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Full text of "Le Sopha, conte moral [par] De Crébillon le fils, d'apres les copies de l'édition de Londres 1779"

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1761    01 

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LE    SOPHA 


CONTE    MORAL 


Biuxêlle:.   -  linjaimeiie  Ciiikbaut  &  t' 


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DE  CREBILLOX  LE  FILS 


LE  SOPHA 

CONTE   MORAL 

d'après  les  copies  de  l'édition 
DE       LONDRES       M       DCC      LXXIX 


Cïi^t 


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BRUXELLES 

Ch.     Gilliet,     libraire-éditeur 
3^,  Galerie  de  la  Reine,  3-z 


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INTRODUCTION 


fel^  Lya  déjà  quelques  siècles   qu'un 

||C  prince  nommé   Schah-Baham    ré- 

-^,j][^  gnoit  sur  les  Indes.   Il    étoit  petit- 

'^'^  fils  de  ce  magnanime   Schah-Riar, 


de  qui  l'on  a  lu  les  grandes  actions 
dans  les  Mille  et  une  Nuits,  et  qui,  entre 
autres  choses,  seplaisoittantà  étrangler 
les  femmes  et  à  entendre  des  contes  :  celui-là 
même,  qui  ne  fit  grâce  à  l'incomparable 
Schéhérazade  qu'en  faveur  de  toutes  les  belles 
histoires  qu'elle  sçavoit. 

Soit  que  Schah-Baham  ne  fut  pas  extrê- 
mement délicat  sur  l'honneur,  soit  que  ses 
femmes  ne  couchassent  point  avec  leurs 
nègres,  ou  (ce  qui  est  pour  le  moins  aussi 
vraisemblable)  qu'il  n'en  sçut  rien,  il  étoit 
bon  et  commode    mari,    et  n'avoit  hérité    de 


INTRODUCTION 


Schah-Riar  que  ses  vertus  et  son  goût  pour 
les  contes.  On  assure  même  que  le  recueil 
des  contes  de  Schchérazade  que  son  auguste 
grand-  pèie  avoit  fait  écrire  en  lettres  d'or, 
étoit  le  seul  livre  qu'il  eût  jamais  daigné 
lire. 

A  quelque  point  que  les  contes  ornent 
l'esprit,  et  quelque  agréables,  ou  quelque 
sublimes  que  soient  les  connoissances  et  les 
idées  qu'on  y  puise,  il  est  dangereux  de  ne 
lire  que  des  livres  de  cette  espèce.  Il  n'y  a 
que  les  personnes  vraiment  éclairées,  au  des- 
sus des  préjugés,  et  qui  connoissent  le  vuide 
des  sciences,  qui  sçachent  combien  ces  sortes 
d'ouvrages  sont  utiles  à  la  société,  et  com- 
bien l'on  doit  d'estime  et  même  de  vénération 
aux  gens  qui  ont  assez  de  génie  pour  en 
faire,  et  assez  de  force  dans  l'esprit  pour  s'y 
dévouer,  malgré  l'idée  de  frivolité  que  l'or- 
gueil et  l'ignorance  ont  attachée  à  ce  genre. 
Les  importantes  leçons  que  les  contes  renfer- 
ment, les  grands  traits  d'imagination  qu'on 
y  rencontre  si  fréquemment,  et  les  idées 
riantes  dont  ils  sont  toujours  remplis,  ne 
prennent  point  sur  le  vulgaire,  de  qui  l'on  ne 
peut  acquérir  l'estime  qu'en  lui  donnant  des 
choses  qu'il  n'entende  jamais,  mais  qu'il 
puisse  se  faire  honneur  d'entendre. 


INTRODUCTION 


Schah-Baham  est  un  exemple  bien  mémo- 
rable de  l'injustice  des  hommes  à  cet  égard. 
Quoiqu'il  sçùt  l'origine  de  la  féerie,  aussi- 
bien  que  s'il  eût  été  de  ces  tems-là  ;  que 
personne  ne  connût  plus  particulièrement 
le  célèbre  pays  du  Ginnistan,  ne  fût  plus 
instruit  sur  les  fameuses  dynasties  des  pre- 
miers rois  de  Perse,  et  qu'il  fût  sans  contredit 
l'homme  de  son  siècle  qui  possédât  le  mieux 
l'histoire  de  tous  les  événemens  qui  ne  sont 
jamais  arrivés,  on  le  faisoit  passer  pour  le 
prince  du  monde  le  plus  ignorant. 

Il  est  vrai  qu'il  narroit  avec  si  peu  de 
grâces,  (chose  d'autant  plus  désagréable  qu'il 
narroit  toujours)  qu'il  étoit  impossible  qu'il 
n'ennuyât  pas  un  peu,  sur-tout  n'ayant  ja- 
mais pour  auditeurs  que  des  femmes  et  des 
courtisans  ;  personnes  qui,  communément 
aussi  délicates  que  superficielles,  s'attachent 
plus  à  l'élégance  des  tours,  qu'elles  ne  sont 
frappées  de  la  grandeur  et  de  la  justesse  des 
idées.  C'est  sans  doute  d'après  ce  que  l'on 
pensoit  de  Schah-Baham  dans  sa  propre  cour, 
que  Scheik-Ebn-Taher-Abou-Faraïki,  auteur 
contemporain  de  ce  prince,  nous  l'a  dépeint 
dans  sa  grande  histoire  des  Indes  tel  qu'on 
va  le  voir  ci-dessous  ;  c'est  à  l'endroit  où  il 
parle  des  contes. 


INTRODUCTION 


Schah-Baham,  premier  du  nom,  étoit  un 
prince  ignorant  et  d'une  mollesse  achevée. 
On  ne  pouvoit  pas  avoir  moins  d'esprit  ;  et, 
(ce  qui  est  assez  ordinaire  à  ceux  qui  par 
cet  endroit  lui  ressemblent)  on  ne  pouvoit 
pas  s'en  croire  davantage.  Il  s'étonnoit  tou- 
jours de  ce  qui  est  commun,  et  ne  comprenoit 
jamais  bien  que  les  choses  absurdes  et  hors 
de  toute  vraisemblance.  Quoiqu'en  tout  un 
an,  il  ne  lui  arrivât  pas  une  seule  fois  de 
penser  ;  à  peine  en  tout  un  jour  lui  arrivoit- 
il  de  se  taire  une  minute.  Il  disoit  pourtant 
de  lui  modestement,  qu'à  l'égard  de  la  viva- 
cité d'esprit,  il  n'y  prétendoit  pas  ;  mais  que 
pour  la  réflexion,  il  ne  croyoit  pas  avoir  son 
pareil. 

Aucun  des  plaisirs  qui  sont  dépendans  de 
l'esprit,  ne  touchoit  le  sultan  :  tout  exercice, 
quel  qu'il  fût,  lui  déplaisoit  ;  et  cependant 
il  n'étoit  pas  désœuvré.  Il  avoit  des  oiseaux, 
qui  ne  laissoient  pas  de  l'amuser  beaucoup  ; 
des  perroquets  qui,  grâces  aux  soins  qu'il 
prenoit  de  leur  éducation,  étoient  les  plus 
bétes  perroquets  des  Indes,  sans  compter  des 
singes  auxquels  il  donnoit  une  assez  grande 
partie  de  son  tems  ;  et  ses  femmes,  qui  après 
tous  les  animaux  de  sa  ménagerie,  lui  pa- 
roissoient  fort  propres  à  le  divertir. 


INTRODUCTION 


Malgré  de  si  grandes  occupations,  et 
des  plaisirs  aussi  variés,  il  fut  impossible 
au  sultan  d'éviter  l'ennui.  Il  n'y  eut  pas  jus- 
qu'à ces  contes  fameux,  objets  perpétuels 
de  son  étonnement  et  de  sa  vénération,  et 
dont  il  étoit  défendu  sur  peine  de  la  vie  de 
faire  la  critique,  qui,  à  force  de  lui  être 
connus,  ne  lui  fussent  devenus  insipides.  Il 
les  admiroit  toujours,  mais  il  bâilloit  en  les 
admirant.  L'ennui  enfin  le  suivoit  jusques 
dans  l'appartement  de  ses  femmes,  où  il  pas- 
soit  une  partie  de  sa  vie  à  les  voir  broder  et 
faire  des  découpures  ;  arts  pour  lesquels  il 
avoit  une  estime  singulière,  dont  il  regardoit 
l'invention  comme  le  chef-d'œuvre  de  l'esprit 
humain,  et  auxquels  il  voulut  enfin  que  tous 
ses  courtisans  s'appliquassent. 

Il  récompensoit  trop  bien  ceux  qui  y  excel- 
loient,  pour  qu'il  y  eût  dans  tout  l'empire 
quelqu'un  qui  les  négligeât.  Broder  ou  décou- 
per étoient  alors  dans  les  Indes,  les  seuls 
moyens  d'arriver  aux  honneurs.  Le  sultan 
ne  connoissoit  aucune  autre  espèce  de  mérite, 
ou  du  moins  ne  doutoit  pas  qu'un  homme 
qui  avoit  de  pareils  talens,  n'eût  à  bien  plus 
forte  raison  tous  ceux  qu'il  faut  pour  être  un 
bon  général,  ou  un  excellent  ministre.  Pour 
prouver  à  quel  point   il  en   étoit  persuadé,  il 


INTRODUCTION 


avoit  élevé  à  la  place  de  premier  visir  un  de 
ces  courtisans  désœuvrés,  de  ceux  qui  ne 
sçachant  à  quoi  employer  leur  lems,  le  pas- 
sent à  ennuyer  les  rois  de  la  leur.  Celui-ci, 
qui  avoit  été  lon,<;-tems  confondu  cans  la 
foule,  se  trouva  heureusement  pour  lui  un 
des  premiers  découpeurs  du  royaume,  lors- 
qu'il plut  à  Schah-Baham  de  révérer  la  décou- 
pure ;  et  sans  être  comme  beaucoup  d'autres, 
obligé  de  faire  des  brigues,  il  ne  dut  qu'à  la 
supériorité"  de  ses  talens  l'honneur  éclatant 
de  découper  auprès  de  son  maître  et  la  pre- 
mière place  de  l'empire. 

Entre  toutes  les  femmes  du  sultan,  on  dis- 
tinguoit  la  sultane-reine,  qui  par  son  esprit, 
faisoit  les  délices  de  ceux  qui,  dans  une  cour 
aussi  frivole,  avoient  encore  le  courage  de 
penser  et  de  s'instruire.  Elle  seule  y  connois- 
soit  et  y  soutenoit  le  mérite,  et  le  sultan  lui- 
même  osoit  rarement  n'être  point  de  son 
avis,  quoiqu'elle  n'approuvât  ni  ses  goûts  ni 
ses  plaisirs  :  il  se  contentoit,  lorsqu'elle  le 
railloit  sur  ses  singes  et  sur  ses  autres  occu- 
pations, de  lui  dire  qu'elle  ttoit  caustique, 
défaut  que  les  sots  ne  manquent  jamais  de 
trouver  aux  gens  d'esprit. 

Un  jour  Schah-Î3aham  étant  avec  toute  sa 
cour  dans  l'appartement    de    ses  femmes,  où 


INTRODUCTION 


il  regardoit  découper  avec  une  attention 
incroyable,  et  ne  pouvant  cependant  vaincre 
l'ennui  qui  l'accabloit  :  Je  ne  m'étonne  point, 
dit-il  en  bâillant,  si  je  m'endors;  nous  ne 
disons  mot.  Oh  !  je  voudrois  de  la  conver- 
sation, moi  ! 

Eh  !  de  quoi  voulez-vous  qu'on  vous  parle, 
demanda  la  sultane  ?  Que  sçais-je,  reprit-il, 
suis-je  fait  pour  deviner  cela  ?  Ne  suffit-il  pas 
que  je  veuille  qu'on  me  parle  de  quelque 
chose,  sans  que  je  sois  encore  obligé  de  dire 
ce  que  je  voudrois  qu'on  me  dît  ?  Sçavez-vous 
bien  que  vous  n'avez  pas,  à  beaucoup  près, 
tant  d'esprit  que  vous  vous  en  croyez  ;  que 
vous  rêvez  plus  que  vous  ne  parlez,  et,  qu'à 
cela  près,  de  quelques  bons  mots,  que  les 
trois  quarts  du  tems  je  n'entends  seulement 
pas,  je  vous  trouve  on  ne  peut  pas  plus 
stérile  ?  Pensez-vous,  par  exemple,  que  si 
la  sultane  Schéhérazade  vivoit  encore,  et 
qu'elle  fût  ici,  elle  ne  nous  fît  pas  d'elle- 
même  et  sans  en  être  priée  par  ma  tante 
Dinarzade,  les  plus  beaux  contes  du  monde  ? 

Mais  vraiment,  à  propos  d'elle,  je  pense 
une  chose!  Quelque  mémoire  qu'elle  eût,  il  est 
impossible  qu'elle  ait  retenu  tous  les  contes 
qu'elle  avoit  appris  ;  que  quelqu'un  ne  sçache 
pas  précisément  ceux   qu'elle  avoit   oubliés  ; 


INTRODUCTION 


qu'on  n'en  ait  pas  fait  depuis  elle,  ou  qu'actu- 
ellement même  on  n'en  fasse  pas.  Cela  n'est 
pas  douteux  :  Sire,  dit  le  visir,  et  je  puis  as- 
surer votre  majesté  que  non-seulement  j'en 
sçais,  mais  que  j'ai  même  le  talent  d'en  faire 
de  si  bizarres,  que  ceux  de  feu  Madame  votre 
grand-mère  n'ont  rien  qui  les  puisse  sur- 
passer, 

Visir,  visir,  dit  le  sultan,  c'est  beaucoup 
dire  !  ma  grand-mère  étoit  une  personne  d'un 
rare  mérite. 

En  effet,  s'écria  la  sultane,  il  en  faut  beau- 
coup pour  faire  des  contes  !  Ne  diroit-on  pas, 
à  vous  entendre,  qu'un  conte  est  le  chef- 
d'œuvre  de  l'esprit  humain  ?  Et  cependant 
quoi  de  plus  absurde  ?  Qu'est-ce  qu'un 
ouvrage  (s'il  est  vrai  toutefois  qu'un  conte 
mérite  de  porter  ce  nom)  qu'est-ce,  dis-je, 
qu'un  ouvrage,  oii  la  vraisemblance  est  tou- 
jours violée,  et  où  les  idées  reçues  sont  per- 
pétuellement renversées  ;  qui  s'appuyant  sur 
un  faux  et  frivole  merveilleux,  n'emploie  des 
extraordinaires,  et  la  toute-puissance  de  la  fée- 
rie ne  bouleverse  l'ordre  de  la  nature  et  celui 
des  élémens  que  pour  créerdes  objets  ridicules, 
singulièrement  imaginés  :  mais  qui  souvent 
n'ont  rien  qui  rachète  l'extravagance  de  leur 
création  .''  Trop  heureux   encore  si  ces  misé- 


INTRODUCTION 


rables  fables  ne  gâtoient  que  l'esprit,  et 
n'alloient  point,  par  des  peintures  trop  vives 
et  qui  blessent  la  pudeur,  porter  jusques 
au  cœur  des  impressions  dangereuses  ? 

Propos  de  Caillette,  dit  gravement  le  sul- 
tan, grands  mots  qui  ne  signifient  rien;  ce 
que  vous  venez  de  dire,  a  d'abord  l'air  d'être 
beau;  il  saisit,  il  faut  l'avouer;  mais  avec  le 
secours  de  la  réflexion ,  il  est  impossible 
que.  .  .  .  Au  fonds,  il  ne  s'agit  ici  que  de  sça- 
voir  si  vous  avez  raison;  et  comme  je  voulois 
vous  le  dire,  et  que  je  viens  de  le  prouver, 
c'est  ce  que  je  ne  crois  pas,  car  ce  n'est  pas 
pour  faire  le  bel  esprit,  assurément;  mais 
puisqu'un  conte  m'a  toujours  amusé,  il  est 
clair  qu'il  faut  qu'un  conte  ne  soit  pas  une 
chose  frivole.  Ce  ne  sera  certainement  pas  à 
moi  qu'on  fera  croire  qu'un  sultan  peut-être 
une  bête  d'ailleurs,  c'est-à-dire  par  parenthè- 
se, il  est  tout  aussi  clair  qu'une  chose  mer- 
veilleuse; j'entends  par-là  une  de  ces  cho- 
ses. .  .  .  que  je  dirois  bien,  si  c'étoit  de  cela 
qu'il  fût  question.  .  .  .  mais  parlons  de  bonne 
foi;  que  nous  importe,  après  tout.''  Je  soutiens, 
moi,  que  j'aime  les  contes,  et  qu'au  surplus 
je  ne  les  trouve  plaisans  que  quand  ils  sont 
ce  qu'on  appelle  entre  gens  sensés,  un  peu 
gaillards.  Cela  y  jette  un  intérêt  d'une  viva- 
cité. ...  si  vive!  au  reste,  j'entends,  je  com- 


10  INTRODUCTION 

prends  bien  :  c'est  comme  si  vous  me  disiez 
que  vous  sçavez  des  contes,  et  que  vous  en 
faites.  Voilà  véritablement  ce  qu'il  me  faut. 
Je  pensois  que  pour  rendre  les  jours  moins 
longs,  il  faudroit  que  chacun  de  nous  racontât 
des  histoires;  quand  je  dis  des  histoires,  je 
m'entends  bien!  Je  veux  des  événemens  sin- 
guliers, des  fées,  des  talismans;  car  ne  vous 
y  trompez  pas,  au  moins,  il  n'y  a  que  cela  de 
vrai.  Eh  bien!  nous  convenons  donc  tous  de 
faire  de  contes?  Mahomet  veuille  m'assister  ! 
mais  je  ne  doute  pas  que  même  sans  son  se- 
cours, je  n'en  fasse  de  meilleurs  que  qui  que 
ce  soit;  et  la  raison  de  cela,  c'est  que  je  sors 
d'une  maison  où  l'on  n'ignore  pas  que  l'on  en 
sçait  faire,  et  sans  vanité  d'assez  bons. 

Au  reste,  comme  je  suis  sans  partialité 
quelconque,  je  déclare  que  l'on  parlera  cha- 
cun à  son  tour;  que  ce  sera  le  sort  qui  déci- 
dera les  places,  et  non  ma  volonté;  que  j'en- 
tends que  tout  le  monde  ait  la  liberté  de  me 
faire  des  contes,  et  chaque  jour  on  parlera 
une  demi-heure,  plus  ou  moins,  selon  qu'il 
me  conviendra. 

En  achevant  ces  paroles,  il  fit  tirer  au  sort 
toute  sa  cour  :  malgré  les  vœux  du  visir,  il 
tomba  sur  un  jeune  courtisan  qui,  après 
en  avoir  reçu  la  permission  du  sultan,  com- 
mença ainsi. 


•£■; -tS  SS  2^^  5Ï  ^  î'ï  ft  ^  j^  îfï  4  ^  S>.  3ft  5è  ^  }ft 'ft"ft"l>  ^  S^  5S  i-S  Jà 


LE     s  O  P  H  A 

CONTE     MORAL 


PREMIERE     PARTIE 


CHAPITRE  L 

Le  moins  ennuyeux  du  livre. 

SIRE;  votre  majesté  n'ignore  pas  que, 
quoique  je  sois  son  sujet,  je  ne  suis  pas 
la  même  loi  qu'elle  et  que  je  ne  reconnois 
pour  dieu  que  Brama. 


12  LE    SOPHA 

Quand  je  le  sçaurois,  dit  le  sultan,  qu'est- 
ce  que  cela  feroit  à  votre  conte?  Au  reste,  ce 
sont  vos  affaires  :  tant  pis  pour  vous  si  vous 
croyez  Brama,  il  vaudroit  mieux  cent  fois 
que  vous  fussiez  mahométan.  Je  vous  le  dis 
en  ami,  n'allez  pas  croire  au  moins  que  ce 
soit  pour  faire  le  docteur?  car,  au  fonds,  cela 
ne  m'importe  guère.  Après. 

Nous  autres  sectateurs  de  Brama,  nous 
croyons  la  métempsycose,  continua  Aman- 
zéi,  (c'est  le  nom  du  conteur)  c'est-à-dire, 
pour  ne  point  embarrasser  mal  à-propos  votre 
majesté,  que  nous  croyons  qu'au  sortir  d'un 
corps  notre  âme  passe  dans  un  autre,  et  ainsi 
successivement,  tant  qu'il  plaît  à  Brama,  ou 
que  notre  âme  soit  devenue  assez  pure  pour 
être  mise  au  nombre  de  celles  qu'enfin  il  juge 
dignes  d'être  éternellement  heureuses. 

Quoique  le  dogme  de  la  métempsycose 
soit  parmi  nous  généralement  établi,  nous 
n'avons  pas  tous  les  mêmes  raisons  pour  le 
croire  certain,  puisqu'il  y  a  fort  peu  de  gens 
à  qui  il  soit  accordé  de  se  souvenir  des  diffé- 
rentes transmigrations  de  leur  âme.  Il  arrive 
ordinairement  qu'au  sortir  du  corps  où  une 
âme  étoit  emprisonnée,  elle  entre  dans  un 
autre,  sans  conserver  aucune  idée,  soit  des 
connoissances  qu'elle  avoit  acquises,  soit  des 
choses  auxquelles  elle  a  eu  part. 


CONTE    MORAL  13 


Ainsi,  nos  fautes  sont  perpétuellement 
perdues  pour  nous,  et  nous  recommençons 
une  nouvelle  carrière  avec  une  âme  aussi 
neuve  et  aussi  susceptible  d'erreurs  et  de 
vices,  que  lorsque  Brama  la  tira,  pour  la 
première  fois,  de  cet  immense  tourbillon  de 
feu  dont,  en  attendant  sa  destination,  elle  fait 
partie. 

Beaucoup  d'entre  nous  se  plaignent  de 
cette  disposition  de  Brama,  et  je  doute  qu'ils 
aient  raison.  Nos  âmes  destinées  pendant 
une  longue  suite  de  siècles,  à  passer  de  corps 
en  corps,  seroient  presque  toujours  malheu- 
reuses, si  elles  se  souvenoient  de  ce  qu'elles 
ont  été.  Telle,  par  exemple,  qui  après  avoir 
animé  le  corps  d'un  roi,  se  trouve  dans  celui 
d'un  reptile,  ou  dans  le  corps  d'un  de  ces 
mortels  obscurs  que  la  grandeur  de  leur 
misère  rend  plus  à  plaindre  encore,  que  les 
animaux  les  plus  vils  ne  soutiendroient  pas, 
sans  désespoir,  sa  nouvelle  condition. 

J'avoue  qu'un  homme  qui  se  voit  dans  le 
sein  des  richesses,  ou  élevé  au  rang  suprême, 
s'il  se  souvenoit  de  n'avoir  été  qu'un  insecte, 
pourroit  abuser  moins  de  l'état  heureux  ou 
brillant,  où  la  bonté  de  Brama  l'a  mis.  A 
considérer  cependant  l'orgueil,  la  dureté, 
l'insolence  de  ces  gens  nés  dans  la  bassesse, 


14  LE    SOPHA 

et  élevés  par  la  fortune,  on  peut  croire,  à  la 
promptitude  avec  laquelle  ils  perdent  le  sou- 
venir de  leur  premier  état,  que  d'un  corps  à 
un  autre  leur  humiliation  se  déroberoit  plus 
rapidement  encore  n  leurs  3-eux,  etn'influeroit 
en  rien  sur  leur  conduite. 

L'âme  d'ailleurs  se  trouveroit  nécessaire- 
ment surchargée  d'un  grand  nombre  d'idées 
qui  lui  resteroient  de  ces  vies  précédentes; 
et  plus  affectée  peut-être  de  ce  qu'elle  auroit 
été,  que  de  ce  qu'elle  seroit,  négligeroit  les 
devoirs  que  le  corps  qu'elle  occupe  lui  pres- 
crit, et  troubleroit  enfin  l'ordre  de  l'univers, 
au  lieu  d'y  contribuer. 

Mon  cher  am,i,  dit  alors  le  sultan,  Mahomet 
me  pardonne,  si  ce  n'est  pas  de  la  morale 
que  ce  que  vous  vene2  de  me  dire.  Sire, 
répondit  Amanzéi,  ce  sont  des  réflexions 
préliminaires  qui,  je  crois,  ne  sont  pas  inu- 
tiles. Fort  inutiles,  c'est  moi  qui  le  dis, 
répliqua  Schah-Baham.  C'est  que  tel  que  vous 
me  voyez^  je  n'aime  pas  la  morale,  et  que 
vous  m'obligerez  beaucoup  de  la  laisser  là. 

J'exécuterai  vos  ordres,  répondit  Amanzéi  ; 
il  me  reste  cependant  à  dire  à  votre  majesté, 
que  Drama  permet  quelquefois  que  nous  nous 
souvenions  de  ce  que  nous  avons  été,  sur-tout 
quand  il  nous  a  infligé  quelque  peine   singu- 


CONTE    MORAL 


lière;  et  ce  qui  le  prouve,  c'est  que  je  me 
souviens  parfaitement  d'avoir  été  Sopha. 

Un  Sopha!  s'écria  le  sultan,  allons;  cela 
ne  se  peut  pas.  Me  prenez-vous  pour  un 
autruche,  de  me  faire  de  ces  contes-là?  J'ai 
envie  de  vous  faire  un  peu  brûler,  pour  vous 
apprendre  à  me  dire,  et  affirmativement,  de 
pareilles  balivernes. 

Votre  clémente  majesté  a  de  l'humeur 
aujourd'hui,  dit  la  sultane  :  il  est  dans  son 
auguste  caractère  de  ne  douter  de  rien,  et  elle 
ne  veut  pas  croire  qu'un  homme  ait  pu  être 
Sopha.  Cela  n'est  pas  relatif  à  ses  idées 
ordinaires. 

Croyez-vous,  répliqua  le  sultan,  terrassé 
par  l'objection?  Il  me  semble  pourtant  que  je 
n'ai  pas  tort.  Ce  n'est  pas  cependant  que  je 
ne  pusse...  Mais,  parbleu,  j'ai  raison.  Je  ne 
sçaurois  en  conscience  croire  ce  que  dit 
Amanzéi  :  est-ce  donc  pour  rien  que  je  suis 
musulman? 

A  merveille,  répondit  la  sultane  :  hé  bien  ! 
écoutez  Amanzéi,  et  ne  le  croyez  pas.  Ah  ! 
oui,  reprit  le  sultan,  ce  ne  sera  point  parce 
que  la  chose  est  incroyable,  qu'il  faudra  que 
je  ne  la  croie  pas,  mais  parce  que,  fût-elle 
vraie,  je  ne  dois  pas  la  croire.  Je  comprends 
bien,  cela  fait  une  différence.  Vous  avez  donc 


l6  LE    SOPHA 

été  Sopha,  mon  enfant?  Cela  fait  une  terrible 
aventure!  Hé,  dites-moi,  étiez- vous  brodé? 

Oui,  sire,  répondit  Amanzéi,  le  premier 
Sopha  dans  lequel  mon  âme  entra,  étoit 
couleur  de  rose,  bordé  d'argent.  Tant  mieux, 
dit  le  sultan,  vous  deviez  être  un  assez  beau 
meuble.  Enfin,  pourquoi  votre  Brama  vous 
fit-il  Sopha  plutôt  qu'autre  chose?  quel  étoit 
le  fin  de  cette  plaisanterie?  Sopha!  Cela  me 
passe. 

C'étoit,  répondit  Amanzéi,  pour  punir  mon 
âme  de  ses  déréglemens.  Dans  quelque  corps 
qu'il  l'eût  mise,  il  n'avoit  pas  eu  lieu  d'en  être 
content;  et  sans  doute  il  crut  m'humilier  plus 
en  me  faisant  Sopha,  qu'en  me  faisant  reptile. 

Je  me  souviens  qu'au  sortir  du  corps  d'une 
femme,  mon  âme  entra  dans  celui  d'un  jeune 
homme.  Comme  il  étoit  minaudier,  coquet, 
tracassier,  médisant,  grand  connoisseur  en 
bagatelles,  uniquement  occupé  de  ses  habits, 
de  sa  toilette,  et  de  mille  autres  petits  riens, 
à  peine  s'apperçut-elle  qu'elle  eût  changé  de 
demeure. 

Je  voudrois  bien,  interrompit  Schah- 
Baham,  sçavoir  un  peu  ce  que  vous  faisiez 
pendant  que  vous  étiez  femme;  cela  doit  faire 
un  détail  fort  curieux.  J'ai  toujours  cru  que 
les  femmes   avoient  de  singulières  idées.  Je 


CONTE    MORAL  17 


ne  sçais  si  je  me  fais  bien  entendre,  mais  je 
veux  dire  qu'on  a  de  la  peine  à  deviner  ce 
qu'elles  pensent. 

Peut-être,  répondit  Amanzéi,  serions-nous 
plus  éclairés  là-dessus,  si  nous  leur  croyions 
moins  de  finesse.  Il  me  semble  que  lorsque 
j'étois  femme,  je  me  moquois  beaucoup  de 
ceux  qui  m'attribuoient  des  idées  réfléchies, 
pendant  que  le  moment  seul  me  les  faisoit 
naître,  qui  cherchoient  des  raisons  où  je 
n'avois  pris  de  loix  que  du  caprice,  et  qui 
pour  vouloir  trop  m'approfondir,  ne  me 
pénétroicnt  jamais.  J'étois  vraie,  dans  le  tems 
que  je  passois  pour  fausse  :  on  me  croyoit 
coquette,  dans  l'instant  que  j'étois  tendre; 
j'élois  sensible,  l'on  imaginoit  que  j'étois 
indifférente.  On  me  donnoit  presque  toujours 
un  caractère  qui  n'étoit  pas  le  mien,  ou  qui 
venoit  de  cesser  de  l'être.  Les  gens  intéressés 
à  me  connoître  le  plus,  avec  qui  jedissimulois 
l,e  moins,  à  qui  même,  emportée  par  mon 
indiscrétion  naturelle,  ou  par  la  violence  de 
mes  mouvemens,  je  découvrois  les  secrets  les 
plus  cachés  de  ma  vie,  ou  les  sentimens  les 
plus  vrais  de  mon  cœur,  n'étoient  pas  ceux 
qui  me  croyoient  le  plus,  ou  qui  me  saisis- 
soient  le  mieux;  ils  ne  vouloient  juger  de  moi 
que  suivant  le  plan  qu'ils  s'en  étoient  fait,  s'y 

2 


LE    SOPHA 


trompoient  sans  cesse,  et  croyoient  m'avoir 
bien  connue,  quand  ils  m'avoient  définie  à 
leur  gré. 

Oh!  je  le  sçavois,  dit  le  sultan,  on  ne  con- 
noît  jamais  bien  les  femmes,  et  comme  vous 
dites,  il  y  a  longtems,  pour  moi,  que  j'y  ai 
renoncé,  mais  laissons  là  cette  matière,  elle 
aiguise  trop  l'esprit,  et  elle  est  cause  que 
vous  m'avez  fait  un  grand  préambule  dont  je 
n'avois  que  faire,  et  que  vous  n'avez  pas 
répondu  à  ce  que  je  vous  demandois.  Il  me 
semble  que  je  voulois  sçavoir  ce  que  vous 
faisiez  pendant  que  vous  étiez  femme. 

Il  ne  m'est  resté  de  ce  que  je  faisois  alors, 
qu'une  idée  fort  imparfaite,  répondit  Aman- 
zéi.  Ce  dont  je  me  souviens  le  plus,  c'est  que 
j'étois  galante  dans  ma  jeunesse,  que  je  ne 
sçavois  ni  haïr  ni  aimer;  que  née  sans  carac- 
tère, j'étois  tour  à  tour  ce  qu'on  vouloit  que 
je  fusse,  ou  ce  que  mes  intérêts  et  mes 
plaisirs  meforçoient  d'être;  qu'après  une  vie 
fort  dérangée,  je  finis  par  me  faire  hypocrite, 
et  qu'enfin  je  mourus  en  m'occupant,  malgré 
mon  air  prude,  de  ce  qui,  dans  le  cours  de 
ma  vie,  m'avoit  amusé  le  plus. 

Ce  fut  apparemment  du  goût  que  j'avois  eu 
pour  les  Sopha  que  Brama  prit  l'idée  d'enfer- 
mer   mon    âme  dans    un   meuble    de    cette 


CONTE    MORAL  ig 


espèce.  Il  voulut  qu'elle  conservât  dans  cette 
prison  toutes  ses  facultés,  moins  sans  doute 
pour  adoucir  l'horreur  de  mon  sort  que  pour 
me  la  faire  mieux  sentir.  Il  ajouta  que  mon, 
âme  ne  commenceroit  une  nouvelle  carrière 
que  quand  deux  personnes  se  donneroient 
mutuellement  et  sur  moi  leurs  prémices. 

"Voilà,  s'écria  le  sultan,  bien  du  galima- 
thias,  pour  dire  que...  N'allez-vous  pas  avoir 
la  bonté  de  nous  expliquer  cela.''  demanda  la 
sultane.  Pourquoi  pas.''  reprit-il,  j'aime  assez 
les  choses  claires.  Cependant  si  vous  n'êtes 
pas  de  mon  avis,  je  consens  qu'Amanzéi  soit 
aussi  obscur  qu'il  le  voudra.  Grâces  au  pro- 
phète! il  ne  le  sera  jamais  pour  moi. 

Il  me  restoit  assez  d'idées,  et  de  ce  que 
j'avois  fait,  et  de  ce  que  j'avois  vu,  continua 
Amanzéi,  pour  sentir  que  la  condition  à 
laquelle  Brama  vouloit  bien  m'accorder  une 
nouvelle  vie,  me  retenoit  pour  long-tems 
dans  le  meuble  qu'il  m'avoit  choisi  pour 
prison;  mais  la  permission  qu'il  me  donna  de 
me  transporter  quand  je  le  voudrois  de  Sopha 
en  Sopha,  calma  un  peu  ma  douleur.  Cette 
liberté  mettoit  dans  ma  vie  une  variété  qui 
devoit  me  la  rendre  moins  ennuyeuse;  d'ail- 
leurs, mon  âme  étoit  aussi  sensible  aux  ridi- 
cules  d'autrui    que    lorsqu'elle   animoit   une 


20  LE    SOPHA 

femme,  et  le  plaisir  d'être  à  portée  d'entrer 
dans  les  lieux  les  plus  secrets,  et  d'être  entier 
dans  les  choses  que  l'on  croiroit  les  plus 
cachées,  la  dédommagea  de  son  supplice. 

Après  que  Brama  m'eut  prononcé  mon 
arrêt,  il  transporta  lui-même  mon  âme  dans 
un  Sopha  que  l'ouvrier  alloit  livrer  à  une 
femme  de  qualité,  qui  passoiL  pour  être 
extrêmement  sage  :  mais  s'il  est  vrai  qu'il  y 
ait  peu  de  héros  pour  les  gens  qui  les  voient 
de  près,  je  puis  dire  aussi  qu'il  y  a  pour  leur 
sopha  bien  peu  de  femmes  vertueuses. 


CHAPITRE  II. 

Qui  ne  plaira  pas  à  tout  le  monde. 

UN  sopha  ne  fut  jamais  un  meuble  d'an- 
tichambre, et  l'on  me  plaça  chez  la 
dame  à  qui  j'allois  appartenir,  dans  un 
cabinet  séparé  du  reste  de  son  palais,  et  où, 
disoit-elle,  elle  n'alloit  souvent  que  pour  mé- 
diter sur  ses  devoirs  et  se  livrer  à  Brama  avec 
moins  de  distraction.  Quand  j'entrai  dans  ce 


CONTE    MORAL 


cabinet,  j'eus  peine  à  croire  à  la  façon  dont  il 
étoit  orné,  qu'il  ne  servît  jamais  qu'à  d'aussi 
sérieux  exercices.  Ce  n'étoit  pas  qu'il  fut 
somptueux,  et  que  rien  y  parut  trop  recher- 
ché; tout  y  sembloit  au  premier  coup-d'œil, 
plus  noble  que  galant,  mais  à  le  considérer 
avec  réflexion,  on  y  trou  voit  un  luxe  hypo- 
crite, des  meubles  d'une  certaine  commodité, 
de  ces  choses  enfin  que  l'austérité  n'invente 
pas,  et  dont  elle  n'est  pas  accoutumée  à  se 
servir.  Il  me  sembla  que  j'étois  moi-même 
d'une  couleur  bien  gaie  pour  une  femme  qui 
affichoit  tant  d'éloignement  pour  la  coquet- 
terie. 

Peu  de  temps  après  que  je  fus  dans  le  cabi- 
net, ma  maîtresse  entra,  elle  me  regarda  avec 
indifférence,  parut  contente,  mais  sans  me 
louer  trop,  et  d'un  air  froid  et  distrait,  elle 
renvoya  l'ouvrier.  Aussitôt  qu'elle  se  vit 
seule,  cette  physionomie  sombre  et  sévère 
s'ouvrit  ;  je  vis  un  autre  maintien  et  d'autres 
yeux,  elle  m'essaya  avec  un  soin  qui  m'an- 
nonçoit  qu'elle  ne  comptoit  pas  faire  de  moi 
un  meuble  de  simple  parade.  Cet  essai  volup- 
tueux, et  l'air  tendre  et  gai  qu'elle  avoit  pris 
d'abord  qu'elle  s'étoit  vue  sans  témoins,  ne 
m'ôtoient  rien  de  la  haute  idée  qu'on  avoit 
d'elle  dans  Agra. 


22  LE    SOPHA 

Je  sçavois  que  ces  âmes  que  l'on  croit  si 
parfaites,  ont  toujours  un  vice  favori,  souvent 
combattu,  mais  presque  toujours  triomphant, 
qu'elles  paroissent  sacrifier  des  plaisirs, 
qu'elles  n'en  goûtent  quelquefois  qu'avec  plus 
de  sensualité,  et  qu'enfin,  elles  font  souvent 
consister  la  vertu,  moins  dans  la  privation 
que  dans  le  repentir.  Je  conclus  de  cela,  que 
Fatmé  étoit  paresseuse,  et  je  me  serois  alors 
reproché  de  porter  mes  idées  plus  loin. 

La  première  chose  qu'elle  fit  après  celle 
dont  je  viens  de  parler,  fut  d'ouvrir  une  ar- 
moire fort  secrètement  pratiquée  dans  le 
mur,  et  cachée  avec  art  à  tous  les  yeux,  elle 
en  tira  un  livre.  De  cette  armoire  elle  passa 
à  une  autre,  où  beaucoup  de  volumes  étoient 
fastueusement  étalés;  elle  y  prit  aussi  un 
livre  qu'elle  jetta  sur  moi  avec  un  air  de  dé- 
dain et  d'ennui,  et  revint  avec  celui  qu'elle 
avoit  choisi  d'abord,  se  plonger  dans  toute  la 
mollesse  des  coussins  dont  j'étois  couvert. 

Dites-nous  un  peu,  Amanzéi,  interrompit 
le  sultan,  étoit-elle  jolie,  votre  femme  rai- 
sonnable? 

Oui,  Sire,  répondit  Amanzéi,  elle  étoit 
belle,  plus  qu'elle  ne  le  paroissoit.  On  sentoit 
même  qu'avec  moins  de  modestie,  ces  airs 
évaporés  qui   inspirent  le  mépris  à  la   vérité, 


CONTE    MORAL  23 


mais  qui  excitent  les  désirs,  elle  auroit  pu  ne 
céder  à  personne.  Ses  traits  étoient  beaux, 
mais  sans  jeu,  sans  vivacité,  et  n'exprimant 
que  cet  air  vain  et  dédaigneux,  sans  lequel 
les  femmes  de  ce  genre  croiroient  n'avoir  pas 
une  physionomie  vertueuse  Tout  en  elle 
annonçoit  d'abord  l'abandonnement  et  le  mé- 
pris de  soi-même.  Quoiqu'elle  fût  bien  faite, 
elle  se  tenoit  mal,  et  si  elle  marchoit  noble- 
ment^ c'est  parce  qu'une  démarche  lente  et 
posée  convient  à  des  personnes  occupées  des 
objets  les  plus  sérieux.  La  haine  qu'elle  témoi- 
gnoit  pour  la  parure  n'alloit  pas  jusques  à 
cette  négligence,  qui  rend  presque  toujours 
les  vertueuses  dégoûtantes:  ses  habits  étoient 
simples,  de  couleurs  obscures;  mais  dans 
leur  modestie  on  trouvoit  de  la  noblesse  et  du 
choix  :  elle  avoit  même  soin  qu'ils  ne  pussent 
rien  dérober  de  l'élégance  de  sa  taille,  et  sous 
l'attirail  de  l'austérité  il  étoit  aisé  de  remar- 
quer qu'elle  aimoit  la  propreté  la  plus  recher- 
chée et  la  plus  sensuelle. 

Le  livre  qu'elle  avoit  pris  le  dernier,  ne  me 
parut  pas  être  celui  qui  l'intéressoit  le  plus. 
C'étoit  pourtant  un  gros  recueil  de  réflexions, 
composées  par  un  bramine.  Soit  qu'elle  crut 
avoir  assez  de  celles  qu'elle  faisoit  elle-même, 
ou  que  celles-là   ne    portassent    pas  sur  des 


24  LE    SOPHA 

objets  qui  lui  plussent,  elle  ne  daigna  pas 
en  lire  deux,  et  quitta  bientôt  ce  livre  pour 
prendre  celui  qu'elle  avoit  tiré  de  l'armoire 
secrète,  et  qui  étoit  un  roman  dont  les  situa- 
tions étoient  tendres  et  les  images  vives. 
Cette  lecture  me  paroissoit  si  peu  devoir  être 
celle  de  Fatmé,  que  je  ne  pouvois  revenir  de 
ma  surprise.  Sans  doute,  dis-je  en  moi-même, 
elle  veut  s'éprouver,  et  sçavoir  jusques  à  quel 
point  son  âme  est  affermie  contre  toutes  les 
idées  qui  peuvent  porter  le  trouble  dan^-  celles 
des  autres. 

Sans  deviner  alors  le  motif  qui  la  faisoit 
agir  d'une  façon  si  contraire  aux  principes 
que  je  lui  croyois,  je  ne  lui  en  supposai 
qu'un  bon.  Il  me  parut  cependant  que 
ce  livre  l'animoit,  ses  yeux  devinrent  plus 
vifs,  elle  le  quitta,  moins  pour  perdre 
les  idées  qu'il  lui  donnoit  que  pour  s'y 
abandonner  avec  plus  de  volupté.  Revenue 
enfin  de  la  rêverie  dans  laquelle  il  l'avoit  plon- 
gée, elle  alloit  le  reprendre,  lorsqu'elle  enten- 
dit un  bruit  qui  le  lui  fit  cacher.  Elle  s'arma 
à  tout  événement  de  l'ouvrage  du  bramine  ; 
sans  doute  elle  le  croyoit  meilleur  à  montrer 
qu'à  lire. 

Un  homme  entra,  mais  d'un  air  si  respec- 
tueux, que  malgré   la  noblesse  de  sa  physio- 


CONTE   MORAL  25 


nomie  et  la  richesse  de  ses  vêtemens,  je  le 
pris  d'abord  pour  un  des  esclaves  de  Fatmé. 
Elle  le  reçut  avec  tant  d'aigreur,  lui  parla  si 
durement,  parut  si  choquée  de  sa  présence, 
si  ennuyée  de  ses  discours,  que  je  commen- 
çai àcroire  que  cet  homme  si  maltraité,  ne 
pouvoit  être  que  son  mari.  Je  ne  me  trompois 
pas.  Elle  rejetta  longtemps  et  avec  aigreur, 
les  instantes  prières  qu'il  lui  fit  de  le  laisser 
auprès  d'elle,  et  n'y  consentit  enfin  que  pour 
l'accabler  de  l'importun  détail  des  fautes 
qu'elle  prétendoit  qu'il  commettoitsans  cesse. 
Ce  mari,  le  plus  malheureux  de  tous  les  époux 
d'Agra,  reçut  cette  impatiente  correction  avec 
une  douceur  dont  je  m'indignois  pour  lui. 
L'opinion  qu'il  avoit  de  la  vertu  de  Fatmé, 
n'étoit  pas  la  seule  chose  qui  le  rendît  si  do- 
cile ;  Fatmé  étoit  belle,  et  quoiqu'elle  parût 
se  soucier  peu  d'inspirer  des  désirs,  elle  en 
inspiroit  pourtant.  Quelque  peu  aimable 
qu'elle  voulut  paroître  aux  yeux  de  son  mari, 
elle  éveilla  sa  tendresse.  L'amant  le  plus 
timide,  et  qui  parleroit  d'amour  pour  la  pre- 
mière fois  à  la  femme  du  monde  qu'il  crain- 
droit  le  plus,  seroit  mille  fois  moins  embar- 
rassé que  ce  mari  ne  le  fut  pour  dire  à  sa 
femme  l'impression  qu'elle  faisoit  sur  lui.  Il 
la  pressa  tendrement  et  respectueusement  de 


26  LE    SOPHA 

répondre  à  son  ardeur,  elle  s'en  défendit  long- 
tems  de  mauvaise  grâce,  et  céda  enfin  comme 
elle  s'étoit  défendue. 

Avec  quelque  opinâtreté  qu'elle  lui  refusât 
tout  ce  qu'il  auroit  pu  lui  faire  penser  qu'elle 
n'avoit  pas,  pour  ce  qu'il  exigeoit  d'elle,  la 
plus  forte  répugnance,  je  crus  m'appercevoir 
qu'elle  étoit  moins  insensible  qu'elle  ne  vou- 
loit  paroître.  Ses  yeux  s'animèrent,  elle  prit 
un  air  plus  attentif,  elle  soupira,  et  quoi- 
qu'avec  nonchalance,  elle  devint  moins  oi- 
sive. Ce  n'étoit  cependant  pas  son  mari  qu'elle 
aimoit.  Je  ne  sçais  quelles  étoient  alors  les 
idées  de  Fatmé,  mais,  soit  que  la  reconnois- 
sance  la  rendît  plus  douce,  soit  qu'elle  voulût 
engager  son  mari  à  de  nouvelles  attentions, 
des  propos  asse^  tendres,  quoique  graves  et 
mesurés,  succédèrent  à  ce  ton  dur  et  gron- 
deur dont  elle  s'étoit  armée  en  le  voyant.  Il 
est  apparent  qu'il  n'en  découvrit  pas  le  motif, 
ou  qu'il  n'en  étoit  pas  touché,  et  qu'il  ne 
l'est  pas  moins  que  sa  froideur,  ou  sa  distrac- 
tion déplurent  à  Fatmé.  Insensiblement  elle 
engagea  une  querelle,  elle  vit  dans  un  instant 
à  son  mari  les  vices  les  plus  odieux.  Quelles 
horribles  mœurs  n'avoit-il  pas!  Quelle  dé- 
bauche! Quelle  dissipation!  Quelle  vie!  Elle 
l'accabla  enfin  de  tant  d'injures   que,    malgré 


CONTE    MORAL 


toute  sa  patience,  il  fut  obligé  de  la  quitter. 
Fatmé  se  fâcha  de  son  départ,  le  trouble  de 
ses  yeux,  moins  obscur  pour  moi  qu'il  ne 
l'avoit  été  pour  ce  mari,  m'apprit  que  ce  n'é- 
toit  point  par  son  absence  qu'elle  auroit  voulu 
être  calmée,  avant  même  que  quelques  mots 
assez  singuliers  qu'elle  prononça,  quand  elle 
se  vit  seule,  m'eussent  absolument  mis  au 
fait  de  ce  qu'elle  pensoit  là-dessus. 

Que  cette  femme,  l'exemple  et  la  terreur 
de  toutes  celles  d'Agra,  qu'elles  haissoient 
toutes,  et  que  toutes  vouloient  cependant 
imiter,  devant  qui  la  moins  contrainte  sur  ses 
passions,  se  croyoit  obligée  au  moins  d'être 
hypocrite,  que  cette  femme  auroit  rassuré  des 
gens,  s'ils  avoient  pu,  comme  moi,  la  voir 
dans  la  solitude  et  la  liberté  du  cabinet. 

Oui-dà,  dit  le  sultan,  est-ce  que  c'étoit  une 

femme,  qui  dans  le  fond comme    il   y 

en  a  qui  font  semblant C'est   que   cela 

arrive,  au  moins?  Il  ne  faut  pas  du  tout  croire 
que  ce  soit  une  chose  si  peu  ordinaire  que 
celle  que  je  veux  dire.  Vous  m'entendez  bien, 
je  pense? 

A  la  façon  dont  sa  majesté  s'explique, 
reprit  Amanzéi,  il  n'est  pas  bien  difficile  de 
deviner  ce  qu'elle  désire,  et  sans  vouloir  me 
vanter  de  trop  de  finesse,  j'ose  croire  que  jq 
l'ai  pénétrée. 


28  LE    SOPHA 

Oui,  dit  le  sultan,  en  riant,  eh  bien,  voj'ons 
un  peu,  qu'est-ce  que  je  pensois? 

Que  Fatmé  n'étoit  rien  moins  que  ce  qu'elle 
vouloit  paroître,  répondit  Amanzéi.  C'est 
cela,  ou  je  meure,  interrompit  le  sultan,  con- 
tinuez, vous  avez  réellement  bien  de  l'esprit. 

Fatmé,  en  apparence,  fuyoit  les  plaisirs, 
continua  Amanzéi,  et  ce  n"étoit  que  pour  s'y 
livrer  avec  plus  de  sûreté.  Elle  n'étoit  pas  du 
nombre  de  ces  femmes  imprudentes,  qui  ayant 
donné  leur  jeunesse  à  l'éclat,  à  la  dissipation, 
aux  jeunes  gens  que  le  caprice  met  à  la  mode, 
quittent  dans  un  âge  plus  avancé  le  fard  et  la 
parure,  et  après  avoir  été  long-temps  la  honte 
et  le  mépris  de  leur  siècle,  veulent  en  devenir 
l'exemple  et  l'ornement;  plus  méprisables  en 
affectant  des  vertus  qu'elles  n'ont  pas,  qu'elles 
ne  l'étoient  par  l'audace  avec  laquelle  elles 
affichoient  leurs  vices.  Non,  Fatmé  avoit  été 
plus  prudente.  Assez  heureuse  pour  être  née 
avec  cette  fausseté  qu'inspirent  aux  femmes 
la  nécessité  de  se  déguiser  et  le  désir  de  se 
faire  estimer,  (désir  qui  n'est  pas  toujours  le 
premier  qu'elles  conçoivent)  elle  avoit  senti 
de  bonne  heure  qu'il  est  impossible  de  se 
dérober  aux  plaisirs,  sans  vivre  dans  les  plus 
cruels  ennuis,  et  qu'une  femme  ne  peut  ce- 
pendant s'y  livrer  ouvertement,  sans  s'exposer 


CONTE    MORAL  29 


à  une  honte  et  à  des  dangers  qui  les  rendent 
toujours  amers.  Dévouée  à  1  imposture  dès 
sa  plus  tendre  jeunesse,  elle  avoit  moins 
songé  à  corriger  les  penchans  vicieux  de  son 
coeur  qu'à  les  voiler  sous  Tapparence  de  la 
plus  austère  vertu.  Son  âme,  naturellement... 
Dirai-je  voluptueuse  !  Non,  ce  n'étoit  pas  le 
caractère  de  Fatmé  :  son  âme  étoit  portée 
aux  plaisirs  :  peu  délicate,  mais  sensuelle, 
elle  se  livroit  au  vice,  et  ne  connoissoit  point 
l'amour.  Elle  n'avoit  pas  encore  20  ans,  il  y 
en  avoit  cinq  qu'elle  étoit  mariée,  et  plus  de 
huit  qu'elle  avoit  prévenu  le  mariage.  Ce  qui 
séduit  ordinairement  les  femmes,  ne  prenoit 
rien  sur  elle  ;  une  figure  aimable,  beaucoup 
d'esprit,  lui  inspiroient  peut-être  des  désirs  ; 
mais  elle  n'y  cédoit  pas.  Les  objets  de  ses 
passions  étoient  choisis  parmi  des  gens  non 
suspects  engagés  par  leur  genre  de  vie  à  taire 
leurs  plaisirs,  ou  entre  ceux  que  la  bassesse 
de  leur  état  dérobe  aux  soupçons  du  public, 
que  la  libéralité  séduit,  que  la  crainte  retient 
dans  le  silence,  et  qui  dévoués  en  apparence 
aux  plus  vils  emplois,  quelquefois  n'en  pa- 
roissent  pas  moins  propres  aux  plus  doux 
mystères  de  l'amour.  Fatmé,  au  reste,  mé- 
chante, colère,  orgueilleuse,  s'abandonnoit 
sans  danger  à  son  caractère,  il  n'y  avoit  mé- 


30  LE    SOPHA 

me  pas  un  défaut  qu'elle  n'eût  fait  servir  avec 
succès  à  sa  réputation.  Haute,  impérieuse, 
dure,  cruelle,  sans  égards,  sans  foi,  sans 
amitié,  le  zèle  pour  Brama,  le  chagrin  que 
lui  causoient  le  dérèglement  des  autres,  le  dé- 
sir de  les  ramener  à  eux-mêmes,  couvroient 
et  honoroient  ses  vices.  C'étoit  toujours  à  si 
bonne  fin  qu'elle  nuisoit!  Elle  étoit  si  sainte- 
ment vindicative!  Son  âme  étoit  si  pure! 
Quel  moyen  de  soupçonner  un  cœur  si  droit, 
si  sincère,  d'être  conduit  dans  ses  haines  par 
quelque  motif  que  lui  pût  être  personnel? 


CHAPITRE  III. 

Qui  contient  des  faits  peu  vraisemblables. 

APRES  le  départ  de  son  mari,  Fatmé 
alloit  reprendre  sa  lecture,  lorsqu'un 
vieux  bramine,  suivi  de  deux  vieilles 
femmes,  dont  il  se  disoit  consolateur,  et  dont 
il  étoit  le  tyran,  entra.  Fatmé  se  leva,  et  les 
reçut  d'un  air  si  modeste,  si  recueilli,  qu'il 
étoit  impossible  de  n'y  pas  être    trompé.    Il 


CONTE  MORAL    .  31 


fallut  même  que  le  vieux  bramine  l'empêchât 
de  vse  prosterner  devant  lui,  mais  ce  fut  d'un 
air  d'orgueil  qui  me  peignit  si  bien  le  cas 
qu'il  faisoitde  lui-même;  il  paroissoit  si  con- 
tent de  ce  qu'elle  faisoit  pour  lui,  si  persuadé 
même  qu'il  méritoit  encore  plus,  qu'il  me  fut 
impossible  de  ne  pas  rire  en  moi-même  de  la 
sotte  vanité  de  ce  ridicule  personnage. 

Il  étoit  bien  difficile  qu'entre  des  personnes 
d'un  si  rare  mérite,  la  conversation  ne  fût  pas 
aux  dépens  d'autrui.  Ce  n'est  point  que  les 
gens  qui  vivent  dans  la  dissipation,  ne  médi- 
sent souvent;  mais  plus  occupés  des  ridicules 
que  des  vices,  la  médisance  n'est  pour  eux 
qu'un  amusement,  et  ils  ne  sont  point  asse^ 
parfaits  pour  s'en  faire  un  devoir.  Ils  nuisent 
quelquefois,  mais  Jils  n'ont  pas  toujours  l'in- 
tention de  nuire,  ou  du  moins  leur  légèreté 
et  le  goût  des  plaisirs  ne  leur  permettent,  ni 
de  la  conserver  long-tems,  ni  de  songer  à  la 
mettre  à  profit.  Cette  façon  aigre  et  pesante 
de  parler  mal  des  autres,  et  qu'on  trouve  si 
nécessaire  pour  les  corriger,  qui  sans  cette 
vue  même,  paroîtroit  si    condamnable,   leur 

est  inconnue;    ils Aurez-vous    bientôt 

fait,  interrompit  le  sultan  en  colère?  Nevoilà- 
t-il  pas  vos  chiennes  de  réflexions  qui  revien- 
nent encore  sur  le  tapis?  Mais,  Sire,  répondit 


32  LE    SOPHA 

Amanzéi,  il  y  a  des  occasions  où  elles  sont 
indispensables.  Et  moi,  je  prétends,  répliqua 
le  sultan,  que  cela  n'est  pas  vrai  ;  et  quand 
cela  seroit.  .  .  .  En  un  mot,  puisque  c'est  à 
moi  qu'on  fait  des  contes,  j'entends  qu'on  les 
fasse  à  ma  fantaisie.  Divertissez-moi  ,  et 
trêve,  s'il  vous  plaît,  de  toutes  ces  morales 
qui  ne  finissent  point,  et  me  donnent  la  mi- 
graine. Vous  aimez  à  faire  le  beau  parleur, 
mais  parbleu,  j'y  mettrai  bon  ordre,  et  je  jure, 
foi  de  sultan,  que  je  tuerai  le  premier  qui 
osera  me  faire  une  reflexion.  Nous  verrons  à 
présent  comment  vous  vous  en  tirerez. 

En  me  préservant  des  réflexions,  répondit 
Amanzéi,  puisqu'elles  n'ont  pas  le  bonheur  de 
plaire  à  votre  majesté.  Fort  bien  cela,  dit  le 
sultan  ;  allez. 

Jamais  on  n'est  sensible  au  plaisir  de  dire 
mal  des  autres,  qu'on  ne  le  soit  aussi  à  celui 
de  parler  bien  de  soi-même.  Fatmé  et  les  per- 
sonnes qui  étoient  chez  elle,  avoient  trop  de 
raison  de  s'estimer  beaucoup,  pour  ne  pas 
mépriser  tous  ceux  qui  ne  leur  ressembloient 
pas.  En  attendant  qu'on  apprêtât  ce  qui  leur 
étoit  nécessaire  pour  jouer,  elles  commencè- 
rent une  conversation  qui  ne  démentit  point 
leur  caractère.  Le  vieux  bramine  cependant 
dit  du  bien  d'une  femme  que  Fatmé  connois- 


CONTE    MORAL  25 


soit,  et  l'éloge  lui  déplut.  Entre  toutes  les 
choses  contre  lesquelles  elle  se  déchaînoit, 
l'amour  étoit  ce  qui  lui  paroissoit  le  plus 
digne  de  blâme.  Qu'une  femme  aimât,  eût- 
elle  d'ailleurs  les  qualités  les  plus  estimables, 
rien  ne  pouvoit  la  sauver  de  la  haine  de  Fat- 
mé;  mais  qu'elle  eût  les  vices  les  plus  désho- 
norans  et  les  plus  odieux,  et  qu'on  ne  pût  pas 
nommer  son  amant,  c'étoit  pour  elle  une  per- 
sonne respectable,  et  dont  on  ne  pouvoit  asse2 
révérer  la  vertu. 

La  femme  que  le  bramine  louoit  étoit  mal- 
heureusement pour  elle,  dans  le  cas  où  l'on 
méritoit  l'indignation  de  Fatmé.  Une  femme 
perdue,  dit-elle  d'un  ton  aigre,  peut-elle  mé- 
riter vos  éloges .'  Le  bramine  se  défendit  sur 
ce  qu'il  ignoroit  qu'elle  eût  des  mœurs  si  con- 
damnables, et  Fatmé  l'instruisit  charitable- 
ment des  raisons  qui  la  lui  faisoient  mépriser. 

Je  ne  doute  pas,  Fatmé,  lui  dit  alors  une 
des  femmes  qui  étoient  chez  elle,  que  géné- 
reuse et  portée  au  bien  comme  vous  l'êtes, 
vous  ne  soyez  infiniment  sensible  à  ce  que  je 
vais  vous  apprendre.  Nahami,  cette  Nahami 
dont  nous  avons  ensemble  tant  déploré  la 
perte,  Nahami  lassée  de  ses  erreurs,  vient 
tout  d'un  coup  de  quitter  le  monde,  elle  ne 
met    plus   de  rouge.  Hélas  !    s'écria   Fatmé, 

3 


34  LE    SOPHA 

qu'elle  est  louable,  si  ce  retour  est  sincère  ! 
Mais,  Madame,  vous  êtes  bonne,  et  les  per- 
sonnes de  votre  caractère  sont  facilement 
trompéeSj  je  le  sens  par  moi-même,  quand 
on  est  née  avec  cette  droiture  de  cœur,  cette 
candeur  que  vous  avez,  on  n'imagine  pas  que 
quelqu'un  soit  assez  malheureux  pour  ne  les 
avoir  point.  Après  tout,  c'est  un  beau  défaut 
que  déjuger  trop  bien  des  autres.  Mais,  pour 
revenir  à  Nahami,  je  ne  sçaurois  m'empêcher 
de  craindre  que  dans  le  fond  de  l'âme,  tout 
entière  au  monde,  elle  n'en  ait  pas  abjuré 
sincèrement  les  erreurs.  On  quitte  le  rouge 
plus  aisément  que  les  vices,  et  souvent  on 
prend  un  air  plus  réservé,  plus  modeste, 
moins  pour  commencer  à  entrer  dans  la  vertu, 
que  pour  en  imposer  au  monde  sur  des  déré- 
glemens  auxquels  on  est  encore  attaché. 

Mon  cher  ami,  dit  Schah-Baham  en  bâil- 
lant, cette  conversation  m'est  mortelle;  pour 
l'amour  de  moi,  ne  l'achevez  pas.  Ces  gens-là 
m'excèdent  à  un  point  que  je  ne  puis  dire. 
En  conscience,  cela  ne  vous  ennuie-t-il  pas 
vous-même?  En  grâce,  faites  qu'ils  s'en  ail- 
lent. Très- volontiers,  Sire,  répondit  Aman- 
zéi.  Après  avoir  poussé  sur  Nahami  la  con- 
versation aussi  loin  qu'elle  put  aller,  on  revint 
aux    médisances   générales,   et  j'appris,    en 


CONTE    MORAL  35 


moins  d'un  moment,  toutes  les  aventures 
d'Agra.  Ensuite  on  se  loua,  on  se  mit  triste- 
ment au  jeu,  on  le  continua  avec  toute  l'ai- 
greur et  toute  l'avarice  possible,  et  l'on 
sortit. 

J'étois  sur  les  épines,  dit  le  sultan,  vous 
venez  de  m'obliger  considérablement.  Me 
donnez-vous  parole  qu'ils  ne  rentreront  pas, 
ces  gens-là?  Oui,  Sire,  répondit  Amanzéi.  Eh 
bien,  reprit  le  sultan,  pour  vous  prouver  que 
je  sçais  récompenser  les  services  qu'on  me 
rend,  je  vous  fais  Emir;  d'ailleurs,  c'est  que 
vous  brodez  bien,  vous  travaillez  avec  ardeur, 
je  crois  que  vous  sortirez  bien  de  votre  conte, 
enfin.  .  .  .  Tout  cela  me  fait  plaisir;  et  puis 
il  faut  encourager  le  mérite. 

Le  nouvel  Emir,  après  avoir  rendu  grâces 
au  sultan,  poursuivit  ainsi.  Malgré  l'air  affable 
de  Fatmé,  je  crus  m'appercevoir  que  la  visite 
de  ces  trois  personnes  avoit  fait  sur  elle  le  mê- 
me etïet  que  sur  votre  majesté,  et  que  si  elle 
en  eût  été  la  maîtresse,  elle  auroit  employé  sa 
journée  à  d'autres  amusemens  qu'à  ceux 
qu'elles  lui  avoient  procurés. 

Aussi-tôt  qu'elles  furent  sorties,  Fatmé  se 
mit  à  rêver  profondément,  mais  sans  tris- 
tesse :  ses  yeux  s'attendrirent,  ils  errèrent 
lang^uissamment  dans  le  cabinet,  il  sembloit 


36  LE    SOPHA 

qu'elle  désirât  vivement  quelque  chose  qu'elle 
n'avoit  pas,  ou  dont  elle  craignoit  de  jouir. 
Enfin,  elle  appella. 

A  sa  voix,  un  jeune  esclave  d'une  figure 
plus  fi-aîche  qu'agréable,  se  présenta.  Fatmé 
le  fixant  avec  des  yeux  où  régnoient  l'amour 
et  le  désir,  parut  cependant  irrésolue  et  crain- 
tive. Ferme  la  porte,  Dahis,  lui  dit-elle 
enfin,  viens,  nous  sommes  seuls,  tu  peux 
sans  danger  te  souvenir  que  je  t'aime,  et  me 
prouver  ta  tendresse. 

Dahis  à  cet  ordre,  quittant  l'air  respec- 
tueux d'un  esclave,  prit  celui  d'un  homme 
que  l'on  rend  heureux.  Il  me  parut  peu 
délicat,  peu  tendre,  mais  vif  et  ardent,  dévoré 
de  désirs,  ne  connoissant  point  l'art  de  les 
satisfaire  par  degrés,  ignorant  la  galanterie, 
ne  sentant  point  de  certaines  choses,  ne  dé- 
taillant rien,  mais  s'occupant  essentiellement 
de  tout.  Ce  n'étoit  pas  un  amant,  et  pour 
Fatmé,  qui  ne  cherchoit  pas  l'amusement, 
c'étoit  quelque  chose  de  plus  nécessaire. 
Dahis  louoit  grossièrement;  mais  le  peu  de 
finesse  de  ses  éloges  ne  déplaisoit  pas  à 
Fatmé,  qui,  pourvu  qu'on  lui  prouvât  forte- 
ment qu'elle  inspiroit  des  désirs,  croyoit 
toujours  être  louée  assez  bien. 

Fatmé  se  dédomma<:"ea  avec    Dahis  de  la 


CONTE    MORAL  37 


réserve  avec  laquelle  elle  s'étoit  forcée  avec 
son  mari.  Moins  fidelle  aux  sévères  loix  de  la 
décence,  ses  yeux  brillèrent  du  feu  le  plus 
vif;  elle  prodigua  à  Dahis  les  noms  les  plus 
tendres,  et  les  plus  ardentes  caresses;  loin 
de  lui  rien  dérober  de  tout  ce  qu'elle  sentoit, 
elle  se  livroit  à  tout  son  trouble.  Plus  tran- 
quille, elle  faisoit  remarquer  à  Dahis  toutes 
les  beautés  qu'elle  lui  abandonnoit,  et  le 
forçoit  même  à  lui  demander  de  nouvelles 
preuves  de  sa  complaisance,  et  que  de  lui- 
même  il  n'auroit  pas  désirées. 

Dahis  cependant  paroissoit  peu  touché; 
ses  yeux  s'arrétoient  stupidement  sur  les 
objets  que  la  Facile  Fatmé  lui  présentoit, 
c'étoit  machinalement  qu'ils  faisoient  impres- 
sion sur  lui,  son  âme  grossière  ne  sentoit 
rien,  le  plaisir  ne  pénétroit  même  pas  jusqu'à 
elle,  pourtant  Fatmé  étoit  contente.  Le 
silence  de  Dahis  et  sa  stupidité  ne  cho- 
quoient  point  son  amour-propre,  et  elle  avoit 
de  trop  bonnes  raisons  pour  croire  qu'il  étoit 
sensible  à  ses  charmes,  pour  ne  pas  préférer 
son  air  indifférent  aux  éloges  les  plus  outrés, 
et  aux  plus  fougueux  transports  d'un  petit- 
maître. 

Fatmé,  en  s'abandonnant  aux  désirs  de 
Dahis,   annonçoit  assez   qu'elle  avoit    aussi 


38  LE    SOPHA 

peu  de  délicatesse  que  de  vertu,  et  n'exigeoit 
pas  de  lui  cette  vivacité  dans  les  transports, 
ces  tendres  riens  que  la  finesse  de  l'âme  et 
la  politesse  des  manières  rend  supérieurs  aux 
plaisirs,  ou  qui,  pour  mieux  dire,  les  sont 
eux-mêmes. 

Dahis  sortit  enfin  après  avoir  bâillé  plus 
d'une  fois.  Il  étoit  du  nombre  de  ces  person- 
nes malheureuses,  qui  ne  pensant  jamais 
rien,  n'ont  jamais  aussi  rien  à  dire,  et  qui 
sont  meilleurs  à  occuper  qu'à  entendre. 

Quelque  idée  que  les  amusemens  de  Fatmé 
m'eussent  donnée  d'elle,  j'avouerai  qu'après 
la  retraite  de  Dahis,  je  crus  que  ne  lui  restant 
plus  rien  sur  quoi  elle  pût  méditer  dans  ce 
cabinet,  elle  en  sortiroit  bientôt,  je  me  trom- 
pois:  c'étoit  sur  ce  genre  de  méditation,  une 
femme  infatigable.  Il  n'y  avoit  pas  long- 
temps qu'elle  étoit  toute  aux  réflexions  dont 
Dahis  lui  avoit  fourni  si  ample  matière, 
lorsqu'il  lui  arriva  de  quoi  en  faire  de  nou- 
velles. 

Un  bramine  sérieux,  mais  jeune,  frais,  et 
avec  une  de  ces  physionomies  dont  l'air 
composé  ne  détruit  pas  la  vivacité,  entra 
dans  le  cabinet.  Malgré  son  habit  de  bra- 
mine, peu  fait  pour  les  grâces,  il  étoit  aisé 
de  remarquer  qu'il   étoit   tourné  de   façon  à 


CONTE    MORAL  3g 


donner  des  idées  à  plus  d'une  prude,  aussi 
étoit-il  le  bramine  d'Agra  le  plus  recherché, 
le  plus  consolant  et  le  plus  employé.  Il 
parloit  si  bien,  disoit-on,  c'étoit  avec  tant  de 
douceur  qu'il  insinuoit  dans  les  âmes  le  goût 
de  la  vertu;  le  moyen  sans  lui  de  ne  pas 
s'égarer  !  Voilà  ce  qu'en  public  on  disoit  de 
lui;  on  verra  bientôt  sur  quoi  en  particulier 
on  lui  devoit  des  éloges,  et  si  ceux  qu'on  lui 
donnoit  le  plus  haut  étoient  ceux  qu'il  méri- 
toit  le  mieux. 

Cet  heureux  bram.ine  s'approcha  de  Fatmé 
d"un  air  doucereux  et  empesé,  plus  fade  que 
galant.  Ce  n'étoit  pas  qu'il  ne  cherchât  des 
airs  légers,  mais  il  copioit  mal  ceux  qu'il 
prenoit  pour  modèles,  et  le  bramine  perçoit 
au  travers  du  masque  qu'il  empruntoit. 

Reine  des  cœurs,  dit-il  à  Fatmé,  en  mi- 
naudant, vous  êtes  aujourd'hui  plus  belle 
que  les  êtres  heureux  destinés  au  service  de 
Brama.  Vous  élevez  mon  âme  à  un  extase 
qui  a  quelque  chose  de  céleste,  et  que  je 
voudrois  bien  vous  voir  partager.  Fatmé, 
d'un  air  languissant,  lui  répondit  sur  le  même 
ton,  et  le  bramine  n'en  changeant  point,  il 
s'établit  entre  eux  une  conversation  fort 
tendre,  mais  où  l'amour  parloit  une  langue 
bien    étrangère,    et  en   apparence   bien   peu 


40  LE    SOPHA 

faite  pour  lui.  Sans  leurs  actions,  je  doute 
que  j'eusse  jamais  compris  leurs  discours. 

Fatmé,  qui  naturellement  faisoit  assez  peu 
de  cas  de  l'éloquence,  et  qui,  quoiqu'elle  en 
dît,  n'estimoit  pas  beaucoup  celle  du  bramine 
même,  fui  la  première  à  s'ennuyer  du  senti- 
ment. Le  bramine,  à  qui  il  ne  plaisoit  pas 
plus  qu'à  elle,  le  quitta  bientôt  aussi,  et  cette 
conversation  si  fade,  si  doucereuse,  finit 
comme  celle  de  Dahis  avoit  commencé. 

Il  est  vrai  cependant  que  Fatmé,  en  faisant 
les  mêmes  choses,  étoit  plus  soigneuse  des 
dehors.  Elle  vouloit  et  paroître  délicate,  et 
que  le  bramine  pût  croire  qu'elle  ne  cédoit 
qu'à  l'amour. 

Le  bramine,  qui  pour  le  caractère  et  la 
figure  ressembloit  assez  à  Dahis,  ne  lui  fut 
inférieur  en  rien,  et  mérita  tous  les  compli- 
mens  que  lui  prodiguoit  sans  cesse  la  com- 
plaisante Fatmé.  Après  qu'ils  eurent  donné  à 
leur  tendresse  ce  qu'elle  avoit  exigé  d'eux, 
ils  tournèrent  la  vertu  en  ridicule,  s'entre- 
tinrent ensemble  du  plaisir  qu'il  y  a  à  trom- 
per les  autres,  et  se  firent  mutuellement  des 
leçons  d'hypocrisie.  Ces  deux  odieuses  per- 
sonnes se  séparèrent  enfin  ;  Fatmé  alla 
désespérer  son  mari,  et  faire  parade  de  ses 
mortifications. 


CONTE    MORAL  41 


Pendant  que  je  fus  chez  elle,  je  ne  lui 
connus  point  d'autres  façons  d'amuser  ses 
loisirs  que  celles  que  j'ai  racontées  à  votre 
toujours  auguste  Majesté. 

Fatmé,  toute  prudente  qu'elle  étoit,  s'ou- 
blioit  quelquefois.  Un  jour  que  seule  avec 
son  bramine,  elle  se  livroit  à  ses  transports, 
son  mari  que  le  hasard  conduisit  à  la  porte 
du  cabinet,  entendit  des  soupirs  et  de  certains 
termes  qui  l'étonnèrent.  Les  occupations  pu- 
bliques de  Fatmé  laissoient  si  peu  imaginer 
ces  amusemens  particuliers,  que  je  doute 
que  son  mari  devinât  d'abord  de  qui  partoient 
les  soupirs  et  les  étranges  paroles  qui 
venoient  de  frapper  ses  oreilles. 

Soit  enfin  qu'il  crut  reconnoître  la  voix  de 
Fatmé,  soit  que  la  curiosité  seule  lui  fit 
désirer  de  s'éclaircir  de  cette  aventure,  il 
voulut  entrer  dans  le  cabinet.  Malheureuse- 
ment pour  Fatmé,  la  porte  n'étoit  pas  bien 
fermée,  et  il  l'enfonça  d'un  seul  coup. 

Le  spectacle  qui  frappa  ses  yeux,  le  sur- 
prit au  point  que  sa  fureur  demeurant  sus- 
pendue, il  sembla  pendant  quelques  instans 
douter  de  ce  qu'il  voyoit,  et  ne  sçavoir  à 
quoi  se  déterminer.  Perfides  !  s'écria-t-il 
enfin,  recevez  le  châtiment  dû  à  vos  vices  et 
à  votre  hypocrisie. 


42  LE   SOPHA 

A  ces  mots,  sans  écouter  ni  Fatmé  ni  le 
bramine  qui  s'étoient  précipités  à  ses  pieds, 
il  les  fit  expirer  sous  ses  coups.  Quelqu'af- 
freux  que  fut  ce  spectacle,  il  ne  me  toucha 
pas.  Ils  avoient  tous  deux  trop  mérité  la 
mort  pour  qu'ils  pussent  être  plaints,  et  je 
fus  charmé  qu'une  aussi  terrible  catastrophe 
apprît  à  tout  Agra  ce  qu'avoient  été  deux 
personnes  qu'on  y  avoit  si  long-tems  regar- 
dées comme  des  modèles  de  vertu. 


cg=^=^=:*:.^>:g=$=:^=^=§>Cg=^=gg=^=§Xg=$=i 


CHAPITRE  IV. 

Où  l'on  verra  des  choses  qu'il  se  pourrait 
bien  qu'on  n'eût  pas  prévues. 

APRES  la  mort  de  Fatmé,  mon  âme 
prit  son  essor,  et  vola  dans  un  palais 
voisin,  où  tout  me  parut  à  peu  près  réglé 
comme  dans  celui  que  j'abandonnois.  Dans 
le  fond  pourtant,  on  y  pensoit  d'une  façon 
bien  différente. 

Ce  n'étoit  pas  que  la  dame  qui  l'habitoit, 
entrât  dans  cet  âge   où  les  femmes  un  peu 


CONTE   MORAL  43 


sensées^,  quand  elles  ne  condamneroient  pas 
la  galanterie  comme  un  vice,  la  regardent  au 
moins  comme  un  ridicule. 

Elle  étoit  jeune  et  belle,  et  Ton  ne  pouvoit 
pas  dire  qu'elle  n'aimoit  la  vertu  que  parce 
qu'elle  n'étoit  point  faite  pour  l'amour.  A  son 
air  simple  et  modeste,  au  soin  qu'elle  prenoit 
de  faire  de  bonnes  actions  et  de  les  cacher, 
à  la  paix  qui  sembloit  régner  dans  son  cœur, 
on  devoit  croire  qu'elle  étoit  née  ce  qu'elle 
paroissoit.  Sage  sans  contrainte  et  sans  vani- 
té, elle  ne  se  faisoit  ni  une  peine,  ni  un 
mérite  de  suivre  ses  devoirs.  Jamais  je  ne  la 
vis  un  moment,  ni  triste,  ni  grondeuse  :  sa 
vertu  étoit  douce  et  paisible  ;  elle  ne  s'en 
faisoit  pas  un  droit  de  tourmenter,  ni  de 
mépriser  les  autres,  et  elle  étoit  sur  cet  arti- 
cle beaucoup  plus  réservée  que  ne  le  sont 
ces  femmes  qui  ayant  tout  à  se  reprocher,  ne 
trouvent  cependant  personne  exempt .  de 
reproche.  Son  esprit  étoit  naturellement  gai, 
et  elle  ne  cherchoit  pas  à  en  diminuer  l'en- 
jouement. Elle  ne  croyoit  pas  sans  doute, 
comme  beaucoup  d'autres,  qu'on  n'est  jamais 
plus  respectable  que  lorsqu'on  est  fort  ennu- 
yeux. Elle  ne  médisoit  point  et  n'en  sçavoit 
pas  moins  amuser.  Persuadée  qu'elle  avoit 
autant  de  foiblesses   que  les  autres,  elle   sça- 


44  LE     SOPHA 

voit  pardonner  à  celles  qu'elle  leur  décou- 
vroit.  Rien  ne  lui  paroissoit  vicieux  ou  cri- 
minel que  ce  qui  l'est  effectivement.  Elle  ne 
se  défendoit  pas  les  choses  permises,  pour 
ne  se  permettre,  comme  Fatmé,  que  celles 
qui  sont  défendues.  Sa  maison  étoit  sans 
faste,  mais  tenue  noblement.  Tous  les  hon- 
nêtes gens  d'Agra  se  faisoient  honneur  d'y 
être  admis,  tous  vouloient  connoître  une 
femme  d'un  aussi  rare  caractère,  tous  la 
respectoient,  et  malgré  ma  perversité  natu- 
relle, je  me  vis  enfin  forcé  de  penser  comme 
eux. 

J'étois,  lorsque  j'entrai  chez  cette  dame, 
si  rempli  encore  de  la  fausseté  de  Fatmé, 
que  je  ne  doutai  pas  d'abord  qu'elle  ne  fît  les 
mêmes  choses,  et  je  confondis  au  premier 
coup-d'œil,  la  femme  vertueuse  avec  l'hypo- 
crite. Jamais  je  ne  voyois  entrer  un  esclave, 
ou  un  bramine,  sans  croire  qu'on  me  mettroit 
de  la  conversation,  et  je  fus  longtems  étonné 
d'y  être  toujours  compté  pour  rien. 

L'oisiveté  à  laquelle  on  me  condamnoit 
dans  cette  maison,  m'ennuya  enfin,  et  persu- 
adé que  ce  seroit  en  vain  que  j'attendrois 
qu'on  m'y  donnât  matière  à  observations, 
je  quittai  le  Sopha  de  cette  dame,  charmé 
d'être  convaincu   par  moi-même  qu'il  y  avoit 


CONTE    MORAL  45 

des  femmes  vertueuses^  mais  désirant  assez 
peu  d'en  retrouver  de  pareilles. 

Mon  âme,  pour  varier  les  spectacles  que 
son  état  actuel  pouvoit  lui  procurer,  ne  vou- 
lut pas,  en  quittant  ce  palais,  rentrer  dans 
un  autre,  et  s'abattit  dans  une  vilaine  maison 
obscure,  petite,  et  telle  que  je  doutai  d'abord 
s'il  y  auroit  de  quoi  m'y  donner  retraite.  Je 
pénétrai  dans  une  chambre  triste,  meublée 
au  dessous  du  médiocre,  et  dans  laquelle 
pourtant  je  fus  assez  heureux  pour  rencon- 
trer un  Sopha,  qui,  terni,  délabré,  témoi- 
gnoit  assez  que  c'étoit  à  ses  dépens  qu'on 
avoit  acquis  les  autres  meubles  qui  l'accom- 
pagnoient.  Ce  fut,  avant  que  je  sçusse  chez 
qui  j'étois,  la  première  idée  qui  me  vint,  et 
quand  je  l'appris,  je  ne  changeai  pas  d'opi- 
nion. 

Cette  chambre  en  effet  servoit  de  retraite 
à  une  fille  assez  jolie,  et  qui,  par  sa  naissance 
et  par  elle-même,  étant  ce  qu'on  appelle 
mauvaise  compagnie,  voyoit  cependant  quel- 
quefois les  gens  qui,  dit-on,  composent  la 
bonne.  C'étoit  une  jeune  danseuse  qui  venoit 
d'être  reçue  parmi  celles  de  l'empereur,  et 
dont  la  fortune  et  la  réputation  n'étoient  pas 
encore  faites,  quoiqu'elle  connût  particuliè- 
rement presque   tous   les    jeunes    seigneurs 


46  LE    SOPHA 


d'Agra,  qu'elle  les  comblât  de  ses  bontés,  et 
qu'ils  l'assurassent  de  leur  protection.  Je 
doute  même,  quelque  chose  qu'ils  lui  promis- 
sent, que  sans  un  intendant  des  domaines  de 
l'empereur  qui  pril  du  goût  pour  elle,  sa 
fortune  eût  si-tôt  changé  de  face. 

Abdalathif,  cest  le  nom  de  cet  intendant, 
par  sa  naissance  et  par  son  mérite  pei^sonnel, 
ne  faisoit  pas  une  conquête  brillante.  Il  étoit 
naturellement  rustre  et  brutal,  et  depuis  sa 
fortune,  il  avoit  joint  l'insolence  à  ses  autres 
défauts.  Ce  n'étoit  pas  qu'il  ne  voulût  être 
poli  ;  mais  persuadé  qu'un  homme  comme 
lui,  honore  quelqu'un  quand  il  lui  marque 
des  égards,  il  avoit  pris  cette  politesse 
froide  et  sèche  des  gens  d'un  certain  rang, 
qu'en  eux  on  veut  bien  appeler  dignité,  mais 
qui  dans  Abdalathif  étoit  le  comble  de  la 
sottise  et  de  l'impertinence.  Né  dans 
l'obscurité  la  plus  profonde,  non-seulement 
il  l'avoit  oublié,  mais  même,  il  n'y  avoit 
rien  qu'il  ne  fît  pour  se  donner  une  origine 
illustre  ;  il  couronnoit  ses  travers  en  jouant 
perpétuellement  le  seigneur  ;  vain  et  insolent, 
sa  familiarité  outrageoit  autant  que  sa  hau- 
teur ;  ignoble  et  sans  goût  dans  sa  magni- 
ficence, elle  n'étoit  en  lui  qu'un  ridicule  de 
plus.   Avec   peu     d'esprit    et   moins   encore 


CONTE    MORAL  47 


d'éducation,  il  n'y  avoit  rien  à  quoi  il  ne  crut 
se  connoître,  et  dont  il  ne  voulut  décider. 
Tel  qu'il  étoit  cependant,  on  le  ménageoit, 
non  qu'il  pût  nuire,  mais  il  sçavoit  obliger. 
Les  plus  grands  d'Agra  étoient  assidûment 
ses  complaisans  et  ses  flatteurs,  et  leurs 
femmes  même  étoient  sur  le  pied  de  lui  par- 
donner des  impertinences  qu'avec  elles  il 
poussoit  à  l'excès,  ou  de  ne  rien  refuser  à 
ses  désirs.  Quelque  couru  qu'il  fût  dans  Agra, 
il  étoit  quelquefois  bien  aise  de  se  délasser 
des  trop  grands  empressemens  des  femmes 
de  qualité,  et  de  chercher  des  plaisirs,  qui, 
pour  être  moins  brillans,  n'en  étoient  pas 
moins  vifs,  et  (selon  ce  qu'il  avoit  l'insolence 
de  dire,)   souvent  guère  plus  dangereux. 

Ce  fut  un  soir  en  sortant  de  chez  l'empe- 
reur, devant  qui  Aminé  avoit  dansé,  que  ce 
nouveau  protecteur  la  ramena  chez  elle.  Il 
promena  dans  son  triste  et  obscur  logement 
des  regards  orgueilleux  et  distraits,  puis  en 
daignant  à  peine  lever  les  yeux  sur  elle  ; 
vous  n"êtes  pas  bien  ici,  lui  dit-il,  il  faut  vous 
en  tirer.  C'est  autant  pour  moi  que  pour  vous, 
que  je  veux  que  vous  soyez  plus  convenable- 
ment logée.  On  se  moqueroit  de  moi,  si  une 
fille  de  qui  je  me  mêle,  n'étoit  pas  d'une 
façon  à  se  faire  respecter.  Après   ces  paroles, 


LE    SOPHA 


il  s'assit  sur  moi,  et  la  tirant  sur  lui  brusque- 
ment, il  prit  avec  elle  toutes  les  libertés  qu'il 
voulut  ;  mais  comme  il  avoit  plus  de  liber- 
tinage que  de  désirs,  elles  ne  furent  pas 
excessives. 

Aminé  que  j'avois  vu  haute  et  capricieuse 
avec  les  seigneurs  qui  alloient  chez  elle,  loin 
de  prendre  avec  Abdalathif  des  airs  familiers, 
le  traitoit  avec  un  extrême  respect,  et  n'osoit 
même  le  regarder  que  quand  il  paroissoit 
désirer  qu'elle  le  fît.  Vous  me  plaisez  assez, 
lui  dit-il  enfin,  mais  je  veux  qu'on  soit  sage. 
Point  déjeunes  gens  ;  des  mœurs,  une  con- 
duite réglée  :  sans  tout  cela,  nous  ne  serions 
pas  longtems  bons  amis.  Adieu,  petite, 
ajouta-t-il  en  se  levant,  demain  vous  enten- 
drez parler  de  moi  :  vous  n'êtes  point  meu- 
blée de  façon  qu'on  puisse  aujourd'hui  sou- 
per avec  vous,  j'y  vais  pourvoir,  bonjour. 

En  achevant  ces  mots,  il  sortit  ;  Aminé  le 
reconduisit  respectueusement,  et  revint  sur 
moi,  se  livrer  à  toute  la  joie  que  lui  causoit 
sa  bonne  fortune,  et  compter  avec  sa  mère 
les  diamans  et  les  autres  richesses  qu'elle 
attendoit  le  lendemain  de  la  générosité 
d'Abdalathif. 

Cette  mère  qui,  quoique  femme  d'honneur, 
étoit  la  plus  complaisante    des  mères,  exhor- 


CONTE    MORAL  49 


toit  sa  fille  à  se  conduire  sagement  dans  le 
bonheur  qu'il  plaisoit  à  Brama  de  lui  envoyer, 
et  comparant  l'état  où  elles  étoient  à  celui 
dans  lequel  elles  alloient  se  trouver,  faisoit 
raille  réflexions  sur  la  providence  des  dieux 
qui  n'abandonnent  jamais  ceux  qui  le  méri- 
tent, 

•Elle  fit  après  cela  une  longue  énumération 
des  seigneurs  qui  avoient  été  amis  de  sa 
fille.  Combien  peu  leur  amitié  vous  a-t-elle 
été  utile  !  mon  enfant,  lui  disoit-elle  ;  aussi, 
c'est  bien  votre  faute.  Je  vous  l'ai  dit  mille 
fois,  vous  êtes  née  trop  douce  :  ou  vous  vous 
donnez  par  pure  indolence,  ce  qui  est  un  grand 
vice,  ou  ce  qui  ne  vaut  pas  mieux,  et  vous 
a  donné  de  grands  ridicules,  vous  vous 
prenez  de  fantaisie.  Je  ne  dis  pas  qu'on  ne 
se  satisfasse  quelquefois,  à  Dieu  ne  plaise  ! 
mais  il  ne  faut  pas  tellement  se  sacrifier  à 
ses  plaisirs,  qu'on  en  néglige  sa  fortune  ;  il 
faut  sur-tout  éviter  qu'on  ne  puisse  dire 
qu'une  fille  comme  vous,  peut  se  livrer  quel- 
quefois à  l'amour,  et  malheureusement  vous 
avez  donné  là-dessus  matière  à  bien  des 
propos.  Enfin,  vous  êtes  encore  bien  jeune, 
et  j'espère  que  cela  ne  vous  fera  pas  grand 
tort.  Rien  ne  perd  tant  les  personnes  de  votre 
condition  que  ces  étourderies  que  j'ai  entendu 

4 


50  LE    SOPHA 

nommer  des  complaisances  gratuites.  Quand 
on  sçait  qu'une  fille  est  dans  la  malheureuse 
habitude  de  se  donner  quelquefois  pour  rien, 
tout  le  monde  croit  être  fait  pour  l'avoir  au 
même  prix,  ou  du  moins,  à  bon  marché. 
Voyez  Rozane,  Atalis,  Elizire,  elles  n'ont 
pas  une  foiblesse  à  se  reprocher;  aussi  Brama 
à  béni  leur  conduite.  Moins  jolies  que  vous, 
voyez  comme  elles  sont  riches  !  profitez  bien 
de  leur  exemple,  ce  sont  des  filles  bien  rai- 
sonnables ! 

Hé  oui  !  ma  mère,  oui,  répondit  Aminé, 
que  cette  exhortation  impatientoit,  j'y  son- 
gerai ;  mais  me  conseilleriez-vous  pourtant 
de  n'être  qu'au  monstre  que  j'ai  actuelle- 
ment !  cela  est  impossible,  je  vous  en  avertis. 

Vraiment  non,  reprit  la  mère,  à  l'égard 
de  son  cœur,  on  n'en  est  pas  la  maîtresse  ; 
je  dis  simplement  qu'il  faut  que  vous  renon- 
ciez aux  seigneurs  de  la  cour,  à  moins  que 
vous  ne  les  voyiez  incognito,  et  qu'ils  n'aient 
pour  vous  de  meilleures  façons  qu'ils  n'en 
ont  eues  jusques  ici.  Si  vous  voulez  je  leur 
parlerai,  moi.  Vous  avez  Massoud  que  vous 
aimez,  c'est  un  bon  choix,  il  n'est  connu  de 
personne,  il  se  prête  à  tout,  vous  le  faites 
passer  pour  votre  parent,  on  le  prend  pour 
cela,  il  n'y  a   rien   à  dire.    Ce    Monsieur  qui 


CONTE  MORAL  51 


VOUS  veut  du  bien  s'y  trompera  comme  les 
autres,  en  vous  conduisant  avec  prudence, 
il  ne  se  doutera  de  rien,  et Croyez- 
vous,  ma  mère,  interrompit  Aminé,  qu'il  me 
donne  des  diamans  ?  Ah  !  Oui,  il  m'en  don- 
nera. Ce  n'est  pas,  ajoutoit-elle,  que  j'ai  de 
la  vanité,  mais  quand  on  tient  un  certain 
rang,  on  est  bien  aise  d'être  comme  tout  le 
monde.  Là-dessus  elle  se  mit  à  compter 
toutes  les  filles  qui  seroient  désespérées,  et 
des  diamans  et  des  belles  robes  qu'elle  auroit. 
Idée  qui  la  flattoit  plus  que  la  fortune  même. 
Le  lendemain  d'assez  bonne  heure,  un 
char  vint  la  prendre,  et  mon  âme  curieuse 
de  voir  l'usage  qu'Aminé  feroit  des  conseils 
de  sa  mère,  la  suivit.  On  la  conduisit  dans 
une  jolie  maison  toute  meublée,  qu'Abdala- 
thif  avoit  dans  une  rue  détournée.  Je  me 
plaçai  en  y  arrivant,  dans  un  Sopha  superbe 
que  l'on  avoit  mis  dans  un  cabinet  extrême- 
ment orné.  Jamais  je  n'ai  vu  personne  dans 
une  aussi  sotte  admiration  que  celle  qu'Aminé 
témoignoit  pour  tout  ce  qui  s'y  offroit  à  ses 
yeux.  Après  avoir  examiné  tout,  elle  vint 
se  mettre  à  sa  toilette.  Les  vases  précieux 
dont  elle  la  vit  couverte,  un  écrin  rempli  de 
diamans,  des  esclaves  bien  vêtus,  qui  d'un 
air  respectueux   s'empressoient   à  la  servir. 


52  LE    SOPHA 

des  marchands  et  des  ouvriers  qui  attendoient 
s.es  ordres,  tout  la  transportoit  et  augmentoit 
son  ivresse. 

Quand  elle  en  fut  un  peu  revenue,  elle 
songea  au  rôle  qu'elle,  devoit  jouer  devant 
tant  de  spectateurs.  Elle  parla  à  ses  esclaves 
avec  hauteur,  aux  marchands  et  aux  ouvriers 
avec  impertinence,  choisit  ce  qu'elle  voulut, 
ordonna  que  tout  ce  qu'elle  commandoit  fut 
prêt  pour  le  lendemain  au  plus  tard,  se  remit 
à  sa  toilette,  y  resta  long-tems,  et  en  atten- 
dant les  magnificences  qui  lui  étoient  desti- 
nées, se  revêtit  d'un  déshabillé  superbe  qui 
avoit  été  fait  pour  une  princesse  d'Agra,  et 
qu'elle  trouva  à  peiiie  assez  beau  pour  elle. 

Elle  passa  la  plus  grande  partie  de  la 
journée  à  s'occuper  de  tout  ce  qu'elle  voyoit, 
et  à  attendre  Abdalathif.  Vers  le  soir  enfin, 
il  parut.  Hé  bien,  petite,  lui  dit-il,  comment 
vous  trouvez-vous  de  tout  ceci  ?  Aminé  se 
précipita  à  ses  pieds,  et  dans  les  termes  les 
plus  ignobles,  le  remercia  de  tout  ce  qu'il 
faisoit  pour  elle;   iiipâjJuui  luoq   Jiurr^.ioaùjj 

J'étois  étonné, 'mbi' qui  jusquesalorfe  avoit- 
été  en  bonne  compagnie,  de  tout  ce  qui 
frappoit  mes  oreilles.  Ce  n'étoit  pas  que  je 
n'eusse  jamais  entendu  des  sottises,  mais 
du  moins   elles   étoient   élégantes,    et  de   ce 


CONTE    MORAL  53 


ton  noble  avec  lequel  il   semble  presque  qu'on 
n'en  dit  pas. 

onoq  ;;I 
,!K;i;  'P.    o'J 

i  nu  iBib 

.   îu-iiiq  V 

CHAPITRE  V   !A  J-ioqsnBii 

;o;3v;'jr:o;  ;,/.b-rKqUJî    3iib 

■j'ù-jsi  Jo  /MeMleur  à  passer  qu'àMreii'.ol  ?.n:Bh 

-ulr>  ftoz  ,9ii£lq  itfl  ob  ïiovn  onimA'up  oivcio'I 

AVANT  qud 'de  s'engager  dans  une  jplus 
longue  conversation,  Abdalathif  tira  de 
sa  poche  une  longue  bourse  pleine  d'or,  qu'il 
jetta  sur  une  table  d'un  air  négligent.  Serrez 
ceci,  lui  dit-il,  vous  en  aurez  peu  de  besoin. 
Je  me  charge  de  toute  la  dépense  de.  votre 
maison,  et;  de  celle  de  votre  personne.  Je 
vous  ai  envoyé  un  cuisinier,  c'est,  après  le 
mien,  le  meilleur  d'Agra.  Je. compte  souper 
souvent  ici.  Nous  n'y  serons  pas  toujours 
seuls;  des  seigneurs,  de  mes  amis,  avec 
quelques  beaux  esprits  à  qui  je  prête  de  l'ar- 
-gent,  y  viendront  quelquefois.  On  y  joindra 
de  vos  compagnes,  des  plus  jolies  s'entend; 
cela  fera  des  soupers  gais,  je  les  aime. 
;  A  ces  mots,  il  la  conduisit  dans  le  petit 
cabinet  où  j'étois,  et  la  mère  d'Arnine,  cette 


54  LE    SOPHA 


femme  respectable,  qui  jusques-là  avoit  été 
présente  à  la  conversation,  se  retira  et  ferma 
la  porte. 

Ce  n'est  pas  d'une  pareille  conversation, 
dit  Amanzéi  en  s'interrompant,  que  je  ren- 
drai un  compte  exact  à  votre  majesté;  Aminé 
y  parut  tout-à-fait  tendre  et  vive  jusqu'au 
transport.  Abdalathif  avoit  pris  soin  de  lui 
dire  auparavant  que  les  femmes  réservées 
dans  leurs  discours  lui  déplaisoient,  et  avec 
l'envie  qu'Aminé  avoit  de  lui  plaire,  son  édu- 
cation et  les  habitudes  qu'elle  avoit  contrac- 
tées, votre  majesté  imagine  sans  peine  qu'il 
se  tint  des  propos  qu'il  seroit  difficile  de  lui 
rendre,  et  qui  d'ailleurs  ne  la  flatteroient  pas. 

Pourquoi  cela,  demanda  le  sultan,  peut- 
être  les  trouverois-je  fort  bons.''  Voyons  un 
peu  ?  Voyez,  dit  la  sultane  en  se  levant,  mais 
comme  je  suis  sûre  qu'ils  ne  m'amuseroient 
pas,  vous  trouverez  bon  que  je  sorte. 

Voyez-vous  cela?  s'écria  le  sultan,  la  belle 
modestie!  Vous  croyez  peut-être  que  j'en 
suis  la  dupe,  détrompez-vous.  Je  connois  les 
femmes  à  présent,  et  je  me  souviens  d'ail- 
leurs qu'un  homme  qui  les  connoissoit  aussi 
bien  que  moi,  ou  à  peu  près,  m'a  dit  que  les 
femmes  ne  font  rien  avec  tant  de  plaisir  que 
ce  qui   leur  est  défendu,  et  qu'elles  n'aiment 


CONTE    MORAL 


55 


que  les  discours  qu'il  semble  qu'elles  ne  doi- 
vent pas  entendre  ;  par  conséquent,  si  vous 
sortez,  ce  n'est  pas  que  vous  ayez  envie  de 
sortir.  Mais  n'importe,  Amanzéi  me  dira  à 
mon  coucher  ce  que  vous  ne  voulez  pas  qu'il 
me  dise  à  présent.  Cela  fera  précisément  que 
je  n'y  perdrai  rien,  n'est-il  pas  vrai  .'*  Aman- 
zéi n'avoit  garde  de  ne  pas  convenir  que  le 
sultan  avoit  raison,  et  après  avoir  exagéré 
la  prudence  de  sa  conduite,  il  continua  ainsi. 

Après  l'entretien  d'Abdalathif  et  d'Aminé, 
qui  fut  plus  long  qu'intéressant,  on  servit. 
Comme  je  n'étois  pas  dans  la  salle  à  manger, 
je  ne  puis.  Sire,  vous  rendre  compte  de  ce 
qu'ils  y  dirent.  Ils  revinrent  longtemps  après. 
Quoiqu'ils  eussent  soupe  tête-à-téte,  il  me 
parut  qu'ils  n'en  avoient  pas  été  plus  sobres. 
Après  quelques  fort  mauvais  discours,  x\bda- 
lathif  s'endormit  sur  le  sein  de  sa  dame. 

Aminé,  toute  complaisante  qu'elle  étoit, 
trouva  mauvais  d'abord  qu'Abdalathif  prît 
avec  elle  de  si  grandes  libertés.  Sa  vanité 
souffroit  aussi  du  peu  de  cas  qu'il  paroissoit 
faire  d'elle.  Les  éloges  qu'il  lui  avoit  donnés 
sur  la  façon  dont  elle  avoit  soutenu  l'entre- 
tien qu'elle  avoit  eu  avec  lui,  l'avoient  enor- 
gueillie, et  lui  f^isoient  croire  qu'elle  méritoit 
qu'il    prît  la    peine    de   l'entretenir   encore. 


56  LE    SOPHA 

Malgré  les  attentions  qu'elle  devoit  à  Abda- 
lathif,  elle  s'enuuya  de  la  contrainte  où  il  la 
retenoit,  et  elle  en  auroit  étourdiment  marqué 
son  chagrin,  si  Abdalathif  ouvrant  pesam- 
ment les  yeux,  ne  lui  eût  demandé  d'un  ton 
brusque  l'heure  qu'il  étoit.  Il  se  leva  sans 
attendre  sa  réponse.  Adieu,  lui  dit-il,  en  la 
caressant  brutalement,  je  vous  ferai  dire 
demain  si  je  puis  souper  ici. 

A  ces  mots  il  voulut  sortir.  Quelque  envie 
qu'eût  Aminé  qu'il  la  laissât  libre,  elle  crut 
devoir  le  retenir,  quoiqu'elle  poussât  la  faus- 
seté jusqu'à  pleurer  son  départ,  il  fut  inexo- 
rable, et  se  débarrassa  des  bras  d'Aminé,  en 
lui  disant  qu'il  vouloit  bien  qu'elle  l'aimât 
mais  qu'il  ne  prétendoit  pas  être  gêné. 

D'abord  qu'il  fut  sortit,  elle  sonna,  en  l'ho- 
norant à  demi-bas  desépithètes  qu'il  méritoit. 
Pendant  qu'on  la  déshabilloit,  sa  mère  vint 
lui  parler  bas.  La  nouvelle  qu'elle  donnoit  à 
Aminé,  lui  fit  hâter  ses  esclaves,  enfin  elle 
ordonna  qu'on  la  laissât  seule.  Peu  de  mo- 
mens  après  que  sa  mère  et  ses  esclaves  se  fu- 
rent retirés,  la  première  rentra.  Elle  menoit 
un  nègre  mal  fait,  horrible  à  voir,  et  qu'A- 
miné n'eut  pourtant  pas  plutôt  apperçu  , 
qu'elle  vint  l'embrasser  avec  emportement. 

Manzéi,  dit  le  sultan,  si  vous  vtiez  ce  ne- 


CONTE    MORAL  57 


gre-là  de  votre  histoire,  je  pense  qu'elle  n'en 

seroit.  pas  plus   mauvaise.  Je  ne  vois  pas  ce 

-  qu'il  y  gâte,  Sire,  répondit  Amanzéi.  Je  m'en 

levais  vous   le  dire,    moi,    répliqua   le  sultan, 

puisque  vous  n'avez  pas   l'esprit  de   le  voir. 

La    première    femme    de    mon    grand-père 

Schah-Riar  couchoit  avec  tous  les  nègres  de 

son  palais.  Ça  été,  grâces  à  Dieu,  une  chose 

assez  notoire.  En   conséquence  de    ce,    mon 

susdit  grand-père,    non-seulement  fit  étran- 

:;igler  celle-là,  mais  toutes  les  autres  qu'il  eut 

i après,  jusqu'à  ma  grand-mère  Schéhérazade, 

t'qui    lui   en   fit  perdre   l'habitude.    Donc,   je 

trouve  fort   peu  respectueux  que  l'on  vienne, 

après  ce  qui   est  arrivé  dans  ma  famiile;,  me 

parler  de   nègres,    comme   si  je  n'y   devois 

prendre  aucun  intérêt.  Je  vous  passe  celui-ci, 

puisqu'il  est  venu,  mais  qu'il  ne  vienne  plus, 

je  vous  prie.  Amanzéi,  après   avoir  demandé 

pardon  au  sultan  de  son  étourderie,  continua 

ainsi.  Ah!  Massoud,  dit  Aminé  à  son  amant, 

que  j"ai  souffert  d'être  deux  jours  sans  te  voir! 

Que  je  hais  le  monstre  qui   m'obsède!  qu'on 

est  malheureuse  de  se  sacrifier  à  sa  fortune  ! 

Massoud,  à  tout  cela  répondoit  assez   peu 

de  choses.  Il  lui  dit  cependant  que    quoiqu'il 

l'aimât  avec  toute  la  délicatesse  possible,   il 

ijî'étoit  pas  fâché  qu.'Abdalathif  eût  pour  elle 


LE   SOPHA 


des  attentions.  Il  l'exhorta  ensuite  à  faire 
tout  ce  qui  seroit  convenable  pour  le  ruiner, 
et  se  livrant  après  à  toute  la  fureur  des  ca- 
resses d'Aminé,  ils  commencèrent  une  sorte 
d'entretien  dont  la  joie  de  tromper  Abdala- 
thif  augmentoit  encore  la  vivacité.  Avant  que 
de  sortir  du  cabinet,  elle  paya  fort  généreu- 
sement Massoud  de  l'extrême  amour  qu'il  lui 
avoit  témoigné. 

Elle  passa  avec  lui  la  plus  grande  partie 
de  la  nuit,  et  le  renvoya  enfin  lorsqu'elle  vit 
paroître  le  jour,  et  la  mère  d'Aminé,  qui  par 
une  porte  de  son  appartement  qui  donnoit 
dans  celui  de  sa  fille,  l'avoit  introduit,  le  fit 
sortir  par  la  même  voie. 

Aminé  passa  la  matinée  à  essayer  toutes 
les  robes  qu'elle  avoit  commandées,  et  à  en 
ordonner  d'autres.  Ce  fut  son  amusement 
jusqu'à  l'heure  qui  lui  étoit  marquée  pour 
aller  danser  chez  l'empereur.  Elle  en  fut  ra- 
menée par  Abdalathif;  ils  étoient  suivis  de 
quelques  jolies  compagnes  d'Aminé;  de  quel- 
ques jeunes  Omrahs,  et  de  trois  beaux  esprits 
des  plus  renommés  d'Agra.  Il  s'empressèrent 
à  l'envi  de  louer  la  magnificence  d'Abdala- 
thif,  son  goût,  son  air  noble,  la  délicatesse 
de  son  esprit  et  la  sûreté  de  ses  lumières.  Je 
ne  concevois  pas  comment  des  gens  qui,   par 


CONTE   MORAL  5g 


leur  naissance  ou  leurs  talens,  tenoient  un 
rang  distingué,  pouvoient  se  pardonner  la  bas- 
sesse et  la  fausseté  de  leurs  éloges.  Ils  n'ou- 
blioient  pas  même  de  louer  Aminé  ;  mais  à  la 
vérité,  c'étoit  d'une  façon  qui  devoit  lui  faire 
sentir  qu'elle  n'étoit  que  subalterne,  et  que 
sans  ce  qu'on  vouloit  bien  devoir  à  Abdala- 
thif,  on  auroit  été  avec  elle  aussi  familier  que 
l'on  cherchoit  à  le  paroître  peu.  Après  les 
louanges  d'Abdalathif,  chacun  se  dispersa 
dans  le  salon  avec  qui  il  lui  plut,  La  conver- 
sation étoit  selon  ceux  qui  parloient,  tantôt 
vive,  tantôt  plate,  et  en  tout,  il  me  parut  que 
l'on  ménageoit  assez  peu  les  dames  qui  dé- 
voient souper  chez  Aminé,  et  qu'elles  ne  s'en 
offensoient  guère. 

On  descendit  enfin  pour  souper.  Comme  il 
n'y  avoit  pas  de  retraite  pour  mon  âme  dans 
le  lieu  où  l'on  mangeoit,  je  ne  pus  pas  en- 
tendre les  discours  qui  s'y  tinrent.  A  en  juger 
par  ceux  qui  précédèrent  le  souper,  et  ceux 
qui  le  suivirent,  on  pouvoit  ne  pas  regretter 
de  n'être  point  à  portée  de  les  entendre. 

Abdalathif  noyé  dans  le  vin,  enivré  des 
éloges  que  le  mérite  qu'on  avoit  découvert  à 
son  cuisinier  avoit  rendu  plus  vifs  et  plus 
nombreux,  ne  tarda  point  à  s'endormir.  Un 
jeune  homme  qui   avoit   intérêt  qu'il   laissât 


6o  LE    SOPHA 

bientôt  Aminé  en  état  de  disposer  d'elle,  osa 
bien  l'éveiller  pour  lui  représenter  qu'un 
homme  comme  lui,  chargé  des  plus  grandes 
affaires,  et  nécessaire  à  l'état,  autant  qu'il 
l'étoit,  pouvoit  quelquefois  permettre  aux 
plaisir  de  le  distraire,  mais  ne  devoit  jamais 
s'y  abandonner. 

Il  prouva  si  bien  enfin  à  Abdalathif  com- 
bien il  étoit  cher  au  prince  et  au  peuple, 
qu'il  le  convainquit  qu'il  ne  pouvoit  différer 
de  s'aller  coucher  sans  que  l'état  ne  risquât 
jd'y  perdre  son  plus  ferme  appui. 

Il  sortit,  et  tout  le  monde  avec  lui.  Quel- 
ques regards  que  j'avois  surpris  entre  Aminé 
et  le  jeune  homme  qui  venoit  de  haranguer 
si  bien  Abdalathif,  me  firent  croire  que  je  le 
reverrois  bientôt.  Elle  se  mit  à  sa  toilette 
d  un  air  nonchalant,  et  débarrassée  de  cet 
attirail  superbe,  plus  gênant  encore  pour  les 
plaisirs,  qu'il  n'est  satisfaisant  pour  l'amour- 
propre,  elle  ordonna  qu'on  la  laissât  seule. 

La  respectable  mère  d'Aminé,  gagnée 
apparemment  par  le  récit  que  le  jeune  homme 
lui  avoit  fait  de  ses  souffrances,  (car  je  ne 
sçaurois  croire  qu'une  âme  si  belle  eût  pu 
être  sensible  à  l'intérêt)  l'introduisit  discrè- 
tement dans  l'appartement  de  sa  fille,  et  ne 
se  retira  qu'après  qu'il   lui  eût   donné  parole 


CONTE    MORAL  6l 


positive  de  ne  faire  à  Aniine  aucune  propo- 
sition qui  pût  alarmer  la  pudeur  d'une  fille 
aussi  sage  et  aussi  modeste.    -;:-.-'i.  cji  ii.-i-qhi 

En  vérité  !  dit  Aminé  au  jëun'e  hommë^' 
quand  ils  furent  seuls,  il  faut  que  je  vous 
aime  bien  tendrement  pour  m'être  détermi- 
née à  ce  que  je  fais  !  car  enfin,  je  trompe  un 
honnête  homme,  que  je  n'aime  point  à  la 
vérité,  mais  à  qui  pourtant  je  devrois  être 
fidelle.  J'ai  tort,  je  le  sens  bien,  mais  l'amour 
est  une  terrible  chose,  et  ce  qu'il  me  fait 
faire  aujourd'hui  est  bien  éloigné  de  mon 
caractère.  Je  vous  en  sçais  d'autant  plus  de 
gré,  répondit  le  jeune  homme,  en  voulant 
l'embrasser.  Oh  !  pour  cela,  répliqua-t-elle 
en  le  repoussant,  voilà  ce  que  je  ne  veux  pas 
vous  permettre  :  de  la  confiance,  du  senti- 
ment, du  plaisir  à  vous  voir,  je  vous  en  ai 
promis,  mais  si  j'allois  plus  loin,  je  trahirois 
mon  devoir.  Mais,  mon  enfant,  lui  dit  le 
jeune  homme,  deviens-tu  folle  ?  Qu'est-ce 
donc  que  le  jargon  dont  tu  te  sers  .''  Je  te 
crois  tout  le  sentiment  du  monde,  assuré- 
ment, mais  à  quoi  veux-tu  qu'il  nous  serve  '?■ 
Est-ce  pour  cela  que  je  suis  venu  ici  ?  ■ 

"Vous  vous  êtes  trompé,  répondit-elle,  si 
vous  avez  attendu  de  moi  quelqu'autre  chose. 
Quoique  je  n'aime  point  le  seigneur  Abdala- 


62  LE    SOPHA 

thif,  j'ai  fait  vœu  de  lui  être  fidelle,  et  rien 
ne  peut  m'y  faire  manquer.  Ah  !  petite  reine, 
répartit  le  jeune  homme  en  raillant,  d'abord 
que  tu  as  fait  un  vœu,  je  n'ai  rien  à  dire,  cela 
est  respectable  ;  et  pour  la  rareté  du  fait,  je 
te  permets  d'y  demeurer  fidelle.  Hé,  dis-moi, 
en  as-tu  beaucoup'  fait  de  pareils  en  ta  vie  ? 
Ne  raillez  pas,  répondit  Aminé,  je  suis  fort 
scrupuleuse.  Oh  !  tu  ne  m'étonnes  point, 
répliqua-t-il,  vous  autres  filles,  tant  soit  peu 
publiques,  vous  vous  piquez  toutes  de  scru- 
pule, et  vous  en  avez  en  général  beaucoup 
plus  que  les  femmes  vertueuses.  Mais  à  propos 
de  ton  vœu,  tu  aurois  tout  aussi  bien  fait  de 
m'en  instruire  tantôt,  et  de  ne  me  pas  faire 
prendre  la  peine  de  venir  passer  la  nuit  ici. 
Cela  est  vrai,  répondit-elle  d'un  air  embar- 
rassé, mais  vous  m'avez  fait  des  propositions 
si  brillantes,  que  d'abord  elles  m'ont  ébloui, 
je  l'avoue.  Hé  !  lui  demanda-t-il,  la  réflexion 
te  les  a  donc  gâtées  ?  tiens,  poursuivit-il  en 
tirant  une  bourse,  voilà  ce  que  je  t'ai  promis, 
je  suis  homme  de  parole  ;  il  y  a  là  dedans  de 
quoi  guérir  tes  scrupules,  et  te  relever  de 
tous  les  vœux  que  tu  as  pu  faire.  Conviens-en 
du  moins.  Que  vous  êtes  badin  !  répondit-elle 
en  se  saisissant  de  la  bourse,  vous  me  con- 
noissez  bien  peu  !  Je  vous  jure  que  sans  l'in- 


CONTE    MORAL  63 


clination  que  je  me  sens  pour  vous Finis- 
sons cela,  interrompit-il.  Pour  te  prouver 
combien  je  suis  noble,  je  te  dispense  des 
remerciemens,  et  même  de  cette  prodigieuse 
inclination  que  tu  as  pour  moi  :  aussi  bien 
dans  le  marché  que  nous  avons  fait  ensemble, 
ne  m'a-t-elle  servi  à  rien.  Je  te  paie  même 
aussi  cher  que  si  j'étois  en  premier,  et  tu  sçais 
bien  que  cela  n'est  pas  dans  les  règles.  Il  me 
semble  que  si,  répondit  Aminé,  je  fais  une 
perfidie  pour  vous,  et....  Si  je  ne  te  payois, 
interrompit-il,  qu'à  raison  de  ce  qu'elle  te 
coûte,  je  te  réponds  que  je  t'aurois  pour  rien. 
Mais  encore  une  fois  finissons,  quoique  tu 
aies  de  l'esprit  autant  qu'on  en  puisse  avoir, 
la  conversation  m'ennuie. 

Quelque  impatience  qu'il  marquât,  il  ne 
put  empêcher  qu'Aminé,  qui  étoit  la  prudence 
même,  ne  comptât  l'argent  qu'il  venoit  de 
lui  donner.  Ce  n'étoit  pas,  disoit-elle,  qu'elle 
se  défiât  de  lui,  mais  il  pouvoit  lui-même 
s'être  trompé,  enfin  elle  ne  se  rendit  à  ses 
désirs  que  quand  elle  sut  qu'il  n'avoit  point 
commis  d'erreur  de  calcul. 

Lorsque  le  jour  fut  prêt  à  paroître,  la  mère 
d'Aminé  revint,  et  dit  au  jeune  homme  qu'il 
étoit  tems  qu'il  se  retirât  :  il  n'étoit  pas  tout- 
à-fait  de  cet   avis.  Quoiqu'Amine   le   priât  de 


64  '        LE    SOPHA 

vouloir  bien  ménager  sa  réputation,  cette 
considération  ne  l'auroit  sûrement  pas  ébran- 
lé, et  malgré  ses  prières,  il  seroit  resté,  si 
Aminé  ne  lui  eût  promis  de  lui  accorder  à 
l'avenir  autant  de  nuits  qu'elle  pourroit  en 
dérober  à  Abdalathif. 

Outi-e  Abdalathif,  Massoud,  et  ce  jeune 
homme  à  qui  quelquefois  elle  tenoit  parole, 
Aminé  qui  avoit  reconnu  l'utilité  des  conseils 
que  sa  mère  lui  avoit  donnés,  recevoit  indiffé- 
remment tous  ceux  qui  la  trouvoient  assez 
belle  pour  la  désirer,  pourvu  cependant  qu'ils 
fussent  assez  riches,  pour  lui  faire  agréer 
leurs  soupirs.  Bonzes,  bramines,  imans, 
militaires,  cadis,  hommes  de  toutes  nations, 
de  tout  genre,  de  tout  âge,  rien  n'étoit  rebu- 
té. Il  est  vrai  que  comme  elle  avoit  des  prin- 
cipes et  des  scrupules,  il  en  coûtoit  plus  aux 
étrangers,  à  ceux  sur- tout  qu'elle  regardoit 
comme  des  infidèles,  qu'à  ses  compatriotes 
et  à  ceux  qui  suivoient  la  même  loi  qu'elle. 
Ce  n'étoit  qu'à  prix  d'argent  qu'ils  pouvoient 
vaincre  ses  répugnances,  et  après  qu'elle 
s'étoit  donné,  triompher  de  ses  remords. 
Elle  s'étoit  même  fait  là-dessus  des  arrange- 
mens  singuliers.  Il  y  avoit  des  cultes  qu'elle 
avoit  plus  en  horreur  que  les  autres,  €t  je  me 
souviendrai  toujours  qu'il  en  coûta  plus  à  un 


CONTE    MORAL  65 

Guèbre,  pour  obtenir  d'elle  des  complaisan- 
ces, qu'il  n'en  avoit  coûté  en  pareil  cas  à  dix 
Mahométans. 

Soit  qu'Abdalathif  fût  trop  persuadé  de  son 
mérite,  pour  croire  qu'Aminé  pût  être  inti- 
delle,  soit  qu'aussi  ridiculement,  il  comptât 
sur  les  sermens  qu'elle  lui  avoit  faits  de  n'être 
jamais  qu'à  lui,  il  fut  long-tems  avec  elle 
dans  la  plus  parfaite  sécurité,  et  sans  un 
événement  imprévu,  quoiqu'il  ne  fût  pas  sans 
exemple,  il  est  apparent  qu'il  y  auroit  tou- 
jours été  plongé. 

J'entends  bien,  dit  alors  le  sultan,  quel- 
qu'un lui  dit  qu'elle  étoit  infidelle.  Non,  Sire 
répondit  Amanzéi.  Ah  !  oui,  reprit  le  sultan, 
je  vois  à  présent  que  c'étoit  toute  autre 
chose,  cela  se  devine  :  lui-même  il  la  surprit. 
Point  du  tout.  Sire,  reprit  Amanzéi,  il  auroit 
été  trop  heureux  d'en  être  quitte  à  si  bon 
marché.  Je  ne  sçais  donc  plus  ce  que  c'étoit, 
dit  Schah-Baham  :  au  fonds  ce  ne  sont  pas 
mes  aft'aires,  et  je  n'ai  pas  besoin  de  me  tour- 
ner la  tête  pour  deviner  quelque  chose  qui 
ne  m'intéresse  pas. 


65  LE    SOPHA 

CHAPITRE  VI. 

Pas  plus  extraordinaire  qîianmsant. 

Le  moment  fatal  où  toutes  les  grandeurs 
des  diamans,  les  richesses  qu'Aminé 
possédoit,  alloient  s'évanouir  pour  elle,  étoit 
venu.  Du  moins  pour  se  consoler  de  leur 
perte,  lui  restoit-il  le  souvenir  d'un  beau 
songe,  et  Abdalathif,  supposé  qu'il  eût  rêvé, 
ne  l'avoit  pas  fait  aussi  agréablement  qu'elle. 

Depuis  quelques  jours,  j'avois  remarqué 
qu'Aminé  étoit  plus  triste  qu'à  l'ordinaire, 
sa  maison  la  nuit  étoit  fermée,  et  le  jour  elle 
ne  voyoit  qu'Abdalathif.  On  lui  avoit  écrit 
beaucoup  de  lettres,  et  toutes  l'avoient  cha- 
grinée. Je  me  perdois  en  réflexions  pour  de- 
viner ce  qu'elle  pouvoit  avoir,  et  ne  pouvant 
le  pénétrer,  je  fus  assez  imbécille  pour  croire 
que  les  remords  dont  elle  étoit  agitée,  cau- 
soient  seuls  le  chagrin  qu'elle  paroissoit 
avoir. 

Quoique  la  connoissance  que  j'avois  de  son 
caractère,  dût  m'interdire  cette  idée,  la  diffi- 
culté de  pénétrer  la  cause  de  son  inquiétude 
me  la  fit  former.  Je  ne  fus  pas  long-tems  à 
voir  que  je  m'étois  trompé  sur  tout  ce  que 
j'avois  imaginé. 


CONTE    MORAL  67 


Aminé,  l'air  embarrassé,  pensif,  sombre, 
étoit  un  matin  à  sa  toilette.  Abdalathif  entra 
Elle  rougit  à  sa  vue,  elle  n'étoit  pas  accoutu- 
mée à  le  voir  le  matin,  et  cette  visite  inopinée 
lui  déplut.  Confuse  et  timide,  à  peine  osa-t- 
elle  lever  les  yeux  sur  lui,  A  la  mine  refro- 
gnée  d'Abdalathif,  aux  regards  terribles  que 
de  tems  en  tems  il  lançoit  sur  elle,  il  n'étoit 
pas  difficile  de  juger  qu'il  étoit  tourmenté 
d'une  idée  fâcheuse  à  laquelle  vraisemblable- 
ment, elle  avoit  donné  lieu.  Aminé  sans 
doute  sçavoit  ce  que  c'étoit,  car  elle  n'osa  ja- 
mais le  lui  demander.  Il  garda  quelque  tems  ^'•■■ 
le  silence.  Vous  êtes  jolie!  lui  dit-il  enfin, 
avec  une  fureur  ironique,  vous  êtes  jolie! 
Oui,  très-fidelle!  oh!  parbleu,  ma  reine,  par- 
bleu !  On  sçaura  vous  apprendre  à  être  sage, 
et  vous  mettre  en  lieu  où  vous  serez  forcée 
de  rêtre,  du  moins  quelque  tems. 

Quel  est  donc  ce  discours,  Monsieur?  lui 
répondit  Aminé  d'un  air  de  hauteur,  est-ce  à 
une  personne  comme  moi  qu'il  peut  jamais 
s'adresser?  Mesurez  un  peu  vos  paroles,  je 
vous  prie. 

L'insolence  d'Aminé,  dans  la  situation 
présente,  parut  si  singulière  à  Abdalathif  que 
d'abord  elle  le  confondit  ;  mais  enfin  la  fureur 
prenant  le  dessus,  il   l'accabla  de  toutes  les 


68  LE   SOPHA 


injures  et  de  tout  le  mépris  qu'il  croyoit  lui 
devoir.  Aminé  voulut  alors  entrer  en  justifi- 
cation, mais  Abdalathif  qui  sans  doute  avoit 
des  témoins  convaincans  de  ce  dont  il  l'accu- 
soit,  lui  ordonna  brusquement  de  se  taire. 

Aminé  convint  en  ce  moment  qu'Abdala- 
thif  avoit  raison  de  se  plaindre  ;  mais  il  lui 
paroissoit  si  peu  possible  que  ce  fût  d'elle, 
qu'elle  n'en  revenoit  pas.  Elle  crut  même  de- 
voir à  son  tour  l'accabler  de  reproches  sur  ses 
infidélités,  lui  faire  même  des  remontrances 
sur  les  mauvais  choix  qu'il  foisoit  ;  toutes 
choses  qu'elle  ne  lui  disoit,  ajouta-t-elle,  que 
par  l'extrême  intérêt  qu'elle  osoit  prendre  à 
ce  qui  le  regardoit. 

Une  impudence  si  soutenue  impatienta 
enfin  Abdalathif  au  point  qu'il  pensa  s'échap- 
per tout-à-fait.  Aminé  voyant  qu'il  n'étoit  la 
dupe,  ni  de  sa  hauteur  ni  de  ses  reproches,  et 
craignant,  à  la  fureur  où  elle  le  voyoit,  que 
cette  scène  ne  finît  pour  elle  de  la  façon  la 
plus  tragique,  crut  enfin  qu'elle  devoit  pren- 
dre le  parti  des  larmes  et  de  la  soumission. 
Ce  fut  en  vain,  rien  ne  calma  Abdalathif  :  je 
ne  vous  dirai  pas  ce  qu'il  avoit,  mais  jamais  je 
n'ai  vu  d'homme  si  fâché.  De  moment  en 
moment  il  entroit  dans  des  accès  de  fureur, 
pendant  lesquels  il  auroit,  sans   doute,  tout 


CONTE    MORAL  69 


brisé  dans  la  maison,  si  tout  ce  qui  y  étoit  ne 
lui  eût  pas  appartenu.  Cette  sage  considéra- 
tion le  retenoit  sur  un  fracas  indécent  qui 
l'auroit  peut-être  soulagé,  et  la  violence  qu'il 
se  faisoit  pour  se  retenir  sur  cela,  augmentoit 
sa  colère  contre  Aminé.  Ce  dont  il  étoit  le 
plus  outré,  c'étoit  qu'on  eût  osé  manquer 
d'une  façon  si  cruelle  à  ce  qu'on  devoit  à  un 
homme  comme  lui.  Cela  seul  lui  paroissoit 
inconcevable. 

Après  avoir  dit  toutes  les  impertinences 
que  sa  fureur  et  sa  fatuité  lui  dictoient  tour-à- 
tour,  il  s'empara  généralement  de  tout  ce 
qu'il  avoit  donné  à  Aminé.  Elle  s'étoit  atten- 
due à  être  quittée,  et  elle  s'en  consoloit,  en 
jettant  de  tems  en  tems  les  yeux  sur  les  dia- 
mans  et  les  autres  choses  qu'elle  croyoit  qui 
luiresteroient;  mais  quand  elle  vit  l'impitoya- 
ble Abdalathif  se  mettre  en  devoir  de  tout 
reprendre,  elle  poussa  les  cris  les  plus  per- 
çans  et  les  plus  douloureux.  Sa  mère  alors 
entra,  se  jette  mille  fois  aux  pieds  d'Abdala- 
thif,  et  crut  l'appaiser  beaucoup  en  lui  avouant 
que  c'étoit  un  maudit  bonze  qui  étoit  cause 
de  tout  ce  qui  arrivoit. 

Loin  que  ce  qu'on  disoit  du  bonze  parût 
attendrir  Abdalathif,  il  sembla  le  déterminer 
à  user  de  toute  la  rigueur  possible.  Hélas! 


yo  LE   SOPHA 

ajoutoit  tristement  la  mère  d'Aminé,  nous 
sommes  bien  punies  de  nous  être  fiées  à  un 
infidèle.  Ma  fille  sçait  ce  que  j'en  pensois,  et 
que  je  lui  ai  toujours  dit  que  cela  ne  pouvoit 
que  lui  porter  malheur. 

Pendant  ces  lamentations,  Abdalathif, 
ayant  à  la  main  un  état  de  tout  ce  qu'il  avoit 
donné  à  Aminé,  se  faisoit  tout  restituer  par 
ordre.  Lorsque  cela  fut  fait  :  à  l'égard  de 
l'argent  que  je  vous  ai  donné,  dit-il  à  Aminé 
d'un  air  grave,  je  vous  le  laisse  ;  il  n'a  pas 
tenu  à  moi,  petite  reine,  que  vous  n'ayez  été 
plus  heureuse.  Cette  mortification  ci  vous 
rendra  sans  doute  plus  prudente,  je  le  désire 
sincèrement;  allez,  ajouta-t-il,  je  n'ai  plus 
besoin  de  vous  ici.  Rendez  grâces  au  ciel  de 
ce  que  je  ne  porte  pas  plus  loin  ma  colère. 

En  achevant  ces  paroles,  il  ordonna  à  ses 
esclaves  de  les  faire  sortir,  n'étant  pas  plus 
ému  des  injures  atroces  qu'alors  elles  vomis- 
soient  contre  lui,  qu'il  ne  l'avoit  été  des 
larmes  qu'il  leur  avoit  vu  répandre. 

La  curiosité  de  voir  l'usage  qu'Aminé  fe- 
roit  de  son  humiliation,  me  fit  résoudre,  mal- 
gré le  dégoût  que  ses  mœurs  me  causoient, 
à  la  suivre  dans  ce  réduit  obscur  d'où  Abda- 
lathif l'avoit  tirée  et  où  elle  retourna  cacher 
sa  honte  et  la  douleur  de  n'avoir  pas  su  le 
ruiner. 


CONTE    MORAL  71 


Ce  fut  dans  ce  triste  lieu  que  je  fus  témoin 
de  ses  regrets  et  des  imprécations  de  sa  ver- 
tueuse mère.  Les  débris  de  leur  fortune,  qui 
étoient  encore  considérables,  les  consolèrent 
enfin  de  ce  qu'elles  avoient  perdu. 

Hé  bien  !  ma  fille,  disoit  un  jour  la  mère 
d'Aminé,  est-ce  donc  un  si  grand  malheur  que 
ce  qui  vous  est  arrivé  ?  Je  conviens  que  ce 
monstre  que  vous  aviez,  étoit  la  libéralité 
même,  mais  est-il  donc  le  seul  à  qui  vous 
puissiez  plaire?  D'ailleurs^  quand  vous  n'en 
retrouveriez  pas  un  aussi  riche,  croiriez-vous 
pour  cela  être  malheureuse.  Non,  ma  fille,  où 
l'espèce  manque,  il  faut  se  dédommager  par 
le  nombre.  Si  quatre  ne  suffissent  pas  pour  le 
remplacer,  prenez  en  dix,  plus  même,  s'il  le 
faut.  Vous  me  direz  peut-être  que  cela  est 
sujet  à  des  accidens,  cela  est  vrai  ;  mais 
quand  on  ne  se  met  au-dessus  de  rien,  que 
l'on  craint  tout,  on  reste  dans  l'infortune  et 
dans  l'obscurité. 

Quelque  envie  qu'Aminé  eût  de  mettre  à 
profit  ces  sages  conseils,  l'abandonnement  où 
elle  étoit  ne  lui  permit  pas  de  s'en  serviraussi- 
tôt  qu'elle  l'auroit  voulu.  Son  aventure  avec 
Abdalathif  lui  avoit  si  bien  donné  dans  Agra 
la  réputation  d'une  personne  peu  sûre  dans  le 
commerce,  que  hors   le   fidèle   Massoud,  de 


72  LE    SOPHA 

qui  la  tendresse  étoit  à  l'épreuve  de  tout,  je 
ne  vis  chez  elle,  pendant  long-temps,  que 
quelques-unes  de  ses  compagnes  qui  ver.oient 
la  voir,  plutôt  sans  doute  pour  jouir  de  son 
malheur  que  pour  l'en  consoler. 

Le  tems  qui  efface  tout  effaça  enfin  la  mau- 
vaise opinion  qu'on  avoit  d'Aminé.  On  la 
crut  changée,  on  imagina  que  les  réflexions 
qu'on  lui  avoit  laissé  le  tems  de  faire  l'au- 
roient  guérie  de  la  fureur  d'être  infidelle.  Les 
amans  revinrent.  Un  seigneur  Persan,  qui 
arriva  dans  ce  tems  à  Agra,  et  qui  n'en  sça- 
voit  que  médiocrement  les  anecdotes,  vit 
Aminé,  la  trouva  jolie,  et  s'en  entêta  d'au- 
tant plus,  qu'un  de  ces  hommes  obligeans, 
qui  ne  s'occupent  que  du  noble  soin  de  pro- 
curer des  plaisirs  aux  autres,  l'assura  que  s'il 
avoit  le  bonheur  de  plaire  à  Aminé,  il  de- 
vroit  lui  en  sçavoir  d'autant  plus  de  gré,  que 
ce  seroit  la  première  foiblesse  qu'elle  auroit  à 
se  reprocher. 

Tout  autre  auroit  cru  la  chose  impossible, 
le  Persan  ne  la  trouva  qu'extraordinaire.  Cette 
nouveauté  le  piqua,  et  à  l'aide  de  l'irrépro- 
chable témoin  de  la  vertu  d'Aminé,  il  acheta 
au  plus  haut  prix  des  faveurs  qui,  dans  Agra, 
commençoient  à  être  taxées  au  plus  bas,  et 
n'étoient  pourtant  pas  encore  aussi  mépri- 
sées qu'elles  auroient  dû  l'être. 


CONTE    MORAL  y  7, 


Cette  triste  maison  qu'Aminé  habitoit,  fut 
encore  une  fois  quittée  pour  un  palais  superbe 
où  brilloit  tout  le  faste  des  Indes,  Je  ne  sçais 
si  Aminé  usa  sagement  de  sa  nouvelle  for- 
tune ;  mon  âme  rebutée  d'étudier  la  sienne, 
alla  chercher  des  objets  plus  dignes  de  s'oc- 
cuper, dans  le  fond  peut-être  aussi  méprisa- 
bles, mais  qui  plus  ornés,  la  révoltoient  moins 
et  l'amusoient  davantage. 

Je  m'envolai  dans  une  maison,  qu'à  sa  ma- 
gnificence et  au  goût  qui  y  régnoit  de  toutes 
parts,  je  reconnus  pour  une  de  celles  où  je 
me  plairois  à  demeurer,  où  l'on  trouve  tou- 
jours le  plaisir  et  la  galanterie,  et  où  le  vice 
même,  déguisé  sous  l'apparence  de  l'amour, 
embelli  de  toute  la  délicatesse  et  de  toute 
l'élégance  possible,  ne  s'offre  jamais  aux  yeux 
que  sous  les  formes  les  plus  séduisantes. 

La  maîtresse  de  ce  palais  étoit  charmante, 
et  à  la  tendresse  qu'elle  avoit  dans  les  yeux, 
autant  qu'à  sa  beauté,  je  jugeai  que  mon  âme 
y  trouveroit  des  amusemens.  Je  restai  quelque 
tems  dans  son  Sopha  sans  qu'elle  daignât 
seulement  s'y  asseoir.  Cependant  elle  aimoit, 
et  elle  étoit  aimée.  Poursuivie  par  son  amant, 
persécutée  par  elle-même,  il  n'y  avoit  pas 
d'apparence  que  je  lui  fusse  toujours  aussi 
indifférent  qu'elle  sembloit  se   le  promettre, 


74  LE   SOPHA 


Quand  j'entrai  chez  elle,  il  avoit  déjà 
obtenu  la  permission  de  lui  parler  de  son 
amour;  mais  quoiqu'il  fût  aimable  et  pres- 
sant, que  même  il  eût  déjà  persuadé,  il  étoit 
encore  bien  loin  de  vaincre. 

Phénime,  (c'est  ainsi  qu'elle  s'appeloit)  re- 
nonçoit  avec  peine  à  sa  vertu,  et  Zulma  trop 
respectueux  pour  être  entreprenant,  attendoit 
du  tems  et  des  soins,  qu'elle  prît  pour  lui  au- 
tant d'amour  qu'il  en  ressentoit  pour  elle. 
Mieux  informé  que  lui  des  dispositions  de 
Phénime,  je  ne  concevois  pas  qu'il  pût  con- 
noître  aussi  peu  son  bonheur.  Phénime  à  la 
vérité  ne  lui  disoit  pas  encore  qu'elle  l'aimoit, 
mais  ses  yeux  le  lui  disoient  toujours.  Lui 
parloit-elle  d'une  chose  indifférente,  sans 
qu'elle  le  voulût,  même  sans  qu'elle  s'en  aper- 
çût, sa  voix  s'attendrissoit,  ses  expressions 
devenoient  plus  vives.  Plus  elle  s'imposoit  de 
contrainte  avec  lui,  plus  elle  lui  marquoit 
d'amour.  Rien  de  son  amant  ne  lui  paroissoit 
indifférent,  elle  en  craignoit  tout,  et  les  gens 
qu'elle  aimoit  le  moins,  en  étoient  en  appa- 
rence mieux  traités  que  lui.  Quelquefois  elle 
lui  imposoit  silence,  et  l'oubliant  à  l'instant 
même  elle  continuoit  la  conversation  qu'elle 
avoit  voulu  finir.  Toutes  les  fois  qu'il  la  trou- 
voit  seule  (et  sans  s'en  apercevoir,  elle  lui  en 


CONTE    MORAL  75 


donnoit  mille  occasions,)  l'émotion  la  plus 
tendre  et  la  plus  marquée  s'emparoit  d'elle 
involontairement.  Si  dans  le  cours  d'un  en- 
tretien long  et  animé,  il  arrivoit  à  Zulma  de 
lui  baiser  la  main  ou  de  se  jetter  à  ses  genoux, 
Phénime  s'effrayoit,  mais  ne  se  fâchoit  pas; 
c'étoit  même  si  tendrement  qu'elle  se  plai- 
gnoit  de  ses  entreprises! 

Et  cependant,  interrompit  le  sultan,  il  ne 
les  continuoit  pas?   Non   assurément,    Sire, 

répondit  Amanzéi,  plus  il  étoit  amoureux 

Plus  il  étoit  béte,  dit  le  sultan,  je  le  vois  bien. 
L'amour  n'est  jamais  plus  timide,  reprit 
Amanzéi,  que  quand...  Oui,  timide,  inter- 
rompit encore  le  sultan,  voilà  un  beau  conte! 
Est-ce  qu'il  ne  voyoit  pas  qu'il  impatientoit 
cette  dame?  A  la  place  de  cette  femme-là,  je 
l'aurois  renvoyé  pour  jamais,  moi  qui  vous 
parle. 

Il  n'est  pas  douteux,  reprit  Amanzéi, 
qu'avec  une  coquette,  Zulma  n'eût  été  perdu; 
mais  Phénime  qui  réellement  désiroit  de 
n'être  pas  vaincue,  tenoit  compte  à  son  amant 
de  sa  timidité.  D'ailleurs,  plus  il  ménageoit 
les  scrupules  de  Phénime,  plus  il  s'assuroit  la 
victoire.  Un  moment  donné  par  le  caprice, 
s'il  n'est  pas  saisi,  ne  revient  peut-être  jamais, 
mais  quand  c'est  l'amour  qui  le   donne,  il 


76  LE    SOPHA 


semble  que  moins  on  le  saisit,  plus  il  s'em- 
presse à  le  rendre.  J'ai  cependant  ouï  dire, 
répliqua  Schah-Baham,  que  les  femmes 
n'aiment  point  qu'on  ne  les  devine  pas.  Cela 
peut-être  quelquefois,  réponditAmanzéi,  mais 
Phénime  pensoit  différemment  et  n'aimoit 
jamais  tant  Zulma  que  quand  il  avoit  été 
plus  respectueux  qu'elle-même  ne  l'avoit  en- 
core désiré.  Et,  demanda  encore  le  sultan, 
lui  arrivoit-il  souvent  de  s'y  méprendre? 

Oui,  Sire,  réponditAmanzéi,  et  quelquefois 
si  ^grossièrement  qu'il  en  étoit  ridicule.  Un 
jour,  par  exemple,  il  entra  chez  Phénime  :  il 
y  avoit  plus  d'une  heure  que  livrée  à  sa  ten- 
dresse, elle  ne  s'occupoit  que  de  lui;  elle  avoit 
commencé  par  le  désirer  vivement,  et  son 
imagination  s'échauffant  par  degrés,  elle  s'a- 
bandonna voluptueusement  à  son  désordre; 
il  étoit  au  plus  haut  point  lorsque  Zulma  se 
présenta  à  ses  yeux;  son  trouble  augmenta, 
elle  acheva  de  rougir  en  le  voyant;  ah!  s'il 
eût  deviné  ce  qui  faisoit  alors  rougir  Phé- 
nime; s'il  eût  osé  même  la  presser,  mais  il  se 
croyoit  fort  mal  avec  elle  de  quelques  libertés 
fort  innocentes  que  la  veille  il  avoit  voulu 
prendre,  il  employa  à  lui  en  demander  par- 
don, le  tems  où  elle  ne  se  seroit  offensée  de 
rien. 


CONTE    MORAL  77 

Ah!  le  butor,  s'écria  le  sultan^  il  n'est  pas 
croyable  qu'on  soit  si  béte!  Il  ne  faut  cepen- 
dant pas  que  cela  vous  étonne,  Sire,  répartit 
Amanzéi;  tout  le  tems  que  j'ai  été  Sopha, 
j'ai  vu  manquer  plus  de  momens  que  je  n'en 
ai  vu  saisir.  Les  femmes  accoutumées  à  nous 
cacher  sans  cesse  ce  qu'elles  pensent,  mettent 
sur-tout  leur  attention  à  nous  dissimuler  les 
mouvemens  qui  les  portent  à  la  tendresse,  et 
telle  a  peut-être  à  se  vanter  de  n'avoir  jamais 
succombé,  qui  doit  moins  cet  avantage  à  sa 
vertu  qu'à  l'opinion  qu'elle  en  a  sçu  donner. 

Je  me  rappelle,  qu'étant  chez  une  femme 
célèbre  par  sa  rare  vertu,  j'y  fus  assez  long- 
tems  sans  rien  voir  qui  démentît  l'idée  qu'on 
avoit  d'elle  dans  le  monde.  Il  est  vrai  qu'elle 
n'étoit  pas  jolie,  et  qu'il  faut  convenir  qu'il 
n'y  a  point  de  femmes  à  qui  il  soit  plus  aisé 
d'être  vertueuses,  qu'à  celles  qui  manquent 
d'agrémens.  Celle-ci  joignoit  à  sa  laideur  un 
caractère  d'esprit  dur  et  sévère,  qui  effrayoit 
pour  le  moins  autant  que  sa  figure.  Quoique 
personne  ne  se  fût  hasardé  à  essayer  de  la 
rendre  sensible,  on  n'en  croyoit  pas  moins 
qu'il  étoit  impossible  qu'elle  le  devînt.  Par  je 
ne  sçais  quel  hasard  un  homme  plus  hardi,  ou 
plus  capricieux  que  les  autres,  ou  qui  ne 
croyoit  pas  à  la  vertu  des  femmes,  un  jour  se 


78  LE   SOPHA 

trouvant  seul  auprès  d'elle,  osa  lui  dire  qu'il 
la  trouvoit  aimable.  Quoiqu'il  le  lui  dît  assez 
froidement  pour  ne  devoir  pas  en  être  cru,  un 
discours  si  nouveau  pour  elle  lui  fit  impres- 
sion. Elle  répondit  modestement,  mais  avec 
trouble,  qu'elle  n'étoit  point  faite  pour  inspi- 
rer de  pareils  sentimens;  il  lui  baisa  la  main, 
elle  en  tressaillit;  son  air  embarrassé,  sa  rou- 
geur, le  feu  qui  tout  d'un  coup  anima  ses 
yeux,  furent  de  sûrs  garants  du  désordre  qui 
s'élevoit  dans  son  âme.  Il  lui  répéta,  en  la 
serrant  dans  ses  bras  avec  transport,  qu'elle 
faisoit  sur  lui  l'impression  la  plus  vive.  Je  ne 
sçais,  (pendant  qu'elle  continuoit  à  s'en  éton- 
ner) comment  il  fit  pour  lui  prouver  qu'il  di- 
soit  vrai,  mais  cette  modestie  dont  elle  s'étoit 
armée,  commença  à  céder  à  l'évidence.  De 
quelque  nature  que  fût  la  preuve  qu'il  lui  of- 
froit  en  la  convaincant,  elle  acheva  de  la  sub- 
juguer. Soit  que  les  objets  si  nouveaux  pour 
elle  lui  imposassent,  soit  qu'en  ce  moment 
elle  se  sentît  fatiguée  du  poids  de  sa  vertu,  à 
peine  se  souvint-elle  que  la  bienséance  de- 
mandoit  au  moins  qu'elle  combattît,  et  elle 
se  rendit  plus  promptement  que  les  femmes 
mêmes  accoutumées  à  résister  le  moins.  Cet 
exemple  et  quelques  autres  de  même  genre 
m'ont  fait  croire  qu'il  y  a  bien  peu  de  femmes 


CONTE    MORAL  79 


vertueuses  qu'on  ne  puisse  attaquer  sans  suc- 
cès, et  qu'il  n'y  en  a  point  de  plus  faciles  à 
vaincre  que  celles  qui  ont  le  moins  d'habitude 
de  l'amour;  mais  je  reviens  aux  deux  amans 
dont  je  faisois  l'histoire  à  votre  majesté. 


CHAPITRE  VII. 

Où  l'on  trouvera  beaucoup  à  reprendre. 

UN  soir,  en  quittant  Phénime,  Zulma  lui 
demanda  quand  il  pourroit  la  revoir; 
quoiqu'elle  craignît  beaucoup  sa  présence, 
elle  ne  sçavoit  pas  s'en  passer,  ainsi  après 
avoir  rêvé  quelque  tems,  elle  lui  répondit 
qu'il  pourroit  la  voir  le  lendemain. 

Phénime,  qui  sentoit  bien  tout  le  danger 
qu'il  y  avoit  pour  elle  à  être  seule  avec  lui, 
avoit  pensé  avoir  du  monde,  et  pourtant  fit 
dire,  le  jour  du  rendez-vous,  qu'elle  n'y  étoit 
pour  personne  que  pour  Zulma.  Il  lui  sem- 
bloit  que  quand  il  trouvoit  quelqu'un  chez 
elle,  moins  il  avoit  la  liberté  de  lui  parler  de 
son  amour,  plus  par  mille  choses  qu'il  imagi- 


8o  LE    SOPHA 


noit,  il  tâchoit  de  lui  faire  comprendre  qu'il 
en  étoit  perpétuellement  occupé;  et  l'on  est  si 
clairvoyant  dans  le  monde  !  Elle  entendoit  si 
bien  Zulma!  La  méchanceté  des  spectateurs 
ne  pouvoit-elle  pas  leur  donner  cette  péné- 
tration qu'elle  ne  devoit  qu'à  l'amour  ?  Zulma 
étoit  moins  dangereux  pour  elle  quand  ils 
étoient  seuls,  puisqu'alors  il  sçavoit  être  res- 
pectueux, et  que  devant  des  témoins  il  n'étoit 
pas  assez  prudent  :  donc  il  ne  falloit  jamais 
le  voir  en  compagnie  que  le  moins  qu'il  seroit 
possible. 

D'ailleurs,  il  étoit  si  triste  quand  il  ne  pou- 
voit  pas  lui  parler  !  N'y  avoit-il  pas  trop 
d'inhumanité  à  le  priver  d'un  plaisir  que  jus- 
ques  alors  elle  avoit  trouvé  si  peu  de  risque  à 
lui  accorder. 

Toutes  ces  raisons  avoient  déterminé  Phé- 
nime,  ou  du  moins  elle  le  croyoit,  et  elle  fon- 
doit  toujours,  soit  sur  les  usages,  soit  sur  des 
choses  qui  lui  paroissoient  aussi  sensées,  ce 
que  l'amour  seul  lui  faisoit  faire  en  faveur  de 
Zulma. 

Ce  jour  même  elle  avoit  été  extrêmement 
tentée  de  faire  son  bonheur,  elle  s 'étoit  dit 
tout  ce  que  peut  se  dire  une  femme  qui  veut 
se  vaincre  elle-même,  sur  ce  qu'elle  oppose 
à  son  amour;  elle  s'étoit  exagéré  la  constance 


CONTE    MORAL 


et  les  soins  de  Zulma,  ce  désir  toujours  si 
pressant  qu'il  avoit  de  lui  plaire  :  elle  se  sou- 
venoit  même  avec  plaisir  qu'il  avoit  toujours 
mieux  aimé  être  trompé  qu'infidèle.  Zulma 
d'ailleurs  étoit  jeune,  spirituel,  bien  fait, 
toutes  choses  sur  lesquelles  elle  ne  croyoit 
pas  appuyer,  mais  qui  n'en  étoient  pas  moins 
celles  qui  l'avoient  le  plus  touchée. 

Qui  diable  l'arrêtoit  donc?  demanda  le  sul- 
tan; cette  femme-là  m'excède.  Huit  ans  de 
vertu,  répondit  Amanzéi,  huit  ans  dont  une 
seule  foiblesse  alloit  lui  enlever  tout  le  mé- 
rite; en  effet,  s'écria  le  sultan,  voilà  ce  qui 
s'appelle  une  perte! 

Elle  est,  pour  une  femme  qui  pense,  plus 
considérable  que  votre,  majesté  ne  le  croit, 
répondit  Amanzéi.  La  vertu  est  toujours  ac- 
compagnée d'une  paix  profonde,  elle  n'amuse 
pas,  mais  elle  satisfait.  Une  femme  assez 
heureuse  pour  la  posséder,  toujours  contente 
d'elle-même,  peut  ne  se  regarder  jamais  qu'a- 
vec complaisance  :  l'estime  qu'elle  a  pour 
elle  est  toujours  justifiée  par  celle  des  autres, 
et  les  plaisirs  qu'elle  sacrifie  ne  valent  pas 
ceux  que  le  sacrifice  lui  procure. 

Dites-moi  un  peu,  dit  le  sultan,  croyez- 
vous  que,  si  j'avois  été  femme,  j'eusse  été 
vertueuse?  En  vérité.  Sire,  répondit  Aman- 

6 


82  LE   SOPHA 

zéi,  stupéfait  de  la  question,  je  n'en  sçais 
rien.  Pourquoi  n'en  sçavez-vous  rien,  de- 
manda le  sultan?  Mais  est-il  croyable  que 
l'on  fasse  de  pareilles  questions,  dit  la  sul- 
tane? Ce  n'est  pas  vous  que  j'interroge,  répli- 
qua-t-il,  je  veux  seulement  qu'Amanzéi  me 
dise  si  j'aurois  été  vertueuse.  Sire,  je  crois 
qu'oui,  répartit  Amanzéi.  Hé  bien,  mon  cher, 
vous  vous  trompez,  reprit  Schah-Baham, 
j'aurois  été  tout  le  contraire.  Ce  que  j'en  dis, 
au  reste,  ajouta-t-il  en  s'adressant  à  la  sul- 
tane, ce  n'est  pas  pour  vous  dégoûter  d'être 
vertueuse,  vous;  ce  que  je  pense  là-dessus 
n'est  que  pour  moi,  et  peut-être  bien  que  si 
j'étois  femme  je  changerois  d'avis  :  sur  ces 
sortes  de  choses  chacun  pense  comme  il  veut, 
et  je  ne  contrains  personne.  Votre  maître 
s'embarrasse,  dit  en  souriant  la  sultane  à 
Amanzéi,  et  je  vous  réponds  qu'il  vous  sera 
fort  obligé  si  vous  poursuivez  votre  conte. 
Ce  que  j'entends  n'est  pas  mauvais,  répliqua 
le  sultan,  ne  diroit-on  pas  que  c'est  moi  qui 
interromps? 

Zulma  entra,  reprit  Amanzéi  ;  et  Phénime, 
quoiqu'il  vînt  plutôt  qu'elle  ne  l'attendoit,  ne 
laissa  pas  de  lui  dire  qu'il  venoit  bien  tard. 

Que  je  suis  heureux,  Phénime,  lui  dit-il 
tendrement,  que  vous  me  trouviez  coupable! 


CONTE    MORAL  83 


Phénime  ne  s'apperçut  que  dans  cet  instant 
de  la  force  de  ce  qu'elle  venoit  de  lui  dire; 
elle  voulut  s'excuser,  et  ne  sçut  que  répondre. 
Zulma  sourit  de  l'embarras  où  il  la  voyoit,  et 
elle  rougit  de  l'avoir  vu  sourire.  Il  sejetta  à 
ses  genoux,  et  lui  baisa  la  main  avec  une  ar- 
deur extrême  ;  elle  fit  un  mouvement  pour  la 
retirer,  mais  comme  il  ne  faisoit  pas  d'efforts 
pour  la  retenir,  elle  la  lui  rendit. 

Zulma  cependant  lui  disoit  les  choses  les 
plus  tendres,  elle  ne  lui  répondoit  pas  ;  mais 
elle  l'écoutoit  avec  une  attention  et  une  avi- 
dité qu'elle  se  seroit  sûrement  reprochée  si 
elle  avoit  pu  démêler  ses  mouvemens.  Sa 
gorge  étoit  un  peu  découverte,  elle  s'apper- 
çut qu'il  y  portoit  ses  yeux,  et  voulut  rappro- 
cher sa  robe.  Ah!  cruelle,  lui  dit  Zulma. 

Cette  exclamation  sulfit  pour  arrêter  la 
main  de  Phénime.  Pour  laisser  jouir  Zulma 
de  la  légère  faveur  qu'elle  lui  accordoit,  sans 
qu'il  pût  rien  en  conclure  contre  elle,  elle  fei- 
gnit d'avoir  quelque  chose  à  raccommoder  à 
sa  coëffure.  Les  yeux  de  Zulma  ne  purent, 
sans  s'enflammer,  s'attacher  long-tems  sur 
l'objet  que  Phénime  lui  avoit  abandonné. 
Elle  se  livra  d'abord  au  plaisir  d'être  admirée 
de  ce  qu'elle  aimoit,  ses  yeux  se  troublèrent, 
elle  regarda  Zulma  languissamment,  et  parut 
plongée  dans  la  plus  tendre  rêverie. 


84  LE   SOPHA 


Allons,  Zulma,  dit  alors  le  sultan  ;  mais 
il  ne  voyoit  pas  cela  lui  !  Ah  !  la  cruelle 
béte  ! 

Phénime,  malgré  le  désordre  qui  s'empa- 
roit  d'elle,  poursuivit  Amanzéi,  s'apperçut  de 
celui  de  son  amant,  et  craignant  également 
l'émotion  de  Zulma  et  la  sienne,  elle  se  leva 
brusquement.  Il  fit  quelques  efforts  pour  la 
retenir,  et  n'ayant  plus  la  force  de  lui  parler, 
il  tâcha,  en  arrosant  sa  main  des  pleurs  qu'il 
répandoit,  de  lui  faire  comprendre  combien 
il  étoit  touché  de  la  cruelle  résolution  qu'elle 
prenoit.  Tant  de  respect  achevoit  d'émouvoir 
Phénime,  mais  l'amour  ne  l'ayant  pas  encore 
absolument  vaincue,  elle  triompha,  et  de  ses 
propres  désirs,  et  de  ceux  de  son  amant  plus 
dangereux  pour  elle  peut-être  que  les  siens 
mêmes. 

Aussi-tôt  qu'elle  se  fut  débarrassée  des  bras 
de  Zulma,  elle  lui  fit  signe  de  se  relever,  il 
obéit.  Ils  se  regardèrent  quelque  tems  en 
gardant  le  silence.  Phénime,  enfin,  lui  dit 
qu'elle  vouloit  jouer.  Quelque  déplacée  que 
cette  envie  parut  à  Zulma,  il  ne  sçavoit  pas 
résister  aux  volontés  de  Phénime,  et  il  prépa- 
ra tout  lui-même  avec  autant  de  vivacité  que 
si  c'eût  été  lui  qui  eût  désiré  le  jeu.  Cette 
nouvelle   preuve   de    sa    soumission    toucha 


CONTE  MORAL 


extrêmement  Phénime,  et  je  la  vis  prête  à 
lui  demander  pardon  d'une  fantaisie  qu'alors 
elle  trouvoit  ridicule. 

Le  repentir  de  Phénime  ne  dura  pas  autant 
qu'il  l'auroit  fallu  pour  le  bonheur  de  Zulma, 
et  plus  elle  se  sentit  émue,  et  plus  elle  crut 
devoir  lui  cacher  son  trouble.  Elle  se  mit 
donc  au  jeu,  mais  il  lui  inspira  un  ennui  qui 
lui  fit  bientôt  connoître  que  ce  qu'elle  avoit 
imaginé  contre  Zulma.  étoit  pour  elle  d'une 
bien  foible  ressource.  Elle  ne  voulut  pour- 
tant pas  croire  d'abord  que  les  dispositions 
où  elle  étoit  pour  lui,  causassent  cette  lan- 
gueur dans  laquelle  elle  se  sentoit,  et  l'attri- 
buant uniquement  au  jeu  qu'elle  avoit  choisi, 
elle  pressa  son  amant  d'en  prendre  un  autre, 
il  obéit  en  soupirant,  et  elle  n'en  fut  pas 
moins  tourmentée.  Ce  désordre  qu'elle-cro- 
yoit  calmer,  ces  tendres  idées  dont  elle  cher- 
choit  à  se  distraire,  sembloient  par  la  violence 
qu'elle  se  faisoit,  s'accroître  et  prendre  plus 
d'empire  sur  son  âme.  Abymée  dans  la  rêve- 
rie, elle  croyoit  regarder  son  jeu,  et  ne  s'oc- 
cupoit  que  de  Zulma. 

L'air  pénétré  qu'elle  lui  voyoit,  les  pro- 
fonds soupirs  qu'il  poussoit,  ses  larmes  qu'elle 
voyoit  prêtes  de  couler,  et  que  son  respect 
pour  elle  semblait  seul  retenir    encore,  ache- 


86  LE   SOPHA 


vèrent  d'attendrir  Phénime.  Toute  entière 
aux  tendres  mouvemens  qu'il  lui  inspiroit, 
elle  s'attacha  uniquement  à  le  regarder  ;  soit 
qu'enfin  elle  fût  confuse  de  l'état  où  elle  se 
trouvoit,  soit  qu'elle  ne  pût  plus  soutenir  les 
regards  de  Zulma,  elle  appuya  sa  tête  sur  sa 
main.  Zulma  ne  la  vit  pas  plutôt  dans  cette 
attitude  qu'il  alla  se  jettera  ses  pieds;  ou 
Phénime  trop  occupée  ne  le  vit  pas,  ou  elle 
ne  voulut  pas  l'en  empêcher.  Il  profita  de  ce 
moment  de  foiblesse  pour  lui  baiser  la  main 
qu'elle  avoit  libre,  et  il  la  baisa  avec  plus  de 
transport  qu'un  amant  ordinaire  n'en  éprouve 
en  jouissant  de  tout  ce  qui  peut  le  rendre 
heureux. 

Comblé  d'une  faveur  que  dans  les  termes 
mêmes  où  ils  en  étoient  ensemble,  il  n'osoit 
pas  encore  espérer,  il  voulut  chercher  dans 
les  yeux  de  Phénime  quel  devoit  être  son 
dessin.  Elle  avoit  toujours  la  tête  appuyée 
sur  sa  main,  il  s'en  empara  doucement,  et 
Phénime  en  se  découvrant  le  visage,  le  laissa 
voir  couvert  de  ses  larmes.  Ce  spectacle  émut 
Zulma  au  point  d'en  verser  lui-même.  Ah 
Phénime  !  s'écria-t-il,  en  poussant  un  pro- 
fond soupir.  Ah  Zulma  !  répondit-elle  ten- 
drement. En  achevant  ces  paroles  ils  se 
regardèrent,  mais   avec  cette   tendresse,    ce 


CONTE   MORAL  87 


feu,  cette  volupté,  cet  égarement  que  l'amour 
seul,  et  l'amour  le  plus  vrai  peut  faire  sentir. 

Zulma  enfin,  d'une  voix  entrecoupée  par 
les  soupirs,  reprit  la  parole  :  Phénime,  dit-il 
avec  transport,  ah  !  s'il  est  vrai  qu'enfin  mon 
amour  vous  touche,  et  que  vous  craigniez 
encore  de  me  le  dire,  laissez  du  moins  à  ces 
yeux  charmans,  à  ces  yeux  que  j'adore,  la 
liberté  de  s'expliquer  en  ma  faveur.  Non, 
Zulma,  répondit-elle,  je  vous  aime,  et  je  ne 
me  pardonnerois  pas  de  vous  retrancher  rien 
d'un  triomphe  que  vous  avez  si  bien  mérité. 
Je  vous  aime,  Zulma;  ma  bouche,  mon  cœur, 
mes  yeux,  tout  doit  vous  le  dire,  et  tout  vous 

ledit Zulma!    mon  cher   Zulma!   je  ne 

suis  heureuse  que  depuis  que  je  peux  vous 
apprendre  tout  ce  que  je  sens  pour  vous.  A 
des  paroles  si  douces,  et  si  peu  attendues, 
Zulma  pensa  mourir  de  joie. 

Dans  quelque  égarement  qu'elle  le  plon- 
geât, il  n'oublia  pas  que  Phénime  pouvoit  le 
rendre  encore  plus  heureux.  Quoiqu'il  n'igno- 
rât pas  que  l'aveu  qu'elle  lui  faisoit,  l'autori- 
soit  à  mille  choses  qu'à  peine  jusqu'à  ce  mo- 
ment il  avoit  osé  imaginer,  le  respect  qu'il 
avoit  pour  elle  l'emportant  sur  ses  désirs,  il 
voulut  attendre  qu'elle  achevât  de  décider  de 
son  sort. 


88  LE   SOPHA 

Phénime  connoissoit  trop  Zulma,  pour  se 
méprendre  au  motif  qui  suspendoit  ses  em- 
pressemens;  elle  le  regarda  encore  avec  une 
extrême  tendresse,  et  cédant  enfin  aux  doux 
mouvemens  dont  elle  étoit  agitée,  elle  se 
précipita  sur  lui  avec  une  ardeur  que  les  ter- 
mes les  plus  forts  et  l'imagination  la  plus  ar- 
dente ne  pourroient  jamais  bien  peindre. 

Que  de  vérité!  que  de  sentiment  dans  leurs 
transports  !  non  !  jamais  spectacle  plus  atten- 
drissant ne  s'étoit  offert  à  mes  yeux.  Tous 
deux  enivrés,  sembloient  avoir  perdu  tout 
usage  de  leurs  sens.  Ce  n'étoit  point  ces  mou- 
vemens momentanés  que  donne  le  désir;  c'é- 
toit  ce  vrai  délire,  cette  douce  fureur  de  l'a- 
mour toujours  cherchés,  et  si  rarement  sentis. 
O  dieux!  dieux!  disoit  de  tems  en  tems  Zul- 
ma, sans  pouvoir  en  dire  davantage  ;  Phé- 
nime, de  son  côté,  abandonnée  à  tout  son 
trouble,  serroit  tendrement  Zulma  dans  ses 
bras,  s'en  arrachoit  pour  le  regarder,  s'y 
rejettoit,  le  regardoit  encore.  Zulma,  lui  di- 
soit-elle  avec  transport,  ah  Zulma!  que  j'ai 
connu  tard  le  bonheur! 

Ces  paroles  étoient  suivies  de  ce  silence  dé- 
licieux auquel  l'âme  se  plaît  à  se  livrer,  lors- 
que les  expressions  manquent  au  sentiment 
qui  la  pénètre. 


CONTE    MORAL  89 


Zulma  cependant  avoit  bien  des  choses  en- 
core à  désirer;  et  Phénime,  à  qui  son  ardeur 
les  rendoit  en  ce  moment  presque  aussi  néces- 
saires qu'à  lui-même,  loin  de  vouloir  rien 
opposer  à  ses  désirs,  s'y  livra  aveuglément. 
Il  sembloit  même  qu'il  fît  encore  plus  pour 
elle  qu'elle  ne  faisoit  pour  lui;  plus  elle  s'é- 
toit  défendue  contre  son  amour,  plus  elle 
croyoit  devoir  lui  prouver  combien  sa  résis- 
tance lui  avoit  coûté,  et  lui  faire  une  sorte  de 
satisfaction  sur  les  tourmens  qu'elle  lui  avoit 
fait  éprouver  si  long-tems.  Elle  auroit  rougi 
de  s'armer  de  cette  fausse  décence  qui  si  sou- 
vent gène  et  corrompt  les  plaisirs,  et  qui 
paroissant  mettre  sans  cesse  le  repentir  à  côté 
de  l'amour,  laisse  au  milieu  du  bonheur  mê- 
me, un  bonheur  encore  plus  doux  à  désirer. 
La  tendre,  la  sincère  Phénime  se  seroit  crue 
coupable  envers  Zulma,  si  elle  lui  avoit  dé- 
robé quelque  chose  de  l'ardeur  extrême  qu'il 
lui  inspiroit;  elle  voloit  avec  empressement 
au  devant  de  ses  caresses,  et  comme  quelques 
momens  auparavant,  elle  s'estimoit  de  lui 
résister,  elle  mettoit  alors  toute  sa  gloire  à  le 
bien  convaincre  de  sa  tendresse. 

Dans  un  de  ces  intervalles  que,  tout  courts 
qu'ils  étoient,  ils  remplissoient  par  mille  ten- 
dres transports  :  Phénime  !  lui  dit   Zulma   de 


go  LE    SOPHA 


l'air  le  plus  passionné,  vous  mettiez  trop  de 
vérité  dans  tous  vos  mouvemens  pour  que  je 
n'aie  pas  dû  croire  quelquefois  que  vous  m'ai- 
miez; pourquoi  avez-vous  retardé  si  long- 
tems  cet  aveu  ! 

Mon  cœur  s'est  déterminé  promptement 
pour  vous,  répondit  Phénime,  mais  ma  rai- 
son s'est  long-tems  opposée  à  mes  sentimens. 
Plus  je  me  sentois  capable  de  la  passion  la 
plus  sincère,  plus  je  craignois  de  m'engager 
sans  avoir  aimé,  je  sentois  que  j'exigerois 
plus  de  tendresse  que  je  ne  pourrois  en  inspi- 
rer. Vous  seul  m'avez  fait  connoître  qu'il  y  a 
encore  des  hommes  capables  d'aimer;  vous 
m'aviez  touchée,  mais  vous  ne  m'aviez  pas 
vaincue.  Vous  l'avouerai-je  Zulma?  cette 
vertu  que  je  vous  sacrifie  aujourd'hui  avec 
tant  de  plaisir,  a  long-tems  combattu  contre 
vous.  Je  n'imaginois  pas  sans  désespoir, 
qu'une  seule  foiblesse  alloit  me  ravir,  et  la 
douce  certitude  que  j'étois  estimable,  et  le 
bonheur  d'être  estimée.  Ah  Zulma!  ajouta-t- 
elle  en  le  serrant  dans  ses  bras,  que  tu  me 
rends  odieux  tous  les  momens  que  je  n'ai 
point  passés  à  te  prouver  ma  tendresse  !  Qui 
moi!  Zulma,  j'ai  pu  te  résister!  je  t'ai  fait 
répandre  des  larmes,  et  ce  n'a  pas  toujours 
été  celles  que  tu  répands   aujourd'hui  !    par- 


CONTE    MORAL 


donne-le  moi,  j'étois  plus  malheureuse  que 
toi-même  !  Oui  Zulma,  je  me  reprocherai 
toujours  d'avoir  pu  croire  qu'être  à  toi  ne  dût 
pas  remplir  tous  mes  vœux,  et  me  tenir  lieu 
de  tout.  Tu  m'aimois,  et  je  pouvois  songer  à 
l'estime  des  autres  !  Ah,  puis-je  encore  méri- 
ter la  tienne  ! 

Votre  majesté  devine  sans  doute,  continua 
Amanzéï,  quelle  fut  la  suite  d'une  pareille 
conversation;  quelque  plaisir  qu'elle  m'ait 
donné,  il  me  seroit  impossible  de  me.rappel- 
1er  les  discours  des  deux  amans  qui,  enivrés 
d'eux-mêmes,  s'interrogeoient,  et  ne  se  don- 
noient  jamais  le  tems  de  se  répondre,  et  dont 
les  idées  n'ayant  alors  entre  elles  aucune  liai- 
son, ne  peignoient  que  le  désordre  de  leur 
âme,  et  ne  dévoient  pas  avoir  pour  un  tiers 
le  même  charme  que  pour  eux.  J'étois  sur- 
pris, et  de  la  vivacité  de  leur  passion  et  des 
ressources  qu'ils  y  trouvoient.  Ils  ne  se  sépa- 
rèrent que  fort  tard,  et  Zulma  fut  à  peine 
sorti,  que  Phénime,  qui  lui  avoit  consacré 
tous  ses  momens,  se  mit  à  lui  écrire.  Zulma 
revint  le  lendemain  de  fort  bonne  heure,  tou- 
jours plus  amoureux,  toujours  plus  tendre- 
ment aimé,  jouir  aux  genoux,  ou  dans  les 
bras  de  Phénime  des  plus  délicieux  momens. 

Malgré  le  penchant  qui  me  portoit  à  chan- 


92  LE    SOPHA 

ger  souvent  de  demeure,  je  ne  pus  résister  au 
désir  de  sçavoir  si  Zulma  et  Phénime  s'aime- 
roient  longtemps,  et  cette  curiosité  m'arrêta 
chez  elle  près  d'un  an  ;  mais  voyant  enfin 
que  leur  amour,  loin  de  diminuer,  sembloit 
tous  les  jours  prendre  de  nouvelles  forces,  et 
qu'ils  avoient  même  joint  à  toutes  les  délica- 
tesses, à  toute  la  vivacité  de  la  passion  la  plus 
ardente,  la  confiance  et  l'égalité  de  l'ami- 
tié la  plus  tendre,  j'allai  chercher  ailleurs  ma 
délivrance,  ou  de  nouveaux  plaisirs. 


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CHAPITRE  VIII. 

EN  sortant  de  chez  Phénime,  j'entrai  dans 
une  maison  où  ne  voyant  que  de  ces 
choses  qui,  à  force  d'être  ordinaires,  ne  va- 
lent la  peine  d'être  ni  regardées,  ni  racontées, 
je  ne  demeurai  pas  long-tems.  Je  fus  encore 
quelques  jours  sans  trouver  dans  les  différens 
endroits  où  mon  inquiétude  et  ma  curiosité 
me  conduisirent,  rien  qui  m'amusât,  ou  qui 
dût  me  paroître  nouveau.  Ici  l'on  se  rendoit 
par  vanité:  là,  le  caprice,  l'intérêt, l'habitude, 


CONTE    ]\IORAL  93 


même  l'indolence,  étoient  les  seuls  motifs  des 
foiblesses  dont  on  me  faisoit  le  témoin.  Je 
rencontrois  assez  souvent  ce  mouvement  vif 
et  passager  que  l'on  honore  du  nom  de  goût, 
mais  je  ne  trouvois  nulle  part  cet  amour, 
cette  délicatesse,  cette  tendre  volupté  qui 
chez  Phénime  avoient  fait  si  long-tems  mon 
admiration  et  mes  plaisirs. 

Las  de  la  vie  errante  que  je  menois,  con- 
vaincu que  le  sentiment  dont  on  veut  sans 
cesse  paroître  rempli  est  cependant- ce  que 
l'on  éprouve  le  moins,  je  commençai  à  m'en- 
nuyer  de  ma  destinée,  et  à  désirer  vivement 
de  trouver  cette  occasion  qui  devoit  terminer 
le  supplice  auquel  j'étois  condamné. 

Quelles  mœurs!  m'écriois-je  quelquefois; 
non,  Brama  qui  les  connoît,  m'a  flatté  d'une 
espérance  vaine  ;  il  n'a  pas  cru  qu'avec  ce 
goût  effréné  des  plaisirs  qui  règne  dans  Agra, 
et  ce  mépris  des  principes  qui  y  est  si  géné- 
ralement répandu,  je  pusse  jamais  trouver 
deux  personnes  telles  qu'il  les  demande,  pour 
m'appeler  à  une  autre  vie. 

Tout  entier  à  ces  chagrinantes  réflexions, 
je  me  transportai  dans  une  maison  où  tout 
avoit  l'air  paisible.  Une  fille  âgée  de  qua- 
rante ans  y  logeoit  seule.  Quoiqu'elle  fût  en- 
core assez  bien  pour  pouvoir  sans  ridicule  se 


94  LE    SOPHA 

livrer  à  l'amour,  elle  étoit  sage,  luyoit  les 
plaisirs  bruyans,  voyoit  peu  de  monde,  et 
sembloit  même  avoir  moins  cherché  à  se 
faire  une  société  agréable,  qu'à  vivre  avec 
des  gens  qui,  soit  par  la  nature  de  leurs  em- 
plois, pussent  la  mettre  à  l'abri  de  tout  soup- 
çon. Aussi  y  avoit-il  dans  Agra  peu  de  mai- 
sons plus  tristes  que  la  sienne. 

Entre  les  hommes  qui  alloient  chez  elle, 
celui  qu'elle  paroissoit  voir  avec  le  plus  de 
plaisir,  et  qui  aussi  la  quittoit  le  moins,  étoit 
un  homme  déjà  d'un  certain  âge,  grave,  froid 
réservé,  plus  encore  par  tempérament  que 
par  état,  quoiqu'il  fût  chef  d'un  collège  de 
bramines.  Il  étoit  dur,  haïssoit  les  plaisirs,  et 
ne  croyoit  pas  qu'il  y  en  eût  aucun  dont  l'âme 
du  vrai  sage   pût  n'être  pas  avilie. 

A  cette  mauvaise  humeur,  à  cet  extérieur 
sombre,  je  le  pris  d'abord  pour  une  de  ces  per- 
sonnes plus  farouches  que  vertueuses,  inexo- 
rables pour  les  autres,  indulgentes  pour  elles- 
mêmes,  et  blâmant  en  public  avec  aigreur  les 
vices  auxquels  elles  se  livrent  en  secret;  je 
le  pris  enfin  pour  un  faux  dévot.  Fatmé 
m'avoit  terriblement  gâté  l'esprit  sur  les 
gens  dont  l'extérieur  étoit  sage  et  réglé. 
Quoique  je  me  sois  rarement  mépris  en 
pensant    mal    d'eux,    je    me    trompois   sur 


CONTE    MORAL  95 


Moclès  ;  et  lorsque  je  le  connus,  il  méritoit 
que  j'eusse  de  lui  d'autres  idées. 

Son  âme  alors  étoit  droite,  et  sa  vertu  sin- 
cère. Tout  Agra  le  croyoit  plus  sage  même 
qu'il  ne  vouloit  le  paroître;  personne  ne  dou- 
toit  que  son  aversion  pour  les  plaisirs  ne  fût 
réelle,  et  que,  quelques  durs  que  fussent  ses 
principes,  il  ne  les  eût  toujours  suivis.  L'on 
avoit  d'Almaïde,  (c'est  le  nom  de  la  fille  chez 
quij'étois)  des  idées  aussi  favorables.  L'é- 
troite liaison  qui  étoit  entre  elle  et  Moclès, 
n'avoit  donné  aucun  lieu  à  des  soupçons  qui 
leur  fussent  désavantageux,  et  quelle  que 
soit  sur  les  liaisons  intimes  la  méchanceté  du 
public,  il  n'y  avoit  personne  qui  ne  respectât 
la  leur,  et  qui  ne  la  crût  fondée  sur  le  goût 
qu'ils  avoient  pour  la  vertu. 

Moclès  venoit  tous  les  soirs  chez  Almaide, 
et,  soit  qu'ils  fussent  en  compagnie,  soit 
qu'ils  fussent  seuls,  leurs  actions  étoient  irré- 
prochables, et  leurs  discours  sages  et  mesu- 
rés. Communément  ils  agitoient  quelques 
points  de  morale;  Moclès  dans  ces  discus- 
sions, faisoit  toujours  briller  ses  lumières  et 
sa  droiture.  Une  chose  seule  me  déplaisoit  ; 
c'étoit  que  deux  personnes  si  supérieures  aux 
autres  et  qui  tenoient  toutes  deux  leurs  pas- 
sions dans  des  bornes  si  resserrées,    n'eussent 


gô  LE    SOPHA 

point  triomphé  de  l'orgueil,  et  que  mutuelle- 
ment elles  se  proposassent  pour  exemple. 
Souvent  même  ne  s'en  reposant  pas  sur  l'es- 
time qu'ils  avoient  l'un  pour  l'autre,  chacun 
d'eux  entreprenoit  son  panégyrique,  et  se 
louoit  avec  une  complaisance,  une  chaleur, 
une  vanité  dont  assurément  leui"  vertu  n'au- 
roit  pas  dû  être  contente.  Quoiqu'une  maison 
si  triste  m'ennuyât  beaucoup,  je  résolus  d'y 
demeurer  quelque  tems.  Ce  n'étoit  pas  que 
j'espérasse  de  m'y  amuser  un  jour,  ou  d'y 
trouver  ma  délivrance.  Plus  je  croyois  Al- 
maïde  et  Moclès  assez  parfaits  pour  l'opérer, 
moins  j'osois  attendre  d'eux  une  foiblesse: 
mais  las  encore  de  mes  courses,  dégoûté  du 
monde,  sentant  alors  avec  horreur  à  quel 
point  il  m'avoit  perverti,  je  n'étois  pas  fâché 
d'entendre  parler  morale,  soit  que  la  nou- 
veauté dont  elle  étoit  pour  moi,  fût  seule- 
ment ce  qui  la  rendoit  agréable,  ou  que  dans 
les  dispositions  où  j'étois,  je  la  regardasse 
comme  une  chose  qui  pouvoit  m'être  salu- 
taire. 

Ah  vraiment  !  s'écria  le  sultan,  je  ne  suis 
plus  étonné  que  vous  m'en  ayez  accablé,  je 
vois  où  vous  l'avez  prise  ;  mais  afin  que  vous 
ne  soyez  pas  encore  tenté  de  me  montrer 
votre  éloquence,  ou  votre  mémoire,  je  réitère 


CONTE    MORAL  97 


les  menaces  que  je  vous  ai  faites  avec  tant  de 
prudence  au  commencement  de  votre  conte. 
Si  j'étois  moins  clément,  je  vous  laisserois 
faire,  et  avec  le  plaisir  que  vous  avez  à  par- 
ler, sans  doute  vous  iriez  loin,  mais  je  n'aime 
pas  la  supercherie,  et  je  veux  bien  vous  re- 
dire encore,  que  rien  n'est  moins  salutaire 
que  la  morale. 

Malgré  la  rare  vertu  dont  Almaïde  et  Mo- 
des étoient  doués,  reprit  Amanzéi  ils  mê- 
loient  quelquefois  à  la  morale  des  peintures 
du  vice  un  peu  trop  détaillées.  Leurs  inten- 
tions, sans  doute,  étoient  bonnes  ;  mais  il 
n'en  étoit  pas  plus  prudent  à  eux  de  s'arrêter 
sur  des  idées  dont  on  ne  sçauroit  trop  éloi- 
gner son  imagination,  si  l'on  veut  échapper 
au  trouble  qu'elles  portent  ordinairement  dans 
les  sens. 

Almaïde  et  Moclès  qui  n'y  sentoient  pas  de 
danger,  ou  s'y  croyoient  supérieurs,  ne  crai- 
gnoient  point  assez  de  disserter  sur  la  volup- 
té; il  est  bien  vrai  qu'après  en  avoir  vivement 
étalé  tous  les  charmes,  ils  en  exagéroient  la 
honte  et  les  dangers.  Ils  convenoient  même 
que  la  vraie  félicité  ne  se  trouve  que  dans  le 
sein  de  la  vertu,  mais  ils  en  convenoient  sè- 
chement, et  comme  d'une  vérité  trop  généra- 
lement reconnue,    pour    avoir   besoin    d'être 

7 


98  LE    SOPHA 

discutée.  Ce  n'étoit  pas  avec  la  même  rapidi- 
té qu'ils  faisoient  l'examen  du  plaisir;  ils  s'é- 
tendoient  sur  une  matière  si  intéressante,  et 
s'appesantissoient  sur  les  détails  les  plus 
dangereux,  avec  une  confiance  dont  enfin 
j'osai  espérer  qu'ils  pourroient  bien  être  la 
dupe. 

Il  y  avoit  au  moins  un  mois  que  tous  les 
soirs  ils  s'amusoient  de  ces  peintures  vives 
que  je  croyois  si  peu  faites  pour  eux  ;  et  quel- 
que sujet  qu'ils  traitassent  d'abord,  ils  retom- 
boient  toujours  sur  celui  qu'ils  auroient  dû 
éviter.  Moclès,  de  qui  insensiblement  ces  dis- 
cours avoient  adouci  l'humeur,  venoit  chez 
Almaïde  plutôt  qu'à  son  ordinaire,  s'y  amu- 
soit  davantage,  et  en  sortoit  plus  tard.  Al- 
maïde, de  son  côté,rattendoit  avec  plus  d'im- 
patience, le  voyoit  avec  plus  de  plaisir;  l'é- 
coutuit  avec  moins  de  distraction.  Quand  Mo- 
clès arrivoit  chez  elle,  et  qu'il  y  trouvoit  du 
monde,  il  y  avoit  l'air  contraint  et  embar- 
rassé, et  elle-même  ne  paroissoit  pas  être 
plus  contente.  Enfin  les  laissoit-on  seuls,  je 
remarquois  sur  leur  visage  cette  joie  que  res- 
sentent deux  amans,  qui,  long-tems  troublés 
par  une  visite  importune,  ont  enfin  le  bon- 
heur de  pouvoir  se  livrer  àleur  tendresse. 

r\lmaïde  et  Moclès  s'approchoient  l'un  de 


CONTE    MORAL  99 

l'autre  avec  empressement,  se  plaignoient  de 
ce  qu'on  ne  les  laissoit  pas  assez  à  eux-mêmes, 
et  se  regardoient  mutuellement  avec  une  ex- 
trême complaisance.  C'étoit  à  peu  près  la 
même  façon  de  se  parler,  mais  ce  n'étoit  plus 
le  même  ton.  Ils  vivoient  enfin  avec  une  fa- 
miliarité qui  devoit  les  mener  d'autant  plus 
loin,  qu'ils  s'étourdissoient  sur  ce  qui  l'avoit 
fait  naître,  ou  (ce  que  je  croirois  plus  aisé- 
ment) ne  le  pénétroient  pas. 

Moclès  un  jour  louoit  excessivement  Al- 
maïde  sur  sa  vertu;  pour  moi,  dit-elle,  il  n'est 
pas  bien  singulier  que  j'aie  été  sage  :  dans 
une  femme,  les  préjugés  aident  la  vertu, 
mais  dans  un  homme,  ils  la  corrompent. 
C'est  une  espèce  de  sottise  à  vous  de  n'être 
pas  galans,  en  nous  c'est  un  vice  de  l'être. 
Vous  avez  dû  vous,  par  exemple,  qui  me 
louez,  en  ne  pensant  que  comme  moi,  méri- 
ter pouitant  plus  d'estime.  A  ne  pas  exami- 
ner les  choses  avec  cette  exactitude  de  rai- 
sonnement qui  les  montre  telles  qu'elles  sont, 
répondit-il  gravement,  on  imagineroit  que  je 
suis  en  effet  plus  estimable  que  vous,  et  l'on 
se  tromperoit.  Il  est  aisé  à  un  homme  de  ré- 
sister à  l'amour,  et  tout  y  livre  les  femmes. 
Si  ce  n'est  pas  la  tendresse  qui  les  y  porte, 
ce  sont  les  sens.  Au  défaut  de  ces  deux  mou- 


100  LE    SOPHA 

vemens  qui  causent  tous  les  jours  tant  de  dé- 
sordres, elles  ont  la  vanité  qui,  pour  être  la 
source  de  leurs  foiblesses  que  l'on  doit  excu- 
ser le  moins,  n'en  est  peut-être  pas  la  moins 
ordinaire;  et  ce  qui,  ajouta-t-il  en  soupirant 
et  en  levant  les  yeux  au  ciel,  est  encore  plus 
terrible  pour  elles^  c'est  le  désœuvrement 
perpétuel  dans  lequel  elles  languissent.  Cette 
nonchalance  fatale  livre  l'esprit  aux  idées  les 
plus  dangereuses;  l'imagination  naturelle- 
ment vicieuse  les  adopte  et  les  étend  :  la  pas- 
sion déjà  née,  en  prend  plus  d'empire  sur  le 
cœur;  ou  s'il  est  encore  exempt  de  trouble, 
ces  fantômes  de  volupté  que  Ion  se  plaît  à  se 
présenter,  le  disposent  à  la  foiblesse.  Quand, 
seule  et  abandonnée  à  toute  la  vivacité  de 
son  imagination,  une  femme  poursuit  une 
chimère  que  son  désœuvrement  l'a  forcée 
d'enfanter,  pour  n'être  pas  troublée  dans  cette 
jouissance  imaginaire,  elle  écarte  toutes  ces 
idées  de  vertu  qui  la  feroient  rougir  des  illu- 
sions qu'elle  se  forme;  moins  l'objet  qui  la 
séduit  est  réel,  plus  elle  croit  inutile  de  lui 
résister;  c'est  dans  le  silence,  c'est  vis-à-vis 
elle-même  qu'elle  est  foible,  qu'a-t-elle  à 
craindre?  Mais  ce  cœur  qu'elle  nourrit  de 
tendresse,  ces  sens  qu'elle  plie  à  l'habitude  de 
la  volupté  se  contenteront-ils  toujours  d'illu- 


CONTE    MORAL 


sions?  Supposé  même  qu'elle  ne  cherche  pas 
ce  qui  blesse  plus  réellement  la  vertu,  peut- 
elle  se  flatter  que  dans  un  moment,  (et  qui 
sera  peut-être  un  de  ceux  où  intérieurement 
elle  s'égare)  où  un  amant  tendre,  ardent,  em- 
pressé viendra  gémir  à  ses  genoux,  et  y  por- 
ter en  même  tems  ses  larmes  et  ses  trans- 
ports, elle  trouvera  dans  un  cœur  qu'elle  a 
tant  de  fois  livré  volontairement  aux  charmes 
de  la  mollesse,  ces  principes  qui  seuls  pou- 
voient  la  faire  triompher  d'une  si  dangereuse 
occasion  ! 

Ah  Moclès,  s'écria  Almaïde  en  rougissant, 
que  la  vertu  est. difficile  à  pratiquer!  Vous 
êtes  moins  faite  qu'une  autre  pour  le  croire, 
répondit-il,  vous  qui,  avec  tous  les  agrémens 
possibles,  née  pour  vivre  au  milieu  des  plai- 
sirs, avez  tout  sacrifié  à  cette  même  vertu, 
qu'aujourd'hui  l'on  sacrifie  aux  choses  mêmes 
qui  sembleroient  devoir  le  moins  l'emporter 
sur  elle.  Je  ne  me  flatte  point,  répliqua-t- 
elle  modestement,  d'être  arrivée  à  la  perfec- 
tion; mais  il  est  vrai  que  j'ai  tout  craint,  sur 
tout  ce  désœuvrement  dont  vous  venez  de 
parler,  et  ces  livres,  et  ces  spectacles  perni- 
cieux qui  ne  peuvent  qu'amollir  l'âme.  Oui, 
je  le  sçais,  reprit-il,  et  c'est  à  ce  soin  conti- 
nuel de  vous  occuper  que  vous  devez  princi- 


102  LE    SOPHA 

paiement  votre  sagesse,  car  (et  je  le  vois  par 
nous-mêmes)  rien  ne  nous  livre  plus  aux  pas- 
sions que  l'oisiveté;  et  si  elle  prend  tout  sur 
nous  qui  sommes  nés  moins  fragiler-,  jugez  de 
ce  qu'elle  peut  sur  vous.  Il  est  vrai,  répondit- 
elle,  que  nous  avons  tout  à  combattre.  Infini- 
ment plus  que  nous  ne  pensons,  répliqua-t-il, 
et  c'étoit  ce  que  je  vous  disois.  Il  faut  de  plus, 
que  vous  considériez  que  les  femmes  sont 
toujours  attaquées,  et  que  (si  vous  en  exceptez 
quelques-unes  sans  pudeur  et  sans  principes^ 
qui  même  sans  aimer,  osent  les  premières 
dire  qu'elles  aiment)  il  n'arrive  pas,  quelque 
corrompu  que  l'on  soit  aujourd'hui,  que  nous 
ayons  à  combattre  ces  soins,  ces  pleurs,  et 
cette  obstination  que  nous  employons  tous  les 
jours  contre  les  femmes  avec  tant  de  succès. 
D'ailleurs,  si  vous  ajoutez  aux  hommages 
qu'on  leur  rend,  l'exemple  ...  A  cet  égard, 
interrompit-elle,  nous  n'avons  point  d'avan- 
tage sur  vous;  l'exemple  doit  même  d'au- 
tant plus  vous  entraîner,  que  vous  êtes  ga- 
i-ans par  état.  Cela  n'est  pas  exactement  vrai 
pour  tous  les  hommes,  reprit-il,  puisqu'il  y 
en  a  beaucoup  à  qui  leur  état  même  interdit 
cette  frénésie  de  l'âme,  que  l'on  appelle  le 
plaisir  d'aimer  :  moi,  par  exemple,  je  suis 
dans  ce  cas-là.  Quand  cela  ne  seroit  pas,  ré- 


CONTE    MORAL  103 


pliqua-t-clle,  né  assez  heureux  pour  être 
inaccessible  aux  passions,  vous  aurez  tou- 
jours ...  Ici,  Moclès  leva  les  yeux  au  ciel  en 
soupirant.  Quoi  !  continua  Almaïde,  vous  re- 
procheriez-vous  quelque  chose  ?  Ah  Moclès  ! 
si  vous  n'êtes  pas  content  de  vous-même,  qui 
peut  oser  l'être  de  soi?  Quoi!  vous  auriez 
voulu  connoître  l'amour?  Oui,  répondit-il 
tristement;  cet  aveu  m'humilie,  mais  je  le 
dois  à  la  vérité.  Il  est  vrai  aussi  que  je  n'ai 
pas  cédé  à  cette  funeste  tentation.  En  vous 
avouant  que  j'ai  quelquefois  été  obligé  de 
combattre,  je  me  montre  sans  doute  à  vos 
yeux  avec  des  foiblesses  dont,  à  votre  étonne- 
ment,  je  vois  bien  que  vous  ne  me  croyez 
pas  capable  ;  mais  en  vous  tirant  d'une  erreur 
qui  m'étoit  avantageuse,  je  crains  de  vous 
faire  trop  bien  penser  de  moi.  Il  est  moins 
humiliant  d'être  tenté,  qu'il  n'est  glorieux  de 
résister  à  la  tentation.  En  vous  confiant  mes 
foiblesses,  je  suis  forcé  de  vous  parler  de  mes 
triomphes;  ce  que  je  perds  d'un  côté,  il  sem- 
ble que  je  veuille  le  regagner  de  l'autre,  et  je 
ne  sçais  si  je  ne  dois  pas  craindre  que  vour; 
n'attribuyez  à  orgueil  un  aveu  que  je  ne  vous 
fais  que  pour  éviter  le  mensonge. 

En  achevant  ce  modeste  discours,  Moclès 
baissa   les  yeux.    Oh!    vous  ne   risquez  rien 


I04  LE    SOPHA 

avec  moi,  lui  dit  vivement  Almaïde,  je  vous 
connois.  Eh  bien  !  vous  avez  donc  été  quel- 
quefois tenté  de  succomber;  vous  ne  m'éton- 
nezpas;  on  a  beau  marcher  d'un  pas  con- 
stant à  la  perfection,  on  n'y  arrive  jamais. 
Ce  que  vous  dites  n'est  malheureusement  que 
trop  prouvé,  répondit-il.  Hélas!  s'écria-t-ellc 
douloureusement,  pensez-vous  donc  que  j'aie 
tant  à  me  louer  de  moi-même,  et  que  je  sois 
exempte  de  ces  foiblesses  que  vous  vous  re- 
prochez !  Quoi,  lui  dit-il,  vous  aussi,  Al- 
maïde! j'ai  trop  de  confiance  en  vous  pour 
vouloir  rien  vous  cacher,  reprit-elle,  et  je 
vous  avouerai  que  j'ai  eu  cruellement  à  com- 
battre. Ce  qui  m'a  long-tems  étonnée,  et 
qu'encore  aujourd'hui  je  ne  conçois  pas,  c'est 
que  ce  trouble  qui  s'empare  des  sens  et  les 
confond,  soit  indépendant  de  nous-mêmes  : 
cent  fois  il  m'a  surprise  dans  les  occupations 
les  plus  sérieuses,  et  qui  naturellement  dé- 
voient y  rendre  mon  âme  moins  accessible. 
Quelquefois  je  le  combattois  avec  assez  de 
succès,  dans  d'autres  tems,  moins  forte  con- 
tre lui,  malgré  moi-même,  il  m'asservissoit, 
entraînoit  mon  imagination,  se  soumettoit 
toutes  mes  facultés.  Que  ces  honteux  mouve- 
mens  subjuguent  une  âme  qui  se  plaît  à  les 
nourrir,  et  qui  ne  se  trouve   heureuse  qu'au- 


CONTE    MORAL 


105 


tant  qu'elle  y  est  en  proie,  je  n'en  suis  pas 
surprise;  mais  pourquoi  y  est-on  exposé, 
quand  on  fait  le  plus  grand  et  le  plus  continu 
de  ses  soins,  de  les  anéantir? 

Ce  que  l'on  appelle  sagesse,  répondit  Mo- 
des, consiste  beaucoup  moins  à  n'être  pas 
tenté,  qu'à  sçavoir  triompher  de  la  tentation, 
et  il  y  auroit  trop  peu  de  mérite  à  être  ver- 
tueux, si  pour  l'être  l'on  n'avoit  pas  d'obsta- 
cles à  surmonter.  Mais,  puisque  nous  en 
sommes  sur  ce  chapitre,  dites-moi  de  grâce, 
depuis  que  vous  êtes  dans  cet  âge  où  le  sang 
coulant  dans  les  veines  avec  moins  d'impé- 
tuosité, vous  rend  moinssusceptiblede  désirs, 
sentez-vous  encore  ces  mouvemens  affreux  ? 
Ils  sont  beaucoup  moins  fréquens,  répartit- 
elle,  mais  j'y  suis  encore  sujette.  Je  suis 
aussi  dans  le  même  cas,  répondit-il  en  soupi- 
rant. 

Mais  nous  sommes  fols  de  parler  comme 
nous  faisons,  dit  Almaïde  en  rougissant,  et 
cette  conversation  n'est  pas  faite  pour  nous. 
Je  doute,  toutes  réflexions  faites,  que  nous 
devions  beaucoup  la  craindre,  répondit  Mo- 
des en  souriant  d'un  air  vain  :  il  est  bon  de 
se  défier  de  soi-même,  mais  ce  seroit  aussi 
avoir  trop  mauvaise  opinion  de  nous  que  de 
nous  croire  si  susceptibles.  Je  conviens  que 


I06  LE    SOPHA 


le  sujet  que  nous  traitons,  ramène  nécessai- 
rement à  de  certaines  idées;  mais  il  est  bien 
différent  de  le  discuter  dans  la  vue  de  s'éclai- 
rer, ou  dans  celle  de  se  séduire  ;  et  nous  pou- 
vons, je  crois,  sans  nous  tromper,  nous  ré- 
pondre de  nos  motifs  et  nous  reposer  sur  eux 
de  notre  tranquillité.  Il  ne  faut  pas,  d'ailleurs, 
que  vous  croyez  que  ces  sortes  d'objets,  si 
dangereux  pour  les  gens  qui  vivent  dans  le 
désordre,  puissent  faire  la  même  impression 
sur  nous  :  par  eux-mêmes  ils  ne  sont  rien; 
des  personnes  de  la  vertu  la  plus  pure  sont 
quelquefois  forcées  de  s'y  arrêter,  sans  que  la 
discussion  la  plus  exacte  de  ces  matières 
prenne  sur  l'innocence  de  leurs  mœurs.  Tout 
est  mal  et  corruption  pour  les  cœurs  corrom- 
pus, comme  les  choses  qui  paroissent  le  plus 
contraires  à  la  sagesse,  sont  sans  pouvoir  sur 
ceux  qui  ne  cherchent  point  à  s'y  complaire. 
Cela  n'est  pas  douteux,  puisque  vous  le 
croyez,  répondit-elle;  et  je  n'ai  garde  de  me 
faire  des  scrupules,  quand  il  vous  paroît  que 
je  n'en  dois  pas  avoir. 

Vous  ne  devineriez  jamais,  lui  dit-il,  la 
curiosité  qui  m'occupe  ;  je  n'ose  vous  la  dé- 
couvrir, parce  que  je  la  crois  indiscrète,  et  je 
ne  puis  cependant  y  résister  ;  je  voudrois  sça- 
voir  si  jamais  on  ne  vous  a  fait  de  proposi- 


CONTE    MORAL  IO7 

tions  d'un  certain  genre,  si  jamais  enfin 
(pour  vous  montrer  ma  curiosité  toute  entière) 
vous  n'avez  essuyé  les  transports  d'aucun 
homme,  soit  volontairement,  soit  malgré 
vous  ? 

A  cette  question  qu'Almaïde  n'avoit  pas 
prévue,  elle  demeura  étonnée,  rougit,  et  pa- 
rut rêver:  enfin,  prenant  son  parti;  mais  oui, 
répondit-elle  avec  embarras,  et  puisque  vous 
voulez  le  sçavoir,  je  vous  avouerai  naturelle- 
ment qu'un  jour  un  jeune  étourdi  qui  (car  je 
ne  veux  rien  vous  dissimuler)  malgré  mon 
aversion  pour  les  hommes,  me  paroissoit 
assez  aimable,  me  trouvant  seule,  me  dit  de 
ces  galanteries  que  les  hommes  croient  nous 
devoir,  quand  nous  ne  sommes  pas  encore 
parvenues  à  cet  âge  heureux  qui  ne  leur 
inspire  pour  nous  que  du  respect,  ou  que  nous 
sommes  assez  à  plaindre  pour  avoir  une  figure 
qui  nous  expose  à  leurs  désirs.  Nous  étions 
seuls;  je  lui  répondis  selon  les  principes 
que  je  m'étois  faits.  Loin  que  ma  réponse  lui 
imposât,  il  crut  que  je  cherchois  moins  à  lui 
dérober  sa  conquête,  qu'à  lui  faire  valoir;  il 
osa  même  m'assurer  que  je  l'aimerois  ;  vous 
imaginez  bien  que  je  lui  soutins  fortement  le 
contraire.  Je  ne  sçais  avec  quelles  femmes 
vivoit  ordinairement  cet  étourdi  ;  mais  assu- 


lo8  LE   SOPHA 

rément  elles  ne  l'avoient  pas  accoutumé  au 
respect.  Il  s'approcha  de  moi,  et  me  prenant 
brusquement  enti'e  ses  bras,  il  me  renversa 
sur  un  Sopha.  Dispensez-moi  de  grâce  du 
reste  d'un  récit  qui  blesseroit  ma  pudeur,  et 
qui  peut-être  troubleroit  encore  mes  sens. 
Qu'il  vous  suffise  de  sçavoir...  Non,  inter- 
rompit Moclès,  vous  me  direz  tout  :  c'est 
moins,  je  le  vois,  (et  ne  le  vois  pas  sans  fré- 
mir pour  vous)  la  crainte  d'émouvoir  vos  sens, 
ou  de  blesser  la  pudeur  qui  vous  ferme  la 
bouche,  que  la  honte  d'avouer  que  vous  avez 
été  trop  sensible,  et  ce  motif,  loin  d'être 
louable,  ne  sçaurait  être  trop  blâmé.  Je  puis, 
je  crois  même  devoir  ajouter  à  ce  que  je  vous 
dis,  que  s'il  est  vrai  que  vous  craignez  que  le 
récit  que  j'exige  de  vous,  ne  vous  jette  dans 
une  émotion  dangereuse,  vous  ne  pouvez  le 
supprimer  ou  l'adoucir,  sans  être  coupable. 
N'est-il  donc  pour  vous  d'aucune  consé- 
quence d'ignorer  ce  que  peuvent  sur  vous  de 
certaines  idées?  Oserez-vous  compter  sur 
vous-même,  quand  vous  ne  vous  serez  pas 
éprouvée?  Ainsi  donc,  ménageant  toujours 
votre  âme,  vous  ignorez  toujours  quelles  sont 
ses  forces  !  Almaïde,  croyez-moi,  l'on  ne 
craint  jamais  assez  un  danger  que  l'on  ne 
connoît  pas,  et  l'on  ne  tombe  ordinairement 


CONTE    MORAL  109 


que  pour  avoir  trop  compté  sur  soi-même. 
Vous  ne  pouvez  donc  peser  trop  sur  toutes 
les  circonstances  de  votre  histoire  ;  ce  n'est 
que  par  l'effet  qu'elles  feront  aujourd'hui  sur 
vous  que  vous  pourrez  apprendre  jusques  où 
vont  les  progrès  que  vous  avez  faits  dans  le 
chemin  de  la  vertu,  ou  (ce  qui  est  encore  plus 
essentiel)  ce  qu'il  vous  reste  encore  à  détruire 
pour  parvenir  à  cette  aversion  totale  des  plai- 
sirs, qui  seule  fait  les  vertueux. 

Ce  conseil  me  surprit  dans  la  bouche  de 
Moclès  :  je  lui  connoissois  de  la  droiture  et 
des  lumières,  et  je  ne  concevois  pas  ce  qui 
dans  cet  instant  le  faisoit  raisonner  d'une  fa- 
çon si  contraire  à  ses  principes.  Quoi,  me 
dis-je  avec  étonnement,  c'est  Moclès  qui  con- 
seille à  Almaïde  de  peser  sur  des  détails  qui 
peuvent  blesser  la  pudeur,  et  porter  à  la  cor- 
ruption? L'envie  que  j'avois  de  m'éclaircir 
des  motifs  de  Moclès,  me  le  fit  regarder  avec 
attention,  et  je  lui  trouvai  tant  d'égarement 
dans  les  yeux,  que  je  commençai  à  croire  que 
je  pourrois  bien  trouver  ma  délivrance  dans 
le  lieu  du  monde  où  j'aurois  le  moins  osé 
l'attendre. 

Pendant  que  je  fondois  de  si  douces  espé- 
rances, autant  sur  l'idée  que  j'avois  de  la 
vertu  d'Almaïde   et  de   Moclès,    que   sur  le 


LE    SOPHA 


trouble  où  tous  deux  commençoient  à  se  met- 
tre, Almaïde  continua  son  histoire. 


(!è=è^'p^^i^Pit^^^^-^§Xë=^i:^^^:=^â^ië=^^i 


CHAPITRE  IX. 

On    l'on    trouvera  tme    grande    question    à 
décider. 

JE  vous  obéirai  aveuglément,  répondit 
Almaïde  à  Moclès  :  vous  venez  de  me 
faire  sentir  que  la  vanité  seule  me  fermoit  la 
bouche,  et  je  vais  m'en  punir  en  vous  con- 
iiant  sans  déguisement  les  circonstances  de 
mon  aventure  qui  me  mortifient  le  plus. 

Je  vous  ai  dit,  ce  me  semble,  que  ce  jeune 
homme  dont  je  vous  parlois  m'avoit  renver- 
sée sur  unSopha  ;  je  n'étois  pas  encore  reve- 
nue de  mon  étonnement,  qu'il  s'y  précipita 
sur  moi.  Quoique  l'excès  de  ma  surprise  me 
permît  à  peine  de  lui  exprimer  ma  colère,  il 
la  lut  aisément  dans  mes  yeux,  et  voulant  se 
précautionner  contre  mes  cris,  il  parvint, 
malgré  ma  résistance,  à  me  fermer  la  bouche 
avec  le  baiser  le  plus    insolent  ;    il  me  seroit 


CONTE    MORAL 


impossible  de  vous  dire  combien  d'abord 
j'en  fus  révoltée,  je  l'avouerai  pourtant,  mon 
indignation  ne  fut  pas  longue.  La  nature  qui 
me  trahissoit  me  porta  bientôt  ce  baiser 
dans  le  fond  du  cœur  ;  il  se  mêla  tout  d'un 
coup  à  ma  colère  des  mouvemens  qui  ne  la 
laissèrent  plus  agir  qu'avec  foiblesse.  Tous 
mes  sens  se  soulevèrent,  un  feu  inconnu  se 
glissa  dans  toutes  mes  veines  ;  je  ne  sçais 
quel  plaisir  qui,  en  le  détestant  m'entraînoit, 
remplit  insensiblement  toute  mon  âme  ;  mes 
cris  se  convertirent  en  soupirs,  et  emportée 
par  des  mouvemens  auxquels,  malgré  ma 
colère  et  ma  douleur,  je  ne  pouvois  plus  ré- 
sister, en  gémissant  de  l'état  où  je  me  voyois, 
je  n'avois  plus  la  force  de  m'en  défendre. 

Voilà,  s'écria  Moclès,  une  terrible  situa- 
tion !  Eh  bien  !  continua-t-il  en  la  regardant 
avec  des  yeu.x  enflammés.  Que  vous  dirai-je, 
reprit-elle  ?  Quand  je  le  pouvois,  je  lui  fai- 
sois  des  reproches,  mais  c'étoit  machinale- 
ment. Je  crois  que  je  lui  parlois,  que  je  le 
traitois  avec  tout  le  mépris  qu'il  méritoit, 
je  dis  que  je  le  crois,  car  je  n'oserois  l'assurer. 
A  mesure  que  ce  trouble  cruel  augmentoit, 
je  sentois  expirer  mes  forces  et  ma  fureur, 
une  confusion  singulière  régnoit  dans  toutes 
mes  idées.  Je  ne  m'étois  pourtant  pas   encore 


112  LE    SOPHA 

rendue  ;  mais  quelle  résistance  !  qu'elle  étoit 
foible  ;  et  que  toute  foible  qu'e-lle  étoit,  elle 
nie  coûtoit  encore  !  Je  ne  me  rappelle,  Moclès, 
ce  souvenir  qu'avec  horreur,  et  la  honte  qu'il 
me  cause,  me  le  rend  aussi  présent  que  si  je 
gémissois  encore  entre  les  bras  de  cet  auda- 
cieux. Quel  moment  pour  ma  vertu  !  Ah 
Moclès  !  comment,  sentant  tout  le  prix  de 
cette  innocence  que  l'on  cherchoit  à  me  ravir, 
ne  craignant  rien  tant,  même  au  milieu  du 
désordre  auquel  j'étois  livrée,  que  le  malheur 
de  la  perdre,  trouvois-je  tant  de  douceur  dans 
cette  volupté  qui  s'étoit  emparée  de  moi  ? 
Comment  des  craintes  si  vives  ne  m'arra- 
choient-elles  pas  aux  plaisirs,  ou  pourquoi  les 
plaisirs  laissoient-ils  encore  sur  mon  cœur 
tant  d'empire  à  la  vertu  ?  Je  souhaitois,  (mais 
avec  quels  efforts  !  combien  ne  souffrois-je 
pas  à  souhaiter  ?)  que  l'on  vînt  m'arracher 
au  sort  qui  me  menaçoit.  En  même  tems  que 
je  formois  cette  idée,  un  mouvement  con- 
traire qui  agissoit  sur  moi  avec  la  dernière 
violence,  et  qui  cependant  déplaisoit  moins 
que  le  premier,  me  faisoit  désirer  vivement 
que  rien  ne  s'opposât  à  ma  défaite.  En  rou- 
gissant de  ce  que  je  sentois,  je  brûlois  d'en 
sentir  davantage;  sans  imaginer  de  nouveaux 
plaisirs,  j'en  souhaitois  ;  l'ardeur  qui  me  dévo- 


CONTE  MORAL  113 


roit,  commençoit  à  devenir  un  supplice  pour 
moi  et  à  fatiguer  mes  sens. 

Quelle  que  fût  l'ivresse  dans  laquelle  j'étois 
plongée,  je  n'avois  pas  encore  pu  parvenir  à 
étouffer  cette  voix  importune  qui  crioit  au 
fond  de  mon  cœur,  et  qui  n'ayant  pu  m'arra- 
cher  à  ma  foiblesse,  continuoit  de  me  la  re- 
procher, lorsque  ce  jeune  homme  remar- 
quant, sans  doute,  l'impression  qu'il  faisoit 
sur  moi,  poussa  enfin  jusqu'au  bout  les  ou- 
trages qu'il  me  faisoit.  IL  .  .  .  mais  comment- 
pourrois-je  vous  exprimer  ce  dont  je  rougis 
encore?  Occupée  uniquement,  autant  que 
mon  trouble  me  le  permettoit,  à  me  défendre 
de  ses  baisers  dont  il  m'accabloit  sans  cesse, 
je  n'avois  point  pris  d'ailleurs  de  précautions 
contre  lui.  Malgré  le  cruel  état  où  j'étois, 
cette  nouvelle  insulte  réveilla  ma  fureur;  hé- 
las! cène  fut  pas  pour  long-tems.  Je  sentois 
bientôt  augmenter  mon  désordre;  jusqu'aux 
efforts  que  je  faisois  pour  échapper  à  cet  au- 
dacieux, ou  pour  le  déranger  du  moins,  tout 
y  contribuoit,  tout  achevoit  de  me  séduire. 
Perdue  enfin  dans  des  transports  inexpri- 
mables, dans  un  ravissement  dont  il  me  seroit 
impossible  de  vous  donner  l'idée,  je  tombai 
sans  force  et  sans  mouvement,  entre  les  bras 
du  cruel  qui  me  faisoit  de  si  sanglans  affronts. 


114  LE    SOPHA 

Quel  état!  s'écria  Moclès,  et  que  j'en  crains 
les  suites  !  Elles  ne  furent  cependant  pas  telles 
que  vous  les  imaginez,  répondit  Almaïde.  Au 
milieu  d'une  situation  dont  j'avois  d'autant 
plus  à  craindre,  que  je  n'en  craignois  plus 
rien,  je  ne  sçais  pourquoi  mon  ennemi  sus- 
pendit tout  d'un  coup  sa  fureur  et  ses  entre- 
prises. Par  un  prodige  que  je  n'ai  jamais  pu 
concevoir,  et  que  vous  ne  croirez  peut-être 
pas,  tant  il  est  extraordinaire  !  dans  l'instant 
où  je  n'avois  plus  rien  à  lui  opposer,  et  où 
lui-même  paroissoit  au  comble  de  l'égare- 
ment, ses  yeux,  dont  je  ne  pouvois  soutenir 
l'éclat  et  l'impression,  changèrent;  une  sorte 
de  langueur  qui  vint  y  régner,  en  bannit  la 
fureur  :  il  chancela,  et  en  me  pressant  dans 
ses  bras,  avec  plus  de  tendresse  et  moins  de 
violence  qu'auparavant,  il  devint,  (juste  puni- 
tion des  maux  qu'il  m'avoit  faits!  )  aussi 
foible  que  je  l'étois  moi-même. 

En  ce  moment,  mon  trouble  commençoit 
à  se  dissiper,  et  je  fus  assez  heureuse  pour 
pouvoir  jouir  de  toute  l'humiliation  de  mon 
ennemi;  après  l'avoir  considérée  avec  tout  le 
le  plaisir  possible,  et  remercié  intérieurement 
Brama  de  la  protection  visible  qu'il  m'avoit 
accordée,  je  me  relevai  avec  vidlence,  A  me- 
sure que  mes  sens  se  calmoient,    et  que  mes 


CONTE    MORAL 


115 


idées  devenoient  plus  claires,  je  sentois  plus 
vivement  ma  honte.  Vingt  fois  j'ouvris  ma 
bouche  pour  charger  ce  jeune  téméraire  des 
reproches  qu'il  méritoit  ;  mais  cette  confu- 
sion secrète  dont  j'étois  accablée,  me  la  fer- 
ma toujours,  et  après  l'avoir  regardé  avec 
toute  l'indignation  que  méritoit  l'insolence 
de  son  procédé,  je  le  quittai  brusquement. 
J'aimai  mieux,  à  vous  dire  vrai,  garder  le 
silence,  que  d'entrer  dans  des  détails  qui 
m'auroient  fait  rougir,  et  que  la  foiblesse  dont 
je  venois  d'être  capable  me  faisoit  craindre. 

Voilà,  poursuivit-elle,  la  seule  fois  que  je 
me  suis  trouvée  dans  ce  danger  que  j'avois 
toujours  craint  avant  que  de  le  connoître,  et 
que  je  n'ai  connu  que  pour  l'éviter  avec  plus  de 
soin  que  jamais.  Je  me  crus  même  d'autant 
plus  obligée  à  le  fuir,  que  je  ne  doutai  pas 
aux  mouvemens  que  j'avois  éprouvés,  que  je 
n'eusse  plus  de  penchant  à  l'amour  que  je  ne 
l'avois  cru. 

Vous  voyez  bien,  dit  alors  Moclès,  qu'il 
est  important  d'essayer  son  âme;  mais  à  pro- 
pos, comment  va  la  vôtre?  ce  récit  a-t-il  fait 
sur  vous  les  impressions  que  vous  craigniez? 
Mais  enfin,  répondit-elle  en  rougissant,  elle 
n'est  pas  aussi  tranquille  qu'elle  l'étoit.  De 
sorte,    reprit-il,    que    si     actuellement   vous 


Il6  LE    SOPHA 


trouviez  un  téméraire,  vous  ne  laisseriez  pas 
pas  d'en  être  un  peu  embarrassée.  Ah  !  ne  me 
parlez  plus  de  cela,  s"écria-t-elle,  ce  seroit  le 
plus  cruel  malheur  qui  pût  m'arriver.  Oui, 
répondit-il  avec  distraction,  cela  se  conçoit 
aisément. 

En  achevant  ces  paroles,  il  tomba  dans  la 
rêverie  la  plus  profonde  :  de  tems  en  tems  il 
regardoit  x\lmaide  d'un  air  interdit  et  avec 
des  yeux  qui  peignoient  ses  désirs  et  son  irré- 
solution. L'aveu  qu'Almaïde  venoit  de  lui 
faire  de  son  trouble,  l'encourageoit;  mais  son 
inexpérience  ne  lui  permettant  pas  de  sçavoir 
le  mettre  à  profit,  peu  s'en  falloit  qu'il  ne  lui 
devînt  inutile.  La  façon  dont  il  devoit  s'y 
prendre  pour  achever  de  séduire  Almaïde, 
n'étoit  pas  la  seule  chose  à  laquelle  il  rêvât. 
Retenu  par  le  souvenir  de  ce  qu'il  avoit  été, 
tyrannisé  par  l'idée  des  plaisirs,  séduit,  ces- 
sant de  l'être,  je  le  voyois  tour  à-tour  prêt  à 
fuir,  ou  à  tout  tenter. 

Pendant  qu'il  éprouvoit  tant  de  combats, 
Almaïde  n'étoit  pas  dans  un  état  plus  tran- 
quille. Le  récit  que  Moclès  lui  avoit  de- 
mandé, avoit  produit  tout  ce  qu'elle  en 
avoit  craint.  Ses  yeux  s'étoient  animés,  une 
rougeur  différente  de  celle  que  la  pudeur 
fait  naître;  des    soupirs  entrecoupés,  de  l'in- 


CONTE    MORAL  117 


quiétude,  de  la  langueur,  tout  m'apprit  mieux 
qu'elle  ne  le  sçavoit  elle-même,  la  force  de 
l'égarement  dans  lequel  elle  étoit  plongée. 
J'attendois  avec  impatience  ce  que  devien- 
droit  la  situation  oii  deux  personnes  si  sages, 
s'étoient  si  imprudemment  engagées.  Je  crai- 
gnis même  quelque  tems  qu'ils  ne  sentissent 
l'erreur  où  leur  trop  grande  sécurité  les  avoit 
entraînés,  et  que^  dans  des  cœurs  accoutumés 
à  la  vertu, elle  ne  fît  pas  tout  le  progrès  que 
mon  état  et  les  promesses  de  Brama  me  for- 
çoient  de  souhaiter. 

Je  crus  voir  enfin  aux  regards  d'Almaïde  et 
de  Modes,  qui  de  moment  en  moment  deve- 
noient  moins  timides,  et  se  chargeoient  de 
plus  de  volupté,  que  c'étoit  moins  la  crainte 
de  succomber  qui  les  retenoit,  que  l'embar- 
ras d'amener  leur  chute.  Tous  deux  étoient 
également  tentés,  tous  deux  me  sembloient 
avoir  le  même  désir  et  le  même  besoin  de 
connoître.  Cette  situation  pour  deux  person- 
nes qui  auroient  eu  un  peu  d'usage  du  mon- 
de, n'auroit  pas  été  embarrassante,  mais  Al- 
maïde  et  Moclès,  loin  de  sçavoir  l'art  de 
s'aider  mutuellement,  n'osoient  ni  se  confier 
leur  état,  ni  se  marquer  autrement  que  par 
des  regards  encore  mal  assurés,  le  feu  dont 
ils  se    sentoient  brûler.    Quand   même  ils  se 


Il8  LE    SOPHA 

seroient  crus  l'un  à  l'autre  les  mêmes  idées, 
sçavoient-ils  à  quel  point  il  étoit  séduits 
tous  deux? 

Quelle  honte  ne  seroit-ce  pas  pour  celui 
qui  parleroit  le  premier,  s'il  trouvoit  dans  le 
cœur  de  l'autre  quelques  restes  de  vertu  ;  et 
comment  pouvoir  s'éclaircir,  quand  tous 
deux  avoient  tant  de  raisons  de  ne  pas  rompre 
le  silence  ?  En  supposant  à  Almaïde  plus  de 
foiblesse  encore  qu'à  Moclès,  elle  n'en  étoit 
pas  moins  forcée  de  l'attendre.  A  cette  sa- 
gesse dont  elle  avoit  toujours  fait  profession, 
se  joignoient  la  pudeur  et  les  bienséances  de 
son  sexe,  qui  ne  lui  permettoient  pas  de  dé- 
clarer ses  désirs;  et  quoique  pour  toutes  les 
femmes  cette  loi  ne  soit  pas  inviolable,  Al- 
maïde, ou  tout-à-fait  neuve,  ou  peu  faite  à  la 
galanterie,  craignoit  le  mépris  si  justement 
attaché  à  une  démarche  de  cette  nature. 
D'ailleurs,  sçavoit-elle  comment  Moclès  la 
prendroit?  Peut-être  si  elle  eût  été  sûre  qu'en 
la  méprisant,  il  eût  voulu  céder,  se  seroit- 
elle  étourdie  là-dessus;  mais,  s'il  s'en  tenoit 
simplement  au  mépris  ! 

Après  qu'ils  eurent  agité  quelque  tems  en 
eux-mêmes,  de  quelle  manière  ils  pourroient 
se  parler  sans  s'exposer  à  la  honte  de  ne  pas 
réussir,  Moclès,  de  qui  un  aveu  formel  de  ses 


CONTE    MORAL  iig 


sentimens  auroit  trop  blessé  l'orgueil  et  l'état, 
crut  qu'il  ne  pouvoit  mieux  réussir  que  par  le 
sophisme;  supposé  cependant  que  le  choix 
des  moyens  dépendît  encore  de  l'examen 
qu'en  pouvoit  faire  sa  raison,  et  qu'il  ne  cher- 
chât pas  encore  plus  à  s'éblouir  lui-même,  ou  à 
sauver  sa  gloire,  en  cas  que  l'épreuve  qu'il 
alloit  tenter  ne  lui  réussît  point,  qu'à  tromper 
Almaïde.  Heureux  s'il  eût  voulu  employer 
pour  se  défendre,  seulement  la  moitié  de  l'art 
qu'il  mit  à  achever  de  se  séduire,  ou  à  se  jus- 
tifier de  sa  séduction  ! 

Oh  parbleu  !  dit  alors  le  sultan,  on  peut 
dire  que  s'il  s'y  prend  mal,  ce  ne  sera  pas 
faute  d'y  avoir  beaucoup  rêvé. 

Mais,  dit  la  sultane,  je  ne  sçais  pas  pour- 
quoi vous  êtes  si  étonné  qu'il  ait  fait  tant  de 
réflexions;  il  me  semble  que  la  situation  où 
il  se  trouvoit  exigeoit  qu'il  en  fît  quelques- 
unes.  Quelques-unes,  passe,  répondit  Schah- 
Baham,  et  c'est  précisément  parce  qu'il  n'en 
falloit  que  quelques-unes  qu'il  n'avoit  pas 
besoin  d'en  faire  tant. 

Il  falloit  que  ces  gens-là  fussent  terrible- 
ment tentés  pour  ne  pas  rentrer  en  eux- 
mêmes  avec  le  tems  qu'ils  se  donnoient  pour 
cela.  Vous  avez  risqué  de  faire  une  remarque 
judicieuse,  reprit  la  sultane.  Vous  avez  risqué  ! 


I20  LE    SOPHA 

dit  Schah-Baham,  oserois-je  bien  vous  de- 
mander ce  que  cela  veut  dire?  Vous  avez  de 
petites  façons  de  parler  aussi  peu  respec- 
tueuses que  j'en  connoisse,  et  dont  il  n'y  a 
peut-être  pas  au  monde  de  sultan  qui  voulût 
s'accommoder.  Mais  je  veux  dire,  répondit  la 
sultane,  qu'elle  porte  à  faux.  Toutes  ces  idées 
tumultueuses  qui  occupoient  Almaïde  et  Mo- 
des, se  succédoient  avec  une  extrême  promp- 
titude ;  et  si  vous  vouliez  bien  y  penser,  vous 
verriez  que  ce  qu'Amanzéi  ne  nous  a  dit 
qu'en  un  quart-d'heure,  ne  dût  pas  suspendre 
deux  minutes  leurs  résolutions.  Eh  bien,  ré- 
pliqua le  sultan,  le  conteur  est  donc  une  bête, 
s'il  emploie  tant  de  tems  à  rendre  ce  que  les 
gens  dont  il  parle  pensèrent  avec  tant  de 
promptitude.  Je  voudrois  bien,  reprit-elle, 
que  vous  fussiez  obligé  de  nous  en  peindre 
autant.  J'ai  mes  raisons  pour  croire  que  je 
m'en  acquitterois  fort  bien,  répartit-il,  mais 
je  ferois  encore  mieux  que  tout  cela;  car 
ce  que  je  trouverois  si  difficile  à  dire,  je  ne 
me  ferois  point  du  tout  de  peine  de  le  passer. 
Les  idées  dans  lesquelles  Moclès  étoit  ab- 
sorbé, ses  désirs,  les  efforts  qu'il  faisoit  pour 
les  éteindre,  le  plaisir  avec  lequel  il  s'y  livroit 
lui  donnoient  un  air  si  sérieux  et  si  occupé, 
qu'Almaïde  enfin  jugea  à  propos  de  lui   de- 


CONTE   MORAL  131 


mander  ce  qu'il  avoit  pour  garder  si  long- 
tems  le  silence.  Je  crains,  ajouta-t-elle,  que 
vous  ne  vous  fassiez  des  idées  noires.  Vous 
avez  raison,  répartit-il,  et  c'est  le  récit  que 
vous  venez  de  me  faire  qui  me  les  a  fait  naî- 
tre. Almaïde  parut  étonnée  de  ce  qu'il  lui  di- 
soit.  N'en  soyez  pas  surprise,  continua-t-il, 
et  ne  soyez  pas  plus  choquée  de  ce  que  je  vais 
vous  dire,  tout  extraordinaire  qu'il  sera  dans 
ma  bouche.  Je  suis  désolé  que  ce  jeune  témé- 
raire qui  vous  ménagea  si  peu,  n'ait  pas  eu  le 
tems  d'achever  son  crime.  Ah  Moclès  !  s'écria- 
t-elle,  et  pourquoi?  Parce  que,  répondit-il, 
vous  seriez  en  état  de  calmer  des  doutes  qui 
me  tourmentent  depuis  long-tems,  que  vous 
venez  de  me  rendre  dans  toute  leur  force,  et 
que  notre  inexpérience  réciproque  laissera 
toujours  subsister,  puisque  vous  ne  pourriez 
point  répondre  à  mes  questions,  et  qu'il  se- 
roit  trop  dangereux  pour  moi  d'interroger 
sur  ce  qui  m'agite  une  autre  personne  que 
vous.  Ma  curiosité  roule  sur  des  choses  d'une 
nature  si  étrange  pour  un  homme  de  mon  ca- 
ractère et  de  ma  profession,  qu'à  moins  de  me 
connoître  comme  vous  faites,  on  ne  manque- 
roit  pas  de  l'attribuer  à  un  motif  qui  ne  me 
feroit  pas  honneur.  Il  est  certain,  répondit- 
elle,  que  vous  pouvez  tout  me  dire  sans  rien 


LE   SOPHA 


risquer.  C'est  cela  même,  reprit-il,  qui  me  fe- 
roit  presque  désirer  que  vous  fussiez  plus 
instruite,  car  ayant  en  moi  autant  de  con- 
fiance que  j'en  ai  en  vous,  sûrement  vous  ne 
me  cacheriez  rien.  Quand  j'aurois  pu  douter 
de  votre  amitié  et  de  la  façon  dont  vous 
comptez  sur  ma  discrétion,  la  vérité  avec  la- 
quelle vous  venez  de  me  confier  jusqu'à  vos 
plus  intimes  mouvemens,  m'en  auroit  con- 
vaincu. Sçachons  toujours  ce  qui  vous  occupe, 
répliqua-t-elle,  peut-être  à  force  de  raisonner, 
viendrons-nous  à  bout Oh  non!  interrom- 
pit-il, vous  ne  pourriez  me  donner  que  des 
conjectures  ;  et  ce  qui  m'occupe  est  d'une  na- 
ture à  exiger  la  plus  parfaite  certitude.  Sans 
vous  inquiéter  davantage,  je  vais  vous  dire  ce 
que  c'est,  et  vous  jugerez  s'il  doit  m'étre  in- 
différent, pensant  comme  je  fais,  d'être  sur  un 
pareil  article  dans  une  si  profonde  ignorance. 
D'ailleurs,  votre  intérêt  s'y  trouve  joint  au 
mien,  puisqu'il  n'est  pas  possible  que,  ver- 
tueuse comme  vous  êtes,  vous  ne  soyez  pas 
tourmentée  des  mêmes  idées  que  moi.  Vous 
m'effrayez!  lui  dit  Almaïde,  parlez,  je  vous 
en  conjure.  Eh  bien!  lui  dit-il,  je  pense  qu'il 
est  possible  que  nous  ayons  fort  peu  de  mé- 
rite à  ne  nous  être  jamais  écartés  de  nos  de- 
voirs.   Cela  se    pourroit-il!   s'écria-t-elle,  et 


CONTE    MORAL  123 


d'un  air  assez  fâché  de  ce  que  la  conversation 
prenoit  un  tour  si  sérieux.  Sans  doute,  reprit- 
il,  et  je  vais  vous  en  convaincre.  Vous  n'avez, 
vous,  jamais  éprouvé  les  douceurs  de  l'amour 
(car,  quelque  chose  que  vous  en  puissiez 
croire,  il  n'est  pas  douteux  que  ce  qui  vous 
est  arrivé  avec  ce  jeune  homme,  ne  vous  en 
a  donné  qu'une  idée  fort  imparfaite)  moi,  je 
l'ai  toujours  fui,  est-ce  là  de  quoi  nous  croire 
si  parfaits?  Mais,  direz-vous,  nous  avons  eu 
des  désirs,  et  nous  en  avons  triomphé.  Est-ce 
donc  une  si  grande  victoire  que  celle-là  ?  sça- 
vions-nous  ce  que  nous  désirions  ?  sommes- 
nous  même  bien  sûrs  d'avoir  eu  des  désirs  ? 
non,  notre  orgueil  nous  a  trompés  :  ce  que 
nous  avons  pris  pour  les  désirs  les  plus  ar- 
dens  étoient,  sans  doute,  de  bien  légères  ten- 
tations. Ce  n'est  peut-être  que  par  ignorance 
que  nous  nous  y  sommes  mépris,  plût  au 
ciel  !  mais  s'il  est  vrai  (comme  je  crains  bien) 
que  la  seule  envie  de  nous  exagérer  nos 
triomphes,  ou  de  croire  seulement  que  nous 
en  remporterions,  nous  ait  trompés  là-dessus, 
dans  quelle  coupable  erreur  n'avons-nous  pas 
vécu?  Nous  nous  sommes  flattés  d'être  ver- 
tueux, pendant  que  nous  étions  peut-être  plus 
imparfaits  que  ceux  que  nous  osions  blâmer, 
et  que  notre  vanité  nous  donnoit  même  un 
vice  de  plus  qu'à  eux. 


124  LE    SOPHA 


Cela  est  vrai,  dit  Almaïde,  vous  venez  de 
faire  là  une  affligeante  réflexion  !  Ce  n'est  pas 
d'aujourd'hui  qu'elle  me  tourmente,  répliqua- 
t-il  d'un  air  triste,  et  d'autant  plus  que,  pour 
me  guérir  de  mes  doutes,  je  ne  vois  qu'un 
moyen  qui,  tout  simple  qu'il  est,  ne  laisse 
pas  d'être  dangereux.  Voyons  toujours,  lui 
demanda-t-elle;  comme  je  suis  précisément 
dans  le  même  cas  que  vous,  j'ai  l'intérêt  du 
monde  le  plus  pressant  à  sçavoir  ce  que  vous 
avez  pensé.  Il  faut  vous  connoître  comme  je 
fais,  répondit-il,  pour  ne  pas  craindre  de  vous 
le  dire. 

Nous  nous  cro3'ons  vertueux,  vous  et  moi  ; 
mais  comme  je  vous  le  disois  tout  à  l'heure, 
nous  ne  sçavons  réellement  ce  qui  en  est,  et 
vous  n'en  allez  plus  douter.  En  quoi  consiste 
la  vertu?  dans  la  privation  absolue  des  choses 
qui  flattent  le  plus  les  sens.  Qui  peut  sçavoir 
quelle  est  la  chose  qui  les  flatte  le  plus?  celui- 
là  seul  qui  a  joui  de  toutes.  Si  la  jouissance 
du  plaisir  peut  seule  apprendre  à  le  connoître, 
celui  qui  ne  l'a  point  éprouvé  ne  le  connoît 
pas;  que  peut-il  donc  sacrifier?  Rien,  une 
chimère;  car,  quel  autre  nom  donner  à  des 
désirs  qui  ne  portent  que  sur  une  chose  qu'on 
ignore?  et  si,  comme  cela  est  décidé,  la  difti- 
culté  du   sacrifice  en  fait  seule  tout  le  prix, 


CONTE    MORAL  125 


quel  mérite  peut  avoir  celui  qui  ne  sacrifie 
qu'une  idée.  Mais  après  s'être  livré  aux  plai- 
sirs et  s'y  être  trouvé  sensible,  y  renoncer, 
s'immoler  soi-même,  voilà  la  grande,  la 
seule,  la  vraie  vertu,  et  celle  que  ni  vous  ni 
moi  ne  pouvons  nous  flatter  d'avoir. 

Je  ne  le  vois  que  trop,  dit  Almaïde  il  est 
certain  que  nous  ne  pouvons  pas  nous  en 
flatter.  Nous  nous  en  sommes  flattés  pourtant, 
répondit  vivement  Moclès  qui  craignit  qu'en 
laissant  à  Almaïde  le  tems  de  la  réflexion, 
elle  ne  sentît  combien  les  raisonnemens  qu'il 
employoit  étaient  faux  ;  nous  avons  osé  le 
croire,  et  dès  ce  moment  nous  voilà  coupa- 
bles d'orgueil.  Je  suis  bien  aise,  continua-t-il 
et  je  vous  loue  sincèrement  de  ce  que  vous 
sentez  que  tant  qu'on  ne  s'est  point  mis  à 
portée  de  pouvoir  faire  une  comparaison 
exacte  du  vice  et  de  la  vertu,  l'on  ne  peut 
avoir  sur  l'un  et  sur  l'autre  que  des  idées 
fausses.  D'ailleurs,  car  ce  mal,  tout  grand 
qu'il  est,  n'est  pas  le  seul,  on  est  sans  cesse 
tourmenté  du  désir  d'apprendre  ce  que  l'on 
s'obstine  à  ignorer.  L'âme  exercée  malgré 
elle-même  par  ce  mouvement  de  curiosité, 
en  a  sûrement  plus  de  négligence  sur  ses  de- 
voirs ;  en  proie  à  des  distractions  fréquentes, 
elle  perd  à  raisonner,  à  entrevoir,  à  suivre,  à 


126  LE    SOPHA 

détailler,  à  approfondir  ce  qu'elle  a  conçu,  le 
tems  que  sans  cette  tourmentante  idée  qui 
l'obsède  toujours,  elle  donneroit  uniquement 
à  la  pratique  de  la  vertu.  Si  elle  sçavoit  à 
quoi  s'en  tenir  sur  ce  qu'elle  souhaite  de  con- 
noître,  elle  seroit  plus  tranquille,  elle  seroit 
plus  parfaite  :  il  faut  donc  connoître  le  vice, 
soit  pour  être  moins  troublé  dans  l'exercice 
de  la  vertu,  soit  pour  être  sûr  de  la  sienne. 

Quoiqu'Almaïde  fût  dans  une  situation  à  ne 
pouvoir  guère  saisir  que  ce  qui,  en  lui  démon- 
trant la  nécessité  du  plaisir,  la  délivroit  de  la 
crainte  des  remords,  ce  sophisme  la  fit  fris- 
sonner; elle  demeura  quelques  momens  inter- 
dite, mais  l'envie  qu'elle  avoit  de  s'éclairer 
sur  la  volupté,  ou  de  s'y  perdre  encore,  l'em- 
portant sur  la  terreur,  elle  me  parut  enfin 
plus  surprise  qu'effrayée  de  ce  qu'elle  venoit 
d'entendre.  Vous  croyez  donc,  lui  demandâ- 
t-elle d'une  voix  tremblante,  que  nous  en  se- 
rions plus  parfaits?  Mais  vraiment,  répliqua- 
t-il,  je  n'en  doute  pas;  car,  considérez  de 
grâce  la  position  oli  nous  sommes,  et  jugez 
s'il  en  est  de  plus  horrible.  Je  ne  le  vois  que 
trop,  dit-elle  ;  elle  est  réellement  épouvan- 
table ! 

Premièrement,  continua-t-il,  nous  ne  sça- 
vons    pas    si   nous  sommes    vertueux;     état 


CONTE    MORAL  127 


triste  pour  des  gens  qui  pensent  comme  nous. 
Ce  doute,  tout  cruel  qu-il  est,  n'est  pas  le  seul 
malheur  qu'entraîne  notre  situation  :  il  n'est 
que  trop  certain  que  contens  de  la  privation 
que  nous  nous  sommes  imposée,  il  y  a  mille 
choses  plus  essentielles,  peut-être,  sur  les- 
quelles nous  nous  sommes  dispensés  de  nous 
observer  par  conséquent  à  l'ombre  d'une 
vertu  qui  pourroit  bien  n'être  qu'imaginaire, 
nous  avons  commis  des  crimes  réels,  ou  (ce 
qui,  sans  être  de  la  même  importance,  a  ce- 
pendant des  inconvéniens  considérables)  nous 
avons  négligé  de  faire  de  bonnes  actions. 
Enfin,  en  nous  supposant  tels  que  nous  nous 
sommes  crus  jusques  ici,  je  me  défierois  en- 
core d'une  vertu  que  nous  avons  choisie,  et  je 
n'imaginerois  pas  qu'il  y  eût  un  grand  mérite 
à  l'avoir.  Mettez  différens  fardeaux  au  choix 
d'un  homme,  il  n'est  pas  douteux  que  ce  sera 
du  plus  léger  qu'il  se  chargera. 

Je  vous  entends,  dit-elle  en  soupirant,  vous 
voulez  dire  que  nous  avons  fait  de  même. 
A  combien  de  scrupules  ne  me  livrez-vous 
pas,  continua-t-elle  en  baissant  les  yeux;  et 
comment  n'en  être  pas  tourmenté,  quand  le 
seul  moyen  que  l'on  ait  pour  s'en  délivrer  en 
fait  lui-même  naître  tant!  Ce  moyen,  reprit- 
il  vivement,  est  dans  le  fond  moins  à  craindre 


128  LE    SOPHA 

qu'il  ne  le  paroît.  Je  suppose  (et  plût  au  ciel 
que  je  ne  supposasse  rien,)  que  fatigués  de 
notre  incertitude,  sentant  enfin  qu'il  est  de 
notre  devoir  de  nous  en  tirer,  nous  voulons 
connoître  le  plaisir  et  juger  de  ses  charmes 
par  nous-mêmes;  quel  seroit  le  danger  de 
cette  épreuve,  de  ne  pouvoir  pas  nous  y  arra- 
cher, quand  une  fois  nous  l'aurions  connu? 
Pour  des  âmes  un  peu  foibles,  j'avoue  que 
cela  seroit  à  risquer  ;  mais  il  me  semble  que 
sans  trop  de  présomption,  nous  pouvons  un 
peu  compter  sur  nous-mêmes.  Si,  comme  à 
ne  vous  rien  cacher,  je  ne  le  présume,  ce 
plaisir  est  moins  séduisant  qu'on  ne  le  dit,  ce 
ne  sera  pas  la  peine  de  nous  livrer  à  des 
choses  à  la  privation  desquelles,  flatteuses  ou 
non,  l'on  a  attaché  de  la  gloire  :  si,  au  con- 
traire, elles  peuvent  porter  dans  l'âme  un 
trouble  aussi  grand  qu'on  l'assure,  nous  nous 
en  priverons  avec  d'autant  plus  de  joie,  que 
nous  serons  sûrs  qu'il  y  a  beaucoup  de  vertu 
à  le  faire. 

Ce  raisonnement,  que  sans  doute  Almaïde 
auroit  détesté  si  elle  avoit  été  plus  à  elle- 
même,  fit  sur  une  âme  qui  n'attendoit  plus 
pour  succomber  que  l'apparence  d'une  excuse, 
tout  l'effet  que  le  malheureux  Moclès  s'en 
étoit  promis.  Après  l'avoir  regardé  quelque 


CONTE    MORAL  I29 

tems  avec  des  yeux  incertains  et  troublés,  je 
sens  comme  vous,  lui  dit-elle,  la  nécessité  ab- 
solue de  cette  épreuve;  mais  avec  qui  la  pour- 
rions-nous faire  en  sûreté? 

A  ces  mots  elle  se  pencha  languissamment 
sur  Moclès,  qui  peu  à  peu  s'étoit  approché 
d'elle,  au  point  qu'en  ce  moment,  il  la  tenoit 
entre  ses  bras.  Je  crois,  lui  répondit-il,  que  si 
nous  la  voulions  hasarder,  ce  ne  pourroit  être 
qu'entre  nous  deux  :  nous  sommes  sûrs  l'un  de 
l'autre,  et  comme  nous  ne  pouvons  point 
douter  que  cène  soit  par  une  grande  recherche 
de  la  vertu  que  nous  nous  déterminons  à  des 
actions  qui  semblent  la  blesser,  nous  sommes 
certains  de  ne  nous  pas  faire  une  habitude 
d'un  mouvement  de  curiosité  qui  ne  part  que 
d'un  si  bon  principe.  De  quelque  façon  que 
ce  puisse  être  enfin,  nous  y  gagnerons,  puis- 
qu'au  moins  le  souvenir  de  notre  chute  nous 
garantira  de  l'orgueil. 

Quoiqu'Almaïde  ne  répondît  rien,  elle  pa- 
roissoit encore  incertaine;  Moclès  qui  vouloit, 
à  quelque  prix  que  ce  fût,  la  déterminer,  lui 
opposa  pour  achever  de  la  vaincre,  de  ne 
tenter  cette  épreuve  que  par  degrés,  afin, 
disoit-il,  que  s'ils  trouvoient  dans  leurs  pre- 
miers essais  assez  de  volupté  pour  fixer  leurs 
doutes,  ils  n'allassent  pas  plus  loin.  Elle  y 


130  LE    SOPHA 

consentit  ;  bientôt  ils  s'égarèrent,  et  irritant 
leurs  désirs  par  des  choses  qui,  quoiqu'elles 
fussent  faites  sans  grâces  et  avec  mal  adresse, 
n'en  prenoient  pas  moins  d'empire  sur  leurs 
sens,  ils  perdirent  de  vue  le  marché  qu'ils  ve- 
noient  de  faire.  Tous  deux  trouvant  trop  ou 
trop  peu  dans  ce  qu'ils  sentoient,  jugèrent  à 
propos  de  poursuivre,  ou  ne  purent  s'arrêter 

et tout  d'un   coup    vous  devîntes    autre 

chose,  interrompit  le  sultan?  Non,  Sire,  ré- 
pondit Amanzéi.  Je  ne  comprends  rien  à  cela, 
reprit  Schah-Baham,  et  je  sçais  bien  pour- 
quoi, c'est  que  cela  est  incompréhensible; 
car  il  n'est  pas  douteux  qu'ils  n'eussent  tout 
ce  que  votre  Brama  demandoit.  Je  le  crus 
d'abord  comme  votre  invincible  majesté,  re- 
partit Amanzéi  ;  il  falloit  pourtant  qu'au 
moins  l'un  des  deux  en  eût  imposé  à  l'autre. 
J'imagine  que  vous  fûtes  bien  fâché,  répliqua 
le  sultan;  et  dites-moi,  duquel  des  deux. vous 
défiâtes-vous  le  plus?  Le  récit  d'Almaïde,  ré- 
pondit Amanzéi,  me  donna  sur  elle  de  grands 
soupçons,  et  l'ignorance  qu'elle  affecta  quand 
elle  se  rendit  à  Moclès,  quoiqu'elle  fût  ex- 
trême, ne  m'empêcha  pas  de  croire  qu'en  lui 
faisant  le  récit  de  son  aventure,  elle  avoit 
supprimé  la  circonstance  qui  me  faisoit  rester 
dans   ma   prison.    Voilà    bien    les    femmes! 


CONTE    MORAL  13  l 


s'écria  le  sultan  ;  oh  oui  !  votre  réflexion  est 
juste  :  eh  bien  !  je  n'en  ai  rien  dit,  mais  j'au- 
rois  parié  qu'elle  ne  disoit  pas  tout  ;  si  je  m'en 
étois  vanté,  il  y  a  ici  des  gens  qui  m'auroient 
accusé  de  faire  l'esprit  fort.  Allez,  allez, 
soyez-en  certain  ;  ce  fut  elle  qui  empêcha  que 
vous  ne  fussiez  délivré. 

La  chose,  toute  probable  qu'elle  est,  répon- 
dit Amanzéi,  souffre  des  difficultés;  Moclès, 
pour  un  homme  jusques  alors  si  irréprocha- 
ble,   m'a   paru   avoir    bien   de   l'expérience. 

Ceci  change  la  thèse,  dit  le  sultan,  car ah 

oui  !  on  le  voit  bien,  c'étoit  lui.  Mais  accor- 
dez-vous donc,  dit  la  sultane,  c'étoit  elle, 
c'étoit  lui  :  pourquoi,  sans  se  tourmenter 
tant,  ne  pas  penser  que  tous  deux  étoient  de 
mauvaise  foi  ?  Vous  avez  raison,  répliqua  le 
sultan,  à  la  rigueur  cela  se  pourroit  :  il  me 
semble  pourtant  qu'il  seroit  plus  plaisant  que 
ce  fût  l'un  ou  l'autre,  je  ne  sçais  pas  pourquoi, 
mais  je  l'aimerois  mieux.  Voyons  toujours, 
que  dirent-ils  après?  Ce  n'est  pas  là  ce  qui 
m'intéresse  le  moins. 

Moclès  fut  le  premier  qui  revint  de  son 
égarement,  il  me  parut  d'abord  comme 
étonné  de  se  trouver  entre  les  bras  d'Almaïde  ; 
et  sa  raison  reprenant  peu  à  peu  son  empire, 
à  l'étonnement  succéda  l'horreur  :  il  sembloit 


132  LE   SOPHA 

ne  pouvoir  pas  comprendre  ce  qu'il  voyoit; 
il  cherchoit  à.  en  clouter,  à  se  flatter  qu'un 
songe  seul  lui  ofl'roit  de  si  cruels  objets.  Trop 
sûr  enfin  de  son  malheur,  il  leva  douloureu- 
sement les  yeux  sur  lui-même,  et  se  retraçant 
tout  ce  qu'il  avoit  fait  pour  séduire  Almaïde, 
combien  sa  criminelle  passion  l'avoit  aveuglé, 
avec  quel  art  il  l'avoit  corrompue  par  degrés, 
il  tomba  dans  la  doulour  la  plus  amère... 

Almaïde  enfin  ouvrit  les  yeux  ;  mais  encore 
troublée,  ne  distinguant  pas  les  objets  aussi 
bien  que  Moclès,  elle  fut  d'abord  plus  confuse 
qu'affi.gée.  Soit  enfin  que  le  désespoir  où  elle 
le  voyoit  lui  fit  senur  sa  chute,  soit  que 
d'elle-même  elle  connût  tout  ce  qu'elle  avoit 
à  se  reprocher  :  Ah  Moclès  !  s"écria-t-elle  en 
pleurant,  vous  m'avez  perdue! 

Moclès  en  convint,  il  s'accusa  de  l'avoir 
sédUite,  la  plaignit,  tâcha  de  la  consoler,  et 
lui  parla  en  homme  vraiment  humilié  sur  le 
danger  qu'il  y  a  à  compter  trop  sur  soi- 
même.  Enfin,  après  lui  avoir  dit  tout  ce  que 
peuvent  inspirer  la  plus  vive  douleur  et  le 
repentir  le  pius  sincère,  sans  oser  la  regar- 
der,  il  prit  congé  d'elle  pour  toujours. 

Almaïde  restée  seule,  n'en  i'ut  ni  moins 
honteuse  ni  plus  tranquille  ;  elle  passa  toute 
la  nuit  à  pleurer  et  à   se   reprocher  tout,  jus- 


CONTE    MORAL 


^35 


ques  au  reproche  qu'elle  avoit  fait  à  Moclès, 
et  dans  lequel  alors  elle  trouvoit  trop  de  va- 
nité. Moclès,  dès  le  lendemain,  prit  le  parti 
de  la  retraite  la  plus  austère...  Voilà  qui 
achève  de  me  décider,  interrompit  le  sultan, 
ce  n'étoit  pas  lui.  Et  Almaïde,  continua 
Amanzéi,  toujours  inconsolable,  quelques 
jours  après  suivit  son  exemple.  Ceci  me  dé- 
range, reprit  le  sultan,  il  falloit  donc  que  ce 
ne  fût  pas  elle.  Jamais  question  plus  difficile 
à  décider  ne  s'étoit  offerte  à  mon  esprit,  et 
je  la  laisse  à  résoudre  à  qui  le  pourra. 


g=:-«-=3x§=i-ir^-gr^r-=^cê=-r=4f=*^==gç-^:fcri^^^ 


CHAPITRE  X. 

Où  entre  autres  choses,  on  trouvera  la  façon 
de  tuer  le  tents. 

QUELQUE  goût  que  j'eusse  pris  pour  la 
morale,  je  commenço's  à  m'ennuyer 
chez  Almaïde,  lorsque  Moclès  la  séduisit.  Un 
jour  plus  tard  j'en  serois  sorti,  persuadé  qu'il 
y  avoit  au  moins  dans  Agra  deux  femmes 
insensibles,  ma  patience  heureusement  me 
sauva  une  idée  fausse. 


134  LE    SOPHA 


Après  avoir  quitté  Almaïde,  j'errai  long- 
tems  ;  les  ridicules,  ou  les  vices  d'un  genre 
qui  m'étoit  déjà  connu,  me  promettant  peu 
de  plaisir,  j'évitai  avec  soin  ces  maisons  où 
tout  avoit  l'air  décent  et  arrangé.  Mes  courses 
me  conduisirent  dans  un  fauxbourg  d'Agra, 
qui  étoit  rempli  de  maisons  fort  ornées  ;  celle 
pour  qui  je  me  déterminai,  appartenoit  à  un 
jeune  seigneur  qui  n'y  logeoit  pas  ;  mais  qui 
quelquefois  y  venoit  incognito. 

Le  lendemain  que  je  m'y  fus  fixé,  je  vis 
sur  le  soir  arriver  mystérieusement  une  dame, 
qu'à  sa  magnificence,  et  plus  encore  à  la 
noblesse  de  son  air,  je  pris  pour  une  femme 
du  plus  haut  rang.  Mes  yeux  furent  éblouis 
de  ses  charmes  ;  avec  plus  d'éclat  encore  que 
Phénime,  elle  avoit  la  même  modestie,  et 
une  physionomie  si  douce,  que  je  ne  pus  la 
voir  sans  m'intéresser  à  elle  vivement.  A  l'air 
dont  elle  entra  dans  le  cabinet  où  j'étois,  il 
sembloit  qu'elle  fût  étonnée  de  la  démarche 
qu'elle  faisoit  ;  elle  ne  parla  qu'en  tremblant 
à  l'esclave  qui  la  conduisoit,  et  sans  oser 
lever  les  yeux,  elle  vint  s'asseoir  sur  moi  en 
rêvant,  mais  avec  tant  de  langueur,  qu'il  ne 
me  fût  pas  possible  de  deviner  quel  étoit  le 
mouvement  qui  l'occupoit. 

A  peine   fut-elle    seule,    et    livrée  à  elle- 


CONTE    MORAL  135 


même,  que  s'occupant  des  plus  tristes  ré- 
flexions, après  avoir  soupiré  plusieurs  fois, 
ses  beaux  yeux  répandirant  des  larmes.  Sa 
douleur  paraissoit  cependant  plus  tendre  que 
vive,  et  elle  sembloit  moins  pleurer  des  mal- 
heurs qu'en  craindre.  Elle  avoit  à  peine 
essuyé  ses  pleurs,  qu'un  jeune  homme  fort 
bien  fait,  et  mis  proprement,  entra  avec  im- 
pétuosité, et  en  chantant,  dans  le  cabinet.  Sa 
présence  acheva  de  troubler  la  dame  ;  elle 
rougit,  et  en  détournant  ses  yeux  de  dessus 
lui,  et  en  se  cachant  le  visage,  elle  tâcha  de 
lui  dérober  la  confusion  oii  elle  étoit. 

Pour  lui,  il  s'avança  vers  elle  de  l'air  du 
monde  le  moins  tendre  et  le  plus  galant,  et 
se  jettant  à  ses  genoux  :  Ah  Zéphis  !  lui  dit- 
il,  mes  yeux  ne  me  trompent-ils  pas  !  est-ce 
Zéphis  que  je  vois  ici  !  est-ce  vous  !  vous  que 
j'adore,  et  que  je  n'osois  presque  pas  y  espé- 
rer !  quoi  !  c'est  vous  qu'enfin  je  tiens  dans 
mes  bras  ! 

Oui,  répondit-elle  en  soupirant,  c'est  moi 
qui  n'aurois  jamais  dû  venir  ici,  c'est  moi  qui 
meurs  de  honte  de  m'y  trouver,  et  qui  n'ai 
cependant  pas  craint  de  m'y  rendre.  Que  vous 
me  rendez  chère  cette  solitude,  s'écria-t-il, 
en  lui  baisant  la  main  !  Ah  !  répondit-elle, 
qu'un  jour,  peut-être,    elle  me  coûtera  de  re- 


136  LE    SOPHA 

grets  !  Les  preuves  que  je  vous  y  donne  de 
ma  foiblesse  deviendront  plus  cruelles  pour 
moi,  à  mesure  qu'elles  s'effaceront  de  votre 
souvenir,  et  elles  s'en  effaceront,  Mazulhim  : 
ou  si  vous  vous  les  rappeliez  quelquefois,  ce 
ne  sera  que  pour  me  mépriser  de  ce  que  j'au- 
rai fait  pour  vous.  Mais  quelle  erreur  !  répli- 
qua-t-il  d'un  ton  badin  ;  pouvez-vous,  belle 
comme  vous  êtes,  vous  former  de  pareilles 
chimères;  sçavez-vous  bien  qu'au  vrai,  je 
n'ai  jamais  aimé  personne  aussi  tendrement 
que  vous;  et  vous  doutez  de  mes  sentimens! 
Non,  je  n'ai  pas  le  bonheur  d'en  douter,  re- 
prit-elle tristement;  je  srais  que  vous  ne 
pouvez  être  ni  constant,  ni  fidèle  :  je  doute 
même  que  vous  sçachiez  aimer;  cependant  je 
vous  aime,  je  vous  l'ai  dit,  et  je  viens  dans 
ces  lieux  vous  le  dire  encore.  Je  sens  ma  foi- 
blesse dans  toute  son  étendue,  je  m'en  fais 
pitié  à  moi-même,  j'en  vois  toutes  les  suites, 
et  pourtant  j'y  cède.  Ma  raison  me  fait  voir 
tout  ce  que  j'ai  à  craindre,  mon  amour  me 
fait  tout  braver. 

Mais,  en  vérité,  répondit-il,  sçavez-vous 
bien  que  vous  me  faites  un  vrai  tort  mortel 
de  ne  me  pas  voir  aussi  tendre  que  je  le 
suis?  Ah!  Mazulhim,  s'écria-t-elle,  est-ce  ain- 
si que  vous  sentez  tout  ce  que  je   vous    sacri- 


CONTE    MORAL  137 


fie,  et  que  vous  rassurez  mon  cœur  !  Je  vous 
aime,  Mazulhim;  si  vous  me  connoissiez 
mieux,  vous  n'en  douteriez  pas.  Ce  cœur  qui 
vous  adore,  n'a  (vous  ne  pouvez  pas  l'ignorer) 
jamais  élé  qu'à  vous  ;  dites-moi  que  vous  dé- 
sirez qu'il  y  soit  toujours.  Si  vous  sçaviez 
combien  j'ai  besoin  de  croire  que  vous  m'ai- 
mez, vous  ne  me  refuseriez  pas  de  me  le  dire, 
ne  fût-ce  même  que  par  humanité.  C'est  à 
vous  seul  aujourd'hui  que  mon  bonheur  est 
attaché;  vous  voir,  vous  aimer  toujours,  c'est 
mon  seul  bien  et  mes  uniques  vœux.  Seroit- 
il  bien  vrai  que  vous  fussiez  incapable  de  pen- 
ser pour  moi  comme  je  pense  pour  vous! 

Ah!  s'écria-t-il,  je  vous  proteste...  Mazul- 
him, interrompit-elle,  laissez-moi  le  soin  de 
vous  justifier,  je  m'en  acquitterai  mieux  que 
vous-même,  et  j'ai  plus  d'envie  de  croire  que 
vous  m'aimez,  que  vous  de  me  le  persuader. 
Je  vous  avouerai.  Madame,  reprit-il  d'un  air 
plus  sérieux  que  touché,  que  je  ne  me  croyois 
pas  assez  malheureux  pour  que  les  preuves 
que  depuis  six  mois  j'ai  tâché  de  vous  donner 
de  ma  tendresse,  vous  en  eussent  aussi  peu 
persuadée.  Je  sens  bien  qu'un  amour  extrême 
tel  que  celui  que  j'ai  eu  le  bonheur  de  vous 
inspirer,  ne  va  jamais  sans  un  peu  de  dé- 
fiance; si  celle  que  vous  me   témoignez  pou- 


138  LE    SOPHA 

voit  ne  tourmenter  que  moi  ajouta-t-il  en  la 
serrant  dans  ses  bras,  je  m'en  plaindrois  beau- 
coup moins,  et  le  plaisir  de  vous  trouver  si 
délicate,  me  feroit  oublier  combien  vous  êtes 
injuste;  mais  c'est  de  votre  repos  qu'il  s'agit 
ici,  et  si  vous  connoissiez  mes  sentimens, 
vous  n'auriez  pas  de  peine  à  croire  qu'il  m'est 
infiniment  plus  cher  que  le  mien. 

En  achevant  ces  mots,  il  voulut  prendre 
avec  Zéphis  les  plus  tendres  libertés,  mais 
elle  se  défendit  d'un  air  si  vrai,  que  ne  pou- 
vant plus  imaginer  que  ce  fût  en  elle  envie  de 
faire  de  ces  façons  auxquelles  on  ne  prend 
seulement  pas  garde  aujourd'hui,  il  la  regarda 
avec  étonnement.  Eh  quoi  !  Zéphis,  lui-dit- 
il,  est-ce  ainsi  que  vous  me  prouvez  votre 
tendresse,  et  devois-je  m'attendre  à  tant  d'in- 
différence? Mazulhim,  répondit-elle  en  pleu- 
rant, daignez  m'écouter.  Je  ne  suis  pas  venue 
ici  sans  sçavoir  à  quoi  je  m'exposois,  et  vous 
me  verriez  verser  moins  de  larmes,  si  je  n'é- 
tois  pas  déterminée  à  me  livrer  à  votre  ten- 
dresse; je  vous  aime,  et  si  je  n'en  croyois  que 
les  mouvemens  de  mon  cœur,  je  serois  entre 
vos  bras;  mais  Mazulhim,  il  en  est  encore 
tems,  et  nous  ne  sommes  pas  encore  assez 
engagés  l'un  à  l'autre  pour  que  vous  deviez 
me  cacher  vos   sentimens.    Il  n'y   a    pas   de 


CONTE    MORAL 


139 


tems  où  il  ne  me  soit  affreux  d'apprendre  que 
vous  ne  m'aimez  pas;  mais  jugez  combien 
j'aurois  à  me  plaindre  de  vous,  jugez  quel 
seroit  mon  état,  si  je  ne  l'apprenois  qu'après 
que  ma  foiblesse  ne  vous  auroit  rien  laissé  à 
désirer!  Dominé  par  le  désir  de  plaire,  accou- 
tumé à  l'inconstance  par  des  succès  qui  ne  se 
sont  point  démentis,  vous  ne  cherchez  qu'à 
vaincre,  et  vous  ne  voulez  pas  aimer.  Peut- 
être  est-ce  sans  passion  pour  moi  que  vous 
m'avez  attaquée  :  examinez  bien  votre  cœur, 
vous  êtes  maître  de  ma  destinée,  et  je  ne  mé- 
rite pas  que  vous  la  rendiez  malheureuse. 

Si  ce  n'est  pas  l'amour  le  plus  tendre  qui 
vous  attache  à  moi,  en  un  mot,  si  vous  ne 
m'aimez  pas  comme  je  vous  aime,  ne  crai- 
gnez pas  de  me  le  déclarer;  je  ne  rougirai 
pas  d'être  le  prix  de  l'amour,  mais  je  mour- 
rois  de  honte  et  de  douleur,  si  je  ne  m'étois 
vue  que  l'objet  d'un  caprice. 

Quoique  ces  paroles,  et  les  pleurs  que  Zé- 
phis  versoit  en  les  prononçant,  n'attendrissent 
pas  Mazulhim,  elles  lui  firent  prendre  un  ton 
moins  froid  que  celui  qu'il  avoit  d'abord  em- 
ployé auprès  d'elle.  Que  vos  craintes  me  tou- 
chent, lui  dit-il;  mais  que  je  les  mérite  peu! 
est-il  possible  que  vous  vous  imaginiez  que 
je  vous  confonds  avec  ces  objets  méprisables. 


14°  LE    SOPHA 

qui  seuls  jusqu'à  ce  jour  ont  paru  m'occuner. 
J'avoue  que  la  façon  dont  j'ai  vécu  i.  pu 
donner  lieu  à  vos  soupçons;  mais,  Zéphis, 
voudriez-vous  que  j'eusse  joint  au  ridicule 
d'avoir  eu  les  femmes  qui  ont  rempli  mes  loi- 
sirs, la  honte  de  les  avoir  aimées  ?  Il  est  vrai, 
je  craignois  l'amour;  eh!  que  pouvois-je  faire 
de  mieux,  pour  lui  échapper  toujours,  que  de 
vivre  avec  des  femmes  sans  moeurs  et  sans 
principes,  qui,  dans  l'instant  même  qu'elles 
me  séduisoient  le  plus  par  leurs  agrémens, 
me  sauvoient  par  leur  caractère  du  danger 
d'une  passion  !  Je  suis,  dites-vous,  accoutumé 
à  l'inconstance  par  le  succès?  M'estimez-vous 
assez  peu  pour  croire  qu'avant  de  vous  avoir 
touchée,  je  me  flattasse  d'en  avoir  eu  quel- 
ques-uns? Il  n'y  a  pas  une  de  ces  victoires 
dont,  peut-être,  vous  me  croyez  si  vain,  qui 
intérieurement  ne  m'ait  couvert  de  confusion; 
pas  une  enfin  qu'au  prix  de  tout  mon  sang  je 
ne  voulusse  n'avoir  point  remportée,  puis- 
qu'elles me  rendent  moins  digne  de  vous  ! 

Zéphis,  à  ces  paroles,  parut  un  peu  rassu- 
rée, et  tendit  la  main  à  Mazulhim,  en  atta- 
chant sur  lui  ses  beaux  yeux,  avec  cette  ex- 
pression tendre  et  touchante  que  l'amour  seul 
peut  donner.  Oui,  Zéphis,  continua  Mazulhim, 
je  vous  aime  !   ah  !  combien  vivement  !   avec 


CONTE    MORAL  141 


quel  plaisir  je  sens  à  vos  genoux,  qu'au  mi- 
lieu même  des  transports  les  plus  ardens,  ce 
n'étoit  pas  à  l'amour  que  je  sacrifiois  !  qu'il 
m'est  doux  de  le  connoître,  et  de  ne  le  con- 
noître  que  par  vous!  sans  vos  charmes,  même 
sans  vos  vertus,  j'aurois,  sans  doute,  ignoré 
toujours  ce  sentiment  auquel,  jusques  à  vous, 
je  refuserois  de  me  livrer.  C'est  à  vous  seule 
que  je  le  dois,  c'est  pour  vous  seulequeje  veux 
en  être  éternellement  rempli  ! 

Ah  Mazulhim?  s'écria-t-elle,  que  nous  se- 
rions heureux  si  vous  pensiez  ce  que  vous  me 
dites  !  s'il  est  vrai  que  vous  m'aimi<^z,  vous 
m'aimerez  toujours  !  A  ces  mots,  elle  se  pen- 
cha sur  Mazulhim,  et  en  le  serrant  tendrement 
dans  ses  bras,  elle  approcha  sa  tête  de  la 
sienne.  La  plus  tendre  ivresse  étoit  peinte 
dans  ses  yeux,  et  bientôt  Mazulhim,  par  ses 
transports,  en  pénétra  toute  son  âme.  Dieux! 
quels  yeux  quand  il  eut  achevé  de  les  trou- 
bler! Je  n'avois  vu  les  mêmes  qu'à  Phénime. 

Quelque  préparée  qu'elle  fût  cependant  à 
rendre  Mazulh-'m  l'amant  du  monde  le  plus 
heureux,  elle  ne  put  sans  se  ressouvenir  de 
ses  craintes,  et  peut-être  de  sa  vertu,  le  voir 
si  près  de  son  bonheur. 

Vous  ne  doutez  pas  que  je  ne  vous  aime, 
lui    dit-elle,  en   lui    opposant  la  plus    foible 


143  LE    SOPHA 

résistance  ;  mais  ne  pouvez-vous —  Ah 
Zéphis  !  interrompit-il,  Zéphis  !  pouvez-vous 
craindre  encore  de  me  prouver  votre  ten- 
dresse ? 

Zéphis  soupira,  et  ne  répondit  rien  :  phis 
vaincue  par  son  amour  qu'elle  n'étoit  persua- 
dée de  celui  de  son  amant,  elle  céda  enfin  à 
ses  désirs.  Trop  heureux  Mazulhim  !  que  de 
charmes  s'offrirent  à  tes  regards,  et  combien  la 
pudeur  de  Zéphis  n'en  augmentoit-elle  pas  le 
prix  !  aussi  Mazulhim  m'en  parut-il  vive- 
ment frappé  ;  tout  l'étonnoit  ;  tout  étoit  en 
Zéphis  l'objet  d'un  éloge  et  d'un  baiser. 
Quoique  loin  de  condamner  l'admiration  dans 
laquelle  il  étoit  plongé,  je  la  partageasse  avec 
lui,  il  me  sembla  que  pour  la  situation  où  il 
se  trouvoit,  elle  duroit  trop  long-tems,  et 
qu'elle  sembloit  même  suspendre,  ou  lui  faire 
oublier  ses  désirs. 

Il  est  bien  vrai  que  plus  on  est  délicat  plus 
on  s'amuse  de  bagatelles.  Le  sentiment  seul 
connoît  ces  tendres  écarts  qu'il  imagine,  et 
qu'il  varie  sans  cesse  ;  mais  enfin,  on  ne 
sçauroit  s'y  plaire  toujours,  et  si  l'on  s'y 
arrête,  c'est  moins  pour  y  borner  ses  désirs, 
que  pour  y  trouver  de  nouvelles  sources  de 
flammes.  J'eus  quelques  instans  assez  bonne 
opinion  de  Mazulhim,  pour  n'attribuer  l'ané- 


CONTE    MORAL  143 


antissement  OÙ  je  le  voyois,  qu'à  un  excès 
d'amour,  et  les  charmes  deZéphisjustifioient 
cette  idée.  Vraisemblablement  Zephis  le  crut 
aussi,  et  plus  long-tems  que  moi.  Je  ne  con- 
cevois  pas  comment  les  transports  d'un  amant 
si  tendre,  si  pressé  d'être  heureux,  s'affoiblis- 
soient  à  mesure  qu'ils  trouvoient  de  quoi 
augmenter  :  il  étoit  vif  sans  être  ardent  ;  il 
louoit,  il  admiroit  toujours  :  mais  n'est-ce 
donc  que  par  des  éloges  qu'un  amant  sçait 
exprimer  ses  désirs  ? 

Avec  quelque  adresse  que  Mazulhim  dis- 
simulât son  malheur,  Zéphis  s'apperçut  du 
peu  de  succès  de  ses  charmes  :  elle  n'en  parut 
ni  surprise,  ni  choquée,  et  tournant  ses  beaux 
yeux  vers  son  amant,  levez-vous,  lui  dit-elle 
avec  le  plus  doux  sourire,  je  suis  plus  heu- 
reuse que  je  ne  le  pensois. 

Mazulhim  à  ce  discours,  qui  ne  lui  parut 
qu'insultant,  s'eftorça,  mais  vainement,  de 
prouver  à  Zéphis  qu'il  ne  méritoit  pas  qu'elle 
eût  de  lui  l'idée  qu'elle  sembloit  en  avoir 
prise. 

Forcé  enfin  de  se  rendre  justice  :  Hélas, 
Madame,  lui  dit-il  d'un  ton  qui  me  fit  rire, 
c'est  que  vous  m'avez  attristé!  Votre  trouble 
me  divertit,  répondit  Zéphis;  mais  votre 
douleur  m'offenseroit.     Il    seroit  trop    cruel 


144  LE    SOPHA 

pour  moi,  que  vous  crussiez  mon  cœur 
blessé...  Ah  Zéphis  !  interrompit  Mazulhim, 
qu'il  est  affreux  d'avoir  tort  avec  vous,  et 
difficile  de  s'en  justifier!  Cessez  donc  de  vous 
afflif^er,  répondit  tendrement  Zéphis;  je  crois 
que  vous  m'aimez,  je  ne  le  crois  même  que 
depuis  un  instant,  et  vous  ne  pouviez  mieux 
me  prouver  votre  tendresse  que  parles  choses 
que  vous  vous  reprochez. 

Ah!  cela,  comme  l'on  dit,  est  bon  pour  le 
discours,  dit  le  sultan;  mais  dans  le  fond  de 
l'âme,  cette  dame-là  n'étoit  sûrement  pas 
contente.  Premièrement,  c'est  que  par  soi- 
même  cela  est  affligeant,  et  qu'il  y  a  appa- 
rence que  ce  qui  afflige  toutes  les  femmes, 
n'en  sçauroit  divertir  une,  ou  du  moins  vous 
conviendrez  qu'en  ce  cas-là  elle  seroit  bien 
capricieuse.  D  ailleurs,  c'est  que  le  sentiment 
n'est  pas  une  chose  si  consolante,  quand  cela 
arrive,  qu'on  pourroit  bien  dire. 

A  ce  propos,  je  me  souviens  qu'un  jour 
(j'étois  parbleu  bienjeune,)  c'étoit  une  femme. 
Je  ne  vous  dirai  pas  comment  cela  arriva; 
nous  étions  pourtant  tous  deu.\...  Réellement, 
je  ne  m'en  serois  jamais  défié;  ne  voilà-t-il 
pas  que  tout  d'un  coup...  je  ne  sçais  pas  trop 
comment  vous  dire  cela.  Eh  bien!  j'eus  beau 
lui  tenir  les  propos  du  monde  les  plus  galans, 


CONTE    MORAL  145 


plus  je  lui  parlai,  plus  elle  pleura.  Je  n'ai 
jamais  vu  cela  qu'une  fois;  mais  il  est  vrai 
que  c'étoit  une  chose  bien  attendrissante.  Je 
lui  dis  pourtant,  entre  autres  choses,  qu'il  ne 
falloit  désespérer  de  rien,  que  je  ne  l'avois 
pas  fait  exprès...  Eh!  finissez  votre  cruelle 
histoire,  interrompit  la  sultane.  Je  trouve 
assez  bon,  reprit  Schah-Baham,  qu'il  ne 
me  soit  point  permis  de  faire  un  conte,  et 
chez  moi  surtout.  De  là.  comme  je  vous 
disois,  poursuivit-il,  j'ai  conclu,  et  pour 
jamais,  qu'il  n'y  a  point  de  femme  à  qui  cela 
fasse  un  certain  plaisir;  par  conséquent  la 
dame  de  Mazulhim  qui  disoit  de  si  belles 
choses...  auroit  tout  autant  aimé  n'avoir  pas 
eu  à  les  dire,  interrompit  la  sultane,  cela  est 
probable;  mais  sçachez  pourtant  que  ce  que 
vous  croyez  si  fâcheux  pour  une  femme, 
l'afflige  moins  qu'il  ne  l'embarrasse.  Ah  oui, 
reprit   le    sultan,  je   n'aurois,  par    exemple, 

qu'à mais   n'ayez   pas   peur!   continuez, 

Emir. 

Quelque  déconcerté  que  Mazulhim  me 
parût  de  son  aventure,  il  me  sembla  qu'il 
étoit  encore  plus  étonné  de  la  façon  dont 
Zéphis  la  prenoit. 

Si  quelque  chose  peut,  lui  dit-il,  me  con- 
soler de  cette  aftreuse  disgrâce,  c'est  de  voir 

10 


146  LE   SOPHA 

qu'elle  ne  prenne  rien  sur  votre  cœur;  que  de 
femmes  me  détesteroient,  si  elles  avoient 
autant  à  se  plaindre  de  moi  !  Je  vous  avoue, 
répondit  Zéphis,  que  je  ferois  peut-être 
comme  elles,  si  je  pouvois  attribuer  cet  acci- 
dent à  votre  froideur;  mais  si,  comme  vous 
me  l'avez  dit  et  que  je  le  crois,  l'amour  seul 
trouble  vos  sens,  je  ne  trouve  dans  cette 
aventure  que  mille  choses  plus  flatteuses 
pour  moi  que  tous  vos  transports.  Je  vous 
aime  trop  pour  ne  pas  croire  que  vous  m'ai- 
mez ;  peut-être  aussi  ai-je  trop  de  vanité, 
ajouta-t-elle  en  souriant,  pour  imaginer  qu'il 
y  a  de  ma  faute;  mais  quel  que  soit  le  motif 
de  mon  indulgence,  ce  qu'il  y  a  de  vrai,  c'est 
que  je  vous  pardonne.  Je  vous  avertis  au 
reste,  que  je  serois  moins  tranquille  sur  le 
plus  simple  soupçon  sur  votre  fidélité,  que 
sur  ce  que  vous  appeliez  un  crime.  Oui, 
Mazulhim,  soyez-moi  fidèle,  et  puissé-je 
toujours  vous  trouver  tel  que  vous  êtes 
actuellement.  Ce  que  j'y  perdrois  du  côté  de 
ce  que  vous  appeliez  des  plaisirs,  ne  le  trou- 
verois-je  pas  bien  dans  la  certitude  que  vous 
seriez  constant? 

Pendant  que  Zéphis  parloit,  Mazulhin  qui 
auroit  bien  voulu  lui  avoir  moins  d'obliga- 
tion, n  épargnoit  rien  de  tout  ce  qui  pouvoit 


CONTE    MORAL  147 


faire  cesser  son  malheur.  Zéphis  se  prêtoit  à 
ses  désirs  avec  une  complaisance  qu'intérieu- 
rement, peut-être,  il  n'approuvoit  pas,  parce 
que  de  moment  en  moment,  elle  le  rendoit 
moins  excusable.  Cette  complaisance  même 
devenoit  plus  tendre,  insensiblement  elle 
augmentoit;  Zéphis  défendoit  moins,  ou 
accordoit  de  meilleure  grâce;  ses  yeux  bril- 
loient  d'un  feu  que  je  ne  leur  avois  pas 
encore  vu;  il  sembloit  que  ce  ne  fût  que  dans 
cet  instant  qu'elle  se  fût  véritablement  ren- 
due :  elle  n'avoit  jusques-là  que  souffert  les 
empressemens  de  Mazulhim,  alors  elle  les 
partageoit.  Cette  répugnance  inséparable  du 
premier  moment  que  tant  de  femmes  jouent, 
et  que  si  peu  sentent,  avoit  cessé. 

Zéphis  soutenoit  sans  embarras  les  éloges 
de  Mazulhim,  et  paroissoit  même  désirer  qu'il 
pût  se  mettre  à  portée  de  lui  en  donner  de 
nouveaux  :  elle  rougissoit,  et  ce  n'étoit  pas  la 
pudeur  qui  la  faisoit  rougir  ;  ses  regards  ne  se 
détournoient  plus  de  dessus  les  objets  qui 
d'abord  avoient  paru  les  blesser  ;  la  pitié  que 
Mazulhim  lui  inspiroit,  enfin  n'eut  plus  de 
bornes;  cependant... 

Ah  oui,  interrompit  le  sultan,  cependant... 
J'entends  bien,  voilà  un  impertinent  homme  ! 
Je  ne   connois  rien  qui  soit  à  la  longue  plus 


148  LE   SOPHA 


insupportable  que  les  procédés  qu'il  a  avec 
Zéphis;  je  suis  bien  sûr  qu'elle  s'en  fâcha.  Et 
moi,  dit  la  sultane,  je  le  suis  du  contraire;  se 
fâcher  d'un  pareil  malheur,  c'est  le  mériter. 
Bon,  reprit  le  sultan,  pensez-vous  qu'une 
femme  fasse  une  pareille  réflexion.''  Ce  qu'il 
y  a  de  certain  pour  moi,  c'est  qu'en  pareil  cas 
je  me  fâcherois,  et  si  je  ne  m'en  croirois  pas 
moins  raisonnable,  non.  Voyons  pourtant  ce 
que  dit  Zéphis,  car,  à  ce  que  je  vois,  en  cela 
comme  en  toute  autre  chose,  chacun  a  son 
goût. 

Quelque  indulgente  qu'elle  fût,  reprit  Aman- 
zéi,  l'obstination  du  malheur  de  son  amant 
me  parut  l'ennuyer;  soit  qu'ayant  plus  fait 
pour  lui  que  la  première  fois,  elle  crut  le  mé- 
riter moins  ;  soit  qu'étant  en  ce  moment  plus 
favorablement  disposée,  elle  trouvât  dans  sa 
raison  moins  (je  force  pour  le  soutenir. 

Mazulhim,  moins  convaincu  que  Zéphis 
de  son  infortune,  ou  accoutumé  peut-être  à 
braver  de  pareils  malheurs,  ne  pensant  pas  de 
Zéphis  aussi  bien  qu'il  le  devoit,  tenta  ce  que, 
s'il  eût  été  plus  sage  ou  plus  poli,  il  n'auroit 
pas  tenté.  Il  me  sembla  qu'elle  n'agréoit  pas 
une  épreuve  qui  lui  montroit  moins  encore  de 
présomption  dans  Mazulhim,  que  la  mauvaise 
opinion  qu'il  osoit  avoir  de  ses  charmes. 


CONTE  MORAL 


149 


Malgré  son  trouble,  il  lui  échappa  un  sou- 
ris malin  qui  sembloit  dire  à  Mazulhim  qu'elle 
n'étoit  point  personne  avec  qui  cette  témérité 
fût  placée,  et  pût  être  heureuse.  Sûre  qu'il  en 
seroit  bientôt  puni,  elle  se  livra  à  ses  ridi- 
cules entreprises,  avec  une  intrépidité  que 
toute  femme  est  assez  vaine  pour  avoir  en 
pareil  cas,  mais  qui  n'est  point  dans  toutes 
justifiée  par  le  succès.  Quoique  Mazulhim  fût 
en  ce  moment  moins  à  plaindre  qu'il  ne  l'avoit 
été,  il  n'étoit  pas  cependant  dans  une  situa- 
tion dont  on  pût  le  féliciter,  et  quels  que 
fussent  ses  efforts^  Zéphis  eut  raison  de  ne  les 
avoir  pas  craint. 

A  l'air  étonné  de  Mazulhim,  je  dus  croire 
que  s'il  étoit  fait  à  une  partie  de  ce  qui  lui 
arrivoit,  il  ne  l'étoit  pas  à  trouver  des  femmes 
qui  comme  Zéphis,  ne  pussent  dans  ses  mal- 
heurs lui  laisser  aucunes  ressources.  Ce  que 
je  dis  toutefois  sans  vouloir  en  offenser  au- 
cune ;  et  que  sçait-on  d'ailleurs,  si  ce  seroit 
toujours  à  elles  qu'on  devroit  s'en  prendre  ? 

Quoi  qu'il  en  soit,  la  surprise  de  Mazulhim 
fut  si  plaisamment  marquée,  et  aux  dépens 
de  beaucoup  d'autres  femmes,  faisoit  si  bien 
l'éloge  de  Zéphis,  qu'elle  ne  put  s'empêcher 
d'en  rire.  Si  vous  me  l'aviez  demandé,  lui- 
dit-elle,  je  vous   l'aurois    dit,    mais  vous  ne 


150  LE    SOPHA 

m'en  auriez  peut-être  pas  crue.  J'aurois  assu- 
rément eu  tort,  répondit-il,  mais  je  ne  devois 
pas  m'y  attendre  ;  une  expérience  de  dix  ans 
toujours  heureuse,  me  faisoit  croire  toujours 
possible  ce  qu'avec  vous  seule  j'ai  inutilement 
tenté.  Ah  Zéphis  !  ajouta-t-il,  faut-il  que  je 
trouve  dans  ce  qui  devroit  combler  mes 
désirs  de  nouvelles  raisons  de  me  plaindre  ! 
En  effet,  répondit-elle  en  riant,  je  conçois 
combien  vous  êtes  malheureux,  et  vous 
devez  aussi  être  bien  sûr  de  toute  ma  pitié. 
Zéphis  !  reprit-il  avec  un  transport  plus  vrai 
que  tous  ceux  que  je  lui  avois  vus,  rien 
n'égale  ma  tendresse  que  vos  charmes  ; 
chaque    moment  augmente    mon  ardeur  et 

mon  désespoir  ;  et  je  sens Eh  Mazulhim  ! 

interrompit-elle,  quel  auroit  donc  été  ce  bon- 
heur dont  vous  regrettez  tant  la  perte  ?  Non, 
s'il  est  vrai  que  vous  m'aimiez,  vous  n'êtes 
pas  à  plaindre.  Un  seul  de  mes  regards  doit 
vous  rendre  plus  heureux  que  tous  ces  plaisirs 
que  vous  cherchiez,  si  vous  les  aviez  trouvés 
auprès  d'une  autre.  Vos  sentimens  me  char- 
ment et  me  pénètrent,  dit-il  ;  mais  en  redou- 
blant mon  amour,  ils  augmentent  mes  regrets 
et  ma  douleur. 

Finissons   cet  entretien,   dit  Zéphis    en  se 
levant.     Quoi    !     s'écria-t-il,     voudriez-vous 


CONTE    MORAL 


151 


déjà  me  quitter  ?  Ah  Zéphis  !  ne  m'abandon- 
nez point  à  l'horreur  de  ma  situation  !  Non 
Mazulhim,  répliqua-t-elle,  je  vous  ai  promis 
de  passer  ce  jour  avec  vous.  Eh  puisse-t-il  ne 
vous  point  paroître  plus  long  qu'à  moi  !  Mais 
sortons  de  ce  cabinet  :  allons  jouir  de  la  déli- 
cieuse fraîcheur  qui  commence  à  se  répandre; 
distraire  votre  imagination,  la  détourner 
enfin  de  dessus  les  objets  qui  l'attristent, 
peut-être,  Mazulhim,  plus  on  cherche  les 
plaisirs,  moins  on  peut  les  goûter  ;  essayons 
si,  en  y  arrêtant  moins  notre  pensée,  nous  ne 
nous  y  disposerions  pas  mieux. 

La  généreuse  Zéphis  sortit  en  achevant  ces 
paroles,  et  Mazulhim  lui  donna  la  main  de 
l'air  du  monde  le  plus  respectueux. 

Ce  qu'il  y  a  de  singulier,  c'est  que  ce  Ma- 
zulhim qui  employoit  si  mal  les  rendez-vous 
qu'on  lui  donnoit,  étoit  l'homme  d'Agra  le 
plus  recherché  ;  il  n'y  avoit  pas  une  femme 
qui  ne  l'eût  eu,  ou  qui  ne  voulût  l'avoir  pour 
amant:  vif,  aimable,  volage,  toujours  trom- 
peur, et  n'en  trouvant  pas  moins  à  tromper, 
toutes  les  femmes  le  connoissoient,  et  toutes 
cependant  cherchoient  à  lui  plaire  ;  sa  répu- 
tation enfin  étoit  étonnante.  On  le  croyoit!... 
que  ne  le  croyo't-on  pas?  et  pourtant,  qu'étoit 
il  ?  que    ne  devoit-il    pas  à  la  discrétion  des 


152  LE   SOPHA 

femmes,  lui  qui  ayant  pour  elles  de  si  mau- 
vais procédés,  les  ménageoit  cependant  si 
peu? 

Après  une  heure  de  promenade,  Zéphis  et 
lui  revinrent  du  jardin.  Je  cherchai  prompte- 
ment  dans  leurs  yeux  s'ils,  étoient  plus  con- 
tens  que  lorsqu'ils  étoient  sortis.  A  l'air  mo- 
deste de  Mazulhim,  je  crus  que  non,  et  je  ne 
me  trompois  pas,  Zéphis  s'assit  sur  moi  non- 
chalamment, et  Mazulhim  se  mit  à  ses  pieds 
sur  des  carreaux.  Ayant  assez  peu  de  chose  à 
lui  dire,  et  n'imaginant  d'abord  aucune  sorte 
d'amusements  qu'il  fût  en  état  de  lui  procurer, 
il  s'abandonna  à  la  rêverie,  en  la  regardant 
assez  tendrement. 

Honteux  peu  de  tems  après,  du  personnage 
qu'il  jouoit  auprès  de  la  plus  belle  femme 
d'Agra,  mais  consterné  encore  de  ses  mal- 
heurs, tremblant  en  voulant  les  réparer,  d'es- 
suyer de  nouveaux  affronts,  il  fut  quelques 
momens  sans  sçavoir  à  quoi  se  déterminer.  II 
craignit  enfin  que  son  silence  et  sa  froideur 
ne  parussent  plutôt  à  Zéphis  des  preuves 
d'indifférence  que  de  crainte  ou   de  repentir. 

Il  la  prit  brusquement  dans  ses  bras,  et  lui 
donnant  les  baisers  les  plus  tendres,  sembla 
vouloir  sortir  par  un  coup  d'éclat  de  la  pro- 
fonde léthargie  dans  laquelle  il  étoit  plongé. 


CONTE    MORAL 


153 


Zéphis  d'abord  parut  délibérer  en  elle-même 
si  elle  se  prêteroit  aux  nouvelles  entreprises 
de  Mazulhim,  Si  la  tendresse  la  sollicitoit  à 
tout  accorder,  cette  même  tendresse  lui  fai- 
soit  voir  avec  douleur  qu'elle  n'avoit  jamais 
plus  de  cruauté  pour  Mazulhim,  que  quand 
elle  ne  lui  refusoit  rien.  Désiroit-il  d'être  heu- 
reux, ou  la  connoissoit-il  assez  peu  pour 
croire  qu'elle  seroit  blessée  s'il  ne  cherchoit 
pas  à  le  devenir!  Etoit-ce  enfin  l'amour  ou  la 
vanité  qui  le  ramenoit  si  tendre? 

Pendant  qu'elle  s'occupoit  de  ces  idées, 
Mazulhim  (soit  qu'il  cherchât  uniquement  à 
se  tirer  d'une  situation  qui  l'ennuyoit,  soit 
que,  comme  il  étoit  admirable  pour  les  menus 
détails  de  l'amour,  il  voulût  empêcher  Zéphis 
de  s'ennuyer)  crut  devoir  employer  ces  riens 
charmans  quand  ils  précédent  ou  suivent  une 
conversation  sérieuse  ;  mais  qui  par  leur  fri- 
volité ne  sont  pas  faits  pour  en  tenir  lieu. 
Zéphis  refusa  d'abord  de  s'y  prêter,  mais 
croyant  à  l'empressement  extrême  avec  le- 
quel Mazulhim  lui  demandoit  plus  de  com- 
plaisance qu'il  avoit  besoin  qu'elle  en  eût, 
elle  consentit  par  pure  générosité,  et  en  haus- 
sant les  épaules,  à  ce  dont  il  se  faisoit  de  si 
grandes  idées,  et  dont,  car  il  faut  lui  rendre 
justice,  elle  attendoit  beaucoup  moins  que 
lui. 


154  LE   SOPHA 

L'air  inattentif  et  mémo  ennuyé  qu'elle 
garda  long-tems,  loin  d'impatienter  Mazul- 
him,  l'engagea  à  redoubler  ses  soins,  et  com- 
me il  étoit  l'homme  de  son  tems  qui  sçavoit 
le  mieux  traiter  les  petites  choses,  il  la  força 
à  lui  prêter  plus  d'attention  ;  de  l'attention  il 
la  conduisit  à  l'intérêt  :  le  peu  de  réalité  des 
objets  qu'il  lui  offroit,  disparut  insensible- 
ment à  ses  yeux;  elle  seconda  elle-même  l'il- 
lusion où  il  la  jettoit,  et  connut  enfin  de  com- 
bien de  plaisirs  l'imagination  est  la  source, 
et  combien  sans  elle  la  nature  seroit  bornée. 
Pour  comble  de  bonheur,  ce  que  Mazulhim 
avoit  peut-être  moins  regardé  comme  une 
ressource  pour  lui,  que  comme  une  sorte  de 
dédommagement  qu'il  devoit  à  Zéphis,  lui 
fit  une  impression  plus  vive  qu'il  ne  s'en  étoit 
flatté.  Les  charmes  de  Zéphis^  devenus  mê- 
me plus  touchans,  lui  firent  sentir  cette  émo- 
tion qu'il  avoit  jusques-là  cherchée  si  vaine- 
ment, et  dans  le  doux  désordre  qui  commen- 
çoit  à  s'emparer  de  ses  sens,  ayant  perdu  le 
souvenir  de  ses  malheurs,  ou  en  étant  alors 
plus  irrité  qu'abattu,  il  vainquit  enfin  glorieu- 
sement ces  obstacles  par  lesquels  il  s'étoit 
vu  si  long-tems  et  si  cruellement  arrêté. 

J'entends,  dit  alors  le  sultan,  c'est  fort 
bien  fait  :  il  vaut  mieux  tard  que  jamais, 
c'est-à-dire  que 


CONTE    MORAL  155 


N'allez-vous  pas  nous  expliquer  cela,  inter- 
rompit la  sultane,  et  pensez-vous  qu'Amanzéi 
ait  eu  la  prudence,  ou  la  finesse  de  nous 
laisser  quelque  chose  à  deviner?  Je  n'en 
sçais  rien,  reprit  le  sultan,  ce  ne  sont  pas  là 
mes  affaires;  mais  enfin,  c'est  que,  comme 
vous  le  sçavez  aussi  bien  que  moi,  ce  Mazul- 
him  est  un  peu  sujet  à  des  accidens,  et  qu'il 
me  paroît  tout  simple  que  l'on  s'informe... 
Eh  bien  !   dites-moi  donc  un  peu,  Mazulhim? 

Sire,  il  fut  heureux;  mais  il  sçavoit  mieux 
offenser,  qu'il  ne  sçavoit  réparer  les  outrages 
qu'il  faisoit,  et  je  doute  que  s'il  eût  eu  affaire 
à  une  personne  moins  généreuse  que  Zéphis, 
il  eût  pu  pour  si  peu  obtenir  un  pardon.  Plus 
vain  qu'il  n'étoit  amoureux,  il  me  parut 
moins  sentir  le  bonheur  de  posséder  Zéphis, 
que  le  plaisir  d'avoir  moins  à  rougir  devant 
elle.  Ils  commencèrent  une  conversation 
tendre,  où  Zéphis  mit  beaucoup  de  sentiment, 
et  Mazulhim  extrêmement  de  jargon. 

Peu  de  tems  après,  on  servit  un  souper  où 
il  avoit  épuisé  la  délicatesse  et  le  goût. 
Zéphis  animée  de  plus  en  plus  par  la  présence 
de  son  amant,  lui  dit  mille  choses  fines  et 
passionnées  qui  ne  me  firent  pas  moins 
admirer  son  esprit  que  sa  tendresse.  Quoique 
lui-même  fût  étonné  de  tant  de  charmes,  ils 


156  LE    SOPHA 


n'agissoient  pas  sur  lui  aussi  vivement  que 
sur  inoi,  et  il  me  parut  que  son  orgueil  étoit 
plus  flatté  de  la  conquête  de  Zéphis,  que  son 
cœur  n'étoit  touché  de  cette  passion  vive  et 
délicate  qu'elle  avoit  pour  lui,  et  dont  malgré 
ce  qu'elle  craignoit  de  son  inconstance,  elle 
étoit  uniquement  remplie. 

Si  la  possession  de  Zéphis  n'avoit  pas 
rendu  Mazulhim  aussi  amoureux  qu'elle 
l'auroitdû,  il  en  étoit  du  moins  devenu  plus 
vif;  son  cœur  inaccessible  au  sentiment, 
languissoit  encore  ;  toutes  les  vertus  de 
Zéphis,  que  l'ingrat  louoit  sans  les  connoître, 
et  peut-être  sans  les  lui  croire,  loin  de  l'atta- 
cher à  elle,  sembloient  l'en  éloigner  et  le 
contraindre.  Je  ne  le  voyais  pas  même  ému 
de  l'amour  tendre  et  vrai  qu'elle  avoit  pour 
lui,  mais  elle  commençoit  à  lui  inspirer  des 
désirs.  Il  la  regardoit  avec  transport,  il  sou- 
piroit,  il  lui  parloit  avec  ardeur  du  bonheur 
dont  il  avoit  joui,  et  sembloit  attendre  avec 
impatience  que  le  souper  finît.  Il  le  lui  dit 
lui-même,  mais  soit  qu'elle  n'eût  pas  si  bonne 
opinion  que  lui  de  l'après-souper,  elle  étoit 
moins  impatiente.  Cependant  elle  l'aimoit,  il 
la  pressa,  bientôt...  Ah  Mazulhim!  que  tu 
aurois  été  heureux  si  tu  avois  sçu  aimer! 

Peu  de   tems  après,  Zéphis  sortit,  et   Ma- 


CONTE   MORAL  157 


zulhim  la  suivit,  en  lui  faisant  des  protesta- 
tions d'amour  et  de  reconnoissance,  que  je 
crus  d'autant  moins  vraies,  qu'elle  les  méri- 
toit  mieux.  Zéphis  étoit  trop  estimable,  pour 
qu'il  put  s'attacher  constamment  à  elle;  elle 
étoit  vraie,  sans  fard,  sans  coquetterie;  Ma- 
zulhim  étoit  sa  première  aftaire,  mais  ce  qui 
auroit  fait  la  félicité  d'un  autre,  n'étoit  pour 
ce  cœur  corrompu  qu'une  liaison  où  il  ne 
trouvoit  ni  plaisir  ni  amusement.  Il  ne  lui 
falloit  que  de  ces  femmes  qui  nées  sans  sen- 
timent et  sans  pudeur,  ont  mille  aventures, 
sans  avoir  un  amant,  et  qu'à  l'indécence  de 
leur  conduite,  on  pourroit  accuser  de  cher- 
cher plus  encore  le  déshonneur  que  le  plaisir. 
Il  n'étoit  pas  étonnant  que  Mazulhim,  qui 
n'étoit  qu'un  fat,  plût  aux  femmes  de  ce 
genre,  et  qu'à  son  tour,  il  les  recherchât. 

Mais  Amanzéi,  demanda  la  sultane,  com- 
ment un  homme  de  si  peu  de  mérite  avoit-il 
pu  toucher  une  personne  aussi  estimable  que 
vous  nous  avez  peint  Zéphis  ?  Si  votre  ma- 
jesté vouloit  bien  se  ressouvenir  du  portrait 
que  j"ai  fait  de  Mazulhim,  répondit  Amanzéi, 
elle  s'étonneroit  moins  qu'il  eût  sçu  plaire  à 
Zéphis;  il  avoit  des  agrémens,  et  sçavoit 
feindre  des  vertus.  Zéphis  d'ailleurs  ne  seroit 
pas  la  première  femme  raisonnable  qui  auroit 


158  LE    SOPHA 

eu  le  malheur  d'aimer  un  fat,  et  votre  majesté 
n'ignore  pas  qu'on  ne  voit  autre  chose  tous 
les  jours.  Sans  doute,  dit  le  sultan,  par 
exemple,  il  a  raison,  l'on  ne  voit  que  cela; 
au  reste,  ne  me  demandez  pas  pourquoi,  car 
je  n'en  sçais  rien.  Ce  n'est  pas  à  vous  non 
plus  que  je  le  demande,  reprit  la  sultane.  Ce 
ne  sont  des  choses,  qu'avec  tout  l'esprit  que 
vous  avez,  il  me  paroît  simple  que  vous  ne 
sçachiez  pas. 

Qu'une  femme  raisonnable,  continua-t-elle, 
se  rende  à  un  amour  également  tendre  et 
constant;  que  sûre  des  sentimens  et  de  la 
probité  d'un  homme  qui  l'aime  (si  toutefois 
quelque  chose  peut  jamais  l'en  assurer)  elle 
se  livre  enfin  à  lui,  cela  ne  me  surprend  pas; 
mais  qu'elle  soit  capable  de  foiblesse  pour  un 
Mazulhim,  voilà  ce  que  je  ne  puis  compren- 
dre. L'amour,  répondit  Amanzéi,   ne  seroit 

pas  ce  qu'il  est,   si Si,  si,   interrompit  le 

sultan,  allez-vous  faire  longtems  les  beaux 
esprits?  et  ne  vous  souvient-il  plus  que  j'ai 
défendu  les  dissertations  ?  Que  vous  importe, 
dites-moi,  que  cette  Zéphis  aime  ce  Mazul- 
him, que  l'une  soit  une  bégueule,  et  l'autre 
un  fat  ?  Eh  bien,  elle  l'aime  tel  qu'il  est. 
Vous  voulez  sçavoir  pourquoi,  que  ne  deman- 
diez-vous   à  Amanzéi,    pendant    qu'il    étoit 


CONTE    MORAL  15g 


femme?  Croyez-vous  qu'il  se  souvienne  de 
cela  lui  à  présent?  Vous  êtes  cause,  au  reste, 
avec  tous  vos  discours,  que  les  contes  que 
l'on  me  fait  ne  finissent  point,  et  cela  m'ex- 
cède. Voyons,  Emir,  où  en  étiez-vous  ?  que 
devint  cette  Zéphis  si  raisonnable  qu'elle 
ennuie?  quelle  fut  la  fin  de  tout  cela? 

Celle  qu'elle  devoit  avoir,  reprit  Amanzéi; 
Mazulhim  ne  voulant  pas  d'abord  manquer 
totalement  d'égards  pour  Zéphis,  la  trompa 
le  plus  secrètement  qu'il  put.  Ou  les  ména- 
gemens  qu'il  eût  pour  elle  ne  furent  pas  assez 
habilement  employés  pour  la  tromper  long- 
tems,  ou  les  infidélités  qu'il  lui  faisoit  étoient 
trop  fréquentes  et  trop  marquées  pour  qu'il 
pût  toujours  les  lui  dérober.  Quoi  qu'il  en 
soit,  elle  se  plaignit;  mais  comme  avec 
toutes  les  délicatesses  de  l'amour  le  plus 
tendre,  elle  en  avoit  tout  l'aveuglement,  il 
vint  aisément  à  bout  de  la  calmer.  Il  conti- 
nua ses  infidélités,  et  elle  recommença  ses 
reproches.  Enfin,  il  s'impatienta,  et  peu 
touché  de  son  amour  et  de  ses  larmes,  il 
rompit  absolument  avec  elle,  et  la  laissa 
livrée  à  la  honte  de  l'avoir  aimé,  et  à  la 
froideur  de  l'avoir  perdu. 

Ma  foi,  dit  le  sultan,  il  fit  fort  bien  de  la 
quitter;  et  la  preuve  de  cela,  c'est  que  j'aurois 


l6o  LE    SOPHA 


fait  de  même.  Je  sçais  bien  qu'elle  étoit  fort 
belle,  qu'elle  avoit  beaucoup  de  mérite  ;  mais 
ce  mérite-là  m'auroit,  moi  qui  veux  qu'on  me 
divertisse,  ennuyé  tout  comme  lui.  Ce  n'est 
pourtant  pas  que  je  sois  un  Mazulhim,  je 
pense  qu'on  ne  me  le  reprochera  pas;  mais 
c'est  qu'il  ne  laisse  pas  d'être  plaisant  de 
quitter  des  femmes,  quand  ce  ne  seroit  uni- 
quement que  pour  entendre  ce  qu'elles  en 
disent. 


=^î=S^:^-^=^^i-^3xg==$=^^=r=g:cg=.^^=^ 


CHAPITRE  XI. 

Qui  contient  une  recette   contre  les 
enchantemens. 

TROIS  jours  après  que  j'eus  vu  Zéphis 
pour  la  première  fois,  Mazulhim  arriva 
seul.  A  peine  avoit-il  eu  le  tems  de  donner 
quelques  ordres,  qu'une  petite  femme,  dont 
l'air  étoit  vif,  indécent,  étourdi,  et  pourtant 
maniéré,  entra  dans  le  cabinet.  De  loin,  elle 
ne  manquoit  pas  d'éclat;  de  près,  ce  n'étoit 
qu'une  figure  médiocre,  et  que  sans   ses  ridi- 


CONTE    MORAL  l6l 


cules,  ses  mines,  et  cette  prodigieuse  vivacité 
qu'elle  affectoit,  on  n'auroit  pas  si  facilement 
remarquée.  Aussi  étoit-ce  la  seule  chose  qui 
avoit  fait  naître  à  Ma2ulhim  l'envie  de 
l'avoir. 

Ah  J  s'écria-t-il,  en  la  voyant,  c'est  vous; 
mais  sçavez-vous  bien  que  vous  êtes  divine 
d'arriver  de  si  bonne  heure  ! 

Cette  beauté,  malgré  ses  airs  enfantins, 
s'avança  vers  Mazulhim,  avec  cette  noble  in- 
décence qui  composoit  presque  toutes  ses 
grâces;  et  sans  lui  répondre,  ni  presque  le 
regarder:  Vous  aviez  raison,  lui  dit-elle,  de 
me  dire  que  votre  petite  maison  étoit  jolie  ; 
mais,  c'est  qu'elle  est  charmante!  meublée 
d'un  goût!  d'une  volupté!  cela  est  divin! 
N'est-il  pas  vrai,  répondit-il,  que  c'est  la 
plus  jolie  du  fauxbourg!  Ne  diroit-on  pas  à  ce 
propos,  répliqua-t-elle,  quej'enconnois  beau- 
coup? Ce  cabinet-ci  est  charmant!  continuâ- 
t-elle, galant  au  possible!  Je  suis,  dit-il, 
charmé  de  vous  y  voir,  et  qu'il  vous  plaise. 

Oh  pour  moi,  répliqua-t-elle,  je  n'ai  peut- 
être  pas  fait  pour  y  venir,  toutes  les  façons 
■que  je  devois;  ce  n'est  pas  que  je  ne  sçache, 
aussi  bien  qu'une  autre,  l'art  de  filer,  et  de 
mettre  de  la  décence  dans  une  affaire,  mais... 
Vous  ne  la  pratiquez  pas,  interrompit-il,  oh! 
pour  cela  l'on  vous  rend  justice. 

II 


102  LE    SOPHA 


C'est  que  cela  est  vrai  au  moins,  reprit- 
elle  exactement,  je  ne  suis  point  fausse.  Hier 
quand  vous  me  dîtes  que  vous  m'aimiez,  et 
que  vous  me  proposâtes  de  venir  ici....  je  fus 
pourtant  bien  tentée  de  vous  répondre  non, 
mais  la  vérité  de  mon  caractère  ne  me  le  per- 
mît point;  je  suis  franche,  naturelle,  vous 
me  plaisez,  et  me  voilà.  Vous  n'en  pensez 
pas  plus  mal  de  moi,  peut-être?  Qui!  moi! 
répondit-il  en  haussant  les  épaules,  voilà  une 
belle  idée!  j'en  penserois  mille  fois  mieux, 
s'il  m'étoit  possible.  Au  vrai,  vous  êtes  char- 
mant, reprit-elle;  mais,  dites-moi  donc?  y  a- 
t-il  long-tems  que  vous  êtes  ici?  J'arrivois, 
répartit-il,  et  j'en  rougis,  j'en  suis  confondu: 
mais  vous  avez  pensé  être  ici  la  première. 
Cela  auroit  vraiment  été  joli,  dit-elle,  et  je 
n'aurois  pas  manqué  de  vous  en  savoir  gré. 
Vous  concevez  bien,  répondit-il,  qu'on  ne 
fait  pas  ces  choses-là  exprès,  et  qu'elles  peu- 
vent arriver  aux  gens  les  plus  empressés. 

Oui,  oui,  reprit-elle,  je  le  conçois  bien,  je 
ne  l'aimerois  pourtant  pas.  Ecoutez  donc, 
que  je  vous  dise  des  nouvelles.  Zobéide  vient 
dans  la  minute  de  quitter  Areb-cham.  Ne  lui 
a-t-elle  fait  que  cela,  demanda-t-il?  Et  So- 
phie, continua-t-elle,  vient  de  prendre  Dara. 
N'a-t-elle  pris  que  lui,  demanda-t-il  encore? 


CONTE    MORAL  163 

Pendant  qu'elle  parloit,  Mazulhim  qui  la 
connoissoit  trop  pour  la  respecter  seulement 
un  peu,  prenoit  avec  elle  les  plus  grandes  li- 
bertés. Loin  qu'elle  m'en  parût  plus  émue 
que  lui,  elle  promena  ses  yeux  dans  le  cabinet 
avec  distraction,  puis  les  ramenant  sur  sa 
montre,  mais,  quelle  folie,  donc,  Mazulhim, 
lui  dit-elle,  est-ce  que  nous  serons  seuls  tout 
le  jour?  Voilà  une  assez  bonne  question,  ré- 
pondit-il; sans  doute  nous  serons  seuls. 

Mais  vraiment  reprit-elle,  je  n'avois  pas 
compté  là-dessus;  laissez  donc,  ajouta-t-elle, 
sans  aucun  désir  qu'il  finît,  ni  qu'il  continuât 
(aussi  ne  s'en  embarrassa-t-il  pas  plus  qu'elle) 
vous  êtes  au  vrai  d'une  folie  qui  ne  ressemble 
à  rien  ;  et  à  propos  de  quoi  être  seuls,  s'il 
vous  plaît?  Il  me  semble,  répondit  froidement 
Mazulhim,  que  cette  conversation  n'empé- 
choit  pas  de  s'amuser,  que  cela  étoit  convenu 
entre  nous. 

Convenu,  dit-elle,  quelle  conte;  où  avez- 
vous  donc  pris  cela  ?  je  n'en  ai  pas  dit  un 
mot,  je  vous  le  jure;  après  tout,  cela  m'est 
égal,  et  je  sçaurai  bien  vous  contenir.  Ah 
pour  cela,  laissez  donc,  vous  avez  des  façons 
singulières.  Pas  trop,  il  me  semble  que  je  ne 
suis  pas  plus  singulier  qu'un  autre.  D'ailleurs, 
étant  ensemble  comme  nous  y   sommes,   je 


104  LE   SOPHA 

dois  croire  que  je  n'outre  rien.  Ah  Zulica! 
ajouta-t-il,  vous  qui  avez  du  goût,  dites-moi 
ce  que  vous  pensez  de  ce  plafond  ;  c'étoit  à  cela 
que  je  révois,  dit-elle,  je  le  voudrois  moins 
chargé  de  dorure  ;  tel  qu'il  est,  je  le  trouve 
pourtant  fort  beau,  ajouta- t-elle  en  s'asseyant 
sur  ses  genoux,  et  selon  toutes  apparences,  ce 
n'étoit  pas  pour  le  déranger. 

Quand  j'y  pense,  reprit-elle,  il  faut  que  je 
sois  bien  folle  pour  croire  que  vous  me  serez 
fidelle,  vous  qui  ne  l'avez  encore  été  à  per- 
sonne. Ah  !  ne  parlons  pas  de  cela,  répliqua- 
t-il,  en  s'occupant  toujours  (et  grâces  aux 
bontés  de  Zulicaj  fort  commodément  ;  vous 
seriez  peut-être  embarrassée,  si  j'étois  plus 
constant  que  vous  me  soupçonnez  de  l'être. 
Vous  ne  voulez  donc  pas  me  laisser  ?  dit-elle, 
en  ne  faisant  pas  le  moindre  mouvement  pour 
lui  échapper,  ou  pour  le  contraindre.  A 
l'égard  de  la  constance,  continua-t-elle  aussi 
froidement  que  s'il  n'eût  pas  continué  lui, 
j'en  ai  dans  le  caractère,  j'ose  le  dire.  Ce 
n'est  pas  aujourd'hui  une  vertu  que  la  con- 
fiance tant  elle  est  commune,  répondit-il,  et 
l'on  peut,  sans  se  vanter,  dire  qu'on  en  est 
capable;  vous  avez  pourtant,  malgré  celle 
dont  vous  pouvez  vous  piquer,  changé  quel- 
quefois.   Pas    tant,    n'allez  pas    croire   cela. 


CONTE    MORAL  165 


Maisjesçais,  et  vous  ne  l'ignorez  pas,  ré- 
pondit-il, tous  les  amans  que  vous  avez  eus. 
Eh  bien!  dit-elle,  en  ce  cas-là  vous  convien- 
drez qu'il  n'a  tenu  qu'à  moi  d'avantage,  finis- 
sez donc  !  vous  me  tourmentez  !  Beaucoup 
moins  que  je  ne  devrois.  Mais  enfin,  répli- 
qua-t-elle,  c'est  toujours  plus  que  je  ne  veux. 
Quoi!  lui  dit-il,  ne  m'aimez-vous  pas!  allez- 
vous  avoir  un  caprice?  N'avons-nous  pas 
tout  réglé?  Eh  !  mais — oui,  répondit-elle, 
mais....  Ah  Mazulhim  !  vous  me  déplaisez! 
C'est  un  conte,  répartit-elle  froidement,  cela 
ne  se  peut  pas. 

Alors  il  la  posa  doucement  sur  moi.  Je 
vous  assure,  Mazulhim,  lui  dit-elle  en  s'y 
arrangeant,  que  je  suis  outrée  contre  vous: 
je  vous  le  dis,  c'est  que  je  ne  vous  pardon- 
nerai jamais  une  telle  insulte. 

Malgré  ces  terribles  menaces  de  Zulica, 
Mazulhim  voulut  achever  de  lui  déplaire. 
Comme  entre  autres  choses,  il  avoit  la  mau- 
vaise habitude  de  ne  s'attendre  jamais,  et 
qu'elle  avoit  apparemment  celle  de  ne  jamais 
attendre  personne,  il  lui  déplut  en  effet  à  un 
point  qu'on  ne  sçauroit  imaginer. 

Cependant,  malgré  sa  colère,  elle  attendit, 
et  la  vanité  lui  fit  suspendre  son  jugement. 
Dans  toutes  les  occasions  où  elle  s'étoit  trou- 


l66  LE    SOPHA 

vée,  (et  elles  avoient  été  fréquentes  assuré- 
ment) on  ne  lui  avoit  jamais  manqué:  c'étoit 
pour  elle  une  preuve  incontestable  de  ce 
qu'elle  valoit.  D'ailleurs,  ce  Mazulhim  qu'elle 
trouvoit  si  peu  digne  d'estime,  de  quels  pro- 
diges, si  l'on  en  croyoit  le  public,  n'étoit-il 
pas  capable  !  Si  (comme  la  chose  lui  parois- 
soit  assez  avérée)  elle  n'avoit  rien  à  se  repro- 
cher, par  quel  hasard  Mazulhim  qui,  disoit-on, 
n'avoit  jamais  eu  tort  avec  personne  en  avoit- 
il  avec  elle  un  si  singulier?  Elle  avoit  ouï  dire 
à  tout  le  monde  qu'elle  étoit  charmante;  la 
réputation  de  Mazulhim  étoit  trop  belle  pour 
qu'il  ne  méritât  pas,  au  moins,  par  quelque 
endroit;  donc  ce  qui  lui  faisoit  faire  tant  de 
réflexions,  n'étoit  point  naturel,  ne  pouvoit 
pas  durer. 

Avec  ces  consolantes  idées,  et  d'ouï-dire  en 
ouï-dire,  Zulica  s'étoit  armée  de  patience,  et 
cachoit  son  dépit  le  mieux  qu'il  étoit  pos- 
sible. Mazulhim  cependant  tenoit  les  propos 
du  monde  les  plus  galans  sur  les  beautés  qui 
sembloient  le  toucher  si  peu.  Il  falloit,  disoit- 
il,  que  pour  le  rendre  tel  qu'il  se  trouvoit, 
tous  les  magiciens  des  Indes  eussent  tra- 
vaillé contre  lui;  mais  continuoit-il,  que  peu- 
vent leurs  charmes  contre  les  vôtres  ?  Ai- 
mable Zulica!  ils  en  ont  différé  le  pouvoir, 
mais  ils  n'en  triompheront  pas. 


CONTE    MORAL  167 


A  tout  cela  Zulica  plus  fâchée  que  Mazul- 
him  n'étoit  déconcerté,  ne  lui  répondit  que 
par  des  souris  malins,  mais  auxquels,  de  peur 
de  l'achever,  elle  n'osoit  donner  toute  l'ex- 
pression qu'elle  auroit  voulu. 

Vous  êtes,  lui  demanda-t-elle  d'un  air  rail- 
leur, brouillé  avec  des  magiciens?  Je  vous 
conseille  de  vous  raccommoder  avec  eux;  des 
gens  capables  de  jouer  de  pareils  tours,  sont 
de  dangereux  ennemis  !  Ils  le  seroient  moins 
si  vous  vous  étiez  bien  mise  en  tête  de  leur 
en  donner  le  démenti,  répondit-il,  et  je  doute 
aussi  que,  malgré  leur  mauvaise  volonté,  si 
je  vous  aimois  avec  moins  d'ardeur,  j'eusse 
éprouvé — Oh!  c'est  un  propos  auquel  j'a- 
joute assez  peu  de  foi,  que  celui  que  vous 
me  tenez  là,  interrompit  Zulica,  qui  ayant 
déterminé  en  elle-même  le  tems  que  l'on  pou- 
voit  rester  enchanté,  croyoit  alors  avoir  ac- 
cordé assez  de  répit.  Je  sçais  bien,  reprit-il, 
que  si  vous  me  jugez  à  la  rigueur,  vous  ne 
devez  pas  être  contente;  mais  moins  vous 
l'êtes,  plus  vous  devriez  achever  de  me  mettre 
dans  mon  tort.  Je  doute,  répliqua-t-elle,  que 
cela  fût  convenable.  Je  vous  croyois  moins 
attachée  à  la  décence,  reprit-il  d'un  air  rail- 
leur, et  j'osois  espérer..,.  Vous  prenez  assu- 
rément bien  votre  tems   pour   railler,   inter- 


l68  LE    SOPHA 

rompit-elle,  vous  avez  raison,  rien  n'est  si 
glorieux  pour  vous  que  cette  aventure  !  Mais 
Zulica,  ne  voudriez-vous  donc  jamais  sentir 
que  le  ton  que  vous  prenez  ne  peut  que  me 
nuire  et  perpétuer  mon  humiliation  ?  C'est, 
je  vous  jure,  dit-elle,  ce  dont  je  me  soucie  le 
moins.  Mais,  lui  demanda-t-il_,  si  vous  vous 
en  souciez  si  peu,  de  quoi  vous  fâchez-vous 
tant!  Vous  me  permettrez  de  vous  dire.  Mon- 
sieur, que  c'est  une  fort  sotte  question  que 
celle  que  vous  me  faites, 

A  ces  mots  elle  se  leva  malgré  tous  les  ef- 
forts qu'il  fît  pour  la  retenir:  laissez-moi, 
lui  dit-elle  d'un  ton  aigre,  je  ne  veux  ni  vous 
voir,  ni  vous  entendre  :  assurément!  s'écria- 
t-il,  j'en  ai  vu  d'aussi  malheureuses,  mais  je 
n'en  ai  jamais  vu  d'aussi  fâchées. 

Cette  exclamation  de  Mazulhim  ne  plut 
pas  à  Zulica;  désespérée  de  l'accident  qui  lui 
arrivoit,  outrée  de  l'air  froid  de  Mazulhim, 
elle  s'en  prit  dans  sa  fureur  à  un  grand  vase 
de  porcelaine  qu'elle  trouva  sous  sa  main,  et 
qu'elle  brisa  en  mille  morceaux.  Hélas  ! 
Madame  !  lui  dit  Mazulhim  en  souriant,  vous 
n'auriez  rien  trouvé  ici  à  briser  si  toutes  les 
personnes  qui  n'y  ont  pas  été  contentes  de 
moi,  s'en  étoient  vengées  de  la  même  ma- 
nière;  au  reste,  ajouta-t-il  en  s'asseyant  sur 


CONTE    MORAL  169 


moi,  je  vous  conjure  de  ne  vous  pas  gêner. 

Voilà  une  femme  qui  me  plaît  tout-à-fait, 
dit  Schah-Baham,  elle  a  du  sentiment,  et 
n'est  pas  com.me  cette  Zéphis,  à  qui  tout 
étoit  égal,  et  qui  d'ailleurs  étoit  bien  la  plus 
sotte  précieuse  que  j'aie  de  ma  vie  rencon- 
trée? Je  sens  qu'elle  m'intéresse  iniiniment, 
et  je  vous  la  recommande,  Amanzéi  ;  enten- 
dez-vous ;  tâchez  qu'on  ne  la  chagrine  pas 
toujours.  Sire,  répondit-Amanzéi,  je  la  favo- 
riserai autant  que  le  respect  dû  à  la  vérité 
pourra  me  le  permettre. 

Mazulhim  en  finissant  de  parler,  se  mit  à 
rêver  d'un  air  distrait.  Zulica  qui  étoit  allée 
s'asseoir  dans  un  coin,  et  loin  de  lui,  soutint 
assez  bien  pendant  quelque  tems  la  mépri- 
sante indifférence  qu'il  lui  témoignoit,  et 
pour  la  lui  rendre,  elle  se  mit  à  chanter.  Ou 
je  me  trompe,  lui  dit-il,  quand  elle  eut  fini, 
ou  le  morceau  que  Madame  vient  de  me 
chanter,  est  d'un  tel  opéra.  Elle  ne  répondit 
rien.  Vous  avez,  continua-t-il,  une  jolie  voix, 
peu  étendue,  mais  flûtée,  et  dont  les  sons 
vont  droit  au  cœur.  Il  est  heureux  qu'elle 
vous  plaise,  répondit-elle,  sans  le  regarder. 
Vous  ne  le  croyez  peut-être  pas,  répartit-il; 
mais  il  est  vrai  pourtant  que  vous  pourriez  en 
être  flattée,  et  que  peu  de  gens  s'y  connois- 


I70  LE    SOPHA 

sent  aussi  bien  que  moi.  Un  autre  agrément 
que  je  vous  trouve  et  que  je  vous  dirois  si  je 
pouvois  à  présent  vous  paroître  digne  de  vous 
louer;  c'est  une  expression  charmante  qui  ne 
laisse  rien  à  désirer  par  sa  vivacité  et  par  sa 
justesse,  et  que  vos  yeux  secondent  si  bien 
qu'il  est  impossible  de  vous  entendre  sans  se 
sentir  remuer  jusques  au  fond  du  cœur.  Vous 
allez  me  répondre  encore  qu'il  est  heureux 
que  cela  me  plaise? 

Non,  répondit-elle  d'un  ton  plus  doux,  je 
ne  suis  pas  fâchée  que  vous  me  trouviez  des 
choses  aimables,  et  plus  je  vous  sçais  con- 
noisseur,  plus  vos  éloges  doivent  me  flatter. 
Voilà  précisément,  dit-il,  la  raison  qui  me 
feroit  désirer  de  mériter  les  vôtres.  Ah  sans 
doute  !  dit-elle.  Allez-vous  dire  que  vous  ne 
vous  connoissez  à  rien,  répondit-il,  et  pour 
mettre  le  comble  à  l'injustice,  n'imaginerez- 
vous  pas  aussi  qu'il  m'est  indifférent  que  vous 
pensiez  de  moi  bien  ou  mal?  Joindriez-vous 
cette  injure  à  toutes  celles  que  vous  m'avez 
déjà  faites?  Ah  Zulica!  est-il  possible  que  ce 
qui  devoit  augmenter  votre  tendresse,  ne 
serve  qu'à  vous  irriter  contre  moi  ! 

Est-il  possible  aussi,  reprit-elle  avec  em- 
portement, que  vous  me  croyez  assez  dupe 
pour  regarder  comme  une   preuve   d'amour 


CONTE   MORAL  17 1 


l'affront  le  plus  sanglant  que  jamais  vous 
puissiez  me  faire!  Un  affront!  s'écria-t-il, 
aimable  Zulica  !  vous  connoissez  peu  l'amour, 
si  vous  croyez  que  nous  devions  vous  et  moi 
rougir  de  ce  qui  nous  est  arrivé.  Je  ne  crain- 
drai pas  de  vous  dire  plus  :  les  gens  que  vous 
avez  honorés  de  votre  tendresse  vous  ont 
aimé  bien  peu  si  vous  ne  les  avez  pas  trouvés 
tous  aussi  malheureux  que  moi. 

Oh  !  pour  cela,  Monsieur,  dit-elle  en  se 
levant,  finissez,  ou  je  vous  quitte;  je  ne  puis 
plus  soutenir  le  l'idicule  et  l'indécence  de  vos 
propos.  Je  n'ignore  pas  qu'ils  vous  blessent, 
répondit-il,  et  je  suis  surpris,  je  l'avoue,  de 
ce  qu'ils  font  cet  effet  là  sur  vous  ;  mais,  ce 
dont  je  ne  reviens  pas,  c'est  que  vous  vous 
obstiniez  à  me  trouver  si  coupable.  Je  trou- 
verois  tout  simple  qu'une  femme  ordinaire, 
sans  monde,  sans  usage,  s'offensât  mortelle- 
ment d'une  aventure  pareille  :  mais  vous  ! 
que  vous  soyez  précisément  comme  quelqu'un 
qui  n'a  jamais  rien  vu  !  en  vérité  cela  n'est 
pas  pardonnable. 

En  effet,  dit-elle,  il  faut  être  sotte  au  der- 
nier point  pour  ne  la  pas  trouver  flatteuse,  et 
je  m'étonne  de  ne  vous  avoir  point  encore 
remercié  de  l'impression  singulière  que  j'ai 
faite  sur  vous!  Raillerie  à  part,  dit-il  en  vou- 


172  LE     SOPHA 


lant  se  lever,  je  vais  vous  prouver  que  je  n'ai 
pas  tort. 

Non,  Monsieur,  s'écria-t-elle,  je  vous 
défends  de  m'approcher.  J'exécuterai  vos 
ordres,  tout  injustes  qu'ils  sont,  et  je  prou- 
verai de  loin,  puisque  vous  le  jugez  à  propos. 

Oui,  répliqua-t-elle,  cela  vous  sera  sûre- 
ment plus  commode;  mais  faisons  mieux, 
n'en  parlons  plus;  aussi  bien  ne  suis-je  pas 
assez  imbécille  pour  que  vous  puissiez  me 
persuader  jamais  que  plus  un  amant  a  de 
tendresse,  moins  il  peut  l'exprimer  à  ce  qu'il 
aime. 

C'est-à-dire,  reprit-il  d'un  air  nonchalant, 
que  vous  croyez  précisément  le  contraire, 
vous?  Oui,  répartit-elle,  précisément,  c'est 
qu'on  ne  peut  pas  être  plus  persuadée  d'une 
chose  que  je  ne  le  suis  de  celle-là.  Eh  bien. 
Madame,  vous  pouvez  donc  vous  vanter  d'être 
la  femme  la  moins  délicate  qu'il  y  ait  au 
monde,  et  si  je  ne  vous  aimois  au  point  que 
je  ne  connois  sous  le  ciel  rien  d'assez  fort 
pour  m'arracher  à  vous,  je  vous  avouerais. 
Madame,  que  cette  façon  de  penser  m'en 
éloigneroit  pour  jamais.  Il  seroit  en  effet, 
dit-elle,  assez  étonnant  qu'elle  vous  plût 
beaucoup. 

Oh  non,  reprit-il  d'un    air  détaché,  je   ne 


CONTE    MORAL  173 


suis  pas  intéressé  autant  que  vous  voulez  bien 
me  faire  l'honneur  de  le  croire,  à  m'en  dé- 
clarer l'ennemi;  mais  c'est  qu'il  est  décidé  de 
tout  tems  que  plus  on  a  d'amour,  moins  on 
a  l'usage  de  ses  sens,  et  qu'il  n'appartient 
qu'à  des  cœurs  grossiers  et  incapables  de  se 
laisser  pénétrer  des  charmes  de  la  volupté, 
de  se  posséder  dans  les  momens  où  vous 
m'avez  trouvé  si  loin  de  moi-même.  Si 
l'espoir  du  plaisir  suffit  pour  troubler  un 
amant,  jugez  de  ce  que  doit  produire  sur  lui 
l'approche  de  ces  instans  heureux  qu'il  a  si 
vivement  désirés,  combien  son  âme  doit 
s'être  usée  dans  les  transports  qui  les  précè- 
dent, et  si  ce  désordre  que  vous  me  reprochez 
est  aussi  désobligeant  pour  une  femme  qui 
sait  penser,  que  ce  sang-froid  dont,  faute  d'y 
réfléchir  sans  doute,  vous  voudriez  que  j'eusse 
été  capable.  Franchement,  ajouta-t-il  en 
s'allantjetter  à  ses  genoux,  seroit-ce  la  pre- 
mière fois  que  vous...  Ah!  cessez  cette  mau- 
vaise plaisanterie,  interrompit-elle;  laissez- 
moi,  je  veux  sortir,  et  ne  vous  voir  de  ma 
vie.  Mais,  Zulica,  lui  dit-il,  en  la  ramenant 
de  mon  côté,  ne  voudriez-vous  donc  jamais 
sentir  qu'il  semble,  à  la  façon  dont  vous 
prenez  mon  malheur,  que  vous  ne  vous 
croyez  pas  assez  de  charmes  pour  le  faire 
cesser? 


174  LE    SOPHA 

Soit  que  les  délicates  distinctions  de  Ma- 
zulhim  eussent  déjà  disposé  Zulica  à  la  clé- 
mence, soit  que  la  grande  réputation  qu'il 
s'étoit  acquise  rendît  ce  qu'il  disoit  plus  vrai- 
semblable, elle  se  laissa  conduire  sur  moi 
en  faisant  cette  légère  résistance  qui  commu- 
nément enflamme  plus  qu'elle  n'arrête.  Peu 
à  peu  Mazulhim  en  obtint  davantage,  et  se 
retrouva  enfin  dans  la  même  circonstance  où 
Zulica  s'étoit  fâchée. 

Déjà  troublée  par  les  emportemens  de 
Mazulhim,  elle  commençoit  à  désirer  vive- 
ment qu'il  se  laissât  moins  frapper  les  sens 
que  la  première  fois;  déjà  même  elle  espéroit 
lorsque  Mazulhim,  plus  délicat  que  jamais, 
manque  cruellement  à  ses  plus  douces  espé- 
rances. Elle  en  fut  d'autant  plus  indignée  que 
(vanité  à  part)  il  lui  auroit  alors  fait  plaisir 
de  se  comporter  différemment. 

Oh  bien  !  dit  le  sultan,  qu'il  finisse  donc 
aussi  lui  ;  cela  m'ennuie  autant  qu'elle.  Ce 
n'est  pas  parce  que  j'ai  déjà  pris  le  parti  de 
Zulica,  mais  je  vous  demande  s'il  y  a  quel- 
qu'un que  cela  n'impatientât  pas,  si  la  pa- 
tience d'un  derviche  y  tiendroit?  C'est,  par- 
bleu, bien  la  peine  de  la  faire  attendre! 
Amanzéi,  vous  ne  m'aviez  pas  promis  cela, 
au  moins  à  la  fin  vous  me   feriez  croire  que 


CONTE    MORAL  175 


VOUS  en  voulez  à  cette  femme-là;  et,  je  vous 
le  dis  naturellement,  je  ne  le  trouverois  pas 
bon.  Mais,  point  du  tout.  Sire,  répondit 
Amanzéi,  si  je  faisois  un  conte  à  votre  ma- 
jesté, il  me  seroit  facile  d'arranger  les  objets 
comme  elle  le  voudroit,  mais  je  raconte  ce 
que  j'ai  vu,  et  je  ne  puis,  sans  altérer  la 
vérité,  donner  à  Mazulhim  des  procédés  diffé- 
rens  de  ceux  qu'il  avoit.  Ah!  le  sot  que  ce 
Mazulhini,  s'écria  Schah-Baham,  et  que  je 
suis  piqué  contre  lui  !  Mais,  dit  la  sultane,  je 
ne  sçais  pas  pourquoi  vous  lui  en  voulez  tant: 
il  ne  le  faisoit  pas  plus  exprès  que  vous.  Lui, 
reprit-il?  ma  foi  je  n'en  sçais  rien,  c'étoit  un 
méchant  homme  !  D'ailleurs,  dit  encore  la 
sultane,  c'est  que  cette  Zulica  qui  vous  plaît 
tant,  étoit  la  dernière  des....  Je  vous  prie, 
Madame,  interrompit-il,  d'en  penser  tout  bas 
ce  qu'il  vous  plaira,  et  de  ne  m'en  point  dire 
de  mal.  Je  sçais  bien  qu'il  suffit  que  je  prenne 
quelqu'un  en  amitié,  pour  qu'il  vous  déplaise; 
et  cela  me  choque,  je  vous  en  avertis.  Votre 
colère  ne  m'effraie  point,  répondit  la  sultane, 
et  de  plus,  je  ne  serois  point  du  tout  étonnée 
que  cette  Zulica  que  vous  aimez  tant  aujour- 
d'hui, vous  ennuyât  demain  mortellement. 
J'en  doute,  reprit  le  sultan,  je  ne  me  préviens 
pas  comme  vous,  moi;  en  attendant  que  cela 


176  LE   SOPHA 


arrive,  voyons  toujours  le  reste  de  son  his- 
toire. 

Zulica  rougit  de  fureur  au  nouvel  affront 
que  Mazulhim  faisoit  à  ses  charmes  :  en  vé- 
rité, Monsieur,  lui  dit-elle  en  le  repoussant 
avec  violence,  si  c'est  une  préférence  que 
vons  me  donnez,  j'ose  dire  qu'elle  est  mal 
placée.  Je  le  dirois  tout  le  premier,  répondit- 
il,  si  je  pouvois  imaginer  que  vous  crussiez  un 
seul  moment  mériter  les  torts  que  j'ai  avec 
vous;  mais  je  n'y  vois  pas  d'apparence,  et 
j'avouerai  sans  peine,  que  rien  ne  me  justifie. 
C'est  que  quand  on  se  connoît  d'une  certaine 
façon,  dit-elle,  l'on  doit  laisser  les  gens  en 
repos.  Ce  sera  sans  doute  le  parti  que  je  pren- 
drai, si  ceci  à  des  suites,  répliqua-t-il,  vous 
permettrez  pourtant  que  je  me  flatte  du  con- 
traire. En  vérité,  dit-elle,  je  ne  vous  le  con- 
seille pas. 

Alors  elle  se  leva,  prit  son  éventail,  remit 
ses  gants,  et  tirant  une  boëte  à  rouge,  alla 
vis-à-vis  une  glace.  Pendant  qu'avec  toute 
l'attention  possible  elle  tâchoit  de  se  remettre 
comme  elle  étoit,  lorsqu'elle  étoit  entrée, 
Mazulhim  qui  étoit  venu  derrière  elle,  en 
troublant  son  ouvrage  la  prioit  tendrement  de 
ne  se  point  donner  une  peine,  qu'à  coup  sûr 
il  faudroit  qu'elle  reprît.  Zulica  ne  lui  répon- 


CONTE    MORAL  177 


dit  d'abord  que  par  une  mine  qui  dût  lui 
prouver  le  peu  de  foi  qu'elle  avoit  à  ses  pré- 
dictions; mais  voyant  enfin  qu'il  continuoit  à 
la  tourmenter.  Eh  bien  !  Monsieur,  lui  dit- 
elle,  ceci  sera-t-il  éternel,  et  ne  voulez-vous 
pas  que  je  puisse  sortir?  vous  n'avez  qu'à 
dire.  Mais  autant  que  je  puis  m'en  souvenir, 
répondit-il,  tout  est  dit  là-dessus;  est-ce  que 
vous  ne  soupez  pas  ici?  Non  pas  que  je 
sçache,  reprit-elle.  Vous  verrez,  dit-il  en  sou- 
riant, que  vous  n'avez  pas  non  plus  compté 
là-dessus.  Enfin,  dit-elle,  je  suis  engagée,  et 
il  est  tard.  Voilà  une  assez  bonne  folie,  dit-il 
en  la  rejettant  sur  moi,  et  en  voulant  encore 
essayer  s'il  ne  trouveroit  pas  enfin  le  moyen 
de  lui  rendre  les  heures  moins  longues  :  Te- 
nez Mazulhim,  lui  dit-elle  d'un  ton  doux, 
vous  m'en  croirez,  si  vous  voulez,  je  vous  le 
dis  sans  colère;  mais  le  personnage  que  vous 
me  faites  jouer  est  insoutenable.  Plus  de 
bonté  de  votre  part,  répondit-il,  m'auroit 
rendu  moins  à  plaindre;  mais  vous  êtes  si 
peu  complaisante?  En  vérité,  répartit-elle,  il 
y  auroit  aussi  trop  d'inhumanité  à  vous  ôter 
la  seule  excuse  qui  puisse  vous  rester.  Il  lui 
répondit  avec  fermeté,  qu'il  en  courroit  vo- 
lontiers le  hasard. 

Alors  elle  entra  dans  ses  raisons,  pour  avoir 


178  LE    SOPHA 

le  plaisir  de  le  combler  de  tous  les  torts  ima- 
ginables. Plus  il  méritoit  sa  pitié,  plus  (car 
elle  n'étoit  pas  née  généreuse)  elle  se  sentoit 
d'indignation.  Blessée  qu'il  eût  été  si  peu 
sensible  à  ses  charmes,  elle  sembloit  l'être 
encore  plus  qu'il  eût  répondu  si  mal  à  ses 
dernières  bontés;  sa  vanité  seule  lui  faisoit 
soutenir  ce  qui  la  blessoit  si  sensiblement.  A 
peine  elle  s'étoit  flattée  du  triomphe,  qu'elle 
le  voyoit  s'évanouir.  Vingt  fois  elle  fut  près 
de  renoncer  à  un  espoir  qui  ne  sembloit  se 
présenter  à  elle  que  pour  la  tromper  après 
plus  cruellement.  Mais  quoi  ?  après  tout  ce 
qu'elle  a  fait  pour  Mazulhim,  l'abandonnera- 
t-elle  à  sa  destinée?  un  moment  de  plus  peut 
vaincre  son  ingratitude.  S'il  eût  été  plus  doux 
pour  elle  de  devoir  tout  à  la  tendresse  de  Ma- 
zulhim,  il  lui  doit  être  plus  glorieu-x  de  lui 
tout  arracher. 

Ce  raisonnement  n'étoit  peut-être  pas  le 
plus  juste  que  Zulica  pût  faire  ;  mais  pour  la 
situation  où  elle  se  trouvoit,  c'étoit  encore 
beaucoup  qu'elle  pût  raisonner. 

Mazulhim  qui  sentoit  à  l'air  dont  elle  le  re- 
gardoit,  que  pour  résister  à  l'opiniâtre  froi- 
deur que,  malgré  lui-même,  il  lui  témoignoit, 
elle  avoit  besoin  d'être  soutenue,  lui  donnoit 
sans  cesse  les  éloges  les  plus  flatteurs  sur  son 


CONTE    MORAL  179 


caractère  compatissant.  Assurément,  s'écria- 
t-elle  à  son  tour,  dans  un  instant  où  peut-être 
l'impatience  prenant  le  dessus,  lui  faisoit 
trouver  plus  de  mérite  dans  les  bontés  qu'elle 
avoit  pour  Mazulhim,  assurément  il  faut  con- 
venir que  j'ai  une  belle  âme  ! 

A  cette  exclamation  si  bien  placée,  Ma- 
zulhim ne  put  s'empêcher  d'éclater,  et  Zulica 
qui  sçavoit  combien  quelquefois  il  est  dange- 
reux de  rire  se  fâcha  fort  sérieusement  de  ce 
qu'il  avoit  ri, 

La  gaieté  de  Mazulhim  ne  lui  fut  cepen- 
dant pas  aussi  funeste  qu'elle  l'avoit  craint. 
Les  enchanteurs  qui  l'avoient  jusques-là  si 
cruellement  persécuté,  commencèrent  même 
à  retirer  leur  bras  malfaisans  de  dessus  lui. 
Quoiqu'il  s'en  fallût  beaucoup  que  la  victoire 
qu'elle  remporteroit  sur  eux,  ne  fût  complette, 
elle  ne  laissa  pas  de  s'en  féliciter  tout  haut; 
ce  n'étoit  pas  qu'avec  les  lumières  qu'elle 
avoit,  elle  s'y  trompât;  mais  elle  vouloit  for- 
tifier Mazulhim,  par  la  confiance  qu'elle  sem- 
bloit  avoir:  elle  le  connoissoit  bien  peu,  de 
croire  qu'il  en  eût  besoin. 

A  peine  Mazulhim,  qui  étoit  l'homme  du 
monde  le  plus  avantageux,  se  sentît  moins 
accablé,  qu'il  porta  la  témérité  jusqu'à  se 
croire  capable  des  plus  grandes  entreprises. 


LE    SOPHA 


Quelque  chose  que  Zulica,  qui  étoit  à  portée 
de  juger  des  choses  plus  sainement  que  lui 
pût  lui  dire,  elle  ne  put  l'arrêter.  Soit  qu'il 
imaginât  qu'il  ne  pouvoit  différer  sans  se 
perdre,  soit  (  ce  qui  est  plus  vraisemblable  ) 
qu'il  crût  n'avoir  besoin  de  rien  dire  de  plus 
auprès  d'elle,  il  voulut  tenter  ce  qui  (et  encore 
par  le  plus  grand  hasard  du  monde  )  ne  lui 
avoit  jamais  manqué  qu'une  fois.  Zulica 
qui  ne  s'éblouissoit  pas  facilement,  et  qui 
d'ailleurs  n'étoit  pas  la  femme  d'Agra  qui 
pensoit  le  moins  bien  d'elle-même,  fut  éton- 
née de  la  présomption  de  Mazulhim,  et  lui 
fit  sur  son  audace  les  représentations  les  plus 
sensées.  Elles  ne  réussirent  pas  ;  et  Mazulhim 
s'opiniâtra  toujours,  par  une  suite  nécessaire 
de  la  confiance  en  ses  charmes  ;  et  pour  l'hu- 
milier, elle  ne  se  refusa  pas  plus  que  Zéphis 
à  des  idées  dont  elle  ne  pouvoit  assez  admi- 
rer le  ridicule.  Ah  oui,  dit-elle  d'un  air  dé- 
daigneux !  Tout  à  coup  sa  physionomie  chan- 
gea, et  je  jugeai  à  sa  rougeur  et  à  son  dépit, 
autant  qu'à  l'air  railleur  et  insultant  de  Mazu- 
Ihim,  que  ce  qu'elle  avoit  annoncé  comme 
impraticable,  étoit  aisé  au  dernier  point. 

Voyez-vous  cela,  sécria  le  sultan  !  eh  puis 
les  femmes  se  pleindront,  ou  feront  les  mer- 
veilleuses !  cela   est  bon  à  sçavoir.  Quoi  lui 


CONTE    MORAL 


demande  la  sultane,  quelle  admirable  décou- 
verte venez-vous  donc  de  faire  ?  Oh!  je  m'en- 
tends bien,  répondit  le  sultan;  c'est  que  si 
jamais  on  s'avise  de  me  faire  des  reproches, 
je  sçais  à  présent  ce  que  j'aurai  à  répondre. 
Je  suis  pourtant  bien  fâché  que  cette  mortifi- 
cation arrive  à  Zulica,  elle  la  méritoit  certai- 
nement moins  que  personne;  mais,  poursui- 
vez. Emir:  il  y  a  de  très  belles  choses  dans  ce 
que  vous  venez  de  nous  raconter;  et  ceci  me 
donne  fort  bonne  opinion  pour  le  reste. 


FIN  DE  LA  PREMIERE  PARTIE 


LE     SOPHA 

CONTE     MORAL 


DEUXIÈME    PARTIE 


CHAPITRE  XIL 

Le  même  ci  peu  près  que  le  précédent. 

Si  le  désagrément  qui  arrivoit  à  Zulica  la 
mortifia  beaucoup,  il  ne  lui  ôta  pas  la  pré- 
sence d'esprit  qui  lui  étoit  nécessaire  dans  un 
accident  aussi  fâcheux.  Elle  félicita Mazulhim, 
se  plaignit  de  toute  autre  chose  que  de  ce  qui 


l84  LE    SOPHA 

la  pénétroit  de  fureur,  et  pour  tâcher  de  sau- 
ver sa  gloire,  ne  craignit  pas  de  lui  faire  un 
honneur  qu'assurément  il  ne  méritoit  pas. 

Je  ne  sais  si  ce  fut  pour  mortifier  Zulica, 
ou  si,  contre  son  ordinaire,  il  vouloit  se  ren- 
dre justice;  mais  quelque  chose  qu'il  fît,  il  ne 
voulut  jamais  croire  qu'il  fût  ce  qu'il  disoit. 
Il  y  avoit,  disoit-il  opinâtrement,  des  jours 
malheureux,  des  jours  que  si,  on  les  pré- 
voyoit,  on  mourroit  plutôt  que  de  les  at- 
tendre. 

Zulica  convenoit  bien  qu'il  y  en  avoit 
qui  en  effet  ne  commençoient  pas  d'une  façon 
brillante,  mais  dont  à  la  fin  on  trouvoit  plus 
à  se  louer  qu'à  se  plaindre.  Je  vous  avoue, 
ajouta-t-elle,  avec  une  tendresse  dont  en  ce 
moment  elle  étoit  bien  éloignée;  que  j'ai  eu 
lieu  de  croire  que  ce  que  vous  m'avez  dit 
cent  fois  sur  ma  beauté  n'étoit  pas  sincère, 
ou  que  les  choses  que  vous  m'avez  paru  admi- 
rer, étoient  effacées  par  des  défauts  qui  vous 
choquoient  d'autant  plus  que  vous  les  aviez 
moins  prévus,  mais  vous  m'avez  rassurée. 

Ah!  Zulica,  s'écria  l'impitoyable  Ma/iulhim, 
vos  craintes  étoient  donc  bien  médiocres  ! 
Je  sens  tous  ce  que  je  dois  à  vos  bontés, 
mais  elle  ne  m'aveuglent  pas,  et  plus  je  vous 
trouve  généreuse,  plus  vous  augmentez  mes 


CONTE    MORAL  185 


remords.  Mais,  quelle  folie  répartit-elle,  n'al- 
lez pas  au  moins  vous  frapper  d'une  idée 
aussi  fausse,  rien  ne  seroit  plus  injuste. 

En  finissant  ces  mots,  ils  se  mirent  à  se 
promener  dans  la  chambre  tous  deux  fort  em- 
barrassés l'un  de  l'autre,  sans  amour,  sans  dé- 
sirs, et  réduits  par  leur  mutuelle  imprudence, 
et  l'arrangement  qu'entraîne  un  rendez-vous 
dans  une  petite  maison,  à  passer  ensemble 
le  reste  d'un  jour  qu'ils  ne  paroissoient  pas 
disposés  à  employer  d'une  façon  qui  pût  leur 
plaire.  Zulica  avoit  de  belles  réflexions  à  faire 
sur  la  fausseté  des  réputations;  Ce  qui  inté- 
rieurement la  désespéroit,  (car  je  lisois  aisé- 
ment dans  son  âme)  c'étoit  l'impossibilité  de 
se  venger  de  Mazulhim.  Si  je  le  dis,  qui  le 
croira,  se  disoit-elle  ?  ou  si  on  le  croit,  la 
prévention  où  l'on  est  pour  lui,  permettra-t- 
elle  de  penser  qu'il  eût  eu  autant  de  tort  avec 
moi,  si  j'avois  eu  de  quoi  l'empêcher  de  l'a- 
voir. Quelque  chose  que  je  fasse,  il  me  sera 
impossible  de  désabuser  tout  le  monde  ! 

Ces  idées  l'occupoient  assez  triste- 
ment. Pour  Mazulhim,  il  sembloit  qu'il  fût 
sur  cela  hors  de  tout  intérêt.  Il  se  prome- 
nèrent quelque  temps  sans  se  rien  dire  ;  de 
temps  en  temps  cependant  ils  se  sourioient 
d'une  façon  froide  et  contrainte. 


l86  LE   SOPHA 

Vous  rêvez,  lui  dit-il  enfin.  Vous  en  éton- 
nez-vous, répondit-elle  d'un  air  prude?  Pen- 
sez-vous que  d'être  avec  quelqu'un  comme 
je  suis  avec  vous,  ne  soit  point  pour  une 
femme  raisonnable  une  chose  extraordinaire  ? 
Non,  répliqua-t-il,  j'y  crois  les  femmes  rai- 
sonnables tout-à-fait  accoutumées.  Il  paroit 
bien,  reprit-elle,  que  vous  ignorez  ce  que 
cela  prend  sur  elles,  et  combien,  avant  que 
de  se  rendre,  elles  éprouvent  de  combats. 
Ce  que  vous  dites,  par  exemple,  est  très 
probable,  répliqua-t-il  ;  car  à  la  façon  dont 
elles  les  ont  abrégés,  il  falloit  qu'ils  les 
fatiguassent  cruellement. 

Voilà,  s'écria-t-elle,  un  des  plus  mauvais 
propos  qu'on  puisse  tenir!  Croyez-vous  avoir 
eu  bien  de  l'esprit  quand  vous  avez  dit  de 
pareilles  choses  ?  Sçavez  vous  bien  que  ce 
n'est  là  qu'un  vrai  discours  de  petit-maître  1 
Je  ne  l'en  tiendrois  pas  plus  mauvais  pour 
cela,  répondit-il.  Du  moins  vous  le  trouveriez 
bien  faux,  reprit-elle,  si  vous  sçaviez  ce  qu'il 
m'en  a  coûté  pour  vous  prendre.  Quoi  ! 
s'écria-il,  vous  y  avez  rêvé!  cela  m'outrage;  je 
me  flattois  du  contraire,  et  je  vous  sçais 
mauvais  gré  de  m'ôter  une  erreur  à  laquelle 
je  gagnois,  sans  que  vous  y  perdissiez  rien 
dans   mon  esprit.    Hé  !    dites-moi  de   grâce. 


CONTE    MORAL  187 


Zâdis  VOUS  a-t-il  autant  coûté  de  réflexions  ? 
Que  voulez-vous  dire  demanda-t~elle  froide- 
ment? qu'est  ce  que  c'est  que  Zâdis?  Je  vous  de- 
mande pardon,  répondit-il  en  raillant,  j'aurois 
jugé  que  vous  le  connoissiez. 

Oui,  répondit-elle,  comme  on  connoît  tout 
le  monde.  Je  crois,  tout  peu  connu  qu'il  vous 
est,  qu'il  seroit  bien  fâché  s'il  vous  sçavoit 
ici,  continua-t-il,  et  je  me  trompe  fort,  ou 
vos  bontés  pour  moi  le  chagrineroient  beau- 
coup. Soyez  de  bonne  foi,  ajouta-t-il  en  lui 
voyant  hausser  les  épaules,  Zâdis  vous  plai- 
soit  avant  que  j'eusse  le  bonheur  de  vous 
plaire,  et  je  parierois  m^ême  qu'actuellement 
vous  êtes  bien  ensemble. 

Voilà  répondit-elle,  une  plaisanterie  d'un 
bien  mauvais  genre  !  Au  fond,  continua-t-il, 
quand  vous  lui  feriez  une  infidélité,  il  seroit 
encore  trop  heureux  ;  une  homme  comme 
Zâdis  est  peu  fait  pour  être  aimé  et  j'ai  tou- 
jours été  surpris  que,  vive  comme  vous  êtes 
et  d'une  gaieté  charmante,  vous  eussiez  pu 
prendre  un  amant  aussi  froid,  aussi  taciturne  ! 
Mazulhim,  répondit-elle,  il  n'est  que  tendre. 
Je  vous  l'ai  sacrifié,  il  seroit  inutile  de  vous 
dire  le  contraire;  mais  je  crains  que  vous  ne 
me  forciez  bientôt  à  m'en  repentir.  Vous  étiez 
légère,  répliqua  t-il,  et  j'avoue  que  j'étois  in- 


LE    SOPHA 


constant,  mais  moins  nous  avons  jusques  ici 
été  capables  d'un  attachement  sérieux,  plus 
nous  aurons  de  gloire  à  nous  fixer  l'un  l'autre. 

A  ces  mots,  il  la  conduisit  de  mon  côté, 
mais  d'un  air  qui  faisoit  aisément  connoître 
que  la  bienséance  seule  y  guidoit  ses  pas.  Il 
est  vrai  que  vous  êtes  charmante,  lui  dit-il,  et 
sans  un  air  un  peu  trop  décent  que  même 
avec  moi  vous  ne  quittez  pas,  je  ne  connois 
personne  qui  pût  mieux  que  vous  faire  le  bon- 
heur d'un  amant.  J'avoue,  répondit-elle,  que 
naturellement  je  suis  réservée  ;  ce  n'est  pour- 
tant pas  à  vous  à  vous  en  plaindre.  Vous  me 
rendez  heureux,  sans  doute,  répliqua-t-il, 
mais  née  sans  désirs,  vous  n'accordez  pas 
assez  à  ceux  que  vous  faites  naître,  je  sens  de 
la  contrainte  dans  tout  ce  que  vous  faites 
pour  moi,  vous  craignez  sans  cesse  de  vous 
livrer  trop,  et  entre  nous,  je  vous  soupçonne 
d'être  assez  peu  sensible. 

Mazulhim  en  parlant  ainsi  à  Zulica,  lui 
serroit  les  mains  d'un  air  passionné.  Quoique 
l'excès  de  vos  charmes  m'ait  déjà  nui,  pour- 
suivit-il, je  ne  sçaurois  me  refuser  au  plaisir 
de  les  admirer  encore  ;  dussé-je  même  en  pé- 
rir, tant  de  beautés  ne  me  seront  pas  cachées 
plus  long-tems.  Dieu  !  s'écria-t-il  avec  trans- 
port, ah  !  s'il  se  peut,  rendez-moi  digne  de 
mon  bonheur. 


CONTE    MORAL 


Quelque  chose  que  Zulica  eût  dit  de  son 
peu  de  sensibilité,  l'admiration  où  Mazulhim 
paroissoit  plongé,  la  vivacité  de  ses  trans- 
ports, les  soins  qu'il  prenoit  pour  les  lui 
faire  partager,  l'émurent  et  la  troublè- 
rent. Vous  plaindrez-vous,  lui  dit-elle  tendre- 
ment ?  Il  ne  lui  répondit  qu'en  voulant  lui 
prouver  toute  sa  reconnoissance,  mais  Zulica 
se  souvenoit  encore  du  peu  de  fonds  qu'il  y 
avoit  à  faire  sur  lui  ;  et  redoutant  tout  de  l'é- 
garement dans  lequel  elle  le  voyoit,  ah  !  Ma- 
zulhim, lui  dit-elle,  d'un  ton  qui  marquoit 
toute  sa  crainte,  n'allez-vous  pas  m'aimer 
trop  ?  Quoique  Mazulhim  ne  pût  s'empêcher 
de  rire  de  sa  terreur,  elle  se  trouva  moins 
aimée  qu'elle  ne  craignoit  de  l'être. 

Leur  bonheur  mutuel  leur  ôta  cette  con 
trainte,  et  cet  air  ennuyé  que  depuis  quelque 
tems  ils  avoient  l'un  avec  l'autre.  Leur 
conversation  s'anima,  Zulica  qui  croyoit  avoir 
délivré  Mazulhim  des  mains  des  enchanteurs 
s'applaudissoit  de  l'ouvrage  de  ses  charmes, 
et  Mazulhim  plus  content  de  lui-même, 
s'abandonna  aussi  à  son  enjouement. 

Comme  ils  étoient  dans  ces  heureuses  dis- 
positions, on  vint  servir;  leur  repas  fut  gai. 
Zulica  et  Mazulhim  qui  étoient  peut-être 
les  deux  plus  méchantes  personnes  qu'il  y  eût 


igo  LE    SOPHA 

à  la  cour  d'Agra,  n'épargnèrent  qui  que  ce 
pût  être. 

Ne  pourriez-vous  pas  me  dire,  demanda 
Mazulhim,  à  propos  de  quoi  Altun-Can  a 
depuis  quelque  jours  pris  cet  air  important 
que  nous  lui  voyons  ? 

Mon  Dieu  !  sans  doute,  répondit-elle,  est- 
ce  que  vous  ignorez  qu'il  est  infiniment  bien 
avec  Aïscha?  Mais,  ce  seroit,  à  ce  qu'il  me 
semble,  répondit-il,  une  raison  de  plus  pour 
être  modeste.  Oui  pour  un  autre,  répartit- 
elle,  mais  est-ce  que  vous  ne  le  trouvez  pas 
trop  heureux,  lui  ?  Je  vous  avouerai  que  non, 
répartit-il  ;  quelque  ridicule  que  soit  Altun- 
Can,  je  ne  puis  m'empêcher  de  le  plaindre  : 
un  homme  qui  appartient  à  Aïscha,  est  sans 
contredit  le  plus  malheureux  homme  du 
monde. 

Ce  qu'il  y  a  de  particulier,  dit-elle,  c'est 
qu'elle  en  fait  mystère.  Ah  !  pour  le  coup, 
répondit-il,  vous  cherchez  à  lui  donner  un 
travers,  jamais  Aïscha  n'a  caché  ses  amans, 
et  je  puis  vous  jurer  qu'à  l'âge  qu'elle  a,  et  de 
l'énorme  figure  dont  elle  est,  elle  y  sera  moins 
disposée  que  jamais.  Rien  n'est  pourtant  plus 
réel  que  ce  que  je  vous  dis.  Hé  bien  !  répon- 
dit-il, si  cela  est,  c'est  qu'Altun-Can  lui  a 
demandé  le  secret. 


CONTE    MORAL  191 


Et  la  petite  Mesem,  demanda-t-il,  il  me 
semble  que  vous  ne  la  voyez  plus  ?  C'est 
qu'on  ne  peut  plus  la  voir,  répliqua-t-elle,  en 
prenant  un  air  prude,  et  qu'elle  a  une  con- 
duite misérable.  Vous  avez  raison,  répartit-il 
fort  sérieusement,  rien  n'est  si  important  pour 
une  femme  qui  se  respecte,  que  de  voir  bonne 
compagnie. 

Je  trouve,  continua-t-il,  qu'elle  embellit. 
Tout  au  contraire,  répondit-elle,  elle  devient 
hideuse.  Je  ne  suis  pas  de  votre  avis,  reprit- 
il  ;  elle  prend  depuis  quelque  tems  un  fond 
de  jaune,  un  air  d'abattement  qui  lui  sied 
tout-à-fait  bien  ;  si  elle  continue  celui  de  la 
mauvaise  santé,  elle  deviendra  charmante. 

Je  ne  finirois  pas.  Sire,  dit,  alors  Amanzéi 
en  s'interrompantjSi  je  voulois  rendre  à  votre 
majesté  tous  les  propres  qui  se  tinrent.  Ah  ! 
je  le  conçois  bien,  répondit  le  sultan,  et  je 
vous  permets  de  les  abréger  ;  pourtant  quand 
j'y  songe,  vous  me  feriez  plaisir  de  me  les 
redire  tous.  J'oserois  représenter  à  votre 
majesté,  reprit  Amanzéi,  qu'il  y  en  auroit 
beaucoup  qui  ne  seroientpas  assez  intéressans 
pour...  Oui,  justement,  interrompit  le  sultan, 
cela  ne  m'intéresseroit  pas  ;  mais  pourquoi 
(car  j'ai  fait  vingt  fois  cette  réflexion-là) 
pourquoi,    dis-je,  dans  une  histoire,  ou  dans 


192  LE    SOPHA 

un  conte,  comme  vous  voudrez,  tout  n'est-il 
pas  intéressant  ?  Par  bien  des  raisons,  dit  la 
sultane  ;  ce  qui  sert  à  amener  un  fait,  ne 
sçauroit,  par  exemple,  être  aussi  intéres- 
sant que  le  fait  même  ;  d'ailleurs  si  les  choses 
étoient  toujours  au  même  degré  d'intérêt, 
elles  lasseroient  par  la  continuité  ;  l'esprit 
ne  peut  pas  toujours  être  attentif,  le  cœur  ne 
pourroit  soutenir  d'être  toujours  ému,  et 
il  faut  nécessairement  à  l'un  et  à  l'autre  des 
tems  de  repos.  J'entends,  répondit  le  sultan, 
c'est  comme  pour  se  divertir  mieux,  il  est  à 
propos  de  s'ennuyer  quelquefois  ;  quand  on  a 
un  certain  jugement,  qu'on  pense  d'une  cer- 
taine façon,  on  a  beau  faire,  on  devine  tout. 
Enfin  donc,  Amanzéi. 

Mazulhim,  moins  touché  encore  l'après-sou- 
per,  des  charmes  de  Zulica  qu'il  ne  l'avoit 
été  dans  la  journée,  entre  mille  idées  d'amu- 
sements qu'il  lui  proposa,  ne  trouva  jamais 
ce  qui  auroit  pu  lui  convenir,  et  Zulica  se 
prépara  à  sortir,  d'un  air  qui  me  fit  douter  de 
la  revoir. 

Cependant  malgré  la  mauvaise  humeur  de 
Zulica,  et  la  façon  dontMazulhim  l'avoit  trai- 
tée, il  osa  cependant,  avant  que  de  la  quitter, 
lui  demander  qu'ils  se  revissent,  et  ajouter 
avec  empressement   qu'il   falloit   que   ce   fût 


CONTE    MORAL  193 


dans  deux  jours.  Quoiqu'en  ce  moment  elle 
eût,  je  crois,  peu  d'envie  de  lui  accorder  ce 
qu'il  sembloit  désirer  avec  tant  d'ardeur,  elle 
lui  répondit  qu'elle  le  vouloit  bien,  mais  si 
froidement  que  je  n'imaginai  pas  qu'elle  vou- 
lût lui  tenir  parole. 

En  cet  instant  je  fis  réflexion  qu'après  le 
départ  de  Mazulhim,  je  m'ennuierois  dans  sa 
petite  maison;  qu'il  suffiroit  que  je  revinsse 
quand  il  reviendroit  lui-même,  et  que  je  ne 
pouvois  mieux  faire  pour  m'amuser  et  pour 
m'instruire,  que  de  suive  Zulica  chez  elle;  je 
m'abandonnai  à  cette  idée,  et  montai  avec 
elle  dans  son  palanquin.  Aussitôt  que  je  fus 
dans  son  palais,  j'allai  par  le  mouvement  de 
l'attraction  que  Brama  avoit  mis  en  moi,  me 
cacher  dans  le  premier  Sopha  qui  s'offrit  à 
mes  yeux. 

Zulica  venoit  le  lendemain  de  se  mettre  à 
sa  toilette,  lorsqu'on  lui  annonça  Zâdis;  elle 
le  fit  prier  d'attendre,  soit  qu'elle  ne  voulût 
paroître  à  ses  yeux  qu'avec  toute  la  beauté 
qu'elle  avoit  ordinairement  lorsqu'elle  s'étoit 
préparée,  ou  qu'elle  imaginât  qu'il  seroit  in- 
décent qu'il  la  vît  dans  le  désordre  où  elle 
étoit  alors.  Vu  la  fausseté  de  Zulica,  cette 
dernière  raison  n'étoit  peut-être  pas  aussi 
imaginaire  qu'elle  pourroit  le  paroître. 

13 


194  LE    SOPHA 

Zâdis  entra  enfin  :  quand  on  ne  l'auroit 
pas  nommé,  au  portrait  que  la  veille  j'en 
avois  entendu  faire  à  Mazulhim,  je  l'aurois 
reconnu.  II  e'toit  grave,  froid,  contraint,  et 
avoit  toute  la  mine  de  traiter  l'amour  avec 
cette  dignité  de  sentimens,  cette  scrupuleuse 
délicatesse  qui  sont  aujourd'hui  si  ridicules, 
et  qui  peut-être  ont  toujours  été  plus  ennuyeu- 
ses encore  que  respectables. 

Zâdis  s'approcha  de  Zulica  avec  autant  de 
timidité  que  s'il  ne  lui  eût  pas  encore  déclaré 
sa  passion;  de  son  côté,  elle  le  reçut  avec 
une  politesse  étudiée  et  cérémonieuse,  et  un 
air  aussi  prude  qu'il  le  falloit  pour  le  tromper 
toujours. 

Tant  que  les  femmes  de  Zulica  furent  pré- 
sentes, ils  se  parlèrent  indifféremment  de 
nouvelles,  ou  d'autres  choses  aussi  frivoles. 
Zâdis,  qui  croyoit  être  le  seul  que  Zulica  eût 
aimé,  et  qui  ne  trouvoit  pas  que  les  ménage- 
mens  les  plus  grands  suffissent  à  ce  qu'elle 
méritoit,  ne  se  permettoit  pas  le  moindre  re- 
gard; et  Zulica  qui,  contre  toute  apparence, 
trouvoit  un  homme  assez  imbécille  pour  l'es- 
timer, imitoit  sa  réserve,  ou  ne  le  regardoit 
qu'avec  ces  yeux  hypocrites  et  couchés  que 
l'on  voit  communément  aux  prudes  dans 
quelque  occasion  qu'elles  se  trouvent. 


CONTE    MORAL  I95 


Avec  quelque  soin  que  Zâdis  se  contraignît, 
Zulica  crut  remarquer  dans  ses  yeux  une  tris- 
tesse différente  de  celle  qu'il  portoit  toujours; 
elle  lui  demanda  vainement  ce  qu'il  avoit. 
A  toutes  les  questions  qu'elle  lui  faisoit  d'un 
ton  fort  doux,  il  ne  répondoit  que  par  des  pro- 
fondes révérences,  et  par  des  soupirs  plus 
profonds  encore. 

Lorsqu'elle  fut  coëffée  les  femmes  sor- 
tirent. Voulez-vous  bien,  Zâdis,  lui  demandâ- 
t-elle d'un  air  d'autorité,  me  dire  ce  que  vous 
avez?  Pensez-vous  que  m'intéressant  à  ce  qui 
vous  regarde,  comme  vous  sçavez  que  je  fais, 
je  ne  doive  pas  me  fâcher  de  votre  silence? 
En  un  mot,  je  le  veux,  répondez-moi,  je  ne 
vous  pardonnerai  pas  si  vous  vous  obstinez  à 
vous  taire. 

Vous  me  pardonneriez  peut-être  moins 
d'avoir  parlé,  répondit-il  enfin;  et  ce  qui 
m'agite,  ne  doit  d'aucune  façon  vous  être  con- 
fié. Zulica  insista,  et  d'une  façon  si  pressante 
qu'il  crut  que  sans  l'offenser,  il  ne  pouvoit  se 
taire  plus  long-tems.  Le  croiriez-vous,  Ma- 
dame, lui  dit-il  en  rougissant  de  l'absurdité 
qu'il  trouvoit  dans  ce  qu'il  alloit  lui  dire,  je 
suis  jaloux. 

Vous,  Zâdis,  s'écria-t  elle  d'un  air  d'éton- 
nement;  c'est  moi  que  vous  aimez  !  Je  vous 


igô  LE    SOPHA 

aime!  et  vous  êtes  jaloux!  Y  pensez-vous 
bien?  Ah!  Madame,  répliqua-t-il  d'un  air  pé- 
nétré, ne  m'accablez  point  de  votre  colère.  Je 
sens  tout  le  ridicule  de  mes  idées,  j'en  rougis 
moi-même.  Mon  esprit  se  refuse  aux  mouve- 
mens  de  mon  cœur,  et  les  désavoue,  cepen- 
dant ils  m'entraînent,  et  tout  le  respect  que 
j'ai  pour  vous,  toute  l'estime  que  je  vous 
dois,  n'empêchent  pas  que  je  ne  sois 
cruellement  tourmenté.  La  honte  enfin  que 
je  me  tais  de  mes  soupçons  ne  les  détruit 
point. 

Ecoutez-moi,  Zâdis,  lui  répondit-elle^  d'un 
air  majestueux,  et  souvenez- vous  à  jamais  de 
ce  que  je  vais  vous  dire.  Je  vous  aime,  je  ne 
crains  point  de  vous  le  répéter,  et  je  vais  vous 
donner  de  mes  sentimens  une  preuve  qui, 
pour  vous  doit  être  sans  réplique,  c'est  de 
vous  pardonner  vos  soupçons.  Peut-être 
pourrois-je  vous  dire  que  ce  qu'il  vous  en  a 
coûté  pour  me  vaincre,  et  la  façon  dont  je 
vis,  ne  devroient  vous  laisser  aucun  lieu  de 
douter  de  moi,  et  qu'une  personne  de  mon 
caractère  doit  inspirer  de  la  confiance.  Je  de- 
vrois  même  mépriser  vos  craintes,  ou  m'en 
offenser,  mais  il  est  plus  doux  pour  mon 
cœur  de  vous  rassurer,  et  mon  amour  veut 
bien  descendre  jusques  à  une  explication. 


CONTE    MORAL  I97 


Ah!  Madame,  s'écria  Zâdis  en  se  proster- 
nant à  ses  genoux,  je  crois  que  vous  m'aimez, 
et  je  mourrois  de  douleur,  si  je  pouvois  pen- 
ser que  des  soupçons  auxquels  même  je  ne 
me  suis  pas  arrêté  long-tems,  fussent  pour 
vous  une  raison  de  douter  de  mon  respect. 
Non,  Zâdis,  répondit-elle  en  souriant,  je  n'en 
doute  pas  ;  mais  sçachons  un  peu  ce  qui  vous 
a  donné  de  l'inquiétude?  Qu'importe,  Ma- 
dame, quand  je  n'en  ai  plus,  reprit-il  ?  Je 
veux  sçavoir,  répliqua-t-elle.  Hé  bien!  dit-il; 
les  soins  que  Mazulhim  a  paru  vous  rendre... 
Quoi!  interrompit-elle,  c'est  de  lui  que  vous 
étiez  jaloux?  Ah  Zâdis,  êtes-vous  fait  pour 
craindre  Mazulhim,  et  m'avez-vous  assez 
méprisée  pour  croire  qu'il  pût  jamais  me 
plaire?  Ah  Zâdis,  dois-je  et  puis-je  jamais 
vous  le  pardonner? 


CHAPITRE  XIII. 

Fin   d'une  avenUtre,   et   commencement 
d'nne  antre. 


E 


N   achevant  ces    paroles,    ses    yeux  se 
mouillèrent  de  quelques  larmes,  et  Zâ- 


igS  LE   SOPHA 

dis  qui  les  croyoit  sincères,  ne  put  s'empêcher 
d'y  mêler  les  siennes.  Oui,  j'ai  tort,  lui  disoit- 
il  tendrement,  et  quelque  violente  que  soit 
ma  passion  pour  vous,  je  sens  qu'elle  ne  peut 
pas  même  me  servir  d'excuse.  Ah!  cruel,  ré- 
pondit-elle en  sanglottant,  soyez  jaloux,  si 
vous  le  voulez;  abandonnez- vous  à  toute 
votre  frénésie,  j'y  consens,  mais  si  vous  me 
connoissez  assez  peu  pour  vous  défier  de  ma 
tendresse,  du  moins  ne  me  soupçonnez  pas 
d'être  capable  d'aimer  Mazulhim. 

Je  crois  que  vous  ne  l'aimez  pas,  répliqua- 
t-il,  et  je  n'ai  jamais  imaginé  que  vous  pus- 
siez prendre  du  goût  pour  lui;  mais  je  n'ai  pu 
sans  frémir,  le  voir  venir  ici.  Et  c'est  pour- 
tant, répondit-elle,  de  tous  ceux  que  vous  y 
voyez,  le  moins  dangereux  pour  moi.  Quand 
je  n'auroio  pas  le  cœur  rempli  de  la  passion 
la  plus  vive,  que  Mazulhim  m'adoreroit,  que 
le  nombre  de  ses  agrémens  surpasseroit,  s'il 
étoit  possible,  le  nombre  de  ses  vices,  il  seroit 
encore  à  mes  yeux  le  dernier  des  hommes. 
Comment  voudriez-vous  qu'une  femme  (je 
ne  dis  pas  qui  se  respecte,  mais  qui  n'a  pas 
perdu  toute  honte)  voulût  prendre  Mazulhim? 
lui  qui  n'a  jamais  aimé,  qui  dit  tout  haut  qu'il 
est  incapable  d'une  passion,  et  pour  qui  le 
sentiment  le  plus  foible  est  encore  une  chi- 


CONTE    MORAL  19g 


mère;  lui  enfin  qui  ne  connoît  d'autre  plaisir 
que  celui  de  déshonorer  les  femmes  qu'il  a. 
Je  laisse  là  ses  ridicules,  ce  n'est  pas  assuré- 
ment que  je  n'eusse  de  quoi  m'étendre  ;  mais 
en  vérité,  je  rougirois  de  vous  parler  de  lui 
plus  long-tems.  Au  reste  je  suis  bien  aise, 
quoique  je  trouve  vos  soupçons  aussi  inju- 
rieux que  déplacés,  que  vous  m'ayez  confié  le 
sujet  de  vos  inquiétudes,  et  je  vous  réponds 
que  vous  ne  verrez  Mazulhim  ici  que  le  tems 
qui  me  sera  nécessaire  pour  rompre  avec  lui 
sans  éclat. 

Zâdis  en  lui  baisant  la  main  avec  transport, 
lui  rendit  grâces  mille  fois  de  ce  qu'elle  fai- 
soit  pour  lui.  De  quoi  me  remerciez-vous 
donc?  lui  demanda-t-elle,  je  ne  vous  fais  point 
de  sacrifice.  Mais,  Madame,  lui  dit-il,  est-il 
possible  que  Mazulhim  ne  vous  ait  jamais  dit 
que  vous  lui  paroissiez  aimable?  Voilà  une 
belle  idée!  s'écria-t  elle  en  souriant;  oh!  non, 
je  vous  assure  que  Mazulhim  me  connoît 
mieux  que  vous  ne  me  connoissez,  et  que  tout 
étourdi  qu'il  veut  paroître,  il  ne  l'est  pas  assez 
pour  s'adresser  à  des  femmes  d'un  certain 
genre.  Au  surplus,  pourtant  je  ne  serois  pas 
surprise,  que,  sans  m'avoir  jamais  désirée,  et 
sans  m'avoir  de  sa  vie  parlé  de  rien,  il  dît 
publiquement  quelqu'un  de  ces  jours,  ou  qu'il 


LE    SOPHA 


a  été,  ou  qu'il  est  avec  moi  au  mieux.  A  la 
vérité,  ajouta-t-elle  en  riant,  il  n'y  auroit 
qu'un  jaloux  comme  vous  qui  pût  le  croire; 
n'est-il  pas  vrai?  Non,  reprit-il,  je  puis  avoir 
le  ridicule  de  le  craindre  quelquefois,  mais  je 
vous  jure  que  je  n'aurai  jamais  celui  de  le 
croire.  Et  moi  je  n'en  jurerois  pas,  répondit- 
elle.  De  l'humeur  dont  vous  êtes,  ce  doit  être 
pour  vous  une  chose  délicieuse  que  d'enten- 
dre mal  parler  de  votre  maîtresse,  et  de  venir 
lui  faire  une  querelle  la  plus  grande  du 
monde,  sur  le  propos  du  premier  fat  qui, 
connoissant  votre  caractère,  aura  voulu  vous 
donner  de  l'inquiétude. 

De  grâce,  épargnez-moi,  lui  dit-il,  et  son- 
gez que  la  jalousie  que  vous  voulez  bien  me 
pardonner...  ne  sera  peut-être  pas,  interrom- 
pit-elle, la  dernière  d'aujourd'hui;  je  ne  vou- 
drois,  pour  vous  voir  retomber  dans  vos  cha- 
grins, que  l'arrivée  de  Mazulhim.  Ne  parlons 
plus  de  lui,  répondit-il,  et  puisque  vous 
m'avez  pardonné,  et  que  jusques  à  mes  injus- 
tices, tout  vous  prouve  que  je  vous  adore,  ne 
perdons  pas  des  momens  précieux,  et  daignez 
me  confirmer  ma  grâce. 

A  ces  mots,  que  Zulica  comprenoit  fort 
bien,  elle  prit  un  air  embarrassé.  Que  vous 
êtes  incommode  avec  vos  désirs,  lui  dit-elle  ! 


CONTE    MORAL 


Ne  me  les  sacrifierez-vous  donc  jamais?  Si 
vous  sçaviez  combien  je  vous  aimerois,  si 
vous  étiez  plus  raisonnable...  Cela  est  vrai, 
ajouta-t-elle  en  le  voyant  sourire,  je  vous  en 
aimerois  mille  fois  plus;  je  le  croirois  du 
moins,  et  n'ayant  rien  à  craindre  de  vous,  du 
côté  de  ce  que  je  hais,  vous  me  verriez  me 
livrer  avec  beaucoup  plus  d'ardeur  aux  choses 
qui  me  plaisent. 

Tout  en  disant  ces  augustes  paroles,  elle  se 
laissoit  conduire  languissamment  de  mon 
côté.  Je  vous  jure,  dit-elle  à  Zâdis,  quand  elle 
fut  sur  moi,  que  de  ma  vie  je  ne  me  brouille- 
rai avec  vous.  Je  le  voudrois  bien,  répondit- 
il,  mais  je  ne  l'espère  pas.  Et  moi,  répondit- 
elle,  a  ce  que  me  coûtent  les  raccommode- 
mens,  je  commence  à  le  croire. 

Malgré  sa  répugnance,  Zulica  céda  enfin 
aux  empressemens  de  Zâdis,  mais  ce  fut  avec 
une  décence,  une  majesté,  une  pudeur,  dont 
on  n'a  peut-être  pas  d'exemple  en  pareil  cas. 
Un  autre  que  Zâdis  s'en  seroit  plaint  sans 
doute;  pour  lui  attaché  aux  plus  minutieuses 
bienséances,  la  vertu  déplacée  de  Zulica  le 
transporta  de  plaisir,  et  il  imita  du  mieux 
qu'il  put,  l'air  de  grandeur  et  de  dignité  qu'il 
lui  voyoit,  et  fut  d'autant  plus  content  d'elle, 
qu'elle  lui  témoignoit  moins  d'amour. 


202  LE    SOPHA 

Je  ne  sçais  pourtant  pas  comment  les  choses 
à  la  fin  se  tournèrent  dans  l'imagination  de 
Zulica,  mais  elle  lui  proposa  de  passer  la 
journée  avec  elle.  Pour  que  personne  ne  sçut 
qu'ils  étoient  ensemble,  et  le  tems  qu'ils  y 
demeureroient,  en  un  mot,  plus  pour  éviter 
les  discours  que  pour  toute  autre  raison,  elle 
ordonna  qu'on  dît  qu'elle  n'étoit  pas  chez  elle; 
Zâdis  que  sa  jalousie  n'avoit,  comme  c'est 
l'ordinaire,  rendu  que  plus  amoureux,  répon- 
dit fort  bien  aux  bontés  de  Zulica,  et  malgré 
sa  taciturnité,  ne  l'ennuya  pas  une  minute. 
Il  sortit  enfin  vers  la  moitié  de  la  nuit,  et 
quitta  Zulica,  persuadé  autant  qu'on  peut 
l'être,  qu'elle  étoit  la  femme  d'Agra  la  plus 
raisonnable  et  la  plus  tendre. 

J'ai  dit  que  je  ne  croyois  pas,  à  l'air  dont 
Zulica  avoit  quitté  Mazulhim,  et  beaucoup 
plus  encore  à  sa  façon  de  penser,  qu'elle  vou- 
lût continuer  un  commerce  peu  agréable  pour 
une  femme  de  son  carctère,  et  où  ni  l'amour 
ni  les  plaisirs  ne  l'intéressoit  ;  cependant  la 
curiosité  l'emporta  sur  toutes  les  raisons 
qu'elle  pouvoit  avoir.  Elle  dit  à  Zâdis  en 
le  quittant,  qu'une  affaire  fort  importante 
l'empêcheroit  de  le  voir  le  lendemain  ;  et  le 
soir  marqué  pour  le  rendez-vous  fut  à  peine 
arrivé,  qu'elle  monta  dans  son  palanquin,  et 


CONTE    MORAL  203 


prit,  avec  mon  âme  qui  la  suivit,  le  chemin 
de  la  petite  maison,  où  nous  ne  trouvâmes 
qu'un  esclave  qui  attendoit,  et  elle  et  Mazu- 
Ihim. 

Comment  donc  ?  dit-elle  à  l'esclave,  d'un 
ton  brusque,  il  n'est  pas  encore  ici  ?  Je  le 
trouve  charmant  de  se  faire  attendre  !  Il  est 
admirable  que  je  sois  ici  la  première.  L'es- 
clave l'assura  que  Mazulhim  allait  arriver. 
Mais,  reprit-elle,  c'est  que  ce  sont  des  airs 
tout  particuliers  que  ceux  qu'il  se  donne; 
l'esclave  sortit,  et  Zulica  vint  d'un  air  colère 
se  mettre  sur  moi.  Comme  elle  étoit  naturel- 
lement impétueuse,  elle  n'y  fut  pas  tranquille 
et  en  s'accusant  tout  haut  d'être  d'une  facilité 
sans  exemple,  elle  jura  mille  fois  de  ne  plus 
voir  Mazulhim.  Enfin,  elle  entendit  un  char 
arrêter  ;  préparée  à  dire  à  Mazulhim  tout  ce 
que  la  colère  pouvoit  lui  fournir,  elle  se  leva 
vivement,  et  ouvrant  la  porte;  en  vérité. 
Monsieur,  dit-elle,  vous  avez  des  façons  aussi 
singulières,  aussi  rares  1  Ah  ciel  !  s'écria-t- 
elle  en  voyant  l'homme  qui  entroit. 

Je  fus  presque  aussi  étonné  qu'elle  à  la  vue 
d'un  homme  que  je  ne  connoissois  pas. 
Quoi!  demanda  le  sultan,  ce  n'étoit  pas 
Mazulhim!  Non,  Sire,  répondit  Amanzéi.  Ce 
n'étoit  pas  lui,   dit  le   sultan!    cela  est  bien 


204  LE    SOPHA 

particulier!  Et  pourquoi  n'étoit-ce  pas  lui? 
Sire,  répondit  Amanzéij  votre  majesté  va 
l'apprendre.  Sçavez-vous  bien,  reprit  le  sul- 
tan, que  rien  n'est  si  comique  que  cela?  Cet 
homme  se  trompoit  apparemment.  Ah  !  sans 
doute,  il  se  trompoit,  on  le  voit  bien.  Mais 
dites-moi,  Amanzéi,  pendant  que  j'y  pense, 
qu'est-ce  que  c'est  qu'une  petite  maison? 
Depuis  que  vous  en  parlez,  j'ai  fait  semblant 
de  sçavoir  ce  que  c'étoit,  mais  je  n'y  peux 
plus  tenir.  Sire,  répartit  Amanzéi,  c'est  une 
maison  écartée,  où  sans  suite  et  sans  témoins, 
on  va...  Ah!  oui,  interrompit  le  sultan,  je 
devine,  cela  est  vraiment  fort  commode. 
Poursuivez. 

La  colère  et  la  surprise  qui  saisirent  Zulica 
à  l'aspect  de  l'homme  qui  venoit  d'entrer, 
l'empêchant  de  parler  :  Je  sçais.  Madame, 
lui  dit  cet  Indien  d'un  air  respectueux,  com- 
bien vous  devez  être  étonnée  de  me  voir.  Je 
n'ignore  pas  davantage  les  raisons  qui  vous 
feroient  désirer  ici  toute  autre  vue  que  la 
mienne.  Si  ma  présence  vous  interdit,  la 
vôtre  ne  me  cause  pas  moins  d'émotion.  Je 
ne  m'attendois  pas  que  la  personne  à  qui 
Mazulhim  m'a  prié  de  porter  ses  excuses, 
seroit  celle  de  toutes  à  qui  (si  j'avois  eu  le 
bonlieur    d'être    à    sa  place)  j'aurois    voulu 


CONTE  MORAL  205 


manquer  le  moins.  Ce  n'est  pas  cependant 
que  Mazulhim  soit  coupable;  non,  Madame, 
il  sçait  tout  ce  qu'il  doit  à  vos  bontés,  il  brû- 
loit  de  venir  à  vos  genoux  vous  parler  de  sa 
reconnoissance  :  des  ordres  cruels  auxquels 
même  il  a  pensé  désobéir,  quelques  sacrés 
qu'ils  lui  doivent  être,  l'ont  arraché  à  d'aussi 
doux  plaisirs.  Il  a  cru  devoir  compter  sur  ma 
discrétion  plus  que  sur  celle  d'un  esclave,  et 
n'a  pas  imaginé  qu'il  fallût  mettre  au  hasard 
un  secret  où  une  personne  telle  que  vous  se 
trouve  aussi  particulièrement  intéressée. 

Zulica  étoit  si  étonnée  de  ce  qui  lui  arri- 
voit,  que  l'Indien  auroit  pu  parler  plus  long- 
tems  sans  qu'elle  eût  la  force  de  l'interrompre. 
L'embarras  où  elle  étoit  lui  faisoit  même 
souhaiter  qu'il  eût  encore  plus  de  choses  à 
lui  dire.  Consternée  et  presque  sans  mouve- 
ment, elle  baissoit  les  yeux,  n'osoit  le  regar- 
der, rougissoit  de  honte  et  de  colère;  enfin, 
elle  se  mit  à  pleurer.  L'Indien  lui  prenant 
civilement  la  main,  la  conduisit  sur  moi,  où 
sans  prononcer  une  seule  parole,  elle  se  laissa 
tomber. 

Je  le  vois.  Madame,  continua-t-il,  vous 
vous  obstinez  à  croire  Mazulhim  coupable, 
et  tout  ce  que  je  puis  vous  dire  pour  le  jus- 
tifier semble  augmenter  la   colère   où  vous 


2o6  LE   SOPHA 

êtes  contre  lui.  Qu'il  est  heureux!  Qu'il  est 
heureux!  Tout  mon  ami  qu'il  est,  que  j'envie 
les   précieuses  larmes  qu'il  vous  fait  verser! 

Quêtant   d'amour Qui    vous  dit   que  je 

l'aime,  Monsieur,  interrompit  fièrement  Zu- 
lica  qui  avoit  eu  le  tems  de  se  reniettre.  Ne 
puis-je  pas  être  venue  ici  pour  des  choses  où 
l'amour  n'a  point  de  part?  Ne  peut-on  voir 
Mazulhim  sans  concevoir  pour  lui  les  senti 
mens  que  vous  semblez  m'attribuer?  Sur  quoi 
enfin  osez-vous  juger  qu'il  offense  mon  cœur 

J'ose  croire,  répondit  l'Indien  en  souriant 
que  si  mes  conjectures  ne  sont  pas  vraies 
au  moins  elles  sont  vraisemblables.  Les 
pleurs  que  vous  versez,  votre  colère,  l'heure 
à  laquelle  Je  vous  trouve  dans  un  lieu  qui 
jamais  n'a  été  consacré  qu'à  l'amour,  tout 
m'a  fait  croire  que  lui  seul  avoit  eu  le  pouvoir 
de  vous  y  conduire.  Ne  vous  en  défendez 
pas,  Madame,  ajouta-t-il,  vous  aimez;  faites- 
vous,  si  vous  le  voulez,  un  crime  de  l'objet, 
et  non  de  la  passion. 

Quoi  !  s'écria  Zulica  que  rien  ne  faisoit 
renoncer  à  la  fausseté,  Mazulhim  a  osé  vous 
dire  que  je  l'aimois  !  Oui,  Madame.  Et  vous 
le  croyez,  lui  demanda-t-elle  avec  étonne- 
ment?  Vous  me  permettrez  de  vous  dire, 
répondit-il,  que  la  chose  est  si  probable  qu'il 


CONTE    MORAL  2O7 

seroit  ridicule  d'en  douter.  Hé  bien!  Oui, 
Monsieur,  répliqua-t-elle,  oui,  je  l'aimois,  je 
le  lui  ai  dit,  je  venois  ici  le  lui  prouver, 
l'ingrat  avoit  enfin  sçu  m'amener  jusques-là. 
Je  ne  rougis  pas  de  vous  l'avouer;  mais  le 
perfide  n'aura  jamais  d'autres  preuves  de  ma 
foiblesse  que  l'aveu  que  je  lui  en  ai  fait. 
Un  jour  plus  tard!  Ciel!  que  serois-je  de- 
venue ? 

Eh  Madame  !  dit  froidement  l'Indien,  pen- 
sez-vous que  Mazulhim  ait  eu  assez  mauvaise 
opinion  de  moi,  pour  ne  m'avoir  confié  que 
la  moitié  du  secret?  Qu'a-t-il  donc  pu  vous 
dire,  demanda-t-elle  aigrement?  A-t-il  joint 
la  calomnie  à  l'outrage  ?  Et  seroit-il  assez 
indigne 

Mazulhim  peut  être  indiscret,  répondit-il, 
mais  j'ai  peine  à  le  croire  menteur.  Ah  le 
fourbe  !  s'écria-t-elle,  c'est  la  première  fois 
que  je  viens  ici.  Je  le  veux  bien,  puisque  vous 
le  voulez,  répliqua-t-il;  et  j'aime  mieux  croire 
que  Mazulhim  m'a  trompé  que  de  douter 
de  ce  que  vous  me  dites.  Mais,  Madame, 
devant  qui  vous  en  défendez-vous  ?  Si  vous 
vouliez  me  rendre  justice  j'ose  me  flatter 
que  vous  craindriez  moins  que  je  fusse 
le  dépositaire  de  vos  secrets.  Vous  pleu- 
rez !   Ah  !      c'est     trop     honorer    l'ingrat  ! 


2o8  LE   SOPHA 


Belle  comme  vous  êtes,  vous  sied-il  de  croire 
que  vous  ne  pourriez  pas  vous  venger  !  Oui 
Madame,  oui,  Mazulhim  m'a  tout  dit;  je  n'i- 
gnore pas  que  vous  avez  comblé  ses  vœux, 
je  sçais  même  des  détails  de  son  bonheur  qui 
vous  étonneroient.  Ne  vous  en  offensez 
point,  poursuivit-il,  sa  félicité  étoit  trop 
grande  pour  qu'il  pût  la  contenir  ;  moins 
content,  moins  transporté  sans  doute,  il  auroit 
été  plus  discret.  Ce  n'est  pas  sa  vanité,  c'est 
sa  joie  qui  n'a  pu  se  taire. 

Mazulhim,  interrompit-elle  avec  transport! 
Ah  !  le  traître  !  Quoi  !  Mazulhim  me  sacrifie  ! 
Mazulhim  vous  a  tout  dit?  il  a  bien  fait, 
poursuivit-elle  d'un  ton  plus  modéré,  je  ne 
connoissois  pas  encore  les  hommes;  et  grâce 
à  ses  soins,  j'en  serai  quitte  pour  une  foi- 
blesse.  Eh  !  Madame,  répondit  froidement 
l'Indien  qui  feignoit  de  la  croire,  ce  n'est  pas 
vous  venger,  c'est  vous  punir.  Non,  répondit- 
elle,  non,  tous  les  hommes  sont  perfides,  j'en 
fais  une  trop  cruelle  expérience  pour  en  pou- 
voir douter;  non  ils  ressemblent  tous  à  Mazu- 
lhim. 

Ah  !  ne  le  croyez  pas,  s'écria-t-il,  j'ose 
vous  jurer  que  si  vous  m'aviez  mis  à  sa  place 
vous  ne  l'auriez  jamais  vu  à  la  mienne.  Mais, 
reprit-elle,   ces  ordres  qui    l'ont    retenu  ne 


CONTE    MORAL  209 

sont  qu'un  vain  prétexte,  et  sans  doute  il 
m'abandonne.  Ah  !  ne  craignez  point  de  me 
l'apprendre.  Ah  bien  !  Oui,  Madame,  répon- 
dit l'Indien,  il  seroit  inutile  de  vous  le  cacher, 
Mazulhim  ne  vous  aime  plus.  Il  ne  m'aine 
plus  s'écria-t-elle  douloureusement  !  Ah  !  ce 
coup  me  tue,  l'ingrat  !  étoit-ce  là  le  prix 
qu'il  réservoit  à  ma  tendresse  ! 

En  finissant  ces  paroles,  elle  fit  encore 
quelques  exclamations,  et  joua  tour-à-tour  les 
larmes,  la  fureur  et  l'abattement. 

L'Indien  qui  la  connoissoit  ne  s'opposoit  à 
rien,  et  feignoit  toujours  d'être  pénétré  d'ad- 
miration pour  elle.  Je  sens  que  je  meurs. 
Monsieur,  lui  dit-elle,  après  avoir  long-tems 
pleuré,  ce  n'est  point  à  un  cœur  aussi  sensible, 
aussi  délicat  que  le  mien,  qu'on  peut  porter 
impunément  d'aussi  rudes  coups  ;  mais  qu'au- 
roit-il  donc  fait  si  je  l'avois  trompé?  Il  vous 
auroit  adorée,  répondit  l'Indien.  Je  ne  conçois 
rien,  reprit-elle,  à  ce  procédé,  je  m'y  perds. 
Si  l'ingrat  ne  m'aimoit  plus,  et  qu'il  craignît 
de  me  l'annoncer  lui-même,  ne  pouvoit-il  pas 
me  l'écrire?  Romproit-on  plus  indignement 
avec  l'objet  le  plus  méprisable?  Pourquoi  en- 
core faut-il  que  ce  soit  vous  qu'il  choisisse 
pour  me  le  faire  dire  ? 

Je  ne  vois  que  trop,  répliqua  l'Indien,  que 

14 


2IO  LE    SOPHA 

le  choix  du  confident  vous  déplaît  plus  encore 
que  la  confidence  même,  et  je  puis  vous  jurer 
que  connoissant,  comme  je  sais,  votre  injuste 
aversion  pour  moi,  vous  ne  m'auriez  pas  vu 
ici  si  Mazulhim  m'avoit  nommé  la  dame  à 
laquelle  il  me  prioit  de  porter  ses  excuses.  Je 
doute  même  (étant  pour  vous  dans  des  dispo- 
sitions fort  différentes  de  celles  où  j'ai  le  mal- 
heur de  vous  voir  pour  moi)  que  je  l'eusse 
cru,  s'il  m'eût  nommé  Zulica;  je  n'aurois  ja- 
mais pu  penser  qu'il  y  eût  au  monde  quel- 
qu'un qui  pût  ne  pas  faire  son  bonheur  d'être 
aimé  d'elle. 

C'est  donc  fort  innocemment,  ajouta-t-il, 
que  je  contribue  à  vous  donner  le  chagrin  le 
plus  sensible  que  vous  puissiez  recevoir,  et 
que  je  me  trouve  mêlé  dans  des  secrets  que 
sûrement  vous  aimeriez  mieux  voir  entre 
les  mains  de  tout  autre  qu'entre  les  miennes. 
Je  ne  sçais  pas  ce  qui  vous  le  fait  croire,  ré- 
pondit-elle d'un  air  embarrassé;  les  secrets 
de  la  nature  de  celui  dont  vous  vous  trouvez 
aujourd'hui  possesseur,  ne  se  confient  ordi- 
nairement à  personne;  mais  je  n"ai  point  de 
raisons  particulières... 

Pardonnez-moi,  Madame,  interrompit-il 
vivement,  vous  me  haïssez,  je  n'ignore  pas 
qu'en  toute  occasion  mon  esprit,  ma  figure  et 


CONTE    MORAL 


mes  mœurs  ont  été  l'objet  de  vos  railleries, 
ou  de  votre  plus  sévère  critique.  J'avouerai 
même  que  si  j'ai  quelques  vertus,  je  les  dois 
au  désir  que  j'ai  toujours  eu  de  me  rendre 
digne  de  vos  éloges,  ou  de  vous  obliger  du 
moins  à  me  faire  grâce  de  ces  traits  amers 
dont,  depuis  que  nous  sommes  dans  le  monde, 
vous  n'avez  pas  cessé  de  m'accabler. 

Moi!  Monsieur,  dit-elle  en  rougissant,  je 
n'ai  jamais  rien  dit  de  vous  dont  vous  puis- 
siez être  fâché  ;  d'ailleurs,  à  peine  nous  con- 
noissons-nous,  vous  ne  m'avez  jamais  donné 
sujet  de  me  plaindre  de  vous,  et  je  ne  me 
crois  pas  assez  ridicule...  Brisons-là,  de 
grâce.  Madame,  interrompit-il,  une  plus 
longue  explication  vous  gêneroit;  mais  puis- 
que nous  sommes  sur  ce  chapitre,  permettez- 
moi  seulement  de  vous  dire  que  par  les  sen- 
timens  que  j'ai  toujours  eus  pour  vous  (senti- 
mens  tels  que  votre  injustice  n'a  pas  pu  un 
moment  les  altérer)  j'étois  l'homme  du  monde 
qui  méritoit  le  plus  votre  pitié  et  le  moins 
votre  haine. 

Oui,  Madame,  ajouta-t-il,  rien  n'a  été  ca- 
pable d'éteindre  le  malheureux  amour  que 
vous  m'avez  inspiré  ;  vos  mépris,  votre  haine, 
votre  acharnement  contre  moi  m'ont  fait 
gémir,  mais  ne  m'ont  pas  guéri.  Je  connois 


312  LE    SOPHA 

trop  votre  cœur  pour  me  flatter  qu'il  puisse 
un  jour  prendre  pour  moi  les  sentimens  que 
je  pourrois  désirer;  mais  j'espère  que  ma 
discrétion  sur  ce  qui  vous  regarde  vous  fera 
revenir  de  votre  prévention,  et  que  si  elle  est 
au  point  que  vous  ne  puissiez  jamais  m'ac- 
corder  votre  amitié,  au  moins  vous  ne  me 
refuserez  pas  votre  estime. 

Zulica,  gagnée  par  un  discours  si  respec- 
tueux, lui  avoua  qu'en  eflet,  par  un  caprice 
dont  elle  n'avoit  jamais  pu  découvrir  la 
source,  elle  s'étoit  ouvertement  déclarée  son 
ennemie,  mais  que  c'étoit  un  tort  qu'elle 
comptoit  si  bien  réparer,  qu'il  n'en  seroit 
plus  question  entre  eux,  et  qu'elle  l'assuroit 
de  son  estime,  de  son  amitié  et  de  sa  l'econ- 
noissance. 

Après  l'avoir  prié  de  vouloir  bien  lui  gar- 
der le  secret  le  plus  inviolable,  elle  se  leva 
dans  l'intention  de  sortir. 

Où  voulez-vous  aller,  Madame,  lui  dit 
l'Indien  en  la  retenant?  Vous  n'avez  ici  per- 
sonne à  vous;  j'ai  renvoyé  mes  gens,  et 
l'heure  à  laquelle  ils  doivent  revenir  est  en- 
core bien  éloignée.  N'importe,  répliqua-t- 
elle,  je  ne  puis  rester  dans  un  lieu  où  tout  me 
reproche  ma  foiblesse.  Oubliez  Mazulhim, 
reprit-il  ;  cette  maison  aujourd'hui  n'est  point 


CONTE    MORAL  213 


à  lui,  il  me  l'a  cédée;  permettez  à  l'homme 
du  monde  qui  s'intéresse  le  plus  véritable- 
ment à  vous,  de  vous  prier  d'y  commander. 
Songez  du  moins  à  ce  que  vous  voulez  faire. 
Vous  ne  pouvez  sortir  à  l'heure  qu'il  est  sans 
risquer  d'être  rencontrée.  Que  votre  colère  ne 
vous  fasse  pas  oublier  ce  que  vous  vous 
devez. 

Songez  à  l'éclat  affreux  que  vous  feriez, 
songez  que  peut-être  demain  vous  seriez  la 
fable  de  tout  Agra,  et  qu'avec  une  vertu  et 
des  sentimens  que  l'on  doit  respecter,  l'on 
vous  croiroit  personne  à  qui  ces  sortes  d'aven- 
tures sont  ordinaires. 

Zulica  résista  longtemps  aux  raisons  que 
Nasses  (c'étoit  le  nom  de  l'Indien)  lui  appor- 
toit  pour  la  faire  rester.  Tout  étoit  préparé 
ici  pour  vous  recevoir,  ajouta-t-il,  souffrez 
que  j'y  passe  la  soirée  avec  vous;  ce  que 
vous  êtes,  ce  que  je  suis  moi-même,  tout 
doit  vous  répondre  de  mon  respect.  Je  n'ap- 
puie pas  sur  mes  sentimens;  si  j'ose  encore 
vous  en  parler,  c'est  uniquement  pour  vous 
faire  sentir  à  quel  point  je  m'intéresse  à 
vous,  et  pour  tâcher  de  vous  ôter  les  impres- 
sions sinistres  que  l'indiscrétion  de  Mazulhim 
me  semble  vous  avoir  laissées. 

Après   quelque  résistance,  Zulica,   persua- 


214  LE   SOPHA 

dée  par  ce  que  lui  disoit  Nasses,  consentit 
enfin  à  rester.  Pensant,  comme  vous  faites, 
Madame,    lui  dit-il,    vous  devez    être    bien 

étonnée  de  vous  trouver  si  sensible Bon! 

interrompit  le  sultan,  il  ne  sçait  ce  qu'il  dit; 
car  autant  que  je  puis  m'en  souvenir,  c'est 
toujours  cette  dame  qui  étoit  fâchée  de  ce 
que  Mazulhim  n'avoit  pas  de  bonnes  façons 
pour  elle  ;  sans  doute,  dit  la  sultane,  c'est  la 
même.  Un  moment  de  grâce,  reprit  le  sultan, 
orientons-nous.  Si  c'est  la  même,  pourquoi 
lui  dit-il...  ce  qu'il  lui  dit?  Vous  voyez  bien 
qu'il  se  trompe.  Cette  dame-là  est  accoutu- 
mée à  avoir  des  amans,  par  conséquent  il  est 
ridicule  qu'il  lui  dise  qu'elle  doit  être  bien 
étonnée?  Ne  voyez-vous  pas  qu'il  veut  la 
tourner  en  ridicule,  répondit  la  sultane  ?  Ah! 
c'est  une  autre  affaire,  répliqua  le  sultan. 
Mais  pourquoi  ne  m'en  avertit-on  pas?  où 
veut-on  que  j'aille  deviner  cela!  Ah!  il  se 
moque  d'elle,  je  le  vois  bien;  mais  à  propos 
de  quoi  s'en  moque-t-il?  Voilà  ce  que  je  vou- 
drois  sçavoir.  Et  sans  doute  ce  qu'Amanzéi 
vous  apprendra,  si  vous  voulez  le  laisser 
continuer.  Soit,  dit  le  sultan;  ce  que  j'en  dis, 
comme  vous  le  concevez  bien,  ce  n'est  pas 
que  cela  ne  me  soit  égal  ;  on  parle  pour  par- 
ler, cela  amuse,  et  pour  moi,  je  ne  hais  pas 
la  conversation. 


CONTE    MORAL  215 


CHAPITRE  XIV. 
Qiù  contient  moins  de  faits  que  de  discours. 

AMANZÉI,  le  lendemain,  continua  ainsi  : 
Pensant,  comme  vous  faites,  Madame, 
disoit  Nasses  à  Zulica,  vous  devez  être  bien 
étonnée  de  vous  trouver  si  sensible!  Cela 
n'est  pas  douteux,  répondit-elle,  et  c'est,  je 
vous  assure,  une  aventure  bien  singulière 
dans  ma  vie  que  celle  qui  m'arrive.  Que 
vous  ayez  aimé,  reprit-il,  ce  n'est  pas  ce  qui 
m'étonne;  il  y  a  bien  peu  de  femmes  qui  se 
soient  sauvées  de  l'amour;  mais  que  ce  soit 
Mazulhim  qui  ait  triomphé  de  votre  cœur,  de 
ce  cœur  qui  sembloit  si  peu  fait  pour  connoî- 
tre  l'amour,  c'est,  je  vous  l'avouerai,  ce  que 
je  ne  comprends  point. 

Je  ne  le  comprends  pas  moi-même,  répon- 
dit-elle; et  réellement  quand  je  m'examine, 
je  ne  puis  concevoir  comment  il  a  pu  me 
plaire  et  me  séduire.  Ah!  Madame,  s'écria-t- 
il  avec  un  air  pénétré,  quelle  cruelle  destinée 
que  la  nôtre  !  Vous  aimez  qui  ne  vous  aime 
plus,  et  j'aime  qui  ne  m'aimera  jamais.  Pour- 
quoi toujours  arrêté  par  cette  injuste  aversion 
que  je  sçavois  que  vous  aviez  pour  moi,  ne 
vous  ai-je  pas  dit  à  quel  point  vous  m'aviez 


Zl6  LE    SOPHA 


touché?  Peut-être  hélas!  mes  soins,  ma  cons- 
tance, mon  respect  vous  auroient  désarmé. 
Et  peut-être  aussi,  dit-elle,  m'auriez-vous 
traitée  comme  Mazulhim  me  traite.  Non, 
répondit-il  en  lui  prenant  la  main,  non,  Zu- 
lica  se  seroit  vue  adorée  aussi  religieusement 
qu'elle  mérite  de  l'être.  Mais,  répartit-elle, 
Mazulhim  m'a  tenu  les  mêmes  discours  que 
vous;  pourquoi  croirois-je  que  vous  n'auriez 
pas  fait  les  mêmes  choses  que  lui? 

Tout  devoit  vous  faire  douter  de  la  vérité 
de  ses  sentimens,  répondit-il;  Mazulhim  in- 
constant^ dissipé,  n'a  jamais  sçu  ce  que 
c'étoit  qu'aimer.  Vous  ne  pouviez  pas  ignorer 
qu'il  étoit  plus  indiscret,  et  plus  trompeur 
qu'il  ne  nous  est  même  permis  de  l'être.  Il 
est  vrai  cependant  que  quelque  infidèle  qu'il 
fût,  vous  pouviez,  sans  être  accusée  de  trop 
d'orgueil,  prétendre  à  la  gloire  de  le  fixer.  La 
difficulté  de  vous  plaire,  vos  charmes,  le 
plaisir  si  doux  et  si  rare  de  régner  dans  un 
cœur  qu'avant  lui  personne  ne  s'étoit  soumis, 
tout  devoit  vous  faire  espérer  de  sa  part  une 
tendresse  éternelle  ! 

Ce  qui,  en  toute  autre,  auroit  été  une  va- 
nité ridicule,  ne  devenoit  pour  Zulica  qu'une 
idée  si  simple,  qu'elle  ne  pouvoit  pas  s'em- 
pêcher de  l'avoir.  Il  est  certain,  du  moins, 


CONTE    MORAL  217 


répondit-elle  modestement,  que  par  ma  façon 
de  penser,  je  pouvois  mériter  quelques  égards. 
Des  égards!  Vous  !  s'écria-t-il,  ah!  des  égards 
vous  rendent-ils  tout  ce  qu'on  vous  doit  ? 
Ainsi  donc,  pour  prix  de  vos  bontés,  vous 
n'exigeriez  que  ce  qu'on  doit  à  la  femme 
même  qu'on  estime  le  moins.  Vous  voyez 
pourtant,  reprit-elle,  que  j'ai  encore  trop 
exigé. 

S'il  m'étoit  permis  de  vous  parler,  répar- 
tit Nasses Vous  le  pouvez,  interrompit- 
elle,  vous  ne  devez  pas  douter  que  ce  qui  se 
passe  aujourd'hui  entre  nous,  ne  doive  nous 
lier  de  la  plus  tendre  amitié.  Oui,  Madame, 
dit-il  vivement,  de  la  plus  tendre  ;  mais  est-ce 
à  moi,  est-ce  à  ce  Nasses  si  long-tems  haï, 
que  Zulica  daigne  promettre  l'amitié  la  plus 
tendre  ?  Oui,  Nasses,  répondit  -  elle,  c'est 
Zulica  qui  reconnoît  son  injustice,  qui  en  est 
désespérée,  et  qui  vous  jure  de  la  réparer  par 
des  sentimens  et  une  confiance  à  toute 
épreuve. 

Alors  elle  le  regarda  obligeamment  ;  il 
étoit  d'une  figure  fort  agréable  ;  et  quoique 
moins  à  la  mode  que  Mazulhim,  il  ne  lui 
cédoit  en  rien.  Quoi  !  s'écria-t-il  encore,  c'est 
vous  qui  me  promettez  de  m'aimer  !  '  ui, 
répliqua-t-elle,  mon  cœur  vous    sera  ouvert 


2l8  LE    SOPHA 

vousy  lirez  comme  moi-même,  mes  moindres 
sentimens,  mes  idées,  tout  vous   sera   connu. 

Ah  Zulica  !  dit-il  en  se  jettant  à  ses  genoux 
et  en  lui  baisant  la  main  avec  ardeur,  que 
ma  tendresse  sçaura  bien  vous  payer  de  ce 
que  vous  ferez  pour  moi  ! 

Avec  quel  plaisir  ne  vous  soumettrai-je  pas 
toutes  mes  pensées  !  Maitresse  souveraine  de 
ma  vie,  vos  ordres  seuls  régleront  ma  condui- 
te ?  Laissons  cela,  dit-elle  en  souriant,  et 
levez-vous,  je  n'aime  pas  à  vous  voir  à  mes 
genoux  ;  revenons  à  ce  que  voulez  me  dire. 

Il  se  leva,  s'assit  auprès  d'elle,  et  lui  tenant 
toujours  la  main,  il  poursuivit  ainsi.  Je  vais 
vous  interroger,  puisque  vous  voulez  bien  le 
permettre.  Par  quelles  voies,  Mazulhim  a-t- 
il  pu  vous  plaire  ?  par  quel  enchantement  la 
femme  la  plus  respectable  par  ses  sentiments 
et  par  sa  conduite,  Zulica  enfin,  l'a-t-elle 
trouvé  aimable  ? 

Comment  un  homme  aussi  vain,  aussi  im- 
pétueux, a-t-il  pu  convenir  à  une  femme 
aussi  sage,  aussi  modeste  que  vous  ?  Car, 
qu'il  plaise  à  des  femmes  de  son  caractère,  à 
ces  femmes  frivoles,  étourdies,  dissipées,  à 
qui  aucun  objet  n'inspire  de  l'amour,  et  qui 
cependant  sont  vaincues  par  tous  ceux  qui  se 
présentent  à  leurs  yeux;  qu'il  leur  plaise, 
dis-je,  cela  ne  m'étonne  pas,  mais  vous? 


CONTE   MORAL  219 


Pour  commencer  avec  vous  le  commerce 
de  confiance  que  je  vous  ai  promis,  répondit 
Zulica,  je  vous  dirai  naturellement  que  je  ne 
devois  pas  craindre  que  Mazulhim  pût  jamais 
m'étre  cher.  Ce  n'étoit  pas  que  je  me  crusse 
incapable  de  foiblesse.  Sans  en  avoir  fait  la 
cruelle  expérience,  comme  je  l'ai  faite  depuis, 
je  n'ignorois  pas  qu'il  ne  faut  qu'un  moment 
pour  plonger  la  femme  la  plus  vertueuse  dans 
les  égaremens  les  plus  funestes;  mais  rassu- 
rée par  mes  sentimens,  par  le  tems  même 
qu'il  y  avoit  que  j'étois  dans  le  monde,  sans 
avoir  manqué  aux  moindres  des  devoirs  qui 
nous  sont  prescrits,  j'osois  me  flatter  que  ce 
calme  seroit  éternel. 

Sans  doute,  dit  Nasses  d'un  air  fort  sérieux, 
rien  ne  perd  les  femmes  comme  cette  sécurité 
dont  vous  parlez.  Cela  est  vrai,  au  moins, 
répondit-elle;  une  femme'  n'est  jamais  plus 
exposée  à  succomber  que  lorsqu'elle  se  croit 
invincible.  J'étois  dans  ce  calme  trompeur, 
continua-t-elle,  lorsque  Mazulhim  s'est  offert 
à  mes  yeux;  je  ne  vous  dirai  pas  comment  il 
a  fait  pour  me  séduire.  Ce  que  je  sçais,  c'est 
qu'après  lui  avoir  résisté  long-tems,  mon 
cœur  s'est  ému,  ma  tête  s'est  troublée.  J'ai 
senti  des  mouvemens  qui  prenoient  sur  moi, 
d'autant  plus  que  je  n'étois  pas  dans  l'habi- 


220  LE    SOPHA 

tude  de  les  éprouver.  Mazulhim  qui  sçavoit 
mieux  que  moi-même  de  quelle  nature  étoit 
mon  trouble,  en  a  profité,,  pour  m'engager 
dans  des  démarches  dont  j'ignorois  la  consé- 
quence; enfin  il  m'a  amenée  au  point  de  me 
faire  venir  ici.  Je  croyois,  et  il  me  l'avoit 
promis,  qu'il  ne  vouloit  que  m'entretenir 
avec  plus  de  liberté  que  dans  le  tumulte  du 
monde  nous  n'en  pouvions  espérer.  J'y  suis 
venue,  sa  présence  m'a  plus  émue  que  je 
n'avois  pensé;  seule  avec  lui,  je  me  suis 
trouvée  moins  forte  contre  ses  désirs;  sans 
sçavoir  ce  que  j'accordois,  je  n'ai  pu  lui  refu- 
ser rien  ;  l'amour  enfin  ma  séduite  jusqu'au 
bout. 

En  finissant  ces  paroles,  elle  avoit  les 
yeux  à  demi-mouillés  de  larmes  qu'elle  s'ef- 
forçoit  de  répandre.  Nasses  qui  paroissoit 
prendre  à  sa  douleur  la  part  la  plus  sincère, 
en  feignant  de  la  consoler,  lui  disoit  les 
choses  du  monde  les  plus  propres  à  la  déses- 
pérer. Sur-tout  il  appuyoit  malignement  sur 
le  peu  de  tems  que  Mazulhim  l'avoit  gardée  : 
ce  n'est  pas  assurément,  lui  dit-il,  que  vous 
n'ayez  de  quoi  rendre  un  homme  heureux;  du 
moins,  on  en  doit  juger  ainsi.  Il  est  pourtant 
vrai  que  cette  inconstance  si  prompte  de  Ma- 
zulhim, feroit,  si  c'étoit  toute  autre  que  vous, 
penser  les  choses  les  plus  désavantageuses. 


CONTE    MORAL 


Zulica,  à  ce  propos,  fit  une  mine  qui  mar- 
quoit  assez  à  Nasses  qu'elle  croyoit  avoir  rai- 
son de  ne  se  rien  reprocher  là-dessus. 

On  n'ignore  pas,  reprit  Nasses,  que  les 
hommes  sont  assez  malheureux  pour  ne  pou- 
voir pas  jouir  long-tems  de  l'objet  même  le 
plus  aimable,  sans  que  leurs  désirs  se  ralen- 
tissent; mais  au  moins  on  aime  trois  mois, 
six  semaines,  quinze  jours  même,  plus  ou 
moins  ;  on  n'a  jamais  imaginé  de  quitter  une 
femme  aussi  brusquement  que  Mazulhim 
vous  a  quittée,  vous  ;  c'est  d'un  ridicule, 
d'une  horreur  même  qu'on  ne  peut  imaginer! 
Ah!  Zulica,  ajouta-t-il,  j'ose  encore  le  répé- 
ter, vous  m'auriez  trouvé  plus  constant. 
Zulica,  lui  répondit  qu'elle  en  étoit  bien  per- 
suadée, mais  que  ne  voulant  plus  aimer,  ce 
lui  étoit  désormais  une  chose  indifférente  que 
les  hommes  fussent  constans  ou  non;  qu'elle 
désiroit  même,  par  la  sincère  amitié  qu'elle 
avoit  pour  lui,  que  l'amour  qu'il  disoit  sentir 
ne  fût  pas  véritable,  et  qu'elle  seroit  extrê- 
mement fâchée  qu'il  conservât  des  sentimens 
qu'il  ne  pourroit  jamais  voir  récompensés. 

Oui,  lui  répondit  Nasses  d'un  air  triste,  je 
sens  bien  tout  ce  que  vous  me  dites.  Je  trouve 
dans  votre  caractère  cette  fermeté  que  j'ai 
toujours  craint  en  vous,  et  que  je  ne   puis 


222  LE   SOPHA 

m'empêcher  d'admirer,  quoiqu'elle  fasse  mon 
malheur.  Si  vous  étiez  moins  estimable,  j'en 
serois  beaucoup  moins  à  plaindre  ;  car  enfin 
il  me  seroit  permis  d'imaginer  que  puisque 
vous  avez  aimé  Mazulhim,  il  ne  seroit  pas 
impossible  que  vous  m'aimassiez  aussi.  C'est 
une  idée  qu'on  pourroit  concevoir,  avec  toutes 
les  femmes  du  monde,  sans  les  offenser; 
mais  malheureusement,  vous  ne  ressemblez 
à  personne,  et  c'est  sans  tirer  à  consé- 
quence pour  l'avenir,  que  vous  avez  eu  une 
foiblesse. 

Zulicaqui,  sans  doute,  rioit  en  elle-même 
de  la  fausse  idée  que  Nasses  sembloit  avoir 
d'elle,  l'assura  qu'il  lui  rendoit  justice,  et 
s'étendit  beaucoup  sur  l'heureuse  façon  de 
penser  qu'elle  avoit  reçue  de  la  nature,  le 
peu  de  disposition  qu'elle  avoit  à  se  laisser 
toucher,  et  la  froideur  dans  laquelle,  ce  qui 
étoit  pour  beaucoup  d'autres  femmes  des  plai- 
sirs dune  extrême  vivacité,  Tavoit  laissée, 
même  malgré  l'amour  violent  que  lui  avoit 
sçu  inspirer  Mazulhim. 

Tant  pis  pour  vous, Madame,  lui  dit  Nasses; 
plus  vous  êtes  estimable,  plus  vous  êtes  à 
plaindre.  Votre  insensibilité  va  faire  le  mal- 
heur de  votre  vie.  Toujours  Mazulhim  sera 
présent  à  vos  yeux.  La  façon  humiliante  dont 


CONTE    MORAL  223 


il  VOUS  a  quittée  ne  sortira  pas  un  moment 
de  votre  mémoire;  c'est  un  supplice  qui  vous 
accablera  dans  la  solitude,  et  dont  la  dissipa- 
tion et  les  plaisirs  du  monde  ne  vous  distrai- 
ront jamais  assez.  Mais  que  faire,  lui  de- 
manda-t-elle,  pour  effacer  de  mon  esprit  une 
idée  aussi  cruelle?  Je  conviens  avec  vous, 
qu'un  nouvel  amour  pourroit  m'ôter  le  sou- 
venir de  Mazulhim,  mais  sans  compter  les 
nouveaux  malheurs  qui  peut-être  y  seront 
attachés,  puis-je  croire  que  mon  cœur  vou- 
droit  s'y  livrer,  autant  qu'il  le  faudroit,  pour 
assurer  ma  guérison?  Non,  Nasses,  croyez- 
moi,  une  femme  qui  pense  d'une  certaine 
façon,  ne  sçauroit  aimer  deux  fois.  Idée 
fausse!  s'écria-t-il,  j'en  connois  qui  ont  aimé 
plus  de  six,  et  qui  ne  s'en  estiment  pas  moins. 
Vous  êtes  d'ailleurs  dans  un  cas  si  cruel,  qu'il 
vous  met  au-dessus  des  règles,  et  que  si  l'on 
sçavoit  votre  aventure,  on  vous  verroit  aimer 
dix  hommes  à  la  fois,  qu'on  trouveroit  que 
vous  ne  vous  en  dédommageriez  pas  encore. 
On  auroit  assurément  de  la  bonté  de  reste, 
répliqua-t-elle  en  souriant.  Mais  non,  répar- 
tit-il, on  trouveroit  cela  plus  simple  que  vous 
ne  croyez.  Vous  concevez  bien,  au  reste,  que 
ce  que  j'en  dis  n'est  pas  pour  vous  conseiller 
de  les  prendre,  puisque  c'en  seroit  assez  d'un 
pour  me  faire  mourir  de  douleur. 


224  LE   SOPHA 

Ah!  dit  Zulica  en  rêvant,  c'est  qu'on  nous 
trouve  si  blâmables  quand  nous  aimons, 
qu'avec  une  seule  passion,  la  plus  longue  et 
la  plus  sincère  qu'on  puisse  voir,  nous  avons 
encore  bien  de  la  peine  à  échapper  aux  mé- 
pris, et  que  tel  est  notre  malheur,  que  ce  que 
l'on  regarde  en  nous  comme  des  vertus,  nous 
est  toujours  compté  pour  des  vices. 

Oui,  autrefois  on  pensoit  cela,  répondit-il  ; 
mais  les  mœurs  ayant  changé,  nos  idées  ont 
changé,  avec  el  es.  Oh  !  non,  si  ce  n'étoit 
que  la  crainte  du  blâme  qui  vous  retînt,  vous 
pourriez  vous  livrer  à  l'amour.  Dans  le  fond 
reprit-elle,  vous  avez  raison  ;  car  qu'importe 
qu'on  occupe  son  cœur  essentiellement,  je  n'y 
vois  pas  le  moindre  mal.  Et  cependant,  ré- 
pliqua-t-il  avec  un  esprit  qui  vous  fait  discer- 
ner si  bien  le  faux  du  vrai,  vous  sacrifiez  aux 
préjugés,  comme  quelqu'un  qui  ne  sçauroit 
pas  raisonner?  Vous  voilà  déterminée  à  pleu- 
rer toute  votre  vie  votre  foiblesse  pour  Mazul- 
him,  plutôt  que  de  songer  sagement  à  vous 
en  consoler;  vous  croyez  qu'une  femme  qui 
pense  d'une  certaine  façon,nedoit  aimer  qu'une 
fois  ;  vous  sentez  bien  intérieurement  que 
le  principe  d'après  lequel  vous  agissez,  n'est 
pas  vrai;  mais  vous  résistez  à  vos  lumières, 
pour  jouir  du  noble  plaisir  de  vous  affliger, 


CONTE    MORAL  225 


et  apparemment  aussi,  pour  qu'on  ne  cesse 
pas  de  dire  que  c'est  la  perte  de  Mazulhim 
que  vous  voulez  pleurer  toujours.  Ne  sont-ce 
pas  là  de  beaux  propos  à  faire  tenir  de  soi  ? 
De  moi  !  répondit-elle,  mais  je  me  flatte 
qu'on  n'en  parlera  pas. 

Je  le  crois  bien,  répliqua-t-il,  je  sçais  que 
vous,  Madame,  vous  ne  direz  rien  de  ceci  ;  il 
est  constant  que  je  n'en  parlerai  pas  moi;  la 
chose  fait  assez  peu  d'honneur  à  Mazulhim 
pour  qu'il  se  croie  obligé  à  garder  le  silence;  et 
cependant  si  vous  ne  changez  point  de  façon 
de  penser,  tout  le  monde  le  sçaura.  Mais 
pourquoi,  demanda-t-elle  ? 

Parbleu  !  reprit-il,  croyez- vous  qu'on  vous 
voie  affligée,  sans  qu'on  cherche  à  pénétrer 
pourquoi  vous  l'êtes,  et  que  si  on  le  cherche 
opiniâtrement,  enfin  on  ne  le  découvre  pas  ? 
Pensez-vous  que  Mazulhim  même,  de  qui 
votre  douleur  flattera  la  vivacité,  résiste  au 
plaisir  d'apprendre  au  public  que  c'est  sa  perte 
qui  la  cause  ?  Cela  est  vrai,  dit-elle  ;  mais 
Nasses,  est-ce  donc  qu'il  dépendroit  de  moi 
de  n'être  plus  affligée  ?  Sans  doute,  répondit- 
il,  cela  dépend  de  vous.  Au  fond,  que  regret- 
tez-vous à  présent,  Mazulhim  ?  S'il  revenoit 
à  vous,  consentiriez-vous  à  le  recevoir  ?  Moi  ! 
s'écria-t-elle,  ah  !  j'aimerois   mieux  être   au 

15 


226  LE    SOPHA 

dernier  des  hommes,  que  d'être  à  lui.  Si, 
quelque  chose  qu'il  pût  faire,  rien  ne  pourroit 
lui  rendre  votre  cœur,  il  est  donc,  reprit-il, 
bien  ridicule  que  vous  le  regrettiez. 

Dites-moi  un  peu,  demanda  le  sultan,  en 
avez-vous  encore  pour  long-tems?  Oui,  Sire, 
répondit  Amanzéi.  De  par  Mahomet!  Tant 
pis,  répliqua  Schah-Baham,  voilà  des  dis- 
cours qui  m'ennuient  furieusement,  je  vous 
en  avertis.  Si  vous  pouviez  les  supprimer,  ou 
les  abréger  du  moins,  vous  me  feriez  plaisir, 
et  je  n'en  serois  pas  ingrat. 

Vous  avez  tort  de  vous  plaindre,  lui  dit  la 
sultane,  cette  conversation  qui  vous  ennuie 
est,  pour  ainsi  dire,  un  fait  par  elle-même. 
Ce  n'est  point  une  dissertation  inutile,  et  qui 
ne  porte  sur  rien,  c'est  un  fait...  N'est-ce  pas 
dialogué  qu'on  dit,  demanda-t-elle  à  Amanzéi 
en  souriant?  Oui,  Madame,  répondit-il.  Cette 
façon  de  traiter  les  choses,  reprit-elle,  est 
agréable,  elle  peint  mieux,  et  plus  universel- 
lement les  caractères  que  l'on  met  sur  la 
scène  ;  mais  elle  est  sujette  à  quelques  incon- 
véniens.  A  force  de  vouloir  tout  approfondir, 
ou  de  saisir  chaque  nuance,  on  risque  de 
tomber  dans  des  minuties,  fines  peut-être, 
mais  qui  ne  sont  pas  des  objets  assez  impor- 
tans  pour   que  l'on  doive  s'y  arrêter,  et  l'on 


CONTE    MORAL  227 


excède  de  détails  et  de  longueurs  ceux  qui 
écoutent.  S'arrêter  précisément  oij  il  le  faut, 
est  peut-être  une  chose  plus  difficile  que  de 
créer.  Le  sultan  a  tort  de  vouloir  que  dans 
l'endroit  où  vous  êtes,  vous  marchiez  si  rapi- 
dement, mais  vous  l'aurez  devant  moi  et  de- 
vant toute  personne  de  goût,  si  la  fureur  de 
parler  vous  emporte,  et  si  vous  ne  sçavez  pas 
sacrifier  de  tems  en  tems  les  choses  mêmes 
qui  vous  paroîtront  les  plus  agréables,  lors- 
que vous  ne  pourrez  nous  les  dire  qu'aux  dé- 
pens de  celles  que  nous  attendons.  Le  sultan 
a  tort,  dit  Schah-Baham,  cela  est  bientôt  dit! 
et  moi  je  soutiens  que  cet  Amanzéi-là  n'est 
qu'un  bavard,  qui  se  mire  dans  tout  ce  qu'il 
dit,  et  qui,  ou  je  ne  m'y  connois  pas,  a  le 
vice  d'aimer  les  longues  conversations,  et  de 
faire  le  bel  esprit.  Cela  vous  choque,  ajouta- 
t-il,  en  se  tournant  du  côté  d'Amanzéi,  mais 
c'est  que  je  suis  franc;  et  si  vous  voulez  l'être, 
je  parie  que  vous  avouerez  que  j'ai  raison. 
Oui,  Sire,  répondit  Amanzéi,  et  complaisance 
de  courtisan  à  part,  je  suis  d'autant  plus 
forcé  d'en  convenir,  qu'il  y  a  long-tems  qu'on 
me  trouve  le  défaut  que  votre  majesté  me  re- 
proche. Corrigez-vous-en  donc,  dit  Schah- 
Baham.  S'il  m'avoit  été  aussi  facile  de  m'en 
corriger,    qu'il    me  l'a  paru    d'en   convenir, 


228  LE   SOPHA 


répartit  Amanzéi,  votre  majesté  n'auroit  pas 
eu  de  reproche  à  me  faire. 

La  force  du  raisonnement  de  Nasses  frappa 
Zulica,  poursuivit-il.  Dans  le  fond,  vous 
avez  raison,  lui  dit-elle,  aussi  n'est-ce  plus 
Mazulhim  que  je  pleure,  c'est  ma  foiblesse, 
c'est  de  m'étre  donnée  à  un  homme  si  indigne 
de  moi.  J'avoue,  l'épliqua  Nasses,  d'un  air 
simple,  que  le  tour  qu'il  vous  joue  ne  doit 
pas  le  rendre  aimable  à  vos  yeux  ;  cependant 
si  vous  voulez  le  juger  sans  prévention,  je  ne 
doute  pas  que  vous  ne  lui  trouviez  des  agré- 
mens;  car  enfin  il  en  a.  Si  vous  voulez,  ré- 
pondit-elle ,  dédaigneusement  ;  d'abord  il 
n'est  pas  bien  fait. 

Je  ne  sçais  pas  reprit-il,  mais  personne 
cependant  n'a  plus  de  grâces  que  lui;  il  a  la 
plus  belle  tète  et  la  plus  bel.e  jambe  du 
monde,  l'air  noble  et  aisé,  l'esprit  vif,  léger, 
amusant.  Oui,  reprit-elle,  je  ne  nie  point 
qu'il  ne  soit  une  bagatelle  assez  jolie;  mais 
après  tout,  il  n'est  que  cela,  et  de  plus  je  vous 
assure  qu'il  s'en  faut  de  beaucoup  qu'il  soit 
aussi  amusant  qu'on  le  dit.  Entre  nous,  c'est 
un  fat,  d'une  présomption,  d'une  suffisance  ! . . . 
Je  pardonne  un  peu  d'orgueil  à  un  homme, 
assez  heureux  pour  vous  avoir  plu,  inter- 
rompit Nasses;  on  en  prend  à  moins  tous  les 
jours. 


CONTE    MORAL  22g 


Mais ,  Nasses ,  répondit-elle ,  pour  un 
homme  qui  me  dit  qu'il  m'aime,  et  qui  veut 
que  je  le  croie  apparemment,  vous  me  tenez 
de  singuliers  propos.  Tout  odieux  que  vous 
est  à  présent  Mazulhim,  répondit  Nasses,  il 
vous  l'est  encore  moins  que  moi,  et  je  croi- 
rois  risquer  plus  à  vous  parler  d'un  amant 
que  vous  n'aimerez  jamais,  que  je  ne  fais  à 
vous  entretenir  d'un  que  vous  avez  si  tendre- 
ment aimé.  Il  vous  occupe  encore  si  vive- 
ment, que  jamais  je  ne  prononce  son  nom, 
que  vos  yeux  ne  se  mouillent  de  larmes;  ac- 
tuellement encore  ils  s'en  remplissent,  et  vous 
voulez  en  vain  me  les  cacher.  Ah  !  retenez 
vos  pleurs,  aimable  Zulica,  s'écria-t-il,  elles 
me  percent  le  cœur  !  Je  ne  puis,  sans  un  atten- 
drissement qui  me  devient  funeste,  les  voir 
couler  de  vos  yeux. 

Zulica,  qui  depuis  quelque  tems  n'avoit 
pas  envie  de  pleurer,  ne  put  entendre  ce  dis- 
cours, sans  se  croire  obligée  de  verser  de 
nouvelles  larmes.  Nasses  qui  se  divertissoit 
de  tout  le  manège  qu'il  lui  faisoit  faire  à  son 
gré,  la  laissa  quelque  tems  dans  cette  douleur 
affectée. 

Cependant  pour  ne  pas  perdre  ses  momens 
auprès  d'elle,  il  s'amusa  à  lui  baiser  la  gorge 
qu'elle  avoit  extrêmement  découverte.  Elle 


230  LE   SOPHA 

fut  assez  longtems  sans  daigner  songer  à  ce 
qu'il  faisoit;  et  ce  ne  fut  qu'après  lui  avoir 
laissé  là-dessus  entière  liberté  qu'elle  s'avisa 
d'y  trouver  à  redire.  Vous  n'y  pensez  pas, 
Nasses,  lui  dit-elle,  ayant  toujours  un  mou- 
choir sur  ses  yeux,  voilà  des  libertés  qui  me 
blessent.  Vraiment!  je  le  crois,  répondit-il, 
n'allez-vous  pas  prendre  cela  pour  une  fa- 
veur? regardez-moi  donc,  ajouta-t-il,  que  je 
voie  vos  yeux.  Non,  reprit-elle,  ils  ont  trop 
pleuré  pour  être  beaux.  Sans  vos  larmes,  ré- 
pliqua-t-il,  vous  me  paroîtriez  bien  moins 
belle. 

Ecoutez-moi,  continua-t-il,  l'état  où  je 
vous  vois  m'afflige,  je  veux  absolument  que 
vous  vous  en  tiriez.  Je  vous  ai  prouvé  la  né- 
cessité où  vous  êtes  d'aimer  encore,  et  je 
vais,  autant  qu'il  me  sera  possible,  vous 
prouver  actuellement  que  c'est  moi  qu'il  faut 
que  vous  aimiez.  Je  doute,  répondit-elle,  que 
vous  y  réussissiez.  C'est  ce  que  nous  allons 
voir,  reprit-il.  Premièrement,  vous  convenez 
de  m'avoir  haï  sans  sujet,  c'est  une  injustice 
que  vous  ne  pouvez  réparer  qu'en  m'aimant 
à  la  fureur.  Elle  sourit.  D'ailleurs,  continua- 
t-il,  je  vous  aime,  et  tout  facile  qu'il  vous 
est  de  faire  prendre  à  qui  que  ce  soit  plus 
d'amour  même  qu'il  ne  vous  plaira  peut-être 


CONTE    MORAL  23 I 

de  lui  en  inspirer,  jamais  vous  ne  trouverez 
personne  aussi  disposé  que  moi,  à  vous 
aimer  avec  toute  la  tendresse  que  vous  mé- 
ritez. 

Que  nous  ayons  tort  ou  raison,  il  est  cons- 
tant qu'en  général,  nous  pensons  mal  des 
femmes;  nous  nous  sommes  persuadés  qu'el- 
les ne  sont  ni  fidèles,  ni  constantes,  et  sur  ce 
fondement,  nous  croyons  ne  leur  devoir  ni 
constance,  ni  fidélité.  De  passions,  par  consé- 
quent, on  n'en  voit  guère  ;  il  faudroit  pour 
nous  déterminer  à  en  prendre  une,  que  nous 
sçussions  qu'une  femme  mérite  des  sentimens 
moins  légers  que  ceux  que  communément  on 
lui  accorde;  examiner  son  caractère  et  sa  fa- 
çon de  vivre  et  de  penser,  et  régler  là-dessus 
le  degré  d'estime  que  nous  pouvons  lui  de- 
voir... Hé  bien!  interrompit-elle,  qui  vous 
en  empêche?  Vous  vous  moquez.  Madame, 
répondit-il,  cette  étude  prend  du  tems  ;  pen- 
dant que  nous  en  serions  occupés,  une  femme 
nous  préviendroit  d'inconstance,  et  c'est  un 
si  cruel  accident  pour  nous,  que  pour  n'y  pas 
être  exposés,  nous  la  quittons  souvent,  avant 
que  de  sçavoir  si  elle  mérite  que  nous  l'ai- 
mions plus  longtemps.  Mais,  demanda-t-elle, 
qu'est-ce  que  tout  cela  peut  conclure  pour 
vous? 


232  LE    SOPHA 

'  Le  voici,  répondit-il;  mais  ce  mouchoir 
sera-t-il  éternellement  sur  vos  yeux?  ne  vous 
ai -je  pas  regardé,  lui  dit-elle?  Pas  assez, 
répondit-il,  je  ne  veux  plus  que  ce  mouchoir 
paroisse,  ou  je  vous  hais,  s'il  est  possible, 
autant  que  vous  m'avez  haï. 

Alors  elle  le  regarda  en  souriant  et  d'une 
façon  assez  tendre.  Continuez  donc,  lui  dit- 
elle,  en  se  penchant  sur  lui.  Oui,  répondit-il 
en  la  serrant  fortement  dans  ses  bras,  je  vais 
continuer,  n'en  doutez  point.  Ce  que  j'ai  vu 
de  vous  ici,  poursuivit-il,  me  vaut  l'étude 
dont  je  vous  parlois,  puisqu'il  vous  a  acquis 
toute  mon  estime,  et  conséquemment  a  re- 
doublé mon  amour  pour  vous.  Un  autre  que 
moi  ne  peut  donc  pas  vous  aimer  autant  que 
je  vous  aime  ;  il  ne  verroit  de  vous  que  vos 
charmes,  et  la  beauté  de  votre  âme  seroit 
une  chose  dont  il  ne  pourroit  jamais  être  sûr, 
puisque  rien  ne  lui  prouveroit  jusques  à  quel 
point  vous  portez  la  délicatesse  des  senti- 
mens.  Il  l'apprendroit,  direz-vous,  en  me 
voyant  agir.  Eh!  Madame,  (je  vais  parler  mal 
de  nous)  pensez-vous  qu'un  homme  dissipé, 
étourdi,  sans  mœurs,  surtout  sur  ce  qui  re- 
garde les  femmes,  et  ne  trouvant  pas  de 
moyen  plus  sûr  pour  les  mépriser  toujours 
que  de  ne  leur  faire  jamais  l'honneur  de  les 


CONTE  MORAL  233 


examiner;  pensez-vous,  dis-je,  qu'il  s'apper- 
çoive  des  choses  qui  devroient  vous  assurer 
son  estime,  ou  qu'il  ne  vous  accuse  pas  de 
forcer  votre  caractère,  et  de  vous  parer  à  ses 
yeux  de  vertus  que  vous  ne  possédez  point? 
Oui,  je  le  crois,  dit-elle,  ce  que  vous  dites-là, 
par  exemple,  est  on  ne  peut  pas  plus  sensé. 

Nasses,  pour  la  remercier  de  cet  éloge, 
voulut  d'abord  lui  baiser  la  main,  mais  la 
bouche  de  Zulica  se  trouvant  plus  près  de  lui, 
ce  fut  à  elle  qu'il  jugea  à  propos  de  témoi- 
gner sa  reconnoissance.  Ah  Nasses,  lui  dit 
elle,  doucement,  nous  nous  brouillerons. 
Vous  voyez  donc  bien,  poursuivit -il  sans  lui 
répondre,  que  puisque  je  suis  l'homme  du 
monde  qui  vous  estime  le  plus,  et  qui  a  le 
plus  de  raison  de  le  faire,  je  dois  être  aussi  le 
seul  que  vous  puissiez  aimer. 

Non,  répondit-elle,  l'amour  est  trop  dan- 
gereux. Vieille  maxime  d'opéra,  si  plate,  si 
usée,  répliqua-t-il,  qu'on  ne  la  voudroit  seu- 
lement pas  aujourd'hui  passer  dans  un  ma- 
drigal, et  qui,  au  reste,  n'empêchera  point 
du  tout  que  vous  ne  m'aimiez.  Je  vous  en 
avertis. 

Si  ce  n'est  pas  elle  qui  m'en  empêche, 
répondit-elle Mais  pourquoi  me  deman- 
der de  l'amour  ?  ne  vous  ai-je  pas  promis  de 


234  LE    SOPHA 

l'amitié  ?  Sans  cloute  !  répliqua-t-il,  l'effort 
est  généreux  !  il  est  constant  que  si  je  ne 
vous  aimois  pas,  je  vous  tiendrois  quitte  pour 
cela,  et  peut-être  même  à  moins  ;  mais  les 
sentimens  que  j'ai  pour  vous,  ne  peuvent 
être  payés  que  par  le  plus  tendre  retour  de 
votre  part,  et  je  puis  vous  jurer  que  je  n'ou- 
blierai rien  pour  vous  inspirer  toute  l'ardeur 
que  je  vous  demande. 

Je  vous  proteste  aussi,  répondit-elle,  que  je 
n'oublierai  rien  pour  m'en  défendre.  Ah,  ah  ! 
dit-il,  vous  voulez  prendre  des  précautions 
contre  moi,  j'en  suis  charmé,  ce  m'est  une 
preuve  que  vous  me  croyez:  dangereux.  Vous 
avez  raison.  En  vous  aimant  comme  je  fais, 
je  le  ferai  pour  vous,  plus  que  personne.  Avec 
une  femme  moins  estimable  que  vous,  je  ne 
serois  pas  si  sûr  de  ma  victoire. 

Cependant,  reprit-elle,  plus  je  suis  estima- 
ble, plus  je  résisterai.  Tout  au  contraire, 
répliqua-t-il,  les  coquettes  seules  coûtent  à 
vaincre  ;  on  leur  persuade  aisément  qu'elles 
sont  aimables  ;  mais  on  ne  les  touche  pas  de 
même  ;  et  de  toutes  les  conquêtes  la  plus  ai- 
sée, c'est  celle  d'une  femme  raisonnable.  Je 
ne  l'aurois  assurément  pas  cru,  dit-elle.  Rien 
n'est  pourtant  plus  vrai,  répondit-il.  Vous 
ne  pouvez  pas  douter  que  je  ne  vous  aime, 


CONTE    MORAL  235 


VOUS,  par  exemple  :  Répondez,  en  doutez- 
vous  ?  Soyez  de  bonne  foi  !  je  viens  d'être  si 
sottement  crédule,  répartit-elle,  que  je  crois 
qu'on  ne  me  persuadera  de  long-tems.  Mais, 
Mazulhim  à  part,  insista-t-il,  qu'en  croyez- 
vous  ?  Elle  répondit  qu'elle  croyoit  qu'il  ne 
la  haïssoit  pas  ;  il  s'obstina,  et  enfin  obtint 
d'elle  qu'elle  étoit  persuadée  qu'il  l'aimoit. 
Et  vous,  poursuivit-il,  vous  ne  me  trouvez 
plus  odieux  !  Odieux  !  dit-elle,  non  sans  doute 
je  puis  vouloir  être  indifférente;  mais  je  ne 
veux  plus  être  injuste. 

Vous  croyez  que  je  vous  aime?  s'écria-t-il , 
vous  ne  me  haïssez  pas,  et  vous  vous  imaginez 
que  vous  me  résisterez  long-tems  !  Vous  ! 
avec  cette  vérité  que  vous  avez  dans  le  carac- 
tère !  vous  vous  flattez  que  vous  pourrez  me 
rendre  malheureux,  lorsque  vos  propres  dé- 
sirs vous  parleront  en  ma  faveur  !  que  vous 
fixerez  un  tems  pour  céder,  et  que  ce  ne  sera 
que  lorsqu'il  sera  arrivé  que  vous  croirez  pou- 
voir vous  rendre  avec  décence  !  Non,  Zulica, 
non,  j'ai  meilleure  opinion  de  vous  que  vous- 
même.  Vous  n'aurez  pas  assez  de  fausseté 
pour  vouloir  désespérer  un  amant  que  vous 
aimez,  vous  ignorez  l'art  perfide  de  me  con- 
duire de  faveur  en  faveur,  jusqu'à  celle  qui 
doit  à  jamais  combler  et  ranimer  mes  désirs, 


236  LE   SOPHA 

l'instant  où  je  vous  attendrirai  sera  celui  où 
je  mourrai  de  plaisirs  entre  vos  bras,  et  cette 
bouche  charmante,  ajouta-t-il  avec  trans- 
port  

Fort  bien  cela,  fort  bien,  interrompit  le 
sultan,  vous  me  tirez  d'une  grande  peine. 
Ma  foi  !  je  commençois  à  craindre  que  cela 
ne  fût  jamais.  ...Ah  !  la  sotte  créature  que 
cette  Zulica,  avec  ses  façons  !  En  effet  !  dit 
la  sultane,  il  faut  convenir  qu'on  ne  peut  pas 
faire  attendre  des  faveurs  plus  long-tems. 
Comment  donc  !  résister  une  heure  !  Cela 
est  sans  exemple  !  Ce  qu'il  y  a  de  vrai,  répondit 
le  sultan,  c'est  que  cela  m'ennuyoit  autant 
que  s'il  y  eût  eu  quinze  jours,  et  que  pour 
peu  qu'Amanzéi  eût  encore  retardé  la  chose, 
je  serois  mort  de  chagrin  et  de  vapeurs  ; 
mais  qu'auparavant,  il  lui  en  auroit  coûté 
la  vie,  et  que  je  lui  aurois  appris  à  faire  périr 
d'ennui  une  tête  couronnée. 


cg=^=§i=^=a>cg=^=§i=^=g>€=^=g|=^=S>cg=$=§ 


CONTE    MORAL  237 


CHAPITRE  XV 

Qîii  n'amusera  pas  ceux  que  les  précédens  ont 
ennuyés. 

AU  silence  qui  se  fit  dant  cet  instant  dont 
votre  majesté  étoit  hier  si  contente,  dit 
Amanzéi  le  lendemain,  je  jugeai  que  Nasses 
empéchoit  Zulica  de  parler,  et  qu'elle  l'em- 
pêchoit  de  poursuivre.  Ah  !  Nasses,  s'écria-t 
elle,  dès  qu'elle  le  put  ;  Nasses,  !  songez- 
vous  à  ce  que  vous  faites  ?  Si  vous  m'aimiez  ? 
Plus  Nasses  craignoit  les  reproches  de  Zulica, 
moins  il  lui  laissait  la  liberté  de  lui  en  faire. 
Jamais  je  n'ai  mieux,  qu'en  cet  instant,  con- 
çu combien  il  est  avantageux  d'être  opiniâtre 
avec  les  femmes.  Mais  écoutez-moi,  disoit 
Zulica,  Nasses  !  Ecoutez-moi  !   Voulez-vous 

donc  que  je  vous  déteste  ? 

Tous  mots  qui,  entrecoupés,  prononcés  foi- 
blement,  perdoient  leur  force  ;  et  n'imposoient 
pas.  Zulica  vit  bien  qu'il  étoit  inutile  qu'elle 
parlât  davantage  à  un  homme  perdu  dans  ses 
transports,  et  à  qui  l'on  auroit,  sans  aucun 
fruit,  dit  les  plus  belles  choses  du  monde. 
Que  faire  ?  Ce  qu'elle  fit.  Après  s'être  précau- 
tionnée contre  les  entreprises  de  Nasses,  au 
milieu  de  son  trouble,  tentoit  avec  toute  la 


238  LE    SOPHA 

témérité  possible,  et  s'être  mise  à  cet  .égard 
hors  de  toute  crainte,  elle  attendit  patiemment 
qu'il  fût  en  état  d'entendre  les  discours  qu'elle 
préparoit  sur  ses  impertinences.  Nasses  ce- 
pendant, soit  pour  obtenir  plus  aisément  son 
pardon,  soit  qu'en  effet  Zulica  Teût  troublé, 
ne  la  laissa  en  liberté  que  pour  tomber  sur 
son  sein,  et  dans  un  abattement  qui  ne  devoit 
pas  le  laisser  sensible  à  quelque  autre  chose 
qu'à  l'état  011  il  se  trouvoit. 

Embarras  nouveau  pour  Zulica  ;  car  à 
quoi  sert-il  de  parler  à  quelqu'un  qui  ne 
sçauroit  entendre?  Ce  qui,  en  cet  instant, 
pouvoit  lui  rendre  moins  pénible  le  silence 
auquel  elle  étoit  forcée,  c'est  qu'il  n'y  avoit 
pas  d'apparence  que  Nasses  eût  l'esprit  assez 
libre  pour  faire  là-dessus  des  commentaires. 
Elle  tenta  pourtant  de  se  retirer  tout-à-fait 
d'entre  ses  bras,  et  n'y  réussit  point.  Quand 
il  revint  de  son  trouble,  il  avoit  l'air  si  ten- 
dre !  Ses  premiers  regards  errèrent  sur  Zu- 
lica d'une  façon  si  touchante,  il  referma  les 
yeux  si  languissamment,  poussa  de  si  pro- 
fonds soupirs,  que  loin  de  pouvoir  lui  mon- 
trer autant  de  colère  qu'elle  s'en  étoit  jBattée, 
elle  commença,  malgré  son  insensibilité  na- 
turelle, à  se  sentir  émue,  et  à  partager  ses 
transports. 


CONTE    MORAL  239 


Cette  vertueuse  personne  étoit  perdue,  si 
Nasses  eût  pu  s'appercevoir  des  mouvemens 
dont  elle  étoit  agitée.  Nasses  enfin  rendu  à 
lui-même,  saisit  la  main  de  Zulica.  Nasses, 
lui  dit-elle  d'un  ton  de  colère,  est-ce  ainsi 
que  vous  croyez  vous  faire  aimer  ? 

Nasses  s'excusa  sur  la  violence  de  son  ar- 
deur, qui  disoit-il,  ne  lui  avoit  pas  permis 
plus  de  ménagement.  Zulica  lui  soutint  que 
l'amour,  quand  il  est  sincère,  étoit  toujours 
accompagné  de  respect,  et  que  l'on  n'avoit 
des  façons  aussi  peu  mesurées  que  les  siennes, 
qu'avec  les  femmes  que  l'on  méprisoit.  Lui, 
de  son  côté,  soutint  qu'il  n'y  avoit  qu'à  celles 
qui  inspiroient  des  désirs  que  l'on  manquoit 
de  respect,  et  que  rien  ne  devoit  mieux 
prouver  à  Zulica  la  force  du  sien  que 
l'emportement  qu'elle  s'obstinoit  à  condam- 
ner en  lui. 

Si  je  vous  avois  moins  estimée,  poursuivit- 
il,  je  vous  aurois  demandé  ce  que  je  viens  de 
ravir;  mais  quelques  légères  que  soient  les 
faveurs  que  je  vous  ai  dérobées,  je  n'ignorois 
pas  que  vous  me  les  refuseriez.  Sûr  de  les 
obtenir  de  vous,  je  n'aurois  pas  songé  à  ne 
les  devoir  qu'à  moi-même.  Plus  on  pense 
bien  d'une  femme,  plus  on  est  forcé  d'être 
coupable  auprès  d'elle  de  trop  de  hardiesse; 
rien  n'est  si  vrai. 


240  LE    SOPHA 

Je  n'en  crois  pas  un  mot,  répondit  Zulica, 
mais  quand  ce  que  vous  venez  de  me  dire  se- 
roit  vrai,  c'est  toujours  une  règle  établie  de 
ne  pas  commencer  l'aveu  de  ses  sentimens 
par  des  façons  aussi  singulières  que  celles  que 
vous  avez. 

Supposé  que  j'eusse  brusqué  les  choses  au- 
tant que  vous  le  dites,  répliqua-t-il,  ce  seroit 
encore  une  attention  pour  vous,  dont  vous 
devriez  me  remercier.  Non,  reprit-elle  avec 
impatience,  vous  avez  dans  l'esprit  des  opi- 
nions d'une  bizarrerie  dont  rien  n'approche  ! 
Il  est  plaisant,  répartit-il,  que  ces  opinions, 
que  vous  traitez  de  bizarrerie,  soient  toutes 
fondées  en  raison.  Celle  que  vous  me  repro- 
chez actuellement,  est  d'une  vérité  que  sûre- 
ment je  vous  ferai  sentir  ;  car,  non-seulement 
vous  avez  de  l'esprit,  mais  encore  vous  l'avez 
juste  ;  mérite  assez  rare  dans  votre  sexe, 
pour  que  l'on  puisse  vous  en  féliciter.  Le 
compliment  ne  me  séduit  pas,  dit-elle  d'un 
ton  brusque,  et  je  vous  avertis  que  je  n'en  fais 
que  les  cas  que  je  dois.  C'est  sans  doute  un 
désagrément  pour  moi,  répondit-il,  de  vous 
voir  si  peu  sensible  aux  discours  obligeans 
que  je  vous  tiens.  En  un  mot,  Monsieur,  in- 
terrompit-elle, pour  entreprendre  de  cer- 
taines choses,  il  faut  au  moins  avoir  per- 
suadé ;  trouvez  bon  que  je  vous  le  dise. 


CONTE   MORAL  24 I 


Je  vous  entends,  Madame,  reprit-il,  vous 
voulez  que  je  vous  perde  dans  le  monde.  Hé 
bien  !  je  vous  y  perdrai.  Je  voulois  vous  met- 
tre à  portée  de  m'aimer,  sans  que  qui  que  ce 
fût  s'en  doutât  ;  mais  puisque  ce  ménage- 
ment de  ma  part  vous  déplaît  ;  je  vous  ren- 
drai des  soins,  Madame,  on  sçaura  que  je 
vous  aime,  et  je  ne  vous  épargnerai  aucune 
des  tendres  étourderies  qui  pourront  ap- 
prendre au  public  quels  sont  les  sentimens 
que  j'ai  pour  vous. 

Mais  que  voulez-vous  dire,  lui  demandâ- 
t-elle? Vous  êtes  un  étrange  homme  !  C'est 
par  respect  pour  moi  que  vous  me  faites  une 
impertinence  que  je  ne  devrois  jamais  vous 
pardonner;  c'est  par  une  attention  infinie  sur 
ce  qui  me  regarde,  que  vous  me  brusquez, 
comme  la  femme  du  monde  qui  mériteroit  le 
moins  d'égards?  C'est  vous  qui  faites  mille 
choses  condamnables,  et  c'est  moi  qui  ai 
tort.  Dites-moi,  de  grâce,  comment  tout  cela 
se  peut  faire  ? 

Si  vous  étiez  moins  neuve  en  amour,  ré- 
pliqua-t-il,  vous  m'épargneriez  toutes  ces 
explications-là.  Je  vous  dirai  pourtant  que, 
quelque  gênantes  qu'elles  puissent  être  pour 
moi,  j'aime  sans  comparaison  mille  fois 
mieux  vous  donner  des  leçons  sur  cette  ma- 

16 


/ 


242  LE   SOPHA 

tière,  que  de  vous  voir  assez  instruite  pour 
n'en  avoir  pas  besoin.  Etes-vous  encore  à 
sçavoir  que  ce  sont  moins  les  bontés  qu'une 
femme  a  pour  son  amant,  qui  la  perdent,  que 
le  terns  qu'elle  les  lui  fait  attendre  ?  Croyez- 
vous  que  je  puisse  vous  aimer,  et  être  mal- 
heureux sans  que  mes  assiduités  auprès  de 
vous,  sans  que  les  soins  que  je  prendrai  pour 
vous  attendrir,  échappent  au  public?  Je  de- 
viendrai triste,  et  (ma  discrétion  fût-elle  ex- 
trême) on  n'ignorera  pas  que  vos  seules 
rigueurs  causent  ma  mélancolie.  Enfin,  car 
il  en  faut  toujours  venir  là,  vous  me  rendrez 
heureux.  Pensez-vous  qu'avec  quelque  atten- 
tion que  je  m'observe,  vos  yeux,  les  miens, 
cette  tendre  familiarité  qui,  malgré  tous  nos 
efforts,  naîtra  entre  nous,  ne  découvrent  pas 
notre  secret  ? 

Zulica,  par  son  étonnement  et  son  silence, 
sembloit  approuver  ce  que  lui  disoit  Nasses. 
Vous  voyez  donc  bien,  poursuivit-il,  que 
quand  je  vous  presse  de  me  rendre  prompte- 
ment  heureux,  c'est  moins  encore  pour  moi 
que  pour  vous  que  je  vous  le  demande.  En 
suivant  mes  conseils,  si  vous  m'épargnez 
des  tourmens,  vous  évitez  l'éclat  qui  suit  tou- 
jours les  commencemens  d'une  passion. 
D'ailleurs,  dans   la  situation  où  nous  avons 


CONTE   MORAL  243 

été  ensemble,  je  ne  pourrois,  sans  tout  dé- 
couvrir, marquer  d'abord  de  l'amour  pour 
vous.  D'accord  tous  deux,  nous  imposerons 
au  public  sur  nos  affaires,  tant  que  nous  le 
jugerons  à  propos  ;  persuadé  que  vous  me  dé- 
testez, il  ne  pourra  jamais  imaginer  que, 
d'un  sentiment  qui  lui  est  si  contraire,  vous 
ayez  passé  si  rapidement  à  l'amour.  Il  vous 
sera  facile  au  reste  d'amener  naturellement 
notre  réconciliation. 

A  la  cour,  ou  chez  la  première  princesse 
où  nous  nous  trouverons  ensemble,  vous  sai- 
sirez quelque  occasion  que  ce  soit  de  me  faire 
une  politesse;  ne  vous  inquiétez  pas  de  la 
conjoncture,  j'aurai  soin  de  la  faire  naître.  Je 
répondrai  avec  empressement  à  ce  que  vous 
m'aurez  dit  d'obligeant,  je  parlerai  tout  haut 
de  l'envie  que  j'ai  que  vous  ne  me  haïssiez 
plus.  Je  vous  ferai  même  proposer  par  quel- 
qu'un de  nos  amis  communs,  de  vouloir  bien 
que  je  vous  voie;  vous  direz  que  vous  le  vou- 
lez bien  ;  je  me  ferai  présenter  à  vous,  je  re- 
tournerai vous  voir  :  je  vanterai  les  charmes 
de  votre  commerce,  et  le  malheur  que  j'ai  eu 
d'en  avoir  été  si  long-tems  privé.  Il  n'en  fau- 
dra pas  davantage  pour  justifier  mes  empres- 
semens  :  ils  paroîtront  simples  et  naturels,  et 
nous  aurons  d'autant  plus  de  plaisir  à  nous 


244  LE    SOPHA 


aimer,  que  nous  jouirons  de  celui  de  le  ca- 
cher à  tout  le  monde.  Non,  répondit-elle  en 
rêvant,  si  je  vous  rendois  si  promptement 
heureux,  je  craindrois  trop  votre  inconstance. 
J'avoue  que  je  ne  serois  pas  fâchée  de  lier 
avec  vous  un  commerce  fondé  sur  plus  d'es- 
time, de  confiance  et  d'amitié,  qu'on  n'en 
trouve  ordinairement  dans  le  monde;  je  vous 
dirai  plus,  je  ne  haïrois  pas  l'amour  :  si  un 
amant  pouvoit  n'exiger  d'une  femme  que 
l'aveu  de  sa  tendresse. 

Ce  que  vous  demander,  reprit-il  tendre- 
ment, est  une  chose  plus  difficile  avec  vous 
qu'avec  quelque  femme  que  ce  puiase  être. 
J'avoue  aussi  que  quelque  peu  que  vous  ac- 
cordiez, on  doit  en  être  plus  flatté  que  d'ob- 
tenir tout  d'une  autre.  Mais  Zulica,  croyez- 
moi,  je  vous  adore,  vous  m'aimez,  faites  le 
bonheur  de  l'homme  du  monde  qui  ressent 
pour  vous  la  passion  la  plus  vive.  Si  vous 
sçaviez  borner  vos  désirs,  répondit-elle  avec 
émotion,  et  que  ce  que  l'on  pourroit  vous 
accorder,  ne  fût  pas  pour  vous  un  droit  de 
demander  davantage,  on  pourroit  essayer  de 

vous  rendre  moins  malheureux,  mais 

Non,  Zulica,  interrompit-il  vivement,  vous 
serez  contente  de  mon  obéissance. 

Sur  cette  parole  que  Zulica    sentoit  bien 


CONTE    MORAL  245 


aussi  périlleuse  qu'elle  l'étoit,  elle  se  pencha 
nonchalamment  sur  Nasses  qui  se  précipi- 
tant sur  elle,  usa  sans  ménagement  des  fa- 
veurs qui  venoient  de  lui  être  accordées.  Ah 
Zulica!  lui  dit-il  tendrement,  un  moment 
après,  ne  sera-ce  qu'à  votre  complaisance  que 
je  devrai  de  si  doux  instans,  et  ne  voulez-vous 
donc  pas  qu'ils  le  deviennent  autant  pour 
vous,  qu'ils  le  sont  déjà  pour  moi! 

Zulica  ne  répondit  rien,  mais  Nasses  ne  se 
plaignit  plus.  Bientôt  il  fit  passer  dans  l'âme 
de  Zulica  tout  le  feu  qui  dévoroit  la  sienne. 
Bientôt  il  oublia  la  parole  qu'il  venoit  de  lui 
donner,  et  elle  ne  se  souvint  pas  elle-même 
de  qu'elle  avoit  exigé  de  lui.  Elle  se  plaignit 
à  la  vérité,  mais  si  doucement  que  ce  fut 
moins  un  reproche  qu'un  soupir  tendre,  que 
l'espèce  de  plainte  qui  lui  échappa.  Nasses 
sentant  à  quel  point  il  l'égaroit,  crut  ne  de- 
voir pas  perdre  d'aussi  précieux  instans.  Ah 
Nasses,  lui  dit-elle  d'une  voix  étouffée,  si 
vous  ne  m'aimez  pas,  que  vous  allez  me  ren- 
dre à  plaindre  ! 

Quand  les  craintes  de  Zulica  sur  l'amour 
de  Nasses  auroient  été  aussi  vraies  et  aussi 
vives  qu'elles  paroissoient  l'être,  il  y  avoit 
apparence  que  les  transports  de  Nasses  les 
auroient   dissipées.    Aussi,     presque    assuré 


246  LE    SOPHA 

qu'elle  ne  douteroit  pas  long-tems  de  son  ar- 
deur, il  ne  jugea  pas  à  propos  de  perdre  à  lui 
répondre,  un  tems  qu'il  devoit  employer  à  la 
rassurer,  et  d'une  façon  plus  forte  qu'il  ne 
l'auroit  pu  faire  par  les  discours  les  plus  tou- 
chans.  Zulica  ne  s'offensa  point  de  son  si- 
lence ;  bientôt  même  (car  il  ne  faut  souvent 
qu'une  bagatelle  pour  faire  perdre  de  vue  les 
choses  les  plus  importantes)  elle  ne  parut 
plus  s'occuper  d'une  crainte  que,  sans  faire 
une  injure  mortelle  à  Nasses,  elle  croyoit  ne 
pouvoir  plus  garder.  D'autres  idées,  plus 
douces  sans  doute,  succédèrent  à  celles-là. 
Elle  voulut  parler,  mais  elle  ne  put  proférer 
que  quelques  mots  sans  suite,  et  qui  n'expri- 
moient  rien  que  le  trouble  de  son  âme. 

Lorsqu'il  eut  cessé.  Nasses  se  jetta  à  ses 
genoux.  Ah!  laissez-moi,  lui  dit-elle  en  le 
repoussant  foiblement.  Quoi  !  répondit-il  d'un 
air  étonné,  aurois-je  eu  le  malheur  de  vous  dé- 
plaire, et  seroit-il  possible  que  vous  eussiez  à 
vous  plaindre  de  moi?  Si  je  ne  m'en  plains 
pas,  reprit-elle,  ce  n'est  pas  que  je  n'eusse  de 
quoi  le  faire.  Eh  !  de  quoi  vous  plaindriez- 
vous,  répliqua-t-il,  ne  deviez-vous  pas  être 
lasse  d'une  aussi  cruelle  résistance  .-^  Je  con- 
viens, répondit-elle,  que  beaucoup  de  femmes 
se  seroient  rendues  plutôt,  mais  je  n'en  sens 


CONTE    MORAL  247 


pas  moins  que  j'aurois  dû  vous  résister  plus 
long-tems. 

Alors  elle  le  regarda  avec  ce  trouble,  cette 
langueur  dans  les  yeux  qui  annoncent  et  exci- 
tent les  désirs.  M'aimez-vous,  lui  demanda 
Nasses  aussi  tendrement  que  s'il  l'eût  aimée 
lui-même  ?  Ah  !  Nasses,  s'écria-t-elle,  quel 
plaisir  vous  feroit  un  aveu  que  vos  emporte- 
mens  m'ont  déjà  arraché  ;  m'avez-vous  là- 
dessus  laissé  quelque  chose  à  vous  dire  ?  Oui 
Zulica,  répondit-il  ;  sans  cet  aveu  charmant 
que  je  vous  demande,  je  ne  puis  être  heureux; 
sans  lui  je  ne  puis  jamais  me  regarder  que 
comme  un  ravisseur.  Ah  !  voulez-vous  me 
laisser  un  si  cruel  reproche  à  me  faire  ?  Oui, 
Nasses,  lui  dit-elle  en  soupirant,  je  vous 
aime  ! 

Nasses  alloit  remercier  Zulica,  lorsque 
l'esclave  de  Mazulhim  vint  servir  ;  il  en  sou- 
pira   Parbleu  !  je  le  crois  bien,  inter- 
rompit le  sultan,  voilà  comme  sont  les  valets  ! 
On  ne  les  voit  jamais  que  quand  on  a  le 
moins  besoin  de  leur  présence.  N'ayez  pas 
peur  qu'il  soit  venu  tantôt,  pendant  que  Nas- 
ses et  Zulica  m'ennuyoient  tant  !  Il  faut  pré- 
cisément qu'il  vienne  interrompre,  quand  j'ai 
le  plus  de  plaisir  à  entendre.  Vous  m'avez 
étonné,   vous,  dit  la  sultane,  de  n'avoir  rien 


248  LE    SOPHA 

dit.  Tubleu  !  répliqua-t  il,  je  n'avois  garde 
de  les  troubler;  j'avois  trop  d'envie  de  sçavoir 
comment  tout  ceci  finiroit.  J'en  suis  fort  con- 
tent, ajouta-t-il  en  se  tournant  vers  Amanzéî; 
voilà  ce  qui  peut  s'appeller  une  situation  tou- 
chante, j'en  ai  encore  les  larmes  aux  yeux. 
Quoi  !  lui  dit  la  Sultane,  vous  pleurez  de 
cela  ?  Pourquoi  donc  pas,  répondit-il  ?  cela 
est  fort  intéressant,  ou  je  me  trompe  fort. 
C'est  pour  moi  comme  une  tragédie,  et  si 
vous  n'en  pleurez  point  ,  c'est  que  vous  n'a- 
vez pas  le  cœur  bon.  En  achevant  ces  paro- 
les qu'il  prenoit  pour  une  épigramme  san- 
glante contre  la  sultane,  il  ordonna  d'un  air 
satisfait  à  Amanzéi  de  poursuivre. 

Nasses  soupira  de  se  voir  interrompu,  pour- 
suivit Amanzéi  ;  ce  n'étoit  pas  qu'il  fût  amou- 
reux, mais  il  avoit  cette  impatience,  cette 
ardeur  qui,  sans  être  amour,  produit  en  nous 
des  mouvemens  qui  lui  ressemblent,  et  que 
les  femmes  regardent  toujours  comme  les 
symptômes  d'une  vraie  passion,  soit  qu'elles 
sentent  combien  il  leur  est  nécessaire  avec 
nous  de  paroître  s'y  tromper,  ou  qu'en  effet 
elles  ne  connoissent  rien  de  mieux. 

Zulica  qui  n'attribuoit  qu'à  ses  charmes 
l'impatience  qu'elle  remarquoit  dans  Nasses, 
en   avoit  toute  la  reconnoissance  possible  ; 


CONTE    MORAL  349 


mais  pour  soutenir  ce  caractère  de  personne 
réservée  qu'elle  s'étoit  donné,  elle  lui  fit  signe, 
en  lui  serrant  la  main,  d'avoir  devant  l'esclave 
de  Mazulhim  un  peu  de  circonspection.  Ils 
se  mirent  à  table. 

Après  le  souper....  Tout  doucement,  s'il 
vous  plaît,  interrompit  Schah-Baham,  je 
veux,  si  cela  ne  vous  déplaît  pas,  les  voir 
souper.  J'aime  sur  toutes  choses  les  propos 
de  table.  Vous  avez  dans  l'esprit  une  consé- 
quence bien  singulière,  lui  dit  la  sultane, 
vous  vous  êtes  impatienté  mille  fois  à  des 
discours  qui  étoient  nécessaires,  et  vous  en 
demandez  actuellement  qui,  absolument  hors 
de  l'histoire  qu'on  vous  raconte,  ne  peuvent 
que  l'allonger!  Hé  bien!  répondit  le  sultan, 
si  je  veux  être  inconséquent,  moi,  y  a-t-il 
quelqu'un  ici  qui  puisse  m'en  empêcher? 
Voyons?  Je  veux  bien  qu'on  apprenne  qu'un 
sultan  est  fait  pour  raisonner  comme  il  lui 
plaît;  que  tous  mes  ancêtres  ont  eu  le  même 
privilège  que  celui  qu'on  me  dispute;  que 
jamais  femme  bel  esprit  n'a  eu  le  crédit  de 
les  empêcher  de  parler  comme  ils  vouloient, 
et  que  ma  grand'mère  même  à  qui,  je  crois, 
vous  n'avez  pas  l'audace  de  vous  comparer, 
n'a  jamais  eu  celle  de  contredire  Schah-Riar 
mon   aïeul  ,     fils   de    Schah-Mamoun  ,     qui 


250  LE   SOPHA 

engendra  Schach-Thechni,  lequel...  Ce  que 
j'en  dis,  au  reste,  continua-t-il  plus  modéré- 
ment, c'est  plus  pour  vous  faire  voir  que  je 
sçais  ma  généalogie  que  pour  contrarier  per- 
sonne, et  vous  pouvez  poursuivre,   Amanzéi. 

C'est,  dit  Zulica,  un  instant  après  qu'elle 
se  fût  mise  à  table,  une  chose  bien  singulière 
que  la  façon  dont  les  événemens  les  plus 
marqués  de  notre  vie  sont  amenés!  Qui  diroit 
à  une  femme,  vous  aimerez  ce  soir  à  la  fu- 
reur un  homme,  non-seulement  auquel  vous 
n'avez  jamais  pensé,  mais  que  même  vous 
haïssez  ;  elle  ne  le  croiroit  pas,  et  pourtant  il 
n'est  pas  sans  exemple  que  cela  arrive.  Je 
vous  en  réponds,  répartit  Nasses,  et  je  serois 
bien  fâché  que  cela  n'arrivât  pas.  De  plus,  il 
est  certain  que  rien  n'est  si  commun  que  de 
voir  les  femmes  aimer  violemment  quelqu'un 
qu'elles  voient  pour  la  première  fois,  ou 
qu'elles  ont  haï. 

C'est  même  de  là  que  naissent  les  passions 
les  plus  vives.  Et  pourtant,  reprit-elle,  vous 
trouvez  des  gens,  mais  je  dis  beaucoup,  qui 
vous  soutiennent  quil  n'y  a  presque  point  de 
coups  de  sympathie. 

Sçavez-vous,  répondit  Nasses,  qui  sont  les 
gens  qui  soutiennent  cela  ?  ce  sont  ou  de 
jeunes  gens  qui  ne  connoissent  pas  encore  le 


CONTE    MORAL  25  I 


monde,  ou  des  femmes  dont  l'esprit  est  prude 
et  le  cœur  froid,  de  ces  femmes  indolentes 
qui  ne  prennent  une  passion  qu'avec  toutes 
les  précautions  possibles,  ne  s'enflamment 
que  par  degrés,  et  vous  font  acheter  bien  cher 
un  cœur  où  vous  trouvez  toujours  plus  de 
remords  que  de  tendresse,  et  dont  vous  ne 
jouissez  jamais  parfaitement.  Hé  bien!  répon- 
dit-elle, ces  femmes-là,  toutes  ridicules 
qu'elles  sont,  ont  encore  des  partisans  ;  et 
moi  qui  vous  parle,  il  n'y  a  pas  long-tems  que 
je  pensois  comme  elles. 

Vous,  répliqua-t-il,  mais  sçavez-vous  bien 
que  vous  avez  tous  les  préjugés  qu'on  peut 
avoir?  Cela  se  peut,  reprit-elle,  mais  actuelle- 
ment j'en  ai  un  de  moins,  car  je  crois  aux 
coups  de  sympathie.  Quant  à  moi,  dit-il,  je 
sçais  qu'ils  sont  fort  communs.  Je  connois 
même  une  femme  qui  y  est  si  sujette,  qu'elle 
en  trouve  ordinairement  trois  ou  quatre  dans 
la  journée.  Ah  !  Nasses,  s'écria-t-elle,  cela 
n'est  pas  possible!  Quand  vous  diriez  simple- 
ment que  cela  n'est  pas  ordinaire,  sçavez-vous 
bien,  répartit-il,  que  vous  vous  tromperiez 
encore,  et  qu'une  femme  qui  a  le  malheur 
d'être  née  fort  tendre,  (si  pourtant  c'en  est 
un)  ne  peut  pas  répondre  un  moment  d'elle- 
même?  Je  vous  suppose,  vous,  dans  la  néçe§< 


252  LE    SOPHA 

site  de  m'aimer,  que  ferez-vous?  Je  vous  ai- 
merai, répondit-elle.  Hé  bien!  supposez  à 
présent,  continua-t-il,  une  femme  qui  soit 
dans  la  nécessité  d'aimer  par  jour  trois  ou 
quatre  hommes.  Je  la  trouve  bien  à  plaindre, 
dit-elle.  Soit,  j'en  conviens,  mais  que  voulez- 
vous  qu'elle  fasse  ?  Qu'elle  fuie,  me  direz- 
vous?  Mais  on  ne  va  pas  loin  dans  une  cham- 
bre; quand  on  s'y  est  promené  quelque  tems, 
on  s'est  lassé,  il  faut  se  rasseoir.  Cet  objet 
qui  vous  a  frappé  est  toujours  présent  à  vos 
yeux.  Les  désirs  se  sont  irrités  par  la  résis- 
tance qu'on  a  faite,  et  la  nécessité  d'aimer, 
loin  d'en  être  diminuée,  n'en  est  devenue  que 
plus  pressante.  Mais,  répondit-elle  en  rêvant, 
en  aimer  quatre  !  Puisque  le  nombre  vous 
choque,  répliqua-t-il,  j'en  ôte  deux. 

Ah!  dit-elle,  cela  devient  plus  vraisembla- 
ble, et  plus  possible  même.  Que  de  façons 
pourtant  n'avez-vous  pas  faites,  s'écria-t-il, 
pour  n'en  aimer  qu'un!  Taisez-vous,  lui  dit- 
e'ie  en  souriant,  je  ne  sçais  où  vous  prenez 
tous  les  raisonnemens  que  vous  me  faites,  et 
où  je  prends  moi  toutes  les  réponses  que  je 
vous  fais.  Dans  la  nature,  répondit-il.  Vous 
êtes  vraie,  sans  art,  vous  m'aimez  assez  pour 
ne  vouloir  rien  me  cacher  de  ce  que  vous 
pensez,  et  je  vous  en   estime    d'autant  plus 


CONTE    MORAL  253 


qu'il  y  a  bien  peu  de  femmes  qui  aient  autant 
de  vérité  dans  le  caractère. 

Avec  tous  ces  propos,  et  quelques  autres 
qui  ne  furent  pas  plus  intéressans,  Nasses 
parvint  à  gagner  le  dessert.  Il  fut  à  peine 
servi,  que  se  voyant  sans  témoins,  il  se  leva 
avec  feu,  et  se  mettant  aux  genoux  de  Zulica, 
vous  m'aimez,  lui  dit-il?  Ne  vous  l'ai-je  pas 
assez  dit,  répondit-elle  languissamment?  Ciel! 
s'écria-t-il  en  se  relevant  et  en  la  prenant 
dans  ses  bras,  puis-je  trop  vous  l'entendre 
dire,  et  pouvez-vous  trop  me  le  prouver?  Ah 
Nasses  !  répondit-elle,  en  se  laissant  aller  sur 
lui  et  sur  moi,  quel  usage  faites-vous  de  ma 
foiblesse  ? 

Eh  que  diable!  dit  le  sultan,  vouloit-elle 
donc  qu'il  en  fît  ?  Ceci  n'est  pas  mauvais  ! 
Elle  auroit,  je  crois,  été  bien  fâchée  qu'il 
l'eût  laissée  plus  tranquille.  Non  !  les  femmes 

sont    d'une    singularité bien    singulière! 

elles  ne  sçavent  jamais  ce  qu'elles  veulent. 
On  ignore  toujours  comme  on  est  avec  elles... 
Quelle  colère!  interrompit  la  sultane,  quelle 
torrent  d'épigrammes  !  Que  vous  avons-nous 
donc  fait?  Non,  dit  le  sultan,  c'est  sans  co- 
lère que  je  dis  tout  cela.  Est-ce  que  pour 
trouver  les  femmes  ridicules  on  a  besoin 
d'être  fâché   contre  elles?  Vous  êtes   d'une 


254  ^E    SOPHA 

causticité  sans  exemple,  lui  dit  la  sultane,  et 
je  crains  bien  que  vous  qui  haïssez  tant  les 
beaux  esprits,  vous  n'en  deveniez  un  inces- 
samment. C'est  cette  Zulica  qui  m'a  fâché, 
répartit  le  sultan,  je  n'aime  point  les  façons 
déplacées.  Que  votre  majesté  prenne  moins 
d'humeur  contre  elle,  dit  Amanzéi,  elle  n'en 
fit  pas  long-tems. 


<:^=^~^=r^=^%zr^è^^xë=^^^^^:=^x^=^==^<:^=^^ 


CHAPITRE  XVI. 

Qui  contient  une  dissertation  qui  ne  sera  pas 
goûtée  de  tout  le  monde. 

APRÈS  avoir  dit  ce  peu  de  mots  qui  ont 
déplu  à  votre  majesté,  Zulica  se  tut. 
Croyez-vous,  lui  demanda  enfin  Nasses,  que 
Mazulhim  vous  aimât  mieux  que  je  ne  sais  ? 
Il  me  louoit  davantage,  répondit-elle;  mais 
il  me  semble  que  vous  m'aimez  mieux.  Je  ne 
veux  vous  laisser  aucun-lieu  de  douter  de  ma 
tendresse,  répartit-il,  oui,  Zulica,  vous  ap- 
prendrez bientôt  combien  Mazulhim  m'est 
inférieur  en  sentiment. 


CONTE    MORAL  255 


Eh  quoi!  reprit-elle,  quoi!...  Nasses  ne  la 
laissa  pas  achever,  et  elle  ne  se  plaignit  pas 
d'avoir  été  interrompue.  Ah  Nasses  !  s'écria- 
t-elle  tendrement,  que  vous  êtes  digne  d'être 
aimé  !  Nasses  ne  répondit  à  cet  éloge  qu'en 
homme  qui  croyoit  qu'on  le  loueroit  moins 
sur  le  présent  si  l'on  ne  prétendoit  point  par 
là  l'encourager  sur  l'avenir.  Il  avoit  attendri 
Zulica,  il  parvint  à  l'étonner;  aussi  prit-elle 
pour  lui  une  considération,  même  une  sorte 
de  respect  qui,  vu  le  motif  qui  les  lui  faisoit 
obtenir,  devenoient  extrêmement  plaisants, 
et  qui  dévoient  flatter  un  homme  d'autant 
plus  qu'ils  ne  sont  pas  chez  les  femmes  l'effet 
de  la  prévention  comme  le  sentiment.  Nasses, 
assez  content  de  lui-même,  crut  qu'il  pouvoit 
suspendre  pour  un  moment  l'admiration  qu'il 
causoit  à  Zulica.  Avoir  triomphé  d'elle, 
n'étoit  rien  pour  lui  :  il  la  connoissoit  trop 
pour  en  être  flatté,  et  les  bontés  qu'elle  lui 
marquoit,  loin  de  diminuer  la  haine  qu'il  lui 
portoit,  l'avoient  augmentée.  Il  se  sentoit 
pour  elle  ce  mépris  profond  qui  nous  rend 
impossible  la  dissimulation  et  les  ménage- 
mens  avec  les  personnes  qui  nous  l'inspirent; 
et  dans  cette  disposition,  il  ne  croyoit  pas 
pouvoir  lui  montrer  assez  tôt  toute  l'impres- 
sion que  sa  conduite  avec  lui  avoit  faite  sur 
son  âme. 


256  LE   SOPHA 

Vous  trouvez  donc,  lui  demanda-t-il,  que 
je  ne  vous  loue  pas  si  bien  que  Mazulhim? 
Oui,  répondit-elle,  mais  je  trouve  en  même 
tems  que  vous  sçavez  aimer  mieux  que  lui. 
Voilà,  répliqua-t-il,  une  distinction  que  je 
n'entends  pas;  quelle  valeur  attachez-vous 
actuellement  au  mot  d'aimer?  Celle  qu'il  a, 
répartit-elle,  je  ne  lui  en  connois  qu'une,  et 
ce  n'est  que  de  celle-là  que  je  prétends  parler; 
mais  vous  qui  me  paraissez  aimer  si  bien, 
pourquoi  me  demandez-vous  ce  que  c'est  que 
l'amour?  Si  je  le  demande,  répliqua-t-il,  ce 
n'est  pas  que  je  l'ignore;  mais  comme  chacun 
définit  ce  sentiment  suivant  son  caractère, 
je  voulois  sçavoir  ce  qu'en  particulier  vous 
entendez,  vous,  en  disant  que  je  vous  aime 
mieux  que  Mazulhim  ne  vous  aimoit.  Je  ne 
puis  connoître  la  différence  que  vous  mettez 
entre  lui  et  moi,  si  vous  ne  m'apprenez  pas  ce 
que  c'étoit  que  sa  façon  d'aimer.  Mais,  répon- 
dit-elle en  affectant  de  rougir,  c'est  qu'il  a  le 
cœur  épuisé,  lui. 

Le  cœur  épuisé,  reprit-il  !  voilà  une  ex- 
pression qui,  selon  moi,  n'offre  point  de  sens 
déterminé.  Le  cœur  s'épuise,  sans  doute,  sur 
une  passion  trop  longue;  mais  Mazulhim  ne 
pouvoit  pas  se  trouver  avec  vous  dans  ce  cas 
là,  puisque  pour  ses  yeux  et  son  imagination 


CONTE   MORAL  257 


VOUS  étiez  un  objet  nouveau.  Par  conséquent, 
ce  que  vous  me  dites  de  lui  n  est  pas  ce  que 
vous  devriez  m'en  dire.  Je  n'en  dirai  pour- 
tant que  cela,  répondit-elle;  ce  que  j'en  sçais, 
c'est  (du  moins  je  m'en  doute)  qu'il  y  a  peu 
d'hommes  moins  faits  pour  aimer  que  lui,  et 
ne  m'interrogez  pas  davantage,  car  je  sens 
que  sur  cet  article  je  n'ai  rien  de  plus  à  vous 
répondre. 

Ah!  je  vous  entends,  répliqua-t-il;  cepen- 
dant je  ne  reconnois  point  Mazulhim  au  por- 
trait que  vous  m'en  faites.  Mais,  reprit-elle, 
il  me  semble  que  je  ne  vous  dis  rien  de  lui. 
Ah!  pardonnez-moi,  répartit-il,  on  sent  aisé- 
ment ce  qu'on  reproche  à  un  homme  quand 
on  dit  de  lui  qu'il  a  le  cœur  épuisé;  c'est  une 
expression  modeste  et  mesurée,  mais  on 
l'entend.  Je  suis  surpris  pourtant  que  vous 
ayez  eu  à  vous  plaindre  de  lui.  Je  ne  m'en 
plains  pas,  Nasses,  répondit-elle;  mais  puis- 
que vous  voulez  sçavoir  ce  que  j'en  pense,  je 
vous  dirai  qu'il  est  vrai  que  j'en  ai  été  sur- 
prise. Ah!  ah!  dit-il,  quoi!  vous  l'avez 
trouvé...  Cela  est  étonnant,  reprit-elle,  à  ce 
que  je  crois  du  moins  ! 

Oh  !  je  m'en  rapporterois  bien  à  vous.  Sans 
doute,  répondit-elle  ironiquement,  l'expé- 
rience   m'a  donné   là-dessus   de   si    grandes 

17 


258  LE    SOPHA 

lumières!...  Expérience  ou  non,  répliqua-t- 
il,  on  sçait  ce  que  ce  doit  être  un  amant, 
quand  on  veut  bien  ne  lui  laisser  plus  rien  à 
désirer;  il  y  a  là  dessus  une  tradition  établie  ; 
mais  j'avoue  encore  une  fois  que  vous  me 
surprenez,  car  Mazulhim 

Hé  bien  !  Nasses,  interrompit-elle>  c'est 
à  un  point  qu'on  ne  sçauroit  imaginer  !  je  ne 
sçaurois  revenir  de  ma  surprise,  répondit-il, 
je  sais  de  lui  des  choses  incroyables,  des  pro- 
diges !  Ce  sera  apparemment  lui  qui  vous  les 
aura  contés,  dit-elle  ?  Quand  ce  n'auroit  été 
que  par  amour  propre,  je  me  serois,  répartit- 
il,  défié  d'un  pareil  récit.  Non,  il  ne  m'a 
parlé  de  rien;  je  vous  dirai  plus,  il  a  là  dessus 
une  vraie  modestie.  Pour  modeste,  répondit- 
elle,  il  ne  l'est  pas  ;  mais  quelquefois'peut- 
être  il  se  rend  justice. 

Madame,  Madame,  lui  dit-il,  une  réputa- 
tion ausi  brillante  que  celle  de  Mazulhin  doit 
avoir  un  fondement  et  vous  ne  me  ferez  ja- 
mais croire  que  quelqu'un  dont  toutes  les  fem- 
mes d'Agra  pensent  bien,  soit  un  homme  si 
peu  estimable.  Eh  !  pensez-vous,  répondit- 
elle,  qu'une  femme  mécontente  de  Mazulhim 
(  s'il  est  vrai  cependant  qu'il  puisse  s'en  trou- 
ver qui  soient  sensibles  à  ce  dont  nous  par- 
lons )    dise  à   qui  que   ce  soit   la  raison   pour 


CONTE    MORAL  259 


laquelle  elle  en  est  si  mécontente.  Précisé- 
ment oui,  reprit-il,  elle  ne  le  dira  pas  à  tout 
le  monde  ;  mais  elle  le  dira  à  quelqu'un,  et 
la  preuve  de  cela,  c'est  que  vous  me  le  dites 
à  moi.  Je  n'ignore  pas  que  je  ne  dois  cette 
confidence  qu'à  la  façon  dont  nous  sommes 
ensemble.  Mais  Mazulhim  a  plu  à  d'autres 
personnes  que  vous.  Après  lui,  elles  ont 
aimé  des  gens  à  qui  sans  doute  elle  confioient 
leurs  aventures.  Il  y  a  peut-être  dans  Agra 
plus  de  mille  femmes  qui  n'ont  pas  résisté  à 
Mazulhim  ;  il  y  auroit  par  conséquent  qua- 
rante mille  hommes,  ou  à  peu  près,  qui 
sçauroient,  dans  la  plus  exacte  vérité,  ce  qu'il 
est,  et  vous  voudriez  qu'entre  des  femmes 
piquées  et  des  hommes  humiliés,  un  secret 
de  cette  nature  eût  été  enseveli  ?  Cela  n'est 
pas  probable.  Non,  Madame,  encore  une 
fois  ;  non,  un  homme  tel  que  Mazulhim  vous 
a  paru,  n'en  auroit  pas  imposé  si  long-tems. 
Vous  dirai-je  plus  ?  Vous  connoissez  Tel- 
misse  ;  elle  n'est  plus  assurément,  ni  jeune, 
ni  jolie  !  Il  n'y  a  que  dix  jours  au  plus  que 
Mazulhim  lui  a  prouvé  toute  l'estime  possi- 
ble, et  qu'il  a  mérité  et  acquis  toute  la  sienne. 
C'est  pourtant  un  fait.  Telmisse  le  dit  à  qui 
veut  l'entendre  ;  ce  n'est  pas  une  personne  à 
dire  gratuitement    du    bien  de   quelqu'un,  et 


26o  LE    SOPHA 

nous  ne  connoissons  point  de  femme  de  qui 
le  sutlrage  fasse  plus  d'honneur,  et  soit  plus 
diflicile  à  obtenir  que  le  sien.  Pouvez-vous 
après  cela  penser  mal  de  Mazulhim  ?  Non, 
répondit-elle  sèchement,  je  ci'ois  qu'il  est 
incomparable.  C'est  ma  faute,  sans  doute, 
ajouta-t-elle,  avec  un  souris  dédaigneux,  si 
je  ne  l'ai  pas  trouvé  tel.  Je  ne  suis  pas  fait 
pour  le  penser,  reprit-il  ;  mais  il  est  vrai  qu'il 
y  a  là  dedans  quelque  chose  d'inconcevable. 
Au  surplus,  vous  ne  croiriez  peut-être  pas 
une  chose;  si  j'étois  femme,  les  gens  de 
l'espèce  dont  Alazulhim  vous  a  paru,  me 
plairoient  inhniment  plus  que  les  autres.  Je 
crois,  répondit-elle,  que  ce  ne  seroit  pas  une 
raison  de  n'en  pas  vouloir,  ou  de  les  quitter  ; 
mais  je  vous  avouerai  que  je  ne  vois  pas  à 
propos  de  quoi  il  faudroit  leur  donner  la 
préférence. 

Ils  aiment  mieux,  dit-il  ;  eux  seuls  con- 
noissent  les  soins  et  la  complaisance  ;  plus 
ils  sentent  qu'on  leur  fait  grâce  de  les  aimer, 
plus  ils  s'empressent  à  mériter  de  l'être  : 
nécessairement  soumis,  ils  sont  moins  amans 
qu'esclaves.  Sensuels  et  délicats,  ils  imagi- 
nent sans  cesse  mille  dédommagemens,  et 
l'amour  leur  doit  peut-être  ce  qu  il  a  de  plus 
ingénieux  en    plaisirs.  Leur  arrive-t-il   de  se 


CONTE    MORAL  26 1 


transporter  ?  ce  n'est  point  à  un  mouvement 
aveugle,  et  par  conséquent  jamais  flatteur 
pour  une  femme,  qu'elle  doit  l'ardeur  dont 
leur  âme  se  remplit  ;  c'est  elle  seule,  ce  sont 
ses  charmes  qui  subjuguent  la  nature.  Peut-il 
jamais  y  avoir  pour  elle  de  triomphe  plus 
doux  et  plus  vrai  ? 

Vous  ne  m'étonnez  point,  lui  dit  Zulica, 
vous  aimez  les  opinions  singulières.  Vous 
pensez  trop  bien,  répondit-il,  pour  que  celle- 
ci  vous  paroisse  telle,  et  je  sçais  que  plus 
d'une  femme.. ..  Laissons  cela,  interrompit- 
elle,  je  n'ai  jamais  disputé  sur  les  choses  qui 
ne  m'intéressoient  pas.  Au  reste,  c'est  à  ce 
qu'il  me  semble,  moins  à  vous  qu'à  Mazu- 
Ihim,  à  tâcher  de  faire  recevoir  cette  opinion. 

Elle  a  raison,  dit  le  sultan.  Quand  s'en 
va-t-elle  ?  Que  vous  êtes  impatient  !  répondit 
la  sultane.  Ce  n'est  pas  que  je  m'ennuie, 
reprit  le  sultan,  à  beaucoup  près  ;  mais  quoi- 
que je  me  divertisse  fort,  il  me  semble  que 
j'aimerois  tout  autant  entendre  quelque 
autre  chose.  Je  suis  comme  cela  moi.  Que 
voulez-vous  dire,  lui  demanda  la  sultane  ? 
Est-  ce  que  cela  ne  s'entend  pas,  répondit-il  ? 
je  me  trouve  fort  clair. 

Quand  je  dis  que  je  suis  comme  cela,  c'est 
que  je   pense  qu'un  plaisir  quelquefois  n'em- 


262  LE   SOPHA 

pêche  pas  qu'on  n'en  souhaite  un  autre.  Je 
vais  encore  me  faire  mieux  entendre.  Il  y  a 
mille  choses  qui  perdent  à  être  expliquées, 
interrompit  la  sultane,  on  vous  entend,  vou- 
lez-vous quelque  chose  de  plus?  Oui,  dit  le 
sultan,  je  veux  qu'Amanzéi  finisse  son  his- 
toire. Il  faut  pour  cela  qu'il  la  continue, 
répondit  la  sultane.  Au  contraire,  reprit 
Schah-Baham,  il  me  semble  que  s'il  la  lais- 
soit  là,  il  la  finiroit  beaucoup  plutôt;  mais 
comme  je  suis  la  complaisance  même,  je  lui 
permets  de  poursuivre,  à  condition  pourtant 
que  cela  ne  tirera  pas  à  conséquence. 

Au  surplus,  poursuivit  Zulica,  vous  m'obli- 
geriez beaucoup  si  vous  vouliez  bien  ne  me 
plus  parler  de  Mazulhim.  Très-volontiers, 
répondit-il;  c'est  ce  cœur  épuisé  dont  vous 
avez  parlé  qui  nous  a  fait  tomber  sur  une 
dissertation  fort  inutile  en  effet,  et  que  je  me 
reprocherois,  puisqu'elle  vous  a  fâchée,  si  je 
ne  me  rappellois  que  ma  tendresse  pour  vous, 
et  le  désir  de  sçavoir  pourquoi  vous  croyez 
que  je  vous  aimois  mieux  que  Mazulhim, 
l'ont  seuls  amenée.  Plus  les  sentimens  que 
vous  me  marquez  me  sont  chers,  moins  vous 
devriez  me  blâmer  d'une  curiosité  que  je  n'ai 
que  parce  que  je  vous  aime.  Non,  répondit- 
elle  d'un  air  triste,  il  me  semble  que  depuis 


CONTE    MORAL  263 


quelques  momens  vous  ne  m'aimiez  plus 
autant  que  vous  m'aimiez,  je  ne  sçais  pas 
pourquoi  je  le  crois,  mais  je  le  crois  enfin,  et 
cette  idée  m'afflige. 

Je  suis  enchanté  de  vous  la  voir,  répliqua 
Nasses;  ces  sortes  d'inquiétudes  qui,  pour 
n'avoir  pas  d'objet^  n'en  tourmentent  pas 
moins  vivement,  ne  peuvent  être  senties  que 
par  un  cœur  également  tendre  et  délicat; 
vous  me  faites  injustice,  mais  cette  injustice 
même  me  prouve  combien  vous  m'aimez,  et 
vous  ne  m'en  êtes  que  plus  chère.  Rassurez- 
vous,  poursuivit-il,  aimable  Zulica.  Ciel!  que 
de  plaisirs  je  trouve  à  bannir  vos  craintes  ! 
charmante  Zulica!  pour  votre  bonheur  et  le 
mien,  puissent-elles  renaître  sans  cesse!  En 
disant  ces  paroles,  il  prenoit  Zulica  dans  ses 
bras  et  l'accabloit  des  caresses  les  plus  ten- 
dres. Que  vous  me  donnez  de  transports,  s'é- 
cria-t-elle!  je  sens  tous  les  vôtres  passer  dans 
mon  cœur,  ils  le  remplissent,  le  troublent,  le 
pénètrent!  Ah  Nasses!  quel  plaisir  pour  moi 
de  vous  en  devoir  de  si  doux,  et  que  je   con- 

noissois  si  peu!   vous   seul! Oui,  vous 

seul!  ....  Mais  Nasses!  Ah!  cruel! 

Quoique  Zulica  ne  cessât  point  de  parler, 
il  ne  me  fut  plus  possible  d'entendre  ce 
qu'elle  disoit.  C'est  qu'apparemment  elle  par- 


204  LE   SOPHA 

loit  trop  bas,  dit  le  sultan?  Cela  est  vraisem- 
blable, répondit  Amanzéi.  Et  puis,  continua 
le  sultan,  c'est  qu'il  est  vrai  que  vous  ne 
perdîtes  pas  beaucoup  à  ne  pas  l'entendre, 
car,  ou  je  suis  bien  trompé,  ou  il  n'y  avoit 
pas  le  sens  commun  dans  ce  qu'elle  disoit; 
du  moins  moi,  je  n'y  ai  rien  compris.  Je  suis 
de  votre  avis, Sire,  reprit  Amanzéi, rien  n'étoit 
moins  clair.  Cependant,  ou  Nasses  l'enten- 
doit,  ou  il  n'avoit  pas  en  ce  moment  plus 
d'esprit  qu'elle  ;  car  il  disoit  à  peu  près  les 
mêmes  choses.  Ne  vous  dis-je  pas  répartit  le 
sultan  ;  ces  gens-là  n'avoient  pas  le  sens 
commun. 

Lorsque  Nasses  et  Zulica  furent  devenus 
plus  raisonnables,  continua  Amanzéi,  Zulica 
en  le  regardant  tendrement  :  vous  êtes  char- 
mant. Nasses,  lui  dit-elle,  ah  !  pourquoi  ne 
vous  ai-je  pas  aimé  plutôt  !  Vous  devez  moins 
vous  en  plaindre  que  moi,  répondit-il,  moi, 
dis-je,  à  qui  chaque  instant  fait  sentir  que  je 
n'ai  commencé  de  vivre  que  depuis  que  vous 
m'avez  aimé.  Lorsque  je  songe  à  quelles 
beautés  Mazulhim  a  fermé  les  yeux,  que  je  le 
plains  !  Quoi  Zulica  !  dans  ces  lieux  où  nous 
sommes,  dans  ces  mêmes  lieux  que  vos  bon- 
tés pour  moi  me  rendent  aussi  chers  que  cel- 
les que  vous  y  avez  eues  pour  lui,  me  les  ont 


CONTE    MORAL  265 


d'abord  fait  trouver  odieux,  l'ingrat  a  pu  ne 
pas  rougir  d'en  avoir  aimé  d'autres,  et  renon- 
cer pour  jamais  à  son  inconstance  !  Quel  gé- 
nie !  Quel  dieu  même  veillait  pour  moi,  lors- 
qu'après  l'avoir  rendu  insensible  à  tant  de 
charmes,  il  lui  inspira  le  dessein  de  me  choi- 
sir pour  vous  apprendre  sa  perfidie.  Ah!  Zuli- 
ca,  quel  n'aurait  pas  été  mon  malheur,  s'il 
vous  avait  été  fidèle,  ou  si  quelque  autre  que 
moi...  Arrêtez,  interrompit  majestueusement 
Zulica  :  s'il  m'avoit  été  fidèle,  je  n'aurois  ja- 
mais aimé  que  lui,  mais  pour  le  bannir  de 
mon  cœur,  il  ne  falloit  pas  moins  qu'un  Nas- 
ses. 

Je  crois,  puisque  vous  m'avez  choisi,  ré- 
pondit-il que  j'étois  en  effet  le  seul  qui  puisse 
vous  plaire  ;  mais  quand  je  songe  à  l'état  où 
vous  étiez  ici,  à  ce  que  pouvoit  exiger  de 
vous  un  étourdi  que  Mazulhim  vous  auroit 
envoyé,  à  quel  prix,  peut  être,  il  auroit  mis 
son  silence,  je  ne  puis  m'empêcher  de  frémir. 

Je  ne  vois  pas  bien  pourquoi,  répondit-elle, 
ne  voulant  rien  accorder,  il  m'auroit  été 
assez  indifférent  que  l'on  eût  exigé  quelque 
chose.  Vous  n'en  pouvez  pas  répondre,  dit-il; 
il  y  a  pour  les  femmes  de  terribles  situations, 
et  celle  où  je  vous  ai  vue,  étoit  peut-être  une 
des  plus   affreuses  !  Tant  qu'il  vous    plaira, 


266  LE    SOPHA 

interrompit-elle  ;  mais  je  vous  prie  de  croire 
qu'il  est  bien  moins  cruel  pour  une  femme 
qui  a  des  sentimens,  d'être  abandonnée  d'un 
homme  qui  l'aime,  que  de  se  livrer  à  quel- 
qu'un qu'elle  n'aime  pas.  Cela  n'est  pas  dou- 
teux, répliqua-t-il  ;  mais  c'est  une  terrible 
chose  que  d'être  prise  dans  une  petite  maison. 
Je  ne  sçais  pas,  si  j'étois  femme,  et  que  cela 
m'arrivât,  ce  que  je  ferois  ;  mais  il  me  sem- 
ble que  je  serois  bien  aise  que  l'homme  qui 
m'y  auroit  surprise,  voulût  bien  n'en  dire 
mot. 

Vous  seriez  bien  aise,  reprit-elle  !  appa- 
remment, cela  est  tout  simple  ;  et  moi  aussi 
j'aurois  été  bien  aise  que,  qui  que  ce  fût  qui 
m'eût  surprise  ici,  n'en  eût  rien  dit.  Le  beau 
propos  !  Il  faut  que  vous  perdiez  l'esprit  pour 
en  tenir  de  pareils  !  Pensez-vous  qu'un  hon- 
nête homme  ait  besoin  pour  se  taire,  qu'on 
l'engage  au  silence  par  les  choses  que  vous 
imaginez,  et  croyez-vous  d'ailleurs  qu'on 
fasse  certaines  propositions  à  des  femmes 
d'un  certain  genre  ?  Certainement  oui,  répon- 
dit-il. Toute  femme  surprise  dans  une  petite 
maison,  prouve  qu'elle  a  le  cœur  sensible  : 
on  tire  là-dessus  de  terribles  conséquences  ; 
et  communément  plus  la  femme  est  aimable, 
moins  l'homme  est  généreujc. 


CONTE  MORAL  267 


Oh  !  c'est  un  conte,  reprit  Zulica  ;  le  goût 
seul,  mais  je  dis  le  goût  le  plus  vif,  peut 
excuser  une  femme  de  s'être  rendue,  et  je  ne 
crois  pas,  quoi  qu'on  en  puisse  dire,  qu'il  y 
en  eût  une  qui  voulût  acheter  aussi  cher  que 
vous  le  croyez,  la  discrétion  dont  elle  auroit 
besoin;  et  l'honneur...  Bon  !  interrompit-il, 
croyez-vous  qu'une  femme  craigne  jamais  de 
sacrifier  son  honneur  à  sa  réputation  ?  Enfin, 
répondit-elle,  je  ne  le  ferois  pas,  et  je  ne 
connois  point  de  situation,  quelque  terrible 
qu'elle  fût,  qui  pût  me  déterminer  à  accorder 
à  un  homme  ce  que  mon  cœur  voudroit  tou- 
jours lui  refuser.  Il  faut  être  bien  délicate, 
reprit-il,  pour  faire  cette  distinction,  et  s'y 
arrêter.  En  attendant  que  l'on  puisse  gagner 
le  cœur,  on  cherche  à  gagner  une  femme,  de 
façon  que  ce  qu'elle  ait  de  mieux  à  faire, 
soit  de  vous  le  donner,  et  assez  souvent  elle 
est  trop  heureuse  de  pouvoir  finir  par  là. 

Je  commence  à  vous  entendre,  Monsieur, 
lui  dit-elle  ;  vous  voulez  me  faire  sentir  que 
vous  ne  croyez  me  devoir  qu'à  la  situation 
011  vous  m'avez  trouvée  ici,  et  vous  aimez 
mieux  imaginer  que  vous  n'aviez  pas  de 
quoi  me  plaire,  que  de  ne  pas  mal  penser  de 
moi.  Voilà  donc,  ajouta-elle  en  pleurant,  le 
bonheur  dont  je  m'étois  flattée  ?  Ah  Nasses  ! 


268  LE    SOPHA 

étoit-ce  de  VOUS  que  je  devois  attendre  un 
procédé  aussi  cruel  !  Mais,  Zulica,  répondit- 
il,  croyez-vous  que  j'aie  oublié  la  résistance 
que  vous  m'avez  faite,  et  ce  qu'il  m'en  a 
coûté  pour  obtenir  de  vous  mon  bonheur  ! 
Et  !  pensez-vous,  reprit-elle  en  sanglottant, 
que  je  ne  sente  pas  que  vous  me  reprochez 
de  ne  m'étre  pas  assez  long-tems  défendue  ? 
Hélas  !  entraînée  par  le  goût  que  j'avois  pour 
vous,  plus  encore  que  par  celui  que  vous  me 
marquez,  j'ai  cédé  sans  craindre  qu'un  jour 
vous  me  feriez  un  crime  de  n'avoir  pas  assez 
long-tems  résisté. 

Mais  quelle  idée  est  donc  la  vôtre,  Zulica, 
répondit-il  en  se  rapprochant  d'elle  ?  Moi, 
vous  reprocher  d'avoir  fait  mon  bonheur  ! 
Pouvez-vous  le  croire  ?  Moi  qui  vous  adore, 
ajouta-t-il,  en  n'oubliant  rien  de  tout  ce  qui 
pouvoit  lui  prouver  qu'il  disoit  vrai.  Laissez- 
moi,  lui  dit-elle  en  le  repoussant  foiblement, 
laissez-moi,  s'il  est  possible,  oublier  combien 
je  vous  ai  aime. 

La  résistance  de  Zulica  étoit  si  douce,  que 
quand  les  empressemens  de  Nasses  auroient 
été  moins  vifs,  ils  en  auroient  encore  triom- 
phé. Vous  !  cesser  de  m'aimer,  lui  disoit-il 
d'un  air  tendre,  ajoutant  à  ce  discours  tout 
ce  qui  pouvoit  rendre    plus    persuasif,    vous, 


CONTE    MORAL  269 

qui  devez  faire  éternellement  mon  bonheur  ! 
Non,  votre  cœur  nest  point  fait  pour  me 
haïr,  quand  le  mien  ne  garde  que  pour  vous 
ses  plus  tendres  sentimens.  Non,  répondit 
Zulica,  d'un  ton  qui  commençoit  à  ne  pou- 
voir plus  marquer  de  colère  ;  non,  traître 
que  vous  êtes  !  vous  ne  me  tromperez  plus. 
Ciel  !  ajouta-t-elle  plus  doucement  encore, 
n'étes-vous  pas  le  plus  injuste  et  le  plus  cruel 

des    hommes?    Ah!    laissez-moi Non, 

vous  ne  me  persuadez  plus Je  ne  dois  pas 

vous  pardonner....  Que  je  vous  hais  ! 

Malgré  toutes  ces  protestations  de  haine 
que  Zulica  faisoit  à  Nasses,  il  ne  voulut  pas 
croire  un  moment  qu'il  pût  être  haï,  et  Zulica, 
en  effet,  sembloit  ne  pas  se  soucier  beaucoup 
qu'il  crût  qu'il  n'étoit  plus  aimé.  Je  ne  sçais 
pas  si  je  me  flatte,  lui  dit-il  enfin;  mais  je 
jurerois  presque  que  vous  me  haïssez  moins 
que  vous  ne  dites.  Le  beau  triomphe,  répon- 
dit-elle en  haussant  les  épaules  !  croyez-vous 
que  je  vous  en  déteste  moins?  Est-ce  ma  faute 
si Mais  cela  est  vrai,  je  vous  hais  beau- 
coup. Ne  riez  pas,  ajouta  t-elle,  rien  n'est 
plus  certain  que  ce  que  je  dis.  Je  vous  estime 
trop  pour  le  penser,  répondit-il,  et  cela  est 
au  point  que  je  vous  verrois  inconstante,  que 
je   n'en   voudrois  rien  croire.  Je  suis,  et  je 


270  LE    SOPHA 

veux  être  persuadé  que  vous  m'aimez  autant 
que  vous  pouvez  aimer  quelque  chose.  En  ce 
cas-là,  reprit-elle,  je  vous  aime  donc  autant 
qu'il  est  possible;  mon  cœur  n'est  point  fait 
pour  des  sentimens  modérés.  Je  le  crois  bien, 
répliqua-t-il,  et  c'est  aussi  ce  que  je  voulois 
dire.  Plus  on  a  de  délicatesse,  plus  on  a  les 
passions  vives;  et  quand  j'y  songe,  une 
femme  est  bien  malheureuse  quand  elle  pense 
comme  vous.  En  vérité,  j'ose  le  dire,  la  dé- 
pravation est  telle  aujourd'hui,  que  plus  une 
femme  est  estimable,  plus  on  la  trouve  ridi- 
cule; je  ne  dis  pas  que  ce  soient  les  femmes 
seules  qui  lui  fassent  cette  injustice,  cela 
seroit  tout  simple;  mais  ce  que  l'on  ne  con- 
çoit pas,  c'est  que  ce  sont  les  hommes.  Eux, 
qui  leur  demandent  sans  cesse  des  sentimens  ! 
Cela  n'est  que  trop  vrai,  dit-elle. 

Je  le  vois  dans  le  monde,  continua-t-il  ; 
qu'y  cherchons-nous?  l'amour?  Non  sans 
doute.  Nous  voulons  satisfaire  notre  vanité, 
faire  sans  cesse  parler  de  nous;  passer  de 
femme  en  femme;  pour  n'en  pas  manquer 
une,  courir  après  les  conquêtes,  même  les 
plus  méprisables  :  plus  vains  d'en  avoir  eu 
un  certain  nombre,  que  de  n'en  posséder 
qu'une  digne  de  plaire;  les  chercher  sans 
cesse,  et  ne  les  aimer  jamais.  Ah!  que  vous 


CONTE    MORAL  271 


avez  raison,  s'écria-t-elle;  mais  aussi  c'est  la 
faute  des  femmes,  vous  les  mépriseriez  moins, 
si  toutes  pensoient  d'une  façon,  et  avoient 
des  sentimens  qui  pussent  les  faire  respecter. 
Je  l'avoue  à  regret,  répondit-il,  mais  il  est 
certain  qu'on  ne  sçauroit  nier  que  les  senti- 
mens ne  soient  un  peu  tombés.  Un  peu,  dit- 
elle  avec  étonnement  !  Ah!  dites  beaucoup. 
Il  y  a  encore  des  femmes  raisonnables  assuré- 
ment, mais  ce  n'est  pas  le  plus  grand  nom- 
bre. Je  ne  parle  point  de  celles  qui  aiment, 
car  je  crois  que  vous  les  trouvez  vous-mêmes 
plus  à  plaindre  qu'à  blâmer;  mais  pour  une 
que  l'amour  seul  conduit,  combien  n'en  est-il 
pas  qui,  loin  de  pouvoir  le  prendre  pour 
excuse,  font  ce  qu'elles  peuvent,  pour  qu'on 
ne  puisse  pas  seulement  les  soupçonner  de  le 
connoître.  Il  y  a,  répartit-il,  bien  peu  de 
femmes  assez  équitables  pour  parler  comme 
vous.  A  quoi  sert-il  de  vouloir  dissimuler  des 
choses  aussi  connues,  répondit-elle  ?  Je  vous 
dirai,  pour  moi,  qu'autant  que  je  voudrois 
qu'on  ménageât  les  femmes  raisonnables, 
autant  je  voudrois  qu'on  accablât  de  mépris 
celles  dont  la  conduite  est  du  dernier  délabre- 
ment. Toute  foiblesse  est  excusable,  mais  en 
vérité  l'on  ne  peut  trop  condamner  le  vice. 
On  le   condamne,    répliqua-t-il,   mais  on  le 


272  LE   SOPHA 

tolère;  le  vice  ne  paroît  ce  qu"il  est  que  dans 
celles  qui  ne  sont  point  faites  pour  inspirer 
des  désirs,  et  le  plus  grand  agrément  peut-être 
des  femmes  d'aujourd'hui,  est  cet  air  indé- 
cent qui  annonce  qu'on  en  peut  facilement 
triompher. 

Je  n'ignore  pas,  répondit-elle,  que  ce  sont 
celles-là  que  vous  cherchez  le  plus  ;  ce  n'est 
jamais  le  cœur  que  vous  demandez.  Comme 
vous  n'aimez  pas,  vous  ne  vous  souciez  pas 
d'être  aimés;  et  pourvu  que  vous  triomphiez 
de  la  personne,  la  conquête  du  reste  vous 
paroît  toujours  inutile. 

Un  moment,  Amanzéi,  dit  le  sultan.  Quand 
est-ce  donc  qu'il  l'a  méprisée?  L'admirable 
question,  s'écria  la  sultane!  Ce  que  je  dis, 
répondit  le  sultan,  n'est  point  par  méchan- 
ceté. Une  question,  une  fois,  c'est  une  ques- 
tion, et  je  n'ai  pas  tort,  à  ce  qu'il  me  semble, 
de  faire  celle-là.  On  m'ennuie,  et  l'on  ne 
veut  pas  encore  que  je  parle,  cela  est  plai- 
sant, oui  !  On  me  donne  pour  conte  un  recueil 
de  conversations  où  il  n'y  a  le  mot  pour  rire 
que  quand  on  n'y  parle  pas,  et  c'est  moi  qui 
ai  tort.''  En  un  mot  comme  en  mille,  Aman- 
zéi, si  demain  Nasses  n'a  pas  méprisé  Zulica, 
je  ne  vous  dis  que  cela;  mais  c'est  à  moi  que 
vous  aurez  affaire. 


CONTE    MORAL  273 


CHAPITRE  XVII. 

Qui  apprendra  aux  femmes  novices,  s'il  en 
est,  à  éluder  les  questions  embarrassantes. 

VOTRE  majesté,  dit  Amanzéi  le   lende- 
main, se  souvient    sans    doute Oui, 

interrompit  brusquement  le  sultan  ;  je  me 
souvient  qu'hier  je  mourus  d'ennui  ;  est-ce 
cela  que  vous  me  demandiez  ?  Si  le  conte 
vous  ennuie,  dit  la  sultane,  il  n'y  a  qu'à  le 
finir.  Non  pas,  s'il  vous  plaît,  répondit  le 
sultan,  je  veux  qu'on  le  continue,  et  qu'on 
ne  m'ennuie  pas,  si  cela  se  peut,  s'entend, 
car  je  ne  demande  point  des  choses  impossi- 
bles. Amanzéi  reprit  ainsi  la  parole. 

Vous,  par  exemple,  continua  Zulica,  je 
crains  que  vous  n'ayez  fort  peu  de  délicatesse. 
Vous  me  faites  tort,  répondit-il  d'un  air  tran- 
quille, je  suis  naturellement  fort  susceptible 
d'amour.  J'avouerai  pourtant  que  j'ai  eu  plus 
de  femmes  que  je  n'en  ai  aimées.  Mais  voilà 
qui  est  infâme,  répliqua-t-elle  !  Je  ne  conçois 
pas  comment  on  peut  se  vanter  de  cela  !  Je 
ne  m'en  vante  pas  non  plus,  répartit-il,  je 
dis  simplement  ce  qui  est.  Je  crois,  dit-elle, 
que  vous  avez  trompé  bien  des  femmes.  J'en 


274  LE    SOPHA 

ai  quitté  quelques-unes,  et  n'en  ai  point 
trompé,  répondit-il  ;  elles  ne  m'avoient  point 
prié  d'être  constant,  par  conséquent  je  ne 
leur  avois  pas  promis  de  l'être,  et  vous  con- 
cevez bien  que  quand  on  se  prend  sans  con- 
ditions, on  n'a  d'aucun  côté  à  se  plaindre 
qu'on  en  ait  violé  quelqu'une. 

Je  serois  curieuse  au  possible,  dit  Zulica, 
de  sçavoir  tout  ce  que  vous  avez  fait.  Vous 
faut-il,  répartit  Nasses,  une  histoire  de  ma 
vie  bien  circonstanciée  ?  Cela  seroit  long,  et 
je  craindi'ois  de  vous  ennuyer  beaucoup. 
Je  puis  cependant  vous  obéir  sans  risque,  en 
supprimant  les  détails.  Il  y  a  dix  ans  que  je 
suis  dans  le  monde,  j'en  ai  vingt-cinq,  et 
vous  êtes  la  trente-troisième  beauté  que  j'ai 
conquise  en  affaire  réglée.  Trente-trois, 
s'écria-t-elle  !  Il  est  pourtant  vrai  que  je  n'en 
ai  eu  que  cela,  répondit-il,  mais  ne  vous  en 
étonneZj,pas  ;  je  n'ai  jamais  été  à  la  mode, 
moi. 

Ah  Nasses  !  dit-elle,  que  je  suis  à  plaindre 
de  vous  aimer,  et  que  difficilement  je 
pourrois  compter  sur  votre  constance  !  Je 
ne  vois  pas  pourquoi,  répondit-il  ;  croyez- 
vous  que  pour  avoir  eu  trente-trois  femmes, 
je  doive  vous  aimer  moins?  Oui,  reprit-elle, 
moins    vous   auriez  aimé,   plus  je    pourrois 


CONTE    MORAL  275 

croire  qu'il  vous  resteroit  de  ressources  pour 
aimer  encore,  et  qu'enfin,  vous  ne  seriez  pas 
absolument  usé  en  sentiment.  Je  crois,  répli- 
qua-t-il,  vous  avoir  prouvé  que  je  n'ai  pas  le 
cœur  épuisé  ;  d'ailleurs,  à  vous  parler  avec 
franchise,  il  y  a  bien  peu  d'affaires  où  l'on  se 
serve  du  sentiment.  L'occasion,  la  convenace 
et  le  désœuvrement  les  font  naître  presque  tou- 
tes. On  se  dit,  sans  le  sentir,  qu'on  se  paroît 
aimable  ;  on  se  lie,  sans  se  croire  ;  on  voit 
que  c'est  en  vain  qu'on  attend  l'amour,  et  l'on 
se  quitte  de  peur  de  s'ennuyer.  Il  arrive  aussi 
quelquefois  qu'on  est  trompé  à  ce  que  l'on 
sentoit,  on  croyoit  que  c'étoit  de  la  passion, 
ce  n'étoit  que  du  goût  ;  mouvement,  par  con- 
séquent, peu  durable,  et  qui  s'use  dans  les 
plaisirs,  au  lieu  que  l'amour  semble  y  renaî- 
tre. Tout  cela,  comme  vous  voyez,  fait  qu'a- 
près avoir  eu  beaucoup  d'affaires,  on  n'en  est 
quelquefois  pas  encore  à  la  première  passion. 
Vous  n'avez  donc  jamais  aimé,  lui  deman- 
da-t-elle  .'  Pardonnez-moi,  répliqua-t-il,  j'ai 
aimé  deux  fois  à  la  fureur,  et  je  sens  à  la  fa- 
çon dont  je  commence  avec  vous  que  si  de- 
puis mon  cœur  n'a  pas  été  ému,  ce  n'étoit  pas 
comme  je  le  croyois,  qu'il  ne  dût  plus  l'être, 
mais  parce  qu'il  n'avoit  pas  encore  rencontré 
l'objet  qui    devoit   lui  faire  retrouver  plus  de 


276  LE    SOPHA 

sentimens  qu'il  ne  craignoit  d'en  avoir  perdu. 
Mais  vous  qui  m'interrogez,  me  seroit-il  per- 
mis à  mon  tour  de  vous  demander  combien 
de  fois  vous  vous  êtes  enflammée  ?  Oui,  ré- 
partit-elle, et  je  vous  le  permettrois  encore 
plus  volontiers,  si  je  ne  l'avois  déjà  dit  ;  vous 
n'ignorez  pas  que  Mazulhim  et  vous,  êtes  les 
seuls  qui  ayez  pu  me  plaire. 

Quand  nous  nous  connoissions  moins,  re- 
prit-il, il  étoit  naturel  que  vous  me  tinssiez 
ce  langage.  Je  n'ai  pas  même  trouvé  à  redire 
que  tout  impossible  qu'il  étoit  de  me  cacher 
Mazulhim,  vous  avez  cependant  voulu  le 
faire  ;  mais  à  présent  que  la  confiance  doit 
être  établie,  et  que  je  n'ai  moi-même  rien  de 
caché  pour  vous,  il  me  paroîtroit  singulier , 
je  l'avoue,  que  vous  ne  me  fissiez  pas  le  dépo- 
sitaire de  vos  secrets.  Vous  le  seriez  assuré- 
ment, répondit-elle,  si  je  m'en  étois  réservé 
quelques-uns  ;  mais  je  vous  jure  que  je  n'ai 
rien  à  me  reprocher  là-dessus,  et  qu'il  me 
paroît  même  étonnant,  pour  le  peu  de  tems 
qu'il  y  a  que  je  vous  aime,  j'aie  en  vous  une 
aussi  grande  confiance,  et  qu'enfin  je  croie 
devoir  en  être  aussi  sûre  que  je  le  suis  de 
moi-même. 

J'en  suis  charmé,  Madame,  répondit-il  d'un 
air  piqué  ;  j'ose   dire    cependant    qu'après  la 


CONTE    MORAL  277 


façon  dont  je  me  suis  livré,  j'étois  en  droit 
d'attendre  mieux  de  vous. 

A  ces  mots,  il  voulut  s'éloigner,  mais  elle 
le  retenant  :  Quelle  est  donc  cette  fantaisie, 
Nasses  lui  demanda-t-elle  tendrement,  com- 
ment se  peut-il  que  tantôt  vous  vous  fussiez 
fait  un  crime  de  douter  de  ce  que  je  vous 
disois,  et  qu'à  présent  il  semble  que  vous 
vous  re;''rochiez  de  me  croire  ?  S'il  faut  vous 
le  dire.  Madame,  répondit-il,  tantôt  je  ne 
vous  croyois  pas  ;  mais  occupé  alors  d'un 
intérêt  plus  pressant  pour  moi,  j'ai  cru  qu'il 
valoit  mieux  travailler  à  vous  persuader,  que 
d'entrer  dans  les  détails  qui  ne  pouvoient  en 
cet  instant  que  vous  déplaire,  et  que  je  n'étois 
pas  même  en  droit  d'exiger  de  vous.  Mais, 
Nasses,  insista-t-elle,  je  vous  jure  que  je  n'ai 
à  vous  dire  que  ce  que  je  vous  ai  dit. 

Cela  n'est  pas  possible,  Madame,  interrom- 
pit-il brusquement.  Depuis  plus  de  quinze 
ans  que  vous  êtes  dans  le  monde,  il  n'est  pas 
croyable  que  vous  n'ayez  souvent  été  atta- 
quée, et  qu'au  moins  vous  ne  vous  soyez  point 
quelquefois  rendue.  Vous  seriez  la  première 
qui,  dans  un  espace  de  tems  aussi  considé- 
rable, n'auroit  eu  que  deux  amans,  où  vous 
serez  forcée  de  convenir  que  le  goût  de  la 
galanterie    vous  auroit   pris  bien  tard.    Cela 


278  LE   SOPHA 

ne  seroit  pas  assez  nouveau,  Monsieur,  pour 
être  trouvé  incroyable,  répondit-elle  ;  et  je 
suis  bien  trompée,  s'il  n'est  arrivé  à  d'autres 
que  moi  d'être  long-tems  indifférentes,  faute 
d'avoir  rencontra  de  bonne  heure  l'objet 
auquel  il  étoit  réservé  de  les  rendre  sensibles. 
Je  n"ai  certainement  rien  à  vous  dire,  mais 
quand  il  seroit  vrai  que  j'eusse  sur  cet  arti- 
cle quelque  chose  à  vous  confier  ;  la  crainte 
de  vous  perdre  m'empêcheroit  toujours  de  le 
faire.  J'ai  presque  toujours  vu  le  mépris  sui- 
vre ces  sortes  de  confidences  ;  et  quoique 
pour  avoir  autrefois  aimé,  nous  ne  soyons 
point  coupables  envers  l'objet  qui  nous 
occupe,  il  est  cependant  fort  rare  que  sa  vani- 
té nous  pardonne  de  n'avoir  pas  été  le  pre- 
mier qui  nous  ait  rendu  sensibles. 

Mais  quelle  idée,  lui  dit-il,  qui,  moi  ?  je 
vous  mépriserois  parce  que  vous  me  donne- 
riez, en  m'avouant  tout  ce  que  vous  avez 
fait,  une  nouvelle  preuve  de  votre  tendresse, 
et  peut-être  la  plus  convaincante  de  toutes, 
par  la  peine  qu'on  a  communément  à  l'obte- 
nir ;  eh  bien  !  vous  avez  aimé,  Mazulhim, 
cela  m'a-t-il  étonné  .''  Vous  en  estimé-je 
moins  ?  Pourquoi  voudriez-vous  que  quelques 
amans  de  plus  fissent  sur  moi  une  impression 
désagréable  1  ai-je   quelque   chose  à  démêler 


CONTE   MORAL  279 

avec  ceux  qui  m'ont  précédé  ?  est-ce  votre 
faute,  si  le  destin  ne  m'a  pas  offert  à  vos 
yeux  le  premier  ?  Non,  Zulica,  non  ;  je  ne 
suis  pas  même  de  l'avis  de  ceux  qui  croient 
qu'une  femme  qui  a  beaucoup  aimé  n'est  plus 
capable  d'aimer  encore.  Loin  que  je  pense 
que  le  cœur  s'use  en  aimant,  je  suis  au  con- 
traire persuadé  que  plus  on  aime,  plus  on 
est  vif  sur  le  sentiment,  plus  on  a  de  délica- 
tesse. 

Suivant  ce  principe^  répondit-elle,  vous 
ne  seriez  donc  pas  flatté  d'être  le  premier 
amant  d'une  femme.  J'ose  dire  que  non,  répli- 
qua-t-il,  et  voici  sur  quoi  je  fonde  une  façon 
de  penser  qui  peut-être  vous  paroît  ridicule. 

Dans  cet  âge  tendre  où  une  femme  n'a 
point  encore  aimé,  si  elle  désire  d'être  vain- 
cue, c'est  moins  encore  parce  qu'elle  est 
pressée  par  le  sentiment,  que  parce  qu'elle 
désire  de  le  connoître,  elle  veut  enfin  moins 
aimer  que  plaire.  On  l'éblouit  plus  qu'on  ne 
la  touche.  Comment  la  croire,  quand  elle 
dit  qu'elle  aime  ?  a-t-elle,  pour  s'assurer  de 
la  nature  et  de  la  force  de  son  sentiment 
actuel,  de  quoi  le  comparer  ?  Dans  un  cœur 
où  par  leur  nouveauté,  les  plus  foibles  mou- 
vemens  sont  des  objets  considérables,  la 
moindre  émotion  paroît  trouble,  et  le  simple 


28o  LE   SOPHA 

désir,  transport  ;  et  ce  n'est  pas  enfin  quand 
on  connoît  aussi  peu  l'amour  qu'on  peut  se 
flatter  de  le  ressentir,  et  qu'on  doit  le  per- 
suader. 

Peut-être  en  effet  s'exagère-t-on  ses  mou- 
vemens,  répondit  Zulica  ;  mais  du  moins  on 
ne  dit  que  ce  qu'on  croit  sentir,  et  que  ce 
désordre  parte  du  cœur,  ou  qu'il  n'existe  que 
dans  l'imagination,  l'amant  en  est-il  moins 
heureux  ?  Non,  Nasses,  avec  quelque  désa- 
vantage que  vous  peigniez  les  premiers  sen- 
timens,  je  vous  aimerois,  s'il  étoit  possible, 
mille  fois  plus  que  je  ne  vous  aime,  si  j'étois 
la  première  à  qui    vous  rendissiez  hommage. 

Vous  y  perdriez  plus  que  vous  ne  pensez, 
répliqua-t-il.  Je  suis  à  présent  mille  fois  plus 
en  état  de  sentir  ce  que  vous  valez,  que  je  ne 
l'aurois  été  dans  le  tems  que  vous  voudriez 
que  je  vous  eusse  aimée.  Tout  alors  m'échap- 
poit,  esprit,  délicatesse,  sentimens,  toujours 
tenté,  n'aimant  jamais,  mon  cœur  ne  s'éniou- 
voit  point,  même  dans  ces  moments,  où  em- 
porté par  mes  transports,  je  n'étois  plus  à 
moi-même.  Cependant,  on  me  croyoit  amou- 
reux, je  croyois  l'être  aussi.  L'on  s'applau- 
dissoit  de  pouvoir  me  rendre  si  sensible  ; 
moi-même,  je  me  félicitois  d'être  capable 
d'une  aussi   délicate  volupté  :  il  me  sembloit 


CONTE    MORAL 


qu'il  n'y  avoit  dans  la  nature  que  moi  d'assez 
heureux  pour  sentir  aussi  vivement  les  char- 
mes de  l'amour.  Sans  cesse  aux  pieds  de  ce 
quej'aimois,  quelquefois  languissant,  jamais 
éteint,  je  trouvois  dans  mon  âme  mille  re- 
sources  dont  j'étois  étonné  de  pouvoir  faire 
si  peu  d'usage.  Un  seul  regard  portoit  le 
trouble  et  le  feu  dans  mes  sens  ;  mon  imagi- 
nation toujours  bien  au-delà  de  mes  plaisirs.. . 
Ah  Nasses  !  sécria  vivement  Zulica,  que  vous 
deviez  être  aimable  !  Non  !  vous  n'aimez 
plus  comme  vous  aimiez  alors. 

Mille  fois  davantage,  répliqua-t-il  ;  dans 
le  tems  dont  je  vous  parle,  je  n'aimois  point. 
Emporté  par  le  feu  de  mon  âge,  c'étoit  à  lui, 
non  à  mon  cœur,  que  je  devois  tous  ces  mou- 
vemens  que  je  croyois  de  l'amour,  et  j'ai  bien 

senti  depuis Ah!   interrompit-elle,    il  est 

impossible  que  vous  n'ayez  point  perdu  à  être 
désabusé.  La  jalousie,  la  défiance,  mille  mons- 
tres qu'alors  vous  vous  seriez  seulement  fait 
scrupule  d'imaginer,  empoisonnent  à  présent 
vos  plaisirs.  Plus  instruit,  vous  avez  donc  été 
moins  heureux.  Votre  esprit  n'a  pu  s'éclaircir 
qu'aux  dépens  de  votre  cœur  ;  vous  raisonnez 
mieux  sur  le  sentiment,  mais  vous  n'aimez 
plus  si  bien. 

Ce  raisonnement,  répondit-il,  seroit  autant 


282  LE    SOPHA 


contre  vous  que  contre  moi,  et  je  dois  croire 
en  supposant  toujours  que  Mazulhim  a  été 
votre  premier  amant  que  vous  ne  pouvez  pas 
aimer  autant  que  vous  l'avez  aimé,  lui.  Je 
ne  serois  point  surprise  du  tout  que  vous 
eussiez  cette  idée,  répliqua-t-elle  ;  vous  ne 
suivez   avec  plaisir  que    celles   auxquelles  je 

puis   dire mais   laissons  cela.    Point   du 

tout,  dit-il,  ne  le  laissons  pas. 

Au  reste,  continua-t-elle  aigrement,  à  la 
façon  dont  vous  avez  vécu,  il  n'est  pas  bien 
surprenant  que  vous  pensiez  mal  des  femmes 
Et  si  c'étoit,  interrompit-il,  la  façon  dont 
les  femmes  vivent  qui  fût  cause  que  je  n'en 
pense  pas  bien  ? 

Vous  allez  dire  qu'il  est  impossible  que 
cela  soit.  Non,  je  vous  jure,  reprit-elle  d'un 
air  dédaigneux,  je  n'en  prendrai  pas  la  peine. 
Ah  !  j'entends,  répartit-il,  vous  craindriez 
qu'elle  ne  fût  inutile.  Vous  ne  voulez  donc 
pas  absolument  me  dire  qui  vous  avez  aimé. 

Quoi  !  s'écria-t-elle,  pensez-vous  encore 
à  cela  ?  Si  vous  m'aimiez,  pourriez-vous 
douter  de  ce  que  je  vous  dis  ?  En  vérité, 
Zulica,  lui  dit-il,  vous  m'en  croirez  si  vous 
voulez,  mais  ceci  devient  du  dernier  ridicule. 

Zulica  qui,  comme  votre  majesté  a  pu  le 
voir,  dit    Amanzéi,    cherchoit   depuis   long- 


CONTE    MORAL  283 


tems  à  détourner  la   conversation Elle 

faisoit  bien,  interrompit  le  sultan  ;  mais  vous 
auriez,  vous,  fait  beaucoup  mieux  si  vous 
l'aviez  rapprochée,  et  si  vous  m'aviez  épar- 
gné toutes  ces  dissertations  que  vous  y  avez 
mises  à  tort  et  à  travers.  Vous  convenez  que 
vous  n'êtes  qu'un  bavard,  et  ce  n'est  que 
pour  en  parler  plus  !  Comment  voulez-vous 
qu'on  tienne  à  ces  perfidies-là  ?  En  un  mot, 
comme  en  mille,  finissez  votre  histoire. 

Zulica,  continua  Amanzéi,  opposa  long- 
tems  encore  de  mauvaises  défaites  aux  em- 
pressemens  de  Nasses.  Enfin  elle  parut  se 
rendre  après  avoir  tiré  parole  de  lui  qu'il  ne 
l'en  estimeroit  pas  moins.  Plus  je  me  suis 
défendue  de  satisfaire  votre  curiosité,  lui  dit- 
elle,  moins  à  présent  j'y  devrois  céder.  Vous 
me  sçaurez  peut-être  moins  de  gré  de  l'aveu 
qu'enfin  vous  m"arrachez,  que  vous  ne  me 
voudrez  de  mal  de  vous  l'avoir  refusé  si  long- 
tems.  Vous  aurez  tort.  Vous  ne  devez  pas 
ignorer  qu'il  est  plus  aisé  d'inspirer  un  nou- 
veau goût  à  une  femme,  que  de  la  faire  con- 
venir de  ceux  qu'elle  a  eus.  Je  ne  sçais  si 
c'est  par  fausseté  que  quelques-unes  pensent 
ainsi  ;  mais  pour  moi,  je  puis  vous  jurer  que 
mon  silence  n'étoit  pas  fondé  sur  un  aussi 
indigne    motif.  Je  crois  qu'il   est    impossible 


284  LE   SOPHA 

que  l'on  se  rappelle  avec  plaisir  une  foiblesse 
qui,  loin  de  se  retracer  à  votre  imagination 
avec  les  charmes  qu'elle  avoit  autrefois  pour 
vous,  ne  s'y  présente  jamais  qu'accompagnée 
des  remords  qu'elle  vous  cause,  ou  du  souve- 
nir douloureux  des  mauvais  procédés  d'un 
amant.  Cela  est  exactement  vrai,  dit  Nasses  ; 
une  femme  délicate  est  bien  à  plaindre. 

Fort  bien,  dit  le  sultan,  mais  pour  le  plai- 
sir que  je  prends  à  vous  entendre,  je  désire 
que  vous  remettiez  à  demain  la  suite  (car  je 
n'ose  encore  dire  la  fin)  de  cette  inouie  con- 
versation. 


CHAPITRE  XVIII. 
Rempli  d'' allusions  fort  difficiles  à  trouver. 

YOUS  sçaurez  donc,  continua  Zulica,  que 
quand  j'entrai  dans  le  monde,  je  ne  lais- 
sai pas  (sans  être  pourtant  plus  belle  qu'une 
autre)  de  trouver  plus  d'amans  que  je  n'en 
désirois,  toute  sotte  que  j'étois  alors  sur  ce 
que  l'on  appelle  l'empire  de  la  beauté.  Quand 
je  dis  des  amans,  j'entends  cette  foule  de  gens 


CONTE    MORAL  285 


désœuvrés  qui  disent  qu'ils  aiment,  plus  par 
habitude  que  par  sentiment;  qu'on  écoute 
parce  qu'il  le  faut,  et  qui  parviennent  plus 
aisément  à  nous  faire  croire  que  nous  sommes 
aimables,  qu'à  se  le  faire  trouver  eux-mêmes. 
Ils  amusèi'ent  long-tems  ma  vanité,  et  ne 
m'en  rendirent  pas  plus  sensible.  Née  déli- 
cate, je  craignoio  l'amour;  je  sentois  que  je 
trouverois  difficilement  un  cœur  aussi  tendre, 
aussi  vrai  que  le  mien;  et  que  le  plus  grand 
malheur  qui  puisse  arriver  à  une  femme  rai- 
sonnable, est  d'avoir  une  passion,  quelque 
heureuse  même  qu'elle  puisse  être.  Tant  que 
je  dus  être  indifférente,  ces  considérations 
prirent  tout  sur  moi;  mais  je  connus  enfin 
qu'elles  n'avoient  retenu  mon  cœur  que  parce 
qu'on  n'avoit  pas  encore  sçu  le  toucher,  que 
ce  calme  dont  nous  nous  applaudissons,  est 
moins  en  nous  l'ouvrage  de  la  raison  que 
l'effet  du  hasard. 

Un  moment,  un  seul  moment  suffit  pour 
troubler  mon  cœur  ?  Voir  aimer,  adorer  mê- 
me; sentir  à  la  fois  et  avec  une  extrême  vio- 
lence ce  que  l'amour  a  de  plus  doux  et  de 
plus  cruels  mouvemens  ;  être  livrée  au 
plus  flatteur  espoir,  retomber  de  là  dans  les 
plus  cruelles  incertitudes;  tout  cela  fut  l'ou- 
vrage d'un  regard  et  d'une  minute.  Etonnée, 


286  LE    SOPHA 

confuse  même  d'un  état  si  nouveau  pour  mon 
âme  ;  dévorée  de  désirs  qui  jusqu'alors  m'a- 
voient  été  inconnus,  sentant  la  nécessité  d'en 
démêler  la  cause,  craignant  de  la  connoître;  ab- 
sorbée dans  cette  douce  émotion,  cette  divine 
langueur  qui  avoient  surpris  tous  mes  sens. 
je  n'osois  m'aider  de  ma  raison  pour  détruire 
des  mouvemens  qui,  tout  confus,  tout  inex- 
pliquables  qu'ils  étoient  pour  moi,  me  fai- 
soient  déjà  jouir  de  ce  bonheur  qu'on  ne  peut 
définir,  et  quand  on  le  sent,  et  quand  on  ne  le 
sent  plus. 

Je  vis  enfin  que  j'aimois.  Quelque  empire 
que  ce  mouvement  eût  déjà  pris  sur  moi,  j'es- 
sayai de  le  combattre.  Les  leçons  du  devoir, 
la  crainte  de  me  perdre  dans  le  monde,  sou- 
pirs, larmes,  remords,  tout  fut  inutile,  ou, 
pour  mieux  dire,  tout  augmentoit  encore  ce 
sentiment  cruel  dont  j'étois  tyrannisée.  Ah 
Nasses  !  quel  ne  fut  pas  mon  plaisir,  quand 
dans  les  soins  respectueux,  quoiqu'empres- 
sés,  de  ce  que  j'adorois,  je  connus  que  j'étois 
aimée?  Quel  trouble!  Quels  transports!  Avec 
quel  ménagement,  quels  égards,  ne  m'appre- 
noit  il  pas  sa  passion  !  Quelle  douleur  d'être 
obligée  de  contraindre  la  mienne  ! 

Que  vous  êtes  heureux,  Nasses,  de  pou- 
voir, au  premier  mouvement  dont  votre  âme 


CONTE    MORAL  287 


est  agitée,  l'apprendre  à  l'objet  qui  le  cause, 
de  ne  pas  connoître  cette  dissimulation  si 
nécessaire  pour  nous  conserver  votre  estime, 
mais  si  pénible  pour  un  cœur  tendre  !  Com- 
bien de  fois,  en  l'entendant  soupirer  auprès  de 
moi,  soupirois-je  de  douleur  de  ne  l'oser  faire 
pour  lui  !  quand  ses  yeux  s'attachoient  tendre- 
ment sur  les  miens,  que  j'y  trouvois  cette 
expression  douce  et  langoureuse,  que  j'y  trou- 
vois enfin  l'amour  même.  Ah  !  comment  dans 
des  instants  qui  me  mettoient  si  loin  de  moi, 
avois-je  la  force  de  me  dérober  à  cette  vo- 
lupté qui  m'entraînoit?  Enfin  il  parla.  Nasses, 
vous  ignorez  le  plaisir  que  donne  ce  tendre, 
ce  charmant  aveu.  On  ne  vous  dit  qu'on  vous 
aime  qu'après  vous  l'avoir  fait  désirer,  et 
quelquefois  trop  longtemps  ;  qu'après  vous 
avoir  fait  redire  mille  fois  que  vous  aimez  ; 
mais  voir  un  amant  adoré,  qui  ne  sçait 
pas  son  bonheur,  pénétré  de  sentiment, 
de  crainte,  de  respect,  venir  à  vos  pieds 
vous  déclarer  tout  ce  qu'il  sent  pour 
vous  l'apprendre;  tremblant  autant  de  l'émo- 
tion que  son  amour  lui  donne,  que  de  la 
crainte  qu'il  ne  soit  pas  agréé;  voler  au 
devant  de  ses  paroles,  se  les  répéter  tout  bas, 
se  les  graver  dans  le  cœur;  en  lui  répondant 
qu'on  ne  le  croit  pas,  se  faire  intérieurement 


288  LE    SOPHA 

un  crime  de  son  mensonge;  s'exagérer  même 
ce  qu'il  vous  dit,  ajouter  à  tout  l'amour  qu'il 
vous  montre,  celui  que  vous  sentez  pour  lui  ; 
Nasses!  croyez-moi,  de  tous  les  spectacles, 
de  tous  les  plaisirs,  ceux  dont  je  vous  parle, 
sont  assurément  les  plus  doux. 

Si  la  vanité  sulïît  pour  vous  rendre  agréa- 
ble le  spectacle  que  vous  me  peignez  si 
vivement,  répondit  Nasses,  je  conçois  que 
quand  l'amour  y  mêle  l'intérêt  du  cœur,  il 
il  n'en  est  pas  pour  vous  de  plus  satisfaisant. 
Mais  enfin  il  parla,  cet  amant  si  tendrement 
aimé,  répondites-vous  ? 

Peignez-vous,  mon  embarras,  répliqua-t- 
elle  ;  combattue  par  l'amour,  et  par  la  vertu 
si  la  dernière  ne  l'emporta  pas,  du  moins  elle 
me  servit  à  masquer  l'autre  ;  mais  ce  ne  fut 

point  autant  que  je  le  désirois Livrée  trop 

long-tems  à  ses  discours,  mon  émotion  dé- 
couvrit le  secret  de  mon  cœur,  et  croyant  ne 
répondre  que  froidement,  ma  bouche  et  mes 
yeux  lui  dirent  mille  fois  que  ma  tendresse 
égaloit  la  sienne. 

C'est  un  malheur  qui  est  arrivé  à  d'autres, 
répondit  froidement  Nasses.  Hé  bien  !  qui 
étoit  cet  homme  si  dangereux,  que  le  voir  et 
l'aimer  ne  furent,  malgré  votre  fierté  natu- 
relle, qu'une  même  chose  ?  Que  vous  importe 


CONTE    MORAL  289 


son  nom,  demanda-t-elle  ?  ne  vous  dis-je  pas 
ce  que  vous  vouliez  sçavoir  ?  Pas  encore, 
répliqua-t-il  ;  et  vous  sentez  bien  vous-même 
que  la  confidence  n'est  pas  complète.  Hé 
bien  répondit-elle,  c'étoit  le  Raja  Amagi. 

Amagi  !  s'écria-t-il,  quel  tems  avez-vous 
donc  pris  pour  l'avoir  ?  Il  est  mon  ami,  ne  me 
cache  rien,  et  je  sçais  que,  depuis  qu'il  est 
dans  le  monde,  il  n'a  véritablement  aimé 
que  Canzade.  Amagi  !  répéta-t-il,  mais  ne 
vous  tromperiez-vous  point. 

Assurément,  sécria-t-elle  à  son  tour,  voilà 
une  singulière  question  !  elle  est  unique. 
Point  du  tout,  reprit-il,  vous  allez  voir  qu'elle 
est  fort  simple.  Amagi  m'a  dit  que,  malgré 
son  extrême  tendresse  pour  Canzade,  et  le 
peu  d'envie  qu'il  avoit  de  lui  manquer,  il  s'é- 
toit  quelquefois  amusé  ailleurs,  parce  qu'il  y 
a  des  femmes  qui  font  des  avances  si  peu  mé- 
nagées, et  que  nous  sommes  si  fats,  que  le 
mépris  qu'elles  nous  inspirent  ne  nous  empê- 
che pas  de  leur  sçavoir  gré,  pour  le  moment 
du  moins  de  ce  qu'elles  font  pour  nous.  En 
me  parlant  des  infidélités  qu'il  avoit  faites  à 
Canzade,  il  m'a  avoué  qu'il  se  les  reprochoit 
d'autant  plus  que  parmi  les  femmes  qui  l'a- 
voient  quelquefois  arraché  à  elle,  il  n'en  avoit 
pas  trouvé  une  qui  méritât  de  l'estime  et  de 

19 


290  LE    SOPHA 

l'attachement,  et  qui  ne  fît  pour  lui,  par  dé- 
règlement de  tête  seulement,  ce  qu'il  avoit 
été  assez  ridicule  pour  attribuer  quelquefois 
à  un  sentiment  si  vif  qu'il  leur  avoit  fait  ou- 
blier toutes  bienséances.  Vous  n'êtes  pas  de 
ces  femmes-là,  vous  ?  Par  conséquent,  je  dois 
croire  qu'il  ne  vous  a  pas  aimée. 

Vous  voyez  bien  qu'il  ne  vous  dit  pas  tout, 
répondit-elle;  car  il  m'a  aimée  plus  de  trois 
ans  avec  toute  l'ardeur  possible.  S'il  ne  me 
Ta  pas  dit,  répartit-il,  ce  n'étoit  pas  qu'il 
voulût  m'en  faire  un  mystère,  mais  c'est 
qu'apparemment  il  ne  s'est  pas  souvenu  de 
me  le  dire.  Fût-ce  vous  qui  lui  fîtes  une 
infidélité?  Me  ferez-vous  longtems  de  pareil- 
le >  questions,  lui  denianda-t-elle?  Je  vous 
en  demande  pardon,  reprit-il  ;  mais  vous 
êtes  si  peu  faite  pour  être  quittée,  qu'elle  ne 
doit  pas  vous  surprendre.  Il  vous  quitta  donc? 
Après  lui,  qui  est-ce  qui  vous  occupa? 

Personne,  répondit-elle  d'un  air  simple. 
Long  tems  livrée  à  la  douleur  de  l'avoir  perdu, 
je  me  flattois  que  je  ne  pouvois  plus  être  sen- 
sible, mais  Mazulhim  parut,  et  je  ne  me  tins 
point  parole. 

Parbleu!  s'écria-t-il,  les  femmes  sont  bien 
malheureuses  et  bien  cruellement  exposées  à 
la  calomnie!  Cela  n'est  que  trop  vrai, dit-elle; 


CONTE    MORAL  29 I 


mais  à  propos  de  quoi  vous  en  souvenez-vous 
à  présent?  A  propos  de  vous,  répartit-il,  à  qui, 
puisqu'il  faut  vous  le  dire,  on  a  l'injustice  de 
donner  un  peu  plus  d'aventures  que  je  vois 
que  vous  n'en  avez  eues.  Oh!  répondit-elle, 
cela  ne  me  fâche  ni  ne  m'étonne.  Pour  peu 
qu'une  femme  ne  fasse  pas  peur,  on  n'imagi- 
ne point  qu'elle  ne  soit  pas  plus  sensible  qu'il 
ne  le  faudroit;et  ce  sont  souvent  les  hommes 
qu'elle  a  voulu  écouter  le  moins  que  le  public 
lui  donne  le  plus;  quoi  qu'il  en  soit,  cela  ne 
me  fait  rien. 

Ne  seroit-il  donc  pas  possible  de  vous  obli- 
ger à  parler  d'autres  chosesPIl  n'est  donc  pas 
vrai  que  vous  avez  eu  tous  les  amans  qu'on 
vousa donnés,  lui  demanda-t-il  encore? Zulica 
neréponditàcette  nouvelle  impertinence  qu'en 
haussant  les  épaules.  Ne  vous  fâchez  point  de 
ce  que  je  vous  dis,  conîinua-t-il,  si  vous  étiez 
moins  aimable,  je  croirois  plus  aisément  que 
vous  ne  diminuez  rien  de  votre  histoire.  Par- 
donnez-moi, répondit-elle  aigrement, j'ai  eu 
toute  la  terre.  Enfin,  reprit-il,  voici  ce  qu'on 
m'a  dit: 

Vos  commencemens  sont  douteux;  on  sçait 
pourtant  que  dans  votre  très-grande  jeunesse, 
passionnée  pour  les  talens,et  persuadée  que 
le  meilleur   moyen  pour   en   acquérir   et  les 


292  LE    SOPHA 


perfectionner,  est  d'intéresser  vivement  tous 
ceux  qui  les  possèdent,  vous  ne  dédaignâtes 
pas  vos  maîtres,  et  que  c'est  ce  qui  fait  que 
vous  chantez  avec  tant  de  goût,  et  que  vous 
dansez  avec  tant  de  grâce. 

Ah  !  grand  Dieu  !  quelle  horreur  !  s'écria 
Zulica.  Vous  avez  raison  de  vous  récrier  là- 
dessus,  Madame,  répondit-il  froidement,  car 
en  effet,  cela  est  horrible.  Pour  moi,  je  ne 
vous  condamne  pas,  et  ne  sçaurois  même 
assez  vous  estimer  de  ce  que  dans  un  âge 
où  les  femmes  qui  un  jour  doivent  être  le 
moins  réservées,  ont  tous  les  préjugés  ima- 
ginables, vous  avez  eu  assez  de  force  d'esprit 
pour  sacrifier  ceux  que  votre  naissance  et 
l'éducation  dévoient  vous  avoir  donnés. 

A  votre  entrée  dans  le  monde,  convaincue 
qu'on  ne  sçauroit  y  être  trop  fausse,  vous 
cachâtes  sous  un  air  prude  et  froid  le  penchant 
qui  vous  porte  aux  plaisirs.  Née  peu  tendre, 
mais  excessivement  curieuse,  tous  les  hom- 
mes que  vous  vîtes  alors  piquèrent  votre 
curiosité;  et  autant  que  vous  le  pûtes,  vous  les 
connûtes  à  fond.  Quand  on  a  autant  d'esprit 
et  de  pénétration  que  vous,  l'étude  d'un  hom- 
me n'est  pas  une  chose  bien  difficile,  et  j'ai 
ouï  dire  que  celui  que  vous  vous  attachâtes 
le  plus  à  observer  ne  vous  occupa    pas    huit 


CONTE    MORAL  293 


jours.  Ces  amusemens  philosophiques  écla- 
tèrent, on  donna  un  mauvais  tour  à  vos  inten- 
tions ;  sans  renoncer  à  votre  curiosité,  vous 
la  modérâtes,  cependant  cène  fut  pas  pour 
long-tems.  Vos  occupations  particulières 
n'ayant  pas  l'aveu  de  ceux  qui  en  étoient  les 
témoins,  vous  crûte=!  devoir  vous  soustraire 
à  leurs  yeux,  vous  renonçâtes  à  la  solitude, 
et  vous  allâtes  porter  dans  le  monde  ce 
penchant  naturel  qui  vous  portoit  à  tout 
connoître. 

La  princesse  Saheb  avoit  alors  Iskender 
pour  amant,  vous  voulûtes  juger  par  vous- 
même  si  l'on  pouvoit  se  fier  à  son  goût,  et 
vous  le  lui  enlevâtes.  Elle  ne  vous  l'a  jamais 
pardonné,  et  s'en  plaint  même  encore  tous 
les  jours. 

Ah  !  juste  ciel  !  s'écria  Zulica  outrée  de 
fureur,  est-il  au  monde  de  plus  abominables 
calomnies  ? 

On  m'a  assuré,  continua-t-il  avec  le  même 
sang  froid  qu'il  avoit  commencé,  que  vous 
quittâtes  bientôt  Iskender  pour  prendre  Aké- 
bat-Mirza,  à  qui,  parce  que,  tout  prince  qu'il 
étoit,  il  vous  ennuyoit,  vous  associâtes  le 
visir  Atamulk,  et  l'Emir  Noureddin  !  que  le 
prince  ne  vous  entretenant  jamais  que  du 
mauvais  état  de  sa  santé,  que  vous  connois- 


294  LE    SOPHA 

siez  pour  être  plus  déplorable  encore  qu'il  ne 
le  disoit,  le  visir  étant  trop  occupé  des  affaires 
de  l'état  pour  l'être  de  vos  charmes  autant 
qu'il  l'auroitdû,  et  ne  vous  amusant  jamais 
que  des  détails  de  profonde  politique,  et 
l'Emir  des  grandes  actions  qu'il  avoit  faites 
à  la  guerre,  vous  vous  étiez  dégoûtée  de  trois 
personnages  plus  importans  qu'aimables. 

On  ose  ajouter  que  sçachant  combien  il 
est  dangereux  à  la  cour  de  se  faire  des  enne- 
mis, vous  leur  aviez  laissé  ignorer  vos  dispo- 
sitions à  leur  égard,  et  que  forcée  de  les 
ménager,  vous  vous  étiez,  avec  tout  le  mys- 
tère possible,  jettée  entre  les  bras  du  jeune 
Vélid,  qui  moins  grand,  moins  profond, 
moins  guerrier,  mais  plus  agréable  que  ses 
rivaux,  vous  avoit  lui  seul  pendant  quelque 
tems  dédommagée  de  l'ennui  qu'ils  vous 
causoient.  On  dit  encore  que  voyant  Vélid 
moins  amoureux,  et  ayant  besoin  pour  réveil- 
ler son  ardeur  de  lui  donner  de  l'inquiétude, 
vous  aviez  pris  Jemla  ;  que  Vélid  fâché  de 
se  voir  un  rival,  et  vous  épiant  avec  soin, 
avoit  enfin  découvert  les  trois  autres,  et  que 
toute  cette  affaire,  jusques-là  si  judicieuse- 
ment conduite,  avoit  fini  pour  vous  par 
l'éclat  le  plus  injurieux,  et  vous  avoit  donné 
les  plus  cruelles  et  les  plus  publiques  morti- 
fications. 


CONTE    MORAL  295 


Ah  !  c'en   est  trop,    interrompit  Zulica  en 

se  levant,  et  je  vais Un  moment  encore, 

s'il  vous  plaît,  Madame,  dit  Nasses  en  la 
retenant,  bn  a  poussé  l'impudence  jusqu'à 
me  dire,  que  voyant  que  les  affaires  réglées 
ne  vous  réussissoient  pas,  haïssant  l'amour, 
mais  tenant  encore  aux  plaisirs,  vous  ne  vous 
étiez  plus  permis  que  des  amusemens  passa- 
gers, assez  agréables  pour  remplir  vos  mo- 
mens,  mais  jamais  assez  vifs  pour  intéresser 
votre  cœur  ;  sorte  de  philosophie  qui,  pour 
le  dire  en  passant,  n'a  pas  laissé  de  faire 
quelques  progrès  dans  ce  siècle-ci,  et  dont 
il  seroit  aisé  de  démontrer  la  sagesse  et  l'uti- 
lité, si  c'étoit  ici  le  tems  de  le  faire. 

A  la  fin  de  ce  récit,  Zulica  se  mit  à  pleurer 
de  fureur,  et  Nasses  feignant  de  ne  pas  s'en 
appercevoir,  continua  ainsi  :  Vous  concevez 
bien  que  je  vous  rends  trop  de  justice,  que 
je  vous  connois  trop  à  présent,  pour  croire 
absolument  tout  ce  qu'on  m'a  dit. 

Vous  me  faites  trop  de  grâce,  répondit- 
elle.  Non,  reprit-il  modestement,  ce  que  je 
fais  pour  vous  est  tout  simple  ;  et  pour 
sçavoir  l'opinion  que  je  dois  en  avoir,  je  n'ai 
qu'à  consulter  la  façon  dont  vous  vous  êtes 
rendue  à  mes  désirs  ;  mais  en  ne  croyant 
pas  tout,  vous  sentez  bien  aussi  qu'il  est 
impossible  que  je  ne  croie  rien. 


296  LE    SOPHA 

Pourquoi  donc,  lui  demanda-t-elle  ?  Tout 
ce  qu'on  vous  a  dit  est  si  probable,  que  je  ne 
puis  concevoir  que  vous  vouliez  avoir  pour 
moi  un  ménagement  si  déplacé.  Je 'crois  donc 

seulement,     reprit-il Ah  !    croyez    tout, 

Monsieur,  interrompit-elle,  croyez  tout,  et  ne 
nous  revoyons  jamais.  Quand  vous  le  méri- 
teriez, répondit-il,  c'est  un  effort  dont  je  ne 
serois  pas  capable  ;  jugez  si,  en  vous  croyant 
innocente,  je  pourrois  prendre  assez  sur  moi, 
être  assez  barbare  pour  faire  ce  que  vous 
semblez  me  conseiller.  Non,  non.  Monsieur, 
répliqua-t-elle,  vous  croyez  tout  ce  qu'on  a 
dit,  vous  le  croyez,  et  vous  ne  valez  pas  la 
peine  que  je  vous  désabuse.  Ainsi  donc, 
reprit-il,  nous  allons  être  brouillés  ?  Une  mê- 
me soirée  aura  vu  naître  et  finir  votre  ardeur, 
car  je  ne  parle  pas  de  la  mienne,  ajouta-t-il 
en  soupirant,  je  ne  sens  que  trop  qu'elle  sera 
éternelle. 

Oui,  Monsieur,  répondit  Zulica  ;  oui,  nous 
serons  brouillés,  et  pour  jamais.  Pour  jamais, 
s'écria-t-il  .''  c'est-à-dire,  que  vous  me  quittez 
aussi  promptement  que  vous  m'avez  pris. 
C'est  en  honneur  une  chose  que  je  ne  croyois 
pas  possible.  Mais  comment  cette  cons- 
tance si  prodigeuse  dont  vous  vous  piquez, 
cette  âme  si  délicate   sur  le  sentiment,  peut- 


CONTE    MORAL  297 


elle  s'accommoder  d'un  procédé  pareil  ? 
Quelle  cruelle  violence  n'allez-vous  pas  vous 
faire  pour  me  tenir  parole  ?  Que  je  vous 
plains  !  Après  tout,  rien  n'est  plus  heureux 
pour  moi,  puisque  vous  deviez  changer,  que 
de  vous  voir  changer  si  promptement  ;  un 
plus  long  commerce  avec  vous  m'auroit 
rendu  votre  inconstance  trop  douloureuse.  Je 
me  flatte  pourtant  encore  que  vous  ferez  vos 
réflexions,  et  que  s'il  est  vrai  que  votre  goût 
pour  moi  soit  totalement  éteint,  vous  crain- 
drez du  moins  que  je  puisse  dire  que,  comblé 
de  vos  bontés  les  plus  particulières,  vous, 
ayant  tous  les  sujets  du  monde  de  vous  louer 
de  moi,  vous  n'avez  pas  pu  gagner  sur  vous 
d'être  constante  seulement  vingt-quatre- 
heures. 

Après  les  petites  libertés  que  vous  m'a- 
vez permises,  on  trouvera  votre  procédé 
mauvais,  je  vous  en  avertis.  Non,  continua- 
t-il  en  s'avançant  vers  elle  et  en  la  serrant 
tendrement  dans  ses  bras  ;  non,  vous  ne 
ferez  pas  cette  injustice  à  l'amant  du  monde 
le  plus  passionné.  Qui  moi  ?  s'écria-t- 
elle  en  se  débattant  dans  ses  bras  avec 
violence,  moi  ?  je  serois  encore  à  vous  ? 
Elle  ajouta  à  ce  propos  tout  ce  qui  pouvoit 
marquer  vivement  à  Nasses  son  indignation 


298  LE    SOPHA 

contrelui.Ce  fut  en  vain  qu'il  voulut  triom- 
pher de  ses  efforts  ;  son  dépit  la  servant 
mieux  que  n'avoit  fait  cette  sévère  vertu 
pour  laquelle  elle  combattoit  si  mal  à 
propos,  il  fut  obligé  de  disputer  contre 
elle,  jusqu'à  des  faveurs  si  peu  importantes 
qu'il  n'avoit  pas  encore  cru  les  lui  devoir 
demander.  Elle  se  défendoit  toujours  con- 
tre lui,  lorsqu'un  char  qu'ils  entendirent 
arrêter,  suspendit  l'attaque  et  la  résistance. 

Voilà  sans  doute  mes  gens,  Monsieur 
lui  dit-elle,  et  je  pars.  Je  ne  vous  presse 
pas  de  réfléchir  sur  ce  qui  s'est  passé  entre 
nous,  cela  vous  seroit  inutile  ;  plus  on  est 
capable  d'un  mauvais  procédé,  moins  on 
est  fait  pour  le  sentir. 

En  achevant  ces  paroles,  elle  se  leva, 
et  elle  alloit  sortir,  lorsque  ce  que  je  dirai 
demain  à  votre  majesté,  la  força  de  demeu- 
rer. Pourquoi  demain,  dit  le  sultan  ;  pen 
sez-vous  que  vous  ne  me  le  diriez  pas 
aujourd'hui,  si  j'en  avois  la  fantaisie.  Heu- 
reusement pour  vous  je  n'ai  sur  tout  ceci 
aucune  curiosité,  et  soit  demain,  soit  un 
autre  jour,  tout  cela  m'est  indifférent. 


CONTE    MORAL  299 


CHAPITRE  XIX 
Ah  !  Tant  mieux  ! 

APRES  ce  qui  s"étoit  passé  entre  Zulica 
et  Mazulhim,  elle  devoit  peu  s'atten- 
dre à  le  revoir;  c'étoit  cependant  lui  qui 
entroit.  Elle  recula  de  surprise  en  le 
voyant,  et  les  pleurs  succédant  à  son  étonne- 
ment,  elle  se  laissa  tomber  sur  moi.  Il 
feignit  de  ne  pas  remarquer  l'état  où  sa  pré- 
sence la  mettoit,  et  s'avançant  vers  elle 
d'un  air  libre  :  Je  viens,  reine,  lui  dit  ih 
vous  demander  pardon.  Un  enchaînement 
d'affaires,  accablantes,  affreuses,  désespé- 
rantes, m'a    empêché    de    me  rendre  à  vos 

ordres 

Quoi  .'vous  pleurez  !  Ah  Nasses  .'cela  n'est 
pas  bien;  vous  avez  abusé  de  ma  facilité,  de 
mon  amitié, de  ma  confiance...  Mais, au  vrai, 
je  ne  comprends  rien  à  tout  ceci,  moi.  Vous 
êtes  fâchée!  c'est  que  j'en  suis  furieux,  désolé, 
je  ne  m'en  consolerai  jamais.  Ceci  fait  une 
aventure  unique,  étonnante,  du  premier 
rare  .'...Enfin,  ne  peut-on  pas  sçavoir  ce  que 
c'est  que  tout  cela?  Dites  donc,  vous  autres? 
vous  ne  parlez  point  ?  Ah  !  je  vois  ce  que  c'est, 


300  LE    SOPHA 

j'en  suis  la  cause  innocente.  Vous  me  croyez 
infidelle,  oui,  vous  le  croyez.  Que  vous  con- 
noissez  peu  mon  cœur  !  je  reviens  à  vous, 
mille  fois,  je  dis,  mille  fois  plus  tendre,  plus 
épris,  plus  enchanté  que  jamais. 

Plus  Mazulhim  feignoit  de  tendresse,  plus 
Zulica  déconcertée,  abattue,  s'obstinoit  au 
silence.  Nasses  qui  jouissoit  malignement  de 
la  confusion,  craignoit,  s'il  répondoit  à  Mazu- 
lhim, qu'elle  ne  profitât  de  ce  tems-là  pour 
se  remettre,  et  attendoitimpatiemment qu'elle 
répondît  elle-même.  Ce  fût  en  vain.  Ils  res- 
tèrent quelque  tems  tous  trois  dans  le  silence. 
De  grâce,  éclaircissez-moi  ce  mystère,  dit 
enfin  Mazulhim  à  Nasses;  est-ce  de  vous,  ou 
de  moi  que  Madame  a  à  se  plaindre.''  Ne  m'ai- 
me-t-elle  plus,  vous  aime-t-elle.'*  Point  du 
tout,  répartit  Nasses;  c'est  moi,  puisqu'il  faut 
vous  le  dire,  que  l'infidelle  juge  à  propos  de 
ne  plus  aimer.  Nous  sommes  brouillés.  Ah 
perfide,  dit  Mazulhim  !  Après  les  sermens  que 
vous  m'aviez  fait  de  m'étre  toujours  fî- 
delle —  Quelle  horreur!  Ce  n'est  qu'avec  une 
peine  extrême  que  je  suis  parvenu  à  consoler 
Madame  de  votre  perte,  répondit  Nasses, 
c'est  une  justice  que  je  lui  dois,  et  pour  faire 
mon  devoir  jusqu'au  bout,  je  vais,  quelque 
chose  qu'il   m'en  coûte,   vous  laisser  essayer 


CONTE   MORAL  30 I 


si  vous  pourrez  avec  plus  de  facilité  la  con- 
soler de  la  mienne.  Adieu,  Madame,  poursui- 
vit-il en  s'adressant  à  Zulica,  mon  bonheur 
n'a  pas  duré  long-tems;  mais  je  connois  trop 
la  bonté  que  votre  prévention  me  fait  per- 
dre aujourd'hui.  En  cas  qu'il  vous  plaise  de 
vous  souvenir  de  moi,  soyez  sûre  que  je  serai 
toujours  à  vos  ordres. 

Lorque  Nasses  fut  parti,  Zulica  se  leva 
brusquement,  et  sans  regarder  Mazulhim, 
voulut  sortir  aussi.  Non,  Madame,  lui  dit-il 
d'un  air  respectueux,  je  ne  puis  me  détermi- 
ner à  vous  quitter  sans  m'étre  justifié;  il  se 
pourroit  aussi  que  vous  eussiez  quelques  peti- 
tes excuses  à  me  faire,  et  de  quelque  façon 
que  ce  soit,  il  me  paroît  indécent  que  nous 
nous  séparions  sans  nous  être  expliqués. 

Garderez-vous  toujours  le  silence  ?  Ne 
vous  souvient-il  plus  que  vous  m'aviez 
promis  une  constance  éternelle  ?  Ah  !  Mon- 
sieur, répondit-elle  en  pleurant,  n'ajoutez  pas 
à  vos  autres  indignités  celle  de  me  parler 
encore  d'un  amour  que  vous  n'avez  jamais 
ressenti  !  Hé  bien  !  répliqua-t-il,  voilà  les 
femmes  !  On  manque  malgré  soi,  on  en 
gémit,  on  sèche,  on  languit  de  douleur  ;  et 
lorsqu'on  n'a  mérité  que  d'être  plaint,  que 
l'on  revient,  plein  des  plus  tendres  transports, 


302  LE    SOPHA 

sejetter  aux  pieds  de  ce  qu'on  aime,  on  se  trou- 
ve abhorré  !  Après  tout,  vous  seriez  moins  in- 
justes si  vous  étiez  moins  délicates.  Avec  les 
âmes  sensibles,  on  n'a  jamais  de  petits  torts. 
Je  vous  remercie  de  votre  colère  pourtant, 
sans  elle  j'aurois  peut-être  ignoré  toute  ma 
vie  combien  vous  m'aimiez,  et  je  vous  en 
aurois  moi-même  aimé  moins.  Mais,  dites- 
moi  donc,  ajouta-t-il  en  s'approchant  d'elle 
familièrement ,  étes-vous  réellement  bien 
fâchée  .'' 

Zulica  ne  répondit  à  cette  question  qu'en 
le  regardant  avec  le  dernier  mépris.  C'est 
qu'au  fond,  continua-t-il,  il  me  seroit  bien 
aisé  de  me  justifier,  mais  oui,  ajouta-t-il 
en  lui  voyant  hausser  les  épaules,  très  aisé, 
je  ne  dis  rien  de  trop.  Car  voyons,  quels 
sont  mes  torts  avec  vous  ? 

En  vérité,  s'écria-t-elle,  j'admire  votre 
impudence  !  me  faire  venir  ici,  ne  vous.y  pas 
rendre  ;  tout  mauvais,  tout  impertinent,  tout 
méprisable  même  qu'est  ce  procédé,  vous 
êtes  fait  pour  l'avoir,  il  ne  m'a  point  étonnée; 
mais  y  joindre  la  dernière  perfidie  !  M'en- 
voyer  ici  un  inconnu  que  vous  instruisez  de 
ma  foiblesse,  quand  vous  devriez  la  cacher  à 
toute  la  terre....  Oui  !  la  cacher  interrompit- 
il,  ce  seroit  un  beau   mystère  et  fort  utile  au 


CONTE  MORAL  303 


reste,  que  celui-là.  Pensez-vous  qu'une  affaire 
entre  personnes  comme  nous  puisse  s'igno- 
rer ?  Mais  je  suppose  que,  contre  votre  expé- 
rience même,  vous  vous  fussiez  assez  aveuglée 
pour  croire  qu'on  ne  vous  nommeroit  pas  ;  en 
quoi,  (permettez-moi  de  vous  le  demander) 
vous  ai-je  exposée  ?  Notre  secret  n'est  il  pas 
mieux  entre  les  mains  d'un  homme  d'un 
certain  rang  qu'entre  celles  d'un  esclave  ? 

Avois-je  même  alors,  pour  vous  l'envoyer, 
celui  qui  a  auprès  de  moi  le  détail  de  ces 
sortes  de  choses,  et  n'étoit-il  pas  ici  à  nous 
attendre  ?  Le  tems  me  pressoit.  J'ai  choisi 
pour  vous  instruire  de  ce  qui  m'arrivoit, 
celui  de  mes  amis  à  qui  sçais  le  plus  de 
mœurs,  Nasses  enfin  qui,  outre  des  moeurs, 
a  de  l'esprit,  est  l'homme  du  monde  qui 
assurément  mérite  le  plus  d'être  vu  avec 
plaisir,  et  à  qui  j'ose  le  dire,  on  doit  le  plus 
d'estime  et  de  considération. 

Au  reste,  je  prendrai  la  liberté  de  vous 
dire  que  je  ne  vois  pas  bien  pourquoi,  après 
les  remercimentsque  vous  l'avez  si  généreuse- 
ment mis  à  portée  de  vous  faire,  vous  vous 
plaignez  de  ce  que  je  vous  l'ai  envoyé.  Entre 
nous,  cet  article  pourroit  mériter  éclaircisse- 
ment, vous  ne  me  le  donnerez  pourtant  qu'en 
cas  qu'il   vous    plaise  de  le    faire  ;    car,   soit 


304  LE   SOPHA 

dit  sans  vous  fâcher,  je  ne  suis  ni  aussi  cu- 
rieux, ni  aussi  incommode  que  vous. 

Que  d'impertinence  et  de  fatuité,  s'écria 
Zulica  !  Doucement  s'il  vous  plaît,  Madame 
sur  les  exclamations  de  ce  genre,  dit  vivement 
Mazulhim  :  tel  que  vous  me  voyez,  il  y  a 
mille  choses  sur  lesquelles  je  pourrois  me 
récrier  au;  si,  et  je  vous  demande  en  grâce 
de  ne  pas  ;  n'obliger  à  prendre  ma  revanche. 
Si  vous  voulez  bien  me  faire  l'honneur  de 
m'en  croire,  nous  nous  parlerons  amicale- 
ment ;  peut-être  y  gagnerez-vous  autant  que 
moi.  Voyons  un  peu  ?  La  présence  de 
Nasses  vous  a  fâchée  d'abord,  je  n'en  doute 
pas  ;  et  ce  dont  je  doute  aussi  peu,  c'est  que 
pour  vous  mettre  à  l'aise  avec  lui,  vous 
l'avez  accablé  de  toutes  les  faveurs  que  vous 
aviez  la  bonté  de  me  destiner.  Quand  cela 
seroit,  répondit  fièrement  Zulica...  J'entends 
interrompit-il,  cela  est.  Hé  bien  !  oui, 
reprit- elle,  courageusement,  oui,  je  l'ai 
aimé.  N'abusons  pas  ici  des  mots,  répliqua- 
t-il,  vous  ne  l'avez  point  aimé  ;  mais  cela 
est  revenu  au  même.  Convenez,  puisqu'à 
présent  vous  le  connoissez  un  peu,  que 
c'est  un  homme  d'un  rare  mérite. 

Ce  que  j'en  sçais,  répartit-elle  froidement 
c'est  que  s'il  est  fat,  insolent,  et  sans  égards, 


CONTE    MORAL  305 


il  a  du  moins  de  quoi  se  le  faire  pardonner 
et  que  tel  qui  ose  prendre  les  mêmes  tons, 
auroit  plus  d'une  raison  pour  être  modeste. 

Toute  détournée  qu'est  cette  épigramme, 
reprit-il,  je  sens  à  merveille  qu'elle  s'a- 
dresse à  moi,  et  je  veux  bien,  sans  que 
cela  tire  à  conséquence,  vous  donner  la 
petite    consolation  de  me  l'entendre  avouer. 

Je  pousserai  même  les  égards  beaucoup 
plus  loin,  et  ne  me  permettrai  pas  une 
justification  dont  peut-être  la  politesse  seroit 
blessée. 

Que  vous  tenez  de  misérables  propos, 
s'écria-t-elle,  en  le  regardant  d'un  air  de  pitié, 
et  que  le  ton  railleur  et  léger  convient  mal  à 
une  espèce  comme  vous  !  Vous  aurez  beau 
faire.  Madame,  répondit-il,  je  ne  m'écarterai 
ni  du  respect  que  je  vous  dois,  ni  du  plan 
sur  lequel  j'ai  résolu  de  vous  entretenir.  Je 
ne  serai  pas  fâché  de  vous  offrir  en  ma  per- 
sonne un  modèle  de  modération  ;  peut-être 
qu'en  ne  me  voyant  point  me  démentir,  vous 
serez  tentée  de  m'imiter.  Vous  l'exercerez 
donc  tout  seul  cette  modération  si  vantée, 
répartit-elle  en  se  levant,  car  je  vais  .... 
Non,  s'il  vous  plaît.  Madame,  dit-il  en  la 
retenant,  vous  ne  me  quitterez  point  ;  ce 
n'est  pas   ainsi  que  des    gens  comme   nous 

20 


306  LE    SOPHA 

doivent  finir  ;  pour  votre  honneur  et  pour  le 
mien,  nous  devons  mutuellement  nous  prêter 
à  un  éclaircissement,  et  éviter  un  éclat  qui 
seroit  beaucoup  plus  à  craindre  pour  vous 
que  pour  moi.  En  un  mot,  Zulica,  vous 
m'écouterez. 

Soit  que  Zulica  sentît  le  tort  que  cette 
aventure  pourroit  lui  faire  si  elle  se  répandoit, 
et  qu'elle  crût,  toutes  réflexions  faites,  ne 
devoir  rien  oublier  pour  engager  Mazulhim 
au  silence  ;  soit  que  trop  méprisable  pour 
être  long-tems  fâchée  qu'on  la  méprisât,  sa 
colère  commença  à  se  calmer,  elle  se  rejetta 
sur  le  Sopha,  mais  sans  regarder  Mazulhim, 
qui,  peu  touché  de  cette  marque  de  dépit, 
reprit  ainsi  son  discours.  Vous  convenez  que 
vous  avez  pris  Nasses  ;  un  autre  vous  diroit 
que  communément  une  femme  ne  s'engage 
dans  une  nouvelle  affaire  que  quand  celle 
qu'elle  avoit  est  entièrement  rompue  ;  et  là- 
dessus  il  vous  accableroit  de  tout  le  mépris 
qu'en  apparence  semble  mériter  cette  con- 
duite ;  pour  moi,  qui  ai  assez  d'usage  du 
monde  pour  sentir  comment  cela  s'est  fait, 
loin  de  vous  en  sçavoir  mauvais  gré,  je  vous 
en  aime  davantage. 

Ce  n'étoit  cependant  pas  l'effet  que  je  vou- 
lois  produire  sur  votre   cœur,  répondit-elle. 


CONTE    MORAL  307 

Vous  n'en  pouvez  rien  sçavoir,  répliqua-t-il  : 
dans  le  trouble  où  vous  étiez,  étoit-il  possible 
que  vous  démêlassiez  les  motifs  qui  vous  fai- 
soient  agir  ?  Vous  me  croyiez  inconstant,  on 
vous  pressoit  de  vous  engager  ;  si  vous  m'a- 
vie^;  moins  aimé,  vous  ne  l'auriez  pas  fait  ;  et 
Nasses  auroit  tenté  vainement  de  vous  mener 
aussi  loin  qu'il  l'a  fait. 

Il  n'appartient,  croyez-moi,  qu'à  la  passion 
la  plus  vive  d'inspirer  ces  mouvemens  qui  ne 
laissent  pas  aux  réflexions  le  tems  ou  la  liber- 
té d'agir.  Je  ne  sçaurois  assez  m'étonner  que 
Nasses  ait  été  assez  peu  délicat  pour  vouloir 
profiter  du  moment  où  vous  vous  trouviez,  ou 
assez  aveuglée  pour  ne  pas  voir  que,  même 
entre  ses  bras,  vous  étiez  toute  à  un  autre,  et 
que  sans  votre  amour  pour  moi,  vous  ne  l'au- 
riez jamais  rendu  heureux. 

Oh!  non,  répondit-elle,  il  m'a  plu,  et  je 
vous  ai  fait  assurément  une  infidélité  dans 
toutes  les  règles.  Vanité  toute  pure  de  votre 
part,  répliqua-t-il,  n'allez  pas  croire  cela,  rien 
n'est  moins  vrai. 

Commen  t  donc,  dit-elle  ?  rien  n'est  moins 
vrai  !  Je  trouve  assez  singulier  que  vous 
vouliez  sçavoir  mieux  que  moi  ce  qui  en  est. 
Jelesçais  pourtant  si  bien,  que  je  pourrois 
V  ous  dire  mot  à  mot  comment  il  s'y   est  pris 


308  LE    SOPHA 

pour  vous  séduire,  répondit-il:  Nasses  vous  a 
trouvé  belle;  il  a  mieux  aimé  vous  instruire 
des  désirs  que  vous  lui  donniez,  que  de  me 
justifier,  et  je  parierois  même  que  loin  de 
vous  parler  de  ma  faveur,  il  a...  Cela  n'est 
pas  douteux,  interrompit-elle.  Ne  vous  dis-je 
pas,  continua-t-il  ?  Quel  misérable  triomphe 
a-t-il  remporté  là,  et  qu'il  est  peu  flatteur  ! 
Après  tout,  il  y  a  des  gens  à  qui  il  faut  par- 
donner ces  petits  stratagèmes,  ils  en  ont 
besoin  pour  plaire. 

(^uoi  !  lui  dit-elle  avec  étonnement,  vous 
oseriez  me  soutenir  que  vous  n'êtes  point  in- 
fidelle  ?  Assurément ,  reprit-il ,  je  ne  l'étois 
pas,  et  c'est  ce  qui  rend  votre  aventure  si 
plaisante.  Vous  n'étiez  pas  coupable,  répétâ- 
t-elle ?  qu'étiez-vous  donc  devenu  ?  Je  ne  suis, 
répliqua-t-il,  sorti  de  chez  l'empereur  qu'à 
l'heure  à  laquelle  vous  m'avez  vu  arriver  ici: 
et  Zâdis  même  à  qui,  par  parenthèse,  on  a  fait 
mille  plaisanteries  sur  ce  qu'il  a  été  hier -per- 
du tout  le  jour,  ne  m'a  point  quitté;  il  peut 
vous  le  dire. 

Au  nom  de  Zâdis,  Zulica  frémit,  et  regar- 
da en  rougissant  Mazulhim,  qui,  sans  paroître 
remarquer  aucun  de  ses  mouvemens,  conti- 
nua ainsi  : 

Quoique  j'aie  toujours  pour  vous   un    goût 


CONTE   MORAL  309 

fort  vif,  VOUS  concevez  bien  que  nous  ne  vi- 
vions plus  ensemble  dans  cette  inimitié  que 
vous  m'avez  permise. 

Ce  n'est  pas  que  je  vous  pardonne  tout,  mais 
un  commerce  lié  ne  nous  convient  plus;  au 
reste^  nous  nous  étions  pris  plus  de  fantaisie 
que  d'amour;  ce  n'étoit  point  le  sentiment  qui 
nous  unissoit  ;  ce  qui  arrive  ne  doit  ni  vous 
mortifier,  ni  me  déplaire,  ni  nous  empêcher  de 
céder  au  caprice,  si  sans  vouloir  nous  repren- 
dre, nous  nous  en  trouvons  quelquefois  sus- 
ceptibles l'un  pour  l'autre.  Je  me  flatte,  répon- 
dit-elle dédaigneusement,  qu'en  faisant  cet 
arrangement,  vous  en  sentez  tout  le  ridicule, 
et  vous  n'espérez  pas  de  m'}'  faire  consentir. 
Pardonnez-moi,  reprit-il;  vous  êtes  trop  rai- 
sonnable pour  ne  pas  sentir  ce  que  l'on  doit  d'é- 
gards et  de  ménagemens  à  ses  anciens  amis  ; 
d'ailleurs,  vous  n'ignorez  pas  qu'aujourd'hui, 
c'est  un  usage  établi  de  former  autant  d'affai- 
res que  l'on  peut,  et  d'accorder  tout  à  ses  nou- 
velles connoissances,  sans  pour  cela  retran- 
cher rien  aux  anciennes.  Vous  trouverez  bon 
que  les  choses  s'arrangent,  comme  j'ai 
l'honneur  de  vous  le  dire,  et  que  je  regarde 
ce  point-là  comme  très  décidé  entre  nous. 

A  ce  honteux  marché,  Zulica  très-digne 
qu'on  le  fit   avec   elle,   s'offensa  pourtant   de 


3IO 


LE    SOPHA 


ce  que  Mazulhim  osoit  la  croire  capable  de 
ce  quelle  faisoit  tous  les  jours,  et  voulût  le 
prendre  avec  lui  sur  un  ton  de  dignité  qui,  ne 
la  rendant  que  plus  méprisable,  ne  l'encou- 
ragea que  plus  à  ne  la  pas  ménager. 

S'il  n'étoit  pas  si  tard,  lui  dit-il,  je  vous 
prouverois  que  loin  que  vous  ayez  à  vous 
plaindre  de  moi,  vous  avez  mille  remerci- 
mens  à  me  faire.  Je  n'ignore  pas  que  Zâdis 
à  passé  hier,  chez  vous,  et  seul  avec  vous, 
toute  la  journée,  et  une  grande  partie  de  la 
nuit.  Plus  curieux  que  je  n'étois  jaloux,  et 
sûr  que  vous  manqueriez  à  la  parole  que 
vous  m'aviez  donnée  de  ne  le  jamais  revoir, 
je  vous  ai  fait  observer  tous  deux...  Il  n'étoit 
pas  besoin,  interrompit-elle,  que  vous  en 
prissiez  la  peine.  Je  n'ai  point  prétendu  me 
cacher  ;  le  motif  qui  m'a  fait  recevoir  hier 
Zâdis  chez  moi,  ne  peut  jamais  que  me  faire 
honneur.  Ah,  ah  !  dit-il  d'un  air  surpris,  cela 
est  très-particulier  !  Votre  air  railleur  n'em- 
pêchera point  que  je  ne  dise  vrai,  répliqua-t- 
elle  ;  je  n'avois  pas  encore  rompu  absolument 
avec  lui,  et  c'étoit  pour  lui  annoncer  que  je 

ne  le  verrois  jamais Que    vous  passâtes, 

interrompit  il,  tout  le  jour  et  toute  la  nuit 
avec  lui. 

Je  ne  vous  contredis  pas  sur  le  motif,  tout 


CONTE    MORAL  311 


extraordinaire  qu'il  est  ;  car  enfin  vous  avoue- 
rez qu'il  est  rare  qu'une  femme  se  renferme 
vingt-quatre  heures  avec  un  homme  quand 
elle  ne  veut  que  se  brouiller  avec  lui.  Mais 
comme  une  chose,  pour  être  sans  exemple, 
peut  n'en  être  pas  moins  sensée,  je  conçois, 
moi  qui  ne  cherche  uniquement  qu'à  vous 
justifier,  que  Zâdis  recevant  de  vous  la  con- 
firmation de  son  malheur,  en  a  pensé  mourir 
de  désespoir  à  vos  genoux,  et  que  touchée  de 
l'abattement  où  votre  inconstance  le  jettoit, 
vous  l'avez  consolé  avec  toute  l'humanité  dont 
vous  êtes  capable,  sans  que  vos  soins  pour 
lui  prissent  rien  sur  la  fidélité  que  vous 
m'aviez  jurée.  Un  homme  désespéré  est  peu 
raisonnable,  on  a  de  la  peine  à  l'amener  à  une 
conduite  sensée,  il  faut  dire,  redire,  retourner 
mille  fois  la  même  chose  ;  essuyer  des  re- 
grets, des  reproches^  des  larmes,  de  la  fureur: 
rien  ne  prend  plus  de  tems.  Au  reste,  je  vous 
dirai  que  vous  n'avez  pas  à  regretter  celui 
que  vous  avez  employé  à  tâcher  de  calmer 
Zâdis,  il  étoit  aujourd'hui  d'une  gaieté  char- 
mante. Zâdis  gai  !  Cela  vous  paroît-il  conve- 
nable ?  Si,  comme  je  me  garderai  bien  d'en 
douter,  vous  me  dites  vrai  ;  ou  vos  conseils 
ont  eu  de  l'empire  sur  lui,  ou  pour  vous 
regretter  aussi  peu  qu'il  le  fait,  il   falloit  qu'il 


3i: 


LE    SOPHA 


VOUS  aimât  bien  foiblement.  Si  l'un  fait  Iion- 
neur  à  votre  esprit,  l'autre  en  fait  assez  peu 
à  vos  charmes  ;  mais  je  ne  vous  afflige  pas, 
vous  sçavez  à  quoi  vous  en  tenir  là-dessus. 
A  tout  événement,  vous  deviez  bien  lui 
recommander  de  paroître  triste,  au  moins 
pour  le  tems  que  vous  pouviez  avoir  besoin 
de  me  tromper. 

Zulica,  à  ces  propos,  voulut  essayer  de  se 
justifier,  mais  Mazulhim  l'interrompant  : 
Tout  ce  que  vous  pourriez  me  dire,  Madame, 
lui  dit-il,  seroit  inutile.  Epargnez-vous  une 
justification  que  je  ne  vous  demande,  ni  ne 
veux  recevoir,  et  qui  vous  coùteroit  sans  me 
satisfaire.  Adieu,  ajouta-t-il  en  se  levant,  il 
est  tard  ;  et  nous  devrions  déjà  nous  être 
séparés.  A  propos,  que  ferez- vous  de  Nasses? 

Zulica,  à  cette  question,  parut  étonnée. 
Ce  que  je  vous  demande,  poursuivit-il,  me 
paroît  sensé.  Vous  vous  êtes  quittés  mal,  et 
il  me  semble  qu'en  cela  vous  avez  manqué 
de  prudence.  Si  vous  faites  bien,  vous  le 
reverrez  ;  croyez-moi,  évitez  un  éclat.  Il  ne 
doit  pas  vous  être  plus  dilflcile  de  le  garder 
en  le  haïssant,  qu'il  ne  vous  l'a  été  de  le  pren- 
dre sans  l'aimer. 

Si  vous  vous  obstinez  à  ne  le  pas  revoir,  il 
parlera  peut-être,  et  quoique  rien  assurément 


CONTE    MORAL  313 


ne  soit  si  simple  que  ce  que  vous  avez  fait,  il 
se  trouveroit  des  gens  assez  noirs,  assez 
injustes  pour  vous  donner  le  tort,  et  pour  faire 
d'une  chose  toute  ordinaire,  l'histoire  la  plus 
singulière  et  la  plus  ridicule.  Ce  n'est  pas, 
dans  le  fond,  ce  qu'on  en  dira  qui  doit  vous 
inquiéter;  quand  on  porte  un  certain  nom, 
qu'on  est  d'un  certain  rang,  une  affaire  déplus 
ou  de  moins  n'est  pas  une  chose  à  laquelle 
on  doive  regarder  de  si  près;  mais  c'est  qu'il 
faut  éviter  de  se  faire  des  ennemis.  Demain,  je 
vous  le  présenterai.  Moi  !  s'écria-t-elle,  je 
vous  reverrois  ?  Eh  oui  !  répondit-il  en  lui 
présentant  la  main  pour  descendre,  il  faudra 
prendre  cela  sur  vous.  Si  par  hasard  Zâdis 
est  assez  extraordinaire  pour  le  trouver  mau- 
vais, comptez  sur  moi;  ou  il  sera  forcé  de 
vous  quitter,  ou  il  s'accoutumera  à  la  fin  à 
nous  voir    vous  faire  assidûment  notre   cour. 

En  achevant  ces  paroles,  il  lui  offrit  encore 
la  main,  et  voyant  qu'elle  s'obstinoit  à  la 
refuser  :  Quelle  misère,  lui  dit-il  en  la  lui 
prenant  malgré  elle  !  Vous  faites  l'enfant  à 
un  point  qui  n'est  pas  supportable. 

Alors  ils  sortirent.  Ils  sortirent,  s'écria  le 
sultan  !  Ah  !  le  grand  mot^  c'est  à  mon  gré,  le 
meilleur  de  votre  histoire;  et  ne  revinrent-ils 
pas  ?  Je  ne  revis  plus  Zulica,  répondit  Aman- 


314 


LE    SOPHA 


zéi,  mais  je  vis  encore  long-tems  Mazulhim. 
Et  toujours,  dit  le  sultan,  comme  vous  sça- 
vez....  Parbleu!  c'étoit  un  rare  garçon  !  Quelle 
femme  eût-il  après  Zulica?  Beaucoup  qui 
ne  valoient  pas  mieux  qu'elle,  et  quelques- 
unes  qui  ne  méritoient  pas  de  l'avoir,  et  dont 
le  destin  me  faisoit  pitié.  Mais  à  propos,  de- 
manda Schah-Baham  à  la  sultane,  n'avez- 
vous  pas  trouvé  que  Mazulhim  traite  bien 
mal  cette  Zulica  ?  Je  la  trouve  si  méprisable, 
répliqua  la  sultane,  que  je  voudrois,  s'il 
étoit  possible,  qu'il  l'eût  encore  plus  punie. 
Il  m"a  semblé  à  moi,  répartit  le  sultan,  qu'elle 
étoit  trop  douce  avec  lui  ;  cela  n'est  pas  dans 
la  nature.  Et  moi,  je  crois  le  contraire,  dit 
la  sultane  ;  une  femme  telle  que  Zulica  n'a 
point  de  ressources  contre  le  mépris  ;  et 
comme  l'ignominie  de  sa  conduite  la  livre 
aux  plus  cruelles  insultes,  la  bassesse  de  son 
caractère  et  cette  honte  intérieure  dont  mal- 
gré elle-même,  elle  se  sent  toujours  accablée, 
ne  lui  laissent  pas  la  force  de  les  repousser. 
D'ailleurs  quand  il  seroit  vrai  qu'Amanzéi 
eût  outré  l'humiliation  de  Zulica,  loin  de  lui 
en  faire  des  reproches,  je  lui  en  sçaurois  bon 
gré.  Ce  seroit  en  quelque  façon  donner  des 
préceptes  du  vice,  que  de  le  peindre  heureux 
et  triomphant.  Oh  oui  !  reprit  le  sultan,  cela 


CONTE    MORAL  3x5 

est  bien  nécessaire  !  Mais  laissons  cela,  la 
dispute  m'aigrit  ;  et  je  ne  doute  point  que 
je  me  fâchasse,  si  nous  parlions  plus  long- 
tems.  Quand  vous  eûtes  quitté  Mazulhim, 
où  allâtes-vous  Amanzéi. 


CHAPITRE  XX. 

Amusemens  de  l'Ame. 

QUELQUES  plaisirs  que  je  trouvasse 
dans  la  petite  maison  de  Mazulhim, 
l'intérêt  de  mon  âme  me  força  de  m'en  arra- 
cher ;  et  persuadé  que  ce  ne  seroit  pas  là  que 
je  trouverois  ma  délivrance,  j'allai  chercher 
quelque  maison  où  je  fusse,  s'il  étoit  possible, 
plus  heureux  que  dans  toutes  celles  que  j'a- 
vois  déjà  habitées.  Après  plusieurs  courses 
qui  n'offrirent  à  mes  yeux  que  des  choses  que 
j'avois  déjà  vues,  ou  des  faits  peu  dignes 
d'être  racontés  à  votre  majesté,  j'entrai  dans 
un, vaste  palais  qui  appartenoit  à  un  des  plus 
grands  seigneurs  d'Agra.  J'y  errai  quelque 
tems,   enfin    je  fixai  ma    demeure  dans  un 


31 6  LE    SOPHA 

cabinet  orné  avec  une  extrême  magnificence 
et  beaucoup  de  goût,  quoique  l'un  semble 
toujours  exclure  l'autre.  Tout  y  respiroit  la 
volupté  ;  les  ornemens,  les  meubles,  l'odeur 
des  parfums  exquis  qu'on  y  brûloit  sans  cesse, 
tout  la  retraçoit  aux  yeux,  tout  la  portoit 
dans  l'âme  ;  ce  cabinet  enfin  auroit  pu  passer 
pour  le  temple  de  la  mollesse,  pour  le  vrai 
séjour  des  plaisirs. 

Un  instant  après  que  je  m'y  fus  placé,  je 
vis  entrer  la  divinité  à  qui  j'allois  appartenir. 
C'étoit  la  fille  de  l'Omrah  chez  qui  j'étois. 
La  jeunesse,  les  grâces,  la  beauté,  ce  je  ne 
sçais  quoi  qui  seul  les  fait  valoir,  et  qui,  plus 
puissant,  plus  marqué  qu'elles-mêmes  ,  ne 
peut  cependant  jamais  être  défini  ;  tout  ce 
qu'il  y  a  de  charmes  et  d'agréraens,  compo- 
soit  sa  figui'e.  Mon  âme  ne  put  la  voir  sans 
émotion,  elle  éprouva  à  son  aspect  mille 
sensations  délicieuses  que  je  ne  croyois  pas 
à  mon  usage. 

Destiné  à  porter  quelquefois  une  si  belle 
personne,  non  seulement  je  cessai  de  me 
tourmenter  sur  mon  sort,  mais  même  je 
commençai  à  craindre  d'être  obligé  de 
commencer  une  nouvelle  vie. 

Ah  !  Brama,  me  disois-je,  quelle  est 
donc    la   félicité  que   tu   prépares  à  ceux  qui 


CONTE    MORAL  317 


t'ont  bien  servi,  puisque  tu  permets  que 
les  âmes  que  ton  juste  courroux  à  réprouvées, 
jouissent  de  la  vue  de  tant  d  attraits  !  Viens, 
continuois-je  avec  transport,  viens  image 
charmante  de  la  divinité,  viens  calmer  une 
âme  inquiète  qui  déjà  seroit  confondue  avec 
la  tienne,  si  des  ordres  cruels  ne  la  retenoient 
pas  dans  sa  prison. 

Il  sembla  dans  cet  instant  que  Brama 
voulût  exaucer  mes  vœux.  Le  soleil  éioit 
alors  à  son  plus  haut  point,  il  faisoit  une 
chaleur  excessive  ;  Zéïnis  se  prépara  bientôt 
à  jouir  des  douceurs  du  sommeil,  et  tirant 
elle-même  les  rideaux,  ne  laissa  pas  dans  le 
cabinet  de  ce  demi-jour  si  favorable  au  som- 
meil et  aux  plaisirs,  qui  ne  dérobe  rien  aux 
regards,  et  ajoute  à  leur  volupté,  qui  rend 
enfin  la  pudeur  moins  timide,  et  lui  laisse 
accorder  plus  à  l'amour. 

Une  simple  tunique  de  gaze,  presque  toute 
ouverte,  fut  bientôt  le  seul  habillement  de 
Zéïnis  ;  elle  se  jetta  sur  moi  nonchalamment 
Dieux  !  avec  quels  transports  je  la  reçus  ! 
Brama,  en  fixant  mon  âme  dans  des  Sopha 
lui  avoit  donné  la  liberté  de  s'y  placer  où 
elle  voudroit;  qu'avec  plaisir  en  cet  instant 
j'en  fis  usage  ! 

Je    choisis    avec    soin     l'endroit    d'où  je 


3l8  LE    SOPHA 

pouvois  le  mieux  observer  les  charmes  de 
Zéïnis,  et  je  me  mis  à  les  contempler  avec 
l'ardeur  de  l'amant  le  plus  tendre,  et  l'admi- 
ration que  l'homme  le  plus  indifférent  n'au- 
roit  pu  leur  refuser.  Ciel  !  que  de  beautés 
s'offrirent  à  mes  regards  !  Le  sommeil  enfin 
vint  fermer  ces  yeux  qui  m'inspiroient  tant 
d'amour. 

Je  m'occupai  alors  à  détailler  tous  les 
charmes  qu'il  me  restoit  encore  à  examiner, 
et  à  revenir  sur  ceux  que  j'avois  déjà  par- 
courus. Quoique  Zéïnis  dormît  asse^  tranquil- 
lement, elle  se  retourna  quelquefois  ;  et 
chaque  mouvement  qu'elle  faisoit,  dérangeant 
sa  tunique,  offrit  à  mes  avides  regards  de 
nouvelles  beautés. 

Tant  d'appas  achevèrent  de  troubler  mon 
âme.  Accablée  sous  le  nombre  et  la  violence 
de  ses  désirs,  toutes  ses  facultés  demeurèrent 
quelque  tems  suspendues.  C'étoit  en  vain 
que  je  voulois  former  une  idée,  je  sentois 
seulement  que  j'aimois,  et  sans  prévoir,  ou 
craindre  les  suites  d'une  aussi  funeste  passion 
je  m'y  abandonnois  tout  entier. 

Objet  délicieux,  mécriai-je  enfin  !  Non, 
tu  ne  peux  pas  être  une  mortelle.  Tant  de 
charmes  ne  font  pas  leur  partage  !  Au  dessus 
même  des  êtres  aériens,  il  n'en  point  que  tu 


CONTE    MORAL  319 


n'effaces.  Ah  !  daigne  recevoir  les  hommages 
d'une  âme  qui  t'adore,  garde-toi  de  lui 
préférer  quelque  vil  mortel.  Zéïnis  !  divine 
Zéïnis  !  Non,  il  n'en  est  point  qui  te  mérite  ; 
non,  Zéïnis  !  puisqu'il  n'en  est  point  qui 
puisse  te  ressembler  ! 

Pendant  que  je  m'occupois  de  Zéïnis  avec 
tant  d'ardeur,  elle  fît  un  mouvement,  et  se 
retourna.  La  situation  où  elle  venoit  de  se 
mettre,  m'étoit  favorable,  et  malgré  mon 
trouble,  je  songeai  à  en  profiter.  Zéïnis 
étoit  couchée  sur  le  côté,  sa  tête  étoit  pen- 
chée sur  un  coussin  du  Sopha,  et  sa  bouche 
le  touchoit  presque.  Je  pouvois,  malgré  la  ri- 
gueur de  Brama,  accorder  quelque  chose  à 
la  violence  de  mes  désirs;  mon  âme  alla  se 
placer  sur  le  coussin,  et  si  près  de  la  bouche 
de  Zéïnis,  qu'elle  parvint  enfin  à  s'y  coller 
toute  entière. 

Il  y  a,  sans  doute,  pour  l'âme  des  délices 
que  le  terme  de  plaisir  n'exprime  pas,  pour 
qui  même  celui  de  volupté  n'est  pas  encore 
assez  fort.  Cette  ivresse  douce  et  impétueuse 
où  mon  âme  se  plongea,  qui  en  occupa  si 
délicieusement  toutes  les  facultés,  cette 
ivresse    ne  sçauroit  se  peindre. 

Sans  doute  notre  âme  embarrassée  de 
ses  organes,  obligée  de  mesurer  ses  transports 


320  LE    SOPHA 

sur  leur  foiblesse,  ne  peut,  quand  elle  se 
trouve  emprisonnée  dans  un  corps,  s'y 
livrer  avec  autant  de  force  que  lorsqu'elle 
en  est  dépouillée.  Nous  la  sentons  même 
quelquefois  dans  un  vif  mouvement  de  plaisir 
qui,  voulant  forcer  les  bairières  que  le  corps 
lui  oppose,  se  répand  dans  toute  sa  prison, 
y  porte  le  trouble,  et  le  feu  qui  la  dévore 
cherche  vainement  une  issue,  et  accablée  des 
efforts  qu'elle  a  faits,  tombe  dans  une  lan- 
gueur qui  pendant  quelque  tems  semble 
l'avoir  anéantie.  Telle  est,  à  ce  que  je  crois 
du  moins,  la  cause  de  l'épuisement  où  nous 
jette  l'excès  de  la  volupté. 

Tel  est  notre  sort,  que  notre  âme  toujours 
inquiète  au  milieu  des  plus  grands  plaisii's, 
est  réduite  à  en  désirer  plus  encore  qu'elle 
n'en  trouve.  La  mienne  collée  sur  la  bouche 
de  Zéïnis,  abymée  dans  sa  félicité,  cherche  à 
s'en  procurer  une  encore  plus  grande.  Elle  es- 
saya, mais  vainement,  à  se  glisser  toute  en- 
tièi-e  dans  Zéïnis  ;  retenue  dans  sa  prison  par 
les  ordres  cruels  de  Brama,  tous  ses  efforts 
ne  purent  l'en  délivrer.  Ses  élans  redoublés, 
son  ardeur,  la  fureur  de  ses  désirs,  échauffè- 
rent apparemment  celle  de  Zéïnis.  Mon  âme 
ne  s'apperçut  pas  plutôt  de  l'impression  faite 
sur  la  sienne,  qu'elle  redoubla  ses  efforts.  Elle 


CONTE    MORAL  321 


erroit  avec  plus  de  vivacité  sur  les  lèvres  de 
Zéïnis,  s'élançoit  avec  plus  de  rapidité,  s'y 
attachoit  avec  plus  de  feu.  Le  désordre  qui 
commençoit  à  s'emparer  de  celle  de  Zéïnis, 
augmenta  le  trouble  et  les  plaisirs  de  la  mien- 
ne. Zéïnis  soupira,  je  soupirai  ;  sa  bouche 
forma  quelques  paroles  mal  articulées,  une 
aimable  rougeur  vint  colorer  son  visage.  Le 
songe  le  plus  flatteur  vint  enfin  égarer  ses 
sens  De  doux  mouvemens  succédèrent  au 
calme  dans  lequel  elle  étoit  plongée.  Oui,  tu 
m'aimes,  s'écria-t-elle  tendrement  !  Quelques 
mots,  interrompus  par  les  plus  tendres  sou- 
pirs, suivirent  ceux-là.  Doutes-tu,  continuâ- 
t-elle, que  tu  ne  sois  tendrement  aimé  ? 

Moins  libre  encore  que  Zéïnis,  je  l'enten- 
dois  avec  transport  et  n'avois  plus  la  force  de 
lui  répondre.  Bientôt,  son  âme  aussi  confon- 
due que  la  mienne»  s'abandonna  toute  au  feu 
dont  elle  étoit  dévorée  ;  un  doux  frémisse- 
ment... Ciel,  que  Zéïnis  devint  belle  ! 

Mes  plaisirs  et  les  siens  se  dissipèrent  par 
son  réveil.  Il  ne  lui  resta  plus  que  la  douce 
illusion  qui  avoit  occupé  ses  sens,  qu'une  ten- 
dre langueur  à  laquelle  elle  se  livra  avec  une 
volupté  qui  la  rendoit  bien  digne  des  plaisirs 
dont  elle  venoit  de  jouir.  Ses  regards  où  l'a- 
mour même  régnoit,   étoient  encore  chargés 

21 


3  22  LE    SOPHA 

du  feu  qui  couloit  dans  ses  veines.  Quand 
elle  put  ouvrir  les  yeux,  ils  avoient  déjà  perdu 
de  l'impression  voluptueuse  que  mon  amour 
et  le  trouble  de  ses  sens  y  avoient  mise,  mais 
qu'ils  étoient  encore  touchans  !  Quel  mortel 
en  se  devant  le  bonheur  de  les  voir  ainsi,  ne 
seroit  expiré  de  l'excès  de  sa  tendresse  et  de 
sa  joie  ! 

Zéinis,  m'écriois-je  avec  transport,  aima- 
ble Zéïnis,  c'est  moi  qui  viens  de  te  rendre 
heureuse  ;  c'est  à  l'union  de  ton  âme  et  de  la 
mienne  que  tu  dois  tes  plaisirs  Ah  !  puisse- 
tu  les  lui  devoir  toujours,  et  ne  répondre  ja- 
mais qu'à  mon  ardeur.  Non,  Zéinis,  il  n'en 
peut  jamais  être  de  plus  tendre  et  de  plus  fi- 
dèle. Ah  !  si  je  pouvois  soustraire  mon  âme 
au  pouvoir  de  Brama,  ou  qu'il  pût  l'oublier  ; 
éternellement  attachée  à  la  tienne,  ce  seroit 
par  toi  seul  que  son  immortalité  pourroit  de- 
venir un  bonheur  pour  elle,  et  qu'elle  croiroit 
perpétuer  son  être.  Si  je  te  perds  jamais,  âme 
que  j'adore!  Eh  !  comment  dans  l'immensité 
de  la  nature,  ou  accablé  de  ces  liens  cruels 
dont  Brama  me  chargera  peut-être,  pourrai - 
je  te  retrouver  !  Ah  Brama  !  si  ton  pouvoir 
suprême  m'arrache  à  Zéinis,  fais  au  moins 
que,  quelque  douloureux  que  me  soit  son  sou- 
venir, je  ne  le  perde  jamais  ! 


CONTE    MORAL  323 


Pendant  que  mon  âme  parloit  si  tendre- 
ment à  Zéïnis,  cette  fille  charmante  sem- 
bloit  s'abandonner  à  la  plus  douce  rêverie 
et  je  commençai  à  m'alarmer  de  la  tranquil- 
lité avec  laquelle  elle  avait  pris  ce  songe  dont 
quelques  instants  auparavant,  je  trouvois  tant 
à  me  féliciter.  Zéïnis,  me  disois-je,  est  sans 
doute  accoutumée  aux  plaisirs  qu'elle  vient 
de  goûter.  Quelque  chose  qu'ils  aient  pris  sur 
ses  sens,  ils  n'ont  point  étonné  son  imagina- 
tion :  elle  rêve,  mais  elle  ne  paroît  pas  se  de- 
mander la  cause  des  mouvemens  dont  elle  a 
été  agitée.  Familiarisée  avec  ce  que  l'amour 
a  de  plus  tendres  transports,  je  n'ai  fait  que 
lui  en  tracer  l'idée.  Un  mortel  plus  heureux  a 
déjà  développé  dans  le  cœur  de  Zéïnis  ce  ger- 
me de  tendresse  que  la  nature  y  a  mis.  C'est 
son  image,  non  mon  ardeur,  qui  l'a  enflam- 
mée ;  elle  connoît  l'amour,  elle  en  a  parlé, 
elle  sembloit  au  milieu  de  son  trouble,  être 
occupée  du  soin  de  rassurer  un  amant  qui, 
peut-être,  est  accoutumé  à  porter  dans  ses 
bras  ses  craintes  et  son  inquiétude.  Ah  Zéï- 
nis !  s'il  est  vrai  que  vous  aimiez,  que  dans 
l'état  où  m'a  mis  la  colère  de  Brama,  mon 
sort  va  devenir  horrible  ! 

Mon  âme  erroit  entre  toutes  ces  idées,  lors- 
que j'entends  frapper   doucement  à  la  porte. 


324  LE    SOPHA 

La  rougeur  de  Zéïnis  à  ce  bruit  imprévu  aug- 
menta mes  craintes.  Elle  raccommoda  avec 
promptitude  le  dérangement  où  les  erreurs 
de  son  sommeil  l'avoient  laissée,  et  plus  en 
état  de  paroître,  elle  ordonna  qu'on  entrât. 
Ah  !  me  dia-je  avec  une  extrême  douleur, 
c'est  peut-être  un  rival  qui  va  s'offrir  à  ma 
vue  ;  s'il  est  heureux,  quel  supplice  !  S'il  le 
devient,  que  Zéïnis  soit  telle  que  quelquefois 
je  la  suppose,  et  que  ce  soit  à  elle  que  je  doi- 
ve ma  délivrance  ;  quel  coup  affreux  pour 
moi,  si  je  suis  forcé  de  me  séparer  d'elle  après 
les  sentiments  qu'elle  m'a  inspirés  ! 

(Quoique  par  la  connoissance  que  j'avois 
des  muiurs  d'Agra,  je  dusse  être  rassuré  con- 
lie  la  crainte  de  quitter  Zéïnis,  et  qu'il  fût 
asse2  vraisemblable  qu'à  l'âge  de  quinze  ans 
à  peu  prés  qu'elle  paroissoit  avoir,  elle  n'eût 
pas  tout  ce  que  Brama  demandoit  pour  me 
rendre  à  une  autre  vie,  il  se  pouvoit  aussi  que 
j'eusse  tout  à  craindre  d'elle  de  ce  côté  là,  et 
(luelque  cruel  qu'il  fût  pour  moi  d'être  té- 
moin des  bontés  qu'elle  auroit  pour  mon 
rival,  je  préférois  ce  supplice  à  celui  de  la 
perdre. 

A  l'ordre  de  Zéïnis,  un  jeune  Indien  de  la 
figure  la  plus  brillante,  étoit  entré  dans  le 
cabinet.  Plus  il  me    parut    digne   de  plaire, 


CONTE  MORAL  325 


plus  il  excita  ma  haine;  elle  redoubla  à  l'air 
dont  Zéinis  le  reçut.  Le  trouble,  l'amour  et  la 
crainte  se  peignirent  tour-à-tour  sur  son  vi- 
sage: elle  le  regarda  quelque  tems  avant  que 
de  lui  parler;  il  me  parut  aussi  agité  qu'elle, 
mais  à  son  air  timide  et  respectueux,  je  ju- 
geai que  s'il  étoit  aimé,  on  ne  le  favorisoit 
pas  encore.  Malgré  son  trouble  et  son  extrê- 
me jeunesse  (  car  il  ne  me  parut  guère  plus 
âgé  que  Zéïnis  )  il  n'en  sembloit  pas  à  sa 
première  passion,  et  je  commençai  à  espérer 
que  je  n'aurois  de  cette  aventure  que  le  cha- 
grin que  je  pouvois  le  mieux  supporter. 

Ah  Phéléas  !  lui  dit  Zéïnis  avec  émotion, 
que  venez-vous  chercher  ici  ?  Vous  que  j'es- 
pérois  y  trouver,  répondit-il  en  se  jettant  à 
ses  genoux,  vous  sans  qui  je  ne  puis  vivre,  et 
qui  voulûtes  bien  hier  me  promettre  de  me 
voir  sans  témoins.  Ah  !  n'espérez  pas,  reprit- 
elle  vivement,  que  je  vous  tienne  parole;  sor- 
tons, je  ne  veux  pas  rester  plus  long-tems 
dans  ce  cabinet.  Zéïnis,  répliqua-t-il,  m'en- 
viez-vous le  bonheur  de  rester  seul  un  mo- 
ment avec  vous,  et  se  peut-il  que  vous  vous 
repentiez  si-tôt  de  la  première  faveur  que 
vous  m'accordez  ?  Mais,  répondit-elle  d"un 
a'r  embarrassé,  ne  puis-je  donc  pas  vous  par- 
ler   ailleurs  qu'ici,  et    si  vous  m'aimiez,  vous 


3  26  LE    SOPHA 

obstineriez-vous  à  me  demander  une  chose 
pour  laquelle  j'ai  tant  de  répugnance  ? 

Phéléas,  sans  lui  répondre,  lui  saisit  une 
main,  et  la  baisa  avec  toute  l'ardeur  dont 
j'aurois  été  capable.  Zéïnis  le  regardoit  lan- 
guissamment,  elle  soupiroit  ;  encore  émue 
de  ce  songe  qui  lui  avoit  peint  son  amant  si 
pressant,  et  où  elle  avoit  été  si  foible,  dispo- 
sée encore  plus  à  l'amour  par  les  impressions 
qui  lui  en  étoient  restées  ;  chaque  fois  que 
ses  yeux  se  tournoient  vers  Phéléas,  ils 
devenoient  plus  tendres,  et  reprenoient 
insensiblement  un  peu  de  cette  volupté  que 
mon  amour  y  avoit  mise  quelques  momens 
auparavant. 

Malgré  le  peu  d'expérience  de  Phéléas, 
sa  tendresse  qui  le  rendoit  attentif  à  tous 
les  mouvemens  de  Zéïnis,  les  lui  laissoit 
assez  remarquer,  pour  qu'il  ne  pût  pas  douter 
qu'elle  le  voyoit  avec  plaisir.  Zéïnis  d'ailleurs 
simple,  et  sans  art,  ne  cachant  à  Phéléas 
que  par  pudeur  l'état  où  sa  présence  la 
mettoit,  en  croyant  lui  dérober  beaucoup  du 
trouble  dont  elle  étoit  agitée,  le  lui  montroit 
tout  entier.  Phéléas  n'en  sçavoit  pas  assez 
pour  triompher  d'une  coquette  dont  la 
fausse  vertu  et  les  airs  décens  l'auroient 
effrayé  ;   mais  il   n'étoit  que  trop  dangereux 


CONTE    MORAL  327 


pour  Zéïnis,  qui,  pressée  par  son  amour, 
ignoroit,  même  en  craignant  de  céder,  la 
façon  dont  elle  auroit  pu  se  défendre. 

Avec  quelque  plaisir  qu'elle  vît  Phéléas 
à  ses  genoux,  elle  le  pria  de  se  lever.  Loin 
de  lui  obéir,  il  les  lui  serroit  avec  une  expres- 
sion si  tendre  et  des  transports  si  vifs,  que 
Zéïnis  en  soupira.  Ah  Phéléas  !  lui  dit-elle 
avec  émotion,  sortons  d'ici,  je  vous  en 
conjure.  Me  craindrez-vous  toujours,  lui 
demanda-t-il  tendrement  !  Ah  !  Zéïnis  !  que 
mon  amour  vous  touche  peu  !  Que  pouvez- 
vous  craindre  d'un  amant  qui  vous  adore, 
qui  presque  en  naissant  fut  soumis  à  vos 
charmes,  et  qui  depuis,  uniquement  touché 
d'eux,  n'a  voulu  vivre  que  pour  vous?  Zéïnis. 
ajouta-il  en  versant  des  larmes,  voyez  l'état 
où  vous  me  réduisez  ! 

En  achevant  ces  paroles,  il  leva  sur  elle 
ses  yeux  chargés  de  pleurs  ;  elle  le  fixa  quel- 
que tems  d'un  air  attendri,  et  cédant  enfin  aux 
transports  que  l'amour  et  la  douleur  de 
Phéléas  lui  causoient  :  Ah  cruel  !  lui  dit-elle 
d'une  voix  étouffée  par  les  pleurs  qu'elle 
tâchoit  de  retenir,  ai -je  mérité  les  reproches 
que  vous  me  faites,  et  quelles  preuves  puis- 
je  vous  donner  de  ma  tendresse,  si  après 
toutes  celles  que  vous  en  avez  reçues,  vous 


328  LE    SOPHA 

voulez  en  douter  encore  ?  Si  vous  m'aimic/i, 
reprit-il,  ne  vous  oublieriez-vous  pas  avec 
moi  dans  cette  solitude  ;  et  loin  d'en  vouloir 
sortir,  auriez-vous  quelque  autre  crainte  que 
celle  qu'on  ne  vînt  nous  y  troubler.  Hélas, 
reprit-elle  naïvement,  qui  vous  dit  que  j'en 
aie  d'autres  ? 

A  ces  mots,  Phéléas  quittant  brusquement 
ses  genoux,  courut  à  la  porte,  et  la  ferma. 
En  revenant,  il  rencontra  Zéïnis,  qui  devi- 
nant ce  qu'il  alloit  faire,  s'étoit  levée  pour 
l'en  empêcher  ;  il  la  prit  entre  ses  bras  ;  et 
malgré  la  résistance  qu'elle  lui  opposoit,  il 
la  remit  sur  moi,  et  s'y  assit  auprès  d'elle. 


CONTE   MORAL  32g 


CHAPITRE  DERNIER. 

JE  ne  sçais  si  Zéïnis  imagina  que  quand 
une  porte  est  fermée,  il  est  inutile  de  se 
défendre,  ou,  si  craignant  moins  d'être  sur- 
prise, elle-même  se  craignît  plus  ;  mais  à 
peine  Phéléas  fut-il  auprès  d'elle,  que  rougis- 
sant moins  de  ce  qu'il  faisoit  que  de  ce 
qu'elle  appréhendoit  qu'il  ne  voulût  faire  : 
avant  même  qu'il  lui  demandât  rien,  d'une 
voix  tremblante  et  d'un  air  interdit,  elle  le 
supplia  de  vouloir  bien  ne  lui  rien  demander. 
Le  ton  de  Zéïnis,  étoit  plus  tendre  qu'impo- 
sant, et  ne  fâcha  ni  ne  contint  Phéléas.  Cou- 
ché auprès  d'elle,  il  la  serroit  dans  ses  bras 
avec  tant  de  fureur,  que  Zéïnis,  en  commen- 
çant à  connoître  combien  elle  devoit  le 
craindre,  malgré  elle,  partagea  ses  trans- 
ports. 

Quelque  émue  qu'elle  fût,  elle  tâcha  de  se 
débarrasser  des  bras  de  Phéléas  ;  mais  c'étoit 
avec  tant  d'envie  d'y  rester,  que  pour  rendre 
ses  efforts  inutile,  il  n'eut  pas  besoin  d'en 
employer  de  bien  grands.  Ils  se  regardèrent 
quelque  tems  sans  se  rien  dire,  mais  Zéïnis 
sentant  augmenter  son  trouble,  et  craignant 
enfin  de  ne  pouvoir  pas   en  triompher,  pria. 


330  LE    SOPHA 

mais  doucement,  Phéléas  de  vouloir  bien  la 
laisser. 

Ne  voudrez-vous  donc  jamais  me  rendre 
heureux,  lui  demanda-t-il  ?  Ah  !  répondit-elle 
avec  une  étourderie  que  je  ne  lui  ai  pas  en- 
core pardonnée,  vous  ne  l'êtes  que  trop,  et 
avant  que  vous  vinssiez,  vous  l'avez  été  bien 
davantage. 

Plus  ces  paroles  parurent  obscures  à  Phé- 
léas, plus  il  lui  parut  nécessaire  d'apprendre 
de  Zéïnis  ce  qu'elles  vouloient  dire.  Il  la 
pressa  long-tems  de  les  lui  expliquer,  et  quel- 
que répugnance  qu'elle  eût  à  parler  davan- 
tage, il  la  pressoit  si  tendrement,  la  regardoit 
avec  tant  de  passion,  qu'enfin  il  acheva  de 
la  troubler. 

Mais  si  je  vous  le  dis,  dit-elle  d'une  voix 
tremblante,  vous  en  abuserez.  Il  lui  jura  que 
non  avec  des  transports  qui,  loin  de  la  rassu- 
rer sur  ses  craintes,  ne  dévoient  pas  lui  laisser 
douter  qu'il  ne  lui  manquât  de  parole.  Trop 
émue  pour  pouvoir  former  cette  idée,  ou  trop 
peu  expérimentée  pour  connoître  toute  la 
force  de  la  confidence  qu'elle  alloit  lui  faire; 
après  s'être  encore  foiblement  défendue  con- 
tre ses  empressemens,  elle  lui  avoua  qu'un 
moment  avant  qu'il  entrât,  s'étant  endormie, 
elle  l'avoit  vu,  mais  avec  des  transports  dont 


CONTE    MORAL  331 


elle  n'avoit  jamais  eu  l'idée.  Etois-je  entre 
vos  bras,  lui  demanda-t-il  en  la  serrant  dans 
les  siens  ?  Oui,  répondit-elle,  en  portant  sur 
lui  des  yeux  troublés.  Ah  !  continua-t-il  avec 
une  extrême  émotion,  vous  m'aimiez  plus 
alors  que  vous  ne  m'aimez  à  présent.  Je  ne 
pouvois  pas  vous  aimer  plus,  répliqua-t-elle; 
mais  il  est  vrai  que  je  craignois  moins  de 
vous  le  dire.  Après,  lui  demanda-t-il.  Ah  Phé- 
léas  !  s'écria-t-elle  en  rougissant,  que  me 
demandez-vous  ?  Vous  étiez  plus  heureux 
que  je  ne  veux  que  vous  le  soyez  jamais,  et 
vous  n'en  étiez  pas  moins  injuste. 

Phéléas  à  ces  mots  ne  pouvant  plus  conte- 
nir son  ardeur,  et  devenu  plus  téméraire  par 
la  confidence  que  Zéïnis  lui  avoit  faite,  se 
soulevant  un  peu  et  se  penchant  sur  elle,  fit 
ce  qu'il  put  pour  approcher  sa  bouche  de  la 
sienne.  Quelque  hardie  que  fût  cette  entre- 
prise, Zéïnis  peut-être  ne  s'en  seroit  pas  of- 
fensée, mais  Phéléas,  uniquement  occupé  de 
se  rendre  heureux,  porta  son  audace  si  loin, 
qu'elle  ne  crut  pas  devoir  lui  pardonner  ce 
qu'il  faisoit.  Ah  Phéléas  !  s'écria-t-elle,  sont- 
ce  là  les  promesses  que  vous  m'avez  faites,  et 
craignez-vous  si  peu  de  me  fâcher  ? 

Quelque  violens  que  fussent  les  transports 
de  Phéléas,  Zéïnis  se  défendit  si  sérieusement 


332  LE    SOPHA 

et  il  vit  tant  de  colère  dans  ses  yeux,  qu'il 
crut  ne  plus  devoir  s'opiniâtrer  à  une  victoire 
qu'il  ne  pouvoit  remporter  sans  offenser  ce 
qu'il  aimoit,  et  qui  même  par  la  résistance 
de  Zéïnis  devenoit  extrêmement  douteuse 
pour  lui. 

Soit  respect,  soit  timidité,  enfin,  il  s'arrê- 
ta, et  n'osant  plus  regarder  Zéïnis  :  Non,  lui 
dit-il  tristement,  quelque  cruelle  que  vous 
soyez,  je  ne  m'exposerai  plus  à  vous  déplaire 
Si  je  vous  étois  plus  cher,  vous  craindriez 
sans  doute  moins  de  faire  mon  bonheur  ;  mais 
quoique  je  ne  doive  plus  espérer  de  vous  ren- 
dre sensible,  je  ne  vous  aimerai  pas  moins 
tendrement. 

En  achevant  ces  paroles,  il  se  leva  d'au- 
près d'elle^  et  sortit.  Mortellement  fâchée  que 
Phéléas  la  quittât,  et  n'osant  cependant  pas 
le  rappeler,  la  tête  appuyée  sur  ses  mains, 
Zéïnis  pleuroit  et  étoit  demeurée  sur  le  So- 
pha.  Inquiète  pourtant  du  départ  de  son 
amant,  elle  se  levoit  pour  sçavoir  ce  qu'il 
étoit  devenu,  lorsque  ramené  par  sa  tendresse 
il  rentra  dans  le  cabinet. 

Elle  rougit  en  le  revoyant,  et  se  laissa 
tomber  sur  moi  en  poussant  un  profond  sou- 
pir. Il  courut  se  jetter  à  ses  genoux,  lui  prit 
tendrement  la  main,  et  n'osant  la    baiser,    il 


CONTE    MORAL  J33 


l'arrosa  de  ses  larmes.  Ah  !  levez-vous,  lui 
dit  Zéïnis  sans  le  regarder.  Non,  Zéïnis,  lui 
dit-il,  c'est  à  vos  pieds  que  j'attends  mon 
arrêt;  un  seul  mot...  Mais  vous  pleure/  !  Ah 
Zéinis!  est-ce  moi  qui  fais  couler  vos 
larmes  ? 

La  harbare  Zéïnis  en  ce  moment  lui  serra 
la  main,  et  tournant  vers  lui  des  yeux  que  les 
pleurs  qu'ils  versoient  embellissoient  encore, 
soupira  sans  lui  répondre.  Le  trouble  qui  ré- 
gnoit  dans  ses  yeux  ne  lut  pas  plus  obscur 
pour  Phéléas  qu'il  ne  l'étoit  pour  moi-même. 
Ciel  !  s'écria-t-il  en  l'embrassant  avec  fureur, 
seroit-il  possible  que  Zéïnis  gardât  encore  le 
silence?  Hélas!  Phéléas  ne  perdit  rien  de  ce 
qu'il  sembloit  lui  dire,  et  sans  interroger  da- 
vantage Zéïnis,  il  alla  chercher  jusques  sur 
sa  bouche  l'aveu  qu'elle  sembloit  lui  refuser 
encore. 

En  cet  instant,  je  n'entendis  plus  que  le 
bruit  de  quelques  soupirs  étouffés.  Phéléas 
s'étoit  emparé  de  cette  bouche  charmante  ou 
mon  âme  un  instant  avant  lui —  Mais  pour- 
quoi rappellé-je  un  souvenir  encore  si  cruel 
pour  moi  ?  Zéïnis  s'étoit  précipitée  dans  les 
bras  de  son  amant;  l'amour,  un  reste  de  pu- 
deur qui  ne  la  rendoit  que  plus  belle,  ani- 
moient  son  visage  et  ses  yeux.   Ce   premier 


334  LE    SOPHA 

trouble  dura  long-tems.  Phéléas  et  Zéïnis, 
tout  deux  immobiles,  respirant  mutuellement 
leur  âme,  sembloient  accablés  de  leurs  plai- 
sirs. 

Tout  cela,  dit  alors  le  sultan,  ne  vous  fai- 
soit  pas  grand  plaisir,  n'est-il  pas  vrai  ?  aussi 
de  quoi  vous  avisiez-vous  de  devenir  amou- 
reux pendant  que  vous  n'aviez  pas  de 
corps. 

Cela  étoit  d'une  folie  inconcevable  ;  car, 
en  bonne  foi,  à  quoi  cette  fantaisie  pouvoit- 
elle  vous  mener  ?  Vous  voyez  bien  qu'il  faut 
sçavoir  raisonner  quelquefois.  Sire,  répon- 
dit Amanzéi,  ce  ne  fut  qu'après  que  ma 
passion  fût  bien  établie  que  je  sentis  combien 
elle  devoit  me  tourmenter,  et  selon  ce  qui 
arrive  ordinairement,  les  réflexions  vinrent 
trop  tard.  Je  suis  vraiment  fâché  de  votre 
accident  ;  car  je  vous  aimois  assez  sur  la 
bouche  de  cette  fille  que  vous  avez  nommée, 
reprit  le  sultan,  c'est  réellement  dommage 
qu'on  vous  ait  dérangé. 

Tant  que  Zéïnis  avoit  résisté  à  Phéléas, 
dit  Amanzéi,  je  m'étois  flatté  que  rien  ne 
pourroit  la  vaincre,  et  lorsque  je  la  vis 
plus  sensible,  je  crus  qu'arrêtée  par  les 
préjugés  de  son  âge,  elle  ne  porteroit  pas 
sa   foiblesse   jusques    où    elle    pouvoit    faire 


CONTE    MORAL  335 


mon  malheur.  J'avouerai  cependant  que 
quand  je  lui  entendis  raconter  ce  songe, 
que  j'avois  cru  qu'elle  ne  devoit  qu'à 
moi,  que  j'appris  d'elle-même  que  l'image 
de  Phéléas  étoit  la  seule  qui  se  fût  pré- 
sentée à  elle,  et  que  c'étoit  au  pouvoir 
qu'il  avoit  sur  ses  sens  et  non  à  mes  trans- 
ports qu'elle  avoit  dû  ses  plaisirs  ;  il  me 
resta  peu  d'espoir  d'échapper  au  sort  que  je 
craignois  tant.  Moins  délicat  cependant  que 
je  n'aurois  dû  l'être,  je  me  consolois  du 
bonheur  de  Phéléas  par  la  certitude  que 
j'avois  de  le  partager  avec  lui.  Quelque 
chose  qu'il  eût  dit  à  Zéïnis  de  sa  passion  et 
de  la  fidélité  qu'il  lui  avoit  toujours  gardée, 
il  ne  me  paroissoit  pas  possible  qu'il  fût 
parvenu  à  l'âge  que  quinze  ou  seize  ans  sans 
avoir  eu  au  moins  quelque  curiosité  qui 
l'empêcheroit  de  délivrer  mon  âme  de  cette 
captivité  qui  m'avoit  long-tems  paru  si 
cruelle,  et  que  je  préférois  dans  cet  instant 
au  poste  le  plus  glorieux  qu'une  âme  pût 
remplir.  Tout  désespéré  que  j'étois  de  la 
foiblesse  de  Zéïnis,  j'en  attendis  les  suites 
avec  moins  de  douleur,  dès  que  je  me  fus 
persuadé  que,  quelque  chose  qui  arrivât,  je 
ne  serois  pas  contraint  de  la  quitter. 

Quelque  affreuse  que  fût  pour  moi  la  tendre 


336  LE    SOPHA 


léthargie  où  ils  étoient  plongés,  et  que 
chaque  soupir  qu'ils  poussoient  paroissoit 
augmenter  encore,  elle  retardoit  les  témé- 
raires entreprises  de  Phéléas,  et  quoiqu'elle 
me  prouvât  à  quel  point  ils  sentoient  leur 
bonheur,  je  priois  ardemment  Brama  de  ne 
point  permettre  qu'elle  se  dissipât. 

Inutiles  vœux  !  j'étois  trop  criminel  pour 
que  deux  âmes  innocentes  et  dignes  de  leur 
félicité  me  fussent  sacrifiées. 

Phéléas,  après  avoir  langui  quelques  ins- 
tants sur  le  sein  de  Zéïnis,  pressé  par  de 
nouveaux  désirs  que  la  foiblesse  de  son 
amante  avoit  rendu  plus  ardens,  la  regarda 
avec  des  yeux  qui  exprimoient  la  délicieuse 
ivresse  de  son  cœur.  Zéïnis  embarrassée  des 
regards  de  Phéléas,  détourna  les  siens  en 
soupirant.  Quoi  !  tu  fuis  mes  regards,  lui 
dit-il  ?  Ah!  tourne  plutôt  vers  moi  tes  beaux 
3'eux.  Viens  lire  dans  les  miens  toute  l'ardeur 
que  tu  m'inspires. 

Alors  il  la  reprit  entre  ses  bras.  Zéïnis 
tenta  encore  de  se  dérober  à  ses  transports  ; 
mais  soit  qu'elle  ne  voulût  pas  résister  long- 
tems,  soit  que  se  faisant  illusion  à  elle-même 
en  cédant,  elle  crut  résister,  Phéléas  fut 
bientôt  regardé  aussi  tendrement  qu'il  dési- 
roit  de  l'être. 


CONTE    MORAL  337 


Quoique  les  dernières  bontés  de  Zéïnis 
l'eussent  jette  dans  une  tendre  langueur 
peu  différente  de  celle  où  mes  transports 
Tavoient  plongée,  et  qu'elle  regardât  Phéléas 
avec  toute  la  volupté  qu'il  avoit  désiré  d'elle, 
elle  parut  se  repentir  de  s'être  trop  livrée  à  son 
ardeur,  et  chercha  à  se  retirer  des  bras  de 
Phéléas.  Ah  Zéïnis,  lui  dit-il,  dans  ce  songe 
dont  vous  m'avez  parlé,  vous  ne  craigniez 
pas  de  me  rendre  heureux  !  Hélas  !  répondit- 
elle,  quel  que  soit  mon  amour  pour  vous, 
sans  lui,  sans  le  trouble  qu'il  a  mis  dans 
mes  sens,  vous  n'en  auriez  pas  moins  ob- 
tenu. 

Imaginez,  Sire,  quel  fut  mon  chagrin, 
lorsque  j'appris  que  c'étoit  à  moi  seul  que 
mon  rival  devoit  son  bonheur.  Vous  devez 
être  content  de  votre  victoire,  continua-t-elle, 
et  vous  ne  pouvez  sans  m'offenser  vouloir 
la  pousser  plus  loin.  J'ai  fait  plus  que  je 
ne  devois   pour  vous    prouver  ma  tendresse, 

mais Ah  Zéïnis!  interrompit  l'impétueux 

Phéléas,  s'il  étoit  vrai  que  tu  m'aimasses, 
tu  craindrois  moins  de  me  le  dire,  ou  du 
moins  tu  me  le  dirois  mieux.  Loin  de  ne  te 
livrer  à  mon  amour  qu'avec  timidité,  tu 
t'abandonnerois  à  tous  mes  transports  et 
tu  ne    croirois  pas  encore   faire  assez   pour 


338  LE    SOPHA 

moi.  Viens,  continua-t-il,  en  selançant  auprès 
d'elle  avec  une  vivacité  qui  m'auroit  fait 
mourir,  si  une  âme  étoit  mortelle,  viens, 
achève  de  me  rendre  heureux. 

Ah  Phéléas  !  s'écria  d'une  voix  tremblante 
la  timide  Zéinis,  songes-tu  que  tu  me  perds  .'' 
Hélas  !  tu  m'avois  juré  tant  de  respect, 
Phéléas  ?  Est  ce  ainsi  qu'on  respecte  ce 
qu'on  aime  .'' 

Les  pleurs  de  Zéïnis,  ses  prières,  ses  ordres, 
ses  menaces,  rien  n'arrêta  Phéléas.  Quoique 
la  tunique  de  gaze  qui  étoit  entre  elle  et  lui 
ne  laissât  jouir  déjà  que  de  trop  de  charmes, 
et  que  ses  transports  l'eussent  remise  comme 
elle  étoit  pendant  le  sommeil  de  Zéïnis  ; 
moins  satisfait  des  beautés  qu'elle  oftroit  à  sa 
vue,  que  transporté  du  désir  de  voir  celles  qui 
lui  étoient  encore  dérobées,  il  écarta  enfin  ce 
voile  que  la  pudeur  de  Zéïnis  défendoit  en- 
core foiblement,  et  se  précipitant  sur  les  char- 
mes que  sa  témérité  offroit  à  ses  regards,  il 
l'accabla  de  caresses  si  vives  et  si  pressantes 
qu'il  ne  lui  resta  plus  que  la  force  de  soupi- 
rer. 

La  pudeur  et  l'amour  combattoient  cepen- 
dant encore  dans  le  cœur  et  dans  les  yeux  de 
Zéïnis.  L'une  refusoit  tout  à  l'amant,  l'autre 
ne  lui  laissoit  presque  plus  rien  à  désirer.  Elle 


CONTE    MORAL  339 

n'osoit  porter  ses  regards  sur  Phéléas,  et  lui 
rendoit  avec  une  tendresse  extrême  tous  les 
transports  qu'elle  lui  inspiroit.  Elle  défendoit 
une  chose  pour  en  permettre  une  plus  essen- 
tielle: elle  vouloit,  et  ne  vouloit  plus,  cachoit 
une  de  ses  beautés  pour  en  découvrir  une  au- 
tre ;  elle  repoussoit  avec  horreur,  et  se  rap- 
prochoit  avec  plaisir.  Le  préjugé  quelquefois 
triomphoit  de  l'amour  et  lui  étoit  un  instant 
après  sacrifié,  mais  avec  des  réserves  et  des 
précautions  qui,  tout  vaincu  qu'il  avoit  paru, 
le  faisoient  triompher  encore.  Zéïnis  avoit 
tour-à-tour  honte  de  sa  facilité  et  de  ses  répu- 
gnances, la  crainte  de  déplaire  à  Phéléas,  l'é- 
motion que  lui  causoient  ses  transports  et  l'é- 
puisement où  un  combat  aussi  long  l'avoient 
jettée,  la  forcèrent  enfin  à  se  rendre.  Livrée 
elle-même  à  tous  les  désirs  qu'elle  inspiroit, 
ne  supportant  qu'impatiemment  des  plaisirs 
qui  l'irritoient  sans  la  satisfaire,  elle  chercha 
la  volupté  qu'ils  lui  indiquoient  et  ne  lui  don- 
noient  point. 

En  ce  moment,  outré  du  spectacle  qui  s'of- 
frit à  mes  yeux,  et  commençant  à  craindre  à 
de  certaines  idées  de  Phéléas  qui  me  prou- 
voient  son  peu  d'expérience,  qu'il  ne  chassât 
mon  âme  d'un  lieu  où,  malgré  les  chagrins 
qu'on  lui  donnoit,elle  se  plaisoit  à  demeurer, 


340 


LE    SOPHA 


je  voulus  sortir  quelques  instants  du  sopha  de 
Zéinis  et  éluder  les  décrets  de  Brama.  Ce  fut 
en  vain.  Cette  même  puissance  qui  m'y  avoit 
exilé,  s'opposa  à  mes  efforts  et  me  contraignit 
d'attendre  dans  le  désespoir  la  décision  de  ma 
destinée. 

Phéléas O   souvenir    affreux  !  moment 

cruel  dont  l'idée  ne  s'effacera  jamais  de  mon 
âme  !  Phéléas  enivré  d'amour  et  maître,  par 
les  tendres  complaisances  de  Zéïnis,  de  tous 
les  charmes  que  j'adorois,  se  prépara  à  ache- 
ver son  bonheur  :  Zéinis  se  prêta  voluptueu- 
sement aux  transports  de  Phéléas  ;  et  si  les 
nouveaux  obstacles  qui  s'opposoient  encore  à 
sa  félicité,  la  retardèrent,  ils  ne  la  diminuè- 
rent pas.  Les  beaux  yeux  de  Zéïnis  versèrent 
des  larmes,  sa  bouche  voulut  former  quelques 
plaintes,  et  dans  cet  instant  sa  tendresse  seu- 
le ne  lui  fit  point  pousser  des  soupirs. 

Phéléas,  auteur  de  tant  de  maux,  n'en 
étoit  cependant  pas  plus  haï  ;  Zéïnis,  de  qui 
Phéléas  se  plaignoit,  n'en  fut  que  plus  tendre- 
ment aimée.  Enfin  un  cri  plus  perçant  qu'elle 
poussa,  une  joie  plus  vive  que  je  vis  briller 
dans  les  yeux  de  Phéléas,  m'annoncèrent  mon 
malheur  et  ma  délivrance,  et  mon  âme,  plei- 
ne de  son  amour  et  de  sa  douleur,  alla  en 
murmurant  recevoir  les  ordres  de  Brama  et 
de  nouvelles  chaînes. 


CONTE    MORAL  34  I 

Quoi  !  c'est  là  tout,  demanda  le  sultan  ?  ou 
vous  avez  été  sopha  bien  peu  de  tems,  ou 
vous  avez  vu  bien  peu  de  chose  pendant  que 
vous  l'étiez.  Ce  seroit  vouloir  ennuyer  votre 
majesté  que  de  lui  raconter  tout  ce  dont  j'ai 
été  témoin  pendant  mon  séjour  dans  les  so- 
phas,  répondit  Amanzéi;  et  j'ai  moins  préten- 
du lui  rendre  toutes  les  choses  que  j'ai  vues, 
que  celles  qui  pouvoient  l'amuser.  Quand  les 
choses  que  vous  avez  racontées,  dit  la  sulta- 
ne, seroient  plus  brillantes  que  celles  que 
vous  avez  supprimées,  je  crois  (  puisqu'il  est 
impossible  d'en  faire  la  comparaison)  qu'on 
auroit  toujours  à  vous  reprocher  de  n'avoir 
amené  sur  la  scène  que  quelques  caractères, 
pendant  que  tous  étoicnt  entre  vos  mains,  et 
d'avoir  volontairement  resserré  un  sujet  qui 
de  lui-même  est  si  étendu.  J'ai  tort  sans 
doute,  Madame,  répondit  Amanzéi;  si  tous 
les  caractères  sont  agréables,  ou  marqués  au 
même  coin  ;  si  j'ai  pu  les  traiter  tous,  sans 
tomber  dans  l'inconvénient  d'exposer  à  vos 
yeux  des  traits  communs,  ou  rebattus,  et  si 
j'ai  pu  m'étendre  beaucoup  sur  une  matière 
qui  devoit,  quelque  variété  que  j'eusse  mise 
dans  les  caractères,  devenir  ennuyeuse  par  la 
répétition  continuelle  et  inévitable  du  fond. 

En  effet,  dit  le  sultan,  je  crois  que    si   l'on 


342  LE    SOPHA 

vouloit  peser  tout  cela,  il  pourroit  bien  avoir 
raison  ;  mais  j'aime  mieux  qu'il  ait  tort  que 
de  me  donner  la  peine  d'examiner  ce  qui  en 
est.  Ah,  ma  grand-mère  !  continua-t-il  en 
soupirant,  ce  n'étoit  pas  ainsi  que  vous  con- 
tiez. 


FIN  DE  LA  DEUXIEME  ET  DERNIERE   PARTIE. 


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PQ  Crébillon,   Claude  Prosper 

1971  Jolyot  de 
C6A73  Le  Sopha 

1881 


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