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LE SOPHA
CONTE MORAL
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DE CREBILLOX LE FILS
LE SOPHA
CONTE MORAL
d'après les copies de l'édition
DE LONDRES M DCC LXXIX
Cïi^t
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BRUXELLES
Ch. Gilliet, libraire-éditeur
3^, Galerie de la Reine, 3-z
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INTRODUCTION
fel^ Lya déjà quelques siècles qu'un
||C prince nommé Schah-Baham ré-
-^,j][^ gnoit sur les Indes. Il étoit petit-
'^'^ fils de ce magnanime Schah-Riar,
de qui l'on a lu les grandes actions
dans les Mille et une Nuits, et qui, entre
autres choses, seplaisoittantà étrangler
les femmes et à entendre des contes : celui-là
même, qui ne fit grâce à l'incomparable
Schéhérazade qu'en faveur de toutes les belles
histoires qu'elle sçavoit.
Soit que Schah-Baham ne fut pas extrê-
mement délicat sur l'honneur, soit que ses
femmes ne couchassent point avec leurs
nègres, ou (ce qui est pour le moins aussi
vraisemblable) qu'il n'en sçut rien, il étoit
bon et commode mari, et n'avoit hérité de
INTRODUCTION
Schah-Riar que ses vertus et son goût pour
les contes. On assure même que le recueil
des contes de Schchérazade que son auguste
grand- pèie avoit fait écrire en lettres d'or,
étoit le seul livre qu'il eût jamais daigné
lire.
A quelque point que les contes ornent
l'esprit, et quelque agréables, ou quelque
sublimes que soient les connoissances et les
idées qu'on y puise, il est dangereux de ne
lire que des livres de cette espèce. Il n'y a
que les personnes vraiment éclairées, au des-
sus des préjugés, et qui connoissent le vuide
des sciences, qui sçachent combien ces sortes
d'ouvrages sont utiles à la société, et com-
bien l'on doit d'estime et même de vénération
aux gens qui ont assez de génie pour en
faire, et assez de force dans l'esprit pour s'y
dévouer, malgré l'idée de frivolité que l'or-
gueil et l'ignorance ont attachée à ce genre.
Les importantes leçons que les contes renfer-
ment, les grands traits d'imagination qu'on
y rencontre si fréquemment, et les idées
riantes dont ils sont toujours remplis, ne
prennent point sur le vulgaire, de qui l'on ne
peut acquérir l'estime qu'en lui donnant des
choses qu'il n'entende jamais, mais qu'il
puisse se faire honneur d'entendre.
INTRODUCTION
Schah-Baham est un exemple bien mémo-
rable de l'injustice des hommes à cet égard.
Quoiqu'il sçùt l'origine de la féerie, aussi-
bien que s'il eût été de ces tems-là ; que
personne ne connût plus particulièrement
le célèbre pays du Ginnistan, ne fût plus
instruit sur les fameuses dynasties des pre-
miers rois de Perse, et qu'il fût sans contredit
l'homme de son siècle qui possédât le mieux
l'histoire de tous les événemens qui ne sont
jamais arrivés, on le faisoit passer pour le
prince du monde le plus ignorant.
Il est vrai qu'il narroit avec si peu de
grâces, (chose d'autant plus désagréable qu'il
narroit toujours) qu'il étoit impossible qu'il
n'ennuyât pas un peu, sur-tout n'ayant ja-
mais pour auditeurs que des femmes et des
courtisans ; personnes qui, communément
aussi délicates que superficielles, s'attachent
plus à l'élégance des tours, qu'elles ne sont
frappées de la grandeur et de la justesse des
idées. C'est sans doute d'après ce que l'on
pensoit de Schah-Baham dans sa propre cour,
que Scheik-Ebn-Taher-Abou-Faraïki, auteur
contemporain de ce prince, nous l'a dépeint
dans sa grande histoire des Indes tel qu'on
va le voir ci-dessous ; c'est à l'endroit où il
parle des contes.
INTRODUCTION
Schah-Baham, premier du nom, étoit un
prince ignorant et d'une mollesse achevée.
On ne pouvoit pas avoir moins d'esprit ; et,
(ce qui est assez ordinaire à ceux qui par
cet endroit lui ressemblent) on ne pouvoit
pas s'en croire davantage. Il s'étonnoit tou-
jours de ce qui est commun, et ne comprenoit
jamais bien que les choses absurdes et hors
de toute vraisemblance. Quoiqu'en tout un
an, il ne lui arrivât pas une seule fois de
penser ; à peine en tout un jour lui arrivoit-
il de se taire une minute. Il disoit pourtant
de lui modestement, qu'à l'égard de la viva-
cité d'esprit, il n'y prétendoit pas ; mais que
pour la réflexion, il ne croyoit pas avoir son
pareil.
Aucun des plaisirs qui sont dépendans de
l'esprit, ne touchoit le sultan : tout exercice,
quel qu'il fût, lui déplaisoit ; et cependant
il n'étoit pas désœuvré. Il avoit des oiseaux,
qui ne laissoient pas de l'amuser beaucoup ;
des perroquets qui, grâces aux soins qu'il
prenoit de leur éducation, étoient les plus
bétes perroquets des Indes, sans compter des
singes auxquels il donnoit une assez grande
partie de son tems ; et ses femmes, qui après
tous les animaux de sa ménagerie, lui pa-
roissoient fort propres à le divertir.
INTRODUCTION
Malgré de si grandes occupations, et
des plaisirs aussi variés, il fut impossible
au sultan d'éviter l'ennui. Il n'y eut pas jus-
qu'à ces contes fameux, objets perpétuels
de son étonnement et de sa vénération, et
dont il étoit défendu sur peine de la vie de
faire la critique, qui, à force de lui être
connus, ne lui fussent devenus insipides. Il
les admiroit toujours, mais il bâilloit en les
admirant. L'ennui enfin le suivoit jusques
dans l'appartement de ses femmes, où il pas-
soit une partie de sa vie à les voir broder et
faire des découpures ; arts pour lesquels il
avoit une estime singulière, dont il regardoit
l'invention comme le chef-d'œuvre de l'esprit
humain, et auxquels il voulut enfin que tous
ses courtisans s'appliquassent.
Il récompensoit trop bien ceux qui y excel-
loient, pour qu'il y eût dans tout l'empire
quelqu'un qui les négligeât. Broder ou décou-
per étoient alors dans les Indes, les seuls
moyens d'arriver aux honneurs. Le sultan
ne connoissoit aucune autre espèce de mérite,
ou du moins ne doutoit pas qu'un homme
qui avoit de pareils talens, n'eût à bien plus
forte raison tous ceux qu'il faut pour être un
bon général, ou un excellent ministre. Pour
prouver à quel point il en étoit persuadé, il
INTRODUCTION
avoit élevé à la place de premier visir un de
ces courtisans désœuvrés, de ceux qui ne
sçachant à quoi employer leur lems, le pas-
sent à ennuyer les rois de la leur. Celui-ci,
qui avoit été lon,<;-tems confondu cans la
foule, se trouva heureusement pour lui un
des premiers découpeurs du royaume, lors-
qu'il plut à Schah-Baham de révérer la décou-
pure ; et sans être comme beaucoup d'autres,
obligé de faire des brigues, il ne dut qu'à la
supériorité" de ses talens l'honneur éclatant
de découper auprès de son maître et la pre-
mière place de l'empire.
Entre toutes les femmes du sultan, on dis-
tinguoit la sultane-reine, qui par son esprit,
faisoit les délices de ceux qui, dans une cour
aussi frivole, avoient encore le courage de
penser et de s'instruire. Elle seule y connois-
soit et y soutenoit le mérite, et le sultan lui-
même osoit rarement n'être point de son
avis, quoiqu'elle n'approuvât ni ses goûts ni
ses plaisirs : il se contentoit, lorsqu'elle le
railloit sur ses singes et sur ses autres occu-
pations, de lui dire qu'elle ttoit caustique,
défaut que les sots ne manquent jamais de
trouver aux gens d'esprit.
Un jour Schah-Î3aham étant avec toute sa
cour dans l'appartement de ses femmes, où
INTRODUCTION
il regardoit découper avec une attention
incroyable, et ne pouvant cependant vaincre
l'ennui qui l'accabloit : Je ne m'étonne point,
dit-il en bâillant, si je m'endors; nous ne
disons mot. Oh ! je voudrois de la conver-
sation, moi !
Eh ! de quoi voulez-vous qu'on vous parle,
demanda la sultane ? Que sçais-je, reprit-il,
suis-je fait pour deviner cela ? Ne suffit-il pas
que je veuille qu'on me parle de quelque
chose, sans que je sois encore obligé de dire
ce que je voudrois qu'on me dît ? Sçavez-vous
bien que vous n'avez pas, à beaucoup près,
tant d'esprit que vous vous en croyez ; que
vous rêvez plus que vous ne parlez, et, qu'à
cela près, de quelques bons mots, que les
trois quarts du tems je n'entends seulement
pas, je vous trouve on ne peut pas plus
stérile ? Pensez-vous, par exemple, que si
la sultane Schéhérazade vivoit encore, et
qu'elle fût ici, elle ne nous fît pas d'elle-
même et sans en être priée par ma tante
Dinarzade, les plus beaux contes du monde ?
Mais vraiment, à propos d'elle, je pense
une chose! Quelque mémoire qu'elle eût, il est
impossible qu'elle ait retenu tous les contes
qu'elle avoit appris ; que quelqu'un ne sçache
pas précisément ceux qu'elle avoit oubliés ;
INTRODUCTION
qu'on n'en ait pas fait depuis elle, ou qu'actu-
ellement même on n'en fasse pas. Cela n'est
pas douteux : Sire, dit le visir, et je puis as-
surer votre majesté que non-seulement j'en
sçais, mais que j'ai même le talent d'en faire
de si bizarres, que ceux de feu Madame votre
grand-mère n'ont rien qui les puisse sur-
passer,
Visir, visir, dit le sultan, c'est beaucoup
dire ! ma grand-mère étoit une personne d'un
rare mérite.
En effet, s'écria la sultane, il en faut beau-
coup pour faire des contes ! Ne diroit-on pas,
à vous entendre, qu'un conte est le chef-
d'œuvre de l'esprit humain ? Et cependant
quoi de plus absurde ? Qu'est-ce qu'un
ouvrage (s'il est vrai toutefois qu'un conte
mérite de porter ce nom) qu'est-ce, dis-je,
qu'un ouvrage, oii la vraisemblance est tou-
jours violée, et où les idées reçues sont per-
pétuellement renversées ; qui s'appuyant sur
un faux et frivole merveilleux, n'emploie des
extraordinaires, et la toute-puissance de la fée-
rie ne bouleverse l'ordre de la nature et celui
des élémens que pour créerdes objets ridicules,
singulièrement imaginés : mais qui souvent
n'ont rien qui rachète l'extravagance de leur
création .'' Trop heureux encore si ces misé-
INTRODUCTION
rables fables ne gâtoient que l'esprit, et
n'alloient point, par des peintures trop vives
et qui blessent la pudeur, porter jusques
au cœur des impressions dangereuses ?
Propos de Caillette, dit gravement le sul-
tan, grands mots qui ne signifient rien; ce
que vous venez de dire, a d'abord l'air d'être
beau; il saisit, il faut l'avouer; mais avec le
secours de la réflexion , il est impossible
que. . . . Au fonds, il ne s'agit ici que de sça-
voir si vous avez raison; et comme je voulois
vous le dire, et que je viens de le prouver,
c'est ce que je ne crois pas, car ce n'est pas
pour faire le bel esprit, assurément; mais
puisqu'un conte m'a toujours amusé, il est
clair qu'il faut qu'un conte ne soit pas une
chose frivole. Ce ne sera certainement pas à
moi qu'on fera croire qu'un sultan peut-être
une bête d'ailleurs, c'est-à-dire par parenthè-
se, il est tout aussi clair qu'une chose mer-
veilleuse; j'entends par-là une de ces cho-
ses. . . . que je dirois bien, si c'étoit de cela
qu'il fût question. . . . mais parlons de bonne
foi; que nous importe, après tout.'' Je soutiens,
moi, que j'aime les contes, et qu'au surplus
je ne les trouve plaisans que quand ils sont
ce qu'on appelle entre gens sensés, un peu
gaillards. Cela y jette un intérêt d'une viva-
cité. ... si vive! au reste, j'entends, je com-
10 INTRODUCTION
prends bien : c'est comme si vous me disiez
que vous sçavez des contes, et que vous en
faites. Voilà véritablement ce qu'il me faut.
Je pensois que pour rendre les jours moins
longs, il faudroit que chacun de nous racontât
des histoires; quand je dis des histoires, je
m'entends bien! Je veux des événemens sin-
guliers, des fées, des talismans; car ne vous
y trompez pas, au moins, il n'y a que cela de
vrai. Eh bien! nous convenons donc tous de
faire de contes? Mahomet veuille m'assister !
mais je ne doute pas que même sans son se-
cours, je n'en fasse de meilleurs que qui que
ce soit; et la raison de cela, c'est que je sors
d'une maison où l'on n'ignore pas que l'on en
sçait faire, et sans vanité d'assez bons.
Au reste, comme je suis sans partialité
quelconque, je déclare que l'on parlera cha-
cun à son tour; que ce sera le sort qui déci-
dera les places, et non ma volonté; que j'en-
tends que tout le monde ait la liberté de me
faire des contes, et chaque jour on parlera
une demi-heure, plus ou moins, selon qu'il
me conviendra.
En achevant ces paroles, il fit tirer au sort
toute sa cour : malgré les vœux du visir, il
tomba sur un jeune courtisan qui, après
en avoir reçu la permission du sultan, com-
mença ainsi.
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LE s O P H A
CONTE MORAL
PREMIERE PARTIE
CHAPITRE L
Le moins ennuyeux du livre.
SIRE; votre majesté n'ignore pas que,
quoique je sois son sujet, je ne suis pas
la même loi qu'elle et que je ne reconnois
pour dieu que Brama.
12 LE SOPHA
Quand je le sçaurois, dit le sultan, qu'est-
ce que cela feroit à votre conte? Au reste, ce
sont vos affaires : tant pis pour vous si vous
croyez Brama, il vaudroit mieux cent fois
que vous fussiez mahométan. Je vous le dis
en ami, n'allez pas croire au moins que ce
soit pour faire le docteur? car, au fonds, cela
ne m'importe guère. Après.
Nous autres sectateurs de Brama, nous
croyons la métempsycose, continua Aman-
zéi, (c'est le nom du conteur) c'est-à-dire,
pour ne point embarrasser mal à-propos votre
majesté, que nous croyons qu'au sortir d'un
corps notre âme passe dans un autre, et ainsi
successivement, tant qu'il plaît à Brama, ou
que notre âme soit devenue assez pure pour
être mise au nombre de celles qu'enfin il juge
dignes d'être éternellement heureuses.
Quoique le dogme de la métempsycose
soit parmi nous généralement établi, nous
n'avons pas tous les mêmes raisons pour le
croire certain, puisqu'il y a fort peu de gens
à qui il soit accordé de se souvenir des diffé-
rentes transmigrations de leur âme. Il arrive
ordinairement qu'au sortir du corps où une
âme étoit emprisonnée, elle entre dans un
autre, sans conserver aucune idée, soit des
connoissances qu'elle avoit acquises, soit des
choses auxquelles elle a eu part.
CONTE MORAL 13
Ainsi, nos fautes sont perpétuellement
perdues pour nous, et nous recommençons
une nouvelle carrière avec une âme aussi
neuve et aussi susceptible d'erreurs et de
vices, que lorsque Brama la tira, pour la
première fois, de cet immense tourbillon de
feu dont, en attendant sa destination, elle fait
partie.
Beaucoup d'entre nous se plaignent de
cette disposition de Brama, et je doute qu'ils
aient raison. Nos âmes destinées pendant
une longue suite de siècles, à passer de corps
en corps, seroient presque toujours malheu-
reuses, si elles se souvenoient de ce qu'elles
ont été. Telle, par exemple, qui après avoir
animé le corps d'un roi, se trouve dans celui
d'un reptile, ou dans le corps d'un de ces
mortels obscurs que la grandeur de leur
misère rend plus à plaindre encore, que les
animaux les plus vils ne soutiendroient pas,
sans désespoir, sa nouvelle condition.
J'avoue qu'un homme qui se voit dans le
sein des richesses, ou élevé au rang suprême,
s'il se souvenoit de n'avoir été qu'un insecte,
pourroit abuser moins de l'état heureux ou
brillant, où la bonté de Brama l'a mis. A
considérer cependant l'orgueil, la dureté,
l'insolence de ces gens nés dans la bassesse,
14 LE SOPHA
et élevés par la fortune, on peut croire, à la
promptitude avec laquelle ils perdent le sou-
venir de leur premier état, que d'un corps à
un autre leur humiliation se déroberoit plus
rapidement encore n leurs 3-eux, etn'influeroit
en rien sur leur conduite.
L'âme d'ailleurs se trouveroit nécessaire-
ment surchargée d'un grand nombre d'idées
qui lui resteroient de ces vies précédentes;
et plus affectée peut-être de ce qu'elle auroit
été, que de ce qu'elle seroit, négligeroit les
devoirs que le corps qu'elle occupe lui pres-
crit, et troubleroit enfin l'ordre de l'univers,
au lieu d'y contribuer.
Mon cher am,i, dit alors le sultan, Mahomet
me pardonne, si ce n'est pas de la morale
que ce que vous vene2 de me dire. Sire,
répondit Amanzéi, ce sont des réflexions
préliminaires qui, je crois, ne sont pas inu-
tiles. Fort inutiles, c'est moi qui le dis,
répliqua Schah-Baham. C'est que tel que vous
me voyez^ je n'aime pas la morale, et que
vous m'obligerez beaucoup de la laisser là.
J'exécuterai vos ordres, répondit Amanzéi ;
il me reste cependant à dire à votre majesté,
que Drama permet quelquefois que nous nous
souvenions de ce que nous avons été, sur-tout
quand il nous a infligé quelque peine singu-
CONTE MORAL
lière; et ce qui le prouve, c'est que je me
souviens parfaitement d'avoir été Sopha.
Un Sopha! s'écria le sultan, allons; cela
ne se peut pas. Me prenez-vous pour un
autruche, de me faire de ces contes-là? J'ai
envie de vous faire un peu brûler, pour vous
apprendre à me dire, et affirmativement, de
pareilles balivernes.
Votre clémente majesté a de l'humeur
aujourd'hui, dit la sultane : il est dans son
auguste caractère de ne douter de rien, et elle
ne veut pas croire qu'un homme ait pu être
Sopha. Cela n'est pas relatif à ses idées
ordinaires.
Croyez-vous, répliqua le sultan, terrassé
par l'objection? Il me semble pourtant que je
n'ai pas tort. Ce n'est pas cependant que je
ne pusse... Mais, parbleu, j'ai raison. Je ne
sçaurois en conscience croire ce que dit
Amanzéi : est-ce donc pour rien que je suis
musulman?
A merveille, répondit la sultane : hé bien !
écoutez Amanzéi, et ne le croyez pas. Ah !
oui, reprit le sultan, ce ne sera point parce
que la chose est incroyable, qu'il faudra que
je ne la croie pas, mais parce que, fût-elle
vraie, je ne dois pas la croire. Je comprends
bien, cela fait une différence. Vous avez donc
l6 LE SOPHA
été Sopha, mon enfant? Cela fait une terrible
aventure! Hé, dites-moi, étiez- vous brodé?
Oui, sire, répondit Amanzéi, le premier
Sopha dans lequel mon âme entra, étoit
couleur de rose, bordé d'argent. Tant mieux,
dit le sultan, vous deviez être un assez beau
meuble. Enfin, pourquoi votre Brama vous
fit-il Sopha plutôt qu'autre chose? quel étoit
le fin de cette plaisanterie? Sopha! Cela me
passe.
C'étoit, répondit Amanzéi, pour punir mon
âme de ses déréglemens. Dans quelque corps
qu'il l'eût mise, il n'avoit pas eu lieu d'en être
content; et sans doute il crut m'humilier plus
en me faisant Sopha, qu'en me faisant reptile.
Je me souviens qu'au sortir du corps d'une
femme, mon âme entra dans celui d'un jeune
homme. Comme il étoit minaudier, coquet,
tracassier, médisant, grand connoisseur en
bagatelles, uniquement occupé de ses habits,
de sa toilette, et de mille autres petits riens,
à peine s'apperçut-elle qu'elle eût changé de
demeure.
Je voudrois bien, interrompit Schah-
Baham, sçavoir un peu ce que vous faisiez
pendant que vous étiez femme; cela doit faire
un détail fort curieux. J'ai toujours cru que
les femmes avoient de singulières idées. Je
CONTE MORAL 17
ne sçais si je me fais bien entendre, mais je
veux dire qu'on a de la peine à deviner ce
qu'elles pensent.
Peut-être, répondit Amanzéi, serions-nous
plus éclairés là-dessus, si nous leur croyions
moins de finesse. Il me semble que lorsque
j'étois femme, je me moquois beaucoup de
ceux qui m'attribuoient des idées réfléchies,
pendant que le moment seul me les faisoit
naître, qui cherchoient des raisons où je
n'avois pris de loix que du caprice, et qui
pour vouloir trop m'approfondir, ne me
pénétroicnt jamais. J'étois vraie, dans le tems
que je passois pour fausse : on me croyoit
coquette, dans l'instant que j'étois tendre;
j'élois sensible, l'on imaginoit que j'étois
indifférente. On me donnoit presque toujours
un caractère qui n'étoit pas le mien, ou qui
venoit de cesser de l'être. Les gens intéressés
à me connoître le plus, avec qui jedissimulois
l,e moins, à qui même, emportée par mon
indiscrétion naturelle, ou par la violence de
mes mouvemens, je découvrois les secrets les
plus cachés de ma vie, ou les sentimens les
plus vrais de mon cœur, n'étoient pas ceux
qui me croyoient le plus, ou qui me saisis-
soient le mieux; ils ne vouloient juger de moi
que suivant le plan qu'ils s'en étoient fait, s'y
2
LE SOPHA
trompoient sans cesse, et croyoient m'avoir
bien connue, quand ils m'avoient définie à
leur gré.
Oh! je le sçavois, dit le sultan, on ne con-
noît jamais bien les femmes, et comme vous
dites, il y a longtems, pour moi, que j'y ai
renoncé, mais laissons là cette matière, elle
aiguise trop l'esprit, et elle est cause que
vous m'avez fait un grand préambule dont je
n'avois que faire, et que vous n'avez pas
répondu à ce que je vous demandois. Il me
semble que je voulois sçavoir ce que vous
faisiez pendant que vous étiez femme.
Il ne m'est resté de ce que je faisois alors,
qu'une idée fort imparfaite, répondit Aman-
zéi. Ce dont je me souviens le plus, c'est que
j'étois galante dans ma jeunesse, que je ne
sçavois ni haïr ni aimer; que née sans carac-
tère, j'étois tour à tour ce qu'on vouloit que
je fusse, ou ce que mes intérêts et mes
plaisirs meforçoient d'être; qu'après une vie
fort dérangée, je finis par me faire hypocrite,
et qu'enfin je mourus en m'occupant, malgré
mon air prude, de ce qui, dans le cours de
ma vie, m'avoit amusé le plus.
Ce fut apparemment du goût que j'avois eu
pour les Sopha que Brama prit l'idée d'enfer-
mer mon âme dans un meuble de cette
CONTE MORAL ig
espèce. Il voulut qu'elle conservât dans cette
prison toutes ses facultés, moins sans doute
pour adoucir l'horreur de mon sort que pour
me la faire mieux sentir. Il ajouta que mon,
âme ne commenceroit une nouvelle carrière
que quand deux personnes se donneroient
mutuellement et sur moi leurs prémices.
"Voilà, s'écria le sultan, bien du galima-
thias, pour dire que... N'allez-vous pas avoir
la bonté de nous expliquer cela.'' demanda la
sultane. Pourquoi pas.'' reprit-il, j'aime assez
les choses claires. Cependant si vous n'êtes
pas de mon avis, je consens qu'Amanzéi soit
aussi obscur qu'il le voudra. Grâces au pro-
phète! il ne le sera jamais pour moi.
Il me restoit assez d'idées, et de ce que
j'avois fait, et de ce que j'avois vu, continua
Amanzéi, pour sentir que la condition à
laquelle Brama vouloit bien m'accorder une
nouvelle vie, me retenoit pour long-tems
dans le meuble qu'il m'avoit choisi pour
prison; mais la permission qu'il me donna de
me transporter quand je le voudrois de Sopha
en Sopha, calma un peu ma douleur. Cette
liberté mettoit dans ma vie une variété qui
devoit me la rendre moins ennuyeuse; d'ail-
leurs, mon âme étoit aussi sensible aux ridi-
cules d'autrui que lorsqu'elle animoit une
20 LE SOPHA
femme, et le plaisir d'être à portée d'entrer
dans les lieux les plus secrets, et d'être entier
dans les choses que l'on croiroit les plus
cachées, la dédommagea de son supplice.
Après que Brama m'eut prononcé mon
arrêt, il transporta lui-même mon âme dans
un Sopha que l'ouvrier alloit livrer à une
femme de qualité, qui passoiL pour être
extrêmement sage : mais s'il est vrai qu'il y
ait peu de héros pour les gens qui les voient
de près, je puis dire aussi qu'il y a pour leur
sopha bien peu de femmes vertueuses.
CHAPITRE II.
Qui ne plaira pas à tout le monde.
UN sopha ne fut jamais un meuble d'an-
tichambre, et l'on me plaça chez la
dame à qui j'allois appartenir, dans un
cabinet séparé du reste de son palais, et où,
disoit-elle, elle n'alloit souvent que pour mé-
diter sur ses devoirs et se livrer à Brama avec
moins de distraction. Quand j'entrai dans ce
CONTE MORAL
cabinet, j'eus peine à croire à la façon dont il
étoit orné, qu'il ne servît jamais qu'à d'aussi
sérieux exercices. Ce n'étoit pas qu'il fut
somptueux, et que rien y parut trop recher-
ché; tout y sembloit au premier coup-d'œil,
plus noble que galant, mais à le considérer
avec réflexion, on y trou voit un luxe hypo-
crite, des meubles d'une certaine commodité,
de ces choses enfin que l'austérité n'invente
pas, et dont elle n'est pas accoutumée à se
servir. Il me sembla que j'étois moi-même
d'une couleur bien gaie pour une femme qui
affichoit tant d'éloignement pour la coquet-
terie.
Peu de temps après que je fus dans le cabi-
net, ma maîtresse entra, elle me regarda avec
indifférence, parut contente, mais sans me
louer trop, et d'un air froid et distrait, elle
renvoya l'ouvrier. Aussitôt qu'elle se vit
seule, cette physionomie sombre et sévère
s'ouvrit ; je vis un autre maintien et d'autres
yeux, elle m'essaya avec un soin qui m'an-
nonçoit qu'elle ne comptoit pas faire de moi
un meuble de simple parade. Cet essai volup-
tueux, et l'air tendre et gai qu'elle avoit pris
d'abord qu'elle s'étoit vue sans témoins, ne
m'ôtoient rien de la haute idée qu'on avoit
d'elle dans Agra.
22 LE SOPHA
Je sçavois que ces âmes que l'on croit si
parfaites, ont toujours un vice favori, souvent
combattu, mais presque toujours triomphant,
qu'elles paroissent sacrifier des plaisirs,
qu'elles n'en goûtent quelquefois qu'avec plus
de sensualité, et qu'enfin, elles font souvent
consister la vertu, moins dans la privation
que dans le repentir. Je conclus de cela, que
Fatmé étoit paresseuse, et je me serois alors
reproché de porter mes idées plus loin.
La première chose qu'elle fit après celle
dont je viens de parler, fut d'ouvrir une ar-
moire fort secrètement pratiquée dans le
mur, et cachée avec art à tous les yeux, elle
en tira un livre. De cette armoire elle passa
à une autre, où beaucoup de volumes étoient
fastueusement étalés; elle y prit aussi un
livre qu'elle jetta sur moi avec un air de dé-
dain et d'ennui, et revint avec celui qu'elle
avoit choisi d'abord, se plonger dans toute la
mollesse des coussins dont j'étois couvert.
Dites-nous un peu, Amanzéi, interrompit
le sultan, étoit-elle jolie, votre femme rai-
sonnable?
Oui, Sire, répondit Amanzéi, elle étoit
belle, plus qu'elle ne le paroissoit. On sentoit
même qu'avec moins de modestie, ces airs
évaporés qui inspirent le mépris à la vérité,
CONTE MORAL 23
mais qui excitent les désirs, elle auroit pu ne
céder à personne. Ses traits étoient beaux,
mais sans jeu, sans vivacité, et n'exprimant
que cet air vain et dédaigneux, sans lequel
les femmes de ce genre croiroient n'avoir pas
une physionomie vertueuse Tout en elle
annonçoit d'abord l'abandonnement et le mé-
pris de soi-même. Quoiqu'elle fût bien faite,
elle se tenoit mal, et si elle marchoit noble-
ment^ c'est parce qu'une démarche lente et
posée convient à des personnes occupées des
objets les plus sérieux. La haine qu'elle témoi-
gnoit pour la parure n'alloit pas jusques à
cette négligence, qui rend presque toujours
les vertueuses dégoûtantes: ses habits étoient
simples, de couleurs obscures; mais dans
leur modestie on trouvoit de la noblesse et du
choix : elle avoit même soin qu'ils ne pussent
rien dérober de l'élégance de sa taille, et sous
l'attirail de l'austérité il étoit aisé de remar-
quer qu'elle aimoit la propreté la plus recher-
chée et la plus sensuelle.
Le livre qu'elle avoit pris le dernier, ne me
parut pas être celui qui l'intéressoit le plus.
C'étoit pourtant un gros recueil de réflexions,
composées par un bramine. Soit qu'elle crut
avoir assez de celles qu'elle faisoit elle-même,
ou que celles-là ne portassent pas sur des
24 LE SOPHA
objets qui lui plussent, elle ne daigna pas
en lire deux, et quitta bientôt ce livre pour
prendre celui qu'elle avoit tiré de l'armoire
secrète, et qui étoit un roman dont les situa-
tions étoient tendres et les images vives.
Cette lecture me paroissoit si peu devoir être
celle de Fatmé, que je ne pouvois revenir de
ma surprise. Sans doute, dis-je en moi-même,
elle veut s'éprouver, et sçavoir jusques à quel
point son âme est affermie contre toutes les
idées qui peuvent porter le trouble dan^- celles
des autres.
Sans deviner alors le motif qui la faisoit
agir d'une façon si contraire aux principes
que je lui croyois, je ne lui en supposai
qu'un bon. Il me parut cependant que
ce livre l'animoit, ses yeux devinrent plus
vifs, elle le quitta, moins pour perdre
les idées qu'il lui donnoit que pour s'y
abandonner avec plus de volupté. Revenue
enfin de la rêverie dans laquelle il l'avoit plon-
gée, elle alloit le reprendre, lorsqu'elle enten-
dit un bruit qui le lui fit cacher. Elle s'arma
à tout événement de l'ouvrage du bramine ;
sans doute elle le croyoit meilleur à montrer
qu'à lire.
Un homme entra, mais d'un air si respec-
tueux, que malgré la noblesse de sa physio-
CONTE MORAL 25
nomie et la richesse de ses vêtemens, je le
pris d'abord pour un des esclaves de Fatmé.
Elle le reçut avec tant d'aigreur, lui parla si
durement, parut si choquée de sa présence,
si ennuyée de ses discours, que je commen-
çai àcroire que cet homme si maltraité, ne
pouvoit être que son mari. Je ne me trompois
pas. Elle rejetta longtemps et avec aigreur,
les instantes prières qu'il lui fit de le laisser
auprès d'elle, et n'y consentit enfin que pour
l'accabler de l'importun détail des fautes
qu'elle prétendoit qu'il commettoitsans cesse.
Ce mari, le plus malheureux de tous les époux
d'Agra, reçut cette impatiente correction avec
une douceur dont je m'indignois pour lui.
L'opinion qu'il avoit de la vertu de Fatmé,
n'étoit pas la seule chose qui le rendît si do-
cile ; Fatmé étoit belle, et quoiqu'elle parût
se soucier peu d'inspirer des désirs, elle en
inspiroit pourtant. Quelque peu aimable
qu'elle voulut paroître aux yeux de son mari,
elle éveilla sa tendresse. L'amant le plus
timide, et qui parleroit d'amour pour la pre-
mière fois à la femme du monde qu'il crain-
droit le plus, seroit mille fois moins embar-
rassé que ce mari ne le fut pour dire à sa
femme l'impression qu'elle faisoit sur lui. Il
la pressa tendrement et respectueusement de
26 LE SOPHA
répondre à son ardeur, elle s'en défendit long-
tems de mauvaise grâce, et céda enfin comme
elle s'étoit défendue.
Avec quelque opinâtreté qu'elle lui refusât
tout ce qu'il auroit pu lui faire penser qu'elle
n'avoit pas, pour ce qu'il exigeoit d'elle, la
plus forte répugnance, je crus m'appercevoir
qu'elle étoit moins insensible qu'elle ne vou-
loit paroître. Ses yeux s'animèrent, elle prit
un air plus attentif, elle soupira, et quoi-
qu'avec nonchalance, elle devint moins oi-
sive. Ce n'étoit cependant pas son mari qu'elle
aimoit. Je ne sçais quelles étoient alors les
idées de Fatmé, mais, soit que la reconnois-
sance la rendît plus douce, soit qu'elle voulût
engager son mari à de nouvelles attentions,
des propos asse^ tendres, quoique graves et
mesurés, succédèrent à ce ton dur et gron-
deur dont elle s'étoit armée en le voyant. Il
est apparent qu'il n'en découvrit pas le motif,
ou qu'il n'en étoit pas touché, et qu'il ne
l'est pas moins que sa froideur, ou sa distrac-
tion déplurent à Fatmé. Insensiblement elle
engagea une querelle, elle vit dans un instant
à son mari les vices les plus odieux. Quelles
horribles mœurs n'avoit-il pas! Quelle dé-
bauche! Quelle dissipation! Quelle vie! Elle
l'accabla enfin de tant d'injures que, malgré
CONTE MORAL
toute sa patience, il fut obligé de la quitter.
Fatmé se fâcha de son départ, le trouble de
ses yeux, moins obscur pour moi qu'il ne
l'avoit été pour ce mari, m'apprit que ce n'é-
toit point par son absence qu'elle auroit voulu
être calmée, avant même que quelques mots
assez singuliers qu'elle prononça, quand elle
se vit seule, m'eussent absolument mis au
fait de ce qu'elle pensoit là-dessus.
Que cette femme, l'exemple et la terreur
de toutes celles d'Agra, qu'elles haissoient
toutes, et que toutes vouloient cependant
imiter, devant qui la moins contrainte sur ses
passions, se croyoit obligée au moins d'être
hypocrite, que cette femme auroit rassuré des
gens, s'ils avoient pu, comme moi, la voir
dans la solitude et la liberté du cabinet.
Oui-dà, dit le sultan, est-ce que c'étoit une
femme, qui dans le fond comme il y
en a qui font semblant C'est que cela
arrive, au moins? Il ne faut pas du tout croire
que ce soit une chose si peu ordinaire que
celle que je veux dire. Vous m'entendez bien,
je pense?
A la façon dont sa majesté s'explique,
reprit Amanzéi, il n'est pas bien difficile de
deviner ce qu'elle désire, et sans vouloir me
vanter de trop de finesse, j'ose croire que jq
l'ai pénétrée.
28 LE SOPHA
Oui, dit le sultan, en riant, eh bien, voj'ons
un peu, qu'est-ce que je pensois?
Que Fatmé n'étoit rien moins que ce qu'elle
vouloit paroître, répondit Amanzéi. C'est
cela, ou je meure, interrompit le sultan, con-
tinuez, vous avez réellement bien de l'esprit.
Fatmé, en apparence, fuyoit les plaisirs,
continua Amanzéi, et ce n"étoit que pour s'y
livrer avec plus de sûreté. Elle n'étoit pas du
nombre de ces femmes imprudentes, qui ayant
donné leur jeunesse à l'éclat, à la dissipation,
aux jeunes gens que le caprice met à la mode,
quittent dans un âge plus avancé le fard et la
parure, et après avoir été long-temps la honte
et le mépris de leur siècle, veulent en devenir
l'exemple et l'ornement; plus méprisables en
affectant des vertus qu'elles n'ont pas, qu'elles
ne l'étoient par l'audace avec laquelle elles
affichoient leurs vices. Non, Fatmé avoit été
plus prudente. Assez heureuse pour être née
avec cette fausseté qu'inspirent aux femmes
la nécessité de se déguiser et le désir de se
faire estimer, (désir qui n'est pas toujours le
premier qu'elles conçoivent) elle avoit senti
de bonne heure qu'il est impossible de se
dérober aux plaisirs, sans vivre dans les plus
cruels ennuis, et qu'une femme ne peut ce-
pendant s'y livrer ouvertement, sans s'exposer
CONTE MORAL 29
à une honte et à des dangers qui les rendent
toujours amers. Dévouée à 1 imposture dès
sa plus tendre jeunesse, elle avoit moins
songé à corriger les penchans vicieux de son
coeur qu'à les voiler sous Tapparence de la
plus austère vertu. Son âme, naturellement...
Dirai-je voluptueuse ! Non, ce n'étoit pas le
caractère de Fatmé : son âme étoit portée
aux plaisirs : peu délicate, mais sensuelle,
elle se livroit au vice, et ne connoissoit point
l'amour. Elle n'avoit pas encore 20 ans, il y
en avoit cinq qu'elle étoit mariée, et plus de
huit qu'elle avoit prévenu le mariage. Ce qui
séduit ordinairement les femmes, ne prenoit
rien sur elle ; une figure aimable, beaucoup
d'esprit, lui inspiroient peut-être des désirs ;
mais elle n'y cédoit pas. Les objets de ses
passions étoient choisis parmi des gens non
suspects engagés par leur genre de vie à taire
leurs plaisirs, ou entre ceux que la bassesse
de leur état dérobe aux soupçons du public,
que la libéralité séduit, que la crainte retient
dans le silence, et qui dévoués en apparence
aux plus vils emplois, quelquefois n'en pa-
roissent pas moins propres aux plus doux
mystères de l'amour. Fatmé, au reste, mé-
chante, colère, orgueilleuse, s'abandonnoit
sans danger à son caractère, il n'y avoit mé-
30 LE SOPHA
me pas un défaut qu'elle n'eût fait servir avec
succès à sa réputation. Haute, impérieuse,
dure, cruelle, sans égards, sans foi, sans
amitié, le zèle pour Brama, le chagrin que
lui causoient le dérèglement des autres, le dé-
sir de les ramener à eux-mêmes, couvroient
et honoroient ses vices. C'étoit toujours à si
bonne fin qu'elle nuisoit! Elle étoit si sainte-
ment vindicative! Son âme étoit si pure!
Quel moyen de soupçonner un cœur si droit,
si sincère, d'être conduit dans ses haines par
quelque motif que lui pût être personnel?
CHAPITRE III.
Qui contient des faits peu vraisemblables.
APRES le départ de son mari, Fatmé
alloit reprendre sa lecture, lorsqu'un
vieux bramine, suivi de deux vieilles
femmes, dont il se disoit consolateur, et dont
il étoit le tyran, entra. Fatmé se leva, et les
reçut d'un air si modeste, si recueilli, qu'il
étoit impossible de n'y pas être trompé. Il
CONTE MORAL . 31
fallut même que le vieux bramine l'empêchât
de vse prosterner devant lui, mais ce fut d'un
air d'orgueil qui me peignit si bien le cas
qu'il faisoitde lui-même; il paroissoit si con-
tent de ce qu'elle faisoit pour lui, si persuadé
même qu'il méritoit encore plus, qu'il me fut
impossible de ne pas rire en moi-même de la
sotte vanité de ce ridicule personnage.
Il étoit bien difficile qu'entre des personnes
d'un si rare mérite, la conversation ne fût pas
aux dépens d'autrui. Ce n'est point que les
gens qui vivent dans la dissipation, ne médi-
sent souvent; mais plus occupés des ridicules
que des vices, la médisance n'est pour eux
qu'un amusement, et ils ne sont point asse^
parfaits pour s'en faire un devoir. Ils nuisent
quelquefois, mais Jils n'ont pas toujours l'in-
tention de nuire, ou du moins leur légèreté
et le goût des plaisirs ne leur permettent, ni
de la conserver long-tems, ni de songer à la
mettre à profit. Cette façon aigre et pesante
de parler mal des autres, et qu'on trouve si
nécessaire pour les corriger, qui sans cette
vue même, paroîtroit si condamnable, leur
est inconnue; ils Aurez-vous bientôt
fait, interrompit le sultan en colère? Nevoilà-
t-il pas vos chiennes de réflexions qui revien-
nent encore sur le tapis? Mais, Sire, répondit
32 LE SOPHA
Amanzéi, il y a des occasions où elles sont
indispensables. Et moi, je prétends, répliqua
le sultan, que cela n'est pas vrai ; et quand
cela seroit. . . . En un mot, puisque c'est à
moi qu'on fait des contes, j'entends qu'on les
fasse à ma fantaisie. Divertissez-moi , et
trêve, s'il vous plaît, de toutes ces morales
qui ne finissent point, et me donnent la mi-
graine. Vous aimez à faire le beau parleur,
mais parbleu, j'y mettrai bon ordre, et je jure,
foi de sultan, que je tuerai le premier qui
osera me faire une reflexion. Nous verrons à
présent comment vous vous en tirerez.
En me préservant des réflexions, répondit
Amanzéi, puisqu'elles n'ont pas le bonheur de
plaire à votre majesté. Fort bien cela, dit le
sultan ; allez.
Jamais on n'est sensible au plaisir de dire
mal des autres, qu'on ne le soit aussi à celui
de parler bien de soi-même. Fatmé et les per-
sonnes qui étoient chez elle, avoient trop de
raison de s'estimer beaucoup, pour ne pas
mépriser tous ceux qui ne leur ressembloient
pas. En attendant qu'on apprêtât ce qui leur
étoit nécessaire pour jouer, elles commencè-
rent une conversation qui ne démentit point
leur caractère. Le vieux bramine cependant
dit du bien d'une femme que Fatmé connois-
CONTE MORAL 25
soit, et l'éloge lui déplut. Entre toutes les
choses contre lesquelles elle se déchaînoit,
l'amour étoit ce qui lui paroissoit le plus
digne de blâme. Qu'une femme aimât, eût-
elle d'ailleurs les qualités les plus estimables,
rien ne pouvoit la sauver de la haine de Fat-
mé; mais qu'elle eût les vices les plus désho-
norans et les plus odieux, et qu'on ne pût pas
nommer son amant, c'étoit pour elle une per-
sonne respectable, et dont on ne pouvoit asse2
révérer la vertu.
La femme que le bramine louoit étoit mal-
heureusement pour elle, dans le cas où l'on
méritoit l'indignation de Fatmé. Une femme
perdue, dit-elle d'un ton aigre, peut-elle mé-
riter vos éloges .' Le bramine se défendit sur
ce qu'il ignoroit qu'elle eût des mœurs si con-
damnables, et Fatmé l'instruisit charitable-
ment des raisons qui la lui faisoient mépriser.
Je ne doute pas, Fatmé, lui dit alors une
des femmes qui étoient chez elle, que géné-
reuse et portée au bien comme vous l'êtes,
vous ne soyez infiniment sensible à ce que je
vais vous apprendre. Nahami, cette Nahami
dont nous avons ensemble tant déploré la
perte, Nahami lassée de ses erreurs, vient
tout d'un coup de quitter le monde, elle ne
met plus de rouge. Hélas ! s'écria Fatmé,
3
34 LE SOPHA
qu'elle est louable, si ce retour est sincère !
Mais, Madame, vous êtes bonne, et les per-
sonnes de votre caractère sont facilement
trompéeSj je le sens par moi-même, quand
on est née avec cette droiture de cœur, cette
candeur que vous avez, on n'imagine pas que
quelqu'un soit assez malheureux pour ne les
avoir point. Après tout, c'est un beau défaut
que déjuger trop bien des autres. Mais, pour
revenir à Nahami, je ne sçaurois m'empêcher
de craindre que dans le fond de l'âme, tout
entière au monde, elle n'en ait pas abjuré
sincèrement les erreurs. On quitte le rouge
plus aisément que les vices, et souvent on
prend un air plus réservé, plus modeste,
moins pour commencer à entrer dans la vertu,
que pour en imposer au monde sur des déré-
glemens auxquels on est encore attaché.
Mon cher ami, dit Schah-Baham en bâil-
lant, cette conversation m'est mortelle; pour
l'amour de moi, ne l'achevez pas. Ces gens-là
m'excèdent à un point que je ne puis dire.
En conscience, cela ne vous ennuie-t-il pas
vous-même? En grâce, faites qu'ils s'en ail-
lent. Très- volontiers, Sire, répondit Aman-
zéi. Après avoir poussé sur Nahami la con-
versation aussi loin qu'elle put aller, on revint
aux médisances générales, et j'appris, en
CONTE MORAL 35
moins d'un moment, toutes les aventures
d'Agra. Ensuite on se loua, on se mit triste-
ment au jeu, on le continua avec toute l'ai-
greur et toute l'avarice possible, et l'on
sortit.
J'étois sur les épines, dit le sultan, vous
venez de m'obliger considérablement. Me
donnez-vous parole qu'ils ne rentreront pas,
ces gens-là? Oui, Sire, répondit Amanzéi. Eh
bien, reprit le sultan, pour vous prouver que
je sçais récompenser les services qu'on me
rend, je vous fais Emir; d'ailleurs, c'est que
vous brodez bien, vous travaillez avec ardeur,
je crois que vous sortirez bien de votre conte,
enfin. . . . Tout cela me fait plaisir; et puis
il faut encourager le mérite.
Le nouvel Emir, après avoir rendu grâces
au sultan, poursuivit ainsi. Malgré l'air affable
de Fatmé, je crus m'appercevoir que la visite
de ces trois personnes avoit fait sur elle le mê-
me etïet que sur votre majesté, et que si elle
en eût été la maîtresse, elle auroit employé sa
journée à d'autres amusemens qu'à ceux
qu'elles lui avoient procurés.
Aussi-tôt qu'elles furent sorties, Fatmé se
mit à rêver profondément, mais sans tris-
tesse : ses yeux s'attendrirent, ils errèrent
lang^uissamment dans le cabinet, il sembloit
36 LE SOPHA
qu'elle désirât vivement quelque chose qu'elle
n'avoit pas, ou dont elle craignoit de jouir.
Enfin, elle appella.
A sa voix, un jeune esclave d'une figure
plus fi-aîche qu'agréable, se présenta. Fatmé
le fixant avec des yeux où régnoient l'amour
et le désir, parut cependant irrésolue et crain-
tive. Ferme la porte, Dahis, lui dit-elle
enfin, viens, nous sommes seuls, tu peux
sans danger te souvenir que je t'aime, et me
prouver ta tendresse.
Dahis à cet ordre, quittant l'air respec-
tueux d'un esclave, prit celui d'un homme
que l'on rend heureux. Il me parut peu
délicat, peu tendre, mais vif et ardent, dévoré
de désirs, ne connoissant point l'art de les
satisfaire par degrés, ignorant la galanterie,
ne sentant point de certaines choses, ne dé-
taillant rien, mais s'occupant essentiellement
de tout. Ce n'étoit pas un amant, et pour
Fatmé, qui ne cherchoit pas l'amusement,
c'étoit quelque chose de plus nécessaire.
Dahis louoit grossièrement; mais le peu de
finesse de ses éloges ne déplaisoit pas à
Fatmé, qui, pourvu qu'on lui prouvât forte-
ment qu'elle inspiroit des désirs, croyoit
toujours être louée assez bien.
Fatmé se dédomma<:"ea avec Dahis de la
CONTE MORAL 37
réserve avec laquelle elle s'étoit forcée avec
son mari. Moins fidelle aux sévères loix de la
décence, ses yeux brillèrent du feu le plus
vif; elle prodigua à Dahis les noms les plus
tendres, et les plus ardentes caresses; loin
de lui rien dérober de tout ce qu'elle sentoit,
elle se livroit à tout son trouble. Plus tran-
quille, elle faisoit remarquer à Dahis toutes
les beautés qu'elle lui abandonnoit, et le
forçoit même à lui demander de nouvelles
preuves de sa complaisance, et que de lui-
même il n'auroit pas désirées.
Dahis cependant paroissoit peu touché;
ses yeux s'arrétoient stupidement sur les
objets que la Facile Fatmé lui présentoit,
c'étoit machinalement qu'ils faisoient impres-
sion sur lui, son âme grossière ne sentoit
rien, le plaisir ne pénétroit même pas jusqu'à
elle, pourtant Fatmé étoit contente. Le
silence de Dahis et sa stupidité ne cho-
quoient point son amour-propre, et elle avoit
de trop bonnes raisons pour croire qu'il étoit
sensible à ses charmes, pour ne pas préférer
son air indifférent aux éloges les plus outrés,
et aux plus fougueux transports d'un petit-
maître.
Fatmé, en s'abandonnant aux désirs de
Dahis, annonçoit assez qu'elle avoit aussi
38 LE SOPHA
peu de délicatesse que de vertu, et n'exigeoit
pas de lui cette vivacité dans les transports,
ces tendres riens que la finesse de l'âme et
la politesse des manières rend supérieurs aux
plaisirs, ou qui, pour mieux dire, les sont
eux-mêmes.
Dahis sortit enfin après avoir bâillé plus
d'une fois. Il étoit du nombre de ces person-
nes malheureuses, qui ne pensant jamais
rien, n'ont jamais aussi rien à dire, et qui
sont meilleurs à occuper qu'à entendre.
Quelque idée que les amusemens de Fatmé
m'eussent donnée d'elle, j'avouerai qu'après
la retraite de Dahis, je crus que ne lui restant
plus rien sur quoi elle pût méditer dans ce
cabinet, elle en sortiroit bientôt, je me trom-
pois: c'étoit sur ce genre de méditation, une
femme infatigable. Il n'y avoit pas long-
temps qu'elle étoit toute aux réflexions dont
Dahis lui avoit fourni si ample matière,
lorsqu'il lui arriva de quoi en faire de nou-
velles.
Un bramine sérieux, mais jeune, frais, et
avec une de ces physionomies dont l'air
composé ne détruit pas la vivacité, entra
dans le cabinet. Malgré son habit de bra-
mine, peu fait pour les grâces, il étoit aisé
de remarquer qu'il étoit tourné de façon à
CONTE MORAL 3g
donner des idées à plus d'une prude, aussi
étoit-il le bramine d'Agra le plus recherché,
le plus consolant et le plus employé. Il
parloit si bien, disoit-on, c'étoit avec tant de
douceur qu'il insinuoit dans les âmes le goût
de la vertu; le moyen sans lui de ne pas
s'égarer ! Voilà ce qu'en public on disoit de
lui; on verra bientôt sur quoi en particulier
on lui devoit des éloges, et si ceux qu'on lui
donnoit le plus haut étoient ceux qu'il méri-
toit le mieux.
Cet heureux bram.ine s'approcha de Fatmé
d"un air doucereux et empesé, plus fade que
galant. Ce n'étoit pas qu'il ne cherchât des
airs légers, mais il copioit mal ceux qu'il
prenoit pour modèles, et le bramine perçoit
au travers du masque qu'il empruntoit.
Reine des cœurs, dit-il à Fatmé, en mi-
naudant, vous êtes aujourd'hui plus belle
que les êtres heureux destinés au service de
Brama. Vous élevez mon âme à un extase
qui a quelque chose de céleste, et que je
voudrois bien vous voir partager. Fatmé,
d'un air languissant, lui répondit sur le même
ton, et le bramine n'en changeant point, il
s'établit entre eux une conversation fort
tendre, mais où l'amour parloit une langue
bien étrangère, et en apparence bien peu
40 LE SOPHA
faite pour lui. Sans leurs actions, je doute
que j'eusse jamais compris leurs discours.
Fatmé, qui naturellement faisoit assez peu
de cas de l'éloquence, et qui, quoiqu'elle en
dît, n'estimoit pas beaucoup celle du bramine
même, fui la première à s'ennuyer du senti-
ment. Le bramine, à qui il ne plaisoit pas
plus qu'à elle, le quitta bientôt aussi, et cette
conversation si fade, si doucereuse, finit
comme celle de Dahis avoit commencé.
Il est vrai cependant que Fatmé, en faisant
les mêmes choses, étoit plus soigneuse des
dehors. Elle vouloit et paroître délicate, et
que le bramine pût croire qu'elle ne cédoit
qu'à l'amour.
Le bramine, qui pour le caractère et la
figure ressembloit assez à Dahis, ne lui fut
inférieur en rien, et mérita tous les compli-
mens que lui prodiguoit sans cesse la com-
plaisante Fatmé. Après qu'ils eurent donné à
leur tendresse ce qu'elle avoit exigé d'eux,
ils tournèrent la vertu en ridicule, s'entre-
tinrent ensemble du plaisir qu'il y a à trom-
per les autres, et se firent mutuellement des
leçons d'hypocrisie. Ces deux odieuses per-
sonnes se séparèrent enfin ; Fatmé alla
désespérer son mari, et faire parade de ses
mortifications.
CONTE MORAL 41
Pendant que je fus chez elle, je ne lui
connus point d'autres façons d'amuser ses
loisirs que celles que j'ai racontées à votre
toujours auguste Majesté.
Fatmé, toute prudente qu'elle étoit, s'ou-
blioit quelquefois. Un jour que seule avec
son bramine, elle se livroit à ses transports,
son mari que le hasard conduisit à la porte
du cabinet, entendit des soupirs et de certains
termes qui l'étonnèrent. Les occupations pu-
bliques de Fatmé laissoient si peu imaginer
ces amusemens particuliers, que je doute
que son mari devinât d'abord de qui partoient
les soupirs et les étranges paroles qui
venoient de frapper ses oreilles.
Soit enfin qu'il crut reconnoître la voix de
Fatmé, soit que la curiosité seule lui fit
désirer de s'éclaircir de cette aventure, il
voulut entrer dans le cabinet. Malheureuse-
ment pour Fatmé, la porte n'étoit pas bien
fermée, et il l'enfonça d'un seul coup.
Le spectacle qui frappa ses yeux, le sur-
prit au point que sa fureur demeurant sus-
pendue, il sembla pendant quelques instans
douter de ce qu'il voyoit, et ne sçavoir à
quoi se déterminer. Perfides ! s'écria-t-il
enfin, recevez le châtiment dû à vos vices et
à votre hypocrisie.
42 LE SOPHA
A ces mots, sans écouter ni Fatmé ni le
bramine qui s'étoient précipités à ses pieds,
il les fit expirer sous ses coups. Quelqu'af-
freux que fut ce spectacle, il ne me toucha
pas. Ils avoient tous deux trop mérité la
mort pour qu'ils pussent être plaints, et je
fus charmé qu'une aussi terrible catastrophe
apprît à tout Agra ce qu'avoient été deux
personnes qu'on y avoit si long-tems regar-
dées comme des modèles de vertu.
cg=^=^=:*:.^>:g=$=:^=^=§>Cg=^=gg=^=§Xg=$=i
CHAPITRE IV.
Où l'on verra des choses qu'il se pourrait
bien qu'on n'eût pas prévues.
APRES la mort de Fatmé, mon âme
prit son essor, et vola dans un palais
voisin, où tout me parut à peu près réglé
comme dans celui que j'abandonnois. Dans
le fond pourtant, on y pensoit d'une façon
bien différente.
Ce n'étoit pas que la dame qui l'habitoit,
entrât dans cet âge où les femmes un peu
CONTE MORAL 43
sensées^, quand elles ne condamneroient pas
la galanterie comme un vice, la regardent au
moins comme un ridicule.
Elle étoit jeune et belle, et Ton ne pouvoit
pas dire qu'elle n'aimoit la vertu que parce
qu'elle n'étoit point faite pour l'amour. A son
air simple et modeste, au soin qu'elle prenoit
de faire de bonnes actions et de les cacher,
à la paix qui sembloit régner dans son cœur,
on devoit croire qu'elle étoit née ce qu'elle
paroissoit. Sage sans contrainte et sans vani-
té, elle ne se faisoit ni une peine, ni un
mérite de suivre ses devoirs. Jamais je ne la
vis un moment, ni triste, ni grondeuse : sa
vertu étoit douce et paisible ; elle ne s'en
faisoit pas un droit de tourmenter, ni de
mépriser les autres, et elle étoit sur cet arti-
cle beaucoup plus réservée que ne le sont
ces femmes qui ayant tout à se reprocher, ne
trouvent cependant personne exempt . de
reproche. Son esprit étoit naturellement gai,
et elle ne cherchoit pas à en diminuer l'en-
jouement. Elle ne croyoit pas sans doute,
comme beaucoup d'autres, qu'on n'est jamais
plus respectable que lorsqu'on est fort ennu-
yeux. Elle ne médisoit point et n'en sçavoit
pas moins amuser. Persuadée qu'elle avoit
autant de foiblesses que les autres, elle sça-
44 LE SOPHA
voit pardonner à celles qu'elle leur décou-
vroit. Rien ne lui paroissoit vicieux ou cri-
minel que ce qui l'est effectivement. Elle ne
se défendoit pas les choses permises, pour
ne se permettre, comme Fatmé, que celles
qui sont défendues. Sa maison étoit sans
faste, mais tenue noblement. Tous les hon-
nêtes gens d'Agra se faisoient honneur d'y
être admis, tous vouloient connoître une
femme d'un aussi rare caractère, tous la
respectoient, et malgré ma perversité natu-
relle, je me vis enfin forcé de penser comme
eux.
J'étois, lorsque j'entrai chez cette dame,
si rempli encore de la fausseté de Fatmé,
que je ne doutai pas d'abord qu'elle ne fît les
mêmes choses, et je confondis au premier
coup-d'œil, la femme vertueuse avec l'hypo-
crite. Jamais je ne voyois entrer un esclave,
ou un bramine, sans croire qu'on me mettroit
de la conversation, et je fus longtems étonné
d'y être toujours compté pour rien.
L'oisiveté à laquelle on me condamnoit
dans cette maison, m'ennuya enfin, et persu-
adé que ce seroit en vain que j'attendrois
qu'on m'y donnât matière à observations,
je quittai le Sopha de cette dame, charmé
d'être convaincu par moi-même qu'il y avoit
CONTE MORAL 45
des femmes vertueuses^ mais désirant assez
peu d'en retrouver de pareilles.
Mon âme, pour varier les spectacles que
son état actuel pouvoit lui procurer, ne vou-
lut pas, en quittant ce palais, rentrer dans
un autre, et s'abattit dans une vilaine maison
obscure, petite, et telle que je doutai d'abord
s'il y auroit de quoi m'y donner retraite. Je
pénétrai dans une chambre triste, meublée
au dessous du médiocre, et dans laquelle
pourtant je fus assez heureux pour rencon-
trer un Sopha, qui, terni, délabré, témoi-
gnoit assez que c'étoit à ses dépens qu'on
avoit acquis les autres meubles qui l'accom-
pagnoient. Ce fut, avant que je sçusse chez
qui j'étois, la première idée qui me vint, et
quand je l'appris, je ne changeai pas d'opi-
nion.
Cette chambre en effet servoit de retraite
à une fille assez jolie, et qui, par sa naissance
et par elle-même, étant ce qu'on appelle
mauvaise compagnie, voyoit cependant quel-
quefois les gens qui, dit-on, composent la
bonne. C'étoit une jeune danseuse qui venoit
d'être reçue parmi celles de l'empereur, et
dont la fortune et la réputation n'étoient pas
encore faites, quoiqu'elle connût particuliè-
rement presque tous les jeunes seigneurs
46 LE SOPHA
d'Agra, qu'elle les comblât de ses bontés, et
qu'ils l'assurassent de leur protection. Je
doute même, quelque chose qu'ils lui promis-
sent, que sans un intendant des domaines de
l'empereur qui pril du goût pour elle, sa
fortune eût si-tôt changé de face.
Abdalathif, cest le nom de cet intendant,
par sa naissance et par son mérite pei^sonnel,
ne faisoit pas une conquête brillante. Il étoit
naturellement rustre et brutal, et depuis sa
fortune, il avoit joint l'insolence à ses autres
défauts. Ce n'étoit pas qu'il ne voulût être
poli ; mais persuadé qu'un homme comme
lui, honore quelqu'un quand il lui marque
des égards, il avoit pris cette politesse
froide et sèche des gens d'un certain rang,
qu'en eux on veut bien appeler dignité, mais
qui dans Abdalathif étoit le comble de la
sottise et de l'impertinence. Né dans
l'obscurité la plus profonde, non-seulement
il l'avoit oublié, mais même, il n'y avoit
rien qu'il ne fît pour se donner une origine
illustre ; il couronnoit ses travers en jouant
perpétuellement le seigneur ; vain et insolent,
sa familiarité outrageoit autant que sa hau-
teur ; ignoble et sans goût dans sa magni-
ficence, elle n'étoit en lui qu'un ridicule de
plus. Avec peu d'esprit et moins encore
CONTE MORAL 47
d'éducation, il n'y avoit rien à quoi il ne crut
se connoître, et dont il ne voulut décider.
Tel qu'il étoit cependant, on le ménageoit,
non qu'il pût nuire, mais il sçavoit obliger.
Les plus grands d'Agra étoient assidûment
ses complaisans et ses flatteurs, et leurs
femmes même étoient sur le pied de lui par-
donner des impertinences qu'avec elles il
poussoit à l'excès, ou de ne rien refuser à
ses désirs. Quelque couru qu'il fût dans Agra,
il étoit quelquefois bien aise de se délasser
des trop grands empressemens des femmes
de qualité, et de chercher des plaisirs, qui,
pour être moins brillans, n'en étoient pas
moins vifs, et (selon ce qu'il avoit l'insolence
de dire,) souvent guère plus dangereux.
Ce fut un soir en sortant de chez l'empe-
reur, devant qui Aminé avoit dansé, que ce
nouveau protecteur la ramena chez elle. Il
promena dans son triste et obscur logement
des regards orgueilleux et distraits, puis en
daignant à peine lever les yeux sur elle ;
vous n"êtes pas bien ici, lui dit-il, il faut vous
en tirer. C'est autant pour moi que pour vous,
que je veux que vous soyez plus convenable-
ment logée. On se moqueroit de moi, si une
fille de qui je me mêle, n'étoit pas d'une
façon à se faire respecter. Après ces paroles,
LE SOPHA
il s'assit sur moi, et la tirant sur lui brusque-
ment, il prit avec elle toutes les libertés qu'il
voulut ; mais comme il avoit plus de liber-
tinage que de désirs, elles ne furent pas
excessives.
Aminé que j'avois vu haute et capricieuse
avec les seigneurs qui alloient chez elle, loin
de prendre avec Abdalathif des airs familiers,
le traitoit avec un extrême respect, et n'osoit
même le regarder que quand il paroissoit
désirer qu'elle le fît. Vous me plaisez assez,
lui dit-il enfin, mais je veux qu'on soit sage.
Point déjeunes gens ; des mœurs, une con-
duite réglée : sans tout cela, nous ne serions
pas longtems bons amis. Adieu, petite,
ajouta-t-il en se levant, demain vous enten-
drez parler de moi : vous n'êtes point meu-
blée de façon qu'on puisse aujourd'hui sou-
per avec vous, j'y vais pourvoir, bonjour.
En achevant ces mots, il sortit ; Aminé le
reconduisit respectueusement, et revint sur
moi, se livrer à toute la joie que lui causoit
sa bonne fortune, et compter avec sa mère
les diamans et les autres richesses qu'elle
attendoit le lendemain de la générosité
d'Abdalathif.
Cette mère qui, quoique femme d'honneur,
étoit la plus complaisante des mères, exhor-
CONTE MORAL 49
toit sa fille à se conduire sagement dans le
bonheur qu'il plaisoit à Brama de lui envoyer,
et comparant l'état où elles étoient à celui
dans lequel elles alloient se trouver, faisoit
raille réflexions sur la providence des dieux
qui n'abandonnent jamais ceux qui le méri-
tent,
•Elle fit après cela une longue énumération
des seigneurs qui avoient été amis de sa
fille. Combien peu leur amitié vous a-t-elle
été utile ! mon enfant, lui disoit-elle ; aussi,
c'est bien votre faute. Je vous l'ai dit mille
fois, vous êtes née trop douce : ou vous vous
donnez par pure indolence, ce qui est un grand
vice, ou ce qui ne vaut pas mieux, et vous
a donné de grands ridicules, vous vous
prenez de fantaisie. Je ne dis pas qu'on ne
se satisfasse quelquefois, à Dieu ne plaise !
mais il ne faut pas tellement se sacrifier à
ses plaisirs, qu'on en néglige sa fortune ; il
faut sur-tout éviter qu'on ne puisse dire
qu'une fille comme vous, peut se livrer quel-
quefois à l'amour, et malheureusement vous
avez donné là-dessus matière à bien des
propos. Enfin, vous êtes encore bien jeune,
et j'espère que cela ne vous fera pas grand
tort. Rien ne perd tant les personnes de votre
condition que ces étourderies que j'ai entendu
4
50 LE SOPHA
nommer des complaisances gratuites. Quand
on sçait qu'une fille est dans la malheureuse
habitude de se donner quelquefois pour rien,
tout le monde croit être fait pour l'avoir au
même prix, ou du moins, à bon marché.
Voyez Rozane, Atalis, Elizire, elles n'ont
pas une foiblesse à se reprocher; aussi Brama
à béni leur conduite. Moins jolies que vous,
voyez comme elles sont riches ! profitez bien
de leur exemple, ce sont des filles bien rai-
sonnables !
Hé oui ! ma mère, oui, répondit Aminé,
que cette exhortation impatientoit, j'y son-
gerai ; mais me conseilleriez-vous pourtant
de n'être qu'au monstre que j'ai actuelle-
ment ! cela est impossible, je vous en avertis.
Vraiment non, reprit la mère, à l'égard
de son cœur, on n'en est pas la maîtresse ;
je dis simplement qu'il faut que vous renon-
ciez aux seigneurs de la cour, à moins que
vous ne les voyiez incognito, et qu'ils n'aient
pour vous de meilleures façons qu'ils n'en
ont eues jusques ici. Si vous voulez je leur
parlerai, moi. Vous avez Massoud que vous
aimez, c'est un bon choix, il n'est connu de
personne, il se prête à tout, vous le faites
passer pour votre parent, on le prend pour
cela, il n'y a rien à dire. Ce Monsieur qui
CONTE MORAL 51
VOUS veut du bien s'y trompera comme les
autres, en vous conduisant avec prudence,
il ne se doutera de rien, et Croyez-
vous, ma mère, interrompit Aminé, qu'il me
donne des diamans ? Ah ! Oui, il m'en don-
nera. Ce n'est pas, ajoutoit-elle, que j'ai de
la vanité, mais quand on tient un certain
rang, on est bien aise d'être comme tout le
monde. Là-dessus elle se mit à compter
toutes les filles qui seroient désespérées, et
des diamans et des belles robes qu'elle auroit.
Idée qui la flattoit plus que la fortune même.
Le lendemain d'assez bonne heure, un
char vint la prendre, et mon âme curieuse
de voir l'usage qu'Aminé feroit des conseils
de sa mère, la suivit. On la conduisit dans
une jolie maison toute meublée, qu'Abdala-
thif avoit dans une rue détournée. Je me
plaçai en y arrivant, dans un Sopha superbe
que l'on avoit mis dans un cabinet extrême-
ment orné. Jamais je n'ai vu personne dans
une aussi sotte admiration que celle qu'Aminé
témoignoit pour tout ce qui s'y offroit à ses
yeux. Après avoir examiné tout, elle vint
se mettre à sa toilette. Les vases précieux
dont elle la vit couverte, un écrin rempli de
diamans, des esclaves bien vêtus, qui d'un
air respectueux s'empressoient à la servir.
52 LE SOPHA
des marchands et des ouvriers qui attendoient
s.es ordres, tout la transportoit et augmentoit
son ivresse.
Quand elle en fut un peu revenue, elle
songea au rôle qu'elle, devoit jouer devant
tant de spectateurs. Elle parla à ses esclaves
avec hauteur, aux marchands et aux ouvriers
avec impertinence, choisit ce qu'elle voulut,
ordonna que tout ce qu'elle commandoit fut
prêt pour le lendemain au plus tard, se remit
à sa toilette, y resta long-tems, et en atten-
dant les magnificences qui lui étoient desti-
nées, se revêtit d'un déshabillé superbe qui
avoit été fait pour une princesse d'Agra, et
qu'elle trouva à peiiie assez beau pour elle.
Elle passa la plus grande partie de la
journée à s'occuper de tout ce qu'elle voyoit,
et à attendre Abdalathif. Vers le soir enfin,
il parut. Hé bien, petite, lui dit-il, comment
vous trouvez-vous de tout ceci ? Aminé se
précipita à ses pieds, et dans les termes les
plus ignobles, le remercia de tout ce qu'il
faisoit pour elle; iiipâjJuui luoq Jiurr^.ioaùjj
J'étois étonné, 'mbi' qui jusquesalorfe avoit-
été en bonne compagnie, de tout ce qui
frappoit mes oreilles. Ce n'étoit pas que je
n'eusse jamais entendu des sottises, mais
du moins elles étoient élégantes, et de ce
CONTE MORAL 53
ton noble avec lequel il semble presque qu'on
n'en dit pas.
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CHAPITRE V !A J-ioqsnBii
;o;3v;'jr:o; ;,/.b-rKqUJî 3iib
■j'ù-jsi Jo /MeMleur à passer qu'àMreii'.ol ?.n:Bh
-ulr> ftoz ,9ii£lq itfl ob ïiovn onimA'up oivcio'I
AVANT qud 'de s'engager dans une jplus
longue conversation, Abdalathif tira de
sa poche une longue bourse pleine d'or, qu'il
jetta sur une table d'un air négligent. Serrez
ceci, lui dit-il, vous en aurez peu de besoin.
Je me charge de toute la dépense de. votre
maison, et; de celle de votre personne. Je
vous ai envoyé un cuisinier, c'est, après le
mien, le meilleur d'Agra. Je. compte souper
souvent ici. Nous n'y serons pas toujours
seuls; des seigneurs, de mes amis, avec
quelques beaux esprits à qui je prête de l'ar-
-gent, y viendront quelquefois. On y joindra
de vos compagnes, des plus jolies s'entend;
cela fera des soupers gais, je les aime.
; A ces mots, il la conduisit dans le petit
cabinet où j'étois, et la mère d'Arnine, cette
54 LE SOPHA
femme respectable, qui jusques-là avoit été
présente à la conversation, se retira et ferma
la porte.
Ce n'est pas d'une pareille conversation,
dit Amanzéi en s'interrompant, que je ren-
drai un compte exact à votre majesté; Aminé
y parut tout-à-fait tendre et vive jusqu'au
transport. Abdalathif avoit pris soin de lui
dire auparavant que les femmes réservées
dans leurs discours lui déplaisoient, et avec
l'envie qu'Aminé avoit de lui plaire, son édu-
cation et les habitudes qu'elle avoit contrac-
tées, votre majesté imagine sans peine qu'il
se tint des propos qu'il seroit difficile de lui
rendre, et qui d'ailleurs ne la flatteroient pas.
Pourquoi cela, demanda le sultan, peut-
être les trouverois-je fort bons.'' Voyons un
peu ? Voyez, dit la sultane en se levant, mais
comme je suis sûre qu'ils ne m'amuseroient
pas, vous trouverez bon que je sorte.
Voyez-vous cela? s'écria le sultan, la belle
modestie! Vous croyez peut-être que j'en
suis la dupe, détrompez-vous. Je connois les
femmes à présent, et je me souviens d'ail-
leurs qu'un homme qui les connoissoit aussi
bien que moi, ou à peu près, m'a dit que les
femmes ne font rien avec tant de plaisir que
ce qui leur est défendu, et qu'elles n'aiment
CONTE MORAL
55
que les discours qu'il semble qu'elles ne doi-
vent pas entendre ; par conséquent, si vous
sortez, ce n'est pas que vous ayez envie de
sortir. Mais n'importe, Amanzéi me dira à
mon coucher ce que vous ne voulez pas qu'il
me dise à présent. Cela fera précisément que
je n'y perdrai rien, n'est-il pas vrai .'* Aman-
zéi n'avoit garde de ne pas convenir que le
sultan avoit raison, et après avoir exagéré
la prudence de sa conduite, il continua ainsi.
Après l'entretien d'Abdalathif et d'Aminé,
qui fut plus long qu'intéressant, on servit.
Comme je n'étois pas dans la salle à manger,
je ne puis. Sire, vous rendre compte de ce
qu'ils y dirent. Ils revinrent longtemps après.
Quoiqu'ils eussent soupe tête-à-téte, il me
parut qu'ils n'en avoient pas été plus sobres.
Après quelques fort mauvais discours, x\bda-
lathif s'endormit sur le sein de sa dame.
Aminé, toute complaisante qu'elle étoit,
trouva mauvais d'abord qu'Abdalathif prît
avec elle de si grandes libertés. Sa vanité
souffroit aussi du peu de cas qu'il paroissoit
faire d'elle. Les éloges qu'il lui avoit donnés
sur la façon dont elle avoit soutenu l'entre-
tien qu'elle avoit eu avec lui, l'avoient enor-
gueillie, et lui f^isoient croire qu'elle méritoit
qu'il prît la peine de l'entretenir encore.
56 LE SOPHA
Malgré les attentions qu'elle devoit à Abda-
lathif, elle s'enuuya de la contrainte où il la
retenoit, et elle en auroit étourdiment marqué
son chagrin, si Abdalathif ouvrant pesam-
ment les yeux, ne lui eût demandé d'un ton
brusque l'heure qu'il étoit. Il se leva sans
attendre sa réponse. Adieu, lui dit-il, en la
caressant brutalement, je vous ferai dire
demain si je puis souper ici.
A ces mots il voulut sortir. Quelque envie
qu'eût Aminé qu'il la laissât libre, elle crut
devoir le retenir, quoiqu'elle poussât la faus-
seté jusqu'à pleurer son départ, il fut inexo-
rable, et se débarrassa des bras d'Aminé, en
lui disant qu'il vouloit bien qu'elle l'aimât
mais qu'il ne prétendoit pas être gêné.
D'abord qu'il fut sortit, elle sonna, en l'ho-
norant à demi-bas desépithètes qu'il méritoit.
Pendant qu'on la déshabilloit, sa mère vint
lui parler bas. La nouvelle qu'elle donnoit à
Aminé, lui fit hâter ses esclaves, enfin elle
ordonna qu'on la laissât seule. Peu de mo-
mens après que sa mère et ses esclaves se fu-
rent retirés, la première rentra. Elle menoit
un nègre mal fait, horrible à voir, et qu'A-
miné n'eut pourtant pas plutôt apperçu ,
qu'elle vint l'embrasser avec emportement.
Manzéi, dit le sultan, si vous vtiez ce ne-
CONTE MORAL 57
gre-là de votre histoire, je pense qu'elle n'en
seroit. pas plus mauvaise. Je ne vois pas ce
- qu'il y gâte, Sire, répondit Amanzéi. Je m'en
levais vous le dire, moi, répliqua le sultan,
puisque vous n'avez pas l'esprit de le voir.
La première femme de mon grand-père
Schah-Riar couchoit avec tous les nègres de
son palais. Ça été, grâces à Dieu, une chose
assez notoire. En conséquence de ce, mon
susdit grand-père, non-seulement fit étran-
:;igler celle-là, mais toutes les autres qu'il eut
i après, jusqu'à ma grand-mère Schéhérazade,
t'qui lui en fit perdre l'habitude. Donc, je
trouve fort peu respectueux que l'on vienne,
après ce qui est arrivé dans ma famiile;, me
parler de nègres, comme si je n'y devois
prendre aucun intérêt. Je vous passe celui-ci,
puisqu'il est venu, mais qu'il ne vienne plus,
je vous prie. Amanzéi, après avoir demandé
pardon au sultan de son étourderie, continua
ainsi. Ah! Massoud, dit Aminé à son amant,
que j"ai souffert d'être deux jours sans te voir!
Que je hais le monstre qui m'obsède! qu'on
est malheureuse de se sacrifier à sa fortune !
Massoud, à tout cela répondoit assez peu
de choses. Il lui dit cependant que quoiqu'il
l'aimât avec toute la délicatesse possible, il
ijî'étoit pas fâché qu.'Abdalathif eût pour elle
LE SOPHA
des attentions. Il l'exhorta ensuite à faire
tout ce qui seroit convenable pour le ruiner,
et se livrant après à toute la fureur des ca-
resses d'Aminé, ils commencèrent une sorte
d'entretien dont la joie de tromper Abdala-
thif augmentoit encore la vivacité. Avant que
de sortir du cabinet, elle paya fort généreu-
sement Massoud de l'extrême amour qu'il lui
avoit témoigné.
Elle passa avec lui la plus grande partie
de la nuit, et le renvoya enfin lorsqu'elle vit
paroître le jour, et la mère d'Aminé, qui par
une porte de son appartement qui donnoit
dans celui de sa fille, l'avoit introduit, le fit
sortir par la même voie.
Aminé passa la matinée à essayer toutes
les robes qu'elle avoit commandées, et à en
ordonner d'autres. Ce fut son amusement
jusqu'à l'heure qui lui étoit marquée pour
aller danser chez l'empereur. Elle en fut ra-
menée par Abdalathif; ils étoient suivis de
quelques jolies compagnes d'Aminé; de quel-
ques jeunes Omrahs, et de trois beaux esprits
des plus renommés d'Agra. Il s'empressèrent
à l'envi de louer la magnificence d'Abdala-
thif, son goût, son air noble, la délicatesse
de son esprit et la sûreté de ses lumières. Je
ne concevois pas comment des gens qui, par
CONTE MORAL 5g
leur naissance ou leurs talens, tenoient un
rang distingué, pouvoient se pardonner la bas-
sesse et la fausseté de leurs éloges. Ils n'ou-
blioient pas même de louer Aminé ; mais à la
vérité, c'étoit d'une façon qui devoit lui faire
sentir qu'elle n'étoit que subalterne, et que
sans ce qu'on vouloit bien devoir à Abdala-
thif, on auroit été avec elle aussi familier que
l'on cherchoit à le paroître peu. Après les
louanges d'Abdalathif, chacun se dispersa
dans le salon avec qui il lui plut, La conver-
sation étoit selon ceux qui parloient, tantôt
vive, tantôt plate, et en tout, il me parut que
l'on ménageoit assez peu les dames qui dé-
voient souper chez Aminé, et qu'elles ne s'en
offensoient guère.
On descendit enfin pour souper. Comme il
n'y avoit pas de retraite pour mon âme dans
le lieu où l'on mangeoit, je ne pus pas en-
tendre les discours qui s'y tinrent. A en juger
par ceux qui précédèrent le souper, et ceux
qui le suivirent, on pouvoit ne pas regretter
de n'être point à portée de les entendre.
Abdalathif noyé dans le vin, enivré des
éloges que le mérite qu'on avoit découvert à
son cuisinier avoit rendu plus vifs et plus
nombreux, ne tarda point à s'endormir. Un
jeune homme qui avoit intérêt qu'il laissât
6o LE SOPHA
bientôt Aminé en état de disposer d'elle, osa
bien l'éveiller pour lui représenter qu'un
homme comme lui, chargé des plus grandes
affaires, et nécessaire à l'état, autant qu'il
l'étoit, pouvoit quelquefois permettre aux
plaisir de le distraire, mais ne devoit jamais
s'y abandonner.
Il prouva si bien enfin à Abdalathif com-
bien il étoit cher au prince et au peuple,
qu'il le convainquit qu'il ne pouvoit différer
de s'aller coucher sans que l'état ne risquât
jd'y perdre son plus ferme appui.
Il sortit, et tout le monde avec lui. Quel-
ques regards que j'avois surpris entre Aminé
et le jeune homme qui venoit de haranguer
si bien Abdalathif, me firent croire que je le
reverrois bientôt. Elle se mit à sa toilette
d un air nonchalant, et débarrassée de cet
attirail superbe, plus gênant encore pour les
plaisirs, qu'il n'est satisfaisant pour l'amour-
propre, elle ordonna qu'on la laissât seule.
La respectable mère d'Aminé, gagnée
apparemment par le récit que le jeune homme
lui avoit fait de ses souffrances, (car je ne
sçaurois croire qu'une âme si belle eût pu
être sensible à l'intérêt) l'introduisit discrè-
tement dans l'appartement de sa fille, et ne
se retira qu'après qu'il lui eût donné parole
CONTE MORAL 6l
positive de ne faire à Aniine aucune propo-
sition qui pût alarmer la pudeur d'une fille
aussi sage et aussi modeste. -;:-.-'i. cji ii.-i-qhi
En vérité ! dit Aminé au jëun'e hommë^'
quand ils furent seuls, il faut que je vous
aime bien tendrement pour m'être détermi-
née à ce que je fais ! car enfin, je trompe un
honnête homme, que je n'aime point à la
vérité, mais à qui pourtant je devrois être
fidelle. J'ai tort, je le sens bien, mais l'amour
est une terrible chose, et ce qu'il me fait
faire aujourd'hui est bien éloigné de mon
caractère. Je vous en sçais d'autant plus de
gré, répondit le jeune homme, en voulant
l'embrasser. Oh ! pour cela, répliqua-t-elle
en le repoussant, voilà ce que je ne veux pas
vous permettre : de la confiance, du senti-
ment, du plaisir à vous voir, je vous en ai
promis, mais si j'allois plus loin, je trahirois
mon devoir. Mais, mon enfant, lui dit le
jeune homme, deviens-tu folle ? Qu'est-ce
donc que le jargon dont tu te sers .'' Je te
crois tout le sentiment du monde, assuré-
ment, mais à quoi veux-tu qu'il nous serve '?■
Est-ce pour cela que je suis venu ici ? ■
"Vous vous êtes trompé, répondit-elle, si
vous avez attendu de moi quelqu'autre chose.
Quoique je n'aime point le seigneur Abdala-
62 LE SOPHA
thif, j'ai fait vœu de lui être fidelle, et rien
ne peut m'y faire manquer. Ah ! petite reine,
répartit le jeune homme en raillant, d'abord
que tu as fait un vœu, je n'ai rien à dire, cela
est respectable ; et pour la rareté du fait, je
te permets d'y demeurer fidelle. Hé, dis-moi,
en as-tu beaucoup' fait de pareils en ta vie ?
Ne raillez pas, répondit Aminé, je suis fort
scrupuleuse. Oh ! tu ne m'étonnes point,
répliqua-t-il, vous autres filles, tant soit peu
publiques, vous vous piquez toutes de scru-
pule, et vous en avez en général beaucoup
plus que les femmes vertueuses. Mais à propos
de ton vœu, tu aurois tout aussi bien fait de
m'en instruire tantôt, et de ne me pas faire
prendre la peine de venir passer la nuit ici.
Cela est vrai, répondit-elle d'un air embar-
rassé, mais vous m'avez fait des propositions
si brillantes, que d'abord elles m'ont ébloui,
je l'avoue. Hé ! lui demanda-t-il, la réflexion
te les a donc gâtées ? tiens, poursuivit-il en
tirant une bourse, voilà ce que je t'ai promis,
je suis homme de parole ; il y a là dedans de
quoi guérir tes scrupules, et te relever de
tous les vœux que tu as pu faire. Conviens-en
du moins. Que vous êtes badin ! répondit-elle
en se saisissant de la bourse, vous me con-
noissez bien peu ! Je vous jure que sans l'in-
CONTE MORAL 63
clination que je me sens pour vous Finis-
sons cela, interrompit-il. Pour te prouver
combien je suis noble, je te dispense des
remerciemens, et même de cette prodigieuse
inclination que tu as pour moi : aussi bien
dans le marché que nous avons fait ensemble,
ne m'a-t-elle servi à rien. Je te paie même
aussi cher que si j'étois en premier, et tu sçais
bien que cela n'est pas dans les règles. Il me
semble que si, répondit Aminé, je fais une
perfidie pour vous, et.... Si je ne te payois,
interrompit-il, qu'à raison de ce qu'elle te
coûte, je te réponds que je t'aurois pour rien.
Mais encore une fois finissons, quoique tu
aies de l'esprit autant qu'on en puisse avoir,
la conversation m'ennuie.
Quelque impatience qu'il marquât, il ne
put empêcher qu'Aminé, qui étoit la prudence
même, ne comptât l'argent qu'il venoit de
lui donner. Ce n'étoit pas, disoit-elle, qu'elle
se défiât de lui, mais il pouvoit lui-même
s'être trompé, enfin elle ne se rendit à ses
désirs que quand elle sut qu'il n'avoit point
commis d'erreur de calcul.
Lorsque le jour fut prêt à paroître, la mère
d'Aminé revint, et dit au jeune homme qu'il
étoit tems qu'il se retirât : il n'étoit pas tout-
à-fait de cet avis. Quoiqu'Amine le priât de
64 ' LE SOPHA
vouloir bien ménager sa réputation, cette
considération ne l'auroit sûrement pas ébran-
lé, et malgré ses prières, il seroit resté, si
Aminé ne lui eût promis de lui accorder à
l'avenir autant de nuits qu'elle pourroit en
dérober à Abdalathif.
Outi-e Abdalathif, Massoud, et ce jeune
homme à qui quelquefois elle tenoit parole,
Aminé qui avoit reconnu l'utilité des conseils
que sa mère lui avoit donnés, recevoit indiffé-
remment tous ceux qui la trouvoient assez
belle pour la désirer, pourvu cependant qu'ils
fussent assez riches, pour lui faire agréer
leurs soupirs. Bonzes, bramines, imans,
militaires, cadis, hommes de toutes nations,
de tout genre, de tout âge, rien n'étoit rebu-
té. Il est vrai que comme elle avoit des prin-
cipes et des scrupules, il en coûtoit plus aux
étrangers, à ceux sur- tout qu'elle regardoit
comme des infidèles, qu'à ses compatriotes
et à ceux qui suivoient la même loi qu'elle.
Ce n'étoit qu'à prix d'argent qu'ils pouvoient
vaincre ses répugnances, et après qu'elle
s'étoit donné, triompher de ses remords.
Elle s'étoit même fait là-dessus des arrange-
mens singuliers. Il y avoit des cultes qu'elle
avoit plus en horreur que les autres, €t je me
souviendrai toujours qu'il en coûta plus à un
CONTE MORAL 65
Guèbre, pour obtenir d'elle des complaisan-
ces, qu'il n'en avoit coûté en pareil cas à dix
Mahométans.
Soit qu'Abdalathif fût trop persuadé de son
mérite, pour croire qu'Aminé pût être inti-
delle, soit qu'aussi ridiculement, il comptât
sur les sermens qu'elle lui avoit faits de n'être
jamais qu'à lui, il fut long-tems avec elle
dans la plus parfaite sécurité, et sans un
événement imprévu, quoiqu'il ne fût pas sans
exemple, il est apparent qu'il y auroit tou-
jours été plongé.
J'entends bien, dit alors le sultan, quel-
qu'un lui dit qu'elle étoit infidelle. Non, Sire
répondit Amanzéi. Ah ! oui, reprit le sultan,
je vois à présent que c'étoit toute autre
chose, cela se devine : lui-même il la surprit.
Point du tout. Sire, reprit Amanzéi, il auroit
été trop heureux d'en être quitte à si bon
marché. Je ne sçais donc plus ce que c'étoit,
dit Schah-Baham : au fonds ce ne sont pas
mes aft'aires, et je n'ai pas besoin de me tour-
ner la tête pour deviner quelque chose qui
ne m'intéresse pas.
65 LE SOPHA
CHAPITRE VI.
Pas plus extraordinaire qîianmsant.
Le moment fatal où toutes les grandeurs
des diamans, les richesses qu'Aminé
possédoit, alloient s'évanouir pour elle, étoit
venu. Du moins pour se consoler de leur
perte, lui restoit-il le souvenir d'un beau
songe, et Abdalathif, supposé qu'il eût rêvé,
ne l'avoit pas fait aussi agréablement qu'elle.
Depuis quelques jours, j'avois remarqué
qu'Aminé étoit plus triste qu'à l'ordinaire,
sa maison la nuit étoit fermée, et le jour elle
ne voyoit qu'Abdalathif. On lui avoit écrit
beaucoup de lettres, et toutes l'avoient cha-
grinée. Je me perdois en réflexions pour de-
viner ce qu'elle pouvoit avoir, et ne pouvant
le pénétrer, je fus assez imbécille pour croire
que les remords dont elle étoit agitée, cau-
soient seuls le chagrin qu'elle paroissoit
avoir.
Quoique la connoissance que j'avois de son
caractère, dût m'interdire cette idée, la diffi-
culté de pénétrer la cause de son inquiétude
me la fit former. Je ne fus pas long-tems à
voir que je m'étois trompé sur tout ce que
j'avois imaginé.
CONTE MORAL 67
Aminé, l'air embarrassé, pensif, sombre,
étoit un matin à sa toilette. Abdalathif entra
Elle rougit à sa vue, elle n'étoit pas accoutu-
mée à le voir le matin, et cette visite inopinée
lui déplut. Confuse et timide, à peine osa-t-
elle lever les yeux sur lui, A la mine refro-
gnée d'Abdalathif, aux regards terribles que
de tems en tems il lançoit sur elle, il n'étoit
pas difficile de juger qu'il étoit tourmenté
d'une idée fâcheuse à laquelle vraisemblable-
ment, elle avoit donné lieu. Aminé sans
doute sçavoit ce que c'étoit, car elle n'osa ja-
mais le lui demander. Il garda quelque tems ^'•■■
le silence. Vous êtes jolie! lui dit-il enfin,
avec une fureur ironique, vous êtes jolie!
Oui, très-fidelle! oh! parbleu, ma reine, par-
bleu ! On sçaura vous apprendre à être sage,
et vous mettre en lieu où vous serez forcée
de rêtre, du moins quelque tems.
Quel est donc ce discours, Monsieur? lui
répondit Aminé d'un air de hauteur, est-ce à
une personne comme moi qu'il peut jamais
s'adresser? Mesurez un peu vos paroles, je
vous prie.
L'insolence d'Aminé, dans la situation
présente, parut si singulière à Abdalathif que
d'abord elle le confondit ; mais enfin la fureur
prenant le dessus, il l'accabla de toutes les
68 LE SOPHA
injures et de tout le mépris qu'il croyoit lui
devoir. Aminé voulut alors entrer en justifi-
cation, mais Abdalathif qui sans doute avoit
des témoins convaincans de ce dont il l'accu-
soit, lui ordonna brusquement de se taire.
Aminé convint en ce moment qu'Abdala-
thif avoit raison de se plaindre ; mais il lui
paroissoit si peu possible que ce fût d'elle,
qu'elle n'en revenoit pas. Elle crut même de-
voir à son tour l'accabler de reproches sur ses
infidélités, lui faire même des remontrances
sur les mauvais choix qu'il foisoit ; toutes
choses qu'elle ne lui disoit, ajouta-t-elle, que
par l'extrême intérêt qu'elle osoit prendre à
ce qui le regardoit.
Une impudence si soutenue impatienta
enfin Abdalathif au point qu'il pensa s'échap-
per tout-à-fait. Aminé voyant qu'il n'étoit la
dupe, ni de sa hauteur ni de ses reproches, et
craignant, à la fureur où elle le voyoit, que
cette scène ne finît pour elle de la façon la
plus tragique, crut enfin qu'elle devoit pren-
dre le parti des larmes et de la soumission.
Ce fut en vain, rien ne calma Abdalathif : je
ne vous dirai pas ce qu'il avoit, mais jamais je
n'ai vu d'homme si fâché. De moment en
moment il entroit dans des accès de fureur,
pendant lesquels il auroit, sans doute, tout
CONTE MORAL 69
brisé dans la maison, si tout ce qui y étoit ne
lui eût pas appartenu. Cette sage considéra-
tion le retenoit sur un fracas indécent qui
l'auroit peut-être soulagé, et la violence qu'il
se faisoit pour se retenir sur cela, augmentoit
sa colère contre Aminé. Ce dont il étoit le
plus outré, c'étoit qu'on eût osé manquer
d'une façon si cruelle à ce qu'on devoit à un
homme comme lui. Cela seul lui paroissoit
inconcevable.
Après avoir dit toutes les impertinences
que sa fureur et sa fatuité lui dictoient tour-à-
tour, il s'empara généralement de tout ce
qu'il avoit donné à Aminé. Elle s'étoit atten-
due à être quittée, et elle s'en consoloit, en
jettant de tems en tems les yeux sur les dia-
mans et les autres choses qu'elle croyoit qui
luiresteroient; mais quand elle vit l'impitoya-
ble Abdalathif se mettre en devoir de tout
reprendre, elle poussa les cris les plus per-
çans et les plus douloureux. Sa mère alors
entra, se jette mille fois aux pieds d'Abdala-
thif, et crut l'appaiser beaucoup en lui avouant
que c'étoit un maudit bonze qui étoit cause
de tout ce qui arrivoit.
Loin que ce qu'on disoit du bonze parût
attendrir Abdalathif, il sembla le déterminer
à user de toute la rigueur possible. Hélas!
yo LE SOPHA
ajoutoit tristement la mère d'Aminé, nous
sommes bien punies de nous être fiées à un
infidèle. Ma fille sçait ce que j'en pensois, et
que je lui ai toujours dit que cela ne pouvoit
que lui porter malheur.
Pendant ces lamentations, Abdalathif,
ayant à la main un état de tout ce qu'il avoit
donné à Aminé, se faisoit tout restituer par
ordre. Lorsque cela fut fait : à l'égard de
l'argent que je vous ai donné, dit-il à Aminé
d'un air grave, je vous le laisse ; il n'a pas
tenu à moi, petite reine, que vous n'ayez été
plus heureuse. Cette mortification ci vous
rendra sans doute plus prudente, je le désire
sincèrement; allez, ajouta-t-il, je n'ai plus
besoin de vous ici. Rendez grâces au ciel de
ce que je ne porte pas plus loin ma colère.
En achevant ces paroles, il ordonna à ses
esclaves de les faire sortir, n'étant pas plus
ému des injures atroces qu'alors elles vomis-
soient contre lui, qu'il ne l'avoit été des
larmes qu'il leur avoit vu répandre.
La curiosité de voir l'usage qu'Aminé fe-
roit de son humiliation, me fit résoudre, mal-
gré le dégoût que ses mœurs me causoient,
à la suivre dans ce réduit obscur d'où Abda-
lathif l'avoit tirée et où elle retourna cacher
sa honte et la douleur de n'avoir pas su le
ruiner.
CONTE MORAL 71
Ce fut dans ce triste lieu que je fus témoin
de ses regrets et des imprécations de sa ver-
tueuse mère. Les débris de leur fortune, qui
étoient encore considérables, les consolèrent
enfin de ce qu'elles avoient perdu.
Hé bien ! ma fille, disoit un jour la mère
d'Aminé, est-ce donc un si grand malheur que
ce qui vous est arrivé ? Je conviens que ce
monstre que vous aviez, étoit la libéralité
même, mais est-il donc le seul à qui vous
puissiez plaire? D'ailleurs^ quand vous n'en
retrouveriez pas un aussi riche, croiriez-vous
pour cela être malheureuse. Non, ma fille, où
l'espèce manque, il faut se dédommager par
le nombre. Si quatre ne suffissent pas pour le
remplacer, prenez en dix, plus même, s'il le
faut. Vous me direz peut-être que cela est
sujet à des accidens, cela est vrai ; mais
quand on ne se met au-dessus de rien, que
l'on craint tout, on reste dans l'infortune et
dans l'obscurité.
Quelque envie qu'Aminé eût de mettre à
profit ces sages conseils, l'abandonnement où
elle étoit ne lui permit pas de s'en serviraussi-
tôt qu'elle l'auroit voulu. Son aventure avec
Abdalathif lui avoit si bien donné dans Agra
la réputation d'une personne peu sûre dans le
commerce, que hors le fidèle Massoud, de
72 LE SOPHA
qui la tendresse étoit à l'épreuve de tout, je
ne vis chez elle, pendant long-temps, que
quelques-unes de ses compagnes qui ver.oient
la voir, plutôt sans doute pour jouir de son
malheur que pour l'en consoler.
Le tems qui efface tout effaça enfin la mau-
vaise opinion qu'on avoit d'Aminé. On la
crut changée, on imagina que les réflexions
qu'on lui avoit laissé le tems de faire l'au-
roient guérie de la fureur d'être infidelle. Les
amans revinrent. Un seigneur Persan, qui
arriva dans ce tems à Agra, et qui n'en sça-
voit que médiocrement les anecdotes, vit
Aminé, la trouva jolie, et s'en entêta d'au-
tant plus, qu'un de ces hommes obligeans,
qui ne s'occupent que du noble soin de pro-
curer des plaisirs aux autres, l'assura que s'il
avoit le bonheur de plaire à Aminé, il de-
vroit lui en sçavoir d'autant plus de gré, que
ce seroit la première foiblesse qu'elle auroit à
se reprocher.
Tout autre auroit cru la chose impossible,
le Persan ne la trouva qu'extraordinaire. Cette
nouveauté le piqua, et à l'aide de l'irrépro-
chable témoin de la vertu d'Aminé, il acheta
au plus haut prix des faveurs qui, dans Agra,
commençoient à être taxées au plus bas, et
n'étoient pourtant pas encore aussi mépri-
sées qu'elles auroient dû l'être.
CONTE MORAL y 7,
Cette triste maison qu'Aminé habitoit, fut
encore une fois quittée pour un palais superbe
où brilloit tout le faste des Indes, Je ne sçais
si Aminé usa sagement de sa nouvelle for-
tune ; mon âme rebutée d'étudier la sienne,
alla chercher des objets plus dignes de s'oc-
cuper, dans le fond peut-être aussi méprisa-
bles, mais qui plus ornés, la révoltoient moins
et l'amusoient davantage.
Je m'envolai dans une maison, qu'à sa ma-
gnificence et au goût qui y régnoit de toutes
parts, je reconnus pour une de celles où je
me plairois à demeurer, où l'on trouve tou-
jours le plaisir et la galanterie, et où le vice
même, déguisé sous l'apparence de l'amour,
embelli de toute la délicatesse et de toute
l'élégance possible, ne s'offre jamais aux yeux
que sous les formes les plus séduisantes.
La maîtresse de ce palais étoit charmante,
et à la tendresse qu'elle avoit dans les yeux,
autant qu'à sa beauté, je jugeai que mon âme
y trouveroit des amusemens. Je restai quelque
tems dans son Sopha sans qu'elle daignât
seulement s'y asseoir. Cependant elle aimoit,
et elle étoit aimée. Poursuivie par son amant,
persécutée par elle-même, il n'y avoit pas
d'apparence que je lui fusse toujours aussi
indifférent qu'elle sembloit se le promettre,
74 LE SOPHA
Quand j'entrai chez elle, il avoit déjà
obtenu la permission de lui parler de son
amour; mais quoiqu'il fût aimable et pres-
sant, que même il eût déjà persuadé, il étoit
encore bien loin de vaincre.
Phénime, (c'est ainsi qu'elle s'appeloit) re-
nonçoit avec peine à sa vertu, et Zulma trop
respectueux pour être entreprenant, attendoit
du tems et des soins, qu'elle prît pour lui au-
tant d'amour qu'il en ressentoit pour elle.
Mieux informé que lui des dispositions de
Phénime, je ne concevois pas qu'il pût con-
noître aussi peu son bonheur. Phénime à la
vérité ne lui disoit pas encore qu'elle l'aimoit,
mais ses yeux le lui disoient toujours. Lui
parloit-elle d'une chose indifférente, sans
qu'elle le voulût, même sans qu'elle s'en aper-
çût, sa voix s'attendrissoit, ses expressions
devenoient plus vives. Plus elle s'imposoit de
contrainte avec lui, plus elle lui marquoit
d'amour. Rien de son amant ne lui paroissoit
indifférent, elle en craignoit tout, et les gens
qu'elle aimoit le moins, en étoient en appa-
rence mieux traités que lui. Quelquefois elle
lui imposoit silence, et l'oubliant à l'instant
même elle continuoit la conversation qu'elle
avoit voulu finir. Toutes les fois qu'il la trou-
voit seule (et sans s'en apercevoir, elle lui en
CONTE MORAL 75
donnoit mille occasions,) l'émotion la plus
tendre et la plus marquée s'emparoit d'elle
involontairement. Si dans le cours d'un en-
tretien long et animé, il arrivoit à Zulma de
lui baiser la main ou de se jetter à ses genoux,
Phénime s'effrayoit, mais ne se fâchoit pas;
c'étoit même si tendrement qu'elle se plai-
gnoit de ses entreprises!
Et cependant, interrompit le sultan, il ne
les continuoit pas? Non assurément, Sire,
répondit Amanzéi, plus il étoit amoureux
Plus il étoit béte, dit le sultan, je le vois bien.
L'amour n'est jamais plus timide, reprit
Amanzéi, que quand... Oui, timide, inter-
rompit encore le sultan, voilà un beau conte!
Est-ce qu'il ne voyoit pas qu'il impatientoit
cette dame? A la place de cette femme-là, je
l'aurois renvoyé pour jamais, moi qui vous
parle.
Il n'est pas douteux, reprit Amanzéi,
qu'avec une coquette, Zulma n'eût été perdu;
mais Phénime qui réellement désiroit de
n'être pas vaincue, tenoit compte à son amant
de sa timidité. D'ailleurs, plus il ménageoit
les scrupules de Phénime, plus il s'assuroit la
victoire. Un moment donné par le caprice,
s'il n'est pas saisi, ne revient peut-être jamais,
mais quand c'est l'amour qui le donne, il
76 LE SOPHA
semble que moins on le saisit, plus il s'em-
presse à le rendre. J'ai cependant ouï dire,
répliqua Schah-Baham, que les femmes
n'aiment point qu'on ne les devine pas. Cela
peut-être quelquefois, réponditAmanzéi, mais
Phénime pensoit différemment et n'aimoit
jamais tant Zulma que quand il avoit été
plus respectueux qu'elle-même ne l'avoit en-
core désiré. Et, demanda encore le sultan,
lui arrivoit-il souvent de s'y méprendre?
Oui, Sire, réponditAmanzéi, et quelquefois
si ^grossièrement qu'il en étoit ridicule. Un
jour, par exemple, il entra chez Phénime : il
y avoit plus d'une heure que livrée à sa ten-
dresse, elle ne s'occupoit que de lui; elle avoit
commencé par le désirer vivement, et son
imagination s'échauffant par degrés, elle s'a-
bandonna voluptueusement à son désordre;
il étoit au plus haut point lorsque Zulma se
présenta à ses yeux; son trouble augmenta,
elle acheva de rougir en le voyant; ah! s'il
eût deviné ce qui faisoit alors rougir Phé-
nime; s'il eût osé même la presser, mais il se
croyoit fort mal avec elle de quelques libertés
fort innocentes que la veille il avoit voulu
prendre, il employa à lui en demander par-
don, le tems où elle ne se seroit offensée de
rien.
CONTE MORAL 77
Ah! le butor, s'écria le sultan^ il n'est pas
croyable qu'on soit si béte! Il ne faut cepen-
dant pas que cela vous étonne, Sire, répartit
Amanzéi; tout le tems que j'ai été Sopha,
j'ai vu manquer plus de momens que je n'en
ai vu saisir. Les femmes accoutumées à nous
cacher sans cesse ce qu'elles pensent, mettent
sur-tout leur attention à nous dissimuler les
mouvemens qui les portent à la tendresse, et
telle a peut-être à se vanter de n'avoir jamais
succombé, qui doit moins cet avantage à sa
vertu qu'à l'opinion qu'elle en a sçu donner.
Je me rappelle, qu'étant chez une femme
célèbre par sa rare vertu, j'y fus assez long-
tems sans rien voir qui démentît l'idée qu'on
avoit d'elle dans le monde. Il est vrai qu'elle
n'étoit pas jolie, et qu'il faut convenir qu'il
n'y a point de femmes à qui il soit plus aisé
d'être vertueuses, qu'à celles qui manquent
d'agrémens. Celle-ci joignoit à sa laideur un
caractère d'esprit dur et sévère, qui effrayoit
pour le moins autant que sa figure. Quoique
personne ne se fût hasardé à essayer de la
rendre sensible, on n'en croyoit pas moins
qu'il étoit impossible qu'elle le devînt. Par je
ne sçais quel hasard un homme plus hardi, ou
plus capricieux que les autres, ou qui ne
croyoit pas à la vertu des femmes, un jour se
78 LE SOPHA
trouvant seul auprès d'elle, osa lui dire qu'il
la trouvoit aimable. Quoiqu'il le lui dît assez
froidement pour ne devoir pas en être cru, un
discours si nouveau pour elle lui fit impres-
sion. Elle répondit modestement, mais avec
trouble, qu'elle n'étoit point faite pour inspi-
rer de pareils sentimens; il lui baisa la main,
elle en tressaillit; son air embarrassé, sa rou-
geur, le feu qui tout d'un coup anima ses
yeux, furent de sûrs garants du désordre qui
s'élevoit dans son âme. Il lui répéta, en la
serrant dans ses bras avec transport, qu'elle
faisoit sur lui l'impression la plus vive. Je ne
sçais, (pendant qu'elle continuoit à s'en éton-
ner) comment il fit pour lui prouver qu'il di-
soit vrai, mais cette modestie dont elle s'étoit
armée, commença à céder à l'évidence. De
quelque nature que fût la preuve qu'il lui of-
froit en la convaincant, elle acheva de la sub-
juguer. Soit que les objets si nouveaux pour
elle lui imposassent, soit qu'en ce moment
elle se sentît fatiguée du poids de sa vertu, à
peine se souvint-elle que la bienséance de-
mandoit au moins qu'elle combattît, et elle
se rendit plus promptement que les femmes
mêmes accoutumées à résister le moins. Cet
exemple et quelques autres de même genre
m'ont fait croire qu'il y a bien peu de femmes
CONTE MORAL 79
vertueuses qu'on ne puisse attaquer sans suc-
cès, et qu'il n'y en a point de plus faciles à
vaincre que celles qui ont le moins d'habitude
de l'amour; mais je reviens aux deux amans
dont je faisois l'histoire à votre majesté.
CHAPITRE VII.
Où l'on trouvera beaucoup à reprendre.
UN soir, en quittant Phénime, Zulma lui
demanda quand il pourroit la revoir;
quoiqu'elle craignît beaucoup sa présence,
elle ne sçavoit pas s'en passer, ainsi après
avoir rêvé quelque tems, elle lui répondit
qu'il pourroit la voir le lendemain.
Phénime, qui sentoit bien tout le danger
qu'il y avoit pour elle à être seule avec lui,
avoit pensé avoir du monde, et pourtant fit
dire, le jour du rendez-vous, qu'elle n'y étoit
pour personne que pour Zulma. Il lui sem-
bloit que quand il trouvoit quelqu'un chez
elle, moins il avoit la liberté de lui parler de
son amour, plus par mille choses qu'il imagi-
8o LE SOPHA
noit, il tâchoit de lui faire comprendre qu'il
en étoit perpétuellement occupé; et l'on est si
clairvoyant dans le monde ! Elle entendoit si
bien Zulma! La méchanceté des spectateurs
ne pouvoit-elle pas leur donner cette péné-
tration qu'elle ne devoit qu'à l'amour ? Zulma
étoit moins dangereux pour elle quand ils
étoient seuls, puisqu'alors il sçavoit être res-
pectueux, et que devant des témoins il n'étoit
pas assez prudent : donc il ne falloit jamais
le voir en compagnie que le moins qu'il seroit
possible.
D'ailleurs, il étoit si triste quand il ne pou-
voit pas lui parler ! N'y avoit-il pas trop
d'inhumanité à le priver d'un plaisir que jus-
ques alors elle avoit trouvé si peu de risque à
lui accorder.
Toutes ces raisons avoient déterminé Phé-
nime, ou du moins elle le croyoit, et elle fon-
doit toujours, soit sur les usages, soit sur des
choses qui lui paroissoient aussi sensées, ce
que l'amour seul lui faisoit faire en faveur de
Zulma.
Ce jour même elle avoit été extrêmement
tentée de faire son bonheur, elle s 'étoit dit
tout ce que peut se dire une femme qui veut
se vaincre elle-même, sur ce qu'elle oppose
à son amour; elle s'étoit exagéré la constance
CONTE MORAL
et les soins de Zulma, ce désir toujours si
pressant qu'il avoit de lui plaire : elle se sou-
venoit même avec plaisir qu'il avoit toujours
mieux aimé être trompé qu'infidèle. Zulma
d'ailleurs étoit jeune, spirituel, bien fait,
toutes choses sur lesquelles elle ne croyoit
pas appuyer, mais qui n'en étoient pas moins
celles qui l'avoient le plus touchée.
Qui diable l'arrêtoit donc? demanda le sul-
tan; cette femme-là m'excède. Huit ans de
vertu, répondit Amanzéi, huit ans dont une
seule foiblesse alloit lui enlever tout le mé-
rite; en effet, s'écria le sultan, voilà ce qui
s'appelle une perte!
Elle est, pour une femme qui pense, plus
considérable que votre, majesté ne le croit,
répondit Amanzéi. La vertu est toujours ac-
compagnée d'une paix profonde, elle n'amuse
pas, mais elle satisfait. Une femme assez
heureuse pour la posséder, toujours contente
d'elle-même, peut ne se regarder jamais qu'a-
vec complaisance : l'estime qu'elle a pour
elle est toujours justifiée par celle des autres,
et les plaisirs qu'elle sacrifie ne valent pas
ceux que le sacrifice lui procure.
Dites-moi un peu, dit le sultan, croyez-
vous que, si j'avois été femme, j'eusse été
vertueuse? En vérité. Sire, répondit Aman-
6
82 LE SOPHA
zéi, stupéfait de la question, je n'en sçais
rien. Pourquoi n'en sçavez-vous rien, de-
manda le sultan? Mais est-il croyable que
l'on fasse de pareilles questions, dit la sul-
tane? Ce n'est pas vous que j'interroge, répli-
qua-t-il, je veux seulement qu'Amanzéi me
dise si j'aurois été vertueuse. Sire, je crois
qu'oui, répartit Amanzéi. Hé bien, mon cher,
vous vous trompez, reprit Schah-Baham,
j'aurois été tout le contraire. Ce que j'en dis,
au reste, ajouta-t-il en s'adressant à la sul-
tane, ce n'est pas pour vous dégoûter d'être
vertueuse, vous; ce que je pense là-dessus
n'est que pour moi, et peut-être bien que si
j'étois femme je changerois d'avis : sur ces
sortes de choses chacun pense comme il veut,
et je ne contrains personne. Votre maître
s'embarrasse, dit en souriant la sultane à
Amanzéi, et je vous réponds qu'il vous sera
fort obligé si vous poursuivez votre conte.
Ce que j'entends n'est pas mauvais, répliqua
le sultan, ne diroit-on pas que c'est moi qui
interromps?
Zulma entra, reprit Amanzéi ; et Phénime,
quoiqu'il vînt plutôt qu'elle ne l'attendoit, ne
laissa pas de lui dire qu'il venoit bien tard.
Que je suis heureux, Phénime, lui dit-il
tendrement, que vous me trouviez coupable!
CONTE MORAL 83
Phénime ne s'apperçut que dans cet instant
de la force de ce qu'elle venoit de lui dire;
elle voulut s'excuser, et ne sçut que répondre.
Zulma sourit de l'embarras où il la voyoit, et
elle rougit de l'avoir vu sourire. Il sejetta à
ses genoux, et lui baisa la main avec une ar-
deur extrême ; elle fit un mouvement pour la
retirer, mais comme il ne faisoit pas d'efforts
pour la retenir, elle la lui rendit.
Zulma cependant lui disoit les choses les
plus tendres, elle ne lui répondoit pas ; mais
elle l'écoutoit avec une attention et une avi-
dité qu'elle se seroit sûrement reprochée si
elle avoit pu démêler ses mouvemens. Sa
gorge étoit un peu découverte, elle s'apper-
çut qu'il y portoit ses yeux, et voulut rappro-
cher sa robe. Ah! cruelle, lui dit Zulma.
Cette exclamation sulfit pour arrêter la
main de Phénime. Pour laisser jouir Zulma
de la légère faveur qu'elle lui accordoit, sans
qu'il pût rien en conclure contre elle, elle fei-
gnit d'avoir quelque chose à raccommoder à
sa coëffure. Les yeux de Zulma ne purent,
sans s'enflammer, s'attacher long-tems sur
l'objet que Phénime lui avoit abandonné.
Elle se livra d'abord au plaisir d'être admirée
de ce qu'elle aimoit, ses yeux se troublèrent,
elle regarda Zulma languissamment, et parut
plongée dans la plus tendre rêverie.
84 LE SOPHA
Allons, Zulma, dit alors le sultan ; mais
il ne voyoit pas cela lui ! Ah ! la cruelle
béte !
Phénime, malgré le désordre qui s'empa-
roit d'elle, poursuivit Amanzéi, s'apperçut de
celui de son amant, et craignant également
l'émotion de Zulma et la sienne, elle se leva
brusquement. Il fit quelques efforts pour la
retenir, et n'ayant plus la force de lui parler,
il tâcha, en arrosant sa main des pleurs qu'il
répandoit, de lui faire comprendre combien
il étoit touché de la cruelle résolution qu'elle
prenoit. Tant de respect achevoit d'émouvoir
Phénime, mais l'amour ne l'ayant pas encore
absolument vaincue, elle triompha, et de ses
propres désirs, et de ceux de son amant plus
dangereux pour elle peut-être que les siens
mêmes.
Aussi-tôt qu'elle se fut débarrassée des bras
de Zulma, elle lui fit signe de se relever, il
obéit. Ils se regardèrent quelque tems en
gardant le silence. Phénime, enfin, lui dit
qu'elle vouloit jouer. Quelque déplacée que
cette envie parut à Zulma, il ne sçavoit pas
résister aux volontés de Phénime, et il prépa-
ra tout lui-même avec autant de vivacité que
si c'eût été lui qui eût désiré le jeu. Cette
nouvelle preuve de sa soumission toucha
CONTE MORAL
extrêmement Phénime, et je la vis prête à
lui demander pardon d'une fantaisie qu'alors
elle trouvoit ridicule.
Le repentir de Phénime ne dura pas autant
qu'il l'auroit fallu pour le bonheur de Zulma,
et plus elle se sentit émue, et plus elle crut
devoir lui cacher son trouble. Elle se mit
donc au jeu, mais il lui inspira un ennui qui
lui fit bientôt connoître que ce qu'elle avoit
imaginé contre Zulma. étoit pour elle d'une
bien foible ressource. Elle ne voulut pour-
tant pas croire d'abord que les dispositions
où elle étoit pour lui, causassent cette lan-
gueur dans laquelle elle se sentoit, et l'attri-
buant uniquement au jeu qu'elle avoit choisi,
elle pressa son amant d'en prendre un autre,
il obéit en soupirant, et elle n'en fut pas
moins tourmentée. Ce désordre qu'elle-cro-
yoit calmer, ces tendres idées dont elle cher-
choit à se distraire, sembloient par la violence
qu'elle se faisoit, s'accroître et prendre plus
d'empire sur son âme. Abymée dans la rêve-
rie, elle croyoit regarder son jeu, et ne s'oc-
cupoit que de Zulma.
L'air pénétré qu'elle lui voyoit, les pro-
fonds soupirs qu'il poussoit, ses larmes qu'elle
voyoit prêtes de couler, et que son respect
pour elle semblait seul retenir encore, ache-
86 LE SOPHA
vèrent d'attendrir Phénime. Toute entière
aux tendres mouvemens qu'il lui inspiroit,
elle s'attacha uniquement à le regarder ; soit
qu'enfin elle fût confuse de l'état où elle se
trouvoit, soit qu'elle ne pût plus soutenir les
regards de Zulma, elle appuya sa tête sur sa
main. Zulma ne la vit pas plutôt dans cette
attitude qu'il alla se jettera ses pieds; ou
Phénime trop occupée ne le vit pas, ou elle
ne voulut pas l'en empêcher. Il profita de ce
moment de foiblesse pour lui baiser la main
qu'elle avoit libre, et il la baisa avec plus de
transport qu'un amant ordinaire n'en éprouve
en jouissant de tout ce qui peut le rendre
heureux.
Comblé d'une faveur que dans les termes
mêmes où ils en étoient ensemble, il n'osoit
pas encore espérer, il voulut chercher dans
les yeux de Phénime quel devoit être son
dessin. Elle avoit toujours la tête appuyée
sur sa main, il s'en empara doucement, et
Phénime en se découvrant le visage, le laissa
voir couvert de ses larmes. Ce spectacle émut
Zulma au point d'en verser lui-même. Ah
Phénime ! s'écria-t-il, en poussant un pro-
fond soupir. Ah Zulma ! répondit-elle ten-
drement. En achevant ces paroles ils se
regardèrent, mais avec cette tendresse, ce
CONTE MORAL 87
feu, cette volupté, cet égarement que l'amour
seul, et l'amour le plus vrai peut faire sentir.
Zulma enfin, d'une voix entrecoupée par
les soupirs, reprit la parole : Phénime, dit-il
avec transport, ah ! s'il est vrai qu'enfin mon
amour vous touche, et que vous craigniez
encore de me le dire, laissez du moins à ces
yeux charmans, à ces yeux que j'adore, la
liberté de s'expliquer en ma faveur. Non,
Zulma, répondit-elle, je vous aime, et je ne
me pardonnerois pas de vous retrancher rien
d'un triomphe que vous avez si bien mérité.
Je vous aime, Zulma; ma bouche, mon cœur,
mes yeux, tout doit vous le dire, et tout vous
ledit Zulma! mon cher Zulma! je ne
suis heureuse que depuis que je peux vous
apprendre tout ce que je sens pour vous. A
des paroles si douces, et si peu attendues,
Zulma pensa mourir de joie.
Dans quelque égarement qu'elle le plon-
geât, il n'oublia pas que Phénime pouvoit le
rendre encore plus heureux. Quoiqu'il n'igno-
rât pas que l'aveu qu'elle lui faisoit, l'autori-
soit à mille choses qu'à peine jusqu'à ce mo-
ment il avoit osé imaginer, le respect qu'il
avoit pour elle l'emportant sur ses désirs, il
voulut attendre qu'elle achevât de décider de
son sort.
88 LE SOPHA
Phénime connoissoit trop Zulma, pour se
méprendre au motif qui suspendoit ses em-
pressemens; elle le regarda encore avec une
extrême tendresse, et cédant enfin aux doux
mouvemens dont elle étoit agitée, elle se
précipita sur lui avec une ardeur que les ter-
mes les plus forts et l'imagination la plus ar-
dente ne pourroient jamais bien peindre.
Que de vérité! que de sentiment dans leurs
transports ! non ! jamais spectacle plus atten-
drissant ne s'étoit offert à mes yeux. Tous
deux enivrés, sembloient avoir perdu tout
usage de leurs sens. Ce n'étoit point ces mou-
vemens momentanés que donne le désir; c'é-
toit ce vrai délire, cette douce fureur de l'a-
mour toujours cherchés, et si rarement sentis.
O dieux! dieux! disoit de tems en tems Zul-
ma, sans pouvoir en dire davantage ; Phé-
nime, de son côté, abandonnée à tout son
trouble, serroit tendrement Zulma dans ses
bras, s'en arrachoit pour le regarder, s'y
rejettoit, le regardoit encore. Zulma, lui di-
soit-elle avec transport, ah Zulma! que j'ai
connu tard le bonheur!
Ces paroles étoient suivies de ce silence dé-
licieux auquel l'âme se plaît à se livrer, lors-
que les expressions manquent au sentiment
qui la pénètre.
CONTE MORAL 89
Zulma cependant avoit bien des choses en-
core à désirer; et Phénime, à qui son ardeur
les rendoit en ce moment presque aussi néces-
saires qu'à lui-même, loin de vouloir rien
opposer à ses désirs, s'y livra aveuglément.
Il sembloit même qu'il fît encore plus pour
elle qu'elle ne faisoit pour lui; plus elle s'é-
toit défendue contre son amour, plus elle
croyoit devoir lui prouver combien sa résis-
tance lui avoit coûté, et lui faire une sorte de
satisfaction sur les tourmens qu'elle lui avoit
fait éprouver si long-tems. Elle auroit rougi
de s'armer de cette fausse décence qui si sou-
vent gène et corrompt les plaisirs, et qui
paroissant mettre sans cesse le repentir à côté
de l'amour, laisse au milieu du bonheur mê-
me, un bonheur encore plus doux à désirer.
La tendre, la sincère Phénime se seroit crue
coupable envers Zulma, si elle lui avoit dé-
robé quelque chose de l'ardeur extrême qu'il
lui inspiroit; elle voloit avec empressement
au devant de ses caresses, et comme quelques
momens auparavant, elle s'estimoit de lui
résister, elle mettoit alors toute sa gloire à le
bien convaincre de sa tendresse.
Dans un de ces intervalles que, tout courts
qu'ils étoient, ils remplissoient par mille ten-
dres transports : Phénime ! lui dit Zulma de
go LE SOPHA
l'air le plus passionné, vous mettiez trop de
vérité dans tous vos mouvemens pour que je
n'aie pas dû croire quelquefois que vous m'ai-
miez; pourquoi avez-vous retardé si long-
tems cet aveu !
Mon cœur s'est déterminé promptement
pour vous, répondit Phénime, mais ma rai-
son s'est long-tems opposée à mes sentimens.
Plus je me sentois capable de la passion la
plus sincère, plus je craignois de m'engager
sans avoir aimé, je sentois que j'exigerois
plus de tendresse que je ne pourrois en inspi-
rer. Vous seul m'avez fait connoître qu'il y a
encore des hommes capables d'aimer; vous
m'aviez touchée, mais vous ne m'aviez pas
vaincue. Vous l'avouerai-je Zulma? cette
vertu que je vous sacrifie aujourd'hui avec
tant de plaisir, a long-tems combattu contre
vous. Je n'imaginois pas sans désespoir,
qu'une seule foiblesse alloit me ravir, et la
douce certitude que j'étois estimable, et le
bonheur d'être estimée. Ah Zulma! ajouta-t-
elle en le serrant dans ses bras, que tu me
rends odieux tous les momens que je n'ai
point passés à te prouver ma tendresse ! Qui
moi! Zulma, j'ai pu te résister! je t'ai fait
répandre des larmes, et ce n'a pas toujours
été celles que tu répands aujourd'hui ! par-
CONTE MORAL
donne-le moi, j'étois plus malheureuse que
toi-même ! Oui Zulma, je me reprocherai
toujours d'avoir pu croire qu'être à toi ne dût
pas remplir tous mes vœux, et me tenir lieu
de tout. Tu m'aimois, et je pouvois songer à
l'estime des autres ! Ah, puis-je encore méri-
ter la tienne !
Votre majesté devine sans doute, continua
Amanzéï, quelle fut la suite d'une pareille
conversation; quelque plaisir qu'elle m'ait
donné, il me seroit impossible de me.rappel-
1er les discours des deux amans qui, enivrés
d'eux-mêmes, s'interrogeoient, et ne se don-
noient jamais le tems de se répondre, et dont
les idées n'ayant alors entre elles aucune liai-
son, ne peignoient que le désordre de leur
âme, et ne dévoient pas avoir pour un tiers
le même charme que pour eux. J'étois sur-
pris, et de la vivacité de leur passion et des
ressources qu'ils y trouvoient. Ils ne se sépa-
rèrent que fort tard, et Zulma fut à peine
sorti, que Phénime, qui lui avoit consacré
tous ses momens, se mit à lui écrire. Zulma
revint le lendemain de fort bonne heure, tou-
jours plus amoureux, toujours plus tendre-
ment aimé, jouir aux genoux, ou dans les
bras de Phénime des plus délicieux momens.
Malgré le penchant qui me portoit à chan-
92 LE SOPHA
ger souvent de demeure, je ne pus résister au
désir de sçavoir si Zulma et Phénime s'aime-
roient longtemps, et cette curiosité m'arrêta
chez elle près d'un an ; mais voyant enfin
que leur amour, loin de diminuer, sembloit
tous les jours prendre de nouvelles forces, et
qu'ils avoient même joint à toutes les délica-
tesses, à toute la vivacité de la passion la plus
ardente, la confiance et l'égalité de l'ami-
tié la plus tendre, j'allai chercher ailleurs ma
délivrance, ou de nouveaux plaisirs.
ç€=$:=i^.=$=gx^:^r:§g=r^r=§Xg=^=^:r$=§}5Cg=-? --i
CHAPITRE VIII.
EN sortant de chez Phénime, j'entrai dans
une maison où ne voyant que de ces
choses qui, à force d'être ordinaires, ne va-
lent la peine d'être ni regardées, ni racontées,
je ne demeurai pas long-tems. Je fus encore
quelques jours sans trouver dans les différens
endroits où mon inquiétude et ma curiosité
me conduisirent, rien qui m'amusât, ou qui
dût me paroître nouveau. Ici l'on se rendoit
par vanité: là, le caprice, l'intérêt, l'habitude,
CONTE ]\IORAL 93
même l'indolence, étoient les seuls motifs des
foiblesses dont on me faisoit le témoin. Je
rencontrois assez souvent ce mouvement vif
et passager que l'on honore du nom de goût,
mais je ne trouvois nulle part cet amour,
cette délicatesse, cette tendre volupté qui
chez Phénime avoient fait si long-tems mon
admiration et mes plaisirs.
Las de la vie errante que je menois, con-
vaincu que le sentiment dont on veut sans
cesse paroître rempli est cependant- ce que
l'on éprouve le moins, je commençai à m'en-
nuyer de ma destinée, et à désirer vivement
de trouver cette occasion qui devoit terminer
le supplice auquel j'étois condamné.
Quelles mœurs! m'écriois-je quelquefois;
non, Brama qui les connoît, m'a flatté d'une
espérance vaine ; il n'a pas cru qu'avec ce
goût effréné des plaisirs qui règne dans Agra,
et ce mépris des principes qui y est si géné-
ralement répandu, je pusse jamais trouver
deux personnes telles qu'il les demande, pour
m'appeler à une autre vie.
Tout entier à ces chagrinantes réflexions,
je me transportai dans une maison où tout
avoit l'air paisible. Une fille âgée de qua-
rante ans y logeoit seule. Quoiqu'elle fût en-
core assez bien pour pouvoir sans ridicule se
94 LE SOPHA
livrer à l'amour, elle étoit sage, luyoit les
plaisirs bruyans, voyoit peu de monde, et
sembloit même avoir moins cherché à se
faire une société agréable, qu'à vivre avec
des gens qui, soit par la nature de leurs em-
plois, pussent la mettre à l'abri de tout soup-
çon. Aussi y avoit-il dans Agra peu de mai-
sons plus tristes que la sienne.
Entre les hommes qui alloient chez elle,
celui qu'elle paroissoit voir avec le plus de
plaisir, et qui aussi la quittoit le moins, étoit
un homme déjà d'un certain âge, grave, froid
réservé, plus encore par tempérament que
par état, quoiqu'il fût chef d'un collège de
bramines. Il étoit dur, haïssoit les plaisirs, et
ne croyoit pas qu'il y en eût aucun dont l'âme
du vrai sage pût n'être pas avilie.
A cette mauvaise humeur, à cet extérieur
sombre, je le pris d'abord pour une de ces per-
sonnes plus farouches que vertueuses, inexo-
rables pour les autres, indulgentes pour elles-
mêmes, et blâmant en public avec aigreur les
vices auxquels elles se livrent en secret; je
le pris enfin pour un faux dévot. Fatmé
m'avoit terriblement gâté l'esprit sur les
gens dont l'extérieur étoit sage et réglé.
Quoique je me sois rarement mépris en
pensant mal d'eux, je me trompois sur
CONTE MORAL 95
Moclès ; et lorsque je le connus, il méritoit
que j'eusse de lui d'autres idées.
Son âme alors étoit droite, et sa vertu sin-
cère. Tout Agra le croyoit plus sage même
qu'il ne vouloit le paroître; personne ne dou-
toit que son aversion pour les plaisirs ne fût
réelle, et que, quelques durs que fussent ses
principes, il ne les eût toujours suivis. L'on
avoit d'Almaïde, (c'est le nom de la fille chez
quij'étois) des idées aussi favorables. L'é-
troite liaison qui étoit entre elle et Moclès,
n'avoit donné aucun lieu à des soupçons qui
leur fussent désavantageux, et quelle que
soit sur les liaisons intimes la méchanceté du
public, il n'y avoit personne qui ne respectât
la leur, et qui ne la crût fondée sur le goût
qu'ils avoient pour la vertu.
Moclès venoit tous les soirs chez Almaide,
et, soit qu'ils fussent en compagnie, soit
qu'ils fussent seuls, leurs actions étoient irré-
prochables, et leurs discours sages et mesu-
rés. Communément ils agitoient quelques
points de morale; Moclès dans ces discus-
sions, faisoit toujours briller ses lumières et
sa droiture. Une chose seule me déplaisoit ;
c'étoit que deux personnes si supérieures aux
autres et qui tenoient toutes deux leurs pas-
sions dans des bornes si resserrées, n'eussent
gô LE SOPHA
point triomphé de l'orgueil, et que mutuelle-
ment elles se proposassent pour exemple.
Souvent même ne s'en reposant pas sur l'es-
time qu'ils avoient l'un pour l'autre, chacun
d'eux entreprenoit son panégyrique, et se
louoit avec une complaisance, une chaleur,
une vanité dont assurément leui" vertu n'au-
roit pas dû être contente. Quoiqu'une maison
si triste m'ennuyât beaucoup, je résolus d'y
demeurer quelque tems. Ce n'étoit pas que
j'espérasse de m'y amuser un jour, ou d'y
trouver ma délivrance. Plus je croyois Al-
maïde et Moclès assez parfaits pour l'opérer,
moins j'osois attendre d'eux une foiblesse:
mais las encore de mes courses, dégoûté du
monde, sentant alors avec horreur à quel
point il m'avoit perverti, je n'étois pas fâché
d'entendre parler morale, soit que la nou-
veauté dont elle étoit pour moi, fût seule-
ment ce qui la rendoit agréable, ou que dans
les dispositions où j'étois, je la regardasse
comme une chose qui pouvoit m'être salu-
taire.
Ah vraiment ! s'écria le sultan, je ne suis
plus étonné que vous m'en ayez accablé, je
vois où vous l'avez prise ; mais afin que vous
ne soyez pas encore tenté de me montrer
votre éloquence, ou votre mémoire, je réitère
CONTE MORAL 97
les menaces que je vous ai faites avec tant de
prudence au commencement de votre conte.
Si j'étois moins clément, je vous laisserois
faire, et avec le plaisir que vous avez à par-
ler, sans doute vous iriez loin, mais je n'aime
pas la supercherie, et je veux bien vous re-
dire encore, que rien n'est moins salutaire
que la morale.
Malgré la rare vertu dont Almaïde et Mo-
des étoient doués, reprit Amanzéi ils mê-
loient quelquefois à la morale des peintures
du vice un peu trop détaillées. Leurs inten-
tions, sans doute, étoient bonnes ; mais il
n'en étoit pas plus prudent à eux de s'arrêter
sur des idées dont on ne sçauroit trop éloi-
gner son imagination, si l'on veut échapper
au trouble qu'elles portent ordinairement dans
les sens.
Almaïde et Moclès qui n'y sentoient pas de
danger, ou s'y croyoient supérieurs, ne crai-
gnoient point assez de disserter sur la volup-
té; il est bien vrai qu'après en avoir vivement
étalé tous les charmes, ils en exagéroient la
honte et les dangers. Ils convenoient même
que la vraie félicité ne se trouve que dans le
sein de la vertu, mais ils en convenoient sè-
chement, et comme d'une vérité trop généra-
lement reconnue, pour avoir besoin d'être
7
98 LE SOPHA
discutée. Ce n'étoit pas avec la même rapidi-
té qu'ils faisoient l'examen du plaisir; ils s'é-
tendoient sur une matière si intéressante, et
s'appesantissoient sur les détails les plus
dangereux, avec une confiance dont enfin
j'osai espérer qu'ils pourroient bien être la
dupe.
Il y avoit au moins un mois que tous les
soirs ils s'amusoient de ces peintures vives
que je croyois si peu faites pour eux ; et quel-
que sujet qu'ils traitassent d'abord, ils retom-
boient toujours sur celui qu'ils auroient dû
éviter. Moclès, de qui insensiblement ces dis-
cours avoient adouci l'humeur, venoit chez
Almaïde plutôt qu'à son ordinaire, s'y amu-
soit davantage, et en sortoit plus tard. Al-
maïde, de son côté,rattendoit avec plus d'im-
patience, le voyoit avec plus de plaisir; l'é-
coutuit avec moins de distraction. Quand Mo-
clès arrivoit chez elle, et qu'il y trouvoit du
monde, il y avoit l'air contraint et embar-
rassé, et elle-même ne paroissoit pas être
plus contente. Enfin les laissoit-on seuls, je
remarquois sur leur visage cette joie que res-
sentent deux amans, qui, long-tems troublés
par une visite importune, ont enfin le bon-
heur de pouvoir se livrer àleur tendresse.
r\lmaïde et Moclès s'approchoient l'un de
CONTE MORAL 99
l'autre avec empressement, se plaignoient de
ce qu'on ne les laissoit pas assez à eux-mêmes,
et se regardoient mutuellement avec une ex-
trême complaisance. C'étoit à peu près la
même façon de se parler, mais ce n'étoit plus
le même ton. Ils vivoient enfin avec une fa-
miliarité qui devoit les mener d'autant plus
loin, qu'ils s'étourdissoient sur ce qui l'avoit
fait naître, ou (ce que je croirois plus aisé-
ment) ne le pénétroient pas.
Moclès un jour louoit excessivement Al-
maïde sur sa vertu; pour moi, dit-elle, il n'est
pas bien singulier que j'aie été sage : dans
une femme, les préjugés aident la vertu,
mais dans un homme, ils la corrompent.
C'est une espèce de sottise à vous de n'être
pas galans, en nous c'est un vice de l'être.
Vous avez dû vous, par exemple, qui me
louez, en ne pensant que comme moi, méri-
ter pouitant plus d'estime. A ne pas exami-
ner les choses avec cette exactitude de rai-
sonnement qui les montre telles qu'elles sont,
répondit-il gravement, on imagineroit que je
suis en effet plus estimable que vous, et l'on
se tromperoit. Il est aisé à un homme de ré-
sister à l'amour, et tout y livre les femmes.
Si ce n'est pas la tendresse qui les y porte,
ce sont les sens. Au défaut de ces deux mou-
100 LE SOPHA
vemens qui causent tous les jours tant de dé-
sordres, elles ont la vanité qui, pour être la
source de leurs foiblesses que l'on doit excu-
ser le moins, n'en est peut-être pas la moins
ordinaire; et ce qui, ajouta-t-il en soupirant
et en levant les yeux au ciel, est encore plus
terrible pour elles^ c'est le désœuvrement
perpétuel dans lequel elles languissent. Cette
nonchalance fatale livre l'esprit aux idées les
plus dangereuses; l'imagination naturelle-
ment vicieuse les adopte et les étend : la pas-
sion déjà née, en prend plus d'empire sur le
cœur; ou s'il est encore exempt de trouble,
ces fantômes de volupté que Ion se plaît à se
présenter, le disposent à la foiblesse. Quand,
seule et abandonnée à toute la vivacité de
son imagination, une femme poursuit une
chimère que son désœuvrement l'a forcée
d'enfanter, pour n'être pas troublée dans cette
jouissance imaginaire, elle écarte toutes ces
idées de vertu qui la feroient rougir des illu-
sions qu'elle se forme; moins l'objet qui la
séduit est réel, plus elle croit inutile de lui
résister; c'est dans le silence, c'est vis-à-vis
elle-même qu'elle est foible, qu'a-t-elle à
craindre? Mais ce cœur qu'elle nourrit de
tendresse, ces sens qu'elle plie à l'habitude de
la volupté se contenteront-ils toujours d'illu-
CONTE MORAL
sions? Supposé même qu'elle ne cherche pas
ce qui blesse plus réellement la vertu, peut-
elle se flatter que dans un moment, (et qui
sera peut-être un de ceux où intérieurement
elle s'égare) où un amant tendre, ardent, em-
pressé viendra gémir à ses genoux, et y por-
ter en même tems ses larmes et ses trans-
ports, elle trouvera dans un cœur qu'elle a
tant de fois livré volontairement aux charmes
de la mollesse, ces principes qui seuls pou-
voient la faire triompher d'une si dangereuse
occasion !
Ah Moclès, s'écria Almaïde en rougissant,
que la vertu est. difficile à pratiquer! Vous
êtes moins faite qu'une autre pour le croire,
répondit-il, vous qui, avec tous les agrémens
possibles, née pour vivre au milieu des plai-
sirs, avez tout sacrifié à cette même vertu,
qu'aujourd'hui l'on sacrifie aux choses mêmes
qui sembleroient devoir le moins l'emporter
sur elle. Je ne me flatte point, répliqua-t-
elle modestement, d'être arrivée à la perfec-
tion; mais il est vrai que j'ai tout craint, sur
tout ce désœuvrement dont vous venez de
parler, et ces livres, et ces spectacles perni-
cieux qui ne peuvent qu'amollir l'âme. Oui,
je le sçais, reprit-il, et c'est à ce soin conti-
nuel de vous occuper que vous devez princi-
102 LE SOPHA
paiement votre sagesse, car (et je le vois par
nous-mêmes) rien ne nous livre plus aux pas-
sions que l'oisiveté; et si elle prend tout sur
nous qui sommes nés moins fragiler-, jugez de
ce qu'elle peut sur vous. Il est vrai, répondit-
elle, que nous avons tout à combattre. Infini-
ment plus que nous ne pensons, répliqua-t-il,
et c'étoit ce que je vous disois. Il faut de plus,
que vous considériez que les femmes sont
toujours attaquées, et que (si vous en exceptez
quelques-unes sans pudeur et sans principes^
qui même sans aimer, osent les premières
dire qu'elles aiment) il n'arrive pas, quelque
corrompu que l'on soit aujourd'hui, que nous
ayons à combattre ces soins, ces pleurs, et
cette obstination que nous employons tous les
jours contre les femmes avec tant de succès.
D'ailleurs, si vous ajoutez aux hommages
qu'on leur rend, l'exemple ... A cet égard,
interrompit-elle, nous n'avons point d'avan-
tage sur vous; l'exemple doit même d'au-
tant plus vous entraîner, que vous êtes ga-
i-ans par état. Cela n'est pas exactement vrai
pour tous les hommes, reprit-il, puisqu'il y
en a beaucoup à qui leur état même interdit
cette frénésie de l'âme, que l'on appelle le
plaisir d'aimer : moi, par exemple, je suis
dans ce cas-là. Quand cela ne seroit pas, ré-
CONTE MORAL 103
pliqua-t-clle, né assez heureux pour être
inaccessible aux passions, vous aurez tou-
jours ... Ici, Moclès leva les yeux au ciel en
soupirant. Quoi ! continua Almaïde, vous re-
procheriez-vous quelque chose ? Ah Moclès !
si vous n'êtes pas content de vous-même, qui
peut oser l'être de soi? Quoi! vous auriez
voulu connoître l'amour? Oui, répondit-il
tristement; cet aveu m'humilie, mais je le
dois à la vérité. Il est vrai aussi que je n'ai
pas cédé à cette funeste tentation. En vous
avouant que j'ai quelquefois été obligé de
combattre, je me montre sans doute à vos
yeux avec des foiblesses dont, à votre étonne-
ment, je vois bien que vous ne me croyez
pas capable ; mais en vous tirant d'une erreur
qui m'étoit avantageuse, je crains de vous
faire trop bien penser de moi. Il est moins
humiliant d'être tenté, qu'il n'est glorieux de
résister à la tentation. En vous confiant mes
foiblesses, je suis forcé de vous parler de mes
triomphes; ce que je perds d'un côté, il sem-
ble que je veuille le regagner de l'autre, et je
ne sçais si je ne dois pas craindre que vour;
n'attribuyez à orgueil un aveu que je ne vous
fais que pour éviter le mensonge.
En achevant ce modeste discours, Moclès
baissa les yeux. Oh! vous ne risquez rien
I04 LE SOPHA
avec moi, lui dit vivement Almaïde, je vous
connois. Eh bien ! vous avez donc été quel-
quefois tenté de succomber; vous ne m'éton-
nezpas; on a beau marcher d'un pas con-
stant à la perfection, on n'y arrive jamais.
Ce que vous dites n'est malheureusement que
trop prouvé, répondit-il. Hélas! s'écria-t-ellc
douloureusement, pensez-vous donc que j'aie
tant à me louer de moi-même, et que je sois
exempte de ces foiblesses que vous vous re-
prochez ! Quoi, lui dit-il, vous aussi, Al-
maïde! j'ai trop de confiance en vous pour
vouloir rien vous cacher, reprit-elle, et je
vous avouerai que j'ai eu cruellement à com-
battre. Ce qui m'a long-tems étonnée, et
qu'encore aujourd'hui je ne conçois pas, c'est
que ce trouble qui s'empare des sens et les
confond, soit indépendant de nous-mêmes :
cent fois il m'a surprise dans les occupations
les plus sérieuses, et qui naturellement dé-
voient y rendre mon âme moins accessible.
Quelquefois je le combattois avec assez de
succès, dans d'autres tems, moins forte con-
tre lui, malgré moi-même, il m'asservissoit,
entraînoit mon imagination, se soumettoit
toutes mes facultés. Que ces honteux mouve-
mens subjuguent une âme qui se plaît à les
nourrir, et qui ne se trouve heureuse qu'au-
CONTE MORAL
105
tant qu'elle y est en proie, je n'en suis pas
surprise; mais pourquoi y est-on exposé,
quand on fait le plus grand et le plus continu
de ses soins, de les anéantir?
Ce que l'on appelle sagesse, répondit Mo-
des, consiste beaucoup moins à n'être pas
tenté, qu'à sçavoir triompher de la tentation,
et il y auroit trop peu de mérite à être ver-
tueux, si pour l'être l'on n'avoit pas d'obsta-
cles à surmonter. Mais, puisque nous en
sommes sur ce chapitre, dites-moi de grâce,
depuis que vous êtes dans cet âge où le sang
coulant dans les veines avec moins d'impé-
tuosité, vous rend moinssusceptiblede désirs,
sentez-vous encore ces mouvemens affreux ?
Ils sont beaucoup moins fréquens, répartit-
elle, mais j'y suis encore sujette. Je suis
aussi dans le même cas, répondit-il en soupi-
rant.
Mais nous sommes fols de parler comme
nous faisons, dit Almaïde en rougissant, et
cette conversation n'est pas faite pour nous.
Je doute, toutes réflexions faites, que nous
devions beaucoup la craindre, répondit Mo-
des en souriant d'un air vain : il est bon de
se défier de soi-même, mais ce seroit aussi
avoir trop mauvaise opinion de nous que de
nous croire si susceptibles. Je conviens que
I06 LE SOPHA
le sujet que nous traitons, ramène nécessai-
rement à de certaines idées; mais il est bien
différent de le discuter dans la vue de s'éclai-
rer, ou dans celle de se séduire ; et nous pou-
vons, je crois, sans nous tromper, nous ré-
pondre de nos motifs et nous reposer sur eux
de notre tranquillité. Il ne faut pas, d'ailleurs,
que vous croyez que ces sortes d'objets, si
dangereux pour les gens qui vivent dans le
désordre, puissent faire la même impression
sur nous : par eux-mêmes ils ne sont rien;
des personnes de la vertu la plus pure sont
quelquefois forcées de s'y arrêter, sans que la
discussion la plus exacte de ces matières
prenne sur l'innocence de leurs mœurs. Tout
est mal et corruption pour les cœurs corrom-
pus, comme les choses qui paroissent le plus
contraires à la sagesse, sont sans pouvoir sur
ceux qui ne cherchent point à s'y complaire.
Cela n'est pas douteux, puisque vous le
croyez, répondit-elle; et je n'ai garde de me
faire des scrupules, quand il vous paroît que
je n'en dois pas avoir.
Vous ne devineriez jamais, lui dit-il, la
curiosité qui m'occupe ; je n'ose vous la dé-
couvrir, parce que je la crois indiscrète, et je
ne puis cependant y résister ; je voudrois sça-
voir si jamais on ne vous a fait de proposi-
CONTE MORAL IO7
tions d'un certain genre, si jamais enfin
(pour vous montrer ma curiosité toute entière)
vous n'avez essuyé les transports d'aucun
homme, soit volontairement, soit malgré
vous ?
A cette question qu'Almaïde n'avoit pas
prévue, elle demeura étonnée, rougit, et pa-
rut rêver: enfin, prenant son parti; mais oui,
répondit-elle avec embarras, et puisque vous
voulez le sçavoir, je vous avouerai naturelle-
ment qu'un jour un jeune étourdi qui (car je
ne veux rien vous dissimuler) malgré mon
aversion pour les hommes, me paroissoit
assez aimable, me trouvant seule, me dit de
ces galanteries que les hommes croient nous
devoir, quand nous ne sommes pas encore
parvenues à cet âge heureux qui ne leur
inspire pour nous que du respect, ou que nous
sommes assez à plaindre pour avoir une figure
qui nous expose à leurs désirs. Nous étions
seuls; je lui répondis selon les principes
que je m'étois faits. Loin que ma réponse lui
imposât, il crut que je cherchois moins à lui
dérober sa conquête, qu'à lui faire valoir; il
osa même m'assurer que je l'aimerois ; vous
imaginez bien que je lui soutins fortement le
contraire. Je ne sçais avec quelles femmes
vivoit ordinairement cet étourdi ; mais assu-
lo8 LE SOPHA
rément elles ne l'avoient pas accoutumé au
respect. Il s'approcha de moi, et me prenant
brusquement enti'e ses bras, il me renversa
sur un Sopha. Dispensez-moi de grâce du
reste d'un récit qui blesseroit ma pudeur, et
qui peut-être troubleroit encore mes sens.
Qu'il vous suffise de sçavoir... Non, inter-
rompit Moclès, vous me direz tout : c'est
moins, je le vois, (et ne le vois pas sans fré-
mir pour vous) la crainte d'émouvoir vos sens,
ou de blesser la pudeur qui vous ferme la
bouche, que la honte d'avouer que vous avez
été trop sensible, et ce motif, loin d'être
louable, ne sçaurait être trop blâmé. Je puis,
je crois même devoir ajouter à ce que je vous
dis, que s'il est vrai que vous craignez que le
récit que j'exige de vous, ne vous jette dans
une émotion dangereuse, vous ne pouvez le
supprimer ou l'adoucir, sans être coupable.
N'est-il donc pour vous d'aucune consé-
quence d'ignorer ce que peuvent sur vous de
certaines idées? Oserez-vous compter sur
vous-même, quand vous ne vous serez pas
éprouvée? Ainsi donc, ménageant toujours
votre âme, vous ignorez toujours quelles sont
ses forces ! Almaïde, croyez-moi, l'on ne
craint jamais assez un danger que l'on ne
connoît pas, et l'on ne tombe ordinairement
CONTE MORAL 109
que pour avoir trop compté sur soi-même.
Vous ne pouvez donc peser trop sur toutes
les circonstances de votre histoire ; ce n'est
que par l'effet qu'elles feront aujourd'hui sur
vous que vous pourrez apprendre jusques où
vont les progrès que vous avez faits dans le
chemin de la vertu, ou (ce qui est encore plus
essentiel) ce qu'il vous reste encore à détruire
pour parvenir à cette aversion totale des plai-
sirs, qui seule fait les vertueux.
Ce conseil me surprit dans la bouche de
Moclès : je lui connoissois de la droiture et
des lumières, et je ne concevois pas ce qui
dans cet instant le faisoit raisonner d'une fa-
çon si contraire à ses principes. Quoi, me
dis-je avec étonnement, c'est Moclès qui con-
seille à Almaïde de peser sur des détails qui
peuvent blesser la pudeur, et porter à la cor-
ruption? L'envie que j'avois de m'éclaircir
des motifs de Moclès, me le fit regarder avec
attention, et je lui trouvai tant d'égarement
dans les yeux, que je commençai à croire que
je pourrois bien trouver ma délivrance dans
le lieu du monde où j'aurois le moins osé
l'attendre.
Pendant que je fondois de si douces espé-
rances, autant sur l'idée que j'avois de la
vertu d'Almaïde et de Moclès, que sur le
LE SOPHA
trouble où tous deux commençoient à se met-
tre, Almaïde continua son histoire.
(!è=è^'p^^i^Pit^^^^-^§Xë=^i:^^^:=^â^ië=^^i
CHAPITRE IX.
On l'on trouvera tme grande question à
décider.
JE vous obéirai aveuglément, répondit
Almaïde à Moclès : vous venez de me
faire sentir que la vanité seule me fermoit la
bouche, et je vais m'en punir en vous con-
iiant sans déguisement les circonstances de
mon aventure qui me mortifient le plus.
Je vous ai dit, ce me semble, que ce jeune
homme dont je vous parlois m'avoit renver-
sée sur unSopha ; je n'étois pas encore reve-
nue de mon étonnement, qu'il s'y précipita
sur moi. Quoique l'excès de ma surprise me
permît à peine de lui exprimer ma colère, il
la lut aisément dans mes yeux, et voulant se
précautionner contre mes cris, il parvint,
malgré ma résistance, à me fermer la bouche
avec le baiser le plus insolent ; il me seroit
CONTE MORAL
impossible de vous dire combien d'abord
j'en fus révoltée, je l'avouerai pourtant, mon
indignation ne fut pas longue. La nature qui
me trahissoit me porta bientôt ce baiser
dans le fond du cœur ; il se mêla tout d'un
coup à ma colère des mouvemens qui ne la
laissèrent plus agir qu'avec foiblesse. Tous
mes sens se soulevèrent, un feu inconnu se
glissa dans toutes mes veines ; je ne sçais
quel plaisir qui, en le détestant m'entraînoit,
remplit insensiblement toute mon âme ; mes
cris se convertirent en soupirs, et emportée
par des mouvemens auxquels, malgré ma
colère et ma douleur, je ne pouvois plus ré-
sister, en gémissant de l'état où je me voyois,
je n'avois plus la force de m'en défendre.
Voilà, s'écria Moclès, une terrible situa-
tion ! Eh bien ! continua-t-il en la regardant
avec des yeu.x enflammés. Que vous dirai-je,
reprit-elle ? Quand je le pouvois, je lui fai-
sois des reproches, mais c'étoit machinale-
ment. Je crois que je lui parlois, que je le
traitois avec tout le mépris qu'il méritoit,
je dis que je le crois, car je n'oserois l'assurer.
A mesure que ce trouble cruel augmentoit,
je sentois expirer mes forces et ma fureur,
une confusion singulière régnoit dans toutes
mes idées. Je ne m'étois pourtant pas encore
112 LE SOPHA
rendue ; mais quelle résistance ! qu'elle étoit
foible ; et que toute foible qu'e-lle étoit, elle
nie coûtoit encore ! Je ne me rappelle, Moclès,
ce souvenir qu'avec horreur, et la honte qu'il
me cause, me le rend aussi présent que si je
gémissois encore entre les bras de cet auda-
cieux. Quel moment pour ma vertu ! Ah
Moclès ! comment, sentant tout le prix de
cette innocence que l'on cherchoit à me ravir,
ne craignant rien tant, même au milieu du
désordre auquel j'étois livrée, que le malheur
de la perdre, trouvois-je tant de douceur dans
cette volupté qui s'étoit emparée de moi ?
Comment des craintes si vives ne m'arra-
choient-elles pas aux plaisirs, ou pourquoi les
plaisirs laissoient-ils encore sur mon cœur
tant d'empire à la vertu ? Je souhaitois, (mais
avec quels efforts ! combien ne souffrois-je
pas à souhaiter ?) que l'on vînt m'arracher
au sort qui me menaçoit. En même tems que
je formois cette idée, un mouvement con-
traire qui agissoit sur moi avec la dernière
violence, et qui cependant déplaisoit moins
que le premier, me faisoit désirer vivement
que rien ne s'opposât à ma défaite. En rou-
gissant de ce que je sentois, je brûlois d'en
sentir davantage; sans imaginer de nouveaux
plaisirs, j'en souhaitois ; l'ardeur qui me dévo-
CONTE MORAL 113
roit, commençoit à devenir un supplice pour
moi et à fatiguer mes sens.
Quelle que fût l'ivresse dans laquelle j'étois
plongée, je n'avois pas encore pu parvenir à
étouffer cette voix importune qui crioit au
fond de mon cœur, et qui n'ayant pu m'arra-
cher à ma foiblesse, continuoit de me la re-
procher, lorsque ce jeune homme remar-
quant, sans doute, l'impression qu'il faisoit
sur moi, poussa enfin jusqu'au bout les ou-
trages qu'il me faisoit. IL . . . mais comment-
pourrois-je vous exprimer ce dont je rougis
encore? Occupée uniquement, autant que
mon trouble me le permettoit, à me défendre
de ses baisers dont il m'accabloit sans cesse,
je n'avois point pris d'ailleurs de précautions
contre lui. Malgré le cruel état où j'étois,
cette nouvelle insulte réveilla ma fureur; hé-
las! cène fut pas pour long-tems. Je sentois
bientôt augmenter mon désordre; jusqu'aux
efforts que je faisois pour échapper à cet au-
dacieux, ou pour le déranger du moins, tout
y contribuoit, tout achevoit de me séduire.
Perdue enfin dans des transports inexpri-
mables, dans un ravissement dont il me seroit
impossible de vous donner l'idée, je tombai
sans force et sans mouvement, entre les bras
du cruel qui me faisoit de si sanglans affronts.
114 LE SOPHA
Quel état! s'écria Moclès, et que j'en crains
les suites ! Elles ne furent cependant pas telles
que vous les imaginez, répondit Almaïde. Au
milieu d'une situation dont j'avois d'autant
plus à craindre, que je n'en craignois plus
rien, je ne sçais pourquoi mon ennemi sus-
pendit tout d'un coup sa fureur et ses entre-
prises. Par un prodige que je n'ai jamais pu
concevoir, et que vous ne croirez peut-être
pas, tant il est extraordinaire ! dans l'instant
où je n'avois plus rien à lui opposer, et où
lui-même paroissoit au comble de l'égare-
ment, ses yeux, dont je ne pouvois soutenir
l'éclat et l'impression, changèrent; une sorte
de langueur qui vint y régner, en bannit la
fureur : il chancela, et en me pressant dans
ses bras, avec plus de tendresse et moins de
violence qu'auparavant, il devint, (juste puni-
tion des maux qu'il m'avoit faits! ) aussi
foible que je l'étois moi-même.
En ce moment, mon trouble commençoit
à se dissiper, et je fus assez heureuse pour
pouvoir jouir de toute l'humiliation de mon
ennemi; après l'avoir considérée avec tout le
le plaisir possible, et remercié intérieurement
Brama de la protection visible qu'il m'avoit
accordée, je me relevai avec vidlence, A me-
sure que mes sens se calmoient, et que mes
CONTE MORAL
115
idées devenoient plus claires, je sentois plus
vivement ma honte. Vingt fois j'ouvris ma
bouche pour charger ce jeune téméraire des
reproches qu'il méritoit ; mais cette confu-
sion secrète dont j'étois accablée, me la fer-
ma toujours, et après l'avoir regardé avec
toute l'indignation que méritoit l'insolence
de son procédé, je le quittai brusquement.
J'aimai mieux, à vous dire vrai, garder le
silence, que d'entrer dans des détails qui
m'auroient fait rougir, et que la foiblesse dont
je venois d'être capable me faisoit craindre.
Voilà, poursuivit-elle, la seule fois que je
me suis trouvée dans ce danger que j'avois
toujours craint avant que de le connoître, et
que je n'ai connu que pour l'éviter avec plus de
soin que jamais. Je me crus même d'autant
plus obligée à le fuir, que je ne doutai pas
aux mouvemens que j'avois éprouvés, que je
n'eusse plus de penchant à l'amour que je ne
l'avois cru.
Vous voyez bien, dit alors Moclès, qu'il
est important d'essayer son âme; mais à pro-
pos, comment va la vôtre? ce récit a-t-il fait
sur vous les impressions que vous craigniez?
Mais enfin, répondit-elle en rougissant, elle
n'est pas aussi tranquille qu'elle l'étoit. De
sorte, reprit-il, que si actuellement vous
Il6 LE SOPHA
trouviez un téméraire, vous ne laisseriez pas
pas d'en être un peu embarrassée. Ah ! ne me
parlez plus de cela, s"écria-t-elle, ce seroit le
plus cruel malheur qui pût m'arriver. Oui,
répondit-il avec distraction, cela se conçoit
aisément.
En achevant ces paroles, il tomba dans la
rêverie la plus profonde : de tems en tems il
regardoit x\lmaide d'un air interdit et avec
des yeux qui peignoient ses désirs et son irré-
solution. L'aveu qu'Almaïde venoit de lui
faire de son trouble, l'encourageoit; mais son
inexpérience ne lui permettant pas de sçavoir
le mettre à profit, peu s'en falloit qu'il ne lui
devînt inutile. La façon dont il devoit s'y
prendre pour achever de séduire Almaïde,
n'étoit pas la seule chose à laquelle il rêvât.
Retenu par le souvenir de ce qu'il avoit été,
tyrannisé par l'idée des plaisirs, séduit, ces-
sant de l'être, je le voyois tour à-tour prêt à
fuir, ou à tout tenter.
Pendant qu'il éprouvoit tant de combats,
Almaïde n'étoit pas dans un état plus tran-
quille. Le récit que Moclès lui avoit de-
mandé, avoit produit tout ce qu'elle en
avoit craint. Ses yeux s'étoient animés, une
rougeur différente de celle que la pudeur
fait naître; des soupirs entrecoupés, de l'in-
CONTE MORAL 117
quiétude, de la langueur, tout m'apprit mieux
qu'elle ne le sçavoit elle-même, la force de
l'égarement dans lequel elle étoit plongée.
J'attendois avec impatience ce que devien-
droit la situation oii deux personnes si sages,
s'étoient si imprudemment engagées. Je crai-
gnis même quelque tems qu'ils ne sentissent
l'erreur où leur trop grande sécurité les avoit
entraînés, et que^ dans des cœurs accoutumés
à la vertu, elle ne fît pas tout le progrès que
mon état et les promesses de Brama me for-
çoient de souhaiter.
Je crus voir enfin aux regards d'Almaïde et
de Modes, qui de moment en moment deve-
noient moins timides, et se chargeoient de
plus de volupté, que c'étoit moins la crainte
de succomber qui les retenoit, que l'embar-
ras d'amener leur chute. Tous deux étoient
également tentés, tous deux me sembloient
avoir le même désir et le même besoin de
connoître. Cette situation pour deux person-
nes qui auroient eu un peu d'usage du mon-
de, n'auroit pas été embarrassante, mais Al-
maïde et Moclès, loin de sçavoir l'art de
s'aider mutuellement, n'osoient ni se confier
leur état, ni se marquer autrement que par
des regards encore mal assurés, le feu dont
ils se sentoient brûler. Quand même ils se
Il8 LE SOPHA
seroient crus l'un à l'autre les mêmes idées,
sçavoient-ils à quel point il étoit séduits
tous deux?
Quelle honte ne seroit-ce pas pour celui
qui parleroit le premier, s'il trouvoit dans le
cœur de l'autre quelques restes de vertu ; et
comment pouvoir s'éclaircir, quand tous
deux avoient tant de raisons de ne pas rompre
le silence ? En supposant à Almaïde plus de
foiblesse encore qu'à Moclès, elle n'en étoit
pas moins forcée de l'attendre. A cette sa-
gesse dont elle avoit toujours fait profession,
se joignoient la pudeur et les bienséances de
son sexe, qui ne lui permettoient pas de dé-
clarer ses désirs; et quoique pour toutes les
femmes cette loi ne soit pas inviolable, Al-
maïde, ou tout-à-fait neuve, ou peu faite à la
galanterie, craignoit le mépris si justement
attaché à une démarche de cette nature.
D'ailleurs, sçavoit-elle comment Moclès la
prendroit? Peut-être si elle eût été sûre qu'en
la méprisant, il eût voulu céder, se seroit-
elle étourdie là-dessus; mais, s'il s'en tenoit
simplement au mépris !
Après qu'ils eurent agité quelque tems en
eux-mêmes, de quelle manière ils pourroient
se parler sans s'exposer à la honte de ne pas
réussir, Moclès, de qui un aveu formel de ses
CONTE MORAL iig
sentimens auroit trop blessé l'orgueil et l'état,
crut qu'il ne pouvoit mieux réussir que par le
sophisme; supposé cependant que le choix
des moyens dépendît encore de l'examen
qu'en pouvoit faire sa raison, et qu'il ne cher-
chât pas encore plus à s'éblouir lui-même, ou à
sauver sa gloire, en cas que l'épreuve qu'il
alloit tenter ne lui réussît point, qu'à tromper
Almaïde. Heureux s'il eût voulu employer
pour se défendre, seulement la moitié de l'art
qu'il mit à achever de se séduire, ou à se jus-
tifier de sa séduction !
Oh parbleu ! dit alors le sultan, on peut
dire que s'il s'y prend mal, ce ne sera pas
faute d'y avoir beaucoup rêvé.
Mais, dit la sultane, je ne sçais pas pour-
quoi vous êtes si étonné qu'il ait fait tant de
réflexions; il me semble que la situation où
il se trouvoit exigeoit qu'il en fît quelques-
unes. Quelques-unes, passe, répondit Schah-
Baham, et c'est précisément parce qu'il n'en
falloit que quelques-unes qu'il n'avoit pas
besoin d'en faire tant.
Il falloit que ces gens-là fussent terrible-
ment tentés pour ne pas rentrer en eux-
mêmes avec le tems qu'ils se donnoient pour
cela. Vous avez risqué de faire une remarque
judicieuse, reprit la sultane. Vous avez risqué !
I20 LE SOPHA
dit Schah-Baham, oserois-je bien vous de-
mander ce que cela veut dire? Vous avez de
petites façons de parler aussi peu respec-
tueuses que j'en connoisse, et dont il n'y a
peut-être pas au monde de sultan qui voulût
s'accommoder. Mais je veux dire, répondit la
sultane, qu'elle porte à faux. Toutes ces idées
tumultueuses qui occupoient Almaïde et Mo-
des, se succédoient avec une extrême promp-
titude ; et si vous vouliez bien y penser, vous
verriez que ce qu'Amanzéi ne nous a dit
qu'en un quart-d'heure, ne dût pas suspendre
deux minutes leurs résolutions. Eh bien, ré-
pliqua le sultan, le conteur est donc une bête,
s'il emploie tant de tems à rendre ce que les
gens dont il parle pensèrent avec tant de
promptitude. Je voudrois bien, reprit-elle,
que vous fussiez obligé de nous en peindre
autant. J'ai mes raisons pour croire que je
m'en acquitterois fort bien, répartit-il, mais
je ferois encore mieux que tout cela; car
ce que je trouverois si difficile à dire, je ne
me ferois point du tout de peine de le passer.
Les idées dans lesquelles Moclès étoit ab-
sorbé, ses désirs, les efforts qu'il faisoit pour
les éteindre, le plaisir avec lequel il s'y livroit
lui donnoient un air si sérieux et si occupé,
qu'Almaïde enfin jugea à propos de lui de-
CONTE MORAL 131
mander ce qu'il avoit pour garder si long-
tems le silence. Je crains, ajouta-t-elle, que
vous ne vous fassiez des idées noires. Vous
avez raison, répartit-il, et c'est le récit que
vous venez de me faire qui me les a fait naî-
tre. Almaïde parut étonnée de ce qu'il lui di-
soit. N'en soyez pas surprise, continua-t-il,
et ne soyez pas plus choquée de ce que je vais
vous dire, tout extraordinaire qu'il sera dans
ma bouche. Je suis désolé que ce jeune témé-
raire qui vous ménagea si peu, n'ait pas eu le
tems d'achever son crime. Ah Moclès ! s'écria-
t-elle, et pourquoi? Parce que, répondit-il,
vous seriez en état de calmer des doutes qui
me tourmentent depuis long-tems, que vous
venez de me rendre dans toute leur force, et
que notre inexpérience réciproque laissera
toujours subsister, puisque vous ne pourriez
point répondre à mes questions, et qu'il se-
roit trop dangereux pour moi d'interroger
sur ce qui m'agite une autre personne que
vous. Ma curiosité roule sur des choses d'une
nature si étrange pour un homme de mon ca-
ractère et de ma profession, qu'à moins de me
connoître comme vous faites, on ne manque-
roit pas de l'attribuer à un motif qui ne me
feroit pas honneur. Il est certain, répondit-
elle, que vous pouvez tout me dire sans rien
LE SOPHA
risquer. C'est cela même, reprit-il, qui me fe-
roit presque désirer que vous fussiez plus
instruite, car ayant en moi autant de con-
fiance que j'en ai en vous, sûrement vous ne
me cacheriez rien. Quand j'aurois pu douter
de votre amitié et de la façon dont vous
comptez sur ma discrétion, la vérité avec la-
quelle vous venez de me confier jusqu'à vos
plus intimes mouvemens, m'en auroit con-
vaincu. Sçachons toujours ce qui vous occupe,
répliqua-t-elle, peut-être à force de raisonner,
viendrons-nous à bout Oh non! interrom-
pit-il, vous ne pourriez me donner que des
conjectures ; et ce qui m'occupe est d'une na-
ture à exiger la plus parfaite certitude. Sans
vous inquiéter davantage, je vais vous dire ce
que c'est, et vous jugerez s'il doit m'étre in-
différent, pensant comme je fais, d'être sur un
pareil article dans une si profonde ignorance.
D'ailleurs, votre intérêt s'y trouve joint au
mien, puisqu'il n'est pas possible que, ver-
tueuse comme vous êtes, vous ne soyez pas
tourmentée des mêmes idées que moi. Vous
m'effrayez! lui dit Almaïde, parlez, je vous
en conjure. Eh bien! lui dit-il, je pense qu'il
est possible que nous ayons fort peu de mé-
rite à ne nous être jamais écartés de nos de-
voirs. Cela se pourroit-il! s'écria-t-elle, et
CONTE MORAL 123
d'un air assez fâché de ce que la conversation
prenoit un tour si sérieux. Sans doute, reprit-
il, et je vais vous en convaincre. Vous n'avez,
vous, jamais éprouvé les douceurs de l'amour
(car, quelque chose que vous en puissiez
croire, il n'est pas douteux que ce qui vous
est arrivé avec ce jeune homme, ne vous en
a donné qu'une idée fort imparfaite) moi, je
l'ai toujours fui, est-ce là de quoi nous croire
si parfaits? Mais, direz-vous, nous avons eu
des désirs, et nous en avons triomphé. Est-ce
donc une si grande victoire que celle-là ? sça-
vions-nous ce que nous désirions ? sommes-
nous même bien sûrs d'avoir eu des désirs ?
non, notre orgueil nous a trompés : ce que
nous avons pris pour les désirs les plus ar-
dens étoient, sans doute, de bien légères ten-
tations. Ce n'est peut-être que par ignorance
que nous nous y sommes mépris, plût au
ciel ! mais s'il est vrai (comme je crains bien)
que la seule envie de nous exagérer nos
triomphes, ou de croire seulement que nous
en remporterions, nous ait trompés là-dessus,
dans quelle coupable erreur n'avons-nous pas
vécu? Nous nous sommes flattés d'être ver-
tueux, pendant que nous étions peut-être plus
imparfaits que ceux que nous osions blâmer,
et que notre vanité nous donnoit même un
vice de plus qu'à eux.
124 LE SOPHA
Cela est vrai, dit Almaïde, vous venez de
faire là une affligeante réflexion ! Ce n'est pas
d'aujourd'hui qu'elle me tourmente, répliqua-
t-il d'un air triste, et d'autant plus que, pour
me guérir de mes doutes, je ne vois qu'un
moyen qui, tout simple qu'il est, ne laisse
pas d'être dangereux. Voyons toujours, lui
demanda-t-elle; comme je suis précisément
dans le même cas que vous, j'ai l'intérêt du
monde le plus pressant à sçavoir ce que vous
avez pensé. Il faut vous connoître comme je
fais, répondit-il, pour ne pas craindre de vous
le dire.
Nous nous cro3'ons vertueux, vous et moi ;
mais comme je vous le disois tout à l'heure,
nous ne sçavons réellement ce qui en est, et
vous n'en allez plus douter. En quoi consiste
la vertu? dans la privation absolue des choses
qui flattent le plus les sens. Qui peut sçavoir
quelle est la chose qui les flatte le plus? celui-
là seul qui a joui de toutes. Si la jouissance
du plaisir peut seule apprendre à le connoître,
celui qui ne l'a point éprouvé ne le connoît
pas; que peut-il donc sacrifier? Rien, une
chimère; car, quel autre nom donner à des
désirs qui ne portent que sur une chose qu'on
ignore? et si, comme cela est décidé, la difti-
culté du sacrifice en fait seule tout le prix,
CONTE MORAL 125
quel mérite peut avoir celui qui ne sacrifie
qu'une idée. Mais après s'être livré aux plai-
sirs et s'y être trouvé sensible, y renoncer,
s'immoler soi-même, voilà la grande, la
seule, la vraie vertu, et celle que ni vous ni
moi ne pouvons nous flatter d'avoir.
Je ne le vois que trop, dit Almaïde il est
certain que nous ne pouvons pas nous en
flatter. Nous nous en sommes flattés pourtant,
répondit vivement Moclès qui craignit qu'en
laissant à Almaïde le tems de la réflexion,
elle ne sentît combien les raisonnemens qu'il
employoit étaient faux ; nous avons osé le
croire, et dès ce moment nous voilà coupa-
bles d'orgueil. Je suis bien aise, continua-t-il
et je vous loue sincèrement de ce que vous
sentez que tant qu'on ne s'est point mis à
portée de pouvoir faire une comparaison
exacte du vice et de la vertu, l'on ne peut
avoir sur l'un et sur l'autre que des idées
fausses. D'ailleurs, car ce mal, tout grand
qu'il est, n'est pas le seul, on est sans cesse
tourmenté du désir d'apprendre ce que l'on
s'obstine à ignorer. L'âme exercée malgré
elle-même par ce mouvement de curiosité,
en a sûrement plus de négligence sur ses de-
voirs ; en proie à des distractions fréquentes,
elle perd à raisonner, à entrevoir, à suivre, à
126 LE SOPHA
détailler, à approfondir ce qu'elle a conçu, le
tems que sans cette tourmentante idée qui
l'obsède toujours, elle donneroit uniquement
à la pratique de la vertu. Si elle sçavoit à
quoi s'en tenir sur ce qu'elle souhaite de con-
noître, elle seroit plus tranquille, elle seroit
plus parfaite : il faut donc connoître le vice,
soit pour être moins troublé dans l'exercice
de la vertu, soit pour être sûr de la sienne.
Quoiqu'Almaïde fût dans une situation à ne
pouvoir guère saisir que ce qui, en lui démon-
trant la nécessité du plaisir, la délivroit de la
crainte des remords, ce sophisme la fit fris-
sonner; elle demeura quelques momens inter-
dite, mais l'envie qu'elle avoit de s'éclairer
sur la volupté, ou de s'y perdre encore, l'em-
portant sur la terreur, elle me parut enfin
plus surprise qu'effrayée de ce qu'elle venoit
d'entendre. Vous croyez donc, lui demandâ-
t-elle d'une voix tremblante, que nous en se-
rions plus parfaits? Mais vraiment, répliqua-
t-il, je n'en doute pas; car, considérez de
grâce la position oli nous sommes, et jugez
s'il en est de plus horrible. Je ne le vois que
trop, dit-elle ; elle est réellement épouvan-
table !
Premièrement, continua-t-il, nous ne sça-
vons pas si nous sommes vertueux; état
CONTE MORAL 127
triste pour des gens qui pensent comme nous.
Ce doute, tout cruel qu-il est, n'est pas le seul
malheur qu'entraîne notre situation : il n'est
que trop certain que contens de la privation
que nous nous sommes imposée, il y a mille
choses plus essentielles, peut-être, sur les-
quelles nous nous sommes dispensés de nous
observer par conséquent à l'ombre d'une
vertu qui pourroit bien n'être qu'imaginaire,
nous avons commis des crimes réels, ou (ce
qui, sans être de la même importance, a ce-
pendant des inconvéniens considérables) nous
avons négligé de faire de bonnes actions.
Enfin, en nous supposant tels que nous nous
sommes crus jusques ici, je me défierois en-
core d'une vertu que nous avons choisie, et je
n'imaginerois pas qu'il y eût un grand mérite
à l'avoir. Mettez différens fardeaux au choix
d'un homme, il n'est pas douteux que ce sera
du plus léger qu'il se chargera.
Je vous entends, dit-elle en soupirant, vous
voulez dire que nous avons fait de même.
A combien de scrupules ne me livrez-vous
pas, continua-t-elle en baissant les yeux; et
comment n'en être pas tourmenté, quand le
seul moyen que l'on ait pour s'en délivrer en
fait lui-même naître tant! Ce moyen, reprit-
il vivement, est dans le fond moins à craindre
128 LE SOPHA
qu'il ne le paroît. Je suppose (et plût au ciel
que je ne supposasse rien,) que fatigués de
notre incertitude, sentant enfin qu'il est de
notre devoir de nous en tirer, nous voulons
connoître le plaisir et juger de ses charmes
par nous-mêmes; quel seroit le danger de
cette épreuve, de ne pouvoir pas nous y arra-
cher, quand une fois nous l'aurions connu?
Pour des âmes un peu foibles, j'avoue que
cela seroit à risquer ; mais il me semble que
sans trop de présomption, nous pouvons un
peu compter sur nous-mêmes. Si, comme à
ne vous rien cacher, je ne le présume, ce
plaisir est moins séduisant qu'on ne le dit, ce
ne sera pas la peine de nous livrer à des
choses à la privation desquelles, flatteuses ou
non, l'on a attaché de la gloire : si, au con-
traire, elles peuvent porter dans l'âme un
trouble aussi grand qu'on l'assure, nous nous
en priverons avec d'autant plus de joie, que
nous serons sûrs qu'il y a beaucoup de vertu
à le faire.
Ce raisonnement, que sans doute Almaïde
auroit détesté si elle avoit été plus à elle-
même, fit sur une âme qui n'attendoit plus
pour succomber que l'apparence d'une excuse,
tout l'effet que le malheureux Moclès s'en
étoit promis. Après l'avoir regardé quelque
CONTE MORAL I29
tems avec des yeux incertains et troublés, je
sens comme vous, lui dit-elle, la nécessité ab-
solue de cette épreuve; mais avec qui la pour-
rions-nous faire en sûreté?
A ces mots elle se pencha languissamment
sur Moclès, qui peu à peu s'étoit approché
d'elle, au point qu'en ce moment, il la tenoit
entre ses bras. Je crois, lui répondit-il, que si
nous la voulions hasarder, ce ne pourroit être
qu'entre nous deux : nous sommes sûrs l'un de
l'autre, et comme nous ne pouvons point
douter que cène soit par une grande recherche
de la vertu que nous nous déterminons à des
actions qui semblent la blesser, nous sommes
certains de ne nous pas faire une habitude
d'un mouvement de curiosité qui ne part que
d'un si bon principe. De quelque façon que
ce puisse être enfin, nous y gagnerons, puis-
qu'au moins le souvenir de notre chute nous
garantira de l'orgueil.
Quoiqu'Almaïde ne répondît rien, elle pa-
roissoit encore incertaine; Moclès qui vouloit,
à quelque prix que ce fût, la déterminer, lui
opposa pour achever de la vaincre, de ne
tenter cette épreuve que par degrés, afin,
disoit-il, que s'ils trouvoient dans leurs pre-
miers essais assez de volupté pour fixer leurs
doutes, ils n'allassent pas plus loin. Elle y
130 LE SOPHA
consentit ; bientôt ils s'égarèrent, et irritant
leurs désirs par des choses qui, quoiqu'elles
fussent faites sans grâces et avec mal adresse,
n'en prenoient pas moins d'empire sur leurs
sens, ils perdirent de vue le marché qu'ils ve-
noient de faire. Tous deux trouvant trop ou
trop peu dans ce qu'ils sentoient, jugèrent à
propos de poursuivre, ou ne purent s'arrêter
et tout d'un coup vous devîntes autre
chose, interrompit le sultan? Non, Sire, ré-
pondit Amanzéi. Je ne comprends rien à cela,
reprit Schah-Baham, et je sçais bien pour-
quoi, c'est que cela est incompréhensible;
car il n'est pas douteux qu'ils n'eussent tout
ce que votre Brama demandoit. Je le crus
d'abord comme votre invincible majesté, re-
partit Amanzéi ; il falloit pourtant qu'au
moins l'un des deux en eût imposé à l'autre.
J'imagine que vous fûtes bien fâché, répliqua
le sultan; et dites-moi, duquel des deux. vous
défiâtes-vous le plus? Le récit d'Almaïde, ré-
pondit Amanzéi, me donna sur elle de grands
soupçons, et l'ignorance qu'elle affecta quand
elle se rendit à Moclès, quoiqu'elle fût ex-
trême, ne m'empêcha pas de croire qu'en lui
faisant le récit de son aventure, elle avoit
supprimé la circonstance qui me faisoit rester
dans ma prison. Voilà bien les femmes!
CONTE MORAL 13 l
s'écria le sultan ; oh oui ! votre réflexion est
juste : eh bien ! je n'en ai rien dit, mais j'au-
rois parié qu'elle ne disoit pas tout ; si je m'en
étois vanté, il y a ici des gens qui m'auroient
accusé de faire l'esprit fort. Allez, allez,
soyez-en certain ; ce fut elle qui empêcha que
vous ne fussiez délivré.
La chose, toute probable qu'elle est, répon-
dit Amanzéi, souffre des difficultés; Moclès,
pour un homme jusques alors si irréprocha-
ble, m'a paru avoir bien de l'expérience.
Ceci change la thèse, dit le sultan, car ah
oui ! on le voit bien, c'étoit lui. Mais accor-
dez-vous donc, dit la sultane, c'étoit elle,
c'étoit lui : pourquoi, sans se tourmenter
tant, ne pas penser que tous deux étoient de
mauvaise foi ? Vous avez raison, répliqua le
sultan, à la rigueur cela se pourroit : il me
semble pourtant qu'il seroit plus plaisant que
ce fût l'un ou l'autre, je ne sçais pas pourquoi,
mais je l'aimerois mieux. Voyons toujours,
que dirent-ils après? Ce n'est pas là ce qui
m'intéresse le moins.
Moclès fut le premier qui revint de son
égarement, il me parut d'abord comme
étonné de se trouver entre les bras d'Almaïde ;
et sa raison reprenant peu à peu son empire,
à l'étonnement succéda l'horreur : il sembloit
132 LE SOPHA
ne pouvoir pas comprendre ce qu'il voyoit;
il cherchoit à. en clouter, à se flatter qu'un
songe seul lui ofl'roit de si cruels objets. Trop
sûr enfin de son malheur, il leva douloureu-
sement les yeux sur lui-même, et se retraçant
tout ce qu'il avoit fait pour séduire Almaïde,
combien sa criminelle passion l'avoit aveuglé,
avec quel art il l'avoit corrompue par degrés,
il tomba dans la doulour la plus amère...
Almaïde enfin ouvrit les yeux ; mais encore
troublée, ne distinguant pas les objets aussi
bien que Moclès, elle fut d'abord plus confuse
qu'affi.gée. Soit enfin que le désespoir où elle
le voyoit lui fit senur sa chute, soit que
d'elle-même elle connût tout ce qu'elle avoit
à se reprocher : Ah Moclès ! s"écria-t-elle en
pleurant, vous m'avez perdue!
Moclès en convint, il s'accusa de l'avoir
sédUite, la plaignit, tâcha de la consoler, et
lui parla en homme vraiment humilié sur le
danger qu'il y a à compter trop sur soi-
même. Enfin, après lui avoir dit tout ce que
peuvent inspirer la plus vive douleur et le
repentir le pius sincère, sans oser la regar-
der, il prit congé d'elle pour toujours.
Almaïde restée seule, n'en i'ut ni moins
honteuse ni plus tranquille ; elle passa toute
la nuit à pleurer et à se reprocher tout, jus-
CONTE MORAL
^35
ques au reproche qu'elle avoit fait à Moclès,
et dans lequel alors elle trouvoit trop de va-
nité. Moclès, dès le lendemain, prit le parti
de la retraite la plus austère... Voilà qui
achève de me décider, interrompit le sultan,
ce n'étoit pas lui. Et Almaïde, continua
Amanzéi, toujours inconsolable, quelques
jours après suivit son exemple. Ceci me dé-
range, reprit le sultan, il falloit donc que ce
ne fût pas elle. Jamais question plus difficile
à décider ne s'étoit offerte à mon esprit, et
je la laisse à résoudre à qui le pourra.
g=:-«-=3x§=i-ir^-gr^r-=^cê=-r=4f=*^==gç-^:fcri^^^
CHAPITRE X.
Où entre autres choses, on trouvera la façon
de tuer le tents.
QUELQUE goût que j'eusse pris pour la
morale, je commenço's à m'ennuyer
chez Almaïde, lorsque Moclès la séduisit. Un
jour plus tard j'en serois sorti, persuadé qu'il
y avoit au moins dans Agra deux femmes
insensibles, ma patience heureusement me
sauva une idée fausse.
134 LE SOPHA
Après avoir quitté Almaïde, j'errai long-
tems ; les ridicules, ou les vices d'un genre
qui m'étoit déjà connu, me promettant peu
de plaisir, j'évitai avec soin ces maisons où
tout avoit l'air décent et arrangé. Mes courses
me conduisirent dans un fauxbourg d'Agra,
qui étoit rempli de maisons fort ornées ; celle
pour qui je me déterminai, appartenoit à un
jeune seigneur qui n'y logeoit pas ; mais qui
quelquefois y venoit incognito.
Le lendemain que je m'y fus fixé, je vis
sur le soir arriver mystérieusement une dame,
qu'à sa magnificence, et plus encore à la
noblesse de son air, je pris pour une femme
du plus haut rang. Mes yeux furent éblouis
de ses charmes ; avec plus d'éclat encore que
Phénime, elle avoit la même modestie, et
une physionomie si douce, que je ne pus la
voir sans m'intéresser à elle vivement. A l'air
dont elle entra dans le cabinet où j'étois, il
sembloit qu'elle fût étonnée de la démarche
qu'elle faisoit ; elle ne parla qu'en tremblant
à l'esclave qui la conduisoit, et sans oser
lever les yeux, elle vint s'asseoir sur moi en
rêvant, mais avec tant de langueur, qu'il ne
me fût pas possible de deviner quel étoit le
mouvement qui l'occupoit.
A peine fut-elle seule, et livrée à elle-
CONTE MORAL 135
même, que s'occupant des plus tristes ré-
flexions, après avoir soupiré plusieurs fois,
ses beaux yeux répandirant des larmes. Sa
douleur paraissoit cependant plus tendre que
vive, et elle sembloit moins pleurer des mal-
heurs qu'en craindre. Elle avoit à peine
essuyé ses pleurs, qu'un jeune homme fort
bien fait, et mis proprement, entra avec im-
pétuosité, et en chantant, dans le cabinet. Sa
présence acheva de troubler la dame ; elle
rougit, et en détournant ses yeux de dessus
lui, et en se cachant le visage, elle tâcha de
lui dérober la confusion oii elle étoit.
Pour lui, il s'avança vers elle de l'air du
monde le moins tendre et le plus galant, et
se jettant à ses genoux : Ah Zéphis ! lui dit-
il, mes yeux ne me trompent-ils pas ! est-ce
Zéphis que je vois ici ! est-ce vous ! vous que
j'adore, et que je n'osois presque pas y espé-
rer ! quoi ! c'est vous qu'enfin je tiens dans
mes bras !
Oui, répondit-elle en soupirant, c'est moi
qui n'aurois jamais dû venir ici, c'est moi qui
meurs de honte de m'y trouver, et qui n'ai
cependant pas craint de m'y rendre. Que vous
me rendez chère cette solitude, s'écria-t-il,
en lui baisant la main ! Ah ! répondit-elle,
qu'un jour, peut-être, elle me coûtera de re-
136 LE SOPHA
grets ! Les preuves que je vous y donne de
ma foiblesse deviendront plus cruelles pour
moi, à mesure qu'elles s'effaceront de votre
souvenir, et elles s'en effaceront, Mazulhim :
ou si vous vous les rappeliez quelquefois, ce
ne sera que pour me mépriser de ce que j'au-
rai fait pour vous. Mais quelle erreur ! répli-
qua-t-il d'un ton badin ; pouvez-vous, belle
comme vous êtes, vous former de pareilles
chimères; sçavez-vous bien qu'au vrai, je
n'ai jamais aimé personne aussi tendrement
que vous; et vous doutez de mes sentimens!
Non, je n'ai pas le bonheur d'en douter, re-
prit-elle tristement; je srais que vous ne
pouvez être ni constant, ni fidèle : je doute
même que vous sçachiez aimer; cependant je
vous aime, je vous l'ai dit, et je viens dans
ces lieux vous le dire encore. Je sens ma foi-
blesse dans toute son étendue, je m'en fais
pitié à moi-même, j'en vois toutes les suites,
et pourtant j'y cède. Ma raison me fait voir
tout ce que j'ai à craindre, mon amour me
fait tout braver.
Mais, en vérité, répondit-il, sçavez-vous
bien que vous me faites un vrai tort mortel
de ne me pas voir aussi tendre que je le
suis? Ah! Mazulhim, s'écria-t-elle, est-ce ain-
si que vous sentez tout ce que je vous sacri-
CONTE MORAL 137
fie, et que vous rassurez mon cœur ! Je vous
aime, Mazulhim; si vous me connoissiez
mieux, vous n'en douteriez pas. Ce cœur qui
vous adore, n'a (vous ne pouvez pas l'ignorer)
jamais élé qu'à vous ; dites-moi que vous dé-
sirez qu'il y soit toujours. Si vous sçaviez
combien j'ai besoin de croire que vous m'ai-
mez, vous ne me refuseriez pas de me le dire,
ne fût-ce même que par humanité. C'est à
vous seul aujourd'hui que mon bonheur est
attaché; vous voir, vous aimer toujours, c'est
mon seul bien et mes uniques vœux. Seroit-
il bien vrai que vous fussiez incapable de pen-
ser pour moi comme je pense pour vous!
Ah! s'écria-t-il, je vous proteste... Mazul-
him, interrompit-elle, laissez-moi le soin de
vous justifier, je m'en acquitterai mieux que
vous-même, et j'ai plus d'envie de croire que
vous m'aimez, que vous de me le persuader.
Je vous avouerai. Madame, reprit-il d'un air
plus sérieux que touché, que je ne me croyois
pas assez malheureux pour que les preuves
que depuis six mois j'ai tâché de vous donner
de ma tendresse, vous en eussent aussi peu
persuadée. Je sens bien qu'un amour extrême
tel que celui que j'ai eu le bonheur de vous
inspirer, ne va jamais sans un peu de dé-
fiance; si celle que vous me témoignez pou-
138 LE SOPHA
voit ne tourmenter que moi ajouta-t-il en la
serrant dans ses bras, je m'en plaindrois beau-
coup moins, et le plaisir de vous trouver si
délicate, me feroit oublier combien vous êtes
injuste; mais c'est de votre repos qu'il s'agit
ici, et si vous connoissiez mes sentimens,
vous n'auriez pas de peine à croire qu'il m'est
infiniment plus cher que le mien.
En achevant ces mots, il voulut prendre
avec Zéphis les plus tendres libertés, mais
elle se défendit d'un air si vrai, que ne pou-
vant plus imaginer que ce fût en elle envie de
faire de ces façons auxquelles on ne prend
seulement pas garde aujourd'hui, il la regarda
avec étonnement. Eh quoi ! Zéphis, lui-dit-
il, est-ce ainsi que vous me prouvez votre
tendresse, et devois-je m'attendre à tant d'in-
différence? Mazulhim, répondit-elle en pleu-
rant, daignez m'écouter. Je ne suis pas venue
ici sans sçavoir à quoi je m'exposois, et vous
me verriez verser moins de larmes, si je n'é-
tois pas déterminée à me livrer à votre ten-
dresse; je vous aime, et si je n'en croyois que
les mouvemens de mon cœur, je serois entre
vos bras; mais Mazulhim, il en est encore
tems, et nous ne sommes pas encore assez
engagés l'un à l'autre pour que vous deviez
me cacher vos sentimens. Il n'y a pas de
CONTE MORAL
139
tems où il ne me soit affreux d'apprendre que
vous ne m'aimez pas; mais jugez combien
j'aurois à me plaindre de vous, jugez quel
seroit mon état, si je ne l'apprenois qu'après
que ma foiblesse ne vous auroit rien laissé à
désirer! Dominé par le désir de plaire, accou-
tumé à l'inconstance par des succès qui ne se
sont point démentis, vous ne cherchez qu'à
vaincre, et vous ne voulez pas aimer. Peut-
être est-ce sans passion pour moi que vous
m'avez attaquée : examinez bien votre cœur,
vous êtes maître de ma destinée, et je ne mé-
rite pas que vous la rendiez malheureuse.
Si ce n'est pas l'amour le plus tendre qui
vous attache à moi, en un mot, si vous ne
m'aimez pas comme je vous aime, ne crai-
gnez pas de me le déclarer; je ne rougirai
pas d'être le prix de l'amour, mais je mour-
rois de honte et de douleur, si je ne m'étois
vue que l'objet d'un caprice.
Quoique ces paroles, et les pleurs que Zé-
phis versoit en les prononçant, n'attendrissent
pas Mazulhim, elles lui firent prendre un ton
moins froid que celui qu'il avoit d'abord em-
ployé auprès d'elle. Que vos craintes me tou-
chent, lui dit-il; mais que je les mérite peu!
est-il possible que vous vous imaginiez que
je vous confonds avec ces objets méprisables.
14° LE SOPHA
qui seuls jusqu'à ce jour ont paru m'occuner.
J'avoue que la façon dont j'ai vécu i. pu
donner lieu à vos soupçons; mais, Zéphis,
voudriez-vous que j'eusse joint au ridicule
d'avoir eu les femmes qui ont rempli mes loi-
sirs, la honte de les avoir aimées ? Il est vrai,
je craignois l'amour; eh! que pouvois-je faire
de mieux, pour lui échapper toujours, que de
vivre avec des femmes sans moeurs et sans
principes, qui, dans l'instant même qu'elles
me séduisoient le plus par leurs agrémens,
me sauvoient par leur caractère du danger
d'une passion ! Je suis, dites-vous, accoutumé
à l'inconstance par le succès? M'estimez-vous
assez peu pour croire qu'avant de vous avoir
touchée, je me flattasse d'en avoir eu quel-
ques-uns? Il n'y a pas une de ces victoires
dont, peut-être, vous me croyez si vain, qui
intérieurement ne m'ait couvert de confusion;
pas une enfin qu'au prix de tout mon sang je
ne voulusse n'avoir point remportée, puis-
qu'elles me rendent moins digne de vous !
Zéphis, à ces paroles, parut un peu rassu-
rée, et tendit la main à Mazulhim, en atta-
chant sur lui ses beaux yeux, avec cette ex-
pression tendre et touchante que l'amour seul
peut donner. Oui, Zéphis, continua Mazulhim,
je vous aime ! ah ! combien vivement ! avec
CONTE MORAL 141
quel plaisir je sens à vos genoux, qu'au mi-
lieu même des transports les plus ardens, ce
n'étoit pas à l'amour que je sacrifiois ! qu'il
m'est doux de le connoître, et de ne le con-
noître que par vous! sans vos charmes, même
sans vos vertus, j'aurois, sans doute, ignoré
toujours ce sentiment auquel, jusques à vous,
je refuserois de me livrer. C'est à vous seule
que je le dois, c'est pour vous seulequeje veux
en être éternellement rempli !
Ah Mazulhim? s'écria-t-elle, que nous se-
rions heureux si vous pensiez ce que vous me
dites ! s'il est vrai que vous m'aimi<^z, vous
m'aimerez toujours ! A ces mots, elle se pen-
cha sur Mazulhim, et en le serrant tendrement
dans ses bras, elle approcha sa tête de la
sienne. La plus tendre ivresse étoit peinte
dans ses yeux, et bientôt Mazulhim, par ses
transports, en pénétra toute son âme. Dieux!
quels yeux quand il eut achevé de les trou-
bler! Je n'avois vu les mêmes qu'à Phénime.
Quelque préparée qu'elle fût cependant à
rendre Mazulh-'m l'amant du monde le plus
heureux, elle ne put sans se ressouvenir de
ses craintes, et peut-être de sa vertu, le voir
si près de son bonheur.
Vous ne doutez pas que je ne vous aime,
lui dit-elle, en lui opposant la plus foible
143 LE SOPHA
résistance ; mais ne pouvez-vous — Ah
Zéphis ! interrompit-il, Zéphis ! pouvez-vous
craindre encore de me prouver votre ten-
dresse ?
Zéphis soupira, et ne répondit rien : phis
vaincue par son amour qu'elle n'étoit persua-
dée de celui de son amant, elle céda enfin à
ses désirs. Trop heureux Mazulhim ! que de
charmes s'offrirent à tes regards, et combien la
pudeur de Zéphis n'en augmentoit-elle pas le
prix ! aussi Mazulhim m'en parut-il vive-
ment frappé ; tout l'étonnoit ; tout étoit en
Zéphis l'objet d'un éloge et d'un baiser.
Quoique loin de condamner l'admiration dans
laquelle il étoit plongé, je la partageasse avec
lui, il me sembla que pour la situation où il
se trouvoit, elle duroit trop long-tems, et
qu'elle sembloit même suspendre, ou lui faire
oublier ses désirs.
Il est bien vrai que plus on est délicat plus
on s'amuse de bagatelles. Le sentiment seul
connoît ces tendres écarts qu'il imagine, et
qu'il varie sans cesse ; mais enfin, on ne
sçauroit s'y plaire toujours, et si l'on s'y
arrête, c'est moins pour y borner ses désirs,
que pour y trouver de nouvelles sources de
flammes. J'eus quelques instans assez bonne
opinion de Mazulhim, pour n'attribuer l'ané-
CONTE MORAL 143
antissement OÙ je le voyois, qu'à un excès
d'amour, et les charmes deZéphisjustifioient
cette idée. Vraisemblablement Zephis le crut
aussi, et plus long-tems que moi. Je ne con-
cevois pas comment les transports d'un amant
si tendre, si pressé d'être heureux, s'affoiblis-
soient à mesure qu'ils trouvoient de quoi
augmenter : il étoit vif sans être ardent ; il
louoit, il admiroit toujours : mais n'est-ce
donc que par des éloges qu'un amant sçait
exprimer ses désirs ?
Avec quelque adresse que Mazulhim dis-
simulât son malheur, Zéphis s'apperçut du
peu de succès de ses charmes : elle n'en parut
ni surprise, ni choquée, et tournant ses beaux
yeux vers son amant, levez-vous, lui dit-elle
avec le plus doux sourire, je suis plus heu-
reuse que je ne le pensois.
Mazulhim à ce discours, qui ne lui parut
qu'insultant, s'eftorça, mais vainement, de
prouver à Zéphis qu'il ne méritoit pas qu'elle
eût de lui l'idée qu'elle sembloit en avoir
prise.
Forcé enfin de se rendre justice : Hélas,
Madame, lui dit-il d'un ton qui me fit rire,
c'est que vous m'avez attristé! Votre trouble
me divertit, répondit Zéphis; mais votre
douleur m'offenseroit. Il seroit trop cruel
144 LE SOPHA
pour moi, que vous crussiez mon cœur
blessé... Ah Zéphis ! interrompit Mazulhim,
qu'il est affreux d'avoir tort avec vous, et
difficile de s'en justifier! Cessez donc de vous
afflif^er, répondit tendrement Zéphis; je crois
que vous m'aimez, je ne le crois même que
depuis un instant, et vous ne pouviez mieux
me prouver votre tendresse que parles choses
que vous vous reprochez.
Ah! cela, comme l'on dit, est bon pour le
discours, dit le sultan; mais dans le fond de
l'âme, cette dame-là n'étoit sûrement pas
contente. Premièrement, c'est que par soi-
même cela est affligeant, et qu'il y a appa-
rence que ce qui afflige toutes les femmes,
n'en sçauroit divertir une, ou du moins vous
conviendrez qu'en ce cas-là elle seroit bien
capricieuse. D ailleurs, c'est que le sentiment
n'est pas une chose si consolante, quand cela
arrive, qu'on pourroit bien dire.
A ce propos, je me souviens qu'un jour
(j'étois parbleu bienjeune,) c'étoit une femme.
Je ne vous dirai pas comment cela arriva;
nous étions pourtant tous deu.\... Réellement,
je ne m'en serois jamais défié; ne voilà-t-il
pas que tout d'un coup... je ne sçais pas trop
comment vous dire cela. Eh bien! j'eus beau
lui tenir les propos du monde les plus galans,
CONTE MORAL 145
plus je lui parlai, plus elle pleura. Je n'ai
jamais vu cela qu'une fois; mais il est vrai
que c'étoit une chose bien attendrissante. Je
lui dis pourtant, entre autres choses, qu'il ne
falloit désespérer de rien, que je ne l'avois
pas fait exprès... Eh! finissez votre cruelle
histoire, interrompit la sultane. Je trouve
assez bon, reprit Schah-Baham, qu'il ne
me soit point permis de faire un conte, et
chez moi surtout. De là. comme je vous
disois, poursuivit-il, j'ai conclu, et pour
jamais, qu'il n'y a point de femme à qui cela
fasse un certain plaisir; par conséquent la
dame de Mazulhim qui disoit de si belles
choses... auroit tout autant aimé n'avoir pas
eu à les dire, interrompit la sultane, cela est
probable; mais sçachez pourtant que ce que
vous croyez si fâcheux pour une femme,
l'afflige moins qu'il ne l'embarrasse. Ah oui,
reprit le sultan, je n'aurois, par exemple,
qu'à mais n'ayez pas peur! continuez,
Emir.
Quelque déconcerté que Mazulhim me
parût de son aventure, il me sembla qu'il
étoit encore plus étonné de la façon dont
Zéphis la prenoit.
Si quelque chose peut, lui dit-il, me con-
soler de cette aftreuse disgrâce, c'est de voir
10
146 LE SOPHA
qu'elle ne prenne rien sur votre cœur; que de
femmes me détesteroient, si elles avoient
autant à se plaindre de moi ! Je vous avoue,
répondit Zéphis, que je ferois peut-être
comme elles, si je pouvois attribuer cet acci-
dent à votre froideur; mais si, comme vous
me l'avez dit et que je le crois, l'amour seul
trouble vos sens, je ne trouve dans cette
aventure que mille choses plus flatteuses
pour moi que tous vos transports. Je vous
aime trop pour ne pas croire que vous m'ai-
mez ; peut-être aussi ai-je trop de vanité,
ajouta-t-elle en souriant, pour imaginer qu'il
y a de ma faute; mais quel que soit le motif
de mon indulgence, ce qu'il y a de vrai, c'est
que je vous pardonne. Je vous avertis au
reste, que je serois moins tranquille sur le
plus simple soupçon sur votre fidélité, que
sur ce que vous appeliez un crime. Oui,
Mazulhim, soyez-moi fidèle, et puissé-je
toujours vous trouver tel que vous êtes
actuellement. Ce que j'y perdrois du côté de
ce que vous appeliez des plaisirs, ne le trou-
verois-je pas bien dans la certitude que vous
seriez constant?
Pendant que Zéphis parloit, Mazulhin qui
auroit bien voulu lui avoir moins d'obliga-
tion, n épargnoit rien de tout ce qui pouvoit
CONTE MORAL 147
faire cesser son malheur. Zéphis se prêtoit à
ses désirs avec une complaisance qu'intérieu-
rement, peut-être, il n'approuvoit pas, parce
que de moment en moment, elle le rendoit
moins excusable. Cette complaisance même
devenoit plus tendre, insensiblement elle
augmentoit; Zéphis défendoit moins, ou
accordoit de meilleure grâce; ses yeux bril-
loient d'un feu que je ne leur avois pas
encore vu; il sembloit que ce ne fût que dans
cet instant qu'elle se fût véritablement ren-
due : elle n'avoit jusques-là que souffert les
empressemens de Mazulhim, alors elle les
partageoit. Cette répugnance inséparable du
premier moment que tant de femmes jouent,
et que si peu sentent, avoit cessé.
Zéphis soutenoit sans embarras les éloges
de Mazulhim, et paroissoit même désirer qu'il
pût se mettre à portée de lui en donner de
nouveaux : elle rougissoit, et ce n'étoit pas la
pudeur qui la faisoit rougir ; ses regards ne se
détournoient plus de dessus les objets qui
d'abord avoient paru les blesser ; la pitié que
Mazulhim lui inspiroit, enfin n'eut plus de
bornes; cependant...
Ah oui, interrompit le sultan, cependant...
J'entends bien, voilà un impertinent homme !
Je ne connois rien qui soit à la longue plus
148 LE SOPHA
insupportable que les procédés qu'il a avec
Zéphis; je suis bien sûr qu'elle s'en fâcha. Et
moi, dit la sultane, je le suis du contraire; se
fâcher d'un pareil malheur, c'est le mériter.
Bon, reprit le sultan, pensez-vous qu'une
femme fasse une pareille réflexion.'' Ce qu'il
y a de certain pour moi, c'est qu'en pareil cas
je me fâcherois, et si je ne m'en croirois pas
moins raisonnable, non. Voyons pourtant ce
que dit Zéphis, car, à ce que je vois, en cela
comme en toute autre chose, chacun a son
goût.
Quelque indulgente qu'elle fût, reprit Aman-
zéi, l'obstination du malheur de son amant
me parut l'ennuyer; soit qu'ayant plus fait
pour lui que la première fois, elle crut le mé-
riter moins ; soit qu'étant en ce moment plus
favorablement disposée, elle trouvât dans sa
raison moins (je force pour le soutenir.
Mazulhim, moins convaincu que Zéphis
de son infortune, ou accoutumé peut-être à
braver de pareils malheurs, ne pensant pas de
Zéphis aussi bien qu'il le devoit, tenta ce que,
s'il eût été plus sage ou plus poli, il n'auroit
pas tenté. Il me sembla qu'elle n'agréoit pas
une épreuve qui lui montroit moins encore de
présomption dans Mazulhim, que la mauvaise
opinion qu'il osoit avoir de ses charmes.
CONTE MORAL
149
Malgré son trouble, il lui échappa un sou-
ris malin qui sembloit dire à Mazulhim qu'elle
n'étoit point personne avec qui cette témérité
fût placée, et pût être heureuse. Sûre qu'il en
seroit bientôt puni, elle se livra à ses ridi-
cules entreprises, avec une intrépidité que
toute femme est assez vaine pour avoir en
pareil cas, mais qui n'est point dans toutes
justifiée par le succès. Quoique Mazulhim fût
en ce moment moins à plaindre qu'il ne l'avoit
été, il n'étoit pas cependant dans une situa-
tion dont on pût le féliciter, et quels que
fussent ses efforts^ Zéphis eut raison de ne les
avoir pas craint.
A l'air étonné de Mazulhim, je dus croire
que s'il étoit fait à une partie de ce qui lui
arrivoit, il ne l'étoit pas à trouver des femmes
qui comme Zéphis, ne pussent dans ses mal-
heurs lui laisser aucunes ressources. Ce que
je dis toutefois sans vouloir en offenser au-
cune ; et que sçait-on d'ailleurs, si ce seroit
toujours à elles qu'on devroit s'en prendre ?
Quoi qu'il en soit, la surprise de Mazulhim
fut si plaisamment marquée, et aux dépens
de beaucoup d'autres femmes, faisoit si bien
l'éloge de Zéphis, qu'elle ne put s'empêcher
d'en rire. Si vous me l'aviez demandé, lui-
dit-elle, je vous l'aurois dit, mais vous ne
150 LE SOPHA
m'en auriez peut-être pas crue. J'aurois assu-
rément eu tort, répondit-il, mais je ne devois
pas m'y attendre ; une expérience de dix ans
toujours heureuse, me faisoit croire toujours
possible ce qu'avec vous seule j'ai inutilement
tenté. Ah Zéphis ! ajouta-t-il, faut-il que je
trouve dans ce qui devroit combler mes
désirs de nouvelles raisons de me plaindre !
En effet, répondit-elle en riant, je conçois
combien vous êtes malheureux, et vous
devez aussi être bien sûr de toute ma pitié.
Zéphis ! reprit-il avec un transport plus vrai
que tous ceux que je lui avois vus, rien
n'égale ma tendresse que vos charmes ;
chaque moment augmente mon ardeur et
mon désespoir ; et je sens Eh Mazulhim !
interrompit-elle, quel auroit donc été ce bon-
heur dont vous regrettez tant la perte ? Non,
s'il est vrai que vous m'aimiez, vous n'êtes
pas à plaindre. Un seul de mes regards doit
vous rendre plus heureux que tous ces plaisirs
que vous cherchiez, si vous les aviez trouvés
auprès d'une autre. Vos sentimens me char-
ment et me pénètrent, dit-il ; mais en redou-
blant mon amour, ils augmentent mes regrets
et ma douleur.
Finissons cet entretien, dit Zéphis en se
levant. Quoi ! s'écria-t-il, voudriez-vous
CONTE MORAL
151
déjà me quitter ? Ah Zéphis ! ne m'abandon-
nez point à l'horreur de ma situation ! Non
Mazulhim, répliqua-t-elle, je vous ai promis
de passer ce jour avec vous. Eh puisse-t-il ne
vous point paroître plus long qu'à moi ! Mais
sortons de ce cabinet : allons jouir de la déli-
cieuse fraîcheur qui commence à se répandre;
distraire votre imagination, la détourner
enfin de dessus les objets qui l'attristent,
peut-être, Mazulhim, plus on cherche les
plaisirs, moins on peut les goûter ; essayons
si, en y arrêtant moins notre pensée, nous ne
nous y disposerions pas mieux.
La généreuse Zéphis sortit en achevant ces
paroles, et Mazulhim lui donna la main de
l'air du monde le plus respectueux.
Ce qu'il y a de singulier, c'est que ce Ma-
zulhim qui employoit si mal les rendez-vous
qu'on lui donnoit, étoit l'homme d'Agra le
plus recherché ; il n'y avoit pas une femme
qui ne l'eût eu, ou qui ne voulût l'avoir pour
amant: vif, aimable, volage, toujours trom-
peur, et n'en trouvant pas moins à tromper,
toutes les femmes le connoissoient, et toutes
cependant cherchoient à lui plaire ; sa répu-
tation enfin étoit étonnante. On le croyoit!...
que ne le croyo't-on pas? et pourtant, qu'étoit
il ? que ne devoit-il pas à la discrétion des
152 LE SOPHA
femmes, lui qui ayant pour elles de si mau-
vais procédés, les ménageoit cependant si
peu?
Après une heure de promenade, Zéphis et
lui revinrent du jardin. Je cherchai prompte-
ment dans leurs yeux s'ils, étoient plus con-
tens que lorsqu'ils étoient sortis. A l'air mo-
deste de Mazulhim, je crus que non, et je ne
me trompois pas, Zéphis s'assit sur moi non-
chalamment, et Mazulhim se mit à ses pieds
sur des carreaux. Ayant assez peu de chose à
lui dire, et n'imaginant d'abord aucune sorte
d'amusements qu'il fût en état de lui procurer,
il s'abandonna à la rêverie, en la regardant
assez tendrement.
Honteux peu de tems après, du personnage
qu'il jouoit auprès de la plus belle femme
d'Agra, mais consterné encore de ses mal-
heurs, tremblant en voulant les réparer, d'es-
suyer de nouveaux affronts, il fut quelques
momens sans sçavoir à quoi se déterminer. II
craignit enfin que son silence et sa froideur
ne parussent plutôt à Zéphis des preuves
d'indifférence que de crainte ou de repentir.
Il la prit brusquement dans ses bras, et lui
donnant les baisers les plus tendres, sembla
vouloir sortir par un coup d'éclat de la pro-
fonde léthargie dans laquelle il étoit plongé.
CONTE MORAL
153
Zéphis d'abord parut délibérer en elle-même
si elle se prêteroit aux nouvelles entreprises
de Mazulhim, Si la tendresse la sollicitoit à
tout accorder, cette même tendresse lui fai-
soit voir avec douleur qu'elle n'avoit jamais
plus de cruauté pour Mazulhim, que quand
elle ne lui refusoit rien. Désiroit-il d'être heu-
reux, ou la connoissoit-il assez peu pour
croire qu'elle seroit blessée s'il ne cherchoit
pas à le devenir! Etoit-ce enfin l'amour ou la
vanité qui le ramenoit si tendre?
Pendant qu'elle s'occupoit de ces idées,
Mazulhim (soit qu'il cherchât uniquement à
se tirer d'une situation qui l'ennuyoit, soit
que, comme il étoit admirable pour les menus
détails de l'amour, il voulût empêcher Zéphis
de s'ennuyer) crut devoir employer ces riens
charmans quand ils précédent ou suivent une
conversation sérieuse ; mais qui par leur fri-
volité ne sont pas faits pour en tenir lieu.
Zéphis refusa d'abord de s'y prêter, mais
croyant à l'empressement extrême avec le-
quel Mazulhim lui demandoit plus de com-
plaisance qu'il avoit besoin qu'elle en eût,
elle consentit par pure générosité, et en haus-
sant les épaules, à ce dont il se faisoit de si
grandes idées, et dont, car il faut lui rendre
justice, elle attendoit beaucoup moins que
lui.
154 LE SOPHA
L'air inattentif et mémo ennuyé qu'elle
garda long-tems, loin d'impatienter Mazul-
him, l'engagea à redoubler ses soins, et com-
me il étoit l'homme de son tems qui sçavoit
le mieux traiter les petites choses, il la força
à lui prêter plus d'attention ; de l'attention il
la conduisit à l'intérêt : le peu de réalité des
objets qu'il lui offroit, disparut insensible-
ment à ses yeux; elle seconda elle-même l'il-
lusion où il la jettoit, et connut enfin de com-
bien de plaisirs l'imagination est la source,
et combien sans elle la nature seroit bornée.
Pour comble de bonheur, ce que Mazulhim
avoit peut-être moins regardé comme une
ressource pour lui, que comme une sorte de
dédommagement qu'il devoit à Zéphis, lui
fit une impression plus vive qu'il ne s'en étoit
flatté. Les charmes de Zéphis^ devenus mê-
me plus touchans, lui firent sentir cette émo-
tion qu'il avoit jusques-là cherchée si vaine-
ment, et dans le doux désordre qui commen-
çoit à s'emparer de ses sens, ayant perdu le
souvenir de ses malheurs, ou en étant alors
plus irrité qu'abattu, il vainquit enfin glorieu-
sement ces obstacles par lesquels il s'étoit
vu si long-tems et si cruellement arrêté.
J'entends, dit alors le sultan, c'est fort
bien fait : il vaut mieux tard que jamais,
c'est-à-dire que
CONTE MORAL 155
N'allez-vous pas nous expliquer cela, inter-
rompit la sultane, et pensez-vous qu'Amanzéi
ait eu la prudence, ou la finesse de nous
laisser quelque chose à deviner? Je n'en
sçais rien, reprit le sultan, ce ne sont pas là
mes affaires; mais enfin, c'est que, comme
vous le sçavez aussi bien que moi, ce Mazul-
him est un peu sujet à des accidens, et qu'il
me paroît tout simple que l'on s'informe...
Eh bien ! dites-moi donc un peu, Mazulhim?
Sire, il fut heureux; mais il sçavoit mieux
offenser, qu'il ne sçavoit réparer les outrages
qu'il faisoit, et je doute que s'il eût eu affaire
à une personne moins généreuse que Zéphis,
il eût pu pour si peu obtenir un pardon. Plus
vain qu'il n'étoit amoureux, il me parut
moins sentir le bonheur de posséder Zéphis,
que le plaisir d'avoir moins à rougir devant
elle. Ils commencèrent une conversation
tendre, où Zéphis mit beaucoup de sentiment,
et Mazulhim extrêmement de jargon.
Peu de tems après, on servit un souper où
il avoit épuisé la délicatesse et le goût.
Zéphis animée de plus en plus par la présence
de son amant, lui dit mille choses fines et
passionnées qui ne me firent pas moins
admirer son esprit que sa tendresse. Quoique
lui-même fût étonné de tant de charmes, ils
156 LE SOPHA
n'agissoient pas sur lui aussi vivement que
sur inoi, et il me parut que son orgueil étoit
plus flatté de la conquête de Zéphis, que son
cœur n'étoit touché de cette passion vive et
délicate qu'elle avoit pour lui, et dont malgré
ce qu'elle craignoit de son inconstance, elle
étoit uniquement remplie.
Si la possession de Zéphis n'avoit pas
rendu Mazulhim aussi amoureux qu'elle
l'auroitdû, il en étoit du moins devenu plus
vif; son cœur inaccessible au sentiment,
languissoit encore ; toutes les vertus de
Zéphis, que l'ingrat louoit sans les connoître,
et peut-être sans les lui croire, loin de l'atta-
cher à elle, sembloient l'en éloigner et le
contraindre. Je ne le voyais pas même ému
de l'amour tendre et vrai qu'elle avoit pour
lui, mais elle commençoit à lui inspirer des
désirs. Il la regardoit avec transport, il sou-
piroit, il lui parloit avec ardeur du bonheur
dont il avoit joui, et sembloit attendre avec
impatience que le souper finît. Il le lui dit
lui-même, mais soit qu'elle n'eût pas si bonne
opinion que lui de l'après-souper, elle étoit
moins impatiente. Cependant elle l'aimoit, il
la pressa, bientôt... Ah Mazulhim! que tu
aurois été heureux si tu avois sçu aimer!
Peu de tems après, Zéphis sortit, et Ma-
CONTE MORAL 157
zulhim la suivit, en lui faisant des protesta-
tions d'amour et de reconnoissance, que je
crus d'autant moins vraies, qu'elle les méri-
toit mieux. Zéphis étoit trop estimable, pour
qu'il put s'attacher constamment à elle; elle
étoit vraie, sans fard, sans coquetterie; Ma-
zulhim étoit sa première aftaire, mais ce qui
auroit fait la félicité d'un autre, n'étoit pour
ce cœur corrompu qu'une liaison où il ne
trouvoit ni plaisir ni amusement. Il ne lui
falloit que de ces femmes qui nées sans sen-
timent et sans pudeur, ont mille aventures,
sans avoir un amant, et qu'à l'indécence de
leur conduite, on pourroit accuser de cher-
cher plus encore le déshonneur que le plaisir.
Il n'étoit pas étonnant que Mazulhim, qui
n'étoit qu'un fat, plût aux femmes de ce
genre, et qu'à son tour, il les recherchât.
Mais Amanzéi, demanda la sultane, com-
ment un homme de si peu de mérite avoit-il
pu toucher une personne aussi estimable que
vous nous avez peint Zéphis ? Si votre ma-
jesté vouloit bien se ressouvenir du portrait
que j"ai fait de Mazulhim, répondit Amanzéi,
elle s'étonneroit moins qu'il eût sçu plaire à
Zéphis; il avoit des agrémens, et sçavoit
feindre des vertus. Zéphis d'ailleurs ne seroit
pas la première femme raisonnable qui auroit
158 LE SOPHA
eu le malheur d'aimer un fat, et votre majesté
n'ignore pas qu'on ne voit autre chose tous
les jours. Sans doute, dit le sultan, par
exemple, il a raison, l'on ne voit que cela;
au reste, ne me demandez pas pourquoi, car
je n'en sçais rien. Ce n'est pas à vous non
plus que je le demande, reprit la sultane. Ce
ne sont des choses, qu'avec tout l'esprit que
vous avez, il me paroît simple que vous ne
sçachiez pas.
Qu'une femme raisonnable, continua-t-elle,
se rende à un amour également tendre et
constant; que sûre des sentimens et de la
probité d'un homme qui l'aime (si toutefois
quelque chose peut jamais l'en assurer) elle
se livre enfin à lui, cela ne me surprend pas;
mais qu'elle soit capable de foiblesse pour un
Mazulhim, voilà ce que je ne puis compren-
dre. L'amour, répondit Amanzéi, ne seroit
pas ce qu'il est, si Si, si, interrompit le
sultan, allez-vous faire longtems les beaux
esprits? et ne vous souvient-il plus que j'ai
défendu les dissertations ? Que vous importe,
dites-moi, que cette Zéphis aime ce Mazul-
him, que l'une soit une bégueule, et l'autre
un fat ? Eh bien, elle l'aime tel qu'il est.
Vous voulez sçavoir pourquoi, que ne deman-
diez-vous à Amanzéi, pendant qu'il étoit
CONTE MORAL 15g
femme? Croyez-vous qu'il se souvienne de
cela lui à présent? Vous êtes cause, au reste,
avec tous vos discours, que les contes que
l'on me fait ne finissent point, et cela m'ex-
cède. Voyons, Emir, où en étiez-vous ? que
devint cette Zéphis si raisonnable qu'elle
ennuie? quelle fut la fin de tout cela?
Celle qu'elle devoit avoir, reprit Amanzéi;
Mazulhim ne voulant pas d'abord manquer
totalement d'égards pour Zéphis, la trompa
le plus secrètement qu'il put. Ou les ména-
gemens qu'il eût pour elle ne furent pas assez
habilement employés pour la tromper long-
tems, ou les infidélités qu'il lui faisoit étoient
trop fréquentes et trop marquées pour qu'il
pût toujours les lui dérober. Quoi qu'il en
soit, elle se plaignit; mais comme avec
toutes les délicatesses de l'amour le plus
tendre, elle en avoit tout l'aveuglement, il
vint aisément à bout de la calmer. Il conti-
nua ses infidélités, et elle recommença ses
reproches. Enfin, il s'impatienta, et peu
touché de son amour et de ses larmes, il
rompit absolument avec elle, et la laissa
livrée à la honte de l'avoir aimé, et à la
froideur de l'avoir perdu.
Ma foi, dit le sultan, il fit fort bien de la
quitter; et la preuve de cela, c'est que j'aurois
l6o LE SOPHA
fait de même. Je sçais bien qu'elle étoit fort
belle, qu'elle avoit beaucoup de mérite ; mais
ce mérite-là m'auroit, moi qui veux qu'on me
divertisse, ennuyé tout comme lui. Ce n'est
pourtant pas que je sois un Mazulhim, je
pense qu'on ne me le reprochera pas; mais
c'est qu'il ne laisse pas d'être plaisant de
quitter des femmes, quand ce ne seroit uni-
quement que pour entendre ce qu'elles en
disent.
=^î=S^:^-^=^^i-^3xg==$=^^=r=g:cg=.^^=^
CHAPITRE XI.
Qui contient une recette contre les
enchantemens.
TROIS jours après que j'eus vu Zéphis
pour la première fois, Mazulhim arriva
seul. A peine avoit-il eu le tems de donner
quelques ordres, qu'une petite femme, dont
l'air étoit vif, indécent, étourdi, et pourtant
maniéré, entra dans le cabinet. De loin, elle
ne manquoit pas d'éclat; de près, ce n'étoit
qu'une figure médiocre, et que sans ses ridi-
CONTE MORAL l6l
cules, ses mines, et cette prodigieuse vivacité
qu'elle affectoit, on n'auroit pas si facilement
remarquée. Aussi étoit-ce la seule chose qui
avoit fait naître à Ma2ulhim l'envie de
l'avoir.
Ah J s'écria-t-il, en la voyant, c'est vous;
mais sçavez-vous bien que vous êtes divine
d'arriver de si bonne heure !
Cette beauté, malgré ses airs enfantins,
s'avança vers Mazulhim, avec cette noble in-
décence qui composoit presque toutes ses
grâces; et sans lui répondre, ni presque le
regarder: Vous aviez raison, lui dit-elle, de
me dire que votre petite maison étoit jolie ;
mais, c'est qu'elle est charmante! meublée
d'un goût! d'une volupté! cela est divin!
N'est-il pas vrai, répondit-il, que c'est la
plus jolie du fauxbourg! Ne diroit-on pas à ce
propos, répliqua-t-elle, quej'enconnois beau-
coup? Ce cabinet-ci est charmant! continuâ-
t-elle, galant au possible! Je suis, dit-il,
charmé de vous y voir, et qu'il vous plaise.
Oh pour moi, répliqua-t-elle, je n'ai peut-
être pas fait pour y venir, toutes les façons
■que je devois; ce n'est pas que je ne sçache,
aussi bien qu'une autre, l'art de filer, et de
mettre de la décence dans une affaire, mais...
Vous ne la pratiquez pas, interrompit-il, oh!
pour cela l'on vous rend justice.
II
102 LE SOPHA
C'est que cela est vrai au moins, reprit-
elle exactement, je ne suis point fausse. Hier
quand vous me dîtes que vous m'aimiez, et
que vous me proposâtes de venir ici.... je fus
pourtant bien tentée de vous répondre non,
mais la vérité de mon caractère ne me le per-
mît point; je suis franche, naturelle, vous
me plaisez, et me voilà. Vous n'en pensez
pas plus mal de moi, peut-être? Qui! moi!
répondit-il en haussant les épaules, voilà une
belle idée! j'en penserois mille fois mieux,
s'il m'étoit possible. Au vrai, vous êtes char-
mant, reprit-elle; mais, dites-moi donc? y a-
t-il long-tems que vous êtes ici? J'arrivois,
répartit-il, et j'en rougis, j'en suis confondu:
mais vous avez pensé être ici la première.
Cela auroit vraiment été joli, dit-elle, et je
n'aurois pas manqué de vous en savoir gré.
Vous concevez bien, répondit-il, qu'on ne
fait pas ces choses-là exprès, et qu'elles peu-
vent arriver aux gens les plus empressés.
Oui, oui, reprit-elle, je le conçois bien, je
ne l'aimerois pourtant pas. Ecoutez donc,
que je vous dise des nouvelles. Zobéide vient
dans la minute de quitter Areb-cham. Ne lui
a-t-elle fait que cela, demanda-t-il? Et So-
phie, continua-t-elle, vient de prendre Dara.
N'a-t-elle pris que lui, demanda-t-il encore?
CONTE MORAL 163
Pendant qu'elle parloit, Mazulhim qui la
connoissoit trop pour la respecter seulement
un peu, prenoit avec elle les plus grandes li-
bertés. Loin qu'elle m'en parût plus émue
que lui, elle promena ses yeux dans le cabinet
avec distraction, puis les ramenant sur sa
montre, mais, quelle folie, donc, Mazulhim,
lui dit-elle, est-ce que nous serons seuls tout
le jour? Voilà une assez bonne question, ré-
pondit-il; sans doute nous serons seuls.
Mais vraiment reprit-elle, je n'avois pas
compté là-dessus; laissez donc, ajouta-t-elle,
sans aucun désir qu'il finît, ni qu'il continuât
(aussi ne s'en embarrassa-t-il pas plus qu'elle)
vous êtes au vrai d'une folie qui ne ressemble
à rien ; et à propos de quoi être seuls, s'il
vous plaît? Il me semble, répondit froidement
Mazulhim, que cette conversation n'empé-
choit pas de s'amuser, que cela étoit convenu
entre nous.
Convenu, dit-elle, quelle conte; où avez-
vous donc pris cela ? je n'en ai pas dit un
mot, je vous le jure; après tout, cela m'est
égal, et je sçaurai bien vous contenir. Ah
pour cela, laissez donc, vous avez des façons
singulières. Pas trop, il me semble que je ne
suis pas plus singulier qu'un autre. D'ailleurs,
étant ensemble comme nous y sommes, je
104 LE SOPHA
dois croire que je n'outre rien. Ah Zulica!
ajouta-t-il, vous qui avez du goût, dites-moi
ce que vous pensez de ce plafond ; c'étoit à cela
que je révois, dit-elle, je le voudrois moins
chargé de dorure ; tel qu'il est, je le trouve
pourtant fort beau, ajouta- t-elle en s'asseyant
sur ses genoux, et selon toutes apparences, ce
n'étoit pas pour le déranger.
Quand j'y pense, reprit-elle, il faut que je
sois bien folle pour croire que vous me serez
fidelle, vous qui ne l'avez encore été à per-
sonne. Ah ! ne parlons pas de cela, répliqua-
t-il, en s'occupant toujours (et grâces aux
bontés de Zulicaj fort commodément ; vous
seriez peut-être embarrassée, si j'étois plus
constant que vous me soupçonnez de l'être.
Vous ne voulez donc pas me laisser ? dit-elle,
en ne faisant pas le moindre mouvement pour
lui échapper, ou pour le contraindre. A
l'égard de la constance, continua-t-elle aussi
froidement que s'il n'eût pas continué lui,
j'en ai dans le caractère, j'ose le dire. Ce
n'est pas aujourd'hui une vertu que la con-
fiance tant elle est commune, répondit-il, et
l'on peut, sans se vanter, dire qu'on en est
capable; vous avez pourtant, malgré celle
dont vous pouvez vous piquer, changé quel-
quefois. Pas tant, n'allez pas croire cela.
CONTE MORAL 165
Maisjesçais, et vous ne l'ignorez pas, ré-
pondit-il, tous les amans que vous avez eus.
Eh bien! dit-elle, en ce cas-là vous convien-
drez qu'il n'a tenu qu'à moi d'avantage, finis-
sez donc ! vous me tourmentez ! Beaucoup
moins que je ne devrois. Mais enfin, répli-
qua-t-elle, c'est toujours plus que je ne veux.
Quoi! lui dit-il, ne m'aimez-vous pas! allez-
vous avoir un caprice? N'avons-nous pas
tout réglé? Eh ! mais — oui, répondit-elle,
mais.... Ah Mazulhim ! vous me déplaisez!
C'est un conte, répartit-elle froidement, cela
ne se peut pas.
Alors il la posa doucement sur moi. Je
vous assure, Mazulhim, lui dit-elle en s'y
arrangeant, que je suis outrée contre vous:
je vous le dis, c'est que je ne vous pardon-
nerai jamais une telle insulte.
Malgré ces terribles menaces de Zulica,
Mazulhim voulut achever de lui déplaire.
Comme entre autres choses, il avoit la mau-
vaise habitude de ne s'attendre jamais, et
qu'elle avoit apparemment celle de ne jamais
attendre personne, il lui déplut en effet à un
point qu'on ne sçauroit imaginer.
Cependant, malgré sa colère, elle attendit,
et la vanité lui fit suspendre son jugement.
Dans toutes les occasions où elle s'étoit trou-
l66 LE SOPHA
vée, (et elles avoient été fréquentes assuré-
ment) on ne lui avoit jamais manqué: c'étoit
pour elle une preuve incontestable de ce
qu'elle valoit. D'ailleurs, ce Mazulhim qu'elle
trouvoit si peu digne d'estime, de quels pro-
diges, si l'on en croyoit le public, n'étoit-il
pas capable ! Si (comme la chose lui parois-
soit assez avérée) elle n'avoit rien à se repro-
cher, par quel hasard Mazulhim qui, disoit-on,
n'avoit jamais eu tort avec personne en avoit-
il avec elle un si singulier? Elle avoit ouï dire
à tout le monde qu'elle étoit charmante; la
réputation de Mazulhim étoit trop belle pour
qu'il ne méritât pas, au moins, par quelque
endroit; donc ce qui lui faisoit faire tant de
réflexions, n'étoit point naturel, ne pouvoit
pas durer.
Avec ces consolantes idées, et d'ouï-dire en
ouï-dire, Zulica s'étoit armée de patience, et
cachoit son dépit le mieux qu'il étoit pos-
sible. Mazulhim cependant tenoit les propos
du monde les plus galans sur les beautés qui
sembloient le toucher si peu. Il falloit, disoit-
il, que pour le rendre tel qu'il se trouvoit,
tous les magiciens des Indes eussent tra-
vaillé contre lui; mais continuoit-il, que peu-
vent leurs charmes contre les vôtres ? Ai-
mable Zulica! ils en ont différé le pouvoir,
mais ils n'en triompheront pas.
CONTE MORAL 167
A tout cela Zulica plus fâchée que Mazul-
him n'étoit déconcerté, ne lui répondit que
par des souris malins, mais auxquels, de peur
de l'achever, elle n'osoit donner toute l'ex-
pression qu'elle auroit voulu.
Vous êtes, lui demanda-t-elle d'un air rail-
leur, brouillé avec des magiciens? Je vous
conseille de vous raccommoder avec eux; des
gens capables de jouer de pareils tours, sont
de dangereux ennemis ! Ils le seroient moins
si vous vous étiez bien mise en tête de leur
en donner le démenti, répondit-il, et je doute
aussi que, malgré leur mauvaise volonté, si
je vous aimois avec moins d'ardeur, j'eusse
éprouvé — Oh! c'est un propos auquel j'a-
joute assez peu de foi, que celui que vous
me tenez là, interrompit Zulica, qui ayant
déterminé en elle-même le tems que l'on pou-
voit rester enchanté, croyoit alors avoir ac-
cordé assez de répit. Je sçais bien, reprit-il,
que si vous me jugez à la rigueur, vous ne
devez pas être contente; mais moins vous
l'êtes, plus vous devriez achever de me mettre
dans mon tort. Je doute, répliqua-t-elle, que
cela fût convenable. Je vous croyois moins
attachée à la décence, reprit-il d'un air rail-
leur, et j'osois espérer..,. Vous prenez assu-
rément bien votre tems pour railler, inter-
l68 LE SOPHA
rompit-elle, vous avez raison, rien n'est si
glorieux pour vous que cette aventure ! Mais
Zulica, ne voudriez-vous donc jamais sentir
que le ton que vous prenez ne peut que me
nuire et perpétuer mon humiliation ? C'est,
je vous jure, dit-elle, ce dont je me soucie le
moins. Mais, lui demanda-t-il_, si vous vous
en souciez si peu, de quoi vous fâchez-vous
tant! Vous me permettrez de vous dire. Mon-
sieur, que c'est une fort sotte question que
celle que vous me faites,
A ces mots elle se leva malgré tous les ef-
forts qu'il fît pour la retenir: laissez-moi,
lui dit-elle d'un ton aigre, je ne veux ni vous
voir, ni vous entendre : assurément! s'écria-
t-il, j'en ai vu d'aussi malheureuses, mais je
n'en ai jamais vu d'aussi fâchées.
Cette exclamation de Mazulhim ne plut
pas à Zulica; désespérée de l'accident qui lui
arrivoit, outrée de l'air froid de Mazulhim,
elle s'en prit dans sa fureur à un grand vase
de porcelaine qu'elle trouva sous sa main, et
qu'elle brisa en mille morceaux. Hélas !
Madame ! lui dit Mazulhim en souriant, vous
n'auriez rien trouvé ici à briser si toutes les
personnes qui n'y ont pas été contentes de
moi, s'en étoient vengées de la même ma-
nière; au reste, ajouta-t-il en s'asseyant sur
CONTE MORAL 169
moi, je vous conjure de ne vous pas gêner.
Voilà une femme qui me plaît tout-à-fait,
dit Schah-Baham, elle a du sentiment, et
n'est pas com.me cette Zéphis, à qui tout
étoit égal, et qui d'ailleurs étoit bien la plus
sotte précieuse que j'aie de ma vie rencon-
trée? Je sens qu'elle m'intéresse iniiniment,
et je vous la recommande, Amanzéi ; enten-
dez-vous ; tâchez qu'on ne la chagrine pas
toujours. Sire, répondit-Amanzéi, je la favo-
riserai autant que le respect dû à la vérité
pourra me le permettre.
Mazulhim en finissant de parler, se mit à
rêver d'un air distrait. Zulica qui étoit allée
s'asseoir dans un coin, et loin de lui, soutint
assez bien pendant quelque tems la mépri-
sante indifférence qu'il lui témoignoit, et
pour la lui rendre, elle se mit à chanter. Ou
je me trompe, lui dit-il, quand elle eut fini,
ou le morceau que Madame vient de me
chanter, est d'un tel opéra. Elle ne répondit
rien. Vous avez, continua-t-il, une jolie voix,
peu étendue, mais flûtée, et dont les sons
vont droit au cœur. Il est heureux qu'elle
vous plaise, répondit-elle, sans le regarder.
Vous ne le croyez peut-être pas, répartit-il;
mais il est vrai pourtant que vous pourriez en
être flattée, et que peu de gens s'y connois-
I70 LE SOPHA
sent aussi bien que moi. Un autre agrément
que je vous trouve et que je vous dirois si je
pouvois à présent vous paroître digne de vous
louer; c'est une expression charmante qui ne
laisse rien à désirer par sa vivacité et par sa
justesse, et que vos yeux secondent si bien
qu'il est impossible de vous entendre sans se
sentir remuer jusques au fond du cœur. Vous
allez me répondre encore qu'il est heureux
que cela me plaise?
Non, répondit-elle d'un ton plus doux, je
ne suis pas fâchée que vous me trouviez des
choses aimables, et plus je vous sçais con-
noisseur, plus vos éloges doivent me flatter.
Voilà précisément, dit-il, la raison qui me
feroit désirer de mériter les vôtres. Ah sans
doute ! dit-elle. Allez-vous dire que vous ne
vous connoissez à rien, répondit-il, et pour
mettre le comble à l'injustice, n'imaginerez-
vous pas aussi qu'il m'est indifférent que vous
pensiez de moi bien ou mal? Joindriez-vous
cette injure à toutes celles que vous m'avez
déjà faites? Ah Zulica! est-il possible que ce
qui devoit augmenter votre tendresse, ne
serve qu'à vous irriter contre moi !
Est-il possible aussi, reprit-elle avec em-
portement, que vous me croyez assez dupe
pour regarder comme une preuve d'amour
CONTE MORAL 17 1
l'affront le plus sanglant que jamais vous
puissiez me faire! Un affront! s'écria-t-il,
aimable Zulica ! vous connoissez peu l'amour,
si vous croyez que nous devions vous et moi
rougir de ce qui nous est arrivé. Je ne crain-
drai pas de vous dire plus : les gens que vous
avez honorés de votre tendresse vous ont
aimé bien peu si vous ne les avez pas trouvés
tous aussi malheureux que moi.
Oh ! pour cela, Monsieur, dit-elle en se
levant, finissez, ou je vous quitte; je ne puis
plus soutenir le l'idicule et l'indécence de vos
propos. Je n'ignore pas qu'ils vous blessent,
répondit-il, et je suis surpris, je l'avoue, de
ce qu'ils font cet effet là sur vous ; mais, ce
dont je ne reviens pas, c'est que vous vous
obstiniez à me trouver si coupable. Je trou-
verois tout simple qu'une femme ordinaire,
sans monde, sans usage, s'offensât mortelle-
ment d'une aventure pareille : mais vous !
que vous soyez précisément comme quelqu'un
qui n'a jamais rien vu ! en vérité cela n'est
pas pardonnable.
En effet, dit-elle, il faut être sotte au der-
nier point pour ne la pas trouver flatteuse, et
je m'étonne de ne vous avoir point encore
remercié de l'impression singulière que j'ai
faite sur vous! Raillerie à part, dit-il en vou-
172 LE SOPHA
lant se lever, je vais vous prouver que je n'ai
pas tort.
Non, Monsieur, s'écria-t-elle, je vous
défends de m'approcher. J'exécuterai vos
ordres, tout injustes qu'ils sont, et je prou-
verai de loin, puisque vous le jugez à propos.
Oui, répliqua-t-elle, cela vous sera sûre-
ment plus commode; mais faisons mieux,
n'en parlons plus; aussi bien ne suis-je pas
assez imbécille pour que vous puissiez me
persuader jamais que plus un amant a de
tendresse, moins il peut l'exprimer à ce qu'il
aime.
C'est-à-dire, reprit-il d'un air nonchalant,
que vous croyez précisément le contraire,
vous? Oui, répartit-elle, précisément, c'est
qu'on ne peut pas être plus persuadée d'une
chose que je ne le suis de celle-là. Eh bien.
Madame, vous pouvez donc vous vanter d'être
la femme la moins délicate qu'il y ait au
monde, et si je ne vous aimois au point que
je ne connois sous le ciel rien d'assez fort
pour m'arracher à vous, je vous avouerais.
Madame, que cette façon de penser m'en
éloigneroit pour jamais. Il seroit en effet,
dit-elle, assez étonnant qu'elle vous plût
beaucoup.
Oh non, reprit-il d'un air détaché, je ne
CONTE MORAL 173
suis pas intéressé autant que vous voulez bien
me faire l'honneur de le croire, à m'en dé-
clarer l'ennemi; mais c'est qu'il est décidé de
tout tems que plus on a d'amour, moins on
a l'usage de ses sens, et qu'il n'appartient
qu'à des cœurs grossiers et incapables de se
laisser pénétrer des charmes de la volupté,
de se posséder dans les momens où vous
m'avez trouvé si loin de moi-même. Si
l'espoir du plaisir suffit pour troubler un
amant, jugez de ce que doit produire sur lui
l'approche de ces instans heureux qu'il a si
vivement désirés, combien son âme doit
s'être usée dans les transports qui les précè-
dent, et si ce désordre que vous me reprochez
est aussi désobligeant pour une femme qui
sait penser, que ce sang-froid dont, faute d'y
réfléchir sans doute, vous voudriez que j'eusse
été capable. Franchement, ajouta-t-il en
s'allantjetter à ses genoux, seroit-ce la pre-
mière fois que vous... Ah! cessez cette mau-
vaise plaisanterie, interrompit-elle; laissez-
moi, je veux sortir, et ne vous voir de ma
vie. Mais, Zulica, lui dit-il, en la ramenant
de mon côté, ne voudriez-vous donc jamais
sentir qu'il semble, à la façon dont vous
prenez mon malheur, que vous ne vous
croyez pas assez de charmes pour le faire
cesser?
174 LE SOPHA
Soit que les délicates distinctions de Ma-
zulhim eussent déjà disposé Zulica à la clé-
mence, soit que la grande réputation qu'il
s'étoit acquise rendît ce qu'il disoit plus vrai-
semblable, elle se laissa conduire sur moi
en faisant cette légère résistance qui commu-
nément enflamme plus qu'elle n'arrête. Peu
à peu Mazulhim en obtint davantage, et se
retrouva enfin dans la même circonstance où
Zulica s'étoit fâchée.
Déjà troublée par les emportemens de
Mazulhim, elle commençoit à désirer vive-
ment qu'il se laissât moins frapper les sens
que la première fois; déjà même elle espéroit
lorsque Mazulhim, plus délicat que jamais,
manque cruellement à ses plus douces espé-
rances. Elle en fut d'autant plus indignée que
(vanité à part) il lui auroit alors fait plaisir
de se comporter différemment.
Oh bien ! dit le sultan, qu'il finisse donc
aussi lui ; cela m'ennuie autant qu'elle. Ce
n'est pas parce que j'ai déjà pris le parti de
Zulica, mais je vous demande s'il y a quel-
qu'un que cela n'impatientât pas, si la pa-
tience d'un derviche y tiendroit? C'est, par-
bleu, bien la peine de la faire attendre!
Amanzéi, vous ne m'aviez pas promis cela,
au moins à la fin vous me feriez croire que
CONTE MORAL 175
VOUS en voulez à cette femme-là; et, je vous
le dis naturellement, je ne le trouverois pas
bon. Mais, point du tout. Sire, répondit
Amanzéi, si je faisois un conte à votre ma-
jesté, il me seroit facile d'arranger les objets
comme elle le voudroit, mais je raconte ce
que j'ai vu, et je ne puis, sans altérer la
vérité, donner à Mazulhim des procédés diffé-
rens de ceux qu'il avoit. Ah! le sot que ce
Mazulhini, s'écria Schah-Baham, et que je
suis piqué contre lui ! Mais, dit la sultane, je
ne sçais pas pourquoi vous lui en voulez tant:
il ne le faisoit pas plus exprès que vous. Lui,
reprit-il? ma foi je n'en sçais rien, c'étoit un
méchant homme ! D'ailleurs, dit encore la
sultane, c'est que cette Zulica qui vous plaît
tant, étoit la dernière des.... Je vous prie,
Madame, interrompit-il, d'en penser tout bas
ce qu'il vous plaira, et de ne m'en point dire
de mal. Je sçais bien qu'il suffit que je prenne
quelqu'un en amitié, pour qu'il vous déplaise;
et cela me choque, je vous en avertis. Votre
colère ne m'effraie point, répondit la sultane,
et de plus, je ne serois point du tout étonnée
que cette Zulica que vous aimez tant aujour-
d'hui, vous ennuyât demain mortellement.
J'en doute, reprit le sultan, je ne me préviens
pas comme vous, moi; en attendant que cela
176 LE SOPHA
arrive, voyons toujours le reste de son his-
toire.
Zulica rougit de fureur au nouvel affront
que Mazulhim faisoit à ses charmes : en vé-
rité, Monsieur, lui dit-elle en le repoussant
avec violence, si c'est une préférence que
vons me donnez, j'ose dire qu'elle est mal
placée. Je le dirois tout le premier, répondit-
il, si je pouvois imaginer que vous crussiez un
seul moment mériter les torts que j'ai avec
vous; mais je n'y vois pas d'apparence, et
j'avouerai sans peine, que rien ne me justifie.
C'est que quand on se connoît d'une certaine
façon, dit-elle, l'on doit laisser les gens en
repos. Ce sera sans doute le parti que je pren-
drai, si ceci à des suites, répliqua-t-il, vous
permettrez pourtant que je me flatte du con-
traire. En vérité, dit-elle, je ne vous le con-
seille pas.
Alors elle se leva, prit son éventail, remit
ses gants, et tirant une boëte à rouge, alla
vis-à-vis une glace. Pendant qu'avec toute
l'attention possible elle tâchoit de se remettre
comme elle étoit, lorsqu'elle étoit entrée,
Mazulhim qui étoit venu derrière elle, en
troublant son ouvrage la prioit tendrement de
ne se point donner une peine, qu'à coup sûr
il faudroit qu'elle reprît. Zulica ne lui répon-
CONTE MORAL 177
dit d'abord que par une mine qui dût lui
prouver le peu de foi qu'elle avoit à ses pré-
dictions; mais voyant enfin qu'il continuoit à
la tourmenter. Eh bien ! Monsieur, lui dit-
elle, ceci sera-t-il éternel, et ne voulez-vous
pas que je puisse sortir? vous n'avez qu'à
dire. Mais autant que je puis m'en souvenir,
répondit-il, tout est dit là-dessus; est-ce que
vous ne soupez pas ici? Non pas que je
sçache, reprit-elle. Vous verrez, dit-il en sou-
riant, que vous n'avez pas non plus compté
là-dessus. Enfin, dit-elle, je suis engagée, et
il est tard. Voilà une assez bonne folie, dit-il
en la rejettant sur moi, et en voulant encore
essayer s'il ne trouveroit pas enfin le moyen
de lui rendre les heures moins longues : Te-
nez Mazulhim, lui dit-elle d'un ton doux,
vous m'en croirez, si vous voulez, je vous le
dis sans colère; mais le personnage que vous
me faites jouer est insoutenable. Plus de
bonté de votre part, répondit-il, m'auroit
rendu moins à plaindre; mais vous êtes si
peu complaisante? En vérité, répartit-elle, il
y auroit aussi trop d'inhumanité à vous ôter
la seule excuse qui puisse vous rester. Il lui
répondit avec fermeté, qu'il en courroit vo-
lontiers le hasard.
Alors elle entra dans ses raisons, pour avoir
178 LE SOPHA
le plaisir de le combler de tous les torts ima-
ginables. Plus il méritoit sa pitié, plus (car
elle n'étoit pas née généreuse) elle se sentoit
d'indignation. Blessée qu'il eût été si peu
sensible à ses charmes, elle sembloit l'être
encore plus qu'il eût répondu si mal à ses
dernières bontés; sa vanité seule lui faisoit
soutenir ce qui la blessoit si sensiblement. A
peine elle s'étoit flattée du triomphe, qu'elle
le voyoit s'évanouir. Vingt fois elle fut près
de renoncer à un espoir qui ne sembloit se
présenter à elle que pour la tromper après
plus cruellement. Mais quoi ? après tout ce
qu'elle a fait pour Mazulhim, l'abandonnera-
t-elle à sa destinée? un moment de plus peut
vaincre son ingratitude. S'il eût été plus doux
pour elle de devoir tout à la tendresse de Ma-
zulhim, il lui doit être plus glorieu-x de lui
tout arracher.
Ce raisonnement n'étoit peut-être pas le
plus juste que Zulica pût faire ; mais pour la
situation où elle se trouvoit, c'étoit encore
beaucoup qu'elle pût raisonner.
Mazulhim qui sentoit à l'air dont elle le re-
gardoit, que pour résister à l'opiniâtre froi-
deur que, malgré lui-même, il lui témoignoit,
elle avoit besoin d'être soutenue, lui donnoit
sans cesse les éloges les plus flatteurs sur son
CONTE MORAL 179
caractère compatissant. Assurément, s'écria-
t-elle à son tour, dans un instant où peut-être
l'impatience prenant le dessus, lui faisoit
trouver plus de mérite dans les bontés qu'elle
avoit pour Mazulhim, assurément il faut con-
venir que j'ai une belle âme !
A cette exclamation si bien placée, Ma-
zulhim ne put s'empêcher d'éclater, et Zulica
qui sçavoit combien quelquefois il est dange-
reux de rire se fâcha fort sérieusement de ce
qu'il avoit ri,
La gaieté de Mazulhim ne lui fut cepen-
dant pas aussi funeste qu'elle l'avoit craint.
Les enchanteurs qui l'avoient jusques-là si
cruellement persécuté, commencèrent même
à retirer leur bras malfaisans de dessus lui.
Quoiqu'il s'en fallût beaucoup que la victoire
qu'elle remporteroit sur eux, ne fût complette,
elle ne laissa pas de s'en féliciter tout haut;
ce n'étoit pas qu'avec les lumières qu'elle
avoit, elle s'y trompât; mais elle vouloit for-
tifier Mazulhim, par la confiance qu'elle sem-
bloit avoir: elle le connoissoit bien peu, de
croire qu'il en eût besoin.
A peine Mazulhim, qui étoit l'homme du
monde le plus avantageux, se sentît moins
accablé, qu'il porta la témérité jusqu'à se
croire capable des plus grandes entreprises.
LE SOPHA
Quelque chose que Zulica, qui étoit à portée
de juger des choses plus sainement que lui
pût lui dire, elle ne put l'arrêter. Soit qu'il
imaginât qu'il ne pouvoit différer sans se
perdre, soit ( ce qui est plus vraisemblable )
qu'il crût n'avoir besoin de rien dire de plus
auprès d'elle, il voulut tenter ce qui (et encore
par le plus grand hasard du monde ) ne lui
avoit jamais manqué qu'une fois. Zulica
qui ne s'éblouissoit pas facilement, et qui
d'ailleurs n'étoit pas la femme d'Agra qui
pensoit le moins bien d'elle-même, fut éton-
née de la présomption de Mazulhim, et lui
fit sur son audace les représentations les plus
sensées. Elles ne réussirent pas ; et Mazulhim
s'opiniâtra toujours, par une suite nécessaire
de la confiance en ses charmes ; et pour l'hu-
milier, elle ne se refusa pas plus que Zéphis
à des idées dont elle ne pouvoit assez admi-
rer le ridicule. Ah oui, dit-elle d'un air dé-
daigneux ! Tout à coup sa physionomie chan-
gea, et je jugeai à sa rougeur et à son dépit,
autant qu'à l'air railleur et insultant de Mazu-
Ihim, que ce qu'elle avoit annoncé comme
impraticable, étoit aisé au dernier point.
Voyez-vous cela, sécria le sultan ! eh puis
les femmes se pleindront, ou feront les mer-
veilleuses ! cela est bon à sçavoir. Quoi lui
CONTE MORAL
demande la sultane, quelle admirable décou-
verte venez-vous donc de faire ? Oh! je m'en-
tends bien, répondit le sultan; c'est que si
jamais on s'avise de me faire des reproches,
je sçais à présent ce que j'aurai à répondre.
Je suis pourtant bien fâché que cette mortifi-
cation arrive à Zulica, elle la méritoit certai-
nement moins que personne; mais, poursui-
vez. Emir: il y a de très belles choses dans ce
que vous venez de nous raconter; et ceci me
donne fort bonne opinion pour le reste.
FIN DE LA PREMIERE PARTIE
LE SOPHA
CONTE MORAL
DEUXIÈME PARTIE
CHAPITRE XIL
Le même ci peu près que le précédent.
Si le désagrément qui arrivoit à Zulica la
mortifia beaucoup, il ne lui ôta pas la pré-
sence d'esprit qui lui étoit nécessaire dans un
accident aussi fâcheux. Elle félicita Mazulhim,
se plaignit de toute autre chose que de ce qui
l84 LE SOPHA
la pénétroit de fureur, et pour tâcher de sau-
ver sa gloire, ne craignit pas de lui faire un
honneur qu'assurément il ne méritoit pas.
Je ne sais si ce fut pour mortifier Zulica,
ou si, contre son ordinaire, il vouloit se ren-
dre justice; mais quelque chose qu'il fît, il ne
voulut jamais croire qu'il fût ce qu'il disoit.
Il y avoit, disoit-il opinâtrement, des jours
malheureux, des jours que si, on les pré-
voyoit, on mourroit plutôt que de les at-
tendre.
Zulica convenoit bien qu'il y en avoit
qui en effet ne commençoient pas d'une façon
brillante, mais dont à la fin on trouvoit plus
à se louer qu'à se plaindre. Je vous avoue,
ajouta-t-elle, avec une tendresse dont en ce
moment elle étoit bien éloignée; que j'ai eu
lieu de croire que ce que vous m'avez dit
cent fois sur ma beauté n'étoit pas sincère,
ou que les choses que vous m'avez paru admi-
rer, étoient effacées par des défauts qui vous
choquoient d'autant plus que vous les aviez
moins prévus, mais vous m'avez rassurée.
Ah! Zulica, s'écria l'impitoyable Ma/iulhim,
vos craintes étoient donc bien médiocres !
Je sens tous ce que je dois à vos bontés,
mais elle ne m'aveuglent pas, et plus je vous
trouve généreuse, plus vous augmentez mes
CONTE MORAL 185
remords. Mais, quelle folie répartit-elle, n'al-
lez pas au moins vous frapper d'une idée
aussi fausse, rien ne seroit plus injuste.
En finissant ces mots, ils se mirent à se
promener dans la chambre tous deux fort em-
barrassés l'un de l'autre, sans amour, sans dé-
sirs, et réduits par leur mutuelle imprudence,
et l'arrangement qu'entraîne un rendez-vous
dans une petite maison, à passer ensemble
le reste d'un jour qu'ils ne paroissoient pas
disposés à employer d'une façon qui pût leur
plaire. Zulica avoit de belles réflexions à faire
sur la fausseté des réputations; Ce qui inté-
rieurement la désespéroit, (car je lisois aisé-
ment dans son âme) c'étoit l'impossibilité de
se venger de Mazulhim. Si je le dis, qui le
croira, se disoit-elle ? ou si on le croit, la
prévention où l'on est pour lui, permettra-t-
elle de penser qu'il eût eu autant de tort avec
moi, si j'avois eu de quoi l'empêcher de l'a-
voir. Quelque chose que je fasse, il me sera
impossible de désabuser tout le monde !
Ces idées l'occupoient assez triste-
ment. Pour Mazulhim, il sembloit qu'il fût
sur cela hors de tout intérêt. Il se prome-
nèrent quelque temps sans se rien dire ; de
temps en temps cependant ils se sourioient
d'une façon froide et contrainte.
l86 LE SOPHA
Vous rêvez, lui dit-il enfin. Vous en éton-
nez-vous, répondit-elle d'un air prude? Pen-
sez-vous que d'être avec quelqu'un comme
je suis avec vous, ne soit point pour une
femme raisonnable une chose extraordinaire ?
Non, répliqua-t-il, j'y crois les femmes rai-
sonnables tout-à-fait accoutumées. Il paroit
bien, reprit-elle, que vous ignorez ce que
cela prend sur elles, et combien, avant que
de se rendre, elles éprouvent de combats.
Ce que vous dites, par exemple, est très
probable, répliqua-t-il ; car à la façon dont
elles les ont abrégés, il falloit qu'ils les
fatiguassent cruellement.
Voilà, s'écria-t-elle, un des plus mauvais
propos qu'on puisse tenir! Croyez-vous avoir
eu bien de l'esprit quand vous avez dit de
pareilles choses ? Sçavez vous bien que ce
n'est là qu'un vrai discours de petit-maître 1
Je ne l'en tiendrois pas plus mauvais pour
cela, répondit-il. Du moins vous le trouveriez
bien faux, reprit-elle, si vous sçaviez ce qu'il
m'en a coûté pour vous prendre. Quoi !
s'écria-il, vous y avez rêvé! cela m'outrage; je
me flattois du contraire, et je vous sçais
mauvais gré de m'ôter une erreur à laquelle
je gagnois, sans que vous y perdissiez rien
dans mon esprit. Hé ! dites-moi de grâce.
CONTE MORAL 187
Zâdis VOUS a-t-il autant coûté de réflexions ?
Que voulez-vous dire demanda-t~elle froide-
ment? qu'est ce que c'est que Zâdis? Je vous de-
mande pardon, répondit-il en raillant, j'aurois
jugé que vous le connoissiez.
Oui, répondit-elle, comme on connoît tout
le monde. Je crois, tout peu connu qu'il vous
est, qu'il seroit bien fâché s'il vous sçavoit
ici, continua-t-il, et je me trompe fort, ou
vos bontés pour moi le chagrineroient beau-
coup. Soyez de bonne foi, ajouta-t-il en lui
voyant hausser les épaules, Zâdis vous plai-
soit avant que j'eusse le bonheur de vous
plaire, et je parierois m^ême qu'actuellement
vous êtes bien ensemble.
Voilà répondit-elle, une plaisanterie d'un
bien mauvais genre ! Au fond, continua-t-il,
quand vous lui feriez une infidélité, il seroit
encore trop heureux ; une homme comme
Zâdis est peu fait pour être aimé et j'ai tou-
jours été surpris que, vive comme vous êtes
et d'une gaieté charmante, vous eussiez pu
prendre un amant aussi froid, aussi taciturne !
Mazulhim, répondit-elle, il n'est que tendre.
Je vous l'ai sacrifié, il seroit inutile de vous
dire le contraire; mais je crains que vous ne
me forciez bientôt à m'en repentir. Vous étiez
légère, répliqua t-il, et j'avoue que j'étois in-
LE SOPHA
constant, mais moins nous avons jusques ici
été capables d'un attachement sérieux, plus
nous aurons de gloire à nous fixer l'un l'autre.
A ces mots, il la conduisit de mon côté,
mais d'un air qui faisoit aisément connoître
que la bienséance seule y guidoit ses pas. Il
est vrai que vous êtes charmante, lui dit-il, et
sans un air un peu trop décent que même
avec moi vous ne quittez pas, je ne connois
personne qui pût mieux que vous faire le bon-
heur d'un amant. J'avoue, répondit-elle, que
naturellement je suis réservée ; ce n'est pour-
tant pas à vous à vous en plaindre. Vous me
rendez heureux, sans doute, répliqua-t-il,
mais née sans désirs, vous n'accordez pas
assez à ceux que vous faites naître, je sens de
la contrainte dans tout ce que vous faites
pour moi, vous craignez sans cesse de vous
livrer trop, et entre nous, je vous soupçonne
d'être assez peu sensible.
Mazulhim en parlant ainsi à Zulica, lui
serroit les mains d'un air passionné. Quoique
l'excès de vos charmes m'ait déjà nui, pour-
suivit-il, je ne sçaurois me refuser au plaisir
de les admirer encore ; dussé-je même en pé-
rir, tant de beautés ne me seront pas cachées
plus long-tems. Dieu ! s'écria-t-il avec trans-
port, ah ! s'il se peut, rendez-moi digne de
mon bonheur.
CONTE MORAL
Quelque chose que Zulica eût dit de son
peu de sensibilité, l'admiration où Mazulhim
paroissoit plongé, la vivacité de ses trans-
ports, les soins qu'il prenoit pour les lui
faire partager, l'émurent et la troublè-
rent. Vous plaindrez-vous, lui dit-elle tendre-
ment ? Il ne lui répondit qu'en voulant lui
prouver toute sa reconnoissance, mais Zulica
se souvenoit encore du peu de fonds qu'il y
avoit à faire sur lui ; et redoutant tout de l'é-
garement dans lequel elle le voyoit, ah ! Ma-
zulhim, lui dit-elle, d'un ton qui marquoit
toute sa crainte, n'allez-vous pas m'aimer
trop ? Quoique Mazulhim ne pût s'empêcher
de rire de sa terreur, elle se trouva moins
aimée qu'elle ne craignoit de l'être.
Leur bonheur mutuel leur ôta cette con
trainte, et cet air ennuyé que depuis quelque
tems ils avoient l'un avec l'autre. Leur
conversation s'anima, Zulica qui croyoit avoir
délivré Mazulhim des mains des enchanteurs
s'applaudissoit de l'ouvrage de ses charmes,
et Mazulhim plus content de lui-même,
s'abandonna aussi à son enjouement.
Comme ils étoient dans ces heureuses dis-
positions, on vint servir; leur repas fut gai.
Zulica et Mazulhim qui étoient peut-être
les deux plus méchantes personnes qu'il y eût
igo LE SOPHA
à la cour d'Agra, n'épargnèrent qui que ce
pût être.
Ne pourriez-vous pas me dire, demanda
Mazulhim, à propos de quoi Altun-Can a
depuis quelque jours pris cet air important
que nous lui voyons ?
Mon Dieu ! sans doute, répondit-elle, est-
ce que vous ignorez qu'il est infiniment bien
avec Aïscha? Mais, ce seroit, à ce qu'il me
semble, répondit-il, une raison de plus pour
être modeste. Oui pour un autre, répartit-
elle, mais est-ce que vous ne le trouvez pas
trop heureux, lui ? Je vous avouerai que non,
répartit-il ; quelque ridicule que soit Altun-
Can, je ne puis m'empêcher de le plaindre :
un homme qui appartient à Aïscha, est sans
contredit le plus malheureux homme du
monde.
Ce qu'il y a de particulier, dit-elle, c'est
qu'elle en fait mystère. Ah ! pour le coup,
répondit-il, vous cherchez à lui donner un
travers, jamais Aïscha n'a caché ses amans,
et je puis vous jurer qu'à l'âge qu'elle a, et de
l'énorme figure dont elle est, elle y sera moins
disposée que jamais. Rien n'est pourtant plus
réel que ce que je vous dis. Hé bien ! répon-
dit-il, si cela est, c'est qu'Altun-Can lui a
demandé le secret.
CONTE MORAL 191
Et la petite Mesem, demanda-t-il, il me
semble que vous ne la voyez plus ? C'est
qu'on ne peut plus la voir, répliqua-t-elle, en
prenant un air prude, et qu'elle a une con-
duite misérable. Vous avez raison, répartit-il
fort sérieusement, rien n'est si important pour
une femme qui se respecte, que de voir bonne
compagnie.
Je trouve, continua-t-il, qu'elle embellit.
Tout au contraire, répondit-elle, elle devient
hideuse. Je ne suis pas de votre avis, reprit-
il ; elle prend depuis quelque tems un fond
de jaune, un air d'abattement qui lui sied
tout-à-fait bien ; si elle continue celui de la
mauvaise santé, elle deviendra charmante.
Je ne finirois pas. Sire, dit, alors Amanzéi
en s'interrompantjSi je voulois rendre à votre
majesté tous les propres qui se tinrent. Ah !
je le conçois bien, répondit le sultan, et je
vous permets de les abréger ; pourtant quand
j'y songe, vous me feriez plaisir de me les
redire tous. J'oserois représenter à votre
majesté, reprit Amanzéi, qu'il y en auroit
beaucoup qui ne seroientpas assez intéressans
pour... Oui, justement, interrompit le sultan,
cela ne m'intéresseroit pas ; mais pourquoi
(car j'ai fait vingt fois cette réflexion-là)
pourquoi, dis-je, dans une histoire, ou dans
192 LE SOPHA
un conte, comme vous voudrez, tout n'est-il
pas intéressant ? Par bien des raisons, dit la
sultane ; ce qui sert à amener un fait, ne
sçauroit, par exemple, être aussi intéres-
sant que le fait même ; d'ailleurs si les choses
étoient toujours au même degré d'intérêt,
elles lasseroient par la continuité ; l'esprit
ne peut pas toujours être attentif, le cœur ne
pourroit soutenir d'être toujours ému, et
il faut nécessairement à l'un et à l'autre des
tems de repos. J'entends, répondit le sultan,
c'est comme pour se divertir mieux, il est à
propos de s'ennuyer quelquefois ; quand on a
un certain jugement, qu'on pense d'une cer-
taine façon, on a beau faire, on devine tout.
Enfin donc, Amanzéi.
Mazulhim, moins touché encore l'après-sou-
per, des charmes de Zulica qu'il ne l'avoit
été dans la journée, entre mille idées d'amu-
sements qu'il lui proposa, ne trouva jamais
ce qui auroit pu lui convenir, et Zulica se
prépara à sortir, d'un air qui me fit douter de
la revoir.
Cependant malgré la mauvaise humeur de
Zulica, et la façon dontMazulhim l'avoit trai-
tée, il osa cependant, avant que de la quitter,
lui demander qu'ils se revissent, et ajouter
avec empressement qu'il falloit que ce fût
CONTE MORAL 193
dans deux jours. Quoiqu'en ce moment elle
eût, je crois, peu d'envie de lui accorder ce
qu'il sembloit désirer avec tant d'ardeur, elle
lui répondit qu'elle le vouloit bien, mais si
froidement que je n'imaginai pas qu'elle vou-
lût lui tenir parole.
En cet instant je fis réflexion qu'après le
départ de Mazulhim, je m'ennuierois dans sa
petite maison; qu'il suffiroit que je revinsse
quand il reviendroit lui-même, et que je ne
pouvois mieux faire pour m'amuser et pour
m'instruire, que de suive Zulica chez elle; je
m'abandonnai à cette idée, et montai avec
elle dans son palanquin. Aussitôt que je fus
dans son palais, j'allai par le mouvement de
l'attraction que Brama avoit mis en moi, me
cacher dans le premier Sopha qui s'offrit à
mes yeux.
Zulica venoit le lendemain de se mettre à
sa toilette, lorsqu'on lui annonça Zâdis; elle
le fit prier d'attendre, soit qu'elle ne voulût
paroître à ses yeux qu'avec toute la beauté
qu'elle avoit ordinairement lorsqu'elle s'étoit
préparée, ou qu'elle imaginât qu'il seroit in-
décent qu'il la vît dans le désordre où elle
étoit alors. Vu la fausseté de Zulica, cette
dernière raison n'étoit peut-être pas aussi
imaginaire qu'elle pourroit le paroître.
13
194 LE SOPHA
Zâdis entra enfin : quand on ne l'auroit
pas nommé, au portrait que la veille j'en
avois entendu faire à Mazulhim, je l'aurois
reconnu. II e'toit grave, froid, contraint, et
avoit toute la mine de traiter l'amour avec
cette dignité de sentimens, cette scrupuleuse
délicatesse qui sont aujourd'hui si ridicules,
et qui peut-être ont toujours été plus ennuyeu-
ses encore que respectables.
Zâdis s'approcha de Zulica avec autant de
timidité que s'il ne lui eût pas encore déclaré
sa passion; de son côté, elle le reçut avec
une politesse étudiée et cérémonieuse, et un
air aussi prude qu'il le falloit pour le tromper
toujours.
Tant que les femmes de Zulica furent pré-
sentes, ils se parlèrent indifféremment de
nouvelles, ou d'autres choses aussi frivoles.
Zâdis, qui croyoit être le seul que Zulica eût
aimé, et qui ne trouvoit pas que les ménage-
mens les plus grands suffissent à ce qu'elle
méritoit, ne se permettoit pas le moindre re-
gard; et Zulica qui, contre toute apparence,
trouvoit un homme assez imbécille pour l'es-
timer, imitoit sa réserve, ou ne le regardoit
qu'avec ces yeux hypocrites et couchés que
l'on voit communément aux prudes dans
quelque occasion qu'elles se trouvent.
CONTE MORAL I95
Avec quelque soin que Zâdis se contraignît,
Zulica crut remarquer dans ses yeux une tris-
tesse différente de celle qu'il portoit toujours;
elle lui demanda vainement ce qu'il avoit.
A toutes les questions qu'elle lui faisoit d'un
ton fort doux, il ne répondoit que par des pro-
fondes révérences, et par des soupirs plus
profonds encore.
Lorsqu'elle fut coëffée les femmes sor-
tirent. Voulez-vous bien, Zâdis, lui demandâ-
t-elle d'un air d'autorité, me dire ce que vous
avez? Pensez-vous que m'intéressant à ce qui
vous regarde, comme vous sçavez que je fais,
je ne doive pas me fâcher de votre silence?
En un mot, je le veux, répondez-moi, je ne
vous pardonnerai pas si vous vous obstinez à
vous taire.
Vous me pardonneriez peut-être moins
d'avoir parlé, répondit-il enfin; et ce qui
m'agite, ne doit d'aucune façon vous être con-
fié. Zulica insista, et d'une façon si pressante
qu'il crut que sans l'offenser, il ne pouvoit se
taire plus long-tems. Le croiriez-vous, Ma-
dame, lui dit-il en rougissant de l'absurdité
qu'il trouvoit dans ce qu'il alloit lui dire, je
suis jaloux.
Vous, Zâdis, s'écria-t elle d'un air d'éton-
nement; c'est moi que vous aimez ! Je vous
igô LE SOPHA
aime! et vous êtes jaloux! Y pensez-vous
bien? Ah! Madame, répliqua-t-il d'un air pé-
nétré, ne m'accablez point de votre colère. Je
sens tout le ridicule de mes idées, j'en rougis
moi-même. Mon esprit se refuse aux mouve-
mens de mon cœur, et les désavoue, cepen-
dant ils m'entraînent, et tout le respect que
j'ai pour vous, toute l'estime que je vous
dois, n'empêchent pas que je ne sois
cruellement tourmenté. La honte enfin que
je me tais de mes soupçons ne les détruit
point.
Ecoutez-moi, Zâdis, lui répondit-elle^ d'un
air majestueux, et souvenez- vous à jamais de
ce que je vais vous dire. Je vous aime, je ne
crains point de vous le répéter, et je vais vous
donner de mes sentimens une preuve qui,
pour vous doit être sans réplique, c'est de
vous pardonner vos soupçons. Peut-être
pourrois-je vous dire que ce qu'il vous en a
coûté pour me vaincre, et la façon dont je
vis, ne devroient vous laisser aucun lieu de
douter de moi, et qu'une personne de mon
caractère doit inspirer de la confiance. Je de-
vrois même mépriser vos craintes, ou m'en
offenser, mais il est plus doux pour mon
cœur de vous rassurer, et mon amour veut
bien descendre jusques à une explication.
CONTE MORAL I97
Ah! Madame, s'écria Zâdis en se proster-
nant à ses genoux, je crois que vous m'aimez,
et je mourrois de douleur, si je pouvois pen-
ser que des soupçons auxquels même je ne
me suis pas arrêté long-tems, fussent pour
vous une raison de douter de mon respect.
Non, Zâdis, répondit-elle en souriant, je n'en
doute pas ; mais sçachons un peu ce qui vous
a donné de l'inquiétude? Qu'importe, Ma-
dame, quand je n'en ai plus, reprit-il ? Je
veux sçavoir, répliqua-t-elle. Hé bien! dit-il;
les soins que Mazulhim a paru vous rendre...
Quoi! interrompit-elle, c'est de lui que vous
étiez jaloux? Ah Zâdis, êtes-vous fait pour
craindre Mazulhim, et m'avez-vous assez
méprisée pour croire qu'il pût jamais me
plaire? Ah Zâdis, dois-je et puis-je jamais
vous le pardonner?
CHAPITRE XIII.
Fin d'une avenUtre, et commencement
d'nne antre.
E
N achevant ces paroles, ses yeux se
mouillèrent de quelques larmes, et Zâ-
igS LE SOPHA
dis qui les croyoit sincères, ne put s'empêcher
d'y mêler les siennes. Oui, j'ai tort, lui disoit-
il tendrement, et quelque violente que soit
ma passion pour vous, je sens qu'elle ne peut
pas même me servir d'excuse. Ah! cruel, ré-
pondit-elle en sanglottant, soyez jaloux, si
vous le voulez; abandonnez- vous à toute
votre frénésie, j'y consens, mais si vous me
connoissez assez peu pour vous défier de ma
tendresse, du moins ne me soupçonnez pas
d'être capable d'aimer Mazulhim.
Je crois que vous ne l'aimez pas, répliqua-
t-il, et je n'ai jamais imaginé que vous pus-
siez prendre du goût pour lui; mais je n'ai pu
sans frémir, le voir venir ici. Et c'est pour-
tant, répondit-elle, de tous ceux que vous y
voyez, le moins dangereux pour moi. Quand
je n'auroio pas le cœur rempli de la passion
la plus vive, que Mazulhim m'adoreroit, que
le nombre de ses agrémens surpasseroit, s'il
étoit possible, le nombre de ses vices, il seroit
encore à mes yeux le dernier des hommes.
Comment voudriez-vous qu'une femme (je
ne dis pas qui se respecte, mais qui n'a pas
perdu toute honte) voulût prendre Mazulhim?
lui qui n'a jamais aimé, qui dit tout haut qu'il
est incapable d'une passion, et pour qui le
sentiment le plus foible est encore une chi-
CONTE MORAL 19g
mère; lui enfin qui ne connoît d'autre plaisir
que celui de déshonorer les femmes qu'il a.
Je laisse là ses ridicules, ce n'est pas assuré-
ment que je n'eusse de quoi m'étendre ; mais
en vérité, je rougirois de vous parler de lui
plus long-tems. Au reste je suis bien aise,
quoique je trouve vos soupçons aussi inju-
rieux que déplacés, que vous m'ayez confié le
sujet de vos inquiétudes, et je vous réponds
que vous ne verrez Mazulhim ici que le tems
qui me sera nécessaire pour rompre avec lui
sans éclat.
Zâdis en lui baisant la main avec transport,
lui rendit grâces mille fois de ce qu'elle fai-
soit pour lui. De quoi me remerciez-vous
donc? lui demanda-t-elle, je ne vous fais point
de sacrifice. Mais, Madame, lui dit-il, est-il
possible que Mazulhim ne vous ait jamais dit
que vous lui paroissiez aimable? Voilà une
belle idée! s'écria-t elle en souriant; oh! non,
je vous assure que Mazulhim me connoît
mieux que vous ne me connoissez, et que tout
étourdi qu'il veut paroître, il ne l'est pas assez
pour s'adresser à des femmes d'un certain
genre. Au surplus, pourtant je ne serois pas
surprise, que, sans m'avoir jamais désirée, et
sans m'avoir de sa vie parlé de rien, il dît
publiquement quelqu'un de ces jours, ou qu'il
LE SOPHA
a été, ou qu'il est avec moi au mieux. A la
vérité, ajouta-t-elle en riant, il n'y auroit
qu'un jaloux comme vous qui pût le croire;
n'est-il pas vrai? Non, reprit-il, je puis avoir
le ridicule de le craindre quelquefois, mais je
vous jure que je n'aurai jamais celui de le
croire. Et moi je n'en jurerois pas, répondit-
elle. De l'humeur dont vous êtes, ce doit être
pour vous une chose délicieuse que d'enten-
dre mal parler de votre maîtresse, et de venir
lui faire une querelle la plus grande du
monde, sur le propos du premier fat qui,
connoissant votre caractère, aura voulu vous
donner de l'inquiétude.
De grâce, épargnez-moi, lui dit-il, et son-
gez que la jalousie que vous voulez bien me
pardonner... ne sera peut-être pas, interrom-
pit-elle, la dernière d'aujourd'hui; je ne vou-
drois, pour vous voir retomber dans vos cha-
grins, que l'arrivée de Mazulhim. Ne parlons
plus de lui, répondit-il, et puisque vous
m'avez pardonné, et que jusques à mes injus-
tices, tout vous prouve que je vous adore, ne
perdons pas des momens précieux, et daignez
me confirmer ma grâce.
A ces mots, que Zulica comprenoit fort
bien, elle prit un air embarrassé. Que vous
êtes incommode avec vos désirs, lui dit-elle !
CONTE MORAL
Ne me les sacrifierez-vous donc jamais? Si
vous sçaviez combien je vous aimerois, si
vous étiez plus raisonnable... Cela est vrai,
ajouta-t-elle en le voyant sourire, je vous en
aimerois mille fois plus; je le croirois du
moins, et n'ayant rien à craindre de vous, du
côté de ce que je hais, vous me verriez me
livrer avec beaucoup plus d'ardeur aux choses
qui me plaisent.
Tout en disant ces augustes paroles, elle se
laissoit conduire languissamment de mon
côté. Je vous jure, dit-elle à Zâdis, quand elle
fut sur moi, que de ma vie je ne me brouille-
rai avec vous. Je le voudrois bien, répondit-
il, mais je ne l'espère pas. Et moi, répondit-
elle, a ce que me coûtent les raccommode-
mens, je commence à le croire.
Malgré sa répugnance, Zulica céda enfin
aux empressemens de Zâdis, mais ce fut avec
une décence, une majesté, une pudeur, dont
on n'a peut-être pas d'exemple en pareil cas.
Un autre que Zâdis s'en seroit plaint sans
doute; pour lui attaché aux plus minutieuses
bienséances, la vertu déplacée de Zulica le
transporta de plaisir, et il imita du mieux
qu'il put, l'air de grandeur et de dignité qu'il
lui voyoit, et fut d'autant plus content d'elle,
qu'elle lui témoignoit moins d'amour.
202 LE SOPHA
Je ne sçais pourtant pas comment les choses
à la fin se tournèrent dans l'imagination de
Zulica, mais elle lui proposa de passer la
journée avec elle. Pour que personne ne sçut
qu'ils étoient ensemble, et le tems qu'ils y
demeureroient, en un mot, plus pour éviter
les discours que pour toute autre raison, elle
ordonna qu'on dît qu'elle n'étoit pas chez elle;
Zâdis que sa jalousie n'avoit, comme c'est
l'ordinaire, rendu que plus amoureux, répon-
dit fort bien aux bontés de Zulica, et malgré
sa taciturnité, ne l'ennuya pas une minute.
Il sortit enfin vers la moitié de la nuit, et
quitta Zulica, persuadé autant qu'on peut
l'être, qu'elle étoit la femme d'Agra la plus
raisonnable et la plus tendre.
J'ai dit que je ne croyois pas, à l'air dont
Zulica avoit quitté Mazulhim, et beaucoup
plus encore à sa façon de penser, qu'elle vou-
lût continuer un commerce peu agréable pour
une femme de son carctère, et où ni l'amour
ni les plaisirs ne l'intéressoit ; cependant la
curiosité l'emporta sur toutes les raisons
qu'elle pouvoit avoir. Elle dit à Zâdis en
le quittant, qu'une affaire fort importante
l'empêcheroit de le voir le lendemain ; et le
soir marqué pour le rendez-vous fut à peine
arrivé, qu'elle monta dans son palanquin, et
CONTE MORAL 203
prit, avec mon âme qui la suivit, le chemin
de la petite maison, où nous ne trouvâmes
qu'un esclave qui attendoit, et elle et Mazu-
Ihim.
Comment donc ? dit-elle à l'esclave, d'un
ton brusque, il n'est pas encore ici ? Je le
trouve charmant de se faire attendre ! Il est
admirable que je sois ici la première. L'es-
clave l'assura que Mazulhim allait arriver.
Mais, reprit-elle, c'est que ce sont des airs
tout particuliers que ceux qu'il se donne;
l'esclave sortit, et Zulica vint d'un air colère
se mettre sur moi. Comme elle étoit naturel-
lement impétueuse, elle n'y fut pas tranquille
et en s'accusant tout haut d'être d'une facilité
sans exemple, elle jura mille fois de ne plus
voir Mazulhim. Enfin, elle entendit un char
arrêter ; préparée à dire à Mazulhim tout ce
que la colère pouvoit lui fournir, elle se leva
vivement, et ouvrant la porte; en vérité.
Monsieur, dit-elle, vous avez des façons aussi
singulières, aussi rares 1 Ah ciel ! s'écria-t-
elle en voyant l'homme qui entroit.
Je fus presque aussi étonné qu'elle à la vue
d'un homme que je ne connoissois pas.
Quoi! demanda le sultan, ce n'étoit pas
Mazulhim! Non, Sire, répondit Amanzéi. Ce
n'étoit pas lui, dit le sultan! cela est bien
204 LE SOPHA
particulier! Et pourquoi n'étoit-ce pas lui?
Sire, répondit Amanzéij votre majesté va
l'apprendre. Sçavez-vous bien, reprit le sul-
tan, que rien n'est si comique que cela? Cet
homme se trompoit apparemment. Ah ! sans
doute, il se trompoit, on le voit bien. Mais
dites-moi, Amanzéi, pendant que j'y pense,
qu'est-ce que c'est qu'une petite maison?
Depuis que vous en parlez, j'ai fait semblant
de sçavoir ce que c'étoit, mais je n'y peux
plus tenir. Sire, répartit Amanzéi, c'est une
maison écartée, où sans suite et sans témoins,
on va... Ah! oui, interrompit le sultan, je
devine, cela est vraiment fort commode.
Poursuivez.
La colère et la surprise qui saisirent Zulica
à l'aspect de l'homme qui venoit d'entrer,
l'empêchant de parler : Je sçais. Madame,
lui dit cet Indien d'un air respectueux, com-
bien vous devez être étonnée de me voir. Je
n'ignore pas davantage les raisons qui vous
feroient désirer ici toute autre vue que la
mienne. Si ma présence vous interdit, la
vôtre ne me cause pas moins d'émotion. Je
ne m'attendois pas que la personne à qui
Mazulhim m'a prié de porter ses excuses,
seroit celle de toutes à qui (si j'avois eu le
bonlieur d'être à sa place) j'aurois voulu
CONTE MORAL 205
manquer le moins. Ce n'est pas cependant
que Mazulhim soit coupable; non, Madame,
il sçait tout ce qu'il doit à vos bontés, il brû-
loit de venir à vos genoux vous parler de sa
reconnoissance : des ordres cruels auxquels
même il a pensé désobéir, quelques sacrés
qu'ils lui doivent être, l'ont arraché à d'aussi
doux plaisirs. Il a cru devoir compter sur ma
discrétion plus que sur celle d'un esclave, et
n'a pas imaginé qu'il fallût mettre au hasard
un secret où une personne telle que vous se
trouve aussi particulièrement intéressée.
Zulica étoit si étonnée de ce qui lui arri-
voit, que l'Indien auroit pu parler plus long-
tems sans qu'elle eût la force de l'interrompre.
L'embarras où elle étoit lui faisoit même
souhaiter qu'il eût encore plus de choses à
lui dire. Consternée et presque sans mouve-
ment, elle baissoit les yeux, n'osoit le regar-
der, rougissoit de honte et de colère; enfin,
elle se mit à pleurer. L'Indien lui prenant
civilement la main, la conduisit sur moi, où
sans prononcer une seule parole, elle se laissa
tomber.
Je le vois. Madame, continua-t-il, vous
vous obstinez à croire Mazulhim coupable,
et tout ce que je puis vous dire pour le jus-
tifier semble augmenter la colère où vous
2o6 LE SOPHA
êtes contre lui. Qu'il est heureux! Qu'il est
heureux! Tout mon ami qu'il est, que j'envie
les précieuses larmes qu'il vous fait verser!
Quêtant d'amour Qui vous dit que je
l'aime, Monsieur, interrompit fièrement Zu-
lica qui avoit eu le tems de se reniettre. Ne
puis-je pas être venue ici pour des choses où
l'amour n'a point de part? Ne peut-on voir
Mazulhim sans concevoir pour lui les senti
mens que vous semblez m'attribuer? Sur quoi
enfin osez-vous juger qu'il offense mon cœur
J'ose croire, répondit l'Indien en souriant
que si mes conjectures ne sont pas vraies
au moins elles sont vraisemblables. Les
pleurs que vous versez, votre colère, l'heure
à laquelle Je vous trouve dans un lieu qui
jamais n'a été consacré qu'à l'amour, tout
m'a fait croire que lui seul avoit eu le pouvoir
de vous y conduire. Ne vous en défendez
pas, Madame, ajouta-t-il, vous aimez; faites-
vous, si vous le voulez, un crime de l'objet,
et non de la passion.
Quoi ! s'écria Zulica que rien ne faisoit
renoncer à la fausseté, Mazulhim a osé vous
dire que je l'aimois ! Oui, Madame. Et vous
le croyez, lui demanda-t-elle avec étonne-
ment? Vous me permettrez de vous dire,
répondit-il, que la chose est si probable qu'il
CONTE MORAL 2O7
seroit ridicule d'en douter. Hé bien! Oui,
Monsieur, répliqua-t-elle, oui, je l'aimois, je
le lui ai dit, je venois ici le lui prouver,
l'ingrat avoit enfin sçu m'amener jusques-là.
Je ne rougis pas de vous l'avouer; mais le
perfide n'aura jamais d'autres preuves de ma
foiblesse que l'aveu que je lui en ai fait.
Un jour plus tard! Ciel! que serois-je de-
venue ?
Eh Madame ! dit froidement l'Indien, pen-
sez-vous que Mazulhim ait eu assez mauvaise
opinion de moi, pour ne m'avoir confié que
la moitié du secret? Qu'a-t-il donc pu vous
dire, demanda-t-elle aigrement? A-t-il joint
la calomnie à l'outrage ? Et seroit-il assez
indigne
Mazulhim peut être indiscret, répondit-il,
mais j'ai peine à le croire menteur. Ah le
fourbe ! s'écria-t-elle, c'est la première fois
que je viens ici. Je le veux bien, puisque vous
le voulez, répliqua-t-il; et j'aime mieux croire
que Mazulhim m'a trompé que de douter
de ce que vous me dites. Mais, Madame,
devant qui vous en défendez-vous ? Si vous
vouliez me rendre justice j'ose me flatter
que vous craindriez moins que je fusse
le dépositaire de vos secrets. Vous pleu-
rez ! Ah ! c'est trop honorer l'ingrat !
2o8 LE SOPHA
Belle comme vous êtes, vous sied-il de croire
que vous ne pourriez pas vous venger ! Oui
Madame, oui, Mazulhim m'a tout dit; je n'i-
gnore pas que vous avez comblé ses vœux,
je sçais même des détails de son bonheur qui
vous étonneroient. Ne vous en offensez
point, poursuivit-il, sa félicité étoit trop
grande pour qu'il pût la contenir ; moins
content, moins transporté sans doute, il auroit
été plus discret. Ce n'est pas sa vanité, c'est
sa joie qui n'a pu se taire.
Mazulhim, interrompit-elle avec transport!
Ah ! le traître ! Quoi ! Mazulhim me sacrifie !
Mazulhim vous a tout dit? il a bien fait,
poursuivit-elle d'un ton plus modéré, je ne
connoissois pas encore les hommes; et grâce
à ses soins, j'en serai quitte pour une foi-
blesse. Eh ! Madame, répondit froidement
l'Indien qui feignoit de la croire, ce n'est pas
vous venger, c'est vous punir. Non, répondit-
elle, non, tous les hommes sont perfides, j'en
fais une trop cruelle expérience pour en pou-
voir douter; non ils ressemblent tous à Mazu-
lhim.
Ah ! ne le croyez pas, s'écria-t-il, j'ose
vous jurer que si vous m'aviez mis à sa place
vous ne l'auriez jamais vu à la mienne. Mais,
reprit-elle, ces ordres qui l'ont retenu ne
CONTE MORAL 209
sont qu'un vain prétexte, et sans doute il
m'abandonne. Ah ! ne craignez point de me
l'apprendre. Ah bien ! Oui, Madame, répon-
dit l'Indien, il seroit inutile de vous le cacher,
Mazulhim ne vous aime plus. Il ne m'aine
plus s'écria-t-elle douloureusement ! Ah ! ce
coup me tue, l'ingrat ! étoit-ce là le prix
qu'il réservoit à ma tendresse !
En finissant ces paroles, elle fit encore
quelques exclamations, et joua tour-à-tour les
larmes, la fureur et l'abattement.
L'Indien qui la connoissoit ne s'opposoit à
rien, et feignoit toujours d'être pénétré d'ad-
miration pour elle. Je sens que je meurs.
Monsieur, lui dit-elle, après avoir long-tems
pleuré, ce n'est point à un cœur aussi sensible,
aussi délicat que le mien, qu'on peut porter
impunément d'aussi rudes coups ; mais qu'au-
roit-il donc fait si je l'avois trompé? Il vous
auroit adorée, répondit l'Indien. Je ne conçois
rien, reprit-elle, à ce procédé, je m'y perds.
Si l'ingrat ne m'aimoit plus, et qu'il craignît
de me l'annoncer lui-même, ne pouvoit-il pas
me l'écrire? Romproit-on plus indignement
avec l'objet le plus méprisable? Pourquoi en-
core faut-il que ce soit vous qu'il choisisse
pour me le faire dire ?
Je ne vois que trop, répliqua l'Indien, que
14
2IO LE SOPHA
le choix du confident vous déplaît plus encore
que la confidence même, et je puis vous jurer
que connoissant, comme je sais, votre injuste
aversion pour moi, vous ne m'auriez pas vu
ici si Mazulhim m'avoit nommé la dame à
laquelle il me prioit de porter ses excuses. Je
doute même (étant pour vous dans des dispo-
sitions fort différentes de celles où j'ai le mal-
heur de vous voir pour moi) que je l'eusse
cru, s'il m'eût nommé Zulica; je n'aurois ja-
mais pu penser qu'il y eût au monde quel-
qu'un qui pût ne pas faire son bonheur d'être
aimé d'elle.
C'est donc fort innocemment, ajouta-t-il,
que je contribue à vous donner le chagrin le
plus sensible que vous puissiez recevoir, et
que je me trouve mêlé dans des secrets que
sûrement vous aimeriez mieux voir entre
les mains de tout autre qu'entre les miennes.
Je ne sçais pas ce qui vous le fait croire, ré-
pondit-elle d'un air embarrassé; les secrets
de la nature de celui dont vous vous trouvez
aujourd'hui possesseur, ne se confient ordi-
nairement à personne; mais je n"ai point de
raisons particulières...
Pardonnez-moi, Madame, interrompit-il
vivement, vous me haïssez, je n'ignore pas
qu'en toute occasion mon esprit, ma figure et
CONTE MORAL
mes mœurs ont été l'objet de vos railleries,
ou de votre plus sévère critique. J'avouerai
même que si j'ai quelques vertus, je les dois
au désir que j'ai toujours eu de me rendre
digne de vos éloges, ou de vous obliger du
moins à me faire grâce de ces traits amers
dont, depuis que nous sommes dans le monde,
vous n'avez pas cessé de m'accabler.
Moi! Monsieur, dit-elle en rougissant, je
n'ai jamais rien dit de vous dont vous puis-
siez être fâché ; d'ailleurs, à peine nous con-
noissons-nous, vous ne m'avez jamais donné
sujet de me plaindre de vous, et je ne me
crois pas assez ridicule... Brisons-là, de
grâce. Madame, interrompit-il, une plus
longue explication vous gêneroit; mais puis-
que nous sommes sur ce chapitre, permettez-
moi seulement de vous dire que par les sen-
timens que j'ai toujours eus pour vous (senti-
mens tels que votre injustice n'a pas pu un
moment les altérer) j'étois l'homme du monde
qui méritoit le plus votre pitié et le moins
votre haine.
Oui, Madame, ajouta-t-il, rien n'a été ca-
pable d'éteindre le malheureux amour que
vous m'avez inspiré ; vos mépris, votre haine,
votre acharnement contre moi m'ont fait
gémir, mais ne m'ont pas guéri. Je connois
312 LE SOPHA
trop votre cœur pour me flatter qu'il puisse
un jour prendre pour moi les sentimens que
je pourrois désirer; mais j'espère que ma
discrétion sur ce qui vous regarde vous fera
revenir de votre prévention, et que si elle est
au point que vous ne puissiez jamais m'ac-
corder votre amitié, au moins vous ne me
refuserez pas votre estime.
Zulica, gagnée par un discours si respec-
tueux, lui avoua qu'en eflet, par un caprice
dont elle n'avoit jamais pu découvrir la
source, elle s'étoit ouvertement déclarée son
ennemie, mais que c'étoit un tort qu'elle
comptoit si bien réparer, qu'il n'en seroit
plus question entre eux, et qu'elle l'assuroit
de son estime, de son amitié et de sa l'econ-
noissance.
Après l'avoir prié de vouloir bien lui gar-
der le secret le plus inviolable, elle se leva
dans l'intention de sortir.
Où voulez-vous aller, Madame, lui dit
l'Indien en la retenant? Vous n'avez ici per-
sonne à vous; j'ai renvoyé mes gens, et
l'heure à laquelle ils doivent revenir est en-
core bien éloignée. N'importe, répliqua-t-
elle, je ne puis rester dans un lieu où tout me
reproche ma foiblesse. Oubliez Mazulhim,
reprit-il ; cette maison aujourd'hui n'est point
CONTE MORAL 213
à lui, il me l'a cédée; permettez à l'homme
du monde qui s'intéresse le plus véritable-
ment à vous, de vous prier d'y commander.
Songez du moins à ce que vous voulez faire.
Vous ne pouvez sortir à l'heure qu'il est sans
risquer d'être rencontrée. Que votre colère ne
vous fasse pas oublier ce que vous vous
devez.
Songez à l'éclat affreux que vous feriez,
songez que peut-être demain vous seriez la
fable de tout Agra, et qu'avec une vertu et
des sentimens que l'on doit respecter, l'on
vous croiroit personne à qui ces sortes d'aven-
tures sont ordinaires.
Zulica résista longtemps aux raisons que
Nasses (c'étoit le nom de l'Indien) lui appor-
toit pour la faire rester. Tout étoit préparé
ici pour vous recevoir, ajouta-t-il, souffrez
que j'y passe la soirée avec vous; ce que
vous êtes, ce que je suis moi-même, tout
doit vous répondre de mon respect. Je n'ap-
puie pas sur mes sentimens; si j'ose encore
vous en parler, c'est uniquement pour vous
faire sentir à quel point je m'intéresse à
vous, et pour tâcher de vous ôter les impres-
sions sinistres que l'indiscrétion de Mazulhim
me semble vous avoir laissées.
Après quelque résistance, Zulica, persua-
214 LE SOPHA
dée par ce que lui disoit Nasses, consentit
enfin à rester. Pensant, comme vous faites,
Madame, lui dit-il, vous devez être bien
étonnée de vous trouver si sensible Bon!
interrompit le sultan, il ne sçait ce qu'il dit;
car autant que je puis m'en souvenir, c'est
toujours cette dame qui étoit fâchée de ce
que Mazulhim n'avoit pas de bonnes façons
pour elle ; sans doute, dit la sultane, c'est la
même. Un moment de grâce, reprit le sultan,
orientons-nous. Si c'est la même, pourquoi
lui dit-il... ce qu'il lui dit? Vous voyez bien
qu'il se trompe. Cette dame-là est accoutu-
mée à avoir des amans, par conséquent il est
ridicule qu'il lui dise qu'elle doit être bien
étonnée? Ne voyez-vous pas qu'il veut la
tourner en ridicule, répondit la sultane ? Ah!
c'est une autre affaire, répliqua le sultan.
Mais pourquoi ne m'en avertit-on pas? où
veut-on que j'aille deviner cela! Ah! il se
moque d'elle, je le vois bien; mais à propos
de quoi s'en moque-t-il? Voilà ce que je vou-
drois sçavoir. Et sans doute ce qu'Amanzéi
vous apprendra, si vous voulez le laisser
continuer. Soit, dit le sultan; ce que j'en dis,
comme vous le concevez bien, ce n'est pas
que cela ne me soit égal ; on parle pour par-
ler, cela amuse, et pour moi, je ne hais pas
la conversation.
CONTE MORAL 215
CHAPITRE XIV.
Qiù contient moins de faits que de discours.
AMANZÉI, le lendemain, continua ainsi :
Pensant, comme vous faites, Madame,
disoit Nasses à Zulica, vous devez être bien
étonnée de vous trouver si sensible! Cela
n'est pas douteux, répondit-elle, et c'est, je
vous assure, une aventure bien singulière
dans ma vie que celle qui m'arrive. Que
vous ayez aimé, reprit-il, ce n'est pas ce qui
m'étonne; il y a bien peu de femmes qui se
soient sauvées de l'amour; mais que ce soit
Mazulhim qui ait triomphé de votre cœur, de
ce cœur qui sembloit si peu fait pour connoî-
tre l'amour, c'est, je vous l'avouerai, ce que
je ne comprends point.
Je ne le comprends pas moi-même, répon-
dit-elle; et réellement quand je m'examine,
je ne puis concevoir comment il a pu me
plaire et me séduire. Ah! Madame, s'écria-t-
il avec un air pénétré, quelle cruelle destinée
que la nôtre ! Vous aimez qui ne vous aime
plus, et j'aime qui ne m'aimera jamais. Pour-
quoi toujours arrêté par cette injuste aversion
que je sçavois que vous aviez pour moi, ne
vous ai-je pas dit à quel point vous m'aviez
Zl6 LE SOPHA
touché? Peut-être hélas! mes soins, ma cons-
tance, mon respect vous auroient désarmé.
Et peut-être aussi, dit-elle, m'auriez-vous
traitée comme Mazulhim me traite. Non,
répondit-il en lui prenant la main, non, Zu-
lica se seroit vue adorée aussi religieusement
qu'elle mérite de l'être. Mais, répartit-elle,
Mazulhim m'a tenu les mêmes discours que
vous; pourquoi croirois-je que vous n'auriez
pas fait les mêmes choses que lui?
Tout devoit vous faire douter de la vérité
de ses sentimens, répondit-il; Mazulhim in-
constant^ dissipé, n'a jamais sçu ce que
c'étoit qu'aimer. Vous ne pouviez pas ignorer
qu'il étoit plus indiscret, et plus trompeur
qu'il ne nous est même permis de l'être. Il
est vrai cependant que quelque infidèle qu'il
fût, vous pouviez, sans être accusée de trop
d'orgueil, prétendre à la gloire de le fixer. La
difficulté de vous plaire, vos charmes, le
plaisir si doux et si rare de régner dans un
cœur qu'avant lui personne ne s'étoit soumis,
tout devoit vous faire espérer de sa part une
tendresse éternelle !
Ce qui, en toute autre, auroit été une va-
nité ridicule, ne devenoit pour Zulica qu'une
idée si simple, qu'elle ne pouvoit pas s'em-
pêcher de l'avoir. Il est certain, du moins,
CONTE MORAL 217
répondit-elle modestement, que par ma façon
de penser, je pouvois mériter quelques égards.
Des égards! Vous ! s'écria-t-il, ah! des égards
vous rendent-ils tout ce qu'on vous doit ?
Ainsi donc, pour prix de vos bontés, vous
n'exigeriez que ce qu'on doit à la femme
même qu'on estime le moins. Vous voyez
pourtant, reprit-elle, que j'ai encore trop
exigé.
S'il m'étoit permis de vous parler, répar-
tit Nasses Vous le pouvez, interrompit-
elle, vous ne devez pas douter que ce qui se
passe aujourd'hui entre nous, ne doive nous
lier de la plus tendre amitié. Oui, Madame,
dit-il vivement, de la plus tendre ; mais est-ce
à moi, est-ce à ce Nasses si long-tems haï,
que Zulica daigne promettre l'amitié la plus
tendre ? Oui, Nasses, répondit - elle, c'est
Zulica qui reconnoît son injustice, qui en est
désespérée, et qui vous jure de la réparer par
des sentimens et une confiance à toute
épreuve.
Alors elle le regarda obligeamment ; il
étoit d'une figure fort agréable ; et quoique
moins à la mode que Mazulhim, il ne lui
cédoit en rien. Quoi ! s'écria-t-il encore, c'est
vous qui me promettez de m'aimer ! ' ui,
répliqua-t-elle, mon cœur vous sera ouvert
2l8 LE SOPHA
vousy lirez comme moi-même, mes moindres
sentimens, mes idées, tout vous sera connu.
Ah Zulica ! dit-il en se jettant à ses genoux
et en lui baisant la main avec ardeur, que
ma tendresse sçaura bien vous payer de ce
que vous ferez pour moi !
Avec quel plaisir ne vous soumettrai-je pas
toutes mes pensées ! Maitresse souveraine de
ma vie, vos ordres seuls régleront ma condui-
te ? Laissons cela, dit-elle en souriant, et
levez-vous, je n'aime pas à vous voir à mes
genoux ; revenons à ce que voulez me dire.
Il se leva, s'assit auprès d'elle, et lui tenant
toujours la main, il poursuivit ainsi. Je vais
vous interroger, puisque vous voulez bien le
permettre. Par quelles voies, Mazulhim a-t-
il pu vous plaire ? par quel enchantement la
femme la plus respectable par ses sentiments
et par sa conduite, Zulica enfin, l'a-t-elle
trouvé aimable ?
Comment un homme aussi vain, aussi im-
pétueux, a-t-il pu convenir à une femme
aussi sage, aussi modeste que vous ? Car,
qu'il plaise à des femmes de son caractère, à
ces femmes frivoles, étourdies, dissipées, à
qui aucun objet n'inspire de l'amour, et qui
cependant sont vaincues par tous ceux qui se
présentent à leurs yeux; qu'il leur plaise,
dis-je, cela ne m'étonne pas, mais vous?
CONTE MORAL 219
Pour commencer avec vous le commerce
de confiance que je vous ai promis, répondit
Zulica, je vous dirai naturellement que je ne
devois pas craindre que Mazulhim pût jamais
m'étre cher. Ce n'étoit pas que je me crusse
incapable de foiblesse. Sans en avoir fait la
cruelle expérience, comme je l'ai faite depuis,
je n'ignorois pas qu'il ne faut qu'un moment
pour plonger la femme la plus vertueuse dans
les égaremens les plus funestes; mais rassu-
rée par mes sentimens, par le tems même
qu'il y avoit que j'étois dans le monde, sans
avoir manqué aux moindres des devoirs qui
nous sont prescrits, j'osois me flatter que ce
calme seroit éternel.
Sans doute, dit Nasses d'un air fort sérieux,
rien ne perd les femmes comme cette sécurité
dont vous parlez. Cela est vrai, au moins,
répondit-elle; une femme' n'est jamais plus
exposée à succomber que lorsqu'elle se croit
invincible. J'étois dans ce calme trompeur,
continua-t-elle, lorsque Mazulhim s'est offert
à mes yeux; je ne vous dirai pas comment il
a fait pour me séduire. Ce que je sçais, c'est
qu'après lui avoir résisté long-tems, mon
cœur s'est ému, ma tête s'est troublée. J'ai
senti des mouvemens qui prenoient sur moi,
d'autant plus que je n'étois pas dans l'habi-
220 LE SOPHA
tude de les éprouver. Mazulhim qui sçavoit
mieux que moi-même de quelle nature étoit
mon trouble, en a profité,, pour m'engager
dans des démarches dont j'ignorois la consé-
quence; enfin il m'a amenée au point de me
faire venir ici. Je croyois, et il me l'avoit
promis, qu'il ne vouloit que m'entretenir
avec plus de liberté que dans le tumulte du
monde nous n'en pouvions espérer. J'y suis
venue, sa présence m'a plus émue que je
n'avois pensé; seule avec lui, je me suis
trouvée moins forte contre ses désirs; sans
sçavoir ce que j'accordois, je n'ai pu lui refu-
ser rien ; l'amour enfin ma séduite jusqu'au
bout.
En finissant ces paroles, elle avoit les
yeux à demi-mouillés de larmes qu'elle s'ef-
forçoit de répandre. Nasses qui paroissoit
prendre à sa douleur la part la plus sincère,
en feignant de la consoler, lui disoit les
choses du monde les plus propres à la déses-
pérer. Sur-tout il appuyoit malignement sur
le peu de tems que Mazulhim l'avoit gardée :
ce n'est pas assurément, lui dit-il, que vous
n'ayez de quoi rendre un homme heureux; du
moins, on en doit juger ainsi. Il est pourtant
vrai que cette inconstance si prompte de Ma-
zulhim, feroit, si c'étoit toute autre que vous,
penser les choses les plus désavantageuses.
CONTE MORAL
Zulica, à ce propos, fit une mine qui mar-
quoit assez à Nasses qu'elle croyoit avoir rai-
son de ne se rien reprocher là-dessus.
On n'ignore pas, reprit Nasses, que les
hommes sont assez malheureux pour ne pou-
voir pas jouir long-tems de l'objet même le
plus aimable, sans que leurs désirs se ralen-
tissent; mais au moins on aime trois mois,
six semaines, quinze jours même, plus ou
moins ; on n'a jamais imaginé de quitter une
femme aussi brusquement que Mazulhim
vous a quittée, vous ; c'est d'un ridicule,
d'une horreur même qu'on ne peut imaginer!
Ah! Zulica, ajouta-t-il, j'ose encore le répé-
ter, vous m'auriez trouvé plus constant.
Zulica, lui répondit qu'elle en étoit bien per-
suadée, mais que ne voulant plus aimer, ce
lui étoit désormais une chose indifférente que
les hommes fussent constans ou non; qu'elle
désiroit même, par la sincère amitié qu'elle
avoit pour lui, que l'amour qu'il disoit sentir
ne fût pas véritable, et qu'elle seroit extrê-
mement fâchée qu'il conservât des sentimens
qu'il ne pourroit jamais voir récompensés.
Oui, lui répondit Nasses d'un air triste, je
sens bien tout ce que vous me dites. Je trouve
dans votre caractère cette fermeté que j'ai
toujours craint en vous, et que je ne puis
222 LE SOPHA
m'empêcher d'admirer, quoiqu'elle fasse mon
malheur. Si vous étiez moins estimable, j'en
serois beaucoup moins à plaindre ; car enfin
il me seroit permis d'imaginer que puisque
vous avez aimé Mazulhim, il ne seroit pas
impossible que vous m'aimassiez aussi. C'est
une idée qu'on pourroit concevoir, avec toutes
les femmes du monde, sans les offenser;
mais malheureusement, vous ne ressemblez
à personne, et c'est sans tirer à consé-
quence pour l'avenir, que vous avez eu une
foiblesse.
Zulicaqui, sans doute, rioit en elle-même
de la fausse idée que Nasses sembloit avoir
d'elle, l'assura qu'il lui rendoit justice, et
s'étendit beaucoup sur l'heureuse façon de
penser qu'elle avoit reçue de la nature, le
peu de disposition qu'elle avoit à se laisser
toucher, et la froideur dans laquelle, ce qui
étoit pour beaucoup d'autres femmes des plai-
sirs dune extrême vivacité, Tavoit laissée,
même malgré l'amour violent que lui avoit
sçu inspirer Mazulhim.
Tant pis pour vous, Madame, lui dit Nasses;
plus vous êtes estimable, plus vous êtes à
plaindre. Votre insensibilité va faire le mal-
heur de votre vie. Toujours Mazulhim sera
présent à vos yeux. La façon humiliante dont
CONTE MORAL 223
il VOUS a quittée ne sortira pas un moment
de votre mémoire; c'est un supplice qui vous
accablera dans la solitude, et dont la dissipa-
tion et les plaisirs du monde ne vous distrai-
ront jamais assez. Mais que faire, lui de-
manda-t-elle, pour effacer de mon esprit une
idée aussi cruelle? Je conviens avec vous,
qu'un nouvel amour pourroit m'ôter le sou-
venir de Mazulhim, mais sans compter les
nouveaux malheurs qui peut-être y seront
attachés, puis-je croire que mon cœur vou-
droit s'y livrer, autant qu'il le faudroit, pour
assurer ma guérison? Non, Nasses, croyez-
moi, une femme qui pense d'une certaine
façon, ne sçauroit aimer deux fois. Idée
fausse! s'écria-t-il, j'en connois qui ont aimé
plus de six, et qui ne s'en estiment pas moins.
Vous êtes d'ailleurs dans un cas si cruel, qu'il
vous met au-dessus des règles, et que si l'on
sçavoit votre aventure, on vous verroit aimer
dix hommes à la fois, qu'on trouveroit que
vous ne vous en dédommageriez pas encore.
On auroit assurément de la bonté de reste,
répliqua-t-elle en souriant. Mais non, répar-
tit-il, on trouveroit cela plus simple que vous
ne croyez. Vous concevez bien, au reste, que
ce que j'en dis n'est pas pour vous conseiller
de les prendre, puisque c'en seroit assez d'un
pour me faire mourir de douleur.
224 LE SOPHA
Ah! dit Zulica en rêvant, c'est qu'on nous
trouve si blâmables quand nous aimons,
qu'avec une seule passion, la plus longue et
la plus sincère qu'on puisse voir, nous avons
encore bien de la peine à échapper aux mé-
pris, et que tel est notre malheur, que ce que
l'on regarde en nous comme des vertus, nous
est toujours compté pour des vices.
Oui, autrefois on pensoit cela, répondit-il ;
mais les mœurs ayant changé, nos idées ont
changé, avec el es. Oh ! non, si ce n'étoit
que la crainte du blâme qui vous retînt, vous
pourriez vous livrer à l'amour. Dans le fond
reprit-elle, vous avez raison ; car qu'importe
qu'on occupe son cœur essentiellement, je n'y
vois pas le moindre mal. Et cependant, ré-
pliqua-t-il avec un esprit qui vous fait discer-
ner si bien le faux du vrai, vous sacrifiez aux
préjugés, comme quelqu'un qui ne sçauroit
pas raisonner? Vous voilà déterminée à pleu-
rer toute votre vie votre foiblesse pour Mazul-
him, plutôt que de songer sagement à vous
en consoler; vous croyez qu'une femme qui
pense d'une certaine façon,nedoit aimer qu'une
fois ; vous sentez bien intérieurement que
le principe d'après lequel vous agissez, n'est
pas vrai; mais vous résistez à vos lumières,
pour jouir du noble plaisir de vous affliger,
CONTE MORAL 225
et apparemment aussi, pour qu'on ne cesse
pas de dire que c'est la perte de Mazulhim
que vous voulez pleurer toujours. Ne sont-ce
pas là de beaux propos à faire tenir de soi ?
De moi ! répondit-elle, mais je me flatte
qu'on n'en parlera pas.
Je le crois bien, répliqua-t-il, je sçais que
vous, Madame, vous ne direz rien de ceci ; il
est constant que je n'en parlerai pas moi; la
chose fait assez peu d'honneur à Mazulhim
pour qu'il se croie obligé à garder le silence; et
cependant si vous ne changez point de façon
de penser, tout le monde le sçaura. Mais
pourquoi, demanda-t-elle ?
Parbleu ! reprit-il, croyez- vous qu'on vous
voie affligée, sans qu'on cherche à pénétrer
pourquoi vous l'êtes, et que si on le cherche
opiniâtrement, enfin on ne le découvre pas ?
Pensez-vous que Mazulhim même, de qui
votre douleur flattera la vivacité, résiste au
plaisir d'apprendre au public que c'est sa perte
qui la cause ? Cela est vrai, dit-elle ; mais
Nasses, est-ce donc qu'il dépendroit de moi
de n'être plus affligée ? Sans doute, répondit-
il, cela dépend de vous. Au fond, que regret-
tez-vous à présent, Mazulhim ? S'il revenoit
à vous, consentiriez-vous à le recevoir ? Moi !
s'écria-t-elle, ah ! j'aimerois mieux être au
15
226 LE SOPHA
dernier des hommes, que d'être à lui. Si,
quelque chose qu'il pût faire, rien ne pourroit
lui rendre votre cœur, il est donc, reprit-il,
bien ridicule que vous le regrettiez.
Dites-moi un peu, demanda le sultan, en
avez-vous encore pour long-tems? Oui, Sire,
répondit Amanzéi. De par Mahomet! Tant
pis, répliqua Schah-Baham, voilà des dis-
cours qui m'ennuient furieusement, je vous
en avertis. Si vous pouviez les supprimer, ou
les abréger du moins, vous me feriez plaisir,
et je n'en serois pas ingrat.
Vous avez tort de vous plaindre, lui dit la
sultane, cette conversation qui vous ennuie
est, pour ainsi dire, un fait par elle-même.
Ce n'est point une dissertation inutile, et qui
ne porte sur rien, c'est un fait... N'est-ce pas
dialogué qu'on dit, demanda-t-elle à Amanzéi
en souriant? Oui, Madame, répondit-il. Cette
façon de traiter les choses, reprit-elle, est
agréable, elle peint mieux, et plus universel-
lement les caractères que l'on met sur la
scène ; mais elle est sujette à quelques incon-
véniens. A force de vouloir tout approfondir,
ou de saisir chaque nuance, on risque de
tomber dans des minuties, fines peut-être,
mais qui ne sont pas des objets assez impor-
tans pour que l'on doive s'y arrêter, et l'on
CONTE MORAL 227
excède de détails et de longueurs ceux qui
écoutent. S'arrêter précisément oij il le faut,
est peut-être une chose plus difficile que de
créer. Le sultan a tort de vouloir que dans
l'endroit où vous êtes, vous marchiez si rapi-
dement, mais vous l'aurez devant moi et de-
vant toute personne de goût, si la fureur de
parler vous emporte, et si vous ne sçavez pas
sacrifier de tems en tems les choses mêmes
qui vous paroîtront les plus agréables, lors-
que vous ne pourrez nous les dire qu'aux dé-
pens de celles que nous attendons. Le sultan
a tort, dit Schah-Baham, cela est bientôt dit!
et moi je soutiens que cet Amanzéi-là n'est
qu'un bavard, qui se mire dans tout ce qu'il
dit, et qui, ou je ne m'y connois pas, a le
vice d'aimer les longues conversations, et de
faire le bel esprit. Cela vous choque, ajouta-
t-il, en se tournant du côté d'Amanzéi, mais
c'est que je suis franc; et si vous voulez l'être,
je parie que vous avouerez que j'ai raison.
Oui, Sire, répondit Amanzéi, et complaisance
de courtisan à part, je suis d'autant plus
forcé d'en convenir, qu'il y a long-tems qu'on
me trouve le défaut que votre majesté me re-
proche. Corrigez-vous-en donc, dit Schah-
Baham. S'il m'avoit été aussi facile de m'en
corriger, qu'il me l'a paru d'en convenir,
228 LE SOPHA
répartit Amanzéi, votre majesté n'auroit pas
eu de reproche à me faire.
La force du raisonnement de Nasses frappa
Zulica, poursuivit-il. Dans le fond, vous
avez raison, lui dit-elle, aussi n'est-ce plus
Mazulhim que je pleure, c'est ma foiblesse,
c'est de m'étre donnée à un homme si indigne
de moi. J'avoue, l'épliqua Nasses, d'un air
simple, que le tour qu'il vous joue ne doit
pas le rendre aimable à vos yeux ; cependant
si vous voulez le juger sans prévention, je ne
doute pas que vous ne lui trouviez des agré-
mens; car enfin il en a. Si vous voulez, ré-
pondit-elle , dédaigneusement ; d'abord il
n'est pas bien fait.
Je ne sçais pas reprit-il, mais personne
cependant n'a plus de grâces que lui; il a la
plus belle tète et la plus bel.e jambe du
monde, l'air noble et aisé, l'esprit vif, léger,
amusant. Oui, reprit-elle, je ne nie point
qu'il ne soit une bagatelle assez jolie; mais
après tout, il n'est que cela, et de plus je vous
assure qu'il s'en faut de beaucoup qu'il soit
aussi amusant qu'on le dit. Entre nous, c'est
un fat, d'une présomption, d'une suffisance ! . . .
Je pardonne un peu d'orgueil à un homme,
assez heureux pour vous avoir plu, inter-
rompit Nasses; on en prend à moins tous les
jours.
CONTE MORAL 22g
Mais , Nasses , répondit-elle , pour un
homme qui me dit qu'il m'aime, et qui veut
que je le croie apparemment, vous me tenez
de singuliers propos. Tout odieux que vous
est à présent Mazulhim, répondit Nasses, il
vous l'est encore moins que moi, et je croi-
rois risquer plus à vous parler d'un amant
que vous n'aimerez jamais, que je ne fais à
vous entretenir d'un que vous avez si tendre-
ment aimé. Il vous occupe encore si vive-
ment, que jamais je ne prononce son nom,
que vos yeux ne se mouillent de larmes; ac-
tuellement encore ils s'en remplissent, et vous
voulez en vain me les cacher. Ah ! retenez
vos pleurs, aimable Zulica, s'écria-t-il, elles
me percent le cœur ! Je ne puis, sans un atten-
drissement qui me devient funeste, les voir
couler de vos yeux.
Zulica, qui depuis quelque tems n'avoit
pas envie de pleurer, ne put entendre ce dis-
cours, sans se croire obligée de verser de
nouvelles larmes. Nasses qui se divertissoit
de tout le manège qu'il lui faisoit faire à son
gré, la laissa quelque tems dans cette douleur
affectée.
Cependant pour ne pas perdre ses momens
auprès d'elle, il s'amusa à lui baiser la gorge
qu'elle avoit extrêmement découverte. Elle
230 LE SOPHA
fut assez longtems sans daigner songer à ce
qu'il faisoit; et ce ne fut qu'après lui avoir
laissé là-dessus entière liberté qu'elle s'avisa
d'y trouver à redire. Vous n'y pensez pas,
Nasses, lui dit-elle, ayant toujours un mou-
choir sur ses yeux, voilà des libertés qui me
blessent. Vraiment! je le crois, répondit-il,
n'allez-vous pas prendre cela pour une fa-
veur? regardez-moi donc, ajouta-t-il, que je
voie vos yeux. Non, reprit-elle, ils ont trop
pleuré pour être beaux. Sans vos larmes, ré-
pliqua-t-il, vous me paroîtriez bien moins
belle.
Ecoutez-moi, continua-t-il, l'état où je
vous vois m'afflige, je veux absolument que
vous vous en tiriez. Je vous ai prouvé la né-
cessité où vous êtes d'aimer encore, et je
vais, autant qu'il me sera possible, vous
prouver actuellement que c'est moi qu'il faut
que vous aimiez. Je doute, répondit-elle, que
vous y réussissiez. C'est ce que nous allons
voir, reprit-il. Premièrement, vous convenez
de m'avoir haï sans sujet, c'est une injustice
que vous ne pouvez réparer qu'en m'aimant
à la fureur. Elle sourit. D'ailleurs, continua-
t-il, je vous aime, et tout facile qu'il vous
est de faire prendre à qui que ce soit plus
d'amour même qu'il ne vous plaira peut-être
CONTE MORAL 23 I
de lui en inspirer, jamais vous ne trouverez
personne aussi disposé que moi, à vous
aimer avec toute la tendresse que vous mé-
ritez.
Que nous ayons tort ou raison, il est cons-
tant qu'en général, nous pensons mal des
femmes; nous nous sommes persuadés qu'el-
les ne sont ni fidèles, ni constantes, et sur ce
fondement, nous croyons ne leur devoir ni
constance, ni fidélité. De passions, par consé-
quent, on n'en voit guère ; il faudroit pour
nous déterminer à en prendre une, que nous
sçussions qu'une femme mérite des sentimens
moins légers que ceux que communément on
lui accorde; examiner son caractère et sa fa-
çon de vivre et de penser, et régler là-dessus
le degré d'estime que nous pouvons lui de-
voir... Hé bien! interrompit-elle, qui vous
en empêche? Vous vous moquez. Madame,
répondit-il, cette étude prend du tems ; pen-
dant que nous en serions occupés, une femme
nous préviendroit d'inconstance, et c'est un
si cruel accident pour nous, que pour n'y pas
être exposés, nous la quittons souvent, avant
que de sçavoir si elle mérite que nous l'ai-
mions plus longtemps. Mais, demanda-t-elle,
qu'est-ce que tout cela peut conclure pour
vous?
232 LE SOPHA
' Le voici, répondit-il; mais ce mouchoir
sera-t-il éternellement sur vos yeux? ne vous
ai -je pas regardé, lui dit-elle? Pas assez,
répondit-il, je ne veux plus que ce mouchoir
paroisse, ou je vous hais, s'il est possible,
autant que vous m'avez haï.
Alors elle le regarda en souriant et d'une
façon assez tendre. Continuez donc, lui dit-
elle, en se penchant sur lui. Oui, répondit-il
en la serrant fortement dans ses bras, je vais
continuer, n'en doutez point. Ce que j'ai vu
de vous ici, poursuivit-il, me vaut l'étude
dont je vous parlois, puisqu'il vous a acquis
toute mon estime, et conséquemment a re-
doublé mon amour pour vous. Un autre que
moi ne peut donc pas vous aimer autant que
je vous aime ; il ne verroit de vous que vos
charmes, et la beauté de votre âme seroit
une chose dont il ne pourroit jamais être sûr,
puisque rien ne lui prouveroit jusques à quel
point vous portez la délicatesse des senti-
mens. Il l'apprendroit, direz-vous, en me
voyant agir. Eh! Madame, (je vais parler mal
de nous) pensez-vous qu'un homme dissipé,
étourdi, sans mœurs, surtout sur ce qui re-
garde les femmes, et ne trouvant pas de
moyen plus sûr pour les mépriser toujours
que de ne leur faire jamais l'honneur de les
CONTE MORAL 233
examiner; pensez-vous, dis-je, qu'il s'apper-
çoive des choses qui devroient vous assurer
son estime, ou qu'il ne vous accuse pas de
forcer votre caractère, et de vous parer à ses
yeux de vertus que vous ne possédez point?
Oui, je le crois, dit-elle, ce que vous dites-là,
par exemple, est on ne peut pas plus sensé.
Nasses, pour la remercier de cet éloge,
voulut d'abord lui baiser la main, mais la
bouche de Zulica se trouvant plus près de lui,
ce fut à elle qu'il jugea à propos de témoi-
gner sa reconnoissance. Ah Nasses, lui dit
elle, doucement, nous nous brouillerons.
Vous voyez donc bien, poursuivit -il sans lui
répondre, que puisque je suis l'homme du
monde qui vous estime le plus, et qui a le
plus de raison de le faire, je dois être aussi le
seul que vous puissiez aimer.
Non, répondit-elle, l'amour est trop dan-
gereux. Vieille maxime d'opéra, si plate, si
usée, répliqua-t-il, qu'on ne la voudroit seu-
lement pas aujourd'hui passer dans un ma-
drigal, et qui, au reste, n'empêchera point
du tout que vous ne m'aimiez. Je vous en
avertis.
Si ce n'est pas elle qui m'en empêche,
répondit-elle Mais pourquoi me deman-
der de l'amour ? ne vous ai-je pas promis de
234 LE SOPHA
l'amitié ? Sans cloute ! répliqua-t-il, l'effort
est généreux ! il est constant que si je ne
vous aimois pas, je vous tiendrois quitte pour
cela, et peut-être même à moins ; mais les
sentimens que j'ai pour vous, ne peuvent
être payés que par le plus tendre retour de
votre part, et je puis vous jurer que je n'ou-
blierai rien pour vous inspirer toute l'ardeur
que je vous demande.
Je vous proteste aussi, répondit-elle, que je
n'oublierai rien pour m'en défendre. Ah, ah !
dit-il, vous voulez prendre des précautions
contre moi, j'en suis charmé, ce m'est une
preuve que vous me croyez: dangereux. Vous
avez raison. En vous aimant comme je fais,
je le ferai pour vous, plus que personne. Avec
une femme moins estimable que vous, je ne
serois pas si sûr de ma victoire.
Cependant, reprit-elle, plus je suis estima-
ble, plus je résisterai. Tout au contraire,
répliqua-t-il, les coquettes seules coûtent à
vaincre ; on leur persuade aisément qu'elles
sont aimables ; mais on ne les touche pas de
même ; et de toutes les conquêtes la plus ai-
sée, c'est celle d'une femme raisonnable. Je
ne l'aurois assurément pas cru, dit-elle. Rien
n'est pourtant plus vrai, répondit-il. Vous
ne pouvez pas douter que je ne vous aime,
CONTE MORAL 235
VOUS, par exemple : Répondez, en doutez-
vous ? Soyez de bonne foi ! je viens d'être si
sottement crédule, répartit-elle, que je crois
qu'on ne me persuadera de long-tems. Mais,
Mazulhim à part, insista-t-il, qu'en croyez-
vous ? Elle répondit qu'elle croyoit qu'il ne
la haïssoit pas ; il s'obstina, et enfin obtint
d'elle qu'elle étoit persuadée qu'il l'aimoit.
Et vous, poursuivit-il, vous ne me trouvez
plus odieux ! Odieux ! dit-elle, non sans doute
je puis vouloir être indifférente; mais je ne
veux plus être injuste.
Vous croyez que je vous aime? s'écria-t-il ,
vous ne me haïssez pas, et vous vous imaginez
que vous me résisterez long-tems ! Vous !
avec cette vérité que vous avez dans le carac-
tère ! vous vous flattez que vous pourrez me
rendre malheureux, lorsque vos propres dé-
sirs vous parleront en ma faveur ! que vous
fixerez un tems pour céder, et que ce ne sera
que lorsqu'il sera arrivé que vous croirez pou-
voir vous rendre avec décence ! Non, Zulica,
non, j'ai meilleure opinion de vous que vous-
même. Vous n'aurez pas assez de fausseté
pour vouloir désespérer un amant que vous
aimez, vous ignorez l'art perfide de me con-
duire de faveur en faveur, jusqu'à celle qui
doit à jamais combler et ranimer mes désirs,
236 LE SOPHA
l'instant où je vous attendrirai sera celui où
je mourrai de plaisirs entre vos bras, et cette
bouche charmante, ajouta-t-il avec trans-
port
Fort bien cela, fort bien, interrompit le
sultan, vous me tirez d'une grande peine.
Ma foi ! je commençois à craindre que cela
ne fût jamais. ...Ah ! la sotte créature que
cette Zulica, avec ses façons ! En effet ! dit
la sultane, il faut convenir qu'on ne peut pas
faire attendre des faveurs plus long-tems.
Comment donc ! résister une heure ! Cela
est sans exemple ! Ce qu'il y a de vrai, répondit
le sultan, c'est que cela m'ennuyoit autant
que s'il y eût eu quinze jours, et que pour
peu qu'Amanzéi eût encore retardé la chose,
je serois mort de chagrin et de vapeurs ;
mais qu'auparavant, il lui en auroit coûté
la vie, et que je lui aurois appris à faire périr
d'ennui une tête couronnée.
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CONTE MORAL 237
CHAPITRE XV
Qîii n'amusera pas ceux que les précédens ont
ennuyés.
AU silence qui se fit dant cet instant dont
votre majesté étoit hier si contente, dit
Amanzéi le lendemain, je jugeai que Nasses
empéchoit Zulica de parler, et qu'elle l'em-
pêchoit de poursuivre. Ah ! Nasses, s'écria-t
elle, dès qu'elle le put ; Nasses, ! songez-
vous à ce que vous faites ? Si vous m'aimiez ?
Plus Nasses craignoit les reproches de Zulica,
moins il lui laissait la liberté de lui en faire.
Jamais je n'ai mieux, qu'en cet instant, con-
çu combien il est avantageux d'être opiniâtre
avec les femmes. Mais écoutez-moi, disoit
Zulica, Nasses ! Ecoutez-moi ! Voulez-vous
donc que je vous déteste ?
Tous mots qui, entrecoupés, prononcés foi-
blement, perdoient leur force ; et n'imposoient
pas. Zulica vit bien qu'il étoit inutile qu'elle
parlât davantage à un homme perdu dans ses
transports, et à qui l'on auroit, sans aucun
fruit, dit les plus belles choses du monde.
Que faire ? Ce qu'elle fit. Après s'être précau-
tionnée contre les entreprises de Nasses, au
milieu de son trouble, tentoit avec toute la
238 LE SOPHA
témérité possible, et s'être mise à cet .égard
hors de toute crainte, elle attendit patiemment
qu'il fût en état d'entendre les discours qu'elle
préparoit sur ses impertinences. Nasses ce-
pendant, soit pour obtenir plus aisément son
pardon, soit qu'en effet Zulica Teût troublé,
ne la laissa en liberté que pour tomber sur
son sein, et dans un abattement qui ne devoit
pas le laisser sensible à quelque autre chose
qu'à l'état 011 il se trouvoit.
Embarras nouveau pour Zulica ; car à
quoi sert-il de parler à quelqu'un qui ne
sçauroit entendre? Ce qui, en cet instant,
pouvoit lui rendre moins pénible le silence
auquel elle étoit forcée, c'est qu'il n'y avoit
pas d'apparence que Nasses eût l'esprit assez
libre pour faire là-dessus des commentaires.
Elle tenta pourtant de se retirer tout-à-fait
d'entre ses bras, et n'y réussit point. Quand
il revint de son trouble, il avoit l'air si ten-
dre ! Ses premiers regards errèrent sur Zu-
lica d'une façon si touchante, il referma les
yeux si languissamment, poussa de si pro-
fonds soupirs, que loin de pouvoir lui mon-
trer autant de colère qu'elle s'en étoit jBattée,
elle commença, malgré son insensibilité na-
turelle, à se sentir émue, et à partager ses
transports.
CONTE MORAL 239
Cette vertueuse personne étoit perdue, si
Nasses eût pu s'appercevoir des mouvemens
dont elle étoit agitée. Nasses enfin rendu à
lui-même, saisit la main de Zulica. Nasses,
lui dit-elle d'un ton de colère, est-ce ainsi
que vous croyez vous faire aimer ?
Nasses s'excusa sur la violence de son ar-
deur, qui disoit-il, ne lui avoit pas permis
plus de ménagement. Zulica lui soutint que
l'amour, quand il est sincère, étoit toujours
accompagné de respect, et que l'on n'avoit
des façons aussi peu mesurées que les siennes,
qu'avec les femmes que l'on méprisoit. Lui,
de son côté, soutint qu'il n'y avoit qu'à celles
qui inspiroient des désirs que l'on manquoit
de respect, et que rien ne devoit mieux
prouver à Zulica la force du sien que
l'emportement qu'elle s'obstinoit à condam-
ner en lui.
Si je vous avois moins estimée, poursuivit-
il, je vous aurois demandé ce que je viens de
ravir; mais quelques légères que soient les
faveurs que je vous ai dérobées, je n'ignorois
pas que vous me les refuseriez. Sûr de les
obtenir de vous, je n'aurois pas songé à ne
les devoir qu'à moi-même. Plus on pense
bien d'une femme, plus on est forcé d'être
coupable auprès d'elle de trop de hardiesse;
rien n'est si vrai.
240 LE SOPHA
Je n'en crois pas un mot, répondit Zulica,
mais quand ce que vous venez de me dire se-
roit vrai, c'est toujours une règle établie de
ne pas commencer l'aveu de ses sentimens
par des façons aussi singulières que celles que
vous avez.
Supposé que j'eusse brusqué les choses au-
tant que vous le dites, répliqua-t-il, ce seroit
encore une attention pour vous, dont vous
devriez me remercier. Non, reprit-elle avec
impatience, vous avez dans l'esprit des opi-
nions d'une bizarrerie dont rien n'approche !
Il est plaisant, répartit-il, que ces opinions,
que vous traitez de bizarrerie, soient toutes
fondées en raison. Celle que vous me repro-
chez actuellement, est d'une vérité que sûre-
ment je vous ferai sentir ; car, non-seulement
vous avez de l'esprit, mais encore vous l'avez
juste ; mérite assez rare dans votre sexe,
pour que l'on puisse vous en féliciter. Le
compliment ne me séduit pas, dit-elle d'un
ton brusque, et je vous avertis que je n'en fais
que les cas que je dois. C'est sans doute un
désagrément pour moi, répondit-il, de vous
voir si peu sensible aux discours obligeans
que je vous tiens. En un mot, Monsieur, in-
terrompit-elle, pour entreprendre de cer-
taines choses, il faut au moins avoir per-
suadé ; trouvez bon que je vous le dise.
CONTE MORAL 24 I
Je vous entends, Madame, reprit-il, vous
voulez que je vous perde dans le monde. Hé
bien ! je vous y perdrai. Je voulois vous met-
tre à portée de m'aimer, sans que qui que ce
fût s'en doutât ; mais puisque ce ménage-
ment de ma part vous déplaît ; je vous ren-
drai des soins, Madame, on sçaura que je
vous aime, et je ne vous épargnerai aucune
des tendres étourderies qui pourront ap-
prendre au public quels sont les sentimens
que j'ai pour vous.
Mais que voulez-vous dire, lui demandâ-
t-elle? Vous êtes un étrange homme ! C'est
par respect pour moi que vous me faites une
impertinence que je ne devrois jamais vous
pardonner; c'est par une attention infinie sur
ce qui me regarde, que vous me brusquez,
comme la femme du monde qui mériteroit le
moins d'égards? C'est vous qui faites mille
choses condamnables, et c'est moi qui ai
tort. Dites-moi, de grâce, comment tout cela
se peut faire ?
Si vous étiez moins neuve en amour, ré-
pliqua-t-il, vous m'épargneriez toutes ces
explications-là. Je vous dirai pourtant que,
quelque gênantes qu'elles puissent être pour
moi, j'aime sans comparaison mille fois
mieux vous donner des leçons sur cette ma-
16
/
242 LE SOPHA
tière, que de vous voir assez instruite pour
n'en avoir pas besoin. Etes-vous encore à
sçavoir que ce sont moins les bontés qu'une
femme a pour son amant, qui la perdent, que
le terns qu'elle les lui fait attendre ? Croyez-
vous que je puisse vous aimer, et être mal-
heureux sans que mes assiduités auprès de
vous, sans que les soins que je prendrai pour
vous attendrir, échappent au public? Je de-
viendrai triste, et (ma discrétion fût-elle ex-
trême) on n'ignorera pas que vos seules
rigueurs causent ma mélancolie. Enfin, car
il en faut toujours venir là, vous me rendrez
heureux. Pensez-vous qu'avec quelque atten-
tion que je m'observe, vos yeux, les miens,
cette tendre familiarité qui, malgré tous nos
efforts, naîtra entre nous, ne découvrent pas
notre secret ?
Zulica, par son étonnement et son silence,
sembloit approuver ce que lui disoit Nasses.
Vous voyez donc bien, poursuivit-il, que
quand je vous presse de me rendre prompte-
ment heureux, c'est moins encore pour moi
que pour vous que je vous le demande. En
suivant mes conseils, si vous m'épargnez
des tourmens, vous évitez l'éclat qui suit tou-
jours les commencemens d'une passion.
D'ailleurs, dans la situation où nous avons
CONTE MORAL 243
été ensemble, je ne pourrois, sans tout dé-
couvrir, marquer d'abord de l'amour pour
vous. D'accord tous deux, nous imposerons
au public sur nos affaires, tant que nous le
jugerons à propos ; persuadé que vous me dé-
testez, il ne pourra jamais imaginer que,
d'un sentiment qui lui est si contraire, vous
ayez passé si rapidement à l'amour. Il vous
sera facile au reste d'amener naturellement
notre réconciliation.
A la cour, ou chez la première princesse
où nous nous trouverons ensemble, vous sai-
sirez quelque occasion que ce soit de me faire
une politesse; ne vous inquiétez pas de la
conjoncture, j'aurai soin de la faire naître. Je
répondrai avec empressement à ce que vous
m'aurez dit d'obligeant, je parlerai tout haut
de l'envie que j'ai que vous ne me haïssiez
plus. Je vous ferai même proposer par quel-
qu'un de nos amis communs, de vouloir bien
que je vous voie; vous direz que vous le vou-
lez bien ; je me ferai présenter à vous, je re-
tournerai vous voir : je vanterai les charmes
de votre commerce, et le malheur que j'ai eu
d'en avoir été si long-tems privé. Il n'en fau-
dra pas davantage pour justifier mes empres-
semens : ils paroîtront simples et naturels, et
nous aurons d'autant plus de plaisir à nous
244 LE SOPHA
aimer, que nous jouirons de celui de le ca-
cher à tout le monde. Non, répondit-elle en
rêvant, si je vous rendois si promptement
heureux, je craindrois trop votre inconstance.
J'avoue que je ne serois pas fâchée de lier
avec vous un commerce fondé sur plus d'es-
time, de confiance et d'amitié, qu'on n'en
trouve ordinairement dans le monde; je vous
dirai plus, je ne haïrois pas l'amour : si un
amant pouvoit n'exiger d'une femme que
l'aveu de sa tendresse.
Ce que vous demander, reprit-il tendre-
ment, est une chose plus difficile avec vous
qu'avec quelque femme que ce puiase être.
J'avoue aussi que quelque peu que vous ac-
cordiez, on doit en être plus flatté que d'ob-
tenir tout d'une autre. Mais Zulica, croyez-
moi, je vous adore, vous m'aimez, faites le
bonheur de l'homme du monde qui ressent
pour vous la passion la plus vive. Si vous
sçaviez borner vos désirs, répondit-elle avec
émotion, et que ce que l'on pourroit vous
accorder, ne fût pas pour vous un droit de
demander davantage, on pourroit essayer de
vous rendre moins malheureux, mais
Non, Zulica, interrompit-il vivement, vous
serez contente de mon obéissance.
Sur cette parole que Zulica sentoit bien
CONTE MORAL 245
aussi périlleuse qu'elle l'étoit, elle se pencha
nonchalamment sur Nasses qui se précipi-
tant sur elle, usa sans ménagement des fa-
veurs qui venoient de lui être accordées. Ah
Zulica! lui dit-il tendrement, un moment
après, ne sera-ce qu'à votre complaisance que
je devrai de si doux instans, et ne voulez-vous
donc pas qu'ils le deviennent autant pour
vous, qu'ils le sont déjà pour moi!
Zulica ne répondit rien, mais Nasses ne se
plaignit plus. Bientôt il fit passer dans l'âme
de Zulica tout le feu qui dévoroit la sienne.
Bientôt il oublia la parole qu'il venoit de lui
donner, et elle ne se souvint pas elle-même
de qu'elle avoit exigé de lui. Elle se plaignit
à la vérité, mais si doucement que ce fut
moins un reproche qu'un soupir tendre, que
l'espèce de plainte qui lui échappa. Nasses
sentant à quel point il l'égaroit, crut ne de-
voir pas perdre d'aussi précieux instans. Ah
Nasses, lui dit-elle d'une voix étouffée, si
vous ne m'aimez pas, que vous allez me ren-
dre à plaindre !
Quand les craintes de Zulica sur l'amour
de Nasses auroient été aussi vraies et aussi
vives qu'elles paroissoient l'être, il y avoit
apparence que les transports de Nasses les
auroient dissipées. Aussi, presque assuré
246 LE SOPHA
qu'elle ne douteroit pas long-tems de son ar-
deur, il ne jugea pas à propos de perdre à lui
répondre, un tems qu'il devoit employer à la
rassurer, et d'une façon plus forte qu'il ne
l'auroit pu faire par les discours les plus tou-
chans. Zulica ne s'offensa point de son si-
lence ; bientôt même (car il ne faut souvent
qu'une bagatelle pour faire perdre de vue les
choses les plus importantes) elle ne parut
plus s'occuper d'une crainte que, sans faire
une injure mortelle à Nasses, elle croyoit ne
pouvoir plus garder. D'autres idées, plus
douces sans doute, succédèrent à celles-là.
Elle voulut parler, mais elle ne put proférer
que quelques mots sans suite, et qui n'expri-
moient rien que le trouble de son âme.
Lorsqu'il eut cessé. Nasses se jetta à ses
genoux. Ah! laissez-moi, lui dit-elle en le
repoussant foiblement. Quoi ! répondit-il d'un
air étonné, aurois-je eu le malheur de vous dé-
plaire, et seroit-il possible que vous eussiez à
vous plaindre de moi? Si je ne m'en plains
pas, reprit-elle, ce n'est pas que je n'eusse de
quoi le faire. Eh ! de quoi vous plaindriez-
vous, répliqua-t-il, ne deviez-vous pas être
lasse d'une aussi cruelle résistance .-^ Je con-
viens, répondit-elle, que beaucoup de femmes
se seroient rendues plutôt, mais je n'en sens
CONTE MORAL 247
pas moins que j'aurois dû vous résister plus
long-tems.
Alors elle le regarda avec ce trouble, cette
langueur dans les yeux qui annoncent et exci-
tent les désirs. M'aimez-vous, lui demanda
Nasses aussi tendrement que s'il l'eût aimée
lui-même ? Ah ! Nasses, s'écria-t-elle, quel
plaisir vous feroit un aveu que vos emporte-
mens m'ont déjà arraché ; m'avez-vous là-
dessus laissé quelque chose à vous dire ? Oui
Zulica, répondit-il ; sans cet aveu charmant
que je vous demande, je ne puis être heureux;
sans lui je ne puis jamais me regarder que
comme un ravisseur. Ah ! voulez-vous me
laisser un si cruel reproche à me faire ? Oui,
Nasses, lui dit-elle en soupirant, je vous
aime !
Nasses alloit remercier Zulica, lorsque
l'esclave de Mazulhim vint servir ; il en sou-
pira Parbleu ! je le crois bien, inter-
rompit le sultan, voilà comme sont les valets !
On ne les voit jamais que quand on a le
moins besoin de leur présence. N'ayez pas
peur qu'il soit venu tantôt, pendant que Nas-
ses et Zulica m'ennuyoient tant ! Il faut pré-
cisément qu'il vienne interrompre, quand j'ai
le plus de plaisir à entendre. Vous m'avez
étonné, vous, dit la sultane, de n'avoir rien
248 LE SOPHA
dit. Tubleu ! répliqua-t il, je n'avois garde
de les troubler; j'avois trop d'envie de sçavoir
comment tout ceci finiroit. J'en suis fort con-
tent, ajouta-t-il en se tournant vers Amanzéî;
voilà ce qui peut s'appeller une situation tou-
chante, j'en ai encore les larmes aux yeux.
Quoi ! lui dit la Sultane, vous pleurez de
cela ? Pourquoi donc pas, répondit-il ? cela
est fort intéressant, ou je me trompe fort.
C'est pour moi comme une tragédie, et si
vous n'en pleurez point , c'est que vous n'a-
vez pas le cœur bon. En achevant ces paro-
les qu'il prenoit pour une épigramme san-
glante contre la sultane, il ordonna d'un air
satisfait à Amanzéi de poursuivre.
Nasses soupira de se voir interrompu, pour-
suivit Amanzéi ; ce n'étoit pas qu'il fût amou-
reux, mais il avoit cette impatience, cette
ardeur qui, sans être amour, produit en nous
des mouvemens qui lui ressemblent, et que
les femmes regardent toujours comme les
symptômes d'une vraie passion, soit qu'elles
sentent combien il leur est nécessaire avec
nous de paroître s'y tromper, ou qu'en effet
elles ne connoissent rien de mieux.
Zulica qui n'attribuoit qu'à ses charmes
l'impatience qu'elle remarquoit dans Nasses,
en avoit toute la reconnoissance possible ;
CONTE MORAL 349
mais pour soutenir ce caractère de personne
réservée qu'elle s'étoit donné, elle lui fit signe,
en lui serrant la main, d'avoir devant l'esclave
de Mazulhim un peu de circonspection. Ils
se mirent à table.
Après le souper.... Tout doucement, s'il
vous plaît, interrompit Schah-Baham, je
veux, si cela ne vous déplaît pas, les voir
souper. J'aime sur toutes choses les propos
de table. Vous avez dans l'esprit une consé-
quence bien singulière, lui dit la sultane,
vous vous êtes impatienté mille fois à des
discours qui étoient nécessaires, et vous en
demandez actuellement qui, absolument hors
de l'histoire qu'on vous raconte, ne peuvent
que l'allonger! Hé bien! répondit le sultan,
si je veux être inconséquent, moi, y a-t-il
quelqu'un ici qui puisse m'en empêcher?
Voyons? Je veux bien qu'on apprenne qu'un
sultan est fait pour raisonner comme il lui
plaît; que tous mes ancêtres ont eu le même
privilège que celui qu'on me dispute; que
jamais femme bel esprit n'a eu le crédit de
les empêcher de parler comme ils vouloient,
et que ma grand'mère même à qui, je crois,
vous n'avez pas l'audace de vous comparer,
n'a jamais eu celle de contredire Schah-Riar
mon aïeul , fils de Schah-Mamoun , qui
250 LE SOPHA
engendra Schach-Thechni, lequel... Ce que
j'en dis, au reste, continua-t-il plus modéré-
ment, c'est plus pour vous faire voir que je
sçais ma généalogie que pour contrarier per-
sonne, et vous pouvez poursuivre, Amanzéi.
C'est, dit Zulica, un instant après qu'elle
se fût mise à table, une chose bien singulière
que la façon dont les événemens les plus
marqués de notre vie sont amenés! Qui diroit
à une femme, vous aimerez ce soir à la fu-
reur un homme, non-seulement auquel vous
n'avez jamais pensé, mais que même vous
haïssez ; elle ne le croiroit pas, et pourtant il
n'est pas sans exemple que cela arrive. Je
vous en réponds, répartit Nasses, et je serois
bien fâché que cela n'arrivât pas. De plus, il
est certain que rien n'est si commun que de
voir les femmes aimer violemment quelqu'un
qu'elles voient pour la première fois, ou
qu'elles ont haï.
C'est même de là que naissent les passions
les plus vives. Et pourtant, reprit-elle, vous
trouvez des gens, mais je dis beaucoup, qui
vous soutiennent quil n'y a presque point de
coups de sympathie.
Sçavez-vous, répondit Nasses, qui sont les
gens qui soutiennent cela ? ce sont ou de
jeunes gens qui ne connoissent pas encore le
CONTE MORAL 25 I
monde, ou des femmes dont l'esprit est prude
et le cœur froid, de ces femmes indolentes
qui ne prennent une passion qu'avec toutes
les précautions possibles, ne s'enflamment
que par degrés, et vous font acheter bien cher
un cœur où vous trouvez toujours plus de
remords que de tendresse, et dont vous ne
jouissez jamais parfaitement. Hé bien! répon-
dit-elle, ces femmes-là, toutes ridicules
qu'elles sont, ont encore des partisans ; et
moi qui vous parle, il n'y a pas long-tems que
je pensois comme elles.
Vous, répliqua-t-il, mais sçavez-vous bien
que vous avez tous les préjugés qu'on peut
avoir? Cela se peut, reprit-elle, mais actuelle-
ment j'en ai un de moins, car je crois aux
coups de sympathie. Quant à moi, dit-il, je
sçais qu'ils sont fort communs. Je connois
même une femme qui y est si sujette, qu'elle
en trouve ordinairement trois ou quatre dans
la journée. Ah ! Nasses, s'écria-t-elle, cela
n'est pas possible! Quand vous diriez simple-
ment que cela n'est pas ordinaire, sçavez-vous
bien, répartit-il, que vous vous tromperiez
encore, et qu'une femme qui a le malheur
d'être née fort tendre, (si pourtant c'en est
un) ne peut pas répondre un moment d'elle-
même? Je vous suppose, vous, dans la néçe§<
252 LE SOPHA
site de m'aimer, que ferez-vous? Je vous ai-
merai, répondit-elle. Hé bien! supposez à
présent, continua-t-il, une femme qui soit
dans la nécessité d'aimer par jour trois ou
quatre hommes. Je la trouve bien à plaindre,
dit-elle. Soit, j'en conviens, mais que voulez-
vous qu'elle fasse ? Qu'elle fuie, me direz-
vous? Mais on ne va pas loin dans une cham-
bre; quand on s'y est promené quelque tems,
on s'est lassé, il faut se rasseoir. Cet objet
qui vous a frappé est toujours présent à vos
yeux. Les désirs se sont irrités par la résis-
tance qu'on a faite, et la nécessité d'aimer,
loin d'en être diminuée, n'en est devenue que
plus pressante. Mais, répondit-elle en rêvant,
en aimer quatre ! Puisque le nombre vous
choque, répliqua-t-il, j'en ôte deux.
Ah! dit-elle, cela devient plus vraisembla-
ble, et plus possible même. Que de façons
pourtant n'avez-vous pas faites, s'écria-t-il,
pour n'en aimer qu'un! Taisez-vous, lui dit-
e'ie en souriant, je ne sçais où vous prenez
tous les raisonnemens que vous me faites, et
où je prends moi toutes les réponses que je
vous fais. Dans la nature, répondit-il. Vous
êtes vraie, sans art, vous m'aimez assez pour
ne vouloir rien me cacher de ce que vous
pensez, et je vous en estime d'autant plus
CONTE MORAL 253
qu'il y a bien peu de femmes qui aient autant
de vérité dans le caractère.
Avec tous ces propos, et quelques autres
qui ne furent pas plus intéressans, Nasses
parvint à gagner le dessert. Il fut à peine
servi, que se voyant sans témoins, il se leva
avec feu, et se mettant aux genoux de Zulica,
vous m'aimez, lui dit-il? Ne vous l'ai-je pas
assez dit, répondit-elle languissamment? Ciel!
s'écria-t-il en se relevant et en la prenant
dans ses bras, puis-je trop vous l'entendre
dire, et pouvez-vous trop me le prouver? Ah
Nasses ! répondit-elle, en se laissant aller sur
lui et sur moi, quel usage faites-vous de ma
foiblesse ?
Eh que diable! dit le sultan, vouloit-elle
donc qu'il en fît ? Ceci n'est pas mauvais !
Elle auroit, je crois, été bien fâchée qu'il
l'eût laissée plus tranquille. Non ! les femmes
sont d'une singularité bien singulière!
elles ne sçavent jamais ce qu'elles veulent.
On ignore toujours comme on est avec elles...
Quelle colère! interrompit la sultane, quelle
torrent d'épigrammes ! Que vous avons-nous
donc fait? Non, dit le sultan, c'est sans co-
lère que je dis tout cela. Est-ce que pour
trouver les femmes ridicules on a besoin
d'être fâché contre elles? Vous êtes d'une
254 ^E SOPHA
causticité sans exemple, lui dit la sultane, et
je crains bien que vous qui haïssez tant les
beaux esprits, vous n'en deveniez un inces-
samment. C'est cette Zulica qui m'a fâché,
répartit le sultan, je n'aime point les façons
déplacées. Que votre majesté prenne moins
d'humeur contre elle, dit Amanzéi, elle n'en
fit pas long-tems.
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CHAPITRE XVI.
Qui contient une dissertation qui ne sera pas
goûtée de tout le monde.
APRÈS avoir dit ce peu de mots qui ont
déplu à votre majesté, Zulica se tut.
Croyez-vous, lui demanda enfin Nasses, que
Mazulhim vous aimât mieux que je ne sais ?
Il me louoit davantage, répondit-elle; mais
il me semble que vous m'aimez mieux. Je ne
veux vous laisser aucun-lieu de douter de ma
tendresse, répartit-il, oui, Zulica, vous ap-
prendrez bientôt combien Mazulhim m'est
inférieur en sentiment.
CONTE MORAL 255
Eh quoi! reprit-elle, quoi!... Nasses ne la
laissa pas achever, et elle ne se plaignit pas
d'avoir été interrompue. Ah Nasses ! s'écria-
t-elle tendrement, que vous êtes digne d'être
aimé ! Nasses ne répondit à cet éloge qu'en
homme qui croyoit qu'on le loueroit moins
sur le présent si l'on ne prétendoit point par
là l'encourager sur l'avenir. Il avoit attendri
Zulica, il parvint à l'étonner; aussi prit-elle
pour lui une considération, même une sorte
de respect qui, vu le motif qui les lui faisoit
obtenir, devenoient extrêmement plaisants,
et qui dévoient flatter un homme d'autant
plus qu'ils ne sont pas chez les femmes l'effet
de la prévention comme le sentiment. Nasses,
assez content de lui-même, crut qu'il pouvoit
suspendre pour un moment l'admiration qu'il
causoit à Zulica. Avoir triomphé d'elle,
n'étoit rien pour lui : il la connoissoit trop
pour en être flatté, et les bontés qu'elle lui
marquoit, loin de diminuer la haine qu'il lui
portoit, l'avoient augmentée. Il se sentoit
pour elle ce mépris profond qui nous rend
impossible la dissimulation et les ménage-
mens avec les personnes qui nous l'inspirent;
et dans cette disposition, il ne croyoit pas
pouvoir lui montrer assez tôt toute l'impres-
sion que sa conduite avec lui avoit faite sur
son âme.
256 LE SOPHA
Vous trouvez donc, lui demanda-t-il, que
je ne vous loue pas si bien que Mazulhim?
Oui, répondit-elle, mais je trouve en même
tems que vous sçavez aimer mieux que lui.
Voilà, répliqua-t-il, une distinction que je
n'entends pas; quelle valeur attachez-vous
actuellement au mot d'aimer? Celle qu'il a,
répartit-elle, je ne lui en connois qu'une, et
ce n'est que de celle-là que je prétends parler;
mais vous qui me paraissez aimer si bien,
pourquoi me demandez-vous ce que c'est que
l'amour? Si je le demande, répliqua-t-il, ce
n'est pas que je l'ignore; mais comme chacun
définit ce sentiment suivant son caractère,
je voulois sçavoir ce qu'en particulier vous
entendez, vous, en disant que je vous aime
mieux que Mazulhim ne vous aimoit. Je ne
puis connoître la différence que vous mettez
entre lui et moi, si vous ne m'apprenez pas ce
que c'étoit que sa façon d'aimer. Mais, répon-
dit-elle en affectant de rougir, c'est qu'il a le
cœur épuisé, lui.
Le cœur épuisé, reprit-il ! voilà une ex-
pression qui, selon moi, n'offre point de sens
déterminé. Le cœur s'épuise, sans doute, sur
une passion trop longue; mais Mazulhim ne
pouvoit pas se trouver avec vous dans ce cas
là, puisque pour ses yeux et son imagination
CONTE MORAL 257
VOUS étiez un objet nouveau. Par conséquent,
ce que vous me dites de lui n est pas ce que
vous devriez m'en dire. Je n'en dirai pour-
tant que cela, répondit-elle; ce que j'en sçais,
c'est (du moins je m'en doute) qu'il y a peu
d'hommes moins faits pour aimer que lui, et
ne m'interrogez pas davantage, car je sens
que sur cet article je n'ai rien de plus à vous
répondre.
Ah! je vous entends, répliqua-t-il; cepen-
dant je ne reconnois point Mazulhim au por-
trait que vous m'en faites. Mais, reprit-elle,
il me semble que je ne vous dis rien de lui.
Ah! pardonnez-moi, répartit-il, on sent aisé-
ment ce qu'on reproche à un homme quand
on dit de lui qu'il a le cœur épuisé; c'est une
expression modeste et mesurée, mais on
l'entend. Je suis surpris pourtant que vous
ayez eu à vous plaindre de lui. Je ne m'en
plains pas, Nasses, répondit-elle; mais puis-
que vous voulez sçavoir ce que j'en pense, je
vous dirai qu'il est vrai que j'en ai été sur-
prise. Ah! ah! dit-il, quoi! vous l'avez
trouvé... Cela est étonnant, reprit-elle, à ce
que je crois du moins !
Oh ! je m'en rapporterois bien à vous. Sans
doute, répondit-elle ironiquement, l'expé-
rience m'a donné là-dessus de si grandes
17
258 LE SOPHA
lumières!... Expérience ou non, répliqua-t-
il, on sçait ce que ce doit être un amant,
quand on veut bien ne lui laisser plus rien à
désirer; il y a là dessus une tradition établie ;
mais j'avoue encore une fois que vous me
surprenez, car Mazulhim
Hé bien ! Nasses, interrompit-elle> c'est
à un point qu'on ne sçauroit imaginer ! je ne
sçaurois revenir de ma surprise, répondit-il,
je sais de lui des choses incroyables, des pro-
diges ! Ce sera apparemment lui qui vous les
aura contés, dit-elle ? Quand ce n'auroit été
que par amour propre, je me serois, répartit-
il, défié d'un pareil récit. Non, il ne m'a
parlé de rien; je vous dirai plus, il a là dessus
une vraie modestie. Pour modeste, répondit-
elle, il ne l'est pas ; mais quelquefois'peut-
être il se rend justice.
Madame, Madame, lui dit-il, une réputa-
tion ausi brillante que celle de Mazulhin doit
avoir un fondement et vous ne me ferez ja-
mais croire que quelqu'un dont toutes les fem-
mes d'Agra pensent bien, soit un homme si
peu estimable. Eh ! pensez-vous, répondit-
elle, qu'une femme mécontente de Mazulhim
( s'il est vrai cependant qu'il puisse s'en trou-
ver qui soient sensibles à ce dont nous par-
lons ) dise à qui que ce soit la raison pour
CONTE MORAL 259
laquelle elle en est si mécontente. Précisé-
ment oui, reprit-il, elle ne le dira pas à tout
le monde ; mais elle le dira à quelqu'un, et
la preuve de cela, c'est que vous me le dites
à moi. Je n'ignore pas que je ne dois cette
confidence qu'à la façon dont nous sommes
ensemble. Mais Mazulhim a plu à d'autres
personnes que vous. Après lui, elles ont
aimé des gens à qui sans doute elle confioient
leurs aventures. Il y a peut-être dans Agra
plus de mille femmes qui n'ont pas résisté à
Mazulhim ; il y auroit par conséquent qua-
rante mille hommes, ou à peu près, qui
sçauroient, dans la plus exacte vérité, ce qu'il
est, et vous voudriez qu'entre des femmes
piquées et des hommes humiliés, un secret
de cette nature eût été enseveli ? Cela n'est
pas probable. Non, Madame, encore une
fois ; non, un homme tel que Mazulhim vous
a paru, n'en auroit pas imposé si long-tems.
Vous dirai-je plus ? Vous connoissez Tel-
misse ; elle n'est plus assurément, ni jeune,
ni jolie ! Il n'y a que dix jours au plus que
Mazulhim lui a prouvé toute l'estime possi-
ble, et qu'il a mérité et acquis toute la sienne.
C'est pourtant un fait. Telmisse le dit à qui
veut l'entendre ; ce n'est pas une personne à
dire gratuitement du bien de quelqu'un, et
26o LE SOPHA
nous ne connoissons point de femme de qui
le sutlrage fasse plus d'honneur, et soit plus
diflicile à obtenir que le sien. Pouvez-vous
après cela penser mal de Mazulhim ? Non,
répondit-elle sèchement, je ci'ois qu'il est
incomparable. C'est ma faute, sans doute,
ajouta-t-elle, avec un souris dédaigneux, si
je ne l'ai pas trouvé tel. Je ne suis pas fait
pour le penser, reprit-il ; mais il est vrai qu'il
y a là dedans quelque chose d'inconcevable.
Au surplus, vous ne croiriez peut-être pas
une chose; si j'étois femme, les gens de
l'espèce dont Alazulhim vous a paru, me
plairoient inhniment plus que les autres. Je
crois, répondit-elle, que ce ne seroit pas une
raison de n'en pas vouloir, ou de les quitter ;
mais je vous avouerai que je ne vois pas à
propos de quoi il faudroit leur donner la
préférence.
Ils aiment mieux, dit-il ; eux seuls con-
noissent les soins et la complaisance ; plus
ils sentent qu'on leur fait grâce de les aimer,
plus ils s'empressent à mériter de l'être :
nécessairement soumis, ils sont moins amans
qu'esclaves. Sensuels et délicats, ils imagi-
nent sans cesse mille dédommagemens, et
l'amour leur doit peut-être ce qu il a de plus
ingénieux en plaisirs. Leur arrive-t-il de se
CONTE MORAL 26 1
transporter ? ce n'est point à un mouvement
aveugle, et par conséquent jamais flatteur
pour une femme, qu'elle doit l'ardeur dont
leur âme se remplit ; c'est elle seule, ce sont
ses charmes qui subjuguent la nature. Peut-il
jamais y avoir pour elle de triomphe plus
doux et plus vrai ?
Vous ne m'étonnez point, lui dit Zulica,
vous aimez les opinions singulières. Vous
pensez trop bien, répondit-il, pour que celle-
ci vous paroisse telle, et je sçais que plus
d'une femme.. .. Laissons cela, interrompit-
elle, je n'ai jamais disputé sur les choses qui
ne m'intéressoient pas. Au reste, c'est à ce
qu'il me semble, moins à vous qu'à Mazu-
Ihim, à tâcher de faire recevoir cette opinion.
Elle a raison, dit le sultan. Quand s'en
va-t-elle ? Que vous êtes impatient ! répondit
la sultane. Ce n'est pas que je m'ennuie,
reprit le sultan, à beaucoup près ; mais quoi-
que je me divertisse fort, il me semble que
j'aimerois tout autant entendre quelque
autre chose. Je suis comme cela moi. Que
voulez-vous dire, lui demanda la sultane ?
Est- ce que cela ne s'entend pas, répondit-il ?
je me trouve fort clair.
Quand je dis que je suis comme cela, c'est
que je pense qu'un plaisir quelquefois n'em-
262 LE SOPHA
pêche pas qu'on n'en souhaite un autre. Je
vais encore me faire mieux entendre. Il y a
mille choses qui perdent à être expliquées,
interrompit la sultane, on vous entend, vou-
lez-vous quelque chose de plus? Oui, dit le
sultan, je veux qu'Amanzéi finisse son his-
toire. Il faut pour cela qu'il la continue,
répondit la sultane. Au contraire, reprit
Schah-Baham, il me semble que s'il la lais-
soit là, il la finiroit beaucoup plutôt; mais
comme je suis la complaisance même, je lui
permets de poursuivre, à condition pourtant
que cela ne tirera pas à conséquence.
Au surplus, poursuivit Zulica, vous m'obli-
geriez beaucoup si vous vouliez bien ne me
plus parler de Mazulhim. Très-volontiers,
répondit-il; c'est ce cœur épuisé dont vous
avez parlé qui nous a fait tomber sur une
dissertation fort inutile en effet, et que je me
reprocherois, puisqu'elle vous a fâchée, si je
ne me rappellois que ma tendresse pour vous,
et le désir de sçavoir pourquoi vous croyez
que je vous aimois mieux que Mazulhim,
l'ont seuls amenée. Plus les sentimens que
vous me marquez me sont chers, moins vous
devriez me blâmer d'une curiosité que je n'ai
que parce que je vous aime. Non, répondit-
elle d'un air triste, il me semble que depuis
CONTE MORAL 263
quelques momens vous ne m'aimiez plus
autant que vous m'aimiez, je ne sçais pas
pourquoi je le crois, mais je le crois enfin, et
cette idée m'afflige.
Je suis enchanté de vous la voir, répliqua
Nasses; ces sortes d'inquiétudes qui, pour
n'avoir pas d'objet^ n'en tourmentent pas
moins vivement, ne peuvent être senties que
par un cœur également tendre et délicat;
vous me faites injustice, mais cette injustice
même me prouve combien vous m'aimez, et
vous ne m'en êtes que plus chère. Rassurez-
vous, poursuivit-il, aimable Zulica. Ciel! que
de plaisirs je trouve à bannir vos craintes !
charmante Zulica! pour votre bonheur et le
mien, puissent-elles renaître sans cesse! En
disant ces paroles, il prenoit Zulica dans ses
bras et l'accabloit des caresses les plus ten-
dres. Que vous me donnez de transports, s'é-
cria-t-elle! je sens tous les vôtres passer dans
mon cœur, ils le remplissent, le troublent, le
pénètrent! Ah Nasses! quel plaisir pour moi
de vous en devoir de si doux, et que je con-
noissois si peu! vous seul! Oui, vous
seul! .... Mais Nasses! Ah! cruel!
Quoique Zulica ne cessât point de parler,
il ne me fut plus possible d'entendre ce
qu'elle disoit. C'est qu'apparemment elle par-
204 LE SOPHA
loit trop bas, dit le sultan? Cela est vraisem-
blable, répondit Amanzéi. Et puis, continua
le sultan, c'est qu'il est vrai que vous ne
perdîtes pas beaucoup à ne pas l'entendre,
car, ou je suis bien trompé, ou il n'y avoit
pas le sens commun dans ce qu'elle disoit;
du moins moi, je n'y ai rien compris. Je suis
de votre avis, Sire, reprit Amanzéi, rien n'étoit
moins clair. Cependant, ou Nasses l'enten-
doit, ou il n'avoit pas en ce moment plus
d'esprit qu'elle ; car il disoit à peu près les
mêmes choses. Ne vous dis-je pas répartit le
sultan ; ces gens-là n'avoient pas le sens
commun.
Lorsque Nasses et Zulica furent devenus
plus raisonnables, continua Amanzéi, Zulica
en le regardant tendrement : vous êtes char-
mant. Nasses, lui dit-elle, ah ! pourquoi ne
vous ai-je pas aimé plutôt ! Vous devez moins
vous en plaindre que moi, répondit-il, moi,
dis-je, à qui chaque instant fait sentir que je
n'ai commencé de vivre que depuis que vous
m'avez aimé. Lorsque je songe à quelles
beautés Mazulhim a fermé les yeux, que je le
plains ! Quoi Zulica ! dans ces lieux où nous
sommes, dans ces mêmes lieux que vos bon-
tés pour moi me rendent aussi chers que cel-
les que vous y avez eues pour lui, me les ont
CONTE MORAL 265
d'abord fait trouver odieux, l'ingrat a pu ne
pas rougir d'en avoir aimé d'autres, et renon-
cer pour jamais à son inconstance ! Quel gé-
nie ! Quel dieu même veillait pour moi, lors-
qu'après l'avoir rendu insensible à tant de
charmes, il lui inspira le dessein de me choi-
sir pour vous apprendre sa perfidie. Ah! Zuli-
ca, quel n'aurait pas été mon malheur, s'il
vous avait été fidèle, ou si quelque autre que
moi... Arrêtez, interrompit majestueusement
Zulica : s'il m'avoit été fidèle, je n'aurois ja-
mais aimé que lui, mais pour le bannir de
mon cœur, il ne falloit pas moins qu'un Nas-
ses.
Je crois, puisque vous m'avez choisi, ré-
pondit-il que j'étois en effet le seul qui puisse
vous plaire ; mais quand je songe à l'état où
vous étiez ici, à ce que pouvoit exiger de
vous un étourdi que Mazulhim vous auroit
envoyé, à quel prix, peut être, il auroit mis
son silence, je ne puis m'empêcher de frémir.
Je ne vois pas bien pourquoi, répondit-elle,
ne voulant rien accorder, il m'auroit été
assez indifférent que l'on eût exigé quelque
chose. Vous n'en pouvez pas répondre, dit-il;
il y a pour les femmes de terribles situations,
et celle où je vous ai vue, étoit peut-être une
des plus affreuses ! Tant qu'il vous plaira,
266 LE SOPHA
interrompit-elle ; mais je vous prie de croire
qu'il est bien moins cruel pour une femme
qui a des sentimens, d'être abandonnée d'un
homme qui l'aime, que de se livrer à quel-
qu'un qu'elle n'aime pas. Cela n'est pas dou-
teux, répliqua-t-il ; mais c'est une terrible
chose que d'être prise dans une petite maison.
Je ne sçais pas, si j'étois femme, et que cela
m'arrivât, ce que je ferois ; mais il me sem-
ble que je serois bien aise que l'homme qui
m'y auroit surprise, voulût bien n'en dire
mot.
Vous seriez bien aise, reprit-elle ! appa-
remment, cela est tout simple ; et moi aussi
j'aurois été bien aise que, qui que ce fût qui
m'eût surprise ici, n'en eût rien dit. Le beau
propos ! Il faut que vous perdiez l'esprit pour
en tenir de pareils ! Pensez-vous qu'un hon-
nête homme ait besoin pour se taire, qu'on
l'engage au silence par les choses que vous
imaginez, et croyez-vous d'ailleurs qu'on
fasse certaines propositions à des femmes
d'un certain genre ? Certainement oui, répon-
dit-il. Toute femme surprise dans une petite
maison, prouve qu'elle a le cœur sensible :
on tire là-dessus de terribles conséquences ;
et communément plus la femme est aimable,
moins l'homme est généreujc.
CONTE MORAL 267
Oh ! c'est un conte, reprit Zulica ; le goût
seul, mais je dis le goût le plus vif, peut
excuser une femme de s'être rendue, et je ne
crois pas, quoi qu'on en puisse dire, qu'il y
en eût une qui voulût acheter aussi cher que
vous le croyez, la discrétion dont elle auroit
besoin; et l'honneur... Bon ! interrompit-il,
croyez-vous qu'une femme craigne jamais de
sacrifier son honneur à sa réputation ? Enfin,
répondit-elle, je ne le ferois pas, et je ne
connois point de situation, quelque terrible
qu'elle fût, qui pût me déterminer à accorder
à un homme ce que mon cœur voudroit tou-
jours lui refuser. Il faut être bien délicate,
reprit-il, pour faire cette distinction, et s'y
arrêter. En attendant que l'on puisse gagner
le cœur, on cherche à gagner une femme, de
façon que ce qu'elle ait de mieux à faire,
soit de vous le donner, et assez souvent elle
est trop heureuse de pouvoir finir par là.
Je commence à vous entendre, Monsieur,
lui dit-elle ; vous voulez me faire sentir que
vous ne croyez me devoir qu'à la situation
011 vous m'avez trouvée ici, et vous aimez
mieux imaginer que vous n'aviez pas de
quoi me plaire, que de ne pas mal penser de
moi. Voilà donc, ajouta-elle en pleurant, le
bonheur dont je m'étois flattée ? Ah Nasses !
268 LE SOPHA
étoit-ce de VOUS que je devois attendre un
procédé aussi cruel ! Mais, Zulica, répondit-
il, croyez-vous que j'aie oublié la résistance
que vous m'avez faite, et ce qu'il m'en a
coûté pour obtenir de vous mon bonheur !
Et ! pensez-vous, reprit-elle en sanglottant,
que je ne sente pas que vous me reprochez
de ne m'étre pas assez long-tems défendue ?
Hélas ! entraînée par le goût que j'avois pour
vous, plus encore que par celui que vous me
marquez, j'ai cédé sans craindre qu'un jour
vous me feriez un crime de n'avoir pas assez
long-tems résisté.
Mais quelle idée est donc la vôtre, Zulica,
répondit-il en se rapprochant d'elle ? Moi,
vous reprocher d'avoir fait mon bonheur !
Pouvez-vous le croire ? Moi qui vous adore,
ajouta-t-il, en n'oubliant rien de tout ce qui
pouvoit lui prouver qu'il disoit vrai. Laissez-
moi, lui dit-elle en le repoussant foiblement,
laissez-moi, s'il est possible, oublier combien
je vous ai aime.
La résistance de Zulica étoit si douce, que
quand les empressemens de Nasses auroient
été moins vifs, ils en auroient encore triom-
phé. Vous ! cesser de m'aimer, lui disoit-il
d'un air tendre, ajoutant à ce discours tout
ce qui pouvoit rendre plus persuasif, vous,
CONTE MORAL 269
qui devez faire éternellement mon bonheur !
Non, votre cœur nest point fait pour me
haïr, quand le mien ne garde que pour vous
ses plus tendres sentimens. Non, répondit
Zulica, d'un ton qui commençoit à ne pou-
voir plus marquer de colère ; non, traître
que vous êtes ! vous ne me tromperez plus.
Ciel ! ajouta-t-elle plus doucement encore,
n'étes-vous pas le plus injuste et le plus cruel
des hommes? Ah! laissez-moi Non,
vous ne me persuadez plus Je ne dois pas
vous pardonner.... Que je vous hais !
Malgré toutes ces protestations de haine
que Zulica faisoit à Nasses, il ne voulut pas
croire un moment qu'il pût être haï, et Zulica,
en effet, sembloit ne pas se soucier beaucoup
qu'il crût qu'il n'étoit plus aimé. Je ne sçais
pas si je me flatte, lui dit-il enfin; mais je
jurerois presque que vous me haïssez moins
que vous ne dites. Le beau triomphe, répon-
dit-elle en haussant les épaules ! croyez-vous
que je vous en déteste moins? Est-ce ma faute
si Mais cela est vrai, je vous hais beau-
coup. Ne riez pas, ajouta t-elle, rien n'est
plus certain que ce que je dis. Je vous estime
trop pour le penser, répondit-il, et cela est
au point que je vous verrois inconstante, que
je n'en voudrois rien croire. Je suis, et je
270 LE SOPHA
veux être persuadé que vous m'aimez autant
que vous pouvez aimer quelque chose. En ce
cas-là, reprit-elle, je vous aime donc autant
qu'il est possible; mon cœur n'est point fait
pour des sentimens modérés. Je le crois bien,
répliqua-t-il, et c'est aussi ce que je voulois
dire. Plus on a de délicatesse, plus on a les
passions vives; et quand j'y songe, une
femme est bien malheureuse quand elle pense
comme vous. En vérité, j'ose le dire, la dé-
pravation est telle aujourd'hui, que plus une
femme est estimable, plus on la trouve ridi-
cule; je ne dis pas que ce soient les femmes
seules qui lui fassent cette injustice, cela
seroit tout simple; mais ce que l'on ne con-
çoit pas, c'est que ce sont les hommes. Eux,
qui leur demandent sans cesse des sentimens !
Cela n'est que trop vrai, dit-elle.
Je le vois dans le monde, continua-t-il ;
qu'y cherchons-nous? l'amour? Non sans
doute. Nous voulons satisfaire notre vanité,
faire sans cesse parler de nous; passer de
femme en femme; pour n'en pas manquer
une, courir après les conquêtes, même les
plus méprisables : plus vains d'en avoir eu
un certain nombre, que de n'en posséder
qu'une digne de plaire; les chercher sans
cesse, et ne les aimer jamais. Ah! que vous
CONTE MORAL 271
avez raison, s'écria-t-elle; mais aussi c'est la
faute des femmes, vous les mépriseriez moins,
si toutes pensoient d'une façon, et avoient
des sentimens qui pussent les faire respecter.
Je l'avoue à regret, répondit-il, mais il est
certain qu'on ne sçauroit nier que les senti-
mens ne soient un peu tombés. Un peu, dit-
elle avec étonnement ! Ah! dites beaucoup.
Il y a encore des femmes raisonnables assuré-
ment, mais ce n'est pas le plus grand nom-
bre. Je ne parle point de celles qui aiment,
car je crois que vous les trouvez vous-mêmes
plus à plaindre qu'à blâmer; mais pour une
que l'amour seul conduit, combien n'en est-il
pas qui, loin de pouvoir le prendre pour
excuse, font ce qu'elles peuvent, pour qu'on
ne puisse pas seulement les soupçonner de le
connoître. Il y a, répartit-il, bien peu de
femmes assez équitables pour parler comme
vous. A quoi sert-il de vouloir dissimuler des
choses aussi connues, répondit-elle ? Je vous
dirai, pour moi, qu'autant que je voudrois
qu'on ménageât les femmes raisonnables,
autant je voudrois qu'on accablât de mépris
celles dont la conduite est du dernier délabre-
ment. Toute foiblesse est excusable, mais en
vérité l'on ne peut trop condamner le vice.
On le condamne, répliqua-t-il, mais on le
272 LE SOPHA
tolère; le vice ne paroît ce qu"il est que dans
celles qui ne sont point faites pour inspirer
des désirs, et le plus grand agrément peut-être
des femmes d'aujourd'hui, est cet air indé-
cent qui annonce qu'on en peut facilement
triompher.
Je n'ignore pas, répondit-elle, que ce sont
celles-là que vous cherchez le plus ; ce n'est
jamais le cœur que vous demandez. Comme
vous n'aimez pas, vous ne vous souciez pas
d'être aimés; et pourvu que vous triomphiez
de la personne, la conquête du reste vous
paroît toujours inutile.
Un moment, Amanzéi, dit le sultan. Quand
est-ce donc qu'il l'a méprisée? L'admirable
question, s'écria la sultane! Ce que je dis,
répondit le sultan, n'est point par méchan-
ceté. Une question, une fois, c'est une ques-
tion, et je n'ai pas tort, à ce qu'il me semble,
de faire celle-là. On m'ennuie, et l'on ne
veut pas encore que je parle, cela est plai-
sant, oui ! On me donne pour conte un recueil
de conversations où il n'y a le mot pour rire
que quand on n'y parle pas, et c'est moi qui
ai tort.'' En un mot comme en mille, Aman-
zéi, si demain Nasses n'a pas méprisé Zulica,
je ne vous dis que cela; mais c'est à moi que
vous aurez affaire.
CONTE MORAL 273
CHAPITRE XVII.
Qui apprendra aux femmes novices, s'il en
est, à éluder les questions embarrassantes.
VOTRE majesté, dit Amanzéi le lende-
main, se souvient sans doute Oui,
interrompit brusquement le sultan ; je me
souvient qu'hier je mourus d'ennui ; est-ce
cela que vous me demandiez ? Si le conte
vous ennuie, dit la sultane, il n'y a qu'à le
finir. Non pas, s'il vous plaît, répondit le
sultan, je veux qu'on le continue, et qu'on
ne m'ennuie pas, si cela se peut, s'entend,
car je ne demande point des choses impossi-
bles. Amanzéi reprit ainsi la parole.
Vous, par exemple, continua Zulica, je
crains que vous n'ayez fort peu de délicatesse.
Vous me faites tort, répondit-il d'un air tran-
quille, je suis naturellement fort susceptible
d'amour. J'avouerai pourtant que j'ai eu plus
de femmes que je n'en ai aimées. Mais voilà
qui est infâme, répliqua-t-elle ! Je ne conçois
pas comment on peut se vanter de cela ! Je
ne m'en vante pas non plus, répartit-il, je
dis simplement ce qui est. Je crois, dit-elle,
que vous avez trompé bien des femmes. J'en
274 LE SOPHA
ai quitté quelques-unes, et n'en ai point
trompé, répondit-il ; elles ne m'avoient point
prié d'être constant, par conséquent je ne
leur avois pas promis de l'être, et vous con-
cevez bien que quand on se prend sans con-
ditions, on n'a d'aucun côté à se plaindre
qu'on en ait violé quelqu'une.
Je serois curieuse au possible, dit Zulica,
de sçavoir tout ce que vous avez fait. Vous
faut-il, répartit Nasses, une histoire de ma
vie bien circonstanciée ? Cela seroit long, et
je craindi'ois de vous ennuyer beaucoup.
Je puis cependant vous obéir sans risque, en
supprimant les détails. Il y a dix ans que je
suis dans le monde, j'en ai vingt-cinq, et
vous êtes la trente-troisième beauté que j'ai
conquise en affaire réglée. Trente-trois,
s'écria-t-elle ! Il est pourtant vrai que je n'en
ai eu que cela, répondit-il, mais ne vous en
étonneZj,pas ; je n'ai jamais été à la mode,
moi.
Ah Nasses ! dit-elle, que je suis à plaindre
de vous aimer, et que difficilement je
pourrois compter sur votre constance ! Je
ne vois pas pourquoi, répondit-il ; croyez-
vous que pour avoir eu trente-trois femmes,
je doive vous aimer moins? Oui, reprit-elle,
moins vous auriez aimé, plus je pourrois
CONTE MORAL 275
croire qu'il vous resteroit de ressources pour
aimer encore, et qu'enfin, vous ne seriez pas
absolument usé en sentiment. Je crois, répli-
qua-t-il, vous avoir prouvé que je n'ai pas le
cœur épuisé ; d'ailleurs, à vous parler avec
franchise, il y a bien peu d'affaires où l'on se
serve du sentiment. L'occasion, la convenace
et le désœuvrement les font naître presque tou-
tes. On se dit, sans le sentir, qu'on se paroît
aimable ; on se lie, sans se croire ; on voit
que c'est en vain qu'on attend l'amour, et l'on
se quitte de peur de s'ennuyer. Il arrive aussi
quelquefois qu'on est trompé à ce que l'on
sentoit, on croyoit que c'étoit de la passion,
ce n'étoit que du goût ; mouvement, par con-
séquent, peu durable, et qui s'use dans les
plaisirs, au lieu que l'amour semble y renaî-
tre. Tout cela, comme vous voyez, fait qu'a-
près avoir eu beaucoup d'affaires, on n'en est
quelquefois pas encore à la première passion.
Vous n'avez donc jamais aimé, lui deman-
da-t-elle .' Pardonnez-moi, répliqua-t-il, j'ai
aimé deux fois à la fureur, et je sens à la fa-
çon dont je commence avec vous que si de-
puis mon cœur n'a pas été ému, ce n'étoit pas
comme je le croyois, qu'il ne dût plus l'être,
mais parce qu'il n'avoit pas encore rencontré
l'objet qui devoit lui faire retrouver plus de
276 LE SOPHA
sentimens qu'il ne craignoit d'en avoir perdu.
Mais vous qui m'interrogez, me seroit-il per-
mis à mon tour de vous demander combien
de fois vous vous êtes enflammée ? Oui, ré-
partit-elle, et je vous le permettrois encore
plus volontiers, si je ne l'avois déjà dit ; vous
n'ignorez pas que Mazulhim et vous, êtes les
seuls qui ayez pu me plaire.
Quand nous nous connoissions moins, re-
prit-il, il étoit naturel que vous me tinssiez
ce langage. Je n'ai pas même trouvé à redire
que tout impossible qu'il étoit de me cacher
Mazulhim, vous avez cependant voulu le
faire ; mais à présent que la confiance doit
être établie, et que je n'ai moi-même rien de
caché pour vous, il me paroîtroit singulier ,
je l'avoue, que vous ne me fissiez pas le dépo-
sitaire de vos secrets. Vous le seriez assuré-
ment, répondit-elle, si je m'en étois réservé
quelques-uns ; mais je vous jure que je n'ai
rien à me reprocher là-dessus, et qu'il me
paroît même étonnant, pour le peu de tems
qu'il y a que je vous aime, j'aie en vous une
aussi grande confiance, et qu'enfin je croie
devoir en être aussi sûre que je le suis de
moi-même.
J'en suis charmé, Madame, répondit-il d'un
air piqué ; j'ose dire cependant qu'après la
CONTE MORAL 277
façon dont je me suis livré, j'étois en droit
d'attendre mieux de vous.
A ces mots, il voulut s'éloigner, mais elle
le retenant : Quelle est donc cette fantaisie,
Nasses lui demanda-t-elle tendrement, com-
ment se peut-il que tantôt vous vous fussiez
fait un crime de douter de ce que je vous
disois, et qu'à présent il semble que vous
vous re;''rochiez de me croire ? S'il faut vous
le dire. Madame, répondit-il, tantôt je ne
vous croyois pas ; mais occupé alors d'un
intérêt plus pressant pour moi, j'ai cru qu'il
valoit mieux travailler à vous persuader, que
d'entrer dans les détails qui ne pouvoient en
cet instant que vous déplaire, et que je n'étois
pas même en droit d'exiger de vous. Mais,
Nasses, insista-t-elle, je vous jure que je n'ai
à vous dire que ce que je vous ai dit.
Cela n'est pas possible, Madame, interrom-
pit-il brusquement. Depuis plus de quinze
ans que vous êtes dans le monde, il n'est pas
croyable que vous n'ayez souvent été atta-
quée, et qu'au moins vous ne vous soyez point
quelquefois rendue. Vous seriez la première
qui, dans un espace de tems aussi considé-
rable, n'auroit eu que deux amans, où vous
serez forcée de convenir que le goût de la
galanterie vous auroit pris bien tard. Cela
278 LE SOPHA
ne seroit pas assez nouveau, Monsieur, pour
être trouvé incroyable, répondit-elle ; et je
suis bien trompée, s'il n'est arrivé à d'autres
que moi d'être long-tems indifférentes, faute
d'avoir rencontra de bonne heure l'objet
auquel il étoit réservé de les rendre sensibles.
Je n"ai certainement rien à vous dire, mais
quand il seroit vrai que j'eusse sur cet arti-
cle quelque chose à vous confier ; la crainte
de vous perdre m'empêcheroit toujours de le
faire. J'ai presque toujours vu le mépris sui-
vre ces sortes de confidences ; et quoique
pour avoir autrefois aimé, nous ne soyons
point coupables envers l'objet qui nous
occupe, il est cependant fort rare que sa vani-
té nous pardonne de n'avoir pas été le pre-
mier qui nous ait rendu sensibles.
Mais quelle idée, lui dit-il, qui, moi ? je
vous mépriserois parce que vous me donne-
riez, en m'avouant tout ce que vous avez
fait, une nouvelle preuve de votre tendresse,
et peut-être la plus convaincante de toutes,
par la peine qu'on a communément à l'obte-
nir ; eh bien ! vous avez aimé, Mazulhim,
cela m'a-t-il étonné .'' Vous en estimé-je
moins ? Pourquoi voudriez-vous que quelques
amans de plus fissent sur moi une impression
désagréable 1 ai-je quelque chose à démêler
CONTE MORAL 279
avec ceux qui m'ont précédé ? est-ce votre
faute, si le destin ne m'a pas offert à vos
yeux le premier ? Non, Zulica, non ; je ne
suis pas même de l'avis de ceux qui croient
qu'une femme qui a beaucoup aimé n'est plus
capable d'aimer encore. Loin que je pense
que le cœur s'use en aimant, je suis au con-
traire persuadé que plus on aime, plus on
est vif sur le sentiment, plus on a de délica-
tesse.
Suivant ce principe^ répondit-elle, vous
ne seriez donc pas flatté d'être le premier
amant d'une femme. J'ose dire que non, répli-
qua-t-il, et voici sur quoi je fonde une façon
de penser qui peut-être vous paroît ridicule.
Dans cet âge tendre où une femme n'a
point encore aimé, si elle désire d'être vain-
cue, c'est moins encore parce qu'elle est
pressée par le sentiment, que parce qu'elle
désire de le connoître, elle veut enfin moins
aimer que plaire. On l'éblouit plus qu'on ne
la touche. Comment la croire, quand elle
dit qu'elle aime ? a-t-elle, pour s'assurer de
la nature et de la force de son sentiment
actuel, de quoi le comparer ? Dans un cœur
où par leur nouveauté, les plus foibles mou-
vemens sont des objets considérables, la
moindre émotion paroît trouble, et le simple
28o LE SOPHA
désir, transport ; et ce n'est pas enfin quand
on connoît aussi peu l'amour qu'on peut se
flatter de le ressentir, et qu'on doit le per-
suader.
Peut-être en effet s'exagère-t-on ses mou-
vemens, répondit Zulica ; mais du moins on
ne dit que ce qu'on croit sentir, et que ce
désordre parte du cœur, ou qu'il n'existe que
dans l'imagination, l'amant en est-il moins
heureux ? Non, Nasses, avec quelque désa-
vantage que vous peigniez les premiers sen-
timens, je vous aimerois, s'il étoit possible,
mille fois plus que je ne vous aime, si j'étois
la première à qui vous rendissiez hommage.
Vous y perdriez plus que vous ne pensez,
répliqua-t-il. Je suis à présent mille fois plus
en état de sentir ce que vous valez, que je ne
l'aurois été dans le tems que vous voudriez
que je vous eusse aimée. Tout alors m'échap-
poit, esprit, délicatesse, sentimens, toujours
tenté, n'aimant jamais, mon cœur ne s'éniou-
voit point, même dans ces moments, où em-
porté par mes transports, je n'étois plus à
moi-même. Cependant, on me croyoit amou-
reux, je croyois l'être aussi. L'on s'applau-
dissoit de pouvoir me rendre si sensible ;
moi-même, je me félicitois d'être capable
d'une aussi délicate volupté : il me sembloit
CONTE MORAL
qu'il n'y avoit dans la nature que moi d'assez
heureux pour sentir aussi vivement les char-
mes de l'amour. Sans cesse aux pieds de ce
quej'aimois, quelquefois languissant, jamais
éteint, je trouvois dans mon âme mille re-
sources dont j'étois étonné de pouvoir faire
si peu d'usage. Un seul regard portoit le
trouble et le feu dans mes sens ; mon imagi-
nation toujours bien au-delà de mes plaisirs.. .
Ah Nasses ! sécria vivement Zulica, que vous
deviez être aimable ! Non ! vous n'aimez
plus comme vous aimiez alors.
Mille fois davantage, répliqua-t-il ; dans
le tems dont je vous parle, je n'aimois point.
Emporté par le feu de mon âge, c'étoit à lui,
non à mon cœur, que je devois tous ces mou-
vemens que je croyois de l'amour, et j'ai bien
senti depuis Ah! interrompit-elle, il est
impossible que vous n'ayez point perdu à être
désabusé. La jalousie, la défiance, mille mons-
tres qu'alors vous vous seriez seulement fait
scrupule d'imaginer, empoisonnent à présent
vos plaisirs. Plus instruit, vous avez donc été
moins heureux. Votre esprit n'a pu s'éclaircir
qu'aux dépens de votre cœur ; vous raisonnez
mieux sur le sentiment, mais vous n'aimez
plus si bien.
Ce raisonnement, répondit-il, seroit autant
282 LE SOPHA
contre vous que contre moi, et je dois croire
en supposant toujours que Mazulhim a été
votre premier amant que vous ne pouvez pas
aimer autant que vous l'avez aimé, lui. Je
ne serois point surprise du tout que vous
eussiez cette idée, répliqua-t-elle ; vous ne
suivez avec plaisir que celles auxquelles je
puis dire mais laissons cela. Point du
tout, dit-il, ne le laissons pas.
Au reste, continua-t-elle aigrement, à la
façon dont vous avez vécu, il n'est pas bien
surprenant que vous pensiez mal des femmes
Et si c'étoit, interrompit-il, la façon dont
les femmes vivent qui fût cause que je n'en
pense pas bien ?
Vous allez dire qu'il est impossible que
cela soit. Non, je vous jure, reprit-elle d'un
air dédaigneux, je n'en prendrai pas la peine.
Ah ! j'entends, répartit-il, vous craindriez
qu'elle ne fût inutile. Vous ne voulez donc
pas absolument me dire qui vous avez aimé.
Quoi ! s'écria-t-elle, pensez-vous encore
à cela ? Si vous m'aimiez, pourriez-vous
douter de ce que je vous dis ? En vérité,
Zulica, lui dit-il, vous m'en croirez si vous
voulez, mais ceci devient du dernier ridicule.
Zulica qui, comme votre majesté a pu le
voir, dit Amanzéi, cherchoit depuis long-
CONTE MORAL 283
tems à détourner la conversation Elle
faisoit bien, interrompit le sultan ; mais vous
auriez, vous, fait beaucoup mieux si vous
l'aviez rapprochée, et si vous m'aviez épar-
gné toutes ces dissertations que vous y avez
mises à tort et à travers. Vous convenez que
vous n'êtes qu'un bavard, et ce n'est que
pour en parler plus ! Comment voulez-vous
qu'on tienne à ces perfidies-là ? En un mot,
comme en mille, finissez votre histoire.
Zulica, continua Amanzéi, opposa long-
tems encore de mauvaises défaites aux em-
pressemens de Nasses. Enfin elle parut se
rendre après avoir tiré parole de lui qu'il ne
l'en estimeroit pas moins. Plus je me suis
défendue de satisfaire votre curiosité, lui dit-
elle, moins à présent j'y devrois céder. Vous
me sçaurez peut-être moins de gré de l'aveu
qu'enfin vous m"arrachez, que vous ne me
voudrez de mal de vous l'avoir refusé si long-
tems. Vous aurez tort. Vous ne devez pas
ignorer qu'il est plus aisé d'inspirer un nou-
veau goût à une femme, que de la faire con-
venir de ceux qu'elle a eus. Je ne sçais si
c'est par fausseté que quelques-unes pensent
ainsi ; mais pour moi, je puis vous jurer que
mon silence n'étoit pas fondé sur un aussi
indigne motif. Je crois qu'il est impossible
284 LE SOPHA
que l'on se rappelle avec plaisir une foiblesse
qui, loin de se retracer à votre imagination
avec les charmes qu'elle avoit autrefois pour
vous, ne s'y présente jamais qu'accompagnée
des remords qu'elle vous cause, ou du souve-
nir douloureux des mauvais procédés d'un
amant. Cela est exactement vrai, dit Nasses ;
une femme délicate est bien à plaindre.
Fort bien, dit le sultan, mais pour le plai-
sir que je prends à vous entendre, je désire
que vous remettiez à demain la suite (car je
n'ose encore dire la fin) de cette inouie con-
versation.
CHAPITRE XVIII.
Rempli d'' allusions fort difficiles à trouver.
YOUS sçaurez donc, continua Zulica, que
quand j'entrai dans le monde, je ne lais-
sai pas (sans être pourtant plus belle qu'une
autre) de trouver plus d'amans que je n'en
désirois, toute sotte que j'étois alors sur ce
que l'on appelle l'empire de la beauté. Quand
je dis des amans, j'entends cette foule de gens
CONTE MORAL 285
désœuvrés qui disent qu'ils aiment, plus par
habitude que par sentiment; qu'on écoute
parce qu'il le faut, et qui parviennent plus
aisément à nous faire croire que nous sommes
aimables, qu'à se le faire trouver eux-mêmes.
Ils amusèi'ent long-tems ma vanité, et ne
m'en rendirent pas plus sensible. Née déli-
cate, je craignoio l'amour; je sentois que je
trouverois difficilement un cœur aussi tendre,
aussi vrai que le mien; et que le plus grand
malheur qui puisse arriver à une femme rai-
sonnable, est d'avoir une passion, quelque
heureuse même qu'elle puisse être. Tant que
je dus être indifférente, ces considérations
prirent tout sur moi; mais je connus enfin
qu'elles n'avoient retenu mon cœur que parce
qu'on n'avoit pas encore sçu le toucher, que
ce calme dont nous nous applaudissons, est
moins en nous l'ouvrage de la raison que
l'effet du hasard.
Un moment, un seul moment suffit pour
troubler mon cœur ? Voir aimer, adorer mê-
me; sentir à la fois et avec une extrême vio-
lence ce que l'amour a de plus doux et de
plus cruels mouvemens ; être livrée au
plus flatteur espoir, retomber de là dans les
plus cruelles incertitudes; tout cela fut l'ou-
vrage d'un regard et d'une minute. Etonnée,
286 LE SOPHA
confuse même d'un état si nouveau pour mon
âme ; dévorée de désirs qui jusqu'alors m'a-
voient été inconnus, sentant la nécessité d'en
démêler la cause, craignant de la connoître; ab-
sorbée dans cette douce émotion, cette divine
langueur qui avoient surpris tous mes sens.
je n'osois m'aider de ma raison pour détruire
des mouvemens qui, tout confus, tout inex-
pliquables qu'ils étoient pour moi, me fai-
soient déjà jouir de ce bonheur qu'on ne peut
définir, et quand on le sent, et quand on ne le
sent plus.
Je vis enfin que j'aimois. Quelque empire
que ce mouvement eût déjà pris sur moi, j'es-
sayai de le combattre. Les leçons du devoir,
la crainte de me perdre dans le monde, sou-
pirs, larmes, remords, tout fut inutile, ou,
pour mieux dire, tout augmentoit encore ce
sentiment cruel dont j'étois tyrannisée. Ah
Nasses ! quel ne fut pas mon plaisir, quand
dans les soins respectueux, quoiqu'empres-
sés, de ce que j'adorois, je connus que j'étois
aimée? Quel trouble! Quels transports! Avec
quel ménagement, quels égards, ne m'appre-
noit il pas sa passion ! Quelle douleur d'être
obligée de contraindre la mienne !
Que vous êtes heureux, Nasses, de pou-
voir, au premier mouvement dont votre âme
CONTE MORAL 287
est agitée, l'apprendre à l'objet qui le cause,
de ne pas connoître cette dissimulation si
nécessaire pour nous conserver votre estime,
mais si pénible pour un cœur tendre ! Com-
bien de fois, en l'entendant soupirer auprès de
moi, soupirois-je de douleur de ne l'oser faire
pour lui ! quand ses yeux s'attachoient tendre-
ment sur les miens, que j'y trouvois cette
expression douce et langoureuse, que j'y trou-
vois enfin l'amour même. Ah ! comment dans
des instants qui me mettoient si loin de moi,
avois-je la force de me dérober à cette vo-
lupté qui m'entraînoit? Enfin il parla. Nasses,
vous ignorez le plaisir que donne ce tendre,
ce charmant aveu. On ne vous dit qu'on vous
aime qu'après vous l'avoir fait désirer, et
quelquefois trop longtemps ; qu'après vous
avoir fait redire mille fois que vous aimez ;
mais voir un amant adoré, qui ne sçait
pas son bonheur, pénétré de sentiment,
de crainte, de respect, venir à vos pieds
vous déclarer tout ce qu'il sent pour
vous l'apprendre; tremblant autant de l'émo-
tion que son amour lui donne, que de la
crainte qu'il ne soit pas agréé; voler au
devant de ses paroles, se les répéter tout bas,
se les graver dans le cœur; en lui répondant
qu'on ne le croit pas, se faire intérieurement
288 LE SOPHA
un crime de son mensonge; s'exagérer même
ce qu'il vous dit, ajouter à tout l'amour qu'il
vous montre, celui que vous sentez pour lui ;
Nasses! croyez-moi, de tous les spectacles,
de tous les plaisirs, ceux dont je vous parle,
sont assurément les plus doux.
Si la vanité sulïît pour vous rendre agréa-
ble le spectacle que vous me peignez si
vivement, répondit Nasses, je conçois que
quand l'amour y mêle l'intérêt du cœur, il
il n'en est pas pour vous de plus satisfaisant.
Mais enfin il parla, cet amant si tendrement
aimé, répondites-vous ?
Peignez-vous, mon embarras, répliqua-t-
elle ; combattue par l'amour, et par la vertu
si la dernière ne l'emporta pas, du moins elle
me servit à masquer l'autre ; mais ce ne fut
point autant que je le désirois Livrée trop
long-tems à ses discours, mon émotion dé-
couvrit le secret de mon cœur, et croyant ne
répondre que froidement, ma bouche et mes
yeux lui dirent mille fois que ma tendresse
égaloit la sienne.
C'est un malheur qui est arrivé à d'autres,
répondit froidement Nasses. Hé bien ! qui
étoit cet homme si dangereux, que le voir et
l'aimer ne furent, malgré votre fierté natu-
relle, qu'une même chose ? Que vous importe
CONTE MORAL 289
son nom, demanda-t-elle ? ne vous dis-je pas
ce que vous vouliez sçavoir ? Pas encore,
répliqua-t-il ; et vous sentez bien vous-même
que la confidence n'est pas complète. Hé
bien répondit-elle, c'étoit le Raja Amagi.
Amagi ! s'écria-t-il, quel tems avez-vous
donc pris pour l'avoir ? Il est mon ami, ne me
cache rien, et je sçais que, depuis qu'il est
dans le monde, il n'a véritablement aimé
que Canzade. Amagi ! répéta-t-il, mais ne
vous tromperiez-vous point.
Assurément, sécria-t-elle à son tour, voilà
une singulière question ! elle est unique.
Point du tout, reprit-il, vous allez voir qu'elle
est fort simple. Amagi m'a dit que, malgré
son extrême tendresse pour Canzade, et le
peu d'envie qu'il avoit de lui manquer, il s'é-
toit quelquefois amusé ailleurs, parce qu'il y
a des femmes qui font des avances si peu mé-
nagées, et que nous sommes si fats, que le
mépris qu'elles nous inspirent ne nous empê-
che pas de leur sçavoir gré, pour le moment
du moins de ce qu'elles font pour nous. En
me parlant des infidélités qu'il avoit faites à
Canzade, il m'a avoué qu'il se les reprochoit
d'autant plus que parmi les femmes qui l'a-
voient quelquefois arraché à elle, il n'en avoit
pas trouvé une qui méritât de l'estime et de
19
290 LE SOPHA
l'attachement, et qui ne fît pour lui, par dé-
règlement de tête seulement, ce qu'il avoit
été assez ridicule pour attribuer quelquefois
à un sentiment si vif qu'il leur avoit fait ou-
blier toutes bienséances. Vous n'êtes pas de
ces femmes-là, vous ? Par conséquent, je dois
croire qu'il ne vous a pas aimée.
Vous voyez bien qu'il ne vous dit pas tout,
répondit-elle; car il m'a aimée plus de trois
ans avec toute l'ardeur possible. S'il ne me
Ta pas dit, répartit-il, ce n'étoit pas qu'il
voulût m'en faire un mystère, mais c'est
qu'apparemment il ne s'est pas souvenu de
me le dire. Fût-ce vous qui lui fîtes une
infidélité? Me ferez-vous longtems de pareil-
le > questions, lui denianda-t-elle? Je vous
en demande pardon, reprit-il ; mais vous
êtes si peu faite pour être quittée, qu'elle ne
doit pas vous surprendre. Il vous quitta donc?
Après lui, qui est-ce qui vous occupa?
Personne, répondit-elle d'un air simple.
Long tems livrée à la douleur de l'avoir perdu,
je me flattois que je ne pouvois plus être sen-
sible, mais Mazulhim parut, et je ne me tins
point parole.
Parbleu! s'écria-t-il, les femmes sont bien
malheureuses et bien cruellement exposées à
la calomnie! Cela n'est que trop vrai, dit-elle;
CONTE MORAL 29 I
mais à propos de quoi vous en souvenez-vous
à présent? A propos de vous, répartit-il, à qui,
puisqu'il faut vous le dire, on a l'injustice de
donner un peu plus d'aventures que je vois
que vous n'en avez eues. Oh! répondit-elle,
cela ne me fâche ni ne m'étonne. Pour peu
qu'une femme ne fasse pas peur, on n'imagi-
ne point qu'elle ne soit pas plus sensible qu'il
ne le faudroit;et ce sont souvent les hommes
qu'elle a voulu écouter le moins que le public
lui donne le plus; quoi qu'il en soit, cela ne
me fait rien.
Ne seroit-il donc pas possible de vous obli-
ger à parler d'autres chosesPIl n'est donc pas
vrai que vous avez eu tous les amans qu'on
vousa donnés, lui demanda-t-il encore? Zulica
neréponditàcette nouvelle impertinence qu'en
haussant les épaules. Ne vous fâchez point de
ce que je vous dis, conîinua-t-il, si vous étiez
moins aimable, je croirois plus aisément que
vous ne diminuez rien de votre histoire. Par-
donnez-moi, répondit-elle aigrement, j'ai eu
toute la terre. Enfin, reprit-il, voici ce qu'on
m'a dit:
Vos commencemens sont douteux; on sçait
pourtant que dans votre très-grande jeunesse,
passionnée pour les talens,et persuadée que
le meilleur moyen pour en acquérir et les
292 LE SOPHA
perfectionner, est d'intéresser vivement tous
ceux qui les possèdent, vous ne dédaignâtes
pas vos maîtres, et que c'est ce qui fait que
vous chantez avec tant de goût, et que vous
dansez avec tant de grâce.
Ah ! grand Dieu ! quelle horreur ! s'écria
Zulica. Vous avez raison de vous récrier là-
dessus, Madame, répondit-il froidement, car
en effet, cela est horrible. Pour moi, je ne
vous condamne pas, et ne sçaurois même
assez vous estimer de ce que dans un âge
où les femmes qui un jour doivent être le
moins réservées, ont tous les préjugés ima-
ginables, vous avez eu assez de force d'esprit
pour sacrifier ceux que votre naissance et
l'éducation dévoient vous avoir donnés.
A votre entrée dans le monde, convaincue
qu'on ne sçauroit y être trop fausse, vous
cachâtes sous un air prude et froid le penchant
qui vous porte aux plaisirs. Née peu tendre,
mais excessivement curieuse, tous les hom-
mes que vous vîtes alors piquèrent votre
curiosité; et autant que vous le pûtes, vous les
connûtes à fond. Quand on a autant d'esprit
et de pénétration que vous, l'étude d'un hom-
me n'est pas une chose bien difficile, et j'ai
ouï dire que celui que vous vous attachâtes
le plus à observer ne vous occupa pas huit
CONTE MORAL 293
jours. Ces amusemens philosophiques écla-
tèrent, on donna un mauvais tour à vos inten-
tions ; sans renoncer à votre curiosité, vous
la modérâtes, cependant cène fut pas pour
long-tems. Vos occupations particulières
n'ayant pas l'aveu de ceux qui en étoient les
témoins, vous crûte=! devoir vous soustraire
à leurs yeux, vous renonçâtes à la solitude,
et vous allâtes porter dans le monde ce
penchant naturel qui vous portoit à tout
connoître.
La princesse Saheb avoit alors Iskender
pour amant, vous voulûtes juger par vous-
même si l'on pouvoit se fier à son goût, et
vous le lui enlevâtes. Elle ne vous l'a jamais
pardonné, et s'en plaint même encore tous
les jours.
Ah ! juste ciel ! s'écria Zulica outrée de
fureur, est-il au monde de plus abominables
calomnies ?
On m'a assuré, continua-t-il avec le même
sang froid qu'il avoit commencé, que vous
quittâtes bientôt Iskender pour prendre Aké-
bat-Mirza, à qui, parce que, tout prince qu'il
étoit, il vous ennuyoit, vous associâtes le
visir Atamulk, et l'Emir Noureddin ! que le
prince ne vous entretenant jamais que du
mauvais état de sa santé, que vous connois-
294 LE SOPHA
siez pour être plus déplorable encore qu'il ne
le disoit, le visir étant trop occupé des affaires
de l'état pour l'être de vos charmes autant
qu'il l'auroitdû, et ne vous amusant jamais
que des détails de profonde politique, et
l'Emir des grandes actions qu'il avoit faites
à la guerre, vous vous étiez dégoûtée de trois
personnages plus importans qu'aimables.
On ose ajouter que sçachant combien il
est dangereux à la cour de se faire des enne-
mis, vous leur aviez laissé ignorer vos dispo-
sitions à leur égard, et que forcée de les
ménager, vous vous étiez, avec tout le mys-
tère possible, jettée entre les bras du jeune
Vélid, qui moins grand, moins profond,
moins guerrier, mais plus agréable que ses
rivaux, vous avoit lui seul pendant quelque
tems dédommagée de l'ennui qu'ils vous
causoient. On dit encore que voyant Vélid
moins amoureux, et ayant besoin pour réveil-
ler son ardeur de lui donner de l'inquiétude,
vous aviez pris Jemla ; que Vélid fâché de
se voir un rival, et vous épiant avec soin,
avoit enfin découvert les trois autres, et que
toute cette affaire, jusques-là si judicieuse-
ment conduite, avoit fini pour vous par
l'éclat le plus injurieux, et vous avoit donné
les plus cruelles et les plus publiques morti-
fications.
CONTE MORAL 295
Ah ! c'en est trop, interrompit Zulica en
se levant, et je vais Un moment encore,
s'il vous plaît, Madame, dit Nasses en la
retenant, bn a poussé l'impudence jusqu'à
me dire, que voyant que les affaires réglées
ne vous réussissoient pas, haïssant l'amour,
mais tenant encore aux plaisirs, vous ne vous
étiez plus permis que des amusemens passa-
gers, assez agréables pour remplir vos mo-
mens, mais jamais assez vifs pour intéresser
votre cœur ; sorte de philosophie qui, pour
le dire en passant, n'a pas laissé de faire
quelques progrès dans ce siècle-ci, et dont
il seroit aisé de démontrer la sagesse et l'uti-
lité, si c'étoit ici le tems de le faire.
A la fin de ce récit, Zulica se mit à pleurer
de fureur, et Nasses feignant de ne pas s'en
appercevoir, continua ainsi : Vous concevez
bien que je vous rends trop de justice, que
je vous connois trop à présent, pour croire
absolument tout ce qu'on m'a dit.
Vous me faites trop de grâce, répondit-
elle. Non, reprit-il modestement, ce que je
fais pour vous est tout simple ; et pour
sçavoir l'opinion que je dois en avoir, je n'ai
qu'à consulter la façon dont vous vous êtes
rendue à mes désirs ; mais en ne croyant
pas tout, vous sentez bien aussi qu'il est
impossible que je ne croie rien.
296 LE SOPHA
Pourquoi donc, lui demanda-t-elle ? Tout
ce qu'on vous a dit est si probable, que je ne
puis concevoir que vous vouliez avoir pour
moi un ménagement si déplacé. Je 'crois donc
seulement, reprit-il Ah ! croyez tout,
Monsieur, interrompit-elle, croyez tout, et ne
nous revoyons jamais. Quand vous le méri-
teriez, répondit-il, c'est un effort dont je ne
serois pas capable ; jugez si, en vous croyant
innocente, je pourrois prendre assez sur moi,
être assez barbare pour faire ce que vous
semblez me conseiller. Non, non. Monsieur,
répliqua-t-elle, vous croyez tout ce qu'on a
dit, vous le croyez, et vous ne valez pas la
peine que je vous désabuse. Ainsi donc,
reprit-il, nous allons être brouillés ? Une mê-
me soirée aura vu naître et finir votre ardeur,
car je ne parle pas de la mienne, ajouta-t-il
en soupirant, je ne sens que trop qu'elle sera
éternelle.
Oui, Monsieur, répondit Zulica ; oui, nous
serons brouillés, et pour jamais. Pour jamais,
s'écria-t-il .'' c'est-à-dire, que vous me quittez
aussi promptement que vous m'avez pris.
C'est en honneur une chose que je ne croyois
pas possible. Mais comment cette cons-
tance si prodigeuse dont vous vous piquez,
cette âme si délicate sur le sentiment, peut-
CONTE MORAL 297
elle s'accommoder d'un procédé pareil ?
Quelle cruelle violence n'allez-vous pas vous
faire pour me tenir parole ? Que je vous
plains ! Après tout, rien n'est plus heureux
pour moi, puisque vous deviez changer, que
de vous voir changer si promptement ; un
plus long commerce avec vous m'auroit
rendu votre inconstance trop douloureuse. Je
me flatte pourtant encore que vous ferez vos
réflexions, et que s'il est vrai que votre goût
pour moi soit totalement éteint, vous crain-
drez du moins que je puisse dire que, comblé
de vos bontés les plus particulières, vous,
ayant tous les sujets du monde de vous louer
de moi, vous n'avez pas pu gagner sur vous
d'être constante seulement vingt-quatre-
heures.
Après les petites libertés que vous m'a-
vez permises, on trouvera votre procédé
mauvais, je vous en avertis. Non, continua-
t-il en s'avançant vers elle et en la serrant
tendrement dans ses bras ; non, vous ne
ferez pas cette injustice à l'amant du monde
le plus passionné. Qui moi ? s'écria-t-
elle en se débattant dans ses bras avec
violence, moi ? je serois encore à vous ?
Elle ajouta à ce propos tout ce qui pouvoit
marquer vivement à Nasses son indignation
298 LE SOPHA
contrelui.Ce fut en vain qu'il voulut triom-
pher de ses efforts ; son dépit la servant
mieux que n'avoit fait cette sévère vertu
pour laquelle elle combattoit si mal à
propos, il fut obligé de disputer contre
elle, jusqu'à des faveurs si peu importantes
qu'il n'avoit pas encore cru les lui devoir
demander. Elle se défendoit toujours con-
tre lui, lorsqu'un char qu'ils entendirent
arrêter, suspendit l'attaque et la résistance.
Voilà sans doute mes gens, Monsieur
lui dit-elle, et je pars. Je ne vous presse
pas de réfléchir sur ce qui s'est passé entre
nous, cela vous seroit inutile ; plus on est
capable d'un mauvais procédé, moins on
est fait pour le sentir.
En achevant ces paroles, elle se leva,
et elle alloit sortir, lorsque ce que je dirai
demain à votre majesté, la força de demeu-
rer. Pourquoi demain, dit le sultan ; pen
sez-vous que vous ne me le diriez pas
aujourd'hui, si j'en avois la fantaisie. Heu-
reusement pour vous je n'ai sur tout ceci
aucune curiosité, et soit demain, soit un
autre jour, tout cela m'est indifférent.
CONTE MORAL 299
CHAPITRE XIX
Ah ! Tant mieux !
APRES ce qui s"étoit passé entre Zulica
et Mazulhim, elle devoit peu s'atten-
dre à le revoir; c'étoit cependant lui qui
entroit. Elle recula de surprise en le
voyant, et les pleurs succédant à son étonne-
ment, elle se laissa tomber sur moi. Il
feignit de ne pas remarquer l'état où sa pré-
sence la mettoit, et s'avançant vers elle
d'un air libre : Je viens, reine, lui dit ih
vous demander pardon. Un enchaînement
d'affaires, accablantes, affreuses, désespé-
rantes, m'a empêché de me rendre à vos
ordres
Quoi .'vous pleurez ! Ah Nasses .'cela n'est
pas bien; vous avez abusé de ma facilité, de
mon amitié, de ma confiance... Mais, au vrai,
je ne comprends rien à tout ceci, moi. Vous
êtes fâchée! c'est que j'en suis furieux, désolé,
je ne m'en consolerai jamais. Ceci fait une
aventure unique, étonnante, du premier
rare .'...Enfin, ne peut-on pas sçavoir ce que
c'est que tout cela? Dites donc, vous autres?
vous ne parlez point ? Ah ! je vois ce que c'est,
300 LE SOPHA
j'en suis la cause innocente. Vous me croyez
infidelle, oui, vous le croyez. Que vous con-
noissez peu mon cœur ! je reviens à vous,
mille fois, je dis, mille fois plus tendre, plus
épris, plus enchanté que jamais.
Plus Mazulhim feignoit de tendresse, plus
Zulica déconcertée, abattue, s'obstinoit au
silence. Nasses qui jouissoit malignement de
la confusion, craignoit, s'il répondoit à Mazu-
lhim, qu'elle ne profitât de ce tems-là pour
se remettre, et attendoitimpatiemment qu'elle
répondît elle-même. Ce fût en vain. Ils res-
tèrent quelque tems tous trois dans le silence.
De grâce, éclaircissez-moi ce mystère, dit
enfin Mazulhim à Nasses; est-ce de vous, ou
de moi que Madame a à se plaindre.'' Ne m'ai-
me-t-elle plus, vous aime-t-elle.'* Point du
tout, répartit Nasses; c'est moi, puisqu'il faut
vous le dire, que l'infidelle juge à propos de
ne plus aimer. Nous sommes brouillés. Ah
perfide, dit Mazulhim ! Après les sermens que
vous m'aviez fait de m'étre toujours fî-
delle — Quelle horreur! Ce n'est qu'avec une
peine extrême que je suis parvenu à consoler
Madame de votre perte, répondit Nasses,
c'est une justice que je lui dois, et pour faire
mon devoir jusqu'au bout, je vais, quelque
chose qu'il m'en coûte, vous laisser essayer
CONTE MORAL 30 I
si vous pourrez avec plus de facilité la con-
soler de la mienne. Adieu, Madame, poursui-
vit-il en s'adressant à Zulica, mon bonheur
n'a pas duré long-tems; mais je connois trop
la bonté que votre prévention me fait per-
dre aujourd'hui. En cas qu'il vous plaise de
vous souvenir de moi, soyez sûre que je serai
toujours à vos ordres.
Lorque Nasses fut parti, Zulica se leva
brusquement, et sans regarder Mazulhim,
voulut sortir aussi. Non, Madame, lui dit-il
d'un air respectueux, je ne puis me détermi-
ner à vous quitter sans m'étre justifié; il se
pourroit aussi que vous eussiez quelques peti-
tes excuses à me faire, et de quelque façon
que ce soit, il me paroît indécent que nous
nous séparions sans nous être expliqués.
Garderez-vous toujours le silence ? Ne
vous souvient-il plus que vous m'aviez
promis une constance éternelle ? Ah ! Mon-
sieur, répondit-elle en pleurant, n'ajoutez pas
à vos autres indignités celle de me parler
encore d'un amour que vous n'avez jamais
ressenti ! Hé bien ! répliqua-t-il, voilà les
femmes ! On manque malgré soi, on en
gémit, on sèche, on languit de douleur ; et
lorsqu'on n'a mérité que d'être plaint, que
l'on revient, plein des plus tendres transports,
302 LE SOPHA
sejetter aux pieds de ce qu'on aime, on se trou-
ve abhorré ! Après tout, vous seriez moins in-
justes si vous étiez moins délicates. Avec les
âmes sensibles, on n'a jamais de petits torts.
Je vous remercie de votre colère pourtant,
sans elle j'aurois peut-être ignoré toute ma
vie combien vous m'aimiez, et je vous en
aurois moi-même aimé moins. Mais, dites-
moi donc, ajouta-t-il en s'approchant d'elle
familièrement , étes-vous réellement bien
fâchée .''
Zulica ne répondit à cette question qu'en
le regardant avec le dernier mépris. C'est
qu'au fond, continua-t-il, il me seroit bien
aisé de me justifier, mais oui, ajouta-t-il
en lui voyant hausser les épaules, très aisé,
je ne dis rien de trop. Car voyons, quels
sont mes torts avec vous ?
En vérité, s'écria-t-elle, j'admire votre
impudence ! me faire venir ici, ne vous.y pas
rendre ; tout mauvais, tout impertinent, tout
méprisable même qu'est ce procédé, vous
êtes fait pour l'avoir, il ne m'a point étonnée;
mais y joindre la dernière perfidie ! M'en-
voyer ici un inconnu que vous instruisez de
ma foiblesse, quand vous devriez la cacher à
toute la terre.... Oui ! la cacher interrompit-
il, ce seroit un beau mystère et fort utile au
CONTE MORAL 303
reste, que celui-là. Pensez-vous qu'une affaire
entre personnes comme nous puisse s'igno-
rer ? Mais je suppose que, contre votre expé-
rience même, vous vous fussiez assez aveuglée
pour croire qu'on ne vous nommeroit pas ; en
quoi, (permettez-moi de vous le demander)
vous ai-je exposée ? Notre secret n'est il pas
mieux entre les mains d'un homme d'un
certain rang qu'entre celles d'un esclave ?
Avois-je même alors, pour vous l'envoyer,
celui qui a auprès de moi le détail de ces
sortes de choses, et n'étoit-il pas ici à nous
attendre ? Le tems me pressoit. J'ai choisi
pour vous instruire de ce qui m'arrivoit,
celui de mes amis à qui sçais le plus de
mœurs, Nasses enfin qui, outre des moeurs,
a de l'esprit, est l'homme du monde qui
assurément mérite le plus d'être vu avec
plaisir, et à qui j'ose le dire, on doit le plus
d'estime et de considération.
Au reste, je prendrai la liberté de vous
dire que je ne vois pas bien pourquoi, après
les remercimentsque vous l'avez si généreuse-
ment mis à portée de vous faire, vous vous
plaignez de ce que je vous l'ai envoyé. Entre
nous, cet article pourroit mériter éclaircisse-
ment, vous ne me le donnerez pourtant qu'en
cas qu'il vous plaise de le faire ; car, soit
304 LE SOPHA
dit sans vous fâcher, je ne suis ni aussi cu-
rieux, ni aussi incommode que vous.
Que d'impertinence et de fatuité, s'écria
Zulica ! Doucement s'il vous plaît, Madame
sur les exclamations de ce genre, dit vivement
Mazulhim : tel que vous me voyez, il y a
mille choses sur lesquelles je pourrois me
récrier au; si, et je vous demande en grâce
de ne pas ; n'obliger à prendre ma revanche.
Si vous voulez bien me faire l'honneur de
m'en croire, nous nous parlerons amicale-
ment ; peut-être y gagnerez-vous autant que
moi. Voyons un peu ? La présence de
Nasses vous a fâchée d'abord, je n'en doute
pas ; et ce dont je doute aussi peu, c'est que
pour vous mettre à l'aise avec lui, vous
l'avez accablé de toutes les faveurs que vous
aviez la bonté de me destiner. Quand cela
seroit, répondit fièrement Zulica... J'entends
interrompit-il, cela est. Hé bien ! oui,
reprit- elle, courageusement, oui, je l'ai
aimé. N'abusons pas ici des mots, répliqua-
t-il, vous ne l'avez point aimé ; mais cela
est revenu au même. Convenez, puisqu'à
présent vous le connoissez un peu, que
c'est un homme d'un rare mérite.
Ce que j'en sçais, répartit-elle froidement
c'est que s'il est fat, insolent, et sans égards,
CONTE MORAL 305
il a du moins de quoi se le faire pardonner
et que tel qui ose prendre les mêmes tons,
auroit plus d'une raison pour être modeste.
Toute détournée qu'est cette épigramme,
reprit-il, je sens à merveille qu'elle s'a-
dresse à moi, et je veux bien, sans que
cela tire à conséquence, vous donner la
petite consolation de me l'entendre avouer.
Je pousserai même les égards beaucoup
plus loin, et ne me permettrai pas une
justification dont peut-être la politesse seroit
blessée.
Que vous tenez de misérables propos,
s'écria-t-elle, en le regardant d'un air de pitié,
et que le ton railleur et léger convient mal à
une espèce comme vous ! Vous aurez beau
faire. Madame, répondit-il, je ne m'écarterai
ni du respect que je vous dois, ni du plan
sur lequel j'ai résolu de vous entretenir. Je
ne serai pas fâché de vous offrir en ma per-
sonne un modèle de modération ; peut-être
qu'en ne me voyant point me démentir, vous
serez tentée de m'imiter. Vous l'exercerez
donc tout seul cette modération si vantée,
répartit-elle en se levant, car je vais ....
Non, s'il vous plaît. Madame, dit-il en la
retenant, vous ne me quitterez point ; ce
n'est pas ainsi que des gens comme nous
20
306 LE SOPHA
doivent finir ; pour votre honneur et pour le
mien, nous devons mutuellement nous prêter
à un éclaircissement, et éviter un éclat qui
seroit beaucoup plus à craindre pour vous
que pour moi. En un mot, Zulica, vous
m'écouterez.
Soit que Zulica sentît le tort que cette
aventure pourroit lui faire si elle se répandoit,
et qu'elle crût, toutes réflexions faites, ne
devoir rien oublier pour engager Mazulhim
au silence ; soit que trop méprisable pour
être long-tems fâchée qu'on la méprisât, sa
colère commença à se calmer, elle se rejetta
sur le Sopha, mais sans regarder Mazulhim,
qui, peu touché de cette marque de dépit,
reprit ainsi son discours. Vous convenez que
vous avez pris Nasses ; un autre vous diroit
que communément une femme ne s'engage
dans une nouvelle affaire que quand celle
qu'elle avoit est entièrement rompue ; et là-
dessus il vous accableroit de tout le mépris
qu'en apparence semble mériter cette con-
duite ; pour moi, qui ai assez d'usage du
monde pour sentir comment cela s'est fait,
loin de vous en sçavoir mauvais gré, je vous
en aime davantage.
Ce n'étoit cependant pas l'effet que je vou-
lois produire sur votre cœur, répondit-elle.
CONTE MORAL 307
Vous n'en pouvez rien sçavoir, répliqua-t-il :
dans le trouble où vous étiez, étoit-il possible
que vous démêlassiez les motifs qui vous fai-
soient agir ? Vous me croyiez inconstant, on
vous pressoit de vous engager ; si vous m'a-
vie^; moins aimé, vous ne l'auriez pas fait ; et
Nasses auroit tenté vainement de vous mener
aussi loin qu'il l'a fait.
Il n'appartient, croyez-moi, qu'à la passion
la plus vive d'inspirer ces mouvemens qui ne
laissent pas aux réflexions le tems ou la liber-
té d'agir. Je ne sçaurois assez m'étonner que
Nasses ait été assez peu délicat pour vouloir
profiter du moment où vous vous trouviez, ou
assez aveuglée pour ne pas voir que, même
entre ses bras, vous étiez toute à un autre, et
que sans votre amour pour moi, vous ne l'au-
riez jamais rendu heureux.
Oh! non, répondit-elle, il m'a plu, et je
vous ai fait assurément une infidélité dans
toutes les règles. Vanité toute pure de votre
part, répliqua-t-il, n'allez pas croire cela, rien
n'est moins vrai.
Commen t donc, dit-elle ? rien n'est moins
vrai ! Je trouve assez singulier que vous
vouliez sçavoir mieux que moi ce qui en est.
Jelesçais pourtant si bien, que je pourrois
V ous dire mot à mot comment il s'y est pris
308 LE SOPHA
pour vous séduire, répondit-il: Nasses vous a
trouvé belle; il a mieux aimé vous instruire
des désirs que vous lui donniez, que de me
justifier, et je parierois même que loin de
vous parler de ma faveur, il a... Cela n'est
pas douteux, interrompit-elle. Ne vous dis-je
pas, continua-t-il ? Quel misérable triomphe
a-t-il remporté là, et qu'il est peu flatteur !
Après tout, il y a des gens à qui il faut par-
donner ces petits stratagèmes, ils en ont
besoin pour plaire.
(^uoi ! lui dit-elle avec étonnement, vous
oseriez me soutenir que vous n'êtes point in-
fidelle ? Assurément , reprit-il , je ne l'étois
pas, et c'est ce qui rend votre aventure si
plaisante. Vous n'étiez pas coupable, répétâ-
t-elle ? qu'étiez-vous donc devenu ? Je ne suis,
répliqua-t-il, sorti de chez l'empereur qu'à
l'heure à laquelle vous m'avez vu arriver ici:
et Zâdis même à qui, par parenthèse, on a fait
mille plaisanteries sur ce qu'il a été hier -per-
du tout le jour, ne m'a point quitté; il peut
vous le dire.
Au nom de Zâdis, Zulica frémit, et regar-
da en rougissant Mazulhim, qui, sans paroître
remarquer aucun de ses mouvemens, conti-
nua ainsi :
Quoique j'aie toujours pour vous un goût
CONTE MORAL 309
fort vif, VOUS concevez bien que nous ne vi-
vions plus ensemble dans cette inimitié que
vous m'avez permise.
Ce n'est pas que je vous pardonne tout, mais
un commerce lié ne nous convient plus; au
reste^ nous nous étions pris plus de fantaisie
que d'amour; ce n'étoit point le sentiment qui
nous unissoit ; ce qui arrive ne doit ni vous
mortifier, ni me déplaire, ni nous empêcher de
céder au caprice, si sans vouloir nous repren-
dre, nous nous en trouvons quelquefois sus-
ceptibles l'un pour l'autre. Je me flatte, répon-
dit-elle dédaigneusement, qu'en faisant cet
arrangement, vous en sentez tout le ridicule,
et vous n'espérez pas de m'}' faire consentir.
Pardonnez-moi, reprit-il; vous êtes trop rai-
sonnable pour ne pas sentir ce que l'on doit d'é-
gards et de ménagemens à ses anciens amis ;
d'ailleurs, vous n'ignorez pas qu'aujourd'hui,
c'est un usage établi de former autant d'affai-
res que l'on peut, et d'accorder tout à ses nou-
velles connoissances, sans pour cela retran-
cher rien aux anciennes. Vous trouverez bon
que les choses s'arrangent, comme j'ai
l'honneur de vous le dire, et que je regarde
ce point-là comme très décidé entre nous.
A ce honteux marché, Zulica très-digne
qu'on le fit avec elle, s'offensa pourtant de
3IO
LE SOPHA
ce que Mazulhim osoit la croire capable de
ce quelle faisoit tous les jours, et voulût le
prendre avec lui sur un ton de dignité qui, ne
la rendant que plus méprisable, ne l'encou-
ragea que plus à ne la pas ménager.
S'il n'étoit pas si tard, lui dit-il, je vous
prouverois que loin que vous ayez à vous
plaindre de moi, vous avez mille remerci-
mens à me faire. Je n'ignore pas que Zâdis
à passé hier, chez vous, et seul avec vous,
toute la journée, et une grande partie de la
nuit. Plus curieux que je n'étois jaloux, et
sûr que vous manqueriez à la parole que
vous m'aviez donnée de ne le jamais revoir,
je vous ai fait observer tous deux... Il n'étoit
pas besoin, interrompit-elle, que vous en
prissiez la peine. Je n'ai point prétendu me
cacher ; le motif qui m'a fait recevoir hier
Zâdis chez moi, ne peut jamais que me faire
honneur. Ah, ah ! dit-il d'un air surpris, cela
est très-particulier ! Votre air railleur n'em-
pêchera point que je ne dise vrai, répliqua-t-
elle ; je n'avois pas encore rompu absolument
avec lui, et c'étoit pour lui annoncer que je
ne le verrois jamais Que vous passâtes,
interrompit il, tout le jour et toute la nuit
avec lui.
Je ne vous contredis pas sur le motif, tout
CONTE MORAL 311
extraordinaire qu'il est ; car enfin vous avoue-
rez qu'il est rare qu'une femme se renferme
vingt-quatre heures avec un homme quand
elle ne veut que se brouiller avec lui. Mais
comme une chose, pour être sans exemple,
peut n'en être pas moins sensée, je conçois,
moi qui ne cherche uniquement qu'à vous
justifier, que Zâdis recevant de vous la con-
firmation de son malheur, en a pensé mourir
de désespoir à vos genoux, et que touchée de
l'abattement où votre inconstance le jettoit,
vous l'avez consolé avec toute l'humanité dont
vous êtes capable, sans que vos soins pour
lui prissent rien sur la fidélité que vous
m'aviez jurée. Un homme désespéré est peu
raisonnable, on a de la peine à l'amener à une
conduite sensée, il faut dire, redire, retourner
mille fois la même chose ; essuyer des re-
grets, des reproches^ des larmes, de la fureur:
rien ne prend plus de tems. Au reste, je vous
dirai que vous n'avez pas à regretter celui
que vous avez employé à tâcher de calmer
Zâdis, il étoit aujourd'hui d'une gaieté char-
mante. Zâdis gai ! Cela vous paroît-il conve-
nable ? Si, comme je me garderai bien d'en
douter, vous me dites vrai ; ou vos conseils
ont eu de l'empire sur lui, ou pour vous
regretter aussi peu qu'il le fait, il falloit qu'il
3i:
LE SOPHA
VOUS aimât bien foiblement. Si l'un fait Iion-
neur à votre esprit, l'autre en fait assez peu
à vos charmes ; mais je ne vous afflige pas,
vous sçavez à quoi vous en tenir là-dessus.
A tout événement, vous deviez bien lui
recommander de paroître triste, au moins
pour le tems que vous pouviez avoir besoin
de me tromper.
Zulica, à ces propos, voulut essayer de se
justifier, mais Mazulhim l'interrompant :
Tout ce que vous pourriez me dire, Madame,
lui dit-il, seroit inutile. Epargnez-vous une
justification que je ne vous demande, ni ne
veux recevoir, et qui vous coùteroit sans me
satisfaire. Adieu, ajouta-t-il en se levant, il
est tard ; et nous devrions déjà nous être
séparés. A propos, que ferez- vous de Nasses?
Zulica, à cette question, parut étonnée.
Ce que je vous demande, poursuivit-il, me
paroît sensé. Vous vous êtes quittés mal, et
il me semble qu'en cela vous avez manqué
de prudence. Si vous faites bien, vous le
reverrez ; croyez-moi, évitez un éclat. Il ne
doit pas vous être plus dilflcile de le garder
en le haïssant, qu'il ne vous l'a été de le pren-
dre sans l'aimer.
Si vous vous obstinez à ne le pas revoir, il
parlera peut-être, et quoique rien assurément
CONTE MORAL 313
ne soit si simple que ce que vous avez fait, il
se trouveroit des gens assez noirs, assez
injustes pour vous donner le tort, et pour faire
d'une chose toute ordinaire, l'histoire la plus
singulière et la plus ridicule. Ce n'est pas,
dans le fond, ce qu'on en dira qui doit vous
inquiéter; quand on porte un certain nom,
qu'on est d'un certain rang, une affaire déplus
ou de moins n'est pas une chose à laquelle
on doive regarder de si près; mais c'est qu'il
faut éviter de se faire des ennemis. Demain, je
vous le présenterai. Moi ! s'écria-t-elle, je
vous reverrois ? Eh oui ! répondit-il en lui
présentant la main pour descendre, il faudra
prendre cela sur vous. Si par hasard Zâdis
est assez extraordinaire pour le trouver mau-
vais, comptez sur moi; ou il sera forcé de
vous quitter, ou il s'accoutumera à la fin à
nous voir vous faire assidûment notre cour.
En achevant ces paroles, il lui offrit encore
la main, et voyant qu'elle s'obstinoit à la
refuser : Quelle misère, lui dit-il en la lui
prenant malgré elle ! Vous faites l'enfant à
un point qui n'est pas supportable.
Alors ils sortirent. Ils sortirent, s'écria le
sultan ! Ah ! le grand mot^ c'est à mon gré, le
meilleur de votre histoire; et ne revinrent-ils
pas ? Je ne revis plus Zulica, répondit Aman-
314
LE SOPHA
zéi, mais je vis encore long-tems Mazulhim.
Et toujours, dit le sultan, comme vous sça-
vez.... Parbleu! c'étoit un rare garçon ! Quelle
femme eût-il après Zulica? Beaucoup qui
ne valoient pas mieux qu'elle, et quelques-
unes qui ne méritoient pas de l'avoir, et dont
le destin me faisoit pitié. Mais à propos, de-
manda Schah-Baham à la sultane, n'avez-
vous pas trouvé que Mazulhim traite bien
mal cette Zulica ? Je la trouve si méprisable,
répliqua la sultane, que je voudrois, s'il
étoit possible, qu'il l'eût encore plus punie.
Il m"a semblé à moi, répartit le sultan, qu'elle
étoit trop douce avec lui ; cela n'est pas dans
la nature. Et moi, je crois le contraire, dit
la sultane ; une femme telle que Zulica n'a
point de ressources contre le mépris ; et
comme l'ignominie de sa conduite la livre
aux plus cruelles insultes, la bassesse de son
caractère et cette honte intérieure dont mal-
gré elle-même, elle se sent toujours accablée,
ne lui laissent pas la force de les repousser.
D'ailleurs quand il seroit vrai qu'Amanzéi
eût outré l'humiliation de Zulica, loin de lui
en faire des reproches, je lui en sçaurois bon
gré. Ce seroit en quelque façon donner des
préceptes du vice, que de le peindre heureux
et triomphant. Oh oui ! reprit le sultan, cela
CONTE MORAL 3x5
est bien nécessaire ! Mais laissons cela, la
dispute m'aigrit ; et je ne doute point que
je me fâchasse, si nous parlions plus long-
tems. Quand vous eûtes quitté Mazulhim,
où allâtes-vous Amanzéi.
CHAPITRE XX.
Amusemens de l'Ame.
QUELQUES plaisirs que je trouvasse
dans la petite maison de Mazulhim,
l'intérêt de mon âme me força de m'en arra-
cher ; et persuadé que ce ne seroit pas là que
je trouverois ma délivrance, j'allai chercher
quelque maison où je fusse, s'il étoit possible,
plus heureux que dans toutes celles que j'a-
vois déjà habitées. Après plusieurs courses
qui n'offrirent à mes yeux que des choses que
j'avois déjà vues, ou des faits peu dignes
d'être racontés à votre majesté, j'entrai dans
un, vaste palais qui appartenoit à un des plus
grands seigneurs d'Agra. J'y errai quelque
tems, enfin je fixai ma demeure dans un
31 6 LE SOPHA
cabinet orné avec une extrême magnificence
et beaucoup de goût, quoique l'un semble
toujours exclure l'autre. Tout y respiroit la
volupté ; les ornemens, les meubles, l'odeur
des parfums exquis qu'on y brûloit sans cesse,
tout la retraçoit aux yeux, tout la portoit
dans l'âme ; ce cabinet enfin auroit pu passer
pour le temple de la mollesse, pour le vrai
séjour des plaisirs.
Un instant après que je m'y fus placé, je
vis entrer la divinité à qui j'allois appartenir.
C'étoit la fille de l'Omrah chez qui j'étois.
La jeunesse, les grâces, la beauté, ce je ne
sçais quoi qui seul les fait valoir, et qui, plus
puissant, plus marqué qu'elles-mêmes , ne
peut cependant jamais être défini ; tout ce
qu'il y a de charmes et d'agréraens, compo-
soit sa figui'e. Mon âme ne put la voir sans
émotion, elle éprouva à son aspect mille
sensations délicieuses que je ne croyois pas
à mon usage.
Destiné à porter quelquefois une si belle
personne, non seulement je cessai de me
tourmenter sur mon sort, mais même je
commençai à craindre d'être obligé de
commencer une nouvelle vie.
Ah ! Brama, me disois-je, quelle est
donc la félicité que tu prépares à ceux qui
CONTE MORAL 317
t'ont bien servi, puisque tu permets que
les âmes que ton juste courroux à réprouvées,
jouissent de la vue de tant d attraits ! Viens,
continuois-je avec transport, viens image
charmante de la divinité, viens calmer une
âme inquiète qui déjà seroit confondue avec
la tienne, si des ordres cruels ne la retenoient
pas dans sa prison.
Il sembla dans cet instant que Brama
voulût exaucer mes vœux. Le soleil éioit
alors à son plus haut point, il faisoit une
chaleur excessive ; Zéïnis se prépara bientôt
à jouir des douceurs du sommeil, et tirant
elle-même les rideaux, ne laissa pas dans le
cabinet de ce demi-jour si favorable au som-
meil et aux plaisirs, qui ne dérobe rien aux
regards, et ajoute à leur volupté, qui rend
enfin la pudeur moins timide, et lui laisse
accorder plus à l'amour.
Une simple tunique de gaze, presque toute
ouverte, fut bientôt le seul habillement de
Zéïnis ; elle se jetta sur moi nonchalamment
Dieux ! avec quels transports je la reçus !
Brama, en fixant mon âme dans des Sopha
lui avoit donné la liberté de s'y placer où
elle voudroit; qu'avec plaisir en cet instant
j'en fis usage !
Je choisis avec soin l'endroit d'où je
3l8 LE SOPHA
pouvois le mieux observer les charmes de
Zéïnis, et je me mis à les contempler avec
l'ardeur de l'amant le plus tendre, et l'admi-
ration que l'homme le plus indifférent n'au-
roit pu leur refuser. Ciel ! que de beautés
s'offrirent à mes regards ! Le sommeil enfin
vint fermer ces yeux qui m'inspiroient tant
d'amour.
Je m'occupai alors à détailler tous les
charmes qu'il me restoit encore à examiner,
et à revenir sur ceux que j'avois déjà par-
courus. Quoique Zéïnis dormît asse^ tranquil-
lement, elle se retourna quelquefois ; et
chaque mouvement qu'elle faisoit, dérangeant
sa tunique, offrit à mes avides regards de
nouvelles beautés.
Tant d'appas achevèrent de troubler mon
âme. Accablée sous le nombre et la violence
de ses désirs, toutes ses facultés demeurèrent
quelque tems suspendues. C'étoit en vain
que je voulois former une idée, je sentois
seulement que j'aimois, et sans prévoir, ou
craindre les suites d'une aussi funeste passion
je m'y abandonnois tout entier.
Objet délicieux, mécriai-je enfin ! Non,
tu ne peux pas être une mortelle. Tant de
charmes ne font pas leur partage ! Au dessus
même des êtres aériens, il n'en point que tu
CONTE MORAL 319
n'effaces. Ah ! daigne recevoir les hommages
d'une âme qui t'adore, garde-toi de lui
préférer quelque vil mortel. Zéïnis ! divine
Zéïnis ! Non, il n'en est point qui te mérite ;
non, Zéïnis ! puisqu'il n'en est point qui
puisse te ressembler !
Pendant que je m'occupois de Zéïnis avec
tant d'ardeur, elle fît un mouvement, et se
retourna. La situation où elle venoit de se
mettre, m'étoit favorable, et malgré mon
trouble, je songeai à en profiter. Zéïnis
étoit couchée sur le côté, sa tête étoit pen-
chée sur un coussin du Sopha, et sa bouche
le touchoit presque. Je pouvois, malgré la ri-
gueur de Brama, accorder quelque chose à
la violence de mes désirs; mon âme alla se
placer sur le coussin, et si près de la bouche
de Zéïnis, qu'elle parvint enfin à s'y coller
toute entière.
Il y a, sans doute, pour l'âme des délices
que le terme de plaisir n'exprime pas, pour
qui même celui de volupté n'est pas encore
assez fort. Cette ivresse douce et impétueuse
où mon âme se plongea, qui en occupa si
délicieusement toutes les facultés, cette
ivresse ne sçauroit se peindre.
Sans doute notre âme embarrassée de
ses organes, obligée de mesurer ses transports
320 LE SOPHA
sur leur foiblesse, ne peut, quand elle se
trouve emprisonnée dans un corps, s'y
livrer avec autant de force que lorsqu'elle
en est dépouillée. Nous la sentons même
quelquefois dans un vif mouvement de plaisir
qui, voulant forcer les bairières que le corps
lui oppose, se répand dans toute sa prison,
y porte le trouble, et le feu qui la dévore
cherche vainement une issue, et accablée des
efforts qu'elle a faits, tombe dans une lan-
gueur qui pendant quelque tems semble
l'avoir anéantie. Telle est, à ce que je crois
du moins, la cause de l'épuisement où nous
jette l'excès de la volupté.
Tel est notre sort, que notre âme toujours
inquiète au milieu des plus grands plaisii's,
est réduite à en désirer plus encore qu'elle
n'en trouve. La mienne collée sur la bouche
de Zéïnis, abymée dans sa félicité, cherche à
s'en procurer une encore plus grande. Elle es-
saya, mais vainement, à se glisser toute en-
tièi-e dans Zéïnis ; retenue dans sa prison par
les ordres cruels de Brama, tous ses efforts
ne purent l'en délivrer. Ses élans redoublés,
son ardeur, la fureur de ses désirs, échauffè-
rent apparemment celle de Zéïnis. Mon âme
ne s'apperçut pas plutôt de l'impression faite
sur la sienne, qu'elle redoubla ses efforts. Elle
CONTE MORAL 321
erroit avec plus de vivacité sur les lèvres de
Zéïnis, s'élançoit avec plus de rapidité, s'y
attachoit avec plus de feu. Le désordre qui
commençoit à s'emparer de celle de Zéïnis,
augmenta le trouble et les plaisirs de la mien-
ne. Zéïnis soupira, je soupirai ; sa bouche
forma quelques paroles mal articulées, une
aimable rougeur vint colorer son visage. Le
songe le plus flatteur vint enfin égarer ses
sens De doux mouvemens succédèrent au
calme dans lequel elle étoit plongée. Oui, tu
m'aimes, s'écria-t-elle tendrement ! Quelques
mots, interrompus par les plus tendres sou-
pirs, suivirent ceux-là. Doutes-tu, continuâ-
t-elle, que tu ne sois tendrement aimé ?
Moins libre encore que Zéïnis, je l'enten-
dois avec transport et n'avois plus la force de
lui répondre. Bientôt, son âme aussi confon-
due que la mienne» s'abandonna toute au feu
dont elle étoit dévorée ; un doux frémisse-
ment... Ciel, que Zéïnis devint belle !
Mes plaisirs et les siens se dissipèrent par
son réveil. Il ne lui resta plus que la douce
illusion qui avoit occupé ses sens, qu'une ten-
dre langueur à laquelle elle se livra avec une
volupté qui la rendoit bien digne des plaisirs
dont elle venoit de jouir. Ses regards où l'a-
mour même régnoit, étoient encore chargés
21
3 22 LE SOPHA
du feu qui couloit dans ses veines. Quand
elle put ouvrir les yeux, ils avoient déjà perdu
de l'impression voluptueuse que mon amour
et le trouble de ses sens y avoient mise, mais
qu'ils étoient encore touchans ! Quel mortel
en se devant le bonheur de les voir ainsi, ne
seroit expiré de l'excès de sa tendresse et de
sa joie !
Zéinis, m'écriois-je avec transport, aima-
ble Zéïnis, c'est moi qui viens de te rendre
heureuse ; c'est à l'union de ton âme et de la
mienne que tu dois tes plaisirs Ah ! puisse-
tu les lui devoir toujours, et ne répondre ja-
mais qu'à mon ardeur. Non, Zéinis, il n'en
peut jamais être de plus tendre et de plus fi-
dèle. Ah ! si je pouvois soustraire mon âme
au pouvoir de Brama, ou qu'il pût l'oublier ;
éternellement attachée à la tienne, ce seroit
par toi seul que son immortalité pourroit de-
venir un bonheur pour elle, et qu'elle croiroit
perpétuer son être. Si je te perds jamais, âme
que j'adore! Eh ! comment dans l'immensité
de la nature, ou accablé de ces liens cruels
dont Brama me chargera peut-être, pourrai -
je te retrouver ! Ah Brama ! si ton pouvoir
suprême m'arrache à Zéinis, fais au moins
que, quelque douloureux que me soit son sou-
venir, je ne le perde jamais !
CONTE MORAL 323
Pendant que mon âme parloit si tendre-
ment à Zéïnis, cette fille charmante sem-
bloit s'abandonner à la plus douce rêverie
et je commençai à m'alarmer de la tranquil-
lité avec laquelle elle avait pris ce songe dont
quelques instants auparavant, je trouvois tant
à me féliciter. Zéïnis, me disois-je, est sans
doute accoutumée aux plaisirs qu'elle vient
de goûter. Quelque chose qu'ils aient pris sur
ses sens, ils n'ont point étonné son imagina-
tion : elle rêve, mais elle ne paroît pas se de-
mander la cause des mouvemens dont elle a
été agitée. Familiarisée avec ce que l'amour
a de plus tendres transports, je n'ai fait que
lui en tracer l'idée. Un mortel plus heureux a
déjà développé dans le cœur de Zéïnis ce ger-
me de tendresse que la nature y a mis. C'est
son image, non mon ardeur, qui l'a enflam-
mée ; elle connoît l'amour, elle en a parlé,
elle sembloit au milieu de son trouble, être
occupée du soin de rassurer un amant qui,
peut-être, est accoutumé à porter dans ses
bras ses craintes et son inquiétude. Ah Zéï-
nis ! s'il est vrai que vous aimiez, que dans
l'état où m'a mis la colère de Brama, mon
sort va devenir horrible !
Mon âme erroit entre toutes ces idées, lors-
que j'entends frapper doucement à la porte.
324 LE SOPHA
La rougeur de Zéïnis à ce bruit imprévu aug-
menta mes craintes. Elle raccommoda avec
promptitude le dérangement où les erreurs
de son sommeil l'avoient laissée, et plus en
état de paroître, elle ordonna qu'on entrât.
Ah ! me dia-je avec une extrême douleur,
c'est peut-être un rival qui va s'offrir à ma
vue ; s'il est heureux, quel supplice ! S'il le
devient, que Zéïnis soit telle que quelquefois
je la suppose, et que ce soit à elle que je doi-
ve ma délivrance ; quel coup affreux pour
moi, si je suis forcé de me séparer d'elle après
les sentiments qu'elle m'a inspirés !
(Quoique par la connoissance que j'avois
des muiurs d'Agra, je dusse être rassuré con-
lie la crainte de quitter Zéïnis, et qu'il fût
asse2 vraisemblable qu'à l'âge de quinze ans
à peu prés qu'elle paroissoit avoir, elle n'eût
pas tout ce que Brama demandoit pour me
rendre à une autre vie, il se pouvoit aussi que
j'eusse tout à craindre d'elle de ce côté là, et
(luelque cruel qu'il fût pour moi d'être té-
moin des bontés qu'elle auroit pour mon
rival, je préférois ce supplice à celui de la
perdre.
A l'ordre de Zéïnis, un jeune Indien de la
figure la plus brillante, étoit entré dans le
cabinet. Plus il me parut digne de plaire,
CONTE MORAL 325
plus il excita ma haine; elle redoubla à l'air
dont Zéinis le reçut. Le trouble, l'amour et la
crainte se peignirent tour-à-tour sur son vi-
sage: elle le regarda quelque tems avant que
de lui parler; il me parut aussi agité qu'elle,
mais à son air timide et respectueux, je ju-
geai que s'il étoit aimé, on ne le favorisoit
pas encore. Malgré son trouble et son extrê-
me jeunesse ( car il ne me parut guère plus
âgé que Zéïnis ) il n'en sembloit pas à sa
première passion, et je commençai à espérer
que je n'aurois de cette aventure que le cha-
grin que je pouvois le mieux supporter.
Ah Phéléas ! lui dit Zéïnis avec émotion,
que venez-vous chercher ici ? Vous que j'es-
pérois y trouver, répondit-il en se jettant à
ses genoux, vous sans qui je ne puis vivre, et
qui voulûtes bien hier me promettre de me
voir sans témoins. Ah ! n'espérez pas, reprit-
elle vivement, que je vous tienne parole; sor-
tons, je ne veux pas rester plus long-tems
dans ce cabinet. Zéïnis, répliqua-t-il, m'en-
viez-vous le bonheur de rester seul un mo-
ment avec vous, et se peut-il que vous vous
repentiez si-tôt de la première faveur que
vous m'accordez ? Mais, répondit-elle d"un
a'r embarrassé, ne puis-je donc pas vous par-
ler ailleurs qu'ici, et si vous m'aimiez, vous
3 26 LE SOPHA
obstineriez-vous à me demander une chose
pour laquelle j'ai tant de répugnance ?
Phéléas, sans lui répondre, lui saisit une
main, et la baisa avec toute l'ardeur dont
j'aurois été capable. Zéïnis le regardoit lan-
guissamment, elle soupiroit ; encore émue
de ce songe qui lui avoit peint son amant si
pressant, et où elle avoit été si foible, dispo-
sée encore plus à l'amour par les impressions
qui lui en étoient restées ; chaque fois que
ses yeux se tournoient vers Phéléas, ils
devenoient plus tendres, et reprenoient
insensiblement un peu de cette volupté que
mon amour y avoit mise quelques momens
auparavant.
Malgré le peu d'expérience de Phéléas,
sa tendresse qui le rendoit attentif à tous
les mouvemens de Zéïnis, les lui laissoit
assez remarquer, pour qu'il ne pût pas douter
qu'elle le voyoit avec plaisir. Zéïnis d'ailleurs
simple, et sans art, ne cachant à Phéléas
que par pudeur l'état où sa présence la
mettoit, en croyant lui dérober beaucoup du
trouble dont elle étoit agitée, le lui montroit
tout entier. Phéléas n'en sçavoit pas assez
pour triompher d'une coquette dont la
fausse vertu et les airs décens l'auroient
effrayé ; mais il n'étoit que trop dangereux
CONTE MORAL 327
pour Zéïnis, qui, pressée par son amour,
ignoroit, même en craignant de céder, la
façon dont elle auroit pu se défendre.
Avec quelque plaisir qu'elle vît Phéléas
à ses genoux, elle le pria de se lever. Loin
de lui obéir, il les lui serroit avec une expres-
sion si tendre et des transports si vifs, que
Zéïnis en soupira. Ah Phéléas ! lui dit-elle
avec émotion, sortons d'ici, je vous en
conjure. Me craindrez-vous toujours, lui
demanda-t-il tendrement ! Ah ! Zéïnis ! que
mon amour vous touche peu ! Que pouvez-
vous craindre d'un amant qui vous adore,
qui presque en naissant fut soumis à vos
charmes, et qui depuis, uniquement touché
d'eux, n'a voulu vivre que pour vous? Zéïnis.
ajouta-il en versant des larmes, voyez l'état
où vous me réduisez !
En achevant ces paroles, il leva sur elle
ses yeux chargés de pleurs ; elle le fixa quel-
que tems d'un air attendri, et cédant enfin aux
transports que l'amour et la douleur de
Phéléas lui causoient : Ah cruel ! lui dit-elle
d'une voix étouffée par les pleurs qu'elle
tâchoit de retenir, ai -je mérité les reproches
que vous me faites, et quelles preuves puis-
je vous donner de ma tendresse, si après
toutes celles que vous en avez reçues, vous
328 LE SOPHA
voulez en douter encore ? Si vous m'aimic/i,
reprit-il, ne vous oublieriez-vous pas avec
moi dans cette solitude ; et loin d'en vouloir
sortir, auriez-vous quelque autre crainte que
celle qu'on ne vînt nous y troubler. Hélas,
reprit-elle naïvement, qui vous dit que j'en
aie d'autres ?
A ces mots, Phéléas quittant brusquement
ses genoux, courut à la porte, et la ferma.
En revenant, il rencontra Zéïnis, qui devi-
nant ce qu'il alloit faire, s'étoit levée pour
l'en empêcher ; il la prit entre ses bras ; et
malgré la résistance qu'elle lui opposoit, il
la remit sur moi, et s'y assit auprès d'elle.
CONTE MORAL 32g
CHAPITRE DERNIER.
JE ne sçais si Zéïnis imagina que quand
une porte est fermée, il est inutile de se
défendre, ou, si craignant moins d'être sur-
prise, elle-même se craignît plus ; mais à
peine Phéléas fut-il auprès d'elle, que rougis-
sant moins de ce qu'il faisoit que de ce
qu'elle appréhendoit qu'il ne voulût faire :
avant même qu'il lui demandât rien, d'une
voix tremblante et d'un air interdit, elle le
supplia de vouloir bien ne lui rien demander.
Le ton de Zéïnis, étoit plus tendre qu'impo-
sant, et ne fâcha ni ne contint Phéléas. Cou-
ché auprès d'elle, il la serroit dans ses bras
avec tant de fureur, que Zéïnis, en commen-
çant à connoître combien elle devoit le
craindre, malgré elle, partagea ses trans-
ports.
Quelque émue qu'elle fût, elle tâcha de se
débarrasser des bras de Phéléas ; mais c'étoit
avec tant d'envie d'y rester, que pour rendre
ses efforts inutile, il n'eut pas besoin d'en
employer de bien grands. Ils se regardèrent
quelque tems sans se rien dire, mais Zéïnis
sentant augmenter son trouble, et craignant
enfin de ne pouvoir pas en triompher, pria.
330 LE SOPHA
mais doucement, Phéléas de vouloir bien la
laisser.
Ne voudrez-vous donc jamais me rendre
heureux, lui demanda-t-il ? Ah ! répondit-elle
avec une étourderie que je ne lui ai pas en-
core pardonnée, vous ne l'êtes que trop, et
avant que vous vinssiez, vous l'avez été bien
davantage.
Plus ces paroles parurent obscures à Phé-
léas, plus il lui parut nécessaire d'apprendre
de Zéïnis ce qu'elles vouloient dire. Il la
pressa long-tems de les lui expliquer, et quel-
que répugnance qu'elle eût à parler davan-
tage, il la pressoit si tendrement, la regardoit
avec tant de passion, qu'enfin il acheva de
la troubler.
Mais si je vous le dis, dit-elle d'une voix
tremblante, vous en abuserez. Il lui jura que
non avec des transports qui, loin de la rassu-
rer sur ses craintes, ne dévoient pas lui laisser
douter qu'il ne lui manquât de parole. Trop
émue pour pouvoir former cette idée, ou trop
peu expérimentée pour connoître toute la
force de la confidence qu'elle alloit lui faire;
après s'être encore foiblement défendue con-
tre ses empressemens, elle lui avoua qu'un
moment avant qu'il entrât, s'étant endormie,
elle l'avoit vu, mais avec des transports dont
CONTE MORAL 331
elle n'avoit jamais eu l'idée. Etois-je entre
vos bras, lui demanda-t-il en la serrant dans
les siens ? Oui, répondit-elle, en portant sur
lui des yeux troublés. Ah ! continua-t-il avec
une extrême émotion, vous m'aimiez plus
alors que vous ne m'aimez à présent. Je ne
pouvois pas vous aimer plus, répliqua-t-elle;
mais il est vrai que je craignois moins de
vous le dire. Après, lui demanda-t-il. Ah Phé-
léas ! s'écria-t-elle en rougissant, que me
demandez-vous ? Vous étiez plus heureux
que je ne veux que vous le soyez jamais, et
vous n'en étiez pas moins injuste.
Phéléas à ces mots ne pouvant plus conte-
nir son ardeur, et devenu plus téméraire par
la confidence que Zéïnis lui avoit faite, se
soulevant un peu et se penchant sur elle, fit
ce qu'il put pour approcher sa bouche de la
sienne. Quelque hardie que fût cette entre-
prise, Zéïnis peut-être ne s'en seroit pas of-
fensée, mais Phéléas, uniquement occupé de
se rendre heureux, porta son audace si loin,
qu'elle ne crut pas devoir lui pardonner ce
qu'il faisoit. Ah Phéléas ! s'écria-t-elle, sont-
ce là les promesses que vous m'avez faites, et
craignez-vous si peu de me fâcher ?
Quelque violens que fussent les transports
de Phéléas, Zéïnis se défendit si sérieusement
332 LE SOPHA
et il vit tant de colère dans ses yeux, qu'il
crut ne plus devoir s'opiniâtrer à une victoire
qu'il ne pouvoit remporter sans offenser ce
qu'il aimoit, et qui même par la résistance
de Zéïnis devenoit extrêmement douteuse
pour lui.
Soit respect, soit timidité, enfin, il s'arrê-
ta, et n'osant plus regarder Zéïnis : Non, lui
dit-il tristement, quelque cruelle que vous
soyez, je ne m'exposerai plus à vous déplaire
Si je vous étois plus cher, vous craindriez
sans doute moins de faire mon bonheur ; mais
quoique je ne doive plus espérer de vous ren-
dre sensible, je ne vous aimerai pas moins
tendrement.
En achevant ces paroles, il se leva d'au-
près d'elle^ et sortit. Mortellement fâchée que
Phéléas la quittât, et n'osant cependant pas
le rappeler, la tête appuyée sur ses mains,
Zéïnis pleuroit et étoit demeurée sur le So-
pha. Inquiète pourtant du départ de son
amant, elle se levoit pour sçavoir ce qu'il
étoit devenu, lorsque ramené par sa tendresse
il rentra dans le cabinet.
Elle rougit en le revoyant, et se laissa
tomber sur moi en poussant un profond sou-
pir. Il courut se jetter à ses genoux, lui prit
tendrement la main, et n'osant la baiser, il
CONTE MORAL J33
l'arrosa de ses larmes. Ah ! levez-vous, lui
dit Zéïnis sans le regarder. Non, Zéïnis, lui
dit-il, c'est à vos pieds que j'attends mon
arrêt; un seul mot... Mais vous pleure/ ! Ah
Zéinis! est-ce moi qui fais couler vos
larmes ?
La harbare Zéïnis en ce moment lui serra
la main, et tournant vers lui des yeux que les
pleurs qu'ils versoient embellissoient encore,
soupira sans lui répondre. Le trouble qui ré-
gnoit dans ses yeux ne lut pas plus obscur
pour Phéléas qu'il ne l'étoit pour moi-même.
Ciel ! s'écria-t-il en l'embrassant avec fureur,
seroit-il possible que Zéïnis gardât encore le
silence? Hélas! Phéléas ne perdit rien de ce
qu'il sembloit lui dire, et sans interroger da-
vantage Zéïnis, il alla chercher jusques sur
sa bouche l'aveu qu'elle sembloit lui refuser
encore.
En cet instant, je n'entendis plus que le
bruit de quelques soupirs étouffés. Phéléas
s'étoit emparé de cette bouche charmante ou
mon âme un instant avant lui — Mais pour-
quoi rappellé-je un souvenir encore si cruel
pour moi ? Zéïnis s'étoit précipitée dans les
bras de son amant; l'amour, un reste de pu-
deur qui ne la rendoit que plus belle, ani-
moient son visage et ses yeux. Ce premier
334 LE SOPHA
trouble dura long-tems. Phéléas et Zéïnis,
tout deux immobiles, respirant mutuellement
leur âme, sembloient accablés de leurs plai-
sirs.
Tout cela, dit alors le sultan, ne vous fai-
soit pas grand plaisir, n'est-il pas vrai ? aussi
de quoi vous avisiez-vous de devenir amou-
reux pendant que vous n'aviez pas de
corps.
Cela étoit d'une folie inconcevable ; car,
en bonne foi, à quoi cette fantaisie pouvoit-
elle vous mener ? Vous voyez bien qu'il faut
sçavoir raisonner quelquefois. Sire, répon-
dit Amanzéi, ce ne fut qu'après que ma
passion fût bien établie que je sentis combien
elle devoit me tourmenter, et selon ce qui
arrive ordinairement, les réflexions vinrent
trop tard. Je suis vraiment fâché de votre
accident ; car je vous aimois assez sur la
bouche de cette fille que vous avez nommée,
reprit le sultan, c'est réellement dommage
qu'on vous ait dérangé.
Tant que Zéïnis avoit résisté à Phéléas,
dit Amanzéi, je m'étois flatté que rien ne
pourroit la vaincre, et lorsque je la vis
plus sensible, je crus qu'arrêtée par les
préjugés de son âge, elle ne porteroit pas
sa foiblesse jusques où elle pouvoit faire
CONTE MORAL 335
mon malheur. J'avouerai cependant que
quand je lui entendis raconter ce songe,
que j'avois cru qu'elle ne devoit qu'à
moi, que j'appris d'elle-même que l'image
de Phéléas étoit la seule qui se fût pré-
sentée à elle, et que c'étoit au pouvoir
qu'il avoit sur ses sens et non à mes trans-
ports qu'elle avoit dû ses plaisirs ; il me
resta peu d'espoir d'échapper au sort que je
craignois tant. Moins délicat cependant que
je n'aurois dû l'être, je me consolois du
bonheur de Phéléas par la certitude que
j'avois de le partager avec lui. Quelque
chose qu'il eût dit à Zéïnis de sa passion et
de la fidélité qu'il lui avoit toujours gardée,
il ne me paroissoit pas possible qu'il fût
parvenu à l'âge que quinze ou seize ans sans
avoir eu au moins quelque curiosité qui
l'empêcheroit de délivrer mon âme de cette
captivité qui m'avoit long-tems paru si
cruelle, et que je préférois dans cet instant
au poste le plus glorieux qu'une âme pût
remplir. Tout désespéré que j'étois de la
foiblesse de Zéïnis, j'en attendis les suites
avec moins de douleur, dès que je me fus
persuadé que, quelque chose qui arrivât, je
ne serois pas contraint de la quitter.
Quelque affreuse que fût pour moi la tendre
336 LE SOPHA
léthargie où ils étoient plongés, et que
chaque soupir qu'ils poussoient paroissoit
augmenter encore, elle retardoit les témé-
raires entreprises de Phéléas, et quoiqu'elle
me prouvât à quel point ils sentoient leur
bonheur, je priois ardemment Brama de ne
point permettre qu'elle se dissipât.
Inutiles vœux ! j'étois trop criminel pour
que deux âmes innocentes et dignes de leur
félicité me fussent sacrifiées.
Phéléas, après avoir langui quelques ins-
tants sur le sein de Zéïnis, pressé par de
nouveaux désirs que la foiblesse de son
amante avoit rendu plus ardens, la regarda
avec des yeux qui exprimoient la délicieuse
ivresse de son cœur. Zéïnis embarrassée des
regards de Phéléas, détourna les siens en
soupirant. Quoi ! tu fuis mes regards, lui
dit-il ? Ah! tourne plutôt vers moi tes beaux
3'eux. Viens lire dans les miens toute l'ardeur
que tu m'inspires.
Alors il la reprit entre ses bras. Zéïnis
tenta encore de se dérober à ses transports ;
mais soit qu'elle ne voulût pas résister long-
tems, soit que se faisant illusion à elle-même
en cédant, elle crut résister, Phéléas fut
bientôt regardé aussi tendrement qu'il dési-
roit de l'être.
CONTE MORAL 337
Quoique les dernières bontés de Zéïnis
l'eussent jette dans une tendre langueur
peu différente de celle où mes transports
Tavoient plongée, et qu'elle regardât Phéléas
avec toute la volupté qu'il avoit désiré d'elle,
elle parut se repentir de s'être trop livrée à son
ardeur, et chercha à se retirer des bras de
Phéléas. Ah Zéïnis, lui dit-il, dans ce songe
dont vous m'avez parlé, vous ne craigniez
pas de me rendre heureux ! Hélas ! répondit-
elle, quel que soit mon amour pour vous,
sans lui, sans le trouble qu'il a mis dans
mes sens, vous n'en auriez pas moins ob-
tenu.
Imaginez, Sire, quel fut mon chagrin,
lorsque j'appris que c'étoit à moi seul que
mon rival devoit son bonheur. Vous devez
être content de votre victoire, continua-t-elle,
et vous ne pouvez sans m'offenser vouloir
la pousser plus loin. J'ai fait plus que je
ne devois pour vous prouver ma tendresse,
mais Ah Zéïnis! interrompit l'impétueux
Phéléas, s'il étoit vrai que tu m'aimasses,
tu craindrois moins de me le dire, ou du
moins tu me le dirois mieux. Loin de ne te
livrer à mon amour qu'avec timidité, tu
t'abandonnerois à tous mes transports et
tu ne croirois pas encore faire assez pour
338 LE SOPHA
moi. Viens, continua-t-il, en selançant auprès
d'elle avec une vivacité qui m'auroit fait
mourir, si une âme étoit mortelle, viens,
achève de me rendre heureux.
Ah Phéléas ! s'écria d'une voix tremblante
la timide Zéinis, songes-tu que tu me perds .''
Hélas ! tu m'avois juré tant de respect,
Phéléas ? Est ce ainsi qu'on respecte ce
qu'on aime .''
Les pleurs de Zéïnis, ses prières, ses ordres,
ses menaces, rien n'arrêta Phéléas. Quoique
la tunique de gaze qui étoit entre elle et lui
ne laissât jouir déjà que de trop de charmes,
et que ses transports l'eussent remise comme
elle étoit pendant le sommeil de Zéïnis ;
moins satisfait des beautés qu'elle oftroit à sa
vue, que transporté du désir de voir celles qui
lui étoient encore dérobées, il écarta enfin ce
voile que la pudeur de Zéïnis défendoit en-
core foiblement, et se précipitant sur les char-
mes que sa témérité offroit à ses regards, il
l'accabla de caresses si vives et si pressantes
qu'il ne lui resta plus que la force de soupi-
rer.
La pudeur et l'amour combattoient cepen-
dant encore dans le cœur et dans les yeux de
Zéïnis. L'une refusoit tout à l'amant, l'autre
ne lui laissoit presque plus rien à désirer. Elle
CONTE MORAL 339
n'osoit porter ses regards sur Phéléas, et lui
rendoit avec une tendresse extrême tous les
transports qu'elle lui inspiroit. Elle défendoit
une chose pour en permettre une plus essen-
tielle: elle vouloit, et ne vouloit plus, cachoit
une de ses beautés pour en découvrir une au-
tre ; elle repoussoit avec horreur, et se rap-
prochoit avec plaisir. Le préjugé quelquefois
triomphoit de l'amour et lui étoit un instant
après sacrifié, mais avec des réserves et des
précautions qui, tout vaincu qu'il avoit paru,
le faisoient triompher encore. Zéïnis avoit
tour-à-tour honte de sa facilité et de ses répu-
gnances, la crainte de déplaire à Phéléas, l'é-
motion que lui causoient ses transports et l'é-
puisement où un combat aussi long l'avoient
jettée, la forcèrent enfin à se rendre. Livrée
elle-même à tous les désirs qu'elle inspiroit,
ne supportant qu'impatiemment des plaisirs
qui l'irritoient sans la satisfaire, elle chercha
la volupté qu'ils lui indiquoient et ne lui don-
noient point.
En ce moment, outré du spectacle qui s'of-
frit à mes yeux, et commençant à craindre à
de certaines idées de Phéléas qui me prou-
voient son peu d'expérience, qu'il ne chassât
mon âme d'un lieu où, malgré les chagrins
qu'on lui donnoit,elle se plaisoit à demeurer,
340
LE SOPHA
je voulus sortir quelques instants du sopha de
Zéinis et éluder les décrets de Brama. Ce fut
en vain. Cette même puissance qui m'y avoit
exilé, s'opposa à mes efforts et me contraignit
d'attendre dans le désespoir la décision de ma
destinée.
Phéléas O souvenir affreux ! moment
cruel dont l'idée ne s'effacera jamais de mon
âme ! Phéléas enivré d'amour et maître, par
les tendres complaisances de Zéïnis, de tous
les charmes que j'adorois, se prépara à ache-
ver son bonheur : Zéinis se prêta voluptueu-
sement aux transports de Phéléas ; et si les
nouveaux obstacles qui s'opposoient encore à
sa félicité, la retardèrent, ils ne la diminuè-
rent pas. Les beaux yeux de Zéïnis versèrent
des larmes, sa bouche voulut former quelques
plaintes, et dans cet instant sa tendresse seu-
le ne lui fit point pousser des soupirs.
Phéléas, auteur de tant de maux, n'en
étoit cependant pas plus haï ; Zéïnis, de qui
Phéléas se plaignoit, n'en fut que plus tendre-
ment aimée. Enfin un cri plus perçant qu'elle
poussa, une joie plus vive que je vis briller
dans les yeux de Phéléas, m'annoncèrent mon
malheur et ma délivrance, et mon âme, plei-
ne de son amour et de sa douleur, alla en
murmurant recevoir les ordres de Brama et
de nouvelles chaînes.
CONTE MORAL 34 I
Quoi ! c'est là tout, demanda le sultan ? ou
vous avez été sopha bien peu de tems, ou
vous avez vu bien peu de chose pendant que
vous l'étiez. Ce seroit vouloir ennuyer votre
majesté que de lui raconter tout ce dont j'ai
été témoin pendant mon séjour dans les so-
phas, répondit Amanzéi; et j'ai moins préten-
du lui rendre toutes les choses que j'ai vues,
que celles qui pouvoient l'amuser. Quand les
choses que vous avez racontées, dit la sulta-
ne, seroient plus brillantes que celles que
vous avez supprimées, je crois ( puisqu'il est
impossible d'en faire la comparaison) qu'on
auroit toujours à vous reprocher de n'avoir
amené sur la scène que quelques caractères,
pendant que tous étoicnt entre vos mains, et
d'avoir volontairement resserré un sujet qui
de lui-même est si étendu. J'ai tort sans
doute, Madame, répondit Amanzéi; si tous
les caractères sont agréables, ou marqués au
même coin ; si j'ai pu les traiter tous, sans
tomber dans l'inconvénient d'exposer à vos
yeux des traits communs, ou rebattus, et si
j'ai pu m'étendre beaucoup sur une matière
qui devoit, quelque variété que j'eusse mise
dans les caractères, devenir ennuyeuse par la
répétition continuelle et inévitable du fond.
En effet, dit le sultan, je crois que si l'on
342 LE SOPHA
vouloit peser tout cela, il pourroit bien avoir
raison ; mais j'aime mieux qu'il ait tort que
de me donner la peine d'examiner ce qui en
est. Ah, ma grand-mère ! continua-t-il en
soupirant, ce n'étoit pas ainsi que vous con-
tiez.
FIN DE LA DEUXIEME ET DERNIERE PARTIE.
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1971 Jolyot de
C6A73 Le Sopha
1881
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