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Full text of "Les nouveaux aspects du socialisme"

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lo'- 



BIBLIOTHÈQUE 

du 

MOUVEMENT SOCIALISTE 

VT 

EDOUARD SERT H 

Les 

Nouveaux aspects 

du Socialisme 



PARIS 

LIBRAIRIE DES SCIENCES POLITIQUES * SOCIALES 

Marcii. RIVIÈRE 

3o, rue Jacob 






a&fe TABLE DES MATIÈRES 

.35fc 

Avant-propos 3 

Introduction 5 

I. Guesdisme et Syndicalisme 8 

Le guesdisme comme exaltation suprême de l'Ëtat 
moderne. — Son attitude vis-à-vis du mouvement 
syndical et de l'idée de patrie. — L'unité ouvrière 
dans le guesdisme : toute électorale et démocra- 
tique. — Le fatalisme social : tout extérieur et sus- 
pendu à la liberté souveraine de l'État, — Oscillation 
de la société bourgeoise entre un étatisme et un 
anarchisme absolus : le socialisme politique, un 
aspect de la décadence bourgeoise. — Pour le syn- 
dicalisme, l'État, patronat agrandi et concentré : 
antithèse absolue du guesdisme, 

H. Anarchisme el tgndicalisme 32 

Passage de l'atelier capitaliste à l'atelier socialiste : 
rôle de la contrainte. — L'anarchisme, d'origine 
artisane, agricole, mondaine ou bourgeoise ; pro- 
testation de classes extra-capitalistes, rêvant un 
soi-disant état de nature : Rousseau et Tolstoï ; ou 
bourgeoisisme exaspéré : Stirner. — Théorie de 
Vitre social dans Proudbon ; décadentisme anar- 
chiste. — Opposition de Proudbon avec l'anar- 
chisme : sur le mariage et, partant, sur toute 
l'éthique ; sur la guerre. — Théorie de Proudbon 
dans la Guerre et la Paix : le travail, substitut de 
la guerre. — La guerre et la grève. — Passage de 
l'idée de patrie h l'idée de classe. — L'anarchisme 
héritier du xviii* siècle : l'éducation intégrale. 



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B3/35Ù -nù 



AVANT-PROPOS 



J'intitule ce travail : Les nouveaux aspects du 
socialisme, pour bien marquer toute la nouveauté du 
syndicalisme révolutionnaire par rapport aux an- 
ciennes formes de la révolte ouvrière, et si j'ai pris, 
parmi ces anciennes formes, le guesdisme et l'anar- 
chisme, c'est qu'elles m'ont paru particulièrement 
typiques, l'unie, le guesdisme, comme incarnant le 
socialisme politique, le socialisme de Parti, l'autre, 
l'anarchisme, comme incarnant le socialisme indivi- 
dualiste, le socialisme de Secte. La société bourgeoise 
oscille entre deux pôles : l'Etat et l'individu ; le gues- 
disme nous est apparu comme étant un étaUsme 
absolu, comme une rupture décidée de cet équilibre 
instable du cdté de l'Etat, comme une sorte de napo- 
léonisme ouvrier; l'anarchisme, comme la protesta- 
tion, toute négative, paresseuse et abstraite, de l'in- 
dividu contre cette exagération étatiste — de l'individu 
idyllique ou cynique, étemel rêveur d'un étal de 
nature, âme fainle ou violente, poiu* qui la civilisation 
ne peut signifier que contrainte, esclavage et oppres- 
sion. Le syndicalisme révolutionnaire, lui, dépasse 
l'opposition abstraite de l'individu et de l'Etat : héri- 
tier du capitalisme, tout plein de son esprit conqué- 
rant, il a le mépris des forts pour toutes ces rêveries, 
utopies et idéologies abstraites où s'attarde l'âme 
enfantine ou débridée de l'anarchiste; philosophie 
de producteurs, il voit dans l'Etat le parasite par 
excellence, l'improductif installé sur leproducteur et 
vivant de sa substance, d'autant plus florissant qu'il 
l'épuise davantage; expression nouvelle enfin de Vidée 
eociale, la société n'est plus pour lui une addition 
abstraite d'administrés dont la liberté, illimitée en 
théorie, est pratiquement réduite à zéro, ni une « fra- 
ternité débordante » d'individus, tout aussi abstraits, 
abandonnés à la fantaisie de leurs caprices dans 
quelque utopique abbaye de Thélëme ; mais, complé- 
tant la définition qu'Aristote avait donnée de l'homme, 



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4 AVANT-PROPOS 

animal politique, il voit surtout en lui un travailleur 
social et fait de l'atelier le centre et l'ôme de la Cité. 
Que j'aie vu juste en faisant des guesdistes et des 
anarchistes nos ennemis particuliers — c'est ce que 
démontrent, au fur et à mesure du développement 
même du syndicalisme révolutionnaire, les attaques 
convergentes du Socialisme et des Temps nouveaux. 
Devant cette exaltation de l'homme en tant que pro- 
ducteur, l'électeur guesdiste, le citoyen de la social- 
démocratie guesdiste, se cabre ; et se cabre avec des 
sursauts non moins violents l'homme abstrait de 
l'anarchisme, le sauvage à la Rousseau ou le cynique 
à la Diderot, dernier rejeton du xvni" siècle, rfuj/ranrf 
siècle bourgeois. Le syndicalisme révolutionnaire est 
la rupture radicale avec toute l'idéologie bourgeoise, 
dont le euesdisme et l'anarchisme, également férus 
de scienusme, n'ont été, en définitive, qu'une dernière 
forme projetée sur le terrain ouvrier : avec lui, la 
classe ouvrière se constitue enfin son idéologie propre ; 
son ambition n'étant pas de faire comme la bourgeoi- 
sie qui, remplaçant au pouvoir l'ancienne aristocratie, 
n'a su que la singer et son idéal n'étant pas d'inau- 
gurer une nouvelle culture de salon, mais de fonder 
une culture de producteurs, son cri n'est pas : d'abord 
l'Etat, ou le plus d'Etat possible, mais, au contraire, 
le moins d'Etat possible I Et de même que ce qui 
avait fait la force et la grandeur de l'ancienne 
noblesse avant sa domestication par la royauté, ce fut 
la guerre et les vertus guerrières, c'est dans le Tra- 
vail, substitut de la guerre, et les vertus ouvrières, 
aussi hautes que les vertus guerrières, que la nouvelle 
élite sociale puisera sa force et sa grandeur ; et l'Etat 
trouvera enfin devant lui une puissance devant qui il 
croulera, et cela, non par une chimérique restaura- 
tion du passé, mais par une explosion superbe des 
énergies sociales nouvelles enfantées par la grande 
industrie moderne elle-même. 



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INTRODUCTION 



Il est de mode, surtout dans les partis politiques 
socialistes, d'identifier anarchistes et syndicalistes et 
de les renvoyer dos à dos, chargés d'un égal mépris. 
Les marxistes orthodoxes croient avoir tout dit, 
quand ils accusent le syndicalisme révolutionnaire 
de ressusciter Bakoimine, et d'aucuns insinuent 
même, avec charité, que les syndicalistes ne sont, 
purement et simplement, que des anarchistes... hon- 
teux. Je déclai'e tout d'abord que, personnellement, 
le nom d'anarchiste ne me fait nullement peur ; et si 
j'entreprends de démontrer qu'entre le système des 
idées anarchistes et le système des idées syndicalistes, 
il y a, à mon avis, un véritable abtme, c'est unique- 
ment pour éviter une confusion théorique très regret- 
table et susceptible d'amener — c'est à ce titre qu'elle 
serait regrettable : car que nous importerait une con- 
fusion purement théorique? l'action seule nous inté- 
resse — des erreurs plus regrettables encore de tac- 
tique ouvrière. 

Le congrès d'Amiens de 1906, d'ailleurs, a consi- 
dérablement déblayé le terrain et éclairci la question. 
Qu'a-t^on vu, en effet, à ce congrès? On a vu, en 
somme, deux politiques se disputer te mouvement 
ouvrier, la politique guesdiste et la politique anar- 
chiste ; et qu'a répondu le mouvement ouvrier 
b ces deux larrons qui prétendaient le confis- 
quer chacun à leur profit? Il a répondu simplement, 
nettement, qu'il entendait rester neutre; qu'il ne 
voulait ni de la politique guesdiste m de la politiqus 
anarchiste ; qu'il prétendait ne faire aucune politique, 
et rester sur son terrain propre. Le mouvement 



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LES NOUVEAUX ASPECTS 



ouvrier a ainsi affirmé hautement son indépendance 
et son entière autonomie ; il a signifié aux anar- 
chistes comme aux guesdistes qu'il les considérait, 
les uns et les autres, par rapport à lui, comme des 
idéologues ayant chacun leur idéologie particulière ; 
et que, comme tels, il les rejetait au même titre, 
n'ayant, lui, à se subordonner à aucune idéologie, ni 
à faire les affaires d'aucune secte ni d'aucun parti. 
Ou ne saurait, par conséquent, trop mettre en relief 
l'importance historique du congrès d'Amiens ; c'est, 
en efîet, à ce congrès, plu s nettement encore qu'à celui 
de Bourges, que le mouvement ouvrier a pris figure 
entièrement originale eu se séparant et des gues- 
distes et des anarchistes, c'est-à-dire en refusant de 
se mettre à la remorque ou d'un parti ou d'une secte 
idéologique. On pourrait dire qu'à Amiens, la classe 
ouvrière s'est clairement distinguée du Parti et de la 
Secte, que le mouvement ouvrier s'est dégagé de 
toute influence étrangère et a pris conscience de sa 
véritable nature. 

Ni parti, ni secte, mais mouvement ouvrier de 
classe, voilà donc ce qu'est apparu le syndicalisme 
révolutionnaire au congrès d'Ainiens. Pour bien étu- 
dier, par conséquent, le syndicalisme, il suffit de 
marquer en quoi il se distingue du guesdisme et de 
l'anarchisme. Le guesdisme nous paratt, en effet, 
avoir incarné à son plus haut degré, l'idée de Parti ; 
c'est lui qui, surtout, a considéré le mouvement 
ouvrier comme un mouvement politique au sens tra- 
ditionnel du mot. Et, d'autre part, c'est l'anarchisme 
qui me semble avoir incamé par excellence l'idée de 
secte idéologique et qui voulut toujours faire des 
syndicats une sorte de clubs de métaphysique anti- 
autoritaire. On connaît d'ailleurs l'opposition vio- 
lente qu'il y eut toujours entre guesdistes et anar^ 



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DU SOCIALISME 

chistes ; ils éprouvent les uns pour les auti 
véritable horreur ; le guesdiste, pour l'atiai 
incarne l'idée même de l'Autorité, c'est le dtab 
en personne; et l'anarchiste, pour le guesdist 
la béte noire, l'esprit de désordre et d'indiscipli 
ruine touteorganisation.compromettoutmouv 
substitue le chaos k l'ordre. Et comme, dans 
chisme, le guesdisme n'a jamais vu qu'une cl 
savoir la négation du parti et de sa discipline 
nous, syndicalistes, nous ramenons à son 
valeur la notion de parti, on comprend qc 
les guesdistes, nous soyons de simples ar 
tes. Nous allons donc, tout d'abord, opp 
syndicalisme au guesdisme et le voir, à C' 
revêtir une apparence anarchist«; puis, nous 
serons à l'anarchisme, et nous le verrons alo 
son vrai jour, c'est-à-dire aussi difTérent de 1 
de l'autre. 



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LES NOUVEAUX ASPECTS 
I 

Guesdiame et Syndioctliame 

est-ce que le guesdisme ? Par quoi est-il carac- 
essentiellemeat ? Je prends le Ruesdisme, je le 
î, comme le type, classique désormais, d'un 
emeat ouvrier conçu sur le modèle traditionnel 
nouvement politique de parti. Pour étudier un 
>mëne, il faut toujours le prendre sous ses 
te les plus purs, les plus nets, les plus accusés. 
: guesdisme est bien la forme parfaite du 
isme politique. 

est-ce donc que le guesdisme ? Je crois qu'on 
lit le caractériser essentiellement en disant 
ut une tentative pour réaliser le socialisme dans 
ires de l'Etat moderne, ou, si l'on veut encore, 
donner h l'Etat politique moderne un contenu 
'.r. L'Etat moderne, on le sait, s'est élevé sur 
ines du particularisme féodal ; il a été comme 
up de balai gigantesque déblayant le terrain 
de toutes les broussailles féodales ; il a unifié et 
utré la vie nationale ; il a été le couronnement 
:uvre commencée par les roïs de l'ancienne 
•chie; il est l'apogée de l'État, dégagé de 
entrave, débarrassé de tout pouvoir concur- 
et concentrant entre ses mains toute la vie 
lale et collective, La forme démocratique ne 
as, en effet, nous tromper : le pouvoir, en pas- 
es mains du roi dans celles d'un Parlement, n'a 
erdu de sa force ni de sa concentration — au con- 
; on pourrait même dire qu'il est plus un, plus 
Qtré, plus fort que jamais; la démocratie se dit 
indivisible; elle est plus jalouse de tout pou- 
:oncurrent ou rival que ne le fut jamais î'an- 



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cîenne monarchie. Car, peu importe l'origitie du pou- 
voir, héréditaire ou populaire ; et le droit divin, qu'il 
soit celui d'un seul ou de la multitude, reste toujours 
le droit divin; on peut même dire qu'il est plus absolu, 
plus iuQexible, quand il est le droit divia de la multi- 
tude. L'expérience de la démocratie contemporaine 
ne laisse, je pense, aucun doute à cet égard. Pendant 
tout le cours du XIX* siècle, le pouvoir a été se con- 
centrant de plus en plus ; la centralisation est allée 
croissant, les budgets d'État sans cesse grossissant ; 
et personne ne soutiendra que la Troisième Répu- 
blique ait interrompu ce mouvement continu de con- 
centration politique . 

Mais, à cette concentration politique, il reste un 
dernierobstacle :1a «féodalité » capitaliste. Les barons 
modernes de l'industrie ont succédé aux barons féo- 
daux; une féodalité nouvelle s'est reformée, et l'usine 
capitaliste a remplacé le burg féodal. Il faut un]nouveau 
Richelieu pourdémanteleret raser ces nouveaux chA- 
teaux-forts; une nouvelle Révolution pour supprimer 
cesnouveaux privilégiés, pour déblayer le terrainsociat 
de ce nouveau particularisme et reconstituer l'unité 
nationale de nouveau menacée : c'est ce que le prolé- 
tariat moderne, en s'emparant de l'Etat, a pour mis- 
sion historique d'accomplir ; il restait un domaine 
en dehors des prises de l'Etat, et sur ce domaine 
s'est élevée une nouvelle aristocratie : que l'État 
étende donc son pouvoir sur l'économie elle-même, 
qu'il nationalise la propriété, et la Révolution sera 
achevée, c'est-à-dire, la concentration politique por- 
tée à son apogée. 

Or, telle est bien la fin que le guesdisme assignait 
à la Révolution socialiste, et la fameuse formule de la 
conquête des pouvoirs publics, formule essenliellement 
guesdiste, résume bien cette &n. Conquérir cet État 



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10 LES NOUVEAUX ASPECTS 

moderne fortement centralisé et unifié, et qui, après 
avoir servi à briser le particularisme féodal, brisera 
le particularisme capitaliste et portera à son maxi- 
mum la concentration politique, — c'est incontestar 
blement sur ce plan que le guesdisme a conçu la 
Révolution socialiste, et quand je dis qu'il fut une ten- 
tative pour réaliser le socialisme dans le cadre de 
l'Etat politique traditionnel, pour domier à l'État 
moderne an contenu ouvrier, je crois que cette for- 
mule rend bien l'essence du guesdisme. Qu'on 
examine d'ailleurs la vie intérieure et la tactique de 
Tancien Parti Ouvrier Français, et l'on verra combien 
il avait conçu le mouvement socialiste sur un plan 
unitaire, dictatorial, j'oserai dire napoléonien, en 
tous points conforme à la fin qu'il assignait au socia- 
lisme. Forte constitution des cadres ; discipline de 
fer ; concentration et centralisation des pouvoirs ; un 
Etat-major tout puissant, suivi de troupes Fanatique- 
ment fidèles et aveuglément obéissantes : l'armée 
guesdiste devait marcher à la conquête de l'État 
comme un bloc compact, comme une masse une 
et indivisible, sans se laisser distraire de son but final 
par aucune sollicitation des événements contingents, 
tout entière tendue, corps et âme, vers ce point 
fixe — qu'une vision ardente faisait plus proche — 
du grand jour de la Révolution. Le militant gues- 
diste, fort de ses quelques formules, les yeux sur ses 
chefs, fanatique et têtu, plein d'un orgueil invincible, 
suprêmement dédaigneux pour le non-initié, res- 
semblait en tous points à ces vieux grognards de 
l'épopée napoléonienne, pour qui l'Empereur était une 
idole, l'Idole qui incarnait la Révolution, et qui mar- 
chaient au feu, impassibles, indiciblement fiers de 
mourir sous ses yeux. 
Mais continuons notre analyse, et pour achever ce 



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DU SOCIALISME 1] 

portrait du guesdisme, rappelons son attitude vis-à- 
vis de deux points d'importance capitale : je veux 
dire le syndicat et la patrie. Nous allons voir qu'il 
e3t si vrai que le guesdisme est cette exaltation 
suprême de l'Ëtat moderne centralisé, auquel il vou- 
drait simplement donner un contenu ouvrier, qu'il n'a 
jamais pu voir dans le syndicat autre chose qu'une 
sorte de retour au particularisme corporatif de 
l'Ancien Régime, et qu'il est resté, k l'instar des révo- 
lutionnaires de 1792, profondément patriote. 

C'est un reproche courant, fait au syndicalisme 
révolutionnaire par les guesdistes, que celui de subs- 
tituer â l'unité du mouvement politique, la disper- 
sion et la confusion de l'agitation syndicale. Les 
guesdistes ont toujours considéré le syndicat comme 
un oi^ane secondaire, accessoire.devaleur toutàfait 
médiocre ; ils lui concédaient tout au plus d'être pour 
le socialisme une sorte d'w école primaire « ; et qu'est- 
ce que cela au regard de l'éminente dignité et de la 
haute valeur du groupement politique? Ils n'ont ja- 
mais, on le sait, montré beaucoup d'enthousiasme 
pour les grèves ; ces sursauts chaotiques, convulsifs, 
anarcbiques, de la force ouvrière, leur ont toujours 
déplu ; selon l'expression même de Guesde (voir sa 
proposition de loi pour organiser le droit de grève), 
c'est là de l'étal de nature, auquel il faut substituer 
au plus vite l'étal social, en soumettant ces mouve- 
ments spasmodiques et déréglés des travailleurs à la 
loi des majorités qui, gouvernant la vie politique, 
doit aussi commander la vie économique. Et pour- 
quoi ce dédain guesdîste pour le syndicat et les 
grèves ? Il n'y a pas à s'y tromper : ce dédain procède 
d'un amour extraordinaire pour l'unité, la centrali- 
sation et l'ordre ; (on sait comme le Parti ouvrier 
français aimait & s'ériger en parti de l'ordre contre 



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12 I 

les aDarchistes) ; et c'est bien Tesprit même de l'Etat 
moderne, tel qu'il a été créé par la Révolution fran- 
çaise, après avoir été ébauché par l'ancieiine monar- 
chie, qui anime les guesdistes et qui leur rend odieux 
toute espèce de particularisme. 11 y a un mot qui 
revient souvent dans la bouche de Guesde : c'est le 
mot nation ; et l'on sent qu'il a gardé pour lui toute 
la valeur, toute la force, toute la signification qu'il 
avait pour nos pères de 1792. La Nation I la nation 
une et indivisible, qui a brisé les privilèges féo- 
daux et qui opposa à l'Europe féodale le bloc 
invincible de son unité révolutionnaire; la nation, 
à qui tous les citoyens, à la moindre réquisition, 
doivent le service et Je don entier de leur personne. 
Je retrouve même, à la fin d'un discours pro- 
noncé par Guesde à la Chambre sur la solution col- 
lectiviste, une curieuse et suggestive comparaison 
faite par lui entre le service mililaire et le service in- 
dustriel. Guesde répond à ceux qui demandent com- 
ment on fera face, dans la société collectiviste, aux 
travaux particulièrement pénibles et répugnants ; il 
dit d'abord qu'on pourra faire jouer la loi de l'offre et 
de la demande ; puis, ajoute-t-il, en admettant que 
cela soit insufSsant, on pourra toujours recourir à 
la réquisition : les citoyens devront le service indus- 
triel comme ils doivent le service militaire. Et la 
comparaison lui semble toute naturelle ; cette réduc- 
tion de la vie industrielle à un type militaire, cette 
conception de la vie économique calquée sur la vie 
militaire ne le choque en aucune façon. C'est que, je 
le répète, Guesde a l'âme d'un patriote de 92; le 
citoyen se doit tout entier à l'Etat ; il faut qu'il 
réponde h toute réquisition, qu'elle soit de nature 
politique, militaire ou industrielle, ce qui est tout un 
d'ailleurs ; il y a une concentration extraordinaire de 



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DU SOCIALISME 13 

la vie de l'Etat, de la vie collective et publique ; elle 
englobe tout, de droit et de fait; rien n'échappe à 
son étreinte ; on lui appartient corps et flme, et toute 
tentative de rébellion est considérée comme un atten- 
tat & la majesté de l'Etat — par une transposi 
curieuse de l'ancien loyalisme, qui, de la perso 
du roi, est passé maintenant à la Nation, à l'Etat. 
Fant-il s'étonner, après cela, si Guesde, en prése 
de la récente campagne antipatriotique des synd 
listes, a pris une attitude nettement hostile et ag 
sive ? Guesde fut toujours un patriote ; et l'on p< 
rait dire qu'il y avait du nationalisme dans ran< 
Parti ouvrier français ; qu'on m'entende bien : un 
tionalisme révolutionnaire, à la mode, je le rép 
de 1792, mais un nationalisme. Et cela est parfa 
ment logique et naturel. L'armée, la patrie, l'Eta 
au fond, ce sont là termes exactement synonymes 
si, comme nous le soutenons et pensons l'avoir éta 
le guesdisme est bien l'Etat moderne... socialisa 
ne faut pas s'attendre à trouver en lui ni de l'anti 
litarisme, ni de l'antipatriotisme. Et, de fait, je 
sache pas que le Parti ouvrier français ait jamais 
une bien vire propagande à cet égard ; môme il 
toujours sur ce sujet une réserve que je me gardi 
de qualifier de prudente, puisqu'elle me paraît toi 
fait conforme aux principes essentiels du guesdis 
L'anti militari s me, l'antipatriotisme et l'antiétatii 
sont trois aspects différents du même état d'j 
social ; ils traduisent, sous trois noms différents 
même révolte contre cet Etat moderne, dont le gi 
disme est précisément à ce point féru qu'il veut 
étendre l'empire jusque sur la vie industrielle; c 
l'on peut dire que le guesdîsme a conçu la vie so 
liste sur le type militaire, national et étatique, et 
l'image de la caserne, de la nation et de l'Etat, 



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14 LES NOUVEAUX ASPECTS 

voit tout de suite comme il s'oppose au syndicalisme 
ionnaire qui, par son antimilitarisme, son an- 
itisme et son antiétalisme décidés, a pris posi- 
"écisémeot, contre l'armée, la patrie et l'Etat. 



us sera facile maintenant, en effet, de com- 
i le syndicalisme révolutionnaire : nous n'au- 
lur ainsi dire qu'à prendre le contre-pied exact 
sdisme. La lutte, on le sait, fut toujours très 
très âpre entre les syndicats et les guesdistes ; 

ont perpétuellement tenté de confisquer le 
nent syndical à leur proQt : ils voulaient bien 
idicats, mais des syndicats guesdistes, înféo- 
Parli, leur servant uniquement de base maté- 
le recrutement. Les syndicats, toujours, se 
ibrés contre cette prétention des guesdistes; 

ils n'ont voulu se laisser diriger ni domesti- 
ii eux : et les guesdistes, furieux, de les traiter 
ihistes I II suffit de lire, par exemple, le livre 
ouUer : Hisfoire des Bourses de Travail, pour 
quel point était grande cette animosité des 
lis contre Guesde et son Parti, considérés 
: ennemis éminents et particuliers. Le con- 
Àmiens a été le dernier écho de cette longue 
■; et l'on peut juger du progrès accom- 
' le syndicalisme révolutionnaire à la seule 

des guesdistes — défaite qui, à ce congrès, 
si complète que possible, 
antagonisme entre le guesdisme et les syndi- 
t bien significatif. 11 l'est d'autant plus qu'on 
re de Guesde et de Pelloutier — je prends des 
articulièremeot symboliques pour évoquer des 
l'âme collectifs — qu'ils ont eu l'un et l'autre, 
naniëre très aiguë et très profonde, la notion 



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DU 80CULISHE 15 

de classe, de la classe ouvrière. On ne peut nier, 
en effet, que l'ancien Parti ouvrier franchis n'ait été 
utt véritable Parti ouvrier; son champ d'action pri- 
vilégié a toujours été le Nord, et le Nord, incontesta- 
blement, est la région la plus industrialisée, parlant 
la plus ouvrière de France. Le cas de Guesde est 
vraiment curieux. Il a eu, très vive, la notion de 
classe, son intuition du socialisme a été très pro- 
fonde ; mais il lui est arrivé ce qui est arrivé à beau- 
coup de novateurs dans n'importe quel ordre de l'ac- 
tivité humaine : cette intuition une fois trouvée, il n'a 
pas au la développer, ou plutôt, la plaçant aussitôt 
dans un cadre qui lui était contradictoire et où elle 
devait nécessairement s'émousser et se perdre, danê 
un cadre ancien, son socialisme, ouvrier originelle- 
ment, a fini par se noyer dans la démocratie la plus 
bourgeoise. Le guesdisme fut l'effort le plus para- 
doxal qu'on puisse imaginer, la tentative de trans- 
porter l'intuition socialiste dans un cadre boui^eois, 
le cadre politique et parlementaire ; l'essai insensé de 
transposer la classe ouvrière en Parti ouvrier et, 
pour reprendre ma première formule, de donner à 
l'Etat politique moderne un contenu ouvrier. Que 
cette tentative dût avorter, et avorter misérablement, 
il n'est pas étonnant : c'est l'histoire éternelle du 
nouveau vin mis dans de vieilles outres. En sorte que 
le guesdisme est la démonstration par le fait, et la 
démonstration la plus éclatante, la plus pertinente 
qui soit, de l'impossibilité pour le socialisme de se 
réaliser sur le terrain démocratique et du danger 
pour la classe ouvrière de devenir un parti — la 
démocratie étant chose d'essence bourgeoise et les 
Partis, quels qu'ils soient, étant les organes naturels 
de la démocratie bourgeoise. Entre le socialisme et la 
démocratie, il y a un antagonisme essentiel, qui est 



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16 LES NOUVEAUX 

l'antagonisme de l'économique et du politique, ou, si 
l'on aime mieux, de la Production et de l'Etat, organe 
parasitaire par excellence et quintessence de l'exploi- 
tation bourgeoise. 

Les syndicats eurent toujours de cette vérité Tins- 
tîncl le plus sûr et le plus aigu. Et c'est précisément 
parce que le guesdisme, étant ouvrier et ayant la 
notion de classe, constituait la plus grave des dévia- 
tions par son erreur fondamentale de tactique, qu'il 
y eut toujours entre lui et eux la plus acharnée des 
oppositions. Le syndicalisme et le guesdisme étaient 
comme deux frères ennemis ; et il n'y a rien de plus 
&pre que les rivalités entre frères. En effet, l'idée 
essentielle du syndicalisme est qu'il est impossible de 
se servir de l'Etat dans un sens ouvrier; l'Etat est 
chose bourgeoise par essence et destination ; et, par 
conséquent, le triomphe de la classe ouvrière ne peut 
se réaliser que par la destruction de l'Etat, sa décom- 
position ou résorption au sein des organismes 
ouvriers. Le guesdisme, lui, se contente, de conqué- 
rir l'Etat, de substituer au personnel gouvernemental 
bourgeois un personnel soi-disant ouvrier ; il y a là 
un simple déplacement de force politique, une 
invasion de nature purement spatiale, mécanique, 
qui déloge un possesseur par un autre possesseur, 
comme un clou chasse l'autre ; tous les organismes 
politiques, au moyen desquels fonctionne la démo- 
cratie bourgeoise, conseils municipaux, conseils 
généraux. Parlement — tous ces démembrements de 
!a force politique bourgeoise — on se contente de s'y 
introduire, d'essayer d'y devenir la majorité, pour les 
utiliser au profit de la classe ouvrière; et le seul 
oi^anisme vraiment ouvrier, le syndicat, le seul qui 
représente le pouvoir producteur en face de tous les 
ntm-producteurs, la société économique en face de la 



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17 

société politique, c'est-à-dire de la société parasitaire, 
le guesdisme voudrait le leur subordonner I C'est au 
contraire cet oi^anisme que le syndicalisme veut 
exalter aux dépens de tous les organismes de nature 
politique qui l'enveloppent et l'exploitent ; c'est en 
lui qu'il prétend résorber et la commune et l'Etat, 
pour faire surgir eu pleine clarté la société écono- 
mique, enfin débarrassée de sa carapace politique. 
L'Atelier, — le groupement libre et égalitaire des 
ouvriers possesseurs de leurs instruments de travail 
et maîtres de leur force collective qui jusqu'ici s'est 
aliénée entre les mains du Capital et de l'Etat — tel 
est, pour le syndicalisme, le centre et l'âme d'une 
société socialiste, où les forces productives, dégagées 
de toute entrave, sont exaltées à leur plus haute puis- 
sance. Et nous allons voir toutes les idées du syndi- 
calisme révolutionnaire s'agréger autour du syndicat 
et de la vie syndicale, considérés dans leur opposition 
avec le Capital et cet Etat, dont le guesdisme voulait 
faire l'instrument de la libération ouvrière. 

Mais posons nettement le point de départ. Nous 
avons dit que le guesdisme et le syndicalisme étaient 
deux frères... ennemis. Montrons donc que, partis 
d'une égale intuition socialiste et d'une aspiration 
égale au même idéal d'unité ouvrière, ils divergent 
aussitôt, par la direction qu'ils donnent à leur effort 
et le plan sur lequel ils se placent pour agir, jusqu'à 
s'éloigner l'un de l'autre d'une distance infinie. Quel 
est le but initial, en effet, départ et d'autre ? C'est de 
créer Cunanimitê ouvrière. Pour se soustraire à son 
esclavage, le prolétariat doit, comme dit Marx, ne 
plus former « qu'une tête et qu'un cœur n ; et, pour 
cela, il faut faire le rassemblement de toutes les 
forces ouvrières, battre le rappel de toutes les éner- 
gies prolétariennes, constituer les travailleurs à l'état 



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18 LES NOUVEAUX ASPECTS 

de force distincte de la Iwurgeoiaie et qui opposera k 
l'émiettement, oô celle-ci estcondamnée de par le jeu 
même de la concurrence capitaliste, le bloc de sa for- 
midable et invincible cohésion. C'est bien làle point de 
départ commun du guesdisme et du syndicalisme : au 
début, Sorell'a justement faitremarquer, tes guesdis- 
tes employaient surtout le mot de Force, ils voulaient 
constituer la classe ouvrière à l'état de force distincte 
de la bourgeoisie. Et il y a la même conception d'une 
sorte de fatalisme social rendant impossible pour le 
prolétariat toute émancipation véritable dans les 
cadres de la société capitaliste et nécessitant, par con- 
séquent, une éversion totale de l'ordre de choses exis- 
tant, une calaslrophe. Guesde, on le sait, a surtout 
exprimé cette notion du fatalisme social par sa loi 
d'airain des salaires; et il est à remarquer que Pel- 
loutier, par exemple, est loin de rejeter cette loi, qui, 
sans être rigoureusement exacte au point de vue 
scientifique, possède, au point de vue de l'éducation 
révolutionnaire des masses, une vertu particulière- 
ment efficace, la vertu d'un mythe social illustrant 
d'une manière très claire la théorie de la révolution 
sociale et de la lutte des classes. Il est indispensable, 
en effet, de maintenir très' fortement celte notion du 
fatalisme social, si l'on veut que le prolétariat mo- 
derne reste fidèle à sa mission : dès que l'idée con- 
traire prévaut, l'idée d'une élasticité très grande du 
régime capitaliste, ia notion de la mission pâlit aus- 
sitôt ; elle s'évanouit dans une sorte de libre-arbitre 
prolétarien; Bemstein accusait le marxisme d'être 
un calvinisme sans Dieu ; maïs enlevez le fatalisme, 
présentez aux ouvriers le capitalisme comme un sys- 
tème très souple et très élastique, et le socialisme 
'tombe dans un jésuilisme tans principes. Le réfor- 
misme — qu'il se place sur le terrain politique ou sur 



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DU SOCIALISME 19 

le terrain économique — n'est pas autre chose ; el 
Ton sait qu'il a toujours mis en avant, pour Justifier 
sa tactique, l'idée de la souplesse du capitalisme. Mais 
on sait aussi que si le guesdisme s'oppose au jaurè- 
sisme précisément par cette notion du fatalisme 
social, c'est la même opposition que l'on retrouve 
entre syndicalisme révolutionnaire et syndicalisme 
réformiste. 

Donc, point de départ commun et môme concep- 
tion du fatalisme social ; cependant, tout de suite la 
divergence éclate. Cette loi d'airain des salaires, 
Guesde, en effet, l'utilise pour démontrer la vanité de 
l'action syndicale et la seule efficacité de l'action 
électorale ; le voici qui exalte la vertu révolutionnaire 
du bulletin de vote et qui bat le rappel des voix 
ouvrières autour des urnes; l'urne, tel va être pour 
lui le point de rassemblement des masses proléta- 
riennes, et c'est autour d'elle qu'il prétend former 
l'unité ouvrière et constituer la classe productrice à 
l'état de force politique distincte. Donc, tout de suite, 
Guesde se place sur le terrain démocratique ; il fait 
du suffrage universel, à l'instar de Lassaîle, le prin- 
cipe du quatrième Etat, et, vingt ans durant, il va 
répéter, inlassablement, ce refrain : « Ouvriers, vous 
êtes le nombre ; vous n'avez qu'à vouloir ; déposez 
tous un bulletin au nom d'un socialiste, et vous voilà 
mattres du Pouvoir ; la Révolution est faite ! Rien 
que ce petit acte, ce petit dérad^ement : et vous 
voilà émancipés, mattres de l'Etat et parlant des ate- 
liers, de toute la production ! » Tel est le socialisme, 
qu'on pourrait appeler le socialisme de l'économie de 
l'effort, le socialisme du moindre effort, que Guesde, 
sans une variante, rabâche — c'est le mot — depuis 
vingt ans. De la notion du fatalisme social, Guesde 
n'a tiré qu'une sorte de quiélisme socialiste : effort 



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20 LES NOUVEAUX ASPECH'S 

ouvrier minimum ; action par délégation; révolution 
automatique et paresseuse par l'intermédiatre des 
pouvoirs publics. C'est la théorie de ce qu'on pour- 
rait appeler l'aciion ouvrière héléronome. 

Tout autres sont les conclusions que le syndica- 
lisme révolutionnaire tire de la notion du fatalisme 
social. Lui aussi, il dit aux ouvriers : vous n'avez 
qu'à vouloir ; et, dans le mouvement des huit heures, 
cet appel à la volonté ouvrière était inlassablement 
répété par toutes les brochures et tous les orateurs 
syndicalistes. Mais tandis que Guesde, à cette volonté 
ouvrière, ne propose qu'une action mécanique, 
simple, facile, intermittente, à peine une action — 
un geste, — les syndicalistes l'exhortent à l'action la 
plus difficile, la plus rude, la plus continue ; ce n'est 
plus à un minimum mais à un maximum d'action que 
le syndicalisme convie les travailleurs ; le syndica- 
lisme est l'exaltation de la liberté ouvrière, de l'auto- 
nomie ouvrière et il oppose à l'aciion indirecte du 
guesdisme, l'action directe. 

Mais comment le syndicalisme révolutionnaire 
arrive-t-il à tirer de la notion du fatalisme social une 
théorie de la liberté ouvrière? C'est qu'il a de ce fata- 
lisme social une conception beaucoup plus profonde 
et plus intérieure que le guesdisme. On est habitué à 
opposer comme deux choses inconciliables la néces- 
sité et la liberté ; la vérité, c'est que la liberté plonge 
dans la nécessité des racines très lointaines et que 
c'est de la nécessité que sort la liberté ; autrement 
dit, c'est en poussant à fond la logique d'un système, 
c'est en restant fidèle jusqu'au bout à l'esprit d'un 
régime déterminé et en obéissant à ses lois qu'on 
arrive à vaincre ce système el à surmonter ce régime; 
le marxisme a exprimé cette idée d'une manière popu- 
laire en disant du capitalisme qu'il engendrait lui- 



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21 

mfime son fossoyeur. Le prolétariat est, en effet, le 
fils authentique du capitalisme, son héritier présomp- 
tif; et, en cette qualité, il a un intérêt majeur à ce 
qae l'héritage qu'il est appelé à recueillir soit aussi 
considérable que possible. Il n'ira donc pas compro- 
mettre la gestion de son père ; il le laissera, au con- 
traire, gérer en toute liberté et selon ses principes; el 
s'il exige à sa collaboration un salaire toujours plus 
élevé, c'est qu'il ne veut pas le laisser s'encroûter 
dans la routine : il faut qu'il aille toujours de l'avant. 
Il ne prétend nullement devenir son associé, parti- 
ciper aux bénéfices, ni posséder la moindre quote- 
part dans l'entreprise ; il entend au contraire rester 
libre de toute attache ; il a d'autres idées ; quand il 
sera maître de l'héritage, il organisera la production 
sur un autre plan ; mais en attendant, il respecte la 
création paternelle; il la laisse se développer dans 
toute son originale liberté ; elle apporte au monde un 
principe nouveau, et il entend en recueillir tout le 
fruit ; il sait bien que la réalisation du socialisme est 
subordonnée au développement maximum des forces 
productives. 

Nous voyons donc, de la fatalité capitaliste, sortir 
la liberté ouvrière, et c'est en quelque sorte par le res- 
pect même de l'indépendance de chaque système et 
par le développement interne des lois qui leur sont 
propres ; il y a séparation absolue de principes ; tout 
est mis en plein relief; la société productrice, avec 
ses deux pôles actuels, garde son entière autonomie. 
Le capitalisme et le syndicalisme sont ces deux pôles; 
et, entre eux, rien ne vient s'interposer ; il y a opposi- 
tion directe, lutte directe, action directe, 

II n'en est pas de même dans le système guesdiste : 
entre le capitalisme et les ouvriers, intervient ici un 
corps étranger, à savoir l'Etat, la société politique ; 



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:'est l'Etat qui est chargé d'absorber le premier au 
(fit des seconds : la société productrice est enve- 
pée par une puissance plus grande qu'elle, 
lociété politique; le producteur doit être racheté 
" Célecleur ; l'Etat est le rédempteur, qui, mettant 
1 raison le capitalisme, émancipe l'ouvrier ; il y a 
parition des deux groupes antagonistes dans l'im- 
■sonnalité de l'Etat, supérieur à l'un et à l'autre. 
' a donc quelque chose de supérieur au fatalisme 
ial : c'est la liberté souveraine de l'Etat, qui, entre 
mains des capitalistes, écrase les ouvriers, et, entre 
mains des ouvriers, brisera le capitalisme; c'est lui 
L décide en dernier ressort ; et selon qu'il se porte 
n côté ou de l'autre, la victoire est aux uns ou aux 
Tes. Le fatalisme social ici n'est qu'extérieur; il 
pas son autonomie ; il est subordonné à la liberté 
la société politique, à la souveraineté de l'Etat. Et 
groupes sociaux en lutte n'ont pas de pouvoir 
ipre : capitalistes et ouvriers n'ont de puissance 
i celle que l'Etat leur communique ; ce sont des 
es passifs, mineurs, que l'Etat protège ou oppresse, 
ervit ou émancipe. 

)ans le système guesdiste, l'Etat est donc toujours 
içu comme le tuteur nécessaire de ia société civile ; 
syndicalisme, lui, rejette cette tutelle : il ne veut 
) plus garder la tutelle de l'Etat dans la société 
il ne veut garder la tutelle capitaliste dans l'ate- 
r, et de mfime qu'il entend débarrasser l'atelier de 
tutelle patronale, il entend débarrasser du même 
ip la société de la tutelle del'Etat. Mais c'est préci- 
Dent cette idée d'accorder à la société civile ou pro- 
ctrice une entière autonomie qui dépasse l'enten- 
nent d'un guesdiste : c'est à ses yeux le comble de 
larcfaiet Comment, il n'y aura plus de pouvoir 
pilateur qui, dans le chaos des intérêts particula- 



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23 

risles, fera descendre l'harmoiiie et l'ordre I Mnis 
alors, l'anarchie syndicaliste n'est qu'une : 
transposition, une simple continuation de l'an 
capitaliste I Tout cela n'a rien de commun a 
socialisme, qui, précisément, veut mettre fin à 
chie capitaliste et ne saurait consister à lui subi 
une sorte de parodie, l'anarchie ouvrière ! 

Ici, nous découvrons, mises à nu, les racines i 
des jugements guesdisles sur le syndicalism 
fond, le guesdiste — et je répète que je pre 
gueadiste comme le type parfait du socialisti 
tique — est un homme d'ancien régime. Et ses 
ments sur le capitalisme comme sur le syndic 
— ces jugements ont la mfime origine — parti 
conceptions sociales apparentées de très près è 
de l'ancien régime. Il suffit de remplacer ie n 
par le mot Elat, l'épithète royale par celle de 
cratique ou nationale, et le communisme n 
chique devient le communisme dit prolétarien 
est chose d'Etal, manufacture d'Etat, prod 
d'Etat, comme tout était manufacture royale, ( 
ration par privilège royal, et n'existait que pi 
mission royale. Par rapport à cet ordre royal, Y 
talisme, évidemment, ne fut qu'anarchie ; il pr^ 
se passer de règlements, créer à sa fantaisie, s 
donner en toute liberté au libre génie de sa n 
Prétention intolérable I De même aujourd'hui, 
dicalisme entend ne se soumettre à aucune ai 
extérieure, il ne veut d'aucune réglementation 
cun arbitrage ; il repousse toute codification, { 
tend, lui aussi, s'abandonner au libre génie 
nature, faire grève quand il lui plaît, ne jam 
lier par des contrats collectifs et garder toi 
liberté d'attaque. Anarchie 1 gaspillage de t 
d'efforts et d'argent I étal de nature I Ainsi ji 



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24 LES NOUVEAUX ASPECTS 

guesdîste, et il veut qu'une loi bien sage et bien 
démocratique fasse descendre dans ce chaos et ce 
désordre la raison d'Etat I 

Marx disait : « L'ancien régime est le défaut caché 
de l'Etat moderne » On sait, en effet, qu'au sein de 
la société bourgeoise il y eut toujours entre le capita- 
lisme industriel et la bureaucratie, une lutte sourde 
ou violente. La bureaucratie est une création de l'an- 
cienne monarchie ; elle fut entre ses mains une sorte 
d'armée civile qui consolidait juridiquementet admi- 
nistrât ivement les conquêtes de l'armée : la naticm 
fut ainsi peu à peu conquise tout entière par l'abso- 
lutisme rojal sur le particularisme féodal. Mais avec 
la Révolution, cette bureaucratie, ce legs de l'Ancien 
Régime, loin de disparaître, prit au contraire un 
accroissement énorme, Napoléon lui donna sa forme 
parfaite et définitive, et aujourd'hui, le parlementa- 
risme, institué pour la limiter et la combattre, ue 
parvient qu'à la corrompre. Elle est toujours aussi 
puissante, mais elle met sa puissance au service de 
la démogagie parlementaire : les partis ne se dis- 
putent le pouvoir que pour prendre la direction de 
cette machinerie gigantesque. Et ce que le Parti 
socialiste appelle la conquête des pouvoirs publics — 
c'est la conquête de cette bureaucratie, dont il éten- 
drait encore le règne au domaine de la production 
tout entière. 

D'un côté, marché libre, où toutes les activités 
économiques sont Iflchées en toute indépendance et 
abandonnées à leur libre génie , et de l'autre , 
centralisation administrative, énorme bureaucratie, 
étatisme formidable : tels sont les deux pôles 
entre lesquels oscille la société bourgeoise. El cette 
société est impuissante à se porter tout entière 
vers l'un ou l'autre : elle est condamnée à osciller 



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DU SOaALtSME 25 

entre eux perpétuellement. Le capitalisme voudrait 
bien, à la limite, se débarrasser de tout cet appareil 
gouvernemental ; let manchestériens, par exer 
ces théoriciens les pius conséquents du m( 
ment capitaliste — ont toujours lutté contre 
lisme ; on connaît aussi leur antimilitarismi 
l'on pourrait tes appeler des anarchistes bourg 
Selon le manchestérianisme, il ne devrait plus r 
debout que la société civile laissée complètem 
elle-même ; l'Etal devrait disparaître : la sociét 
conçue sur le type d'un marché libre, où tou 
individus ne sont plus que des atomes libre-éc 
gistes. Mais — on le sait aussi — à l'heure acti 
le mfinchestérianisme n'est plus qu'un sou' 
théorique ; tout le capitalisme contemporain 
entraîné dans une voie impérialiste et protectionn 
et là même où la société civile est en plein e 
regorgeant d'activité et de richesses, comme 
États-Unis, on la voit impuissante à se débarr 
de l'Etat et, comme dit Engels, des deux cartel 
politiciens qui l'exploitent et .la grugent dau) 
proportions colossales : c'est que le capital 
américain utilise lui-même cette corruption p 
que, et l'on sait bien que si les trusts ont pris 
leur développement, c'est grâce à une législ 
favorable. 

h'élatisme bourgeois est le complément néces 
de Vanarchisme boui^eois. II se développe ph 
moins, il est plus ou moins oppresseur, mais la 1 
geoisîe ne saurait l'éliminer complètement. Ce 
Ton peut dire, c'est que son exagération mesure 
jours la décadence bourgeoise. It y a un double : 
vement : ou la bourgeoisie se sent assez forte, i 
audacieuse pour se passer, ou presque, de l'Éi 
n'a plus qu'un rôle de police; il monte la f 



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LES NOUVEAUX ASPECTS 

ir des o droits de l'honime et du citoyen » qui 
f la liberté, la sûreté, la propriété » ; il encadre 
liété civile, la société marchande, d'une sorte de 
art protecteur; mais là se borne son r6le, il n'a 
le action créatrice ; tout est laissé à l'initia- 
Individuelle, au libre génie inventif des parti- 
•s, La théorie manchestérienne est alors l'expres- 
héorique la plus adéquate de cet essor capitaliste, 
imite, on aurait une sorte d'anarchisme absolu, 
;iété civile éliminant complètement l'Etat, 
is la bourgeoisie peut tomber dans une espèce 
Dgueur; elle peut, par lassitude, impuissance 
eur, se rejeter tout entière dans les bras de 
, ; aimant mieux Jouir que produire, consommer 
réer, son activité industrielle et commerciale se 
tit ; il lui faut la protection de l'Etat ; il lui faut 
irimes, des privilèges de toutes sortes, des 
rs ; alors l'étaûsme se développe ; il y a une sorte 
ication bourgeoise, qui peut aller jusqu'au 
lisme d'Etat, c'est-à-dire jusqu'à la remise entre 
ains de la bureaucratie de la production tout 
re. Le socialisme politique, les partis socialistes, 
présentent, au fond, que cette décadence bour- 
e. Le socialisme politique, en effet, n'est préoc- 
que de la répartition ; et la bourgeoisie parasi- 
en maintenant politiquement sa domination, 
à-dire en restant au pouvoir, pourrait, dans un 
ne de production étatiste, se tailler encore de 
s avantages ; elle aurait la peine en moins : aux 
s de la concurrence, une bourgeoisie abâtardie 
inquerail pas de préférer tme grasse paix admi- 
itive. 

is ce double mouvement, je le répète, est un 
le mouvement à la limite; et il va de soi que le 
ge à la limite ne s'effectue jamais. Si la société 



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27 

politique voulait sérieusement violenter la société 
civile et prétendait la résorber en elle complètement, 
il y aurait aussitôt réaction de la société civile ; c'est 
ce qui s'est passé, par exemple, dans ta Révolution 
française, où, comme dit Marx, l'Etat, dans son exal- 
tation, ayant voulu englober dans Ife cercle de sa vie 
jusqu'à la société civile elle-même, une réaction se 
produisit qui fit rentrer l'Etat dans ses bornes. Et la 
société civile ne saurait non plus passer à la limite et 
rejeter entièrement le joug de l'Etat. Car, c'est grâce 
à l'Etat qu'historiquement la bourgeoisie a grandi, et 
l'on peut dire que son existence est liée à celle de 
l'Etat. On peut même dire davantage : plus le capi- 
talisme se développe, et plus l'Etat devient une 
chose bourgeoise, plus la soudure entre la bourgeoisie 
et l'Etat est forte ; l'Etat n'est plus, pour ainsi dire, 
' que le prolongement de l'atelier capitaliste. En effet, 
à mesure que le capitalisme se développe, il y a une 
double exaltation des antagonismes sociaux à l'in- 
térieur de chaque nation entre les capitalistes et les 
ouvriers et des antagonismes nationauxentre les divers 
Etats capitalistes ; et, dans cette double exaltation, 
l'Etat révèle de plus en plus sa nature bourgeoise, et 
cela, quelle que soit la forme politique qu'il revête; on 
pourrait même affirmer que plus cette forme est 
démocratique et plus l'identification de l'Etat avec la 
bourgeoisie est parfaite. L'expérience française de 
ces dernières années le démontre si amplement, que, 
désormais, pour la classe ouvrière consciente, il n'y a 
plus d'illusion possible : l'Etat, à ses yeux, est devenu 
si bourgeois que l'armée et la patrie elles-mêmes ne 
sont plus que choses bourgeoises. L'armée n'est plus 
désormais pour les ouvriers que l'incarnation, la 
forme visible et concrète, de l'Etat bourgeois et la 
patrie n'en est plus que la forme abstraite et idéolo- 



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29 LES NOUVEAUX ASPECTS 

Ins'iniin. Etla négation de l'armée et de la patrie par 
alisme révolutionnaire marque la rupture 
, de la classe ouvrière et de l'Etat ; l'idée 
de la conquête de l'Etat dans le but de 
capitalisme est apparue comme une illusion 
!e ; et la question n'est plus maintenant 
'ir de l'Etat contre le patronat, elle est de 
it ensemble et du même coup patronat et 
tat n'étant plus qu'un prolongement du 
et un patron lui-même plus tyrannique que 
s privés, puisqu'il va jusqu'à refuser le droit 
à ses employés et qu'il fait de ses services .' 

1 véritable servage public, où l'homme n'est I 

1 esclave. 

i classe capitaliste et la classe ouvrière, il 
■- plus d'intermédiaire : la lutte est un corps- | 

une action directe, disent les syndica- 
ce corps-à-corps est un corps-à-corps entre 
A et l'Etat d'un cfité, el de l'autre la classe 
groupée dans ses syndicats. Et cette action 
t partielle ou générale ; c'est la grève par- 
;'est la grève générale, celle-ci n'étant 
néralisation de celle-là, bout comme l'Etat 
le patronat agrandi, concentré, porté 
is haute puissance. On peut, en effet, 
r la bourgeoisie à l'état dispersé, dans la ! 

de s ateliers capitaliste^ , ou à l'état concen- ] 

l a force politique c entrale : mais c'est tou- i jt^^-y ' 
léme class e, dispersée ici, concentrée là, ici tiA*i**A'| 
sur une hgne infinie, là, comme ramassée ^^jnjf ^ ' 
lôme et présentant à l'ennemi un seul front, r'^ ' 
îs partielles attaquent le patronat, pied à C*""''*** | 
ier par atelier, c'est un corps-è-corps par l 

enis, en ligne brisée ; la grève générale 1 

Ëtat, c'est le corps-à-corps fînal, la grande 



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DU SOCIALISME 29 

bataille où classe ouvrière et classe bourgeoise 
opposant toutes leurs forces et faisant la concentra- 
tion de toutes leurs troupes, décident de leur sort ; 
c'est le combat, comme dit Marx, à la vie et à la 
mort, l'épreuve décisive d'où le « jugement de Dieu », 
dirait-on au moyen-âge, de !'<< Esprit du monde», 
dirait Hegel, sortira, — prononçant la chute commune 
du capital et de l'Etat, ou leur victoire commune sur 
la classe ouvrière maintenue sous le joug. 

Les guesdistes ont coutume de présenter une telle 
action comme une action chaotique, confuse, parti- 
culariste ; et nous sommes à même maintenant de 
comprendre tout le sens de ce jugement guesdiste. 
Concevant l'action ouvrière comme une action de 
Parti, et le Parti devant conquérir l'Etat, l'unité d'ac- 
tion sera une unité d'Etal, c'estr^-dire une unité 
mécanique, administrative, ou, si l'on veut encore, 
une unité abstraite, venant d'en haut, résidant toute 
dans l'unité de direction d'un commandement omni- 
potent et omniscient, suivi par des troupes aveuglé- 
ment obéissantes. Le soldat n'a pas à savoir, à penser, 
à se rendre compte par lui-même; il suffit qu'il 
obéisse à ses chefs, en qui réside le plan, la pensée, 
l'esprit. Le Parti est ainsi conçu sur le modèle de 
l'Etat lui-même, et j'ajouterai de l'atelier capitaliste 
— mais n'est-ce pas la même chose ? — où le patroi> 
dirige, sans que les ouvriers n'aient autre chose à 
faire qu'à obéir scrupuleusement. Le syndicalisme 
révolutionnaire conçoit les choses tout autrement et 
sur un tout autre plan. Voulant précisément que cette 
division autocratique et hiérarchique du travail, ins- 
tallée par le capital dans l'atelier, fasse place à une 
association égalitaire de travailleurs libres et non 
hiérarchisés, il conçoit tout sur Je modèle de cet ate- 
lier sans mitres . Et l'unité d'action qu'il requiert 

'hA^ h^^r^ I A,A<^^— ^^*— Z^-*^ 

iK vAA*:— ; n,^„ ^^, „,, Google 



LES NOUVEAUX ASPECTS 

nité s'imposant de haut et du dehors, 
lans l'unité du commandement, mais 
omposition, une unité interne, a p iri- 
é où des libertés vivantes et agissantes 
ibrer sans se limiter, se composer sans 
les unes les autres. L'action directe, 
it, est l'exaltation de l'autonomie de 
!S ouvrières; le syndicalisme faitappel 
'initiative, à l'audace de chaque tra- 
:haque syndicat, chaque ouvrier reste 
à qui l'on demande le maximum d'ini- 
is la Confédération, chaque syndicat 
libre, maltresse de son plan d'attaque 
l'attendant , aucun mot d ^Œdrsjp nu du 
éhtiërement à son libre arbitre, "iiéci- 
;ment de son action. L'armée ouvrière 
une masse mécanique, composée d'au- 
lant au doigt et. à l'œil; c'est une 
s tirailleurs , tous animés d'un invin- 
ulte, et dont la libre impétuosité n'est 
I, ralentie ou amortie par un comman- 
1, émanant de bureaux engourdis ou 
ce n'est plus, en un mot, un corps 
ir un état-major impuissant; c'est un 
ibrant, alerte, dont toutes les parties 
eil au guet, prêtes à l'attaque, empor- 
a irrésistible. 

■pare donc le vieux socialisme politi- 
lal avec le jeune syndicalisme tévolu- 
tout élan est brisé, les troupes sont 
découragées, il n'y a plus d'enthou- 
foi, etl'État-majorestplusdésemparé 
s elles-mêmes ; ce n'est plus qu'une 
erie bureaucratique, qui continue à 
r vitesse acquise, comme ces vieux 



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DU aOCULtSME 31 

organismes administratifs qui végètent à travers les , 

siècles. Ici, c'est l'élan, l'aodace, !a vie ; on sent un i^ 

peuple, une âme, quelque chose de collectif, de véri- ^J)jv'^*^^ 
tablement un ; Tunité est réalisée dans la liberté, et^ 
la classe ouvrière ne forme plus qu' « une tête et qu'un u , y 

cœ^H,sans qu'il y ait nulle part de pouvoir cen-^l^'' 
tral, de commandement : c'est la fin des Etats-majors ; '*^' 
ija masse est perpétuellement maintenue à l'état 
/^J£-^!ectrique ; elle est vraiment autonome : plus de 
hiérarchie, par conséquent, plus de politique et plus 
d'Etat 1 On ne se trouve plus en présence d'an Parli, 
sorte de petit Etat, où une soi-disant élite confisque 
la liberté des masses et emboîte leur activité dans des „j„If^ 
cadres tout faits, dogmes ou programmes, mais en ^>**^ 
^^/r" présence d'une classe, d'une personnalité complexe, 
0^ -f*^ d'une collectivité s piritueU e, pleinement autonome, 
jnÇi'.^Se donnant à elle-même sa loi, sans aliéner sa puis- 
Y^ sance entre les mains d'aucun chef, d'aucun état- 
major, d'aucune faction, en un mot d'aucun Etal. y us^Cr. 

Nous a vons pcisent é le guesdisme comme Vexalta- ^ f ^^ 
/('on suprême de l'Etal moderne; le syndicalisme '' 

révolutionnaire nous apparaît comme la négation de 
cet Etat moderne et comme sa destruction même. Ontj ; 
ne peut donc imaginer d'opposition plus saisissante. ;, > / 
Mais, après tout ce que nous avons dit, personne ne 
trouvera étonnant que le syndicalisme apparaisse aux 
guesdistes et aux socialistes politiques en général ' Vr^_^ 
comme de l'ana rchis me. Les anarchistes ont toujours U . . "î 
nié, eux ausiîTTElat, et ces succédanés de l'Etat que ' /ï«-S!* ' 
sont les Partis ; il nous reste à voir si cette négation 
de l'Etat par les anarchistes a la même valeur et s'ins- 
pire des mêmes considérants que la négation de 
l'Etat par le syndicalisme. C'est ce que nous allons 
rechercher dans la seconde partie de cette étude. 



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LES NOUVEAUX ASPECTS 



Anarohisme et Syndioalisme 



Le socialisme, je veux dire le syndicalisme révolu- 
tionnaire, est une philosophie de producteurs. Il con- 
çoit la société sur le plan d'un atelier sans maîtres, 
hautement progressif; et tout ce qui n'est pas fonc- 
tion de celalelier doit, à ses yeux, disparalû'e : donc, 
en première ligne, l'Etat, qui représente par excel- 
lence la société non-productrice, la société parasi- 
II jSaire. On peut dire que, pour lui, ce qui prime tout, 
^^^ /s£x*^ c'est V impératif calégoriçu e de la production : une 
•"■■ production se perfectionnant de plus en plus, tel est 

le but à atteindre el le postulat fondamental de sa 
philosophie de la vie. On reconnaît là l'esprit même 
du capitalisme, et le syndicalisme est, en effet, 
l'enfant légitime du capitalisme : c'est de lui qu'il 
héritera cet atelier progressif el cet amour d'une 
productivité toujours plus haute et plus parfaite. 
On connaît la magnifique apologie du capitalisme 
faite par Marx dans le Manifeste des communistes ; 
et l'on a souvent fait remarquer combien étaient 
d'accord manchestériens et marxistes sur les direc- 
tions économiques essentielles : on peut tlire, en 
effet, que ces deux écoles ont professé la même hor- 
reur pour le protectionnisme, l'étatisme et tout ce 
qui pouvait constituer un obstacle à cette haute pro- 
ductivité, leur idéal commun.iOr, si le marxisme est 
Ila théorie la plus adéquate à un mouvement ouvrier 
vraiment révolutionnaire, c'est-à-dire représentant 
la forme économique la plus avancée et le rythme 
le plus accéléré de la production moderne J| le 
manchestérianisme est certainement, de son c^, 



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DU SOCIAUSME 33 

la théorie la plus adéquate aux formes les plus déve- 
loppées du capitalisme. 

Mais si le syndicalisme se considère comme l'héri- 
tier du capitalisme, sur quelles prémisses fonde-t-il 
ses espérances d'un passage possible de l'atelier capi- 
taliste à l'atelier socialiste ? et quelles sont les carac- 
téristiques essentielles de celui-ci par rapport à 
celui-là ? On peut définir et caractériser d'un mot l'ate- 
lier capitaliste ea disant qu'il est une coopération 
forcée, reposant sur la contrainte, et l'atelier socia- /", i 



liste, eu disant qu'il sera une coqpéralion^Jibre : 

passage de l'un à l'autre, c'est le pasMgë"3'un régime 

de contrainte à un régime de liberté, le, fameux saut ■ j/ 

de la nécessité dans la liberté, dont parle le Manifeste 'yj y, 

des communistes. La question qui se pose est donc de ^{V «Jfî 

savoir comment un tel saul sera possible, et sur' "^r f 

quelles prémisses repose l'espérance d'une aussi pro-i^, t^ 



fonde et formidable transformation. Or, à cette 
question, le syndicalisme répond que cette transfor- 
mation est déjà préparée parle capitalisme lui-même; 
qu'il y a, à l'intérieur même du capitalisme, une évo- 
lution qui le fait passer de sa forme surtout commer- 
ciale et usuraire à des formes de plus en plus indus- 
trielles ; que, de plus en plus, dans le grand atelier 
moderne perfectionné, à une discipline du travail 
automatique, rappelant plus ou moins celle d'une 
caserne et exigeant une obéissance toute passive, se 
substitue une discipline plus volontaire, reposant 
davantage sur le se ntiment d u devoir, une discipline 
par conséquent, non plus exWneu/'e, mais intérieure' 
aux travailleurs eux-mêmes ; et, qu'en un mot cette 
évolution pourrait se caractériser en disant que, de 
plus en plus, les exigences de la technique et du tra- 
vail libre remplacent celles du commandement et de 
la hiérarchie, et qu'il y a antinomie croissante entre 



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c^- 



l'autorité et le travail, entre l'Etat et la production, 
entre le politique et l'économique. Le syndicalisme 
n'est que le passage à la limite de cette évolution ; 
cet atelier sans maîtres, il ne le crée pas de toutes 
pièces, il ne fait presque que le recueillir des mains 
mêmes du capitalisme : au processus fatal de l'évo- 
lution économique capitaliste, il ajoute seulement un 
processus volontaire, par lequel les travailleurs se 
préparent à recueillir cette succession; c'est, en effet, 
. selon le syndicalisme, en luttant pied à pied et corps 
L^^^i^tVifcorps avec le capitalisme que la classe ouvrière se 
M ^fiforme elle-même, passe de la passivité à l'activité, et 
, f'jjf^^'acquieTl toutes les qualités nécessaires pour diriger 
■" ^C^ * elle-même, sans tutelle, le grand atelier progressif 
. '^ que le capitalisme a créé et doit lui léguer. 

Mais, ou le voit, il ne s'agit pas pour le syndica- 
lisme d'une antinomie abstraite entre l'autorité et la 
liberté, entre l'État et l'individu : il s'agit d'une évo- 
lution réelle, créant de plus en plus une opposition 
entre les exigences d'une production de plus en plus 
perfectionnée et une organisation de contrainte, une 
organisation reposant sur les principes d'autorité 
hiérarchique. Et il s'agit si peu, pour le syndicalisme, 
d'une antinomie abstraite entre l'autorité et la liberté, 
qu'il reconnaît expressément que l'autorité a jusqu'ici 
été nécessaire ; qu'elle a été le fouet grâce auquel la 
civilisation a pu avancer et tirer du travail humain 
les merveilles qu'elle en a tirées; qu'en un mol, 
comme dit Hegel, l'obéissance est l'école du comman- 
dement. La reconnaissance que le syndicalisme voue 
au capitalisme ne se borne pas seulement aux 
richesses matérielles que celui-ci a créées, mais 
encore et surtout aux transformations morales et 
spiritjien_es qu'il a opérées au sein des masses 
"oilvnères qui, grâce à sa discipline de fer, ont été 



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DU SOaALI^ME 35 

tii'ées de leur paresse primitive et de leur anarchisme 

individualiste, pour devenir capables d'un travail 
collectif de plus en plus perfectionné. Le syndica- 

'''lisme reconnaît parfaitement que la civilisation a 
débuté et dû débuter par la contrainte, que cette 
contrainte fut salutaire, bienfaisante et créatrice, et . i 

que si l'on peut espérer un régime de liberté, sans . ^^' 

tutelle patronale comme sans tutelle étatique, c'est r-^.*^"^ 
encore grâce à ce régime de contrainte lui-mSme qui ^'^ 

' 8 diâ SJpJ'pé l'humanité et l'a rendue peu à peu capa- . 

•î^le de s'élever au travail libre et volontaire. 

f Mais y a-t-il rien de plus éloigné de ces points de 
vue syndicalistes que le point de vue anarchiste ? On 
pourrait dire que, vis-à-vis de ce régime de contrainte, 
î'anarchisme a été une protestation permanente, qu'il 
a maudit sans cesse la civilisation qui exigeait tant 
d'efforts pour donner si peu de bonheur, et que cette 
protestation et cette malédiction anarchistes partaient 
de la révolte de l'individu paresseux, du sauvage 
primitif, de l'homme d'état de nature, se cabrant 
contre un régime de fer qui voulait le plier à la disci- 
pline du travail, et regrettant le vagabondage, le 
« far niente », la « liberté » primitive. On peut scru- 
ter la pensée de tous les écrivains à tendances anar- 
chistes ; on retrouvera cette même haine de la civili- 
sation, entendue comme régime de contrainte, comme 
discipline, venant forcer l'homme à travailler, à suivre 
une autre pente que celle de la nature, créant des 
institulionsàsesyeuxbarbares, parce que, toutes, elles 
exigent un effort de l'homme pour dompter ses ins- 
tincts, ses passions, sa paresse foncière. Voyez Bous- 
seau : on connaît son humeur vagabonde, son amour 
de l'indépendance (d'une indépendance toute natu- 
relle), sa misanthropie, son horreur de la société. 
L'homme est bon, s'écrie-t-il, sortant des mains du 



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36 LES NOUVEAUX 

Créateur; c'esl la civilisation qui le déprave : toute la 
pensée anarchiste est là ; un optimisme candide, 
idyllique, une croyance ingénue aux bons instincts de 
l'homme, l'idée qu'on peut abandonner la nature 
humaine à ses instincts, que toutes les institutions 
sociales ne font que la corrompre et que, pour rendre 
aux hommes leur bonté primitive, il faut rejeter de 
leurs épaules tout ce fardeau d'institutions dépra- 
vantes qui s'appellent la famille, la propriété et l'Etat: 
plus de mariage, l'union libre ; plus de propriété, 
la prise au tas ; plus d'Etal, le fais ce que voudras. 
On a souvent observé que les anarchistes étaient 
d'origine ou arlisane, ou agricole, ou aristocratique. 
Rousseau représente, manifestement, l'anarchisme 
artisan ; sa république est une petite république d'ar- 

t tisans libres et indépendants ; elle ne se conçoit que 
i*, *" ' f"'^*'*<yn la rabat sur cette b asê éc ono m ig u e . Chez Prou- 
-~-'—^ dhon, ce qu'il y a d'anarchiâme individualiste — 
hâtons-nous d'ajouter qu'il y a autre chose et nous le 
verrons tout à l'heure — est, manifestement, d'ori- 
gine agricole ; Proudhon est paysan dans l'âme ; et 
c'est bien à tort qu'on l'appelle toujours un petit- 
bourgeois. Et si, enGn, nous prenons Tolstoï, nous 
trouverons ici un anarchisme d'origine mondaine ou 
aristocratique. Tolstoï est un aristocrate blasé, 
dégoûté de la civilisation pour en avoir trop joui, et 
qui revient aux émotions douces et apaisantes de la 
nature primitive ; toute la civilisation lui apparaît 
comme un non-sens, une monstruosité ; elle ne crée 
que misères et crimes; elle engendre la guerre, la 
violence, les haines atroces, alors qu'il n'y a qu'une 
,,j-v^ réalité : l'amou r. La pensée, chez, Tolstoï est vraiment 

. " "une pensée de primitif, de mondain qui, par une réac- 
tion toute naturelle, revient à la pensée simpliste du 
sauvage. Spectateur blasé d'un spectacle trop vu, il 



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DU SOCIALISME 37 

demande à chaque discipline, il demande à la science, 
 la philosophie, à la civilination tout entière, où est 
le bonheur et quel est le sens de la vie ; et c'est un 
simple moujick qiù lui donne la seule réponse à ses 
yeux valable : « Vi^ fi /Fe^KainieM avoir des goûts 
simples; mener une vie tranquille et pastorale ». 11 y alà 
un cas de régression mentale, une sorte de dégénéres- 
cenceintellectuelle, qui sentlafatigueet l'épuisement; 
et naturelles chez un aristocrate : les mondains vivent 
dans un monde factice, en dehors du monde réel, 
étrangers k toute vraie création et à toute produc- 
tion ; jouisseurs vite blasés, ils en arrivent bientôt à 
souhaiter une sorte d'état de nature, comme un 
malade aspire à faire une cm'e à la campagne. 

Mais, qu'il soit d'origine arlisane, agricole ou mon- 
daine, l'anarchisme est toujours une protestation 
contre la civilisation capitaliste, envisagée par lui 
sous l'aspect d'un régime barbare et monstrueux de 
contrainte et d'oppression. Et le caractère de cette 
protestation est d'être une protestation piu-ement ,/,>»^ 
négative, je dirai même réactionnaire : c'est la pro- 3 -J 
testation de classes extra-capitalistes, et dont le capi- ^^^^ 
talisme vient bouleverser la vie, déranger les habi^*^ ^ 
tudes, froisser et heurter les sentiments les plusÀ^'T*' 
profonds et les plus traditionnels. Toute autre est la 
protestation syndicaliste. Le syndicalisme, nous ■ 

l'avons dit, se considère comme l'héritier direct du ',jJ/^^ ' 
capitalisme, et il en admirg ia puissance de création ; 



loin d'avoir à son égard cette sorte de répulsion ij%^'^--'~,' 
qu'éprouve un sauvage (je prends ce mot de sauvage i\j<fJ-^~, 
dans le sens de solitaire, d'individu pour qui, de par ""^ 
son mode d'existence, il n'y a pas de vie sociale, et, 
sans aucun doute, un artisan, un paysan, et je n'hé- 
site pas à ajouter : un mondain, sont de tels sauvages,' 
— société, c'est coordination d'efforts se multipliant 



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38 LES NOUVEAUX ASPECTS 

les uns les autres, et noD simple juxlaposition 
d'égoïsmes en quête de jouissances), te syndicalisme 
y" considère le capitalisme comme un merveilleux ma- 
!w''V'gicien qui a su, grâce à l'audace combinée de l'initia- 
J^ (iC tive individuelle et de la coopération, faire surgir du 
sein du travail social où elles dormaient, l'infinité des 
forces productives humaines. Il pense seulement que, 
maintenant qu'il a éveillé le génie social, tiré le tra- 
vailleur de son isolement, plié les hommes au travail 
■ collectif, son rôle historique est achevé : les travail- 
leurs, constitués en groupes de production, ayant 
acquis dans leurs longues luttes contre leurs maîtres 
t l'esprit d'audace et d'initiative en même temps que le 
"2 I sens de l 'associa tion, libre, peuvent continuer l'œuvre 
' ' du capitalisme sans avoir besoin de sa tutelle ou de 
sa férule. Il y a transfusion, au sein du groupe pro- 
ducteur, de l'esprit d'initiative et de responsabilité 
individuelles du chef d'entreprise privé actuel; et, en 
mëine temps, la force collective ouvrière, maîtresse 
d'elle-même, n'est plus captée et aliénée au profit d'un 
seul. 

Mais c'est précisément ce caractère social de la 
liberté que nie l'anarchisme ; et l'on a pu dire avec 
. raison qu'en un sens l'anarchisme n'était qu'un bour- 
geoisisme exagéré. Et nous n'avons plus ici l'anar- 
chisme sous sa forme ^ et anti c apitaliste, si j'ose 
ainsi m'exprimer, mais sous sa forme ul^-capita- 
liste. C'est ce qui est sensible, par exemple, chez Stir- 
ner, n Moi, Punique et sa propriété ». Noua avons dit 
que la société bourgeoise se partageait enti-e deux 
pôles : d'un côté, les individus, libres concurrents 
sur un marché libre ; de l'autre l'Etat, la centralisa- 
tion administrative ; supposons ce passage à la limite, 
V dont nous parlions, supposons la société civile débar- 
rassée de l'Etat, et il ne reste comme résidu que 






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DU SOCULISME Si 

l'Individu, 1' « Unique et sa propriété ». Dans la 
Question Juive, Marx commentant les « droits de l'hora- : 

me B, dit que ces droits sont les droits de l'homme 
égoïste, « où l'homme est considéré comme une " 

monade isolée et retirée chez elle », « où chacun voit 
dans autrui, non la réalisation, mais la limitation de 
sa liberté personnelle » « et qui ne vont pas au-delà 
de l'homme, membre de la société civile, replié sur 
son intérêt particulier et son caprice personnel, ": 

séparé de la vie et de l'activité communes ». Par rap- 
port à cet homme égoïste, membre de la société 
civile, « l'homme politique n'est que l'homme artiS- 
ciel, l'homme abstrait, un personnage allégorique ». "T, 

El Marx cite ces paroles de Rousseau, bien significa- 
tives : M Celui qui ose entreprendre d'instituer un 
peuple doit se sentir en état de changer, pour ainsi 
dire, la nature humaine, de transformer chaque indi- 
vidu qui, par lui-même, est un loui par/ait et solitaire, 
en partie d'un plus grand tout, dont cet individu "^ 

reçoive en quelque sorte sa vie et son être, de subsli- 
luer une existence partielle et morale à l'existence 
physique et indépendante. Il faut qu'il 6te à l'homme 
ses forces propres pour lui en donner qui lui soient 
étrangères et dont il ne puisse faire usage sans le 
secours d'autrui. » [Contrat social.) 

L'anarchiste de Stirner est tout simplement 
l'homme égoïste de la société civile, qui rejette toute 
cette superstructure abstraite et artificielle de la 
société politique, qui ne veut plus rien savoir de cet 
homme abstrait, de ce personnage allégorique, 
comme l'appelle Marx, qu'est le citoyen. Et il faut j/, ^^ o,' 
remarquer que, pratiquement, l'anarchisme se ramène*^ ^•y^—n 
à ne pas voter, à ne pas faire acîedecitoyen, à ne pas ^►Ai»— ^^ - 
vouloir participer en rien à la vie abstraite de la 
société démocratique. On sait que tout le système 



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40 LES NOUVEAUX ASPECTS 

métaphysique de Stirner repose sur le rejet des 
« idées », fantAines, selon loi, qui confisquent la 
liberté individuelle et dont il faut détruire la domina- 
tion fantastique et despotique. Stimer prétendait 
prendre le conlrepied de Hegel ; c'est contre l'idéa- 
lisme absolu, pour lui synonyme de despotisme 
absolu, qu'il a dirigé spécialement son livre ; et, sans 
doute, il avait en partie raison : Hegel n'a-t-il pas fait 
de l'Etat la réalisation même de l'Idée? Mais on sait 
que le marxisme n'a pas moins réagi que Stimer 
contre cette divinisation de l'Etat ; seulement, tandis 
que Stirner, par un simplisme extrême, se contente, 
pour affranchir l'individu, de rejeter purement et 
simplement la superstructure abstraite de la société 
politique pour ne garder que l'individu égoïste de la 
société civile, et rester ainsi dans les limites de !a 
société bourgeoise, Marx, qui reconnaît tout aussi 
bien que Stimer le caractère abstrait de la vie poli- 
tique, a une manière bien plus concrète et plus posi- 
tive de dépasser tout ensemble et le caractère parti- 
culariste de la société civile bourgeoise et le caractère 
abstrait de la société politique ; il les résoud dans la 
société syndicale. « L'émancipation politique, écrit-il 
dans la Question Juive, c'est, d'un côté, la réduction 
de l'homme au membre de la société bourgeoise, À 
l'individu égoïste et indépendant ; et de l'autre, au 
citoyen politique, personnage moral et allégorique. 
II s'ensuit que la véritable émancipation humaine ne 
se fera que lorsque l'homme individuel et réel, résor- 
bant en lui le citoyen abstrait, sera devenu un être 
social dans sa vie quotidienne, dans ses travaux, dans 
ses affaires individuelles ; quand l'homme enfin, 
reconnaissant et organisant ses forces propres comme 
des forces sociales, ne séparera plus de lui la force 
sociale sous forme de force politique. » 



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DU SOaALISHE 41 

Voîk la solution marxiste : à peine est-il besoin de 
dire que c'est la solution syndicaliste elle-même. Et 
on le voit : il y a rejet de Vabstraction politique, con- 
sidérée par Marx, aussi bien que par Stirner, comme 
oppressive ; mais, tandis que Stirner ne rejette celle 
abstraction que pour retomber dans la particularité 
sensible de la société civile et ne secoue le joug de 
l'entendement que pour retomber sous celui de l'em- 
pirisme pur et simple, Marx sait à la fois dépasser et 
la particalarilé sensible et Vaniversel abstrait pour 
trouver l'universel concret : et cet universel concret, 
c'est précisément la vie syndicale, où les forces so- 
ciales, sans se laisser capter et détourner en forces 
politiques, s'organisent d'une manière autonome et 
libre, où l'homme devient un être social dans sa vie 
quotidienne, dans ses travaux individuels : il y a 
résorption du citoyen abstrait de la cité politique et 
transformation de l'homme égoïste de la société civile 
dans la personnalité riche et concrète du travailleur 
social syndiqué, dans la collectivité ouvrière, qui, 
maîtresse de l'atelier, parvenue à la capacité scienti- 
fique et politique, élimine en les absorbant (ce qu'ex- 
prime le mot allemand, intraduisible, aufheben) toutes 
les classes parasitaires, l'Etat proprement dit et VEtat 
pensant de Hegel. Et c'est, tout à la fois, la fin de ces 
idéologies dont Stirner voulait chasser les fantômes 
el de cette anarchie civile où son individualisme le 
rejetait tout entier. 

Mais la métaphysique anarchiste est incapable de 
comprendre cette solution marxiste et syndicaliste, 
parce que, pour elle, la société n'a pas d'existence 
propre, et n'apparatt jamais que sous l'aspect d'une 
limitation, d'une compression arbitraire et oppressive 
de l'indépendance individuelle. C'est une métaphy- 
sique monadologique ou atomistique — c'est tout un 



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42 LES NOUVEAUX ASPECTS 

— pour qui la société n'est jamais qu'une juxtaposi- 
tion, une addition d'unités individuelles : ce qui est 
réel à ses yeux, c'est l'individu ; le reste n'est que 
fantôme, chimère, abstraction. L'auarchisme fait de 
Tindividu irn absolu, incapable, à ce titre, d'entrer 
dans aucune combinaison sociale sans s'y sentir arbi- 
trairement comprimé, étouffé; et c'est bien ainsi, 
si nous nous rappelons les origines économiques de 
l'anarchisme — artisane, agricole, mondaine ou bour- 
geoise — que l'anarchisme devait concevoir l'individu 
et ^s rapports avec la société. Mais le. socialisme a 
une tout autre conception, et pour lui, précisément, 
société ne signifie pas juxtaposition, addition arbi- 
traire d'individus, qui seraient tous des absolus et 
n'entreraient dans un système donné qu'en se limi- 
tant et se diminuant les uns les autres, mais, au con- 
traire, coopération où les efforts se multiplient les uns 
les autres, de telle sorte que, pour l'individu, il n'y a 
pas perte, mais gain k en faire partie, solitude signi- 
fiant impuissance, misère, incapacité, et association 
signifiant puissance, richesse, capacité centuplées; 
en un mol, pour le socialisme, la société est la vraie 
réalité, et l'individu n'en est pour ainsi dire qu'une 
abstraction, c'est-à-dire une partie ; l'être social a une 
réalité dont l'individu n'est qu'un aspect, un phéno- 
mène — ce que nie précisément l'anarchisme qui, au 
contraire, voit dans l'individu la seule réalité. 

Mais personne n'a exposé cette théorie de la réalité 
de l'être social plus magnifiquement que Proudhon, 
ce père soi-disant de l'anarchisme. 11 est entendu, 
Marx et Engels l'ont écrit, Proudhon n'était qu'un 
affreux petit-bourgeois, et « il haïssait l'association 
d'une haine cordiale ». Eh bien, ce petit-bourgeois, 
cet homme qui haïssait l'association, cet anarchiste, 
n'en a pas moins exposé d'une manière admirable la 



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43 

réalité de l'être social, et je n'ai qu'à renvoyer soit à 
sa Justice dans la Révolution et l'Eglise, soit encore 
à sa Philosophie du progrès {!'• lettre) : on y trouvera 
une théorie de la force collective, et une exposition 
d'une doctrine métaphysique de l'être conçu essen- 
tiellement comme groupe. Mais, d'une manière géné- 
rale, il ne sera pas inutile, pour terminer cette étude 
sur l'anarchisme et le syndicalisme, d'examiner d'un 
peu près l'anarchisme proudhonien : nous verrons 
que ce prétendu anarchisme est en réalité ce que 
nous appelons du syndicalisme, je ne dis pas, cela va 
de soi, à la lettre, mais dans son esprit et sa tendance 
intime. Oui, en vérité, Proudhon est, avec Marx, 
l'ancêtre théorique le plus authentique du syadica- 
Qisme révolutionnaire ; et en montrant en quoi sa 
pensée se distingue du tout au tout de l'anarchisme 
traditionnel et se rapproche du syndicalisme, ce sera 
une manière, croyons-nous, des plus pertinentes, de 
faire voir en quoi le syndicalisme se différencie de 
l'anarchisme. Nous prendrons d'abord cette théorie 
de la réalité de l'être social, essentielle comme point 
de départ, puisqu'elle marque tout de suite l'opposi- 
tion profonde du proudhonisnie et de l'anarchisme ; 
puis, nous verrons qu'au sujet de ces institutions 
sociales qui s'appellent la famille, l'Etat, la propriété 
ou de ces réalités sociales qui s'appellent l'amour, la 
guerre et la production, la pensée de Proudhon est à 
mille lieues de la pensée anarchiste. 

Jetons tout de suite dans le débat quelques cita- 
tions décisives. Je prends cette admirable première 
Lettre sur le Progrès, où Proudhon a essayé de syn- 
thétiser toute sa pensée, et j'y lis : « Avec l'idée de 
mouvement ou de progrès (remarquons que, pour 
Proudhon, le progrès, c'est le mouvement, par oppo- 
sition à l'absolu, ou le repos) tous ces systèmes, fon- 



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44 LES NOUVEAUX ASPECTS 

dés sur les catégories de substance, causalité, sujet, 
objet, esprit, matière, etc., tombent ou plutôt s'ex- 
pliquent, pour ne reparaître jamais. La notion de 
l'être ne peut plus être cherchée dans un invisible 
quelconque, esprit, corps, atome, monade, ou tout ce 
qu'il vous plaira. Elle cesse d'être simpliste pour 
devenir synthétique : ce n'est plus la conception, la 
fiction d'un je ne sais quoi immodifiable, intransmu- 
table : l'intelligence, qui se pose d'abord une syn- 
thèse avant de l'attaquer par l'analyse, n'admet a 
priori rien de pareil. Elle ne sait ce que sont en elles- 
mêmes la substance et la force ; elle ne prend point 
ses éléments pour des réalités, puisque, par la loi de 
la constitution de l'esprit, la réalité disparaît, lors- 
qu'ilchercheàlarésoudre en ses éléments, Toutceque 
sait et qu'afBrme la raison, c'est que l'êlre, ainsi que 
ridée, est un groupe... Tout ce qui existe est groupé ; 
tout ce qui forme groupe est un, par conséquent est 
perceptible, par conséquent est. Plus les éléments et 
les rapports qui concourent à la formation du groupe 
sont nombreux et variés, plus il s'y trouve de puis- 
sance centralisatrice ; plus aussi l'être obtient de réa- 
lité. Hors du groupe, il n'y a que des abstractions et 
des fantômes... C'est d'après cette conception de /'^/re 
en général, que je crois possible de prouver la réalité 
positive, et, jusqu'à un certain point, de démontrer 
les idées (les lois) du moi social ou du groupe huma- 
nitaire, et de constater et manifester, au-dessus et en 
dehors de notre existence individuelle, l'existence 
d'une individualité supérieure de l'homme collectif... 
Suivant les uns, la société est la juxtaposition d'in- 
dividus similaires faisant chacun le sacrifice d'une 
partie de leur liberté, afin de pouvoir, sans se nuire 
les uns aux autres, demeurer juxtaposés et vivre côte 
à côte en paix. Telle est la théorie de Rousseau, c'est 



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DU SOCIALISME 



le système de l'arbitraire gouvernemental, non pas, il 
est vrai, en tant que cet arbitraire est le fait d'un 
homme, prince ou tyran, mais ce qui est beaucoup 
plus grave, en tant qu'il est le fait de la multitude, 
le produit du suffrage universel. Selon qu'il convien- 
dra à la multitude, ou à ceux qui la soufflent, de res- 
serrer plus ou moins le lien social, de donner plus ou 
moins d'essor aux libertés locales et individuelles, le 
prétendu Contrai social peut aller depuis le gouveiv 
nement direct et parcellaire du peuple jusqu'au césa- 
risme, depuis les relations de simple voisinage jus- 
qu'à la communauté de biens et de gains, d'enfants 
et de femmes. Tout ce que l'histoire et l'imagination 
peuvent suggérer d'extrême licence et d'extrême ser- 
vitude se déduit avec une facilité et une rigueur de 
logique égale de la théorie sociétaire de Rousseau. 

H Suivant d'autres, et ceux-ci, malgré leurs allures 
scientifiques ne me semblent guère plus avancés, la 
société, personne morale, être de raison, fiction pure, 
n'est que le développement, sur les masses, des phé- 
nomènes de l'organisation individuelle, de telle sorte 
que la connaissance de l'individu donne aussitôt la 
connaissance de la société, et que la politique se 
résoud dans la physiologie et l'hygiène. Mais qu'est-ce 
que l'hygiène sociale ? C'est apparemment pour 
chaque membre de la société, une éducation libérale, 
une instruction variée, une fonction lucrative, un tra- 
vail modéré, un régime confortable : or, la question 
est précisément de savoir comment nous nous procu- 
rerons tout cela ! 

n Pour moi, d'après la notion de mouvement, pro- 
grès, série, groupe, dont l'ontologie est désormais 
forcée de tenir compte, et d'après les quelques ren- 
seignements que fournissent sur la question l'écono- 
mie et l'histoire, je regarde la société, le groupe 



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46 LES NOUVEAUX 

humain, comme un être sai generis, constitué par le 
rapport fluidique et la solidarité économique de tous 
les individus soit de la nation, soit de la localité ou 
corporation, soit de l'espèce entière; lesquels indivi- 
dus circulent librement les uns à travers les autres, 
s'approchent, se joignent, s'écarLent tour à tour dans 
toutes les directions ; — un être qui a ses fonctions à 
lui, étrangères à notre individualité, ses idées qu'il 
nous communique, ses jugements qui ne ressemblent 
point aux nôtres, sa volonté en opposition diamétrale 
avec nos instincts, sa vie, qui n'est point celle de 
l'animal ou de la plante, bien qu elle y rencontre des 
analogies — un être enfin, qui, sorti de la nature, 
semble le Dieu de la nature, dont il exprime à un 
degré supérieur (surnaturel) les puissances et les 
lois. » 

Qu'on me pardonne la longueur de ees citations, 
mais elles sont nécessaires pour dissiper bien des 
préjugés sur Proudhon, qu'on exécute en général si 
cavalièrement en le traitant d'anarchiste ou de petit 
bourgeois. Et je demande à qui lira attentivement 
cette magnifique exposition de la réalité de l'être 
social, s'il est possible de tenir Proudhon pour un 
anarchiste. Nous sommes ici, précisément, au cœur 
de la question; ici, éclate la différence profonde qui 
sépare la philosophie socialiste de la métaphysique 
anarchiste. Le point de départ de tout anarchisme, 
nous l'avons vu, c'est l'individu, le moi, considéré 
comme un simple, un absolu, une sorte de monade.qui, 
comme celle de Leibnitz, n'a ni portes ni fenêtres sur 
le dehors, et qui est, par suite, incommensurable et 
insociablc par sa nature même : avec un tel point de 
départ, il va de soi qu'il est à tout jamais impossible 
d'arriver à reconstruire la société, l'idée sociale, puis- 
qu'on commence par la nier radicalement et qu'il est 



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aussi absurde de vouloir recomposer la société a 
des unités insociables et isolées, qu'il est chimérii 
d'espérer jamais recomposer le mouvement, 
exemple, avec des immobilités; il faut se don 
d'abord le mouvement, s'installer eu lui, puis con 
voir le repos comme un arrêt ; de même il faut 
donner la société, s'installer en elle, puis conce\ 
l'individu comme une sorte d'arrêt dans le mou 
meut de l'idée sociale ; l'individu dans la soci^ 
comme le repos dans le mouvement, ne sont que i 
abstractions provisoires et momentanées ; ériger ' 
abstractions en réalités, en faire même la seule r 
lité, c'est tourner le dos, radicalement, à la vie e 
la vérité, c'est s'enfoncer et se perdre dans le si 
plisme conceptuel d'un rationalisme abstrait et fau 
telle est cependant l'erreur essentielle de la métapi 
sique anarchiste. Et c'est là ce que ne fait pas 
socialisme, c'est là ce que ne fait pas Proudhon, q 
nous venons de le voir, commence par poser, avî 
tout, la réalité de l'être social. Le socialisme se doi 
d'abord la société ; son point de départ, ce n'est ] 
l'individu abstraitement opposé à la société, m 
l'atelier, le travailleur social. 

Plekhanoff, à la fin de son étude : Anarchisme 
Socialisme, affirme que, somme toute, les anarchisi 
ne sont que des bourgeois décadents. Mais qu'est- 
qu'un décadent? à quel signe reconnalt-on qu'u 
société est en décadence ? N'est-ce pas précisémen 
ceci, à la chute de l'idée sociale, et à la mise au pj 
mier plan de l'individu, se posant abstraitement 
fin dernière et absolue, et ramenant tout à lui par 
égocentrisrae formidable ? L'individu s'isole dans 
jouissance ; tel est le signe caractéristique de toi 
décadence. Et cette jouissance peut prendre 1 
formes les plus variées : les plus spiritualistes comr 



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LES NOUVEAUX ASPECTS 



les plus matérialistes ; l'égocentrisme peut s'appeli 
l'art pour l'art, comme il peut prendre cet autre 
déguisement, plus subtil et plus moral : l'humanita- 
risme; il pourra être épicurien ou stoïcien, chrétien 
ou païen, invoquer la Conscience, la Science, la 
Liberté ou la Beauté ; c'est toujours, en dernière ana- 
lyse, la négation de l'idée sociale, le refus, de la part 
de l'individu, de se dévouer à une œuvre collective 
quelconque. Que ce refus se retranche derrière des 
raisons morales, idéalistes, voire humanitaires, peu 
importe : c'est, pour l'égoïsme, un vêlement bien 
commode, et où il se trouve plus à l'aise qu'en n'im- 
porte quel autre, que Tamour de l'humanité et la reli- 
gion de la souffrance humaine. Et c'est une des thèses 
les plus profondes de la philosophie morale de Prou- 
dhon que c'est par l'Idéalisme que s'accomplit la cor- 
ruption et que l'idéal est la source même du mal. Car 
qu'est-ce que l'idéal ? qu'est-ce qu'un idéal quel- 
conque? C'est un aspect de la réalité, détaché de 
cette réalité et érigé en absolu ; c'est ce que Prou- 
dhon appelle une simpUcilé spéculative — substance, 
cause, monade, atome, esprit ou matière — qu'on 
substitue à la notion essentiellement synthétique de 
l'être ; la réalité est mobile, elle est mouvement ou 
progrès; mais l'idéaliste prétend substituer à cette 
réalité mobile quelque chose d'immuable, son idéal, 
et arrêter tout le flux des choses à la borne de cet 
idéal; l'idéaliste prétend régenter la réalité i il se 
retire du mouvement, s'installe sur une soi-disant 
hautem', et de là, veut gouverner, c'est-à-dire stabi- 
liser, arrêter la vie. L'idéalisme aboutit donc fatale- 
ment à l'immobilisme, au repos, c'est-à-dire à la cor- 
ruption et à la décadence. Car, comme dit encore 
Proudhon en une formule admirable, si le mouve- 
ment est l'état naturel de la matière, la justice est 



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1 

;ler I 
Ltre I 



DU SOCIALISME 49 

l'état naturel de l'humanité. La justice, ce n'est donc 
que le mouvement dans la société ; c'est l'humanité à 
l'état dynamique, progressif, l'humanité militante ou 
productive, dont toutes les forces sont tendues vers 
une adaptation incessante à un réel toujours nou- 
veau ; la corruption ou décadence, c'est, au contraire, 
la prétention de s'immobiliser danslajouissance hors 
du mouvement social, créateur infatigable de formes 
sociales nouvelles. 

Or, l'anarchisme est bien un idéalisme, un intellec- 
tualisme; il consiste à ériger en absolu l'idée de 
liberté ; et nous avons vu qu'il était l'idéal ou d'indi- 
vidus appartenant à des classes qui veulent résister 
au mouvement capitaliste et s'Immobiliser dans leur 
stalu quo économique, ou d'individus qui veulent dis- 
soudre la société bourgeoise et la ramener à un seul 
élément : l'égoïsme particulariste de la société civile. 
L'anarchisme représente donc ou la résistance au 

Erogrès, ou la dissolution de ce progrès. Le syndica- 
sme, au contraire, nonseulement est loinderésisterau 
capitalisme, mais il lui sert actuellement de fouet et 
d'excitateur, et l'empêche ainsi de s'arrëteretdes'im- 
mobiliser; et il compte porter encore plus haut que 
lui, dans l'avenir, sa puissance productive : il repré- 
sente donc à un double titre le mouvement et le pro- 
grès dans la société présente ; il est la force neuve, 
intacte, qui, incarnant l'idée sociale nouvelle, lutte 
pour arrêter la décadence sociale et sauver la civili- 
sation. 

Que les anarchistes ne représentent, en somme, 
que la décadence sociale et bourgeoise, c'est ce qui 
est manifeste si, passant des thèses métaphysiques 
sur la réalité ou non-réalité de l'être social, on exa- 
mine leur manière de résoudre la question de la 
famille, cette manifestation première, cette forme 



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50 LES NOUVEAUX ASPECTS 

immédiate de la vie sociale. Et ici, nous retrouvons 
entre Proudhon et l'anarchisme la même opposition 
fondamentale. Onsait, en effet, que pour l'anarchisme 
l'union sexuelle est conçue comme une union libre, 
temporaire, éphémère; que, par conséquent, l'amour 
est ramené à la passion changeante et le mariage à 
un contrat révocable ad libitum, un contrat civil de 
même nature en somme que les autres contrats, sans 
aucun caractère sacré ou religieux. Et l'on sait qu'au 
contraire, pour Proudhon, l'union sexuelle est une 
imion irrévocable, indissoluble ; que, pour lui, parle 
mariage, l'amour se subordonne à la justice, le couple 
androgyne étant l'organe même de la justice. On ne 
peut imaginer, on le voit, d'opposition plus capitale 
et sur une question non pas secondaire, mais essen- 
tielle, et de la solution de laquelle dépend toute 
l'orientation de la morale sociale. Nous voyons ici 
l'anarchisme mettre en pratique sa négation de l'idée 
sociale ; l'idée de liberté, érigée par lui en absolu, 
dissout la famille ; il n'y a plus que l'individu avec 
ses passions changeantes et son romantisme désor- 
donné. Et qui contestera que ce ne soit là, en vérité, 
du « bourgeoisisme » exaspéré et décadent? On dira 
que les idées de Proudhon sur ie mariage sont des 
idées ultra-réactionnaires ; et socialistes comme anar- 
chistes ont plutôt adopté, en la matière, les concep- 
tions extrav^antes de Fourier. Ce n'est pas en tout 
cas à l'honneur du socialisme, qui sur ce point comme 
sur beaucoup d'autres, a suivi, d'une manière déplo- 
rable, plutôt la tradition bourgeoise que la tradition 
vraiment ouvrière et voulu « inoculer, comme a dit 
un jour Jaurès lui-même, au prolétariat naissant la 
corruption de la bourgeoisie finissante ». 

Mais examinons maintenant les idées et les senti- 
ments respectifs de Proudhon et des anarchistes sur 



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DU SOaALISHE 51 

un point non moins capital : la guerre. On connaît 
l'bopreur que les anarchistes éprouvent pour la guerre 
et le militarisme ; et l'on sait aussi quel éloge magnt- 
fiqne Proudhon a fait de la guerre dans son livre 
la Guerre el la Paix. Jamais panégyrique guer- 
rier plus éclatant et plus exalté n'a été prononcé; 
il faudrait remonter jusqu'au philosophe grec Hera- 
clite pour en trouver l'équivalent ; je ne parle pas de 
Hegel ; car la pensée proudhonienne a ici une origine 
hégélienne si évidente qu'il est permis d'en faire abs- 
traction. (N'est-il pas'reœarquable, pour le dire en pas- 
sant, que les deux grands philosophes socialistes, les 
deux grands théoriciens de la lutte de classe, j'ai 
nommé Marx et Proudhon, soient tous deux, au 
sens large du mot, des hégéliens ?) Mais quelle 
est l'idée-mère de la Guerre el la Paix ? C'est 
que l'antagonisme, étant la loi fondamentale de l'uni- 
vers, si la paix est un jour possible, c'est qu'il faut la 
concevoir autrement que comme une négation de la 
guerre, c'est qu'elle ne sera qu'une transformation de 
la guerre, une forme nouvelle de cet antagonisme 
étemel qui est la loi du monde, aussi bien du monde 
social que naturel : la paix pacifique et pacifiste, la 
pais, embrassade universelle, que rêvent tous nos 
bourgeois décadents, nos socialistes parlementaires 
et nos anarchistes humanitaires — cette paix-là est 
impossible, ou, si elle était possible, elle serait pour 
les hommes synonyme d'immobilité , de stagna- 
tion, d'atonie et de mort. La guerre, un jour, ces- 
sera ; Proudhon affirme et annonce la fin du cycle 
guerrier ; mais c'est pour céder le pas à une paix 
guerrière et qui n'exigera pas des hommes des vertus 
moins grandes ni moins héroïques que la guerre elle- 
même. L'Industrie, elle aussi, est, en effet, un champ 
de bataille, où les combattants n'ont pas à montrer 



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52 LES NOUVEAUX ASPECTS 

moins de courage, de mépris des voluptés et de la 
mort que dans les luttes proprement guerrières ; là 
aussi, le triomphe appartient au plus vaillant, au plus 
énei^ique, au plus hardi, et là aussi, sont vaincus les 
Iflches, les pusillanimes, les jouisseurs. Mais l'Indus- 
trie a cette supériorité sur la Guerre, que celle-ci est 
une pure destruction de forces, tandis que celle-là 
répare elle-même les pertes qu'elle peut amener. 
D'ailleurs, écoutons Proudhon lui-même : « La guerre 
a pour but de déterminer à laquelle des deux puis- 
sances en litige appartient la prérogative de la force. 
Elle est la latte des forces, non leur destruction; la 
lutte des hommes, non leur extermination. Elle doit 
s'abstenir, en dehors du combat et de l'incorporation 
politique qui s'ensuit, de toute atteinte aux personnes 
et aux propriétés... Il suit de là que l'antagonisme, 
que nous acceptons comme loi de l'humanité et de la 
nature, ne consiste pas essentiellement pour l'homme, 
en un pugilat, en une lutte corps à corps. Ce peut 
être tout aussi bien une lutte d'industrie et de pro- 
grès : ce qui, dans l'esprit de la guerre et pour les 
fins de haute civilisation qu'elle poursuit, revient, en 
dernière analyse, au même. « L'empire au plus vail- 
lant )> a dit la Guerre. — Soit, répondent le Travail, 
rindusti'ie, l'Economie ; de quoi se compose la vail- 
lance d'un homme, d'une nation ? N'est-ce pas de son 
génie, de sa vertu, de son caractère, de sa science 
acquise, de son industrie, de son travail, de sa 
richesse, de sa sobriété, de sa liberté, de son dévoue- 
ment patriotique ? Le grand capitaine n'a-t-il pas dit 
qu'à la guerre la force morale est à la force physique 
comme 3 est à 1 ? Les lois de la guerre, l'honneur 
chevaleresque ne nous enseignent-ils pas à leur tour 
que dans nos combats nous devons nous honorer, 
nous abstenir de toute injure, trahison, spoliation et 



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DU SOCIALtSHE 53 

maraude ? Luttons donc ; nous n'avons que faire pour 
cela de nous attaquer à la baïonnette et de nous tirer 
des coups de fusil... Dans ces nouvelles batailles, 
nous n'aurons pas moins k faire acte de résolution, 
de dévouement, de mépris de la mort et des voluptés ; 
nous ne compterons pas moins de blessés et de meur- 
tris; et tout ce qui sera lâche, débile, grossier, sans 
vaillance de cœur ni d'esprit, ne doit pas moins s'at- 
tendre à la sujétion, à la mésestime et ë la misère. . . 
Ainsi la transformation de l'antagonisme résulte de 
sa définition, de son mouvement, de sa loi ; il résulte 
encore de sa finalité. L'antagonisme, en effet, n'a pas 
pour but une destruction pure et simple, une consom- 
mation improductive, l'extermination pour l'extermi- 
nation; il a pour but la production d'un ordre tou- 
jours supérieur, d'un perfectionnement sans fin. Sous 
ce rapport, il faut reconnaître que le travail oflre à 
l'antagonisme un champ d'opérations bien autrement 
vaste et fécond que la guerre. 

u Remarquons d'abord que dans celte arène de 
l'industrie, les forces sont en lutte non moins ardente 
que sur les champs de carnage ; là aussi il y a des- 
truction et absorption mutuelle. Je dirai même que 
dans le travail, comme dans la guerre, la matière 
première du combat, sa principale dépense est tou- 
jours le sang humain. En un sens qui n'a rien de 
métaphorique, nous vivons de notre propre subs- 
tance, et par l'échange de nos produits de la subs- 
tance de nos frères. Mais il y a cette différence 
énorme que dans les luttes de l'industrie, il n'y a de 
véritablement vaincus que ceux qui n'ont point ou 
qui ont lâchement combattu : ce qui emporte cette 
conséquence que le travail rend à ses armées, et sou- 
vent au-delà, tout ce qu'elles consomment, chose que 
la guerre ne fait pas, qu'elle ne saurait faire jamais. 



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54 LES NOUTEfcUX 

Dans le travail, la production suit la deslruclion ; les 
forces consommées ressuscitent de lear dissolution, 
toujours plus énergiques. Le but de l'antagonisme, 
dont on veut se prévaloir, l'exige ainsi. S'il en était 
autrement, le monde retournerait au chaos : viendrait 
le jour où, par la guerre, il n'y aurait plus, comme à 
l'aurore de la création, que du vide et des atomes : 
Terra aulem erat inanis et vacua. » 

Ou le voit : l'idée essentielle de Proudhon, c'est 
que le travail est le substitut de la guerre ; l'ouvrier 
remplace le soldat; les luttes industrielles succèdent 
aux luttes guerrières. Déjà, dans son Idée générale de 
/aiîduo/ti/ion,Proudhonavaitécrit{p.257}: «Laforce 
collective, principe des compagnies ouvrières rempla- 
çant /es armées», et (p. 259): « ce que nous mettons à 
la place des armées permanentes, ce sont les compa- 
gnies ouvrières, a Et voici comment il parle de ces 
M compagnies ouvrières » (p. 232) : « Enfin, appa- 
raissent les compagnies ouvrières, véritables armées 
de la Révolution, où le travailleur, comme le soldat 
dans le bataillon, manœuvre avec la précision de ses 
machines; où des milliers de volontés intelligentes 
et fières, se fondant en une volonté supérieure, 
comme les bras qu'elles animent, engendrent par 
leur concert une force collective plus grande que 
leur multitude même. » Ce parallélisme perpétuel 
entre le travail et la guerre, entre les vertus ouvrières 
et les vertus militaires, entre les compagnies ouvrières 
(nous disons aujourd'hui les syndicats) et les armées 
permanentes, n'est-il pas curieux et suggessif? Le 
syndicalisme révolutionnaire a pris nettement posi- 
tion contre l'armée, le militarisme et la patrie ; mais 
si nous allons au fond de l'antimilitarisme ouvrier, 
nous y trouvons tout autre chose, de tout autres sen- 
timents et de tout autres idées que dans l'antimilita- 



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DU SOaALISME 55 

risme bourgeois. Car, od le sait bien aussi, il y a un 
antimilitarisme bourgeois, un pacifisme bourgeois, 
un anti patriotisme, je veux dire un cosmopolitisme 
boui^eois. Les marchands et les intellectuels — ce 
sont là les deux catégories essentielles entre lesquelles 
se partage la bourgeoisie — se sont toujours distin- 
gués par une sainte horreur de la guerre ; il y a du 
Panurge dans le bourgeois, et Panurge n'aime 
guère les coups. Puis, la guerre, cela coûte cher, et 
il paraît absurde au marchand, pour qui tout se ra- 
mène à une question de doit et avoir, de recourir à la 
ruineuse solution guerrière, quand il y a la solution 
diplomatique ou celle de l'arbitrage, si peu onéreuses ; 
le bourgeois ne comprend rien à l'honneur, c'est un 
sentiment qui n'a pas cours sur le marché, une valeur 
non cotée à la Bourse. Quant à l'intellectuel, il lui 
paraît également absurde de se battre, quand il est si 
simple de raisonner; et sur le marché des idées, dont 
U est le boursicotier, le sentiment de l'honneur n'a 
pas plus cours que sur le marché des valeurs finan- 
cières; rintellectuel n'est qu'un marchand, lui aussi, 
et il ne faut pas lui demander de comprendre Tbé- 
ro'isme guerrier. 
' Or, on sait que les sentiments que le marchand et 
rintellectuel éprouvent pour la guerre, ils les éprou- 
vent aussi à l'égard de la grève. A chaque grève, on 
peut lire dans les journaux bourgeois de savantes 
statistiques où l'on fait le calcul de ce que perdent 
les ouvriers. La grève, comme la guerre, apparaît le 
comble de la sottise à nos bourgeois, et nos socialistes 
ne savent qu'inventer pour détourner les ouvriers de 
ce n pis-aller», comme l'appelle Jaurès. Un bon arbi- 
trage, voire l'arbitrage systématique, obligatoire, 
serait bien préférable 1 Ce serait la raison, la loi, l'or- 
dre, la civilisation, substituée à la barba'rie, à l'anar- 



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56 LES NOUVEAUX ASPECTS 

chie, au chaos 1 Nos socialistes parlementaires, en 
bons bourgeois, soat de fervents pacifistes sociaux 
comme ils sont de fervents paciGstes internationaux. 

Le bourgeois ne sait pas ce que c'est qu'une collec- 
tivité, nationale ou ouvrière, et que l'honneur de cette 
collectivité soit quelque chose de supérieur à un cal- 
cul de profits et pertes, c'est ce qu'il ne peut évi- 
demment pas comprendre. Le bourgeois est un véri- 
table anarchiste individualiste ; rien n'existe que son 
moi; c'est un « déraciné », un cosmopolite, pour qui 
il n'y a ni patries, ni classes ; ne lui demandez pas 
qu'il sacrifie sa précieuse personne pour l'une ou 
l'autre ; il n'a pas d'idée sociale, et les mots : dévoue- 
ment, sacrifice, ont perdu tout sens pour lui. 

Tout autre est l' an ti militarisme ouvrier. Cet anti- 
militarisme n'a pas sa source dans une horreur 
abstraite ou sentimentale de la guerre etde l'armée; 
il a sa source dans la lutte de classe ; il est né de 
l'expérience des grèves et des luttes syndicales, où 
toujours, en face de lui, l'ouvrier rencontre l'armée, 
gardienne du Capital et gardienne de l'Ordre, en 
sorie qu'elle lui est apparue comme un simple prolon- 
gement de l'atelier capitaliste, et par conséquent 
comme le symbole vivant de sa servitude. Mais dès 
lors, l'antimilitarisme n'est plus une protestation 
individuelle contre la caserne, au nom de principes 
plus ou moins abstraits ; il n'est plus la simple séces- 
sion d'individus se retirant de la collectivité natio- 
nale pour recouvrer une indépendance tout égoïste; 
une simple désertion individuelle, pouvant être assi- 
milée à une lâcheté ; il est la sécession d'individus 
se retirant de la collectivité nationale pour entrer 
dans la collectivité ouvrière ; et l'adoption d'une 
«patrie» nouvelle, à qui ils se dévouent corps et 
flme, à la vie et à la mort. L'antimilitarisme ouvrier 



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DU SOaALlSHE 57 

tire donc toute sa valeur et tout son sens de son union 
intime avec l'idée de lutte de classe ; séparez l'anti- 
militarisme de cette idée, et il n'est plus que l'expres- 
sion d'une horreur tout individuelle pour ce que les 
n esprits forts « appellent « l'abrutissement de la 
caserae ». Le bourgeois libre-penseur, démocrate, 
jacobin, franc-maçon, membre de la « Ligue des 
droits de l'homme » est incapable de s'élever à 
une certaine hauteur de pensée ou de sentiment : 
l'idée sociale ne peut être que militaire ou 
ouvrière; et i! n'y a que deux noblesses : celle de 
l'épée et celle du travail ; le bourgeois, l'homme de 
boutique, de négoce, de banque, d'agio et de bourse, 
le marchand, l'intermédiaire, et, son compère, l'intel- 
lectuel, un intermédiaire lui aussi, tous deux étran- 
gers au monde de l'armée comme au monde du 
travail, sont condamnés à une platitude irrémédiable 
de pensée et de cœur. 

Or, l'antimilitarisme anarchiste n'est qu'un dérivé 
de l'antimilitarisme bourgeois. Et c'est ici surtout 
qu'on peut dire de l'anarchisme qu'il n'est qu'un 
« bourgeoisisme exaspéré ». Car cette horreur abs- 
traite ou sentimentale de la caserne, du militarisme 
et de la guerre que professent les anarchistes, n'esl 
pas chez eux une conséquence de la lutte de classe : 
ils n'ont pas la notion de classe; ils n'ont que la 
notion d'individus entrant en révolte contre toute 
forme de sujétion et d'autorité, ils se placent sur un 
terrain abstrait et purement idéologique, et ne font 
que tirer les conséquences extrêmes de la fameuse 
Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen et 
de la philosophie du xviii° siècle ; et leur négation de 
l'armée (comme leur négation du mariage) procède 
de la m^me métaphysique, atomistique, matérialiste 
et simpliste, en vertu de laquelle ils méconnaissent 



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58 LES NOtTVEAUX ASPECTS 

toute réalité à l'être social pour ne laisser debout que 
riudividu — rindividu né bon et que les institutions 
sociales dépravent, l'individu né libre elque la civili- 
sation chaîne de mille chaînes, l'individu né heureux 
et que la société rend misérable. Or la guerre est 
précisément la révélation la plus éclatante, la plus 
saisissante de cette réalité de t'étre social, dont 
Proudhon nous parlait tout à l'heure en termes si 
magnifiques, et nous ne pouvons mieux faire que de 
lui laisser, ici encore, la parole : <t La guerre est le 
phénomène le plus profond, le plus sublime, de notre 
vie morale. Aucun autre ne peut lui être comparé : ni 
les célébrations imposantes du culte, ni les actes du 
pouvoir souverain, ni les créations gigantesques de 
l'industrie. C'est la guerre qui, dans les harmonies de 
la nature et de l'humanité, donne la note la plus puis- 
sante ; elle agit sur l'âme comme l'éclat du tonnerre, 
comme la voix de l'ouragan. Mélange de génie et 
d'audace, de poésie et de passion, de suprême justice 

et de tragique héroïsme sa majesté nous étonne 

et plus la réflexion ta contemple, plus le cœur 
s'éprend pour elle d'enthousiasme. La guerre, dans 
laquelle une fausse philosophie, une philanthropie 
plus fausse encore, ne nous montraient qu'un épou< 
vantable fléau, l'explosion de notre méchanceté innée 
et la manifestation des colères célestes, la guerre est 
l'expression la plus incorruptible de notre conscience, 
l'acte qui, en définitive, nous honore le plus devant 
la création et devant l'Eternel. 

« L'idée de la guerre est égale à sa phénoménalité. 
C'est une de ces idées qui, dès le premier instant de 
leur apparition, remplissent l'entendement, qui s'ac- 
cusent, pour ainsi dire, en toute intuition, en tout 
sentiment, et qu'en raison de leur universalité, la 
logique nomme catégories. La guerre, en effet, une 



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DU SOCIALISME 59 

et trine comme Dieu, est la réunion en une seule na- 
ture de ces trois radicaux : la force, principe de 
mouvement et de vie que l'on retrouve dans les idées 
de cause, d'âme, de volonté, de liberté, d'esprit; 
l'antagonisme action-réaction, loi universelle du 
monde et, comme la force, une des douze catégories 
de Kant; /ajus/Zce, faculté souveraine de l'âme, prin- 
cipe de notre raison pratique, et qui se manifeste 
dans la nature par Vèquilibrt. 

« Si, de la phénoménalité et de l'idée de la guerre, 
nous passons à son objet, elle ne perdra rien de notre 
admiration. Le but de la guerre, son rôle dans l'hu- 
manité, c'est de donner le branle à toutes les facultés 
humaines, parla, de créer, au centre et au-dessus de 
ces facultés, le droit, de l'universaliser et, à l'aide de 
celte universalisation du droit, de définir el de lancer 
la société, n 

Proudhon prend ici, pour parler de la guerre, le 
langage de la poésie et de la mystique ; c'est qu'il 
s'agit, en effet, d'un phénomène surnaturel et qui crée 
du surnalurel. El c'est le contre-pied, précisément, 
de la philosophie anarchiste qui, en detnière analyse, 
veut toujours nous ramener à Pétat de nature et re- 
jette tout ce qui force l'homme à sortir de cet état de 
nature imaginé comme étant un état de bonheur et 
de perfection. L'homme est un être qui doit se sur- 
monter, dit le philosophe de la Volonté de Puissance, 
que d'aucuns, bien à tort, prennent aussi pour un 
anarchiste; et il ne se surmonte, il ne devient un 
héros qu'en participant aux grandes luttes par où 
s'accomplit le travail héroïque ou divin de l'histoire. 
Et c'est la grandeur de la guerre, qu'elle hausse tout 
au ton du sublime et qu'elle fait l'homme, comme dit 
encore Proudhon, « plus grand que nature ». La 
guerre a créé le droit; elle a créé les Etats; elle a fait 



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60 LES NOUVEAUX ASPECTS 

le citoyen ; elle a « défini et lancé » la société, cet 
être surnaturel. 

Et la Révolution ne doit pas son prestige hé- 
roïque aux travaux des assemblées ni même aux 
grandes journées ; c'est comme épopée militaire 
qu'elle a vécu longtemps au cœur du peuple, et ce 
sont les guerres de la République et de l'Empire 
qui ont constitué pendant tout le xix' siècle la source 
de la poésie populaire. 

Aujourd'hui, on constate que le patriotisme révo- 
lutionnaire a vécu ; quelque chose d'autre a surgi, un 
sentiment nouveau : l'idée de classe se substituant à 
ridée de pairie et marquant la scission du peuple 
d'avec l'Etat et la démocratie. En effet, avec le syndi- 
calisme révolutionnaire, une opposition étrange a 
éclaté entre la démocratie et le socialisme, entre 
le citoyen et le producteur, opposition qui a pris son 
aspect le plus cru en même temps que le plus abstrait 
dans la négation résolue de l'idée de patrie, identiBée 
avec l'idée d'Etat. Et des grèves, chaque jour plus 
puissantes, plus étendues et d'un rythme plus sûr, 
viennent révéler au monde étonné la force collective 
ouvrière, chaque jour plus consciente et plus maî- 
tresse d'elle-même. Ces grèves deviennent le phéno- 
mène social par excellence ; par leur soudaineté, leur 
hardiesse, la discipline merveilleuse qu'elles décèlent 
parmi l'armée des travailleurs, elles prennent une 
allure de plus en plus guerrière ; elles sont, sur le 
terrain social, une véritable transposition de la guerre 
et l'on pourrait leur appliquer les paroles que Prou- 
dhon applique à la guerre, Ce sont elles qui donnent 
aujourd'hui, dans les chants de la nature et de l'hu- 
manité, la note la plus puissante ; elles « agissent 
sur l'âme comme l'éclat du tonnerre, la voix de l'ou- 
ragan. Mélange de génie et d'audace, de poésie et de 



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DU SOCIALISME 61 

passion, de suprême justice et de tragique héroïsme, 
leur majesté nous étonne ». 

A quel enfantement héroïque assistons-nous donc? 
Vis-à-vis de ces secousses volcaniques que, périodi- 
quement, le monde du travail imprime à la société 
moderne, nous voyons tous les partis désorientés, 
toutes les idéologies efTarées, toutes les sagesses 
apeurées : que se passe-t-il ? II se passe cette chose à 
la fois simple et formidahle : la mise au premier plan 
du travail expulsant tous les parasitismes, depuis les 
plus apparents et les plus grossiers jusqu'aux plus 
subtils et plus relevés ; l'atelier surgissant en pleine 
lumière et faisant disparaître tout ce qui n'est pas 
fonction du travail productif; toute la vie sociale ra- 
battue sur le plan de la production, devenant, comme 
autrefois la guerre dans la cité antique, le ciment de 
la cité moderne ; en un mot, la création d'une civili- 
sation nouvelle, où le travail, ayant résorbé en lui 
toutes les puissances intellectuelles transcendantes 
au monde de la production, et, ayant mis ainsi un 
terme au divorce stérilisant de la théorie et de la pra- 
tique, la vie recouvrera l'unité, la santé, l'équilibre. 
a Ce que ni la gymnastique, ni la politique, ni la mu- 
sique, ni la philosophie, réunissant leurs efforts, 
n'auront su faire, écrit Proudhon, le travail l'acconi- 
plira. Comme dans les âges antiques, l'initiation à la 
beauté arriva par les dieux, ainsi, dans une postérité 
reculée, la beauté se révélera de nouveau par le tra- 
vailleur, le véritable ascète^ et c'est aux innombrables 
formes de l'industrie qu'elle demandera son expres- 
sion changeante, toujours nouvelle et toujours vraie. 
Alors, enfin, le Logos sera manifesté, et les laborieux 
humains, plus beaux et plus libres que ne furent 
jamais les Grecs, sans nobles et sans esclaves, sans 
magistrats et sans prêtres, ne formeront tous en- 



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