sont, pense-t-on,
ceux des acteurs qui représentaient ces personnages
dans les Mystères, car ils ne ressemblent pas aux
vêtements de l'époque de Sluter. Tous, excepté
Isaïe, portent une tunique recouverte d'un large
manteau ; David a la tête ceinte d'une couronne,
d'autres sont coiffés de chaperons et Zacharie porte
de plus sur le sien un haut bonnet à bords re-
troussés. Isaïe est vêtu d'un surcot galonné, qu'en-
toure assez bas une ceinture à rosettes et à fermai!
orfévri. L'escarcelle et le livre de ce même Prophète
ne sont pas moins finement ouvragés ; aucun détail
n'avait été négligé puisqu'on avait demandé à l'or-
fèvre Hannequin de Hacht non seulement le diadème
de cuivre de la Madeleine, mais encore le buricle
(les besicles) de Jérémie. Ces statues avaient été
peintes et dorées, ainsi que les figures du Calvaire
(i) Voici le détail de ses restaurations; Moïse: deux
doigts de la main gauche et les cornes de lumière ; Jérémie :
extrémités des deux pieds, milieu de l'œil gauche ; Zacharie :
un doigt de la main droite; Daniel: le nez, un doigt id.; Isaïe :
une partie du sourcil gauche et de la barbe, quelques morceaux
du torse; Anges: fragments des mains, des vêtements et des
ailes. En outre, quelques parties de phylactères, de vêtements
et d'accessoires.
-64 -
et les diverses parties du puits ; on en distinguait
encore les tons en i832 et, grâce à la Commission
des Antiquités de la Côte d'or, nous savons comment
ils étaient répartis. Sur les parements unis de la
pile, se détachaient au milieu de flammes, les ar-
moiries du duc. Le piédestal offrait un ton gris de
pierre, sauf au fond des panneaux où une couche
sombre mettait en relief les statues. La plus élevée
des moulures de la corniche exhibait sur chaque
face du piédestal trois soleils timbrés des sigles
ducaux ; l'autre moulure s'ornait d'un feuillage d'or
et tous les filets étaient parés du même métal. Les
tuniques de Moïse et de Zacharie avaient reçu une
tonalité rouge ; celles de David et de Jérémie une
teinte bleue, la première azur étoilée d'or, la seconde
très probablement outremer. Les manteaux, super-
bement dorés, se doublaient d'azur sur Moïse et
sur Daniel, de vert sur Jérémie, d'hermine sur
David. En outre celui de ce roi s'enjolivait d'un
galon tout parsemé de harpes. Le surcot d'Isaïe
imitait un brocart égayé de pourpre et de lazuli.
Les principales peintures du puits avaient été
faites par Maelweel de 1402 au début de 1404, les
autres et les dorures par Hermann de Cologne,
peintre-doreur à plat ; l'ensemble devait donc pro-
duire un excellent effet, car les « estoffaiges » de
statues importantes différaient fort des badigeon-
nages infligés de nos jours aux images du commerce
religieux. O ne les confiait qu'à des spéciaHstes
Saint Antoine
(Musée archéologique, Dijon' .
(p. 86).
65
éprouvés que l'on rémunérait selon leur valeur et
qui s'appliquaient à produire eux-mêmes une œuvre,
à collaborer en artistes avec les imagiers. Les Pro-
phètes de Sluter, « estoftes » par Maelweel, engen-
draient, sied-il d'en douter? d'attachantes harmonies,
dont s'augmentait leur force impressive. Or cette
force est intense.
Les figures de ce monument assurent à jamais
la gloire de leur auteur, elles sont un événement
dans l'histoire de l'art et une source d'enseignements.
La tête du Christ^ dont il faut déplorer les plans
irréguliers et la vulgarité, est un bon morceau ro-
bustement pétri. Les Anges, tout en jouant leur rôle
de support, prennent part à l'effet affectif de l'en-
semble en manifestant leur compassion. Quant aux
Prophètes, ils sont parlants à souhait et d'un naturel
étonnant pour l'époque ; tous rayonnent une indivi-
dualité que l'on admire plus que jamais. Moïse a
l'air altier, énergique et résolu qui convient à un
conducteur de peuple primitif; la face d'un inflexible
volontaire à esprit droit, d'un initiateur à vision
clairvoyante ; la posture d'un chef sûr de lui et
qu'aucune crainte n'arrête. Il se dresse comme un
roc inébranlable. Extrême est sa ténacité : on le lit
sur les contours de son front, de son menton, re-
connaissable sous les poils, et de son pouce aux
longues phalanges ; et ses sourcils, son nez, sa
bouche nous apprennent que, très jaloux de ses
droits, il n'entend point qu'on enfreigne ses ordres.
— 66 —
Tout respire en lui l'autorité, la droiture et la force
morale. Il est bien né pour manier les hommes et les
organiser. Avec sa tête léonine, sa mine et son
maintien de patriarche héroïque, il impose vraiment.
A côté d'un tel chef, David semble, en dépit de
sa couronne, un fonctionnaire subalterne, un per-
sonnage tout à fait quelconque. Jérémie attire la
sympathie par son air de sage vieillard, au sourire
fin et indulgent. Zacharie au masque de marchand,
d'ailleurs digne, blanchi derrière le comptoir, pré-
sente son phylactère comme une pièce d'étoffe dont
il chercherait la vente. Daniel serre le sien d'un
pouce ferme, comme une table de la loi, et, d'un
index dominateur, ordonne d'en lire l'inscription ;
son profil évoque assez bien celui d'un aigle irrité,
sa face et son allure révèlent un autoritaire farouche,
enclin à la colère et d'humeur peu traitable. Isaïe
offre, en revanche, un type de belle humanité; avec
son crâne chenu et sa barbe luxuriante, son expres-
sion méditative, on le prendrait volontiers pour un
vieil anachorète revenu de toutes les vanités d'ici-bas
et prêt à consoler toutes les infortunes. Des corps
vivent sous les costumes de ces Prophètes, un
esprit luit sous les traits de leurs visages. Leurs
attitudes sont aussi bien observées et rendues que
leurs physionomies ; celles-ci nous font entrevoir
toute une psychologie que celles-là corroborent. Et
quelle éloquence savoureuse dans certains doigts,
- 67 -
par exemple dans l'index et le pouce du terrible
Daniel !
C'est par les proportions que pèchent ces ad-
mirables figures ; chacune d'elles est trop ramassée
et plus d'une repose sur des pieds insuffisants. Sans
doute quand on les considère d'ensemble, elles
composent un si formidable support que ces défauts
choquent peu ; mais ils n'en existent pas moins. De
plus, sauf Isaïe, dont le costume n'a pas de com-
plications, elles sont attifées avec une complète in-
souciance des rythmes. Zacharie n'est certainement
pas mal enveloppé dans sa cape, aux lignes nobles
et simples, mais des plis trop négligés en déparent
le côté droit ; David porte bien sa robe heureuse-
ment sévère, mais là où elle s'infléchit l'équilibre se
rompt. De tous les anges, un seul remplit convena-
blement sa fonction dans le décor ; celui qu'on
aperçoit entre Daniel et Isaïe est vraiment fagotté,
accident d'autant plus regrettable qu'il joue au
mieux son rôle dramatique ; trois autres sont em-
maillotés dans leurs draperies d'une façon telle
qu'on les dirait fixés à la paroi par une tige trop
grêle.
Sluter, les statues du portail nous l'on dit, était
avant tout passionné de vie et d'expression ; il ne
s'inquiétait d'eurythmie ni dans les vêtements ni
dans les statures. Ses personnages sont d'ordinaire
courts et négligemment vêtus, non parce qu'il a
suivi le modèle avec docilité mais parce qu'il
— 68 —
n'éprouvait pas le besoin d'en bâtir de mieux pro-
portionnés ni de mieux parés. Peu lui importaient
les dimensions d'un corps dont la tète le charmait,
les lignes d'un manteau dont les saillies lui fournis-
saient maints jeux d'ombre et de lumière. Il ne
voyait même aucun inconvénient à ce que certains
visages, dans les sujets sacrés, manquassent d'har-
monie et de noblesse quand il croyait en tirer parti
au seul point de vue sculptural : témoin son Christ
du Calvaire. Ainsi ont toujours été les interprètes
caractéristes, prenons-les comme ils sont. A quoi
bon demander à un artiste de nous donner ce qu'il
n'a pas reçu ? Le vaste jardin de l'art enferme d'in-
nombrables fleurs et toutes ont des beautés ; il est
sage de n'en dédaigner aucune et d'apprendre à les
admirer à bon escient.
Louons donc en Sluter la puissance expressive
et vivificatrice. Ses Prophètes sont des hommes, et
mieux vaut somme toute, étant donné le motif du
monument, avant tout religieux, cette présentation
géométrique de statues-portraits qu'un ensemble de
figures plus intégralement monumentales mais moins
convaincues, moins enflammées. Ces graves annon-
ciateurs ne sont là que pour nous entretenir du
Messie ; on les excuse de ne pas constituer un
groupe à la façon des personnages de pur décor.
Au reste, ils produisent toujours un grand effet par
leur masse ample et solide comme par leurs person-
nalités respectives, malgré qu'ils aient perdu leurs
Saint Antoixk
(Musée archéologique, DijonV
(p. 86).
- 69 -
tons d'antan, malgré le grillage qui les parque sous
un pavillon sans rapport avec leur architecture.
On a dit, pour en caractériser l'exécution, qu'ils
sont d'un réalisme lyrique. Le mot sonne bien mais,
pour beaucoup, laisse trop à deviner. Ce qui rend
supérieures ces images, au sens plastique, c'est
qu'elles offrent d'intelligentes interprétations, comme
les statues du portail, non des traductions littérales ;
quoique précises à souhait, ainsi que de fidèles
effigies, elles n'en sont pas moins d'un métier large.
Leurs formes ont été logiquement établies par de
vastes plans, sur lesquels un coup de pouce génial
a empreint quelques accents au bon endroit. Rien
d'inutile sur les faces, que creusent et bossèlent tant
de muscles, rien qui n'y soit à sa valeur ; sur cette
contexture disciplinée, les traits essentiels ressortent
tout naturellement sans vains contrastes, les carac-
tères moraux se décèlent en toute franchise. Les
détails sciemment choisis, judicieusement arrangés
et travaillés, forment des jeux de clairs et d'ombres
variés comme les valeurs de tons d'un effet, et
teintent ainsi les galbes d'un subtil camaïeu aux
noirs impressionnants. De telles œuvres sont loin
de rappeler le moulage sur modèle vivant, comme
font les figures des caractéristes à vision bornée, à
facture méticuleuse. Entre les Prophètes de Champ-
mol et nous, plane la personnalité de leur réalisa-
teur ; on les reconnaît pour ses enfants, car ils
rayonnent quelque chose de lui, car son moi est
— 70 —
intimement mêlé à leur substratum d'œuvre. De là
leur force pénétrante. Une statue travaillée en vue
de refléter scrupuleusement les détails anatomiques
d'un individu peut nous intéresser, voire nous
arracher un hommage ; elle ne nous touche jamais
profondément. Plus elle imite la réalité sensible,
plus nous percevons ce qui la relègue irrémédiable-
ment en dehors de l'humanité ; comment lui prête-
rions-nous une âme ?
Si les Prophètes, son dernier chef-d'oeuvre, ré-
sument les différents stades de son art et nous en
livrent l'esprit, Sluter est par excellence le sculpteur
de la figure. Tous les dons qui permettent de causer
ia plus parfaite illusion des créatures vivantes par
les dimensions et les volumes, il les avait reçus, et,
s'il ne vit pas plus loin que l'interprétation des corps,
au moins en tira-t-il un art humain. L'émouvant
bâtisseur de carnations ! Avec quelle transcendance,
il sortit victorieux de sa lutte avec les formes. Et
comme il les anima de son souffle ! Sans doute ses
praticiens ont-ils fait sortir ses Prophètes de la pierre,
mais il les a certainement repris, et plusieurs d'un
bout à l'autre ; car ils présentent des vigueurs, des
souplesses, des nuances, qui trahissent un génie.
A les scruter, on devine les tourments et les joies
qu'il ressentit en achevant de concrétiser son rêve,
il les a si bien pénétrés de ses sentiments que nous
le sentons vivre en eux. Contemplons-les longue-
ment, entrons en communication avec l'indicible
— 71 —
fluide qui s'en dégage : du fond de leur matière,
lui-même nous confiera ses inquiétudes tandis qu'il
les élaborait au moyen de la glaise docile ; ses satis-
factions brèves après l'heureuse contexture d'un
morceau ; ses longs moments de peine quand les
plans fuyaient sous ses doigts ou que lui échappait
l'expression désirée ; ses perplexités lorsqu'il lui
fallait simplifier la musculature d'une tête sans nuire
au naturel de sa physionomie ; ses accès de mélan-
colie, voire de découragement, lorsqu'une figure à
peu près terminée il la voyait si loin de son rêve ;
son amour quand même pour sa création quand
celle-ci se profilait sous le ciel. Quel marbre sorti
tout entier d'une main mercenaire nous parlerait
ainsi ?
Revoyez-les souvent, ces inoubliables Prophètes,
et chaque fois étudiez-les avec le sang-froid dési-
rable ; vous constaterez que leur auteur architectu-
rait les formes aussi puissamment que les Doriens
de l'époque de Myron et qu'il révélait les sentiments
par les faces avec autant de verve et de sûreté que
les contemporains d'Agassias. Les têtes portraitu-
rées au xiii^ siècle et les meilleurs gisants du xiv*
se trouvaient dépassés par les statues de Champmol ;
on comprend leur immense succès. Depuis la dispa-
rition du dernier Gallo-romain capable de reproduire
sans trahison le Marsyas écorché^ on n'avait pas
taillé en France de personnages aussi positivement
personnels. Vêtus en orientaux de Palestine, les
— 72 —
Prophètes du puits seraient très patriarches et leur
grandeur frapperait davantage. Il y a un souffle
épique dans ces figures, que nul civilisé ne con-
temple sans émotion. Celui qui les mit au jour est
un sublime rhapsode de la sculpture. Avec lui
triomphent le sain naturalisme et le caractérisme
dans une de ses plus hautes manifestations. L'art de
Rude et l'art de Carpeaux sont en embryon dans
les vestiges de Champmol.
C'est bien en réalité Sluter qui régénère l'art
bourguignon ; comme tous les maîtres rénovateurs,
il accentue un mouvement préparé par d'autres et
l'achève. Sa formation reste mystérieuse. Eut-il un
initiateur batave comme lui? Entra-t'-il jeune encore
dans quelque atelier d'Allemagne, de Flandre ou de
France ? On ne sait. Les sculptures germaniques et
bataves antérieures au xv« siècle ayant été massacrées
presque toutes, on ignorera toujours ce que peuvent
leur devoir ses œuvres. D'autre part, elles ne se
rattachent complètement, ces œuvres, ni à l'art
flamand ni à l'art français de son époque. Mais tout
ce que Flamands et Français ont de bon, elles le
possèdent. Je croirais volontiers qu'il doit beaucoup
aux imagiers français du xiii^ siècle, que l'étude de
leur manière lui fut plus profitable que celle des
« ymaiges » façonnées par Beauneveu à Mehun-sur-
Yèvre (i). On remarque force points communs entre
(i) C'est en i3g3 que le duc envoya Sluter au château de
- 73 -
ses Prot>hètes, pour ne citer que ces figures, et
maintes statues des portails nord et sud de Chartres,
de la façade occidentale de Reims, du porche central
de Bourges. Il savait voir, butiner et s'assimiler. Il
serait, d'ailleurs, inconcevable qu'il n'eût pas observé
attentivement les œuvres régionales alors si nom-
breuses autour de lui.
Selon M. Pit, Sluter aurait pu s'inspirer des
figures qui décorent les tombeaux de Jean de Po-
lanen à Breda et d'Adolphe VI à Clèves (i). Les
figurines de la grande église de Bréda sont trop
abîmées pour qu'on puisse les comparer utilement
avec les statues de Sluter ; bornons-nous à constater
que leurs formes ont, en effet, de la vie et leurs
étoffes de la souplesse. Les deux statuettes de
femmes qui proviennent du monument d'Adolphe VI
sont, quoique sans tètes ni mains, supérieures aux
précédentes. Leurs galbes et leurs vêtements re-
lèvent d'un art expressif, entièrement inspiré par la
Mehun-sur-Yèvre, pour y examiner, en compagnie de Jean de
Beaumez, les travaux de Beauneveu ; or, à cette époque,
notre artiste n'avait plus rien à apprendre comme statuaire,
son voyage d'étude ne pouvait guère lui servir qu'à mieux
comprendre les exigences de la décoration monumentale et
c'est très probablement pour cette raison qu'il l'avait entrepris.
Froissart signale ces ouvrages de Beauneveu, L. IV,
ch.XIV.
(i) L'intéressant article où M. Pit émet cette opinion se
trouve dans « L'Art Flamand et Hollandais » d'Anvers, n"> de
Janvier 1908.
— 74 —
nature. On a certes toute licence d'admettre que
Sluter vit ces figures et en tira parti. M. Pit trouve
aussi quelque ressemblance entre les draperies des
saintes taillées sur les stalles de l'église de Zalt-
bommel et celles du maître. Mais cette ressemblance
ne paraît pas évidente, bien plutôt sommes-nous en
face de tendances analogues.
Les sculptures de Champmol décèlent des dons
d'observateur de premier ordre et il serait téméraire
de nier leur parfaite concordance avec les caractères
burgondes. Leur art apparaît comme une heureuse
synthèse des qualités germaniques, néerlandaises et
françaises, une réalisation puissante de ce que les
imagiers de ces trois races s'efforçaient d'exprimer
depuis tant d'années. A peine sortis de l'archaïsme,
ces imagiers avaient essayé d'empreindre de vie
intérieure les physionomies de leurs personnages.
Et entre tous les Français, les Bourguignons s'étaient
montrés de bonne heure aptes à réussir dans cette
recherche. Le puits de la Chartreuse dijonnaise
offrit à leurs yeux éblouis un prestigieux accomplis-
sement de ce qu'ils rêvaient d'ejffectuer. Il leur
apprenait à construire les plans avec autant d'intel-
ligence que de conscience, à respecter la nature, à
s'en inspirer sans la suivre en esclave, à concilier le
réel avec l'interprétation. Et ces enseignements
précieux, ce monument les leur présentait de la ma-
nière qu'ils pouvaient le mieux comprendre, avec la
clarté du génie.
- 75 -
En suivant Sluter, l'école Bourguignonne ne
iange vraiment pas, elle entre dans une phase nor-
male de son évolution, elle prend plus pleinement
conscience d'elle-même et parvient à une plus grande
force d'exécution. Caractériste éminent, le créateur
des Prophètes lui manifeste tout ce que permet d'ob-
tenir le mode qu'il emploie et elle sait profiter de la
leçon en élève intelligente. Tout au caractérisme,
cette école ne pourra pousser plus loin que son
initiateur l'interprétation des figures ; du moins
procèdera-t'-elle avec originalité. Sa plus belle pé-
riode de production, elle la lui devra.
Chapitre V.
LA SCULPTURE EN BOURGOGNE
AU XV« SIÈCLE.
Le puits et les statues de Champmol avaient
provoqué de féconds enthousiasmes. Quand tré-
passe Sluter (Janvier 1406), il y a des Slutériens ;
et l'un des mieux doués, son propre neveu, Claus
de Werve, est tout prêt à continuer son œuvre.
Claus était né à Hattem, dans le comté de
Hollande, on le sait par son épitaphe relevée au
XVIIP siècle par Pierre Palliot ; mais on ignore
tout de sa vie avant son arrivée à Dijon vers la fin
de 1396. Premier ouvrier de son oncle, depuis 1400,
et vraisemblablement son disciple, il avait sa con-
fiance ; il lui succède donc comme imagier et valet
de chambre et se trouve ainsi chargé des sculptures
du tombeau de Philippe le Hardi.
Cette sépulture, on s'en souvient, avait été
commandée à Jean de Marville, qui en avait tracé
les plans vers 1384. Mais ce maître ne put en faire
exécuter que la maçonnerie et la galerie d'albâtre
destinée à en parer les faces. Sa mort arrêta les
travaux pendant trois ans au moins et lorsque
Sluter les eut mis entre les mains de ses aides, ils
n'avancèrent qu'avec une extrême lenteur. Tout à
\'lERGE
(Trumeau de la porte centrale;
F.tïlise Notre-Dame, Dijon . (p. 96)-
n
ses propres créations, le sublime artiste n'avait
encore réalisé que deux pleurants au moment où le
duc disparut de ce monde (27 avril i3o4). Peu
après, il promit, il est vrai, au fils du défunt, Jean
sans Peur, de rattraper son retard ; mais, moins de
deux ans plus tard, il rejoignait Philippe dans la
tombe,
Claus de Werve, après avoir assumé les char-
ges de son oncle, se diligente si bien que, le 3i
décembre 1410, les sculptures sont terminées (i).
Il s'affirme dans cette œuvre digne élève de Sluter
et, le jour de l'inauguration, reçoit de justes éloges.
Jean sans Peur n'avait même pas attendu jusque là
pour lui témoigner sa satisfaction ; dès le mois de
mai, pleinement éclairé sur la valeur de son imagier,
il lui avait commandé sa propre sépulture.
La disposition des Mausolées des ducs est
encore plus connue peut-être que celle du puits de
Champmol ; ce qui les distingue des autres monu-
ments funéraires des deux siècles précédents, c'est
surtout le cortège de pleurants qui se déploie autour
de leur socle sous des arcades que couronne une
(i) Claus communiqua son ardeur au travail à ses divers
collaborateurs. La peinture et la dorure du monument furent
achevées à la même date que les sculptures par Jean Mael-
weel, qui, avec quelques teintes et un peu d'or, obtint d'ex-
quis effets. Sur les pleurants, il laissa jouer la matière très
largement et les nuança par endroits avec un simple ton
d'azur.
- 78 -
galerie d'albâtre délicatement ciselée. Et c'est éga-
lement par leurs figurines qu'ils l'emportent, en
rayonnement d'art, sur les meilleurs tombeaux de
leur époque.
Philippe le Hardi repose, dans la posture tra-
ditionnelle, sur une plaque de marbre noir, revêtu
d'une robe blanche mouchetée d'or et du manteau
ducal azur doublé d'hermine ; sa tête est bien traitée,
sobrement, intègrement, mais sans rien de magistral;
son vêtement, qui laisse deviner le corps ainsi qu'il
sied, se recommande par sa souplesse mais pèche
par ses plis dissonants. Les anges, agenouillés
sans conviction près du chef du gisant, ne valent
que par leurs ailes, d'une silhouette délectable ;
quant au lion accroupi à l'autre extrémité, il n'3' a
pas à s'en occuper, car nul alors sans doute n'eût
mieux concrétisé, sans étude d'après nature, cet
accessoire symbolique. Les angelots juchés sur les
colonnettes de la galerie produisent un excellent
effet, grâce à leurs attitudes ingénieusement variées,
néanmoins ils n'arrêtent guère parce qu'ils ne sont
qu'une partie du décor. Les pleurants, au contraire,
jouent un rôle affectif autant que décoratif ; et, su-
périeurs au gisant par leur facture, ils impres-
sionnent et retiennent par leur criante humanité.
Chacun d'eux mérite une attention particulière, car
chacun d'eux est un type pris sur le vif et rendu
avec une rare intelligence des caractères. On dé-
couvre aisément la psychologie de ceux dont rien ne
— 79 —
masque le visage, tant est juste l'écriture de leurs
signes individuels. Et tous sont si pénétrés de
l'esprit de leur temps qu'ils s'imposent à l'attention
des historiens.
On sait aujourd'hui qu'ils reproduisent dans
ses grandes lignes le cortège funèbre du duc ; c'est
leur ample costume de deuil qui fit croire, au mo-
ment de la reconstitution, que tous ces personnages
étaient des moines, quoique ceux-ci soient nettement
reconnaissables. Avec le clergé séculier et les
chartreux, s'avancent des laïques facilement distincts
malgré le camail qui les enveloppe : officiers et gens
de la maison ducale. Il y a des seigneurs et il y a
le maître queux (i). C'est en raccourci l'entourage
de Philippe à Dijon. On y découvre les plus diverses
mentalités, de la pensante à la triviale ; on y goûte
les maintiens les plus contrastants, depuis ceux qui
commandent le respect jusqu'à ceux qui frisent la
(i) Le Meraire de France de 1725 nous renseigne à ce
sujet, p. 2q8 à 3oo. Cf. aussi Mémoires de la Commiss. des anti-
quités de la Côte d'or, t. vu, p. 219 et s. D'autre part, on peut se
faire une idée du cortège qui suivait en habits de deuil le corps
d'un prince par diverses illustrations. L'une des plus curieuses
représente l'enterrement de Richard d'Angleterre, le « roy de
Bourdeaulx ») ; c'est une miniature en grisaille qui se trouve
dans un « Froissart » en 4 volumes exécuté au xv^ siècle et
devenu la propriété de la Bibliothèque de Breslau. Un autre
document, utile à consulter, F enterrement de Charles le Téméraire,
exécuté au début du xvi^ siècle, est au Musée de la Biblio-
thèque impériale de Vienne.
8o
turlupinade. Des religieux prient, de hauts fonction-
naires paradent, des subalternes s'abandonnent à
leurs petites habitudes. Qui n'a remarqué le brave
plébéien, aux continuateurs toujours abondants, qui
transforme ses doigts en mouchoir ? Son geste est
d'une telle vérité qu'il le hausse au rang des figures
synthétiques et éternisées. Autrefois tous ces
« pleurants » étaient rangés dans l'ordre qu'ils occu-
paient effectivement aux obsèques, et ainsi leur
théorie avait-elle un sens qui n'ajoutait pas peu à
sa force impressive ; espérons que l'on rétablira cet
ordre puisqu'on le peut en consultant les dessins
exécutés au XVIIP siècle, devant le monument, par
le peintre Gilquin (i).
Claus de Werve a tiré un merveilleux parti des
personnages élus par lui aux funérailles. L'arrange-
ment de ce cortège, il le tenait de Jean de Marville,
(i) C'est à la restauration des deux sépultures, achevée
en 1S27 par l'architecte Saint-Père et le sculpteur Moreau,
que ces figurines furent disposées arbitrairement. El, pire
malheur, toutes ne sont pas des originaux ; quelques unes
ayant passé au Musée de Cluny et dans des collections parti-
culières, les restaurateurs les ont remplacées par des copies.
Clun}- a quatre pleurants, dont un moine à tj-pe savoureux de
gros garçon à demi somnolent. En outre, chose infiniment
regrettable, quelques pleurants du tombeau de Philippe ont
été mis à celui de Jean et remplacés, contre toute raison, par
des pleurants de cette seconde sépulture. On le voit, un
nouvel arrangement s'impose. Les dessins de Gilquin sont
à la Bibliothèque Nationale de Paris, Nouvelles acquisitions du
fonds français, n° 5916.
ViERGK
(Musée du Louvre. Paris}.
(p. 96).
lequel en avait trouvé l'embryon sous les arcades
de la sépulture d'un petit prince inconnu, peut-être
un enfant d'Eudes III, qui se dressait jadis au mo-
nastère du Val des choux (i). Peut-être aussi Claus
avait-il reçu de son oncle d'utiles indications à ce
sujet ; mais il a le mérite de la réalisation, et ce
mérite est immense. Car les pleurants sortis de ses
mains (trente-huit sur quarante) sont très artistement
taillés et vivifiés ; et, tandis que leur disposition
autour du mausolée n'a rien que d'ordinaire, leurs
multiples expressions les classent au nombre des
chefs-d'œuvre. Ils l'emportent en intérêt dramatique,
en puissance significative, sur les Pleureuses du
Sarcophage sculpté pour un prince de Sidon, vers
la fin du iv^ siècle avant notre ère, par un fervent de
l'art attique et qui compte parmi les plus touchants
ouvrages funéraires de l'antiquité méditerranéenne.
Certes ces lointaines sœurs, ces avant-cour-
rières des «pleurants» dijonnais tiennent des poses
(i) L'abbaye du Val des choux, dont les dernières bâ-
tisses, d'ailleurs banales, disparaîtront bientôt, se dressait,
près de Chatillon-sur-Seine, dans un site poétiquement sau-
vage de la forêt de Villiers le Duc Les moines y vivaient
dans l'observance rigoureuse de Citeaux mêlée à la règle des
Chartreux. On ne connaît la sépulture précitée que par un
dessin. Cf. Voyage des deux bétiédictins, V^ partie, p. ii3 L'en-
fant étendu sur la dalle du tombeau prés d'un ange qui reçoit
son âme est assez sculptural. Les personnages du cortège
funéraire ont, comme tant d'autres figures de l'art bourguignon
primitif, des têtes trop grosses pour leur corps.
— 82 —
bien trouvées sur le sens desquelles nul ne se mé-
prendra ; celle qui, d'un geste noble et discret, voile
ses yeux larmoyants, celle dont la main étendue sur
son sein cherche à refouler ses sanglots, celles dont
l'affliction ne peut plus s'extérioriser, toutes enfin
nous mettent du deuil en l'àme. Néanmoins ce sont
avant tout de belles statues, d'heureuses sj'mboli-
sations. On les admire d'abord pour leur style
et leur effet décoratif, alors que les pleurants
nous semblent des personnes et nous affectent dès
que nous les regardons (i). Par cela même que nul
ne reconnaît, dans cette prestigieuse suite, les deux
images laissées par Claus l'ancien, Claus junior
apparaît comme un interprète émérite. Entre ces
surprenants bonshommes et les Prophètes de Champ-
mol, la parenté est indéniable, le neveu était im-
prégné de la doctrine de son oncle : tous ses efforts
tendaient à reconstituer des individualités et à les
rendre expressives sans altérer leur naturel. Son art
était rigoureusement basé sur l'observation ; et il
n'examinait pas seulement les gens mais aussi les
œuvres autour de lui-même. Fidèle disciple de son
maître, il s'était bien gardé de négliger l'étude des
sculptures régionales et d'en dédaigner l'esprit. Que
l'on s'attarde un peu aux caractéristiques de ces
sculptures et l'on constatera combien sont Bour-
(i) Le Sarcophage des Pleureuses, découvert en 1887,
appartient au Musée impérial ottoman.
Saint Genès
(Musée de Dijon .
(P- 97)-
83
guignons, quoique Slutériens, ses pleurants et ses
acteurs de la Passion de Bessey-les-Citeaux (Dijon-
nais).
Ce retable ne tient pas du tout à côté du tom-
beau de Philippe malgré qu'il lui soit postérieur
(1430). Claus était probablement moins à l'aise
lorsqu'il lui fallait composer des scènes dont les
personnages n'existaient pas dans son ambiance. Il
excellait à représenter ses contemporains dans leurs
actes coutumiers ; s'il a jamais réussi à s'en servir
dans les thèmes évangéliques, ce ne fut pas à Bessey.
D'autre part, s'il était doué pour animer une com-
position, le sens lui manquait de l'arrangement
décoratif, de l'équilibre harmonieux. Des sept bas-
reliefs de cette Passion, deux seulement, le baiser de
Judas, et la compartition devant Caïphe, ont des
groupes qui grouillent bien, encore est-ce avec trop
de confusion ; les autres sentent le moyen-âge.
Seules, quelques tètes parlantes émergeant de ces
amas de figures nous rappellent les qualités de leur
auteur. De toutes ses œuvres, nous ne possédons
plus que ce retable et les sculptures du tombeau de
Philippe (i).
(i) Le retable de Bessey avait été commandé par le
Franciscain Jean de Noess ; dans l'ancienne église, il ador-
nait le maitre-autel, il est maintenant encastré dans la paroi
du chevet Quelques autres œuvres de Claus de Werve nous
sont signalées par les textes. De son atelier, sont soitis : en
1413, une Trinité et deux Chartreux pour la maison dite du
- 84-
L'influence slutérienne est patente dans : le
St-Jean-Baf^tiste de Mussy-sur-Seine (ancien comté
de Bar-sur-Seine), le St-Jea7i-Baptiste du Musée
Rolin (Autun), la Vierge^ le St-Jean VEvangéliste et
le vieux saint iticofinu toujours debout sur la crête
ornementale d'un autel de l'église de Rouvre (Dijon-
nais), le Philippe de i^ienne du château de Pagny
(id), le Saint-Sépulcre de l'hôpital de Tonnerre
(Sénonais), le tombeau du grand sénéchal Philippe Pot
(jadis à Citeaux, aujourd'hui au Louvre), le St-A titoine,
statuette, du musée de Cluny, le St-Antoine, buste,
du musée de Dijon. Toutes ces œuvres, profondément
Bourguignonnes, ont été travaillées d'après les prin-
cipes du maître.
Le Baptiste de Mussy et le Baptiste du Musée
Rolin retiennent par leur individualité intégralement
écrite, leur ensemble robuste et bien équihbré. Le
second, splendidement vrai, est l'épanouissement du
génie bourguignon fécondé par le slutérisme. De
sérieuses qualités rapprochent de ces deux statues le
vieux saint de Rouvre, au type si curieux, à la mine
si bien-disante. Le St-Jean du même sanctuaire et
Miroir (Dijon) ; en I4i5, quatre Afiges pour le maitre-autel de
Notre-Dame (même ville) ; en 1426, un dais pour une Vierge
de l'église cartusienne (Champmol) ; en i43i-32, une Vierge et
un Si- André pour les portes de Dijon. Il existe quelques
dessins des figures de la maison du Miroir (démolie au xvn*
siècle;, mais ils sont trop insuffisants pour que l'on en tienne
compte.
— 85 —
plus encore la Vierge avoisinante ne présentent guère
que les défauts du slutérisme : des manteaux chif-
fonnés sans raison et sans goût, dont les lignes
tourmentées nuisent à l'effet général. Philippe de
Vienne, seul vestige du tombeau élevé à ce seigneur,
offre une physionomie étudiée avec conscience sinon
très remarquablement rendue. Sa vaste barbe bifide
et sa longue chevelure sont intelligemment inter-
prétées.
Le Saint-Sépulcre de Tonnerre (terminé en 1454)
s'impose au souvenir par l'émotion contenue de ses
personnages, surtout de Joseph et de Nicodème.
Il compte parmi les œuvres les mieux venues du
milieu du siècle et parmi les très rares dont les
auteurs soient connus ; deux imagiers y collabo-
rèrent : Michel et Georges de la Sonnette. La
Sépulture de Philit>pe Pot, avec ses porteurs courbés
sous le poids de leur affliction autant, semble-t-il,
que sous le poids du gisant, atteint presque au tra-
gique, et, quoique écrasée, étouffée par l'étroitesse
de la g;lerie où on l'a reléguée, elle cause toujours
une saisissante impression. Les attitudes et l'arran-
gement de ces figures sont une trouvaille de grand
artiste ; de leurs robes rigides aux cassures bien
comprises, émane une tristesse immense. Enfin elles
constituent un exemple de caractérisme synthétisé,
ce qui n'est point commun à l'époque.
Le St-Antoine de Cluny (début du sièclei exhibe
une tête dénuée d'intelligence mais nerveusement
— 86 —
accentuée, des proportions un peu courtes mais un
costume crânement établi par grandes masses ; et
sa main droite est d'un bon travail. Le St- Antoine
de Dijon, postérieur de quelques décades peut-être,
vaut par sa face interprétée et vivifiée avec une
heureuse simplicité.
L'action de Sluter paraît indéniable dans les
Vierges des musées de Cluny, du Louvre, de Dijon
(trois premiers quarts du siècle) et dans la Vierge
de l'hôpital de Saint-Jean-de-Losne (Dijonnais).
Malheureusement l'apport néerlandais n'a pas
triomphé dans ces figures du vieux fonds provin-
cial ; elles sont Bourguignonnes, mais la plupart le
sont atrocement par leur masque, leur stature rabou-
grie, leur relent de mauvais moyen-âge. Très peu
font un bon effet d'ensemble comme la Vierge cou-
ronnée qui se trouve dans la chapelle du Musée
de Cluny, lourde, vulgaire, mais assez bien drapée
et pourvue d'un bon gros bambin rustiquement
robuste. En général, les Mères et les Enfants, jusque
vers la fin du siècle, rivalisent de vulgarité et les
premières affligent au surplus par la cacor3i;bmie de
leur manteau. La Vierge de Saint-Jean-de-Losne,
très femme du peuple, a une physionomie et une
posture de commère ; elle hanche à l'excès et choque
d'autant plus qu'elle paraît entortillée dans une toile
d'emballage. Une autre Vierge de Cluny (don
Timbal», celle dont les cheveux conservent un peu
de jaune et que recommande un travail verveux et
- 87 -
sûr, n'est guère mieux costumée. Une troisième
Vierge du même musée (statuette de l'aurore du
siècle), enserrée dans une grossière étoffe, déplaît
par son expression de finasserie que soulignent de
longs doigts trop fuselés, et son poupon effraye
presque par sa face triviale. Les deux Vierges du
Louvre qui proviennent, l'une de Dijon, l'autre de
Plombières, aussi mal enveloppées que propor-
tionnées, affectent péniblement comme de pauvres
êtres dont le développement a subi un arrêt. Et
quelle laideur obsédante que celle de la seconde !
Les deux Vierges du Musée Dijonnais, pour les
mêmes raisons, n'attirent pas davantage la S3m-
pathie.
L'influence slutérienne se reconnaît encore
dans : la Ste-Anne instruisant Marie de Notre-Dame
d'Autun, la sainte inconnue qu'une tradition consi-
dère comme Anne la prophétesse (à M. Rérolle,
Autun), les diverses sculptures de l'église prieurale
de Mièges (Franche Comté), le St-Paul de Baume-
les-Messieurs (id.), la Notre-Dante-de-Pitié de l'an-
cienne cathédrale de Chalon-sur-Saône (chapelle
St-Vincent) ; les scènes taillées sur la poutre en
vieux chêne qui, de Semur-en-Auxois, est passée
dans la collection Singher au Mans ; le rétable en
albâtre de l'église de Montréal (Avallonnais) (i) ; la
(i) Le retable de Montréal rappelle les petits bas-reliefs al-
bastrins exécutés, au xv^ siècle, à Londres et à Nottingham,
— 88 —
Mise au tombeau, petit groupe du Musée archéolo-
gique d'Autun ; les stalles de l'église de Flavigny
(Auxois), ouvrage flamand ; et les statuettes sui-
vantes : le patriarche, l'Abbé de Labussière et le
pleurant du Musée de Lyon, la Vierge, le St-Bénigne
et la Sie-Petronelle de la cathédrale d'Autun (images
peintes et dorées de l'ancienne chapelle de Ciuny),
le saint qui porte la partie supérieure de sa tête du
Musée archéologique d'Autun, la donatrice agenouillée
et la pleurante du Louvre (provenant l'une de Mesnil-
la-Comtesse et l'autre de Mont-Sainte-Marie, Franche
Comté), l'ecclésiastique accompaiiiiéd'un enfant de chœur
du Musée de la société d'études d'Avallon, le Christ à
la colonne de N.-D. de Semur (à l'entrée d'une
chapelle de droite), le St-Lazare du Musée Rolin
(Autun).
La Ste-Amie d'Autun forme avec Marie un
groupe naturel mais lourdement bâti et drapé ; les
physionomies sont bien traduites et habilement
teintées, celle de la fillette respire une attention
charmante. La Prophétesse, également massive,
montre, non sans dignité, le texte qu'elle tient sur
ses genoux.
Les imagiers de Mièges étaient de formation,
sinon d'origine, dijonnaise ; cela ressort du faire de
mais est-ce suffisant pour lui donner une origine anglaise ? Il
en diffère assez par certains points pour qu'on le puisse re-
garder comme un ouvrage bourguignon inspiré seulement des
bas-reliefs britanniques.
Saint Jean-Baptistr ibois)
(^lusee (lu Louvre, l'aris).
[p. 98)-
- 89 -
leurs divers travaux : vendangeurs du portail (i),
St-Germain du tympan, St- Antoine du haut de la
façade, Christ en croix et Madeleine, Vierge et Ange
du retable de la chapelle seigneuriale, Christ bénis-
sant et emblèmes évangéliques des pendentifs, St-Pierre
etSt-Paul flanquant la fenêtre de la même chapelle.
De toutes ces figures, les mieux réalisées au point
de vue sculptural sont les statues de la Vierge et de
VAnge Gabriel. Ni l'un ni l'autre de ces personnages
ne sont à leur action, Marie se tenant debout dans une
attitude sans intérêt et l'effigie du messager céleste
n'annonçant rien d'extraordinaire ; mais tous deux
font un très acceptable effet, l'ange sous sa dalma-
tique, la Vierge sous ses atours de dame. La tête de
celle-ci allie les qualités d'un bon portrait et les
éléments de son costume (robe traînante au corsage
très ajusté et très ouvert, manteau, ceinture de
métal), traités avec esprit, concourent à un ensemble
agréablement décoratif.
Le St-Paul de Baume, drapé par larges plans et
au petit bonheur par une main un peu molle, est la
représentation fidèle d'un vieillard apathique. Les
scènes qui relatent sur la poutre de Semur la vie et
(i) Parce que la vigne n'a jamais été cultivée à Mièges
ni dans les alentours, M. Brune incline à croire que les auteurs
de ces figures étaient d'origine bourguignonne. Réunion des
Sociétés des Beaux-Arts des Départements, 1899. Hypothèse assu-
rément très plausible, mais la question parait résolue par
l'étude de l'exécution.
— go —
la Passion du Sauveur retiennent par leur caracté-
risme exquisement bourguignon. Le retable de
Montréal (Annonciation, Adoration des mages, Messe
de Sf-Gregoire, Assomption et Couronnement, St-Etien-
ne et St-Laurent) et la Mise au tombeau d'Autun pré-
sentent des personnages vieux style mal agglomérés
mais imnressifs. Les diverses figurines, assez ty-
piques et bien venues, reproduisent les qualités et
les défauts des statues. La plus trapue est la Vierge
de la cathédrale autunoise, dont l'or moderne ne
fait que mieux ressortir les restes de barbarie ; l'une
des plus fines, le St-Lasare du Musée Rolin, annonce
une transformation louable dans ce genre d'ima-
gerie (iK
Plusieurs sépultures gravées, celles des reli-
gieux Humbert Poilley et Jean Daignay (Musée de
Dijon), de Jacques Germain (id.), de Monnot Mâ-
chefoing" et de son épouse Jeanne de Courcelle
(église de Rouvre), sont d'un caractérisme aigu qui
dérive assurément de Sluter. La figure de Daignay
impressionne fort malgré que son visage soit invi-
sible ; celle de Germain n'affecte pas moins par son
(i) Les musées d'Autvin, de Semur, d'Auxerre, de Vézé-
lay et d'Avallon, surtout l'admirable Musée Rolin, possèdent
une multitude d'intéressantes statuettes bourguignonnes; mais
beaucou]), placées trop haut eu dans des coins encombrés,
sont difficiles à voir dans de bonnes conditions. Espérons que
l'on finira par donner aiix plus dignes d'attention des empla-
cements convenables et que des catalogues seront bientôt
dressés pour faciliter l'étude des différentes œuvres exposées.
— gi —
linceul aux grands plis éloquents. Les images des
époux Mâchefoing sont d'un dessin simple et signi-
ficatif; leurs tètes, quoique négligemment con-
struites, ont une saveur de portraits.
Quant aux sculptures du tombeau de Jean sans
Peur et de Marguerite de Bavière, on ne saurait
prétendre qu'elles aient été taillées sous l'influence
du maître batave ; car si elles se rattachent aux
sculptures du tombeau de Philippe le Hardi, c'est
avant tout parce qu'il avait été convenu que la se-
conde sépulture ressemblerait à la première. On a
vu dans quelles conditions Jean avait commandé sa
tombe à Claus de Werve. Celui-ci en eut tôt fait le
plan. Par malheur, le duc était activement mêlé aux
querelles politiques qui désolaient la France et il
avait besoin de toutes ses ressources pour guer-
royer. Il fut occis avant d'avoir pu se procurer l'or
nécessaire pour entreprendre une telle œuvre (i).
(i) Son trésor ne fut jamais garni comme il aurait fallu.
Certes il s'était gardé d'imiter la munificence paternelle puis-
qu'il ne craignait pas d'exhiber des robes raccommodées ;
mais par les obligations de sa puissance comme par ses pro-
digalités, Philippe avait rendu difficile l'équilibre du budget
ducal. « La politique d'un duc de Bourgogne, dit M. Coville,
était aussi active et étendue que celle du roi lui-même. Dans
les comptes de la recette générale de Bourgogne, on relève
que le total des pensions et gages à la volonté du duc monte
à 59.230 livres tournois, de mars 1401 à mars 1402, et celui
des dons, à 58.820 livres tournois. Chaque jour, le duc donne
de l'argent, des chevaux, surtout des « queues » de vin de
Beaune et des étoffes précieuses. Quant à l'administration de
— 92 —
Son fils, Philippe le Bon, fut également très agrippé
par les événements et lorsqu'il lui devint enfin pos-
sible de s'occuper de la sépulture de son père, Claus
de Werve trépassa (lo octobre 143g) (i).
C'est seulement en 1443 que Philippe trouve
ses domaines, elle exige des agents et des officiers de toute
sorte, de nombreux conseillers, une cour, même une véritable
armée, qui dépense « que c'est ime horreur de le dire ». Aussi
les revenus du duc de Bourgogne, si considérables qu'ils
soient, ne suffisent plus à faire vivre cet État bourguignon.
Dans son budget, le passif est énorme : il s'élève, pour un an,
de mars 1401 à mars 1402, à 488.105 livres tournois, et, de fin
janvier 1410 à fin janvier 141 1, à 538.553 livres tournois.
Comme le duc d'Orléans, le duc de Bourgogne a son recours
auprès du roi, qui lui donne beaucoup et sans cesse sur les
aides du royaume : 192.943 livres tournois en 1400-1401,
163,424 en 1401-1402, 238.325 en 1410-1411, et, malgré tout, il
y a chaque année un excédent des dépenses sur les recettes.
Ni l'un ni l'autre des deux princes ne peut se passer des
caisses royales ; pour vivre, il faut que l'un des deux domine,
à l'exclusion de l'autre, le gouvernement royal. » Hist. d»
France publiée sous la direct, de Lavisse', t. iv. p. 323-324.
(i) Il fut enterré dans l'église de la Chartreuse de Champ-
mol. Le tombeau de Jean avait été le suprême objectif de sa
carrière, remarque M. Prost, « ce fut aussi son martyre»
Retenu à Dijon sous ce prétexte, bercé d'irréalisables be-
sognes et irrégulièrement payé de ses gages, le pauvre artiste
traîna tristement à Dijon, après de brillants débuts, une vie
obscure, aigrie par les déboires, l'insuffisance des ressources
et la maladie. » Gazette des Beaux Arts, i8go.
Plusieurs fois il avait dû réclamer, auprès des échevins,
contre des taxes arbitraires, Philippe le Bon ne s'intéressait
pas comme son grand père aux artistes de sa cour, il ne tenait
même pas à en avoir à Dijon.
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- 93 -
l'imagier dont il a besoin : l'aragonnais Jean de la
Huerta. Mais si cet homme sans scrupules fait
élever la maçonnerie, à peine touche-t-il aux sculp-
tures. Lorsqu'il s'enfuit de Dijon, en 1455, avec
l'argent qu'il n'a pas gagné, seuls sont achevés les
anges et les tabernacles de la galerie. Quelle forma-
tion avait reçu ce coquin ? On l'ignore et somme
toute peu importe étant donné qu'il n'a presque
rien laissé (i).
Nous sommes mieux renseignés sur Antoine Le
Moiturier, d'Avignon, qui lui succède en 1466 et,
en trois ans, mène à bien le travail. Le Moiturier,
« maître Anthoniet », avait été l'élève de son oncle,
le Lyonnais Jacques Morel, dont il reste une œuvre
importante : le tombeau de Charles de Bourbon et
d'Agnès de Bourgogne, église de Savigny (Bour-
bonnais). Assurément l'imagier auquel on doit les
gisants de ce mausolée se souciait d'harmonie
autant que de naturel, et c'était un réalisateur ori-
ginal ; il établissait les proportions des corps et
rythmait les plis des vêtements avec un sens de la
beauté que ne possédait pas Sluter. Le Moiturier
adopta vraisemblablement l'esthétique de son maître,
dont l'autorité était grande, les commandes qu'il eut
le prouvent, dans les régions du centre et du sud-
fi) Son ornementation de la galerie est plus luxuriante
que celle du Mausolée de Philippe, mais il n'y a rien à inférer
de cet indice isolé.
— 94 —
est (i). Je l'admets d'autant mieux que les figures
de Jean et de Marguerite ont leurs vêtements disposés
avec plus de concordance que ceux de Philippe le
Hardi. En outre le visage de Jean donne une sensa-
tion de vérité sans être énergiquement caractérisé,
et celui de Marguerite sent quelque peu l'arrange-
ment ; or le duc avait un type « martien » d'une
laideur curieuse et la duchesse n'était rien moins
qu'affriolante, attendu que les bons Dijonnais com-
paraient irrévérencieusement ses filles à des
chouettes. Un Slutérien avéré, même procédant
comme notre artiste d'après des documents, eût-il
résisté au plaisir de mettre en vigueur leurs signes
individuels ? Après cela, que les Anges et les pleu-
rants soient d'expression slutérienne, il n'y a pas
lieu de s'en étonner puisque celui qui les commença
et celui qui les mit au point étaient obligés de pro-
céder ainsi pour satisfaire Philippe le Bon. D'ail-
leurs, combien, parmi ces petits personnages, égalent
ceux de Claus de Werve ? L'auteur de la figure de
Jean avait certes assez d'habileté pour approcher du
(i) Le Moituiier, né vers 1425, fut l'élève de Morel, au
moins pendant le séjour de celui-ci dans Avignon de 1441 à
1445. Il vint à Dijon en 1462 mais ne s'y établit que deux ans
plus tard, à son retour de Saint-Antoine en Viennois, où il
exécuta pour l'Abbaye des travaux dont on ignore le sujet.
Cf. l'étude de l'abbé Requin, Réunion des Sociétés des Beaux-Arts
des Départements, 1890, p. loi.
-95 -
style des pleurants de la première sépulture, il ne
pouvait aller plus loin (i).
Avec Claus de Werve, le mouvement régénéra-
teur s'était accentué. Les Bourguignons étaient
mûrs alors pour tirer parti en artistes des enseigne-
ments de Sluter. Individualiser des têtes, établir
des corps pleins de vie, imprimer un sens aux atti-
tudes comme aux gestes, ce fut bientôt leur préoccu-
pation dominante ; et plus d'un s'efforça d'exprimer
des sentiments. Par malheur, certains exagérèrent
jusqu'au disgracieux, voire à l'horrible, le caracté-
risme de Sluter et leurs imitateurs, bientôt légion,
creusèrent, avec une sorte d'enthousiasme religieux,
les physionomies les moins attractives. Plus une
face était rustaude ou faubourienne, une expression
bizarre ou triviale, un corps malitorne ou ramassé,
plus ils exultaient à en faire saillir les singularités.
Longtemps ils cultivèrent toutes les variétés de la
laideur humaine avec une dilection de caricaturiste.
Mais cette épidémie d'outrance qui, du reste, prouve
la vitalité de l'école, ne doit pas détourner notre
attention des services rendus par le slutérisme. Que
l'on examine ceux des ouvrages des xiv^ et xv^
siècles où se retrouve la gaucherie primitive, et l'on
(I) Le Moiturier avait été chargé d'une Résurrection des
corps pour la cathédrale d'Avignon vers 146 1 ; il n'en reste que
deux têtes d'anges et les ornements qui encadraient la partie
supérieure, le tout insignifiant.
-g6-
reconnaîtra qu'il a été comme une greffe précieuse
sur un arbre redevenu sauvage.
L'outrance appelle des réactions. Au rengrége-
ment du slutérisme exaspéré, correspond une tenta-
tive d'affinement. On en relève des signes dans
diverses statues de N.-D. de Semur-en-Auxois
{Evangélistes du porche, Vierge du pignon. Saints de
la tour de gauche"), dans la Mise au tombeau (1490)
de cette même église (chapelle du Sépulcre), la
Vierge peinte du trumeau central de N.-D. de Dijon,
la Vierge en pierre du Louvre acquise en 1906.
Les Evangélistes de Semur ont été sculptés avec
vigueur et de façon que leurs reliefs engendrassent
des jeux de clair-obscur, mais aussi avec de tou-
chants efforts pour styliser leurs têtes et leurs
draperies. Et si les personnages de la Mise au tom-
beau, équilibrés pesamment, enveloppés de manteaux
aux plis aigus, remémorent davantage le genre
néerlandais, ils se tiennent avec tant de dignité et de
gravité, leur douleur est si calme, qu'on peut les
dire d'un slutérisme assagi. La Vierge de Dijon et
celle du Louvre ne sont pas complètement débar-
rassées des gangues ancestrales, au moins ne re-
butent-elles plus. La seconde appartient à la série
des têtes communes et semble enroulée dans une
couverture grossière, mais son expression est pure
et maternelle, son attitude normale, et sa facture
indique de signalés progrès.
Enfin ce sont bien des formes affinées que
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— 97 —
montrent le St-Geiiès du Musée de Dijon, la Ste-Barbe
du Musée Rolin et la Vierge dite de Bulliot (à M.
Rérolle, Autun). Créées dans le dernier quart du
siècle, ces statues évoquent l'art de Michel Colombe
et dégagent un charme ineffable. Le St-Genés a de
l'élégance, la Ste-Barbe de la beauté, la Vierge
Bulliot d'exquises délicatesses qui font vite oublier
les défauts de sa poitrine. Leurs galbes sont
caressés avec un désir de style qui porterait à
croire que leurs auteurs connaissaient bien les meil-
leures œuvres de la Touraine et qu'ils n'ignoraient
pas le métier florentin. Les deux saintes nous offrent
de merveilleux exemples d'interprétation idéalisa-
trice en tout respect du naturel : Barbe, harmonieu-
sement proportionnée et galamment vêtue, apparaît
comme une grave patricienne ; la Vierge, très mère
chrétienne, rayonne de candeur, de tendresse et
d'une grâce rassérénante que soulignent avec dis-
crétion la dorure alanguie et les tonalités devenues
des nuances qui la recouvrent.
Quelques statuettes, d'un travail convaincu,
achèvent de renseigner sur l'évolution qui se dessine
au crépuscule du siècle, entre autres : la Ste-Cathe-
rine, délicieusement noble, du Musée Rolin (don
Bulliot) ; la Vierge de Laisy (Autunois), d'une
aimable rusticité ; la Vierge, accortement peuple,
qui veille, en N.-D. de Semur, à la porte de la
chapelle du Sépulcre ; VA tige perdu dans une niche
-98 -
de la rue du Bourg-voisin, à Semur (i) ; le Baptiste
en bois du Louvre, digne frère cadet de ses grands
aînés de Muss}»^ et du Musée Rolin ; l'Ange thuri-
féraire agenouillé, à l'air mélancolique, du Musée
archéologique d'Autun (2).
Et l'on pourrait ajouter à cette liste des vestiges
divers comme les têtes d'anges du Concert (bois) du
Louvre et le Bœuf de St-Luc placé non loin de là.
La lourdeur d'antan a disparu de ces figurines aux
caractères régionaux toujours si prononcés ; elles
sont, avec les statues précitées, d'attachantes ma-
nifestations de l'art bourguignon affiné, et c'est la
revanche du bon sens.
(i) Non loin de là, dans la même rue, se dressent, aux
côtés d'une croix, un St-Jean et une Madeleine de stature plus
élevée qui paraissent se rattacher aux œuvres affinées ; mal-
heureusement leur état de délabrement ne permet plus de s'en
assurer. Semur possède encore dans ses rues quelques sta-
tuettes attachantes du xv^ siècle, dont une Vierge assez déli-
cate, au revers de la croix plantée rue de l'Abreuvoir. A
Notre-Dame, plusieurs figurines qui S5'mbolisent l'Abondance
fournissent aussi des spécimens de l'époque de transition.
(2) Cet an.çe, taillé dans l'albâtre, est outrageusement
maculé de poussière ; aussi ne le découvre-t-on pas sans peine
tout au fond de l'ancienne chapelle où il gîte. Tout, d'ail-
leurs, est beaucoup trop poudreux dans cet intéressant musée.
Un nett03'age s'impose, et aussi un classement plus rationnel.
Chapitre VI.
LA PEINTURE EN BOURGOGNE
AU XV« SIÈCLE.
En peinture, l'influence néerlandaise paraît
moins forte qu'en sculpture, et de plus il est malaisé
d'en suivre les phases dans la première moitié du
siècle à cause du petit nombre des œuvres échap-
pées à la ruine. Nous n'avons que deux tableaux
importants antérieurs à 1440 : la Légende de Si-Denis
et la Légende de St-Georges d'Henry Bellechose,
l'une et l'autre au Louvre.
Le premier de ces ouvrages fut commandé par
Jean sans Peur en 1416 ; il offre une juxtaposition
de motifs que rien ne relie plastiquement, mais au
moins les figures en sont-elles significatives. Aussi
l'épisode final, le martyre du saint évéque et de
ses compagnons les saints Eleuthéros et Rusticus,
atteint-il sans efforts au dramatique. Quant à la
peinture de l'ensemble, elle a l'hybridité des tableaux
delà veille et des miniatures du jour; c'est une
fusion d'apports italo-français et flamands qui se
distingue par de claires tonalités assez bien accor-
dées et habilement unies à l'or. La Légende de
St-Georges, à l'effet général moins heureux, pré-
— lOO —
sente des caractères analogues avec des tons sans
éclat (i).
Ce sont les seules œuvres que l'on puisse
donner sans crainte à Bellechose. M. de Mély lui
attribue bien quelques scènes des Très Riches Heures
du Musée Condé (Chantilly) ; toutefois ses raisons
ne sont pas encore suffisamment établies pour en-
traîner la conviction.
On ne sait quelles œuvres exécuta Bellechose
avant sa Légende de St-Denis ; et, sur celles qu'il fit
dans la suite, nous n'avons que des renseignements
sommaires. De 141 6 à 1425, il travaille aux décora-
tions du palais de Dijon et du château ducal de
Talant. En 1425, on lui demande, pour une autre
demeure des ducs, le château de Saulx, un grand
retable où il portraiture Jean sans Peur et Philippe
le Bon. En 142g, il exécute pour l'église Saint-
Michel deux tableaux, une Annonciation et un Christ
avec les Apôtres ; en outre, il « estofFe » une statue
de l'archange, patron de cette paroisse (2). Puis on
l'abandonne, semble-t-il, et il meurt pauvre, comme
Claus de Werve, peu après celui-ci, au début des
années 1440. Et avec eux prennent fin les ateliers
officiels de sculpture et de peinture, car Philippe le
Bon, qui ne bourguignonnait pas, ne leur donna pas
(i) Ce tableau a été authentiqué par M. A. de Cham-
peaux, Gazette des Beaux- Arts, 1898, t, I, p 129.
(2) A une date inconnue, il peignit une Mort de Notre-
Dame pour la chartreuse de Champmol,
EccE Homo
{Palais de Justice, Dijon
(p. lOÔ).
— loi —
de successeurs. Bellechose compta parmi ses dis-
ciples Jean Chrestien de Troyes et Michel Estelin
de Cambrai et il eut évidemment une action, ne
serait-ce que parcequ'il était peintre du duc ; mal-
heureusement rien ne la précise.
Quant à Hue de Boulogne, à l'artésien Jean de
Maisoncelle et à Jean de Pestinien, enlumineur de
Paris, qui travaillèrent à Dijon dans le second quart
du siècle, on ignore ce qu'ils valaient ; on sait seu-
lement que le second fit, en 1436, un portrait de
Philippe le Bon pour la Chartreuse de Champmol.
L'alliage néerlando-franco-italien se reconnaît
encore dans les retables de Ternant (Haut Morvan),
peints au milieu du siècle pour le Bourguignon
Philippe de Ternant, l'un des premiers chevaliers de
la Toison d'or. L'expressif y est cherché sans souci
de l'harmonie. Sur le meilleur des deux, il y a sur-
charge dans le groupe central. L'influence néerlan-
daise apparaît fortement dans ces ouvrages mais n'y
prédomine pas. De même en deux retables du musée
de Dijon, l'un, d'aspect primitif (il provient de
l'abbaye de Clairvaux), l'autre très mutilé (i) ; dans
les effigies sèches et médiocres de Jean sans Peur
et de Philippe le Bon (Louvre), et mieux encore
(i) Les scènes de ce dernier représentent la Circoncision,
V Adoration des Mages et V Adoration des Bergers ; on voit dans les
cinq compartiments de l'autre ; Si-Bernard, le Baptême du Christ,
la Trinité, la Transfiguration et un ahhé mitre.
— I02 —
dans l'attachant portrait du Grand bâtard de Bour-
gogne i Musée Condé, Chantilly).
Dès le milieu du siècle, la Bourgogne s'enrichit
de quelques œuvres réalisées par des maîtres néer-
landais au moment où leur art était pleinement
rénové et nationalisé, partant très remplies d'en-
seignements. C'est d'abord le Jugcvient dernier,
commandé vers 1443, peut-être à Roger van der
Weyden, par le chancelier Nicolas Rolin pour
l'Hospice qu'il venait de fonder à Beaune et dont
il reste un des joyaux malgré la scandaleuse restau-
ration de 1876-1878 (i). Puis viennent la Vierge au
dojiateur de Jean van Eyck, que le susdit Rolin
avait donné à Saint-Lazare d'Autun et que possède
maintenant le Louvre; VAnnoticiation du même
maître, détachée d'un ensemble perdu, découverte
à Dijon par Guillaume II de Hollande et finalement
cédée à l'Ermitage de Saint Pétersbourg ; les Sept-
Sacrements de Roger van der Weyden, sigillés des
armes d'une famille bourguignonne, celle des Che-
(i) Malgré ses inégalités, ce retable est incontestablement
d'un art peu ordinaire et, somme toute, on peut l'attribuer à
Roger van der Weyden, ne serait-ce que pour les portraits
des donateurs, splendides de vie et d'expression. Il n'y a pas
lieu de douter de la ressemblance de Rolin. Or Louis XI a
dit de ce chancelier qu'il avait fait assez de pauvres pour leur
ouvrir un hôpital. Louis était jeune alors ; a-t'-il lancé légère-
ment un mot rosse, a-t'-il parlé selon la vérité ? Dans ce dernier
cas, RoUn aurait été de ces êtres énigmatiques dont la face
ne livre l'âme que très rarement.
La Rksurrectiox de Lazare, peinture muiale
Cliapelle Saint-I.éser. Eglise Notre-Dame. Beaune .
l'p. io3)
— io3 —
vrot, et passés au Musée d'Anvers au XIX* siècle.
Toutes les qualités de la race des Pays-Bas s'épa-
nouissent dans ces oeuvres qui ne pouvaient point
ne pas impressionner maints artistes bourguignons ;
et leurs effets sont corroborés par quelques pein-
tures flamandes d'ordre secondaire, tels : VEcce
Homo, grave et assez noblement résigné, du Palais
de Justice de Dijon, et les Scéfies de la Passion,
probablement faites en Bourgogne, dont l'église
d'Ambierle, en Roannais, fut dotée en 1476 par
Michel de Changy, conseiller de Charles le Témé-
raire.
Les traces de l'action néerlandaise sont parti-
culièrement sensibles sur les peintures de la chapelle
Saint Léger, en N.-D. de Beaune, commandées par
le cardinal Rolin, fils du chancelier : La résurrection
de Lazare et la lapidation de St. Etienne (deuxième
moitié du siècle). Tout y est combiné et caractérisé
pour atteindre à l'expressif. Dans la première de
ces scènes, la mieux venue, les témoins du miracle
tiennent si bien leur rôle qu'ils absorbent l'attention
au détriment du Christ ; à l'avant-plan, ils s'entas-
sent en paquet et, au fond, prennent beaucoup trop
d'importance, mais tous rachètent ces défectuosités
par une vie intense et des physionomies fouillées à
souhait. Quant au décor, s'il n'est que pittoresque,
du moins est-ce gentiment avec sa vue de cité qui
se profile à l'horizon. Enfin le peintre de Beaune
rappelle les maîtres flamands du milieu du siècle
— 104 —
non seulement par sa façon de procéder mais encore
par son écriture des formes à tendance analytique.
Les plus nordiques des compositions, si toute-
fois elles ne doivent pas l'existence à des peintres
des Pays-Bas, sont ensuite le Calvaire de N.-D. de
Dijon (transept nord), tellement abîmé par le temps
et les repeints qu'il échappe à l'étude détaillée, la
Nativité, jadis à l'évêché d'Autun, (i) dont le dona-
teur, vrai de tout point, ne saurait s'oublier, et
deux tableaux du Musée de Lyon (dernier quart
du siècle) qui présentent avec une éloquence per-
suasive la Mort et le Couronnement de la Vierge (2).
Mais la plupart des peintures exécutées dans
le duché à partir de 1460 environ ne sont pas dans
la manière flamande. L'influence néerlandaise semble
bien être avant tout d'ordre esthétique sur maints
artistes bourguignons. Entendons par là qu'elle les
ramène au naturel et les incite à la bonne structure
des formes beaucoup plus qu'elle ne détermine leur
métier. Ainsi ne nuit-elle pas à leur originalité. Les
personnages peints sur les murs de la Cathédrale
d'Autun (à droite, près du transept, ancienne cha-
(i) Sans doute va-t'-elle entrer au Louvre.
(2) La mort est la meilleure de ces œuvres, le couronnement
cause tout d'abord une sensation désagréable à cause des
duretés de sa facture. La sécheresse est, d'ailleurs, le défaut
dominant des peintres bourguignons dans la seconde moitié
du XVe siècle, surtout de ceux qui s'appliquent à ressembler
aux Flamands.
La Mort de la \'iekge
(Musée de Lyon).
(p. 104).
— io5 —
pelle de Cluny) ; ceux que l'on a enlevés à la
chapelle de St. Vincent, dans cette même église,
vers 1460, et qui font aujourd'hui partie de l'exquis
Musée Rolin ; ceux du Crucifiement où prie le
chanoine JeanDrouhot (années 1480, même Musée) ;
ceux des bas côtés de N.-D. de Dijon (fin xv* siècle
ou début du xvi^), tous sont des portraits très frères
des figures qu'accomplissaient dans le reste de la
France les plus nationaux des peintres postérieurs
à Fouquet. Et l'imagerie de l'église de Bagnot, en
Dijonnais, (1484) procède directement des traditions
ancestrales.
Des peintures de la cathédrale autunoise, on ne
distingue plus, — et encore très mal à cause d'un
confessionnal malencontreusement placé, — qu'une
partie de la Procession de St. Grégoire. Le pape et
les cardinaux se profilent en des poses très simples
et leurs tètes sont caractérisées avec une extrême
loyauté ; aussi le type bourguignon s'affirme-t-il sur
presque toutes. On peut avoir une idée de l'ensemble
et des tonalités qui le paraient en recourant au
relevé fait pour les « Monuments historiques » (i).
Les corps sont moins heureusement construits que
les têtes et l'un des assistants, le seigneur au pour-
point L leu et aux chausses grises, s'en va de guingois
(i) On peut voir, dans les meilleures conditions, les
relevés des « Monuments Historiques » à la Bibliothèque du
Musée de sculpture comparée de Paris (Palais du Trocadéro).
— io6 —
à l'excès ; néanmoins le cortège ne manque pas de
vie. Les tons, peu variés, durent s'accorder assez
bien et même, grâce à des contrastes rudimentaires.
ébaucher quelques efifets de coloration. A gauche,
la jupe cramoisie et la robe dorée de la dame placée
au premier plan avait pour repoussoir le sombre
violacé du costume avoisinant ; près du milieu, le
jaune du vêtement d'un vieillard était avivé par un
bleu, un gris et un noir, qui servait également
d'opposition à l'alliance d'or et de pourpre sous
laquelle apparaissait Grégoire (i). A droite, les
écarlates et les cobalts des prélats s'alliaient sans
fatigue pour la rétine, à en juger d'après ce qui
reste. Le même relevé nous révèle les peintures des
deux registres disposés sur la Procession : elles se
composaient de personnages sacrés, parmi lesquels
St. Luc, St. Grégoire et St Denis, et au dessus
Jacob, Isaïe, Moïse, David, St. Ambroise et St.
Bernard (ces deux derniers sous un aspect jeune).
Moins réussies étaient les têtes de ces saints, tout
à fait primitives dans le registre supérieur ; quant
aux tonalités de leurs costumes, au moment où elles
furent aquarellées, celles du premier compartiment
avaient des délicatesses de vieilles tapisseries.
III Ce noir teintait le costume d'un personnage à
cheveux roux, qu'il faut deviner à présent ; il ne fait plus
qu'une tache sans caractère et les vêtements de St. Grégoire,
outrageusement délavés, ne gagnent rien à ce voisinage.
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— I07 —
St. Luc exhibait un ton de chair éteint où, dans le
bas, dominaient des jaunes et dont les ombres
rougeoyaient ; St. Grégoire un jaune dédoré que
soulignaient un peu d'outremer et un grenat qui dut
être beau.
Sur deux fragments de peinture de l'ancienne
chapelle St. Vincent, on reconnaît le Christ mort sur
les genoux de son Père et une Mère douloureuse ; un
troisième a l'image du cardinal Jean Rolin, les
autres portent trois têtes d'oiseaux et un loup. Les
figures religieuses, travaillées avec une haute con-
science, s'imposent à l'attention par leur naturel,
leur dignité et leur force impressive. Le portrait du
cardinal, psychologique à ravir, provoque l'admira-
tion par son implacable vérité. Les animaux, surtout
l'aigle vu de profil, sont fidèlement rendus et fort
bien adaptés au mur (i). "Le Crucifiement, d'un faire
minutieux qui n'a rien de choquant, retient aussi
par sa parfaite probité.
Les peintures de Dijon comprennent : sur la
paroi de gauche, une Circoncision, un Baptême,
l'évêque St. Quille présentant un donateur, Ste Denisse^
Ste Catherine et une donatrice, et, en haut, une moitié
de tête dans un médaillon ; sur la paroi de droite,
une Vierge à VEnjant avec un Prêtre donateur à
(i) Ces peintures ont été transportées très heureusement
sur toile en i883 par les soins de la société Éduenne, et leur
bonne conservation est désormais assurée.
— io8 —
genoux dans un jardin, dont la clôture laisse voir un
pa3'sage, et un peu plus loin Ste Sabine portant sa
tête. Les deux pontifes de la Circoncision, les dona-
teurs de gauche et le prêtre de droite ont des
individualités artistement décrites. St. Guille captive
le regard par son excellente contexture à silhouette
décorative. La Vierge conserve un air doux et
presque charmant malgré les ravages qu'elle a subis
(il ne lui reste qu'un œil). Deux têtes seulement
laissent à désirer, celle de VEnfant, quelconque, et
celle de Ste Catherine, par trop fade. Toutes ces
figures sont murales par leurs contours comme par
leurs teintes ; mais la plupart de ces dernières ont
été très altérées. Il n'}- a guère à signaler que l'accord
de vert tendre, de blanc et de rougeâtre émis par
Ste Catherine et l'harmonie de violacé, de verdâtre
et de jaune anémique qui s'étend sur Ste Denisse,
ajoutant à la mélancolie de son expression.
Les détrempes de Bagnot, restaurées en i865,
nous montrent, dans le chœur, des effigies de saints
plutôt simplistes, parmi lesquelles un Baptiste à l'air
sceptique et narquois ; sur l'arc doubleau, les mois
de l'année et le Jugement dernier sur les deux voûtes
et une partie des parois latérales. Ces motifs encore
très archaïques, et de conception naïve en maint
endroit (O ! la diligence pour l'enfer !), se détachent
sur un fond blanc semé de fleurons ; les tons en sont
lugubres, dérivant presque tous d'un marron chargé
de brun et d'un jaune crasseux.
:- z 3
T. Ç Ci
5 ^;
— log —
On serait tenté de rapprocher des peintures de
N.-D. de Dijon ce Cardùial en extase devant la croix
qui achève de périr dans l'ancienne éghse Saint-
Phihbert (même ville) ; toutefois ce vestige est dans
un tel état de délabrement que mieux vaut se garder
de prononcer sur son provincialisme. On ne saurait
davantage reconnaître le degré de bourguignon-
nisme de V Arbre de Jessé du petit chœur gauche de
N.-D. de Semur-en-Auxois et des peintures de
l'église de Saint-Seine (Dijonnais) qui retracent la
vie du saint fondateur de l'ancienne Abbaye, Sequa-
nus, fils du comte Mermont. On ne voit plus assez
nettement les principales figures du premier de ces
ouvrages ; et l'archaïsme règne sans frein dans le
second, où tout décèle une main novice. On ignore
les auteurs de ces œuvres ; et, des seuls peintres
dont on connaisse les noms, Pierre et Jean Chan-
genet de Dijon, rien n'a été sauvé. Parvenus à la
célébrité dans les années 1490, ils gagnèrent assez
d'argent pour s'offrir un hôtel dans leur patrie et
remportèrent assez de succès pour obtenir des
travaux en dehors de leur province, jusque dans
Avignon. On sait aussi que Jean, dit le Bourguignon,
fit un retable pour le maître-autel de N.-D. do
Dijon.
Parmi les miniatures de la seconde moitié du
siècle, retenons, pour leur accent nordique, celles
du Missel commandé par le cardinal Rolin et main-
tenant à la Bibliothèque de Lyon, celles du « Frois-
8
— IIO —
sart » de la Bibliothèque Municipale de Breslau
réalisées en grisaille pour Antoine le grand bâtard ;
et, pour son caractère bourguignon, le feuillet du
Pontifical d'Antoine de Châlon, évêque d'Autun
(Musée Rolin).
Si, parmi les tapisseries, quelques pièces ont
contribué au ra3'onnement de l'esthétique néerlan-
daise par leur caractérisme bien compris, ce sont,
semble-t'-il, les trois plus anciennes de l'Hospice de
Beaune, St. Antoine, l'Agneau mystique et St. Eloi ;
et, à l'aurore du XVP siècle, celles de N.-D. delà
même ville : la Légende de la Vierge. Peu de scènes
sont disposées décorativement, c'est-à-dire avec un
bel équilibre, dans cette émerveillante suite, mais
toutes impressionnent avec force par la vie de leurs
figures et l'harmonie de leur teintes (i).
Enfin quelques vitraux historiés de l'Hospice
de Beaune et de N.-D. de Semur (notamment celui
de Ste Barbe, chapelle de ce nom), et la verrière de
(i) La Légmde delà Vierge fut offerte, au début du XVIe
siècle, par le chanoine Hugues Le Coq, qui s'y trouve figuré
deux fois. Les groupes les mieux arrangés sont : la rencontre
de Joachim et d'Anne, la Visitation, V Adoration de l'Enfant par
Marie et Joseph, la Vierge et l'adorant dans l'Adoration des
Mages, la fuite en Egypte.
Une autre tapisserie qui, très probablement, vient des
Flandres et que l'on a trop restaurée, le Siège de Dijon en i5i3
(Musée de Dijon', pouvait aussi faire impression sur les
peintres de Bourgogne ; mais quand ceux-ci purent la contem-
pler, la plupart avaient cessé d'emprunter aux Néerlandais.
— III —
la cathédrale d'Autun qui porte V Arbre de Jessé
démontrent que, jusqu'en ce genre, les Bourgui-
gnons ont su tirer parti des enseignements néer-
landais.
Chapitre VII.
LES DERNIÈRES MANIFESTATIONS DE
L'ART BOURGUIGNON.
Dans la première moitié du xvi^ siècle, les
sculpteurs bourguignons marquent encore quelques
œuvres de l'empreinte régionale: la Femme en prière,
si recueillie, si fervente, du Musée de Dijon (dans
les anciennes cuisines ducales) ; le Saint-Sépulcre,
rugueux mais touchant, de Talant (Dijonnais) ; la
sainte, à tête vulgaire mais à stature et à draperie
harmonieuses, qui se dresse dans la chapelle du
Musée de Cluny ; le St- Jean-Baptiste en noyer de
l'église de Rouvre (Dijonnais); le groupe deSte-Anne^
Marie et Jésus enfant du Musée de Semur-en-Auxois,
la petite martyre au ventre ouvert du même musée ;
les scènes de la vie de St-Germain au portail sep-
tentrional de la cathédrale d'Auxerre ; le petit saint
debout sur une console au fond de la chapelle des
Fonts à N.-D. de Semur, le Christ sortant du tom-
beau (même église, dans une chapelle près de la
sacristie) au-dessus du retable où se morfond une
Mère de Douleur ; les figures des stalles de Mon-
tréal (Avallonnais), tirées du chêne en i522 et
attribuées aux frères Rigoley de Nuits-sous-Ravières
ou de Nuits-sur-Armançon.
\'iERGE A l'enfant AVEC UN PRÊTRE DONATEUR, peinture murale
(Eglise Notre-Dame, Dijon . (pp. 107. loS).
— il3 —
Ces dernières figures, d'une anatomie incorrecte
mais d'une vie intense, d'une humanité profonde,
constituent peut-être la plus bourguignonne des
œuvres des années i5oo et les traces du slutérisme
y apparaissent nombreuses. Peu de stalles sont
aussi curieusement ornées. On y voit des scènes
d'une intimité charmante, comme la Visitation (à
gauche), la Sainte-Famille (à droite), le Christ et la
Samaritaine {là..) \ un motif d'une vérité saisissante
qui nous montre, à droite, les auteurs de cette déco-
ration en train de prendre leur repas ; des figures à
mouvement bien saisi comme le Samson qui abat un
lion sorti de quelque gargouille, ou caractérisées
avec esprit comme l'homme qui tient tin diable en
laisse (à gauche), les deux chantres au lutrin ('au-
dessus du motif précédent), le petit joueur de pipeau
(à droite), le plaideur pressuré \ d'autres, d'un ex-
pressif amusant, mélange réussi d'observation et de
fantaisie, comme les homoncules et les têtes par-
semées entre les sièges et sur les miséricordes (i).
L'esprit slutérien revit dans le St-Paul prove-
nant du château de Pagny (Dijonnais) et maintenant
au Louvre, dans \e pleurant , seul vestige sans doute
du tombeau de Jacques de Malain (Louvre, jadis à
St-Martin de Lux\ et dans le cadavre, bas-relief
(i) La plus franchement comique de ces figurines est
certainement la vieille femme au corjiS de sirène silhouettée
sur une miséricorde de l'extrême gauche.
— 114 —
tumulaire, de l'église de Cussy-les-Forges (Avallon-
nais).
Le premier est un robuste paysan à la trogne
équarrie sans adresse mais avec une savoureuse
énergie, au costume établi d'un pouce synthétiste.
Le second, trapu et barbu, évoque les gnomes des
vieilles légendes. Devant le troisième, presque terri-
fiant en son impitoyable réalité, car nous voyons
s'ouvrir son ventre et les vers ravager ses pauvres
chairs en décomposition, on songe involontairement
au fameux squelette de Ligier Richier. En procède-
rait-il ou — pourquoi pas ? — l'aurait-ii inspiré ?
Entre l'art du grand sculpteur lorrain et l'art dérivé
de Sluter, nombreuses sont les affinités, l'un et
l'autre reposant sur le caractérisme. Richier aurait
aisément fait sien un motif comme celui du cadavre
cussien, l'anonyme de Cussy n'eût éprouvé vrai-
semblablement aucune difficulté à traduire à la
Bourguignonne le squelette de Bar-le-Duc.
Enfin le vouloir de caractériser à l'instar des
ancêtres se reconnaît en différents ouvrages recueillis
par le Musée de Dijon : le Baptême de Jésus et la
Prédication du Baptiste (i52o, jadis à l'Hôpital du
Saint-Esprit), disposés d'une manière théâtrale mais
pleins de vie et dûment accentués ; V Ensevelissement
polychrome (même provenance), lourd et commun ;
le retable de l'ancienne église Saint-Pierre, qui com-
prend six scènes de la vie du Christ ; VEcce Homo,
dont l'auteur s'est appliqué à faire parler la face.
— ii5 —
L'influence italienne ne pénètre la Bourgogne
que peu à peu, elle ne remplace pas sans transition
l'influence néerlandaise; et les caractères provin-
ciaux ne s'altèrent et surtout ne s'effacent pas en un
jour. Ils persistent dans le retable de la cathédrale
d'Autun (chapelle des Fonts), où la Madeleine
reconnaît le Christ, et surtout dans les figurines de
l'encadrement. Ils ne disparaissent complètement
ni du retable d'Aignay-le-duc (Châtillonnais), ni des
bas-reliefs et de la Mise au tombeau de Saint- Vorles,
à Châtillon-sur-Seine, exécutés par Jean Dehors,
originaire de ce pays, dans le premier quart du
siècle. Dans la décoration du portail occidental de
Saint-Michel à Dijon, où l'apport transalpin est
considérable, plusieurs morceaux sont encore bour-
guignons : tout d'abord les Prophètes des médaillons,
d'une taille si fière, d'une contexture si vigoureuse,
puis la Jtidith du socle qui porte le prince des
Archanges, et, dans une certaine mesure, les têtes
placées au-dessous des motifs de ce socle, voire
plus d'une figure des bas-reliefs. Quelque bourgui-
gnonnisme demeure bien aussi dans les curieux
masques du Palais de Justice de Dijon, les masca-
rons, d'un si libre métier de la Fontaine Saint-
Lazare d'Autun (1543), et le petit St. Georges,
dérivé de Michel Colombe, du Musée de la Société
d'Etudes d'Avallon. Enfin jusque dans les décorations
ornementales d'Hugues Sambin, dont les thèmes sont
italiens, l'esprit régional se manifeste encore par la
— ii6 —
recherche de l'expressif, la verve et la vigueur de
la facture (i).
Si dans la seconde moitié du siècle, beaucoup
de sculpteurs s'italianisent, comme les auteurs du
Si. Jean rEvangéliste qui veille à Dijon, à l'angle des
rues des Facultés et de la Manutention (2), du
retable et de l'entourage de la chapelle des Fonts
de N.-D. de Semur, du Saint-Séptdcre de Pouill}^-
en-Auxois (1572), beaucoup d'autres, dans les années
1600, réussissent à s'assimiler les éléments d'outre
mont. Ce sont des ouvrages bien français que les
statues de la Maison des Cariatides à Dijon et les
figures de la salle des Assises en la même cité ; que
l'image de la première supérieure des Ursulines
d'Avallon (Musée de la Soc d'Etudes de cette ville) ;
que les effigies du Président Janin et de son épouse
(cathédrale d'Autun), de Claude Bouchu et de
Georges Joly (Sainte-Anne, Dijon). En outre, dans
ces deux dernières œuvres de Jean Dubois, on
(i) Hugues Sambin, machiniste, ingénieur et sculpteur,
est, croit-on, originaire de Talant ; en tout cas, il lut de
bonne heure imprégné de l'art bourguignon. La sculpture sur
bois du Dijonnais lui doit des chefs-d'œuvre d'ornementation.
Dans ce genre, son influence fut profonde et excellente. Ses
œuvres subsistantes sont la clôture en noyer de la chapelle
(salle des Pas-Perdus) du Palais de Justice de Dijon et l'an-
cienne porte de la sacristie annexée à cette chapelle, aujour-
d'hui au Musée.
(2) Dans cette statuette au visage assez fin, à la draperie
vivante, ce sont les meilleurs éléments italiens qui s'allient au
fonds bourguignon.
Saint Jeax-Baptiste et donateur, peinture murale
(EL'lise Xolre-Dame, Dijon).
(pi). 107, 108).
— 117 —
constate, à plus d'un indice, que l'empreinte bour-
guignonne est tenace.
Plusieurs peintures de la première moitié du
XVP siècle diffèrent à peine de celles de la fin du
XV^. Ce sont les décorations des églises de Fontai-
nes-les-Dijon (Dijonnais), de Chambolle-Musigny
(Auxois), de Frontenard (Bresse châlonnaise), la
Cène de Til-Châtel (Dijonnais), le dessin de la mort
de Gémeaux (id.), l<^ Vierge aux Anges du portail
occidental de Rouvre (id.). Toutes s'affirment Bour-
guignonnes mais laissent voir des signes d'influence
italienne, notamment la Résurrection des corps et les
Docteurs de l'Eglise de Fontaines lès Dijon. Les
peintures de Chambolle, exécutées en i53g, avaient
été recouvertes, comme tant d'autres, d'un badi-
geon ; on ne les en a délivrées qu'en iSgS. Dans
l'abside, les Apôtres, deux Evangélistes, divers saints
et saisîtes font une procession ; dans le chœur, age-
nouillés près du Baptiste, dont le costume blanc a
tourné au jaunâtre, se tiennent le donateur Jehan
Moisson, tout de noir vêtu, sa femme et leurs
enfants ; à gauche, près d'une fenêtre, trône, au
milieu des anges, la reine du ciel. Les figures les
mieux caractérisées sont celles des donateurs et de
5^. Jean, qui s'accomodent bien de leurs teintes
sévères; et, entre toutes, la tête de Moisson s'impose
au souvenir.
Les détrempes de Frontenard, retrouvées en
1893-1894, ont l'empreinte de deux époques diffé-
— Il8 —
rentes. Quelques-unes datent de 1547, d'autres
semblent du début du siècle. Toutes sont d'ailleurs
d'une technique rudimentaire et les archaïsmes y
foisonnent, ce qui ne doit pas étonner, la peinture
murale ayant été trop souvent, au XVP siècle,
abandonnée à des professionnels de troisième ordre.
Ceux de Frontenard s'efforcèrent du moins, et là
s'avère leur esprit régional, d'individualiser leurs
personnages et d'en souligner les sentiments ; peu
s'en fallut que, dans la Pièta, ils n'arrivassent au
pathétique. D'autres peintures murales, très abî-
mées, les Evêques de la cathédrale d'Auxerre et les
images saintes de l'église de Moloy (Dijonnais) ont
un aspect XVP siècle et français.
En quelques tableaux, les caractères bourgui-
gnons s'observent encore avec un reste d'influence
néerlandaise, comme dans les deux panneaux de la
Messe de St. Grégoire (autrefois dans l'église de
Marnay, aujourd'hui au duc de Bauffremont), dont
les personnages, quoique durement tracés, surtout
ceux du second volet, n'en vivent pas moins ; en
d'autres, ils se marient en toute affection avec les
éléments français, comme dans un portrait de quin-
quagénaire, où triomphe la manière de François
Clouet (à M"^^ Gounot, Paris). Et cette alliance
franco-bourguignonne est relevée d'une pointe de
slutérisme dans un dessin de l'ancienne collection
du peintre Ville : une tête de vieille femme, étude pour
un portrait. Et ces loyales oeuvres, ainsi que les
— 119 —
décorations aux touchantes défectuosités, l'empor-
tent certes en intérêt sur la Lapidation de St.
Etienjie (i55o), très honnête travail dans le goût de
Cousin, par le chanoine Félix Chrétien (cathédrale
d'Auxerre), et sur les peintures commises, en i588,
à Saint-Michel de Dijon, selon le mode italianisant
de Fontainebleau, par Florent Despèches, de Thil-
Châtel (i).
Aux XVIP et XVIII' siècles, on admirera les
peintres des Pays-Bas sans profiter des leçons con-
tenues dans leurs tableaux. Dans les années 1600,
seuls peut-être, quelques ouvrages de Nicolas
Quentin conservent un parfum de leur province ;
au moins est-il sensible dans la Sainte Marguerite
et VEvêque bénissant U7i enfant du Musée de Dijon,
deux portraits excellents, surtout le second, carac-
térisé non sans ampleur (2).
Plus tard, le délicieux Prud'hon, — ses por-
traits nous l'attestent, — héritera de ses lointains
ancêtres l'amour et le respect des structures solides,
des galbes parlants, mais il différera d'eux et beau-
coup par ses concepts d'art, surtout dans ses com-
positions (3). Le portraitiste des Antony et du
(i) Elles sont dans la sacristie de la chapelle de la Vierge.
(2) Dans le portrait de Janin, au Musée de Semur. inté-
ressant ouvrage d'un inconnu, il n'y a guère de Bourguignon
que les traits du portraituré.
(3) C'est seulement aussi dans ses portraits que Greuze
n'a pas étouffé toutes ces qualités bourguignonnes, si bien
— 120 —
gentilhomme de la collection Aynard (i) se filie à
l'école Bourguignonne, mais le poète de Psyché,
mais le dramaturge de la Justice divine apparaît dans
l'école Française comme une individualité très
particulière, un cas isolé.
Au XIX^ siècle, les qualités bourguignonnes
s'épanouissent dans maintes oeuvres de Rude, no-
tamment dans son Départ et ses bustes ; dans quel-
ques sculptures de Frémiet, entre autres son St.
Michel de la célèbre Abbaye ; dans les peintures de
Trutat (Louvre et Musée de Dijon) et d'Alphonse
Legros, surtout dans VEx-voto du Musée dijonnais.
On les perçoit unies aux qualités comtoises dans les
statues de Just Becquet, bisontin formé par Rude,
ainsi que dans les tableaux du paysagiste-intimiste
Antoine Richard, lequel, après un séjour à Barbizon
vécut pendant longtemps dans sa ville natale,
Chalon-sur-Saône (2).
cultivées tout d'abord par Grandon. Et c'est par ses portraits,
d'ailleurs, que restera ce peintre si malheureusement dévoj'é
dans un genre artificiel.
(ij C'est l'étude du portrait de l'amateur qui commanda
VEtiïévement de Psyché, et le maître ne s'est peut-être montré
nulle part plus Bourguignon que dans cette peinture très
largement enlevée et très artiste.
(2) Richard, formé en Bourgogne, ne pouvait perdre ses
qualités provinciales en s'ou\T:ant à l'influence de Charles
Jacque et de J.-F. Millet. Entre l'art de ces deux peintres,
surtout celui du maître des Glaneuses, et l'art Bourguignon du
temps des ducs, que d'aflBiiités !
Femme ex prière
(Musée de Dijon).
(p. 112).
— 121 —
Reste-t-il quelque chose de septentrional dans
les oeuvres de ces artistes ? c'est plus que probable.
Les branches des Pays-Bas entées sur le tronc
bourguignon l'ont si généreusement enrichi de leur
sève ! Mais il serait tout à fait vain de chercher à
connaître ce que nos modernes fils de Bourgogne
doivent exactement à leurs lointains cousins. L'action
des Néerlandais avait été trop puissante à l'époque
de Sluter pour ne pas se prolonger plusieurs siècles
encore, au moins dans l'esprit de beaucoup, en dépit
d'influences contraires. Elle avait été trop féconde,
trop bienfaisante, au moment de sa plénitude, pour
que les régions où elle s'était exercée n'en gardassent
pas quelques vestiges longtemps après son déclin.
Le fertile limon que déposent les grands fleuves ne
conserve-t-il pas ses vertus bien après que se sont
retirées les eaux qui l'apportèrent ?
Les résultats de l'action rénovatrice des Néer-
landais, on vient de les voir. Ne saluons pas seule-
ment les œuvres qu'elle a suscitées, admirons aussi
en ce mouvement magnifique l'un des effets de cette
belle et mystérieuse loi de solidarité qui régit
l'humanité tout entière et dont on rencontre tant
d'exemples divers dès qu'on s'applique à l'étudier.
C'est entre les artistes comme entre les peuples un
perpétuel échange de services, d'apports. Les maî-
tres sont en quelque sorte conditionnés par des
groupes d'artistes précurseurs et, à leur tour, les
maîtres forment des légions d'artistes continuateurs.
— 122 —
Les écoles, à l'heure des anémies, des crises, sont
souvent régénérées par des écoles qu'elles ont
secourues précédemment ; et, même en dehors de
ces périodes, elles ne cessent de s'aider à se perfec-
tionner. Les plus vigoureuses, les mieux douées
d'entre elles, demeurent à travers les âges comme
les éducatrices des autres, lesquelles leur rendent
hommage en s'appliquant à les égaler sans leur
ressembler. Quel art d'Europe ne doit rien à celui
de l'Hellade, et qui pourrait relever ce qui reste
d'Hellène chez les plus originaux des artistes de
l'ouest, du centre et du nord ?
Cadavre, bas-ielief tumulaire
(Eglise de Cussy-les-Forges .
(p. Ii3).
BIBUOGRAPHIE.
Archives départementales de la Côte d'or et du Nord.
Archives municipales de Dijon.
Bibliothèque Nationale de Paris (Collection Bourgogne).
Mémoires de la Commission des Antiquités de la Côte d'or
(tomes II, VIII, XII et XIII).
Réunions des Sociétés des Beaux-Arts des Départements
(années 1890, 1892, 1897 et 1899).
Mémoires couronnés de l'Académie ro3"ale de Belgique (tome
XXVII), BruxeUes.
Bulletin des Commissions royales d'art et d'archéologie,
(année 1877) Bruxelles.
Archives historiques et littéraires de 1890.
Histoire des ducs de Bourgogne (Notes de M. Gachard) par de
Barante'-, Bruxelles, i838.
Les Ducs de Bourgogne, Etudes sur les lettres, les arts et l'industrie,
pendant le XV' siècle, et plus particulièrement dans les Pays-Bas
et le duché de Bourgogne, par L. de Laborde, 3 vol. in-8°,
Paris, 1849-1851.
Vart chrétien en Flandre, par Dehaisnes, i vol. in-8°, Douai,
1860.
Les anciens peintres flamands, leur vie et leurs œuvres, par Crowe
et Cavalcaselle, complétés par Pinchart et Ruelens,
Bruxelles, 1862.
Le livre des peintres Par Cari van Mander, traduction, notes et
commentaires par Hymans, Bruxelles, 1884.
Histoire de Vart dans la Flandre, l'Artois et le Hainaut, avant le
XV' siècle, par Dehaisnes, 3 vol. in-40, Lille, 1886.
Souvenirs de Bourgogne ^Y'B.r'Evcïile Montégut, in-12, Paris, 1886.
Jean âe la Huerta, Antoine le Moiturier et le tombeau de Jean sans
Peur, par Chabeuf, in-8°, Dijon, 1891,
— 124 —
La Sculpture A Dijon. L'école Bourguignonne à la fin du XIV' siècle
et pendant le XV^ siècle. Conférence par L. Courajod, in-8<*,
Paris, 1892,
Catalogue raisonné du Musée de sculpture comparée du Trocadéro, par
Courajod, in-S^, Paris, 1S92.
L'art en Bourgogne, par Perrault-Dabot, in-B», Paris, 1894.
Dijon, monuments et souvenirs, par Chabeuf, Dijon, 1894.
La Chartreuse de Dijon, d'après les documents des Archives de Bour-
gogne, par Monget, 2 vol. in-8°, Montreuil-sur-mer, 1898-
190 1.
Leçons professées à l'Ecole du Louvre par Courajod, t. II, in-8°,
Paris, 1902.
Claus Sluter et la sculpture Bourguignonne au XV^ siècle par A.
Kleinclausz, Paris, igoS.
La Renaissance septentrionale et les premiers maîtres des Flandres,
par H. Fierens-Gevaert, in- 8°, Bruxelles, 1905.
La peinture en Belgique, les Primitifs Flamands, par H. Fierens-
Gevaert, Bruxelles, 1908.
Gazette des Beaux-Arts, années i885 (t. ii', 1890, 1896 (t. i),
1898 (t. i), 1903 (t. Il), 1906.
TABLE DES ILLUSTRATIONS
En regard page
Le Portail du Narthex et la Nef de l'Eglise de la Made-
leine à Vézelay i
Détail du Portail de l'Eglise Saint-Lazare à Avallon . . 4
Christ bénissant (Eglise de Saint-Père-sous-Vézela}') . . 8
Figures sous une arcature (Eglise de Saint-Père-sous-Vé-
zelay) 12
Portail de l'Eglise de la Chartreuse de Champmol. . . 20
Jean Maelweel (attribué à) : Christ mort soutenu par son
Père 24
Claus Sluter : Puits des Prophètes (Daniel, Isaïe) ... 28
» » » » (Moïse, David). . . 36
Mausolée de Philippe le Hardi 40
Claus de Werve : Pleurant du Mausolée de Philippe le
Hardi 44
Claus de Werve : Pleurant du Mausolée de Philippe le
Hardi 48
Claus de Werve : Pieurant du Mausolée de Philippe le
Hardi 52
Claus de Werve : Pleurant du Mausolée de Philippe le
Hardi 56
Tombeau de Philippe Pot 60
Saint Antoine ^4
Saint Antoine 68
Mausolée de Jean sans Peur et de Marguerite de Bavière 72
Vierge du trumeau de la porte de l'Eglise Notre-Dame à
Dijon 76
Vierge 80
Saint Genès 84
— 126 —
En regard page
Saint Jean-Baptiste 88
Concert d'Anges 92
Henry Bellechose : La Légende de Saint Denis ... 96
Ecce Homo 100
La Résurrection de Lazare, peinture murale (Beaunej . 102
La Mort de la Vierge 104
Circoncision et Baptême, peinture murale (Dijon) . . . 106
Saint Guille, Sainte Denisse, Sainte Catherine, donateur
et donatrice, peinture murale (Dijon) 108
Vierge à l'enfant avec un prêtre donateur, peinture murale
(Dijon) 112
Saint Jean-Baptiste et donateur, peinture murale (Dijon). 116
Femme en prière 120
Cada\'Te, bas-relief tumulaire 122
TABLE DES MATIERES
Page.
Chapitre I. — L'art en Bourgogne avant
Philippe le Hardi i
Chapitre IL — L'art dans les Pays-Bas des
origines à la rénovation du xiv^ siècle. . 19
Chapitre III. — Les Néerlandais en Bour-
gogne sous Philippe le Hardi .... 36
Chapitre IV. — Claus Sluter. Son art et son
influence 64
Chapitre V. — La sculpture en Bourgogne au
xv^ siècle 76
Chapitre VI. — La peinture en Bourgogne
au XV® siècle 99
Chapitre VIL — Les dernières manifesta-
tions de l'art bourguignon 112
Bibliographie I23
Table des planches i25
IMPRIMERIE
J.-E. BUSCHMANN
ANVERS
LIBRAIRIE NATIONALE D'ART & D'HISTOIRE
G. VAN OEST & C-, Editeurs
i6, Place du Musée, i6, BRUXELLES
Collection des Grands Artistes des Pays-Bas
7olunies parus :
QUENTIN METSYS, par J. DE Bosschere,
THIERRY BOUTS, par ARNOLD GoFFiN,
PIERRE BRUEGHEL l'Ancien, par CHARLES BERNARD,
VERMEER DE DELFT, par GUSTAVE Vanzype,
LES NÉERLANDAIS EN BOURGOGNE, par AL-
PHONSE Germain.
En préparation pour paraître ultérieurement :
LA SCULPTURE ANVERSOISE, par J. de Bosschere,
ALBERT CUYP, par LouiS RouART,
H ANS MEMLINC, par Fierens-Gevaert,
LUCAS DE LEYDE, par N. Beets.
ANDRÉ BEAUNEVEU, par M. HÉNAULT,
LES MINIATURISTES DE LA COUR DE BOUR-
GOGNE, par J. Van den Gheyn, S. J.
LES DE VOS, par Edmond de Bruyn.
Chaque volume, du format petit in-8°, contient de 120 à
140 pages de texte et de 3o à 32 planches hors-texte.
Prix : broché 3.50 francs ; relié 4.50 francs.
LA PEINTURE EN BELGIQUE
MUSÉES, ÉGLISES,
COLLECTIONS, ETC. PAR F I E R E N S - G E V A E R T
LES PRIMITIFS
FLAMANDS
Nous avons estimé, en présence du louable engoûment du public envers
les Primitifs, depuis les fameuses Expositions d'Art ancien de Bruges, 'ie
Paris et de Dusseldorf, et vu les progrès actuels de la critique d'art en cette
matière, qu'il y avait lieu de mettre présentement à la disposition du public
un ouvrage général et complet sur les Primitifs des Flandres.
La publication entreprise constitue à la fois une histoire intégrale, par
ordre chronologique, des maîtres flamands du Moyen-Age et de leurs ateliers,
en même temps qu'un inventaire commenté de leurs œuvres notoires con-
servées dans les Musées, églises et collections de Belgique.
Pour le curieux d'art, qui prépare un voyage en Belgique, ce sera le
guide des tableaux gothiques Flamands et Wallons, consignant au sujet de
chacun d'eux l'état actuel de la documentation. Pour celui qui en revient,
cet ouvrage illustré remplacera l'ensemble de photographies, catalogues,
notices, études et monographies qu'il aurait dû recueillir à grande peine et
à grands frais isolément.
Des 4 volumes que comprendra l'ouvrage, les 2 premiers ont paru et
étudient successivement l'œuvre des Frères van Eyck, Roger van der Weyden,
le Maître de Flémalle, Thierry Bouts, Petrus Christus, Hugo van der Goes,
Juste de Gand, Simon Martnion, Hans Memlinc, Gérard David, etc. Les
suivants continueront par Quinten Metsys, Jérôme Bosch, van Orley, les
Breughel, etc.
L'ouvrage sera complet en 4 volumes, in-4o, comprenant chacun de
80 à 100 pages de texte et environ 40 planches hors-texte.
Prix de chaque volume : 1 2 francs.
2860 4 _
i=4aSECT. MAR30l97*i
N Germain, ^Iphonse
684.9 Les Neerlendais en
B8G4 Bourgogne
PLEASE DO NOT REMOVE
CARDS OR SLIPS FROM THIS POCKET
UNIVERSITY OF TORONTO LIBRARY